à Monsieur C.-V. Damoreau
mon beau-père et mon meilleur ami
Gustave Aimard
On a beaucoup écrit sur l’Amérique ; bon nombre d’auteurs d’un talent incontestable ont entrepris la tâche difficile de faire connaître ces savanes immenses, peuplées de tribus féroces et inaccessibles à la civilisation, mais peu d’entre eux ont réussi faute d’une connaissance approfondie des pays qu’ils voulaient décrire et des peuples dont ils prétendaient faire connaître les mœurs.
M. Gustave Aimard a été plus heureux que ses devanciers ; séparé pendant de longues années du monde civilisé, il a vécu de la vie du nomade au milieu des prairies, côte à côte avec les Indiens, fils adoptif d’une de leurs puissantes nations, partageant leurs dangers et leurs combats, les accompagnant partout, le rifle d’une main et le machète de l’autre.
Cette existence, toute de luttes etd’impossibilités vaincues, a des charmes inouïs que ceux-là seulsqui l’ont expérimentée peuvent comprendre. L’homme grandit dans ledésert, seul, face à face avec Dieu, l’œil et l’oreille au guet, ledoigt sur la détente de sa carabine, entouré d’ennemis de toutessortes, Indiens et bêtes fauves qui, tapis dans les buissons, aufond des ravins ou au sommet des arbres, épient le moment de fondresur lui pour en faire leur proie ; il se sent réellement leroi de la création qu’il domine de toute la hauteur de sonintelligence et de son intrépidité.
Cette fiévreuse existence aux péripétiesétranges, jamais les mêmes, a été pendant plus de quinze ans cellede M. Aimard. Chasseur intrépide, il a poursuivi les bisonsavec les Sioux et les Pieds Noirs des prairies del’Ouest ; perdu dans le Del Norte, ce désert desables mouvants qui a englouti tant de victimes, il a erré prèsd’un mois en proie aux horreurs de la faim, de la soif et de lafièvre. Deux fois il a été attaché par les Apaches aupoteau de torture ; esclave des Patagonsdu détroit deMagellan pendant quatorze mois, en butte aux plus cruelstraitements, il échappe par miracle à ses persécuteurs. Il atraversé seul les pampas de Buenos-Aires à San Luis de Mendoza,sans crainte des panthères et des jaguars, des Indiens et desGauchos. Poussé par un caprice insensé, il veut approfondir lesmystères des forêts vierges du Brésil et les explore dans leur plusgrande largeur malgré les hordes féroces qui les habitent.
Tour à tour squatter, chasseur, trappeur,partisan, gambusinoou mineur, il a parcouru l’Amérique,depuis les sommets les plus élevés des cordillères jusqu’aux rivesde l’Océan, vivant au jour le jour, heureux du présent, sans soucidu lendemain, enfant perdu de la civilisation.
Ce ne sont donc pas des romans queM. Aimard écrit aujourd’hui, c’est sa vie qu’il raconte, sesespoirs déçus, ses courses aventureuses. Les mœurs qu’il décrit ontété les siennes, les Indiens dont il parle, il les a connus. En unmot, il a vu, il a vécu, il a souffert avec lespersonnages de ses récits ; nul donc mieux que lui n’était enétat de soulever le voile qui cache les habitudes étranges desIndiens des pampas et des hordes nomades qui sillonnent dans tousles sens les vastes déserts de l’Amérique.
Le voyageur qui pour la première foisdébarque dans l’Amérique du Sud éprouve malgré lui un sentiment detristesse indéfinissable.
En effet, l’histoire du Nouveau Monden’est qu’un lamentable martyrologe, dans lequel le fanatisme et lacupidité marchent continuellement côte à côte.
La recherche de l’or fut l’origine de ladécouverte du Nouveau Monde ; cet or une fois trouvé,l’Amérique ne fut plus pour ses conquérants qu’une étape où cesavides aventuriers venaient, un poignard d’une main et un crucifixde l’autre, recueillir une ample moisson de ce métal si ardemmentconvoité, après quoi ils s’en retournaient dans leur patrie faireétalage de leurs richesses et provoquer par le luxe effréné qu’ilsdéployaient de nouvelles émigrations.
C’est à ce déplacement continuel qu’ilfaut attribuer, en Amérique, l’absence de ces grands monuments,sortes d’assises fondamentales de toute colonie qui s’implante dansun pays nouveau pour y perpétuer sa race.
Ce vaste continent, qui pendant troissiècles a été la paisible possession des Espagnols, parcourez-leaujourd’hui, c’est à peine si de loin en loin quelque ruine sansnom y rappelle leur passage, tandis que les monuments élevés, biendes siècles avant la découverte, par les Aztèques et les Incas sontencore debout dans leur majestueuse simplicité, comme un témoignageimpérissable de leur présence dans la contrée et de leurs effortsvers la civilisation.
Hélas ! que sont devenuesaujourd’hui ces glorieuses conquêtes enviées par l’Europe entière,où le sang des bourreaux s’est confondu avec le sang des victimesau profit de cette autre nation si fière alors de ses vaillantscapitaines, de son territoire fertile et de son commerce quiembrassait le monde entier ; le temps a marché et l’Amériqueméridionale expie à l’heure qu’il est les crimes qu’elle a faitcommettre. Déchirée par des factions qui se disputent un pouvoiréphémère, opprimée par des oligarchies ruineuses, désertée par lesétrangers qui se sont engraissés de sa substance, elle s’affaisselentement sous le poids de son inertie sans avoir la force desoulever le linceul de plomb qui l’étouffe, pour ne se réveillerqu’au jour où une race nouvelle, pure d’homicide et se gouvernantd’après les lois de Dieu, lui apportera le travail et la libertéqui sont la vie des peuples.
En un mot, la race hispano-américaines’est perpétuée dans les domaines qui lui ont été légués par sesancêtres sans en étendre les bornes ; son héroïsme s’estéteint dans la tombe de Charles Quint, et elle n’a conservé de lamère patrie que ses mœurs hospitalières, son intolérancereligieuse, ses moines, ses guittareros et ses mendiants armésd’escopettes.
De tous les États qui forment la vasteconfédération mexicaine, l’État de Sonora est le seul qui,à cause de ses luttes avec les tribus indiennes qui l’entourent etde ses frottements continuels avec ces peuplades, ait conservé unephysionomie à part.
Les mœurs de ses habitants ont unecertaine allure sauvage, qui les distingue au premier coup d’œil deceux des provinces intérieures.
Le rio Gila peut être considéré commela limite septentrionale de cet État ; de l’est à l’ouest ilest resserré entre la sierra Madre et le golfe deCalifornie.
La sierra Madre, derrière Durango, separtage en deux branches, la principale continue la grandedirection, courant du nord au sud, l’autre tourne vers l’ouest,longeant derrière les États de Durango et deGuadalajara,toutes les régions qui vont finir vers lePacifique. Cette branche des cordillères forme les limitesméridionales de la Sonora.
La nature semble comme à plaisir avoirprodigué ses bienfaits à pleines mains dans ce pays. Le climat estriant, tempéré, salubre ; l’or, l’argent, la terre la plusféconde, les fruits les plus délicieux, les herbes médicinales yabondent ; on y trouve les baumes les plus efficaces, lesinsectes les plus utiles pour la teinture, les marbres les plusrares, les pierres les plus précieuses, le gibier, les poissons detoutes sortes. Mais aussi dans les vastes solitudes du rio Gila etde la sierra Madre les Indiens indépendants, Comanches,Pawnees, Pimas, Opatas et Apaches, ont déclaré unerude guerre à la race blanche, et dans leurs courses implacables etincessantes lui font chèrement payer la possession de toutes cesrichesses dont ses ancêtres les ont dépouillés et qu’ilsrevendiquent sans cesse.
Les trois principales villes de la Sonorasont : Guaymas, Hermosillo et Arispe.
Hermosillo, anciennement le Pitic etque l’expédition du comte de Raousset-Boulbon a rendu célèbre, estl’entrepôt du commerce mexicain dans le Pacifique et compte plus deneuf mille habitants.
Cette ville, bâtie sur un plateau quis’abaisse dans la direction du nord-ouest en pente douce jusqu’à lamer, s’appuie et s’abrite frileusement contre une colline nomméeel Cerro de la campana – Montagne de la cloche –, dont lesommet est couronné d’énormes blocs de pierre qui, lorsqu’on lestouche, rendent un son clair et métallique.
Du reste, comme ses autres sœurs américaines,cette ciudadest sale, bâtie en pisé et présente aux yeuxétonnés du voyageur un mélange de ruines, d’incurie et dedésolation qui attriste l’âme.
Le jour où commence ce récit, c’est-à-dire le17 janvier 1817, entre trois et quatre heures de l’après-midi,moment où d’ordinaire la population fait la siesta,retirée au fond de ses demeures, la ville d’Hermosillo, si calme etsi tranquille d’ordinaire, offrait un aspect étrange.
Une foule de leperos, degambusinos, de contrebandiers et surtout derateros se pressait avec des cris, des menaces et deshurlements sans nom, dans la calle del Rosario – rue duRosaire. Quelques soldats espagnols – le Mexique à cette époquen’avait pas encore secoué le joug de la métropole – cherchaient envain à rétablir l’ordre et à dissiper la foule, frappant à tort età travers à grands coups de bois de lances sur les individus qui setrouvaient devant eux.
Mais le tumulte loin de diminuer allait aucontraire toujours croissant, les Indiens Hiaquis surtout,mêlés à la foule, criaient et gesticulaient d’une façon réellementeffrayante.
Les fenêtres de toutes les maisonsregorgeaient de têtes d’hommes et de femmes qui, les regards fixésdu côté du Cerro de la campana, du pied duquel s’élevaient d’épaisnuages de fumée en tourbillonnant vers le ciel, semblaient êtredans l’attente d’un événement extraordinaire.
Tout à coup de grands cris se firententendre, la foule se fendit en deux comme une grenade trop mûre,chacun se jeta de côté avec les marques de la plus grande frayeuret un jeune homme, un enfant plutôt car il avait à peine seize ans,apparut emporté comme dans un tourbillon par le galop furieux d’uncheval à demi sauvage.
– Arrêtez-le ! criaient lesuns.
– Laissez-le ! vociféraientles autres.
– Valgamedios ! murmuraientles femmes en se signant, c’est le démon lui-même.
Mais chacun, loin de songer à l’arrêter,l’évitait au plus vite ; le hardi garçon continuait sa courserapide, un sourire railleur aux lèvres, le visage enflammé, l’œilétincelant et distribuant à droite et à gauche de rudes coups dechicote à ceux qui se hasardaient trop près de lui, ou queleur mauvais destin empêchait de s’éloigner aussi vite qu’ilsl’auraient voulu.
– Eh ! eh !Caspita ! fit lorsque l’enfant le frôla en passant unvaquero à la face stupide et aux membres athlétiques, audiable soit le fou qui a manqué me renverser ! Eh mais,ajouta-t-il après avoir jeté un regard sur le jeune homme, je ne metrompe pas, c’est Rafaël, le fils de mon compère ! attends unpeu, picaro !
Tout en faisant cet aparté entre ses dents, levaquero déroula le lasso qu’il portait attaché à saceinture et se mit à courir dans la direction du cavalier.
La foule qui comprit son intentionapplaudit avec enthousiasme.
– Bravo ! bravo !cria-t-elle.
– Ne le manque pas,Cornejo ! appuyèrent des vaqueros en battant desmains.
Cornejo, puisque nous savons le nom decet intéressant personnage, se rapprochait insensiblement del’enfant devant lequel les obstacles se multipliaient de plus enplus.
Averti du péril qui le menaçait par lescris des assistants, le cavalier tourna la tête.
Alors, il vit le vaquero.
Une pâleur livide couvrit son visage, ilcomprit qu’il était perdu.
– Laisse-moi me sauver, Cornejo,lui cria-t-il avec des larmes dans la voix.
– Non ! non ! hurla lafoule, lassez-le ! lassez-le !
La populace prenait goût à cette chasseà l’homme, elle craignait de se voir frustrer du spectacle quil’intéressait à un si haut point.
– Rends-toi ! répondit le géant, ousinon, je t’en avertis, je te lasse comme un Ciboto.
– Je ne me rendrai pas ! ditl’enfant avec résolution.
Les deux interlocuteurs couraienttoujours, l’un à pied, l’autre à cheval.
La foule suivait en hurlant deplaisir.
Les masses sont ainsi partout, barbareset sans pitié.
– Laisse-moi, te dis-je, repritl’enfant, ou je te jure, sur les âmes bénies du purgatoire, qu’ilt’arrivera malheur !
Le vaquero ricana et fit tournoyer sonlasso autour de sa tête.
– Prends garde, Rafaël, dit-il,pour la dernière fois, veux-tu te rendre ?
– Non ! mille fois non !cria l’enfant avec rage.
– À la grâce de Dieu, alors !fit le vaquero.
Le lasso siffla et partit.
Mais il se passa une choseétrange.
Rafaël arrêta court son cheval commes’il eût été changé en un bloc de granit et s’élançant de la selle,il bondit comme un jaguar sur le géant que le choc renversa sur lesable, et avant que personne pût s’y opposer, il lui plongea dansla gorge le couteau que les Mexicains portent toujours à laceinture.
Un long flot de sang jaillit au visagede l’enfant, le vaquero se tordit quelques secondes, puis restaimmobile.
Il était mort !
La foule poussa un cri d’horreur etd’épouvante.
Prompt comme l’éclair, l’enfant s’étaitremis en selle et avait recommencé sa course désespérée enbrandissant son couteau et en riant d’un rire de démon.
Lorsque après le premier moment destupeur passé, on voulut se remettre à la poursuite du meurtrier,il avait disparu.
Nul ne put dire de quel côté il avaitpassé.
Comme toujours en pareille circonstance, lejuez de letras – juge criminel flanqué d’une nuéed’alguazils déguenillés – arriva sur le lieu du meurtre lorsqu’ilétait trop tard.
Le juez de letras, don Inigo tormentosAlbaceyte, était un homme de quelque cinquante ans, petit etreplet, à la face apoplectique, qui prenait du tabac d’Espagne dansune boîte d’or enrichie de diamants, et cachait sous une apparentebonhomie une avarice profonde doublée d’une finesse extrême et d’unsang-froid que rien ne pouvait émouvoir.
Contrairement à ce qu’on aurait pusupposer, le digne magistrat ne parut pas le moins du mondedéconcerté de la fuite de l’assassin, il secoua la tête deux outrois fois, jeta un regard circulaire sur la foule, et clignant sonpetit œil gris :
– Pauvre Cornejo, dit-il en sebourrant philosophiquement le nez de tabac, cela devait lui arriverun jour ou l’autre.
– Oui, dit un lepero, il a étéproprement tué.
– C’est ce que je pensais, repritle juge, celui qui a fait le coup s’y connaît, c’est un gaillardqui en a l’habitude.
– Ah ! bien oui, répondit lelepero en haussant les épaules, c’est un enfant.
– Bah ! fit le juge avec unfeint étonnement et en lançant un regard en dessous à soninterlocuteur, un enfant !
– À peu près, dit le lepero, fierd’être ainsi écouté, c’est Rafaël, le fils aîné de donRamon.
– Tiens, tiens, tiens, dit le jugeavec une secrète satisfaction, mais non, reprit-il, ce n’est paspossible, Rafaël n’a que seize ans tout au plus, il n’aurait pasété se prendre de querelle avec Cornejo qui, rien qu’en lui serrantle bras, en aurait eu raison.
– C’est cependant ainsi, Excellence, nousl’avons tous vu, Rafaël avait joué au monté chez donAguilar, il paraît que la chance ne lui était pas favorable, ilperdit tout ce qu’il avait d’argent, alors la rage le prit, et pourse venger, il mit le feu à la maison.
– Caspita ! fit lejuge.
– C’est comme j’ai l’honneur devous le dire, Excellence, regardez, on voit encore la fumée quoiquela maison soit déjà en cendres.
– En effet, fit le juge en jetantun regard du côté que lui indiquait le lepero, etensuite…
– Ensuite, continua l’autre,naturellement il voulut se sauver, Cornejo essaya del’arrêter…
– Il avait raison !
– Il avait tort puisque Rafaël l’atué !
– C’est juste, dit le juge, maissoyez tranquilles, mes amis, la justice le vengera.
Cette parole fut accueillie par lesassistants avec un sourire de doute.
Le magistrat, sans s’occuper del’impression produite par ses paroles, ordonna à ses acolytes quidéjà avaient fouillé et dépouillé le défunt, de l’enlever et de letransporter sous le porche de l’église voisine, puis il rentra danssa maison en se frottant les mains d’un air satisfait.
Le juge revêtit un habit de voyage,passa une paire de pistolets à sa ceinture, attacha une longue épéeà son côté et, après avoir dîné légèrement, il sortit.
Dix alguazils armés jusqu’aux dents, etmontés sur de forts chevaux, l’attendaient à la porte ; undomestique tenait en bride un magnifique cheval noir qui piétinaitet rongeait son frein avec impatience. Don Inigo se mit en selle,se plaça en tête de ses hommes et la troupe s’ébranla au petittrot.
– Eh ! eh ! disaient lescurieux qui stationnaient aux environs sur le pas des portes, lejuez Albaceyte se rend chez don Ramon Garillas, nous aurons demaindu nouveau.
– Caspita ! répondaientd’autres, son picaro de fils n’aura pas volé la corde qui servira àle pendre !
– Hum ! fit un lepero, avec unsourire de regret, ce serait malheureux, le gaillard promet, sur maparole ! sa cuchillada à Cornejo est magnifique. Lepauvre diable a été proprement coupé (tué).
Cependant le juge continuait toujours saroute, rendant avec la plus grande ponctualité des saluts dont onl’accablait sur son passage, bientôt il fut dans lacampagne.
Alors s’enveloppant dans sonmanteau :
– Les armes sont-elleschargées ? demanda-t-il.
– Oui, Excellence, répondit le chefdes alguazils.
– Bien ! À l’hacienda de donRamon Garillas, et bon pas, tâchons d’arriver avant lanuit.
La troupe partit au galop.
Les environs d’Hermosillo sont devéritables déserts.
Le chemin qui conduit de cette ville àl’hacienda del Milagro – ferme du Miracle – est des plustristes et des plus arides.
L’on ne voit, à de rares intervalles,que des arbres à bois de fer, des gommiers, des arbres du Pérou auxgrappes rouges et pimentées, des nopals et des cactus, seuls arbresqui peuvent croître dans un terrain calciné par les rayonsincandescents d’un soleil perpendiculaire.
De loin en loin apparaissent comme uneamère dérision les longues perches des citernes ayant un seau decuir tordu et racorni à une extrémité et à l’autre des pierresattachées par des lanières ; mais les citernes sont taries etle fond n’est plus qu’une croûte noire et vaseuse dans laquelle unemyriade d’animaux immondes prennent leurs ébats ; destourbillons d’une poussière fine et impalpable soulevés par lemoindre souffle d’air saisissent à la gorge le voyageur haletant,et sous chaque brin d’herbe desséché les cigales appellent avecfureur la rosée bienfaisante de la nuit.
Cependant lorsque avec des peinesextrêmes on a fait six lieues dans ces solitudes embrasées, l’œilse repose avec délice sur une splendide oasis qui semble tout àcoup surgir du sein des sables.
Cet éden est l’hacienda del Milagro. Au momentoù se passe notre histoire, cette hacienda, l’une des plus richeset des plus vastes de la province, se composait d’un corps de logisélevé de deux étages, bâti en tapiaet en adovesavec un toit en terrasse, fait en roseaux recouverts de terrebattue.
On arrivait à l’hacienda par une immense courdont l’entrée en forme de portique voûté était garnie de fortesportes battantes avec une poterne d’un côté. Quatre chambrescomplétaient la façade, les croisées avaient des grilles de ferdorées et dans l’intérieur des volets ; elles étaient vitrées,luxe inouï dans ce pays à cette époque ; sur chaque côté de lacour ou patio, se trouvaient les communs pour lespeones, les enfants, etc.
Le rez-de-chaussée du corps de logisprincipal se composait de trois pièces, une espèce de grandvestibule meublé de fauteuils antiques et de canapés recouverts encuir gaufré de Cordoue, d’une grande table de nopal et de quelquestabourets ; sur les murs étaient accrochés dans des cadresdorés plusieurs vieux portraits de grandeur nature représentant desmembres de la famille ; les charpentes du plafond, laissées enrelief, étaient décorées d’une profusion de sculptures.
Deux portes battantes s’ouvraient dansle salon ; le côté qui était en face du patio s’élevait d’unpied environ au-dessus du reste du plancher, il était couvert d’untapis avec un rang de tabourets bas, sculptés curieusement, garnisde velours cramoisi avec des coussins pour mettre les pieds ;il y avait aussi une petite table carrée de dix-huit pouces de hautservant de table à ouvrage. Cette portion du salon est réservée auxdames qui s’y assoient les jambes croisées à la mauresque ; del’autre côté du salon se trouvaient des chaises recouvertes avec lamême étoffe que les tabourets et les coussins ; en face del’entrée du salon s’ouvrait la principale chambre à coucher avecune alcôve à l’extrémité d’une estrade sur laquelle était placé unlit de parade, orné d’une infinité de dorures et de rideaux debrocart avec des galons et des franges d’or et d’argent. Les drapset les taies d’oreiller étaient de la plus belle toile et bordésd’une large dentelle.
Derrière le principal corps de logis setrouvait un second patio,où étaient placés les cuisines etle corral ; après cette cour venait un immensejardin, fermé de murs et de plus de cent perches de profondeur,dessiné à l’anglaise et renfermant les arbres et les plantes lesplus exotiques.
L’hacienda était en fête.
C’était l’époque de la matanza delganado – abattage des bestiaux –, les péons avaient formé àquelques pas de l’hacienda un enclos dans lequel, après avoir faitentrer les bestiaux, ils séparaient les maigres d’avec les gras,que l’on faisait sortir un à un de l’enceinte.
Un vaquero armé d’un instrumenttranchant de la forme d’un croissant garni de pointes placées à ladistance d’un pied, embusqué à la porte de l’enclos, coupait avecune adresse infinie les jarrets de derrière des pauvres bêtes aufur et à mesure qu’elles passaient devant lui.
Si par hasard il manquait son coup, cequi était rare, un second vaquero à cheval suivait l’animal augrand galop, lui jetait le lasso autour des cornes et le maintenaitjusqu’à ce que le premier lui eût coupé les jarrets.
Nonchalamment appuyé contre le portique del’hacienda, un homme d’une quarantaine d’années, revêtu d’un richecostume de gentilhomme fermier, les épaules recouvertes d’unzarapé aux brillantes couleurs, et la tête garantie desderniers rayons du soleil couchant par un fin chapeau de paille dePanama d’au moins cinq cents piastres, semblait présider à cettescène tout en fumant une cigarette de maïs.
C’était un cavalier de haute mine, à lataille élancée fine, cambrée et parfaitement proportionnée, lestraits de son visage, bien dessinés, aux lignes fermes et arrêtéesdénotaient la loyauté, le courage et surtout une volonté de fer.Ses grands yeux noirs ombragés par d’épais sourcils étaient d’unedouceur sans égale, mais lorsqu’une contrariété un peu vivecolorait son teint bruni d’un reflet rougeâtre, son regard prenaitune fixité et une force que nul ne pouvait supporter et quifaisaient hésiter et trembler les plus braves.
La finesse des extrémités et plus quetout le cachet d’aristocratie empreint sur sa personne dénotaientau premier coup d’œil que cet homme était de pure et noble racecastillane.
En effet, ce personnage était don RamonGarillas de Saavedra, le propriétaire de l’hacienda del Milagro quenous venons de décrire.
Don Ramon Garillas descendait d’unefamille espagnole dont le chef avait été un des principauxlieutenants de Cortez, et s’était établi au Mexique après lamiraculeuse conquête de cet aventurier de génie.
Jouissant d’une fortune princière, maisrepoussé, à cause de son mariage avec une femme de race aztèquemêlée, par les autorités espagnoles, il s’était adonné tout entierà la culture de ses terres et à l’amélioration de ses vastesdomaines.
Après dix-sept ans de mariage, il setrouvait chef d’une nombreuse famille composée de six garçons et detrois filles, en tout neuf enfants, dont Rafaël, celui que nousavons vu si lestement tuer le vaquero, était l’aîné.
Le mariage de don Ramon et de doñaJesusita n’avait été qu’un mariage de convenance, contracté dupoint de vue seul de la fortune, mais qui pourtant les rendaitcomparativement heureux ; nous disons comparativement, parceque la jeune fille n’étant sortie du couvent que pour se marier,l’amour n’avait jamais existé entre eux, mais avait été remplacépar une tendre et sincère affection.
Doña Jesusita passait son temps dans lessoins que nécessitaient ses enfants, au milieu de ses femmesindiennes ; de son côté son mari complètement absorbé par lesdevoirs de sa vie de gentilhomme fermier restait presque toujoursavec ses vaqueros, ses péons et ses chasseurs, ne voyant sa femmeque pendant quelques minutes aux heures des repas, et restantparfois des mois entiers absent pour une partie de chasse sur lesbords du rio Gila.
Cependant nous devons ajouter que,absent ou présent, don Ramon veillait avec le plus grand soin à ceque rien ne manquât au bien-être de sa femme et à ce que sesmoindres caprices fussent satisfaits, n’épargnant ni l’argent niles peines pour lui procurer ce qu’elle paraissaitdésirer.
Doña Jesusita était douée d’une beautéravissante et d’une douceur angélique ; elle semblait avoiraccepté sinon avec joie du moins sans trop de peine le genre de vieauquel son mari l’avait obligée à se plier ; mais dans lesprofondeurs de son grand œil noir languissant, dans la pâleur deses traits et surtout dans le nuage de tristesse qui obscurcissaitcontinuellement son beau front d’une blancheur mate, il étaitfacile de deviner qu’une âme ardente était renfermée dans cetteséduisante statue, et que ce cœur qui s’ignorait soi-même avaittourné toutes ses pensées vers ses enfants, qu’elle s’était mise àadorer de toutes les forces virginales de l’amour maternel, le plusbeau et le plus sain de tous.
Pour don Ramon, toujours bon etprévenant pour sa femme, qu’il ne s’était jamais donné la peined’étudier, il avait le droit de la croire la plus heureuse créaturedu monde, et elle l’était en effet depuis que Dieu l’avait renduemère.
Le soleil était couché depuis quelquesinstants, le ciel perdait peu à peu sa teinte pourprée ets’assombrissait de plus en plus, quelques étoiles commençaient déjàà scintiller sur la voûte céleste, et le vent du soir se levaitavec une force qui présageait pour la nuit un de ces oragesterribles, comme ces régions en voient souvent éclater.
Le mayoral, après avoir faitrenfermer avec soin le reste du ganado dans l’enclos, rassembla lesvaqueros et péons, et tous se dirigèrent vers l’hacienda où lacloche du souper les avertissait que l’heure du repos était enfinvenue.
Lorsque le majordome passa le dernier enle saluant devant son maître :
– Eh bien, lui demanda celui-ci, nôEusébio, combien de têtes avons-nous cette année ?
– Quatre cent cinquante, mi amò– mon maître –, répondit le mayoral, grand homme sec et maigre, àla tête grisonnante et au visage tanné comme un morceau de cuir, enarrêtant son cheval et ôtant son chapeau, c’est-à-diresoixante-quinze têtes de plus que l’année passée ; nos voisinsles jaguars et les Apaches ne nous ont pas causé de grandsdommages, cette saison.
– Grâce à vous, nô Eusébio,répondit don Ramon, votre vigilance a été extrême, je saurai vousen récompenser.
– Ma meilleure récompense est labonne parole que Votre Seigneurie vient de me dire, répondit lemayoral, dont le rude visage s’éclaira d’un sourire desatisfaction, ne dois-je pas veiller sur ce qui vous appartientavec le même soin que si tout était à moi ?
– Merci, reprit le gentilhomme avecémotion en serrant la main de son serviteur, je sais que vousm’êtes dévoué.
– À la vie et à la mort, monmaître, ma mère vous a nourri de son lait, je suis à vous et àvotre famille.
– Allons ! allons ! nô Eusébio,dit gaiement l’hacendero, le souper est prêt, la señoradoit être à table, ne la laissons pas nous attendre pluslongtemps.
Sur ce, tous deux entrèrent dans lepatio et nô Eusébio, ainsi que don Ramon l’avait nommé, se prépara,comme il le faisait chaque soir, à fermer les portes.
Pendant ce temps don Ramon entra dans lasalle à manger de l’hacienda, où tous les vaqueros et les péonsétaient réunis.
Cette salle à manger était meublée d’uneimmense table qui en tenait tout le centre ; autour de cettetable il y avait des bancs de bois garnis de cuir et deux fauteuilssculptés destinés à don Ramon et à la señora. Derrière lesfauteuils un Christ en ivoire de quatre pieds de haut pendait aumur entre deux tableaux représentant, l’un Jésus au jardin desOliviers, l’autre le Sermon sur la montagne. Çà et là accrochées lelong des murailles blanchies à la chaux, grimaçaient des têtes dejaguars, de buffles ou d’élans tués à la chasse parl’hacendero.
La table était abondamment servie delahua, potage épais fait de farine de maïs cuite avec dela viande, de puchero ou olla podrida et depépian ; de distance en distance il y avait desbouteilles de mezcal et des carafes d’eau.
Sur un signe de l’hacendero le repascommença.
Bientôt l’orage qui menaçait éclata avecfureur.
La pluie tombait à torrents, à chaqueseconde des éclairs livides faisaient pâlir les lumières, précédantles éclats formidables de la foudre.
Vers la fin du repas l’ouragan acquitune violence telle que le tumulte des éléments conjurés couvrit lebruit des conversations.
Le tonnerre éclata avec une forceépouvantable, un tourbillon de vent s’engouffra dans la salle endéfonçant une fenêtre, toutes les lumières s’éteignirent, lesassistants se signèrent avec crainte.
En ce moment, la cloche placée à laporte de l’hacienda retentit avec un bruit convulsif, et une voixqui n’avait rien d’humain cria à deux reprisesdifférentes :
– À moi !… àmoi !…
– Sang du Christ ! s’écria donRamon en s’élançant hors de la salle, on égorge quelqu’un dans laplaine.
Deux coups de feu retentirent presque enmême temps, un cri d’agonie traversa l’espace, et tout retomba dansun silence sinistre.
Tout à coup un éclair blafard sillonnal’obscurité, le tonnerre éclata avec un fracas horrible et donRamon reparut sur le seuil de la salle, portant un homme évanouidans ses bras.
L’étranger fut déposé sur un siège, l’ons’empressa autour de lui.
Le visage de cet homme non plus que samise n’avaient rien d’extraordinaire, cependant en l’apercevant,Rafaël, le fils aîné de don Ramon, ne put réprimer un gested’effroi, son visage devint d’une pâleur livide.
– Oh ! murmura-t-il à voixbasse, le juez de letras !…
C’était en effet le digne juge que nousavons vu sortir d’Hermosillo en si brillant équipage.
Ses longs cheveux trempés de pluietombaient sur sa poitrine, ses vêtements étaient en désordre,tachés de sang et déchirés en maints endroits.
Sa main droite serrait convulsivement lacrosse d’un pistolet déchargé.
Don Ramon lui aussi avait reconnu lejuez de letras, il avait malgré lui lancé à son fils un regard quecelui-ci n’avait pu supporter.
Grâce aux soins intelligents qui luifurent prodigués par doña Jesusita et ses femmes, le juge ne tardapas à revenir à lui ; il poussa un profond soupir, ouvrit desyeux hagards qu’il promena sur les assistants sans rien voirencore, et peu à peu reprit connaissance.
Tout à coup une vive rougeur colora sonfront si pâle une seconde auparavant, son œil étincela ;dirigeant vers Rafaël un regard qui le cloua au sol en proie à uneterreur invincible, il se leva péniblement et s’avançant vers lejeune homme qui le regardait venir sans oser chercher à l’éviter,il lui posa rudement la main sur l’épaule, puis se tournant versles péons terrifiés de cette scène étrange à laquelle ils necomprenaient rien :
– Moi, don Inigo tormentosd’Albaceyte, dit-il d’une voix solennelle, juez de letras de laville d’Hermosillo, au nom du roi j’arrête cet homme convaincud’assassinat !…
– Grâce ! s’écria Rafaël, entombant à deux genoux et en joignant les mains avecdésespoir.
– Malheur !… murmura la pauvremère en s’affaissant sur elle-même.
Le lendemain, le soleil se levasplendide à l’horizon.
L’orage de la nuit avait complètementnettoyé le ciel qui était d’un bleu mat ; les oiseauxgazouillaient, gaiement cachés sous la feuillée, tout dans lanature avait repris son air de fête accoutumé.
La cloche sonna joyeusement à l’hacienda delMilagro, les péons commencèrent à se disperser dans toutes lesdirections, les uns menant les chevaux au pasto, lesautres conduisant les bestiaux dans les prairies artificielles,d’autres encore se rendant aux champs, enfin les dernierss’occupèrent dans le patio à traire les vaches et à réparer lesdégâts causés par l’ouragan.
Les seules traces qui restaient de latempête de la nuit étaient deux magnifiques jaguars étendus morts àla porte de l’hacienda, non loin du cadavre d’un cheval à demidévoré.
Nô Eusébio, qui se promenait de long enlarge dans le patio en surveillant avec soin les occupations dechacun, fit retirer et nettoyer les riches harnais du cheval, etordonna qu’on enlevât la peau des jaguars.
Ce qui fut exécuté en un clind’œil.
Pourtant, nô Eusébio était inquiet, donRamon ordinairement le premier levé à l’hacienda n’avait pas encoreparu.
Le soir précédent, à la suite de lafoudroyante accusation lancée par le juez de letras contre le filsaîné de l’hacendero, celui-ci avait ordonné à ses serviteurs de seretirer, et après avoir lui-même, malgré les pleurs et les prièresde sa femme, solidement garrotté son fils, il avait emmené donInigo d’Albaceyte dans une salle retirée de la ferme, où tous deuxétaient restés enfermés jusqu’à une heure fort avancée de lanuit.
Que s’était-il passé dans cet entretienpendant lequel avait dû être arrêté le sort de Rafaël ?personne ne le savait, nô Eusébio pas plus que lesautres.
Puis après avoir conduit don Inigo dansune chambre qu’il lui avait fait préparer, et lui avoir souhaitéune bonne nuit, don Ramon était allé rejoindre son fils, auprèsduquel la pauvre mère pleurait toujours ; sans prononcer uneparole, il avait pris l’enfant dans ses bras et l’avait emportédans sa chambre à coucher où il l’avait étendu sur le sol auprès deson lit, ensuite l’hacendero avait fermé la porte à clé, s’étaitcouché, deux pistolets à son chevet, et la nuit s’était écouléeainsi, le père et le fils se lançant dans l’obscurité des regardsde bêtes fauves, et la pauvre mère agenouillée sur le seuil decette chambre dont l’entrée lui était interdite, pleurantsilencieusement sur son premier-né qui, elle en avait lepressentiment terrible, allait lui être ravi pourtoujours.
– Hum ! murmurait à part luile mayoral, tout en mâchonnant sans y songer le bout de sacigarette éteinte, qu’est-ce que tout cela va devenir ? DonRamon n’est pas homme à pardonner, il ne transigera pas avec sonhonneur. Abandonnera-t-il son fils à la justice ? oh !non ! mais alors que fera-t-il ?
Le digne mayoral en était là de sesréflexions lorsque don Inigo Albaceyte et don Ramon parurent dansle patio.
Le visage des deux hommes était sévère,celui de l’hacendero surtout était sombre comme la nuit.
– Nô Eusébio, dit don Ramon d’unevoix brève, faites seller un cheval et préparer une escorte dequatre hommes pour conduire ce cavalier à Hermosillo.
Le mayoral s’inclina respectueusement etdonna immédiatement les ordres nécessaires.
– Je vous remercie mille fois,continua don Ramon en s’adressant au juge, vous sauvez l’honneur dema maison.
– Ne me soyez pas si reconnaissant,seigneur, répondit don Inigo, je vous jure que lorsque je suissorti hier soir de la ville, je n’avais nullement l’intention devous être agréable.
L’hacendero fit un geste.
– Mettez-vous à ma place, je suis jugecriminel avant tout, on coupe une personne, un mauvaisdrôle, je vous le concède, mais un homme, quoique de la pireespèce ; l’assassin est connu, il traverse au galop la ville,en plein soleil, à la vue de tous, avec une effronterie incroyable,que devais-je faire ? me mettre à sa poursuite, je n’ai pashésité.
– C’est vrai, murmura don Ramon enbaissant la tête.
– Et mal m’en a pris, les coquinsqui m’accompagnaient m’ont abandonné comme des poltrons au plusfort de l’orage pour se cacher je ne sais où ; pour comble dedisgrâce, deux jaguars, de magnifiques bêtes du reste, se sontlancés à ma poursuite, ils me serraient de si près que je suis venutomber comme une masse à votre porte ; j’en ai tué un, c’estvrai, mais l’autre était bien près de me happer lorsque vous m’êtesvenu en aide. Pouvais-je après cela arrêter le fils de l’homme quim’avait sauvé la vie au péril de la sienne ? c’eût été agiravec la plus noire ingratitude.
– Merci, encore unefois.
– Mais non, nous sommes quittes,voilà tout. Je ne parle pas des quelques milliers de piastres quevous m’avez donnés, puisqu’ils serviront à fermer la bouche à mesloups cerviers ; seulement, croyez-moi, don Ramon, surveillezvotre fils, s’il retombait une autre fois dans mes mains, je nesais pas comment je pourrais le sauver.
– Soyez tranquille, don Inigo, monfils ne retombera plus dans vos mains.
L’hacendero prononça ces paroles d’unevoix tellement sombre que le juge se retourna entressaillant.
– Prenez garde à ce que vous allezfaire ! dit-il.
– Oh ! ne craignez rien,répondit don Ramon, seulement comme je ne veux pas que mon filsmonte sur un échafaud et traîne mon nom dans la boue, je saurai ymettre ordre.
En ce moment on amena lecheval.
Le juez de letras se mit enselle.
– Allons, adieu, don Ramon, dit-ild’une voix indulgente, soyez prudent, ce jeune homme peut encore secorriger, il a le sang vif, pas autre chose.
– Adieu, don Inigo Albaceyte,répondit l’hacendero d’un ton sec qui n’admettait pas deréplique.
Le juge secoua la tête, et piquant desdeux il partit au grand trot suivi de son escorte après avoir faitun dernier geste d’adieu au fermier.
Celui-ci le suivit des yeux tant qu’ilput l’apercevoir, puis il rentra à grands pas dansl’hacienda.
– Nô Eusébio, dit-il au mayoral,sonnez la cloche pour réunir tous les péons ainsi que les autresserviteurs de l’hacienda.
Le mayoral, après avoir regardé sonmaître avec étonnement, se hâta d’exécuter l’ordre qu’il avaitreçu.
– Qu’est-ce que tout celasignifie ? dit-il.
Au bruit de la cloche, les employés dela ferme s’empressèrent d’accourir, ne sachant à quoi attribuercette convocation extraordinaire.
Ils furent bientôt réunis tous dans lagrande salle qui servait de réfectoire. Le plus complet silencerégnait parmi eux. Une angoisse secrète leur serrait le cœur. Ilsavaient le pressentiment d’un événement terrible.
Après quelques minutes d’attente, doñaJesusita entra entourée de ses enfants, à l’exception de Rafaël, etfut prendre place sur une estrade préparée à l’un des bouts de lasalle.
Ses traits étaient pâles, ses yeuxrougis montraient qu’elle avait pleuré.
Don Ramon parut.
Il avait revêtu un costume complet develours noir, sans broderies, une lourde chaîne d’or pendait sur sapoitrine, un chapeau de feutre noir à large bord, orné d’une plumed’aigle, couvrait sa tête, une longue épée à garde en fer brunipendait à son côté gauche.
Son front était chargé de rides, sessourcils étaient froncés au-dessus de ses yeux noirs qui semblaientlancer des éclairs.
Un frisson de terreur parcourut lesrangs de l’assemblée. Don Ramon Garillas avait revêtu son costumede justicier.
Justice allait donc êtrefaite ?
Mais de qui ?
Lorsque don Ramon eut pris place à ladroite de sa femme, il fit un signe.
Le mayoral sortit et rentra un instantaprès suivi de Rafaël.
Le jeune homme était nu-tête, il avaitles mains attachées derrière le dos.
Les yeux baissés, le visage pâle, il seplaça devant son père, qu’il salua respectueusement.
À l’époque où se passe notre histoire,surtout dans les pays éloignés des centres, et exposés auxcontinuelles incursions des Indiens, les chefs de famille avaientconservé dans toute sa pureté cette autorité patriarcale, que lesefforts de notre civilisation dépravée tendent de plus en plus àamoindrir et à faire disparaître.
Un père était souverain dans sa maison,ses jugements étaient sans appel et exécutés sans murmures et sansrésistance.
Les gens de la ferme connaissaient lecaractère ferme et la volonté implacable de leur maître, ilssavaient qu’il ne pardonnait jamais, que son honneur lui était pluscher que la vie, ce fut donc avec un sentiment de crainteindéfinissable qu’ils se préparèrent à assister au drame terriblequi allait se jouer devant eux entre le père et le fils.
Don Ramon se leva, promena un regardsombre sur l’assistance, et jetant son chapeau à sespieds :
– Écoutez tous, dit-il d’une voixbrève et profondément accentuée, je suis d’une vieille racechrétienne dont les ancêtres n’ont jamais failli ; l’honneur atoujours dans ma maison été considéré comme le premier bien, cethonneur que mes aïeux m’ont transmis intact et que je me suisefforcé de conserver pur, mon fils premier-né, l’héritier de monnom, vient de le souiller d’une tache indélébile. Hier, àHermosillo, à la suite d’une querelle dans un tripot, il a mis lefeu à une maison au risque d’incendier toute la ville, et comme unhomme voulait s’opposer à sa fuite, il l’a tué d’un coup depoignard. Que penser d’un enfant qui, dans un âge aussi tendre, estdoué de ces instincts de bête fauve ? Justice doit être faite,vive Dieu ! je la ferai sévère !
Après ces paroles, don Ramon croisa lesbras sur sa poitrine et sembla se recueillir.
Nul n’osait hasarder un mot en faveur del’accusé ; les fronts étaient baissés, les poitrineshaletantes.
Rafaël était aimé des serviteurs de sonpère, à cause de son intrépidité qui ne connaissait pasd’obstacles, de son adresse à manier un cheval et à se servir detoutes les armes, et plus que tout pour la franchise et la bontéqui faisaient le fond de son caractère. Dans ce pays surtout, où lavie d’un homme est comptée pour si peu de chose, chacun étaitintérieurement disposé à excuser le jeune homme et à ne voir dansl’action qu’il avait commise que la chaleur du sang etl’emportement de la colère.
Doña Jesusita se leva ; toujourselle avait sans murmurer courbé sous les volontés de son mari, quedepuis de longues années elle était accoutumée à respecter ;l’idée seule de lui résister l’effrayait et faisait courir unfrisson dans ses veines, mais toutes les forces aimantes de son âmes’étaient concentrées dans son cœur, elle adorait ses enfants,Rafaël surtout, dont le caractère indomptable avait plus que lesautres besoin des soins d’une mère.
– Monsieur, dit-elle à son marid’une voix pleine de larmes, songez que Rafaël est votrepremier-né, que sa faute, quelque grave qu’elle est, ne doit pascependant être inexcusable à vos yeux, que vous êtes son père, etque moi ! moi ! fit-elle en tombant à genoux et enjoignant les mains en éclatant en sanglots, j’implore votrepitié ; grâce, monsieur ! grâce pour monfils !
Don Ramon releva froidement sa femmedont les pleurs inondaient le visage, et après l’avoir obligée àreprendre sa place sur son fauteuil :
– C’est surtout comme père, dit-il,que mon cœur doit être sans pitié !… Rafaël est un assassin etun incendiaire, il n’est plus mon fils !
– Que prétendez-vous faire ?s’écria doña Jesusita avec effroi.
– Que vous importe, madame ?répondit brusquement don Ramon, le soin de mon honneur me regardeseul ; qu’il vous suffise de savoir que cette faute est ladernière que votre fils commettra.
– Oh ! fit-elle avec horreur,voulez-vous donc être son bourreau !…
– Je suis son juge, répliqual’implacable gentilhomme d’une voix terrible. Nô Eusébio, préparezdeux chevaux.
– Mon Dieu ! mon Dieu !s’écria la pauvre femme en se précipitant vers son fils, qu’elleenlaça étroitement de ses bras, nul ne viendra-t-il donc à monsecours ?
Tous les assistants étaient émus. DonRamon lui-même ne put retenir une larme.
– Oh ! s’écria la mère avecune joie folle, il est sauvé ! Dieu a amolli le cœur de cethomme de fer !
– Vous vous trompez, madame,interrompit don Ramon en la repoussant brusquement enarrière ; votre fils n’est plus à moi, il appartient à majustice !
Alors, fixant sur son fils un regardfroid comme une lame d’acier :
– Don Rafaël, dit-il d’une voixdont l’accent terrible fit malgré lui tressaillir le jeune homme, àcompter de cet instant vous ne faites plus partie de cette sociétéque vos crimes ont épouvantée ; c’est avec les bêtes fauvesque je vous condamne à vivre et à mourir.
À cet arrêt terrible, doña Jesusita fitquelques pas en chancelant et tomba à la renverse.
Elle était évanouie.
Rafaël jusqu’à ce moment avait àgrand-peine renfermé dans son cœur les émotions qui l’agitaient,mais à cette dernière péripétie, il ne put se contenir pluslongtemps ; il s’élança vers sa mère en fondant en larmes eten poussant un cri déchirant :
– Ma mère ! mamère !
– Venez ! lui dit don Ramon enlui posant la main sur l’épaule.
L’enfant s’arrêta, chancelant comme unhomme ivre.
– Voyez, monsieur ! mais voyezdonc ! s’écria-t-il avec un sanglot déchirant, ma mère semeurt !
– C’est vous qui l’avez tuée,répondit froidement l’hacendero.
Rafaël se retourna comme si un serpentl’avait piqué ; il lança à son père un regard d’une expressionétrange, et les dents serrées, le front livide, il luidit :
– Tuez-moi, monsieur, car je vousjure que de même que vous avez été sans pitié pour ma mère et pourmoi, si je vis, je serai plus tard sans pitié pourvous !
Don Ramon lui jeta un regard demépris.
– Marchons !dit-il.
– Marchons ! répéta l’enfantd’une voix ferme.
Doña Jesusita, qui commençait à revenirà la vie, s’aperçut comme dans un rêve du départ de sonfils.
– Rafaël ! Rafaël !cria-t-elle d’une voix déchirante.
Le jeune homme hésita une seconde, puisd’un bond il se précipita sur elle, l’embrassa avec une tendressefolle, et rejoignant son père :
– Maintenant, je puis mourir,fit-il, j’ai dit adieu à ma mère !
Ils sortirent.
Les assistants, atterrés par cettescène, se séparèrent sans oser se communiquer leurs impressions,mais livrés à une profonde douleur.
Sous les caresses de son fils, la pauvremère avait de nouveau perdu connaissance.
Deux chevaux tenus en bride par nôEusébio attendaient à la porte de l’hacienda.
– Accompagnerai-je votreseigneurie ? demanda le majordome.
– Non ! répondit sèchementl’hacendero.
Il se mit en selle, plaça son fils entravers devant lui.
– Rentrez ce second cheval, dit-il,je n’en ai pas besoin.
Et, enfonçant les éperons dans lesflancs de sa monture qui hennit de douleur, il partit à fond detrain.
Le majordome rentra dans la ferme ensecouant tristement la tête.
Dès que l’hacienda eut disparu derrièreun pli de terrain, don Ramon s’arrêta, sortit un mouchoir de soiede sa poitrine, banda les yeux de son fils sans lui adresser uneparole, et repartit.
Cette course dura longtemps dans ledésert ; elle avait quelque chose de lugubre, qui faisaitfroid à l’âme.
Ce cavalier vêtu de noir, glissantsilencieusement dans les sables, emportant à l’arçon de sa selle unenfant garrotté, dont les tressaillements nerveux et lessoubresauts révélaient seuls l’existence, avait un aspect fatal etétrange qui aurait imprimé la terreur à l’homme le plusbrave.
Bien des heures se passèrent sans qu’unmot fût échangé entre le père et le fils ; le soleilcommençait à baisser à l’horizon, quelques étoiles apparaissaientdéjà dans le bleu sombre du ciel, le cheval couraittoujours.
Le désert prenait d’instant en instant uneapparence plus triste et plus sauvage ; toute trace devégétation avait disparu ; seulement çà et là des monceauxd’ossements blanchis par le temps marbraient le sable de tacheslivides, les oiseaux de proie tournaient lentement au-dessus ducavalier en poussant des cris rauques, et dans les profondeursmystérieuses des chaparals, les bêtes fauves, auxapproches du soir, préludaient par de sourds rugissements à leurslugubres concerts.
Dans ces régions le crépuscule n’existepas ; dès que le soleil a disparu, la nuit estcomplète.
Don Ramon galopait toujours.
Son fils ne lui avait pas adressé uneprière, n’avait pas poussé une plainte.
Enfin, vers huit heures du soir, lecavalier s’arrêta. Cette course fiévreuse durait depuis dix heures.Le cheval râlait sourdement et trébuchait à chaque pas.
Don Ramon jeta un regard autour delui ; un sourire de satisfaction plissa ses lèvres.
De tous les côtés, le désert déroulaitses immenses plaines de sable ; d’un seul les premiers plansd’une forêt vierge découpaient à l’horizon leur silhouette bizarre,qui tranchait d’une façon sinistre sur l’ensemble dupaysage.
Don Ramon mit pied à terre, posa sonfils sur le sable, ôta la bride de son cheval, afin qu’il pûtmanger la provende qu’il lui donna ; puis lorsqu’il se futacquitté avec le plus grand sang-froid de ces divers devoirs, ils’approcha de son fils et lui enleva le bandeau qui couvrait sesyeux.
L’enfant resta immobile, fixant sur sonpère un regard terne et froid.
– Monsieur, lui dit don Ramon,d’une voix sèche et brève, vous êtes ici à plus de vingt lieues demon hacienda, dans laquelle vous ne devez plus mettre les piedssous peine de mort ; à compter de ce moment vous êtes seul,vous n’avez plus ni père, ni mère, ni famille ; puisque vousêtes une bête fauve, je vous condamne à vivre avec les bêtesfauves ; ma résolution est irrévocable, vos prières nepourraient la changer, épargnez-les-moi donc.
– Je ne vous prie pas, réponditl’enfant d’une voix sourde ; on ne prie pas lebourreau.
Don Ramon tressaillit ; il fitquelques pas de long en large avec une agitation fébrile ;mais se remettant presque aussitôt, il continua :
– Voici dans ce sac des vivres pourdeux jours ; je vous laisse cette carabine rayée qui dans mamain n’a jamais manqué le but ; je vous donne aussi cespistolets, ce machète, ce couteau, cette hache, de la poudre et desballes dans ces cornes de buffalos ; vous trouverez dans lesac aux provisions un briquet et tout ce qu’il faut pour faire dufeu ; j’y ai joint une Bible appartenant à votre mère. Vousêtes mort pour la société dans laquelle vous ne devez plusrentrer ; le désert est devant vous ; il vousappartient ; pour moi, je n’ai plus de fils, adieu ! LeSeigneur vous fasse miséricorde, tout est fini entre nous sur laterre ; vous restez seul et sans famille, à vous maintenant àcommencer une seconde existence et à pourvoir à vos besoins. LaProvidence n’abandonne jamais ceux qui placent leur confiance enelle ; seule, désormais, elle veillera sur vous.
Après avoir prononcé ces mots, donRamon, le visage impassible, remit la bride à son cheval, rendit àson fils la liberté, en tranchant d’un coup les liens quil’attachaient, et, se mettant en selle, il partit avecrapidité.
Rafaël se releva sur les genoux, penchala tête en avant, écouta avec anxiété le galop précipité du chevalsur le sable, suivit des yeux, aussi longtemps qu’il put ladistinguer, la fatale silhouette qui se détachait en noir auxrayons de la lune ; puis, lorsque le cavalier se fut enfinconfondu avec les ténèbres, l’enfant porta la main à sa poitrine,une expression de désespoir impossible à rendre crispa sestraits :
– Ma mère !… ma mère !…s’écria-t-il.
Et il tomba à la renverse sur lesable.
Il était évanoui.
Après un temps de galop assez long, donRamon ralentit insensiblement et comme malgré lui l’allure de soncheval, prêtant l’oreille aux bruits vagues du désert, écoutantavec anxiété, sans se rendre bien compte lui-même des raisons quile faisaient agir, mais attendant peut-être un appel de sonmalheureux fils pour retourner auprès de lui. Deux fois même samain serra machinalement la bride, comme s’il obéissait à une voixsecrète qui lui commandait de revenir sur ses pas ; maistoujours l’orgueil féroce de sa race fut le plus fort, et ilcontinua à marcher en avant.
Le soleil se levait au moment où donRamon arrivait à l’hacienda.
Deux personnes debout, de chaque côté dela porte, attendaient son retour.
L’une était doña Jesusita, l’autre lemajordome.
À l’aspect de sa femme, pâle et muette,qui se tenait devant lui comme la statue de la désolation,l’hacendero sentit une tristesse indicible lui serrer lecœur ; il voulut passer.
Doña Jesusita fit deux pas, etsaisissant la bride du cheval :
– Don Ramon, lui dit-elle avecangoisse, qu’avez-vous fait de mon fils ?
L’hacendero ne répondit pas ; envoyant la douleur de sa femme un remords lui tordit le cœur dans lapoitrine, il se demanda mentalement s’il avait réellement le droitd’agir comme il l’avait fait.
Doña Jesusita attendait vainement uneréponse. Don Ramon regardait sa femme ; il avait peur enapercevant les sillons indélébiles que le chagrin avait creusés surce visage si calme, si tranquille quelques heures à peineauparavant.
La noble femme était livide ; sestraits tirés avaient une rigidité inouïe ; ses yeux brûlés defièvre étaient rouges et secs, deux lignes noires et profondes lesrendaient caves et hagards ; une large tache marbrait sesjoues, trace de larmes dont la source était tarie ; elle nepouvait plus pleurer, sa voix était rauque et saccadée, sa poitrineoppressée se soulevait douloureusement pour laisser échapper unerespiration haletante.
Après avoir attendu pendant quelquessecondes une réponse à sa demande :
– Don Ramon, reprit-elle,qu’avez-vous fait de mon fils ?
L’hacendero détourna la tête avecembarras.
– Oh ! vous l’avez tué !fit-elle avec un cri déchirant.
– Non !…, répondit-il effrayéde cette douleur, et pour la première fois de sa vie forcé dereconnaître le pouvoir de la mère qui demande compte de sonenfant.
– Qu’en avez-vous fait ?reprit-elle en insistant.
– Plus tard, dit-il, quand vousserez calme, vous saurez tout.
– Je suis calme, répondit-elle,pourquoi feindre une pitié que vous n’éprouvez pas ? mon filsest mort, et c’est vous qui l’avez tué !
Don Ramon descendit decheval.
– Jesusita, dit-il à sa femme enlui prenant les mains et la regardant avec tendresse, je vous jurepar ce qu’il y a de plus sacré au monde, que votre filsexiste ; je n’ai pas touché un cheveu de sa tête.
La pauvre mère resta pensive pendantquelques secondes.
– Je vous crois, dit-elle après uninstant ; qu’est-il devenu ?
– Eh bien ! reprit-il avechésitation, puisque vous voulez tout savoir, apprenez que si j’aiabandonné votre fils dans le désert… c’est en lui laissant lesmoyens de pourvoir à sa sûreté et à ses besoins.
Doña Jesusita tressaillit, un frissonnerveux parcourut tout son corps.
– Vous avez été clément, dit-elled’une voix incisive et avec une ironie amère ; vous avez étéclément envers un enfant de seize ans, don Ramon, il vous répugnaitde tremper vos mains dans son sang, vous avez préféré laisser cettetâche aux bêtes fauves et aux féroces Indiens, qui seuls peuplentces solitudes.
– Il était coupable ! réponditl’hacendero d’une voix basse mais ferme.
– Un enfant n’est jamais coupablepour celle qui l’a porté dans son sein et nourri de son lait,fit-elle avec énergie ; très bien, don Ramon, vous avezcondamné votre fils, moi, je le sauverai !
– Que voulez-vous faire ? ditl’hacendero effrayé de la résolution qu’il vit briller dans l’œilde sa femme.
– Que vous importe ? donRamon, j’accomplirai mon devoir comme vous avez cru devoiraccomplir le vôtre ! Dieu jugera entre nous ! tremblezqu’il ne vous demande compte un jour du sang de votrefils !…
Don Ramon courba la tête sous cetanathème ; le front pâle et l’âme remplie de remords cuisants,il rentra lentement dans l’hacienda.
Doña Jesusita le suivit un instant desyeux.
– Oh ! s’écria-t-elle !mon Dieu ! faites que j’arrive à temps.
Alors elle sortit, suivie de nôEusébio.
Deux chevaux les attendaient, cachésderrière un bouquet d’arbres. Ils se mirent en selle.
– Où allons-nous, señora ?demanda le majordome.
– À la recherche de mon fils !répondit-elle d’une voix éclatante.
Elle semblait transfigurée parl’espérance. Un vif incarnat colorait ses joues ; ses yeuxnoirs lançaient des éclairs.
Nô Eusébio détacha quatre magnifiques limiers,nommés rastrerosdans le pays, et qui servent à suivre lespistes ; il leur fit sentir une chemise appartenant àRafaël ; les limiers s’élancèrent sur la voie en poussant degrands cris ; nô Eusébio et doña Jesusita bondirent à leursuite en échangeant un regard d’espoir suprême.
Les chiens n’eurent pas de peine àsuivre la piste, elle était droite et sans hésitation aucune ;aussi ne s’arrêtèrent-ils pas un instant.
Lorsque doña Jesusita arriva à l’endroitoù Rafaël avait été abandonné par son père, la place étaitvide !… l’enfant avait disparu !
Les traces de son séjour étaientvisibles. Un feu achevait de mourir. Tout indiquait que Rafaëln’avait quitté cette place que depuis une heure à peine.
– Que faire ? demanda nôEusébio avec anxiété.
– Pousser en avant ! réponditrésolument doña Jesusita, en enfonçant les éperons dans le ventrede son cheval, qui poussa un hennissement de fureur et reprit sacourse frénétique.
Nô Eusébio la suivit.
Le soir de ce même jour, la plus grandeconsternation régnait à l’hacienda del Milagro.
Doña Jesusita et nô Eusébio n’étaientpas rentrés.
Don Ramon fit monter tout le monde àcheval.
Armés de torches, les péons et lesvaqueros commencèrent une battue immense à la recherche de leurmaîtresse et du majordome.
La nuit entière s’écoula sans ameneraucun résultat satisfaisant.
Au point du jour, le cheval de doñaJesusita fut retrouvé à demi dévoré dans le désert. Ses harnaismanquaient.
Le terrain environnant le cadavre ducheval semblait avoir été le théâtre d’une lutteacharnée.
Don Ramon désespéré donna l’ordre duretour.
– Mon Dieu ! s’écria-t-il enrentrant dans l’hacienda, est-ce déjà mon châtiment quicommence ?
Des semaines, des mois, des annéess’écoulèrent sans que rien vînt lever un coin du voile mystérieuxqui enveloppait ces sinistres événements, et malgré les plusactives recherches, on ne put rien apprendre sur le sort de Rafaël,de sa mère et de nô Eusébio.
À l’ouest des États-Unis s’étend à plusieurscentaines de milles au-delà du Mississippi un immense territoire,inconnu jusqu’à ce jour, composé de terres incultes, où ne s’élèveni la maison du Blanc, ni le hatto de l’Indien.
Ce vaste désert, entremêlé de sombres forêtsaux mystérieux sentiers tracés par le pas des bêtes fauves, et deprairies verdoyantes aux herbes hautes et touffues, ondulant aumoindre vent, est arrosé par de puissants cours d’eau, dont lesprincipaux sont la grande rivière Canadienne, l’Arkansaset la rivière Rouge.
Sur ces terres à la végétation si riche,errent en troupes innombrables les chevaux sauvages, les buffles,les élans, les longues cornes, et ces milliers d’animaux que lacivilisation des autres parties de l’Amérique refoule de jour enjour, et qui retrouvent dans ces parages leur primitiveliberté.
Aussi les plus puissantes tribusindiennes ont-elles établi dans cette contrée leurs territoires dechasse.
Les Delawares, les Cricks,les Osages, parcourent les frontières du désert auxenvirons des établissements des Américains, avec lesquels quelquesfaibles liens de civilisation commencent à les unir, luttant contreles hordes des Pawnees, des Pieds-Noirs, desAssiniboinset des Comanches, peupladesindomptées, nomades des prairies ou habitantes des montagnes, quiparcourent dans tous les sens ce désert, dont nulles d’ellesn’osent s’arroger la propriété, mais qu’elles semblent s’entendrepour dévaster, se réunissant en grand nombre pour des parties dechasse, comme s’il s’agissait de faire la guerre.
En effet, les ennemis que l’on est exposé àrencontrer dans ce désert sont de toutes espèces ; sans parlerici des bêtes fauves, il ya encore les chasseurs, lestrappeurs et les partisans, qui ne sont pas moins redoutables pourles Indiens que leurs compatriotes.
Aussi la prairie, théâtre sinistre decombats incessants et terribles, n’est-elle en réalité qu’un vasteossuaire, où s’engloutissent obscurément chaque année, dans uneguerre d’embuscades sans merci, des milliers d’hommesintrépides.
Rien de plus grandiose et de plusmajestueux que l’aspect de ces prairies dans lesquelles laProvidence a versé à pleines mains d’innombrables richesses, riende plus séduisant que ces vertes campagnes, ces épaisses forêts,ces larges rivières ; le murmure mélancolique des eaux sur lescailloux de la plage, le chant des milliers d’oiseaux cachés sousla feuillée, les bonds des animaux s’ébattant au milieu des hautesherbes, tout enchante, tout attire et entraîne le voyageur fasciné,qui bientôt, victime de son enthousiasme, tombera dans un de cespièges sans nombre tendus sous ses pas parmi les fleurs, et payerade sa vie son imprudente crédulité.
Vers la fin de l’année 1837, dans lesderniers jours du mois de septembre, nommé par les Indiens« Lune des feuilles tombantes » – Inaqui Quisis –, unhomme jeune encore et qu’à la couleur de son teint, à défaut de soncostume entièrement semblable à celui des Indiens, il était facilede reconnaître pour un Blanc, était assis, une heure à peu prèsavant le coucher du soleil, auprès d’un feu dont le besoincommençait à se faire sentir à cette époque de l’année, dans un desendroits les plus ignorés de la prairie que nous venons dedécrire.
Cet homme avait trente-cinq outrente-six ans au plus, quoique quelques rides, profondémentcreusées dans son large front d’une blancheur mate, semblassentindiquer un âge plus avancé.
Les traits de son visage étaient beaux,nobles, empreints de cette fierté et de cette énergie que donne lavie sauvage. Ses yeux noirs à fleur de tête couronnés d’épaissourcils, avaient une expression douce et mélancolique qui entempérait l’éclat et la vivacité ; le bas de son visagedisparaissait sous une barbe longue et touffue, dont la teintebleuâtre tranchait avec l’étrange pâleur répandue sur sestraits.
Sa taille était haute, élancée,parfaitement proportionnée ; ses membres nerveux, sur lesquelsressortaient des muscles d’une rigidité extrême, montraient qu’ilétait doué d’une vigueur peu commune. Enfin toute sa personneinspirait cette respectueuse sympathie que les natures d’élites’attirent plus facilement dans ces contrées que dans nos pays, oùl’apparence physique n’est presque toujours que l’apanage de labrute.
Son costume, d’une grande simplicité, secomposait d’un mitasse,espèce de caleçon étroit tombantaux chevilles, attaché aux hanches par un ceinturon de cuir, etd’une blouse de chasse en calicot, brodée d’agréments en laine dedifférentes couleurs, qui lui descendait à mi-jambes. Cette blouse,ouverte par-devant, laissait voir sa poitrine brunie, sur laquellependait un scapulaire de velours noir, retenu par une mince chaîned’acier. Des bottines de peau de daim non tannée le garantissaientdes morsures des reptiles, et lui montaient jusqu’au-dessus dugenou ; enfin un bonnet de peau de castor, dont la queuetombait par-derrière, couvrait sa tête et laissait échapper delongues boucles d’une luxuriante chevelure noire, mêlée déjà defils d’argent, qui s’épanouissaient sur ses larges épaules.
Cet homme était un chasseur.
Une magnifique carabine à canon rayé,placée auprès de lui à portée de sa main, la gibecière qu’ilportait en bandoulière et les deux cornes de buffalos, pendues à saceinture et pleines de poudre et de balles, ne laissaient aucundoute à cet égard. Deux longs pistolets doubles étaientnégligemment jetés auprès de la carabine.
Le chasseur, armé de ce long couteau nommémachète, sabre à lame courte et droite qui n’abandonnejamais les habitants des prairies, était occupé à écorcherconsciencieusement un castor, tout en veillant avec soin sur uncuissot de daim qui rôtissait au feu, suspendu à une corde, et enprêtant l’oreille aux moindres bruits qui s’élevaient dans laprairie.
L’endroit où se trouvait cet homme étaitadmirablement choisi pour une halte de quelques heures.
C’était une clairière au sommet d’une collineassez élevée, qui par sa position dominant la prairie à une grandedistance, empêchait une surprise. Une source jaillissait à quelquespas du lieu où le chasseur avait établi son bivouac, et descendaiten formant une capricieuse cascade dans la plaine. L’herbe haute etabondante offrait un excellent pasto à deux superbeschevaux, à l’œil sauvage et étincelant, qui entravés à l’amblebroyaient à pleines dents leur provende à quelques pas. Le feuallumé avec du bois sec, et abrité de trois côtés par des quartiersde roc, ne laissait échapper qu’une mince colonne de fuméeimperceptible à dix pas, et un rideau d’arbres séculaires cachaitle campement aux regards indiscrets de ceux qui probablementétaient en embuscade aux environs.
Enfin toutes les précautions nécessairesà la sûreté du chasseur avaient été prises avec cette prudence quiannonce une connaissance approfondie de la vie de coureur desbois.
Les feux rougeâtres du couchantteignaient de reflets charmants la cime des grands arbres, lesoleil était près de disparaître derrière les montagnes quibornaient l’horizon, lorsque les chevaux interrompirent subitementleur repas, levèrent la tête et pointèrent les oreilles, signesd’inquiétude qui n’échappèrent pas au chasseur.
Quoiqu’il n’entendît encore aucun bruitsuspect, que tout semblât calme aux environs, il se hâta de placerdevant le feu la peau du castor, tendue sur deux bâtons en croix,et, sans se lever, il étendit la main vers sa carabine.
Le cri de la pie se fit entendre répétéà trois reprises différentes, à intervalles égaux.
Le chasseur replaça sa carabine à sescôtés avec un sourire et se remit à surveiller le souper ;presque immédiatement les herbes s’agitèrent violemment, et deuxmagnifiques limiers vinrent en bondissant se coucher auprès duchasseur, qui les flatta un instant et eut une certaine difficultéà se débarrasser de leurs caresses.
Les chevaux avaient reprisinsoucieusement leur repas interrompu.
Ces chiens ne précédaient que dequelques minutes un second chasseur, qui fit presque immédiatementson apparition dans la clairière.
Ce nouveau personnage, beaucoup plusjeune que le premier, car il ne paraissait pas âgé de plus devingt-deux ans, était un homme grand, mince, agile, aux formesnerveuses, à la tête un peu ronde, éclairée par deux yeux gris,pétillants d’intelligence, et doué d’une physionomie ouverte etloyale, à laquelle de longs cheveux d’un blond cendré donnaientquelque chose d’enfantin.
Il était vêtu du même costume que soncompagnon, et jeta en arrivant auprès du feu un chapelet d’oiseauxqu’il portait sur ses épaules.
Les deux chasseurs se livrèrent alors,sans échanger une parole, aux apprêts de l’un de ces soupers qu’unlong exercice a toujours le privilège de faire trouverexcellents.
La nuit était complètement venue, ledésert s’éveillait peu à peu ; les hurlements des bêtes fauvesrésonnaient déjà dans la prairie.
Les chasseurs, après avoir soupé de bonappétit, allumèrent leurs pipes, et se plaçant le dos au feu afinque la lueur de la flamme ne les empêchât pas de distinguerl’approche des visiteurs suspects que l’obscurité pouvait leuramener, ils fumèrent avec cette béatitude de gens qui après unelongue et pénible journée savourent un instant de repos, quepeut-être ils ne retrouveront pas de longtemps.
– Eh bien ? dit laconiquementle premier chasseur, entre deux bouffées de tabac.
– Vous aviez raison, réponditl’autre.
– Ah !
– Oui, nous avons trop obliqué surla droite, c’est ce qui nous a fait perdre la piste.
– J’en étais sûr, reprit lepremier ; voyez-vous, Belhumeur,vous vous fiez trop àvos habitudes canadiennes, les Indiens auxquels nous avons affaireici, ne ressemblent en rien aux Iroquois, qui parcourent lesterritoires de chasse de votre pays.
Belhumeur inclina la tête en signed’assentiment.
– Du reste, reprit l’autre, ceciest de peu d’importance en ce moment, l’urgent est de savoir quelssont nos voleurs.
– Je le sais.
– Bon ! fit l’autre enretirant vivement sa pipe de sa bouche ; et quels sont lesIndiens qui ont osé voler des trappes marquées de monchiffre ?
– Les Comanches.
– Je m’en doutais, vive Dieu !Dix de nos meilleures trappes volées pendant la nuit ! Je vousjure, Belhumeur, qu’ils les paieront cher !… Et où se trouventles Comanches en ce moment ?
– À trois lieues de nous tout auplus. C’est un parti de pillards composé d’une douzained’hommes ; d’après la direction qu’ils suivent, ils regagnentleurs montagnes.
– Ils n’y arriveront pas tous, fitle chasseur en jetant un coup d’œil sur sa carabine.
– Parbleu ! dit Belhumeur avec ungros rire, ils n’auront que ce qu’ils méritent ; je m’enrapporte à vous, Cœur-Loyal, pour les punir de leurincartade ; mais vous serez bien plus déterminé à vous vengerd’eux lorsque vous saurez par qui ils sont commandés.
– Ah ! ah ! je connaisdonc leur chef ?
– Un peu, dit Belhumeur en souriant,c’est Nehu nutah.
– La Tête-d’Aigle ! s’écriale Cœur-Loyal en bondissant, oh ! oh ! oui je le connais,et Dieu veuille que cette fois je puisse régler le vieux compte quenous avons ensemble. Il y a assez longtemps que sesMocksens foulent le même sentier que moi et me barrent lepassage.
Après avoir prononcé ces paroles avec unaccent de haine qui fit frissonner Belhumeur, le chasseur, fâchéd’avoir laissé paraître la colère qui le dominait, reprit sa pipeet continua à fumer avec une feinte insouciance dont son compagnonne fut point la dupe.
La conversation futinterrompue.
Les deux chasseurs semblaient absorbéspar de profondes réflexions et fumaient silencieusement aux côtésl’un de l’autre.
Enfin Belhumeur se tourna vers soncompagnon.
– Veillerai-je ?demanda-t-il.
– Non, répondit à voix basse leCœur-Loyal, dormez, je ferai sentinelle pour vous et pourmoi.
Belhumeur, sans faire la moindreobservation, se coucha auprès du feu, et quelques minutes plus tardil dormait profondément.
Lorsque le hibou fit entendre son chantmatinal qui semble saluer l’apparition prochaine du soleil, leCœur-Loyal, qui durant toute la nuit était demeuré immobile commeune statue de marbre, réveilla son compagnon.
– Il est l’heure,dit-il.
– Bien ! répondit Belhumeurqui se leva aussitôt.
Les chasseurs sellèrent leurs chevaux,descendirent la colline avec précaution et s’élancèrent sur lapiste des Comanches.
En ce moment le soleil apparut radieux àl’horizon, dissipant les ténèbres et illuminant la prairie de samagnifique et vivifiante lumière.
Deux mots maintenant sur les personnagesque nous venons de mettre en scène et qui sont appelés à jouer unrôle important dans cette histoire.
Le Cœur-Loyal – ce nom était le seulsous lequel le chasseur était connu dans toutes les prairies del’Ouest – jouissait d’une immense réputation d’adresse, de loyautéet de courage parmi les tribus indiennes avec lesquelles leshasards de son aventureuse existence l’avaient mis en rapport.Toutes le respectaient.
Les chasseurs et les trappeurs blancs,espagnols, américains du Nord ou métis, faisaient grand cas de sonexpérience des bois et avaient souvent recours à sesconseils.
Les pirates des prairies eux-mêmes, gensde sac et de corde, rebut de la civilisation, qui ne vivent que derapines et d’exactions, n’osaient s’attaquer à lui et évitaientautant que possible de se trouver sur son passage.
Ainsi cet homme était parvenu par laforce seule de son intelligence et de sa volonté à se créer presqueà son insu une puissance acceptée et reconnue par les féroceshabitants de ces vastes déserts.
Puissance dont il ne se servait que dansl’intérêt commun, et pour faciliter à tous les moyens de se livreren toute sûreté aux occupations qu’ils avaient adoptées.
Nul ne savait qui était le Cœur-Loyal,ni d’où il venait ; le plus grand mystère couvrait sespremières années.
Un jour, il y avait quinze ou vingt ansde cela, il était tout jeune alors, des chasseurs l’avaientrencontré sur les bords de l’Arkansas en train de tendre destrappes à castors. Les rares questions qui lui avaient étéadressées sur sa vie étaient demeurées sans réponse ; leschasseurs, gens peu causeurs de leur nature, croyant soupçonnersous les paroles embarrassées et les réticences du jeune homme, unsecret qu’il désirait garder, se firent un scrupule de le presserdavantage et tout fut dit.
Cependant au contraire des autreschasseurs ou trappeurs des prairies qui tous ont un ou deuxcompagnons avec lesquels ils s’associent et qu’ils ne quittentjamais, le Cœur-Loyal vivait seul, n’ayant pas d’habitation fixe,il parcourait dans tous les sens le désert sans planter sa tentenulle part.
Toujours sombre et mélancolique, ilfuyait la société de ses semblables, tout en étant prêt, lorsquel’occasion s’en présentait, à leur rendre service et même à exposersa vie pour eux. Puis lorsqu’on voulait lui exprimer de lareconnaissance, il piquait son cheval et allait tendre ses trappesau loin afin de donner le temps à ceux qu’il avait obligésd’oublier le service rendu.
Tous les ans à la même époque,c’est-à-dire vers le mois d’octobre, le Cœur-Loyal disparaissaitpendant des semaines entières sans que l’on pût soupçonner où ilallait, puis lorsqu’il reparaissait, pendant quelques jours, sonvisage était plus sombre et plus triste.
Un jour, il était revenu de l’une de cesmystérieuses expéditions accompagné de deux magnifiques limierstout jeunes, qui depuis étaient demeurés avec lui et qu’il semblaitaimer beaucoup.
Cinq ans avant l’époque où nousreprenons ce récit, revenant un soir de poser ses trappes pour lanuit, il avait tout à coup distingué à travers les arbres le feud’un campement indien.
Un homme blanc, âgé de dix-sept ans àpeine, attaché à un poteau, servait de but aux couteaux desPeaux-Rouges, qui se divertissaient à le martyriser avant de lesacrifier à leur rage sanguinaire.
Cœur-Loyal, n’écoutant que la pitié quelui inspirait la victime, sans réfléchir au danger terrible auquelil s’exposait, s’était bravement élancé au milieu des Indiens, etétait venu se placer devant le prisonnier, auquel il avait fait unrempart de son corps.
Ces Indiens étaient des Comanches ;étourdis par cette irruption subite à laquelle ils étaient loin des’attendre, ils restèrent quelques instants immobiles, confonduspar tant d’audace.
Sans perdre de temps, Cœur-Loyal avaittranché les liens du prisonnier et lui donnant son couteau quel’autre reçut avec joie, ils se préparèrent tous deux à vendrechèrement leur vie.
Les Blancs inspirent aux Indiens uneterreur instinctive invincible. Cependant les Comanches revenus deleur surprise firent un geste pour s’élancer en avant et attaquerles deux hommes qui semblaient les braver.
Mais la lueur du feu qui donnait enplein sur le visage du chasseur avait permis de lereconnaître.
Les Peaux-Rouges reculèrent avec respecten murmurant entre eux :
– Le Cœur-Loyal ! le grandchasseur pâle.
La Tête-d’Aigle, ainsi se nommait lechef des Indiens, ne connaissait pas le chasseur ; c’était lapremière fois qu’il descendait dans les prairies de l’Arkansas, iln’avait rien compris à l’exclamation de ses guerriers. D’ailleurs,il détestait cordialement les Blancs, auxquels il avait juré defaire une guerre d’extermination. Outré de ce qu’il considéraitcomme une lâcheté de la part de ceux qu’il commandait, il s’étaitavancé seul contre le Cœur-Loyal ; mais alors il s’était passéune chose étrange.
Les Comanches s’étaient jetés sur leurchef et malgré leur respect pour lui, ils l’avaient désarmé pourqu’il ne pût se porter à aucune voie de fait contre lechasseur.
Le Cœur-Loyal, après les avoirremerciés, avait lui-même rendu au chef les armes qu’on lui avaitenlevées et que celui-ci reçut en lançant un regard sinistre à songénéreux adversaire.
Le chasseur avait haussé les épaulesavec dédain ; heureux de sauver la vie à un homme, il s’étaitretiré avec le prisonnier.
Le Cœur-Loyal venait en moins de dixminutes de se faire un ennemi implacable et un amidévoué.
L’histoire du prisonnier étaitsimple.
Parti du Canada avec son père, pourvenir chasser dans les prairies, ils étaient tombés entre les mainsdes Comanches ; après une résistance désespérée, son père,couvert de blessures, n’avait pas tardé à succomber ; lesIndiens fâchés de cette mort qui leur enlevait une victime, avaientprodigué au jeune homme les plus grands soins, afin qu’il pûthonorablement figurer au poteau du supplice, ce qui seraitinévitablement arrivé, sans l’intervention providentielle duCœur-Loyal.
Après avoir obtenu ces renseignements,le chasseur avait demandé au jeune homme quelles étaient sesintentions et si le rude apprentissage qu’il venait de faire dumétier de coureur des bois ne l’avait pas dégoûté de la vied’aventures.
– Ma foi non, au contraire, avaitrépondu l’autre, je me sens plus que jamais déterminé à suivrecette carrière, et puis, avait-il ajouté, je veux venger monpère.
– C’est juste, avait observé lechasseur.
La conversation en était restéelà.
Cœur-Loyal avait conduit le jeune homme à unede ses caches,espèces de magasins creusés dans la terre etdans lesquels les trappeurs conservent leurs richesses ; il enavait tiré tout l’équipement d’un trappeur, fusil, couteau,pistolets, gibecières, trappes, puis après avoir remis ces diversobjets à son protégé :
– Allez, lui avait-il ditsimplement, et que Dieu vous aide !
L’autre l’avait regardé sansrépondre ; évidemment il ne comprenait pas.
Le Cœur-Loyal sourit.
– Vous êtes libre, reprit-il, voiciles objets nécessaires pour faire votre nouveau métier, je vous lesdonne, la prairie est devant vous, bonne chance.
Le jeune homme secoua latête.
– Non, dit-il, je ne vous quitteraipas à moins que vous ne me chassiez ; je suis seul, sansfamille, sans amis, vous m’avez sauvé la vie, je vousappartiens.
– Je ne fais pas payer les servicesque je rends, dit le chasseur.
– Vous les faites payer trop cher,répondit vivement l’autre puisque vous n’acceptez pas lareconnaissance ; reprenez vos dons, ils me sont inutiles, jene suis pas un mendiant auquel on jette une aumône, je préfèrealler me livrer de nouveau aux Comanches, adieu !
Et le Canadien se mit résolument enmarche du côté du camp des Indiens.
Le Cœur-Loyal fut ému ; ce jeunehomme avait l’air si franc, si naïf, qu’il sentit quelque chose seremuer pour lui dans sa poitrine.
– Arrêtez, dit-il.
L’autre s’arrêta.
– Je vis seul, continua lechasseur, l’existence que vous passerez avec moi sera triste ;un grand chagrin me dévore, pourquoi vous attacher à moi qui suismalheureux ?
– Pour partager votre chagrin, sivous m’en jugez digne, et vous consoler si cela est possible ;l’homme seul risque de tomber dans le désespoir, Dieu lui a ordonnéde s’adjoindre des compagnons.
– C’est vrai ! murmura lechasseur indécis.
– À quoi vous arrêtez-vous ?demanda le jeune homme avec anxiété.
Le Cœur-Loyal le considéra un instantavec attention, son œil d’aigle sembla vouloir scruter ses plussecrètes pensées, puis sans doute satisfait de sonexamen :
– Comment vous nommez-vous ?lui dit-il.
– Belhumeur, répondit l’autre, ou,si vous le préférez, Georges Talbot, mais on ne me donneordinairement que le premier nom.
Le chasseur sourit.
– Ce nom promet, dit-il, et luitendant la main : Belhumeur, ajouta-t-il, à partir de cetinstant vous êtes mon frère, désormais c’est entre nous à la vie età la mort.
Il le baisa sur les yeux ainsi que celase pratique dans les prairies dans des circonstancessemblables.
– À la vie et à la mort !répondit avec élan le Canadien en serrant chaleureusement la mainqui lui était tendue, et en baisant à son tour son nouveau frèresur les yeux.
Voilà de quelle façon le Cœur-Loyal etBelhumeur s’étaient connus. Depuis cinq ans, pas le moindre nuage,pas la plus petite ombre n’avait passé sur l’amitié que ces deuxnatures d’élite s’étaient jurée dans le désert, à la face de Dieu.Au contraire, tous les jours elle semblait s’accroître, ilsn’avaient qu’un cœur à deux, complètement sûrs l’un de l’autre,devinant leurs pensées les plus cachées ; ces deux hommesavaient vu leurs forces se décupler et telle était leur confianceréciproque qu’ils en étaient arrivés à ne plus douter de rien, àentreprendre et mener à bien les expéditions les plus audacieuses,devant lesquelles dix hommes résolus auraient hésité.
Mais tout leur réussissait. Rien neparaissait leur être impossible, on aurait dit qu’un charme lesprotégeait et les rendait invulnérables et invincibles.
Aussi leur réputation s’était-ellerépandue au loin, et ceux que leur nom ne frappait pasd’admiration, le répétaient avec terreur.
Après quelques mois passés parCœur-Loyal à étudier son compagnon, entraîné par ce besoin quel’homme éprouve de confier ses peines à un ami sûr, le chasseurn’avait plus eu de secrets pour Belhumeur. Cette confidence que lejeune homme attendait avec impatience, mais qu’il n’avait rien faitpour amener, avait resserré encore, s’il est possible, les liensqui attachaient les deux hommes, en fournissant au Canadien lesmoyens de donner à son ami les consolations que son âme froisséeexigeait, et lui permettant de ne jamais irriter des plaiestoujours saignantes.
Le jour où nous les avons rencontrésdans la prairie, ils venaient d’être victimes d’un vol audacieux,commis par leur vieil ennemi la Tête-d’Aigle, le chef comanche,dont la haine et la rancune au lieu de s’affaiblir avec le tempsn’avaient au contraire fait que s’augmenter.
L’Indien, avec la fourberiecaractéristique de sa race, avait dissimulé et dévoré en silencel’affront qu’il avait subi de la part des siens et dont les deuxchasseurs blancs étaient les causes directes, attendant patiemmentl’heure de la vengeance. Il avait sourdement creusé un abîme sousles pieds de ses ennemis, indisposant peu à peu les Peaux-Rougescontre eux, répandant adroitement des calomnies sur leur compte.Grâce à ce système, il avait enfin réussi, il le croyait du moins,à indisposer jusqu’aux chasseurs blancs et métis et à faireconsidérer les deux hommes comme des ennemis par tous les individusdispersés dans la prairie.
Dès que ce résultat avait été obtenu, laTête-d’Aigle s’était mis à la tête d’une trentaine de guerriersdévoués, et voulant amener un éclat qui perdrait ceux dont il avaitjuré la mort, il avait dans une seule nuit volé toutes leurstrappes, certain qu’ils ne laisseraient pas un tel affront impuniet qu’ils voudraient en tirer vengeance.
Le chef ne s’était pas trompé dans sescalculs, tout était arrivé comme il l’avait prévu.
C’était là qu’il attendait sesennemis.
Pensant qu’ils ne trouveraient aucunsecours parmi les Indiens ou les chasseurs, il se flattait, grâceaux trente hommes résolus qu’il commandait, de s’emparer facilementdes deux chasseurs qu’il se proposait de faire mourir dans destortures atroces.
Mais il avait commis la faute dedissimuler le nombre de ses guerriers, afin d’inspirer plus deconfiance aux chasseurs.
Ceux-ci n’avaient été qu’à moitié dupesde ce stratagème ; se trouvant assez forts pour lutter mêmecontre vingt Indiens, ils n’avaient réclamé l’aide de personne pourse venger d’ennemis qu’ils méprisaient et s’étaient, comme nousl’avons vu, mis résolument à la poursuite des Comanches.
Fermant ici cette parenthèse un peulongue, mais indispensable pour l’intelligence de ce qui va suivre,nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons interrompu enterminant le précédent chapitre.
La Tête-d’Aigle, qui voulait êtredécouvert par ses ennemis, n’avait pris aucun soin pour dissimulersa piste.
Elle était parfaitement visible dans leshautes herbes, et si parfois elle semblait s’effacer, les chasseursn’avaient qu’à se pencher légèrement de côté pour en retrouver lesempreintes.
Jamais dans la prairie l’on n’avaitsuivi un ennemi de la sorte. Cela devait d’autant plus paraîtresingulier au Cœur-Loyal, qui de longue date connaissait à fondtoutes les ruses des Indiens et savait avec quel talent, lorsqu’ilsle jugent nécessaire, ils font disparaître les marques de leurpassage.
Cette facilité lui donnait à réfléchir.Pour que les Comanches n’eussent pas pris plus de soin, il fallaitqu’ils se crussent bien forts, ou bien qu’ils eussent préparé uneembuscade dans laquelle ils espéraient faire tomber leurs tropconfiants ennemis.
Les deux chasseurs s’avançaient, jetantde temps en temps un regard à droite ou à gauche afin d’être sûrsde ne pas se tromper, mais la piste allait toujours en lignedroite, sans détours ni circuits d’aucune sorte. Il étaitimpossible de rencontrer plus de facilité dans une poursuite,Belhumeur lui-même commençait à trouver cela extraordinaire et às’en inquiéter sérieusement.
Mais si les Comanches n’avaient pasvoulu se donner la peine de cacher leur marche, les chasseursn’agissaient pas comme eux, ils n’avançaient qu’en effaçant au furet à mesure la trace de leur passage.
Ils arrivèrent ainsi sur les bords d’unruisseau assez large, nommé le Vert-de-gris, qui est unaffluent de la grande Canadienne.
Avant de traverser cette petite rivièrede l’autre côté de laquelle les chasseurs ne seraient plus trèséloignés des Indiens, Cœur-Loyal s’arrêta en faisant signe à soncompagnon de l’imiter.
Tous deux descendirent de cheval, et,conduisant leurs montures par la bride, ils se retirèrent à l’abrid’un bouquet d’arbres, afin de ne pas être aperçus, si par hasardquelque sentinelle indienne était chargée de surveiller leurapproche.
Lorsqu’ils furent cachés dansl’épaisseur du bois, Cœur-Loyal posa un doigt sur sa bouche pourrecommander la prudence à son compagnon, et approchant ses lèvresde son oreille, il lui dit d’une voix faible comme unsouffle :
– Avant d’aller plus loin,consultons-nous, afin de bien savoir ce que nous voulonsfaire.
Belhumeur baissa la tête en signed’acquiescement.
– Je soupçonne quelque trahison,reprit le chasseur, les Indiens sont des guerriers tropexpérimentés et qui ont trop l’habitude de la vie des prairies pouragir comme ils le font, sans une raison impérieuse.
– C’est vrai, appuya le Canadienavec conviction, cette piste est trop belle et trop clairementindiquée pour ne pas cacher un piège.
– Oui, mais ils ont voulu être tropfins, leur astuce a dépassé le but, ce ne sont pas de vieuxchasseurs comme nous que l’on peut tromper ainsi. Nous devons doncredoubler de prudence, examiner chaque feuille et chaque brind’herbe avec soin avant de nous aventurer plus près du campementdes Peaux-Rouges.
– Faisons mieux, dit Belhumeur enjetant un regard autour de lui, cachons nos chevaux dans un endroitsûr, où nous puissions les retrouver au besoin. Nous irons ensuiteà pied reconnaître la position et le nombre de ceux que nousvoulons surprendre.
– Vous avez raison, Belhumeur, ditle Cœur-Loyal, votre conseil est excellent, nous allons le mettreen pratique.
– Je crois qu’il faut nous hâter,alors.
– Pourquoi donc ? ne nouspressons pas au contraire, les Indiens ne nous voyant pas paraître,se relâcheront de leur surveillance, et nous profiterons de leurnégligence pour les attaquer, si nous sommes forcés d’en venir à cemoyen extrême : du reste, il vaudrait peut-être mieux attendrela nuit pour commencer notre expédition.
– Mettons d’abord nos chevaux ensûreté, nous verrons ensuite.
Les chasseurs sortirent du fourré avecla plus grande précaution. Au lieu de traverser la rivière ilsrebroussèrent chemin et suivirent pendant quelque temps la routequ’ils avaient déjà faite, puis ils appuyèrent sur la gauche ets’engagèrent dans un ravin, où ils disparurent bientôt au milieu dehautes herbes.
– Je vous laisse nous guider,Belhumeur, dit le Cœur-Loyal, je ne sais réellement pas où vousnous conduisez.
– Rapportez-vous-en à moi, j’aidécouvert par hasard à deux portées de fusil de l’endroit où noussommes une espèce de citadelle où nos chevaux seront on ne peutmieux, et dans laquelle, le cas échéant, nous pourrions soutenir unsiège en règle.
– Caramba ! exclama lechasseur, qui par ce juron qui lui était habituel, trahissait sonorigine espagnole, comment avez-vous donc fait cette précieusedécouverte ?
– Mon Dieu ! dit Belhumeur, dela façon la plus simple, je venais de tendre mes trappes, lorsqu’engravissant la montagne qui est là devant nous, afin d’abréger monchemin et de vous rejoindre plus vite, à peu près aux deux tiers dela montée je vis passer entre les broussailles le museau velu d’unsuperbe ours.
– Ah ! ah ! mais jeconnais à peu près cette aventure, vous m’avez apporté ce jour-là,si je ne me trompe, non pas une, mais bien deux peaux d’oursnoir.
– C’est cela même, mes gaillardsétaient deux, un mâle et une femelle, vous comprenez qu’à leur vuemes instincts de chasseur se réveillèrent immédiatement, oubliantma fatigue, j’armai ma carabine et je me mis à leur poursuite. Vousallez voir par vous-même quel fort ils avaient choisi, ajouta-t-ilen mettant pied à terre, manœuvre que son compagnonimita.
Devant eux s’élevait en amphithéâtre unemasse de rochers qui affectaient les formes les plus bizarres etles plus capricieuses, de maigres broussailles poussaient çà et làdans l’interstice des pierres, des plantes grimpantes couronnaientla cime des rochers et donnaient à cette masse qui s’élançait àplus de six cents mètres au-dessus de la prairie, l’apparence d’unede ces antiques ruines féodales que l’on rencontre de loin en loinsur les bords des grands fleuves d’Europe.
Ce lieu était nommé par les chasseurs de cesparages, les Châteaux Blancs, à cause de la couleur desblocs de granit dont il était formé.
– Nous ne pourrons jamais monter làavec nos chevaux, fit le Cœur-Loyal, après avoir étudié un instantavec soin l’espace qu’ils avaient à franchir.
– Essayons toujours, dit Belhumeuren traînant son cheval par la bride.
L’ascension était rude, et tous autreschevaux que ceux des chasseurs habitués aux chemins les plusdifficiles n’auraient pu l’accomplir et se seraient brisés millefois en roulant du haut en bas.
Il fallait choisir avec soin l’endroitoù l’on posait le pied, puis s’élancer en avant d’un bond, ettoujours ainsi avec des tours et des détours à donner levertige.
Après une demi-heure à peu près dedifficultés inouïes, ils arrivèrent à une espèce de plate-forme dedix mètres de large tout au plus.
– C’est ici, dit Belhumeur ens’arrêtant.
– Comment ici ? réponditCœur-Loyal en regardant de tous côtés sans apercevoird’ouverture.
Belhumeur sourit.
– Venez, dit-il.
Et toujours traînant son cheval, ilpassa derrière un bloc de rocher, le chasseur le suivit aveccuriosité.
Après avoir marché pendant cinq minutesdans une espèce de boyau large de trois pieds tout au plus quisemblait tourner sur lui-même, les aventuriers se trouvèrentsubitement devant la bouche béante d’une profondecaverne.
Ce chemin tracé par une de cesconvulsions terribles de la nature, si fréquentes dans ces régions,était si bien dissimulé derrière les rocs et les pierres qui lemasquaient qu’il était impossible de le découvrir à moins d’unhasard providentiel.
Les chasseurs entrèrent.
Avant de monter, Belhumeur avait faitune énorme provision de bois-chandelle, il alluma deux torches, enremit une à son compagnon et garda l’autre.
Alors la grotte leur apparut dans toutesa sauvage majesté. Ses murailles étaient hautes et chargées destalactites brillantes qui renvoyaient la lumière en la décuplantet formaient une illumination féerique.
– Cette caverne, dit Belhumeur,après avoir donné à son ami le temps de l’examiner dans tous sesdétails, est, je n’en doute pas, une des merveilles de laprairie ; cette galerie qui descend en pente douce en face denous, passe dessous le Vert-de-gris et va aboutir de l’autre côtéde la rivière à plus d’un mille dans la plaine. En sus de lagalerie par laquelle nous sommes entrés et celle qui est devantnous, il en existe quatre autres, qui toutes ont des sorties endivers endroits. Vous voyez qu’ici nous ne risquons pas d’êtrecernés et que ces chambres spacieuses nous offrent une suited’appartements à rendre jaloux le président des États-Unislui-même.
Cœur-Loyal enchanté de la découverte dece refuge voulut le visiter dans les moindres détails, et bienqu’il fût éminemment silencieux de sa nature, le chasseur ne put àdifférentes reprises retenir son admiration.
– Pourquoi ne m’en avez-vous pasencore parlé ? dit-il à Belhumeur.
– J’attendais l’occasion, réponditcelui-ci.
Les chasseurs parquèrent leurs chevauxavec des vivres en abondance dans un des compartiments de la grotteoù le jour pénétrait par des fissures imperceptibles ; puislorsqu’ils se furent assurés que les nobles bêtes ne manqueraientde rien durant leur absence et qu’elles ne pouvaient s’échapper,ils jetèrent leur carabine sur l’épaule, sifflèrent leurs chiens ets’enfoncèrent à grands pas dans la galerie qui passait sous larivière.
Bientôt l’air devint humide autourd’eux, un bruit sourd et continu se fit entendre au-dessus de leurtête, ils passaient sous le Vert-de-gris ; seulement grâce àl’espèce de lanterne formée par un rocher creux placé en vedette aumilieu du courant de la rivière, la clarté était suffisante pour seguider.
Après une demi-heure de marche, ilsdébouchèrent dans la prairie par une entrée masquée par un fourréde broussailles et de plantes grimpantes.
Ils étaient restés longtemps dans lagrotte. D’abord ils l’avaient examinée minutieusement en hommes quiprévoient qu’un jour ou l’autre ils auront besoin d’y chercher unabri, ensuite ils avaient fait une espèce d’écurie pour leurschevaux, et enfin ils avaient mangé un morceau sur le pouce, desorte que le soleil était sur le point de se coucher au moment oùils se remettaient sur la piste des Comanches.
Alors commença la véritable poursuiteindienne. Les deux chasseurs, après avoir fait prendre la voie àleurs limiers, se glissèrent silencieusement sur leurs traces,rampant sur les genoux et sur les mains au milieu des hautesherbes, l’œil au guet et l’oreille aux écoutes, retenant leursouffle et s’arrêtant par intervalle pour humer l’air et interrogerces mille bruits de la prairie que les chasseurs perçoivent avecune facilité inouïe et qu’ils expliquent sans hésiter.
Le désert était plongé dans un silencede mort.
À l’approche de la nuit dans cesimmenses solitudes, la nature semble se recueillir et préluder dansune religieuse adoration, aux mystères des ténèbres.
Les chasseurs avançaient toujours,redoublant de précautions et rampant sur deux lignesparallèles.
Tout à coup les chiens tombèrentsilencieusement en arrêt. Les braves animaux paraissaientcomprendre le prix du silence dans ces lieux et qu’un seul cricoûterait la vie à leurs maîtres.
Belhumeur jeta un regard perçant autourde lui.
Son œil étincela, il se ramassa pourainsi dire sur lui-même, et, bondissant comme une panthère, ils’élança sur un guerrier indien qui, le corps penché en avant, latête baissée semblait pressentir l’approche d’un ennemi.
L’Indien fut brusquement renversé sur ledos avant qu’il pût jeter un cri d’appel ou de détresse, Belhumeurlui serra la gorge et lui appuya le genou sur lapoitrine.
Alors avec un sang-froid extrême, lechasseur dégaina son couteau et l’enfonça jusqu’à la poignée dansle cœur de son ennemi.
Lorsque le sauvage vit qu’il était perduil dédaigna de tenter une résistance inutile, mais fixant sur leCanadien un regard de haine et de dédain, un sourire ironiqueplissa ses lèvres et il laissa venir la mort avec un visageimpassible.
Belhumeur replaça son couteau à saceinture et poussant le cadavre de côté :
– Un ! dit-ilimperturbablement.
Et il recommença à ramper.
Le Cœur-Loyal avait suivi les mouvementsde son ami avec la plus grande attention, prêt à le secourir sibesoin était ; lorsque l’Indien fut mort il repritimpassiblement la piste.
Bientôt la lueur d’un feu brilla entreles arbres et une odeur de chair rôtie frappa l’odorat subtil deschasseurs.
Ils se dressèrent comme deux fantômes lelong d’un énorme chêne-liège, qui se trouvait à quelques pas etembrassant le tronc noueux de l’arbre, ils se cachèrent dans sesbranches touffues.
Alors ils regardèrent.
Ils planaient sur le camp des Comanchesqui se trouvait à dix mètres d’eux tout au plus.
Environ à l’heure où les trappeurssortaient de la grotte et reprenaient la piste des Comanches, àvingt milles à peu près de l’endroit où ils se trouvaient, unetroupe assez considérable de voyageurs blancs s’arrêtait sur lesbords de la grande Canadienne et se préparait à camper pour lanuit, dans une magnifique position, où se voyaient encore quelquesvestiges d’une ancienne halte de chasse indienne.
Les chasseurs et les gambusinosdemi-sang qui servaient de guides aux voyageurs se hâtèrent dedécharger une douzaine de mules escortées par des lancerosmexicains.
Avec les ballots, ils firent uneenceinte de forme ovale dans l’intérieur de laquelle ils allumèrentdu feu, puis sans plus s’occuper de leurs compagnons, les guides seréunirent en un petit groupe et préparèrent leur repas dusoir.
Alors, un jeune officier de vingt-quatreà vingt-cinq ans, à la tournure martiale, aux traits fins etcaractérisés, s’approcha respectueusement d’un palanquin, attelé dedeux mules, escorté par deux cavaliers.
– Dans quel endroit votreseigneurie désire-t-elle que l’on dresse la tente de laseñorita ? demanda le jeune officier en sedécouvrant.
– Où vous voudrez, capitaineAguilar, pourvu que ce soit bientôt fait, ma nièce tombe defatigue, répondit le cavalier qui se tenait à droite dupalanquin.
C’était un homme de haute taille, auxtraits durs et accentués, au regard d’aigle, dont les cheveuxétaient blancs comme les neiges du Chimborazo, et qui sous le largemanteau militaire qui le couvrait, laissait voir le splendideuniforme, étincelant de broderies, de général mexicain.
Le capitaine se retira après s’êtreincliné et, retournant auprès des lanceros, il leur donna l’ordred’établir au milieu de l’enceinte du camp une jolie tente rayée derose et de bleu, portée en travers sur le dos d’unemule.
Cinq minutes plus tard le généralmettant pied à terre offrit galamment la main à une jeune femme quisauta légèrement hors du palanquin et il la conduisit sous la tenteoù, grâce au capitaine Aguilar, tout avait été préparé pour qu’ellese trouvât aussi confortablement que les circonstances lepermettaient.
Derrière le général et sa nièce, deuxpersonnes entrèrent dans la tente.
L’une était un homme gros et court, à lafigure pleine et rougeaude, portant des lunettes vertes et uneperruque blonde, qui étouffait dans un uniforme d’officier desanté.
Ce personnage dont l’âge était unproblème, mais qui paraissait avoir près de cinquante ans, senommait Jérôme-Boniface Durieux, il était français etchirurgien-major au service du Mexique.
En mettant pied à terre, il avait saisiet placé sous son bras, avec une espèce de respect, une grossevalise attachée derrière la selle de son cheval et dont il semblaitne vouloir pas se séparer.
La seconde personne était une jeunefille ou plutôt une enfant de quinze ans, à la mine mutine etéveillée, au nez retroussé et au regard hardi, appartenant à larace métisse, qui servait de camériste à la nièce dugénéral.
Un superbe Nègre décoré du nommajestueux de Jupiter, se hâtait, aidé par deux ou troisgambusinos, de préparer le souper.
– Eh bien ! docteur, dit ensouriant le général au gros homme qui venait en soufflant comme unbœuf de s’asseoir sur sa valise, comment trouvez-vous ma nièce, cesoir ?
– La señorita est toujourscharmante, répondit galamment le docteur en s’essuyant le front, netrouvez-vous pas que la chaleur est étouffante ?
– Ma foi non, répondit le général,pas plus qu’à l’ordinaire.
– Alors je me le serai figuré, ditle médecin avec un soupir, de quoi riez-vous, petite masque ?ajouta-t-il en se tournant vers la camériste, qui, en effet, riaità se démonter la mâchoire.
– Ne faites pas attention à cettefolle, docteur, vous savez bien que c’est une enfant, dit la jeunefemme avec un charmant sourire.
– Je vous ai toujours dit, doñaLuz, insista le médecin en fronçant ses gros sourcils et en enflantses joues, que cette petite fille est un démon, pour qui vous êtestrop bonne et qui finira par vous jouer un mauvais tour un jour oul’autre.
– Ooouh ! le méchant ramasseurde cailloux ! dit avec une grimace la métisse, faisantallusion à la manie du docteur de collectionner lespierres.
– Allons ! allons ! lapaix, dit le général, la route d’aujourd’hui vous a-t-ellefatiguée, ma nièce ?
– Non, pas excessivement, réponditla jeune fille avec un bâillement étouffé ; depuis près d’unmois que nous sommes en voyage, je commence à m’habituer à ce genrede vie, que je l’avoue, dans les commencements, je trouvaisexcessivement pénible.
Le général poussa un soupir, mais nerépondit pas. Le docteur était absorbé par le soin avec lequel ilclassait les plantes et les pierres qu’il avait recueillies dans lajournée.
La métisse tournait comme un oiseau dansla tente occupée à mettre en ordre les divers objets dont samaîtresse pourrait avoir besoin.
Nous profiterons de cet instant de répitpour faire en deux mots le portrait de la jeune femme.
Doña Luz de Bermudez était la filled’une sœur cadette du général.
C’était une charmante enfant de seizeans au plus. Ses grands yeux noirs couronnés de sourcils dont lateinte foncée tranchait avec la blancheur de son front pur, étaientvoilés par de longs cils de velours qui en cachaient chastementl’éclat, sa bouche mignonne ornée de dents de perles était bordéede deux lèvres rouges comme du corail, sa peau fine avait conservéce duvet des fruits mûrs et les tresses de ses cheveux aux refletsbleuâtres pouvaient, lorsqu’elles étaient défaites, former un voileà tout son corps.
Sa taille était fine et cambrée, ellepossédait au suprême degré ce mouvement onduleux, gracieusementserpentin qui distingue les Américaines, ses mains et ses piedsétaient d’une petitesse extrême, sa démarche avait cettenonchalante mollesse des créoles, si remplie dedésinvolture.
Enfin, toute la personne de cette jeunefille était un composé de grâces et de perfections.
Ignorante comme toutes ses compatriotes,elle était gaie et rieuse, s’amusant de la moindre bagatelle et neconnaissant de la vie que ce qu’elle a d’agréable.
Mais cette belle statue ne vivait pas,c’était Pandore avant que Prométhée eût dérobé pour elle le feu duciel, et pour continuer notre comparaison mythologique, l’amour nel’avait pas encore effleurée de son aile, ses sourcils ne s’étaientpas froncés sous la pression de la pensée et son cœur n’avait pasbattu sous l’attrait du désir.
Élevée par les soins du général dans uneretraite presque claustrale, elle ne l’avait quittée que pour lesuivre dans le voyage qu’il avait entrepris dans lesprairies.
Dans quel but ce voyage, et pourquoi sononcle avait-il si absolument désiré l’emmener avec lui ? Celaimportait peu à la jeune fille.
Heureuse de vivre au grand air, de voirsans cesse des pays nouveaux, d’être libre en comparaison de la viequ’elle avait menée jusque-là, elle n’en avait pas demandédavantage, et n’avait jamais tenté d’adresser à son oncled’indiscrètes questions.
À l’époque où nous la rencontrons, doñaLuz était donc une heureuse enfant, vivant au jour le jour,satisfaite du présent, ne songeant nullement à l’avenir.
Le capitaine Aguilar entra, précédantJupiter qui portait le dîner.
La table avait été dressée par Phébé lacamériste.
Le repas se composait de conserves etd’un cuissot de daim rôti.
Quatre personnes prirent place autour dela table.
Le général, sa nièce, le capitaine et ledocteur.
Jupiter et Phébé servaient.
La conversation fut assez languissantependant le premier service, lorsque l’appétit des convives fut unpeu calmé, la jeune fille qui se plaisait à lutiner le docteur luiadressa la parole.
– Avez-vous fait une riche moissonaujourd’hui, docteur ? lui demanda-t-elle.
– Pas trop bonne, señorita,répondit-il.
– Eh ! mais, fit-elle ensouriant, il me semble que les pierres sont assez abondantes surnotre route, et qu’il n’a tenu qu’à vous d’en ramasser la charged’une mule.
– Vous devez être heureux de votrevoyage, il vous offre l’occasion de vous livrer en liberté à votrepassion pour les plantes de toutes sortes, dit legénéral.
– Pas trop, général, je vousl’avoue, la prairie n’est pas aussi riche que je l’aurais cru, et,si ce n’était l’espoir que j’ai de découvrir une plante dont lesqualités puissent faire faire un pas à la science, je regretteraispresque ma petite maison de Guadeloupe où ma vie s’écoulait sitranquille et si uniforme.
– Bah ! interrompit lecapitaine, nous ne sommes encore que sur les frontières desprairies, vous verrez quand nous nous serons enfoncés davantagedans l’intérieur, vous ne pourrez pas suffire à recueillir lesrichesses qui se rencontreront sous vos pas.
– Dieu vous entende, capitaine, fitle savant avec un soupir, pourvu que je retrouve la plante que jecherche, je me tiendrai pour satisfait.
– C’est donc une plante bienprécieuse ? demanda doña Luz.
– Comment, señorita, s’écria legros docteur en s’échauffant, une plante que Linné a décrite etclassée, mais que personne n’a jamais retrouvée depuis, une plantequi peut faire ma réputation, vous me demandez si elle estprécieuse ?
– À quoi sert-elle donc ? ditla jeune fille avec curiosité.
– À quoi ellesert ?
– Oui.
– À rien ! répondit naïvementle savant.
Doña Luz partit d’un éclat de rireargentin dont les notes perlées auraient rendu un rossignoljaloux.
– Et vous l’appelez une planteprécieuse ?
– Oui, par sa raretémême.
– Ah !… très bien.
– Espérons que vous la trouverez,docteur, dit le général d’un ton conciliant, Jupiter, appelez lechef des guides.
Le Nègre sortit et rentra presqueaussitôt suivi par un gambusino.
Celui-ci était un homme d’une quarantained’années, d’une taille haute, carrée et musculeuse ; saphysionomie, sans être laide, avait quelque chose de repoussantdont on ne pouvait se rendre compte, ses yeux fauves et louches,enfoncés sous l’orbite jetaient une lueur sauvage, son front bas,ses cheveux crépus et son teint cuivré complétaient un ensemble quin’avait rien de fort agréable. Il portait le costume des coureursdes bois, était froid, impassible, d’une nature essentiellementsilencieuse et répondait au nom de Babillard, que sansdoute les Indiens, ou ses compagnons eux-mêmes lui avaient donnépar antiphrase.
– Tenez, mon brave, lui dit legénéral, en lui tenant un verre plein jusqu’au bord d’une espèced’eau-de-vie appelée mescal, du nom de l’endroit où on la fabrique,buvez ceci.
Le chasseur s’inclina, vida d’un traitle verre qui contenait près d’un litre de liqueur, puis, passant lebout de sa manche sur sa moustache, il attendit.
– Je compte, dit le général,m’arrêter quelques jours dans une position sûre, afin de me livrersans craindre d’être inquiété, à certaines recherches, serions-nousen sûreté ici ?
L’œil du guide étincela, il fixa unregard brûlant sur le général.
– Non, répondit-illaconiquement.
– Pourquoi ?
– Trop d’Indiens et de bêtesfauves.
– En connaissez-vous un plusconvenable ?
– Oui.
– Loin ?
– Non.
– À quelledistance ?
– Quarante milles.
– Combien nous faudra-t-il de jourspour y arriver ?
– Trois.
– C’est bien, vous nous yconduirez, demain au lever du soleil nous nous mettrons enmarche.
– C’est tout ?
– C’est tout.
– Bonne nuit.
Et le chasseur se retira.
– Ce que j’aime dans le Babillard,c’est que sa conversation n’est pas ennuyeuse, dit le capitaine ensouriant.
– J’aimerais mieux qu’il parlâtdavantage, fit le docteur en hochant la tête, je me méfie des gensqui craignent toujours d’en trop dire, c’est qu’ils ont quelquechose à cacher.
Le guide, après avoir quitté la tente,rejoignit ses compagnons avec lesquels il se mit à parler vivementà voix basse.
La nuit était magnifique, les voyageursréunis devant la tente, causaient entre eux en fumant leurcigare.
Doña Luz chantait une de ces charmanteschansons créoles, pleines de suaves mélodies.
Tout à coup une lueur rougeâtre parut àl’horizon, grandissant d’instant en instant et un bruit sourd etcontinu, comme les grondements d’un tonnerre lointain, se fitentendre.
– Qu’est cela ? s’écria legénéral en se levant précipitamment.
– C’est la prairie qui brûle,répondit paisiblement le Babillard.
À cette annonce terrible faite sitranquillement, tout fut en rumeur dans le camp.
Il fallait fuir en toute hâte, si l’onne voulait courir le risque d’être brûlé vif.
Un des gambusinos, profitant dudésordre, se glissa parmi les ballots et disparut dans la plaineaprès avoir échangé un signe mystérieux avec leBabillard.
Le Cœur-Loyal et Belhumeur cachés aumilieu des branches touffues du chêne-liège observaient lesComanches.
Les Indiens comptaient sur la vigilancede leurs sentinelles. Loin de soupçonner que leurs ennemis setrouvaient si près d’eux et observaient leurs moindresmouvements ; accroupis ou couchés autour des feux ilsmangeaient ou fumaient insoucieusement.
Ces sauvages, au nombre de vingt-cinq àpeu près, étaient parés de leurs robes de bisons et peints de lamanière la plus variée et la plus fantastique. La plupart avaientla figure toute entière avec du cinabre, d’autres étaient tout àfait noirs, avec une longue raie blanche sur chaque joue, ilsportaient sur le dos leur bouclier, leur arc et leurs flèches, etprès d’eux leur fusil.
Du reste, au grand nombre de queues deloup attachées à leurs mocksens et qui traînaient par terrederrière eux, il était facile de reconnaître que tous étaient desguerriers d’élite, renommés dans leur tribu.
À quelques pas, la Tête-d’Aigle setenait immobile contre un arbre. Les bras croisés sur la poitrine,mais le corps légèrement penché en avant, il semblait prêterl’oreille à des bruits vagues, perceptibles pour luiseul.
La Tête-d’Aigle était un Indien Osage,tout jeune les Comanches l’avaient adopté mais toujours il avaitconservé le costume et les mœurs de sa nation.
C’était un homme de vingt-huit ans auplus, sa taille atteignait presque six pieds, ses membres gros etsur lesquels saillaient des muscles énormes dénotaient une rarevigueur.
Contrairement à ses compagnons, il neportait qu’une couverture attachée autour des reins, de manière àlaisser son buste et ses bras nus, l’expression de son visage étaitbelle et remplie de noblesse, ses yeux noirs et vifs, rapprochés deson nez busqué, sa bouche un peu grande, lui donnaient unelointaine ressemblance avec un oiseau de proie. Il avait lescheveux rasés à l’exception d’une raie sur le milieu de la tête quifaisait l’effet du cimier d’un casque, et d’une longue mèche àscalper qui tombait par-derrière et dans laquelle était fichée unetouffe de plumes d’aigles.
Il avait le visage peint de quatrecouleurs différentes, bleu, blanc, noir et rouge, les blessuresfaites par lui à ses ennemis étaient dessinées en bleu sur sapoitrine nue. Des mocksens en peau de daim non tannée lui montaientjusqu’au-dessus des genoux, et de nombreuses queues de loup étaientattachées à ses talons.
Heureusement pour les chasseurs, lesIndiens étaient sur le sentier de la guerre et n’avaient pas dechiens avec eux, sans cela ils auraient été éventés depuislongtemps et n’auraient pu s’approcher ainsi du camp sans êtredécouverts.
Malgré son immobilité de statue, l’œildu chef étincelait, ses narines se gonflaient, il levamachinalement la main droite comme pour imposer silence à sesguerriers.
– Nous sommes éventés, murmuraCœur-Loyal d’une voix si basse que son compagnon l’entendit àpeine.
– Que faire ? réponditBelhumeur.
– Agir, dit laconiquement letrappeur.
Tous deux alors se glissèrentsilencieusement de branche en branche, d’arbre en arbre sans mettrepied à terre jusqu’au côté opposé du camp, juste au-dessus del’endroit où les chevaux des Comanches paissaiententravés.
Belhumeur descendit doucement et coupales longes qui les retenaient. Alors les chevaux, excités par lescoups de fouets des chasseurs, se précipitèrent dans toutes lesdirections en hennissant et en lançant des ruades.
Les Indiens se levèrent en désordre etcoururent avec de grands cris à la recherche de leurschevaux.
La Tête-d’Aigle seul, comme s’il avaitdeviné l’endroit où ses ennemis se tenaient en embuscade, s’étaitdirigé droit vers eux, s’abritant le mieux possible derrière lesarbres qui se trouvaient sur son passage.
Les chasseurs reculaient pied à pied,surveillant les environs afin de ne pas se laissertourner.
Les cris des Indiens s’éteignaient dansle lointain ; ils s’acharnaient à la poursuite de leurschevaux.
Le chef se trouvait seul en présence dedeux ennemis.
Arrivé à un arbre dont le tronc énormelui offrait toutes les garanties de sûreté désirables, dédaignantde se servir de son fusil, et l’occasion lui paraissant favorable,il ajusta une flèche sur son arc.
Mais quelles que fussent sa prudence etson adresse, il ne put faire ce mouvement sans se découvrir unpeu ; le Cœur-Loyal épaula son fusil, le coup partit, la ballesiffla, le chef bondit sur lui-même en poussant un rugissement derage et tomba sur le sol.
Il avait le bras fracassé.
Les deux chasseurs étaient déjà près delui.
– Pas un geste, Peau-Rouge, lui ditle Cœur-Loyal, pas un geste ou vous êtes mort !
L’Indien resta immobile, impassible enapparence, dévorant sa colère.
– Je pouvais vous tuer, continua lechasseur, je ne l’ai pas voulu, voici la seconde fois que je vousdonne la vie, chef, ce sera la dernière, ne vous trouvez plus surma route, et surtout ne volez plus mes trappes, sinon je vous jureque je ne vous ferai pas grâce.
– La Tête-d’Aigle est un chefrenommé parmi les hommes de sa tribu, répondit l’Indien avecorgueil, il ne craint pas la mort, le chasseur blanc peut le tuer,il ne le verra pas se plaindre.
– Non, je ne vous tuerai pas, chef,mon Dieu défend de verser le sang d’un homme sansnécessité.
– Oah ! fit l’Indien avecun sourire ironique, mon frère est missionnaire.
– Non, je suis un honnête trappeur,je ne veux pas vous assassiner.
– Mon frère blanc a des sentiments devieilles femmes, reprit l’Indien, Nehu nutah ne pardonnepas, il se venge !
– Vous ferez comme il vous plaira,chef, répondit le chasseur en haussant les épaules avec dédain, jen’ai pas la prétention de changer votre nature, seulement vous êtesaverti, adieu.
– Et que le diable vouscaresse ! ajouta Belhumeur en le poussant du pied avecmépris.
Le chef sembla rester insensible à cettenouvelle insulte, seulement ses sourcils se froncèrent, il nebougea pas, mais il suivit d’un regard implacable ses deux ennemisqui, sans plus s’occuper de lui, s’enfoncèrent dans laforêt.
– C’est égal, dit Belhumeur enmanière de réflexion, vous avez eu tort, Cœur-Loyal, vous auriez dûle tuer.
– Bah ! pour quoi faire ?répondit insoucieusement le chasseur.
– Cascaras ! pour quoifaire ? et mais c’eût été une vermine de moins dans laprairie.
– Il y en a tant, fit l’autre,qu’une de plus ne signifie pas grand-chose.
– C’est vrai ! réponditBelhumeur convaincu, mais où allons-nousmaintenant ?
– Chercher nos trappes,caramba ! croyez-vous que je veuille lesperdre ?
– Au fait, c’est une idéecela.
Les chasseurs s’avançaient effectivementdans la direction du camp, mais à la mode indienne, c’est-à-dire enfaisant des détours sans nombre, destinés à dépister lesComanches.
Après vingt minutes de marche, ilsarrivèrent au camp. Les Indiens n’avaient pas encore reparu, maisselon toutes probabilités, ils ne devaient pas tarder à revenir.Tous leurs bagages étaient épars çà et là. Deux ou trois chevauxqui n’avaient pas eu la velléité de fuir, paissaient tranquillementleurs pois grimpants.
Sans perdre de temps les chasseurss’occupèrent, ce qui fut bientôt fait, à rassembler leurs trappes,ils se chargèrent chacun de cinq et sans plus tarder ils reprirentle chemin de la caverne où ils avaient abrité leurschevaux.
Malgré le poids assez lourd qu’ilsportaient sur leurs épaules, les deux hommes marchaient légèrementenchantés d’avoir si bien terminé leur expédition, et surtout riantdu bon tour qu’ils avaient joué aux Indiens.
Ils cheminaient ainsi depuis assezlongtemps ; déjà ils entendaient à peu de distance le murmuresourd des eaux de la rivière, lorsque tout à coup le hennissementd’un cheval frappa leurs oreilles.
– On nous poursuit, dit Cœur-Loyalen s’arrêtant.
– Hum ! fit Belhumeur, c’estpeut-être un cheval sauvage.
– Non, le cheval sauvage ne hennitpas de cette façon, ce sont les Comanches, du reste, ajouta-t-il,nous allons le savoir.
Alors s’étendant à terre, il colla sonoreille sur le sol et écouta.
Il se releva presqueaussitôt.
– J’en étais certain, dit-il, cesont les Comanches, mais ils ne suivent pas une piste franche, ilshésitent.
– Ou peut-être leur marche est-elleretardée par la blessure de la Tête-d’Aigle.
– C’est possible ! oh !oh ! se croient-ils donc capables de nous atteindre, si nousvoulons leur échapper ?
– Ah ! si nous n’étions paschargés, ce serait bientôt fait.
Le Cœur-Loyal réfléchit uninstant.
– Venez, dit-il, nous avons unedemi-heure devant nous, c’est plus qu’il en faut.
Un ruisseau coulait à une légèredistance, le chasseur entra dans son lit avec son compagnon quisuivait tous ses mouvements.
Arrivés au milieu du courant, leCœur-Loyal enveloppa avec soin les trappes dans une peau de buffleafin que l’humidité ne pût les atteindre puis il les laissa glisserau fond de l’eau.
Cette précaution prise, les chasseurstraversèrent le ruisseau et firent une fausse piste d’à peu prèsdeux cents pas, revenant ensuite avec précaution afin de ne paslaisser d’empreinte qui dénonçât leur retour, ils rentrèrent dansla forêt après avoir d’un geste renvoyé leurs chiens auprès deschevaux.
Les intelligents animaux prirent leurcourse et disparurent bientôt dans l’obscurité.
Cette résolution de se séparer deschiens leur était utile en aidant à dépister les Indiens, qui nemanqueraient pas de suivre les traces fugitives laissées par leslimiers dans les hautes herbes.
Une fois dans la forêt, les chasseursremontèrent sur un arbre et commencèrent à s’avancer entre ciel etterre ; manière de voyager beaucoup plus usitée qu’on ne lecroit en Europe, dans ces pays où il est souvent impossible à causede l’enchevêtrement des lianes et des arbres d’avancer sans seservir de la hache pour se frayer un passage.
L’on peut ainsi, en passant de brancheen branche, faire des lieues entières sans toucher lesol.
C’était justement, quoique pour uneautre cause, ce qu’exécutaient en ce moment leschasseurs.
Ils s’avançaient de cette façonau-devant de leurs ennemis, dont les pas se rapprochaient de plusen plus et que bientôt ils aperçurent au-dessous d’eux, marchant enfile indienne, c’est-à-dire l’un derrière l’autre, et suivantattentivement leur piste.
La Tête-d’Aigle venait le premier, àdemi couché sur son cheval à cause de sa blessure, mais plus animéque jamais à la poursuite de ses ennemis.
Lorsqu’ils croisèrent les Comanches, lesdeux trappeurs se blottirent dans les feuilles, en retenant leursouffle. La circonstance la plus futile suffisait pour dénoncerleur présence.
Les Indiens passèrent sans les voir. Leschasseurs reprirent leur marche.
– Ouf ! dit Belhumeur au boutd’un instant, je crois que nous en voilà quittes cettefois.
– Ne nous hâtons pas de chantervictoire, mais éloignons-nous aussi rapidement que nous pourrons,ces démons de Peaux-Rouges sont fins, ils ne seront pas longtempsdupes de notre stratagème.
– Sacrebleu ! s’écria tout àcoup Belhumeur, j’ai laissé tomber mon couteau, je ne sais où, sices démons le trouvent, nous sommes perdus.
– C’est probable, murmura leCœur-Loyal, raison de plus pour ne pas perdre uneminute.
Cependant, la forêt qui jusqu’alorsavait été calme, commença subitement à gronder sourdement, lesoiseaux volaient en poussant des cris de frayeur, et dans lesfourrés on entendait craquer les branches sèches sous les paspressés des bêtes fauves.
– Que se passe-t-il donc ? fitle Cœur-Loyal, en s’arrêtant et en regardant autour de lui avecinquiétude, la forêt semble saisie de vertige.
Les deux chasseurs s’élancèrent jusqu’ausommet de l’arbre sur lequel ils se trouvaient et qui par hasardétait un des plus élevés de la forêt.
Une lueur immense colorait l’horizon àune lieue tout au plus de l’endroit où ils étaient, cette lueurgrandissait de minute en minute et s’avançait vers eux à pas degéant.
– Malédiction, s’écria Belhumeur,les Comanches ont mis le feu à la prairie.
– Oui, et je crois que cette fois,comme vous le disiez tout à l’heure, nous sommes perdus, réponditfroidement le Cœur-Loyal.
– Que faire ? demanda leCanadien, dans un instant nous serons cernés.
Le Cœur-Loyal réfléchissaitprofondément.
Au bout de quelques secondes, il relevala tête, un sourire de triomphe relevait les coins de seslèvres.
– Ils ne nous tiennent pas encore,dit-il, suivez-moi, frère !… et il ajouta à voix basse :je veux revoir ma mère !…
Pour bien faire comprendre au lecteur laposition dans laquelle se trouvaient les chasseurs, il estnécessaire de revenir au chef comanche.
À peine ses ennemis avaient-ils disparu parmiles arbres que la Tête-d’Aigle se releva doucement, pencha le corpsen avant et prêta l’oreille afin de s’assurer qu’ils s’éloignaientréellement. Dès qu’il eut acquis cette certitude, il déchira unmorceau de son blankett – couverture – avec lequel ilenveloppa tant bien que mal son bras blessé et, malgré sa faiblesseoccasionnée par le sang qu’il avait perdu, et les vives douleursqu’il éprouvait, il se mit résolument sur les traces deschasseurs.
Il les accompagna ainsi sans être vu,jusqu’aux limites du camp. Là, caché derrière un ébénier, il futtémoin sans pouvoir s’y opposer, mais en bouillant de colère, de larecherche faite par les chasseurs pour retrouver leurs trappes, etenfin de leur départ après les avoir recouvrées.
Bien que les limiers que les chasseursavaient avec eux fussent d’excellentes bêtes, dressées à sentir lesIndiens de fort loin, par un hasard providentiel, et quiprobablement sauva le chef comanche, ils se jetèrent gloutonnementsur les restes épars du repas des Peaux-Rouges, leurs maîtres quine se croyaient pas épiés ne songèrent nullement à leur ordonner lavigilance.
Les Comanches regagnèrent enfin leurcamp, après avoir avec des difficultés infinies réussi à retrouverleurs chevaux.
La vue de leur chef blessé leur causaune surprise et une irritation extrême, dont la Tête-d’Aigleprofita habilement pour les lancer de nouveau à la recherche deschasseurs qui, retardés par les trappes qu’ils portaient, nedevaient pas être loin et ne pouvaient manquer de tomberpromptement entre leurs mains.
Ils n’avaient été dupes qu’un instant dustratagème inventé par Cœur-Loyal, et n’avaient pas été longs àreconnaître sur les premiers arbres de la forêt des traces nonéquivoques du passage de leurs ennemis.
Ce fut alors que, honteux d’être tenuainsi en échec par deux hommes déterminés, dont les rusessupérieures aux siennes déjouaient tous ses calculs, laTête-d’Aigle résolut d’en finir avec eux et mit à exécution lediabolique projet de brûler la forêt. Moyen qui, de la façon dontil l’emploierait, devait, il n’en doutait pas, lui livrer enfin sesredoutables adversaires.
En conséquence, dispersant ses guerriersdans différentes directions, de manière à former un vaste cercle,il fit allumer les hautes herbes dans plusieurs endroits à lafois.
L’idée, quoique barbare et digne dessauvages guerriers qui s’en servaient, était bonne.
Les chasseurs après avoir vainementtenté de sortir du réseau de feu, qui les envelopperait de toutesparts, seraient obligés malgré eux, s’ils ne préféraient êtrebrûlés vifs, de se rendre à leurs féroces ennemis.
La Tête-d’Aigle avait tout calculé, toutprévu, excepté la chose la plus simple et la plus facile, la seulechance de salut qui resterait au Cœur-Loyal.
Comme nous l’avons dit, sur l’ordre deleur chef, les guerriers s’étaient dispersés et avaient allumél’incendie dans plusieurs endroits à la fois.
Dans cette saison avancée de l’année,les plantes et les herbes, brûlés par les rayons incandescents dusoleil de l’été, s’étaient immédiatement enflammés et le feus’était étendu dans toutes les directions avec une rapiditéeffrayante.
Pas assez vite cependant pour ne paslaisser s’écouler un certain laps de temps avant de seréunir.
Le Cœur-Loyal n’avait pas hésité,pendant que les Indiens couraient comme des démons autour de labarrière de flamme qu’ils venaient d’opposer à leurs ennemis etqu’ils poussaient des hurlements de joie, le chasseur suivi de sonami s’était élancé au pas de course entre deux murailles de feuqui, à droite et à gauche, marchaient sur lui en sifflant etmenaçaient de se réunir à la fois sous ses pieds et au-dessus de satête. Au milieu des arbres calcinés, qui tombaient avec fracas,aveuglés par des flots d’une fumée épaisse qui leur coupait larespiration, brûlés par des nuées d’étincelles qui pleuvaient sureux de toutes parts, suivant hardiment leur route sous une voûte deflammes, les intrépides aventuriers avaient franchi, au prix dequelques brûlures sans conséquences, l’enceinte maudite, danslaquelle les Indiens avaient cru les ensevelir pour jamais et déjàils étaient loin de leurs ennemis que ceux-ci s’applaudissaientencore du succès de leur ruse.
Cependant l’incendie prenait desproportions formidables, la forêt se tordait sous l’étreinte dufeu ; la prairie n’était plus qu’une nappe de flammes, aumilieu de laquelle couraient affolées de terreur les bêtes fauves,que cette catastrophe inattendue chassait de leursrepaires.
Le ciel avait pris des refletssanglants, et un vent impétueux balayait devant lui la flamme et lafumée.
Les Indiens eux-mêmes étaient effrayésde leur ouvrage en voyant autour d’eux des montagnes entièress’allumer comme des phares sinistres, la terre devenir chaude etd’immenses troupes de bisons faire trembler le sol dans leur coursefurieuse en poussant ces bramements de désespoir qui remplissent deterreur les hommes les plus braves.
Au camp des Mexicains, tout était dansle plus grand désordre ; c’était un bruit, une confusioneffroyable, les chevaux avaient rompu leurs entraves et fuyaientdans tous les sens, les hommes saisissaient leurs armes, leursmunitions, d’autres emportaient les selles et lesballots.
Chacun criait, jurait, commandait, touscouraient dans le camp comme s’ils eussent été frappés devertige.
Le feu s’avançait majestueusement,engloutissant tout sur son passage, précédé par une fouleinnombrable d’animaux de toutes sortes, qui bondissaient avec deshurlements de frayeur, poursuivis par le fléau qui les atteignait àchaque pas.
Une fumée épaisse chargée d’étincellespassait déjà sur le camp des Mexicains, vingt minutes encore ettout était dit pour eux.
Le général, serrant sa nièce dans sesbras, demandait en vain aux guides les moyens d’éviter le périlimmense qui les menaçait.
Mais ces hommes, terrifiés parl’imminence du péril, avaient perdu tout sang-froid.
Et puis quel remède employer ? lesflammes formaient un cercle immense dont le camp était devenu lecentre.
Cependant la forte brise qui jusque-làavait avivé l’incendie en lui prêtant des ailes était tombée tout àcoup.
L’air n’avait plus unsouffle.
La marche du feu se trouvaralentie.
La providence accordait quelques minutesde plus à ces malheureuses créatures.
En ce moment le camp offrait un aspectétrange.
Tous ces hommes frappés de terreuravaient perdu même l’instinct de la conservation.
Les lanceros se confessaient les uns auxautres.
Les guides étaient plongés dans unsombre désespoir.
Le général accusait le ciel de sadisgrâce.
Pour le docteur, il ne regrettait que laplante qu’il ne pourrait pas découvrir, chez lui toute autreconsidération cédait devant celle-là.
Doña Luz, les mains jointes et lesgenoux en terre priait avec ferveur.
Le feu marchait toujours avec sonavant-garde de bêtes fauves.
– Oh ! s’écria le général ensecouant avec force le bras du guide, nous laisserez-vous doncbrûler ainsi sans chercher à nous sauver ?
– Que faire contre Dieu ?répondit impassiblement le Babillard.
– N’est-il donc aucun moyen de nouspréserver de la mort ?
– Aucun !
– Il en est un ! s’écria unhomme qui, les cheveux et le visage à demi brûlés, se précipitadans le camp en escaladant les ballots, suivi d’un autreindividu.
– Qui êtes-vous ? s’écria legénéral.
– Peu importe, répondit sèchementl’étranger, je viens vous sauver ! mon compagnon et moi nousétions hors de danger ; pour vous secourir nous avons bravédes périls inouïs, ceci doit vous suffire. Votre salut est entrevos mains, il ne s’agit que de vouloir.
– Commandez, répondit le général,le premier je vous donnerai l’exemple de l’obéissance.
– Vous n’avez donc pas de guidesavec vous ?
– Si ! reprit legénéral.
– Alors, ce sont des traîtres oudes lâches, car le moyen que je vais employer est connu de tout lemonde dans la prairie.
Le général lança un regard de défianceau Babillard qui n’avait pu s’empêcher de tressaillir àl’apparition subite des deux inconnus.
– Du reste, continua le chasseur,c’est un compte que vous réglerez plus tard avec eux, il ne s’agitpas de cela en ce moment.
Les Mexicains, à la vue de cet hommedéterminé à la parole brève et profondément accentuée, avaientinstinctivement deviné un sauveur, ils avaient senti le couragerevenir avec l’espoir, et ils se tenaient prêts à exécuter sesordres avec célérité.
– Hâtez-vous, dit le chasseur,arrachez toutes les herbes qui entourent le camp.
Chacun se mit à l’œuvre.
– Nous, continua l’étranger ens’adressant au général, prenons des couvertures mouillées etétendons-les devant les ballots.
Le général, le capitaine et le docteur,guidés par le chasseur, exécutèrent ce qu’il avait commandé,pendant que son compagnon lassait les chevaux et les mules, qu’ilentravait au milieu du camp.
– Hâtons-nous !hâtons-nous ! criait incessamment le chasseur, l’incendie nousgagne.
Chacun redoubla d’ardeur.
Bientôt un large espace futdépouillé.
Doña Luz regardait avec admiration cethomme étrange, apparu tout à coup d’une façon providentielle, quiparaissait, au milieu de l’horrible danger qui les enveloppait,aussi calme et aussi tranquille que s’il avait eu le pouvoir decommander à l’épouvantable fléau qui s’avançait contre eux à pas degéant.
La jeune fille ne pouvait détacher delui ses regards ; elle se sentait malgré elle entraînée versce sauveur inconnu, dont la voix, les gestes, toute la personne enun mot la subjuguaient.
Lorsque les herbes et les plantes eurentété arrachées avec cette fiévreuse rapidité que les hommes endanger de mort mettent à ce qu’ils font, le chasseur souritdoucement.
– Maintenant, dit-il en s’adressantaux Mexicains, le reste regarde mon ami et moi, laissez-nousfaire ; pour vous, enveloppez-vous avec soin de couverturesmouillées.
Chacun suivit son conseil.
L’étranger jeta un regard autour de lui,puis après avoir fait un signe à son compagnon, il marcha au-devantdu feu.
– Je ne vous quitte pas, dit legénéral avec intérêt.
– Venez, répondit laconiquementl’étranger.
Arrivés à l’extrémité de la place où lesherbes avaient été arrachées, le chasseur fit un monceau de planteset de bois sec avec son pied, et jetant un peu de poudre dessus ily mit le feu.
– Que faites-vous ? s’écria legénéral avec stupeur.
– Vous le voyez, je combats le feupar le feu, répondit simplement le chasseur.
Son compagnon avait agi de la mêmemanière d’un côté opposé.
Un rideau de flammes s’éleva rapidementet pendant quelques minutes le camp se trouva presque caché sousune voûte de feu.
Il y eut un quart d’heure d’anxiététerrible, d’attente suprême.
Peu à peu les flammes devinrent moinsintenses, l’air plus pur, la fumée se dissipa, les mugissements del’incendie diminuèrent.
Enfin l’on put se reconnaître dans cethorrible chaos.
Un soupir de soulagement s’exhala detoutes les poitrines.
Le camp était sauvé !
L’incendie dont les grondements sefaisaient de plus en plus sourds, vaincu par le chasseur, allaitporter ses ravages dans d’autres directions.
Chacun se précipita vers l’étranger pourle remercier.
– Vous avez sauvé la vie de manièce, lui dit le général avec effusion, comment m’acquitterai-jejamais envers vous ?
– Vous ne me devez rien, monsieur,répondit le chasseur avec une noble simplicité, dans la prairietous les hommes sont frères, je n’ai fait que mon devoir en vousvenant en aide.
Dès que le premier moment de joie futpassé et que l’on eut remis un peu d’ordre dans le camp, chacunchercha un repos que les terribles émotions de la nuit rendaientindispensable.
Les deux étrangers qui avaientconstamment repoussé avec modestie, mais avec fermeté, les avancesque le général leur avait faites dans l’entraînement de sareconnaissance, s’étaient nonchalamment étendus sur les ballotspour reposer quelques heures.
Un peu avant le lever du soleil ils selevèrent.
– La terre doit être froide, ditl’un, partons avant que ces gens s’éveillent, peut-être nevoudraient-ils pas nous laisser les quitter ainsi.
– Partons, répondit laconiquementl’autre.
Au moment où ils franchissaient leslimites du camp, une main s’appuya légèrement sur l’épaule dupremier, il se retourna.
Doña Luz était devant lui.
Les deux hommes s’arrêtèrent etsaluèrent la jeune femme avec respect.
– Vous nous quittez ? dit-elled’une voix douce et mélodieuse.
– Il le faut, señorita, répondit undes chasseurs.
– Je comprends, fit-elle avec unsourire charmant, maintenant que, grâce à vous, nous sommes sauvés,vous n’avez plus rien à faire ici, n’est-ce pas ?
Les deux hommes s’inclinèrent sansrépondre.
– Accordez-moi une grâce,dit-elle.
– Parlez, madame.
Elle ôta une mignonne petite croix endiamants qu’elle portait au cou.
– Gardez ceci en souvenir demoi.
Le chasseur hésita.
– Je vous en prie, murmura-t-elleavec des larmes dans la voix.
– J’accepte, madame, dit lechasseur avec émotion en plaçant la croix sur sa poitrine auprès deson scapulaire, j’aurai un talisman à joindre à celui que m’a donnéma mère.
– Merci, répondit la jeune filleavec joie, un mot encore ?
– Dites.
– Quels sont vosnoms ?
– Mon compagnon se nommeBelhumeur.
– Mais vous ?
– Le Cœur-Loyal.
Après s’être inclinés une seconde foisen signe d’adieu, les deux chasseurs s’éloignèrent rapidement et netardèrent pas à disparaître dans l’obscurité.
Doña Luz les suivit des yeux tantqu’elle put les apercevoir, puis elle revint à pas lents toutepensive vers la tente, en murmurant à demi-voix :
– Le Cœur-Loyal !… oh !je m’en souviendrai !…
Les États-Unis ont hérité del’Angleterre ce système d’envahissement et d’usurpation continuelqui est un des points les plus saillants du caractèrebritannique.
À peine l’indépendance de l’Amérique duNord fut-elle proclamée, la paix conclue avec l’ancienne métropole,que ces hommes qui criaient si haut à la tyrannie, à l’oppression,qui réclamaient contre la violation du droit des gens, dont,disaient-ils, ils étaient victimes, organisèrent avec cetimplacable sang-froid qu’ils tiennent de leur origine une chasseaux Indiens. Non seulement sur toute l’étendue de leur territoire,mais encore mécontents de la possession des vastes régions que leurpopulation inquiète ne suffit pas, malgré son activité, à défricheret à mettre en valeur, ils voulurent se rendre maîtres des deuxOcéans, cernant de tous côtés les tribus aborigènes qu’ilsrefoulent sans cesse et que, suivant les paroles prophétiques etpleines d’amer désespoir d’un vieux chef indien, ils finiront parnoyer dans le pacifique à force de trahisons et deperfidies.
Aux États-Unis, pays sur le compteduquel on commence beaucoup à revenir, mais que des gens prévenusou mal informés s’obstinent encore à représenter comme la terreclassique de la liberté, se rencontre cette odieuse anomalie dedeux races dépouillées au profit d’une troisième qui s’arroge surelles le droit de vie et de mort et ne les considère que comme desbêtes de somme.
Ces deux races, si dignes de l’intérêtde tous les esprits éclairés, et des véritables amis de l’espècehumaine, sont les races noire et rouge.
Il est vrai que d’un autre côté pour montrerjusqu’à quel point ils sont philanthropes, les États-Unis ont, dèsl’an 1795, signé un traité de paix et d’amitié avec lesÉtats barbaresques qui leur donnaient des avantagesincomparablement plus grands que ceux que leur offrait l’ordre deMalte qui voulait lui aussi traiter avec eux.
Traité garanti par les Régences d’Alger et deTripoli et dans lequel il est positivement dit que legouvernement des États-Unis n’est fondé, en aucun sens, sur lareligion chrétienne.
À ceux auxquels cela pourra sembler fort, nousrépondrons que c’est logique, et que les Américains en fait de Dieun’en connaissent qu’un seul : Le Dieu Dollar !qui de tout temps a été le seul adoré par les pirates de toutes lescontrées.
Qu’on tire laconséquence !
Les squatters, ces gens sans feu nilieu, sans droit ni loi, reniés par toutes les nations, et qui sontla honte et le rebut de la population nord-américaine, s’avancentincessamment vers l’ouest, et de défrichements en défrichements,tentent de relancer les tribus indiennes de leurs derniersrefuges.
Derrière les squatters, arrivent cinq ousix soldats, un tambour, un trompette et un officier quelconque,portant un drapeau étoilé.
Ces soldats élèvent un fort avecquelques troncs d’arbres, plantent le drapeau au sommet etproclament que les frontières de la Confédération s’étendentjusque-là.
Alors autour du fort se bâtissentquelques cabanes, se groupe une population bâtarde, composéhétérogène de Blancs, de Noirs, de Rouges, de Cuivrés, etc., etvoilà une ville fondée à laquelle on donne un nom sonore commeUtique ou Syracuse, Rome ou Carthage, par exemple, et quelquesannées plus tard, lorsque cette ville possède deux ou trois maisonsen pierre, elle devient de droit la capitale d’un nouvel État quin’existe pas encore.
Ainsi se passent les choses dans cepays, c’est bien simple, comme on voit.
Quelques jours après les événements que nousavons racontés dans notre précédent chapitre, une scène étrange sepassait dans une possessionélevée depuis deux ans à peine,sur les bords de la grande Canadienne, dans une charmante positionau pied d’une verdoyante colline.
Cette possession se composait d’unevingtaine de cabanes groupées capricieusement auprès les unes desautres, à l’abri d’un fortin armé de quatre petits canons, quicommandait le cours de la rivière.
Ce village, si jeune encore, avait déjà,grâce à la prodigieuse activité américaine, acquis toutel’importance d’une ville. Deux tavernes regorgeaient de buveurs,trois temples de sectes différentes servaient à réunir lesfidèles.
Çà et là les habitants allaient etvenaient avec cette préoccupation de gens qui travaillentsérieusement et qui vaquent à leurs affaires.
De nombreux canots sillonnaient larivière, et des charrettes chargées de marchandises allaient danstous les sens, en grinçant sur leurs essieux criards et en creusantde profondes ornières.
Cependant malgré tout ce mouvement oupeut-être à cause de lui, il était facile de reconnaître qu’unecertaine inquiétude régnait dans le village.
Les habitants s’interrogeaient les unsles autres, des groupes se formaient sur le pas des portes etplusieurs hommes, montés sur de forts chevaux, s’élançaient enéclaireurs dans plusieurs directions, après avoir pris les ordresdu capitaine commandant le fort qui, revêtu de son grand uniforme,une longue-vue à la main et les bras derrière le dos, se promenaità grands pas sur les glacis du fortin.
Peu à peu les canots regagnèrent laplage, les charrettes furent dételées, les bêtes de sommerenfermées dans les parcs, et la population entière se trouvaréunie sur la place du village.
Le soleil s’abaissait rapidement àl’horizon, la nuit n’allait pas tarder à venir, les cavaliersenvoyés aux environs étaient tous de retour.
– Vous le voyez, dit le capitaineaux habitants assemblés, nous n’avons rien à craindre, ce n’étaitqu’une fausse alerte, vous pouvez rentrer paisiblement dans vosdemeures, l’on n’a trouvé aucune trace d’Indiens à vingt milles àla ronde.
– Hum ! observa un vieuxchasseur métis appuyé sur son fusil, les Indiens ne sont pas longsà faire vingt milles.
– C’est possible, Blancs-Yeux,répondit le commandant, mais soyez convaincu que si j’ai agi commeje l’ai fait, cela a été simplement dans le but de rassurer lapopulation, les Indiens n’oseront pas se venger.
– Les Indiens se vengent toujours,capitaine, dit sentencieusement le vieux chasseur.
– Vous avez bu trop de whisky,Blancs-Yeux, il vous a porté au cerveau, vous rêvez toutéveillé.
– Dieu veuille que vous ayezraison, capitaine, mais toute ma vie s’est passée sur lesdéfrichements, je connais les mœurs des Peaux-Rouges, tandis quevous n’êtes sur les frontières que depuis deux ans.
– C’est autant qu’il en faut,interrompit péremptoirement le capitaine.
– Cependant, avec votre permission,les Indiens sont des hommes, et les deux Comanches qui ont ététraîtreusement assassinés ici, au mépris du droit des gens, étaientdes guerriers renommés dans leur tribu.
– Blancs-Yeux, vous êtes unsang-mêlé, vous tenez un peu trop de la race rouge, dit lecapitaine avec ironie.
– La race rouge, répondit fièrement lechasseur, est loyale, elle n’assassine pas pour le plaisir deverser du sang, ainsi que vous-même avez fait il y a quatre joursde ces deux guerriers qui passaient inoffensifs dans leur canot,sous le prétexte d’essayer un nouveau fusil que vous avez reçud’Acropolis.
– C’est bon ! assez !faites-moi grâce de vos commentaires, Blancs-Yeux, je n’ai pasd’observations à recevoir de vous.
Le chasseur salua gauchement, jeta sonfusil sur l’épaule et se retira tout engrommelant :
– C’est égal, le sang versé crievengeance, les Peaux-Rouges sont des hommes, ils ne laisseront pasle crime impuni.
Le capitaine rentra dans le fort,visiblement contrarié de ce que lui avait dit le métis. Peu à peules habitants se dispersèrent après s’être souhaité le bon soir etse renfermèrent chez eux, avec cette insouciance particulière auxhommes habitués à risquer leur vie à chaque minute.
Une heure plus tard, la nuit étaitcomplètement venue, d’épaisses ténèbres enveloppaient le villagedans lequel les habitants fatigués des rudes travaux du jourreposaient dans une sécurité profonde.
Les éclaireurs envoyés au déclin du jourpar le capitaine s’étaient mal acquittés de leur devoir, ou bienils n’étaient pas habitués aux ruses indiennes, sans cela ilsn’auraient pas donné par leurs rapports une confiance trompeuse auxcolons.
À un mille à peine du village, cachés etconfondus au milieu des épaisses broussailles et des arbresenchevêtrés les uns dans les autres d’une forêt vierge, dont lespremiers plans étaient tombés déjà sous la hache infatigable desdéfricheurs, deux cents guerriers comanches de la tribu duSerpentguidés par plusieurs chefs renommés, au nombredesquels se trouvait la Tête-d’Aigle, qui bien que blessé avaitvoulu faire partie de l’expédition, attendaient avec cette patienceindienne, que rien ne peut rebuter, le moment propice de tirer unevengeance éclatante de l’insulte qui leur avait été faite.
Plusieurs heures se passèrent ainsi,sans que le silence de la nuit fût troublé par un bruitquelconque.
Les Indiens, immobiles comme des statuesde bronze, attendaient, sans témoigner la moindreimpatience.
Vers onze heures du soir la lune seleva, éclairant le paysage de ses reflets argentés.
Au même instant les hurlements éloignésd’un chien se firent entendre à deux reprises.
La Tête-d’Aigle se détachant alors del’arbre derrière lequel il s’abritait, commença à ramper avec uneadresse et une vélocité extrêmes dans la direction duvillage.
Arrivé sur la lisière de la forêt ils’arrêta, puis après avoir jeté autour de lui un regardinvestigateur, il imita le hennissement du cheval avec une telleperfection que deux chevaux du village lui répondirentimmédiatement.
Après quelques secondes d’attente,l’ouïe exercée du chef perçut un bruit presque insensible dans lesfeuilles, le grave mugissement d’un bœuf se fit entendre à unecourte distance, alors le chef se leva et attendit.
Deux secondes plus tard un homme lerejoignait.
Cet homme était Blancs-Yeux, le vieuxchasseur.
Un sourire sinistre relevait le coin deses lèvres minces.
– Que font les Blancs ?demanda le chef.
– Ils dorment, répondit lemétis.
– Mon frère me leslivrera ?
– Donnant, donnant.
– Un chef n’a qu’une parole. Lafemme pâle et la tête grise ?
– Sont ici.
– Ilsm’appartiendront ?
– Tous les habitants du villageseront remis entre les mains de mon frère.
– Och ! le chasseur n’estpas venu ?
– Pas encore.
– Il arrivera trop tard.
– C’est probable.
– Que dit mon frère àprésent ?
– Où est ce que j’ai demandé auchef ? fit le chasseur.
– Les peaux, les fusils et lapoudre sont en arrière gardés par mes jeunes gens.
– Je me fie à vous, chef, réponditle chasseur, mais si vous me trompez…
– Un Indien n’a qu’uneparole.
– C’est bon !… alors quandvous voudrez.
Dix minutes plus tard, les Indiensétaient maîtres du village, dont tous les habitants, réveillés lesuns après les autres, avaient été faits prisonniers sans coupférir.
Le fort était cerné par les Comanches,qui après avoir entassé au pied de ses murailles de troncs d’arbresles charrettes, les meubles et tous les instruments de labouragedes colons désespérés, n’attendaient plus qu’un signal de leur chefpour commencer l’attaque.
Tout à coup une forme vague se dessinaau sommet du fort et le cri de l’épervier d’eau traversal’espace.
Les Indiens mirent le feu à l’espèce debûcher qu’ils avaient élevé et se précipitèrent contre lespalissades, en poussant tous ensemble cet horrible et strident cride guerre qui leur est particulier, et qui sur les frontières esttoujours le signal du massacre.
La position des Américains était desplus critiques.
Le capitaine, surpris par l’attaquesilencieuse des Comanches, avait été réveillé en sursaut parl’effroyable cri de guerre qu’ils avaient poussé, dès que le feuavait été mis par eux aux matériaux entassés devant lefort.
Sautant au bas de son lit, le brave officier,un moment ébloui par les lueurs rougeâtres des flammes, s’était àdemi vêtu et son sabre à la main précipité du côté où reposait lagarnison, qui déjà avait pris l’alarme et se hâtait de se rendre àson poste avec cette insouciante bravoure qui distingue lesYankees.
Mais que faire ?
La garnison se montait, capitainecompris, à douze hommes.
Comment, avec une force numérique aussifaible, résister aux Indiens dont il voyait les diaboliquessilhouettes se dessiner fantastiquement aux reflets sinistres del’incendie ?
L’officier poussa un soupir.
– Nous sommes perdus !murmura-t-il.
Dans les combats incessants qui selivrent sur les frontières indiennes, les lois de nos guerrescivilisées sont complètement inconnues.
Le vae victis règne dans toutel’acception du mot.
Les ennemis acharnés qui combattent lesuns contre les autres avec tous les raffinements de la barbarie nedemandent et n’accordent pas de quartier.
Toute lutte est donc une question de vieou de mort.
Tel est l’usage.
Le capitaine le savait, aussi ne sefaisait-il pas la moindre illusion sur le sort qui l’attendait s’iltombait aux mains des Comanches.
Il avait commis la faute de se laissersurprendre par les Peaux-Rouges, il devait subir les conséquencesde son imprudence.
Mais le capitaine était un bravesoldat ; certain de ne pouvoir se retirer sain et sauf duguêpier dans lequel il se trouvait, il voulut du moins succomberavec honneur.
Les soldats n’avaient pas besoin d’êtreexcités à faire leur devoir, ils savaient aussi bien que leurcapitaine qu’il ne leur restait aucune chance de salut.
Aussi les défenseurs du fort seplacèrent résolument derrière les barricades et commencèrent àfusiller les Indiens avec une justesse et une précision qui nelaissèrent pas que de leur causer de grandes pertes.
La première personne que le capitaineaperçut en montant sur la plate-forme du fortin fut le vieuxchasseur Blancs-Yeux.
– Ah ! ah ! murmural’officier à part lui, que fait ici cet homme et comment y est-ilarrivé ?
Tirant alors un pistolet de sa ceinture,il marcha droit au métis, et le saisissant par la gorge il luiappuya le canon de l’arme sur la poitrine, en lui disant avec cesang-froid que les Américains tiennent des Anglais et qu’ils ontconsidérablement augmenté :
– De quelle façon vous êtes-vousdonc introduit dans le fort, vieille chouette ?
– Eh ! par la porteapparemment, répondit l’autre sans s’émouvoir.
– Ah ! bah ! vous êtesdonc sorcier alors ?
– Peut-être.
– Trêve de raillerie, sang-mêlé,vous nous avez vendus à vos frères, les Peaux-Rouges.
Un sourire sinistre éclaira le visage dumétis, le capitaine l’aperçut.
– Mais votre trahison ne vousprofitera pas, misérable, dit-il d’une voix tonnante, vous en serezla première victime.
Le chasseur se dégagea par un mouvementbrusque et inattendu ; puis il fit un bond en arrière etépaulant son fusil :
– Nous verrons, dit-il enricanant.
Ces deux hommes placés face à face surcette étroite plate-forme éclairée par les reflets sinistres del’incendie, dont l’intensité croissait à chaque seconde, avaientune expression terrifiante pour le spectateur auquel il aurait étédonné de les contempler de sang-froid.
Chacun d’eux personnifiait en lui cesdeux races en présence aux États-Unis, dont la lutte ne finira quepar l’extinction complète de l’une au profit de l’autre.
À leurs pieds le combat prenait lesgigantesques proportions d’une épopée.
Les Indiens se ruaient avec rage et enpoussant de grands cris contre les retranchements, où lesAméricains les recevaient par des décharges à bout portant ou àcoups de baïonnette.
Mais le feu gagnait toujours, lessoldats tombaient les uns après les autres ; bientôt toutserait fini.
À la menace de Blancs-Yeux, le capitaineavait répondu par un sourire de mépris.
Prompt comme l’éclair, il avait déchargéson pistolet sur le chasseur ; celui-ci avait laissé échapperson fusil, son bras droit était fracassé.
Le capitaine se précipita sur lui avecun rugissement de joie.
Le métis fut renversé par ce chocimprévu.
Alors son ennemi lui appuya le genou surla poitrine et le considéra un instant.
– Eh bien ! lui dit-il, avecun rire amer, me suis-je trompé ?
– Non, répondit le métis d’une voixferme, je suis un sot, ma vie t’appartient, tue-moi.
– Sois tranquille, je te réserveune mort indienne.
– Hâte-toi, si tu veux te venger,reprit le chasseur avec ironie, car bientôt il sera troptard.
– J’ai le temps… Pourquoi nousas-tu trahis, misérable ?
– Que t’importe ?
– Je veux le savoir.
– Eh bien ! sois satisfait,dit le chasseur après un instant de silence, les Blancs tes frèressont les bourreaux de toute ma famille, j’ai voulu mevenger.
– Mais nous ne t’avions rien fait,nous ?
– N’êtes-vous pas des Blancs ?tue-moi et que cela finisse… je puis mourir avec joie, car denombreuses victimes me suivront dans la tombe.
– Eh bien ! puisqu’il en estainsi, dit le capitaine avec un rire sinistre, je vais t’envoyerrejoindre tes frères, tu vois que je suis un loyaladversaire.
Alors appuyant fortement son genou surla poitrine du chasseur afin de l’empêcher de se soustraire auchâtiment qu’il lui réservait :
– À l’indienne, luidit-il.
Et prenant son couteau, il saisit de lamain gauche l’épaisse et rude chevelure grise du métis et avec unedextérité inouïe, il la lui enleva.
Le chasseur ne put retenir un crid’effroyable douleur à cette affreuse mutilation, le sang coulaiten abondance de son crâne nu, et inondait son visage.
– Tue-moi ! dit-il, tue-moi,cette douleur est horrible.
– Tu trouves ? dit lecapitaine.
– Oh ! tue-moi !tue-moi !
– Allons donc, répondit l’officieren haussant les épaules, me prends-tu pour un boucher, non, je vaiste rendre à tes dignes amis.
Il prit alors le chasseur par lesjambes, le traîna jusqu’au bord de la plate-forme et le poussa dupied.
Le misérable chercha instinctivement àse retenir en saisissant de la main gauche l’extrémité d’une poutrequi faisait saillie au-dehors.
Un instant il resta suspendu dansl’espace.
Il était hideux à voir, son crâne à vif,son visage sur lequel coulaient incessamment des flots d’un sangnoir, contracté par la souffrance et la terreur, tout son corpsagité de mouvements convulsifs inspiraient l’horreur et ledégoût.
– Pitié ! pitié !murmurait-il.
Le capitaine le regardait le sourire auxlèvres, les bras croisés sur la poitrine.
Mais les nerfs fatigués du misérable nepurent le soutenir plus longtemps, ses doigts crispés lâchèrent lepieu qu’il avait saisi avec l’énergie du désespoir.
– Bourreau ! soismaudit ! cria-t-il avec un accent de rage suprême.
Et il tomba.
– Bon voyage ! fit lecapitaine en ricanant.
Une clameur immense s’éleva aux portesdu fort.
Le capitaine s’élança au secours dessiens.
Les Comanches s’étaient emparés desbarricades.
Ils se précipitaient en foule dansl’intérieur du fortin, massacrant et scalpant les ennemis qu’ilsrencontraient sur leur passage.
Quatre soldats américains restaientseuls debout.
Les autres étaient morts.
Le capitaine se retrancha au milieu del’escalier qui conduisait à la plate-forme.
– Mes amis, dit-il à sescompagnons, mourez sans regret, j’ai tué celui qui nous atrahis.
Les soldats répondirent par unhurrah ! de joie à cette consolation d’une nouvelle espèce, etils se préparèrent à vendre chèrement leur vie.
Mais alors il se passa une choseincompréhensible.
Les cris des Indiens avaient cessé commepar enchantement.
L’attaque était suspendue.
– Que font-ils donc, murmura lecapitaine, quelle nouvelle diablerie inventent cesdémons ?
Une fois maître de toutes les approchesdu fort, la Tête-d’Aigle ordonna d’interrompre lecombat.
Les colons faits prisonniers dans levillage furent amenés les uns après les autres, ils étaient douze,parmi lesquels se trouvaient quatre femmes.
Lorsque ces douze malheureux se tinrenttremblants devant lui, la Tête-d’Aigle fit mettre les femmes àpart.
Ordonnant aux hommes de passer l’unaprès l’autre devant lui, il les regardait attentivement, puisfaisait un signe aux guerriers placés à ses côtés.
Ceux-ci s’emparaient immédiatement desAméricains, leur abattaient les deux poignets à coups de machète etles poussaient dans le fort après les avoir scalpés…
Sept colons avaient souffert cetteatroce torture.
Il n’en restait plus qu’un.
C’était un vieillard de haute taille,maigre, mais encore vert, ses cheveux blancs comme la neigetombaient sur ses épaules, ses yeux noirs lançaient des éclairs,mais ses traits demeuraient immobiles ; il attendait,impassible en apparence, que la Tête-d’Aigle décidât de son sort etl’envoyât rejoindre les malheureux qui l’avaientprécédé.
Cependant le chef comanche leconsidérait avec une attention extrême.
Enfin les traits du sauvage sedétendirent, un sourire se dessina sur ses lèvres et tendant lamain au vieillard :
– Usted no conocer amigo ?– Vous ne pas connaître ami ? – lui dit-il en mauvais espagnolavec l’accent guttural de sa race.
À cette parole, le vieillardtressaillit, regardant à son tour l’Indien.
– Oh ! dit-il avec étonnement,el Gallo – le Coq.
– Oah ! répondit le chefavec satisfaction, je suis un ami de la tête grise, lesPeaux-Rouges n’ont pas deux cœurs, mon père m’a sauvé la vie, monpère viendra dans ma hutte.
– Merci, chef, j’accepte votreproposition, dit le vieillard en serrant chaleureusement la mainque l’Indien lui tendait.
Et il alla en toute hâte se placerauprès d’une femme d’un certain âge, au visage noble, dont lestraits flétris par la douleur, conservaient cependant les tracesd’une grande beauté.
– Dieu soit béni ! dit-elleavec effusion, lorsque le vieillard la rejoignit.
– Dieu n’abandonne jamais ceux quiplacent leur confiance en lui, répondit-il.
Pendant ce temps, les Peaux-Rougesjouaient les dernières scènes de l’horrible drame auquel nous avonsfait assister le lecteur.
Lorsque tous les colons eurent étérenfermés dans le fort, l’incendie fut ravivé avec toutes lesmatières que l’on put trouver, une barrière de flammes sépara pourtoujours du monde les malheureux Américains.
Bientôt le fort ne fut plus qu’unimmense bûcher, d’où s’échappaient des cris de douleur mêlés parintervalles à des détonations d’armes à feu.
Les Comanches, impassibles,surveillaient à distance les progrès de l’incendie et souriaientcomme des démons à leur vengeance.
Les flammes avaient gagné tout lebâtiment, elles montaient avec une rapidité effrayante, éclairantau loin le désert, comme un lugubre phare.
Au sommet du fort on voyait s’agiterquelques individus avec désespoir, tandis que d’autres agenouilléssemblaient implorer la miséricorde divine.
Tout à coup un craquement horrible sefit entendre, un cri de suprême agonie s’élança vers le ciel, et lefort s’écroula dans le bûcher incandescent qui le minait en faisantjaillir des millions d’étincelles.
Tout était fini !
Les Américains avaientsuccombé.
Les Comanches plantèrent un énorme mât àl’endroit où avait été la place du village ; ce mât auquel ilsclouèrent les mains des colons fut surmonté d’une hache dont le ferétait teint de sang.
Puis après avoir mis le feu aux quelquescabanes qui restaient encore debout, la Tête-d’Aigle donna l’ordredu départ.
Les quatre femmes et le vieillard, seulssurvivants de la population de ce malheureux défrichement,suivirent les Comanches.
Et un silence lugubre plana sur cesruines fumantes, qui venaient d’être le théâtre de tant de scènesnavrantes.
Il était à peu près huit heures dumatin, un joyeux soleil d’automne éclairait splendidement laprairie.
Les oiseaux voletaient çà et là enpoussant des cris bizarres, tandis que d’autres cachés au plusépais du feuillage formaient de mélodieux concerts. Parfois un daimmontrait sa tête effarouchée au-dessus des hautes herbes etdisparaissait au loin en bondissant.
Deux cavaliers revêtus du costume descoureurs des bois, montés sur de magnifiques chevaux à demisauvages, suivaient au grand trot la rive gauche de la grandeCanadienne, tandis que plusieurs limiers à la robe noire, tachée defeu aux yeux et au poitrail, couraient et gambadaient autourd’eux.
Ces cavaliers étaient le Cœur-Loyal etson ami Belhumeur.
Contrairement à ses habitudes, leCœur-Loyal semblait en proie à la joie la plus vive, son visagerayonnait, il jetait avec complaisance les yeux autour de lui.Parfois il s’arrêtait, fixait son regard au loin, paraissantchercher à l’horizon quelque objet qu’il ne pouvait encoreapercevoir. Alors avec un mouvement de dépit, il se remettait enmarche pour recommencer cent pas plus loin la mêmemanœuvre.
– Ah ! parbleu ! lui ditenfin Belhumeur en riant, nous arriverons, soyeztranquille.
– Eh ! caramba ! je lesais bien, mais je voudrais déjà y être ! pour moi les seulsmoments de bonheur que Dieu m’accorde, se passent auprès de celleque nous allons voir ! ma mère ! ma mère chérie !qui pour moi a tout quitté ! tout abandonné sans regret, sanshésitation ! oh ! que c’est bon d’avoir une mère !de posséder un cœur qui comprenne le vôtre, qui fasse abnégationcomplète de lui-même pour s’absorber en vous ! qui vit devotre existence ! se réjouissant de vos joies, s’attristant devos peines ! qui fait deux parts de votre vie, se réservant laplus lourde, vous laissant la plus légère et la plus facile !oh ! Belhumeur ! pour bien comprendre ce que c’est quecet être divin composé de dévouement et d’amour que l’on nomme unemère, il faut comme moi en avoir été privé pendant de longuesannées et puis tout à coup l’avoir retrouvée plus aimante, plusadorable qu’auparavant ! Que nous marchons lentement !Chaque minute de retard est un baiser de ma mère que le temps mevole ! N’arriverons-nous donc jamais ?
– Nous voici au gué.
– Je ne sais pourquoi, mais unecrainte secrète me serre le cœur, un pressentiment indéfinissableme fait trembler malgré moi.
– Chassez ces idées noires, monami, dans quelques minutes nous serons près de votremère.
– Oui, n’est-ce pas ? etpourtant, je ne sais si je m’abuse, mais on dirait que la campagnen’a pas son aspect accoutumé, ce silence qui règne autour de nous,cette solitude qui nous environne me semblent peu naturels, nousvoici près du village, nous devrions déjà entendre les abois deschiens, le chant des coqs et ces mille bruits qui dénoncent leslieux habités.
– En effet, dit Belhumeur avec unevague inquiétude, tout est bien silencieux autour denous.
Les voyageurs se trouvaient à un endroitoù la rivière fait un coude assez brusque ; ses rivesprofondément encaissées, couvertes d’immenses blocs de rochers etd’épais taillis, ne permettaient pas à la vue de s’étendre auloin.
Le village vers lequel se dirigeaientles chasseurs n’était éloigné que d’une portée de fusil à peine dugué où ils se préparaient à traverser la rivière, mais il étaitcomplètement invisible à cause de la disposition deslieux.
Au moment où les chevaux mettaient lespieds dans l’eau ils firent un brusque mouvement en arrière, et leslimiers poussèrent un de ces hurlements plaintifs, particuliers àleur race, qui glacent d’effroi l’homme le plus brave.
– Qu’est-ce là ! murmura leCœur-Loyal en devenant pâle comme un mort et en jetant autour delui un regard effaré.
– Voyez ! répondit Belhumeur,et du doigt il montra à son compagnon plusieurs cadavres que larivière emportait et qui glissaient entre deux eaux.
– Oh ! s’écria le Cœur-Loyal,il s’est passé ici quelque chose d’épouvantable. Ma mère ! mamère !
– Ne vous effrayez pas ainsi, ditBelhumeur, elle est sans doute en sûreté.
Sans écouter les consolations que sonami lui prodiguait sans y croire lui-même, le Cœur-Loyal enfonçales éperons dans le ventre de son cheval et s’élança dans lesflots.
Ils arrivèrent bientôt sur l’autrerive.
Alors tout leur fut expliqué.
Ils avaient devant eux la scène dedésolation la plus épouvantablement complète qui se puisseimaginer.
Le village et le fort n’étaient plusqu’un monceau de ruines.
Une fumée noire, épaisse et nauséabondemontait en longues spirales vers le ciel.
Au milieu du village s’élevait un mât surlequel étaient cloués des lambeaux humains que des urubusse disputaient avec de grands cris.
Çà et là gisaient des cadavres à demidévorés par les bêtes fauves et les vautours.
Nul être vivantn’apparaissait.
Rien n’était resté intact, tout étaitbrisé ou renversé. L’on reconnaissait au premier coup d’œil que lesIndiens avaient passé par là, avec leur rage sanguinaire et leurhaine invétérée contre les Blancs. Leurs pas étaient profondémentgravés en lettres de feu et de sang.
– Oh ! s’écria le chasseur, enfrémissant, mes pressentiments étaient un avertissement du ciel, mamère ! ma mère !
Le Cœur-Loyal se laissa tomber sur lesol avec désespoir, il cacha sa tête dans ses mains etpleura !
La douleur de cet homme si fortementtrempé, doué d’un courage à toute épreuve et que nul danger nepouvait surprendre, était comme celle du lion, elle avait quelquechose d’effrayant.
Ses sanglots, semblables à desrugissements, lui déchiraient la poitrine.
Belhumeur respecta la douleur de sonami ; quelle consolation pouvait-il lui offrir ? Mieuxvalait laisser couler ses larmes et donner au premier paroxysme dudésespoir le temps de se calmer ; certain que cette nature debronze ne se laisserait pas longtemps abattre et que bientôtviendrait une réaction qui lui permettrait d’agir.
Seulement avec cet instinct inné chezles chasseurs, il commença à fureter de tous les côtés, espéranttrouver quelque indice, qui plus tard servirait à diriger leursrecherches.
Après avoir longtemps tourné autour desruines, il fut tout à coup attiré du côté d’un buisson peu éloignépar des aboiements qu’il crut reconnaître.
Il s’avança précipitamment ; unlimier semblable aux siens sauta joyeusement après ses jambes etl’étourdit par ses folles caresses.
– Oh ! oh ! dit lechasseur, que signifie cela, qui a attaché ainsi le pauvreTrim ?
Il coupa le lien qui retenait l’animalet s’aperçut alors qu’il avait au cou un papier plié en quatre etsoigneusement attaché.
Il s’en empara et courut rejoindre leCœur-Loyal.
– Frère, lui dit-il,espérez !
Le chasseur savait que son ami n’étaitpas homme à lui prodiguer de vulgaires consolations, il leva verslui son visage baigné de larmes.
Aussitôt libre, le chien s’était mis àfuir avec une vélocité incroyable en poussant ces jappements sourdset saccadés des limiers sur la voie.
Belhumeur, qui avait prévu cette fuite,s’était hâté d’attacher sa cravate autour du cou del’animal.
– On ne sait pas ce qui peutarriver ! murmura le Canadien en voyant le chiendisparaître.
Et sur cette réflexion philosophique ilétait allé rejoindre son ami.
– Qu’y a-t-il ? demanda leCœur-Loyal.
– Lisez ! répondit simplementBelhumeur.
Le chasseur s’empara du papier qu’il lutavidement.
Il ne contenait que cesmots :
« Nous sommes prisonniers desPeaux-Rouges… Courage !… Il n’est rien arrivé de malheureux àvotre mère. »
– Dieu soit béni !… s’écria leCœur-Loyal avec effusion en baisant le papier qu’il serra dans sapoitrine, ma mère est vivante !… Oh ! je laretrouverai !…
– Pardieu !… appuya Belhumeurd’un accent convaincu.
Un changement complet s’était comme parenchantement opéré dans l’esprit du chasseur, il s’était redresséde toute sa hauteur, son front rayonnait.
– Commençons nos recherches,dit-il, peut-être quelqu’un des malheureux habitants a-t-il échappéà la mort ; par lui nous apprendrons ce qui s’estpassé.
– Bien ! dit Belhumeur avecjoie, c’est ça, cherchons.
Les chiens grattaient avec frénésie dansles ruines du fort.
– Commençons par là, dit leCœur-Loyal.
Tous deux déblayèrent les décombres. Ilstravaillaient avec une ardeur qu’ils ne comprenaient paseux-mêmes.
Au bout de vingt minutes, ilsdécouvrirent une espèce de trappe. Des cris faibles et inarticulésse faisaient entendre au-dessous.
– Ils sont là ! ditBelhumeur.
– Dieu veuille que nous soyonsarrivés à temps pour les sauver !
Ce ne fut qu’après un temps assez longet avec des peines infinies qu’ils parvinrent à lever latrappe.
Alors un spectacle horrible s’offrit àeux.
Dans un caveau exhalant une odeurfétide, une vingtaine d’individus étaient littéralement empilés lesuns sur les autres.
Les chasseurs ne purent réprimer unmouvement d’effroi et se reculèrent malgré eux.
Mais ils revinrent immédiatement au borddu caveau pour tâcher, s’il en était temps encore, de sauverquelques-unes de ces malheureuses victimes.
De tous ces hommes un seul donnaitquelques signes de vie ; les autres étaient morts.
Ils le sortirent du souterrain,l’étendirent doucement sur un amas de feuilles sèches et luiprodiguèrent les secours que son état réclamait.
Les chiens léchaient les mains et levisage du blessé.
Au bout de quelques minutes cet hommefit un léger mouvement, ouvrit les yeux à plusieurs reprises, puisil poussa un profond soupir.
Belhumeur introduisit entre ses dentsserrées le goulot d’une bouteille de cuir pleine de rhum, etl’obligea à boire quelques gouttes de liqueur.
– Il est bien malade, dit lechasseur.
– Il est perdu, répondit leCœur-Loyal en secouant la tête.
Cependant le blessé avait reprisquelques forces.
– Mon Dieu ! dit-il d’une voixfaible et entrecoupée, mourir, je vais mourir.
– Espérez, lui dit doucementBelhumeur.
Une rougeur fugitive colora les jouespâles du blessé, un sourire triste crispa le coin de seslèvres.
– Pourquoi vivrais-je ?répondit-il, les Indiens ont massacré tous mes compagnons après lesavoir horriblement mutilés, la vie serait une trop lourde chargepour moi.
– Si avant de mourir vous désirezquelque chose qu’il soit en notre pouvoir de faire, parlez, et, foide chasseurs, nous le ferons.
Les yeux du mourant étincelèrent d’unelueur fauve.
– Votre gourde ? dit-il àBelhumeur.
Celui-ci la lui donna.
Le blessé but avidement, son front secouvrit d’une sueur moite, et une rougeur fébrile enflamma sonvisage qui prit alors une expression effrayante.
– Écoutez, dit-il d’une voix rauqueet saccadée, c’est moi qui commandais ici ; les Indiens, aidéspar un misérable métis qui nous a vendus à eux, ont surpris levillage.
– Le nom de cet homme ? fitvivement le chasseur.
– Il est mort !… je l’aitué ! répondit le capitaine avec un indéfinissable accent dehaine et de joie. Les Indiens ont voulu s’emparer du fort, la luttea été terrible, nous étions douze hommes résolus contre quatrecents sauvages, que pouvions-nous faire ? Lutter jusqu’à lamort. C’est ce qui fut résolu. Les Indiens, reconnaissantl’impossibilité de s’emparer de nous vivants, nous ont jeté lescolons du village après les avoir scalpés et leur avoir coupé lespoignets, ensuite ils ont incendié le fort.
Le blessé, dont la voix s’affaiblissaitde plus en plus et dont les paroles devenaient inintelligibles, butquelques gouttes de liqueur, puis il continua son récit que leschasseurs écoutaient avidement.
– Un souterrain servant de caves’étendait sous les fossés du fort, lorsque je reconnus que toutmoyen de salut nous échappait, que la fuite était impossible, jefis descendre mes malheureux compagnons dans cette cave, espérantque Dieu permettrait peut-être que nous pussions nous sauver ainsi.Quelques minutes plus tard le fort s’écroula sur nous. Nul ne peuts’imaginer les tortures que nous avons souffertes dans ce gouffreinfect, sans air et sans lumière, les cris des blessés, et nousl’étions tous plus ou moins, demandant de l’eau, le râle desmourants formaient un épouvantable concert qu’il n’est donné àaucune plume de décrire. Nos souffrances déjà intolérabless’accrurent encore par le manque d’air ; une espèce de foliefurieuse s’empara de nous, nous nous ruâmes les uns contre lesautres, et dans les ténèbres, sous une masse de décombres, commençaun combat hideux qui ne devait se terminer que par la mort de tousles combattants. Combien dura-t-il de temps ? Je ne saurais ledire. Déjà je sentais que la mort qui avait saisi tous mescompagnons allait aussi s’emparer de moi, lorsque vous êtes venusla retarder de quelques minutes. Dieu soit loué ! je nemourrai pas sans vengeance.
Après ces mots prononcés d’une voix presqueinarticulée, il y eut un silence funèbre entre ces trois hommes,silence interrompu seulement par le râle sourd du mourant, dontl’agonie commençait.
Tout à coup le capitaine se raidit avecforce, il se redressa et fixant un regard sanglant sur leschasseurs :
– Les sauvages qui m’ont attaquéappartiennent à la nation des Comanches, dit-il, leur chef se nommela Tête-d’Aigle, jurez de me venger en loyaux chasseurs.
– Nous le jurons ! s’écrièrentles deux hommes d’une voix ferme.
– Merci ! murmura lecapitaine ; et tombant brusquement en arrière, il restaimmobile.
Il était mort.
Son visage crispé et ses yeux ouvertsconservaient encore l’expression de haine et de désespoir quil’avaient animé à son dernier moment.
Les chasseurs le considérèrent uninstant, puis, secouant cette impression pénible, ils se mirent endevoir de rendre les honneurs suprêmes aux malheureuses victimes dela rage des Indiens.
Aux derniers rayons du soleil couchantils terminaient la rude tâche qu’ils s’étaient imposée.
Après avoir pris quelques instants derepos, le Cœur-Loyal se leva et sella son cheval.
– Maintenant, frère, dit-il àBelhumeur, mettons-nous sur la piste de la Tête-d’Aigle.
– Allons, répondit lechasseur.
Les deux hommes jetèrent autour d’eux unlong et triste regard d’adieu, et, sifflant leurs chiens, ilss’enfoncèrent hardiment sous la forêt dans les profondeurs delaquelle avaient disparu les Comanches.
En ce moment la lune se leva dans unocéan de vapeur et répandit à profusion ses rayons mélancoliquessur les ruines du village américain dans lequel régnaient pourtoujours la solitude et la mort.
Nous laisserons aux chasseurs suivre lapiste des Peaux-Rouges et nous reviendrons au général.
Quelques minutes après que les deuxhommes eurent quitté le camp des Mexicains, le général sortit de latente et tout en jetant un regard investigateur autour de lui, etrespirant l’air frais du matin, il se mit à se promener de long enlarge d’un air préoccupé.
Les événements de la nuit avaientproduit une vive impression sur le vieux soldat.
Pour la première fois peut-être depuisqu’il avait entrepris cette expédition, il l’entrevoyait sous sonvéritable jour ; il se demandait s’il avait bien réellement ledroit d’associer à cette vie de périls et d’embûches continuellesune jeune fille de l’âge de sa nièce, dont l’existence n’avait étéjusqu’à ce moment qu’une suite non interrompue de douces ettranquilles émotions, et qui probablement ne pourrait pass’accoutumer à ces dangers incessants et à ces agitations de la viedes prairies qui, en peu de temps, brisent les ressorts des âmesles mieux trempées.
Sa perplexité était grande. Il adoraitsa nièce ; c’était son seul amour, sa seule consolation. Pourelle il aurait mille fois sacrifié tout ce qu’il possédait, sansregret et sans hésitation ; mais, d’un autre côté, les raisonsqui l’avaient obligé à entreprendre ce périlleux voyage étaientd’une importance telle qu’il frémissait et sentait une sueur froideenvahir son front rien qu’à la pensée d’y renoncer.
– Que faire ?… disait-il, quefaire ?
Doña Luz, qui sortait à son tour de latente, aperçut son oncle dont la promenade saccadée duraittoujours, elle accourut vers lui, et lui jetant avec abandon lesbras autour du cou :
– Bonjour, mon oncle, lui dit-elleen l’embrassant.
– Bonjour, ma fille, répondit legénéral – il avait l’habitude de la nommer ainsi –, eh !eh ! mon enfant, vous êtes bien gaie ce matin.
Et il lui rendit avec effusion lescaresses qu’elle lui prodiguait.
– Pourquoi ne serais-je pas gaie,mon oncle ? Grâce à Dieu, nous venons d’échapper à un immensepéril, tout semble sourire dans la nature, les oiseaux chantent surtoutes les branches, le soleil nous inonde de ses chauds rayons,nous serions ingrats envers le créateur si nous restionsinsensibles à cette manifestation de son pouvoir.
– Ainsi nos périls de cette nuitn’ont laissé aucune fâcheuse impression dans votre esprit, chèreenfant ?
– Aucune, mon oncle, si ce n’estune immense reconnaissance pour les bienfaits dont Dieu nousaccable.
– Bien, ma fille, répondit legénéral avec joie, je suis heureux de vous entendre parlerainsi.
– Tant mieux si je vous faisplaisir, mon oncle.
– De sorte, reprit le général,suivant toujours son idée, que la vie que nous menons en ce momentne vous fatigue pas.
– Nullement, je la trouve fortagréable, au contraire, dit-elle en souriant, et surtout fortaccidentée.
– Oui, fit le général en partageantla gaieté de sa nièce, mais, ajouta-t-il en redevenant sérieux, ilme semble que nous oublions un peu trop nos libérateurs.
– Ils sont partis, répondit doñaLuz.
– Ils sont partis ? dit legénéral en tressaillant.
– Depuis une heure déjà.
– Comment le savez-vous, manièce ?
– Par une raison toute simple, mononcle, ils m’ont dit adieu, avant de nous quitter.
– Ce n’est pas bien, murmura legénéral avec tristesse, un service oblige autant ceux qui lerendent que ceux qui le reçoivent, ils n’auraient pas dû nousabandonner ainsi, sans nous dire si nous pourrons jamais les revoiret même sans nous laisser leurs noms.
– Je les sais.
– Vous les savez, ma fille ?dit le général avec étonnement.
– Oui, mon oncle, avant de partir,ils me les ont dits.
– Et… comment se nomment-ils ?demanda vivement le général.
– Le plus jeune,Belhumeur.
– Et le plus âgé ?
– Le Cœur-Loyal.
– Oh ! il faudra que jeretrouve ces deux hommes, dit le général avec une émotion dont ilne put se rendre compte.
– Qui sait ? répondit la jeunefille rêveuse, peut-être au premier danger qui nous menacera lesverrons-nous apparaître comme deux bienfaisants génies.
– Dieu veuille que ce ne soit pas àune pareille cause que nous devions leur retour parminous.
Le capitaine vint leur adresser lessouhaits du matin.
– Eh bien ! capitaine, dit ensouriant le général, vos hommes sont-ils remis de leursémotions ?
– Parfaitement, général, réponditle jeune homme, ils sont prêts à repartir dès que vous en donnerezl’ordre.
– Après déjeuner, nous lèverons lecamp, veuillez, je vous prie, donner les ordres nécessaires auxlanceros et m’envoyer le Babillard.
Le capitaine se retira.
– Quant à vous, ma nièce, continuale général en s’adressant à doña Luz, surveillez, je vous prie, lesapprêts du déjeuner, tandis que je causerai avec leguide.
La jeune fille s’envola.
Le Babillard arriva bientôt.
Son air était plus sombre, sa mine plusrenfrognée que de coutume.
Le général ne parut pas s’enapercevoir.
– Vous savez, lui dit-il, qu’hierje vous ai manifesté l’intention de trouver un emplacement où matroupe puisse camper en sûreté pendant quelquesjours ?
– Oui, général.
– Vous m’avez assuré connaître unendroit qui remplirait parfaitement ce but ?
– Oui, général.
– Êtes-vous disposé à m’yconduire ?
– Quand vous voudrez.
– Combien nous faut-il de tempspour nous y rendre ?
– Deux jours.
– Fort bien. Nous partironsaussitôt après le déjeuner.
Le Babillard s’inclina sansrépondre.
– À propos, dit le général avec unefeinte indifférence, il me semble qu’il nous manque un de voshommes ?
– Oui.
– Qu’est-ildevenu ?
– Je ne sais pas.
– Comment, vous ne le savezpas ? s’écria le général avec un coup d’œilinvestigateur.
– Non. Dès qu’il a vu l’incendie,la peur s’est emparée de lui, et il s’est sauvé.
– Eh bien ?
– Il aura probablement été victimede sa couardise.
– Que voulez-vousdire ?
– Le feu l’aura dévoré.
– Pauvre diable !
Un sourire sardonique crispa les lèvresdu guide.
– Vous n’avez plus rien à me dire,général ?
– Non… Ah !attendez.
– J’attends.
– Ne connaissez-vous pas ces deuxchasseurs, qui cette nuit nous ont rendu un si grandservice ?
– Tout le monde se connaît, dans laprairie.
– Quels sont ceshommes ?
– Des chasseurs et destrappeurs.
– Ce n’est pas cela que je vousdemande.
– Quoi donc alors ?
– Je vous parle de leurmoralité.
– Ah ! fit le guide avec unmouvement.
– Oui.
– Je ne sais pas.
– Comment senomment-ils ?
– Belhumeur et leCœur-Loyal.
– Et vous ne connaissez rien deleur vie ?
– Rien.
– C’est bien, vous pouvez vousretirer.
Le guide salua et rejoignit à pas lentsses compagnons qui faisaient leurs préparatifs dedépart.
– Hum ! murmura le général enle suivant des yeux, je surveillerai ce drôle, il y a du louchedans sa conduite.
Après cet aparté, le général entra dansla tente où le capitaine, le docteur et doña Luz l’attendaient pourdéjeuner.
Le repas fut court.
Une demi-heure plus tard tout au plus latente était repliée, les caisses chargées sur les mules et lacaravane continuait son voyage sous la direction du Babillard quimarchait en éclaireur à une vingtaine de pas en avant.
L’aspect de la prairie avait bien changédepuis la veille.
La terre noire et brûlée étaitrecouverte par places de monceaux de cendres fumantes, çà et là,des arbres calcinés, mais debout encore, montraient leur squeletteattristant. Au loin l’incendie grondait toujours, et des nuagesd’une fumée cuivrée masquaient l’horizon.
Les chevaux n’avançaient qu’avecprécaution sur ce terrain accidenté, où parfois ils trébuchaientcontre les os des animaux saisis par l’étreinte terrible desflammes.
Une sombre tristesse, augmentée encorepar la vue du paysage qui se déroulait devant eux, s’était emparéedes voyageurs ; ils marchaient auprès les uns des autres, sansse parler, enfoncés dans leurs réflexions.
Le chemin que suivait la caravaneserpentait dans un étroit ravin, lit desséché de quelque torrent,profondément encaissé entre deux collines.
Le terrain foulé par le pied des chevauxse composait de cailloux ronds qui fuyaient sous leurs sabots, etaugmentaient les difficultés de la marche, rendue plus difficileencore par les rayons brûlants du soleil qui tombaient d’aplomb surles voyageurs sans qu’ils pussent s’en garantir, car le pays qu’ilstraversaient avait pris complètement l’apparence de l’un de cesvastes déserts que l’on rencontre dans l’intérieur del’Afrique.
La journée s’écoula ainsi sans que, àpart la fatigue qui les accablait, aucun incident rompît lamonotonie du voyage.
Le soir ils campèrent dans une plaineabsolument nue, mais à l’horizon ils aperçurent la verdure, ce quifut pour eux une grande consolation, ils allaient enfin entrer dansune zone épargnée par l’incendie.
Le lendemain, deux heures avant le leverdu soleil, le Babillard donna l’ordre du départ.
Cette journée fut encore plus fatiganteque la précédente, les voyageurs étaient littéralement exténuéslorsque l’on campa.
Le Babillard n’avait pas trompé legénéral, le site était admirablement choisi pour repousser uneattaque indienne ; nous ne le décrirons pas, le lecteur leconnaissant déjà : c’était en ce lieu que se trouvaient leschasseurs, lorsque pour la première fois nous les avons mis enscène.
Le général, après avoir jeté autour delui ce regard infaillible de l’homme de guerre, ne put s’empêcherde manifester sa satisfaction.
– Bravo, dit-il au guide, si nousavons eu des difficultés presque insurmontables à vaincre pourarriver ici, au moins nous pourrions, le cas échéant, y soutenir unsiège.
Le guide ne répondit pas, il s’inclinaavec un sourire équivoque et se retira.
– C’est étonnant, murmura legénéral, bien qu’en apparence la conduite de cet homme soit loyale,et qu’il me soit impossible de lui reprocher la moindre chose,malgré cela je ne sais pourquoi j’ai le pressentiment qu’il noustrompe et qu’il machine quelque diabolique projet contrenous.
Le général était un vieux soldat remplid’expérience, qui ne voulait rien laisser au hasard, ce deus exmachina, qui rompt en une seconde les plans les mieuxconçus.
Malgré la fatigue de ses gens il nevoulut pas perdre une minute ; aidé par le capitaine, il fitabattre une énorme quantité d’arbres afin de former un solideretranchement hérissé de chevaux de frise. Derrière leretranchement, les lanceros creusèrent un large fossé dont ilsrejetèrent la terre du côté du camp, puis derrière ce deuxièmeretranchement les ballots furent empilés de façon à former unetroisième et dernière enceinte.
On planta la tente au milieu du camp,les sentinelles furent placées et chacun alla se livrer à un reposdont il avait le plus grand besoin.
Le général, qui avait l’intention deséjourner quelque temps en ce lieu, voulait autant que possibleassurer la sécurité de ses compagnons, et grâce à ses minutieusesprécautions il croyait avoir réussi.
Depuis deux jours les voyageursmarchaient à travers des chemins exécrables, dormant à peine, nes’arrêtant que le temps strictement nécessaire pour prendre un peude nourriture, nous l’avons dit, ils étaient rendus defatigue ; aussi malgré tout leur désir de rester éveillées,les sentinelles ne purent résister au sommeil qui les accablait, etelles ne tardèrent pas de tomber dans un assoupissementprofond.
Vers minuit, au moment où tout le mondedans le camp était plongé dans le sommeil, un homme se levadoucement et rampant dans l’ombre avec la légèreté d’un reptile,marchant avec des précautions extrêmes, il se glissa en dehors desbarricades et des retranchements.
Alors il s’étendit sur le sol et peu àpeu d’une façon presque insensible, s’aidant des mains et desgenoux, il se dirigea à travers les hautes herbes, vers une forêtqui couvrait les premiers plans de la colline et s’étendait au loindans la prairie.
Arrivé à une certaine distance, sûrdésormais de ne pas être découvert, il se releva.
Un rayon de lune passant entre deuxnuages, vint alors éclairer son visage.
Cet homme était leBabillard !
Il regarda autour de lui avec soin,tendit l’oreille, puis avec une perfection inouïe, il imita le cridu chien des prairies.
Presque instantanément le même cri futrépété et un homme parut à dix pas au plus du Babillard.
Cet homme était le guide, qui troisjours auparavant s’était échappé du camp aux premières lueurs del’incendie.
Les Indiens et les coureurs des bois ontdeux langues, dont ils se servent tour à tour, suivant lescirconstances.
La langue parlée, et la languemimée.
Comme la langue parlée, la langue miméea en Amérique des fluctuations infinies, chacun, pour ainsi dire,fait la sienne. C’est un composé de gestes bizarres et mystérieux,une espèce de télégraphe maçonnique, dont les signes qui varient àvolonté ne sont compréhensibles que pour un petit nombred’adeptes.
Le Babillard et son compagnons’entretenaient par gestes.
Cette conversation singulière dura prèsd’une heure, elle semblait vivement intéresser les interlocuteurs,si vivement les intéresser même, qu’ils ne remarquèrent pas, malgréles précautions extrêmes dont ils avaient usé pour ne pas êtresurpris, deux yeux ardents qui du milieu d’un fourré étaient fixéssur eux avec une ténacité étrange.
– Enfin, dit le Babillard en serisquant à prononcer quelques mots, j’attends votre bonplaisir.
– Et vous ne l’attendrez paslongtemps, répondit l’autre.
– Je compte sur toi, Kennedy, pourmoi j’ai rempli ma promesse.
– C’est bon, c’est bon, il n’estpas besoin de tant de mots pour s’entendre, fit Kennedy en haussantles épaules, seulement tu aurais pu les conduire dans une positionmoins forte, il ne sera pas facile de les surprendre.
– Cela vous regarde, dit leBabillard avec un mauvais sourire.
Son compagnon le considéra un instantavec attention.
– Hum ! fit-il, prends garde,compadre, c’est presque toujours une maladresse de jouerun double jeu avec des hommes comme nous.
– Je ne joue pas un double jeu,mais nous nous connaissons depuis longtemps, n’est-ce pas ?Kennedy.
– Après ?
– Après ? eh bien, je ne veuxpas que cette fois il m’arrive ce qui déjà m’est arrivé, voilàtout.
– Reculerais-tu, ou biensongerais-tu à nous trahir ?
– Je ne recule pas et je n’ainullement l’intention de vous trahir, seulement…
– Seulement ? répétal’autre.
– Cette fois je ne veux vous livrerce que je vous ai promis que lorsque mes conditions serontacceptées bien carrément, sinon, non…
– Au moins, voilà de lafranchise.
– Il faut de la loyauté enaffaires, observa le Babillard en hochant la tête.
– C’est juste, eh bien !répète-moi tes conditions, je verrai si nous pouvons lesaccepter.
– À quoi bon ? tu n’es pas leprincipal chef, n’est-ce pas ?
– C’est vrai, maispourtant…
– Tu n’y pourrais rien, ainsi c’estinutile, ah ! si Ouaktehno – Celui qui tue – étaitlà, ce serait autre chose, je suis certain que nous nousentendrions bientôt.
– Parle donc alors, car ilt’écoute, dit une voix forte et sonore.
Il se fit un certain mouvement dans lesbuissons et le personnage, qui jusqu’à ce moment était demeurétémoin invisible de la conversation des deux hommes, jugea sansdoute que l’heure d’y prendre part était arrivée, car, d’un bond ils’élança du milieu des broussailles qui le cachaient et vint seplacer entre les interlocuteurs.
– Oh ! oh ! vous nousécoutiez, capitaine Ouaktehno, fit le Babillard toujoursimpassible.
– Cela vous contrarie ?demanda le nouvel arrivé avec un sourire ironique.
– Pas le moins du monde.
– Continuez alors, mon brave ami,je suis tout oreilles.
– Au fait, dit le guide, cela vautpeut-être mieux ainsi.
– Très bien, parlez, je vousécoute.
Le personnage auquel le Babillarddonnait le terrible nom indien de Ouaktehno, était un homme de purerace blanche âgé de trente ans au plus, d’une taille haute et bienproportionnée, d’une tournure élégante, portant avec un certainlaisser-aller le costume pittoresque des coureurs desbois.
Ses traits étaient nobles, caractérisés,empreints de cette expression hautaine et loyale que l’on rencontresi souvent parmi les hommes habitués à la rude et libre vie desprairies.
Il fixait sur le Babillard ses grandsyeux noirs pleins d’éclairs, un mystérieux sourire plissait seslèvres et il s’appuyait nonchalamment sur sa carabine, tout enécoutant le guide.
– Si je fais tomber entre vos mainsles gens que je suis payé pour escorter et pour conduire, au moinsne le ferai-je qu’autant que j’y trouverai un large bénéfice, ditle bandit.
– C’est juste ! observaKennedy, et ce bénéfice le capitaine est prêt à tel’assurer.
– Oui, fit l’autre en baissant latête en signe de consentement.
– Très bien, reprit le guide, maisquel sera ce bénéfice ?
– Que demandez-vous ? dit lecapitaine, encore faut-il connaître vos conditions, afin de savoirsi on peut vous satisfaire.
– Oh ! mes conditions sontbien simples.
– Mais encore ?
Le guide hésita, ou pour mieux dire, ilcalcula mentalement les chances de gain et de perte que lui offraitcette affaire, puis au bout d’un instant ilreprit :
– Ces Mexicains sont fortriches.
– C’est probable, dit lecapitaine.
– Alors il me sembleque…
– Parlez sans tergiverser,Babillard, nous n’avons pas le temps d’écouter vos circonlocutions,de même que les autres demi-sang, la nature indienne l’emportetoujours chez vous, et jamais vous ne pouvez franchement venir aufait.
– Eh bien ! reprit brutalementle guide, je veux cinq mille piastres fortes, ou il n’y a rien defait.
– À la bonne heure, au moins, voilàqui est parler, maintenant nous savons à quoi nous en tenir, vousvoulez cinq mille piastres ?
– Oui.
– Et, moyennant cette somme, vousvous chargez de nous livrer le général, sa nièce et tous lesindividus qui les accompagnent.
– À votre premiersignal.
– Très bien, à présent écoutez ceque je vais vous dire.
– J’écoute.
– Vous me connaissez, n’est-cepas ?
– Parfaitement.
– Vous savez que l’on peut comptersur ma parole.
– Elle est d’or.
– Bon, si vous remplissezloyalement les engagements que vous prenez librement envers moi,c’est-à-dire si vous me livrez, je ne dis pas tous les Mexicainsqui composent votre caravane, gens fort honorables sans doute, maisdont je me soucie très peu, mais seulement la jeune fille que l’onnomme, je crois, doña Luz, je ne vous donnerai pas cinq millepiastres, comme vous me le demandez, mais huit mille, vous m’avezbien compris, n’est-ce pas ?
Les yeux du guide brillèrent deconvoitise et de cupidité.
– Oui, dit-il.
– Bien.
– Mais ce sera difficile del’attirer seule en dehors du camp.
– C’est votre affaire.
– J’aimerais mieux vous les livrertous en bloc.
– Au diable ! que voulez-vousque j’en fasse ?
– Hum ! que dira legénéral ?
– Ce qu’il voudra, cela ne meregarde pas, oui ou non, acceptez-vous le marché que je vouspropose ?
– J’accepte.
– Vous jurez d’être fidèle à nosconditions ?
– Je le jure.
– Maintenant, combien de temps legénéral compte-t-il rester dans son nouveaucampement ?
– Dix jours.
– Que me disiez-vous donc, que vousne saviez comment attirer la jeune fille au-dehors, ayant tant detemps devant vous ?
– Dame ! je ne savais pasquand vous exigiez qu’elle vous fût livrée, moi.
– C’est juste, eh bien ! jevous donne neuf jours, c’est-à-dire que la veille du départ lajeune fille me sera remise.
– Oh ! de cettefaçon…
– Ainsi, cet arrangement vousconvient ?
– On ne peut mieux.
– C’est arrêté ?
– Irrévocablement.
– Tenez, Babillard, dit lecapitaine en remettant au guide une magnifique épingle en diamantsqu’il portait piquée dans sa blouse de chasse, voici mesarrhes.
– Oh ! fit le bandit avec joieen s’emparant vivement du bijou.
– Cette épingle, reprit lecapitaine, est un cadeau que je vous fais en sus des huit millepiastres que je vous compterai en recevant doña Luz.
– Vous êtes noble et généreux,capitaine, dit le guide, et l’on est heureux de vousservir.
– Seulement, reprit le capitaine d’unevoix rude avec un regard froid comme une lame d’acier,souvenez-vous que l’on me nomme Celui qui tue et que sivous me trompez, il n’existe pas dans la prairie de lieu assez fortni assez ignoré pour vous garantir des terribles effets de mavengeance.
– Je le sais, capitaine, réponditle métis en frémissant malgré lui, mais vous pouvez êtretranquille, je ne vous tromperai pas.
– Je le souhaite ! maintenantséparons-nous, on pourrait s’apercevoir de votre absence, dans neufjours je serai ici.
– Dans neuf jours je vous remettraila jeune fille.
Le guide après cette dernière paroleregagna le camp dans lequel il rentra sans être vu.
Dès qu’ils furent seuls, les deux hommesavec lesquels le Babillard venait de faire cet étrange et hideuxmarché s’enfoncèrent silencieusement dans les broussailles aumilieu desquelles ils rampèrent comme des serpents.
Ils atteignirent bientôt les bords d’unpetit ruisseau qui coulait inaperçu et ignoré dans la forêt.Kennedy siffla d’une certaine façon à deux reprisesdifférentes.
Un faible bruit se fit entendre, et uncavalier tenant deux chevaux en main parut à quelques pas en avantdu lieu où ils étaient arrêtés.
– Viens, Franck, dit Kennedy, tupeux approcher sans crainte.
Le cavalier s’avançaaussitôt.
– Quoi de nouveau ? demandaKennedy.
– Rien de bien important, réponditle cavalier, j’ai découvert une piste indienne.
– Ah ! ah ! fit lecapitaine, nombreuse ?
– Assez.
– Dans quelledirection ?
– Elle coupe la prairie de l’est àl’ouest.
– Bien, Franck, et quels sont cesIndiens ?
– Autant que je puis le supposer, cesont des Comanches.
Le capitaine réfléchit uninstant.
– Oh ! c’est quelquedétachement de chasseurs, dit-il.
– C’est probable, réponditFranck.
Les deux hommes se mirent enselle.
– Franck et toi, Kennedy, fit lecapitaine au bout d’un instant, rendez-vous à la passée duBuffalo, vous camperez dans la grotte qui s’ytrouve ; surveillez avec soin les mouvements des Mexicains,tout en vous arrangeant de façon à ne pas être découverts.
– Soyez tranquille,capitaine.
– Oh ! je sais que vous êtesadroits et dévoués, compagnons, aussi je m’en rapporte totalement àvous ; surveillez aussi le Babillard, ce métis ne m’inspirequ’une médiocre confiance.
– Cela sera fait.
– Maintenant, au revoir, vousrecevrez bientôt de mes nouvelles.
Malgré l’obscurité, les trois hommespartirent au galop et s’enfoncèrent dans le désert dans deuxdirections différentes.
Le général avait gardé un secret siprofond sur les causes qui lui avaient fait entreprendre un voyagedans les prairies de l’ouest des États-Unis que les personnes quil’accompagnaient n’avaient pu seulement les soupçonner.
Déjà plusieurs fois, sur son ordre etsans aucune raison apparente, la caravane avait campé dans desrégions complètement désertes, où elle avait passé huit, dix etmême quinze jours sans que rien semblât motiver cettehalte.
Dans ces divers campements le généralpartait chaque matin suivi de l’un des guides et ne revenait que lesoir.
Que faisait-il pendant les longuesheures qu’il restait absent ?
Dans quel but ces explorations, auretour desquelles une tristesse plus grande assombrissait sonvisage ?
Nul ne le savait.
Durant ces excursions, doña Luz menaitune existence assez monotone, isolée au milieu des gens grossiersqui l’environnaient. Elle passait tristement ses journées assisedevant sa tente, ou montée sur son cheval, escortée par lecapitaine Aguilar, ou le gros docteur, elle faisait auprès du campdes promenades sans but et sans intérêt.
Il arriva, cette fois encore, ce quiétait arrivé aux précédentes stations de la caravane.
La jeune fille abandonnée par son oncleet même par le docteur qui poursuivait avec une ardeur toujoursplus grande la recherche de sa plante fantastique et partaitrésolument chaque matin pour herboriser, en fut réduite à lacompagnie du capitaine Aguilar.
Mais le capitaine Aguilar était, noussommes forcés d’en convenir, bien que jeune, élégant et doué d’unecertaine intelligence relative, un compagnon peu récréatif pourdoña Luz.
Hardi soldat, doué d’un courage de lion,entièrement dévoué au général auquel il devait tout, le capitaineavait pour la nièce de son chef un attachement et un respectextrêmes ; il veillait avec soin à sa sûreté, mais il ignoraitcomplètement les moyens de lui rendre le temps plus court par cesattentions et ces douces causeries qui plaisent tant aux jeunesfilles.
Cette fois doña Luz ne s’ennuyait pas.Depuis la nuit terrible de l’incendie, depuis que, tel qu’un de ceshéros fabuleux dont elle avait si souvent lu l’histoire et leshauts faits incroyables, le Cœur-Loyal lui était apparu pour lasauver elle et ceux qui l’accompagnaient, un sentiment nouveau etdont elle n’avait pas songé à se rendre compte avait germé dans soncœur de jeune fille, avait grandi peu à peu et en quelques jours àpeine s’était emparé de tout son être.
L’image du chasseur était incessammentprésente à sa pensée, ceinte de cette auréole grandiose que donneune énergie invincible à l’homme qui lutte corps à corps contre undanger immense et l’oblige à reconnaître sa supériorité. Elle seplaisait à rappeler dans son esprit prévenu les différentespéripéties de cette tragédie de quelques heures, pendant lesquellesle chasseur avait joué le plus grand rôle.
Sa mémoire implacable, comme celle detoutes les jeunes filles pures encore, lui retraçait avec unefidélité inouïe les moindres détails de ces phasessublimes.
En un mot elle reconstruisait par lapensée la série d’événements auxquels le chasseur s’étaitsubitement mêlé et qu’il avait, grâce à son indomptable courage etsa présence d’esprit, dénoués d’une façon si heureuse pour ceuxqu’il était tout à coup venu secourir à l’instant où tout espoirleur était enlevé.
La manière brusque dont le chasseurétait parti, dédaignant les remerciements les plus simples et neparaissant plus songer à ceux qu’il avait sauvés, avait froissé lajeune fille, elle était piquée plus qu’on ne saurait dire de cetteindifférence réelle ou affectée. Aussi cherchait-elle constammentdans son esprit les moyens de faire repentir son sauveur de cetteindifférence, si le hasard, une seconde fois, les mettait enprésence l’un de l’autre.
On le sait, bien que cela puisse aupremier abord sembler un paradoxe, de la haine, ou du moins de lacuriosité à l’amour, il n’y a qu’un pas.
Doña Luz le franchit en courant, sanss’en apercevoir.
Ainsi que nous l’avons dit, doña Luzavait été élevée dans un couvent, sur le seuil duquel venaient sansécho mourir les bruits du monde. Son enfance s’était passée calmeet décolorée dans les pratiques religieuses ou plutôtsuperstitieuses qui, au Mexique, forment le fond de la religion.Lorsque son oncle la retira du couvent pour la mener avec lui dansle voyage qu’il méditait dans les prairies, la jeune fille ignoraitles plus simples exigences de la vie, et se doutait aussi peu del’existence du monde extérieur dans lequel elle allait se trouverjetée subitement qu’un aveugle de naissance se doute de l’éclatfulgurant des rayons du soleil.
Cette ignorance, qui servaitadmirablement les projets de son oncle, était pour la jeune filleune pierre d’achoppement contre laquelle, à chaque minute du jour,elle allait trébucher malgré elle.
Mais grâce aux soins dont l’entoura legénéral, les quelques semaines qui s’écoulèrent avant leur départde Mexico s’étaient passées sans trop de peine pour la jeunefille.
Nous devons cependant noter ici unincident futile en apparence, mais qui laissa une trace tropprofonde dans l’esprit de doña Luz, pour ne pas lerapporter.
Le général s’occupait activement àrassembler les gens dont il avait besoin pour son expédition, ilétait obligé, pour cette raison, de négliger sa nièce plus qu’il nel’aurait voulu.
Cependant, comme il craignait que la jeunefille ne s’ennuyât de rester seule, confinée avec une vieilleduègne dans le palais qu’il occupait calle de losPlateros, il l’envoyait fréquemment en soirée chez une de sesparentes qui recevait une société choisie, et auprès de laquelle sanièce passait le temps d’une manière comparativement plusagréable.
Or, un soir que la réunion avait étéplus nombreuse que de coutume, on s’était séparé beaucoup plustard.
Au premier coup de onze heures sonnant àl’antique horloge du couvent de la Merced, doña Luz et sa duègne,précédées d’un péon qui portait un falot pour éclairer leur route,regagnaient, en jetant à droite et à gauche des regards effarés, lepalais qu’elles habitaient ; elles n’avaient plus que quelquespas à faire, lorsque tout à coup, en tournant le coin de lacalle San Agustin pour entrer dans celle dePlateros, quatre ou cinq hommes de mauvaise minesemblèrent surgir du sol, et entourèrent les deux dames après avoirpréalablement éteint d’un vigoureux coup de poing le falot portépar le péon.
Exprimer la frayeur de la jeune fille àcette apparition inattendue est chose impossible.
Elle fut tellement effrayée que, sansavoir la force de pousser un cri, elle tomba à genoux les mainsjointes devant les bandits.
La duègne au contraire poussait des crisassourdissants.
Les bandits mexicains, tous gens expéditifs,eurent en un tour de main réduit la duègne au silence, en labâillonnant avec son rebozo,puis, avec tout le calme queces dignes gens apportent dans l’exercice de leurs fonctions,assurés comme ils le sont de l’impunité que leur accorde la justiceavec laquelle, en revanche, ils partagent la plupart du temps, ilsprocédèrent au dépouillement de leurs victimes.
Ce qui ne fut pas long, non seulementcelles-ci ne songeaient pas à résister, mais, au contraire, ellesse dépouillaient elles-mêmes en toute hâte de leurs bijoux, que lesbandits empochaient avec des grimaces de plaisir.
Mais au plus beau moment de cetteopération, une épée flamboya soudain au-dessus de leurs têtes, etdeux bandits roulèrent sur le sol en jurant et en poussant deshurlements de fureur.
Ceux qui restaient debout, outrés decette attaque en dehors de leurs habitudes, voulurent venger leurscompagnons, et se ruèrent avec furie contre leuragresseur.
Celui-ci, sans s’étonner de leur nombre,fit un pas en arrière, tomba en garde et se prépara à les bienrecevoir.
Par hasard, un rayon de lune frappa sonvisage. Les bandits reculèrent avec crainte et rengainèrent leursmachètes.
– Ah ! ah ! dit l’inconnuavec un sourire de mépris, tout en s’avançant vers eux, vous m’avezreconnu, mes maîtres, vive Dieu ! j’en suis fâché, je mepréparais à vous donner une rude leçon, est-ce donc ainsi qu’onexécute mes ordres ?
Les bandits restèrent muets, contrits etrepentants en apparence.
– Çà ! continua l’inconnu,videz vos poches, maîtres coquins, et rendez à ces dames ce quevous leur avez enlevé.
Sans hésiter les voleurs débâillonnèrentla duègne, et restituèrent la riche proie qu’un instant ils avaientcru pouvoir s’approprier.
Doña Luz ne revenait pas de sonétonnement, elle considérait avec une surprise extrême cet hommeétrange qui possédait une si grande autorité sur des bandits sansfoi ni loi.
– Est-ce bien tout ? dit-il ens’adressant à la jeune fille, ne vous manque-t-il plus rien,señora ?
– Plus rien, monsieur,répondit-elle plus morte que vive, sans même savoir ce qu’elledisait.
– Maintenant, continua l’inconnu,partez, drôles, je me charge d’escorter ces dames.
Les bandits ne se le firent pas répéter,ils disparurent comme une volée de corbeaux, en emportant leursblessés.
Dès qu’il fut seul avec les deux femmes,l’inconnu se tourna vers doña Luz.
– Permettez-moi, señorita, luidit-il avec la plus fine courtoisie, de vous offrir mon brasjusqu’à votre palais, la frayeur que vous venez d’éprouver rendvotre marche incertaine.
Machinalement, sans répondre, la jeunefille passa son bras sous celui qu’on lui présentait.
Ils partirent.
Arrivés au palais, l’inconnu frappa à laporte, puis ôtant son chapeau :
– Señorita, lui dit-il, je suisheureux que le hasard m’ait permis de vous rendre un léger service…j’aurai l’honneur de vous revoir. Depuis longtemps déjà, je suisvos pas dans l’ombre. Dieu, qui m’a accordé la grâce de vous parlerune fois, me l’accordera une seconde, j’en suis certain, quoiquedans peu de jours vous deviez partir pour un lointain voyage.Permettez-moi donc de vous dire non pas adieu, mais aurevoir.
Et, après s’être incliné profondémentdevant la jeune fille, il s’éloigna rapidement.
Quinze jours après cette bizarreaventure dont elle n’avait pas jugé à propos de parler à son oncle,doña Luz quittait Mexico sans avoir revu l’inconnu. Seulement, laveille de son départ, en entrant dans sa chambre à coucher, lajeune fille avait trouvé sur son prie-Dieu un papier plié enquatre. Sur ce papier étaient écrits ces quelques mots, d’uneécriture fine et élégante :
«Vous partez, doña Luz, souvenez-vousque je vous ai dit au revoir.
« Votre sauveur de la calle dePlateros. »
Pendant longtemps cette étrangerencontre avait fortement occupé l’esprit de la jeune fille, uninstant elle avait cru que le Cœur-Loyal et son sauveur inconnuétaient le même homme, mais cette supposition s’était bientôtévanouie. Quelle probabilité qu’il en fût ainsi ? Dans quelbut le Cœur-Loyal, après l’avoir sauvée, se serait-il sipromptement éloigné ? cela eût été absurde.
Mais, par une de ces conséquences ou deces inconséquences, comme on le voudra, de l’esprit humain, au furet à mesure que l’aventure de Mexico s’effaçait dans sa pensée, leCœur-Loyal y grandissait.
Elle aurait voulu voir le chasseur,causer avec lui.
Pourquoi ?
Elle ne le savait pas elle-même ;pour le voir, entendre sa voix, s’enivrer de son regard si doux etsi fier, pas autre chose, toutes les jeunes filles sontainsi.
Mais comment le revoir ?
Là se dressait une impossibilité devantlaquelle la pauvre enfant baissait la tête avecdécouragement.
Cependant quelque chose au fond de soncœur, peut-être cette voix divine qui, dans le recueillement del’amour, parle aux jeunes filles, lui disait que bientôt son désirserait accompli.
Elle espérait.
Quoi ?
Un incident imprévu, un danger terriblepeut-être, qui les remettrait face à face.
L’amour véritable doute quelquefois, ilne désespère jamais.
Quatre jours après l’établissement ducamp sur la colline, le soir en se retirant dans sa tente, la jeunefille sourit intérieurement en regardant son oncle, qui sepréparait tout pensif à se livrer au repos.
Doña Luz avait enfin trouvé le moyen dese mettre à la recherche du Cœur-Loyal.
À peine le soleil se levait à l’horizonque le général, dont le cheval était sellé, sortit de la cabane enroseaux qui lui servait de chambre à coucher et se prépara àpartir. Au moment où il mettait le pied à l’étrier, une mainmignonne souleva le rideau de la tente et doña Luzparut.
– Oh ! oh ! déjà levée,dit en souriant le général, tant mieux, chère enfant : decette façon je pourrai vous embrasser avant de partir, cela meportera peut-être bonheur, ajouta-t-il en étouffant unsoupir.
– Vous ne partirez pas ainsi, mononcle, répondit-elle en lui présentant son front sur lequel ildéposa un baiser.
– Pourquoi donc cela,mademoiselle ? demanda-t-il gaiement.
– Parce que je vous ai préparéquelque chose que je veux que vous preniez avant de monter àcheval ; vous ne me refuserez pas, n’est-ce pas, mon bononcle ? fit-elle avec ce sourire câlin des enfants gâtés, quiréjouit le cœur des vieillards.
– Non, sans doute, chère enfant, àcondition que le déjeuner que tu m’offres de si bonne grâce ne sefasse pas attendre, je suis pressé.
– Je ne vous demande que quelquesminutes, répondit-elle en rentrant dans la tente.
– Va pour quelques minutes, dit-ilen la suivant.
La jeune fille frappa dans ses mainsavec joie.
En un clin d’œil, le déjeuner fut prêtet le général se mit à table avec sa nièce.
Tout en servant son oncle et en ayantbien soin qu’il ne manquât de rien, la jeune fille le regardait endessous d’un air embarrassé, et cela avec tant d’affectation, quele vieux soldat finit par s’en apercevoir.
– Voyons, dit-il en s’arrêtant eten la considérant, vous avez quelque chose à me demander,Lucila ; vous savez bien que j’ai l’habitude de ne rien vousrefuser.
– C’est vrai, mon oncle ; maiscette fois je crains que vous ne soyez plus difficile àconvaincre.
– Ah bah ! fit joyeusement legénéral, c’est donc une chose bien grave ?
– Au contraire, mon oncle ;cependant je vous avoue que je crains que vous ne merefusiez.
– Va toujours, mon enfant, réponditle vieux soldat, qui ne tutoyait sa nièce que dans ses momentsd’épanchement, parle sans crainte ; lorsque tu m’auras dit cedont il s’agit, je te répondrai.
– Eh bien, mon oncle, fit enrougissant la jeune fille qui prit tout à coup son parti, je vousavoue que le séjour du camp n’a rien de bien agréable.
– Je conçois cela, mon enfant, maisque veux-tu que j’y fasse ?
– Tout.
– Comment cela ?
– Dame ! mon oncle, si vousétiez là, ce ne serait rien, je vous aurais auprès demoi.
– Ce que tu me dis est fortaimable ; mais tu sais que, puisque je m’absente tous lesmatins, je ne puis y être…
– Voilà justement où est ladifficulté.
– C’est vrai.
– Mais, si vous le vouliez, on lalèverait facilement.
– Tu crois ?
– J’en suis sûre.
– Je ne vois pas trop comment. Àmoins de rester auprès de toi, ce qui est impossible.
– Oh ! il y a un autre moyenqui arrange tout.
– Ah bah !
– Oui, mon oncle, et bien simple,allez.
– Tiens, tiens, tiens, et quelest-il ce moyen, ma mignonne ?
– Vous ne me gronderez pas, mononcle ?
– Folle ! est-ce que je tegronde jamais ?
– C’est vrai, vous êtes sibon !
– Voyons, parle, petitecâline.
– Eh bien, mon oncle, cemoyen…
– Ce moyen ?
– C’est de m’emmener avec vous tousles matins.
– Oh ! oh ! fit le général dontles sourcils froncèrent, que me demandes-tu donc là, chèreenfant ?
– Mais, mon oncle, une chose biennaturelle, il me semble.
Le général ne répondit pas, ilréfléchissait. La jeune fille suivait avec anxiété sur son visageles traces fugitives de ses pensées.
Au bout de quelques instants, il relevala tête.
– Au fait, murmura-t-il, celavaudra peut-être mieux ainsi ; et fixant un regard perçant surla jeune fille : cela te ferait donc bien plaisir de veniravec moi ? dit-il.
– Oui, mon oncle,répondit-elle.
– Eh bien, prépare-toi, chèreenfant ; désormais tu m’accompagneras dans mesexcursions.
La jeune fille se leva d’un bond,embrassa son oncle avec effusion et donna l’ordre de seller soncheval.
Un quart d’heure plus tard, doña Luz etson oncle, précédés par le Babillard et suivis de deux lanceros,quittaient le camp et s’enfonçaient dans la forêt.
– De quel côté voulez-vous vousdiriger aujourd’hui, général ? demanda le guide.
– Conduisez-moi aux huttes de cestrappeurs dont hier vous m’avez parlé.
Le guide s’inclina en signed’obéissance. La petite troupe s’avançait doucement et avecdifficulté dans un sentier à peine tracé où, à chaque pas, leschevaux s’embarrassaient dans les lianes ou butaient contre desracines d’arbres à fleur de terre.
Doña Luz était heureuse. Peut-être, dansces excursions, rencontrerait-elle le Cœur-Loyal.
Le Babillard, qui marchait à quelquespas en avant, poussa tout à coup un cri.
– Eh ! dit le général, que sepasse-t-il donc d’extraordinaire, maître Babillard, que vous jugezconvenable de parler ?
– Des abeilles,seigneurie.
– Comment des abeilles ! il ya des abeilles par ici ?
– Oh ! depuis peuseulement.
– Comment depuispeu ?
– Oui. Vous savez que les abeillesont été apportées en Amérique par les Blancs.
– C’est vrai. Mais alors comment sefait-il qu’on en rencontre ici ?
– Rien de plus simple ; lesabeilles sont les sentinelles avancées de Blancs : au fur et àmesure que les Blancs s’enfoncent dans l’intérieur de l’Amérique,les abeilles partent en avant pour leur tracer la route et leurindiquer les défrichements. Leur apparition dans une contréeinhabitée présage toujours l’arrivée d’une colonie de pionniers oude squatters.
– Voilà qui est étrange, murmura legénéral, et vous êtes sûr de ce que vous me diteslà ?
– Oh ! bien sûr, seigneurie,ce fait est connu de tous les Indiens, ils ne s’y trompent pas,allez, car à mesure qu’ils voient arriver les abeilles, ils seretirent.
– Ceci est véritablementsingulier.
– Ce miel doit être bien bon, ditdoña Luz.
– Excellent, señorita, et si vousle désirez, rien n’est plus facile que de nous enemparer.
– Faites, dit legénéral.
Le guide qui depuis quelques instantsavait déposé sur les buissons un appât pour les abeilles, dont avecsa vue perçante il avait aperçu plusieurs voler au milieu desbroussailles, fit signe à ceux qui le suivaient des’arrêter.
Les abeilles s’étaient en effet poséessur l’appât et l’exploraient dans tous les sens, lorsqu’elleseurent fait leur provision, elles s’élevèrent très haut dans lesairs, puis elles prirent leur vol en ligne droite avec une vélocitéégale à celle d’une balle.
Le guide examina attentivement ladirection qu’elles prenaient et, faisant signe au général, il selança sur leurs traces suivi de toute la troupe, en se frayant unchemin à travers les racines entrelacées, les arbres tombés, lesbuissons et les broussailles, les yeux toujours tournés vers leciel.
De cette façon, ils ne perdirent pas devue les abeilles chargées et après une heure d’une poursuite desplus difficiles, ils les virent arriver à leur ruche pratiquée dansle creux d’un ébénier mort ; elles entrèrent après avoirbourdonné un moment, dans un trou situé à plus de quatre-vingtspieds du sol.
Alors le guide après avoir averti sescompagnons de rester à une distance respectueuse, afin d’être àl’abri de la chute de l’arbre et de la vengeance de ses habitants,saisit sa hache et attaqua vigoureusement l’ébénier par labase.
Les abeilles ne semblaient nullementeffrayées des coups de hache, elles continuaient à rentrer et àsortir, se livrant en toute sécurité à leurs industrieux travaux.Un violent craquement, qui annonça la rupture du tronc, ne lesdétourna même pas de leurs occupations.
Enfin l’arbre tomba avec un horriblefracas et s’ouvrit dans toute sa longueur, laissant à découvert lestrésors accumulés de la communauté.
Le guide saisit immédiatement un paquetde foin, qu’il avait préparé et qu’il alluma pour se défendre desmouches.
Mais elles n’attaquèrent personne ;elles ne cherchèrent point à se venger. Les pauvres bêtes étaientstupéfaites, elles couraient et voletaient dans tous les sensautour de leur empire détruit, sans songer à autre chose qu’àtâcher de se rendre compte de cette catastrophe.
Alors le guide et les lanceros se mirentà l’œuvre avec des cuillers et des machètes pour retirer les rayonset les renfermer dans des outres.
Plusieurs étaient d’un brun foncé etd’ancienne date, d’autres d’un beau blanc, le miel des cellulesétait presque limpide.
Pendant qu’on se hâtait de s’emparer desmeilleurs rayons, de tous les points de l’horizon arrivèrent à tired’aile des essaims innombrables de mouches à miel, qui seplongèrent dans les cellules des rayons brisés où elles sechargèrent, tandis que les ex-propriétaires de la ruche, mornes ethébétées, regardaient, sans chercher à en sauver la moindreparcelle, le pillage de leur miel.
L’ébahissement des abeilles absentes aumoment de la catastrophe est impossible à décrire, au fur et àmesure qu’elles arrivaient avec leur cargaison ; ellesdécrivaient des cercles en l’air autour de l’ancienne place del’arbre, étonnées de la trouver vide, enfin elles semblaientcomprendre leur désastre et se rassemblaient en groupes sur unebranche desséchée d’un arbre voisin, paraissant de là contempler laruine gisante et se lamenter de la destruction de leurempire.
Doña Luz se sentit émue malgré elle duchagrin de ces pauvres insectes.
– Allons, dit-elle, je me repensd’avoir désiré du miel, ma gourmandise fait trop demalheureux.
– Partons, dit le général ensouriant, laissons-leur ces quelques rayons.
– Oh ! fit le guide en haussant lesépaules, ils seront bientôt emportés par la vermine.
– Comment la vermine ? de quellevermine parlez-vous ? demanda le général.
– Oh ! les racoons, lesopossums et surtout les ours.
– Les ours ? dit doñaLuz.
– Oh ! señorita, reprit leguide, ce sont les plus adroites vermines du monde, pour découvrirun arbre d’abeilles et en tirer parti.
– Ils aiment donc le miel ?demanda la jeune fille avec curiosité.
– C’est-à-dire qu’ils en sont fous,señorita, reprit le guide qui semblait se dérider, figurez-vousqu’ils sont tellement gourmands qu’ils rongent un arbre pendant dessemaines, jusqu’à ce qu’ils parviennent à y faire un trou assezlarge pour y passer leurs pattes, et alors ils emportent miel etabeilles, sans se donner la peine de choisir.
– Maintenant, dit le général,reprenons notre route et rendons-nous auprès destrappeurs.
– Oh ! nous y serons bientôt,seigneurie, répondit le guide, voici à quelques pas de nous lagrande Canadienne, les trappeurs sont établis tout le long de sesaffluents.
La petite troupe se remit enmarche.
La chasse aux abeilles avait à son insulaissé à la jeune fille une impression de tristesse, qu’elle nepouvait vaincre ; ces pauvres petits animaux, si doux et siindustrieux, attaqués et ruinés pour un caprice, la chagrinaient etmalgré elle, la rendaient songeuse.
Son oncle s’aperçut de cette dispositionde son esprit.
– Chère enfant, lui dit-il, que sepasse-t-il donc en toi ? Tu n’es plus gaie comme au moment dudépart, d’où vient ce brusque changement ?
– Mon Dieu, mon oncle, que cela nevous inquiète pas, je suis comme toutes les jeunes filles, un peufolle et fantasque ; cette chasse dont je me promettais tantde plaisir m’a laissé malgré moi un fonds de tristesse, dont je nepuis me débarrasser.
– Heureuse enfant, murmura legénéral, qu’une cause aussi futile a encore le pouvoir dechagriner, Dieu veuille, ma mignonne, que tu restes longtempsencore dans cette disposition, et que des douleurs plus grandes etplus vraies ne t’atteignent jamais !
– Mon bon oncle, auprès de vous neserai-je pas toujours heureuse !
– Hélas ! mon enfant, qui saitsi Dieu me permettra de veiller longtemps sur toi ?
– Ne dites pas cela, mon oncle,j’espère que nous avons de longues années à passerensemble.
Le général ne répondit que par unsoupir.
– Mon oncle, reprit la jeune filleau bout d’un instant, ne trouvez-vous pas que l’aspect de la naturegrandiose et sublime qui nous environne a quelque chose desaisissant qui ennoblit les idées, élève l’âme et rend l’hommemeilleur ? Que ceux qui vivent dans ces solitudes sans bornesdoivent être heureux !
Le général la regarda avecétonnement.
– D’où te viennent ces pensées,chère enfant ? lui dit-il.
– Je ne sais, mon oncle, répondit-elletimidement, je ne suis qu’une ignorante jeune fille, dont la vie sicourte encore s’est écoulée jusqu’à ce moment douce et paisibleauprès de vous, eh bien ! il ya des moments, où il me sembleque je serais heureuse de vivre dans ces vastes déserts.
Le général surpris et intérieurementcharmé de la naïve franchise de sa nièce se préparait à luirépondre lorsque le guide, se rapprochant tout à coup, fit un signepour commander le silence en disant d’une voix faible comme unsouffle :
– Un homme !…
Chacun s’arrêta.
Dans le désert, ce mot « unhomme », veut presque toujours dire « unennemi ».
L’homme dans la prairie est plus redoutéde son semblable que la bête fauve la plus féroce.
Un homme, c’est un concurrent, unassocié forcé, qui par le droit du plus fort vient partager avec lepremier occupant, et souvent, pour ne pas dire toujours, chercher àlui enlever le fruit de ses ingrats labeurs.
Aussi, Blancs, Indiens ou demi-sang,lorsqu’ils se rencontrent dans la prairie, se saluent-ils toujours,l’œil au guet, les oreilles tendues et le doigt sur la détente deleur rifle.
À ce cri « unhomme ! » le général et les lanceros s’étaient à touthasard préparés contre une attaque soudaine, en armant leursfusils, et s’effaçant le mieux possible derrière lesbuissons.
À cinquante pas devant eux se tenait unindividu qui, la crosse en terre, les deux mains appuyées sur lehaut du canon d’un long rifle, les considéraitattentivement.
C’était un homme d’une taille élevée,aux traits énergiques, au regard franc et décidé.
Sa longue chevelure arrangée avec soinétait tressée, entremêlée de peaux de loutre et de rubans dediverses couleurs.
Une blouse de chasse de cuir orné lui tombaitjusqu’aux genoux : des guêtres d’une coupe singulière, ornéesde cordons, de franges et d’une profusion de grelots, entouraientses jambes ; sa chaussure se composait d’une paire de superbesmocksens, brodés de perles fausses.
Une couverture écarlate pendait de sesépaules, elle était nouée autour des reins par une ceinture rouge,dans laquelle étaient passés deux pistolets, un couteau et une pipeindienne.
Son rifle était décoré avec soin devermillon et de petits clous de cuivre.
À quelques pas de lui, son chevalbroutait la glandée.
Comme son maître, il était harnaché dela façon la plus fantastique, tacheté et rayé de vermillon, lesrênes et la croupière ornées de perles fausses et de cocardes, satête, sa crinière et sa queue abondamment décorées de plumesd’aigle flottant au gré du vent.
À l’aspect de ce personnage, le généralne put retenir un cri de surprise.
– À quelle tribu indienneappartient cet homme ? demanda-t-il au guide.
– À aucune, réponditcelui-ci.
– Comment, àaucune ?
– Non, c’est un trappeurblanc.
– Ainsi vêtu ?
Le guide haussa les épaules.
– Nous sommes dans les prairies,dit-il.
– C’est vrai, murmura legénéral.
Cependant l’individu que nous avonsdécrit, fatigué sans doute de l’hésitation de la petite troupe quiétait devant lui, et voulant savoir à quoi s’en tenir sur soncompte, prit résolument la parole.
– Eh ! eh ! dit-il enanglais, qui diable êtes-vous, vous autres, et que venez-vouschercher ici ?
– Caramba ! répondit le général enrejetant son fusil en arrière, et ordonnant à ses compagnons d’enfaire autant, nous sommes des voyageurs harassés d’une longueroute, le soleil est chaud, nous vous demandons l’autorisation denous reposer quelques instants dans votre rancho.
Ces paroles ayant été dites en espagnol,le trappeur répondit dans la même langue.
– Approchez sans crainte,l’Élan-Noir est un bon diable, quand on ne cherche pas àle chagriner, vous partagerez le peu que je possède, et grand bienvous fasse.
À ce nom de l’Élan-Noir, le guide ne putréprimer un mouvement d’effroi, il voulut même dire quelques mots,mais il n’en eut pas le temps, car le chasseur, jetant son fusilsur son épaule et se mettant en selle d’un bond, s’était avancéau-devant des Mexicains, auprès desquels il se trouvaitdéjà.
– Mon rancho est à quelques pasd’ici, dit-il au général, si la señorita veut goûter d’une bosse debison bien assaisonnée, je suis en mesure de lui faire cettegalanterie.
– Je vous remercie, caballero,répondit en souriant la jeune fille, je vous avoue qu’en ce momentj’ai plus besoin de repos que d’autre chose.
– Chaque chose viendra en sontemps, dit sentencieusement le trappeur, permettez-moi, pourquelques instants, de remplacer votre guide.
– Nous sommes à vos ordres, dit legénéral, marchez, nous vous suivons.
– En route donc, fit le trappeurqui se plaça en tête de la petite troupe. En ce moment ses yeuxtombèrent par hasard sur le guide, ses épais sourcils sefroncèrent : hum ! murmura-t-il entre ses dents, quesignifie cela ? Nous verrons, ajouta-t-il.
Et, sans plus paraître s’occuper de cethomme, sans avoir l’air de le reconnaître, il donna le signal dudépart.
Après avoir quelque temps marchésilencieusement sur le bord d’un ruisseau assez large, le trappeurfit un brusque crochet, et s’en éloigna subitement en s’enfonçantde nouveau dans la forêt.
– Je vous demande pardon, dit-il,de vous faire faire ce détour, mais il y a ici un étang à castors,et je crains de les effaroucher.
– Oh ! s’écria le jeune fille,comme je serais heureuse de voir travailler ces industrieuxanimaux !
Le trappeur s’arrêta.
– Rien de plus facile, señorita,dit-il, si vous voulez me suivre pendant que vos compagnonsresteront ici à nous attendre.
– Oui ! oui ! réponditdoña Luz avec empressement, mais, se reprenant tout à coup,oh ! pardon mon oncle, dit-elle.
Le général jeta un regard sur lechasseur.
– Allez, mon enfant, nous vousattendrons ici, fit-il.
– Merci, mon oncle, dit la jeunefille avec joie, en sautant à bas de son cheval.
– Je vous en réponds, ditfranchement le trappeur, ne craignez rien.
– Je ne crains rien en vous laconfiant, mon ami, répliqua le général.
– Merci ! et faisant un signeà doña Luz, l’Élan-Noir disparut avec elle au milieu des buissonset des arbres.
Lorsqu’ils furent arrivés à une certainedistance, le trappeur s’arrêta. Après avoir prêté l’oreille etregardé de tous les côtés, il se pencha vers la jeune fille, et luiappuyant légèrement la main sur le bras droit :
– Écoutez, lui dit-il.
Doña Luz s’arrêta inquiète etfrémissante.
Le trappeur s’aperçut de sonagitation.
– Soyez sans crainte, reprit-il, jesuis un honnête homme, vous êtes aussi en sûreté, seule ici, dansce désert avec moi, que si vous vous trouviez dans la cathédrale deMexico, au pied du maître-autel.
La jeune fille jeta un regard à ladérobée sur le trappeur ; malgré son singulier costume, sonvisage avait une telle expression de franchise, son œil était sidoux et si limpide en se fixant sur elle, qu’elle se sentitcomplètement rassurée.
– Parlez, dit-elle.
– Vous appartenez, reprit letrappeur, maintenant je vous reconnais, à cette troupe d’étrangersqui, depuis quelques jours, explorent la prairie dans tous lessens, n’est-ce pas ?
– Oui.
– Parmi vous, se trouve une espècede fou qui porte des lunettes bleues et une perruque blonde, et quis’amuse, je ne sais pourquoi, à faire provision d’herbes et decailloux, au lieu de tâcher, comme un brave chasseur, de trapper uncastor ou d’abattre un daim.
– Je connais l’homme dont vousparlez, il fait en effet partie de notre troupe, c’est un médecinfort savant.
– Je le sais, il me l’a dit, ilvient souvent de ce côté, nous sommes bons amis ; au moyend’une poudre qu’il m’a fait prendre, il m’a coupé complètement unefièvre qui depuis deux mois me tourmentait, et dont je ne pouvaisme débarrasser.
– Tant mieux, je suis heureuse dece résultat.
– Je voudrais faire quelque chosepour vous, afin de reconnaître ce service.
– Merci, mon ami, mais je ne saistrop à quoi vous pourrez m’être utile, si ce n’est en me montrantles castors.
Le trappeur secoua la tête.
– Peut-être à autre chose, dit-il, etplus tôt que vous le croyez. Écoutez-moi attentivement, señorita,je ne suis qu’un pauvre homme, mais ici, dans la prairie, noussavons bien des choses que Dieu nous révèle, parce que nous vivonsface à face avec lui ; je veux vous donner un bonconseil : cet homme qui vous sert de guide est un fieffécoquin, il est connu pour tel dans toutes les prairies del’Ouest ; je me trompe fort, ou il vous fera tomber dansquelque guet-apens, il ne manque pas par ici de mauvais drôles aveclesquels il peut s’entendre pour vous perdre, ou tout au moins pourvous dévaliser.
– Êtes-vous sûr de ce que vousdites ? s’écria la jeune fille, effrayée de ces paroles quicoïncidaient si étrangement avec ce que le Cœur-Loyal lui avaitdit.
– J’en suis aussi sûr qu’un hommepeut affirmer une chose dont il n’a pas de preuves, c’est-à-direque, d’après les antécédents du Babillard, on doit s’attendre àtout de sa part ; croyez-moi, s’il ne vous a pas trahisencore, il ne tardera pas à le faire.
– Mon Dieu ! je vais avertirmon oncle.
– Gardez-vous-en bien, ce seraittout perdre ! les gens avec lesquels s’entend ou ne tarderapas à s’entendre votre guide, si ce n’est pas encore fait, sontnombreux, déterminés, et connaissent à fond la prairie.
– Que faire alors ? demanda lajeune fille avec anxiété.
– Rien. Attendre, et, sans en avoirl’air, surveiller avec soin toutes les démarches de votreguide.
– Mais…
– Vous comprenez bien, interrompitle trappeur, que si je vous engage à vous méfier de lui, ce n’estpas pour, le moment venu où vous aurez besoin de secours, vouslaisser dans l’embarras.
– Je le crois.
– Eh bien, voici ce que vousferez ; dès que vous serez assurée que votre guide voustrahit, vous m’expédierez votre vieux fou de docteur, vous pouvezcompter sur lui, n’est-ce pas ?
– Entièrement.
– Bien. Alors, comme je vous l’aidit, vous me l’enverrez en le chargeant de me dire seulementceci : l’Élan-Noir ; l’Élan-Noir, c’est moi.
– Je le sais, vous nous l’avezdit.
– Très bien, il me dira donc :l’Élan-Noir, l’heure sonne. Pas autre chose. Vous vousrappellerez bien ces mots ?
– Parfaitement. Seulement, je necomprends pas bien en quoi cela pourra nous être utile.
Le trappeur sourit d’un airmystérieux.
– Hum ! fit-il au bout d’uninstant, ces quelques mots vous donneront en deux heures lescinquante hommes les plus résolus de la prairie. Hommes qui, sur unsigne de leur chef, se feront tuer pour vous enlever des mains deceux qui se seront emparés de vous, si ce que je prévoisarrive.
Il y eut un moment de silence, doña Luzsemblait rêveuse.
Le trappeur sourit.
– Ne soyez pas étonnée du vifintérêt que je vous témoigne, dit-il, un homme qui a tout pouvoirsur moi, m’a fait jurer de veiller sur vous pendant une absencequ’il a été obligé de faire.
– Que voulez-vous dire ?fit-elle avec curiosité, et quel est cet homme ?
– Cet homme est un chasseur quicommande à tous les trappeurs blancs des prairies ; sachantque vous aviez le Babillard pour guide, il a soupçonné ce métisd’avoir l’intention de vous entraîner dans unguet-apens.
– Mais le nom de cet homme,s’écria-t-elle d’une voix anxieuse.
– Le Cœur-Loyal ; aurez-vousconfiance en moi, maintenant ?
– Merci, mon ami, merci, réponditla jeune fille avec effusion, je n’oublierai pas votrerecommandation, et le moment venu, si par malheur il arrive, jen’hésiterai pas à vous rappeler votre promesse.
– Et vous ferez bien, señorita,parce que ce sera alors la seule voie de salut qui vous restera.Allons, vous m’avez compris, tout est bien, gardez pour vous notreconversation ; surtout, n’ayez pas l’air de vous entendre avecmoi, ce diable de métis est fin comme un castor ; s’il sedoutait de quelque chose, il vous glisserait entre les doigts commeune vipère qu’il est.
– Soyez tranquille, je seraimuette.
– Maintenant, continuons notreroute vers l’étang des castors. Le Cœur-Loyal veille survous.
– Déjà il nous a sauvé la vie, lorsde l’incendie de la prairie, dit-elle avec effusion.
– Ah ! ah ! murmura letrappeur, en fixant sur elle un regard d’une expression singulière,tout est pour le mieux alors ; puis il ajouta à voixhaute : Soyez sans crainte, señorita, si vous suivez de pointen point le conseil que je vous ai donné, il ne vous arrivera riendans la prairie, quelles que soient les trahisons dont vous serezvictime.
– Oh ! s’écria-t-elle avecexaltation, à l’heure du danger, je n’hésiterai pas à recourir àvous, je vous le jure !
– Voilà qui est convenu, ditl’Élan-Noir en souriant, maintenant, allons voir lescastors.
Ils reprirent leur marche, et au bout dequelques minutes, ils arrivèrent sur la lisière de laforêt.
Alors le trappeur s’arrêta en faisant ungeste à la jeune fille, pour lui recommander l’immobilité, et, setournant vers elle :
– Regardez, lui dit-il.
La jeune fille écarta les branches dessaules, et, penchant la tête en avant, elle regarda.
Les castors avaient intercepté nonseulement le cours de la rivière, au moyen de leur communautéindustrieuse, mais encore tous les ruisseaux qui s’y jettentavaient leur cours arrêté, de manière à transformer le solenvironnant en un vaste marais.
Un castor seul travaillait en ce momentsur la principale écluse ; mais bientôt cinq autres parurentapportant des morceaux de bois, de la vase et des broussailles.Alors ils se dirigèrent tous ensemble vers une partie de labarrière qui, ainsi que le vit la jeune fille, avait besoin deréparation. Ils déposèrent leur charge sur la partie rompue, etplongèrent dans l’eau, mais pour reparaître presque immédiatement àla surface.
Chacun d’eux apportait une certainequantité de vase, dont ils se servaient comme de mortier pourjoindre et affermir les morceaux de bois et de broussailles ;ils revinrent de nouveau avec du bois et de la vase ; bref,cette œuvre de maçonnerie continua jusqu’à ce que la brèche eûtentièrement disparu.
Dès que tout fut en ordre, lesindustrieux animaux prirent un moment de récréation, se poursuivantdans l’étang, plongeant au fond de l’eau ou jouant à la surface, enfrappant à grand bruit l’eau de leurs queues.
Doña Luz regardait ce singulierspectacle avec un intérêt toujours croissant. Elle serait restée lajournée entière à considérer ces étranges animaux.
Tandis que les premiers sedivertissaient ainsi, deux autres membres de la communautéparurent. Pendant quelque temps ils considérèrent gravement lesjeux de leurs compagnons sans faire mine de s’y joindre ;puis, gravissant la berge non loin de l’endroit où le trappeur etla jeune fille étaient aux aguets, ils s’assirent sur leurs pattesde derrière, appuyèrent celles de devant sur un jeune pin, etcommencèrent à en ronger l’écorce. Parfois ils en détachaient unpetit morceau et le tenaient entre leurs pattes, tout en restantassis ; ils le grignotaient avec des contorsions et desgrimaces assez ressemblantes à celles d’un singe épluchant unenoix.
Le but évident de ces castors était decouper l’arbre, et ils y travaillaient avec ardeur. C’était unjeune pin de dix-huit pouces de diamètre à peu près, à l’endroit oùils l’attaquaient ; il était droit comme un I et assez haut.Nul doute qu’ils seraient parvenus en peu de temps à le couperentièrement, mais le général inquiet de l’absence prolongée de sanièce, se décida à se mettre à sa recherche, et les castorseffrayés par le bruit des chevaux, plongèrent et disparurentsubitement.
Le général fit de légers reproches à sanièce sur sa longue absence ; mais la jeune fille, charmée dece qu’elle avait vu, n’en tint compte, et se promit d’assisterencore, témoin invisible, aux ébats des castors.
La petite troupe, sous la direction dutrappeur, se dirigea vers le rancho, dans lequel il leur avaitoffert un abri contre les rayons ardents du soleil arrivé à sonzénith.
Doña Luz, dont la curiosité étaitexcitée au plus haut point par le spectacle attachant auquel elleavait assisté, se dédommagea de l’interruption malencontreuse deson oncle en demandant à l’Élan-Noir les plus grands détails surles mœurs des castors et la façon dont on les chasse.
Le trappeur, de même que tous les hommesqui vivent ordinairement seuls, aimait assez, lorsque l’occasions’en présentait, se rattraper du silence qu’il était la plupart dutemps forcé de garder, aussi ne se fit-il pas prier.
– Oh ! oh ! señorita,fit-il, les Peaux-Rouges disent que le castor est un homme qui neparle pas, et ils ont raison ; il est sage, prudent, brave,industrieux et économe. Ainsi lorsque l’hiver arrive, toute lafamille se met à l’œuvre pour préparer les provisions ; jeunescomme vieux, tous travaillent. Souvent il leur arrive de faire delongs voyages afin de trouver l’écorce qu’ils préfèrent. Ilsabattent parfois des arbres assez gros, en détachent les branchesdont l’écorce est le plus de leur goût ; ils les coupent enmorceaux d’environ trois pieds de long, les transportent vers l’eauet les font flotter jusqu’à leurs huttes où ils les emmagasinent.Leurs habitations sont propres et commodes ; ils ont soin dejeter après leur repas dans le courant de la rivière, au-delà del’écluse, les morceaux de bois dont ils ont rongé l’écorce. Jamaisils ne permettent à un castor étranger de venir s’établir auprèsd’eux, et souvent ils combattent avec la plus grande violence pourassurer la franchise de leur territoire.
– Tout cela est on ne peut pluscurieux, dit la jeune fille.
– Oh ! mais, reprit letrappeur, ce n’est pas tout. Au printemps, qui est la saison de lamue, le mâle laisse la femelle à la maison et va comme un grandseigneur faire un voyage de plaisance, s’éloignant souventbeaucoup, se jouant dans les eaux limpides qu’il rencontre,gravissant les rives pour ronger les tendres tiges des jeunespeupliers ou des saules. Mais quand l’été approche, il abandonne lavie de garçon, et se rappelant ses devoirs de chef de famille, ilretourne vers sa compagne et sa nouvelle progéniture, qu’il mènefourrager à la recherche des provisions d’hiver.
– Il faut avouer, observa legénéral, que cet animal est un des plus intéressants de lacréation.
– Oui, appuya doña Luz, et je necomprends pas comment on peut de parti pris lui faire la chassecomme à une bête malfaisante.
– Que voulez-vous, señorita,répondit philosophiquement le trappeur, tous les animaux ont étécréés pour l’homme, celui-là surtout dont la fourrure est siprécieuse.
– C’est vrai, dit le général, mais,ajouta-t-il, comment faites-vous cette chasse ? Tous lescastors ne sont pas aussi confiants que ceux-ci ; il y en aqui cachent leurs huttes avec un soin extrême.
– Oui, répondit l’Élan-Noir, maisl’habitude a donné au trappeur expérimenté un coup d’œil si sûrqu’il découvre au signe le plus léger la piste d’un castor, et lahutte fût-elle cachée par d’épais taillis et par les saules quil’ombragent, il est rare qu’il ne devine pas le nombre exact de seshabitants. Il pose alors sa trappe, la fixe sur la rive à deux outrois pouces au-dessous de la surface de l’eau, et l’attache parune chaîne à un pieu fortement enfoncé dans la vase ou dans lesable. Une petite tige est alors dépouillée de son écorce ettrempée dans la médecine, c’est ainsi que nous nommonsl’appât que nous employons ; cette tige est placée de manièreà s’élever de trois ou quatre pouces au-dessus de l’eau, tandis queson extrémité est fixée dans l’ouverture de la trappe. Le castor,qui est doué d’un odorat très subtil, est bientôt attiré parl’odeur de l’appât. Aussitôt qu’il avance le museau pour s’enemparer, son pied se prend dans la trappe ; effrayé, ilplonge ; la trappe enchaînée au pied résiste à tous sesefforts ; il lutte quelque temps, puis enfin, à bout deforces, il coule au fond de l’eau et se noie. Voici, señorita,comment se prennent ordinairement les castors. Mais dans les litsde rochers où il n’est pas possible d’enfoncer de pieu pour retenirla trappe, nous sommes souvent obligés de faire de grandesrecherches pour retrouver les castors pris, et même de nager à degrandes distances. Il arrive aussi que lorsque plusieurs membresd’une même famille ont été pris, les autres deviennent méfiants.Alors, quelles que soient nos ruses, il est impossible de les fairemordre à l’appât. Ils approchent des trappes avec précaution,détendent le ressort avec un bâton, et même souvent renversent lestrappes sens dessus dessous, les entraînent sous leur écluse et lesenfouissent dans la vase.
– Alors ? demanda la jeunefille.
– Alors, reprit l’Élan-Noir, dansce cas-là, nous n’avons plus qu’une chose à faire, mettre nostrappes sur notre dos, nous avouer vaincus par les castors et allerplus loin en chercher d’autres moins aguerris. Mais voici monrancho.
Les voyageurs arrivaient en ce momentauprès d’une misérable hutte, faite de branches entrelacées, bonneà peine pour garantir des rayons du soleil, et en tout semblablepour l’incurie à toutes celles des autres trappeurs des prairies,qui sont les hommes qui s’occupent le moins des commodités de lavie.
Cependant, telle qu’elle était,l’Élan-Noir en fit gracieusement les honneurs auxétrangers.
Un second trappeur était accroupi devantla hutte, occupé à surveiller la cuisson de la bosse de bison quel’Élan-Noir avait annoncée à ses convives.
Cet homme, dont le costume était en toutsemblable à celui de l’Élan-Noir, avait à peu près quaranteans ; mais la fatigue et les misères sans nombre de sa dureprofession avaient creusé sur son visage un réseau de ridesinextricables qui le faisaient paraître beaucoup plus vieux qu’iln’était en réalité.
En effet, il n’existe pas au monde demétier plus dangereux, plus pénible et moins lucratif que celui detrappeur. Les pauvres gens se voient souvent, soit par les Indiens,soit par les chasseurs, privés de leur gain laborieusementrecueilli, scalpés et massacrés sans que l’on s’occupe jamais desavoir ce qu’ils sont devenus.
– Prenez place, señorita, et vousaussi, messieurs, dit gracieusement l’Élan-Noir ; mon foyer sipauvre qu’il soit est cependant assez grand pour vous contenirtous.
Les voyageurs acceptèrent avecempressement, ils mirent pied à terre, et bientôt ils se trouvèrentconfortablement étendus sur des lits de feuilles sèches, couvertsde peaux d’ours, d’élans et de bisons.
Le repas, véritable repas de chasseurs, futarrosé de quelques couis – tasses – d’un excellent mescalque le général portait toujours avec lui dans ses expéditions, etque les trappeurs apprécièrent comme il le méritait.
Tandis que doña Luz, le guide et leslanceros faisaient la sieste pendant quelques instants pour laissertomber la chaleur des rayons du soleil, le général pria l’Élan-Noirde le suivre, et sortit avec lui de la hutte.
Dès qu’ils furent à une assez grandedistance, le général s’assit au pied d’un ébénier en invitant soncompagnon à l’imiter, ce que celui-ci fit immédiatement.
Après un instant de silence, le généralprit la parole :
– Mon ami, dit-il, permettez-moid’abord de vous remercier de votre franche hospitalité. Ce devoirrempli, je désire vous adresser certaines questions.
– Caballero ! réponditévasivement le trappeur, vous savez ce que disent lesPeaux-Rouges : entre chaque mot fume ton calumet, afin de bienpeser tes paroles.
– Ce que vous me dites est d’unhomme sensé, mais soyez tranquille, je n’ai nullement l’intentionde vous faire des questions qui auraient trait à votre professionou à tout autre objet qui vous touche personnellement.
– Si je puis vous répondre,caballero, soyez certain que je n’hésiterai pas à voussatisfaire.
– Merci, mon ami, je n’attendaispas moins de vous ; depuis combien de temps habitez-vous lesprairies ?
– Depuis dix ans déjà, monsieur, etDieu veuille que j’y reste encore autant.
– Cette vie vous plaîtdonc ?
– Plus que je ne saurais dire. Ilfaut comme moi l’avoir commencée presque enfant, en avoir subitoutes les épreuves, enduré toutes les souffrances, partagé tousles hasards, pour comprendre les charmes enivrants qu’elle procure,les joies célestes qu’elle donne, et les voluptés inconnues danslesquelles elle nous plonge ! Oh ! caballero, la ville laplus belle et la plus grande de la vieille Europe est bien petite,bien sale et bien mesquine comparée au désert. Votre vie étriquée,réglée et compassée est bien misérable comparée à la nôtre !C’est ici seulement que l’homme sent l’air pénétrer facilement dansses poumons, qu’il vit, qu’il pense. La civilisation le ravalepresque au niveau de la brute, ne lui laissant d’instinct que celuinécessaire à poursuivre des intérêts sordides. Tandis que dans laprairie, au milieu du désert, face à face avec Dieu, ses idéess’élargissent, son âme s’agrandit et il devient réellement ce quel’être suprême a voulu le faire, c’est-à-dire le roi de lacréation.
En prononçant ces paroles, le trappeurs’était en quelque sorte transfiguré, son visage avait pris uneexpression inspirée, ses yeux lançaient des éclairs, et ses gestess’étaient empreints de cette noblesse que donne seule lapassion.
Le général soupira profondément, unelarme furtive coula sur sa moustache grise.
– C’est vrai, dit-il avectristesse, cette vie a des charmes étranges, pour celui qui l’agoûtée, et qui l’attachent par des liens que rien ne peut rompre.Lorsque vous êtes arrivé dans les prairies, d’oùveniez-vous ?
– Je venais de Québec, monsieur, jesuis canadien.
– Ah !
Il y eut un silence.
Ce fut le général qui lerompit.
– Parmi vos compagnons, n’avez-vouspas des Mexicains ? dit-il.
– Plusieurs.
– Je désirerais obtenir desrenseignements sur eux.
– Un seul homme pourrait vous endonner, monsieur, malheureusement cet homme n’est pas ici en cemoment.
– Et vous lenommez ?
– Le Cœur-Loyal.
– Le Cœur-Loyal, reprit vivement legénéral, mais il me semble que je connais cethomme ?
– En effet.
– Oh ! mon Dieu, quellefatalité !
– Peut-être vous sera-t-il plusfacile que vous ne le supposez de le rencontrer, si vous avezréellement intérêt à le voir.
– J’ai un intérêtimmense !
– Alors, soyez tranquille, bientôtvous le verrez.
– Comment cela ?
– Oh ! d’une manière biensimple, le Cœur-Loyal tend des trappes près de moi, je lessurveille en ce moment, mais il ne peut tarder àrevenir.
– Dieu vous entende ! dit legénéral avec agitation.
– Dès qu’il reviendra, je vousavertirai, si d’ici là vous n’avez pas quitté votrecamp.
– Vous savez où campe matroupe ?
– Nous savons tout dans le désert,répondit le trappeur en souriant.
– Je reçois votrepromesse.
– Vous avez ma parole,monsieur.
– Merci.
En ce moment doña Luz sortit de lahutte, après avoir fait à l’Élan-Noir un geste pour lui recommanderle silence ; le général se hâta de la rejoindre.
Les voyageurs remontèrent à cheval et,après avoir remercié les trappeurs de leur cordiale hospitalité,ils reprirent le chemin du camp.
Le retour fut triste, le général étaitplongé dans de profondes réflexions causées par son entretien avecle trappeur. Doña Luz songeait à l’avertissement qui lui avait étédonné ; le guide intrigué par les deux conversations del’Élan-Noir avec la jeune fille et le général, avait un secretpressentiment qui lui disait de se tenir sur ses gardes. Seuls, lesdeux lanceros marchaient insoucieusement, ignorant le drame qui sejouait autour d’eux et ne pensant qu’à une chose, le repos qui lesattendait en arrivant au camp.
Le Babillard jetait incessamment desregards inquiets autour de lui, semblant chercher des auxiliairesau milieu des fourrés épais que traversait silencieusement lapetite troupe.
Le jour tirait à sa fin, le soleiln’allait pas tarder à disparaître et déjà les hôtes mystérieux dela forêt poussaient par intervalles de sourdsrugissements.
– Sommes-nous loin encore ?demanda tout à coup le général.
– Non, répondit le guide, une heureà peine.
– Pressons le pas, alors, je neveux pas être surpris par la nuit dans ces halliers.
La troupe prit un trot allongé qui, enmoins d’une demi-heure, la conduisit aux premières barricades ducamp.
Le capitaine Aguilar et le docteurvinrent recevoir les voyageurs à leur arrivée.
Le repas du soir était préparé etattendait depuis longtemps déjà.
On se mit à table.
Mais la tristesse qui depuis quelquesheures semblait s’être emparée du général et de sa nièce augmentaitau lieu de diminuer. Le repas s’en ressentit, chacun mangea entoute hâte sans échanger une parole. Lorsque l’on eut fini, sous leprétexte des fatigues de la journée, on se sépara pour se livrerostensiblement au repos, mais en réalité pour être seul etréfléchir aux événements de la journée.
De son côté le guide n’était pas plus àl’aise : une mauvaise conscience, a dit un sage, est le pluschagrinant camarade de nuit que l’on puisse avoir ; leBabillard possédait la pire de toutes les mauvaises consciences,aussi n’avait-il nulle envie de dormir. Il se promenait dans lecamp, cherchant en vain dans son esprit bourrelé d’inquiétudes etpeut-être de remords un moyen quelconque de sortir du mauvais pasdans lequel il se trouvait. Mais il avait beau mettre sonimagination à la torture, rien ne venait calmer sesappréhensions.
Cependant la nuit s’avançait, la luneavait disparu, des ténèbres épaisses planaient sur le camp plongédans le silence.
Tout le monde dormait ou paraissaitdormir, seul le guide qui avait voulu se charger de la premièregarde veillait assis sur un ballot ; les bras croisés sur lapoitrine et le regard fixe, il s’enfonçait de plus en plus dans desombres rêveries.
Tout à coup une main se posa sur sonépaule, et une voix murmura à son oreille ce seulmot :
– Kennedy !
Le guide, avec cette présence d’espritet ce flegme imperturbable qui n’abandonnent jamais les Indiens etles métis, jeta un regard soupçonneux autour de lui afin des’assurer qu’il était bien seul, puis il saisit la main qui étaitrestée appuyée sur son épaule et entraîna l’individu qui lui avaitparlé et qui le suivit sans résistance dans un endroit écarté où ilse crût certain de n’être surveillé par personne.
Au moment où les deux hommes passèrentdevant la tente, les rideaux s’entrouvrirent doucement et une ombreglissa silencieuse à leur suite.
Lorsqu’ils furent cachés au milieu desballots, et placés assez près l’un de l’autre pour parler d’unevoix basse comme un souffle :
– Dieu soit loué ! murmura leguide, j’attendais ta visite avec impatience, Kennedy.
– Savais-tu donc que je devaisvenir ? répondit celui-ci avec défiance.
– Non, mais jel’espérais.
– Il y a dunouveau ?
– Oui, et beaucoup.
– Parle, hâte-toi.
– C’est ce que je vais faire. Toutest perdu.
– Hein ! que veux-tudire ?
– Ce que je dis, aujourd’hui legénéral, guidé par moi, est allé…
– Je le sais, je vous aivus.
– Malédiction ! Pourquoi nenous as-tu pas attaqués ?
– Nous n’étions quedeux.
– J’aurais fait le troisième, lapartie eût été égale, puisque le général n’avait que deuxlanceros.
– C’est vrai, je n’y ai passongé.
– Tu as eu tort, tout serait fini àprésent, au lieu que tout est probablement perdu.
– Comment cela ?
– Eh ! Carai ! c’estclair, le général et sa nièce ont causé un temps infini avec cesournois d’Élan-Noir, tu sais qu’il me connaît de longue date, illes aura certainement engagés à se méfier de moi.
– Aussi pourquoi les as-tu conduitsà l’étang des castors ?
– Pouvais-je me douter que j’yrencontrerais ce trappeur maudit ?
– Dans notre métier, il faut seméfier de tout.
– Tu as raison, j’ai commis unefaute ! Enfin à présent le mal est sans remède, car j’ai lepressentiment que l’Élan-Noir a complètement édifié le général surmon compte.
– Hum ! En effet, c’est probable,que faire alors ?
– Agir le plus tôt possible, sansleur donner le temps de se mettre sur leurs gardes.
– Je ne demande pas mieux, moi, tu lesais.
– Oui. Où est le capitaine ?Est-il de retour ?
– Il est arrivé ce soir. Tous noshommes sont cachés dans la grotte, nous sommes quarante.
– Bravo ! Ah ! Pourquoin’êtes-vous pas venus tous ensemble, au lieu de toi seul, vois,quelle belle occasion vous aviez. Ils dorment comme des loirs. Nousnous serions emparés d’eux en moins de dix minutes.
– Tu as raison, mais on ne peuttout prévoir, du reste ce n’était pas ainsi que l’affaire avait étéconvenue avec le capitaine.
– C’est juste. Pourquoi viens-tualors ?
– Pour te prévenir que nous sommesprêts et que nous n’attendons plus que ton signal pouragir.
– Voyons, que faut-il faire ?Conseille-moi.
– Comment diable veux-tu que je teconseille ? Est-ce que je sais ce qui se passe ici, moi, pourte dire comment tu dois t’y prendre ?
Le guide réfléchit un instant, puis illeva la tête et considéra le ciel avec attention.
– Écoute, reprit-il, il n’estencore que deux heures du matin.
– Oui.
– Tu vas retourner à lagrotte.
– De suite ?
– Oui.
– C’est bien.Après ?
– Tu diras au capitaine que, s’ille veut, je lui livre la jeune fille cette nuit.
– Hum ! cela me sembledifficile.
– Tu es un niais.
– C’est possible ; mais je nevois pas comment.
– Attends donc. La garde du campest ainsi distribuée : le jour, les soldats veillent auxretranchements ; mais comme ils ne sont pas habitués à la viedes prairies et que, la nuit, leur secours serait plutôt nuisiblequ’utile, les autres guides et moi sommes chargés de la garde,tandis que les soldats se reposent.
– C’est très spirituel, dit Kennedyen riant.
– N’est-ce pas ? fit leBabillard. Ainsi vous monterez à cheval ; arrivés au bas de lacolline, six des plus hardis viendront me rejoindre ; avecleur aide, je me charge de garrotter, pendant qu’ils dorment àpoings fermés, tous les soldats et le général lui-même.
– Tiens, mais c’est une idéecela.
– Tu trouves ?
– Ma foi oui.
– Très bien. Une fois nos gaillardsbien attachés, je siffle et le capitaine arrive avec le reste de latroupe. Alors, ma foi, qu’il s’arrange avec la jeune fille, cela leregarde et je ne m’en mêle plus. Comment trouves-tucela ?
– Charmant.
– De cette façon, nous évitonsl’effusion du sang et les coups dont je ne me soucie guère quand jepuis m’en passer.
– Tu es prudent.
– Dame ! mon cher, quand onfait des affaires comme celles-ci, qui, lorsqu’elles réussissent,offrent de gros bénéfices, il faut toujours s’arranger de façon àavoir toutes les chances pour soi.
– Parfaitement raisonné ; dureste, ton idée me plaît infiniment, et je vais, sans plus tarder,la mettre à exécution ; mais d’abord convenons bien de nosfaits afin d’éviter les malentendus, qui sont toujoursdésagréables.
– Très bien.
– Si, comme je le crois, lecapitaine trouve ton plan heureux et d’une réussite infaillible,dès que nous serons au pied de la colline, je monterai avec cinqgaillards résolus, que j’aurai soin de choisir moi-même. De quelcôté m’introduirai-je dans le camp ?
– Pardieu ! du côté par lequeltu es entré déjà, tu dois le connaître.
– Et toi, oùseras-tu ?
– À l’entrée même, prêt à vousaider.
– Bien. Maintenant tout estconvenu. Tu n’as plus rien à me dire ?
– Rien.
– Je pars alors.
– Oui, le plus tôt sera lemieux.
– Tu as toujours raison. Guide-moijusqu’à l’endroit par lequel je dois sortir ; il fait si noirque, si j’y vais seul, je suis capable de m’égarer et d’allerdonner du pied contre quelque soldat endormi, ce qui ne ferait pasnotre affaire.
– Donne-moi la main.
– La voici.
Les deux hommes se levèrent et se mirenten devoir de gagner le lieu par lequel devait sortir l’émissaire ducapitaine ; mais, au même moment, une ombre s’interposa entreeux et une voix ferme leur dit :
– Vous êtes des traîtres et vousallez mourir.
Malgré toute leur puissance sureux-mêmes, les deux hommes restèrent un instant frappés destupeur.
Sans leur donner le temps de reprendreleur présence d’esprit, la personne, qui avait parlé, déchargeadeux pistolets presque à bout portant sur eux.
Les misérables poussèrent un grandcri ; l’un tomba, l’autre, bondissant comme un chat-tigre,escalada les retranchements et disparut avant que l’on pût uneseconde fois tirer sur lui.
Au bruit de la double détonation et aucri poussé par les bandits, tout le monde s’était réveillé ensursaut dans le camp ; chacun se précipita auxbarricades.
Le général et le capitaine Aguilararrivèrent les premiers à l’endroit où s’était passée la scène quenous avons rapportée.
Ils trouvèrent doña Luz, deux pistoletsfumants à la main, tandis qu’à ses pieds un homme se tordait dansles dernières convulsions de l’agonie.
– Que signifie cela, manièce ? que s’est-il passé, au nom du ciel ! Êtes-vousblessée ? demanda le général avec épouvante.
– Rassurez-vous, mon oncle, je nesuis pas blessée, répondit la jeune fille, seulement j’ai puni untraître. Deux misérables complotaient dans l’ombre contre notresûreté commune, l’un s’est échappé, mais je crois que celui-ci estbien malade.
Le général se pencha vivement sur lemoribond. À la lueur de la torche qu’il portait à la main, ilreconnut Kennedy, ce guide que le Babillard prétendait avoir étébrûlé vif, lors de l’incendie de la prairie.
– Oh ! oh ! fit-il,qu’est-ce que cela veut dire ?
– Cela veut dire, mon oncle,répondit la jeune fille, que, si Dieu ne m’était pas venu en aide,nous aurions été, cette nuit même, surpris par une troupe debandits embusqués à peu de distance d’ici.
– Ne perdons pas de tempsalors.
Et le général, aidé par le capitaineAguilar, se hâta de tout préparer pour faire une vigoureuserésistance au cas où on tenterait une attaque.
Le Babillard avait fui, mais une largetraînée de sang montrait qu’il était gravement blessé. S’il avaitfait jour, on aurait tenté de le poursuivre, et peut-être aurait-onréussi à l’atteindre ; mais, au milieu des ténèbres, ignorantsi des ennemis n’étaient pas embusqués aux environs, le général nevoulut pas que ses soldats se risquassent hors du camp. Il préféralaisser au misérable cette chance de salut.
Quant à Kennedy, il étaitmort.
Le premier moment d’effervescence passé,doña Luz, qui n’était plus soutenue par le danger de la situation,sentit qu’elle était femme. Son énergie disparut, ses yeux sevoilèrent, un tremblement convulsif agita tout son corps ;elle s’affaissa sur elle-même, et elle serait tombée, si le docteurne l’avait pas reçue dans ses bras.
Il la porta à moitié évanouie sous latente et lui prodigua tous les soins que réclamait sonétat.
La jeune fille revint peu à peu à elle,le calme rentra dans son esprit et l’ordre se rétablit dans sesidées.
Se souvenant alors des recommandationsque le jour même l’Élan-Noir lui avait faites, elle pensa que lemoment était venu de réclamer l’exécution de sa promesse et fitsigne au docteur de s’approcher.
– Cher docteur, lui dit-elle d’unevoix douce, voulez-vous me rendre un grandservice ?
– Disposez de moi,señorita.
– Connaissez-vous un trappeur nommél’Élan-Noir ?
– Oui, il a sa hutte près d’ici auxenvirons d’un étang de castors.
– C’est cela même, mon bon docteur,eh bien ! il faut, dès qu’il fera jour, que vous alliez letrouver de ma part.
– À quoi bon,señorita ?
– Je vous en prie ! dit-elled’une voix câline.
– Oh ! alors, vous pouvez êtretranquille, j’irai, répondit-il.
– Que luidirai-je ?
– Vous lui rendrez compte de ce quis’est passé ici cette nuit.
– Parbleu !
– Et puis vous ajouterez, retenezbien ces paroles qu’il faudra lui redire textuellement.
– J’écoute de toutes mes oreilles,je les graverai dans ma mémoire.
– L’Élan-Noir, l’heure sonne.Vous avez bien compris, n’est-ce pas ?
– Parfaitement,señorita.
– Vous jurez de faire ce que jevous demande ?
– Je vous le jure, dit-il d’unevoix grave, au lever du soleil j’irai trouver le trappeur, je luirendrai compte des événements de la nuit et j’ajouterai :l’Élan-Noir, l’heure sonne. Est-ce tout ce que vous désirez demoi ?
– Tout, oui, mon bondocteur.
– Eh bien ! reposez sansinquiétude, señorita, je vous jure sur l’honneur que cela serafait.
– Merci, murmura la jeune fille,avec un doux sourire en lui serrant la main.
Et, brisée par les émotions terribles dela nuit, elle retomba sur son lit où elle s’endormit bientôt d’unsommeil tranquille et réparateur.
Au point du jour, malgré lesobservations du général qui voulut en vain l’empêcher de partir enlui représentant les dangers auxquels il allait s’exposer de gaietéde cœur, le digne savant qui avait hoché la tête à tout ce que sonami lui avait dit, s’obstinant sans vouloir donner de raisons, dansson projet de sortie, quittait le camp et descendait la colline augrand trot.
Puis une fois arrivé dans la forêt, ilpiqua des deux et se dirigea au galop vers la hutte del’Élan-Noir.
La Tête-d’Aigle était un chef aussiprudent que déterminé, il savait qu’il avait tout à craindre desAméricains s’il ne parvenait pas à dissimuler complètement sapiste.
Aussi, après le succès de la surprisequ’il avait exécutée contre le nouveau défrichement des Blancs, surles bords de la grande Canadienne, il ne négligea rien pour mettresa troupe à l’abri des terribles représailles qui lamenaçaient.
L’on ne peut se faire une idée du talentdéployé par les Indiens lorsqu’il s’agit de cacher leurpiste.
Vingt fois ils repassent à la mêmeplace, enchevêtrant les traces de leur passage les unes dans lesautres, jusqu’à ce qu’elles finissent par devenir inextricables, nenégligeant aucun accident de terrain, marchant dans les pas les unsdes autres pour dissimuler leur nombre, suivant des journéesentières le cours des ruisseaux, souvent ayant de l’eau jusqu’à laceinture, poussant même les précautions et la patience jusqu’àeffacer avec la main, et pour ainsi dire pas à pas, les vestigesqui pourraient les dénoncer aux yeux clairvoyants et intéressés deleurs ennemis.
La tribu du Serpent, à laquelleappartenaient les guerriers commandés par la Tête-d’Aigle, étaitentrée dans les prairies au nombre de cinq cents guerriers à peuprès, afin de chasser le bison et de livrer combat aux Pawnees etaux Sioux, contre lesquels ils guerroient continuellement.
Le but de la Tête-d’Aigle, aussitôt sacampagne terminée, était de rejoindre immédiatement ses frères,afin de mettre en sûreté le butin fait par lui à la prise duvillage et d’assister à une grande expédition que sa tribupréparait contre les trappeurs blancs et métis disséminés dans lesprairies et que les Indiens considèrent avec raison comme desennemis implacables.
Malgré le luxe de précautions déployépar le chef, le détachement avait rapidement marché.
Le soir du sixième jour écoulé depuis ladestruction du fort, les Comanches s’arrêtèrent sur les bords d’unepetite rivière sans nom, comme il s’en rencontre tant dans cesparages et se préparèrent à camper pour la nuit.
Rien de plus simple que le campement desIndiens sur le sentier de la guerre.
Les chevaux sont entravés afin qu’ils nepuissent s’écarter ; si l’on ne craint pas de surprise onallume du feu, dans le cas contraire, chacun s’arrange comme ilpeut pour manger et dormir.
Depuis leur départ du fort, aucun indicen’avait donné lieu aux Comanches de supposer qu’ils fussent suivisou surveillés, leurs éclaireurs n’avaient découvert aucune pistesuspecte.
Ils se trouvaient peu éloignés du campde leur tribu, leur sécurité était donc complète.
La Tête-d’Aigle fit allumer du feu etplaça lui-même des sentinelles pour veiller au salut detous.
Lorsqu’il eut pris ces mesures deprudence, le chef s’adossa contre un ébénier, prit son calumet, etordonna que le vieillard et la femme espagnole lui fussentamenés.
Quand ils furent devant lui, laTête-d’Aigle salua cordialement le vieillard et lui offrit soncalumet, marque de bienveillance que le vieillard accepta tout ense préparant à répondre aux questions que sans doute l’Indienallait lui adresser.
En effet, après quelques instants desilence, celui-ci prit la parole.
– Mon frère se trouve-t-il bienavec les Peaux-Rouges ? lui demanda-t-il.
– J’aurais tort de me plaindre,chef, répondit l’Espagnol, depuis que je suis avec vous j’ai ététraité avec beaucoup d’égards.
– Mon frère est un ami, ditemphatiquement le Comanche.
Le vieillard s’inclina.
– Nous sommes enfin sur nosterritoires de chasse, reprit le chef, mon frère la Tête-Blancheest fatigué d’une longue vie, il est meilleur au feu du conseil quesur un cheval à chasser l’élan ou le bison, que désire monfrère ?
– Chef, répondit l’Espagnol, vosparoles sont vraies, il fut un temps où comme tout autre enfant desprairies, je passais à chasser des journées entières, sur unmustang fougueux et indompté ; mes forces ont disparu, mesmembres ont perdu leur souplesse et mon coup d’œil soninfaillibilité, je ne vaux plus rien pour une expédition, si courtequ’elle soit.
– Bon ! réponditimperturbablement l’Indien, en soufflant des flots de fumée par labouche et par les narines, que mon frère dise donc à son ami cequ’il désire, et cela sera fait.
– Je vous remercie, chef, et jeprofiterai de votre offre bienveillante ; je serais heureux sivous consentiez à me fournir les moyens de gagner, sans êtreinquiété, un établissement des hommes de ma couleur où je puissepasser en paix les quelques jours que j’ai encore àvivre.
– Eh ! pourquoi ne leferais-je pas ? rien n’est plus facile, dès que nous auronsrejoint la tribu, puisque mon frère ne veut pas demeurer avec sesamis rouges, ses désirs seront satisfaits.
Il y eut un moment de silence. Levieillard, croyant l’entretien terminé, se préparait à seretirer ; d’un geste le chef lui ordonna de rester.
Après quelques instants, l’Indien secouasa pipe pour en faire tomber la cendre, en passa le tuyau dans saceinture et fixant sur l’Espagnol un regard voilé par uneexpression étrange :
– Mon frère est heureux, dit-ild’une voix triste, quoique âgé déjà de bien des hivers, il nemarche pas seul dans le sentier de la vie.
– Que veut dire le chef ?demanda le vieillard, je ne le comprends pas ?
– Mon frère a une famille, repritle Comanche.
– Hélas ! mon frère se trompe,je suis seul en ce monde !
– Que dit donc là mon frère ?n’a-t-il pas auprès de lui sa compagne ?
Un sourire triste se dessina sur leslèvres pâles du vieillard.
– Non, dit-il au bout d’un instant,je n’ai pas de compagne.
– Que lui est donc cette femme,alors ? dit le chef avec une feinte surprise en désignant ladame espagnole qui se tenait morne et silencieuse aux côtés duvieillard.
– Cette femme est mamaîtresse.
– Ooah ! mon frèreserait-il esclave ? fit le Comanche avec un mauvaissourire.
– Non, reprit fièrement levieillard, je ne suis pas l’esclave de cette femme, je suis sonserviteur dévoué.
– Ooah ! dit le chef enhochant la tête et réfléchissant profondément sur cetteréponse.
Mais les paroles de l’Espagnol nepouvaient être comprises par l’Indien, la distinction était tropsubtile pour qu’il la saisît. Après deux ou trois minutes il secouala tête et renonça à chercher la solution de ce problème pour luiincompréhensible.
– Bon, dit-il en faisant glisser unregard ironique sous ses paupières demi-closes, la femme partiraavec mon frère.
– C’est ainsi que je l’ai toujoursentendu, répondit l’Espagnol.
La femme âgée, qui jusqu’à ce momentavait gardé le silence, pensa qu’il était temps de se mêler à laconversation.
– Je remercie le chef, dit-elle,mais puisqu’il est assez bon pour se mettre à notre disposition, mepermettra-t-il de lui demander une grâce ?
– Que ma mère parle, mes oreillessont ouvertes.
– J’ai un fils qui est un grandchasseur blanc, il doit en ce moment se trouver dans laprairie ; peut-être que si mon frère consentait à nous garderencore quelques jours auprès de lui, il nous serait possible de lerencontrer ; avec sa protection nous n’aurions plus rien àredouter.
À ces paroles imprudentes l’Espagnol fitun geste d’effroi.
– Señorita, dit-il vivement dans salangue maternelle, prenez garde à ce…
– Silence ! interrompitl’Indien d’une voix brève, pourquoi mon frère blanc parle-t-ildevant moi une langue inconnue ? Craint-il donc que jecomprenne ses paroles ?
– Oh ! chef, dit l’Espagnolavec un geste de dénégation.
– Que mon frère laisse donc alorsparler ma mère au visage pâle, elle s’adresse à un chef.
Le vieillard se tut, mais un tristepressentiment lui serra le cœur.
Le chef comanche savait parfaitement àqui il s’adressait, il jouait avec les deux Espagnols comme un chatavec une souris ; mais ne faisant rien paraître de sesimpressions, il se tourna vers la femme et s’inclinant avec cettecourtoisie instinctive qui distingue les Indiens :
– Oh ! oh ! dit-il d’unevoix douce avec un sourire sympathique, le fils de ma mère est ungrand chasseur, tant mieux.
Le cœur de la pauvre femme se dilata dejoie.
– Oui, dit-elle avec effusion,c’est un des plus braves trappeurs des prairies del’ouest.
– Ooah ! fit le chef deplus en plus aimable, ce guerrier renommé doit avoir un nomrespecté de tous dans les prairies ?
L’Espagnol souffrait le martyre ;tenu en respect par l’œil du Comanche, il ne savait comment avertirsa maîtresse de ne pas prononcer le nom de son fils.
– Son nom est bien connu, dit ladame.
– Oh ! s’écria vivement levieillard, toutes les mères sont ainsi, pour elles leurs fils sontdes héros ! Celui-là, bien que ce soit un excellent jeunehomme, ne vaut pas mieux qu’un autre, certes, son nom n’est jamaisarrivé jusqu’à mon frère.
– Comment mon frère lesait-il ? dit l’Indien avec un sourire sardonique.
– Je le suppose, répondit levieillard, ou du moins, si mon frère l’a par hasard entenduprononcer, il est depuis longtemps sorti de sa mémoire et ne méritepas de lui être rappelé ; si mon frère le permet nous nousretirerons, la journée a été fatigante, l’heure est venue de sereposer.
– Dans un instant, dit paisiblementle Comanche, et s’adressant à la femme : quel est le nom duguerrier des visages pâles ? lui demanda-t-il avecinsistance.
Mais la vieille dame, mise sur sesgardes par l’intervention de son serviteur dont elle connaissait ledévouement et la prudence, ne répondit pas, sentant intérieurementqu’elle avait commis une faute et ne sachant comment laréparer.
– Ma mère ne m’entend-ellepas ? reprit le chef.
– À quoi bon vous dire un nom qui,selon toutes probabilités, vous est inconnu et qui dans tous lescas ne vous intéresse nullement ? Si mon frère le permet je meretirerai.
– Non, pas avant que ma mère m’aitdit le nom de son fils le grand guerrier, dit le Comanche enfronçant les sourcils et en frappant du pied avec une colère malcontenue.
Le chasseur vit qu’il fallait en finir,son parti fut pris en une seconde.
– Mon frère est un grand chef,dit-il, quoique sa chevelure soit brune, sa sagesse estimmense ; je suis son ami, il ne voudra pas abuser du hasardqui a livré entre ses mains la mère de son ennemi ; le fils decette femme est le Cœur-Loyal.
– Ooah ! fit laTête-d’Aigle avec un sourire sinistre, je le savais ; pourquoiles visages pâles ont-ils deux langues et deux cœurs etcherchent-ils toujours à tromper les Peaux-Rouges ?
– Nous n’avons pas cherché à voustromper, chef.
– Si, depuis que vous êtes avecnous, vous avez été traités comme des fils de la tribu, je vous aisauvé la vie !
– C’est vrai !
– Eh bien, reprit-il avec unsourire ironique, je veux vous prouver que les Indiens n’oublientpas et qu’ils savent rendre le bien pour le mal. Ces blessures quevous me voyez, qui me les a faites ? le Cœur-Loyal ! Noussommes ennemis, sa mère est en mon pouvoir, je pourrais de suitel’attacher au poteau des tortures, ce serait mon droit.
Les deux Espagnols baissèrent latête.
– La loi des prairies dit œil pour œil,dent pour dent, écoutez-moi bien, Vieux-Chêne : ensouvenir de notre ancienne amitié, je vous accorde un délai.Demain, au lever du soleil, vous vous mettrez à la recherche duCœur-Loyal, si dans quatre jours il n’est pas venu se livrer entremes mains, sa mère périra ; mes jeunes hommes la feront brûlervive au poteau du sang, et mes frères se tailleront des sifflets deguerre avec ses os. Allez, j’ai dit.
Le vieillard voulut insister, il se jetaaux genoux du chef, mais le vindicatif Indien le repoussa du piedet s’éloigna.
– Oh ! madame, murmura levieillard avec désespoir, vous êtes perdue !
– Surtout, Eusébio, répondit lamère avec des larmes dans la voix, ne ramène pas mon fils,qu’importe que je meure ; moi, hélas ! ma vie n’a-t-ellepas déjà été assez longue ?
Le vieux serviteur jeta un regardd’admiration à sa maîtresse.
– Toujours la même, dit-il avecattendrissement.
– La vie d’une mèren’appartient-elle pas à son enfant ? fit-elle avec un cri ducœur.
Les deux vieillards tombèrent accablésde douleur au pied d’un arbre et passèrent la nuit à prierDieu.
La Tête-d’Aigle ne semblait pas sedouter de leur désespoir.
Les précautions prises par la Tête-d’Aiglepour dérober sa marche étaient bonnes pour les Blancs dont les sensmoins tenus en éveil que ceux des partisans et des chasseurs et peuau fait des ruses indiennes sont presque incapables de se dirigersans boussole dans ces vastes solitudes ; mais pour des hommescomme le Cœur-Loyal et Belhumeur, elles étaient de tout pointinsuffisantes.
Les deux hardis partisans ne perdirentpas un instant la piste.
Habitués aux zigzags et aux crochets desguerriers indiens, ils ne se laissèrent pas tromper aux retourssubits, aux contremarches, aux fausses haltes, en un mot à tous lesobstacles que les Comanches avaient comme à plaisir semés sur leurroute.
Et puis, il y avait une chose à laquelleles Indiens n’avaient pas songé et qui dévoilait aussi clairementla direction qu’ils avaient suivie que s’ils avaient pris le soinde la jalonner.
Nous avons dit que les chasseurs avaientauprès des ruines d’une cabane trouvé un limier, attaché au troncd’un arbre, et que ce limier une fois libre, après quelquescaresses faites à Belhumeur, avait pris sa course, le nez au ventpour rejoindre son maître qui n’était autre que le vieilEspagnol ; il le rejoignit en effet.
Les traces du limier que les Indiens nesongèrent pas à faire disparaître, par la raison toute simplequ’ils ne s’aperçurent pas qu’il était avec eux, se voyaientpartout, et pour des chasseurs aussi adroits que le Cœur-Loyal etBelhumeur, c’était un fil d’Ariane que rien ne pouvaitrompre.
Les chasseurs marchaient donc tranquillementle fusil en travers de la selle, accompagnés de leursrastreros, à la suite des Comanches qui étaient loin desupposer qu’ils avaient une telle arrière-garde.
Chaque soir le Cœur-Loyal s’arrêtait àl’endroit précis où la Tête-d’Aigle avait un jour auparavant établison bivouac, car telle était la diligence faite par les deuxhommes, que les Indiens ne les précédaient que de quelqueslieues ; ils auraient été facilement dépassés, si telle avaitété l’intention des trappeurs. Mais, pour certaines raisons, leCœur-Loyal désirait se borner à les suivre quelque tempsencore.
Après avoir passé la nuit dans uneclairière sur les bords d’un frais ruisseau dont le doux murmureavait bercé leur sommeil, les chasseurs se préparaient à seremettre en route, leurs chevaux étaient sellés, ils mangeaientdebout une tranche d’élan comme des gens pressés de partir, lorsquele Cœur-Loyal, qui de toute la matinée n’avait pas desserré lesdents, se tourna vers son compagnon.
– Asseyons-nous un instant, dit-il,rien ne nous oblige à nous hâter, puisque la Tête-d’Aigle a rejointsa tribu.
– C’est vrai, répondit Belhumeur ense laissant tomber sur l’herbe, nous pouvons causer.
– Comment n’ai-je pas deviné queces maudits Comanches avaient un détachement de guerre auxenvirons ? À nous deux, il est impossible de songer à nousemparer d’un camp dans lequel se trouvent cinq centsguerriers.
– C’est juste, ditphilosophiquement Belhumeur, ils sont beaucoup ; après cela,vous savez, cher ami, que si le cœur vous en dit, nous pouvonstoujours essayer, on ne sait pas ce qui peut arriver.
– Merci, fit en souriant leCœur-Loyal, mais je le crois inutile.
– Comme vous voudrez.
– La ruse seule doit nous venir enaide.
– Rusons donc, je suis à vosordres.
– Nous avons des trappes prèsd’ici, je crois ?
– Pardieu ! fit le Canadien, àun demi-mille tout au plus, au grand étang des castors.
– C’est vrai, je ne sais plus àquoi je pense depuis quelques jours ; voyez-vous, Belhumeur,cette captivité de ma mère me rend fou, il faut que je la délivre,coûte que coûte.
– C’est mon avis, Cœur-Loyal, et jevous y aiderai de tout mon pouvoir.
– Demain, au point du jour, vousvous rendrez auprès de l’Élan-Noir, et vous le prierez en mon nomde réunir le plus de chasseurs blancs et de trappeurs qu’il lepourra.
– Très bien.
– Pendant ce temps-là, j’irai aucamp des Comanches afin de traiter de la rançon de ma mère ;s’ils ne veulent pas consentir à me la rendre, nous aurons recoursaux armes, et nous verrons si une vingtaine des meilleurs riflesdes frontières n’auront pas raison de cinq cents de ces pillardsdes prairies.
– Et s’ils vous fontprisonnier ?
– En ce cas, je vous enverrai monlimier, qui vous rejoindra dans la grotte de la rivière ; enle voyant arriver seul vous saurez ce que cela voudra dire et vousagirez en conséquence.
Le Canadien secoua la tête.
– Non, dit-il, je ne ferai pascela.
– Comment, vous ne ferez pascela ? s’écria le chasseur étonné.
– Certes, non, je ne le ferai pas,Cœur-Loyal. À côté de vous, si brave et si intelligent, je suisbien peu de chose, je le sais, mais si je n’ai qu’une seulequalité, nul ne peut me l’enlever, cette qualité c’est mondévouement pour vous.
– Je le sais, mon ami, vous m’aimezcomme un frère.
– Et vous voulez que je vouslaisse, comme on dit dans mon pays, par-delà les grands lacs, vousfourrer de gaieté de cœur dans la gueule du loup, et encore macomparaison est humiliante pour les loups, les Indiens sont millefois plus féroces ! Non, je vous le répète, je ne ferai pascela, ce serait une mauvaise action et s’il vous arrivait malheur,je ne me le pardonnerais pas.
– Expliquez-vous, Belhumeur, dit leCœur-Loyal avec impatience, sur mon honneur, il m’est impossible devous comprendre.
– Oh ! cela sera facile,répondit le Canadien, si je n’ai pas d’esprit et ne suis pas unbeau parleur, j’ai du bon sens et je vois juste quand il s’agit deceux que j’aime, je n’aime personne mieux que vous, maintenant quemon pauvre père est mort.
– Parlez, mon ami, répondit leCœur-Loyal, et pardonnez-moi ce mouvement d’humeur que je n’ai puréprimer.
Belhumeur réfléchit quelques instantspuis il reprit la parole.
– Vous savez, dit-il, que les plusgrands ennemis que nous avons dans la prairie sont lesComanches ; par une fatalité inexplicable, toutes les fois quenous avons eu des luttes à soutenir, c’est contre eux, jamais ilsn’ont pu se vanter d’obtenir sur nous le plus mince avantage, de làentre eux et nous une haine implacable, haine qui, dans cesderniers temps, s’est encore accrue par nos discussions avec laTête-d’Aigle, auquel vous avez eu l’adresse ou la maladresse de necasser qu’un bras lorsqu’il vous était si facile de lui casser latête, plaisanterie que, j’en suis convaincu, le chef comanche aprise en fort mauvaise part et qu’il ne vous pardonnerajamais ; du reste, j’avoue qu’à sa place j’aurais absolumentles mêmes sentiments, je ne lui en veux donc pas pourcela.
– Au fait ! au fait !interrompit le Cœur-Loyal.
– Le fait, le voilà, repritBelhumeur sans s’étonner de l’interruption de son ami, c’est que laTête-d’Aigle cherche par tous les moyens possibles à avoir votrechevelure, vous comprenez que si vous commettez l’imprudence devous livrer à lui, il saisira l’occasion de régler définitivementses comptes avec vous.
– Mais, répondit le Cœur-Loyal, mamère est entre ses mains.
– Oui, fit Belhumeur, mais ill’ignore, vous savez, mon ami, que les Indiens, hors les casexceptionnels, traitent fort bien les femmes dont ils s’emparent etqu’ils ont généralement les plus grands égards pourelles.
– C’est juste, dit lechasseur.
– Ainsi, comme personne n’ira direà la Tête-d’Aigle que sa prisonnière est votre mère, à partl’inquiétude qu’elle doit éprouver sur votre compte, elle est aussien sûreté au milieu des Peaux-Rouges que si elle se trouvait sur lagrande place de Québec. Il est donc inutile de commettred’imprudence, réunissons une vingtaine de bons compagnons, je nedemande pas mieux, surveillons les Indiens ; à la premièreoccasion qui se présentera nous tomberons vigoureusement dessus,nous en tuerons le plus possible et nous délivrerons votremère ; voilà, je crois, le plus sage parti que nous puissionsprendre, qu’en pensez-vous ?
– Je pense, mon ami, répondit leCœur-Loyal en lui serrant la main, que vous êtes la plus excellentecréature qui existe, que votre conseil est bon et que je lesuivrai.
– Bravo ! s’écria Belhumeuravec joie, voilà qui est parler.
– Et maintenant… dit en se levantle Cœur-Loyal.
– Maintenant ? demandaBelhumeur.
– Nous allons monter à cheval, noustournerons adroitement le camp indien, en ayant soin de ne pas nousfaire dépister, et nous irons au hattode notre bravecompagnon l’Élan-Noir qui est homme de bon conseil, et quicertainement nous sera utile pour ce que nous comptons faire.
– Va comme il est dit ! fitgaiement Belhumeur en sautant en selle.
Les chasseurs quittèrent la clairière etfaisant un détour pour éviter le camp indien dont on apercevait lafumée à deux lieues tout au plus, ils se dirigèrent vers l’endroitoù, selon toutes probabilités, l’Élan-Noir était occupéphilosophiquement à tendre ses pièges aux castors, ces intéressantsanimaux que doña Luz aimait tant.
Ils marchaient ainsi depuis une heure àpeu près, en causant et riant entre eux, car les raisonnements deBelhumeur avaient fini par convaincre le Cœur-Loyal qui,connaissant à fond les mœurs indiennes, était persuadé que sa mèrene courait aucun danger, lorsque les limiers donnèrent tout à coupdes signes d’inquiétude et s’élancèrent en avant en poussant dessourds jappements de joie.
– Qu’ont donc nosrastreros ? dit le Cœur-Loyal, on croirait qu’ils ontsenti un ami.
– Pardieu ! ils ont éventél’Élan-Noir, probablement nous allons les voir revenirensemble.
– C’est possible, dit le chasseurpensif, et ils continuèrent à avancer.
Au bout de quelques instants ilsaperçurent un cavalier qui accourait vers eux à fond de train,entouré des chiens qui sautaient après lui en aboyant.
– Ce n’est pas l’Élan-Noir, s’écriaBelhumeur.
– Non, fit le Cœur-Loyal, c’est nôEusébio ; que signifie cela ? il est seul, serait-ilarrivé malheur à ma mère ?
– Piquons ! dit Belhumeur enenfonçant les éperons dans le ventre de son cheval qui partit avecune vélocité incroyable.
Le chasseur le suivit en proie à uneinquiétude mortelle.
Les trois cavaliers ne tardèrent pas àse joindre.
– Malheur ! malheur !s’écria le vieillard avec douleur.
– Qu’avez-vous, nô Eusébio ?parlez, au nom du ciel ! demanda le Cœur-Loyal.
– Votre mère ! don Rafaël,votre mère !
– Eh bien ! parlez !…mais parlez donc ! s’écria le jeune homme avecanxiété.
– Oh ! mon Dieu ! dit levieillard en se tordant les bras, il est troptard !
– Parlez donc ! au nom duciel ! vous me faites mourir.
Le vieillard lui jeta un regarddésolé.
– Don Rafaël, dit-il, ducourage ! soyez homme !
– Mon Dieu ! mon Dieu !quelle affreuse nouvelle allez-vous m’apprendre, monami ?
– Votre mère est prisonnière de laTête-d’Aigle…
– Je le sais.
– Si aujourd’hui même, ce matin,vous ne vous êtes pas livré entre les mains du chefcomanche…
– Eh bien ?
– Elle sera brûléevive !…
– Ah ! fit le jeune homme avecun cri déchirant.
Son ami le soutint, sans cela il seraittombé de cheval.
– Mais, demanda Belhumeur, c’estaujourd’hui, dites-vous, vieillard, qu’elle doit êtrebrûlée ?
– Oui.
– Il est encore temps,alors ?
– Hélas ! c’est au lever dusoleil, et voyez, fit-il avec un geste navrant en désignant leciel.
– Oh ! s’écria le Cœur-Loyal,avec une expression impossible à rendre, je sauverai mamère !
Et se penchant sur le cou de son chevalil partit avec une rapidité vertigineuse.
Les autres le suivirent.
Il se retourna versBelhumeur :
– Où vas-tu ? lui demanda-t-ild’une voix brève et saccadée.
– T’aider à sauver ta mère oumourir avec toi !
– Viens ! répondit leCœur-Loyal en enfonçant les éperons dans les flancs sanglants de samonture.
Il y avait quelque chose d’effrayant et deterrible dans la course affolée de ces trois hommes qui, tous troissur la même ligne, le front pâle, les lèvres serrées et le regardfulgurant, franchissaient torrents et ravins, surmontant tous lesobstacles, pressant incessamment leurs chevaux qui dévoraientl’espace, poussaient de sourds râlements de douleur et bondissaientfrénétiquement dégouttants de sang et de sueur. Par intervalles, leCœur-Loyal jetait un de ces cris particuliers aux Ginetesmexicains, et les chevaux ranimés redoublaient encore d’ardeur.
– Mon Dieu ! mon Dieu !répétait le chasseur d’une voix sourde, sauvez ! sauvez mamère !
Cependant malgré la conversation orageusequ’il avait eue avec nô Eusébio, la Tête-d’Aigle avait continué àtraiter ses prisonniers avec la plus grande douceur, et cettedélicatesse inouïe de procédés qui sont innés dans la race rouge etque l’on serait loin d’attendre de la part d’hommes que, sansaucune raison plausible, à notre avis, l’on flétrit du nom desauvages.
Il est un fait qui mérite d’êtreconsigné et sur lequel on ne saurait trop s’appesantir, c’est lafaçon dont les Indiens généralement traitent leursprisonniers ; loin de leur infliger d’inutiles tortures et deles tourmenter sans cause, comme on l’a trop souvent répété, ilsont pour eux les plus grands égards et paraissent en quelque sortecompatir à leur malheur.
Dans la circonstance dont nous parlons,la détermination sanguinaire de la Tête-d’Aigle à l’égard de lamère du Cœur-Loyal n’était qu’une exception dont la raison setrouvait naturellement dans la haine vouée par le chef indien auchasseur.
La séparation des deux prisonniers futdes plus pénibles et des plus déchirantes ; le vieux serviteurpartit le désespoir dans l’âme à la recherche du chasseur, tandisque la pauvre mère suivait, le cœur brisé, les guerrierscomanches.
Le surlendemain la Tête-d’Aigle arrivaau rendez-vous assigné par les grands chefs de la nation, toute latribu se trouva réunie.
Rien de pittoresque et de singuliercomme l’aspect que présente un camp indien.
Lorsque les Peaux-Rouges sont enexpédition, soit de guerre, soit de chasse, ils se bornent pourcamper à dresser, à l’endroit où ils s’arrêtent, des tentes enpeaux de bison élevées sur des pieux plantés en croix ; cestentes, dont le bas est garni de mottes de terre, ont toutes untrou au sommet pour laisser un libre essor à la fumée qui, sanscette précaution, les rendrait inhabitables.
Le camp offrait un coup d’œil des plusanimés ; les femmes allaient et venaient chargées de bois oude viande, ou guidant les traîneaux conduits par des chiens etrenfermant toutes leurs richesses ; les guerriers gravementaccroupis autour des feux allumés en plein air, à cause de ladouceur de la température, fumaient en causant entreeux.
Cependant il était facile de deviner qu’il sepréparait quelque chose d’extraordinaire, car, malgré l’heure peuavancée – le soleil apparaissait à peine à l’horizon – lesprincipaux chefs étaient réunis dans la hutte du Conseil,où d’après l’expression grave et réfléchie de leurs visages ilsdevaient agiter une question sérieuse.
Ce jour était le dernier de ceuxaccordés par la Tête-d’Aigle à nô Eusébio.
Le guerrier indien, fidèle à sa haine,et qui avait hâte de se venger, avait convoqué les grands chefsafin d’obtenir l’autorisation d’exécuter son abominableprojet.
Nous le répétons ici, afin qu’on en soitbien convaincu, les Indiens ne sont pas cruels pour le plaisir del’être. La nécessité est leur première loi, jamais ils n’ordonnentle supplice d’un prisonnier, d’une femme surtout, sans quel’intérêt de la nation l’exige.
Dès que les chefs furent réunis autourdu feu du conseil, le porte-pipe entra dans le cercle, tenant lecalumet tout allumé, il s’inclina vers les quatre points cardinauxen murmurant une courte prière, puis il présenta le calumet au chefle plus âgé, mais en conservant dans sa main le fourneau de lapipe.
Lorsque tous les chefs eurent fumé l’unaprès l’autre le porte-pipe vida la cendre du calumet dans le feuen disant :
– Chefs de la grande nation comanche, queNatosh – Dieu – vous donne la sagesse, faites que quelleque soit la détermination que vous allez prendre, elle se trouveconforme à la justice.
Puis après s’être respectueusementincliné il se retira.
Il y eut un moment de silence, chacunméditait profondément les paroles qui venaient d’êtreprononcées.
Enfin le plus âgé des chefs seleva.
C’était un vieillard vénérable dont lecorps était sillonné d’innombrables cicatrices, et qui jouissaitparmi les siens d’une grande réputation de sagesse.
Il se nommait Eshis – le Soleil.
– Mon fils la Tête-d’Aigle a,dit-il, une importante communication à faire au conseil des chefs,qu’il parle, nos oreilles sont ouvertes, la Tête-d’Aigle est unguerrier aussi sage qu’il est vaillant, ses paroles seront écoutéespar nous avec respect.
– Merci, répondit le guerrier, monpère est la sagesse même, Natosh n’a rien de caché pourlui.
Les chefs s’inclinèrent.
La Tête-d’Aiglecontinua :
– Les visages pâles, nos éternelspersécuteurs, nous poursuivent et nous harcèlent sans relâche, nousobligeant à leur abandonner un à un nos meilleurs territoires dechasse et à nous réfugier au fond des forêts comme les daimstimides ; beaucoup d’entre eux osent venir jusque dans lesprairies qui nous servent de refuges, trapper les castors etchasser les élans et les bisons qui sont notre propriété. Ceshommes sans foi, rebut de leur peuple, nous volent et nousassassinent quand ils peuvent le faire impunément. Est-il juste quenous souffrions leurs rapines sans nous plaindre ? Nouslaisserons-nous égorger comme des ashahas craintifs sanschercher à nous venger ? La loi des prairies ne dit-elle pasœil pour œil, dent pour dent ? que mon père réponde, que mesfrères disent si cela est juste ?
– La vengeance est permise, dit leSoleil, c’est le droit imprescriptible du faible et del’opprimé ; cependant, elle doit être proportionnée à l’injurereçue.
– Bon ! mon père a parlé commeun homme sage, qu’en pensent mes frères ?
– Le Soleil ne peut mentir, tout cequ’il dit est bien, répondirent les chefs.
– Mon frère a-t-il à se plaindre dequelqu’un ? demanda le vieillard.
– Oui, reprit la Tête-d’Aigle, j’aiété insulté par un chasseur blanc, plusieurs fois il a attaqué moncamp, il a tué dans une embuscade plusieurs de mes jeunes hommes,moi-même j’ai été blessé, comme vous pouvez le voir, la cicatricen’est pas fermée encore ; cet homme enfin est le plus cruelennemi des Comanches, qu’il poursuit et chasse comme des bêtesfauves, pour se repaître de leurs tortures et entendre leurs crisd’agonie.
À ces paroles prononcées avec uneexpression entraînante, un frémissement de colère parcourutl’assemblée. L’astucieux chef, comprenant que sa cause était gagnéedans l’esprit de ses auditeurs, continua, sans rien témoigner de lajoie intérieure qu’il éprouvait :
– J’aurais pu, s’il ne s’était agique de moi seul, dit-il, pardonner ces injures si graves qu’ellesfussent, mais il s’agit ici d’un ennemi public, d’un homme qui ajuré la perte de la nation ; alors, quelque pénible que soitla nécessité qui m’y contraint, je ne dois pas hésiter à le frapperdans ce qu’il a de plus cher. Sa mère est entre mes mains, j’aibalancé à la sacrifier, je ne me suis pas laissé dominer par lahaine, j’ai voulu être juste, et lorsqu’il m’était si facile detuer cette femme, j’ai préféré attendre que vous-mêmes, chefsvénérés de notre nation, vous m’en donniez l’ordre, J’ai fait plusencore, tant il me répugne de verser inutilement le sang et depunir l’innocent pour le coupable, j’ai accordé à cette femmequatre jours de répit, afin de donner à son fils la facilité de lasauver en se présentant pour souffrir les tortures à sa place. Unvisage pâle fait prisonnier par moi est parti à sa recherche ;mais cet homme est un cœur de lapin, qui n’a de courage que pourassassiner des ennemis désarmés, il n’est pas venu, il ne viendrapas !… Ce matin au lever du soleil expirait le délai accordépar moi. Où est cet homme ? il n’a pas paru !… Que disentmes frères ? ma conduite est-elle juste, dois-je êtreblâmé ? ou bien cette femme sera-t-elle attachée au poteauafin que les voleurs pâles effrayés de son supplice reconnaissentque les Comanches sont des guerriers redoutables qui ne laissentjamais une insulte impunie ? J’ai dit, ai-je bien parlé,hommes puissants ?
Après avoir prononcé ce long plaidoyer,la Tête-d’Aigle se rassit et croisant ses bras sur la poitrine, ilattendit la tête basse la décision des chefs.
Un assez long silence suivit cediscours, enfin le Soleil se leva.
– Mon frère a bien parlé, dit-il,ses paroles sont celles d’un homme qui ne se laisse pas dominer parla passion, tout ce qu’il a dit est juste ; les Blancs, nosféroces ennemis, s’acharnent à notre perte, quelque pénible quesoit pour nous le supplice de cette femme il estnécessaire.
– Il est nécessaire !répétèrent les chefs en inclinant la tête.
– Allez, reprit le Soleil, faitesles préparatifs, donnez à cette exécution l’apparence d’uneexpiation et non celle d’une vengeance ; il faut que tout lemonde soit bien convaincu que les Comanches ne torturent pas lesfemmes à plaisir, mais qu’ils savent punir les coupables, j’aidit.
Les chefs se levèrent et après avoirrespectueusement salué le vieillard, ils se retirèrent.
La Tête-d’Aigle avait réussi, il allaitse venger, sans assumer sur lui la responsabilité d’une action dontil avait compris toute la hideur, mais à laquelle il avait eu letalent d’associer les chefs de sa nation sous une apparence dejustice dont intérieurement il se souciait fort peu.
L’on se hâta de faire les apprêts dusupplice.
Les femmes taillèrent de minces éclatsde frêne pour être introduits sous les ongles, d’autres préparèrentde la moelle de sureau pour faire des mèches soufrées, tandis queles plus jeunes allaient dans la forêt chercher des brassées debois vert destinées à brûler la condamnée lentement en l’asphyxiantpar la fumée que le feu produirait.
Pendant ce temps les hommes avaientcomplètement dépouillé de son écorce un arbre choisi pour servir depoteau du supplice, ils l’avaient ensuite enduit de graisse d’élanmêlée d’ocre rouge ; à sa base ils avaient empilé le bois dubûcher, et cela fait, le sorcier était venu conjurer l’arbre aumoyen de paroles mystérieuses, afin de le rendre propre à l’usageauquel on le destinait.
Ces préparatifs terminés, la condamnée futamenée au pied du poteau, assise sans être attachée sur le monceaude bois destiné à la brûler, et la danse du scalpcommença.
La malheureuse femme était impassible enapparence, elle avait fait le sacrifice de sa vie ; rien de cequi se passait autour d’elle ne pouvait plus l’émouvoir.
Ses yeux brûlés de fièvre et gonflés delarmes erraient sans but sur cette foule qui l’enveloppait avec desrugissements de bêtes fauves. Son esprit veillait cependant aussisubtil et aussi lucide que dans ses meilleurs jours. La pauvre mèreavait une crainte qui lui tordait le cœur et lui faisait endurerune torture, auprès de laquelle celle que les Indiens sepréparaient à lui infliger n’était rien ; elle tremblait queson fils prévenu du sort horrible qui l’attendait n’accourût, pourla sauver, se livrer à ses féroces ennemis.
L’oreille tendue au moindre bruit, illui semblait entendre à chaque instant les pas précipités de sonfils accourant à son secours. Son cœur bondissait de crainte. Ellepriait Dieu du plus profond de son âme, de permettre qu’elle mourûtà la place de son enfant chéri.
La danse du scalp tourbillonnait avecfureur autour d’elle.
Une foule de guerriers, grands, beaux,magnifiquement parés mais le visage noirci, tournaient deux pardeux autour du poteau, conduits par sept musiciens armés detambours et de chichikoués, qui s’étaient rayé la figurede noir et de rouge et portaient sur la tête des plumes dechat-huant retombant en arrière.
Les guerriers avaient à la main, ornésde plumes noires et de drap rouge, des fusils et des casse-têtedont ils posaient en dansant la crosse à terre.
Ces hommes formaient un vastedemi-cercle autour du poteau, en face d’eux et complétant lecercle, les femmes dansaient.
La Tête-d’Aigle qui guidait lesguerriers portait un long bâton au haut duquel était suspendue unechevelure humaine, surmontée d’une pie empaillée, les ailesdéployées, un peu plus bas sur le même bâton se trouvaient unsecond scalp, une peau de lynx et des plumes.
Lorsque l’on eut dansé ainsi un instant,les musiciens se placèrent aux côtés de la condamnée et firent unbruit assourdissant, en chantant, en battant de toutes leurs forcessur les tambours et en secouant les chichikoués.
Cette danse continua assez longtempsavec des hurlements atroces capables de rendre folle de terreur lamalheureuse à laquelle ils présageaient les épouvantables torturesqui l’attendaient.
Enfin la Tête-d’Aigle toucha légèrementla condamnée de son bâton, à ce signal le tumulte cessa comme parenchantement, les rangs se rompirent, chacun saisit sesarmes.
Le supplice allaitcommencer !
Dès que la danse du scalp fut terminée,les principaux guerriers de la tribu se rangèrent devant le poteauleurs armes à la main, tandis que les femmes, surtout les plusâgées, se ruaient sur la condamnée en l’invectivant, la poussant,lui tirant les cheveux et la battant sans que non seulement elleopposât la moindre résistance, mais encore elle cherchât à sesoustraire aux mauvais traitements dont on l’accablait.
La malheureuse femme n’aspirait qu’à unechose, voir commencer son supplice.
Elle avait suivi avec une impatiencefébrile les péripéties de la danse du scalp, tant elle craignait devoir son fils bien-aimé paraître et s’interposer entre elle et sesbourreaux.
Telle que les anciens martyrs, elleaccusait au fond du cœur les Indiens de perdre un temps précieux encérémonies inutiles ; si elle en avait eu la force, elle lesaurait réprimandés et les aurait raillés sur leur lenteur etl’hésitation qu’ils semblaient mettre à la sacrifier.
La vérité était que, malgré eux, et bienque cette exécution leur parût juste, les Comanches répugnaient àtorturer une femme sans défense, déjà âgée et qui jamais ne leuravait nui, ni directement, ni indirectement.
La Tête-d’Aigle lui-même, malgré sahaine, éprouvait quelque chose comme un remords secret du crimequ’il commettait ; loin de hâter les derniers préparatifs, ilne les faisait qu’avec une mollesse et un dégoût qu’il ne pouvaitparvenir à surmonter.
Pour des hommes intrépides, accoutumés àbraver les plus grands périls, c’est toujours une actiondéshonorante que celle de torturer une créature faible, une femmequi n’a d’autre défense que ses larmes. Si c’eût été un homme,l’accord eût été unanime dans la tribu pour l’attacher aupoteau.
Les prisonniers indiens se rient dessupplices, ils insultent leurs bourreaux, et dans leurs chants demort ils reprochent à leurs vainqueurs leur lâcheté, leurinexpérience à faire souffrir leurs victimes, ils énumèrent leurshauts faits, ils comptent les ennemis dont ils ont enlevé lachevelure avant de succomber eux-mêmes, enfin par leurs sarcasmeset leur attitude méprisante, ils excitent la colère de leursbourreaux, raniment leur haine et justifient jusqu’à un certainpoint leur férocité.
Mais une femme, faible, résignée, seprésentant comme un agneau à la boucherie, à demi-morte déjà, quelintérêt pouvait offrir une pareille exécution ?
Il n’y avait nulle gloire à attendre,mais au contraire une réprobation générale à s’attirer.
Les Comanches le comprenaient, de làleur répugnance et leur hésitation. Cependant il fallait enfinir.
La Tête-d’Aigle s’approcha de laprisonnière, et la délivrant des harpies qui laharcelaient :
– Femme, lui dit-il d’une voixsombre, j’ai tenu ma promesse, ton fils n’est pas venu, tu vasmourir.
– Merci, dit-elle d’une voixbrisée, en s’appuyant contre un arbre pour ne pastomber.
Le chef indien la regarda sanscomprendre.
– Ne crains-tu pas la mort ?lui demanda-t-il.
– Non, reprit-elle en fixant surlui un regard d’une angélique douceur, elle sera la bienvenue, mavie n’a été qu’une longue agonie, la mort sera pour moi unbienfait.
– Mais ton fils ?
– Mon fils sera sauvé si je meurs,tu l’as juré sur les os de tes pères.
– Je l’ai juré.
– Livre-moi donc à lamort.
– Les femmes de ta nation sont-elles donccomme les squawsindiennes, qui voient la torture sanstrembler ? dit le chef avec étonnement.
– Oui ! répondit-elle avecagitation, toutes les mères la méprisent lorsqu’il s’agit du salutde leurs enfants.
– Écoute, fit l’Indien, ému depitié malgré lui, moi aussi, j’ai une mère que j’aime ; si tule désires, je puis retarder ton supplice jusqu’au coucher dusoleil.
– Pour quoi faire ?répondit-elle avec une naïveté terrible, non, guerrier, si madouleur te touche réellement, il est une grâce, une seule que tupeux m’accorder.
– Parle, dit-ilvivement.
– Fais-moi mourir tout desuite.
– Mais si ton filsarrivait ?
– Que t’importe ? il te fautune victime, n’est-ce pas ? eh bien, cette victime est devanttoi, tu peux la torturer à plaisir. Pourquoi hésiter ?fais-moi mourir, te dis-je.
– Ton désir sera satisfait,répondit tristement le Comanche, femme, prépare-toi.
Elle inclina la tête sur la poitrine etattendit.
Sur un signe de la Tête-d’Aigle, deuxguerriers saisirent la prisonnière et l’attachèrent au poteau parle milieu du corps.
Alors l’exercice du couteaucommença ; voici en quoi il consiste :
Chaque guerrier saisit son couteau àscalper par la pointe avec le pouce et l’index de la main droite,et le lance à la victime de façon à ne lui faire que de légèresblessures.
Les Indiens dans leurs supplices tâchentque la torture se continue le plus longtemps possible, ils nedonnent le dernier coup à leur ennemi que lorsqu’ils lui ontarraché la vie peu à peu et pour ainsi dire parlambeaux.
Les guerriers lancèrent leurs couteauxavec une si merveilleuse adresse que tous effleurèrent l’infortunéesans lui occasionner autre chose que des égratignures.
Cependant son sang coulait, elle avaitfermé les yeux et, absorbée toute en elle-même, elle priait avecferveur, appelant de tous ses vœux le coup mortel.
Les guerriers auxquels son corps servaitde cible s’échauffaient peu à peu, la curiosité, l’envie de montrerleur adresse avaient pris dans leur esprit la place de la pitié qued’abord ils avaient ressentie. Ils applaudissaient avec de grandscris et des éclats de rire aux prouesses des plusadroits.
En un mot, comme cela arrive toujours, aussibien chez les peuples civilisés que parmi les sauvages, le sang lesgrisait, leur amour-propre était en jeu, chacun cherchaità surpasser celui qui l’avait précédé, toute autre considérationétait oubliée.
Lorsque tous eurent lancé leurscouteaux, un petit nombre des plus adroits tireurs de la tribus’arma de fusils.
Cette fois, il fallait avoir un œil sûr,car une balle mal dirigée, pouvait terminer le supplice et raviraux assistants l’attrayant spectacle dont ils se promettaient tantde plaisir.
À chaque coup de feu la pauvre créature,repliée sur elle-même, ne donnait signe de vie que par unfrémissement nerveux qui agitait tout son corps.
– Finissons-en, dit laTête-d’Aigle, qui sentait malgré lui s’amollir son cœur de bronzedevant tant de courage et d’abnégation. Les guerriers comanches nesont pas des jaguars, cette femme a assez souffert, qu’elle meureet que tout soit dit.
Quelques murmures se firent entendreparmi les squaws et les enfants, qui étaient les plus acharnés ausupplice de la prisonnière.
Mais les guerriers furent de l’avis duchef, cette exécution privée des insultes que la victime adresseordinairement à ses vainqueurs était pour eux sans attrait, et puisils étaient intérieurement honteux de s’acharner ainsi après unefemme.
On fit donc grâce à la malheureuse desesquilles de bois enfoncées sous les ongles, des mèches soufréesattachées entre les doigts, du masque de miel appliqué sur levisage afin que les abeilles viennent le piquer, d’autres torturesencore, trop longues à énumérer, et l’on prépara le bûcher surlequel elle devait être brûlée.
Mais avant de procéder au dernier actede cette atroce tragédie, on détacha la pauvre femme ; pendantquelques instants, on la laissa reprendre haleine et se remettredes émotions terribles qu’elle avait éprouvées.
L’infortunée tomba accablée, presquesans connaissance.
La Tête-d’Aigle s’approchad’elle.
– Ma mère est brave, dit-il,beaucoup de guerriers n’auraient pas souffert les épreuves avecautant de courage.
Un pâle sourire se dessina sur seslèvres violettes.
– J’ai un fils, répondit-elle avecun regard d’une douceur ineffable, c’est pour lui que jesouffre.
– Un guerrier est heureux d’avoirune telle mère.
– Pourquoi différer ma mort ?c’est être cruel que d’agir ainsi ; les guerriers ne doiventpas tourmenter les femmes.
– Ma mère a raison, ses torturessont finies.
– Vais-je enfin mourir ?demanda-t-elle avec un soupir de soulagement.
– Oui, l’on prépare lebûcher.
Malgré elle, la pauvre femme sentit unfrisson d’horreur parcourir tout son corps à cette affreusenouvelle.
– Me brûler ! s’écria-t-elleavec épouvante, pourquoi me brûler ?
– C’est l’usage.
Elle laissa tomber sa tête dans sesmains, mais bientôt elle se redressa et fixant vers le ciel unregard inspiré :
– Mon Dieu, murmura-t-elle avecrésignation, que votre volonté soit faite !
– Ma mère se trouve-t-elle assezremise pour être attachée au poteau ? demanda le chef aveccompassion.
– Oui, dit-elle en se levantrésolument.
La Tête-d’Aigle ne put réprimer un gested’admiration. Les Indiens considèrent le courage comme la premièrevertu.
– Venez, dit-il.
La prisonnière le suivit d’un pas ferme,toute sa force lui était revenue, enfin elle allaitmourir !
Le chef la conduisit au poteau du sangauquel elle fut attachée une seconde fois ; devant elle onempila des fagots de bois vert, et à un signe de la Tête-d’Aigle,on les alluma.
Le feu eut d’abord beaucoup de peine àprendre à cause de l’humidité du bois qui dégagea une fuméeépaisse ; enfin après quelques secondes la flamme brilla,s’étendit peu à peu et en quelques minutes acquit une grandeintensité.
La malheureuse femme ne put retenir uncri d’épouvante.
Au même instant un cavalier lancé àtoute bride, apparut au milieu du camp ; d’un bond il fut àterre et avant qu’on eût le temps de s’y opposer, il dispersa lebois du bûcher et coupa les liens de la victime.
– Oh ! pourquoi es-tuvenu ? murmura la pauvre mère en tombant dans sesbras.
– Ma mère !pardonnez-moi ! s’écria le Cœur-Loyal avec désespoir, commevous avez dû souffrir, mon Dieu !
– Va-t’en ! va-t’en !Rafaël, répétait-elle en l’accablant de caresses, laisse-moi mourirà ta place, une mère ne doit-elle pas donner sa vie pour sonenfant ?
– Oh ! ne parlez pas ainsi, mamère ! vous me rendriez fou ! dit le jeune homme en lapressant dans ses bras avec désespoir.
Cependant l’émotion causée parl’irruption subite du Cœur-Loyal s’était dissipée, les guerriersindiens avaient repris cette impassibilité qu’ils affectent entoutes circonstances.
La Tête-d’Aigle s’avança vers lechasseur.
– Mon frère est le bienvenu,dit-il, je ne l’attendais plus.
– Me voici, il m’a été impossibled’arriver plus tôt, ma mère est libre, je suppose ?
– Elle est libre.
– Elle peut se retirer où ellevoudra ?
– Où elle voudra.
– Non, s’écria la prisonnière, ense plaçant résolument en face du chef indien, il est trop tard,c’est moi qui dois mourir, mon fils n’a pas le droit de prendre maplace.
– Ma mère, quedites-vous ?…
– Ce qui est juste, Rafaël,reprit-elle avec animation ; l’heure à laquelle vous deviezarriver est passée, vous n’avez pas le droit d’être ici, etd’empêcher mon supplice, retirez-vous, retire-toi, Rafaël, je t’ensupplie, laisse-moi mourir pour te sauver, ajouta-t-elle en fondanten larmes et en se jetant dans ses bras.
– Ma mère, répondit le jeune hommeen l’accablant de caresses, votre amour pour moi vous égare, je nepuis laisser accomplir un tel forfait, non, non, moi seul doisrester ici !
– Mon Dieu ! mon Dieu !disait la pauvre femme en sanglotant, il ne veut riencomprendre !… Je serais si heureuse de mourir pour lesauver !
Vaincue par une émotion trop forte pourelle, la pauvre mère tomba évanouie dans les bras de sonfils.
Le Cœur-Loyal imprima un long et tendrebaiser sur son front, et la remettant aux mains de nô Eusébio, quidepuis quelques minutes était arrivé :
– Partez ! dit-il d’une voixétranglée par la douleur, pauvre mère ! qu’elle soit heureuse,si le bonheur peut exister encore pour elle sans sonenfant.
Le vieux serviteur soupira, serrachaleureusement la main du Cœur-Loyal, et posant sur le devant desa selle le corps de sa maîtresse, il tourna bride et sortitlentement du camp, sans que personne s’opposât à sondépart.
Le Cœur-Loyal suivit sa mère du regardaussi longtemps qu’il put l’apercevoir ; puis lorsqu’elle eutdisparu, que le bruit des pas du cheval qui la portait eut cessé dese faire entendre, il poussa un soupir étouffé et passa la main surson front en murmurant :
– Tout est fini ! mon Dieu,veillez sur elle !
Alors se tournant vers les chefs indiensqui le considéraient en silence avec un mélange de respect etd’admiration :
– Guerriers comanches ! dit-ild’une voix ferme et incisive avec un regard foudroyant, vous êtestous des lâches ! des hommes de cœur ne martyrisent pas unefemme !
La Tête-d’Aigle sourit :
– Nous verrons, fit-il avec ironie,si le trappeur pâle est aussi brave qu’il le prétend.
– Du moins je saurai mourir commeun homme ! répondit-il avec hauteur.
– La mère du chasseur estlibre.
– Oui. Eh bien ! quevoulez-vous de moi ?
– Un prisonnier n’a pasd’armes.
– C’est juste, fit-il avec unsourire de mépris, je vais vous donner lesmiennes !
– Pas encore, s’il vous plaît, cherami, dit tout à coup une voix moqueuse.
Belhumeur parut.
Le chasseur portait en travers surl’arçon de sa selle, un enfant de quatre ou cinq ans, et une jeunefemme indienne assez jolie était solidement attachée à la queue deson cheval.
– Mon fils ! ma femme !s’écria la Tête-d’Aigle avec terreur.
– Oui, reprit le Canadien enricanant, votre femme et votre fils que j’ai faitsprisonniers ; ah ! ah ! c’est bien joué, n’est-cepas ?
D’un bond, sur un signe de son ami, leCœur-Loyal s’était emparé de la femme, dont les dents claquaientd’épouvante et qui jetait autour d’elle des regardsaffolés.
– Maintenant, reprit Belhumeur avecun sourire sinistre, causons, je crois que j’ai égalisé leschances, qu’en dites-vous, hein ?
Et il appuya un pistolet sur le front del’innocente créature, qui poussa des cris effroyables en sentant lefroid du fer.
– Oh ! s’écria la Tête-d’Aigleavec désespoir, mon fils ! rendez-moi monfils !
– Et votre femme, est-ce que vousl’oubliez ? répondit Belhumeur avec un sourire ironique enhaussant les épaules.
– Quelles sont vosconditions ? demanda la Tête-d’Aigle.
La position était complètementchangée.
Les chasseurs qui, un moment auparavant,se trouvaient à la merci des Indiens, non seulement étaient libres,mais encore se trouvaient en mesure de poser de duresconditions.
Bien des fusils s’étaient abaissés dansla direction du Canadien, bien des flèches avaient été dirigéescontre lui ; mais, sur un signe de la Tête-d’Aigle, les fusilss’étaient redressés, et les flèches étaient rentrées aucarquois.
La honte d’être joués par deux hommesqui les bravaient audacieusement au milieu de leur camp, faisaitbouillonner la colère dans le cœur des Comanches. Ilsreconnaissaient l’impossibilité d’une lutte avec leurs hardisadversaires. En effet, que pouvaient-ils contre ces intrépidescoureurs des bois qui comptaient leur vie pourrien ?
Les tuer ?
Mais, en tombant, ils égorgeraient sanspitié les prisonniers qu’on voulait sauver.
Le sentiment le plus développé parmi lesPeaux-Rouges est l’amour de la famille.
Pour ses enfants ou sa femme, leguerrier le plus farouche n’hésitera pas à faire des concessions,que les plus effroyables tortures ne sauraient, dans d’autrescirconstances, obtenir de lui. Aussi, à la vue de sa femme et deson fils tombés au pouvoir de Belhumeur, la Tête-d’Aigle ne songeaplus qu’à leur salut.
De tous les hommes, les Indiens sontpeut-être ceux qui savent avec le plus de facilité se courber auxexigences d’une situation imprévue.
Le chef comanche enfouit au fond de soncœur la haine et la colère qui le dévoraient. D’un mouvement pleinde noblesse et de désinvolture, il rejeta en arrière la couverturequi lui servait de manteau, et, le visage calme, le sourire sur leslèvres, il s’approcha des chasseurs.
Ceux-ci, habitués de longue main auxfaçons d’agir des Peaux-Rouges, restaient impassibles en apparence,attendant le résultat de leur hardi coup de main.
– Mes frères pâles, dit le chef,sont remplis de sagesse, quoique leurs cheveux soient noirs ;ils connaissent toutes les ruses familières aux grands guerriers,ils ont la finesse du castor et le courage du lion.
Les deux hommes s’inclinèrent ensilence.
La Tête-d’Aiglecontinua :
– Puisque mon frère, le Cœur-Loyal,est dans le camp des Comanches des grands lacs, l’heure est enfinarrivée de dissiper les nuages qui se sont élevés entre lui et lesPeaux-Rouges. Le Cœur-Loyal est juste, qu’il s’explique sanscrainte ; il est devant des chefs renommés qui n’hésiterontpas à reconnaître leurs torts s’ils en ont envers lui.
– Oh ! oh ! répondit leCanadien en ricanant, la Tête-d’Aigle a bien promptement changé desentiments à notre égard ; croit-il pouvoir nous tromper avecde vaines paroles ?
Un éclair de haine fit étinceler laprunelle fauve de l’Indien ; mais, par un effort suprême, ilparvint à se contenir.
Tout à coup un homme s’interposa entreles interlocuteurs.
Cet homme était Eshis, le guerrier leplus vénéré de la tribu.
Le vieillard leva lentement lebras.
– Que mes enfants m’écoutent,dit-il, tout doit s’éclaircir aujourd’hui, les chasseurs pâlesfumeront le calumet en conseil.
– Qu’il en soit ainsi, fit leCœur-Loyal.
Sur un signe du Soleil, les principauxchefs de la tribu vinrent se ranger autour de lui.
Belhumeur n’avait pas changé deposition ; il était prêt, au moindre geste suspect, àsacrifier ses prisonniers.
Lorsque la pipe eut fait le tour ducercle formé près des chasseurs, le vieux chef se recueillit ;puis, après s’être incliné devant les Blancs, il parlaainsi :
– Guerriers, je remercie le Maître dela vie de ce qu’il nous aime, nous Peaux-Rouges, et de cequ’il nous envoie aujourd’hui ces deux hommes pâles qui pourrontenfin ouvrir leur cœur. Prenez courage, jeunes gens, ne laissez pasvos âmes s’appesantir, et chassez loin de vous le mauvais esprit.Nous vous aimons, Cœur-Loyal, nous avons entendu parler de votrehumanité pour les Indiens. Nous croyons que votre cœur est ouvert,et que vos veines coulent claires comme le soleil. Il est vrai quenous autres Indiens n’avons pas beaucoup de sens, lorsque l’eauardente nous commande, et que nous pouvons vous avoir déplu dansdiverses circonstances. Mais nous espérons que vous n’y penserezplus, et que, tant que vous et nous serons dans les prairies, nouschasserons côte à côte, comme doivent le faire des guerriers quis’aiment et se respectent.[1]
Le Cœur-Loyal répondit :
– Vous, chefs et autres membres dela nation des Comanches des grands lacs dont les yeux sont ouverts,j’espère que vous prêterez l’oreille aux paroles de ma bouche. LeMaître de la vie a ouvert mon cerveau et fait souffler à mapoitrine des paroles amicales. Mon cœur est rempli de sentimentspour vous, pour vos femmes, pour vos enfants, et ce que je vous disen ce moment procède de la racine des sentiments de mon ami et desmiens ; jamais dans la prairie mon hatto n’a été fermé auxchasseurs de votre nation. Pourquoi donc me faites-vous laguerre ? pourquoi donc torturer ma mère, qui est une vieillefemme, et chercher à m’arracher la vie ? Je répugne à verserle sang indien ; car, je vous le répète, malgré tout le malque vous m’avez fait, mon cœur s’élance vers vous.
– Ooah ! interrompit laTête-d’Aigle, mon frère parle bien ; mais la blessure qu’ilm’a faite n’est pas encore cicatrisée.
– Mon frère est fou, répondit lechasseur ; me croit-il donc si maladroit de ne pas l’avoir tuési telle avait été mon intention. Je vais vous prouver ce dont jesuis capable et de quelle façon je comprends le courage d’unguerrier. Que je fasse un signe, cette femme et cet enfant aurontvécu.
– Oui, appuya Belhumeur.
Un frisson parcourut les rangs del’assemblée. La Tête-d’Aigle sentit une sueur froide perler à sestempes.
Le Cœur-Loyal garda un instant desilence en fixant sur les Indiens un regard d’une expressionindéfinissable ; puis, haussant les épaules avec dédain, iljeta ses armes à ses pieds, et, croisant les bras sur sa largepoitrine, il se tourna vers le Canadien.
– Belhumeur, dit-il d’une voixcalme et parfaitement accentuée, rendez la liberté à ces deuxpauvres créatures.
– Y songez-vous ? s’écria lechasseur tout interloqué ; ce serait votre arrêt demort !
– Je le sais.
– Eh bien ?
– Je vous en prie.
Le Canadien ne répondit pas, il commençaà siffler entre ses dents, tirant son couteau, il trancha d’un couples liens qui attachaient ses captifs, qui bondirent comme desjaguars et allèrent en poussant des hurlements de joie se cacher aumilieu de leurs amis, puis il remit son couteau à sa ceinture, jetases armes, descendit de cheval et se plaça résolument auprès duCœur-Loyal.
– Que faites-vous donc ?s’écria celui-ci, sauvez-vous, mon ami !
– Me sauver, moi, pourquoifaire ? répondit insoucieusement le Canadien, ma foi non,puisqu’il faut toujours finir par mourir, j’aime autant que ce soitaujourd’hui que plus tard ; je ne retrouverai peut-être jamaisune aussi belle occasion.
Les deux hommes se serrèrent la main parune étreinte énergique.
– Maintenant, chefs, dit de sa voixcalme le Cœur-Loyal en s’adressant aux Indiens, nous sommes envotre pouvoir, agissez comme bon vous semblera.
Les Comanches se regardèrent un instantavec stupeur ; la stoïque abnégation de ces hommes qui, parl’action hardie de l’un d’eux, pouvaient non seulement s’échapper,mais encore leur dicter des lois, et qui, au lieu de profiter decet avantage immense, jetaient leurs armes et se livraient entreleurs mains, leur paraissait dépasser tous les traits d’héroïsmerestés célèbres dans leur nation.
Il y eut un silence assez long pendantlequel on aurait entendu battre dans leurs poitrines le cœur detous ces hommes de bronze qui, par leur éducation primitive toutede sensation, sont plus aptes qu’on ne pourrait le croire àcomprendre tous les sentiments vrais et apprécier les actionsréellement nobles.
Enfin la Tête-d’Aigle, après quelquessecondes d’hésitation, jeta ses armes, et, s’approchant deschasseurs, il leur dit d’une voix émue, qui contrastait avecl’apparence impassible et indifférente qu’il cherchait en vain àprendre :
– Il est vrai, guerriers desvisages pâles, que vous avez un grand sens, qu’il adoucit lesparoles que vous nous adressez, et que nous vous entendonstous ; nous savons aussi que la vérité ouvre vos lèvres ;il est très difficile que nous autres Indiens, qui n’avons pas laraison des Blancs, ne commettions pas, souvent sans le vouloir, desactions répréhensibles ; mais nous espérons que le Cœur-Loyalôtera la peau de son cœur pour qu’il soit clair comme le nôtre, etqu’entre nous la hache sera enterrée si profondément que les filsdes fils de nos petits-fils, dans mille lunes, et cent davantage,ne pourront la retrouver.
Et posant les deux mains sur les épaulesdu chasseur, il le baisa sur les yeux, enajoutant :
– Que le Cœur-Loyal soit monfrère !
– Soit ! fit le chasseurheureux de ce dénouement ; désormais j’aurai pour lesComanches autant d’amitié que jusqu’à présent j’ai eu dedéfiance.
Les chefs indiens se pressèrent autourde leurs nouveaux amis, auxquels ils prodiguèrent, avec la naïvetéqui caractérise les natures primitives, les marques d’affection etde respect.
Les deux chasseurs étaient depuislongtemps connus dans la tribu du Serpent, leur réputation étaitfaite ; bien souvent pendant la nuit, autour du feu ducampement, le récit de leurs exploits avait frappé d’admiration lesjeunes gens auxquels les vieux guerriers lesracontaient.
La réconciliation avait été francheentre le Cœur-Loyal et la Tête-d’Aigle, il ne restait plus entreeux la moindre trace de leur haine passée.
L’héroïsme du chasseur blanc avaitvaincu la rancune du guerrier Peau-Rouge !
Les deux hommes causaient paisiblementassis à l’entrée d’une hutte, lorsqu’un grand cri se fit entendreet un Indien, les traits bouleversés par la terreur, se précipitadans le camp.
Chacun s’empressa autour de cet hommepour avoir des nouvelles, mais l’Indien ayant aperçu laTête-d’Aigle s’avança vers lui.
– Que se passe-t-il ? demandale chef.
L’Indien fixa un regard féroce sur leCœur-Loyal et Belhumeur qui, pas plus que les autres, nesoupçonnaient d’où venait cette panique.
– Prenez garde que ces deux visagespâles ne s’échappent, nous sommes trahis, dit-il d’une voixentrecoupée et haletante à cause de la rapidité avec laquelle ilétait venu.
– Que mon frère s’explique plusclairement, ordonna la Tête-d’Aigle.
– Tous les trappeurs blancs, lesLongs Couteaux de l’Ouest sont réunis, ils forment undétachement de guerre de près de cent hommes, ils s’avancent en sedéveloppant de façon à investir le camp de tous les côtés à lafois.
– Êtes-vous sûr que ces chasseursviennent en ennemis ? dit encore le chef.
– Comment en serait-ilautrement ? répondit le guerrier indien, ils rampent comme desserpents dans les hautes herbes, le fusil en avant et le couteau àscalper entre les dents. Chef, nous sommes trahis, ces deux hommesont été envoyés au milieu de nous afin d’endormir notrevigilance.
La Tête-d’Aigle et le Cœur-Loyaléchangèrent un sourire d’une expression indéfinissable, et qui futune énigme pour d’autres que pour eux.
Le chef comanche se tourna versl’Indien.
– Vous avez vu, lui demanda-t-il,celui qui marche devant les chasseurs ?
– Oui, je l’ai vu.
– Et c’est Amick – l’Élan-Noir –le premier gardien des trappes du Cœur-Loyal ?
– Quel autre pourrait-ceêtre ?
– Bien, retirez-vous, dit leguerrier en congédiant le messager d’un signe de tête, puiss’adressant au chasseur :
– Que faut-il faire ? luidemanda-t-il.
– Rien, répondit le Cœur-Loyal,ceci me regarde, que mon frère me laisse agir seul.
– Mon frère est lemaître !
– Je vais à la rencontre deschasseurs, que la Tête-d’Aigle retienne jusqu’à mon retour sesjeunes hommes dans le camp.
– Cela sera fait.
Le Cœur-Loyal jeta son fusil surl’épaule, donna une poignée de main à Belhumeur, sourit au chefcomanche et se dirigea vers la forêt de ce pas assuré et tranquilleà la fois, qui lui était habituel.
Il disparut bientôt au milieu desarbres.
– Hum ! fit Belhumeur enallumant sa pipe indienne et s’adressant à la Tête-d’Aigle, vousvoyez, chef, que dans ce monde ce n’est souvent pas une maladroitespéculation que de se laisser guider par son cœur.
Et satisfait outre mesure de cetteboutade philosophique, qui lui paraissait pleine d’à-propos, leCanadien s’enveloppa d’un épais nuage de fumée.
Sur l’ordre du chef, toutes lessentinelles disséminées aux abords du camp furentrappelées.
Les Indiens attendaient avec anxiété lerésultat de la démarche tentée par le Cœur-Loyal.
C’était le soir, à une distance à peuprès égale du camp des Mexicains et de celui deComanches.
Cachés dans un ravin profondémentencaissé entre deux hautes collines, une quarantaine d’hommesétaient réunis autour de plusieurs feux, disposés de façon à ce quela lueur des flammes ne pût trahir leur présence.
L’aspect étrange que présentait cetteréunion d’aventuriers aux traits sombres, aux regards farouches,aux costumes sordides et bizarres, offrait un tableau digne ducrayon satirique de Callot, ou du pinceau de SalvatorRosa.
Ces hommes, composé hétérogène de toutesles nationalités qui peuplent les deux mondes, depuis le Russejusqu’au Chinois, étaient la plus complète collection de coquinsqui se puisse imaginer ; hommes de sac et de corde, sans foini loi, sans feu ni lieu, véritable rebut de la civilisation quiles avait rejetés de son sein, obligés à chercher un refuge au fonddes prairies de l’Ouest ; dans ces déserts mêmes, ilsformaient bande à part, combattant tantôt contre les chasseurs,tantôt contre les Indiens, surpassant les uns et les autres encruauté et en fourberie.
Ces hommes, en un mot, étaient ce que l’on estconvenu de nommer des pirates des prairies.
Dénomination qui leur convient sous tous lesrapports, puisque de même que leurs confrères de l’Océan, arboranttous les pavillons ou plutôt les foulant tous aux pieds, ilscourent sus à tous les voyageurs qui se hasardent à traverserisolément les prairies, attaquent et dévalisent les caravanes, etlorsque toute autre proie leur échappe, ils s’embusquenttraîtreusement dans les hautes herbes, pour guetter les Indiensqu’ils assassinent afin de gagner la prime que le gouvernementpaternel des États-Unis donne pour chaquechevelure d’aborigène, de même qu’en France on paye latête de loup.
Cette troupe était commandée par lecapitaine Ouaktehno, que déjà nous avons eu l’occasion de mettre enscène.
Il régnait parmi ces bandits uneagitation qui présageait quelque expédition mystérieuse.
Les uns nettoyaient et chargeaient leursarmes, d’autres reprisaient leurs vêtements, quelques-uns fumaienten buvant du mezcal, d’autres enfin dormaient enveloppés dans leursmanteaux troués.
Les chevaux, tout sellés et prêts à êtremontés, étaient attachés à des piquets.
De distance en distance des sentinelles,appuyées sur leurs longues carabines, silencieuses et immobilescomme des statues de bronze, veillaient au salut detous.
Les lueurs mourantes des feux quis’éteignaient peu à peu jetaient sur ce tableau des refletsrougeâtres qui donnaient aux pirates une expression plus faroucheencore.
Le capitaine paraissait en proie à uneinquiétude extrême ; il marchait à grands pas au milieu de sessubordonnés, frappant du pied avec colère et s’arrêtant parintervalles pour prêter l’oreille aux bruits de laprairie.
La nuit se faisait de plus en plussombre, la lune avait disparu, le vent mugissait sourdement dansles mornes, les pirates avaient fini, les uns après les autres, parse livrer au sommeil.
Seul, le capitaine veillaitencore.
Tout à coup il lui sembla entendre auloin le bruit d’un coup de feu, puis un second, et tout rentra dansle silence.
– Qu’est-ce que celasignifie ? murmura le capitaine avec colère ; mes drôlesse sont-ils donc laissé surprendre ?
Alors, s’enveloppant avec soin dans sonmanteau, il se dirigea à grands pas du côté où le bruit s’étaitfait entendre.
Les ténèbres étaient épaisses, et,malgré sa connaissance des lieux, le capitaine n’avançait quedifficilement à travers les ronces et les broussailles qui à chaquepas lui barraient le chemin. Plusieurs fois il fut contraint des’arrêter et de s’orienter pour reprendre sa route dontl’écartaient continuellement les détours auxquels l’obligeaient lesblocs de rochers et les épais fourrés qui se trouvaient devantlui.
Pendant une de ces haltes, il crutpercevoir à une légère distance le bruit d’un froissement defeuilles et de branches semblable à celui occasionné par la courseprécipitée d’un homme ou d’une bête fauve dans untaillis.
Le capitaine s’effaça derrière le troncd’un gigantesque acajou, saisit ses pistolets qu’il arma, afind’être préparé à tout événement, et, penchant la tête en avant, ilécouta.
Tout était calme autour de lui ; on étaitarrivé à cette heure mystérieuse de la nuit où la nature sembledormir, et où tous les bruits sans nom de la solitude s’éteignentpour ne laisser, suivant l’expression indienne, entendre que lesilence.
– Je me suis trompé, murmura lepirate, et il fit un mouvement pour revenir sur ses pas.
En ce moment le même bruit se renouvela,plus distinct et plus rapproché, suivi presque immédiatement d’ungémissement étouffé.
– Vive Dieu ! fit lecapitaine, ceci commence à devenir intéressant, j’en aurai le cœurnet.
Après quelques minutes d’une courseprécipitée, il vit glisser à quelques pas de lui dans les ténèbresl’ombre presque effacée d’un homme. Cet individu, quel qu’il fût,paraissait marcher avec difficulté, il trébuchait à chaque pas,s’arrêtait par intervalles comme pour reprendre des forces. Parfoisil laissait échapper une plainte étouffée. Le capitaine se jetaau-devant de lui pour lui barrer le passage.
Lorsque l’inconnu l’aperçut, il poussaun cri d’effroi et tomba sur ses deux genoux en murmurant d’unevoix entrecoupée par la terreur :
– Grâce ! grâce ! ne metuez pas !
– Eh mais ! fit le capitaineétonné, c’est le Babillard ! Qui diable l’a si malaccommodé ?
Et il se pencha vers lui.
C’était en effet le guide.
Il était évanoui.
– La peste étouffel’imbécile ! murmura le capitaine avec dépit ; commentl’interroger à présent ?
Mais le pirate était homme de ressource,il repassa ses pistolets dans sa ceinture, et enlevant le blessé,il le jeta sur ses épaules.
Chargé de ce fardeau qui ne semblaitnullement le gêner dans sa marche, il reprit à grands pas la routequ’il venait de suivre et rentra dans son camp.
Il déposa le guide auprès d’un brasier àdemi éteint dans lequel il jeta quelques brassées de bois sec pourle raviver. Bientôt une flamme claire lui permit d’examiner l’hommequi gisait sans connaissance à ses pieds.
Les traits du Babillard étaient livides,une sueur froide perlait à ses tempes et le sang coulait enabondance d’une blessure qu’il avait à la poitrine.
– Cascaras ! murmura lecapitaine, voilà un pauvre diable bien avarié, pourvu qu’avant depasser il puisse me dire quels sont ceux qui l’ont mis dans cetétat et ce qu’est devenu Kennedy !
De même que tous les coureurs des bois,le capitaine possédait certaines connaissances pratiques enmédecine, il n’était pas embarrassé pour soigner une blessured’arme à feu.
Grâce aux soins qu’il prodigua aubandit, celui-ci ne tarda pas à revenir à lui. Il poussa un profondsoupir, ouvrit des yeux hagards et resta pendant un temps assezlong sans pouvoir parler ; mais cependant, après plusieursefforts infructueux, aidé par le capitaine, il parvint à s’asseoir,et hochant la tête à plusieurs reprises, il lui dit avec tristesse,d’une voix basse et entrecoupée :
– Tout est perdu, capitaine !notre coup est manqué.
– Mille tonnerres !… s’écriale pirate en frappant du pied avec rage, comment ce malheur nousest-il donc arrivé ?
– La jeune fille est undémon ! reprit le guide dont la respiration sifflante et lavoix de plus en plus faible montraient qu’il n’avait plus quequelques minutes à vivre.
– Si tu le peux, fit le capitainequi n’avait rien compris à l’exclamation du blessé, dis-moi commentse sont passées les choses et quel est ton assassin, afin que jepuisse te venger.
Un sourire sinistre plissa péniblementles lèvres violettes du guide.
– Le nom de mon assassin ?dit-il d’une voix ironique.
– Oui.
– C’est doña Luz !
– Doña Luz ! s’écria lecapitaine en bondissant de surprise, impossible !
– Écoutez, reprit le guide, mesinstants sont comptés, bientôt je serai mort. Un homme dans maposition ne ment pas. Laissez-moi parler sans m’interrompre, je nesais si j’aurai le temps de tout vous dire, avant d’aller rendremes comptes à celui qui sait tout.
– Parle, fit lecapitaine.
Et comme la voix du blessé devenait deplus en plus faible, il s’agenouilla près de lui afin de ne rienperdre de ses paroles.
Le guide ferma les yeux, se recueillitquelques secondes, puis il dit avec effort :
– Donnez-moi del’eau-de-vie.
– Tu es fou, l’eau-de-vie tetuera.
Le blessé secoua la tête.
– Elle me rendra les forcesnécessaires pour que vous puissiez entendre tout ce que j’ai à vousdire. Ne suis-je pas déjà à moitié mort ?
– C’est vrai ! murmura lecapitaine.
– N’hésitez donc pas, reprit leblessé qui avait entendu, le temps presse, j’ai des chosesimportantes à vous apprendre.
– Soit donc ! murmura lepirate après un moment d’hésitation, et prenant sa gourde, il laporta aux lèvres du guide.
Celui-ci but avidement pendant assezlongtemps ; une rougeur fébrile colora les pommettes de sesjoues, ses yeux presque éteints s’éclairèrent et brillèrent d’unvif éclat.
– Maintenant, dit-il d’une voixferme et assez haute, ne m’interrompez pas ; dès que vous meverrez faiblir, vous me ferez boire, peut-être aurai-je le temps detout vous rapporter.
Le capitaine lui fit un signed’assentiment, le Babillard commença.
Son récit fut long à cause desfaiblesses fréquentes qui le prenaient ; lorsqu’il futterminé :
– Vous le voyez, ajouta-t-il, cettefemme, comme je vous l’ai dit déjà, est un démon, elle a tuéKennedy et moi ; renoncez à sa capture, capitaine, c’est ungibier trop difficile à chasser, vous ne pourrez jamais vous enemparer.
– Bon ! fit le capitaine enfronçant les sourcils, te figures-tu que j’abandonne ainsi mesprojets ?
– Bonne chance alors ! murmurale guide, pour moi, mon affaire est faite, mon compte est réglé…Adieu, capitaine, ajouta-t-il avec un sourire étrange, je vais àtous les diables, nous nous reverrons là-bas !…
Il tomba à la renverse.
Le capitaine voulut le relever, il étaitmort.
– Bon voyage ! murmura-t-ilavec insouciance.
Il chargea le corps sur ses épaules, leporta dans un fourré au milieu duquel il fit un trou, où il lemit ; puis cette opération achevée en quelques minutes, ilrevint près du feu, s’enveloppa de son manteau, s’étendit sur lesol les pieds au brasier et s’endormit en disant :
– Dans quelques heures il ferajour, nous verrons ce que nous aurons à faire.
Les bandits ne dorment pas tard. Aulever du soleil tout était en rumeur dans le camp des pirates.Chacun se préparait au départ.
Le capitaine, loin de renoncer à sesprojets, avait au contraire résolu d’en brusquer l’exécution, afinde ne pas laisser le temps aux Mexicains de trouver parmi lestrappeurs blancs des prairies des auxiliaires, qui auraient rendula réussite impossible.
Dès qu’il fut certain que les ordresqu’il avait donnés étaient bien compris, le capitaine fit le signaldu départ. La troupe se mit en marche à l’indienne, c’est-à-dire entournant littéralement le dos à l’endroit vers lequel elle sedirigeait.
Puis arrivés dans une position, quiparut leur offrir les conditions de sécurité qu’ils désiraient, lespirates mirent pied à terre, les chevaux furent confiés à quelqueshommes déterminés et les bandits s’allongeant sur le sol comme unessaim de vipères, ou bien sautant de branche en branche et d’arbreen arbre, s’avancèrent avec toutes les précautions usitées dans lessurprises, vers le camp des Mexicains.
Ainsi que nous l’avons dit dans unchapitre précédent, le docteur avait quitté le camp des Mexicains,chargé par doña Luz d’un message pour l’Élan-Noir.
Comme tous les savants en us, ledocteur était fort distrait de sa nature, cela avec les meilleuresintentions du monde.
Pendant les premiers moments, selonl’habitude de ses confrères, il se creusa la tête pour tâcher dedeviner la signification des paroles, tant soit peu cabalistiques àson avis, qu’il devait répéter au trappeur.
Il ne comprenait pas de quel secourspouvait être pour ses amis un homme à demi sauvage, qui vivait seuldans la prairie et dont l’existence se passait à chasser et àtrapper.
S’il avait accepté aussi promptementcette mission, la profonde amitié qu’il professait pour la nièce dugénéral en était la seule cause ; bien qu’il n’en espérâtaucun résultat avantageux, ainsi que nous l’avons dit, il s’étaitrésolument mis en route, convaincu que la certitude de son départcalmerait l’inquiétude de la jeune fille ; bref, il avaitplutôt voulu satisfaire un caprice de malade que faire une chosesérieuse.
Aussi, dans la persuasion où il était que lamission dont on l’avait chargé était inutile, au lieu d’allerdirectement à franc étrier, comme il aurait dû le faire, autoldo de l’Élan-Noir, il mit pied à terre, passa dans sonbras la bride de son cheval et commença à chercher des simples,occupation qui ne tarda pas à si bien l’absorber qu’il oubliacomplètement les recommandations de doña Luz et la raison pourlaquelle il avait quitté le camp.
Cependant le temps se passait, la moitiédu jour était déjà écoulée, le docteur qui depuis longtemps auraitdû être de retour n’avait pas reparu.
L’anxiété était vive au camp desMexicains.
Le général et le capitaine avaient toutorganisé pour une défense vigoureuse en cas d’attaque.
Rien ne paraissait.
Le plus grand calme continuait à régneraux environs, les Mexicains n’étaient pas éloignés de croire à unefausse alerte.
Doña Luz seule sentait son inquiétudeaugmenter d’instants en instants, les yeux fixés sur la plaine,elle regardait en vain du côté par lequel son messager devaitrevenir.
Tout à coup, il lui sembla que leshautes herbes de la prairie avaient un mouvement oscillatoire quine leur était pas naturel.
En effet, il n’y avait pas un souffledans l’air, une chaleur de plomb pesait sur la nature, les feuillesdes arbres, brûlées par les rayons du soleil, étaient immobiles,seules les hautes herbes agitées par un mouvement lent etmystérieux continuaient à osciller sur elles-mêmes.
Et, chose extraordinaire, ce mouvementpresque imperceptible et qu’il fallait une certaine attention pourreconnaître, n’était pas général, au contraire, il était successif,se rapprochant peu à peu du camp avec une régularité qui laissaitdeviner une impulsion pour ainsi dire organisée ; de façonqu’à mesure qu’il se communiquait aux herbes les plus rapprochées,les plus éloignées rentraient peu à peu dans une immobilitécomplète, dont elles ne sortaient plus.
Les sentinelles placées auxretranchements ne savaient à quoi attribuer ce mouvement auquelelles ne comprenaient rien.
Le général, en soldat expérimenté,résolut de savoir à quoi s’en tenir, quoiqu’il n’eût jamais euaffaire personnellement aux Indiens, il avait trop entendu parlerde leur manière de combattre pour ne pas soupçonner quelquefourberie.
Ne voulant pas dégarnir le camp quiavait besoin de tous ses défenseurs, il résolut de tenter lui-mêmel’aventure et d’aller à la découverte.
À l’instant où il se préparait àescalader les retranchements, le capitaine l’arrêta en lui posantrespectueusement le bras sur l’épaule.
– Que me voulez-vous, monami ? lui demanda le général en se retournant.
– Je voudrais, avec votrepermission, vous adresser une question, mon général, répondit lejeune homme.
– Faites.
– Vous quittez lecamp ?
– Oui.
– Pour aller à la découverte, sansdoute ?
– Pour aller à la découverte,oui.
– Alors, général, c’est à moi quecette mission appartient.
– Pourquoi cela ? fit legénéral étonné.
– Mon Dieu, général, c’est biensimple, je ne suis qu’un pauvre diable d’officier subalterne quivous doit tout.
– Après ?
– Le péril que je courrai, s’il y apéril, ne compromettra en rien le succès de l’expédition, au lieuque…
– Au lieu que…
– Si vous êtestué ?
Le général fit un mouvement.
– Il faut tout prévoir, continua lecapitaine, quand on a devant soi des adversaires comme ceux quinous menacent.
– C’est juste,après ?
– Eh bien, l’expédition seramanquée et pas un de nous ne reverra les pays civilisés. Vous êtesla tête, nous ne sommes que les bras nous autres, restez donc aucamp.
Le général réfléchit quelques secondes,puis serrant cordialement la main du jeune homme :
– Merci, dit-il, mais il faut queje voie par moi-même ce qui se trame contre nous. La circonstanceest trop sérieuse pour que je puisse me fier même àvous.
– Il faut que vous restiez,général, insista le capitaine, si ce n’est pour nous, que ce soitau moins pour votre nièce, pour cette innocente et frêle créature,qui, s’il vous arrivait malheur, se trouverait seule, abandonnée aumilieu de peuplades féroces, sans soutien et sans protecteur ;qu’importe ma vie à moi, pauvre enfant sans famille qui doit tout àvos bontés ! L’heure est venue de vous prouver mareconnaissance, laissez-moi acquitter ma dette.
– Mais, voulut dire legénéral.
– Vous le savez, continua le jeunehomme avec entraînement, si je pouvais vous remplacer auprès dedoña Luz, j’accepterais avec bonheur, mais je suis trop jeuneencore pour jouer ce noble rôle ; allons, général, laissez-moiprendre votre place, elle m’appartient.
Moitié de gré, moitié de force, il fitreculer le vieil officier, s’élança sur les retranchements, lesfranchit d’un bond et s’éloigna à grands pas après avoir fait undernier signe d’adieu.
Le général le suivit des yeux aussilongtemps qu’il put l’apercevoir, puis il passa sa main sur sonfront soucieux, en murmurant :
– Brave garçon, excellentenature !
– N’est-ce pas, mon oncle ?lui répondit doña Luz qui s’était approchée sans êtrevue.
– Tu étais là, chère enfant ?lui dit-il avec un sourire qu’il cherchait vainement à rendrejoyeux.
– Oui, mon bon oncle, j’ai toutentendu.
– Bien, chère petite, fit legénéral avec effort, mais ce n’est pas le moment de s’attendrir, jedois songer à ta sûreté, ne reste pas ici plus longtemps, viensavec moi, en ce lieu une balle indienne pourrait trop facilementt’atteindre.
La prenant par la main, il la conduisitdoucement jusqu’à sa tente.
Après l’y avoir fait entrer, il luidonna un baiser sur le front, lui recommanda de ne plus sortir etretourna aux retranchements, où il se mit à surveiller avec le plusgrand soin ce qui se passait dans la plaine, tout en calculantmentalement le temps qui s’était écoulé depuis le départ du docteuret s’étonnant de ne pas le voir revenir.
– Il sera tombé au milieu desIndiens, disait-il, pourvu qu’ils ne l’aient pastué !
Le capitaine Aguilar était un intrépidesoldat, formé dans les guerres incessantes du Mexique, il savaitallier le courage à la prudence.
Arrivé à une certaine distance du camp,il s’étendit à plat ventre et gagna en rampant un bloc de rochersqui était parfaitement disposé pour lui servird’embuscade.
Tout paraissait tranquille autour delui, aucun indice ne pouvait lui faire supposer que l’ennemis’approchât ; après un temps assez long, passé à explorer leterrain, il se préparait à regagner le camp avec la conviction quele général s’était trompé, que nul péril imminent n’existait,lorsque tout à coup, à dix pas de lui, un asshata bondit effaré,les oreilles droites, la tête rejetée en arrière, fuyant avec unevélocité extrême, en donnant les marques de la plus grandeterreur.
– Oh ! oh ! murmura lejeune homme, y aurait-il donc quelque chose ? Voyons unpeu.
Quittant alors la roche derrièrelaquelle il s’abritait, il fit avec précaution quelques pas enavant, afin de s’assurer de la réalité de ses craintes.
Les herbes s’agitèrent avec force, unedizaine d’hommes se levèrent subitement autour de lui etl’entourèrent avant qu’il eût eu le temps de se mettre en défense,ou de regagner l’abri qu’il avait si imprudemmentquitté.
– À la bonne heure, au moins,dit-il avec le plus dédaigneux sang-froid, je sais à présent à quij’ai affaire.
– Rendez-vous ! lui cria undes hommes qui le serraient de près.
– Allons donc ! répondit-ilavec un sourire ironique, vous êtes fous, il faudra bel et bien metuer pour me prendre.
– Alors on vous tuera, mon beaumuguet, répondit brutalement le premier interlocuteur.
– J’y compte bien, dit le capitained’un ton goguenard, je me défendrai, cela fera du bruit, mes amisnous entendront, votre surprise sera manquée, c’est justement ceque je veux.
Ces paroles furent prononcées avec uncalme qui fit réfléchir les pirates. Ces hommes appartenaient à latroupe du capitaine Ouaktehno ; lui-même se trouvait parmieux.
– Oui, répondit en ricanant le chefdes bandits, votre idée est bonne, seulement on peut vous tuer sansfaire de bruit, et alors à vous aussi votre projet estrenversé.
– Bah ! qui sait ? dit lejeune homme.
Avant que les pirates pussent leprévenir, il fit un bond énorme en arrière, renversa deux hommes etcourut avec une vélocité extrême dans la direction ducamp.
Le premier mouvement de surprise passé,les bandits s’élancèrent à sa poursuite.
Cet assaut de vitesse dura assezlongtemps de part et d’autre, sans que les pirates vissent ladistance qui les séparait du fugitif diminuer sensiblement. Tout enle poursuivant, comme ils tâchaient autant que possible de ne passe laisser apercevoir par les sentinelles mexicaines qu’ilsvoulaient surprendre, cette manœuvre les obligeait à des détoursqui ralentissaient nécessairement leur course.
Le capitaine était arrivé à portée devoix des siens, il jeta un regard en arrière ; profitant dutemps d’arrêt qu’il faisait pour reprendre haleine, les banditsavaient gagné sur lui une avance considérable.
Le jeune homme comprit que s’ilcontinuait à fuir, il causerait le malheur qu’il voulaitéviter.
Son parti fut pris en une seconde, ilrésolut de mourir, mais il voulut mourir en soldat, et ensuccombant, être utile à ceux pour lesquels il sedévouait.
Il s’appuya contre un arbre, plaça sonmachète auprès de lui à portée de sa main, sortit ses pistolets desa ceinture et faisant face aux bandits qui n’étaient plus qu’à unetrentaine de pas de lui, afin d’attirer l’attention de ses amis, ilcria d’une voix éclatante :
– Alerte ! alerte ! voiciles ennemis !…
Puis, avec le plus grand sang-froid, ildéchargea ses armes comme dans un tir à la cible – il avait quatrepistolets doubles –, répétant à chaque pirate quitombait :
– Alerte ! voici lesennemis ! ils nous entourent, garde à vous ! garde àvous !
Les bandits, exaspérés par cette rudedéfense, se ruèrent sur lui avec rage, oubliant toutes lesprécautions qu’ils avaient prises jusque-là. Alors commença unemêlée horrible et gigantesque d’un homme seul contre vingt ettrente, car à chaque pirate qui tombait, un autre prenait saplace.
La lutte étaitaffreuse !
Le jeune homme avait fait le sacrificede sa vie, mais il voulait la vendre le plus cherpossible.
Nous l’avons dit, à chaque coup qu’iltirait, à chaque revers de machète qu’il lançait, il poussait soncri d’avertissement, cri auquel répondaient les Mexicains, enfaisant de leur côté un feu roulant de mousqueterie sur lespirates, qui se montraient alors à découvert, s’acharnant après cethomme qui leur barrait si audacieusement le passage, avecl’infranchissable rempart de sa loyale poitrine.
Enfin le capitaine tomba sur un genou.Les pirates se précipitèrent pêle-mêle sur son corps, se blessantles uns les autres, dans la frénésie avec laquelle ils cherchaientà l’achever.
Un pareil combat ne pouvait longtempsdurer.
Le capitaine Aguilar succomba, mais entombant il entraîna dans sa chute douze pirates qu’il avaitimmolés, et qui lui firent un sanglant cortège dans latombe.
– Hum ! murmura le capitaineOuaktehno en le considérant avec admiration, tout en étanchant lesang d’une large blessure qu’il avait reçue à la poitrine ;quel rude homme ! si les autres lui ressemblent nous n’enviendrons jamais à bout. Allons, continua-t-il en se retournantvers ses compagnons qui attendaient ses ordres, ne nous laissonspas plus longtemps fusiller comme des pigeons ; àl’assaut ! vive Dieu ! à l’assaut !
Les pirates s’élancèrent à sa suite enbrandissant leurs armes et commencèrent à escalader le rocher, envociférant :
– À l’assaut ! àl’assaut !
De leur côté les Mexicains, témoins dela mort héroïque du capitaine Aguilar, se préparèrent à levenger.
Pendant que s’accomplissaient cesévénements terribles, le docteur herborisaittranquillement.
Le digne savant, émerveillé par la richeflore qu’il avait sous les yeux, avait tout oublié pour neplus songer qu’à l’ample moisson qu’il pouvait faire. Il allait lecorps penché vers la terre, s’arrêtant devant chaque plante qu’iladmirait longtemps, ayant de se résoudre à l’arracher.
Lorsqu’il se fut chargé d’un nombreinfini de plantes et d’herbes pour lui excessivement précieuses, ilse résolut enfin à s’asseoir au pied d’un arbre, afin de lesclasser à son aise, avec tout le soin que les savants émérites ontcoutume d’apporter à cette opération délicate, tout en grignotantquelques morceaux de biscuit, qu’il tira de sagibecière.
Il était depuis longtemps plongé danscette occupation, qui lui procurait une de ces jouissances extrêmesque les savants seuls peuvent savourer et qui sont inconnues duvulgaire ; probablement il se serait oublié à ce travailjusqu’à ce que la nuit le surprît et l’obligeât à chercher un abri,lorsqu’une ombre vint tout à coup se placer entre le soleil et luiet projeter son reflet sur les plantes qu’il classait avec tant desoin.
Machinalement il leva latête.
Un homme, appuyé sur un long rifle,était arrêté devant lui et le considérait avec une attentiongoguenarde.
Cet homme était l’Élan-Noir.
– Hé ! hé ! dit-il audocteur, que faites-vous donc là, mon brave monsieur ? Lediable m’emporte, en voyant ainsi remuer les herbes, j’ai cru qu’ily avait un chevreuil dans le fourré, et j’ai été sur le point devous envoyer une balle.
– Diable ! s’écria le docteuren le regardant avec effroi, faites-y attention, vous auriez pu metuer, savez-vous ?
– Parbleu ! reprit le trappeuren riant, mais ne craignez rien, j’ai reconnu mon erreur àtemps.
– Dieu soit loué !
Et le docteur, qui venait d’apercevoirune plante rare, se baissa vivement pour la saisir.
– Vous ne voulez donc pas me dire,continua le chasseur, ce que vous faites là ?
– Vous le voyez bien, monami.
– Moi, je vois que vous vous amusezà arracher les mauvaises herbes de la prairie, voilà tout, et je medemande à quoi cela peut vous servir ?
– Oh ! l’ignorance ! murmura lesavant, et il ajouta tout haut avec ce ton de condescendancedoctorale particulier aux disciples d’Esculape : mon ami, jecueille des simples que je collectionne, afin de les classer dansmon herbier ; la flore de ces prairies est magnifique, je suisconvaincu que j’ai découvert au moins trois nouvelles espèces duchirostemon pentadactylon dont le genre appartient à laFlora mexicana.
– Ah ! fit le chasseur enouvrant des yeux énormes et faisant des efforts inouïs pour ne pasrire au nez du docteur, vous croyez avoir trouvé trois espècesnouvelles de…
– Chirostemon pentadactylon, monami, dit le savant avec douceur.
– Ah bah !
– Au moins, peut-être y en a-t-ilquatre.
– Oh ! oh ! cela est doncbien utile ?
– Comment si c’est utile !s’écria le médecin scandalisé.
– Ne vous fâchez pas, je ne saispas, moi.
– C’est juste ! fit le savantradouci par le ton de l’Élan-Noir, vous ne pouvez comprendrel’importance de ces travaux qui font faire à la science un pasimmense.
– Voyez-vous cela ! et c’estpour arracher ainsi des herbes que vous êtes venu dans lesprairies ?
– Pas pour autre chose.
L’Élan-Noir le considéra avec cetteadmiration que cause la vue d’un phénomène inexplicable ; lechasseur ne parvenait pas à comprendre qu’un homme sensé se résolûtainsi de gaieté de cœur à supporter une vie de privation et depérils, dans le but inqualifiable pour lui d’arracher des plantesqui ne servent à rien, aussi en vint-il au bout d’un instant à sepersuader que le savant était fou. Il lui lança un regard decommisération en hochant la tête, et, plaçant son rifle sur sonépaule, il se prépara à continuer sa route.
– Allons ! allons !dit-il de ce ton que l’on emploie pour parler aux enfants et auxaliénés, vous avez raison, mon brave monsieur, arrachez, arrachez,vous ne faites tort à personne, et il en restera toujours assez.Bonne chance et au revoir !
Et sifflant ses chiens, il fit quelquespas, mais revenant presque aussitôt :
– Encore un mot, fit-il ens’adressant au docteur, qui déjà ne pensait plus à lui et s’étaitremis avec ardeur à la besogne que l’arrivée du chasseur l’avaitforcé d’interrompre.
– Dites, répondit-il en levant latête.
– J’espère que la jeune dame quiest venue visiter hier mon hatto en compagnie de son oncle se portebien, hein ? Pauvre chère enfant, vous ne pouvez vous imaginercombien je m’intéresse à elle, mon brave monsieur.
Le docteur se releva subitement en sefrappant le front.
– Étourdi que je suis !dit-il, je l’avais complètement oublié !
– Oublié, quoi donc ? demandale chasseur étonné.
– Je n’en fais jamaisd’autres ! murmura le savant ; heureusement que le maln’est pas grand et que, puisque vous êtes là, il est facile àréparer.
– De quel mal parlez-vous ?fit le trappeur avec un commencement d’inquiétude.
– Figurez-vous, continuatranquillement le docteur, que la science m’absorbe tellement quej’en oublie souvent le boire et le manger, à plus forte raison,n’est-ce pas, les commissions dont je me charge ?
– Au fait ! au fait ! ditle chasseur avec impatience.
– Ah ! mon Dieu ! c’est biensimple, j’ai quitté le camp au point du jour pour me rendre à votrehutte, mais, arrivé ici, j’ai été tellement charmé par lesinnombrables plantes rares que je foulais aux pieds de mon chevalque, sans plus songer à suivre ma route, je me suis arrêté d’abordpour arracher une plante, puis j’en ai aperçu une autre quimanquait à mon herbier, une autre après, ainsi de suite ;bref, je n’ai plus du tout songé à aller vous trouver, j’étais mêmetellement absorbé par mes recherches, que votre présence imprévue,il n’y a qu’un instant, ne m’a pas remis en mémoire la commissionque j’avais à faire auprès de vous.
– Ainsi vous êtes parti du camp aulever du soleil ?
– Mon Dieu, oui.
– Savez-vous l’heure qu’il est ence moment ?
Le savant regarda le soleil.
– Trois heures à peu près,dit-il ; mais cela importe peu, je vous le répète ;puisque vous voilà, je vais vous rapporter ce que doña Luz m’achargé de vous dire, et tout sera arrangé, je l’espère.
– Dieu veuille que votre négligencene soit pas cause d’un grand malheur ! fit le chasseur avec unsoupir.
– Que voulez-vousdire ?
– Bientôt vous le saurez ;j’espère que je me trompe. Parlez, je vous écoute.
– Voici ce que doña Luz m’a prié devous répéter.
– Ainsi c’est doña Luz quivous envoie à moi ?
– Elle-même.
– S’est-il donc passé quelque chose desérieux au camp ?
– Au fait ! c’est vrai, celapourrait être plus grave que je ne l’ai supposé d’abord ;voici l’affaire : cette nuit, un de nos guides…
– Le Babillard ?
– Lui-même. Vous leconnaissez ?
– Oui. Après ?
– Eh bien ! il paraît que cet hommecomplotait avec un autre bandit de son espèce, de livrer le camp àdes Indiens, probablement ; doña Luz a, par hasard, entendutoute la conversation de ces drôles, et, au moment où ils passaientprès d’elle pour s’échapper, elle a tiré sur eux deux coups depistolet à bout portant.
– Elle les a tués ?
– Malheureusement non ; l’un,quoique grièvement blessé sans doute, a pu s’échapper.
– Quel estcelui-là ?
– Le Babillard.
– Et alors ?
– Alors, doña Luz m’a fait jurer deme rendre auprès de vous et de vous dire, attendez donc, fit lesavant en cherchant à se souvenir.
– L’Élan-Noir, l’heure sonne !interrompit vivement le chasseur.
– C’est cela même ! fit lesavant en se frottant les mains avec joie, je l’avais sur le boutde la langue ; je vous avoue que cela m’a paru assez obscur etque je n’y ai rien compris du tout, mais vous allez me l’expliquer,n’est-ce pas ?
Le chasseur le saisit vigoureusement parle bras et approchant son visage du sien, il lui dit, le regardenflammé et les traits contractés par la colère :
– Misérable fou ! pourquoin’êtes-vous pas venu me trouver en toute hâte ? au lieu deperdre le temps comme un imbécile, votre retard causera peut-êtrela mort de tous vos amis.
– Il serait possible ! s’écriale docteur atterré, sans songer à se formaliser de la façon un peubrusque dont le secouait le chasseur.
– Vous étiez chargé d’un message devie et de mort, insensé que vous êtes ! maintenant quefaire ? peut-être est-il trop tard !
– Oh ! ne dites pascela ! s’écria le savant avec agitation, je mourrais dedésespoir s’il en était ainsi !
Le pauvre homme fondit en larmes etdonna des preuves non équivoques du plus grand chagrin.
L’Élan-Noir fut obligé de leconsoler.
– Voyons, du courage, mon bravemonsieur, lui dit-il en se radoucissant, que diable !peut-être tout n’est-il pas perdu !
– Oh ! si j’étais cause d’unsi grand malheur, je n’y survivrais pas !
– Enfin, ce qui est fait estfait ! il faut en prendre notre parti, dit philosophiquementle trappeur, je vais aviser à leur venir en aide. Grâce àDieu ! je ne suis pas aussi seul qu’on pourrait le croire,j’espère d’ici à quelques heures, avoir réuni une trentaine desmeilleurs rifles de la prairie.
– Vous les sauverez, n’est-cepas ?
– Du moins je ferai tout ce qu’ilfaudra pour cela, et s’il plaît à Dieu jeréussirai !
– Le ciel vousentende !
– Amen ! dit le chasseur en sesignant dévotement, maintenant, écoutez-moi, vous allez retournerau camp.
– De suite !
– Mais plus de cueillement defleurs ni d’arrachement d’herbes, n’est-ce pas ?
– Oh ! je vous le jure !maudite soit l’heure à laquelle je me suis mis à herboriser !s’écria le savant avec un désespoir comique.
– Très bien, c’est convenu, vousrassurerez la jeune dame ainsi que son oncle, vous leurrecommanderez de faire bonne garde et en cas d’attaque unevigoureuse résistance, et vous leur direz que bientôt ils verrontdes amis venir à leur secours !
– Je le leur dirai.
– Alors à cheval et au galopjusqu’au camp.
– Soyez tranquille, mais vous,qu’allez-vous faire ?
– Ne vous occupez pas de moi, je neresterai pas inactif, tâchez seulement de rejoindre vos amis leplus tôt possible.
– Avant une heure je serai prèsd’eux !
– Bon courage et bonnechance ! surtout ne désespérez pas !
L’Élan-Noir lâcha la bride du chevalqu’il avait saisie et le savant partit à fond de train, allure peuhabituelle au bonhomme qui avait une peine infinie à conserverl’équilibre.
Le trappeur le regarda un instants’éloigner, puis il tourna sur lui-même et s’enfonça à grands pasdans la forêt.
Il marchait depuis dix minutes à peine,lorsqu’il se trouva face à face avec nô Eusébio qui avait entravers de sa selle la mère du Cœur-Loyal évanouie.
Cette rencontre était pour le trappeurune bonne fortune, dont il profita pour demander au vieil Espagnoldes renseignements positifs sur le chasseur, renseignements que levieillard se hâta de lui donner.
Puis, les deux hommes se rendirent à lahutte du trappeur dont ils étaient peu éloignés et dans laquelleils voulaient placer provisoirement la mère de leur ami.
Il nous faut maintenant revenir auCœur-Loyal.
Après avoir marché une dizaine deminutes à peu près devant lui, sans même se donner la peine desuivre un de ces innombrables sentiers qui sillonnent les prairiesdans tous les sens, le chasseur s’arrêta, posa la crosse de sonfusil à terre, regarda avec soin de tous les côtés, prêta l’oreilleà ces mille bruits du désert qui tous ont une signification pourl’homme habitué à la vie des prairies, et probablement satisfait durésultat de ses observations, il imita à trois reprisesdifférentes, à intervalles égaux, le cri de la pie avec une telleperfection que plusieurs de ces oiseaux, cachés au plus épais desarbres, lui répondirent immédiatement.
À peine le troisième cri avait-il finide vibrer dans l’air que la forêt, muette jusque-là et qui semblaitplongée dans la solitude la plus complète, s’anima comme parenchantement.
De toutes parts, se levèrent du milieudes broussailles et des herbes où ils étaient enfouis, une foule dechasseurs aux traits énergiques, aux costumes pittoresques, quiformèrent en un instant un cercle épais autour duchasseur.
Le hasard voulut que les deux premiersvisages qui frappèrent la vue du Cœur-Loyal furent ceux del’Élan-Noir et de nô Eusébio, postés tous deux à quelques pas delui seulement.
– Oh ! fit-il en leur tendantla main avec effusion, je comprends tout, mes amis, merci, mercimille fois de votre concours cordial, mais, grâce à Dieu, votresecours ne m’est plus nécessaire.
– Tant mieux ! fitl’Élan-Noir.
– Ainsi vous avez réussi à voussortir des mains de ces Peaux-Rouges endiablés ? lui demandale vieux serviteur avec intérêt.
– Ne dites pas de mal desComanches, répondit en souriant le Cœur-Loyal, ce sont maintenantmes frères.
– Parlez-vous sérieusement, s’écriavivement l’Élan-Noir, seriez-vous réellement bien avec lesIndiens ?
– Vous en jugerez vous-même, lapaix est faite entre eux, moi et mes amis, si vous y consentez, jecompte vous présenter les uns aux autres.
– Ma foi ! dans lescirconstances présentes, il ne pouvait rien nous arriver de plusheureux, dit l’Élan-Noir, et, puisque vous êtes libre, nous allonspouvoir nous occuper d’autres personnes qui sont en ce moment engrand péril et qui probablement ont un pressant besoin de notreaide.
– Que voulez-vous dire ?demanda le Cœur-Loyal avec une curiosité mêléed’intérêt.
– Je veux dire que des gensauxquels vous avez déjà rendu un immense service, pendant ledernier incendie de la prairie, sont en ce moment cernés par unebande de pirates, qui ne tarderont pas probablement à les attaquer,si ce n’est déjà fait.
– Il faut voler à leursecours ! s’écria le Cœur-Loyal avec une émotion dont il nefut pas le maître.
– Pardieu ! c’est bien notreintention, mais nous voulions d’abord vous délivrer, Cœur-Loyal,vous êtes l’âme de notre association, sans vous, nous n’aurionsrien pu faire de bon.
– Merci, mes amis, mais à présent,vous le voyez, je suis libre, ainsi, rien ne nous arrête plus, nousallons partir !
– Pardon, reprit l’Élan-Noir, maisnous avons affaire à forte partie, les pirates qui savent qu’ilsn’ont aucune pitié à attendre se battent comme des tigres ;plus nous serons nombreux, plus nous aurons de chances deréussite.
– C’est juste ! mais oùvoulez-vous en venir ?
– À ceci que, puisque vous avezfait en notre nom la paix avec les Comanches, il se pourraitque…
– Vous avez pardieu raison,l’Élan-Noir, interrompit vivement le Cœur-Loyal, je n’y songeaispas ; les guerriers indiens seront heureux de l’occasion quenous leur offrirons de montrer leur valeur, ils nous aideront avecjoie dans notre expédition, je me charge de les décider, suivez-moitous, je vais vous présenter à nos nouveaux amis.
Les trappeurs se réunirent et formèrentune troupe compacte d’une quarantaine d’hommes.
Les armes furent renversées en signe depaix, et tous, suivant les traces du chasseur, se dirigèrent versle camp.
– Et ma mère ? demanda avecémotion le Cœur-Loyal à nô Eusébio.
– En sûreté dans la hutte del’Élan-Noir.
– Comment setrouve-t-elle ?
– Bien, quoique dévoréed’inquiétude, répondit le vieillard ; votre mère est une femmequi ne vit que par le cœur, elle est douée d’un immense courage,les plus grandes douleurs physiques glissent sur elle, elle ne seressent plus des atroces tortures qu’elle avait commencé àsubir.
– Dieu soit loué ! mais il nefaut pas plus longtemps la laisser dans ces transesmortelles ; où est votre cheval ?
– Caché ici près.
– Prenez-le et rendez-vous auprès de mamère, vous la rassurerez et vous vous retirerez tous deux dans lagrotte du Vert-de-gris où elle sera à l’abri de toutdanger. Vous resterez avec elle. Cette grotte est facile à trouver,elle est située non loin du rocher du Bison mort ; dureste, lorsque vous serez arrivé à cet endroit, vous lâcherez mesrastreros que je vous laisse, ils vous y conduiront tout droit.Vous m’avez bien compris ?
– Parfaitement.
– Partez donc, alors ; nousvoici au camp, votre présence est inutile ici, tandis que là-baselle est indispensable.
– Je pars.
– Adieu.
– Au revoir.
Nô Eusébio siffla les limiers qu’ilréunit par une laisse, après avoir une dernière fois serré la maindu jeune homme, il le quitta, tourna à droite et reprit le cheminde la forêt, tandis que la troupe des chasseurs arrivait à l’entréede la clairière où était dressé le camp des Indiens.
Les Comanches formaient à quelques pasen arrière des premières lignes de leur camp un vaste demi-cercle,au milieu duquel se tenaient les chefs.
Pour faire honneur aux arrivants, ilsavaient revêtu leurs plus beaux costumes, ils étaient peints etarmés en guerre.
Le Cœur-Loyal fit arrêter sa troupe etcontinuant seul à marcher, il déploya une robe de bison qu’il fitflotter.
La Tête-d’Aigle quitta alors les autreschefs, il s’avança de son côté au-devant du chasseur, en faisant,lui aussi, flotter une robe de bison en signe de paix.
Lorsque les deux hommes furent à troispas l’un de l’autre, ils s’arrêtèrent, le Cœur-Loyal prit laparole :
– Le maître de la vie, dit-il, voitdans nos cœurs, il sait qu’au milieu de nous le chemin est beau etouvert, et que les paroles que souffle notre poitrine et queprononce notre bouche sont sincères ; les chasseurs blancsviennent visiter leurs frères rouges.
– Qu’ils soient les bienvenus,répondit cordialement la Tête-d’Aigle en s’inclinant, avec la grâceet la noblesse majestueuse qui caractérise les Indiens.
Après ces paroles, les Comanches et leschasseurs déchargèrent leurs armes en l’air, en poussant de longscris de joie.
Alors toute étiquette fut bannie, lesdeux troupes se mêlèrent et se confondirent si bien qu’au bout dequelques minutes elles n’en formaient plus qu’une seule.
Cependant le Cœur-Loyal qui savait,d’après ce que lui avait dit l’Élan-Noir, combien les momentsétaient précieux, avait pris la Tête-d’Aigle à part et lui avaitfranchement expliqué ce qu’il attendait de sa tribu.
Le chef sourit à cettedemande.
– Mon frère sera satisfait, dit-il,qu’il attende un peu.
Quittant alors le chasseur, il rejoignitles autres chefs.
Le crieur monta bientôt sur lavérandah d’une hutte et convoqua à grands cris, lesguerriers les plus renommés, à une réunion dans la case duconseil.
La demande du Cœur-Loyal eutl’approbation générale ; quatre-vingt-dix guerriers d’élite,commandés par la Tête-d’Aigle, furent désignés pour accompagner leschasseurs, et coopérer de tout leur pouvoir au succès de leurexpédition.
Lorsque la décision des chefs futconnue, ce fut une joie universelle dans la tribu.
Les alliés devaient se mettre en routeau soleil couchant, afin de surprendre l’ennemi.
L’on dansa, avec toutes les cérémoniesusitées en pareil cas, la grande danse de guerre, pendant laquelleles guerriers répètent continuellement en chœur :
« Wabimdam Kitchée manitoo,agarmissey hapitch neatissum ! »
C’est-à-dire :
« Maître de la vie, vois-moi d’unœil favorable, tu m’as donné le courage d’ouvrir mesveines. »
Lorsqu’on fut sur le point de partir, laTête-d’Aigle, qui savait à quels ennemis dangereux il allaits’attaquer, choisit vingt guerriers sur lesquels il pouvait compteret les expédia en avant en éclaireurs après leur avoir donné duscotté wigwas, ou bois écorce, afin qu’ils pussentimmédiatement allumer du feu, pour avertir en cas d’alerte.
Ensuite, il visita avec soin les armesde ses guerriers, et, satisfait du résultat de son inspection, ildonna le signal du départ.
Les Comanches et les trappeurs prirentla file indienne et, précédés de leurs chefs respectifs, ilsquittèrent le camp, au milieu des souhaits et des exhortations deleurs amis, qui les accompagnèrent jusqu’aux premiers arbres de laforêt.
La petite armée se composait de centtrente hommes résolus, parfaitement armés, commandés par des chefsque nul obstacle ne pourrait arrêter, nul péril fairereculer.
Les ténèbres étaient épaisses, la lunevoilée par de gros nuages noirs, qui couraient lourdement dansl’espace, ne répandait, par intervalles, qu’une lueur blafarde etsans rayonnement qui, lorsqu’elle disparaissait, donnait aux objetsune apparence fantastique.
Le vent soufflait par rafales ets’engouffrait dans les ravins, avec de sourds et plaintifsmurmures.
Enfin, cette nuit était une de cellesqui, dans l’histoire de l’humanité, semblent destinées à voirs’accomplir de lugubres tragédies.
Les guerriers marchaient silencieux, ilsparaissaient dans les ténèbres, une foule de fantômes échappés dusépulcre, se hâtant pour accomplir une œuvre sans nom, maudite deDieu, que la nuit seule peut abriter de son ombre.
À minuit, le mot de halte, fut prononcéà voix basse.
On campa, pour attendre des nouvellesdes éclaireurs.
C’est-à-dire que chacun, s’enveloppanttant bien que mal, se coucha où il se trouvait, afin d’être prêt aupremier signal.
Aucun feu ne fut allumé.
Les Indiens, qui comptent sur leurséclaireurs, ne posent jamais de sentinelles, lorsqu’ils sont sur lesentier de la guerre.
Deux heures se passèrent.
Le camp des Mexicains n’était éloignéque de trois milles au plus ; mais avant de se risquer plusprès, les chefs voulaient s’assurer que la route était libre ;au cas où elle ne le fût pas, quel était le nombre des ennemis quileur barraient le passage, et quel plan d’attaque ils avaientadopté.
Au moment où le Cœur-Loyal, dévoréd’impatience, se préparait à aller lui-même à la découverte, unfrôlement presque imperceptible d’abord, mais qui peu à peuaugmenta dans d’énormes proportions, se fit entendre dans lesbroussailles, et deux hommes parurent.
Le premier était un des éclaireurscomanches, l’autre était le docteur.
L’état dans lequel se trouvait le pauvresavant était digne de pitié.
Il avait perdu sa perruque, sesvêtements étaient en lambeaux, son visage bouleversé par laterreur, enfin toute sa personne portait des traces évidentes delutte et de combat.
Lorsqu’il arriva devant la Tête-d’Aigleet le Cœur-Loyal, il tomba le visage contre terre ets’évanouit.
On s’empressa de le rappeler à lavie.
Les lanceros postés derrière lesretranchements avaient vigoureusement reçu les pirates.
Le général, exaspéré par la mort ducapitaine Aguilar, reconnaissant qu’avec de tels ennemis il n’yavait aucun quartier à attendre, avait résolu de résister quandmême, et de se faire tuer, plutôt que de tomber entre leursmains.
Les Mexicains, en comptant les péons etles guides sur lesquels on osait à peine se fier, n’étaient quedix-sept, hommes et femmes compris.
Les pirates étaient trente aumoins.
La disproportion numérique était doncgrande entre les assiégeants et les assiégés ; mais, grâce àla forte position du camp, assis au sommet d’un chaos de rochers,cette disproportion disparaissait en partie, et les forces sebalançaient presque.
Le capitaine Ouaktehno ne s’était pasfait un instant illusion sur les difficultés de l’attaque qu’iltentait, difficultés presque insurmontables dans un assaut franc età découvert ; aussi, avait-il compté sur une surprise etsurtout sur la trahison du Babillard. Ce n’avait été qu’entraînépar les circonstances, furieux de la perte que le capitaine Aguilarlui avait causée, qu’il s’était hasardé à donnerl’assaut.
Mais, le premier moment d’effervescencepassé, lorsqu’il vit que ses hommes tombaient comme des fruits mûrsautour de lui, sans vengeance, et sans gagner un pouce de terrain,il se résolut non à la retraite, mais à changer le siège en blocus,espérant être plus heureux pendant la nuit par un hardi coup demain, ou, en désespoir de cause, certain de réduire tôt ou tard lesassiégés par la famine.
Il croyait être sûr qu’ils se trouvaientdans l’impossibilité d’être secourus, dans ces prairies, où on nerencontre que des Indiens hostiles aux Blancs, quels qu’ils soient,ou bien des trappeurs et des chasseurs, qui se soucient fort peu des’immiscer dans des affaires qui ne les touchent enrien.
Sa résolution une fois prise, lecapitaine la mit immédiatement à exécution.
Il jeta un regard autour de lui :la situation était toujours la même, malgré des efforts surhumainspour gravir la pente abrupte qui conduisait aux retranchements, lespirates n’avaient point avancé d’un pas.
Dès qu’un homme se montrait à découvert,une balle partie d’une carabine mexicaine le faisait rouler dans unprécipice.
Le capitaine donna le signal de laretraite, c’est-à-dire qu’il imita le cri du chien desprairies.
Le combat cessa aussitôt.
Ce lieu un instant auparavant si animépar les cris des combattants, les détonations des armes à feu,retomba subitement dans le silence le plus complet.
Seulement, aussitôt que les hommeseurent interrompu leur œuvre de destruction, les condors, lesvautours et les urubus commencèrent la leur.
Après les pirates, les oiseaux de proie,c’était dans l’ordre.
Des nuées de condors, de vautours etd’urubus vinrent tournoyer au-dessus des cadavres, sur lesquels ilss’abattirent en poussant des cris aigus et firent une horriblecurée de chair humaine, à la vue des Mexicains qui n’osaient sortirdes retranchements et qui étaient forcés de rester spectateurs decet horrible festin de bêtes fauves.
Les pirates se rallièrent dans un ravin,hors de portée de fusil du camp, et ils se comptèrent.
Leurs pertes avaient été énormes, dequarante ils ne restaient plus que dix-neuf.
En moins d’une heure ils avaient euvingt et un hommes tués ! plus de la moitié de leurtroupe.
Les Mexicains, à part le capitaineAguilar, n’avaient ni morts ni blessés.
La perte que les pirates avaientéprouvée leur donna à réfléchir.
Le plus grand nombre était d’avis de seretirer, et de renoncer aux bénéfices d’une expédition qui offraittant de périls et de si sérieuses difficultés.
Le capitaine était encore plus découragéque ses compagnons.
Certes, s’il ne s’était agi pour lui quede conquérir de l’or et des diamants, il aurait sans hésiterrenoncé à ses projets, mais une autre raison bien plus forte lefaisait agir, et l’excitait à tenter l’aventure jusqu’au bout,quelles que dussent être pour lui les conséquences.
Le trésor qu’il convoitait, trésor d’unprix incalculable, c’était doña Luz, cette jeune fille qu’une foisdéjà à Mexico il avait sauvée des mains de ses bandits et pourlaquelle, à son insu, il s’était senti pris d’un amoureffréné.
Depuis Mexico, il la suivait pas à pas,épiant comme une bête fauve l’occasion de ravir cette proie, pourla possession de laquelle nul sacrifice ne lui coûtait, nulledifficulté ne lui semblait trop grande, nul danger ne pouvaitl’arrêter.
Aussi employa-t-il, auprès de sesbandits, toutes les ressources que la parole peut donner à un hommepassionné pour les retenir auprès de lui, relever leur courage, lesdéterminer enfin à tenter encore une attaque avant de se retirer,et de renoncer définitivement à cette expédition.
Il eut beaucoup de peine à lespersuader, ainsi qu’il arrive toujours en pareille circonstance,les plus braves avaient été tués, ceux qui avaient survécu sesentaient peu disposés à s’exposer à un sort pareil.
Cependant à force d’instances et demenaces, le capitaine parvint à arracher aux bandits la promesse derester jusqu’au lendemain et de tenter un coup décisif pendant lanuit.
Ceci convenu entre les pirates et leurchef, Ouaktehno ordonna à ses hommes de se cacher le mieuxpossible, surtout de ne pas bouger sans ordre, quelques mouvementsqu’ils vissent faire aux Mexicains.
Le capitaine espérait, en restantinvisible, persuader aux assiégés que, rebutés par les énormesdifficultés qu’ils avaient rencontrées, les pirates s’étaientrésolus à la retraite et s’étaient en effet retirés.
Ce plan ne manquait pas d’adresse, ilobtint en effet presque le résultat que son auteur enattendait.
Les feux rougeâtres du couchantteignaient de leurs derniers reflets la cime des arbres et desrochers, la brise du soir qui se levait rafraîchissait l’air, lesoleil allait disparaître à l’horizon dans un lit de vapeurspourprées.
La tranquillité n’était troublée que parles cris assourdissants des oiseaux de proie, qui continuaient leurfestin de cannibales, et se disputaient avec un acharnement féroceles lambeaux de chair, qu’ils arrachaient aux cadavres.
Le général, le cœur navré de cespectacle douloureux, en songeant que le capitaine Aguilar, l’hommedont l’héroïque dévouement les avait sauvés tous, était exposé àcette horrible profanation, résolut de ne pas abandonner son corps,et coûte que coûte, d’aller le chercher afin de lui donner lasépulture : dernier hommage rendu au malheureux jeune homme,qui n’avait pas hésité à se sacrifier pour lui.
Doña Luz à laquelle il fit part de sonprojet, bien qu’elle en comprît les dangers, n’eut pas la force des’y opposer.
Le général choisit quatre hommes résoluset escaladant les retranchements, il s’avança à leur tête versl’endroit où gisait le corps de l’infortuné capitaine.
Les lanceros restés au camp,surveillaient la plaine, prêts à protéger énergiquement leurshardis compagnons, s’ils étaient inquiétés dans leur pieusemission.
Les pirates, embusqués dans les fentesdes rochers, ne perdaient pas un de leurs mouvements, mais ils segardèrent de dénoncer leur présence.
Le général put donc tranquillement accomplirle devoir qu’il s’était imposé.
Le cadavre du jeune homme ne fut pasdifficile à trouver.
Il gisait à moitié renversé au pied d’unarbre, tenant un pistolet d’une main, son machète de l’autre, latête haute, le regard fixe et le sourire sur les lèvres, comme si,même après sa mort, il défiait encore ceux qui l’avaienttué.
Son corps était littéralement couvert deblessures ; mais par un hasard étrange que le général remarquaavec joie, jusqu’à ce moment, les oiseaux de proie l’avaientrespecté.
Les lanceros placèrent le cadavre surleurs fusils croisés et regagnèrent le camp au pas decourse.
Le général marchait à une courtedistance en arrière, observant et surveillant les taillis et lesfourrés.
Rien ne bougeait, la plus grandetranquillité régnait partout, les pirates avaient disparu sanslaisser d’autres traces que leurs morts, qu’ils semblaient avoirabandonnés.
Le général eut l’espoir que ses ennemiss’étaient retirés, il poussa un soupir de soulagement.
La nuit commençait à tomber avec sarapidité habituelle, tous les regards étaient attentivement fixéssur les lanceros qui rapportaient leur officier mort, personne neremarqua une vingtaine de fantômes, qui glissaient silencieux surles rochers et s’approchaient peu à peu du camp, auprès duquel ilss’embusquèrent en fixant des regards enflammés sur sesdéfenseurs.
Le général fit placer le cadavre sur unlit de repos, dressé à la hâte, et prenant une bêche, il voulutlui-même creuser la fosse dans laquelle le jeune homme devait êtredéposé.
Tous les lanceros se rangèrent autour,appuyés sur leurs armes.
Le général se découvrit, prit un livrede prières et lut à haute voix l’office des morts, auquel sa nièceet les assistants répondaient avec onction.
Il y avait quelque chose de grandiose etde touchant dans cette cérémonie si simple, au milieu de ce désert,dont les mille voix mystérieuses semblaient moduler aussi uneprière, en face de cette nature sublime, où le doigt de Dieu esttracé d’une manière si visible.
Ce vieillard à cheveux blancs, lisantpieusement l’office des morts, sur le corps d’un jeune homme,presque un enfant, plein de vie quelques heures auparavant, ayantauprès de lui cette jeune fille et ces soldats tristes, pensifs,que le même sort menaçait peut-être bientôt, mais qui, calmes,résignés, priaient avec ferveur pour celui qui n’était plus ;cette prière suprême s’élevant dans la nuit, accompagnée par lesplaintes de la brise du soir, qui passait frissonnante dans lesbranches des arbres, rappelait les premiers temps du christianisme,alors que persécuté et contraint de se cacher, il se réfugiait audésert, pour être plus près de Dieu.
Rien ne vint troubler l’accomplissementde ce dernier devoir.
Après que chacun des assistants eut unefois encore fait de tristes adieux au mort, il fut descendu dans lafosse, enveloppé dans son manteau ; ses armes furent placées àcôté de lui et la fosse fut comblée.
Une légère élévation du sol qui devaitbientôt disparaître signala seule la place où reposait pourl’éternité le corps d’un homme, dont l’héroïsme ignoré avait sauvépar un dévouement sublime ceux qui lui avaient confié le soin deleur salut.
Les assistants se séparèrent, en jurantde venger le mort, ou, le cas échéant, de faire commelui.
Les ténèbres étaient complètementvenues.
Le général après avoir fait une dernièreronde, pour s’assurer que les sentinelles étaient bien à leurspostes, souhaita le bonsoir à sa nièce, et se coucha en travers del’entrée de sa tente en dehors.
Trois heures se passèrent dans le plusgrand calme.
Tout à coup semblables à une légion dedémons, une vingtaine d’hommes escaladèrent silencieusement lesretranchements, et avant que les sentinelles surprises de cetteattaque subite pussent tenter la moindre résistance, elles furentsaisies et égorgées.
Le camp des Mexicains était envahi parles pirates, et à leur suite étaient entrés le meurtre et lepillage !
Les pirates bondissaient dans le campcomme des chacals en hurlant et en brandissant leursarmes.
Aussitôt que le camp avait été envahi,le capitaine avait laissé ses gens piller et tuer tout à leur aise.Sans s’occuper d’eux davantage, il s’était précipité vers latente.
Mais là, le passage lui avait été barré.Le général avait rallié autour de lui sept ou huit hommes, ilattendait les bandits de pied ferme, déterminé à se faire tueravant de permettre qu’un de ces misérables touchât sanièce.
À la vue du vieux soldat, l’œilétincelant, le pistolet d’une main et l’épée de l’autre, lecapitaine hésita.
Mais cette hésitation n’eut que la duréed’un éclair, il réunit d’un cri d’appel une dizaine de piratesautour de lui.
– Passage ! dit-il, enbrandissant son machète.
– Allons donc ! répondit legénéral, en mordant sa moustache avec fureur.
Les deux hommes s’élancèrent l’un contrel’autre, leurs gens les imitèrent, la mêlée devintgénérale.
Alors s’engagea une lutte terrible etsans merci entre ces hommes qui savaient qu’ils n’avaient pas depitié à attendre.
Chacun cherchait à porter des coupsmortels, sans se donner la peine de parer ceux qu’on lui lançait,content de succomber pourvu que dans sa chute il entraînât sonadversaire.
Les blessés essayaient de se relever,pour enfoncer leur poignard dans le corps de ceux qui combattaientencore.
Cette lutte atroce ne pouvait durerlongtemps ainsi ; tous les lanceros furent massacrés, legénéral tomba à son tour renversé par le capitaine qui se jeta surlui et le garrotta étroitement avec sa ceinture, afin de le mettredans l’impossibilité de résister davantage.
Le général n’avait reçu que desblessures légères, qui avaient à peine entamé leschairs.
Le capitaine, pour certains raisonsconnues de lui seul, l’avait efficacement protégé pendant lecombat, parant avec son machète les coups que les bandits luiportaient.
Il voulait prendre son ennemi vivant, ilavait réussi.
Tous les Mexicains avaient succombé, ilest vrai, mais la victoire avait coûté cher aux pirates : plusde la moitié des leurs avait été tuée.
Le Nègre du général, armé d’une énormemassue qu’il s’était faite du tronc d’un jeune arbre, avaitlongtemps résisté aux efforts de ceux qui tentaient de s’emparer delui, assommant sans rémission les imprudents qui s’aventuraienttrop près de l’arme, qu’il maniait avec une dextérité peucommune.
On était enfin parvenu à le lasser età le jeter à demi étranglé sur le sol, le capitaine lui avait sauvéla vie au moment où un pirate levait le bras pour l’égorger.
Dès que le capitaine vit le général dansl’impossibilité de faire un mouvement, il poussa un cri de joie etsans songer à étancher le sang qui coulait de deux blessures qu’ilavait reçues, il bondit comme un tigre par-dessus le corps de sonennemi qui se tordait impuissant à ses pieds, et pénétra dans latente.
Elle était vide.
Doña Luz avait disparu !
Le capitaine futatterré !
Que pouvait être devenue la jeunefille ?
La tente était petite, presque dénuée demeubles, il était impossible de s’y cacher.
Un lit à demi défait prouvait qu’aumoment de la surprise doña Luz reposait tranquillement.
Elle s’était évanouie comme un sylphesans laisser de traces de sa fuite.
Fuite incompréhensible pour le pirate,puisque le camp avait été envahi par tous les côtés à lafois.
Comment une jeune fille, réveillée ensursaut, aurait-elle eu assez d’audace et de présence d’esprit,pour fuir aussi prestement et passer inaperçue au milieu desvainqueurs, dont le premier soin avait été de garder toutes lesissues ?
Le capitaine cherchait en vain le mot decette énigme.
Il frappait du pied avec colère, sondaitavec la pointe de son poignard les ballots qui auraient pu offrirun abri provisoire à la fugitive ! Tout restait sansrésultat.
Convaincu enfin que ses recherches dansla tente n’aboutiraient à rien, il se précipita au-dehors, rôdantçà et là comme une bête fauve, persuadé que si par un miracle elleavait réussi à s’échapper, seule, la nuit, à demi vêtue, égaréedans le désert, il retrouverait facilement ses traces.
Cependant, le pillage continuait avecune célérité et un ordre dans le désordre qui faisaient honneur auxconnaissances pratiques des pirates.
Les vainqueurs, fatigués de tuer et devoler, défonçaient avec leurs poignards les outres pleines demescal et faisaient succéder l’orgie au vol et aumeurtre.
Tout à coup, un cri strident etformidable résonna à peu de distance, et une grêle de balles vinten crépitant s’abattre sur les bandits.
Ceux-ci, surpris à leur tour, sautèrentsur leurs armes en cherchant à se rallier.
Au même instant, une masse d’Indiensapparut, bondissant comme des jaguars au milieu des ballots, suivisde près par une troupe de chasseurs, à la tête desquels marchaientle Cœur-Loyal, Belhumeur et l’Élan-Noir.
La position devenait critique pour lespirates.
Le capitaine, rappelé à lui-même par lepéril que couraient ses gens, quitta à regret la rechercheinfructueuse à laquelle il se livrait, et, groupant ses hommesautour de lui, il enleva les deux seuls prisonniers qu’il avaitfaits, c’est-à-dire le général et son domestique nègre, etprofitant habilement du tumulte inséparable d’une irruption commecelle des alliés, il ordonna à ses hommes de se disperser danstoutes les directions, afin d’échapper plus facilement aux coups deleurs adversaires.
Après une décharge à bout portant, quicausa une certaine hésitation parmi les assaillants, les piratess’envolèrent comme une nuée d’urubus immondes, et disparurent dansla nuit.
Mais en fuyant, le capitaine resté ledernier, pour soutenir la retraite, ne laissa pas, tout en glissantle long des rochers, de chercher encore, autant que cela lui futpossible dans la précipitation de sa fuite, les traces de la jeunefille, mais il ne put rien découvrir.
Le capitaine désappointé se retira larage dans le cœur, en roulant dans sa tête les plus sinistresprojets.
Le Cœur-Loyal averti par l’éclaireurindien et surtout par le récit du docteur, de l’attaque tentée surle camp, s’était remis de suite en marche, afin de porter le plustôt possible secours aux Mexicains.
Malheureusement, malgré la célérité deleur course, les trappeurs et les Comanches étaient arrivés troptard pour sauver la caravane.
Lorsque les chefs de l’expédition sefurent assurés de la fuite des pirates, la Tête-d’Aigle et sesguerriers se lancèrent sur leur piste.
Resté seul maître du camp, le Cœur-Loyalordonna une battue générale dans les halliers voisins et les hautesherbes, que les bandits n’avaient pas eu le temps d’explorer endétail, car ils s’étaient à peine emparés du camp qu’ils en avaientété débusqués.
Cette battue amena la découverte dePhébé, la jeune servante de doña Luz, et de deux lanceros quis’étaient réfugiés dans le tronc d’un arbre, et qui arrivèrent plusmorts que vifs conduits par l’Élan-Noir et quelques chasseurs, quitâchaient en vain de les rassurer et de leur rendrecourage.
Les pauvres diables se croyaient auxmains des pirates, le Cœur-Loyal eut des peines infinies à leurfaire comprendre que les gens qu’ils voyaient étaient des amis,arrivés trop tard il est vrai pour les secourir, mais qui nevoulaient leur faire aucun mal.
Dès qu’ils furent assez rassurés pourreprendre un peu de sang-froid, le Cœur-Loyal entra avec eux dansla tente et leur demanda le récit succinct desévénements.
La jeune métisse qui, aussitôt qu’elleavait vu à qui elle avait affaire, avait d’un seul coup reconquistoute son assurance et qui, du reste, avait reconnu le Cœur-Loyal,ne se fit pas prier pour babiller ; en quelques minutes ellemit le chasseur au courant des faits terribles dont elle avait étéspectatrice.
– Ainsi, lui demanda celui-ci, lecapitaine Aguilar a été tué ?
– Hélas ! oui, répondit lajeune fille avec un soupir de regret à l’adresse du pauvreofficier.
– Et le général ? reprit lechasseur.
– Oh ! pour le général, ditvivement la métisse, il s’est défendu comme un lion, il n’est tombéqu’après une résistance héroïque.
– Il est mort ? demanda leCœur-Loyal avec une pénible émotion.
– Oh ! non, fit-elle vivement, ilest seulement blessé, j’ai vu passer les bandits qui le portaient,je crois même que ses blessures sont légères, tant les ladrons– voleurs – le ménageaient pendant le combat.
– Tant mieux, dit le chasseur, etil baissa la tête d’un air pensif ; puis, au bout d’uninstant, il ajouta en hésitant et avec un léger tremblement dans lavoix : votre jeune maîtresse, qu’est-elledevenue ?
– Ma maîtresse, doñaLuz ?
– Oui, doña Luz, c’est ainsi jecrois qu’elle se nomme, je donnerais beaucoup pour avoir de sesnouvelles et la savoir en sûreté.
– Elle y est, puisqu’elle se trouveprès de vous, dit une voix harmonieuse.
Et doña Luz apparut pâle encore desémotions poignantes qu’elle avait éprouvées, mais calme, le sourireaux lèvres et le regard brillant.
Les assistants ne purent réprimer unmouvement de stupéfaction à l’apparition imprévue de la jeunefemme.
– Oh ! Dieu soit béni, s’écriale chasseur, notre secours n’a donc pas été complètementinutile !
– Non, répondit-elle gracieusement,et elle ajouta avec tristesse, tandis qu’une teinte de mélancolievoilait ses traits, maintenant que j’ai perdu celui qui me servaitde père, je viens vous demander votre protection,Caballero.
– Elle vous est acquise, madame,dit-il avec chaleur, quant à votre oncle, oh ! comptez surmoi, je vous le rendrai, dussé-je payer de ma vie cetteentreprise ; vous savez, ajouta-t-il, que ce n’est pasd’aujourd’hui seulement que je vous suis dévoué.
La première émotion calmée, on voulutapprendre comment la jeune fille avait réussi à se soustraire auxrecherches des pirates.
Doña Luz fit le récit bien simple de cequi était arrivé.
La jeune fille s’était jetée toute vêtuesur son lit, l’inquiétude la tenait éveillée, un secretpressentiment l’avertissait de se tenir sur ses gardes.
Au cri poussé par les pirates, elles’était levée avec épouvante et du premier coup d’œil, avaitreconnu que toute fuite était impossible.
En jetant un regard effaré autourd’elle, elle avait aperçu quelques vêtements jetés en désordre dansun hamac et pendant au-dehors.
Alors, une idée qui lui parut venir duciel traversa son cerveau, comme un éclair lumineux.
Elle se glissa sous ces vêtements, et,se faisant aussi petite que possible, elle se blottit au fond duhamac, sans déranger le désordre des habits.
Dieu avait permis que le chef desbandits, en cherchant de tous les côtés, ne songeât pas à plongerla main dans ce hamac qui paraissait vide.
Sauvée par ce hasard, elle était restéeblottie ainsi une heure, dans des transes impossibles àexprimer.
L’arrivée des chasseurs et la voix duCœur-Loyal, qu’elle avait de suite reconnue, lui avaient rendul’espoir, elle était sortie de sa cachette et avait impatiemmentattendu le moment favorable pour se présenter.
Les chasseurs furent émerveillés de cerécit si simple et en même temps si émouvant, ils félicitèrentfranchement la jeune fille sur son courage et sa présence d’esprit,qui seuls l’avaient sauvée.
Lorsqu’un peu d’ordre eut été rétablidans le camp, le Cœur-Loyal se rendit près de doña Luz.
– Madame, lui dit-il, le jour ne vapas tarder à paraître ; lorsque vous aurez pris quelquesheures de repos, je vous conduirai près de ma mère, qui est unesainte femme ; quand elle vous connaîtra, je ne doute pasqu’elle vous aimera comme sa fille, puis, dès que vous serez ensûreté, je m’occuperai de vous rendre votre oncle.
Sans attendre les remerciements de lajeune fille, il s’inclina respectueusement devant elle et sortit dela tente.
Quand il eut disparu, doña Luz soupiraet se laissa tomber pensive sur un siège.
Deux jours s’étaient écoulés, depuis lesévénements rapportés dans notre précédent chapitre.
Nous conduirons le lecteur, entre troiset quatre heures de l’après-dîner, dans la grotte découverte parBelhumeur et dont le Cœur-Loyal avait fait son habitation deprédilection.
L’intérieur de la caverne, éclairé parde nombreuses torches de ce bois, que les Indiens nommentbois-chandelle et qui brûlaient, fichées de distance en distance,dans les parois des rochers, présentait l’aspect d’une halte debohémiens ou d’un campement de bandits, au gré de l’étranger, quipar hasard aurait été admis à la visiter.
Une quarantaine de trappeurs et deguerriers comanches étaient disséminés çà et là, les uns dormaient,les autres fumaient, d’autres nettoyaient leurs armes ou réparaientleurs vêtements, quelques-uns accroupis devant deux ou trois feuxsur lesquels étaient suspendues des chaudières, où rôtissaientd’énormes quartiers de venaison, préparaient le repas de leurscompagnons.
À chaque issue de la grotte, deuxsentinelles immobiles, mais l’œil et l’oreille au guet, veillaientsilencieuses au salut commun.
Dans un compartiment séparénaturellement par un bloc de rochers qui faisaient saillie, deuxfemmes et un homme, assis sur des sièges grossièrement taillés àcoups de hache, causaient à voix basse.
Les deux femmes étaient doña Luz et lamère du Cœur-Loyal, l’homme qui les regardait en fumant sacigarette en paille de maïs, et en se mêlant parfois à laconversation, par une interjection arrachée soit à la surprise,soit à l’admiration, soit à la joie, était nô Eusébio, le vieuxserviteur espagnol, dont nous avons souvent parlé dans le cours dece récit.
À l’entrée de ce compartiment, quiformait une espèce de chambre séparée dans la caverne, un autrehomme se promenait de long en large les mains derrière le dos ensifflotant entre ses dents, un air qu’il composait probablement aufur et à mesure.
Celui-là était l’Élan-Noir.
Le Cœur-Loyal, la Tête-d’Aigle etBelhumeur étaient absents.
La conversation des deux femmesparaissait beaucoup les intéresser, la mère du chasseur échangeaitsouvent des regards significatifs avec son vieux serviteur, quiavait laissé éteindre sa cigarette, et la fumait machinalementainsi, sans s’en apercevoir.
– Oh ! dit la vieille dame, enjoignant les mains avec ferveur et en levant les yeux au ciel, ledoigt de Dieu est dans tout ceci.
– Oui, répondit nô Eusébio avecconviction, c’est lui qui a tout fait.
– Et dites-moi, mignonne, depuisdeux mois que vous êtes en voyage, jamais votre oncle le général nevous a laissé entrevoir, soit par ses paroles, soit par sesactions, soit par ses démarches, le but de cetteexpédition ?
– Jamais ! répondit doñaLuz.
– C’est étrange, murmura la vieilledame.
– Étrange en effet, répéta nôEusébio, qui s’obstinait à faire sortir de la fumée de sa cigaretteéteinte.
– Mais enfin, reprit la mère duCœur-Loyal, depuis son arrivée dans les prairies, à quoi votreoncle passait-il son temps ? Pardonnez-moi, mon enfant, cesquestions qui doivent vous surprendre, mais qui ne sont nullementdictées par la curiosité, plus tard vous me comprendrez, vousreconnaîtrez alors que le vif intérêt que vous m’inspirez me porteseul à vous interroger.
– Je n’en doute pas, madame,répondit doña Luz avec un sourire charmant, aussi ne ferai-jeaucune difficulté de vous répondre. Mon oncle depuis notre arrivéedans les prairies était triste et préoccupé, il recherchait lasociété de ces hommes habitués à la vie du désert, lorsqu’il enrencontrait un, il restait de longues heures à causer avec lui et àl’interroger.
– Et sur quoi l’interrogeait-il,mon enfant, vous le rappelez-vous ?
– Mon Dieu, madame, je vousavouerai à ma honte, répondit la jeune fille en rougissantlégèrement, que je ne prêtais pas grande attention à cesconversations, qui, je le pensais du moins, ne devaientm’intéresser que fort peu. Moi pauvre enfant, dont jusqu’ici la vies’est écoulée triste et monotone, et qui n’ai vu le monde qu’autravers des grilles de mon couvent, j’admirais la nature grandiosequi avait comme par enchantement surgi devant moi, je n’avais pasassez d’yeux pour contempler ces merveilles et j’adorais leCréateur dont la puissance infinie m’était révélée tout àcoup.
– C’est vrai, chère enfant,pardonnez-moi ces questions qui vous fatiguent et dont vous nepouvez saisir la portée, dit la bonne dame en la baisant au front,si vous le désirez nous parlerons d’autre chose.
– Comme il vous plaira, madame,répondit la jeune fille en lui rendant son baiser, je suis heureusede causer avec vous, et quelque sujet que vous choisissiez, j’ytrouverai toujours un grand intérêt.
– Mais nous bavardons, nousbavardons, et nous ne songeons pas à mon pauvre fils, qui estabsent depuis ce matin, et qui d’après ce qu’il m’avait dit devraitêtre déjà de retour.
– Oh ! pourvu qu’il ne luisoit rien arrivé ! s’écria doña Luz avec effroi.
– Vous vous intéressez donc bien àlui ? demanda en souriant la vieille dame.
– Ah ! madame, répondit-elleavec émotion, tandis que son visage se colorait d’une vive rougeur,peut-il en être autrement, après les services qu’il nous a rendus,et ceux qu’il nous rendra encore, j’en suiscertaine ?
– Mon fils vous a promis dedélivrer votre oncle, soyez persuadée qu’il accomplira sapromesse.
– Oh ! je n’en doute pas,madame ! quel noble et grand caractère ! s’écria-t-elleavec exaltation, comme il est bien nommé leCœur-Loyal !
La vieille dame et nô Eusébio laconsidérèrent en souriant, ils étaient heureux de l’enthousiasme dela jeune fille.
Doña Luz s’aperçut de l’attention aveclaquelle ils la regardaient, elle s’arrêta, confuse, et baissa latête en rougissant encore davantage.
– Oh ! dit la vieille dame enlui prenant la main, vous pouvez continuer, mon enfant, je suischarmée de vous entendre parler ainsi de mon fils, oui,ajouta-t-elle avec mélancolie et comme s’adressant à elle-même,oui ! c’est un grand et noble caractère que le sien !comme toutes les natures d’élite, il est méconnu, mais patience,Dieu l’éprouve, un jour viendra où justice lui sera rendue à laface de tous.
– Serait-il malheureux ?hasarda timidement la jeune fille.
– Je ne dis pas cela, mon enfant,répondit la pauvre mère avec un soupir étouffé, dans ce monde quipeut se flatter d’être heureux ? chacun a ses peines qu’ildoit porter, le Tout-Puissant mesure le fardeau, suivant les forcesde chaque homme.
Un certain mouvement s’opéra dans lagrotte ; plusieurs hommes entrèrent.
– Voici votre fils, madame, ditl’Élan-Noir.
– Merci, mon ami,répondit-elle.
– Oh ! tant mieux ! fitdoña Luz en se levant avec joie.
Mais honteuse de ce mouvementinconsidéré, la jeune fille se laissa retomber confuse et touterougissante sur son siège.
C’était en effet le Cœur-Loyal quiarrivait, mais il n’était pas seul. Belhumeur et la Tête-d’Aiglel’accompagnaient ainsi que plusieurs trappeurs.
Aussitôt dans la grotte, le jeune hommese dirigea à grands pas vers le réduit où sa mère se tenait, il labaisa au front, se tournant ensuite vers doña Luz, il la salua avecun certain embarras qui ne lui était pas naturel, et que la vieilledame remarqua.
La jeune fille lui rendit un salut nonmoins embarrassé que le sien.
– Eh bien, dit-il d’un air enjoué,vous êtes-vous bien ennuyées en m’attendant, mes noblesprisonnières ? Le temps a dû vous sembler horriblement longdans cette grotte ; pardonnez-moi de vous avoir reléguée danscette hideuse demeure, doña Luz, vous qui êtes faite pour habiterde splendides palais, hélas ! c’est la plus magnifique de meshabitations.
– Près de la mère de celui qui m’asauvé la vie, monsieur, répondit la jeune fille avec noblesse, jeme trouve logée comme une reine, quel que soit le lieu qu’ellehabite.
– Vous êtes mille fois trop bonne,madame, balbutia le chasseur, vous me rendez réellementconfus.
– Eh bien, mon fils, interrompit lavieille dame, dans l’intention évidente de donner un autre tour àla conversation, qui commençait à devenir difficile pour les deuxjeunes gens ; qu’avez-vous fait aujourd’hui ? Avez-vousde bonnes nouvelles à nous donner ? Doña Luz est on ne peutpas plus inquiète de son oncle, elle brûle de le revoir.
– Je comprends l’inquiétude demadame, répondit le chasseur, j’espère bientôt la calmer, nousn’avons pas fait grand-chose aujourd’hui, il nous a été impossiblede retrouver la piste des bandits. C’est à se briser la tête decolère. Heureusement qu’à notre retour, à quelques pas de lagrotte, nous avons rencontré le docteur qui, selon sa louablehabitude, cherchait des herbes dans les fentes des rochers, il nousa dit avoir vu rôder un homme à mine suspecte aux environs,aussitôt nous nous sommes mis en chasse, en effet nous n’avons pastardé à découvrir un individu dont nous nous sommes emparés et quenous amenons avec nous.
– Vous voyez, monsieur, dit doñaLuz d’un petit air mutin, que c’est bon à quelque chose de chercherdes herbes ! Ce cher docteur vous a, selon toute apparence,rendu un grand service.
– Sans le vouloir, fit en riant leCœur-Loyal.
– Je ne dis pas le contraire,reprit la jeune fille en badinant, mais il n’en existe pas moins,c’est aux herbes que vous le devez.
– La recherche des herbes a du bon,je dois en convenir, mais chaque chose a son temps, sans reproche,le docteur n’a pas su toujours aussi bien le choisir.
Malgré la gravité des faits auxquels cesparoles faisaient allusion, les assistants ne purent réprimer unsourire aux dépens du malencontreux savant.
– Allons, allons, dit doña Luz, jene veux pas que l’on attaque mon pauvre docteur, il a été assezpuni de son oubli par le profond chagrin qui le mine depuis ce journéfaste.
– Vous avez raison, madame, je n’enparlerai plus ; maintenant je vous demande la permission devous quitter, mes compagnons meurent littéralement de faim, lesbraves gens m’attendent pour prendre leur repas.
– Mais, demanda nô Eusébio, l’hommeque vous avez arrêté, que voulez-vous en faire ?
– Je ne le sais pas encore,aussitôt après avoir mangé, je compte l’interroger, probablementses réponses dicteront ma conduite à son égard.
Les chaudières furent retirées du feu,les quartiers de venaison coupés par tranches, les trappeurs et lesIndiens s’assirent fraternellement auprès les uns des autres etmangèrent de bon appétit.
Les dames seules furent servies à partdans leur réduit, par nô Eusébio qui remplissait les fonctionsdélicates de maître d’hôtel, avec un soin et un sérieux dignesd’une scène plus convenable.
L’homme arrêté aux abords de la grotteavait été placé sous la surveillance de deux solides trappeurs,armés jusqu’aux dents, qui ne le quittaient pas de l’œil ;mais cet individu ne semblait nullement songer à s’échapper, ilfaisait au contraire vigoureusement honneur aux aliments, qu’onavait eu l’attention de déposer devant lui.
Dès que le repas fut terminé, les chefsse retirèrent à l’écart, causèrent entre eux à voix basse pendantquelques minutes.
Puis, sur l’ordre du Cœur-Loyal, leprisonnier fut amené et l’on se prépara à procéder à soninterrogatoire.
Cet homme, que l’on avait à peineregardé jusque-là, fut immédiatement reconnu, dès qu’il se trouvaen face des chefs, qui ne purent réprimer un geste desurprise.
– Le capitaine Ouaktehno !murmura le Cœur-Loyal avec étonnement.
– Moi-même, messieurs, répondit lepirate avec une ironie hautaine ; qu’avez-vous à medemander ? Me voici prêt à vous répondre.
C’était une audace inouïe de la part ducapitaine, après ce qui s’était passé, de venir ainsi se livrersans résistance possible aux mains de gens qui n’hésiteraient pas àtirer de lui une éclatante vengeance.
Aussi les chasseurs étaient-ilsépouvantés de la démarche du pirate, et commençaient-ils àsoupçonner un piège, leur surprise augmentait à mesure qu’ilsréfléchissaient à la gravité de la démarche tentée par lepirate.
Ils comprenaient parfaitement que s’ilsl’avaient arrêté, c’est qu’il avait voulu se laisser prendre, qu’ilavait probablement un intérêt puissant à agir ainsi, surtout aprèsle soin qu’il avait mis à dérober sa piste à tous les yeux, et àtrouver un repaire tellement impénétrable que les Indienseux-mêmes, ces fins limiers que rien ordinairement ne peut dévoyer,avaient renoncé à le chercher plus longtemps.
Que venait-il faire, au milieu de sesplus implacables ennemis ? Quelle raison assez forte avait pul’engager à commettre l’imprudence de se livrerlui-même ?
Voilà ce que se demandaient lestrappeurs, en le considérant avec cette curiosité et cet intérêtque l’on est malgré soi forcé d’accorder à l’homme intrépide quiaccomplit une action téméraire, quelle que soit d’ailleurs samoralité.
– Monsieur, lui dit le Cœur-Loyal,au bout d’un instant, puisque vous vous êtes remis entre nos mains,vous ne refuserez sans doute pas de répondre aux questions que nousjugerons convenable de vous adresser.
Un sourire d’une expressionindéfinissable glissa sur les lèvres pâles et minces dupirate.
– Non seulement, répondit-il d’unevoix calme et parfaitement accentuée, je ne refuserai pas de vousrépondre, messieurs, mais encore, si vous le permettez, j’iraiau-devant de vos questions en vous disant moi-même spontanémenttout ce qui s’est passé, ce qui pour vous éclaircira, j’en suissûr, bien des faits qui sont restés obscurs et que vainement vousavez cherché à vous expliquer.
Un murmure de stupéfaction parcourut lesrangs des trappeurs, qui peu à peu s’étaient rapprochés etécoutaient avec attention.
Cette scène prenait des proportionsétranges, elle promettait de devenir on ne peut plusintéressante.
Le Cœur-Loyal réfléchit un instant, puiss’adressant au pirate :
– Faites, monsieur, dit-il, nousvous écoutons.
Le capitaine s’inclina, puis d’un accentrailleur il commença son récit ; lorsqu’il fut arrivé à laprise du camp, il continua ainsi :
– C’était bien joué, n’est-ce pas,messieurs ? Certes, vous ne devez avoir que des compliments àm’adresser, vous qui êtes passés maîtres en pareille matière ;mais il est une chose que vous ignorez et que je vais vousdire : la prise des richesses du général mexicain n’était pourmoi que d’une importance secondaire, j’avais un autre but, et cebut, je vais vous le faire connaître : Je voulais m’emparer dedoña Luz. Depuis Mexico, je suivais pas à pas la caravane, j’avaiscorrompu leur guide chef, le Babillard, ancien affidé à moi ;abandonnant à mes compagnons l’or et les bijoux, je n’exigeais quela jeune fille.
– Eh mais ! vous avez manquévotre but, il me semble, interrompit Belhumeur, avec un souriresardonique.
– Vous croyez ? réponditl’autre avec un aplomb imperturbable, au fait, vous avez raison,j’ai pour cette fois manqué mon but, mais tout n’est pas ditencore, et peut-être n’échouerai-je pas toujours.
– Vous parlez ici au milieu descent cinquante meilleurs rifles de la prairie, de ce projet odieux,avec autant de confiance que si vous étiez en sûreté au milieu devos bandits, caché au fond de l’un de vos repaires les plusignorés, capitaine ; ceci est une grande imprudence, ou bienune outrecuidance rare, dit sévèrement le Cœur-Loyal.
– Bah ! le péril n’est pasaussi grand pour moi que vous voulez me le faire croire ; voussavez que je ne suis pas un homme facile à intimider, ainsi trêvede menaces, et raisonnons, s’il vous plaît, comme des hommesérieux.
– Nous tous, chasseurs, trappeurset guerriers indiens, réunis dans cette grotte, nous sommes endroit, agissant au nom de notre sûreté commune, de vous appliquerla loi des frontières, œil pour œil, dent pour dent, comme atteintet convaincu, même par vos propres aveux, de vol, de meurtre et detentative de rapt ; cette loi nous allons vous l’appliquerimmédiatement. Qu’avez-vous à dire pour votredéfense ?
– Chaque chose en son temps,Cœur-Loyal, bientôt nous nous occuperons de ceci, mais d’abordterminons, je vous prie, ce que j’avais à vous dire ; soyeztranquille, ce ne sont que quelques minutes de retard, moi-même jereviendrai à cette question que vous paraissez avoir tant à cœur devider, en vous installant de votre autorité privée juge dans cedésert.
– Cette loi est aussi ancienne quele monde, elle émane de Dieu lui-même ; c’est un devoir pourtous les honnêtes gens, de courir sus à une bête fauve, lorsqu’ellese rencontre sur leur passage.
– Cette comparaison n’est pasflatteuse, répondit le pirate sans s’émouvoir, mais je ne suispoint susceptible, je ne m’en formaliserai pas ; voulez-vousune fois pour toutes me laisser parler ?
– Parlez donc et que celafinisse.
– C’est justement ce que jedemande, écoutez-moi donc. Dans ce monde, chacun comprend la vie àsa façon, les uns largement, les autres d’une manièreétroite ; moi, mon rêve est de me retirer dans quelques annéesd’ici, au fond de l’une de nos belles provinces mexicaines avec unemodeste aisance, vous voyez que je ne suis pas ambitieux. Il y aquelques mois, à la suite de plusieurs affaires assez lucrativesque j’avais heureusement terminées dans les prairies, par moncourage et mon adresse, je me trouvai à la tête d’une somme assezronde, que suivant mon habitude je me résolus de placer, afin de meprocurer plus tard la modeste aisance dont je vous ai parlé. Je merendis à Mexico, pour remettre mes fonds à un honorable banquierfrançais établi dans cette ville, qui me les fait valoir, et que jevous recommande dans l’occasion.
– Que nous importe ceverbiage ? interrompit avec violence le Cœur-Loyal, vousmoquez-vous de nous, capitaine ?
– Pas le moins du monde, jecontinue. À Mexico, le hasard me permit de rendre à doña Luz unservice assez important.
– Vous ! fit le Cœur-Loyalavec colère.
– Pourquoi pas ? repritl’autre ; du reste, l’affaire est bien simple, je la délivraides mains de quatre bandits en train de la dévaliserconsciencieusement, je la vis et j’en devins éperdumentamoureux.
– Monsieur ! monsieur !fit le chasseur en rougissant de dépit, ceci passe les bornes. DoñaLuz est une jeune fille dont on ne doit parler qu’avec le plusprofond respect, je ne souffrirai pas qu’on l’insulte devantmoi.
– Nous sommes absolument du mêmeavis, reprit l’autre en goguenardant, mais il n’en est pas moinsvrai que j’en devins amoureux, je pris adroitement desrenseignements, j’appris qui elle était, le voyage qu’elle devaitfaire, et, jusqu’à l’époque de son départ, je jouai de bonheur,comme vous voyez ; alors mon plan fut fait, plan qui, commevous le disiez fort bien tout à l’heure, a complètement échoué,mais auquel pourtant je ne renonce pas encore.
– Nous tâcherons d’y mettre bonordre.
– Et vous ferez bien, si vous lepouvez.
– Cette fois vous avez fini,j’imagine.
– Pas encore, s’il vous plaît, maisà présent pour ce qui me reste à dire, la présence de doña Luz estindispensable, c’est d’elle seule que dépend la réussite de mamission auprès de vous.
– Je ne vous comprendspas.
– Il est inutile que vous mecompreniez en ce moment, mais rassurez-vous, Cœur-Loyal, vous aurezbientôt le mot de l’énigme.
Pendant cette longue discussion, lepirate n’avait pas un instant perdu cette tranquillité d’esprit,cette physionomie narquoise, cet accent railleur et cette libertéde manières qui confondaient les chasseurs.
Il ressemblait bien plutôt à ungentilhomme en visite chez des voisins de campagne qu’à unprisonnier sur le point d’être fusillé, il ne semblait pas sesoucier le moins du monde du péril qu’il courait ; dès qu’ileut fini de parler, tandis que les trappeurs se consultaient à voixbasse, il s’occupa à tordre une cigarette de maïs, qu’il alluma etfuma tranquillement.
– Doña Luz, reprit le Cœur-Loyalavec une impatience mal déguisée, n’a rien à voir dans ces débats,sa présence n’est pas nécessaire.
– Vous vous trompez du tout autout, cher monsieur, répondit imperturbablement le pirate, enlâchant une bouffée de fumée, elle est indispensable, voicipourquoi : vous comprenez parfaitement, n’est-ce pas, que jesuis un trop fin renard pour me livrer comme cela entre vos mainsde gaieté de cœur, si je n’avais pas derrière moi quelqu’un dont lavie réponde de la mienne : ce quelqu’un est l’oncle de lajeune fille ; si je ne suis pas à minuit dans mon repaire,ainsi que vous me faites l’honneur de le nommer, au milieu de mesbraves compagnons, à minuit dix minutes précis, l’honorablegentilhomme sera fusillé sans rémission.
Un frémissement de colère parcourut lesrangs des chasseurs.
– Je sais fort bien, continua lepirate, que vous personnellement vous vous souciez trèsmédiocrement de la vie du digne général, et que vous la sacrifierezgénéreusement, en échange de la mienne ; mais heureusementpour moi, doña Luz, j’en suis convaincu, n’est pas de votre avis,et attache un grand prix à l’existence de son oncle ; soyezdonc assez bon pour la prier de venir, afin qu’elle puisse entendrela proposition que j’ai à lui faire, le temps se passe, la routeest longue d’ici à mon campement, si j’arrivais trop tard, vousseuls seriez responsables des malheurs que causerait ce retardinvolontaire.
– Me voici, monsieur, dit en seprésentant doña Luz, qui cachée au milieu de la foule avait entendutout ce qui s’était dit.
Le pirate jeta sa cigarette à demiconsumée, s’inclina avec courtoisie devant la jeune fille et lasalua avec respect.
– Je suis heureux, madame, luidit-il, de l’honneur que vous daignez me faire.
– Trêve de compliments ironiques,monsieur, je vous écoute, qu’avez-vous à me dire ?
– Vous me jugez mal, madame,répondit le pirate, mais j’ai l’espoir de me réhabiliter plus tardà vos yeux. Ne me reconnaissez-vous donc pas ? Je croyaisavoir laissé dans votre esprit, un meilleur souvenir.
– Il est possible, monsieur, quej’aie gardé pendant un certain temps un bon souvenir de vous,répondit avec émotion la jeune fille, mais après ce qui s’est passéil y a quelques jours, je ne puis plus voir en vous qu’unmalfaiteur.
– Le mot est rude,madame.
– Pardonnez-le, je vous prie,monsieur, s’il peut vous blesser, mais je ne suis pas encorecomplètement remise des terreurs que vous m’avez causées, terreursque votre démarche d’aujourd’hui redouble encore au lieu de lesdiminuer ; veuillez donc sans plus tarder me faire connaîtrevos intentions.
– Je suis désespéré d’être aussimal compris de vous, madame, n’attribuez, je vous en supplie, toutce qui est arrivé, qu’à la violence de la passion que j’éprouve etcroyez…
– Monsieur, vous m’insultez !interrompit la jeune fille en se redressant avec hauteur ; quepeut-il y avoir de commun entre moi, et un chef debandits ?
À cette sanglante insulte, une rougeurfébrile envahit le visage du pirate, il mordit sa moustache aveccolère, mais faisant un effort sur lui-même, il refoula au fond deson cœur les sentiments qui l’agitaient et répondit d’une voixcalme et respectueuse :
– Soit, madame, accablez-moi, jel’ai mérité.
– Est-ce donc pour me débiter ceslieux communs que vous avez exigé ma présence, monsieur ? Ence cas vous trouverez bon que je me retire ; une fille de monrang n’est pas habituée à de telles manières, ni à prêter l’oreilleà de tels discours.
Elle fit un mouvement pour rejoindre lamère du Cœur-Loyal, qui de son côté s’avança vers elle.
– Un instant, madame, s’écria lepirate avec violence, puisque vous méprisez mes prières, écoutezmes ordres !
– Vos ordres ! rugit lechasseur en bondissant jusqu’à lui, avez-vous oublié où vous êtes,misérable ?
– Allons ! trêve de menaces,mes maîtres ! reprit le pirate d’une voix éclatante, encroisant les bras sur sa poitrine, redressant la tête et lançant unregard de suprême dédain aux assistants, vous savez bien que vousne pouvez rien contre moi, que pas un cheveu ne tombera de matête.
– C’en est trop ! s’écria lechasseur.
– Arrêtez, Cœur-Loyal, dit doñaLuz, en se plaçant devant lui, cet homme est indigne de votrecolère, je le préfère ainsi, il est bien dans son rôle de bandit,au moins il a jeté le masque !
– Oui, j’ai jeté le masque !s’écria le pirate avec rage, écoutez-moi donc, folle jeune fille,dans trois jours, je reviendrai, vous voyez que je suis bon,ajouta-t-il avec un sourire sinistre, je vous donne le temps deréfléchir ; si alors vous ne consentez pas à me suivre, votreoncle sera livré à la plus atroce torture, comme dernier souvenirde moi, je vous enverrai sa tête.
– Monstre !… s’écria la jeunefille avec désespoir.
– Allons donc ! dit-il enhaussant les épaules avec un ricanement de démon, chacun faitl’amour à sa façon, j’ai juré que vous seriez ma femme.
Mais la jeune fille ne pouvait plusl’entendre ; vaincue par la douleur, elle était tombée sansconnaissance, entre les bras de la mère du chasseur et de nôEusébio, qui s’étaient hâtés de l’emporter.
– Assez ! fit avec un accentterrible le Cœur-Loyal, en lui posant la main sur l’épaule,remerciez Dieu qui permet que vous sortiez sain et sauf de nosmains !
– Dans trois jours à la même heurevous me reverrez, mes maîtres, dit-il avec dédain.
– D’ici là, la chance peut tourner,fit Belhumeur.
Le pirate ne répondit que par unricanement, puis il sortit de la caverne, en haussant les épaules,d’un pas aussi ferme et aussi tranquille que si rien ne s’étaitpassé d’extraordinaire, sans même daigner se retourner, tant ilétait certain de l’émotion profonde qu’il avait causée, de l’effetqu’il avait produit.
À peine avait-il disparu que, par lesautres issues de la grotte, Belhumeur, l’Élan-Noir et laTête-d’Aigle, se lançaient sur sa piste.
Le Cœur-Loyal demeura un instant pensif,puis il alla, le visage pâle et le front soucieux, s’informer del’état dans lequel se trouvait doña Luz.
Doña Luz et le Cœur-Loyal étaientvis-à-vis l’un de l’autre dans une position singulière.
Jeunes tous deux, beaux tous deux, ilss’aimaient sans oser se l’avouer, presque sans s’endouter.
Tous deux, bien que leur vie se fûtpassée dans des conditions diamétralement opposées, possédaient uneégale fraîcheur de sentiments, une égale naïveté decœur.
L’enfance de la jeune fille s’étaitécoulée pâle et décolorée, au milieu de pratiques religieusesoutrées, dans ce pays où la religion du Christ est plutôt unpaganisme que la foi pure, noble et simple de noscontrées.
Jamais elle n’avait senti battre soncœur. Elle ignorait l’amour, comme elle ignorait ladouleur.
Vivant ainsi que les oiseaux du ciel,oubliant la veille, ne songeant pas au lendemain.
Le voyage qu’elle avait entrepris avaitcomplètement changé son existence.
À la vue des immenses horizons, qui sedéroulaient devant elle dans la prairie, des majestueuses rivièresqu’elle traversait, des superbes montagnes qu’il lui fallaitcôtoyer souvent, et dont la cime chenue semblait toucher le ciel,ses idées s’étaient agrandies, un bandeau était pour ainsi diretombé de ses yeux, elle avait compris que Dieu l’avait créée pourautre chose que pour traîner dans un couvent une existenceinutile.
L’apparition du Cœur-Loyal, dans lescirconstances exceptionnelles où il s’était présenté à elle, avaitséduit son esprit ouvert à toutes les sensations, prêt à gardertoutes les impressions fortes qu’il recevrait.
En présence de la nature d’élite duchasseur, de cet homme au costume sauvage, mais au visage pâle, auxtraits altiers et à la démarche noble, elle s’était sentie émuemalgré elle.
C’est qu’à son insu, par la force dessympathies cachées qui existent entre tous les êtres dans la grandefamille humaine, son cœur avait rencontré le cœur qu’ilcherchait.
Délicate et frêle, elle avait besoin decet homme énergique, au regard fascinateur, au courage de lion, àla volonté de fer, pour la soutenir dans la vie et la sauvegarderde sa toute puissante protection.
Aussi s’était-elle, dès le premiermoment, laissée aller avec un sentiment de bonheur indéfinissable,à la pente qui l’entraînait vers le Cœur-Loyal, et l’amour s’étaitinstallé en maître dans son âme, avant qu’elle s’en aperçût etsongeât seulement à résister.
Les derniers événements avaient réveilléavec une force inouïe cette passion qui donnait au fond de soncœur. À présent qu’elle était près de lui, qu’elle entendait àchaque instant son éloge sortir de la bouche de sa mère et de cellede ses compagnons, elle en était arrivée à considérer son amourcomme faisant partie de son existence, elle ne comprenait pasqu’elle eût vécu si longtemps sans aimer cet homme, qu’il luisemblait connaître depuis sa naissance.
Elle ne vivait plus que pour lui et parlui, heureuse d’un regard ou d’un sourire, joyeuse quand elle levoyait, triste quand il restait longtemps éloignéd’elle.
Le Cœur-Loyal était arrivé au mêmerésultat, par une route toute différente.
Élevé pour ainsi dire dans les prairies,face à face avec la Divinité qu’il s’était habitué à adorer dansles œuvres grandioses qu’il avait sans cesse devant les yeux, lessublimes spectacles de la nature, les luttes incessantes qu’ilavait à soutenir, soit contre les Indiens, soit contre les bêtesfauves, l’avaient développé au moral et au physique dans desproportions immenses. De même que, par sa force musculaire et sonadresse à se servir de ses armes, il brisait tous les obstaclesqu’on voulait lui opposer, par la grandeur de ses idées et ladélicatesse de ses sentiments, il était apte à comprendre touteschoses. Rien de ce qui était bon et de ce qui était grand ne luiétait inconnu. Comme cela arrive toujours pour les organisationsd’élite aux prises de bonne heure avec l’adversité, et livrées sansautres défenseurs qu’elles-mêmes, aux terribles hasards de la vie,son âme s’était développée dans des proportions gigantesques, touten restant d’une naïveté étrange, pour certaines sensations qui luiétaient et devaient lui rester éternellement inconnues, à cause deson genre d’existence, à moins d’un hasard providentiel.
Les besoins journaliers de la vie agitéeet précaire qu’il menait avaient étouffé en lui le germe despassions, ses habitudes solitaires l’avaient à son insu rapprochéde la vie contemplative.
Ne connaissant pas d’autres femmes quesa mère, car les Indiennes par leurs mœurs ne lui avaient jamaisinspiré que du dégoût, il était arrivé à trente-six ans sans songerà l’amour, sans savoir ce que c’est, et, qui plus est, sans avoirjamais entendu prononcer ce mot qui renferme tant de choses en cinqlettres et qui, dans le monde, est la source de tant de dévouementssublimes et de tant de crimes horribles.
Après une longue journée de chasse àtravers les bois et les ravins, ou bien après avoir pendant quinzeou seize heures trappé des castors, lorsque le soir ils setrouvaient réunis dans la prairie auprès de leur feu de bivouac,les conversations du Cœur-Loyal et de son ami Belhumeur, aussiignorant que lui sur cette matière, ne pouvaient rouler que sur lesévénements du jour.
Les semaines, les mois, les années sepassaient sans amener de changement dans son existence, à part uneinquiétude vague, sans cause connue, qui le minait sourdement etdont il ne pouvait se rendre compte.
C’est que la nature a des droitsimprescriptibles et que tout homme doit s’y soumettre, n’importedans quelle condition il se trouve.
Aussi, lorsque le hasard le mit enprésence de doña Luz, par le même sentiment de sympathieinstinctive et irrésistible qui agissait sur la jeune fille, soncœur vola-t-il vers elle.
Le chasseur étonné de cet intérêt subitqu’il ressentait pour une étrangère, que selon toutes probabilitésil ne devait jamais revoir, lui en voulut presque de ce sentimentqui se révélait en lui, et mit dans ses rapports avec elle, uneâpreté qui n’était pas dans son caractère.
Comme tous les esprits altiers, qui ontcontinuellement vu tout courber sans résistance devant eux, il sesentait froissé d’être dominé par une jeune fille, de subir uneinfluence, à laquelle il ne pouvait déjà plus sesoustraire.
Mais lorsque, après l’incendie de laprairie il quitta le camp des Mexicains, malgré la précipitation deson départ, il emporta le souvenir de l’étrangère aveclui.
Ce souvenir grandit parl’absence.
Toujours il croyait entendre résonner àson oreille les notes suaves et mélodieuses de la voix de la jeunefille, quelque effort qu’il fit pour oublier ; dans la veilleet dans le sommeil elle était toujours là, lui souriant, fixant surlui son regard enchanteur.
La lutte fut vive. Le Cœur-Loyal, malgréla passion qui le dévorait, savait quelle distance infranchissablele séparait de doña Luz, combien cet amour était insensé,irréalisable. Toutes les objections qu’il est possible de se faireen pareil cas, il se les fit pour se prouver qu’il était unfou.
Puis, lorsqu’il eut réussi à seconvaincre qu’un abîme le séparait de celle qu’il aimait ;vaincu par la lutte terrible qu’il avait engagée avec lui-même,soutenu peut-être par cet espoir qui n’abandonne jamais les hommesénergiques, loin de reconnaître franchement sa défaite et de selaisser aller à cette passion qui faisait désormais sa seule joie,son seul bonheur, il continua sourdement à lutter contre elle, touten se prenant en pitié à cause des mille petites lâchetés que sonamour lui faisait continuellement commettre.
Il évitait, avec une obstination quiaurait pu paraître choquante à la jeune fille, de se rencontreravec elle ; lorsque le hasard les forçait de se trouverensemble, il devenait taciturne, maussade, ne répondait qu’avecdifficulté aux questions qu’elle lui adressait et avec cettemaladresse habituelle aux amoureux peu aguerris, il saisissait lepremier prétexte venu pour la quitter.
La jeune fille le suivait tristement duregard, soupirait tout bas, parfois une perle liquide roulaitsilencieuse sur ses joues rosées, en voyant ce départ qu’elleprenait pour de l’indifférence, et qui était de l’amour.
Mais pendant les quelques jours quis’étaient écoulés depuis la prise du camp, les jeunes gens avaientfait bien du chemin sans s’en douter, d’autant plus que la mère duCœur-Loyal, avec cette seconde vue dont sont douées les mèresvraiment dignes de ce titre, avait deviné la passion, les combatsde son fils et s’était faite la confidente secrète de cet amour,l’aidant à leur insu et le protégeant de tout son pouvoir, tandisque chacun des amoureux était persuadé que son secret était enfouiau plus profond de son âme.
Voici où en étaient les choses, deuxjours après la proposition faite par le capitaine à doñaLuz.
Le Cœur-Loyal semblait plus triste etplus préoccupé qu’à l’ordinaire, il marchait à grands pas dans lagrotte, en donnant des marques d’une vive impatience, parintervalles il lançait des regards inquiets autour delui.
Enfin il s’appuya contre une des paroisde la grotte, baissa la tête sur sa poitrine et resta plongé dansune profonde méditation.
Il était ainsi depuis un temps assezlong, quand une voix douce murmura à son oreille :
– Qu’avez-vous donc, monfils ? Pourquoi cette tristesse qui voile vos traits ?Auriez-vous de mauvaises nouvelles ?
Le Cœur-Loyal releva la tête comme unhomme réveillé en sursaut.
Sa mère et doña Luz étaient deboutdevant lui, les bras entrelacés, appuyées l’une surl’autre.
Il jeta sur elles un regard mélancoliqueet répondit avec un soupir étouffé :
– Hélas ! ma mère, demain estle dernier jour ! je n’ai encore rien pu imaginer pour sauverdoña Luz et lui rendre son oncle.
Les deux femmestressaillirent.
– Demain ! murmura doña Luz,c’est vrai, c’est demain que cet homme doit venir.
– Que ferez-vous, monfils ?
– Le sais-je, ma mère ?répondit-il avec une impatience fébrile ; oh ! cet hommeest plus fort que moi ! il a déjoué tous mes plans !Jusqu’à présent il nous a été impossible de savoir où il s’estretiré, toutes nos recherches ont été inutiles.
– Cœur-Loyal, lui dit doucement lajeune fille, m’abandonnerez-vous donc à la merci de cebandit ? Pourquoi m’avez-vous sauvée alors ?
– Oh ! fit le jeune homme, cereproche me tue !
– Je ne vous adresse pas dereproche, Cœur-Loyal, dit-elle vivement, mais je suis bienmalheureuse. Si je reste, je cause la mort du seul parent que j’aiau monde, si je pars, je suis déshonorée.
– Oh ! ne pouvoir rienfaire ! s’écria-t-il avec exaltation, vous voir pleurer, voussavoir malheureuse et ne pouvoir rien faire ! Oh !ajouta-t-il, pour vous éviter une inquiétude je sacrifierais ma vieavec joie ! Dieu seul sait ce que je souffre de monimpuissance.
– Espérez, mon fils ! dit lavieille dame avec un accent convaincu, Dieu est bon, il ne vousabandonnera pas !
– Espérer ! que me dites-vouslà, ma mère ? Depuis deux jours, mes amis et moi nous avonstenté l’impossible sans aucun résultat. Espérer ! et dansquelques heures ce misérable viendra réclamer la proie qu’ilconvoite ! Plutôt mourir que de voir s’accomplir un telforfait !
Doña Luz jeta sur lui un regard d’uneexpression étrange, un sourire mélancolique plissa le coin de seslèvres, et lui posant doucement sa main délicate et mignonne surl’épaule :
– Cœur-Loyal, lui dit-elle de savoix mélodieuse et pénétrante, m’aimez-vous ?
Le jeune homme tressaillit, un frissonparcourut ses membres.
– Pourquoi cette question ?lui dit-il d’une voix tremblante.
– Répondez-moi, reprit-elle sanshésiter, comme je vous interroge, l’heure est solennelle, j’ai unegrâce à vous demander.
– Oh ! parlez, madame, voussavez que je n’ai rien à vous refuser !
– Répondez-moi, reprit-elle toutefrémissante, m’aimez-vous ?
– Si c’est vous aimer, madame, quede désirer sacrifier sa vie pour vous, si c’est vous aimer que desouffrir le martyre en voyant couler une de vos larmes que jevoudrais racheter de tout mon sang, si c’est vous aimer que d’avoirle courage de vous laisser accomplir le sacrifice que l’on exigerademain pour sauver votre oncle, oh ! oui, madame, je vous aimede toute mon âme ! Ainsi, parlez sans crainte ; quoi quevous me demandiez, je le ferai avec joie !
– Bien, mon ami, dit-elle, jecompte sur votre parole, demain je vous la rappellerai quand cethomme se présentera ; mais d’abord il faut que mon oncle soitsauvé, dussé-je sacrifier ma vie. Hélas ! il m’a servi depère, il m’aime comme sa fille, c’est à cause de moi qu’il esttombé entre les mains des bandits. Oh ! jurez-moi, Cœur-Loyal,que vous le délivrerez, ajouta-t-elle avec une expressiond’angoisse impossible à rendre.
Le Cœur-Loyal allait répondre lorsqueBelhumeur et l’Élan-Noir entrèrent dans la grotte.
– Enfin ! s’écria-t-il ens’élançant vers eux.
Les trois hommes causèrent quelquesinstants à voix basse, puis le chasseur revint en toute hâte versles deux femmes.
Son visage rayonnait.
– Vous avez raison, ma mère,s’écria-t-il d’une voix vibrante, Dieu est bon, il n’abandonne pasceux qui placent leur confiance en lui. Maintenant c’est moi quivous dis : espérez, doña Luz, bientôt je vous rendrai votreoncle !
– Oh ! fit-elle avec joie,serait-il possible ?
– Espérez, vous dis-je !Adieu, ma mère ! priez Dieu pour qu’il me seconde, je vaisavoir plus que jamais besoin de son secours !
Sans en dire davantage, le jeune hommese précipita au-dehors de la grotte, suivi de la plus grande partiede ses compagnons.
– Qu’a-t-il donc voulu dire ?murmura doña Luz avec anxiété.
– Venez, ma fille, répondit lavieille dame avec tristesse, allons prier pourlui !
Elle l’entraîna doucement vers le réduitqu’elles habitaient.
Il ne restait dans la grotte qu’unedizaine d’hommes chargés de la défense des deux femmes.
Lorsque les Peaux-Rouges et leschasseurs avaient envahi le camp des Mexicains, les pirates,d’après les ordres de leur chef, s’étaient disséminés dans toutesles directions, afin d’échapper plus facilement aux recherches deleurs ennemis.
Le capitaine et les quatre hommes quiportaient le général et son Nègre, tous deux liés et bâillonnés,avaient descendu la pente des rochers, au risque de se briser millefois en tombant dans les précipices qui s’ouvraient sous leurspieds.
Arrivés à une certaine distance,rassurés par le silence qui régnait autour d’eux et plus encore parles difficultés inouïes qu’ils avaient vaincues afin d’atteindre lelieu où ils se trouvaient, ils s’arrêtèrent pour reprendrehaleine.
Une obscurité profonde les enveloppait,au-dessus de leur tête ils apercevaient, à une hauteur énorme,scintiller comme de pâles étoiles, les torches portées par leschasseurs qui les poursuivaient, mais qui n’avaient garde de sehasarder dans le chemin qu’ils avaient pris.
– Bonne chance, dit lecapitaine ; allons, enfants, nous pouvons nous reposerquelques instants, nous n’avons, quant à présent, rien àcraindre ; placez vos prisonniers ici, que deux de vous sedétachent pour aller reconnaître les environs.
Ses ordres furent exécutés, quelquesminutes plus tard les deux bandits revinrent annoncer qu’ilsavaient découvert une excavation qui provisoirement pouvait leuroffrir un abri.
– Diable ! fit le capitaine,il faut nous y rendre.
Prêchant d’exemple il se mit en marche,les autres le suivirent.
Ils arrivèrent bientôt à un enfoncementqui paraissait assez spacieux et qui se trouvait à quelques toisesplus bas que l’endroit où ils s’étaient arrêtés d’abord.
Lorsqu’ils furent cachés sous cet abri,le premier soin du capitaine fut d’en boucher hermétiquementl’entrée avec une couverture, ce qui n’était pas difficile, cetteentrée était assez étroite, les bandits avaient été obligés de secourber pour y pénétrer.
– Là, dit le capitaine, nous voicichez nous, de cette façon nous ne craignons pas lesindiscrets.
Tirant un briquet de sa poche, il allumaune torche de bois-chandelle dont, avec cette prévision quin’abandonne jamais les gens de cette espèce, même dans lescirconstances les plus critiques, il avait eu le soin de semunir.
Dès qu’ils purent distinguer les objets,les bandits poussèrent un cri de joie.
Ce que, dans l’obscurité, ils avaientpris pour une simple excavation, était une grotte naturelle, commeon en rencontre tant dans ces contrées.
– Eh ! eh ! dit lecapitaine en ricanant, voyons donc un peu où nous sommes ;restez là, vous autres, surveillez avec soin les prisonniers, jevais reconnaître notre nouveau domaine.
Après avoir allumé une seconde torche,il explora la grotte.
Elle s’enfonçait sous la montagne parune descente en pente douce ; partout les parois en étaientélevées, parfois elles s’élargissaient assez pour former desespèces de salles.
Par des fentes imperceptibles elledevait recevoir l’air extérieur, car la lumière y brûlaitfacilement et le capitaine y respirait sans oppression depoitrine.
Plus le pirate avançait dans sesrecherches, plus l’air devenait vif, ce qui lui faisait supposerqu’il approchait d’une entrée quelconque.
Il marchait déjà depuis plus de vingtminutes lorsqu’une bouffée de vent qui lui fouetta le visage fitvaciller la flamme de sa torche.
– Hum ! murmura-t-il, voilàune sortie, soyons prudent, éteignons les lumières, nous ne savonspas qui nous pouvons rencontrer au-dehors.
Il écrasa sa torche sous ses pieds,resta quelques instants immobile, pour donner à ses yeux le tempsde s’habituer à l’obscurité.
C’était un homme prudent et sachant àfond son métier de bandit que de capitaine ; si le plan qu’ilavait formé pour l’attaque du camp avait échoué, il avait fallupour cela un concours de circonstances fortuites impossibles àprévoir.
Aussi, après le premier moment de mauvaisehumeur causée par l’échec qu’il avait reçu, il avait bravement prisson parti, se réservant in petto de prendre sa revanchedès que l’occasion s’en présenterait.
Du reste, la fortune semblait vouloirlui sourire de nouveau, en lui offrant, juste au moment où il enavait le plus pressant besoin, un abri presqueintrouvable.
Ce fut donc avec un mouvement de joie etd’espoir indicible qu’il attendit que ses yeux fussent assezhabitués à l’obscurité pour lui permettre de distinguer les objets,et savoir s’il allait réellement trouver une sortie, qui lerendrait maître d’une position presque inexpugnable.
Son attente ne fut pastrompée.
Dès que l’éblouissement causé par laflamme de la torche fut dissipé, il aperçut à une assez grandedistance devant lui une faible lueur.
Il marcha résolument en avant, au boutde quelques minutes il arriva à la sortie tant désirée.
Décidément la fortune se déclarait denouveau pour lui.
La sortie de la grotte donnait sur lebord d’une petite rivière, dont l’eau venait mourir auprès dusouterrain, de façon que les bandits pouvaient, en se jetant à lanage ou en construisant un radeau, entrer et sortir sans laisser detraces, et déjouer ainsi toutes les recherches.
Le capitaine connaissait trop bien lesprairies de l’Ouest, dans lesquelles il exerçait depuis près de dixans déjà son honorable et lucrative profession, pour ne pass’orienter facilement et savoir en un instant où il setrouvait.
Il reconnut que cette rivière coulait àune distance assez grande du camp des Mexicains, dont ses méandressans nombre tendaient encore à l’éloigner. Il poussa un soupir desatisfaction ; quand il eut bien reconnu les lieux, necraignant plus d’être découvert et tranquille désormais sur saposition, il ralluma la torche et revint sur ses pas.
Ses compagnons, à l’exception d’un seulqui veillait sur les prisonniers, dormaientprofondément.
Le capitaine les éveilla.
– Alerte ! leur dit-il, il nes’agit pas de dormir, nous avons autre chose à faire.
Les bandits se levèrent de mauvaisegrâce, en se frottant les yeux et en bâillant à se démettre lamâchoire.
Le capitaine leur fit d’abord bouchersolidement le trou qui leur avait livré passage, puis il leurordonna de le suivre avec les prisonniers, auxquels on avait déliéles jambes, afin qu’ils pussent marcher.
Ils s’arrêtèrent dans une des nombreusessalles que le capitaine avait trouvées sur sa route, un homme futdésigné pour garder les prisonniers qui furent laissés en ce lieu,et le capitaine continua avec les trois autres bandits, às’enfoncer dans la grotte.
– Vous voyez, leur dit-il en leurmontrant la sortie, qu’à quelque chose malheur est bon, puisque lehasard nous a fait découvrir un refuge, où nul ne viendra nouschercher. Vous, Franck, partez de suite pour le rendez-vous quej’avais assigné à vos camarades, vous les conduirez ici, ainsi quetous ceux des nôtres qui ne faisaient pas partie de l’expédition.Quant à vous, Antonio, il faut que vous nous procuriez desvivres ; allez tous deux. Il est inutile de vous dire quej’attends votre retour avec impatience.
Les deux bandits plongèrent sansrépliquer dans la rivière et disparurent.
Se tournant alors vers celui quirestait :
– Quant à nous, Gonzalez, luidit-il, occupons-nous à ramasser du bois pour faire du feu, et desfeuilles pour faire des lits ; allons, à l’œuvre ! àl’œuvre !
Une heure plus tard, un feu clairpétillait dans la grotte et, sur de moelleux lits de feuillessèches, les bandits dormaient d’un profond sommeil.
Au lever du soleil le reste de la troupearriva.
Ils étaient encoretrente !
Le digne chef sentit son cœur se dilaterde joie, à la vue de la riche collection de coquins, dont ilpouvait encore disposer. Avec eux il ne désespéra pas de rétablirses affaires et de prendre bientôt une éclatanterevanche.
Après un copieux déjeuner composé devenaison largement arrosée de mezcal, le capitaine songea enfin às’occuper de ses prisonniers.
Il se rendit à la salle qui leur servaitde cachot. Depuis qu’il était tombé aux mains des bandits, legénéral était resté silencieux, insensible en apparence aux mauvaistraitements auxquels il était en butte.
Les blessures qu’il avait reçues,complètement négligées, s’étaient envenimées, elles le faisaienthorriblement souffrir, mais il ne proférait pas uneplainte.
Un chagrin cuisant le minait depuisqu’il était prisonnier, il voyait renversé, sans espérance depouvoir le remettre un jour à exécution, le projet qui l’avaitamené dans les prairies.
Tous ses compagnons étaient morts,lui-même ne savait quel sort l’attendait.
La seule chose qui apportait une légèreconsolation à ses peines, c’était la certitude que sa nièce avaitréussi à s’échapper.
Mais qu’était-elle devenue dans cedésert, où l’on ne rencontre que des bêtes fauves ou des Indiensplus féroces qu’elles ? Comment cette jeune fille, habituée àtoutes les aises de la vie, supporterait-elle les hasards de cetteexistence de privations ?
Cette idée redoublait encore sessouffrances.
Le capitaine fut effrayé de l’état danslequel il le trouva.
– Allons, général, lui dit-il, ducourage, que diable ! La chance change souvent, j’en saisquelque chose, moi ! Caraï, il ne faut pas sedésespérer, personne ne peut prévoir ce que demain luiréserve ! Donnez-moi votre parole d’honneur de ne pas chercherà vous échapper, je vous rends immédiatement la liberté de vosmembres.
– Je ne puis vous donner cetteparole, répondit le général avec fermeté, je ferais un fauxserment ; je vous jure au contraire de chercher à fuir partous les moyens possibles.
– Bravo ! bien répondu, dit enriant le pirate, à votre place je répondrais de même ;seulement, je crois qu’en ce moment, avec la meilleure volonté, ilvous serait impossible de faire un pas ; aussi, malgré ce quevous venez de me dire, je vais vous donner la liberté ainsi qu’àvotre domestique, vous en ferez ce que vous pourrez, liberté de vosmembres seulement, bien entendu.
D’un revers de son machète, il coupa lescordes qui liaient les bras du général, puis il rendit le mêmeservice au Nègre Jupiter.
Celui-ci, dès qu’il fut libre de sesmouvements, commença à sauter et à rire en montrant deux rangées dedents formidables et d’une éblouissante blancheur.
– Allons, soyez sage, moricaud, luidit le pirate, restez tranquille ici, si vous ne voulez pasrecevoir une balle dans la tête.
– Je ne partirai pas sans monmaître, répondit Jupiter en roulant ses gros yeuxeffarés.
– C’est cela ! reprit lepirate en ricanant, voilà qui est convenu, ce dévouement vous faithonneur, moricaud.
Revenant alors au général, le capitainebassina ses plaies avec de l’eau fraîche, le pansa avec soin ;puis, après avoir fait placer devant les prisonniers des vivres,auxquels le Nègre seul fit honneur, le pirate se retira.
Vers le milieu de la journée, lecapitaine réunit autour de lui les principaux de labande.
– Caballeros, leur dit-il, nousne pouvons pas le nier, nous avons perdu la première partie, lesprisonniers que nous avons faits son loin de rembourser nos frais,nous ne devons point rester sous le coup d’un échec, qui nousdéshonore et nous rend ridicules. Je vais entamer une secondepartie ; cette fois, si je ne la gagne pas, j’aurai dumalheur ; pendant mon absence, surveillez bien lesprisonniers. Faites attention à la dernière recommandation que jevous fais : si demain à minuit je ne suis pas de retour sainet sauf au milieu de vous, à minuit et quart, vous fusillerez lesdeux prisonniers sans rémission ; vous m’avez bien compris,n’est-ce pas ? Sans rémission.
– Soyez tranquille, capitaine,répondit Franck au nom de ses camarades, vous pouvez partir, vosordres seront exécutés.
– J’y compte, mais surtout ne lesfusillez ni une minute plus tôt ni une minute plus tard.
– À l’heure juste.
– C’est convenu, allons adieu, nevous impatientez pas trop de ne pas me voir.
Sur ce, le capitaine quitta la grottepour se rendre auprès du Cœur-Loyal.
Nous avons vu ce que le bandit étaitallé faire auprès du trappeur.
Après son étrange proposition auxchasseurs, le chef des pirates avait repris en toute hâte le cheminde son repaire.
Mais il était trop habitué à la vie desprairies pour ne pas se douter que plusieurs de ses ennemissuivraient de loin sa piste. Aussi avait-il mis en usage pour lesfourvoyer toutes les ruses que lui fournissait son espritinventif : faisant des détours sans nombre, revenantincessamment sur ses pas ; et, comme on le dit vulgairement,reculant de dix mètres pour avancer d’un.
Ces nombreuses précautions avaientexcessivement retardé sa marche.
Arrivé sur les bords de la rivière dontles eaux baignaient l’entrée de la caverne, il jeta un dernierregard autour de lui, pour s’assurer qu’aucun œil indiscret nesurveillait ses mouvements.
Tout était calme, rien de suspectn’apparaissait, il se préparait à lancer à l’eau le radeau cachésous les feuilles, lorsqu’un léger bruit dans les buissons attirason attention.
Le pirate tressaillit, saisissantvivement un pistolet à sa ceinture, il l’arma et s’avançarésolument vers l’endroit d’où partait ce bruitinquiétant.
Un homme courbé vers la terre étaitoccupé avec une petite bêche à arracher des herbes et desplantes.
Le pirate sourit et repassa son pistoletà sa ceinture.
Il avait reconnu le docteur, qui selivrait avec acharnement à sa passion favorite.
Celui-ci tout à son travail ne l’avaitpas aperçu.
Après l’avoir un instant considéré avecdédain, le pirate lui tournait le dos, lorsqu’une idée lui vint,qui le fit au contraire s’avancer vers le savant, sur l’épauleduquel il laissa rudement tomber sa main.
À cet attouchement brutal, le pauvredocteur se redressa effaré, en laissant de terreur tomber planteset bêche.
– Holà ! mon brave homme, luidit le capitaine d’un air narquois, quelle rage vous tient doncd’herboriser ainsi, à toute heure du jour et de lanuit ?
– Comment ? répondit lesavant, que voulez-vous dire ?
– Dame ! c’est bien simple, nesavez-vous pas qu’il n’est pas loin de minuit ?
– C’est vrai, répondit naïvement lesavant, mais la lune est si belle !…
– Que vous l’avez prise pour lesoleil, interrompit le pirate avec un éclat de rire ; mais,ajouta-t-il en redevenant subitement sérieux, il ne s’agit pas decela, bien qu’à moitié fou, je me suis laissé dire que vous étiezassez bon médecin.
– J’ai fait mes preuves, monsieur,répondit le docteur vexé de l’épithète.
– Très bien, vous êtes l’hommequ’il me faut.
Le savant s’inclina de mauvaise grâce,il était évident que l’attention le flattaitmédiocrement.
– Que désirez-vous ?demanda-t-il, êtes-vous malade ?
– Pas moi, grâce à Dieu ! maisun de vos amis qui en ce moment est mon prisonnier, ainsi vousallez me suivre.
– Mais ?… voulut objecter ledocteur.
– Je n’admets pas d’excuse,suivez-moi, sinon je vous brûle la cervelle ; du reste,rassurez-vous, vous ne courrez aucun risque, mes hommes auront pourvous tous les égards auxquels la science a droit.
Comme il n’y avait pas de résistancepossible, le bonhomme prit son parti de bonne grâce, de si bonnegrâce même que, pendant une seconde, il laissa errer sur ses lèvresun sourire, qui aurait donné fort à réfléchir au pirate s’il avaitpu l’apercevoir.
Le capitaine enjoignit au savant depasser devant lui, et tous deux gagnèrent la rivière.
À l’instant où ils quittaient la placeoù venait d’avoir lieu leur conversation, les branches d’un buissons’écartèrent avec précaution, une tête rasée, et ne conservant ausommet qu’une longue touffe de cheveux dans laquelle une plumeétait plantée, apparut, puis un corps, puis un homme tout entier,qui bondit comme un jaguar à leur poursuite.
Cet homme était laTête-d’Aigle.
Il assista silencieux à l’embarquementdes deux Blancs, les vit entrer dans la grotte, puis il disparut àson tour dans l’épaisseur des bois après avoir murmuré à voix bassele mot :
– Och ! – bon – la suprêmeexpression de joie dans le langage des Comanches.
Le docteur avait tout simplement servid’appât pour attirer le pirate et le faire tomber dans le piègetendu par le chef indien.
Maintenant le digne savant était-ild’intelligence avec la Tête-d’Aigle ? c’est ce que noussaurons bientôt.
Le lendemain au point du jour le piratefit faire une battue générale aux environs de la grotte.
Aucune piste n’existait.
Le capitaine se frotta les mains, sonexpédition avait doublement réussi, puisqu’il était parvenu àrentrer dans la caverne sans être suivi.
Certain de ne rien avoir à redouter, ilne voulut plus garder auprès de lui tant d’hommes inactifs, plaçantprovisoirement sa troupe sous les ordres de Franck, vieux banditémérite dans lequel il avait toute confiance, il ne garda que dixhommes sûrs auprès de lui et renvoya le reste.
Bien que l’affaire qu’il traitait en cemoment fût intéressante, que son succès lui parût assuré, il nevoulait pas cependant négliger ses autres occupations et nourrirdans la paresse une vingtaine de bandits qui d’un moment à l’autre,poussés par l’oisiveté, pouvaient lui jouer un mauvaistour.
On voit que le capitaine était nonseulement un homme prudent, mais encore qu’il connaissait à fondses honorables associés.
Lorsque les pirates eurent quitté lagrotte, le capitaine fit signe au docteur de le suivre et leconduisit auprès du général.
Après les avoir présentés l’un àl’autre, avec ces politesses ironiques dont il avait l’habitude, lebandit les laissa seuls et se retira.
Seulement, avant de s’éloigner, lecapitaine tira un pistolet de sa ceinture et l’appuyant sur lapoitrine du savant :
– Bien que vous soyez à moitié fou,lui dit-il, comme vous pourriez cependant avoir quelques velléitésde me trahir, retenez bien ceci, cher monsieur : c’est qu’à lamoindre démarche équivoque que je vous verrai tenter, je vous feraisauter la cervelle ; vous êtes averti, maintenant agissezcomme vous voudrez.
Et repassant son pistolet à sa ceinture,il se retira en ricanant.
Le docteur écouta cette admonestation,avec un visage contrit mais avec un sourire narquois qui, malgrélui, glissa sur ses lèvres ; heureusement il ne fut pas aperçupar le capitaine.
Le général et son Nègre Jupiter setrouvaient relégués dans une salle assez éloignée de l’entrée de lagrotte.
Ils étaient seuls.
Le capitaine avait jugé inutile de lesfaire garder à vue.
Assis tous deux sur un amas de feuillessèches, la tête basse et les bras croisés, ils réfléchissaientprofondément.
À la vue du savant, le visage sombre dugénéral s’éclaira d’un fugitif sourire d’espoir.
– Vous voilà, docteur, lui dit-ilen lui tendant une main que celui-ci serra silencieusement, dois-jeme réjouir ou m’attrister de votre présence ?
– Sommes-nous seuls ? demandale médecin sans répondre à la question du général.
– Je le crois, fit-il étonné ;dans tous les cas il est facile de vous en assurer.
Le docteur rôda de tous les côtés,furetant avec soin dans tous les coins, enfin il revint auprès desprisonniers.
– Nous pouvons causer,dit-il.
Le savant était habituellement sienfoncé dans ses calculs scientifiques, il était tellement distraitde sa nature, que les prisonniers n’avaient en lui qu’une confiancefort minime.
– Et ma nièce ? demanda legénéral avec inquiétude.
– Rassurez-vous, elle est en sûretéauprès d’un chasseur nommé le Cœur-Loyal, qui a pour elle le plusprofond respect.
Le général poussa un soupir desoulagement, cette bonne nouvelle lui rendait tout soncourage.
– Oh ! dit-il, qu’importemaintenant que je sois prisonnier ! puisque ma nièce estsauvée, je puis tout souffrir.
– Non, non ! dit vivement ledocteur, il faut au contraire vous échapper à tout prix, d’ici àdemain.
– Pourquoi ?
– Répondez-moi d’abord.
– Je ne demande pasmieux.
– Vos blessures me semblent assezlégères, elles sont en voie de guérison.
– En effet.
– Vous croyez-vous capable demarcher ?
– Oh ! oui.
– Entendons-nous, je veux direcapable de faire une longue route ?
– Je le crois, s’il le fallaitabsolument.
– Eh ! eh ! fit le Nègrequi jusqu’à ce moment était demeuré silencieux, est-ce que je nesuis pas assez fort pour porter mon maître, moi, s’il ne pouvaitplus marcher ?
Le général lui serra la main.
– C’est vrai ! Au fait, dit ledocteur, ainsi, voilà qui va bien, seulement il faut vouséchapper.
– Je ne demande pas mieux, maiscomment ?
– Ah ! voilà, fit le savant ense grattant le front, comment, je ne sais pas, moi ! Maissoyez tranquille, je trouverai un moyen. Je ne sais pas lequel, parexemple.
Des pas se firent entendre, le capitaineparut.
– Eh bien ! demanda-t-il,comment vont les malades ?
– Pas trop bien, répondit ledocteur.
– Bah ! bah ! reprit lepirate, tout cela s’arrangera ; du reste, le général serabientôt libre, alors il pourra se soigner tout à son aise. Allons,venez, docteur, j’espère que je vous ai laissé assez longtempscauser avec votre ami.
Le médecin le suivit sans répondre,après avoir fait au général un dernier geste pour lui recommanderla prudence.
La journée se passa sansincident.
Les prisonniers attendaient la nuit avecimpatience ; malgré eux la confiance du docteur les avaitgagnés, ils espéraient.
Vers le soir le digne savant reparut. Ilmarchait d’un pas délibéré, son visage était rayonnant, il tenaitune torche à la main.
– Eh ! qu’avez-vous donc,docteur ? lui demanda le général, je vous trouve l’air toutjoyeux.
– Je suis joyeux en effet, général,répondit-il en souriant, parce que j’ai trouvé le moyen de vousfaire évader, ainsi que moi, bien entendu !
– Et ce moyen ?
– Est déjà à demi exécuté, fit-ilavec un petit rire sec qui lui était particulier lorsqu’il étaitsatisfait.
– Que voulez-vousdire ?
– Pardieu ! une chose biensimple, mais que vous ne devineriez jamais ; tous nos banditsdorment, nous sommes les maîtres de la grotte.
– Il serait possible ! maiss’ils s’éveillent ?
– Pour cela, soyez tranquille, ilsse réveilleront, cela ne fait pas un doute, mais point avant sixheures d’ici, au moins.
– Comment cela ?
– Parce que je me suis chargémoi-même de leur verser le sommeil, c’est-à-dire qu’à leur souper,je leur ai servi une décoction d’opium, qui les a fait tomber commedes masses de plomb, depuis ils ronflent comme des soufflets deforge.
– Oh ! c’est parfait !s’écria le général.
– N’est-ce pas ? dit ledocteur avec modestie ; dame ! j’ai voulu réparer le malque je vous avais causé par ma négligence ! Je ne suis pas unsoldat, moi, je suis un pauvre médecin, je me suis servi de mesarmes, vous voyez que dans l’occasion elles en valentd’autres.
– Elles valent mieux centfois ! Docteur, vous êtes un homme adorable.
– Allons, allons, ne perdons pas detemps.
– C’est juste, partons ! maisle capitaine, qu’en avez-vous fait ?
– Pour lui, le diable seul sait oùil est. Il nous a quittés cet après-dîner sans rien dire àpersonne, mais je me doute de l’endroit où il se rend, et je metrompe fort ou nous le verrons bientôt.
– Enfin, tout est pour le mieux, enroute.
Les trois hommes se mirent en marche.Malgré le moyen employé par le docteur, le général et le Nègren’étaient pas sans inquiétude.
Ils arrivèrent à la salle qui servait dedortoir aux bandits, ils dormaient étendus çà et là.
Les fugitifs passèrent.
Arrivés à l’entrée de la grotte, aumoment où ils allaient détacher le radeau pour traverser larivière, ils virent aux rayons pâlissants de la lune, un autreradeau monté par une quinzaine d’hommes qui se dirigeaientlentement de leur côté.
La retraite leur étaitcoupée.
Comment résister à un aussi grand nombred’adversaires ?
– Fatalité ! murmura legénéral avec désespoir.
– Oh ! fit piteusement ledocteur, un plan de fuite qui m’avait donné tant de peine àélaborer !
Les fugitifs se jetèrent dans unrenfoncement des rochers afin de ne pas être aperçus, et ilsattendirent, le cœur palpitant, le débarquement des arrivants, dontles manœuvres leur paraissaient de plus en plussuspectes.
Un espace considérable de terrain, situédevant l’entrée de la grotte habitée par le Cœur-Loyal, avait étédéblayé, les arbres abattus et cent cinquante ou deux cents huttesdressées.
La tribu entière des Comanches campaiten cet endroit.
Trappeurs, chasseurs et guerrierspeaux-rouges s’entendaient à merveille.
Au milieu de ce village improvisé, où leshuttes en peaux de bison peintes de différentes couleurs étaientalignées avec une certaine symétrie, une plus vaste que les autres,surmontée de scalps fichés à de longues perches, danslaquelle on entretenait continuellement un grand feu, servait dehutte du conseil.
La plus grande animation régnait dans levillage.
Les guerriers indiens étaient peints etarmés en guerre, comme s’ils se préparaient à marcher aucombat.
Les chasseurs avaient revêtu leurs plusbeaux costumes, nettoyé leurs armes avec le plus grand soin, ilspensaient peut-être devoir bientôt s’en servir.
Les chevaux complètement harnachésétaient entravés à l’amble, prêts à être montés, et gardés par unedizaine de guerriers.
On voyait les Peaux-Rouges et leschasseurs aller et venir d’un air affairé et préoccupé.
Chose rare et presque inusitée parmi lesIndiens, des sentinelles étaient placées de distance en distancepour signaler l’approche d’un étranger quel qu’il fût.
Enfin tout donnait à supposer qu’il sepréparait une de ces cérémonies particulières auxprairies.
Mais, chose étrange ! leCœur-Loyal, la Tête-d’Aigle et l’Élan-Noir étaientabsents.
Seul, Belhumeur surveillait les apprêts quel’on faisait tout en causant avec le vieux chef comanche nomméEshis ou le Soleil.
Mais leur visage était sévère, leurfront rêveur, ils semblaient en proie à une vivepréoccupation.
C’était le jour marqué par le capitainedes pirates pour que doña Luz lui fût livrée.
Le capitaine oserait-il venir ? oubien sa proposition n’était-elle qu’unerodomontade ?
Ceux qui connaissaient le pirate, et lenombre en était grand – presque tous avaient souffert de sesdéprédations –, penchaient pour l’affirmative.
Cet homme était doué – c’était du restela seule qualité qu’on lui reconnût – d’un courage féroce et d’unevolonté de fer.
Une fois qu’il avait affirmé qu’ilferait une chose, il la faisait quand même.
Et puis, qu’avait-il à redouter envenant une seconde fois au milieu de ses ennemis ? Netenait-il pas le général en son pouvoir ? Le général dont lavie répondait de la sienne ; on savait qu’il n’hésiterait pasà le sacrifier à sa sûreté.
Il était environ huit heures du matin,un soleil éblouissant répandait à profusion ses rayonsresplendissants sur le tableau que nous avons essayé dedécrire.
Doña Luz sortit de la grotte, appuyéesur le bras de la mère du Cœur-Loyal et suivie par nôEusébio.
Les deux femmes étaient tristes, pâles,leurs traits fatigués, leurs yeux rougis montraient qu’ellesavaient pleuré.
Dès qu’il les aperçut, Belhumeurs’avança vers elles et les salua.
– Mon fils n’est pas encore deretour ? demanda la vieille dame d’un air inquiet.
– Pas encore, répondit le chasseur,mais rassurez-vous, madame, il ne peut tarder à arriver.
– Mon Dieu ! je ne saispourquoi, mais il me semble qu’il doit être retenu loin de nous parun événement fâcheux.
– Non, madame, je le saurais ;lorsque je l’ai quitté cette nuit afin de vous tranquilliser et defaire exécuter les ordres qu’il m’a donnés, il était dans uneexcellente situation, ainsi, croyez-moi, rassurez-vous, surtoutayez confiance.
– Hélas ! murmura la pauvrefemme, je vis depuis vingt ans dans des transes continuelles,chaque soir je redoute de ne pas revoir mon fils lelendemain ; mon Dieu ! n’aurez-vous donc pas pitié demoi !
– Remettez-vous, madame, lui ditaffectueusement doña Luz en l’embrassant doucement, oh ! je lesens là, si le Cœur-Loyal court un danger en ce moment, c’est poursauver mon pauvre oncle ; mon Dieu, ajouta-t-elle avecferveur, faites qu’il réussisse !
– Bientôt, mesdames, touts’éclaircira, rapportez-vous-en à moi, vous savez que je nevoudrais pas vous tromper.
– Oui, dit la vieille dame, vousêtes bon, vous aimez mon fils, et vous ne seriez pas ici s’il avaitquelque chose à redouter.
– Vous me jugez bien, madame, jevous en remercie, je ne puis en ce moment rien vous dire, mais jevous en supplie, ayez un peu de patience, qu’il vous suffise desavoir qu’il travaille pour rendre la señora heureuse.
– Oh ! oui, dit la mère,toujours bon, toujours dévoué !
– Aussi l’a-t-on nommé leCœur-Loyal, murmura la jeune fille en rougissant.
– Et jamais nom ne fut mieuxmérité, madame, dit le chasseur avec conviction, il faut avoir véculongtemps avec lui, le connaître autant que je le connais pour bienl’apprécier.
– Merci à mon tour pour ce que vousdites de mon fils, Belhumeur, répondit la vieille dame en serrantla main calleuse du chasseur.
– Je ne dis que la vérité, madame,je suis juste, voilà tout, oh ! cela irait mieux dans lesprairies si tous les chasseurs lui ressemblaient.
– Mon Dieu, le temps passe,n’arrivera-t-il donc pas ? murmura-t-elle en regardant autourd’elle avec une impatience fébrile.
– Bientôt, madame.
– Je veux être la première à levoir et à le saluer à son arrivée !
– Malheureusement cela estimpossible.
– Pourquoi donc ?
– Votre fils m’a chargé de vousprier, ainsi que la señora, de vous retirer dans la grotte, ildésire que vous n’assistiez pas à la scène qui va se passerici.
– Mais, dit doña Luz avec anxiété,comment saurai-je si mon oncle est sauvé ?
– Rassurez-vous, señorita, vous neresterez pas longtemps dans l’inquiétude, mais, je vous en prie, nedemeurez pas ici plus longtemps, rentrez !rentrez !
– Peut-être cela vaut-il mieux,observa la vieille dame, obéissons, mignonne, ajouta-t-elle ensouriant à la jeune fille, rentrons, puisque mon filsl’exige.
Doña Luz la suivit sans résistance, maisen jetant derrière elle des regards furtifs pour tâcherd’apercevoir celui qu’elle aimait.
– Que l’on est heureux d’avoir unemère ! murmura Belhumeur en étouffant un soupir et en suivantdes yeux les deux femmes qui disparaissaient dans l’ombre de lagrotte.
Tout à coup les sentinelles indiennespoussèrent un cri qui fut immédiatement répété par un homme placédevant la hutte du conseil.
À ce signal les chefs comanches selevèrent et sortirent de la hutte dans laquelle ils étaientréunis.
Les chasseurs et les guerriers indienssaisirent leurs armes, se rangèrent de chaque côté de la grotte etattendirent.
Un nuage de poussière roulait vers lecamp avec une rapidité extrême.
Le nuage se dissipa bientôt et laissavoir une troupe de cavaliers qui accouraient à toutebride.
Ces cavaliers portaient pour la plupart lecostume des gambusinosmexicains.
À leur tête caracolait, sur unmagnifique cheval noir comme la nuit, un homme que tous reconnurentimmédiatement.
C’était le capitaine Ouaktehno quivenait audacieusement à la tête de sa troupe réclamer l’exécutionde l’odieux marché qu’il avait imposé trois joursauparavant.
Ordinairement dans les prairies, lorsque deuxtroupes se rencontrent, ou lorsque des guerriers ou des chasseursvisitent un village, il est d’usage d’exécuter une espèce defantasia en se lançant à fond de train les uns contre lesautres, en criant, en tirant des coups de fusil.
Cette fois, rien de tout cela n’eutlieu.
Les Comanches et les chasseurs restèrentmornes et silencieux, attendant sans bouger l’arrivée despirates.
Cette froide et sèche réception n’étonnapas le capitaine ; bien que ses sourcils se fronçassentlégèrement, il feignit de ne pas s’en apercevoir et entraintrépidement dans le village à la tête de sa troupe.
Arrivés en face des chefs rangés devantla hutte du conseil, les vingt cavaliers s’arrêtèrent subitementcomme s’ils eussent été changés en statues de bronze.
Cette manœuvre hardie fut exécutée avecune dextérité si grande que les chasseurs, bons connaisseurs enéquitation, réprimèrent difficilement un crid’admiration.
À peine les pirates furent-ils arrêtésque les rangs des chasseurs et des guerriers placés à droite et àgauche de la hutte se déployèrent en éventail et se refermèrentderrière eux.
Les vingt pirates se trouvaient par cemouvement exécuté avec une prestesse incroyable, enfermés dans uncercle formé par plus de cinq cents hommes bien armés etparfaitement montés.
Le capitaine eut un frisson d’inquiétudeà la vue de cette manœuvre, il se repentit presque d’êtrevenu ; mais, surmontant cette émotion involontaire, il souritavec dédain ; il se croyait certain de ne rien avoir àredouter.
Il salua légèrement les chefs placésdevant lui, et s’adressant à Belhumeur d’une voixferme :
– Où est la jeune fille ?demanda-t-il.
– Je ne sais ce que vous voulezdire, répondit le chasseur en ricanant, je ne crois pas qu’il y aitici une jeune fille sur laquelle vous ayez des droitsquelconques.
– Que signifie cela, et que sepasse-t-il ici ? murmura le capitaine en jetant autour de luiun regard de défiance. Le Cœur-Loyal a-t-il oublié la visite que jelui ai faite il y a trois jours ?
– Le Cœur-Loyal n’oublie jamaisrien, dit Belhumeur d’une voix ferme, mais ce n’est pas de luiqu’il s’agit ; comment avez-vous eu l’audace de vous présenterparmi nous à la tête d’un ramassis de brigands ?
– Bien, fit le capitaine raillant,je vois que vous voulez me répondre par une fin de nonrecevoir ; quant à la menace que renferme la dernière partiede votre phrase, je m’en préoccupe fort peu.
– Vous avez tort, monsieur, carpuisque vous avez commis l’imprudence de vous remettre vous-mêmeentre nos mains, nous ne serons pas assez simples, je vous enavertis, pour vous laisser échapper.
– Oh ! oh ! fit lepirate, quel jeu jouons-nous donc ?
– Vous allez l’apprendre,monsieur.
– J’attends, répondit le pirate, enjetant autour de lui un regard provocateur.
– Dans ces déserts où toutes leslois humaines se taisent, reprit le chasseur d’une voix vibrante,la loi de Dieu seule doit être en vigueur, cette loi dit œil pourœil, dent pour dent, vous le savez.
– Après ? fit le pirate d’unton sec.
– Depuis dix ans, continuaimpassiblement Belhumeur, à la tête d’une troupe de bandits sansfoi ni loi, vous êtes devenu la terreur des prairies, pillant etassassinant les hommes blancs et les hommes rouges, car vous n’êtesd’aucun pays, le vol et la rapine sont votre seule règle,voyageurs, trappeurs, chasseurs, gambusinos ou Indiens, vous nerespectez personne si le meurtre peut vous procurer un peud’or ; il y a quelques jours à peine, vous avez pris d’assautle camp de paisibles voyageurs mexicains et vous les avez massacréssans pitié. Cette carrière du crime devait avoir un terme, ce termeest enfin arrivé. Nous tous, Indiens et chasseurs, nous nous sommesréunis ici pour vous juger et vous appliquer la loi implacable desprairies.
– Oeil pour œil, dent pour dent,crièrent les assistants en brandissant leurs armes.
– Vous vous trompez grandement, mesmaîtres, répondit le pirate avec assurance, si vous croyez que jetendrai paisiblement la gorge au couteau comme un veau qu’on mène àl’abattoir, je me méfiais de ce qui arrive, voilà pourquoi je suissi bien accompagné. J’ai avec moi vingt hommes résolus qui saurontse défendre, vous ne nous tenez pas encore !
– Regardez autour de vous,monsieur, et voyez ce qui vous reste à faire.
Le pirate jeta les yeux en arrière, cinqcents fusils étaient dirigés sur sa troupe.
Un frisson parcourut ses membres, unepâleur mortelle couvrit son visage, le pirate comprit qu’il setrouvait en face d’un danger terrible ; mais après une secondede réflexion, il reprit tout son sang-froid et s’adressant auchasseur, il répondit d’une voix railleuse :
– Allons donc, pourquoi ces menacesqui ne peuvent m’effrayer ? vous savez fort bien que je suis àl’abri de vos coups. Vous l’avez dit, il y a quelques jours, j’aiattaqué des voyageurs mexicains, mais vous n’ignorez pas que leplus important de ces voyageurs est tombé en mon pouvoir !Osez toucher à un seul cheveu de ma tête, et le général, l’oncle dela jeune fille que vous voulez en vain ravir à ma puissance paieraimmédiatement de sa vie l’insulte qui me sera faite. Croyez-moidonc, messieurs, cessez de chercher plus longtemps à m’effrayer,rendez-moi de bonne grâce celle que je viens vous demander, ou jevous jure Dieu que dans une heure le général auravécu !
Tout à coup un homme fendit la foule etse plaçant devant le pirate :
– Vous vous trompez, lui dit-il, legénéral est libre !
Cet homme était leCœur-Loyal.
Un frémissement de joie parcourut lesrangs des chasseurs et des Indiens, tandis qu’un frisson de terreuragitait les pirates.
Le général et ses deux compagnonsn’étaient pas longtemps restés dans l’incertitude.
Le radeau après plusieurs hésitationsaborda enfin, et une quinzaine d’hommes, le fusil en avant,se précipitèrent dans la grotte en poussant de grands cris.
Les fugitifs s’élancèrent vers eux avecjoie.
Ils avaient reconnu à la tête desarrivants le Cœur-Loyal, le chef des Comanches etl’Élan-Noir.
Voici ce qui étaitarrivé :
Aussitôt le docteur entré dans la grotteà la suite du capitaine, la Tête-d’Aigle, sûr désormais d’avoirdécouvert la retraite des pirates, avait été rejoindre ses amis,auxquels il avait fait part du succès de son stratagème. Belhumeuravait été dépêché au Cœur-Loyal qui s’était hâté de venir ;tous de concert avaient résolu d’assaillir les bandits dans leurantre, tandis que d’autres détachements de chasseurs et deguerriers peaux-rouges, disséminés dans la prairie et cachés dansles rochers, surveilleraient les abords de la grotte pour empêcherles pirates de s’échapper.
Nous avons vu le résultat de cetteexpédition.
Après avoir donné le premier moment toutà la joie et au plaisir d’avoir réussi sans coup férir, le généralavertit ses libérateurs qu’une dizaine de bandits dormaient dans lagrotte, sous l’influence de l’opium que le valeureux docteur leuravait versé.
Les pirates furent solidement garrottéset emmenés ; puis après avoir rappelé les divers détachements,toute la troupe reprit au galop le chemin du camp.
Grande avait été la surprise ducapitaine à l’exclamation du Cœur-Loyal, mais cette surprise sechangea en épouvante, lorsqu’il vit paraître le général qu’ilcroyait si bien gardé par ses gens.
Il comprit que toutes ses mesuresétaient rompues, toutes ses ruses déjouées, que cette fois il étaitperdu sans ressources.
Un flot de sang lui monta à la gorge,ses yeux lancèrent des éclairs, et se tournant vers leCœur-Loyal :
– Bien joué ! lui dit-il d’unevoix rauque et saccadée, mais tout n’est pas fini entre nous, viveDieu ! j’aurai ma revanche !
Il fit un geste comme pour lancer soncheval.
Mais le Cœur-Loyal l’arrêta résolumentpar la bride.
– Nous n’avons pas terminé, luidit-il.
Le pirate le regarda un instant les yeuxinjectés de sang, et d’une voix entrecoupée par la colère, tout enramenant violemment son cheval pour obliger le chasseur à lâcherprise.
– Que me voulez-vous encore ?dit-il.
Le Cœur-Loyal, grâce à un poignet defer, maintint le cheval qui se cabrait avec fureur.
– Vous êtes jugé, répondit-il, onva vous appliquer la loi des prairies.
Le pirate poussa un ricanement terribleet saisissant ses pistolets à sa ceinture :
– Malheur à qui me touche,s’écria-t-il avec rage, livrez-moi passage !
– Non, répondit le chasseurimpassible, vous êtes bien pris, mon maître, aujourd’hui vous nem’échapperez pas.
– À mort donc ! s’écria lepirate en dirigeant un de ses pistolets sur leCœur-Loyal.
Mais prompt comme la pensée, Belhumeurqui suivait ses mouvements avec anxiété, se jeta devant son amiavec une vitesse décuplée par la gravité de lasituation.
Le coup partit. La balle atteignit leCanadien qui tomba baigné dans son sang.
– Un ! cria le pirate avecun rire féroce.
– Deux ! hurla laTête-d’Aigle, et par un bond de panthère il sauta sur le cheval dupirate.
Avant que le capitaine pût faire unmouvement pour se défendre, l’Indien le saisit de sa main gauchepar ses longs cheveux dont il forma une touffe et lui renversabrusquement la tête en arrière.
– Malédiction ! s’écria lepirate en cherchant vainement à se débarrasser de sonennemi.
Alors il se passa une chose qui glaçad’horreur tous les assistants.
Le cheval que le Cœur-Loyal avait lâché,livré à lui-même, furieux des secousses qu’il avait reçues et dudouble poids qui lui était imposé, s’élança, fou de colère, brisantet renversant dans sa course insensée tous les obstacles quis’opposaient à son passage.
Mais toujours il entraînait cramponnés àses flancs les deux hommes qui luttaient pour se tuer l’un l’autre,et qui sur le dos de l’animal effrayé se tordaient comme deuxserpents.
La Tête-d’Aigle avait, comme nousl’avons dit, renversé en arrière la tête du pirate, il lui appuyale genou sur les reins, poussa son hideux cri de guerre, et branditd’un geste terrible son couteau autour du front de sonennemi.
– Tue-moi donc, misérable !cria le pirate, et d’un mouvement brusque, il leva sa main gaucheencore armée d’un pistolet, mais la balle se perdit dansl’espace.
Le chef comanche regarda fixement lecapitaine.
– Tu es un lâche ! dit-il avecdégoût, et une vieille femme qui a peur de lamort !
En même temps qu’il poussait fortementle bandit avec le genou, il lui enfonçait le couteau dans lecrâne.
Le capitaine poussa un cri déchirant,qui se mêla au hurlement de triomphe du chef.
Le cheval buta contre une racine ettomba : les deux ennemis roulèrent sur le sol.
Un seul se releva.
Ce fut le chef comanche qui brandissaitla chevelure sanglante du pirate.
Cependant celui-ci n’était pas mort.Presque fou de rage et de fureur, aveuglé par le sang qui luiruisselait dans les yeux, il se releva et se précipita sur sonadversaire qui ne s’attendait pas à une pareilleattaque.
Alors enlacés l’un à l’autre, ilscherchèrent à se renverser et à s’enfoncer dans le corps le couteaudont ils étaient armés.
Plusieurs chasseurs s’élancèrent pourles séparer.
Lorsqu’ils arrivèrent tout étaitfini.
Le capitaine gisait sur le sol avec lecouteau de la Tête-d’Aigle, planté jusqu’au manche dans lecœur.
Les pirates tenus en respect par leschasseurs blancs et les guerriers indiens qui les cernaient,n’essayèrent pas une résistance impossible.
Lorsqu’il eut vu tomber son capitaine,Franck au nom de ses compagnons, déclara qu’ils serendaient.
Sur un signe du Cœur-Loyal ils jetèrentleurs armes et furent garrottés.
Belhumeur, le brave canadien dont ledévouement avait sauvé la vie de son ami, avait reçu une blessuregrave, mais qui heureusement n’était pas mortelle. On s’étaitempressé de le relever et de le porter dans la grotte, où la mèredu chasseur lui prodiguait des secours.
La Tête-d’Aigle s’approcha du Cœur-Loyalqui restait pensif et sombre appuyé contre un arbre.
– Les chefs sont réunis autour dufeu du conseil, lui dit-il, ils attendent mon frère.
– Je suis mon frère, réponditlaconiquement le chasseur.
Lorsque les deux hommes entrèrent dansla hutte, tous les chefs étaient assemblés ; parmi eux setrouvaient le général, l’Élan-Noir, et quelques autrestrappeurs.
Le calumet fut apporté au milieu ducercle par le porte-pipe ; il s’inclina avec respect vers lesquatre points cardinaux et présenta ensuite à tour de rôle le longtuyau à chaque chef.
Lorsque le calumet eut fait le tour ducercle, le porte-pipe vida la cendre dans le feu en murmurantquelques paroles mystiques et se retira.
Alors le vieux chef nommé le Soleil seleva, et, après avoir salué les membres duconseil :
– Chefs et guerriers, dit-il, écoutez lesparoles que souffle ma poitrine et que le Maître de la vie a misesdans mon cœur. Que comptez-vous faire des vingt prisonniers quisont dans vos mains ? Les relâcherez-vous afin qu’ilscontinuent leur vie de meurtre et de rapine ? qu’ils enlèventvos femmes, volent vos chevaux et tuent vos frères ? Lesconduirez-vous aux villages en pierre des grands cœurs blancs del’est ? La route est longue, semée de dangers, entrecoupée demontagnes et de rivières rapides, les prisonniers peuvents’échapper pendant ce voyage, vous surprendre dans votre sommeil etvous massacrer. Et puis, vous le savez, guerriers, arrivés auxvillages en pierre, les longs couteaux les relâcheront, il n’existepas de justice pour les hommes rouges. Non, guerriers, le Maître dela vie, qui enfin a livré ces hommes féroces en notre pouvoir, veutqu’ils meurent. Il a marqué le terme de leurs crimes. Lorsque noustrouvons un jaguar ou un ours gris sur notre route, nous lestuons ; ces hommes sont plus cruels que les jaguars et lesours gris, ils doivent compte du sang qu’ils ont versé, œil pourœil, dent pour dent. Qu’ils soient donc attachés au poteau destortures. Je jette un turbò – collier – de wampums rougesdans le conseil. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?
Après ces paroles, le vieux chef serassit. Il y eut un moment de silence solennel. Il était évidentque tous les assistants partageaient son avis.
Le Cœur-Loyal attendit quelques minutes,il vit que personne ne se préparait à répondre au discours duSoleil, alors il se leva et prit la parole :
– Chefs et guerriers comanches et voustrappeurs blancs, mes frères, dit-il, d’une voix douce et triste,les paroles prononcées par le vénérable sachem sont justes,malheureusement la sûreté des prairies exige la mort de nosprisonniers. Cette extrémité est terrible, cependant nous sommesobligés de nous y soumettre, si nous voulons jouir en paix du fruitde nos rudes travaux. Mais si nous nous voyons contraintsd’appliquer la loi implacable du désert, ne nous montrons pasbarbares à plaisir, punissons puisqu’il le faut, mais punissons engens de cœur, non en hommes cruels. Montrons à ces bandits que nousfaisons justice, qu’en les tuant ce n’est pas nous que nousvengeons, mais la société tout entière. D’ailleurs leur chef, leplus coupable d’eux tous, est tombé sous les coups de laTête-d’Aigle, soyons cléments sans cesser d’être justes.Laissons-leur le choix de leur mort. Pas de supplice inutile. LeMaître de la vie nous sourira, il sera content de ses enfantsrouges auxquels il accordera des chasses abondantes. J’aidit : ai-je bien parlé, hommes puissants[2] ?
Les membres du conseil avaient écoutéavec attention les paroles du jeune homme. Les chefs avaient souriavec bienveillance aux nobles sentiments qu’il exprimait, car tous,Indiens et trappeurs, l’aimaient et le respectaient.
La Tête-d’Aigle se leva.
– Mon frère le Cœur-Loyal a bienparlé, dit-il, ses années sont en petit nombre, mais sa sagesse estgrande. Nous sommes heureux de trouver l’occasion de lui prouvernotre amitié, nous la saisissons avec empressement. Nous ferons cequ’il désire.
– Merci, répondit le Cœur-Loyalavec effusion, merci, mes frères, la nation comanche est une grandeet noble nation, que j’aime, je suis heureux d’avoir été adopté parelle.
Le conseil fut levé, les chefs sortirentde la hutte.
Les prisonniers, réunis en un groupe,étaient étroitement gardés par un détachement deguerriers.
Le crieur public rassembla tous lesmembres de la tribu et les chasseurs disséminés dans levillage.
Lorsque chacun fut réuni, laTête-d’Aigle prit la parole, et s’adressant auxpirates :
– Chiens des visages pâles, leur dit-il,le conseil des grands chefs de la nation puissante des Comanches,dont les vastes territoires de chasse couvrent une grande partie dela terre, a décidé de votre sort. Tâchez, après avoir vécu commedes bêtes fauves, de ne pas mourir comme des vieilles femmespeureuses, soyez braves, peut-être alors le Maître de la vieaura-t-il pitié de vous et vous recevra-t-il après votre mort dansl’eskennane,ce lieu de délices où chassent pendantl’éternité les braves qui ont regardé la mort en face.
– Nous sommes prêts, réponditimpassiblement Franck, attachez-nous au poteau, inventez les plusatroces tortures ; vous ne nous verrez point pâlir.
– Notre frère le Cœur-Loyal,continua le chef, a intercédé pour vous. Vous ne serez pas attachésau poteau, les chefs vous laissent le choix de votremort.
Alors se révéla ce trait caractéristiquedes mœurs des Blancs, qui habitant depuis longtemps les prairies,ont fini par renier les coutumes de leurs ancêtres pour prendrecelles des Indiens.
La proposition faite par la Tête-d’Aiglerévolta l’orgueil des pirates.
– De quel droit, s’écria Franck, leCœur-Loyal intercède-t-il pour nous ? Croit-il donc que nousne sommes pas des hommes ? que les tortures pourront nousarracher des cris ou des plaintes indignes de nous ?Non ! non ! que l’on nous conduise au supplice, celui quevous nous infligerez ne sera jamais aussi cruel que ceux que nousfaisions subir aux guerriers de votre nation, lorsqu’ils tombaiententre nos mains.
À ces paroles hautaines, un frémissementde colère parcourut les rangs des Indiens, tandis que les piratespoussaient au contraire des cris de joie et de triomphe.
– Chiens ! lapins !disaient-ils, les Comanches sont des vieilles femmesauxquels on donnera des jupons.
Le Cœur-Loyal s’avança.
Le silence se rétablit.
– Vous avez mal compris les parolesdu chef, fit-il, en vous laissant le choix de votre mort, c’est nonpas une insulte, mais une marque de déférence que l’on vousdonne ; voici mon poignard, on va vous détacher, qu’il passede main en main et qu’il s’enfonce à tour de rôle dans toutes vospoitrines ! l’homme qui, libre, sans hésiter se tue d’un seulcoup, est plus brave que celui qui attaché au poteau des tortures,ne pouvant supporter la douleur, insulte son bourreau afin derecevoir une mort prompte.
Une immense acclamation accueillit cesparoles du chasseur.
Les pirates se consultèrent un instantdu regard, puis tous d’un mouvement spontané, ils firent le signede la croix et crièrent d’une seule voix :
– Nous acceptons !
Cette foule un instant auparavanttumultueuse et bruyante, devint silencieuse et attentive, dominéepar l’attente de la tragédie terrible qui allait se jouer devantelle.
– Déliez les prisonniers, commandale Cœur-Loyal. Cet ordre fut immédiatement exécuté.
– Votre poignard ! ditFranck.
Le chasseur le lui donna.
– Merci et adieu, fit le pirated’une voix ferme, et entrouvrant ses vêtements, il enfonçalentement et en souriant, comme s’il savourait la mort, le poignardjusqu’au manche dans sa poitrine.
Une pâleur livide envahit graduellementson visage, ses yeux roulèrent dans leurs orbites, en lançant desregards égarés, il chancela comme un homme ivre et roula sur lesol.
Il était mort.
– À moi ! dit le pirate quivenait après lui et arrachant de la plaie le poignard tout fumant,il se l’enfonça dans le cœur.
Il tomba sur le corps dupremier.
Après celui-là ce fut le tour d’unautre, puis un autre encore et ainsi de suite, aucun n’hésita,aucun ne montra de faiblesse, tous tombèrent en souriant et enremerciant le Cœur-Loyal de la mort qu’ils lui devaient.
Les assistants étaient épouvantés decette terrible exécution, mais fascinés par cet effroyablespectacle, enivrés pour ainsi dire par l’odeur du sang, ils étaientlà, les yeux hagards, la poitrine haletante, sans pouvoir détournerles regards.
Bientôt il ne resta plus qu’un pirate,celui-ci considéra un instant le monceau de cadavres qui gisaitauprès de lui, retirant alors le poignard de la poitrine de celuiqui l’avait précédé :
– On est heureux, dit-il ensouriant, de mourir en aussi bonne compagnie, mais où diableva-t-on après la mort ? Bah ! que je suis bête, je vaisle savoir.
Et d’un geste prompt comme la pensée ilse poignarda.
Il tomba raide mort.
Cet effroyable abattage n’avait pas duré unquart d’heure[3] !
Pas un des pirates n’avait redoublé,tous s’étaient tués du premier coup !
– À moi ce poignard, dit laTête-d’Aigle en le retirant tout fumant du corps palpitant dudernier bandit, c’est une bonne arme pour un guerrier, et il lepassa froidement à sa ceinture, après l’avoir essuyé dansl’herbe.
Les corps des pirates furent scalpés etportés hors du camp.
On les abandonna aux vautours et auxurubus auxquels ils devaient fournir une ample pâture, et qui,attirés par l’odeur du sang, tournaient déjà au-dessus d’eux, enpoussant de lugubres cris de joie.
La troupe redoutable du capitaineOuaktehno était anéantie.
Malheureusement, il y en avait d’autresdans les prairies.
Après l’exécution, les Indiensrentrèrent insoucieusement dans leurs huttes ; pour eux cen’avait été qu’un de ces spectacles auxquels depuis longtemps ilssont habitués, et qui n’ont plus le pouvoir d’attendrir leursnerfs.
Au lieu que les trappeurs, malgré larude vie qu’ils mènent et l’habitude qu’ils ont de voir verser lesang ou de le verser eux-mêmes, se dispersèrent, la poitrineoppressée et le cœur serré par cette affreuse boucherie.
Le Cœur-Loyal et le général sedirigèrent vers la grotte.
Les dames renfermées dans l’intérieur dusouterrain ignoraient la terrible scène qui venait de se jouer etla sanglante expiation qui l’avait terminée.
L’entrevue du général et de sa nièce futdes plus touchantes.
Le vieux soldat si rudement éprouvédepuis quelque temps, fut heureux de presser dans ses bras cettenaïve enfant qui formait toute sa famille et qui par miracle avaitéchappé aux malheurs qui l’avaient assaillie.
Longtemps ils s’oublièrent tous deuxdans une douce causerie ; le général s’informait avec intérêtde la façon dont elle avait vécu pendant qu’il était prisonnier, lajeune fille le questionnait sur les périls qu’il avait courus etles mauvais traitements qu’il avait soufferts.
– Maintenant, mon oncle, luidemanda-t-elle en terminant, quelle est votreintention ?
– Hélas ! mon enfant,répondit-il avec tristesse en étouffant un soupir, il nous fautsans retard quitter ces épouvantables contrées et regagner leMexique.
Le cœur de la jeune fille se serra, bienqu’elle reconnût intérieurement la nécessité d’un prompt retour.Partir, c’était quitter celui qu’elle aimait, se séparer sansespoir de réunion possible, de l’homme dont chaque minute passéedans une douce intimité lui avait fait apprécier de plus en plusl’admirable caractère, et qui était devenu à présent indispensableà sa vie et à son bonheur.
– Qu’as-tu, mon enfant ? tu estriste, tes yeux sont pleins de larmes, lui demanda son oncle enlui pressant la main avec intérêt.
– Hélas ! mon oncle,répondit-elle avec un accent plaintif, comment ne serais-je pastriste après tout ce qui s’est passé depuis quelques jours ?j’ai le cœur brisé.
– C’est vrai, les événementsaffreux dont nous avons été les témoins et les victimes sont plusque suffisants pour t’attrister, mais tu es bien jeune encore, monenfant, dans quelque temps, ces événements ne resteront plus dansta pensée que comme le souvenir de faits que, grâce au ciel, tun’auras plus à redouter dans l’avenir.
– Ainsi nous partironsbientôt ?
– Demain, s’il est possible, queferais-je ici désormais ? le ciel lui-même se déclare contremoi, puisqu’il m’oblige à renoncer à cette expédition dont lesuccès aurait fait le bonheur de mes vieux jours ; mais Dieune veut pas que je sois consolé, que sa volonté soit faite,ajouta-t-il avec résignation.
– Que voulez-vous dire, mononcle ? demanda la jeune fille avec vivacité.
– Rien qui puisse t’intéresser àprésent, mon enfant, il vaut donc mieux que tu l’ignores et que jesois seul à souffrir ; je suis vieux, j’en ai l’habitude,fit-il avec mélancolie.
– Mon pauvreoncle !
– Merci de l’amitié que tu metémoignes, mon enfant, mais laissons ce sujet qui t’attriste,parlons un peu, si tu y consens, des braves gens auxquels nousavons tant d’obligations.
– Le Cœur-Loyal, murmura doña Luzen rougissant.
– Oui, répondit le général, leCœur-Loyal et sa mère, digne femme que je n’ai pu encore remercierà cause de la blessure de ce pauvre Belhumeur et à laquelle,m’as-tu dit, tu dois de n’avoir souffert aucuneprivation.
– Elle a eu pour moi les soinsd’une tendre mère.
– Comment pourrai-je jamaism’acquitter envers elle et son noble fils ? elle est heureused’avoir un tel enfant ; hélas ! cette joie ne m’est pasdonnée, je suis seul ! dit le général en laissant tomber avecaccablement sa tête dans ses mains.
– Et moi ? fit la jeune filled’une voix câline.
– Oh ! toi, répondit-il enl’embrassant avec tendresse, tu es ma fille chérie, mais je n’aipas de fils !…
– C’est vrai ! murmura-t-ellerêveuse.
– Le Cœur-Loyal, reprit le général,est une nature trop exceptionnelle pour accepter rien de moi, quefaire ? comment m’acquitter envers lui ? reconnaîtrecomme je le dois les immenses services qu’il nous arendus ?
Il y eut un moment desilence.
Doña Luz se pencha vers le général et lebaisant au front, elle lui dit d’une voix basse et tremblante encachant son visage sur son épaule :
– Mon oncle, il me vient uneidée.
– Parle, ma mignonne, répondit-il,parle sans crainte, c’est peut-être Dieu qui t’inspire.
– Vous n’avez pas de fils auquelvous puissiez léguer votre nom et votre immense fortune, n’est-cepas, mon oncle ?
– Hélas ! murmura-t-il, j’aicru un instant pouvoir en retrouver un, mais cet espoir s’estévanoui pour toujours, tu le sais, enfant, je suisseul !
– Le Cœur-Loyal pas plus que samère, ne voudront rien accepter de vous.
– C’est vrai.
– Cependant je crois qu’il y auraitun moyen de les obliger, de les forcer même.
– Et ce moyen ? dit-ilvivement.
– Mon oncle, puisque vous regretteztant de n’avoir pas de fils auquel vous puissiez après vous laisservotre nom, pourquoi n’adopteriez-vous pas leCœur-Loyal ?
Le général la regarda, elle était touterouge et toute frémissante.
– Oh ! mignonne, dit-il enl’embrassant avec tendresse, ton idée est charmante, mais elle estimpraticable ; je serais heureux et fier d’avoir un fils commele Cœur-Loyal, toi-même me l’as dit, sa mère l’adore, elle doitêtre jalouse de son amour, jamais elle ne consentira à le partageravec un étranger.
– Peut-être !murmura-t-elle.
– Et puis, ajouta le général, quandmême, ce qui est impossible, sa mère par amour pour lui, afin delui donner un rang dans la société, accepterait, les mères sontcapables des plus nobles sacrifices pour assurer le bonheur deleurs enfants, il refuserait, lui ; crois-tu donc, chérie, quecet homme élevé dans le désert, dont toute la vie s’est passée aumilieu de scènes imprévues et saisissantes, en face d’une naturesublime, consentira, pour un peu d’or qu’il méprise et un nom quilui est inutile, à renoncer à cette belle vie d’aventure si pleined’émotions douces et terribles qui est devenue un besoin pourlui ? Non, non, il étoufferait dans nos villes ; à uneorganisation d’élite comme la sienne, notre civilisation seraitmortelle, oublie cette idée, chère fille, hélas ! j’en suisconvaincu, il refuserait.
– Qui sait ? fit-elle enhochant la tête.
– Dieu m’est témoin, reprit legénéral avec force, que je serais heureux de réussir, tous mes vœuxseraient comblés, mais pourquoi se bercer de folles chimères ?il refusera, te dis-je ! et je suis forcé d’en convenir, ilaura raison !
– Essayez toujours, mon oncle,répondit-elle avec insistance, si votre proposition est repoussée,vous aurez au moins prouvé au Cœur-Loyal que vous n’êtes pasingrat, et que vous avez su l’apprécier à sa justevaleur.
– Tu le veux ? dit le généralqui ne demandait pas mieux que d’être convaincu.
– Je le désire, mon oncle, fit-elleen l’embrassant pour cacher sa joie et sa rougeur, je ne saispourquoi ; mais il me semble que vous réussirez.
– Soit donc, murmura le généralavec un sourire triste, prie le Cœur-Loyal et sa mère de venir metrouver.
– Dans cinq minutes je vous lesamène, s’écria-t-elle radieuse.
Et, bondissant comme une gazelle, lajeune fille disparut en courant à travers les détours de lagrotte.
Dès qu’il fut seul, le général baissason front pensif et tomba dans de sombres et profondesméditations.
Quelques minutes plus tard, leCœur-Loyal et sa mère amenés par doña Luz étaient devantlui.
Le général releva la tête, salua lesarrivants avec courtoisie et, d’un signe, pria sa nièce de seretirer.
La jeune fille s’éloigna toutepalpitante.
Il ne régnait dans cette partie de la grottequ’un demi-jour, qui ne permettait pas de voir parfaitement lesobjets ; par un caprice étrange, la mère du Cœur-Loyal avaitposé son rebozo de façon qu’il lui couvrait presqueentièrement le visage.
Aussi, malgré l’attention avec laquelleil la considéra, le général ne put parvenir à voir sestraits.
– Vous nous avez demandés, général,dit gaiement le Cœur-Loyal, vous le voyez, nous nous sommes hâtésde nous rendre à votre désir.
– Merci de cet empressement, monami, répondit le général, d’abord recevez ici l’expression de mareconnaissance, pour les importants services que vous m’avezrendus, ce que je vous dis à vous, mon ami, – je vous supplie de mepermettre de vous donner ce titre – s’adresse aussi à votre bonneet excellente mère, pour les soins si tendres qu’elle a prodigués àma nièce.
– Général, répondit le chasseuravec émotion, je vous remercie de ces gracieuses paroles, quipayent amplement ce que vous croyez me devoir. En vous venant enaide, j’ai accompli le vœu que j’ai fait de ne jamais laisser monprochain sans secours ; croyez-le bien, je ne désire d’autrerécompense que votre estime, je suis assez payé du peu que j’aifait par la satisfaction que j’éprouve en ce moment.
– Je voulais pourtant,permettez-moi d’insister, je voulais pourtant vous récompenserd’une autre façon.
– Me récompenser ! s’écria lefougueux jeune homme en reculant, la rougeur au front.
– Laissez-moi terminer, repritvivement le général, si ensuite la proposition que je désire voussoumettre vous déplaît, eh bien, vous me répondrez alors, aussifranchement que moi-même je vais m’expliquer.
– Parlez, général, je vousécoute.
– Mon ami, mon voyage dans lesprairies avait un but sacré que je n’ai pu atteindre ! vous enconnaissez la raison, les hommes qui m’avaient suivi sont morts àmes côtés. Resté presque seul, je me vois forcé de renoncer à unerecherche qui, si elle avait été couronnée de succès, aurait faitle bonheur des quelques jours qui me restent encore à vivre. Dieume châtie cruellement. J’ai vu mourir tous mes enfants ; unseul me resterait encore peut-être, mais celui-là, dans un momentd’orgueil insensé, je l’ai chassé de ma présence ; aujourd’huique je suis arrivé au déclin de la vie, ma maison est vide, monfoyer est désert. Je suis seul, hélas ! sans parents, sansamis, sans un héritier auquel je puisse après moi léguer non mafortune, mais mon nom, qu’une longue suite d’aïeux m’ont transmissans tache. Voulez-vous remplacer auprès de moi cette famille quime manque, répondez, Cœur-Loyal, voulez-vous être monfils ?
En prononçant. ces dernières paroles, legénéral s’était levé, il avait saisi la main du jeune homme et laserrait fortement, il avait des larmes dans les yeux.
À cette offre inattendue, le chasseurétait resté étonné, palpitant, ne sachant que répondre.
Sa mère rejeta vivement son rebozo enarrière, et montrant son visage resplendissant et transfiguré, pourainsi dire, par une joie immense, elle se plaça entre les deuxhommes, posa sa main sur l’épaule du général, le regarda fixement,et d’une voix que l’émotion faisait trembler :
– Enfin ! s’écria-t-elle, donRamon de Garillas ! vous redemandez donc ce fils que depuisvingt ans vous avez si cruellement abandonné !
– Femme, que voulez-vousdire ? fit le général, d’une voix haletante.
– Je veux dire, don Ramon,reprit-elle avec un accent d’une suprême majesté, que je suis doñaJesusita, votre femme, que le Cœur-Loyal est votre fils Rafaël quevous avez maudit.
– Oh ! s’écria le général entombant à deux genoux sur le sol, le visage baigné de larmes,pardon ! pardon ! mon fils !
– Mon père ! s’écria leCœur-Loyal en se précipitant vers lui et en cherchant à le relever,que faites-vous ?
– Mon fils, dit le vieillard,presque fou de douleur et de joie, je ne quitterai pas cetteposture avant d’avoir obtenu mon pardon.
– Relevez-vous, don Ramon, fit doñaJesusita d’une voix douce ; il y a longtemps que dans le cœurde la mère et dans celui du fils, il ne reste plus pour vousqu’amour et respect.
– Oh ! s’écria le vieillard enles embrassant tour à tour avec ivresse, c’est trop de bonheur, jene mérite pas d’être si heureux après ma cruelleconduite.
– Mon père, répondit noblement lechasseur, c’est grâce au châtiment mérité que vous m’avez infligéque je suis devenu un honnête homme, oubliez donc le passé quin’est plus qu’un rêve, pour ne songer qu’à l’avenir qui voussourit.
En ce moment, parut doña Luz, craintiveet timide.
Dès qu’il l’aperçut, le général s’élançavers elle, la prit par la main, et l’amenant à doña Jesusita quilui tendait les bras :
– Ma nièce, lui dit-il avec unvisage radieux, tu peux aimer sans crainte le Cœur-Loyal, il estbien réellement mon fils. Dieu a permis dans sa bonté infinie queje le retrouve au moment où je désespérais d’un telbonheur !
La jeune fille poussa un cri de joie etcacha confuse son visage dans le sein de doña Jesusita, enabandonnant sa main à Rafaël, qui la couvrit de baisers en tombantà ses pieds.
C’était quelques mois à peine aprèsl’expédition du comte de Raousset-Boulbon.
À cette époque, le titre de Françaisétait porté haut dans la Sonora.
Tous les voyageurs de notre nation, quele hasard amenait dans cette partie de l’Amérique, étaientcertains, n’importe où ils s’arrêtaient, de rencontrer l’accueil leplus affectueux et le plus sympathique.
Poussé par mon humeur vagabonde, sansautre but que celui de voir du pays, j’avais quittéMexico.
Monté sur un excellent mustang, quem’avait lassé et dont m’avait fait présent un coureur desbois de mes amis, j’avais traversé tout le continentaméricain ; c’est-à-dire que j’avais fait à petites journéeset toujours seul, suivant mon habitude, un parcours de quelquescentaines de lieues, traversant des montagnes couvertes de neige,des déserts immenses, des rivières rapides et des torrentsfougueux, simplement pour venir en amateur visiter lesvilles espagnoles qui bordent le littoral de l’océan Pacifique.
J’étais en marche déjà depuiscinquante-sept jours ; voyageant en véritable flâneur,m’arrêtant où mon caprice m’invitait à planter ma tente.
Cependant j’approchais du but que jem’étais fixé, je me trouvais à quelques lieues à peined’Hermosillo, cette ville qui, ceinte de murailles, possédant unepopulation de quinze mille âmes, défendue par onze cents hommes detroupes réglées commandées par le général Bravo, un des meilleurset des plus courageux officiers du Mexique, avait étéaudacieusement attaquée par le comte de Raousset à la tête de moinsde deux cent cinquante Français, et enlevée à la baïonnette en deuxheures.
Le soleil était couché, l’obscuritédevenait de seconde en seconde plus grande. Mon pauvre chevalfatigué d’une traite de plus de quinze lieues, que je surmenaisdepuis quelques jours dans l’intention d’arriver plus tôt àGuaymas, n’avançait que péniblement, butant à chaque pas contre lescailloux pointus de la route.
J’étais moi-même excessivement fatigué,je mourais presque de faim, de sorte que je n’envisageais qu’avecune mine fort piteuse la perspective de passer encore une nuit à labelle étoile.
Je craignais de m’égarer dans lesténèbres ; en vain je cherchais à l’horizon une lumière quipût me guider vers une habitation. Je savais rencontrer plusieurshaciendas – fermes – aux environs de la villed’Hermosillo.
Ainsi que tous les hommes qui ontlongtemps mené une vie errante, pendant laquelle ils ont été sanscesse le jouet d’événements plus ou moins fâcheux, je suis douéd’une bonne dose de philosophie, chose indispensable lorsqu’onvoyage, en Amérique surtout, où la plupart du temps on est livré àsa propre industrie sans avoir la ressource de pouvoir compter surun secours étranger.
Je pris mon parti en brave, renonçantavec un soupir de regret à l’espoir d’un souper et d’un abri ;comme la nuit s’assombrissait de plus en plus, qu’il était inutilede marcher davantage dans les ténèbres, peut-être dans unedirection diamétralement opposée à celle que j’aurais dû suivre, jecherchai des yeux autour de moi une place convenable pour établirmon bivouac, allumer du feu et trouver un peu d’herbe pour mamonture, qui ainsi que moi mourait de faim.
Ce n’était pas chose facile dans cescampagnes calcinées par un soleil dévorant et couvertes d’un sablefin comme de la poussière ; cependant après de longuesrecherches je découvris un arbre chétif à l’abri duquel avaitpoussé une assez maigre végétation.
J’allais mettre pied à terre quand monoreille fut frappée du bruit lointain du pas d’un cheval quisemblait suivre la même route que moi et s’avançaitrapidement.
Je restai immobile.
La rencontre d’un cavalier la nuit dansles campagnes mexicaines donne toujours ample matière àréflexion.
L’étranger que l’on rencontre ainsi peutêtre un honnête homme, mais il y a tout à parier que c’est uncoquin.
Dans le doute, j’armai mes revolvers etj’attendis.
Mon attente ne fut paslongue.
Au bout de cinq minutes le cavalierm’avait rejoint.
– Buenas noches, caballero –bonsoir, monsieur, – me dit-il en passant.
Il y avait dans la façon dont ce salutm’était jeté quelque chose de si franc que mes soupçonss’évanouirent subitement.
Je répondis.
– Où allez-vous donc aussitard ? reprit-il.
– Ma foi, répliquai-je naïvement,je serais charmé de le savoir, je crois m’être égaré ; dans ledoute, je me prépare à passer la nuit au pied de cetarbre.
– Triste gîte, fit le cavalier enhochant la tête.
– Oui, répondis-jephilosophiquement, mais faute de mieux je m’en contenterai ;je meurs de faim, mon cheval est rendu de fatigue, nous ne noussoucions nullement l’un et l’autre d’errer plus longtemps à larecherche d’une hospitalité problématique, surtout à cette heure dela nuit.
– Hum ! fit l’inconnu, enjetant un regard sur mon mustang qui, la tête baissée, cherchait àhapper quelques brins d’herbe du bout des lèvres, votre cheval meparaît de race, est-il donc si fatigué qu’il ne puisse encorefournir une course d’une couple de milles, tout auplus ?
– Il marchera deux heures s’il lefaut, dis-je en souriant.
– Suivez-moi donc alors, au nom deDieu, reprit l’inconnu d’un ton jovial, je vous promets à tous deuxbon gîte et bon souper.
– J’accepte, et merci, dis-je enfaisant sentir l’éperon à ma monture.
La noble bête qui sembla comprendre dequoi il s’agissait, prit un trot assez relevé.
L’inconnu était, autant que je pouvais enjuger, un homme d’une quarantaine d’années, à la physionomieouverte et aux traits intelligents ; il portait le costume deshabitants de la campagne, un chapeau de feutre à large bord dont laforme était ceinte d’un galon d’or large de trois doigts, unzarapé bariolé tombait de ses épaules sur ses cuisses etcouvrait la croupe de son cheval, enfin de lourds éperons en argentétaient attachés par des courroies à ses bottesvaqueras.
De même que tous les Mexicains, il avaitpendu au côté gauche un machète, espèce de sabre court et droit,assez semblable aux poignards de nos fantassins.
La conversation s’anima bientôt entrenous et ne tarda, pas à devenir expansive.
Au bout d’une demi-heure à peine,j’aperçus à quelque distance devant moi, sortir des ténèbres lamasse imposante d’une importante habitation ; c’étaitl’hacienda dans laquelle mon guide inconnu m’avait promis bonaccueil, bon gîte et bon souper.
Mon cheval renâcla à plusieurs repriseset de lui-même pressa son allure.
Je jetai un regard curieuxautour de moi, je distinguai alors les hautes futaies d’unehuerta bien entretenue et toutes les apparences duconfort.
Je rendis intérieurement grâce à mabonne étoile qui m’avait fait faire une si bonnerencontre.
À notre approche un cavalier placé sansdoute en vedette poussa un qui-vive retentissant, tandis que septou huit rastreros de pure race, venaient, en hurlant de joie,bondir autour de mon guide et me flairer les uns après lesautres.
– C’est moi, répondit moncompagnon.
– Eh ! arrivez donc,Belhumeur, reprit la vedette, voici plus d’une heure que l’on vousattend.
– Allez prévenir le maître quej’amène un voyageur, cria mon guide, et surtout, l’Élan-Noir,n’oubliez pas de lui dire que c’est un Français.
– Comment le savez-vous ? luidemandai-je vexé, car je me pique de parler très purementl’espagnol.
– Pardi ! fit-il en riant,nous sommes presque compatriotes.
– Comment cela ?
– Dame ! je suis canadien,vous comprenez, j’ai de suite reconnu l’accent.
Pendant l’échange de ces quelquesparoles, nous étions arrivés à la porte de l’hacienda où plusieurspersonnes nous attendaient pour nous recevoir.
Il paraît que l’annonce de ma qualité defrançais, faite par mon compagnon, avait produit une certainesensation.
Dix ou douze domestiques tenaient destorches à la faveur desquelles je pus distinguer que six ou huitpersonnes au moins, hommes et femmes, se pressaient pour nousrecevoir.
Le maître de l’hacienda, que je reconnusde suite, s’avança vers moi en donnant le bras à une dame qui avaitdû être d’une grande beauté et qui pouvait encore passer pourbelle, bien qu’elle eût près de quarante ans.
Son mari était un homme de cinquanteans, d’une taille élevée, doué d’une physionomie mâlecaractérisée ; autour d’eux se tenaient les yeux écarquilléscinq ou six enfants charmants qui leur ressemblaient trop pour nepas leur appartenir.
Un peu en arrière enfin et à demi cachésdans l’ombre étaient une dame de soixante-dix ans à peu près et unvieillard presque centenaire.
J’embrassai d’un seul coup d’œill’ensemble de cette famille dont l’aspect avait quelque chose depatriarcal qui attirait la sympathie et le respect.
– Monsieur, me dit gracieusementl’hacendero en saisissant la bride de mon cheval pour m’aider àmettre pied à terre, Esa casa se de V – cette maison est àvous. Je ne puis que remercier mon ami Belhumeur d’avoir réussi àvous amener chez moi.
– Je vous avoue, monsieur,répondis-je en souriant, qu’il n’a pas eu grand-peine, et que j’aiaccepté avec reconnaissance l’offre qu’il a bien voulu mefaire.
– Si vous le permettez, monsieur,comme il se fait tard, reprit l’hacendero, que surtout vous avezbesoin de repos, nous allons passer dans la salle à manger ;nous étions sur le point de nous mettre à table quand on m’aannoncé votre arrivée.
– Monsieur, je vous remercie millefois, répondis-je en m’inclinant, votre gracieux accueil m’a faitoublier toutes mes fatigues.
– Nous reconnaissons la politessefrançaise, me dit la dame avec un charmant sourire.
J’offris le bras à la maîtresse de lamaison, et l’on passa dans la salle à manger, où sur une tableimmense était servi un repas homérique dont le fumet appétissant merappela que depuis près de douze heures j’étais à jeun.
L’on s’assit.
Quarante personnes au moins étaientréunies autour de la table.
Dans cette hacienda on conservait encorele patriarcal usage, qui commence à se perdre, de faire manger lesdomestiques avec les maîtres de la maison.
Tout ce que je voyais, tout ce quej’entendais me séduisait dans cette demeure ; elle avait unparfum d’honnêteté qui faisait doucement battre le cœur.
Lorsque le premier appétit fut calmé, laconversation un peu languissante d’abord devintgénérale.
– Eh bien ! Belhumeur, demandal’aïeul à mon guide qui, assis à côté de moi, faisaitvigoureusement fonctionner sa fourchette, avez-vous trouvé la pistedu jaguar ?
– Non seulement j’ai trouvé unepiste, général, mais je crains bien que le jaguar ne soit pas seulet qu’il ait un compagnon.
– Oh ! oh ! fit levieillard, en êtes-vous sûr ?
– Je puis me tromper, général,cependant je ne le crois pas, demandez au Cœur-Loyal, j’avais unecertaine réputation là-bas dans les prairies de l’Ouest.
– Mon père, dit l’hacendero enfaisant un signe d’affirmation, Belhumeur doit avoir raison, c’estun trop vieux chasseur pour commettre une école.
– Alors il faudra faire une battuepour nous délivrer de ces voisins dangereux ; n’êtes-vous pasde cet avis, don Rafaël ?
– C’était mon intention, mon père,je suis heureux que ce soit aussi la vôtre, l’Élan-Noir est averti,tout doit être prêt déjà.
– L’on peut se mettre en chassequand on voudra, tout est en ordre, dit un individu d’un certainâge assis non loin de moi.
La porte s’ouvrit, un hommeentra.
Sa venue fut saluée par des cris dejoie ; don Rafaël se leva vivement et alla vers lui, suivi desa femme.
Je fus d’autant plus étonné de cetempressement que ce nouveau venu n’était autre qu’un Indienbravo, ou indépendant ; il portait le costume completdes guerriers de sa nation. Je crus reconnaître, grâce aux nombreuxséjours que j’ai faits parmi les Peaux-Rouges, que celui-ciappartenait à l’une des nombreuses tribus comanches.
– Oh ! la Tête-d’Aigle !la Tête-d’Aigle ! s’écrièrent les enfants en l’entourant avecjoie.
L’Indien les prit dans ses bras les unsaprès les autres, les embrassa et s’en débarrassa en leur donnantquelques-unes de ces babioles que les aborigènes de l’Amériquetravaillent avec un goût si exquis.
Puis il s’avança en souriant, salua lanombreuse compagnie qui se trouvait dans la salle avec une grâceparfaite, et prit place entre le maître et la maîtresse de lamaison.
– Nous vous attendions avant lecoucher du soleil, chef, lui dit la dame amicalement, ce n’est pasbien de vous être fait attendre.
– La Tête-d’Aigle était sur lapiste des jaguars, dit sentencieusement le chef, il ne faut pas quema fille ait peur, les jaguars sont morts.
– Comment ! vous avez déjà tuéles jaguars ? chef, dit vivement don Rafaël.
– Mon frère verra ; les peauxsont très belles, elles sont dans la cour.
– Allons ! allons ! chef,dit l’aïeul en lui tendant la main, je vois que vous vouleztoujours être notre Providence.
– Mon père parle bien, fit le chefen s’inclinant, le Maître de la vie le conseille ; la famillede mon père est ma famille.
Après le repas, je fus conduit par donRafaël dans une confortable chambre à coucher, où je ne tardai pasà m’endormir, vivement intrigué par tout ce que j’avais vu etentendu pendant cette soirée.
Le lendemain, mes hôtes ne consentirentjamais à me laisser partir ; je dois avouer que je n’insistaipas beaucoup pour continuer mon voyage. Non seulement j’étaischarmé du bienveillant accueil que j’avais reçu, mais encore unecuriosité secrète me poussait à rester quelques jours.
Une semaine s’écoula.
Don Rafaël et sa famille m’accablaientde prévenances gracieuses, la vie se passait pour moi dans unenchantement continuel.
Je ne sais pourquoi, mais depuis monarrivée dans l’hacienda, tout ce dont j’étais témoin augmentaitencore cette curiosité qui m’avait saisi dès le premiermoment.
Il me semblait qu’au fond du bonheur queje voyais rayonner sur les visages de cette heureuse famille, il yavait une longue suite d’infortunes.
Ce n’étaient pas, à ce que je croyais,des gens dont la vie s’était toujours écoulée calme et tranquille,je me figurais, je ne sais pour quelle raison, qu’après avoir étélongtemps éprouvés, ils avaient enfin trouvé le port.
Leurs visages étaient empreints de cettemajesté que donnent seules de grandes douleurs ; et les ridesqui sillonnaient leurs fronts me paraissaient bien profondes pourne pas avoir été creusées par le chagrin.
Cette idée s’était si bien ancrée dansma cervelle que, malgré tous mes efforts pour la chasser, ellerevenait sans cesse plus tenace et plus incisive.
En peu de jours j’étais devenu l’ami dela famille, rien de ce qui me regardait ne leur était plusétranger ; ils m’avaient admis à partager complètement leurintimité, j’avais incessamment une question sur les lèvres ;jamais je n’osais la formuler, tant je craignais de commettre uneindiscrétion grave ou de raviver d’anciennes douleurs.
Un soir que don Rafaël et moi nousrevenions de la chasse, à quelques pas de la maison il posa sonbras sur le mien.
– Qu’avez-vous, don Gustavio, medit-il, vous êtes sombre, préoccupé, vous ennuyez-vous donc avecnous ?
– Vous ne le croyez pas,répondis-je vivement, je ne sais au contraire comment vous avouerque je n’ai jamais été aussi heureux qu’auprès de vous.
– Restez-y, alors, s’écria-t-ilfranchement, il y a encore place pour un ami à notrefoyer.
– Merci ! lui dis-je en luiserrant la main, je le voudrais, mais, hélas ! c’estimpossible. Comme le juif de la légende, j’ai en moi un démon quime crie incessamment : marche ! Je dois accomplir madestinée !
Et je soupirai.
– Écoutez ! reprit-il, soyezfranc ! dites-moi ce qui vous préoccupe ; depuis quelquesjours vous nous inquiétez tous, personne n’osait vous en parler,ajouta-t-il en souriant ; ma foi, j’ai pris mon courage à deuxmains, comme vous dites, vous autres Français, et je me suis décidéà vous questionner.
– Eh bien ! lui répondis-je,puisque vous l’exigez, je vous le dirai ; seulement, veuillez,je vous prie, ne pas prendre ma franchise en mauvaise part, et êtrepersuadé qu’il entre au moins autant d’intérêt que de curiositédans mon fait.
– Voyons, fit-il avec un sourireindulgent, confessez-vous à moi, ne craignez rien, je vous donnerail’absolution, allez.
– J’aime mieux en avoir le cœurnet, et tout vous dire.
– C’est cela, parlez.
– Je me figure, je ne sais pourquoi, quevous n’avez pas toujours été aussi heureux que vous l’êtesaujourd’hui, et que ce n’est que par de longs malheurs que vousavez acheté le bonheur dont vous jouissez.
Un sourire triste se dessina sur seslèvres.
– Pardonnez-moi, m’écriai-jevivement, l’indiscrétion que je viens de commettre, ce que jecraignais est arrivé ! qu’il ne soit plus question, je vousprie, de cette sotte affaire entre nous.
J’étais réellement désolé.
Don Rafaël me répondit avecbonté :
– Pourquoi ? je ne trouve riend’indiscret dans votre question, l’intérêt que vous nous portezvous a engagé à nous la faire, il n’y a que lorsqu’on aime les gensque l’on est aussi clairvoyant. Non, mon ami, vous ne vous êtes pastrompé, nous avons tous été rudement éprouvés. Puisque vous ledésirez, vous saurez tout, peut-être conviendrez-vous, après avoirentendu le récit de ce que nous avons souffert, que nous avonseffectivement chèrement acheté le bonheur dont nous jouissons.Mais, entrons, l’on nous attend probablement pour nous mettre àtable.
Le soir, don Rafaël retint auprès de luiplusieurs personnes, et, après avoir fait placer sur une table descigarettes et des bouteilles de mescal :
– Mon ami, me dit-il, je vaissatisfaire votre curiosité. Belhumeur, l’Élan-Noir, laTête-d’Aigle, mon père et ma mère, ainsi que ma chère femme, quiont tous été acteurs dans le drame dont vous allez entendre lerécit étrange, me viendront en aide, si ma mémoire me faitdéfaut.
Alors, lecteur, don Rafaël me conta ceque vous venez de lire.
J’avoue que ces aventures, dites parcelui-là même qui y avait joué le principal rôle, devant ceux qui yavaient pris une si grande part, j’avoue, dis-je, que ces aventuresm’intéressèrent au plus haut point, ce qui sans doute ne vousarrivera pas à vous ; elles perdent nécessairement beaucoupdans ma bouche, car je ne puis y mettre cette animation qui enfaisait le charme principal.
Huit jours plus tard je quittai mes aimableshôtes, mais, au lieu de m’embarquer à Guaymas comme j’en avaisd’abord le dessein, je partis en compagnie de la Tête-d’Aigle pourune excursion dans l’Apacheria, excursion pendant laquellele hasard me rendit témoin de scènes extraordinaires que je vousconterai peut-être un jour, si celles que vous avez luesaujourd’hui ne vous ont pas trop ennuyé.