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Le Voleur

Le Voleur

de Georges Darien

Les voleurs ne sont pas,

Gens honteux ni fort délicats.

La Fontaine

 

AVANT-PROPOS

Le livre qu’on va lire, et que je signe, n’est pas de moi.

Cette déclaration faite, on pourra supposer à première vue, à la lecture du titre, que le manuscrit m’en a été remis en dépôt par un ministre déchu, confié à son lit de mort par un notaire infidèle, ou légué par un caissier prévaricateur. Mais ces hypothèses bien que vraisemblables, je me hâte de le dire,seraient absolument fausses. Ce livre ne m’a point été remis par un ministre, ni confié par un notaire, ni légué par un caissier.

Je l’ai volé.

J’avoue mon crime. Je ne cherche pas à éluder les responsabilités de ma mauvaise action ; et je suis prêt à comparaître, s’il le faut, devant le Procureur du Roi. (Ça se passe en Belgique.)

Ça se passe en Belgique. J’avais été faire un petit voyage, il y a quelque temps, dans cette contrée si peu connue (je parle sérieusement). Ma raison pour passer ainsi la frontière ? Mon Dieu ! j’avais voulu voir le roi Léopold,avant de mourir. Un dada. Je n’avais jamais vu de roi. Quel est leRépublicain qui ne me comprendra pas ?

J’étais entré, en arrivant à Bruxelles, dansle Premier hôtel venu, l’hôtel du Roi Salomon. Je ne me fie guèreaux maisons recommandées par les guides, et je n’avais pas le tempsde chercher ; il pleuvait. D’ailleurs, qu’aurais-jetrouvé ? Je ne connais rien de rien, à l’étranger, n’ayantétudié la géographie que sur les atlas universitaires et n’étantjamais sorti de mon trou.

– Monsieur est sans doute un ami deM. Randal, me dit l’hôtelière comme je signe mon nom sur leregistre.

– Non, Madame ; je n’ai pas cethonneur.

– Tiens, c’est drôle. Je vous aurais cruson parent. Vous vous ressemblez étonnamment ; on vousprendrait l’un pour l’autre. Mais vous le connaissez sans aucundoute ; dans votre métier…

Quel métier ? Mais à quoi bon détrompercette brave femme ?

– Du reste, ajoute-t-elle en posant ledoigt sur le livre, vous avez le même prénom ; il s’appelleGeorges comme vous savez – Georges Randal – Eh bien, puisque vousle connaissez, je vais vous donner sa chambre ; il est partihier et je ne pense pas qu’il revienne avant plusieurs jours. C’estla plus belle chambre de la maison ; au premier ;voulez-vous me suivre ? … Là ! Une jolie chambre,n’est-ce pas ? J’ai vu des dames me la retenir quelquefoisdeux mois à l’avance. Mais à présent, savez-vous, il n’y a plusgrand monde ici. Ces messieurs sont à Spa, à Dinan, à Ostende, oubien dans les villes d’eaux de France ou d’Allemagne ; partoutoù il y a du travail, quoi ! C’est la saison. Et puis, ils nepeuvent pas laisser leurs dames toutes seules ; les damessavez-vous, ça fait des bêtises si facilement…

Quels messieurs ? Quelle saison ?Quelles dames ? L’hôtesse continue :

– On va vous apporter votre malle de lagare. Vous pouvez être tranquille, savez-vous ; on nel’ouvrira pas. C’est mon mari qui a été la chercher lui-même ;et avec lui, savez-vous, jamais de visite ; il s’est arrangéavec les douaniers pour ça. Ça nous coûte ce que ça nouscoûte ; mais au moins, les bagages de nos clients c’est sacré.Sans ça, avec les droits d’entrée sur les toilettes, ces damesauraient quelque chose à payer, savez-vous. Et puis, vosinstruments à vous, ils auraient du mal à échapper à l’œil,hein ? Je sais bien qu’il vous en faut des solides et que vousne pouvez pas toujours les mettre dans vos poches ; maisenfin, on voit bien que ce n’est pas fait pour arracher les dents.Vaut mieux que tout ça passe franco.

– C’est bien certain. Mais,…

– Ah ! j’oubliais. La valise qui estdans le coin, là, c’est la valise de M. Randal ; il n’apas voulu l’emporter, hier. Si elle ne vous gêne pas, je lalaisserai dans la chambre ; elle est plus en sûretéqu’ailleurs ; car je sais bien qu’entre vous… À moins qu’ellene vous embarrasse ?

– Pas le moins du monde.

– J’espère que Monsieur sera satisfait,dit l’hôtesse en se retirant. Et pour le tarif, c’est toujourscomme ces messieurs ont dû le dire à Monsieur.

J’esquisse un sourire.

J’ai été très satisfait. Et le soir, retirédans ma chambre, fort ennuyé – car j’avais appris que le roiLéopold était enrhumé et qu’il ne sortirait pas de quelque temps –il m’est venu à l’idée, pour tromper mon chagrin, de regarder ceque contenait la valise de M. Randal. Curiosité malsaine, jel’accorde. Mais, pourquoi avait-on laissé ce portemanteau dans machambre ? Pourquoi étais-je morose et désœuvré ? Pourquoile roi Léopold était-il enrhumé ? Autant de questionsauxquelles il faudrait répondre avant de me juger tropsévèrement.

Bref, j’ouvris la valise ; elle n’étaitpoint fermée à clé ; les courroies seules la bouclaient. Jen’aurai pas, Dieu merci, une effraction sur la conscience. Dedans,pas grand’chose d’intéressant : des ferrailles, desinstruments d’acier de différentes formes et de différentesgrandeurs, dont, j’ignore l’usage. À quoi ça peut-il servir ?Mystère. Une petite bouteille étiquetée : Chloroforme. Nel’ouvrons pas ! Une boîte en fer avec des boulettes dedans.Qu’est-ce que c’est que ça ? N’y touchons pas, c’est plusprudent. Un gros rouleau de papiers. Je dénoue la ficelle quil’attache. Qu’est-ce que cela peut être ? Je me mets àlire…

J’ai lu toute la nuit. Avec intérêt ?Vous en jugerez ; ce que j’ai lu cette nuit-là, vous allez lelire tout à l’heure. Et le matin, quand il m’a fallu sortir, jen’ai pas voulu laisser traîner sur une table le manuscrit dont jen’avais pas achevé la lecture, ni même le remettre dans la valise.On aurait pu l’enlever, pendant mon absence. Je l’ai enfermé dansma malle.

Dans la journée, j’ai appris une chose trèsennuyante, l’hôtel où j’habite est un hôtel interlope – des plusinterlopes. – Il n’est fréquenté que par des voleurs ; pastoujours célibataires. Quel malheur d’être tombé, du premier coup,dans une maison pareille – une maison où l’on était si bien,pourtant… – Enfin ! Je n’ai fait ni une ni deux. J’ai envoyéun commissionnaire chercher mes bagages et régler ma note, et je mesuis installé ailleurs.

Et maintenant, maintenant que j’ai terminé lalecture des mémoires de M. Randal – l’appellerai-jeMonsieur ? – maintenant que j’ai en ma possession ce manuscritque je n’aurais jamais dû lire, jamais dû toucher, qu’en dois-jefaire, de ce manuscrit ?

– Le restituer ! me crie une voixintérieure, mais impérieuse.

Naturellement. Mais comment faire ? Lerenvoyer par la poste ? Impossible, mon départ précipité a dûdéjà sembler louche. On saura d’où il vient, ce rouleau de papiersque rapportera le facteur ; je passerai pour un mouchardnarquois qui n’a pas le courage de sa fonction, et un de ces soirs« ces messieurs » me casseront le nez dans un coin. Biengrand merci.

Le rapporter moi-même, avec quelquesplaisanteries en guise d’excuses ? Ce serait le mieux, à tousles points de vue. Malheureusement, c’est impraticable. Je suisentré une fois dans cet hôtel interlope et, j’aime au moins àl’espérer, personne ne m’a vu. Mais si j’y retourne et qu’onm’observe, si l’on vient à remarquer ma présence dans ce repaire debandits cosmopolites, si l’on s’aperçoit que je fréquente desendroits suspects – que n’ira-t-on pas supposer ? Quelsjugements téméraires ne portera-t-on pas sur ma vie privée ?Que diront mes ennemis ?

La situation est embarrassante. Comment ensortir ? Eh ! bien, le manuscrit lui-même m’en donne lemoyen. Lequel ? Vous le verrez. Mais je viens de relire lesdernières pages – et je me suis décidé. – Je le garde, lemanuscrit. Je le garde ou, plutôt ? je le vole – comme je l’aiécrit plus haut et comme l’avait écrit, d’avance, le sieur Randal.– Tant pis pour lui ; tant pis pour moi. Je sais ce que maconscience me reproche ; mais il n’est pas mauvais qu’on rendela pareille aux filous, de temps en temps. En fait de respect de lapropriété, que Messieurs les voleurs commencent – pour qu’on sacheoù ça finira.

Finir ! C’est ce livre, que je voudraisbien avoir fini ; ce livre que je n’ai pas écrit, et que jetente vainement de récrire. J’aurais été si heureux d’étendre,cette prose, comme le corps d’un malandrin, sur le chevalet detorture ! de la tailler, de la rogner, de la fouetter decommentaires implacables – de placer des phrases sévères enenluminures et des conclusions vengeresses en culs-de-lampe !– J’aurais voulu moraliser – moraliser à tour de bras. – C’auraitété si beau, n’est-ce pas ? un bon jugement, rendu par un bonmagistrat, qui eût envoyé le voleur dans une bonne prison, pour unebonne paire d’années ! J’aurais voulu mettre le repentir àcôté du forfait, le remords en face du crime – et aussi parler desprisons, pour en dire du bien ou du mal (je l’ignore.) – J’aiessayé ; pas pu. Je ne sais point comment il écrit, ceVoleur-là ; mes phrases n’entrent pas dans les siennes.

Il m’aurait fallu démolir le manuscrit d’unbout à l’autre, et le reconstruire entièrement ; mais jemanque d’expérience pour ces choses-là. Qu’on ne m’en garde pasrancune.

Une chose qu’on me reprochera, pourtant – etavec raison, je le sais, – c’est de n’avoir point introduit unpersonnage, un ancien élève de l’École Polytechnique, par exemple,qui, tout le long du volume, aurait dit son fait au Voleur. Ilaurait suffi de le faire apparaître deux ou trois fois par chapitreet, en vérité, – à condition de ne changer son costume que de tempsà autre – rien ne m’eût été plus facile.

Mais, réflexion faite, je n’ai pas voulu créerce personnage sympathique. Après avoir échoué dans ma premièretentative, j’ai refusé d’en risquer une seconde. Et puis, si vousvoulez que je vous le dise, je me suis aperçu qu’il y avaitlà-dedans une question de conscience.

Moi qui ai volé le Voleur, je ne puis guère leflétrir. Que d’autres, qui n’ont rien à se reprocher – au moins àson égard – le stigmatisent à leur gré ; je n’y vois pointd’inconvénient. Mais, moi, je n’en ai pas le droit. Peut-être.

Georges Darien.

Londres, 1896.

Chapitre 1AURORE

Mes parents ne peuvent plus faireautrement.

Tout le monde le leur dit. On les y pousse detous les côtés. Mme Dubourg a laissé entendre à ma mère qu’ilétait grand temps ; et ma tante Augustine, en termes voilés, amis mon père au pied du mur.

– Comment ! des gens à leur aise,dans une situation commerciale superbe, avec une santé florissante,vivre seuls ? Ne pas avoir d’enfant ? De gueux, de gensqui vivent comme l’oiseau sur la branche, sans lendemains assurés,on comprend ça. Mais, sapristi !… Et la fortune amassée, oùira-t-elle ? Et les bons exemples à léguer, le fruit del’expérience à déposer en mains sûres ?… Voyons, voyons, ilvous, faut un enfant – au moins un. – Réfléchissez-y.

Le médecin s’en mêle :

– Mais, oui ; vous êtes encore assezjeune ; pourtant, il serait peut-être imprudent d’attendredavantage.

Le curé aussi :

– Un des premiers préceptes donnés àl’homme…

Que voulez-vous répondre à ça ?

– Oui, oui, il vous faut un enfant.

Eh ! bien, puisque tout le monde le veut,c’est bon : ils en auront un.

Ils l’ont.

Je me présente – très bien (j’en ai conservél’habitude) – un matin d’avril, sur le coup de dix heures unquart.

– Je m’en souviendrai toute ma vie,disait plus tard Aglaé, la cuisinière ; il faisait un tempsmagnifique et le baromètre marquait : variable.

Quel présage !

Et là-dessus, si vous voulez bien, nous allonspasser plusieurs années.

Qu’est-ce que vous diriez, à présent, sij’apparaissais à vous en costume de collégien ? Vous diriezque ma tunique est trop longue, que mon pantalon est trop court,que mon képi me va mal, que mes doigts sont tachés d’encre et quej’ai l’air d’un serin.

Peut-être bien. Mais ce que vous ne diriezpas, parce que c’est difficile à deviner, même pour les grandespersonnes, c’est que je suis un élève modèle : je faisl’honneur de ma classe et la joie de ma famille. On vient de loin,tous les ans, pour me voir couronner de papier vert, et même depapier doré ; le ban et l’arrière-ban des parents sontconvoqués pour la circonstance. Solennité majestueuse !Cérémonie imposante ! La robe d’un professeur enfante undiscours latin et les broderies d’un fonctionnaire étincellent surun discours français. Les pères applaudissent majestueusement.

– C’est à moi, cet enfant-là. Vous levoyez, hein ? Eh ! bien, c’est à moi !

Les mères ont la larme à l’œil.

– Cher petit ! Comme il a dûtravailler ! Ah ! c’est bien beau, l’instruction…

Les parents de province s’agitent. Deschapeaux barbares, échappés pour un jour de leur prison d’acajou,font des grâces avec leurs plumes. Des redingotes 1830 s’empèsentde gloire. Des parapluies centenaires allongent fièrement leursgrands becs. On voit tressaillir des châles-tapis.

Et je sors de là acclamé, triomphant, avec lefil de fer des couronnes qui me déchire le front et m’égratigne lesoreilles, avec des livres plein les bras – des livres verts,jaunes, rouges, bleus et dorés sur tranche, à faire hurler unPeau-Rouge et à me donner des excitations terribles à lasauvagerie, si j’étais moins raisonnable.

Mais je suis raisonnable. Et c’est justementpourquoi ça m’est bien égal, d’avoir une tunique trop longue etl’air bête. Si je suis un serin, c’est un de ces serins auxquels oncrève les yeux pour leur apprendre à mieux chanter. Si mesvêtements sont ridicules, est-ce ma faute si l’on me harnacheaujourd’hui en garde-national, comme on m’habillera en lézard àcornes quand je serai académicien ?

Car j’irai loin. On me le prédit tous lesjours. Sic itur ad astra.

J’ai le temps, d’ailleurs. Je n’ai encore quequinze ans.

– Un bel âge ! dit mon oncle. On estdéjà presque un jeune homme et l’on a encore toute la candeur del’enfance.

Candeur !… Mon enfance ? Je ne merappelle déjà plus. Mes souvenirs voguent confusément, fouettés dela brise des claques et mouillés de la moiteur des embrassades, surdes lacs d’huile de foie de morue.

Comment me rappellerais-je quelquechose ? J’ai été un petit prodige. Je crois que je savais lireavant de pouvoir marcher. J’ai appris par cœur beaucoup delivres ; j’ai noirci des fourgons de papier blanc ; j’aiécouté parler les grandes personnes. J’ai été bien élevé…

Des souvenirs ? En vérité, mêmeaujourd’hui, c’est avec peine que j’arrive à faire évoluer despersonnages devant le tableau noir qui a servi de fond à latristesse de mes premières années. Oui, même en faisant voyager mamémoire dans tous les coins de notre maison de Paris ; dansles allées ratissées de notre jardin de la campagne – un jardin oùje ne peux me promener qu’avec précaution, où des allées me sontdéfendues parce que j’effleurerais des branches et quej’arracherais des fleurs, où les rosiers ont des étiquettes, lesgéraniums des scapulaires et les giroflées un état-civil à laplanchette ; – dans l’herbe et sous les arbres de la propriétéde mon grand’père qui pourtant ne demanderait pas mieux, lui, quede me laisser vacciner les hêtres et décapiter les boutonsd’or…

Des souvenirs ? Si vous voulez.

Mon père ? j’ai deux souvenirs delui.

Un dimanche, il m’a emmené à une fête debanlieue. Comme j’avais fait manœuvrer sans succès les différentstourniquets chargés de pavés de Reims, de porcelaines utiles et delapins mélancoliques, il s’est mis en colère.

– Tu vas voir, a-t-il dit, que Phanor estplus adroit que toi.

Il a fait dresser le chien contre la machineet la lui a fait mettre en mouvement d’un coup de patteautoritaire. Phanor a gagné le gros lot, un grand morceau de paind’épice.

– Puisqu’il l’a gagné, a prononcé monpère, qu’il le mange !

Il a déposé le pain d’épice sur l’herbe et lechien s’est mis à l’entamer, avec plaisir certainement, mais sansenthousiasme. Des hommes vêtus en ouvriers, derrière nous, ontmurmuré.

– C’est honteux, ont-ils dit, de jeter cepain d’épice à un chien lorsque tant d’enfants seraient si heureuxde l’avoir.

Mon père n’a pas bronché. Mais, quand nousavons été partis, je l’ai entendu qui disait à ma mère :

– Ce sont des souteneurs, tu sais.

J’ai demandé ce que c’était que lessouteneurs. On ne m’a pas répondu. Alors, j’ai pensé que lessouteneurs étaient des gens qui aimaient beaucoup les enfants.

Plus tard, mon père m’a procuré une joie plusgrave. Il m’a fait voir Gambetta. C’était au Palais de Versailles,où se tenait alors l’Assemblée Nationale. La séance était ouvertequand nous sommes entrés. Un monsieur chauve, fortifié d’un giletblanc, était à la tribune. Il disait que le maïs est très mauvaispour les chevaux. J’ai cru que c’était Gambetta.

Mon père s’est mis en colère. Comment !je ne reconnais pas Gambetta ! Il est assez facile àdistinguer des autres, pourtant. Ne m’a-t-on pas dit mille foisqu’il s’était crevé un œil parce que ses parents ne voulaient pasle retirer d’un collège de Jésuites ?

Si, on me l’a dit mille fois. Je sais ainsiqu’un fils a le droit de désobéir à ses parents quand ils lemettent chez les Jésuites, mais qu’il doit leur obéir aveuglementlorsqu’ils l’enferment ailleurs !

– Ah ! tu es vraiment bien nigaud,mon pauvre enfant ! À quoi ça sert-il, alors, d’avoir mis dansta chambre le portrait du grand patriote ? Je parie que tu nele regardes seulement pas, avant de te coucher… En tous cas, tun’es guère physionomiste ; combien a-t-il d’yeux, le députéqui parle à la tribune ? Un, ou deux ?

Je ne sais pas, je ne sais pas. Je crois bienqu’il en a trois. Il a des yeux partout. Il en est plein. Je levois bien, à présent ; mais, tout à l’heure, je ne pouvaisrien voir ; j’étais ébloui. Ah ! j’ai été tellement ému,en pénétrant dans l’auguste enceinte, dans le sanctuaire deslois ! J’en suis encore tout agité. Et puis, je croyais queGambetta ne quittait pas la tribune, que c’était lui qui parlaittout le temps – que les autres n’étaient là que pour l’écouter.

Mon père donne des explications aux voisinsqui ébauchent des gestes indulgents, après avoir souri depitié.

– Je ne comprends vraiment pas comment ila pu confondre ainsi… Il a toujours le premier prix d’Histoire etil reconnaîtrait M. Thiers à une demi-lieue…

Puis, il se tourne vers moi.

– Le voilà, Gambetta ! Tiens, là,là !

Oui, c’est lui, c’est bien lui. Je reconnaisson œil – la place de son œil. – Il est là, au premier banc – lebanc de la commission, dit un voisin qui s’y connaît – étendu detout son long, ou presque, les mains dans les poches et la cravatede travers. Et, de toute l’après-midi, il ne desserre point lesdents, pas une seule fois. Il se contente de renifler. Une séancefort intéressante, cependant, où l’on discute la qualité desfourrages – paille, foin, luzerne, avoine, son et recoupette.

– C’est bien dommage que Gambetta n’aitpas parlé, dis-je à mon père, comme nous sortons.

– La parole est d’argent et le silenceest d’or, me répond-il d’une voix qui me fait comprendre qu’il m’enveut de ma bévue de tout à l’heure. Mais je ne t’avais pas promisde te faire entendre Gambetta ; ça ne dépend point de moi. Jet’avais promis de te le faire voir. Tu l’as vu. Tu n’espérais pasquelque chose d’extraordinaire, je pense ?

Moi ? Pas du tout. Je ne m’attendais pas,bien sûr, à voir le tribun rincer son œil de plomb dans le verred’eau sucrée, ou le lancer au plafond pour le rattraper dans lacuiller. Je sais qu’il est trop bien élevé pour ça.

– Que son exemple te serve de leçon,reprend mon père. Avec de l’économie et en faisant son droit, onpeut aujourd’hui arriver à tout. Il dépend de toi de monter aussihaut que lui.

Je crois que j’aurais peur, en ballon. Dureste, bien que je ne l’avoue qu’à moi-même, j’ai été trèsdésillusionné. Le Gambetta que j’ai vu n’est point celui quej’espérais voir, Non, pas du tout. Je ne me rappelle déjà plus safigure : et si sa face – de profil – ne protégeait pas monsommeil, pendant les vacances, j’ignorerais demain comment il a lenez fait. Est-ce que je ne suis pas physionomiste, comme l’assuremon père ?

Si, je le suis ; au moins quelquefois. Etle monsieur chauve, en gilet blanc, qui parlait quand nous sommesentrés, je vous jure que je ne l’ai point oublié. Ses traits sesont gravés en moi sans que le temps ait jamais pu les effacer.Quand je veux, dans les circonstances graves, me représenter unhomme d’État, c’est son visage que j’évoque, c’est son linge et sonattitude que vient m’offrir ma mémoire. Oui, malgré mon père, dontles admirations étaient certainement justifiées, ce n’est pasGambetta, ni même M. Thiers, qui symbolisent pour moi legouvernement nécessaire d’un peuple libre, mais policé. C’est cemonsieur, dont j’ignore le nom, dont les cheveux avaient quitté laFrance dans le fiacre à Louis-Philippe, dont la blanchisseuse avaitun si joli coup de fer, et qui condamnait le maïs, formellement etsans appel, au nom de la cavalerie tout entière.

J’ai trois souvenirs de ma mère.

Un jour, comme j’étais tout petit, elle metenait sur ses genoux quand on est venu lui annoncer qu’une traitesouscrite par un client était demeurée impayée. Elle m’a posé àterre si rudement que je suis tombé et que j’ai eu le poignetfoulé.

Une fois, elle m’a récompensé parce quej’avais répondu à un vieux mendiant qui venait demander aumône à lagrille : « Allez donc travailler, fainéant ; vousferez mieux. »

– C’est très bien, mon enfant, m’a-t-elledit. Le travail est le seul remède à la misère et empêche bien desmauvaises actions ; quand on travaille, on ne pense pas àfaire du mal à autrui.

Et elle m’a donné une petite carabine aveclaquelle on peut aisément tuer des oiseaux.

Une autre fois, elle m’a puni parce que« je demande toujours où mènent les chemins qu’on traverse,quand on va se promener. » Ma mère avait raison, je l’ai vudepuis. C’est tout à fait ridicule, de demander où mènent leschemins. Ils vous conduisent toujours où vous devez aller.

Mon grand-père… C’est un ancien avoué, à labouche sans lèvres, aux yeux narquois, qui dit toujours que le Codeest formel.

– Le Code est formel.

Le geste est facétieux ; l’intonation estcruelle. La main s’ouvre, les doigts écartés, la paume dilatéecomme celle d’un charlatan qui vient d’escamoter la muscade. Lavoix siffle, tranche, dissèque la phrase, désarticule les mots,incise les voyelles, fait des ligatures aux consonnes.

– Le Code est formel !

J’écoute ça, plein d’une sombre admirationpour l’autorité souveraine et mystérieuse du Code, un peu terrifiéaussi – et en mangeant mes ongles. – C’est une habitude que rienn’a pu me faire perdre, ni les choses amères dont on me barbouilleles doigts, quand je dors, et qui me font faire des grimaces auréveil, ni les exhortations, ni les réprimandes ; mais mon,grand-père, en un clin d’œil, m’en a radicalement corrigé.

– Il ne faut pas manger tes ongles,m’a-t-il dit. Il ne faut pas manger tes ongles parce qu’ils sont àtoi. Si tu aimes les ongles, mange ceux des autres, si tu veux etsi tu peux ; mais les tiens sont ta propriété, et ton devoirest de conserver ta propriété.

J’ai écouté mon grand-père et j’ai perdu mamauvaise habitude. Peut-être que le Code est formel, pour lesongles.

J’ai voulu m’en assurer, un, jour, quand j’aiété plus grand ; voir aussi ce que c’est que ce livre quirésume la sagesse des âges et condense l’expérience de l’humanité,qui décide du fas et du nefas, qui promulgue desinterdictions et suggère des conseils, qui fait la tranquillité desbons et la terreur des méchants.

On m’avait envoyé, pendant les vacances,passer quelques jours chez mon grand-père. Une après-midi, j’ai pum’introduire sans bruit dans la bibliothèque, saisir un Code, lecacher sous ma blouse et me réfugier, sans être vu, derrière lefeuillage d’une tonnelle, tout au fond du jardin.

Avec quel battement de cœur j’ai posé levolume sur la table rustique du berceau ! Avec quelles transesd’être surpris avant d’avoir pu boire à ma soif à la source dejustice et de vérité, avec quels espoirs inexprimables et quelspressentiments indicibles ! Le voile qui me cache la vie va sedéchirer tout d’un coup, je le sens ; je vais savoir lepourquoi et le comment de l’existence de tous les êtres, connaîtreles liens qui les attachent les uns aux autres, les causesprofondes de l’harmonie qui préside aux rapports des hommes,pénétrer les bienfaisants effets de ce progrès que rien n’arrête,de cette civilisation dont j’apprends à m’enorgueillir. Non,Ali-Baba n’a point éprouvé, en pénétrant dans la caverne desquarante voleurs, des tressaillements plus profonds que ceux quim’agitent en ouvrant le livre sacré ! Non, Ève n’a pas cueillile fruit défendu, au jardin d’Eden, avec une émotion plusgrande ; le Tentateur ne lui avait parlé qu’une seule fois dela saveur de la pomme – et il y a si longtemps, moi, que j’entendschanter la gloire du Code, du Code qui est formel !

Je lis. Je lis avec acharnement, avec fièvre.Je lis le Contrat de louage, le Régime dotal, beaucoup d’autreschoses comme ça. Et je ne sens pas monter en moi le feu del’enthousiasme, et je ne suis point envahi par cette exaltationfrénétique que j’attendais aux premières lignes. Mais ça va venir,je le sais, pourvu que je ne me décourage pas, que je persévère,que j’aille jusqu’au bout. Du courage ! « Le murmitoyen… »

– Qu’est-ce que tu fais là ?

Mon grand-père est devant moi. Il est entrésans que j’aie pu m’en apercevoir, tellement j’étais absorbé.

– Il y a deux heures que je te cherche.Qu’est-ce que tu fais ? Tu lis ? Qu’est-ce que tulis ?

– Je lis le Code !

À quoi bon nier ? Le livre est là, grandouvert sur la table, témoin muet, mais irrécusable, de ma curiositéperverse. Mon grand-père sourit.

– Tu lis le Code ! Ça t’amuse, delire le Code ? Ça t’intéresse ?

Je fais un geste vague. Ça ne m’amuse pas,certainement : mais ça m’intéresserait sans aucun doute, sil’on me laissait continuer. Telle est, du moins, mon opinion.Opinion sans valeur, mon grand-père me le démontreimmédiatement.

– Pour lire le Code, mon ami, il nesuffit pas de savoir lire ; il faut savoir lire le Code. Cequ’il faut lire, dans ce livre-là, ce n’est pas le noir,l’imprimé ; c’est le blanc, c’est ça…

Et il pose son doigt sur la marge.

Très vexé, je ferme brusquement le volume. Mongrand-père sourit encore.

– Il faut avoir des égards pour ce livre,mon enfant. Il est respectable. Dans cinquante ans, c’est tout cequi restera de la Société.

Bon, bon. Nous verrons ça.

J’ai un autre souvenir, encore.

M. Dubourg est un ami de la famille.C’est un homme de cinquante ans, au moins, employé supérieur d’unministère où sa réputation de droiture lui assure une situationunique. Réputation méritée ; mon grand-père, souvent un peusarcastique, en convient sans difficulté : Dubourg, c’estl’honnêteté en personne. Il est notre voisin, l’été ; sa femmeest une grande amie de ma mère et c’est avec son fils, Albert, queje joue le plus volontiers. J’ai l’habitude d’aller le chercherl’après-midi ; et je suis fort étonné que, depuis plusieursjours, on me défende de sortir. Que se passe-t-il ?

J’ai surpris des bouts de conversation, j’aifait parler les domestiques. Il parait que M. Dubourg s’estmal conduit… des détournements considérables… une cocotte… la ruineet le déshonneur – sinon plus…

Mon père se doute que je suis au courant deschoses, car il prend le parti de ne plus se gêner devant moi.

– Dubourg peut se flatter d’avoir de lachance, dit-il à ma mère, à déjeuner ; Il ne sera paspoursuivi ; il a remboursé, et on se contente de ça. Moi, jene comprends pas ces indulgences-là ; c’est tout à faitdémoralisant ; le crime ne doit jamais, sous aucun prétexte,échapper au châtiment.

– Jamais, dit ma mère. Mais on aura euégard à son âge.

– Belle excuse ! Raison de plus pourn’avoir pas de pitié. Une cocotte ! Une danseuse !… Uneliaison qui durait depuis des mois – depuis des années, peut-être…Connais-tu rien de plus immoral ? Et monsieur fouille àpleines mains dans les caisses publiques pour entretenir ça !…Comme sous l’Empire ! Comme sous Louis XV !… Et, quand onle prend sur le fait, on lui pardonne, sous prétexte qu’il acinquante-cinq ans de vie irréprochable et que ses cheveux sontblancs !

– Ce n’est guère encourageant pour leshonnêtes gens, dit ma mère. On éprouve un tel soulagement à lire,dans les journaux, les condamnations des fripons… Enfin, jugementou non, on est toujours libre de fermer sa porte à des genspareils, heureusement…

– C’est ce qu’on fait partout pourDubourg, sois tranquille. J’ai donné des ordres, ici. Et quant àtoi, Georges, si par hasard tu rencontres Albert, je te défends delui parler. Je te le défends ; tu m’entends ?

Je n’ai pas rencontré Albert. Mais lesurlendemain matin, comme je suis assis, au fond du jardin, à côtéde mon père qui lit son journal, je vois arriver M. Dubourg.La domestique, par bêtise ou par pitié, lui aura permisd’entrer.

– La sotte fille ! dit mon père.Elle aura ses huit jours avant midi.

Mais M. Dubourg est à dix pas. Je sensque je vais être bien gênant pour lui, qu’il ne pourra pas dire,devant moi, tout ce qu’il a à dire, et je me lève pour m’en aller.Mon père me retient par le bras.

– Reste là !

M. Dubourg parle depuis cinqminutes ; des phrases embarrassées, coupées, heurtées,honteuses d’elles-mêmes. Et, chaque fois qu’il s’arrête, mon pèreesquisse la moitié d’un geste, mais il ne répond rien. Rien ;pas un mot.

M. Dubourg continue. Il dit que dessympathies lui seraient si précieuses… des sympathies même cachées…qu’on désavouerait devant le monde…

Silence.

Il dit qu’il a eu un moment d’égarement… maisque le chiffre qu’on a cité était exagéré, qu’il n’avait jamais étéaussi loin… qu’il ne s’explique pas… qu’il a refait tous sescomptes depuis vingt ans…

Silence.

Il dit qu’il a été un grand misérable de céderà des tentations… qu’il comprend très bien qu’on ne l’excuse pas àprésent… mais qu’il avait espéré qu’on consentirait avant de lecondamner définitivement… que, s’il ne se sentait pas complètementabandonné, le repentir lui donnerait des forces…

Silence.

Il dit qu’il va partir très loin avec safamille… que, s’il était seul, il saurait bien quoi faire, et quece serait peut-être le mieux…

Silence.

– Eh ! bien, a-t-il murmuré, je neveux point vous importuner plus longtemps, M. Randal ; jevais vous quitter… Au revoir…

Et il a tendu une main qui tremblait. Mon pèrea hésité ; puis, il a mis l’aumône de deux doigts dans cettemain-là.

– Adieu, Monsieur.

Alors, M. Dubourg est parti. Il s’en estallé à grandes enjambées, le dos voûté comme pour cacher sa figure,sa figure ridée, tirée, aux yeux rouges, qui a vieilli de dix ans.Le chien l’a suivi, le museau au ras du sol, lui flairant lestalons d’un air bien dégoûté, serrant funèbrement sa queue entreses pattes – comme les soldats portent leur fusil le canon en bas,aux enterrements officiels.

Je n’ai jamais oublié ça.

Mais à quoi bon se souvenir, quand on estheureux ? Car je suis heureux. Je ne dis pas que je suis trèsheureux, car j’ignore quel est le superlatif du bonheur. Je ne lesaurai que plus tard, quand il sera temps. Tout vient à point à quisait attendre.

J’aime mes parents. Je ne dis pas que je lesaime beaucoup – je manque de point de comparaison. – Je lesconsidère, surtout, comme mes juges naturels (l’œil dans letriangle, vous savez) ; c’est pourquoi je ne les juge point.Je pense qu’ils ont, père, mère et grand-père, exactement les mêmesidées – qu’ils expriment ou défendent, les uns avec un acharnementlégèrement maladif, l’autre avec une ironie un peu nerveuse. Jesuis porté à croire que ce qu’ils préfèrent en moi, c’esteux-mêmes ; mais tous les enfants en savent autant que moilà-dessus.

Je respecte mes professeurs. Même, je les aimeaussi. Je les trouve beaux.

On m’a tellement dit que je serai riche, quej’ai fini par le savoir. Je travaille pour me rendre digne de lafortune que j’aurai plus tard ; c’est toujours plus prudent,dit mon grand-père. Mais, en somme, si je me conduis bien, c’estque ça me fait plaisir. Car, si je me conduisais mal, mes parentsne pourraient pas me déshériter complètement. Le Code estformel.

Chapitre 2LE CŒUR D’UN HOMME VIERGE EST UN VASE PROFOND

C’est entendu. Je ne suis plus un prodige etj’ai laissé à d’autres la gloire de représenter le lycée auconcours général. Je ne suis pas un cancre – non, c’est tropdifficile d’être un cancre. Je suis un élève médiocre. J’erremélancoliquement, au début des mois d’août, dans le purgatoire desaccessits.

– Sic transit gloria mundi,soupire mon oncle, qui ne sait pas le latin, mais qui a lu laphrase au bas d’une vieille estampe qui représente Bélisairetendant son casque aux passants.

C’est mon oncle, à présent, qui veille sur mesjeunes années. Mes parents sont morts, et il m’a été donné commetuteur.

– Une tutelle pareille, ai-je entendudire à l’enterrement de ma mère, ça vaut de l’or en barre ; lepetit s’en apercevra plus tard.

Depuis, j’ai appris bien d’autres choses. Lesemployés et les domestiques ont parlé ; les amis etconnaissances m’ont plaint beaucoup. On s’intéresse tant auxorphelins !… Et, ce qu’on ne m’a pas dit, je l’ai deviné.« Les yeux du bœuf, disent les paysans, lui montrent l’hommedix fois plus grand qu’il n’est ; sans quoi le bœuf n’obéiraitpoint. » Eh ! bien, l’enfant, l’enfant qui souffre, a cesyeux-là. Des yeux qui grossissent les gens qu’il déteste ;qui, en outrant ce qu’il connaît d’exécrable en eux, lui fontapercevoir confusément, mais sûrement, les ignominies qu’il enignore ; des yeux qui ne distinguent pas les détails, sansdoute, mais qui lui représentent l’être abhorré dans toute latruculence de son infamie et l’amplitude de sa méchanceté – qui lelui rendent physiquement répulsif. – Les premières aversionsd’enfant seraient moins fortes, sans cela, ces aversionsdouloureuses qui font courir dans l’être des frémissementsbarbares ; et des souvenirs qu’elles laissent lorsqu’elles sesont éloignées et transformées en rancunes, ne germeraient pointdes haines d’homme.

Je sais que je suis volé. Je vois que je suisvolé. L’argent que mes parents ont amassé, et qu’ils m’ont légué,je ne l’aurai pas. Je ne serai pas riche ; je serai peut-êtreun pauvre.

J’ai peur d’être un pauvre – et j’aimel’argent, Oui, j’aime l’argent ; je n’aime que ça. C’estl’argent seul, je l’ai assez entendu dire, qui peut épargner toutesles souffrances et donner tous les bonheurs ; c’est l’argentseul qui ouvre la porte de la vie, cette porte au seuil de laquelleles déshérités végètent ; c’est l’argent seul qui donne laliberté. J’aime l’argent. J’ai vu la joie orgueilleuse de ceux quien ont et l’envie torturante de ceux qui n’en ont pas ; j’aientendu ce qu’on dit aux riches et le langage qu’on tient auxmalheureux. On m’avait appris à être fier de la fortune que jedevais avoir, et je sens qu’on ne me regarde plus de la même façondepuis que mes parents sont morts. Il me semble qu’une condamnationpèse sur moi. Je suis volé, et je ne puis pas me défendre, riendire, rien faire… Cette idée me supplicie, je hais mon oncle ;je le hais d’une haine terrible. Sa bienveillance m’exaspère ;son indulgence m’irrite ; je meurs d’envie de lui crier qu’ilest un voleur, quand il me parle ; de lui crier que sa bontén’est que mensonge et sa complaisance qu’hypocrisie ; de luidire qu’il s’intéresse autant à moi que le bandit à la victimequ’il détrousse… Les robes de sa fille, ma cousine Charlotte, quicommence à porter des jupes longues, c’est moi qui les paye ;et l’argent qu’il me donne, toutes les semaines, c’est la monnaiede mes billets de banque, qu’il a changés. J’en suis arrivé à neplus pouvoir manger, chez lui, le dimanche ; les morceauxm’étranglent, j’étouffe de colère et de rage.

Plus tard, j’ai pensé souvent à ce que j’aiéprouvé, à ce moment-là. Je me suis rendu un compte exact de messentiments et de mes souffrances ; et j’ai compris que c’étaitquelque chose d’affreux et d’indicible, ces sentiments d’hommeindigné par l’injustice s’emparant d’une âme d’enfant et provoquantces angoisses infinies auxquelles l’expérience n’a point donné, parses comparaisons cruelles, le contrepoids des douleurs passées etdes revanches possibles. Je me suis expliqué que tout mon êtremoral, délivré subitement des influences extérieures, et replié surlui-même pour l’attaque, ait pu se détendre par fatigue, une foisla lutte jugée sans espoir, et s’allonger dans le mépris.

Mais ce n’est pas mon oncle que jeméprise ; je continue à le haïr. Je le hais même davantage –parce que je commence à pénétrer les choses – parce que je sensqu’un homme qui cherche à conquérir sa vie, si exécrables quesoient ses moyens, ne peut pas être méprisable. Ce que je méprise,c’est l’existence que je mène, moi ; que je suis condamné àmener pendant des années encore. Instruction ; éducation. Onm’élève. Oh ! l’ironie de ce mot-là !…

Éducation. La chasse aux instincts. On mereproche mes défauts ; on me fait honte de mes imperfections.Je ne dois pas être comme je suis, mais comme il faut.Pourquoi faut-il ?… On m’incite à suivre les bonsexemples ; parce qu’il n’y a que les mauvais qui vous décidentà agir. On m’apprend à ne pas tromper les autres ; mais pointà ne pas me laisser tromper. On m’inocule la raison – ils appellentça comme ça – juste à la place du cœur. Mes sentiments violentssont criminels, ou au moins déplacés ; on m’enseigne à lesdissimuler. De ma confiance, on fait quelque chose qui mérited’avoir un nom : la servilité ; de mon orgueil, quelquechose qui ne devrait pas en avoir : le respect humain. Lecrâne déprimé par le casque d’airain de la saine philosophie, lespieds alourdis par les brodequins à semelles de plomb dont mechaussent les moralistes, je pourrai décemment, vers mon quatrièmelustre, me présenter à mes semblables. J’aurai du savoir-vivre. Jeregarderai passer ma vie derrière le carreau brouillé desconventions hypocrites, avec permission de la romantiser un peu,mais défense de la vivre. J’aurai peur. Car il n’y a qu’une chosequ’on m’apprenne ici, je le sais ! On m’apprend à avoirpeur.

Pour que j’aie bien peur des autres et bienpeur de moi, pour que je sois un lieu-commun articulé par larésignation et un automate de la souffrance imbécile, il faut quemon être moral primitif, le moi que je suis né,disparaisse. Il faut que mon caractère soit brisé, meurtri,enseveli. Si j’en ai besoin plus tard, de mon caractère – pour medéfendre, si je suis riche et pour attaquer, si je suis pauvre – ilfaudra que je l’exhume. Il revivra tout à coup, le vieil homme quisera mort en moi – et tant pis pour moi si c’est un épouvantail quigisait sous la dalle ; et tant pis pour les autres si c’est unrevenant dont le suaire ligotait les poings crispés, et qui apleuré dans la tombe !

Et souvent, il n’y a plus rien derrière lapierre du sépulcre. La bière est vide, la bière qu’on ouvre avecangoisse. Et quelquefois, c’est plus lugubre encore.

Les rivières claires qui traversent les villesnaissantes… On jette un pont dessus, d’abord ; puis deux, puistrois ; puis, on les couvre entièrement. On n’en voit plus lesflots limpides ; on n’en entend plus le murmure ; on enoublie même l’existence, Dans la nuit que lui font les voûtes,entre les murs de pierre qui l’étreignent, le ruisseau couletoujours, pourtant. Son eau pure, c’est de la fange ; sesflots qui chantaient au soleil grondent dans l’ombre ; iln’emporte plus les fleurs des plantes, il charrie les ordures deshommes. Ce n’est plus une rivière ; c’est un égout.

Je ne suis pas le seul, sans doute, à avoirdeviné la tendance malfaisante d’un système qui poursuit, avec leknout du respect, l’unité dans la platitude. L’enfant a l’orgueilde sa personnalité et le fier entêtement de ce qu’on appelle sesmauvais instincts. L’ironie n’est pas rare chez lui ; et il sevenge par sa moquerie, toujours juste, du personnage ou de ladoctrine qui cherche à peser sur lui. Mais la raillerie n’est pasassez forte pour la lutte. De là ce mélange de douceur etd’amertume, de patience et de méchanceté, de confiance large et dedoute pénible que je remarque chez plusieurs de mes camarades –toujours enfants très heureux ou très malheureux dans leursfamilles – et qui se résout dans une tristesse noire et uneinquiétude nostalgique. Non, le sarcasme ne suffit point. Ce n’estpas en secouant ses branches que le jeune arbre peut se débarrasserde la liane qui l’étouffe ; il faut une hache pour couper laplante meurtrière, et cette hache, c’est la Nécessité qui la tient.C’est elle qui m’a délivré. Il y a une chose que je sais etqu’aucun de mes camarades ne sait encore : je sais qu’il fautvivre.

Je sais qu’il faut avoir une volonté, pourvivre, une volonté qui soit à soi – qui ne demande ni conseilavant, ni pardon après. – Je sais que les années que je dois encorepasser au collège seront des années perdues pour moi. Je sais queles avis qu’on me donnera seront mauvais, parce qu’on ne me connaîtpoint et que je ne suis pas un être abstrait. Je sais que ce qu’onm’enseignera ne me servira pas à grand’chose ; qu’en tous casj’aurais pu l’apprendre tout seul, en quelques mois, si j’en avaiseu besoin ; et qu’il n’y a, en résumé, qu’une seule chosequ’il faille savoir, « Nul n’est censé ignorer la loi. »Est-ce que c’est classique, ça, ou simplementpéremptoire ?

Non pas que je pense du mal de l’enseignementclassique. Loin de là. J’ai pris le parti de ne penser du mal derien ou, du moins, de ne point médire. Je m’abstiens donc devilipender ces auteurs défunts qui m’engagent à vivre.

Integer vitae,scelerisque purus.

Je leur ai même dû, depuis, une certainereconnaissance. Il y a beaucoup de bonnes ruses, en effet, et fortutiles pour qui sait comprendre, indiquées par les classiques.Combien de fois, par exemple, enfermé dans un meuble quetransportaient dans un appartement abandonné la veille descamarades camouflés en ébénistes, ne me suis-je pas surpris àmâchonner du grec ! Ô cheval de Troie… Mais n’anticiponspas.

J’exécute le programme, trèsconsciencieusement. D’abord, parce que je ne veux pas être puni.Les pensums sont ridicules, désagréables ; et je cherche avanttout à ne pas me laisser exaspérer par les injustices maladivesd’un cuistre auquel j’aurai fourni un jour l’occasion de m’infligerun châtiment, mérité peut-être, et qui s’acharnera contre moi. Jetiens à n’avoir point de haine pour mes professeurs ; car jene suis pas comme beaucoup d’autres enfants qui, abrutis par ladiscipline scolaire, n’ont de respect que pour les gens qui leurfont du mal. Ces gens-là, je ne pourrais jamais les vénérer, jamais– et je préfère garder à leur égard, sans aller plus loin, dessentiments inexprimés.

Ensuite, ce n’est pas désagréable d’exécuterun programme, lorsqu’on le sait grotesque. Quand on a cettecertitude, on éprouve quelque puissance à travailler ; sansaucun enthousiasme, bien entendu, mais avec pas mal d’ironie.J’apprends donc cette Histoire des Morts – tout ça, c’est lesprocès verbaux des vieilles Morgues – cette Histoire des Mortsqu’on nous enseigne en dédain des Actes des Vivants – comme on nouscondamne à la gymnastique affaiblissante en haine du travail manuelqui fortifie. – J’interprète en un français pédantesque les œuvresd’auteurs grecs et latins dont les traductions excellentes sevendent pour rien, sur les quais. Je prends des notes sans nombre àdes cours où l’on me récite avec conviction le contenu des livresque j’ai dans mon pupitre. Et je salis beaucoup de papier, et jegâche beaucoup d’encre pour faire, du contenu de volumesgénéralement consciencieux et qu’on trouve partout, des manuscritsridicules.

Je me le demande souvent : à quoi sert,dans une pareille méthode d’enseignement, la découverte del’imprimerie ?

Ce serait trop simple, sans doute, de nousapprendre uniquement ce qu’il est indispensable de savoiraujourd’hui : les langues vivantes, et de nous laisser nousinstruire nous-mêmes en lisant les livres qui nous plairaient, etcomme il nous plairait… Qu’est-ce que je saurai, quand je sortiraidu collège, moi qui ne serai pas riche, moi qu’on vole pendant queje traduis le De officiis, moi qui dépense ici,inutilement, de l’argent dont j’aurai tant besoin, bientôt ?Qu’est-ce que je connaîtrai de l’existence, de cette existencequ’il me faudra conquérir, seul, jour par jour et pied àpied ? Ah ! si j’étais encore riche, seulement ! Jesuis épouvanté de mon isolement et de mon impuissance…

On élève mon esprit, cependant. Je me laissefaire. Je porte le lourd spondée à bras tendu et je fais cascaderle dactyle dansant. Je m’imprègne des grandes leçons morales quenous légua la sagesse antique. Le livre de la science, qu’onm’entr’ouvre très peu, afin de ne point m’éblouir, m’émerveille. Etla haute signification des faits historiques ne m’échappe pas lemoins du monde. J’assiste avec une satisfaction visible à la ruinede Carthage ; je comprends que la fin de l’autonomie grecque,bien que déplorable, fut méritée. J’applaudis, comme il convient, àla victoire de Cicéron sur Catilina ; et aussi au triomphe deCésar. L’empire Romain s’établit, à ma grande joie ; c’étaitnécessaire ; « et Jésus-Christ vient au monde. »Pourtant, il faut être juste : les invasions des Barbares onteu du bon ; pourquoi pas ? Quant aux Anglais, je sais quetrois voix crieront éternellement contre eux, et que c’est fortheureux que Jeanne d’Arc les ait chassés de France. Je voisclairement que la destinée des Empires tient à un grain desable ; que la Révolution française fut un grand mouvementlibérateur, mais qu’il faut néanmoins en blâmer les excès… Poésiede faussaires ; science d’apprentis teinturiers ;géographie de collecteurs de taxes ; histoire de sergentsrecruteurs ; chronologie de fabricants d’almanachs…

On forme mon goût, aussi. Je vénère Horace,« qu’on aime à lire dans un bois » ; et Homère,« jeune encor de gloire. » J’estime fort Raphaël pour lesLoges du Vatican, que j’ignore ; Michel-Ange, pour le JugementDernier, que je n’ai jamais vu. Boileau a mon admiration ; etMalherbe, qui vint enfin. Je sais que Molière est supérieur àShakespeare et que si les Français n’ont pas de poème épique, c’estla faute à Voltaire. Je distingue soigneusement entre Bossuet, quiétait un aigle, et Fénelon, qui fut un cygne. Plumages !…J’honore Franklin.

Je vis en vieillard…

C’est bon. Mais, puisqu’il faut que jeunessese passe – elle se passera, ma jeunesse ! – Dansl’avenir ; n’importe quand. Même si mes pieds se sont écorchésaux cailloux de la route, même si mes mains saignent du sang desautres, même si mes cheveux sont blancs. Je l’aurai, ma jeunessequ’on m’a mise en cage ; et si je n’ai pas assez d’argent pourpayer sa rançon, il faudra qu’on la paye à ma place et qu’on payedouble. Ce n’est pas pour moi, l’Espérance qui est restée au fondde la boîte. Je n’espère pas. Je veux.

« Qu’un homme se fixe fermement sur sesinstincts, a dit Emerson, et le monde entier viendra à lui. »Je n’en ai pas retrouvé assez, des instincts qu’on m’a arrachés,pour en former un caractère ; mais j’en ai pu faire unevolonté. Une volonté que mes chagrins furieux ont rendue âpre, etmes rages mornes, implacable. Et puis, elle m’a donné violemment cequ’elle donne à tous plus ou moins, cette instruction que jereçois ; un sentiment qui, je crois, ne me quittera pasfacilement : le mépris des vaincus.

Des vaincus… J’en vois partout. Cesuniversitaires méchants et serviles, vaniteux et moroses. Des gensqui n’ont jamais quitté le collège ; mangent, dorment, fontleurs cours ; connaissent toutes les pierres des chemins parlesquels ils passent ; végètent sans se douter qu’on peutvivre ; requiescunt in pace. Des citrouillesrutilantes d’orgueil ; ou bien de grandes araignées tristes –des araignées de banlieue.

Et tout ça peine, pourtant, pour gagner savie ; roule la pilule amère dans la pâte sucrée des marottes,dans la poudre rosée des dadas.

– Serrez le texte ! s’écrie l’un. Lalangue française, qui est la plus belle du monde, nous permet derendre exactement l’intensité du texte.

Je serre le texte ; je l’étripe ; jel’étrangle.

– Traduisez largement, dit l’autre ;n’ayez pas peur de moderniser. La vie antique se rapprochait de lanôtre beaucoup plus qu’on ne le pense généralement. Croyez-vous,par exemple, que les Anciens n’avaient d’autre coiffure que lecasque ? Et le pétase, Messieurs ! Inutile d’aller plusloin…

Oui, inutile ;

Claudite jamrivos, pueri, sat prata biberunt.

N’en jetez plus, lacour est pleine.

– Mon ami, me dit mon oncle quand j’aiquitté le lycée, pede libero ; avec un diplômeflatteur et fort utile sous le bras, mon ami, le moment estsolennel. Toutes les branches de l’activité humaine s’offrent àtoi ; tu peux choisir. Commerce, industrie, littérature,science, politique, magistrature… Que t’indiquerais-je ? Tusais que, depuis Bonaparte, la carrière est ouverte auxtalents…

Mon oncle s’amuse un peu, en me disantça ; la bouche ne rit pas, mais l’ironie lui met des virgulesau coin des yeux couleur d’acier. Sa figure ? Un tableau deponctuation et d’accentuation, sur parchemin. La paupièreinférieure en accent grave, la paupière supérieure en accentcirconflexe ; le nez, un point d’interrogation renversé,surmonté d’un grand accent aigu qui barre le front ; labouche, un tiret ; des guillemets à la commissure deslèvres ; et la face tout entière, que couronnent des pointsexclamatifs saupoudrés de cendre, prise entre les parenthèses desoreilles.

– Enfin, réfléchis. Tu as fini tesétudes ; tu connais la vie ; choisis.

Non, je ne connais pas la vie ; mais jela devine. Et j’ai fait mon choix.

Pour le moment, pourtant, je déclare à mononcle que je désire, avant tout, faire mon temps de servicemilitaire. M’engager, afin d’être libre, après.

– Excellente idée, dit mon oncle.Peut-être as-tu raison de ne point te décider pour une de cesprofessions libérales qui confèrent des dispenses ; qui peutsavoir ? En tous cas, la caserne est une bonne école. Leservice militaire obligatoire a beaucoup fait pour accroître lesrapports des hommes entre eux ; il a donné à l’humanité unnouveau sujet de conversation.

Peut-être autre chose, aussi. J’ai eu le tempsde m’en apercevoir, durant les années que j’ai passées sous lesdrapeaux. Mais ce ne sont pas là mes affaires. Et, d’ailleurs, jen’ai pas le droit de parler, car je ne serai libéré que demain.

Libéré ! Ce mot me fait réfléchirlonguement, pendant cette nuit où je me suis allongé, pour ladernière fois, dans un lit militaire. Je compte. Collège, caserne.Voilà quatorze ans que je suis enfermé. Quatorze ans ! Oui, lacaserne continue le collège… Et les deux, où l’initiative de l’êtreest brisée sous la barre de fer des règlements, où la vengeancebrutale s’exerce et devient juste dès qu’on l’appelle punition –les deux sont la prison. – Quatorze années d’internement,d’affliction, de servitude – pour rien…

Mais qu’est-ce qu’il faudra que je fasse, àprésent que je suis libéré, pour qu’on m’incarcère pendant aussilongtemps ? Quelle multitude de délits, quelle foule de crimesme faudra-t-il commettre ?…

Quatorze ans ! Mais ça paye un assassinatbien fait ! Et combien d’incendies, et quel nombre demeurtres, et quel tas de vols, et quelle massed’escroqueries !… La prison ? J’y suis habitué. Ça meserait bien égal, maintenant, d’en risquer un peu, pour quelquechose. La fabrication des abat-jour ne doit pas être plus agaçanteque la confection des thèmes grecs ; et j’aurais mieux aimétresser des chaussons de lisières que de monter la garde… On ne memettrait point en prison sans motifs, d’abord. Ensuite, j’aurais aumoins, cette fois-là, quelqu’un pour me défendre ; un avocat,qui dirait que je ne suis pas coupable, ou très peu ; que j’aicédé à des entraînements ; et caetera ; quiapitoierait les juges et m’obtiendrait le minimum, à défaut d’unacquittement. – Et qui sait si je serais pris ?

Chapitre 3LES BONS COMPTES FONT LES BONS AMIS

J’ai suivi le conseil d’Issacar, et je suisingénieur. Où, comment j’ai connu M. Issacar, c’est assezdifficile à dire. Un jour, un soir, une fois… On ne fait jamais laconnaissance d’un Israélite, d’abord ; c’est toujours lui quifait la vôtre.

M. Issacar compte beaucoup sur moi ;il m’intéresse pas mal ; et nous sommes grands amis. C’esttrès bon, une amitié intelligente librement choisie, lorsqu’on n’aconnu pendant longtemps que les camaraderies banales imposées parle hasard des promiscuités. M. Issacar est un hommehabile ; il a des projets grandioses et il m’a exposé desplans dont la conception dénote une vaste expérience. Il n’estguère mon aîné, pourtant, que de deux ou trois ans ; sahardiesse de vues m’étonne et je suis surpris de la netteté et dela sûreté de son jugement. D’où vient, chez le juif, cetteprécocité de pénétration ? Je ne lui vois qu’une seulecause : l’observation, par l’Israélite, d’une règle religieuseen même temps qu’hygiénique, qui lui permet de contempler le mondesans aucun trouble, de conclure et d’apprendre à raisonner avec bonsens ; tandis que le jeune chrétien, sans cesse dans lestranses, passe son temps à faire des confidences aux médecins et àconsterner les apothicaires. Quoi qu’il en soit, mes relations avecIssacar m’auront été fort utiles, m’auront fait gagner beaucoup detemps. Sans lui, il est bien des choses dont je ne me seraisaperçu, sans doute, qu’après de nombreuses tentatives et de fâcheuxdéboires. D’abord, il m’a donné une raison d’être dansl’existence.

– C’est de première nécessité, m’a-t-ildit. Que vous ayez fait vos études et votre service militaire,c’est certainement très bien ; mais cela n’intéresse personneet ne vous assure aucun titre à la considération de voscontemporains. Quand on ne veut pas devenir quelqu’un, il faut sefaire quelque chose. Collez-vous sur la poitrine un écriteau quidonnera une indication quelconque, qui ne vous gênera pas et pourravous servir de cuirasse, au besoin. Faites-vous ingénieur. Uningénieur peut s’occuper de n’importe quoi ; et un de plus, unde moins, ça ne tire pas à conséquence. D’ailleurs, laqualification est libre ; le premier venu peut se l’appliquer,même en dehors du théâtre. Dès demain, faites-vous faire des cartesde visite. Créez-vous ingénieur. Vous savez que ça ne nous sera pasinutile si, comme je l’espère, nous nous entendons.

Je le sais. Issacar a une grande idée. Il veutcréer sur la côte belge, à peu de distance de la frontièrefrançaise, un immense port de commerce qui rivalisera en peu detemps avec Anvers et finira par tuer Hambourg. Il m’a détaillé sonprojet avec pièces à l’appui, rapports de toute espèce et plans àn’en plus finir. Il a même été plus loin ; il m’a emmené à L.,où j’ai pu me rendre un compte exact des choses ; il estcertain qu’Issacar n’exagère pas, et que son idée est excellente.Ce n’est point une raison, il est vrai, pour qu’elle ait dusuccès.

Néanmoins, j’ai été très heureux de voyager unpeu. Je ne connaissais rien d’exact, n’ayant passé que neuf ans aucollège, sur les pays étrangers. Le peu que j’en savais, je l’avaisappris par les collections de timbres-poste. Issacar a su se fairebeaucoup d’amis, non seulement à L., mais à Bruxelles, et nous nenous sommes pas ennuyés une minute. Même, j’ai eu la grande joie desoutenir triomphalement, devant plusieurs collègues, ingénieursbelges distingués, une discussion sur les différents systèmesd’écluses.

– Vous voyez, m’a dit Issacar, que çamarche comme sur des roulettes. Laissez-moi faire. Dans six moisj’aurai l’option et avant un an nous donnerons le premier coup depioche. Financièrement, l’affaire sera lancée à Paris et l’émissionfaite dans des conditions superbes ; je ne voudrais à aucunprix négliger d’employer, dans une large mesure, les capitauxfrançais pour une telle entreprise. Si, comme je le pense, vouspouvez mettre dans quelques mois une cinquantaine de mille francs ànotre disposition, pour les frais indispensables, je réponds de laréussite.

Malgré tout, je ne sais pas si nous nousentendrons. Non pas que j’aie des doutes sur les sentiments morauxd’Issacar ; je n’ai pas le moindre doute à ce sujet-là ;Issacar lui-même ne m’en a pas laissé l’ombre.

– La morale, dit-il, est une choseexcellente en soi, et même nécessaire. Mais il faut qu’elle resteen rapports étroits avec les réalités présentes ; qu’elle ensoit, plutôt, la directe émanation. Jusqu’à une certaine époque, leXVIe siècle si vous voulez, toute théologie, et parconséquent toute morale, était basée sur sa cosmogonie. Le vieuxsystème de Ptolémée s’est écroulé ; mais le monde moral àtrois étages qui s’appuyait sur lui : enfer, terre et ciel,lui a survécu ; c’est un monument qui n’a plus de base. Lamorale doit évoluer, comme tout le reste ; elle doit toujoursêtre la conséquence des dernières certitudes de l’homme ou, aumoins, de ses dernières croyances. La transformation d’un univers,divisé en trois parties et formellement limité, en un autre universinfini et unique devait entraîner la métamorphose d’un système demorale qui n’était plus en concordance avec le monde nouveau ;il est regrettable que cette nécessité n’ait été comprise que dequelques esprits d’élite que les bûchers ont fait disparaître. Ilen résulte que notre vie morale actuelle, si elle est incorrectedevant le critérium conservé, prend les allures d’une protestationcontre quelque chose qui n’existe point ; et qu’elle manque designification, si elle est correcte. C’est très malheureux… Levieux précepte : « Tu ne voleras pas » estexcellent ; mais il exige aujourd’hui un corollaire :« Tu ne te laisseras pas voler. » Et dans quelle mesurefaut-il ne pas voler, afin de ne point se laisser voler ?Croyez-vous que ce soient les Codes qui indiquent la dose ?Certes, il y a de nombreuses fissures dans les Tables de laLoi ; et la jurisprudence est bien obligée de les élargir tousles jours ; je pense pourtant que ce n’est point suffisant, jene vous parlerai pas de la façon dont les foules, en général,interprètent les principes surannés qui ont la prétention ridiculede diriger la conscience humaine ; mais avez-vous remarquécomme les magistrats, les juges, lorsqu’ils y sont forcés, exposentpauvrement la morale ? J’ai voulu m’en donner une idée, etj’ai visité les prétoires. Monsieur, c’est absolument piteux. Maiscomment voulez-vous qu’il en soit autrement ?… Lesconséquences d’un pareil état de choses sont pénibles ; ilproduit forcément la division de l’Humanité en deux fractions à peuprès égales : les bourreaux et les victimes. Il faut direqu’il y a des gradations. Si vous êtes bourreau, vous pouvez êtreusurier comme vous pouvez être philanthrope ; si vous êtesvictime, vous pouvez être le sentimentaliste qui soupire ou la dupequ’on fait crever… Il me semble que les grands prophètes hébreux,qui furent les plus humains des philosophes, ont donné, il y a bienlongtemps – à l’époque où ils lançaient les glorieuses invectivesde leur véhémente colère contre un Molochisme dont celuid’aujourd’hui n’est que la continuation mal déguisée – ont donné,dis-je, quelque idée de la morale qu’ils prévoyaient inévitable.« Ne méprise pas ton corps », a dit Isaïe. Monsieur, jene connais point de parole plus haute. – Riche ! ne méprisepas ton corps ; car les excès dont tu seras coupable seretourneront contre toi, et la maladie hideuse ou la folie plushideuse encore feront leur proie de tes enfants ; tu ne peuxpas faire du mal à ton prochain sans mépriser ton corps.Pauvre ! ne méprise pas ton corps ; car ton corps est unechose qui t’appartient tu ne sais pas pourquoi, une chose dont tuignores la valeur, qui peut être grande pour tes semblables, et quetu dois défendre ; tu ne peux pas laisser ton prochain tefaire du mal sans mépriser ton corps. – Ça, voyez-vous, c’est unebase, il est vrai qu’elle est individualiste, comme on dit. Etl’individualisme n’est pas à la mode… Parbleu ! Commentvoudriez-vous, si l’individu n’était pas écrasé comme il l’est, siles droits n’étaient pas créés comme ils le sont par lamultiplication de l’unité, comment voudriez-vous forcer les massesà incliner leurs fronts, si peu que ce soit, devant cette moralequi ne repose sur rien, chose abstraite, existant en soi et par lapuissance de la bêtise ? C’est pourquoi il faut enrégimenter,niveler, former une société – quel mot dérisoire ! – à grandscoups de goupillon ou à grands coups de crosse. Le goupillon peutêtre laïque ; ça m’est égal, du moment qu’il est obligatoire.Obligatoire ! tout l’est à présent : instruction, servicemilitaire, et demain, mariage. Et mieux que ça : lavaccination. La rage de l’uniformité, de l’égalité devantl’absurde, poussée jusqu’à l’empoisonnement physique ! Du pusqu’on vous inocule de force – et dont l’homme n’aurait nul besoinsi la morale ne lui ordonnait pas de mépriser son corps ; – dela sanie infecte qu’on vous infuse dans le sang au risque de voustuer (comptez-les, les cadavres d’enfants qu’assassine le coup delancette !) du venin qu’on introduit dans vos veines afin detuer vos instincts, d’empoisonner votre être ; afin de fairede vous, autant que possible, une des particules passives quiconstituent la platitude collective et morale…

Un homme qui raisonne comme ça peut êtredangereux, je l’accorde, pour ceux qui veulent lui barrer le cheminou qui, même, se trouvent par hasard dans son sentier ; maisil est bien certain qu’il ne donnera pas de crocs-en-jambe à ceuxqui marcheront avec lui. Non, je ne crains pas un mauvais tour dela part d’Issacar ; je ne redoute pas qu’il veuille faire demoi sa dupe. Je redoute plutôt qu’il ne soit sa propre victime. Illui manque quelque chose, pour réussir ; je ne pourrais direquoi, mais je sens que je ne me trompe pas. C’est un incomplet, unhomme qui a des trous en lui, comme on dit. Apte à formulerexactement une idée, mais impuissant à la mettre en pratique ;ou bien, capable d’exécuter un projet, à condition qu’il eût étémal préparé et que le hasard, seul en eût assuré la réussite. Lehasard, oui, c’est la meilleure chance de succès qu’Issacar aitdans son jeu. Ses aptitudes sont trop variées pour lui permettred’aller directement au but qu’il s’est désigné ; ses facultéstrop contradictoires pour ne pas élever, entre la conception del’acte et son accomplissement normal, des obstacles insurmontables.Les contrastes qui se heurtent en lui, et font défaillir sa volontéau moment critique, le condamneront, je le crains, aux avortementsà perpétuité.

Il suffit de regarder sa figure pour s’enconvaincre. Le lorgnon annonce la prudence ; mais le colcassé, le manque de suite dans les procédés. La moustache courte etla barbe rampante, qui cherche à usurper sa place, symbolisent lesexcès de la Propriété, dévoratrice d’elle-même, dit Proudhon ;mais les cheveux ne désirent pas le bien du prochain ;individualistes à outrance, largement espacés, ils semblent s’êtresoumis avec résignation à l’arbitrage intéressé de la calvitie. Lalèvre inférieure fait des tentatives pour annexer sa voisine, maisla saillie des dents s’y oppose. Les yeux, légèrement bigles,proclament des sentiments égoïstes ; mais leur convergenceindique des tendances à l’altruisme. Le nez défend avec énergie lesempiétements du monopole : et le menton s’avance résolumentpour le combattre. Les oreilles… Mais descendons, Issacar boîte unpeu ; chez lui, pourtant, cette légère claudication est moinsune infirmité qu’un symbole.

Oui, décidément, je crois que l’appuiqu’Issacar obtiendra de moi aura plutôt un caractère chimérique.Une cinquante de mille francs !… Les aurai-je,seulement ? Je le pense et je crois même, si audacieuxqu’aient pu être les détournements avunculaires, qu’il me reviendrabeaucoup plus. Mais je ne suis sûr de rien. Mon oncle, qui me faitune pension depuis que je suis revenu du régiment, a évitéjusqu’ici toute allusion à un règlement de comptes. Il est fortoccupé d’ailleurs ; et chaque fois que je vais le voir – carj’ai préféré ne pas habiter chez lui – il trouve à peine le tempsde placer, à déjeuner, une dizaine de phrases sarcastiques entreles bouchées qu’il avale à la hâte. Il faut qu’il mette sesaffaires en ordre, dit-il, car il va marier sa fille trèsprochainement, et il ne veut pas que son gendre, parmi lesreproches qu’il lui fera certainement le lendemain de la cérémonie,trouve moyen d’en glisser un au sujet des irrégularités de l’apportdotal.

C’est avec un de mes camarades de collège,Édouard Montareuil, que ma cousine Charlotte va se marier. Pas unmauvais diable ; au contraire ; mais un peu naïf, un peugnan-gnan – un fils à maman. – Ça me fait quelque chose, on dirait,de savoir que Charlotte va se marier avec lui ; quelque choseque j’aurais du mal à définir. Une jolie brune, Charlotte, avec lapeau mate et de grands yeux noirs…

Est-ce que je serais amoureux, parhasard ? Faudrait voir. Qu’est-ce que c’est que l’amour,d’abord ?

C’est sous unbalcon avoir le délire,

C’est rentrerpensif lorsque l’aube naît…

Je n’ai jamais eu le délire, sous un balcon.J’y ai reçu de l’eau, quand il avait plu, et de la poussière quandles larbins secouaient les tapis. Je suis rentré souvent« lorsque l’aube naît. » Mais jamais pensif. Plutôt unpeu éméché… Peut-être que la définition n’est pas bonne, aprèstout.

– C’est la meilleure ! dit unpsychologue.

Alors je ne suis pas amoureux.

Mais je suis étonné, très étonné, même,lorsque mon oncle me prend à part, un soir, et me dit àdemi-voix :

– Viens après-demain matin, à dix heures.Je veux te rendre mes comptes de tutelle. Sois exact.

Diable ! Il paraît que c’est pressé. Mononcle tient sans doute à savoir, avant de conclure définitivementle mariage de sa fille, si j’accepterai ou non un règlementdérisoire. Ça doit être ça. C’est moi qui dois payer la dot ;et si je me rebiffe, rien de fait… Mais comment n’accepterais-jepas ? À qui me plaindre ? J’ai bien un subrogé-tuteur,quelque part ; un naïf, choisi exprès, qui aura tout approuvésans rien voir… À quoi bon ? Tout doit être en règle, correct,légal…

Mon oncle, c’est un homme d’ordre ; unebrute trafiquante à l’égoïsme civilisé. En proie à des instinctsterribles, qu’aucune règle morale ne pourrait réfréner, mais qu’ilparvient à réglementer par une soumission absolue à la Loi écrite.Ses dominantes : l’Orgueil et la Luxure, dont la somme,toujours, est l’Avarice. À force d’énergie, il arrive à maintenirfermement, au point de vue social, ou plutôt légal, les écarts d’uncerveau très mal équilibré naturellement. Comme il n’a point assezde confiance en lui pour se juger et se diriger lui-même, il estpartisan acharné du principe d’autorité qui lui assure la garantiedes hiérarchies, même usurpées, et la distribution de la justicedans un sens toujours identique ; – qui, en un mot, lui donneun moi social qui recouvre à peu près son moi naturel. – Maismalgré tout, au fond, ses instincts en font un implacable ;son ironie n’est point l’ironie chevrotante du faux-bonhomme ;elle sonne comme le ricanement du carnassier en cage, mais pasdompté, qui a besoin de donner de la voix, de temps en temps, maisqui sait bien qu’il est inutile de rugir. Au dehors, et justementparce que c’est un maniaque déterminé de la civilisation, son étatcriminel latent (qui lui laisse dans l’âme un sentiment de peurtrès vague, mais perpétuel) l’entraînerait du côté de la religion,si elle lui semblait, plus dogmatique et moins facilementmiséricordieuse. Il se contente d’être philanthrope.

Et avare ? Certainement. Mon oncle est unavare tragique.

Ce n’est pas un de ces ridicules fesse-mathieu– possibles autrefois après tout – qui se refusaient le nécessairepour ne pas diminuer leurs trésors, et qui laissaient crever defaim leurs chevaux plutôt que de leur donner une musette d’avoine.Ce n’est pas un de ces pince-maille, usuriers liardeurs hypnotiséspar le bénéfice immédiat, qui « méprisent de grands avantagesà venir pour de petits intérêts présents. » Sa passion nes’éloigne jamais de son but. Il sait bien que ce n’est pas sacassette qui a de beaux yeux ; car il sait que les beaux yeuxont une valeur, comme les pièces d’or, et il sait où les trouverquand il en a soif. Et si, par impossible, on lui enlevait sontrésor, il ne se prendrait point le bras en criant : « Auvoleur ! » car il aurait peur qu’on l’entende etl’orgueil lui fermerait la bouche. C’est l’avare moderne. L’avareaux combinaisons savantes, et à longue portée ; qui aimel’argent, certes ; qui ne l’aime pas, pourtant, comme unechose inerte qu’on entasse et qu’on possède, mais comme un êtrevivant et intelligent, comme la représentation réelle de toutes lesforces du monde, comme l’essence de quelque chose de formidable quipeut créer et qui peut tuer, comme la réincarnation existante etbrutale de tous les simulacres illusoires devant lesquelsl’humanité se courbe. L’avare qui comprend que la contemplationn’est pas la jouissance ; que l’argent ne se reproduit quetrès difficilement d’une façon directe ; que l’or, étantl’émanation tangible des efforts universels, doit être aussi unstimulant vers de nouvelles manifestations d’énergie, et quel’homme qui le détient, au lieu de l’accumuler stupidement, doit leconsidérer comme un serviteur adroit et un messager fidèle, et lediriger habilement. Cet avare-là n’est pas un ladre ; c’estune bête de proie. Il reste un monstre ; mais il cesse d’êtregrotesque pour devenir terrible.

Il y a quelque chose d’effrayant chez mononcle ; c’est l’absence complète de tout autre besoin quel’appétit d’autorité. Tous les autres sentiments n’ont pas été, enlui, relégués à l’arrière-plan ; ils ont été extirpés,radicalement ; et ce sont leurs parodies, jugées utiles, quisont venues reprendre la place qu’ils occupaient. Cet âpre désir dedomination, qui est l’effet bien plus que la cause de son avarice,le libère même des griffes des deux passions qui ont donnénaissance à sa cupidité : l’orgueil, qui le conduirait aumépris ou à l’évaluation inexacte des forces des autres ; etla luxure, qui l’écarterait sans cesse de son but par lafascination de la chair. J’ai rarement entendu, dans ma vie, unhomme juger avec autant de bon sens et d’impartialité les êtres etles choses ; et quant au libertinage… Un exemple : safemme, morte il y a plusieurs années, était coquette, exigeante,dépensière ; fort jolie surtout. Mon oncle, le lendemain dumariage, prit une maîtresse qu’il payait tant par mois – afin depouvoir toujours, aux moments psychologiques, rester sourd auxsollicitations pécuniaires qui se murmurent sur l’oreiller. –Donner beaucoup d’argent eût été dur pour lui ; mais peut-êtrel’aurait-il fait ; se laisser maîtriser par l’amour, mêmephysique, il ne le voulut jamais.

C’est ce prurit d’autorité, sans doute, quimet sur le visage de mon oncle, parfois, un voile de tristesseinfinie et de découragement profond. Il devine que, son appétit dedomination, il ne pourra jamais l’assouvir : que le momentn’est pas encore propice aux grandes entreprises des hommes decalcul. Il sent que le monde est encore attaché aux fantômes desvieilles formules qui ne s’évanouiront pas avant un temps, qui nedisparaîtront que dans les fumées d’un grand bouleversement, versla fin du siècle. – Car il prédit, pour l’avenir, un nouveausystème social basé sur l’esclavage volontaire des grandes massesde l’humanité, lesquelles mettront en œuvre le sol et ses produitset se libéreront de tout souci en plaçant la régie de l’Argent,considéré comme unique Providence, entre les mains d’une petiteminorité d’hommes d’affaires ennemis des chimères, dont la missionse bornera à appliquer, sans aucun soupçon d’idéologie, les décretsrendus mathématiquement par cette Providence tangible ; par lefait, le culte de l’Or célébré avec franchise par un travailscientifiquement réglé, au lieu des prosternations inutiles ethonteuses devant des symboles décrépits qui masquent mal la seulePuissance. – Mais mon oncle est venu trop tard dans un monde encoretrop jeune. Et peut-être prévoit-il que, ses rêves d’ambitionautoritaire rendus irréalisables par l’âge, il deviendra la proiesans défense de l’orgueil et de la luxure, que la sénilité exagèreen horreur.

Mais ce n’est pas de la tristesse seulementqu’inspire à mon oncle cette vision décourageante del’avenir ; c’est une sorte de rage spéciale, de fureurnerveuse dont il réprime mal les accès, de plus en plus fréquents.Les sentiments factices dont il a recouvert, par habileté, sonimpassibilité barbare, commencent à lui peser autant que s’ilsétaient réels. Plus, peut-être. Un jour, prochain sans doute, ilarrachera le masque et apparaîtra tel qu’il est. Il continuera àrespecter à peu près les toiles d’araignée du Code, mais renverserad’un seul coup les barrières de la morale sans sanction. L’amour del’argent qui seul, à notre époque de lâcheté, peut donner del’audace, s’exaspérera en lui à mesure qu’il constatera davantageson impuissance à le satisfaire complètement ; et, plein demépris pour toutes choses et de haine pour tous les êtres, il semettra à s’aimer lui seul, pleinement et furieusement, en raisonexacte de la fortune qu’il possédera. Il voudra jouir, et sacrifiertout à ses jouissances. Il ne sera pas la victime de ses passions,mais leur maître ; un maître exigeant et brutal, qui pousserale cynisme de l’égoïsme jusqu’à la prodigalité stupide, et quivoudra, en dépit de tout, en avoir pour son argent… Mononcle me fait souvent songer aux barons solitaires et tristes duMoyen-Âge. Combien y eut-il, derrière la pierre des donjons, d’âmesbasses, mais vigoureuses, qui rêvèrent de dominations épiques etque le sort condamna à noyer leurs visions hautes et tragiques dansle sang des drames intimes et vils, maudits à jamais ou toujoursignorés ! Combien d’hommes ardents, irritables, superstitieuxet passionnés, ont psalmodié les litanies du crime, à l’ombre de latour féodale, parce que les champs de bataille n’étaient pointprêts encore où devait se chanter la chanson de l’Épée !Quelle cohue d’oppresseurs et d’ambitieux qui furent des banditsparce qu’ils ne purent être empereurs, Charles-Quints avortés enGilles de Rais…

Se voir réduit à spéculer d’une façon mesquinesur les événements – ces événements qui sont les explosions de ladouleur humaine – quand on a rêvé de provoquer des faits et dediriger des actes ! Quelle pitié ! Surtout lorsqu’oncroit, comme mon oncle, que l’âge est proche où l’autorité desmanieurs d’or va balayer toutes les autres, surtout lorsqu’on voitqu’elle s’affirme déjà, cette autorité, dans un autre hémisphère,sur le sol nouveau des États-Unis.

– Ah ! ces Américains, dit mon oncleavec colère, quelles leçons ils donnent au Vieux Monde !

Et il explique le système si habile, et sihumanitaire, dit-il, des Crésus d’Outre-mer. Ce système, même, ill’applique autant qu’il peut. Son avarice s’élargit ; c’est unmélange d’économie et de libéralité qui doit porter intérêts. – Ildonne aux établissements de bienfaisance et soutient des œuvresphilanthropiques. Il fait du bien pour pouvoir impunément faire dumal. Et, là encore, ses instincts autoritaires se laissentvoir ; il fait le bien sans présomption, mais le mal avecinsolence ; on dirait qu’il ne croit pas que c’est faire lebien que d’étayer la Société actuelle et que c’est faire le mal quede la miner sourdement C’est un philanthrope cynique. Il prête auxgens afin d’en exiger des services, mais il ne le leur cache pas –pas plus qu’il ne cherche à dissimuler sa richesse. – On sait àquoi s’en tenir, avec lui ; et lorsqu’il a dit à l’abbéLamargelle qui, depuis quelque temps déjà, l’intéresse à sesentreprises charitables : « Dites-moi, l’abbé, nepourriez-vous pas négliger un peu vos pauvres ces jours-ci, etm’aider à trouver un bon parti pour ma fille ? » l’abbéLamargelle a immédiatement compris que l’interrogation couvrait unultimatum ; il s’est mis en campagne, et a trouvé ; ilsait qu’il ne faut pas plaisanter avec M. Urbain Randal.

Mais ça, c’est une règle qui n’est pas faitepour moi, je crois ; et il se pourrait bien que je dise autrechose que des plaisanteries à mon oncle, tout à l’heure.

Car je suis assis, depuis dix minutes, dansson cabinet et je l’écoute établir, en des phrases saupoudrées dechiffres, la situation de fortune de mes parents, à l’époque où jeles ai perdus. Sa voix est ferme, sèche ; elle énumère lesmécomptes, dénombre les erreurs, nargue les illusions, dissèque lestentatives, analyse les actes. C’est le jugement des morts.

Les mains dures font craquer les feuillets desdocuments, à mesure qu’il parle et les pose devant moi pour que jepuisse vérifier à mon aise et ratifier la sentence en connaissancede cause. Mais je ne veux pas les lire, ces mémoires – ces mémoiresin memoriam. – Leurs chiffres signifient autre chose quedes francs et des centimes ; ils disent les joies et lessouffrances, les espoirs et les déceptions, et les luttes et toutel’existence de deux êtres qui ont vécu, qui se sont aimés sansdoute et peut-être m’ont aimé aussi ; ils disent des choses,encore, que les chiffres ne savent pas bien exprimer, mais que jecomprends tout de même ; ils disent que ce serait mieux sil’histoire des parents, qu’on fait lire aux fils quand ils ontvingt ans, n’était pas écrite avec des chiffres. Papiers blancs,papiers bleus, brochés de ficelle rouge, cornés aux coins, jaunispar le temps, pleins d’une odeur de chancissure… Amour paternel,amour maternel, amour filial, famille – vous aboutissez àça !

– Nous disons, net, huit cent millefrancs. Maintenant, passons à ma gestion.

Elle a été toute naturelle, cette gestion. Lesimmeubles rapportant de moins en moins et, en raison de la noirceurcroissante des horizons politiques et internationaux, les fondsd’État les imitant de leur mieux, mon oncle a été conduit àrechercher pour mon bien des placements plus rémunérateurs. Où lestrouver, sinon dans des entreprises financières ouindustrielles ? Malheureusement, ces entreprises ne tiennentpas toujours les belles promesses de leurs débuts ; à qui lafaute : aux hommes qui les dirigent, ou à la force descirconstances ? Question grave. Telle affaire, qu’on jugeaitpartout excellente, devient désastreuse en fort peu de temps ;telle autre, que la voix publique recommandait aux pères defamille, échoue misérablement. Mon oncle (ou plutôt mon argent) ena fait la dure expérience. Et que faire, lorsqu’on s’aperçoit queles choses tournent mal ?

Attendre, attendre des hausses improbables,des reprises qui ne s’opèrent jamais, espérer contre tout espoir,avec cette ténacité particulière à l’homme qui s’est trompé, et quiest peut-être, après tout, une de ses plus belles gloires. Puis,lorsqu’il faut définitivement renoncer à toute illusion, chercher àregagner le terrain perdu, vaincre la malchance à force d’audace,sans pourtant oublier la prudence toujours nécessaire, et lancer ànouveau ses fonds dans la mêlée des capitaux. Hélas ! combiende fois les résultas répondent-ils aux efforts ? Combien defois, plutôt, la gueule toujours béante de la spéculation…

J’écoute. Je suis venu pour écouter – sachantque j’entendrais ce que j’entends – mais aussi pour répondre. Jen’ai point oublié ce que je me suis promis à moi-mêmeautrefois ; je me rappelle les rages muettes et les fureursdésespérées de ma jeunesse. J’aime l’argent, encore ; jel’aime bien plus, même, que je ne l’aimais alors ; je l’aimeplus que ne l’aime mon oncle ! Chaque parole qu’il prononce,c’est un coup de lancette dans mes veines. C’est mon sang quicoule, avec ses phrases ! Oh ! je voudrais qu’il eût fini– car je me souviens du temps où je souhaitais l’aube du jour où jepourrais le prendre à la gorge et lui crier :« Menteur ! Voleur ! » C’est aujourd’hui, cejour-là. Et je pourrais, et je peux maintenant, si je veux…

Eh ! bien, je ne veux pas !

– À quoi penses-tu, Georges ? criemon oncle d’une voix furieuse. Tu ne m’écoutes pas. Fais au moinssigne que tu m’entends.

Et il continue à décrire les opérations danslesquelles il a engagé ma fortune, à en expliquer les fluctuations.Mais sa voix n’est plus la même ; elle tremble. Pas de peur,non, mais d’énervement. Il s’était attendu à des récriminations, àdes injures, à plus peut-être, et il était prêt à leur fairetête ; mais il n’avait pas prévu mon silence, et mon calmel’exaspère. Son système d’interprétation des faits n’est plus lemême que tout à l’heure, non plus ; il ne se donne plus lapeine de déguiser ses intentions, ne prend plus souci de farder sesactes. Il ne dit plus : « Mets-toi à ma place, je t’enprie ; aurais-tu agi autrement ?… Ç’a été un coupterrible pour moi que ce désastre de la Banque Européenne… J’aipensé que lorsque tu aurais l’âge de comprendre les choses, tu terendrais compte… » Il dit : « Tel a été monavis ; je n’avais pas à te demander le tien… J’ai fait ça danston intérêt ; crois-le si tu veux… » Tout d’un coup, ils’arrête, fait pivoter son fauteuil et me regarde en face.

– Il ressort de ce que je viens det’exposer, dit-il, que les pertes qu’ont fait éprouver à ton avoirmes spéculations malheureuses montent à deux cent mille francsenviron. Ma situation actuelle ne me permet pas de te couvrir decette différence bien que, jusqu’à un certain point, je t’en soisredevable. Tu as le droit de m’intenter un procès ; endépensant beaucoup de temps, et beaucoup d’argent, tu pourras mêmearriver à le gagner, et tu n’auras plus alors qu’à continuer tespoursuites, personne ne peut te dire jusqu’à quand. En acceptant tatutelle j’avais pris l’engagement de faire fructifier ton bien, ouau moins de te le conserver ; les circonstances se sont jouéesde mes intentions. Que veux-tu ? Un contrat est toujoursléonin ; l’homme n’a pas de prescience.

Je ne réponds pas. Mon onclereprend :

– j’ai donc, aujourd’hui, six cent millefrancs à te remettre. Ces six cent mille francs sont représentéspar des valeurs dont voici la liste.

Il me tend une feuille de papier sur laquelleje jette un coup d’œil.

– Je pense, dis-je, qu’au cours actuel iln’y a pas là deux cent mille francs.

– C’est possible, répond mon oncle. Lisun journal. Ou plutôt, adresse-toi à un agent de change, car,plusieurs de ces valeurs ne sont pas cotées en Bourse, ni même enBanque. Lorsque je m’en suis rendu acquéreur, en ton nom, je les aipayées le prix fort. J’ai les bordereaux d’achat. Les voici.

Naturellement.

– Tu n’as aucune réclamation à élevercontre moi à ce sujet-là.

Je m’en garderai bien.

– Et, tu sais, rien ne te force àaccepter le règlement que je te propose.

Il s’est levé pour lancer cette phrase ;et, les dents serrées, les lèvres encore frémissantes, il se tientdebout devant moi. Son masque jaune a pâli, s’est crispé d’unecolère blême. Il veut autre chose que ma taciturnité et monflegme ; il ne sait point ce qu’il y a derrière l’apparence demon calme, et il veut provoquer un éclat. Mon silence, c’estl’inconnu ; et sa nature nerveuse ne peut pas supporterl’anxiété. Il veut savoir ce que je pense de lui pour le passé – etpour l’avenir. – Il veut la bataille.

Il ne l’aura pas.

– Mon oncle, dis-je en prenant une plume,j’accepte ce règlement.

Mais il me saisit la main.

– Attends ! Rappelle-toi qu’enacceptant aujourd’hui tu t’enlèves tout droit à une réclamationultérieure. Réfléchis ! Je ne t’oblige à rien. Tu as l’air deme faire une grâce en me disant que tu acceptes ; et je neveux pas qu’on me fasse grâce, moi !

– Mon oncle, ne faites aucune attention àmon air ; il pourrait vous tromper.

Et je me penche sur une feuille de papier surlaquelle je trace quelques lignes que je signe. Mon oncle s’estrassis pendant que j’écris ; et, quand je relève la tête, jerencontre sa figure sarcastique tendue attentivement vers moi, lesyeux mi-clos cherchant à percer mon front et à scruter mapensée.

– J’ignore ce que tu as l’intentiond’entreprendre, me dit mon oncle lorsqu’il m’a remis les titres quim’appartiennent. N’importe ; je te souhaite le plus grandsuccès. Le meilleur moyen de réussir aujourd’hui est encore des’attacher à quelque chose ou à quelqu’un. L’indépendance coûtecher. Essayes-en tout de même, si le cœur t’en dit. Méfie-toi desentraînements ; ils sont dangereux. Pour nous aider à résisteraux tentations de toute nature, il n’y a rien de tel que leRespect. J’en ai fait l’expérience. Le respect pour toutes leschoses établies, toutes les règles affirmées extérieurement, siabsurdes qu’elles paraissent à première vue. Montesquieu a écritl’Esprit des Lois ; il est inutile, n’est-ce pas ?d’espérer faire mieux ; il ne reste donc qu’à s’attacher àleur lettre, qui ménage bien des alinéas… Ah ! à proposd’entraînements, reste en garde contre ceux de lasentimentalité ; le monde ne vous les pardonne jamais. Il nefaut avoir bon cœur qu’à bon escient. Rappelle-toi que le PetitPoucet a retrouvé son chemin tant qu’il a semé des cailloux, maisqu’il n’a pu le reconnaître lorsqu’il l’a marqué avec du pain.

Oui, je me souviendrai de ça. Et je saurai,aussi, que le Respect est un chat malfaisant et sans vigueur,chaussé de bottes de gendarme, qui terrorise la canaille au profitde très vil et très puissant seigneur Prudhomme de Carabas.

– Viendras-tu ce soir chez lesMontareuil ? me demande mon oncle.

– Non ; je ne crois pas.

– Tu le devrais ;Mme Montareuil est charmante pour toi et Édouard est enchantéde te voir ; Il est tellement timide qu’il se trouve gênélorsqu’il est seul en face de Charlotte.

Ça, je m’en moque absolument. Mais je pense àMarguerite, la femme de chambre de Mme Montareuil, une joliefille pas trop farouche dont j’ai déjà pincé la taille, dans lescoins.

– Soit, dis-je, j’irai ; mais pasavant dix heures.

Mme Montareuil est une personne grave,avec une figure en violon, une voix de crécelle et des gestes quirappellent ceux des joueurs d’accordéon. Je n’aime pas beaucoup lesgens graves. Quant à Édouard, c’est un jeune homme sérieux. Qu’endire de plus ? Transcrire sa conversation avec Charlotte ne meserait pas difficile.

– Quel beau temps nous avons euaujourd’hui, Mademoiselle !

– Oh ! oui, Monsieur.

– On se serait cru en plein moisd’août.

– Oui, Monsieur.

– Vous ne craignez pas les grandeschaleurs, Mademoiselle ?

– Non, Monsieur.

– Beaucoup de gens s’en trouventincommodés.

– Oui, Monsieur…

Mon oncle parle de l’intention qu’il a defaire remonter pour Charlotte plusieurs des bijoux que lui alaissés sa mère.

– Quelle chose incompréhensible, ditMme Montareuil, que ces perpétuels changements de mode dans lajoaillerie ! Et ce qu’on fait aujourd’hui est si peugracieux ! Il faut que je vous montre une broche qui me futdonnée lors de mon mariage, et vous me direz si l’on fait deschoses pareilles à présent.

Elle se lève pour aller chercher la brochedans son appartement. Mon oncle est radieux, plein d’attentionspour moi ; le mariage de Charlotte, me dit-il, n’est plusqu’une question de jours ; et comme il m’assure, sans rire,qu’il découvre à chaque instant dans Édouard de nouvelles qualités,Mme Montareuil rentre dans le salon.

– J’ai été un peu longue. Les petitsarrangements de mon secrétaire ont été bouleversés depuis cematin ; il fallait bien trouver de la place pour les valeursque j’ai retirées de la Banque afin de faire opérer les transferts,et je suis légèrement maniaque, vous savez. Voici la broche. Qu’endites-vous ?

Beaucoup de bien, naturellement. Pourquoi endire du mal ? Mme Montareuil referme l’écrin avec la joiede la vanité satisfaite.

– Je ne l’ai pas portée depuis dix ans,dit-elle. Je la mettrai demain, pour les courses. Vous viendrezaussi à Maisons-Laffitte, j’espère, monsieur Georges ?

– Non, Madame ; je leregrette ; mais j’ai déjà expliqué à mon oncle les raisons quine me permettent pas d’accepter son invitation. Je dois partir enBelgique demain soir.

En effet, j’ai reçu une lettre d’Issacar quim’appelle à Bruxelles. Mais, surtout je ne tiens pas à allerm’ennuyer, pendant deux ou trois jours, dans cette belle propriétéque mon oncle a achetée, je crois, par habileté, et où il aime àrecevoir des gens fort influents, mais qui me mettent la mort dansl’âme. J’ai même, peut-être, d’autres raisons.

– Vous nous manquerez. Nous avonsl’intention d’abuser de l’hospitalité de votre oncle. Nous laissonsMarguerite pour garder la maison, et nous partons demain matin,presque sans esprit de retour. C’est si joli,Maisons-Laffitte ! Et les courses ! Quelque chose me ditque je gagnerai demain. On m’a donné un tuyau, mais un tuyau…

– Moi aussi je viens vous parler detuyaux, dit une grosse voix ; seulement, mes tuyaux à moi, cesont des tuyaux d’orgue !

C’est l’abbé Lamargelle qui fait sonentrée ; et j’en profite pour me retirer ; car, si laconversation de l’abbé m’intéresse, je n’aime pas beaucoup seshabitudes de frère quêteur. Ses églises en construction au Thibetne me disent rien de bon ; et je préfère, pendant qu’onl’écoute, aller regarder l’heure du berger dans les yeux deMargot.

– Alors, Monsieur ne va pas àMaisons-Laffitte demain, me dit-elle dans l’antichambre.

– Mais, vous écoutez donc aux portes,petite soubrette ?

– Comme au théâtre, répond-elle enbaissant les yeux.

– Eh ! bien, non, je n’y vaispas ; et je ne suis pas le seul ; car il paraît qu’onvous confie la garde de la maison.

– Hélas ! dit Marguerite avec unsoupir. J’aurai le temps de m’ennuyer, toute seule…

La solitude, comme on l’a écrit, est une chosecharmante ; mais il faut quelqu’un pour vous le dire. J’essayede convaincre Margot de cette grande vérité. Elle finit par selaisser persuader ; Je ne partirai pour Bruxellesqu’après-demain matin, et la nuit prochaine nous monterons la gardeensemble.

Chapitre 4OÙ L’ON VOIT BIEN QUE TOUT N’EST PAS GAI DANS L’EXISTENCE

Quand je suis revenu de Belgique, où jen’avais guère passé qu’une semaine, j’ai trouvé mon oncle dans unecolère bleue. Mme Montareuil, que j’avais rencontrée au bas del’escalier, avec son fils, comme j’entrais, tenait son mouchoir surses yeux et Édouard, d’une voix lugubre, m’avait affirmé que letemps était bien mauvais. Les domestiques aussi avaient l’air fortaffligé.

– Mademoiselle Charlotte ne se marierapas, m’a dit l’un d’eux.

Ah ! bah ! Pourquoi ? Qu’est-ildonc arrivé ?

Une chose très malheureuse. C’est mon onclequi me l’apprend, d’une voix secouée par la fureur. Il paraît qu’ily a huit jours – juste la nuit qui a suivi mon départ pourBruxelles, par le fait – les voleurs sont venus chez lesMontareuil ; ils ont tout enlevé, tout, titres, valeurs,bijoux. Le secrétaire de Mme Montareuil a été forcé et mis àsac. C’est épouvantable.

– Horrible ! dis-je. Et l’on n’a pasarrêté les malfaiteurs ? On n’a pas une indication qui puissemettre sur leurs traces ?

– Pas la moindre. On a vu pourtant,assure-t-on, deux hommes passer en courant dans la rue, vers lescinq heures du matin, avec des paquets sous le bras. Des balayeursont donné le signalement de l’un d’eux ; c’était un hommebrun, avec un pardessus vert et une casquette noire.

– Et l’on n’a pas retrouvé cet hommebrun ?

– Pas encore ; la police lerecherche.

– Mais il n’y avait donc personne, cettenuit-là, chez Mme Montareuil ?

– Si ; Marguerite, la femme dechambre. Mais elle couche à l’étage supérieur et assure s’êtreendormie de bonne heure ; comme elle a le sommeil lourd, ellen’a rien entendu. On l’a mise à la porte sans certificat, tu pensesbien.

– Quel est le montant du vol, à peuprès ?

– Quatre cent mille francs, à en croireMme Montareuil ; mettons-en, si tu veux, trois centmille ; le quart de ce qu’elle possédait, à mon avis. Si levieux Montareuil avait encore été de ce monde, ce coup l’auraittué, j’en suis sûr. Il tenait tant à son argent !…

– Un homme d’affaires,naturellement ; et encore, je crois, plutôt usurier qu’hommed’affaires, si la différence existe…

– Usurier ! Le mot est bien gros. Iln’a jamais eu maille à partir avec la justice, que je sache ;alors… et puis, c’était un philanthrope, un des fondateurs de laDigestion Économique ; Mme Montareuil aussi a toujoursété très charitable, ajoute mon oncle qui ne se souvient plus de ceque je lui ai entendu dire bien des fois, dans ses moments decynisme : que la charité est la conséquence de l’usure et sonarc-boutant naturel.

– Cette pauvre dame semblait biendésolée ; je l’ai rencontrée en arrivant…

– Oui, nous venions d’avoir un entretienqui n’avait guère dû lui mettre du baume dans le cœur. Queveux-tu ? J’ai bien été obligé de lui faire comprendre qu’uneunion entre son fils et Charlotte était désormais impossible ;entre la fortune que possédait Édouard il y a huit jours et cellequi lui reste aujourd’hui, l’écart est trop considérable…

– Je pense, mon oncle, que vous avez étéun peu vite en besogne. D’abord, Charlotte avait, je crois,beaucoup d’affection pour Édouard…

– Elle ! Charlotte ! Ellen’aime personne. Une idéologue qui trouve que la terre lui salitles pieds et qui rêve d’avoir des ailes ! Ils sont dans lalune, les gens qu’elle aimerait.

– Peut-être. En tous cas, on peutretrouver, d’un moment à l’autre, une bonne partie des valeursdérobées, sinon leur totalité ; que la police mette la mainsur les coupables…

Mon oncle ricane.

– Les coupables ! dit-il. Ne metspas le mot au pluriel. Il n’y a qu’un coupable.

Il se lève et marche nerveusement. Un seulcoupable ! Que veut-il dire ? Subitement, il s’arrête etme frappe sur l’épaule.

– Écoute, je ne veux pas ruser avec toi,ni faire des cachotteries. Garde seulement pour toi ce que tu vasentendre… Si je n’avais pas été certain de ce que je viens de tedire et de bien d’autres choses, je n’aurais pas agi aussibrusquement avec Mme Montareuil. J’ai pris des renseignements.J’ai été à la Préfecture, où je connais quelqu’un ; c’esttoujours utile, d’avoir des relations dans cette maison-là ;tu pourras t’en apercevoir. On m’a mis des évidences irréfutablesdevant les yeux et l’on m’a donné des preuves. Le vol a été commispar une seule personne ; cette personne ne possède plus leproduit de son larcin ; et elle ne sera pas arrêtée. Je teparlais tout à l’heure des deux individus qu’on prétend avoir vus…Fausse piste ; renseignement mauvais dont la police n’est pasdupe, ni d’autres, ni moi.

– Alors, dis-je, ému malgré moi, car lesallures un peu mystérieuses de mon oncle m’intéressent, alors, quelest le voleur ?

– Je n’ai pas besoin de te dire son nom,répond mon oncle ; il ne t’apprendrait rien. C’est un jeunehomme de ton âge, à peu près, et de ta taille – j’ai vu sonportrait. – Il était l’amant de Mme Montareuil.

– Mme Montareuil ! Unamant !

– Pourquoi pas ? Elle n’est pas laseule, je pense, dit mon oncle en haussant les épaules… Ça duraitdepuis deux ans. C’est là qu’est la bêtise. Qu’une femme, àn’importe quel âge, se passe un caprice, rien de mieux. Mais laliaison !… Car elle allait le voir souvent, l’entretenait –maigrement, c’est vrai ; j’ai vu des lettres – et le laissaitvenir chez elle, parfois, sous des prétextes… Il devait être aucourant de tout et ne guettait évidemment qu’une occasion… On l’avu descendre de voiture au coin de la rue, vers onze heures, lesoir du vol…

– Qu’est-ce qu’il faisait ?qu’est-ce qu’il était ?

– Un pas grand’chose. Un de ces fauxartistes de Montmartre dont le ciseau de sculpteur se recourbe enpince et qui ont dans la main le poil de leurs pinceaux. Deshabitudes de taverne et de bouges sans nom ; desfréquentations abjectes. Du reste…

– Mais pourquoi ne l’a-t-on pasarrêté ? Il n’a pas reparu chez lui ? On ne l’a pasretrouvé ?

– Il n’a pas reparu chez lui, non. Maison l’a retrouvé – avant-hier, dans la Seine. – Crime ousuicide ? Crime, certainement. Il n’avait pas un sou sur luiquand on l’a repêché, et l’on n’a rien trouvé dans sonlogement ; rien, bien entendu, à part les documents qui ontrévélé son intimité avec Mme Montareuil.

– Ce n’est donc pas elle qui a donné lesrenseignements ?

– Elle ? Pas du tout. A-t-elleseulement songé à soupçonner son amant ? Je ne le crois pas.Elle ignore sa mort. Elle n’ose pas aller chez lui parce que,depuis l’affaire, Édouard ne la quitte pas, mais elle lui a encoreécrit hier ; je le sais. C’est la police qui a tout découvert,en donnant là une grande preuve d’habileté ; je regrette même,pour les agents chargés des recherches, qu’on ait décidé de ne pasdonner connaissance des faits réels à la presse.

J’éclate de rire.

– Oh ! oui, c’est regrettable !Les journaux perdent là un bien joli roman-feuilleton. Maispourquoi diable, mon oncle, me racontez-vous une pareillehistoire ?

– Une histoire ! crie mon oncle. Unehistoire ! Aussi vrai que nous ne sommes que deux dans cettechambre, c’est la vérité pure. La vérité, je te dis ! Meprends-tu pour un enfant ? Est-ce que j’ai l’habituded’inventer des contes ? Tu ris !… Mais c’est affreux,c’est à faire trembler, ces choses là ! Penser que descapitalistes, des possédants – hommes ou femmes, peu importe ;le sexe disparaît devant le capital font aussi bon marché du biende la caste, sacrifient ses intérêts supérieurs à leurs passionsbasses, oublient toute prudence, négligent toute précaution devantleurs appétits déréglés – et livrent leurs munitions, en bloc, àl’ennemi ! – Où sont-ils, ces trois cent mille francs ?Qui sait ? Peut-être entre les mains de perturbateurs prêts àengager la lutte contre les gens riches, contre nous, en dépit ducode qui fait tout ce qu’il peut, pourtant, pour favoriserl’accumulation et le maintien de l’argent dans les mêmes mains… Selaisser voler ! Ne pas veiller sur sa fortune ! C’estmille fois plus atroce que la prodigalité qui, au moins, éparpillel’or… C’est abandonner le drapeau de la civilisation ; c’estpermettre à la vieille barbarie de prévaloir contre elle. Lafortune a ses obligations, je crois ! L’Église même nousl’enseigne… Quand je la voyais là tout à l’heure, cette femme,geignante et pleurnicharde, je songeais à cette vieille princessequi, pendant le pillage de sa ville prise d’assaut, courait par lesrues en criant : « Où est-ce qu’on viole ? »Parole d’honneur, j’avais envie… Ah ! bon Dieu ! sesouvenir qu’on a un sexe et oublier qu’on possède un million… C’està vous rendre révolutionnaire !

– Calmez-vous, mon oncle. D’abord, cestitres, ceux qui les détiennent n’en ont pas encore lemontant ; on a les numéros, sans doute ; on feraopposition…

– Que tu es naïf ! C’est vraimentbien difficile, de vendre une valeur frappée d’opposition ! Àquoi penses-tu donc qu’on s’occupe, dans les ambassades ?Figaro prétendait qu’on s’y enfermait pour tailler des plumes. Onest plus pratique, aujourd’hui… Je ne dis pas que les ministresplénipotentiaires opèrent eux-mêmes…

– Est-ce que Mme Montareuil est aucourant des choses ?

Mon oncle tire sa montre.

– À l’heure actuelle, oui. Elle a trouvé,en rentrant chez elle, une lettre qui la mandait, seule, à laSûreté ; elle est, depuis une demi-heure, en tête-à-tête avecun fonctionnaire qui lui révèle tout ce qu’elle sait et tout cequ’elle ne sait pas. Elle écoute, en pleurant ses péchés. On doitlui apprendre que si, par hasard, on retrouve ses titres ou sesbijoux, on les lui remettra ; mais que, le principal coupableétant mort, on ne poussera pas les recherches plus loin, afind’éviter un scandale. Affaire classée.

– Édouard ne saura rien ?

– Rien. Il n’aura qu’à se consoler de laperte de ses trois cent mille francs.

Petite affaire. « Plaie d’argent n’estpas mortelle », disent les bons bourgeois.

– Et Charlotte ?

– Je ne crois pas que j’aurai besoin delui dire ce que je viens de t’apprendre.

– Mais que pense-t-elle ?

Mon oncle me regarde avec étonnement.

– Est-ce que je sais ? Elle n’a rienà penser. Je suis son père ; je pense pour elle… Après ça,peut-être réfléchit-elle pour son compte. Si tu veux savoir à quoi,va le lui demander.

Tout de suite.

Charlotte ne m’a pas dit ce qu’elle pense – cequ’elle pense de ce mariage manqué et des circonstances qui en ontamené la rupture. – Mais je sais à quoi elle pense ; je lesais depuis longtemps. Depuis le jour, au moins, où j’ai commencé àregarder autour de moi, à voir clair. J’ai senti que je n’étais passeul à essayer de comprendre ce qu’il y avait derrière le voile quidoit cacher la vie à la jeunesse ; rideau bien vieux,d’ailleurs, que la vanité imprudente écarte et que le cynismedéchire – car la franchise renaît aujourd’hui par l’effronterie dupersiflage et l’on n’essaye plus guère, même devant des auditeursen bas âge, de galvaniser des truismes moribonds et de passionnerdes lieux-communs. – Et, avec la famille dont la règle s’énerve deplus en plus devant la multiplicité des obligations mondaines etdont le rôle s’efface devant les exigences d’une instructionstupide, les jeunes êtres n’ont plus sous les yeux, lorsqu’il leurest permis de les lever de leurs livres, que le spectre de la Vie,qui les emplit de terreur, et de tristesse, et de dégoût. Lesparoles, les demi-mots mêmes qu’on laisse tomber, exprès parfois,retentissent dans le vide de l’existence enfantine ; et levide est sonore. Avez-vous entendu, après les saillies d’unsceptique, ces rires d’enfants qui sont affreux, car ils sont desricanements d’hommes ? Avez-vous vu ces sourires de femmesnarquoises sur des lèvres de petites filles ? Ces rires-làsont presque des cris de détresse, et ces sourires pleins dedouleurs. Les paroles qui les ont provoqués résonnent dans lescerveaux qu’elles tourmentent, et elles tuent quelque choseailleurs. L’âme, où rien ne trouve d’écho, perd saspontanéité ; le cœur sait rester muet et ne veut pluspartager ses peines ; l’enthousiasme et la confiance sont enprison dans la caverne des voleurs. Chez les êtres faibles,l’égoïsme s’enracine, l’égoïsme vil qui peut se résoudre un jour,il est vrai, en une sympathie béate et pleurnicharde ; et chezles êtres forts, c’est un repliement amer sur soi-même, un refusdédaigneux de se laisser entamer, qui peut donner au jeune hommel’exaspération et à la jeune fille une froideur de glace.

La pauvreté rend précoce, celle d’affectionsautant que celle d’argent. Il y a longtemps déjà, sans doute, queCharlotte a pu satisfaire sa curiosité de la vie ; sa mère,morte de bonne heure, n’a pu lui inculquer, par la contagion destendresses puériles et déprimantes, la foi dans la nécessité descompassions et des indulgences ; les franchises brutales etles sarcasmes de son père l’ont forcée à acquérir son indépendancemorale, à se placer en face du monde et à le juger. Et le jugementqu’elle a porté, nerveux et partial, a été la négation, instinctiveplutôt que raisonnée, de tout ce qui était contraire à sanature ; et le rejet absolu de ce qu’elle ne pouvaitcomprendre. Verdict d’enfant roidie par le dédain, qui devient larègle immuable de la jeune fille, mais qui n’est pas rendu sansluttes et sans souffrances. Pendant que moi, isolé, enfermé dans lacage où l’on vous apprend à avoir peur et dans la cage où l’on vousenseigne à faire peur aux autres, je mordais mes poings dansl’ombre, combien n’a-t-elle pas versé de larmes, cette jeune fillecalme et contemplative qui ne pouvait pas ne point voir et qu’onobligeait à entendre ? Elle a souffert autant que moi ;plus que moi, sans doute, car sa souffrance était plus aiguë,n’ayant point de cause précise mais des raisons générales ; etcette douleur était ravivée sans trêve par le spectacle incessantde la vie basse, de l’hypocrisie meurtrière de la barbariecivilisée avec son indifférence horrifiante pour toutes les penséeshautes.

Charlotte a peut-être souffert, aussi, dumanque de cœur et de la brutalité de son père ; je le crois,bien que je ne l’aie point entendue se plaindre. Elle ne se plaintjamais. Les états d’indignation silencieuse par lesquels elle apassé – et que les nerfs de la femme n’oublient jamais, même quandson cerveau ne se souvient plus des causes qui les ont provoqués –lui ont ouvert l’âme à moitié en la froissant beaucoup. Carl’indignation est un projet d’acte ; et un projet d’acte, mêmeirréalisé, ne pouvant rester infécond, il y a toujours,intérieurement, résolution dans un sens quelconque, si inattenduqu’il soit. Le plus souvent, chez la femme, l’indignation répriméeproduit la pitié. La pitié mesquine, espèce de compromis entrel’égoïsme forcené et le manque d’énergie mâtiné de tendresseironique, impliquant le désaveu de toute espèce d’enthousiasmevrai ; la pitié larmoyante et bavarde, qui procède de rancunessourdes peureusement dissimulées, du désir d’actes vengeursaccomplis par d’autres que, d’avance, on renie lâchement ; lapitié qui cherche dans l’exaltation du malheur, l’auréole de sapropre apathie ; sentiment anti-naturel, chrétien, qui ne peutexister que par la somme de dépravation qu’il enferme. Maisl’indignation, parfois, produit aussi la fierté taciturne, lacompréhension large et muette de l’universelle sottise et del’universelle douleur ; seulement, alors, elle se retire toutentière dans les solitudes silencieuses du cœur ; elle seconserve et se concentre comme le feu sous la neige des volcanspolaires ; et, de la compression de ses élans, les âmes fortespeuvent faire jaillir des idées libératrices – ou même la bontésans phrases, lorsqu’elles ont assez souffert et lorsque, surtout,elles ont assez vu souffrir.

C’est encore de la pitié, cela ; mais unepitié haute et brave. Et c’est cette pitié-là, inquiète et nerveuseencore, que je sens vibrer dans Charlotte ; je la lis sur sonvisage, son beau visage d’un ovale pur comme ceux qu’on rêved’entrevoir sous les arceaux gris des vieux cloîtres ; je ladevine dans ses yeux réfléchis, attentifs et sévères, ses yeuxnoirs qui ne parlent pas ; dans sa voix, d’un timbre aussi purque lorsqu’elle était enfant, sa voix qui est l’essence d’elletoute et m’enivre comme un fort parfum.

Je l’entends souvent, cette voix-là, àprésent. Elle parle pour moi, et pour moi seul. Il me semble que jen’entends qu’elle, depuis ces trois mois que nous nous aimons…Ah ! je ne le sais pas, si nous nous aimons…

Comment avons-nous été poussés l’un versl’autre, ce soir-là ? ce soir lourd d’un jour d’orage, dans lejardin de Maisons-Laffitte, où sa robe blanche frémissait comme uneaile pâle sous la nef des grands arbres noirs, où sa voix clairefaisait sonner les rimes du poème de la nuit d’été… où je suistombé à deux genoux devant elle, avec des mains glacées et mon cœurqui sautait dans ma poitrine, où elle m’a relevé de toute la forcede ses deux bras et m’a porté à ses lèvres… Je n’ai point eu besoinde mentir, de lui dire que je l’avais toujours aimée ; je luiai dit que je l’aimais, ce soir-là, éperdument, à en mourir, etelle m’a serré sur son cœur en me disant : « Tais-toi,tais-toi ! » Oh ! cela qui fut si doux – cette bontéde vierge, plus forte qu’un amour de femme – oh ! je donneraistout au monde aujourd’hui pour que ce n’eût jamais été…

Pourquoi l’ai-je voulue, moi ? Pourquoiest-elle venue ici, elle ? Pourquoi revient-elle – puisqu’ellene m’aime pas, je le sens ; puisque, moi, je ne peux pasl’aimer ? – Oh ! c’est torturant, et je ne puis pas direce que c’est que notre amour ; c’est comme l’amour de deuxennemis. On dirait qu’il y a toujours un fantôme entre nous…Ah ! les mystérieuses et confuses sensations éveillées par leprintemps passionnel ! Les rêves d’idéal et les sentimentslascifs, les fougues du cœur et les ardentes convoitises ! –Rien, rien… Seulement la meurtrissure des sens enivrés d’ennui etaltérés par l’inquiétude ; la volonté de se laisser aller à ladérive, quand on résiste malgré soi ; l’esprit qui s’effrayequand la chair lance son cri ; la défiance et la révolte desdésirs ; les abandons et les reprises, les effusions et lesfroideurs ; et enfin, non pas la nausée, mais la rancunecontre l’ennemi qui a failli vaincre – en redoutant de triompher. –Mais l’impression vive, acre, pénétrante du plaisir est tellementprofonde en moi, pourtant, qu’elle s’exprime longtemps après parles spasmes du cœur et les frissons nerveux. Je ne l’aimepas ; et il y a des moments où je l’adore, des moments trèscourts ; et d’autres où je la déteste, il me semble, de toutle poids de son esprit qui s’appuie au mien, si alourdi déjà et queje ne puis plus dégager. On dirait que nous ne voyons que la vie,quand nous sommes ensemble, la vie dont nous ne parlons jamais,hideuse et vieille, – vieille, vieille…

J’ai conscience qu’elle n’est pas pourmoi ; et elle sent qu’elle n’est point faite de ma chair.C’est comme si je lui glaçais le cœur, comme si je pétrifiais sasympathie ; comme si quelque chose nous forçait tous deux àrefouler toujours plus profondément dans l’âme une passion intenseque la sentimentalité n’ose pas défigurer et qui ne vit, même dansle présent, que de souvenirs de rêves. Ce sont les sourdesfermentations de la mémoire qui m’imprègnent d’elle, du sentimentobscur de sa supériorité qui domine toutes mes pensées, qui estcomme une barrière devant ma volonté ; ses regards d’uninstant qui ont rayonné pour jamais, ses gestes fugitifs maisimpérissables, toute sa grâce mille fois révélée à moi et qui mereste si mystérieuse, toute la réalité de ses charmes, ne m’ontdonné que des visions… Cela dure depuis des mois. Chaque fois,quand elle est venue, ç’a été un élan vers elle ; et, quandelle est partie, une délivrance. Je puis la revoir au moins,lorsqu’elle est absente ! Je la revois dans le fauteuil oùelle était assise, devant la table où elle s’appuyait ; cen’est pas son image qui est là ; c’est elle-même, elle toutentière. Et, quand elle vient, c’est une étrangère qui luiressemble un peu ; mais je ne puis jamais la voir telle que jel’ai revue en pensée… Une fois, une seule, sa présence m’a étédouce, douce à ne pouvoir l’exprimer. Elle s’était endormie unmoment ; et j’ai eu à moi, réellement, immobiles, silencieuxet clos, son front où la pensée inquiète a tendu la transparence deson voile, sa bouche si souvent entr’ouverte pour des questionsqu’elle ne pose pas, ses yeux qui interrogent – quand j’y voudraisvoir briller des étoiles. – J’aurais voulu qu’elle ne se réveillâtjamais et m’endormir avec elle, moi, pour toujours…

Mais c’est fini, à présent. Nous ne seronsplus séparés, Charlotte et moi ; par un adversaire invisiblequ’elle a deviné dans l’ombre, sans doute, et que je ne veux pasavoir terrassé pour lutter avec son fantôme. Qu’elle parle, si ellea quelque chose à dire, et si elle ose parler. Ou bien, jeparlerai ; et si ce que je dirai doit tuer notre amour, qu’ilmeure. Je ne veux plus subir le despotisme des angoisses quil’étreignent ; et je ne veux pas plus de secret entre nos âmesqu’il n’y en a entre notre chair, notre chair que rapproche unnouveau lien, car Charlotte est enceinte. Avant-hier, elle m’adécidé à aller demander sa main à son père, et à lui toutavouer ; je dois lui faire part, aujourd’hui, du résultat del’entrevue ; je l’attends.

La voici. Pour la première fois, en faced’elle, je me sens maître de moi, je n’éprouve pas lesfrémissements d’humilité du dévot devant son idole muette, ducoupable devant sa conscience.

– Tu as vu mon père ?

– Oui.

C’est vrai. J’ai vu mon oncle hier matin. Ilm’a écouté sans émotion et m’a laissé parler sans m’interrompre.« Tu n’auras pas ma fille, m’a-t-il dit quand j’ai eu fini. –Voulez-vous me donner les raisons de votre refus ? ai-jedemandé.– Certainement. Il n’y en a qu’une. Je ne veux plus marierCharlotte. – Vous ne voulez plus… – Non. Il est convenu qu’un pèrede famille doit faire son possible pour établir sa fille ;mais si les circonstances s’opposent à la réalisation de sesdésirs, le monde ne peut pas lui en vouloir de ne point persisteren dépit de tout. Les faits qui ont empêché le mariage deCharlotte, en raison même de la rareté de leur caractère,m’autorisent à abandonner, au moins pendant quelques années, toutestentatives matrimoniales à son égard. Édouard est censé avoir lecœur brisé, et il est inutile de le lui arracher tout à fait ;Charlotte est supposée regretter profondément Édouard ; et onm’imagine généralement versant des pleurs sur leur infortune, dansle silence du cabinet. C’est une situation. – Situation conciliableavec vos intérêts ? – Peut-être. Je ne tenais pas à avoird’enfant, moi ; une fille, surtout. Les filles, il leur fautune dot ; et la dot, c’est une somme d’autant plus grosse quele père s’est enrichi davantage. Il faut payer. Je payerai,puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement ; mais le plustard possible. – Savez-vous si Charlotte sera de votre avis et sielle voudra attendre ? » Mon oncle s’est mis à ricaner.« Oh ! qu’elle le veuille ou non !… Elle ne seramajeure que dans deux ans, environ ; et après, les sommationsrespectueuses, les formalités, le temps qu’elles exigent… Une femmepeut arracher ses premiers cheveux blancs, en France, avant d’avoirune volonté. – Elle peut disposer d’elle-même, en tous cas… –Illégalement. – Soit. C’est ce qu’a fait Charlotte. Depuis troismois elle est ma maîtresse. – Ta… ? a crié mon oncle ensursautant, car il a senti que je ne mentais pas. – Oui ;depuis trois mois ; et je viens vous demander, puisque c’estnécessaire, de nous permettre de régulariser notresituation. » Mon oncle était blême, encore, et sa main, poséeà plat sur le bureau, frémissait un peu ; mais sa voix n’a pastremblé. « Votre situation, a-t-il dit, je puis la régulariserfacilement ; en faisant enfermer ma fille jusqu’à sa majorité,d’abord ; et en te faisant poursuivre, toi, pour détournementde mineure. La loi m’autorise… – Oui ! À tout ! À volerla dot de votre fille, comme vous m’avez volé mon héritage, àmoi ! » Mon oncle ne s’est pas indigné ; il a souriet hoché la tête. « Je comprends. Je comprends. Unevengeance ? Ou un chantage ? – Ni l’un ni l’autre !Quelque chose qui ne vous regarde pas, que je ne veux pas vousdire. Il n’y a qu’une chose que je veuille vous dire, c’est queCharlotte est enceinte et qu’il nous faut votre consentement ànotre mariage ! Vous entendez ? Il me le faut ! Jene veux pas que mon enfant… – Ne t’avance pas trop ! La loin’interdit pas sans raisons la recherche de la paternité… »J’ai bondi vers mon oncle et je l’ai empoigné par les épaules.« Si vous dites un mot de plus, si vous vous permettez lamoindre allusion injurieuse envers Charlotte, vieux coquin, je vousécrase sous mes pieds et je vous jette par la fenêtre. Il y alongtemps que j’ai envie de le faire, sale voleur que vousêtes ! Entendez-vous, que j’en ai envie ? Hein ? (etje sentais ses os, que j’aurais dû broyer, craquer dans mes mains,et je ne voyais plus que le blanc de ses yeux). Si je n’étais pasun lâche, comme tous ceux qui se laissent piller par des pleutresde votre trempe, il y a longtemps que j’aurais pris votre tête parles deux oreilles et que je l’aurais écrasée contre vos tables dela Loi ! Je peux vous la faire, à présent, la loi, si je veux,hein !… Tenez, vous n’en valez pas la peine ! » Etje l’ai jeté, d’un revers de main, au fond de son fauteuil où ils’est écroulé comme une ordure molle. « Écoutez, ai-je repris,près de la porte, avant de sortir, tandis qu’il cherchait àrécupérer son sang-froid et qu’il arrangeait sa cravate.Écoutez-moi bien. Accordez-moi la main de Charlotte ; je nevous demande pas de dot ; je ne vous en ai point demandée. Jene veux pas que vous me donniez un sou, même de l’argent que vousm’avez pris. Si vous aviez la moindre affection pour votre fille,je vous dirais qu’elle sera heureuse avec moi ; mais vous nevous souciez de personne. Une dernière fois, voulez-vous ? Sivous ne voulez pas, je ne sais pas ce qui arrivera ; mais jeprévois des choses terribles, des malheurs sans nom pour elle, pourmoi – et pour vous aussi. « Je me suis arrêté, la voix coupéepar la colère. » – Je n’ai qu’un mot à te répondre.C’est : Non. Je n’ai pas plus d’aversion pour toi que pour unautre, malgré ce que tu viens de dire et de faire. Tu m’esindifférent – comme tous les gens qui ne peuvent me servir à rien.– Seulement, en admettant que ma fille ne me donne pas lieu de larenier purement et simplement, je ne puis pas la marier sansdot ; cela ruinerait mon crédit ; et, la mariant avec unedot, je ne puis la donner qu’à un homme possédant une fortune enrapport. Tel n’est point ton cas, malheureusement pour toi. Il y ades conventions sociales que rien au monde ne m’obligera àtransgresser ; elles sont la base de l’Ordre universel, quoique tu en puisses dire… Tu viens de te comporter en sauvage ;moi, je te parle en civilisé, a-t-il continué en glissant sa maindans un tiroir qu’il avait ouvert sournoisement et où je sais qu’ilcache un revolver. La loi m’autorise à agir contre ma fille et toi.Je n’userai pas du droit qu’elle me confère. Tu as séduitCharlotte ; tu peux la garder. Vivez en concubinage, si vousvoulez ; vous serez à plaindre avant peu, sans aucun doute.Mais c’est moi qu’on plaindra. » Je suis sorti brusquement,sans dire un mot, car je voyais rouge.

C’était avant-hier, cela ; et il mesemble que c’est la même fureur qui me secouait alors qui vient dem’envahir tout d’un coup, lorsque Charlotte est entrée.

– Eh ! bien, que t’a dit monpère ? me demanda-t-elle, anxieuse.

– Il a dû te l’apprendre lui-même, jepense.

– Non. Voilà trois jours que je ne l’aivu ; il sort de bonne heure et rentre tard ; on diraitqu’il m’évite. Tu lui as dit ?…

– Tout. Et il refuse. Je n’ai pas besoinde te donner ses raisons, n’est-ce pas ?

Charlotte secoue la tête tristement. Ellevient s’asseoir près de moi et me prend la main.

– Et toi, que veux-tu faire ?

– Moi ? dis-je… Je ne sais pas. Envérité, je ne sais pas.

Et je fixe mes yeux sur quelque chose, auloin, pour éviter son regard que je sens peser sur moi. Maisl’étreinte de sa main se resserre, sa petite main si fine et sijolie, qui semble exister par elle-même.

– Dis-moi ce que tu penses,Georges ! Je t’en prie, dis-le moi, si cruel que ce doiveêtre.

Je dégage ma main et je me lève.

– Est-ce que je sais ce que tu penses,toi ? Je ne l’ai jamais su ! Dis-le moi, si tu veux queje te réponde. Dis-moi si tu m’aimes, d’abord !

Des larmes roulent dans les yeux deCharlotte.

– Je t’aime, oui… Oh ! Je ne saispas… Je ne peux pas dire ! Je ne te connais pas. Je ne te voispas. J’ai peur… Je devine des choses, à travers toi ; deschoses atroces…

Je frappe du pied, car ses larmes me crispentles nerfs et m’irritent.

– Écoute, dis-je ; écoute des chosesplus atroces encore. Il faut que tu les apprennes, puisque tu veuxsavoir ce que je pense. Je ne veux point vivre de la vie des gensque tu connais, que tu fréquentes, que tu coudoies tous les jours.Leur existence me dégoûte ; et, dégoût pour dégoût, je veuxautre chose. J’ai déjà cessé de vivre de leur vie. J’ai… Tu sais,le vol commis chez Mme Montareuil, ces quatre cent millefrancs de bijoux et de valeurs enlevés la nuit. Eh ! bien…

Charlotte s’élance vers moi et me pose sa mainsur la bouche.

– Tais-toi ! Je le sais. Je l’aideviné ! Ne parle pas ; je ne veux pas… Viens.

Elle m’entraîne, me fait asseoir sur le divanet me jette ses bras autour du cou.

– Tu ne te doutais pas que jesavais ? que j’avais compris toute ta haine pour mon père etpour ceux qui lui ressemblent, et que j’avais pu lire en toi commedans un livre le jour où tu es venu me parler, terappelles-tu ? en revenant de Bruxelles… Non, non, ne t’en vapas. Reste. Ne te mets pas en colère si je pleure ; c’est plusfort que moi. Écoute. Je ne t’aimais pas, mais je sentais combientu étais tourmenté… Et le soir où tu m’as parlé, dans le jardin, jene t’aimais pas non plus, mais je savais que tu avais soif d’uneamitié compatissante, comme tous les cœurs malheureux…

D’un geste brusque, je me délivre de sonétreinte.

– Il fallait te défendre, alors, puisquetu n’avais que de la pitié pour moi ! Ce n’est pas de lasympathie que je te demandais !

– Enfant ! dit-elle en me reprenantdans ses bras ; est-ce que tu le savais, ce que tu medemandais ? tu voulais trouver l’oubli, en moi, le sommeil detoutes les pensées qui te hantent, la fin du cauchemar quit’oppresse. Cela, je ne pouvais te le donner qu’avec moi-même. Cesoir-là, tu avais vu en moi une fée qui peut chasser les mauvaisrêves ; mais je n’étais qu’une femme, et mon seul charmec’était mon amour. Je te l’ai donné autant que j’ai pu ; pasassez complètement, sans doute… et, surtout, je ne t’ai jamais ditce que j’aurais dû te dire, je ne t’ai jamais parlé comme j’étaisrésolue à le faire chaque fois que je venais te voir.Pardonne-moi ; je sentais que ta souffrance était tumultueuseet irritable, et je n’ai jamais osé… J’avais peur…

– Tu avais peur ! dis-je en melevant et en marchant par la chambre. Peur de quoi ? De medire que j’étais un voleur ? Je m’en moque pas mal ! Oubien d’entreprendre ma conversion ? Tu aurais sans doute perduton temps. C’était bien inutile, va, tes airs mystérieux et tesfaçons d’enterrement… Tu m’as demandé ce que je voulais faire, toutà l’heure. Si ton père m’avait accordé ta main, j’aurais vu ;mais puisqu’il refuse… je veux continuer, ni plus ni moins, et letonnerre de Dieu ne m’en empêcherait pas. J’espère que tu ne mequitteras pas ; tu t’ennuieras un peu moins que tu ne l’asfait jusqu’ici…

– Non, non ! crie Charlotte. Neparle pas ainsi ! Ce n’est pas fait pour toi, cela ! jene veux pas…

– Pourquoi donc n’est-ce pas fait pourmoi ? Parce que les lois, qui ont permis qu’on me dépouillâtdepuis, ne m’ont pas fait naître pauvre ? Parce que j’ai étéenfermé au collège au lieu d’être interné dans la maison decorrection ? Parce que j’ai appris des ignominies dans deslivres, derrière des murs, au lieu de faire l’apprentissage du viceen vagabondant par les rues ? Je ne comprends pas cesraisons-là. Parce qu’on m’a fait donner assez d’instruction etqu’on m’a laissé assez d’argent pour me permettre d’agir en larronlégal, comme ton père ? Je ne veux pas être un larronlégal ; je n’ai de goût pour aucun genre d’esclavage. Je veuxêtre un voleur, sans épithète. Je vivrai sans travailler et jeprendrai aux autres ce qu’ils gagnent ou ce qu’ils dérobent,exactement comme le font les gouvernants, les propriétaires et lesmanieurs de capitaux. Comment ! j’aurai été dévalisé avec lacomplicité de la loi, et même à son instigation, et je n’oserai pasrenier cette loi et reprendre par la force ce qu’elle m’aarraché ? Comment ! toi qui es une femme et qui serasmère demain, tu peux être empoignée ce soir par des gendarmes queton père aura lancés contre toi et enfermée jusqu’à vingt-et-un anscomme une criminelle, avec l’interdiction, après, de te marieravant l’expiration des interminables délais légaux ! et tuhésiteras à fouler aux pieds toutes les infamies du Code ?

– Non, dit Charlotte, je n’hésiterai pas.Je suis ta femme et je suis prête à te suivre. Mais… Non, je t’enprie, ne fais pas cela. Je t’en prie ; pour moi, pour…l’enfant… et surtout pour toi. Oh ! j’aurais tant donné pourque tu ne l’eusses jamais fait ! et je te supplie de ne plusle faire. N’est-ce pas, tu voudras bien ?

Elle se lève et vient près de moi.

– Dis-moi que tu voudras bien. Jesais aussi, moi, que c’est ignoble, toutes ces choses ; toutecette société immonde basée sur la spoliation et la misère ;je sais que les gens qui soutiennent ce système affreux sont desêtres vils ; mais il ne faut pas agir comme eux…

– C’est le seul moyen de les jeterà bas, dis-je. Lorsque les voleurs se seront multipliés à tel pointque la gueule de la prison ne pourra plus se fermer, les gens quine sont ni législateurs ni criminels finiront bien par s’apercevoirqu’on pourchasse et qu’on incarcère ceux qui volent avec une fausseclef parce qu’ils font les choses mêmes pour lesquelles on craint,on obéit et on respecte ceux qui volent avec un décret. Ilscomprendront que ces deux espèces de voleurs n’existent que l’unepar l’autre ; et, quand ils se seront débarrassés des banditsqui légifèrent, les bandits qui coupent les bourses auront aussidisparu. Tu sais ce que je pense, maintenant ; tu sais ce quej’ai fait et ce que je veux faire – tu entends ? ce que jeveux faire !

– Oh ! c’est affreux, ditCharlotte en sanglotant. Je ne sais pas si tu as tort… mais je nepeux pas, je ne peux pas… Écoute-moi, je t’en supplie… au moinspendant quelque temps… Tu te calmeras. Tu es tellementénervé ! Tu verras que c’est trop horrible… Je n’ai pas mêmele courage d’y penser ; et je n’aurais pas la force… Oh !si tu savais ce que je souffre ! Je t’aime, je t’aime de toutemon âme à présent ; et je t’aimerai… oh ! je ne peux pasdire comme je t’aimerai…

Je la prends dans mes bras.

– Eh ! bien, si tu m’aimes,Charlotte, ne me demande point des choses impossibles. Il faut quej’agisse comme je te l’ai dit, je suis poussé par une force querien au monde ne pourra vaincre, même ton amour. Mais tu serasheureuse, je te jure…

– Non, murmure-t-elle en détournantla tête ; je voudrais pouvoir te dire : oui ; je levoudrais de tout mon cœur ; mais c’est plus fort que moi, jene peux pas. Il me semble que je mourrais de peur et de honte… etje ne veux pas que toi… Oh ! mon ami, mon ami ! ne merepousse pas ainsi…

– Si ! dis-je, je terepousserai – et j’écarte sa main glacée qu’elle a posée sur monfront brûlant, car sa douleur me pénètre et m’exaspère et je sensfondre, devant ce désespoir de femme, l’âpre résolution qui, depuissi longtemps, s’ancra en moi. – Si ! je te repousserai si tues assez faible pour ne point agir ce que tu penses, car tu saisbien que j’ai raison. Je serai ce que je veux être ! Et jeresterai seul si tu n’es pas assez forte pour me suivre.

Charlotte devient pâle, pâle comme unemorte ; et ses yeux seuls, éclatants de fièvre, paraissentvivants dans sa figure.

– Je ne peux pas, dit-elle toutbas ; et d’autres paroles, qu’elle voudrait prononcer,expirent sur ses lèvres blêmes.

– Eh ! bien, va-t-en,alors ! crié-je d’une voix qui ne me semble pas être lamienne. Va retrouver ton père, fille de voleur ! il m’a volémon argent et toi tu veux me voler ma volonté ! Va t-en !Va-t-en !…

Alors, Charlotte s’en va, toute droite.Et pendant longtemps, cloué à la même place et comme pétrifié, jecrois entendre le bruit de ses pas qui s’est éteint dansl’escalier.

Ce que je ressens, c’est pour moi. Jevoudrais bien qu’il y eût là quelqu’un pour me tuer, tout demême ; mais on ne meurt pas comme ça. Il faut vivre. Eh !bien, en avant……

Le lendemain matin, à la gare du Nord,au moment où je vais prendre le train pour Bruxelles, quelqu’un mefrappe sur l’épaule. Je me retourne. C’est l’abbéLamargelle.

– Vous partez en voyage, chermonsieur ?

– Oui ; pour affaires ;un voyage qui durera quelque temps, je pense.

– Vous ne m’étonnez pas ;votre oncle est un homme aimable et Melle Charlotte estabsolument charmante ; mais les événements de ces tempsderniers, ces malheureux événements, ont influé quelque peu surl’aménité de leur caractère ; et quand on ne trouve plus dansla famille les joies profondes auxquelles elle vous a habitué…Ah ! ç’a été bien déplorable, ce qui est arrivé. Pour ma part,je n’ai aucune honte à l’avouer, j’y ai perdu une petite commissionqui devait m’être versée au moment du mariage. Enfin… Les voies dela Providence sont insondables. M. Édouard Montareuil est bienaffecté.

– J’espère qu’il se consolera, avecle temps.

– Je l’espère aussi. Le temps… lesdistractions… Je crois savoir qu’il se fait inoculer ; je l’airencontré l’autre jour sur la route de l’Institut Pasteur. Lascience est une grande consolatrice. Quant à vous, vous préférezles voyages.

– Oh ! voyagesd’affaires…

– Oui ; des affaires auloin ; l’isolement. Vous avez sans doute raison. Beaucoup degens éprouvent le besoin de la solitude, de temps àautre :

Quiconqueest loup, agisse en loup ;

C’est leplus certain de beaucoup ;

comme le dit le fabuliste, continuel’abbé en me plongeant subitement ses regards dans les yeux.Allons ! je crains de manquer mon train. Au revoir, chermonsieur. Nous nous retrouverons, j’espère ; je fais mêmemieux que de l’espérer, il n’y a que les montagnes, hé !hé ! qui ne se rencontrent pas. Je vous souhaite un excellentvoyage. – Prenez garde au marchepied.

Par la portière du wagon, j’aperçois sahaute silhouette noire qui disparaît au coin d’une porte. Était-ilvenu pour prendre un train – ou pour me voir ? Et alors,pourquoi ?

Ah ! pas de suppositions ! Çane sert à rien – surtout quand les prêtres sont dans l’affaire. –Des malins, ceux-là ! et qui ne sont peut-être pas les plusmauvais soutiens de la Société, bien que la bourgeoisie déclare, enclignant de l’œil, que le cléricalisme c’est l’ennemi.

J’y réfléchis pendant que le train, quis’est mis en marche, traverse la tristesse des faubourgs. Quand onpense au nombre des êtres qui vivent dans ces hautes maisonsblafardes, dans ces lugubres casernes de la misère, et qui sontprovoqués, tous les jours, par ces deux défis : la ceinture dechasteté et le coffre-fort ; quand on songe qu’on ne met enprison tous les ans, en moyenne, que cent cinquante mille individusen France et quelques malheureux millions en Europe ; on estbien forcé d’admettre, en vérité, devant cette dérisoire mansuétudede la répression impuissante, que la seule chose qui puisse retenirles gens sur la pente du crime, c’est encore la peur dudiable.

Chapitre 5OÙ COURT-IL ?

– Naturellement, si vous essayezd’expliquer ça à un gendarme, il y a fort à parier qu’il vousprendra pour un aliéné dangereux. Mais il n’en est pas moins vraique le voleur, c’est l’Atlas qui porte le monde moderne sur sesépaules. Appelez-le comme vous voudrez : banquier véreux,chevalier d’industrie, accapareur, concussionnaire, cambrioleur,faussaire ou escroc, c’est lui qui maintient le globe enéquilibre ; c’est lui qui s’oppose à ce que la terre deviennedéfinitivement un grand bagne dont les forçats seraient les serfsdu travail et dont les garde-chiourmes seraient les usuriers. Levoleur seul sait vivre ; les autres végètent. Il marche, lesautres prennent des positions. Il agit, les autresfonctionnent.

– Et leurs fonctions consistent àvoler, dis-je.

– Si l’on veut pousser les choses àl’extrême, certainement, répond Issacar en allumant une cigarette.Mais pourquoi hyperboliser ? Il est bien évident que l’homme,en général, est avide de gains illicites et que le petit nombre deceux qui n’ont pas assez d’audace pour agir en pirates, avec leslettres de marque octroyées par le Code, rêvent de se conduire enforbans. Le genre humain est admirablement symbolisé, à ce point devue, par le trio qui fit semblant d’agoniser, voici dix-huitsiècles, au sommet du Golgotha : le larron légal à droite, lelarron hors la loi à gauche, et Jésus la bonté même, représentantla soumission craintive aux pouvoirs constitués, au milieu.Seulement, quand on a dit cela, on n’a pas dit grand’chose. On aétabli les éléments inaltérables de l’âme actuelle, mais on aignoré les diversités extérieures de son agencement. Il y a fleurset fleurs, bien que, primordialement, toutes les parties de lafleur soient des feuilles ; et il y a filous et filous bienque, par leur fonds, tous les hommes soient des fripons.

– N’allez-vous pas trop loin, àvotre tour ?

– Je ne pense pas. Je ne croispoint que la nature humaine soit mauvaise en elle-même, ou, aumoins, incurablement mauvaise ; pas plus que je ne crois aucriminel-né. Ce sont là des mensonges conventionnels, fort commodessans doute, mais qu’il ne faudrait point ériger en axiomes. Jecrois à l’influence détestable, irrésistible, du déplorable milieudans lequel nous vivons. Que la corruption engendrée par ce milieusoit profonde et générale, il n’y a pas lieu d’en douter ; lesêtres qui échappent à son action sont en bien petit nombre. Ilsexistent, cependant ; car c’est soutenir un paradoxeabominable que d’affirmer qu’il n’y a point d’honnêtes gens. Lespersonnes les plus versées en la matière n’ont point de doutes à cesujet. M. Alphonse Bertillon assure même qu’on pourraittrouver à Paris, parmi les êtres placés dès leur jeunesse dans cesconditions qui sont le lot des criminels que nous sommes tous plusou moins, une centaine d’hommes devenus et restés parfaitementhonnêtes. « On les trouverait tout de même, dit-il, mais ceseraient cent imbéciles. » Imbéciles ou non, peu importe. Ilsuffit qu’ils existent.

– C’est suffisant, eneffet.

– Partant donc de ce point quel’honnête homme n’est pas un mythe, mais une simple exception, nousnous trouvons en face d’une masse énorme dont les éléments,absolument analogues au point de vue physiologique oupsychologique, ne se différencient qu’en raison de leur agencementau point de vue social. Pour diviser en deux parties les unitésmalfaisantes qui composent cette masse, on est obligé de prendre leCode pénal pour base d’appréciation.

– Bien entendu ; le Code,c’est la conscience moderne.

– Oui. Anonyme et à risqueslimités… La première partie est composée, d’abord, de criminelsactifs, dont la loi ignore, conseille ou protège les agissements,et qui peuvent se dire honnêtes par définition légale ; puis,de criminels d’intention auxquels l’audace ou les moyens fontdéfaut pour se comporter habituellement en malfaiteurs patentés, etdont les tentatives équivoques sont plutôt des incidents isolésqu’une règle d’existence ; ceux-là aussi peuvent se direhonnêtes. Cette catégorie tout entière a pour caractéristique lerespect de la légalité. Les uns sont toujours prêts à commettretous les actes contraires à la morale, soit idéale, soitgénéralement admise, pourvu qu’ils ne tombent point sousl’application directe d’un des articles de ce Code qu’ilsperfectionnent sans trêve. Les autres, tout en les imitant de leurmieux, de loin en loin et dans la mesure de leurs faibles facultés,ne sont en somme que des dupes grotesques et de lamentablesvictimes qui ne consentent, pourtant, à se laisser dépouiller quepar des personnages revêtus à cet effet d’une autorité indiscutableet qualifiés de par la loi. Classes dirigeantes et masses dirigées.De par la loi, Monsieur, de par la loi ! Vous savez quelle estla conséquence d’un pareil ordre de choses. Égoïsme meurtrier enhaut, misère morale et physique en bas ; partout, laservitude, l’aplatissement désespéré devant les Tables de la Loiqui servent de socle au Veau d’Or.

– Certes, l’esclavage estgénéral ; et le joug est plus lourd à porter, peut-être, pourles dirigeants que pour les dirigés. Il est vrai qu’ils ontl’espoir, sans doute, d’arriver à accaparer toute la terre, àmonopoliser toutes les valeurs, à asservir scientifiquement lereste du monde et à le parquer dans les pâturages désolés de lacharité philanthropique. Je suis convaincu que pas une voix nes’élèverait pour protester s’ils parvenaient à établir un pareilrégime.

– C’est fort probable. L’éducationde l’humanité est dirigée depuis longtemps vers un but semblable,et les utopistes du Socialisme la parachèvent. Mais la tentative,si l’on osait la risquer, ne réussirait pas, et voicipourquoi : il y a toute une catégorie d’individus qui n’ontcure des lois, qui s’emparent du bien d’autrui sans se servird’huissiers et qui lèvent des contributions sur leurs contemporainssans faire l’inventaire de leurs ressources. Ce sont les voleurs.Il faut leur laisser ce nom, qui n’appartient qu’à eux seuls, depar la loi, et même étymologiquement. Vola, ça ne veut pasdire : une sébile. Examinez la paume des mains deslégislateurs, dans un Parlement quelconque, lorsqu’on vote à mainslevées, et vous conviendrez que, le titre de voleurs ne sauraits’appliquer aux coquins qui mendient les uns des autres, pourcommettre leurs méfaits, l’aumône de la légalité. Je ne dis pasqu’il ne se trouve point de voleurs véritables, parmi ces filous encarte ; il y en a, et il y en aura de plus en plus ; maisc’est encore l’exception. Quant au vrai voleur, ce n’est pas dutout, quoi qu’on en dise, un commerçant pressé, négligent desformalités ordinaires, une sorte de Bachi-Bouzouk du capitalisme.C’est un être à part, complètement à part, qui existe par lui-mêmeet pour lui-même, indépendamment de toute règle et de tous statuts.Son seul rôle dans la civilisation moderne est de l’empêcherabsolument de dépasser le degré d’infamie auquel elle estparvenue ; de lui interdire toute transformation qui n’aurapoint pour base la liberté absolue de l’Individu ; de labloquer dans sa Cité du Lucre, jusqu’à ce qu’elle se rende sansconditions, ou qu’elle se détruise elle-même, comme Numance. Cerôle, il ne le remplit pas consciemment, je l’accorde ; maisenfin, il le remplit. Je n’admets pas que le voleur soit la victimerévoltée de la Société, un paria qui cherche à se venger del’ostracisme qui le poursuit ; je le conçois plutôt comme unecréature symbolique, à allures mystérieuses, à tendances dont onignore généralement la signification, comme on ignore la raisond’être de certains animaux qui, cependant, ont leur utilité etqu’on ne détruit que par habitude aveugle et par méchanceté bête.Le voleur va à son but, non pas que le crime soit bien attrayant etque ses profits soient énormes, mais parce qu’il ne peut faireautrement. Il sent peser sur lui l’obligation morale de faire cequ’il fait. Je dis bien : obligation morale.« Le renard, en volant les poules, a sa moralité, assureCarlyle ; sans quoi il ne pourrait pas les voler. » Quoide plus juste ?

– Rien au monde. C’est faire ducrime ce qu’il est : une matière purement sociologique. Etc’est faire du criminel ce qu’il est aussi : une conséquenceimmédiate de la mise en train des mauvaises machinesgouvernementales, un germe morbide qui apparaît, dès leur origine,dans l’organisme des sociétés qui prennent pour base l’accouplementmonstrueux de la propriété particulière et de la morale publique,qui se développe avec elles et ne peut mourir qu’avec elles. C’estfaire du voleur un individu possédant une moralité spéciale qui luienlève la notion de l’harmonique enchaînement de l’organisationcapitaliste, et qu’il refuse de sacrifier au bien général définipar les légistes. C’est faire de lui le dernier représentant,abâtardi si l’on y tient, de la conscience individuelle.

– Certainement, dit Issacar. Maisce n’est pas seulement son dernier représentant ; c’est sonreprésentant éternel. Toutes les civilisations qui ne se sont pasfondées sur les lois naturelles ont vu se dresser devant elles cetépouvantail vivant : le voleur ; elles n’ont jamais pu lesupprimer, et il subsistera tant qu’elles existeront ; il estlà pour démontrer, per absurdum, la stupidité de leurconstitution. Les gouvernements ont un sentiment confus de cetteréalité ; et, avec une audace plus ingénue peut-êtrequ’ironique, ils déclarent que leur principale mission est demaintenir l’ordre, c’est-à-dire la servilité générale, et de faireune guerre sans merci au criminel, c’est-à-dire à l’individu queleurs statuts classent comme tel.

– C’est absolument comme si unconquérant affirmait, que sa seule raison d’être est de subjuguerdes provinces. Sa présence n’a pas besoin d’être expliquée. Mais ilest probable que les masses exploitées finiront par s’apercevoirque leur pire ennemi n’est pas le criminel traqué par la police etexclusivement sacrifié comme un bouc émissaire pour assurer à laloi une sanction indispensable. La faim fait sortir le loup dubois…

– Les loups sont des loups, répondIssacar ; et les hommes… Il y a annuellement cinquante millesuicides en Europe ; et, en France seulement, quatre-vingt-dixmille personnes meurent de faim et de privations, tandis quesoixante-dix mille autres sont internées dans les asiles d’aliénéspar suite de chagrins et de misère. Croyez-vous que cette foule demisérables ait des principes moraux plus solides que ceux de leurscontemporains ? Pas du tout. Il n’y a plus que dans certainsmilieux révolutionnaires qu’on croie encore à l’honnêteté. Mais ladistance est si grande, de la pensée à l’acte ! Plutôt que dela franchir, ils préfèrent la mort.

– Pourtant, dis-je, ils sontpresque tous chrétiens ; et leur religion leur enseigne lanécessité de l’audace. Le ciel même, dit l’évangile, appartient auxviolents qui le ravissent. Violenti rapiunt illud. Quepensez-vous de cette promesse du paradis faite auxcriminels ?

– Elle m’amuse. Pourtant, elle estd’une grande profondeur, et les casuistes ne l’ont pas ignoré. Parle fait, les criminels commencent à jouir sur cette terre deprivilèges que ne partagent point les honnêtes gens. On disaitautrefois que le voleur avait une maladie de plus que les autreshommes : la potence ; on peut dire aujourd’hui qu’il aune maladie de moins : la maladie du respect. Et, ce qu’il y ade plus curieux, c’est que ce respect qu’il ressent de moins enmoins, il l’inspire de plus en plus. Allez voir juger, par exemple,une affaire d’adultère ; le voleur, devant le public et mêmele tribunal, fait bien meilleure figure que le volé. Et quivoudrait, croire, à présent, que la faillite n’a pas été instituéepour le bien du débiteur, pour lui refaire unevirginité ?

– Personne, assurément. On pourraitmême aller beaucoup plus loin que vous ne le faites ; et jeserais porté à admettre que cette considération pour le larronaugmente en raison exacte du mépris croissant pour la misère.Penser qu’après dix-huit siècles de civilisation chrétienne lespauvres sont condamnés en naissant ! Et ils sont condamnéscomme voleurs. Tu as volé de la vie, de la force, de lalumière ! Tu es condamné à payer avec ta chair, avec ton sang,avec ton geste de bête, avec ta sueur, avec tes larmes ! Etl’ignoble comédie que la charité infinie les oblige à jouer !Quand vous entendez un homme chanter dans la rue, vous pouvez êtresûr qu’il n’a pas de pain.

– Que voulez-vous ? ricaneIssacar. Ils ont contre eux l’opinion publique – la même qui ferasemblant de vous honnir si vous vous laissez pincer au cours d’uncambriolage. – Seulement le pauvre est réprouvé à perpétuité, etsans merci ; car la dignité de l’infortune est morte. Vous,vous ne serez déshonoré que pour un temps, et jusqu’à un certainpoint ; car vous aurez été assez habile pour mettre en lieusûr le produit de vos précédents larcins. Il n’y a qu’une opinionpublique, voyez-vous : c’est celle de la Bourse ; elledonne sa cote tous les jours. Lisez-la en faisant votre compte,même si vous revenez du bagne. Vous saurez ce qu’on pense devous.

– J’ai déjà eu l’occasion de laconsulter une fois, cette opinion publique ; lorsque j’aivoulu m’assurer de la valeur des titres avec lesquels mon oncleavait réglé ses comptes de tutelle.

– Oui, je sais ; elle vous arépondu : cent mille francs, à peu près. C’était comme si ellevous avait dit : Tu risqueras cette somme dans une entreprisequelconque, et tu la perdras ; car ton capital est mince etles gros capitaux n’existent que pour dévorer les petits. Ou bien,tu chercheras à joindre à tes maigres revenus ceux d’un de cesemplois honnêtes qui, pour être peu lucratifs, n’en sont pas moinspénibles. Ceux qui les exercent ne mangent pas tout à fait à leurfaim, sont vêtus presque suffisamment, compensent l’absence desjoies qu’ils rêvent par l’accomplissement de devoirs sociaux quel’habitude leur rend nécessaires ; et, à part ça, viventlibres comme l’air – l’air qu’on paye aux contributionsdirectes.

– La perspective était engageante.Néanmoins, elle ne m’attirait pas. J’étais assez bien doué, il estvrai, et si j’avais eu de l’ambition… Mais je n’ai pas d’ambition.Arriver ! À quoi ? Chagrin solitaire ou douleur publique.Manger son cœur dans l’ombre ou le jeter aux chiens. D’ailleurs, jen’avais pas la notion déprimante de l’avenir. Je voulais vivre pourvivre.

– Ne faites pas de la résolutionque vous avez prise une question de principes, dit Issacar. Rien demauvais comme les principes. Vous êtes, ainsi que tous les autrescriminels, poussé par une force que vous ne connaissez pas, quin’est point héréditaire, et à laquelle les milieux que vous aveztraversés ont simplement permis un libre développement. Le voleurest un prédestiné.

– C’est possible. Moi, je voleparce que je ne suis pas assez riche pour vivre à ma guise, et queje veux vivre à ma guise. Je n’accepte aucun joug, même celui de lafatalité.

– Prenez garde. Si vous vousdérobez à toute domination, vous vous condamnez à subir toutes lesinfluences passagères.

– Ça m’est égal. Et puis, j’aimevoler.

– Voilà une raison. On peuts’éprendre de tout, même du plaisir et du crime, avec sincérité et,j’oserai le dire, avec élévation.

– Vous n’avez peut-être pas tort,après tout, de parler du voleur comme d’un prédestiné. Il me sembleque, même si j’étais resté riche, je n’aurais été attiré vers rien,ou seulement vers des choses impossibles.

– Vous auriez été un isolé ou unlibertin, car vous êtes un individu ; étant pauvre, vous êtesun malfaiteur par définition légale. Dans une société où tous lesdésirs d’actes et les appétits sont réglés d’avance, le crime soustoutes ses formes, de la débauche à la révolte, est la seuleéchappatoire prévue, et implicitement permise par la loi aux forcesvives qui ne peuvent trouver leur emploi dans le mécanismeréglementé de la machine sociale, et auxquelles la pauvreté défendl’isolement. Vous auriez pu tenter n’importe quoi ; on vousaurait reconnu tout de suite comme un caractère, et vous auriez étéperdu. La lanterne avec laquelle Diogène cherchait un homme, etqu’avait déjà tenue Jérémie, l’Individu la porte sur la poitrine,aujourd’hui – afin qu’on puisse le viser au cœur et le fusillerdans les ténèbres.

– Puisque je dois être un voleur,et rien qu’un voleur…

– Pourquoi : rien qu’unvoleur ? Ne pouvez-vous être quelque autre chose en mêmetemps ? Vous êtes déjà ingénieur ; continuez. Le loisirne vous manquera pas. Vous auriez tort de vous cantonner dans uneoccupation unique. Il faut être de votre temps, mais pas trop. Lagrande préoccupation de notre époque est la division du travail,car on affirme aujourd’hui que les parties ne doivent plus avoir derapports avec le tout. Il n’y a que le vol qui ne soit pas unespécialité. N’en faites pas une.

– Soit. Je voulais dire qu’il y adeux sortes de filous ; l’escroc et le voleur proprement dit.L’un nargue les lois, l’autre ne leur fait même pas l’honneur des’occuper d’elles ; je veux agir comme ce dernier.

– Affaire de tempérament. Moi, jepréfère l’escroquerie, pour la même cause ; mais je n’ai pasla maladie du prosélytisme. Soyez un larron primitif, un larronbarbare si vous voulez. Permettez-moi seulement de vous donner unbon conseil : faites aux lois l’honneur de vous inquiéterd’elles. Comparez les statuts criminels des différents peuples, etleurs codes ; comparez aussi leurs régimes pénitentiaires etl’échelle de ces régimes ; et, avant de tenter un coup,examinez dans quel pays et dans quelles conditions il estpréférable de le risquer ; laissez le moins possible auhasard ; sachez d’avance quel sera votre châtiment, et commentvous le subirez, si vous êtes pris. Je souhaite que vous ne lesoyez jamais ; mais mes vœux ne sont point une sauvegarde.Jusqu’ici, vous n’avez commis qu’un vol, fort imprudent et d’uneaudace presque enfantine ; grâce à un concours decirconstances extraordinaires, vous n’avez même pas été soupçonné.On a bien raison de dire qu’il n’y a que l’invraisemblable quiarrive ! Cependant, ne vous y fiez pas.

– Je ne m’y fie pas.

– Et surtout, souvenez-vous bienqu’il faut éviter à tout prix les violences contre les personnes.L’assassinat, soit pour l’attaque de la propriété à conquérir, soitpour la défense de la propriété qu’on vient d’annexer, est unprocédé grossier et anachronique qu’un véritable voleur doitrépudier absolument. Tout ce qu’on veut, mais pas labutte.

– C’est mon avis.

– Le genre de vie que vouschoisissez, à part ses risques (mais quelle profession n’a pas sesdangers ?) me semble pleine de charmes pour un espritindépendant. Carrière accidentée ! Vous verrez du pays, etpeut-être des hommes. On passe partout avec de l’argent, et l’on nevous demande guère d’où il vient ; excusez cettebanalité.

– De bon cœur. Ma vie ne serapeut-être pas très gaie, et ne sera point, sûrement, ce quej’aurais désiré qu’elle fût. Mais elle ne sera pas ce qu’on auraitvoulu qu’elle eût été ! La loi, qui a permis qu’on me fîtpauvre, m’a condamné à une existence besogneuse et sans joie. Jem’insurge contre cette condamnation, quitte à en encourird’autres.

– Ne vous révoltez pas trop, ditIssacar ; ça n’a jamais rien valu. Contentez-vous de donnerl’exemple en vivant à votre fantaisie. Pourtant, si vous pouvezretirer un plaisir d’une comparaison entre l’état qui sera le vôtreet la situation que vous assignait la bienveillance de la Société,ne vous refusez pas cette satisfaction.

– C’est un parallèle quej’établirai souvent, et à un point de vue surtout.

– Celui des femmes, jeparie ?

– Tout juste ! Ah ! lesbourgeois sont bien vils ; mais ce qu’elles sont lâches, leursfilles ! Elles peuvent se vanter de le traîner, le boulet deleur origine !

– Comme vous vous emportez !Ne pouvez-vous dire tranquillement que les honnêtes filles duTiers-État ont la prétention ridicule de vouloir faire payer leurhonnêteté beaucoup puisqu’elle ne vaut ?… Auriez-vous euquelque petite histoire avec une de ces demoiselles, ces tempsderniers ? Votre brusque arrivée à Bruxelles, quand j’yréfléchis, me laisserait croire à un drame.

– Ni drame ni comédie ;quelque chose de pitoyable et qui n’a pas même de nom. N’en parlonspas ; c’est fini. Seulement, j’en ai assez, des femmes quiportent un traité de morale à la place du cœur et qui saventétouffer leurs sens sous leurs scrupules. Ah ! des femmes quin’aient pas d’âme, et même pas de mœurs, qui soient de glorieusesfemelles et des poupées convaincues, des femmes auréoléesd’inconscience, enrubannées de jeunesse et fleuries de juponsclairs !…

– Vous en aurez, dit Issacar. Je nevous promets point que leur immoralité ne vous ennuiera pas autant,au fond, que la moralité des autres ; mais elle est moinsmonotone et vous distraira quelquefois. Ce sont de bonnes filles,pas si bonnes que ça tout de même, qui ont assez de défauts pourfaire faire risette à leurs qualités, et auxquelles l’instructionobligatoire a même appris l’orthographe. En vérité, je me demandece que les honnêtes femmes peuvent encore avoir à leur reprocher.Elles reniflent, parce qu’elles n’osent pas se moucher de peurd’enlever leur maquillage, mais elles ont des pièces d’or dansleurs bas. Oui, je sais bien, vous vous moquez de ça… Enfin, on n’apas à s’occuper des toilettes ; c’est quelque chose par letemps qui court… Ah ! sapristi, quelle heure est-ildonc ?

– Cinq heures et quart.

– Bon. Nous avons encore dixminutes à nous ; il nous en faux cinq tout au plus pour allerà notre rendez-vous. Je mets ces dix minutes à profit. Voulez-vousme prêter vingt mille francs ?

– Très volontiers.

– J’ai l’intention, voyez-vous, detenter quelque chose du côté du Congo. J’ai une idée…

– Vous ne croyez donc plus auxports de mer ?

– Si ; mais la question n’estpas mûre ; les Belges y viendront, n’en doutez pas, et jecrois même qu’après avoir creusé des bassins dans toutes leursvilles ils feront la conquête de la Suisse, pour créer un port àLa-Chaux-de-Fonds ; seulement, il faut attendre. Ah ! sivous vouliez marcher avec moi, nous serions desprécurseurs…

– Je regrette de ne le pouvoir,dis-je ; mais je ne veux pas me mêler d’affaires. Pourtant, jesuis très heureux de vous être utile, car vous m’avez renduservice.

– En m’occupant de la négociationdes titres et des bijoux dont vous avez soulagé cette bonne vieilledame ? C’était si naturel ! Je regrette seulement de n’enavoir pu tirer que cent trente mille francs. Mais vous verrezvous-même, avant peu, combien nous sommes exploités.

– Je n’en serai pas surpris.Voulez-vous que je vous donne un chèque ce soir ?

– Non, répond Issacar ; vousm’enverrez ces vingt mille francs de Londres, après-demain matin,en bank-notes anglaises.

– Après-demain matin ! Mais jene serai pas à Londres…

– Si. Vous y serez demain soir àsix heures. C’est moi qui vous le dis. À présent, en route,chantonne Issacar en prenant son chapeau. Le café où nous devonsvoir mon homme est à deux pas d’ici.

Tout à côté, en effet ; en face dela Bourse. C’est l’heure de l’apéritif et l’établissement regorgede clients attablés devant des boissons rouges, et jaunes, etvertes. Des hommes aux figures désabusées de contrefacteursimpénitents, qui trichent aux cartes ou se racontent desmensonges ; des femmes d’une grande fadeur, joufflues et commegonflées de fluxions malsaines, avec des bouches quémandeuses etdes paupières lourdes s’ouvrant péniblement sur des yeux decelluloïd qui meurent d’envie de loucher.

Après un moment d’hésitation, nous nousdirigeons vers une table qu’encombre un jeune homme blond ;c’est la seule qui soit aussi faiblement occupée. Le jeune hommeblond, plongé dans la lecture d’un journal, nous autorise àl’investir ; aussitôt, je me poste sur son flanc gauche etIssacar lui fait face avec intrépidité.

– Pour qui la chaise qui restelibre ? Pour qui ? dis-je à Issacar dès que le garçonnous a munis de pernicieux breuvages.

– Pour un fort honnête homme, grosindustriel, fabricant de produits chimiques, qui brûle du désir defaire votre connaissance et de vous voir placer deux cent millefrancs pour le moins dans ses mains sans tache.

– Quelle singulière idée vous avezde me mettre en rapports avec des gens…

– Chut !Chut !

Issacar se retourne pour faire signe àl’honnête industriel qui vient d’entrer et dont il a reconnu lasilhouette dans une glace. L’honnête industriel a aperçu le signal.Il s’avance en souriant ; le ventre trop gros, les membrestrop courts, une tête d’Espagnol de contrebande avec des moustachesà la Velasquez, le front déprimé, ridé comme par l’habitude ducasque, les doigts épais, courts, cruels, écartés comme pourl’égouttement de l’eau bénite. Issacar fait les présentations commes’il n’avait fait autre chose de sa vie ; et la chaise libreperd sa liberté.

– Monsieur, me dit l’honnêteindustriel, j’ai appris par M. Issacar combien vous êtesdésireux de trouver, en même temps qu’un moyen d’utiliser vosmerveilleuses facultés d’ingénieur et d’inventeur, un placementrémunérateur pour vos capitaux. Je pense que je puis vous offrir,pour une fois, cette double possibilité, savez-vous. C’est aussil’avis de notre honorable ami M. Issacar, et je suis heureuxqu’il ait ménagé cette entrevue, pour une fois, afin que je puissevous exposer l’état de mes affaires, savez-vous. Si vous lepermettez, je vais, sans autre préambule, vous donner une idée demon entreprise.

Je permets tout ce qu’on veut ; etl’honnête industriel commence ses explications. Il parle le plusvite qu’il peut et j’écoute le moins possible. Mon Dieu ! MonDieu ! pourvu que ça ne dure pas trop longtemps !… Àl’expiration du premier quart d’heure, le jeune homme blond, à côtéde moi, commence à donner des signes d’impatience ; il s’agitenerveusement sur la banquette et déplie son journal avec rage. Tantpis pour lui ! Il n’a qu’à s’en aller, s’il n’est pas content.Ah ! que je voudrais pouvoir en faire autant !… Au boutd’une demi-heure, je prends le parti d’interrompre l’honnêteindustriel.

– Monsieur, lui dis-je, le tableauque vous venez de m’exposer est tracé de main de maître, et je doisavouer que vous m’avez presque convaincu. Le moindre des produitschimiques prend dans votre bouche une valeur toute particulière, etje crois que les résultats que vous avez atteints jusqu’ici ne sontrien en comparaison de ceux que vous pouvez espérer. Je mepermettrai cependant de faire mes réserves sur la potasse. Il mesemble que vous ne rendez pas suffisamment justice à lapotasse.

– Moi ? fait l’honnêteindustriel interloqué ; mais je n’en ai pas encoreparlé !

– Justement. Votre silence estplein de sous-entendus hostiles. N’oubliez pas, Monsieur, que jesuis ingénieur ; rien n’échappe à un ingénieur.

– Je le vois bien, murmurel’honnête industriel, très confus.

– Quoi qu’il en soit, dit Issacarqui s’aperçoit sans doute que je m’engage sur un mauvais terrain,quoi qu’il en soit, je puis vous assurer, Monsieur, que vos parolesont fait la plus grande impression sur M. Randal. Je connaisM. Randal. Il est peu expansif, comme tous les hommes modestesbien que pénétrés du sentiment de leur valeur ; mais j’airemarqué l’intérêt soutenu avec lequel il vous a écouté. C’est ungrand point, croyez-le ; et je ne serais pas étonné si, aprèsune ou deux visites à votre usine, il mettait à votre disposition,non pas deux cent mille francs, mais trois cent mille.

– Oh ! oh ! dis-je, unpeu au hasard – car je ne comprends pas du tout la significationdes coups de pied qu’Issacar me lance sous la table – oh !oh ! c’est aller bien vite…

– Mon Dieu ! dit l’industrieldont les yeux s’allument, quand un placement est bon… Il ne s’agitpas ici des Bitumes du Maroc ou du percement du Caucase,savez-vous. C’est une affaire sérieuse, que vous pouvez étudiervous-même…

– Certainement. Mais…

– Auriez-vous quelques objections àprésenter, pour une fois ?

Moi ? Pas du tout. Mais Issacar ena pour moi.

– Oui, dit-il, M. Randal acertaines raisons qui le font hésiter, jusqu’à un certain point, àplacer ses capitaux dans une entreprise comme la vôtre. Il me les aexposées et je vais vous les traduire brièvement. D’abord, ilredoute l’accroissement des frais généraux. Les ouvriers réclamentconstamment des augmentations de salaires…

– Ils les réclament ! ricanel’industriel. Oui, ils les réclament ; mais ils ne les ontjamais. Et quand même ils les obtiendraient, croyez-vous qu’ils enseraient plus heureux et nous plus pauvres ? Quelleplaisanterie ! Ce que nous leur donnerions de la main droite,nous le leur reprendrions de la main gauche. Il est impossiblequ’il en soit autrement. La science nous l’apprend. La science,Monsieur ! La main-d’œuvre est pour rien ici ; savez-vouspourquoi ? Parce que la Belgique est un pays riche, pour unefois. Plus un pays est riche, plus le travailleur est pauvre. LaFrance, au XVe siècle, était bien loin d’avoir lafortune qu’elle possède aujourd’hui, n’est-ce pas ? Eh !bien, à cette époque, l’ouvrier et le paysan français gagnaientbeaucoup plus qu’ils ne gagnent à présent. Loi économique,Monsieur, loi économique !

– La science est une admirablechose, dit Issacar. Mais M. Randal, qui a pour elle tout lerespect nécessaire, n’ignore pas combien elle exige de ménagementsdans ses diverses applications. Et il a entendu dire que deuxaccidents terribles s’étaient produits chez vous l’annéedernière…

L’honnête industriel sourit.

– Des accidents ! Oui, il y ades accidents. Nous traitons des matières dangereuses, pour unefois. Il y a eu quinze hommes tués à la première explosion ;dix seulement à la deuxième. Mais ces catastrophes donnent à unemaison une publicité gratuite si merveilleuse ! D’ailleurs, iln’y a rien à payer aux familles des victimes, car toutes lesprécautions sont prises. Je ne dis pas qu’elles le soientconstamment, savez-vous ; on se ruinerait. Mais elles le sontquand se présentent les inspecteurs, qui nous préviennent toujoursde leur visite ; question de courtoisie ; c’est nous,industriels, qui les faisons vivre… Ah ! oui, cela fait unebelle réclame ! Et l’enterrement en masse ! Tous lescœurs réconciliés dans la douleur commune ! Plus decastes ! L’union de tous, patrons et ouvriers, pleurant àl’unisson aux accents du De profundis ! Tu sais, lesbâtiments sont assurés.

– C’est une grande consolation, ditIssacar. Malheureusement, cette union que produisent si à propos depareils événements n’est peut-être pas de longue durée ; etalors arrivent les grèves, dont l’idée seule effrayeM. Randal.

– Oui, dis-je, obéissant à unepression du pied d’Issacar, je crains énormément lesgrèves.

– Crainte chimérique, affirmel’honnête industriel ; les grèves n’ont jamais fait de tortaux capitalistes ; au contraire. Voulez-vous que je vous disele fin mot ? Les trois quarts et demi des grèves, c’est nousqui les provoquons. En Angleterre, en France, en Amérique, partout.Le capitaliste, le manufacturier encombré par la surproduction serefait par la grève. Il est curieux que vous ne vous en soyez pasdouté. Tout le monde le sait, et personne n’y trouve à redire.Savez-vous pourquoi ? C’est parce qu’on se rend bien compte,malgré les criailleries des détracteurs du système actuel, que lemonde n’est pas si mal fait, pour une fois : si les unsjouissent de toutes les faveurs de la fortune, les autresconservent, par le fait même de leur indigence, le pouvoir de lesapprécier.

– C’est une compensation, en effet,accorde Issacar ; mais elle est peut-être un peu narquoise. Etil se pourrait bien qu’un jour une révolution sociale…

Coup de pied d’Issacar. Silence. Secondcoup de pied d’Issacar. Je parle.

– Certainement, une révolutionsociale qui… que…

– Je devine ce que vous voulez medire, assure l’honnête industriel. Une révolution qui prendraitd’assaut les Banques et dilapiderait les épargnes des genslaborieux et économes, qui s’approprierait les capitaux deshonnêtes gens. Cela n’est guère probable en Belgique ; nousavons la garde civique, ici, Monsieur, pour une fois. Mais enfin,c’est possible. Eh ! bien, il n’y a qu’une chose àfaire : C’est de ne pas confier son argent aux Banques et dele garder chez soi. C’est ce que je fais, savez-vous.

Et l’honnête industriel me regardetriomphalement dans les yeux, tandis que le jeune homme blond,après avoir soigneusement plié son journal, se met à examiner lespoints noirs dans le marbre blanc de la table. Quel imbécile !Pourquoi ne s’en va-t-il pas ?

– Oui, continue l’industriel, jegarde tout mon argent chez moi et, en cas de besoin, je saurais ledéfendre. Mon coffre-fort se trouve dans mon cabinet particulier,au troisième étage de ma maison, et mon appartement est aupremier ; j’ai en ce moment pour plus de cinq cent millefrancs de bonnes valeurs, sans compter les espèces ; pouraller les prendre, il faudrait passer sur mon cadavre. Quant auxvoleurs, je m’en moque. Ma porte est solide et je ne me couchejamais sans en avoir poussé moi-même les trois grosverrous.

– Un avertisseur électrique seraitpeut-être prudent, suggère Issacar.

– Je ne dis pas. Mais je puis m’enpasser ; j’ai l’oreille fine et je ne dors que d’un œil, engendarme.

– Excellente habitude, ditIssacar ; nous n’aurons pas de mal à vous réveiller, un de cesmatins, pour vous demander à déjeuner, M. Randal etmoi.

– Le plus tôt possible me feraplaisir, affirme l’industriel ; on ne traite bien les affairesque devant une bonne table ; c’est pourquoi, je pense, lespauvres ne réussissent jamais ; ils mangent si mal ! Netardez pas trop, et venez de bonne heure ; nous irons faire untour à l’usine avant déjeuner.

Il nous donne son adresse : 67, ruede Darbroëk ; et se retire après force compliments, absolumentenchanté de lui.

– Pourquoi m’avez-vous imposé unepareille corvée ? demandai-je à Issacar.

– Vous le verrez bientôt, merépond-il en souriant. Mais que pensez-vous du personnage ?C’est un symbole. À une époque où tout, même les plus vilssentiments, perd de sa force et se décolore, l’égoïsme pur, sansmélange et naïf ne se rencontre plus guère que dans les classesmoyennes ; mais il s’y cramponne. Et quelleinconscience ! Cet homme que vous venez de voir était candidataux dernières élections municipales, candidat libéral etdémocratique ; il représentait la démocratie, la seule, lavraie !

– Il la représente encore, dis-je.La vraie démocratie est celle qui permet à chaque individu dedonner, en pure perte, son maximum d’efforts et desouffrance ; Prudhomme seul ne l’ignore pas. Ah ! quellelame de sabre ne vaudrait mille fois son parapluie ?… Et commetout ce que pensent ces gens-là est exprimé bassement ! Ce quime répugne surtout dans la bourgeoisie, c’est son manque dedignité ; elle a eu beau tremper son gilet de flanelle dans lesang des misérables, elle n’en a pu faire un manteau depourpre.

– Et quand les déshérités laprendront aux épaules pour la jeter dans l’égout où elle doitcrever, on ira leur demander leurs raisons, on s’étonnera de leurmanque de ménagements, on leur reprochera leurs façons brutales…Ah ! l’ironie anglaise : « Le chien, pour arriver àses fins, se rendit enragé, et mordit l’homme »…

– Ma foi, dis-je, c’est presque unsoulagement, quand on vient de quitter un de ces honnêtes gens, quede penser qu’on doit avoir pour amis des canailles, qu’onfréquentera des êtres destinés à l’échafaud ou au bagne.

J’ai prononcé la phrase un peu haut, etj’ai vu sourire le jeune homme blond. De quoi se mêle-t-il ?Il commence à m’agacer. Et je me penche sur la table pour murmurerà Issacar :

– Allons-nous en d’ici ; etconduisez-moi auprès de ce voleur si adroit dont vous m’avez parlétantôt et que vous devez me faire connaître ce soir.

– Volontiers, répond Issacar ;mais il est inutile de sortir.

Il se lève et pose la main sur l’épauledu jeune homme blond.

– J’ai l’honneur, me dit-il, devous présenter mon ami Roger Voisin, dont vous désirez si vivementfaire la connaissance.

J’esquisse un geste d’étonnement ;mais le jeune homme blond me tend la main.

– Je suis vraiment enchanté,Monsieur… Permettez-moi seulement une petite rectification ;mon nom est bien Roger Voisin mais, d’ordinaire, on m’appelleRoger-la-Honte.

Chapitre 6PLEIN CIEL

Minuit sonne au beffroi de la cathédrale commenous pénétrons, Roger-la-Honte et moi, dans la rue, deDarbroëk ; nous venons de faire nos adieux à Issacar aveclequel nous avons dîné à l’hôtel du Roi Salomon, où il habite. Onest très bien, à cet hôtel-là.

– Oui, dit Roger-la-Honte ;aucun voleur chic ne descend ailleurs, à Bruxelles ; exceptéquand les affaires l’exigent, bien entendu. Dans ce cas-là, on estquelquefois obligé de se contenter de peu, et même de trop peu. Tuvas voir mon logement.

Roger-la-Honte me tutoie, et je le luirends. Familiarités d’associés. Ne serait-ce pas ridicule, puisquenous devons travailler ensemble, de nous parler à la secondepersonne du pluriel, et de nous donner du Monsieur ? Donc,Roger-la-Honte me tutoie et je l’appelle : Roger-la-Honte toutcourt, comme on dit : Monsieur Thiers.

– Nous voici arrivés, dit-il ens’arrêtant devant le numéro 65 et en cherchant sa clef dans sapoche.

– Il ne faudra pas faire debruit ? dis-je, pendant qu’il ouvre la porte.

– Fais tout le bruit que tupourras, au contraire ; j’ai ramené des demoiselles plus dequatre fois et les habitants de la maison, s’ils ne dorment pas, sefigureront que je continue. Les femmes, ici, ont le pas léger commedes femelles d’éléphants en couches.

Nous montons l’escalier à la lueurd’allumettes nombreuses dont la dernière, quand Roger a ouvert uneporte au quatrième étage, sert à enflammer une bougie placée sur unguéridon. Ce guéridon, un lit de fer, une commode-toilette et deuxchaises constituent tout l’ameublement de la chambre où mon nouvelami a élu domicile.

– Tu penses bien, dit-il, que cen’est pas pour mon plaisir ; à quoi servirait de se fairevoleur s’il fallait se contenter d’un logement digne tout au plusd’un sergent de ville ! Mais les affaires sont les affaires.Je devais nécessairement me placer à proximité de ma futurevictime, de façon à étudier ses habitudes ; j’ai trouvé cettechambre à louer dans la maison voisine de la sienne, et tu pensessi j’ai laissé échapper l’occasion… Ah ! le dégoûtantpersonnage que cet honnête industriel, comme dit Issacar… Nousa-t-il assez assommés et énervés ce soir !

– J’ai vu le moment, dis-je, oùj’allais lui lancer une carafe à la tête.

– Bah ! À quoi bon ? Ilssont trop. En tuer un, en tuer cent, en tuer mille, celan’avancerait à rien et ne mettrait un sou dans la poche depersonne ; ce n’est pas sur eux qu’il faut se livrer à desvoies de fait, c’est sur leur bourse.

– Le fait est que ce sera plus durencore, pour lui, de trouver demain matin son coffre-fort éventréet vide que de se voir coller au mur de son usine par les parentset les amis des ouvriers qu’il a sacrifiés à sarapacité.

– Je crois aussi que le châtimentsera plus dur ; en tous cas, il sera certainement plus long.Ah ! quelle douche ! Laisse-moi rire un peu… As-tu vuavec quelle naïveté vaniteuse il nous a donnée tous lesrenseignements sur l’agencement intérieur de samaison ?

– Et s’il n’avait pasparlé ?

– Vous en auriez été quittes,Issacar et toi, pour aller déjeuner chez lui demain matin et passerl’inspection vous-mêmes ; il aurait été riche un jour de plus,voilà tout. Tu comprends, j’étais convaincu que le coffre-fort setrouvait au second étage, et Issacar soutenait qu’il était autroisième. Il avait deviné juste ! Il a le flair, celui-là.C’est dommage qu’il ne veuille rien faire à la dure… Assieds-toidonc ; nous ne pouvons pas commencer avant une heure au moins…Tiens, pour tuer le temps, je vais te faire le portrait del’industriel à l’instant précis où nous nous occupons de lui ;il se couche à minuit un quart, tous les soirs.

Et Roger-la-Honte dessine, sur unefeuille de papier arrachée d’un carnet, une caricature très drôledu pon Pelche, en chemise de nuit et bonnet decoton.

– Tu vois, dit-il, voilà la victimecouronnée pour le sacrifice : couronnée d’un casque à mèche.Les fleurs, c’était bon pour la Grèce, mais c’est trop beau pour laBelgique, savez-vous, pour une fois. Ça t’étonne, que je sacheça ?

– Pas du tout. Mais comment as-tuappris à dessiner ?

– Tout seul ; en allant etvenant ; j’ai toujours eu beaucoup de goût pour ça, et rienque pour ça. Mes parents ont dépensé pas mal d’argent pour me faireinstruire, mais ç’a été de l’argent perdu, ou à peu près. Mesparents ? C’étaient de très braves gens ; très, trèshonnêtes ; mon père était employé chez un grand architecte, àParis ; un emploi de confiance, pénible et mal rétribué. Mamère était la meilleure des mères de famille, laborieuse, droite,économe ; elle a eu du mal, car nous sommes trois enfants,deux filles et un garçon, mais c’est moi qui lui ai donné le plusde soucis.

– Alors tes parents sontmorts ?

– Non, non ; ils n’ont mêmepas envie de mourir.

– Ah ! c’est que, en parlantd’eux, tu dis : c’étaient de braves gens, ilsétaient…

– Certainement : mais tu vasvoir pourquoi tout à l’heure. On voulait faire de moi unarchitecte, mais les épures et les lavis m’inspiraient une aversionprofonde. À seize ans, lassé de discussions sans fin avec mafamille, je me suis engagé dans les équipages de laflotte.

– Et quand tu es revenu, tu t’estrouvé dans la même position que lorsque tu étaisparti ?

– Exactement. Mes parents ne merudoyaient pas, mais ils me faisaient entendre qu’il n’était guèreconvenable, ni même honnête, de rester inactif ; ils mecitaient l’exemple de mes sœurs ; l’aînée, Eulalie, avaitétudié la déclamation, commençait à paraître avec succès surquelques scènes et faisait parler d’elle comme d’une actriced’avenir ; mes parents, sans l’encourager (car ils savaientbien que l’honnêteté, au théâtre, est une exception, quoiqu’elleexiste), n’avaient point voulu mettre obstacle à sa vocation etcommençaient à en être fiers, in petto, quand son nomfigurait sur le journal ; quant à ma plus jeune sœur quin’avait que seize ans, elle était encore au couvent et lesreligieuses ne tarissaient pas d’éloges sur son compte ;application, dévotion, bonne conduite et bonne santé, elle avaittous les premiers prix. Moi, je ne savais que faire. Je me sentaisattiré fortement vers la peinture : mais elle exige des étudeslongues et coûteuses. Comment trouver le moyen de lesentreprendre ? Je savais mes parents peu disposés à m’aider…Et j’échafaudais projet sur projet, plan sur plan, principalementdans les galeries des musées où j’aimais déjà à promener mespensées, comme je l’aime encore aujourd’hui.

Quoi d’étrange, là-dedans ?Pourquoi Roger-la-Honte n’aurait-il point des pensées et neprendrait-il point plaisir à les agiter, avec l’espoir de trouverun jour la manière de s’en servir ? On admet bien que leshonnêtes gens méditent ; pourquoi les voleurs neréfléchiraient-ils pas ?

– Je ne sais pas si tu t’en esaperçu, continue Roger ; mais les toiles des grands maîtresqui illuminent les murs des musées, les poèmes de pierre où demarbre qui resplendissent sous leurs voûtes, sont des appels àl’indépendance. Ce sont des cris vibrants vers la vie belle etlibre, des cris pleins de haine et de dégoût pour les moralitésesclavagistes et les légalités meurtrières.

– Non, dis-je, je ne m’en étais pasaperçu complètement ; mais j’en avais le sentiment vague. Jele vois maintenant : c’est vrai. Rien de plus anti-social –dans le sens actuel – qu’une belle œuvre. Et le chef-d’œuvre estindividuel, aussi, dans son expression ; il existe parlui-même et, tout en existant pour tous, il sait n’exister que pourun ; ce qu’il a à dire, il le dit dans la langue de celui quil’écoute, de celui qui sait l’écouter. Il est une protestationvéhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté contre laLaideur et la Servitude ; et l’homme, quelles que soient lahideur qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui, peutentendre, s’il le veut, comme il faut qu’il l’entende, cette voixqui chante la grandeur de l’Individu et la haute majesté de laNature ; cette voix fière qui étouffe les bégaiements honteuxdes bandes de pleutres qui font les lois et des troupeaux decouards qui leur obéissent. Voilà pourquoi, sans doute, lesgouvernements nés du capital et du monopole font tout ce qu’ilspeuvent pour écraser l’Art qui les terrorise, et ont une tellehaine du chef-d’œuvre.

– Peut-être ; moi, je te disce que j’ai éprouvé ; mais je n’ai pas été seul à leressentir. Je le sais. J’ai vu les figures des serfs de l’argent,les soirs des dimanches pluvieux, lorsqu’ils sortent des muséesqu’ils ont été visiter ; j’ai vu leurs fronts fouettés parl’aile du rêve, leurs yeux captivés encore, par un mirage quis’évanouit. Leur esprit n’est point écrasé sous la puissance desœuvres qu’ils ne peuvent analyser et qu’ils ne comprennent mêmepas ; mais ils ont eu la vision fugitive de choses belles quiont existé et qui existent ; ils ont eu la sensation éphémèrede la possibilité d’une vie libre et splendide qui pourrait être laleur et qu’ils n’auront jamais, jamais, qu’ils savent qu’ils nepeuvent pas avoir, et qu’il leur est interdit de rêver. Car ilssont les damnés qui doivent croire, dans les tourments de leurgéhenne, à l’impossibilité des paradis ; qui doivent prendre –sous peine d’affranchissement immédiat – la vérité pour l’erreur etles réalités pour les chimères… Ah ! la tristesse de leursfigures, au bas de l’escalier du Louvre !

– Un philosophe allemand l’adit : « Le besoin de servitude est beaucoup plus grandchez l’homme que le besoin de liberté : les forçats élisentdes chefs. »

– Il y a des exceptions. Moi, j’ensuis une. J’ai l’horreur de l’esclavage et la passion del’indépendance ; les années que j’avais passées à bord desnavires de l’État ne m’avaient pas donné, comme à tant d’autres,l’habitude et le goût du collier ; au contraire. Je sentaisqu’il me fallait prendre une résolution énergique et, puisque je nevoulais suivre aucune de ces routes qui mènent du bagne capitalisteà l’hôpital, m’engager résolument dans les chemins de traverse, aumépris des écriteaux qui déclarent que là chasse est réservée, etsans crainte des pièges à loups… Un jour, au Louvre, j’ai volé untableau. Cela s’est fait le plus simplement du monde. L’après-midiétait chaude ; les visiteurs étaient rares ; les gardiensprenaient l’air auprès des fenêtres ouvertes. J’ai décroché unetoile de Lorenzo di Credi, une Vierge qui me plaisaitbeaucoup ; je l’ai cachée sous un pardessus que j’avais jetésur mon bras et je suis sorti sans éveiller l’attention. Tut’étonneras peut-être…

– Mais non ; je sais avecquelle rapidité les œuvres d’art disparaissent mystérieusement desmusées français ; je suis porté à croire qu’avant peu il nerestera plus au Louvre que les faux Rubens qui le déshonorent etles Guido Reni qui l’encombrent ; et que l’administration desBeaux-Arts prendra alors le parti raisonnable de placer la Sourced’Ingres où elle devrait être, au milieu du Sahara. Maiscontinue ; qu’as-tu fait de ta Vierge ?

– Je l’ai emportée à Londres et jel’y ai vendue. Je l’ai vendue cinq cents livres sterling. Envalait-elle cinq mille, ou dix mille, ou plus ? Jel’ignore ; d’ailleurs j’étais pressé. J’ai déposé douze millefrancs dans une banque anglaise et, avec les cinq cent francs quime restaient, je suis revenu à Paris. Je n’ai rien caché de lavérité à mon père et à ma mère, fort étonnés de mon absence quiavait duré trois jours. Je leur ai dit que j’avais volé, et je leurai dit pourquoi ; je leur ai dit que je voulais être unvoleur, et je leur ai dit pourquoi. Ils m’ont écouté, absolumentatterrés ; j’ai profité de leur stupéfaction pour les quitter,après les avoir remerciés de ce qu’ils avaient fait pour moi, enles assurant que j’étais certain de leur discrétion et en leurpromettant de leur envoyer bientôt mon adresse ; ce que jefis, en effet, dès mon arrivée à Londres. Huit jours après, jereçus une lettre de mon père.

– Il t’expédiait samalédiction ?

– Pas le moins du monde. Il medisait qu’il avait beaucoup réfléchi à ce que je lui avais dit et àce que j’avais fait, et qu’il était persuadé que je n’avais pastort. « Mon cher enfant, m’écrivait-il, tu es encore tropjeune pour te douter de la douleur et de la tristesse quienténèbrent la vie des malheureux êtres qui sont nés sans fortuneet qui, pourtant, veulent se conduire honnêtement ; tu l’asdeviné, mais tu ne le sais pas. Si je te disais quels sont leurstourments et leurs soucis, leurs peines sans salaire et leursfatigues sans récompense, tu ne voudrais pas me croire. J’auraibientôt quarante-huit ans, mon enfant ; et s’il fallaitchercher le nombre des jours heureux ; de mon existence, jepourrais faire le compte sur les doigts d’une main. Et ta mère, tapauvre mère dont les prodiges d’abnégation et de sacrifice vous ontélevés tous les trois, ta pauvre mère dont la vie a été un longrenoncement et à qui je n’ai jamais pu, malgré tous mes efforts,procurer l’ombre d’une joie… Ah ! oui, je suis obligé de lepenser, ce monde est mal fait qui met tous les plaisirs ici et làtoutes les souffrances, qui ne sait point faire la part plus égaleentre les hommes et qui crée le rire des uns des larmes que versentles autres… » Mon père terminait en me recommandant de ne pluslui écrire, sous aucun prétexte, jusqu’à ce qu’il m’en eût donnéavis.

– Et tu n’as plus eu de sesnouvelles ?

– Si, un mois après, par lesjournaux. J’ai appris que mon père avait été arrêté sousl’inculpation de détournement de fonds. Il avait été chargé par sonpatron, l’architecte, d’aller régler les comptes d’un entrepreneuret on lui avait remis, à cet effet, soixante mille francs ;ces soixante mille francs, il les avait perdus en route, sanspouvoir s’expliquer comment ; et, pendant l’enquête, onl’avait mis en prison préventive ; suivant la bonne habitudefrançaise. Trois semaines plus tard, les journaux m’apprirentencore qu’on avait remis mon père en liberté ; on n’avait putrouver aucune preuve de sa culpabilité et quarante-huit ans de viesans tache avaient plaidé en sa faveur. Tu vois que l’honnêtetésert tout de même à quelque chose.

– Alors, il n’était pascoupable ?

– Quelle plaisanterie ! C’estmoi qui ai été chercher les billets de banque français où ilsétaient en sûreté et qui les ai changés contre des bank-notesanglaises… Aujourd’hui, mes parents sont très heureux ; ilsont quitté Paris ; ils tiennent à Vichy un hôtel qu’ils ontacheté et qui leur rapporte pas mal.

– Et cette brusque prospérité n’apas éveillé les soupçons ?

– Pas du tout. Ma sœur Eulalie,l’actrice, venait de quitter le théâtre. Elle avait fait unhéritage ; un vieux chanoine lui avait laissé en mourant toutce qu’il possédait.

– Un chanoine qui fréquentait lescoulisses ?

– Que tu aimes lescomplications ! Le chanoine était âgé de soixante-douze ansquand Eulalie en avait dix à peine. Il lui a légué sa fortune parcequ’il avait beaucoup d’affection pour elle, voilà tout ; unelubie de vieillard sans famille. Eulalie avait donc renoncé à lascène et à ses pompes ; elle était censée avoir avancé à mesparents l’argent nécessaire à leur établissement. Censée, tucomprends. La vérité, c’est qu’elle eût été incapable de le faire,car elle est aussi avare que dévote.

– Dévote ?

– Dans la dévotion jusqu’au cou,depuis que mon père a été arrêté. Elle parle de se fairereligieuse. Elle demeure aux Batignolles, à côté de l’église. Ladernière fois que je l’ai vue, je l’ai trouvée au milieu decrucifix, de livres de piété et de chapelets ; elle m’a donnéun scapulaire qui doit me porter bonheur – nous allons voir ça cesoir ; – elle m’a dit qu’elle prierait le Bon Dieu pour moideux fois par jour.

– C’est charmant. Et ton autresœur, elle est encore au couvent ?

– Non ; elle en est sortie unefois mes parents installés à Vichy. Mais, un beau jour, Broussaille– elle ne s’appelle pas Broussaille, mais on l’appelle Broussaille– est arrivée à apprendre, je ne sais comment, ce qui s’étaitpassé, et pour mon père, et pour moi.

– Quel coup, pour une jeune filleélevée au couvent, à l’ombre de la blanche cornette desnonnes !

– Ne m’en parle pas. Broussaille,qui n’est pas bête, a tout de suite compris la leçon que luidonnait l’exemple. Elle est partie pour Londres, et elle y estrestée depuis.

– Ah ! bah ! Broussailleest à Londres… Et qu’est-ce qu’elle fait, àLondres ?

Roger-la-Honte tire samontre.

– Qu’est-ce qu’elle fait ?… Àl’heure qu’il est, elle doit faire quelqu’un… Ah ! il va êtreune heure du matin ; c’est le moment de nous ymettre…

Roger-la-Honte va prendre une valise, àla tête du lit, l’apporte sur le guéridon et la déboucle. Il ensort différents instruments, des pinces, des vrilles, de petitesscies très fines, d’autres choses encore.

– Où est ma lanterne sourde ?Ah ! la voici ; elle est toute prête… Tu comprends, ilvaut mieux être deux, pour des coups comme celui que nous allonsfaire ; si l’on est tout seul, on court trop de risques ;on n’a personne pour vous avertir, si les gens viennent à seréveiller.

Il met une partie des outils dans sespoches et me passe le reste, ainsi qu’une paire de chaussons delisières.

– Retirons vite nos bottines etmettons ça. C’est des bons. C’est des Poissy.

– Comme cela, dis-je en glissantmes pieds dans les chaussons, nous ne ferons pas de bruit pourdescendre.

– Descendre ! ditRoger-la-Honte. Est-ce que tu rêves ? Nous ne descendonspas ; nous montons.

Il souffle la bougie, ouvre la petitefenêtre de la chambre, enjambe la barre d’appui et disparaît àgauche, sur le toit.

Je le suis. Nous nous hissons sur lacorniche qui sépare la maison de la maison voisine, nous lafranchissons et nous nous trouvons à côté de la fenêtre d’unemansarde ; la fenêtre est éclairée.

– Halte ! murmure Roger. Ilfaut attendre ; nous nous y sommes pris trop tôt. Ces garcesde servantes n’en finissent pas de se déshabiller ; il estvrai qu’elles ne sont pas longues à s’endormir. Asseyons-nous unpeu.

Nous nous asseyons sur le toit, lespieds sur l’entablement.

– Quelle nuit ! dit tout basRoger-la-Honte. Regarde donc là-haut. Crois-tu que le ciel estassez beau, ce soir !… La lune, avec ce rideau de nuagesmobiles et transparents qui mettent comme un grand voile de deuilsur une face pâle… Et toutes ces étoiles, plus brillantes que desdiamants, et qui remplissent l’immensité… Et dire qu’il y a despays où c’est encore plus beau que ça, la nuit ! Connais-tuVenise, toi ?

– Non. Et toi ?

– Moi non plus, malheureusement. Jevoudrais tant voir Venise ! Il parait que c’est merveilleux…J’ai lu tous les livres qui en parlent et je reste en admirationdevant les tableaux qui la peignent. Ah ! voir Venise !Et après, qu’il arrive n’importe quoi. Je m’en moque… Tiens, lalumière vient de s’éteindre. Attendons encore dixminutes.

– Mais, dis-je, si tu désires tantvoir Venise, pourquoi n’as-tu pas fait le voyage ? Ce n’estpas la mer à boire.

– Est-ce qu’on a le temps ?Toujours une chose ou une autre… Les voleurs non plus ne font pastoujours ce qu’ils rêvent… Si tu veux, quand nous aurons fait deuxou trois bons coups, nous irons ensemble. Nous nous promènerons surles canaux et les lagunes à gondole que veux-tu ? aux sons desinstruments à cordes. Il faudrait avoir de quoi vivre largementpendant deux ou trois ans, pour bien faire. J’étudierais lapeinture à fond, et peut-être que je deviendrais un grand peintre.J’ai tellement envie d’être un peintre ! Mais il faut quej’aille à Venise d’abord ; c’est là seulement que je saurai sije ne me trompe pas sur ma vocation… Ah ! cesétoiles !

– Oui, c’est bien beau ! Etque sait-on, de ces pléiades de sphères ; de ces astres quis’échelonnent dans l’espace comme les cordes d’une lyre, depuisSaturne jusqu’à Mercure ; de l’analogie entre les distancesdes planètes au soleil et les divisions de la gamme enmusique ; de toutes ces notes splendides et indéchiffrées del’harmonie des mondes…

– Ah ! certes, ditRoger-la-Honte, les yeux fixés au ciel ; c’est superbe !…Crois-tu que c’est habité, toi, tous ces astres ? Moi,j’espère que non. Quand on pense que dans chacun deux il y auraitpeut-être de sales bourgeois comme l’industriel et de sales voleurscomme nous… Ce serait à vous dégoûter de tout !… Ah !Allons, il est temps. En route ! Tu n’as pas peur ? Tun’as pas le vertige ? À la bonne heure. Ne regarde pas en baset suis-moi ; mais ne me pousse pas. Il faut atteindre latroisième fenêtre.

La troisième fenêtre n’est pas là ;elle me semble même diablement loin. Ce n’est pas commode, demarcher sur les toits : le terrain n’est pas accidenté, c’estvrai, mais il est glissant ; et si l’on glisse – quelsaut ! – Nous nous cramponnons de notre mieux à toutes lessaillies, nous dépassons la seconde fenêtre et nous touchons à latroisième. Nous y voilà. Nous empoignons nerveusement la barred’appui. Roger-la-Honte, qui a sorti de sa poche une boule de poix,l’applique sur un carreau, fait grincer un diamant tout autour et,par le trou circulaire pratiqué dans la vitre, passe sa main àl’intérieur et fait jouer l’espagnolette. Deux secondes après, noussommes dans une chambre que les rayons de la lune nous font voirencombrée de malles, de caisses et de cartons.

– Une chambre de débarras, ditRoger en allumant sa lanterne sourde ; je le pensais bien.Pourvu que la porte ne soit pas fermée du dehors ! Non, laclef est à l’intérieur. Ça va bien ; nous n’aurons pas à fairede bruit.

Il s’assied sur une caisse et me faitsigne de l’imiter.

– Écoute-moi bien, me murmure-t-ilà l’oreille. Nous allons descendre ; moi, je m’arrêterai autroisième étage ; toi, tu continueras jusqu’au rez-de-chausséeavec la lanterne ; tu tireras tout doucement les trois grosverrous que l’industriel pousse tous les soirs avant de se coucheret tu t’assureras que la porte d’entrée peut s’ouvrir facilement.En cas d’alerte, nous n’aurons qu’à nous précipiter dansl’escalier, à nous jeter dans la rue et à nous diriger vers tonhôtel, rue des Augustins. Quand tu auras fait ce que je te dis, tuviendras me retrouver. Allons.

J’ai tiré les trois gros verrous, jesuis sûr qu’il suffit de tourner un bouton pour ouvrir la porte, etje remonte au troisième étage.

– C’est bien, dit Roger. Nousallons commencer. Une porte à deux battants à un cabinet !Faut-il être bête ! Rien de plus facile à forcer… Et pas mêmede serrure de sûreté…

Du bec d’une pince qu’il a introduiteentre les vantaux, il cherche l’endroit favorable à la pesée. Il letrouve, il enfonce sa pince, la tire à lui de toute sa force… et uncraquement formidable me semble faire trembler lamaison.

– Ça y est, murmure Roger, qui poseun doigt sur ses lèvres.

Et nous restons là, immobiles, auxaguets, l’oreille tendue pour épier le moindre bruit. Mais rien nebouge dans la maison. Roger pousse la porte dont la serrure pend àune vis, et nous entrons dans le cabinet.

– Quel fracas tu as fait !dis-je à Roger-la-Honte, qui sourit.

– Mais non ; ça t’a produitcet effet-là parce que tu manques d’habitude et, que tu esénervé ; en réalité, je n’ai pas fait plus de bruit qu’on n’enfait lorsqu’on brise un bout de planche ou une règle. Ils ne sesont pas réveillés, sois tranquille. Pourtant, écoutonsencore.

Nous prêtons l’oreille ; mais lesilence le plus profond règne dans la maison. J’ai posé la lanternesourde sur le bureau de l’industriel et je me suis assis dans sonfauteuil ; les rayons lumineux se projettent sur une feuillede papier où grimacent quelques lignes d’écriture, une lettrecommencée sans doute, que je me mets à lire pour calmer mesnerfs.

À M. Delpich, banquier, 84, rued’Arlon.

« Mon cher ami,

« Ne vous donnez plus la peine deme chercher un commanditaire parmi vos clients. J’ai dénichél’oiseau rare. C’est un jeune serin nommé Georges Randal, ingénieurde son état, qui est tout disposé à remettre entre mes mains deuxcent mille francs, ou même trois cent mille, dans le plus brefdélai. J’ai rarement vu un pareil imbécile ; il se prend ausérieux, ce qui est le plus comique, et m’a reproché amèrement defaire preuve de partialité à l’égard de la potasse. Vous savez,Delpich, si je me moque de la potasse, ainsi que des autresproduits chimiques ! Pourvu que nous, réussissions d’iciquelques mois la petite affaire que nous projetons, et qu’une bonnefaillite bien en règle vienne couronner mes efforts, tout ira commesur des roulettes. Je montrerai à ce Parisien, qui vient faire icile malin, et qui peut dès aujourd’hui dire adieu à ses deux outrois cent mille francs, de quel bois nous nous chauffons enBelgique… »

La lettre ne va pas plus loin. Ça nefait rien ; c’est toujours instructif, et quelquefoisagréable, de savoir ce que les autres pensent de vous. Je plie lafeuille de papier sans rien dire et je la mets dans ma poche. On nesait pas ce qui peut arriver.

– Apporte la lanterne, ditRoger-la-Honte qui ausculte le coffre-fort, au fond de la pièce, etqui hoche la tête comme s’il avait un diagnostic fatal à porter.Voyons… à gauche… à droite… Une pure saleté, cecoffre-fort-là ; ça ne vaut pas une bonne tirelire. C’estattristant, de s’attaquer à une boîte belge aussi ridicule quand ona travaillé dans les Fichet… Enfin, on a moins de mal. Je vaisl’ouvrir par le côté ; j’appelle ça l’opération césarienne… Jen’en aurai pas pour longtemps et je peux faire ça tout seul. Tu nesais pas, pose la lanterne là, sur cette petite table, et descendsau premier étage, devant la porte de la chambre à coucher del’industriel ; si tu entends qu’il se réveille, tusiffleras…

Je descends et je me poste sur le palierdu premier étage. L’industriel ne se réveille pas ; il n’en apas même envie. Il dort à poings fermés, il ronfle comme une toupied’Allemagne. Ah ! le gredin ! Je me le figure, endormi aucoin de sa femme, et rêvant que je lui apporte trois cent millefrancs avec mon plus gracieux sourire.

Tout d’un coup, j’entends le grincement,très doux mais incessant, de la scie de Roger : il a déjà pupercer le coffre-fort à l’aide d’une vrille et il commence à couperle métal ; on dirait le grignotement d’une souris, au loin.Mais le bruit de la scie est couvert, bientôt, par celui desronflements de l’industriel ; on dirait qu’il tient, nonseulement à ne pas entendre, mais à empêcher les autres d’entendre.Ah ! il peut se vanter d’avoir l’oreille fine et de dormir engendarme !… Je prends le parti de remonter auprès deRoger.

– Te voilà ? demande-t-il, levisage couvert de sueur ; donne-toi donc la peine d’entrer.Veux-tu accepter la moindre des choses ? Je n’ai qu’à tirer lasonnette…

– Non, j’aime mieuxt’aider.

– Si tu veux ; il y a encoreun côté à couper.

Dix minutes après, c’est chose faite, etnous avons étalé sur le bureau le contenu du coffre-fort. Des tasde papiers d’affaires que nous repoussons avec le plus granddédain, avec ce mépris qu’avaient pour les transactionscommerciales les philosophes de l’antiquité ; des valeurs,actions et obligations, dont nous faisons un gros paquet ; unejolie pile de billets de banque et quelques rouleaux de louis, quenous mettons dans nos poches.

– Nous en allons-nous par la rue, àprésent ?

– Non, répond Roger ; il fautpartir par où nous sommes venus. C’est plus correct – et plusprudent, – Je vais aller pousser les verrous en bas et donner untour de clef à la serrure. L’ordre avant tout.

Il descend et revient au bout d’uninstant. Je sors du cabinet avec le paquet de valeurs, quelquesoutils qui sont restés sur le bureau de l’industriel et la lanternedont Roger n’a pas eu besoin au rez-de-chaussée ; uneallumette lui a suffi.

– Maintenant, dit-il après avoirtiré à lui les vantaux de la porte et les avoir maintenussolidement fermés avec une cale de bois, presque invisible,maintenant, les servantes en se levant demain de bonne heure nes’apercevront de rien. C’est Monsieur lui-même, lorsqu’il montera àson cabinet avec son trousseau de clefs, qui découvrira le pot auxroses. À présent, allons donc faire un tour dans cette chambre dedébarras qui nous a si bien accueillis.

Nous y sommes, et nous avons fermé laporte derrière nous. Roger fait le tour des malles et des caissesen reniflant d’une façon singulière.

– Voici, dit-il, une boîte bienclose d’où s’exhale une forte odeur de camphre. Ne seraient-cepoint quelques fourrures de Madame ? Voyons ça, ajoute-t-il enfaisant sauter le couvercle. Tout juste ! Un boa. Deux boas.J’en prends un, et toi aussi. C’est un cadeau tout trouvé pourBroussaille ; et quant à toi, si tu te fais une connaissance…Maintenant, allons-nous-en ; donne-moi le paquet devaleurs ; il pourrait te faire perdre l’équilibre, et ce n’estguère le moment de piquer une tête sur le pavé.

Certainement non ; ce ne serait pasla peine d’avoir opéré un vol avec effraction ; d’avoir violéles droits d’un possédant, non seulement en m’appropriant son bien,mais en m’introduisant dans son domicile ; d’attenter à sapropriété, comme je le fais en ce moment, en me promenant à quatrepattes sur son toit ; et comme je le ferais encore, même, sije planais, à des hauteurs invraisemblables, au-dessus de sescheminées : cujus est, solum ejus est usque adcœlum…

– La mer est unie comme un lac, medit Roger-la-Honte dans le salon du bateau que nous avons pris àOstende, car nous avons quitté Bruxelles par le premier train dumatin ; nous allons avoir une traversée superbe et nousarriverons à Cannon Street à cinq heures. Nous pourrons laver nospapiers ce soir. Ce qu’il y a de meilleur dans cette affaire-là,vois-tu, c’est encore les cinquante-deux mille francs en or et enbillets. J’ai bien peur que nous ne tirions pas des titres ce quenous espérons. Enfin, nous verrons.

– Moi, pour mille francs, j’auraisfait le coup ; pour cent sous, pour rien ; pour leplaisir de ruiner cette canaille d’exploiteur, ce coquin qu’ondevrait pendre.

– Bah ! dit Roger, à quoi bondéshonorer une corde ? Moi, je ne suis pas farouche et j’aimela rigolade ; à Prudhomme décapité je préfère Prudhommedévalisé. C’est égal, je voudrais bien voir sagueule !

– Moi aussi ; je suis sûr queson nez dépasse la frontière belge et s’allonge déjà versVenise.

– Ah ! Venise, Venise !soupire Roger-la-Honte en s’étendant sur une couchette.

Il s’endort du sommeil du juste ;et ses rêves voguent en gondole sur les flots duCanalazzo.

Chapitre 7DANS LEQUEL ON APPREND, ENTRE AUTRES CHOSES, CE QUE DEVIENNENT LESANCIENS NOTAIRES

 – Mon avis, me ditRoger-la-Honte dans le cab que nous venons de prendre à CannonStreet, c’est que si Paternoster nous donne cent mille francs desvaleurs que nous lui apportons, ce sera beau.

– Paternoster ? Quiest-ce ?

– Ah ! oui, tu ne sais pas.C’est l’homme chez lequel nous allons laver nos papiers.

– Le nom est irlandais, jecrois…

– Oui, mais celui qui le porte estFrançais. C’est vrai, ça ; tu n’es au courant de rien ;mais dans quelques jours… Eh ! bien, Paternoster, c’est unancien officier ministériel ; il était notaire, je ne saisplus où, du côté de Bourges ou de Châteauroux…

– Et il a levé le pied, comme tantd’autres de ses confrères, avec les fonds de ses clients, et ils’est sauvé ici…

– Pas tout à fait. On l’aurait faitextrader et il serait au bagne à l’heure qu’il est. Voici commentles choses se sont passées : Paternoster était marié avec unefemme très jolie, qu’il n’aimait guère – car il n’a d’autre passionque celle de l’argent – et qui ne l’aimait pas du tout. Elle étaitla maîtresse d’un député qui venait d’être fait ministre, et quil’a encore été depuis. Paternoster – j’ai oublié le nom qu’ilportait en France – le savait, mais fermait les yeux. Cela nefaisait le compte ni du ministre ni de la femme qui auraient étéfort aises qu’un divorce leur procurât la liberté complète qu’ilsdésiraient. Comment parvinrent-ils à faire entendre raison, sur cechapitre, à Paternoster ? C’est assez facile à expliquer parle simple énoncé des événements qui se succédèrent avec rapidité.D’abord, sur la plainte fortement motivée de la femme, un divorcefut prononcé contre Paternoster ; le soir même, cet excellentnotaire mettait la clef sous la porte de son étude et disparaissaitavec les épargnes confiées à ses soins vigilants ; quinzejours après, il était arrêté ; et, deux mois plus tard,condamné à dix ans de travaux forcés ; il est inutile de tedire que les fonds qu’il s’était appropriés, avaient été dilapidésdans des opérations de Bourse, et qu’on n’en retrouva pas uncentime.

– Je le crois facilement. Mais jene vois point, jusqu’ici, quel bénéfice Paternoster avait retiré desa complaisance.

– Attends un peu. Trois jours aprèssa condamnation, il fut relâché clandestinement.

– Quoi ! Mis enliberté ?

– Absolument. Le ministre n’avaiteu qu’un mot à dire… Mais ne fais donc pas semblant d’ignorercomment les choses se passent en France… Paternoster vint doncretrouver à Londres les écus dont il avait dépouillé ses clients,et qui, au lieu de cascader à la Bourse, étaient empiléssoigneusement dans les coffres d’une banque anglaise. Je merappelle l’avoir vu arriver ici ; J’étais un soir à VictoriaStation, par hasard, et j’ai vu descendre du train continental lebonhomme à figure de renard que tu vas voir tout à l’heure et quej’ai bien reconnu, depuis, dans le Paternoster qui s’est mis àtrafiquer avec nous ; ce soir-là, il était accompagné d’uncuré et d’une toute jeune fille vraiment charmante. Je ne les aijamais revus, ni l’un ni l’autre. Je ne sais pas ce que c’était quele curé ; j’ai entendu dire que la petite était la fille dePaternoster, une fille qu’il a eue d’un premier mariage. Ah !nous voici arrivés…

Le cab s’arrête, en effet, dans une deces rues étroites qui sillonnent la Cité de Londres, devant unehaute maison noire dont, bientôt, nous montons l’escalier. Audeuxième étage, Roger-la-Honte tourne le bouton d’une porte et nousnous trouvons dans une grande pièce garnie de cartonniers et delongues tables, où travaillent deux ou trois clercs. Sur uneinterrogation de Roger, l’un d’eux se lève, se dirige vers uneporte, au fond de la salle, derrière laquelle il disparaît. Ilrevient une minute après, nous invite à le suivre et nous introduitdans une petite pièce un peu mieux meublée que la première ;un homme assis devant un grand bureau couvert de papiers se lève ànotre entrée, tend la main à Roger-la-Honte et m’accueille d’unprofond salut.

– Vous voilà enfin ! dit-il àRoger. Il y a un grand mois que je n’ai eu le plaisir de vous voir.Monsieur est de vos amis, je présume ?

Roger-la-Honte me présente ;Paternoster se déclare enchanté et continue :

– J’espère que votre santé estbonne. Et les affaires ? Difficiles, hein ? Tout le mondese plaint un peu. Mais je parie que vous avez trouvé moyen de fairequelque chose ?

Je l’examine, pendant qu’il parle. Uneface glabre, sans couleur, un grand nez, des yeux verdâtres de chatmalfaisant diminués, semble-t-il, par de gros sourcils poivre etsel qui se rejoignent et barrent le front, une bouche qui paraîtavoir été fendue d’un coup de canif, des cheveux gris, légèrementbouclés, qui rappellent les perruques des tabellionsd’opéra-comique. Mais la plume d’oie traditionnelle serait malvenue à se ficher dans ces cheveux-là, et les lunettes d’orn’iraient pas du tout sur ce grand nez ; ce n’est pas là unetête à faire rire, une figure de cabotin ; c’est la volonté,tenace et muette, maîtresse d’elle-même, qui a mis sa marque sur cevisage et cette tête, si laide qu’elle soit, est une tête d’homme.L’ossature est puissante ; et les lèvres, qui se crispent pourlaisser filtrer l’ironie, pourraient s’ouvrir, si elles levoulaient, pour lancer d’effrayants coups de gueule.

– Nous avons fait quelque chose, eneffet, dit Roger-la-Honte en ouvrant son sac de voyage et endéposant sur le bureau le paquet de titres que nous apportons deBruxelles ; vous allez nous donner votre avis là-dessus ;et si vous ne nous offrez pas deux cent mille francs séancetenante, j’irai dire partout que vous ne vous y connaissezpas.

– On ne vous croirait pas, ricanePaternoster. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir… Oh !Oh ! mais vous n’exagérez pas trop ; c’est une belleaffaire. À vue de nez et au cours moyen, il y a là plus de quatrecent mille francs. Malheureusement…

– Ah ! dit Roger-la-Honte avecun geste désespéré, voilà que ça commence !…

– Attendez donc que ce soit finipour vous plaindre, interrompt Paternoster qui continue àfeuilleter les valeurs, de ses longs doigts maigres. Vous êtestoujours pressé… Malheureusement, vous avez été faire ce coup-là enBelgique.

– Qui vous l’a dit ? demandeRoger-la-Honte.

– Ce sont ces papiers eux-mêmes quime l’apprennent. Ce sont là des placements de Belge. Jamais unFrançais, à l’heure actuelle, ne garnirait son portefeuille decette façon-là. Des tas de valeurs industrielles !

– Elles sont souvent excellentes,dis-je.

– Je ne le nie pas. Je leschoisirais de préférence, pour mon compte, si j’avais de l’argent àplacer. Mais mes clients ne raisonnent pas comme moi. Il leur fautdes fonds d’États, ou des valeurs garanties par les États ; lereste ne représente rien à leurs yeux ; ils n’ont pasconfiance ; et le genre d’affaires que je traite ne peut êtrebasé que sur la confiance. Voilà pourquoi je me tue à vous dire defaire, autant que possible, vos coups en France. Voilà un bonpays ! Vous n’y trouvez pas, on presque pas, de valeursindustrielles aux mains des particuliers ; l’instabilité desinstitutions politiques leur interdit ce genre d’achats. Ils nepossèdent guère que de la Rente ou des Chemins de fer. Excellentpays pour les voleurs ! La peur y a discipliné lescapitaux.

– Oui, dit Roger-la-Honte. Maisquand on vous apporte du Crédit foncier ou des emprunts de Villes,vous n’en voulez pas.

– Naturellement ! Ce n’est pasgaranti, au moins officiellement, par l’État ; par conséquent,ça ne vaut rien pour mes clients. Ils changeront peut-être d’avisun jour, mais pas avant longtemps, je crois ; c’est aussil’opinion du ministre de Perse, et le premier secrétaire del’ambassade Ottomane en tombait d’accord avec moi, pas plus tardqu’hier soir.

– Je vois, dis-je, que vous placezvotre papier en Orient.

– Pour la plus grande partie,répond Paternoster, et même en Extrême-Orient ; le Japon y apris goût depuis quelques années et la Chine donne de bellesespérances. Voyez, Monsieur, comme le Progrès choisit, pour samarche en avant, les voies les plus inattendues ! L’Asiatiquequi se rend acquéreur d’un de ces titres qui rapportent à peine 3pour cent à l’Européen, touche, lui, 10 ou 12 pour cent, étantdonné le prix auquel il achète. Il découvre instantanément toute lagrandeur de la civilisation occidentale et les rapports des Blancset des Jaunes deviennent tous les jours plus fraternels. Ce n’estpas tout. L’Asiatique, enrichi grâce à vous, comprend qu’il n’aaucun intérêt à rêver la ruine des puissances européennes ;et, au lieu de se préparer à nous faire courir ce fameux Périljaune si joliment portraituré par l’Empereur d’Allemagne, il noussouhaite, après ses prières du soir, toutes les prospéritésimaginables. Ah ! vous faites le bonheur de bien du monde,sans vous en douter. Et tant de gens éprouvent le besoin de crierharo sur les voleurs ! C’est drôle qu’on se sente obligé, à lafin du XIXe siècle, de prêcher la tolérance…

– Et les personnes qui achètent cestitres n’ont aucune difficulté à en toucher lesintérêts ?

– Aucune ; on se garde bien deleur causer le moindre ennui. Cela amènerait des complicationsqu’il est nécessaire d’éviter dans l’intérêt de l’harmonieuniverselle, répond Paternoster avec un sourire patriarcal. Pourles valeurs au porteur, cela passe comme une lettre à laposte ; pour les valeurs nominatives, nous opérons, avantlivraison, un petit travail de lavage ou de grattage, quelque peusuperficiel, mais qui suffit très bien. J’ai deux de mes clercs quisont très habiles, pour ça ; il est vrai qu’ils ont conquisleurs grades à Oxford ; l’un d’eux, celui qui vous a reçus,est le troisième fils d’un lord ; si ses deux frères, dont lasanté est très mauvaise, viennent à mourir, comme c’est probable,il sera Pair d’Angleterre avant peu… Ah ! oui, continuePaternoster en poursuivant son examen des papiers, bien des gensdont les actions ou les obligations ont été dérobées seraient fortétonnés d’apprendre que les coupons continuent à en être touchésrégulièrement par un général persan, un grand seigneur japonais, unkaïmakan d’Asie Mineure ou un mandarin à bouton de cristal. C’estpourtant la vérité… C’est deux cent mille francs, je crois, quevous demandiez pour ça ?

Nous faisons, Roger-la-Honte et moi, unsigne affirmatif.

– C’est une grosse somme, assurePaternoster en hochant la tête. Quand on pense, ajoute-t-il enposant la main sur la pile de valeurs, que ces papiers représententautant d’argent, autant de travail, autant de misère !… Maisvous ne vous souciez guère de cela. Vous n’êtes pas sentimentaux.Vous volez tout le monde, et allez donc ! au hasard de lafourchette. Il doit y avoir cependant de l’argent bien répugnant,même à voler… Eh ! bien, mes amis, ces papiers représententautre chose encore ; ils représentent notre univers civilisé.Le monde actuel, voyez-vous, du petit au grand, c’est une Sociétéanonyme. Des actionnaires ignorants et dupés ; des conseilsd’administration qui se croisent les bras et émargent ; deshommes de paille qui évoluent on ne sait pourquoi ; et toutesles ficelles qui font mouvoir les pantins tenues par des mainsoccultes…

– Voilà un beau discours, ditRoger-la-Honte. Monsieur Paternoster, il faut poser votrecandidature aux prochaines élections générales. Mais que nousoffrez-vous ?

– Diable ! votre ton est sec,ricane Paternoster. Mais vous avez sans doute le droit de parlerhaut. Vous devez être riches ?

– Nous ? Non. Nous volons,hélas ! simplement pour nous mettre en mesure devoler.

– Je vois ça. Comme lesfonctionnaires recueillent des taxes avec le produit desquelles onles paye pour qu’ils récoltent de nouveaux impôts… La chaîne sansfin de l’exploitation roulant sur la poulie folle de la sottisehumaine… Eh ! bien, Messieurs, voici ce que je vouspropose : je garde la Rente, les Chemins de fer et le Suez, jevous rends toutes les valeurs industrielles, et je vous donnecinquante mille francs.

– Vous plaisantez, ditRoger-la-Honte ; cinquante mille francs, c’est ridicule. Et,quant aux valeurs industrielles, que voulez-vous que nous enfassions ?

– Renvoyez-les à leur propriétaire,répond Paternoster. Figurez-vous que vous êtes des potentats et quevous faites remise d’une partie de ses taxes à l’un de vos fidèlessujets ; la clémence convient à la grandeur et le vol est unimpôt direct, perçu indirectement par les gouvernements. Il yaurait beaucoup à dire là-dessus. En tous cas, de tous les impôts,le vol est celui que les civilisés payent le plus douloureusement,mais le plus consciemment… Oui, renvoyez-les à leur propriétaire.Ce ne sera pas la première fois que les larrons auront renduservice aux honnêtes gens. On a dit que la propriété, c’est levol ; quelle confusion ! La propriété n’est pas levol ; c’est bien pis ; c’est l’immobilisation des forces.Le peu d’élasticité dont elle jouit, elle le doit aux fripons. Levoleur a articulé la propriété, et l’honnête homme est sonbâtard.

– Avez-vous réfléchi enparlant ? demande Roger. Vous me semblez bien autoritaire, àvotre tour.

– Que voulez-vous ? Les hommesd’argent le sont tous, aujourd’hui. Les agioteurs etcourtiers-marrons s’appellent les Napoléon de la finance ; etun coulissier anglais se fait de quotidiennes réclames illustréesqui le représentent vêtu de la redingote grise et coiffé du petitchapeau… Cependant, si vous vouliez être raisonnables…

– Nous ne demandons pasmieux.

– Nous allons voir. Eh ! bien,je consens à garder les valeurs industrielles, quoiqu’elles nepuissent pas me servir à grand’chose. Et, pour le tout, je vousoffre… Attention ! je vais citer un chiffre, et il faudra merépondre oui ou non. Vous me connaissez, monsieur Roger-la-Honte,bien que j’aie le plaisir de voir monsieur votre ami pour lapremière fois ; vous savez que je ne reviens jamais sur unchiffre donné définitivement… Pour le tout, je vous offre troismille livres sterling.

– Qu’en penses-tu ? me demandeRoger.

– Fais comme tu voudras.

– C’est bon, dit Roger ; nousacceptons. Mais nous nous vengerons. Prenez garde à votrecaisse.

– La voilà, ma caisse, ditPaternoster en nous montrant un sac noir, la bag anglaise,longue et peu profonde, qui se balance sans trêve aux mains destrafiquants de la cité ; elle ne me quitte pas ; jel’emporte et je la remporte avec moi ; vous serez malins sivous venez la prendre… Après tout, vous auriez tort de m’envouloir. Je ne peux réellement pas vous offrir un sou de plus, etje hais toutes les discussions d’argent. Si c’était possible, pourla vente des titres volés, je préconiserais l’arbitration ;pas obligatoire, pourtant… Voyons, je vais vous donner cinq centslivres en billets et un chèque pour le reste.

Nous acquiesçons d’un sourire etPaternoster, après nous avoir compté les banknotes, se met endevoir de remplir le chèque.

– Voilà, dit-il en nous le tendant.Avez-vous l’air content, mon Dieu ! Moi, si j’étais voleur,voulez-vous que je vous dise ce qui me ferait surtoutplaisir ? Ce serait de penser que chacun de mes larcinsdémolit les calculs des statisticiens, fausse leurs évaluationssoi-disant rigoureuses de la richesse des nations…

Il nous reconduit jusqu’à la porte et sedéclare pénétré de l’espoir qu’il nous reverra avantpeu.

– Ah ! sapristi,j’oubliais ! s’écrie-t-il comme nous le quittons. Un de mesex-confrères, un notaire du centre de la France, m’a signalél’autre jour un joli coup qu’il y aura à faire dans sa ville d’iciun mois ou deux. Je vous ferai signe, dès le moment venu. C’est unebonne affaire et je veux vous la réserver. Je ne vous demanderaique dix pour cent pour le tuyau ; il faut que j’en rende aumoins cinq au confrère, ainsi… Gentil, hein ?… Aurevoir…

Nous descendons l’escalier en silence.Notre cab nous attend devant la maison ; nous y montons etRoger donne au cab l’adresse d’un hôtel du West-End.

– Malgré tout, dis-je quand nousnous levons de table, vers neuf heures, je ne sais pas si nousaurions trouvé mieux que ce que nous a donnéPaternoster.

– Non, dit Roger ; il nemanque pas, à Londres, de gens exerçant le même métier quelui ; mais c’est crapule et compagnie. Paternoster est encorele plus honnête… À présent, si tu veux, nous allons faire unevisite à Broussaille.

– C’est une excellenteidée.

Nous voilà partis. Le cab file tout lelong de Piccadilly, descend Brompton Road et s’arrête à Kensington,devant une des petites maisons qui bordent un squarequadrangulaire. Nous descendons et Roger fait, à plusieursreprises, résonner le marteau de cuivre qui pend à la porte. Maiscette porte, personne ne vient l’ouvrir ; la maison sembleinhabitée. Les stores sont tirés à toutes les fenêtres, quen’éclaire aucune lumière.

– Bizarre ! dit Roger.Broussaille a dû sortir et la bonne a profité de son absence pouraller se promener de son côté. Voilà une maison bien tenue !Je parie que Broussaille est à l’« Empire. »Allons-y.

Nous y allons. Nous y sommes ; etil y a même dix minutes que nous parcourons le promenoir sans queRoger-la-Honte ait pu apercevoir sa sœur.

– Vous n’avez pas vuBroussaille ? demande-t-il à toutes les femmes.

– Non, répondent-elles ; nousne l’avons pas vue.

Une grande rousse qui vient d’entrer sedirige vers nous en souriant.

– Je suis sûre que tu cherches tasœur, dit-elle à Roger.

– Oui. Sais-tu où elleest ?

– Je ne sais pas où elle est, maisje sais avec qui elle est. Je l’ai rencontrée tout à l’heure avecune dame de Paris.

– Comment est-elle, cettedame ?

– C’est une brune, assez jolie, pastoute jeune, très bien mise.

– Grande ?

– Moins que moi, mais assezforte.

– Bon ! Je sais qui c’est.Merci.

– Écoute un peu, dit la granderousse en le retenant par le bras. Tu vas apprendre dunouveau ; je ne te dis que ça !

– Quel nouveau ?Quoi ?

– Ah ! je ne veux rien teraconter ; tu verras ; il n’y aurait plus de surprise,murmure la grande rousse en s’éloignant.

– Je me demande ce qu’elle veutdire, s’écrie Roger en descendant l’escalier. Mais nous le sauronsbientôt, Broussaille est à deux pas d’ici, à l’hôtel Pathis ;j’en suis certain ; Ida ne descend jamais autrepart.

– Ida, c’est la dame deParis ?

– Oui ; une sage-femme trèschic ; elle vient assez souvent ici ; elle a toute uneclientèle de ladies ; tu comprends, c’est ici comme enFrance…

– Oui, on ne parvient pas toujoursà interner Cupidon dans un cul-de-sac, et alors…

– Alors, on envoie un télégramme àIda qui a toujours son aiguille, landerirette, au bout du doigt,comme Mimi Pinson. Du reste, elle peut rester fille, toujours commeMimi Pinson, car c’est une bonne fille.

Nous attendons une minute à peine aubureau de l’hôtel : une servante, qui a été nous annoncer,revient nous chercher en courant. Nous montons au second étage etnous sommes introduits dans un petit salon où, devant une tablecouverte encore des reliefs du dîner, deux femmes sont assises quise lèvent à notre approche. La plus jeune saute au cou deRoger-la-Honte qui l’embrasse avec effusion. Dès qu’il parvient àse dégager, il va serrer la main que lui tend la dame brune, àlaquelle il me présente. Elle m’accueille fort aimablement, sedéclare ravie et sonne pour demander du Champagne.

– Quelle mauvaise idée vous avezeue de ne pas venir vous faire inviter à dîner, dit-elle ;nous nous sommes ennuyées à mourir, toutes seules.

– Il aurait fallu deviner taprésence à Londres, répond Roger ; et d’ailleurs, mon amiRandal n’aurait pas osé.

– Vraiment ! s’écrieIda ; êtes-vous timide à ce point-là,Monsieur ?

– Beaucoup plus encore,dis-je ; ainsi, je n’aurai jamais l’audace de vous direcombien vous êtes charmante.

– À la bonne heure, ditBroussaille ; je vois que vous avez des défauts qu’il est plusprudent de ne pas corriger.

– Tu n’es pas honteuse de parler deprudence à ton âge ? demande Ida en rougissant unpeu.

Le fait est qu’elle n’est pas mal dutout ; pas de la première jeunesse, bien entendu ;vingt-neuf ans qui en valent trente-trois, sans aucun doute ;mais il n’a pas trop plu sur sa marchandise. Je la regarde, pendantqu’on dessert la table et qu’on apporte le champagne. Oui, unebelle brune, coiffée en femme fatale, avec de longs cils quivoilent mal les sensualités impétueuses que recèlent les yeux, trèsnoirs et cernés d’une ombre bleuâtre ; le front un peu blancet les pommettes un peu rouges ; la peau d’un éclat très vifavec comme un léger nuage cendré, par-dessous ; beaucoup duton des photographies peintes, peut-être. Cette femme-là est uneviveuse, mais une laborieuse aussi ; elle se couche tard, maisse lève tôt ; elle s’amuse, mais elle travaille ; ellemène cette existence en partie double, si fréquente chez lesParisiennes, qui leur donne l’attrait spécial des fleursartificielles, moins fraîches que les autres sans doute, mais quine savent pas se faner. Une belle gorge ; des dents deloup ; une mignonne fossette au menton.

– Je vous préviens que Broussailleva être jalouse, me dit-elle ; vous ne regardez quemoi.

– Ah ! dis-je, je me livrais àl’éternelle comparaison entre la grâce des blondes et la majestédes brunes. Mais mademoiselle Broussaille n’y perdra rien pouravoir attendu.

– Mademoiselle est restée aucouvent, dit Broussaille, et il faut l’y laisser ; appelez-moiBroussaille tout court, ou je ne vous pardonne pas d’avoir commencévos comparaisons par les brunes.

Je tiens à me faire pardonner ; jel’appelle Broussaille et je la tutoierai même, si cela lui faitplaisir. Elle est très jolie, cette petite cocotte ; elle atout le charme d’un jeune faon, d’un gracieux petit animal, lasouplesse et la rondeur chaude d’une caille ; de grands yeuxbleus, très naïfs, et quelque chose d’anglais dans laphysionomie : comme la lèvre supérieure légèrement aspirée parles narines ; ce n’est pas vilain du tout. Une peau fraîche etsatinée sur laquelle glissent les ombres ; et ses cheveux,surtout, ses magnifiques cheveux chaudron dont la masse, relevéetrès haut sur la nuque nacrée, met au visage d’enfant une auréolesoyeuse et bouclée qui laisse seulement apercevoir, comme unefraise un peu pâle piquée d’une goutte de rosée, le lobe endiamantédes oreilles.

C’est une créature de plaisir, unenature fruste sur laquelle la ridicule éducation du couvent aglissé comme glisse la pluie sur une coupole ; un tempéramentd’instinctive pour laquelle la joie de vivre existe mais quipossède, si rudimentairement que ce soit, le sentiment dessouffrances et des besoins des autres, la divination de l’humanité.C’est une simple et une jolie.

C’est une petite bête, aussi. Du moins,son frère le déclare sans hésitation. À la troisième bouteille deChampagne, Roger-la-Honte a voulu savoir quelle était la nouvellequ’il devait apprendre, suivant la prédiction faite par la granderousse, à l’Empire ; et il a demandé aussi des renseignementssur l’aspect mystérieux de la maison de Kensington. Là-dessus,Broussaille s’est troublée visiblement, a semblé chercher unencouragement dans les regards d’Ida, et a fini par raconter unepitoyable histoire. Il y a trois mois environ, elle a acheté à unJuif pour trois cents livres de bijoux qu’elle a payés avec desbillets à quatre-vingt-dix jours, portant intérêt ; de plus,elle a donné au Juif, qui avait promis de renouveler les billetspendant un an au moins, une garantie sur ses meubles. L’échéancedes trois premiers mois tombait avant-hier ; le Juif a refuséde renouveler les effets et, comme Broussaille, prise au dépourvu,ne se trouvait point en mesure de le payer sur-le-champ, il aenlevé le mobilier.

– Tu vois si j’ai du malheur,murmure-t-elle avec des larmes dans les yeux ; il n’y a mêmeplus une chaise chez moi… Ah ! c’est horrible…

– Ne la gronde pas, Roger, imploreIda. Elle est un peu étourdie, tu sais ; mais elle m’a juréses grands dieux qu’elle ne ferait plus des sottisespareilles.

– Non, sanglote Broussaille ;non, je ne le ferai plus jamais. Ne me gronde pas…

Mais Roger n’en a pas la moindre envie.Il rit à gorge déployée.

– Ah ! ah ! C’estvraiment drôle ! Je ne me serais jamais douté de ça, parexemple ! Dis donc, Randal, te rappelles-tu comme je medémanchais le poignet, tout à l’heure, à frapper à la porte ?Ce qu’elle aurait ri si elle avait pu nous voir ! Heureusementque nous ne revenons pas les mains vides, hein ? Allons,Broussaille, viens m’embrasser et ne pleure plus. Demain, nousirons te commander un mobilier…

– Ah ! dit Broussaille dontles larmes se sèchent comme par enchantement, je t’en coûte, del’argent ! Et tu as tant de mal à le gagner ! Ça ne faitrien, va ; je te rendrai tout en bloc un de ces jours, et tupourras aller à Venise… Quand je pense qu’avec ce que tu vasdépenser demain pour les meubles tu aurais pu y aller, je suisfurieuse contre moi.

– Est-elle gentille ! murmureIda. On la mangerait…

– C’est bon, dit Roger. Ne parlonsplus de ça. J’irai à Venise une autre fois… Passe-moi cettebouteille, là-bas… Mais quant à ton Juif, continue-t-il en faisantsauter le bouchon, je lui raccourcirai le nez et je lui allongerailes oreilles, pas plus tard que la nuit prochaine. Je suis sûr queses bijoux ne valaient pas trois mille francs. C’est le pèreBinocar, au moins ? Oui. Eh ! bien, il payera ladifférence. S’il ose se montrer dans les rues d’ici un mois, ilaura du toupet…

– Ah ! s’écrie Ida, faisattention. Ne va pas trop loin ; un mauvais coup est si vitedonné ! Et ça coûte plus cher que ça ne vaut. Il fauttellement se surveiller dans l’existence !

– Tu as raison, répond Roger ;mais si tu mettais tes préceptes en pratique, tu n’aurais pas del’eau à boire.

– Peut-être ; il faut prêcherla prudence et jouer d’audace.

– De l’audace, dis-je, il vous enfaut pas mal, à vous ; le jeu que vous jouez n’est pas sansdangers…

– Oh ! vous savez, quand onest adroite… Il n’y a guère à craindre que les dénonciations desmédecins.

– Ils vous dénoncent ? demandeBroussaille.

– Je te crois, ma petite !Chaque fois qu’ils peuvent. Nous leur faisons concurrence, tucomprends ; ils voudraient se réserver le monopole desavortements… Et pour ce qu’ils font ! C’est du propre. Envoilà, des charcutiers sans conscience ! C’est honteux, lafaçon dont ils estropient les femmes.

– Et la Justice, dis-je, ne tientguère la balance égale entre eux et vous.

– Dites que c’est dérisoire. Qu’unemalheureuse sage-femme ait délivré, par pitié souvent et hors detoute raison d’intérêt, une jeune fille pauvre d’un enfant quil’aurait toute sa vie empêchée de gagner son pain, et on l’arrêtesur des ouï-dire, et on la condamne sans preuves ; qu’unmédecin ait envoyé au cimetière, par sa maladresse de bête brute,des vingtaines de femmes, qu’il ait cinquante plaintes déposéescontre lui, et l’on refuse de le poursuivre, et le gouvernement luidonne une situation officielle. Ne me dites pas quej’exagère ; je citerais des noms si je voulais.

– On pourrait les accuser d’autrechose encore, ces soi-disant savants de la Faculté. C’est leprestige abrutissant de leur science charlatanesque qui est arrivéà donner aux êtres la peur de l’existence, ce souci du lendemainqui avilit, cette résignation égoïste et dégradante ; c’est lacruauté de leur science impitoyable et sanglante qui incite lesêtres à tuer leurs petits. C’est la science, la science deséconomistes et des vivisecteurs, des imbéciles et des assassins,qui est en train de dépeupler la France.

– On cherche des remèdes, ditRoger ; on parle d’un impôt sur les célibataires.

– Pourquoi pas, dis-je, une loidécrétant que l’âge de la nubilité est abaissé de deux ans ?Ce serait moins ridicule.

– Ah ! oui, dit Ida, queltroupeau d’ânes, ces législateurs qui ne savent même plus nousmontrer comment on meurt pour vingt-cinq francs ! Dire qu’ilsne se rendent même pas compte que le seul moyen d’arrêter cemouvement de dépopulation, c’est de donner à la femme la libertépleine et entière depuis l’âge de seize ans, comme ici, etd’autoriser la recherche de la paternité.

– Lorsque la femme sera libre enFrance, dit Roger, la France cessera d’être la France – la Francequ’elle est. – Les législateurs qui nous font voir comment on vitpour vingt-cinq francs n’en doutent point, sois-en certaine.Conclusion…

– Conclusion : il fautcontinuer. Eh bien, on continuera ; jusqu’à ce que ça finisse.Ce qui est consolant, c’est qu’à mesure que le nombre desnaissances diminue, celui des médecins augmente. Ils sont tant,qu’ils ne savent plus où donner du scalpel. On m’a assuré qu’ilsencombrent les ports de la Manche. On les embarque sur les naviresqui vont à Terre-Neuve, à condition qu’ils aideront à saler et àdécouper le poisson.

– Au moins, là, leurs bistourisservent à quelque chose.

– À empoisonner la morue. Je faisgras le Vendredi Saint, depuis que j’ai appris ça.

– Rien que ça de luxe ! ditBroussaille. Madame ne se refuse plus rien. On voit bien que lesaffaires marchent. Eh ! bien, moi, je pense que les riches quituent leurs gosses mériteraient qu’on leur coupât le cou ; etquant aux pauvres qui en font autant, je pense qu’il faut qu’ilssoient rudement lâches pour aimer mieux assassiner leurs petits quede faire rendre gorge aux gredins qui leur enlèvent les moyens deles élever.

– Tu as raison ; pourtant, ilfaut dire la vérité : les filles pauvres, si grande que soitleur misère, se résolvent difficilement à l’acte qui coûte si peuaux dames des classes dirigeantes. Si elles n’étaient pointtraquées comme elles le sont, les malheureuses, mises ensurveillance, dès qu’on s’aperçoit de leur grossesse, par lesmouchards payés ou amateurs qui pullulent en France et qui veillentà ce qu’elles payent l’impôt sur l’amour ; si elles n’étaientpoint affolées par les formalités légales, que nécessite laconscription, et qui doivent stigmatiser leur vie à elles etl’existence de leurs enfants, elles auraient bien rarement recoursaux manœuvres abortives. Quant à la bourgeoisie – c’est labourgeoisie avorteuse.

– À tous les points de vue,dis-je ; elle ne mérite pas d’autre nom. C’est la bourgeoisieavorteuse.

– Bravo ! crie Roger-la-Honte.Vilipendons la bourgeoisie ! Nous en avons bien le droit, jecrois, nous qui sommes obligés d’en vivre.

– Ah ! dit Ida, on n’en dirajamais ce qu’il en faudrait dire… Oh ! à propos, Roger, j’airevu ma cliente… Tu sais bien, la petite femme du monde que j’avaismise en rapports avec Canonnier et qui lui a donné de si bonstuyaux. Elle est venue me voir le jour où je suis partie pourLondres, et m’a dit de faire mon possible pour lui ramenerquelqu’un. Si tu venais, hein ? Nous partirions ensembledemain soir.

– Attends un peu, répondRoger ; il faut que je réfléchisse… Et toujours pas denouvelles de Canonnier ?

– Non ; depuis plus de deuxans. Tout ce qu’on, a su c’est qu’il s’était échappé de Cayenne, ily a six mois… On dit qu’il est en Amérique… C’est sa fille qui a eude la chance ! Adoptée par cette famille de magistrats… Jel’ai vue au Bois et au théâtre, plusieurs fois, à côté de sa mèreadoptive. Mon cher, on dirait une princesse.

– C’est tout naturel, ditRoger ; son père est le roi des voleurs… Ma foi, ma petiteIda, j’en suis désolé, mais je ne peux pas aller à Paris. J’aipromis à un camarade de lui donner un coup de main pour uneaffaire, en Suisse, et ça va venir ces jours-ci. Tout à faitdésolé… Mais, tiens ! pourquoi n’irais-tu pas, toiRandal ?

– Oui, pourquoi ? demande Idaen se tournant vers moi.

Je n’ai pas de raison à donner, et ilest décidé que j’irai. Je manque d’expérience ? Ça ne faitrien. C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Je viendraichercher Ida demain soir et nous prendrons le train ensemble, pourla Ville-Lumière. Nous nous levons, Roger et moi.

– Comment ! s’écrie Ida ;vous partez déjà ? Et il n’est que deux heures du matin !Pour qui va t’on nous prendre ?

Mais ses objurgations n’ont aucunsuccès ; et nous nous retirons après lui avoir souhaité unebonne nuit, ainsi qu’à Broussaille, dont le lit fut emporté parl’inexorable Juif et à qui elle a offert l’hospitalité.

S’il avait pensé, cet Hébreu malfaisant,qu’il mettait définitivement sur la paille la sœur deRoger-la-Honte, il pourra bientôt s’apercevoir de son erreur.Broussaille et Ida sont venues nous voir aujourd’hui, vers uneheure ; nos souhaits n’avaient point été vains et ellesavaient parfaitement dormi. Nous avons déjeuné ensemble ;après quoi, nous avons couru les magasins, pendant toutel’après-midi, afin de procurer à la jolie blonde le mobilierindispensable. Ça demande beaucoup plus de temps qu’on ne croirait,ces choses-là. Nous avions employé la matinée, Roger et moi, àdéposer la plus grande partie de notre argent dans une banquesérieuse ; et comme je me suis souvenu, heureusement, desvingt mille francs promis avant-hier à Issacar, je les lui aienvoyés. Qu’ils lui servent, à cet excellent Issacar ! Je luisouhaite bonne chance – et à moi aussi.

Car je ne sais pas ce qui m’attend aprèstout ; et je trouverai peut-être autre chose que des roses,dans le chemin que j’ai choisi.

Voilà Ces tristes réflexions auxquellesje me livre, tout à fait malgré moi, dans le train qui m’éloigne deLondres. Ida est assise en face de moi ; mais son babil neparvient guère à me distraire ; je lui trouve une expressionde gaîté un peu forcée, quelque chose de trop enfantin dans lesgestes…

– Comme vous avez l’airsongeur ! me dit-elle, sur le bateau ; auriez-vous déjàgagné le spleen, en Angleterre ?

– J’espère que non ; mais jeme laissais aller à des méditations philosophiques ; je medemandais comment la Société actuelle ferait pour se maintenir,sans voleurs et sans putains.

– Oh ! dit Ida, voilà unegrande question ! Voulez-vous que je vous donne monavis ? C’est qu’elle ne se maintiendrait pas cinqminutes.

La traversée est belle et courte. ÀCalais, nous nous trouvons seuls dans notrecompartiment.

– Avez-vous un domicile àParis ? me demande Ida.

– Non, je n’en ai plus ; maisne vous inquiétez pas de moi ; je descendrai au premier hôtelvenu.

– Quel enfantillage ! Vous yserez horriblement mal. Venez donc chez moi ; la place nemanque pas et je vous invite en camarade.

Je me défends, pour la forme.

– Laissez-vous donc faire, ditIda ; vous ne serez pas dérangé ; je n’ai pas depensionnaire en ce moment. Et c’est si gentil, chez moi ! J’aiun salon… on se croirait chez un dentiste américain. Si saintVincent de Paul vivait encore, je suis sûre qu’il viendrait mefaire une visite.

Je ne veux pas être plus difficile quesaint Vincent de Paul, et je promets de me laisserfaire.

– À la bonne heure, dit-elle ;je savais bien que vous finiriez par entendre raison. Ah ! queje serais contente d’être arrivée ! On a si froid, à voyagerla nuit… les nuits sont glaciales… J’ai pourtant mon grandmanteau…

– Ah ! moi qui oubliais… J’aijustement un boa dans ma valise.

– Un boa ?

– Oui… Le voilà.

– Vraiment, il est beau. Maiscomment ?… Oh ! que je suis sotte !… Vous m’enfaites cadeau ?… Un boa volé, je n’oserai jamais le mettre…Tant pis, je le mets tout de même. Quelle horreur ! Maisnécessité n’a pas de loi ; j’ai tellement froid ! Touchezle bout de mon nez, pour voir ; il est glacé… Mettez-vous àcôté de moi, pour me réchauffer un peu. Je suis si frileuse !…Plus près. Tout près…

Peut-on être frileuse à cepoint-là !…

Chapitre 8L’ART DE SE FAIRE CINQUANTE MILLE FRANCS DE RENTE SANS ÉLEVER DELAPINS

 Souvent, la femme est laperte du voleur. Voilà une profonde vérité que me rappelle Ida,quelques instants avant l’arrivée de la femme du monde.

– Pas toutes les femmes, bienentendu. Le vol n’est pas un sacerdoce, comme le journalisme, et unhomme ne peut pas, sous prétexte qu’il a les doigts crochus, secondamner à vivre en chartreux. De femmes comme Broussaille, parexemple, ou comme moi, vous n’avez rien à redouter, ou bienpeu ; nous sommes des sœurs plutôt qu’autre chose. Mais de cesdames de la haute, vous avez tout à craindre ; ce sont desdétraquées, énervées par le milieu factice dans lequel ellesvivent, qui, se jettent à votre tête dès que vous leur avez laissédeviner votre secret et qui vous font payer cher, après, desfaiblesses qui ne leur coûtent rien.

– Est-ce que tu crois vraiment,Ida, qu’elles s’enflamment aussi facilement pour lescriminels ?

– Si je le crois ! Ah !Seigneur ! Mais j’en suis sûre, mon ami ; j’ai vu tant dechoses, à ce sujet-là, et j’ai reçu tant de confessions !Écoute, si tu pouvais écrire sur ton chapeau : « Je suisun voleur » en lettres visibles seulement pour l’éternelféminin, et si tu allais ensuite faire un tour au Bois et sur leboulevard, les facteurs gémiraient le lendemain matin sous le poidsdes déclarations d’amour qu’ils auraient àt’apporter !

– Et les ténors pourraient plierbagage.

– Tes ténors sont bien démodés.Plus l’atmosphère qu’on respire est artificielle, plus on estattiré vers les réalités brutales ; il y a quinze ans, onrêvait de Capoul ; aujourd’hui, on a soif de Cartouche. Unvoleur, Madame ! Un vrai voleur ! Un criminel qui puissevous rassasier du piment du vice authentique, quand on est lassejusqu’à la nausée des simulacres fades de la dépravation – et dontil soit facile de se débarrasser, dés que le cœur vous endit.

– Qu’est-ce que le cœur vient fairelà ?

– Ce qu’il fait partout ailleurs, àprésent, pas grand’chose… Si je te parle ainsi, continue Ida, croisbien que ce n’est point par jalousie. Nous sommes deux camaradeset, s’il nous arrive de nous souvenir que nous sommes de sexesdifférents, nous n’en restons pas moins camarades. J’aime maliberté plus que tout au monde, et j’ai assez d’amitié pour toipour désirer vivement que tu conserves la tienne. C’est pourquoi jeveux te mettre en garde contre les dangers auxquels tu peux tetrouver exposé. Ne reste pas à Paris ; viens-y lorsqu’il teplaira ou quand tes affaires t’y appelleront, mais n’y demeure pas.Tu as de l’argent plein tes poches ; tu es, comme tous lesvoleurs, toujours prêt à le dépenser à pleines mains ; tu esbien élevé, attrayant ; il t’arriverait avant peu quelquevilaine histoire… Je te dis la mauvaise aventure, mais c’est labonne.

– Je n’en doute pas ; Mais,sois tranquille : si jamais je suis pris, on pourra chercherla femme.

– Hélas ! dit Ida, elle nesera peut-être pas difficile à trouver, J’ai connu des hommesrudement forts, et qui se disaient sûrs d’eux-mêmes, à qui elle acoûté bien cher. Si j’avais le temps, je te raconterais l’histoirede Canonnier ; ce sera pour une autre fois. À propos, je t’aidit qu’il avait travaillé avec la petite femme que tu vas voir toutà l’heure. Tu sais ce qu’il lui donnait pour sa part ? 33 pourcent sur le produit net. Pas un sou de plus. D’ailleurs, c’est leprix. Elle essayera sûrement de te demander davantage, mais refusecarrément. Méfie-toi d’elle, car c’est une enjôleuse bien qu’ellen’ait pas plus de cervelle qu’un oiseau, et si tu la laisses faire,tes bénéfices avec elle ne seront pas grands. Elle n’est niméchante ni perfide, mais c’est un bourreau d’argent.

– Quelle est sa positionsociale ?

– Ah ! ça, mon petit,permets-moi de ne pas te l’apprendre. J’ai confiance en toi, maisje ne dis jamais ce que j’ai promis de garder secret. C’est unefemme dont le mari occupe une haute situation, et qui évolue dansle monde chic ; voilà tout…

Une servante entre, dit quelques mots àIda et se retire.

– Elle est là, me dit Ida. Viensavec moi ; je vais te présenter à elle et vous laisserensemble tramer vos noirs complots.

Et, trois minutes après, nous sommesseuls dans le salon, la femme du monde et moi.

– Monsieur, me dit-elle, on a bienraison de dire qu’on est au bord du précipice dès qu’on a un piedau fond… Non, c’est le contraire ! Mais je suis sûre que vousm’avez comprise. Ah ! l’on a bien raison,Monsieur !

Je hoche la tête d’un air attristé, maisconvaincu.

– Pourtant, continue-t-elle, sil’on connaissait les causes qui attirent les gens auprès de ceprécipice ; si l’on savait les tentations, les entraînements…et quelquefois, les raisons grandes et généreuses, ah ! l’onserait moins prompt à porter des jugements…

– Certainement, Madame, dis-je d’unton péremptoire, on serait beaucoup moins prompt !

– Ah ! Monsieur, si voussaviez quel plaisir j’éprouve à vous entendre parler ainsi !Mon père, qui avait été magistrat, tenait le même langage quevous ; je ne puis pas me souvenir de lui sans pleurer, quandje suis toute seule. Mais le monde est si méchant, aujourd’hui…Vous savez, Monsieur, pourquoi j’ai demandé à faire votreconnaissance. Ne me le dites pas ! C’est tellement affreux…Comme c’est vrai, ce que vous me disiez tout à l’heure à propos duprécipice ! On s’approche sans défiance, on avance le pied, etcrac !… Il ne faudrait pas s’aventurer sur le bord, medirez-vous ? Ah ! Monsieur, que je voudrais ne l’avoirjamais fait !… Il faut que je vous dise comment j’ai étéamenée à mal faire ; après ça, vous n’aurez jamais le couragede me condamner. Voici exactement comment cela s’est passé. Mononcle, un frère de mon père, s’était trouvé subitement dans unesituation très embarrassée. Il vint me voir et me dit :« Renée »… – je m’appelle Renée, Monsieur ;désignez-moi par ce nom quand vous aurez à parler de moi à Ida,vous me ferez plaisir ; même, appelez-moi Renée maintenant, sivous voulez. Mon nom est assez difficile à prononcer bien ;mon mari n’a jamais pu y réussir. Dites-le, pourvoir ?

– Renée.

– Oui, très bien, c’est tout à faitcela. Bref, mon oncle me dit : « Renée, il faut me tirerde là. » Monsieur, j’ai mes défauts, je ne le cache pas. Maisla famille, pour moi, c’est sacré. J’ai toujours admiré cette jeunefille qui suivait son vieux père aveugle… Voyons, il y avait un sibeau tableau là-dessus, au Salon ! Cette jeune fille…Ah ! c’est une Grecque ; vous voyez que je commence à mesouvenir ; attendez, je vais me rappeler tout… Non, je ne peuxpas… Ça ne fait rien… Ah ! c’était si joli ; cetableau ! J’ai rêvé devant pendant une demi-heure. On voyaitl’Acropole, dans le fond. C’est admirable, l’Acropole ; toutle monde le dit. C’est dommage que les Anglais aient tout abîmé.Quels sauvages, ces Anglais ! J’en ai connu un, l’annéedernière, qui m’a griffée tout le milieu du dos… Est-ce que vousaimez la peinture de Bouguereau ?

– Madame, dis-je en réprimant unegrimace, je l’aime énormément.

– Moi, j’en raffole. Bouguereau,c’est le peintre de l’âme ; voilà mon avis. Lui seul peut nousconsoler de la mort de Cabanel. Je suis bien contente que nousayons les mêmes goûts… Bref, quand ma tante, la sœur de ma mère,m’eut avoué dans quelle situation elle se trouvait, la pauvrefemme ; quand elle m’eut dit : « Renée, il faut metirer de là », je n’hésitai point à lui déclarer que j’allaistenter l’impossible. Mais, que faire ? Demander de l’argent àmon mari, il n’y fallait pas songer ; d’abord, il s’agissaitd’une grosse somme ; puis, il n’est pas en très bons termesavec ma famille. Je crois devoir vous dire, Monsieur, quelles idéesme vinrent successivement…

Elle parle, elle parle ! Une voixmal soutenue, fébrile, qui passe sans transition du ton aigu auxinflexions doucereuses, incisive, et insinuante, impatiente etcajoleuse, où l’émotion sursaute tandis que grince l’indifférenceagacée, et où semble implorer une angoisse qui se railleraitelle-même. Quelque chose qui sautille sans cesse sur les yeux etsur les lèvres ; un rire trop fréquent et trop sec, quiponctue la parole rapide. Des gestes hâtivement ébauchés, heurtés,gracieux quand même, qui disent toute la nervosité et toute lalassitude ennuyée des filles de ce monde artificiel, machiné,truqué, où l’argent est tout, où la vie n’est qu’une mascaradeopulente et stupide. Cette femme, une jolie petite brune aux traitsfins et aux beaux grands yeux, n’est qu’un pantin articulé parl’énervement que cause l’éternel besoin d’argent, mis en mouvementpar le perpétuel désir de la toilette, et agité par l’incessanteinquiétude. Et je l’écoute me raconter ses inutiles et audacieuxmensonges, cette marionnette dont un costume du matin très simple,trop simple, d’une fausse simplicité, moule les formes, et quis’est fait coiffer par Virot d’une capote minuscule, naïve commeune fleur et ouvragée comme un bijou.

– Oui, Monsieur, oui, j’ai pensé àcela ; à aller voler dans les magasins ! Croiriez-vousdes choses pareilles ?

– Sans difficulté ; lakleptomanie est à la mode. Vous auriez été, Madame, en fort bonnecompagnie à côté de ces grandes dames, voleuses titrées, dont lesnoms figurent journellement sur les rapports de police. Mais jepense que vous auriez eu du mal à réaliser, par ce procédé, lagrosse somme dont vous aviez besoin pour…

– Ah ! dit-elle en faisant lamoue, je crois que vous vous moquez de moi. Ce n’est pas gentil.Vous voyez, je vous dis tout, comme à un confesseur… Mais vous necomprenez pas dans quel état d’affolement nous nous trouvons quandle manque d’argent nous harcèle.

– Je vous demande pardon, Madame.J’admets très bien qu’une femme, même mariée, puisse se trouverdans des passes…

– À en faire ? Oh !certainement. Mais, voyez-vous, ça ne vaut pas le mal qu’on sedonne. Il y a de bonnes occasions quelquefois, je ne dis pas ;mais elles sont rares. Quant aux liaisons sérieuses, il n’y fautplus compter ; les hommes sont devenus tellementinconstants ! Autrefois, il y avait des attachements vrais,profonds, qui duraient toute une existence ; une femme mariéepouvait vivre, à cette époque-là. Mais aujourd’hui…

– Aujourd’hui, la morale est enactions ; l’amour aussi. Il faut s’y faire…

– On s’y fait trop. Et laconcurrence est énorme. On n’a même plus le mérite de l’audace, oude l’originalité, à ne pas reculer devant ces outrages qu’on ditles derniers, pour faire croire que ça s’arrête là. Et il fautvivre, et s’habiller, et briller ; et rester au zénith tout letemps. Pas moyen de s’éclipser un instant ; car, quelle raisondonner au monde ? Son mari ? Ça ne compte plus… Ah !si l’on avait des enfants, encore ! Mais on n’en a plus. Quevoulez-vous, Monsieur ? On ne peut pas. Une jeune fille, tenuedans sa famille comme elle l’est en France, veut avoir à justetitre, lorsqu’elle se marie, quelques années de liberté. Donc, pasla servitude des enfants. On s’arrange pour ça. Et après, quand onvoudrait en avoir, il est trop tard… Ah ! vous pouvez ledemander à Ida : elle m’a vue pleurer bien des fois, allez,quand elle me disait qu’il n’y avait pas de remède… J’ai eu bien duchagrin, dans ce salon où nous sommes… Il est vrai que j’y ai euune grande joie. Vous savez sans doute comment Ida m’a mise enrapports avec M. Canonnier. Elle a dû vous le dire ? Oui.C’était justement au moment où j’étais si tourmentée ; moncouturier, ma modiste et ma lingère s’étaient ligués contre moi,m’obsédaient de leurs réclamations et faisaient de mon existence unenfer, ainsi que je vous le disais tout à l’heure… Non, non… Jevoulais dire que mon oncle… ou plutôt ma tante… Enfin, vous savezque les fournisseurs choisissent toujours ces moments-là. Ils n’enfont pas d’autres. Ils menaçaient d’aller porter leurs notes à monmari. Je ne savais à quel saint me vouer. Un Russe, qui m’avaitpromis monts et merveilles, m’avait manqué de parole. Un Russe,Monsieur !… Après ça, il fallait tirer l’échelle… Ida, à quij’avais fait part de mes ennuis, m’avait déjà presque décidée à…utiliser mes relations. Je connais tant de monde, Monsieur !Des gens qui ont des fortunes chez eux, soit à Paris, soit à lacampagne, et des moindres mouvements desquels je suis toujoursinstruite. Oui, Ida m’avait presque décidée, et M. Canonnierm’a convaincue ; écoutez, Monsieur : on peut dire de luice qu’on veut, mais c’est un homme supérieur. Une intelligence, untact, une façon si originale de voir les choses… et ce pouvoirextraordinaire de vous amener à les envisager comme lui ! Jen’aurais jamais cru, je l’avoue, qu’un voleur pût être un aussiparfait gentleman. Il m’a fait revenir de bien des préjugés.N’attribuez qu’à l’honneur de sa connaissance le peu d’étonnementque j’ai eu à me trouver, en votre présence, devant un homme aussidistingué. Je m’incline profondément.

– Comme on voit bien,continue-t-elle, que nous vivons à une époque de progrès ! Jesuis persuadée, Monsieur, que vous avez reçu une excellenteéducation. Je suis discrète et n’aime pas à poser de questions,mais quelque chose me dit que vous sortez de Polytechnique ;il me semble vous voir avec un chapeau à cornes et l’épée au côté.Et dire que vous avez peut-être une pince-monseigneur dans votrepoche ! C’est à faire trembler… Mais votre profession esttellement romanesque ! Comme elle me plairait, si j’étaishomme ! Vous devez avoir eu des tas d’aventures ?Racontez-m’en une, je vous en prie. J’adore ça.

– J’en suis désolé, Madame, mais jene saurais trouver dans l’histoire de mon existence aucun épisoded’un intérêt captivant. Les événements dont j’ai été le témoin oul’acteur sont plutôt sombres que pittoresques. Si je vous en misaisle récit, vous auriez certainement des cauchemars ; et je nevoudrais pour rien au monde vous faire passer une mauvaisenuit.

– Je prends note de vos intentions,répond Renée en souriant. Mais vous ne me surprenez pas ; lesvoleurs sont la modestie même. M. Canonnier était commevous ; il n’a jamais rien voulu me raconter. À part ça, ilétait charmant. Il se montrait plein de reconnaissance pour lesrenseignements que je lui fournissais ; il est vrai que mestuyaux sont toujours excellents. Il me donnait 50 pour cent sur leproduit des opérations. Ce n’est peut-être pas énorme ; maisil paraît que c’est le prix.

– Non, Madame, dis-je froidement,car je me souviens des avertissements que m’a donnés Ida. Non,Madame, ce n’est pas le prix. Le prix est 33 pour cent. Aucunvoleur sérieux ne vous proposera davantage. Je m’étonne même queCanonnier ait pu vous offrir ce que vous dites, car je sais qu’ilse faisait un point d’honneur de ne jamais dépasser le chiffre queje vous cite. Vos souvenirs, sans doute, doivent mal vousservir.

– C’est bien possible,murmure-t-elle avec une petite grimace. C’est déjà si lointain etj’ai si peu de tête ! je croyais bien, pourtant… Vous dites33. C’est si peu !… Moi, je disais 50. Eh ! bien, couponsla poire en deux, ou à peu près. Donnez-moi 45 pourcent.

– Je regrette infiniment de nepouvoir le faire. Madame. Mais je ne puis vous donner ni 40, nimême 35 pour cent. Le tiers du produit, mais pas plus.

– Hélas ! dit Renée, vous êtesimpitoyable. Si vous saviez combien j’ai besoin d’argent ! Lavie est si chère ! La toilette nous ruine, et les hommes sonttellement difficiles… Ils ne se rendent pas compte… Je seraishonteuse de vous dire ce que mon mari me donne tous les mois ;c’est misérable… Et les autres !… Et ils veulent avoir desfemmes soignées, bien habillées, avec des dessous savants, fleurset bonbons… Je me suis à peine vêtue pour venir ici,Monsieur ; un costume de trottin, qui ne vaut pas vingt-cinqlouis ; mais les dessous, c’est obligatoire. Et,tenez…

À deux mains, d’un geste habile etcharmant, elle a relevé sa jupe ; et des vagues de soie,frangées d’une mousse de dentelles, viennent déferler sur sesjambes fines. Ah ! la délicieuse poupée !…

Attention ! Pas de bêtises – ou les33 pour cent vont augmenter.

– Vous avez vu ? Élégant,n’est-ce pas ? Mais si je vous disais ce que çacoûte…

Elle s’est levée, tapote sa robe àpetits coups, baissant ses yeux noirs que, brusquement, elle dardeaudacieusement dans les miens.

– Alors, toujours 33 ?Toujours ? Oui ?… Et on dit, dans les romans, que lesvoleurs sont généreux !… Mais, soit ; commençons sur cepied-là ; nous verrons après. Nous serons bons amis, j’en suissûre. Nous ferons passer toutes nos communications par Ida,n’est-ce pas ? J’ai toute confiance en vous et je suisconvaincue que vous ne me compromettrez jamais. D’ailleurs, Idam’en a assurée. C’est tellement affreux, voyez-vous, d’êtrecompromise ! Je risquerais tout pour éviter ça… Il y a un coupà faire à Paris, actuellement, et deux villas à dévaliser auxenvirons, vers la fin du mois ; je reviendrai après-demainpour vous donner les indications. Ah ! l’argent ;l’argent ! Il me faut cinquante mille francs avant trois mois…Il me les faut absolument… Penser que je paye mes dettes avecl’argent des autres !

– C’est la vie. Et penser que lesautres en font sans doute autant de leur côté…

– C’est la vie. Mais vous allez meprendre pour une abominable égoïste ; ce que je dis esthorrible…

– C’est très humain. L’exploitationest universelle et réciproque ; et croyez-bien, chère Madame,que si je pouvais vous offrir décemment moins de 33 pourcent…

– C’est trèsinhumain !

Elle me tend la main, et sort avec unpetit salut charmant, un grand frou-frou, laissant comme un sillagede grâce derrière elle – très jolie, très crâne. Ah ! lesfemmes ! Les hardies, les fières voleuses ! Voleuses detout ce qu’on veut, et de tout ce qu’on ne voudrait pas. Elles enont un fameux mépris des règles, et des morales, et des lois, etdes conventions, quand leur chair les brûle, quand l’amour de leurbeauté les tenaille, quand leurs passions sont en jeu…

– Eh ! bien, me demande Idaqui est venue me rejoindre, qu’en penses-tu, de la petitefemme ? Gentille, hein ? Mais quelle inconscience !…Ah ! mon cher, elle n’est pas la seule. Et le luxe de leurstoilettes, qui leur fait perdre la tête, la tourne aussi à biend’autres. Il n’y a plus que l’argent aujourd’hui, et il donne lafièvre à tout le monde ; si les femmes sont folles, les hommesont besoin d’une douche. C’est à se demander où nousallons.

– Au tonnerre de Dieu, dis-je, siça peut signifier quelque chose ; et pas ailleurs. Je ne voispoint pourquoi nous n’aurions pas la fin que nous méritons, nous,les Barbares de la Décadence.

– C’était l’avis deCanonnier ; il disait aussi que la couturière, la lingère etla modiste sont d’excellents agents de révolution, et que lesmasses se démoralisent plus facilement par les chiffons et laparfumerie que par les écrits incendiaires et les explosions dedynamite.

– C’est une opinion. En attendant,car il faut bien vivre, j’espère que la petite femme n’oubliera pasde venir nous voir après-demain.

– Elle ! dit Ida en riant,elle viendrait plutôt sur la tête… Tu ne sais pas ce que c’estqu’une femme qui a besoin d’argent et qui a découvert le moyen d’enavoir. Tu peux être assuré qu’elle prendra toutes les mesuresnécessaires pour te rendre la besogne facile, car elle a plusd’intérêt que toi-même à ce que tu ne sois pas pincé ; quedeviendrait-elle, la malheureuse, si elle n’avait plus personnesous la main pour forcer les tiroirs de ses amis etconnaissances ? Sois tranquille, les indications qu’elle tedonnera seront excellentes.

Elles l’ont été, en effet. Le coup àfaire à Paris était d’une simplicité enfantine ; ce n’a étéqu’un jeu pour moi ; le métier commence à m’entrer dans lesdoigts, comme on dit. Quant aux deux villas, Roger-la-Honte ayantamené à mon aide trois camarades de forte encolure, nous avons eule plaisir d’opérer leur déménagement complet en moins de tempsqu’il n’en aurait fallu à Bailly. « Je suis capitonné. »Et je suis très content, aussi, que ces trois expéditions m’aientpermis de placer entre les petites mains de Renée les cinquantemille francs qu’elle désirait, et même un peu davantage.

– Vous voyez, lui ai-je dit en luiremettant la somme, que ce n’est pas seulement la vertu, à présent,qui est récompensée.

– Naturellement, m’a-t-ellerépondu ; les temps sont changés, heureusement. Autrefois, lesmauvais offices que je rends à mes amis ne m’auraient rapporté quetrente deniers. Cela tient sans doute à ce que le cas étaitbeaucoup moins fréquent alors qu’aujourd’hui. J’entendais dire àmon mari, l’autre jour, que les prix, comme les liquides, tendentvers leur niveau, il est très fort en économiepolitique.

Ah ! la petite poupée… Je donneraisbien quelque chose pour pouvoir assister à ses triomphes mondains,pour la voir faire la belle, parée et pomponnée comme une princessede féerie, gracieuse, légère et narquoise comme un jeune oiseau etlissant ses plumes volées au milieu de ses pareilles, peut-être, oude ses victimes…

Souhaits ridicules, désirs dangereux,ils passent rapidement, par bonheur, car des idées semblables sontmalsaines pour un voleur, ainsi que le disait très justementIda ; ce n’est pas la peine de commencer par être fripon pourdevenir dupe. Quand on travaille, ma mère me l’a appris jadis, onne songe point à mal faire ; et le travail ne me manque pas.Si j’ai de bons renseignements, Roger-la-Honte en a aussi de soncôté ; et le hasard ne nous sert pas mal. J’inclinerais àcroire que la Providence néglige souvent les ivrognes pours’occuper des voleurs. Il est vrai qu’il ne faut pas seménager ; mais, en se donnant le mal nécessaire, on arrive àdes résultats. Aide-toi, le ciel t’aidera. Il faut s’aider endiverses langues et sous des cieux différents ; passer deBelgique en Suisse, d’Allemagne en Hollande et d’Angleterre enFrance. Le vol doit être international, ou ne pas être. Il y alongtemps que Henri Heine l’a dit : Il n’y a plus en Europedes nations, mais seulement des partis. Nous faisons tous nosefforts pour donner raison à Henri Heine ; et nous avons prisle parti de vivre sur le commun. Je suis – pour employer, en lamodifiant un peu, une expression de Talleyrand – je suis un déloyalEuropéen.

« Pourtant, me dis-je quelquefois àmoi-même, pourtant, mon gaillard, si tu n’avais pas eu un petitcapital pour commencer tes opérations, pour t’insinuer dans lasociété des gens qui t’ont aidé de leurs conseils et de leurexemple, où en serais-tu à l’heure qu’il est ? » Questiongrave dont la réponse, si je voulais la donner, serait fortprobablement une glorification du capital – qui pourrait setransformer rapidement, par un simple artifice de rhétorique, enune condamnation formelle. – Mais je ne me donne guère de réponse.Je me réjouis seulement de n’avoir pas été réduit, pour vivre, à melivrer à des soustractions infimes, à donner un pendant à lalamentable histoire de Claude Gueux. Je n’ai jamais volé mon pain –dans le sens strict du mot – et me voici propriétaire, ou peu s’enfaut.

J’ai acquis en effet, par un long bail,la possession d’une gentille petite maison, dans un quartiertranquille de Londres. La vie que j’avais menée jusque-là ne meconvenait pas beaucoup ; hôtels, boarding-houses, clubs, etc.,ne me plaisaient qu’à moitié. Et la société de mes confrères, bienque fort agréable quand l’ouvrage donne, m’inspirait un certainennui, par les temps de chômage. Je suis certainement bien loind’en penser du mal ; mais, au risque de détruire maintesillusions, je dois le dire avec franchise, quoique avecpeine : les vices des canailles ne valent pas mieux que ceuxdes honnêtes gens.

C’est une circonstance assez singulièrequi m’a conduit à louer cette petite maison. Je passais un soir,vers minuit, dans une rue déserte, lorsque j’aperçus une formenoire accroupie sur les marches d’un bâtiment ; quelque pauvrevieille femme, sans argent et sans gîte, qui s’était résignée àpasser là sa nuit. Le spectacle n’est pas rare, à Londres. Mais, cesoir-là, il pleuvait à verse, le temps était affreux ; et laforme noire était lamentable, avec le piteux lambeau de châle quitremblotait sur les épaules maigres, avec le grand chapeau détrempépar la pluie et dont les plumes ébarbées et pendantes donnaientl’idée des queues d’une famille de rats plongée dans l’affliction.J’offris quelque argent à la pauvresse ; elle grelottait et safigure hâve faisait mal à voir. Je l’emmenai jusqu’à l’un de cespalais du gin, au bout de la rue, qui flamboient comme des pharesperfides de naufrageurs au milieu de la noirceur de lamisère ; je lui fis servir une boisson chaude. Elle me racontasa vie. Elle n’avait guère plus de quarante-cinq ans, bien qu’elleen parût soixante au moins. Elle avait été bien élevée, savait lefrançais et l’allemand, et avait été plusieurs années institutricedans une famille noble, qu’elle avait quittée pour se marier. Sonmari l’avait abandonnée après dix ans d’une existence qui avait étépour elle un martyre ; et elle avait été obligée de se placercomme housekeeper, et même comme servante, afin d’élever l’enfantqu’il lui avait laissé. Cet enfant, qu’une maison de commerce avaitemployé dès sa sortie de l’école, avait mal tourné, vers l’âge dedix-huit ans, au moment où l’augmentation de son salaire lui auraitpermis d’adoucir le sort de sa mère ; il avait commis un fauxet avait quitté l’Angleterre avec le produit de son escroquerie.Annie – c’est le nom de la pauvresse – était à cette époque enservice chez un clergyman réputé pour son ardeur philanthropique.Ce vénérable ecclésiastique, en apprenant par les journaux ce quis’était passé, mit Annie à la porte de chez lui. Il fit plus. Dieupoursuivant l’iniquité des pères sur les enfants jusqu’à latroisième et quatrième génération, il pensa que l’homme, créé à sonimage, ne pouvait pas faire moins que de poursuivre le crime dufils sur la mère jusqu’à ce qu’elle eût rendu l’âme dont ellefaisait un aussi triste usage. Il lui refusa donc un certificat et,avec cette ténacité courageuse particulière aux gens vertueux, semit à épier les démarches de la malheureuse à la recherche d’unesituation, et l’empêcha d’en obtenir une. Elle avait donc étéobligée de vivre comme elle avait pu – misérablement, à tous lespoints de vue.

– Et votre fils, demandai-je, vousn’en avez plus eu de nouvelles ?

– Si, répondit-elle en baissant latête ; ce malheureux garçon a continué à se mal conduire enFrance, où il était parti. Il a été condamné, il y a dix-huit mois,à plusieurs années de prison… Ah ! Monsieur, je suis simalheureuse de ne pouvoir rien lui envoyer !… Je voudrais êtremorte…

– Tenez, dis-je, voici encore unpeu d’argent. Soyez ici après-demain, à dix heures, et peut-êtretrouverai-je moyen de vous donner une occupation, bien que vousn’ayez pas de certificat. Ne vous désolez pas, ma brave femme. Etsi votre clergyman vient me mettre en garde contre votre manque derespectabilité, comme il en a l’habitude, je lui offrirai unlavement de vitriol, pour le mettre à son aise.

C’est donc Annie qui a la charge de lamaison que mon aventure avec elle m’a donné l’idée de louer. Ellene boit pas plus qu’un dixième d’Anglaise ; elle fait de lapâtisserie comme une Allemande ; elle est économe comme uneFrançaise ; et dévouée comme un terre-neuve. Je l’ai styléeadmirablement et je ne crains nullement qu’elle commette unemaladresse. Elle s’est pas mal requinquée, depuis qu’elle est à monservice ; ah ! dame, les rides et les stigmates que lasouffrance a gravés dans la chair sont indélébiles ; mais lacharpente s’est redressée, l’ossature a repris de l’aplomb. Tellequ’elle est, débarrassée de la viande, elle ferait un beausquelette.

Mon service n’est pas bien dur, car jesuis souvent absent et je vis en garçon – pas en vieux garçon. –Annie a donc du temps de reste. Elle l’emploie, d’abord, pourenvoyer au fils prisonnier, là-bas, tout ce que permettent lesrèglements ; puis, afin de mettre de côté pour lui, quand ilsortira de Centrale, le plus d’argent possible. Elle découpe, surdes photographies, portraits de grandes dames, de beautésprofessionnelles, les têtes admirées du public, et les accommodeadroitement à des corps de Lédas s’abandonnant au cygne, de Dianesau bain, de Danaés sous la pluie d’or. Elle est devenue fort habileà ces petits ouvrages, très demandés par certaines maisons deSaint-John’s Wood. Elle m’a montré l’autre jour une princesse dusang, un peu plate d’ordinaire, très excitante, vraiment, en VénusCallipyge.

Si Annie a des loisirs, je n’en manquepas, moi non plus. Bien des gens se figurent que les voleurs sonttoujours occupés à voler. Il n’y a pas d’erreur plusgrossière ; mais c’est toujours la vieille histoire. « Ilfaut que je vous dise, écrit Bussy-Rabutin à sa cousine, ce queM. de Turenne m’a conté avoir ouï dire au feu princed’Orange : que les jeunes filles croyaient que les hommesétaient toujours en état ; et que les moines croyaient que lesgens de guerre avaient toujours, à l’armée, l’épée à lamain. » – « Le conte du prince d’Orange m’a réjouie,répond la marquise. Je crois, ma foi, qu’il disait vrai, et que laplupart des filles se flattent. Pour les moines, je ne pensais pastout à fait comme eux ; mais il ne s’en fallait guère. Vousm’avez fait plaisir de me désabuser. » J’espère, moi aussi,faire plaisir aux honnêtes gens en leur apprenant que les voleursn’ont pas sans cesse à la main la fausse clef ou la lanternesourde.

Et à quoi s’occupent-ils donc ? Àdifférentes choses, quelquefois fort inattendues. Moi, par exemple,je m’instruis. Je m’instruis, de la même façon que le premierbourgeois venu, en oubliant des choses que je sais et en apprenantdes choses que j’ignore. On peut continuer comme ça longtemps. Jem’amuse, aussi, autant que je peux. Très souvent, des demoisellesviennent me voir. Jolies ? Ailleurs, je ne sais pas ;mais chez moi, elles le sont suffisamment. Elles ont tout cequ’elles désirent ; et la femme est toujours belle quand elleest heureuse… Et puis, Issacar avait raison ; on n’a pas às’occuper des toilettes.

N’ai-je jamais éprouvé le dégoût decette existence ? la lassitude de cette vie ? N’ai-jejamais eu d’aspirations plus élevées ? Si,quelquefois…

Ce soir, même, je pense fort tristementà ce que des hommes d’une moralité plus haute que la miennepourraient appeler leur avenir, quand Annie vient m’apporter untélégramme, « Tenez-vous prêt pour demain. » Qu’est-ceque cela veut dire ?

Cette dépêche vient de l’étranger ;elle vient de France… Et je me rappelle, tout d’un coup, un faitsurvenu il y a un mois environ, que j’avais totalement oublié etdont j’aurais dû me souvenir, pourtant.

Un soir, j’étais seul chez moi après ledépart d’une petite amie très gentille, mais dont l’accent badoiscommençait à me fatiguer, une de ces blondes fades qui ont toujoursl’air d’être en train de sécher. Je lisais un roman, l’un de cesbons romans anglais, tellement assommants, mais où le sentiment dela famille, éteint partout ailleurs, se conserve d’une façon sicurieuse ; lorsque j’entendis résonner le marteau de la ported’entrée. Un instant après, la voix d’Annie protestant contrel’invasion de mon domicile parvint jusqu’à moi et un pas lourd fitcraquer les marches de l’escalier. Je me levais du divan sur lequelj’étais étendu lorsque la porte du salon s’ouvrit à moitié ;et, par l’entrebâillement, je vis passer une tête bronzée et unemain qui faisait des gestes.

Quelle était cette main ? Quelleétait cette tête ?

Chapitre 9DE QUELQUES QUADRUPÈDES ET DE CERTAINS BIPÈDES

 Cette tête et cette mainétaient l’inaliénable propriété de l’abbé Lamargelle. Je n’avaispas eu le temps de revenir de ma stupéfaction qu’il était devantmoi, saluant, avec l’expression énigmatique de sa puissante figureosseuse et olivâtre, encadrée de cheveux noirs, ornée d’un grandnez aquilin, coupée d’une large bouche fortement tendue sur lesdents, et obscurcie plutôt qu’éclairée par l’éclat sombre des yeuxcouleur d’ébène. Oui, c’était bien l’abbé Lamargelle.

– Hé ! bonjour, cher Monsieur,me dit-il de sa voix profonde. Comment vous portez-vous ? Vousavez l’air bien étonné. Voyons, parlez donc un peu ;demandez-moi : « Homme noir, d’oùsortez-vous ? »

– Ma foi, monsieur l’abbé,répondis-je, j’en ai fortement envie. J’avoue que je ne m’attendaisguère au plaisir de vous voir ce soir…

– Je m’en doutais bien. Aussi, pourfaire durer moins longtemps votre surprise toute naturelle, je n’aitenu aucun compte des protestations de votre servante quis’obstinait à vouloir m’annoncer à vous, et je suis montédirectement ici ; j’ai même pris la précaution, afin de vousépargner une émotion trop vive, de vous faire un petit signe amicalen entr’ouvrant la porte.

– Je ne saurais trop vous remercierde vos attentions, monsieur l’abbé. Asseyez-vous donc, je vousprie ; et apprenez-moi à quel heureux hasard je dois honneurde votre visite.

– Le hasard n’est pour rien dansl’affaire, répondit l’abbé qui se mit à secouer la tête, pendantque je me demandais pourquoi il était venu me voir et, surtout,comment il avait pu arriver à découvrir mon adresse. Non, pourrien, absolument. Ma visite était préméditée depuis longtemps etj’attendais une occasion propice…

– Que vous a fourni le mariage oul’enterrement d’un de vos paroissiens ?

– Je n’ai ni paroissiens niparoisse. Je suis prêtre libre, vous le savez. C’est peut-être encette qualité que j’ai pris, cher Monsieur, la liberté dem’intéresser à vous…

– Vraiment ? Je vous sais gréde m’en avertir. Et serait-il indiscret de vous demander de quellesorte est l’intérêt que vous voulez bien meporter ?

– Il est des plus vastes. Rien neme fait un plus grand plaisir, par exemple, que de vous voirinstallé ici aussi confortablement, vous avez des livres, cescompagnons qui ne trompent pas ; un piano, instrument qui nemérite pas toujours le ridicule dont on l’abreuve ; etpeut-être, même, fumez-vous ?

– Quelquefois. J’ai là d’excellentscigares… Permettez…

– Merci, dit l’abbé en allumant unlondrès. Ils sont excellents, en effet… Et vous avez bien,j’imagine, quelque occupation sérieuse ?

– Une occupation sérieuse, commevous dites… des plus sérieuses ; mais qui me laisse desloisirs, ajoutai-je du ton le plus naturel tandis que l’abbé fixaitsur moi ses yeux perçants.

– Ah ! ah ! s’écria-t-ilen anglais. – car il parle couramment plusieurs langues, et même leportugais – ah ! ah ! j’en suis enchanté, en vérité. Letemps ne vous a pas manqué, par conséquent, pour vous rappelernotre entrevue à la gare du Nord, à Paris, le jour où vous êtesparti pour la Belgique ?

– Ce n’est pas le temps qui m’afait défaut, certainement ; mais, jusqu’ici, je l’avoue, jen’avais gardé aucun souvenir de cet incident.

– C’est dommage ; la rencontren’avait pas été absolument fortuite. Malgré tout, vous n’avez pointoublié, j’espère, que je vous ai parlé, ce matin-là, de cettemalheureuse famille Montareuil…

Je ne répondis pas ; sa visite, dèsle début, m’avait semblée des plus louches et je voyais clairement,maintenant, où il voulait en venir. Si je me laissais intimider,j’étais perdu. Il fallait l’arrêter au premier mot agressif et, audeuxième, lui montrer l’escalier – ou le jeter par lafenêtre.

– Cette malheureuse famille,continua-t-il, si durement éprouvée ! Vous rappelez-vous, cherMonsieur, l’importance du vol dont Mme Montareuil a été lavictime ? Et dire que rien n’a pu mettre sur la trace ducoupable… À Paris, à l’heure qu’il est, on n’a encore aucuneindication… Il est vrai que si l’on poussait jusqu’àLondres…

– Monsieur l’abbé, dis-je, j’aipeine à comprendre pourquoi vous vous obstinez à me parler dechoses et de gens qui ne m’intéressent en aucune façon. Je ne pensepas que vous veniez me réciter les faits-divers de l’année dernièrepar simple amour de l’art ; et j’ose croire que votre visite aun motif. Permettez-moi de le deviner. On vous avait promis de vousverser, lors de la conclusion du mariage que l’événementregrettable auquel vous faites allusion a empêché, une commissionque vous n’avez pas touchée, naturellement. Le dépit vous a conduità échafauder des histoires à dormir debout, que vous avez sansdoute fini par prendre au sérieux ; et vous avez espéré mefaire partager votre crédulité. Je dois vous déclarer que je n’aiaucun goût pour les fables. Et puis, écoutez : j’ai un piano,comme vous le remarquiez il n’y a qu’un instant – mais je ne chantepas. – Vous comprenez ?

– Très facilement. Je suis aucourant des moindres sous-entendus de notre belle langue, et aucunede ses finesses ne m’est étrangère. Mais vous vous méprenez sur messentiments. Soyez tranquille ; je ne viens pas vous assassineravec un fer sacré. J’avais l’intention, pour vous exposer ce quej’ai à vous dire, d’observer une gradation conforme auxusages ; j’irai plus brutalement au fait, puisque vous semblezle désirer. Vous êtes un voleur. – Ne protestez pas ; c’est unmétier pas comme un autre. – Je disais : vous êtes un voleur…Moi aussi.

– Vous… ?

– Pourquoi pas ? Croyez-vousavoir le monopole du cambriolage ? À la vérité, je ne vousfais pas, sur ce terrain pour lequel vous avez une préférenceexclusive, une concurrence fort redoutable ; bien que j’aiemis la main à la pâte, plus d’une fois. J’emploie aussi d’autresprocédés ; je suis un éclectique, voyez-vous. Mais il me fautbeaucoup d’argent…

– Pourrais-je vous demanderpourquoi ?

– Tant que vous voudrez ; maisje vous préviens que je ne vous répondrai pas ; j’aime mieuxça que de vous raconter des histoires, et je tiens à garder secretsles motifs de mes actes… Voyons, ne faites donc pas cettefigure-là. Je suis un confrère, je vous dis. Et, d’ailleurs,qu’avez-vous à craindre de moi, ici ? En admettant que vous mefassiez des aveux que je ne vous demande pas, car votre existencem’est connue depuis a jusqu’à z, comment me serait-il possible dem’en servir contre vous ? Si j’avais voulu vous dénoncer, vousadmettrez que j’aurais pu le faire sans me mettre en peine de vousrendre une visite. Mais finissons-en ; votre méfiance à monégard est enfantine, et je veux l’ignorer… Vous me demandezpourquoi il me faut beaucoup d’argent ? Pour arriver à un butque je désire atteindre, ou simplement pour devenirriche.

– Bon, dis-je, je supposerai quevous voulez devenir riche : et que votre passion de l’argentvous empêche d’hésiter à compromettre le caractère sacré dont vousêtes revêtu.

– Oh ! répondit l’abbé enriant, ma passion ne me ferme pas les yeux à ce point-là. Je faisfort attention à ne pas le compromettre, ce caractère, sacré pourtant d’imbéciles ; c’est le meilleur atout, dans mon jeu. Etla franchise avec laquelle je vous fais mes confidences devraitêtre pour vous le meilleur garant de ma bonne foi.

– Mon Dieu, dis-je, je ne voispoint pourquoi je ne vous croirais pas, après tout. L’Église n’ajamais beaucoup pratiqué le mépris qu’elle affecte pour lesrichesses…

– Et elle ne s’est jamais faitd’illusions sur leur source. Sans aller trop loin, n’est-ce pasBourdaloue qui a dit qu’en remontant aux origines des grandesfortunes, on trouverait des choses à faire trembler ?Relativement, Bourdaloue est bien près de nous ; mais quelledistance, pourtant, de son époque à la nôtre ! Quelle descentedans l’infamie, du Roi-Soleil au Roi Prudhomme ! Je vais vousciter un simple fait dont le caractère symbolique ne vous échapperapas : la maison dans laquelle Fénelon écrivitTélémaque, sur la Petite Place, à Versailles, estaujourd’hui un lupanar.

– J’espère, dis-je, qu’on auraplacé une plaque commémorative sur le bâtiment.

– Je l’ignore ; mais si l’on ascellé la plaque dont vous parlez, soyez sûr qu’on l’a miseau-dessous du gros numéro. Nous sommes à l’époque des chiffres, quiont leur éloquence, paraît-il. Et je crois qu’ils l’ont, eneffet.

– Ils ont l’éloquence deGuizot : Enrichissez-vous ! Ce qui m’étonne, moi, c’estqu’avec un pareil mot d’ordre, nos contemporains croient encoreavoir besoin d’une religion et d’une morale.

– Les sentiments religieux, ditl’abbé, ne sont pas incompatibles avec les tendancesactuelles ; loin de là. Je me suis même demandé plus d’unefois, en disant ma messe, si la fièvre du vol, la rage del’exploitation, ne finiraient pas par créer une folie religieusespéciale. Le repentir, une des colonnes du christianisme, quisemble faire des mamours à l’homme et lui dire : « Tupeux mal agir, à condition que tu fasses semblant de regretter tesméfaits », est une excellente invention, merveille de lâchetéet d’hypocrisie, admirablement adaptée aux besoins modernes. Je nevous tracerai point, n’est-ce pas ? un parallèle entre cetengageant repentir chrétien et l’effroyable Remords de l’antiquité.Ce serait déshonorer le Remords… Quant à la morale, il n’y en ajamais eu qu’une. Ce n’est pas celle qui dit à l’homme :« Sois bon », ou « sois pur », ou « soisceci, ou cela » ; c’est celle qui lui ditsimplement : « Sois ! » Voilà la morale. Ellen’a rien à voir avec, la Société actuelle. La morale ne sauraitêtre publique, quoi qu’en dise le Code… Vous voulez peut-êtreparler de la moralité ? C’est un succédané pitoyable.Telle qu’elle est, pourtant, elle a plané assez haut, jadis. Maison l’a fait descendre si bas ! La moralité, c’est commel’écho ; elle devient muette quand on s’en rapproche. Ce n’estpas une chose sérieuse… En somme, de toute espèce de foi, on negarde plus que ce qui peut s’accommoder aux vils besoins du jour,des débris sans nom qui servent à étayer le piédestal du Veau d’or.Certainement, il eut été plus propre de se défaire franchement deces vieilles croyances divines ou humaines, qui n’ont point étésans grandeur, au bout du compte. Au lieu d’être découpées enquartiers sur l’étal des simoniaques, au lieu d’agoniser dans lafétide atmosphère des prétoires, elles auraient fini dansl’embrasement majestueux d’une gloire dernière – comme ces vieuxrois du Nord qui se plaçaient, mourants, dans un navire aux voilesouvertes qu’on lançait sur la mer, et où s’allumaitl’incendie.

– Vous ne parlez pas mal, pour unvoleur ; le jour où l’on créera une chaire d’éloquence sacréeà Mazas…

– Un voleur ! murmura l’abbé,les yeux perdus dans le vague et comme se parlant à lui-même… Oui,aujourd’hui, le caractère est un poids qui vous entraîne, au lieud’être un flotteur. Je ne suis pas le seul… Les types sont àprésent presque tous puissants, mais incomplets… Disproportion del’homme avec lui-même beaucoup plus qu’avec le milieu ambiant… Ilfaudrait pourtant trouver quelque chose… Avez-vous songé,continua-t-il d’une voix forte, comme s’il revenait à lui tout d’uncoup, mais avec encore la brume du rêve devant les yeux, avez-voussongé que tout acte criminel est une fenêtre ouverte sur laSociété ? Que connaîtrait-on du monde, sans lesmalfaiteurs ? Je crois qu’un acte, quelqu’il soit, ne peutêtre mauvais. L’acte ! Oui, agir ce qu’on rêve. Le secret dubonheur, c’est le courage.

– Je pense, en effet, que le rôledu criminel est généralement mal apprécié…

– Je vous crois ! s’écrial’abbé en ricanant. Les économistes assurent tous que la misèreactuelle vient de la surproduction ; que le manque de travail,qui enlève à tant de gens la possibilité de vivre, est causé par lasurabondance des produits. Et l’on se plaint du voleur ! Maischaque fois qu’il vole ou qu’il détruit quelque chose, un bijou, unchapeau, un objet d’art ou une culotte, c’est du travail qu’ildonne à ses semblables. Il rétablit l’équilibre des choses, faussépar le capitaliste, dans la mesure de ses moyens. Productionexcédant la consommation ! Surproduction ! Mais le voleurne se contente point de consommer ; il gaspille. Et on luijette la pierre !… Quelle inconséquence !

– Et quant aux billets de banquequ’il retire des secrétaires où ils moisissent, quant à l’argentenfoui qu’il déterre, je me demande comment on peut lui reprocherde remettre ces espèces dans la circulation, pour le bénéficegénéral.

– On le fait pourtant, ditl’abbé ; et d’ici peu de temps, si vous voulez m’en croire, iln’y aura pas d’homme plus, accablé que vous de malédictions parcertaines gens que je connais. J’ai été mis au courant de votrehabileté à enfreindre le deuxième commandement, et je vous aipréparé une petite expédition…

– Pourquoi ne pas vous la réserverà vous-même ?

– Je ne peux pas. Si c’étaitpossible, croyez bien… Mais il faut opérer dans une ville deprovince où je suis connu comme le loup blanc ; je seraissûrement reconnu, soit en arrivant, soit en route ; et l’on nemanquerait pas de s’étonner de mon apparition subite et de mondépart intempestif. C’est un coup facile, certain etlucratif.

– En France ?

– Oui. La France a déjà trentemilliards à l’étranger ; quelques centaines de mille francs deplus qui passeront la frontière ne feront pas grandedifférence.

– En effet. Un vol detitres ?

– Pour la plus grande part. Vous neconnaissez donc pas mieux votre pays ? La France n’est nireligieuse, ni athée, ni révolutionnaire, ni militaire, ni mêmebourgeoise. Elle est en actions.

– Et pour quand ?

– Ah ! ça, je ne sais pasencore. Il faut attendre ; peut-être quinze jours, peut-êtreun mois, peut-être plus. Dès que je serai fixé, je vous enverrai untélégramme pour vous dire de vous tenir prêt ; et lelendemain, vous recevrez une seconde dépêche qui vous apprendraquel train il faudra prendre et vous indiquera l’endroit où vous merencontrerez. Puis-je compter sur vous ?

– Oui. Vous ne voulez pas que jevous donne ma parole d’honneur ?

– Non. Je préfère que vous medonniez un renseignement. Combien remettez-vous aux gens qui vousfournissent des tuyaux ?

– Trente-trois pour cent ;jamais un sou de plus.

– Bon. Vous ferez une exception enma faveur : vous me donnerez cinquante pour cent… N’ayez paspeur, vous n’y perdrez rien ; au contraire. C’est moi quivendrai les titres, et j’en retirerai le double de ce qu’ils vousrapporteraient à vous. Même, à l’occasion, si vous avez desnégociations difficiles à conduire… À propos, vous ne faites jamaisaucun mauvais coup ici, en Angleterre ?

– Jamais. D’abord, parce quel’hospitalité anglaise est la moins tracassière deshospitalités ; et ensuite, parce qu’on paye tropcher…

– Oui ; je connais leursatroces statuts criminels, les meilleurs du monde, disent lesmiddle classes anglaises, parce qu’ils écrasent l’individuet le convainquent de son rien en face de la loi et de lasociété. Peut-être la bourgeoisie britannique payera-t-elle cher,un jour, sa férocité à l’égard des malfaiteurs.

– C’est probable ; lesseptembriseurs n’étaient qu’une poignée ; et quels moutons, àcôté des milliers de terribles et magnifiques bêtes fauves quicomposent la mob anglaise ! Pour moi, j’ai toujourspensé que si l’affreux système pénitentiaire anglais avait étéappliqué sur le Continent, la révolution sociale y aurait éclatédepuis vingt ans… Tenez, il y a à Londres un musée que je n’ai pasvisité ; c’est Bethnal-Green Museum. Le sol en est recouvertd’une mosaïque exécutée, vous apprend une pancarte, par les femmescondamnées au hard labour ; il m’a semblé voir lestraces des doigts sanglants de ces malheureuses sur chacun desfragments de pierre, et j’ai pensé que c’était avec leurs larmesqu’elles les avaient joints ensemble. Je n’ai pas osé marcherlà-dessus.

– Hélas ! dit l’abbé en selevant ; honte et douleur en haut et en bas, sottise partout…Quel monde, mon Dieu !

Au moment où il allait me quitter, je medécidai à lui poser une question que j’avais eu souvent envie defaire à d’autres, à Paris, depuis de longs mois, mais que jen’avais jamais eu le courage de poser à personne.

– Dites-moi, demandai-je,n’avez-vous pas eu de nouvelles de mon oncle ?

– Oui et non, répondit-il d’un airun peu embarrassé. J’ai appris que votre oncle avait éprouvé, cestemps derniers, des pertes d’argent, peu considérables étant donnéesa fortune, mais qui l’avaient néanmoins décidé à liquider sesaffaires. Je ne puis vous dire exactement ce qu’il fait en cemoment. Je crois, pour employer une expression vulgaire, qu’il faitla noce, la bête et sale noce. C’est triste ; mais quevoulez-vous ? Certains hommes s’efforcent d’être pires qu’ilsne peuvent.

– J’avais eu plusieurs foisl’intention de prendre des renseignements à son sujet,dis-je ; je vois que j’ai aussi bien fait de m’en dispenser.Et ma cousine, ajoutai-je… ma cousine Charlotte ?…

L’embarras de l’abbé parutaugmenter.

– Je ne sais rien, finit-il parrépondre sans me regarder ; mais tout est sans doute pour lemieux ; oui, tout doit être pour le mieux. Ne prenez point derenseignements, c’est préférable ; n’en prenez pas…

C’est de cette fin de conversation,surtout, que je me souviens aujourd’hui, en relisant la dépêchequ’Annie m’a apportée. Certes, il vaut mieux que je ne prenne pointde renseignements, que je ne cherche pas à connaître lavérité.

Je l’ai devinée, cette vérité que l’abbén’a pas osé m’avouer, car il est au courant, certainement, de mesrelations avec ma cousine. Charlotte est mariée. Elle est mariée,et tout est fini entre nous, pour jamais… Je ne puis pas dire ceque j’avais pensé, je ne puis pas dire ce que j’avais espéré. Je nesais pas. Ce sont des songes que j’ai faits, toujours des songes ettoujours les mêmes songes. Il me semble que j’ai vécu dans unrêve ; que j’ai traversé comme un halluciné toute l’horreurdes réalités brutales, et que je suis condamné maintenant à existerau hasard, seul, sans espoir et sans but, jusqu’à ce que vienne leréveil…

Le réveil, il n’est peut-être pas loin.N’est-ce pas un piège que me tend l’abbé en m’appelant àParis ? Qui me dit qu’il ne va pas me trahir ?… Hé !qu’il me vende, si ça lui plaît ! Que m’importe ? Un peuplus tôt, un peu plus tard… et je ne veux pas flancher.

Je jette le télégramme sur une table.J’en recevrai un autre demain matin, sans doute.

Non, ce n’a pas été pour ce matin.Alors, il faut que j’attende toute la journée…

Je vais passer mon après-midi au JardinZoologique, pour tuer le temps. Ce sont surtout les bêtes fauvesqui m’intéressent. Ah ! les belles et malheureusescréatures ! La tristesse de leurs regards qui poursuivent, àtravers les barreaux des cages, insouciants de la curiositéridicule des foules, des visions d’action et de liberté, de longuesparesses et de chasses terribles, d’affûts patients et de sanglantsfestins, de luttes amoureuses et de ruts assouvis… visions dechoses qui ne seront jamais plus, de choses dont le souveniréveille des colères farouches qui ne s’achèvent même pas, tellementils savent, ces animaux martyrs, qu’il leur faudra mourir là, danscette prison où ils sentent s’énerver de jour en jour l’énormeforce qu’il leur est interdit de dépenser.

Douloureux spectacle que celui de cesêtres énergiques et cruels condamnés à mâcher des rêvesd’indépendance sous l’œil liquéfié des castrats. Leurs yeux, à eux…Les yeux des lions, dédaigneux et couleur des sables, projetant deslueurs obliques entre les paupières mi-closes ; les yeuxd’ambre pâle des tigres, qui savent regarder intérieurement ;les yeux rouges et glacés des ours, qui semblent faits d’un jeu deneige et de beaucoup de sang ; les yeux qui ont toujours vécudes loups, d’une intensité poignante ; les yeux imprécis despanthères, des yeux de courtisanes, allongés, cernés et mobiles,pleins de trahisons et de caresses ; les yeux philanthropiquesdes hyènes, aux prunelles religieuses… Ah ! quelle terribleangoisse, et que de mépris dans ces yeux aux refletsmétalliques !

Des voleurs et des brigands, tous cesgalériens ; c’est pour cela qu’ils sont au bagne. Parce qu’ilsmangeaient les autres bêtes, les bêtes qui ne sont point cruelleset n’aiment pas les orgies sanglantes, les bonnes bêtes que l’hommea voulu délivrer de leurs oppresseurs. Et elles sont heureuses, lesbonnes bêtes, depuis qu’il s’est mis à tuer les fauves et à lesenfermer dans des cages. Elles sont très heureuses. Le collier faitployer leur cou et les harnais labourent leurs épaulesmeurtries ; et leur chair vivante, pantelante et rendue muettesaigne sous le surin des saltimbanques de la science, dans l’ombredes laboratoires immondes. Demain, elles seront plus heureuses,encore. Je le crois.

À mesure que l’homme s’éloigne de la vienaturelle, la distance s’étend entre lui et les animaux. Non pasqu’il les dédaigne davantage, qu’il les sente plus inférieurs àlui. Ils lui paraissent supérieurs, au contraire. Ils lui fonthonte. Ils sont une injure vivante à son progrès factice, unsarcasme de sa civilisation d’assassin. Et sa férocité contre euxs’accroît, férocité vile qu’il couvre du prétexte actuel à toutesles bassesses – la nécessité scientifique…

Je trouve, en rentrant chez moi, ladépêche que j’attendais. Il faut que je sois demain, à deux heures,sur le terre-plein de la Bourse, à droite. C’est bien ; j’yserai.

Il n’est même que deux heures moins cinqlorsque je fais mon apparition à l’endroit indiqué. À quoi employerces cinq minutes ? À comparer la Banque d’Angleterre, gardéepar un polichinelle à manteau rouge, à chapeau pointu, à la Banquede France défendue par des sentinelles aux fusils chargés. Et aussià placer mentalement la Bourse de Paris, bastionnée de cafés etflanquée de lupanars, en face du Royal Exchange avec la statue dela reine à cheval, devant et, derrière, l’effigie de Peabodyassise, les jambes en l’air, sur la chaise percée de laphilanthropie. Parallèles qui ne sont pas sans profondeur… Mais jen’aperçois pas l’abbé…

Deux heures viennent seulement desonner, il est vrai. Je jette un coup d’œil sur les citoyens quis’agitent sous le péristyle de la Bourse et sur les marches ;et les réflexions que j’ai faites hier au sujet des bêtes mereviennent en mémoire. Les gouvernements, en débarrassant lespeuples qu’ils dirigent des bandits qui les détroussaient,n’ont-ils point agi un peu comme l’homme qui a délivré les bonnesbêtes de la tyrannie des carnassiers ? Ma foi, si l’oncherchait à découvrir les causes par la simple étude des effetsqu’elles produisent, on serait forcé d’admettre qu’en supprimant levoleur de grands chemins, les gouvernements n’ont eu d’autre soucique de permettre aux gens d’accumuler leurs épargnes pour lesporter aux banques spoliatrices et aux entreprisesfrauduleuses ; et qu’en abolissant la piraterie, ils n’ontvoulu que laisser la mer libre pour les évolutions des flottes quivont appuyer les déprédations des aigrefins et les tentativesmalhonnêtes des financiers… Mais il est deux heures cinq. L’abbéest en retard… Attendons encore…

Le fait est, malgré la réputation qu’ons’efforce de leur faire, qu’ils n’ont pas l’air de voleurs, cesagioteurs qui pérorent bruyamment et gesticulent. Ils n’ont rien dufauve, certainement. Ils me font plutôt l’effet de valets repus oude bardaches maigres. Mais peut-être ne sais-je pas découvrir, surleurs figures, des caractères spéciaux qu’un criminaliste deprofession distinguerait à première vue. Ah ! je voudrais bienconnaître un criminaliste…

– Ça viendra ! dit laVoix.

Chapitre 10LES VOYAGES FORMENT LA JEUNESSE

 Tout d’un coup, j’aperçoisl’abbé. Il arrive à petits pas, sous les arbres, son bréviaire à lamain.

– Je vous y prends, dit-il enm’abordant avec un solennel salut ecclésiastique ; vousprofitez de ce que je suis en retard de cinq minutes pour vouslivrer à des observations pleines d’amertume sur les honnêtes gensqui fourmillent en ces lieux. Je vous voyais de loin et,réellement, votre figure me faisait plaisir ; on vous auraitpris pour un psychologue.

– Ne m’insultez pas, lui dis-je enlui serrant la main, ou je mets immédiatement à l’épreuve votretalent de moraliste et je vous demande votre opinion sur cemonument et sur ceux qui le fréquentent.

– La Bourse est une institution,comme l’Église, comme la Caserne ; on ne saurait donc ladécrier sans se poser en perturbateur. Les charlatans qui y règnentsont d’abominables gredins ; mais il est impossible d’en diredu mal, tellement leurs dupes les dépassent en infamie. Le jeu estune tentative à laquelle on se livre afin d’avoir quelque chosepour rien ; mais il vaut mieux ne pas le juger, car sa baseest justement celle sur laquelle repose le principe desgouvernements. Je ne suis point un moraliste et je n’accuserai pasles intègres trafiquants qui nous entourent de manquer demorale ; d’ailleurs, ils en ont une… Problème : étantdonné un monde de malfaiteurs, retirer la formule de l’honnêteté deleur action combinée. Le Code a l’audace de fournir la solution.Cette solution, que nul n’est censé ignorer, est cachée dans lesplis du drapeau, là-haut, au-dessus de l’horloge ; et cesestimables personnes, comme vous voyez, combattent sous celabarum.

– Voilà un langage que vous n’avezpas dû tenir souvent aux agioteurs que vous avez puconnaître.

– Pas une seule fois ; ilsm’auraient répondu que j’avais raison, et auraient haussé lesépaules dès que j’aurais eu le dos tourné. Je me garde bien de diretoujours ce que je pense ; rien n’est plus ridicule qued’avoir raison maladroitement ou de mauvaise grâce. Il faut hurleravec les loups et, surtout lorsqu’on est voleur ou escroc, porterhabit de deux paroisses. Cela ne vous interdit point l’ironie, etvous pouvez l’employer d’autant plus facilement que, généralement,elle n’est pas entendue. À l’heure actuelle, c’est à peine si l’oncommence à comprendre celle de Sénèque, par exemple, ou celle del’Ecclésiaste… Voyons, il fait beau, allons faire un tour auBois ; je vous expliquerai la petite affaire cheminfaisant ; et nous ne dînerons pas trop tard, car il faut quevous partiez à huit heures… Tenez, voici un cocher qui a l’air denous attendre…

Il s’en faut de peu que je ne parte pas,le soir.

Quand j’arrive à la gare, deux trainssont sur la voie, attelés à des locomotives sous pression. Je medirige vers le premier ; mais la vue d’un grand fourgon,couvert d’une bâche noire étiquetée : « Panorama »,me fait craindre de m’être trompé ; et je me replie sur lesecond convoi.

– Votre billet ? me demande unemployé ; vous allez à N. ? C’est le train là-bas, entête. Vite ! Dépêchez-vous ; il va partir.

– C’est que je n’avais jamais vudes wagons de marchandises attachés aux express…

– Il y a des cas, répond l’employéen ouvrant la portière d’un compartiment dans lequel il mepousse.

J’ai à peine eu le temps de m’asseoirque le train se met en mouvement. J’aurais préféré être seul, maisj’ai des compagnons de route. Deux voyageurs sont assis, en facel’un de l’autre, à côté de la portière du fond. Le premier est ungros monsieur d’aspect jovial, aux petits yeux fureteurs, auxfavoris opulents, à l’abdomen fleuri d’une belle chaîne àbreloques ; un de ces bons bourgeois, obèses et sages, qu’onaime à voir se promener, humant l’air qui leur appartient, une maintenant la canne derrière le dos, l’autre cramponnée au revers de lajaquette dont un ruban rouge enjolive la boutonnière, la tête enarrière, le ventre en avant. Le ruban rouge ne manque pas àcelui-là ; il s’étale, large de deux doigts, en une rosettenégligée mais savante qui montre juste le rien d’impertinence quiconvient à la bonhomie ; et son propriétaire, l’air fortsatisfait de soi-même et convaincu de sa haute supériorité,fredonne, le chapeau rond sur l’oreille, tandis que la main gauche,plongée dans le gousset, fait tinter les pièces demonnaie.

Le second voyageur est un Monsieurd’aspect morose, au teint jaunâtre, aux yeux inquiets, aux lèvresblêmes, avec une barbe de parent pauvre. Il est tout de noirhabillé, pantalon noir, redingote noire, pardessus noir, et coifféd’un chapeau haut de forme. Il évoque l’idée d’un de cesfonctionnaires de troisième ordre, résignés et tristes, destinés àcroupir dans ces emplois subalternes dont les titulaires sontqualifiés par les puissances, dans les discours du Jour de l’An, de« modestes et utiles serviteurs de l’État. » Non, il n’apoint l’air gai, le pauvre homme. Qui sait ? Peut-être serend-il à un enterrement, en province ; à l’un de cesenterrements pénibles qui ne laissent pas derrière eux laconsolation d’un héritage. Affligeante perspective ! En toutcas, le voilà tout prêt à prendre part au service funèbre ; etsi les chapeliers de la ville où il se rend comptent sur le prix ducrêpe qu’ils lui vendront pour éviter la faillite, ils ont tort,car son chapeau arbore déjà le grand deuil.

Je m’installe dans mon coin, me flattantdu doux espoir que mes deux compagnons n’auront point l’idéesaugrenue de chercher à entrer en conversation avec moi.

Vaine espérance ! Le Monsieurjovial m’en convainc très rapidement.

– Joli temps pour voyager ! medit-il avec un sourire : il ne fait pas trop chaud, il ne faitpas trop froid ; on ferait le tour du monde, par un tempspareil. Ne trouvez-vous pas, Monsieur ?

– Oui, beau temps… très beau,dis-je avec un accent britannique très prononcé ; le temps duvoyage autour le monde, juste ainsi.

– Monsieur est étranger ?Ah ! ah ! vraiment… Anglais, sans doute ? J’ai vubeaucoup d’Anglais, dans ma vie. J’ai été à Boulogne, une fois,pendant un mois ; il y a tant d’Anglais, àBoulogne !

– Je suis pas du tout un Anglais,dis-je, car je vois poindre un récit des nombreuses aventures duMonsieur jovial avec les fils de la perfide Albion ; je n’aimepas les Anglais ; je suis un Américain.

– Ah ! diable ! j’auraisdû m’en douter ; vous avez tout à fait le typeaméricain ; je me rappelle avoir vu un portrait de Washington…Vous lui ressemblez étonnamment. La France aime beaucoup lesÉtats-Unis. Du reste, sans Lafayette… Et vous détestez lesAnglais ? Comme je vous comprends ! Ah ! si nousavions encore le Canada !

– Oui, dis-je, Canada… Québec,Toronto, Montréal…

– Parfaitement, approuve leMonsieur jovial qui voit qu’il n’y a décidément pas grand’chose àtirer de moi et prend le parti de m’abandonner à mon malheureuxsort.

– Ne trouvez-vous pas, Monsieur,demande-t-il en se tournant vers le Monsieur triste, qu’il y aquelque chose de très flatteur pour nous dans cet empressement desétrangers à visiter la France ?

– Si, certainement, répond leMonsieur triste d’une voix lugubre.

– C’est que, voyez-vous, notre paysest toujours à l’avant-garde du progrès ; la France est lareine de la civilisation. On peut dire ce qu’on veut, mais c’est unfait ; la civilisation a une reine, et cette reine, c’est laFrance. N’êtes-vous pas de mon avis ?

– Si, certainement, répond leMonsieur triste d’une voix lugubre.

– Le monde, Monsieur, estémerveillé de la façon dont nous avons su nous relever de nosdésastres de 1870. Quelle page dans nos annales, que l’histoire dela troisième République ! Et qui sait ce que l’avenir nousréserve ! Ah ! M. Thiers avait bien raison de direque la victoire serait au plus sage… Ne pensez-vous pas commemoi ?

– Si, certainement, répond leMonsieur triste d’une voix lugubre.

– Vous me direz peut-être qu’il y ade temps à autre quelques tiraillements intérieurs. Mais cespetites zizanies prouvent notre grande vitalité. Il faut faire lapart de l’exubérance nationale. Cette opinion n’est-elle pas lavôtre ?

– Si, certainement, répond leMonsieur triste d’une voix lugubre.

– Je suis fort heureux que nosidées concordent, continue le Monsieur jovial. Votre approbationm’est d’un bon présage. Car je dois vous apprendre que je suis surle point de poser ma candidature à un siège législatif rendu vacantpar la mort d’un député. Mon programme est des plus simples. Je meprésente aux suffrages des électeurs commesocialiste-conservateur.

– Oh ! oh ! fait leMonsieur triste.

– Ni plus ni moins, continue leMonsieur jovial. Je suis socialiste en ce sens que j’ai tout unsystème de théories à mettre en application, et je suisconservateur en ce sens que je m’oppose à toute transformationbrutale des institutions actuelles. Voyez-vous, où je veux envenir ?

– Pas très bien, avoue le Monsieurtriste.

– C’est que je n’ai point l’honneurd’être connu de vous. Je suis philanthrope, Monsieur. Unphilanthrope, n’est-ce pas ? c’est celui qui aime les hommes.Moi, j’aime les hommes ; je les adore. Je n’ai aucun mérite àcela, je le sais, et je ne souffrirais pas qu’on m’en loue. Cetamour de l’humanité est naturel chez moi ; sans lui, je nepourrais pas vivre. J’aime tous les hommes, quels qu’ils soient etd’où qu’ils viennent. Tenez, cet étranger qui dort dans son coin,continue-t-il plus bas, cet Américain dont le pays fait preuved’une si noire ingratitude envers nous ; car enfin, sansLafayette… Eh ! bien, vous me croirez si vous voulez, jel’aime ! Ne trouvez-vous pas celamerveilleux ?

– Si, certainement, répond leMonsieur triste d’une voix lugubre, tandis que je songe à cettephilanthropie qui, en passant ses béquilles sous les bras desmalheureux, les rend incurablement infirmes.

– Croyez-moi, Monsieur, laphilanthropie doit devenir la pierre angulaire de notrecivilisation. Certes, le progrès est grand et incessant ; ilfaudrait être aveugle pour le nier. Le peuple devient de plus enplus raisonnable. Vous savez avec quelle admirable facilité il aaccepté la substitution de la machine au travail manuel, sansdemander à retirer aucun bénéfice de ce changement dans lesconditions de la production. Il y avait, dans cette complaisance desa part, une indication dont on n’a pas su tirer parti. On devaitprofiter de cette excellente disposition des masses, qui continue àse manifester, pour faire quelque chose en leur faveur.

– Oui, dit le Monsieurtriste ; on devrait bien faire quelque chose ; il y atant de misère !

– On exagère beaucoup, répond leMonsieur jovial. La plus grande, partie des pauvres ne doit sonindigence qu’à elle-même. Si ses gens-là vivaientfrugalement ; se nourrissaient de légumes et de painbis ; s’abreuvaient d’eau ; suivaient, en un mot, lesrègles d’une saine tempérance, leur misère n’existerait pas ouserait, du moins, fort supportable. Mais ils veulent vivre enrichards, manger de la viande, boire du vin, et même de l’alcool.L’alcool, Monsieur ! Ils en boivent tant que les distillateurssont obligés de le sophistiquer outrageusement pour suffire à laconsommation, et que les classes dirigeantes éprouvent la plusgrande difficulté à s’en procurer de pur, même à des prix trèsélevés… Malgré tout, je suis d’avis qu’il faudrait faire quelquechose pour le peuple. Ce qui manque au Parlement français,Monsieur, ce n’est pas la bonne volonté ; ce sont les hommesspéciaux. Savez-vous qu’il n’y a pas à la Chambre un seulphilanthrope, un seul vrai philanthrope ? N’est-ce pointeffrayant ?

– Si, certainement, répond leMonsieur triste d’une voix lugubre.

– Ce qui fait défaut à la Chambre,Monsieur, c’est un philanthrope qui indiquerait le moyen de donnerà chacun…

– Du pain ? demande leMonsieur triste. Ah ! ce serait si beau !

– Non, Monsieur ; pas du pain.L’homme ne vit pas seulement de pain ; on l’oublie trop… Unphilanthrope qui indiquerait le moyen de donner à chacun le salairedû à ses mérites et qui établirait ainsi, d’un bout à l’autre del’échelle sociale, l’harmonie la plus fraternelle. Il faudraitcommencer par diviser les citoyens français en deuxcatégories : dans l’une, ceux qui payent les impôtsdirects ; dans l’autre, ceux qui ne payent que les impôtsindirects. Les premiers sont des gens respectables, propriétaires,possédants, qu’il convient de laisser jouir en paix de tous lesprivilèges dont ils sont dignes. Les seconds, par le fait même deleur indigence, sont suspects et sujets à caution. Ceux-là, ilfaudrait les soumettre d’abord, sans distinction d’âge ni de sexe,aux mensurations anthropométriques ; les mesurer, les toiser,les photographier ; soyez tranquille, les gens qui ont laconscience nette ne redoutent point ces choses-là. Après quoi, l’onferait un triage ; d’un côté, les bons ; de l’autre, lesmauvais, Ces derniers, écume de la population, racaille indigne detoute pitié, ouvriers sans ouvrage, employés sans travail, gibierde potence toujours porté à mal faire, danger permanent pour le bonfonctionnement de la Société, seraient retirés une fois pour toutesde la circulation. On les enfermerait dans de grands Ateliers deBienfaisance établis, soit en France, soit aux colonies ; laquestion est à étudier, mais je pencherais vers le dernierparti ; il y a assez longtemps que les étrangers nousdemandent quand nous nous déciderons à envoyer une demi-douzaine decolons défricher les solitudes que nous ne nous lassons point deconquérir. Quoi qu’il en soit, le grand point serait d’exiger, desindividus qu’on placerait ainsi sous la bienfaisante tutelleadministrative, un travail des plus sérieux. Rien d’analogue, bienentendu, à ce labeur dérisoire avec lequel on charme les loisirsdes détenus des maisons de force ; ces gaillards-là ne fontrien, Monsieur, ou presque rien. Ils se tournent les pouces toutela journée. J’en sais quelque chose. J’ai eu autrefois l’entreprised’une Maison centrale ; mon argent ne me rapportait pas 20pour cent. Ah ! s’il avait été permis de garder lesprisonniers à l’atelier dix-huit heures par jour, comme celadevrait être, les bénéfices auraient été plus avouables. Mais c’estdéfendu. Sentimentalité bête qui déshonore la philanthropie. Car,comment voulez-vous que des condamnés qui ne travaillent pasassidûment se repentent de leurs crimes et reviennent aubien ? Et que désire un philanthrope, sinon le relèvement duniveau de la moralité ?… Un philanthrope, je vous le demande,ne fait-il point passer cette considération avant toutes lesautres ?

– Si, certainement, répond leMonsieur triste d’une voix lugubre.

– Il est bien clair qu’il setrouverait des mauvaises têtes qui refuseraient de se soumettre aurégime salutaire que je vous expose. Ces têtes, Monsieur, ilfaudrait les faire tomber ! Sans pitié. Il est nécessaired’arracher l’ivraie, car elle étoufferait le bon grain. Savez-vous,Monsieur, quelle est la principale cause de cette démoralisationdont on se plaint un peu trop, peut-être, mais qui pourtant nousmenace ? C’est qu’on applique trop rarement la peine de mort.Un chef d’État conscient de ses devoirs ne devrait jamais fairegrâce, Monsieur ! Il y va du salut de la Société. Nepensez-vous point qu’on ne guillotine pas assez ?

Le Monsieur triste ne répondpas.

– Autant l’on aurait fait preuve desévérité envers les méchants, continue le Monsieur jovial au boutd’un instant, autant il faudrait se montrer paternel pour lesautres. La bonté est obligatoire aujourd’hui. Sa nécessité nous estdémontrée mathématiquement. Mathématiquement, Monsieur ! Ilconviendrait d’assurer d’agréables délassements aux gens pauvresmais honnêtes, et de leur faciliter l’accès à lapropriété.

– Ah ! oui, dit le Monsieurtriste. Justement ! Que chacun d’eux puisse avoir une petitemaison, un jardin ; un jardin où les enfants pourraient jouer.C’est si joli, les arbres, les fleurs !…

– Pas du tout ! s’écrie leMonsieur jovial. Une maison ! Un jardin ! Jamais de lavie ! Qu’ils mettent de l’argent de côté, oui ; maisqu’ils achètent des valeurs, avec leurs épargnes ; de petitesvaleurs, des coupures de vingt-cinq francs, par exemple, qu’ilfaudrait créer à leur usage ; ils en toucheraient lesintérêts, s’il y avait lieu. Mais que le capital qu’ils économisentne soit jamais représenté par une propriété réelle dont ilsauraient la jouissance exclusive. Du papier, rien que dupapier ; autrement, ils deviendraient tropexigeants.

– Je ne comprends pas bien, déclarele Monsieur triste.

– Permettez-moi de vous donner unexemple. Les mineurs du bassin de la Loire possèdent presque tousla petite maison et le jardin dont vous parlez ; ils y viventbien, ne se refusent pas grand’chose. Monsieur, il n’y a pasd’êtres plus insatiables et plus tyranniques envers leurs patrons.Ils ne sont jamais contents, bien qu’ils soient parvenus à arracherdes salaires exorbitants, et vont mettre sur la paille, un de cesjours, les capitalistes qui les emploient. Les mineurs desdépartements du Nord, au contraire, habitent des tanières infectes,vivent de pommes de terre avariées, croupissent dans la plusabjecte destitution ; eh ! bien, ils ne se plaignent pas,ou d’une façon si timide que c’en est ridicule ; savez-vouspourquoi ? Parce que l’habitude de la misère les oblige à larésignation. Et il est inutile de vous dire si les actions desmines qu’ils exploitent valent de l’or en barre ! Donnez-leurle bien-être de leurs confrères du Centre, et ils deviendront aussiintraitables. Ces gens-là sont ainsi faits : plus ils sontheureux, plus ils veulent l’être. Dans des conditions pareilles, ceserait jouer un jeu de dupes, et même agir contre leurs intérêts,que de leur accorder l’aisance réelle que vous rêvez pour eux.Non ; qu’ils possèdent du papier, s’ils en ont les moyens, dupapier dont les capitalistes puissent hausser ou baisser la valeurà leur gré. Et puis, nous sommes à l’époque du papier. On faittout, à présent, avec du papier.

– On fait même de bien mauvaislivres, dit le Monsieur triste en hochant la tête.

– Il n’y a point de mauvais livres,répond le Monsieur jovial. Il y a des livres ; et il n’y en apas assez. Je vous disais qu’il faudrait assurer des délassementsaux classes inférieures. Eh ! bien, il n’y a qu’un délassementqu’on puisse raisonnablement leur permettre. C’est la lecture. LaRépublique a créé l’instruction obligatoire. Croyez-vous que cesoit sans intention ?

– Je serais porté à croire, hasardele Monsieur triste, que l’instruction obligatoire a uniquementservi à former une race de malfaiteurs extrêmementdangereux.

– Quelques malfaiteurs, je ne dispas. Et encore ! Mais, à côté de ça, quel bien n’a-t-elle pasproduit ! L’instruction donne la patience, mon cher Monsieur.Elle donne une patience d’ange aux déshérités. Croyez-vous que siles Français d’aujourd’hui ne savaient pas lire, ils supporteraientce qu’ils endurent ? Quelle plaisanterie ! Ce qu’il faut,maintenant, c’est répandre habilement, encore davantage, le goût dela lecture. Qu’ils lisent ; qu’ils lisent n’importequoi ! Pendant qu’ils liront, ils ne songeront point à agir, àmal faire. La lecture vaut encore mieux que les courses, Monsieur,pour tenir en bride les mauvais instincts. Quand on a perdu sachemise au jeu, il faut s’arrêter ; on n’a pas besoin dechemise, pour lire. Il faudrait créer des bibliothèques partout,dans les moindres hameaux ; les bourgeois, s’ils avaient lesens commun, se cotiseraient pour ça ; et l’on rendrait lalecture obligatoire, comme l’instruction, comme le servicemilitaire. L’école, la caserne, la bibliothèque ; voilà latrilogie… Du papier, Monsieur, du papier !…

Le Monsieur triste ferme les yeux etsemble vouloir s’endormir. Le Monsieur jovial en fait autant. Moi,je songe aux dernières phrases de ce Mauvais Samaritain. Au fond,il n’a pas tort, ce gredin. Au Moyen-Âge, la cathédrale ;aujourd’hui, la bibliothèque. « Ceci a tué cela » –toujours pour tuer l’initiative individuelle. – Du papier pourdévorer les épargnes des pauvres ; du papier pour boire leurénergie…

Le train file rapidement, s’arrête à desstations quelconques où clignotent des becs de gaz, où veillent deslanternes rouges, où sifflent des locomotives, et repart à toutevitesse dans la nuit… je finis par m’endormir, moiaussi.

Une exclamation du Monsieur jovial meréveille.

– Ah ! sacredié !s’écrie-t-il, ma montre s’est arrêtée… Si je ne craignais de vousdéranger, Monsieur, continue-t-il en se tournant vers moi, je vousdemanderais de me dire l’heure.

Je tire majestueusement de mon goussetun chronomètre superbe que j’ai volé en Suisse, il y a troismois.

– Il est dix minutes passé onzeheures, dis-je.

– Je vous remercie infiniment. Nousdisons : onze heures dix… Nous serons à N. dans un quartd’heure… Vous avez là une bien belle montre, Monsieur.

Oui. J’en ai beaucoup comme ça. Elles mereviennent à six sous le kilo, à peu près… Je me le demande :quelle idée peut bien se faire du voleur le bourgeoistrivial ? À ces gens qui vont par bandes, tout ce qui sort dutroupeau doit paraître horrible, comme tout semble jaune à ceux quiont la jaunisse. S’ils pouvaient savoir ce que je suis, cet hommetriste sauterait par la portière du wagon pour se sauver plus viteet cet homme jovial aurait une attaque d’apoplexie.

Le train ralentit sa vitesse, entre engare, s’arrête. Je saute rapidement sur le quai.

Me voilà dans la ville ; une villede province, mal éclairée, aux maisons closes, et où je n’ai jamaismis les pieds. Il s’agit de me souvenir des indications que m’adonnées l’abbé. Voyons un peu.

Vous suivrez, en sortant de la gare, unegrande avenue plantée d’arbres ; je suis la grande avenue,plantée d’arbres. Vous prendrez la quatrième rue à gauche ; jeprends la quatrième rue à gauche. Vous prendrez ensuite latroisième rue à droite, une rue en pente ; je descends cettetroisième rue. Vous vous trouverez ensuite sur une grande place, laplace des Tribunaux, que vous reconnaîtrez facilement à deux grandsbâtiments contigus, le Palais de Justice et la Prison. M’y voici,tout justement. Vous traverserez cette place en laissant le Palaisde Justice derrière vous, et vous vous engagerez dans une large ruedont l’entrée est ornée de deux grandes bornes cerclées de fer. Jetraverse la place, j’aperçois les deux bornes, et je pénètre dansla rue en la fouillant rapidement du regard. Personne ;personne en arrière, non plus ; pas une lumière aux fenêtres.Le numéro 7 ? Le voici. Je monte les marches du perron, laclef à la main. Comment l’abbé Lamargelle s’est-il procuré cetteclef ? Je l’ignore ; mais je suis très content qu’il mel’ait remise hier soir ; il me suffit ainsi, au lieu de melivrer à une effraction, de l’enfoncer doucement dans la serrure,de la tourner plus doucement encore, et…

Et j’entre tranquillement, comme chezmoi, en légitime propriétaire. Avant de refermer complètement laporte, cependant, j’attends quelques instants, l’oreille au guet,dans l’immobilité la plus absolue. Deux sûretés valent mieuxqu’une ; bien que ce soit là une précaution inutile. Il n’y apersonne dans cette maison, j’en suis sûr.

Un bâtiment occupé n’a pas du tout lamême odeur qu’une maison que ses habitants ont quittée, serait-ceseulement depuis deux heures. La différence est énorme, bien queles honnêtes gens ne s’en aperçoivent pas ; leur sensibilitéolfactive est tellement émoussée ! Mais, sous la pression dela nécessité, le sens de l’odorat se développe chez le malfaiteur,acquiert une finesse remarquable et lui assure la notion desodeurs, des particules impalpables des corps, dont le commun desmortels ne soupçonne même pas l’existence. Le voleur, enfant de lanature, sait flairer la présence de ses contemporains civilisés.Mille indices, imperceptibles à la Vertu planant sur les plus hautssommets, sont facilement déchiffrables pour le crime habitué àramper bestialement dans la poussière d’ici-bas. Le vice a sespetites compensations.

Non, il n’y a personne ici, et je n’aipas besoin de me gêner. Je tire ma lanterne de mon sac et jel’allume. Je suis dans un vestibule spacieux, au plafond élevé,digne antichambre d’une maison sans doute meublée dans le stylesobre et sévère, mais riche, cher encore à la bourgeoisieprovinciale. Plusieurs portes font de grandes taches sombres sur lerevêtement de marbre blanc. J’en tourne les boutons ; ellessont toutes fermées. Fort bien. Ce n’est pas là que j’ai àfaire.

Je monte l’escalier, un escalier large,à la rampe de fer ouvragé, et je m’arrête sur le palier du premierétage, dallé noir et blanc, comme le vestibule. C’est là que setrouve le cabinet de Monsieur. En face, à droite ou à gauche ?L’abbé a négligé de m’en instruire. À droite, probablement.Essayons. D’un coup de pince, j’ouvre la porte ; et un regardà l’intérieur me fait voir que j’ai deviné juste.J’entre.

C’est une grande pièce, d’aspect rigide,au beau plancher de vieux chêne, aux hautes fenêtres. Deuxbibliothèques dont l’une, très grande, occupe tout un pan demur ; des sièges de cuir vert sombre, hostiles auxconversations frivoles ; des tableaux, portraits de famille,je crois, qui semblent reculer d’horreur au fond de leurs cadresd’or ; et, au milieu du cabinet, un énorme et superbesecrétaire Louis XVI, fleuri d’une garniture merveilleusementciselée.

– C’est ce secrétaire-là quicontient le magot, m’a dit l’abbé. Si vous y trouvez, comme c’estprobable, les bijoux de Madame et de Mademoiselle, il sera inutilede rien chercher ailleurs. Faites attention, car il y a des tiroirsà double-fond ; ne manquez pas de fouiller partout.

C’est fait. J’ai fouillé partout et marécolte est terminée ; si l’on veut perdre son temps, on peutvenir glaner derrière moi. Le beau secrétaire est dans un piteuxétat, par exemple ; son bois précieux est déshonoré de largesplaies et de profondes entailles, flétri des meurtrissures duciseau et des éraflures de la pince ; les tiroirs gisent àterre, avec leurs serrures arrachées, leurs secrets découverts augrand détriment des bijoux de ces dames et de certaines actions ducanal de Suez, qui iront dire bonjour à celles du Khédive, bientôt,dans le pays de Beaconsfield. Elles vont dormir dans mon sac, enattendant ; à côté de quelques titres de rente française dontle chiffre ferait loucher Paternoster ; en face d’un lot assezconsidérable d’autres valeurs ; et immédiatement au-dessousd’un joli paquet de billets de banque dont l’abbé Lamargellen’entendra jamais parler. Il avait raison, pourtant ; c’estune bonne affaire. Je n’ai pas mal employé ma soirée ;vraiment, cela vaut bien mieux que d’aller au café. Ce quim’ennuie, c’est d’avoir tracassé ainsi un meuble aussimagnifique ; je suis assez disposé à me traiter de Vandale.Allons, un peu de philosophie ! Forcer une serrure, c’estbriser une idole.

Quelle heure est-il ? À peine deuxheures. Et je ne puis sortir d’ici que pour prendre le premiertrain pour Paris, qui part à six heures cinq. Que faire, enattendant ? Rester dans cette pièce est imprudent. Je saisbien que je n’ai pas à craindre le retour du maître de céans. Ilest allé en pèlerinage à Notre-Dame de je ne sais quoi, avec safamille et ses serviteurs, à la façon des patriarches ; il nereviendra qu’après-demain soir… Pourtant…

Je prends le parti de descendre aurez-de-chaussée ; si quelqu’un entrait, j’aurais beaucoup plusde facilité à prendre la clef des champs. J’ouvre la première porteà gauche, dans le vestibule ; Une salle à manger. Pourvu qu’ily ait quelque chose dans le buffet ! Je meurs de faim. Jedécouvre des biscuits et une bouteille de vin. Ce n’est pasbeaucoup, mais à la guerre comme à la guerre. Après tout, ce vin etces biscuits conviennent parfaitement à mon estomac – et cescouverts de vermeil iront très bien dans mon sac. – Je mange, jebois ; et je laisse l’assiette sur le buffet et la bouteillesur la table. Il y a des voleurs qui remettent tout en ordre, dansles maisons qu’ils visitent. Moi, jamais. Je fais un sale métier,c’est vrai ; mais j’ai une excuse : je le fais salement.Lorsque les personnes dévotes, mais imprudentes, qui habitent cettemaison rentreront chez elles, l’aspect seul de cette bouteille leurrévélera ce qui s’est passé et les plongera d’emblée dans uneaffliction profonde. Ah ! j’ai déjà fait pleurer bien desgens ! À ce propos, comment se fait-il que la science n’aitpas encore trouvé le moyen d’utiliser les larmes ?…

Là-dessus, j’éteins ma lanterne et jem’endors – pas trop profondément.

Un bruit de pas et de voix, dans la rue,me tire brusquement de mon sommeil. Attention ! Que sepasse-t-il ?… Tout d’un coup, l’idée que l’abbé m’a trahi, m’atendu un piège pour me faire arrêter, me traverse le cerveau. Je melève, je m’avance à tâtons vers le vestibule, prêt à m’échapper,tête baissée, dès qu’on ouvrira la porte… Mais les voixs’éloignent, le bruit des pas s’éteint. Qu’est-ce que j’ai étépenser ?

Je regagne ma chaise, dans les ténèbres,et je cherche à me rendormir. J’y parviens ; j’y parvienstrop… Je dors à poings fermés, et je fais un songe affreux. Je rêvequ’on cloue un cercueil, à côté de moi, et que des masses de genssont là, aux figures blafardes et farouches, qui piétinent etdansent une danse macabre. Par un brusque effort de la volonté quiveille encore en moi, je m’arrache au sommeil et je me mets sur mespieds.

Est-ce que je rêve encore ? Ondirait que c’est mon rêve qui continue. J’entends des coups sourds,monotones qu’on frappe dans le lointain ; je lesentends ; je ne me trompe pas, je pense ; et le bruit quefont les gens qui passent continuellement dans la rue n’est pas uneillusion, pourtant !… L’aube du jour commence à filtrer àtravers les lames des persiennes. Je puis voir l’heure à mamontre : cinq heures un quart. Pourquoi ce brouhaha quiparvient jusqu’à mes oreilles ? Si j’osais regarder par lafenêtre… Ah ! que je suis sot ! C’est jour de marché,probablement ; les croquants se lèvent de bonne heure. Quelbête de rêve j’ai fait !… Cinq heures et demie. Il me faut àpeine vingt minutes pour gagner la gare, et je ferais mieuxd’attendre encore… Si je sortais, tout de même ?

Je sors. Je ferme la porte doucementderrière moi ; je descends vivement le perron par l’escalierde gauche ; je me retourne et je me dirige vers la grandeplace. Elle est noire de monde cette place !

Elle est noire de monde et quelque choses’élève au milieu, quelque chose que je n’ai pas vu cette nuit. Ondirait deux grandes poutres… deux grandes poutres au sommetdesquelles se silhouette un triangle – un triangle aux refletsd’acier…

Je suis mêlé à la foule, à présent, – lafoule anxieuse qui halète, là, devant la guillotine. – Lesgendarmes à cheval mettent sabre au clair et tous les regards sedirigent vers la porte de la prison, là-bas, qui vient de s’ouvrirà deux battants. Un homme paraît sur le seuil, les mains liéesderrière le dos, les pieds entravés, les yeux dilatés parl’horreur, la bouche ouverte pour un cri – plus pâle que la chemiseau col échancré que le vent plaque sur son thorax. – Il avance,porté, plutôt que soutenu, par les deux aides de l’exécuteur ;les regards invinciblement tendus vers la machine affreuse,par-dessus le crucifix que tient un prêtre. Et, à côté, à petitspas, très blême, marche un homme vêtu de noir, au chapeau haut deforme – le bourreau – le Monsieur triste de la nuitdernière.

Les aides ont couché le patient sur laplanche qui bascule ; le bourreau presse un bouton ; lecouteau tombe ; un jet de sang… Ha ! l’horrible etdégoûtante abomination…

Devant moi, une femme se trouve mal, batl’air de ses bras, va tomber à la renverse. Je la soutiens ;j’aide à la transporter, de l’autre côté de la place, chez unpharmacien dont la boutique s’est ouverte de bonne heure,aujourd’hui. Puis, je reprends le chemin que j’ai suivi hiersoir ; le train entre en gare comme j’arrive à la station et,cinq minutes plus tard, je suis en route pour Paris.

Un journal que j’ai acheté m’apprend lenom et l’histoire du malheureux dont l’exécution, dit-il, a étéfixée à ce matin. Un pauvre hère, chassé, pour avoir pris part àune grève, d’une verrerie où il travaillait, et qui n’avait pu,depuis, trouver d’ouvrage nulle part. Exaspéré par la misère etaffolé par la faim, il s’était introduit, un soir, dans la maisond’une vieille femme. La vieille femme, à son entrée, avait eu unecrise de nerfs, était tombée de son lit, s’était fendue le crânesur le carreau de la chambre ; et l’homme s’était enfui,atterré, emportant une pièce de deux francs qui traînait sur unetable. On l’avait arrêté le lendemain, jugé, condamné. Il n’avaitpoint tué la vieille femme, ne l’avait même pas touchée ; lesdébats l’avaient démontré. Mais le réquisitoire de l’avocat généralavait affirmé l’assassinat, l’assassinat prémédité, et avaitdemandé, au nom de la Société outragée, un châtiment exemplaire.Douze jurés bourgeois avaient rendu un verdict implacable, et laCour avait prononcé la sentence de mort…

Et c’est pour exécuter cette sentencequ’on avait envoyé de Paris, hier soir, les bois de justicehonteusement cachés sous la grande bâche noire aux étiquettesmenteuses – menteuses comme le réquisitoire de l’avocat général. –C’est pour exécuter cette sentence qu’on avait fait prendre letrain express au bourreau, à ce misérable monsieur triste quidésire que tous les hommes aient du pain, que les enfants puissentjouer dans des jardins, et qui trouve beaux les arbres et joliesles fleurs… c’est pour exécuter la sentence qui condamne à mort cetaffamé à qui l’on avait arraché son gagne-pain, à qui l’on refusaitdu travail, et qui a volé quarante sous.

Cependant, à bien prendre, si l’on étaitobligé de donner de l’ouvrage à tous ceux qui n’en ont pas,qu’adviendrait-il ? La production, qui dépasse déjà debeaucoup la consommation, s’accroîtrait d’une façondéplorable ; et que ferait-on de tous ces produits ?Qu’en ferait-on, en vérité ?… D’autre part, si l’on permettaità chaque meurt-de-faim de s’approprier une pièce de quarante sous,où irait-on ? Calculez un peu et vous serez effrayé. Car,relativement, les pièces de deux francs sont en bien petit nombre,et il y a tant d’affamés !… Le mieux, en face d’une pareillesituation, est encore de s’en tenir à la Loi, qui ne dit pas dutout que l’homme a droit au pain et au travail, et qui défend deprendre les pièces de quarante sous. Et cette loi, il fautl’appliquer avec vigueur, sans pitié, et même sans bonne foi. Il yva du salut de la Société.

Oui, plus j’y réfléchis, plus je trouveque le monsieur jovial avait raison. On ne guillotine pas assez… –on ne guillotine pas assez les gens comme lui.

Chapitre 11CHEVEUX, BARBES ET POSTICHES

 Je trouve l’abbé Lamargellechez lui, rue du Bac, au deuxième étage d’une grande vieille maisongrise, d’aspect méprisant. J’ai été introduit par la servante dansun vaste cabinet de travail dont les fenêtres donnent sur unjardin, et l’abbé a fait son apparition un instant après.

– Alors, tout s’est bienpassé ? Tant mieux… Voyons, je vais faire un peu de place ici,dit-il en débarrassant à la hâte une table encombrée de livres etde papiers, tandis que j’ouvre mon sac. Là ! Mettons tous nostrésors là-dessus… Les valeurs… les bijoux… Pas de billets debanque, naturellement ; je pensais bien que vous n’entrouveriez point… Et qu’est-ce que c’est que ça ? Descouverts ?

– Ah ! oui ; un petitcadeau que j’ai à faire, dis-je, car je pense subitement àprésenter à Ida ces dépouilles opimes de la bourgeoisie.

– Vous avez bien raison ; lespetits cadeaux entretiennent l’amitié. Maintenant, faisons notrecompte approximativement.

Le compte est terminé, et l’abbé sefrotte les mains.

– Bonne opération, hein ?Ah ! rendez-moi la clef de la maison, sac à papier ! Ilfaut que je la renvoie ce soir… Merci. Je vais m’occuper deréaliser le montant de ces titres et de ces bijoux et dans quatrejours, c’est-à-dire samedi, vous reviendrez me voir et nouspartagerons en frères. Nous aurons même le plaisir de lire dans lesgazettes, ce jour-là, le récit de votre voyage en province, ou toutau moins de ses conséquences.

– Récit qui donnera à plus d’unjeune homme pauvre l’idée de commencer son roman en marchant surles traces du voleur inconnu.

– Quoi ! s’écrie l’abbé. Vousen êtes là ! Vous prenez au sérieux les jérémiades despersonnes bien pensantes qui déplorent que les journaux publientles comptes-rendus des crimes ? Mais ces personnes-là sontenchantées que les feuilles publiques racontent en détail lesforfaits de toute nature et impriment au jour le jour desromans-feuilletons sanguinaires. Les journaux, amis du pouvoir,savent bien ce qu’ils font, allez ! Leurs comptes-rendus nedonnent guère d’idées dangereuses, mais ils satisfont des instinctsqui continuent à dormir, nourrissent de rêves des imaginationsaffamées d’actes. Il ne faut pas oublier que les crimes de droitcommun, accomplis par des malfaiteurs isolés, sont des soupapes desûreté au mécontentement général ; et que le récit émouvantd’un beau crime apaise maintes colères et tue dans l’œuf bien desactions que la Société redoute.

– Votre façon d’envisager leschoses est très subtile, dis-je ; je vais donc vous apprendrece que j’ai vu ce matin, au point du jour, et vous demanderconseil.

Et je raconte à l’abbé mon voyage avecle bourreau, l’exécution à laquelle j’ai assisté, et je lui faispart des réflexions que m’ont suggérées ces événements.

– Oui, dis-je en terminant, jesouhaite le renversement d’un état social qui permet de pareilleshorreurs, qui ne s’appuie que sur la prison et l’échafaud, et danslequel sont possibles le vol et l’assassinat. Je sais qu’il y a desgens qui pensent comme moi, des révolutionnaires qui rêvent debalayer cet univers putréfié et de faire luire à l’horizon l’aubed’une ère nouvelle. Je veux me joindre à eux. Peut-êtrepourrai-je…

L’abbé m’interrompt.

– Écoutez-moi, dit-il. Autrefois,quand on était las et dégoûté du monde, on entrait aucouvent ; et, lorsqu’on avait du bon sens, on y restait.Aujourd’hui, quand on est las et dégoûté du monde, on entre dans larévolution ; et, lorsqu’on est intelligent, on en sort. Faitesce que vous voudrez. Je n’empêcherai jamais personne d’agir à saguise. Mais vous vous souviendrez sans doute de ce que je viens devous dire.

Voilà trois semaines, déjà, que jefréquente les « milieux socialistes » – 30 centimes lebock – et je commence à me demander si l’abbé n’avait pas raison.Je n’avais point attaché grande importance à son avis,cependant ; j’avais laissé de côté toutes les idéespréconçues ; j’avais écarté tous les préjugés qui dorment aufond du bourgeois le plus dévoyé, et j’étais prêt à recevoir labonne nouvelle. Hélas ! cette bonne nouvelle n’est pas bonne,et elle n’est pas nouvelle non plus.

Je me suis initié aux mystères dusocialisme, le seul, le vrai – le socialisme scientifique – et j’aicontemplé ses prophètes. J’ai vu ceux de 48 avec leurs barbes, ceuxde 71 avec leurs cheveux, et tous les autres avec leursalive.

J’ai assisté à des réunions où ils ontdémontré au bon peuple que la Société collectiviste existe en germeau sein de la Société capitaliste ; qu’il suffit donc deconquérir les pouvoirs publics pour que tout marche comme sur desroulettes ; et que le Quatrième État, représenté par eux,prophètes, tiendra bientôt la queue de la poêle… Et j’ai pensé quece serait encore mieux s’il n’y avait point de poêle, et sipersonne ne consentait à se laisser frire dedans… Je leur aientendu proclamer l’existence des lois d’airain, et aussi lanécessité d’égaliser les salaires, à travail égal, entre l’homme etla femme… Et j’ai pensé que le Code bourgeois, au moins, avait lapudeur d’ignorer le travail de la femme… Je leur ai entendurecommander le calme et le sang-froid, le silence devant lesprovocations gouvernementales, le respect de la légalité… Et le bonpeuple, la « matière électorale », a applaudi. Alors, ilsont déclaré que l’idée de grève générale était une idéeréactionnaire. Et le bon peuple a applaudi encore plusfort.

J’ai parlé avec quelques-uns d’entreeux, aussi ; des députés, des journalistes, des rien du tout.Un professeur qui a quitté la chaire pour la tribune, au grandbénéfice de la chaire ; pédant plein d’enflure, boursouflé devanité, les bajoues gonflées du jujube de la rhétorique. Un autre,croque-mort expansif, grand-prêtre de l’église de Karl Marx,orateur nasillard et publiciste à filandres. Un autre, laissé pourcompte du suffrage universel, bête comme une oie avec une figureintelligente – chose terrible ! – et qui ne songe qu’àdénoncer les gens qui ne sont pas de son avis. Un autre… et combiend’autres ?… Tous les autres.

J’ai lu leur littérature –l’art d’accommoder les restes du Capital. – On y tranche,règle, décide et dogmatise à plaisir… L’égoïsme naïf, l’ambitionbasse, la stupidité incurable et la jalousie la plus vilesoulignent les phrases, semblent poisser les pages. Lit-onça ? Presque plus, paraît-il. De tout ce qu’ont griffonné cesthéoriciens de l’enrégimentation, il ne restera pas assez depapier, quand le moment sera venu, pour bourrer un fusil. Ah !c’est à se demander comment l’idée de cette caserne collectiviste ajamais pu germer dans le cerveau d’un homme.

– Un homme ! s’écrie un êtremaigre et blafard qui m’entend prononcer ce dernier mot enpénétrant dans le café, au moment où j’en sors. Savez-vousseulement ce que c’est qu’un homme ? Mais permettez-moi devous offrir…

– Oui, oui, je sais… la permissionde payer. Eh bien, qu’est-ce qu’un homme ?

– Un homme, c’est une machine qui,au rebours des autres, renouvelle sans cesse toutes ses parties. Lesocialisme scientifique…

Je n’écoute pas l’être blafard ; jele regarde. Une figure chafouine, rageuse, l’air d’un furet envieuxdu moyen de défense accordé au putois. Transfuge de la bourgeoisiequi pensait trouver la pâtée, comme d’autres, dans l’augesocialiste, et s’est aperçu, comme d’autres, qu’elle est souventvide. Raté fielleux qui laisse apercevoir, entre ses dents jaunes,une âme à la Fouquier-Tinville, et qui bat sa femme pour se vengerde ses insuccès. Il est vrai qu’elle peine pour le nourrir. Àtravail égal… Mais l’être blafard s’aperçoit de moninattention.

– Écoutez-moi attentivement,dit-il ; c’est très important si vous voulez savoir pourquoile socialisme scientifique ne peut considérer l’homme que comme unemachine… La nourriture d’un adulte, ainsi que je vous le disais,est environ égale en puissance à un demi-kilogramme de charbon deterre ; lequel demi-kilo est à son tour égal à un cinquième decheval-vapeur pendant vingt-quatre heures. Comme un cheval-vapeurest équivalent à la force de vingt-quatre hommes, la journéemoyenne de travail d’un homme ordinaire monte à un cinquième del’énergie potentielle emmagasinée dans la nourriture que consommecet homme et qui est équivalente, vous venez de le voir, à undemi-kilo de charbon. Que deviennent les quatre autrescinquièmes ?…

Je ne sais pas, je ne sais pas ! Jene veux pas le savoir. Qu’ils deviennent tout ce qu’ils pourront –pourvu que je sorte d’ici et que je n’y remette jamais lespieds !

Un soir, j’ai rencontré unsocialiste.

C’est un ouvrier laborieux, sobre,calme, qui se donne beaucoup de mal pour subvenir aux besoins de safamille et élever ses enfants. Il serait fort heureux que la viefût moins pénible pour tous, surtout pour ceux qui travaillentaussi durement que lui, et que la misère cessât d’exister. Je croisqu’il ferait tout pour cela, ce brave homme ; mais je penseaussi qu’il n’a qu’une confiance médiocre dans les procédésrecommandés par les pontifes de la révolution légale.

– En conscience, lui ai-je demandé,à qui croyez-vous que puisse être utile la propagandesocialiste ? Profite-t-elle aux malheureux ?

– Non, sûrement. Car, depuis qu’ilest de mode d’exposer les théories socialistes, je ne vois pas quela condition des déshérités se soit améliorée ; elle a empiré,plutôt.

– Eh ! bien, pour prendre uninstant au sérieux les arguments de vos frères-ennemis lesanarchistes, croyez-vous que cette propagande profite augouvernement ?

– Non, sûrement. Le gouvernement,si mauvais qu’il soit, se déciderait sans doute à faire quelquesconcessions aux misérables, par simple politique, s’il n’était pasharassé par les colporteurs des doctrines collectivistes ; etil serait plus solide encore qu’il ne l’est.

– À qui profite-t-elle donc, alors,cette propagande ?

Il a réfléchi un instant et m’arépondu.

– Au mouchard.

Chapitre 12L’IDÉE MARCHE

 Une lettre deRoger-la-Honte m’a appelé à Rouen ; il s’agissait d’une taxeextraordinaire à prélever sur un capital déterminé. Nous avonsopéré la saisie pendant la nuit, afin de ne déranger personne, etnous sommes partis ensemble pour l’Angleterre. Je suis très contentd’être revenu à Londres. L’Anarchie est un peu persécutée en cemoment et ses grands hommes se sont réfugiés sur le solbritannique. Ces théoriciens, ces faiseurs de systèmes qui ont sisouvent déjà, dans leurs diverses publications, tracé la voie del’humanité, ont sûrement une vision nette des choses, la presciencede l’avenir ; ils connaissent le secret du Futur, etpeut-être…

Mais pourquoi pas ? Pourquoi merefuseraient-ils le secours de leur expérience ? Pourquoi nevoudraient-ils pas m’indiquer la route qu’il faut suivre ? Carils ne doivent pas se payer de mots, ceux-là ; et s’ilsparlent, ce doit être pour dire quelque chose. Si j’allais lesvoir ?… Oui, mais ils sont tant… Ils sont tant qu’il fautchoisir.

J’ai fait mon choix : Balon, lepsychologue anarchiste, que sa Célébralité soldatesque arendu si célèbre ; et Talmasco, dont le dernier livre a faittant de bruit. Chez Balon, pour commencer.

Il me reçoit fort aimablement. Son abordn’est pas des plus sympathiques, pourtant ; il donne plutôtl’impression d’un pince-maille agité, d’un fesse-mathieu perplexe,d’un de ces parents pauvres qui meurent de privations sur les centmille francs qui bourrent leur paillasse, d’un vilain tondeurd’œufs. Mais ses manières sont tellement accueillantes ! Il memet tout de suite à mon aise ; de telle façon, même, que jesuis obligé de me déclarer un peu confus.

– La confusion ! dit Balon ensouriant. Je ne connais que ça ; c’est quand on prend unechose pour une autre. Ça arrive tous les jours. Ainsi, pour ne vousciter qu’un fait, on me confond à chaque instant, moi, Balon lepsychologue, avec M. Talon le sociologue. Qu’y voulez-vousfaire ?… Que les gens continuent, si cela les amuse. Je nesuis, moi – et je tiens à le dire bien haut, car je prise avanttout la modestie – qu’un homme de science. Je m’occupeexclusivement des causalités, des modalités, des cérébralités, desmentalités, des…

Oui, oui, je ne l’ignore pas. C’est mêmeétonnant qu’un écrivain puisse s’intéresser à tant d’aussi belleschoses. Quelle cervelle il doit avoir, ce Balon ! Et je necrois pas trouver une meilleure occasion de lui présenter mesfélicitations au sujet de sa Cérébralitésoldatesque.

– Ne m’étouffez pas sous lescompliments, répond-il. Contentez-vous de dire que c’est une œuvre.Un chef-d’œuvre, si vous voulez ; et n’en parlons plus.Ah ! messieurs les militaires ont passé de mauvais quartsd’heure à l’époque où a paru mon livre. Les militaires ! Despillards sanguinaires, tous !… Des bouchers ! D’horriblesbouchers !…

Des bouchers ! Brrr !!!… Ilfaut l’entendre prononcer ce mot-là. Comme on voit bien qu’il al’horreur de la viande ! Comme on le devine, comme on le sent– et comme on n’a pas tort ! – Car Balon n’est pas seulementun psychologue et un homme de science ; c’est encore unvégétarien. Les légumes et les œufs constituent ses aliments :le lait est sa boisson. Bénédictin de la Cause, anachorète de laSociale, moine du Progrès, confesseur de la Foi vivifiante, il n’anul besoin de fouetter ses convictions avec des excitants vulgaireset de piquer sa pensée libre de l’aiguillon des stimulantséquivoques. L’ébullition d’un potage aux herbes lui donne la noteexacte de l’effervescence des désirs libertaires ; des œufsbrouillés symbolisent pour lui l’état présent de la Société,dédaigneuse de l’harmonie nécessaire ; des salsifis, blancsau-dedans et noirs dehors, lui représentent le caractère de l’hommedont la bonté native ne fait point de doute pour lui ; ilretrouve, dans le va-et-vient d’une queue de panais agitée par levent, tous les frémissements de l’âme moderne ; et c’est dansdu lait écrémé, image de la science, imparfaite, hélas ! qu’ilcherche à étancher sa soif de progrès et de liberté.

Vie frugale, méthode de travailsimplifiée, voilà le système de Balon. Simplifiée ! Quedis-je ? Réduite à sa plus simple expression. Car Balon a unprocédé à lui. Je le connais, mais n’attendez point que je vous enfasse part. Le libraire qui lui fournit à forfait les vieuxjournaux qu’il découpe, et l’épicier qui lui vend sa gomme arabiquene vous en diraient pas davantage.

Aussi, ça tient, ce que fait Balon.C’est épais et solide. Il n’a rien inventé, je l’accorde. Mais ilvous présente les choses d’une façon tellement inattendue !C’est presque l’histoire de l’œuf de Colomb. Omne ex ovo.Quel œuf !

Balon est un pondeur. Il a déjà fait,des parasites de la Société, plusieurs vigoureuses peintures – à lacolle. – De plus, c’est un couveur ; il mijote quelque chosequi ne sera pas, comme on dit, dans un sac. Il prouveravictorieusement, une fois de plus, que l’Idée marche. Certainsécumeurs ne seront pas contents, peut-être. Qu’ils tremblent desaujourd’hui, comme ils l’ont fait si souvent déjà – car c’estl’effroi des exploiteurs et la terreur des soudards, cet homme descience refusé au conseil de révision, ce psychologue qui dissèqueles âmes aussi froidement qu’il découpe son papier, qu’un verre devin fait pâlir et qui cane devant un bifteck !

Balon est convaincu de l’excellence desthéories anarchistes. Il me le déclare hautement. Certaines de sesphrases respirent la bataille, semblent saupoudrées de salpêtre.Balon, lui, à force de s’abreuver de laitage, a pris, plutôt, uneodeur d’érable ; il fleure la crèche, il sent la nourrice surlieux…

Pas de blague ! Cette nourrice-là,si sèche qu’elle paraisse, allaitera les générations futures ;et c’est à ses mamelles bienfaisantes que viendront boire leshommes de demain. Ah ! Balon, biberon de vérité, homme descience, alma mater !…

Je voudrais vous le faire connaître, auphysique, comme je vous l’ai présenté au moral. Mais, voila, c’estbien difficile ; et je ne sais pas trop comment dire :Petit, noueux, des genoux qui font des avances et des épaules quidemandent l’aumône, un nez en patère et des oreilles enchampignons, des cerceaux de vestiaire en guise de bras, des piedsà rebords et plats comme des égouttoirs à pépins – il me donnel’idée d’un porte-manteau rabougri, d’un porte-manteau pourculs-de-jatte.

Comme j’ai eu raison de me raccrocher àlui, d’avoir foi en son expérience ! Il m’a fait voir deschoses que je ne soupçonnais pas ; non, je n’aurais jamais crules doctrines anarchistes aussi compliquées…

– Ne doutez pas du succèsdéfinitif, me dit-il en m’accompagnant jusqu’à la porte. L’étudedes causalités des mentalités actuelles, basée sur la comparaisonraisonnée des modalités des cérébralités, m’a profondément persuadéde la fatalité du triomphe de l’Idée. Quant à prévoir certaineséventualités, dans un délai plus ou moins bref, ce m’estimpossible ; il faudrait me livrer à des travauxconsidérables, et le temps me manque. Je ne suis qu’un homme descience, souvenez-vous-en. Je puis donc vous dire avec certitude oùnous irons, mais je ne puis vous indiquer avec la même précision lameilleure route à suivre.

C’est malheureux. C’est justement ce queje voulais savoir… Enfin, malgré tout, c’est très beau, ce que m’adit Balon. Et puis, il parle si bien ! Presque aussi bienqu’il écrit. La modalité, la causalité, la céré…céri… Oh !c’est très beau.

Je ne serais pas fâché, cependant, siTalmasco se montrait plus explicite. Il faudra que je lui pose desquestions catégoriques, dès que j’arriverai chez lui.

Tiens ! j’y suis.

Sa femme vient m’ouvrir et m’introduit.Et, une minute après, Talmasco apparaît en personne. Je lui posedes questions catégoriques.

– Vous faites bien, me dit-il, devenir me trouver. Je ne dois pas vous cacher que l’Anarchietraverse une crise en ce moment ; mais cette crise, croyez-le,ne sera que passagère…

Talmasco, qui pourtant est un libertairedéterminé, a plutôt l’allure d’un bourgeois bien élevé ; sonexistence, paraît-il, est aussi des plus bourgeoises. Son gestehésitant, sans ampleur, lui donne l’aspect, quand il parle, d’unnageur inexpérimenté. Il a la voix de ces chantres d’une chapelleromaine qui n’entonnent leur premier cantique qu’après avoir faittrancher certaines difficultés d’organe par la main de praticiensspéciaux.

– L’Anarchie a eu le tort de malcomprendre jusqu’ici, continue-t-il, le grand principe de lafraternité. Avec la solidarité pour base, voyez-vous, l’Idée eûtété invincible et nous n’aurions point assisté, ainsi que cela estarrivé trop souvent, à des spectacles plutôt regrettables. Je parlede la solidarité la plus large, non pas seulement entre nous,libertaires, mais entre nous et certains groupements socialistesque nos théories ont déjà séduits. Ah ! si nous avions pu nousentendre, tout ce que nous aurions pu faire dans les syndicatsouvriers !… C’est si beau, si grand, si puissant, lafraternité ! Ce sentiment-là… Mais on sonne ;permettez-moi d’aller ouvrir.

Talmasco descend. Tout à coup, j’entendsun cri ; des cris : un bruit de lutte dans le corridor.Qu’y a-t-il ?… Mme Talmasco et moi nous nousprécipitons… Mais Talmasco remonte déjà l’escalier, le col arraché,la cravate pendante et le nez en sang. Il explique ce qui s’estpassé. Des compagnons, qui lui en veulent sans qu’il sache troppourquoi, sont venus le demander sous un prétexte et, brusquementsans éclaircissements préalables, lui ont sauté à la gorge. Il a pus’en débarrasser et les mettre à la porte sans leur faire demal.

– Des compagnons trop pressés etqui ne raisonnent pas, déclare Talmasco en épongeant son nezmeurtri. Ils ont tort, mais que voulez-vous ? On ne peut pasleur garder rancune de leur impatience. S’ils ne souffraient pasautant, ils réfléchiraient un peu plus. D’ailleurs, ceci vient àpoint nommé à l’appui de ma thèse. Si ces compagnons avaient unenotion suffisante de l’idée de fraternité, ils comprendraient qu’aulieu de perdre notre temps à nous quereller entre nous, nousaurions tout intérêt à nous unir et à chercher à grossir nos forcescontre l’ennemi commun. La fraternité, malheureusement, est unsentiment assez complexe, malgré sa simplicitéapparente…

On sonne encore. Cette fois, c’est MmeTalmasco qui va ouvrir.

– Peut-être aussi, continueTalmasco, n’avons-nous point mis, nous autres théoriciens, toute lapatience désirable…

Mais, sitôt la porte ouverte, en bas, unvacarme terrible éclate. Une bordée d’injures atroces fracassel’escalier. Ce sont les compagnes des compagnons qui viennentinsulter Mme Talmasco, lui reprocher ceci, cela, et un tas d’etcaetera. Le propriétaire n’a que le temps d’accourir et depousser la porte sur le nez des furies, qui continuent à hurlerdans la rue. Mme Talmasco remonte, tout en larmes.

– Bah ! ce n’est rien, ditTalmasco ; un simple malentendu. Les compagnons se figurent,parce que nous savons tenir à peu près une plume, que nous necherchons qu’à prendre de l’autorité sur eux. Ils ont raison de semontrer jaloux de leur indépendance, c’est certain. Cependant, ilsdevraient se rendre compte que nous sommes en pleine période delutte, que le mouvement révolutionnaire ne demande qu’à prendre uneextension énorme, et que l’union est éminemment nécessaire.Ah ! la fraternité ! c’est si beau ! C’est tellementsublime !… Ce doit être l’auréole des tempsnouveaux…

La voix monotone, féminine, continue àchantonner, sans clef de la, scandée par les sanglots etles soupirs de Mme Talmasco, qui persiste à pleurer dans uncoin. C’est assez pénible. Je me lève et Talmasco me dit, au momentoù je le quitte.

– Le mot d’ordre de l’Anarchie doitêtre : Bonne volonté et Fraternité.

Oui, oui… certainement… évidemment…Mais, mais, mais…

Un soir, j’ai rencontré unanarchiste.

C’est un trimardeur, qui ne fait pasgrand’chose, boit un peu, crie pas mal, ne s’inquiète guère de safamille et n’a nul souci de ses enfants. Il serait fort heureux quela vie fût moins pénible pour ceux qui aiment le travail, moinsvide pour ceux qui ne l’aiment pas, et que la misère cessâtd’exister. Je crois qu’il ferait tout pour cela, ce vagabond ;mais je pense aussi qu’il n’a aucune confiance dans les moyensd’action préconisés par les apôtres de la révolutionillégale.

– En conscience, lui ai-je demandé,à qui croyez-vous que puisse être utile la propagandeanarchiste ? Profite-t-elle aux malheureux ?

– Non, sûrement. Car, depuis qu’ilest de mode d’exposer les théories anarchistes, je ne vois pas quela condition des déshérités se soit améliorée ; elle a empiré,plutôt.

– Eh ! bien, pour prendre uninstant au sérieux les arguments de vos frères-ennemis lessocialistes, croyez-vous que cette propagande profite augouvernement ?

– Non, sûrement. L’idée d’autoritéa été battue en brèche sans aucun résultat. Un petit nombred’individus ont cessé de croire à la divinité de l’État, mais lesmasses terrorisées se sont rapprochées de l’idole ; de sorteque, tout compte fait, la puissance gouvernementale n’a été niaccrue ni diminuée.

– À qui profite-t-elle donc, alors,cette propagande ?

Il a réfléchi un instant et m’arépondu :

– Au mouchard.

Chapitre 13RENCONTRES HEUREUSES ET MALHEUREUSES

 Alors c’est cela, lespectre rouge ; c’est cela, le monstre qui doit dévorer laSociété capitaliste !

Ce socialisme, qui change letravailleur, étroitement mais profondément conscient de son rôle etde ses intérêts, en un idéaliste politique follement glorieux de sascience de pacotille ; qui lui inculque la vanité et lapatience ; qui l’aveugle des splendeurs futures du Quart-État,existant par lui-même et transportable, d’un seul coup, aupouvoir.

Cette anarchie, qui codifie des truismesagonisant dans les rues, qui passionne des lieux-communs plus usésque les vieilles lunes, qui spécule sur l’avenir comme sil’immédiat ne suffisait pas, comme si la notion du futur étaitnécessaire à l’acte – comme si Hercule, qui combattit Cacus dansles ténèbres, avait eu besoin d’y voir clair pour terrasser lebrigand.

Pépinières d’exploiteurs, séminaires dedupes, magasins d’accessoires de la maison Vidocq…

Des gouvernements aussi, entreprisesanonymes de captation, comme l’autre, despotismes tempérés par lechantage ; des gouvernements auxquels le gouverné reprochesans trêve, comme à l’autre, leur immoralité ; mais jamais sapropre misère morale. La Révolution prend l’aspect d’une Némésisassagie et bavarde, établie et vaguement patentée, qui ne songeplus à régler des comptes, mais qui fait des calculs et qui atroqué le flambeau de la liberté contre une lanterne à réclame. Enhaut, des papes, trônant devant le fantôme de Karl Marx ou lespectre de Bakounine, qui pontifient, jugent et radotent ! desconclaves de théoriciens, de doctrinaires ! d’échafaudeurs desystèmes, pisse-froids de la casuistique révolutionnaire, quipréconisent l’enrégimentation – car tous les groupements humainssont à base d’avilissement et de servitude ; – en bas, lesfoules, imbues d’idées de l’autre monde, toujours disposées àprêter leurs épaules aux ambitieux les plus grotesques pour lesaider à se hisser dans ce char de l’État qui n’est plus qu’uneroulotte de saltimbanques funèbres ; les foules, bêtes,serviles, pudibondes, cyniques, envieuses, lâches, cruelles – etvertueuses, éternellement vertueuses !

Ah ! comme on comprend le beau rirede la toute-puissante armée bureaucratique devant l’Individualité,comme on comprend la victoire définitive de la formuleadministrative, et le triomphe du rond-de-cuir ! Et l’onsonge, aussi, aux enseignements des philosophes duXVIIIe siècle, à ce respect de la Loi qu’ils prêchèrent,à leur culte du pouvoir absolu de l’État, à leur glorification ducitoyen… Le citoyen – cette chose publique – a remplacé l’homme. Lasouveraineté illimitée de l’État peut passer des mains de laroyauté aux mains de la bourgeoisie, de celles de la bourgeoisie àcelles du socialisme ; elle continuera à exister. Elledeviendra plus atroce, même ; car elle augmente en sedégradant. Quel dogme !… Mais quelle chose terrible que deconcevoir, un instant, la possibilité de son abolition, et des’imaginer obligé de penser, d’agir et de vivre parsoi-même !

Par le fait de la soumission àl’autorité infinie de l’État, l’activité morale ayant cessé avecl’existence de l’Individu, tous les progrès accomplis par lecerveau humain se retournent contre l’homme et deviennent desfléaux ; tous les pas de l’humanité vers le bonheur sont despas vers l’esclavage et le suicide. Les outils forcés autrefoisdeviennent des buts, de moyens qu’ils étaient. Ce ne sont plus desinstruments de libération, mais des primes à toutes lesspoliations, à toutes les corruptions. Et il arrive que la machineadministrative, qui a tué l’Individu, devienne plus intelligente,moins égoïste et plus libérale que les troupeaux de serfs énervésqu’elle régit !

On a tellement écrasé le sentiment de lapersonnalité qu’on est parvenu à forcer l’être même qui se révoltecontre une injustice à s’en prendre à la Société, chose vague,intangible, invulnérable, inexistante par elle-même, au lieu des’attaquer au coquin qui a causé ses griefs. On a réussi à faire dela haine virile la haine déclamatoire… Ah ! si les détroussésdes entreprises financières, les victimes de l’arbitrairegouvernemental avaient pris le parti d’agir contre les auteurs, enchair et en os, de leurs misères, il n’y aurait pas eu, après cedésastre cette iniquité, et cette infamie après cette ruine. Lavendetta n’est pas toujours une mauvaise chose, après tout, ni mêmeune chose immorale ; et devant l’approbation universelle quiaurait salué, par exemple, l’exécution d’un forban de l’agio, lemaquis serait devenu inutile… Mais ce sont les institutions,aujourd’hui, qui sont coupables de tout ; on a oublié qu’ellesn’existent que par les hommes. Et plus personne n’est responsable,nulle part, ni en politique ni ailleurs… Ah ! elle esttentante, certes, la conquête des pouvoirspublics !

Ces socialistes, ces anarchistes !…Aucun qui agisse en socialiste ; pas un qui vive enanarchiste… Tout ça finira dans le purin bourgeois. Que Prudhommemontre les dents, et ces sans-patrie feront des saluts audrapeau ; ces sans-respect prendront leur conscience à pleinesmains pour jurer leur innocence ; ces sans-Dieu décrocherontet raccrocheront, avec des gestes de revendeurs louches, tous lesjésus-christs de Bonnat.

Allons, la Bourgeoisie peut dormirtranquille ; elle aura encore de beaux jours…

Je n’irai pas faire part de mesdésillusions à l’abbé, pour sûr ; il se moquerait de moi, sansaucun doute. De quoi ai-je été me mêler là ? Est-ce que celame regarde, moi, ce que peuvent dire et penser les futursrénovateurs de la Société ? « Toutes les affaires qui nesont pas nos affaires personnelles sont les affaires del’État. » C’est Royer-Collard qui a dit ça ; et il avaitbien raison.

Mais j’irai à Paris tout de même, pourme distraire ; il me semble que j’ai des lois d’airain qui mecompriment le cerveau, et l’air de Londres est malsain pour cesmaladies-là. C’est entendu ; je prends le train ce soir.« L’idée marche », disent les anarchistes. Moiaussi.

– Comment ! c’est toi !s’écrie Ida que j’ai été voir, presque en arrivant. En voilà, unesurprise ! Figure-toi que j’avais l’intention d’aller te faireune visite à Londres, dans deux ou trois jours.

– Vraiment ? Et en quelhonneur ?

– Es-tu modeste ! Fais aumoins semblant de croire que j’avais rêvé de toi, etembrasse-moi.

Je m’exécute, et Idacontinue :

– La vérité, c’est que j’avaisquelque chose à te dire, quelque chose de trèsimportant.

– Ah ! je devine : tu asrevu la petite femme du monde…

– Renée ? Non. Je l’ai bienvue deux ou trois fois, en passant ; mais il n’y a rien àfaire avec elle pour le moment. Comme elle a payé toutes sesdettes, elle peut avoir du crédit pendant un bon bout detemps ; et puis son mari a fait un héritage, je crois… Non, cen’est pas d’elle que je voulais te parler. J’avais l’intention dete demander un conseil.

– Ida, ne fais pas cela ; tut’en repentirais.

– Naturellement ; et ça nem’empêcherait pas de continuer. Es-tu sérieux ? Oui ?Eh ! bien, écoute, j’ai reçu hier une lettre de Canonnier. Ilest aux États-Unis…

– Après s’être échappé deCayenne ; je sais ça. Mais en dehors de ce détail, j’ignoretout sur Canonnier. Pourquoi a-il été condamné aux travaux forcés,d’abord ?

– Condamné ! s’écrieIda ; il n’a jamais été condamné aux travauxforcés.

– Et il était aubagne ?

– Oui. Mais pas commecondamné ; en qualité de relégué. Tu ne connais donc pas laloi de relégation ?

– Si, dis-je. C’est un deschefs-d’œuvre de la République ; si elle n’avait pas créé lePari Mutuel, ce serait le seul.

– Alors, tu sais que, lorsqu’unhomme a encouru deux condamnations, le tribunal a le droit deprononcer la relégation, sans autre forme de procès, et del’envoyer finir ses jours à Cayenne ou à laNouvelle-Calédonie.

– Certainement. La chose estcharmante. Une pareille mesure, en si parfait désaccord avec lesrègles les plus élémentaires de l’équité, ne pouvait être votéequ’à une époque de haute moralité, et par des hommes dontl’intégrité est au-dessus de tout soupçon. Vois-tu Ida, la Sociétébourgeoise me fait l’effet de traiter le voleur, clair de lune del’honnête homme actuel, comme le précepteur du Dauphin traitaitautrefois le compagnon d’études de son royal élève ; elle luidonne la fessée quand l’autre n’est pas sage.

– Il n’y a rien de tel quel’exemple… À dire vrai, cette loi est immonde. Je ne cherche pas àdisculper Canonnier ; c’est un voleur de premier ordre ;Dieu seul, s’il existe, connaît le nombre de ses larcins. Pourtant,il n’avait subi qu’une condamnation pas sérieuse et il y avait déjàfort longtemps, lorsqu’il fut soupçonné d’avoir commis un volperpétré au Havre, dans une villa appartenant à un des grosseigneurs de la République, Ce n’était pas de l’argent qui avaitété enlevé, ni des valeurs, mais des papiers politiques de la plushaute importance, paraît-il. Canonnier était bien l’auteur duvol ; il avait dérobé les documents et les avait expédiés à unde ses amis, attorney à New-York. Mais on n’avait aucune preuve desa culpabilité et l’on n’osa point l’arrêter. On se contenta de lefiler sérieusement.

– Il n’avait qu’à quitter laFrance.

– C’est ce qu’il voulut faire. Ilpartit pour Bordeaux et s’y logea dans un hôtel quelconque, enattendant le départ du bateau qu’il voulait prendre. Le soir mêmede son arrivée, comme il rentrait après avoir passé la soirée authéâtre, il fut mis en état d’arrestation ; on l’accusad’avoir dérobé l’argenterie de l’hôtel ; on fouilla sesbagages ; et l’on y trouva, en effet, quelques douzaines decouverts…

– Que les argousins y avaientdéposés pendant son absence. L’invention n’est pasneuve.

– Ce qui ne l’est pas non plus, cesont les propositions insidieuses et les menaces qui lui furentfaites. Il ferma l’oreille aux propositions, et les menaces furentexécutées. Il fut condamné, pour le vol, à je ne sais plus combiende mois de prison, et la relégation s’ensuivit. Voici bientôtquatre ans de cela…

– Et tu dis que tu as reçu hier unelettre de lui ?

– Oui ; il m’apprend qu’ilsera en France d’ici deux mois environ, et me charge d’unecommission bien délicate et bien ennuyeuse. Tu sais qu’il a unefille ?

– Je l’ai entendu dire, à toi ou àRoger-la-Honte.

– Elle a dix-neuf ans, à peuprès ; elle s’appelle Hélène…

– N’a-t-elle pas été adoptée par lafemme d’un magistrat ?

– Pas tout à fait. Voici leschoses : il y a une vingtaine d’années, Canonnier, qui n’enavait guère que vingt-cinq, rencontra par hasard, dans un jardinpublic, une jeune fille qui venait d’entrer, comme gouvernante, auservice de M. de Bois-Créault, le fameuxprocureur-général du commencement de la République. C’était unepetite provinciale, bébête mais très jolie. Canonnier s’amusa à luifaire la cour, en obtint des rendez-vous dont il ne pût gâterl’innocence, et finit par en devenir sérieusement amoureux. Lapetite, qui se sentait vivement désirée, parlait mariage et restaitsourde à toute autre chose. Canonnier, qui faisait alors sespremières armes dans l’armée du crime, bien qu’il se fût qualifiévoyageur de commerce, trouvait sans doute dans cette intriguebanale une dérivation à l’énervement qui accompagne les débuts dansvotre profession. Et puis, vraiment, il était amoureux. Au fond, ilne nourrissait aucun parti pris contre les unions légitimes ;il en aurait conclu trois aussi facilement qu’une seule, le mêmejour. Le mariage se fit donc, avec l’assentiment de la famille deBois-Créault, qui garda la jeune femme à son service, même aprèsqu’elle eut mis au monde une petite fille.

– Et Canonnier, que faisait-ilpendant ce temps-là ?

– Il était censé voyager beaucoup,surtout à l’étranger. Il voyait sa femme de temps à autre, assezsouvent durant les premières années, assez rarement depuis. Quant àl’enfant, qui avait été mise en nourrice d’abord, puis en pension,il a toujours subvenu largement à tous les frais.

– Mais, depuis sonarrestation ?

– Deux jours avant qu’on le mît enprison, sa femme mourut subitement de la rupture d’un anévrisme.Hélène, que Mme de Bois-Créault avait invitée à passerses vacances chez elle, se trouvait auprès de sa mère quand cemalheur survint et put assister à ses derniers moments.Mme de Bois-Créault, émue de compassion, se résolut àgarder la jeune fille auprès d’elle. Ah ! l’on dira ce qu’onvoudra, continue Ida avec un grand geste, mais il y a encore debraves gens ! C’est magnifique, ce qu’ils ont fait-là, lesBois-Créault. Grâce à leur intervention, aucune publicité ne futdonnée au procès de Canonnier ; il fut jugé, condamné etrelégué à huis clos, pour ainsi dire. Hélène ignora donc le sort deson père, le croit mort ou disparu. Elle ne sait rien de lui, l’avu seulement de loin en loin. L’aime-t-elle ? Canonnierl’affirme et prétend, de son côté, que sa fille est son adorationet qu’il veut, un jour, en faire une reine ; moi, je ne saispas…

– J’ai entendu dire que Canonnierétait riche.

– Très riche. Sa fortune est enAmérique. Mais il ne possède pas que de l’argent ; il a aussibeaucoup de papiers politiques, dans le genre de ceux qu’il adérobés au Havre ; il n’a pas volé autre chose pendant touteune année. Il m’a dit que ces documents vaudraient avant peu, enFrance, beaucoup plus que leur pesant de billets debanque.

– Il n’avait pas tort ; et ilvoyait loin… Mais tu disais qu’Hélène vit avec la famille deBois-Créault…

– Certainement.Mme de Bois-Créault la traite comme sa proprefille ; une mère ne serait pas plus dévouée, plus pleined’attentions pour son enfant. Je les ai vues maintes fois ensemble,à la messe de Saint Philippe du Roule ou aux premières. Mon cher,moi qui connais les choses, j’étais émue plus que je ne sauraisdire ; les larmes m’en venaient aux yeux. Hélène est si jolie,et Mme de Bois-Créault a l’air d’une femme sisupérieure ! Une figure qui respire la franchise, la dignitéet la bonté. Ah ! oui, c’est une vraie femme ! Je suissûre qu’elle aurait adopté Hélène si la chose était possible, siCanonnier était mort.

– Elle n’a pas d’enfants,probablement ?

– Si. Un fils, M. Armandde Bois-Créault. Un jeune homme de vingt-cinq ans,environ.

– Que fait-il ?

– Rien. Il est officier de réserve.Je crois qu’il ne songe guère qu’à s’amuser ; on voit souventson nom dans les journaux mondains.

– Ils sont riches, cesBois-Créault ?

– Oh ! oui ; surtoutdepuis trois ans. Ils ont fait un gros héritage, je crois. Onprétend que le fils jette l’argent à pleines mains…

– Et le père ne met pas leholà ? J’aurais pensé qu’un ancien magistrat…

– Tu ne connais pas ces gens-là,répond Ida en souriant. M. de Bois-Créault est un hommed’étude qui passe son temps dans la retraite la plus austère. Il nesait que ce qu’on veut bien lui apprendre, et ce n’est pas la mèrequi irait l’instruire des fredaines de son fils. On le voitrarement dans le monde et, même chez lui, il n’apparaît auxréceptions données par sa femme que pour de courts instants. Il nese plaît que dans son cabinet.

– Cherche-t-il la pierrephilosophale ?

– Non ; il n’en a pas besoin.Il achève un gros ouvrage de jurisprudence, ou quelque chose dansce genre-là ; une œuvre qui fera sensation, paraît-il. Ças’appelle : « Du réquisitoire à travers les âges. »Les journaux ont déjà dit plusieurs fois qu’on en attendait lapublication avec impatience. Mais, des travaux pareils, ça nes’improvise pas, tu comprends.

– Heureusement… Et quelle est lacommission dont te charge Canonnier ?

– Tu ne l’imaginerais jamais. Il medemande de faire parvenir à sa fille une lettre dans laquelle illui annonce son prochain retour et la prie de se tenir prête àquitter ses bienfaiteurs et à venir le rejoindre, dès qu’il lui endonnera avis.

– Et tu ne sais pas comment fairetenir la lettre à Hélène ?

– Ah ! ma foi, si ; cen’est pas là ce qui m’embarrasse ; un domestique, une ouvreuseau théâtre, un bedeau à l’église, pourvu que je leur graisse lapatte, lui remettront tout ce que je voudrai. Mais tu ne vois pasce qu’il y a d’abominable dans ce que fait Canonnier ? Engagersa fille à payer de la plus noire ingratitude les bienfaits d’unefamille qui l’a accueillie d’une façon si cordiale ! Luiconseiller de quitter cette maison qu’on lui a ouverte sigénéreusement comme on s’échapperait d’une geôle ! L’inviter àbriser son propre avenir et aussi, sans doute, le cœur de sa mèreadoptive !… Et pourquoi ? Pour la lancer dans unecarrière d’aventures, pour lui préparer une existence faite de tousles hasards… Ah ! c’est indigne !… Je sais bien que, pourCanonnier, tous les sentiments ordinaires, sont nuls et nonavenus ; mais, c’est égal, s’il était ici je lui dirais ce queje pense… Voyons ; tu as du bon sens, tu sais juger leschoses ; que me conseilles-tu de faire ?

– Il faut faire, dis-je, ce que tedemande Canonnier.

– Mais…

– Il faut le faire sans hésitation.J’ignore les motifs qui le font agir ; mais il a des raisonssérieuses, sois-en sûre. Du reste, Hélène prendra le parti qui luiconviendra ; rien ne la force à obéir à son père.

– C’est bon, dit Ida. Elle aura lalettre avant demain soir. Mais si cela tourne mal, je saurai à quim’en prendre… Allons déjeuner ; je t’en veux à mort, car tun’as pas de cœur, et si quelques douzaines d’huîtres ne nousséparent pas l’un de l’autre, je ne réponds pas de moi…

– Qu’est-ce que tu vas faire àprésent ? me demande Ida après déjeuner.

– Un petit tour sur leboulevard ; et si tu n’as rien de mieux à faire…

– Si. J’attends quelqu’un tantôt.L’obstétrique avant tout. Je te souhaite beaucoup d’amusement.D’ailleurs, je vais te dire…

Elle va chercher des cartes, les bat etme les fait couper plusieurs fois.

– Eh ! bien, non, mon petit,tu ne t’amuseras pas beaucoup cette après-midi. Tu rencontreras unjeune homme triste et un homme de robe, et tu causeras d’affairesavec eux… ils te proposeront un travail d’écriture…

– Ah ! les misérables !Ne m’en dis pas plus long !… Je me sauve. Je viendrait’enlever ce soir à sept heures.

Allez donc vous moquer des prédictionset rire des cartomanciennes ! Il n’y a pas cinq minutes que jeme promène sur le boulevard, quand j’aperçois-le jeune hommetriste. En croirai-je mes yeux ? Il est accompagné de l’hommede robe. Philosophe, juge ou professeur, je ne sais pas ; maishomme de robe, c’est certain, bien que la robe s’écourte enredingote noire, en redingote à la papa. Ah ! homme de robe,tu as une bien vilaine figure, mon ami, avec ton nez camus, tesyeux couleur d’eau de Seine et ta grande barbenoire !

Quant au jeune homme triste, il n’y apas à s’y tromper, c’est Édouard Montareuil en personne. Il vient àmoi la main tendue, se dit très heureux de me rencontrer, medemande de mes nouvelles et, après que je lui ai rendu la pareille,me présente l’homme de robe.

– Monsieur le professeur Machin,criminaliste.

Saluts, poignées de mains, petiteconversation météorologique ; après quoi nous disparaissonstous les trois, fort dignement, dans les profondeurs d’uncafé.

Et comment se porteMme Montareuil ? Pas trop mal, bien qu’elle soit toujoursen proie, depuis ce malheureux événement – vous savez – à uneprofonde tristesse. Son fils la partage-t-il cettemélancolie ? Mon Dieu ! oui ; il ne s’en défend pas.Le coup l’a profondément touché ; il ne s’est pas marié ;il porte sa virilité en écharpe. N’a-t-il point essayé deréagir ? Si ; il a fait des tentatives héroïques, maissans grand succès. Cependant, comme le chagrin, même le mieuxfondé, ne doit pas condamner l’homme à l’inertie ; comme ilfaut payer à ses semblables le tribut de son activité, ÉdouardMontareuil s’est décidé à agir vigoureusement, à se lancer à corpsperdu dans le tourbillon des entreprises modernes. Il a fondé uneRevue.

– La « RevuePénitentiaire. » N’en avez-vous pas vu le premier numéro, quia paru le mois dernier ? Il a été fort bienaccueilli.

Je suis obligé d’avouer que j’étais àl’étranger, vivant en barbare, très en dehors, hélas ! dumouvement intellectuel français.

– Ah ! Monsieur, déclare lecriminaliste, vous avez beaucoup perdu. L’apparition de la« Revue Pénitentiaire » a été l’événement du mois. C’estun gros succès.

J’en doute un peu, car enfin… MaisMontareuil me démontre que j’ai le plus grand tort. Même au pointde vue pécuniaire, sa Revue est un succès ; grâce à certainesinfluences qu’il a su mettre en jeu, tous les employés et gardiensdes prisons de France et de Navarre ont été obligés de s’y abonneret, le mois prochain, tous les gardes-chiourmes des bagnes serontcontraints de les imiter. N’est-ce pas une excellente manière defournir à ces dévoués serviteurs de l’État le passe-tempsintellectuel qu’ils méritent ?

J’en frémis. Et quel moyen derépression, aussi, contre les pauvres diables qui gémissent sousleur trique ! Si les prisonniers ou les forçats font mine dese mal conduire, on ne les menacera plus de les fourrer au cachot.On leur dira : « Si vous n’êtes pas sages, nous vouscondamnerons à lire la Revue que lisent vos gardiens. »Ah ! les malheureux ! Leur sort n’est déjà pas gai, mais…Le criminaliste interrompt mes réflexions.

– Nous nous sommes aussipréoccupés, dit-il, de la condition des détenus. Nous sommesconvaincus qu’une lecture saine et agréable aiderait beaucoup àleur relèvement. C’est pourquoi nous demandons qu’on les autorise àprélever sur leur masse, pendant leur incarcération, la sommenécessaire à un abonnement annuel à la Revue.

– C’est presque une affaire faite,dit Montareuil ; de hauts fonctionnaires du ministère nous ontpromis leur concours, en principe ; ce n’est plus qu’unequestion de commission à débattre.

– N’allez pas croire, surtout, ditle criminaliste, que la Revue n’est point lue à l’air libre. Aucontraire. On la discute partout, et elle est fort goûtée dans lesmilieux les plus divers. On admire surtout notre façon paternelle,bien que sévère, d’envisager le malfaiteur. Que voulez-vous,Monsieur ? Un criminel est un invalide moral ; c’est unpauvre hère à l’intellect chétif, assez aveugle pour ne point voirla sublime beauté de la civilisation moderne. Il fait partie, pourainsi dire, d’une race spéciale et tout à fait inférieure.Eh ! bien, je suis certain qu’à l’aide d’un mélange savammentcombiné de bienveillance et de rigueur, on arriverait en très peude temps à transformer cette race.

Alors, quoi ? Je serais obligé dem’établir banquier – de fabriquer des serrures à secret, de vendredes chaînes de sûreté ?

– Je viens de vous dire, continuele criminaliste, que le malfaiteur est un invalide moral ;c’est aussi un invalide physique. N’en doutez pas, Monsieur ;tout criminel présente des caractères anatomiques particuliers. Ily a un « type criminel. » Certaines gens ont dit quechacun porte en soi tous les éléments du crime ; autantvaudrait répéter la fameuse phrase sur « le pourceau quisommeille. » Rien de plus insultant pour le haut degré deculture auquel est parvenue l’humanité. C’est affirmer que lesactes répréhensibles sont commandés par le milieu extérieur, ce quine soutient pas l’examen. Car enfin, Monsieur, où sont, dansl’admirable société actuelle, les causes qui pourraient provoquerdes agissements délictueux ? Où sont-elles, s’il vousplaît ? vous ne répondez pas, et vous avez raison. Ces causesn’existent point ; je ne dis pas que tout soit pour le mieux,mais, tout est aussi bien que possible ; et la marche duprogrès est incessante… Non, les actes sont dus à la conformationanatomique…

– Je vois, dis-je, que vous êtes undisciple de Lombroso, et je vous en fais mon compliment. Mais cegrand homme n’a-t-il pas dit qu’une certaine partie desmalfaiteurs, celle qui peut se dire l’aristocratie du crime, offreune large capacité cérébrale, et souvent même ces lignesharmoniques et fines qui sont particulières aux hommesdistingués ?

– Certes, il l’a dit ; mais jene sais point s’il n’a pas été un peu loin. Quoiqu’il en soit,restez persuadé que, malgré tout, il y a des signes qui ne trompentpas et qu’un œil exercé peut toujours facilement reconnaître.Ainsi, vous. Monsieur – permettez-moi de faire une suppositioninvraisemblable – vous voudriez commettre des actes répréhensiblesque vous ne le pourriez point. Savez-vous pourquoi ? demandele criminaliste en reculant sa chaise et en regardant sous latable. Parce que vous n’avez pas le pied préhensile… Non, ne vousdéchaussez pas ; je suis sûr de ce que j’avance. Pas decriminel sans pied préhensile. Et si vous aviez le pied préhensile,vous ne pourriez point porter des bottines aussi pointues. Voilà,Monsieur. Ah ! la science est une belle chose et notre époqueest une fière époque ! Le XIXe siècle a donné lasolution de tous les problèmes…

C’est presque juste. La seule questionqui reste à résoudre, aujourd’hui, c’est celle du Voleur ; ilest vrai qu’elle les contient toutes, les questions.

– Nous vous parlons là, me ditMontareuil, de choses qui ne doivent pas vous être très familières.En votre qualité d’ingénieur – car j’ai appris avec plaisir quevous êtes ingénieur…

– Oui, dis-je, je suis ingénieur.Ingénieur civil. Mais ne croyez pas que mes occupationsprofessionnelles me ferment les yeux à ce qui se passe dansd’autres sphères. Et, d’ailleurs, puisque M. le professeurMachin parlait tout à l’heure de la grandeur de la science, nepensez-vous pas que toutes ses branches, si différentes queparaissent leurs directions, convergent en somme vers un mêmebut ? J’en suis profondément convaincu, quant à moi. Combiende fois ne m’est-il pas arrivé, en surveillant l’établissement desécluses qui règlent le cours des rivières, de comparer les flotsimpétueux et désordonnés du fleuve à l’esprit humain sans guide etsans frein, et l’écluse elle-même aux lois sages, aux bienfaisantesmesures qui en renferment l’activité dans de justes bornes et enréfrènent les emportements. Oui, j’ai souvent songé aux rapportsétroits…

– Vraiment ! s’écrie lecriminaliste. Ah ! c’est merveilleux ! La façon dont vousconcevez et dont vous exprimez les choses est aussi grandiose queneuve. Cette comparaison entre les flots tumultueux et lesdérèglements de l’esprit humain… Ah ! c’est superbe…Permettez-moi Monsieur, de vous féliciter… Mais, j’y pense,continue-t-il en se tournant vers Montareuil, ne pourriez-vous pasengager monsieur votre ami à nous donner un article, si courtsoit-il, pour le prochain numéro de la Revue ? Un article danslequel il développerait les belles idées dont il vient de nousoffrir un aperçu si captivant ?

– En effet, répond Montareuil.Pourquoi, mon cher Randal, n’écririez-vous pas un article pournous ? Vous y resteriez ingénieur tout en devenantmoraliste ; et ce serait si intéressant !

Je manque d’éclater de rire – ou detomber à la renverse. – Moi, rédacteur à la « RevuePénitentiaire » ! Non, c’est trop drôle ! Il nemanquerait plus que Roger-la-Honte pour faire le Courrier deLondres et Canonnier pour envoyer des Correspondances d’Amérique…Mais le criminaliste et Montareuil ont les yeux fixés surmoi ; ils attendent ma décision avec anxiété. Sij’acceptais ? Oui, je vais accepter. Il y aura dans macollaboration à la Revue une belle dose d’ironie, qui ne me déplaîtpas du tout ; et si je suis jamais poissé sur le tas – cequ’on rigolera !

– Eh ! bien, dis-je, puisquevous semblez le désirer…

– Ah ! merci !merci ! s’écrient en chœur Montareuil et lecriminaliste.

Ils me serrent chacun une main, aveceffusion ; et le criminaliste me demande ensouriant :

– N’aurais-je pas tort de supposerque vous prendrez pour texte de votre article la belle similitudedont vous vous êtes servi tout à l’heure ? « L’écluse etla morale », quel titre ! Ou bien encore : « Del’écluse, envisagée comme œuvre d’art, comme symbole, et commeobstacle opposé par la science… » Je crois que ce serait unpeu long…

– Peut-être. Du reste, je nedemanderai pas l’inspiration de mon travail aux voixfluviales ; je préfère la trouver dans les voiesferrées.

– Ah ! dit le criminaliste,les chemins de fer !… Voilà quelque chose d’inattendu !Je suis sûr, Monsieur, que vous ferez un chef-d’œuvre. Le prochainnuméro de la Revue sera d’un intérêt supérieur. J’y publie, pourmon compte, une étude qui attirera l’attention ; c’estl’Esquisse d’un Code rationnel et obligatoire de Moralité pourdévelopper l’Idéal public. Je n’ai plus qu’à en tracer lesdernières lignes.

Alors, pourquoi ne va-t-il pas lesécrire tout de suite ?

Il y va. Il se retire après de nombreuxcompliments et de grandes protestations d’amitié. Montareuilm’apprend qu’il voudrait avoir ma copie dans cinq ou six jours. Ill’aura. Sur cette assurance, nous sortons tous deux du café et,trois minutes après, il me quitte. Il sait que Paris est menacéd’une épidémie de coqueluche, et il va se faire inoculer. Je luisouhaite un bon coup de seringue.

La « Revue Pénitentiaire » aparu ; et mon article a fait sensation. Je l’avaisintitulé : « De l’influence des tunnels sur la moralitépublique. » J’y étudiais l’action heureuse exercée surl’esprit de l’homme par le passage soudain de la lumière auxténèbres ; j’y montrais comme cette brusque transition forcel’être à rentrer en soi, à se replier sur lui-même, àréfléchir ; et quels bienfaisants résultats peuvent souventêtre provoqués par ces méditations aussi subites que forcées. J’ycitais quelques anecdotes ; l’une, entre autres, d’un criminelinvétéré qui, à ma connaissance, avait pris le parti de revenir aubien en passant sous le tunnel du Père-Lachaise. Je sautais sansembarras du plus petit au plus grand, et je présentais un exposécomparatif de la moralité des différents peuples, que je plaçais enregard d’un tableau indiquant la fréquence ou la rareté des œuvresd’art souterraines sur leurs réseaux ferrés. J’attribuais lacriminalité relativement restreinte de Londres à l’usage constantfait par les Anglais du Metropolitan Railway. Je démontrais que lemanque de conscience qu’on peut si souvent, hélas ! reprocheraux Belges, ne saurait, être imputé qu’à la disposition plate dupays qu’ils habitent et qui ne permet guère les tunnels. Jeprouvais que la haute moralité de la Suisse, contrée accidentée,provient simplement de ce que les trains, à des intervallesrapprochés, s’y enfoncent sous terre, reparaissent au jour ets’engouffrent de nouveau dans les excavations béantes à la base desmajestueuses montagnes. J’exposais ainsi un des mille moyens parlesquels la science, même dans ses applications les moins idéales,arrive à améliorer la moralité des nations. Je préconisais lacréation immédiate d’un métropolitain souterrain à Paris. Je disaisbeaucoup de mal des passages à niveau, qui n’inspirent auxvoyageurs que des pensées frivoles. Et, pour faire voir que je nemanque de logique que lorsqu’il me plaît, je finissais par un élogepompeux du maître Lombroso, où je mettais en pleine lumière sonplus grand titre de gloire : sa tranquille audace à donnerdoctoralement l’explication du crime sans prendre la peine de ledéfinir. « Imitons-le, disais-je en terminant. Le crime est lecrime, quoi qu’en puissent dire des sophistes peut-êtreintéressés ; et, comme Lombroso, il faut en laisser ladéfinition à la mûre expérience des gendarmes, ces anges-gardiensde la civilisation. »

En vérité, cette étude, qui est mondébut littéraire, a fait beaucoup de bruit. Elle m’a valu denombreuses lettres, toutes flatteuses. Une seule est blessante pourmon amour-propre d’auteur. Elle est d’une petite dame qui m’apprendqu’elle éprouve généralement des sensations plus agréables quemorales sous les tunnels, lorsqu’elle voyage sans son mari et qu’unMonsieur sympathique s’est installé dans son wagon. Quelquehystérique…

Mon article m’a procuré aussi le plaisird’une visite ; celle de Jules Mouratet, un de mes camarades decollège, que j’avais perdu de vue depuis longtemps déjà, et que jecroyais employé au ministère des Finances. Mais il a fait duchemin, depuis ; il me l’apprend lui-même. Il n’est plusemployé, mais fonctionnaire – haut fonctionnaire. – Il est à latête de la Direction des Douzièmes Provisoires, une nouvelleDirection que le gouvernement s’est récemment décidé à créer auministère des Finances, en raison de l’habitude prise par lesChambres de ne voter les budgets annuels qu’avec un retard dequatre ou cinq mois. Ah ! il a de la chance, Mouratet !Le voilà, à son âge, Directeur des Douzièmes Provisoires ; et,même, il sera bientôt député, car toute l’administration française,me dit-il à l’oreille, n’est qu’une immense agence électorale, etl’expérience qu’il a acquise dans ses fonctions rend sa présenceindispensable au Parlement, lors de la discussion du budget. Luiseul pourra dire avec certitude, chaque année, s’il convient d’enreculer le vote jusqu’à la Trinité, ou simplement jusqu’à Pâques.Heureux gaillard !

Nous dînons ensemble au cabaret, engarçons, bien qu’il soit marié.

– Oui, mon cher, depuis plus detrois ans. Avec une petite femme charmante, jolie, instruite,spirituelle, et dévouée, dévouée ! Un caniche, mon cher !Et adroite, avec ça… on dirait une fée… Elle sait tirer parti detout ; elle ferait rendre vingt francs à une pièce de centsous… On me le dit quelquefois : « Votre intérieur estravissant, et Mme Mouratet est une des femmes les mieuxhabillées de Paris. » C’est vrai, mais je ne sais pas comment ellepeut s’y prendre… Cela tient du prodige, absolument.

– Vois-tu, dis-je – car nous avonsrepris tout de suite le bon tutoiement du collège – vois-tu, lesfemmes ont des secrets à elles. Il y a des grâces d’état, et desexe.

– Tout ce que je sais, répondMouratet, c’est que le mariage m’a porté bonheur ; tout meréussit, depuis que j’ai convolé en justes noces. Certes, il y atrois ans, je n’aurais jamais espéré avoir à l’heure qu’il est lasituation que j’occupe.

– Le fait est que tu es déjà, etque tu vas devenir sous peu encore davantage, un des piliers de laRépublique.

– Ah ! dit Mouratet, on luireproche bien des choses, à cette pauvre République ! Maisn’est-ce pas encore le meilleur régime ? N’est-ce pas legouvernement par tous et pour tous ? On va même jusqu’àl’accuser d’austérité. Calomnie pure ! Il n’y a pas d’hommeoccupant une position dans le gouvernement qui ne fasse tous sesefforts pour grouper autour de lui l’élite intellectuelle de lanation. La République française est la République athénienne… Mais,à propos, ne m’a-t-on pas dit que tu vivais beaucoup àl’étranger ?

– On a eu raison. De grands travauxdont j’ai fourni les plans ou auxquels je m’intéresse… Je ne viensen France que de loin en loin.

– C’est cela. Ma foi, sans tonarticle dans cette Revue de Montareuil, je n’aurais pas su où allerte chercher. C’est très beau, ton idée d’allier la littérature à lascience ; tu dis bien justement dans ton étude qu’il n’y a pasd’incompatibilité entre elles. C’est une de ces pensées quiredeviennent neuves, tellement on les a oubliées. Car, vois lesgrands artistes de la Renaissance. Léonard de Vinci, par exemple…Ah ! la peinture ! Ma femme en est folle. Elle passe desaprès-midi entières dans les galeries, chez Durand-Ruel etailleurs. Quand elle revient, elle est moulue, brisée, comme sielle avait éprouvé les plus grandes fatigues physiques. Les nerfs,tu comprends… Ah ! ces natures sensitives…

– La névrose est la maladie del’époque. Mais j’espère que la santé de ta femme ne t’inquiètepas ?

– Pas du tout. Elle se porte àmerveille. D’ailleurs, il faut que tu en juges, car je ne veuxpoint te laisser vivre en ermite pendant les quelques semaines quetu consens à passer à Paris. Ma femme reçoit quelques amis tous lesmercredis soir ; elle sera enchantée de faire ta connaissance.Viens donc après-demain.

J’ai bien envie de refuser, sous desprétextes quelconques ; j’aime mieux aller au Cirque qu’ensoirée. Mais Mouratet insiste ; il revient même à la chargequand il me quitte.

– Alors, c’est entendu ; àaprès-demain ?

– Oui, à après-demain.

Je tiens parole. Et me voilà montant,vers les dix heures du soir, l’escalier d’une somptueuse maison duboulevard Malesherbes.

Je ne suis pas plutôt annoncé queMouratet vient m’accueillir et me présente à sa femme. Je m’inclinedevant la maîtresse de la maison en prononçant la phrase decirconstance, et j’ai à peine eu le temps de relever le front qu’unéclat de rire me répond.

– Mon Dieu, Monsieur, que votreétude dans la « Revue Pénitentiaire » m’a doncamusée ! C’est bien vilain de ma part, car, le sujet étaitgrave, mais vos idées sont tellement originales ! Je suisravie de vous connaître, Monsieur, et mon mari ne pouvait me faireun plus grand plaisir que de vous engager à nous venir voir… Lesamitiés de collège sont les meilleures… Je serai si heureuse depouvoir discuter avec vous certains sujets… Vous ne m’en voudrezpas de n’avoir pu prendre votre article tout à fait ausérieux ? Mon mari m’en a déjà grondée, mais… Nous enparlerons tout à l’heure, si vous voulez bien…

Je m’incline, sans pouvoir trouver uneparole, tandis que Renée – car c’est elle – va recevoir une dame,parée comme une châsse, qui vient de faire son entrée.

Eh ! bien, elle peut se vanterd’avoir de l’aplomb, la petite poupée ! Ce n’est ni lesang-froid ni la présence d’esprit qui lui manque, et j’auraislaissé percer mon embarras plus visiblement qu’elle, à sa place.Son rire, peut-être nerveux et involontaire après tout, a sauvé làsituation ; me permet d’expliquer mon trouble et mon mutisme,si l’on s’en est aperçu. Mais Mouratet n’a rienremarqué.

– Comment trouves-tu mafemme ? me demande-t-il en me conduisant dans son cabinettransformé en fumoir. Un peu enfant, hein ?

– Absolument charmante ; trèsspirituelle et très gaie. Je n’aime rien tant que lagaîté.

– Alors, vous vous entendrezfacilement. C’est un vrai pinson. Parfois légèrement capricieuse etbizarre, mais très franche, et le cœur sur la main…

Et la main dans la poche de tout lemonde. Ah ! mon pauvre Mouratet, je comprends que tout t’aitréussi depuis ton mariage, et que tu occupes aujourd’hui une aussibelle situation. « La faveur l’a pu faire autant que lemérite. » Et puis, de quoi te plaindrais-tu, au bout ducompte, prébendé de la démocratie imbécile, acolyte de la bande quitaille dans la galette populaire avec le couteau du pèreCoupe-toujours ? Tu ne mérites même pas qu’on s’occupe de toi.C’est elle qui est intéressante, cette petite Renée qui tire sijoliment sa révérence aux conventions dont elle se moque, qui faitla nique à la morale derrière le dos vert des moralistes, et quipasse à travers le parchemin jauni des lois les plus sacrées avecla grâce et la légèreté d’une écuyère lancée au galop, quittant laselle d’un élan facile, et retombant avec souplesse sur la croupede sa monture, après avoir crevé le cerceau de papier.

Est-ce amusant, une soirée chezMouratet ? Comme ci, comme ça. C’est assez panaché. Lespersonnalités les plus diverses se coudoient dans les deux salons.Leur énumération serait fastidieuse ; cependant, jeregretterais de ne pas citer un vieux général et son jeune aide decamp, des diplomates exotiques, une femme de lettres, un pianistecroate, un quart d’agent de change, la moitié d’un couple titré enPortugal et une princesse russe tout entière, un journalisteméridional et un poète belge, des députés et des fonctionnairesflanqués de leurs épouses légitimes, un agitateur irlandais, uneveuve et trois divorcées, un partisan du bimétallisme, et un nombrerespectable d’Israélites. Un peu le genre de société qu’on seraforcé de fréquenter, le jour de Jugement dernier, dans la vallée deJosaphat… Elle n’est pas mal, décidément, l’élite intellectuelle dela nation ; elle est fort grecque, la Républiqueathénienne.

Ah ! cette République, qui n’estmême pas une monarchie ! Ah ! cette Athènes, qui n’estmême pas une Corinthe !… Quelle dèche, monEmpereur !

Je voudrais bien parler à Renée.Justement, elle vient de se débarrasser de la troisième divorcée,et je l’aperçois qui me fait signe.

– Mettez-vous là, dit-elle en melaissant une place à côté d’elle ; le pianiste croate va faireun peu de musique, et nous ferons semblant de l’écouter tout encausant. On croira que nous discutons son génie ; il faudralever les yeux au plafond, de temps en temps. Comme ça, tenez…N’est-ce pas qu’elle est bien, ma pose d’extase ?… Oh !je me demande comment je ne suis pas morte de rire, tout à l’heure.Si j’avais connu votre nom, au moins !… Mais, prise àl’improviste, comme ça… C’est tellement drôle !… On payeraitcher pour avoir tous les jours une surprise pareille ; ça vousremue de fond en comble… Et si vous aviez pu voir la tête que vousfaisiez !… C’est impayable. Si vous saviez ce que ça m’amuse,de connaître votre genre réel d’occupations et de vous voirici !… Et mon mari qui vous croit ingénieur ! Quellefarce ! Non, l’on ne voit pas ça au Palais-Royal…

– Moi non plus, dis-je, je nepensais guère avoir le plaisir de vous retrouver ce soir en madameMouratet. Je m’y attendais si peu que je m’étais préparé pour uneoccasion possible et que j’avais glissé un rossignol dans la pochede mon habit.

– Vrai ? demande Renée enéclatant de rire. On n’imagine pas des choses pareilles. À qui sefier, je vous le demande ?… Ah ! le pianiste croate afini ; attendez-moi un instant ; il faut que j’aille leremercier et lui demander un autre morceau ; la « Marchedes Monts Carpates. »

Elle revient une minute après, légère etjolie dans la ravissante toilette mauve qui fait valoir son charmede Parisienne.

– Ça y est. Je lui ai dit qu’ilétait le Strauss de demain. Pourquoi pas l’Offenbach d’hier ?…Écoutez, j’ai beaucoup de choses à vous dire, mais ce n’est guèrepossible à présent. Il faudra revenir me voir. Mais venez à mesfive o’clock ; je suis beaucoup plus libre et nouspourrons causer à notre aise. Tenez, venez après-demain, et arrivezà quatre heures ; nous aurons une heure entière à nous. Et sivous voulez me faire un grand plaisir, ajoute-t-elle plus bas,apportez une pince-monseigneur. J’en entends parler depuis silongtemps, et je n’en ai jamais vu. Je voudrais tant en voirune !… Pour la peine, je vous ferai une surprise. J’inviterailes trois personnes que vous avez dévalisées sur mes indications,et je vous présenterai à elles. Croyez-vous qu’il y aura de quoirire !… Non, vraiment, il n’y a plus moyen de s’embêter uneminute, à présent… Ah ! si : voici le poète belge qui seprépare, à déclamer l’« Ode au Béguinage. » Regardez-lelà-bas, devant la cheminée. Ah ! ces poètespare-étincelles !… Je me demande pourquoi on ne le décore pastout de suite, celui-là. Peut-être qu’il nous laisseraittranquilles, après. Bon, voici la femme de lettres qui veut meparler. Abandonnez-moi au bourreau… Et à après-demain ;surtout, n’oubliez pas la pince…

Pourquoi l’oublierais-je ? A-t-ellefait plus de mal, à tout prendre, que le cachet du Directeur desDouzièmes Provisoires ? C’est peu probable. Mais les larrons àdécrets se réservent le monopole de l’extorsion ; ils letiennent des mains souveraines du Peuple. Le Peuple,citoyens ! Et nous oserions, nous, les voleurs à faussesclefs, sans investiture et sans mandat, exister à côté d’eux, leurfaire concurrence… manger l’herbe d’autrui !… quelleaudace ! – et quel tollé, si tous les honnêtes gens quim’entourent pouvaient, tout d’un coup, apprendre ce que jesuis ! – Je me figure surtout la vertueuse indignation deMouratet, ce Mouratet qui vit au milieu du luxe payé par sa femme,avec de l’argent auquel Vespasien aurait trouvé une odeur. MaisMouratet ignore tout ! Ce n’est pas une raison, car la bêtiseseule est sans excuse ; pourtant…

Pourtant, Mouratet se donne du mal, luiaussi, pour subvenir aux dépenses du ménage ; il fraye avecles coquins mis en carte par le suffrage universel, coquette avecles agioteurs véreux qui font les affaires de la France. Lebénéfice qu’il a retiré, jusqu’ici, de ces tristes pantalonnades,n’est pas énorme, je le veux bien. Mais l’en blâmerai-je ?Dieu m’en garde. Il ne faut point juger de la valeur d’un procédésur la mesquinerie de ses résultats. Il arrive à tout le monded’obtenir moins qu’on n’espérait. J’ai volé cent sous.

J’ai apporté la pince ; et Renéem’a présenté aux trois personnes auxquelles son amitié a été sifuneste. Nous avons bien ri, tous les deux. Elle m’a présenté,aussi, à d’autres personnes, femmes de représentants du peuple etde fonctionnaires, généralement, avec lesquelles j’ai bien ri, toutseul – sans jamais pouvoir parvenir à causer, après. – Ces dames nesont point farouches ; il n’est pas fort difficile de leurpasser la main sous le menton. Mais on aurait tort d’attribuer lafragilité de leurs mœurs à la légèreté de leur nature, à leurvénalité foncière, au désir de vengeance qu’excite en ellesl’inconstance de leurs conjoints. C’est plutôt le poids del’existence qui pèse sur elles qui les entraîne à des actes qui, àvrai dire, répugnent de moins en moins à la majorité desconsciences féminines. C’est assez difficile à expliquer ;mais on dirait qu’elles sont lasses, physiquement, des infamiescontinuelles auxquelles elles doivent leur bien-être, et leursmaris leur fortune ; qu’elles ont besoin de se révolter,sexuellement, contre la servitude de l’ignominie morale que leurimpose leur condition sociale. On dirait que leurs hanches segonflent d’indignation sous les robes que leur offrirent des épouxdont elles ont sondé l’âme ; que leurs seins crèvent de hontel’étoffe des corsages payés par l’argent des misérables ; queleurs flancs tressaillent de dégoût au contact des êtres qui lesvendraient elles-mêmes, s’ils l’osaient, comme ils vendent tout lereste ; et qu’elles ont soif d’oublier, fût-ce pour une heure,dans les bras de gens qui n’appartiennent point à leur sinistremonde, les caresses de ces prostitués.

– Vous pourriez bien avoir raison,me dit Renée à qui j’expose un jour mes idées à ce sujet. Il estcertain, par exemple, que Mme Courbassol qui, je crois, vous alaissé voir la couleur de son corset, pourrait se servir de vosexplications pour donner la clef de ses défaillances… Maiscroyez-vous que ce soit charitable, de venir me parler de chosespareilles ? Si vous alliez me faire rêver à quelqu’un… àquelqu’un de très opposé, par son caractère et ses actes, aux gensauxquels je sois liée…

Halte-là ! Renée estcharmante ; c’est une bonne petite camarade, mais je croisqu’il serait dangereux, avec elle, de dépasser la camaraderie. Ilne faut pas me laisser tenter par des pensées qui commencent àm’assaillir ; et le seul remède est la fuite, comme le ditl’axiome si vrai de Bussy-Rabutin, volé par Napoléon. Il ne fautpas oublier trop longtemps, non plus, que je suis unvoleur.

Voici bientôt deux mois que je me suisendormi dans les délices de Capoue – délices peu enviables, aufond, et qui m’ont coûté assez cher – et j’ai fort négligé mesaffaires. On ne peut pas être en même temps à la foire – la foired’empoigne – et au moulin. Et, maintenant, si j’allais avoir àlutter contre des sentiments plus sérieux que ceux qui conviennentà des amourettes de hasard…

Non, pas d’idéal ; d’aucune sorte.Je ne veux pas avoir ma vie obscurcie par mon ombre.

Cela m’épouvante un peu, pourtant, deretourner à Londres. C’est si laid et si noir, à côté deParis ! On pourrait le chercher à Hyde Park, l’équivalent decette allée des Acacias où je me promène en ce moment, l’idéem’étant venue, après déjeuner, d’aller prendre l’air au bois. Lesfemmes aussi, on pourrait les y chercher, ces femmes qui passent endes parures de courtisanes et des poses d’impératrices, au petittrot de chevaux très fiers, femmes du monde qui ont la désinvolturedes cocottes, horizontales qui ont le port altier des grandesdames.

En voici une, là-bas, qui semble unereine, et qui a laissé échapper un geste d’étonnement en jetant lesyeux sur moi. Un truc. Il y a tant de façons de faire sonpersil !… Tiens ! elle me salue. Je rends le salut… Quiest-ce ?

Obéissant à un ordre, le cocher faittourner la voiture dans une allée transversale. Je m’engage danscette allée ; nous verrons bien. La voiture s’arrête, la femmesaute lestement à terre ; et, tout à coup, je la reconnais.C’est Margot, Marguerite, l’ancienne femme de chambre deMme Montareuil.

– Enfin, te voilà !s’écrie-t-elle en se précipitant au-devant de moi. Mais d’oùsors-tu ? où étais-tu ? J’ai si souvent pensé àtoi ! Je suis bien contente de te voir…

Moi aussi, je suis fort heureux de voirMargot, Je lui explique que mes occupations d’ingénieur meretiennent beaucoup à l’étranger.

– Ah ! oui, tu es ingénieur.C’est un beau métier. Est-ce que c’est vrai qu’on a fait unenouvelle invention pour onduler les cheveux en cinq minutes ?Une machine, une mécanique… ? J’en achèterais bien une ;on perd tant de temps avec les coiffeurs !… Enfin, tu me dirasça une autre fois. Mais il faut que je te raconte ce qui m’estarrivé.

Nous marchons côte à côte dans l’alléeet Marguerite me fait le récit de ses aventures. Comme elle avaitété renvoyée sans certificat par Mme Montareuil, à la suite dece vol dont on n’a jamais pu découvrir les auteurs, elle n’a puarriver à trouver une nouvelle place. Elle a eu beaucoup de mal, lapauvre Margot. Elle a été obligée de poser chez les sculpteurs pour« poitrines de femmes du monde. » En fin de compte, unartiste en a fait sa maîtresse, et elle s’est trouvée,graduellement, lancée dans le monde de la galanterie. Depuis ellen’a pas eu à se plaindre ; ah ! mon Dieu, non. Elle a unechance infernale.

– Mais tu as certainement entenduparler de moi ? Tu lis les journaux, je pense ? Il ne sepasse point de jour que tu ne puisses voir dans leurs Échos le nomde Marguerite de Vaucouleurs. Eh ! bien, mon cher, Margueritede Vaucouleurs, c’est moi.

C’est elle !… Et nuncerudimini, puella…

– Pour le moment, continue-t-elle,je suis entretenue principalement par Courbassol, le député deMalenvers. Tu connais ? C’est lui qui m’a payé ce matin cettepaire de solitaires. Jolis, hein ? Tu sais, Courbassol seraministre lundi ou mardi. On va fiche le ministère par terreaprès-demain ; il y a assez longtemps qu’il nous rase… Demain,Courbassol va à Malenvers, avec sa bande, pour prononcer un granddiscours ; il m’en a déclamé des morceaux ; c’estépatant. Après ça, tu comprends, il sera sûr de son portefeuille.Je vais à Malenvers avec lui, naturellement… Tu ne sais pas ?Tu devrais y venir aussi. Oui, c’est ça, viens ; ils doiventrepartir par le train de onze heures du soir ; je m’arrangeraipour avoir une migraine atroce qui me forcera à rester à Malenvers,et tu y demeureras, toi aussi. J’irai envahir ta chambre… Ah !au fait, c’est à l’hôtel du Sabot d’Or que nous allons tous ;c’est le patron qui est l’agent électoral de Courbassol. Alors,c’est convenu ? Tu prendras le train demain matin à huitheures ? Bon. Excuse-moi de te quitter, mais ici je suis sousles armes ; je ne peux pas abandonner mon poste…

Margot remonte dans sa voiture qui partau grand trot prendre son rang dans la file des équipages quidescendent l’allée des Acacias ; et elle se retourne pourm’envoyer un dernier salut, très gentil, qui fait scintiller sesbrillants.

Ah ! Marguerite deVaucouleurs !… Tu prends ta revanche ; etMme Montareuil aurait sans doute mieux fait, dans l’intérêt deson ignoble classe, de ne point te refuser un certificat. Tespareilles, à qui on ne reproche encore que de ruiner des imbéciles,finiront peut-être, à force de démoraliser la Société, par l’amenerau bord de l’abîme ; et alors…

Elles étincelaient aussi du feu despierres précieuses, ces perforatrices à couronnes de diamants quituèrent tant d’hommes lors des travaux du Saint-Gothard, mais grâceauxquelles on parvint à percer la montagne !

Chapitre 14AVENTURES DE DEUX VOLEURS, D’UN CADAVRE ET D’UNE JOLIE FEMME

 Si j’étais bavard, je saisbien ce que je dirais. Je roule depuis quatre heures dans un wagonoccupé par des journalistes, et j’en ai entendu de vertes. Mais ilne faut jamais répéter ce que disent les journalistes ; çaporte malheur.

Il y a plusieurs wagons devant lavoiture dans laquelle je me trouve, et il y en a d’autresaprès ; tous bourrés de personnages plus ou moins politiques,appartenant aux assemblées parlantes ou aspirant à y entrer.Courbassol est dans le train, et son collègue Un Tel, et son amiChose, et son confrère Machinard ; et beaucoup d’hommes delangue et de plume ; et encore d’autres cocus ; et plus,d’une cocotte ; et surtout Margot. Une partie de l’âme de laFrance, quoi !

– Malenvers !Malenvers !…

On descend. La ville estpavoisée…

Comment est-elle, cetteville-là ?

Si vous voulez le savoir, faites commemoi ; allez-y. Ou bien, lisez un roman naturaliste ; vousêtes sûrs d’y trouver quinze pages à la file qui peuvents’appliquer à Malenvers. Moi, je ne fais pas de descriptions ;je ne sais pas. Si j’avais su faire les descriptions, je ne meserais pas mis voleur.

La ville est pavoisée (Quelle villecurieuse !) Des voitures (ah ! ces voitures !)attendent devant la gare (je n’ai jamais vu une garepareille).

Les voitures ne sont pas seules àattendre devant la gare. Il y a aussi M. le maire flanqué deses adjoints et du conseil municipal, et toute une collection denotables, mâles et femelles. Les pompiers, casqués d’importance,font la haie à gauche et à droite, et présentent les armes avecenthousiasme, mais sans précision. Derrière eux se presse une fouleen délire où semblent dominer les fonctionnaires de bas étage,cantonniers et bureaucrates, rats-de-cave et gabelous, pauvres gensqui n’ignorent point que Courbassol au pouvoir, celasignifie : épuration du personnel ! La fanfare de laville, à l’ombre d’une bannière qui ruisselle d’or et trèsmédaillée, exécute la Marseillaise ; et au dernier soupir dutrombone, M. le maire, rouge jusqu’aux oreilles et fort gênépar son faux-col, prononce un discours que Courbassol écoute, lesourire sur les lèvres. M. le maire rend hommage aux grandesqualités de Courbassol, à ses talents supérieurs qui l’ontrecommandé depuis longtemps aux suffrages de ses concitoyens et lemettent hors de pair, à sa haute intelligence qui lui fait si biencomprendre que la liberté ne saurait exister sans l’ordre souspeine de dégénérer en licence ; et souhaite de le voir un jour– et ce jour n’est peut-être pas loin, Messieurs ! – à la têtedu gouvernement.

Courbassol déclare, en réponse, qu’ilest heureux et fier de se voir ainsi apprécié par le premiermagistrat d’une ville qui lui est chère, et qu’il ne faut attendrele progrès, en effet, que du libre jeu de nos institutions. Ilaffirme qu’il se trouvera prêt à tous les sacrifices si le paysfait appel à son dévouement ; et qu’il a toujours considéré lapropriété, ce fruit légitime du labeur de l’homme, comme une chosesacrée – sacrée ainsi que la liberté, ainsi que lafamille !

Là dessus, une petite fille vêtue deblanc et coiffée d’un bonnet phrygien présente un gros bouquettricolore qu’elle vient offrir, dit-elle en un gentil compliment,« à Mme Courbassol, la vertueuse et dévouée compagne denotre cher député. » Margot prend le bouquet sans sourciller,remercie au nom de la République, embrasse la petite fille, et sedirige avec Courbassol vers un landau centenaire. La fanfarereprend la Marseillaise et la foule hurle :

– Vive la République ! ViveCourbassol !…

Les voitures, étant mises gratuitementau service du futur ministre et de sa suite, sont prises d’assauten un clin d’œil. Une cinquantaine de personnes, au moins, restenten panne sur le trottoir. Mais l’omnibus de l’hôtel du Sabotd’Or fait son entrée dans la cour de la gare, suivi lui-mêmede l’omnibus de l’hôtel des Deux-Mondes, d’unchar-à-bancs, d’une tapissière, d’un mystérieux véhicule en formede panier à salade, d’une calèche préhistorique et d’untape-cul.

Allons, il y a de la place pour tout lemonde. On se case, on s’installe ; fracs du maire et desadjoints en face des redingotes officielles des députés et descostumes de voyage des journalistes, toilettes élégantes deshorizontales vis-à-vis des robes surannées des dames de Malenvers.Les représentants du peuple se débraillent et manquent de tenue,les municipaux ont l’air de garçons de salle et leurs femmes decaricatures, les gens de la presse font l’effet de jockeysendimanchés et expansifs ; mais les cocottes sont trèsdignes.

Le cortège se met en marche dans l’ordresuivant : landaus, premier omnibus, char-à-bancs, tapissière,second omnibus, panier à salade, tape-cul et calècheantédiluvienne.

C’est dans cette calèche que j’ai prisplace, ainsi que trois personnes que je n’ai pas l’honneur deconnaître. Deux journalistes, si j’en juge à leur langage peuchâtié, et un monsieur taciturne, au, teint basané, aux cheveuxd’un noir pas naturel, aux moustaches fortement cirées. Je lis saprofession sur sa figure. C’est un mouchard. Et moi, pour qui meprennent-ils, mes compagnons ? Je le devine à quelques motsque prononce tout bas l’un des journalistes, mais que je puissurprendre, comme nous passons devant la Halle aux Plumes – unvieux bâtiment rectangulaire, lézardé, couvert en tuiles, qu’on aenguirlandé de feuillage et orné de drapeaux, et où doit avoirlieu, ce soir, le banquet qui préludera au fameuxdiscours.

Ils me prennent pour le correspondantd’une gazette étrangère qui cherche toutes les occasions de dire dumal de la France et d’empêcher qu’on lui rende l’Égypte.

Ça m’est égal. Moi, je pense avecorgueil que, seul dans cette procession de personnes publiques, jereprésente le Vol sans Phrases.

Il est une heure, ou peu s’en faut,quand la calèche antique s’arrête devant le Sabot d’Or,tendu de tricolore d’un bout à l’autre et plastronné d’écussons. Lepropriétaire, qui a reçu Courbassol et ses amis, à titre d’agentélectoral, avec tout l’enthousiasme de circonstance, s’apprêtemaintenant à leur faire, en qualité d’hôte, un accueil qu’ils nepourront pas oublier. Un festin est préparé qui sera servi dans unmoment, à droite du long corridor qui sépare en deux parties lerez-de-chaussée de l’hôtel, en une grande salle occupée par uneénorme table. En attendant, ces messieurs et ces dames ont envahiles pièces des étages supérieurs, afin de secouer à leur aise lapoussière du voyage, et de remettre leur toilette en ordre. Desorte qu’il ne reste pas un coin disponible, m’assure l’hôtelière àqui je viens de demander une chambre.

– Non, Monsieur, pas un coin.Ah ! à onze heures du soir, quand nos voyageurs seront partis,ce sera différent ; mais jusque-là, étant donnée la positionpolitique de mon mari, nous sommes tenus de les laisser faire leurmaison de la nôtre… Pourtant, ajoute-t-elle, si Monsieur voulaitrepasser vers les cinq heures, je crois bien que j’aurais unechambre…

– Non, dit l’hôtelier qui aentendu, en passant, la fin de la phrase de sa femme ; non,pas avant six heures ou six heures et demie. Ce ne sera pas finiauparavant, certainement…

Quoi ? Qu’est-ce qui ne sera pasfini ?

– Mettons sept heures. Monsieur. Àsept heures, je vous promets de vous donner une chambre. Monsieur al’intention de déjeuner ?

Oui, j’en ai l’intention. Mais je nepourrai point prendre mon repas dans la grande salle, qui estréservée… Cela m’est indifférent. Mon couvert est mis dans unepetite pièce, à gauche, à côté du bureau de l’hôtel. Fort bien. Et,comme je me débarrasse de mon chapeau et de mon pardessus, je voisMargot descendre l’escalier, son bouquet tricolore à la main, avecl’air d’étudier le langage des fleurs. Courbassol est fort empresséauprès d’elle ; il en a bien le droit. Je ne veux pas la luidisputer, pour le moment. Est-ce qu’il m’a disputé sa femme ?Non ; eh ! bien, alors ?… Suumcuique.

Plusieurs personnes sont déjà à tabledans la petite salle à manger. Entre autres, le mouchard. Ce doitêtre un fameux lapin, ce mouchard-là. Un homme de quarante anspassés, car le noir des cheveux est dû à là teinture, nerveux, aumasque volontaire, aux yeux froids et aigus, presque terribles. Ondirait qu’il me regarde avec insistance… Non. D’ailleurs, je n’enai cure. Je ne suis pas venu ici professionnellement – bien quej’aie dans ma poche une petite pince, un bijou américain qui sedémonte en trois parties et qui s’enferme dans un étui pas plusgros qu’un porte-cartes. Je déjeune rapidement. Le bruit qu’on faitdans la grande salle commence à m’ennuyer ; j’ai envie d’allerfaire un tour dans la campagne, pour passerl’après-midi.

C’est une bonne idée. J’yvais.

J’ai dépassé les dernières maisons de laville – cette ville qui s’est enrubannée, enguirlandée, qui a misdes drapeaux à ses portes et des lampions à ses fenêtres, quitirera un feu d’artifice ce soir, parce qu’un gredin qui n’a nicœur, ni âme, ni éloquence, ni esprit, un gredin qui est un esclaveet un filou, un adultère et un cocu, tiendra demain dans ses salespattes les destinées d’un grand pays. – Je suis dans les champs, àprésent. Ah ! que c’est beau ! que ça sentbon !…

J’ai gagné le bord d’une rivière quicoule sous des arbres, et je me suis assis dans l’herbe. De finsrayons de soleil, qui percent le feuillage épais, semblent semerdes pièces d’or sur le tapis vert du gazon. Les oiseaux, qui ont vuça, chantent narquoisement dans les branches et les bourdonnantsélytres des insectes font entendre comme un ricanement. Ellespeuvent se moquer de l’homme, ces jolies créatures qui viventlibres, de l’homme qui ne comprend plus la nature et ne sait mêmeplus la voir, de l’homme qui se martyrise et se tue à ramasser,dans la fange, des richesses plus fugitives et plus illusoirespeut-être que celles que crée cette lumière qui joue sur l’ombre augré du vent… À travers le rideau des saules, là-bas, on aperçoit debelles prairies, des champs dorés par les blés, toute une harmoniede couleurs qui vibrent sous la gloire du soleil et qui vont semourir doucement, ainsi que dans une brume chaude, au pied descollines boisées qui bleuissent à l’horizon. Ah ! c’est unbeau pays, la France ! C’est un beau pays…

Je pense à beaucoup de choses, là, aubord de cette rivière qui roule ses flots paresseux et clairs entrela splendeur de ses berges. Cette rivière… Si l’on pouvait y viderle Palais-Bourbon, tout de même, une fois pourtoutes !

J’ai été dîner à l’hôtel desDeux-Mondes. C’est le Sabot d’Or, je le sais, quifournit les victuailles et le personnel nécessaires au banquet quia lieu ce soir, à sept heures et demie, à la Halle aux Plumes, etses affaires, par conséquent, sont virtuellement interrompues. J’yaurais fait maigre chère si, même, l’on avait consenti à me servir.Mais il est bientôt sept heures et je veux voir si je puis, oui ounon, compter sur la chambre qu’on m’a promise.

Je ne trouve personne à qui m’adresser,quand j’arrive au Sabot d’Or. Tous les employés et lesdomestiques sont déjà à la Halle aux Plumes, sans doute, avecl’argenterie et la vaisselle de la maison. Si je sonnais ?…Mais une idée me vient.

Puisqu’il n’y a personne ici, puisquel’établissement est désert… Et puis, tant pis ! La pensée m’enest venue ; je veux le faire.

Je suis le long corridor sur lequel estouverte la porte d’entrée, dans lequel donne l’escalier, et quiaboutit, au fond, à un jardin. Tout au bout, je trouve uneporte ; et, tout doucement, j’en tourne le bouton. Une chambrede débarras ; un vieux lit de fer, dans un coin, garni d’unmauvais matelas ; des caisses, des malles, des balais, et,derrière un grand rideau qui les préserve de la poussière, deshardes pendues au mur… Après tout, c’est de la folie, de tenter ça.Pour rien, probablement. Et Margot, ce soir… Tant pis ; j’ysuis, j’y reste.

Si l’on venait pourtant ? Car il ya encore des gens là-haut… Le mieux est de me cacher quelque part.Où ? Sous le lit… Ah ! non, derrière le rideau. Je m’yplace et je cherche à me rappeler exactement la disposition dubureau. Tout à l’heure, peut-être… Mais un grand bruit dansl’escalier me fait dresser l’oreille. Que sepasse-t-il ?

Le bruit augmente. Les pas lourds deplusieurs personnes retentissent dans le corridor et semblent serapprocher. Oui, on dirait qu’on vient par ici… Je m’aplatis lelong du mur, à tout hasard ; et je n’ai pas tort car, par untrou du rideau, je vois la porte s’ouvrir. L’hôtelier entre,portant avec un garçon d’écurie un grand paquet blanc qu’ils vontdéposer sur le lit.

– Dieu ! que c’estlourd ! dit l’hôtelier en s’essuyant le front. On ne croiraitjamais que ça pèse autant. Maintenant, Jérôme…

L’hôtelière, en grande toilette,apparaît à la porte, accompagnée d’une servante.

– Ah ! te Voilà. Tu es prête,j’espère ? demande son mari.

– Oui, mon ami, répond la femmed’une voix mouillée de larmes.

– Bon. Moi aussi ; je n’aiqu’à passer mon habit. Allons, ne pleure pas. Ce serait joli, sil’on te voyait les yeux rouges, au banquet. Tu savais bien que çadevait arriver, n’est-ce pas ? Je t’avais même dit que ceserait fini avant sept heures. Nous ne la déclarerons que demainmatin.

Ah ! bien, vrai !… Ce paquetblanc, c’est un cadavre…

– Ma pauvre maman ! gémitl’hôtelière en s’avançant vers le lit.

Mais son mari la retient.

– Voyons, pas de bêtises. Nousn’avons pas de temps à perdre. Elle est aussi bien là qu’autrepart ; elle aimait beaucoup à coucher au rez-de-chaussée,autrefois… Vous, Jérôme, vous allez rester ici à veiller lecorps ; voici une bougie ; vous l’allumerez dès qu’ilfera sombre… C’est étonnant, dit-il à sa femme, que tu n’aies passongé à te procurer de l’eau bénite d’avance. Enfin, on s’enpassera pour cette nuit… Vous, Annette, continue-t-il ens’adressant à la servante, vous allez remonter dans la chambre,refaire le lit et remettre tout en ordre en deux coups detemps.

– Oui, Monsieur.

– Quand ce Monsieur qui a demandéune chambre reviendra, vous lui donnerez celle-là…

– La chambre de maman !sanglote l’hôtelière.

– Ah ! je t’en prie, as-tufini ? demande le mari. Puisque nous n’avons que cettechambre-là jusqu’à onze heures… Et puis, les affaires avanttout ; cent sous, ça fait cinq francs… Bien entendu, Annette,ajoute-t-il, vous laisserez la fenêtre grande ouverte. Si levoyageur se plaint de l’odeur des médicaments, vous lui direz quela chambre était occupée par une personne qui avait mal aux dentset qui se mettait des drogues sur les gencives… C’est tout. Faitesbien attention. Jérôme et vous ; n’oubliez pas que vous avezla garde de la maison. Maintenant, mon habit, etpartons.

Il sort, suivi par sa femme et laservante ; et Jérôme s’assied sur une chaise dépaillée, leplus loin possible du lit.

En voilà, une situation ! Quefaire ?… J’entends l’hôtelier et sa femme qui s’en vont ;et je vois, par le trou du rideau, le garçon d’écurie, très pâle,qui commence à trembler de frayeur. Après tout, ce ne sera pas biendifficile, de sortir d’ici. Jérôme est assis juste devantmoi ; je n’ai qu’à étendre les bras pour le pousser auxépaules et le jeter à terre sans qu’il puisse savoir d’où lui vientle coup ; et je serai dans la rue avant qu’il ait eu le tempsde me voir, avant qu’il ait pu revenir de son épouvante… Attendonsencore un peu.

J’entends un pas de femme dans lecorridor. La porte s’ouvre ; c’est Annette.

– Eh ! bien, dit-elle à Jérômeen faisant un signe de croix, ce n’est pas gai, de rester ici entête-à-tête avec un mort ?

– Ah ! non, pour sûr, répondle garçon d’écurie qui claque des dents. Pour sûr ! Tu devraisbien venir me tenir compagnie…

– Plus souvent ! Tu n’es pasgêné, vraiment ! Moi, je vais monter tout en haut de lamaison, au quatrième, pour regarder le feu d’artifice ; de là,on peut voir ce qui se passe sur la grande place comme si l’on yétait, et je ne perdrai pas une chandelle romaine.

– J’ai bien envie d’aller avec toi,dit Jérôme ; les singes ne reviendront pas avant onze heures,et les autres domestiques non plus…

– Jamais de la vie ! s’écrieAnnette. Je te connais ; tu me ferais voir les fusées àl’envers…

Mais Jérôme se lève et va la prendre parla taille.

– Veux-tu bien te tenirtranquille ! Devant un mort ! si c’est permis… Allons,viens tout de même, continue-t-elle en l’embrassant… Pourtant, sice Monsieur qui a demandé une chambre revient ?

– Il sonnera, dit Jérôme, et nousl’entendrons bien.

Ils sortent tous deux, ferment la porte,et je les entends qui montent les escaliers quatre à quatre.Allons ! les choses tournent mieux que je ne l’avaisespéré ; et, dans deux ou trois minutes…

– Eh ! bien, comment latrouves-tu, celle-là ?

Horreur ! C’est le cadavre qui aparlé !… j’en suis sûr… Oh ! j’en suis sûr !… Lavoix part de là-bas, du coin où la morte gît sur le lit, et il n’ya que moi de vivant dans cette chambre… Il me semble qu’elle vientde s’agiter sur sa couche, cette morte ; oui, on diraitqu’elle remue… J’écarte le rideau, pour mieux voir, car je medemande si je rêve.

Ha ! je ne rêve qu’à moitié… Laphrase que j’ai cru entendre a bien été prononcée, je n’ai pointété victime d’une illusion quand j’ai remarqué les mouvementsimprimés au matelas sur lequel le cadavre est étendu. Je ne rêvemême pas du tout – car j’aperçois, à ma grande stupéfaction, unetête d’homme sous le lit. – Une tête que je reconnais ; unetête basanée, aux cheveux noirs, aux moustaches cirées… la tête dumouchard…

Le mouchard ! Je vois ses épaules,à présent, et ses bras, et son torse ; et le voici sur sespieds. Il s’avance lentement vers moi.

– Bonsoir, cher Monsieur. Commentvous portez-vous ? Dites-moi donc deux mots aimables. Il y aune grande demi-heure que j’attends patiemment, sous ce lit, leplaisir de faire votre connaissance…

Je me ramasse sur moi-même pour me jetersur lui de toute ma force, car il faut que je lui passe sur leventre, coûte que coûte, afin de m’échapper d’ici. : Mais il avu mon mouvement, et étend la main.

– N’aie pas peur ! Je n’ai pasbesoin de te demander ce que tu fais ici, n’est-ce pas ? Etquant à moi, bien que tu ne me connaisses pas, je vais te dire monnom et tu verras que tu n’as rien à craindre. Je m’appelleCanonnier.

– Canonnier ! C’est vous,Canonnier ?… C’est vous ?…

– Oui, moi-même en personne. Çat’étonne ?

– Un peu. J’ai souvent entenduparler de vous…

– Ah !… Commentt’appelles-tu ?

– Randal.

– Alors, moi aussi j’ai entenduparler de toi. J’avais même l’intention de te voir et de teproposer, quelque chose. Par exemple, je ne m’attendais pas à terencontrer à Malenvers. Le hasard est un grand maître. Ah !j’ai bien ri, en moi-même, quand je t’ai vu entrer ici et te cacherderrière le rideau ; il n’y avait pas trois minutes quej’étais sous le lit. Il faut dire que j’ai fait une sale grimacequand on m’a apporté ce paquet-là sur le dos. On a beau être obligéde s’attendre à tout, dans notre métier…

– À propos de métier, dis-je,puisque nous devons faire le coup à nous deux, maintenant, il nefaut pas perdre de temps.

– Au contraire, dit Canonnier. Nenous pressons pas. Attendons le commencement du feu d’artifice pournous y mettre. C’est plus prudent. Nous serons sûrs de n’être pasdérangés. C’est pour huit heures ; nous avons encore dixminutes.

Il s’assied, très tranquillement, sur lachaise que vient de quitter Jérôme, et se met à hausser lesépaules.

– Regarde-moi ce cadavre, là, cecorps de vieille femme que ses enfants auraient mise dans la soueaux cochons si un voyageur avait voulu leur louer ce cabinet dedébarras. Ce qu’elle a dû trimer, la malheureuse, et faire desaletés, et dire de mensonges, et voler de monde, pour en arriverlà ! Voilà des gens qui défendent la propriété etl’héritage ! Pendant leur vie, ils se supplicient eux-mêmes ettorturent les autres de toutes les façons imaginables et, aprèsleur mort, leurs héritiers jettent leurs cadavres, pour cent sous,dans la boîte aux ordures. Et l’on reproche amèrement au malfaiteurde manquer de sentimentalisme !… Ah ! assez d’oraisonfunèbre. Dis donc, je ne pense pas que ce soit spécialement pourvoler les honnêtes propriétaires de cette boîte que tu es venu àMalenvers ?

– Non, c’est une idée que j’ai euetout d’un coup, je ne sais comment. La vérité, c’est que j’ai suiviici une jeune personne qui n’est pas complètement libre, et aveclaquelle j’ai rendez-vous ce soir.

– Mes félicitations. Moi, je suisvenu à Malenvers afin de pouvoir en partir. Tu vas me comprendre.J’ai quitté les États-Unis, il y a trois semaines, à bord d’unnavire de commerce qui m’a amené à Saint-Nazaire. De là, je me suisrendu à R., une petite ville à dix lieues environ au-dessus deMalenvers, et j’y attendais depuis deux jours une occasion derentrer à Paris…

– Comment, uneoccasion ?

– Naturellement. Mon départd’Amérique a été signalé à la police, qui ne sait ni où j’aidébarqué ni où je me trouve, mais qui se doute bien des raisons quim’appellent à Paris. Tu sais comme les gares de la capitale sontsurveillées ; ce sont de véritables souricières. Du reste,l’absurde réseau français, qui force un homme qui veut aller deLyon à Bordeaux, ou de Nancy à Cette, à passer par Paris, n’a pointd’autre raison d’être que la facilité de l’espionnage. Or, étantdonné que je suis connu comme le loup blanc par le dernier lousticde la police, j’étais sûr, si j’avais pris un train ordinaire,d’être filé en arrivant et arrêté deux heures après. J’ai doncenvoyé mes bagages à Paris chez quelqu’un que je connais et, ainsique je te le disais, j’ai attendu tranquillement à R. l’occasion deles suivre. Cette occasion, le voyage de Courbassol me l’a fournie.J’ai pris à R., ce matin, le train qui vous amenait ici et jepartirai ce soir avec les représentants du peuple et leur suite.C’est bien le diable si les roussins songent à m’aller découvrirparmi ces honorables personnes. D’ailleurs, je me suis fait unetête de mouchard de première classe et ils me prendront, s’ils meremarquent, pour un collègue de la Sûreté Générale ; mais, entemps ordinaire, je ne me serais pas fié à ce déguisement ;ils ont trop d’intérêt à me mettre la main au collet…

– Ma foi, dis-je, je dois t’avouerque je t’avais pris, moi aussi, pour un mouchard. Et l’idée t’estvenue subitement de faire un coup ici ?

– Oui, subitement, comme à toi.C’est assez curieux, mais c’est comme ça. Au fond, je ne pense pasque ça nous rapportera des millions ; mais je me trouve depuisce matin dans une telle atmosphère d’honnêteté politique etprivée…

Le sifflement d’une fusée lui coupe laparole ; et, tout aussitôt, on entend crépiter une pièced’artifice. C’est la préface ; les trois coups despyrotechniciens.

– Allons, dit Canonnier en selevant ; c’est le moment. La nuit commence à tomber, mais nousverrons encore assez clair.

Nous sortons, jetant tous les deux unregard de pitié vers la forme blanche allongée sur le lit defer ; nous fermons doucement la porte ; nous nousglissons dans le corridor ; et nous voici devant le bureau del’hôtel. La porte n’en est pas fermée à clef. C’est charmant !Nous entrons.

– Le bureau ; bon, faitCanonier. Et qu’est-ce que c’est que cette seconde pièce ? Lachambre à coucher de Monsieur et de Madame, sans doute… Tout juste.Nous allons nous partager la besogne ; la division du travail,il n’y a que ça… Tiens, tu as un outil américain, continue-t-ilpendant que je visse les unes aux autres les trois parties de mapince ; j’ai le même exactement ; mais on fait mieux queça, à présent. Et puis, Edison a inventé une petite batterieélectrique qui travaille pour vous tout en vous éclairant, pourpercer et scier les parois des coffres-forts ; ça se placedans un étui à jumelle qu’on porte en bandoulière ; trèspratique. J’en ai une dans ma malle ; je te ferai voir…Voyons, toi, va dans la chambre et mets le secrétaire à laquestion ; moi, je vais rester ici pour tâter le pouls à lacaisse. Nous n’en aurons pas pour longtemps.

En effet, cinq minutes après, justecomme j’ai vérifié le contenu du meuble auquel je me suis attaqué.Canonnier entre dans la chambre avec des billets de banque dans lamain gauche et, dans la main droite, son chapeau où sonnent despièces d’or.

– Voici ma récolte, dit-il ;six mille francs de billets, pour commencer. Tiens, en voici troismille ; ne les change ni ici ni à Paris, à cause des numéros.Quant à l’or, nous n’avons pas le temps de compter.

Il vide son chapeau sur le lit et faitdeux tas de louis, à peu près égaux.

– Prends celui que tu voudras.Celui de gauche ? Parfait. Je mets celui de droite dans mapoche. Douze cents francs chacun, à peu près… Et toi, qu’as-tutrouvé ?

– Des valeurs. Lesvoici.

– Bien. Je vais les emporter,puisque tu restes à Malenvers. Elles partiront pour Londres demainmatin à l’adresse de Paternoster. Ce brave Paternoster ! Ilm’a écrit plusieurs fois à ton sujet… Je t’expliquerai pourquoi.Pour le moment, je me demande où je vais mettre ces titres. Unpaquet, ce n’est pas possible. En cataplasme, sur mon ventre ?Oui ; mais il faudrait quelque chose pour les faire tenir…Ah ! ça…

Des drapeaux, qu’on a jugés superfluspour la décoration de l’hôtel, sont appuyés contre le mur.Canonnier en prend un, arrache l’étoffe de la hampe, et s’enconfectionne une sorte de ceinture tricolore que je lui attachefortement derrière le dos, et dans laquelle nous insérons lespapiers.

– À merveille, dit Canonnier enboutonnant son gilet. Je fais concurrence à M. le maire,intérieurement ; et il se met à renifler d’une façonsingulière. Tu te demandes si je suis enrhumé ? ajoute-t-il.Non, pas du tout. Je flaire l’argent. Je pense que nous n’en avonspas trouvé beaucoup, et qu’il doit y en avoir d’autre. Laisse-moiflairer encore un peu ; je te dis que je sens l’argent… Tiens,là.

Il se dirige vers la cheminée, passe samain entre la glace qui la décore et le mur ; et retire unvieux portefeuille.

– Ah ! ah ! dit-il ens’approchant de la fenêtre. Je te le disais bien !… Desbillets de mille ; mazette !… Quatre, cinq… Neuf, dix.Dix mille francs, mon bon ami. Voilà ce que c’est que d’avoir dunez. Quand tu auras mon expérience, tu en auras autant que moi…Voici cinq billets. Mets-les dans ta poche, etallons-nous-en.

Nous rentrons dans le bureau.

– Je leur ai laissé toute lamonnaie blanche, fait Canonnier en passant devant la caissefracturée. ; ils ont de la chance que je ne sois pasbimétalliste… Plus un mot, à présent et sortons par les jardins. Ily a une petite porte, au fond, qui donne dans une ruedéserte.

Nous sommes dans la rue déserte. Lesfusées du feu d’artifice s’épanouissant en gerbes multicolores,rayent le ciel qui s’est obscurci. Nous nous dirigeons vers lagrande place et nous avons la joie d’assister aux transports de lafoule devant les soleils tournants, les chandelles romaines, etsurtout les pluies d’or. Divertissements innocents, plaisirspurs…

Un temps d’arrêt. C’est le bouquet qu’onva lancer, et il faut laisser à l’enthousiasme la pause nécessaireaux préparations d’un élan suprême. Oui, c’est le bouquet ! Iléclate, éblouissant, au milieu d’acclamations frénétiques. Et,parmi les jets de feu et les rayons dorés, s’élève la forme, pluslumineuse encore, d’une femme coiffée d’un casque qui semble unemitre ; armée d’un glaive pareil à un grand couteau àpapier ; et piétinant une devise latine : Pax etLabor.

– À quoi pensais-tu pendant ce feud’artifice ? demandé-je à Canonnier comme nous quittons lagrande place.

– Je pensais qu’il est fort heureuxpour la Société que les malfaiteurs soient des gens simplementpréoccupés de leurs besoins matériels, des utilitaires, si l’onpeut dire, et n’aient pas de goûts artistiques. Autrement, lescrimes pour la sensation, les forfaits pour le plaisir… Mais çaviendra. Les honnêtes gens possèdent déjà ces sentiments-là ;les criminels les auront bientôt. Le maire de Chicago, pendant laterrible conflagration de la ville, réfugié au bord du lac avec leshabitants impuissants devant les flammes, s’écriait en un accès devoluptueux orgueil : « Qu’on vienne dire, à présent, queChicago n’est pas la première ville du monde ! »Faudra-t-il s’étonner, après cela, si les trampsd’Amérique, qui se contentent jusqu’ici de faire dérailler lestrains pour piller les morts et les blessés qu’ils achèvent, seforment une conception plus haute de leur raison d’être ; ets’ils se mettent à faire sauter des bourgades ou à incendier desvilles, simplement pour l’attrait du spectacle, for the fun ofthe thing ?

– En Europe, on n’en est paslà.

– Pas encore. Mais qu’importent lesprocédés, après tout ? Dans tous les pays, la société actuellemourra de la même maladie : de la disproportion entre sesaptitudes et ses actes ; du manque d’équilibre entre sa moraleet ses besoins… La Société ! C’est la coalition desimpuissances lépreuses. Quel est donc l’imbécile qui a dit lepremier qu’elle avait été constituée par des Forts pourl’oppression des Faibles ? Elle a été établie par des Faibles,et par la ruse, pour l’asservissement des Forts. C’est le Faiblequi règne, partout ; le faible, l’imbécile, l’infirme ;c’est sa main d’estropié, sa main débile, qui tient le couteau quichâtre…

Nous arrivons devant la Halle auxPlumes.

– Quel tas de lugubres bavards,là-dedans ! murmure Canonnier, ils vont être gavés, bientôt,et se mettront à débiter leurs mensonges… Il y aurait tout de mêmequelque chose à faire en politique, vois-tu, ajoute-t-il d’une voixplus, basse ; quelque chose de grand, sans doute. Pas un dessacripans gouvernementaux attablés là qui n’ait, comme l’enfant deSparte, un renard qui lui ronge le ventre… Et quelqu’un qui auraitdes documents… Tu comprends, hein ? Tu comprends ?…Quelqu’un à qui on fournirait toutes les preuves… et qui aurait lecourage et la force de prendre çà à la gorge… Enfin, nous nousreverrons et nous aurons le temps de causer ; je t’ai déjàdit, n’est-ce pas ? que j’avais l’intention de te voir… Tureviens à Paris demain matin ?

– Oui.

– Eh ! bien, tu me trouverasdemain soir à dix heures, sur la place du Carrousel, devant lemonument de Gambetta. Convenu ? Bien. Je te quitte ; jevais aller manger dans un café, près de la gare et, à onze heures,je pars avec ces messieurs. Au revoir.

Neuf heures sonnent au clocher d’uneéglise. Pendant une heure, au moins, je me promène par la ville,songeant à ce que m’a dit Canonnier, à ce qu’il m’a laisséentendre. C’est extraordinaire, que j’aie rencontré cet hommeici ; et plus extraordinaire encore qu’il ait déjà songé à moipour… Et pourquoi ne serait-ce pas le malfaiteur, au bout ducompte, qui délivrerait le monde du joug infâme des honnêtesgens ? Si ç’avait été Barabbas qui avait chassé les vendeursdu Temple – peut-être qu’ils n’y seraient pas revenus…

Ma marche sans but m’a ramené près de laHalle aux Plumes. J’y entre ; car on en a ouvert les portesafin de permettre aux bonnes gens de Malenvers qui n’ont point prispart au banquet de se repaître, au moins, de la délicieuseéloquence de leur cher député.

La Halle, éclairée par de grands lustresqui pendent du toit au bout de câbles entourés de haillons rouges,a un aspect sinistre. On dirait un bâtiment d’abattoir transformé àla hâte en salle de festin ; ou bien, plutôt, un grand magasinde receleur dont toutes les marchandises volées auraient étéenlevées sous la crainte d’une descente de police, et où seseraient attablés, dans le vain espoir de tromper les argousins surla destination de l’immeuble, des individus suspects endimanchés àla six-quatre-deux. Des trophées de drapeaux sont accrochés auxmurs qui suintent ; et, tout au fond, éclatant en sa blancheurfroide de fromage mou, on distingue le buste d’une bacchante de laCourtille étiquetée R. F., un buste couronné de lauriers – coupésau bois où nous n’irons plus.

Autour de l’énorme table, les hommespublics, très rouges, semblent cuver un vin très lourd ; lescitoyens de Malenvers tendent leurs oreilles en feuilles dechou ; leurs dames écoutent, très attentivement, aussi,pleines de componction, ainsi qu’à l’église ; les cocottesprennent de petits airs détachés (mais elles sont émues tout demême, les gaillardes ; je vois bien çà) ; lessténographes des agences noircissent du papier avec une rapiditéterrifiante ; les journalistes prennent des notes ; lafoule, vulgum pecus qui se presse le long des murs, baved’admiration ; et, vers le milieu de la table, debout, avecdes gestes de calicot qui mesure du madapolam, Courbassol parle,parle, parle…

Sa figure ? Ah ! je ne saispas ! Je n’en vois rien ; on n’en peut rien voir. Il n’ya que sa bouche qui soit visible ; sa bouche, sa gueule, sasale gueule. Et même pas sa bouche : sa lèvre inférieureseulement. Oui, on ne voit que ça, dans la face de Courbassol. Onne peut pas y voir autre chose que sa lèvreintérieure !

Cette lèvre est une infamie. Unbourrelet épais, violacé, qui fait saillie en bec de pichetébréché ; une chose molle, humide, sur laquelle les parolesparaissent glisser comme un liquide visqueux et dont lescontractions spasmodiques semblent sucer la salive ; qui faitsonger, malgré soi, à un débris sexuel de Hottentote. Cettelèvre-là, c’est une gargouille : la gargouille parlementaire…Et des mensonges en tombent sans trêve, et des âneries, et desturpitudes…

Le saltimbanque attaque sa péroraison.Il la déclame, non pas en Robert-Macaire, ni même en Bertrand, maisen Courbassol. La voix est lourde, monotone, fausse,peureuse ; une voix de lâche : la voixparlementaire.

– Oui, citoyens, le jour va luireenfin où c’en sera fait des compromissions indignes ; où legrand parti républicain va reprendre conscience de lui-même etvoguer de ses propres ailes. La France est lasse de se voirgouvernée par des hommes qui, sous de vains prétextes de sagesse etde prudence, s’efforcent de la retenir dans l’ornière de la routineen attendant qu’ils la plongent dans l’abîme de la réaction. Il neleur a que trop été permis, déjà, d’accomplir leur œuvrenéfaste ; leurs satellites, qu’ils ont pourvus de toutes lesplaces en dépit des droits acquis et des services rendus par deplus dignes, ont submergé le pays sous leurs détestables doctrines.Mais cette inondation réactionnaire, citoyens, a mis le feu auxpoudres ! Et demain, j’en ai la conviction profonde, laChambre va montrer par son vote qu’elle n’entend pas être victimeet qu’elle se refuse à être dupe. La France veut être libre,citoyens ! Berceau du progrès, son bras n’abdiquera jamais ledroit de tenir haut et ferme cette torche de la liberté que nosaïeux jetaient, enflammée et sublime, à la face del’Europe !

Alors, c’est du délire. Desapplaudissements frénétiques font trembler la Halle aux Plumes sursa base. On veut porter Courbassol en triomphe. Et c’est entourésd’une foule hurlante que lui et ses amis arrivent au Sabot d’Or oùles propriétaires, par une marche forcée, les ont précédés d’unedemi-minute.

– Vive la République ! ViveCourbassol ! hurle la foule tandis que nous pénétrons dansl’hôtel et que Margot profite de la confusion pour me serrer lamain, en signe d’intelligence.

Mais, dans la maison, des crisdésespérés s’élèvent :

– Au voleur ! Auvoleur !… À moi ! Au secours !…

– Qu’y a-t-il ? Qu’ya-t-il ? demandent Courbassol, Machinard et plusieurs autresen se précipitant dans le bureau où l’hôtelier et sa femme font unaffreux vacarme.

– Tenez, Messieurs, tenez !Regardez la caisse ! Voyez le secrétaire ! Les voleurssont venus… Ils nous ont tout pris, tout ! Ah ! lescoquins !… Mon Dieu ! quel malheur !…

Courbassol, Machinard et plusieursautres font pleuvoir les consolations, accueillies par les juronsde l’hôtelier et les sanglots de l’hôtelière. Cependant, il estonze heures moins vingt et les véhicules qui nous ont amenés cematin arrivent devant la maison. Les voyageurs ont juste le tempsde monter chercher leurs manteaux, et leurs parapluies, et leurscannes. Margot ne les suit pas ; elle vient de déclarer àCourbassol que l’émotion lui a brisé les nerfs et qu’elle ne seraitpas en état de supporter le voyage. Courbassol a affirmé qu’ilcomprenait ça ; les nerfs des femmes… Margot passera la nuitau Sabot d’Or et prendra le train demain matin.

Les voyageurs descendent. Quelques-unsrèglent leurs notes, tous font leurs compliments de condoléance auxvictimes gémissantes de la perversité humaine, et ils montent dansles véhicules qui s’ébranlent au bruit des acclamations populaires.Je les regarde partir. Dans un quart d’heure, ils rouleront versParis, en compagnie d’un homme qui les attend là-bas, dans un caféprès de la gare, et qui porte autour du ventre un drapeautricolore.

J’entre dans le bureau de l’hôtel.Margot, assise à côté de l’hôtelière qui sanglote, cherche à laréconforter et partage sa douleur, car de grosses larmes coulentsur ses joues.

– Ma pauvre dame, dit-elle, commeje vous plains !… Mais je vous jure que je ferai tout ce queje pourrai pour vous. Courbassol m’accordera ce que je luidemanderai. Qu’est-ce que vous voulez ? Un bureau detabac ? Un kiosque à journaux ? Enfin, dites… Je suis samaîtresse, sa maîtresse en titre, je vous dis. C’est plus que safemme, n’est-ce pas ? Ainsi…

L’hôtelier, dans un coin, s’arrache lescheveux, de la main gauche ; de la main droite, il tient levieux portefeuille que Canonnier a découvert derrière laglace.

– Ah ! Monsieur, que nousavons du malheur ! me dit-il comme je lui demande une chambre.C’est affreux ! C’est épouvantable !… Et ces coquins degendarmes qui sont restés toute la soirée à la porte de la Halleaux Plumes au lieu de patrouiller les rues ! Je vais demanderleur cassation… Donnez le numéro 8 à Monsieur, ordonne-t-il àAnnette qui vient d’arriver avec une bougie. Et préparez-vous àcomparaître demain matin devant le juge d’instruction, petitescélérate ; s’il ne vous met pas pour six mois en prisonpréventive, vous et Jérôme, je lui ferai donner de mes nouvellespar M. Courbassol…

Annette, tout en larmes, me conduit à machambre ; ce n’est pas celle où est morte la vieillefemme ; tant mieux ; quoique je pense l’habiter très peu,cette chambre. J’ai vu la clef du numéro 10, dont la porte faitface à la mienne, se balancer aux doigts de Margot…

– Tu ne trouves pas que c’estcurieux ? me demande Margot dans le train qui nous ramène àParis. Nous n’avons passé que deux nuits ensemble et, chaque fois,on a découvert un vol dans la maison.

– Oui, dis-je, il y a descoïncidences bizarres.

– Pour sûr. Ah ! maintenant,nous pouvons causer ; car nous n’avons pas eu le temps de nousdire deux mots, depuis hier soir. Qu’est-ce que tu fais,toi ?… Ah ! oui, tu es ingénieur. Tu es toujours, dansles écluses ?

– Toujours.

– Il en faut doncbeaucoup ?

– Il en faut partout.

– Ça doit bien gêner les poissons…Ah ! à propos, tu ne sais pas la vérité sur le vold’hier ? C’est la femme de chambre qui m’a raconté ça cematin… Figure-toi que les aubergistes avaient chez eux la mère dela femme, une vieille qui était morte dans l’après-midi. – Lecadavre était dans la maison. Quelle horreur ! – Toutes lesvaleurs de la vieille étaient dans le secrétaire ; et, commeil y a beaucoup de parents, les hôteliers ont simulé un vol pourn’avoir pas à partager l’héritage. Il est bien facile de voir quec’est là la vérité ; toute la ville la connaît à l’heure qu’ilest, et tu penses si l’on doit rire à Malenvers. Le coup était malmonté, à mon avis ; car enfin, le mari et la femme quis’absentent ensemble, l’hôtel complètement abandonné, est-ce que çapeut sembler naturel ?

– Pas un instant.

– Quelles canailles ! Lafamille va leur faire un procès. Et dire que la politique vousforce à frayer avec des gens pareils !…

Et Margot pousse un grossoupir.

Chapitre 15DANS LEQUEL LE VICE EST BIEN PRÈS D’ÊTRE RÉCOMPENSÉ

 Je viens d’aller regarderl’heure, à la lueur d’un des becs de gaz de la place du Carrousel.Dix heures un quart. J’attends Canonnier depuis vingt minutes, etje ne le vois pas paraître. Il n’est guère exact… J’allume uncigare et je m’amuse à dévisager les passants, pour tuer letemps ; ils sont rares, ces passants, et ils marchent vite entraversant cette grande place à laquelle la disparition desTuileries a donné l’aspect d’un désert.

Dix heures et demie. Ah ! ça,Canonnier aurait-il oublié le rendez-vous qu’il m’a donné ?Non, ce n’est pas possible. Alors ?… Alors, je ne saisvraiment que penser. Attendons encore. Je me mets à examiner, sousla lumière crue de la grande lampe électrique qui s’érige au milieude la place, le monument de Gambetta. Quelle chose abjecte, cettecolonne Vendôme de la Déroute ! Cette pierre à aiguiser lessurins, vomie par les carrières d’Amérique, ce pilori deN’a-qu’un-Œil sur lequel Marianne, coiffée d’un bas de laine,enfourche à cru une chauve-souris déclouée de la porte du Grenierd’Abondance – qui n’a plus besoin de porte, àprésent !

Il va être onze heures, et toujours pasde Canonnier, C’est embêtant ; j’aurais bien voulu le revoir,et je ne puis pas revenir, comme cela, l’attendre tous les soirspendant un mois sur la place du Carrousel. J’ai reçu, en rentrantchez moi, une lettre de Roger-la-Honte qui me demande de me trouverà Bruxelles dans trois ou quatre jours… Non, j’ai beau regarder ducôté des guichets qui donnent sur le quai et du côté de ceux de larue de Rivoli, je n’aperçois pas mon homme. Je ne vois que lefactionnaire qui monte la garde, là-bas, devant le ministère desfinances, et la statue de pierre du Grand Tribun dont le brasvengeur désigne la trouée des Vosges – à l’ouest.

Allons-nous-en. Demain, j’irai voir chezIda si elle a des nouvelles, sans lui faire part de ma déconvenuede ce soir, au cas où elle ne saurait rien. Il ne faut point mettreles gens au courant de nos déceptions. Pensons-y toujours, n’enparlons jamais.

J’arrive chez Ida, rue Saint-Honoré,vers une heure de l’après-midi.

– Ah ! s’écrie-t-elle dèsqu’elle pénètre dans le salon où je l’attends, il y en a, dunouveau ! Canonnier est ici, et sa fille aussi…

– Vraiment ! sa fille !Et depuis quand ?

– Depuis hier soir, répondCanonnier qui a reconnu ma voix et qui fait son entrée. Dis donc,je t’ai laissé poser, hier soir ; excuse-moi, car je n’ai pufaire autrement.

Il m’explique ce qui est arrivé. Il estentré sans encombre à Paris, l’avant-dernière nuit. Hier matin, ila chargé Ida de faire remettre une lettre à sa fille ; et,toute la journée, il a attendu vainement une réponse. Mais cetteréponse, c’est Hélène elle-même qui l’a apportée, vers sept heuresdu soir.

– Et elle déclare qu’elle suivraitson père au bout du monde, s’écrie Ida, et que son devoir est detout lui sacrifier. Ah ! qu’elle est charmante ! Aussiinnocente que l’enfant qui vient de naître… Elle est restée icidepuis hier soir. Elle est désolée de causer du chagrin, par sondépart, à ces Bois-Créault qui ont toujours été si parfaits pourelle ; mais son père, dit-elle, doit passer avant tout. Ellele croit menacé…

– Oui, dit Canonnier. Je lui avaisappris dans ma lettre, afin de la décider, que j’étais poursuivipour mes opinions politiques ; et – vois si elle estintelligente – elle a fait une remarque qui m’a empêché sans doutede me faire pincer en allant te retrouver hier soir.

– Ah ! bah !dis-je ; et comment cela ?

– On savait, continue Canonnier,que c’était pour venir chercher ma fille en France que j’avaisquitté l’Amérique. On le savait ; j’ai été trahi parquelqu’un… Mais je te raconterai ça plus tard. Et, comme onignorait ou j’étais passé depuis mon départ des États-Unis, onfaisait surveiller l’hôtel de M. de Bois-Créault, oùdemeurait Hélène. Ma fille, hier, en quittant cet hôtel, a remarquéqu’un individu qu’elle voyait depuis plusieurs jours devant lamaison s’était mis à la suivre. Elle a essayé de le dépister, maisvainement ; c’est un malin. Elle m’a prévenu de lachose ; j’ai vu le personnage en faction sur le trottoir d’enface, et tu comprends que je ne suis pas sorti.

– Et la surveillancecontinue-t-elle ?

– Je te crois, répond Canonnier. Situ veux voir l’individu, viens ici…

Il va, tout doucement, lever le coin durideau d’une fenêtre et me désigne, dans la rue, un Monsieur quiporte un lorgnon.

– Attends un peu, dis-je, laisse-lemoi regarder attentivement… Bon. Ça suffit. Cet homme-là n’est pasun mouchard.

– Comment ! s’écrieCanonnier ; ce n’est pas…

– Non, mille fois non. Si c’est luiqui t’effraye, tu as tort d’avoir peur. D’ailleurs, je vais t’endonner bientôt la meilleure des preuves… Mais, d’abord, qu’as-tul’intention de faire ? Quitter le plus vite possible Paris etla France avec ta fille, je présume ? Oui. Et aller à Londres,car il est bien improbable que l’Angleterre accorde tonextradition, si le gouvernement français la demande, car tu n’espas condamné, mais simplement relégué.

– J’irai peut-être à Londres ;mais ça dépend. Où va-tu, toi ?

– Moi, je vais àBruxelles.

– Eh ! bien, moi aussi j’iraià Bruxelles.

– C’est de la folie ! LaBelgique t’arrêtera et t’extradera sans la moindrehésitation.

– Peut-être, si l’on sait que jesuis à Bruxelles ; mais si on l’ignore ? Car, si tu ne tetrompes pas, si cet homme qui croise devant la maison depuis cematin n’est pas un roussin…

– C’est si peu un roussin, dis-je,que je vais t’en débarrasser pour toute la journée. Je vaisdescendre et l’emmener avec moi. Regarde par la fenêtre. Une foisque tu m’auras vu partir en sa compagnie, tu seras libre de tesmouvements.

– Bon. Je prendrai avec Hélène letrain de Belgique cette après-midi même. Quand seras-tu, àBruxelles, toi ?

– Je partirai demain matin.Maintenant, ne quitte pas là fenêtre, surveille bien mes mouvementset tu verras que tu n’as rien à craindre.

Je descends. Du coin de l’escalier, jeguette le moment où l’homme que Canonnier prend pour un mouchardaura le dos tourné. Voilà. Je sors, je remonte un bout de la rue, àgauche, je la traverse, et je me trouve nez à nez avec l’individu,qui vient de se retourner.

– Eh ! bien, lui dis-je en luidonnant un grand coup sur l’épaule, comment vous portez-vous,Issacar ?

– Comment ! c’est vous !s’écrie Issacar absolument abasourdi ; ah ! vraiment, jene m’attendais guère…

– Moi non plus ; et je suisbien heureux de vous rencontrer ; j’ai beaucoup de choses àvous dire. Laissez-moi vous emmener déjeuner et nous pourrons nousdonner de nos nouvelles réciproques tout à notre aise.

– Je regrette beaucoup d’êtreobligé de refuser votre invitation, répond Issacar ; mais ence moment je suis fort occupé…

– Occupé ! dis-je très haut,car je commence à croire qu’il y a du louche dans la conduited’Issacar. Occupé ! Vous osez me raconter de pareils contes, àmoi qui vous trouve dans la rue Saint-Honoré, le nez en l’air,rimant un sonnet à votre belle, alors que je vous crois aux prisesavec les cannibales du Congo.

Je fais signe à un cocher dont lavoiture vient s’arrêter devant nous.

– Allons, Issacar, dis-je en leprenant par le bras et en le poussant dans la voiture, vous mesemblez avoir complètement oublié les usages européens dans ceCongo où vous avez sans doute fait fortune.

– Hélas ! non, répond-iltandis que je donne au cocher l’adresse d’un restaurant de la rueLafayette.

– Non, me dit Issacar au dessert,non, je n’ai point fait fortune au Congo ; tant s’en faut. J’yai perdu tout l’argent que j’ai voulu, et j’ai été obligé derevenir en France il y a un mois.

– Je croyais pourtant que vousaviez une belle idée…

– Oh ! superbe !Seulement, je n’ai pas pu la réaliser. Je m’y étais pris trop tôt.Celui qui pourra, dans deux ans, tenter ce que j’ai essayé, feracertainement une fortune.

– Vous n’avez pas dechance.

– Non. J’ai des idées excellentes,mais je ne puis jamais reconnaître le moment propice à leurexécution. Je m’y prends trop tôt ou trop tard. Je sais combiner,mais pas entreprendre. Je suis un incomplet…

– Oui, je le crois ; et vousn’êtes pas le seul aujourd’hui.

– Non, certes. Le nombre des gensauxquels il manque quelque chose, une toute petite chose, un rien,pour réussir, est considérable. Tout le monde a du talent, àprésent ; mais c’est du génie qu’il faut. Et le génie nes’acquiert pas. C’est un don, un pouvoir qu’on apporte en naissantde concevoir lucidement certaines choses et de rester complètementfermé à d’autres, presque une faculté animale. Et puis… vous parlezdes incomplets. C’est chez les Juifs surtout qu’ils se rencontrent.Je suis Israélite et j’en sais quelque chose. La race juive, malgréla barbarie sanglante de ses origines, et peut-être en raison deces origines mêmes, n’est pas une race abjecte, quoi qu’on en dise.Les Juifs – cela peut vous paraître étrange, mais c’est vrai – lesJuifs sont absolument dépaysés dans la civilisation actuelle. Cesont des gens qui vivent dans un monde qu’ils n’ont point fait etqu’ils détestent, dont quelques-uns d’entre eux – et vousconnaissez leurs noms aussi bien que moi – ont démontré, avec uneéloquence qu’on n’égala pas, la misère et la bêtise ; dont leplus grand nombre met en pleine lumière, par ses actes, l’absurditéet l’infamie.

– En en profitant de sonmieux.

– Naturellement. Je vous parle duplus grand nombre. Vous n’irez pas chercher la compréhension et lamoralité hautes, même chez une race qui a connu la persécution,dans la majorité… Ce plus grand nombre, auquel les circonstances –ou la volonté bien arrêtée des chrétiens, car il y aurait desingulières choses à dire là-dessus – ont donné, il y a cent ans,la direction des affaires des peuples, ce plus grand nombre peut sediviser en deux parties. D’abord, une minorité douée de génie, d’ungénie pratique pour le maniement et l’utilisation de l’argent, maisqui ne se rattache au judaïsme que par les liens extérieurs despratiques religieuses. Il y a autant de différence entre lespréoccupations morales de ces gens-là et celles d’Israélites quiont la notion du caractère et des tendances de leur race, qu’onpeut en trouver entre l’existence d’un prince de la finance etcelle de Spinoza vivant à La Haye, sur le Spui, dans l’humblemaison où il gagnait sa vie – un peu de pain et de lait – à polirdes verres.

– Et ces Israélites qui ont,d’après vous, la notion du caractère et des tendances de leurrace… ?

– Ils sont nombreux. Pas un parmieux, qui ne se rende parfaitement compte, au fond, dufonctionnement imbécile de la machine sociale, et qui n’enconnaisse la cause. Pas un qui ne soit disposé à la mettre enpièces, cette machine. Mais l’entreprise n’est pas facile ;et, s’il se rencontre dans leurs rangs des hommes comme Lassalle,il s’y trouve encore plus souvent des gens comme moi. Quevoulez-vous ? Lorsqu’on juge une situation désespérée, etqu’on ne peut l’améliorer, le mieux est d’essayer d’en tirer toutle parti possible, sans s’occuper du choix des moyens. Aujourd’huicoupeur de bourses, demain gendarme. Notre logique est dans nosidées – nos idées à nous – mais pas dans nos actes. La connaissancenette des choses est déjà pour nous une entrave assez gênante, lacondition du monde actuel, en opposition constante avec nosaspirations et nos rêves, paralyse à tel point notre énergie, quenous serions bien sots de nous embarrasser, encore, du poidsécrasant des scrupules. Oui, nous sommes des incomplets ;propres à rien, peut-être parce qu’il n’y a rien de propre, et bonsà tout, peut-être parce que votre société, où il est défendu d’agirindividuellement, ne peut se passer d’intermédiaires. Pourquoivoudriez-vous, s’il vous plaît, que nous prissions parti,consciencieusement, pour telle coterie ou pour telle clique ?Pourquoi voudriez-vous que nous eussions des convictions ?Nous sommes indifférents à vos conflits dérisoires. Ce n’est pasnotre faute, si l’homme se glorifie de panteler sur une croix d’or,le flanc percé, la tête couronnée d’épines… Eccehomo !… Hé ! qu’il reste à son gibet, si cela luifait plaisir ! Comme au supplicié du Golgotha, nous luidisons : « Sauve-toi toi-même. » Et nous luiapportons du fiel et du vinaigre sur une éponge, s’il a soif, aubout du glaive de la Loi !

– Et, dites-moi, Issacar,n’avez-vous pas les doigts, en ce moment, sur la poignée de ceglaive-là ?

– Toute la main, répond Issacar. Jene veux pas vous le cacher… Vous savez que le ministère adémissionné hier ?

– Certes. Les camelots se sontchargés de me l’apprendre ; mes oreilles en souffrentencore.

– C’est Courbassol qui va êtrenommé président du Conseil, demain ou après-demain au plustard ; l’Élysée essaye aujourd’hui une ou deux combinaisons,mais ce n’est pas sérieux… Vous me direz que Courbassol ne l’estguère non plus ; mais ça n’a pas la moindre importance. Leshommes mêmes remarquables dans la conduite de leurs affairesprivées ont leurs acuités submergées, dès qu’ils arrivent, aupouvoir, sous un flot de cynisme politique, d’indifférence au biengénéral, d’incompréhension absolue, qui a quelque chosed’effrayant. Mais du moment qu’ils ont de la poigne, comme on dit,la France est satisfaite ; en fait de liberté, elle n’a jamaisconnu que la liberté des mœurs, et elle demande à continuer… Quevous disais-je ? Ah ! oui… Dès que Courbassol serainstallé, on procède à l’épuration générale du personnel. C’estdécidé. On nettoie les écuries d’Augias…

– Ah ! et vous aurait-onlaissé entrevoir une place au râtelier, après lenettoyage ?

– Oui ; on m’a promis de menommer préfet.

– Vraiment ! Mes compliments.Mais qu’avez-vous fait pour mériter de pareillesfaveurs ?

– J’ai rendu des services, ditIssacar… des services… depuis que je suis revenu. Oui ; on m’achargé de deux missions importantes qu’on ne pouvait pas confier àtout le monde, et je les ai menées à bonne fin. À vrai dire, quandvous m’avez rencontré, je m’occupais d’une troisième affaire…Ah ! si je la réussissais, celle-là !…

– C’est donc bienimportant ?

– Très important. Il s’agit des’assurer de la personne d’un individu qui s’est approprié desdocuments compromettants pour de hauts personnages ; onl’avait déjà mis hors d’état de nuire, mais…

– Comment m’écrié-je, avec un grandgeste d’indignation. Comment ! Issacar, vous en êteslà !… Vous faites ça !…

– Pourquoi pas ? répondIssacar. Vous êtes admirable, vraiment ! Parce que j’ai commisdes actes contraires aux prescriptions du Code, je serais condamnéà n’en jamais commettre d’autres ? Il me serait interditd’étayer l’autorité établie sous prétexte que je l’ai autrefoisbattue en brèche ? Ah ! non ; je n’engage ma liberténi à droite ni à gauche ; je méprise assez les lois pour lesnarguer le matin et pour leur prêter le soir le concours de monexpérience, si j’y trouve mon intérêt… Voyez-vous, ajoute-t-il, iln’existe plus, au fond, que deux types aujourd’hui : le voleuret le policier ; quant à l’homme d’État, c’est un composé desdeux autres. Il y a aussi l’Artiste ; mais, dans la Sociétéactuelle, c’est un monstre.

Peut-être, après tout. Ah ! Etpuis…

– Vous le savez, continue Issacar,je suis Juif ; et par conséquent, tout à fait indifférent àbien des choses qui vous passionnent. Ce détachement absolu n’estcas une manière d’être : c’est une raison d’être. Le Juif…Figurez-vous une caravane qui passe à travers un univers malade,apportant des remèdes dont on ne veut pas, et des poisons qu’on luidemande… Le Juif, à mon avis, n’a pas encore joué son rôle – lerôle qu’il jouera. – Il traversera l’épreuve de la tolérance commeil a traversé l’épreuve de la persécution. Toutes les races ontleur fonction dans la physiologie de l’humanité.

J’ai fait durer le déjeuner aussilongtemps que possible ; il n’y a certainement pas moyen deretenir Issacar davantage. N’importe ; Canonnier et sa filleont pu mettre le temps à profit et sont déjà, sans doute, à la garedu Nord, il faudra que je prenne le train de Bruxelles ce soir, etque je les décide à partir demain pour Londres ; je n’ai pasconfiance en l’hospitalité belge.

Nous sortons du restaurant. Un embarrasde voitures, omnibus, fiacres, fardiers, camions, nous arrête aubord du trottoir au moment où nous allons traverser la rue ;les cochers jurent, les voyageurs tempêtent ; et l’un d’eux,là-bas, met la tête à la portière d’un fiacre à galerie chargé demalles, pour se rendre compte de ce qui se passe… Dieu deDieu ! C’est Canonnier ! Pourvu qu’Issacar…

Mais Issacar n’est plus là. Il a sautédans une voiture qui passait à vide, et qui suit au grand trot, àprésent, le fiacre à galerie qui s’est remis en marche. Il seretourne, de loin, pour m’envoyer un salut accompagné d’un gestevague…

Que faire ? Que faire ?…Courir à la gare ?… C’est inutile. Le train sera parti avantque j’y puisse arriver, un train précédé d’une dépêche envoyée parIssacar aux mouchards de la frontière… Que faire ?… Rien. J’aibeau me creuser la, tête, je ne vois rien à tenter. Ah !pourquoi n’ai-je pas expliqué les choses à Issacar, tout àl’heure ?… Il n’a pas oublié qu’il me doit vingt mille francset je suis convaincu qu’il aurait aidé Canonnier à échapper, si jelui avais demandé de le faire. Oui, pourquoi n’ai-je pasparlé ?… Ce qui doit arriver arrive, malgré toutes les mesuresqu’on peut prendre, malgré toutes les combinaisons – et tous lesstratagèmes… Ah ! il est bien inutile que je prenne le traince soir, pour me croiser en route, avec celui qui ramèneraCanonnier…

Je suis navré et énervé au point de nepouvoir tenir en place. Il m’est impossible de rester chez moi, oùje suis rentré tout à l’heure ; la solitude redouble monennui. Sept heures. Je sors. Je vais aller inviter Margot àdîner ; son bavardage me distraira…

Mais Margot refuse ma proposition, tellece Grec incorruptible qui repoussa les présents d’Artaxercès. C’estelle qui tient à m’offrir à dîner.

– Je sais bien que ça te semble lemonde renversé…

– À moi ? Oh ! pas dutout. Je ne demande qu’à me laisser faire.

Je dîne donc chez Margot ; et même,j’aurai largement le temps d’y digérer à mon gré, car Margot estveuve jusqu’à demain. Courbassol a fait annoncer qu’il ne viendrapas ce soir ; il jette le mouchoir à une indignerivale.

– Oui, mon cher. Il me trompe avecune actrice ; je le sais. Un homme marié ! C’estdégoûtant… Enfin, il va être ministre, et j’aurai un cocher àcocarde tricolore à ma porte quand je voudrai. Ah ! ce queLiane va rager !…

– Mais si, par hasard – car toutarrive, même ce qui devrait arriver – si Courbassol n’était pasnommé ministre ?

– C’est impossible ! s’écrieMargot. Le président est forcé de rappeler. Mais qui veux-tu qu’onprenne, mon ami ? Réfléchis un peu. Qui ? Ils ne sont pasnombreux, en France, les gens à qui l’on peut confier unportefeuille. Tiens, tu ne connais rien à ces choses-là. Quand jet’entends parler politique, j’ai envie de t’envoyercoucher.

– Ne te gène pas ; et si tu memontres le chemin, je serai capable de ne pas me réveiller avantdemain.

C’est, ma foi, ce que j’ai fait. Nousdormons encore tous deux lorsqu’un carillon épouvantable retentitdans la maison. Un instant après, le bruit d’une grande discussionparvient jusqu’à nous.

– Qu’y a-t-il donc ? demandeMargot.

Moi, je ne sais pas… Mais les voix serapprochent ; et l’on commence à distinguer les parolesprononcées par plusieurs hommes dans le petit salon qui précède àchambre à coucher.

– Si, si, nous savons qu’il estici !

– Mais non, Monsieur, je vous jure,répond la voix de la femme de chambre. Madame est touteseule.

– Voyons, voyons, ma petite, c’estinutile de nous faire des contes. Du moment qu’il n’est pas chezlui, il est ici ; c’est forcé.

Et, une seconde après, on frappe à laporte de la chambre.

– Mon cher ami, vous êteslà ?… Répondez-moi, sacredié ! C’est moi,Machinard.

– Réponds, murmure Margot ;sans ça, ils ne s’en iront pas.

Et elle mord les draps pour ne paséclater de rire, pendant que je pousse un rugissement.

– Humrrr !…

– Bien, bien, répond Machinard.C’est tout ce que je voulais savoir. Ne vous dérangez pas… Il fautvous rendre à l’Élysée pour midi. Le président vous fait appelerpour vous offrir la présidence du Conseil et le portefeuille de laJustice. Je compte sur votre exactitude, n’est-cepas ?

– Humrrr !…

– Et mes félicitations.Rappelez-vous que c’est l’Intérieur qu’il me faut.

– Humrrr !…

– Et mes compliments, vient direChose à travers la porte. Souvenez-vous bien de me réserver laMarine.

– Humrrr !…

– Et mes congratulations, reprendUn Tel par le trou de la serrure. N’oubliez pas de me désigner pourl’Agriculture.

– Humrrr !…

Puis, on entend leurs pas quis’éloignent. Margot se tord de rire ; et moi je saute à bas dulit. Vite, vite, il faut partir, quitter Paris…

– Qu’est-ce que tu fais ?demande Margot. Tu t’habilles ? Tu pars ?

– Tu le demandes ! Un pays oùl’on veut faire de moi un ministre de la Justice !

– Et puis, après ? dit Margotqui rit encore. Pourquoi pas toi aussi bien qu’unautre ?

Ah ! la malheureuse ! C’estvrai, elle ne sait rien… Laissons-la dans son ignorance.

Quand je la quitte, elle me demande monadresse à Londres ; elle viendra peut-être me faire une visitedans quelque temps… J’en serai enchanté. Je lui donne une carte. Etelle sonne sa femme de chambre pour lui ordonner d’aller porter àCourbassol, chez l’indigne rivale, la nouvelle du bonheur quil’attend.

Ah ! oui, il va être heureux,Courbassol. Ministre de la Justice ! Quel honneur ! –Quel honneur même pour la Justice, car enfin Courbassol n’estpeut-être encore que l’avant-dernier des Courbassols…

Je me hâte de rentrer chez moi, dedéjeuner et de me préparer à partir. Je veux être à Bruxelles cesoir car une pensée, tout d’un coup, m’a traversé le cerveau.Canonnier a été arrêté, c’est certain ; mais qu’est devenue safille ?

Chapitre 16ORPHELINE DE PAR LA LOI

 Nous ne sommes plus qu’àune demi-heure de Bruxelles et le voyageur qui me fait face, dansle compartiment où nous sommes seuls, vient de céder au sommeil.C’est un homme de soixante ans, environ, au front haut, aux traitsimpérieux, aux cheveux très blancs, à la face complètement rasée.Grand, maigre ; des mains fines ; et ses, yeux, qu’ilvient de fermer, éclairaient sa physionomie de la lueur del’intelligence. À présent, c’est seulement de la lassitude, uneexpression de fatigue et de chagrin intense qui se lit sur safigure. Souffrance toute morale, sans doute, car cet homme-là doitêtre riche ; je me permets, tout au moins, de le supposer. Soncostume de voyage, très simple, son manteau sombre, son chapeau defeutre, ne me livrent aucun renseignement sur sa positionsociale ; et une jolie petite valise à fermoirs d’argent, auxinitiales J.-J.B., qu’il a déposée dans le filet au-dessus de satête, ne m’en donne pas davantage. Qu’y a-t-il, dans cettevalise ?

Je tire mon mouchoir de ma poche, nonpas que j’aie l’intention de m’en servir – je risquerais deréveiller cet honorable vieillard – mais pour l’imbiber de quelquesgouttes d’un liquide contenu dans une petite fiole que je portaisdans mon gousset. Ce liquide, c’est du chloroforme, toujours utileen voyage. Et, maintenant que le mouchoir en est suffisammentimprégné, je me lève tout doucement et je l’applique sous lesnarines du vieux monsieur. La tête du vieux monsieur se rejette enarrière, la bouche s’entr’ouvre pour laisser passer une plaintesourde, les paupières battent, et c’est tout. Le vieux monsieur seréveillera deux ou trois minutes après l’arrivée du train àBruxelles. J’ai une grande expérience de ces choses-là.

Je lance par la portière le mouchoir etla fiole de chloroforme, par mesure de précaution ; jereprends ma place et je déplie un journal où l’on parle – quellecoïncidence ! – d’un nouveau système de sonnette d’alarmequ’on doit bientôt mettre en usage sur la ligne du Nord. Allons, ilne sera pas trop tôt ; le besoin s’en fait sentir, comme ondit dans la presse…

Le train ralentit son allure, pénètresous la voûte de verre de la station ; il va s’arrêter. Jejette un regard sur le vieux monsieur ; ses mains se crispentet il semble faire des efforts désespérés pour ouvrir les yeux. Ilest temps. Je tourne la poignée de la portière, je saisis mes deuxvalises – la mienne et l’autre – et je descends avec la légèretéqui me caractérise. Une minute après je suis dans un fiacre ;et un quart d’heure ne s’est pas écoulé que je fais mon apparition,à l’hôtel du Roi Salomon.

– Ah ! monsieur Randal !s’écrie l’hôtelière dès qu’elle m’aperçoit. On ne parle que devous, depuis ce matin.

– Qui cela ?

– Mais, une charmante jeunefille…

– Et puis, et puis !…M. Canonnier, l’avez-vous vu ?

– M. Canonnier ? Je croisbien, que je l’ai vu ! Il est là-haut, au premier étage ;il vous attendait ce matin pour déjeuner…

Je ne l’écoute plus ; je grimpel’escalier au plus vite. Canonnier est ici !… Alors, qu’est-ceque c’était que cette comédie jouée hier par Issacar ?Avait-il deviné le but de la manœuvre que j’avais exécutée, etavait-il voulu, pour se venger à moitié, me faire une fausse peursans nuire à l’homme que je voulais sauver ? C’est bienpossible… Je frappe à la porte qu’on m’a indiquée.

– Enfin ! c’est toi, ditCanonnier qui vient m’ouvrir. Je commençais à désespérer. Qu’est-cequi t’a retenu à Paris ?

Autant ne point le lui avouer. À présentque le danger est passé, il vaut mieux ne pas parler de mescraintes.

– J’ai manqué le train du matin,dis-je ; on m’avait réveillé, trop tard. Et il ne faudra pasm’imiter demain, car il est nécessaire de partir pour Londres à lapremière heure. J’ai à faire ici dans deux ou trois jours, mais jet’accompagnerai, quitte à revenir le lendemain, afin de vousinstaller chez moi, toi et ta fille.

– Tu es bien aimable ; jepense aussi que l’Angleterre vaut mieux pour moi que la Belgique,et j’étais décidé à ne pas rester ici bien longtemps. J’ai déjàfait porter mes bagages à la consigne de la gare du Nord et j’aitélégraphié à Paternoster de garder la valeur des titres que je luiai expédiés jusqu’à ce que toi ou moi allions chercher cet argent.Tu sais ce qu’il donne ? Mille livres sterling. Il n’y a pas àse plaindre ; je n’espérais pas davantage. D’ailleurs,Paternoster n’aurait aucun intérêt à me rouler…

On frappe. C’est une servante qui vientdemander où nous désirons dîner.

– Ici, répond Canonnier ; dansce salon. Nous serons mieux à notre aise pour causer… Hélène estlà, continue-t-il en indiquant une porte qui donne dans la pièce oùnous nous trouvons. Moi, j’ai une chambre au second. Ettoi ?

– Moi, je ne sais pas encore, maispeu importe. Je suis monté ici directement et j’ai même apporté mavalise…

– Tes valises, tu veuxdire.

– Si tu y tiens ; quoique lapetite ne soit en ma possession que depuis très peu detemps.

– Ah ! tu l’as fabriquée dansle train. On fait ça de temps en temps, pour s’amuser ; carautrement… Généralement, on y trouve un rasoir et un tire-bottes.Qu’est-ce qu’il y a dans celle-là ? Tu ne sais pas ? Cen’est pas la peine de regarder à présent ; nous verrons plustard.

Et il va déposer la petite valise àinitiales sur la mienne, dans un coin, près d’une fenêtre, tandisqu’une servante met le couvert sur la table du salon.

– Je vais te présenter à Hélène dèsque cette fille sera partie, me dit-il en revenant vers moi. Elleest très, très gentille, mais un peu enfant ; tu comprends,élevée comme elle l’a été ! Elle me semble un peu réservéeaussi, un peu circonspecte, si tu veux.

– C’est assez naturel ; ellene sait rien de toi ni de tes projets. Et quelles sont sesdispositions envers toi ?

– Oh ! elle m’est toutedévouée ; elle me l’a répété dix fois depuis hier – peut-êtrepour me décider à lui faire part de mes intentions à sonégard…

– Et quelles sont tesintentions ?

– Cela, mon cher, c’est compliqué.Mais je ne veux pas t’en faire un mystère ; d’autant moins queje désire t’intéresser largement à mes combinaisons. J’ai besoind’un homme instruit, audacieux, qui serait assez bien élevé pourpouvoir se conduire en sauvage, et qui aurait assez étouffé descrupules pour oser se permettre d’agir en honnête homme. On m’adonné des renseignements sur toi ; je t’ai vu suffisammentpour m’être fait, à ton endroit, quelques opinions qui, je pense,ne sont pas fausses ; et je crois que tu es l’homme que jecherche. Si nous nous entendons, le cambriolage que nous avonsexécuté ensemble à Malenvers aura été le dernier auquel tu aurasparticipé. Il ne s’agira plus de forcer les secrétaires desbourgeois mais…

Un grand geste, qui semble vouloirbalayer un monde, achève la phrase.

– D’autre part, reprend Canonnier,il faut une femme jeune, jolie, intelligente, adroite. Cette femme,ce sera Hélène. J’ignore quels sont ses sentiments actuels, etjusqu’à quel point le milieu imbécile dans lequel elle a vécu ainflué sur elle ; mais je sais quelles seront bientôt sesconvictions. Qu’elle soit l’élève de qui on voudra, peum’importe ; c’est ma fille ; elle a du sang d’instinctifet d’indépendant dans les veines. Elle est assez jeune pour lesentir et pour voir clair, tout d’un coup, dès que je lui auraidessillé les yeux… Ah ! je vais l’amener, continue-t-il commela servante se retire pour aller chercher le potage. Bien entendu,pas un mot qui puisse lui laisser deviner ce que nous sommes l’un,et l’autre. Elle me prend pour un agitateur traqué à cause de sesopinions, et je lui ai parlé de toi comme d’un ingénieur qui écrit,de temps en temps, dans les revues. Il ne faut point l’effaroucherdu premier coup, mais la conduire graduellement à entendre ce qu’ilest nécessaire qu’elle comprenne. Je reviens…

Canonnier disparaît derrière la portequ’il m’a désignée tout à l’heure. Qu’y a-t-il donc, dans cethomme-là ? Que rêve-t-il, et quels sont, au juste, sesprojets ? J’entrevois une combinaison grandiose et basse,chimérique et pratique, inspirée par la haine de l’iniquité et parla soif du butin, par le désir de la justice et la passion de lavengeance ; toutes les idées révolutionnaires placées sur unnouveau terrain ; la désagrégation de la Société sous le ventdu scandale, sous la tempête des colères personnelles et desrancunes individuelles ; et l’hallali sans pitié sonné, nonplus par la trompe de carnaval des principes, mais par le clairondes instincts, contre les exploiteurs mis un par un en face deleurs méfaits et rendus, enfin, responsables… Un rêve de barbare,peut-être. Et pourtant… Je songe au sort d’un ami deRoger-la-Honte, qui s’était introduit, il y a trois mois, dans lamaison d’un bourgeois. Le bourgeois, qui l’a surpris la pince à lamain, lui a brûlé la cervelle. On ne l’a point poursuivi. Il étaitdans son droit. Il était chez lui.

Où donc sont-ils chez eux, lespauvres ?…

Hélène est devant moi.

Une grande jeune fille, belle. Malgré lamasse de ses cheveux, d’un superbe blond aux reflets verdâtres,elle semble plutôt un éphèbe qu’une femme. Rien d’accusé enelle ; tout est à deviner, mais tout est rythmique. Chose rarechez la Française, l’expression de la tête ne contredit point celledu corps ; elle n’a pas une tête apathique de chérubin desacristie équivoque, aux lèvres lourdes, au petit nez épaté, auxyeux d’animal stupéfait, sur un corps d’automate en fièvre. Elle al’harmonique beauté des statues. Je regarde ses yeux, pendantqu’elle me parle ; ils me font penser, d’abord, à ces oiseauxdont le vol se suspend sur la mer, qui prennent en frôlant lesflots la teinte sombre de l’océan, et qui se colorent d’azurlorsqu’ils s’approchent de la nue. Mais, non ; la nuance deces yeux-là n’est point variable, et leur silence ne se dément pas.Ils ont la couleur du ciel bleu reflété par une lame d’acier. Nilumière ni ombre – ni lumière de joie ni ombre de tristesse – n’enviennent troubler la surface calme. Mais on a conscience, derrièrecet inflexible dédain d’expression, de quelque chose d’infinimentdoux, intelligent et féminin. J’ignore son nom, à ce quelquechose ; mais il est là, si loin que ce soit, masqué par lafixité fière et froide de ces grands beaux yeuxtaciturnes.

Hélène m’a adressé quelques phrasesaimables que je lui ai rendues, Canonnier a déclaré qu’il étaittrès heureux de mon arrivée, et nous nous sommes mis àtable.

– Non, Monsieur, répond Hélène àune question que je lui pose, je n’ai pas beaucoup voyagé. J’ai étédeux fois à Dieppe, trois fois à Dinard, une fois à Nice et auMont-Dore. Voilà tout. Mais, maintenant, j’espère bien faire letour du monde.

– Tu as raison de l’espérer, ditCanonnier ; nous partirons demain matin pourl’Angleterre ; c’est un commencement.

– Vraiment ? Que je suiscontente ! La Belgique n’est pas bien intéressante, n’est-cepas ?

– On ne sait pas ; on n’a pasle temps de s’en apercevoir, en marchant vite.

– Est-ce votre avis, monsieurRandal ?

– Oh ! si tu demandes àRandal… Il va te parler viaducs, rampes et canaux. Cesingénieurs ! Ils ne songent qu’au nivellement de laSuisse.

– Et ces utopistespolitiques ! dis-je ; ils ne rêvent que de chimères.Figurez-vous, Mademoiselle, que votre père avait trouvé récemmentla solution de la question d’Alsace-Lorraine. Il proposait qu’on yreconstituât le royaume de Pologne. Les Alsaciens seraient rentrésen France et les Prussiens en Allemagne. Le tout, bien entendu,soumis à l’approbation du czar. Que pensez-vous de cetteidée-là ?

– Elle en vaut bien une autre. Maisn’avez-vous pas soutenu aussi, comme écrivain, des thèses un peuparadoxales ? J’ai lu dernièrement, dans la « RevuePénitentiaire », un article de vous intitulé : « LaKleptomanie devant la machine à coudre » où vous me semblezavoir soutenu des opinions bien hardies.

– Elles peuvent paraître telles enFrance, Mademoiselle, dis-je effrontément ; mais enAngleterre, je vous assure…

– Soit ; je verrai, puisque jeserai à Londres demain.

– Tu sais donc l’anglais ?demande Canonnier.

– Assez bien, père. Je liscouramment les auteurs britanniques ; je crois même que s’ilsne faisaient jamais de citations françaises, je les comprendraisencore plus facilement.

– Ta mère ne m’avait jamais dit, jecrois, que l’on t’enseignait les langues vivantes aucouvent.

– Oh ! j’ai appris touteseule. Au couvent, c’était très gentil. Les sœurs venaient nousréveiller le matin en criant : Vive Jésus ! Nousrépondions : Vive Jésus ! les yeux encore mi-clos, et çacontinuait toute la journée à peu près sur le même ton.

Canonnier fait la grimace.

– L’instruction est une bellechose, dit-il.

– Oui, répond Hélène. L’instructionqu’on donne aux jeunes personnes, surtout. Elle les metmerveilleusement en garde contre toutes les tentations du monde.Cependant, il n’y a pas de système infaillible… Ainsi, une de mesamies de couvent, qui s’était mariée à dix-huit ans, vient de faireparler d’elle d’une façon désagréable ; son mari demande ledivorce. Il faut qu’elle ait cédé à des entraînements… Certainshommes manquent tellement de sens moral, parait-il !… Et, mêmedans la nature, on voit malheureusement ces choses-là ; car lecoucou annexe le nid du voisin. C’est un bien vilain oiseau. Maisil a l’air de se vanter si joyeusement à vous de son infamie, quandon se promène dans les bois…

– Pendant que le loup n’y estpas.

– Le loup n’y est jamais, ditCanonnier ; il est dans la bergerie, en train de se fairetondre par les moutons.

– Tu sembles bien misanthrope,père ; mais tu as certainement vu le monde autrement que moi.Moi, je n’ai jamais connu que de beaux caractères.

– Oh ! il n’en manque pas,assure audacieusement Canonnier. Dieu merci ! il y a encoredes gens d’honneur.

L’honneur ! Un noyé qui revient surl’eau… Hélène continue, de sa voix riche, captivante, où vibrepourtant une émotion étrange, comme la nervosité amère de l’ironiequ’on dompte, comme le frémissement lointain de colères qu’on neveut pas évoquer.

– Je dois dire que je n’ai guère vuque des gens riches ; et les personnes qui possèdent lafortune sont toujours si aimables ! Quant aux autres, je nesais pas… On dit qu’il y a beaucoup de malheureux, mais on exagèrepeut-être… Il doit exister une certaine somme de souffrance,pourtant, puisque les pauvres se sont révoltés à plusieursreprises… Mais, chaque fois, ils se sont si bien conduits !Ils n’ont jamais déshonoré leur victoire… Père, est-ce que tu n’aspas aussi de la sympathie pour les faibles, pour lesmalheureux ?

– Si j’allais avec les déshérités,s’écrie Canonnier qui oublie son rôle, ce ne serait pas parcequ’ils sont les plus faibles, mais parce qu’ils sont les plusforts ! On se conduit bien lorsqu’on se conduitintelligemment. Il n’y a qu’un moyen de ne pas déshonorer lavictoire : c’est d’en profiter.

Un éclair brille dans les yeuxd’Hélène.

– Père, demande-t-elle en sepenchant anxieusement vers lui, tu crois à laforce ?

– Mon Dieu ! mon enfant,répond Canonnier, je… je…

– C’est le droit seul, dis-je envenant à son secours, qui légitime l’usage de la force ; parconséquent, les lois étant l’expression du droit…

– Ah ! s’écrie Hélène enriant, il me semble être encore dans le salon deMme de Bois-Créault ; on y parlait comme vous lefaites… C’était charmant… Certes, je suis très heureuse de suivremon père, et c’est mon devoir strict ; je ne regrette rien.Mais mon existence était tellement délicieuse, chezMme de Bois-Créault ! Je ne manquais pas unepremière ; toujours en soirée, au bal, comme si j’avais été sapropre fille !

Je me hâte de prendre la parole, car jem’aperçois que les émotions du souvenir vont gagner Hélène, audéplaisir certain de son père.

– Je vois, Mademoiselle, que vousétiez fort occupée ; il vous restait sans doute bien peu detemps… pour lire, par exemple ?

– Oh ! si, Monsieur, je lisaisbeaucoup. Même des romans. Des romans convenables, surtout ;mais aussi quelquefois des histoires d’aventures dans lesquellesévoluent de belles dames, des jeunes filles persécutées, destraîtres abominables, de grands seigneurs très braves, et aussi desvoleurs généreux qui donnent aux pauvres ce qu’ils prennent auxriches.

– Ce sont des hommes d’ordre, ditCanonnier ; ils veulent mettre les pauvres en mesure de payerleurs impôts.

– Mais je n’ai pas lu d’autresromans, reprend Hélène en souriant. On dit qu’il y a des auteurs siintéressants, aujourd’hui ! qui vous font voir la vie tellequ’elle est et qui sont arrivés à démonter le mécanisme des âmesavec une précision d’horlogers.

– Oui ; ils sont de deuxsortes : ceux qui aident à tourner la meule qui broie leshommes et leur volonté ; et ceux qui chantent la complaintedes écrasés. En somme, ils écrivent l’histoire de lacivilisation.

– Qu’est-ce que c’est que lacivilisation ?

– C’est l’argent mis à la portée deceux qui en possèdent, dit Canonnier.

– Et qu’est-ce que c’est quel’argent, père ?

– Demande à Randal.

– Non, Mademoiselle, ne me ledemandez pas. Je ne pourrais pas vous répondre ; et d’autresne le pourraient pas non plus. On ne sait point ce que c’est quel’argent.

Deux servantes, qui apportent ledessert, entrent dans le salon.

– Eh ! bien, dit Canonnier dèsqu’elles sont sorties, puisque nous sommes entre la poire et lefromage, comme on dit, et que c’est le moment généralement choisipour parler à cœur ouvert, je veux vous exposer à tous deux, etsurtout à toi, Hélène, mes idées sur la civilisation et surl’argent. Je veux vous dire, ajoute-t-il pendant que le visage desa fille s’éclaire de joie, non seulement ce que je pense, mais ceque j’ai l’intention…

Trois coups secs frappés à la porte luicoupent la parole.

– Entrez, dit-il.

Et quatre hommes, le chapeau sur latête, font irruption dans le salon. Nous nous levons tous lestrois. L’un des hommes, qui tient un papier de la main gauche etdont la main droite, dans la poche du pardessus, serre la crossed’un pistolet, s’approche de Canonnier.

– Vous êtes le nommé Canonnier,Jean-François ?… J’ai un mandat d’arrêt décerné contre vous.Empoignez cet homme ! dit-il à deux de ses acolytes quisaisissent chacun un des bras du père d’Hélène.

Et Canonnier sort d’un pas ferme, entreles argousins, sans un regard, sans un mot.

Ah ! oui, il doit croire à laforce, cet homme qui voit ainsi toutes ses espérances briséesdevant lui à l’heure même où il peut les transformer en actes, etqui a le courage de partir sans tourner la tête, l’œil sec, labouche close. Et c’est à la mort qu’il va ; car c’est la mort,la mort lente, hideuse et bête, que cette relégation pour jamaisdans les marécages de Cayenne. Mais il sait qu’il est inutile des’indigner contre le sort et qu’il est lâche de gémir sur lesdébris des rêves. Le destin, qui est dur pour lui, pourra semontrer clément envers sa fille. Mais lui, qui ne peut plus rienpour elle, lui a donné en partant, par son silence même, la réponseà la question qu’elle lui posait tout à l’heure. Oui, il croit à laforce. – Et elle y croira peut-être, elle aussi…

On frappe à la porte. Hélène se lève dela chaise sur laquelle elle s’est laissée tomber, pâle comme unemorte.

– Entrez, dit-elle.

C’est le mouchard, celui qui vientd’arrêter Canonnier. Cette fois-ci, il salueobséquieusement.

– Mademoiselle, je suis chargéd’une mission par votre famille… c’est-à-dire des personnes quis’intéressent à vous et qui…

– Avez-vous aussi un mandat contremoi ? demande Hélène dont la voix tremble decolère.

– Non, certainement, Mademoiselle,mais…

– Eh ! bien, je vous prie dene m’adresser la parole que lorsque vous aurez cemandat.

Chapitre 17ENFIN SEULS !…

 Après le départ dupolicier, Hélène a regagné sa chaise ; et elle reste là, lesbras ballants, les yeux perdus dans le vide, muette, en uneattitude de douleur intense et de désespoir profond. Certes, sasituation est atroce. Que va-t-elle devenir, à présent ?… Sonpère lui aura préparé, malgré lui c’est vrai, mais inévitablement,l’avenir qu’Ida avait prophétisé : une vie d’aventures, uneexistence faite de tous les hasards… Ses protecteurs larecevraient-ils chez eux, à présent ? Peut-être, car laproposition ébauchée par le policier était certainement faite enleur nom ; mais comment l’accueilleraient-ils ? Etoserait-elle, même, retourner chez les Bois-Créault ? Non,sans doute ; autrement, elle n’aurait point répondu comme ellevient de le faire. Alors ?… En tous cas, il faut qu’elleprenne une décision dans un sens ou dans un autre. Je me résous àrompre le silence.

– Mademoiselle, dis-je pendantqu’elle semble revenir à elle, sortir d’un rêve, permettez-moi detroubler votre chagrin…

Elle m’interrompt.

– D’abord, Monsieur, je vous enprie, veuillez me dire s’il est possible de faire quelque chosepour mon père.

Hélas ! elle ignore la vérité,cette vérité terrible que je ne puis lui apprendre ; mais jene veux pas, non plus, lui forger un conte, lui donner des espoirsdont l’irréalisation forcée ne pourrait que la fairesouffrir.

– Non, Mademoiselle, il n’y a rienà tenter en faveur de votre père, au moins pour le moment. Rien,absolument rien. Plus tard, très probablement…

– Merci, Monsieur, répond-elled’une voix ferme. Plus tard, bien… Soyez sûr que je ferail’impossible, le moment venu. Mais, plus tard, c’est l’avenir…Voulez-vous que nous nous occupions du présent ?

– Certainement, Mademoiselle ;je n’ai point l’honneur d’être connu de vous depuis bien longtemps,mais j’étais très lié avec votre père, et je vous assure de toutmon dévouement. Si vous voulez me faire part de vos intentions,quelles qu’elles soient, et si vous croyez que je puisse vous êtreutile…

– Je vous remercie de toutcœur ; mais je ne puis vous confier mes projets, car je n’enai point. Non, réellement, je ne sais absolument quefaire.

– D’après ce que je vous ai entendurépondre à cet homme, il n’y a qu’un instant, vous appréhendez deretourner chez Mme de Bois-Créault ; vous pensezsans doute qu’elle vous pardonnerait difficilement votredépart…

Hélène sourit.

– Monsieur, me demande-t-elle,connaissez-vous la famille de Bois-Créault ?

– Pas personnellement. Mais j’en aientendu souvent parler. Ce sont des gens très honorables et trèsriches. M. de Bois-Créault est un ancien magistrat, unex-procureur général fort connu. Il vit très retiré et on le voitrarement dans le monde. Il travaille à un grand ouvrage quiparaîtra sous ce titre : « Du réquisitoire à travers lesâges. » Vous voyez que je suis bien renseigné. Son fils,M. Armand de Bois-Créault, n’a point d’occupation définieet se contente, je crois, de mener la vie à grandes guides. Quant àMme de Bois-Créault, c’est une femme dont le caractèreest hautement apprécié. Je me la figure un peu comme l’Égérievieillie de Numas en simarres, et il me semble apercevoir desspectres de Rhadamantes modernes autour de sa table àthé.

– Je ne sais pas si c’est uneÉgérie, dit froidement Hélène. Je sais que c’est unemaquerelle.

Je sursaute sur ma chaise.

– Une… ?

– Oui ; vous avez bienentendu… Excusez-moi d’avoir employé un pareil terme, mais c’est leseul qui convienne, en bonne justice, à cette dame dont lecaractère est si hautement apprécié… Je vous prie encore, Monsieur,de ne point vous formaliser si je vous fais des révélations dontl’ignominie vous surprendra. Ni votre éducation ni votre situationsociale ne vous ont habitué à entendre des choses comme celles quej’ai à vous dire. Pourtant, ces choses, il faut que je vous lesapprenne. Vous m’avez offert votre appui pour l’avenir et il estjuste, puisque je l’ai accepté, que vous n’ignoriez rien de monexistence passée.

Je m’incline et Hélènepoursuit :

– Mon père vous a appris, j’en suissûre, que ma mère est morte il y a quatre ans environ ; voussavez aussi qu’elle était au service deMme de Bois-Créault et que je me trouvais chez cette dameau moment où ce malheur survint. Mme de Bois-Créaultrésolut de ne plus me renvoyer au couvent et de me garder chezelle. On l’a fort louée de sa bonne action ; on admiraitqu’elle me traitât comme sa fille et qu’elle m’eût, par le fait,adoptée ; et, à l’heure actuelle, on me reproche amèrement macoupable ingratitude… J’avais à peu près quinze ans quand je vinshabiter chez Mme de Bois-Créault ; j’étais jolie,amusante ; elle avait remarqué qu’un de ses amis, fidèlehabitué de la maison, tournait beaucoup autour de moi, semblaitporter à ma jeunesse et à ma beauté fraîche un intérêt toutspécial… Vous avez entendu parler de Barzot ?

– Le premier président à la Courdes Complications ?

– Lui-même. Depuis trois ans, ilest mon amant. Mme de Bois-Créault, cette femme sihonorable, m’a vendue à lui, Monsieur. Comment le marché futconclu, je l’ignore. Comment il fut exécuté la première fois, je nele sais pas davantage. J’ai entendu dire que les voleurs, pourdépouiller leurs victimes sans qu’elles puissent se défendre oucrier à l’aide, leur font respirer du chloroforme.Mme de Bois-Créault connaissait apparemment les procédésdes voleurs… Depuis… Depuis, j’ai tout subi sans rien dire… Quandje m’étais réveillée pour la première fois, souillée et meurtrie,entre les bras de ce vieillard lubrique, j’avais compris, tout d’uncoup, l’infamie du monde ; mais j’avais eu conscience, en mêmetemps, de mon néant et de mon impuissance… Que pouvais-jefaire ? Ah ! j’ai songé à m’enfuir, à m’échapper de cettemaison comme on s’évade d’une geôle de honte. Mais j’étais sansamis, sans famille, sans personne au monde pour prendre pitié demoi ; mon père – je le croyais alors – m’avaitabandonnée ; et je n’aurais pu échanger le déshonneur doré quecontre le déshonneur fangeux. Ah ! j’ai pensé à dire lavérité, aussi ; à la crier dans les rues ; à la hurler àl’église où il fallait faire ses dévotions, au théâtre où je voyaisreprésenter des drames qui me paraissaient si puérils ! Maison m’aurait prise pour une aliénée. On m’aurait enfermée commefolle, peut-être, et fait mourir sous la douche !

Hélène s’arrête, la gorge serrée parl’étreinte de la colère.

– J’ai donc résolu d’attendre,continue-t-elle au bout d’un instant. Attendre je ne savais quoi.Le moment où je pourrais me venger, oui ! J’ai espéré que jele pourrais, jusqu’à ce soir… Barzot a fini par croire que jem’étais donnée à lui volontairement et que j’éprouvais, pour sapassion de satyre, autre chose que de la haine et du dégoût ;Mme de Bois-Créault aussi, à la longue, s’était persuadéeque j’avais de l’affection pour elle, l’ignoble gueuse ; etj’étais seule à connaître les pensées que je roulais dans mon cœur,amères comme du fiel et rouges comme du sang…

– Tout cela est affreux,dis-je ; c’est absolument abject. Cette femme… ha !… Maisquels étaient donc les motifs qui la poussaient à commettre cesturpitudes ? Ils sont riches, ces Bois-Créault.

– Oui, répond Hélène ; maispas assez. Ils ne le seront jamais assez. Le fils dépensetellement, voyez-vous ! Il lui faut tant d’argent ! Ilmettrait à sec les caves de la Banque. Et sa mère en estfolle ; elle l’adore ; il est son dieu. Elle ferait toutpour satisfaire ses fantaisies, pour subvenir à ses caprices. Elleassassinerait… Ah ! j’ai dû coûter cher à Barzot.

– Mais, dis-je,M. de Bois-Créault, le père, ne s’est jamais aperçu derien ? C’est inconcevable…

– Lui ! s’écrie Hélène en selevant et en marchant nerveusement : à travers la pièce.Lui ! Mais il est mort, il est fini, anéanti, éteint,vidé ; il n’y a plus qu’à l’enterrer. C’est une ombre, c’estun fantôme – c’est moins que ça. – C’est un prisonnier, c’est unemmuré. Il est séquestré. Son cabinet de travail, c’est unemansarde où sa femme vient lui apporter à manger quand elle y penseet le battre de temps en temps. Son livre, le grand ouvrage auquelil travaille et dont s’inquiètent les journaux, il n’en a jamaisécrit une ligne. Il a un métier à broder et il fait de la broderie,du matin au soir, pour les bonnes œuvres de sa femme. Quand elledonne une soirée, on permet au brodeur de s’habiller, de sortir deson réduit et de venir faire le tour des salons ; il est trèssurveillé pendant ce temps-là, car une fois il a volé desallumettes et a essayé de mettre le feu à l’hôtel, le lendemain. Ils’ennuie tant, dans son ermitage ! Il y couche ; on lui adressé un petit lit de sangles, dans un coin. Quant à sa chambre,elle était pour moi, lorsque Barzot venait. Il y avait un portraitde Troplong en face du lit…

– C’est à ne pas croire !dis-je pendant qu’Hélène s’arrête pour jeter un coup d’œil sur mesbagages que son père a déposés dans un coin, près d’unefenêtre ; c’est extraordinaire ! Les souffrances desorphelines persécutées dans les romans-feuilletons pâlissent à côtédes vôtres ; et quelle âme de traître de mélodrame a jamaisété aussi visqueuse et aussi noire que celles de cet homme qui vousa achetée et de cette femme qui vous a vendue ?… Quellescrapules !… Et elle a l’audace de vous proposer de retournerchez elle ! Et demain, peut-être, elle va envoyer Barzot faireappel à vos sentiments reconnaissants, en bon pasteur qui s’efforcede ramener au bercail la brebis égarée…

– Elle n’attendra pas à demain, dîtHélène. Barzot est déjà à Bruxelles.

– Il est ici ? Vous lesavez ?

– Oui, je le sais… C’est cettevalise qui me l’apprend, continue-t-elle en désignant le petit sacdont les ornements d’argent scintillent sous la lumière dugaz ; cette valise, là, qui porte ses initiales et que je saislui appartenir – cette valise que vous lui avez volée.

Ah ! bah !… Ah !bah !… Mais elle est pleine d’expérience, cette ingénue ;elle est très forte, cette innocente… Et c’est un premier présidentque j’ai volé ?… Comme c’est flatteur pour monamour-propre !

– Vous ne m’en voulez pas d’avoirmis les points sur les i ? demande Hélène. Il vaut mieuxparler franchement, n’est-ce pas ? Et il est inutile de vouslaisser m’apprendre ce que je n’ignore point… Non, mon père ne m’arien dit à votre sujet, ni au sien, et je n’ai pas eu l’occasion,non plus, de le mettre au courant des faits que je vous ai révélés.Il se défiait de la profonde ignorance du monde qu’il supposait enmoi, et je pouvais difficilement faire le premier pas… Du reste, jecroyais avoir le temps de lui tout avouer… Mais je savais, depuislongtemps, qu’il était un voleur. Pensez-vous queMme de Bois-Créault me l’avait laissé ignorer ?« Vous êtes la fille d’un voleur, me disait-elle lorsque,écœurée des vagues de boue qu’il me fallait engloutir, je medéclarais révoltée et prête à fuir la maison infâme. Vous êtes lafille d’un voleur. En voici la preuve. Votre père est relégué aubagne pour ses crimes. Si vous partez, espérez-vous pouvoirrencontrer quelqu’un disposé à s’intéresser à l’enfant d’un pareilscélérat ? Tel père, telle fille ; voilà ce qu’on vousrépondra partout. Et vous ne trouveriez pas même un refuge dans larue. Je vous y ferais pourchasser et arrêter au premier faux-pas,et même sans raison. La police n’y regarde pas à deux fois, enFrance ; vous le savez ; j’ai soin de vous faire liretoutes les semaines, dans les journaux, les récits d’arrestationsd’honnêtes femmes, et vous ne seriez pas la première jeune fillequ’aurait déflorée le spéculum des médecins, si c’était encore àfaire. Vous pourriez essayer de vous défendre, allez ! avecles antécédents de votre père, qui sont les vôtres, et letémoignage que portera de vos mœurs l’état de votre virginité.Avant huit jours, vous seriez une prostituée en carte, ma chère,une chose appartenant à l’administration qui la fourre àSaint-Lazare à son gré – et je vous y ferais crever, àSaint-Lazare ! »

– Quelle honte ! Ah !toutes ces atrocités n’auront-elles pas une fin ?…

– Je voulais seulement vous fairevoir, reprend Hélène d’une voix plus calme, que je savais à quoim’en tenir sur mon père. De là à supposer que vous…

– Oui, dis-je, je suis un voleur.Je ne veux pas vous faire un discours pour réhabiliter le vol, carvous avez assez fréquenté les honnêtes gens pour vous douter de ceque j’aurais à vous dire. Soyez convaincue, seulement, que lamorale n’est qu’un mot, partout ; et que le civilisé, hormissa lâcheté, n’a rien qui le distingue du sauvage. Je suis unvoleur. Mme de Bois-Créault avait oublié les voleursquand elle vous a dit que vous ne trouveriez personne prêt às’intéresser à vous. Pour moi, je me mets entièrement à votredisposition, et cela sans arrière-pensée d’aucune sorte, d’homme àfemme… Voyons, répondez-moi. Vous n’avez pasd’argent ?

– Pas un sou, pas une robe. Jen’avais rien emporté en quittant l’hôtel de Bois-Créault.Mme Ida m’a donné un peu de linge lorsque je l’ai quittée, etc’est tout ce que je possède au monde.

– Non, vous possédez davantage.Votre père est riche. Malheureusement, sa fortune est en Amériqueet vous ne pouvez, au moins quant à présent, en distraire uncentime. Mais, d’une opération que nous avons faite récemmentensemble, il nous est revenu mille livres sterling, qui sontdéposées à Londres à ma disposition, et dont la moitié luiappartient. Vous avez donc, dès maintenant, douze mille cinq centsfrancs. Je vous remettrai cette somme le plus tôt possible ;elle ne vous suffira pas, certainement, quoi que vous vouliezentreprendre, mais, je vous l’ai dit, vous pouvez compter sur moi.En attendant, faites-moi le plaisir d’accepter ceci.

Et je lui tends trois billets de millefrancs.

– Merci, dit-elle en souriant. Et,dites-moi, êtes-vous riche, vous ?

– Moi ? Non. Ai-je cinq centmille francs, seulement ? Je ne crois pas.

– Avec les cinq cent mille qui sontdans la valise de Barzot, cela fera un million. Pourquoin’avez-vous pas ouvert cette valise ?

– Je ne sais pas. Je n’ai pas eu letemps. Mais si vous êtes curieuse de voir ce qu’ellecontient…

– Oui, très curieuse… Et avez-vousexploré les poches de Barzot, par la mêmeoccasion ?

– Non, dis-je en faisant sauter lesserrures de la valise que j’ai placée sur une chaise. Non, j’aitravaillé en amateur ce soir… Voilà qui est fait. Videz le sacvous-même, pour être sûre que je ne ferai rien glisser dans mesmanches.

– Si vous voulez, répond Hélène enriant ; ce sera plus prudent. Ah ! je crois bien que nousne trouverons pas grand’chose.

Pas grand’chose, en effet. Des objets detoilette, des journaux, un numéro de la « RevuePénitentiaire », et un grand portefeuille qu’Hélène se hâted’ouvrir.

– C’est ici, dit-elle, que nousallons trouver les cinq cent mille francs.

Non, pas encore ; le portefeuillene contient que des lettres, des tas de lettres. Mais ellesparaissent intéresser prodigieusement Hélène, ces épîtres ;elle a tressailli en en reconnaissant l’écriture, et elle se met àles lire avec un intérêt des plus visibles, les lèvres serrées, lesdoigts nerveux faisant craquer le papier.

– C’est suffisant, dit-elle ens’interrompant ; je n’ai pas besoin d’en lire davantage pourle moment. Écoutez – et elle frappe sur les papiers répandus sur latable – il y a là les preuves de toutes les infamies dont je viensde vous parler et, de plus, toutes les évidences d’un honteuxchantage. Ces lettres ont été écrites à Barzot parMme de Bois-Créault, depuis trois ans. Il n’y a pas eu unmarché, ainsi que je vous l’ai dit ; il y en a eu descentaines ; il y a eu un marché chaque fois. Ah ! oui, jelui ai coûté cher, à Barzot ; et il ne m’a pas eue comme il avoulu…

– Mais pourquoi diabletransportait-il ces lettres avec lui ?

– Je ne sais pas. Probablement pourme décider à revenir. Ils étaient arrivés à croire que j’avais del’affection pour Mme de Bois-Créault, je vous dis… Etpuis, est-ce qu’on sait ? Barzot ne doit pas avoir la tête àlui, maintenant. Il était fou de moi… Croyez-vous qu’on pourraittirer parti de ces lettres ?

– Si je le crois !

– Alors, que faut-ilfaire ?

– Il faut commencer par quitter cethôtel, vous et les lettres.

– Je suis prête, dit Hélène en selevant ; je n’ai qu’à mettre mon chapeau.

– Attendez ! Il est nécessairede savoir où vous irez, d’abord, et ensuite comment nous sortironsd’ici. La maison est surveillée, certainement. Si nous n’avions pasfait la découverte que nous venons de faire, tout se passait trèssimplement ; nous partions demain matin pour l’Angleterre, aunez des policiers qui n’avaient aucun droit de nous empêcher deprendre le train pour Ostende et le bateau pour Douvres ;j’aurais prié l’hôtelier de brûler la valise, comme je vais lefaire dans un instant, et l’on n’avait pas un mot à nousdire ; rien dans les mains ; rien dans les poches. Mais àprésent, avec ces lettres que nous ne pouvons pas détruire et qu’ilne faut point qu’on trouve en notre possession… Ah ! bon, jesais où vous irez. Je connais une dame, à Ixelles, qui tient unpensionnat de jeunes filles. C’est une Anglaise dont le mari,estampeur de premier ordre, s’est fait pincer l’an dernier pour uneescroquerie colossale et a été mis en prison pour plusieursannées ; cette pauvre femme s’est trouvée subitement sansgrandes ressources ; mais, quelques camarades et moi, noussommes venus à son aide. Elle désirait monter un pensionnat àBruxelles pour les jeunes misses anglaises ; nous lui avonsfacilité la chose et l’un de nous, faussaire émérite, lui aconfectionné des documents qui la transforment en veuve d’uncolonel tué au Tonkin et tous les papiers nécessaires à laformation d’une belle clientèle. Ses affaires prospèrent ;elle a un cheval et deux voitures… Justement, c’est dans une de cesvoitures qu’il faut partir d’ici, car si nous partons à pied oudans une roulotte de louage, nous serons filés sans miséricorde…Mais qui ira chercher la voiture ? L’hôtelier ; je vaisl’envoyer à Ixelles ; on ne le suivra sans doute pas… Tenez,Hélène, entrez dans votre chambre, serrez soigneusement toutes ceslettres et préparez-vous à partir.

Je sonne tandis qu’Hélène, après avoirramassé les papiers, disparaît dans sa chambre.

– Prévenez le patron que j’aibesoin de lui parler, dis-je à la servante qui seprésente.

L’hôtelier entre, la tête basse, l’airdéconfit.

– Ah ! monsieur Randal,dit-il, quel malheur ! Une arrestation chez moi !…Qu’est-ce que ces Messieurs vont penser de nous ? L’hôtel duRoi Salomon est déshonoré, pour une fois… Ma femme est dans unétat !… On peut le dire, depuis vingt ans que nous tenons lamaison, jamais chose pareille n’était arrivée. La police nousprévient toujours… Il faut qu’il y ait eu quelque chose de spécialcontre M. Canonnier, savez-vous…

– Ne vous faites pas de bile,dis-je. Il n’y a pas de votre faute, nous le savons. Écoutez, vousallez faire une course pour moi…

– Bien, monsieur Randal ; toutde suite. Ah ! j’oubliais : M. Roger vientd’arriver…

– Roger-la-Honte ?

– Oui, monsieur Randal.

– Dites-lui qu’il monteimmédiatement. C’est lui qui fera ma course.

– Ah ! gémit l’hôtelier, lalarme à l’œil, je vois bien que vous ne vous fiez plus àmoi.

– Mais si, mais si. Tenez, pourvous le prouver, je vous fais présent de cette valise et de cequ’elle contient ; mettez tout ça en pièces et vite, dansvotre fourneau ; qu’il n’en reste plus trace dans cinqminutes.

– Bien, monsieur Randal ;comptez sur moi, pour une fois, et pour la vie.

L’hôtelier descend ; et toutaussitôt j’entends Roger-la-Honte monter l’escalier. Il entre, labouche pleine, la serviette autour du cou.

– Te voilà tout de même ! medit-il ; on te croyait perdu, depuis le temps… Qu’est-ce quetu faisais donc à Paris ? Broussaille disait qu’on t’avaitnommé juge de paix… Et, dis donc, il en est arrivé, deshistoires !… Canonnier arrêté… Ah ! vrai !… Sa filleest ici ? Je n’avais pas osé vous déranger en arrivant… Tusais, il y a un fameux coup à risquer. C’est pour ça que je t’avaisécrit de venir à Bruxelles…

– Roger, dis-je, il faut que tufasses quelque chose tout de suite. La fille de Canonnier est endanger ici et je veux l’emmener sans qu’on puisse nous suivre. Il ya un roussin devant l’hôtel ?

– Deux, répondRoger-la-Honte ; je les ai vus ; ils montent la factionde chaque côté de la porte.

– Bon. Tu vas aller à Ixelles, rueClémentine ; tu sais ?

– Parbleu !

– Les roussins ne te filerontpas ; prends un fiacre, mais quitte-le avant d’arriver à lamaison.

– Bien sûr.

– Tu diras à l’Anglaise de faireatteler son petit panier, et tu le conduiras ici. Dès que tu serasarrivé, je prendrai ta place avec la petite et nous partirons.Quelle heure est-il ? Neuf heures. Préviens l’Anglaise que jeserai chez elle vers onze heures et demie. Dépêche-toi. Tâched’être revenu dans trois quarts d’heure au plus tard.

– Sois tranquille, dit Roger ;tu me coupes mon dîner en deux, mais ça ne fait rien.

Il descend l’escalier encourant.

– Eh ! bien, dis-je à Hélènequi vient de sortir de sa chambre, j’ai trouvé le moyen de sortird’ici sans nous faire suivre…

– Et moi, répond-elle, j’ai trouvéle moyen d’utiliser les lettres. Voici mon plan : je vaisexiger de Mme de Bois-Créault, sous la menace d’unscandale meurtrier, qu’elle envoie son fils me demander mamain.

– Son fils ! Vous marier avecson fils ?…

– Oui, dit Hélène dont toute laphysionomie exprime une force de volonté extraordinaire et dont lavoix vibre comme la lame fine d’une épée. Écoutez-moi bien et vousme comprendrez. Je suis ambitieuse et je veux me venger du malqu’on m’a fait. Je suis jeune, je suis belle, je crois à la force.C’est très bien, mais ça ne suffit pas. Je n’ai pas de nom. Je puism’en faire un ? Un sobriquet, comme les cocottes, oui. Mais jene veux pas être une cocotte ; je veux être pire ; et,pour cela, j’ai besoin d’un nom, d’un vrai nom. Je suisMlle Canonnier. Il faut que je soisMme de Bois-Créault. – Ne me dites pas que ces gens-làrefuseront. Ils n’oseront pas refuser. Un refus les mènerait troploin. Vous savez combien on est avide de scandale, en France, etcombien les journaux seraient heureux de traîner dans la boue touteune famille appartenant à la noblesse de robe, et surtoutBarzot !… Barzot ! Il faut qu’il soit mis au courant demes volontés le plus tôt possible, et que ce soit lui qui ailleporter mes conditions aux Bois-Créault… Le mariage et le silence,ou bien le déshonneur le plus complet, le plus irrémédiable…Oh ! soyez tranquille, continue Hélène, ce n’est que lemariage considéré comme acte d’état civil qu’il me faut.M. Armand de Bois-Créault ne sera mon mari que de nom,ainsi que dans certains romans. Non pas que j’aie le culte de mavertu, oh ! pas du tout. Une femme qui s’est laissée toucherune fois, une seule fois, par un homme qu’elle n’aime pas, saitassez dédoubler son être pour n’attacher aucune importance à desactes auxquels son âme reste étrangère et auxquels son corps, même,ne participe que par procuration. Mais il ne faut pas que je soisenceinte de cet être-là. Cela dérangerait mes projets… Remarquezbien que tout peut se faire le plus simplement du monde. LesBois-Créault, qui ont l’espoir de me voir revenir, – et ils ne setrompent plus maintenant – n’ont guère ébruité mon départ. Si l’ons’en est aperçu, on l’expliquera par les tentatives audacieuses dufils contre mon innocence, et par la révolte un peu sauvage de mapudeur alarmée. Mais le fils aura reconnu ses torts à mon égard,j’aurai pardonné, un mariage formera le dénouement indispensable,et tout le monde sera content.

– Même Barzot, dis-je ; car ilsera certain, après cela, que Mme de Bois-Créault ne lefera plus chanter.

– En effet, murmure Hélène ;dorénavant, c’est moi qui me chargerai de ce soin.

– Ah !… Ah !

– Naturellement, puisque j’ai leslettres. Ces lettres, il faudra que vous les mettiez en lieu sûr,pendant le mois que je passerai à l’hôtel deBois-Créault.

– Vous n’y resterez qu’unmois ?

– Pas plus. Après quoi, nousromprons toutes relations, mon mari et moi. Incompatibilitéd’humeur, vous comprenez ? Du reste, sevré comme il le sera,il faudra bien qu’il prenne sa revanche ailleurs ; et jeprofiterai du premier prétexte. Je serai une épouse déçue,outragée, séparée d’un mari indigne. Mais je ne demanderai point ledivorce, car mes principes religieux me l’interdisent. Je resteraiMme de Bois-Créault, honnête et malheureuse femme – etfemme intéressante, j’espère. – J’écrirai à Barzot demainmatin.

– Non, Hélène, il ne faut pas luiécrire. Il y a des choses qu’on n’écrit pas. Savez-vous s’ils nepourraient point tirer parti de votre lettre, à leur tour ? Etd’abord, comment la rédigeriez-vous, cette lettre ?Réfléchissez.

– C’est vrai : Alors, commentfaire !

– Il faut aller voir Barzot et luiparler.

– Moi ?

– Non, pas vous. Vous devez resteroù je vais vous conduire ce soir et ne vous faire voir nulle partjusqu’à ce que l’affaire soit terminée.

– Mais qui peut aller parler àBarzot ?

– Moi, si vous voulez.

– C’est impossible ! s’écrieHélène. Vous qui l’avez volé dans le train qui l’a amené ici !Mais il vous reconnaîtrait…

– Et puis ? Que pourrait-ilfaire ? Où sont les preuves ?… Oui, j’irai demain matin.Cela ne me déplaira pas… Mais laissez-moi vous faire tous mescompliments. Vous êtes très forte.

– Non ! s’écrie-t-elle en mejetant ses bras autour du cou et en fondant en larmes ; non,je ne suis pas forte ! Je suis une malheureuse… unemalheureuse ! Je suis énervée, exaspérée, mais je ne suis pasforte… je donnerais tout, tout, pour n’avoir pas l’existence quej’aurai, pour avoir une vie comme les autres… Je me raidis parceque j’ai peur. Il me semble que je suis une damnée… N’est-ce pas,vous serez toujours mon ami ?

– Oui, dis-je enl’embrassant ; je vous promets d’être toujours votre ami…Maintenant, descendons, Hélène ; il est neuf heures et demieet la voiture que j’ai envoyée chercher va arriver.

Nous attendons depuis cinq minutes àpeine dans un salon du rez-de-chaussée quand j’entends le bruit dupetit panier de l’Anglaise.

– Les roussins viennent de fairesigne à un fiacre, entre me dire l’hôtelier.

– Bien. Allons.

Hélène prend le petit sac qui contientson linge et les lettres, et nous sortons de la maison juste commeRoger-la-Honte descend du panier.

– Je n’ai pas été long,hein ?

– Non. Attends-moi versminuit.

Je saute dans la voiture où Hélène adéjà pris place, je touche le cheval de la mèche du fouet et nouspartons. Pas trop vite. Il faut laisser aux mouchards, dont lefiacre s’est mis en route, la possibilité de nous escorter. Ixellesest à gauche. Je prends à droite.

– Nous sommes suivis, dis-je àHélène, mais pas pour longtemps. Quand nous arriverons auxdernières maisons de la ville, je couperai le fil.

Nous y sommes. Je me retourne ; lefiacre est à cent pas en arrière, et j’aperçois un des policiersqui excite le cocher à pousser sa bête. Imbécile ! La campagneest devant nous, très sombre. Tout d’un coup, j’enlève le chevald’un coup de fouet et le panier roule à fond de train, file commeune flèche. Les lanternes du fiacre paraissent s’éteindre lentementdans la nuit ; on finit par ne plus les voir. Je prends uneroute à gauche, je ralentis l’allure du cheval ; et, pendantvingt minutes environ, nous roulons dans les ténèbres. Mais voicides lumières, là-bas ; c’est Ixelles.

– Dans un quart d’heure, dis-je àHélène qui a gardé le silence depuis notre départ de l’hôtel, nousserons arrivés. À moins que le cheval ne sache parler, celui quipourra dire où vous passerez la nuit sera malin.

– Vous irez voir Barzot demainmatin ? me demande-t-elle.

– Oui ; et le soir je viendraivous rendre compte du résultat de l’entrevue.

– Écoutez, dit-elle en se serrantcontre moi ; écoutez et répondez-moi : Croyez-vous que jefasse bien d’agir comme je veux le faire ? Pour moi-même,j’entends. Croyez-vous que je fasse bien ? Il m’a semblé voirtout mon avenir, tout à l’heure, quand nous passions à toutevitesse dans ces chemins sombres que rougissaient devant nous lesrayons des lanternes. Ce sera ma vie, cela. Une course effrénéedans l’inconnu, avec les reflets sanglants de la colère et de lahaine pour montrer la route, à mesure que j’avancerai. Nepensez-vous pas que ce sera horrible ? Ne pensez-vous pas quej’aurais une existence plus heureuse si je brûlais ce soir leslettres qui sont là, et si…

Sa main glacée se pose sur lamienne.

– Oh ! si vous saviez comme jevoudrais être aimée ! Je le voudrais… C’est à en mourir !Je m’étourdis avec des mots… Oui, c’est ça que je veux : qu’onm’aime !… Voulez-vous m’aimer, vous ? Voulez-vous meprendre ? Dites, voulez-vous me prendre ? Me garder avecvous, toute à vous, toujours à vous ? je serais votremaîtresse et votre amie… et une bonne et honnête femme, je vousjure. Je serais à vous de toute mon âme… vous n’êtes pas fait pourêtre un voleur ; vous avez assez d’argent pour que nouspuissions vivre heureux, et peut-être que je serai riche plus tard…Je suis intelligente et belle… Embrassez-moi fort… encore plusfort… et dites-moi que vous voulez bien…

Elle est affolée, nerveuse, surexcitéejusqu’au paroxysme par les émotions de la soirée. Certes, elle estintelligente et belle, et je me sens attiré vers elle, et je croisque je l’aimerais si je ne m’en défendais pas ; mais je neveux pas profiter de l’état dans lequel elle se trouve et lapousser à sacrifier son existence entière à la surexcitation d’uninstant. Et puis, des souvenirs semblent se dresser devant moi,comme elle parle. Sa voix… elle va éveiller dans ma mémoire l’écholointain d’une autre voix désespérée, que je n’ai point cesséd’entendre, et qui s’est tue pour jamais…

– Je ferai ce que vous voudrez,Hélène ; mais calmez-vous. Nous parlerons de tout cela demainsoir, voulez-vous ?

Et j’accélère le trot du cheval, carnous entrons dans Ixelles, et je désire qu’on nous remarque lemoins possible.

– Demain, il sera trop tard,répond-elle.

Je garde le silence ; et bientôtnous pénétrons dans la cour du pensionnat dont l’Anglaise a ouvertla grille.

– N’ayez pas d’inquiétude, monsieurRandal, me dit cette veuve de colonel quand je la quitte aprèsavoir souhaité une bonne nuit à Hélène et, après avoir, aussi, misle cheval à l’écurie – car il valait mieux ne point réveiller lecocher-jardinier de l’établissement – n’ayez pas d’inquiétude,cette dame ne manquera de rien ; et chaque fois que je pourraivous être utile… Je n’oublierai pas que vous m’avez renduservice.

En rentrant à l’hôtel du Roi Salomon,j’aperçois les deux policiers qui se font face sur letrottoir ; je vois, à la lueur des becs de gaz, leurs yeuxs’agrandir démesurément à mon aspect. Ils ont sans doute envie deme demander pourquoi je reviens tout seul…

– Me voici de retour, dis-je àRoger-la-Honte qui m’attend en accumulant des croquis sur un albumqu’il a acheté, en passant, dans les Galeries Saint-Hubert. Tout aété pour le mieux.

– Chouette ! dit Roger. Tu meraconteras tout ça en détail. Mais, d’abord, je veux te parler dutravail. Le coup est à faire, non pas à Bruxelles, mais à Louvain.C’est Stéphanus qui me l’a indiqué… Tu sais bien, ce Stéphanus dontje t’ai parlé souvent, et qui est employé ici chez un banquier, unhomme d’affaires…

– Ah ! oui ; je mesouviens. Dis donc, y a-t-il moyen de retarder la chose pendantcinq ou six jours ?

– Certainement. Huit, dix, si l’onveut. Tu es occupé ? Pour la petite, aumoins ?

– Oui, il faut que je fassequelques démarches ces jours-ci. Et même, comme j’ai quelqu’un àvoir demain matin de bonne heure, je vais aller me coucher, avec tapermission.

– Va, dit Roger. Nous aurons letemps de causer à notre aise si nous restons ici une semaine à noustourner les pouces. Mais la fille d’un camarade, c’est sacré…Bonsoir.

C’est surtout pour réfléchir que je veuxme retirer dans ma chambre. Mais le sommeil a bien vite raison demes intentions…

Il est huit heures, quand je meréveille. J’ai juste le temps de m’habiller pour courir surprendreBarzot au saut du lit, Tiens, à propos… Mais où perche-t-il,Barzot ?… Diable ! il va falloir faire le tour deshôtels… Je vais commencer par l’hôtel Mengelle.

J’ai la main heureuse. C’est justement àl’hôtel Mengelle qu’est descendu le premier présidentBarzot.

Je lui fais passer macarte :

GeorgesRandal

Ingénieur

Collaborateurà la Revue Pénitentiaire

Chapitre 18COMBINAISONS MACHIAVÉLIQUES ET LEURS RÉSULTATS

 En m’apercevant, Barzot nepeut réprimer un mouvement de surprise.

– Êtes-vous bien sûr, Monsieur, medemande-t-il d’une voix tranchante, de porter le nom qui estinscrit sur cette carte ?

– Parfaitement sûr, dis-je sansm’émouvoir car je savais bien qu’il me reconnaîtrait du premiercoup et je m’amuse énormément, en mon for intérieur, de lasituation ridicule dans laquelle va se trouver ce magistratimpuissant devant un voleur. Parfaitement sûr.

– Je connais beaucoup unM. Randal…

– M. Urbain Randal ?C’est mon oncle. Je sais en effet, Monsieur, qu’il a l’honneurd’être de vos amis. Si j’avais eu plus de goût pour la campagne,j’aurais profité plus souvent de l’hospitalité qu’il m’offrait danssa villa de Maisons-Laffitte et j’aurais eu certainement l’occasiond’y faire votre connaissance plus tôt.

– Veuillez m’excuser, dit Barzot enm’engageant à prendre un siège et en s’asseyant dans un fauteuil,je… vous offrez une ressemblance frappante avec unepersonne…

– Une personne que vous avezremarquée, hier, dans le train qui vous amenait de Paris ?C’est encore moi. Vous ne vous trompez pas.

– Alors !… dit Barzot en selevant et en faisant un pas vers un timbre…

Je le laisse faire. Je sais très bienqu’il ne sonnera pas. Et il ne sonne pas, en effet. Il se tournevers moi, l’air furieux, mais anxieux surtout.

– Voulez-vous m’exposer l’objet devotre visite ?

– Certainement. Je suis envoyé versvous par Mme Hélène Canonnier.

Barzot ne répond point. Son regard,seul, s’assombrit un peu plus. Je continue, trèslentement :

– Mlle Canonnier se trouvait àBruxelles depuis avant-hier avec son père. Je dois vous dire quej’ai l’honneur, le grand honneur, d’être très lié avecM. Canonnier ; nous nous sommes rendu des servicesmutuels ; je ne sais point si vous l’avez remarqué, Monsieur,mais la solidarité est utile, j’oserai même dire indispensable,dans certaines professions. Si l’on ne s’entraidait pas… Il y atant de coquins au monde !…

– Hâtez-vous, dit Barzot dontl’attitude n’a pas changé mais dont je commence à ouïrdistinctement, à présent, la respiration saccadée.

– Je connaissais doncM. Canonnier. Mais je n’avais jamais eu le plaisir de voir safille. Elle avait vécu, jusqu’à ces jours derniers, chez des gensqui passent pour fort honorables, mais qui sont infâmes, et quireçoivent d’ignobles drôles, généralement trèsrespectés.

Les poings de Barzot se crispent. Commec’est amusant !

– Du moins, dis-je avec un gestepresque épiscopal, telle est l’impression que ces personnes ontlaissée à Mlle Canonnier. La haute situation que vous occupez,Monsieur, et qui vous laisse ignorer bien peu des opérationsexécutées au nom de la Justice, vous a certainement permisd’apprendre comment M. Canonnier fut ravi, hier soir, àl’affection de son enfant. Je fus témoin de cet événement pénible.Mlle Hélène Canonnier, restée seule, avec moi, m’avoua qu’elleredoutait beaucoup les entremises de certains individus en laloyauté desquels elle n’avait aucune confiance. Elle me fit part deson désir de mettre en lieu sûr, non seulement sa personne, maisencore une certaine quantité de lettres fortintéressantes…

– Que vous m’avez volées !hurle Barzot. Ah ! misérable !

Je hausse les épaules.

– Réellement, Monsieur ?Misérable ?… Dites-moi donc, s’il vous plaît, quel est le plusmisérable, de l’homme qui emploie le chloroforme pour détrousserson prochain ou de celui qui s’en sert pour violer une jeunefille ?

Barzot reste muet. Il vient s’asseoirsur une chaise devant une table, et prend son front dans sesmains.

– Combien exigez-vous de ceslettres ? demande-t-il. Combien ? Quellesomme ?

– Je vous ai dit que je meprésentais à vous au nom de Mlle Canonnier, et pas au mien. Cen’est pas moi qui possède ces lettres ; c’est elle. Elle n’apas l’intention de vous les vendre.

Barzot lève la tête et me regarde avecétonnement. J’ajoute :

– Elle n’a pas l’intention de vousles vendre pour de l’argent.

– Ah ! dit-il.Ah !…

Et il attend, visiblement inquiet – carsa belle impassibilité du début l’a complètement abandonné – que jeveuille bien lui apprendre ce qu’Hélène réclame de lui.

– Mlle Canonnier, dis-je, n’apoint de position sociale ; elle désire s’en faire une. Elleveut se marier.

– Elle veut se marier ?demande Barzot dont les yeux s’éclairent et dont les jouess’empourprent. Elle veut se marier ?… Eh ! bien… Tenez,Monsieur, continue-t-il étendant la main, j’oublie ce que vousêtes, ce que vous avouez être, et je me souviens seulement que j’aidevant moi le neveu d’un homme que j’estime…

– Vous avez tort, dis-je ; mononcle est un voleur. S’il ne m’avait point dépouillé du patrimoinedont il avait la garde, je ne serais peut-être pas unmalfaiteur.

– Alors, reprend Barzot d’une voixplus grave, je vous parlerai d’homme à homme. J’ai beaucoupréfléchi depuis trois jours, depuis le moment où j’ai appris queMlle Canonnier avait quitté Paris, les pensées que j’aiagitées n’étaient pas nouvelles en moi, car il y a longtemps, trèslongtemps, que je sais à quoi m’en tenir sur la signification et lavaleur de notre système social ; mais je n’en avais jamaisaussi vivement senti la turpitude. Nous vivons dans un mondecriminellement bête, notre société est anti-humaine et notrecivilisation n’est qu’un mensonge. Je le savais. J’étais convaincuque le code, cette cuirasse de papier des voleurs qu’on ne prendpas, n’était qu’une illusion sociale. Cependant… Ah ! j’aicompris combien il faut avoir l’honnêteté modeste !… J’ai vudéfiler bien des scélérats devant moi, Monsieur ; j’ai entendule récit de bien des crimes. Mais que d’autres bandits quijouissent de la considération publique ! Combien de forfaitsqui restent ignorés, éternellement inconnus, parce que les loissont impuissantes, parce que les victimes ne peuvent pas se faireentendre. Hélas ! la Justice est ouverte à tous. Le restaurantPaillard aussi… Et puis, la Justice, les lois… Des mots, desmots !… Je me demande, aujourd’hui, comment il ose exister,l’Homme qui Juge ! Il faudrait que ce fût un saint, cethomme-là. Un grand saint et un grand savant. Il faudrait qu’iln’eût rien à faire avec les rancunes de caste et les préjugésd’époque, que son caractère ne sût pas se plier aux bassesses etson âme aux hypocrisies ; il faudrait qu’il comprît tout etqu’il eût les mains pures – et peut être, alors, qu’il ne voudraitpas condamner…

J’écoute, sans aucune émotion. Desblagues, tout ça ! Verbiage pitoyable de vieux renard pris aupiège. S’il n’avait pas peur de moi, il me ferait arrêter, en cemoment, au lieu de m’honorer de ses confidences. Quand on raisonneainsi, d’abord, et qu’on n’est pas un pleutre, on quitte son siègeet l’on rend sa simarre, en disant pourquoi.

– En venant ici, continue Barzot,j’avais pris une grande résolution. Je crois que tout peut seréparer ; l’expiation rachète la faute et fait obtenir lepardon. J’étais décidé à donner ma démission le plus tôtpossible ; et à offrir à Mlle Canonnier telle sommequ’elle aurait pu souhaiter, ou bien, dans le cas – que j’avaisprévu – où elle aurait refusé toute compensation pécuniaire… Vousvenez de me dire, Monsieur, que Mlle Canonnier désire se créerune position sociale, et qu’elle veut se marier. Eh ! bien,moi aussi j’avais pensé qu’un mariage était la seule réparationpossible, et j’y suis prêt…

J’éclate de rire.

– Vous y êtes prêt ! Et vousespérez – non, mais, là, vraiment ? – vous croyez qu’ellevoudrait de vous ?… Mais, sans parler d’autres choses, vousavez soixante ans, mon cher Monsieur, dont quarante demagistrature, qui plus est ; et elle en a dix-neuf. Et vouspensez qu’elle irait river sa jeunesse à votre sénilité, etenterrer sa beauté, dont vous auriez honte, dans le coin perdu deprovince où vous rêvez de la cloîtrer ?… C’est ça, votresacrifice expiatoire ? Diable ! il n’est pas dur. À moinsque vous n’ayez l’intention d’instituer légataire universelle votrenouvelle épouse, et de vous brûler la cervelle le soir même dumariage ?

– Si je le pouvais, dit Barzot,très pâle, je le ferais, Monsieur. Mais j’ai une fille, une fillequi a dix-huit ans, et dont je dois préparer l’avenir…

– Et vous n’hésiteriez pas,m’écrié-je, à donner à votre enfant une belle-mère de sonâge ! Et vous prépareriez son avenir, comme vous dites, envous alliant à la fille d’un malfaiteur ! Mais c’estinsensé !

Barzot baisse la tête. Le monde doit luisembler bien mal fait, réellement.

– Qu’il vous est donc difficile,dis-je, de voir les choses telles qu’elles sont ! Il fauttoujours, même quand vous êtes sincères, que vos intérêtss’interposent entre elles et vous. Vous avez beau vouloir agir avecbonté, vous restez des égoïstes ; vous avez beau vouloir fairepreuve de pitié, vous demeurez des implacables. Et vous espéreztrouver chez les autres ce qu’ils ne peuvent trouver chez vous.L’expiation !… Vous êtes-vous seulement demandé ce que cettejeune fille, que vous avez achetée, a souffert ? Savez-vous cequ’elle a éprouvé, hier soir, lorsqu’on est venu arrêter son père,sur vos ordres sans doute, – son père relégué au bagne en dépit detoute équité, et pour satisfaire les rancunes de malandrinspolitiques ? – Vous doutez-vous de ce que devrait être votreexpiation, pour n’être pas une pénitence dérisoire ?… Etavez-vous pensé, aussi, que votre victime vous laisserait là, vouset votre complice, sans plus s’inquiéter de vous que si vousn’aviez jamais existé, si elle trouvait une sympathie assez grandepour lui emplir le cœur ?… Non, ce sont là des choses que vousne pouvez imaginer ; elles sont trop simples… Rien ne serépare, Monsieur, et rien ne se pardonne. On peut endormir ladouleur d’une blessure, mais la plaie se rouvrira demain, et lacicatrice reste. On peut oublier, par fatigue ou par dégoût, maison ne pardonne pas. On ne pardonne jamais… Voyons, Monsieur. MlleCanonnier désire se marier et elle vous demande, en échange dusilence qu’elle gardera, de vouloir bien assurer ce mariage dans leplus bref délai ; cela vous sera facile, car vous aurez à vousadresser à des gens qui ont autant d’intérêt que vous à éviter unscandale. C’est avec M. Armand de Bois-Créault quemad…

– Jamais ! s’écrie Barzot quise lève en frappant la table du poing. Jamais !… Qu’il arriven’importe quoi, mais cela ne sera pas !… Vous entendez ?Jamais !…

– Comme vous voudrez, dis-je trèstranquillement – car je ne peux voir, dans l’emportement de cepremier président grotesque, autre chose que la fureur de la vanitéblessée. – Comme vous voudrez. Mlle Canonnier fera son chemintout de même. Elle est jeune, jolie et intelligente ; l’argentne lui manquera pas ; et, ma foi… elle aura le plaisir, pourcommencer, de se payer un de ces scandales… Il me semble déjà lireles journaux. Le viol, le détournement de mineure, le proxénétisme,etc., etc., sont prévus par le Code, je crois ? Quelle figureferez-vous au procès, Monsieur ?

Barzot ne répond pas. Appuyé au mur, laface décolorée par l’angoisse, la sueur au front, il fixe sur moises yeux hagards, des yeux d’homme que la démence a saisi. S’ildevenait fou, par hasard ? Il faut voir.

– Voudriez-vous au moins, Monsieur,m’apprendre pour quelle raison vous vous refusez, contre tous vosintérêts, à tenter la démarche au succès certain que réclame devous Mlle Canonnier ?

– Je l’aime ! crie Barzot. Jel’aime ! Je l’aime de tout mon cœur, de toute ma force,comprenez-vous ?… Ah ! c’est de la folie et c’est infâme,mais vous ne pouvez pas savoir le vide, le néant, le rien, qu’a ététoute mon existence ! Non, vous ne pouvez pas savoir… Unforçat, courbé sur la rame qui laboure le flot stérile et enchaînéà son banc, loin des hublots, dans l’entrepont de la galère… Onfinit par douter du ciel… Je n’avais jamais aimé, jamais, quandj’ai connu cette enfant. Et, tout d’un coup, ç’a été comme siquelque chose ressuscitait en moi ; quelque chose qui avait sipeu existé, si peu et il y avait si longtemps ! Tous lessentiments étouffés, toutes les effusions étranglées, toutes lesaffections meurtries et tous les élans brisés – toutes lespassions, toutes les grandes, les fortes passions… Ah ! toutcela n’était pas mort ! Mon cœur desséché, racorni, s’étaitremis à battre ; il me semblait que je commençais à vivre, àsoixante ans… Oui, je l’ai aimée, bien que ç’ait été atroce etignoble, malgré le mépris et le dégoût que j’avais pour moi-même,malgré les ignominies qu’il fallait subir pour la voir, malgré tousles chantages… Oui, je l’ai aimée, bien que je n’aie pu la délivrerde la servitude indigne qui pesait sur elle… Combien de fois ai-jevoulu l’arracher de là !… Mais j’avais peur du déshonneur donton me menaçait alors comme elle m’en menace aujourd’hui… cettecrainte du déshonneur qui fait faire tant de choseshonteuses !… Oui, Je l’aime, et je ne peux pas… Oh !c’est terrible !… Et je l’aime à lui sacrifier tout,tout ! Je l’aime à en mourir, à en crever, là, comme unebête…

Il se laisse tomber sur la chaise, cachesa tête dans ses mains, et des sanglots douloureux font frissonnerses épaules… Ah ! c’est lamentable, certes ; mais cen’est plus ridicule. Non, pas ridicule du tout, en vérité. Il apresque cessé d’être abject, ce vieillard, ce maniaque de lajustice à formules dont le cœur fut écrasé sous les squalidesgrimoires de la jurisprudence, qui s’aperçoit, lorsque ses mainstremblent, que ses cheveux sont blancs et que la mort le guette,qu’il y a autre chose dans la vie que les répugnantes sottises dela procédure, – ce pauvre être qui a vécu, soixante années, sans sedouter qu’il était un homme…

Brusquement, il relève latête.

– Monsieur, dit-il d’une voix qu’ils’efforce d’affermir, mais qui tremble, vous pourrez dire àMlle Canonnier que je ferai selon son désir et que j’iraivoir, dès ce soir, Mme de Bois-Créault. Vous ne voulezpas, sans doute, me donner l’adresse de Mlle Canonnier ?Non. Bien. C’est donc sous votre couvert que je lui ferai part durésultat de ma démarche. J’ai votre carte… Les lettres meseront-elles rendues si je réussis ? ajoute-t-ilanxieusement.

– Mon Dieu ! Monsieur, dis-jeen souriant, vous vous entendrez à ce sujet avecMlle Canonnier quand elle sera Mme de Bois-Créault.Vous ne manquerez pas, j’imagine, d’aller lui présenter voshommages. Et je ne vois point pourquoi elle ne vous remettrait pasces lettres – au moins une par une.

– La vie est une comédie sinistre,dit Barzot.

C’est mon avis. Mais je me demande, endescendant l’escalier, si Barzot n’était pas très heureux, cesjours derniers encore, d’y jouer son rôle, dans cette comédie queses grimaces n’égayaient guère. Allons, j’ai probablement baissé lerideau sur sa dernière culbute.

Et c’est Hélène qui va paraître sur lascène, à présent, en pleine lumière, saluée par les flons-flons de,l’orchestre, aux applaudissements du parterre et desgaleries.

Je l’ai mise au courant de ce quis’était passé entre Barzot et moi. Elle m’a écouté avec le plusgrand calme, sans manifester aucune émotion.

– Vous rappelez-vous ce que je vousai dit hier soir, m’a-t-elle demandé quand j’ai eu fini monrécit ? Hier soir, dans la voiture qui m’a amenée ici ?Vous m’avez dit que nous causerions de tout cela aujourd’hui, et jevous ai répondu qu’il serait trop tard.

– Eh ! bien, s’il est troptard, Hélène, n’en parlons pas.

– Non… Mais vous vous souviendrezpeut-être, et moi aussi, de ce que je vous ai proposé.

– Je souhaite que vous soyeztoujours assez heureuse pour ne jamais vous en souvenir. Etj’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir manqué de confianceen moi-même.

– Pourquoi n’avez-vous pasconfiance en vous ? Je crois le deviner. Lorsque vous avezrésolu d’adopter votre genre actuel d’existence, vous vous étiezaperçu que, dans tous les conflits avec le monde, la sensibilité dela nature et la délicatesse du caractère entravent le malheureuxqui en est béni ou affligé bien plus que ne pourrait fairel’accumulation en lui de tous les vices ; et vous vous êtesdécidé à faire table rase de toute espèce de sentiments. Peut-êtreest-il nécessaire d’agir ainsi. Je ne sais pas, mais j’en ai peur.Oui, c’est ce qui me fait redouter cette existence d’aventurièreque je vais commencer. S’il ne fallait que rester à l’affût desoccasions ou les faire naître, demeurer perpétuellement sur ladéfensive devant les entreprises des autres, cela irait encore.Mais se méfier sans trêve de soi-même, se tenir en garde contretous les entraînements de l’esprit et les élans du cœur… Quellevie ! C’est agir comme les Barzot qui déplorent, quand ilssont vieux, la sécheresse de leur âme. Oui, dans un sens contraire,c’est agir comme eux… Enfin, ce qui est fait est fait. Amis tout demême, n’est-ce pas ?

Oh ! certainement. D’autant plusqu’elle n’a pas tort. Mais… mais…

Je l’ai revue tous les jours pendantcette semaine, la blonde. Ses cheveux d’or très ancien relevés surla blancheur satinée de la nuque, sa carnation glorieuse qui criela force du sang fier gonflant les veines, les molles ondulationset les inflexions longues de sa chair qui s’attend frémir, toute sagrâce de fleur printanière, la splendeur triomphante de sa jeunesseradieuse… Ah ! si elle avait dit un mot, encore ! Maisses lèvres s’étaient scellées et ses beaux yeux sont restésmuets.

– Qu’importe ! me disais-jequand je l’avais quittée. Elle est assez belle et assez adroitepour se créer rapidement une autre existence que celle que jepourrais lui faire. Et pour moi… Rien de plus ridicule que d’êtrele second amant d’une femme, d’abord ; quand on n’a pas été lepremier, on ne peut succéder qu’au sixième…

Et des tas de bêtises pareilles. Quellejoie on éprouve à se martyriser…

Barzot a écrit. Les Bois-Créault se sontdécidés au mariage. Parbleu ! Canonnier, de Mazas où il setrouve, a donné son consentement, et les bans sontpubliés.

– Mon pauvre père ! a ditHélène en pleurant ; croyez-vous que nous pourrons le faireévader ?

– Sans aucun doute ; mais pasmaintenant, malheureusement ; il faut attendre qu’il aitquitté la France. Je serai renseigné et vous préviendrai, le momentvenu.

Qu’a pu penser Canonnier du mariage desa fille ? Je donnerais gros pour le savoir. En tous cas, illui aura, sans s’en douter, constitué une dot. Roger-la-Honte, quej’avais envoyé à Londres afin de déposer les lettres à ChanceryLane, est revenu avec les cinq cents livres que j’ai priéPaternoster de lui remettre. Hélène n’a rien voulu accepter, endehors de cette somme.

Et même aujourd’hui, au moment où je luifais mes adieux chez l’Anglaise, elle me remercie de mesoffres.

– Non, dit-elle, j’ai assezd’argent. Je m’arrangerai pour vous faire donner de mes nouvellespar Mme Ida ; et si par hasard j’avais à me plaindre dequelque chose, elle serait informée ; et je compte sur vous.Mais je suis sûre qu’ils se conduiront bien. Ils sont silâches !

Elle me tend la main, monte dans lavoiture qui l’attend et qui part au grand trot. Elle va retrouverMme de Bois-Créault qui est venue ce matin la chercher àBruxelles, et qui l’a priée, par un billet que j’ai reçu il y a uneheure, de venir la rejoindre à l’hôtel Mengelle. Elle sera ce soirà Paris… Quel avenir lui prépare la vie, et quellessurprises ?…

Et que me réserve-t-elle, à moi ?Il me semble qu’Hélène m’a apporté quelque chose, et m’a prisquelque chose aussi ; qu’elle a évoqué en moi des sentimentset des souvenirs que j’avais bannis de toute ma force ; etqu’elle a réduit à néant mon parti pris d’indifférence. Oùvais-je ?… Je me rappelle que j’avais fait un rêve autrefois.J’avais rêvé de reprendre ma jeunesse, ma jeunesse qu’on m’avaitmise en cage. Et elle vient de se présenter à moi, cette jeunesse,en celle de cette femme qui s’offrait et que je n’ai pas vouluprendre. Le sable coule grain à grain dans le sablier… Oùvais-je ?

Ce soir, ce sera le cambriolage àLouvain, avec Roger-la-Honte, sur les indications du nomméStéphanus, employé de banque. Et demain… Et après ?… Etensuite ?…

Quand on descend dans une mine, après lesoudain passage de la lumière aux ténèbres, après l’émotion quecause la chute dans le puits, la certitude vous empoigne – lacertitude absolue – que vous montez au lieu de descendre. Cetteconviction s’attache à vous, s’y cramponne, bien que vous sachiezque vous descendez, et vous ne pouvez vous en défaire avant que lacage vous dépose au fond. Alors…

J’y suis, au fond.

Chapitre 19ÉVÉNEMENTS COMPLÈTEMENT INATTENDUS

 « … Décidément, moncher, on ne connaît sa puissance que lorsqu’on l’a essayée ;et vous aviez raison, à Bruxelles ; je suis très forte. Sivous aviez pu me voir aujourd’hui, vous auriez été fier de lajustice de vos appréciations. Vous ne vous seriez pas ennuyé, nonplus. Oh ! la cérémonie n’a rien eu de grandiose ; onavait profité de la mort d’un cousin éloigné pour faire les chosestrès simplement, sous couleur de deuil de famille. Un vicaire et unadjoint ont suffi à confectionner le nœud nuptial, et c’est un nœudtrès bien fait, car ils sont gens d’expérience. Mais auriez-vousri, vous qui êtes au courant de tout, de m’entendre prononcer leoui solennel, devant Dieu et devant les hommes, d’une voix quitrahissait toute l’émotion nécessaire, tandis que mes yeux baissés,indices de ma modestie, contrastaient avec la rougeur de mes joues,signe certain d’une félicité intense ! Auriez-vous ri de lacontenance de mon heureux époux, de l’expression de joie outréeépanouie sur le visage de ma belle-mère, de l’air ahuri de monbeau-père le brodeur qui semblait vraiment s’être échappé, effaréet surchargé de citations latines, du « Réquisitoire à traversles Âges ! » Auriez-vous ri des félicitations, et desvœux, et des compliments, et des demandes, et des réponses, et desmensonges – et des mensonges ! – Il en pleuvait. Pensez si jecontribuais à l’averse !… Enfin, c’est fait. Je suis Madamede Bois-Créault. L’église le proclame et l’état civil leconstate. L’anneau conjugal brille à mon doigt. Ah ! elle aété dure à conquérir, cette bague ! Que de luttes, pendant cesquinze jours ! Que de comédies et de drames, dont vous ne vousdoutez pas ! Heureusement, je ne suis plus la petite femmeapeurée qui se pressait contre vous – vous souvenez-vous ? –et qui tremblait devant les gros yeux que lui faisait l’avenir. Jesuis une vraie femme – la femme forte de l’Évangile, mon cher. –Et, tenez, pour vous le prouver, il faut que je vous fasse le récitde tout ce qui s’est passé, à présent que je suis retirée danscette chambre nuptiale que j’habite seule, naturellement, et dontje viens de fermer la porte à clef. Il est minuit et je n’aurai pasfini avant trois heures, car c’est un roman que j’ai à vous écrire,un roman des plus curieux, des plus bizarres et des plusmouvementés, un roman romanesque. Je commence… Mais laissez-moid’abord aller arracher à mon immaculée robe blanche une de cesfleurs d’oranger, symbole de pureté et d’innocence, image de moncœur, que je veux mettre dans l’enveloppe, une fois mon romanterminé… »

Je relis la lettre par laquelle Hélène,il y a trois semaines, m’annonçait son mariage. J’en ai reçu uneautre, d’elle aussi, tout à l’heure ; elle m’y apprend qu’ellevient de quitter irrévocablement l’hôtel de Bois-Créault et qu’elleva partir pour la Suisse. D’ailleurs, elle ne me donne aucun détailsur les circonstances qui ont servi de prétexte à son départ, nisur ses intentions. « Ne soyez point inquiet de moi, medit-elle ; je suis prête à engager la grande lutte del’existence et les munitions ne me manquent pas, au moins pourcommencer. »

Je jette les lettres dans un tiroir, etje ramasse la fleur d’oranger qui vient de tomber à terre et surlaquelle j’ai mis le pied… Ah ! si l’on pouvait les araserainsi, tous les souvenirs du passé ! Papier peint, carton, filde fer, bouts de chiffons poissés de colle – saleté – on met çasous globe, en France, sur un coussin de velours rouge orné d’unetorsade d’or, comme si les caroncules myrtiformes ne suffisaientpas… Souvenirs ! Souvenirs !… Et tous les autres, lessouvenirs, conservés dans la mémoire comme en un reliquaire, cesvestiges du passé pendus aux parois du cerveau ainsi que lesdéfroques des noyés aux murailles de la Morgue, ces débris dechoses vécues qui secouent leur odieuse poussière sur les chosesqui naissent pour les ternir et les empêcher d’être, couronnesmortuaires, couronnes nuptiales, épithalames et épitaphes – Regretséternels… Oui, éternels, les regrets et les aspirations. Et quantau Présent… Je lance la fleur dans le feu qu’Annie vient d’allumercar l’automne est arrivé, l’automne pluvieux et noirâtre deLondres.

Une lueur blafarde et lugubre tombe d’unciel bas comme une voûte de cave, lueur de soupirail agonisant sansreflets dans la boue hostile et spongieuse. S’il faisait nuit, toutà fait nuit !… Voilà la tonalité de mon esprit, depuis unmois, depuis que nous sommes revenus de Belgique, Roger-la-Honte etmoi, après avoir fourni la matière d’un beau fait-divers auxjournalistes de Louvain. Triste ! Triste !… Non, Hélènen’est plus la petite femme qui se pressait contre moi ; ellene sera plus jamais cette femme-là. Qu’elle triomphe ou qu’elleéchoue, que la vie lui soit marâtre ou bonne mère, elle ne seraplus jamais cette femme-là – la femme que j’aurais voulu – qu’ellefût toujours. – C’est drôle : on dirait que je lui garderancune d’avoir agi comme je l’ai fait… d’avoir refusé l’existencequ’elle me proposait, existence possible après tout, avec laliberté assurée, et non sans douceur certainement. On rêve de lafemme par laquelle l’univers se révèle – effigie qu’on traînederrière soi, image qui s’estompe dans les lointains de l’avenir– ; et, toujours hantée par le spectre du souvenir et lapréoccupation du futur, la pensée se prend de vertige devant Cellequi a la bravoure de s’offrir ; elle semble, Celle-là, lamystérieuse prêtresse d’une puissance redoutée. Le Présenteffraye.

Je ne devrais pas en avoir peur,pourtant, moi qui ai voulu vivre droit devant moi, en dehors detoute règle et de toute formule, moi qui n’ai pas voulu végéter,comme d’autres, d’espoir toujours nouveau en désillusion toujoursnouvelle, d’entreprise avortée en tentative irréalisable, jusqu’àce que la pierre du tombeau se refermât, Avec un grincementd’ironie, sur un dernier et ridicule effort… Vouloir ! lavolonté : une lame qu’on n’emploie pas de peur de l’ébrécher,et qu’on laisse ronger par la rouille… Ah ! il y a d’autresliens que la corde du gibet, pour rattacher l’homme qui se révolteà la Société qu’il répudie ; des liens aussi cruels, aussiignoble, aussi inexorables que la hart. Libre autant qu’il désireral’être, si hardie que soit l’indépendance de ses actes, il resteral’esclave de l’image taillée dans le cauchemar héréditaire, del’Idéal à la tête invisible, aux pieds putréfiés ; il nepourra guérir son esprit de la démence du passé et du délire dufutur ; il ne pourra faire vivre, comme ses actions, sa penséedans le présent. Il faudra toujours qu’il se crée des fruitsdéfendus, sur l’arbre qui tend vers lui ses branches, et qu’ilcroie voir flamboyer l’épée menteuse du séraphin à l’entrée desparadis qui s’ouvrent devant lui. Et son âme, fourbue d’inaction,ira se noyer lentement dans des marécages de dégoût… Des sanglotsme roulent dans la gorge et éclatent en ricanements… Allons, ilfaut continuer, sans repos et sans but, faire face à la destinéeimbécile jusqu’à la catastrophe inévitable – dont je retirerai unemoralité quelconque, inutile et bête, pour tuer le temps, et sij’ai le temps.

Cependant, il ne faut rien prendre autragique. C’est pourquoi j’écarte les suggestions de Roger-la-Hontequi voudrait m’emmener à Venise. Qu’y ferais-je, à Venise ? Jem’y ennuierais autant qu’ici, d’un ennui incurable. Je me désespèredans l’attente de quelque chose qui ne vient pas, que je sais nepas pouvoir venir, quelque chose qu’il me faut, dont je ne sais pasle nom, et que tout mon être réclame ; tel l’écrivain, sansdoute, qui formule des paradoxes et qui se sent crispé par l’envie,chaque fois qu’il prend sa plume de sarcasme, de composer unsermon ; un sermon où il ne pourrait pas railler, où ilfaudrait qu’il dise ce qu’il pense, ce qu’il a besoin de dire – etqu’il ne pourrait pas dire, peut-être.

Non, je n’irai pas à Venise. Tant pispour Roger-la-Honte ; il attendra. Je n’irais pas à Venisemême si j’étais sûr d’y trouver encore un doge et de pouvoir leregarder jeter son anneau dans les flots de l’Adriatique. J’aimemieux passer mon anneau à moi, sans bouger de place, au doigt de lapremière belle fille venue. Qui est là ? Broussaille. Trèsbien. Affaire conclue.

Nous sommes mariés, collés. C’est fini,ça y est ; en voilà pour toute la vie. Si vous voulez savoirjusqu’où ça va, vous n’avez qu’à tourner la page.

Après elle, une autre ; et celle-ciaprès celle-là. Toutes très gentilles. Pourquoi pas ? Je neles aime que modérément ; « l’amour est privé de son plusgrand charme quand l’honnêteté l’abandonne », a ditJean-Jacques, et c’est assez juste, de temps en temps. Pourtant, jeleur donne, tout comme un autre Français, des noms d’animaux et delégumes, dans mes moments d’expansion : Ma poule, mon chat,mon chien, mon coco, mon chou. Je ne m’arrête même pas au chourose, et je vais jusqu’au lapin vert – à la française. – De plus,je fais tous mes efforts pour leur plaire ; et j’ai, commeautrefois Hercule, des compagnons de mes travaux. Ma foi, oui.Oh ! ce n’est pas que j’en aie besoin, mais je n’aime pasdéranger les habitudes des gens ; et, aussi, il vaut mieux« intéresser le jeu », ainsi que disent les vieuxhabitués du café de la Mairie, en province – rentiers à cervelasqui jouent une prise de tabac en cent-cinquante, au piquet, et quisavent vivre.

Ces dames ont elles-mêmes, d’ailleurs,leurs habitudes et leurs manies. Je tiens compte des unes et desautres. Je fréquente des cénacles de malfaiteurs, des clubsd’immoraux, dont elles aiment à respirer l’air vicié. Des maisonsoù la lumière du jour ne pénètre jamais, aux triples portes, auxfenêtres aveuglées par des planches clouées à l’intérieur ; demystérieuses boutiques éternellement à louer, aux volets toujoursclos, où l’on se glisse en donnant un mot de passe ; des cavesaux voûtes enfumées dont les piliers n’oseraient dire, s’ilspouvaient parler, tout ce qu’ils ont entendu. Les hors-la-loi detous les pays, les réprouvés de toutes les morales, grouillent dansces repaires du Crime cosmopolite ; tous les vices s’yrencontrent, et tous les forfaits s’y font face ; on ycomplote dans tous les argots, on y blasphème dans toutes leslangues ; la prostitution dorée y tutoie la débauche enguenilles ; le cynisme aux doigts crochus y heurtel’inconscience aux mains rouges. Ce sont les Grandes Assises del’immoralité tenues dans les sous-sols de la tour deBabel.

Intéressant ? Certainement.Homo sum et… et ce sont des hommes, après tout, cesgens-là. Pas plus vils que les voleurs légaux, ces outlaws. Je necrois pas qu’on ait dit moins d’infamies dans les couloirs duPalais-Bourbon, cette après-midi, que je n’en ai entendues cettenuit dans le souterrain dont je vais sortir ; et peut-être ya-t-on conclu des marchés aussi honteux. Pas plus ignobles, cesfilles de joie, que les épouses légitimes de bien des défenseurs dela morale, bêtes comme Dandin et cocus comme Marc-Aurèle. Ignominied’un côté ; infamie de l’autre. Tout se tient et tout arrive àse confondre. Est-ce la cocotte qui a perverti l’honnête femme, oul’honnête femme la cocotte ? Est-ce le voleur qui a dépravél’honnête homme ou l’honnête homme qui a produit le voleur ?…Vie abjecte, qu’elle soit avouée ou clandestine ; plaisirsbas, qu’ils soient cachés ou manifestes… Quelle différence, entreune orgie bourgeoise et une ripaille d’escarpes ? Mais lesbourgeois s’amusent avec leur argent ! Eh ! bien, nousaussi, nous nous amusons avec leur argent – leur argent à eux, àceux qui se laissent arracher de la bouche, par la main desmoralistes, le pain que nous allons reprendre dans la poche dePrudhomme… Hélas ! on devient fou, mais on naîtrésigné…

De moins en moins, pourtant. Mais c’estcomme si le cri de la révolte, douloureux et rare, faisait place àun ricanement facile et général, à un simple haussementd’épaules.

Je les regarde, ces souteneurs. MonDieu ! ce ne sont pas du tout les énergumènes du vice, lesfanatiques de la dépravation qu’on en a voulu faire. Ce sont desêtres placides, à peine narquois, qui paraissent se rendre comptequ’ils ont une fonction, et non sans importance, dans l’organismesocial. Ils échangent, avec des hochements de tête mélancoliques,des histoires bien pitoyables ; histoires racontées à leursfemmes, histoires qu’aime à débiter le monsieur qui paye à lamarchande d’amour. Il parle à cœur ouvert, ce monsieur-là. Secretsde famille et d’alcôve, habitudes et préférences de l’épousetrahie, et ses sentiments et ses sensations, et ses charmesparticuliers et ses défauts physiques, il livre tout à laprostituée. Le marlou, confident naturel de ces confidences, semblepenser que les rapports du monsieur qui paye avec la courtisanesont surtout anti-esthétiques ; et il caresse sa maîtressepour lui faire oublier les révélations odieuses faites par lesclients, révélations qui dégoûteraient de la vie, à lalongue ; il la caresse même très gentiment. Ce n’est pas uneraison, parce qu’on a le dos vert, pour qu’on n’ait pas l’âmebleue. Non, les souteneurs n’ont pas l’air dépaysé dans la sociétéactuelle. Ils se sont mis au diapason. Leurs femmes payent leur dotaprès, et par à-comptes ; voilà tout.

Ah !ne mangez jamais, jamais de ce pain-là !…

Ils ne répondent pas ; Ils ont labouche pleine. Heureusement ! Ils auraient trop àdire.

Je les regarde, ces voleurs ; et jecherche parmi eux l’être au front bas, aux yeux sanglants, auvisage asymétrique. Lombroso a dû le mettre dans son armoire, carje ne peux le découvrir. Ces Voleurs sont des hommes comme lesautres ; moins vilains, tout de même ; on ne voit pas,sur leurs faces, les traces de la lutte avec la morale quibalafrent tant de figures, aujourd’hui. De beaux types ; oubien des visages qui semblent truqués, des physionomies habituellessur la scène du Français, lorsqu’on joue le répertoire classique.Autrefois, paraît-il, les voleurs se distinguaient, dans lesmilieux qu’ils fréquentaient, par leur exubérance, leursurexcitation, leur âpreté de jouissance nerveuse. On sentaitqu’ils volaient leur liberté. Ils se disaient d’« ancienshonnêtes gens », ce qui laissait supposer qu’ils sesouvenaient confusément, mais douloureusement, de leur honnêteté –à peu près comme des damnés se rappelleraient les choses de laterre. – À présent, rien ne les sépare plus, à l’œil nu, du commundes mortels. Ce sont des gens d’allures indifférentes, qui ignorentla fièvre et l’enthousiasme. On sent qu’ils prennent leur liberté.La vie qu’ils mènent est pour eux toute simple ; et, loin dela déplorer, ils ne songent même point à s’en faire gloire. Lescondamnations ? Un danger à courir, une blessure à risquer –mais même pas une blessure d’amour-propre, ni un sujet de vanité. –Les sentences qu’on peut prononcer contre eux n’entraînent avecelles aucun effet moral. En dehors de leur caractère afflictif,elles n’ont pas de signification pour eux. On me dira que lesvoleurs n’ont qu’à lire les journaux relatant les faits et gestesdes hommes au pouvoir pour se sentir fiers de leur conscience.Soit. Mais entendons-nous bien…

Et, puis, à quoi ça sert-il, qu’ons’entende ?

J’aime beaucoup mieux rentrer chez moi –tout seul, cette fois-ci. – Je viens de rompre avec une Allemandequi m’annexait depuis quinze jours, et je refuse de la remplacerpar une Danoise. Je veux avoir le temps de pleurer mesveuves.

Pleurs de commande ! larmes decrocodile ! – Pas du tout ! – Affliction candide ;deuil sincère… Hé ! quoi ! vous prenez bien la Vie deBohème au sérieux, et vous mouillez vos mouchoirs quand Musettequitte Rodolphe, à tous les coins de page, pour aller cueillir lafraise chez des banquiers, lorsque Mimi lâche Marcel sous desprétextes qui n’en sont pas. Et vous refuseriez de croire à madouleur profonde parce que mes petites amies ne me donnaient pasles raisons de leurs sorties, parce que je ne vous ai pas ditqu’elles étaient phtisiques, parce que je n’essaye point de fairecroire que mes barbouillages sont des tableaux et mes rébus demirlitons, des vers ? C’est bien curieux !

D’ailleurs, ça m’est égal. J’ai la larmeà l’œil, et c’est un fait. Mais oui, il y a toujours eu de la vie,dans ces liaisons peu dangereuses, mais passagères ; c’estmort vite, mais ça a vécu. Et de la poésie aussi, si vous voulez lesavoir ; car ils n’étaient pas plus vulgaires, ces mariages àla colle, que bien des mariages à l’eau bénite. Et j’ai descorbillards de souvenirs…

Ah ! voilà le chiendent, lessouvenirs ! L’un ne chasse pas l’autre, au contraire… Ilss’attachent à votre peau comme la tunique du Centaure.

– C’est bien fait, me ditPaternoster à qui je vais confier mes chagrins, avec le vagueespoir qu’il me payera très cher, pour me consoler, un paquet detitres que je lui apporte. C’est bien fait. Ça vous apprendra àjouer à l’homme sensible, à aller chercher des fleurs bleues dansle ruisseau au lieu d’arracher des pommes d’or dans les jardins quiont des grilles.

Paternoster commence à m’embêter. Jen’aime pas beaucoup ses sermons et les questions qu’il me pose,depuis quelque temps, me déplaisent infiniment. Il a lu mesarticles dans la « Revue Pénitentiaire » et prétend quej’ai un beau talent d’écrivain. Ne serais-je pas heureux del’utiliser ? Ne saurais-je point parler en public ? Lapolitique ne m’attirerait-elle pas, si les moyens m’étaient donnésde jouer un rôle à sensation sur la scène parlementaire ?Ai-je oublié, par exemple, que Danton était un voleur ? Et untas d’autres interrogations qui me rappellent, je ne sais pourquoi,les propositions voilées que m’a faites ce malheureux Canonnier.Mais je ne me fie pas à Paternoster. Je sais qu’il a pris desrenseignements sur moi et je lui en veux, s’il a des intentions àmon endroit, de manquer de franchise. Du reste, il devient d’unpingre !… C’est un Turc. Bientôt, on ne pourra plus rien faireavec lui. L’autre jour, il a refusé quarante livres à un camaradequi en avait besoin pour faire un coup. Il finit peut-être par secroire honnête ; et il se mettrait au service de la police queje ne m’en étonnerais pas.

– Si vous aviez deux sous de bonsens, me dit-il, vous feriez comme moi et les femmes ne voustourmenteraient guère. Savez-vous comment je m’y prends, moi ?J’ai fait la connaissance d’une Anglaise, une de ces malheureusespetites filles, esclaves de la machine à écrire, qui se flétrissentavant l’âge dans les bureaux de la Cité et se nourrissent de thé etde pâtisseries équivoques. Je l’ai installée dans un logement queje lui ai meublé près de Waterloo Road, où elle vit fortsatisfaite. Je passe pour un bon papa, veuf et pas très riche,point exigeant non plus ; je vais la voir tous les soirs, àsix heures, en sortant de l’office ; je dîne avec elle, je laquitte vers les onze heures et je rentre chez moi à pied. Lapromenade me fait du bien, et je vous garantis…

– Oui, dis-je ; et vous passezsur Waterloo Bridge, un pont qui ne s’appelle pas pour rien le Pontdes Soupirs, avec votre éternel sac qui contient souvent unefortune. Un de ces soirs vous serez attaqué par quelque bandit quivous enverra dans la Tamise, par-dessus le parapet, et le lendemainmatin votre cadavre fera la planche à Gravesend.

Paternoster hausse lesépaules.

Il a raison, en fin de compte. Tadestinée cherche après toi, dit le calife Omar ; c’estpourquoi ne la cherche pas. Tournez à gauche, tournez à droite,vous êtes toujours sûr, à l’heure marquée, de trouver la mort aubout du fossé – ou au bout d’une corde.

Roger-la-Honte ne pense pas autrement.Il me l’a déclaré au cours d’un petit voyage que nous venons defaire en Hollande, et que nous ne regrettons pas d’avoir entrepris.Il a pris ce matin le bateau pour l’Angleterre, avec le produit denos honteux larcins ; et moi je suis venu à Anvers où, si j’encrois la rumeur publique, une jolie somme dort paisiblement dans lasacristie d’une certaine église.

Est-ce un conte ? Je vais m’enassurer. Car j’entends justement sonner minuit, l’heure des crimes,et je franchis lestement le petit mur qui protège le jardin surlequel s’ouvre la porte de la susdite sacristie. À dire vrai, cetteporte s’ouvre difficilement ; mais ma pince parvient à ladécider à tourner sur ses gonds.

Me voici dans la place. Il y fait noircomme dans un four, mais… Ah ! diable ! Il me semble quej’entends remuer. Oui… Non. Pourtant… Si, quelqu’un est cachéici ; j’en mettrais ma main au feu. Curé, vicaire, suisse,bedeau ou sacristain, il y a un homme de Dieu en embuscade danscette pièce… Après tout, je me fais peut-être des idées… Il fautvoir ; je vais allumer ma lanterne. Homme de Dieu, yes-tu ?

Boum !…

C’est un coup de pistolet qui me répond,comme j’enflamme une allumette.

Je ne suis pas touché ; c’est leprincipal. D’un saut, je suis dans le jardin ; d’un bond, jepasse par-dessus le mur ; et je cours dans la rue, de toute maforce.

Mais l’homme de Dieu est sur mes talons,criant, hurlant.

– Au voleur ! Au voleur !Arrêtez-le !…

Des fenêtres s’ouvrent, des portesclaquent. Des gens se joignent à l’homme de Dieu, galopent aveclui, crient avec lui. La meute est à cinquante pas derrière moi,pas plus. Ah ! que cette rue est longue ! Et pas unchemin transversal ; un quai seulement, tout au bout… Il mesemble apercevoir la prison, la cagoule, tout lebataclan…

Je cours, je cours ! J’approche duquai. Il n’y a personne devant moi, heureusement… Si ! unhomme, un homme couvert d’un pardessus couleur muraille, vientd’apparaître au bout de la rue, s’est arrêté aux cris des gens quime pourchassent, et va me barrer le passage. J’ai ma pince à lamain ; je peux lui casser la figure avec… Ah ! non !Pas jouer ce jeu-là ; ça coûte trop cher ! Un coup depoing ou un coup de tête, mais rien de plus. Je jette la pince…L’homme est à cinq pas de moi ; il s’arc-boute sur ses jambes,les yeux fixés sur ma figure qu’éclairent en plein les rayons d’unréverbère. Tant pis pour lui, s’il me touche… Mais, brusquement, ils’écarte.

Je suis sauvé ! Le quai, un lacisde petites ruelles, à droite, et une place où je pourrai trouverune voiture. Je suis sauvé…

Non ! L’homme au pardessus couleurmuraille s’est mis à courir derrière moi. Je suis éreinté, à boutde souffle. Il m’atteint, il est sur moi. J’ai juste le temps de meretourner…

– N’ayez pas peur ! dit-il. Etvenez vite, vite !

Il me prend par le bras, m’entraîne.Nous descendons la rue à toute vitesse.

– Ici !

Il a ouvert la porte d’une maison, mepousse dans le corridor obscur, referme la porte sansbruit.

– Au voleur ! Au voleur !Arrêtez-le !… Par ici !… Par là !… Auvoleur !…

La meute continue la poursuite, vient des’engager dans la rue, passe devant la maison en hurlant ; lesgrosses bottes de la police, à présent, sonnent sur le pavé. Puis,le bruit diminue, s’éteint. Nous restons muets, sans bouger, dansles ténèbres, l’homme au pardessus couleur muraille etmoi.

– Suivez-moi, dit-il en frottantune allumette ; tenez, voici l’escalier.

Nous montons. Un étage. Deuxétages.

– Attendez-moi ici, me dit-il toutbas, sur le palier.

Il ouvre une porte et, tout aussitôt,j’entends la voix d’une femme.

– C’est toi ! Bonsoir. Qu’yavait-il donc, dans la rue ?

Puis, une conversation entre elle etlui, dont je ne parviens pas à saisir un mot. Ça ne faitrien ; cette voix de femme m’a donné confiance, je ne saispourquoi ; je suis sûr, à présent, que je ne serai pas trahi.L’homme revient vers la porte qu’il a laisséeentrebâillée.

– Entrez, dit-il.

J’entre. Une salle à manger très propre,mais pauvre. L’homme est debout, tête nue, sous la lumière crue dela lampe suspendue qu’il vient de remonter. Et, tout d’un coup, jele reconnais.

C’est Albert Dubourg, mon ami d’enfance,mon camarade de jeunesse, celui dont le père avait commis desdétournements, autrefois, et qu’on m’avait défendu defréquenter.

– Albert ! m’écrié-je.Albert !

– Oui, dit-il en souriant d’unsourire triste. C’est moi. Tu ne t’attendais pas à me rencontrer cesoir, n’est-ce pas ? Moi, non plus. Enfin, je suis heureuxd’avoir été là…

– Figure-toi, dis-je en m’efforçantd’inventer une histoire, figure-toi…

– Ne me dis rien. J’aime mieux quetu ne me dises rien. À cause de ma femme, d’abord ; ellepourrait nous entendre, et c’est inutile. Je lui ai dit que tuétais traqué à cause de tes opinions, et tu peux compter sur ellecomme sur moi. Qu’as-tu l’intention de faire ? Quitter Anversle plus tôt possible, je pense ?

– Oui ; pourl’Angleterre.

– Alors tu prendras le bateaudemain soir. D’ici là, reste chez moi ; c’est plus prudent.Nous ne sommes pas riches, mais nous pouvons toujours t’offrir unlit… Je vais chercher ma femme.

Il sort et reparaît avec elle une minuteaprès. Une petite blonde, plutôt maigre, gentillette, l’air timide.Très aimable aussi, bien qu’elle paraisse un peu troublée devant unétranger ; – un étranger qu’on lui a présenté comme unconspirateur. – Il est entendu que je coucherai dans la chambre desa sœur, une jeune personne qui demeure avec eux mais qui estabsente pour le moment.

Albert m’y a conduit, dans cette chambreoù je vais dormir, moi qui viens d’échapper au grabat de lacellule, dans un lit de jeune fille. Et nous avons causé longtemps.Il m’a raconté la triste histoire que je pressentais : lepère, privé de ses droits à la retraite et presque ruiné par leremboursement des sommes détournées, se décidant à quitter laFrance et mourant bientôt de chagrin, en Belgique, sans avoir putrouver d’emploi nulle part. La mère parvenant, par un travail demercenaire, à élever son fils, à lui faire terminer ses études,tant bien que mal, et succombant à la tâche avant qu’il lui fûtpossible, à lui, de l’aider. Et personne pour tendre la main à cesmalheureux, pour leur faire même bonne figure ; personne. EtAlbert, après avoir accompli son temps de service militaire enFrance, car il a tenu à rester Français, revenant en Belgique etfinissant, avec bien du mal, par trouver une place dans les bureauxd’une Compagnie de Navigation, qui lui permet de vivre, tout juste.Il n’a pas voulu me laisser m’expliquer sur ma situation, qu’ildevine ; il n’a fait preuve d’aucune curiosité et ne s’est paspermis un mot de blâme. Non, elle n’a point été gaie, cetteconversation entre l’honnête homme, fils du voleur, et le voleur,fils de l’honnête homme.

– J’ai éprouvé ma première joie, medit-il en se retirant, lorsque j’ai connu la jeune fille qui estdevenue ma femme. Elle était pauvre, mais bonne etcourageuse ; et, de nos deux pauvretés et de notre amour, nousessayons de faire du bonheur.

Ils y réussissent, je crois. J’ai passéla journée du lendemain avec eux, car Albert avait demandé à lamaison qui l’emploie de lui donner congé pour un jour. Ils ont étécharmants envers moi, mettant les petits plats dans les grands – degrands plats qui ne doivent pas servir souvent, hélas ! – Ilss’aiment, malgré tout, sont pleins d’attentions et de prévenancesl’un pour l’autre ; et je me trouve très attendri devant lespectacle de cette existence humble et terne, mais qu’illuminepourtant, comme un rayon de soleil, le charme d’une affectionsincère. C’est vrai, ça m’émeut tout plein…

…Hé ! qui peut dire

Que pourle métier de mouton

Jamaisaucun loup ne soupire ?

Et le soir, quand je les ai eu quittésdevant le bateau où ils m’avaient conduit, pendant que le naviredescendait l’Escaut, je me suis pris à me prôner à moi-même et àenvier, presque, leur bonheur…

Leur bonheur ! Est-il réel, cebonheur-là ? Est-il possible, seulement, avec une viebesogneuse, faite du souci du lendemain, des humiliations du jouret des privations de la veille ? N’est-ce pas une illusion,plutôt ? Leur amour n’est-il pas lui-même une chimère, levoile d’un rêve d’or devant les hideurs de la réalité, un miragevers lequel ils tendent fiévreusement leurs yeux, effrayés deregarder autre part ?… Fantôme de bonheur ! Simulacred’amour !

Vie modeste, mais heureuse… Desblagues ! Elle a aussi, cette existence-là, ses ennuis qui laharassent, ses chagrins qui l’assaillent. Ennuis vulgaires,chagrins prosaïques, mais cruels, tout aussi douloureux que lesplus grandes souffrances. – Amour… Pas vrai ! Visiondécevante, dont ils ne sont qu’à moitié dupes, au fond. Leursbaisers dévorent sur leurs lèvres des paroles qu’ils ont peur deprononcer et leurs mains, étendues pour les caresses, ne peuventobéir aux frissons de colère qui voudraient les crisper. Galérienspar conviction, tous les deux, l’homme et la femme, qui ne veulentpas voir les murailles du bagne et qui traînent, les yeux fixes surle spectre de la passion menteuse, le boulet de la bonne entente,la chaîne de la cordialité… Pas de bonheur, dans la misère ;et pas d’amour, jamais. Jamais.

Pauvre Albert !… Voilà que je leplains, à présent… Allons. De Londres, j’enverrai un cadeau à safemme, et j’oublierai tout ça.

D’autres choses, que je voudraisoublier. J’y parviendrai peut-être, avec le temps. Enfin, mon cœurva aussi bien qu’on peut l’espérer ; et je ne publierai plusde bulletins.

– Tant mieux ! me dit Annie.Vous commenciez à maigrir.

Quel dommage ! Après tout, je neferais pas mal, peut-être, d’écouter Roger-la-Honte et del’accompagner à Venise. Je l’attends justement ce soir, Roger. Ilest parti en France, voici trois jours, pour une expédition quej’avais préparée ces temps derniers. Dix heures et demie. On diraitqu’on entend rouler un cab, dans la rue. Oui ; il s’arrêtedevant la maison – et l’on frappe à la porte. – Annie a été secoucher de bonne heure et le gaz est éteint dans l’escalier. Jeprends une lampe et je descends ouvrir. Ce n’est pasRoger…

Une femme est sur le seuil, une femmevêtue de noir, qui tient un paquet dans ses bras. D’une main, ellerelève un peu sa voilette.

– Tu ne me reconnais pas,Georges ? dit-elle.

J’approche la lampe. Ciel !… C’estCharlotte.

Chapitre 20OU L’ON VOIT QU’IL EST SOUVENT DIFFICILE DE TENIR SA PAROLE

 Je suis assis auprès dufeu, devant la chaise que vient de quitter Charlotte, confondud’étonnement, accablé d’horreur. Ah ! le mensonge desconjectures, la fausseté des suppositions ! Toutes meshypothèses sont renversées, toutes mes prévisions en déroute. Lavie est donc plus atroce encore qu’on ne peut le présager, plusabjecte et plus cruelle !… Et je reste éperdu de stupeurdevant l’inattendu – devant la réalité toujours implacable ettoujours imprévue…

Non, Charlotte ne s’est pas mariée. Non,rien de ce que j’avais imaginé ne s’est accompli. Et ce qui estarrivé… oui, cela devait être, cela, et cela seulement. Pas autrechose n’était possible. Oh ! je n’y puis croire encore,pourtant… Charlotte chassée par son père, le jour même où eut lieula scène affreuse qui nous a séparés ; son courage devantl’affliction, sa fermeté de cœur devant l’épreuve, sa foi enelle-même ; et la résolution fière qu’elle sut prendre demaîtriser sa douleur et de refouler ses angoisses, et d’affronterle malheur avec la dignité du silence… Ha ! le dégoût de moiqui me saisit, d’avoir déserté cette vaillante ! Toutes leschoses qui auraient pu être semblent passer devant mes yeux ainsiqu’en une brume de rêve… C’a dû être horrible, le déchirement decette âme, ce navrement de femme abandonnée par tous… Et ladétresse, la noirceur de cette existence de mercenaire qui est lasienne depuis vingt mois, qu’elle accepta, cette fille riche laveille, et qui lui mesura le pain qu’il lui fallait, à elle et àson enfant – à notre enfant…

Notre enfant !… Elle est la, àcôté, reposant sur un lit que sa mère, aidée par Annie, lui apréparé dans ma chambre. Une jolie petite fille, blonde, avec desyeux comme des pervenches, – et que j’ai à peine osé regarder, àpeine, car j’ai été pris d’une honte indicible quand j’ai vu quelétait le fardeau que Charlotte portait dans ses bras…

Elle s’est déjà levée trois fois depuisque l’enfant repose, pour aller surveiller son sommeil,interrompant le récit qu’elle me fait, d’une voix grave, mais où nevibre pas la colère où ne grince pas la rancune. A-t-elle dûsouffrir, cependant ! La pauvreté et les chagrins n’ont pasencore mis leur marque sur son beau visage, mais ses yeux brillentde l’éclat étrange des yeux désespérés, l’éclat vif et glacial dugivre. Et ses vêtements, le manteau de confection qu’elle a quitté,sa triste robe noire d’ouvrière… Ah ! Dieu deDieu !…

La voici. Elle rentre, tout doucement,reprendre sa place sur la chaise, au coin du feu.

– Elle dort ; elle dort d’unsommeil de plomb. Mais elle ne se plaint, pas en dormant et elle neporte plus les mains à sa tête, comme elle faisait à Paris. J’ai eusi peur avant-hier, hier et ce matin encore !… J’étaisaffolée. Il faut que je te raconte… Quand j’ai vu qu’elle souffraitde maux de tête, que son front était brûlant, qu’elle avait perdul’appétit… et surtout ces somnolences continuelles, tu sais… je mesuis décidée à aller chercher un docteur. Un bon médecin, habitué àsoigner les enfants. Il est venu avant-hier chez moi, a examinéattentivement la petite, n’a rien voulu prescrire, n’étant encoresûr de rien, mais m’a dit de le rappeler si des symptômes nouveauxse produisaient. « Je pense que ce ne sera pas sérieux,m’a-t-il dit ; mais si je craignais quelque chose, ce seraitune méningite. » Tu penses si j’ai été effrayée ! Uneméningite ! C’est tellement terrible, surtout à cetâge-là !… J’ai passé la nuit dans les transes. Hier, ellen’allait pas mieux ; elle tournait et retournait sa tête surl’oreiller, y posait désespérément ses petites mains. Je suissortie, j’ai couru chez le docteur qui m’a promis de venir le soir.Je rentrais chez moi bien anxieuse lorsque, avenue de l’Opéra, j’airencontré Marguerite – Marguerite, tu te souviens ? l’anciennefemme de chambre de Mme Montareuil. – Elle ne savait rien dece qui m’était arrivé, s’étonnait de me voir si modestement vêtueet la mine tellement désolée. Pendant qu’elle me parlait, unecrainte affreuse m’a saisie, une crainte que je n’avais jamaiséprouvée jusque-là, la crainte de la pauvreté. J’ai eu peur, toutd’un coup, une peur terrible, de n’avoir pas assez d’argent poursoigner mon enfant ; je l’ai vue arrachée de mes bras,emportée à l’hôpital… Oh ! je ne peux pas te dire ! Ilm’a semblé que j’allais me trouver mal… Je ne pouvais plus écouterMarguerite ; et je ne suis revenue à moi, pour ainsi dire, quelorsque je lui ai entendu prononcer ton nom. Elle disait qu’ellet’avait vu il y avait peu de temps, que tu étais riche… quesais-je ? Alors, j’ai pensé que tu voudrais bien m’aider àsauver l’enfant. J’ai demandé à Marguerite si elle avait tonadresse. Elle me l’a donnée… J’ai voulu, t’écrire, enrentrant ; puis, j’ai hésité. La petite paraissait ne plussouffrir. Le docteur, lorsqu’il est venu l’a trouvée plus calme etm’a dit de me tranquilliser. Mais, ce matin, elle a eu unecrise : une crise qui n’a pas duré bien longtemps, c’estvrai ; mais j’ai perdu la tête… je ne raisonnais plus. J’aipris le train pour Londres…

– Il y a longtemps, dis-je sanspeser mes paroles qui suivent le cours des idées qui roulent en moncerveau, il y a longtemps que tu aurais dû venir.

Charlotte me regarde avecétonnement.

– J’aurais dû !… Mais nesavais-tu pas, toi ?…

– Je savais, oui… mais commentaurais-je pu deviner tout ce qui s’est passé depuis ? Ilm’aurait été facile de me renseigner ? Je n’ai pas osé… Onm’en a dissuadé. J’ai pensé…

– Quoi ? demande Charlotted’une voix nerveuse. Quoi ? continue-t-elle, car je ne répondspas. Qu’as-tu pensé de moi ?

– Je ne veux pas te le dire, et jene veux pas mentir. Je suis un malheureux, voilà tout.

– J’espère, répond-elle au boutd’un instant et en changeant de ton, que je me suis alarmée à tortet que la petite va aller mieux ; mais si, par malheur… tuferas tout pour la sauver, n’est-ce pas ?

– Tout ce que je possède est àelle, dis-je, et à toi aussi.

Et je me mets à tisonner les charbonsparce que je crois sentir mes yeux se mouiller un peu.

– Écoute, dit Charlotte ; cen’est pas ta maîtresse qui est revenue à toi, mais la mère de tonenfant. Je ne te demande rien pour moi et je voudrais ne riendemander pour ma fille non plus ; mais… Voyons, Georges,regarde-moi. Pourquoi pleures-tu ?… Dis ?…

Elle se penche vers moi, m’attire àelle.

– Ah ! fou, fou ! Tu n’espas méchant et tu es si dur pour ceux qui t’aiment… et que tu aimesaussi, peut-être… Embrasse-moi… N’est-ce pas, elle est jolie, tafille ? As-tu vu comme elle te ressemble ? Dis-moi si tul’aimeras.

– Non ; tu serais jalouse…Mais tu ne m’as pas seulement appris son nom…

– J’avais d’abord songé à luidonner le tien, répond Charlotte en rougissant, à l’appelerGeorgette ; et puis, je n’ai plus voulu, je ne sais pourquoi…Elle se nomme Hélène.

Brusquement, je retire ma main queCharlotte tient dans les siennes ; et un grand frisson mesecoue.

– Qu’as-tu ? demande-t-elle,attristée ; et se méprenant, naturellement, sur la cause demon émotion, Qu’as-tu ? Oui, j’aurais mieux fait de suivre mapremière idée, et de l’appeler Georgette. Mais, Hélène, c’est unjoli nom aussi. Tu ne trouves pas ? Tu m’enveux ?

– Non ; pas du tout… Mais tudois être très fatiguée, Charlotte. Il va être une heure dumatin ; tu ferais bien d’aller te coucher et d’essayer dedormir. Moi, je reste ici ; si j’entends l’enfant se plaindre,j’irai te prévenir. Va, sois raisonnable, je vais rouler unfauteuil devant le feu… il faut l’entretenir, car la nuit estfroide.

– Demain matin, tu enverraschercher un médecin ?

– Oui, certainement. Demain matinou plutôt ce matin, car nous sommes à dimanche depuis cinquanteminutes.

– Et c’est lundi Noël, ditCharlotte en soupirant. Mon Dieu ! pourvu que mes craintesaient été folles ! Bonsoir…

Elle se retire, ferme doucement laporte ; et je reste seul, regardant mes pensées, à mesurequ’elles passent, se réfléchir en formes fugitives dans lescharbons ardents du foyer… Ma fille s’appelle Hélène… Ah !qu’elle est amère, cette perpétuelle ironie deschoses !…

Je descends à la salle à manger, aurez-de-chaussée. Je remonte avec une bouteille d’alcool et je mefais des grogs très forts, toute la nuit. Vers six heures, jem’endors…

C’est Charlotte qui m’a réveillé, à neufheures. Et, tout aussitôt, j’ai envoyé Annie chercher un médecinqui lui a promis de venir sans tarder. Onze heures sonnent, et iln’est pas encore arrivé. Mais on frappe ; ce doit être lui.Non, c’est un télégraphiste qui apporte une dépêche. Un télégrammeenvoyé par Roger-la-Honte qui m’apprend qu’il ne sera de retour quevers le milieu de la semaine… Mais quand viendra-t-il donc, cemédecin ?

Charlotte m’appelle auprès de la petitemalade qui vient de sortir d’un de ces lourds sommeils siinquiétants pour sa mère. Comme elle est pâle ! Ses yeux mesemblent avoir perdu l’éclat qu’ils avaient hier soir ; ilssont ternis, éteints sous les larmes, lassés de douleur, s’ouvrantlargement, pourtant, ainsi que pour une supplication pleined’angoisses. La jolie petite bouche laisse passer des plaintesmonotones et navrantes.

– Maman, bobo… Maman…bobo…

Charlotte la prend dans ses bras, essayede la consoler, la caresse.

– Le plus terrible, me dit-elle,c’est qu’elle refuse toute nourriture, je ne peux presque rien luifaire prendre. Et si tu l’avais vue il y a quatre ou cinq joursseulement ! Elle était si gaie, si amusante !…

Mais l’enfant dégage ses mains d’ungeste désespéré, appuie ses doigts crispés à son front et sesmembres se convulsent et sa face blêmit affreusement ; ellegémit d’une façon lamentable…

– Monsieur, vient dire Annie, ledocteur est en bas.

– Qu’il monte,vite !

Il est monté, a assisté aux convulsionsqui ont saisi l’enfant et l’a examinée avec soin dès que laprostration a succédé à la crise.

Il est dans le salon, maintenant, seulavec moi, rédigeant son ordonnance.

– Il faut couper les cheveux,appliquer un vésicatoire sur la nuque, poser de la glace sur lefront…

– Est-ce laméningite ?

– Oui, certainement, c’est laméningite.

– Y a-t-il del’espoir ?

– Très peu, répond le docteur enhochant la tête. Je ne veux pas vous donner de fausses espérances.À l’âge qu’a votre enfant, cette maladie est presque toujoursfatale ; la mort survient rapidement au milieu d’uneconvulsion. Oui, à moins d’un miracle…

– Dites-moi franchement,docteur : votre science est-elle capable d’effectuer cemiracle ?

– Non, en vérité. Au moins,personnellement, je dois vous répondre : non… Mais j’ai desconfrères, de grands confrères, dont l’expérience, ou la réputationsi vous voulez, dépasse la mienne de cent coudées ; peut-êtrevous tiendraient-ils un langage autre que le mien. Essayez-en… Ledocteur Scoundrel par exemple. C’est la plus hauteautorité…

– Et, dis-je en hésitant – car unepensée fâcheuse se présente à moi comme je pose sur la table leprix de la visite – savez-vous quelle somme le docteur Scoundrelexigerait pour venir…

– Oh ! répond le médecin ensouriant, il ne se dérange jamais à moins de cinquante livrespayées comptant. C’est une célébrité, voyez-vous…

– Cinquante livressterling ?

– Oui ; et aujourd’hui,dimanche, veille de Noël, il en demanderait peut-être soixante…quatre-vingts… cent.

Le docteur sort et Charlotte,immédiatement, entre dans le salon.

– Eh ! bien ?demande-t-elle d’une voix qui trahit son anxiété. Qu’a-t-ildit ? Est-ce la méningite ?

– Il ne sait pas ; n’est passûr… C’est très difficile de se faire une certitude. Il m’aconseillé de consulter un de ses confrères, un spécialisterenommé…

– Il faut l’envoyer chercher toutde suite, dit Charlotte.

– Oui, mais…

– Mais quoi ? Dis !Quoi ?

– Ce spécialiste veut être payéd’avance… une grosse somme ; et je n’ai pasd’argent.

– Tu n’as pas d’argent !s’écrie Charlotte.

– Non, je n’en ai pas ici. Tout ceque je possède est à la banque et je n’ai pas vingt livres à lamaison. Les banques sont fermées aujourd’hui, demain etaprès-demain. Il faut trouver un moyen… Tenez, dis-je à Annie quientre, allez chercher ces médicaments et de la glace ; et, enmême temps, tâchez de me faire escompter ces chèques par lescommerçants dont les boutiques sont restées ouvertes.

Et je lui remets quatre chèques devingt-cinq livres que j’ai signés à la hâte.

– C’est singulier, dit Charlotte,que tu n’aies pas d’argent chez toi.

– Je fais comme tout lemonde ; c’est l’habitude, ici. On a très peur des voleurs, àLondres.

Charlotte sourit d’un souriretriste.

– Crois-tu qu’Annie réussira àavoir de l’argent ?

– Je l’espère.

J’ai tort. Elle rentre, une demi-heureaprès, sans avoir pu trouver personne disposé à escompter mespapiers. Les commerçants disent qu’ils ne peuvent pas, pour lemoment ; ah ! si c’était après les fêtes, ils nedemanderaient pas mieux. Annie a les larmes aux yeux ; quant àCharlotte, elle se laisse tomber sur une chaise et éclate ensanglots.

– Mon Dieu ! dit-elle, c’estaffreux ! Tout est contre moi… Ce médecin l’aurait peut-êtresauvée !…

– Ne te désole pas, lui dis-je enprenant mon manteau et mon chapeau. Je vais sortir ; je saisoù trouver l’argent nécessaire… Occupe-toi de faire ce qu’a ordonnéle docteur. Peut-être ce vésicatoire suffira-t-il… Mais ne tetourmente pas, surtout. Il est une heure et demie ; jereviendrai le plus tôt possible et pas sans l’argent, je tepromets. Ce ne sera pas difficile.

Ah ! si, c’est difficile. Trèsdifficile. Les gens que je vais voir sont absents ; ou bien,pleins de bonne volonté, ils se trouvent dans le même cas que moiet ne peuvent m’offrir que des sommes dérisoires. Et voilà troisheures que je suis en route !… Qui pourra m’avancer la sommedont j’ai besoin ?… Broussaille. Je me fais conduire àKensington. Pourvu qu’elle soit chez elle !

Elle y est. Rapidement, je la mets aucourant des choses.

– Si ton frère était revenu hiersoir ou ce matin comme je l’espérais, dis-je, je ne serais pasaussi embarrassé. Mais je ne sais où donner de la tête.

– Ah ! quel malheur !s’écrie Broussaille. Si j’avais pu savoir !… Hier matin, j’aiporté soixante livres à la banque… Et tu as une enfant ! Jevoudrais bien la voir. Elle doit être belle comme tout ; etdire qu’elle est si malade !… Tiens, voilà tout ce que j’aiici : quatorze livres ; quatorze livres et cinqshillings. Prends les quatorze livres…

– Merci, dis-je ; mais cela nepeut me servir à rien.

– Eh ! bien, veux-tum’attendre ? demande-t-elle. Je vais aller voir quelqu’un dequi j’aurai certainement cinquante livres, même cent. Cinq minutespour m’habiller, je pars, et je reviendrai dans trois quartsd’heure. Je vais te faire donner à manger pendant ce temps-là,puisque tu n’as pas déjeuné.

Elle sort, et je l’attends, sans pouvoirpresque toucher, tellement je suis énervé, aux plats que laservante m’apporte. Je l’attends pendant une heure…

Mais la voici. Elle entre, les yeuxrouges d’avoir pleuré, son mouchoir à la main.

– Oh ! je suis désolée,désolée ! Mon ami venait de partir de chez lui quand j’y suisarrivée. Quelle déveine !… Mais si tu pouvais patienterjusqu’à ce soir ? Il va tous les jours à son club, à dixheures précises ; je l’y ferais demander et il me donneraitcent livres, sûrement. Veux-tu ?

– Non, je ne peux pasattendre ; et puis, il me vient une idée. Seulement, il fautque je me dépêche. Je te remercie tout de même, Broussaille. Aurevoir.

Sitôt dans la rue, je prends un cab etje donne au cocher l’adresse du bureau de Paternoster. Je me suissouvenu, subitement, que cet honnête homme a l’habitude d’êtreprésent à son office, tous les dimanches et jours de fête, de cinqheures à six ; ses clients, en effet, observent peu leschômages indiqués par les almanachs et il peut espérer conclure unbon marché aussi bien le jour de Pâques que celui de la Trinité. Ilest six heures moins un quart et j’espère arriver à temps dans laCité. Le cab roule rapidement… Six heures moins deux àSaint-Paul’s… Mais, au coin de Queen Victoria Street et de lapetite rue où trafique l’ancien notaire, le cheval glisse sur lepavé, s’abat. Pas une minute à perdre. Je descends du cab, je payele cocher et je m’engage dans la petite rue. Trop tard ! Toutau bout, là-bas, j’aperçois Paternoster qui s’en va et je le voisdisparaître au tournant de Cheapside. Je marche sur ses traces àgrandes enjambées.

Plus si vite, à présent. On dirait quej’ai peur de l’aborder. Oui, j’en ai peur.

S’il me refusait ce que je veux luidemander, par hasard ? S’il ne voulait rien entendre ?…Il a bien refusé une poignée de pièces d’or, dernièrement, à uncamarade qui lui en avait fait gagner des sacs… Il n’a pas de cœur,d’abord, ce vieux-là. N’a-t-il pas une fille, lui aussi ?qu’il a abandonnée, à ce qu’on m’a dit, pour conclure ce secondmariage qui a abouti à un divorce… Il n’aime que l’argent. C’estune sale crapule… Et s’il ne voulait pas m’avancer la somme dontj’ai besoin… Ah ! bon Dieu !… Mais, pourtant, si je nel’obtiens pas de lui, cet argent, d’où l’obtiendrai-je ? Et ilme le faut, il me le faut ! J’ai promis de le rapporter ;et la petite mourra, sans ça… Peut-être que le charlatan qui sefait payer si cher ne pourra rien contre le mal ; maispeut-être qu’il la sauvera, ma fille… Je ne veux pas qu’elle meure,cette enfant ! Pour Charlotte et pour moi, il faut qu’ellevive. Je sens que ce sera encore plus terrible, si elle meurt…Ah ! je ne pense pas à revenir au bien, comme ils disent. Lebien, le mal – qu’est-ce que c’est ? – Mais, mais… Voyons,Paternoster n’osera pas me refuser ; il sait que j’ai del’argent à la banque ; il sait…

Il se retourne et, un instant, je croisqu’il me reconnaît. Non, il ne m’a pas vu. Mais moi, j’ai aperçu safigure, sa face dure et rusée d’impitoyable.

Sans savoir pourquoi, je ralentis lepas, je laisse augmenter la distance qui nous sépare… C’estcurieux, ce n’est plus la même idée qui me meut, maintenant. Je nepourrais dire ni ce que j’espère ni ce que je veux faire ;mais sûrement, je ne veux pas aborder Paternoster pour lui demanderun service. Non, je ne le pourrais pas. C’est une force que je neconnais point, à présent, qui me pousse sur ses pas. Je le suis deloin, le guette comme le fauve doit épier sa proie, sans avoirl’air d’attacher d’importance à mon acte. Je m’intéresse à ce quise passe autour de moi ; aux rues, pleines de foules joyeuses,se hâtant, car il fait froid, et se bombardant de « MerryChristmas » ; aux voitures de gui et de houx, auxvendeurs des numéros spéciaux de journaux illustrés ; auxenluminures des cartes symboliques ; aux festons de dindes,aux guirlandes d’oies, aux pyramides de puddings, aux montagnesd’oranges… Ludgate Hill, Fleet Street, Strand, « MerryChristmas »…

Je viens de traverser la Tamise et, surles traces de Paternoster qui tient à la main son éternel sac, jedescends Waterloo Road. Brusquement, il tourne à droite etdisparaît derrière la porte d’une maison. J’ai à peine eu le tempsde l’y voir entrer… Que faire, maintenant ? Oh ! c’estbien simple. Je vais me présenter dans cette maison tout à l’heure,demander à parler au vieux gentleman ; et, devant la jeunefemme qui est sa maîtresse et qui le prend pour un brave homme, iln’osera pas refuser ; non, il ne pourra point faireautrement…

Il est onze heures ; et je suistoujours à la même place, au coin de la rue et de Waterloo Road, àl’endroit d’où j’ai vu Paternoster entrer dans la maison dont ilsort justement à présent. Je m’en suis approché dix fois de cettemaison, pendant ces longues heures d’attente fiévreuse et presqueinconsciente, et je n’ai pu me résoudre à frapper à la porte. C’aété plus fort que moi ; je n’ai pas pu…

Je fais quelques pas en descendant, afinde n’être pas remarqué ; et, dès que Paternoster s’est engagésur la route, dans la direction du pont, je me retourne et je lesuis.

Il marche rapidement ; les passantssont rares ; le froid a augmenté tout d’un coup, un ventépouvantable s’est élevé, précurseur d’une tempête de neige… Quevais-je faire ? Oh ! je le sais, en ce moment ; maisje le sais seulement maintenant. L’idée nette de l’acte à accomplirse découvre à moi, se précise à l’instant même où le souvenir derésolutions prises autrefois se présente à mon esprit : ne pastuer, ne jamais me livrer à des violences contre les personnes…Tuer ! Je ne veux pas tuer ; je n’ai pas d’arme, d’abord.Violence… oui. Il me le faut, le sac que portePaternoster.

Les trois policemen préposés à la gardede Waterloo Bridge se sont repliés à l’entrée de la route, derrièrele petit mur, jugeant sans doute impossible de rester à leur poste.Le pont, noir, sinistre, chemin tragique qui semble se perdre dansles ténèbres compactes, est balayé par des rafales hurlantes quifont cligner et paraissent vouloir éteindre les lueurs pâles desbecs de gaz. Je passe devant les policemen…

Je n’aperçois plus, à présent, que lasilhouette de Paternoster, là-bas. Il se hâte, une main assurantson chapeau, l’autre serrant contre lui le petit sac. Le vent, quime frappe la face, le bruit assourdissant des flots sous nos pieds,ne lui permettront pas de m’entendre… Je cours. Je l’atteins. D’uncoup terrible, je l’envoie rouler sous l’un des bancs de pierreencastrés dans le parapet. le sac lui échappe, tombe sur letrottoir. Je le ramasse et je m’élance en avant. Dieu ! qu’ilest large, ce fleuve !

Attention ! Il ne faut plus courir…Quelqu’un qui vient… Un vagabond, écumeur du Pont des Soupirs, quia vu mon sac et arrive sur moi, tête baissée. D’un coup de pied, jelui relève la figure. Tant pis pour lui ! Si les loups semettent à se manger entre eux… Devant Somerset House, je saute dansun cab.

– Enfin ! te voilà, s’écrieCharlotte. J’ai cru que tu ne reviendrais jamais. C’estaffreux ! La petite a eu deux crises horribles… As-tul’argent, au moins ?

– Je l’espère, dis-je.

Je pose le sac sur une table et jesaisis le tisonnier. Je n’ai pas besoin de me gêner devant Annie,qui m’a suivi au premier étage ; et quant à Charlotte… Je faissauter la serrure. Des rouleaux d’or, une liasse de bank-notes.Cinq cents livres, six cents peut-être.

– Good job ! s’écrieAnnie chez qui triomphent les magnifiques instincts de pirateriequi caractérisent sa race. Bonne affaire !

– Tenez, vieille femme, voicicinquante livres ; prenez un cab, allez chez le docteurScoundrel, dans Harley Street, donnez-lui ça d’avance et ramenez-lecoûte que coûte. Dites, lui qu’il aura cent livres, deux cents,cinq cents, tout ce qu’il voudra…

Annie a descendu l’escalier quatre àquatre, et j’entends déjà s’éloigner la voiture qui l’emmène. Jemets les billets de banque dans ma poche et je vais déposer lesrouleaux d’or au fond d’un tiroir. En me retournant, je voisCharlotte, très pâle, appuyée à un meuble, qui fixe sur moi desyeux égarés.

– Qu’as-tu fait, Georges ? medemande-t-elle d’une voix qui semble avoir peurd’elle-même.

Je hausse les épaules.

– Il fallait de l’argent, n’est-cepas ?

Je m’assieds devant la cheminée et jejette au feu, un à un, quelques papiers et des carnets qui sontrestés au fond du sac ; rien d’intéressant ; et autant nepoint garder des objets qui pourraient me compromettre… quoique…Ah ! il est bien certain que Paternoster est sur ses jambesdepuis longtemps… chez lui, sans doute, en train de se fairefrictionner les côtes. Il aura eu plus de peur que de mal, le vieuxscélérat… Je regarde les flammes mordre les papiers et les consumerlentement.

Mais Charlotte vient me jeter ses brasautour du cou.

– Pardonne-moi, me dit-elle pendantque de grosses larmes roulent sur ses joues. Comment puis-je tefaire des reproches, à toi qui viens de risquer ta liberté,peut-être plus, pour sauver ton enfant… Mais je suis tellementtourmentée, tellement énervée, vois-tu !… Je n’ai plus la têteà moi. J’ai des pressentiments si noirs !…

– Tu as tort, dis-je enl’embrassant. J’espère que le médecin qui va venir pourra terassurer.

– Elle est si mal, si mal !Elle est assoupie, pour le moment ; mais si tu avais vu cescrises… Viens la voir.

Ah ! c’est effrayant… Mais ce n’estplus là l’enfant que j’ai vue hier soir, que j’ai vue ce matinencore ! On dirait qu’on a mis un masque, un masque devieillard, sur cette petite figure ; il y a des rides, surcette face de bébé dont on a coupé les boucles blondes, fines commedes flocons de soie ; et un cercle noir cave lesyeux.

– Est-elle changée ! murmureCharlotte en sanglotant. Crois-tu ?… Et elle ne pouvaitpresque plus parler… Comme elle a grandi ! Regarde. Oncroirait qu’elle a trois ans…

Annie entre dans la chambre.

– Monsieur, dit-elle, le docteurvient tout de suite ; il veut avoir cent livres.

Il les aura. Puisse-t-il faire quelquechose, mon Dieu !… Minuit. Les cloches, de tous les côtés, semettent à sonner joyeusement.

– Noël ! dit Charlotte en selaissant tomber sur une chaise. Seigneur ! Seigneur ! queje souffre ! Oh ! c’est affreux…

Oui, Noël, sainte journée. Jour de paixet de bonne volonté…

Le docteur monte l’escalier. Je vais luiouvrir la porte du salon. Une face blafarde, chauve, glabre ;une tête de veau au blanc d’Espagne.

– Monsieur, me dit-il, j’ai prévenuvotre servante, qui est venue me chercher, que je demandais centlivres. Aujourd’hui, Noël, vous comprenez… Elle m’a remis cinquantelivres ; et, avant toute autre chose…

– En voici cinquanteautres.

– Merci, Monsieur, dit le docteurScoundrel avec un sourire livide, et en plaçant les billets dans unportefeuille qu’il glisse dans une poche de sa redingote. Par ici,n’est-ce pas ?

La petite fille se réveille, comme ilentre. Et j’ai une vision de cellule de condamné à mort, au momentoù y pénètre le fonctionnaire qui vient annoncer le rejet durecours en grâce…

Je viens de suivre le docteur dans lesalon.

– Il n’y a plus d’espoir, medit-il. Cette enfant est épuisée, à bout de forces. Il y a déjàparalysie de la langue et d’un œil. À la première convulsion, ellevous quittera. Je vous souhaite de pouvoir trouver, en ce saintjour qui commence, au souvenir de ce que Dieu…

Je l’interromps.

– Si je vous avais fait appelerhier, avant-hier, auriez-vous pu sauver ma fille ?

– Pas plus qu’aujourd’hui. À un âgeaussi tendre… Au moment de la conception, les parents devaientavoir de vives contrariétés, de grands chagrins… Non, dès le début,tout était vain.

– Vraiment ?

– Sur l’honneur, Monsieur !dit-il en frappant de la main la poche qui contient le portefeuilleoù il a serré mes bank-notes.

Je le reconduis jusqu’à la porte. Etquand je rentre dans la chambre, je vois qu’il est inutile deparler.

Des convulsions terribles ont saisi lapetite martyre ; les membres se crispent, veulent seretourner, on dirait, par des efforts désespérés ; et la peaubleuit comme si les extrémités, déjà, commençaient à se glacer.Elle essaye de se lever, de se frapper la tête contre quelquechose, sa tête blême dont un œil seul, vitreux, est grand ouvert,et dont la bouche devenue muette ne laisse plus échapper que desplaintes inarticulées, des râles qu’arrache une douleur sans nom…Ha ! Horrible, cette agonie d’enfant…

Mais les plaintes s’affaiblissent,s’éteignent. Le petit corps gît lourdement, semble peser de plus enplus sur le lit – et c’est comme si quelque chose s’en allait peu àpeu, voguait, toujours plus loin, vers des océans cruels, sur degrandes vagues de solitude…

Charlotte, agenouillée devant le lit, serelève tout à coup, les yeux hagards, et recule jusqu’aumur.

– Elle est morte !crie-t-elle.

Et debout, après ce grand cri, ellecontemple sans un mot, sans une larme, cette enfant que sonétreinte ne réchauffera plus… Elle reprend :

– Tu vois ! Tu vois !…Elle est morte !

Puis, elle se précipite vers le petitcadavre, essaye de lui rendre, dans un embrassement suprême, lesouffle envolé pour jamais.

Et un grand silence, troublé seulementpar les sanglots d’Annie agenouillée dans un coin, règne dans cettechambre où vient de s’accomplir l’irréparable.

Chapitre 21ON N’ÉCHAPPE PAS À SON DESTIN

 – Oui, je suis àLondres depuis une douzaine de jours. J’ai quitté Paris au reçu dela dépêche qui m’annonçait le malheureux événement et vouscomprenez que je n’aie pu trouver, depuis, une minute pour vousvenir voir. Il a été enterré hier.

C’est l’abbé Lamargelle qui parle ;et je l’écoute en m’efforçant de dissimuler, derrière l’expressionmimée de ma stupéfaction, les sentiments qui m’agitent.

– Il a été enterréhier !

– Hier ; les formalités àremplir, l’enquête du coroner… Mais vous ne lisez donc pasles journaux ?

– Très rarement.

– C’est dommage. Vous y auriez vucomment on l’a trouvé sur Waterloo Bridge, la nuit de Noël, cepauvre Har… Mais vous ne le connaissiez que sous le nom dePaternoster ?

– Seulement.

– Moi, j’étais lié avec lui depuisdes années… Oui, la police l’a découvert sur le pont, un peu aprèsonze heures, Il avait été attaqué par un bandit qui n’avait pas eule temps, sans doute, de le jeter dans cette Tamise qui charrietant de cadavres. Il était évanoui, avec une large blessure aufront ; l’assassin avait dû lui frapper la tête sur la pierredu parapet. On l’a transporté chez lui, où il a repris connaissanceet m’a fait envoyer un télégramme. Je l’ai trouvé bien bas lorsqueje suis, arrivé, le lendemain ; il a eu la force, pourtant, defaire son testament et de me communiquer ses dernièresvolontés ; il a aussi refusé de reconnaître comme sonagresseur un voyou que la police lui a présenté et qu’on avaitarrêté sur le pont, la figure en sang. C’était le coupable,certainement ; mais je suis heureux que la corde lui ait étéépargnée… Puis, le délire a saisi Paternoster et son agonie a duréprés de trois jours. L’enquête n’a rien révélé, naturellement, etle jury a rendu un verdict ouvert…

– Avait-il de l’argent surlui ? demandé-je pour dire quelque chose ; a-t-il étévolé ?

– Bien entendu, dit l’abbé, il aété volé ; de cinq cents livres, environ. Cette sommevaut-elle la vie d’un homme ? Je ne sais pas. Il faudraitdemander ça aux pasteurs des peuples, qui s’y connaissent…Ah ! quelles canailles que les canailles ! Mais qui lesfait ? Et puis, canailles… Est-ce que la bourgeoisie, pourarriver au pouvoir et s’y maintenir, a mis en œuvre d’autresprocédés que ceux qu’emploient les malfaiteurs ? EtÉglise ? Assassinat et vol, vol et assassinat. L’homme qui atué Paternoster…

– Il ne cherchait peut-être pas àle tuer dis-je.

– C’est bien possible, répondl’abbé ; en tous cas, il ne prêchait certainement point cerespect de la vie humaine que les exploiteurs d’existences prennentpour texte de leurs sermons. Un peu plus de brutalité, un peu moinsd’hypocrisie, il vaut ses contemporains, et ils le valent. Noussommes tous bons à mettre dans le même panier, aujourd’hui, – lepanier qu’on capitonne avec de la sciure de bois. – Quelmonde ! Ah ! les enfants qui meurent au berceau sont bienheureux…

– Non ! dis-je, ils ne sontpas heureux. Ils sont nés pour vivre ; et pourquoimeurent-ils ! Parce que la misère a tari le lait dans lesmamelles de leurs mères, parce que les tourments moraux de leurspères ont pénétré leur chair d’un germe meurtrier. Heureux !Mais ils souffrent autant, pour quitter la vie, que les hommes dontils n’ont point la force, que les gens qui succombent à la veilledu succès, au moment où leurs rêves vont se réaliser. Ce sont lesseuls êtres à plaindre, les enfants qui meurent au berceau, car cesont les seules victimes humaines qui ne puissent pas se défendre,lutter contre le bourreau qui les torture. Heureux ? De ne pasconnaître les affreuses conditions d’existence que nous sommesassez vils pour accepter ? Est-ce cela ? Il faut croire,alors, que nous en sommes bien honteux, de la vie que nousmenons ; et que nous sommes bien lâches, pour ne pas nous enfaire une autre ! Mais quel est, l’animal, quelle est la bêtefarouche qui se réjouira de la mort de son petit, sous prétexte queles proies sont rares et que la chasse est pénible ? Et ellene serait ni difficile ni longue, pourtant, la battue à opérer danscette forêt de Bondy où font ripaille les hyènes du capital !Et il y aurait du pain et du bonheur pour tous, si l’onvoulait !…

– Oui, dit l’abbé ; vous avezraison. Si l’on voulait ! Mais… Ah ! quelleservilité ! Qui donc écrira l’« Histoire de l’esclavagedepuis sa suppression » ?… Je crois qu’on a dit quelquepart que l’homme avait été tiré du limon ; il n’a point oubliéson origine…

– Si, il l’a oubliée, pour sonmalheur, du jour où il s’est cru une âme et a désappris qu’il avaitdes instincts.

– Consensus omnium, ricanel’abbé. Cet acquiescement général ne devait-il point être leprélude de la concorde universelle ?… « Paix sur laterre, bonne volonté parmi les hommes. » Je pensais à cela,aussi, ce matin de Noël où je me suis mis en route à l’appel dePaternoster.

– Le sort de Paternoster ne m’émeutpas énormément, dis-je – car cette conversation m’énerve etj’enverrais volontiers l’abbé à tous les diables. – S’il mérited’être mis au rang des saints et des martyrs, demandez sacanonisation.

– Je m’en garderai bien, ditl’abbé ; il aurait ses fidèles avant huit jours, car voussavez qu’on demande à croire, aujourd’hui, et que c’est d’un grandbesoin de foi que souffre notre époque… Mais si ce n’était pas unsaint, c’était un homme, ce qui est encore plus rare. Vous vous enseriez aperçu avant peu, car il avait des desseins sur vous ;vous lui inspiriez une grande sympathie…

– Cela m’est complètementindifférent.

– Ce qui n’empêche pas le faitd’avoir existé… Il avait des projets qui n’étaient pas sansgrandeur, et son assassin…

– Son assassin a bien fait !Oui, même s’il a tué de parti-pris, même s’il a prémédité soncrime. Pourquoi aurait-il pris souci de l’existence de sessemblables, qui n’ont jamais mis d’autre trait d’union entre eux etlui que le sabre du gendarme ? Dans un monde de serfs et debrutes hypocrites, il a agi en franc sauvage. Le coup de couteau dumeurtrier répond aux déclamations des Tartufes de la fraternité quimènent l’humanité à l’abattoir à coups de discipline.

– Il vaudrait mieux que la répliquefût plus générale et moins sanguinaire, dit l’abbé. Mais puisquel’argent est le seul lien qui attache les hommes les uns auxautres ; puisque c’est chacun pour soi et Dieu pour tous…Naturellement, Dieu pour tous ! Sans Dieu, ce ne serait paschacun pour soi… La bassesse est obligatoire, et le malheur aussi.En haut et en bas, partout. Certes, comme je le disais tout àl’heure, nous nous valons tous ; et notre misère est égale. Etnous, même, nous qui faisons état de mépriser toute règle et decracher au nez de l’imbécile Société qui nous refuse le bonheur,nous sommes aussi malheureux, au fond, que les forçats courbés sousson joug…

Oui, autant. C’est à se demander si nousn’avons pas, tous, perdu le sentiment du temps où nousvivons ! On agit en dehors de soi, sans la compréhension desactes qu’on accomplit, sans la conception de leurs résultats ;le fait n’a plus aucun lien avec l’idée ; on gesticulemachinalement sous l’impulsion de la névrose. On semble existerhors de la vie réelle, hors du rêve même – dans le cauchemar. – Jesonge à cet homme que j’ai assailli, sur le pont ; à cetteenfant qui est morte, avec une telle douleur, dans la chambre, là,à côté ; je songe à la longue semaine que je viens de passeravec cette femme désespérée, qui ne veut pas qu’on la console, quim’aime, et que je ne peux pas aimer. Oh ! je voudrais l’aimer,pourtant ! L’aimer assez pour ne plus voir qu’elle, ne plusrêver qu’elle, pour oublier toutes les choses dont je ne veux pasme souvenir, toutes les images qui me harcèlent – l’aimer assezpour que je puisse être heureux de son bonheur et qu’elle puisseêtre heureuse du mien…

Et, longtemps après que l’abbé m’aquitté, je reste seul avec les pensées désolées et confuses quitremblotent devant mes yeux lassés.

Mais Charlotte, qui est entrée sans quej’aie pu l’entendre, vient poser sa main sur mon épaule.

– Qu’as-tu ? demande-t-elle.Que t’a dit ce prêtre ?

– Rien.

– Comme tu me réponds !… Il ya si longtemps que tu es seul ici, tu as l’air tellementabsorbé !…

– Non, il ne m’a rien ditd’intéressant. D’ailleurs, tu le connais et tu sais qu’à part sesanecdotes et ses plaisanteries de pince-sans-rire…

– Il m’a toujours sembléextraordinaire. C’est un être étrange ; il n’est pasantipathique, mais il fait peur ; et il y a en lui, sûrement,autre chose que ce qu’il laisse paraître. Que fais-tu aveclui ?

– Pas grand’chose. Descambriolages, de temps en temps.

– Mon Dieu ! s’écrieCharlotte. Est-ce possible !

– Tout est possible. Il estsingulier que tu ne t’en sois pas encore aperçue. Les épreuves parlesquelles tu as passé auraient dû t’ouvrir les yeux ; mais turaisonnes toujours, hélas ! ainsi que tu le faisais,autrefois.

Je lève la tête pour regarder Charlotte,en terminant ma phrase, et je rencontre ses yeux fixés sur moi, sesyeux brillant d’un feu intense, éclatant d’une expression d’énergieardente que je ne leur connais pas. Elle est très pâle et seslèvres frémissent, comme épouvantées des paroles qu’elles ont àlaisser passer ?

– Tu te trompes, Georges, jeraisonne autrement aujourd’hui. Ou, plutôt, je n’ai jamais eu lespensées que tu m’as supposées. Tu ne m’as pas comprise. Certes,j’ai été et je suis encore effrayée et révoltée du genred’existence que tu t’es décidé à choisir ; mais la vie qu’onmène ailleurs ne me répugne pas moins et, au fond, m’épouvanteautant. Je n’ai jamais fait de différence entre les infamies que laloi autorise et celles qu’elle interdit ; le crime, pour êtrelégal ne cesse point d’être le crime, et je savais que si l’onn’est pas un criminel, aujourd’hui, on est un esclave. Et, depuisque je vis seule, pendant ces mois où j’ai subsisté à la sueur demon front, j’ai vu à quelle guerre intestine, sournoise et sansquartier, se livrent ces esclaves ; j’ai vu dans quellehorrible confusion, intellectuelle et morale, ils dévorent lemorceau de pain qu’ils s’arrachent. Non, la vie ne vaut pas lapeine d’être vécue, ni en bas ni en haut, s’il n’existe rien quipuisse en dissimuler les horreurs, en adoucir l’amertume. Voilà ceque je pensais, l’autre jour, après l’enterrement de notre enfant,lorsque j’ai voulu partir et que tu m’as retenue ; voilà ceque je pensais lorsque mon père m’a chassée de chez lui ; ceque je pensais aussi, le même jour, une heure avant, lorsque tu medemandais de te suivre…

Elle s’arrête, vaincue par l’émotion.Mais comme j’ouvre la bouche pour parler, elle me fait signe de metaire et reprend d’une voix véhémente :

– Sais-tu pourquoi j’ai refusé departir avec toi, ce jour-là ? Te l’es-tu jamais demandé,seulement ? J’avais peur, c’est vrai ; mais je ne suispas une lâche, et je t’aurais suivi – je t’aurais suivi si tum’avais aimée… Non, ne dis rien ! Je savais que tu ne m’aimaispas, que tu ne m’aimais pas comme je l’aurais voulu,toujours ! Tu ne croyais même pas à mon amour… Tu m’as dit… –Oh ! tu m’as dit et je m’en souviens comme si tes parolesvibraient encore dans l’air, et c’est navrant, navrant… – tu m’asdit que je m’étais donnée à toi par pitié ! Mais dans quelsromans as-tu donc appris la vie, toi qui prétends laconnaître ? Comment as-tu pu croire qu’une femme saine,intelligente, et qui n’est pas vénale, puisse se livrer à un hommequ’elle n’aime pas ?… Vous lui faites jouer un bien grandrôle, à la pitié, vous qui n’en avez pour personne !… Jem’étais donnée à toi parce que je t’aimais, voilà tout… Ah !je ne le sais, pas, pourquoi je t’aimais… et je t’aurais suiviparce que je t’aimais, sans songer à discuter tes projets et sansrien exiger de toi, si j’avais senti chez toi, pour moi, la moitiéde l’amour dont mon cœur était plein. Tu aurais deviné ce quej’éprouvais, ce jour-là, si tu m’avais aimée ; ce que jen’osais pas te dire… Mais j’ose, à présent. Oui, je veux êtreaimée ; charnellement, bestialement, si ton amour n’est quel’amour d’une bête, mais complètement ; oui, j’ai besoind’être aimée ; oui, j’en ai soif, j’en meurs d’envie. Et jepréfère mourir tout à fait et tout de suite, tu m’entends ?que de mener une existence dont la seule joie, la seule, ne m’estpas accordée. Oui, je préfère ça…

Elle s’interrompt un instant etcontinue.

– Pourquoi m’as-tu dit de rester,la semaine dernière, quand je voulais m’en aller ? Pourquoi,puisque tu ne m’aimes pas ? Penses-tu que je n’aie point euassez de souffrances, déjà, et veux-tu m’en infligerd’autres ? Ne sais-tu pas que c’est intolérable, ce quej’endure ? que c’est affreux et insultant, cette affectiondérisoire que tu te fais violence pour me témoigner ?… Etpourquoi ne m’aimes-tu pas, d’abord ? s’écrie-t-elle. Nesuis-je pas belle ? Mais tu connais toutes les femmes qu’onappelle des beautés, à Paris ; et je les ai vues aussi ;je n’ai rien à leur envier. Est-ce parce que je suis pauvre ?Mais pour qui le suis-je devenue ? Et tu n’aspires pas, jepense, à la main d’une héritière. Est-ce parce que je suishonnête ? Mais je cesserai de l’être, si tu veux ; il n’ya pas de crainte que je ne sois prête à vaincre, je surmonteraitous les dégoûts. Oui, s’il faut être une prostituée pour êtreaimée d’un voleur…

– Tais-toi, tais-toi ! luidis-je en lui fermant la bouche. Non, je ne t’ai pas aimée comme jel’aurais dû, Charlotte, mais je n’ai jamais aimé que toi ; etje t’aimerai tant, maintenant, que tu me pardonneras tout le malque je t’ai fait.

– Ah ! dit-elle, si tum’aimes, est-ce que je me rappellerai que j’aisouffert ?

Nous sommes partis, le soir même, pourle midi de la France. Nous y avons passé trois mois ; troismois de bonheur que je ne décrirai pas, certes, en ce récit oùfrémit la douleur d’être, où fredonne la bêtise de l’existence. Ilsfurent comme une oasis dans un désert labouré par le simoun ;et je souhaite, lorsque je serai couché pour mourir, que ce soitleur souvenir seul qui passe devant mes yeux avant que l’ange desténèbres abaisse leurs paupières d’un coup d’aile.

Nous avons vécu isolés, l’un à l’autre,sans nous mêler aux fêtes bruyantes, sans jamais entrer dans cestemples de la joie où l’anxiété humaine cherche à tromper samisère. Un jour, pourtant, j’ai voulu conduire Charlotte àMonte-Carlo, qu’elle n’avait jamais vu. Moi, je le connais, leCasino célèbre. Je lui ai rendu visite plusieurs fois, au hasard demes courses ; et, malgré le proverbe qui affirme que ce quivient de la flûte retourne au tambour, je dois dire que mon argentn’a jamais beaucoup vu ses caisses. L’or qui roule sur ces tables,et que je volerais avec plaisir, je serais presque honteux de legagner, de le devoir au caprice de la chance.

Je n’éprouve pas du tout, en entrantdans ce château-fort du Jeu, l’impression que ressentit Aladin enpénétrant dans le souterrain fameux. Oh ! non ; ils mefont plutôt l’effet, ces salons, d’appartements d’une habitationroyale transformés en tripot, pendant l’absence du souverain, pardes ministres prévaricateurs. Sous les riches plafonds, entre lasplendeur des décorations et des tentures, on dirait destransactions hâtives et inavouables, des affaires louches brasséesà la hâte, dans la crainte du retour inopiné du maître. C’estrisible et pitoyable. Et c’est toujours le même aspect général,l’inquiétude planant sur les toilettes fraîches, les défroques, leschairs nues et les pierreries, les crânes chauves et les oripeaux –la perplexité maladive tourmentant ces honnêtes gens et ces filous,ces grandes dames et ces putains, ces oiseaux de proie et cesoiseaux de paradis. – Toujours les mêmes physionomies, aussi. Facespâles, défaites, de jeunes femmes aux yeux dilatés, aux lèvresamincies par l’angoisse ; visages de vieilles aux petits yeuxvrillonnants, aux hachures de couperose ; attitudes sévères depersonnages convaincus, amis des martingales, dévots de systèmesaussi compliqués que les théories socialistes et qui regardent,d’un œil où continue à briller l’éclair de la foi, leur argents’écouler suivant la loi d’airain des moyennes. Et puis, chose trèscomique, les rages violentes et les désespoirs mornes, les figurescongestionnées ou couleur de cendre, les cheveux dressés sur lesfronts et les bouches entr’ouvertes pour des jurons grotesques, lescravates de travers, les plastrons de chemises cassés par lesdoigts nerveux. Ah ! les imbéciles !… Allez, allez, vouspouvez jouer. Vous finirez par gagner tous soit avec le noir, soitavec le rouge. Beaucoup de noir et beaucoup de rouge, c’est moi quivous le dis. Et vos têtes iront rouler – ainsi que la bille quis’élance maintenant, saute, bondit avec un énervant clic-clac – surle zéro fatidique, le zéro que vous laissez de si bon cœur auxautres, ailleurs qu’ici, et qui vous réserve de vilaines surprises,ailleurs qu’ici…

– Je vais risquer quelques souspour m’amuser, dis-je à Charlotte. Ne veux-tu pas jouer un peu, toiaussi ?

– Non, non, répond-elle avec unepetite moue de mépris.

Je m’approche d’une table et je placequatre ou cinq louis au hasard… Mon numéro gagne. Je ramasse monor ; mais j’ai à peine eu le temps de prendre la dernièrepièce que Charlotte me saisit le bras.

– Viens, viens, me dit-elle d’unevoix sourde ; allons-nous-en…

Je la regarde et je reste stupéfait.Elle est affreusement blême et ses yeux, agrandis par l’effroi, sefixent désespérément sur les miens, comme pour s’interdire de seporter vers quelque chose qu’ils viennent de voir.

– Qu’est-ce que tu as ? Tetrouves-tu mal ?

– Un peu… Viens, je t’enprie…

Elle s’appuie à mon bras poursortir ; et je la sens frissonner, lutter encore contrel’émotion subite qui l’a envahie et dont je ne m’explique pas lacause.

– J’espère que tu te sens mieux àprésent, dis-je en traversant les jardins. Veux-tu te reposer iciun instant ?

– Non, merci ; je suis tout àfait remise, répond-elle en s’efforçant de sourire. Je ne sais ceque j’ai éprouvé, tout d’un coup… J’ai eu comme unéblouissement.

– La chaleur, peut-être…

– Oui, sans doute… et puis, voicidéjà trois mois que nous sommes à Nice. J’ai entendu dire quelorsque l’hiver finissait… Si tu voulais, nous partirions… Nouspartirions demain.

– Demain ? Et oùirions-nous ? À Londres ?

– Oui, à Londres ; où il teplaira… Je voudrais aller loin d’ici, très loin…

– Quelle drôle d’idée ! Enfin,si tu y tiens…

– Tu ne m’en veux pas ?demande-t-elle en se serrant contre moi. Tu aurais peut-être désirérester encore ici quelque temps, et je suis bien égoïste et biencapricieuse…

– Mais non, petite femme, je net’en veux pas ; je n’étais content d’être ici que parce que tuy semblais heureuse ; et puisque tu as cessé de t’y plaire, ilfaut nous en aller ; voilà tout.

C’est égal, je serais bien aise desavoir ce qui a pu se passer… Oh ! rien du tout, probablement.Charlotte est la franchise même et du moment qu’elle ne parle pas…Fantaisie de femme, tout simplement… lubie…

Il y a presque trois mois que noussommes revenus à Londres, et je n’ai guère passé plus de sixsemaines avec Charlotte J’ai été obligé de la quitter à plusieursreprises. Les affaires !… Elles ne vont pas mal, en ce moment.Nous avons fait trois ou quatre petits coups, Roger-la-Honte etmoi, qui n’étaient vraiment pas à dédaigner, et nous en avonsencore deux autres, assez jolis, sur la planche. Le premier estpour après-demain, à Orléans, et il faut nous mettre en route cesoir. Eh ! bien, j’ai peur de partir…

J’ai peur parce que je sens les craintesterribles de Charlotte me gagner et s’emparer de moiirrésistiblement. Son effroi devant l’inconnu finit par me glaceret son épouvante m’énerve. Chaque fois, lorsque j’ai été sur lepoint d’entreprendre une expédition, une frayeur intense, qu’elle afait de vains efforts pour maîtriser, l’a saisie et comme affolée.Des convulsions de terreur la bouleversent et les tentativesauxquelles je me livre pour la calmer et la rassurer me fatiguentles nerfs et m’irritent. Et, quand je reviens, ce sont destransports de joie, des emportements de bonheur, dont la violenceme révèle toutes les angoisses par lesquelles a passé, pendant monabsence, cette femme qui m’aime et qui tremble de me perdre. Oui,son effarement se communique à moi, me trouble ; etaujourd’hui, je sens m’éteindre invinciblement les appréhensionsqu’elle éprouve, je sens la peur qui la secoue palpiter en moi etpétrifier ma volonté, peser sur mon esprit d’un poidsinsupportable. Ah ! si elle parlait, au moins ! Si elleme disait de rester là, de ne pas partir ; si elle prononçaitune parole… Mais elle est muette et ses larmes seules, qu’elleessaye vainement de me cacher, m’apprennent quelles inquiétudes latenaillent. Tout à l’heure, au moment où je partais, elle a été surle point de s’évanouir et je n’ai pu réprimer un mouvement dedépit.

– Tu veux donc me faireprendre ! me suis-je écrié. Tu le voudrais, en vérité, que tun’agirais pas autrement. Elles sont contagieuses, tes terreursfolles, et je finis par avoir aussi, ma parole, le pressentimentd’une catastrophe ! À force de prévoir le malheur on le faitvenir, tu sais. Et si je suis pris tu pourras te dire… Tiens, tu memettrais en colère, tellement tes frayeurs me crispent et medécouragent, tes frayeurs sans raisons et qui me font honte, si tuveux que je te le dise…

Et je suis sorti de la maison, furieux,sans vouloir permettre à Charlotte de m’accompagner à la gare, sansmême l’embrasser.

C’est très bête, tout ça. C’est stupide.Je me le répète sur le pont du bateau que j’ai pris à Saint-Malo,tout seul, Roger-la-Honte étant parti pour Bordeaux une fois lecoup fait à Orléans. Oui, c’est insensé. Charlotte doit êtredévorée d’angoisses depuis ces trois jours que je l’ai quittée enlui reprochant, ainsi qu’une brute, des pressentiments qu’ellen’aurait point si elle ne m’aimait pas ; C’est tout naturelque le hors-la-loi, l’homme habitué à voler son existence, ainsique le cheval dressé à sauter les obstacles, ne ressente aucun émoidevant les actes les plus dangereux ; c’est un mithridaté, unhalluciné qui ne songe même plus à la possibilité d’un accidentfuneste. Mais la femme, la femme qui aime, confidente alarmée deprojets qui lui semblent monstrueux, a l’intuition du malheurprobable, plus empoignante et plus cruelle que la certitudemême ; elle est torturée de prévisions terribles. Elle souffreatrocement, tous les sens douloureusement exaspérés, halète devantle spectre des dénouements tragiques.

– Madame se meurt de peur quandvous n’êtes pas là, m’a dit Annie.

Ah ! je me demande pourquoi je luiinflige un supplice pareil, puisqu’elle m’aime, puisque je l’aimeaussi, maintenant. L’amour ne court pas les rues, pourtant, et jesacrifierais tout avec joie pour que rien ne puisse me séparer deCharlotte. Et qu’aurais-je à sacrifier, d’abord ? Qu’est-cedonc qui me pousse à fouler continuellement aux pieds toutes lesaffections, tous les sentiments humains ? On dirait vraimentque je rêve d’assurer le triomphe d’une idée fixe ! Et je n’enai pas, d’idée. Je n’ai pas même un but. L’argent ? J’enpossède assez pour vivre ; et que je l’aie grinchi avec lapince du voleur au lieu de le gagner avec le faux poids ducommerce, je suis seul à le savoir. Alors ?… J’ai peut-être vuquelque chose, autrefois ; mais aujourd’hui… Aujourd’hui, jem’aperçois que j’ai à employer d’autres moyens que ceux dont je mesers pour affirmer mon idéal, si j’arrive à l’arracher de la gueuledes chimères. D’autres moyens ; et je n’aurai besoin ni deCanonnier ni de Paternoster pour m’aider, quand cela me plaira.J’ai vendu mon droit d’aînesse pour un plat de lentilles ;mais je le reprendrai, à présent que j’ai vidé le plat. Il existe,le droit d’aînesse. Et je me laisse voler, voleur que je suis, etvoler par une idée creuse…

Dans deux heures je serai à Southampton,et ce soir à Londres. C’est bon. Je parlerai à Charlotte ;elle ne pleurera pas en m’écoutant, pour sûr. Et nous partirons, etnous irons vivre heureux dans un coin, quelque part, où ellevoudra ; et je pourrai peut-être faire quelque chose de beau –oui, oui, de beau – une fois dans ma vie. Pourquoi pas ? Il ya bien des bourgeois qui finissent par le suicide.

Je descends du cab que j’ai pris àWaterloo Station, et je fais résonner de toute ma force le marteauqui pend à ma porte, Annie vient m’ouvrir.

– Bonsoir, Annie. Madame estlà-haut ?

– Monsieur… je…Monsieur…

Sa figure s’effare ; ellebégaye.

– Qu’y a-t-il ? crié-je enmontant rapidement l’escalier. Charlotte !Charlotte !

Personne ne répond. J’arrive au premier,j’ouvre violemment les portes. Les pièces sont vides… Annie, quim’a suivi, me regarde toute tremblante.

– Qu’y a-t-il, vieille folle ?Allez-vous parler, à la fin, nom de Dieu ? Où estMadame ?

– Elle est partie hier, répondAnnie en sanglotant… Je lui disais… Je lui disais… Elle a laisséune lettre… cette lettre…

Je déchire l’enveloppe.

« ……… Notre vie à tous deux seraitun martyre, si je restais. Tu me l’as dit et je le crois, je tedeviendrais funeste. Il ne faut pas m’en vouloir, vois-tu ; jene suis pas assez forte ; je ne puis arriver à dompter mesnerfs, et ma détresse est tellement grande, lorsque je te sens enpéril, que je ne puis pas la cacher. Oh ! c’est navrant !Il est écrit que quelque chose doit toujours nous séparer… J’ai lecœur serré dans la griffe d’une destinée implacable, et c’est untel déchirement de te quitter pour jamais !… Mais il vautmieux que je parte. Je te porterais malheur… Tu m’oublieras…Ah ! pourquoi ai-je voulu revenir à Londres ? Pourquoiont-ils passé si vite, ces trois mois où nous avons connu lebonheur d’être, où tu m’as aimée, ces mois qui furent une grandejournée de joie dont le souvenir me supplicie en écrivant ceslignes, dans les affres de mon agonie…. »

Chapitre 22« BONJOUR, MON NEVEU »

 – Qu’est-ce que tu medonneras si je t’apporte une nouvelle ? me demande Broussaillequ’Annie vient d’introduire dans la salle à manger, au moment où jevais me mettre à table.

– Tout ce que tu voudras, surtoutsi ta nouvelle est bonne ; je n’y suis plus habitué, auxbonnes nouvelles… Mais d’abord assieds-toi là ; tu meraconteras ce que tu as à me dire en déjeunant. J’aime beaucoupt’entendre parler la bouche pleine.

– Une passion ? Tu sais, rienne me surprend plus… Donne-moi à boire ; je meurs de soif.Merci… Eh ! bien, mon petit, j’ai vu tonpère !

– Mon père ! Mais il est mortdepuis bientôt quinze ans !

– Ah ! dit Broussaille trèstranquillement. C’est que je me suis trompée, vois-tu. Ça arrive àtout le monde. Enfin, laisse-moi te raconter… Je viens de passerhuit jours à Vichy. J’y serais même restée plus longtemps si masœur Eulalie n’avait pas été là ; mais avec ses sermons, sesefforts pour me ramener au bien, comme elle dit… j’ai mieux aimém’en aller. Je suis revenue hier soir… Tu sais que mes parentstiennent un hôtel à Vichy ?

– Oui, ton frère me l’a appris il ya longtemps.

– Ils n’avaient qu’une maison desecond ordre, d’abord ; mais leurs affaires ont prospéré,Roger et moi nous les avons aidés un peu, et cette année ils ontpris un établissement superbe, un des plus beaux de Vichy, l’hôtelJeanne d’Arc.

– Ah ! oui, je vois ça ;sur le parc, n’est-ce pas ?

– Justement. Parmi les personnesqui séjournaient chez eux se trouvait un vieux monsieur, d’unesoixantaine d’années, environ ; il était arrivé avec unegrande cocotte de Paris, Melle… Melle… je ne me souviens plus dunom – qui lui faisait dépenser l’argent à pleines mains. – Comme ils’appelle M. Randal, j’avais pensé…

– Urbain Randal ?

– Oui, c’est ça ; UrbainRandal.

– C’est mon oncle, dis-je ;ah ! il est à Vichy…

– Oui, avec la cocotte enquestion ; je te prie de croire qu’elle le mène tambourbattant et qu’elle s’entend à faire danser ses écus. C’est dommageque je ne me rappelle pas… Mais qu’est-ce que tu as ? Tu faisune mine ! On dirait qu’aux nouvelles que j’apporte tes beauxyeux vont pleurer… Ah ! je sais ! Tu penses à l’héritage.Dame ! mon vieux, tu peux te préparer à le trouverécorné ; elle a de belles dents, la cocotte…

Non, ce n’est pas à l’héritage que jepense. C’est une autre idée qui m’est venue, et qui se cramponne àmoi, de plus en plus fortement, depuis que Broussaille m’a quitté.Voilà trois heures qu’elle a commencé à m’assaillir, cette idée, etelle a fini par triompher. Mon parti est pris. Je vais me mettre enroute pour Vichy ce soir, empoigner mon oncle demain, et lui tordrele cou… Et il y a longtemps, à vrai dire, que cette pensée devengeance, qui se formule seulement à présent d’une façon précise,a germé en moi, erre dans mon cerveau, s’éloigne pour reparaître etne s’obscurcit que pour rayonner d’un éclat plus vif, ainsi qu’unphare couleur de sang.

Depuis trois semaines, au moins, jesonge à des représailles, sans oser me l’avouer ; depuis lejour où j’ai trouvé ma maison vide en y rentrant… Ah ! je nepourrai pas dire quels ont été mon désespoir et ma rage quand j’aieu la certitude du départ de Charlotte ; et ensuite, aprèstoutes les démarches vaines, toutes les recherches infructueuses,toutes les tentatives sans résultat que j’ai faites pour retrouversa trace, maintenant qu’il faut perdre toute espérance de la revoirjamais et qu’il faut me résoudre à ignorer son sort, si affreuxqu’il ait été – je ne puis pas dire, non plus, quelles amertumes etquelles rancœurs que je croyais mortes ont ressuscité en moi, m’ontenvahi et me hantent. – Toutes les angoisses et toutes les colèresde ma jeunesse se sont mises à gronder ensemble, comme en révoltecontre mon indécision et ma lâcheté. Pourquoi n’ai-je pas levé lamain, le jour où j’aurais dû frapper, où je m’étais promis defrapper ? Pourquoi ai-je voulu prendre ma revanche ailleurs,quand elle s’offrait à moi, là ? Si j’avais traité le voleurqui me dépouillait comme je m’étais juré de le faire, si je luiavais donné à choisir, séance tenante, entre sa vie et mon argent,rien de ce qui est arrivé n’aurait existé – et, peut-être serait-ilplus heureux lui-même, l’odieux coquin, car il aurait restitué,ayant peur, et n’aurait point à traîner sa vieillesse solitairedans la fange où disparaît son or.

Oui, si j’avais agi, ce jour-là, que demisère eût été évitée, et d’horreurs et d’abjections !… Troptard ! – le mot des révolutions, faites à moitié, toujours. –Oh ! je m’en souviens, je m’en souviens… je me croyais trèsfort, de résister à ma fureur, d’écouter les mensonges sans riendire et de mettre tranquillement ma signature au bas d’un salepapier au lieu d’appliquer ma main sur le visage du misérable… Jeregardais s’en aller mon énergie, joyeusement, ainsi qu’on regardel’eau couler… Il me semble que je me réveille d’une hallucination.Mon cœur se gonfle à éclater, comme autrefois, et les larmes deplomb que j’ai versées, je les verse encore. Projets, rêves, plansébauchés, abandonnés, repris et rejetés… J’ai fait autre chose quece que je voulais faire ; j’ai fait beaucoup plus et beaucoupmoins. Pourquoi ? Mélange de violence et d’irrésolution, demélancolie et de brutalité… un homme.

N’importe. Si je n’ai pas eu le couraged’agir autrefois, je l’aurai aujourd’hui ; et bien qu’on disequ’il y a une destinée qui pèse sur nous et contrôle nos actes, jene m’inquiète guère de savoir si c’est écrit, ce qui va arriver.Ah ! le vieux gredin ! la brute hypocrite et lâche !Je vais lui faire voir qu’il existe d’autres lois que celles quisont inscrites dans son code ; je vais… Non, je n’ai rien àlui faire voir, ni à montrer à d’autres. Les représailles n’ont pasbesoin d’explications et il est puéril de rouler ma colère, encoreune fois, dans le coton des arguties sociologiques. Aux simagréesdes Tartufes de la civilisation, aux contorsions béates desgarde-chiourmes du bagne qui s’appelle la Société, un gested’animal peut seul répondre. Un geste de fauve, terrible et muet,le bond du tigre, pareil à l’essor d’un oiseau tragique, qui sembleplaner en s’allongeant et s’abat silencieusement sur la proie, lesgriffes entrant d’un coup dans la vie saignante, le rugissements’enfonçant avec les crocs en la chair qui pantèle – et qui seuleentend le cri de triomphe qui la pénètre et vient ricaner dans sonrâle. – À crime d’eunuque bavard, vengeance de mâle taciturne. Plusrien à dire, à présent… Je partirai ce soir.

Il est onze heures du matin, environ,quand j’arrive à Vichy. Un train quitte la gare au moment où celuiqui m’amène y entre. Je descends rapidement du wagon et je traversele quai.

– Bonjour, monneveu !

C’est une femme… – Margot ! c’estMargot ! – qui m’accueille avec une grande révérence et ungracieux sourire.

– Dis-moi donc bonjour ! Commetu as l’air étonné de me voir !… Pourtant, mon cher, il n’y apas deux minutes que tu aurais pu m’appeler « matante. »

– Ah ! c’est toi, dis-je commedans un rêve, c’est toi… Et où est-il, lui ?

– Ton oncle ? Il vient departir, de me quitter, de m’abandonner ; et je suis commeCalypso. Tu vois que j’ai fait des progrès, hein ?… Oui, ilest dans ce train qui s’en va là-bas, l’infidèle. C’est une rupturecomplète, un divorce. Entre nous, tu sais, je n’en suis pas fâchée.Quel rasoir !… Mais tu as l’air tout désappointé… Ah ! jedevine : tu venais lui emprunter de l’argent. N’est-ce pas,que c’est ça ? Embêtant ! Si tu étais arrivé hier,seulement… Enfin, si c’est pressant, et que tu veuilles de moi pourbanquier… Entendu, pas ? Tu me diras ce qu’il te faut. Oùvas-tu, maintenant ?

– Je ne sais pas, dis-je, encoretout déconcerté de ce départ qui met en désarroi mes projets ;je ne sais pas… Et il est parti subitement ?

– Tout d’un coup ; l’idée luien est venue hier soir. Du reste, je ne suis pas la première avecqui il ait agi de cette façon ; généralement, au bout d’unmois, quinze jours quelquefois, il a assez d’une femme et la laisseen plan sans rime ni raison. Moi, il m’a gardée depuisfévrier ; cinq mois ! Toutes mes amies en étaientétonnées…

– Et tu ne sais pas où il estallé ?

– Pas du tout. Il m’a dit qu’ilpartait pour la Suisse, mais ce n’est certainement pas vrai ;il a trop peur que je coure après lui ; en quoi il a grandtort. Beaucoup d’argent, oui, mais ce qu’il est cramponnant !…Non, vois-tu, il est bien difficile de savoir vers quels rivages ila porté ses plumes, ce pigeon voyageur. Toujours par voies et, parchemins. Nous l’appelons le Juif-Errant. Il ne se plaît nulle part.Il y a des jours où je me demandais s’il n’était pas fou… Mais toiaussi, mon pauvre ami, tu as l’air toqué, ajoute-t-elle en meregardant. Si tu pouvais voir quelle figure tu fais ! Ça tientpeut-être de famille ? Il faudra que je te soigne. Voyons,fais risette… Puisque je t’ai dit de ne pas te tourmenter… Et puis,ne restons pas à nous promener devant la gare ; on nousprendrait pour deux conspirateurs. J’ai ma voiture là. Viens. Jet’enlève.

Je me laisse faire et nous roulons versla ville.

– Écoute, dit Margot en frappantdes mains. Je devine la vérité. Ton oncle est parti parce que tul’avais averti de ta visite.

– Ah ! non, par exemple,dis-je en riant ; je ne l’avais pas prévenu.

– C’est qu’il te détestetant ! reprend Margot. Il faut dire, aussi, que tu lui as jouéde vilains tours. Séduire sa fille…

– Comment sais-tu ?… Il t’adit ?…

– Oh ! rien du tout ;mais ce n’était pas nécessaire. J’ai de bons yeux.

– Je ne te comprendspas.

– C’est vrai, tu ne t’es aperçu derien, ce soir-là ; mais je pensais que Mlle Charlottet’avait mis au courant… En tous cas, tu te souviens d’être venuavec elle à Monte-Carlo, vers la fin de l’hiverdernier ?

– Oui. Eh !bien ?

– Eh ! bien, j’y étais aussi,moi, avec ton oncle ; et si tu ne l’as pas vu, toi, jet’assure que Mlle Charlotte a bien reconnu son père. Elle estdevenue pâle comme une morte et n’a pas mis longtemps à t’emmener…Tu ne t’étais jamais douté de la rencontre ? C’est curieux.Moi, je soupçonnais bien quelque chose entre vous car quelque tempsauparavant, à Paris, j’avais rencontré…

Je n’écoute plus. Je me rappelle cetépisode de notre existence ; à Charlotte et à moi, cetincident auquel j’attachai si peu d’importance alors, et qui a euune telle influence sur notre vie à tous deux. Je me rappelle monétonnement lorsque je la trouvai, en me retournant, toute blême etfrissonnante, son émotion profonde, son insistance à quitter lessalons du Casino. C’était son père qu’elle avait vu !… Sonpère, qui l’avait chassée bien moins par colère que pour garderl’argent mis en réserve pour sa dot, et qu’elle retrouvait là,honte et dégoût indicibles ! jetant l’or à pleines mains surle tapis vert, au bras de cette femme de chambre devenuehorizontale… Ah ! l’être horrible ! Il faut que je leretrouve, quand le diable y serait !

– Tu sais, continue Margot, il nes’est livré à aucun commentaire malveillant. Il est resté trèscalme. Il a joué toute la soirée et a gagné beaucoup. Quand noussommes partis, seulement, il m’a dit : « Ils m’ont portéchance tous les deux ; c’est la premièrefois. »

Chance ! Il appelle ça la chance,le misérable ! Et c’est pour ça qu’il m’a volé et qu’il arenié son enfant. Pour ça ! Pour courir les villes d’eaux avecdes cocottes, pour placer des billets de banque sous les râteauxdes croupiers, sur les tables de nuit des putains ! Pourça ! Quelle chance ! Quelles joies ! Quelsbonheurs ! Cette bourgeoisie… L’exploitation sans merci detoutes les douleurs, de toutes les faiblesses, de toutes lesconfiances et de toutes les bontés – pour ça… Des fils qui jettentl’argent à l’égout, des filles qui le portent à des gredins titréset ruinés, des vieillards qui ont menti, triché, pillé toute leurvie pour devenir, à soixante ans, les peltastes du vice…

– Je t’ai fait de la peine en teracontant ça ? demande Margot. Pardonne-moi ; je ne medoutais pas… Tu sais que je ne suis pas méchante…

– Non, dis-je en lui prenant lamain, tu n’es pas méchante, Marguerite ; malheureusement,beaucoup de gens ne te ressemblent pas.

– Eh ! bien, ceux-là, il fautles laisser de côté, voilà tout. Moi, je n’agis jamais autrement.Ce ne serait pas la peine d’être au monde s’il fallait toujours secasser la tête à méditer sur les dires de Pierre ou les actions dePaul… Tâche de te remettre au beau fixe d’ici ce soir, n’est-cepas ? Sans ça, je me fâcherai. Je voudrais bien rester àdéjeuner avec toi, mais je ne peux pas. Je suis attendue àCusset ; je suis très demandée en ce moment… Je reviendraivers dix ou onze heures, Tiens, voici l’hôtel Jeanned’Arc, où j’habite ; prends-y une chambre ; lespropriétaires sont charmants…

– Je le crois. J’ai justement unecommission à leur faire. Leurs enfants demeurent àLondres.

– C’est vrai, dit Margot, la filleétait ici avant-hier encore, ou il y a trois jours ; unepetite blonde très jolie. Elle est modiste, paraît-il. Moi, jecrois qu’elle est modiste comme moi ; enfin, c’est sonaffaire. Et tu la connais, scélérat ?

– Un peu. Son frère est monassocié.

– C’est bien drôle, tout ça !dit Margot comme la voiture s’arrête devant l’hôtel. Il faudra quej’aille faire un tour à Londres, pour voir. Je crois que tu metrompes indignement, et j’exige que tu me donnes des explicationsce soir.

– C’est entendu, dis-je endescendant, tandis qu’un garçon de l’hôtel se précipite vers mavalise. À dix heures moins un quart, je commencerai à préparer unroman à ton intention.

Margot me fait un signe menaçant avecson ombrelle, et la voiture repart au grand trot.

Ils sont réellement charmants, cespropriétaires de l’hôtel Jeanne d’Arc. Ils ont étéenchantés d’apprendre que je leur apportais des nouvelles de leursenfants, surtout de Roger qu’ils n’ont pas vu depuis plusieursmois. Ils m’ont prié d’accepter à déjeuner avec eux, en regrettantvivement que leur fille aînée, Eulalie, eût été invitée chezM. le curé.

– Si elle avait pu prévoir votrearrivée, elle se serait excusée, certainement, ditMme Voisin ; elle aurait été si heureuse de vous entendreparler de son frère et de sa sœur ! Elle les aimetant !

Peut-être bien. Mais, moi, je ne suispas fâché de n’avoir point à affronter tes sermons de lademoiselle. Après tout, elle aurait pu me convertir ; quisait ? Pour ce que le Diable me paye ma peau, je ferais aussibien de la vendre à Dieu.

Pas avant déjeuner, pourtant !L’abstinence serait peut-être de rigueur, et je meurs de faim.Heureusement, Mme Voisin vient nous arracher, son mari et moi,à un certain vermouth qui creuse énormément l’estomac. Àtable ! Nous voici à table ! Je dévore ; et lesparents de Roger-la-Honte ont le bon esprit de ne point engagersérieusement la conversation avant que mon appétit commence à secalmer ; il semble s’apaiser à l’arrivée de la volaille et lasalade le pacifie tout à fait. Quels braves gens, ces épouxVoisin ! Et quelle bonne cuisine ils font !

Le père, avec sa face réjouie, encadréede favoris poivre et sel, à l’air d’un bien digne homme, sans unbrin de méchanceté ni d’hypocrisie ; très paternel, surtout.La mère, qui a dû être fort jolie, grasse et ronde, les cheveuxtout blancs et le teint rosé, a l’air d’une bien digne femme,affable et franche ; très maternelle, surtout. Je voudraisbien qu’ils fussent mes parents, tous les deux. Oui, je voudraisbien… Ils s’inquiètent de l’existence que nous menons à Londres.Ils s’en inquiètent avec intelligence.

– Mangez-vous bien ?Buvez-vous bien ? Dormez-vous bien ? demandeMme Voisin.

– Oui, Madame ; trèsbien.

– Avez-vous des distractionssuffisantes ? Les divertissements sont tellementnécessaires ! Vous amusez-vous ? demandeM. Voisin.

– Oui, Monsieur,beaucoup.

– Allons, tant mieux !répondent-ils ensemble. Encore un verre de cevin-là !

Voilà de bons parents !

– Et les affaires marchent-elles àpeu près ? demande M. Voisin.

– Oui, Monsieur, pasmal.

– Et vous prenez toujours bien vosprécautions ? demande Mme Voisin.

– Oui, Madame, toujours.

– Allons, tant mieux !répondent-ils ensemble. Encore un verre de cevin-là !

Voilà de bons parents ! Ils veulentqu’on mange, qu’on boive, qu’on dorme, qu’on s’amuse et qu’on suivelibrement sa vocation. Si tous les parents leur ressemblaient, lafamille ne serait pas ce qu’elle est, pour sûr.

– Voyez-vous, Monsieur, me ditMme Voisin comme un garçon vient chercher son mari, un instantaprès qu’on a servi le café, voyez-vous, nous sommes plus heureuxque nous ne pourrions dire, depuis… depuis que nous nous sommesrésolus à ne plus nous laisser guider par des préceptes qui nouscondamnaient à la misère perpétuelle. Tout nous a réussi. Nous nenous permettons pas, bien entendu, de rire au nez des personnes quipensent autrement que nous, mais nous continuons notre petitbonhomme de chemin sans attacher aucune importance à ce qui sepasse autour de nous. Je ne veux point dire que nous sommes deségoïstes ; non : mais nous ne prenons pas parti. L’unnous dit blanc ; c’est blanc. L’autre nous dit noir ;c’est noir. Que voulez-vous que ça nous fasse ? Et, tenez,sans aller si loin : Broussaille me raconte comment elle aplumé un pigeon ; je ris avec elle. Eulalie vient me parlerdes peines et des récompenses d’une vie à venir ; je m’émeusavec elle. Roger m’apprend ce que lui a rapporté sa dernièreexpédition ; je me réjouis avec lui… Ces chers enfants !Ils nous donnent tant de satisfactions ! Même Eulalie ;elle prie pour nous. Ça peut servir ; on ne sait jamais… Quantà Broussaille et à Roger, je ne vous cache pas que j’étais dans lestranses, les premiers temps. Je lisais le journal, tous les matins,avec une anxiété ! Mais, peu à peu, je m’y suis faite. Chaquemétier a ses périls ; et la seule chose importante est dechoisir celui qui vous convient le mieux. L’esprit d’aventureexiste encore, quoi qu’on en dise ; et tous les hommes nepeuvent pas être chartreux ni toutes les femmes religieuses. Dureste, voyez la nature ; certains animaux se nourrissent dechair, d’autres mangent de l’herbe, et d’autres… autre chose. Monavis est qu’il faut laisser aux aptitudes toute liberté de sedévelopper. Je sais bien qu’il y a des lois. Mais, Monsieur,pourquoi n’y en aurait-il pas ? Le tonnerre existe bien, etles inondations, et les maladies, et toutes sortes de fléaux. Cesont des maux peut-être nécessaires ; propres, en tous cas, àmettre en relief l’industrie et la variété des ressources de chaqueindividu. Il faut se faire une raison, et prendre le monde telqu’il est – pas trop au sérieux. – La seule chose qui m’inquiète, àpropos de Broussaille et de Roger, c’est leur santé. Ce qui me faitpeur, chez Broussaille, c’est la vivacité de son tempérament. Elleétait si impétueuse, si animée, si primesautière étantenfant ! Et je sais par expérience que les natures de femmesexistent en germe dans les dispositions de petites filles. Ça usesi vite, l’exaltation, dans ces choses-là !… De la verve, dubrio, je ne dis pas non ; mais la frénésie… Après tout, je mefais peut-être des idées… Dites-moi la vérité. Je suis sûre quevous savez… Non ? Vous voulez être discret ? Enfin… c’estque ces Anglais sont si brutes, et c’est tellement délicat, unefemme ! Mais Broussaille est une petite risque-tout. Jolie,hein ? Dans cinq ou six ans, nous la marierons ; mais pasavant. Ça ne vaut jamais rien, de se marier trop tôt… Quant àRoger, je ne me lasse pas de lui recommander de mettre des gantsfourrés en hiver ; il est très sujet aux engelures. Et puis,dans votre profession, on est exposé à se voir poursuivi, à êtreobligé de courir ; dites-lui, de ma part, de porter toujoursde la flanelle ; une fluxion de poitrine est si vite attrapée…À propos, c’est votre parent, ce M. Randal qui est si riche etqui est parti ce matin ? Il m’a semblé vous entendre dire àmon mari que c’est votre oncle ?

– Oui, dis-je. Et c’est unvoleur.

– Ah ! répond Mme Voisinfort tranquillement ; je n’aurais pas cru. Il a plutôtl’allure inquiète des honnêtes gens. Un voleur à l’américaine,peut-être ? Il y a tant de genres de vol !… Dites donc,c’est cette dame qu’il a amenée ici, Mlle de Vaucouleurs,qui va regretter son départ ! Si vous saviez l’argent qu’ellelui faisait dépenser ! Elle doit être désolée…

– Je la consolerai cesoir.

– Vous faites bien de m’avertir,dit Mme Voisin sans s’émouvoir ; je vais vous fairechanger de chambre et vous en donner une dont la porte ouvre dansle salon de Mlle de Vaucouleurs ; ce sera pluscommode pour vous deux. Je l’aime beaucoup, cette petitedame ; elle est charmante ; et puis, je serais biencontente qu’on fût complaisant pour Broussaille, quand elle voyage…Un petit verre de chartreuse ? De la verte, n’est-cepas ?… Je crois, Monsieur, que rien ne peut vous rendrephilosophe comme de tenir un hôtel. On entend tout, on voit tout,on apprend tout. On arrive à ne plus faire aucune distinction entreles choses les plus opposées, et l’on devient indifférent au biencomme au mal, au mensonge comme à la vérité, à la vertu comme auvice. Si cette maison pouvait parler ! Combien de genshonnêtes qui s’y sont conduits en forbans, combien de filous quiont été des modèles de droiture ! Que de cocottes qui s’y sontcomportées en femmes d’honneur, et que de femmes mariées qui ontmis leur vénalité aux enchères ! Et que de filous qui ont étédes coquins, que d’honnêtes gens qui sont restés intègres, que decocottes qui furent des courtisanes et que d’épouses qui restèrentpures ! C’est encore plus étonnant… Décidément, le monde estsemblable aux braises du foyer : on y voit tout ce qu’on rêve.Et le mieux est de rêver le moins possible, car on finit par croireà ses rêves, et ils n’en valent jamais la peine. La vie,voyez-vous, c’est comme une baraque de la foire, devant laquelle setrémoussent des parades burlesques, tandis qu’on joue des dramessanglants à l’intérieur. À quoi bon entrer, pour assister auxsouffrances de l’orpheline et souhaiter la mort du traître, quandvous pouvez vous distraire gratis aux bagatelles de la porte ?La tragédie, c’est pour les cerveaux faibles… Bon… voilà que jefais des phrases… Un petit verre de chartreuse ?

Non. Mme Voisin s’échauffe un peu,et je préfère lui laisser le temps de se calmer. Je déclare que jedésire faire un tour au parc ; et M. Voisin, que jerencontre dans le vestibule, me souhaite beaucoup deplaisir.

Du plaisir !… Dame ! Pourquoipas ?… C’est plein de bon sens, ce que vient de me dire cettebrave femme. C’est plein de bon sens… Les braises du foyer et lasottise des rêves, la parade de la foire et la tragédie pour lescerveaux mal trempés… Très vrai ! Très vrai !… Je croisque si je rencontrais mon oncle, dans cette allée où je me promène,je ne lui donnerais guère que deux ou trois coups de pied quelquepart. Non, je n’irais pas plus loin…

Bien mesquin, ce parc, avec ses pelousesgaleuses, ses allées au gravier déplaisant, ses arbres sansmajesté. Le Casino là-bas, tout au bout ; le Kiosque àmusique, à côté, où grince un discordant orchestre cerclé deplusieurs rangées d’honnêtes femmes qui semblent empalées sur leurschaises, tandis que des bataillons de cocottes multicolorestournent derrière leur dos, dans le sentier circulaire, talonnéespar les hommes, avec des airs de génisses qui regardent passer destrains…

C’est pas tout ça. Je ne suis pas venudans ce parc pour faire des descriptions vives – des hypotyposes,s’il vous plaît – mais pour réfléchir. Réfléchissons… Jeréfléchis ; et je ne sais pas jusqu’où iraient mes réflexionssi je ne me trouvais, tout d’un coup, devant l’abbé Lamargelle.Rencontre bizarre, inattendue, presque providentielle !Sera-ce la dernière ? Peut-être que non. Mais n’anticiponspas…

L’étonnement et la joie que nouséprouvons l’un et l’autre étant exprimés d’une façon suffisante,nous nous installons paisiblement à l’ombre, pour causer de nospetites affaires. Nous voyez-vous bien, tous les deux ? Noussommes là, à gauche de l’allée centrale, assis sur des chaises defer, au pied d’un gros arbre. C’est moi qui porte ce costume devoyage dont l’élégance et la coupe anglaise indiquent une honnêteaisance et des goûts cosmopolites, et qui suis coiffé de ce légerchapeau de feutre, signe incontestable de tendances artistiques etd’exquise insouciance. Je parais avoir vingt-cinq ans, pasplus ; je suis rose, blond, vigoureux, gentil à croquer… Oui,je sais : j’ai l’air de me nommer Gaston ; mais c’est moitout de même. Tenez, je suis justement occupé à chasser lescailloux avec ma canne, dans des directions diverses, tout enparlant à l’abbé. Quant à l’abbé, vous l’apercevez aussi,j’espère ; et maintenant que vous l’avez vu, vous n’oublierezjamais sa physionomie. Il est donc bien inutile que je vous fasseson portrait. Tous avez été frappés, j’en suis sûre, parl’expression d’énergie froide empreinte sur son masque bronzé, dansses profonds yeux noirs, dans ses longs doigts nerveux, sans cesseen mouvement, dont les ongles s’enfoncent dans le bréviaire qu’iltient à la main. Remarquez comme ses narines palpitent, pendantqu’il m’écoute ; on dirait qu’il aspire mes paroles avec songrand nez… Et maintenant, franchement, dites-moi si l’on nousprendrait pour des voleurs. Non, n’est-ce pas ? Je donnel’impression d’un bon jeune homme, un peu trop gâté par sa familleet coupable de fredaines assez vénielles, qui vient de demander àson ancien précepteur de l’ouïr en confession ; l’abbé, lui,fait l’effet d’un prêtre autoritaire à la surface, mais libéral aufond, d’un bourru bienfaisant. Et pourtant !… Dieu sait ce quediraient nos consciences, si elles pouvaientparler !

Mais elles auraient tort d’essayer.Leurs voix se perdraient dans le fracas occasionné par l’infernalorchestre, là-bas, qui termine avec rage une effroyable symphonie àla gloire de la Discorde. Il m’avait semblé tout d’abord que letambour, gravement insulté par un couac de la clarinette, appelaità son aide le cornet à piston ; mais je m’aperçois maintenantque c’est le tambour lui-même qui avait tort et que la flûte, leviolon, le trombone, la contrebasse et le cor anglais, après devains efforts pour rétablir l’harmonie, prennent le partid’étouffer, sous l’explosion combinée de leurs colèresindividuelles, les protestations des antagonistes.

– Un peuple qui admet qu’on luijoue de pareille musique est tombé bien bas, dit l’abbé du ton peuconvaincu d’une personne qui parle pour parler, tout en songeant àautre chose qu’à ses paroles… Quant à ce que vous venez dem’apprendre, ajoute-t-il, je ne puis vous dire qu’une chose :c’est qu’il est fort heureux que les circonstances vous aient servicomme elles l’ont fait. Comprenez-moi bien : vous aurieztrouvé, votre oncle ce matin, et vous l’auriez tué comme un chien,que j’aurais approuvé votre acte, tout en le regrettant, pour vous.Mais puisque le sort a voulu qu’il quittât Vichy juste au moment oùvous y arriviez, je pense que ce serait de la folie pure que devous mettre à sa recherche. Oh ! je conçois la vengeance,certes ! Elle est à la base de tous les grands sentiments,sans excepter l’amour. Mais je n’admets son exercice que sousl’impulsion d’une colère qui frappe de cécité morale ; oubien, de sang-froid, lorsqu’on est assuré de l’impunité. Ce n’estpas un raisonnement de lâche que je vous tiens là ; c’est unraisonnement d’homme. Du moment que vous avez cessé d’être aveuglépar la passion, l’idée abstraite du meurtre pour le meurtre vousabandonne et vous avez devant vous, au lieu d’une entité vague, unêtre dont vous êtes obligé de juger la vilenie, dont vous savez labassesse ; et vous êtes forcé de vous rendre compte que la viede cet être-là ne vaut point la vôtre. Si vous vous obstinez dansvotre dessein de représailles à tout prix, c’est une espèce defausse honte vis-à-vis de vous-même, un entêtement fanatique,seuls, qui vous poussent. Vous vous êtes juré à vous-même decommettre une certaine action, et vous voulez vous tenir parole.Eh ! bien, je crois qu’il ne faut se laisser lier par rien,surtout par les serments qu’on se fait à soi-même. Ils coûtenttoujours trop cher… Vous me direz qu’il y a une grande faiblesse àreculer devant les conséquences d’un acte qu’on désire accomplir.C’est vrai. Mais, au moins lorsque ces conséquences doivent causerplus de peine que l’acte ne doit produire de joie, je trouve cettefaiblesse-là très humaine, très intelligente et même trèscourageuse. Elle procède de la conscience nette des choses et de larépudiation de l’idéal menteur. Les stoïciens prétendaient que lasouffrance n’est point un mal. Les stoïciens étaient de grotesquesimbéciles. La souffrance est toujours un mal. Ne pas reculer devantla douleur, soit – et encore ! – Mais la rechercher, c’estêtre fou, si elle ne vous donne pas, pour le moins, son équivalentde plaisir. Ne disaient-ils pas aussi, ces stoïciens, que la forcene peut rien contre le droit ? La force ne peut rien contre ledroit, sinon l’écraser, – sans trêve. – Le droit ! Qu’est-il,sans la force ? Et qu’est-il, sinon la force – la vraieforce ? – Vieilleries, tout ça ; bêtises… Voyez-vous,l’âge est passé où l’on croyait des témoins « qui se fontégorger. » Des témoins qui veulent vivre, ça vaut mieux. Ilsfiniront peut-être par apprendre aux autres à vouloir vivre, aussi.Et ça suffira… Vengez-vous pendant que la fureur vous barre lecerveau ; ou bien, cherchez l’ombre ; ou bien – attendez.– Votre oncle est un scélérat, oui. Il y a longtemps que je lui aidonné mon opinion sur lui ; mais… Je l’ai aperçu ces jours-ci,continue l’abbé en portant un doigt à son front. Paralysie généraleou suicide, avant peu. Attendez… Pour le moment, ne pensez plus àtout cela, et n’en parlons plus… Avez-vous l’intention de resterici quelque temps ?

– Je ne sais pas ; c’estpossible.

– Moi, je suis arrivé il y a unequinzaine de jours, dit l’abbé en saluant coup sur coup trois ouquatre des nombreux ecclésiastiques qui se promènent dans le parc.Je n’ai pas perdu mon temps. Mais il n’y a plus grand chose à faireet je commence à m’ennuyer. Où êtes-vous descendu ?

– À l’hôtel Jeanned’Arc.

– Excellente idée que vous avez euelà. Vous me fournissez un prétexte plausible pour y transporter mespénates. Jusqu’ici je logeais à Saint-Vincent de Paul,avec la majorité de ces hommes noirs. Question d’affaires, vouscomprenez.

– Quellesaffaires ?

– Le jeu. Depuis quinze jours, jetiens les cartes quinze heures sur vingt-quatre, en moyenne. Et jevous assure que ce n’est pas une petite occupation, et qu’il fautouvrir l’œil, avec ces messieurs.

– Ils trichent ?

– Comme le roi de Grèce. Je suisd’une adresse à rendre des points à Robert-Houdin et mon doigté estsimplement merveilleux ; eh ! bien, mon cher, c’est avecla plus grande difficulté que j’arrive à gagner. J’y parviens,cependant ; et j’ai fait une assez belle récolte. Au bout dela première semaine on envoyait déjà des télégrammes suppliants auxbonnes dévotes et aux chères pénitentes qui ne se faisaient pointprier pour mettre leurs offrandes à la poste. Mais, à présent,elles n’expédient plus que des pots de confitures.

– Vous me donnez là, dis-je, unesingulière idée des mœurs du clergé.

– Je vous en donnerais biend’autres !… Il est difficile, en général, d’imaginer desdrôles plus fangeux que ces hommes d’église. Ils sont les dignespasteurs des âmes contemporaines. Leurs mœurs ! Commentvoulez-vous qu’ils en aient ? La morale pétrifiée dont ilssont les gardiens et les docteurs ne saurait faire d’eux que dessaints ou des fripons. La moralité peut seulement exister avec laliberté ; elle doit sortir de cette liberté, et s’y greffer,non pas immuable, mais variable, en concordance avec l’état généralde culture de l’humanité. Il y a des saints, dans le clergé ;très peu, mais il y en a. Ce sont des monstres, à mon avis. Quantau reste…

– Je serais bien aise de savoirquels sont les sentiments de vos confrères à votreégard ?

– Ils me haïssent ; ils ne meconnaissent pas, mais ils me devinent ; ils me sentent, pourmieux dire. Pas un de ceux dont j’ai vidé l’escarcelle, ces joursderniers, qui n’ait rêvé de représailles atroces. Mais ils n’osentpas agir ; ils dévorent leur jalousie et leur rage. Seplaindre ! À qui ? À l’archevêque ? L’archevêque medoit son siège ; et c’est moi qui lui ai rédigé, il y a troismois, ce fameux mandement qui va lui valoir le chapeau de cardinal.Ah ! ils savent que j’ai l’oreille de monseigneur ! Dureste, ils peuvent aller à Rome, si le cœur leur en dit.

– Vous êtes bien mystérieux,l’abbé.

– Je le serais moins si mesrévélations pouvaient vous être utiles ; mais à quoi vousserviraient-elles ? Si pourtant vous êtes curieux de détailsbiographiques, venez déjeuner, avec moi demain matin à l’hôtelSaint-Vincent de Paul. Je vous présenterai, de vous à moi,quelques types assez intéressants. C’est entendu ? Le menu nevous effrayera pas : consommé au rosaire, soles à l’immaculée,tournedos à la vierge, timbale de nouilles saint Joseph, crèmeterre-sainte et Château-Céleste… Je déménagerai après le café.Réflexion faite, je passerai encore une semaine à Vichy. Aprèsquoi, mon retour à Paris s’impose.

– Une bonne œuvre ?

– Justement. Je m’occupe de lafondation d’un asile pour les filles-mères aux abois. Entreprisepatriotique autant que charitable, car vous savez que la France sedépeuple effroyablement et que la seule population qui augmentesans cesse en ce beau pays, c’est celle des prisons. Mescirculaires et mes démarches ont produit le meilleur effet, etl’établissement ouvrira ses portes avant peu, j’espère. Ladirectrice sera Mme Boileau. Vous connaissez, jecrois ?

– Mme Boileau ?Non ; pas du tout.

– Mme Ida Boileau, rueSaint-Honoré ?

– Quoi !Comment !…

– Mon Dieu ! ricane l’abbé, nefaites donc pas l’enfant. Les choses les plus simples vous plongentdans la stupéfaction.

– Vous exagérez. J’ai appris à neplus guère m’étonner. Ma surprise vient plutôt de vous voir enrelations avec…

– Votre entourage ?… C’est lehasard qui le veut, apparemment. Tenez, regardez là-bas, dans cetteallée, ces deux messieurs et cette dame… Vous les connaissezcertainement.

– En effet, dis-je après avoirtourné la tête dans la direction que m’indique l’abbé. Lepersonnage qui se trouve à droite se nomme Mouratet ; c’est unde mes amis, et la dame est sa femme ; quant au troisièmepromeneur, je ne me rappelle pas…

– C’est M. Armandde Bois-Créault, dit l’abbé ; il est l’amant deMme Mouratet et le mari d’une femme charmante qui fut obligéede se séparer de lui.

– La connaissez-vous ?demandé-je anxieusement, car j’ai cessé de correspondre avec Hélènedepuis plusieurs mois et je ne sais rien d’elle.

– Pas personnellement, répondl’abbé. Elle habite la Belgique et je n’ai jamais eu l’honneur dela voir, bien que j’aille souvent à Bruxelles. Mais j’en ai entenduparler par un banquier belge, un trafiqueur, si vous voulez, qui senomme Delpich et avec lequel elle fait des affaires. Elle est fortintelligente et très ambitieuse, paraît-il… Au fait, autant vousl’avouer ; je connais toute son histoire et je n’ignore pas,non plus, celle de la famille de Bois-Créault.

– Elle est édifiante.

– Mme de Bois-Créaultaimait son fils, dit l’abbé en secouant la tête ; il est entrain de la ruiner et elle l’aime encore. Elle l’aime à mourir pourlui ou à tuer pour lui… Écoutez : nous sommes tous malades,aujourd’hui ; et quelles que soient les formes qu’affectecette maladie, la cause en est toujours identique. Nous sommescondamnés par une morale surannée à passer de l’état naturel,directement, à l’état d’imbécillité passive, fonctionnante, etd’humiliation abjecte. Les sentiments instinctifs, naïfs, larges etbraves, sont enchaînés par les interdictions légales et lesanathèmes religieux. Et ces instincts, refoulés, impuissants à sefaire jour normalement, mais qui ne veulent pas mourir dansl’in-pace où les claquemure la bêtise, reparaissent,défigurés jusqu’au crime ou déformés jusqu’à l’enfantillage. Onparle de l’infamie actuelle ; elle est forcée, cetteinfamie ; forcée, douloureuse, immense – immense comme lasottise dont elle émane. – D’ailleurs, la folie augmente partoutdans des proportions énormes… Vous me direz que le cas deMme de Bois-Créault est un cas exceptionnel. Je vousrépondrai que beaucoup de mères font plus encore, pour leurs fils,que Mme de Bois-Créault. Combien de femmes, surtout dansles campagnes, qui tuent lentement leurs maris afin de faireexempter leurs fils du service militaire ! Que de crimesignorés a produits ce militarisme à outrance ! La confessionnous apprend… Mais vous me comprenez, vous ; et pour ceux quine me comprendraient pas, je parlerai, un jour, plus clairement. Jevoudrais pourtant dire ceci : quand un accident déplorable meten deuil toute une ville, si un prêtre se permet de déclarer enchaire que la catastrophe est un châtiment du ciel, on ne trouvepas d’invectives assez amères pour l’en accabler. On ne se demandemême pas s’il connaissait la vie réelle des victimes, si laconfession ne lui avait point révélé ce qu’ignore la foule, et s’iln’avait pas le droit, le droit absolu, de parler de vengeancedivine. Remarquez que je n’emploie les mots : châtiment duciel et vengeance divine que comme une figure…

L’abbé s’interrompt. À vingt pas, sousles arbres, s’avance une jeune femme blonde, très jolie, vêtue denoir. Je ne sais pourquoi, elle me rappelle Broussaille, uneBroussaille pleine de dignité. Elle va passer devant nous. L’abbése lève et salue d’un grand coup de chapeau, fort éloquent. Lajeune femme répond d’une inclinaison gracieuse.

– Cette dame est réellement trèsbien, dis-je.

– Oui, certainement. C’estMlle Eulalie Voisin, la fille…

– Oh ! je sais ; mais jen’avais pas l’honneur de la connaître.

– Elle va à la Grande Grille, ditl’abbé comme la sœur de Roger-la-Honte disparaît, au bout du parc,entre le kiosque à musique et le Casino, j’ai fort envie d’y alleraussi ; j’ai deux mots…

– Vous lui faites la cour, jeparie ?

– Je ne vous le dirai pas, répondl’abbé en se levant. D’abord, j’ose à peine me l’avouer àmoi-même ; puis, les sentiments de l’amour, comme ceux de lareligion, perdent leur sincérité dès qu’ils sont exprimés. Aurevoir ; à demain matin.

Il s’éloigne – juste au moment oùs’approchent Mouratet et les deux adultères qui l’accompagnent. –L’adultère femelle pousse un grand cri en m’apercevant, seprécipite au-devant de moi, m’accable d’exclamations etd’interrogations ; et ce n’est qu’au bout de trois minutes aumoins que Mouratet parvient à me serrer la main et à me présenter àl’adultère mâle. Un bellâtre, insignifiant, prétentieux etinsipide ; un homme dont les moustaches sont partout et lereste nulle part.

Nous avons été dîner à laRestauration. Dîner médiocre, mais fort gai. Mouratet estla belle humeur en personne ; il est satisfait de tout, trouvel’univers admirable et ses habitants délicieux. La vie n’a que dessourires pour lui. Il n’est pas encore député, c’est vrai ;mais simplement en raison de la difficulté qu’éprouve legouvernement à dénicher l’oiseau rare capable de prendre sa place àlà Direction des Douzièmes Provisoires, les Douzièmes Provisoiresdemandent à être habilement dirigés ; c’est incontestable.Donc, Mouratet a consenti, par pur patriotisme, à conserver sasituation, quelque temps encore ; jusqu’au printemps prochain.À cette époque, il posera sa candidature dans la Bièvre.Candidature progressiste qui sera soutenue comme il convient parles pouvoirs établis.

– Mon élection est assuréed’avance, dit-il. Et après… Il ne faudra pas t’étonner de voir,d’ici un an ou deux, le portefeuille des Finances sous monbras.

Je ne m’en étonnerai pas. Oh ! pasdu tout. Armand de Bois-Créault aussi affirme que le fait nele surprendra point ; Mouratet, dit-il, est capable detout.

C’est fort possible. Il est mêmecapable, je crois, d’être parfaitement au courant de la conduite desa femme et d’avoir jugé plus intelligent de ne rien dire. J’enmettrais ma main au feu, qu’il sait tout, et qu’il a pris le partide fermer les yeux. Comment serait-il admissible, sans cela, qu’ilfût seul à ne pas voir ce qui est évident pour tout le monde ?Il est vrai qu’il y a des grâces d’état ; mais… Je demanderaides explications à Renée, si l’occasion s’en présente.

Elle se présente immédiatement. Armandde Bois-Créault nous propose, à Mouratet et à moi, une partiede billard. Mouratet accepte, mais je refuse. Je ne joue jamais aubillard ; c’est un jeu trop 1830 pour moi. Renée m’approuve etme prie de la mener faire un tour de parc ; ces messieursviendront nous retrouver quand la chance se sera déclaréedéfinitivement en faveur de l’un d’eux.

– Eh ! bien, dis-je à Renéeune fois que nous avons traversé la sextuple rangée de cocottesattablées devant l’établissement et qui se sont mises à chuchoter ànotre passage, eh ! bien, je suis heureux de pouvoir vousféliciter de votre aplomb.

– Les compliments sont toujoursbons à prendre, répond-elle ; mais mon aplomb n’a rien departiculier. Ne pas se cacher, c’est le meilleur moyen de ne paséveiller les soupçons de son mari. Toutes les femmes qui ont un peud’expérience en savent autant que moi là-dessus.

– Voulez-vous me faire croire queMouratet ne se doute de rien ?

– Lui ? De rien du tout.Absolument de rien, je vous assure. Vous vous apercevez de ce quise passe, tout le monde s’en aperçoit, et lui seul continue à nerien voir.

– Mais s’il ne continuaitpas ?

– C’est impossible, répond Renéeavec la plus grande assurance. Lorsqu’un homme a confiance dans unefemme, ça va loin. Et il a une confiance en moi ! Tenez, lemois dernier, à Paris, il a reçu deux ou trois lettresanonymes ; il me les a montrées en riant et les a déchirées enhaussant les épaules… Qui avait écrit ces lettres, jel’ignore.

– Un soupirant évincé.

– Évincé ! Vous voulezrire.

– Mécontent, alors.

– Vous voulez me fairepleurer.

– Une femme jalouse.

– Oh ! s’écrie Renée, commentaurait-elle pu savoir ? D’ailleurs, je n’ai pas connu plus detrois hommes mariés depuis le commencement de l’année. Voyons,ajoute-t-elle en comptant sur ses doigts ; un, deux, trois…quatre… cinq. Non, pas plus de cinq. Ainsi… Armand non compris,bien entendu.

– Il est marié,pourtant.

– Si peu ! Séparé de sa femmeau bout d’un mois de mariage. Elle est encore demoiselle, voussavez. D’une pudibonderie à décourager un satyre. Elle a mieux aiméabandonner son mari que de lui accorder la clef des générations,comme disait… Molière. Comprenez-vous des choses pareilles ?Une vestale fin de siècle ! J’ai bien ri quand Armand m’araconté ça.

– Il y a de quoi. Il vous fait rirebeaucoup, Armand ?

– Très peu. À dire vrai, il me metla mort dans l’âme. Il est si bête ! Encore plus que mon mari.Seulement, qu’est-ce que vous voulez ? – elle allonge sonpouce sur son index – ça, ça, toujours ça. Ah !l’argent !… Il faudra que je vous fasse faire des affaires,cet hiver, pour me remonter une bonne fois. Figurez-vous que jen’ai plus un sou. Armand va recevoir une forte somme de sa mère,dans trois jours ; elle vend deux ou trois fermes qu’ils onten Normandie ; mais, d’ici là, je suis à sec. Et il fauttoujours une chose ou une autre. J’ai le même chapeau sur la têtedepuis le commencement de la semaine ; les horizontales semoquent de moi. C’est tout naturel ; vous ne pouvez pasinspirer le respect si vous portez huit jours le même chapeau…Avez-vous deux ou trois cents francs sur vous ?

– Cinq cents seulement, dis-je enconsultant mon portefeuille. Voici.

– Bon, dit-elle en glissant lebillet de banque dans son corsage ; je vous rendrai ça mardi.Ou, plutôt… donnez-moi votre adresse. J’irai vous dire merci demainmatin.

– Je ne peux pas vous donner monadresse, dis-je en riant. Je demeure chez une personne qui m’aoffert l’hospitalité…

– Écossaise. Oui ; j’aperçoisla jupe. Que vous êtes méchant ! On dirait que vous vousplaisez à me faire jouer le rôle de Mme Putiphar… Tant pispour vous ! Je ne vous rendrai pas votre billet, et vous serezle premier qui n’en aura pas eu pour son argent.

– Il faut un commencement à tout.Dites-moi, petite Renée, elle vous amuse, l’existence que vousmenez ?

– Énormément ! je suis faitepour ça, voyez-vous. C’est tellement drôle, de raconter des blaguesd’un bout de l’année à l’autre, de n’être jamais ce qu’on parait,et de se moquer de tout le monde sans avoir l’air de rien !C’est comme si l’on ne sortait pas du théâtre. On se regarde jouersa comédie, vous savez, et c’est délicieusement énervant. Des tasde sensations, mon cher ! Je vous expliquerai ça quand vousvoudrez ; mais je vous préviens que je ne suis éloquente qu’enchemise. C’est ma robe de professeur. Il faudra vous décider, sivous voulez vous instruire. Vous déciderez-vous ?

– Sans aucun doute.

– Vous aurez raison. En attendant,soyez convaincu que j’éprouve une joie intense à les tromper tous,mon mari avec Armand, Armand avec d’autres – j’ai deux rendez-vouspour demain ; comment faire ? – et à leur tirer descarottes – passez-moi le mot – des carottes à la Vichy.

Mais elle aperçoit son mari et Armandde Bois-Créault qui se dirigent de notre côté, et changesubitement de sujet de conversation. Ils nous rejoignent. C’estMouratet qui a gagné la partie de billard ; le proverbe aencore une fois raison.

– Je reprochais vivement àM. Randal de n’être, pas venu à Paris l’hiver dernier, ditRenée. Il m’a promis d’y faire un long séjour au commencement del’année prochaine. Maintenant, il faut qu’il répète sa promessedevant témoins.

Je promets ; et, comme il est dixheures et demie, je déclare que je suis obligé de me retirer. Je neveux pas manquer de parole à Marguerite de Vaucouleurs.

Chapitre 23BARBE-BLEUE ET LE DOMINO NOIR

 L’hiver venu, j’ai tenu lasolennelle promesse que j’avais faite aux époux Mouratet, à Vichy.J’ai quitté Londres pour Paris avec l’intention de passer quelquetemps dans cette capitale du monde civilisé. Ce n’est pas que jesois fou de Paris ; non ; j’y suis né et j’aimeraisautant mourir ailleurs. Je n’ai aucun engouement de provincial pourcette ville si vantée et dont le seul monument vraiment beau setrouve à Versailles. Mais le séjour de Londres m’était devenuinsupportable, vers la fin de décembre. La saison d’automne avaitété morne et, à part deux ou trois expéditions peu fructueuses, jel’avais passée les bras croisés. L’inaction n’est pas mon fait.Elle me pèse. Elle me semblait plus lourde encore avec la hantisede souvenirs qui venaient croasser comme des corbeaux sinistres, àcet anniversaire d’événements dont je voudrais avoir perdu lamémoire.

En vérité, je commence à boire pouroublier, moi qui, jusqu’à présent, n’ai jamais bu que pour boire.Je glisse insensiblement sur la pente de l’inconduite. J’en suistout étonné moi-même, car je n’aurais certainement pas cru… Maissait-on ce que l’avenir nous réserve ?

Qui aurait pu prévoir, par exemple, queMouratet deviendrait jaloux ? Personne. Eh ! bien,Mouratet est jaloux, férocement, comme un tigre. Renée, que j’aiété voir à plusieurs reprises, m’avait déjà averti du fait, maisj’avais refusé d’ajouter foi à ses assertions, tellement elles meparaissaient invraisemblables. Elle avait eu beau me dire que sonmari la faisait surveiller, rentrait à des heures auxquelles on nel’attendait pas, venait troubler de son apparition intempestive sesplus innocents five o’clock, et exigeait qu’elle luirendit compte de son moindre mouvement, j’étais resté sceptique.Mouratet jaloux, c’est trop drôle.

Pourtant, rien n’est plus vrai. Mouratetlui-même me l’a avoué la semaine dernière, un matin où je l’avaisrencontré par hasard et l’avais emmené déjeuner avec moi. « Tune sais pas ce que c’est que la jalousie, m’a-t-il dit d’une voix àfendre l’âme. C’est un tourment indicible et je l’endure depuisdeux mois. – Deux mois ! me suis-je écrié. Veux-tu me direqu’il y a deux mois que tu doutes de la vertu de ta femme ? –Hélas ! oui. Je n’ai pas de preuves, il est vrai… – Eh !bien, mon ami, si tu n’as pas de preuves à l’heure qu’il est, tu ascomplètement tort de te mettre martel en tête. Une femme coupablene demande pas trois semaines pour se trahir ; l’impunitéaccroît son audace et… – C’est ce que je me dis tous lesjours ; mais… – Ta, ta, ta ; tu as toujours été défiant.Au collège même, je me rappelle… – Tu crois ? a demandéMouratet avec un éclair de joie dans les yeux. – Comment, si jecrois ! Tu es la défiance même ! Tu ne t’en aperçois pas,et je ne te l’aurais jamais dit si les circonstances ne m’avaientpas forcé à ouvrir la bouche ; mais vraiment… – Tu pourraisbien avoir raison. Quand j’y réfléchis, en effet… Pourtant, j’aireçu tant de lettres flétrissant la conduite de Renée… – Deslettres écrites par des femmes jalouses de sa beauté. – Peut-être.Malgré tout, il y a une chose que je ne m’explique pas. Sesdépenses de toilette sont exagérées, certainement ; et je medemande d’où vient l’argent… – Ah ! c’est l’éternellequestion ! D’où vient l’argent ! Mais, des économies quesait faire ta femme, mon cher. Elle économise, ta femme. Elle metde côté cent sous par ici et vingt francs par là. Les petitsruisseaux font les grandes rivières ; et lorsqu’elle a besoind’une certaine somme pour sa modiste ou sa couturière, elle n’a pasà te la demander. Voilà. Moi, je trouve beaucoup de tact et dedélicatesse dans cette façon d’agir ; elle épargne cesdiscussions d’intérêt toujours si malvenues dans un ménage ;elle épargne… Enfin, veux-tu mon avis ? Ta femme est une femmesupérieure à tous les points de vue et tu as le plus grand tort dedouter d’elle… – Ah ! a soupiré Mouratet, je suis dans uneposition si délicate, vois-tu ! Je serai député avant deuxmois, songes-y. Cela impose des devoirs, de grands devoirs. Unreprésentant du peuple est là pour donner l’exemple. Il faut que samaison soit de verre, la femme de César ne doit pas êtresoupçonnée. – Naturellement, ai-je repris en faisant des effortsdésespérés pour étouffer mon rire. Mais encore faut-il que lessoupçons soient basés sur quelque chose. N’as-tu pas que desprésomptions ? Te méfies-tu de quelqu’un ? – Oui et non.J’avais pensé tout d’abord qu’Armand… Il était sans cesse à lamaison ; on l’avait vu avec Renée… Mais je lui ai faitcomprendre que ses assiduités étaient poussées trop loin et il estdevenu la correction en personne. Depuis deux mois, il n’a vu Renéeque devant moi, j’en suis sûr ; quant à elle, elle ne sortpresque plus… – Eh ! bien, eh ! bien, tu vois !… Desapparences ! Avais-je raison de te parler de ton caractèreombrageux ? Hein ? Tu n’es pas brouillé avec Armandde Bois-Créault, au moins ? – Pas du tout. Nous sommesles meilleurs amis du monde. Il est même entendu que nous ironsensemble, la semaine prochaine, au bal de l’Opéra. Tu y viendrasaussi, j’espère ? Tu sais, nous nous travestissons tous depied en cap. Que veux-tu ? Ce sont des choses que je n’aimepas beaucoup, mais elles me seront bientôt interdites ; car,lorsqu’on porte l’écharpe de député… Oui. Armand sera en seigneurLouis XIII, Renée en pierrette… elle a refusé de se faire faire uncostume plus dispendieux… – Ah ! me suis-je écrié, tu devraisêtre honteux ! C’est un reproche muet qu’elle t’adresse là,mais il est éloquent. – C’est vrai, a répondu Mouratet, la larme àl’œil ; et j’ai commis une autre sottise… Figure-toi… Non,c’est trop bête ! Figure-toi que, moi, je serai déguisé enBarbe-Bleue. » Cette fois, j’ai ri sans me gêner, et de boncœur. Mouratet en Barbe-Bleue ? Oh ! c’est à se rouler…« Je vois bien que c’est ridicule, a-t-il continué d’une voixpiteuse ; mais le costume est commandé, en cours d’exécution…Alors, c’est entendu. Nous comptons sur toi ; viens nousprendre mardi soir. » Et il m’a quitté, l’air joyeux et penauden même temps, joyeux des excellentes consolations que je lui aidonnées, penaud de m’avoir fait la confidence de sa jalousie sansmotifs. Ah ! triste et stupide idiot…

– Monsieur et Madame ne sont pasencore prêts, me dit le domestique qui m’introduit, le mardi, versonze heures du soir, dans le salon du boulevardMalesherbes.

C’est bon. Je prends un journal sur unetable ; mais j’ai à peine eu le temps de le déplier qu’uneporte s’entr’ouvre, s’ouvre tout à fait, et que Renée, en costumede pierrette moins le chapeau blanc, s’élance vers moi.

– Vite ! Vite ! dit-elle,écoutez-moi. Voulez-vous me rendre deux grandsservices ?

– Cent, mille, tant que vousvoudrez.

– Merci. Eh ! bien, d’abord,il faut vous arranger, ce soir, à éloigner de moi mon mari pendantune demi-heure. Vous voyez ça ? Qu’il n’ait pas envie d’allerregarder où je suis. Je vais vous le dire où je serai. Je seraidans une loge – vous savez ? au fond – avec Armand. Oui,depuis deux mois, c’est à peine s’il a pu me dire qu’il m’aime plusde cinq ou six fois ; et ce soir, c’est sérieux, il a un jolicadeau à me faire. Il a été fort gêné, ces temps-ci, mais sa mèrevient d’hypothéquer son hôtel… Je vous raconte tout ça afin de vousfaire voir comme c’est grave. Voilà. Il faut que vous écartiez monmari pendant une demi-heure. Pourrez-vous ?

– Certainement. Comptez sur moi.Mais ça, c’est le premier service. Et le second ?

– Le second… Il faut que vousm’enleviez demain.

– Hein ?

– Oui. L’existence que je mènen’est pas tenable. Si vous croyez que je n’en ai pas assez, d’unevie pareille ! Questionnée, tourmentée, espionnée, pas uneminute de liberté ! Et tout ça, je vous demandepourquoi ! Parce que Monsieur a reçu des lettres anonymes. Onn’en envoie qu’aux imbéciles, des lettres anonymes ! Je le luidirai ce soir, pour sûr… Alors, vous voulez bien ?

– Mais, dis-je en me laissanttomber sur une chaise, je ne sais vraiment pas. En principe,l’enlèvement me sourit assez ; mais je dois avouer qu’enpratique…

En pratique, non, il ne me sourit pas dutout. Ce ne sont pas les scrupules qui me gênent, bien entendu. Lesscrupules et moi, ça fait deux. Mais, si légère qu’elle soit, cettepetite femme, elle pèsera d’un rude poids sur mes épaules. Qu’enferai-je, mon Dieu ! D’autant plus qu’avec une écerveléepareille, on est à la merci d’une étourderie ; et il faut lejouer serré, le jeu que je joue… Renée me regarde d’un airconsterné.

– Vous ne voulez pas ? Cen’est pourtant pas bien difficile, ce que je vous demande. Arracherune femme au foyer conjugal, en voilà une belle affaire ! Çase fait tous les jours et cent fois par jour, rien qu’à Paris.Vrai, je n’aurais pas cru…

Elle saute sur mes genoux, me passe unbras autour du cou.

– Voyons, gros bête ! Puisqueje vous dis que ça ne peut pas durer comme ça et qu’il faut que jem’en aille demain car j’aurai de l’argent ce soir. Si je pouvaispartir toute seule… Mais je ne connais rien aux trains, auxbateaux, à tout ça… Je me perdrais. Et puis… Ah ! mais, j’ysuis, à présent ! Ce n’est pas du tout un collage que je vouspropose, vous savez. C’est ça que vous craigniez, pas ? N’ayezpas peur. J’en ai assez, des liens sacrés, et profanes, et de tousles liens. Non. Vous ferez de moi tout ce que vous voudrez ;vous me garderez un jour, ou un mois, ou pas du tout, comme il vousplaira. Une fois que vous m’aurez sortie d’ici, je saurai bien metirer d’affaires.

Pas très sûr. Ce n’est point un métiercommode, le métier d’aventurière. Mais on verra. En tous cas, lasituation change.

– Je croyais, dis-je, que vous neparliez pas sérieusement ; mais puisqu’il en est autrement,disposez de moi. Deux mots seulement. Vous voulez emporter vostoilettes ?

– Pas toutes. Sept ou huit malles,tout au plus.

– Faites-les envoyer demain àLondres, à mon adresse. Et quant à vous, soyez chez moi vers quatreheures, et ne vous inquiétez de rien.

– À la bonne heure, dit Renée. Vousêtes gentil comme tout. Tiens ! embrasse-moi ; il y alongtemps que j’en ai envie…

Mais elle se redresse, tendl’oreille ; une porte vient de s’ouvrir, au fond del’appartement.

– Voilà Barbe-Bleue, dit-elle.Anne, ma sœur Anne…

Elle saute sur ses pieds, pirouette,fait un geste de voyou, et s’en va à grandes enjambées, les bras enl’air.

Mouratet, une seconde après, entre dansle salon ; et je ne puis retenir un cri à son aspect. Il estignoble. Ah ! cette défroque de criminel – et de quel criminel– portée par ce bourgeois ! Ce n’est pas ridicule, non ;mais c’est tellement horrible que c’est inexprimable. Aucunedescription d’artiste, aucune enluminure d’Épinal, si grandiose quel’ait faite la plume, si atroce que l’ait plaquée la machine, nepourraient donner l’idée du Barbe-Bleue que j’ai devant moi. C’estquelque chose d’inouï. C’est la bassesse entière de toute uneespèce vile sous la dépouille terrible de toute une race cruelle.On a un peu l’impression d’une peau de tigre, comme peinte etfardée pour l’orgie sauvage, jetée sur la croupe fuyante d’unehyène s’évadant d’un charnier ; mais on a surtout la sensationd’instincts affreux, impénétrables d’ordinaire et transparaissanttout à coup, par dépit, sous ce déguisement qu’ils dédaignent etdont ils crèvent la cruauté incomplète de l’absolu de leurbarbarie. C’est Barbe-Bleue ; mais ce n’est Barbe-Bleue queparce que c’est Mouratet.

– Eh ! eh ! s’écrie ledirecteur des Douzièmes Provisoires, ravi de l’effet que produitsur moi son travestissement, on dirait que tu me trouvesréussi.

– Tout à fait, dis-je. Réellement,tu es effroyable.

– Le fait est que ce n’est pas mal,dit-il en se regardant dans une glace. Pas mal du tout… Je t’aifait attendre…

– J’en ai profité pour lire unarticle qui traite du projet de loi sur les retraites ouvrières,que la Chambre va discuter.

– Elle ne le votera, pas, ditMouratet. Des retraites aux ouvriers ! Qu’on en accorde auxmilitaires, aux fonctionnaires, c’est tout naturel ; ils fontla grandeur de la France. Mais aux ouvriers !… Oùirait-on ?

C’est vrai. Où irait-on ?…Ah ! animal ! Je ne regretterai pas le tour que j’aideraidemain ta femme…

Elle entre justement, coiffée de sonchapeau pointu, vive et jolie au possible.

– Comment me trouves-tu ?demande Mouratet.

– De face, ça va bien ; voyonsde dos.

Mouratet se tourne et Renée lui fait ungrand pied de nez.

– C’est encore mieux.

Armand de Bois-Créault arrive. D’unLouis XIII irréprochable. Nous partons.

Canaille, ce bal. Triste aussi, malgrétoutes les exubérances, la musique, les serpentins et les confetti.Des femmes en dominos – blanc partout en toutes les nuances– ; des hommes en habit, comme moi ; s’embêtant, commemoi ; et venus là sans savoir pourquoi, comme moi. Lestravestis ; glacés du satin, clinquant des paillettes,mensonges des dentelles, Malines, pierreries et cailloux du Rhin,bijoux de prix et costumes somptueux ; on ne sait pas bien.Pourquoi ces gens-là se déguisent-ils ? Par nécessité ?Pas tous. Le besoin de prendre une attitude vis-à-vis des autres etsurtout vis-à-vis de soi, de se paraître naturel à soi-même. Ilsn’ont point de personnalité et cherchent à s’en faire une, pour unsoir. Et celle qu’ils arrivent à se créer, c’est la leur proprequ’ils retrouvent, si l’on sait voir. Pour mon compte, je n’aijamais éprouvé de surprise à voir un être se démasquer. C’esttoujours le visage que je m’attendais à trouver sous le masque quim’est apparu. Du reste, tel masque, posé sur telle figure, n’a pasdu tout le même aspect que s’il en recouvre une autre. Le masque nedissimule pas, il trahit. Une chose étonnante, c’est la tendancearistocratique des travestissements ; princes, princesses,seigneurs et marquises. On ne se croirait guère en paysdémocratique ; ou plutôt… Cette dernière remarque était bonneà faire – d’autant que ce n’est que l’avant-dernière. – Voici laconstatation finale : dans cette foule de courtisans, pages,écuyers, barons et chambellans, pas un roi, pas un personnageportant le diadème, tenant le sceptre à la main. Personne ne veutrégner. Tout le monde veut être de la cour. On voit ça ailleursqu’ici.

Mouratet fait sensation. Dans uncouloir, une bande sympathique l’entoure, lui demande des nouvellesde ses femmes. Il répond malaisément. Renée, qui s’est éloignéeinsensiblement, me fait un signe et disparaît. Je donne à la bandesympathique les réponses que ne trouve pas Mouratet et je m’arrangede telle façon qu’elle nous barre le passage pendant cinqminutes.

– Viens par ici, dis-je à Mouratetquand nous parvenons à nous dégager. Il faut que je te fasse fairela connaissance d’une petite femme extraordinaire. Tu neregretteras pas ton temps ; tu vas voir.

Et nous nous mettons à la recherche dela femme extraordinaire, qui n’existe que dans mon imagination,naturellement.

– C’est curieux, dis-je ; elleétait là il n’y a qu’un instant ; elle a dû tourner à gauche…Non ; alors, c’est à droite… Ah ! la voici.

C’est une femme. Mais est-ce une femmeextraordinaire ? J’engage la conversation, pour voir. Non,c’est une dinde…

– Si vous voulez faire une bonneaffaire, lui dis-je à l’oreille, dites à mon ami qu’il vous a faitpeur. Répétez-le lui sans trêve.

– Ah ! monsieur Barbe Bleue,s’écrie la Dinde, que vous m’avez fait peur !

Mouratet est enchanté. Ils sont tout desuite très camarades, la Dinde et lui. J’ai eu la main heureuse. Sij’étais tombé sur une femme extraordinaire… Il y a près d’un quartd’heure que Renée s’est éclipsée ; allons, ça va bien. LaDinde se déclare altérée. Admirable ! Nous la conduisons aubuffet et je la désaltère de mon mieux. Le Champagne lui délie lalangue ; Mouratet s’intéresse beaucoup à saconversation.

– Ah ! monsieur Barbe-Bleue,s’écrie-t-elle, que vous m’avez fait peur ! Quand je vous aivu…

La Dinde laisse tomber son éventail. Jeme baisse pour le ramasser. Lorsque je relève la tête, jem’aperçois qu’une femme en domino noir s’est approchée de Mouratet,lui parle à l’oreille. Le domino noir s’en va. Mouratet, l’airahuri, la bouche ouverte, s’est renversé sur le dossier de sachaise, les bras ballants.

– Es-tu malade ? demandé-je.Que t’a dit cette femme ?

– Rien, rien, répond-il en selevant. Attends-moi une minute ; je reviens.

Il s’éloigne, suivant le chemin quevient de prendre le domino noir.

– Ah ! dit la Dinde, ce n’estpas grand’chose, allez ; une farce, sans doute ; unbateau qu’on lui monte. On raconte tant de blagues,ici !…

C’est certain ; mais… je voudraisbien savoir ce que fait Mouratet, tout de même, je prends le partid’abandonner la Dinde à ses réflexions et de sortir. J’ai à peinefait trois pas dans le couloir que le bruit étouffé d’une doubledétonation parvient à mes oreilles. Je me précipite.

Mais des gardes municipaux, plus promptsque moi, se sont élancés, ont ouvert la porte d’une loge, ontempoigné Mouratet. Par la porte entrouverte, j’ai le tempsd’apercevoir deux corps étendus, un corps d’homme, un corps defemme vêtue de blanc, avec une tache rouge sur la poitrine. Deuxgardes entraînent Mouratet qui chancelle, l’enlèvent en toute hâte,à bout de bras. Un autre se met en faction devant la porte de laloge qu’il vient de refermer.

– Circulez, Messieurs, nous dit-ilà moi et à quelques autres curieux ; n’attirez pas lafoule.

Deux messieurs arrivent, le commissaireet le médecin de service. Ils pénètrent dans la loge, et en sortenttrois minutes après.

– Ce n’est absolument rien, dit lecommissaire aux badauds ; un imbécile s’est amusé à fairepartir des pétards et deux dames se sont trouvées mal.

Je m’approche du docteur et l’interrogeen lui donnant les raisons de ma curiosité.

– Ils sont morts tous les deux,dit-il tout bas ; l’homme vient de rendre le dernier soupir etla femme a été tuée sur le coup ; atteinte en plein cœur.Vengeance de mari trompé, n’est-ce pas ? Ah ! les cocusassassins, Monsieur !… Tenez, on enlève les cadavres,ajoute-t-il en me montrant des employés du théâtre qui emportentprestement les corps, enveloppés de toiles, par un escalier dérobé.Voyez, c’est fait. Le public ne s’est pour ainsi dire aperçu derien. Regardez ces gens qui rient et qui plaisantent, là, à côté denous. C’est la vie. La comédie laisse à peine au drame le temps dese dénouer. Voulez-vous venir avec moi ? Vous pourrez voir lescadavres et parler au prisonnier.

– Je vous remercie, docteur ;j’irai dans un instant.

Réflexion faite, je n’irai pas du tout.À quoi bon, maintenant que le crime est accompli ? maintenantqu’elle gît sur la table des policiers en attendant la dalle del’amphithéâtre, cette petite Renée, folle et dépravée comme sonépoque, mais d’une si vivante inconscience. Oh ! pauvre petitoiseau !… Et cet âne, cet imbécile qui l’a tuée, qui s’estarrogé le droit d’infliger la peine de mort pour un délit que lecode lui-même ne punit, au maximum, que de six mois deprison ! Ce misérable qui devait tout à cette femme, sasituation et son bien-être, et les satisfactions de sa vanitégrotesque, et même la considération dont il jouissait. Et il nevoulait pas payer, pour tout cela ; il ne voulait pas êtrecocu. Oh ! oh ! oh ! Il ne voulait pas êtrecocu ! Et les jurés qui l’acquitteront ne veulent pas, nonplus, être cocus ; ni les répugnants spectateurs de la Courd’assises qui applaudiront au verdict et attendront l’assassin pourle porter en triomphe. Ils tiennent à avoir la propriété de leursfemmes, ces gens-là, avec droit de vie et de mort sur elles ;et ils déclarent, à la barbe des législateurs, qu’il n’y a encoreque les coups de pistolet pour maintenir l’institution du mariage…Ils ont raison, les chourineurs !

Je me dirige vers le grandescalier ; mais, comme je passe auprès d’un groupe d’habitsnoirs, quelques paroles attirent mon attention. J’écoute, sans enavoir l’air.

– Oui, dit un jeune homme, c’estArmand de Bois-Créault qui vient d’être tué.

– C’est ce qui pouvait lui arriverde mieux, répond un autre. Il avait fait des faux… Mais,certainement : des faux ; il y a deux mois environ, aumoment où sa famille ne lui fournissait pas les fonds qu’il luifallait. Vous ne saviez pas ? Alors, il n’y a que vous… Ilaurait été poursuivi, malgré le remboursement qu’il offrait, etdéshonoré avant la fin de la semaine.

Je descends l’escalier. Déshonoré !Il aurait été déshonoré… Tout d’un coup, la confusion de faitsinexplicables se débrouille, je trouve la clef de choses que je nepénétrais pas. Ce domino noir – ce domino noir qui est venuchercher Mouratet et lui a mis le revolver à la main – ce dominonoir, c’est Hélène… Oui, j’en suis sûr ! C’est Hélène !…Hélène qui redoutait la flétrissure dont un scandale fangeux allaitmarquer ce nom de Bois-Créault qu’elle a conquis, et veut gardersans friche visible, Hélène qui a pu du même coup satisfaire savengeance et saisir sa liberté entière – et qui défend l’Honneur duNom…

Ah ! misère !… Stupiditétragique !…

Je suis sorti du théâtre et je vais endescendre les marches. La nuit est froide. Le ciel, pur et trèshaut, semble une voûte d’acier sombre, où sont enchâssées despierreries… Je me souviens de la conversation que nous avons eue,Roger-la-Honte et moi, au sujet des étoiles, la nuit où nous avonsvolé l’industriel, en Belgique. Oui, si d’autres astres sonthabités, les êtres qui y vivent voient rayonner notre planète,notre planète si infâme, si hideuse et si noire – ils la voientrayonner de l’éclat des diamants purs.

Chapitre 24ON DIRA POURQUOI…

 J’aime autantl’avouer : je n’ai pas été à l’enterrement de Renée et je n’aipoint visité Mouratet dans sa prison. Je n’ai pas été àl’enterrement de Renée parce que cela n’aurait servi à rien, et jen’ai pas visité Mouratet parce que Mouratet me dégoûte et que soninfortune actuelle ne me touche en aucune façon. Je ne suis passentimental. C’est un défaut ; mais qui n’en a pas ?

Cependant, je ne me dissimule point quede grands ennuis m’attendent. On sait que je fréquentais les épouxMouratet, que je les ai accompagnés au bal de l’Opéra, que je metrouvais avec le mari tandis que la femme s’oubliait, dans uneloge, en une conversation criminelle. Je vais être appeléincessamment, en qualité de témoin, devant le juge d’instruction.Perspective désagréable. Je n’ai pas de préjugés contre les jugesd’instruction, ou presque pas, mais je ne tiens nullement à entreren relations avec eux. Ce sont des gens curieux par métier etsoupçonneux par habitude, qui posent des questions parfoisembarrassantes et ne se contentent pas toujours des réponses qu’onveut leur faire. Je préférerais, si c’était possible, ne pointdonner à la Justice l’occasion de contempler mon visage et,peut-être, de mettre le nez dans mes affaires. Quitter Paris sansrien dire ? C’est dangereux, car ça paraîtrait peu naturel.Alors ?…

Je trouve un moyen. Je m’en vais d’unpas léger chez Marguerite de Vaucouleurs, car je sais que Margot arepris pied dans la politique et que Courbassol, rappelé la semainedernière au ministère, n’a de nouveau rien à lui refuser.J’explique les choses à Margot ; je lui fais sentir quel noirchagrin j’éprouverais à me voir obligé de parler, en Courd’assises, soit contre une femme que j’ai respectée jusqu’audernier moment, soit contre un homme que je continue à estimer. Monlangage est pathétique, car, si je ne suis pas sentimental, je saisfaire du sentiment quand il le faut, et même très bien. Margotm’écoute en pleurant ; et, lorsque je lui ai expliqué ce quej’attends d’elle, elle me promet de s’occuper de mon affaire dès lanuit prochaine. Là-dessus, je rentre chez moi toutguilleret.

Le lendemain, je reçois un billet deMargot qui m’annonce que les choses vont pour le mieux. Lesurlendemain, un garde à cheval m’apporte une lettre qui me demandeau ministère. Je pénètre dans ce monument à l’heure indiquée, j’aiune conversation de vingt minutes avec un monsieur qui mecomplimente fort sur mes articles à la « Revue » deMontareuil, et m’annonce que je suis chargé d’une mission par legouvernement. On a passé, en ma faveur, sur certaines formalités.Je dois aller inspecter et étudier les établissementspénitentiaires de la Dalmatie, faire un rapport ; et je reçoispour ma peine une somme de dix mille francs. Ce n’est pasénorme ; mais ça vaut mieux que rien.

Le gouvernement m’ayant confié unemission aussi importante, je suis obligé de partir immédiatement.J’envoie donc au juge d’instruction, dont je trouve chez moi unelettre de convocation à son cabinet, ma déposition écrite ;cette déposition se borne à affirmer que je ne sais rien et que jen’ai rien vu. Après quoi, je prends le train, non pas pour laDalmatie, mais pour Bruxelles.

Beaucoup de gens, à ma place,resteraient à Paris et fabriqueraient leur rapport, ainsi que celase fait de temps immémorial, à la Bibliothèque. Mais, moi, je suisconsciencieux ; je me trouve dans une position spéciale ;tout le monde l’ignore, mais je ne me le dissimule pas. C’estpourquoi je me mets en route pour la capitale duBrabant.

À Bruxelles, je parcours lesétablissements que hantent les criminels honteux, lesdéserteurs ; voleurs occasionnels, escrocs de hasard,caissiers déloyaux, pauvres gens qui vivent dans des transesperpétuelles, qui souffrent tellement que c’est un soulagement poureux que d’être arrêtés, et qui sont parfaitement convaincus, unefois pris, que leurs angoisses ont déjà expié leurs crimes.Peut-être n’ont-ils pas tort… Je finis par trouver, parmi eux,l’homme qu’il me faut. C’est un insoumis. Il a quitté la Francepour échapper au service militaire, effrayé par cette disciplineterrible qui est la force principale de l’armée, dont il n’ignorepoint les excès, et qu’il n’aurait pu supporter, à son avis. Car ilse croit une très mauvaise tête. En réalité, c’est un mouton. Ilm’avoue qu’il est bachelier et qu’il vit assezmisérablement.

– Vous auriez mieux fait d’aller aurégiment, lui dis-je. La vie de caserne devient de jour en jourplus attrayante ; et quant à la guerre future… Avez-vousentendu parler des fours crématoires roulants, qu’on allumerapendant que les armées se rangeront en bataille et qui seront prêtsà fonctionner aux premiers coups de canon ? Quelprogrès !… Enfin, chacun son idée. Si vous ne voulez pas êtresoldat, je n’y puis rien… Maintenant, voici ce que j’ai à vousproposer…

L’insoumis m’a écouté attentivement, etaccepte mes offres avec joie. Il me fera un beau rapport sur lesprisons de Dalmatie, un beau rapport dont il copiera lesdifférentes parties à droite et à gauche, dans des livres. Leslivres ne manquent pas. il écrira cinq cents grandes pages, c’estentendu, quitte à répéter dix ou douze fois les mêmes choses. Ça nefait rien du tout. Je reviendrai chercher le rapport dans quatremois, si je suis encore de ce monde, et j’enverrai mensuellementtrois cents francs à l’insoumis. Je fais encore un joli bénéfice.Mais l’argent des contribuables français, c’est bon àgarder.

Me voici donc tranquille et je puispartir pour Londres. – Déjà ? Certainement. Il m’est venu uneidée, idée extraordinaire, bizarre si vous voulez, mais que je veuxmettre à exécution tout de suite. Je me suis mis en tête d’écriremes mémoires.

Les raisons qui me poussent sont pures.Je sais que le commerce, dans ses grandes lignes, tend à reprendresa forme première : l’échange. Tous les économistes sontd’accord là-dessus. Donc, si après avoir fait pleurer mescontemporains je parviens à les amuser, j’aurai agi en commerçantopérant sur de grandes ligues, et je ne leur devrai plus rien.D’autre part, je ne serai pas fâché de montrer, une bonne fois, ceque c’est qu’un voleur. On se fait généralement une fausse idée ducriminel. Les écrivains l’ont idéalisé afin, je crois, dedécourager les honnêtes gens. Mais le temps des légendes est passé.Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est la vérité sans voiles.

Je n’éprouve aucune honte, ni aucunefierté, à raconter ce que j’ai fait. Je suis un voleur, c’est vrai.Mais j’ai assez de philosophie pour me rendre compte de lasignification des mots et pour ne leur attribuer que l’importancequ’ils méritent. Dans l’état naturel, le voleur, c’est celui qui adu superflu, le riche, « Dans l’état social actuel, le voleurc’est celui qui rançonne le riche. Quel bouleversementd’idées ! » ainsi qu’on l’a dit avant moi. Maisqu’importe ? L’erreur n’a qu’un temps…

Au fond, je mets simplement en jeu, moi,fils et neveu de bourgeois, par des actes franchement caractérisés,des aptitudes que j’ai reçues de mes parents et qu’ilsdéveloppaient sournoisement, dans leur genre d’existence timide,par des actes fort rapprochés des miens. Quelles étaient cesaptitudes, innées, chez eux et chez moi, avant qu’elles eussent étémodifiées, transformées, faussées, sous l’influence du milieuprésent ? Mystère. Mais c’étaient peut-être de bellesaptitudes. Quels actes, si le monde n’était pas ce qu’il est de parla puissance de la routine lâche, auraient produits cesaptitudes ? Mystère. Mais peut-être des actes très nobles.J’ai répété, avec quelques variantes, les actes de mes parentsparce que les conditions de milieu dans lesquelles nous avons eu àvivre, eux et moi, ont été à peu près les mêmes. Hypocrites oubrutales, légales ou illicites, bienfaisantes ou nuisibles, lesactions humaines, permises par les aptitudes, sont déterminées parles milieux. Le ruisseau qui s’échappe, limpide, de la source, etse teinte sur son chemin de la couleur des terres dans lesquellesse creuse son lit, de la nuance des plantes et des herbes qui entapissent les bords, de celle du sable fin ou de la vase immondesur lesquels il roule ses flots… Il existe, je le sais, un certainpédantisme de classe qui aime à protester contre cette manière devoir. Qu’il proteste.

Une chose certaine, c’est que lesmatériaux ne me manqueront point. Ai-je déjà vu de choses, monDieu ! – même de choses que je ne dirai pas !… J’ai passépartout, ou à peu près : je connais toutes les misères desgens, tous leurs dessous, toutes leurs saletés, leurs secretsinfâmes et leurs combinaisons viles, les correspondances adultèresde leurs femmes, leurs plans de banqueroutiers et leurs projetsd’assassins. Je pourrais en faire, des romans, si jevoulais !… Mais les seuls documents que je veuille employerici sont ceux qui me concernent. Et je me demande si je parviendraià les mettre en œuvre.

Sûrement, j’y parviendrai, je ne pensepas que ce soit si difficile que ça, d’écrire un livre ; et jecrois que n’importe qui réussirait à en faire un bon – n’importequel gendarme, n’importe quel voleur, – Certaines qualités meferont défaut ? C’est fort possible. La sentimentalité, parexemple. Non, je ne suis pas sentimental. (Voir plus haut). Tantpis pour elles.

Et tant mieux pour tout le monde,peut-être. Une petite larme de temps en temps ne fait pas de mal,c’est évident. Mais l’émotion littéraire est tout de même troppleurnicharde. Infirmes incurables, poitrinaires plaintifs, mèressans cœur, pères sans conscience, jeunes filles chlorotiques, litsconjugaux solitaires, couches mortuaires désertées, enfantsmartyrs, prostituées par force, proxénètes par persuasion, voleursmalgré eux, pécheresses repentantes et forçats innocents.Ouf !… Vraiment, il y a assez longtemps qu’on s’écarte desénergies pour se tourner vers les émotions. Il est temps que çafinisse. S’il faut une loi, qu’on la fasse !… En attendant, jevais écrire l’histoire d’un homme qui a les doigts crochus et quine se lamente pas trop – peut-être parce qu’il n’a pas à seplaindre, après tout. – Cette histoire-là, le lecteur superficielcroira que c’est simplement une autobiographie factice, unpasse-temps de littérateur cynique. Mais ceux qui savent voir, quisavent sentir, ne s’y tromperont pas ; ils comprendront quec’est vrai, que c’est vécu, comme on dit ; que la main quifait crier la plume sur le papier a fait craquer sous une pince lechambranle des portes et les serrures des coffres-forts.

J’écris, j’écris. J’empile page surpage, j’use des plumes, je vide mon encrier. On dirait que je suisà la tâche. Depuis un mois, je ne me suis arrêté que deuxfois.

La première, pour lire un journal. Cettefeuille publique m’a appris, d’abord, queMme de Bois-Créault mère s’est donné la mort quelquesjours après l’enterrement de son fils ; puis, queMme veuve Hélène de Bois-Créault s’est portée partiecivile au procès et demande au meurtrier de son mari d’énormesdommages-intérêts. Elle en aura une bonne partie, dit la gazette.Ce suicide pitoyable sur le corps de ce malheureux être, cetteexploitation de son cadavre… Ah ! la vie !… Quellefarce ! – jouée dans quel abattoir !…

La seconde fois que j’ai interrompu montravail, ç’a été pour faire une invention. Il ne faut pas laisseroublier que je suis ingénieur et ma découverte, lorsque j’enpublierai prochainement les détails dans une revue spéciale, mefera certainement beaucoup d’honneur. J’ai inventé l’Écluse àrenversement. Ce n’est, à vrai dire, qu’unperfectionnement ; fort ingénieux, toutefois. Rien n’étaitplus simple, je l’accorde, que d’en concevoir l’idée ; maisencore fallait-il l’avoir. Mon intention n’est pas de faire ici lecompte rendu technique de ma découverte ; je tiens cependant àen donner un léger aperçu. Voici la chose en deux mots :Supposons l’écluse fermée…

– Supposons-la fermée et ne larouvrons pas ! s’écrie Roger-la-Honte qui entre sans s’êtrefait annoncer, au moment même où j’écris la phrase en la prononçanttout haut. Ah ! ça, qu’est-ce que tu fais là ? Tu écrisencore tes mémoires ?

– Tout juste.

– Eh ! bien, je vais teraconter une petite histoire que tu pourras sans douteutiliser ; elle est assez cocasse. Figure-toi que le nomméStéphanus – tu sais bien ? cet employé d’une banque belge quinous donne des tuyaux – est venu me voir hier. Son patron, quis’appelle Delpich, veut se faire dévaliser. Un vol simulé, tucomprends, pour couvrir les détournements qu’il a l’intentiond’opérer. On me propose cinq mille francs pour aller, dans troisjours, éventrer un coffre-fort où il n’y aura plus rien et forcerdes tiroirs mis à sec.

– Je vois ça, dis-je. Mais cecoffre-fort, qui sera vide dans trois jours, doit être bien garniaujourd’hui…

– Oh ! je te devine. Maisc’est impossible, mon vieux. Jusqu’à avant-hier soir, Stéphanuscouchait dans les bureaux. Depuis qu’il a quitté Bruxelles – on l’amis à la porte ostensiblement, tu comprends, pour mieux dissimulerla manigance – c’est le patron qui a pris sa place. Il sera absent,naturellement, dans trois jours ; mais d’ici là, il monte lagarde. Comment lui faire abandonner son poste ? Je ne connaismême pas son adresse… Stéphanus ne me la donneraqu’après-demain…

– C’est regrettable. Quand leshonnêtes gens font des affaires avec les canailles, ce qui leurarrive souvent, ils comptent toujours sur l’honnêteté descanailles. Et leur désappointement est tellement comique,lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils ont eu tort d’avoirconfiance !… Oui, ç’aurait été amusant, de désillusionner cebanquier belge…

– Que veux-tu ? Ce qui estimpossible est impossible. Il faudra que je me contente de mes cinqmille francs… Tu ne sors pas un peu ?

– Non, dis-je ; j’ai quelqueslettres à écrire.

– À ton aise, répond Roger. Alors,à quand tu voudras.

Et il descend l’escalier enchantant :

Belleenfant de Venise

Ausourire moqueur,

Il fautque je te dise…

Delpich !… Où diable ai-je entenduprononcer ce nom-là ?… Ah ! à Vichy, par l’abbéLamargelle. Oui ; mais avant ça, il me semble… il me semble…Oh ! je me souviens !

Je vais prendre une liasse de papiersdans un tiroir et je me mets à les feuilleter avec attention. Voicila lettre que je cherche – la lettre commencée par l’industriel,dans laquelle j’étais si joliment traité d’imbécile, que j’ai prisesur son bureau la nuit où nous l’avons volé, et qui porte l’adressede Delpich. – C’est parfait…

Quelle heure est-il ? Sept heures.Bon. Je m’assieds devant ma table, j’écris quelques mots et jesonne Annie.

– Annie, lui dis-je, servez-moi àdîner tout de suite ; après quoi vous préparerez ma valise. Jepars ce soir à neuf heures. Pendant mon absence, pas un mot à quique ce soit, bien entendu. Maintenant, écoutez : voici untélégramme que vous irez porter au Post-office de Charing-Cross,demain, à sept heures du soir. Sept heures précises, n’est-cepas ?

Et je lui tends une feuille de papiersur laquelle j’ai tracé les mots suivants :

« Delpich, 84, rue d’Arlon,Bruxelles. – Venez Londres immédiatement. Absolument urgent.(Signé) Stéphanus. »

Chapitre 25LE CHRIST A DIT : « PITIÉ POUR. QUI SUCCOMBE !…»

 Tout le monde sait qu’enface du n° 84 de la rue d’Arlon, à Bruxelles, se trouve un caféfréquenté par des rentiers paisibles et des commerçants contentsd’eux-mêmes. C’est dans ce café que je me suis assis, tout àl’heure, à une table séparée de la rue par une simple glace ;à travers cette glace, je guette, tout en faisant semblant de lireun journal, l’arrivée du messager qui va apporter au sieur Delpichla dépêche dont j’ai remis hier le texte à Annie et qu’elle a dûenvoyer aujourd’hui à sept heures. J’attends, tranquille comme unrentier, satisfait de moi comme un commerçant. Huit heures…Ah ! j’aperçois le télégraphiste ; il pénètre dans lamaison. Un grand bâtiment à quatre étages ; aurez-de-chaussée, de belles boutiques vivement éclairées ; aupremier les bureaux de Delpich – les bureaux, seulement, car j’aiappris que l’appartement du personnage se trouve dans un autrequartier de la ville ; – au second étage, c’est un tailleur,honoré de la confiance de la cour de Belgique, qui a éludomicile.

Mais voici le télégraphiste qui s’en va…Je quitte le café et je vais examiner les étalages des magasins, enface. Et j’examine aussi, par la même occasion, un monsieur quisort bientôt de la maison en toute hâte et fait signe à un fiacre.C’est Delpich, assurément. Teint blafard, taille rentassée, traitsirréguliers, physionomie qui s’évade, il a I’air d’un témoin àdécharge dans une affaire d’attentat aux mœurs.

Je le laisse s’éloigner dans sonvéhicule de louage et je m’en vais, en flânant, à la gare du Nord.Il s’agit de voir, maintenant, s’il prendra le train qui part pourOstende à 8 heures 40.

J’arrive à la gare à 8 heures 35 et,deux minutes après, je suis témoin de la précipitation aveclaquelle Delpich s’introduit dans la salle d’attente et se rue versle guichet. En deux bonds, il est sur le quai ; d’un saut, ils’élance dans un wagon. Le train part. Bonvoyage !…

Je reviens au n° 84 de la rue d’Arlondans le fiacre même que vient de quitter Delpich. La porte estencore ouverte ; tant mieux. Je monte l’escalier en m’arrêtantdeux fois, bien que je ne sois pas asthmatique. ! D’abord, surle palier du premier étage, afin de prendre l’empreinte des deuxserrures d’une porte sur laquelle brille une plaque de cuivreportant ces mots : Cabinet du Directeur. La secondefois, deux ou trois marches plus haut, pour enfoncer dans lasemelle d’une de mes bottines un clou de tapissier qui se trouvedans ma poche, pas du tout par hasard. En six enjambées j’arrive audeuxième étage et je fais résonner vigoureusement la sonnette dutailleur.

Ce commerçant vient m’ouvrir enpersonne, ses employés étant déjà partis. Je m’excuse de venir ledéranger à une heure indue, mais il me répond que j’exagère etqu’il est toujours à la disposition de ses clients, savez-vous. Jedéclare que j’ai besoin d’un costume de voyage et d’un pardessus.On me fait choisir des étoffes, on me prend mesure. Je tiens àdéposer des arrhes malgré les protestations du tailleur.

– Si, si, dis-je ; c’est lamoindre des choses, puisque vous ne me connaissez pas. Maintenant,il faut que je vous demande un service, j’ai une pointe dans lasemelle d’une de mes chaussures… Tenez, regardez…

– Ah ! s’écrie le tailleur,cela doit bien vous gêner, pour une fois ! Des imbéciless’amusent à semer des clous dans les rues… Si vous permettez, jevais vous l’arracher…

– Non, non, dis-je ; je nesouffrirai jamais… Donnez-moi seulement quelque chose…

– Des ciseaux ?

– Non, je craindrais de me couper.Une clef, plutôt, une bonne clef.

– Voici le passe-partout de lamaison ; j’espère qu’il vous suffira.

– Très bien ; c’est monaffaire.

Je m’assieds, je croise les jambes et jem’évertue…

Enfin, le clou est arraché – et j’aipris une empreinte satisfaisante du passe-partout sur un morceau decire que je tenais dans la main gauche. – Je remercie beaucoup letailleur qui me reconduit jusqu’au bas de l’escalier ; et dixminutes plus tard je suis de retour à l’hôtel du RoiSalomon.

Je descends, avec l’hôtelier, dans unepièce du sous-sol qui a beaucoup l’aspect d’un atelier deserrurerie ; un établi, des étaux, une petite forge, desoutils de toutes sortes accrochés aux murs, démontrentpéremptoirement que la maison est une maison bien tenue,confortable, désireuse de placer à la disposition des voyageursspéciaux qui forment sa clientèle toutes les commodités qu’ilschercheraient en vain ailleurs.

– Voyons vos empreintes, ditl’hôtelier. Ça, c’est le passe-partout ; je ne l’ai pas. Ilfaudra le faire. Mais pour ces deux serrures-là, je crois bien quej’ai les clefs. Attendez un peu.

Il fouille dans des tas de ferrailles,finit par trouver ce qu’il cherche.

– J’en étais sûr. Ce sont desserrures à secret, savez-vous ; et les serrures à secret,c’est toujours la même balançoire. Ça ne vaut rien du tout. Il n’ya pas de danger que j’en mette à mes portes… Quoique je sache bienqu’avec ces messieurs je n’ai rien à craindre, pour une fois… Dumoment qu’on a la dimension de la serrure, on a la clef. Regardezcomme ces deux-là s’adaptent à vos empreintes ! Mettez-lesdans votre poche ; vous m’en direz des nouvelles. Quant aupasse-partout, voici quelque chose qui pourra faire l’affaire, avecdes rectifications. Voulez-vous que je vous donne un coup demain ?

– Merci. J’en ai pour cinqminutes.

– Ah ! monsieur Randal,s’écrie l’hôtelier, je sais bien que vous m’en remontreriez !Il n’y a qu’à vous voir pour deviner que vous êtes un fameux lapin,sauf votre respect. Vous maniez la lime que c’est un plaisir devous regarder. On dirait que vous n’avez jamais fait autre chose.Vous me faites penser à Louis XVI. Ça ne lui a pas porté bonheur, àce pauvre roi, son amour de la serrurerie ; car, enfin, sanscette armoire de fer, savez-vous… Ma foi, je crois que vous avezfini votre clef. Voyons un peu ; essayons sur la cire. Mais,oui, ça y est… Allons, vous êtes sûr de pouvoir entrer dans lamaison en propriétaire ; et quant au reste… Il me semble queje vous vois déjà revenir avec votre butin. Ma petite fille fait sapremière communion dimanche, pour une fois ; ça va vous porterbonheur, vous verrez.

– Je n’en doute pas, dis-je ensortant de l’atelier. Eh ! bien, pendant que je vais me laverles mains, faites donc monter une ou deux bouteilles de champagnepour célébrer à l’avance cet heureux événement.

– Ah ! s’écrie l’hôtelier,comme vous avez raison d’avoir des sentiments religieux, monsieurRandal. C’est tellement nécessaire, dans l’existence !… Nousdisons trois bouteilles, n’est-ce pas ?

Nous aurions aussi bien pu dire unedouzaine. C’est à peu près le nombre de bouchons que nous avonsfait sauter lorsque je sors, vers minuit et demie, mon sac à lamain, pour me rendre rue d’Arlon. Il est vrai que tous leslocataires de l’hôtel étaient venus nous tenir compagnie, àl’hôtelier et à moi : trois Allemands qui ont un coup à fairela nuit prochaine, avenue Louise ; un Hollandais dont j’ignoreles intentions ; deux Françaises aux projets indécis et uneAnglaise qui m’a expliqué en détail comment elle va, d’ici troisjours, frapper la ville de Malines d’une contribution de cent millefrancs, payable en dentelles. J’ai quitté ces honnêtes gens aumoment où un baccarat international allait resserrer les liensprofessionnels qui les unissent les uns aux autres, et avantd’avoir la tête lourde, heureusement.

Aussi, c’est sans trembler le moins dumonde que j’introduis mon passe-partout dans la serrure du numéro84. Il est vraiment très bien fait, ce passe-partout. La portes’ouvre, j’entre, je la referme derrière moi, et j’allume malanterne dans le corridor. Je monte rapidementl’escalier.

Mais, sur le palier du premier étage,une idée se présente brusquement à moi et j’hésite un instant. S’ily avait quelqu’un dans ce bureau ? Si Delpich avait eu letemps, avant de partir, de placer une sentinelle devant soncoffre-fort ?… J’aurais dû mieux prendre mes mesures,surveiller la maison… Ah ! sacredié !… Mais commentaurais-je pu m’assurer de son départ, si je n’avais pas été à lagare du Nord ?…Non, le vrai, c’est que j’ai eu tort de nepoint faire part de mon projet à Roger-la-Honte, de ne pointl’emmener avec moi… D’un autre côté, si je l’avais fait, Stéphanusse serait douté de quelque chose, aurait prévenu son patron… Pasmoyen d’en sortir. Quel dilemme ! Et quelles cornes ila !… Après tout, pas besoin de me tourmenter. Delpich, méfiantcomme il doit l’être et pris à l’improviste, n’aura pu trouverpersonne à qui confier la garde de ses trésors, aura préféré courirle risque de les abandonner à eux-mêmes. Et puis, le télégramme adû le surprendre, l’étonner, lui faire redouter des tas de choses,le troubler profondément ; d’abord, s’il avait pris le tempsde réfléchir, il ne serait pas parti…

J’essaye les deux clefs que m’a donnéesl’hôtelier. On jurerait qu’elles ont été faites pour les serrures.J’ouvre la porte, je passe, je la referme soigneusement, je pousseune double porte capitonnée de cuir vert et je me trouve dans unegrande pièce… Eh ! bien… j’avais deviné juste avant d’entrer.Quelqu’un est caché ici…

Où ?… En un instant, j’ai fouillédes yeux la salle entière. Derrière les cartonniers ou le grandcoffre-fort ? Je fais un pas à gauche, deux pas à droite, malanterne au bout du bras. Non, pas là. Derrière les rideaux de lafenêtre, complètement tirés ? Je m’avance vivement, je lesécarte. Rien. Derrière le secrétaire ? Je me penche. Personne.Si je m’étais trompé ?… Mais l’idée me vient de toucher lebrûloir d’un des becs de gaz. Il est encore chaud.

Ah ! diable ! Non, je ne mesuis pas trompé. Non, je ne suis pas seul ici – bien que je soisseul dans ce cabinet. C’est dans une autre pièce dont j’aperçois lapetite porte, là bas, à côté de la cheminée, la porte au bouton decristal, que s’est réfugié le gardien que Delpich a préposé à ladéfense de son bien mal acquis. Oui ; sûrement, il s’est tapilà quand il m’a entendu venir, et il doit trembler de peur dans sacachette… Ça n’empêche pas que si je m’aventure à le relancer danssa retraite, il va m’accueillir d’un coup de revolver qui memanquera probablement, mais qui réveillera la maison. Une nouvelleédition de mon histoire d’Anvers ! C’est assez ennuyeux –d’autant plus que je voudrais bien ne point sortir d’ici les mainsvides si… Tiens ! Qu’est-ce que c’est que ça ?…Les rayonsde ma lanterne viennent de faire briller un objet singulier déposésur le bureau… un ciseau de menuisier, un ciseau tout neuf, ma foi.Que fait-il là, ce ciseau ?

J’examine le secrétaire. Ah ! parexemple !… Un tiroir est forcé, les autres portent des tracesde maladroites tentatives d’effraction, le bois du meuble estéraflé en dix endroits. Alors, c’est un confrère, qui estici ? Elle est bonne, celle-là ! Au lieu de mon aventured’Anvers, c’est celle de la ville de province ou j’ai rencontré cemalheureux Canonnier qui va recommencer. Seulement, ce n’est pas unCanonnier que je vais trouver ; non, ces marques hésitantesqui baladent le secrétaire ne témoignent pas de l’habileté del’ouvrier : un débutant, sans doute, quelque conscrit ducambriolage qui n’a pas encore la main faite. Il faut voir safigure, au camarade.

À pas de loup, je me dirige vers lapetite porte, je mets tout doucement la main sur son bouton, et jel’ouvre toute grande, vivement. Je m’attends à du bruit, à un cri…Rien, j’avance un peu, ma lanterne à la main… Une petite piècemeublée d’un lit, d’une table, de deux chaises : le repairenocturne du Stéphanus, évidemment, lorsqu’il était de serviceici ; mais… Ah ! oui, il y a quelqu’un dans cettechambre. Là-bas ! derrière l’étroit rideau de la fenêtre. Jedistingue une forme et… oui, oui, je ne me trompe pas – des cheveuxde femme, un chignon blond qui dépasse l’étoffe. Unefemme !…

Et, tout d’un coup, je comprends. Je merappelle ce que m’a dit l’abbé Lamargelle, à Vichy, au sujet desrelations d’affaires de Mme Hélène de Bois-Créault avecle trafiqueur Delpich. En un clin d’œil, toute une série depossibilités, de certitudes, se déroule en mon cerveau. J’en suissûr ! c’est la fille de Canonnier qui est là ; je saiscomment elle y est venue, pourquoi elle y est… je devine tout, jesais tout.

– C’est vous, Hélène ? dis-jeà voix basse. N’ayez pas peur ; c’est moi, Randal… Randal, jevous dis… Hélène ? C’est vous ?…

Silence. – Il n’est pas possible quej’aie fait erreur, cependant ! Je fais deux pas en ayant…Alors, une femme écarte le rideau, s’élance, se jette à mes genouxen criant :

– Grâce ! Grâce ! Parpitié, ne me tuez pas !…

Du drame !… Mais je ne la connaispas, cette femme-là, autant que j’en puis juger dans lademi-obscurité ; je ne l’ai jamais vue. Qui est-ce ? Unefaucheuse ?… Elle reste prosternée à mes pieds, gémissant àfendre l’âme. Dangereux, le bruit de ces sanglots ; il fautprendre une décision.

– Madame, dis-je d’une voix rude,votre vie est entre vos mains. Cessez de pleurer, s’il vous plaît,si vous voulez que je vous épargne. Relevez-vous et donnez-vous lapeine de vous asseoir, pour changer. Tenez, voici une chaise…Maintenant, veuillez me dire qui vous êtes et ce que vous faitesici à pareille heure.

– Je suis madame Delpich, murmurecette femme en émoi, tout en s’essuyant les yeux ; et mon marim’a chargée de garder son bureau pendant son absence.

Bizarre ! Et cette tentatived’effraction, à côté ?

– Madame, dis-je sévèrement, jecrois que vous ne m’avouez pas tout ; je vous préviens quevous courez de grands risques en me cachant quelque chose. Commentexpliquez-vous, si vous êtes réellement madame Delpich, que lesecrétaire se trouve dans un état…

– Ah ! interrompt-elle encachant sa figure dans ses mains, c’est moi qui ai essayé de leforcer. Mais si vous saviez… si je vous disais…

– Dites-moi. Mais, d’abord,laissez-moi allumer le gaz ; on ne voit presque rien aveccette lanterne… Voilà qui est fait. Allez, Madame. Racontez-moipourquoi vous vouliez, forcer les meubles de votre mari.

– Pour y prendre des lettres,monsieur, dit-elle, des lettres de ma mère. Ma mère… c’est unsecret de famille que je vous révèle, mais je vois bien qu’il fautvous dire toute la vérité… ma mère a eu un amant. Oui, Monsieur, unamant. Ah ! la pauvre femme ! Elle a assez regretté uninstant de folie… Elle m’écrivait tous les jours combien elledéplorait sa faute, combien elle était désolée d’avoir contractéune liaison qu’elle ne pouvait réussir à rompre. Mon mari, qui estun misérable, je dois le dire, a pu s’emparer de ces lettres et, enme menaçant de tout révéler à mon père, cherche à obtenir de moi lacomplète disposition de ma fortune. Je veux vous apprendre endétail…

Oh ! ces détails ! C’est àfaire dresser les cheveux sur la tête. Quel affreux drôle, ceDelpich ! Non, il n’est pas possible que l’infamie aille aussiloin. A-t’elle dû souffrir, la malheureuse femme ! Elle est deces natures, heureusement pour elle, sur lesquelles les peines etles chagrins de la vie laissent difficilement leur empreinte.Vingt-cinq ans, environ, grasse, blonde, ronde. Un Rubens, presque.Torse en fleur, hanches de bacchante, carnation glorieuse, blancheavec la transparence du sang, lèvres rouges, charnues etgloutonnes, et des yeux bleus sans grande profondeur, mais où l’oncroit voir étinceler quelque chose, de temps en temps – comme lereflet d’une arme courte, la pointe aiguë d’un stylet. – Une bellefemme, un peu massive, un peu moutonne, qui pourrait faire desaffaires avec Shylock ; une livre de chair en moins ne lagênerait pas. En vérité, on ne dirait jamais qu’elle a enduré unpareil martyre. Pourtant, le fait est réel. Ellel’affirme.

– Oui, Monsieur, je suis ausupplice depuis un an. Ah ! si j’avais eu ces lettres,seulement… Ce soir, je m’étais résolue à les enlever. Mon marim’avait confié la garde de son cabinet et j’avais été acheter unoutil, avant de venir. Mais je sais si mal m’y prendre !…Oh ! j’ai eu tellement peur, quand vous êtes entré !Mais, à présent, je vois bien que c’est la Providence qui vousenvoyait ici. Oui, la Providence qui veut, malgré tous les péchésque vous avez pu commettre, vous faire faire une bonne action enm’aidant…

Elle fond en larmes. Je suis touché,très touché. Je la console de mon mieux.

– Voyons, Madame, calmez-vous. Vousavez raison, c’est la Providence qui m’envoie. Je vais vous donnerces lettres si elles sont ici. Venez avec moi.

Nous entrons dans le cabinet. J’allumele gaz, j’ouvre mon sac et j’en sors une pince.

– Je vais forcer tous les tiroirsdu secrétaire, puisque vous dites que les lettres que vous désirezs’y trouvent. Vous les chercherez à loisir. Pendant quoi, vous melaisserez travailler pour mon compte, n’est-cepas ?

– Ah ! dit-elle, prenez toutce que vous voudrez. Mon mari ne se sert de son argent que pour merendre malheureuse. Et que m’importe le reste, pourvu que j’aie cespreuves de la faiblesse de ma pauvre mère !

Les tiroirs sont ouverts,Mme Delpich fouille dans les papiers, et moi je m’occupe ducoffre-fort. Je suis en train de l’éventrer. Oh ! pas avec unescie et une tarière. Non ; ce sont là des procédés surannés,bons pour les criminels conservateurs. J’ai inventé quelque chosede mieux. Une sorte de moule à base de glycérine, en formed’assiette à soupe, qui s’applique sur la paroi ; par un troupratiqué à la partie supérieure, j’introduis dans la cavité uncertain mélange corrosif qui, rapidement, ronge le métal. En trèspeu de temps une ouverture est faite, et l’on a ainsi raison ducoffre-fort le plus solide, sans fatigue et sans ennui. Leprogrès ! L’homme est l’animal qui a su se faire des outils, adit Franklin.

Je suis à peine au travail depuis dixminutes que l’ouverture est pratiquée ; je plonge mon bras àl’intérieur de l’incrochetable, et j’explore. Des liassesde billets de banque, très peu de valeurs – Delpich, sa fuite étantpréméditée, a dû réaliser – et des papiers, sans doute des papiersd’affaires, ficelés et cachetés. Je les emporterai aussi, car lesbanknotes tiennent peu de place. Allez ! dans mon sac. C’estune affaire faite.

Mme Delpich, qui a fini de remuerles paperasses et a dû trouver ce qu’elle cherchait, s’estapprochée de moi et me regarde avec admiration.

– C’est un bien vilain métier quevous faites là, Monsieur, me dit-elle. Mais comme c’estintéressant !

– Quelquefois, dis-je d’un petitair détaché, et en faisant un pas vers la porte, mon sac à lamain.

– Comment ! s’écrieMme Delpich, vous partez déjà ! Déjà ! Et vousm’abandonnez ? Vous me quittez sans même me dire ce que jedois faire à présent… à présent que vous m’avezcompromise…

– Compromise ! dis-je,légèrement interloqué et en commençant à me demander s’il me seraaussi facile de sortir de la place qu’il m’a été aisé d’y entrer.Compromise !

– J’exagère peut-être un peu,reprend-elle en minaudant. Mais, vraiment, je ne sais que faire.Quand mon mari reviendra, il me tuera, c’est certain. Avez-vouspensé à cela, Monsieur ? :

– Pas du tout, je l’avoue. D’autantmoins, Madame, que vous n’aviez point attendu mon arrivéepour…

– Ah ! soupire-t-elle, vous mereprochez cruellement ma conduite, sans tenir compte du motif demes actes. C’est ainsi que juge le monde ; il est impitoyable.Que diront les autres, si vous me jetez la pierre, vous, d’unepareille façon ? Quelle sera mon existence, mon Dieu !…Je le vois bien, il va falloir quitter Bruxelles, m’exiler, partirau loin, sans parents, sans amis, sans argent… sansargent…

Je comprends. Je commence même à douterun peu de l’existence des lettres de la mère coupable, et je medemande si Mme Delpich, pressentant les projets de son mari,n’avait pas entrepris d’exécuter l’opération que je viens de menerà bonne fin. C’est peut-être aller un peu loin. Pourtant… En touscas, il est clair que je suis mis à contribution. Le plus sage estde m’incliner.

– Madame, dis-je en ouvrant monsac, peut-être serez-vous en effet obligée de vous expatrier. Voiciun paquet de billets de banque qui ne vous seront peut-être pasinutiles…

– Ah ! s’écrie-t-elle, commentpourrai-je vous remercier ? Vous êtes si généreux ! Vousm’avez rendu tant de services, ce soir ! Et vous venez dem’indiquer si clairement ce que je dois faire ! Oui, m’enaller, n’est-ce pas ? Quitter ce mari qui me torture, chercherle bonheur ailleurs… ailleurs, avec un homme qui saura mecomprendre. Nous sommes si rarement comprises, nous, pauvresfemmes ! Oh ! je vous ai bien deviné, allez ! Jevais sortir d’ici cinq minutes après vous, n’est-ce pas ? Etsi l’on m’interroge demain, je dirai que j’ai eu peur toute seule,que je suis partie vers minuit et que, si les voleurs sont venus,ç’a été après mon départ. Quelle bonne, quelle excellente idée vousm’avez donnée ! Vous êtes mon sauveur ! monsauveur !

Elle se rapproche de moi, me frôle de lapointe de ses seins. Qu’est-ce qu’elle a ? On dirait qu’ellefait ses yeux en lune de miel…

– Oui, vous êtes mon sauveur !Ça m’est égal, que vous soyez un voleur, Monsieur, du moment quevous savez lire dans l’âme d’une femme et deviner son cœur. Maisdites-le moi franchement, auriez-vous fait pour tout le monde ceque vous avez fait pour moi ? Dites-moi donc. Vous voyez bienque je veux savoir ! Supposez qu’une autre femme… Une brune,tenez, car je sens que vous avez un faible pour les blondes… Unebrune ? Eh ! bien… peut-être l’auriez-vous tuée ?Dites, l’auriez-vous tuée ? Comme vous avez l’air terrible,quand vous voulez ! Mon mari a toujours l’air si bête !…Vous rappelez-vous, quand je me suis jetée à vos genoux, tout àl’heure ?… Ici, là, continue-t-elle en m’entraînant dans lapetite chambre. Vous m’aviez fait si peur ! Vous leregrettez ? Dites que vous le regrettez. Faites-moi plaisir.Oui ? Je vois que vous rougissez…

C’est vrai. L’émotion, je crois. Etpuis, la chaleur du travail… Mais Michelet assure que la femmerafraîchit. Faut voir…

– Écoute, me dit Geneviève, unedemi-heure après – elle se nomme Geneviève ; j’ai appris ça enme rafraîchissant – écoute, tu devrais me donner encore dix millefrancs. J’ai peur de ne pas avoir assez… Bon ; merci. Tonadresse, aussi ; je veux te revoir, tu sais.

Je lui donne une adresse – une fausseadresse : Durand, Oxford Street, Londres.

– Durand ? demande-t’elle ensouriant.

– Oui, dis-je avec le plus grandsérieux. Durand. Ça t’étonne ?

– Oh ! non, dit-elle ;seulement, c’était mon nom de demoiselle… Embrasse-moi et va-t-en.Je sortirai dans cinq minutes.

… Je suis dans la rue, portant mon sac –allégé d’une quarantaine de mille francs, cinquante peut-être. –Elle n’y va pas de main morte, Mme Delpich ; et moi, pourla première fois qu’il m’arrive de laisser à une femme un souvenirnégociable chez les changeurs… Mais il faut un commencement àtout…

Il est six heures du matin à peine et jedors du sommeil du juste, à l’hôtel du Roi Salomon,lorsque des coups violents frappés à ma porte me réveillent ensursaut.

– Qui est là ?

C’est Roger-la-Honte, qui arrive deLondres qu’il a quitté hier soir, à peu près à l’heure où Delpichpartait de Bruxelles. Je suis très content de le voir, ce braveRoger. Je le mets rapidement au courant des choses et Dieu saits’il s’amuse ; je crains, un instant, de le voir mourir derire. Il est entendu qu’il va repartir pour Londres immédiatement,en emportant mon sac. Réglementairement, je ne devrais lui donnerque 33 pour cent sur ma prise ; mais je tiens à ce que nouspartagions en frères. Nous établissons le compte exact ; et letotal nous fait loucher. Une belle affaire, décidément. Mais cettebonne fortune inespérée, après avoir réjoui le cœur deRoger-la-Honte, semble lui assombrir l’esprit. Il parle des dangersdu métier, du plaisir que nous éprouverions à vivre enfinhonnêtement, à aller à Venise, par exemple, etc. Une phrase qu’ilprononce d’un ton convaincu, surtout, me démontre qu’il est enproie à cette mélancolie sentimentale qui suit souvent les grandesjoies.

– Mon vieux complice, me dit-il, netrouves-tu pas qu’il serait temps de changer devie ?

Non, je ne le trouve pas du tout. Jeremonte le moral de Roger. Et il prend le train de Calais à 8heures 52. Il doit démontrer à Stéphanus la nécessité de marchercontre son patron, en cas de besoin ; il n’a plus rien à enattendre, en effet ; et il est convenu que nous luigraisserons la patte.

Quant à moi, je reste à Bruxelles pourquelques jours. D’abord, je veux voir comment tourneront leschoses. Puis, je tiens à avoir les vêtements que j’ai commandés.J’ai donné, des arrhes au tailleur et il ne faut pas que je melaisse voler. Ce serait ridicule.

Le soir même, j’apprends que Delpich aété arrêté à la gare du Nord, en revenant d’Angleterre. Trois joursaprès, les journaux m’apprennent que sa culpabilité ne fait pas dedoute : tout l’accuse ; les histoires qu’il raconte poursa défense ne sauraient être prises aux sérieux. Naturellement. Ilpassera devant le tribunal à bref délai et sera condamné sûrement àplusieurs années de prison. C’est bien fait. J’en veux à Delpich.Sa femme m’a mordu la langue.

Vers la fin de la semaine,l’Indépendance annonce que Mme Delpich, désolée duscandale qui lui rend la vie impossible à Bruxelles, vient dequitter cette ville pour une destination inconnue. Tant mieux pouxelle. Je lui envoie mes meilleurs souhaits, et j’espère bien ne larevoir jamais. Elle est charmante, ce Rubens, mais je ne m’yfierais pas.

Le lendemain, je pars pourLondres.

Chapitre 26GENEVIÈVE DE BRABANT

 Cela ne m’a pas servi àgrand’chose, de m’appeler Durand pendant trois minutes, àBruxelles. Le surlendemain de mon retour à Londres, Geneviève afait irruption chez moi. Elle m’a accablé de reproches – etd’amabilités.

– Enfin ! te voilà ! Enai-je eu du mal, à te trouver ! M’en a-t-il fallu employer,des ruses d’Apache ! Heureusement que tu m’avais appris tonnom… Oh ! pas quand tu m’as quittée. Avant. Te rappelles-tu,lorsque j’étais cachée derrière le rideau ? Hein ? Terappelles-tu ? « N’ayez pas peur. C’est moi,Randal. » Et dire que tu as eu l’audace de m’assurer, ensuite,que tu te nommais Durand ! Comme c’est gentil ! Aprèsm’avoir entraînée, moi qui n’avais jamais failli… C’était presqueun viol, tu sais. Tiens, tu es un monstre ! Si j’étaisraisonnable, je ne t’embrasserais même pas. Mais je préfère ne pasêtre raisonnable… Tu ne l’aimes donc pas, ta petite femme ? tapetite femme qui t’aime tant ? Tu as donc oublié ce que tu medisais pour triompher de mes dernières résistances ? Pourquoime le disais-tu, alors, méchant ? Et pas plus tôt sur tespieds, tu me donnes une fausse adresse… Que c’est vilain dementir !…

C’est ce que je me dis tous les jours,depuis ces trois semaines que Geneviève est venue me surprendre.C’est très vilain, de mentir – et elle ne fait autre chose du matinau soir. – Le mensonge est chez elle un besoin, une habitudepuissante dont elle ne peut triompher qu’à certains moments,psychologiques si l’on y tient. L’histoire des lettres de samère ? Simple invention. Les mauvais traitements que luifaisait endurer son mari ? fausseté. Elle était orpheline àdouze ans, et Delpich n’a jamais maltraité sa femme… Tiens, àpropos de Delpich, nous avons appris hier qu’il vient d’êtrecondamné à trois ans de prison. J’en ai reçu la nouvelle sansaucune joie et Geneviève sans la moindre tristesse. Son mari necompte plus pour elle.

Et pourquoi compterait-il, au bout ducompte, si elle ne l’aime plus ? On dira, que Geneviève n’apas de cœur. Je répondrai qu’on ne peut pas vendre ce qu’on nepossède pas, cœur ou autre chose ; et que Geneviève al’intention de mettre le sien aux enchères. Que l’idée lui en soitvenue tout d’un coup, je ne le garantis pas. L’idée de réaliser sesrêves, bien entendu. Quant aux rêves eux-mêmes ils sont nés avecelle, ont grandi avec elle, tantôt perdus dans la brume des désirsvagues, tantôt s’affirmant dans les crispations de la révolte oudans les spasmes de la passion. Tendances perverses ou sentimentsnaturels ? Comme on voudra. Qu’importe, pourvu que lespsychologues analysent des effets dont ils ignorent les causes etqu’ils distinguent à peine, en leur style de sous-officiersd’académie ?

Moi je n’analyse pas, je constate. Jeconstate qu’il me va falloir faire les frais d’une installation àParis. C’est là que Geneviève tient à se lancer dans lacirculation… Je ne veux pas la contrarier ; qu’elle se lanceet qu’elle circule. Il est entendu que nous partagerons nosbénéfices réciproques ; je ne crois pas nécessaire dedissimuler un pareil arrangement, en ce temps de sociétéscoopératives. Geneviève se dit sûre du succès. C’est un grandpoint. En attendant, comme elle a déposé ce qu’elle possède dansune banque sérieuse, et qu’elle ne veut point déplacer, c’est moiqui dois faire les avances nécessaires. Je ne reculepas.

Nous voilà donc à Paris, Geneviève dansun petit hôtel de la rue Berlioz, et moi autre part. Très contentstous les deux. J’avais cru, je ne le cache pas, que les affairesseraient assez calmes, au moins pour commencer ; que l’argentque j’ai soustrait à Delpich reviendrait peu à peu dans la poche desa femme. J’avais eu tort. C’est ma poche à moi qui s’emplit.Geneviève a pris tout de suite. Geneviève de Brabant. C’est commeça qu’on l’appelle, à présent. Je dois dire, en conscience, qu’elley a mis du sien. Ce qui distingue d’ordinaire, dans tous lesgenres, les efforts des femmes, c’est le caractère fantaisiste,capricieux, qu’elles leur impriment. Il est bien rare qu’ellesaient foi en leurs entreprises, qu’elles agissent, d’emblée, commesi elles n’avaient fait autre chose, ne devaient faire autre choseque ce qu’elles essayent de faire. Elles ont des façons d’amateur,sont portées à tout traiter, comme on dit, par-dessous la jambe. Jen’assure pas que Geneviève est incapable d’un écart ; non.Mais, généralement, elle est sérieuse, posée. Elle jouit d’unesprit pondéré de locataire consciencieuse.

Elle n’a qu’un défaut : elle nesait pas marcher. Elle marche très mal. Aussi lui ai-je conseillé,avec raison, de ne jamais sortir qu’en voiture. Place aux honnêtesfemmes qui vont à pied ! Je l’ai aperçue deux ou trois fois,au Bois. Elle est très bien, vraiment. Beaucoup de chic. Un grandconfrère, un spécialiste, qui se trouvait avec moi un jour, m’en afait des compliments.

– Une assurance remarquable !Un aplomb merveilleux ! Elle a été mariée, n’est-cepas ?… Oui ; je m’en doutais. Le mariage est une bonneécole ; c’est encore la meilleure préparation à la vieirrégulière. Une femme qui n’a pas connu l’existence du ménage nevaudra jamais grand’chose, comme cocotte…

Je crois qu’il y a beaucoup de vrailà-dedans.

Mais voici l’été venu. Bellesaison ; plages et villes d’eaux. Nous avons été à droite et àgauche, Geneviève et moi. Tantôt ensemble, tantôt séparés. Je puisl’abandonner à elle-même sans aucune crainte ; je sais que cene sera pas en pure perte.

Pour le moment, par exemple, elle est àAix-les-Bains. Moi, je suis à Royan. Je ne pourrais dire exactementce que fait Geneviève ; mais moi, je flâne sur la Grand’Conge.J’observe quelques familles bourgeoises qui regardent la maréedescendre. C’est assez amusant. Ces bons personnages examinent avecune joie béate le continuel mouvement des flots. On dirait qu’ilsle surveillent. Ce qui les intéresse, dans la mer, c’est sonactivité perpétuelle, son incessante agitation. Ce qu’ils aiment enelle, c’est son éternel travail. Ils la contemplent, boucheentr’ouverte, yeux mi-clos, avec de petits hochements de tête quisemblent dire :

– Bien, bien, Océan ! Trèsbien. Travaille ! Donne-toi du mal. Continue ! Nous teregardons…

Oui ils se plaisent au spectacle del’effort, de la peine, ces braves gens ; à la vue du labeursans trêve. L’habitude. Ils préfèrent la mer aux montagnes. C’estpour ça.

Un domestique de l’hôtel m’arrache à mesméditations en m’apportant un télégramme. C’est Geneviève qui meprie de venir la rejoindre à Aix sans retard. Que sepasse-t-il ? Je prendrai le premier train…

Que se passe-t-il ? J’ai le tempsde me le demander pendant le voyage, qui n’en finit pas. J’arriveenfin à Aix, dans l’après-midi du lendemain, très inquiet, mefigurant ceci, cela, que Geneviève est malade, par exemple. J’aimedonc Geneviève ? Certainement. Qu’est-ce que c’est quel’amour, alors ? C’est le désir ; ou quelque chose dansce genre-là. D’ailleurs, nous nous entendons parfaitement, elle etmoi. On a eu bien raison de dire que c’est la similitude des goûts,plus que la conformité des tempéraments, qui fait la félicité desunions. Nous avons le même goût, tous les deux, pour l’argentd’autrui. Voila un lien.

Je suis à vingt pas de la villaqu’habite Geneviève lorsque je vois un monsieur en franchir lagrille, s’éloigner. Un homme de quarante ans, environ, grand,maigre, aux longues moustaches blondes. Une minute après, je suisdans la maison et, tout de suite, en présence de ma petite femme.J’ai eu bien tort de m’inquiéter. Elle ne s’est jamais mieuxportée. Elle m’a fait venir, simplement, pour me demander conseil.Il paraît qu’un Autrichien très riche, à qui elle tient la dragéehaute, lui promet des ponts d’or si elle consent à l’accompagner àVienne.

– Tu l’as peut-être vu sortir de lamaison ? Il me quittait comme tu es entré. Un grand,maigre…

– Oui, je l’ai aperçu, eneffet ; eh ! bien ?

– Eh ! bien, voici :j’accepterais certainement, sous bénéfice d’inventaire, si uneproposition analogue ne m’était pas faite d’un autre côté. Unvieillard, très riche aussi, me propose de le suivre à Paris, où ilrentre demain. Il est fort généreux, je le sais. Et, ce qu’il y ade plus drôle, c’est qu’il porte le même nom que toi. Il s’appelleUrbain Randal. Ne serait-il pas ton parent ?

– Si ; dis-je ; c’est mononcle.

– Ah ! dit Geneviève un peutroublée… Ça ne te fait rien ?

– Ça me fait plaisir. C’est unecanaille. Saigne-le à blanc, ma fille. C’est lui qu’il fautsuivre.

– C’était mon avis. Je retrouveraitoujours l’Autrichien. Mais, quant à ton oncle, comme il est usé audernier des points… Tu sais, il ne va pas bien au tout… Laparalysie… Il a déjà eu des attaques…

– Tant pis.

– Et je crois qu’il n’en a pas pourlongtemps.

– Tant mieux.

– Tu as l’air de lui en vouloir. Tume raconteras pourquoi, pas ? En attendant, je vais lui écrirede venir me prendre demain matin ; et je vais aussi envoyer unmot à l’Autrichien pour l’avertir de mon départ.

– Écris-lui avec des larmes dans lavoix.

– Tu penses bien, dit Geneviève entrempant sa plume dans l’encrier. Après quoi, je fais fermer maporte jusqu’à demain ; et à, nous deux, mon petit voleurchéri… :

Est-elle gentille,hein ?

Le lendemain, d’un coin de la gare où jeme dissimule habilement, je vois arriver la voiture qui conduit autrain de Paris Geneviève et mon oncle. Ah ! cette figure devieux viveur fourbu, ce front où s’amoncellent des ombres lugubres,ce regard qui jette à la vie des interrogations désolées etardentes ! La voiture s’arrête. Il en descend, non sans aide,passe à côté de moi, soutenu, porté presque dans un wagon oùGeneviève monte derrière lui. Il ne m’a pas vu, lemalheureux ; mais j’ai pu le dévisager ; mentontremblant ; joues labourées de sillons profonds, moins encorepar le temps que par la noce imbécile, échine voûtée, face anxieuseinvinciblement penchée vers la terre, comme dans l’horreur d’y voirla fosse creusée. Ruine d’humanité ; pas belle, à peinemélancolique, bête et sale – comme toutes les ruines…

Je vais m’éloigner lorsqu’un monsieur,escorté de deux laquais, entre dans la gare, se dirige vers letrain qui va partir. C’est l’Autrichien. Il suit, pareil au requinqui file le navire, attendant qu’on jette le cadavre à la mer – oula chair fraîche qui cache l’hameçon.

Chapitre 27LE REPENTIR FAIT OUBLIER L’ERREUR

 Je n’ai passé quevingt-quatre heures à Aix-les-Bains, et je suis parti pour Londres.Cette rencontre inopinée de mon oncle, si vieilli, si cassé, siprès de la tombe, a remué quelque chose en moi. Je ne pourraisanalyser ces sentiments ; mais je me suis rappelé avec unecertaine émotion l’époque où nos rapports étaient moins tendus, oùnous échangions une correspondance amicale, et j’ai voulu revoirces lettres que j’ai pieusement conservées. Je les ai lues etrelues à Londres, pendant les trois jours que j’y suis resté, et jeme suis même livré à un petit travail d’écriture qui m’a rappelé letemps heureux où j’apprenais à écrire et m’évertuais à imiter, mald’abord, puis un peu mieux, puis bien, les pleins et les déliés dumodèle. Après quoi, je me suis mis en route pour Paris.

Geneviève, que j’ai prévenue de monarrivée, est venue me voir sans retard. Elle m’a appris que mononcle est au plus bas, qu’un dénouement fatal est probable à brefdélai, et qu’il l’a suppliée de ne pas l’abandonner. Elle ne lequitte donc pas une minute, pour ainsi dire ; et c’est sousles yeux de cette courtisane que ce malheureux, qui estmillionnaire, qui a une famille, doit mourir s’il ne veut pascrever seul, comme un chien.

– A-t-il peur de la mort ?demandé-je.

– Une peur terrible. C’en esteffrayant et presque dégoûtant. Heureusement, il a eu une crisehier soir et, depuis, il ne peut plus parler ; il comprendencore ce qu’on lui dit. Hier matin, il a pu écrire une lettre àson homme d’affaires.

Je prends note de la date. Hier, c’étaitle 12. C’est ce chiffre qu’il faudra placer au bas du document quej’ai confectionné à Londres avec un si grand soin. Je recommande àGeneviève de me faire avertir dès que la fin sera proche, et ellepart reprendre son rôle de sœur de charité.

– Ce n’est pas amusant, tusais ; mais je comprends bien que ma présence ne sera pasinutile à tes intérêts – à nos intérêts car, à présent, nous nefaisons plus qu’un. C’est beau, de s’entendre, tout de même ;c’est comme si on était mariés… Compte sur moi et tiens-toiprêt.

Je suis toujours prêt. Et lorsque ledomestique de mon oncle, ce matin, vient me chercher « de lapart de son maître », c’est avec une rapidité foudroyante queje me précipite dans la rue, que je saute dans un fiacre, et que jeme fais conduire rue du Bac, chez l’abbé Lamargelle. Une demi-heureaprès, nous montons, cet ecclésiastique et moi, l’escalier de lamaison du boulevard Haussmann qu’habite mon oncle. Geneviève nousaccueille dans le salon qui précède la chambre à coucher dont laporte, restée entr’ouverte, laisse passer les râles dumoribond ; elle nous quitte après que je lui ai recommandé dene nous laisser déranger sous aucun prétexte. Je prends place dansun fauteuil et l’abbé en fait autant.

– Quelle est cette dame ? medemande-t-il.

– C’est ma maîtresse, dis-je ;de plus, mon oncle a dû s’efforcer d’en faire la sienne ; etenfin, c’est la femme d’un certain Delpich…

– Ah ! diable ! s’écriel’abbé. C’est Mme Delpich ! Tiens ! tiens !…Mais je devine : ce cambriolage qui fit tant de bruit àBruxelles… Racontez-moi donc l’histoire.

Je raconte ; et mon récit, coupépar les exclamations joyeuses de l’abbé, est scandé, aussi, par lesrâles de plus en plus faibles du misérable qui agonise derrière lemur.

– C’est vraiment bien curieux, ditl’abbé quand j’ai fini. Ce pauvre Delpich ! Enfin… Fortunavitrea… Sa mésaventure ne m’a causé aucun préjudice mais adérangé certains de mes plans. Il faudra même que j’aille enBelgique d’ici quatre ou cinq jours… Vous avez dû faire une bonneaffaire, ce soir-là ; je ne parle pas de la femme, qui estcharmante, mais… À propos d’argent, vous doutez-vous de ce que serale testament de votre oncle ?

– Tout à fait. C’est moi qui l’airédigé, de sa plus belle écriture.

– J’en étais sûr, dit l’abbé. Je levoyais dans votre poche, à travers l’étoffe de votre redingote.Avez-vous pensé à tout ? La part à réserver àMlle Charlotte, par exemple, si l’on vient à retrouver sestraces ?

– Hélas ! dis-je, on ne lesretrouvera jamais, ses traces. J’ai fait faire toutes lesrecherches possibles, et sans résultat. Ma conviction est qu’elleest morte, voyez-vous. Mais si, par bonheur, je metrompais…

– Ne m’en dites pas davantage. Jesais bien que vous lui rendriez toute la fortune de son père ;et je crois aussi que vous la garderiez, elle, n’est-ce pas ?C’était une femme.

– Oui. Une vraie femme. Ah !si vous saviez ce que j’ai souffert, quand j’ai vu que je l’avaisperdue ! Et dire que la vieille canaille qui crèvelà…

– Bah ! dit l’abbé, le diableest en train de lui tirer les pieds, à votre oncle. Laissez-lefaire sa besogne… En somme, le papier que vous avez préparé n’ad’autre raison d’être que de supprimer tout testament antérieur etd’aplanir toute difficulté. En attendant, vous aurez à payer lesfrais des obsèques…

– Ils ne seront pas fort élevés.Mon oncle demande à être conduit au champ de repos dans lecorbillard des pauvres.

– Bel exemple d’humilité ! ditl’abbé en riant. Sa résolution sera fort commentée, n’en doutezpas, et vous épargnera quelques billets de banque. Et pour amuserla paroisse, le service sera de dernière classe, n’est-cepas ?

– La paroisse ? Vousplaisantez. Un enterrement civil, s’il vous plaît.

– Ah ! ah ! ah !s’écrie l’abbé en se tordant de rire. Un enterrement civil !C’est délicieux ! J’avoue que je n’aurais pas pensé à cela.Quelle trouvaille ! Mais, continue-t-il en étendant le brasvers la porte de la chambre, on n’entend plus rien, là-bas. Non,plus rien. Si vous alliez voir ?

J’y vais. Dans le grand lit placé entravers de la pièce une forme rigide est étendue ; latête ; qui creuse profondément l’oreiller, est émaciée,couleur de cire ; et les narines sont pincées ; et labouche sans souffle entr’ouverte et les yeux retournés dans leursorbites. Je relève le drap ; rien ne bat plus à la place ducœur ; la main est froide comme celle d’un… J’appellel’abbé.

– Eh ! bien ?demande-t-il en entrant. C’est fini ? Je m’en doutais,continue-t-il en se dirigeant vers le cadavre dont il abaisse lespaupières d’un coup de pouce. Y a-t-il un être suprême, oui ounon ? Grave question que votre oncle peut maintenant débattreavec Robespierre. Bizarre jusqu’à la fin, votre oncle. Quand onvient le voir mourir, on le trouve trépassé.

– Oui, dis-je, pas de mélodramepossible. Comme ç’aurait été beau et presque neuf, pourtant,l’apparition, à l’heure dernière, du spolié devant lespoliateur !

– Ne rions pas trop fort, ditl’abbé ; c’est inconvenant ; et, ainsi qu’on l’a dit, lamort n’est pas une excuse. Au fond, cette mort-là, voyez-vous bien,qu’elle eût déplu à certains Grecs, est presque un symbole. J’aidans l’idée que la Société crèvera de la même façon. Cettebourgeoisie, qui est venue de bien bas, ne tombera pas de bienhaut, allez ! Que de choses qui font semblant d’être, qu’oncroit encore exister, et, qui sont mortes !… Mais songez-vousà votre manuscrit ?

Oui, j’y songe. Je vais le placer dansle tiroir d’un petit meuble que je ferme soigneusement et dont jemets la clé dans ma poche. Puis, je sonne les domestiques. Noussommes à genoux devant le lit, l’abbé et moi, quand ils entrent.Ils éclatent en sanglots. Un si bon maître ! Mais l’abbé, quise relève un instant après moi, essuie leurs larmes d’une seulephrase.

– Il ne faut pleurer que sur lacendre des méchants, dit-il, car ils ont fait le mal et ne peuventplus le réparer !… Comment trouvez-vous la sentence ? medemande-t-il tout bas. Elle n’est pas de moi, mais elle est sibête ! Rien de tel comme consolation…

Maintenant, il faut s’occuper desformalités. Les scellés, les déclarations, les lettres de fairepart ; un mort n’est pas complètement décédé sans toutes ceschoses-là.

Le notaire de mon oncle,Me Tabel-Lion, arrive le lendemain dans l’après-midi. Letestament semble l’étonner un peu, mais lui faireplaisir.

– Je suis heureux de voir,Monsieur, me dit-il, que votre oncle est revenu avant de mourir àde meilleurs sentiments. J’avais en mon étude un testament parlequel il vous déshéritait complètement et léguait toute sa fortuneà l’Institut Pasteur ; il se trouve annulé de plein droit parce document olographe. Une seule chose me chagrine dans lesdernières volontés de votre oncle : cet enterrement civil.Mais enfin, il faut respecter toutes les convictions.

J’apprends que la fortune de mon oncleest encore considérable. Me Tabel-Lion parle à demi-voix. Sabouche s’ouvre du nord-nord-ouest au sud-sud-est. Beaucoupd’officiers ministériels ont de ces bouches en diagonale. J’ignorepourquoi.

L’enterrement. Le corbillard des pauvresse dirige mélancoliquement vers le Père Lachaise. Quelques voituresseulement, derrière. Je suis dans la première avec l’abbéLamargelle qui a endossé des habits civils pour lacirconstance ; ils ne lui vont pas mal du tout. Les autresvoitures contiennent une dizaine de vieux amis de mon oncle, vieuxvoleurs probablement, et deux ou trois dames parmi lesquellesGeneviève, en grand deuil. Je n’ai pu la dissuader de venir. Même,ce matin, elle m’a fait une scène.

– C’est honteux ! m’a-t-elledit. Tu hérites de plus d’un million et tu fais faire à ton oncledes funérailles civiles ! Oui, je sais bien que c’est toi quias fabriqué le testament. Tout ça, c’est pour faire des économies.Ah ! si ce prêtre qui est ton ami, l’abbé Lamargelle, savaitce que tu es ! S’il savait !…

Je l’ai laissée dire. Il y a encore debons sentiments, chez cette femme-là.

– L’immortalité de l’âme ! medit l’abbé. Les pauvres, même, qui voudraient que l’agonie del’existence ne finît pas au tombeau ! qui portent dignementleur misère – dignement ! ça se porte dignement, lamisère ! – dans l’espoir d’une vie à venir !L’exploitation leur brocante le royaume des cieux et ils selaissent faire… Mais du moment qu’ils ne peuvent pas comprendre…vous savez que les imbéciles n’admettent que les choses trèscompliquées… Savez-vous quelle est la base de la propriété, lavraie base ? C’est la croyance à l’immortalité de l’âme.Méditez ça, quand vous aurez le temps.

Nous arrivons au cimetière. Le caveau defamille est ouvert, laissant apercevoir ses cases, les unespleines, les autres vides. J’ai mon tiroir là. Il faudra que je lemette en vente. C’est d’un bon débit, paraît-il.

Les vieux amis me serrent la main à laporte du cimetière et s’éloignent. Je reviens boulevard Haussmannavec l’abbé et Geneviève, qui continue à bouder. Le déjeuner nousattend, Nous nous mettons à table ; mais je suis dérangé deuxou trois fois par des fournisseurs qui m’obligent à quitter lasalle à manger. Sitôt le café pris, Geneviève, qui se prétend trèslasse et très émue, déclare qu’elle veut se retirer, rentrer chezelle. Elle me prie de ne pas l’accompagner, promet de venirdéjeuner avec moi demain.

– Elle a un drôle d’air, dis-je dèsqu’elle est partie.

– Oui, répond l’abbé. Et si vousvoulez connaître sa chanson, venez donc chez moi demain matin, àneuf heures et demie. Pendant une de vos absences, tout à l’heure,elle m’a appris qu’elle avait des révélations à me faire et je luiai dit que je l’attendrais demain à dix heures. Vous écouterez. Nevous mettez pas martel en tête d’avance, sapristi !… Voyons,que joue-t-on aux Variétés, ce soir ?

Il va être dix heures et, depuis cinqminutes, j’attends, posté dans le cabinet de l’abbé, derrière laporte laissée entr’ouverte qui donne dans le salon où il varecevoir Geneviève, l’arrivée de ma petite femme. Je voudrais bien,histoire de tuer le temps, jeter un coup d’œil sur les nombreuxpapiers qui couvrent le bureau ; malheureusement, c’estimpossible ; je ne saurai pas encore cette fois-ci quellessont les occupations exactes de cet excellent abbé Lamargelle. Maisj’entends résonner le timbre. Voici Geneviève ; elle entredans le salon. Je ne puis rien voir, naturellement, mais je perçoisdistinctement les paroles. Quelques phrases de politesses’échangent d’abord ; puis, l’abbé demande d’une voixblanche :

– N’êtes-vous pas mariée,Madame ?

– Si, répond Geneviève ; jesuis mariée ; et si vous le voulez bien, monsieur l’abbé, jevais vous exposer d’un seul mot ma situation actuelle : quecelui qui est sans péché me jette la premièrepierre !

L’abbé tousse légèrement.

– Si j’ai failli après tantd’années d’une vie sans tache, reprend Geneviève, c’est que lescirconstances ont été inexorables. L’auteur de ma perte estM. Georges Randal. Il se dit votre ami, monsieur l’abbé, etvous le croyez un honnête homme. Eh ! bien, c’est unvoleur.

– Ciel ! s’écrie l’abbé. Quem’apprenez-vous là, Madame ! Un voleur !

– Oui, Un voleur. Un voleur de lapire espèce. Un vrai brigand ! Je vais vous apprendre commentj’ai eu le malheur de tomber entre ses mains…

Et elle raconte notre aventure deBruxelles, à sa façon, bien entendu. C’est à mourir derire.

– Je ne pouvais ni me défendre nicrier à l’aide, dit-elle en terminant. Il me tenait au bout de sonpistolet et m’aurait tuée au moindre signe. Ah ! certes,j’aurais bravé la mort si j’avais été en état de grâce ; maisje ne m’étais pas confessée depuis deux mois… : Il a forcé lecoffre-fort, le secrétaire ; il a pris tout l’argent et,hélas ! les lettres de ma mère… Ici, monsieur l’abbé, il fautque je vous révèle un secret de famille. Ma mère a eu un amant.Elle m’écrivait souvent, la malheureuse femme, pour me dire combienelle regrettait sa faute ; et mon mari, qui était dans ladouloureuse confidence, gardait les lettres dans un tiroir de sonbureau. M. Randal les a découvertes, et, aussitôt, il a vutout le parti qu’il en pouvait tirer. Sous la menace de toutapprendre à mon père, il a exigé que je me livrasse à lui, que jeprisse l’engagement de ne rien dire et de venir le retrouver àLondres dans les huit jours. Que vous dire de plus ? La piétéfiliale, toujours si forte dans le cœur d’une femme ; l’aemporté en moi sur toute autre considération. Mon mari, quej’adorais, a été condamné malgré son innocence et je n’ose pas vousdire quelle existence M. Randal m’a fait mener depuis. C’estla honte des hontes, murmure-t-elle à travers dessanglots.

– C’est effrayant ! s’écriel’abbé. C’est absolument effrayant ! M. Randal est unmisérable et s’est joué de moi d’une manière indigne. Mais l’heuredu châtiment a sonné. Je vais le faire arrêter tout desuite.

Il se lève, fait deux pas et, tout d’uncoup, pousse un cri.

– Impossible ! C’estimpossible ! Nous ne pouvons pas le faire arrêter. Ces lettresde votre mère, qu’il possède, il ne les a pas avec lui, sûrement.Un scélérat aussi endurci prend des précautions minutieuses. Ceslettres, il les a mises en lieu sûr, les a confiées à un de sesassociés ; et, sitôt son arrestation opérée, votre père seramis au courant de ce que vous tenez tant à lui cacher ; unscandale terrible éclatera…

– C’est vrai, dit Geneviève de lavoix rêche d’une femme prise au piège. C’est vrai…

– Que faire ? demandeanxieusement l’abbé. Que faire ? Mon Dieu, éclairez-nous…Voici ce qu’il faut faire, reprend-il au bout d’un instant. Je vaism’employer à livrer M. Randal à la justice après lui avoirenlevé les moyens de vous nuire, à vous et aux vôtres. Mais celademandera du temps. Dans l’intervalle, que ferez-vous,Madame ? Voulez-vous me permettre de vous donner unconseil ? Vous le suivrez si, comme je le crois, vous avezconservé au milieu de vos erreurs passagères ces sentimentsreligieux…

– Oh ! certainement,interrompt Geneviève avec feu ; je suis une croyante, monsieurl’abbé.

– Eh ! bien, vous n’ignorezpoint qu’il ne suffit pas au pécheur de détester ses péchés, maisqu’un peu de pénitence est nécessaire. Que penseriez-vous d’allerpasser quelques jours dans une maison de retraite où je vousconduirais, où vous seriez très bien, où vous pourriez reprendrepossession de vous-même et vous préparer à une nouvelleexistence ?

– Oh ! s’écrie Geneviève,quelle joie ce serait pour moi !… Venez me prendre demain àonze heures, je vous en prie, et menez-moi dans cette maison. Voicimon adresse. Vous êtes mon sauveur, monsieur l’abbé, vous êtes monsauveur !…

Elle se confond en remerciements etl’abbé se lève pour la reconduire.

– J’ai promis à M. Randald’aller le voir aujourd’hui, dit-elle ; devrai-je lefaire ?

– Certainement, répond l’abbé. Unmanque de parole de votre part lui donnerait l’éveil. Mettez-le aucourant de vos bonnes intentions ; cela excitera peut-être enlui un repentir tardif. Et puis, arrêtez-vous sur votre chemin àSaint-Thomas d’Aquin, et entendez la messe. Ce sera une bonnepréparation…

Je n’entends plus rien. Ah !Geneviève de Brabant ! Moi qui étais le petit voleur chéri,l’autre jour, me voilà transformé en infâme Golo… L’abbérevient.

– J’ai tout entendu, dis-je. C’estextraordinaire, vraiment.

– Oui, répond l’abbé, mais c’estnaturel, dans l’état actuel des choses. Tous les instincts ont ététellement refoulés qu’ils ne peuvent revenir à leur plan normal quepar des écarts insensés. Cette femme, qui a l’âme d’une prostituée,est aussi de l’étoffe dont on fait les saintes. Elle est,présentement, vierge et martyre comme les canonisées ; elleest hallucinée comme elles ; elle a leur méchanceté aveugle,leur fureur de remords et d’expiation, pour elles-mêmes et pourleurs semblables, leur amour des larmes… Que voulez-vous ?C’est, aujourd’hui, en général, la guerre sournoise, lâche et bêtede tous contre tous, de troupes de fuyards contre des armées dedéserteurs. Et, quand on sort de là, tout est en excès et encontrastes ; la folie sous toutes ses formes… Enfin, je laconduirai demain dans une maison où on la gardera quinze jours, unmois, le temps qu’il faudra pour que vous terminiez vos affairesici, ou pour qu’elle change d’idées. Qui sait ? Peut-être l’ygardera-t-on toujours. Les couvents de femmes voientquotidiennement leur population s’accroître et la majorité desmalheureuses qui s’y enferment n’a pas, pour s’y cloîtrer, demeilleures raisons que votre maîtresse… Je l’ai envoyée à la messeafin de vous laisser le temps d’arriver chez vous avant elle.Partez. Hâtez-vous. J’irai vous donner des nouvellesdemain…

Je suis chez moi depuis un quart d’heurelorsque Geneviève arrive, Elle ne boude plus ; au contraire,elle est absolument charmante.

– Mon chéri, me dit-elle aprèsdéjeuner, il faut que je te fasse un aveu. Tu ne me gronderaspas ; ce serait inutile. Ma résolution est bien prise. La mortde ton oncle m’a profondément troublée, m’a convaincue del’indignité de la vie que je mène et m’a fait mesurer l’étendue desfautes que je commets chaque jour. Je me suis résolue à abandonnerle monde. Sais-tu comment j’ai passé la matinée ? En prières,à l’église Saint-Étienne du Mont, où repose ma bienheureusepatronne. C’est là que Dieu m’a parlé. Il m’a dit : « Mafille, abaisse-toi et tu seras relevée. » Tu vois que je suisfranche avec toi. Tu m’as entraînée au mal, c’est vrai ; maisje te pardonne. Jamais un mot contre toi ne s’échappera de meslèvres. Je prierai pour toi, pour ta conversion. Oui, je renonce àSatan, à ses pompes…

Je m’y oppose formellement, au moinspour le quart d’heure. Geneviève est très alléchante dans sesvêtements de veuve et… et je pense que Samson ne devait pass’embêter avec Dalila, chaque fois qu’elle avait tenté sans succèsde le trahir.

Geneviève ne m’a quitté que versminuit ; et je me suis endormi peu après en pensant à cettemort inattendue de mon oncle – cet homme que je haïssais tant – quine m’a causé aucune émotion, ni de tristesse ni de joie, qui nem’affecte pas plus que l’événement le plus banal de monexistence ; à cette trahison ridicule de Geneviève, quipouvait m’être si funeste et qui me laisse absolument froid. Jecrois que l’homme est comme insensibilisé, à certains moments, etsans aucune raison. Et je songe aussi, tout en cédant au sommeil, àl’abbé qui doit venir m’apprendre comment les choses se sontpassées, demain, vers deux heures.

Mais il est à peine midi lorsqu’ilarrive.

– Eh ! bien, dit-il, l’oiseauétait envolé. Je n’ai trouvé que deux lettres ; l’uned’excuses, pour moi ; et l’autre qu’on me charge de vousremettre.

Je déchire l’enveloppe, Genevièvem’apprend qu’elle quitte Paris avec l’Autrichien : C’est unhomme qui a des sentiments religieux très prononcés et elle estcertaine de faire son salut avec lui. Si jamais nous nous revoyons,nous serons bons amis, Du moins, elle l’espère.

– Ma foi, dit l’abbé après avoir lula lettre que je lui ai passée, ce qui arrive ne me surprend qu’àmoitié. Je m’attendais à quelque chose d’illogique. Cette pauvrefemme, voyez-vous, n’a pas beaucoup la tête à elle. Elle vousenverrait à l’échafaud ou se jetterait dans le feu pour vous avecla même facilité. La liberté dont elle jouit maintenant, et quil’affole, lutte en elle avec les vieilles habitudes du servilisme.Son cas n’est pas rare. Toutes ses faussetés, ce sont des désirsd’actes, des prurits d’action, qui se résolvent en impostures.L’impuissance ou l’hésitation à agir créent le mensonge ;voilà pourquoi il est aussi commun aujourd’hui. Au fond, quedésirait-elle, votre amie, sans même en avoir conscience ? Sedébarrasser de vous, simplement, afin d’avoir son entièreindépendance. Et voyez quels détours elle a été prendre, lorsqu’illui était si facile – et elle le savait – de s’entendre avecvous ; voyez quelles combinaisons baroques son esprit a étéchercher ! Il y a là-dessous quelque chose de terrible :la crainte, la honte de l’action directe.

– Terrible, certes, mais sifréquent ! Le joug vermoulu de la morale imbécile est encoretellement lourd !

– Oui, dit l’abbé, l’esprit deshommes est peuplé de terreurs. La loi divine, pour faire obéir à laloi humaine, et la loi humaine, pour faire obéir à la loi divine,sèment l’épouvante dans notre cœur. La voix de ce qu’on appelle laconscience, qui ne trouve pas d’écho dans les cerveaux pleins,résonne si fort dans les cerveaux vides ! Et la conscience –interprétée, ainsi qu’elle l’est d’ordinaire, comme un privilègestrictement humain – la conscience, c’est la Peur… Enfin, vousvoici veuf. Profitez du temps qui vous est laissé, car votre amiepourrait avoir des remords. Elle en aura même certainement. Tâchezd’être loin quand la crise se produira et qu’elle viendra implorervotre pardon. Nolite confidere hominibus, ni aux femmesrepentantes… Combien de temps pensez-vous rester àParis ?

– Quinze jours, environ. Aprèsquoi, j’irai régler mes affaires à Londres et partirai je ne saisoù.

– Excellente idée. En vous mettanten route pour ce pays-là, passez donc par Bruxelles. Vous m’ytrouverez, j’y vais après-demain et j’y resterai unmois.

– Bon. Il faudra que je vous charged’une commission auprès d’un insoumis qui doit avoir fini un petittravail pour moi ; vous lui direz de me l’envoyer. Et puis,moi, en quittant Londres, je vous apporterai des papiers que j’aivolés à droite et à gauche, que j’ai conservés sans même en prendreconnaissance, le plus souvent, et qui pourront vous êtreutiles.

– C’est fort possible, dit l’abbé.Merci. Et merci encore, d’avance, pour le déjeuner que vous allezm’offrir quelque part ; un déjeuner d’héritier,hein ?

Chapitre 28DANS LEQUEL ON APPREND QUE L’ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR

 C’est très long à régler,ces affaires d’héritage. Les formalités, le fisc, l’enregistrement,les officiers ministériels ; ça n’en finit pas. Enfin,Me Tabel-Lion vient de m’annoncer qu’il peut maintenant sepasser de ma présence. Il conserve, d’après les termes dutestament, la part qui revient à Charlotte, au cas où l’onretrouverait ses traces dans les délais légaux ; et j’ailaissé des fonds suffisants pour défrayer toutes les recherchespossibles ; sans grand espoir, malheureusement. D’après lescomptes approximatifs du notaire, qui a encore des immeubles àmettre en vente, entre autres la villa de Maisons-Laffitte, lafortune de mon oncle monte à un joli total. En chiffres ronds, jepossède à l’heure qu’il est deux bons petits millions ; dontles deux tiers, ou peu s’en faut, dus aux filouteries avunculaireset le reste à mes propres larcins. « Bien mal acquis neprofite jamais. » On verra ça. Que vais-je faire de monargent ? Je suis en train de me le demander.

L’abbé m’a fait envoyer par l’insoumismon rapport sur les établissements pénitentiaires de Dalmatie,C’était un gros cahier de 500 pages couvertes d’une écriturepresque illisible ; pourtant, par-ci par-là, j’ai crureconnaître des phrases de Télémaque. Saine littérature.J’ai expédié le rapport à qui de droit et, en signe de satisfactioncomplète, 499 francs 75 centimes à l’insoumis. J’ai retenu letimbre, en ma qualité de capitaliste. Le rapport m’a fait songer àMontareuil, que j’ai été voir. Il m’a reproché de ne lui plus riendonner pour sa « Revue », qui se vend très bien, maismarcherait encore mieux avec ma collaboration. Ses reproches n’ontpas été longs, par bonheur, car il était obligé d’aller se faireinoculer contre quelque chose. Je ne sais pas quoi. Lefarcin.

J’ai été aussi faire deux ou troisvisites à Margot, qui est toujours au mieux avec son ministreauquel, m’a-t-elle assuré, elle a souvent parlé de moi comme d’unhomme d’avenir. On n’est pas plus charmante. Je n’ai pas oubliéIda, dont les affaires prospèrent. Sa clientèle s’accroît tous lesjours. Voilà ce que c’est que d’avoir abandonné le vieux systèmedes opérations à terme. Cependant, je suis las de m’entendreféliciter sur ma bonne fortune et j’aurais déjà quitté Paris si jen’avais reçu, avant-hier, une lettre de Courbassol qui m’invite àvenir lui parler au ministère.

Dans dix minutes, ce sera une affairefaite. J’attends en effet, dans l’antichambre du cabinetministériel, en compagnie de solliciteurs de différents âges et dedifférents sexes. Ces quémandeurs, aux figures, basses, ont l’airtrès content d’avoir été admis ici, d’avoir été autorisés à venirtendre leur sébile, mendier une faveur ou une aumône ; oui,ils paraissent satisfaits et glorieux. Vauvenargues avaitraison : la servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faireaimer. Une jeune femme assise en face de moi, une grande jeunefille plutôt, paraît seule ne point partager les sentiments de sesvoisins. Son beau visage, très sérieux, très fier, porte unetristesse qui veut rester muette ; on dirait…

Mais la porte s’ouvre. Un vieillard sortdu cabinet, un vieillard cassé, chancelant, à la face hâve ethagarde ; un spectre, un fantôme. Il ne me voit pas ; ilne voit rien ; ses yeux, comme lavés par les larmes, perdentleurs regards dans le vague. Mais, moi, je le reconnais. C’estBarzot… Un journal m’a appris, hier soir, qu’il allait donner sadémission. La grande jeune fille s’est levée, s’approche de lui, lesoutient, l’aide à traverser l’antichambre. Sa fille, sansdoute ; celle à laquelle il rêvait de donner Hélène pourbelle-mère. Ah! pitié…

C’est mon tour. L’huissier m’introduiten s’inclinant à 90 degrés, et je me trouve devant Courbassol. LeCourbassol que j’ai vu à Malenvers ; le même regard fuyant, lamême physionomie vulgaire, la même lèvre immonde. La même voix,aussi, pendant qu’il me dit combien il est heureux de faire maconnaissance, combien mon rapport sur les prisons de Dalmatie étaitremarquable.

– Un travail de tout premier ordre,Monsieur ! Vous avez rendu, en l’écrivant, un véritableservice à l’administration. Je sais beaucoup de gré àMlle de Vaucouleurs, dont la famille était, paraît-il,fort liée avec la vôtre, de vous avoir désigné à l’attention dugouvernement. Mais croyez bien que son intervention n’a fait queprécipiter les choses, car votre mérite est de ceux qui ne peuventpasser inaperçus. Gouverner, c’est choisir. Et nous, qui sommesplacés au pouvoir par la démocratie triomphante, ne saurionsl’oublier. Vos articles dans la « Revue Pénitentiaire »ont été fort remarqués en haut lieu ; et nous n’ignorons pointque c’est à votre beau talent d’ingénieur que le monde doit laconstruction, à l’étranger il est vrai, de ce magnifique ouvraged’art… cet aqueduc… ce viaduc… à… à… Mlle de Vaucouleursme citait hier encore le nom de la localité…

– A Nothingabout, dis-jeavec aplomb. C’est un viaduc ; mais, comme il supporte uneconduite d’eau, c’est par le fait un aqueduc.

– Voilà ce que je voulais dire,affirme Courbassol. Eh ! bien, Monsieur, j’ai pensé qu’il nevous déplairait peut-être pas de consacrer au bien public votreintelligence et votre énergie. Plusieurs sièges sont actuellementvacants à la Chambre : et si vous vous décidiez à poser votrecandidature dans tel ou tel arrondissement, candidature vraimentdémocratique, c’est-à-dire progressiste autant que modérée, l’appuidu gouvernement ne vous ferait pas défaut. Vous réfléchirez, sivous voulez bien ; et vous vous convaincrez que votre placeest parmi nous.

Il y a beaucoup de vrai là-dedans.Pourtant, je déclare que je ne me sens pas mûr pour la viepolitique. Quelque chose me manque encore. Je ne saurais direquoi.

– Vous vous réservez, ditCourbassol en souriant. Soit. Nous vous forcerons la main. Jem’arrangerai de façon à ce que vous puissiez, pour le1er janvier, placer quelque chose à votreboutonnière.

Je me récrie ; mais le ministre meferme la bouche.

– J’y tiens, dit-il ; aprèsles douloureux incidents de ces temps derniers, le ruban rouge abesoin d’être réhabilité. Mais, au fait : peut-êtreauriez-vous préféré les palmes académiques ? L’un n’empêchepas l’autre. Un mot de moi à mon collègue de l’InstructionPublique…

Non, non ; Mazas, si l’on y tient,mais pas ça. Le ministre, heureusement, n’insiste pas. Il me faitpromettre de ne point oublier ses réceptions. Mme Courbassol,assure-t-il, sera charmée de faire ma connaissance…

Je ne puis m’empêcher de penser, enquittant le ministère, que je rencontrais tous les jours, parmi lescriminels, des hommes dont l’intelligence, le savoir et lapénétration auraient fait honte à ces législateurs, à ces prébendésdu suffrage universel. Et quant à la probité, à la dignitépersonnelle… Cependant, ce sont ces gens-là qui garantissent lasécurité… Alors, pourquoi existe-t-il des Compagnies d’assurancecontre le vol ? Qui distribuent la justice… Alors, pourquoi nesuis-je pas en prison, et d’autres avec moi ?… Quimaintiennent l’ordre, cet ordre si beau, si généreux, si grand,établi pour l’éternité… Et ta sœur ?

– Ma sœur, elle est heureuse, medit Roger-la-Honte que j’ai été voir en arrivant à Londres. Oui,Broussaille est très heureuse. Dans un voyage à Paris, elle arencontré un vieux qui s’ennuyait, un ancien magistrat ; ils’appelle… ah ! M. de Bois-Créault. Tu saisbien ? Il y a eu un procès, un tas d’histoires ; son filsa été tué, sa femme s’est donné la mort. Enfin, il s’embêtait, cevieux ; il était presque ruiné, mais il avait encore quelquessous et une propriété en Normandie. C’est dans l’une queBroussaille est en train de s’approprier les autres ; d’ici unmois la propriété sera vendue et ma sœur rentrera ici avec leproduit de la vente. Quant à moi, je suis revenu au bien, pendantton absence.

– Pas possible ! Retourne donctes poches, pour voir.

– Si tu veux. Tiens, desprospectus, des imprimés de tous les formats. Tu vois lesen-têtes ? Agence internationale de renseignementscommerciaux. C’est à moi, cette agence-là. Les bureaux sontdans la Cité ; mon employé de confiance, c’est Stéphanus.Quelque chose de sérieux, tu sais. D’ailleurs, regarde :Maison fondée en 1837. Nous renseignons les commerçantscontinentaux sur la solvabilité des gens qui, d’ici, leur proposentdes affaires…

– Et vous renseignez les gens quiproposent les dites affaires sur le degré d’ingénuité desditscommerçants. Oserai-je croire que vous faites quelquefois,en-dessous, des propositions vous-mêmes ?

– Tu peux tout oser, répondRoger-la-Honte. Le principal, c’est que l’affaire marchedéjà ; et elle marchera mieux encore avant peu. Aussi, je vaispouvoir bientôt partir pour Venise. Mon associé s’occupera de lamaison durant mon absence, À propos, sais-tu qui c’est, monassocié ? Devine… Tu ne pourrais jamais ; j’aime mieux tele dire. C’est Issacar.

– Issacar ! Comment ?Cette crapule d’Issacar ?

Mais le voici justement qui entre, quis’avance vers moi, la main tendue.

– Si vous ne voulez pas que jecrache dedans, lui dis-je, vous allez m’apprendre tout de suitequel rôle vous avez joué, à l’époque où vous étiez mouchard àParis, dans l’arrestation de Canonnier.

– Un rôle très avouable, répondIssacar d’une voix ferme. J’ai fait tout mon possible, une fois quej’ai vu qu’il était votre ami, pour lui permettre d’échapper.Croyez-vous que j’aie été votre dupe, lorsque vous m’avez rencontrérue Saint-honoré et avez tant insisté pour m’emmenerdéjeuner ? Pas un instant. Si je vous ai quitté si lestementrue Lafayette, c’est parce que j’avais reconnu votre ami dans savoiture et que j’avais reconnu aussi un de mes collègues, à sestrousses. Un collègue qui me surveillait moi-même, entreparenthèses. Je l’ai empêché d’opérer l’arrestation de Canonnier àla gare du Nord et je l’ai encore empêché de télégraphier à lafrontière. Pourquoi êtes-vous restés à Bruxelles ?… Si vousaviez eu confiance en moi, cher monsieur Randal, rien de ce quis’est produit ne serait arrivé. Cette affaire ne m’a pas portéchance, à moi non plus. On m’avait promis de me nommer préfet et jen’ai pu obtenir qu’une place de sous-préfet.

– Où vous vous êtes fort bienconduit, du reste. Vous êtes certainement l’auteur principal de cetépouvantable crime qui a indigné le monde entier, et qui a dû vousparaître tellement odieux à vous-même que vous avez abandonnél’administration.

– Je ne veux rien discuter, répondIssacar nerveusement. Vous ignorez les causes, permettez-moi devous le dire, et vous êtes mal placé pour juger les effets. Mais,pour revenir à Canonnier, avez-vous de sesnouvelles ?

– Oui, j’en ai eu àParis.

– Alors, vous savez qu’il estencore au dépôt de l’île de Ré ; on retarde autant quepossible son départ pour Cayenne, car on craint une évasion. Il n’ya rien à tenter en sa faveur, quant à présent. Une fois qu’il seralà-bas, ce sera autre chose. Je serai informé et vous tiendrai aucourant. Je vous serai même utile, si vous le désirez… Pensez demoi ce que vous voudrez, mais soyez convaincu de ceci :lorsque j’ai dit à un homme qu’il peut avoir confiance en moi, jene le trahis pas.

C’est bien possible, après tout.Qu’est-ce qui n’est pas possible, aujourd’hui ?… Ainsi, cettevieille toquée d’Annie pleure comme une Madeleine parce que jeviens de lui annoncer mon départ définitif. Je lui laisse la maisonet tout ce qu’elle contient, cependant ; et de l’argent. Etson fils, qui sera libéré bientôt, va revenir auprès d’elle. Malgrétout, elle pleure à chaudes larmes. Ça n’a pas le senscommun.

– Tu devrais venir avec moi àVenise, me dit Roger-la-Honte qui m’accompagne à la gare le matinoù je quitte Londres.

Je devrais peut-être, mais je ne peuxpas. Il faut que j’aille à Bruxelles ; pour porter à l’abbéLamargelle les papiers que je lui ai promis. Mais aussi pour autrechose.

Il me serait difficile d’exprimer ce quej’éprouve, depuis quelques jours. Une sensation de lassitudeénorme, d’ennui sans fin. La fatigue qui fond sur vous et vousbrise ; tout d’un coup, quand vous arrivez à l’étape après unemarche forcée. Il me semble que de l’ombre s’épaissit, autour demoi ; et, dans cette brume, les lueurs moribondes dessouvenirs se ravivent étrangement. Hélène !… Je pense à elle,malgré moi, sans trêve. Il faut que je lui parle, il le faut ;pour lui dire… ah ! je ne sais pas pour quoi lui dire. Je sensseulement qu’elle doit éprouver un peu ce que j’éprouve ;qu’elle a les travers de mon esprit et les maladies de moncœur ; qu’elle fut, comme moi, sans enfance et sansjeunesse ; et que peut-être… Toujourspeut-être !…

Chapitre 29SI LES FEMMES SAVAIENT S’Y PRENDRE.

 J’aurais mieux fait,certainement, de ne pas aller voir Hélène. J’y ai été, poussé parune force qu’une autre force semblait désavouer en moi,machinalement, lourdement incertain du résultat d’une tentative queje risquais presque malgré moi, avec une sorte de convictiondésespérée de l’inutilité de l’effort. Je ne me rappelle plus ceque j’ai dit, ni comment j’ai parlé. J’ai raconté des choses vaguessur ma nouvelle situation, mon désir de mener une existence calme…et je sentais le regard narquois d’Hélène peser sur moi, je voyaisle pli de l’ironie se creuser à ses lèvres, et j’avais soif que sonrire éclatât, que ses sarcasmes vinssent m’arracher à moi-même, medélivrassent de la torpeur morale qui engourdissait ma volonté.

Mais elle a laissé tomber une à une mesparoles sans couleur et, quand j’ai eu fini, m’a répondu sur lemême ton. Elle m’a parlé de ses affaires qui n’allaient pas tropmal, sans aller tout à fait bien ; de ses projets sur lesquelsil était inutile de s’étendre, car il faudrait sans doute lesmodifier plusieurs fois ; de ses espoirs qu’elle considéraitcomme chimériques, par prudence. Elle m’a parlé de son père, enfaveur duquel elle savait qu’il n’y a rien encore à tenter ;elle m’a rappelé notre aventure, le jour où je l’ai vue pour lapremière fois ; notre course folle, la nuit, dans la petitevoiture.

– Vous souvenez-vous ?Avais-je peur ! Peur de cette existence qui n’a rien deterrible, sinon sa platitude. J’avais bien tort, je l’avoue, etcomme vous avez eu raison de traiter ainsi qu’elles le méritaientmes appréhensions de petite fille ! J’étais faite pour lalutte, cette belle lutte qui vous ennoblirait si elle ne vousravalait pas autant. Elle est intéressante, je ne dis pas. Dès lepremier jour, on s’aperçoit que les positions extra-légales qu’onrêve de conquérir sont occupées par les honnêtes gens. Peu après,on découvre qu’il n’y a pas plus d’élégance dans le vice qued’originalité dans le crime. On conclut enfin que tout est bienvulgaire, à droite ou à gauche, en haut ou en bas. Pas de types.Pas de victimes naïves, de scélérats parfaits. Des réductions defilous et des diminutifs de dupes, des demi-fripons et des quartsd’honnêtes gens. Hypnotisés de la spéculation, convulsionnaires del’agiotage, possédés du Jeu, qui ne seraient pas trop méchants, aufond, s’il n’y avait pas l’argent. Mais le Maître est là. Tout çava, vient, se presse, se bouscule, s’assomme pour lui plaire. Ilfaut bien assommer aussi un peu, n’est-ce pas ?… On dirait quevous frissonnez ? Quoique nous ayons fait, mon cher, nousaurions tort de nous en vouloir à nous-mêmes. J’espère que vousn’avez pas de remords, hein ?

Et je pensais, en écoutant cette jeunefemme belle, intelligente et gracieuse, dont la voix riche etcaptivante sonnait comme l’harmonieuse essence du luxe dans lequelelle vit, je pensais à ce vieux Paternoster, que j’ai tué, à cettepetite Renée, qu’elle a tuée… Pourquoi ?…

– Vous avez l’air tout drôle, at-elle repris. Votre nouvelle fortune, sans doute ! Quevoulez-vous ? Nous, les aventuriers, nous sortons de laSociété pour arriver à y rentrer. C’est un peu dérisoire, mais qu’yfaire ?… Oui, vous semblez bien préoccupé. Ne seriez-vous pasamoureux, par hasard ?… Une idée ! Vous m’aimezpeut-être ?

– Je n’en sais rien, ai-je répondu,prononçant les mots comme en rêve.

– Vous n’en savez rien ! C’estgentil. Vous me laissez de l’espoir, au moins !… Voyons,voulez-vous que je vous aide à parler ? Voulez-vous que jevous apprenne ce que vous vous êtes dit ce matin, ou hier… mettonsavant-hier ? Vous vous êtes dit : « Je vais allervoir Hélène, lui raconter… n’importe quoi… Elle comprendra ;elle voudra bien : Nous partirons ensemble ; nous feronsnotre nid quelque part, nous vivrons comme deux tourtereaux… »Et vous en êtes resté là. Moi, je vais vous dire la suite. Lestourtereaux ont eu trop d’aventures pour pouvoir s’aimer d’amourtendre. Leur amour ne sera pas la douce affection qu’il devraitêtre, mais une halte dans une oasis trop verdoyante et aux senteurstrop fortes, entre deux courses effrénées dans le désert où lesossements blanchissent au-dessous du vol noir des vautours.Bientôt, ils se regarderont avec colère ; ils se donneront descoups de bec et s’arracheront les plumes ; ils renverseront lenid et s’envoleront à tire d’aile, chacun de son côté, blessés etmeurtris pour jamais, avec le cœur ulcéré par la haine. Oui, voilàce qui arrivera… Allons, a-t-elle repris en se rapprochant de moi,soyez raisonnable et regardez les réalités en face. La solitudevous pèse ; soit. Mais la femme qu’il vous faut n’est pas unefemme dont l’esprit soit alourdi et obscurci par l’amertume dessouvenirs, dont le visage, ombré par les soucis et les angoisses dupassé, évoquerait en vous le spectre des jours troublés. C’est unefemme qui n’aurait connu que les naïvetés du bonheur ; dansles yeux de laquelle l’espoir seul rayonnerait, et non pas la lueurardente des souvenances que vous voulez chasser.

– Des mots ! Des mots !me suis-je écrié, profondément ému par ces paroles quitraduisaient, nettement ; les sentiments confus qui m’avaientfait hésiter à parler, qui, en ce moment encore, entravaient mavolonté.

– Non, a repris Hélène, pas desmots. Des faits. La femme qu’il vous faut, vous la trouverezpuisque vous êtes riche ; mais elle ne saurait être moi.Oh ! je comprends votre état d’esprit ; j’ai passépar-là, moi aussi. Tenez, je vais vous le dire : j’ai fait ceque vous faites aujourd’hui. Un jour, il y a longtemps déjà,j’étais à Londres, dans une grande détresse morale. J’ai pensé àvous. J’ai pensé… ce que vous pensez à présent. J’ai voulu allervous voir, vous dire les choses mêmes que vous désiriez me dire cematin. Mais vous étiez absent ; pour plusieurs mois, m’a-t-onassuré. D’abord, j’ai été désespérée. Puis, peu à peu, je suisarrivée à comprendre qu’il était mieux, pour vous et pour moi, queje n’eusse pas pu vous parler. Oui, cela valait mieux…

Sa voix s’est altérée, brisée par uneémotion dont elle n’était plus maîtresse. Elle s’estlevée.

– Quittez-moi, m’a-t-elledit ; je vous en prie. Tout est gâté, souillé, il y a del’amertume sur tout. Il faut nous taire, puisque nous le savons.Pourtant, ne croyez pas… Écoutez ; si vous avez jamais besoinde moi, appelez-moi. Je vous jure que je viendrai…

Oui, j’aurais mieux fait de ne pointaller voir Hélène.

Tout semble s’être subitement desséchéet endurci en moi. J’éprouve un resserrement intérieur de plus enplus étroit, torturant. Je l’aime, cette femme, et plus que je nele croyais, sans doute… Et j’aurais pu la prendre, après tout, lavoler – et le bonheur avec elle. – Il en eût valu la peine, cedernier vol ! J’aurais pu… si j’avais pu…

Si lesfemmes savaient

Si lesfemmes savaient s’y prendre…

comme dit la chanson. Et les hommes,donc ! – Même ceux qui sont des hommes…

Et si tout le monde savait s’yprendre !…

Chapitre 30CONCLUSION PROVISOIRE – COMME TOUTES LES CONCLUSIONS

 – Ma foi, dit l’abbéLamargelle comme nous achevons de déjeuner à l’hôtel du RoiSalomon, on ne mange pas mal, ici ; pas mal du tout.Maison louche, mais cuisine parfaite. J’avoue que je suis gourmandet qu’un bon repas me fait plaisir. Lacordaire a parlé des« mâles voluptés de l’abstinence. » Mâles voluptés !Comme c’est mâle et voluptueux, de se priver de quelquechose ! Vous ne trouvez pas ?… Ce café est excellent…Voyons, ne faites donc pas cette mine-là. Prenez un air réjoui, quediable ! Puisque vous êtes millionnaire, laissez-le voir. Cen’est qu’à-moitié déshonorant. Lorsque j’aurai trouvé dans cespaperasses les éléments d’une fortune égale à la vôtre,continue-t-il en désignant un gros paquet de papiers déposé sur unepetite table, vous verrez quelle allure je saurai me donner…

– Ce sera différent, dis-je ;vous avez sans doute un but dans l’existence, une idée… Moirien.

– Je voudrais bien être à votreplace, Vous n’avez pas de but dans l’existence ? Continuez.Contentez-vous de vivre pour vivre. La maladie, assurent leshygiénistes, est une tentative du système pour s’accommoder auxmauvaises conditions du milieu dans lequel il se trouve. Le voln’aura été pour vous qu’un essai d’acclimatation à laSociété.

– Votre gaîté est plutôtgrave.

– Je l’admets. Eh ! bien, sivous tenez absolument à vous charger d’un idéal, vous en avez untout trouvé : continuez encore. Volez, volez. Idéal, pouridéal, du moment que nous le cherchons en-dehors de nous, le crimeen vaut un autre. Et quelle lumière il projette sur le présent, etmême sur l’avenir, et même sur le passé ! Tenez, j’ai apprishier qu’un de mes anciens élèves, un marquis authentique, grandnom, grande noblesse, vient d’être arrêté à Paris en flagrant délitde cambriolage. Comprenez-vous la signification du fait ?Découvrez-vous, autrement que les gazetiers à la solde dePrudhomme, le sens de cet incident ? Il me semble voir, moi,dans l’acte courageux de ce descendant des croisés, la seuleprotestation vraiment grande et vraiment digne qu’ait jamais faitentendre la noblesse dévalisée contre les spoliations des pillardsde 89. Acte énorme, oui, quelles que soient les proportionsauxquelles on le réduise pour le moment, qui porte un verdict surle passé de la bourgeoisie et manifeste son futur. D’ailleurs, ilest inutile de jouer sur les mots. Dans un monde où l’Abdicationn’est pas seulement une Doctrine, mais une Vie, la marche del’humanité, en avant ou en arrière, n’a pu et ne peut êtredéterminée que par des actes que les lois qualifient de crimes oude délits de droit commun. Malheureusement, il ne suffit pas d’êtreun criminel, même un grand criminel, pour être un caractère.L’individu, à présent, est non seulement hors la loi ; il estpresque hors du possible. L’humanité possède l’unité et le moicommun dont parlait Jean-Jacques. Elle n’a plus qu’une face. Et surcette face, pâle d’épouvante, s’est collé le masque menteur duscepticisme, La raison d’être contemporaine ? « J’ai peurde moi ; donc, j’existe. » Époque de cannibalismesilencieux et craintif. L’homme ne vit plus pour se manger, commeautrefois ; il se mange pour vivre. Je ne crois pas qu’enaucun siècle le genre humain ait autant souffertqu’aujourd’hui…

– C’est mon avis dis-je. Mais, voussavez, on prétend que notre époque est une époque detransition.

– Mensonge ! s’écrie l’abbé.Notre époque est une époque d’accomplissement. L’humanité lecomprend vaguement ; et c’est pour cela qu’elle a si peur,qu’elle est si lâche… Notre système social mourra bientôt, dansl’état exact où il se trouve actuellement, et il périra toutentier. Aucun changement ne s’accomplira qui puisse établir un lienmoral entre ce qui est encore pour un temps et ce qui sera bientôt.Notre civilisation ? On peut la définir d’un mot ; c’estla civilisation chrétienne. L’influence du christianisme ?Elle n’existe point par elle-même. Sa mission a été de diviniserles anciens crimes sociaux ; Son action n’a été que celle dela corruption des sociétés antiques, de plus en plus atroce etgalvanisée par des signes de croix. L’idée chrétienne ? Unenouvelle serrure à l’ergastule ; cent marches de plus auxGémonies. Le génie du christianisme ? Une camisole de force.« Jésus, dit saint Augustin, a perfectionné l’esclave. »Oh ! cette religion dont les dogmes pompent la force etl’intelligence de l’homme comme des suçoirs de vampire ! quine veut de lui que son cadavre ! qui chante la béatitude desserfs, la joie des torturés, la grandeur des vaincus, la gloire desassommés ! Cette sanctification de l’imbécillité, del’ignorance et de la peur !… Et cette figure du Christ, siveule, si cauteleuse, si balbutiante – et si féroce ! – Cethaumaturge ridicule ! Je dis ridicule, remarquez-le, parceque je crois à ses miracles. Ils sont si puérils, à côté de ceuxqu’on a faits depuis, en son nom ! Nourrir quatre mille hommesavec sept pains, quelle plaisanterie ! Le capitalisme chrétienn’en est plus là. Avez-vous vu, par exemple, ces budgetsd’ouvrières, établis par des personnes compétentes, et quiaccordent à ces favorisés du ciel 65 centimes par jour pourvivre ? Et l’on suppose, ne l’oubliez, pas, quelles trouventde l’ouvrage comme elles veulent. Et il paraît qu’elles sontrassasiées. Voilà un miracle !… Avez-vous pensé quelquefois,aussi, à ce Simon le Cyrénéen, qui revenait des champs, et auquelon fit porter la croix du personnage ? Il revenait deschamps ! Vous entendez ? Eh ! bien, ils en ontencore l’épaule meurtrie, de cette croix, ceux quitravaillent !… Notre monde occidental les traîne comme unboulet, les traditions chrétiennes. Mais des races, s’éveillentlà-bas, à l’Orient, libres de ces entraves et destinées, sansdoute, à nous délivrer de nos liens, de nos rêveries de ligotés aupied d’un gibet, de notre spiritualisme abject et peut-être de nosturpitudes morales. L’avenir, ça… Pour le présent, nous sommescondamnés au désolant spectacle de l’harmonie du désordre et de lasymétrie de l’incohérence. Rappelez-vous les événements auxquelsvous avez été mêlé, les êtres dont l’existence a coudoyé la vôtre.Des hallucinés ou des imbéciles. Tous ! Tous ceux que vousavez pu voir ! Et partout, démence, insanité, aberration,folie !… « La maladie est l’état naturel duchrétien », a dit Pascal. Hélas !…

– Si vous pensez ce que vous dites,m’écrié-je malgré moi, pourquoi portez-vous votrerobe ?

– Pour m’en servir ! répondl’abbé en se levant avec un grand geste. Afin de m’en servir pourmoi-même, pour mes intérêts, pour mes idées – des idées que j’ai etque je crois grandes, quelquefois ! – Dites donc !pourquoi portent-ils des couronnes, vos rois ? des armes, vossoldats ? des toges, vos professeurs ? des simarres, vosjuges ? Moi qui suis une force, qui veux être un homme etfaire des hommes, il me serait impossible d’exister si je neportais pas cette défroque. J’aurais l’air d’exister parmoi-même ! Comprenez vous ?…

Il reprend – et sa face s’illumine d’unéclat étrange, et son geste s’élargit et sa voix tonne.

– Mes idées ! La seuleidée : l’idée de liberté. Ah ! je n’ignore pas lesefforts tentés par des Hommes, au milieu de l’indifférenceterrifiée des foules, pour faire jaillir la grandeur de l’avenir del’atrocité bête du présent. Tentatives généreuses qui furent etresteront sans résultats, parce qu’on ne peut évoquer les réalitésdu milieu des impostures – parce qu’il faut écraser définitivementle mensonge pour qu’apparaisse la vérité. – Âmes labourées par ladouleur, cerveaux déchirés par l’angoisse, vous demeurerezinfertiles ; rien ne germera dans le sillon qu’a creusé envous le soc du désespoir et qui sera comme l’ornière veuve de grainoù roule la meule de torture. Il y a si longtemps que la Parole acessé d’être un Fait ! que le Verbe n’est plus qu’une armefaussée dans la main gauche des charlatans !… Pourtant,j’espère. Notre époque est tellement abjecte, elle a pris silâchement le deuil de sa volonté, notre vie est tellementlamentable, cette vie sans ardeur, sans générosité, sans haine,sans amour et sans idées, que peut-être écouterait-on un apôtre –un apôtre qui aurait la volonté, la volonté tenace de se faireentendre. – Un apôtre serait un Individu, d’abord – l’Individu quia disparu. – Le jour où il renaîtra, quel qu’il puisse être et d’oùqu’il vienne, qu’il soit l’Amour ou qu’il soit la Haine, qu’ilétende les bras ou que sa main tienne un sabre, l’univers actuelsera balayé comme une aire au souffle de sa voix et un mondenouveau s’épanouira sous ses pas. C’en sera fini, de cet immensecouvent de la Sottise meurtrière dont les murs, étayés par la peur,étouffent mal les sanglots de la vanité qui s’égorge et leshurlements de la misère qui se dévore ; de ce monastère de laRenonciation Perpétuelle où l’humanité, le bandeau de l’orgueil surles yeux, s’est laissée pousser par la main crochue du mauvaisprêtre et verrouiller par les doigts rouges du soldat ; de cecloître où les Foules, le carcan de leur souveraineté au cou et lespoignets saignant sous les menottes de leur puissance absolue,pantèlent, prosternées devant leur idole – leur Idole qui est leurImage – en attendant que leur Providence, qui est l’État,entrebâille le guichet par lequel, de temps en temps, elle laisseapercevoir la manne, à moins qu’elle ne préfère ouvrir à deuxbattants la grande porte – celle qui conduit à l’abattoir. – Oui,le jour où l’Individu reparaîtra, reniant les pactes et déchirantles contrats qui lient les masses sur la dalle où sont gravés leursDroits ; le jour où l’Individu, laissant les rois dire :« Nous voulons », osera dire : « Jeveux » ; où, méconnaissant l’honneur d’être potentat enparticipation, il voudra simplement être lui-même, etentièrement ; le jour où il ne réclamera pas de droits, maisproclamera sa Force ; ce jour-là sera ton dernier jour,ergastule des Foules Souveraines où l’on prêche que l’Homme n’estrien et l’Humanité, tout ; où la Personnalité meurt, car illui est interdit d’avoir des espoirs en dehors d’elle-même ;ton dernier jour, bagne des Peuples-Rois où les hommes ne sont mêmeplus des êtres, mais presque des choses – des esprits désespérés etmalsains d’enfants captifs, ravagés de songes de désert, de rêvesdépeuplés et mornes – ; ton dernier jour, civilisation dudespotisme anonyme, irresponsable, inconscient et implacable –émanation d’une puissance néfaste et anti-humaine, et que tu nesoupçonnes même pas !…

L’abbé s’arrête. Sa figure, quirayonnait de l’enthousiasme du visionnaire, s’assombrit tout àcoup. Il ricane.

– La folie partout, n’est-cepas ? Chez moi aussi. Les idées ! Je combats leurhallucination, mais elles m’aveuglent. Que vous dire ? Quelconseil vous donner ?… Que faire ? C’est terrible, cedégoût des autres, de tout, et de soi-même ! Vous l’éprouvezet je l’éprouve, et combien d’autres avec nous !… Le mondeactuel est l’abjection même. Je m’offrirais en holocauste de boncœur pour le transformer – et des milliers d’êtres feraient commemoi – si je ne connaissais pas l’inanité du sacrifice. Malgré tout,l’idéal est en nous. C’est nous. Vous êtes un hypnotisé et unvoleur ; cela ne fait pas un homme. Tachez d’être un homme…Pour moi… Pour moi, j’emporte ces papiers, que vous avez volés etqui me permettront sans doute de commettre de nouveaux vols…Misère…

L’abbé m’a quitté. Je suis seul dans machambre et, pour échapper à l’obsession des pensées qui meharcèlent, j’écris, en attendant l’heure du départ. Je trace leslignes qui termineront ce manuscrit où je raconte, à l’exemple detant de grands hommes, les aventures de ma vie. J’avoue que jevoudrais bien placer une phrase à effet, un mot, un rien, quelquechose de gentil, en avant du point final. Mais cette phrase typiquequi donnerait, par le saisissant symbole d’une figure derhétorique, la conclusion de ce récit, je ne puis pas la trouver.Ce sera pour une autre fois. Mon œuvre demeurera donc sansconclusion. Ainsi que tout le reste, après tout. Péroraisons detribune, dénouements de théâtre, épilogues de fictions, on aime ça,je le sais bien. On veut savoir comment ça finit. C’estmême une demande qui termine la vie ; et les yeux, quand labouche du moribond ne peut plus parler, ont encore la force des’entr’ouvrir pour une dernière interrogation. On veut savoircomment ça finit. Hélas ! ça ne finit jamais ; çacontinue…

Conclusion ? Je ne serai plus unvoleur, c’est certain. Et encore ! Pour répondre de l’avenir,il faudrait qu’il ne me fût pas possible d’interroger le passé…J’ai voulu vivre à ma guise, et je n’y ai pas réussi souvent, j’aifait beaucoup de mal à mes semblables, comme les autres ; etmême un peu de bien, comme les autres ; le tout sans granderaison et parfois malgré moi, comme les autres. L’existence estaussi bête voyez-vous, aussi vide et aussi illogique pour ceux quila volent que pour ceux qui la gagnent. Que faire de soncœur ? que faire de son énergie ? que faire de saforce ? – et que faire de ce manuscrit ?

En vérité, je n’en sais rien. Je ne veuxpas l’emporter et je n’ai point le courage de le détruire. Je vaisle laisser ici, dans ce sac où sont mes outils, ces ferrailles decambrioleur qui ne me serviront plus. Oui, je vais le mettre là. Onl’utilisera pour allumer le feu. Ou bien – qui sait ? –peut-être qu’un honnête homme d’écrivain, fourvoyé ici par mégarde,le trouvera, l’emportera, le publiera et se fera une réputationavec. Dire qu’on est toujours volé par quelqu’un… Ah ! chiennede vie !…

FIN

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