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L’Éducation Sentimentale

L’Éducation Sentimentale

de Gustave Flaubert

Partie 1

 

Chapitre 1

 

Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.

Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer.

Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme deux larges rubans que l’on déroule.

Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait unalbum sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. Atravers le brouillard, il contemplait des clochers, des édificesdont il ne savait pas les noms ; puis il embrassa, dans undernier coup d’oeil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ;et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.

M. Frédéric Moreau , nouvellement reçu bachelier, s’enretournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deuxmois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la sommeindispensable, l’avait envoyé au Havre voir un oncle, dont elleespérait, pour lui, l’héritage ; il en était revenu la veilleseulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dansla capitale, en regagnant sa province par la route la pluslongue.

Le tumulte s’apaisait ; tous avaient pris leur place ;quelques-uns, debout, se chauffaient autour de la machine, et lacheminée crachait avec un râle lent et rythmique son panache defumée noire ; des gouttelettes de rosée coulaient sur lescuivres ; le pont tremblait sous une petite vibrationintérieure, et les deux roues, tournant rapidement, battaientl’eau.

La rivière était bordée par des grèves de sable. On rencontraitdes trains de bois qui se mettaient à onduler sous le remous desvagues, ou bien, dans un bateau sans voiles, un homme assispêchait ; puis les brumes errantes se fondirent, le soleilparut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu àpeu s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la riveopposée.

Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes detoits à l’italienne. Elles avaient des jardins en pente quedivisaient des murs neufs, des grilles de fer, des gazons, desserres chaudes, et des vases de géraniums, espacés régulièrementsur des terrasses où l’on pouvait s’accouder. Plus d’un, enapercevant ces coquettes résidences, si tranquilles, enviait d’enêtre le propriétaire, pour vivre là jusqu’à la fin de ses jours,avec un bon billard, une chaloupe, une femme ou quelque autre rêve.Le plaisir tout nouveau d’une excursion maritime facilitait lesépanchements. Déjà les farceurs commençaient leurs plaisanteries.Beaucoup chantaient. On était gai. Il se versait des petitsverres.

Frédéric pensait à la chambre qu’il occuperait là-bas, au pland’un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. Iltrouvait que le bonheur mérité par l’excellence de son âme tardaità venir. Il se déclama des vers mélancoliques ; il marchaitsur le pont à pas rapides ; il s’avança jusqu’au bout, du côtéde la cloche ; — et, dans un cercle de passagers et dematelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries à unepaysanne, tout en lui maniant la croix d’or qu’elle portait sur lapoitrine. C’était un gaillard d’une quarantaine d’années, à cheveuxcrépus. Sa taille robuste emplissait une jaquette de velours noir,deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste, et son largepantalon blanc tombait sur d’étranges bottes rouges, en cuir deRussie, rehaussées de dessins bleus.

La présence de Frédéric ne le dérangea pas. Il se tourna verslui plusieurs fois, en l’interpellant par des clins d’oeil ;ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui l’entouraient. Mais,ennuyé de cette compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin.Frédéric le suivit.

La conversation roula d’abord sur les différentes espèces detabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur enbottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposaitdes théories, narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple,débitant tout cela d’un ton paterne, avec une ingénuité decorruption divertissante.

Il était républicain ; il avait voyagé, il connaissaitl’intérieur des théâtres, des restaurants, des journaux, et tousles artistes célèbres. qu’il appelait familièrement par leursprénoms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets ; illes encouragea.

Mais il s’interrompit pour observer le tuyau de la cheminée,puis il marmotta vite un long calcul, afin de savoir « combienchaque coup de piston, à tant de fois par minute, devait, etc. » —Et, la somme trouvée, il admira beaucoup le paysage. Il se disaitheureux d’être échappé aux affaires.

Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résistapas à l’envie de savoir son nom. L’inconnu répondit tout d’unehaleine :

« Jacques Arnoux propriétaire de l’Art industriel, boulevardMontmartre. »

Un domestique ayant un galon d’or à la casquette vint lui dire:

« Si Monsieur voulait descendre ? Mademoiselle pleure.»

Il disparut.

L’Art industriel était un établissement hybride, comprenant unjournal de peinture et un magasin de tableaux. Frédéric avait vu cetitre-là, plusieurs fois, à l’étalage du libraire de son paysnatal, sur d’immenses prospectus, où le nom de Jacques Arnoux sedéveloppait magistralement.

Le soleil dardait d’aplomb, en faisant reluire les gabillots defer autour des mâts, les plaques du bastingage et la surface del’eau ; elle se coupait à la proue en deux sillons, qui sedéroulaient jusqu’au bord des prairies. A chaque détour de larivière, on retrouvait le même rideau de peupliers pâles. Lacampagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de petits nuagesblancs arrêtés, — et l’ennui, vaguement répandu, semblait alanguirla marche du bateau et rendre l’aspect des voyageurs plusinsignifiant encore.

A part quelques bourgeois, aux Premières, c’étaient desouvriers, des gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants.Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage,presque tous portaient de vieilles calottes grecques ou deschapeaux déteints, de maigres habits noirs, râpés par le frottementdu bureau, ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutonspour avoir trop servi au magasin ; çà et là, quelque gilet àchâle laissait voir une chemise de calicot, maculée de café ;des épingles de chrysocale piquaient des cravates enlambeaux ; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons delisière ; deux ou trois gredins qui tenaient des bambous àganse de cuir lançaient des regards obliques, et des pères defamille ouvraient de gros yeux, en faisant des questions. Ilscausaient debout, ou bien accroupis sur leurs bagages ;d’autres dormaient dans des coins ; plusieurs mangeaient. Lepont était sali par des écales de noix, des bouts de cigares, despelures de poires, des détritus de charcuterie apportée dans dupapier ; trois ébénistes, en blouse, stationnaient devant lacantine ; un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudésur son instrument ; on entendait par intervalles le bruit ducharbon de terre dans le fourneau, un éclat de voix, un rire ;— et le capitaine, sur la passerelle, marchait d’un tambour àl’autre, sans s’arrêter. Frédéric, pour rejoindre sa place, poussala grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurschiens.

Ce fut comme une apparition :

Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou dumoins il ne distingua personne, dans l’éblouissement que luienvoyèrent ses yeux. En même temps qu’il passait, elle leva latête ; il fléchit involontairement les épaules ; et,quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.

Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses quipalpitaient au vent, derrière elle. Ses bandeaux noirs, contournantla pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas etsemblaient presser amoureusement l’ovale de sa figure. Sa robe demousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plisnombreux. Elle était en train de broder quelque chose ; et sonnez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fondde l’air bleu.

Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours dedroite et de gauche pour dissimuler sa manoeuvre ; puis il seplanta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et ilaffectait d’observer une chaloupe sur la rivière.

Jamais il n’avait vu cette splendeur de sa peau brune, laséduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la lumièretraversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement,comme une chose extraordinaire. Quels étaient son nom, sa demeure,sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sachambre, toutes les robes qu’elle avait portées, les gens qu’ellefréquentait ; et le désir de la possession physique mêmedisparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiositédouloureuse qui n’avait pas de limites.

Une négresse, coiffée d’un foulard, se présenta, en tenant parla main une petite fille, déjà grande. L’enfant, dont les yeuxroulaient des larmes, venait de s’éveiller. Elle la prit sur sesgenoux. « Mademoiselle n’était pas sage, quoiqu’elle eût sept ansbientôt ; sa mère ne l’aimerait plus ; on lui pardonnaittrop ses caprices. » Et Frédéric se réjouissait d’entendre ceschoses, comme s’il eût fait une découverte, une acquisition.

Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ;elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?

Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrièreson dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des fois, aumilieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sataille, s’en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraînépar les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dansl’eau, Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit :

« Je vous remercie, monsieur. »

Leurs yeux se rencontrèrent.

« Ma femme, es-tu prête ? » cria le sieur Arnoux,apparaissant dans le capot de l’escalier.

Mlle Marthe courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elletirait ses moustaches. Les sons d’une harpe retentirent, ellevoulut voir la musique ; et bientôt le joueur d’instrument,amené par la négresse, entra dans les Premières. Arnoux le reconnutpour un ancien modèle ; il le tutoya, ce qui surprit lesassistants. Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derrière sesépaules, étendit les bras et se mit à jouer.

C’était une romance orientale, où il était question depoignards, de fleurs et d’étoiles. L’homme en haillons chantaitcela d’une voix mordante ; les battements de la machinecoupaient la mélodie à fausse mesure ; il pinçait plus fort :les cordes vibraient, et leurs sons métalliques semblaient exhalerdes sanglots, et comme la plainte d’un amour orgueilleux et vaincu.Des deux côtés de la rivière, des bois s’inclinaient jusqu’au bordde l’eau ; un courant d’air frais passait ; Mme Arnouxregardait au loin d’une manière vague. Quand la musique s’arrêta,elle remua les paupières plusieurs fois, comme si elle sortait d’unsonge.

Le harpiste s’approcha d’eux, humblement. Pendant qu’Arnouxcherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la casquette samain fermée, et, l’ouvrant avec pudeur, il y déposa un louis d’or.Ce n’était pas la vanité qui Je poussait à faire cette aumônedevant elle, mais une pensée de bénédiction où il l’associait, unmouvement de coeur presque religieux.

Arnoux, en lui montrant le chemin, l’engagea cordialement àdescendre. Frédéric affirma qu’il venait de déjeuner ; il semourait de faim, au contraire ; et il ne possédait plus uncentime au fond de sa bourse.

Ensuite il songea qu’il avait bien le droit, comme un autre, dese tenir dans la chambre.

Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon decafé circulait ; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, àdroite ; il s’assit sur la longue banquette de velours, ayantramassé un journal qui se trouvait là.

Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leurvoyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de safaiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, unegracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pourfermer derrière son cou le rideau de la fenêtre.

Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une lumière crue.Frédéric, en face, distinguait l’ombre de ses cils. Elle trempaitses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre sesdoigts ; le médaillon de lapis-lazuli, attaché par unechaînette d’or à son poignet, de temps à autre sonnait contre sonassiette. Ceux qui étaient là, pourtant, n’avaient pas l’air de laremarquer.

Quelquefois, par les hublots, on voyait glisser le flanc d’unebarque qui accostait le navire pour prendre ou déposer desvoyageurs. Les gens attablés se penchaient aux ouvertures etnommaient les pays riverains.

Arnoux se plaignait de la cuisine : il se récriaconsidérablement devant l’addition, et il la fit réduire. Puis ilemmena le jeune homme à l’avant du bateau pour boire des grogs.Mais Frédéric s’en retourna bientôt sous la tente, où Mme Arnouxétait revenue. Elle lisait un mince volume à couverture grise. Lesdeux coins de sa bouche se relevaient par moments, et un éclair deplaisir illuminait son front. Il jalousa celui qui avait inventéces choses dont elle paraissait occupée. Plus il la contemplait,plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes. Ilsongeait qu’il faudrait la quitter tout à l’heure, irrévocablement,sans en avoir arraché une parole, sans lui laisser même unsouvenir !

Une plaine s’étendait à droite ; à gauche un herbage allaitdoucement rejoindre une colline, où l’on apercevait des vignobles,des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits cheminsau-delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait aubord du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour desa taille, pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, enécoutant sa voix, sous le rayonnement de ses yeux ! Le bateaupouvait s’arrêter, ils n’avaient qu’à descendre ; et cettechose bien simple n’était pas plus facile, cependant, que de remuerle soleil !

Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit pointu, avecdes tourelles carrées. Un parterre de fleurs s’étalait devant safaçade ; et des avenues s’enfonçaient, comme des voûtesnoires, sous les hauts tilleuls. Il se la figura passant au borddes charmilles. A ce moment, une jeune dame et un jeune homme semontrèrent sur le perron, entre les caisses d’orangers. Puis toutdisparut.

La petite fille jouait autour de lui. Frédéric voulut la baiser.Elle se cacha derrière sa bonne ; sa mère la gronda de n’êtrepas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Etait-ceune ouverture indirecte ?

« Va-t-elle enfin me parler ? » se demandait-il.

Le temps pressait. Comment obtenir une invitation chezArnoux ? Et il n’imagina rien de mieux que de lui faireremarquer la couleur de l’automne, en ajoutant :

« Voilà bientôt l’hiver, la saison des bals et des dîners !»

Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages. La côte deSurville apparut, les deux ponts se rapprochaient, on longea unecorderie, ensuite une rangée de maisons basses ; il y avait,en dessous, des marmites de goudron, des éclats de bois ; etdes gamins couraient sur le sable, en faisant la roue. Frédéricreconnut un homme avec un gilet à manches, il lui cria :

« Dépêche-toi. »

On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux dans la foule despassagers, et l’autre répondit en lui serrant la main :

« Au plaisir, cher monsieur ! »

Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna. Elle était prèsdu gouvernail, debout. Il lui envoya un regard où il avait tâché demettre toute son âme comme s’il n’eût rien fait, elle demeuraimmobile. Puis, sans égard aux salutations de son domestique :

« Pourquoi n’as-tu pas amené la voiture jusqu’ici ? »

Le bonhomme s’excusait.

« Quel maladroit ! Donne-moi de l’argent ! » Et ilalla manger dans une auberge.

Un quart d’heure après, il eut envie d’entrer comme par hasarddans la cour des diligences. Il la verrait encore,peut-être ?

« A quoi bon ? » se dit-il.

Et l’américaine l’emporta. Les deux chevaux n’appartenaient pasà sa mère. Elle avait emprunté celui de M. Chambrion, le receveur,pour l’atteler auprès du sien. Isidore, parti la veille, s’étaitreposé à Bray jusqu’au soir et avait couché à Montereau, si bienque les bêtes rafraîchies trottaient lestement.

Des champs moissonnés se prolongeaient à n’en plus finir. Deuxlignes d’arbres bordaient la route, les tas de cailloux sesuccédaient ; et peu à peu, Villeneuve-Saint-Georges, Ablon,Châtillon, Corbeil et les autres pays, tout son voyage lui revint àla mémoire, d’une façon si nette qu’il distinguait maintenant desdétails nouveaux, des particularités plus intimes ; sous ledernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottineen soie, de couleur marron ; la tente de coutil formait unlarge dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la borduretremblaient à la brise, perpétuellement.

Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques. Il n’auraitvoulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L’univers venaittout à coup de s’élargir. Elle était le point lumineux oùl’ensemble des choses convergeait ; et, bercé par le mouvementde la voiture, les paupières à demi closes, le regard dans lesnuages, il s’abandonnait à une joie rêveuse et infinie.

A Bray, il n’attendit pas qu’on eût donné l’avoine, il alladevant, sur la route, tout seul. Arnoux l’avait appelée «Marie ! » Il cria très haut « Marie ! » Sa voix se perditdans l’air.

Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à l’occident. Degrosses meules de blé, qui se levaient au milieu des chaumes,projetaient des ombres géantes. Un chien se mit à aboyer dans uneferme, au loin. Il frissonna, pris d’une inquiétude sans cause.

Quand Isidore l’eut rejoint, il se plaça sur le siège pourconduire. Sa défaillance était passée. Il était bien résolu às’introduire, n’importe comment, chez les Arnoux, et à se lier aveceux. Leur maison devait être amusante, Arnoux lui plaisaitd’ailleurs ; puis, qui sait ? Alors, un flot de sang luimonta au visage : ses tempes bourdonnaient, il fit claquer sonfouet, secoua les rênes, et il menait les chevaux tel train, que levieux cocher répétait :

« Doucement ! doucement vous les rendrez poussifs. »

Peu à peu Frédéric se calma, et il écouta parler sondomestique.

On attendait Monsieur avec grande impatience. Mlle Louise avaitpleuré pour partir dans la voiture.

« Qu’est-ce donc, Mlle Louise ?

— La petite à M. Roque, vous savez ?

— Ah ! j’oubliais ! » répliqua Frédéric,négligemment.

Cependant, les deux chevaux n’en pouvaient plus. Ils boitaientl’un et l’autre ; et neuf heures sonnaient à Saint-Laurentlorsqu’il arriva sur la place d’Armes, devant la maison de sa mère.Cette maison, spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne,ajoutait à la considération de Mme Moreau, qui était la personne dupays la plus respectée.

Elle sortait d’une vieille famille de gentilshommes, éteintemaintenant. Son mari, un plébéien que ses parents lui avaient faitépouser, était mort d’un coup d’épée, pendant sa grossesse, en luilaissant une fortune compromise. Elle recevait trois fois lasemaine et donnait de temps à autre un beau dîner. Mais le nombredes bougies était calculé d’avance, et elle attendait impatiemmentses fermages. Cette gêne, dissimulée comme un vice, la rendaitsérieuse. Cependant, sa vertu s’exerçait sans étalage de pruderie,sans aigreur. Ses moindres charités semblaient de grandes aumônes.On la consultait sur le choix des domestiques, l’éducation desjeunes filles, l’art des confitures, et Monseigneur descendait chezelle dans ses tournées épiscopales.

Mme Moreau nourrissait une haute ambition pour son fils. Ellen’aimait pas à entendre blâmer le Gouvernement, par une sorte deprudence anticipée. Il aurait besoin de protections d’abord ;puis, grâce à ses moyens, il deviendrait conseiller d’Etat,ambassadeur, ministre. Ses triomphes au collège de Senslégitimaient cet orgueil il avait remporté le prix d’honneur.

Quand il entra dans le salon, tous se levèrent à grand bruit, onl’embrassa ; et avec les fauteuils et les chaises on fit unlarge demi-cercle autour de la cheminée. M. Gamblin lui demandaimmédiatement son opinion sur Mme Lafargel. Ce procès. la fureur del’époque, ne manqua pas d’amener une discussion violente ; MmeMoreau l’arrêta, au regret toutefois de M. Gamblin ; il lajugeait utile pour le jeune homme, en sa qualité de futurjurisconsulte, et il sortit du salon, piqué.

Rien ne devait surprendre dans un ami du père Roque A propos dupère Roque, on parla de M. Dambreuse, qui venait d’acquérir ledomaine de la Fortelle. Mais le Percepteur avait entraîné Frédéricà l’écart, pour savoir ce qu’il pensait du dernier ouvrage de M.Guizot. Tous désiraient connaître ses affaires ; et Mme Benoîts’y prit adroitement en s’informant de son oncle. Comment allait cebon parent ? Il ne donnait plus de ses nouvelles. N’avait-ilpas un arrière-cousin en Amérique ?

La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi. Onse retira, par discrétion. Puis, dès qu’ils furent seuls, dans lasalle, sa mère lui dit, à voix basse :

« Eh bien ? »

Le vieillard l’avait reçu très cordialement, mais sans montrerses intentions.

Mme Moreau soupira.

« Où est-elle, à présent ? » songeait-il.

La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle sans doute,elle appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie.

Ils montaient dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de laCroix apporta un billet.

« Qu’est-ce donc ?

— C’est Deslauriers qui a besoin de moi , dit-il.

— Ah ! ton camarade ! » fit Mme Moreau avec unricanement de mépris. « L’heure est bien choisie, vraiment !»

Frédéric hésitait. Mais l’amitié fut plus forte. Il prit sonchapeau.

« Au moins, ne sois pas longtemps ! » lui dit sa mère.

Chapitre 2

 

Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne,démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avecl’argent de la dot, avait acheté une charge d’huissier, suffisant àpeine pour le faire vivre. Aigri par de longues injustices,souffrant de ses vieilles blessures, et toujours regrettantl’Empereur, il dégorgeait sur son entourage les colères quil’étouffaient. Peu d’enfants furent plus battus que son fils. Legamin ne cédait pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchaitde s’interposer, était rudoyée comme lui. Enfin le Capitaine leplaça dans son étude, et tout le long du jour, il le tenait courbésur son pupitre à copier des actes, ce qui lui rendit l’épauledroite visiblement plus forte que l’autre.

En 1833, d’après l’invitation de M. le président, le Capitainevendit son étude. Sa femme mourut d’un cancer. Il alla vivre àDijon ; ensuite il s’établit marchand d’hommes à Troyes ;et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au collège deSens, où Frédéric le reconnut. Mais l’un avait douze ans, l’autrequinze ; d’ailleurs, mille différences de caractère etd’origine les séparaient.

Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes de provisions,des choses recherchées, un nécessaire de toilette, par exemple. Ilaimait à dormir tard le matin, à regarder les hirondelles, à liredes pièces de théâtre, et, regrettant les douceurs de la maison, iltrouvait rude la vie de collège.

Elle semblait bonne au fils de l’huissier. Il travaillait sibien, qu’au bout de la seconde année, il passa dans la classe deTroisième. Cependant, à cause de sa pauvreté, ou de son humeurquerelleuse, une sourde malveillance l’entourait. Mais undomestique, une fois, l’ayant appelé enfant de gueux, en pleinecour des Moyens, il lui sauta à la gorge et l’aurait tué, sanstrois maîtres d’études qui intervinrent. Frédéric, emportéd’admiration, le serra dans ses bras. A partir de ce jour,l’intimité fut complète. L’affection d’un grand, sans doute, flattala vanité du petit, et l’autre accepta comme un bonheur cedévouement qui s’offrait.

Son père, pendant les vacances, le laissait au collège. Unetraduction de Platon ouverte par hasard l’enthousiasma. Alors ils’éprit d’études métaphysiques ; et ses progrès furentrapides, car il les abordait avec des forces jeunes et dansl’orgueil d’une intelligence qui s’affranchit ; Jouffroy,Cousin, Laromiguière, Malebranche, les Ecossais, tout ce que labibliothèque contenait, y passa. Il avait eu besoin d’en voler laclef, pour se procurer des livres.

Les distractions de Frédéric étaient moins sérieuses. Il dessinadans la rue des Trois-Rois la généalogie du Christ, sculptée sur unpoteau, puis le portail de la cathédrale. Après les drames moyenâge, il entama les mémoires : Froissart, Comines, Pierre del’Estoile, Brantôme.

Les images que ces lectures amenaient à son esprit l’obsédaientsi fort, qu’il éprouvait le besoin de les reproduire. Ilambitionnait d’être un jour le Walter Scott de la France.Deslauriers méditait un vaste système de philosophie, qui auraitles applications les plus lointaines.

Ils causaient de tout cela, pendant les récréations, dans lacour, en face de l’inscription morale peinte sous l’horloge ;ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de saintLouis ; ils en rêvaient dans le dortoir, d’où l’on domine uncimetière. Les jours de promenade, ils se rangeaient derrière lesautres, et ils parlaient interminablement.

Ils parlaient de ce qu’ils feraient plus tard, quand ilsseraient sortis du collège. D’abord, ils entreprendraient un grandvoyage avec l’argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à samajorité. Puis ils reviendraient à Paris, ils travailleraientensemble, ne se quitteraient pas ; — et, comme délassement àleurs travaux, ils auraient des amours de princesses dans desboudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des courtisanesillustres. Des doutes succédaient à leurs emportements d’espoir.Après des crises de gaieté verbeuse, ils tombaient dans dessilences profonds.

Les soirs d’été, quand ils avaient marché longtemps par leschemins pierreux au bord des vignes, ou sur la grande route enpleine campagne, et que les blés ondulaient au soleil, tandis quedes senteurs d’angélique passaient dans l’air, une sorted’étouffement les prenait, et ils s’étendaient sur le dos,étourdis, enivrés. Les autres, en manches de chemise, jouaient auxbarres ou faisaient partir des cerfs-volants. Le pion les appelait.On s’en revenait, en suivant les jardins que traversaient de petitsruisseaux, puis les boulevards ombragés par les vieux murs ;les rues désertes sonnaient sous leurs pas ; la grilles’ouvrait, on remontait l’escalier ; et ils étaient tristescomme après de grandes débauches.

M. le censeur prétendait qu’ils s’exaltaient mutuellement.Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce futpar les exhortations de son ami ; et, aux vacances de 1837, ill’emmena chez sa mère.

Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangeaextraordinairement, il refusa d’assister le dimanche aux offices,il tenait des discours républicains ; enfin, elle crut savoirqu’il avait conduit son fils dans des lieux déshonnêtes. Onsurveilla leurs relations. Ils ne s’en aimèrent quedavantage ; et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers,l’année suivante, partit du collège, pour étudier le droit àParis.

Frédéric comptait bien l’y rejoindre. lis ne s’étaient pas vusdepuis deux ans ; et, leurs embrassades étant finies, ilsallèrent sur les ponts afin de causer plus à l’aise.

Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe,s’était fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes detutelle, et même lui avait coupé les vivres, tout net. Mais commeil voulait concourir plus tard pour une chaire de professeur àl’Ecole et qu’il n’avait pas d’argent, Deslauriers acceptait àTroyes une place de maître clerc chez un avoué. A force deprivations, il économiserait quatre mille francs ; et, s’il nedevait rien toucher de la succession maternelle, il aurait toujoursde quoi travailler librement, pendant trois années, en attendantune position. Il fallait donc abandonner leur vieux projet de vivreensemble dans la Capitale, pour le présent du moins.

Frédéric baissa la tête. C’était le premier de ses rêves quis’écroulait.

« Console-toi », dit le fils du capitaine, « la vie est longue :nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N’y pense plus !»

Il le secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit desquestions sur son voyage.

Frédéric n’eut pas grand’chose à narrer. Mais, au souvenir deMme Arnoux, son chagrin s’évanouit. Il ne paria pas d’elle, retenupar une pudeur. Il s’étendit en revanche sur Arnoux, rapportant sesdiscours, ses manières, ses relations ; et Deslauriersl’engagea fortement à cultiver cette connaissance.

Frédéric, dans ces derniers temps n’avait rien écrit sesopinions littéraires étaient changées : il estimait pardessus toutla passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia et d’autresplus médiocres l’enthousiasmaient presque également. Quelquefois lamusique lui semblait seule capable d’exprimer ses troublesintérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ; ou bien lasurface des choses l’appréhendait, et il voulait peindre. Il avaitcomposé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fortbeaux, mais sans demander une autre pièce.

Quant à lui, il ne donnait plus dans la métaphysique. L’économiesociale et la Révolution française le préoccupaient. C’était, àprésent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une largebouche, l’air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot delasting ; et ses souliers étaient blancs de poussière, car ilavait fait la route de Villenauxe à pied, exprès pour voirFrédéric.

Isidore les aborda. Madame priait Monsieur de revenir, et,craignant qu’il n’eût froid, elle lui envoyait son manteau.

« Reste donc ! » dit Deslauriers.

Et ils continuèrent à se promener d’un bout à l’autre des deuxponts qui s’appuient sur l’île étroite, formée par le canal et larivière.

Quand ils allaient du côté de Nogent, ils avaient, en face, unpâté de maisons s’inclinant quelque peu ; à droite, l’égliseapparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes étaientfermées ; et, à gauche les haies d’arbustes, le long de larive, terminaient des jardins, que l’on distinguait à peine. Mais,du côté de Paris, la grande route descendait en ligne droite, etdes prairies se perdaient au loin, dans les vapeurs de la nuit.Elle était silencieuse et d’une clarté blanchâtre. Des odeurs defeuillage humide montaient jusqu’à eux ; la chute de la prised’eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux quefont les ondes dans les ténèbres.

Deslauriers s’arrêta, et il dit :

« Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c’est drôle !Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las deconstitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges !Ah ! si j’avais un journal ou une tribune, comme je voussecouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre n’importe quoi,il faut de l’argent ! Quelle malédiction que d’être le filsd’un cabaretier et de perdre sa jeunesse à la quête de sonpain ! »

Il baissa la tête, se mordit les lèvres, et il grelottait sousson vêtement mince.

Frédéric lui jeta la moitié de son manteau sur les épaules. Ilss’en enveloppèrent tous deux ; et, se tenant par la taille,ils marchaient dessous, côte à côte.

« Comment veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? » disaitFrédéric. L’amertume de son ami avait ramené sa tristesse. «J’aurais fait quelque chose avec une femme qui m’eût aimé… Pourquoiris-tu ? L’amour est la pâture et comme l’atmosphère du génie.Les émotions extraordinaires produisent les oeuvres sublimes. Quantà chercher celle qu’il me faudrait, j’y renonce ! D’ailleurs,si jamais je la trouve, elle me repoussera. Je suis de la race desdéshérités, et je m’éteindrai avec un trésor qui était de strass oude diamant, je n’en sais rien. »

L’ombre de quelqu’un s’allongea sur les pavés, en même tempsqu’ils entendirent ces mots :

« Serviteur, messieurs ! »

Celui qui les prononçait était un petit homme, habillé d’uneample redingote brune, et coiffé d’une casquette laissant paraîtresous la visière un nez pointu .

« M. Roque ? dit Frédéric.

— Lui-même ! » reprit la voix.

Le Nogentais justifia sa présence en contant qu’il revenaitd’inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord del’eau.

« Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très bien !j’ai appris cela par ma fillette. La santé est toujours bonne,j’espère ? Vous ne partez pas encore ? »

Et il s’en alla, rebuté, sans doute, par l’accueil deFrédéric.

Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roquevivait en concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu,bien qu’il fût le croupier d’élections, le régisseur de M.Dambreuse.

« Le banquier qui demeure rue d’Anjou ? » repritDeslauriers. « Sais-tu ce que tu devrais faire, mon brave ?»

Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre deramener Frédéric, définitivement. Madame s’inquiétait, de sonabsence.

« Bien, bien ! on y va », dit Deslauriers ; « il nedécouchera pas. »

Et, le domestique étant parti :

« Tu devrais prier ce vieux de t’introduire chez lesDambreuse ; rien n’est utile comme de fréquenter une maisonriche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs,profites-en ! Il faut que tu ailles dans ce monde là ! Tum’y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc !Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens sonamant ! »

Frédéric se récriait.

« Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ?Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine ! Tu réussiras,j’en suis sûr ! »

Frédéric avait tant de confiance en Deslauriers, qu’il se sentitébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la comprenant dans laprédiction faite sur l’autre, il ne put s’empêcher de sourire.

Le clerc ajouta :

« Dernier conseil : passe tes examens ! Un titre esttoujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes catholiqueset sataniques, aussi avancés en philosophie qu’on l’était au XIIesiècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eudes commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau.D’ailleurs, notre séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendregorge à mon filou de père. Il est temps que je m’en retourne,adieu ! — As-tu cent sous pour que je paye mon dîner ?»

Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise lematin à Isidore.

Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche, unelumière brillait dans la lucarne d’une maison basse.

Deslauriers l’aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout enretirant son chapeau :

« Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie estla mère de la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça,miséricorde ! »

Cette allusion à une aventure commune les mit en joie. Ilsriaient très haut, dans les rues.

Puis, ayant soldé sa dépense à l’auberge, Deslauriersreconduisit Frédéric jusqu’au carrefour de l’Hôtel-Dieu ; —et, après une longue étreinte, les deux amis se séparèrent.

Chapitre 3

 

Deux mois plus tard, Frédéric, débarqué un matin rue Coq-Héron,songea immédiatement à faire sa grande visite.

Le hasard l’avait servi. Le père Roque était venu lui apporterun rouleau de papiers, en le priant de les remettre lui-même chezM. Dambreuse ; et il accompagnait l’envoi d’un billetdécacheté, où il présentait son jeune compatriote.

Mme Moreau parut surprise de cette démarche. Frédéric dissimulale plaisir qu’elle lui causait.

M. Dambreuse s’appelait de son vrai nom le comted’Ambreuse ; mais, dès 1825, abandonnant peu à peu sa noblesseet son parti, il s’était tourné vers l’industrie ; et,l’oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes lesentreprises, à l’affût des bonnes occasions, subtil comme un Grecet laborieux comme un Auvergnat, il avait amassé une fortune quel’on disait considérable ; de plus, il était officier de laLégion d’honneur, membre du conseil général de l’Aube, député, pairde France un de ces jours ; complaisant du reste, il fatiguaitle ministre par ses demandes continuelles de secours, de croix, debureaux de tabac ; et, dans ses bouderies contre le pouvoir,il inclinait au centre gauche. Sa femme, la jolie Mme Dambreuse,que citaient les journaux de modes, présidait les assemblées decharité. En cajolant les duchesses, elle apaisait les rancunes dunoble faubourg et laissait croire que M. Dambreuse pouvait encorese repentir et rendre des services.

Le jeune homme était troublé en allant chez eux.

« J’aurais mieux fait de prendre mon habit. On m’invitera sansdoute au bal pour la semaine prochaine ? Que va-t-on medire ? »

L’aplomb lui revint en songeant que M. Dambreuse n’était qu’unbourgeois, et il sauta gaillardement de son cabriolet sur letrottoir de la rue d’Anjou.

Quand il eut poussé une des deux portes cochères, il traversa lacour, gravit le perron et entra dans un vestibule pavé en marbre decouleur.

Un double escalier droit, avec un tapis rouge à baguettes decuivre, s’appuyait contre les hautes murailles en stuc luisant. Ily avait, au bas des marches, un bananier dont les feuilles largesretombaient sur le velours de la rampe. Deux candélabres de bronzetenaient des globes de porcelaine suspendus à des chaînettes ;les soupiraux des calorifères béants exhalaient un air lourd ;et l’on n’entendait que le tic-tac d’une grande horloge, dressée àl’autre bout du vestibule, sous une panoplie.

Un timbre sonna ; un valet parut, et introduisit Frédéricdans une petite pièce, où l’on distinguait deux coffres-forts, avecdes casiers remplis de cartons. M. Dambreuse écrivait au milieu,sur un bureau à cylindre.

Il parcourut la lettre du père Roque, ouvrit avec son canif latoile qui enfermait les papiers, et les examina.

De loin, à cause de sa taille mince, il pouvait sembler jeuneencore. Mais ses rares cheveux blancs, ses membres débiles etsurtout la pâleur extraordinaire de son visage, accusaient untempérament délabré. Une énergie impitoyable reposait dans ses yeuxglauques, plus froids que des yeux de verre. Il avait les pommettessaillantes, et des mains à articulations noueuses.

Enfin, s’étant levé, il adressa au jeune homme quelquesquestions sur des personnes de leur connaissance, sur Nogent, surses études ; puis il le congédia en s’inclinant. Frédéricsortit par un autre corridor, et se trouva dans le bas de la cour,auprès des remises.

Un coupé bleu, attelé d’un cheval noir, stationnait devant leperron. La portière s’ouvrit, une dame y monta, et la voiture, avecun bruit sourd, se mit à rouler sur le sable.

Frédéric, en même temps qu’elle, arriva de l’autre côté, sous laporte cochère. L’espace n’étant pas assez large, il fut contraintd’attendre. La jeune femme, penchée en dehors du vasistas, parlaittout bas au concierge. Il n’apercevait que son dos, couvert d’unemante violette. Cependant, il plongeait dans l’intérieur de lavoiture, tendue de reps bleu, avec des passementeries et deseffilés de soie. Les vêtements de la dame l’emplissaient ; ils’échappait de cette petite boîte capitonnée un parfum d’iris, etcomme une vague senteur d’élégances féminines. Le cocher lâcha lesrênes, le cheval frôla la borne brusquement, et tout disparut.

Frédéric s’en revint à pied, en suivant les boulevards.

Il regrettait de n’avoir pu distinguer Mme Dambreuse.

Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitureslui fit tourner la tête ; et, de l’autre côté, en face, il lutsur une plaque de marbre :

JACQUES ARNOUX.

Comment n’avait-il pas songé à elle, plus tôt ? La fautevenait de Deslauriers, et il s’avança vers la boutique, il n’entrapas, cependant ; il attendit qu’elle parût.

Les hautes glaces transparentes offraient aux regards, dans unedisposition habile, des statuettes, des dessins, des gravures, descatalogues, des numéros de l’Art industriel ; et les prix del’abonnement étaient répétés sur la porte, que décoraient à sonmilieu, les initiales de l’éditeur. On apercevait, contre les murs,de grands tableaux dont le vernis brillait, puis, dans le fond deuxbahuts, chargés de porcelaines, de bronzes, de curiositésalléchantes ; un petit escalier les séparait, fermé dans lehaut par une portière de moquette ; et un lustre en vieuxsaxe, un tapis vert sur le plancher, avec une table en marqueterie,donnaient à cet intérieur plutôt l’apparence d’un salon que d’uneboutique.

Frédéric faisait semblant d’examiner les dessins. Après deshésitations infinies, il entra.

Un employé souleva la portière, et répondit que Monsieur neserait pas « au magasin » avant cinq heures. Mais si la commissionpouvait se transmettre…

« Non ! je reviendrai », répliqua doucement Frédéric.

Les jours suivants furent employés à se chercher unlogement ; et il se décida pour une chambre au second étage,dans un hôtel garni, rue Saint-Hyacinthe.

En portant sous son bras un buvard tout neuf, il se rendit àl’ouverture des cours. Trois cents jeunes gens, nu-tête,emplissaient un amphithéâtre où un vieillard en robe rougedissertait d’une voix monotone ; des plumes grinçaient sur lepapier. Il retrouvait dans cette salle l’odeur poussiéreuse desclasses, une chaire de forme pareille, le même ennui ! Pendantquinze jours, il y retourna. Mais on n’était pas encore à l’article3, qu’il avait lâché le Code civil, et il abandonna les Institutesà la Summa divisio personarum.

Les joies qu’il s’était promises n’arrivaient pas ; et,quand il eut épuisé un cabinet de lecture, parcouru les collectionsdu Louvre, et plusieurs fois de suite été au spectacle, il tombadans un désoeuvrement sans fond.

Mille choses nouvelles ajoutaient à sa tristesse. Il lui fallaitcompter son linge et subir le concierge, rustre à tournured’infirmier, qui venait le matin retaper son lit, en sentantl’alcool et en grommelant. Son appartement, orné d’une penduled’albâtre, lui déplaisait. Les cloisons étaient minces ; ilentendait les étudiants faire du punch, rire, chanter.

Las de cette solitude, il rechercha un de ses anciens camaradesnommé Baptiste Martinon ; et il le découvrit dans une pensionbourgeoise de la rue Saint-Jacques, bûchant sa procédure, devant unfeu de charbon de terre.

En face de lui, une femme en robe d’indienne reprisait deschaussettes.

Martinon était ce qu’on appelle un fort bel homme grand,joufflu, la physionomie régulière et des yeux bleuâtres à fleur detête ; son père, un gros cultivateur, le destinait à lamagistrature, — et, voulant déjà paraître sérieux, il portait sabarbe taillée en collier.

Comme les ennuis de Frédéric n’avaient point de causeraisonnable et qu’il ne pouvait arguer d’aucun malheur, Martinon necomprit rien à ses lamentations sur l’existence. Lui, il allaittous les matins à l’Ecole, se promenait ensuite dans le Luxembourg,prenait le soir sa demi-tasse au café, et, avec quinze cents francspar an et l’amour de cette ouvrière, il se trouvait parfaitementheureux.

« Quel bonheur ! » exclama intérieurement Frédéric.

Il avait fait à l’Ecole une autre connaissance, celle de M. deCisy, enfant de grande famille et qui semblait une demoiselle, à lagentillesse de ses manières.

M. de Cisy s’occupait de dessin, aimait le gothique. Plusieursfois ils allèrent ensemble admirer la Sainte-Chapelle etNotre-Dame. Mais la distinction du jeune patricien recouvrait uneintelligence des plus pauvres. Tout le surprenait ; il riaitbeaucoup à la moindre plaisanterie, et montrait une ingénuité sicomplète, que Frédéric le prit d’abord pour un farceur, etfinalement le considéra comme un nigaud.

Les épanchements n’étaient donc possibles avec personne ;et il attendait toujours l’invitation des Dambreuse.

Au jour de l’an, il leur envoya des cartes de visite, mais iln’en reçut aucune.

Il était retourné à l’Art industriel.

Il y retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui sedisputait au milieu de cinq à six personnes et répondit à peine àson salut ; Frédéric en fut blessé. Il n’en chercha pas moinscomment parvenir jusqu’à elle.

Il eut d’abord l’idée de se présenter souvent, pour marchanderdes tableaux. Puis il songea à glisser dans la boîte du journalquelques articles « très forts », ce qui amènerait des relations.Peut-être valait-il mieux courir droit au but, déclarer sonamour ? Alors, il composa une lettre de douze pages, pleine demouvements lyriques et d’apostrophes ; mais il la déchira, etne fit rien, ne tenta rien, — immobilisé par la peur del’insuccès.

Au-dessus de la boutique d’Arnoux, il y avait au premier étagetrois fenêtres, éclairées chaque soir. Des ombres circulaient parderrière, une surtout ; c’était la sienne ; — et il sedérangeait de très loin pour regarder ces fenêtres et contemplercette ombre.

Une négresse, qu’il croisa un jour dans les Tuileries tenant unepetite fille par la main, lui rappela la négresse de Mme Arnoux.Elle devait y venir comme les autres ; toutes les fois qu’iltraversait les Tuileries, son coeur battait, espérant larencontrer. Les jours de soleil, il continuait sa promenadejusqu’au bout des Champs-Elysées.

Des femmes, nonchalamment assises dans des calèches, et dont lesvoiles flottaient au vent, défilaient près de lui, au pas ferme deleurs chevaux, avec un balancement insensible qui faisait craquerles cuirs vernis. Les voitures devenaient plus nombreuses, et, seralentissant à partir du Rond-Point, elles occupaient toute lavoie. Les crinières étaient près des crinières, les lanternes prèsdes lanternes ; les étriers d’acier, les gourmettes d’argent,les boucles de cuivre, jetaient çà et là des points lumineux entreles culottes courtes, les gants blancs, et les fourrures quiretombaient sur le blason des portières. Il se sentait comme perdudans un monde lointain. Ses yeux erraient sur les têtesféminines ; et de vagues ressemblances amenaient à sa mémoireMme Arnoux. Il se la figurait, au milieu des autres, dans un de cespetits coupés, pareils au coupé de Mme Dambreuse. — Mais le soleilse couchait, et le vent froid soulevait des tourbillons depoussière. Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates,les roues se mettaient à tourner plus vite, le macadamgrinçait ; et tous les équipages descendaient au grand trot lalongue avenue, en se frôlant, se dépassant, s’écartant les uns desautres, puis, sur la place de la Concorde, se dispersaient.Derrière les Tuileries, le ciel prenait la teinte des ardoises. Lesarbres du jardin formaient deux masses énormes, violacées par lesommet. Les becs de gaz s’allumaient ; et la Seine, verdâtredans toute son étendue, se déchirait en moires d’argent contre lespiles des ponts.

Il allait dîner, moyennant quarante-trois sols le cachet, dansun restaurant, rue de la Harpe.

Il regardait avec dédain le vieux comptoir d’acajou, lesserviettes tachées, l’argenterie crasseuse et les chapeauxsuspendus contre la muraille. Ceux qui l’entouraient étaient desétudiants comme lui. Ils causaient de leurs professeurs, de leursmaîtresses. Il s’inquiétait bien des professeurs ! Est-cequ’il avait une maîtresse ! Pour éviter leurs joies, ilarrivait le plus tard possible. Des restes de nourriture couvraienttoutes les tables. Les deux garçons fatigués dormaient dans descoins, et une odeur de cuisine. de quinquet et de tabac emplissaitla salle déserte.

Puis il remontait lentement les rues. Les réverbères sebalançaient, en faisant trembler sur la boue de longs refletsjaunâtres. Des ombres glissaient au bord des trottoirs, avec desparapluies. Le pavé était gras, la brume tombait, et il luisemblait que les ténèbres humides, l’enveloppant, descendaientindéfiniment dans son coeur.

Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais comme il neconnaissait rien aux matières élucidées, des choses très simplesl’embarrassèrent.

Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le fils dupêcheur. La chose se passait à Venise. Le héros, c’étaitlui-même ; l’héroïne, Mme Arnoux. Elle s’appelaitAntonia ; — et, pour l’avoir, il assassinait plusieursgentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait sous sonbalcon, où palpitaient à la brise les rideaux en damas rouge duboulevard Montmartre. Les réminiscences trop nombreuses dont ils’aperçut le découragèrent ; il n’alla pas plus loin, et sondésoeuvrement redoubla.

Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ilss’arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs depension ; tout valait mieux que cette existence intolérable.Deslauriers ne pouvait encore quitter Troyes. Il l’engageait à sedistraire, et à fréquenter Sénécal.

Sénécal était un répétiteur de mathématiques, homme de fortetête et de convictions républicaines, un futur Saint-Just, disaitle clerc. Frédéric avait monté trois fois ses cinq étages, sans enrecevoir aucune visite. Il n’y retourna plus.

Il voulut s’amuser. Il se rendit aux bals de l’Opéra. Cesgaietés tumultueuses le glaçaient dès la porte. D’ailleurs, ilétait retenu par la crainte d’un affront pécuniaire, s’imaginantqu’un souper avec un domino entraînait à des frais considérables,était une grosse aventure.

Il lui semblait, cependant, qu’on devait l’aimer !Quelquefois, il se réveillait le coeur plein d’espérance,s’habillait soigneusement comme pour un rendez-vous, et il faisaitdans Paris des courses interminables. A chaque femme qui marchaitdevant lui, ou qui s’avançait à sa rencontre, il se disait : « Lavoilà ! » C’était, chaque fois, une déception nouvelle. L’idéede Mme Arnoux fortifiait ces convoitises. Il la trouveraitpeut-être sur son chemin ; et il imaginait, pour l’aborder,des complications du hasard, des périls extraordinaires dont il lasauverait.

Ainsi les jours s’écoulaient, dans la répétition des mêmesennuis et des habitudes contractées. Il feuilletait des brochuressous les arcades de l’Odéon, allait lire la Revue des Deux Mondesau café, entrait dans une salle du Collège de France, écoutaitpendant une heure une leçon de chinois ou d’économie politique.Toutes les semaines, il écrivait longuement à Deslauriers, dînaitde temps en temps avec Martinon, voyait quelquefois M. de Cisy.

Il loua un piano, et composa des valses allemandes.

Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une loged’avant-scène, Arnoux près d’une femme. Etait-ce elle ?L’écran de taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait sonvisage. Enfin la toile se leva ; l’écran s’abattit. C’étaitune longue personne, de trente ans environ, fanée, et dont lesgrosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides. Ellecausait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coupsd’éventail sur les doigts. Puis une jeune fille blonde, lespaupières un peu rouges comme si elle venait de pleurer, s’assitentre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché sur son épaule, enlui tenant des discours qu’elle écoutait sans répondre. Frédérics’ingéniait à découvrir la condition de ces femmes, modestementhabillées de robes sombres, à cols plats rabattus.

A la fin du spectacle, il se précipita dans les couloirs. Lafoule les remplissait. Arnoux, devant lui, descendait l’escalier,marche à marche, donnant le bras aux deux femmes.

Tout à coup, un bec de gaz l’éclaira. Il avait un crêpe à sonchapeau. Elle était morte, peut-être ? Cette idée tourmentaFrédéric si fortement, qu’il courut le lendemain à l’Artindustriel, et, payant vite une des gravures étalées devant lamontre, il demanda au garçon de boutique comment se portait M.Arnoux.

Le garçon répondit :

« Mais très bien ! »

Frédéric ajouta en pâlissant :

« Et Madame ?

— Madame, aussi ! »

Frédéric oublia d’emporter sa gravure.

L’hiver se termina. Il fut moins triste au printemps, se mit àpréparer son examen, et, l’ayant subi d’une façon médiocre, partitensuite pour Nogent.

Il n’alla point à Troyes voir son ami, afin d’éviter lesobservations de sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna sonlogement et prit, sur le quai Napoléon, deux pièces, qu’il meubla.L’espoir d’une invitation chez les Dambreuse l’avait quitté ;sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à s’éteindre.

Chapitre 4

 

Un matin du mois de décembre, en se rendant au cours deprocédure, il crut remarquer dans la rue Saint-Jacques plusd’animation qu’à l’ordinaire. Les étudiants sortaientprécipitamment des cafés, ou, par les fenêtres ouvertes, ilss’appelaient d’une maison à l’autre ; les boutiquiers, aumilieu du trottoir, regardaient d’un air inquiet ; les voletsse fermaient ; et, quand il arriva dans la rue Soufflot, ilaperçut un grand rassemblement autour du Panthéon.

Des jeunes gens, par bandes inégales de cinq à douze, sepromenaient en se donnant le bras et abordaient les groupes plusconsidérables qui stationnaient çà et là ; au fond de laplace, contre les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandisque, le tricorne sur l’oreille et les mains derrière le dos, dessergents de ville erraient le long des murs, en faisant sonner lesdalles sous leurs fortes bottes. Tous avaient un air mystérieux,ébahi ; on attendait quelque chose évidemment ; chacunretenait au bord des lèvres une interrogation.

Frédéric se trouvait auprès d’un jeune homme blond, à figureavenante, et portant moustache et barbiche comme un raffiné dutemps de Louis XIII. Il lui demanda la cause du désordre.

« Je n’en sais rien, » reprit l’autre, « ni eux non plus !C’est leur mode à présent ! quelle bonne farce ! »

Et il éclata de rire.

Les pétitions pour la Réforme, que l’on faisait signer dans lagarde nationale, jointes au recensement Humann, d’autres événementsencore, amenaient depuis six mois, dans Paris, d’inexplicablesattroupements ; et même ils se renouvelaient si souvent, queles journaux n’en parlaient plus.

« Cela manque de galbe et de couleur », continua le voisin deFrédéric. « Le cuyde, messire, que nous avons dégénéré ! A labonne époque de Loys onzième, voire de Benjamin Constant, il yavait plus de mutinerie parmi les escholiers. le les treuvepacifiques comme moutons, bêtes comme cornichons, et idoines àestre épiciers, Pasque-Dieu ! Et voilà ce qu’on appelle laJeunesse des écoles ! »

Il écarta les bras, largement, comme Frédéric Lemaître dansRobert Macaire.

« Jeunesse des écoles, je te bénis ! »

Ensuite, apostrophant un chiffonnier, qui remuait des écaillesd’huîtres contre la borne d’un marchand de vin :

« En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des écoles ? »

Le vieillard releva une face hideuse où l’on distinguait, aumilieu d’une barbe grise, un nez rouge, et deux yeux avinésstupides.

« Non ! tu me parais plutôt un de ces hommes à figurepatibulaire que l’on voit, dans divers groupes, semant l’or àpleines mains… Oh ! sème, mon patriarche, sème !Corromps-moi avec les trésors d’Albion ! Are youEnglish ? Je ne repousse pas les présents d’Artaxerxès Causonsun peu de l’union douanière. »

Frédéric sentit quelqu’un lui toucher à l’épaule ; il seretourna. C’était Martinon, prodigieusement pâle.

« Eh bien ! fit-il en poussant un gros soupir, encore uneémeute ! »

Il avait peur d’être compromis, se lamentait. Des hommes enblouse, surtout, l’inquiétaient, comme appartenant à des sociétéssecrètes.

« Est-ce qu’il y a des sociétés secrètes, dit le jeune homme àmoustaches. C’est une vieille blague du Gouvernement, pourépouvanter les bourgeois ! »

Martinon l’engagea à parier plus bas, dans la crainte de lapolice.

« Vous croyez encore à la police, vous ? Au fait, quesavez-vous, monsieur, si je ne suis pas moi-même un mouchard ?»

Et il le regarda d’une telle manière, que Martinon, fort ému, necomprit point d’abord la plaisanterie. La foule les poussait, etils avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petitescalier conduisant, par un couloir, dans le nouvelamphithéâtre.

Bientôt la multitude se fendit d’elle-même ; plusieurstêtes se découvrirent ; on saluait l’illustre professeurSamuel Rondelot, qui, enveloppé de sa grosse redingote, levant enl’air ses lunettes d’argent et soufflant de son asthme, s’avançaità pas tranquilles, pour faire son cours. Cet homme était une desgloires judiciaires du XIXe siècle, le rival des Zacharioe, desRudorff. Sa dignité nouvelle de pair de France n’avait modifié enrien ses allures. On le savait pauvre, et un grand respectl’entourait.

Cependant, du fond de la place, quelques-uns crièrent :

« A bas Guizot !

— A bas Pritchard !

— A bas les vendus !

— A bas Louis-Philippe ! »

La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de la cour quiétait fermée, elle empêchait le professeur d’aller plus loin. Ils’arrêta devant l’escalier. On l’aperçut bientôt sur la dernièredes trois marches. Il parla ; un bourdonnement couvrit savoix. Bien qu’on l’aimât tout à l’heure, on le haïssait maintenant,car il représentait l’Autorité. Chaque fois qu’il essayait de sefaire entendre, les cris recommençaient. Il fit un grand geste pourengager les étudiants à le suivre. Une vocifération universelle luirépondit. Il haussa les épaules dédaigneusement et s’enfonça dansle couloir. Martinon avait profité de sa place pour disparaître enmême temps.

« Quel lâche ! dit Frédéric.

— Il est prudent ! » reprit l’autre.

La foule éclata en applaudissements. Cette retraite duprofesseur devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres,des curieux regardaient. Quelques-uns entonnaient laMarseillaise ; d’autres proposaient d’aller chez Béranger.

« Chez Laffite !

— Chez Chateaubriand !

— Chez Voltaire ! » hurla le jeune homme à moustachesblondes.

Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plusdoucement qu’ils pouvaient :

« Partez, messieurs, partez, retirez-vous ! »

Quelqu’un cria :

« A bas les assommeurs ! »

C’était une injure usuelle depuis les troubles du mois deseptembre. Tous la répétèrent. On huait, on sifflait les gardiensde l’ordre public ; ils commençaient à pâlir ; un d’euxn’y résista plus, et, avisant un petit jeune homme qui s’approchaitde trop près, en lui riant au nez, il le repoussa si rudement,qu’il le fit tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant laboutique du marchand de vin. Tous s’écartèrent ; mais presqueaussitôt il roula lui-même, terrassé par une sorte d’Hercule dontla chevelure, telle qu’un paquet d’étoupes, débordait sous unecasquette en toile cirée.

Arrêté depuis quelques minutes au coin de la rue Saint-Jacques,il avait lâché bien vite un large carton qu’il portait pour bondirvers le sergent de ville et, le tenant renversé sous lui, illabourait sa face à grands coups de poing. Les autres sergentsaccoururent. Le terrible garçon était si fort, qu’il en fallutquatre, au moins, pour le dompter. Deux le secouaient par lecollet, deux autres le tiraient par les bras, un cinquième luidonnait, avec le genou, des bourrades dans les reins, et tousl’appelaient brigand, assassin, émeutier. La poitrine nue et lesvêtements en lambeaux, il protestait de son innocence ; iln’avait pu, de sang-froid, voir battre un enfant.

« Je m’appelle Dussardier ! chez MM. Valinçart frères,dentelles et nouveautés, rue de Cléry. Où est mon carton ? Jeveux mon carton » Il répétait : « Dussardier !… rue de Cléry.Mon carton ! »

Il s’apaisa pourtant, et, d’un air stoïque, se laissa conduirevers le poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit.Frédéric et le jeune homme à moustaches marchaient immédiatementpar derrière, pleins d’admiration pour le commis et révoltés contrela violence du Pouvoir.

A mesure que l’on avançait, la foule devenait moins grosse.

Les sergents de ville, de temps à autre, se retournaient d’unair féroce ; et les tapageurs n’ayant plus rien à faire, lescurieux rien à voir, tous s’en allaient peu à peu. Des passants,que l’on croisait, considéraient Dussardier et se livraient touthaut à des commentaires outrageants. Une vieille femme, sur saporte, s’écria même qu’il avait volé un pain ; cette injusticeaugmenta l’irritation des deux amis. Enfin on arriva devant lecorps de garde. Il ne restait qu’une vingtaine de personnes. La vuedes soldats suffit pour les disperser.

Frédéric et son camarade réclamèrent, hardiment, celui qu’onvenait de mettre en prison. Le factionnaire les menaça, s’ilsinsistaient, de les y fourrer eux-mêmes. Ils demandèrent le chef duposte, et déclinèrent leur nom avec leur qualité d’élèves en droit,affirmant que le prisonnier était leur condisciple.

On les fit entrer dans une pièce toute nue, où quatre bancss’allongeaient contre les murs de plâtre, enfumés. Au fond, unguichet s’ouvrit. Alors parut le robuste visage de Dussardier, qui,dans le désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux francs etson nez carré du bout, rappelait confusément la physionomie d’unbon chien.

« Tu ne nous reconnais pas ? » dit Hussonnet. C’était lenom du jeune homme à moustaches.

« Mais… , balbutia Dussardier.

— Ne fais donc plus l’imbécile , reprit l’autre ; on saitque tu es, comme nous, élève en droit. »

Malgré leurs clignements de paupières, Dussardier ne devinaitrien. Il parut se recueillir, puis tout à coup :

« A-t-on trouvé mon carton ? »

Frédéric leva les yeux, découragé. Hussonnet répliqua.

« Ah ! ton carton, où tu mets tes notes de cours ?Oui, oui ! rassure-toi ! »

Ils redoublaient leur pantomime. Dussardier comprit enfin qu’ilsvenaient pour le servir ; et il se tut, craignant de lescompromettre. D’ailleurs, il éprouvait une sorte de honte en sevoyant haussé au rang social d’étudiant et le pareil de ces jeuneshommes qui avaient des mains si blanches.

« Veux-tu faire dire quelque chose à quelqu’un ? demandaFrédéric.

— Non, merci, à personne.

— Mais ta famille ? »

Il baissa la tête sans répondre : le pauvre garçon était bâtard.Les deux amis restaient étonnés de son silence.

« As-tu de quoi fumer ? » reprit Frédéric.

Il se palpa, puis retira du fond de sa poche les débris d’unepipe, — une belle pipe en écume de mer, avec un tuyau en bois noir,un couvercle d’argent et un bout d’ambre.

Depuis trois ans, il travaillait à en faire un chef-d’oeuvre. Ilavait eu soin d’en tenir le fourneau constamment serré dans unegaine de chamois, de la fumer le plus lentement possible, sansjamais la poser sur du marbre, et, chaque soir, de la suspendre auchevet de son lit. A présent, il en secouait les morceaux dans samain dont les ongles saignaient ; et, le menton sur lapoitrine, les prunelles fixes, béant, il contemplait ces ruines desa joie avec un regard d’une ineffable tristesse.

« Si nous lui donnions des cigares, hein ? » dit tout basHussonnet, en faisant le geste d’en atteindre.

Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigaresrempli.

« Prends donc ! Adieu, bon courage ! »

Dussardier se jeta sur les deux mains qui s’avançaient. Il lesserrait frénétiquement, la voix entrecoupée par des sanglots.

« Comment ?… à moi ! à moi ! »

Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance, sortirent, etallèrent déjeuner ensemble au café Tabourey, devant leLuxembourg.

Tout en séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnonqu’il travaillait dans des journaux de modes et fabriquait desréclames pour l’Art industriel.

« Chez Jacques Arnoux , dit Frédéric.

— Vous le connaissez ?

— Oui ! non !… C’est-à-dire je l’ai vu, je l’airencontré. »

Il demanda négligemment à Hussonnet s’il voyait quelquefois safemme.

« De temps à autre », reprit le bohème.

Frédéric n’osa poursuivre ses questions ; cet homme venaitde prendre une place démesurée dans sa vie ; il paya la notedu déjeuner, sans qu’il y eût de la part de l’autre aucuneprotestation.

La sympathie était mutuelle ; ils échangèrent leursadresses, et Hussonnet l’invita cordialement à l’accompagnerjusqu’à la rue de Fleurus.

Ils étaient au milieu du jardin quand l’employé d’Arnoux,retenant son haleine, contourna son visage dans une grimaceabominable et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu’il yavait aux environs lui répondirent par des cocoricos prolongés.

« C’est un signal », dit Hussonnet.

Ils s’arrêtèrent près du théâtre Bobino, devant une maison oùl’on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d’un grenier, entredes capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra,nu-tête, en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de lagouttière.

« Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche », fit Hussonnet, en luienvoyant des baisers.

Il ouvrit la barrière d’un coup de pied, et disparut.

Frédéric l’attendit toute la semaine. Il n’osait aller chez lui,pour n’avoir point l’air impatient de se faire rendre àdéjeuner ; mais il le chercha par tout le quartier latin. Ille rencontra un soir, et l’emmena dans sa chambre sur le quaiNapoléon.

La causerie fut longue ; ils s’épanchèrent. Hussonnetambitionnait la gloire et les profits du théâtre. Il collaborait àdes vaudevilles non reçus, « avait des masses de plans », tournaitle couplet ; il en chanta quelques-uns. Puis, remarquant dansl’étagère un volume de Hugo et un autre de Lamartine, il serépandit en sarcasmes sur l’école romantique. Ces poètes-làn’avaient ni bon sens ni correction, et n’étaient pas Français,surtout ! Il se vantait de savoir sa langue et épluchait lesphrases les plus belles avec cette sévérité hargneuse, ce goûtacadémique qui distinguent les personnes d’humeur folâtre quandelles abordent l’art sérieux.

Frédéric fut blessé dans ses prédilections ; il avait enviede rompre. Pourquoi ne pas hasarder, tout de suite, le mot d’où sonbonheur dépendait ? Il demanda au garçon de lettres s’ilpouvait le présenter chez Arnoux.

La chose était facile, et ils convinrent du jour suivant.

Hussonnet manqua le rendez-vous ; il en manqua troisautres. Un samedi, vers quatre heures, il apparut. Mais, profitantde la voiture, il s’arrêta d’abord au Théâtre Français pour avoirun coupon de loge ; il se fit descendre chez un tailleur, chezune couturière ; il écrivait des billets chez les concierges.Enfin ils arrivèrent boulevard Montmartre. Frédéric traversa laboutique, monta l’escalier. Arnoux le reconnut dans la glace placéedevant son bureau ; et, tout en continuant à écrire, luitendit la main par-dessus l’épaule.

Cinq ou six personnes, debout, emplissaient l’appartementétroit, qu’éclairait une seule fenêtre donnant sur la cour ;un canapé en damas de laine brune occupant au fond l’intérieurd’une alcôve, entre deux portières d’étoffe semblable. Sur lacheminée couverte de paperasses, il y avait une Vénus enbronze ; deux candélabres, garnis de bougies roses, laflanquaient parallèlement. A droite, près d’un cartonnier, un hommedans un fauteuil lisait le journal, en gardant son chapeau sur satête ; les murailles disparaissaient sous des estampes et destableaux, gravures précieuses ou esquisses de maîtrescontemporains, ornées de dédicaces, qui témoignaient pour JacquesArnoux de l’affection la plus sincère.

« Cela va toujours bien ? » fit-il en se tournant versFrédéric.

Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet :

« Comment l’appelez-vous, votre ami ? »

Puis tout haut :

« Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte. »

L’Art industriel, posé au point central de Paris, était un lieude rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités secoudoyaient familièrement. On y voyait ce jour-là, Anténor Braive,le. portraitiste des rois ; Jules Burrieu, qui commençait àpopulariser par ses dessins les guerres d’Algérie ; lecaricaturiste Sombaz, le sculpteur Vourdat, d’autres encore, etaucun ne répondait aux préjugés de l’étudiant. Leurs manièresétaient simples, leurs propos libres. Le mystique Lovarias débitaun conte obscène ; et l’inventeur du paysage oriental, lefameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son gilet, etprit l’omnibus pour s’en retourner.

Il fut d’abord question d’une nommée Apollonie, un ancien modèleque Burrieu prétendait avoir reconnue sur le boulevard, dans unedaumont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la série de sesentreteneurs.

« Comme ce gaillard-là connaît les filles de Paris ! ditArnoux.

— Après vous, s’il en reste, sire », répliqua le bohème, avec unsalut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa gourde àNapoléon.

Puis on discuta quelques toiles, où la tête d’Apollonia avaitservi. Les confrères absents furent critiqués. On s’étonnait duprix de leurs oeuvres ; et tous se plaignaient de ne pointgagner suffisamment, lorsque entra un homme de taille moyenne,l’habit fermé par un seul bouton, les yeux vifs, l’air un peufou.

« Quel tas de bourgeois vous êtes ! dit-il. Qu’est-ce quecela fait, miséricorde ! Les vieux qui confectionnaient deschefs-d’oeuvre ne s’inquiétaient pas du million. Corrège,Murillo…

— Ajoutez Pellerin », dit Sombaz.

Mais sans relever l’épigramme, il continua de discourir avectant de véhémence, qu’Arnoux fut contraint de lui répéter deux fois:

« Ma femme a besoin de vous, jeudi. N’oubliez pas ! »

Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur Mme Arnoux. Sansdoute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan ?Arnoux, pour prendre un mouchoir, venait de l’ouvrir ;Frédéric avait aperçu, dans le fond, un lavabo. Mais une sorte degrommellement sortit du coin de la cheminée ; c’était lepersonnage qui lisait son journal, dans le fauteuil. Il avait cinqpieds neuf pouces, les paupières un peu tombantes, la cheveluregrise, l’air majestueux — et s’appelait Regimbart.

« Qu’est-ce donc, citoyen ? dit Arnoux.

— Encore une nouvelle canaillerie du Gouvernement ! »

Il s’agissait de la destitution d’un maître d’école.

Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange et Shakespeare.Dittmer s’en allait. Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans lamain deux billets de banque. Alors, Hussonnet, croyant le momentfavorable :

« Vous ne pourriez pas m’avancer, mon cher patron ?… »

Mais Arnoux s’était rassis et gourmandait un vieillard d’aspectsordide, en lunettes bleues.

« Ah ! vous êtes joli, père Isaac ! Voilà troisoeuvres décriées, perdues ! Tout le monde se fiche demoi ! On les connaît maintenant ! Que voulez-vous quej’en fasse ? Il faudra que je les envoie en Californie !…au diable ! Taisez-vous ! »

La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas de cestableaux des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de lepayer ; il le congédia brutalement. Puis, changeant demanières, il salua un monsieur décoré, gourmé, avec favoris etcravate blanche.

Le coude sur l’espagnolette de la fenêtre, il lui parla pendantlongtemps, d’un air mielleux. Enfin il éclata :

« Eh ! je ne suis pas embarrassé d’avoir des courtiers,monsieur le comte ! »

Le gentilhomme s’étant résigné, Arnoux lui solda vingt-cinqlouis, et, dès qu’il fut dehors :

« Sont-ils assommants, ces grands seigneurs !

— Tous des misérables ! » murmura Regimbart.

A mesure que l’heure avançait, les occupations d’Arnouxredoublaient ; il classait des articles, décachetait deslettres, alignait des comptes ; au bruit du marteau dans lemagasin, sortait pour surveiller les emballages, puis reprenait sabesogne et, tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier,il ripostait aux plaisanteries. Il devait dîner le soir chez sonavocat, et partait le lendemain pour la Belgique.

Les autres causaient des choses du jour : le portrait deCherubini, l’hémicycle des Beaux-Arts l’exposition prochaine.Pellerin déblatérait contre l’Institut. Les cancans, lesdiscussions s’entrecroisaient. L’appartement, bas de plafond, étaitsi rempli, qu’on ne pouvait remuer ; et la lumière des bougiesroses passait dans la fumée des cigares comme des rayons de soleildans la brume.

La porte, près du divan, s’ouvrit, et une grande femme minceentra, — avec des gestes brusques qui faisaient sonner sur sa robeen taffetas noir toutes les breloques de sa montre.

C’était la femme entrevue, l’été dernier, au Palais Royal.Quelques-uns, l’appelant par son nom, échangèrent avec elle despoignées de main. Hussonnet avait enfin arraché une cinquantaine defrancs ; la pendule sonna sept heures ; tous seretirèrent.

Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle Vatnaz dansle cabinet.

Frédéric n’entendait pas leurs paroles ils chuchotaient.Cependant, la voix féminine s’éleva :

« Depuis six mois que l’affaire est faite, j’attendstoujours ! »

Il y eut un long silence, Mlle Vatnaz reparut. Arnoux lui avaitencore promis quelque chose.

« Oh ! oh ! plus tard, nous verrons !

— Adieu, homme heureux ! » dit-elle, en s’en allant.

Arnoux rentra vivement dans le cabinet, écrasa du cosmétique surses moustaches, haussa ses bretelles pour tendre sessous-pieds ; et, tout en se lavant les mains :

« Il me faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante lapièce, genre Boucher, est-ce convenu ?

— Soit , dit l’artiste, devenu rouge.

— Bon ! et n’oubliez pas ma femme ! »

Frédéric accompagna Pellerin jusqu’au haut du faubourgPoissonnière, et lui demanda la permission de venir le voirquelquefois, faveur qui fut accordée gracieusement.

Pellerin lisait tous les ouvrages d’esthétique pour découvrir lavéritable théorie du Beau, convaincu, quand il l’aurait trouvée, defaire des chefs-d’oeuvre. il s’entourait de tous les auxiliairesimaginables, dessins, plâtres, modèles, gravures ; et ilcherchait, se rongeait ; il accusait le temps, ses nerfs, sonatelier, sortait dans la rue pour rencontrer l’inspiration,tressaillait de l’avoir saisie, puis abandonnait son oeuvre et enrêvait une autre qui devait être plus belle. Ainsi tourmenté pardes convoitises de gloire et perdant ses jours en discussions,croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, àl’importance d’un règlement ou d’une réforme en matière d’art, iln’avait, à cinquante ans, encore produit que des ébauches. Sonorgueil robuste l’empêchait de subir aucun découragement, mais ilétait toujours irrité, et dans cette exaltation à la fois facticeet naturelle qui constitue les comédiens.

On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, où lespremiers tons, posés çà et là, faisaient sur la toile blanche destaches de brun, de rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craies’étendait par-dessus, comme les mailles vingt fois reprises d’unfilet ; il était même impossible d’y rien comprendre. Pellerinexpliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant avec lepouce les parties qui manquaient. L’une devait représenter ladémence de Nabuchodonosor, l’autre l’incendie de Rome par Néron.Frédéric les admira.

Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages oùles troncs d’arbre tordus par la tempête foisonnaient, et surtoutdes caprices à la plume, souvenirs de Callot, de Rembrandt ou deGoya, dont il ne connaissait pas les modèles. Pellerin n’estimaitplus ces travaux de sa jeunesse ; maintenant, il était pour legrand style ; il dogmatisa sur Phidias et Winckelmannéloquemment. Les choses autour de lui renforçaient la puissance desa parole : on voyait une tête de mort sur un prie-Dieu, desyatagans, une robe de moine ; Frédéric l’endossa.

Quand il arrivait de bonne heure, il le surprenait dans sonmauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie ;car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avecassiduité. Il était servi par une vieille femme en haillons, dînaità la gargote et vivait sans maîtresse. Ses connaissances, ramasséespêle-mêle, rendaient ses paradoxes amusants. Sa haine contre lecommun et le bourgeois débordait en sarcasmes d’un lyrisme superbe,et il avait pour les maîtres une telle religion, qu’elle le montaitpresque jusqu’à eux.

Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme Arnoux ? Quant àson mari, tantôt il l’appelait un bon garçon, d’autres fois uncharlatan. Frédéric attendait ses confidences.

Un jour en feuilletant un de ses cartons, il trouva dans leportrait d’une bohémienne quelque chose de Mlle Vatnaz, et, commecette personne l’intéressait, il voulut savoir sa position.

Elle avait été, croyait Pellerin, d’abord institutrice enprovince ; maintenant, elle donnait des leçons et tâchaitd’écrire dans les petites feuilles.

D’après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon Frédéric, lasupposer sa maîtresse.

« Ah ! bah ! il en a d’autres ! »

Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissaitde honte sous l’infamie de sa pensée, ajouta d’un air crâne :

« Sa femme le lui rend, sans doute ?

— Pas du tout ! elle est honnête ! »

Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu aujournal.

Les grandes lettres composant le nom d’Arnoux sur la plaque demarbre, au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulièreset grosses de significations, comme une écriture sacrée. Le largetrottoir, descendant, facilitait sa marche, la porte tournaitpresque d’elle-même ; et la poignée, lisse au toucher, avaitla douceur et comme l’intelligence d’une main dans la sienne.Insensiblement, il devint aussi ponctuel que Regimbart.

Tous les jours, Regimbart s’asseyait au coin du feu, dans sonfauteuil, s’emparait du National, ne le quittait plus, et exprimaitsa pensée par des exclamations ou de simples haussements d’épaules.De temps à autre, il s’essuyait le front avec son mouchoir de pocheroulé en boudin, et qu’il portait sur sa poitrine, entre deuxboutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon à plis, dessouliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bordsretroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.

A huit heures du matin, il descendait des hauteurs deMontmartre, pour prendre le vin blanc dans la rueNotre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient plusieursparties de billard, le conduisait jusqu’à trois heures. Il sedirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendrel’absinthe. Après la séance chez Arnoux, il entrait à l’estaminetBordelais, pour prendre le vermouth ; puis, au lieu derejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un petitcafé de la place Gaillon, où il voulait qu’on lui servît « desplats de ménage, des choses naturelles » ! Enfin il setransportait dans un autre billard, et y restait jusqu’à minuit,jusqu’à une heure du matin, jusqu’au moment où le gaz éteint et lesvolets fermés, le maître de l’établissement, exténué, le suppliaitde sortir.

Et ce n’était pas l’amour des boissons qui attirait dans cesendroits le citoyen Regimbart, mais l’habitude ancienne d’y causerpolitique ; avec l’âge, sa verve était tombée, il n’avait plusqu’une morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux deson visage, qu’il roulait le monde dans sa tête. Rien n’ensortait ; et personne, même de ses amis, ne lui connaissaitd’occupations, bien qu’il se donnât pour tenir un cabinetd’affaires.

Arnoux paraissait l’estimer infiniment. Il dit un jour aFrédéric :

« Celui-là en sait long, allez ! C’est un homme fort »

Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiersconcernant des mines de kaolin en Bretagne Arnoux s’en rapportait àson expérience.

Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, — jusqu’àlui offrir l’absinthe de temps à autre ; et quoiqu’il lejugeât stupide, souvent il demeurait dans sa compagnie pendant unegrande heure, uniquement parce que c’était l’ami de JacquesArnoux.

Après avoir poussé dans leurs débuts des maîtres contemporains,le marchand de tableaux, homme de progrès, avait tâché, tout enconservant des allures artistiques, d’étendre ses profitspécuniaires. Il recherchait l’émancipation des arts, le sublime àbon marché. Toutes les industries du luxe parisien subirent soninfluence, qui fut bonne pour les petites choses, et funeste pourles grandes. Avec sa rage de flatter l’opinion, il détourna de leurvoie les artistes habiles, corrompit les forts, épuisa les faibleset illustra les médiocres ; il en disposait par ses relationset par sa revue. Les rapins ambitionnaient de voir leurs oeuvres àsa vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèlesd’ameublement. Frédéric le considérait à la fois commemillionnaire, comme dilettante, comme homme d’action. Bien deschoses, pourtant, l’étonnaient, car le sieur Arnoux était malicieuxdans son commerce.

Il recevait du fond de l’Allemagne ou de l’Italie une toileachetée à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture quila portait à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, parcomplaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres étaitd’exiger comme pot-de-vin une réduction de leur tableau, sousprétexte d’en publier la gravure ; il vendait toujours laréduction et jamais la gravure ne paraissait. A ceux qui seplaignaient d’être exploités, il répondait par une tape sur leventre. Excellent d’ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyaitles inconnus, s’enthousiasmait pour une oeuvre ou pour un homme,et, s’obstinant alors, ne regardant à rien, multipliait lescourses, les correspondances, les réclames. Il se croyait forthonnête, et, dans son besoin d’expansion, racontait naïvement sesindélicatesses.

Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un autre journalde peinture par un grand festin, il pria Frédéric d’écrire sous sesyeux, un peu avant l’heure du rendez-vous, des billets où l’ondésinvitait les convives.

« Cela n’attaque pas l’honneur, vous comprenez ? »

Et le jeune homme n’osa lui refuser ce service.

Le lendemain, en entrant avec Hussonnet dans son bureau,Frédéric vit par la porte (celle qui s’ouvrait sur l’escalier) lebas d’une robe disparaître.

« Mille excuses ! dit Hussonnet. Si j’avais cru qu’il y eûtdes femmes…

— Oh ! pour celle-là c’est la mienne », reprit Arnoux. »Elle montait me faire une petite visite, en passant.

— Comment ? dit Frédéric.

— Mais oui ! elle s’en retourne chez elle, à la maison.»

Le charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu’il ysentait confusément épandu venait de s’évanouir, ou plutôt n’yavait jamais été. Il éprouvait une surprise infinie et comme ladouleur d’une trahison.

Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il delui ? Le commis déposa sur la table une liasse de papiershumides.

« Ah ! les affiches ! s’écria le marchand. Je ne suispas près de dîner ce soir ! »

Regimbart prenait son chapeau.

« Comment, vous me quittez ?

— Sept heures ! » dit Regimbart.

Frédéric le suivit.

Au coin de la rue Montmartre, il se retourna ; il regardales fenêtres du premier étage ; et il rit intérieurement depitié sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait sisouvent contemplées ! Où donc vivait-elle ? Comment larencontrer maintenant ? La solitude se rouvrait autour de sondésir plus immense que jamais !

« Venez-vous la prendre ? dit Regimbart.

— Prendre qui ?

— L’absinthe ! »

Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire àl’estaminet Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur, lecoude, considérait la carafe, il jetait les yeux de droite et degauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin sur letrottoir ; il cogna vivement contre le carreau, et le peintren’était pas assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne levoyait plus à l’Art industriel.

« Que je crève, si j’y retourne ! C’est une brute, unbourgeois, un misérable, un drôle ! »

Ces injures flattaient la colère de Frédéric. Il en était blessécependant, car il lui semblait qu’elles atteignaient un peu MmeArnoux.

« Qu’est-ce donc qu’il vous a fait ! » dit Regimbart.

Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla fortement, aulieu de répondre.

Il se livrait à des travaux clandestins, tels que portraits auxdeux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les amateurs peuéclairés ; et, comme ces travaux l’humiliaient, il préféraitse taire, généralement. Mais « la crasse d’Arnoux » l’exaspéraittrop. Il se soulagea.

D’après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il luiavait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s’était permis descritiques ! Il avait blâmé la composition, la couleur et ledessin, le dessin surtout, bref, à aucun prix n’en avait voulu.Mais, forcé par l’échéance dure billet, Pellerin les avait cédés aujuif Isaac ; et, quinze jours plus tard, Arnoux, lui-même lesvendait à un Espagnol, pour deux mille francs.

« Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il enfait bien d’autres, parbleu ! Nous le verrons, un de cesmatins, en cour d’assises.

— Comme vous exagérez ! dit Frédéric d’une voix timide.

— Allons ! bon ! j’exagère ! » s’écria l’artiste,en donnant sur la table un grand coup de poing.

Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sansdoute, on pouvait se conduire plus gentiment ; cependant, siArnoux trouvait ces deux toiles…

« Mauvaises ! lâchez le mot ! Lesconnaissez-vous ? Est-ce votre métier ? Or, vous savez,mon petit, moi, je n’admets pas cela, les amateurs !

— Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! dit Frédéric.

— Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? » repritfroidement Pellerin.

Le jeune homme balbutia :

« Mais… parce que je suis son ami.

— Embrassez-le de ma part ! bonsoir ! »

Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de saconsommation.

Frédéric s’était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dansl’échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cethomme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et quimaintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas ausingulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, ilpoussait la porte du magasin.

Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pourune exposition de tableaux.

« Tiens ! qui vous ramène ? »

Cette question bien simple embarrassa Frédéric ; et, nesachant que répondre, il demanda si l’on n’avait point trouvé parhasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.

« Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? » ditArnoux.

Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d’unetelle supposition.

« Vos poésies, alors ? » répliqua le marchand.

Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, lacouleur, la bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plusirrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui sepromenaient sur les affiches, — de grosses mains, un peu molles, àongles plats. Enfin Arnoux se leva ; et, en disant : » C’estfait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement.Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis ilfranchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de sonexistence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même se trouvait commediminuée par la vulgarité de son mari.

Il reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriersannonçait qu’il arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il serejeta violemment sur cette affection plus solide et plus haute. Unpareil homme valait toutes les femmes. Il n’aurait plus besoin deRegimbart, de Pellerin, d’Hussonnet, de personne ! Afin demieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un secondfauteuil, dédoubla sa literie ; et, le jeudi matin, ils’habillait pour aller au-devant de Deslauriers quand un coup desonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.

« Un mot, seulement ! Hier, on m’a envoyé de Genève unebelle truite ; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heuresjuste… C’est rue de Choiseul, 24 bis. N’oubliez pas ! »

Frédéric fut obligé de s’asseoir. Ses genoux chancelaient. Il serépétait : » Enfin ! enfin ! » Puis il écrivit à sontailleur, à son chapelier, à son bottier ; et il fit porterces trois billets par trois commissionnaires différents. La cleftourna dans la serrure et le concierge parut, avec une malle surl’épaule.

Frédéric, en apercevant Deslauriers, se mit à trembler comme unefemme adultère sous le regard de son époux.

« Qu’est-ce donc qui te prend ? dit Deslauriers, tu doiscependant avoir reçu de moi une lettre ? »

Frédéric n’eut pas la force de mentir.

Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.

Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n’avait pas voulurendre ses comptes de tutelle, s’imaginant que ces comptes-là seprescrivaient par dix ans. Mais, fort en procédure, Deslauriersavait enfin arraché tout l’héritage de sa mère, sept mille francsnets, qu’il tenait là, sur lui, dans un vieux portefeuille.

« C’est une réserve, en cas de malheur. Il faut que j’avise àles placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pouraujourd’hui, vacance complète, et tout à toi, mon vieux !

— Oh ! ne te gêne pas ! dit Frédéric. Si tu avais cesoir quelque chose d’important…

— Allons donc ! Je serais un fier misérable… »

Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en pleincoeur, comme une allusion outrageante.

Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, descôtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deuxbouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émutDeslauriers.

« Tu me traites comme un roi, ma parole ! »

Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et, de temps àautre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en seregardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaireapporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combienla coiffe était brillante.

Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l’habit auquel ilavait donné un coup de fer.

« On croirait que tu vas te marier », dit Deslauriers.

Une heure après, un troisième individu survint et retira d’ungrand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant queFrédéric les essayait, le bottier observait narquoisement lachaussure du provincial.

« Monsieur n’a besoin de rien ?

— Merci », répliqua le Clerc, en rentrant sous sa chaise sesvieux souliers à cordons.

Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu.Enfin, il s’écria, comme saisi par une idée :

« Ah ! saprelotte, j’oubliais !

— Quoi donc ?

— Ce soir, je dîne en ville !

Chez les Dambreuse

Pourquoi ne m’en parles-tu jamais dans tes lettres ? »

Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.

« Tu aurais dû m’avertir ! dit Deslauriers. Je serais venuun jour plus tard.

— Impossible ! répliqua brusquement Frédéric. On ne m’ainvité que ce matin, tout à l’heure. »

Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénouales cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutesses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans lecabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença lespréparatifs de sa toilette.

« Tu as bien le temps ! » dit l’autre.

Enfin, il s’habilla, il partit.

« Voilà les riches ! » pensa Deslauriers.

il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateurqu’il connaissait.

Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son coeurbattait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandisqu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise,Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fitentrer.

L’antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte,au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon,Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n’avait point alluméles flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout aufond.

Mlle Marthe vint dire que sa maman s’habillait. Arnoux l’enlevajusqu’à la hauteur de sa bouche pour la baiser ; puis, voulantchoisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, illaissa Frédéric avec l’enfant.

Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Sescheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses brasnus. Sa robe, plus bouffante que le jupon d’une danseuse, laissaitvoir ses mollets roses, et toute sa gentille personne sentait fraiscomme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec desairs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulantparmi les meubles, disparut comme un chat.

Il n’éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes,recouverts d’une dentelle en papier, envoyaient un jour laiteux etqui attendrissait la couleur des murailles, tendues de satin mauve.A travers les lames du garde-feu, pareil à un gros éventail, onapercevait les charbons dans la cheminée ; il y avait, contrela pendule, un coffret à fermoirs d’argent. Çà et là, des chosesintimes traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichucontre le dossier d’une chaise, et, sur la table à ouvrage, untricot de laine d’où pendaient en dehors deux aiguilles d’ivoire,la pointe en bas. C’était un endroit paisible, honnête et familiertout ensemble.

Arnoux rentra ; et, par l’autre portière, Mme Arnoux parut.Comme elle se trouvait enveloppée d’ombre, il ne distingua d’abordque sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans lescheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui,s’entortillant à son peigne, lui tombait sur l’épaule gauche.

Arnoux présenta Frédéric.

« Oh je reconnais Monsieur parfaitement », répondit-elle.

Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps :Dittmer, Lovarias, Burieu, le compositeur Rosenwald, le poèteThéophile Lorris, deux critiques d’art collègues d’Hussonnet, unfabricant de papier, et enfin l’illustre Pierre-Paul Meinsius, ledernier représentant de la grande peinture, qui portaitgaillardement avec sa gloire ses quatre-vingts années et son grosventre.

Lorsqu’on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit sonbras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l’aimait,tout en l’exploitant. D’ailleurs, il redoutait sa terrible langue —si bien que, pour l’attendrir, il avait publié dans l’Artindustriel son portrait accompagné d’éloges hyperboliques ; etPellerin, plus sensible à la gloire qu’à l’argent, apparut vershuit heures, tout essoufflé. Frédéric s’imagina qu’ils étaientréconciliés depuis longtemps.

La compagnie, les mets, tout lui plaisait. La salle, telle qu’unparloir moyen âge, était tendue de cuir battu ; une étagèrehollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques ; et,autour de la table, les verres de Bohême, diversement colorés,faisaient au milieu des fleurs et des fruits comme une illuminationdans un jardin.

Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea dudaspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnesromaines ; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli etdu tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Ilcourtisait en vue des comestibles tous les conducteurs demalle-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisonsqui lui communiquaient des sauces.

Mais la causerie surtout amusait Frédéric. Son goût pour lesvoyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l’Orient ; ilassouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwaldcauser de l’Opéra ; et l’existence atroce de la bohème luiparut drôle, à travers la gaieté d’Hussonnet, lequel narra, d’unemanière pittoresque, comment il avait passé tout un hiver, n’ayantpour nourriture que du fromage de Hollande. Puis, une discussionentre Lovarias et Burrieu, sur l’école florentine, lui révéla deschefs-d’oeuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut du mal àcontenir son enthousiasme quand Pellerin s’écria :

« Laissez-moi tranquille avec votre hideuse réalité. Qu’est-ceque cela veut dire, la réalité ? Les uns voient noir, d’autresbleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel queMichel-Ange, rien de plus fort ! Le souci de la véritéextérieure dénote la bassesse contemporaine ; et l’artdeviendra, si l’on continue, je ne sais quelle rocambole au-dessousde la religion comme poésie, et de la politique comme intérêt. Vousn’arriverez pas à son but, — oui, son but ! — qui est de nouscauser une exaltation impersonnelle, avec de petites oeuvres,malgré toutes vos finasseries d’exécution. Voilà les tableaux deBassolier, par exemple : c’est joli, coquet, propret, et paslourd ! Ça peut se mettre dans la poche, se prendre envoyage ! Les notaires achètent ça vingt mille francs ; ily a pour trois sous d’idées ; mais, sans l’idée, rien degrand ! sans grandeur, pas de beau ! L’Olympe est unemontagne ! Le plus crâne monument, ce sera toujours lesPyramides. Mieux vaut l’exubérance que le goût, le désert qu’untrottoir, et un sauvage qu’un coiffeur ! »

Frédéric, en écoutant ces choses, regardait Mme Arnoux. Ellestombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise,s’ajoutaient à sa passion et faisaient de l’amour.

Il était assis trois places au-dessous d’elle, sur le même côté.De temps à autre, elle se penchait un peu, en tournant la tête pouradresser quelques mots à sa petite fille ; et, comme ellesouriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce quidonnait à son visage un air de bonté plus délicate.

Au moment des liqueurs, elle disparut. La conversation devinttrès libre ; M. Arnoux y brilla, et Frédéric fut étonné ducynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femmeétablissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussaitdans sa propre estime.

Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînantsur la table. Les grands artistes de l’époque l’avaient illustré dedessins, y avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurssignatures ; parmi les noms fameux, il s’en trouvait beaucoupd’inconnus, et les pensées curieuses n’apparaissaient que sous undébordement de sottises. Toutes contenaient un hommage plus oumoins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d’écrire uneligne à côté.

Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirsd’argent qu’il avait remarqué sur la cheminée. C’était un cadeau deson mari, un ouvrage de la Renaissance. Les amis d’Arnoux lecomplimentèrent, sa femme le remerciait ; il fut prisd’attendrissement, et lui donna devant le monde un baiser.

Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes ; le bonhommeMeinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu ;elle se penchait vers son oreille, leurs têtes se touchaient ;— et Frédéric aurait accepté d’être sourd, infirme et laid pour unnom illustre et des cheveux blancs, enfin pour avoir quelque chosequi l’intronisât dans une intimité pareille. Il se rongeait lecoeur, furieux contre sa jeunesse.

Mais elle vint dans l’angle du salon où il se tenait, luidemanda s’il connaissait quelques-uns des convives, s’il aimait lapeinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris. Chaque motqui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chosenouvelle, une dépendance exclusive de sa personne. Il regardaitattentivement les effilés de sa coiffure, caressant par le bout sonépaule nue ; et il n’en détachait pas ses yeux, il enfonçaitson âme dans la blancheur de cette chair féminine ; cependant,il n’osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face àface.

Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanterquelque chose. Il préluda, elle attendait ; ses lèvress’entrouvrirent, et un son pur, long, filé, monta dans l’air.

Frédéric ne comprit rien aux paroles italiennes.

Cela commençait sur un rythme grave, tel qu’un chant d’église,puis, s’animant crescendo, multipliait les éclats sonores,s’apaisait tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement,avec une oscillation large et paresseuse.

Elle se tenait debout, près du clavier, les bras tombants, leregard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait sespaupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contraltoprenait dans les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait,et alors sa belle tête, aux grands sourcils, s’inclinait sur sonépaule ; sa poitrine se gonflait, ses bras s’écartaient, soncou d’où s’échappaient des roulades se renversait mollement commesous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës,redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence,termina par un point d’orgue.

Rosenwald n’abandonna pas le piano. Il continua de jouer, pourlui-même. De temps à autre, un des convives disparaissait. A onzeheures, comme les derniers s’en allaient, Arnoux sortit avecPellerin, sous prétexte de le reconduire. Il était de ces gens quise disent malades quand ils n’ont pas fait leur tour aprèsdîner.

Mme Arnoux s’était avancée dans l’antichambre ; Dittmer etHussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle latendit également à Frédéric ; et il éprouva comme unepénétration à tous les atomes de sa peau.

Il quitta ses amis ; il avait besoin d’être seul. Son coeurdébordait. Pourquoi cette main offerte ? Etait-ce un gesteirréfléchi, ou un encouragement ? « Allons donc ! je suisfou ! » Qu’importait d’ailleurs, puisqu’il pouvait maintenantla fréquenter tout à son aise, vivre dans son atmosphère.

Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourdepassait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avecleurs façades grises, leurs fenêtres closes ; et il songeaitdédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs,qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutaitqu’elle vécût ! Il n’avait plus conscience du milieu, del’espace, de rien ; et, battant le soi du talon, en frappantavec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devantlui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air humide l’enveloppa ;il se reconnut au bord des quais.

Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment,et de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur del’eau. Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel, plusclair, semblait soutenu par les grandes, masses d’ombre qui selevaient de chaque côté du fleuve.

Des édifices, que l’on n’apercevait pas, faisaient desredoublements d’obscurité. Un brouillard lumineux flottait au-delà,sur les toits ; tous les bruits se fondaient en un seulbourdonnement ; un vent léger soufflait.

Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrineouverte, il aspirait l’air. Cependant, il sentait monter du fond delui-même quelque chose d’intarissable, un afflux de tendresse quil’énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. A l’horloged’une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix quil’eût appelé.

Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l’âme où il voussemble qu’on est transporté dans un monde supérieur. Une facultéextraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue. Ilse demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grandpoète ; — et il se décida pour la peinture, car les exigencesde ce métier le rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvésa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant,et l’avenir infaillible.

Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu’un quironflait, dans le cabinet noir, près de la chambre. C’étaitl’autre. Il n’y pensait plus.

Son visage s’offrait à lui dans la glace. Il se trouva beau etresta une minute à se regarder.

Chapitre 5

 

Le lendemain, avant midi, il s’était acheté une boîte decouleurs, des pinceaux, un chevalet. Pellerin consentit à luidonner des leçons, et Frédéric l’emmena dans son logement pour voirsi rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture.

Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le secondfauteuil. Le clerc dit en le montrant :

« C’est lui ! le voilà ! Sénécal ! »

Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par lacoupe de ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et defroid perçait dans ses yeux gris ; et sa longue redingotenoire, tout son costume sentait le pédagogue etl’ecclésiastique.

D’abord, on causa des choses du jour, entre autres du Stabat deRossini ; Sénécal, interrogé, déclara qu’il n’allait jamais authéâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.

« Est-ce pour toi, tout cela ? dit le clerc.

— Mais sans doute !

— Tiens ! quelle idée ! »

Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de mathématiquesfeuilletait un volume de Louis Blanc. Il l’avait apporté lui-même,et lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin etFrédéric examinaient ensemble la palette, le couteau, les vessies,puis ils vinrent à s’entretenir du dîner chez Arnoux.

« Le marchand de tableaux ? demanda Sénécal. Joli monsieur,vraiment !

— Pourquoi donc ? » dit Pellerin.

Sénécal répliqua :

« Un homme qui bat monnaie avec des turpitudes politiques »

Et il se mit à parier d’une lithographie célèbre, représentanttoute la famille royale livrée à des occupations édifiantes :Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, lesprincesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre ; M.de Joinville montrait une carte géographique à ses jeunesfrères ; on apercevait, dans le fond, un lit à deuxcompartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille, avait faitles délices des bourgeois, mais l’affliction des patriotes.Pellerin, d’un ton vexé comme s’il en était l’auteur, répondit quetoutes les opinions se valaient ; Sénécal protesta. L’Artdevait exclusivement viser à la moralisation des masses ! Ilne fallait reproduire que des sujets poussant aux actionsvertueuses ; les autres étaient nuisibles.

« Mais ça dépend de l’exécution ? cria Pellerin. Je peuxfaire des chefs-d’oeuvre !

— Tant pis pour vous, alors ! on n’a pas le droit…

— Comment ?

— Non ! monsieur, vous n’avez pas le droit de m’intéresserà des choses que je réprouve ! Qu’avons-nous besoin delaborieuses bagatelles, dont il est impossible de tirer aucunprofit, de ces Vénus, par exemple, avec tous vos paysages ? Jene vois pas là d’enseignement pour le peuple ! Montrez-nousses misères, plutôt ! enthousiasmez-nous pour sessacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas :la ferme, l’atelier… »

Pellerin en balbutiait d’indignation, et, croyant avoir trouvéun argument :

« Molière, l’acceptez-vous ?

— Soit ! dit Sénécal. Je l’admire comme précurseur de laRévolution française.

— Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n’y aeu d’époque plus pitoyable !

— Pas de plus grande, monsieur. »

Pellerin se croisa les bras, et, le regardant en face :

« Vous m’avez l’air d’un fameux garde national ! »

Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit :

« Je n’en suis pas ! et je la déteste autant que vous Mais,avec des principes pareils, on corrompt les foules Ça fait lecompte du Gouvernement, du reste ! il ne serait pas si fortsans la complicité d’un tas de farceurs comme celui-là. »

Le peintre prit la défense du marchand, car les opinions deSénécal l’exaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnouxétait un véritable coeur d’or, dévoué à ses amis, chérissant safemme.

« Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il nela refuserait pas pour servir de modèle. »

Frédéric devint blême.

« Il vous a donc fait bien du tort, monsieur ?

— A moi ? non ! Je l’ai vu, une fois, au café, avec unami. Voilà tout. »

Sénécal disait vrai. Mais il se trouvait agacé, quotidiennement,par les réclames de l’Art industriel. Arnoux était, pour lui, lereprésentant d’un monde qu’il jugeait funeste à la démocratie.Républicain austère, il suspectait de corruption toutes lesélégances, n’ayant d’ailleurs aucun besoin, et étant d’une probitéinflexible.

La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappelabientôt son rendez-vous, le répétiteur ses élèves ; et, quandils furent sortis, après un long silence, Deslauriers fitdifférentes questions sur Arnoux.

« Tu m’y présenteras plus tard, n’est-ce pas, monvieux ?

— Certainement », dit Frédéric.

Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers avaitobtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris àl’Ecole de droit son inscription, acheté les livres indispensables,— et la vie qu’ils avaient tant rêvée commença.

Elle fut charmante, grâce à la beauté de leur jeunesse.Deslauriers n’ayant parlé d’aucune convention pécuniaire, Frédéricn’en paria pas. Il subvenait à toutes les dépenses, rangeaitl’armoire, s’occupait du ménage ; mais, s’il fallait donnerune mercuriale au concierge, le Clerc s’en chargeait, continuant,comme au collège, son rôle de protecteur et d’aîné.

Séparés tout le long du jour, ils se retrouvaient le soir.Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la besogne.Ils ne tardaient pas à l’interrompre. C’étaient des épanchementssans fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, àpropos de la lampe qui filait ou d’un livre égaré, colères d’uneminute, que des rires apaisaient.

La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient deloin, dans leur lit.

Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur leurterrasse ; le soleil se levait, des brumes légères passaientsur le fleuve, on entendait un glapissement dans le marché auxfleurs à côté ; — et les fumées de leurs pipestourbillonnaient dans l’air pur, qui rafraîchissait leurs yeuxencore bouffis ; ils sentaient, en l’aspirant, un vaste espoirépandu.

Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaientensemble ; et, bras dessus bras dessous, ils s’en allaient parles rues. Presque toujours la même réflexion leur survenait à lafois, ou bien ils causaient, sans rien voir autour d’eux.Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance surles hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, fairebeaucoup de bruit, avoir trois secrétaires sous ses ordres, et ungrand dîner politique une fois par semaine. Frédéric se meublait unpalais à la moresque, pour vivre couché sur des divans decachemire, au murmure d’un jet d’eau, servi par des pagesnègres ; — et ces choses rêvées devenaient à la fin tellementprécises, qu’elles le désolaient comme s’il les avait perdues.

« A quoi bon causer de tout cela , disait-il, puisque jamaisnous ne l’aurons !

— Qui sait ? » reprenait Deslauriers.

Malgré ses opinions démocratiques, il l’engageait à s’introduirechez les Dambreuse. L’autre objectait ses tentatives.

« Bah ! retournes-y ! On t’invitera ! »

Ils reçurent, vers le milieu du mois de mars, parmi des notesassez lourdes, celles du restaurateur qui leur apportait à dîner.Frédéric, n’ayant point la somme suffisante, emprunta cent écus àDeslauriers ; quinze jours plus tard, il réitéra la mêmedemande, et le Clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il selivrait chez Arnoux.

Effectivement, il n’y mettait point de modération. Une vue deVenise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupantle milieu des trois murailles, des sujets équestres d’Alfred deDreux çà et là, un groupe de Pradier sur la cheminée, des numérosde l’Art industriel sur le piano, et des cartonnages par terre dansles angles, encombraient le logis d’une telle façon, qu’on avaitpeine à poser un livre, à remuer les coudes. Frédéric prétendaitqu’il lui fallait tout cela pour sa peinture.

Il travaillait chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était encourses, — ayant coutume d’assister à tous les enterrements etévénements dont les journaux devaient rendre compte ; — etFrédéric passait des heures entièrement seul dans l’atelier. Lecalme de cette grande pièce, où l’on n’entendait que letrottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, etjusqu’au ronflement du poêle, tout le plongeait d’abord dans unesorte de bien-être intellectuel. Puis ses yeux, abandonnant sonouvrage, se portaient sur les écaillures de la muraille, parmi lesbibelots de l’étagère, le long des torses où la poussière amasséefaisait comme des lambeaux de velours ; et, tel qu’un voyageurperdu au milieu d’un bois et que tous les chemins ramènent à lamême place, continuellement, il retrouvait au fond de chaque idéele souvenir de Mme Arnoux.

Il se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé ausecond étage, devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas serapprochaient ; on ouvrait, et, à ces mots : « Madame estsortie », c’était une délivrance, et comme un fardeau de moins surson coeur.

Il la rencontra, pourtant. La première fois, il y avait troisdames avec elle ; une autre après-midi, le maître d’écriturede Mlle Marthe survint. D’ailleurs, les hommes que recevait MmeArnoux ne lui faisaient point de visites. Il n’y retourna plus, pardiscrétion.

Mais il ne manquait pas, pour qu’on l’invitât aux dîners dujeudi, de se présenter à l’Art industriel, chaque mercredi,régulièrement ; et il y restait après tous les autres, pluslongtemps que Regimbart, jusqu’à la dernière minute, en feignant deregarder une gravure, de parcourir un journal. Enfin Arnoux luidisait : « Etes-vous libre, demain soir ? » Il acceptait avantque la phrase fût achevée. Arnoux semblait le prendre en affection.Il lui montra l’art de reconnaître les vins, à brûler le punch, àfaire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement sesconseils, — aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, sesmeubles, ses domestiques, sa maison, sa rue.

Il ne parlait guère pendant ces dîners ; il la contemplait.Elle avait à droite, contre la tempe, un petit grain debeauté ; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sachevelure et toujours comme un peu humides sur les bords ;elle les flattait de temps à autre, avec deux doigts seulement. Ilconnaissait la forme de chacun de ses ongles, il se délectait àécouter le sifflement de sa robe de soie quand elle passait auprèsdes portes, il humait en cachette la senteur de son mouchoir ;son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des chosesparticulières, importantes comme des oeuvres d’art, presque animéescomme des personnes ; toutes lui prenaient le coeur etaugmentaient sa passion.

Il n’avait pas eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand ilrevenait de chez Mme Arnoux, il le réveillait comme par mégarde,afin de pouvoir causer d’elle.

Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de lafontaine, poussait un long bâillement. Frédéric s’asseyait au piedde son lit. D’abord il parlait du dîner, puis il racontait milledétails insignifiants, où il voyait des marques de mépris oud’affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé son bras,pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.

« Ah ! quelle bêtise ! »

Ou bien elle l’avait appelé son « ami ».

« Vas-y gaiement, alors !

— Mais je n’ose pas , disait Frédéric.

— Eh bien, n’y pense plus. Bonsoir. »

Deslauriers se retournait vers la ruelle et s’endormait. Il necomprenait rien à cet amour, qu’il regardait comme une dernièrefaiblesse d’adolescence ; et, son intimité ne lui suffisantplus, sans doute, il imagina de réunir leurs amis communs une foisla semaine.

Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois rideauxd’algérienne étaient soigneusement tirés ; la lampe et quatrebougies brûlaient ; au milieu de la table, le pot à tabac,tout plein de pipes, s’étalait entre les bouteilles de bière, lathéière, un flacon de rhum et des petits fours. On discutait surl’immortalité de l’âme, on faisait des parallèles entre lesprofesseurs.

Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune homme habilléd’une redingote trop courte des poignets, et la contenanceembarrassée. C’était le garçon qu’ils avaient réclamé au poste,l’année dernière.

N’ayant pu rendre à son maître le carton de dentelle perdu dansla bagarre, celui-ci l’avait accusé de vol, menacé destribunaux ; maintenant, il était commis dans une maison deroulage. Hussonnet, le matin, l’avait rencontré au coin d’unerue ; et il l’amenait, car Dussardier, par reconnaissance,voulait voir « l’autre ».

Il tendit à Frédéric le porte-cigares encore plein, et qu’ilavait gardé religieusement avec l’espoir de le rendre. Les jeunesgens l’invitèrent à revenir. Il n’y manqua pas.

Tous sympathisaient. D’abord, leur haine du Gouvernement avaitla hauteur d’un dogme indiscutable. Martinon seul tâchait dedéfendre Louis-Philippe. On l’accablait sous les lieux communstraînant dans les journaux : l’embastillement de Paris, les lois deseptembre, Pritchard, lord Guizot, — si bien que Martinon setaisait, craignant d’offenser quelqu’un. En sept ans de collège, iln’avait pas mérité de pensum, et, à l’Ecole de droit, il savaitplaire aux professeurs. Il portait ordinairement une grosseredingote couleur mastic avec des claques en caoutchouc ; maisil apparut un soir dans une toilette de marié : gilet de velours àchâle, cravate blanche, chaîne d’or.

L’étonnement redoubla quand on sut qu’il sortait de chez M.Dambreuse. En effet, le banquier Dambreuse venait d’acheter au pèreMartinon une partie de bois considérable ; le bonhomme luiayant présenté son fils, il les avait invités à dîner tous lesdeux.

« Y avait-il beaucoup de truffes , demanda Deslauriers, et as-tupris la taille à son épouse, entre deux portes, sicut decet ?»

Alors, la conversation s’engagea sur les femmes. Pellerinn’admettait pas qu’il y eût de belles femmes (il préférait lestigres) ; d’ailleurs, la femelle de l’homme était une créatureinférieure dans la hiérarchie esthétique :

« Ce qui vous séduit est particulièrement ce qui la dégradecomme idée ; je veux dire les seins, les cheveux…

— Cependant , objecta Frédéric, de longs cheveux noirs, avec degrands yeux noirs…

— Oh ! connu ! s’écria Hussonnet. Assez d’Andalousessur la pelouse ! des choses antiques ? serviteur !Car enfin, voyons, pas de blagues ! une lorette est plusamusante que la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois, nom d’un petitbonhomme ! et Régence si nous pouvons !

— Coulez, bons vins ; femmes, daignez sourire !

— Il faut passer de la brune à la blonde ! — Est-ce votreavis, père Dussardier ? »

Dussardier ne répondit pas. Tous le pressèrent pour connaîtreses goûts.

« Eh bien , fit-il en rougissant, moi, je voudrais aimer lamême, toujours ! »

Cela fut dit d’une telle façon, qu’il y eut un moment desilence, les uns étant surpris de cette candeur, et les autres ydécouvrant, peut-être, la secrète convoitise de leur âme.

Sénécal posa sur le chambranle sa chope de bière, et déclaradogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et lemariage une immoralité, il valait mieux s’abstenir. Deslauriersprenait les femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisyavait à leur endroit toute espèce de crainte.

Elevé sous les yeux d’une grand-mère dévote, il trouvait lacompagnie de ces jeunes gens alléchante comme un mauvais lieu etinstructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas lesleçons ; et il se montrait plein de zèle, jusqu’à vouloirfumer, en dépit des maux de coeur qui le tourmentaient chaque fois,régulièrement. Frédéric l’entourait de soins. Il admirait la nuancede ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout ses bottes,minces comme des gants et qui semblaient insolentes de netteté etde délicatesse ; sa voiture l’attendait en bas dans larue.

Un soir qu’il venait de partir, et que la neige tombait, Sénécalse mit à plaindre son cocher. Puis il déclama contre les gantsjaunes, le Jockey-Club. Il faisait plus de cas d’un ouvrier que deces messieurs.

« Moi, je travaille, au moins ! je suis pauvre !

— Cela se voit », dit à la fin Frédéric, impatienté.

Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole.

Mais, Regimbart ayant dit qu’il connaissait un peu Sénécal,Frédéric, voulant faire une politesse à l’ami d’Arnoux, le pria devenir aux réunions du samedi, et la rencontre fut agréable aux deuxpatriotes.

Ils différaient cependant.

Sénécal — qui avait un crâne en pointe — ne considérait que lessystèmes. Regimbart, au contraire, ne voyait dans les faits que lesfaits. Ce qui l’inquiétait principalement, c’était la frontière duRhin. Il prétendait se connaître en artillerie, et se faisaithabiller par le tailleur de l’Ecole polytechnique.

Le premier jour, quand on lui offrit des gâteaux, il leva lesépaules dédaigneusement, en disant que cela convenait auxfemmes ; et il ne parut guère plus gracieux les foissuivantes. Du moment que les idées atteignaient une certainehauteur, il murmurait : « Oh ! pas d’utopies, pas derêves ! » En fait d’art (bien qu’il fréquentât les ateliers,où quelquefois il donnait, par complaisance, une leçon d’escrime),ses opinions n’étaient point transcendantes. Il comparait le stylede M. Marrast à celui de Voltaire et Mlle Vatnaz à Mme de Staël, àcause d’une ode sur la Pologne, « où il y avait du cœur ». Enfin,Regimbart assommait tout le monde et particulièrement Deslauriers,car le Citoyen était un familier d’Arnoux. Or, le clercambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire desconnaissances profitables. « Quand donc m’y mèneras-tu ? »disait-il. Arnoux se trouvait surchargé de besogne, ou bien ilpartait en voyage ; puis, ce n’était pas la peine, les dînersallaient finir.

S’il avait fallu risquer sa vie pour son ami, Frédéric l’eûtfait. Mais comme il tenait à se montrer le plus avantageusementpossible, comme il surveillait son langage, ses manières et soncostume jusqu’à venir au bureau de l’Art industriel toujoursirréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec sonvieil habit noir, sa tournure de procureur et ses discoursoutrecuidants, ne déplût à Mme Arnoux, ce qui pouvait lecompromettre, le rabaisser lui-même auprès d’elle. Il admettaitbien les autres, mais celui-là, précisément, l’aurait gêné millefois plus. Le Clerc s’apercevait qu’il ne voulait pas tenir sapromesse, et le silence de Frédéric lui semblait une aggravationd’injure.

Il aurait voulu le conduire absolument, le voir se développerd’après l’idéal de leur jeunesse ; et sa fainéantise lerévoltait, comme une désobéissance et comme une trahison.D’ailleurs Frédéric, plein de l’idée de Mme Arnoux, parlait de sonmari souvent ; et Deslauriers commença une intolérable scie,consistant à répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaquephrase, comme un tic d’idiot. Quand on frappait à sa porte, ilrépondait : « Entrez, Arnoux ! » Au restaurant, il demandaitun fromage de Brie « à l’instar d’Arnoux » ; et, la nuit,feignant d’avoir un cauchemar, il réveillait son compagnon enhurlant : « Arnoux ! Arnoux ! » Enfin, un jour, Frédéric,excédé, lui dit d’une voix lamentable :

« Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux !

— Jamais ! répondit le clerc.

Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante ouglacée !

L’image de l’Arnoux…

« Tais-toi donc ! » s’écria Frédéric en levant lepoing.

Il reprit doucement :

« C’est un sujet qui m’est pénible, tu sais bien.

— Oh ! pardon, mon bonhomme , répliqua Deslauriers ens’inclinant très bas, on respectera désormais les nerfs deMademoiselle ! Pardon encore une fois. Mille excuses !»

Ainsi fut terminée la plaisanterie.

Mais, trois semaines après, un soir, il lui dit :

« Eh bien, je l’ai vue tantôt, Mme Arnoux !

— Où donc ?

— Au Palais, avec Balandard, avoué ; une femme brune,n’est-ce pas, de taille moyenne ? »

Frédéric fit un signe d’assentiment. Il attendait queDeslauriers parlât. Au moindre mot d’admiration, il se seraitépanché largement, était tout prêt à le chérir ; l’autre setaisait toujours ; enfin, n’y tenant plus, il lui demanda d’unair indifférent ce qu’il pensait d’elle.

Deslauriers la trouvait « pas mal » sans avoir pourtant riend’extraordinaire.

— Ah ! tu trouves », dit Frédéric.

Arriva le mois d’août, époque de son deuxième examen. D’aprèsl’opinion courante, quinze jours devaient suffire pour en préparerles matières. Frédéric, ne doutant pas de ses forces, avalad’emblée les quatre premiers livres du Code de procédure, les troispremiers du Code pénal, plusieurs morceaux d’instruction criminelleet une partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet.La veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui seprolongea jusqu’au matin ; et, pour mettre à profit le dernierquart d’heure, il continua à l’interroger sur le trottoir, tout enmarchant.

Comme plusieurs examens se passaient simultanément, il y avaitbeaucoup de monde dans la cour, entre autres Hussonnet etCisy ; on ne manquait pas de venir à ces épreuves quand ils’agissait des camarades. Frédéric endossa la robe noiretraditionnelle ; puis il entra suivi de la foule, avec troisautres étudiants, dans une grande pièce, éclairée par des fenêtressans rideaux et garnie de banquettes, le long des murs. Au milieu,des chaises de cuir entouraient une table, décorée d’un tapis vert.Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge,tous portant des chausses d’hermine sur l’épaule, avec des toques àgalons d’or sur le chef.

Frédéric se trouvait l’avant-dernier dans la série, positionmauvaise. A la première question sur la différence entre uneconvention et un contrat, il définit l’une pour l’autre ; etle professeur, un brave homme, lui dit : « Ne vous troublez pas,monsieur, remettez-vous ! » puis, ayant fait deux demandesfaciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au quatrième.Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, enface, dans le public, lui faisait signe que tout n’était pas encoreperdu ; et à la deuxième interrogation sur le droit criminel,il se montra passable. Mais, après la troisième, relative autestament mystique, l’examinateur étant resté impassible tout letemps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait lesmains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait leshaussements d’épaules. Enfin, le moment arriva où il fallutrépondre sur la Procédure ! Il s’agissait de la tierceopposition. Le professeur, choqué d’avoir entendu des théoriescontraires aux siennes, lui demanda d’un ton brutal :

« Et vous, monsieur, est-ce votre avis ? Commentconciliez-vous le principe de l’article 1351 du Code civil aveccette voie d’attaque extraordinaire ! »

Frédéric se sentait un grand mal de tête, pour avoir passé lanuit sans dormir. Un rayon de soleil, entrant par l’intervalled’une jalousie, le frappait au visage. Debout derrière la chaise,il se dandinait et tirait sa moustache.

« J’attends toujours votre réponse ! » reprit l’homme à latoque d’or.

Et, comme le geste de Frédéric l’agaçait sans doute :

« Ce n’est pas dans votre barbe que vous la trouverez !»

Ce sarcasme causa un rire dans l’auditoire ; le professeur,flatté, s’amadoua. Il lui fit deux questions encore surl’ajournement et sur l’affaire sommaire, puis baissa la tête ensigne d’approbation ; l’acte public était fini. Frédéricrentra dans le vestibule.

Pendant que l’huissier le dépouillait de sa robe, pour larepasser à un autre immédiatement, ses amis l’entourèrent, enachevant de l’ahurir avec leurs opinions contradictoires sur lerésultat de l’examen. On le proclama bientôt d’une voix sonore, àl’entrée de la salle : « Le troisième était… ajourné ! »

« Emballé ! » dit Hussonnet, « allons-nous-en ! »Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent Martinon, rouge,ému, avec un sourire dans les yeux et l’auréole du triomphe sur lefront. Il venait de subir sans encombre son dernier examen. Restaitseulement la thèse. Avant quinze jours, il serait licencié. Safamille connaissait un ministre, « une belle carrière » s’ouvraitdevant lui.

« Celui-là t’enfonce tout de même », dit Deslauriers.

Rien n’est humiliant comme de voir les sots réussir dans lesentreprises où l’on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu’il s’enmoquait. Ses prétentions étaient plus hautes ; et, commeHussonnet faisait mine de s’en aller, il le prit à l’écart pour luidire :

« Pas un mot de tout cela, chez eux, bien entendu ! Lesecret était facile, puisque Arnoux, le lendemain, partait envoyage pour l’Allemagne.

Le soir, en rentrant, le Clerc trouva son ami singulièrementchangé : il pirouettait, sifflait ; et, l’autre s’étonnant decette humeur, Frédéric déclara qu’il n’irait pas chez samère ; il emploierait ses vacances à travailler.

A la nouvelle du départ d’Arnoux, une joie l’avait saisi. Ilpouvait se présenter là-bas, tout à son aise, sans crainte d’êtreinterrompu dans ses visites. La conviction d’une sécurité absoluelui donnerait du courage. Enfin il ne serait pas éloigné, ne seraitpas séparé d’elle ! Quelque chose de plus fort qu’une chaînede fer l’attachait à Paris, une voix intérieure lui criait derester.

Des obstacles s’y opposaient. Il les franchit en écrivant à samère ; il confessait d’abord son échec, occasionné par deschangements faits dans le programme, — un hasard, uneinjustice ; — d’ailleurs, tous les grands avocats (il citaitleurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptaitse présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n’ayant pas detemps à perdre, il n’irait point à la maison cette année ; etil demandait, outre l’argent d’un trimestre, deux cent cinquantefrancs, pour des répétitions de droit, fort utiles ; — le toutenguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et protestationsd’amour filial.

Mme Moreau, qui l’attendait le lendemain, fut chagrinéedoublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit« de venir tout de même ». Frédéric ne céda pas. Une brouilles’ensuivit. A la fin de la semaine, néanmoins, il reçut l’argent dutrimestre avec la somme destinée aux répétitions, et qui servit àpayer un pantalon gris perle, un chapeau de feutre blanc et unebadine à pomme d’or.

Quand tout cela fut en sa possession :

« C’est peut-être une idée de coiffeur que j’ai eue ? »songea-t-il.

Et une grande hésitation le prit.

Pour savoir s’il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois,dans l’air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage futheureux. Donc, la fatalité l’ordonnait. Il se fit conduire enfiacre rue de Choiseul.

Il monta vivement l’escalier, tira le cordon de lasonnette ; elle ne sonna pas ; il se sentait près dedéfaillir.

Puis il ébranla, d’un coup furieux, le lourd gland de soierouge. Un carillon retentit, s’apaisa par degrés ; et l’onn’entendait plus rien. Frédéric eut peur.

Il colla son oreille contre la porte ; pas unsouffle ! Il mit son oeil au trou de la serrure, et iln’apercevait dans l’antichambre que deux pointes de roseau, sur lamuraille, parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talonsquand il se ravisa. Cette fois, il donna un petit coup, léger. Laporte s’ouvrit ; et, sur le seuil, les cheveux ébouriffés, laface cramoisie et l’air maussade, Arnoux lui-même parut.

« Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez ! »

Il l’introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, maisdans la salle à manger, où l’on voyait sur la table une bouteillede vin de Champagne avec deux verres ; et, d’un ton brusque:

« Vous avez quelque chose à me demander, cher ami ?

— Non ! rien ! rien ! » balbutia le jeune homme,cherchant un prétexte à sa visite.

Enfin, il dit qu’il était venu savoir de ses nouvelles, car ille croyait en Allemagne, sur le rapport d’Hussonnet.

« Nullement ! reprit Arnoux. Quelle linotte que cegarçon-là, pour entendre tout de travers ! »

Afin de dissimuler son trouble, Frédéric marchait de droite etde gauche, dans la salle. En heurtant le pied d’une chaise, il fittomber une ombrelle posée dessus ; le manche d’ivoire sebrisa.

« Mon Dieu ! s’écria-t-il, comme je suis chagrin d’avoirbrisé l’ombrelle de Mme Arnoux. »

A ce mot, le marchand releva la tête, et eut un singuliersourire. Frédéric, prenant l’occasion qui s’offrait de parlerd’elle, ajouta timidement :

« Est-ce que je ne pourrai pas la voir ? »

Elle était dans son pays, près de sa mère malade.

Il n’osa faire de questions sur la durée de cette absence. Ildemanda seulement quel était le pays de Mme Arnoux.

« Chartres ! Cela vous étonne ?

— Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins dumonde ! »

Ils ne trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux,qui s’était fait une cigarette, tournait autour de la table, ensoufflant. Frédéric, debout contre le poêle, contemplait les murs,l’étagère, le parquet ; et des images charmantes défilaientdans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.

Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dansl’antichambre ; Arnoux le prit ; et, se haussant sur lapointe des pieds, il l’enfonça dans la sonnette, pour continuer,dit-il, sa sieste interrompue. Puis, en lui donnant une poignée demain :

« Avertissez le concierge, s’il vous plaît, que je n’y suispas ! »

Et il referma la porte sur son dos, violemment.

Frédéric descendit l’escalier marche à marche. L’insuccès decette première tentative le décourageait sur le hasard des autres.Alors commencèrent trois mois d’ennui. Comme il n’avait aucuntravail, son désoeuvrement renforçait sa tristesse.

Il passait des heures à regarder, du haut de son balcon, larivière qui coulait entre les quais grisâtres, noircis, de place enplace, par la bavure des égouts, avec un ponton de blanchisseusesamarré contre le bord, où des gamins quelquefois s’amusaient, dansla vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux délaissant à gauchele pont de pierre de Notre-Dame et trois ponts suspendus, sedirigeaient toujours vers le quai aux Ormes, sur un massif de vieuxarbres, pareils aux tilleuls du port de Montereau. La tourSaint-Jacques, l’hôtel de ville, Saint-Gervais, Saint-Louis,Saint-Paul se levaient en face, parmi les toits confondus, — et legénie de la colonne de Juillet resplendissait à l’orient comme unelarge étoile d’or, tandis qu’à l’autre extrémité le dôme desTuileries arrondissait, sur le ciel, sa lourde masse bleue. C’étaitpar derrière, de ce côté-là, que devait être la maison de MmeArnoux.

Il rentrait dans sa chambre ; puis, couché sur son divan,s’abandonnait à une méditation désordonnée plans d’ouvrage, projetsde conduite, élancements vers l’avenir. Enfin, pour se débarrasserde lui-même, il sortait.

Il remontait, au hasard, le quartier latin, si tumultueuxd’habitude, mais désert à cette époque, car les étudiants étaientpartis dans leurs familles. Les grands murs des collèges, commeallongés par le silence, avaient un aspect plus morne encore ;on entendait toutes sortes de bruits paisibles, des battementsd’ailes dans des cages, le ronflement d’un tour, le marteau d’unsavetier ; et les marchands d’habits, au milieu des rues,interrogeaient de l’oeil chaque fenêtre, inutilement. Au fond descafés solitaires, la dame du comptoir bâillait entre ses carafonsremplis ; les journaux demeuraient en ordre sur la table descabinets de lecture ; dans l’atelier des repasseuses, deslinges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps àautre, il s’arrêtait à l’étalage d’un bouquiniste ; unomnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait seretourner ; et, parvenu devant le Luxembourg, il n’allait pasplus loin.

Quelquefois, l’espoir d’une distraction l’attirait vers lesboulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurshumides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantesde lumière, et où les monuments dessinaient au bord du pavé desdentelures d’ombre noire. Mais les charrettes, les boutiquesrecommençaient, et la foule l’étourdissait, — le dimanche surtout,— quand, depuis la Bastille jusqu’à la Madeleine, c’était unimmense flot ondulant sur l’asphalte, au milieu de la poussière,dans une rumeur continue ; il se sentait tout écoeuré par labassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfactionimbécile transpirant sur les fronts en sueur ! Cependant, laconscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue deles regarder.

Il allait tous les jours à l’Art industriel ; — et poursavoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s’informait de sa mère trèslonguement. La réponse d’Arnoux ne variait pas ; « le mieux secontinuait », sa femme, avec la petite, serait de retour la semaineprochaine. Plus elle tardait à revenir, plus Frédéric témoignaitd’inquiétude, — si bien qu’Arnoux, attendri par tant d’affection,l’emmena cinq ou six fois dîner au restaurant.

Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchandde peinture n’était pas fort spirituel. Arnoux pouvait s’apercevoirde ce refroidissement ; et puis c’était l’occasion de luirendre, un peu, ses politesses.

Voulant donc faire les choses très bien, il vendit à unbrocanteur tous ses habits neufs, moyennant la somme dequatre-vingts francs ; et, l’ayant grossie de cent autres quilui restaient, il vint chez Arnoux le prendre pour dîner. Regimbarts’y trouvait. Ils s’en allèrent aux Trois Frères Provençaux.

Le Citoyen commença par retirer sa redingote, et, sur de ladéférence des deux autres, écrivit la carte. Mais il eut beau setransporter dans la cuisine pour parler lui-même au chef, descendreà la cave dont il connaissait tous les coins, et faire monter lemaître de l’établissement, auquel il « donna un savon », il ne futcontent ni des mets, ni des vins, ni du service ! A chaqueplat nouveau, à chaque bouteille différente, dès la premièrebouchée, la première gorgée, il laissait tomber sa fourchette, ourepoussait au loin son verre ; puis s’accoudant sur la nappede toute la longueur de son bras, il s’écriait qu’on ne pouvaitplus dîner à Paris ! Enfin, ne sachant qu’imaginer pour sabouche, Regimbart se commanda des haricots à l’huile, « toutbonnement », lesquels, bien qu’à moitié réussis, l’apaisèrent unpeu. Puis il eut, avec le garçon, un dialogue, roulant sur lesanciens garçons des Provençaux : « Qu’était devenu Antoine ?Et un nommé Eugène ? Et Théodore, le petit, qui servaittoujours en bas ? Il y avait dans ce temps-là une chèreautrement distinguée, et des têtes de Bourgogne comme on n’enreverra plus »

Ensuite, il fut question de la valeur des terrains dans labanlieue, une spéculation d’Arnoux, infaillible. En attendant, ilperdait ses intérêts. Puisqu’il ne voulait vendre à aucun prix,Regimbart lui découvrirait quelqu’un ; et ces deux messieursfirent, avec un crayon, des calculs jusqu’à la fin du dessert.

On s’en alla prendre le café, passage du Saumon, dans unestaminet, à l’entresol. Frédéric assista, sur ses jambes, àd’interminables parties de billard, abreuvées d’innombrableschopes ; — et il resta là, jusqu’à minuit, sans savoirpourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l’espérance confuse d’unévénement quelconque favorable à son amour.

Quand donc la reverrait-il ? Frédéric se désespérait. Mais,un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :

« Ma femme est revenue hier, vous savez ! »

Le lendemain, à cinq heures, il entrait chez elle. Il débuta pardes félicitations, à propos de sa mère, dont la maladie avait étési grave.

« Mais non ! Qui vous l’a dit ?

— Arnoux ! »

Elle fit un « ah » léger, puis ajouta qu’elle avait eu d’abord,des craintes sérieuses, maintenant disparues.

Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Ilétait sur le canapé, avec son chapeau entre ses genoux ; etl’entretien fut pénible, elle l’abandonnait à chaque minute il netrouvait pas de joint pour y introduire ses sentiments. Mais, commeil se plaignait d’étudier la chicane, elle répliqua : « Oui… . jeconçois… . les affaires…  ! » en baissant la figure, absorbéetout à coup par des réflexions.

Il avait soif de les connaître, et même ne songeait pas à autrechose. Le crépuscule amassait de l’ombre autour d’eux.

Elle se leva, ayant une course à faire, puis reparut avec unecapote de velours, et une mante noire, bordée de petit-gris. Il osaoffrir de l’accompagner.

On n’y voyait plus ; le temps était froid, et un lourdbrouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l’air.Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers laouate du vêtement la forme de son bras ; et sa main, prisedans un gant chamois à deux boutons, sa petite main qu’il auraitvoulu couvrir de baisers, s’appuyait sur sa manche. A cause du pavéglissant, ils oscillaient un peu ; il lui semblait qu’ilsétaient tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d’unnuage.

L’éclat des lumières, sur le boulevard, le remit dans laréalité. L’occasion était bonne, le temps pressait. Il se donnajusqu’à la rue de Richelieu pour déclarer son amour. Mais, presqueaussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s’arrêta net, enlui disant :

« Nous y sommes, je vous remercie ! A jeudi, n’est-ce pas,comme d’habitude ? »

Les dîners recommencèrent ; et plus il fréquentait MmeArnoux, plus ses langueurs augmentaient.

La contemplation de cette femme l’énervait, comme l’usage d’unparfum trop fort. Cela descendit dans les profondeurs de sontempérament, et devenait presque une manière générale de sentir, unmode nouveau d’exister.

Les prostituées qu’il rencontrait aux feux du gaz, lescantatrices poussant leurs roulades, les écuyères sur leurs chevauxau galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à leur fenêtre,toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes oupar des contrastes violents. Il regardait, le long des boutiques,les cachemires, les dentelles et les pendeloques de pierreries, enles imaginant drapés autour de ses reins, cousues à son corsage,faisant des feux dans sa chevelure noire. A l’éventaire desmarchandes, les fleurs s’épanouissaient pour qu’elle les choisît enpassant ; dans la montre des cordonniers, les petitespantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre sonpied ; toutes les rues conduisaient vers sa maison : lesvoitures ne stationnaient sur les places que pour y mener plusvite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande villeavec toutes ses voix, bruissait, comme un immense orchestre, autourd’elle.

Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmierl’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, audos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabined’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deuxmulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre descolonnes brisées. Quelquefois, il s’arrêtait au Louvre devant devieux tableaux ; et son amour l’embrassant jusque dans lessiècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures.Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitragede plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle setenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines àgros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier deporphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumesd’autruche, dans une robe de brocart. D’autres fois, il la rêvaiten pantalon de soie jaune, sur les coussins d’un harem ; — ettout ce qui était beau, le scintillement des étoiles, certains airsde musique, l’allure d’une phrase, un contour, l’amenaient à sapensée d’une façon brusque et insensible.

Quant à essayer d’en faire sa maîtresse, il était sûr que toutetentative serait vaine.

Un soir, Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ;Lovarias fit de même, en disant :

« Vous permettez, n’est-ce pas, selon le privilège desamis ? »

Frédéric balbutia :

« Il me semble que nous sommes tous des amis ?

— Pas tous des vieux ! » reprit-elle.

C’était le repousser d’avance, indirectement.

Que faire, d’ailleurs ? Lui dire qu’il l’aimait ? Ellel’éconduirait sans doute : ou bien, S’indignant, le chasserait desa maison ! Or, il préférait toutes les douleurs à l’horriblechance de ne plus la voir.

Il enviait le talent des pianistes, les balafres des soldats. Ilsouhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette façonl’intéresser.

Une chose l’étonnait, c’est qu’il n’était pas jalouxd’Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue,— tant sa pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans uneombre mystérieuse.

Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de latutoyer, de lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou dese tenir par terre, à genoux, les deux bras autour de sa taille, àboire son âme dans ses yeux ! Il aurait fallu, pour cela,subvertir la destinée ; et, incapable d’action, maudissantDieu et s’accusant d’être lâche, il tournait dans son désir, commeun prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l’étouffait.Il restait pendant des heures immobile, ou bien, il éclatait enlarmes ; et, un jour qu’il n’avait pas eu la force de secontenir, Deslauriers lui dit :

« Mais, saprelotte ! qu’est-ce que tu as ? »

Frédéric souffrait des nerfs. Deslauriers n’en crut rien. Devantune pareille douleur, il avait senti se réveiller sa tendresse, etil le réconforta. Un homme comme lui se laisser abattre, quellesottise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c’estperdre son temps.

« Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande l’ancien. Garçon,toujours du même ! Il me plaisait ! Voyons, fume unepipe, animal ! Secoue-toi un peu, tu me désoles !

— C’est vrai , dit Frédéric, je suis fou ! »

Le Clerc reprit :

« Ah ! vieux troubadour, je sais bien ce qui t’afflige Lepetit coeur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue, quatrede trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec lesautres. Veux-tu que je t’en fasse connaître, des femmes ? Tun’as qu’à venir à l’Alhambra. » (C’était un bal public ouvertrécemment au haut des Champs-Elysées, et qui se ruina dès laseconde saison, par un luxe prématuré dans ce genred’établissements.) « On s’y amuse à ce qu’il paraît.Allons-y ! Tu prendras tes amis si tu veux ; je te passemême Regimbart ! »

Frédéric n’invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva deSénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avecDussardier ; et le même fiacre les descendit tous les cinq àla porte de l’Alhambra.

Deux galeries moresques s’étendaient à droite et à gauche,parallèlement. Le mur d’une maison, en face, occupait tout le fond,et le quatrième côté (celui du restaurant) figurait un cloîtregothique à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture chinoiseabritait l’estrade où jouaient les musiciens ; le sol autourétait couvert d’asphalte, et des lanternes vénitiennes accrochées àdes poteaux formaient, de loin, sur les quadrilles, une couronne defeux multicolores. Un piédestal, çà et là, supportait une cuvettede pierre, d’où s’élevait un mince filet d’eau. On apercevait dansles feuillages des statues en plâtre, Hébés ou Cupidons toutgluants de peinture à l’huile ; et les allées nombreuses,garnies d’un sable très jaune soigneusement ratissé, faisaientparaître le jardin beaucoup plus vaste qu’il ne l’était.

Des étudiants promenaient leurs maîtresses ; des commis ennouveautés se pavanaient une canne entre les doigts ; descollégiens fumaient des régalias ; de vieux célibatairescaressaient avec un peigne leur barbe teinte ; il y avait desAnglais, des Russes, des gens de l’Amérique du Sud, trois Orientauxen tarbouch. Des lorettes, des grisettes et des filles étaientvenues là, espérant trouver un protecteur, un amoureux, une pièced’or, ou simplement pour le plaisir de la danse ; et leursrobes à tunique vert d’eau, bleue, cerise, ou violette, passaient,s’agitaient entre les ébéniers et les lilas. Presque tous leshommes portaient des étoffes à carreaux, quelques-uns des pantalonsblancs, malgré la fraîcheur du soir. On allumait les becs degaz.

Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et lespetits théâtres, connaissait beaucoup de femmes ; il leurenvoyait des baisers par le bout des doigts, et de temps à autre,quittant ses amis, allait causer avec elles.

Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda cyniquement unegrande blonde, vêtue de nankin. Après l’avoir considéré d’un airmaussade, elle dit : « Non ! pas de confiance, monbonhomme ! » et tourna les talons.

Il recommença près d’une grosse brune, qui était folle sansdoute, car elle bondit dès le premier mot, en le menaçant, s’ilcontinuait, d’appeler les sergents de ville. Deslauriers s’efforçade rire ; puis, découvrant une petite femme assise à l’écartsous un réverbère, il lui proposa une contredanse.

Les musiciens, juchés sur l’estrade, dans des postures de singe,raclaient et soufflaient, impétueusement. Le chef d’orchestre,debout, battait la mesure d’une façon automatique. On était tassé,on s’amusait ; les brides dénouées des chapeaux effleuraientles cravates, les bottes s’enfonçaient sous les jupons ; toutcela sautait en cadence ; Deslauriers pressait contre lui lapetite femme, et, gagné par le délire du cancan, se démenait aumilieu des quadrilles comme une grande marionnette. Cisy etDussardier continuaient leur promenade ; le jeune aristocratelorgnait les filles, et, malgré les exhortations du commis, n’osaitleur parler, s’imaginant qu’il y avait toujours chez ces femmes-là« un homme caché dans l’armoire avec un pistolet, et qui en sortpour vous faire souscrire des lettres de change ».

Ils revinrent près de Frédéric. Deslauriers ne dansaitplus ; et tous se demandaient comment finir la soirée, quandHussonnet s’écria :

« Tiens ! la marquise d’Amaëgui ! »

C’était une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitainesjusqu’aux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le longde ses joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit :

« Nous devrions organiser une petite fête chez toi, un raoutoriental ? Tâche d’herboriser quelques-unes de tes amies pources chevaliers français ? Eh bien, qu’est-ce qui tegêne ? Attendrais-tu ton hidalgo ? »

L’Andalouse baissait la tête ; sachant les habitudes peuluxueuses de son ami, elle avait peur d’en être pour sesrafraîchissements. Enfin au mot d’argent lâché par elle, Cisyproposa cinq napoléons, toute sa bourse ; la chose futdécidée. Mais Frédéric n’était plus là.

Il avait cru reconnaître la voix d’Arnoux, avait aperçu unchapeau de femme, et il s’était enfoncé bien vite dans le bosquet àcôté.

Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.

« Excusez-moi ! je vous dérange ?

— Pas le moins du monde ! » reprit le marchand.

Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit qu’ilétait accouru à l’Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d’uneaffaire urgente ; et sans doute Arnoux n’était pascomplètement rassuré, car il lui dit d’un air inquiet :

« Vous êtes bien sûre ?

— Très sûre ! on vous aime ! Ah ! quelhomme ! »

Et elle lui faisait la moue, en avançant ses grosses lèvres,presque sanguinolentes à force d’être rouges. Mais elle avaitd’admirables yeux fauves avec des points d’or dans les prunelles,tout pleins d’esprit, d’amour et de sensualité. Ils éclairaient,comme des lampes, le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnouxsemblait jouir de ses rebuffades. Il se pencha de son côté en luidisant « Vous êtes gentille, embrassez-moi ! » Elle le pritpar les deux oreilles, et le baisa sur le front.

A ce moment, les danses s’arrêtèrent ; et, à la place duchef d’orchestre, parut un beau jeune homme, trop gras et d’uneblancheur de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à lamanière du Christ, un gilet de velours azur à grandes palmes d’or,l’air orgueilleux comme un paon, bête comme un dindon ; etquand il eut salué le public, il entama une chansonnette. C’étaitun villageois narrant lui-même son voyage dans la Capitale ;l’artiste parlait bas-normand, faisait l’homme soûl ; lerefrain :

Ah ! j’ai t’y ri, j’ai t’y ri,

Dans ce gueusard de Paris

soulevait des trépignements d’enthousiasme. Delmas, « chanteurexpressif », était trop malin pour le laisser refroidir. On luipassa vivement une guitare, et il gémit une romance intitulée leFrère de l’Albanaise.

Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que chantait l’hommeen haillons, entre les tambours du bateau. Ses yeux s’attachaientinvolontairement sur le bas de la robe étalée devant lui. Aprèschaque couplet, il y avait une longue pause, — et le souffle duvent dans les arbres ressemblait au bruit des ondes.

Mlle Vatnaz, en écartant d’une main les branches d’un troène quilui masquait la vue de l’estrade, contemplait le chanteur,fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et commeperdue dans une joie sérieuse.

« Très bien ! dit Arnoux. Je comprends pourquoi vous êtesce soir à l’Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère. »

Elle ne voulut rien avouer.

« Ah ! quelle pudeur ! »

Et, montrant Frédéric :

« Est-ce à cause de lui ? Vous auriez tort. Pas de garçonplus discret ! »

Les autres, qui cherchaient leur ami, entrèrent dans la salle deverdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une distribution decigares et régala de sorbets la compagnie.

Mlle Vatnaz avait rougi en apercevant Dussardier. Elle se levabientôt, et, lui tendant la main :

« Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ?

— Comment la connaissez-vous ? demanda Frédéric.

— Nous avons été dans la même maison ! reprit-il.

Cisy le tirait par la manche, ils sortirent ; et, à peinedisparu, Mlle Vatnaz commença l’éloge de son caractère. Elle ajoutamême qu’il avait le génie du coeur.

Puis on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime, avoir dessuccès au théâtre ; et il s’ensuivit une discussion, où l’onmêla Shakespeare, la Censure, le Style, le Peuple, les recettes dela Porte-Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et Dumersan.Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ; les jeunesgens se penchaient pour l’écouter. Mais ses paroles étaientcouvertes par le tapage de la musique ; et, sitôt le quadrilleou la polka terminés, tous s’abattaient sur les tables, appelaientle garçon, riaient ; les bouteilles de bière et de limonadegazeuse détonaient dans les feuillages, des femmes criaient commedes poules ; quelquefois, deux messieurs voulaient sebattre ; un voleur fut arrêté.

Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant,souriant, et la face rouge, ils défilaient dans un tourbillon quisoulevait les robes avec les basques des habits ; lestrombones rugissaient plus fort ; le rythmes’accélérait ; derrière le cloître moyen âge, on entendit descrépitations, des pétards éclatèrent ; des soleils se mirent àtourner ; la lueur des feux de Bengale, couleur d’émeraude,éclaira pendant une minute tout le jardin ; — et, à ladernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.

Elle s’écoula lentement. Un nuage de poudre à canon flottaitdans l’air. Frédéric et Deslauriers marchaient au milieu de lafoule pas à pas, quand un spectacle les arrêta : Martinon sefaisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et ilaccompagnait une femme d’une cinquantaine d’années, laide,magnifiquement vêtue, et d’un rang social problématique.

« Ce gaillard-là , dit Deslauriers, est moins simple qu’on nesuppose. Mais où est donc Cisy ? »

Dussardier leur montra l’estaminet, où ils aperçurent le filsdes preux, devant un bol de punch, en compagnie d’un chapeaurose.

Hussonnet, qui s’était absenté depuis cinq minutes, reparut aumême moment.

Une jeune fille s’appuyait sur son bras, en l’appelant tout haut« mon petit chat ».

« Mais non ! lui disait-il. Non ! pas en public !Appelle-moi Vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier,Louis XIII et bottes molles, qui me plaît ! Oui, mes bons, uneancienne ! N’est-ce pas qu’elle est gentille ? »

Il lui prenait le menton.

« Salue ces messieurs ce sont tous des fils de pairs deFrance ! je les fréquente pour qu’ils me nommentambassadeur !

— Comme vous êtes fou ! » soupira Mlle Vatnaz.

Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu’à sa porte.

Arnoux les regarda s’éloigner, puis, se tournant vers Frédéric:

« Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n’êtes pasfranc là-dessus ? Je crois que vous cachez vos amours ?»

Frédéric, devenu blême, jura qu’il ne cachait rien.

« C’est qu’on ne vous connaît pas de maîtresse », repritArnoux.

Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l’histoirepouvait lui être racontée. Il répondit qu’effectivement, il n’avaitpas de maîtresse.

Le marchand l’en blâma.

« Ce soir, l’occasion était bonne ! Pourquoi n’avez-vouspas fait comme les autres, qui s’en vont tous avec unefemme ?

— Eh bien, et vous ? dit Frédéric, impatienté d’une tellepersistance.

— Ah ! moi ! mon petit c’est différent ! Je m’enretourne auprès de la mienne ! »

Il appela un cabriolet, et disparut.

Les deux amis s’en allèrent à pied. Un vent d’est soufflait. Ilsne parlaient ni l’un ni l’autre. Deslauriers regrettait de n’avoirpas brillé devant le directeur d’un journal, et Frédérics’enfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue luiavait paru stupide.

« A qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés pour tonArnoux !

— Bah ! tout ce que j’aurais pu faire eût été complètementinutile ! »

Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait pour obtenir leschoses, de les désirer fortement.

« Cependant, toi-même, tout à l’heure…

— Je m’en moquais bien ! fit Deslauriers, arrêtant netl’allusion. Est-ce que je vais m’empêtrer de femmes ! »

Et il déclama contre leurs mièvreries, leurs sottises bref,elles lui déplaisaient.

— Ne pose donc pas ! dit Frédéric.

Deslauriers se tut. Puis, tout à coup :

« Veux-tu parier cent francs que je fais la première quipasse ?

— Oui ! accepté ! »

La première qui passa était une mendiante hideuse ; et ilsdésespéraient du hasard, lorsqu’au milieu de la rue de Rivoli, ilsaperçurent une grande fille, portant à la main un petit carton.

Deslauriers l’accosta sous les arcades. Elle inclina brusquementdu côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la Place duCarrousel ; elle jetait des regards de droite et de gauche.Elle courut après un fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Ilmarchait près d’elle, en lui parlant avec des gestes expressifs.Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais.Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ilsse promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leurquart. Mais, tout à coup, ils traversèrent le pont au Change, lemarché aux Fleurs, le quai Napoléon. Frédéric entra derrière eux.Deslauriers lui fit comprendre qu’il les gênerait, et n’avait qu’àsuivre son exemple.

« Combien as-tu encore ?

— Deux pièces de cent sous.

— C’est assez ! bonsoir. »

Frédéric fut saisi par l’étonnement que l’on éprouve à voir unefarce réussir « Il se moque de moi », pensa-t-il. Si jeremontais ? Deslauriers croirait, peut-être, qu’il lui enviaitcet amour ? Comme si je n’en avais pas un, et cent fois plusrare, plus noble, plus fort ! » Une espèce de colère lepoussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.

Aucune des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement.Cependant, il restait les yeux collés sur la façade, — comme s’ilavait cru, par cette contemplation, pouvoir fendre les murs.Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme une fleurendormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles del’oreiller, les lèvres entre-closes, la tête sur un bras.

Celle d’Arnoux lui apparut. Il s’éloigna, pour fuir cettevision.

Le conseil de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en euthorreur. Alors, il vagabonda dans les rues.

Quand un piéton s’avançait, il tâchait de distinguer son visage.De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes,décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et unhomme surgissait, dans l’ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Levent, en de certains endroits, secouait le tuyau de tôle d’unecheminée ; des sons lointains s’élevaient, se mêlant aubourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, lavague ritournelle des contredanses. Le mouvement de sa marcheentretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de laConcorde.

Alors, il se ressouvint de ce soir de l’autre hiver, — où,sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallus’arrêter, tant son coeur battait vite sous l’étreinte de sesespérances. Toutes étaient mortes, maintenant !

Des nues sombres couraient sur la face de la lune. Il lacontempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de lavie, au néant de tout. Le jour parut ; ses dentsclaquaient ; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillardet tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n’en pasfinir ? Rien qu’un mouvement à faire ! Le poids de sonfront l’entraînait, il voyait son cadavre flottant sur l’eau ;Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut parlassitude qu’il n’essaya pas de le franchir.

Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et s’affaissasur un banc. Des agents de police le réveillèrent, convaincus qu’il« avait fait la noce ».

Il se remit à marcher. Mais comme il se sentait grand faim, etque tous les restaurants étaient fermés, il alla souper dans uncabaret des Halles. Après quoi, jugeant qu’il était encore troptôt, il flâna aux alentours de l’hôtel de ville, jusqu’à huitheures et un quart.

Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa donzelle ;et il écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatreheures, M. de Cisy entra.

Grâce à Dussardier, la veille au soir, il s’était abouché avecune dame ; et même il l’avait reconduite en voiture, avec sonmari, jusqu’au seuil de sa maison, où elle lui avait donnérendez-vous. Il en sortait. On ne connaissait pas cenom-là !

« Que voulez-vous que j’y fasse ? » dit Frédéric.

Alors le gentilhomme battit la campagne ; il parla de MlleVatnaz, de l’Andalouse, et de toutes les autres. Enfin, avecbeaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant àla discrétion de son ami, il venait pour qu’il l’assistât dans unedémarche, après laquelle il se regarderait définitivement comme unhomme ; et Frédéric ne le refusa pas. Il conta l’histoire àDeslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le concernaitpersonnellement.

Le Clerc trouva qu’ « il allait maintenant très bien. » Cettedéférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.

C’était par elle qu’il avait séduit, dès le premier jour, MlleClémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, laplus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec degrands yeux bleus, continuellement ébahis. Le Clerc abusait de sacandeur, jusqu’à fui faire croire qu’il était décoré, il ornait saredingote d’un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais s’enprivait en public, pour ne point humilier son patron, disait-il. Dureste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme unpacha, et l’appelait « fille du peuple » par manière de rire. Ellelui apportait chaque fois de petits bouquets de violettes. Frédéricn’aurait pas voulu d’un tel amour.

Cependant, lorsqu’ils sortaient, bras dessus bras dessous, pourse rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, iléprouvait une singulière tristesse. Frédéric ne savait pas combien,depuis un an, chaque jeudi, il avait fait souffrir Deslauriers,quand il se brossait les ongles, avant d’aller dîner rue deChoiseul !

Un soir que, du haut de son balcon, il venait de les regarderpartir, il vit de loin Hussonnet sur le pont d’Arcole. Le bohème semit à l’appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu sescinq étages :

« Voici la chose : C’est samedi prochain, 24, la fête de MmeArnoux.

— Comment, puisqu’elle s’appelle Marie ?

— Angèle aussi, n’importe ! On festoiera dans leur maisonde campagne, à Saint-Cloud ; je suis chargé de vous enprévenir. Vous trouverez un véhicule à trois heures, auJournal ! Ainsi convenu Pardon de vous avoir dérangé. Maisj’ai tant de courses. »

Frédéric n’avait pas tourné les talons que son portier lui remitune lettre :

« Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur F. Moreau de leurfaire l’honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant. — R. S.V. P.

— Trop tard », pensa-t-il.

Néanmoins, il montra la lettre à Deslauriers, lequel s’écria:

« Ah ! enfin ! Mais tu n’as pas l’air content.

— Pourquoi ? »

Frédéric, ayant hésité quelque peu, dit qu’il avait le même jourune autre invitation.

« Fais-moi le plaisir d’envoyer bouler la rue de Choiseul. Pasde bêtises ! Je vais répondre pour toi, si ça te gêne. »

Et le Clerc écrivit une acceptation, à la troisièmepersonne.

N’ayant jamais vu le monde qu’à travers la fièvre de sesconvoitises, il se l’imaginait comme une création artificielle,fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, larencontre d’un homme en place, le sourire d’une jolie femmepouvaient, par une série d’actions se déduisant les unes desautres, avoir de gigantesques résultats. Certains salons parisiensétaient comme ces machines qui prennent la matière à l’état brut etla rendent centuplée de valeur. Il croyait aux courtisanesconseillant les diplomates, aux riches mariages

obtenus par les intrigues, au génie des galériens, aux docilitésdu hasard sous la main des forts. Enfin il estimait lafréquentation des Dambreuse tellement utile, et il parla si bien,que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre.

Il n’en devait pas moins, puisque c’était la fête de Mme Arnoux,lui offrir un cadeau ; il songea, naturellement, à uneombrelle, afin de réparer sa maladresse.

Or, il découvrit une marquise en soie gorge-pigeon, à petitmanche d’ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais celacoûtait cent soixante-quinze francs et il n’avait pas un sou,vivant même à crédit sur le trimestre prochain. Cependant, il lavoulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il eut recours àDeslauriers.

Deslauriers lui répondit qu’il n’avait pas d’argent.

« J’en ai besoin , dit Frédéric, grand besoin ! »

Et, l’autre ayant répété la même excuse, il s’emporta.

« Tu pourrais bien, quelquefois…

— Quoi donc ?

— Rien ! »

Le Clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme enquestion, et, quand il l’eut versée pièce à pièce : « Je ne teréclame pas de quittance, puisque je vis à tes crochets. »

Frédéric lui sauta au cou, avec mille protestationsaffectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le lendemain,apercevant l’ombrelle sur le piano :

« Ah ! c’était pour cela !

— Je l’enverrai peut-être », dit lâchement Frédéric.

Le hasard le servit, car il reçut, dans la soirée, un billetbordé de noir, et où Mme Dambreuse, lui annonçant la perte d’unoncle, s’excusait de remettre à plus tard le plaisir de faire saconnaissance.

Il arriva dès deux heures au bureau du Journal. Au lieu del’attendre pour le mener dans sa voiture, Arnoux était parti laveille, ne résistant plus à son besoin de grand air.

Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours desuite, il décampait le matin, faisait de longues courses à traverschamps, buvait du lait dans les fermes, batifolait avec lesvillageoises, s’informait des récoltes, et rapportait des pieds desalade dans son mouchoir. Enfin, réalisant un vieux rêve, ils’était acheté une maison de campagne.

Pendant que Frédéric parlait au commis, Mlle Vatnaz survint, etfut désappointée de ne pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encoredeux jours, peut-être. Le commis lui conseilla « d’y aller » ;elle ne pouvait y aller ; d’écrire une lettre, elle avait peurque la lettre ne fût perdue.

Frédéric s’offrit à la porter lui-même. Elle en fit unerapidement, et le conjura de la remettre sans témoins.

Quarante minutes après, il débarquait à Saint-Cloud.

La maison, cent pas plus loin que le pont, se trouvait àmi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés pardeux rangs de tilleuls, et une large pelouse descendait jusqu’aubord de la rivière. La porte de la grille étant ouverte, Frédéricentra.

Arnoux, étendu sur l’herbe, jouait avec une portée de petitschats. Cette distraction paraissait l’absorber infiniment. Lalettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.

« Diable, diable ! c’est ennuyeux ! elle araison ; il faut que je parte. »

Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir àmontrer son domaine. Il montra tout, l’écurie, le hangar, lacuisine. Le salon était à droite, et, du côté de Paris, donnait surune varangue en treillage, chargée d’une clématite. Mais, au-dessusde leur tête, une roulade éclata ; Mme Arnoux, se croyantseule, s’amusait à chanter. Elle faisait des gammes, des trilles,des arpèges. Il y avait de longues notes qui semblaient se tenirsuspendues ; d’autres tombaient précipitées, comme lesgouttelettes d’une cascade ; et sa voix, passant par lajalousie, coupait le grand silence, et montait vers le cielbleu.

Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme Oudry, deux voisins, seprésentèrent.

Puis elle parut elle-même au haut du perron ; et, commeelle descendait les marches, il aperçut son pied. Elle avait depetites chaussures découvertes, en peau mordorée, avec trois pattestransversales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage d’or.

Les invités arrivèrent. Sauf Me Lefaucheux, avocat, c’étaientles convives du jeudi. Chacun avait apporté quelque cadeau :Dittmer une écharpe syrienne, Rosenwald un album de romances,Burieu une aquarelle, Sombaz sa propre caricature, et Pellerin unfusain, représentant une espèce de danse macabre, hideuse fantaisied’une exécution médiocre. Hussonnet s’était dispensé de toutprésent.

Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien. Ellel’en remercia beaucoup. Alors, il dit :

« Mais… c’est presque une dette ! J’ai été si fâché.

— De quoi donc ? reprit-elle. Je ne comprendspas !

— A table ! » fit Arnoux, en le saisissant par lebras ; puis, dans l’oreille : « Vous n’êtes guère malin,vous ! »

Rien n’était plaisant comme la salle à manger, peinte d’unecouleur vert d’eau. A l’un des bouts, une nymphe de pierre trempaitson orteil dans un bassin en forme de coquille. Par les fenêtresouvertes, on apercevait tout le jardin avec la longue pelouse queflanquait un vieux pin d’Ecosse, aux trois quarts dépouillé ;des massifs de fleurs la bombaient inégalement ; et, au-delàdu fleuve, se développaient, en large demi-cercle, le bois deBoulogne, Neuilly, Sèvres, Meudon. Devant la grille, en face, uncanot à la voile prenait des bordées.

On causa d’abord de cette vue que l’on avait, puis du paysage engénéral ; et les discussions commençaient quand Arnoux donnal’ordre à son domestique d’atteler l’américaine vers les neufheures et demie. Une lettre de son caissier le rappelait.

« Veux-tu que je m’en retourne avec toi ? , dit MmeArnoux.

— Mais certainement ! » et, en lui faisant un beau salut :» Vous savez bien, Madame, qu’on ne peut vivre sans vous !»

Tous la complimentèrent d’avoir un si bon mari.

« Ah ! c’est que je ne suis pas seule ! »répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille.

Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parlad’un Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, etPellerin lui demanda s’il était vrai que le fameux Saül Mathias, deLondres, fût venu, le mois passé, lui en offrir vingt-trois millefrancs.

« Rien de plus vrai ! » et, se tournant vers Frédéric «C’est même le monsieur que je promenais l’autre jour à l’Alhambra,bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas drôles»

Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelquehistoire de femme, avait admiré l’aisance du sieur Arnoux à trouverun moyen honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge,absolument inutile, lui fit écarquiller les yeux.

Le marchand ajouta, d’un air simple :

« Comment l’appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votreami ?

— Deslauriers », dit vivement Frédéric.

Et, pour réparer les torts qu’ils se sentait à son endroit, ille vanta comme une intelligence supérieure.

« Ah ! vraiment ? Mais il n’a pas l’air si bravegarçon que l’autre, le commis de roulage. »

Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire qu’il frayaitavec les gens du commun.

Ensuite, il fut question des embellissements de la Capitale, desquartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry vint à citer, parmi lesgrands spéculateurs, M. Dambreuse.

Frédéric, saisissant l’occasion de se faire valoir, dit qu’il leconnaissait. Mais Pellerin se lança dans une catilinaire contre lesépiciers ; vendeurs de chandelles ou d’argent, il n’y voyaitpas de différence. Puis, Rosenwald et Burieu devisèrentporcelaines ; Arnoux causait jardinage avec Mme Oudry ;Sombaz, loustic de la vieille école, s’amusait à blaguer sonépoux ; il l’appelait Odry, comme l’acteur, déclara qu’ildevait descendre d’Oudry, le peintre des chiens, car la bosse desanimaux était visible sur son front. Il voulut même lui tâter lecrâne, l’autre s’en défendait à cause de sa perruque ; et ledessert finit avec des éclats de rire.

Quand on eut pris le café, sous les tilleuls, en fumant, et faitplusieurs tours dans le jardin, on alla se promener le long de larivière.

La compagnie s’arrêta devant un pêcheur, qui nettoyait desanguilles, dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut lesvoir. Il vida sa boîte sur l’herbe ; et la petite fille sejetait à genoux pour les rattraper, riait de plaisir, criaitd’effroi. Toutes furent perdues. Arnoux les paya.

Il eut, ensuite, l’idée de faire une promenade en canot. Un côtéde l’horizon commençait à pâlir. tandis que, de l’autre, une largecouleur orange s’étalait dans le ciel et était plus empourprée aufaîte des collines, devenues complètement noires. Mme Arnoux setenait assise sur une grosse pierre, ayant cette lueur d’incendiederrière elle. Les autres personnes flânaient, çà et là ;Hussonnet, au bas de la berge, faisait des ricochets sur l’eau.

Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où malgré lesreprésentations les plus sages il empila ses convives. Ellesombrait ; il fallut débarquer.

Déjà des bougies brûlaient dans le salon, tout tendu de perse,avec des girandoles en cristal contre les murs. La mère Oudrys’endormait doucement dans un fauteuil, et les autres écoutaient M.Lefaucheux, dissertant sur les gloires du barreau. Mme Arnoux étaitseule près de la croisée, Frédéric l’aborda.

Ils causèrent de ce que l’on disait. Elle admirait lesorateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais ondevait sentir, reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer lesfoules directement, soi-même, à voir que l’on fait passer dans leurâme tous les sentiments de la sienne. Ces triomphes ne tentaientguère Frédéric, qui n’avait point d’ambition.

« Ah ! pourquoi ? dit-elle. Il faut en avoir unpeu ! »

Ils étaient l’un près de l’autre, debout, dans l’embrasure de lacroisée. La nuit, devant eux, s’étendait comme un immense voilesombre, piqué d’argent. C’était la première fois qu’ils neparlaient pas de choses insignifiantes. Il vint même à savoir sesantipathies et ses goûts : certains parfums lui faisaient mal, leslivres d’histoire l’intéressaient, elle croyait aux songes.

Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elleplaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par lesturpitudes hypocrites ; et cette droiture d’esprit serapportait si bien à la beauté régulière de son visage, qu’ellesemblait en dépendre.

Elle souriait quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, uneminute. Alors, il sentait ses regards pénétrer son âme, comme cesgrands rayons de soleil qui descendent jusqu’au fond de l’eau. Ill’aimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour,absolument ; et, dans ces muets transports, pareils à desélans de reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front d’unepluie de baisers. Cependant, un souffle intérieur l’enlevait commehors de lui ; c’était une envie de se sacrifier, un besoin dedévouement immédiat, et d’autant plus fort qu’il ne pouvaitl’assouvir.

Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet non plus. Ilsdevaient s’en retourner dans la voiture ; et l’américaineattendait au bas du perron, quand Arnoux descendit dans le jardin,pour cueillir des roses. Puis, le bouquet étant lié avec un fil,comme les tiges dépassaient inégalement, il fouilla dans sa poche,pleine de papiers, en prit un au hasard, les enveloppa, consolidason oeuvre avec une forte épingle et il l’offrit à sa femme, avecune certaine émotion.

« Tiens, ma chérie, excuse-moi de t’avoir oubliée ! » Maiselle poussa un petit cri ; l’épingle, sottement mise, l’avaitblessée, et elle remonta dans sa chambre. On l’attendit près d’unquart d’heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans lavoiture.

« Et ton bouquet ? dit Arnoux.

— Non ! non ! ce n’est pas la peine ! »

Frédéric courait pour l’aller prendre ; elle lui cria :

« Je n’en veux pas ! »

Mais il l’apporta bientôt, disant qu’il venait de le remettredans l’enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à terre. Elle lesenfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l’onpartit.

Frédéric, assis près d’elle, remarqua qu’elle tremblaithorriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnouxtournait à gauche :

« Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite !»

Elle semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayantfermé les yeux, elle tira le bouquet et le lança par la portière,puis saisit au bras Frédéric, en lui faisant signe, avec l’autremain, de n’en jamais parler.

Ensuite, elle appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et nebougea plus.

Les deux autres, sur le siège, causaient imprimerie, abonnés.Arnoux, qui conduisait sans attention, se perdit au milieu du boisde Boulogne. Alors, on s’enfonça dans de petits chemins. Le chevalmarchait au pas ; les branches des arbres frôlaient la capote.Frédéric n’apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dansl’ombre ; Marthe s’était allongée sur elle, et il luisoutenait la tête.

« Elle vous fatigue ! » dit sa mère.

Il répondit :

« Non ! oh non ! »

De lents tourbillons de poussière se levaient ; ontraversait Auteuil ; toutes les maisons étaient closes ;un réverbère, çà et là, éclairait l’angle d’un mur, puis onrentrait dans les ténèbres ; une fois, il s’aperçut qu’ellepleurait.

Etait-ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Cechagrin, qu’il ne savait pas, l’intéressait comme une chosepersonnelle ; maintenant, il y avait entre eux un liennouveau, une espèce de complicité ; et il lui dit, de la voixla plus caressante qu’il put :

« Vous souffrez ?

— Oui, un peu », reprit-elle.

La voiture roulait, et les chèvrefeuilles et les seringasdébordaient les clôtures des jardins, envoyaient dans la nuit desbouffées d’odeurs amollissantes. Les plis nombreux de sa robecouvraient ses pieds. Il lui semblait communiquer avec toute sapersonne par ce corps d’enfant étendu entre eux. Il se pencha versla petite fille, et, écartant ses jolis cheveux bruns, la baisa aufront, doucement.

« Vous êtes bon ! dit Mme Arnoux.

— Pourquoi ?

— Parce que vous aimez les enfants.

— Pas tous ! »

Il n’ajouta rien, mais il étendit la main gauche de son côté etla laissa toute grande ouverte, — s’imaginant qu’elle allait fairecomme lui, peut-être, et qu’il rencontrerait la sienne. Puis il euthonte, et la retira.

On arriva bientôt sur le pavé. La voiture allait plus vite, lesbecs de gaz se multiplièrent, c’était Paris. Hussonnet, devant leGarde-Meuble, sauta du siège. Frédéric attendit pour descendre quel’on fût arrivé dans la cour ; puis il s’embusqua au coin dela rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement versles boulevards.

Dès le lendemain, il se mit à travailler de toutes sesforces.

Il se voyait dans une cour d’assises, par un soir d’hiver, à lafin des plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foulehaletante fait craquer les cloisons du prétoire, parlant depuisquatre heures déjà, résumant toutes ses preuves, en découvrant denouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à chaque gestele couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, serelever ; puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui portesur ses lèvres le salut de tout un peuple, noyant ses adversairessous ses prosopopées, les écrasant d’une riposte, avec des foudreset des intonations musicales dans la voix, ironique, pathétique,emporté, sublime ; elle serait là, quelque part, au milieu desautres, cachant sous son voile ses pleurs d’enthousiasme ; ilsse retrouveraient ensuite ; — et les découragements, lescalomnies et les injures ne l’atteindraient pas, si elle disait : «Ah ! cela est beau ! » en lui passant sur le front sesmains légères.

Ces images fulguraient, comme des phares, à l’horizon de sa vie.Son esprit, excité, devint plus leste et plus fort. Jusqu’au moisd’août, il s’enferma, et fut reçu à son dernier examen.

Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore unefois le deuxième à la fin de décembre et le troisième en février,s’étonnait de son ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dansdix ans, il fallait que Frédéric fût député ; dans quinze,ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine qu’ilallait toucher bientôt, il pouvait, d’abord, fonder unjournal ; ce serait le début ; ensuite, on verrait. Quantà lui, il ambitionnait toujours une chaire à l’Ecole dedroit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d’une façon siremarquable, qu’elle lui valut les compliments des professeurs.

Frédéric passa la sienne trois jours après. Avant de partir envacances, il eut l’idée d’un pique-nique, pour clore les réunionsdu samedi.

Il s’y montra gai. Mme Arnoux était maintenant près de sa mère,à Chartres. Mais il la retrouverait bientôt, et finirait par êtreson amant.

Deslauriers, admis le jour même à la parlote d’Orsay avait faitun discours fort applaudi. Quoiqu’il fût sobre, il se grisa, et ditau dessert à Dussardier :

« Tu es honnête, toi ! Quand je serai riche, jet’instituerai mon régisseur. »

Tous étaient heureux ; Cisy ne finirait pas sondroit ; Martinon allait continuer son stage en province, où ilserait nommé substitut ; Pellerin se disposait à un grandtableau figurant le Génie de la Révolution ; Hussonnet, lasemaine prochaine, devait lire au directeur des Délassements leplan d’une pièce, et ne doutait pas du succès :

« Car la charpente du drame, on me l’accorde ! Lespassions, j’ai assez roulé ma bosse pour m’y connaître quant auxtraits d’esprit, c’est mon métier ! »

Il fit un saut, retomba sur les deux mains, et marcha quelquetemps autour de la table, les jambes en l’air.

Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait d’être chasséde sa pension, pour avoir battu un fils d’aristocrate. Sa misèreaugmentant, il s’en prenait à l’ordre social, maudissait lesriches ; et il s’épancha dans le sein de Regimbart, lequelétait de plus en plus désillusionné, attristé, dégoûté. Le Citoyense tournait, maintenant, vers les questions budgétaires, etaccusait la Camarilla de perdre des millions en Algérie.

Comme il ne pouvait dormir sans avoir stationné à l’estaminetAlexandre, il disparut dès onze heures. Les autres se retirèrentplus tard ; et Frédéric, en faisant ses faisant ses adieux àHussonnet, apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille.

Il alla donc aux Messageries changer sa place pour le lendemain,et, vers six heures du soir, se présenta chez elle. Son retour, luidit le concierge, était différé d’une semaine. Frédéric dîna seul,puis flâna sur les boulevards.

Des nuages roses, en forme d’écharpe, s’allongeaient au-delà destoits ; on commençait à relever les tentes desboutiques ; des tombereaux d’arrosage versaient une pluie surla poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanationsdes cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre desargenteries et des dorures, des fleurs en gerbes qui se miraientdans les hautes glaces. La foule marchait lentement. Il y avait desgroupes d’hommes causant au milieu du trottoir ; et des femmespassaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint de caméliaque donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs.Quelque chose d’énorme s’épanchait, enveloppait les maisons. JamaisParis ne lui avait semblé si beau. Il n’apercevait, dans l’avenir,qu’une interminable série d’années toutes pleines d’amour.

Il s’arrêta devant le théâtre de la Porte-Saint-Martin àregarder l’affiche ; et, par désoeuvrement, prit unbillet.

On jouait une vieille féerie. Les spectateurs étaientrares ; et, dans les lucarnes du paradis, le jour se découpaiten petits carrés bleus, tandis que les quinquets de la rampeformaient une seule ligne de lumières jaunes. La scène représentaitun marché d’esclaves à Pékin, avec clochettes, tam-tams, sultanes,bonnets pointus et calembours. Puis, la toile baissée, il erra dansle foyer, solitairement, et admira sur le boulevard, au bas duperron, un grand landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenuspar un cocher en culotte courte.

Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loged’avant-scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait unvisage pâle, bordé d’un filet de barbe grise, la rosetted’officier, et cet aspect glacial qu’on attribue auxdiplomates.

Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande nipetite, ni laide ni jolie, portait ses cheveux blondstire-bouchonnés à l’anglaise, une robe à corsage plat, et un largeéventail de dentelle noire. Pour que des gens d’un pareil mondefussent venus au spectacle dans cette saison, il fallait supposerun hasard, ou l’ennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La damemordillait son éventail, et le monsieur bâillait. Frédéric nepouvait se rappeler où il avait vu cette figure.

A l’entracte suivant, comme il traversait un couloir il lesrencontra tous les deux ; sur le vague salut qu’il fit, M.Dambreuse, le reconnaissant, l’aborda et s’excusa, tout de suite,de négligences impardonnables. C’était une allusion aux cartes devisite nombreuses, envoyées d’après les conseils du Clerc.Toutefois il confondait les époques, croyant que Frédéric était àsa seconde année de droit. Puis il l’envia de partir pour lacampagne. Il aurait eu besoin de se reposer, mais les affaires leretenaient à Paris.

Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la tête,légèrement ; et l’aménité spirituelle de son visagecontrastait avec son expression chagrine de tout à l’heure.

« On y trouve pourtant de belles distractions ! dit-elle,aux derniers mots de son mari. « Comme ce spectacle est bête !n’est-ce pas, monsieur ? » Et tous trois restèrent debout, àcauser théâtres et pièces nouvelles.

Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales,n’avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières,cette simplicité, qui est un raffinement, et où les naïfsaperçoivent l’expression d’une sympathie instantanée.

On comptait sur lui, dès son retour ; M. Dambreuse lechargea de ses souvenirs pour le père Roque.

Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil àDeslauriers.

« Fameux ! » reprit le Clerc, » et ne te laisse pasentortiller par ta maman ! Reviens tout de suite ! »

Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreauemmena son fils dans le jardin.

Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n’étaient pasaussi riches que l’on croyait ; la terre rapportait peu ;les fermiers payaient mal ; elle avait même été contrainte devendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation.

Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux,M. Roque, lui avait fait des prêts d’argent, renouvelés, prolongésmalgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup ; et elleavait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoirela ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissaitdans la faillite d’un banquier, à Melun. Par horreur deshypothèques et pour conserver des apparences utiles à l’avenir deson fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, ellel’avait écouté, encore une fois. Mais elle était quitte,maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs derente, dont deux mille trois cents à lui, tout sonpatrimoine !

« Ce n’est pas possible ! » s’écria Frédéric.

Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était trèspossible.

Mais son oncle lui laisserait quelque chose ? Rien n’étaitmoins sûr !

Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin ellel’attira contre son coeur, et, d’une voix que les larmesétouffaient :

« Ah ! mon pauvre garçon ! Il m’a fallu abandonnerbien des rêves ! »

Il s’assit sur le banc, à l’ombre du grand acacia.

Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se mettre clerc chez M.Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude ; s’il lafaisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bonparti.

Frédéric n’entendait plus. Il regardait machinalement,par-dessus la haie, dans l’autre jardin, en face.

Une petite fille d’environ douze ans, et qui avait les cheveuxrouges, se trouvait là, toute seule. Elle s’était fait des bouclesd’oreilles avec des baies de sorbier ; son corset de toilegrise laissait à découvert ses épaules, un peu dorées par lesoleil ; des taches de confitures maculaient son juponblanc ; — et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvagedans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette. La présenced’un inconnu l’étonnait, sans doute, car elle s’était brusquementarrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur lui sesprunelles, d’un vert-bleu limpide.

« C’est la fille de M. Roque , dit Mme Moreau. Il vientd’épouser sa servante et de légitimer son enfant. »

Chapitre 6

 

Ruiné, dépouillé, perdu !

Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Ilmaudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu’un ; et,pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorted’outrage, un déshonneur ; — car Frédéric s’était imaginé quesa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres derente, et il l’avait fait savoir, d’une façon indirecte, auxArnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscurpolisson, qui s’était introduit chez eux dans l’espérance d’unprofit quelconque ! Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir,maintenant ?

Cela, d’ailleurs, était complètement impossible, n’ayant quetrois mille francs de rente ! Il ne pouvait loger toujours auquatrième, avoir pour domestique le portier, et se présenter avecde pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la mêmeredingote pendant un an. Non, non ! jamais ! Cependant,l’existence était intolérable sans elle. Beaucoup vivaient bien quin’avaient pas de fortune, Deslauriers entre autres ; — et ilse trouva lâche d’attacher une pareille importance à des chosesmédiocres. La misère, peut-être, centuplerait ses facultés. Ils’exalta, en pensant aux grands hommes qui travaillent dans lesmansardes. Une âme comme celle de Mme Arnoux devait s’émouvoir à cespectacle, et elle s’attendrirait. Ainsi, cette catastrophe étaitun bonheur après tout ; comme ces tremblements de terre quidécouvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètesopulences de sa nature. Mais il n’existait au monde qu’un seulendroit pour les faire valoir : Paris ! car, dans ses idées,l’art, la science et l’amour (ces trois faces de Dieu, comme eûtdit Pellerin) dépendaient exclusivement de la Capitale.

Il déclara le soir, à sa mère, qu’il y retournerait. Mme Moreaufut surprise et indignée. C’était une folie, une absurdité. Ilferait mieux de suivre ses conseils, c’est-à-dire de rester prèsd’elle, dans une étude. Frédéric haussa les épaules :

« Allons donc ! » se trouvant insulté par cetteproposition.

Alors, la bonne dame employa une autre méthode. D’une voixtendre et avec de petits sanglots, elle se mit à lui parler de sasolitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu’elle avait faits.Maintenant qu’elle était plus malheureuse, il l’abandonnait. Puis,faisant allusion à sa fin prochaine :

« Un peu de patience, mon Dieu ! bientôt tu seraslibre ! »

Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant troismois ; et, en même temps, les délicatesses du foyer lecorrompaient ; il jouissait d’avoir un lit plus mou, desserviettes sans déchirures ; si bien que, lassé, énervé,vaincu enfin par la terrible force de la douceur, Frédéric selaissa conduire chez maître Prouharam.

Il n’y montra ni science ni aptitude. On l’avait considéréjusqu’alors comme un jeune homme de grands moyens, qui devait êtrela gloire du département. Ce fut une déception publique.

D’abord il s’était dit « Il faut avertir Mme Arnoux », et,pendant une semaine, il avait médité des lettres dithyrambiques, etde courts billets, en style lapidaire et sublime. La crainted’avouer sa situation le retenait. Puis il songea qu’il valaitmieux écrire au mari. Arnoux connaissait la vie et saurait lecomprendre. Enfin, après quinze jours d’hésitation :

« Bah ! je ne dois plus les revoir ; qu’ilsm’oublient ! Au moins, je n’aurai pas déchu dans sonsouvenir ! Elle me croira mort, et me regrettera… peut-être.»

Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s’étaitjuré ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s’informer deMme Arnoux.

Cependant, il regrettait jusqu’à la senteur du gaz et au tapagedes omnibus. Il rêvait à toutes les paroles qu’on lui avait dites,au timbre de sa voix, à la lumière de ses yeux, — et, seconsidérant comme un homme mort, il ne faisait plus rien,absolument.

Il se levait très tard, et regardait par sa fenêtre lesattelages de rouliers qui passaient. Les six premiers mois,surtout, furent abominables.

En de certains jours, pourtant, une indignation le prenaitcontre lui-même. Alors, il sortait. Il s’en allait dans lesprairies, à moitié couvertes durant l’hiver par les débordements dela Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petitpont s’élève. Il vagabondait jusqu’au soir, roulant les feuillesjaunes sous ses pas, aspirant la brume, sautant les fossés; àmesure que ses artères battaient plus fort, des désirs d’actionfurieuse l’emportaient ; il voulait se faire trappeur enAmérique, servir un pacha en Orient, s’embarquer commematelot ; et il exhalait sa mélancolie dans de longues lettresà Deslauriers.

Celui-là se démenait pour percer, La conduite lâche de son amiet ses éternelles jérémiades lui semblaient stupides. Bientôt, leurcorrespondance devint presque nulle. Frédéric avait donné tous sesmeubles à Deslauriers, qui gardait son logement. Sa mère lui enparlait de temps à autre ; un jour enfin, il déclara soncadeau, et elle le grondait, quand il reçut une lettre.

« Qu’est-ce donc ? dit-elle, tu trembles ?

— Je n’ai rien ! » répliqua Frédéric.

Deslauriers lui apprenait qu’il avait recueilli Sénécal ;et depuis quinze jours, ils vivaient ensemble. Donc, Sénécals’étalait, maintenant, au milieu des choses qui provenaient de chezArnoux ! Il pouvait les vendre, faire des remarques dessus,des plaisanteries. Frédéric se sentit blessé, jusqu’au fond del’âme. Il monta dans sa chambre. Il avait envie de mourir.

Sa mère l’appela. C’était pour le consulter, à propos d’uneplantation dans le jardin.

Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé à son milieupar une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque,qui en possédait un autre, pour les légumes, sur le bord de larivière. Les deux voisins, brouillés, s’abstenaient d’y paraîtreaux mêmes heures. Mais, depuis que Frédéric était revenu, lebonhomme s’y promenait plus souvent et n’épargnait pas lespolitesses au fils de Mme Moreau. Il le plaignait d’habiter unepetite ville. Un jour, il raconta que M. Dambreuse avait demandé deses nouvelles. Une autre fois, il s’étendit sur la coutume deChampagne, où le ventre anoblissait.

« Dans ce temps-là, vous auriez été un seigneur, puisque votremère s’appelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez ! c’estquelque chose, un nom ! Après tout , ajouta-t-il, en leregardant d’un air malin, cela dépend du garde des sceaux. »

Cette prétention d’aristocratie jurait singulièrement avec sapersonne. Comme il était petit, sa grande redingote marronexagérait la longueur de son buste. Quand il ôtait sa casquette, onapercevait un visage presque féminin avec un nez extrêmementpointu ; ses cheveux de couleur jaune ressemblaient à uneperruque ; il saluait le monde très bas, en frisant lesmurs.

Jusqu’à cinquante ans, il s’était contenté des services deCatherine, une Lorraine du même âge que lui, et fortement marquéede petite vérole. Mais, vers 1834, il ramena de Paris une belleblonde, à figure moutonnière, à « port de reine ». On la vitbientôt se pavaner avec de grandes boucles d’oreilles, et tout futexpliqué, par la naissance d’une fille, déclarée sous les nomsd’Elisabeth-Olympe-Louise Roque.

Catherine, dans sa jalousie, s’attendait à exécrer cette enfant.Au contraire, elle l’aima. Elle l’entoura de soins, d’attentions etde caresses, pour supplanter sa mère et la rendre odieuse,entreprise facile, car Mme Eléonore négligeait complètement lapetite, préférant bavarder chez les fournisseurs. Dès le lendemainde son mariage, elle alla faire une visite à la sous-préfecture, netutoya plus les servantes, et crut devoir, par bon ton, se montrersévère pour son enfant. Elle assistait à ses leçons ; leprofesseur, un vieux bureaucrate de la mairie, ne savait pas s’yprendre. L’élève s’insurgeait, recevait des gifles, et allaitpleurer sur les genoux de Catherine, qui lui donnait invariablementraison. Alors, les deux femmes se querellaient ; M. Roque lesfaisait taire. Il s’était marié par tendresse pour sa fille, et nevoulait pas qu’on la tourmentât.

Souvent elle portait une robe blanche en lambeaux avec unpantalon garni de dentelles ; et, aux grandes fêtes, sortaitvêtue comme une princesse, afin de mortifier un peu les bourgeois,qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter, vu sa naissanceillégitime.

Elle vivait seule, dans son jardin, se balançait àl’escarpolette, courait après les papillons, puis tout à coups’arrêtait à contempler les cétoines s’abattant sur les rosiers.C’étaient ces habitudes, sans doute, qui donnaient à sa figure uneexpression à la fois de hardiesse et de rêverie. Elle avait lataille de Marthe, d’ailleurs, si bien que Frédéric lui dit, dèsleur seconde entrevue :

« Voulez-vous me permettre de vous embrasser,mademoiselle ? »

La petite personne leva la tête, et répondit :

— Je veux bien ! »

Mais la haie de bâtons les séparait l’un de l’autre.

« Il faut monter dessus , dit Frédéric.

— Non, enlève-moi ! »

Il se pencha par-dessus la haie et la saisit au bout de sesbras, en la baisant sur les deux joues ; puis il la remit chezelle, par le même procédé, qui se renouvela les fois suivantes.

Sans plus de réserve qu’une enfant de quatre ans, sitôt qu’elleentendait venir son ami, elle s’élançait à sa rencontre, ou bien,se cachant derrière un arbre, elle poussait un jappement de chien,pour l’effrayer.

Un jour que Mme Moreau était sortie, il la fit monter dans sachambre. Elle ouvrit tous les flacons d’odeur et se pommada lescheveux abondamment ; puis, sans la moindre gêne, elle secoucha sur le lit où elle restait tout de son long, éveillée.

« Je m’imagine que je suis ta femme », disait-elle.

Le lendemain, il l’aperçut tout en larmes. Elle avoua » qu’ellepleurait ses péchés », et, comme il cherchait à les connaître, ellerépondit en baissant les yeux « Ne m’interroge pas davantage !»

La première communion approchait ; on l’avait conduite lematin à confesse.

Le sacrement ne la rendit guère plus sage. Elle entrait parfoisdans de véritables colères ; on avait recours à M. Frédéricpour la calmer.

Souvent il l’emmenait avec lui dans ses promenades.

Tandis qu’il rêvassait en marchant, elle cueillait descoquelicots au bord des blés, et, quand elle le voyait plus tristequ’à l’ordinaire, elle tâchait de le consoler par de gentillesparoles. Son coeur, privé d’amour, se rejeta sur cette amitiéd’enfant ; il lui dessinait des bonshommes, lui contait deshistoires et il se mit à lui faire des lectures.

Il commença par les Annales romantiques, un recueil de vers etde prose, alors célèbre. Puis, oubliant son âge, tant sonintelligence le charmait, il lut successivement Atala, Cinq-Mars,les Feuilles d’automne. Mais, une nuit (le soir même, elle avaitentendu Macbeth, dans la simple traduction de Letourneur), elle seréveilla en criant : » La tache ! la tache ! », ses dentsclaquaient, elle tremblait, et, fixant des yeux épouvantés sur samain droite, elle la frottait en disant : » Toujours unetache ! » Enfin arriva le médecin, qui prescrivit d’éviter lesémotions.

Les bourgeois ne virent là-dedans qu’un pronostic défavorablepour ses moeurs. On disait que « le fils Moreau » voulait en faireplus tard une actrice.

Bientôt il fut question d’un autre événement, à savoir l’arrivéede l’oncle Barthélemy. Mme Moreau lui donna sa chambre à coucher,et poussa la condescendance jusqu’à servir du gras les joursmaigres.

Le vieillard fut médiocrement aimable. C’étaient de perpétuellescomparaisons entre le Havre et Nogent, dont il trouvait l’airlourd, le pain mauvais, les rues mal pavées, la nourriture médiocreet les habitants des paresseux.« Quel pauvre commerce chezvous ! » Il blâma les extravagances de défunt Son frère,tandis que, lui, il avait amassé vingt-sept mille livres derente ! Enfin, il partit au bout de la semaine, et sur lemarchepied de la voiture, lâcha ces mots peu rassurants :

« Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonneposition.

— Tu n’auras rien ! » dit Mme Moreau en rentrant dans lasalle.

Il n’était venu que sur ses instances ; et, huit joursdurant, elle avait sollicité de sa part une ouverture, tropclairement peut-être. Elle se repentait d’avoir agi, et restaitdans son fauteuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, enface d’elle, l’observait ; et ils se taisaient tous les deux,comme il y avait cinq ans, au retour de Montereau. Cettecoïncidence, s’offrant même à sa pensée, lui rappela MmeArnoux.

A ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, enmême temps qu’une voix l’appelait.

C’était le père Roque, seul dans sa tapissière. Il allait passertoute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposacordialement à Frédéric de l’y conduire.

« Vous n’avez pas besoin d’invitation avec moi soyez sanscrainte ! »

Frédéric eut envie d’accepter. Mais comment expliquerait-il sonséjour définitif à Nogent ? Il n’avait pas un costume d’étéconvenable ; enfin que dirait sa mère ? Il refusa.

Dès lors, le voisin se montra moins amical. Louisegrandissait ; Mme Eléonore tomba malade dangereusement ;et la liaison se dénoua au grand plaisir de Mme Moreau, quiredoutait pour l’établissement de son fils la fréquentation depareilles gens.

Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal ; Frédéricne repoussait pas trop cette idée. Maintenant, il l’accompagnait àla messe, il faisait le soir sa partie d’impériale, ils’accoutumait à la province, s’y enfonçait ; — et même sonamour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant.A force d’avoir versé sa douleur dans ses lettres, de l’avoir mêléeà ses lectures, promenée dans la campagne et partout épandue, ill’avait presque tarie, si bien que Mme Arnoux était pour lui commeune morte dont il s’étonnait de ne pas connaître le tombeau, tantcette affection était devenue tranquille et résignée.

Un jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du matin, lacuisinière monta une lettre dans sa chambre. L’adresse, en groscaractères, était d’une écriture inconnue ; et Frédéric,sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut :

« Justice de paix du Havre. IIIe arrondissement.

» Monsieur,

» M. Moreau, votre oncle, étant mort ab intestat… »

Il héritait !

Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta horsde son lit, pieds nus, en chemise : il se passa la main sur levisage, doutant de ses yeux, croyant qu’il rêvait encore, et, pourse raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toutegrande.

Il était tombé de la neige ; les toits étaient blancs etmême il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui l’avait faittrébucher la veille au soir.

Il relut la lettre trois fois de suite ; rien de plusvrai ? toute la fortune de l’oncle ! Vingt-sept millelivres de rente ! — et une joie frénétique le bouleversa, àl’idée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté d’une hallucination,il s’aperçut auprès d’elle, chez elle, lui apportant quelque cadeaudans du papier de soie, tandis qu’à la porte stationnerait sontilbury, non, un coupé plutôt un coupé noir, avec un domestique enlivrée brune il entendait piaffer son cheval et le bruit de lagourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela serenouvellerait tous les jours, indéfiniment. Il les recevrait chezlui, dans sa maison ; la salle à manger serait en cuir rouge,le boudoir en soie jaune, des divans partout et quelles étagèresquels vases de Chine ! quels tapis ! Ces imagesarrivaient si tumultueusement, qu’il sentait la tête lui tourner.Alors, il se rappela sa mère ; et il descendit, tenanttoujours la lettre à sa main.

Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance.Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front.

« Bonne mère, tu peux racheter ta voiture maintenant ; risdonc, ne pleure plus, sois heureuse »

Dix minutes après, la nouvelle circulait jusqu’aux faubourgs.Alors, Me Benoist, M. Gambin, M. Chambion, tous les amis,accoururent. Frédéric s’échappa une minute pour écrire àDeslauriers. D’autres visites survinrent. L’après-midi se passa enfélicitations. On en oubliait la femme Roque, qui était cependant «très bas ».

Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, Mme Moreau dit àson fils qu’elle lui conseillait de s’établir à Troyes, avocat.Etant plus connu dans son pays que dans un autre, il pourrait plusfacilement y trouver des partis avantageux.

« Ah ! c’est trop fort ! » s’écria Frédéric.

A peine avait-il son bonheur entre les mains qu’on voulait lelui prendre. Il signifia sa résolution formelle d’habiterParis.

« Pour quoi y faire ?

— Rien ! »

Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce qu’il voulaitdevenir.

« Ministre ! » répliqua Frédéric.

Et il affirma qu’il ne plaisantait nullement, qu’il prétendaitse lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l’ypoussaient. Il entrerait d’abord au Conseil d’Etat, avec laprotection de M. Dambreuse.

« Tu le connais donc ?

— Mais oui ! par M. Roque !

— Cela est singulier », dit Mme Moreau.

Il avait réveillé dans son coeur ses vieux rêves d’ambition.Elle s’y abandonna intérieurement, et ne reparla plus desautres.

S’il eût écouté son impatience, Frédéric fût parti à l’instantmême. Le lendemain, toutes les places dans les diligences étaientretenues ; il se rongea jusqu’au surlendemain, à sept heuresdu soir.

Ils s’asseyaient pour dîner, quand tintèrent à l’église troislongs coups de cloche ; et la domestique, entrant, annonça queMme Eléonore venait de mourir.

Cette mort, après tout, n’était un malheur pour personne, pasmême pour son enfant. La jeune fille ne s’en trouverait que mieux,plus tard.

Comme les deux maisons se touchaient, on entendait un grandva-et-vient, un bruit de paroles ; et l’idée de ce cadavreprès d’eux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation. MmeMoreau, deux ou trois fois, s’essuya les yeux. Frédéric avait lecoeur serré.

Le repas fini, Catherine l’arrêta entre deux portes.Mademoiselle voulait, absolument, le voir. Elle l’attendait dans lejardin. Il sortit, enjamba la haie, et, tout en se cognant auxarbres quelque peu, se dirigea vers la maison de M. Roque. Deslumières brillaient à une fenêtre au second étage ; puis uneforme apparut dans les ténèbres, et une voix chuchota :

« C’est moi. »

Elle lui sembla plus grande qu’à l’ordinaire, à cause de sa robenoire, sans doute. Ne sachant par quelle phrase l’aborder, il secontenta de lui prendre les mains, en soupirant :

« Ah ! ma pauvre Louise ! »

Elle ne répondit pas. Elle le regarda profondément, pendantlongtemps. Frédéric avait peur de manquer la voiture ; ilcroyait entendre un roulement tout au loin, et, pour en finir :

« Catherine m’a prévenu que tu avais quelque chose…

— Oui, c’est vrai ! je voulais vous dire…

Ce vous l’étonna ; et, comme elle se taisait encore :

— Eh bien, quoi ?

— Je ne sais plus. J’ai oublié ! Est-ce vrai que vouspartez ?

— Oui, tout à l’heure. »

Elle répéta :

— Ah ! tout à l’heure ?… tout à fait ?… nous nenous reverrons plus ? »

Des sanglots l’étouffaient.

« Adieu ! adieu ! embrasse-moi donc ! »

Et elle le serra dans ses bras avec emportement.

Partie 2

Chapitre 1

 

Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que ladiligence s’ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à lafois, il sentit une ivresse le submerger. Comme un architecte quifait le plan d’un palais, il arrangea, d’avance, sa vie. Ill’emplit de délicatesses et de splendeurs ; elle montaitjusqu’au ciel ; une prodigalité de choses yapparaissait ; et cette contemplation était si profonde, queles objets extérieurs avaient disparu.

Au bas de la côte de Sourdun, il s’aperçut de l’endroit où l’onétait. On n’avait fait que cinq kilomètres, tout au plus ! Ilfut indigné. Il abattit le vasistas pour voir la route. Il demandaplusieurs fois au conducteur dans combien de temps, au juste, onarriverait. Il se calma cependant, et il restait dans son coin, lesyeux ouverts.

La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait lescroupes des limoniers. Il n’apercevait au-delà que les crinièresdes autres chevaux qui ondulaient comme des vagues blanches ;leurs haleines formaient un brouillard de chaque côté del’attelage ; les chaînettes de fer sonnaient, les glacestremblaient dans leur châssis ; et la lourde voiture, d’untrain égal, roulait sur le pavé. Çà et là, on distinguait le murd’une grange, ou bien une auberge, toute seule. Parfois en passantdans les villages, le four d’un boulanger projetait des lueursd’incendie, et la silhouette monstrueuse des chevaux courait surl’autre maison en face. Aux relais, quand on avait dételé, il sefaisait un grand silence, pendant une minute. Quelqu’un piétinaiten haut, sous la bâche, tandis qu’au seuil d’une porte, une femme,debout, abritait sa chandelle avec sa main. Puis, le conducteursautant sur le marchepied, la diligence repartait.

A Mormans, on entendit sonner une heure et un quart. « C’estdonc aujourd’hui », pensa-t-il, « aujourd’hui même, tantôt !»

Mais, peu à peu ses espérances et ses souvenirs, Nogent, la ruede Choiseul, Mme Arnoux, sa mère, tout se confondait.

Un bruit sourd de planches le réveilla, on traversait le pont deCharenton, c’était Paris. Alors, ses deux compagnons, Otant l’un sacasquette, l’autre son foulard, se couvrirent de leur chapeau etcausèrent. Le premier, un gros homme rouge, en redingote develours, était un négociant ; le second venait dans laCapitale pour consulter un médecin ; — et, craignant del’avoir incommodé pendant la nuit, Frédéric lui fit spontanémentdes excuses, tant il avait l’âme attendrie par le bonheur.

Le quai de la gare se trouvant inondé, sans doute, on continuatout droit, et la campagne recommença. Au loin de hautes cheminéesd’usines fumaient. Puis on tourna dans Ivry. On monta unerue ; tout à coup il aperçut le dôme du Panthéon.

La plaine, bouleversée, semblait de vagues ruines. L’enceintedes fortifications y faisait un renflement horizontal ; et,sur les trottoirs en terre qui bordaient la route, de petits arbressans branches étaient défendus par des lattes hérissées de clous.Des établissements de produits chimiques alternaient avec deschantiers de marchands de bois. De hautes portes, comme il y en adans les fermes, laissaient voir, par leurs battants entrouverts,l’intérieur d’ignobles cours pleines d’immondices, avec des flaquesd’eau sale au milieu. De longs cabarets, couleur sang de boeuf,portaient à leur premier étage, entre les fenêtres, deux queues debillard en sautoir dans une couronne de fleurs peintes ; çà etlà, une bicoque de plâtre à moitié construite était abandonnée.Puis, la double ligne de maisons ne discontinua plus ; et, surla nudité de leurs façades, se détachait, de loin en loin, ungigantesque cigare de fer-blanc, pour indiquer un débit de tabac.Des enseignes de sage-femme représentaient une matrone en bonnet,dodelinant un poupon dans une courtepointe garnie de dentelles. Desaffiches couvraient l’angle des murs, et, aux trois quartsdéchirées tremblaient au vent comme des guenilles. Des ouvriers enblouse passaient, et des haquets de brasseurs, des fourgons deblanchisseuses, des carrioles de bouchers ; une pluie finetombait, il faisait froid, le ciel était pâle, mais deux yeux quivalaient pour lui le soleil resplendissaient derrière la brume.

On s’arrêta longtemps à la barrière, car des coquetiers, desrouliers et un troupeau de moutons y faisaient de l’encombrement.Le factionnaire, la capote rabattue, allait et venait devant saguérite pour se réchauffer. Le commis de l’octroi grimpa surl’impériale, et une fanfare de cornet à piston éclata. On descenditle boulevard au grand trot, les palonniers battants, les traitsflottants. La mèche du long fouet claquait dans l’air humide. Leconducteur lançait son cri sonore : « Allume ! allume !ohé ! » et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaienten arrière, la boue jaillissait contre les vasistas, on croisaitdes tombereaux, des cabriolets, des omnibus. Enfin la grille duJardin des plantes se déploya.

La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Unefraîcheur s’en exhalait. Frédéric l’aspira de toutes ses forces,savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluvesamoureuses et des émanations intellectuelles ; il eut unattendrissement en apercevant le premier fiacre. Et il aimaitjusqu’au seuil des marchands de vin garni de paille, jusqu’auxdécrotteurs avec leurs boîtes, jusqu’aux garçons épiciers secouantleur brûloir à café. Des femmes trottinaient sous desparapluies ; il se penchait pour distinguer leur figure ;un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux.

Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenaitplus fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle etle quai Montebello, on prit le quai Napoléon ; il voulut voirses fenêtres, elles étaient loin. Puis on repassa la Seine sur lePont-Neuf, on descendit jusqu’au Louvre ; et, par les ruesSaint-Honoré, Croix des-Petits-Champs et du Bouloi, on atteignit larue Coq-Héron, et l’on entra dans la cour de l’hôtel.

Pour faire durer son plaisir, Frédéric s’habilla le pluslentement possible, et même il se rendit à pied au boulevardMontmartre ; il souriait à l’idée de revoir, tout à l’heure,sur la plaque de marbre le nom chéri ; il leva les yeux. Plusde vitrines, plus de tableaux, rien !

Il courut à la rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n’y habitaientpas, et une voisine gardait la loge du portier ; Frédéricl’attendit ; enfin, il parut, ce n’était plus le même. Il nesavait point leur adresse.

Frédéric entra dans un café, et, tout en déjeunant, consultal’Almanach du Commerce. Il y avait trois cents Arnoux, mais pas deJacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils ? Pellerin devaitle savoir.

Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière, à sonatelier. La porte n’ayant ni sonnette ni marteau, il donna degrands coups de poing, et il appela, cria. Le vide seul luirépondit.

Il songea ensuite à Hussonnet. Mais où découvrir un pareilhomme ? Une fois, Il l’avait accompagné jusqu’à la maison desa maîtresse, rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de Fleurus,Frédéric s’aperçut qu’il ignorait le nom de la demoiselle.

Il eut recours à la Préfecture de police. Il erra d’escalier enescalier, de bureau en bureau. Celui des renseignements se fermait.On lui dit de repasser le lendemain.

Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu’il putdécouvrir, pour savoir si l’on ne connaissait point Arnoux. M.Arnoux ne faisait plus le commerce.

Enfin, découragé, harassé, malade, il s’en revint à son hôtel etse coucha. Au moment où il s’allongeait entre ses draps, une idéele fit bondir de joie :

« Regimbart ! quel imbécile je suis de n’y avoir passongé ! »

Le lendemain, dès sept heures, il arriva rueNotre-Dame-des-Victoires devant la boutique d’un rogommiste, oùRegimbart avait coutume de prendre le vin blanc. Elle n’était pasencore ouverte ; il fit un tour de promenade aux environs, et,au bout d’une demi-heure, s’y présenta de nouveau. Regimbart ensortait. Frédéric s’élança dans la rue. Il crut même apercevoir auloin son chapeau ; un corbillard et des voitures de deuils’interposèrent. L’embarras passé, la vision avait disparu.

Heureusement, il se rappela que le Citoyen déjeunait tous lesjours à onze heures précises chez un petit restaurateur de la placeGaillon. Il s’agissait de patienter ; et, après uneinterminable flânerie de la Bourse à la Madeleine, et de laMadeleine au Gymnase, Frédéric, à onze heures précises, entra dansle restaurant de la place Gaillon, sûr d’y trouver sonRegimbart.

« Connais pas » dit le gargotier d’un ton rogue.

Frédéric insistait il reprit :

« Je ne le connais plus, monsieur ! » avec un haussement desourcils majestueux et des oscillations de la tête, qui décelaientun mystère.

Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé del’estaminet Alexandre. Frédéric avala une brioche, et, sautant dansun cabriolet, s’enquit près du cocher s’il n’y avait point quelquepart, sur les hauteurs de Sainte-Geneviève, un certain caféAlexandre. Le cocher le conduisit rue desFrancs-Bourgeois-Saint-Michel dans un établissement de ce nom-là,et à sa question : « M. Regimbart, s’il vous plaît ? » lecafetier lui répondit, avec un sourire extra-gracieux :

« Nous ne l’avons pas encore vu, monsieur », tandis qu’il jetaità son épouse assise dans le comptoir, un regard d’intelligence.

Et aussitôt se tournant vers l’horloge :

« Mais nous l’aurons, j’espère, d’ici à dix minutes, un quartd’heure tout au plus. — Célestin, vite les feuilles ! —Qu’est-ce que monsieur désire prendre ? »

Quoique n’ayant besoin de rien prendre, Frédéric avala un verrede rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puisdifférents grogs, tant froids que chauds. Il lut tout le Siècle dujour, et le relut ; il examina, jusque dans les grains dupapier, la caricature du Charivari ; à la fin, il savait parcoeur les annonces. De temps à autre, des bottes résonnaient sur letrottoir, c’était lui ! et la forme de quelqu’un se profilaitsur les carreaux ; mais cela passait toujours !

Afin de se désennuyer, Frédéric changeait de place ; ilalla se mettre dans le fond, puis à droite, ensuite à gauche ;et il restait au milieu de la banquette, les deux bras étendus.Mais un chat, foulant délicatement le velours du dossier, luifaisait des peurs en bondissant tout à coup, pour lécher les tachesde sirop sur le plateau ; et l’enfant de la maison, unintolérable mioche de quatre ans, jouait avec une crécelle sur lesmarches du comptoir. Sa maman, petite femme pâlotte, à dents gâtéessouriait d’un air stupide. Que pouvait donc faire Regimbart ?Frédéric l’attendait, perdu dans une détresse illimitée.

La pluie sonnait comme grêle, sur la capote du cabriolet. Parl’écartement du rideau de mousseline, il apercevait dans la rue lepauvre cheval, plus immobile qu’un cheval de bois. Le ruisseau,devenu énorme, coulait entre deux rayons des roues, et le cochers’abritant de la couverture sommeillait ; mais, craignant queson bourgeois ne s’esquivât, de temps à autre il entrouvrait laporte, tout ruisselant comme un fleuve ; — et si les regardspouvaient user les choses, Frédéric aurait dissous l’horloge àforce d’attacher dessus les yeux. Elle marchait, cependant. Lesieur Alexandre se promenait — de long en large, en répétant : « ilva venir, allez ! il va venir ! » et, pour le distraire,lui tenait des discours, parlait politique. Il poussa même lacomplaisance jusqu’à lui proposer une partie de dominos.

Enfin, à quatre heures et demie, Frédéric, qui était là depuismidi, se leva d’un bond, déclarant qu’il n’attendait plus.

« Je n’y comprends rien moi-même », répondit le cafetier d’unair candide, « c’est la première fois que manque M. Ledoux !»

« Comment, M. Ledoux ? »

« Mais oui, monsieur ! »

« J’ai dit Regimbart » s’écria Frédéric exaspéré.

« Ah ! mille excuses vous faites erreur ! — N’est-cepas, madame Alexandre, monsieur a dit : M. Ledoux ? »

Et, interpellant le garçon :

« Vous l’avez entendu, vous-même, comme moi ? » Pour sevenger de son maître, sans doute. Le garçon se contenta desourire.

Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indigné du tempsperdu. furieux contre le Citoyen, implorant sa présence comme celled’un dieu, et bien résolu à l’extraire du fond des caves les pluslointaines. Sa voiture l’agaçait, il la renvoya ; ses idées sebrouillaient ; puis tous les noms des cafés qu’il avaitentendu prononcer par cet imbécile jaillirent de sa mémoire, à lafois, comme les mille pièces d’un feu d’artifice : café Gascard,café Grimbert, café Halbout. estaminet Bordelais, Havanais,Havrais, Boeuf à la mode. brasserie Allemande, Mère Morel ; etil se transporta dans tous successivement. Mais, dans l’un.Regimbart venait de sortir ; dans un autre, il viendraitpeut-être ; dans un troisième, on ne l’avait pas vu depuis sixmois ; ailleurs, il avait commandé, hier. un gigot poursamedi. Enfin, chez Vautier, limonadier, Frédéric, ouvrant laporte, se heurta contre le garçon.

« Connaissez-vous M. Regimbart ? »

« Comment, monsieur, si je le connais ? C’est moi qui ail’honneur de le servir. Il est en haut ; il achève dedîner ! »

Et, la serviette sous le bras, le maître de l’établissement,lui-même, l’aborda :

« Vous demandez M. Regimbart, monsieur ? il était ici àl’instant. »

Frédéric poussa un juron, mais le limonadier affirma qu’il letrouverait chez Bouttevilain, infailliblement.

« Je vous en donne ma parole d’honneur ! il est parti unpeu plus tôt que de coutume, car il a un rendez-vous d’affairesavec des messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le répète, chezBouttevilain, rue Saint-Martin, deuxième perron, à gauche, au fondde la cour, entresol, porte à droite ! »

Enfin, il l’aperçut à travers la fumée des pipes, seul, au fondde l’arrière-buvette après le billard, une chope devant lui, lementon baissé et dans une attitude méditative.

« Ah ! il y a longtemps que je vous cherchais, vous !»

Sans s’émouvoir, Regimbart lui tendit deux doigts seulement, etcomme s’il l’avait vu la veille, il débita plusieurs phrasesinsignifiantes sur l’ouverture de la session.

Frédéric l’interrompit, en lui disant, de l’air le plus naturelqu’il put :

« Arnoux va bien ? »

La réponse fut longue à venir, Regimbart se gargarisait avec sonliquide.

« Oui, pas mal ! »

« Où demeure-t-il donc, maintenant ? »

« Mais… rue Paradis-Poissonnière », répondit le Citoyenétonné.

« Quel numéro ? »

« Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle ! »

Frédéric se leva :

« Comment, vous partez ? »

« Oui, oui, j’ai une course, une affaire que j’oubliais !Adieu ! »

Frédéric alla de l’estaminet chez Arnoux, comme soulevé par unvent tiède et avec l’aisance extraordinaire que l’on éprouve dansles songes.

Il se trouva bientôt à un second étage, devant une porte dont lasonnette retentissait ; une servante parut ; une secondeporte s’ouvrit, Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit unbond et l’embrasse. Elle avait sur ses genoux un petit garçon detrois ans, à peu près ; sa fille, grande comme ellemaintenant, se tenait debout, de l’autre côté de la cheminée.

« Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là », dit Arnoux,en prenant son fils par les aisselles.

Et il s’amusa quelques minutes à le faire sauter en l’air, trèshaut, pour le recevoir au bout de ses bras.

« Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finisdonc ! » s’écriait Mme Arnoux.

Mais Arnoux, jurant qu’il n’y avait pas de danger, continuait,et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langagenatal. « Ah ! brave pichoûn, mon poulit rossignolet ! »Puis il demanda à Frédéric pourquoi il avait été si longtemps sansleur écrire, ce qu’il avait pu faire là-bas, ce qui leramenait.

« Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de faïences. Maiscausons de vous ! »

Frédéric allégua un long procès, la santé de sa mère, il insistabeaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant. Bref, il sefixait à Paris, définitivement cette fois ; et il ne dit riende l’héritage, — dans la peur de nuire à son passé.

Les rideaux, comme les meubles, étaient en damas de lainemarron ; deux oreillers se touchaient contre letraversin ; une bouillotte chauffait dans les charbons ;et l’abat-jour de la lampe, posé au bord de la commode,assombrissait l’appartement. Mme Arnoux avait une robe de chambreen mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les cendres et une mainsur l’épaule du petit garçon, elle défaisait, de l’autre, le lacetde la brassière ; le mioche en chemise pleurait tout en segrattant la tête, comme M. Alexandre fils.

Frédéric s’était attendu à des spasmes de joie mais les passionss’étiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant plus Mme Arnouxdans le milieu où il l’avait connue, elle lui semblait avoir perduquelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfinn’être pas la même. Le calme de son coeur le stupéfiait. Ils’informa des anciens amis, de Pellerin, entre autres.

« Je ne le vois pas souvent », dit Arnoux.

Elle ajouta :

« Nous ne recevons plus, comme autrefois ! » Etait-ce pourl’avertir qu’on ne lui ferait aucune invitation ? Mais Arnoux,poursuivant ses cordialités, lui reprocha de n’être pas venu dîneravec eux, à l’improviste ; et il expliqua pourquoi il avaitchangé d’industrie.

« Que voulez-vous faire dans une époque de décadence comme lanôtre ? La grande peinture est passée de mode !D’ailleurs, on peut mettre de l’art partout. Vous savez, moi,j’aime le Beau ! il faudra un de ces jours que je vous mène àma fabrique. »

Et il voulut lui montrer, immédiatement, quelques-uns de sesproduits dans son magasin à l’entresol.

Les plats, les soupières, les assiettes et les cuvettesencombraient le plancher. Contre les murs étaient dressés de largescarreaux de pavage pour salles de bain et cabinets de toilette,avec sujets mythologiques dans le style de la Renaissance, tandisqu’au milieu une double étagère, montant jusqu’au plafond,supportait des vases à contenir la glace, des pots à fleurs, descandélabres, de petites jardinières et de grandes statuettespolychromes figurant un nègre ou une bergère pompadour. Lesdémonstrations d’Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait froid etfaim.

Il courut au café Anglais, y soupa splendidement, et, tout enmangeant, il se disait :

« J’étais bien bon là-bas avec mes douleurs ! A peine sielle m’a reconnu ! quelle bourgeoise ! »

Et, dans un brusque épanouissement de santé, il se fit desrésolutions d’égoïsme. Il se sentait le coeur dur comme la table oùses coudes posaient. Donc, il pouvait, maintenant, se jeter aumilieu du monde, sans peur. L’idée des Dambreuse lui vint ; illes utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers. « Ah !ma foi, tant pis ! » Cependant, il lui envoya, par uncommissionnaire, un billet lui donnant rendez-vous le lendemain auPalais-Royal, afin de déjeuner ensemble.

La fortune n’était pas si douce pour celui-là.

Il s’était présenté au concours d’agrégation avec une thèse surle droit de tester, où il soutenait qu’on devait le restreindreautant que possible ; — et, son adversaire l’excitant à luifaire dire des sottises, il en avait dit beaucoup, sans que lesexaminateurs bronchassent. Puis le hasard avait voulu qu’il tirâtau sort, pour sujet de leçon, la Prescription. Alors, Deslaurierss’était livré à des théories déplorables ; les vieillescontestations devaient se produire comme les nouvelles ;pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien parce qu’iln’en peut fournir les titres qu’après trente et un anrévolus ? C’était donner la sécurité de l’honnête homme àl’héritier du voleur enrichi. Toutes les injustices étaientconsacrées par une extension de ce droit, qui était la tyrannie,l’abus de la force ! Il s’était même écrié :

« Abolissons-le ; et les Francs ne pèseront plus sur lesGaulois, les Anglais sur les Irlandais, les Yankees sur lesPeaux-Rouges, les Turcs sur les Arabes, les blancs sur les nègres,la Pologne… »

Le président l’avait interrompu :

« Bien ! bien ! monsieur ! nous n’avons que fairede vos opinions politiques, vous vous représenterez plustard ! »

Deslauriers n’avait pas voulu se représenter. Mais ce malheureuxtitre XX du IIIe livre du Code civil était devenu pour lui unemontagne d’achoppement. Il élaborait un grand ouvrage sur laPrescription, considérée comme base du droit civil et du droitnaturel des peuples ; et il était perdu dans Dunod, Rogérius,Balbus, Merlin, Vazeille, Savigny, Tropiong, et autres lecturesconsidérables. Afin de s’y livrer plus à l’aise, il s’était démisde sa place de maître-clerc. Il vivait en donnant des répétitions,en fabriquant des thèses ; et, aux séances de la Parlote, ileffrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les jeunesdoctrinaires issus de M. Guizot, — si bien qu’il avait, dans uncertain monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée dedéfiance pour sa personne.

Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé deflanelle rouge, comme celui de Sénécal autrefois.

Le respect humain, à cause du public qui passait, les empêcha des’étreindre longuement, et ils allèrent jusque chez Véfour, brasdessus bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une larme au fonddes yeux. Puis, dès qu’ils furent seuls, Deslauriers s’écria :

« Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce,maintenant ! »

Frédéric n’aima point cette manière de s’associer, tout desuite, à sa fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux,et pas assez pour lui seul.

Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux,son existence, parlant de lui-même stoïquement et des autres avecaigreur. Tout lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût uncrétin ou une canaille. Pour un verre mal rincé, il s’emportacontre le garçon, et, sur le reproche anodin de Frédéric :

« Comme si j’allais me gêner pour de pareils cocos, qui vousgagnent jusqu’à des six et huit mille francs par an , qui sontélecteurs, éligibles peut-être ! Ah non, non ! »

Puis, d’un air enjoué :

« Mais j’oublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, cartu es un Mondor, maintenant ! »

Et, revenant sur l’héritage, il exprima cette idée : que lessuccessions collatérales (chose injuste en soi, bien qu’il seréjouît de celle-là) seraient abolies, un de ces jours, à laprochaine révolution.

« Tu crois ? » dit Frédéric.

« Compte dessus » répondit-il. « Ça ne peut pas durer on souffretrop Quand je vois dans la misère des gens comme Sénécal… »

« Toujours le Sénécal ! » pensa Frédéric.

« Quoi de neuf, du reste ? Es-tu encore amoureux de MmeArnoux ! C’est passé, hein ? »

Frédéric, ne sachant que répondre, ferma les yeux en baissant latête.

À propos d’Arnoux, Deslauriers lui apprit que son journalappartenait maintenant à Hussonnet, lequel l’avait transformé. Celas’appelait « L’Art, institut littéraire, société par actions decent francs chacune ; capital social : quarante mille francs», avec la faculté pour chaque actionnaire de pousser là sacopie ; car « la société a pour but de publier les oeuvres desdébutants, d’épargner au talent, au génie peut-être. Les crisesdouloureuses qui abreuvent, etc… , tu vois la blague. » Il y avaitcependant quelque chose à faire, c’était de hausser le ton deladite feuille, puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs etpromettant la suite du feuilleton, de servir aux abonnés un journalpolitique les avances ne seraient pas énormes.

« Qu’en penses-tu, voyons veux-tu t’y mettre ? »

Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallaitattendre le règlement de ses affaires.

« Alors, si tu as besoin de quelque chose… »

« Merci, mon petit ! » dit Deslauriers.

Ensuite, ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche develours, au bord de la fenêtre. Le soleil brillait, l’air étaitdoux, des troupes d’oiseaux voletant s’abattaient dans lejardin ; les statues de bronze et de marbre, lavées par lapluie, miroitaient ; des bonnes en tablier causaient assisessur des chaises ; et l’on entendait les rires des enfants,avec le murmure continu que faisait la gerbe du jet d’eau.

Frédéric s’était senti troublé par l’amertume deDeslauriers ; mais, sous l’influence du vin qui circulait dansses veines, à moitié endormi, engourdi, et recevant la lumière enplein visage, il n’éprouvait plus qu’un immense bien-être,voluptueusement stupide, — comme une plante saturée de chaleur etd’humidité. Deslauriers, les paupières entre-closes, regardait auloin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire :

« Ah ! c’était plus beau, quand Camille Desmoulins, deboutlà-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! Onvivait dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver saforce ! De simples avocats commandaient à des généraux, desva-nu-pieds battaient les rois, tandis qu’à présent… »

Il se tut, puis tout à coup :

« Bah ! l’avenir est gros »

Et, tambourinant la charge sur les vitres, il déclama ces versde Barthélémy :

Elle reparaîtra, la terrible Assemblée

Dont, après quarante ans, votre tête est troublée,

Colosse qui sans peur marche d’un pas puissant.

« Je ne sais plus le reste ! Mais il est tard, si nouspartions ? »

Et il continua, dans la rue, à exposer ses théories.

Frédéric, sans l’écouter, observait à la devanture des marchandsles étoffes et les meubles convenables pour son installation ;et ce fut peut-être la pensée de Mme Arnoux qui le fit s’arrêter àl’étalage d’un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Ellesétaient décorées d’arabesques jaunes, à reflets métalliques, etvalaient cent écus la pièce. Il les fit mettre de côté.

« Moi, à ta place », dit Deslauriers, « je m’achèterais plutôtde l’argenterie », décelant, par cet amour du cossu, l’homme demince origine.

Dès qu’il fut seul, Frédéric se rendit chez le célèbre Pomadère,où il se commanda trois pantalons, deux habits, une pelisse defourrure et cinq gilets ; puis chez un bottier, chez unchemisier, et chez un chapelier, ordonnant partout qu’on se hâtâtle plus possible.

Trois jours après, le soir, à son retour du Havre, il trouvachez lui sa garde-robe complète ; et, impatient de s’enservir, il résolut de faire à l’instant même une visite auxDambreuse. Mais il était trop tôt, huit heures à peine.

« Si j’allais chez les autres ? », se dit-il.

Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Illui proposa de le conduire dans un endroit où il s’amuserait, et,au nom de M. Dambreuse :

« Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez là de ses amisvenez donc ! ce sera drôle ! »

Frédéric s’excusait, Mme Arnoux reconnut sa voix et lui souhaitale bonjour à travers la cloison, car sa fille était indisposée,elle-même souffrante ; et l’on entendait le bruit d’unecuiller contre un verre, et tout ce frémissement de chosesdélicatement remuées qui se fait dans la chambre d’un malade. PuisArnoux disparut pour dire adieu à sa femme. Il entassait lesraisons :

« Tu sais bien que c’est sérieux. Il faut que j’y aille, j’y aibesoin, on m’attend. »

« Va, va, mon ami. Amuse-toi ! »

Arnoux héla un fiacre.

« Palais-Royal ! galerie Montpensier. »

Et, se laissant tomber sur les coussins :

« Ah ! comme je suis las, mon cher ! j’en crèverai. Dureste, je peux bien vous le dire, à vous. »

Il se pencha vers son oreille, mystérieusement :

« Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des Chinois. »

Et il expliqua ce qu’étaient la couverte et le petit feu.

Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, qu’il fitporter sur le fiacre. Puis il choisit pour « sa pauvre femme » duraisin, des ananas, différentes curiosités de bouche et recommandaqu’elles fussent envoyées de bonne heure, le lendemain.

Ils allèrent ensuite chez un costumier ; c’était d’un balqu’il s’agissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, uneveste pareille, une perruque rouge ; Frédéric un domino ;et ils descendirent rue de Laval, devant une maison illuminée ausecond étage par des lanternes de couleur.

Dès le bas de l’escalier, on entendait le bruit des violons.

« Où diable me menez-vous ? » dit Frédéric.

« Chez une bonne fille ! n’ayez pas peur ! »

Un groom leur ouvrit la porte, et ils entrèrent dansl’antichambre, où des paletots, des manteaux et des châles étaientjetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume dedragon Louis XV, la traversait en ce moment-là. C’était MlleRose-Annette Bron, la maîtresse du lieu.

« Eh bien ? » dit Arnoux.

« C’est fait ! » répondit-elle.

« Ah ! merci, mon ange ! »

Et il voulut l’embrasser.

« Prends donc garde, imbécile ! tu vas gâter monmaquillage ! »

Arnoux présenta Frédéric.

« Tapez là dedans, monsieur, soyez le bienvenu ! » Elleécarta une portière derrière elle, et se mit à crier emphatiquement:

« Le sieur Arnoux, marmiton, et un prince de ses amis !»

Frédéric fut d’abord ébloui par les lumières ; il n’aperçutque de la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleursqui se balançait aux sons d’un orchestre caché par des verdures,entre des murailles tendues de soie jaune, avec des portraits aupastel, çà et là, et des torchères de cristal en style Louis XVI.De hautes lampes, dont les globes dépolis ressemblaient à desboules de neige, dominaient des corbeilles de fleurs, posées surdes consoles, dans les coins ; — et, en face, après uneseconde pièce plus petite, on distinguait, dans une troisième, unlit à colonnes torses, ayant une glace de Venise à son chevet.

Les danses s’arrêtèrent, et il y eut des applaudissements, unvacarme de joie, à la vue d’Arnoux s’avançant avec son panier surla tête ; les victuailles faisaient bosse au milieu. « Gare aulustre ! » Frédéric leva les yeux : c’était le lustre en vieuxsaxe qui ornait la boutique de l’Art industriel ; le souvenirdes anciens jours passa dans sa mémoire ; mais un fantassin dela Ligne en petite tenue, avec cet air nigaud que la traditiondonne aux conscrits, se planta devant lui, en écartant les deuxbras pour marquer l’étonnement ; et il reconnut, malgré leseffroyables moustaches noires extra-pointues qui le défiguraient,son ancien ami Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien, moitiénègre, le bohème l’accablait de félicitations, l’appelant soncolonel. Frédéric, décontenancé par toutes ces personnes ne savaitque répondre. Un archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs etdanseuses se mirent en place.

Ils étaient une soixantaine environ, les femmes pour la pluparten villageoises ou en marquises, et les hommes, presque tous d’âgemûr, en costumes de routier, de débardeur ou de matelot.

Frédéric, s’étant rangé contre le mur, regarda le quadrilledevant lui.

Un vieux beau, vêtu, comme un doge vénitien, d’une longuesimarre de soie pourpre, dansait avec Mme Rosanette, qui portait unhabit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperonsd’or. Le couple en face se composait d’un Arnaute chargé deyatagans et d’une Suissesse aux yeux bleus, blanche comme du lait,potelée comme une caille, en manches de chemise et corset rouge.Pour faire valoir sa chevelure qui lui descendait jusqu’auxjarrets, une grande blonde, marcheuse à l’Opéra, s’était mise enfemme sauvage ; et, par-dessus son maillot de couleur brune,n’avait qu’un pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et undiadème de clinquant, d’où s’élevait une haute gerbe en plumes depaon. Devant elle, un Pritchard, affublé d’un habit noirgrotesquement large, battait la mesure avec son coude sur satabatière. Un petit berger Watteau, azur et argent comme un clairde lune, choquait sa houlette contre le thyrse d’une Bacchante,couronnée de raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche etdes cothurnes à rubans d’or. De l’autre côté une Polonaise, enspencer de velours nacarat, balançait son jupon de gaze sur ses basde soie gris perle, pris dans des bottines roses cerclées defourrure blanche. Elle souriait à un quadragénaire ventru, déguiséen enfant de choeur, et qui gambadait très haut, levant d’une mainson surplis et retenant de l’autre sa calotte rouge. Mais la reine,l’étoile, c’était mademoiselle Loulou, célèbre danseuse des balspublics. Comme elle se trouvait riche maintenant, elle portait unelarge collerette de dentelle sur sa veste de velours noiruni ; et son large pantalon de soie ponceau, collant sur lacroupe et serré à la taille par une écharpe de cachemire, avait,tout le long de la couture, des petits camélias blancs naturels. Samine pâle, un peu bouffie et à nez retroussé, semblait plusinsolente encore par l’ébouriffure de sa perruque où tenait unchapeau d’homme, en feutre gris, plié d’un coup de poing surl’oreille droite ; et, dans les bonds qu’elle faisait, sesescarpins à boucles de diamants atteignaient presque au nez de sonvoisin, un grand Baron moyen âge tout empêtré dans une armure defer. Il y avait aussi un Ange, un glaive d’or à la main, deux ailesde cygne dans le dos, et qui, allant, venant, perdant à touteminute son cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux figureset embarrassait la contredanse.

Frédéric, en regardant ces personnes, éprouvait un sentimentd’abandon, un malaise. Il songeait encore à Mme Arnoux et il luisemblait participer à quelque chose d’hostile se tramant contreelle.

Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l’aborda. Ellehaletait un peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, sesoulevait doucement sous son menton.

« Et vous, monsieur », dit-elle, « vous ne dansez pas ?»

Frédéric s’excusa, il ne savait pas danser.

« Vraiment ! mais avec moi ? bien sûr ? »

Et, posée sur une seule hanche, l’autre genou un peu rentré, encaressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, ellele considéra pendant une minute, d’un air moitié suppliant, moitiégouailleur. Enfin elle dit « Bonsoir ! », fit une pirouette,et disparut.

Frédéric, mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se mità errer dans le bal.

Il entra dans le boudoir, capitonné de soie bleu pâle avec desbouquets de fleurs des champs, tandis qu’au plafond, dans un cerclede bois doré, des Amours, émergeant d’un ciel d’azur, batifolaientsur des nuages en forme d’édredon. Ces élégances, qui seraientaujourd’hui des misères pour les pareilles de Rosanette,l’éblouirent ; et il admira tout : les volubilis artificielsornant le contour de la glace, les rideaux de la cheminée, le divanturc, et, dans un renfoncement de la muraille, une manière de tentetapissée de soie rose, avec de la mousseline blanche par-dessus.Des meubles noirs à marqueterie de cuivre garnissaient la chambre àcoucher, où se dressait, sur une estrade couverte d’une peau decygne, le grand lit à baldaquin et à plumes d’autruche. Desépingles à tête de pierreries fichées dans des pelotes, des baguestraînant sur des plateaux, des médaillons à cercle d’or et descoffrets d’argent se distinguaient dans l’ombre, sous la lueurqu’épanchait une urne de Bohême, suspendue à trois chaînettes. Parune petite porte entrebâillée, on apercevait une serre chaudeoccupant toute la largeur d’une terrasse, et que terminait unevolière à l’autre bout.

C’était bien là un milieu fait pour lui plaire. Dans une brusquerévolte de sa jeunesse, il se jura d’en jouir, s’enhardit ;puis, revenu à l’entrée du salon, où il y avait plus de mondemaintenant (tout s’agitait dans une sorte de pulvérulencelumineuse), il resta debout à contempler les quadrilles, clignantles yeux pour mieux voir, — et humant les molles senteurs defemmes, qui circulaient comme un immense baiser épandu.

Mais il y avait près de lui, de l’autre côté de la porte,Pellerin ; — Pellerin en grande toilette, le bras gauche dansla poitrine et tenant de la droite, avec son chapeau, un gantblanc, déchiré.

« Tiens, il y a longtemps qu’on ne vous a vu ! où diableétiez-vous donc ? parti en voyage, en Italie ? Poncif,hein, l’Italie ? pas si raide qu’on dit ?N’importe ! apportez-moi vos esquisses, un de ces jours ?»

Et, sans attendre sa réponse, l’artiste se mit à parler delui-même.

Il avait fait beaucoup de progrès, ayant reconnu définitivementla bêtise de la Ligne. On ne devait pas tant s’enquérir de laBeauté et de l’Unité, dans une oeuvre, que du caractère et de ladiversité des choses.

« Car tout existe dans la nature, donc tout est légitime, toutest plastique. Il s’agit seulement d’attraper la note, voilà. J’aidécouvert le secret ! » Et lui donnant un coup de coude, ilrépéta plusieurs fois : « J’ai découvert le secret, vousvoyez ! Ainsi regardez-moi cette petite femme à coiffure desphinx qui danse avec un postillon russe, c’est net, sec, arrêté,tout en méplats et en tons crus : de l’indigo sous les yeux, uneplaque de cinabre à la joue, du bistre sur les tempes ;pif ! paf ! — Et il jetait, avec le pouce, comme descoups de pinceau dans l’air. « Tandis que la grosse, là-bas »,continua-t-il en montrant une Poissarde, en robe cerise avec unecroix d’or au cou et un fichu de linon noué dans le dos, « rien quedes rondeurs ; les narines s’épatent comme les ailes de sonbonnet, les coins de la bouche se relèvent, le menton s’abaisse,tout est gras, fondu, copieux, tranquille et soleillant, un vraiRubens ! Elles sont parfaites cependant ! Où est le typealors ? « Il s’échauffait. » Qu’est-ce qu’une bellefemme ? Qu’est-ce que le beau ? Ah ! le beau !me direz-vous… » Frédéric l’interrompit pour savoir ce qu’était unpierrot à profil de bouc, en train de bénir tous les danseurs aumilieu d’une pastourelle.

« Rien du tout ! un veuf, père de trois garçons. Il leslaisse sans culottes, passe sa vie au club, et couche avec labonne. »

« Et celui-là, costumé en bailli, qui parle dans l’embrasure dela fenêtre à une marquise-Pompadour ? » « La marquise, c’estMme Vandaël, l’ancienne actrice du Gymnase, la maîtresse du Doge,le comte de Palazot. Voilà vingt ans qu’ils sont ensemble ; onne sait pourquoi. Avait-elle de beaux yeux, autrefois, cettefemme-là ! Quant au citoyen près d’elle, on le nomme lecapitaine d’Herbigny, un vieux de la vieille, qui n’a pour toutefortune que sa croix d’honneur et sa pension, sert d’oncle auxgrisettes dans les solennités, arrange les duels et dîne en ville.»

« Une canaille ? » dit Frédéric.

« Non ! un honnête homme ! »

« Ah ! »

L’artiste lui en nomma d’autres encore, quand, apercevant unmonsieur qui portait comme les médecins de Molière une grande robede serge noire, mais bien ouverte de haut en bas, afin de montrertoutes ses breloques :

« Ceci vous représente le docteur Des Rogis, enragé de n’êtrepas célèbre, a écrit un livre de pornographie médicale, cirevolontiers les bottes dans le grand monde, est discret ; cesdames l’adorent. Lui et son épouse (cette maigre châtelaine en robegrise) se trimbalent ensemble dans tous les endroits publics, etautres. Malgré la gêne du ménage, on a un jour, — thés artistiquesoù il se dit des vers. — Attention ! »

En effet, le Docteur les aborda ; et bientôt ils formèrenttous les trois, à l’entrée du salon, un groupe de causeurs, où vints’adjoindre Hussonnet, puis l’amant de la Femme-Sauvage, un jeunepoète, exhibant, sous un court mantel à la François, la plus piètredes anatomies, et enfin un garçon d’esprit, déguisé en Turc debarrière. Mais sa veste à galons jaunes avait si bien voyagé sur ledos des dentistes ambulants, son large pantalon à plis était d’unrouge si déteint, son turban roulé comme une anguille à la tartared’un aspect si pauvre, tout son costume enfin tellement déplorableet réussi, que les femmes ne dissimulaient pas leur dégoût. Ledocteur l’en consola par de grands éloges sur la Débardeuse samaîtresse. Ce Turc était fils d’un banquier.

Entre deux quadrilles, Rosanette se dirigea vers la cheminée, oùétait installé, dans un fauteuil, un petit vieillard replet, enhabit marron, à boutons d’or. Malgré ses joues flétries quitombaient sur sa haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds,et frisés naturellement comme les poils d’un caniche, lui donnaientquelque chose de folâtre.

Elle l’écouta, penchée vers son visage. Ensuite, elle luiaccommoda une verre de sirop ; et rien n’était mignon commeses mains sous leurs manches de dentelles qui dépassaient lesparements de l’habit vert. Quand le bonhomme eut bu, il lesbaisa.

« Mais c’est M. Oudry, le voisin d’Arnoux ! »

« Il l’a perdu ! » dit en riant Pellerin.

« Comment ? »

Un postillon de Longjumeau la saisit par la taille, une valsecommençait. Alors, toutes les femmes, assises autour du salon surdes banquettes, se levèrent à la file, prestement ; et leursjupes, leurs écharpes, leurs coiffures se mirent à tourner.

Elles tournaient si près de lui, que Frédéric distinguait lesgouttelettes de leur front ; — et ce mouvement giratoire deplus en plus vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa penséeune sorte d’ivresse, y faisait surgir d’autres images, tandis quetoutes passaient dans le même éblouissement, et chacune avec uneexcitation particulière selon le genre de sa beauté. La Polonaise,qui s’abandonnait d’une façon langoureuse, lui inspirait l’envie dela tenir contre son coeur, en filant tous les deux dans un traîneausur une plaine couverte de neige. Des horizons de voluptétranquille, au bord d’un lac, dans un chalet, se déroulaient sousles pas de la Suissesse, qui valsait le torse droit et lespaupières baissées. Puis, tout à coup, la Bacchante, penchant enarrière sa tête brune, le faisait rêver à des caressesdévoratrices, dans des bois de lauriers-roses, par un tempsd’orage, au bruit confus des tambourins. La Poissarde, que lamesure trop rapide essoufflait, poussait des rires ; et ilaurait voulu, buvant avec elle aux Porcherons, chiffonner à pleinesmains son fichu, comme au bon vieux temps. Mais la Débardeuse, dontles orteils légers effleuraient à peine le parquet, semblaitreceler dans la souplesse de ses membres et le sérieux de sonvisage tous les raffinements de l’amour moderne, qui a la justessed’une science et la mobilité d’un oiseau. Rosanette tournait, lepoing sur la hanche ; sa perruque à marteau, sautillant surson collet, envoyait de la poudre d’iris autour d’elle ; et, àchaque tour, du bout de ses éperons d’or, elle manquait d’attraperFrédéric.

Au dernier accord de la valse, Mlle Vatnaz parut. Elle avait unmouchoir algérien sur la tête, beaucoup de piastres sur le front,de l’antimoine au bord des yeux, avec une espèce de paletot encachemire noir tombant sur un jupon clair, lamé d’argent, et elletenait un tambour de basque à la main.

Derrière son dos marchait un grand garçon, dans le costumeclassique du Dante, et qui était (elle ne s’en cachait plus,maintenant) l’ancien chanteur de l’Alhambra, — lequel, s’appelantAuguste Delamare, s’était fait appeler primitivement AnténorDellamarre, puis Delmas, puis Belmar, et enfin Delmar, modifiantainsi et perfectionnant son nom, d’après sa gloirecroissante ; car il avait quitté le bastringue pour lethéâtre, et venait même de débuter bruyamment à l’Ambigu, dansGaspardo le Pêcheur.

Hussonnet, en l’apercevant, se renfrogna. Depuis qu’on avaitrefusé sa pièce, il exécrait les comédiens. On n’imaginait pas lavanité de ces Messieurs, de celui-là, surtout ! » — Quelposeur, voyez donc ! »

Après un léger salut à Rosanette, Delmar s’était adossé à lacheminée ; et il restait immobile, une main sur le coeur, lepied gauche en avant, les yeux au ciel, avec sa couronne delauriers dorés par-dessus son capuchon, tout en s’efforçant demettre dans son regard beaucoup de poésie, pour fasciner les dames.On faisait, de loin, un grand cercle autour de lui.

Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement Rosanette,s’en vint prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style,un ouvrage d’éducation qu’elle voulait publier : la Guirlande desjeunes Personnes, recueil de littérature et de morale. L’homme delettres promit son concours. Alors, elle lui demanda s’il nepourrait pas. dans une des feuilles où il avait accès, fairemousser quelque peu son ami, et même lui confier plus tard un rôle.Hussonnet en oublia de prendre un verre de punch.

C’était Arnoux qui l’avait fabriqué ; et, suivi par legroom du Comte portant un plateau vide, il l’offrait aux personnesavec satisfaction.

Quand il vint à passer devant M. Oudry, Rosanette l’arrêta.

« Eh bien, et cette affaire ? »

Il rougit quelque peu ; enfin, s’adressant au bon homme:

« Notre amie m’a dit que vous auriez l’obligeance… »

« Comment donc, mon voisin ! tout à vous. »

Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé ; comme ilss’entretenaient à demi-voix, Frédéric les entendaitconfusément ; il se porta vers l’autre coin de la cheminée, oùRosanette et Delmar causaient ensemble.

Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme les décors dethéâtre pour être contemplée à distance, des mains épaisses, degrands pieds, une mâchoire lourde ; et il dénigrait lesacteurs les plus illustres, traitait de haut les poètes, disait : «mon organe, mon physique, mes moyens », en émaillant son discoursde mots peu intelligibles pour lui-même, et qu’il affectionnait,tels que « morbidezza, analogue et homogénéité ».

Rosanette l’écoutait avec de petits mouvements de têteapprobatifs. On voyait l’admiration s’épanouir sous le fard de sesjoues, et quelque chose d’humide passait comme un voile sur sesyeux clairs, d’une indéfinissable couleur. Comment un pareil hommepouvait-il la charmer ? Frédéric s’excitait intérieurement àle mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, l’espèce d’enviequ’il lui portait.

Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux ; et, tout enriant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d’oeil surson amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.

Puis Arnoux et la Vatnaz disparurent ; le bonhomme vintparler bas à Rosanette.

« Eh bien, oui, c’est convenu ! Laissez-moi tranquille.»

Et elle pria Frédéric d’aller voir dans la cuisine si M. Arnouxn’y était pas.

Un bataillon de verres à moitié pleins couvrait leplancher ; et les casseroles, les marmites, la turbotière, lapoêle à frire sautaient. Arnoux commandait aux domestiques en lestutoyant, battait la rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec labonne.

« Bien », dit-il, « avertissez-la ! Je fais servir. »

On ne dansait plus, les femmes venaient de se rasseoir, leshommes se promenaient. Au milieu du salon, un des rideaux tendussur une fenêtre se bombait au vent ; et la Sphinx, malgré lesobservations de tout le monde, exposait au courant d’air ses brasen sueur. Où donc était Rosanette ? Frédéric la chercha plusloin, jusque dans le boudoir et dans la chambre. Quelques-uns, pourêtre seuls, ou deux à deux, s’y étaient réfugiés. L’ombre et leschuchotements se mêlaient. Il y avait de petits rires sous desmouchoirs, et l’on entrevoyait au bord des corsages desfrémissements d’éventails, lents et doux comme des battementsd’aile d’oiseau blessé.

En entrant dans la serre, il vit, sous les larges feuilles d’uncaladium, près le jet d’eau, Delmar, couché à plat ventre sur lecanapé de toile ; Rosanette, assise près de lui, avait la mainpassée dans ses cheveux ; et ils se regardaient. Au mêmemoment, Arnoux entra par l’autre côté, celui de la volière. Delmarse leva d’un bond, puis il sortit à pas tranquilles sans seretourner ; et même, s’arrêta près de la porte, pour cueillirune fleur d’hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosanettepencha le visage ; Frédéric, qui la voyait de profil,s’aperçut qu’elle pleurait.

« Tiens ! qu’as-tu donc ? » dit Arnoux.

Elle haussa les épaules sans répondre.

« Est-ce à cause de lui ? » reprit-il.

Elle étendit les bras autour de son cou, et, le baisant aufront, lentement :

« Tu sais bien que je t’aimerai toujours, mon gros. N’y pensonsplus ! Allons souper ! »

Un lustre de cuivre à quarante bougies éclairait la salle, dontles murailles disparaissaient sous de vieilles faïencesaccrochées ; et cette lumière crue, tombant d’aplomb, rendaitplus blanc encore, parmi les hors-d’oeuvre et les fruits, ungigantesque turbot occupant le milieu de la nappe, bordée par desassiettes pleines de potage à la bisque. Avec un froufroud’étoffes, les femmes, tassant leurs jupes, leurs manches et leursécharpes, s’assirent les unes près des autres ; les hommes,debout, s’établirent dans les angles. Pellerin et M. Oudry furentplacés près de Rosanette ; Arnoux était en face. Palazot etson amie venaient de partir.

« Bon voyage ! » dit-elle, « attaquons ! »

Et l’Enfant de choeur, homme facétieux, en faisant un grandsigne de croix, commença le Benedicite.

Les dames furent scandalisées, et principalement la Poissarde,mère d’une fille dont elle voulait faire une femme honnête. Arnoux,non plus, « n’aimait pas ça », trouvant qu’on devait respecter lareligion.

Une horloge allemande, munie d’un coq, carillonnant deux heures,provoqua sur le coucou force plaisanteries. Toutes sortes de proposs’ensuivirent : calembours, anecdotes, vantardises, gageures,mensonges tenus pour vrais, assertions improbables, un tumulte deparoles qui bientôt s’éparpilla en conversations particulières. Lesvins circulaient, les plats se succédaient, le docteur découpait.On se lançait de loin une orange, un bouchon ; on quittait saplace pour causer avec quelqu’un. Souvent Rosanette se tournaitvers Delmar, immobile derrière elle ; Pellerin bavardait, M.Oudry souriait. Mlle Vatnaz mangea presque à elle seule le buissond’écrevisses, et les carapaces sonnaient sous ses longues dents.L’Ange, posée sur le tabouret du piano (seul endroit où ses aileslui permissent de s’asseoir), mastiquait placidement, sansdiscontinuer.

« Quel fourchette ! » répétait l’Enfant de choeur ébahi, «quelle fourchette ! »

Et la Sphinx buvait de l’eau-de-vie, criait à plein gosier, sedémenait comme un démon. Tout à coup ses joues s’enflèrent, et, nerésistant plus au sang qui l’étouffait, elle porta sa serviettecontre ses lèvres, puis la jeta sous la table.

Frédéric l’avait vue.

« Ce n’est rien ! »

Et, à ses instances pour partir et se soigner, elle réponditlentement :

« Bah ! à quoi bon ? autant ça qu’autre chose !la vie n’est pas si drôle ! »

Alors, il frissonna, pris d’une tristesse glaciale, comme s’ilavait aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, unréchaud de charbon près d’un lit de sangle, et les cadavres de laMorgue en tablier de cuir, avec le robinet d’eau froide qui coulesur leurs cheveux.

Cependant, Hussonnet, accroupi aux pieds de la Femme-Sauvage,braillait d’une voix enrouée, pour imiter l’acteur Grassot :

« Ne sois pas cruelle, ô Celuta cette petite fête de famille estcharmante ! Enivrez-moi de voluptés, mes amours !Folichonnons ! folichonnons ! »

Et il se mit à baiser les femmes sur l’épaule. Ellestressaillaient, piquées par ses moustaches ; puis il imaginade casser contre sa tête une assiette, en la heurtant d’un petitcoup. D’autres l’imitèrent -, les morceaux de faïence volaientcomme des ardoises par un grand vent, et la Débardeuse s’écria:

« Ne vous gênez pas ! ça ne coûte rien ! Le bourgeoisqui en fabrique nous en cadote ! »

Tous les yeux se portèrent sur Arnoux. Il répliqua :

« Ah ! sur facture, permettez ! » tenant, sans doute,à passer pour n’être pas, ou n’être plus l’amant de Rosanette.

Mais deux voix furieuses s’élevèrent :

« Imbécile ! »

« Polisson ! »

« A vos ordres ! »

« Aux vôtres ! »

C’était le Chevalier moyen âge et le Postillon russe qui sedisputaient ; celui-ci ayant soutenu que des armuresdispensaient d’être brave, l’autre avait pris cela pour une injure.Il voulait se battre, tous s’interposaient, et le Capitaine, aumilieu du tumulte, tâchait de se faire entendre.

« Messieurs, écoutez-moi ! un mot ! J’ai del’expérience, messieurs ! »

Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre, finit parobtenir du silence ; et, s’adressant au Chevalier qui gardaitson casque, puis au Postillon coiffé d’un bonnet à longs poils:

« Retirez d’abord votre casserole ! ça m’échauffe ! —et vous, là-bas, votre tête de loup. — Voulez-vous bien m’obéir,saprelotte Regardez donc mes épaulettes Je suis votre maréchale»

Il s’exécutèrent, et tous applaudirent en criant « Vive laMaréchale ! vive la Maréchale ! » Alors, elle prit sur lepoêle une bouteille de vin de Champagne, et elle le versa de haut,dans les coupes qu’on lui tendait. Comme la table était trop large,les convives, les femmes surtout, se portèrent de son côté, en sedressant sur la pointe des pieds, sur les barreaux des chaises, cequi forma pendant une minute un groupe pyramidal de coiffures,d’épaules nues, de bras tendus, de corps penchés ; — et delongs jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot etArnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille,éclaboussaient les visages. Les petits oiseaux de la volière, donton avait laissé la porte ouverte, envahirent la salle, touteffarouchés, voletant autour du lustre, se cognant contre lescarreaux, contre les meubles ; et quelques-uns, posés sur lestêtes, faisaient au milieu des chevelures comme de largesfleurs.

Les musiciens étaient partis. On tira le piano de l’antichambredans le salon. La Vatnaz s’y mit, et, accompagnée de l’Enfant dechoeur qui battait du tambour de basque, elle entama unecontredanse avec furie, tapant les touches comme un cheval quipiaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la mesure.La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, laDébardeuse se disloquait comme un clown, le Pierrot avait desfaçons d’orang-outang, la Sauvagesse, les bras écartés, imitaitl’oscillation d’une chaloupe. Enfin tous, n’en pouvant plus,s’arrêtèrent ; et on ouvrit une fenêtre.

Le grand jour entra, avec la fraîcheur du matin. Il y eut uneexclamation d’étonnement, puis un silence. Les flammes jaunesvacillaient, en faisant de temps à autre éclater leursbobèches ; des rubans, des fleurs et des perles jonchaient leparquet ; des taches de punch et de sirop poissaient lesconsoles ; les tentures étaient salies, les costumes fripés,poudreux ; les nattes pendaient sur les épaules ; et lemaquillage, coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes,dont les paupières rouges clignotaient.

La Maréchale, fraîche comme au sortir d’un bain, avait les jouesroses, les yeux brillants. Elle jeta au loin sa perruque ; etses cheveux tombèrent autour d’elle comme une toison, ne laissantvoir de tout son vêtement que sa culotte, ce qui produisit un effetà la fois comique et gentil.

La Sphinx, dont les dents claquaient de fièvre, eut besoin d’unchâle.

Rosanette courut dans sa chambre pour le chercher, et, commel’autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez, vivement.

Le Turc observa, tout haut, qu’on n’avait pas vu sortir M.Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué.

Puis, en attendant les voitures, on s’embobelina dans lescapelines et les manteaux. Sept heures sonnèrent. L’Ange étaittoujours dans la salle, attablée devant une compote de beurre et desardines ; et la Poissarde, près d’elle, fumait descigarettes, tout en lui donnant des conseils sur l’existence.

Enfin, les fiacres étant survenus, les invités s’en allèrent.Hussonnet, employé dans une correspondance pour la province, devaitlire avant son déjeuner cinquante-trois journaux la Sauvagesseavait une répétition à son théâtre, Pellerin un modèle, l’Enfant dechoeur trois rendez-vous. Mais l’Ange, envahie par les premierssymptômes d’une indigestion, ne put se lever. Le Baron moyen âge laporta jusqu’au fiacre.

« Prends garde à ses ailes ! » cria par la fenêtre laDébardeuse.

On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à Rosanette :

« Adieu, chère ! C’était très bien, ta soirée. »

Puis se penchant à son oreille :

« Garde-le ! »

« Jusqu’à des temps meilleurs », reprit la Maréchale en tournantle dos, lentement.

Arnoux et Frédéric s’en revinrent ensemble, comme ils étaientvenus. Le marchand de faïence avait un air tellement sombre, queson compagnon le crut indisposé.

« Moi ? pas du tout ! »

il se mordait la moustache, fronçait les sourcils, et Frédériclui demanda si ce n’était pas ses affaires qui letourmentaient.

« Nullement ! »

Puis tout à coup :

« Vous le connaissiez, n’est-ce pas, le père Oudry ? »

Et, avec une expression de rancune :

« Il est riche, le vieux gredin ! »

Ensuite, Arnoux parla d’une cuisson importante que l’on devaitfinir aujourd’hui, à sa fabrique. Il voulait la voir. Le trainpartait dans une heure. « Il faut cependant que j’aille embrasserma femme. »

« Ah ! sa femme ! » pensa Frédéric.

Puis il se coucha, avec une douleur intolérable àl’occiput ; et il but une carafe d’eau, pour calmer sasoif.

Une autre soif lui était venue, celle des femmes, du luxe et detout ce que comporte l’existence parisienne. Il se sentait quelquepeu étourdi, comme un homme qui descend d’un vaisseau ; et,dans l’hallucination du premier sommeil, il voyait passer etrepasser continuellement les épaules de la Poissarde, les reins dela Débardeuse, les mollets de la Polonaise, la chevelure de laSauvagesse. Puis deux grands yeux noirs, qui n’étaient pas dans lebal, parurent ; et légers comme des papillons, ardents commedes torches, ils allaient, venaient, vibraient, montaient dans lacorniche, descendaient jusqu’à sa bouche. Frédéric s’acharnait àreconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve l’avaitpris ; il lui semblait qu’il était attelé près d’Arnoux, autimon d’un fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui,l’éventrait avec ses éperons d’or.

Chapitre 2

 

Frédéric trouva, au coin de la rue Rumford, un petit hôtel et ils’acheta, tout à la fois le coupé, le cheval, les meubles et deuxjardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de laporte dans son salon. Derrière cet appartement, étaient une chambreet un cabinet. L’idée lui vint d’y loger Deslauriers. Mais, commentla recevrait-il, elle, sa maîtresse future ? La présence d’unami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon,et fit du cabinet un fumoir.

Il acheta les poètes qu’il aimait, des Voyages, des Atlas, desDictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre ;il pressait les ouvriers, courait les magasins, et, dans sonimpatience de jouir, emportait tout sans marchander.

D’après les notes des fournisseurs, Frédéric s’aperçut qu’ilaurait à débourser prochainement une quarantaine de mille francs,non compris les droits de succession, lesquels dépasseraienttrente-sept mille ; comme sa fortune était en biensterritoriaux, il écrivit au notaire du Havre d’en vendre unepartie, pour se libérer de ses dettes et avoir quelque argent à sadisposition. Puis, voulant connaître enfin cette chose vague,miroitante et indéfinissable qu’on appelle le monde, il demanda parun billet aux Dambreuse s’ils pouvaient le recevoir. Madamerépondit qu’elle espérait sa visite pour le lendemain.

C’était jour de réception. Des voitures stationnaient dans lacour. Deux valets se précipitèrent sous la marquise, et untroisième, au haut de l’escalier, se mit à marcher devant lui.

Il traversa une antichambre, une seconde pièce, puis un grandsalon à hautes fenêtres, et dont la cheminée monumentale supportaitune pendule en forme de sphère, avec deux vases de porcelainemonstrueux où se hérissaient, comme deux buissons d’or, deuxfaisceaux de bobèches. Des tableaux dans la manière de l’Espagnoletétaient appendus au mur ; les lourdes portières en tapisserietombaient majestueusement ; et les fauteuils, les consoles,les tables, tout le mobilier, qui était de style Empire, avaitquelque chose d’imposant et de diplomatique. Frédéric souriait deplaisir, malgré lui.

Enfin il arriva dans un appartement ovale, lambrissé de bois derose, bourré de meubles mignons et qu’éclairait une seule glacedonnant sur un jardin. Mme Dambreuse était auprès du feu, unedouzaine de personnes formant cercle autour d’elle. Avec un motaimable, elle lui fit signe de s’asseoir, mais sans paraîtresurprise de ne l’avoir pas vu depuis longtemps.

On vantait, quand il entra, l’éloquence de l’abbé Coeur. Puis ondéplora l’immoralité des domestiques, à propos d’un vol commis parun valet de chambre ; et les cancans se déroulèrent. Lavieille dame de Sommery avait un rhume, Mlle de Turvisot semariait, les Montcharron ne reviendraient pas avant la fin dejanvier, les Bretancourt non plus, maintenant on restait tard à lacampagne ; et la misère des propos se trouvait comme renforcéepar le luxe des choses ambiantes ; mais ce qu’on disait étaitmoins stupide que la manière de causer, sans but, sans suite etsans animation. Il y avait là, cependant, des hommes versés dans lavie, un ancien ministre, le curé d’une grande paroisse, deux outrois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils s’en tenaientaux lieux communs les plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient. àdes douairières fatiguées, d’autres avaient des tournures demaquignon ; et des vieillards accompagnaient leurs femmes,dont ils auraient pu se faire passer pour les grands-pères.

Mme Dambreuse les recevait tous avec grâce. Dès qu’on parlaitd’un malade, elle fronçait les sourcils douloureusement, et prenaitun air joyeux s’il était question de bals ou de soirées. Elleserait bientôt contrainte de s’en priver, car elle allait fairesortir de pension une nièce de son mari, une orpheline. On exaltason dévouement ; c’était se conduire en véritable mère defamille.

Frédéric l’observait. La peau mate de son visage paraissaittendue, et d’une fraîcheur sans éclat, comme celle d’un fruitconservé. Mais ses cheveux, tire-bouchonnés à l’anglaise, étaientplus fins que de la soie, ses yeux d’un azur brillant, tous sesgestes délicats. Assise au fond, sur la causeuse, elle caressaitles floches rouges d’un écran japonaise, pour faire valoir sesmains, sans doute, de longues mains étroites, un peu maigres, avecdes doigts retroussés par le bout. Elle portait une robe de moiregrise, à corsage montant, comme une puritaine.

Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à laFortelle. Mme Dambreuse n’en savait rien. Il concevait cela, dureste : Nogent devait l’ennuyer. Les visites augmentaient. C’étaitun bruissement continu de robes sur les tapis ; les damesposées au bord des chaises, poussaient de petits ricanements,articulaient deux ou trois mots, et, au bout de cinq minutes,partaient avec leurs jeunes filles. Bientôt, la conversation futimpossible à suivre, et Frédéric se retirait quand Mme Dambreuselui dit

« Tous les mercredis, n’est-ce pas, monsieur Moreau ? »rachetant par cette seule phrase ce qu’elle avait montréd’indifférence.

Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une largebouffée d’air ; et, par besoin d’un milieu moins artificiel,Frédéric se ressouvint qu’il devait une visite à la Maréchale.

La porte de l’antichambre était ouverte. Deux bichons havanaisaccoururent. Une voix cria :

« Delphine ! Delphine ! — Est-ce vous, Félix ?»

Il se tenait sans avancer ; les deux petits chiensjappaient toujours. Enfin Rosanette parut, enveloppée dans unesorte de peignoir en mousseline blanche garnie de dentelles, piedsnus dans des babouches.

« Ah ! pardon, monsieur ! Je vous prenais pour lecoiffeur. Une minute ! je reviens ! »

Et il resta seul dans la salle à manger.

Les persiennes en étaient closes. Frédéric la parcourait desyeux, en se rappelant le tapage de l’autre nuit, lorsqu’il remarquaau milieu, sur la table, un chapeau d’homme, un vieux feutrebossué, gras, immonde. A qui donc ce chapeau ? Montrantimpudemment sa coiffe décousue, il semblait dire : « Je m’en moqueaprès tout Je suis le maître ! »

La Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l’y jeta,referma la porte (d’autres portes, en même temps, s’ouvraient et serefermaient), et, ayant fait passer Frédéric par la cuisine, ellel’introduisit dans son cabinet de toilette.

On voyait, tout de suite, que c’était l’endroit de la maison leplus hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse à grandsfeuillages tapissait les murs, les fauteuils et un vaste divanélastique ; sur une table de marbre blanc s’espaçaient deuxlarges cuvettes en faïence bleue ; des planches de cristalformant étagère au-dessus étaient encombrées par des fioles, desbrosses, des peignes, des bâtons de cosmétique, des boîtes àpoudre ; le feu se mirait dans une haute psyché ; un drappendait en dehors d’une baignoire, et des senteurs de pâted’amandes et de benjoin s’exhalaient.

« Vous excuserez le désordre ! Ce soir, je dîne en ville.»

Et, comme elle tournait sur ses talons, elle faillit écraser undes petits chiens. Frédéric les déclara charmants. Elle les soulevatous les deux, et haussant jusqu’à lui leur museau noir :

« Voyons, faites une risette, baisez le monsieur. » Un homme,habillé d’une sale redingote à collet de fourrure, entrabrusquement.

« Félix, mon brave », dit-elle, « vous aurez votre affairedimanche prochain, sans faute. »

L’homme se mit à la coiffer. Il lui apprenait des nouvelles deses amies : Mme de Rochegune, Mme de Saint-Florentin, Mme Lombard,toutes étant nobles comme à l’hôtel Dambreuse. Puis il causathéâtres ; on donnait le soir à l’Ambigu une représentationextraordinaire.

« Irez-vous ? »

« Ma foi, non ! Je reste chez moi. »

Delphine parut. Elle la gronda pour être sortie sans sapermission. L’autre jura qu’elle « rentrait du marché ».

« Eh bien, apportez-moi votre livre ! — Vous permettez,n’est-ce pas ? »

Et, lisant à demi-voix le cahier, Rosanette faisait desobservations sur chaque article. L’addition était fausse.

« Rendez-moi quatre sous ! »

Delphine les rendit, et, quand elle l’eut congédiée

« Ah ! Sainte Vierge ! est-on assez malheureux avecces gens-là ! »

Frédéric fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelaittrop les autres, et établissait entre les deux maisons une sorted’égalité fâcheuse.

Delphine, étant revenue, s’approcha de la Maréchale pourchuchoter un mot à son oreille.

« Eh non ! je n’en veux pas ! »

Delphine se présenta de nouveau.

« Madame, elle insiste. »

« Ah ! quel embêtement ! Flanque-la dehors !»

Au même instant, une vieille dame habillée de noir poussa laporte. Frédéric n’entendit rien, ne vit rien ; Rosanettes’était précipitée dans la chambre, à sa rencontre.

Quand elle reparut, elle avait les pommettes rouges et elles’assit dans un des fauteuils, sans parler. Une larme tomba sur sajoue ; puis se tournant vers le jeune homme, doucement :

« Quel est votre petit nom ? »

« Frédéric. »

« Ah ! Federico ! Ça ne vous gêne pas que je vousappelle comme ça ? »

Et elle le regardait d’une façon câline, presque amoureuse. Toutà coup, elle poussa un cri de joie à la vue de Mlle Vatnaz.

La femme artiste n’avait pas de temps à perdre, devant, à sixheures juste, présider sa table d’hôte ; et elle haletait,n’en pouvant plus. D’abord, elle retira de son cabas une chaîne demontre avec un papier, puis différents objets, desacquisitions.

« Tu sauras qu’il y a, rue Joubert, des gants de Suède àtrente-six sous magnifiques ! Ton teinturier demande encorehuit jours. Pour la guipure, j’ai dit qu’on repasserait. Bugneaux areçu l’acompte. Voilà tout, il me semble ? C’est centquatre-vingt-cinq francs que tu me dois ! »

Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune desdeux n’avait de monnaie, Frédéric en offrit.

« Je vous les rendrai », dit la Vatnaz, en fourrant les quinzefrancs dans son sac. « Mais vous êtes un vilain. Je ne vous aimeplus, vous ne m’avez pas fait danser une seule fois, l’autrejour ! — Ah ! ma chère, j’ai découvert, quai Voltaire, àune boutique, un cadre d’oiseaux-mouches empaillés qui sont desamours. A ta place, je me les donnerais. Tiens ! Commenttrouves-tu ? »

Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu’elle avait achetéau Temple pour faire un pourpoint moyen âge à Delmar.

« Il est venu aujourd’hui, n’est-ce pas ? »

« Non ! »

« C’est singulier »

Et, une minute après :

« Où vas-tu ce soir ? »

« Chez Alphonsine », dit Rosanette ; ce qui était latroisième version sur la manière dont elle devait passer lasoirée.

Mlle Vatnaz reprit :

« Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ? »

Mais, d’un brusque clin d’oeil, la Maréchale lui commanda de setaire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dansl’antichambre, pour savoir s’il verrait bientôt Arnoux.

« Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bienentendu ! »

Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, prèsd’une paire de socques.

« Les caoutchoucs de la Vatnaz », dit Rosanette. « Quel pied,hein ? Elle est forte, ma petite amie ! »

Et d’un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettredu mot :

« Ne pas s’y fierrr ! »

Frédéric, enhardi par cette espèce de confidence, voulut labaiser sur le col. Elle dit froidement :

« Oh ! faites ! Ça ne coûte rien ! »

Il était léger en sortant de là, ne doutant pas que la Maréchalene devînt bientôt sa maîtresse. Ce désir en éveilla un autre ;et, malgré l’espèce de rancune qu’il lui gardait, il eut envie devoir Mme Arnoux.

D’ailleurs, il devait y aller pour la commission deRosanette.

« Mais, à présent », songea-t-il (six heures sonnaient), «Arnoux est chez lui, sans doute. »

Il ajourna sa visite au lendemain.

Elle se tenait dans la même attitude que le premier jour, etcousait une chemise d’enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouaitavec une ménagerie de bois ; Marthe, un peu plus loin,écrivait.

Il commença par la complimenter de ses enfants. Elle réponditsans aucune exagération de bêtise maternelle.

La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil passaitpar les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme MmeArnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappantles accroche-coeurs de sa nuque, pénétrait d’un fluide d’or sa peauambrée. Alors, il dit :

« Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande depuistrois ans ! — Vous rappelez-vous, Mademoiselle, quand vousdormiez sur mes genoux, dans la voiture ? » Marthe ne serappelait pas. « Un soir, en revenant de Saint-Cloud ? »

Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Etait-ce pourlui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?

Ses beaux yeux noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaientdoucement sous leurs paupières un peu lourdes, et il y avait dansla profondeur de ses prunelles une bonté infinie. Il fut ressaisipar un amour plus fort que jamais, immense : c’était unecontemplation qui l’engourdissait, il la secoua pourtant. Commentse faire valoir ? par quels moyens ? Et, ayant biencherché, Frédéric ne trouva rien de mieux que l’argent. Il se mit àparier du temps, lequel était moins froid qu’au Havre.

« Vous y avez été ? »

« Oui, pour une affaire… de famille… un héritage. » « Ah !j’en suis bien contente », reprit-elle avec un air de plaisirtellement vrai, qu’il en fut touché comme d’un grand service.

Puis elle lui demanda ce qu’il voulait faire, un homme devants’employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu’ilespérait parvenir au conseil d’Etat, grâce à M. Dambreuse, ledéputé.

« Vous le connaissez peut-être ? »

« De nom, seulement. »

Puis, d’une voix basse :

« Il vous a mené au bal, l’autre jour, n’est-ce pas ? »Frédéric se taisait.

« C’est ce que je voulais savoir, merci. »

Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions discrètes sur safamille et sa province. C’était bien aimable, d’être resté là-bassi longtemps, sans les oublier.

« Mais… . le pouvais-je ? » reprit-il. « Endoutiez-vous ? »

Mme Arnoux se leva.

« Je crois que vous nous portez une bonne et solide affection. —Adieu… . au revoir ! »

Et elle tendit sa main d’une manière franche et virile.N’était-ce pas un engagement, une promesse ? Frédéric sesentait tout joyeux de vivre ; il se retenait pour ne paschanter, il avait besoin de se répandre, de faire des générositéset des aumônes. Il regarda autour de lui s’il n’y avait personne àsecourir. Aucun misérable ne passait ; et sa velléité dedévouement s’évanouit, car il n’était pas homme à en chercher auloin les occasions.

Puis il se ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songeafut Hussonnet, le second Pellerin. La position infime de Dussardiercommandait naturellement des égards ; quant à Cisy. il seréjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit donc àtous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant,à onze heures juste, et il chargea Deslauriers d’amenerSénécal.

Le répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnatpour n’avoir point voulu de distribution de prix, usage qu’ilregardait comme funeste à l’égalité. Il était maintenant chez unconstructeur de machines, et n’habitait plus avec Deslauriersdepuis six mois.

Leur séparation n’avait eu rien de pénible. Sénécal, dans lesderniers temps, recevait des hommes en blouse, tous patriotes, toustravailleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie semblaitfastidieuse à l’avocat. D’ailleurs, certaines idées de son ami,excellentes comme armes de guerre, lui déplaisaient. Il s’entaisait par ambition, tenant à le ménager pour le conduire, car ilattendait avec impatience un grand bouleversement où il comptaitbien faire son trou, avoir sa place.

Les convictions de Sénécal étaient plus désintéressées. Chaquesoir, quand sa besogne était finie, il regagnait sa mansarde, et ilcherchait dans les livres de quoi justifier ses rêves. Il avaitannoté le Contrat social. Il se bourrait de la Revue Indépendante.Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte, Cabet,Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceuxqui réclament pour l’humanité le niveau des casernes, ceux quivoudraient la divertir dans un lupanar ou la plier sur uncomptoir ; et, du mélange de tout cela, il s’était fait unidéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect d’unemétairie et d’une filature, une sorte de Lacédémone américaine oùl’individu n’existerait que pour servir la Société, plusomnipotente, absolue, infaillible et divine que les Grands Lamas etles Nabuchodonosors. Il n’avait pas un doute sur l’éventualitéprochaine de cette conception, et tout ce qu’il jugeait lui êtrehostile, Sénécal s’acharnait dessus, avec des raisonnements degéomètre et une bonne foi d’inquisiteur. Les titres nobiliaires,les croix, les panaches, les livrées surtout, et même lesréputations trop sonores le scandalisaient, — ses études comme sessouffrances avivant chaque jour sa haine essentielle de toutedistinction ou supériorité quelconque.

« Qu’est-ce que je dois à ce monsieur pour lui faire despolitesses ? S’il voulait de moi, il pouvait venir. »Deslauriers l’entraîna.

Ils trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher. Stores etdoubles rideaux, glace de Venise, rien n’y manquait ;Frédéric, en veste de velours, était renversé dans une bergère, oùil fumait des cigarettes de tabac turc.

Sénécal se rembrunit, comme les cagots amenés dans les réunionsde plaisir. Deslauriers embrassa tout d’un seul coup d’oeil ;puis, le saluant très bas :

« Monseigneur ! je vous présente mes respects »

Dussardier lui sauta au cou.

« Vous êtes donc riche, maintenant ? Ah ! tant mieux,nom d’un chien, tant mieux ! »

Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la mort de sagrand-mère, il jouissait d’une fortune considérable, et tenaitmoins à s’amuser qu’à se distinguer des autres, à n’être pas commetout le monde, enfin à « avoir du cachet ». C’était son mot.

Il était midi cependant, et tous bâillaient ; Frédéricattendait quelqu’un. Au nom d’Arnoux, Pellerin fit la grimace. Ille considérait comme un renégat depuis qu’il avait abandonné lesarts.

« Si l’on se passait de lui ? qu’en dites-vous ? »

Tous approuvèrent.

Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte, et l’onaperçut la salle à manger avec sa haute plinthe en chêne relevéd’or et ses deux dressoirs chargés de vaisselle. Les bouteilles devin chauffaient sur le poêle les lames des couteaux neufsmiroitaient près des huîtres il y avait dans le ton laiteux desverres-mousseline comme une douceur engageante, et la tabledisparaissait sous du gibier, des fruits, des chosesextraordinaires. Ces attentions furent perdues pour Sénécal.

Il commença par demander du pain de ménage (le plus fermepossible), et, à ce propos, paria des meurtres de Buzançais et dela crise des subsistances.

Rien de tout cela ne serait survenu si on protégeait mieuxl’agriculture, si tout n’était pas livré à la concurrence, àl’anarchie, à la déplorable maxime du « laissez faire, laissezpasser » ! Voilà comment se constituait la féodalité del’argent, pire que l’autre ! Mais qu’on y prenne garde !le peuple, à la fin, se lassera, et pourrait faire payer sessouffrances aux détenteurs du capital, soit par de sanglantesproscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.

Frédéric entrevit dans un éclair, un flot d’hommes aux bras nusenvahissant le grand salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces àcoups de pique.

Sénécal continuait : l’ouvrier, vu l’insuffisance des salaires,était plus malheureux que l’ilote, le nègre et le paria, s’il a desenfants surtout.

« Doit-il s’en débarrasser par l’asphyxie, comme le luiconseille je ne sais plus quel docteur anglais, issu de Malthus»

Et se tournant vers Cisy :

« En serons-nous réduits aux conseils de l’infâme Malthus ?»

Cisy, qui ignorait l’infamie et même l’existence de Malthus,répondit qu’on secourait pourtant beaucoup de misères, et que lesclasses élevées…

« Ah ! les classes élevées ! » dit, en ricanant, lesocialiste. « D’abord, il n’y a pas de classes élevées ; onn’est élevé que par le coeur ! Nous ne voulons pas d’aumônes,entendez-vous ! mais l’égalité, la juste répartition desproduits. »

Ce qu’il demandait, c’est que l’ouvrier pût devenir capitaliste,comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en limitant lenombre des apprentis, empêchaient l’encombrement des travailleurs,et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par lesfêtes, les bannières.

Hussonnet comme poète, regrettait les bannières Pellerin aussi,prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutantcauser des phalanstériens. Il déclara Fourier un grand homme.

« Allons donc ! » dit Deslauriers. « Une vieillebête ! qui voit dans les bouleversements d’empires des effetsde la vengeance divine. C’est comme le sieur Saint-Simon et sonéglise, avec sa haine de la Révolution française : un tas defarceurs qui voudraient nous refaire le catholicisme ! »

M. de Cisy, pour s’éclairer, sans doute, ou donner de lui unebonne opinion, se mit à dire doucement :

« Ces deux savants ne sont donc pas de l’avis de Voltaire ?»

« Celui-là, je vous l’abandonne ! » reprit Sénécal.

« Comment ? moi, je croyais… »

« Eh non ! il n’aimait pas le peuple »

Puis la conversation descendit aux événements contemporains :les mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveauchapitre de Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement d’impôts.Selon Sénécal, on en payait assez, cependant !

« Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des palais aux singesdu Muséum, faire parader sur nos places de brillants états-majors,ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquettegothique ! »

« J’ai lu dans la Mode », dit Cisy, « qu’à la Saint-Ferdinand,au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards.»

« Si ce n’est pas pitoyable ! » fit le socialiste, enhaussant de dégoût les épaules.

« Et le musée de Versailles ! » s’écria Pellerin. «Parlons-en ! Ces imbéciles-là ont raccourci un Delacroix etrallongé un Gros ! Au Louvre, on a si bien restauré, gratté ettripoté toutes les toiles, que, dans dix ans, peut-être pas une nerestera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessustout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous !»

« Oui, nous sommes la risée de l’Europe », dit Sénécal.

« C’est parce que l’Art est inféodé à la Couronne. »

« Tant que vous n’aurez pas le suffrage universel… »

« Permettez ! » car l’artiste, refusé depuis vingt ans àtous les Salons, était furieux contre le Pouvoir. « Eh qu’on nouslaisse tranquilles. Moi, je ne demande rien seulement les Chambresdevraient statuer sur les intérêts de l’Art. Il faudrait établirune chaire d’esthétique, et dont le professeur, un homme à la foispraticien et philosophe, parviendrait, j’espère, à grouper lamultitude. — Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un mot de çadans votre journal ? »

« Est-ce que les journaux sont libres ? est-ce que nous lesommes ? » dit Deslauriers avec emportement. « Quand on pensequ’il peut y avoir jusqu’à vingt-huit formalités pour établir unbatelet sur une rivière, ça me donne envie d’aller vivre chez lesanthropophages ! Le Gouvernement nous dévore ! Tout est àlui, la philosophie, le droit, les arts, l’air du ciel ; et laFrance râle, énervée, sous la botte du gendarme et la soutane ducalotin ! »

Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile, largement. Enfin, ilprit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l’oeil allumé:

« Je bois à la destruction complète de l’ordre actuel,c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction,Hiérarchie, Autorité, Etat ! » et, d’une voix plus haute : «que je voudrais briser comme ceci ! » en lançant sur la tablele beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux.

Tous applaudirent, et Dussardier principalement.

Le spectacle des injustices lui faisait bondir le coeur. Ils’inquiétait de Barbès ; il était de ceux qui se jettent sousles voitures pour porter secours aux chevaux tombés. Son éruditionse bornait à deux ouvrages, l’un intitulé Crimes des rois, l’autreMystères du Vatican. Il avait écouté l’avocat bouche béante, avecdélices. Enfin, n’y tenant plus :

« Moi, ce que je reproche à Louis-Philippe, c’est d’abandonnerles Polonais ! »

« Un moment ! » dit Hussonnet. « D’abord, la Polognen’existe pas ; c’est une invention de Lafayette ! LesPolonais, règle générale, sont tous du faubourg Saint-Marceau, lesvéritables s’étant noyés avec Poniatowski. » Bref, « il ne donnaitplus là-dedans », il était « revenu de tout ça ! » C’étaitcomme le serpent de mer, la révocation de l’édit de Nantes et «cette vieille blague de la Saint-Barthélemy ! »

Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les derniers mots del’homme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après tout,défendaient le peuple, et il appelait la Ligue « l’aurore de laDémocratie, un grand mouvement égalitaire contre l’individualismedes protestants. »

Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles ennuyaientCisy probablement, car il mit la conversation sur les tableauxvivants du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde.

Sénécal s’en affligea. De tels spectacles corrompaient lesfilles du prolétaire ; puis on les voyait étaler un luxeinsolent. Aussi approuvait-il les étudiants bavarois qui avaientoutragé Lola Montés. A l’instar de Rousseau, il faisait plus de casde la femme d’un charbonnier que de la maîtresse d’un roi.

« Vous blaguez les truffes ! » répliqua majestueusementHussonnet. Et il prit la défense de ces dames, en faveur deRosanette. Puis, comme il parlait de son bal et du costume d’Arnoux:

« On prétend qu’il branle dans le manche ? » ditPellerin.

Le marchand de tableaux venait d’avoir un procès pour sesterrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagniede kaolin bas-breton avec d’autres farceurs de son espèce.

Dussardier en savait davantage ; car son patron à lui, M.Moussinot, ayant été aux informations sur Arnoux près du banquierOscar Lefebvre, celui-ci avait répondu qu’il le jugeait peu solide,connaissant quelques-uns de ses renouvellements.

Le dessert était fini ; on passa dans le salon, tendu,comme celui de la Maréchale, en damas jaune, et de style LouisXVI.

Pellerin blâma Frédéric de n’avoir pas choisi, plutôt, le stylenéo-grec ; Sénécal frotta des allumettes contre les tentures ,Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans labibliothèque, qu’il appela une bibliothèque de petite fille. Laplupart des littérateurs contemporains s’y trouvaient. Il futimpossible de parler de leurs ouvrages, car Hussonnet,immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes,critiquait leurs figures, leurs moeurs, leur costume, exaltant lesesprits de quinzième ordre, dénigrant ceux du premier, etdéplorant, bien entendu, la décadence moderne. Telle chansonnettede villageois contenait, à elle seule, plus de poésie que tous leslyriques du XIXe siècle ; Balzac était surfait, Byron démoli,Hugo n’entendait rien au théâtre, etc.

« Pourquoi donc », dit Sénécal, « n’avez-vous pas les volumes denos poètes-ouvriers ? »

Et M. de Cisy, qui s’occupait de littérature, s’étonna de ne pasvoir sur la table de Frédéric « quelques-unes de ces physiologiesnouvelles, physiologie du fumeur, du pêcheur à la ligne, del’employé de barrière ».

Ils arrivèrent à l’agacer tellement, qu’il eut envie de lespousser dehors par les épaules. « Mais je deviens bête ! » Et,prenant Dussardier à l’écart, il lui demanda s’il pouvait le serviren quelque chose.

Le brave garçon fut attendri. Avec sa place de caissier, iln’avait besoin de rien.

Ensuite, Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirantde son secrétaire deux mille francs :

« Tiens, mon brave, empoche ! C’est le reliquat de mesvieilles dettes. »

« Mais… et le Journal ? » dit l’avocat. » J’en ai parlé àHussonnet, tu sais bien. »

Et, Frédéric ayant répondu qu’il se trouvait » un peu gêné,maintenant », l’autre eut un mauvais sourire.

Après les liqueurs, on but de la bière ; après la bière,des grogs ; on refuma des pipes. Enfin, à cinq heures du soir,tous s’en allèrent ; et ils marchaient les uns près desautres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire que Frédéricles avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.

Hussonnet déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécalcritiqua la futilité de son intérieur. Cisy pensait de même. Celamanquait de » cachet », absolument.

« Moi, je trouve », dit Pellerin, » qu’il aurait bien pu mecommander un tableau. »

Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche de son pantalonses billets de banque.

Frédéric était resté seul. Il pensait à ses amis, et sentaitentre eux et lui comme un grand fossé plein d’ombre qui lesséparait. Il leur avait tendu la main cependant, et ils n’avaientpas répondu à la franchise de son coeur.

Il se rappela les mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux.C’était une invention, une calomnie sans doute ? Maispourquoi ? Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée, pleurant, vendantses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; lelendemain, il se présenta chez elle.

Ne sachant comment s’y prendre pour communiquer ce qu’il savait,il lui demanda en manière de conversation si Arnoux avait toujoursses terrains de Belleville.

« Oui, toujours. »

« Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin deBretagne, je crois ? »

« C’est vrai. »

« Sa fabrique marche très bien, n’est-ce pas ? »

« Mais… je le suppose. »

Et, comme il hésitait :

« Qu’avez-vous donc ? vous me faites peur ! »

Il lui apprit l’histoire des renouvellements.

Elle baissa la tête, et dit :

« Je m’en doutais »

En effet, Arnoux, pour faire une bonne spéculation, s’étaitrefusé à vendre ses terrains, avait emprunté dessus largement, et,ne trouvant point d’acquéreurs, avait cru se rattraper parl’établissement d’une manufacture. Les frais avaient dépassé lesdevis. Elle n’en savait pas davantage ; il éludait toutequestion et affirmait continuellement que » ça allait très bien».

Frédéric tâcha de la rassurer. C’étaient peut-être des embarrasmomentanés. Du reste, s’il apprenait quelque chose, il lui enferait part.

« Oh ! oui, n’est-ce pas ? » dit-elle, en joignant sesdeux mains, avec un air de supplication charmant.

Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui entrait dans sonexistence, dans son cœur.

Arnoux parut.

« Ah ! comme c’est gentil, de venir me prendre pourdîner ! »

Frédéric en resta muet.

Arnoux paria de choses indifférentes, puis avertit sa femmequ’il rentrerait fort tard, ayant un rendez-vous avec M. Oudry.

« Chez lui ? »

« Mais certainement, chez lui. »

Il avoua, tout en descendant l’escalier, que, la Maréchale setrouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine auMoulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelqu’unpour recevoir ses épanchements, il se fit conduire par Frédéricjusqu’à la porte.

Au lieu d’entrer, il se promena sur le trottoir, en observantles fenêtres du second étage. Tout à coup les rideauxs’écartèrent.

« Ah ! bravo ! le père Oudry n’y est plus.Bonsoir ! » C’était donc le père Oudry quil’entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant.

A partir de ce jour-là, Arnoux fut encore plus cordialqu’auparavant ; il l’invitait à dîner chez sa maîtresse, etbientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.

Celle de Rosanette l’amusait. On venait là le soir, en sortantdu club ou du spectacle ; on prenait une tasse de thé, onfaisait une partie de loto ; le dimanche, on jouait descharades ; Rosanette, plus turbulente que les autres, sedistinguait par des inventions drolatiques, comme de courir àquatre pattes ou de s’affubler d’un bonnet de coton. Pour regarderles passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuirbouilli ; elle fumait des chibouques, elle chantait destyroliennes. L’après-midi, par désoeuvrement, elle découpait desfleurs dans un morceau de toile perse, les collait elle-même surses carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisaitbrûler des pastilles, ou se tirait la bonne aventure. Incapable derésister à une envie, elle s’engouait d’un bibelot qu’elle avaitvu, n’en dormait pas, courait l’acheter, le troquait contre unautre, et gâchait les étoffes, perdait ses bijoux, gaspillaitl’argent, aurait vendu sa chemise pour une loge d’avant-scène.Souvent, elle demandait à Frédéric l’explication d’un mot qu’elleavait lu, mais n’écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite àune autre idée, en multipliant les questions. Après des spasmes degaieté, c’étaient des colères enfantines ; ou bien ellerêvait, assise par terre, devant le feu, la tête basse et le genoudans ses deux mains, plus inerte qu’une couleuvre engourdie. Sans yprendre garde, elle s’habillait devant lui, tirait avec lenteur sesbas de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en serenversant la taille comme une naïade qui frissonne -, et le rirede ses dents blanches, les étincelles de ses yeux, sa beauté, sagaieté éblouissaient Frédéric, et lui fouettaient les nerfs.

Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant à lire à sonbambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes surson piano ; quand elle travaillait à un ouvrage de couture,c’était pour lui un grand bonheur que de ramasser, quelquefois, sesciseaux. Tous ses mouvements étaient d’une majestétranquille ; ses petites mains semblaient faites pour épandredes aumônes, pour essuyer des pleurs ; et sa voix, un peusourde naturellement, avait des intonations caressantes et commedes légèretés de brise.

Elle ne s’exaltait point pour la littérature, mais son espritcharmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait lesvoyages, le bruit du vent dans les bois, et à se promener tête nuesous la pluie. Frédéric écoutait ces choses délicieusement, croyantvoir un abandon d’elle-même qui commençait.

La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie commedeux musiques : l’une folâtre, emportée, divertissante, l’autregrave et presque religieuse ; et, vibrant à la fois, ellesaugmentaient toujours, et peu à peu se mêlaient ; — car, siMme Arnoux venait à l’effleurer du doigt seulement, l’image del’autre, tout de suite, se présentait à son désir, parce qu’ilavait, de ce côté-là, une chance moins lointaine ; — et, dansla compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d’avoir le coeurému, il se rappelait immédiatement son grand amour.

Cette confusion était provoquée par des similitudes entre lesdeux logements. Un des bahuts que l’on voyait autrefois boulevardMontmartre ornait à présent la salle à manger de Rosanette,l’autre, le salon de Mme Arnoux. Dans les deux maisons, lesservices de table étaient pareils, et l’on retrouvait jusqu’à lamême calotte de velours traînant sur les bergères ; puis unefoule de petits cadeaux, des écrans, des boîtes, des éventailsallaient et venaient de chez la maîtresse chez l’épouse, car, sansla moindre gêne, Arnoux, souvent, reprenait à l’une ce qu’il luiavait donné, pour l’offrir à l’autre.

La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises façons. Undimanche, après dîner, elle l’emmena derrière la porte, et lui fitvoir dans son paletot un sac de gâteaux, qu’il venait d’escamotersur la table, afin d’en régaler, sans doute, sa petite famille. M.Arnoux se livrait à des espiègleries côtoyant la turpitude. C’étaitpour lui un devoir que de frauder l’octroi ; il n’allaitjamais au spectacle en payant, avec un billet de secondesprétendait toujours se pousser aux premières, et racontait commeune farce excellente qu’il avait coutume, aux bains froids, demettre dans le tronc du garçon un bouton de culotte pour une piècede dix sous, ce qui n’empêchait point la Maréchale de l’aimer.

Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui « Ah ! ilm’embête, à la fin ! J’en ai assez ! Ma foi, tant pis,j’en trouverai un autre ! »

Frédéric croyait » l’autre » déjà trouvé et qu’il s’appelait M.Oudry.

« Eh bien », dit Rosanette, » qu’est-ce que cela fait ?»

Puis, avec des larmes dans la voix :

« Je lui demande bien peu de chose, pourtant, et il ne veut pas,l’animal ! Il ne veut pas ! Quant à ses promesses,oh ! c’est différent. »

Il lui avait même promis un quart de ses bénéfices dans lesfameuses mines de kaolin ; aucun bénéfice ne se montrait, pasplus que le cachemire dont il la leurrait depuis six mois.

Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire cadeau. Arnouxpouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher.

Il était bon cependant, sa femme elle-même le disait. Mais sifou ! Au lieu d’amener tous les jours du monde à dîner chezlui, à présent il traitait ses connaissances chez le restaurateur.Il achetait des choses complètement inutiles, telles que deschaînes d’or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnouxmontra même à Frédéric, dans le couloir, une énorme provision debouillottes, chaufferettes et samovars. Enfin, un jour, elle avouases inquiétudes : Arnoux lui avait fait signer un billet, souscrità l’ordre de M. Dambreuse.

Cependant, Frédéric conservait ses projets littéraires, par unesorte de point d’honneur vis-à-vis de lui-même. Il voulut écrireune histoire de l’esthétique, résultat de ses conversations avecPellerin, puis mettre en drames différentes époques de laRévolution française et composer une grande comédie, parl’influence indirecte de Deslauriers et d’Hussonnet. Au milieu deson travail, souvent le visage de l’une ou de l’autre passaitdevant lui ; il luttait contre l’envie de la voir, ne tardaitpas à y céder ; et il était plus triste en revenant de chezMme Arnoux.

Un matin qu’il ruminait sa mélancolie au coin de son feu,Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaientinquiété son patron, et, une fois de plus, il se trouvait sansressources.

« Que veux-tu que j’y fasse ? » dit Frédéric.

« Rien ! tu n’as pas d’argent, je le sais. Mais ça ne tegênerait guère de lui découvrir une place, soit par M. Dambreuse oubien Arnoux ? »

Celui-ci devait avoir besoin d’ingénieurs dans sonétablissement. Frédéric eut une inspiration : Sénécal pourraitl’avertir des absences du mari, porter des lettres, l’aider dansmille occasions qui se présenteraient. D’homme à homme, on se rendtoujours ces services-là. D’ailleurs, il trouverait moyen del’employer sans qu’il s’en doutât. Le hasard lui offrait unauxiliaire, c’était de bon augure, il fallait le saisir ; et,affectant de l’indifférence, il répondit que la chose peut-êtreétait faisable et qu’il s’en occuperait.

Il s’en occupa tout de suite. Arnoux se donnait beaucoup depeine dans sa fabrique. Il cherchait le rouge de cuivre des Chinoismais ses couleurs se volatilisaient par la cuisson. Afin d’éviterles gerçures de ses faïences, il mêlait de la chaux à sonargile ; mais les pièces se brisaient pour la plupart, l’émailde ses peintures sur cru bouillonnait, ses grandes plaquesgondolaient ; et, attribuant ces mécomptes au mauvaisoutillage de sa fabrique, il voulait se faire faire d’autresmoulins à broyer, d’autres séchoirs. Frédéric se rappelaquelques-unes de ces choses ; et il l’aborda en annonçantqu’il avait découvert un homme très fort, capable de trouver sonfameux rouge. Arnoux en fit un bond, puis, l’ayant écouté, réponditqu’il n’avait besoin de personne.

Frédéric exalta les connaissances prodigieuses de Sénécal, toutà la fois ingénieur, chimiste et comptable, étant un mathématiciende première force.

Le faïencier consentit à le voir.

Tous deux se chamaillèrent sur les émoluments. Frédérics’interposa et parvint, au bout de la semaine, à leur faireconclure un arrangement.

Mais, l’usine étant située à Creil, Sénécal ne pouvait en rienl’aider. Cette réflexion, très simple, abattit son courage commeune mésaventure.

Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus ilaurait de chance auprès d’elle. Alors, il se mit à faire l’apologiede Rosanette, continuellement ; il lui représenta tous sestorts à son endroit, conta les vagues menaces de l’autre jour, etmême parla du cachemire, sans taire qu’elle l’accusaitd’avarice.

Arnoux, piqué du mot (et, d’ailleurs, concevant desinquiétudes), apporta le cachemire à Rosanette, mais la gronda des’être plainte à Frédéric ; comme elle disait lui avoir centfois rappelé sa promesse, il prétendit qu’il ne s’en était passouvenu, ayant trop d’occupations.

Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu’il fûtdeux heures, la Maréchale était encore couchée ; et, à sonchevet, Delmar, installé devant un guéridon, finissait une tranchede foie gras. Elle cria de loin : » Je l’ai, je l’ai » ; puis,le prenant par les oreilles, elle l’embrassa au front, le remerciabeaucoup, le tutoya, voulut même le faire asseoir sur son lit. Sesjolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deuxbras ronds sortaient de sa chemise qui n’avait pas demanches ; et, de temps à autre, il sentait, à travers labatiste, les fermes contours de son corps. Delmar, pendant cetemps-là, roulait ses prunelles.

« Mais, véritablement, mon amie, ma chère amie !… »

Il en fut de même les fois suivantes. Dès que Frédéric entrait,elle montait debout sur un coussin, pour qu’il l’embrassât mieux,l’appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa boutonnière,arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujourslorsque Delmar se trouvait là.

Etaient-ce des avances ? Frédéric le crut. Quant à tromperun ami, Arnoux, à sa place, ne s’en gênerait guère ! et ilavait bien le droit de n’être pas vertueux avec sa maîtresse,l’ayant toujours été avec sa femme ; car il croyait l’avoirété, ou plutôt il aurait voulu se le faire accroire, pour lajustification de sa prodigieuse couardise. Il se trouvait stupidecependant, et résolut de s’y prendre avec la Maréchalecarrément.

Donc une après-midi, comme elle se baissait devant sa commode,il s’approcha d’elle et eut un geste d’une éloquence si peuambiguë, qu’elle se redressa tout empourprée. Il recommença desuite ; alors, elle fondit en larmes, disant qu’elle étaitbien malheureuse et que ce n’était pas une raison pour qu’on laméprisât.

Il réitéra ses tentatives. Elle prit un autre genre, qui fut derire toujours. Il crut malin de riposter par le même ton, et enl’exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu’elle le crûtsincère ; et leur camaraderie faisait obstacle à l’épanchementde toute émotion sérieuse. Enfin, un jour elle répondit qu’ellen’acceptait pas les restes d’une autre.

« Quelle autre ? »

« Eh oui ! va retrouver madame Arnoux ! »

Car Frédéric en parlait souvent ; Arnoux, de son côté,avait la même manie ; elle s’impatientait, à la fin,d’entendre toujours vanter cette femme ; et son imputationétait une espèce de vengeance.

Frédéric lui en garda rancune.

Elle commençait, du reste, à l’agacer fortement. Quelquefois, seposant comme expérimentée, elle disait du mal de l’amour avec unrire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quartd’heure après, c’était la seule chose qu’il y eût au monde, et,croisant ses bras sur sa poitrine, comme pour serrer quelqu’un,elle murmurait : » Oh ! oui, c’est bon ! c’est sibon ! » les paupières entre-closes et à demi pâmée d’ivresse.Il était impossible de la connaître, de savoir, par exemple, sielle aimait Arnoux, car elle se moquait de lui et en paraissaitjalouse. De même pour la Vatnaz, qu’elle appelait une misérable,d’autres fois sa meilleure amie. Elle avait, enfin, sur toute sapersonne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelquechose d’inexprimable qui ressemblait à un défi ; — et il ladésirait, pour le plaisir surtout de la vaincre et de ladominer.

Comment faire ? car souvent elle le renvoyait sans nullecérémonie, apparaissant une minute entre deux portes pour chuchoter: » Je suis occupée ; à ce soir ! » ou bien il latrouvait au milieu de douze personnes ; et quand ils étaientseuls, on aurait juré une gageure, tant les empêchements sesuccédaient. Il l’invitait à dîner, elle refusait toujours ;une fois, elle accepta, mais ne vint pas.

Une idée machiavélique surgit dans sa cervelle.

Connaissant par Dussardier les récriminations de Pellerin surson compte, il imagina de lui commander le portrait de laMaréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup deséances ; il n’en manquerait pas une seule ;l’inexactitude habituelle de l’artiste faciliterait lestête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire peindre, pouroffrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car elle sevoyait au milieu du Grand Salon, à la place d’honneur, avec unefoule devant elle, et les journaux en parleraient, ce qui » lalancerait » tout à coup.

Quant à Pellerin, il saisit la proposition avidement. Ceportrait devait le poser en grand homme, être un chef-d’oeuvre.

Il passa en revue dans sa mémoire tous les portraits de maîtrequ’il connaissait, et se décida finalement pour un Titien, lequelserait rehaussé d’ornements à la Véronèse.

Donc il exécuterait son projet sans ombres factices, dans unelumière franche éclairant les chairs d’un seul ton, et faisantétinceler les accessoires.

« Si je lui mettais », pensa-t-il, » une robe de soie rose, avecun burnous oriental ? oh non ! canaille le burnous !ou plutôt si je l’habillais de velours bleu, sur un fond gris, trèscoloré ? On pourrait lui donner également une collerette deguipure blanche, avec un éventail noir et un rideau d’écarlate parderrière ? »

Et, cherchant ainsi, il élargissait chaque jour sa conception ets’en émerveillait.

Il eut un battement de coeur quand Rosanette, accompagnée deFrédéric, arriva chez lui pour la première séance. Il la plaçadebout, sur une manière d’estrade, au milieu del’appartement ; et, en se plaignant du jour et regrettant sonancien atelier, il la fit d’abord s’accouder contre un piédestal,puis asseoir dans un fauteuil, et tour à tour s’éloignant d’elle ets’en rapprochant pour corriger d’une chiquenaude les plis de sarobe, il la regardait les paupières entre-closes, et consultaitd’un mot Frédéric.

« Eh bien, non ! » s’écria-t-il. » J’en reviens à monidée ! Je vous flanque en Vénitienne ! »

Elle aurait une robe de velours ponceau avec une ceintured’orfèvrerie, et sa large manche doublée d’hermine laisserait voirson bras nu qui toucherait à la balustrade d’un escalier montantderrière elle. A sa gauche, une grande colonne irait jusqu’au hautde la toile rejoindre des architectures, décrivant un arc. Onapercevait en dessous, vaguement, des massifs d’orangers presquenoirs, où se découperait un ciel bleu, rayé de nuages blancs. Surle balustre couvert d’un tapis, il y aurait, dans un plat d’argent,un bouquet de fleurs, un chapelet d’ambre, un poignard et uncoffret de vieil ivoire un peu jaune dégorgeant des sequinsd’or ; quelques-uns même, tombés par terre çà et là,formeraient une suite d’éclaboussures brillantes, de manière àconduire l’oeil vers la pointe de son pied, car elle serait poséesur l’avant-dernière marche, dans un mouvement naturel et en pleinelumière.

Il alla chercher une caisse à tableaux, qu’il mit sur l’estradepour figurer la marche ; puis il disposa comme accessoires surun tabouret en guise de balustrade, sa vareuse, un bouclier, uneboîte de sardines, un paquet de plumes, un couteau, et, quand ileut jeté devant Rosanette une douzaine de gros sous, il lui fitprendre sa pose.

« Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses, desprésents splendides. La tête un peu à droite ! Parfait !et ne bougez plus ! Cette attitude majestueuse va bien à votregenre de beauté ? »

Elle avait une robe écossaise avec un gros manchon et seretenait pour ne pas rire.

« Quant à la coiffure, nous la mêlerons à un tortis de perles :cela fait toujours bon effet dans les cheveux rouges. »

La Maréchale se récria, disant qu’elle n’avait pas les cheveuxrouges.

« Laissez donc ! Le Rouge des peintres n’est pas celui desbourgeois ! »

Il commença à esquisser la position des masses ; et ilétait si préoccupé des grands artistes de la Renaissance, qu’il enparlait. Pendant une heure, il rêva tout haut à ces existencesmagnifiques, pleines de génie, de gloire et de somptuosités avecdes entrées triomphales dans les villes, et des galas à la lueurdes flambeaux, entre des femmes à moitié nues, belles comme desdéesses.

« Vous étiez faite pour vivre dans ce temps-là. Une créature devotre calibre aurait mérité un monseigneur ! » Rosanettetrouvait ses compliments fort gentils. On fixa le jour de la séanceprochaine ; Frédéric se chargeait d’apporter lesaccessoires.

Comme la chaleur du poêle l’avait étourdie quelque peu, ils s’enretournèrent à pied par la rue du Bac et arrivèrent sur le pontRoyal.

Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le soleils’abaissait ; quelques vitres de maison, dans la Cité,brillaient au loin comme des plaques d’or, tandis que, parderrière, à droite, les tours de Notre-Dame se profilaient en noirsur le ciel bleu, mollement baigné à l’horizon dans des vapeursgrises. Le vent souffla et Rosanette ayant déclaré qu’elle avaitfaim, ils entrèrent à la Pâtisserie anglaise.

Des jeunes femmes, avec leurs enfants, mangeaient debout contrele buffet de marbre, où se pressaient, sous des cloches de verre,les assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux tartes à lacrème. Le sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sabouche. De temps à autre, pour l’essuyer, elle tirait son mouchoirde son manchon ; et sa figure ressemblait, sous sa capote desoie verte, à une rose épanouie entre ses feuilles.

lis se remirent en marche ; dans la rue de la Paix, elles’arrêta, devant la boutique d’un orfèvre, à considérer unbracelet ; Frédéric voulut lui en faire cadeau.

« Non », dit-elle, » garde ton argent. »

Il fut blessé de cette parole.

« Qu’a donc le mimi ? On est triste ? » Et, laconversation s’étant renouée, il en vint, comme d’habitude, à desprotestations d’amour.

« Tu sais bien que c’est impossible ! »

« Pourquoi ? »

« Ah ! parce que… »

Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et lesvolants de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors, il serappela un crépuscule d’hiver, où, sur le même trottoir, Mme Arnouxmarchait ainsi à son côté ; et ce souvenir l’absorbatellement, qu’il ne s’apercevait plus de Rosanette et n’y songeaitpas.

Elle regardait, au hasard, devant elle, tout en se laissant unpeu traîner, comme un enfant paresseux. C’était l’heure où l’onrentrait de la promenade, et des équipages défilaient au grand trotsur le pavé sec. Les flatteries de Pellerin lui revenant sans douteà la mémoire, elle poussa un soupir.

« Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis faitepour un homme riche, décidément. »

Il répliqua d’un ton brutal :

« Vous en avez un, cependant ! » car M. Oudry passait pourtrois fois millionnaire.

Elle ne demandait pas mieux que de s’en débarrasser.

« Qui vous en empêche ? »

Et il exhala d’amères plaisanteries sur ce vieux bourgeois àperruque, lui montrant qu’une pareille liaison était indigne, etqu’elle devait la rompre !

« Oui », répondit la Maréchale, comme se parlant à elle-même. »C’est ce que je finirai par faire, sans doute ! »

Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle seralentissait, il la crut fatiguée. Elle s’obstina à ne pas vouloirde voiture et elle le congédia devant sa porte, en lui envoyant unbaiser du bout des doigts.

« Ah ! quel dommage ! et songer que des imbéciles metrouvent riche ! »

Il était sombre en arrivant chez lui.

Hussonnet et Deslauriers l’attendaient.

Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de Turcs,et l’avocat, en bottes crottées, sommeillait sur le divan.

« Ah ! enfin », s’écria-t-il. » Mais quel airfarouche ! Peux-tu m’écouter ? »

Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèvesde théories défavorables pour leurs examens. Il avait plaidé deuxou trois fois, avait perdu, et chaque déception nouvelle lerejetait plus fortement vers son vieux rêve : un journal où ilpourrait s’étaler, se venger, cracher sa bile et ses idées. Fortuneet réputation, d’ailleurs, s’ensuivraient. C’était dans cet espoirqu’il avait circonvenu le bohème, Hussonnet possédant unefeuille.

A présent, il la tirait sur papier rose ; il inventait descanards, composait des rébus, tâchait d’engager des polémiques, etmême (en dépit du local) voulait monter des concerts !L’abonnement d’un an » donnait droit à une place d’orchestre dansun des principaux théâtres de Paris ; de plus,l’administration se chargeait de fournir à MM. les étrangers tousles renseignements désirables, artistiques, et autres. » Maisl’imprimeur faisait des menaces, on devait trois termes aupropriétaire, toutes sortes d’embarras surgissaient ; etHussonnet aurait laissé périr l’Art, sans les exhortations del’avocat, qui lui chauffait le moral quotidiennement. Il l’avaitpris, afin de donner plus de poids à sa démarche.

« Nous venons pour le Journal », dit-il.

« Tiens, tu y penses encore ! » répondit Frédéric, d’un tondistrait.

« Certainement ! j’y pense ! »

Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes rendus de laBourse, ils se mettraient en relations avec des financiers, etobtiendraient ainsi les cent mille francs de cautionnementindispensables. Mais, pour que la feuille pût être transformée enjournal politique, il fallait auparavant avoir une large clientèle,et, pour cela, se résoudre à quelques dépenses, tant pour les fraisde papeterie, d’imprimerie, de bureau, bref une somme de quinzemille francs.

« Je n’ai pas de fonds », dit Frédéric.

« Et nous donc ! » fit Deslauriers en croisant ses deuxbras.

Frédéric, blessé du geste, répliqua :

« Est-ce ma faute ?… »

« Ah ! très bien ! Ils ont du bois dans leur cheminée,des truffes sur leur table, un bon lit, une bibliothèque, unevoiture, toutes les douceurs ! Mais qu’un autre grelotte sousles ardoises, dîne à vingt sous, travaille comme un forçat etpatauge dans la misère ! est-ce leur faute ? »

Et il répétait » Est-ce leur faute ? » avec une ironiecicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.

« Du reste je comprends, on a des besoins…aristocratiques ; car sans doute… quelque femme… »

« Eh bien, quand cela serait ? Ne suis-je pas libre ?…»

« Oh ! très libre ! »

Et, après une minute de silence :

« C’est si commode, les promesses ! »

« Mon Dieu ! je ne les nie pas ! » dit Frédéric.

L’avocat continuait :

« Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange,on imitera les Treize de Balzac. Puis, quand on se retrouve :Bonsoir, mon vieux, va te promener ! Car celui qui pourraitservir l’autre retient précieusement tout, pour lui seul. »

« Comment ? »

« Oui, tu ne nous as pas même présentés chez lesDambreuse ! »

Frédéric le regarda ; avec sa pauvre redingote, seslunettes dépolies et sa figure blême, l’avocat lui parut un telcuistre, qu’il ne put empêcher sur ses lèvres un souriredédaigneux. Deslauriers l’aperçut, et rougit.

Il avait déjà son chapeau pour s’en aller. Hussonnet, pleind’inquiétude, tâchait de l’adoucir par des regards suppliants, et,comme Frédéric lui tournait le dos :

« Voyons, mon petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez lesarts ! »

Frédéric, dans un brusque mouvement de résignation, prit unefeuille de papier, et, ayant griffonné dessus quelques lignes, lalui tendit. Le visage du bohème s’illumina. Puis, repassant lalettre à Deslauriers :

« Faites des excuses, Seigneur ! »

Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite,quinze mille francs.

« Ah ! je te reconnais là ! » dit Deslauriers.

« Foi de gentilhomme ! » ajouta le bohème, » vous êtes unbrave, on vous mettra dans la galerie des hommes utiles !»

L’avocat reprit :

« Tu n’y perdras rien, la spéculation est excellente. » «Parbleu ! » s’écria Hussonnet, » j’en fourrerais ma tête surl’échafaud. »

Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles(auxquelles il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas sic’était pour se moquer des autres ou de lui-même.

Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère.

Elle s’étonnait de ne pas le voir encore ministre, tout en leplaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et luiapprenait que M. Roque venait maintenant chez elle. » Depuis qu’ilest veuf, j’ai cru sans inconvénient de le recevoir. Louise esttrès changée à son avantage. » Et en post-scriptum : » Tu ne me disrien de ta belle connaissance, M. Dambreuse ; à ta place, jel’utiliserais. »

Pourquoi pas ? Ses ambitions intellectuelles l’avaientquitté, et sa fortune (il s’en apercevait) étaitinsuffisante ; car, ses dettes payées et la somme convenueremise aux autres, son revenu serait diminué de quatre millefrancs, pour le moins ! D’ailleurs, il sentait le besoin desortir de cette existence, de se raccrocher à quelque chose. Aussi,le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère letourmentait pour qu’il embrassât une profession.

« Mais je croyais », reprit-elle, » que M. Dambreuse devait vousfaire entrer au Conseil d’Etat ? Cela vous irait très bien.»

Elle le voulait donc. Il obéit.

Le banquier, comme la première fois, était assis à son bureau,et d’un geste le pria d’attendre quelques minutes, car un monsieurtournant le dos à la porte, l’entretenait de matières graves. Ils’agissait de charbons de terre et d’une fusion à opérer entrediverses compagnies.

Les portraits du général Foy et de Louis-Philippe se faisaientpendant de chaque côté de la glace ; des cartonniers montaientcontre le lambris jusqu’au plafond, et il y avait six chaises depaille, M. Dambreuse n’ayant pas besoin pour ses affaires d’unappartement plus beau ; c’était comme ces sombres cuisines oùs’élaborent de grands festins. Frédéric observa surtout deuxcoffres monstrueux, dressés dans les encoignures. Il se demandaitcombien de millions y pouvaient tenir. Le banquier en ouvrit un, etla planche de fer tourna, ne laissant voir à l’intérieur que descahiers de papier bleu.

Enfin l’individu passa devant Frédéric. C’était le père Oudry.Tous deux se saluèrent en rougissant, ce qui parut étonner M.Dambreuse. Du reste, il se montra fort aimable. Rien n’était plusfacile que de recommander son jeune ami au garde des sceaux. Onserait trop heureux de l’avoir ; et il termina ses politessesen l’invitant à une soirée qu’il donnait dans quelques jours..

Frédéric montait en coupé pour s’y rendre quand arriva un billetde la Maréchale. A la lueur des lanternes, il lut : » Cher, j’aisuivi vos conseils. Je viens d’expulser mon Osage. A partir dedemain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. »

Rien de plus ! Mais c’était le convier à la place vacante.Il poussa une exclamation, serra le billet dans sa poche etpartit.

Deux municipaux à cheval stationnaient dans la rue. Une file delampions brûlaient sur les deux portes cochères ; et desdomestiques, dans la cour, criaient, pour faire avancer lesvoitures jusqu’au bas du perron sous la marquise. Puis, tout àcoup, le bruit cessait dans le vestibule.

De grands arbres emplissaient la cage de l’escalier ; lesglobes de porcelaine versaient une lumière qui ondulait comme desmoires de satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marchesallègrement. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui tendit lamain presque aussitôt, Mme Dambreuse parut.

Elle avait une robe mauve garnie de dentelles, les boucles de sacoiffure plus abondantes qu’à l’ordinaire, et pas un seulbijou.

Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen de direquelque chose. Les invités arrivaient ; en manière de salut,ils jetaient leur torse de côté, ou se courbaient en deux, oubaissaient la figure seulement ; puis un couple conjugal, unefamille passait, et tous se dispersaient dans le salon déjàplein.

Sous le lustre, au milieu, un pouf énorme supportait unejardinière, dont les fleurs, s’inclinant comme des panaches,surplombaient la tête des femmes assises en rond, tout autour,tandis que d’autres occupaient les bergères formant deux lignesdroites interrompues symétriquement par les grands rideaux desfenêtres en velours nacarat et les hautes baies des portes àlinteau doré.

La foule des hommes qui se tenaient debout sur le parquet, avecleur chapeau à la main, faisait de loin une seule masse noire, oùles rubans des boutonnières mettaient des points rouges çà et là,et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Saufde petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaients’ennuyer ; quelques dandies, d’un air maussade, sebalançaient sur leurs talons. Les têtes grises, les perruquesétaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauveluisait ; et les visages, ou empourprés ou très blêmes,laissaient voir dans leur flétrissure la trace d’immenses fatigues,— les gens qu’il y avait là appartenant à la politique ou auxaffaires. M. Dambreuse avait aussi invité plusieurs savants, desmagistrats, deux ou trois médecins illustres, et il repoussait avecd’humbles attitudes les éloges qu’on lui faisait sur sa soirée etles allusions à sa richesse.

Partout, une valetaille à larges galons d’or circulait. Lesgrandes torchères, comme des bouquets de feu, s’épanouissaient surles tentures ; elles se répétaient dans les glaces ; et,au fond de la salle à manger, que tapissait un treillage de jasmin,le buffet ressemblait à un maître-autel de cathédrale ou à uneexposition d’orfèvrerie, — tant il y avait de plats, de cloches, decouverts et de cuillers en argent et en vermeil, au milieu descristaux à facettes qui entrecroisaient, par-dessus les viandes,des lueurs irisées. Les trois autres salons regorgeaient d’objetsd’art : paysages de maîtres contre les murs, ivoires et porcelainesau bord des tables, chinoiseries sur les consoles ; desparavents de laque se développaient devant les fenêtres, destouffes de camélias montaient dans les cheminées ; et unemusique légère vibrait, au loin, comme un bourdonnementd’abeilles.

Les quadrilles n’étaient pas nombreux, et les danseurs, à lamanière nonchalante dont ils traînaient leurs escarpins, semblaients’acquitter d’un devoir. Frédéric entendait des phrases commecelles-ci :

« Avez-vous été à la dernière fête de charité de l’hôtelLambert, Mademoiselle ? »

« Non, Monsieur ! »

« Il va faire, tout à l’heure, une chaleur ! »

« Oh ! c’est vrai, étouffante »

« De qui donc cette polka ? »

« Mon Dieu ! je ne sais pas, Madame ! »

Et, derrière lui, trois roquentins , postés dans une embrasure,chuchotaient des remarques obscènes ; d’autres causaientchemins de fer, libre-échange un sportman contait une histoire dechasse ; un légitimiste et un orléaniste. Il discutaient.

En errant de groupe en groupe, il arriva dans le salon desjoueurs, où, dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon, »attaché maintenant au parquet de la Capitale ».

Sa grosse face couleur de cire emplissait convenablement soncollier, lequel était une merveille, tant les poils noirs setrouvaient bien égalisés ; et, gardant un juste milieu entrel’élégance voulue par son âge et la dignité que réclamait saprofession, il accrochait son pouce dans son aisselle suivantl’usage des beaux, puis mettait son bras dans son gilet à la façondes doctrinaires. Bien qu’il eût des bottes extra-vernies, ilportait les tempes rasées, pour se faire un front de penseur.

Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers sonconciliabule. Un propriétaire disait :

« C’est une classe d’hommes qui rêvent le bouleversement de lasociété ! »

« Ils demandent l’organisation du travail ! » reprit unautre. » Conçoit-on cela ? »

« Que voulez-vous ! » fit un troisième, » quand on voit M.de Genoude donner la main au Siècle ? »

« Et des conservateurs, eux-mêmes, s’intitulerprogressifs ! Pour nous amener, quoi ? laRépublique ! comme si elle était possible en France !»

Tous déclarèrent que la République était impossible enFrance.

« N’importe », remarqua tout haut un monsieur. » On s’occupetrop de la Révolution ; on publie là-dessus un tasd’histoires, de livres !… »

« Sans compter », dit Martinon, , qu’il y a, peut-être, dessujets d’étude plus sérieux ! »

Un ministériel s’en prit aux scandales du théâtre :

« Ainsi, par exemple, ce nouveau drame la Reine Margot dépassevéritablement les bornes ! Où était le besoin qu’on nousparlât des Valois ? Tout cela montre la royauté sous un jourdéfavorable ! C’est comme votre Presse ! Les lois deseptembre, on a beau dire, sont infiniment trop douces Moi, jevoudrais des cours martiales pour bâillonner lesjournalistes ! A la moindre insolence, traînés devant unconseil de guerre ! et allez donc ! »

« Oh ! prenez garde, Monsieur, prenez garde ! » dit unprofesseur, » n’attaquez pas nos précieuses conquêtes de1830 ! respectons nos libertés. » Il fallait décentraliserplutôt, répartir l’excédent des villes dans les campagnes.

« Mais elles sont gangrenées ! » s’écria un catholique. »Faites qu’on raffermisse la Religion ! »

Martinon s’empressa de dire :

« Effectivement, c’est un frein ! »

Tout le mal gisait dans cette envie moderne de s’éleverau-dessus de sa classe, d’avoir du luxe.

« Cependant », objecta un industriel, » le luxe favorise lecommerce. Aussi j’approuve le duc de Nemours d’exiger la culottecourte à ses soirées. »

« M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez sonmot ? »

« Oui, charmant ! Mais il tourne au démagogue, et sondiscours dans la question des incompatibilités n’a pas été sansinfluence sur l’attentat du 12 mai. »

« Ah ! bah ! »

« Eh ! eh ! »

Le cercle fut contraint de s’entrouvrir pour livrer passage à undomestique portant un plateau, et qui tâchait d’entrer dans lesalon des joueurs.

Sous l’abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et depièces d’or couvraient la table. Frédéric s’arrêta devant uned’elles, perdit les quinze napoléons qu’il avait dans sa poche, fitune pirouette, et se trouva au seuil du boudoir où était alors MmeDambreuse.

Des femmes le remplissaient, les unes près des autres, sur dessièges sans dossier. Leurs longues jupes, bouffant autour d’elles,semblaient des flots d’où leur taille émergeait, et les seinss’offraient aux regards dans l’échancrure des corsages. Presquetoutes portaient un bouquet de violettes à la main. Le ton mat deleurs gants faisaient ressortir la blancheur humaine de leursbras ; des effilés, des herbes, leur pendaient sur lesépaules, et on croyait quelquefois, à certains frissonnements, quela robe allait tomber. Mais la décence des figures tempérait lesprovocations du costume ; plusieurs même avaient une placiditépresque bestiale, et ce rassemblement de femmes demi-nues faisaitsonger à un intérieur de harem ; il vint à l’esprit du jeunehomme une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes debeautés se trouvaient là : des Anglaises à profil de keepsake, uneItalienne dont les yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, troissoeurs habillées de bleu, trois Normandes, fraîches comme despommiers d’avril, une grande rousse avec une parured’améthystes ; — et les blanches scintillations des diamantsqui tremblaient en aigrettes dans les chevelures, les tacheslumineuses des pierreries étalées sur les poitrines, et l’éclatdoux des perles accompagnant les visages se mêlaient au miroitementdes anneaux d’or, aux dentelles, à la poudre, aux plumes, auvermillon des petites bouches, à la nacre des dents. Le plafond,arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme d’unecorbeille ; et un courant d’air parfumé circulait sous lebattement des éventails.

Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans l’oeil, nejugeait pas toutes les épaules irréprochables ; il songeait àla Maréchale, ce qui refoulait ses tentations, ou l’enconsolait.

Il regardait cependant Mme Dambreuse, et il la trouvaitcharmante, malgré sa bouche un peu longue et ses narines tropouvertes. Mais sa grâce était particulière. Les boucles de sachevelure avaient comme une langueur passionnée, et son frontcouleur d’agate semblait contenir beaucoup de choses et dénotait unmaître.

Elle avait mis près d’elle la nièce de son mari, jeune personneassez laide. De temps à autre, elle se dérangeait pour recevoircelles qui entraient ; et le murmure des voix féminines,augmentant, faisait comme un caquetage d’oi seaux.

Il était question des ambassadeurs tunisiens et de leurscostumes. Un dame avait assisté à la dernière réception del’Académie ; une autre parla du Don Juan de Molière,représenté nouvellement aux Français. Mais, désignant sa nièce d’uncoup d’oeil, Mme Dambreuse posa un doigt contre sa bouche, et unsourire qui lui échappa démentait cette austérité.

Tout à coup, Martinon apparut, en face, sous l’autre porte. Ellese leva. Il lui offrit son bras. Frédéric, pour le voir continuerses galanteries, traversa les tables de jeu et les rejoignit dansle grand salon ; Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier,et l’entretint familièrement.

Elle comprenait qu’il ne jouât pas, ne dansât pas.

« Dans la jeunesse on est triste ! » Puis, enveloppant lebal d’un seul regard :

« D’ailleurs, tout cela n’est pas drôle ! pour certainesnatures du moins ! »

Et elle s’arrêtait devant la rangée des fauteuils, distribuantçà et là des mots aimables, tandis que des vieux, qui avaient desbinocles à deux branches, venaient lui faire la cour. Elle présentaFrédéric à quelques-uns. M. Dambreuse le toucha au coudelégèrement, et l’emmena dehors sur la terrasse.

Il avait vu le Ministre. La chose n’était pas facile. Avantd’être présenté comme auditeur au Conseil d’Etat, on devait subirun examen ; Frédéric, pris d’une confiance inexplicable,répondit qu’il en savait les matières.

Le financier n’en était pas surpris, d’après tous les éloges quefaisait de lui M. Roque.

A ce nom, Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sachambre ; et il se rappela des nuits pareilles, où il restaità sa fenêtre, écoutant les rouliers qui passaient. Ce souvenir deses tristesses amena la pensée de Mme Arnoux ; et il setaisait, tout en continuant à marcher sur la terrasse. Les croiséesdressaient au milieu des ténèbres de longues plaques rouges ;le bruit du bal s’affaiblissait les voitures commençaient à s’enaller.

« Pourquoi donc », reprit M. Dambreuse, » tenez-vous au Conseild’Etat ? »

Et il affirma, d’un ton de libéral, que les fonctions publiquesne menaient à rien, il en savait quelque chose ; les affairesvalaient mieux. Frédéric objecta la difficulté de lesapprendre.

« Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y mettrais. »Voulait-il l’associer à ses entreprises ?

Le jeune homme aperçut, comme dans un éclair, une immensefortune qui allait venir.

« Rentrons », dit le banquier. » Vous soupez avec nous, n’est-cepas ? »

Il était trois heures, on partait. Dans la salle à manger, unetable servie attendait les intimes.

M. Dambreuse aperçut Martinon, et, s’approchant de sa femme,d’une voix basse :

« C’est vous qui l’avez invité ? »

Elle répliqua sèchement :

« Mais oui ! »

La nièce n’était pas là. On but très bien, on rit trèshaut ; et des plaisanteries hasardeuses ne choquèrent point,tous éprouvant cet allégement qui suit les contraintes un peulongues. Seul, Martinon se montra sérieux ; il refusa de boiredu vin de Champagne par bon genre, souple d’ailleurs et fort poli,car M. Dambreuse, qui avait la poitrine étroite, se plaignantd’oppression, il s’informa de sa santé à plusieurs reprises ;puis il dirigeait ses yeux bleuâtres du côté de Mme Dambreuse.

Elle interpella Frédéric, pour savoir quelles jeunes personneslui avaient plu. Il n’en avait remarqué aucune, et préférait,d’ailleurs, les femmes de trente ans.

« Ce n’est peut-être pas bête ! » répondit-elle.

Puis, comme on mettait les pelisses et les paletots, M.Dambreuse lui dit :

« Venez me voir un de ces matins, nous causerons ! »

Martinon, au bas de l’escalier, alluma un cigare ; et iloffrait, en le suçant, un profil tellement lourd, que son compagnonlâcha cette phrase :

« Tu as une bonne tête, ma parole »

« Elle en a fait tourner quelques-unes ! » reprit le jeunemagistrat, d’un air à la fois convaincu et vexé.

Frédéric, en se couchant, résuma la soirée. D’abord, sa toilette(il s’était observé dans les glaces plusieurs fois), depuis lacoupe de l’habit jusqu’au noeud des escarpins, ne laissait rien àreprendre ; il avait parlé à des hommes considérables, avaitvu de près des femmes riches, M. Dambreuse s’était montré excellentet Mme Dambreuse presque engageante. Il pesa un à un ses moindresmots, ses regards, mille choses inanalysables et cependantexpressives. Ce serait crânement beau d’avoir une pareillemaîtresse ! Pourquoi non, après tout ? Il en valait bienun autre ! Peut-être qu’elle n’était pas si difficile ?Martinon ensuite revint à sa mémoire ; et, en s’endormant, ilsouriait de pitié sur ce brave garçon.

L’idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet: » A partir de demain soir », étaient bien un rendez-vous pour lejour même. Il attendit jusqu’à neuf heures, et courut chezelle.

Quelqu’un, devant lui, qui montait l’escalier, ferma la porte.Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir, et affirma queMadame n’y était pas.

Frédéric insista, pria. Il avait à lui communiquer quelque chosede très grave, un simple mot. Enfin l’argument de la pièce de centsous réussit, et la bonne le laissa seul dans l’antichambre.

Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveuxdénoués ; et, tout en hochant la tête, elle fit de foin avecles deux bras, un grand geste exprimant qu’elle ne pouvait lerecevoir.

Frédéric descendit l’escalier, lentement. Ce caprice-làdépassait tous les autres. Il n’y comprenait rien.

Devant la loge du portier, Mlle Vatnaz l’arrêta.

« Elle vous a reçu ? »

« Non ! »

« On vous a mis à la porte ? »

« Comment le savez-vous ? »

« Ça se voit ! Mais venez ! sortons !j’étouffe ! »

Elle l’emmena dans la rue. Elle haletait. Il sentait son brasmaigre trembler sur le sien. Tout à coup elle éclata.

« Ah ! le misérable ! »

« Qui donc ? »

« Mais c’est lui ! lui ! Delmar ! »

Cette révélation humilia Frédéric ; il reprit :

« En êtes-vous bien sûre ? »

« Mais quand je vous dis que je l’ai suivi ! » s’écria laVatnaz ; » je l’ai vu entrer ! Comprenez-vousmaintenant ? Je devais m’y attendre, d’ailleurs c’est moi,dans ma bêtise, qui l’ai mené chez elle. Et si vous saviez, monDieu ! Je l’ai recueilli, je l’ai nourri, je l’aihabillé ; et toutes mes démarches dans les journaux ! Jel’aimais comme une mère ! » Puis, avec un ricanement : »Ah ! c’est qu’il faut à Monsieur des robes de velours !une spéculation de sa part, vous pensez bien ! Et elle !Dire que je l’ai connue confectionneuse de lingerie ! Sansmoi, plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais jel’y plongerai ! oh oui ! Je veux qu’elle crève àl’hôpital On saura tout ! »

Et, comme un torrent d’eau de vaisselle qui charrie des ordures,sa colère fit passer tumultueusement sous Frédéric les hontes de sarivale.

« Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petitAllard, avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le grêlé. Non !l’autre ! Ils sont deux frères, n’importe ! Et quand elleavait des embarras, j’arrangeais tout. Qu’est-ce que j’ygagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous enconviendrez, c’était une jolie complaisance que de la voir, carenfin, nous ne sommes pas du même monde ! Est-ce que je suisune fille, moi ! Est-ce que je me vends ! Sans compterqu’elle est bête comme un chou ! Elle écrit catégorie par unth. Au reste, ils vont bien ensemble ; ça fait la paire,quoiqu’il s’intitule artiste et se croie du génie ! Mais, monDieu ! s’il avait seulement de l’intelligence, il n’aurait pascommis une infamie pareille ! On ne quitte pas une femmesupérieure pour une coquine ! Je m’en moque, après tout. Ildevient laid ! Je l’exècre ! Si je la rencontrais, tenez,je lui cracherais à la figure. » Elle cracha. » Oui, voilà le casque j’en fais maintenant ! Et Arnoux, hein ? N’est-ce pasabominable ! Il lui a tant de fois pardonné ! Onn’imagine pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser sespieds ! Il est si généreux, si bon ! »

Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. Il avait acceptéArnoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une choseanormale, injuste ; et, gagné par l’émotion de la vieillefille, il arrivait à sentir pour lui comme de l’attendrissement.Tout à Coup, il se trouva devant sa porte ; Mlle Vatnaz, sansqu’il s’en aperçût, lui avait fait descendre le faubourgPoissonnière.

« Nous y voilà », dit-elle. » Moi, je ne peux pas monter. Maisvous, rien ne vous empêche ? »

« Pour quoi faire ? »

« Pour lui dire tout, parbleu ! »

Frédéric, comme se réveillant en sursaut, comprit l’infamie oùon le poussait.

« Eh bien ? » reprit-elle.

Il leva les yeux vers le second étage. La lampe de Mme Arnouxbrûlait. Rien effectivement ne l’empêchait de monter.

« Je vous attends ici. Allez donc ! »

Ce commandement acheva de le refroidir, et il dit :

« Je serai là-haut longtemps. Vous feriez mieux de vous enretourner. J’irai demain chez vous. »

« Non, non ! » répliqua la Vatnaz, en tapant du pied. »Prenez-le ! emmenez-le ? faites qu’il les surprenne »

« Mais Delmar n’y sera plus »

Elle baissa la tête.

« Oui, c’est peut-être vrai ? »

Et elle resta sans parler, au milieu de la rue, entre lesvoitures ; puis, fixant sur lui ses yeux de chatte sauvage:

« Je peux compter sur vous, n’est-ce pas ? Entre nous deuxmaintenant, c’est sacré ! Faites donc. A demain ! »

Frédéric, en traversant le corridor, entendit deux voix qui serépondaient. Celle de Mme Arnoux disait :

« Ne mens pas ! ne mens donc pas ! »

Il entra. On se tut.

Arnoux marchait de long en large, et Madame était assise sur lapetite chaise près du feu, extrêmement pâle, l’oeil fixe. Frédéricfit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main,heureux du secours qui lui arrivait.

« Mais je crains… », dit Frédéric.

« Restez donc ! » souffla Arnoux dans son oreille. Madamereprit :

« Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ceschoses que l’on rencontre parfois dans les ménages. »

« C’est qu’on les y met », dit gaillardement Arnoux.

« Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi, celle-là, parexemple, n’est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elles’amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d’histoires.»

« Elles sont vraies ! » répliqua Mme Arnoux impatientée. »Car, enfin, tu l’as acheté. »

« Moi ? »

« Oui, toi-même ! au Persan ! »

« Le cachemire ! » pensa Frédéric.

Il se sentait coupable et avait peur.

Elle ajouta, de suite :

« C’était l’autre mois, un samedi, le 14. »

« Ah ! ce jour-là, précisément, j’étais à Creil !Ainsi, tu vois. »

« Pas du tout ! Car nous avons dîné chez les Bertin, le 14.»

« Le 14…  ? » fit Arnoux, en levant les yeux comme pourchercher une date.

« Et même, le commis qui t’a vendu était un blond ! »

« Est-ce que je peux me rappeler le commis ! »

« Il a cependant écrit, sous ta dictée, l’adresse : 18, rue deLaval. »

« Comment sais-tu ? » dit Arnoux stupéfait.

Elle leva les épaules.

« Oh ! c’est bien simple : j’ai été pour faire réparer moncachemire, et un chef de rayon m’a appris qu’on venait d’enexpédier un autre pareil chez Mme Arnoux. »

« Est-ce ma faute, à moi, s’il y a dans la même rue une dameArnoux ? »

« Oui ! mais pas Jacques Arnoux », reprit-elle.

Alors, il se mit à divaguer, protestant de son innocence.C’était une méprise, un hasard, une de ces choses inexplicablescomme il en arrive. On ne devait pas condamner les gens sur desimples soupçons, des indices vagues ; et il cita l’exemple del’infortuné Lesurques.

« Enfin, j’affirme que tu te trompes ! Veux-tu que je t’enjure ma parole ? »

« Ce n’est point la peine. »

« Pourquoi ? »

Elle le regarda en face, sans rien dire ; puis allongea lamain, prit le coffret d’argent sur la cheminée, et lui tendit unefacture grande ouverte.

Arnoux rougit jusqu’aux oreilles et ses traits décomposéss’enflèrent.

« Eh bien ? »

« Mais… » répondit-il, lentement, » qu’est-ce que çaprouve ? »

« Ah » fit-elle, avec une intonation de voix singulière, où il yavait de la douleur et de l’ironie. » Ah ! »

Arnoux gardait la note entre ses mains, et la retournait, n’endétachant pas les yeux comme s’il avait dû y découvrir la solutiond’un grand problème.

« Oh ! oui, oui, je me rappelle », dit-il enfin. » C’estune commission. — Vous devez savoir cela, vous. Frédéric ? »Frédéric se taisait. » Une commission dont j’étais chargé… par… parle père Oudry. »

« Et pour qui ? »

« Pour sa maîtresse. »

« Pour la vôtre ! » s’écria Mme Arnoux, se levant toutedroite.

« Je te jure… »

« Ne recommencez pas ! Je sais tout ! »

« Ah ! très bien ! Ainsi, on m’espionne ! »

Elle répliqua froidement :

« Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ? »

« Du moment qu’on s’emporte », reprit Arnoux, en cherchant sonchapeau, » et qu’il n’y a pas moyen de raisonner »

Puis, avec un grand soupir :

« Ne vous mariez pas, mon pauvre ami, non, croyez-moi !»

Et il décampa, ayant besoin de prendre l’air.

Alors, il se fit un grand silence ; et tout, dansl’appartement, sembla plus immobile. Un cercle lumineux, au-dessusde la carcel, blanchissait le plafond, tandis que, dans les coins,l’ombre s’étendait comme des gazes noires superposées ; onentendait le tic-tac de la pendule avec la crépitation du feu.

Mme Arnoux venait de se rasseoir, à l’autre angle de la cheminéedans le fauteuil ; elle mordait ses lèvres engrelottant ; ses deux mains se levèrent, un sanglot luiéchappa, elle pleurait.

Il se mit sur la petite chaise ; et, d’une voix caressante,comme on fait une personne malade :

« Vous ne doutez pas que je ne partage…  ? »

Elle ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions:

« Je le laisse bien libre ! Il n’avait pas besoin dementir ! »

« Certainement », dit Frédéric.

C’était la conséquence de ses habitudes sans doute, il n’y avaitpas songé, et peut-être que, dans des choses plus graves…

« Que voyez-vous donc de plus grave ? »

« Oh ! rien ! »

Frédéric s’inclina, avec un sourire d’obéissance. Arnouxnéanmoins possédait certaines qualités ; il aimait sesenfants.

« Ah ! et il fait tout pour les ruiner ! »

Cela venait de son humeur trop facile ; car, enfin, c’étaitun bon garçon.

Elle s’écria :

« Mais qu’est-ce que cela veut dire, un bon garçon ! »

Il le défendait ainsi, de la manière la plus vague qu’il pouvaittrouver, et, tout en la plaignant, il se réjouissait, se délectaitau fond de l’âme. Par vengeance ou besoin d’affection, elle seréfugierait vers lui. Son espoir, démesurément accru, renforçaitson amour.

Jamais elle ne lui avait paru si captivante, si profondémentbelle. De temps à autre, une aspiration soulevait sapoitrine ; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par unevision intérieure, et sa bouche demeurait entre-close comme pourdonner son âme. Quelquefois, elle appuyait dessus fortement sonmouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau de batistetout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au fondde l’alcôve, en imaginant sa tête sur l’oreiller et il voyait celasi bien, qu’il se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras.Elle ferma les paupières, apaisée, inerte. Alors, il s’approcha deplus près, et, penché sur elle, il examinait avidement sa figure.Un bruit de bottes résonna dans le couloir, c’était l’autre. Ilsl’entendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric demanda, d’unsigne, à Mme Arnoux, s’il devait y aller.

Elle répliqua » oui » de la même façon ; et ce muet échangede leurs pensées était comme un consentement, un débutd’adultère.

Arnoux, près de se coucher, défaisait sa redingote.

« Eh bien, comment va-t-elle ? »

« Oh ! mieux ! » dit Frédéric. » Cela sepassera ! »

Mais Arnoux était peiné.

« Vous ne la connaissez pas ! Elle a maintenant des nerfs… ! Imbécile de commis ! Voilà ce que c’est que d’êtretrop bon ! Si je n’avais pas donné ce maudit châle àRosanette ! »

« Ne regrettez rien ! Elle vous est on ne peut plusreconnaissante ! »

« Vous croyez ? »

Frédéric n’en doutait pas. La preuve, c’est qu’elle venait decongédier le père Oudry.

« Ah ! pauvre biche ! »

Et, dans l’excès de son émotion, Arnoux voulait courir chezelle.

« Ce n’est pas la peine ! j’en viens. Elle estmalade ! »

« Raison de plus ! »

Il repassa vivement sa redingote et avait pris son bougeoir.Frédéric se maudit pour sa sottise, et lui représenta qu’il devait,par décence, rester ce soir auprès de sa femme. Il ne pouvaitl’abandonner, ce serait très mal.

« Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse,là-bas ! Vous irez demain ! Voyons faites cela pour moi.» Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit, en l’embrassant :

« Vous êtes bon, vous ! »

Chapitre 3

 

Alors commença pour Frédéric une existence misérable. Il fut leparasite de la maison.

Si quelqu’un était indisposé, il venait trois fois par joursavoir de ses nouvelles, allait chez l’accordeur de piano,inventait mille prévenances ; et il endurait d’un air contentles bouderies de Mlle Marthe et les caresses du jeune Eugène, quilui passait toujours ses mains sales sur la figure. Il assistaitaux dîners où Monsieur et Madame, en face l’un de l’autre,n’échangeaient pas un mot : ou bien, Arnoux agaçait sa femme pardes remarques saugrenues. Le repas terminé, il jouait dans lachambre avec son fils, se cachait derrière les meubles, ou leportait sur son dos, en marchant à quatre pattes, comme leBéarnais. Il s’en allait enfin -, et elle abordait immédiatementl’éternel sujet de plainte : Arnoux.

Ce n’était pas son inconduite qui l’indignait. Mais elleparaissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sarépugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sanshonneur.

« Ou plutôt il est fou ! » disait-elle.

Frédéric sollicitait adroitement ses confidences. Bientôt, ilconnut toute sa vie.

Ses parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour,Arnoux, dessinant au bord de la rivière (il se croyait peintre dansce temps-là), l’avait aperçue comme elle sortait de l’église etdemandée en mariage ; à cause de sa fortune, on n’avait pashésité. D’ailleurs, il l’aimait éperdument. Elle ajouta :

« Mon Dieu, il m’aime encore à sa manière ! »

Ils avaient, les premiers mois, voyagé en Italie.

Arnoux, malgré son enthousiasme devant les paysages et leschefs-d’oeuvre, n’avait fait que gémir sur le vin, et organisaitdes pique-nique avec des Anglais, pour se distraire. Quelquestableaux bien revendus l’avaient poussé au commerce des arts. Puisil s’était engoué d’une manufacture de faïence. D’autresspéculations, à présent, le tentaient ; et, se vulgarisant deplus en plus, il prenait des habitudes grossières et dispendieuses.Elle avait moins à lui reprocher ses vices que toutes ses actions.Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle étaitirréparable.

Frédéric affirmait que son existence, de même, se trouvaitmanquée.

Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ? Etelle lui donnait de bons conseils : » Travaillez !mariez-vous ! »

Il répondait par des sourires amers ; car, au lieud’exprimer le véritable motif de son chagrin, il en feignait unautre, sublime, faisant un peu l’Antony, le maudit, — langage, dureste, qui ne dénaturait pas complètement sa pensée.

L’action, pour certains hommes, est d’autant plus impraticableque le désir est plus fort. La méfiance d’eux-mêmes les embarrasse,la crainte de déplaire les épouvante ; d’ailleurs, lesaffections profondes ressemblent aux honnêtes femmes ; ellesont peur d’être découvertes, et passent dans la vie les yeuxbaissés.

Bien qu’il connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela,peut-être), il était encore plus lâche qu’autrefois. Chaque matin,il se jurait d’être hardi. Une invincible pudeur l’enempêchait ; et il ne pouvait se guider d’après aucun exemplepuisque celle-là différait des autres. Par la force de ses rêves,il l’avait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait,à côté d’elle, moins important sur la terre que les brindilles desoie s’échappant de ses ciseaux.

Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes, telles quedes surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs,— tout lui paraissant plus facile que d’affronter son dédain.

D’ailleurs, les enfants, les deux bonnes, la disposition despièces faisaient d’insurmontables obstacles. Donc, il résolut de laposséder à lui seul, et d’aller vivre ensemble bien loin, au fondd’une solitude ; il cherchait même sur quel lac assez bleu, aubord de quelle plage assez douce, si ce serait l’Espagne, la Suisseou l’Orient ; et, choisissant exprès les jours où ellesemblait plus irritée, il lui disait qu’il faudrait sortir de là,imaginer un moyen, et qu’il n’en voyait pas d’autre qu’uneséparation. Mais, pour l’amour de ses enfants, jamais elle n’enviendrait à une telle extrémité. Tant de vertu augmenta sonrespect.

Ses après-midi se passaient à se rappeler la visite de laveille, à désirer celle du soir. Quand il ne dînait pas chez eux,vers neuf heures, il se postait au coin de la rue ; et, dèsqu’Arnoux avait tiré la grande porte, Frédéric montait vivement lesdeux étages et demandait à la bonne d’un air ingénu :

« Monsieur est là ? »

Puis faisait l’homme surpris de ne pas le trouver.

Arnoux, souvent, rentrait à l’improviste. Alors, il fallait lesuivre dans un petit café de la rue Sainte-Anne, que fréquentaitmaintenant Regimbart.

Le Citoyen commençait par articuler contre la Couronne quelquenouveau grief. Puis ils causaient, en se disant amicalement desinjures ; car le fabricant tenait Regimbart pour un penseur dehaute volée, et, chagriné de voir tant de moyens perdus, il letaquinait sur sa paresse. Le Citoyen jugeait Arnoux plein de coeuret d’imagination, mais décidément trop immoral ; aussi letraitait-il sans la moindre indulgence et refusait même de dînerchez lui, parce que » la cérémonie l’embêtait. »

Quelquefois, au moment des adieux, Arnoux était pris defringale. Il » avait besoin » de manger une omelette ou des pommescuites ; et, les comestibles ne se trouvant jamais dansl’établissement, il les envoyait chercher. On attendait. Regimbartne s’en allait pas, et finissait, en grommelant, par accepterquelque chose.

Il était sombre néanmoins, car il restait pendant des heures, enface du même verre à moitié plein. La Providence ne gouvernantpoint les choses selon ses idées, il tournait à l’hypocondriaque,ne voulait même plus lire les journaux, et poussait desrugissements au seul nom de l’Angleterre. Il s’écria une fois, àpropos d’un garçon qui le servait mal :

« Est-ce que nous n’avons pas assez des affronts del’Etranger ! »

En dehors de ces crises, il se tenait taciturne, méditant » uncoup infaillible pour faire péter toute la boutique ».

Tandis qu’il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d’une voixmonotone et avec un regard un peu ivre, contait d’incroyablesanecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; etFrédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes),éprouvait un certain entraînement pour sa personne. Il sereprochait cette faiblesse, trouvant qu’il aurait dû le haïr, aucontraire.

Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur de sa femme, sonentêtement, ses préventions injustes. Elle n’était pas comme celaautrefois.

« A votre place », disait Frédéric, » je lui ferais une pension,et je vivrais seul. »

Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après, entamaitson éloge. Elle était bonne, dévouée, intelligente,vertueuse ; et, passant à ses qualités corporelles, ilprodiguait les révélations, avec l’étourderie de ces gens quiétaient leurs trésors dans les auberges.

Une catastrophe dérangea son équilibre.

Il était entré, comme membre du Conseil de surveillance, dansune compagnie de kaolin. Mais, se fiant à tout se qu’on lui disait,il avait signé des rapports inexacts et approuvé, sansvérification, les inventaires annuels frauduleusement dressés parle gérant. Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilementresponsable, venait d’être condamné, avec les autres, à la garantiedes dommages-intérêts, ce qui lui faisait une perte d’environtrente mille francs, aggravée par les motifs du jugement.

Frédéric apprit cela dans un journal, et se précipita vers larue Paradis.

On le reçut dans la chambre de Madame. C’était l’heure dupremier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridonauprès du feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtementssur les fauteuils. Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avaitles yeux rouges et la chevelure ébouriffée ; le petit Eugène,à cause de ses oreillons, pleurait, tout en grignotant satartine ; sa soeur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux,un peu plus pâle que d’habitude, les servait tous les trois.

« Eh bien », dit Arnoux, en poussant un gros soupir, » voussavez ! » Et Frédéric ayant fait un geste de compassion : »Voilà ! J’ai été victime de ma confiance ! » Puis il setut ; et son abattement était si fort, qu’il repoussa ledéjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d’épaules.Il se passa les mains sur le front.

« Après tout, je ne suis pas coupable. Je n’ai rien à mereprocher. C’est un malheur ! On s’en tirera ! Ah !ma foi, tant pis ! »

Et il entama une brioche, obéissant, du reste, auxsollicitations de sa femme.

Le soir, il voulut dîner seul, avec elle, dans un cabinetparticulier, à la Maison d’or. Mme Arnoux ne comprit rien à cemouvement de coeur, s’offensant même d’être traitée enlorette ; — ce qui, de la part d’Arnoux, au contraire, étaitune preuve d’affection. Puis, comme il s’ennuyait, il alla sedistraire chez la Maréchale.

Jusqu’à présent, on lui avait passé beaucoup de choses, grâce àson caractère bonhomme. Son procès le classa parmi les gens tarés.Une solitude se fit autour de sa maison.

Frédéric, par point d’honneur, crut devoir les fréquenter plusque jamais. Il loua une baignoire aux Italiens et les y conduisitchaque semaine. Cependant, ils en étaient à cette période où, dansles unions disparates, une invincible lassitude ressort desconcessions que l’on s’est faites et rend l’existence intolérable.Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnouxs’assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureuxattristait Frédéric.

Elle l’avait chargé, puisqu’il possédait sa confiance, des’enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait deprendre ses dîners en ambitionnant sa femme. Il continuaitnéanmoins, se donnant pour excuse qu’il devait la défendre, etqu’une occasion pouvait se présenter de lui être utile.

Huit jours après le bal, il avait fait une visite à M.Dambreuse. Le financier lui avait offert une vingtaine d’actionsdans son entreprise de houilles ; Frédéric n’y était pasretourné. Deslauriers lui écrivait des lettres ; il leslaissait sans réponse. Pellerin l’avait engagé à venir voir leportrait ; il l’éconduisait toujours. Il céda cependant àCisy, qui l’obsédait pour faire la connaissance de Rosanette.

Elle le reçut fort gentiment, mais sans lui sauter au cou, commeautrefois. Son compagnon fut heureux d’être admis chez une impure,et surtout de causer avec un acteur ; Delmar se trouvaitlà.

Un drame, où il avait représenté un manant qui fait la leçon àLouis XIV et prophétise 89, l’avait mis en telle évidence, qu’onlui fabriquait sans cesse le même rôle ; et sa fonction,maintenant, consistait à bafouer les monarques de tous les pays.Brasseur anglais, il invectivait Charles Ier ; étudiant deSalamanque, maudissait Philippe Il ; ou, père sensible,s’indignait contre la Pompadour, c’était le plus beau ! Lesgamins, pour le voir, l’attendaient à la porte des coulisses ;et sa biographie, vendue dans les entractes, le dépeignait commesoignant sa vieille mère, lisant l’Evangile, assistant les pauvres,enfin sous les couleurs d’un saint Vincent de Paul mélangé deBrutus et de Mirabeau. On disait : » Notre Delmar. » Il avait unemission, il devenait Christ.

Tout cela avait fasciné Rosanette ; et elle s’étaitdébarrassée du père Oudry, sans se soucier de rien, n’étant pascupide.

Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtempspour l’entretenir à peu de frais ; le bonhomme était venu, etils avaient eu soin, tous les trois, de ne point s’expliquerfranchement. Puis, s’imaginant qu’elle congédiait l’autre pour luiseul, Arnoux avait augmenté sa pension. Mais ses demandes serenouvelaient avec une fréquence inexplicable, car elle menait untrain moins dispendieux ; elle avait même vendu jusqu’aucachemire. tenant à s’acquitter de ses vieilles dettes.disait-elle ; et il donnait toujours, elle l’ensorcelait. elleabusait de lui. sans pitié. Aussi les factures. les papiers timbréspleuvaient dans la maison. Frédéric sentait une criseprochaine.

Un jour, il se présenta pour voir Mme Arnoux. Elle était sortie.Monsieur travaillait en bas dans le magasin.

En effet, Arnoux. au milieu de ses potiches. tâchait d’enfoncerde jeunes mariés. des bourgeois de la province. Il parlait dutournage et du tournassage. du truité et du glacé ; lesautres. ne voulant pas avoir l’air de n’y rien comprendre.faisaient des signes d’approbation et achetaient.

Quand les chalands furent dehors. il conta qu’il avait eu, lematin. avec sa femme une petite altercation. Pour prévenir lesobservations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchalen’était plus sa maîtresse.

« Je lui ai même dit que c’était la vôtre. »

Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient letrahir, il balbutia :

« Ah ! vous avez eu tort, grand tort ! »

« Qu’est-ce que ça fait ? », dit Arnoux. » Où est ledéshonneur de passer pour son amant ? Je le suis bien,moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l’être ? »

Avait-elle parlé ? Etait-ce une allusion’ ? Frédéricse hâta de répondre :

« Non ! pas du tout ! au contraire ! »

« Eh bien. alors ? »

« Oui, c’est vrai ! cela n’y fait rien. » Arnoux reprit:

« Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ? »

Frédéric promit d’y retourner.

« Ah j’oubliais ! vous devriez… . en causant de Rosanette…. lâcher à ma femme quelque chose… je ne sais quoi. mais voustrouverez… quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant.Je vous demande cela comme un service. hein ? » Le jeunehomme. pour toute réponse. fit une grimace ambiguë. Cette calomniele perdait. Il alla le soir même chez elle, et jura quel’allégation d’Arnoux était fausse.

« Bien vrai ? »

Il paraissait sincère ; et, quand elle eut respirélargement, elle lui dit : » Je Vous crois », avec un beausourire ; puis elle baissa la tête, et, sans le regarder « Aureste, personne n’a de droit sur vous ! » Elle ne devinaitdonc rien, et elle le méprisait, puisqu’elle ne pensait pas qu’ilput assez l’aimer pour lui être fidèle ! Frédéric, oubliantses tentatives près de l’autre, trouvait la permissionoutrageante.

Ensuite, elle le pria d’aller quelquefois » chez cette femme »,pour voir un peu ce qui en était.

Arnoux survint, et, cinq minutes après, voulut l’entraîner chezRosanette.

La situation devenait intolérable.

Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait luienvoyer le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sanégligence envers Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suitecette bonne nouvelle.

L’avocat logeait rue des Trois-Maries, au cinquième étage, surune cour. Son cabinet, petite pièce carrelée, froide, et tendued’un papier grisâtre, avait pour principale décoration une médailleen or, son prix de doctorat, insérée dans un cadre d’ébène contrela glace. Une bibliothèque d’acajou enfermait sous vitres centvolumes, à peu près. Le bureau, couvert de basane, tenait le milieude l’appartement. Quatre vieux fauteuils de velours vert enoccupaient les coins ; et des copeaux flambaient dans lacheminée, où il y avait toujours un fagot prêt à allumer au coup desonnette. C’était l’heure de ses consultations l’avocat portait unecravate blanche.

L’annonce des quinze mille francs (il n’y comptait plus, sansdoute) lui causa un ricanement de plaisir.

« C’est bien, mon brave, c’est bien, c’est très bien Il jeta dubois dans le feu, se rassit, et parla immédiatement du Journal. Lapremière chose à faire était de se débarrasser d’Hussonnet.

« Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir une opinion,le plus équitable, selon moi, et le plus fort, c’est de n’en avoiraucune. »

Frédéric parut étonné.

« Mais sans doute ! il serait temps de traiter la Politiquescientifiquement. Les vieux du XVIIIe siècle commençaient, quandRousseau, les littérateurs, y ont introduit la philanthropie, lapoésie, et autres blagues, pour la plus grande joie descatholiques ; alliance naturelle, du reste, puisque lesréformateurs modernes (je peux le prouver) croient tous à laRévélation. Mais, si vous chantez des messes pour la Pologne, si àla place du Dieu des dominicains, qui était un bourreau, vousprenez le Dieu des romantiques, qui est un tapissier ; si,enfin, vous n’avez pas de l’Absolu une conception plus large quevos aïeux, la monarchie percera sous vos formes républicaines, etvotre bonnet rouge ne sera jamais qu’une calotte sacerdotale !Seulement, le régime cellulaire aura remplacé la torture, l’outrageà la Religion le sacrilège, le concert européen laSainte-Alliance ; et, dans ce bel ordre qu’on admire, fait dedébris louisquatorziens, de ruines voltairiennes, avec du badigeonimpérial par-dessus et des fragments de constitution anglaise, onverra les conseils municipaux tâchant de vexer le maire, lesconseils généraux leur préfet, les chambres le roi, la presse lepouvoir, l’administration tout le monde ! Mais les bonnes âmess’extasient sur le Code civil, oeuvre fabriquée, quoi qu’on dise,dans un esprit mesquin, tyrannique ; car le législateur, aulieu de faire son état, qui est de régulariser la coutume, aprétendu modeler la société comme un Lycurgue ! Pourquoi laloi gêne-t-elle le père de famille en matière de testament ?Pourquoi entrave-t-elle la vente forcée des immeubles ?Pourquoi punit-elle comme délit le vagabondage, lequel ne devraitpas être même une contravention ! Et il y en a d’autres !Je les connais ! aussi je vais écrire un petit roman intituléHistoire de l’idée de justice, qui sera drôle ! Mais j’ai unesoif abominable ! et toi ? »

Il se pencha par la fenêtre, et cria au portier d’aller chercherdes grogs au cabaret.

« En résumé, je vois trois partis… , non ! trois groupes, —et dont aucun ne m’intéresse : ceux qui ont, ceux qui n’ont plus,et ceux qui tâchent d’avoir. Mais tous s’accordent dans l’idolâtrieimbécile de l’Autorité ! Exemples : Mably recommande qu’onempêche les philosophes de publier leurs doctrines ; M.Wronski géomètre, appelle en son langage la censure » répressioncritique de la spontanéité spéculative » ; le père Enfantinbénit les Habsbourg » d’avoir passé par-dessus les Alpes une mainpesante pour comprimer l’Italie » ; Pierre Leroux veut qu’onvous force à entendre un orateur, et Louis Blanc incline à unereligion d’Etat, tant ce peuple de vassaux a la rage dugouvernement ! Pas un cependant n’est légitime, malgré leurssempiternels principes. Mais, principe signifiant origine, il fautse reporter toujours à une révolution, à un acte de violence, à unfait transitoire. Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineténationale, comprise dans la forme parlementaire, quoique leparlement n’en convienne pas ! Mais en quoi la souveraineté dupeuple serait-elle plus sacrée que le droit divin ? L’un etl’autre sont deux fictions ! Assez de métaphysique, plus defantômes ! Pas n’est besoin de dogmes pour faire balayer lesrues ! On dira que je renverse la société ! Eh bien,après ? où serait le mai ? Elle est propre, en effet, tasociété. »

Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais, levoyant loin des théories de Sénécal, il était plein d’indulgence.Il se contenta d’objecter qu’un pareil système les ferait haïrgénéralement.

« Au contraire, comme nous aurons donné à chaque parti un gagede haine contre son voisin, tous compteront sur nous. Tu vas t’ymettre aussi, toi, et nous faire de la critique transcendante »

Il fallait attaquer les idées reçues, l’Académie, l’Ecolenormale, le Conservatoire, la Comédie-Française, tout ce quiressemblait à une institution. C’est par là qu’ils donneraient unensemble de doctrine à leur Revue. Puis, quand elle serait bienposée, le journal tout à coup deviendrait quotidien ; alors,ils s’en prendraient aux personnes.

« Et on nous respectera, sois-en sûr ! »

Deslauriers touchait à son vieux rêve : une rédaction en chef,c’est-à-dire au bonheur inexprimable de diriger les autres, detailler en plein dans leurs articles, d’en commander, d’en refuser.Ses yeux pétillaient sous ses lunettes, il s’exaltait et buvait despetits verres, coup sur coup, machinalement.

« Il faudra que tu donnes un dîner une fois la semaine. C’estindispensable, quand même la moitié de ton revenu ypasserait ! On voudra y venir, ce sera un centre pour lesautres, un levier pour toi ; et, maniant l’opinion par lesdeux bouts, littérature et politique, avant six mois, tu verras,nous tiendrons le haut du pavé dans Paris. »

Frédéric, en l’écoutant, éprouvait une sensation derajeunissement, comme un homme qui, après un long séjour dans unechambre, est transporté au grand air. Cet enthousiasme legagnait.

« Oui, j’ai été un paresseux, un imbécile, tu as raison !»

« A la bonne heure ! » s’écria Deslauriers ; » jeretrouve mon Frédéric ! »

Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :

« Ah ! tu m’as fait souffrir. N’importe ! je t’aimetout de même. »

Ils étaient debout et se regardaient, attendris l’un et l’autre,et près de s’embrasser.

Un bonnet de femme parut au seuil de l’antichambre.

« Qui t’amène ? » dit Deslauriers.

C’était Mlle Clémence, sa maîtresse.

Elle répondit nue, passant devant sa maison par hasard, ellen’avait pu résister au désir de le voir ; et, pour faire unepetite collation ensemble, elle lui apportait des gâteaux, qu’elledéposa sur la table.

« Prends garde à mes papiers ! » reprit aigrement l’avocat.» D’ailleurs, c’est la troisième fois que je te défends de venirpendant mes consultations. »

Elle voulut l’embrasser.

« Bien ! va-t’en ! file ton noeud ! »

Il la repoussait, elle eut un grand sanglot.

« Ah ! tu m’ennuies, à la fin ! »

« C’est que je t’aime ! »

« Je ne demande pas qu’on m’aime, mais qu’on m’oblige !»

Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence. Elle se plantadevant la fenêtre, et y restait immobile, le front posé contre lecarreau.

Son attitude et son mutisme agaçaient Deslauriers.

« Quand tu auras fini, tu commanderas ton carrosse, n’est-cepas ! »

Elle se retourna en sursaut.

« Tu me renvoies ! »

« Parfaitement ! »

Elle fixa sur lui ses grands yeux bleus, pour une dernièreprière sans doute, puis croisa les deux bouts de son tartan,attendit une minute encore et s’en alla.

« Tu devrais la rappeler », dit Frédéric.

« Allons donc ! »

Et, comme il avait besoin de sortir, Deslauriers passa dans sacuisine, qui était son cabinet de toilette. Il y avait sur ladalle, près d’une paire de bottes, les débris d’un maigre déjeuner,et un matelas avec une couverture était roulé par terre dans uncoin.

« Ceci te démontre », dit-il, » que je reçois peu demarquises ! On s’en passe aisément, va ! et des autresaussi. Celles qui ne coûtent rien prennent votre temps ; c’estde l’argent sous une autre forme ; or, je ne suis pasriche ! Et puis elles sont toutes si bêtes ! sibêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? »Ils se séparèrent à l’angle du pont Neuf.

« Ainsi, c’est convenu ! tu m’apporteras la chose demain,dès que tu l’auras. »

« Convenu ! » dit Frédéric.

Le lendemain à son réveil, il reçut par la poste un bon dequinze mille francs sur la Banque.

Ce chiffon de papier lui représenta quinze gros sacsd’argent ; et il se dit qu’avec une somme pareille, ilpourrait : d’abord garder sa voiture pendant trois ans, au lieu dela vendre comme il y serait forcé prochainement, ou s’acheter deuxbelles armures damasquinées qu’il avait vues sur le quai Voltaire,puis quantité de choses encore, des peintures, des livres etcombien de bouquets de fleurs, de cadeaux pour Mme Arnoux !Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer, que de perdre tantd’argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblaitprésomptueux, son insensibilité de la veille le refroidissant à sonendroit, et Frédéric s’abandonnait à ces regrets quand il fut toutsurpris de voir entrer Arnoux, — lequel s’assit sur le bord de sacouche, pesamment, comme un homme accablé.

« Qu’y a-t-il donc ? »

« Je suis perdu ! »

Il avait à verser, le jour même, en l’étude de Me Beauminet,notaire rue Sainte-Anne, dix-huit mille francs, prêtés par uncertain Vanneroy.

« C’est un désastre inexplicable ! Je lui ai donné unehypothèque qui devait le tranquilliser, pourtant ! Mais il memenace d’un commandement, s’il n’est pas payé cette après-midi,tantôt ! »

« Et alors ? »

« Alors, c’est bien simple ! Il va faire exproprier monimmeuble. La première affiche me ruine, voilà tout ! Ah !si je trouvais quelqu’un pour m’avancer cette maudite somme-là, ilprendrait la place de Vanneroy et je serais sauvé ! Vous nel’auriez pas, par hasard ? »

Le mandat était resté sur la table de nuit, près d’un livre.Frédéric souleva le volume et le posa par-dessus, en répondant:

« Mon Dieu, non, cher ami ! »

Mais il lui coûtait de refuser à Arnoux.

« Comment, vous ne trouvez personne qui veuille…  ? »

« Personne ! et songer que, d’ici à huit jours, j’aurai desrentrées ! On me doit peut-être… cinquante mille francs pourla fin du mois ! »

« Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vousdoivent d’avancer…  ? »

« Ah, bien, oui ! »

« Mais vous avez des valeurs quelconques, des billets ?»

« Rien ! »

« Que faire ? » dit Frédéric.

« C’est ce que je me demande », reprit Arnoux.

Il se tut. et il marchait dans la chambre de long en large.

« Ce n’est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes enfants,pour ma pauvre femme ! »

Puis, en détachant chaque mot :

« Enfin… je serai fort… . j’emballerai tout cela… et j’iraichercher fortune… je ne sais où « Impossible ! » s’écriaFrédéric.

Arnoux répliqua d’un air calme :

« Comment voulez-vous que je vive à Paris. maintenant ?»

Il y eut un long silence.

Frédéric se mit à dire :

« Quand le rendriez-vous, cet argent ? »

Non pas qu’il l’eût ; au contraire ! Mais rien nel’empêchait de voir des amis, de faire des démarches. Et il sonnason domestique pour s’habiller. Arnoux le remerciait.

« C’est dix-huit mille francs qu’il vous faut, n’est-cepas ? »

« Oh ! je me contenterais bien de seize mille ! Carj’en ferai bien deux mille cinq cents. trois mille avec monargenterie, si Vanneroy. toutefois. m’accorde jusqu’à demain ;et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au prêteur que.dans huit jours. peut-être même dans cinq ou six, l’argent seraremboursé. D’ailleurs, l’hypothèque en répond. Ainsi, pas dedanger, vous comprenez ? »

Frédéric assura qu’il comprenait et qu’il allait sortirimmédiatement.

Il resta chez lui. maudissant Deslauriers. car il voulait tenirsa parole, et cependant obliger Arnoux.

« Si je m’adressais à M. Dambreuse ? Mais sous quelprétexte demander de l’argent ? C’est à moi, au contraire,d’en porter chez lui pour ses actions de houilles ! Ah !qu’il aille se promener avec ses actions ! Je ne les doispas ! »

Et Frédéric s’applaudissait de son indépendance, comme s’il eûtrefusé un, service à M. Dambreuse.

« Eh bien », se dit-il ensuite, » puisque je fais une perte dece côté-là car je pourrais, avec quinze mille francs, en gagnercent mille ! A la Bourse, ça se voit quelquefois… Donc,puisque je manque à l’un, ne suis-je libre ?… D’ailleurs,quand Deslauriers attendrait ! — Non, non, c’est mal,allons-y ! »

Il regarda sa pendule.

« Ah ! rien ne presse ! la Banque ne ferme qu’à cinqheures. »

Et, à quatre heures et demie, quand il eut touché son argent:

« C’est inutile, maintenant ! Je ne le trouverais pasj’irai ce soir ! » se donnant ainsi le moyen de revenir sur sadécision, car il reste toujours dans la conscience quelque chosedes sophismes qu’on y a versés ; elle en garde l’arrière-goût,comme d’une liqueur mauvaise.

Il se promena sur les boulevards, et dîna seul au restaurant.Puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire. Mais sesbillets de banque le gênaient, comme s’il les eût volés. Iln’aurait pas été chagrin de les perdre.

En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots:

« Quoi de neuf ?

Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.

A vous »

Et un parafe.

« Sa femme ! elle me prie ! »

Au même moment, parut Arnoux, pour savoir s’il avait trouvé lasomme urgente.

« Tenez, la voilà ! » dit Frédéric.

Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :

« Je n’ai rien reçu. »

L’Avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d’écrire aunotaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.

« Non c’est inutile je vais y aller ! »

La semaine finie, Frédéric demanda timidement au sieur Arnouxses quinze mille francs.

Arnoux le remit au lendemain, puis au surlendemain. Frédéric serisquait dehors à la nuit close, craignant d’être surpris parDeslauriers.

Un soir, quelqu’un le heurta au coin de la Madeleine. C’étaitlui.

« Je vais les chercher », dit-il.

Et Deslauriers J’accompagna jusqu’à la porte d’une maison, dansle faubourg Poissonnière.

« Attends-moi. »

Il attendit. Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéricsortit avec Arnoux, et lui fit signe de patienter encore un peu. Lemarchand de faïences et son compagnon montèrent, bras dessus, brasdessous, la rue Hauteville, prirent ensuite la rue de Chabrol.

La nuit était sombre, avec des rafales de vent tiède. Arnouxmarchait doucement, tout en parlant des Galeries du Commerce : unesuite de passages couverts qui auraient mené du boulevardSaint-Denis au Châtelet, spéculation merveilleuse, où il avaitgrande envie d’entrer ; et il s’arrêtait de temps à autre,pour voir aux carreaux des boutiques la figure des grisettes, puisreprenait son discours.

Frédéric entendait les pas de Deslauriers derrière lui, commedes reproches, comme des coups frappant sur sa conscience. Mais iln’osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans lacrainte qu’elle ne fût inutile. L’autre se rapprochait. Il sedécida.

Arnoux, d’un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n’ayantpas eu lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze millefrancs.

« Vous n’en avez pas besoin, j’imagine ? »

A ce moment, Deslauriers accosta Frédéric, et, le tirant àl’écart :

« Sois franc, les as-tu, oui ou non ? »

« Eh bien, non ! » dit Frédéric, » Je les ai perdus !»

« Ah ! et à quoi ? »

« Au jeu ! »

Deslauriers ne répondit pas un mot, salua très bas, et partit.Arnoux avait profité de l’occasion pour allumer un cigare dans undébit de tabac. Il revint en demandant quel était ce jeunehomme.

« Rien ! un ami ! »

Puis, trois minutes après, devant la porte de Rosanette :

« Montez donc », dit Arnoux, » elle sera contente de vous voir.Quel sauvage vous êtes maintenant ! »

Un réverbère, en face, l’éclairait ; et avec son cigareentre ses dents blanches et son air heureux, il avait quelque chosed’intolérable.

« Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre,pour cette inscription d’hypothèque. C’est ma femme qui me l’arappelé. »

« Une femme de tête ! » reprit machinalement Frédéric.

« Je crois bien ! »

Et Arnoux recommença son éloge. Elle n’avait pas sa pareillepour l’esprit, le coeur, l’économie ; il ajouta d’une voixbasse, en roulant des yeux :

« Et comme corps de femme ! »

« Adieu ! » dit Frédéric.

Arnoux fit un mouvement.

« Tiens ! pourquoi ? »

Et, la main à demi tendue vers lui, il l’examinait, toutdécontenancé par la colère de son visage.

Frédéric répliqua sèchement :

« Adieu ! »

Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui déroule,furieux contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus lerevoir, ni elle non plus, navré, désolé. Au lieu de la rupturequ’il attendait, voilà que l’autre, au contraire, se mettait à lachérir et complètement, depuis le bout des cheveux jusqu’au fond del’âme. La vulgarité de cet homme exaspérait Frédéric. Tout luiappartenait donc, à celui-là ! Il le retrouvait sur le seuilde la lorette ; et la mortification d’une rupture s’ajoutait àla rage de son impuissance. D’ailleurs, l’honnêteté d’Arnouxoffrant des garanties pour son argent l’humiliait ; il auraitvoulu l’étrangler et par-dessus son chagrin planait dans saconscience, comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté enversson ami. Des larmes l’étouffaient.

Deslauriers dévalait la rue des Martyrs, en jurant tout hautd’indignation ; car son projet, tel qu’un obélisque abattu,lui paraissait maintenant d’une hauteur extraordinaire. Ils’estimait volé, comme s’il avait subi un grand dommage. Son amitiépour Frédéric était morte, et il en éprouvait de la joie ;c’était une compensation ! Une haine l’envahit contre lesriches. Il pencha vers les opinions de Sénécal et se promettait deles servir.

Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis dans une bergère,auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant la Maréchale surses genoux.

Frédéric ne retourna point chez eux ; et, pour se distrairede sa passion calamiteuse, adoptant le premier sujet qui seprésenta, il résolut de composer une Histoire de la Renaissance. Ilentassa pêle-mêle sur sa table les humanistes, les philosophes etles poètes ; il allait au cabinet des estampes, voir lesgravures de Marc-Antoine ; il tâchait d’entendre Machiavel.Peu à peu, la sérénité du travail l’apaisa. En plongeant dans lapersonnalité des autres, il oublia la sienne, ce qui est la seulemanière peut-être de n’en pas souffrir.

Un jour qu’il prenait des notes, tranquillement, la portes’ouvrit et le domestique annonça Mme Arnoux.

C’était bien elle ! seule ? Mais non ! car elletenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne en tablierblanc. Elle s’assit ; et, quand elle eut toussé :

« Il y a longtemps que vous n’êtes venu à la maison. »

Frédéric ne trouvant pas d’excuse, elle ajouta :

« C’est une délicatesse de votre part ! »

Il reprit :

« Quelle délicatesse ? »

« Ce que vous avez fait pour Arnoux ! » dit-elle.

Frédéric eut un geste signifiant :

« Je m’en moque bien c’était pour vous ! »

Elle envoya son enfant jouer avec la bonne, dans le salon. Ilséchangèrent deux ou trois mots sur leur santé, puis l’entretientomba.

Elle portait une robe de soie brune, de la couleur d’un vind’Espagne, avec un paletot de velours noir, bordé de martre ;cette fourrure donnait envie de passer les mains dessus, et seslongs bandeaux, bien lissés, attiraient les lèvres. Mais uneémotion la troublait, et, tournant les yeux du côté de la porte:

« Il fait un peu chaud, ici ! »

Frédéric devina l’intention prudente de son regard.

« Pardon ! les deux battants ne sont que poussés. »

« Ah ! c’est vrai ! »

Et elle sourit, comme pour dire : » Je ne crains rien. » Il luidemanda immédiatement ce qui l’amenait. « Mon mari », reprit-elleavec effort, » m’a engagée à venir chez vous, n’osant faire cettedémarche lui-même. »

« Et pourquoi ? »

« Vous connaissez M. Dambreuse, n’est-ce pas ? »

« Oui, un peu ! »

« Ah ! un peu. »

Elle se taisait.

« N’importe ! achevez. »

Alors, elle conta que l’avant-veille, Arnoux n’avait pu payerquatre billets de mille francs souscrits à l’ordre du banquier, etsur lesquels il lui avait fait mettre sa signature. Elle serepentait d’avoir compromis la fortune de ses enfants. Mais toutvalait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse arrêtaitles poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; carelle allait vendre, à Chartres, une petite maison qu’elleavait.

« Pauvre femme ! » murmura Frédéric.

« J’irai comptez sur moi. »

« Merci ! »

Et elle se leva pour partir.

« Oh ! rien ne vous presse encore ! »

Elle resta debout, examinant le trophée de flèches mongolessuspendu au plafond, la bibliothèque, les reliures, tous lesustensiles pour écrire ; elle souleva la cuvette de bronze quicontenait les plumes ; ses talons se posèrent à des placesdifférentes sur le tapis. Elle était venue plusieurs fois chezFrédéric, mais toujours avec Arnoux.

Ils se trouvaient seuls, maintenant, — seuls, dans sa propremaison ; — c’était un événement extraordinaire, presque unebonne fortune.

Elle voulut voir son jardinet ; il lui offrit le bras pourlui montrer ses domaines, trente pieds de terrain, enclos par desmaisons, ornés d’arbustes dans les angles et d’une plate-bande aumilieu.

On était aux premiers jours d’avril. Les feuilles des lilasverdoyaient déjà, un souffle pur se roulait dans l’air, et depetits oiseaux pépiaient, alternant leur chanson avec le bruitlointain que faisait la forge d’un carrossier.

Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et, tandis qu’ilsse promenaient côte à côte, l’enfant élevait des tas de sable dansl’allée.

Mme Arnoux ne croyait pas qu’il eût plus tard une grandeimagination, mais il était d’humeur caressante. Sa soeur, aucontraire, avait une sécheresse naturelle qui la blessaitquelquefois.

« Cela changera », dit Frédéric. » Il ne faut jamais désespérer.»

Elle répliqua :

« Il ne faut jamais désespérer. »

Cette répétition machinale de sa phrase lui parut une sorted’encouragement ; il cueillit une rose, la seule dujardin.

« Vous rappelez-vous… un certain bouquet de roses, un soir, envoiture ? »

Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de compassionrailleuse :

« Ah ! j’étais bien jeune ! »

« Et celle-là », reprit à voix basse Frédéric, » en sera-t-il demême ? »

Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts,comme le fil d’un fuseau :

« Non ! je la garderai ! »

Elle appela d’un geste la bonne, qui prit l’enfant sur son bras: puis, au seuil de la porte, dans la rue, Mme Arnoux aspira lafleur, en inclinant la tête sur son épaule, et avec un regard aussidoux qu’un baiser.

Quand il fut remonté dans son cabinet, il contempla le fauteuiloù elle s’était assise et tous les objets qu’elle avait touchés.Quelque chose d’elle circulait autour de lui. La caresse de saprésence durait encore. « Elle est donc venue là ! » sedisait-il.

Et les flots d’une tendresse infinie le submergeaient.

Le lendemain, à onze heures, il se présenta chez M. Dambreuse.On le reçut dans la salle à manger. Le banquier déjeunait en facede sa femme. Sa nièce était près d’elle, et de l’autre côtél’institutrice, une Anglaise, fortement marquée de petitevérole.

M. Dambreuse invita son jeune ami à prendre place au milieud’eux, et, sur son refus : « A quoi puis-je vous être bon ? Jevous écoute. » Frédéric avoua, en affectant de l’indifférence,qu’il venait faire une requête pour un certain Arnoux.

« Ah ! ah ! l’ancien marchand de tableaux », dit lebanquier, avec un rire muet découvrant ses gencives.

« Oudry le garantissait, autrefois ; on s’est fâché. »

Et il se mit à parcourir les lettres et les journaux posés prèsde son couvert.

Deux domestiques servaient, sans faire de bruit sur le parquet-, et la hauteur de la salle, qui avait trois portières entapisserie et deux fontaines de marbre blanc, le poli des réchauds,la disposition des hors-d’oeuvre, et jusqu’aux plis raides desserviettes, tout ce bien-être luxueux établissait dans la pensée deFrédéric un contraste avec un autre déjeuner chez Arnoux. Iln’osait interrompre M. Dambreuse.

Madame remarqua son embarras.

« Voyez-vous quelquefois notre ami Martinon ? »

« Il viendra ce soir », dit vivement la jeune fille.

« Ah ! tu le sais ? » répliqua sa tante, en arrêtantsur elle un regard froid.

Puis, un des valets s’étant penché à son oreille :

« Ta couturière, mon enfant !… miss John ! »

Et l’institutrice, obéissante, disparut avec son élève.

M. Dambreuse, troublé par le dérangement des chaises, demanda cequ’il y avait.

« C’est Mme Regimbart. »

« Tiens ! Regimbart ! Je connais ce nom-là. J’airencontré sa signature. »

Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux méritait del’intérêt ; il allait même, dans le seul but de remplir sesengagements, vendre une maison à sa femme.

« Elle passe pour très jolie », dit Mme Dambreuse.

Le banquier ajouta d’un air bonhomme :

« Etes-vous leur ami… intime ? »

Frédéric, sans répondre nettement, dit qu’il lui serait fortobligé de prendre en considération…

« Eh bien, puisque cela vous fait plaisir, soit ! onattendra ! J’ai du temps encore. Si nous descendions dans monbureau, voulez-vous ? »

Le déjeuner était fini ; Mme Dambreuse s’inclinalégèrement, tout en souriant d’un rire singulier, plein à la foisde politesse et d’ironie. Frédéric n’eut pas le temps d’yréfléchir ; car M. Dambreuse, dès qu’ils furent seuls :

« Vous n’êtes pas venu chercher vos actions. » Et, sans luipermettre de s’excuser : « Bien ! bien ! il est juste quevous connaissiez l’affaire un peu mieux. »

Il lui offrit une cigarette et commença.

L’Union générale des Houilles françaises était constituée ;on n’attendait plus que l’ordonnance. Le fait seul de la fusiondiminuait les frais de surveillance et de main-d’oeuvre, augmentaitles bénéfices. De plus, la Société imaginait une chose nouvelle,qui était d’intéresser les ouvriers à son entreprise. Elle leurbâtirait des maisons, des logements salubres ; enfin elle seconstituait le fournisseur de ses employés, leur livrait tout àprix de revient.

« Et ils gagneront, monsieur ; voilà du véritable progrès-, c’est répondre victorieusement à certaines criailleriesrépublicaines ! Nous avons dans notre conseil », il exhiba leprospectus, » un pair de France, un savant de l’Institut, unofficier supérieur du génie en retraite, des noms connus ! Depareils éléments rassurent les capitaux craintifs et appellent lescapitaux intelligents ! » La Compagnie aurait pour elle lescommandes de l’Etat, puis les chemins de fer, la marine à vapeur,les établissements métallurgiques, le gaz, les cuisinesbourgeoises. » Ainsi, nous chauffons, nous éclairons, nouspénétrons jusqu’au foyer des plus humbles ménages. Mais comment, medirez-vous, pourrons-nous assurer la vente ? Grâce à desdroits protecteurs, cher monsieur, et nous les obtiendrons ;cela nous regarde ! Moi, du reste, je suis franchementprohibitionniste ! le Pays avant tout ! » On l’avaitnommé directeur ; mais le temps lui manquait pour s’occuper decertains détails. de la rédaction entre autres. » Je suis un peubrouillé avec mes auteurs, j’ai oublié mon grec ! J’auraisbesoin de quelqu’un… qui pût traduire mes idées. » Et tout à coup :» Voulez-vous être cet homme-là, avec le titre de secrétairegénéral ? » Frédéric ne sut que répondre.

« Eh bien, qui vous empêche ? »

Ses fonctions se borneraient à écrire, tous les ans. un rapportpour les actionnaires. Il se trouverait en relations quotidiennesavec les hommes les plus considérables de Paris. Représentant laCompagnie près les ouvriers, il s’en ferait adorer, naturellement,ce qui lui permettrait, plus tard, de se pousser au Conseilgénéral, à la députation.

Les oreilles de Frédéric tintaient. D’où provenait cettebienveillance ? Il se confondit en remerciements.

Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu’il fût dépendantde personne. Le meilleur moyen, c’était de prendre des actions, »placement superbe d’ailleurs. car votre capital garantit votreposition, comme votre position votre capital. »

« A combien, environ, doit-il se monter ? » ditFrédéric.

« Mon Dieu ! ce qui vous plaira ; de quarante àsoixante mille francs, je suppose. »

Cette somme était si minime pour M. Dambreuse et son autorité sigrande, que le jeune homme se décida immédiatement à vendre uneferme. Il acceptait. M. Dambreuse fixerait un de ces jours unrendez-vous pour terminer leurs arrangements.

« Ainsi, je puis dire à Jacques Arnoux…  ? »

« Tout ce que vous voudrez ! le pauvre garçon ! Toutce que vous voudrez ! »

Frédéric écrivit aux Arnoux de se tranquilliser, et il fitporter la lettre par son domestique auquel on répondit :

« Très bien ! »

Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il s’attendait à unevisite, à une lettre tout au moins. Il ne reçut pas de visite.Aucune lettre n’arriva.

Y avait-il oubli de leur part ou intention ? Puisque MmeArnoux était venue une fois, qui l’empêchait de revenir ?L’espèce de sous-entendu, d’aveu qu’elle lui avait fait, n’étaitdonc qu’une manoeuvre exécutée par intérêt ? » Se sont-ilsjoués de moi ? est-elle complice ? » Une sorte de pudeur,malgré son envie, l’empêchait de retourner chez eux.

Un matin (trois semaines après leur entrevue), M. Dambreuse luiécrivit qu’il l’attendait le jour même, dans une heure.

En route, l’idée des Arnoux l’assaillit de nouveau ; et, nedécouvrant point de raison à leur conduite, il fut pris par uneangoisse, un pressentiment funèbre. Pour s’en débarrasser, ilappela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis.

Arnoux était en voyage.

« Et Madame ? »

« A la campagne, à la fabrique ! »

« Quand revient Monsieur ? »

« Demain, sans faute ! »

Il la trouverait seule ; c’était le moment. Quelque chosed’impérieux criait dans sa conscience : » Vas-y donc ! » MaisM. Dambreuse ? » Eh bien, tant pis ! Je dirai que j’étaismalade. » Il courut à la gare ; puis, dans le wagon » J’ai eutort, peut-être ? Ah bah ! qu’importe. »

A droite et à gauche, des plaines vertes s’étendaient le convoiroulait ; les maisonnettes des stations glissaient comme desdécors, et la fumée de la locomotive versait toujours du même côtéses gros flocons qui dansaient sur l’herbe quelque temps, puis sedispersaient.

Frédéric, seul sur sa banquette, regardait cela, par ennui,perdu dans cette langueur que donne l’excès même de l’impatience.Mais des grues, des magasins, parurent.

C’était Creil.

La ville, construite au versant de deux collines basses (dont lapremière est nue et la seconde couronnée par un bois), avec la tourde son église, ses maisons inégales et son pont de pierre, luisemblait avoir quelque chose de gai, de discret et de bon. Un grandbateau plat descendait au fil de l’eau, qui clapotait fouettée parle vent ; des poules, au pied du calvaire, picoraient dans lapaille ; une femme passa, portant du linge mouillé sur latête.

Après le pont, il se trouva dans une île, où l’on voit sur ladroite les ruines d’une abbaye. Un moulin tournait, barrant danstoute sa largeur le second bras de l’Oise, que surplombe lamanufacture. L’importance de cette construction étonna grandementFrédéric. Il en conçut plus de respect pour Arnoux. Trois pas plusloin, il prit une ruelle, terminée au fond par une grille.

Il était entré. La concierge le rappela en lui criant :

« Avez-vous une permission ? »

« Pourquoi ? »

« Pour visiter l’établissement ! »

Frédéric, d’un ton brutal, dit qu’il venait voir M. Arnoux.

« Qu’est-ce que c’est que M. Arnoux ? »

« Mais le chef, le maître, le propriétaire, enfin ! »

« Non, monsieur, c’est ici la fabrique de MM. Leboeuf etMilliet ! »

La bonne femme plaisantait sans doute. Des ouvriersarrivaient ; il en aborda deux ou trois -, leur réponse fut lamême.

Frédéric sortit de la cour, en chancelant comme un hommeivre ; et il avait l’air tellement ahuri que, sur le pont dela Boucherie, un bourgeois en train de fumer sa pipe lui demandas’il cherchait quelque chose. Celui-là connaissait la manufactured’Arnoux. Elle était située à Montataire.

Frédéric s’enquit d’une voiture, on n’en trouvait qu’à la gare.Il y retourna. Une calèche disloquée, attelée d’un vieux chevaldont les harnais décousus pendaient dans les brancards, stationnaitdevant le bureau des bagages, solitairement.

Un gamin s’offrit à découvrir » le père Pilon ». Il revint aubout de dix minutes ; le père Pilon déjeunait. Frédéric, n’ytenant plus, partit. Mais la barrière du passage était close. Ilfallut attendre que deux convois eussent défilé, Enfin il seprécipita dans la campagne.

La verdure monotone la faisait ressembler à un immense tapis debillard. Des scories de fer étaient rangées, sur les deux bords dela route, comme des mètres de cailloux. Un peu plus loin, descheminées d’usine fumaient les unes près des autres. En face de luise dressait sur une colline ronde, un petit château à tourelles,avec le clocher quadrangulaire d’une église. De longs murs, endessous, formaient des lignes irrégulières parmi les arbres ;et, tout en bas, les maisons du village s’étendaient.

Elles sont à un seul étage, avec des escaliers de trois marches,faites de blocs sans ciment. On entendait, par intervalles, lasonnette d’un épicier. Des pas lourds s’enfonçaient dans la bouenoire, et une pluie fine tombait, coupant de mille hachures le cielpâle.

Frédéric suivit le milieu du pavé ; puis il rencontra sursa gauche, à l’entrée d’un chemin, un grand arc de bois qui portaitécrit en lettres d’or : FAIENCES.

Ce n’était pas sans but que Jacques Arnoux avait choisi levoisinage de Creil ; en plaçant sa manufacture le plus prèspossible de l’autre (accréditée depuis longtemps), il provoquaitdans le public une confusion favorable à ses intérêts.

Le principal corps de bâtiment s’appuyait sur le bord même d’unerivière qui traverse la prairie. La maison de maître, entourée d’unjardin, se distinguait par son perron, orné de quatre vases où sehérissaient des cactus. Des amas de terre blanche séchaient sousdes hangars ; il y en avait d’autres à l’air libre ; etau milieu de la cour se tenait Sénécal, avec son éternel paletotbleu, doublé de rouge.

L’ancien répétiteur tendit sa main froide.

« Vous venez pour le patron ? Il n’est pas là. »

Frédéric, décontenancé, répondit bêtement :

« Je le savais. » Mais, se reprenant aussitôt : » C’est pour uneaffaire qui concerne Mme Arnoux. Peut-elle me recevoir ? »

« Ah ! je ne l’ai pas vue depuis trois jours », ditSénécal.

Et il entama une kyrielle de plaintes. En acceptant lesconditions du fabricant, il avait entendu demeurer à Paris, et nons’enfouir dans cette campagne, loin de ses amis, privé de journaux.N’importe ! il avait passé par là-dessus ! Mais Arnoux neparaissait faire nulle attention à son mérite. Il était bornéd’ailleurs, et rétrograde, ignorant comme pas un. Au lieu dechercher des perfectionnements artistiques, mieux aurait valuintroduire des chauffages à la houille et au gaz. Le bourgeoiss’enfonçait ; Sénécal appuya sur le mot. Bref, ses occupationslui déplaisaient ; et il somma presque Frédéric de parier ensa faveur, afin qu’on augmentât ses émoluments.

« Soyez tranquille ! » dit l’autre.

Il ne rencontra personne dans l’escalier. Au premier étage, ilavança la tête dans une pièce vide ; c’était le salon. Ilappela très haut. On ne répondit pas ; sans doute, lacuisinière était sortie, la bonne aussi ; enfin, parvenu ausecond étage, il poussa une porte. Mme Arnoux était seule, devantune armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre entrouvertependait le long de ses hanches. Tout un côté de ses cheveux luifaisait un flot noir sur l’épaule droite ; et elle avait lesdeux bras levés, retenant d’une main son chignon, tandis quel’autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri, et disparut.

Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses yeux, lebruit de sa robe, tout l’enchanta. Frédéric se retenait pour ne pasla couvrir de baisers.

« Je vous demande pardon », dit-elle, » mais je ne pouvais…»

Il eut la hardiesse de l’interrompre :

« Cependant… . vous étiez très bien… tout à l’heure. »

Elle trouva sans doute le compliment un peu grossier, car sespommettes se colorèrent. Il craignait de l’avoir offensée. Ellereprit :

« Par quel bon hasard êtes-vous venu ? »

ne sut que répondre ; et, après un petit ricanement qui luidonna le temps de réfléchir :

« Si je vous le disais, me croiriez-vous ? »

« Pourquoi pas ? »

Frédéric conta qu’il avait eu, l’autre nuit un songe affreux:

« J’ai rêvé que vous étiez gravement malade, près de mourir.»

« Oh ! ni moi, ni mon mari ne sommes jamais malades !»

« Je n’ai rêvé que de vous », dit-il.

Elle le regarda d’un air calme.

« Les rêves ne se réalisent pas toujours. »

Frédéric balbutia. chercha ses mots, et se lança enfin dans unelongue période sur l’affinité des âmes. Une force existait quipeut, à travers les espaces, mettre en rapport deux personnes, lesavertir de ce qu’elles éprouvent et les faire se rejoindre.

Elle l’écoutait la tête basse, tout en souriant de son beausourire. Il l’observait du coin de l’oeil, avec joie, et épanchaitson amour plus librement sous la facilité d’un lieu commun. Elleproposa de lui montrer la fabrique ; et, comme elle insistait,il accepta.

Pour le distraire d’abord par quelque chose d’amusant, elle luifit voir l’espèce de musée qui décorait l’escalier. Les spécimensaccrochés contre les murs ou posés sur des planchettes attestaientles efforts et les engouements successifs d’Arnoux. Après avoircherché le rouge de cuivre des Chinois, il avait voulu faire desmajoliques, des faënza, de l’étrusque, de l’oriental, tenté enfinquelques-uns des perfectionnements réalisés plus tard. Aussiremarquait-on, dans la série, de gros vases couverts de mandarins,des écuelles d’un mordoré chatoyant, des pots rehaussés d’écrituresarabes, des buires dans le goût de la Renaissance, et de largesassiettes avec deux personnages, qui étaient comme dessinés à lasanguine, d’une façon mignarde et vaporeuse. Il fabriquaitmaintenant des lettres d’enseigne. des étiquettes à vin ; maisson intelligence n’était pas assez haute pour atteindre jusqu’àl’Art. ni assez bourgeoise non plus pour viser exclusivement auprofit, si bien que, sans contenter personne. il se ruinait. Tousdeux considéraient ces choses. quand Mlle Marthe passa.

« Tu ne le reconnais donc pas ? » lui dit sa mère.

« Si fait ! » reprit-elle en le saluant, tandis que sonregard limpide et soupçonneux. son regard de vierge semblaitmurmurer : » Que viens-tu faire ici, toi ? » et elle montaitles marches, la tête un peu tournée sur l’épaule.

Mme Arnoux emmena Frédéric dans la cour. puis elle expliqua d’unton sérieux comment on broie les terres. on les nettoie, on lestamisé.

« L’important, c’est la préparation des pâtes. »

Et elle l’introduisit dans une salle que remplissaient descuves, où virait sur lui-même un axe vertical armé de brashorizontaux. Frédéric s’en voulait de n’avoir pas refusé nettementsa proposition, tout à l’heure.

« Ce sont les patouillards », dit-elle.

Il trouva le mot grotesque, et comme inconvenant dans sabouche.

De larges courroies filaient d’un bout à l’autre du plafond,pour s’enrouler sur des tambours, et tout s’agitait d’une façoncontinue, mathématique, agaçante.

Ils sortirent de là, et passèrent près d’une cabane en ruines,qui avait autrefois servi à mettre des instruments dejardinage.

« Elle n’est plus utile », dit Mme Arnoux.

Il répliqua d’une voix tremblante « Le bonheur peut ytenir ! » Le tintamarre de la pompe à feu couvrit ses paroles,et ils entrèrent dans l’atelier des ébauchages.

Des hommes, assis à une table étroite, posaient devant eux, surun disque tournant, une masse de pâte ; leur main gauche enraclait l’intérieur, leur droite en caressait la surface, et l’onvoyait s’élever des vases, comme des fleurs qui s’épanouissent.

Mme Arnoux fit exhiber les moules pour les ouvrages plusdifficiles.

Dans une autre pièce, on pratiquait les filets, les gorges, leslignes saillantes. A l’étage supérieur, on enlevait les coutures,et l’on bouchait avec du plâtre les petits trous que les opérationsprécédentes avaient laissés.

Sur des claires-voies, dans des coins, au milieu des corridors,partout s’alignaient des poteries.

Frédéric commençait à s’ennuyer.

« Cela vous fatigue peut-être ? » dit-elle.

Craignant qu’il ne fallût borner là sa visite, il affecta, aucontraire, beaucoup d’enthousiasme. Il regrettait même de ne s’êtrepas voué à cette industrie.

Elle parut surprise.

« Certainement ! j’aurais pu vivre près de vous » Et, commeil cherchait son regard, Mme Arnoux, afin de l’éviter, prit sur uneconsole des boulettes de pâte, provenant des rajustages manqués,les aplatit en une galette, et imprima dessus sa main.

« Puis-je emporter cela ? » dit Frédéric.

« Etes-vous assez enfant, mon Dieu » Il allait répondre, Sénécalentra.

M. le sous-directeur, dès le seuil, s’aperçut d’une infractionau règlement. Les ateliers devaient être balayés toutes lessemaines ; on était au samedi, et, comme les ouvriers n’enavaient rien fait, Sénécal leur déclara qu’ils auraient à resterune heure de plus. » Tant pis pour vous ! »

Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans murmurer ; mais ondevinait leur colère au souffle rauque de leur poitrine. Ilsétaient, d’ailleurs, peu faciles à conduire, tous ayant été chassésde la grande fabrique. Le républicain les gouvernait durement.Homme de théories, il ne considérait que les masses et se montraitimpitoyable pour les individus.

Frédéric, gêné par sa présence, demanda bas à Mme Arnoux s’iln’y avait pas moyen de voir les fours. lis descendirent aurez-de-chaussée ; et elle était en train d’expliquer l’usagedes cassettes, quand Sénécal, qui les avait suivis, s’interposaentre eux.

Il continua de lui-même la démonstration, s’étendit sur lesdifférentes sortes de combustibles, l’enfournement, les pyroscopes,les alandiers, les engobes, les lustres et les métaux, prodiguantles termes de chimie, chlorure, sulfure, borax, carbonate. Frédéricn’y comprenait rien, et à chaque minute se retournait vers MmeArnoux.

« Vous n’écoutez pas », dit-elle. » M. Sénécal pourtant est trèsclair. Il sait toutes ces choses beaucoup mieux que moi. »

Le mathématicien flatté de cet éloge, proposa de faire voir leposage des couleurs. Frédéric interrogea d’un regard anxieux MmeArnoux. Elle demeura impassible, ne voulant sans doute ni êtreseule avec lui, ni le quitter cependant. il lui offrit sonbras.

« Non ! merci bien ! l’escalier est trop étroit »

Et, quand ils furent en haut, Sénécal ouvrit la porte d’unappartement rempli de femmes.

Elles maniaient des pinceaux, des fioles, des coquilles, desplaques de verre. Le long de la corniche, contre le mur,s’alignaient des planches gravées ; des bribes de papier finvoltigeaient ; et un poêle de fonte exhalait une températureécoeurante, où se mêlait l’odeur de la térébenthine.

Les ouvrières, presque toutes, avaient des costumes sordides. Onen remarquait une, cependant, qui portait un madras et de longuesboucles d’oreilles. Tout à la fois mince et potelée, elle avait degros yeux noirs et les lèvres charnues d’une négresse. Sa poitrineabondante saillissait sous sa chemise, tenue autour de sa taillepar le cordon de sa jupe ; et, un coude sur l’établi, tandisque l’autre bras pendait, elle regardait vaguement, au loin dans lacampagne. A côté d’elle traînaient une bouteille de vin et de lacharcuterie.

Le règlement interdisait de manger dans les ateliers, mesure depropreté pour la besogne et d’hygiène pour les travailleurs.

Sénécal, par sentiment du devoir ou besoin de despotisme,s’écria de loin, en indiquant une affiche dans un cadre :

« Hé ! là-bas, la Bordelaise ! lisez-moi tout hautl’article 9. »

« Eh bien, après ? »

« Après, mademoiselle ? C’est trois francs d’amende quevous payerez ! »

Elle le regarda en face, impudemment.

« Qu’est-ce que ça me fait ? Le patron à son retour, lalèvera votre amende ! Je me fiche de vous, mon bonhomme !»

Sénécal, qui se promenait les mains derrière le dos, comme unpion dans une salle d’études se contenta de sourire.

« Article 13, insubordination, dix francs. »

La Bordelaise se remit à sa besogne. Mme Arnoux par convenance,ne disait rien, mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura:

« Ah ! pour un démocrate, vous êtes bien dur ! »

L’autre répondit magistralement :

« La Démocratie n’est pas le dévergondage de l’individualisme.C’est le niveau commun sous la loi, la répartition du travail,l’ordre ! »

« Vous oubliez l’humanité ! » dit Frédéric.

Mme Arnoux prit son bras ; Sénécal, offensé peut-être decette approbation silencieuse, s’en alla.

Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin,il cherchait l’occasion de se déclarer ; elle était venue.D’ailleurs le mouvement spontané de Mme Arnoux lui semblaitcontenir des promesses ; et il demanda, comme pour seréchauffer les pieds, à monter dans sa chambre. Mais, quand il futassis près d’elle, son embarras commença ; le point de départlui manquait. Sénécal, heureusement, vint à sa pensée.

« Rien de plus sot », dit-il, » que cette punition »

Mme Arnoux reprit :

« Il y a des sévérités indispensables. »

« Comment, vous qui êtes si bonne ! Oh ! je me trompecar vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir ! »

« Je ne comprends pas les énigmes, mon ami. »

Et son regard austère, plus encore que le mot, l’arrêta.Frédéric était déterminé à poursuivre. Un volume de Musset setrouvait par hasard sur la commode. Il en tourna quelques pages,puis se mit à parier de l’amour, de ses désespoirs et de sesemportements.

Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou factice.

Le jeune homme se sentit blessé par cette négation et, pour lacombattre, il cita en preuve les suicides qu’on voit dans lesjournaux, exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon,Roméo, Des Grieux. Il s’enferrait.

Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie fouettaitcontre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mainssur les bras de son fauteuil ; les pattes de son bonnettombaient comme les bandelettes d’un sphinx ; son profil purse découpait en pâleur au milieu de l’ombre.

Il avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fitdans le couloir, il n’osa.

Il était empêché, d’ailleurs, par une sorte de craintereligieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, luiparaissait démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément àcause de cela son désir redoublait. Mais, la peur de faire trop etde ne pas faire assez lui ôtait tout discernement.

« Si je lui déplais », pensait-il, — qu’elle me chasse ! Sielle veut de moi, qu’elle m’encourage ! »

Il dit en soupirant :

« Donc, vous n’admettez pas qu’on puisse aimer… une femme ?»

Mme Arnoux répliqua :

« Quant elle est à marier, on l’épouse ; lorsqu’elleappartient à un autre, on s’éloigne. »

« Ainsi le bonheur est impossible ? »

« Non ! Mais on ne le trouve jamais dans le mensonge, lesinquiétudes et le remords. »

« Qu’importe ! s’il est payé par des joies sublimes. »

— L’expérience est trop coûteuse. »

Il voulut l’attaquer par l’ironie.

« La vertu ne serait donc que de la lâcheté ? »

« Dites de la clairvoyance, plutôt. Pour celles même quioublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens peutsuffire. L’égoïsme fait une base Solide à la sagesse. »

« Ah quelles maximes bourgeoises vous avez ! »

« Mais je ne me vante pas d’être une grande dame ! »

A ce moment-là, le petit garçon accourut.

« Maman, viens-tu dîner ? »

« Oui, tout à l’heure ! »

Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.

Il ne pouvait se résoudre à s’en aller ; et, avec un regardtout plein de supplications :

« Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ?»

« Non ! mais sourdes quand il le faut. »

Et elle se tenait debout, sur le seuil de sa chambre, avec sesdeux enfants à ses côtés. Il s’inclina sans dire un mot. Ellerépondit silencieusement à son salut.

Ce qu’il éprouva d’abord, ce fut une stupéfaction infinie. Cettemanière de lui faire comprendre l’inanité de son espoir l’écrasait.Il se sentait perdu comme un homme tombé au fond d’un abîme, quisait qu’on ne le secourra pas et qu’il doit mourir.

Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard il seheurtait contre les pierres ; il se trompa de chemin.

Un bruit de sabots retentit près de son oreille ; c’étaientles ouvriers qui sortaient de la fonderie. Alors il sereconnut.

A l’horizon les lanternes du chemin de fer traçaient une lignede feux. Il arriva comme un convoi partait, se laissa pousser dansun wagon, et s’endormit.

Une heure après, sur les boulevards, la gaieté de Paris le soirrecula tout à coup son voyage dans un passé déjà loin. Il voulutêtre fort, et allégea son coeur en dénigrant Mme Arnoux par desépithètes injurieuses :

« C’est une imbécile, une dinde, une brute, n’y pensonsplus ! »

Rentré chez lui, il trouva dans son cabinet une lettre de huitpages sur papier à glaçure bleue et initiales R. A.

Cela commençait par des reproches amicaux :

« Que devenez-vous, mon cher ? je m’ennuie. »

Mais l’écriture était si abominable, que Frédéric allait rejetertout le paquet quand il aperçut, en post-scriptum : » Je compte survous demain pour me conduire aux courses. »

Que signifiait cette invitation ? était-ce encore un tourde la Maréchale ? Mais on ne se moque pas deux fois du mêmehomme à propos de rien ; et pris de curiosité, il relut lalettre attentivement.

Frédéric distingua : » Malentendu… avoir fait fausse route…désillusions… Pauvres enfants que nous sommes !… Pareils àdeux fleuves qui se rejoignent ! etc. »

Ce style contrastait avec le langage ordinaire de la lorette.Quel changement était donc survenu ?

Il garda longtemps les feuilles entre ses doigts. Ellessentaient l’iris ; et il y avait, dans la forme des caractèreset l’espacement irrégulier des lignes, comme un désordre detoilette qui le troubla.

« Pourquoi n’irais-je pas ? » se dit-il enfin. » Mais siMme Arnoux le savait ? Ah ! qu’elle le sache ! Tantmieux et qu’elle en soit jalouse ça me vengera ! »

Chapitre 4

 

La Maréchale était prête et l’attendait.

« C’est gentil, cela ! » dit-elle, en fixant sur lui sesjolis yeux, à la fois tendres et gais.

Quand elle eut fait le noeud de sa capote, elle s’assit sur ledivan et resta silencieuse.

« Partons-nous ? » dit Frédéric.

Elle regarda la pendule.

« Oh ! non ! pas avant une heure et demie », comme sielle eût posé en elle-même cette limite à son incertitude.

Enfin l’heure ayant sonné :

« Eh bien, andiamo, caro mio ! »

Et elle donna un dernier tour à ses bandeaux, fit desrecommandations à Delphine.

« Madame revient dîner ? »

« Pourquoi donc ? Nous dînerons ensemble quelque part, aucafé Anglais, où vous voudrez ! »

« Soit ! »

Ses petits chiens jappaient autour d’elle.

« On peut les emmener, n’est-ce pas ? »

Frédéric les porta, lui-même, jusqu’à la voiture. C’était uneberline de louage avec deux chevaux de poste et un postillon ;il avait mis sur le siège de derrière son domestique. La Maréchaleparut satisfaite de ses prévenances ; puis, dès qu’elle futassise, lui demanda s’il avait été chez Arnoux, dernièrement.

« Pas depuis un mois », dit Frédéric.

« Moi, je l’ai rencontré avant-hier, il serait même venuaujourd’hui. Mais il a toutes sortes d’embarras, encore un procès,je ne sais quoi. Quel drôle d’homme ! »

« Oui ! très drôle ! »

Frédéric ajouta d’un air indifférent :

« A propos, voyez-vous toujours… comment doncl’appelez-vous ?… cet ancien chanteur… . Delmar ? »

Elle répliqua sèchement :

« Non ! c’est fini. »

Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut del’espoir.

Ils descendirent au pas le quartier Bréda ; les rues, àcause du dimanche, étaient désertes, et des figures de bourgeoisapparaissaient derrière des fenêtres. La voiture prit un train plusrapide ; le bruit des roues faisait se retourner les passants,le cuir de la capote rabattue brillait, le domestique se cambraitla taille, et les deux havanais l’un près de l’autre semblaientdeux manchons d’hermine, posés sur les coussins. Frédéric selaissait aller au bercement des soupentes. La Maréchale tournait latête, à droite et à gauche, en souriant.

Son chapeau de paille nacrée avait une garniture de dentellenoire. Le capuchon de son burnous flottait au vent ; et elles’abritait du soleil, sous une ombrelle de satin lilas, pointue parle haut comme une pagode.

« Quels amours de petits doigts ! » dit Frédéric, en luiprenant doucement l’autre main, la gauche ornée d’un bracelet d’or,en forme de gourmette. » Tiens, c’est mignon ; d’où celavient-il ? »

« Oh ! il y a longtemps que je l’ai », dit laMaréchale.

Le jeune homme n’objecta rien à cette réponse hypocrite. Il aimamieux » profiter de la circonstance ». Et, lui tenant toujours lepoignet, il appuya dessus ses lèvres. entre le gant et lamanchette.

« Finissez, on va nous voir ! »

« Bah ! qu’est-ce que cela fait ! »

Après la place de la Concorde, ils prirent par le quai de laConférence et le quai de Billy, où l’on remarque un cèdre dans unjardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine ; elle ritelle-même de son ignorance et pria Frédéric de lui donner desleçons de géographie. Puis, laissant à droite le Trocadéro ilstraversèrent le pont d’Iéna, et s’arrêtèrent enfin, au milieu duChamp de Mars, près des autres voitures, déjà rangées dansl’Hippodrome.

Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. Onapercevait des curieux sur le balcon de l’Ecole Militaire ; etles deux pavillons en dehors du pesage, les deux tribunes comprisesdans son enceinte, et une troisième devant celle du Roi setrouvaient remplies d’une foule en toilette qui témoignait, par sonmaintien, de la révérence pour ce divertissement encore nouveau. Lepublic des courses, plus spécial dans ce temps-là, avait un aspectmoins vulgaire ; c’était l’époque des sous-pieds, des colletsde velours et des gants blancs. Les femmes, vêtues de couleursbrillantes, portaient des robes à taille longue, et assises sur lesgradins des estrades, elles faisaient comme de grands massifs defleurs, tachetés de noir, çà et là, par les sombres costumes deshommes. Mais tous les regards se tournaient vers le célèbreAlgérien Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre deux officiersd’état-major, dans une des tribunes particulières. Celle du Jockey-Club contenait exclusivement des messieurs graves.

Les plus enthousiastes s’étaient placés, en bas, contre lapiste, défendue par deux lignes de bâtons supportant descordes ; dans l’ovale immense que décrivait cette allée, desmarchands de coco agitaient leur crécelle, d’autres vendaient leprogramme des courses, d’autres criaient des cigares, un vastebourdonnement s’élevait ; les gardes municipaux passaient etrepassaient ; une cloche, suspendue à un poteau couvert dechiffres, tinta. Cinq chevaux parurent, et on rentra dans lestribunes.

Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cimedes ormes, en face. Rosanette avait peur de la pluie.

« J’ai des riflards », dit Frédéric, » et tout ce qu’il fautpour se distraire », ajouta-t-il en soulevant le coffre, où il yavait des provisions de bouche dans un panier.

« Bravo ! nous nous comprenons ! »

« Et on se comprendra encore mieux, n’est-ce pas ? »

« Cela se pourrait ! » fit-elle en rougissant.

Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient d’aligner leurschevaux et les retenaient à deux mains. Quelqu’un abaissa undrapeau rouge. Alors, tous les cinq, se penchant sur les crinières,partirent. Ils restèrent d’abord serrés en une seule masse ,bientôt elle s’allongea, se coupa ; celui qui portait lacasaque jaune, au milieu du premier tour, faillit tomber longtempsil y eut de l’incertitude entre Filly et Tibi puis Tom Pouce paruten tête ; mais Culbstick, en arrière depuis le départ, lesrejoignit et arriva premier, battant Sir Charles de deuxlongueurs ; ce fut une surprise ; on criait ; lesbaraques de planches vibraient sous les trépignements.

« Nous nous amusons ! » dit la Maréchale. » Je t’aime, monchéri ! »

Frédéric ne douta plus de son bonheur ; ce dernier mot deRosanette le confirmait.

A cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut.Elle se penchait en dehors de la portière, puis se Frédéric nepouvait distinguer sa figure. Un soupçon le renfonçaitvivement ; cela recommença plusieurs fois, saisit, il luisembla que c’était Mme Arnoux. Impossible, cependant !Pourquoi serait-elle venue ?

Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.

« Vous n’êtes guère galant ! » dit Rosanette.

Il n’écouta rien et s’avança. Le milord, tournant bride, se mitau trot.

Frédéric, au même moment ; fut happé par Cisy.

« Bonjour, cher ! comment allez-vous ? Hussonnet estlà-bas ! Ecoutez donc ? »

Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. LaMaréchale lui faisait signe de retourner près d’elle. Cisyl’aperçut, et voulait obstinément lui dire bonjour.

Depuis que le deuil de sa grand-mère était fini, il réalisaitson idéal, parvenait à avoir du cachet. Gilet écossais, habitcourt, larges bouffettes sur l’escarpin et carte d’entrée dans laganse du chapeau, rien ne manquait effectivement à ce qu’ilappelait lui-même son » chic », un chic anglomane et mousquetaire.Il commença par se plaindre du Champ de Mars, turf exécrable, parlaensuite des courses de Chantilly et des farces qu’on y faisait,jura qu’il pouvait boire douze verres de vin de Champagne pendantles douze coups de minuit , proposa à la Maréchale de parier,caressait doucement ses deux bichons ; et de l’autre coudes’appuyant sur la portière, il continuait à débiter des sottises,le pommeau de son stick dans la bouche, les jambes écartées, lesreins tendus. Frédéric, à côté de lui, fumait, tout en cherchant àdécouvrir ce que le milord était devenu.

La cloche ayant tinté, Cisy s’en alla, au grand plaisir deRosanette, qu’il ennuyait beaucoup, disait-elle.

La seconde épreuve n’eut rien de particulier, la troisième nonplus, sauf un homme qu’on emporta sur un brancard. La quatrième, oùhuit chevaux disputèrent le prix de la ville, fut plusintéressante.

Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Lesautres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes àla main l’évolution des jockeys ; on les voyait filer commedes taches rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueurde la foule, qui bordait le tour de l’Hippodrome. De loin, leurvitesse n’avait pas l’air excessive ; à l’autre bout du Champde Mars, ils semblaient même se ralentir, et ne plus avancer quepar une sorte de glissement, où les ventres des chevaux touchaientla terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais, revenantbien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent,le sol tremblait, les cailloux volaient ; l’air, s’engouffrantdans les casaques des jockeys, les faisait palpiter comme desvoiles ; à grands coups de cravache, ils fouaillaient leursbêtes pour atteindre le poteau, c’était le but. On enlevait leschiffres. un autre était hissé ; et, au milieu desapplaudissements, le cheval victorieux se traînait jusqu’au pesage,tout couvert de sueur, les genoux raidis, l’encolure basse, tandisque son cavalier, comme agonisant sur sa selle, se tenait lescôtes.

Une contestation retarda le dernier départ. La foule quis’ennuyait se répandit. Des groupes d’hommes causaient au bas destribunes. Les propos étaient libres ; des femmes du mondepartirent, scandalisées par le voisinage des lorettes.

Il y avait aussi des illustrations de bals publics, descomédiennes du boulevard ; — et ce n’était pas les plus bellesqui recevaient le plus d’hommages. La vieille Georgine Aubert,celle qu’un vaudevilliste appelait le Louis XI de la prostitution,horriblement maquillée et poussant de temps à autre une espèce derire pareil à un grognement, restait tout étendue dans sa longuecalèche, sous une palatine de martre comme en plein hiver. Mme deRemoussot, mise à la mode par son procès, trônait sur le siège d’unbreak en compagnie d’Américains ; et Thérèse Bachelu, avec sonair de vierge gothique, emplissait de ses douze falbalasl’intérieur d’un escargot qui avait, à la place du tablier, unejardinière pleine de roses. La Maréchale fut jalouse de cesgloires ; pour qu’on la remarquât, elle se mit à faire degrands gestes et à parler très haut.

Des gentlemen la reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle yrépondait en disant leurs noms à Frédéric. C’étaient tous comtes,vicomtes, ducs et marquis ; et il se rengorgeait, car tous lesyeux exprimaient un certain respect pour sa bonne fortune.

Cisy n’avait pas l’air moins heureux dans le cercle d’hommesmûrs qui l’entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates,comme se moquant de lui ; enfin il tapa dans la main du plusvieux et s’avança vers la Maréchale.

Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foiegras ; Frédéric, par obéissance, l’imitait, en tenant unebouteille de vin sur ses genoux.

Le milord reparut, c’était Mme Arnoux. Elle pâlitextraordinairement.

« Donne-moi du champagne ! » dit Rosanette.

Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s’écria:

« Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l’épouse de monprotecteur, ohé ! »

Des rires éclatèrent autour d’elle, le milord disparut.

Frédéric la tirait par sa robe, il allait s’emporter. Mais Cisyétait là, dans la même attitude que tout à l’heure ; et, avecun surcroît d’aplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soirmême.

« Impossible ! » répondit-elle. » Nous allons ensemble aucafé Anglais. »

Frédéric, comme s’il n’eût rien entendu, demeura muet ; etCisy quitta la Maréchale d’un air désappointé.

Tandis qu’il lui parlait, debout contre la portière de droite,Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de caféAnglais :

« C’est un joli établissement ! si l’on y cassait unecroûte, hein ? »

« Comme vous voudrez », dit Frédéric, qui, affaissé dans le coinde la berline, regardait à l’horizon le milord disparaître, sentantqu’une chose irréparable venait de se faire et qu’il avait perduson grand amour. Et l’autre était là, près de lui, l’amour joyeuxet facile ! Mais, lassé, plein de désirs contradictoires et nesachant même plus ce qu’il voulait, il éprouvait une tristessedémesurée, une envie de mourir.

Un grand bruit de pas et de voix lui fit relever la tête lesgamins, enjambant les cordes de la piste, venaient regarder lestribunes ; on s’en allait. Quelques gouttes de pluietombèrent. L’embarras des voitures augmenta. Hussonnet étaitperdu.

« Eh bien, tant mieux ! » dit Frédéric.

« On préfère être seul ? » reprit la Maréchale, en posantla main sur la sienne.

Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre etd’acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits àla Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines d’or.Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur l’autrebanquette en face tous les trois avaient des figures étonnées.

« Ils m’ont reconnu ! » se dit Frédéric.

Rosanette voulut qu’on arrêtât, pour mieux voir le défilé. MmeArnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon :

« Va donc ! va donc ! en avant ! »

Et la berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu desautres voitures, calèches, briskas, wursts, tandems, tilburys,dog-carts, tapissières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriersen goguette, demi-fortune que dirigeaient avec prudence des pèresde famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelquegarçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehorsses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient desdouairières qui sommeillaient ; ou bien un stepper magnifiquepassait, emportant une chaise, simple et coquette comme l’habitnoir d’un dandy. L’averse cependant redoublait. On tirait lesparapluies, les parasols, les mackintosh ; on se criait deloin :

« Bonjour ! — Ça va bien ? — Oui ! — Non ! —A tantôt ! » et les figures se succédaient avec une vitessed’ombres chinoises. Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas,éprouvant une sorte d’hébétude à voir auprès d’eux continuellement,toutes ces roues tourner.

Par moments, les files de voitures, trop pressées, s’arrêtaienttoutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les unsprès des autres, et l’on s’examinait. Du bord des panneauxarmoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule ;des yeux pleins d’envie brillaient au fond des fiacres ; dessourires de dénigrement répondaient aux ports de têteorgueilleux ; des bouches grandes ouvertes exprimaient desadmirations imbéciles ; et, çà et là, quelque flâneur, aumilieu de la voie, se rejetait en arrière d’un bond pour éviter uncavalier qui galopait entre les voitures et parvenait à en sortir.Puis tout se remettait en mouvement ; les cochers lâchaientles rênes, abaissaient leurs longs fouets ; les chevaux,animés, secouant leur gourmette, jetaient de l’écume autourd’eux ; et les croupes et les harnais humides fumaient, dansla vapeur d’eau que le soleil couchant traversait. Passant sousl’Arc de triomphe, il allongeait à hauteur d’homme une lumièreroussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignéesdes portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes ;et, sur les deux côtés de la grande avenue, — pareille à un fleuveoù ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines —les arbres tout reluisants de pluie se dressaient, comme deuxmurailles vertes. Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant à decertaines places, avait des douceurs de satin.

Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviaitl’inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, àcôté d’une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et n’enétait pas plus joyeux.

La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre lescolonnes du Garde-Meubles, s’en allaient. Des promeneurs, dans larue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant l’hôtel desAffaires Etrangères, une file de badauds stationnait sur lesmarches.

A la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dansle pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisettemarchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant dedessous les ressorts, s’étala dans son dos. L’homme se retourna,furieux. Frédéric devint pâle ; il avait reconnuDeslauriers.

A la porte du café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanetteétait montée devant lui, pendant qu’il payait le postillon.

Il la retrouva dans l’escalier, causant avec un monsieur.Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxièmeseigneur l’arrêta.

« Va toujours ! » dit-elle, » je suis à toi ! »

Et il entra seul dans le cabinet. Par les deux fenêtresouvertes, on apercevait du monde aux croisées des autres maisons,vis-à-vis. De larges moires frissonnaient sur l’asphalte quiséchait, et un magnolia posé au bord du balcon embaumaitl’appartement. Ce parfum et cette fraîcheur détendirent sesnerfs ; il s’affaissa sur le divan rouge, au-dessous de laglace.

La Maréchale revint ; et, le baisant au front :

« On a des chagrins, pauvre mimi ? »

« Peut-être ! » répliqua-t-il.

« Tu n’es pas le seul, va ! » ce qui voulait dire : »Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune ! »

Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le luitendit à becqueter. Ce mouvement, d’une grâce et presque d’unemansuétude lascive, attendrit Frédéric.

« Pourquoi me fais-tu de la peine ? » dit-il, en songeant àMme Arnoux.

« Moi, de la peine ? »

Et, debout devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés etles deux mains sur les épaules.

Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sansfond.

Il reprit :

« Puisque tu ne veux pas m’aimer ! » en l’attirant sur sesgenoux.

Elle se laissait faire ; il lui entourait la taille à deuxbras ; le pétillement de sa robe de soie l’enflammait.

« Où sont-ils ? » dit la voix d’Hussonnet dans lecorridor.

La Maréchale se leva brusquement, et alla se mettre à l’autrebout du cabinet, tournant le dos à la porte.

Elle demanda des huîtres ; et ils s’attablèrent.

Hussonnet ne fut pas drôle. A force d’écrire quotidiennement surtoutes sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux, d’entendrebeaucoup de discussions et d’émettre des paradoxes pour éblouir, ilavait fini par perdre la notion exacte des choses, s’aveuglantlui-même avec ses faibles pétards. Les embarras d’une vie légèreautrefois, mais à présent difficile, l’entretenaient dans uneagitation perpétuelle ; et son impuissance, qu’il ne voulaitpas s’avouer, le rendait hargneux, sarcastique. A propos d’Ozai, unballet nouveau, il fit une sortie à fond contre la danse, et, àpropos de la danse, contre l’Opéra ; puis, à propos del’Opéra, contre les Italiens, remplacés, maintenant, par une trouped’acteurs espagnols, » comme si l’on n’était pas rassasié desCastilles ! » Frédéric fut choqué dans son amour romantique del’Espagne ; et, afin de rompre la conversation, il s’informadu Collège de France, d’où l’on venait d’exclure Edgar Quinet etMickiewicz. Mais Hussonnet, admirateur de M. De Maistre, se déclarapour l’Autorité et le Spiritualisme. Il doutait, cependant, desfaits les mieux prouvés, niait l’histoire, et contestait les chosesles plus positives, jusqu’à s’écrier au mot géométrie : » Quelleblague que la géométrie ! » Le tout entremêlé d’imitationsd’acteurs. Sainville était particulièrement son modèle.

Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvementd’impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous latable.

Tous deux se mirent à aboyer d’une façon odieuse.

« Vous devriez les faire reconduire ! » dit-ilbrusquement.

Rosanette n’avait confiance en personne.

Alors, il se tourna vers le bohème.

« Voyons, Hussonnet, dévouez-vous ! »

« Oh ! oui, mon petit ! Ce serait bien aimable !»

Hussonnet s’en alla, sans se faire prier.

De quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric n’ypensa pas. Il commençait même à se réjouir du tête-à-tête,lorsqu’un garçon entra.

« Madame, quelqu’un vous demande. »

« Comment ! encore ? »

« Il faut pourtant que je voie ! » dit Rosanette.

Il en avait soif, besoin. Cette disparition lui semblait uneforfaiture, presque une grossièreté. Que voulait-elle donc ?n’était-ce pas assez d’avoir outragé Mme Arnoux ? Tant pispour celle-là, du reste ! Maintenant, il haïssait toutes lesfemmes ; et des pleurs l’étouffaient, car son amour étaitméconnu et sa concupiscence trompée.

La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :

« J’ai invité monsieur. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?»

« Comment donc ! certainement ! » Frédéric, avec unsourire de supplicié, fit signe au gentilhomme de s’asseoir.

La Maréchale se mit à parcourir la carte, en s’arrêtant aux nomsbizarres.

« Si nous mangions, je suppose, un turban de lapins à laRichelieu et un pudding à la d’Orléans ? »

« Oh ! pas d’Orléans ! » s’écria Cisy, lequel étaitlégitimiste et crut faire un mot.

« Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord reprit-elle.

Cette politesse choqua Frédéric.

La Maréchale se décida pour un simple tournedos, des écrevisses,des truffes, une salade d’ananas, des sorbets à la vanille.

« Nous verrons ensuite. Allez toujours. Ah !j’oubliais ! Apportez-moi un saucisson ! pas àl’ail ! »

Et elle appelait le garçon » jeune homme », frappait son verreavec son couteau, jetait au plafond la mie de son pain. Elle voulutboire tout de suite du vin de Bourgogne. « On n’en prend pas dès lecommencement », dit Frédéric.

Cela se faisait quelquefois, suivant le Vicomte.

« Eh non ! Jamais ! »

« Si fait, je vous assure ! »

« Ah ! tu vois ! »

Le regard dont elle accompagna cette phrase signifiait :

« C’est un homme riche, celui-là, écoute-le ! »

Cependant, la porte s’ouvrait à chaque minute, les garçonsglapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet à côté,quelqu’un tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parlerd’équitation et des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher,Frédéric le comte d’Aure, quand Rosanette haussa les épaules.

« Assez, mon Dieu ! il s’y connaît mieux que toi, va !»

Elle mordait dans une grenade, le coude posé sur la table ;les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent, cettelumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose àses paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; larougeur du fruit se confondait avec la pourpre de ses lèvres, sesnarines minces battaient ; et toute sa personne avait quelquechose d’insolent, d’ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, etpourtant lui jetait au coeur des désirs fous.

Puis elle demanda, d’une voix calme, à qui appartenait ce grandlandau avec une livrée marron.

« A la comtesse Dambreuse », répliqua Cisy.

« Ils sont très riches, n’est-ce pas ? »

« Oh ! très riches ! bien que Mme Dambreuse, qui est,tout simplement, une demoiselle Boutron, la fille d’un préfet, aitune fortune médiocre. »

Son mari, au contraire, devait recueillir plusieurs héritages,Cisy les énuméra ; fréquentant les Dambreuse, il savait leurhistoire.

Frédéric, pour lui être désagréable, s’entêta à le contredire.Il soutint que Mme Dambreuse s’appelait de Boutron, certifiait sanoblesse.

« N’importe ! je voudrais bien avoir son équipage dit laMaréchale, en se renversant sur le fauteuil. »

Et la manche de sa robe, glissant un peu, découvrit, à sonpoignet gauche, un bracelet orné de trois opales.

Frédéric l’aperçut.

Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.

La porte s’entrebâilla discrètement, le bord d’un chapeau parut,puis le profil d’Hussonnet.

« Excusez, si je vous dérange, les amoureux ! » Mais ils’arrêta, étonné de voir Cisy et de ce que Cisy avait pris saplace.

On apporta un autre couvert ; et, comme il avait grandfaim, il empoignait au hasard, parmi les restes du dîner, de laviande dans un plat, un fruit dans une corbeille, buvait d’unemain, se servait de l’autre, tout en racontant sa mission. Les deuxtoutous étaient reconduits. Rien de neuf au domicile. Il avaittrouvé la cuisinière avec un soldat, histoire fausse, uniquementinventée pour produire de l’effet.

La Maréchale décrocha de la patère sa capote. Frédéric seprécipita sur la sonnette en criant de loin au garçon:

« Une voiture »

« J’ai la mienne », dit le Vicomte.

« Mais, monsieur ! »

« Cependant, monsieur… »

Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux etles mains tremblantes.

Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en montrant lebohème attablé :

« Soignez-le donc ! il s’étouffe. Je ne voudrais pas queson dévouement pour mes roquets le fît mourir ! »

La porte retomba.

« Eh bien ? » dit Hussonnet.

« Eh bien, quoi ? »

« Je croyais… »

« Qu’est-ce que vous croyiez ? »

« Est-ce que vous ne…  ? »

Il compléta sa phrase par un geste.

« Eh non ! jamais de la vie ! »

Hussonnet n’insista pas davantage.

Il avait eu un but en s’invitant à dîner. Son journal, qui nes’appelait plus l’Art, mais le Flambard, avec cette épigraphe : »Canonniers, à vos pièces ! » ne prospérant nullement, il avaitenvie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans lesecours de Deslauriers. Il reparla de l’ancien projet, et exposason plan nouveau.

Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des chosesvagues. Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit : »Adieu, mon bon », et disparut.

Frédéric demanda la note. Elle était longue ; et le garçon,la serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, unindividu blafard qui ressemblait à Martinon, vint lui dire :

« Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le fiacre.»

« Quel fiacre ? »

« Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens.»

Et la figure du garçon s’allongea, comme s’il eût plaint lepauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler.

Il donna de pourboire les vingt francs qu’on lui rendait.

« Merci, Monseigneur ! » dit l’homme à la serviette, avecun grand salut.

Frédéric passa la journée du lendemain à ruminer sa colère etson humiliation. il se reprochait de n’avoir pas souffleté Cisy.Quant à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ;d’autres aussi belles ne manquaient pas ; et, puisqu’ilfallait de l’argent pour posséder ces femmes-là, il jouerait à laBourse le prix de sa ferme, il serait riche, il écraserait de sonluxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu, il s’étonna den’avoir pas songé à Mme Arnoux.

« Tant mieux ! à quoi bon ? »

Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin vint lui fairevisite. Il commença par des admirations sur le mobilier, descajoleries. Puis, brusquement :

« Vous étiez aux courses, dimanche ? »

« Oui, hélas ! »

Alors, le peintre déclama contre l’anatomie des chevaux anglais,vanta les chevaux de Géricault, les chevaux du Parthénon. »Rosanette était avec vous ? » Et il entama son éloge,adroitement.

La froideur de Frédéric le décontenança. Il ne savait comment envenir au portrait.

Sa première intention avait été de faire un Titien. Mais, peu àpeu, la coloration variée de son modèle l’avait séduit ; et ilavait travaillé franchement, accumulant pâte sur pâte et lumièresur lumière. Rosanette fut enchantée d’abord ; ses rendez-vousavec Delmar avaient interrompu les séances et laissé à Pellerintout le temps de s’éblouir. Puis, l’admiration s’apaisant, ils’était demandé si sa peinture ne manquait point de grandeur. Ilavait été revoir les Titien, avait compris la distance, reconnu safaute ; et il s’était mis à repasser ses contours simplement.Ensuite il avait cherché, en les rongeant, à y perdre, à y mêlerles tons de la tête et ceux des fonds ; et la figure avaitpris de la consistance, les ombres de la vigueur ; toutparaissait plus ferme. Enfin la Maréchale était revenue. Elles’était même permis des objections ; l’artiste, naturellement,avait persévéré. Après de grandes fureurs contre sa sottise, ils’était dit qu’elle pouvait avoir raison. Alors avait commencél’ère des doutes, tiraillements de la pensée qui provoquent lescrampes d’estomac, les insomnies, la fièvre, le dégoût desoi-même ; il avait eu le courage de faire des retouches, maissans coeur et sentant que sa besogne était mauvaise.

Il se plaignit seulement d’avoir été refusé au Salon, puisreprocha à Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de laMaréchale.

« Je me moque bien de la Maréchale ! »

Une déclaration pareille l’enhardit.

« Croiriez-vous que cette bête-là n’en veut plus,maintenant ? »

Ce qu’il ne disait point, c’est qu’il avait réclamé d’elle milleécus. Or, la Maréchale s’était peu souciée de savoir qui payerait,et, préférant tirer d’Arnoux des choses plus urgentes, ne lui enavait même pas parlé.

« Eh bien, et Arnoux ? » dit Frédéric.

Elle l’avait relancé vers lui. L’ancien marchand de tableauxn’avait que faire du portrait.

« Il soutient que ça appartient à Rosanette. »

« En effet, c’est à elle. »

« Comment ! c’est elle qui m’envoie vers vous ! »répliqua Pellerin.

S’il eût cru à l’excellence de son oeuvre, il n’eût pas songé,peut-être, à l’exploiter. Mais une somme (et une sommeconsidérable) serait un démenti à la critique, un raffermissementpour lui-même. Frédéric, afin de s’en délivrer, s’enquit de sesconditions, courtoisement.

L’extravagance du chiffre le révolta, il répondit :

« Non, ah ! non ! »

« Vous êtes pourtant son amant, c’est vous qui m’avez fait lacommande ! »

« J’ai été l’intermédiaire, permettez ! »

« Mais je ne peux pas rester avec ça sur les bras ! »

L’artiste s’emportait.

« Ah ! je ne vous croyais pas si cupide. »

« Ni vous si avare ! Serviteur ! »

Il venait de partir que Sénécal se présenta.

Frédéric, troublé, eut un mouvement d’inquiétude.

« Qu’y a-t-il ? »

Sénécal conta son histoire.

« Samedi, vers neuf heures, Mme Arnoux a reçu une lettre quil’appelait à Paris ; comme personne, par hasard, ne setrouvait là pour aller à Creil chercher une voiture, elle avaitenvie de m’y faire aller moi-même. J’ai refusé, car ça ne rentrepas dans mes fonctions. Elle est partie, et revenue dimanche soir.Hier matin, Arnoux tombe à la fabrique. La Bordelaise s’estplainte. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais il a levéson amende devant tout le monde. Nous avons échangé des parolesvives. Bref, il m’a donné mon compte, et me voilà ! »

Puis, détachant ses paroles :

« Au reste, je ne me repens pas, j’ai fait mon devoir.N’importe, c’est à cause de vous. »

« Comment ? » S’écria Frédéric, ayant peur que Sénécal nel’eût deviné.

Sénécal n’avait rien deviné, car il reprit :

« C’est-à-dire que, sans vous, j’aurais peut-être trouvémieux.

Frédéric fut saisi d’une espèce de remords.

« En quoi puis-je vous servir, maintenant ? » Sénécaldemandait un emploi quelconque, une place.

« Cela vous est facile. Vous connaissez tant de monde, M.Dambreuse entre autres, à ce que m’a dit Deslauriers. »

Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son ami. il ne sesouciait guère de retourner chez les Dambreuse depuis la rencontredu Champ de Mars.

« Je ne suis pas suffisamment intime dans la maison pourrecommander quelqu’un. »

Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et, après une minutede silence :

« Tout cela, j’en suis sûr, vient de la Bordelaise et aussi devotre Mme Arnoux. »

Ce votre ôta du coeur de Frédéric le peu de bon vouloir qu’ilgardait. Par délicatesse, cependant, il atteignit la clef de sonsecrétaire.

Sénécal le prévint.

« Merci ! »

Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie,les croix d’honneur prodiguées à la fête du Roi, un changement decabinet, les affaires Drouillard et Bénier, scandales de l’époque,déclama contre les bourgeois et prédit une révolution.

Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses yeux. Il leprit, en essaya le manche, puis le rejeta sur le canapé, avec unair de dégoût.

« Allons, adieu ! Il faut que j’aille à Notre-Dame deLorette.

« Tiens ! pourquoi ? »

« C’est aujourd’hui le service anniversaire de GodefroyCavaignac. Il est mort à l’oeuvre, celui-là ! Mais tout n’estpas fini !… Qui sait ? »

Et Sénécal tendit sa main, bravement.

« Nous ne nous reverrons peut-être jamais ! adieu ! »Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils encontemplant le poignard, sa résignation et son air solennel,surtout, firent rêver Frédéric, qui bientôt n’y pensa plus.

Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix desa ferme, cent soixante-quatorze mille francs. Il en fit deuxparts, plaça la première sur l’Etat, et alla porter la seconde chezun agent de change pour la risquer à la Bourse.

Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait lesthéâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressaune lettre, où il narrait gaiement que la Maréchale, dès lelendemain des courses, avait congédié Cisy. Frédéric en futheureux, sans chercher pourquoi le bohème lui apprenait cetteaventure.

Le hasard voulut qu’il rencontrât Cisy, trois jours après. Legentilhomme fit bonne contenance, et l’invita même à dîner pour lemercredi suivant.

Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut une notificationd’huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait qu’auxtermes d’un jugement du tribunal, il s’était rendu acquéreur d’unepropriété sise à Belleville appartenant au sieur Jacques Arnoux, etqu’il était prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francsmontant du prix de la vente. Mais il résultait du même acte que, lasomme des hypothèques dont l’immeuble était grevé dépassant le prixde l’acquisition, la créance de Frédéric se trouvait complètementperdue.

Tout le mal venait de n’avoir pas renouvelé en temps utile uneinscription hypothécaire. Arnoux s’était chargé de cette démarche,et l’avait ensuite oubliée. Frédéric s’emporta contre lui, et,quand sa colère fut passée :

« Eh bien après… . quoi ? si cela peut le sauver, tantmieux ! je n’en mourrai pas ! n’y pensons plus !»

Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra lalettre d’Hussonnet, et aperçut le post-scriptum, qu’il n’avaitpoint remarqué la première fois. Le bohème demandait cinq millefrancs, tout juste, pour mettre l’affaire du journal en train.

« Ah ! celui-là m’embête ! »

Et il le refusa brutalement dans un billet laconique. Aprèsquoi, il s’habilla pour se rendre à la Maison d’or.

Cisy présenta ses convives, en commençant par le plusrespectable, un gros monsieur à cheveux blancs :

« Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M. Anselme deForchambeaux », dit-il ensuite (c’était un jeune homme blond etfluet, déjà chauve) ; puis, désignant un quadragénaired’allures simples : » Joseph Boffreu, mon cousin ; et voicimon ancien professeur M. Vezou », personnage moitié charretier,moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue redingoteboutonnée dans le bas par un seul bouton, de manière à faire châlesur la poitrine.

Cisy attendait encore quelqu’un, le baron de Comaing, » quipeut-être viendra, ce n’est pas sûr ». Il sortait à chaque minute,paraissait inquiet ; enfin, à huit heures, on passa dans unesalle éclairée magnifiquement et trop spacieuse pour le nombre desconvives. Cisy l’avait choisie par pompe, tout exprès.

Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits, occupaitle milieu de la table, couverte de plats d’argent, suivant lavieille mode française ; des raviers, pleins de salaisons etd’épices, formaient bordure tout autour ; des cruches de vinrosat frappé de glace se dressaient de distance en distance ;cinq verres de hauteur différente étaient alignés devant chaqueassiette avec des choses dont on ne savait pas l’usage, milleustensiles de bouche ingénieux ; — et il y avait, rien quepour le premier service : une hure d’esturgeon mouillée dechampagne, un jambon d’York au tokay, des grives au gratin, descailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrixrouges, et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de Pommes deterre qui étaient mêlés à des truffes. Un lustre et des girandolesilluminaient l’appartement, tendu de damas rouge. Quatredomestiques en habit noir se tenaient derrière les fauteuils demaroquin. A ce spectacle, les convives se récrièrent, le Précepteursurtout.

« Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritablesfolies ! C’est trop beau ! »

« Ça ? » dit le vicomte de Cisy, » allons donc ! »

Et, dès la première cuillerée :

« Eh bien, mon vieux des Aulnays, avez-vous été au Palais-Royal,voir Père et Portier ? »

« Tu sais bien que je n’ai pas le temps ! » répliqua lemarquis.

Ses matinées étaient prises par un cours d’arboriculture, sessoirées par le Cercle agricole, et toutes ses après-midi par desétudes dans les fabriques d’instruments aratoires. Habitant laSaintonge les trois quarts de l’année, il profitait de ses voyagesdans la Capitale pour s’instruire ; et son chapeau à largesbords, posé sur une console, était plein de brochures.

Mais Cisy, s’apercevant que M. de Forchambeaux refusait du vin:

« Buvez donc, saprelotte ! Vous n’êtes pas crâne pour votredernier repas de garçon ! »

A ce mot, tous s’inclinèrent, on le congratulait.

« Et la jeune personne », dit le Précepteur, » est charmante,j’en suis sûr ? »

« Parbleu ! » s’écria Cisy. » N’importe, il a tort c’est sibête, le mariage ! »

« Tu parles légèrement, mon ami répliqua M. des Aulnays, tandisqu’une larme roulait dans ses yeux, au souvenir de sa défunte.

Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite, en ricanant:

« Vous y viendrez vous-même, vous y viendrez ! » Cisyprotesta. Il aimait mieux se divertir, » être régence ». Il voulaitapprendre la savate, pour visiter les tapis-francs de la Cité,comme le prince Rodolphe des Mystères de Paris tira de sa poche unbrûle-gueule, rudoyait les domestiques, buvait extrêmement ;et, afin de donner de lui bonne opinion, dénigrait tous lesplats.

Il renvoya même les truffes, et le Précepteur, qui s’endélectait, dit par bassesse :

« Cela ne vaut pas les oeufs à la neige de madame votregrand-mère »

Puis il se remit à causer avec son voisin l’agronome, lequeltrouvait au séjour de la campagne beaucoup d’avantages, neserait-ce que de pouvoir élever ses filles dans des goûts simples.Le Précepteur applaudissait à ses idées et le flagornait, luisupposant de l’influence sur son élève, dont il désiraitsecrètement être l’homme d’affaires.

Frédéric était venu plein d’humeur contre Cisy ; sa sottisel’avait désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne luirappelant le dîner du café Anglais, l’agaçait de plus enplus ; et il écoutait les remarques désobligeantes que faisaità demi-voix le cousin Joseph, un brave garçon sans fortune, amateurde chasse, et boursier. Cisy, par manière de rire, l’appela »voleur » plusieurs fois ; puis, tout à coup :

« Ah ! le baron ! »

Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chosede rude dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeausur l’oreille, et une fleur à la boutonnière. C’était l’idéal duVicomte. Il fut ravi de le posséder ; et, sa présencel’excitant, il tenta même un calembour, car il dit, comme onpassait un coq de bruyère :

« Voilà le meilleur des caractères de La Bruyère »

Ensuite, il adressa à M. de Comaing une foule de questions surdes personnes inconnues à la société ; puis, comme saisi d’uneidée :

« Dites donc ! avez-vous pensé à moi ? »

L’autre haussa les épaules.

« Vous n’avez pas l’âge, mon petiot ! Impossible »

Cisy l’avait prié de le faire admettre à son club. Mais lebaron, ayant sans doute pitié de son amour-propre :

« Ah ! j’oubliais ! Mille félicitations pour votrepari, mon cher ! »

« Quel pari ? »

« Celui que vous avez fait, aux courses, d’aller le soir mêmechez cette dame. »

Frédéric éprouva comme la sensation d’un coup de fouet. Il futcalmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.

En effet, la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets,quand Arnoux, son premier amant, son homme, s’était présenté cejour-là même. Tous deux avaient fait comprendre au Vicomte qu’il »gênait », et on l’avait flanqué dehors, avec peu de cérémonie.

Il eut l’air de ne pas entendre. Le Baron ajouta :

« Que devient-elle, cette brave Rose ?… a-t-elle toujoursd’aussi jolies jambes ? » prouvant par ce mot qu’il laconnaissait intimement.

Frédéric fut contrarié de la découverte.

« Il n’y a pas de quoi rougir », reprit le Baron » c’est unebonne affaire ! »

Cisy claqua de la langue.

« Peuh ! pas si bonne ! »

« Ah ! »

« Mon Dieu, oui ! D’abord, moi, je ne lui trouve riend’extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu’onveut, car enfin… elle est à vendre ! »

« Pas pour tout le monde ! » reprit aigrement Frédéric.

« il se croit différent des autres ! » répliqua Cisy, »quelle farce ! »

Et un rire parcourut la table.

Frédéric sentait les battements de son coeur l’étouffer. Ilavala deux verres d’eau, coup sur coup.

Mais le Baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.

« Est-ce qu’elle est toujours avec un certain Arnoux ?»

« Je n’en sais rien », dit Cisy. » Je ne connais pas cemonsieur ! »

Il avança, néanmoins, que c’était une manière d’escroc.

« Un moment ! », s’écria Frédéric.

« Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu unprocès. »

« Ce n’est pas vrai »

Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité,finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. LeVicomte, plein de rancune, et qui était gris d’ailleurs, s’entêtadans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement :

« Est-ce pour m’offenser, monsieur ? »

Et il le regardait, avec des prunelles ardentes comme soncigare.

« Oh ! pas du tout ! je vous accorde même qu’il aquelque chose de très bien : sa femme. »

« Vous la connaissez ? »

« Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça !»

« Vous dites ? »

Cisy, qui s’était levé, répéta en balbutiant :

« Tout le monde connaît ça ! »

« Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-là que vousfréquentez ! »

« Je m’en flatte. »

Frédéric lui lança son assiette au visage.

Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deuxbouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtouten trois morceaux, frappa le ventre du Vicomte.

Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait, en criant,pris d’une sorte de frénésie ; M. des Aulnays répétait :

« Calmez-vous ! voyons ! cher enfant ! »

« Mais c’est épouvantable ! » vociférait le Précepteur.

Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait Joseph riaitaux éclats ; les garçons épongeaient le vin, ramassaient parterre les débris ; et le Baron alla fermer la fenêtre, car letapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu s’entendre duboulevard.

Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait été lancée,parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison decette offense, si c’était à cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, deRosanette ou d’un autre. Ce qu’il y avait de certain, c’était labrutalité inqualifiable de Frédéric ; il se refusapositivement à en témoigner le moindre regret.

M. des Aulnays tâcha de l’adoucir, le cousin Joseph, lePrécepteur, Forchambeaux lui-même. Le Baron pendant ce temps-là,réconfortait Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse, versaitdes larmes. Frédéric, au contraire, s’irritait de plus enplus ; et l’on serait resté là jusqu’au jour si le Baronn’avait dit pour en finir :

« Le Vicomte, Monsieur, enverra demain chez vous ses témoins.»

« Votre heure ? »

« A midi, s’il vous plaît. »

« Parfaitement, Monsieur. »

Frédéric, une fois dehors, respira à pleins poumons. Depuis troplongtemps, il contenait son coeur. Il venait de le satisfaireenfin ; il éprouvait comme un orgueil de virilité, unesurabondance de forces intimes qui l’enivraient. Il avait besoin dedeux témoins. Le premier auquel il songea fut Regimbart ; etil se dirigea tout de suite vers un estaminet de la rueSaint-Denis. La devanture était close. Mais de la lumière brillaità un carreau, au-dessus de la porte. Elle s’ouvrit, et il entra, ense courbant très bas sous l’auvent.

Une chandelle, au bord du comptoir, éclairait la salle déserte.Tous les tabourets, les pieds en l’air, étaient posés sur lestables. Le maître et la maîtresse avec leur garçon soupaient dansl’angle près de la cuisine ; — et Regimbart, le chapeau sur latête, partageait leur repas, et même gênait le garçon, qui étaitcontraint à chaque bouchée de se tourner de côté, quelque peu.Frédéric, lui ayant conté la chose brièvement, réclama sonassistance. Le Citoyen commença par ne rien répondre ; ilroulait des yeux, avait l’air de réfléchir, fit plusieurs toursdans la salle, et dit enfin :

« Oui, volontiers ! »

Et un sourire homicide le dérida, en apprenant que l’adversaireétait un noble.

« Nous le ferons marcher tambour battant, soyeztranquille ! D’abord… . avec l’épée… »

« Mais peut-être », objecta Frédéric, » que je n’ai pas ledroit… »

« Je vous dis qu’il faut prendre l’épée ! » répliquabrutalement le Citoyen. » Savez-vous tirer ? »

« Un peu ! »

« Ah ! un peu ! voilà comme ils sont tous ! Etils ont la rage de faire assaut ! Qu’est-ce que ça prouve, lasalle d’armes ! Ecoutez-moi : tenez-vous bien à distance envous enfermant toujours dans des cercles, et rompez !rompez ! C’est permis. Fatiguez-le ! Puis fendez-vousdessus, franchement ! Et surtout pas de malice, pas de coups àla La Fougère non ! de simples une-deux, des dégagements.Tenez, voyez-vous ? en tournant le poignet comme pour ouvrirune serrure. — Père Vauthier, donnez-moi votre canne !Ah ! cela suffit. »

Il empoigna la baguette qui servait à allumer le gaz, arronditle bras gauche, plia le droit, et se mit à pousser des bottescontre la cloison. Il frappait du pied, s’animait, feignait même derencontrer des difficultés, tout en criant : » Y es-tu, là ? yes-tu ? » et sa silhouette énorme se projetait sur lamuraille, avec son chapeau qui semblait toucher au plafond. Lelimonadier disait de temps en temps : » Bravo ! trèsbien ! » Son épouse également l’admirait, quoique émue ;et Théodore, un ancien soldat, en restait cloué d’ébahissement,étant, du reste, fanatique de M. Regimbart.

Le lendemain, de bonne heure, Frédéric courut au magasin deDussardier. Après une suite de pièces, toutes remplies d’étoffesgarnissant des rayons, ou étendues en travers sur des tables,tandis, que, çà et là, des champignons de bois supportaient deschâles, il l’aperçut dans une espèce de cage grillée, au milieu deregistres, et écrivant debout sur un pupitre. Le brave garçon lâchaimmédiatement sa besogne.

Les témoins arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crutdevoir ne pas assister à la conférence.

Le Baron et M. Joseph déclarèrent qu’ils se contenteraient desexcuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de necéder jamais, et qui tenait à défendre l’honneur d’Arnoux (Frédéricne lui avait point parlé d’autre chose), demanda que le Vicomte fîtdes excuses. M. de Comaing fut révolté de l’outrecuidance. LeCitoyen n’en voulut pas démordre. Toute conciliation devenantimpossible, on se battrait.

D’autres difficultés surgirent -, car le choix des armeslégalement, appartenait à Cisy, l’offensé. Mais Regimbart soutintque, par l’envoi du cartel, il se constituait l’offenseur. Sestémoins se récrièrent qu’un soufflet, cependant, était la pluscruelle des offenses. Le Citoyen épilogua sur les mots, un coupn’étant pas un soufflet. Enfin, on décida qu’on s’en rapporterait àdes militaires ; et les quatre témoins sortirent, pour allerconsulter des officiers dans une caserne quelconque.

Ils s’arrêtèrent à celle du quai d’Orsay. M. de Comaing, ayantabordé deux capitaines, leur exposa la contestation.

Les capitaines n’y comprirent goutte, embrouillée qu’elle futpar les phrases incidentes du Citoyen. Bref, ils conseillèrent àces messieurs d’écrire un procès-verbal ; après quoi, ilsdécideraient. Alors, on se transporta dans un café ; et même,pour faire les choses plus discrètement, on désigna Cisy par H etFrédéric par un K.

Puis on retourna à la caserne. Les officiers étaient sortis. Ilsreparurent, et déclarèrent qu’évidemment le choix des armesappartenait à M. H. Tous s’en revinrent chez Cisy. Regimbart etDussardier restèrent sur le trottoir.

Le Vicomte, en apprenant la solution, fut pris d’un si grandtrouble, qu’il se la fit répéter plusieurs fois ; et, quand M.de Comaing en vint aux prétentions de Regimbart, il murmura »cependant », n’étant pas loin, en lui-même, d’y obtempérer. Puis ilse laissa choir dans un fauteuil, et déclara qu’il ne se battraitpas.

« Hein ? comment ? » dit le Baron.

Alors, Cisy s’abandonna à un flux labial désordonné.

Il voulait se battre au tromblon, à bout portant, avec un seulpistolet.

« Ou bien on mettra de l’arsenic dans un verre, qui sera tiré ausort. Ça se fait quelquefois ; je l’ai lu ! »

Le Baron, peu endurant naturellement, le rudoya.

« Ces messieurs attendent votre réponse. C’est indécent, à lafin ! Que prenez-vous ? voyons ! Est-cel’épée ? »

Le Vicomte répliqua » oui », par un signe de tête ; et lerendez-vous fut fixé pour le lendemain, à la porte Maillot, à septheures juste.

Dussardier étant contraint de s’en retourner à ses affaires,Regimbart alla prévenir Frédéric.

On l’avait laissé toute la journée sans nouvelles ; sonimpatience était devenue intolérable.

« Tant mieux ! » s’écria-t-il.

Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.

« On réclamait de nous des excuses, croiriez-vous ? Cen’était rien, un simple mot ! Mais je les ai envoyés jolimentbouler ! Comme je le devais, n’est-ce pas ? »

« Sans doute », dit Frédéric tout en songeant qu’il eût mieuxfait de choisir un autre témoin.

Puis, quand il fut seul, il se répéta tout haut, plusieurs fois:

« Je vais me battre. Tiens, je vais me battre ! C’est drôle»

Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant devant saglace, il s’aperçut qu’il était pâle.

« Est-ce que j’aurais peur ? »

Une angoisse abominable le saisit à l’idée d’avoir peur sur leterrain.

« Si j’étais tué, cependant ? Mon père est mort de la mêmefaçon. Oui, je serai tué »

Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire ; desimages incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâchetél’exaspéra. Il fut pris d’un paroxysme de bravoure, d’une soifcarnassière. Un bataillon ne l’eût pas fait reculer. Cette fièvrecalmée, il se sentit, avec joie, inébranlable. Pour se distraire,il se rendit à l’Opéra, où l’on donnait un ballet. Il écouta lamusique, lorgna les danseuses, et but un verre de punch, pendantl’entracte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son cabinet, deses meubles, où il se retrouvait peut-être pour la dernière fois,lui causa une faiblesse.

Il descendit dans son jardin. Les étoiles brillaient ; illes contempla. L’idée de se battre pour une femme le grandissait àses yeux, l’ennoblissait. Puis il alla se couchertranquillement.

Il n’en fut pas de même de Cisy. Après le départ du Baron,Joseph avait tâché de remonter son moral, et, comme le Vicomtedemeurait froid :

« Pourtant, mon brave, si tu préfères en rester là, j’irai ledire. »

Cisy n’osa répondre » certainement », mais il en voulut à soncousin de ne pas lui rendre ce service sans en parler.

Il souhaita que Frédéric, pendant la nuit, mourût d’une attaqued’apoplexie, ou qu’une émeute survenant, il y eût le lendemainassez de barricades pour fermer tous les abords du bois deBoulogne. ou qu’un événement empêchât un des témoins de s’yrendre ; car le duel faute de témoins manquerait. Il avaitenvie de se sauver par un train express n’importe où. Il regrettade ne pas savoir la médecine pour prendre quelque chose qui, sansexposer ses jours, ferait croire à sa mort. Il arriva jusqu’àdésirer être malade, gravement.

Afin d’avoir un conseil, un secours, il envoya chercher M. desAulnays. L’excellent homme était retourné en Saintonge, sur unedépêche lui apprenant l’indisposition d’une de ses filles. Celaparut de mauvais augure à Cisy. Heureusement que M. Vezou, sonprécepteur, vint le voir. Alors il s’épancha.

« Comment faire, mon Dieu ! comment faire ? »

« Moi, à votre place, monsieur le Comte, je payerais un fort dela halle pour lui flanquer une raclée. »

« Il saurait toujours de qui ça vient ! » reprit Cisy.

Et, de temps à autre, il poussait un gémissement -, puis : »Mais est-ce qu’on a le droit de se battre en duel ? »

« C’est un reste de barbarie ! Que voulez-vous ! »

Par complaisance, le pédagogue s’invita lui-même à dîner. Sonélève ne mangea rien, et, après le repas, sentit le besoin de faireun tour.

Il dit en passant devant une église :

« Si nous entrions un peu… pour voir ? »

M. Vezou ne demanda pas mieux, et même lui présenta de l’eaubénite.

C’était le mois de Marie, des fleurs couvraient l’autel, desvoix chantaient, l’orgue résonnait. Mais il lui fut impossible deprier, les pompes de la religion lui inspirant des idées defunérailles ; il entendait comme des bourdonnements de Deprofundis.

« Allons-nous-en ! Je ne me sens pas bien ! »

Ils employèrent toute la nuit à jouer aux cartes. Le Vicomtes’efforça de perdre, afin de conjurer la mauvaise chance, ce dontM. Vezou profita. Enfin, au petit jour, Cisy, qui n’en pouvaitplus, s’affaissa sur le tapis vert, et eut un sommeil plein desonges désagréables.

Si le courage, pourtant, consiste à vouloir dominer safaiblesse, le Vicomte fut courageux, car, à la vue de ses témoinsqui venaient le chercher, il se roidit de toutes ses forces, lavanité lui faisant comprendre qu’une reculade le perdrait. M. deComaing le complimenta sur sa bonne mine.

Mais, en route, le bercement du fiacre et la chaleur du soleilmatinal l’énervèrent. Son énergie était retombée. Il ne distinguaitmême plus où l’on était.

Le Baron se divertit à augmenter sa frayeur, en parlant du »cadavre », et de la manière de le rentrer en ville,clandestinement. Joseph donnait la réplique ; tous deux,jugeant l’affaire ridicule, étaient persuadés qu’elles’arrangerait.

Cisy gardait sa tête sur sa poitrine ; il la relevadoucement et fit observer qu’on n’avait pas pris de médecin.

« C’est inutile », dit le Baron.

« Il n’y a pas de danger, alors ? »

Joseph répliqua d’un ton grave :

« Espérons-le ! »

Et personne dans la voiture ne paria plus.

A sept heures dix minutes, on arriva devant la porte Maillot.Frédéric et ses témoins s’y trouvaient, habillés de noir tous lestrois. Regimbart, au lieu de cravate, avait un col de crin comme untroupier ; et il portait une espèce de longue boîte à violon,spéciale pour ce genre d’aventures. On échangea froidement unsalut. Puis tous s’enfoncèrent dans le bois de Boulogne, par laroute de Madrid, afin d’y trouver une place convenable.

Regimbart dit à Frédéric, qui marchait entre lui et Dussardier:

« Eh bien, et cette venette, qu’en fait-on ? Si vous avezbesoin de quelque chose, ne vous gênez pas, je connais ça ! Lacrainte est naturelle à l’homme. » Puis, à voix basse :

« Ne fumez plus, ça amollit ! »

Frédéric jeta son cigare qui le gênait, et continua d’un piedferme. Le Vicomte avançait par derrière, appuyé sur le bras de sesdeux témoins.

De rares passants les croisaient. Le ciel était bleu, et onentendait, par moments, des lapins bondir. Au détour d’un sentier,une femme en madras causait avec un homme en blouse, et, dans lagrande avenue sous les marronniers, des domestiques en veste detoile promenaient leurs chevaux. Cisy se rappelait les joursheureux où, monté sur son alezan et le lorgnon dans l’oeil, ilchevauchait à la portière des calèches ; ces souvenirsrenforçaient son angoisse ; une soif intolérable le brûlait —la susurration des mouches se confondait avec le battement de sesartères ; ses pieds enfonçaient dans le sable ; il luisemblait qu’il était en train de marcher depuis un tempsinfini.

Les témoins, sans s’arrêter, fouillaient de l’oeil les deuxbords de la route. On délibéra si l’on irait à la croix Catelan ousous les murs de Bagatelle. Enfin, on prit à droite ; et ons’arrêta dans une espèce de quinconce, entre des pins.

L’endroit fut choisi de manière à répartir également le niveaudu terrain. On marqua les deux places où les adversaires devaientse poser. Puis Regimbart ouvrit sa boîte. Elle contenait, sur uncapitonnage de basane rouge, quatre épées charmantes, creuses aumilieu, avec des poignées garnies de filigrane. Un rayon lumineux,traversant les feuilles, tomba dessus ; et elles parurent àCisy briller comme des vipères d’argent sur une mare de sang.

Le Citoyen fit voir qu’elles étaient de longueur pareille ;il prit la troisième pour lui-même, afin de séparer lescombattants, en cas de besoin. M. de Comaing tenait une canne. Il yeut un silence. On se regarda. Toutes les figures avaient quelquechose d’effaré ou de cruel.

Frédéric avait mis bas sa redingote et son gilet. Joseph aidaCisy à faire de même ; sa cravate étant retirée, on aperçut àson cou une médaille bénite. Cela fit sourire de pitiéRegimbart.

Alors, M. de Comaing (pour laisser à Frédéric encore un momentde réflexion) tâcha d’élever des chicanes. Il réclama le droit demettre un gant, celui de saisir l’épée de son adversaire avec lamain gauche ; Regimbart, qui était pressé, ne s’y refusa pas.Enfin le Baron, s’adressant à Frédéric :

« Tout dépend de vous, Monsieur ! Il n’y a jamais dedéshonneur à reconnaître ses fautes. »

Dussardier l’approuvait du geste. Le Citoyen s’indigna. «Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards,fichtre ?… En garde ! »

Les adversaires étaient l’un devant l’autre, leurs témoins dechaque côté. Il cria le signal :

« Allons ! »

Cisy devint effroyablement pâle. Sa lame tremblait par le bout,comme une cravache. Sa tête se renversait, ses bras s’écartèrent,il tomba sur le dos, évanoui. Joseph le releva ; et, tout enlui poussant sous les narines un flacon, il le secouait fortement.Le Vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit comme unfurieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne ; et ill’attendait, l’oeil fixe. la main haute.

« Arrêtez, arrêtez ! » cria une voix qui venait de laroute, en même temps que le bruit d’un cheval au galop ; et lacapote d’un cabriolet cassait les branches ! Un homme penchéen dehors agitait un mouchoir, et criait toujours : » Arrêtez,arrêtez ! »

M. de Comaing, croyant à une intervention de la police, leva sacanne.

« Finissez donc ! le Vicomte saigne ! »

« Moi ? » dit Cisy.

En effet, il s’était, dans sa chute, écorché le pouce de la maingauche.

« Mais c’est en tombant », ajouta le Citoyen.

Le Baron feignit de ne pas entendre.

Arnoux avait sauté du cabriolet.

« J’arrive trop tard ! Non ! Dieu soit loué !»

Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait levisage de baisers.

« Je sais le motif : vous avez voulu défendre votre vieilami ! C’est bien, cela, c’est bien ! Jamais je nel’oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cherenfant ! » Il le contemplait et versait des larmes, tout enricanant de bonheur. Le Baron se tourna vers Joseph.

« Je crois que nous sommes de trop dans cette petite fête defamille. C’est fini, n’est-ce pas, Messieurs ? — Vicomtemettez votre bras en écharpe ; tenez, voilà mon foulard. »Puis, avec un geste impérieux : » Allons ! pas derancune ! Cela se doit ! »

Les deux combattants se serrèrent la main, mollement. LeVicomte, M. de Comaing et Joseph disparurent d’un côté, et Frédérics’en alla de l’autre avec ses amis.

Comme le restaurant de Madrid n’était pas loin, Arnoux proposade s’y rendre pour boire un verre de bière.

« On pourrait même déjeuner », dit Regimbart.

Mais, Dussardier n’en ayant pas le loisir, ils se bornèrent à unrafraîchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette béatitudequi suit les dénouements heureux. Le Citoyen, cependant, étaitfâché qu’on eût interrompu le duel au bon moment.

Arnoux en avait eu connaissance par un nommé Compain, ami deRegimbart ; et dans un élan de coeur, il était accouru pourl’empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria Frédéricde lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par lespreuves de sa tendresse, se fit scrupule d’augmenter son illusion «De grâce, n’en parlons plus ! »

Arnoux trouva cette réserve fort délicate. Puis, avec salégèreté ordinaire, passant à une autre idée : » Quoi de neuf,Citoyen ? »

Et ils se mirent à causer traites, échéances. Afin d’être pluscommodément, ils allèrent même chuchoter à l’écart sur une autretable.

Frédéric distingua ces mots : » Vous allez me souscrire. —Oui ! mais, vous, bien entendu… — Je l’ai négocié enfin pourtrois cents ! — Jolie commission, ma foi ! » Bref, ilétait clair qu’Arnoux tripotait avec le Citoyen beaucoup dechoses.

Frédéric songea à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sadémarche récente interdisait les reproches, même les plus doux.D’ailleurs, il se sentait fatigué. L’endroit n’était pasconvenable. Il remit cela à un autre jour.

Arnoux, assis à l’ombre d’un troène, fumait d’un air hilare. Illeva les yeux vers les portes des cabinets donnant toutes sur lejardin, et dit qu’il était venu là, autrefois, bien souvent.

« Pas seul, sans doute ? » répliqua le Citoyen.

« Parbleu ! »

« Quel polisson vous faites ! un homme marié ! »

« Eh bien, et vous donc ! » reprit Arnoux ; et, avecun sourire indulgent : » Je suis même sûr que ce gredin-là possèdequelque part, une chambre, où il reçoit des petites filles !»

Le Citoyen confessa que c’était vrai, par un simple haussementde sourcils. Alors, ces deux messieurs exposèrent leurs goûts :Arnoux préférait maintenant la jeunesse, les ouvrières ;Regimbart détestait » les mijaurées » et tenait avant tout aupositif. La conclusion, fournie par le marchand de faïence futqu’on ne devait pas traiter les femmes sérieusement.

« Cependant, il aime la sienne ! » songeait Frédéric, ens’en retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme. Illui en voulait de ce duel, comme si c’eût été pour lui qu’il avait,tout à l’heure, risqué sa vie.

Mais il était reconnaissant à Dussardier de sondévouement ; le commis, sur ses instances, arriva bientôt àlui faire une visite tous les jours.

Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure, Barante, lesGirondins de Lamartine. Le brave garçon l’écoutait avecrecueillement et acceptait ses opinions comme celles d’unmaître.

Il arriva un soir tout effaré.

Le matin, sur le boulevard, un homme qui courait à perdrehaleine s’était heurté contre lui ; et, l’ayant reconnu pourun ami de Sénécal, lui avait dit « On vient de le prendre, je mesauve ! » Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journéeaux informations. Sénécal était sous les verrous, comme prévenud’attentat politique.

Fils d’un contremaître, né à Lyon et ayant eu pour professeur unancien disciple de Chalier, dès son arrivée à Paris, il s’étaitfait recevoir de la Société des Familles ; ses habitudesétaient connues ; la police le surveillait. Il s’était battudans l’affaire de mai 1839, et, depuis lors se tenait à l’ombre,mais s’exaltant de plus en plus, fanatique d’Alibaud, mêlant sesgriefs contre la société à ceux du peuple contre la monarchie, ets’éveillant chaque matin avec l’espoir d’une révolution qui, enquinze jours ou un mois, changerait le monde. Enfin, écoeuré par lamollesse de ses frères, furieux des retards qu’on opposait à sesrêves et désespérant de la patrie, il était entré comme chimistedans le complot des bombes incendiaires ; et on l’avaitsurpris portant de la poudre qu’il allait essayer à Montmartre,tentative suprême pour établir la République.

Dussardier ne la chérissait pas moins, car elle signifiait,croyait-il, affranchissement et bonheur universel. Un jour, — àquinze ans, — dans la rue Transnonain, devant la boutique d’unépicier, il avait vu des soldats la baïonnette rouge de sang, avecdes cheveux collés à la crosse de leur fusil ; depuis cetemps-là, le Gouvernement l’exaspérait comme l’incarnation même del’Injustice. Il confondait un peu les assassins et lesgendarmes ; un mouchard valait à ses yeux un parricide. Toutle mal répandu sur la terre, il l’attribuait naïvement auPouvoir ; et il le haïssait d’une haine essentielle,permanente, qui lui tenait tout le coeur et raffinait sasensibilité. Les déclamations de Sénécal l’avaient ébloui. Qu’ilfût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait !Du moment qu’il était la victime de l’Autorité, on devait leservir.

« Les Pairs le condamneront, certainement ! Puis il seraemmené dans une voiture cellulaire, comme un galérien et onl’enfermera au Mont-Saint-Michel, où le Gouvernement les faitmourir ! Austen est devenu fou ! Steuben s’est tué !Pour transférer Barbès dans un cachot, on l’a tiré par les jambes,par les cheveux ! On lui piétinait le corps, et sa têterebondissait à chaque marche tout le long de l’escalier. Quelleabomination ! les Misérables ! »

Des sanglots de colère l’étouffaient, et il tournait dans lachambre, comme pris d’une grande angoisse.

« Il faudrait faire quelque chose, cependant Voyons ! moi,je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ?Pendant qu’on le mènera au Luxembourg, on peut se jeter surl’escorte dans le couloir ! Une douzaine d’hommes déterminés,ça passe partout. »

Il y avait tant de flamme dans ses yeux, que Frédéric entressaillit.

Sénécal lui apparut plus grand qu’il ne croyait. Il se rappelases souffrances, sa vie austère ; sans avoir pour luil’enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cetteadmiration qu’inspire tout homme se sacrifiant à une idée. Il sedisait que, s’il l’eût secouru, Sénécal n’en serait pas là ;et les deux amis cherchèrent laborieusement quelque combinaisonpour le sauver.

Il leur fut impossible de parvenir jusqu’à lui.

Frédéric s’enquérait de son sort dans les journaux, et pendanttrois semaines fréquenta les cabinets de lecture.

Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous lamain. L’article de fond, invariablement, était consacré à démolirun homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, lescancans. Puis, on blaguait l’Odéon, Carpentras, la pisciculture, etles condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d’unpaquebot fournit matière à plaisanteries pendant un an. Dans latroisième colonne, un courrier des arts donnait, sous formed’anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec descomptes rendus de soirées, des annonces de ventes, des analysesd’ouvrages, traitant de la même encre un volume de vers et unepaire de bottes. La seule partie sérieuse était la critique despetits théâtres, où l’on s’acharnait sur deux ou troisdirecteurs ; et les intérêts de l’Art étaient invoqués àpropos des décors des Funambules ou d’une amoureuse desDélassements.

Frédéric allait rejeter tout cela quand ses yeux rencontrèrentun article intitulé : Une poulette entre trois cocos. C’étaitl’histoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois. Il sereconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie,laquelle revenait souvent : » Un jeune homme du collège de Sens etqui en manque. », On le représentait même comme un pauvre diable deprovincial, un obscur nigaud tâchant de frayer avec les grandsseigneurs. Quant au Vicomte, il avait le beau rôle, d’abord dans lesouper, où il s’introduisait de force, ensuite dans le pari,puisqu’il emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, oùil se comportait en gentilhomme. La bravoure de Frédéric n’étaitpas niée, précisément, mais on faisait comprendre qu’unintermédiaire, le protecteur lui-même, était survenu juste à temps.Le tout se terminait par cette phrase, grosse peut-être deperfidies :

« D’où vient leur tendresse ? Problème ! et, comme ditBazile, qui diable est-ce qu’on trompe ici »

C’était, sans le moindre doute, une vengeance d’Hussonnet contreFrédéric, pour son refus des cinq mille francs.

Que faire ? S’il lui en demandait raison, le bohèmeprotesterait de son innocence, et il n’y gagnerait rien. Le mieuxétait d’avaler la chose silencieusement. Personne, après tout, nelisait le Flambard.

En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde devant laboutique d’un marchand de tableaux. On regardait un portrait defemme, avec cette ligne écrite au bas en lettres noires : » MlleRose-Annette Bron, appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent.»

C’était bien elle, — ou à peu près, — vue de face, les seinsdécouverts, les cheveux dénoués, et tenant dans ses mains unebourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon avançaitson bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandesplumes en éventail.

Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre Frédéricau payement, persuadé qu’il était célèbre et que tout Paris,s’animant en sa faveur, allait s’occuper de cette misère.

Etait-ce une conjuration ? Le peintre et le journalisteavaient-ils monté leur coup ensemble ?

Son duel n’avait rien empêché. Il devenait ridicule, tout lemonde se moquait de lui.

Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord ayantfait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux millel’autre mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cettecaresse de la fortune lui redonna confiance. Il se dit qu’iln’avait besoin de personne, que tous ses embarras venaient de satimidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer avec laMaréchale brutalement, refuser Hussonnet dès le premier jour, nepas se compromettre avec Pellerin ; et, pour montrer que rienne le gênait, il se rendit chez Mme Dambreuse, à une de ses soiréesordinaires.

Au milieu de l’antichambre, Martinon, qui arrivait en même tempsque lui, se retourna.

« Comment, tu viens ici, toi ? » avec l’air surpris et mêmecontrarié de le voir.

« Pourquoi pas ? »

Et, tout en cherchant la cause d’un tel abord, Frédéric s’avançadans le salon.

La lumière était faible. malgré les lampes posées dans lescoins ; car les trois fenêtres, grandes ouvertes, dressaientparallèlement trois larges carrés d’ombre noire. Des jardinières,sous les tableaux, occupaient jusqu’à hauteur d’homme lesintervalles de la muraille ; et une théière d’argent avec unsamovar se mirait au fond, dans une glace. Un murmure de voixdiscrètes s’élevait. On entendait des escarpins craquer sur letapis.

Il distingua des habits noirs, puis une table ronde éclairée parun grand abat-jour, sept ou huit femmes en toilettes d’été, et, unpeu plus loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil à bascule. Sa robe detaffetas lilas avait des manches à crevés, d’où s’échappaient desbouillons de mousseline, le ton doux de l’étoffe se mariant à lanuance de ses cheveux ; et elle se tenait quelque peurenversée en arrière, avec le bout de son pied sur un coussin, —tranquille comme une oeuvre d’art pleine de délicatesse, une fleurde haute culture.

M. Dambreuse et un vieillard à chevelure blanche se promenaientdans toute la longueur du salon. Quelques-uns s’entretenaient aubord des petits divans, çà et là les autres, debout, formaient uncercle au milieu.

Ils causaient de votes, d’amendements, de sous-amendements, dudiscours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoist. Le tiersparti décidément allait trop loin ! Le centre gauche aurait dûse souvenir un peu mieux de ses origines ! Le ministère avaitreçu de graves atteintes ! Ce qui devait rassurer pourtant,c’est qu’on ne lui voyait point de successeur. Bref, la situationétait complètement analogue à celle de 1834.

Comme ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha desfemmes. Martinon était près d’elles, debout, le chapeau sous lebras, la figure de trois quarts, et si convenable, qu’ilressemblait à de la porcelaine de Sèvres. Il prit une Revue desDeux Mondes traînant sur la table, entre une Imitation et unAnnuaire de Gotha, et jugea de haut un poète illustre, dit qu’ilallait aux conférences de Saint-François, se plaignit de sonlarynx, avalait de temps à autre une boule de gomme ; etcependant, parlait musique, faisait le léger. Mlle Cécile, la niècede M. Dambreuse, qui se brodait une paire de manchettes, leregardait, en dessous, avec ses prunelles d’un bleu pâle ; etmiss John, l’institutrice à nez camus, en avait lâché satapisserie ; toutes deux paraissaient s’écrierintérieurement

« Qu’il est beau ! »

Mme Dambreuse se tourna vers lui « Donnez-moi donc mon éventail,qui est sur cette console, là-bas. Vous vous trompez !l’autre ! »

Elle se leva ; et, comme il revenait, ils se rencontrèrentau milieu du salon, face à face ; elle lui adressa quelquesmots, vivement, des reproches sans doute, à en juger parl’expression altière de sa figure ; Martinon tâchait desourire ; puis il alla se mêler au conciliabule des hommessérieux. Mme Dambreuse reprit sa place, et, se penchant sur le brasde son fauteuil, elle dit à Frédéric :

« J’ai vu quelqu’un, avant-hier, qui m’a parlé de vous, M. deCisy ; vous le connaissez, n’est-ce pas ? »

« Oui… un peu. »

Tout à coup Mme Dambreuse s’écria :

« Duchesse, ah ! quel bonheur ! »

Et elle s’avança jusqu’à la porte, au-devant d’une vieillepetite dame, qui avait une robe de taffetas carmélite et un bonnetde guipure, à longues pattes. Fille d’un compagnon d’exil du comted’Artois et veuve d’un maréchal de l’Empire créé pair de France en1830, elle tenait à l’ancienne cour comme à la nouvelle et pouvaitobtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout s’écartèrent,puis reprirent leur discussion.

Maintenant, elle roulait sur le paupérisme, dont toutes lespeintures, d’après ces messieurs, étaient fort exagérées.

« Cependant », objecta Martinon, » la misère existe,avouons-le ! Mais le remède ne dépend ni de la Science ni duPouvoir. C’est une question purement individuelle. Quand les bassesclasses voudront se débarrasser de leurs vices, elless’affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral, etil sera moins pauvre ! »

Suivant M. Dambreuse, on n’arriverait à rien de bien sans unesurabondance du capital. Donc, le seul moyen possible était deconfier, » comme le voulaient, du reste, les saint-simoniens (monDieu, ils avaient du bon ! soyons justes envers tout lemonde), de confier, dis-je, la cause du Progrès à ceux qui peuventaccroître la fortune publique ». Insensiblement on aborda lesgrandes exploitations industrielles, les chemins de fer, lahouille. Et M. Dambreuse, s’adressant à Frédéric, lui dit tout bas:

« Vous n’êtes pas venu pour notre affaire. » Frédéric alléguaune maladie ; mais, sentant que l’excuse était trop bête :

« D’ailleurs, j’ai eu besoin de mes fonds. »

« Pour acheter une voiture ? » reprit Mme Dambreuse, quipassait près de lui, une tasse de thé à la main ; et elle leconsidéra pendant une minute, la tête un peu tournée sur sonépaule.

Elle le croyait l’amant de Rosanette l’allusion était claire. Ilsembla même à Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin,en chuchotant. Pour mieux voir ce qu’elles pensaient, il serapprocha d’elles, encore une fois.

De l’autre côté de la table, Martinon, auprès de Mlle Cécile,feuilletait un album. C’étaient des lithographies représentant descostumes espagnols. Il lisait tout haut les légendes : — Femme deSéville, — Jardinier de Valence, — Picador andalou » ; et,descendant une fois jusqu’au bas de la page, il continua d’unehaleine :

« Jacques Arnoux, éditeur. — Un de tes amis, hein ? »

« C’est vrai », dit Frédéric, blessé par son air.

Mme Dambreuse reprit :

« En effet, vous êtes venu, un matin… pour… une maison, jecrois ? oui, une maison appartenant à sa femme. » (Celasignifiait : » C’est votre maîtresse. »)

Il rougit jusqu’aux oreilles ; et M. Dambreuse, quiarrivait au même moment, ajouta :

« Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux. » Cesderniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric.

Son trouble, que l’on voyait, pensait-il, allait confirmer lessoupçons, quand M. Dambreuse lui dit de plus près, d’un ton grave:

« Vous ne faites pas d’affaires ensemble, je suppose ?»

Il protesta par des secousses de tête multipliées, sanscomprendre l’intention du capitaliste, qui voulait lui donner unconseil de sembler lâche. Il avait envie de partir. La peur leretint. Un domestique enlevait les tasses de thé ; MmeDambreuse causait avec un diplomate en habit bleu, deux jeunesfilles, rapprochant leurs fronts, se faisaient voir unebague ; les autres, assises en demi-cercle sur des fauteuils,remuaient doucement leurs blancs visages, bordés de cheveluresnoires ou blondes ; personne enfin ne s’occupait de lui.Frédéric tourna les talons ; et, par une suite de longszigzags, il avait presque gagné la porte, quand, passant près d’uneconsole, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et la boiserie,un journal plié en deux. Il le tira quelque peu, et lut ces mots :le Flambard.

Qui l’avait apporté ? Cisy ! Pas un autre évidemment.Qu’importait, du reste ! Ils allaient croire, tous déjàcroyaient peut-être à l’article. Pourquoi cet acharnement ?Une ironie silencieuse l’enveloppait. Il se sentait comme perdudans un désert. Mais la voix de Martinon s’éleva :

« A propos d’Arnoux, j’ai lu parmi les prévenus des bombesincendiaires, le nom d’un de ses employés. Sénécal. Est-ce lenôtre ?

« Lui-même », dit Frédéric.

Martinon répéta, en criant très haut :

« Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal » Alors, on lequestionna sur le complot ; sa place d’attaché au parquetdevait lui fournir des renseignements.

Il confessa n’en pas avoir. Du reste, il connaissait fort peu lepersonnage, l’ayant vu deux ou trois fois seulement, et le tenaiten définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné,s’écria :

« Pas du tout ! c’est un très honnête garçon ! »

« Cependant, monsieur », dit un propriétaire, » on n’est pashonnête quand on conspire ! »

La plupart des hommes qui étaient là avaient servi, au moins,quatre gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou legenre humain, pour garantir leur fortune, s’épargner un malaise, unembarras, ou même par simple bassesse, adoration instinctive de laforce. Tous déclarèrent les crimes politiques inexcusables. Ilfallait plutôt pardonner à ceux qui provenaient du besoin ! Eton ne manqua pas de mettre en avant l’éternel exemple du père defamille, volant l’éternel morceau de pain chez l’éternelboulanger.

Un administrateur s’écria même :

« Moi, monsieur, si j’apprenais que mon frère conspire, je ledénoncerais ! »

Frédéric invoqua le droit de résistance ; et. se rappelantquelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita Desolmes,Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et l’article 2 de laConstitution de 91. C’était même en vertu de ce droit-là qu’onavait proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été reconnuen 1830, inscrit en tête de la Charte.

« D’ailleurs, quand le souverain manque au contrat, la justiceveut qu’on le renverse. »

« Mais c’est abominable ! » exclama la femme d’unpréfet.

Toutes les autres se taisaient, vaguement épouvantées, comme sielles eussent entendu le bruit des balles. Mme Dambreuse sebalançait dans son fauteuil, et l’écoutait parler en souriant.

Un industriel, ancien carbonaro tâcha de lui démontrer que lesd’Orléans étaient une belle famille sans doute, il y avait desabus…

« Eh bien, alors ? »

« Mais on ne doit pas les dire, cher monsieur ! Si voussaviez comme toutes ces criailleries de l’opposition nuisent auxaffaires ! »

« Je me moque des affaires ! » reprit Frédéric.

La pourriture de ces vieux l’exaspérait ; et, emporté parla bravoure qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua lesfinanciers, les députés, le Gouvernement, le Roi, prit la défensedes Arabes, débitait beaucoup de sottises. Quelques-unsl’encourageaient ironiquement : » Allez donc !continuez ! » tandis que d’autres murmuraient : »Diable ! quelle exaltation ! » Enfin, il jugea convenablede se retirer ; et, comme il s’en allait, M. Dambreuse luidit, faisant allusion à la place de secrétaire :

« Rien n’est terminé encore ! Mais dépêchez-vous ! »Et Mme Dambreuse :

« A bientôt, n’est-ce pas ? »

Frédéric jugea leur adieu une dernière moquerie. était déterminéà ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus fréquenter tousces gens-là. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quellarge fonds d’indifférence le monde possède ! Ces femmessurtout l’indignaient. Pas une qui l’eût soutenu, même du regard.Il leur en voulait de ne pas les avoir émues. Quant à MmeDambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois de langoureux etde sec, qui empêchait de la définir par une formule. Avait-elle unamant ? Quel amant ? Etait-ce le diplomate ou unautre ? Martinon, peut-être ? Impossible !Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, etenvers elle une malveillance inexplicable.

Dussardier, venu ce soir-là comme d’habitude, l’attendait.Frédéric avait le coeur gonflé ; il le dégorgea, et sesgriefs, bien que vagues et difficiles à comprendre, attristèrent lebrave commis ; il se plaignait même de son isolement.Dussardier, en hésitant un peu, proposa de se rendre chezDeslauriers.

Frédéric, au nom de l’avocat, fut pris par un besoin extrême dele revoir. Sa solitude intellectuelle était profonde, et lacompagnie de Dussardier insuffisante. Il lui répondit d’arrangerles choses comme il voudrait.

Deslauriers, également, sentait depuis leur brouille uneprivation dans sa vie. Il céda sans peine à des avancescordiales.

Tous deux s’embrassèrent, puis se mirent à causer de chosesindifférentes.

La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour luifaire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa pertede quinze mille francs, sans dire que ces quinze mille francs luiétaient primitivement destinés. L’avocat n’en douta pas, néanmoins.Cette mésaventure, qui lui donnait raison dans ses préjugés contreArnoux, désarma tout à fait sa rancune ; et il ne paria pointde l’ancienne promesse.

Frédéric, trompé par son silence, crut qu’il l’avait oubliée.Quelques jours après, il lui demanda s’il n’existait pas de moyensde rentrer dans ses fonds, on pouvait discuter les hypothèquesprécédentes, attaques Arnoux comme stellionataire , faire despoursuites au domicile contre la femme.

« Non ! non ! pas contre elle ! » s’écriaFrédéric ; et, cédant aux questions de l’ancien clerc, ilavoua la vérité.

Deslauriers fut convaincu qu’il ne la disait pas complètement,par délicatesse sans doute. Ce défaut de confiance le blessa.

Ils étaient, cependant, aussi liés qu’autrefois, et même ilsavaient tant de plaisir à se trouver ensemble, que la présence deDussardier les gênait. Sous prétexte de rendez-vous, ils arrivèrentà s’en débarrasser peu à peu. Il y a des hommes n’ayant pourmission parmi les autres que de servir d’intermédiaires ; onles franchit comme des ponts, et l’on va plus loin.

Frédéric ne cachait rien à son ancien ami. Il lui dit l’affairedes houilles, avec la proposition de M. Dambreuse. L’avocat devintrêveur.

« C’est drôle ! il faudrait pour cette place quelqu’und’assez fort en droit ! »

« Mais tu pourras m’aider », reprit Frédéric. « Oui… . tiens… .parbleu ! certainement. » Dans la même semaine, il lui montraune lettre de sa mère.

Mme Moreau s’accusait d’avoir mal jugé M. Roque, lequel avaitdonné de sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elleparlait de sa fortune, et de la possibilité, pour plus tard, d’unmariage avec Louise.

« Ce ne serait peut-être pas bête ! » dit DeslauriersFrédéric s’en rejeta loin ; le père Roque, d’ailleurs, étaitun vieux filou. Cela n’y faisait rien, selon l’avocat.

A la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber lesactions du Nord. Frédéric n’avait pas vendu les siennes ; ilperdit d’un seul coup soixante mille francs. Ses revenus setrouvaient sensiblement diminués. Il devait ou restreindre sadépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.

Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l’empêchaitd’aller voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peufatigué ; la province et la maison maternelle ledélasseraient. Il partit.

L’aspect des rues de Nogent, qu’il monta sous le clair de lalune, le reporta dans de vieux souvenirs ; et il éprouvait unesorte d’angoisse, comme ceux qui reviennent après de longsvoyages.

Il y avait chez sa mère tous les habitués d’autrefois : MM.Gamblin, Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, » ces demoisellesAuger » ; de plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau,devant une table de jeu, Mlle Louise. C’était une femme, à présent.Elle se leva, en poussant un cri. Tous s’agitèrent. Elle étaitrestée immobile, debout ; et les quatre flambeaux d’argentposés sur la table augmentaient sa pâleur. Quand elle se remit àjouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurémentFrédéric, dont l’orgueil était malade ; il se dit : » Tum’aimeras, toi ! » et, prenant sa revanche des déboires qu’ilavait essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien, le lion ,donna des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde,puisées dans les petits journaux, enfin éblouit sescompatriotes.

Le lendemain, Mme Moreau s’étendit sur les qualités deLouise ; puis énuméra les bois, les fermes qu’elleposséderait. La fortune de M. Roque était considérable.

Il l’avait acquise en faisant des placements pour M.Dambreuse ; car il prêtait à des personnes pouvant offrir debonnes garanties hypothécaires, ce qui lui permettait de demanderdes suppléments ou des commissions. Le capital, grâce à unesurveillance active, ne risquait rien. D’ailleurs, le père Roquen’hésitait jamais devant une saisie ; puis il rachetait à basprix les biens hypothéqués, et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrerses fonds, trouvait ses affaires très bien faites.

Mais cette manipulation extra-légale le compromettait vis-à-visde son régisseur. Il n’avait rien à lui refuser. C’était sur sesinstances qu’il avait si bien accueilli Frédéric.

En effet, le père Roque couvait au fond de son âme une ambition.Il voulait que sa fille fût comtesse ; et, pour y parvenir,sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il ne connaissait pasd’autre jeune homme que celui-là.

Par la protection de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titrede son aïeul, Mme Moreau étant la fille d’un comte de Fouvens,apparentée, d’ailleurs, aux plus vieilles familles champenoises,les Lavernade, les d’Etrigny. Quant aux Moreau, une inscriptiongothique, près des moulins de Villeneuve-l’Archevêque, parlait d’unJacob Moreau qui les avait réédifiés en 1596 ; et la tombe deson fils, Pierre Moreau, premier écuyer du roi sous Louis XIV, sevoyait dans la chapelle Saint-Nicolas.

Tant d’honorabilité fascinait M. Roque, fils d’un anciendomestique. Si la couronne comtale ne venait pas, il s’enconsolerait sur autre chose ; car Frédéric pouvait parvenir àla députation quand M. Dambreuse serait élevé à la pairie, et alorsl’aider dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, desconcessions. Le jeune homme lui plaisait, personnellement. Enfin ille voulait pour gendre, parce que, depuis longtemps, il s’étaitféru de cette idée, qui ne faisait que s’accroître.

Maintenant, il fréquentait l’église et il avait séduit MmeMoreau par l’espoir du titre, surtout. Elle s’était gardéecependant de faire une réponse décisive.

Donc, huit jours après, sans qu’aucun engagement eut été pris,Frédéric passait pour » le futur » de Mlle Louise ; et le pèreRoque, peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.

Chapitre 5

 

Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l’acte desubrogation 188, avec une procuration en bonne forme lui conférantde pleins pouvoirs ; mais, quand il eut remonté ses cinqétages, et qu’il fut seul, au milieu de son triste cabinet, dansson fauteuil de basane, la vue du papier timbré l’écoeura.

Il était las de ces choses, et des restaurants à trente-deuxsous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Ilreprit les paperasses ; d’autres se trouvaient à côté ;c’étaient les prospectus de la compagnie houillère avec la listedes mines et le détail de leur contenance, Frédéric lui ayantlaissé tout cela pour avoir dessus son opinion.

Une idée lui vint : celle de se présenter chez M. Dambreuse, etde demander la place de secrétaire. Cette Place, bien sûr, n’allaitpas sans l’achat d’un certain nombre d’actions. Il reconnut lafolie de son projet et se dit :

« Oh non ! ce serait mal. »

Alors, il chercha comment s’y prendre pour recouvrer les quinzemille francs. Une pareille somme n’était rien pour Frédéric !Mais, s’il l’avait eue, lui, quel levier ! Et l’ancien clercs’indigna que la fortune de l’autre fût grande.

« Il en fait un usage pitoyable. C’est un égoïste. Eh je memoque bien de ses quinze mille francs ! »

Pourquoi les avait-il Prêtés ? Pour les beaux yeux de MmeArnoux. Elle était sa maîtresse ! Deslauriers n’en doutaitpas. » Voilà une chose de plus à quoi sert l’argent ! » Despensées haineuses l’envahirent.

Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avaittoujours exercé sur lui un charme presque féminin ; et ilarriva bientôt à l’admirer pour un succès dont il se reconnaissaitincapable.

Cependant, est-ce que la volonté n’était pas l’élément capitaldes entreprises ? et, puisque avec elle on triomphe detout…

« Ah ! ce serait drôle ! »

Mais il eut honte de cette perfidie, et, une minute après :

« Bah ! est-ce que j’ai peur ? »

Mme Arnoux (à force d’en entendre parler) avait fini par sepeindre dans son imagination extraordinairement. La persistance decet amour l’irritait comme un problème. Son austérité un peuthéâtrale l’ennuyait maintenant. D’ailleurs, la femme du monde (ouce qu’il jugeait telle) éblouissait l’avocat comme le symbole et lerésumé de mille plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxesous sa forme la plus claire.

« Après tout, quand il se fâcherait, tant pis ! Il s’esttrop mal comporté envers moi, pour que je me gêne ! Rien nem’assure qu’elle est sa maîtresse ! Il me l’a nié. Donc, jesuis libre ! »

Le désir de cette démarche ne le quitta plus. C’était uneépreuve de ses forces qu’il voulait faire ; — si bien qu’unjour, tout à coup, il vernit lui-même ses bottes, acheta des gantsblancs, et se mit en route, se substituant à Frédéric ets’imaginant presque être lui, par une singulière évolutionintellectuelle, où il y avait à la fois de la vengeance et de lasympathie, de l’imitation et de l’audace.

Il fit annoncer » le docteur Deslauriers. »

Mme Arnoux fut surprise, n’ayant réclamé aucun médecin.

« Ah ! mille excuses ! c’est docteur en droit. Jeviens pour les intérêts de M. Moreau. »

Ce nom parut la troubler.

« Tant mieux ! » pensa l’ancien clerc ; » puisqu’ellea bien voulu de lui, elle voudra de moi ! » s’encourageant parl’idée reçue qu’il est plus facile de supplanter un amant qu’unmari.

Il avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois, auPalais ; il cita même la date. Tant de mémoire étonna MmeArnoux. Il reprit d’un ton doucereux :

« Vous aviez déjà… quelques embarras… dans vos affaires !»

Elle ne répondit rien ; donc, c’était vrai.

Il se mit à causer de choses et d’autres, de son logement, de lafabrique ; puis, apercevant, aux bords de la glace, desmédaillons :

« Ah ! des portraits de famille, sans doute ? »

Il remarqua celui d’une vieille femme, la mère de MmeArnoux.

« Elle a l’air d’une excellente personne, un type méridional.»

Et, sur l’objection qu’elle était de Chartres.

« Chartres ! jolie ville. »

Il en vanta la cathédrale et les pâtés ; puis, revenant auportrait, y trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et luilançait des flatteries indirectement. Elle n’en fut pas choquée. Ilprit confiance et dit qu’il connaissait Arnoux depuislongtemps.

« C’est un brave garçon ! mais qui se compromet ! Pourcette hypothèque, par exemple, on n’imagine pas… »

« Oui ! je sais », dit-elle, en haussant les épaules.

Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers àpoursuivre.

« Son histoire de kaolin, vous l’ignorez peut-être, a faillitourner très mal, et même sa réputation… »

Un froncement de sourcils l’arrêta.

Alors se rabattant sur les généralités, il plaignit les pauvresfemmes dont les époux gaspillent la fortune…

« Mais elle est à lui, monsieur ; moi, je n’ai rien !» N’importe ! On ne savait pas… Une personne d’expériencepouvait servir. Il fit des offres de dévouement, exalta ses propresmérites -, et il la regardait en face, à travers ses lunettes quimiroitaient.

Une torpeur vague la prenait ; mais, tout à coup :

« Voyons l’affaire, je vous prie ! »

Il exhiba le dossier.

« Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil auxmains d’un huissier qui fera un commandement, rien n’est plussimple : dans les vingt-quatre heures… » (Elle restait impassible,il changea de manoeuvre.) » Moi, du reste, je ne comprends pas cequi le pousse à réclamer cette somme ; car enfin il n’en aaucun besoin ! »

« Comment ! M. Moreau s’est montré assez bon… »

« Oh ! d’accord ! »

Et Deslauriers entama son éloge, puis vint à le dénigrer, toutdoucement, le donnant pour oublieux, personnel, avare.

« Je le croyais votre ami, monsieur ? »

« Cela ne m’empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaîtbien peu… comment dirais-je ? la sympathie… »

Mme Arnoux tournait les feuilles du gros cahier. Ellel’interrompit, pour avoir l’explication d’un mot.

Il se pencha sur son épaule, et si près d’elle, qu’il effleurasa joue. Elle rougit ; cette rougeur enflammaDeslauriers ; il lui baisa la main voracement.

« Que faites-vous, monsieur ! »

Et, debout contre la muraille, elle le maintenait immobile, sousses grands yeux noirs irrités.

Elle partit d’un éclat de rire, un rire aigu, désespérant,atroce. Deslauriers sentit une colère à l’étrangler. Il secontint ; et, avec la mine d’un vaincu, demandant grâce :

« Ah ! vous avez tort ! Moi, je n’irais pas comme lui…»

« De qui donc parlez-vous ? »

« De Frédéric ! »

« Eh ! M. Moreau m’inquiète peu, je vous l’ai dit !»

« Oh ! pardon !… pardon ! »

Puis, d’une voix mordante, et faisant traîner ses phrases :

« Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sapersonne, pour apprendre avec plaisir… »

Elle devint toute pâle. L’ancien clerc ajouta :

« Il va se marier. »

« Lui ! »

« Dans un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille durégisseur de M. Dambreuse. Il est même parti à Nogent, rien quepour cela. »

Elle porta la main sur son coeur, comme au choc d’un grandcoup ; mais tout de suite elle tira la sonnette, Deslauriersn’attendit pas qu’on le mît dehors. Quand elle se retourna, ilavait disparu.

Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s’approcha de la fenêtre pourrespirer.

De l’autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur enmanches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elleferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisinesinterceptant le soleil, un jour froid tombait dans l’appartement.Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour d’elle. C’étaitcomme une désertion immense.

« Il va se marier ! est-ce possible ? »

Et un tremblement nerveux la saisit.

« Pourquoi cela ? est-ce que je l’aime ? »

Puis, tout à coup :

« Mais oui, je l’aime !… je l’aime ! »

Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, quin’en finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta lesvibrations du timbre mourir. Et elle restait au bord de sonfauteuil, les prunelles fixes, et souriant toujours.

La même après-midi, au même moment, Frédéric et Mlle Louise sepromenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de l’île.La vieille Catherine les surveillait, de loin ; ils marchaientcôte à côte, et Frédéric disait :

« Vous souvenez-vous quand je vous emmenais dans lacampagne ? »

« Comme vous étiez bon pour moi ! » répondit-elle. » Vousm’aidiez à faire des gâteaux avec du sable, à remplir mon arrosoir,à me balancer sur l’escarpolette ! »

« Toutes vos poupées, qui avaient des noms de reines ou demarquises, que sont-elles devenues ? »

« Ma foi, je n’en sais rien ! »

« Et votre roquet Moricaud ! »

« Il s’est noyé, le pauvre chéri ! »

« Et le Don Quichotte, dont nous coloriions ensemble lesgravures »

« Je l’ai encore ! »

Il lui rappela le jour de sa première communion, et comme elleétait gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grandcierge, pendant qu’elles défilaient toutes autour du choeur, et quela cloche tintait.

Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roqueelle ne trouva rien à répondre ; et, une minute après :

« Méchant ! qui ne m’a pas donné une seule fois de sesnouvelles ! »

Frédéric objecta ses nombreux travaux.

« Qu’est-ce donc que vous faites ? »

Il fut embarrassé de la question, puis dit qu’il étudiait lapolitique.

« Ah ! »

Et, sans en demander davantage :

« Cela vous occupe, mais moi !… »

Alors, elle lui conta l’aridité de son existence, n’ayantpersonne à voir, pas le moindre plaisir, la moindredistraction ! Elle désirait monter à cheval.

« Le Vicaire prétend que c’est inconvenant pour une jeunefille ; est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on melaissait faire tout ce que je voulais ; à présent, rien !»

« Votre père vous aime, pourtant ! »

« Oui ; mais… »

Et elle poussa un soupir, qui signifiait : » Cela ne suffit pasà mon bonheur. »

Puis, il y eut un silence. Ils n’entendaient que le craquementdu sable sous leurs pieds avec le murmure de la chute d’eau ;car la Seine, au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celuiqui fait tourner les moulins dégorge en cet endroit la surabondancede ses ondes, pour rejoindre plus bas le cours naturel dufleuve ; et, lorsqu’on vient des ponts, on aperçoit, à droitesur l’autre berge, un talus de gazon que domine une maison blanche.A gauche, dans la prairie, des peupliers s’étendent, et l’horizon,en face, est borné par une courbe de la rivière ; elle étaitplate comme un miroir ; de grands insectes patinaient surl’eau tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la bordentinégalement ; toutes sortes de plantes venues làs’épanouissaient en boutons d’or, laissaient pendre des grappesjaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaientau hasard des fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéass’étalaient ; et un rang de vieux saules cachant des pièges àloup était, de ce côté de l’île, toute la défense du jardin.

En deçà, dans l’intérieur, quatre murs à chaperon d’ardoisesenfermaient le potager, où les carrés de terre, labourésnouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melonsbrillaient à la file sur leur couche étroite ; les artichauts,les haricots, les épinards, les carottes et les tomates alternaientjusqu’à un plant d’asperges, qui semblait un petit bois deplumes.

Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu’on appelaitune folie. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. Dela clématite embarrassait les charmilles, les allées étaientcouvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçonsde statue émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait enmarchant dans quelques débris d’ouvrage en fil de fer. Il nerestait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avecdes lambeaux de papier bleu. Devant la façade s’allongeait unetreille à l’italienne, où, sur des piliers en brique, un grillagede bâtons supportait une vigne.

Ils vinrent là-dessous tous les deux, et, comme la lumièretombait par les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant àLouise de côté, observait l’ombre des feuilles sur son visage.

Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguilleterminée par une boule de verre imitant l’émeraude ; et elleportait, malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), despantoufles en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire,achetées sans doute dans quelque foire.

Il s’en aperçut, et l’en complimenta ironiquement.

« Ne vous moquez pas de moi ! » reprit-elle.

Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutregris jusqu’à ses chaussettes de soie :

« Comme vous êtes coquet ! »

Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages à lire. Il ennomma plusieurs ; et elle dit :

« Oh ! comme vous êtes savant ! »

Toute petite, elle s’était prise d’un de ces amours d’enfant quiont à la fois la pureté d’une religion et la violence d’un besoin.Il avait été son camarade, son frère, son maître, avait amusé sonesprit, fait battre son coeur et versé involontairement jusqu’aufond d’elle-même une ivresse latente et continue. Puis il l’avaitquittée en pleine crise tragique, sa mère à peine morte, les deuxdésespoirs se confondant. L’absence l’avait idéalisé dans sonsouvenir ; il revenait avec une sorte d’auréole, et elle selivrait ingénument au bonheur de le voir.

Pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé ;et ce plaisir nouveau, qui n’excédait pas l’ordre des sentimentsagréables, lui causait comme un gonflement intime ; si bienqu’il écarta les deux bras, en se renversant la tête.

Un gros nuage passait alors sur le ciel.

« Il va du côté de Paris », dit Louise ; » vous voudriez lesuivre, n’est-ce pas ? »

« Moi ! pourquoi ? »

« Qui sait ? »

Et, le fouillant d’un regard aigu :

« Peut-être que vous avez là-bas… (elle chercha le mot), quelqueaffection. »

« Eh ! je n’ai pas d’affection ! »

« Bien sûr ? »

« Mais oui, mademoiselle, bien sûr ! »

En moins d’un an, il s’était fait dans la jeune fille unetransformation extraordinaire qui étonnait Frédéric.

Après une minute de silence, il ajouta :

« Nous devrions nous tutoyer, comme autrefois ;voulez-vous ? »

« Non. »

« Pourquoi ? »

« Parce que. »

Il insistait. Elle répondit, en baissant la tête :

« Je n’ose pas. »

Ils étaient arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon.Frédéric, par gaminerie, se mit à faire des ricochets avec uncaillou. Elle lui ordonna de s’asseoir. Il obéit ; puis, enregardant la chute d’eau :

« C’est comme le Niagara ! »

Il vint à parier des contrées lointaines et de grands voyages.L’idée d’en faire la charmait. Elle n’aurait eu peur de rien, nides tempêtes, ni des lions.

Assis, l’un près de l’autre, ils ramassaient devant eux despoignées de sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout encausant ; — et le vent chaud qui arrivait des plaines leurapportait par bouffées des senteurs de lavande, avec le parfum dugoudron s’échappant d’une barque, derrière l’écluse. Le soleilfrappait la cascade ; les blocs verdâtres du petit mur oùl’eau coulait apparaissaient comme sous une gaze d’argent sedéroulant toujours. Une longue barre d’écume rejaillissait au pied,en cadence. Cela formait ensuite des bouillonnements, destourbillons, mille courants opposés, et qui finissaient par seconfondre en une seule nappe limpide.

Louise murmura qu’elle enviait l’existence des poissons.

« Ça doit être si doux de se rouler là-dedans, à son aise, de sesentir caressé partout. »

Et elle frémissait, avec des mouvements d’une câlineriesensuelle.

Mais une voix cria :

« Où es-tu ? »

« Votre bonne vous appelle », dit Frédéric.

« Bien ! bien ! »

Louise ne se dérangeait pas.

« Elle va se fâcher », reprit-il.

« Cela m’est égal ! et d’ailleurs… », Mlle Roque faisantcomprendre, par un geste, qu’elle la tenait à sa discrétion.

Elle se leva pourtant, puis se plaignit de mal de tête. Et,comme ils passaient devant un vaste hangar qui contenait desbourrées :

« Si nous nous mettions dessous, à l’égaud ? »

Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois, et même lataquina sur son accent. Peu à peu, les coins de sa bouche sepincèrent, elle mordait ses lèvres ; elle s’écarta pourbouder.

Frédéric la rejoignit, jura qu’il n’avait pas voulu lui faire demal et qu’il l’aimait beaucoup.

« Est-ce vrai ? » s’écria-t-elle, en le regardant avec unsourire qui éclairait tout son visage, un peu semé de taches deson.

Il ne résista pas à cette bravoure de sentiment, à la fraîcheurde sa jeunesse, et il reprit :

« Pourquoi te mentirais-je ?… tu en doutes… hein ? »en lui passant le bras gauche autour de la taille.

Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit de sa gorge ;sa tête se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et lesscrupules de sa probité furent inutiles ; devant cette viergequi s’offrait, une peur l’avait saisi. Il l’aida ensuite à fairequelques pas, doucement. Ses caresses de langage avaient cessé, etne voulant plus dire que des choses insignifiantes, il lui parlaitdes personnes de la société nogentaise.

Tout à coup elle le repoussa, et, d’un ton amer :

« Tu n’aurais pas le courage de m’emmener ! »

Il resta immobile avec un grand air d’ébahissement. Elle éclataen sanglots, et s’enfonçant la tête dans sa poitrine :

« Est-ce que je peux vivre sans toi ! »

Il tâchait de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur lesépaules pour le mieux voir en face, et, dardant contre les siennesses prunelles vertes, d’une humidité presque féroce :

« Veux-tu être mon mari ? »

« Mais… », répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse. » Sansdoute… Je ne demande pas mieux. »

A ce moment la casquette de M. Roque apparut derrière unlilas.

Il emmena son » jeune ami » pendant deux jours faire un petitvoyage aux environs, dans ses propriétés ; et Frédéric,lorsqu’il revint, trouva chez sa mère trois lettres.

La première était un billet de M. Dambreuse l’invitant à dînerpour le mardi précédent. A propos de quoi cette politesse ? Onlui avait donc pardonné son incartade ?

La seconde était de Rosanette. Elle le remerciait d’avoir risquésa vie pour elle ; Frédéric ne comprit pas d’abord ce qu’ellevoulait dire ; enfin, après beaucoup d’ambages, elle imploraitde lui, en invoquant son amitié, se fiant à sa délicatesse, à deuxgenoux, disait-elle, vu la nécessité pressante, et comme on demandedu pain, un petit secours de cinq cents francs. Il se décida toutde suite à les fournir.

La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de lasubrogation, et était longue, obscure. L’avocat n’avait pris encoreaucun parti. Il l’engageait à ne pas se déranger : » C’est inutileque tu reviennes ! » appuyant même là-dessus avec uneinsistance bizarre.

Frédéric se perdit dans toutes sortes de conjectures, et il eutenvie de s’en retourner là-bas ; cette prétention augouvernement de sa conduite le révoltait.

D’ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à leprendre ; et puis sa mère le pressait tellement, M. Roquetournait si bien autour de lui et Mlle Louise l’aimait si fort,qu’il ne pouvait rester plus longtemps sans se déclarer. Il avaitbesoin de réfléchir, et jugerait mieux les choses dansl’éloignement.

Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire ; etil partit, en disant à tout le monde et croyant lui-même qu’ilreviendrait bientôt.

Chapitre 6

 

Son retour à Paris ne lui causa point de plaisir ; c’étaitle soir, à la fin du mois d’août, le boulevard semblait vide, lespassants se succédaient avec des mines refrognées, çà et là unechaudière d’asphalte fumait, beaucoup de maisons avaient leurspersiennes entièrement closes ; il arriva chez lui ; dela poussière couvrait les tentures ; et, en dînant tout seul,Frédéric fut pris par un étrange sentiment d’abandon ; alorsil songea à Mlle Roque.

L’idée de se marier ne lui paraissait plus exorbitante. Ilsvoyageraient, ils iraient en Italie, en Orient Et il l’apercevaitdebout sur un monticule, contemplant un paysage, ou bien appuyée àson bras dans une galerie florentine, s’arrêtant devant lestableaux. Quelle joie ce serait que de voir ce bon petit êtres’épanouir aux splendeurs de l’Art et de la Nature ! Sortie deson milieu, en peu de temps, elle ferait une compagne charmante. Lafortune de M. Roque le tentait, d’ailleurs. Cependant, une pareilledétermination lui répugnait comme une faiblesse, unavilissement.

Mais il était bien résolu (quoi qu’il dût faire) à changerd’existence, c’est-à-dire à ne plus perdre son coeur dans despassions infructueuses, et même il hésitait à remplir la commissiondont Louise l’avait chargé. C’était d’acheter pour elle, chezJacques Arnoux, deux grandes statuettes polychromes représentantdes nègres, comme ceux qui étaient à la préfecture de Troyes. Elleconnaissait le chiffre du fabricant, n’en voulait pas d’un autre.Frédéric avait peur, s’il retournait chez eux, de tomber encore unefois dans son vieil amour.

Ces réflexions l’occupèrent toute la soirée ; et il allaitse coucher quand une femme entra.

« C’est moi », dit en riant Mlle Vatnaz. » Je viens de la partde Rosanette. »

Elles s’étaient donc réconciliées ?

« Mon Dieu, oui ! Je ne suis pas méchante, vous savez bien.Au surplus, la pauvre fille… Ce serait trop long à vous conter.»

Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une réponse,sa lettre s’étant promenée de Paris à Nogent Mlle Vatnaz ne savaitpoint ce qu’elle contenait. Alors, Frédéric s’informa de laMaréchale.

Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, leprince Tzernoukoff, qui l’avait vue aux courses du Champ de Mars,l’été dernier.

« On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans lechic anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas dechoses encore. Voilà, mon cher. »

Et la Vatnaz, comme si elle eût profité à ce changement defortune, paraissait plus gaie, tout heureuse. Elle retira ses gantset examina dans la chambre les meubles et les bibelots. Elle lescotait à leur prix juste, comme un brocanteur. Il aurait dû laconsulter pour les obtenir à meilleur compte ; et elle lefélicitait de son bon goût :

« Ah ! c’est mignon, extrêmement bien ! Il n’y a quevous pour ces idées. »

Puis, apercevant au chevet de l’alcôve une porte :

« C’est par là qu’on fait sortir les petites femmes, hein ?»

Et, amicalement, elle lui prit le menton. Il tressaillit aucontact de ses longues mains, tout à la fois maigres et douces.Elle avait autour des poignets une bordure de dentelle et sur lecorsage de sa robe verte des passementeries, comme un hussard. Sonchapeau de tulle noir, à bords descendants, lui cachait un peu lefront ; ses yeux brillaient là-dessous ; une odeur depatchouli s’échappait de ses bandeaux ; la carcel posée sur unguéridon, en l’éclairant d’en bas comme une rampe de théâtre,faisait saillir sa mâchoire et tout à coup, devant cette femmelaide qui avait dans la taille des ondulations de panthère,Frédéric sentit une convoitise énorme, un désir de voluptébestiale.

Elle lui dit d’une voix onctueuse, en tirant de sonporte-monnaie trois carrés de papier :

« Vous allez me prendre ça ! »

C’était trois places pour une représentation au bénéfice deDelmar.

« Comment ! lui ? »

« Certainement ! »

Mlle Vatnaz, sans s’expliquer davantage, ajouta qu’ellel’adorait plus que jamais. Le comédien, à l’en croire, se classaitdéfinitivement parmi » les sommités de l’époque ». Et ce n’étaitpas tel ou tel personnage qu’il représentait, mais le génie même dela France, le Peuple ! Il avait » l’âme humanitaire ; ilcomprenait le sacerdoce de l’Art » Frédéric, pour se délivrer deces éloges, lui donna l’argent des trois places.

« Inutile que vous en parliez là-bas ! — Comme il est tard,mon Dieu ! Il faut que je vous quitte. Ah ! j’oubliaisl’adresse : c’est rue Grange-Batelière, 14. »

Et, sur le seuil :

« Adieu, homme aimé ! »

« Aimé de qui ? » se demanda Frédéric. » Quelle singulièrepersonne ! »

Et il se ressouvint que Dussardier lui avait dit un jour, àpropos d’elle : » Oh ! ce n’est pas grand-chose ! » commefaisant allusion à des histoires peu honorables.

Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale. Elle habitait unemaison neuve, dont les stores avançaient sur la rue. Il y avait àchaque palier une glace contre le mur, une jardinière rustiquedevant les fenêtres, tout le long des marches un tapis detoile ; et, quand on arrivait du dehors, la fraîcheur del’escalier délassait.

Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir, un valet en giletrouge. Dans l’antichambre, sur la banquette, une femme et deuxhommes, des fournisseurs sans doute attendaient, comme dans unvestibule de ministre. A gauche, la porte de la salle à manger,entrebâillée, laissait apercevoir des bouteilles vides sur lesbuffets, des serviettes au dos des chaises ; et parallèlements’étendait une galerie, où des bâtons couleur d’or soutenaient unespalier de roses. En bas, dans la cour, deux garçons, les brasnus, frottaient un landau. Leur voix montait jusque-là, avec lebruit intermittent d’une étrille que l’on heurtait contre unepierre.

Le domestique revint. » Madame allait recevoir monsieur » ;et il lui fit traverser une deuxième antichambre, puis un grandsalon, tendu de brocatelle jaune, avec des torsades dans les coinsqui se rejoignaient sur le plafond et semblaient continuées par lesrinceaux du lustre ayant la forme de câbles. On avait sans doutefestoyé la nuit dernière. De la cendre de cigare était restée surles consoles.

Enfin, il entra dans une espèce de boudoir qu’éclairaientconfusément des vitraux de couleur. Des trèfles en bois découpéornaient le dessus des portes ; derrière une balustrade, troismatelas de pourpre formaient divan, et le tuyau d’un narghilé deplatine traînait dessus. La cheminée, au lieu de miroir, avait uneétagère pyramidale, offrant sur ses gradins toute une collection decuriosités : de vieilles montres d’argent, des cornets de Bohême,des agrafes en pierreries, des boutons de jade, des émaux, desmagots, une petite vierge byzantine à chape de vermeil ; ettout cela se fondait dans un crépuscule doré, avec la couleurbleuâtre du tapis, le reflet de nacre des tabourets, le ton fauvedes murs couverts de cuir marron. Aux angles, sur des piédouches,des vases de bronze contenaient des touffes de fleurs quialourdissaient l’atmosphère.

Rosanette parut, habillée d’une veste de satin rose, avec unpantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une calotterouge entourée d’une branche de jasmin.

Frédéric fit un mouvement de surprise ; puis dit qu’ilapportait » la chose en question », en lui présentant le billet debanque.

Elle le regarda fort ébahie ; et, comme il avait toujoursle billet à la main, sans savoir où le poser :

« Prenez-le donc »

Elle le saisit ; puis, l’ayant jeté sur le divan :

« Vous êtes bien aimable. »

C’était pour solder un terrain à Bellevue, qu’elle payait ainsipar annuités. Un tel sans-façon blessa Frédéric. Du reste, tantmieux ! cela le vengeait du passé.

« Asseyez-vous ! » dit-elle, » là, plus près. » Et, d’unton grave : » D’abord, j’ai à vous remercier, mon cher, d’avoirrisqué votre vie. »

« Oh ! ce n’est rien ! »

« Comment, mais c’est très beau ! »

Et la Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante ;car elle devait penser qu’il s’était battu exclusivement pourArnoux, celui-ci, qui se l’imaginait, ayant dû céder au besoin dele dire.

« Elle se moque de moi, peut-être », songeait Frédéric.

il n’avait plus rien à faire, et, alléguant un rendez-vous, ilse leva.

« Eh non ! Restez ! »

Il se rassit et la complimenta sur son costume.

Elle répondit, avec un air d’accablement :

« C’est le Prince qui m’aime comme ça ! Et il faut fumerdes machines pareilles », ajouta Rosanette, en montrant lenarghilé. » Si nous en goûtions ? voulez-vous ? »

On apporta du feu, le tombac s’allumant difficilement, elle semit à trépigner d’impatience. Puis une langueur la saisit ; etelle restait immobile sur le divan, un coussin sous l’aisselle, lecorps un peu tordu, un genou plié, l’autre jambe toute droite. Lelong serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre,s’enroulait à son bras. Elle en appuyait le bec d’ambre sur seslèvres et regardait Frédéric, en clignant les yeux, à travers lafumée dont les volutes l’enveloppaient. L’aspiration de sa poitrinefaisait gargouiller l’eau, et elle murmurait de temps à autre :

« Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri ! »

Il tâchait de trouver un sujet de conversation agréable l’idéede la Vatnaz lui revint.

Il dit qu’elle lui avait semblé fort élégante.

« Parbleu ! » reprit la Maréchale. » Elle est bienheureusede m’avoir, celle-là ! » sans ajouter un mot de plus, tant ily avait de restriction dans leurs propos.

Tous les deux sentaient une contrainte, un obstacle. En effet,le duel dont Rosanette se croyait la cause avait flatté sonamour-propre. Puis elle s’était fort étonnée qu’il n’accourût. passe prévaloir de son action ; et, pour le contraindre àrevenir, elle avait imaginé ce besoin de cinq cents francs. Commentse faisait-il que Frédéric ne demandait pas en retour un peu detendresse ! C’était un raffinement qui l’émerveillait, et,dans un élan de coeur, elle lui dit :

« Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer ? »

« Qui cela, nous ? »

« Moi et mon oiseau ; je vous ferais passer pour moncousin, comme dans les vieilles comédies. »

« Mille grâces ! »

« Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du nôtre. »

L’idée de se cacher d’un homme riche l’humiliait.

« Non ! cela est impossible. »

« A votre aise ! »

Rosanette se détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéricl’aperçut ; et, pour lui marquer de l’intérêt, il se ditheureux de la voir, enfin, dans Une excellente position.

Elle fit un haussement d’épaules. Qui donc l’affligeait ?Etait-ce, par hasard, qu’on ne l’aimait pas ? « Oh ! moi,on m’aime toujours ! »

Elle ajouta :

« Reste à savoir de quelle manière. »

Se plaignant , d’étouffer de chaleur », la Maréchale défit saveste ; et, sans autre vêtement autour des reins que sachemise de soie, elle inclinait la tête sur son épaule, avec un aird’esclave plein de provocations.

Un homme d’un égoïsme moins réfléchi n’eût pas songé que leVicomte, M. de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéricavait été trop de fois la dupe de ces mêmes regards pour secompromettre dans une humiliation nouvelle.

Elle voulut connaître ses relations, ses amusements ; ellearriva même à s’informer de ses affaires, et à offrir de lui prêterde l’argent, s’il en avait besoin. Frédéric, n’y tenant plus, pritson chapeau.

« Allons, ma chère, bien du plaisir là-bas ; aurevoir ! »

Elle écarquilla les yeux ; puis, d’un ton sec :

« Au revoir ! »

Il repassa par le salon jaune et par la seconde antichambre. Ily avait sur la table, entre un vase plein de cartes de visite etune écritoire, un coffret d’argent ciselé. C’était celui de MmeArnoux ! Alors, il éprouva un attendrissement, et en mêmetemps comme le scandale d’une profanation. Il avait envie d’yporter les mains, de l’ouvrir. Il eut peur d’être aperçu, et s’enalla.

Frédéric fut vertueux. Il ne retourna point chez Arnoux.

Il envoya son domestique acheter les deux nègres, lui ayant faittoutes les recommandations indispensables ; et la caissepartit, le soir même, pour Nogent. Le lendemain, comme il serendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et duboulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à face.

Leur premier mouvement fut de reculer ; puis, le mêmesourire leur vint aux lèvres, et ils s’abordèrent. Pendant uneminute, aucun des deux ne parla.

Le soleil l’entourait ; — et sa figure ovale, ses longssourcils, son châle de dentelle noire, moulant la forme de sesépaules, sa robe de soie gorge-de-pigeon, le bouquet de violettesau coin de sa capote, tout lui parut d’une splendeurextraordinaire. Une suavité infinie s’épanchait de ses beauxyeux ; et, balbutiant, au hasard, les premières paroles venues:

« Comment se porte Arnoux ? » dit Frédéric.

« Je vous remercie. »

« Et vos enfants ? »

« Ils vont très bien. »

« Ah !… ah… Quel beau temps nous avons, n’est-ce pas ?»

« Magnifique, c’est vrai. »

« Vous faites des courses ? »

« Oui. »

Et avec une lente inclination de tête :

« Adieu ! »

Elle ne lui avait pas tendu la main, n’avait pas dit un seul motaffectueux, ne l’avait même pas invité à venir chez elle,n’importe ! il n’eût point donné cette rencontre pour la plusbelle des aventures ; et il en ruminait la douceur tout encontinuant sa route.

Deslauriers, surpris de le voir, dissimula son dépit, — car ilconservait par obstination quelque espérance encore du côté de MmeArnoux ; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas, pourêtre plus libre dans ses manoeuvres.

Il dit cependant qu’il s’était présenté chez elle, afin desavoir si leur contrat stipulait la communauté ; alors, onaurait pu recourir contre la femme ; » et elle a fait unedrôle de mine quand je lui ai appris ton mariage. »

« Tiens ! quelle invention ! »

« Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tescapitaux ! Une personne indifférente n’aurait pas eu l’espècede syncope qui l’a prise. »

« Vraiment ? » s’écria Frédéric.

« Ah ! mon gaillard, tu te trahis ! Sois franc,voyons ! »

Une lâcheté immense envahit l’amoureux de Mme Arnoux.

« Mais non !… je t’assure !… ma parole d’honneur »

Ces molles dénégations achevèrent de convaincre Deslauriers. Illui fit des compliments. Il lui demanda » des détails ». Frédéricn’en donna pas, et même résista à l’envie d’en inventer.

Quant à l’hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d’attendre.Deslauriers trouva qu’il avait tort, et même fut brutal dans sesremontrances.

Il était d’ailleurs plus sombre, malveillant et irascible quejamais. Dans un an, si la fortune ne changeait pas, ils’embarquerait pour l’Amérique ou se ferait sauter la cervelle.Enfin il paraissait si furieux contre tout et d’un radicalismetellement absolu que Frédéric ne put s’empêcher de lui dire :

« Te voilà comme Sénécal. »

Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu’il était sorti deSainte-Pélagie, l’instruction n’ayant point fourni assez depreuves, sans doute, pour le mettre en jugement.

Dans la joie de cette délivrance, Dussardier voulut » offrir unpunch », et pria Frédéric » d’en être », en l’avertissant toutefoisqu’il se trouverait avec Hussonnet, lequel s’était montré excellentpour Sénécal.

En effet, le Flambard venait de s’adjoindre un cabinetd’affaires, portant sur ses prospectus : » Comptoir des vignobles.— Office de publicité. — Bureau de recouvrements et renseignements,etc. » Mais le bohème craignait que son industrie ne fît du tort àsa considération littéraire, et il avait pris le mathématicien pourtenir les comptes. Bien que la place fût médiocre, Sénécal, sanselle, serait mort de faim. Frédéric ne voulant point affliger lebrave commis, accepta son invitation.

Dussardier, trois jours d’avance, avait ciré lui-même les pavésrouges de sa mansarde, battu le fauteuil et épousseté la cheminée,où l’on voyait sous un globe une pendule d’albâtre entre unestalactite et un coco. Comme ses deux chandeliers et son bougeoirn’étaient pas suffisants, il avait emprunté au concierge deuxflambeaux ; et ces cinq luminaires brillaient sur la commode,que recouvraient trois serviettes, afin de supporter plus décemmentdes macarons, des biscuits, une brioche et douze bouteilles debière. En face, contre la muraille tendue d’un papier jaune, unepetite bibliothèque en acajou contenait les Fables deLachambeaudie, les Mystères de Paris, le Napoléon, de Norvins — et,au milieu de l’alcôve, souriait, dans un cadre de palissandre, levisage de Béranger !

Les convives étaient (outre Deslauriers et Sénécal) unpharmacien nouvellement reçu, mais qui n’avait pas les fondsnécessaires pour s’établir ; un jeune homme de sa maison, unplaceur de vins, un architecte et un monsieur employé dans lesassurances. Regimbart n’avait pu venir. On le regretta.

Ils accueillirent Frédéric avec de grandes marques de sympathie,tous connaissant par Dussardier son langage chez M. Dambreuse.Sénécal se contenta de lui offrir la main, d’un air digne.

Il se tenait debout contre la cheminée. Les autres, assis et lapipe aux lèvres, l’écoutaient discourir sur le suffrage universel,d’où devait résulter le triomphe de la Démocratie, l’applicationdes principes de l’Evangile. Du reste, le moment approchait ;les banquets réformistes se multipliaient dans les provinces ;le Piémont, Naples, la Toscane…

« C’est vrai », dit Deslauriers, lui coupant net la parole, » çane peut pas durer plus longtemps ! » Et il se mit à faire untableau de la situation.

Nous avions sacrifié la Hollande pour obtenir de l’Angleterre lareconnaissance de Louis-Philippe ; et cette fameuse allianceanglaise, elle était perdue, grâce aux mariages espagnols ! EnSuisse, M. Guizot, à la remorque de l’Autrichien, soutenait lestraités de 1815. La Prusse avec son Zollverein nous préparait desembarras. La question d’Orient restait pendante.

« Ce n’est pas une raison parce que le grand-duc Constantinenvoie des présents à M. d’Aumale Il pour se fier à la Russie.Quant à l’intérieur, jamais on n’a vu tant d’aveuglement, debêtise ! Leur majorité même ne se tient plus Partout, enfin,c’est, selon le mot connu, rien ! rien ! rien Et, devanttant de hontes », poursuivit l’avocat en mettant ses poings sur seshanches, » ils se déclarent satisfaits »

Cette allusion à un vote célèbre provoqua des applaudissements.Dussardier déboucha une bouteille de bière la mousse éclaboussa lesrideaux, il n’y prit garde ; il chargeait les pipes, coupaitla brioche, en offrait, était descendu plusieurs fois pour voir sile punch allait venir ; et on ne tarda pas à s’exalter, tousayant contre le Pouvoir la même exaspération. Elle était violente,sans autre cause que la haine de l’injustice ; et ils mêlaientaux griefs légitimes les reproches les plus bêtes.

Le pharmacien gémit sur l’état pitoyable de notre flotte. Lecourtier d’assurances ne tolérait pas les deux flotte. Le courtierd’assurances ne tolérait pas les deux sentinelles du maréchalSoult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui venaient des’installer à Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M.Cousin ; car l’éclectisme enseignant à tirer la certitude dela raison, développait l’égoïsme, détruisait la solidarité ;le placeur de vins, comprenant peu ces matières, remarqua tout hautqu’il oubliait bien des infamies :

« Le wagon royal de la ligne du Nord doit coûter quatre-vingtmille francs ! Qui le payera ? »

« Oui, qui le payera ? » reprit l’employé de commerce,furieux comme si on eût puisé cet argent dans sa poche.

Il s’ensuivit des récriminations contre les loups-cerviers de laBourse et la corruption des fonctionnaires. On devait remonter plushaut, selon Sénécal, et accuser, tout d’abord, les princes, quiressuscitaient les moeurs de la Régence.

« N’avez-vous pas vu, dernièrement, les amis du duc deMontpensier revenir de Vincennes, ivres sans doute, et troubler parleurs chansons les ouvriers du faubourg Saint-Antoine »

« On a même crié : A bas les voleurs ! » dit le pharmacien.» J’y étais, j’ai crié ! »

« Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille depuis le procèsTeste-Cubières ! »

« Moi, ce procès-là m’a fait de la peine », dit Dussardier, »parce que ça déshonore un vieux soldat ! »

« Savez-vous », continua Sénécal, » qu’on a découvert chez laduchesse de Praslin ? »

Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.

« Salut, messeigneurs ! », dit-il en s’asseyant sur le lit.Aucune allusion ne fut faite à son article, qu’il regrettait, dureste. la Maréchale l’en ayant tancé vertement. Il venait de voir,au théâtre de Dumas, le Chevalier de Maison-Rouge, et » trouvait çaembêtant ».

Un jugement pareil étonna les démocrates, — ce drame, par sestendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ilsprotestèrent. Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servaitla Démocratie.

« Oui… . peut-être ; mais c’est d’un style… »

« Eh bien, elle est bonne, alors ; qu’est-ce que lestyle ? c’est l’idée ! »

Et, sans permettre à Frédéric de parler :

« J’avançais donc que, dans l’affaire Praslin… » Hussonnetl’interrompit.

« Ah ! voilà encore une rengaine, celle-là !M’embête-t-elle ! »

« Et d’autres que vous ! » répliqua Deslauriers. » Elle afait saisir rien que cinq journaux ! Ecoutez-moi cette note.»

Et, ayant tiré son calepin, il lut :

« Nous avons subi, depuis l’établissement de la meilleure desrépubliques, douze cent vingt-neuf procès de presse, d’où il estrésulté pour les écrivains : trois mille cent quarante et un ans deprison, avec la légère somme de sept millions cent dix mille cinqcents francs d’amende. — C’est coquet, hein ? »

Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les autres,reprit :

« La Démocratie pacifique a un procès pour son feuilleton, unroman intitulé la Part des Femmes. »

« Allons ! bon ! » dit Hussonnet. » Si on nous défendnotre part des femmes ! »

« Mais qu’est-ce qui n’est pas défendu ? » s’écriaDeslauriers. » Il est défendu de fumer dans le Luxembourg, défendude chanter l’hymne à Pie IX ! »

« Et on interdit le banquet des typographes ! » articulaune voix sourde.

C’était celle de l’architecte, caché par l’ombre de l’alcôve, etsilencieux jusqu’à présent. Il ajouta que, la semaine dernière, onavait condamné pour outrages au Roi, un nommé Rouget.

« Rouget est frit ! » dit Hussonnet.

Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à Sénécal, qu’illui reprocha de défendre » le jongleur de l’hôtel de ville, l’amidu traître Dumouriez. »

« Moi ? au contraire ! »

Il trouvait Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce qu’ily avait de plus épicier et bonnet de coton ! Et, mettant lamain sur son coeur, le bohème débita les phrases sacramentelles : «C’est toujours avec un nouveau plaisir… — La nationalité polonaisene périra pas… — Nos grands travaux seront poursuivis… — Donnez-moide l’argent pour ma petite famille… » Tous riaient beaucoup, leproclamant un gaillard délicieux, plein d’esprit ; la joieredoubla à la vue du bol de punch qu’un limonadier apportait.

Les flammes de l’alcool et celles des bougies échauffèrent vitel’appartement ; et la lumière de la mansarde, traversant lacour, éclairait en face le bord d’un toit, avec le tuyau d’unecheminée qui se dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient trèshaut, tous à la fois ; ils avaient retiré leurs redingotes,ils heurtaient les meubles, ils choquaient les verres.

Hussonnet s’écria :

« Faites monter des grandes dames, pour que ce soit plus Tour deNesle couleur locale, et rembranesque, palsambleu ! »

Et le pharmacien, qui tournait le punch indéfiniment, entonna àpleine poitrine :

J’ai deux grands boeufs dans mon étable,

Deux grands boeufs blancs…

Sénécal lui mit la main sur la bouche, il n’aimait pas ledésordre ; et les locataires apparaissaient à leurs carreaux,surpris du tapage insolite qui se faisait dans le logement deDussardier.

Le brave garçon était heureux, et dit que ça lui rappelait leurspetites séances d’autrefois, au quai Napoléon ; plusieursmanquaient cependant, » ainsi Pellerin… »

« On peut s’en passer », reprit Frédéric.

Et Deslauriers s’informa de Martinon.

« Que devient-il, cet intéressant Monsieur ? » AussitôtFrédéric, épanchant le mauvais vouloir qu’il lui portait, attaquason esprit, son caractère, sa fausse élégance, l’homme tout entier.C’était bien un spécimen de paysan parvenu ! L’aristocratienouvelle, la bourgeoisie, ne valait pas l’ancienne, la noblesse. Ilsoutenait cela ; et les démocrates approuvaient, — comme s’ilavait fait partie de l’une et qu’ils eussent fréquenté l’autre. Onfut enchanté de lui. Le pharmacien le compara même à M.d’Alton-Shée qui, bien que pair de France, défendait la cause duPeuple.

L’heure de s’en aller était venue. Tous se séparèrent avec degrandes poignées de main ; Dussardier, par tendresse,reconduisit Frédéric et Deslauriers. Dès qu’ils furent dans la rue,l’avocat eut l’air de réfléchir, et, après un moment de silence:

« Tu lui en veux donc beaucoup, à Pellerin ? » Frédéric necacha pas sa rancune.

Le peintre, cependant, avait retiré de la montre le fameuxtableau. On ne devait pas se brouiller pour des vétilles ! Aquoi bon se faire un ennemi ?

« Il a cédé à un mouvement d’humeur, excusable dans un homme quin’a pas le sou. Tu ne peux pas comprendre ça, toi ! »

Et, Deslauriers remonté chez lui, le commis ne lâcha pointFrédéric ; il l’engagea même à acheter le portrait. En effet,Pellerin, désespérant de l’intimider, les avait circonvenus pourque, grâce à eux, il prît la chose.

Deslauriers en reparla, insista. Les prétentions de l’artisteétaient raisonnables.

« Je suis sûr que, moyennant, peut-être, cinq cents francs…»

« Ah ! donne-les ! tiens, les voici », ditFrédéric.

Le soir même, le tableau fut apporté. Il lui parut plusabominable encore que la première fois. Les demi-teintes et lesombres s’étaient plombées sous les retouches trop nombreuses, etelles semblaient obscurcies par rapport aux lumières, qui,demeurées brillantes çà et là, détonnaient dans l’ensemble.

Frédéric se vengea de l’avoir payé, en le dénigrant amèrement.Deslauriers le crut sur parole et approuva sa conduite, car ilambitionnait toujours de constituer une phalange dont il serait lechef ; certains hommes se réjouissent de faire faire à leursamis des choses qui leur sont désagréables.

Cependant, Frédéric n’était pas retourné chez les Dambreuse. Lescapitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à n’en plusfinir ; il balançait à se décider. Peut-être avait-ilraison ? Rien n’était sûr, maintenant, l’affaire des houillespas plus qu’une autre ; il fallait abandonner un pareilmonde ; enfin, Deslauriers le détourna de l’entreprise. Aforce de haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieuxFrédéric dans la médiocrité. De cette manière, il restait son égal,et en communion plus intime avec lui.

La commission de Mlle Roque avait été fort mal exécutée. Sonpère l’écrivit, en fournissant les explications les plus précises,et terminait sa lettre par cette badinerie : » Au risque de vousdonner un mal de nègre. » Frédéric ne pouvait faire autrement quede retourner chez Arnoux. Il monta dans le magasin, et ne vitpersonne. La maison de commerce croulant, les employés imitaientl’incurie de leur patron.

Il côtoya la longue étagère, chargée de faïences, qui occupaitd’un bout à l’autre le milieu de l’appartement ; puis, arrivéau fond, devant le comptoir, il marcha plus fort pour se faireentendre.

La portière se relevant, Mme Arnoux parut.

« Comment, vous ici ! vous ! »

« Oui », balbutia-t-elle, un peu troublée. » Je cherchais… »

Il aperçut son mouchoir près du pupitre, et devina qu’elle étaitdescendue chez son mari pour se rendre compte, éclaircir sans douteune inquiétude.

« Mais… vous avez peut-être besoin de quelque chose ? »dit-elle.

« Un rien, madame. »

« Ces commis sont intolérables ils s’absentent toujours. »

On ne devait pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait dela circonstance.

Elle le regarda ironiquement.

« Eh bien, et ce mariage ? »

« Quel mariage ? »

« Le vôtre ! »

« Moi ? Jamais de la vie ! »

Elle fit un geste de dénégation.

« Quand cela serait, après tout ? On se réfugie dans lemédiocre, par désespoir du beau qu’on a rêvé ! »

« Tous vos rêves, pourtant, n’étaient pas si… candides !»

« Que voulez-vous dire ? »

« Quand vous vous promenez aux courses avec… despersonnes ! »

Il maudit la Maréchale. Un souvenir lui revint.

« Mais c’est vous-même, autrefois, qui m’avez prié de la voir,dans l’intérêt d’Arnoux »

Elle répliqua en hochant la tête :

« Et vous en profitez pour vous distraire. »

« Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises »

« C’est juste, puisque vous allez vous marier »

Et elle retenait son soupir, en mordant ses lèvres.

Alors, il s’écria :

« Mais je vous répète que non ! Pouvez-vous croire que,moi, avec mes besoins d’intelligence, mes habitudes, j’aillem’enfouir en province pour jouer aux cartes, surveiller des maçons,et me promener en sabots ! Dans quel but, alors ? On vousa conté qu’elle était riche, n’est-ce pas ? Ah ! je memoque bien de l’argent ! Est-ce qu’après avoir désiré tout cequ’il y a de plus beau, de plus tendre, de plus enchanteur, unesorte de paradis sous forme humaine, et quand je l’ai trouvé enfin,cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres… » Et, luiprenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur lespaupières, en répétant :

« Non ! non ! non ! jamais je ne me marieraijamais ! jamais ! »

Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par leravissement.

La porte du magasin sur l’escalier retomba. Elle fit unbond ; et elle restait la main étendue, comme pour luicommandé le silence. Des pas se rapprochèrent. Puis quelqu’un ditau-dehors :

« Madame est-elle là ? »

« Entrez ! »

Mme Arnoux avait le coude sur le comptoir et roulait une plumeentre ses doigts, tranquillement, quand le teneur de livres ouvritla portière.

Frédéric se leva.

« Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer. Le service,n’est-ce pas, sera prêt ? je puis compter dessus ? »

Elle ne répondit rien. Mais cette complicité silencieuseenflamma son visage de toutes les rougeurs de l’adultère.

Le lendemain, il retourna chez elle, on le reçut ; et, afinde poursuivre ses avantages, immédiatement, sans préambule,Frédéric commença par se justifier de la rencontre au Champ deMars. Le hasard seul l’avait fait se trouver avec cette femme. Enadmettant qu’elle fût jolie (ce qui n’était pas vrai), commentpourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute, puisqu’il enaimait une autre !

« Vous le savez bien, je vous l’ai dit. »

Mme Arnoux baissa la tête.

« Je suis fâchée que vous me l’ayez dit. »

« Pourquoi ? »

« Les convenances les plus simples exigent maintenant que je nevous revoie plus ! »

Il protesta de l’innocence de son amour. Le passé devait luirépondre de l’avenir ; il s’était promis à lui-même de ne pastroubler son existence, de ne pas l’étourdir de ses plaintes.

« Mais, hier, mon coeur débordait. »

« Nous ne devons plus songer à ce moment-là, mon ami !»

Cependant, où serait le mal quand deux pauvres êtresconfondraient leur tristesse ?

« Car vous n’êtes pas heureuse non plus ! Oh ! je vousconnais, vous n’avez personne qui réponde à vos besoinsd’affection, de dévouement ; je ferai tout ce que vousvoudrez ! Je ne vous offenserai pas !… je vous le jure.»

Et il se laissa tomber sur les genoux, malgré lui, s’affaissantsous un poids intérieur trop lourd.

« Levez-vous ! » dit-elle, » je le veux ! »

Et elle lui déclara impérieusement que. s’il n’obéissait pas. ilne la reverrait jamais.

« Ah ! je vous en défie bien reprit Frédéric. »

« Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde ? Les autress’évertuent pour la richesse, la célébrité. le pouvoir ! Moi.je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive. toute mafortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je nepeux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel ! Est-ceque vous ne sentez pas l’aspiration de mon âme monter vers lavôtre. et qu’elles doivent se confondre. et que j’en meurs ?»

Mme Arnoux se mit à trembler de tous ses membres.

« Oh ! allez-vous-en ? je vous en prie ! »L’expression bouleversée de sa figure l’arrêta. Puis il fit un pas.Mais elle se reculait, en joignant les deux mains.

« Laissez-moi ! au nom du ciel ! de grâce » EtFrédéric l’aimait tellement, qu’il sortit.

Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara unimbécile, et, vingt-quatre heures après, il revint.

Madame n’y était pas. Il resta sur le palier, étourdi de fureuret d’indignation. Arnoux parut, et lui apprit que sa femme. lematin même, était partie s’installer dans une petite maison decampagne qu’ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle deSaint-Cloud.

« C’est encore une de ses lubies ! Enfin, puisque çal’arrange ! et moi aussi du reste ; tant mieux !Dînons-nous ensemble ce soir ? »

Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.

Mme Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sarancune s’évanouit.

Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus deconfiance. il exagéra même sa réserve ; et, lorsqu’il demandas’il pouvait revenir, elle répondit : » Mais sans doute », enoffrant sa main, qu’elle retira presque aussitôt.

Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. Il promettait aucocher de gros pourboires. Mais souvent, la lenteur du chevall’impatientant, il descendait ; puis, hors d’haleine, grimpaitdans un omnibus ; et comme il examinait dédaigneusement lesfigures des gens assis devant lui, et qui n’allaient pas chezelle !

Il reconnaissait de loin sa maison, à un chèvrefeuille énormecouvrant, d’un seul côté, les planches du toit ; c’était unemanière de chalet suisse peint en rouge, avec un balcon extérieur.Il y avait dans le jardin trois vieux marronniers, et au milieu,sur un tertre, un parasol en chaume que soutenait un tronc d’arbre.Sous l’ardoise des murs, une grosse vigne mal attachée pendait deplace en place, comme un câble pourri. La sonnette de la grille, unpeu rude à tirer, prolongeait son carillon, et on était toujourslongtemps avant de venir. Chaque fois, il éprouvait une angoisse,une peur indéterminée.

Puis il entendait claquer, sur le sable, les pantoufles de labonne ; ou bien Mme Arnoux elle-même se présentait. Il arriva,un jour, derrière son dos, comme elle était accroupie, devant legazon, à chercher de la violette.

L’humeur de sa fille l’avait forcée de la mettre au couvent. Songamin passait l’après-midi dans une école, Arnoux faisait de longsdéjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l’ami Compain. Aucunfâcheux ne pouvait les surprendre.

Il était bien entendu qu’ils ne devaient pas s’appartenir. Cetteconvention qui les garantissait du péril, facilitait leursépanchements.

Elle lui dit son existence d’autrefois, à Chartres, chez samère ; sa dévotion vers douze ans , puis sa fureur de musique,lorsqu’elle chantait jusqu’à la nuit, dans sa petite chambre, d’oùl’on découvrait les remparts. Il lui conta ses mélancolies aucollège, et comment dans son ciel poétique resplendissait un visagede femme, si bien qu’en la voyant pour la première fois, il l’avaitreconnue.

Ces discours n’embrassaient, d’habitude, que les années de leurfréquentation. Il lui rappelait d’insignifiants détails, la couleurde sa robe à telle époque, quelle personne un jour était survenue,ce qu’elle avait dit une autre fois ; et elle répondait toutémerveillée » Oui, je me rappelle ! »

Leurs goûts, leurs jugements étaient les mêmes.

Souvent celui des deux qui écoutait l’autre s’écriait :

« Moi aussi ! »

Et l’autre à son tour reprenait : « Moi aussi ! »

Puis c’étaient d’interminables plaintes sur la Providence :

« Pourquoi le ciel ne l’a-t-il pas voulu ! Si nous nousétions rencontrés !… »

« Ah ! si j’avais été plus jeune ! »soupirait-elle.

« Non ! moi, un peu plus vieux. »

Et ils s’imaginaient une vie exclusivement amoureuse, assezféconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutesjoies, défiant toutes les misères, où les heures auraient disparudans un continuel épanchement d’eux-mêmes, et qui aurait faitquelque chose de resplendissant et d’élevé comme la palpitation desétoiles.

Presque toujours, ils se tenaient en plein air au haut del’escalier ; des cimes d’arbres jaunies par l’automne semamelonnaient devant eux, inégalement jusqu’au bord du cielpâle ; ou bien ils allaient au bout de l’avenue, dans unpavillon ayant pour tout meuble un canapé de toile grise. Despoints noirs tachaient la glace ; les murailles exhalaient uneodeur de moisi ; — et ils restaient là, causant d’eux-mêmes,des autres, de n’importe quoi, avec ravissement. Quelquefois, lesrayons du soleil, traversant la jalousie, tendaient depuis leplafond jusque sur les dalles comme les cordes d’une lyre, desbrins de poussière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses.Elle s’amusait à les fendre avec sa main ; — Frédéric lasaisissait, doucement ; et il contemplait l’entrelacs de sesveines, les grains de sa peau, la forme de ses doigts. Chacun deses doigts était, pour lui, plus qu’une chose, presque unepersonne.

Elle lui donna ses gants, la semaine d’après son mouchoir. Ellel’appelait » Frédéric », il l’appelait » Marie », adorant cenom-là, fait exprès, disait-il, pour être soupiré dans l’extase, etqui semblait contenir des nuages d’encens, des jonchées deroses.

Ils arrivèrent à fixer d’avance le jour de ses visites etsortant comme par hasard, elle allait au-devant de lui, sur laroute.

Elle ne faisait rien pour exciter son amour, perdue dans cetteinsouciance qui caractérise les grands bonheurs. Pendant toute lasaison, elle porta une robe de chambre en soie brune, bordée develours pareil, vêtement large convenant à la mollesse de sesattitudes et de sa physionomie sérieuse. D’ailleurs, elle touchaitau mois d’août des femmes, époque tout à la fois de réflexion et detendresse, où la maturité qui commence colore le regard d’uneflamme plus profonde, quand la force du coeur se mêle àl’expérience de la vie, et que, sur la fin de ses épanouissements,l’être complet déborde de richesses dans l’harmonie de sa beauté.Jamais elle n’avait eu plus de douceur, d’indulgence. Sûre de nepas faillir, elle s’abandonnait à un sentiment qui lui semblait undroit conquis par ses chagrins. Cela était si bon, du reste, et sinouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d’Arnoux et lesadorations de Frédéric !

Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu’il croyait avoirgagné, se disant qu’on peut ressaisir une occasion et qu’on nerattrape jamais une sottise. Il voulait qu’elle se donnât, et nonla prendre. L’assurance de son amour le délectait comme unavant-goût de la possession, et puis le charme de sa personne luitroublait le coeur plus que les sens. C’était une béatitudeindéfinie, un tel enivrement, qu’il en oubliait jusqu’à lapossibilité d’un bonheur absolu. Loin d’elle, des convoitisesfurieuses le dévoraient.

Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles desilence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisaitrougir l’un devant l’autre. Toutes les précautions pour cacher leuramour le dévoilaient ; plus il devenait fort, plus leursmanières étaient contenues. Par l’exercice d’un tel mensonge, leursensibilité s’exaspéra, Ils jouissaient délicieusement de lasenteur des feuilles humides, ils souffraient du vent d’est, ilsavaient des irritations sans cause, des pressentimentsfunèbres ; un bruit de pas, le craquement d’une boiserie leurcausaient des épouvantes comme s’ils avaient été coupables ;ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphèreorageuse les enveloppait ; et, quand des doléances échappaientà Frédéric, elle s’accusait elle-même.

« Oui ! je fais mal ! j’ai l’air d’une coquette !Ne venez donc plus ! »

Alors, il répétait les mêmes serments, — qu’elle écoutait chaquefois avec plaisir.

Son retour à Paris et les embarras du jour de l’an suspendirentun peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans lesallures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minutepour donner des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous lesbourgeois qui venaient la voir. On se livrait alors, à desconversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape, l’insurrection dePalerme et le banquet du XIIe arrondissement lequel inspirait desinquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre lePouvoir ; car il souhaitait, comme Deslauriers, unbouleversement universel, tant il était maintenant aigri. MmeArnoux, de son côté, devenait sombre.

Son mari, prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrièrede la manufacture, celle qu’on appelait la Bordelaise. Mme Arnouxl’apprit elle-même à Frédéric. Il voulait tirer de là un argument »puisqu’on la trahissait. »

« Oh ! je ne m’en trouble guère ! » dit-elle.

Cette déclaration lui parut affermir complètement leur intimité.Arnoux s’en méfiait-il ?

« Non ! pas maintenant ! »

Elle lui conta qu’un soir, il les avait laissés en tête-à-tête,puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tousdeux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis cetemps-là, dans une entière sécurité :

« Avec raison, n’est-ce pas ? » dit amèrement Frédéric.

« Oui, sans doute »

Elle aurait fait mieux de ne pas risquer un pareil mot.

Un jour, elle ne se trouva point chez elle, à l’heure où ilavait coutume d’y venir. Ce fut, pour lui, comme une trahison.

Il se fâcha ensuite de voir les fleurs qu’il apportait toujoursplantées dans un verre d’eau.

« Où voulez-vous donc qu’elles soient ? »

« Oh ! pas là ! Du reste, elles y sont moinsfroidement que sur votre coeur. »

Quelque temps après, il lui reprocha d’avoir été la veille auxItaliens, sans le prévenir. D’autres l’avaient vue, admirée, aiméepeut-être ; Frédéric s’attachait à ses soupçons uniquementpour la quereller, la tourmenter ; car il commençait à lahaïr, et c’était bien le moins qu’elle eût une part de sessouffrances !

Une après-midi (vers le milieu de février), il la surprit fortémue. Eugène se plaignait de mal à la gorge. Le docteur avait ditpourtant que ce n’était rien, un gros rhume, la grippe. Frédéricfut étonné par l’air ivre de l’enfant. Il rassura sa mèrenéanmoins, cita en exemple plusieurs bambins de son âge quivenaient d’avoir des affections semblables et s’étaient viteguéris.

« Vraiment ? »

« Mais oui, bien sûr ! »

« Oh ! comme vous êtes bon ! »

Et elle lui prit la main. Il l’étreignit dans la sienne.

« Oh ! laissez-la. »

« Qu’est-ce que cela fait, puisque c’est au consolateur que vousl’offrez !… Vous me croyez bien pour ces choses, et vousdoutez de moi… quand je vous parle de mon amour ! »

« Je n’en doute pas, mon pauvre ami ! »

« Pourquoi cette défiance, comme si j’étais un misérable capabled’abuser !… »

« Oh ! non !… »

« Si j’avais seulement une preuve »

« Quelle Preuve ? »

« Celle qu’on donnerait au premier venu, celle que vous m’avezaccordée à moi-même. »

Et il lui rappela qu’une fois ils étaient sortis ensemble, parun crépuscule d’hiver, un temps de brouillard. Tout cela était bienloin, maintenant ! Qui donc l’empêchait de se montrer à sonbras, devant tout le monde, sans crainte de sa part, sansarrière-pensée de la sienne, n’ayant personne autour d’eux pour lesimportuner ?

« Soit ! » dit-elle, avec une bravoure de décision quistupéfia d’abord Frédéric.

Mais il reprit vivement :

« Voulez-vous que je vous attende au coin de la rue Tronchet etde la rue de la Ferme ? »

« Mon Dieu ! mon ami… », balbutiait Mme Arnoux.

Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta :

« Mardi prochain, je suppose ? »

« Mardi ? »

« Oui, entre deux et trois heures. »

« J’y serai ! »

Et elle détourna son visage, par un mouvement de honte. Frédériclui posa ses lèvres sur la nuque.

« Oh ! ce n’est pas bien », dit-elle. » Vous me feriezrepentir. »

Il s’écarta, redoutant la mobilité ordinaire des femmes. Puis,sur le seuil, murmura, doucement, comme une chose bien convenue

« A mardi ! »

Elle baissa ses beaux yeux d’une façon discrète et résignée.

Frédéric avait un plan.

Il espérait que, grâce à la pluie ou au soleil, il pourrait lafaire s’arrêter sous une porte, et qu’une fois sous la porte, elleentrerait dans la maison. Le difficile était d’en découvrir uneconvenable.

Il se mit donc en recherche, et, vers le milieu de la rueTronchet, il lut de loin, sur une enseigne : Appartementsmeublés.

Le garçon, comprenant son intention, lui montra tout de suite, àl’entresol, une chambre et un cabinet avec deux sorties. Frédéricla retint pour un mois et paya d’avance.

Puis il alla dans trois magasins acheter la parfumerie la plusrare ; il se procura un morceau de fausse guipure pourremplacer l’affreux couvre-pieds de coton rouge, il choisit unepaire de pantoufles en satin bleu ; la crainte seule deparaître grossier le modéra dans ses emplettes ; il revintavec elles et plus dévotement que ceux qui font des reposoirs, ilchangea les meubles de place, drapa lui-même les rideaux, mit desbruyères sur la cheminée, des violettes sur la commode ; ilaurait voulu paver la chambre tout en or. » C’est demain », sedisait-il, » oui demain ! je ne rêve pas. » Et il sentaitbattre son coeur à grands coups sous le délire de sonespérance ; puis, quand tout fut prêt, il emporta la clef danssa poche, comme si le bonheur, qui dormait là, avait pu s’enenvoler.

Une lettre de sa mère l’attendait chez lui.

« Pourquoi une si longue absence ? Ta conduite commence àparaître ridicule. Je comprends que, dans une certaine mesure, tuaies d’abord hésité devant cette union ; cependant,réfléchis ! »

Et elle précisait les choses : quarante-cinq mille livres derente. Du reste, » on en causait » ; et M. Roque attendait uneréponse définitive. Quant à la jeune personne, sa positionvéritablement était embarrassante. » Elle t’aime beaucoup. »

Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en ouvrit une autre,un billet de Deslauriers.

« Mon vieux,

« La poire est mûre. Selon ta promesse, nous comptons sur toi.On se réunit demain au petit jour, place du Panthéon. Entre au caféSoufflot. Il faut que je te parle avant la manifestation. »

« Oh ! je les connais, leurs manifestations. Millegrâces ! j’ai un rendez-vous plus agréable. »

Et, le lendemain, dès onze heures, Frédéric était sorti. Ilvoulait donner un dernier coup d’oeil aux préparatifs ; puis,qui sait, elle pouvait, par un hasard quelconque, être enavance ? En débouchant de la rue Tronchet, il entenditderrière la Madeleine une grande clameur ; il s’avança ;et il aperçut au fond de la place, à gauche, des gens en blouse etdes bourgeois.

En effet, un manifeste publié dans les journaux avait convoqué àcet endroit tous les souscripteurs du banquet réformiste. LeMinistère, presque immédiatement, avait affiché une proclamationl’interdisant. La veille au soir, l’opposition parlementaire yavait renoncé ; mais les patriotes, qui ignoraient cetterésolution des chefs, étaient venus au rendez-vous, suivis par ungrand nombre de curieux. Une députation des écoles s’était portéetout à l’heure chez Odilon Barrot. Elle était maintenant auxAffaires-Etrangères ; et on ne savait pas si le banquet auraitlieu, si le Gouvernement exécuterait sa menace, si les gardesnationaux se présenteraient. On en voulait aux Députés comme auPouvoir. La foule augmentait de plus en plus, quand tout à coupvibra dans les airs le refrain de la Marseillaise.

C’était la colonne des étudiants qui arrivait. lis marchaient aupas, sur deux files, en bon ordre, l’aspect irrité, les mains nues,et tous criant par intervalles « Vive la Réforme ! à basGuizot ! »

Les amis de Frédéric étaient là, bien sûr. Ils allaientl’apercevoir et l’entraîner. Il se réfugia vivement dans la rue del’Arcade.

Quand les étudiants eurent fait deux fois le tour de laMadeleine, ils descendirent vers la place de la Concorde. Elleétait remplie de monde ; et la foule tassée semblait, de loin,un champ d’épis noirs qui oscillaient.

Au même moment, des soldats de la ligne se rangèrent enbataille, à gauche de l’église.

Les groupes stationnaient, cependant. Pour en finir, des agentsde police en bourgeois saisissaient les plus mutins et lesemmenaient au poste, brutalement. Frédéric, malgré son indignation,resta muet ; on aurait pu le prendre avec les autres, et ilaurait manqué Mme Arnoux.

Peu de temps après, parurent les casques des municipaux. Ilsfrappaient autour d’eux, à coups de plat de sabre. Un chevals’abattit ; on courut lui porter secours et, dès que lecavalier fut en selle, tous s’enfuirent.

Alors, il y eut un grand silence. La pluie fine, qui avaitmouillé l’asphalte, ne tombait plus. Des nuages s’en allaient,balayés mollement par le vent d’ouest.

Frédéric se mit à parcourir la rue Tronchet, en regardant devantlui et derrière lui.

Deux heures enfin sonnèrent. » Ah ! c’est maintenant !» se dit-il, » elle sort de sa maison, elle approche » ; et,une minute après : » Elle aurait eu le temps de venir. » Jusqu’àtrois heures, il tâcha de se calmer. » Non, elle n’est pas enretard ; un peu de patience ! »

Et, par désoeuvrement, il examinait les rares boutiques : unlibraire, un sellier, un magasin de deuil. Bientôt il connut tousles noms des ouvrages, tous les harnais, toutes les étoffes. Lesmarchands, à force de le voir passer et repasser continuellement,furent étonnés d’abord, puis effrayés, et ils fermèrent leurdevanture.

Sans doute, elle avait un empêchement, et elle en souffraitaussi. Mais quelle joie tout à l’heure ! — Car elle allaitvenir, cela était certain ! » Elle me l’a bien promis ! »Cependant, une angoisse intolérable le gagnait.

Par un mouvement absurde, il rentra dans l’hôtel, comme si elleavait pu s’y trouver. A l’instant même, elle arrivait peut-êtredans la rue. Il s’y jeta. Personne ? Et il se remit à battrele trottoir.

Il considérait les fentes des pavés, la gueule des gouttières,les candélabres, les numéros au-dessus des portes. Les objets lesplus minimes devenaient pour lui des compagnons, ou plutôt desspectateurs ironiques ; et les façades régulières des maisonslui semblaient impitoyables. Il souffrait du froid aux pieds. Il sesentait dissoudre d’accablement. La répercussion de ses pas luisecouait la cervelle.

Quand il vit quatre heures à sa montre, il éprouva comme unvertige, une épouvante. Il tâcha de se répéter des vers, decalculer n’importe quoi, d’inventer une histoire. Impossible !l’image de Mme Arnoux l’obsédait. Il avait envie de courir à sarencontre. Mais quelle route prendre pour ne pas secroiser ?

Il aborda un commissionnaire, lui mit dans la main cinq francs,et le chargea d’aller rue Paradis, chez Jacques Arnoux, pours’enquérir près du portier » si Madame était chez elle ». Puis ilse planta au coin de la rue de la Ferme et de la rue Tronchet, demanière à voir simultanément dans toutes les deux. Au fond de laperspective, sur le boulevard, des masses confuses glissaient. Ildistinguait parfois l’aigrette d’un dragon, un chapeau defemme ; et il tendait ses prunelles pour la reconnaître. Unenfant déguenillé qui montrait une marmotte, dans une boîte, luidemanda l’aumône, en souriant.

L’homme à la veste de velours reparut. » Le portier ne l’avaitpas vue sortir. » Qui la retenait ? Si elle était malade, onl’aurait dit ! Etait-ce une visite ? Rien de plus facileque de ne pas recevoir. Il se frappa le front.

« Ah ! je suis bête ! C’est l’émeute ! » Cetteexplication naturelle le soulagea. Puis, tout à coup : » Mais sonquartier est tranquille. » Et un doute abominable l’assaillit. » Sielle allait ne pas venir ? si sa promesse n’était qu’uneparole pour m’évincer ? Non ! non ! » Ce quil’empêchait sans doute, c’était un hasard extraordinaire, un de cesévénements qui déjouent toute prévoyance. Dans ce cas-là, elleaurait écrit. Et il envoya le garçon d’hôtel à son domicile, rueRumford, pour savoir s’il n’y avait point de lettre ?

On n’avait apporté aucune lettre. Cette absence de nouvelles lerassura.

Du nombre des pièces de monnaie prises au hasard dans sa main,de la physionomie des passants, de la couleur des chevaux, iltirait des présages ; et, quand l’augure était contraire, ils’efforçait de ne pas y croire. Dans ses accès de fureur contre MmeArnoux, il l’injuriait à demi-voix. Puis c’étaient des faiblesses às’évanouir, et tout à coup des rebondissements d’espérance. Elleallait paraître. Elle était là, derrière son dos. Il se retournait: rien ! Une fois, il aperçut, à trente pas environ, une femmede même taille, avec la même robe. Il la rejoignit ; cen’était pas elle ! Cinq heures arrivèrent ! cinq heureset demie ! six heures ! Le gaz s’allumait. Mme Arnouxn’était pas venue.

Elle avait rêvé, la nuit précédente, qu’elle était sur letrottoir de la rue Tronchet depuis longtemps. Elle y attendaitquelque chose d’indéterminé, de considérable néanmoins, et, sanssavoir pourquoi, elle avait peur d’être aperçue. Mais un mauditpetit chien, acharné contre elle, mordillait le bas de sa robe. Ilrevenait obstinément et aboyait toujours plus fort. Mme Arnoux seréveilla. L’aboiement du chien continuait. Elle tendit l’oreille.Cela partait de la chambre de son fils. Elle s’y précipita piedsnus. C’était l’enfant lui-même qui toussait. Il avait les mainsbrûlantes, la face rouge et la voix singulièrement rauque.L’embarras de sa respiration augmentait de minute en minute. Elleresta jusqu’au jour, penchée sur sa couverture, à l’observer.

A huit heures, le tambour de la garde nationale vint prévenir M.Arnoux que ses camarades l’attendaient. Il s’habilla vivement ets’en alla, en promettant de passer tout de suite chez leur médecin,M. Colot. A dix heures, M. Colot n’étant pas venu, Mme Arnouxexpédia sa femme de chambre. Le docteur était en voyage, à lacampagne, et le jeune homme qui le remplaçait faisait descourses.

Eugène tenait sa tête de côté, sur le traversin, en fronçanttoujours ses sourcils, en dilatant ses narines ; sa pauvrepetite figure devenait plus blême que ses draps ; et ils’échappait de son larynx un sifflement produit par chaqueinspiration, de plus en plus courte, sèche, et comme métallique. Satoux ressemblait au bruit de ces mécaniques barbares qui fontjapper les chiens de carton.

Mme Arnoux fut saisie d’épouvante. Elle se jeta sur lessonnettes, en appelant au secours, en criant :

« Un médecin ! un médecin ! »

Dix minutes après, arriva un vieux monsieur en cravate blancheet à favoris gris, bien taillés. Il fit beaucoup de questions surles habitudes, l’âge et le tempérament du jeune malade, puisexamina sa gorge, s’appliqua la tête dans son dos et écrivit uneordonnance. L’air tranquille de ce bonhomme était odieux. Ilsentait l’embaumement. Elle aurait voulu le battre. Il dit qu’ilreviendrait dans la soirée.

Bientôt les horribles quintes recommencèrent. Quelquefois,l’enfant se dressait tout à coup. Des mouvements convulsifs luisecouaient les muscles de la poitrine, et, dans ses aspirations,son ventre se creusait comme s’il eût suffoqué d’avoir couru. Puisil retombait la tête en arrière et la bouche grande ouverte. Avecdes précautions infinies, Mme Arnoux tâchait de lui faire avaler lecontenu des fioles, du sirop d’ipécacuana. une potion kermétisée.Mais il repoussait la cuiller, en gémissant d’une voix faible. Onaurait dit qu’il soufflait ses paroles.

De temps à autre, elle relisait l’ordonnance. Les observationsdu formulaire l’effrayaient ; peut-être que le pharmaciens’était trompé ! Son impuissance la désespérait. L’élève de M.Colot arriva.

C’était un jeune homme d’allures modestes, neuf dans le métier,et qui ne cacha point son impression. Il resta d’abord indécis, parpeur de se compromettre, et enfin prescrivit l’application demorceaux de glace. On fut longtemps à trouver de la glace. Lavessie qui contenait les morceaux creva. Il fallut changer lachemise. Tout ce dérangement provoqua un nouvel accès plusterrible.

L’enfant se mit à arracher les linges de son cou, comme s’ilavait voulu retirer l’obstacle qui l’étouffait, et il égratignaitle mur, saisissait les rideaux de sa couchette, cherchant un pointd’appui pour respirer, Son visage était bleuâtre maintenant, ettout son corps, trempé d’une sueur froide, paraissait maigrir. Sesyeux hagards s’attachaient sur sa mère avec terreur. Il lui jetaitles bras autour du cou, s’y suspendait d’une façondésespérée ; et, en repoussant ses sanglots, elle balbutiaitdes paroles tendres.

« Oui, mon amour, mon ange, mon trésor ! » Puis, desmoments de calme survenaient.

Elle alla chercher des joujoux, un polichinelle, une collectiond’images, et les étala sur son lit, pour le distraire. Elle essayamême de chanter.

Elle commença une chanson qu’elle lui disait autrefois, quandelle le berçait en l’emmaillottant sur cette même petite chaise detapisserie. Mais il frissonna dans la longueur entière de soncorps, comme une onde sous un coup de vent ; les globes de sesyeux saillissaient : elle crut qu’il allait mourir, et se détournapour ne pas le voir.

Un instant après, elle eut la force de le regarder. Il vivaitencore. Les heures se succédèrent, lourdes, mornes, interminables,désespérantes ; et elle n’en comptait plus les minutes qu’à laprogression de cette agonie. Les secousses de sa poitrine lejetaient en avant comme pour le briser ; à la, fin, il vomitquelque chose d’étrange, qui ressemblait à un tube de parchemin.Qu’était-ce ? Elle s’imagina qu’il avait rendu un bout de sesentrailles. Mais il respirait largement, régulièrement. Cetteapparence de bien-être l’effraya plus que tout le reste ; ellese tenait comme pétrifiée, les bras pendants, les yeux fixes, quandM. Colot survint. L’enfant, selon lui, était sauvé.

Elle ne comprit pas d’abord, et se fit répéter la phrase.

N’était-ce pas une de ces consolations propres auxmédecins ? Le docteur s’en alla d’un air tranquille. Alors, cefut pour elle comme si les cordes qui serraient son coeur sefussent dénouées.

« Sauvé ! Est-ce possible ! »

Tout à coup l’idée de Frédéric lui apparut d’une façon nette etinexorable. C’était un avertissement de la Providence. Mais leSeigneur, dans sa miséricorde, n’avait pas voulu la punir tout àfait ! Quelle expiation, plus tard, si elle persévérait danscet amour ! Sans doute, on insulterait son fils à caused’elle ; et Mme Arnoux l’aperçut jeune homme, blessé dans unerencontre, rapporté sur un brancard, mourant. D’un bond, elle seprécipita sur la petite chaise ; et de toutes ses forces,lançant son âme dans les hauteurs, elle offrit à Dieu, comme unholocauste, le sacrifice de sa première passion, de sa seulefaiblesse.

Frédéric était revenu chez lui. Il restait dans son fauteuil,sans même avoir la force de la maudire. Une espèce de sommeil legagna ; et, à travers son cauchemar, il entendait la pluietomber, en croyant toujours qu’il était là-bas, sur letrottoir.

Le lendemain, par une dernière lâcheté, il envoya encore uncommissionnaire chez Mme Arnoux.

Soit que le Savoyard ne fît pas la commission, ou qu’elle eûttrop de choses à dire pour s’expliquer d’un mot, la même réponsefut rapportée. L’insolence était trop forte ! Une colèred’orgueil le saisit. Il se jura de n’avoir plus même undésir ; et, comme un feuillage emporté par un ouragan, sonamour disparut. Il en ressentit un soulagement, une joie stoïque,puis un besoin d’actions violentes ; et il s’en alla auhasard, par les rues.

Des hommes des faubourgs passaient, armés de fusils, de vieuxsabres, quelques-uns portant des bonnets rouges, et tous chantantla Marseillaise ou les Girondins. Çà et là, un garde national sehâtait pour rejoindre sa mairie. Des tambours, au loin,résonnaient. On se battait à la porte Saint-Martin. Il y avait dansl’air quelque chose de gaillard et de belliqueux. Frédéric marchaittoujours. L’agitation de la grande ville le rendait gai.

A la hauteur de Frascati, il aperçut les fenêtres de laMaréchale ; une idée folle lui vint, une réaction de jeunesse.Il traversa le boulevard.

On fermait la porte cochère ; et Delphine, la femme dechambre, en train d’écrire dessus avec un charbon » Armes données», lui dit vivement :

« Ah ! Madame est dans un bel état ! Elle a renvoyé cematin son groom qui l’insultait. Elle croit qu’on va pillerpartout ! Elle crève de peur ! d’autant plus que Monsieurest parti ! »

« Quel monsieur ? »

« Le Prince ! »

Frédéric entra dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon,les cheveux sur le dos, bouleversée.

« Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c’est laseconde fois ! tu n’en demandes jamais le prix, toi !»

« Mille pardons ! » dit Frédéric, en lui saisissant lataille dans les deux mains.

« Comment ? que fais-tu ? » balbutia la Maréchale, àla fois surprise et égayée par ces manières.

Il répondit :

« Je suis la mode, je me réforme. »

Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sousses baisers.

Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, lepeuple dans la rue. Puis il l’emmena dîner aux Trois FrèresProvençaux. Le repas fut long, délicat. ils s’en revinrent à pied,faute de voiture.

A la nouvelle d’un changement de ministère, Paris avait changé.Tout le monde était en joie ; des promeneurs circulaient, etdes lampions à chaque étage faisaient une clarté comme en pleinjour. Les soldats regagnaient lentement leurs casernes, harassés,l’air triste. On les saluait, en criant : » Vive la ligne ! »Ils continuaient sans répondre. Dans la garde nationale, aucontraire, les officiers, rouges d’enthousiasme, brandissaient leursabre en vociférant : » Vive la réforme ! » et ce mot-là,chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, étaittrès gai.

Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Deslanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient desguirlandes de feux. Un fourmillement confus s’agitait endessous ; au milieu de cette ombre, par endroits, brillaientdes blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s’élevait. Lafoule était trop compacte, le retour direct impossible ; etils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclataderrière eux un bruit, pareil au craquement d’une immense pièce desoie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard desCapucines.

« Ah ! on casse quelques bourgeois », dit Frédérictranquillement, car il y a des situations où l’homme le moins cruelest si détaché des autres, qu’il verrait périr le genre humain sansun battement de coeur.

La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle sedéclara incapable de faire vingt pas de plus. Alors, par unraffinement de haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, ill’emmena jusqu’à l’hôtel de la rue Tronchet, dons le logementpréparé pour l’autre.

Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure s’étalait sur lelit. Il tira de l’armoire les petites pantoufles. Rosanette trouvaces prévenances fort délicates.

Vers une heure, elle fut réveillée par des roulementslointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncéedans l’oreiller.

« Qu’as-tu donc, cher amour ? »

« C’est excès de bonheur », dit Frédéric. « Il y avait troplongtemps que je te désirais ! »

Partie 3

Chapitre 1

&|160;

Le bruit d’une fusillade le tira brusquement de sonsommeil&|160;; et, malgré les instances de Rosanette, Frédéric, àtoute force, voulut aller voir ce qui se passait. Il descendaitvers les Champs-Elysées, d’où les coups de feu étaient partis. Al’angle de la rue Saint-Honoré, des hommes en blouse le croisèrenten criant :

« Non&|160;! pas par là&|160;! au Palais-Royal&|160;! »

Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles del’Assomption. Plus loin, il remarqua trois pavés au milieu de lavoie, le commencement d’une barricade, sans doute, puis des tessonsde bouteilles, et des paquets de fil de fer pour embarrasser lacavalerie&|160;; quand tout à coup s’élança d’une ruelle un grandjeune homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur lesépaules, prises dans une espèce de maillot à pois de couleur. Iltenait un long fusil de soldat, et courait sur la pointe de sespantoufles, avec l’air d’un somnambule et leste comme un tigre. Onentendait, par intervalles, une détonation.

La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinqcadavres recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avaitchangé les dispositions du peuple&|160;; et, pendant qu’auxTuileries les aides de camp se succédaient, et que M. Molé, entrain de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M.Thiers tâchait d’en composer un autre, et que le Roi chicanait,hésitait, puis donnait à Bugeaud le commandement général pourl’empêcher de s’en servir, l’insurrection, comme dirigée par unseul bras, s’organisait formidablement. Des hommes d’une éloquencefrénétique haranguaient la foule au coin des rues&|160;; d’autresdans les églises sonnaient le tocsin à pleine volée&|160;; oncoulait du plomb, on roulait des cartouches&|160;; les arbres desboulevards, les vespasiennes, les bancs, les grilles, les becs degaz, tout fut arraché, renversé&|160;; Paris, le matin, étaitcouvert de barricades. La résistance ne dura pas&|160;; partout lagarde nationale s’interposait&|160;; – si bien qu’à huit heures, lepeuple, de bon gré ou de force, possédait cinq casernes, presquetoutes les mairies, les points stratégiques les plus sûrs.D’elle-même, sans secousses, la monarchie se fondait dans unedissolution rapide&|160;; et on attaquait maintenant le poste duChâteau-d’Eau pour délivrer cinquante prisonniers, qui n’y étaientpas.

Frédéric s’arrêta forcément à l’entrée de la place. Des groupesen armes l’emplissaient. Des compagnies de la ligne occupaient lesrues Saint-Thomas et Fromanteau. Une barricade énorme bouchait larue de Valois. La fumée qui se balançait à sa crête s’entrouvrit,des hommes couraient dessus en faisant de grands gestes, ilsdisparurent&|160;; puis la fusillade recommença. Le poste yrépondait, sans qu’on vît personne à l’intérieur&|160;; sesfenêtres, défendues par des volets de chêne, étaient percées demeurtrières&|160;; et le monument avec ses deux étages, ses deuxailes, sa fontaine au premier et sa petite porte au milieu,commençait à se moucheter de taches blanches sous le heurt desballes. Son perron de trois marches restait vide.

A côté de Frédéric, un homme en bonnet grec et portant unegiberne par-dessus sa veste de tricot se disputait avec une femmecoiffée d’un madras. Elle lui disait :

« Mais reviens donc&|160;! reviens donc&|160;! »

« Laisse-moi tranquille&|160;! » répondait le mari. » Tu peuxbien surveiller la loge toute seule. Citoyen, je vous le demande,est-ce juste&|160;? J’ai fait mon devoir partout, en 1830, en 32,en 34, en 39&|160;! Aujourd’hui, on se bat&|160;! Il faut que je mebatte Va-t’en&|160;! »

Et la portière finit par céder à ses remontrances et celles d’ungarde national près d’eux, quadragénaire dont la figure bonasseétait ornée d’un collier de barbe blonde.

Il chargeait son arme et tirait, tout en conversant avecFrédéric, aussi tranquille au milieu de l’émeute qu’un horticulteurdans son jardin. Un jeune garçon en serpillière le cajolait pourobtenir des capsules, afin d’utiliser son fusil, une belle carabinede chasse que lui avait donnée » un monsieur ».

« Empoigne dans mon dos », dit le bourgeois » etefface-toi&|160;! tu vas te faire tuer&|160;! »

Les tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hourras detriomphe s’élevaient. Un remous continuel faisait osciller lamultitude. Frédéric, pris entre deux masses profondes, ne bougeaitpas, fasciné d’ailleurs et s’amusant extrêmement. Les blessés quitombaient, les morts étendus n’avaient pas l’air de vrais blessés,de vrais morts. Il lui semblait assister à un spectacle.

Au milieu de la houle, par-dessus des têtes, on aperçut unvieillard en habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours.D’une main, il tenait un rameau vert, de l’autre un papier, et lessecouait avec obstination. Enfin, désespérant de se faire entendre,il se retira.

La troupe de ligne avait disparu et les municipaux restaientseuls à défendre le poste. Un flot d’intrépides se rua sur leperron&|160;; ils s’abattirent, d’autres survinrent&|160;; et laporte, ébranlée sous des coups de barre de fer, retentissait&|160;;les municipaux ne cédaient pas. Mais une calèche bourrée de foin,et qui brûlait comme une torche géante, fut traînée contre lesmurs. On apporta vite des fagots, de la paille, un barild’esprit-de-vin. Le feu monta le long des pierres&|160;; l’édificese mit à fumer partout comme un solfatare&|160;; et de largesflammes, au sommet, entre les balustres de la terrasse,s’échappaient avec un bruit strident. Le premier étage duPalais-Royal s’était peuplé de gardes nationaux. De toutes lesfenêtres de la place, on tirait&|160;; les balles sifflaient&|160;;l’eau de la fontaine crevée se mêlait avec le sang, faisait desflaques par terre&|160;; on glissait dans la boue sur desvêtements, des shakos, des armes&|160;; Frédéric sentit sous sonpied quelque chose de mou&|160;; c’était la main d’un sergent encapote grise, couché la face dans le ruisseau. Des bandes nouvellesde peuple arrivaient toujours, poussant les combattants sur leposte. La fusillade devenait plus pressée. Les marchands de vinsétaient ouverts&|160;; on allait de temps à autre y fumer une pipe,boire une chope, puis on retournait se battre. Un chien perduhurlait. Cela faisait rire.

Frédéric fut ébranlé par le choc d’un homme qui, une balle dansles reins, tomba sur son épaule, en râlant. A ce coup, dirigépeut-être contre lui, il se sentit furieux et il se jetait en avantquand un garde national l’arrêta.

« C’est inutile&|160;! le Roi vient de partir. Ah&|160;! si vousne me croyez pas, allez-y voir&|160;! »

Une pareille assertion calma Frédéric. La place du Carrouselavait un aspect tranquille. L’hôtel de Nantes s’y dressait toujourssolitairement&|160;; et les maisons par derrière, le dôme du Louvreen face, la longue galerie de bois à droite et le vague terrain quiondulait jusqu’aux baraques des étalagistes, étaient comme noyésdans la couleur grise de l’air, où de lointains murmures semblaientse confondre avec la brume, – tandis qu’à l’autre bout de la place,un jour cru, tombant par un écartement des nuages sur la façade desTuileries, découpait en blancheur toutes ses fenêtres. Il y avaitprès de l’Arc de triomphe un cheval mort, étendu. Derrière lesgrilles, des groupes de cinq à six personnes causaient. Les portesdu château étaient ouvertes&|160;; les domestiques sur le seuillaissaient entrer.

En bas, dans une petite salle, des bois de café au lait étaientservis. Quelques-uns des curieux s’attablèrent enplaisantant&|160;; les autres restaient debout, et, parmi ceux-là,un cocher de fiacre. Il saisit à deux mains un bocal plein de sucreen poudre, jeta un regard inquiet de droite et de gauche, puis semit à manger voracement, son nez plongeant dans le goulot. Au basdu grand escalier, un homme écrivait son nom sur un registre.Frédéric le reconnut par derrière.

« Tiens, Hussonnet&|160;! »

« Mais oui », répondit le bohème. » Je m’introduis à la Cour.Voilà une bonne farce, hein&|160;? »

« Si nous montions&|160;? »

Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les portraits deces illustres, sauf celui de Bugeaud percé au ventre, étaient tousintacts. Ils se trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût decanon derrière eux, et dans des attitudes formidables jurant avecla circonstance. Une grosse pendule marquait une heure vingtminutes.

Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric sepenchèrent sur la rampe. C’était le peuple. Il se précipita dansl’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, descasques, des bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, siimpétueusement, que des gens disparaissaient dans cette massegrouillante qui montait toujours, comme un fleuve refoulé par unemarée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une impulsionirrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba.

On n’entendait plus que les piétinements de tous les souliers,avec le clapotement des voix. La foule inoffensive se contentait deregarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l’étroitenfonçait une vitre&|160;; ou bien un vase, une statuette déroulaitd’une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient. Tousles visages étaient rouges, la sueur en coulait à largesgouttes&|160;; Hussonnet fit cette remarque :

« Les héros ne sentent pas bon&|160;! »

« Ah&|160;! vous êtes agaçant », reprit Frédéric.

Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement oùs’étendait, au plafond, un dais de velours rouge. Sur le trône, endessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemiseentrouverte, l’air hilare et stupide comme un magot. D’autresgravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place.

« Quel mythe&|160;! » dit Hussonnet. » Voilà le peuplesouverain&|160;! »

Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute lasalle en se balançant.

« Saprelotte&|160;! comme il chaloupe&|160;! Le vaisseau del’Etat est ballotté sur une mer orageuse&|160;! Cancane-t-il&|160;!cancane-t-il&|160;! »

On l’avait approché d’une fenêtre, et, au milieu des sifflets,on le lança.

« Pauvre vieux&|160;! » dit Hussonnet en le voyant tomber dansle jardin, où il fut repris vivement pour être promené ensuitejusqu’à la Bastille, et brûlé.

Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la place dutrône, un avenir de bonheur illimité avait paru&|160;; et lepeuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession, brisa,lacéra les glaces et les rideaux, les lustres, les flambeaux, lestables, les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu’à desalbums de dessins, jusqu’à des corbeilles de tapisserie. Puisqu’onétait victorieux, ne fallait-il pas s’amuser&|160;! La canailles’affubla ironiquement de dentelles et de cachemires. Des crépinesd’or s’enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à plumesd’autruche ornaient la tête des forgerons, des rubans de la Légiond’honneur firent des ceintures aux prostituées. Chacun satisfaisaitson caprice&|160;; les uns dansaient, d’autres buvaient. Dans lachambre de la reine, une femme lustrait ses bandeaux avec de lapommade derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartesHussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueuleaccoudé sur un balcon&|160;; et le délire redoublait au tintamarrecontinu des porcelaines brisées et des morceaux de cristal quisonnaient, en rebondissant, comme des lames d’harmonica.

Puis la fureur s’assombrit. Une curiosité obscène fit fouillertous les cabinets, tous les recoins, ouvrir tous les tiroirs. Desgalériens enfoncèrent leurs bras dans la couche des princesses, etse roulaient dessus par consolation de ne pouvoir les violer.D’autres, à figures plus sinistres, erraient silencieusement,cherchant à voler quelque chose&|160;; mais la multitude était tropnombreuse. Par les baies des portes, on n’apercevait dansl’enfilade des appartements que la sombre masse du peuple entre lesdorures, sous un nuage de poussière. Toutes les poitrineshaletaient&|160;; la chaleur de plus en plus devenaitsuffocante&|160;; les deux amis, craignant d’être étouffés,sortirent.

Dans l’antichambre, debout sur un tas de vêtements, se tenaitune fille publique, en statue de la Liberté, – immobile, les yeuxgrands ouverts, effrayante.

Ils avaient fait trois pas dehors, quand un peloton de gardesmunicipaux en capotes s’avança vers eux, et qui, retirant leursbonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peuchauves, saluèrent le peuple très bas. A ce témoignage de respect,les vainqueurs déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet et Frédéricne furent pas, non plus, sans en éprouver un certain plaisir.

Une ardeur les animait. Ils s’en retournèrent au Palais-Royal.Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats étaient entasséssur de la paille. Ils passèrent auprès impassiblement, étant mêmefiers de sentir qu’ils faisaient bonne contenance.

Le palais regorgeait de monde. Dans la cour intérieure, septbûchers flambaient. On lançait par les fenêtres des pianos, descommodes et des pendules. Des pompes à incendie crachaient de l’eaujusqu’aux toits. Des chenapans tâchaient de couper des tuyaux avecleurs sabres. Frédéric engagea un polytechnicien à s’interposer. Lepolytechnicien ne comprit pas, semblait imbécile, d’ailleurs. Toutautour, dans les deux galeries, la populace, maîtresse des caves,se livrait à une horrible godaille. Le vin coulait en ruisseaux,mouillait les pieds, les voyous buvaient dans des culs debouteille, et vociféraient en titubant.

« Sortons de là », dit Hussonnet, » ce peuple me dégoûte. »

Tout le long de la galerie d’Orléans, des blessés gisaient parterre sur des matelas, ayant pour couvertures des rideaux depourpre&|160;; et de petites bourgeoises du quartier leurapportaient des bouillons, du linge.

« N’importe&|160;! » dit Frédéric, » moi, je trouve le peuplesublime. »

Le grand vestibule était rempli par un tourbillon de gensfurieux, des hommes voulaient monter aux étages supérieurs pourachever de détruire tout&|160;; des gardes nationaux sur lesmarches s’efforçaient de les retenir. Le plus intrépide était unchasseur, nu-tête, la chevelure hérissée, les buffleteries enpièces. Sa chemise faisait un bourrelet entre son pantalon et sonhabit, et il se débattait au milieu des autres avec acharnement.Hussonnet, qui avait la vue perçante, reconnut de loin Arnoux.

Puis ils gagnèrent le jardin des Tuileries, pour respirer plus àl’aise. Ils s’assirent sur un banc&|160;; et ils restèrent pendantquelques minutes les paupières closes, tellement étourdis, qu’ilsn’avaient pas la force de parler. Les passants autour d’eux,s’abordaient. La duchesse d’Orléans était nommée régente&|160;;tout était fini&|160;; et on éprouvait cette sorte de bien-être quisuit les dénouements rapides, quand à chacune des mansardes duchâteau parurent des domestiques déchirant leurs habits de livrée.Ils les jetaient dans le jardin, en signe d’abjuration. Le peupleles hua. Ils se retirèrent.

L’attention de Frédéric et d’Hussonnet fut distraite par ungrand gaillard qui marchait vivement entre les arbres, avec unfusil sur l’épaule. Une cartouchière lui serrait à la taille savareuse rouge, un mouchoir s’enroulait à son front sous sacasquette. Il tourna la tête. C’était Dussardier&|160;; et, sejetant dans leurs bras :

« Ah&|160;! quel bonheur, mes pauvres vieux&|160;! » sanspouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie et defatigue.

Depuis quarante-huit heures, il était debout. Il avait travailléaux barricades du quartier Latin, s’était battu rue Rambuteau,avait sauvé trois dragons, était entré aux Tuileries avec lacolonne Dunoyer, s’était porté ensuite à la Chambre, puis à l’hôtelde ville.

« J’en arrive&|160;! tout va bien&|160;! le peupletriomphe&|160;! les ouvriers et les bourgeois s’embrassent&|160;!ah&|160;! si vous saviez ce que j’ai vu&|160;! quels braves genscomme c’est beau&|160;! »

Et, sans s’apercevoir qu’ils n’avaient pas d’armes :

« J’étais bien sûr de vous trouver là&|160;! Ç’a été rude unmoment, n’importe&|160;! »

Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et, aux questionsdes deux autres :

« Oh&|160;! rien&|160;! l’éraflure d’une baïonnette&|160;! »

« Il faudrait vous soigner, pourtant. »

« Bah&|160;! je suis solide&|160;! qu’est-ce que ça fait&|160;?La République est proclamée&|160;! on sera heureuxmaintenant&|160;! »

Des journalistes qui causaient tout à l’heure devant moi,disaient qu’on va affranchir la Pologne et l’Italie&|160;! Plus derois&|160;! comprenez-vous&|160;! Toute la terre libre&|160;! toutela terre libre&|160;! »

Et, embrassant l’horizon d’un seul regard, il écarta les brasdans une attitude triomphante. Mais une longue file d’hommescouraient sur la terrasse, au bord de l’eau.

« Ah&|160;! saprelotte&|160;! j’oubliais&|160;! Les forts sontoccupés. Il faut que j’y aille&|160;! adieu&|160;! »

Il se retourna pour leur crier, tout en brandissant son fusil:

« Vive la République&|160;! »

Des cheminées du château, il s’échappait d’énormes tourbillonsde fumée noire, qui emportaient des étincelles. La sonnerie descloches faisait, au loin, comme des bêlements effarés. De droite etde gauche, partout, les vainqueurs déchargeaient leurs armes.Frédéric, bien qu’il ne fût pas guerrier, sentit bondir son sanggaulois. Le magnétisme des foules enthousiastes l’avait pris. Ilhumait voluptueusement l’air orageux, plein des senteurs de lapoudre&|160;; et cependant il frissonnait sous les effluves d’unimmense amour, d’un attendrissement suprême et universel, comme sile coeur de l’humanité tout entière avait battu dans sapoitrine.

Hussonnet dit, en bâillant :

« Il serait temps, peut-être, d’aller instruire lespopulations&|160;! »

Frédéric le suivit à son bureau de correspondance, place de laBourse&|160;; et il se mit à composer pour le journal de Troyes uncompte rendu des événements en style lyrique, un véritable morceau,- qu’il signa. Puis ils dînèrent ensemble dans une taverne.Hussonnet était pensif&|160;; les excentricités de la Révolutiondépassaient les siennes.

Après le café, quand ils se rendirent à l’hôtel de ville, poursavoir du nouveau, son naturel gamin avait repris le dessus. Ilescaladait les barricades, comme un chamois, et répondait auxsentinelles des gaudrioles patriotiques.

lis entendirent. à la lueur des torches, proclamer leGouvernement provisoire. Enfin, à minuit, Frédéric, brisé defatigue, regagna sa maison.

« Eh bien », dit-il à son domestique en train de le déshabiller,» es-tu content&|160;? »

« Oui, sans doute, monsieur&|160;! Mais ce que je n’aime pas,c’est ce peuple en cadence&|160;! »

Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à Deslauriers. Ilcourut chez lui. L’avocat venait de partir, étant nommé commissaireen province. Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusqu’àLedru-Rollin et, l’obsédant au nom des Ecoles, en avait arraché uneplace, une mission. Du reste, disait le portier, il devait écrirela semaine prochaine, pour donner son adresse.

Après quoi, Frédéric s’en alla voir la Maréchale. Elle le reçutaigrement, car elle lui en voulait de son abandon. Sa rancunes’évanouit sous des assurances de paix réitérées. Tout étaittranquille, maintenant, aucune raison d’avoir peur&|160;; ill’embrassait&|160;; et elle se déclara pour la République, – commeavait déjà fait Monseigneur l’Archevêque de Paris, et commedevaient faire avec une prestesse de zèle merveilleuse : laMagistrature, le Conseil d’Etat, l’Institut, les Maréchaux deFrance, Changarnier, M. de Falloux tous les bonapartistes, tous leslégitimistes, et un nombre considérable d’orléanistes.

La chute de la Monarchie avait été si prompte, que, la premièrestupéfaction passée, il y eut chez les bourgeois comme unétonnement de vivre encore. L’exécution sommaire de quelquesvoleurs, fusillés sans jugements, parut une chose très juste. On seredit, pendant un mois, la phrase de Lamartine sur le drapeaurouge, » qui n’avait fait que le tour du Champ de Mars, tandis quele drapeau tricolore », etc&|160;; et tous se rangèrent sous sonombre, chaque parti ne voyant des trois couleurs que la sienne – etse promettant bien, dès qu’il serait le plus fort, d’arracher lesdeux autres.

Comme les affaires étaient suspendues, l’inquiétude et labadauderie poussaient tout le monde hors de chez soi. Le négligédes costumes atténuait la différence des rangs sociaux, la haine secachait, les espérances s’étalaient, la foule était pleine dedouceur. L’orgueil d’un droit conquis éclatait sur les visages. Onavait une gaieté de carnaval, des allures de bivac&|160;; rien nefut amusant comme l’aspect de Paris, les premiers jours.

Frédéric prenait la Maréchale à son bras&|160;; et ils flânaientensemble dans les rues. Elle se divertissait des rosettes décoranttoutes les boutonnières, des étendards suspendus à toutes lesfenêtres, des affiches de toute couleur placardées contre lesmurailles, et jetait çà et là quelque monnaie dans le tronc pourles blessés, établi sur une chaise, au milieu de la voie. Puis elles’arrêtait devant des caricatures qui représentaient Louis-Philippeen pâtissier, en saltimbanque, en chien, en sangsue. Mais leshommes de Caussidière avec leur sabre et leur écharpe,l’effrayaient un peu. D’autres fois, c’était un arbre de la Libertéqu’on plantait. MM. les ecclésiastiques concouraient à lacérémonie, bénissant la République, escortés par des serviteurs àgalons d’or&|160;; et la multitude trouvait cela très bien. Lespectacle le plus fréquent était celui des députations de n’importequoi, allant réclamer quelque chose à l’hôtel de ville, – carchaque métier, chaque industrie attendait du Gouvernement la finradicale de sa misère. Quelques-uns, il est vrai, se rendaient prèsde lui pour le conseiller, ou le féliciter, ou tout simplement pourlui faire une petite visite, et voir fonctionner la machine.

Vers le milieu du mois de mars, un jour qu’il traversait le pontd’Arcole, ayant à faire une commission pour Rosanette dans lequartier Latin, Frédéric vit s’avancer une colonne d’individus àchapeaux bizarres, à longues barbes. En tête et battant du tambourmarchait un nègre, un ancien modèle d’atelier, et l’homme quiportait la bannière sur laquelle flottait au vent cette inscription» Artistes peintres », n’était autre que Pellerin.

Il fit signe à Frédéric de l’attendre, puis reparut cinq minutesaprès, ayant du temps devant lui, car le Gouvernement recevait à cemoment-là les tailleurs de pierre. Il allait avec ses collèguesréclamer la création d’un Forum de l’Art, une espèce de Bourse oùl’on débattrait les intérêts de l’esthétique&|160;; des oeuvressublimes se produiraient puisque les travailleurs mettraient encommun leur génie. Paris, bientôt, serait couvert de monumentsgigantesques&|160;; il les décorerait&|160;; il avait même commencéune figure de la République. Un de ses camarades vint le prendre,car ils étaient talonnés par la députation du commerce de lavolaille.

« Quelle bêtise&|160;! » grommela une voix dans la foule. »Toujours des blagues&|160;! Rien de fort&|160;! »

C’était Regimbart. Il ne salua pas Frédéric, mais profita del’occasion pour épandre son amertume.

Le Citoyen employait ses jours à vagabonder dans les rues,tirant sa moustache, roulant des yeux, acceptant et propageant desnouvelles lugubres&|160;; et il n’avait que deux phrases : » Prenezgarde, nous allons être débordés&|160;! » ou bien : » Mais,sacrebleu&|160;! on escamote la République&|160;! » Il étaitmécontent de tout, et particulièrement de ce que nous n’avions pasrepris nos frontières naturelles. Le nom seul de Lamartine luifaisait hausser les épaules. Il ne trouvait pas Ledru-Rollin ,suffisant pour le problème », traita Dupont (de l’Eure) de vieilleganache&|160;; Albert, d’idiot&|160;; Louis Blanc, d’utopiste,Blanqui, d’homme extrêmement dangereux&|160;; et, quand Frédériclui demanda ce qu’il aurait fallu faire, il répondit en lui serrantle bras à le broyer :

« Prendre le Rhin, je vous dis, prendre le Rhin&|160;!fichtre&|160;! »

Puis il accusa la réaction.

Elle se démasquait. Le sac des châteaux de Neuilly et deSuresne, l’incendie des Batignolles, les troubles de Lyon tous lesexcès, tous les griefs, on les exagérait à présent, en y ajoutantla circulaire de Ledru-Rollin le cours forcé des billets de Banque,la rente tombée à soixante francs, enfin, comme iniquité suprême,comme dernier coup, comme surcroît d’horreur, l’impôt desquarante-cinq centimes&|160;! – Et, par-dessus tout cela, il yavait encore le Socialisme&|160;! Bien que ces théories, aussineuves que le jeu d’oie, eussent été depuis quarante anssuffisamment débattues pour emplir des bibliothèques, ellesépouvantèrent les bourgeois, comme une grêle d’aérolithes&|160;; eton fut indigné, en vertu de cette haine que provoque l’avènement detoute idée parce que c’est une idée, exécration dont elle tire plustard sa gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujoursau-dessous d’elle, si médiocre qu’elle puisse être.

Alors, la Propriété monta dans les respects au niveau de laReligion et se confondit avec Dieu. Les attaques qu’on lui portaitparurent du sacrilège, presque de l’anthropophagie. Malgré lalégislation la plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93reparut, et le couperet de la guillotine vibra dans toutes lessyllabes du mot République&|160;; – ce qui n’empêchait pas qu’on laméprisait pour sa faiblesse. La France, ne sentant plus de maître,se mit à crier d’effarement, comme un aveugle sans bâton, comme unmarmot qui a perdu sa bonne.

De tous les Français, celui qui tremblait le plus fort était M.Dambreuse. L’état nouveau des choses menaçait sa fortune, maissurtout dupait son expérience. Un système si bon, un roi sisage&|160;! était-ce possible&|160;! La terre allait crouler&|160;!Dès le lendemain, il congédia trois domestiques, vendit seschevaux, s’acheta, pour sortir dans les rues, un chapeau mou, pensamême à laisser croître sa barbe&|160;; et il restait chez lui,prostré, se repaissant amèrement des journaux les plus hostiles àses idées, et devenu tellement sombre, que les plaisanteries sur lapipe de Flocon n’avaient pas même la force de le faire sourire.

Comme soutien du dernier règne, il redoutait les vengeances dupeuple sur ses propriétés de la Champagne, quand l’élucubration deFrédéric lui tomba dans les mains. Alors il s’imagina que son jeuneami était un personnage très influent et qu’il pourrait sinon leservir, du moins le défendre&|160;; de sorte qu’un matin, M.Dambreuse se présenta chez lui, accompagné de Martinon.

Cette visite n’avait pour but, dit-il, que de le voir un peu etde causer. Somme toute, il se réjouissait des événements, et iladoptait de grand coeur » notre sublime devise : Liberté, Egalité,Fraternité, ayant toujours été républicain, au fond ». S’il votait,sous l’autre régime, avec le ministère, c’était simplement pouraccélérer une chute inévitable. Il s’emporta même contre M. Guizot,» qui nous a mis dans un joli pétrin, convenons-en&|160;! » Enrevanche, il admirait beaucoup Lamartine, lequel s’était montré »magnifique, ma parole d’honneur, quand, à propos du drapeau rouge…»

« Oui&|160;! je sais », dit Frédéric.

Après quoi, il déclara sa sympathie pour les ouvriers. « Carenfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers&|160;! » Et ilpoussait l’impartialité jusqu’à reconnaître que Proudhon avait dela logique. » Oh&|160;! beaucoup de logique&|160;! diable&|160;! »Puis, avec le détachement d’une intelligence supérieure, il causade l’exposition de peinture, où il avait vu le tableau de Pellerin.Il trouvait cela original, bien touché.

Martinon appuyait tous ses mots par des remarquesapprobatives&|160;; lui aussi pensait qu’il fallait – se rallierfranchement à la République », et il parla de son père laboureur,faisait le paysan, l’homme du peuple. On arriva bientôt auxélections pour l’Assemblée nationale, et aux candidats dansl’arrondissement de la Fortelle. Celui de l’opposition n’avait pasde chances.

« Vous devriez prendre sa place&|160;! » dit M. Dambreuse.

Frédéric se récria.

« Eh&|160;! pourquoi donc&|160;? » car il obtiendrait lessuffrages des ultras, vu ses opinions personnelles, celui desconservateurs, à cause de sa famille.

« Et peut-être aussi », ajouta le banquier en souriant, » grâceun peu à mon influence. »

Frédéric objecta qu’il ne saurait comment s’y prendre. Rien deplus facile, en se faisant recommander aux patriotes de l’Aube parun club de la capitale. Il s’agissait de lire, non une professionde foi comme on en voyait quotidiennement, mais une exposition deprincipes sérieuse.

« Apportez-moi cela&|160;; je sais ce qui convient dans lalocalité&|160;! Et vous pourriez, je vous le répète, rendre degrands services au pays, à nous tous, à moi-même. »

Par des temps pareils, on devait s’entraider, et, si Frédéricavait besoin de quelque chose, lui, ou ses amis…

« Oh&|160;! mille grâces, cher monsieur&|160;! »

« A charge de revanche, bien entendu&|160;! »

Le banquier était un brave homme, décidément.

Frédéric ne put s’empêcher de réfléchir à son conseil etbientôt, une sorte de vertige l’éblouit.

Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux.Il lui sembla qu’une aurore magnifique allait se lever. Rome,Vienne, Berlin, étaient en insurrection, les Autrichiens chassés deVenise&|160;; toute l’Europe s’agitait. C’était l’heure de seprécipiter dans le mouvement, de l’accélérer peut-être&|160;; etpuis il était séduit par le costume que les députés, disait-on,porteraient. Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinturetricolore&|160;; et ce prurit, cette hallucination devint si forte,qu’il s’en ouvrit à Dussardier.

L’enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.

« Certainement, bien sûr&|160;! Présentez-vous&|160;! »Frédéric, néanmoins, consulta Deslauriers. L’opposition idiote quientravait le commissaire dans sa province avait augmenté sonlibéralisme. Il lui envoya immédiatement des exhortationsviolentes.

Cependant, Frédéric avait besoin d’être approuvé par un plusgrand nombre&|160;; et il confia la chose à Rosanette, un jour queMlle Vatnaz se trouvait là.

Elle était une de ces célibataires parisiennes qui, chaque soir,quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de petitsdessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avecde la crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutesseules, puis, les pieds sur une chaufferette, à la lueur d’unelampe malpropre, rêvent un amour, une famille, un foyer, lafortune, tout ce qui leur manque. Aussi, comme beaucoup d’autres,avait-elle salué dans la Révolution l’avènement de lavengeance&|160;; – et elle se livrait à une propagande socialiste,effrénée.

L’affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n’étaitpossible que par l’affranchissement de la femme. Elle voulait sonadmissibilité à tous les emplois, la recherche de la paternité, unautre code, l’abolition, ou tout au moins » une réglementation dumariage plus intelligente ». Alors, chaque Française serait tenued’épouser un Français ou d’adopter un vieillard.

Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent desfonctionnaires salariés par l’Etat&|160;; qu’il y eût un jury pourexaminer les oeuvres de femmes, des éditeurs spéciaux pour lesfemmes, une école polytechnique pour les femmes, une gardenationale pour les femmes, tout pour les femmes&|160;! Et, puisquele Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles devaient vaincrela force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons fusils,pouvaient faire trembler l’hôtel de ville&|160;!

La candidature de Frédéric lui parut favorable à ses idées. Ellel’encouragea, en lui montrant la gloire à l’horizon. Rosanette seréjouit d’avoir un homme qui parlerait à la Chambre.

« Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place. »

Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par ladémence universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voirà M. Dambreuse.

Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideaus’entrouvrit derrière une croisée&|160;; une femme y parut. Iln’eut pas le temps de la reconnaître&|160;; mais, dansl’antichambre, un tableau l’arrêta, le tableau de Pellerin, posésur une chaise, provisoirement sans doute.

Cela représentait la République, ou le Progrès, ou laCivilisation, sous la figure de Jésus-Christ conduisant unelocomotive, laquelle traversait une forêt vierge. Frédéric, aprèsune minute de contemplation, s’écria :

« Quelle turpitude&|160;! »

« N’est-ce pas, hein&|160;? » dit M. Dambreuse, survenu surcette parole et s’imaginant qu’elle concernait non la peinture,mais la doctrine glorifiée par le tableau.

Martinon arriva au même moment. Ils passèrent dans lecabinet&|160;; et Frédéric tirait un papier de sa poche, quand MlleCécile, entrant tout à coup, articula d’un air ingénu :

« Ma tante est-elle ici&|160;? »

« Tu sais bien que non », répliqua le banquier. »N’importe&|160;! faites comme chez vous, mademoiselle. »

« Oh&|160;! merci&|160;! je m’en vais. »

A peine sortie, Martinon eut l’air de chercher son mouchoir.

« Je l’ai oublié dans mon paletot, excusez-moi&|160;! »

« Bien&|160;! » dit M. Dambreuse.

Evidemment, il n’était pas dupe de cette manoeuvre, et mêmesemblait la favoriser. Pourquoi&|160;? Mais bientôt Martinonreparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, quisignalait comme une honte la prépondérance des intérêtspécuniaires, le banquier fit la grimace. Puis, abordant lesréformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.

« Comment… &|160;? mais permettez&|160;! »

L’autre n’entendait pas, et continua. Il réclamait l’impôt surla rente, l’impôt progressif, une fédération européenne, etl’instruction du peuple, des encouragements aux beaux-arts les pluslarges.

« Quand le pays fournirait à des hommes comme Delacroix ou Hugocent mille francs de rente, où serait le mal&|160;? »

Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.

« N’épargnez rien, ô riches&|160;! donnez&|160;! donnez&|160;!»

Il s’arrêta, et resta debout. Ses deux auditeurs assis neparlaient pas&|160;; Martinon écarquillait les yeux, M. Dambreuseétait tout pâle. Enfin dissimulant son émotion sous un aigresourire :

« C’est parfait, votre discours&|160;! » Et il en vanta beaucoupla forme, pour n’avoir pas à s’exprimer sur le fond.

Cette virulence de la part d’un jeune homme inoffensifl’effrayait, surtout comme symptôme. Martinon tâcha de le rassurer.Le parti conservateur, d’ici peu, prendrait sa revanche,certainement&|160;; dans plusieurs villes on avait chassé lescommissaires du gouvernement provisoire : les élections n’étaientfixées qu’au 23 avril, on avait du temps&|160;; bref, il fallaitque M. Dambreuse, lui-même, se présentât dans l’Aube&|160;; et, dèslors, Martinon ne le quitta plus, devint son secrétaire etl’entoura de soins filiaux.

Frédéric arriva fort content de sa personne chez Rosanette.Delmar y était, et lui apprit que » définitivement » il se portaitcomme candidat aux élections de la Seine. Dans une affiche adressée» au Peuple » et où il le tutoyait, l’acteur se vantait de lecomprendre, » lui », et des êtres fait, pour son salut, » crucifierpar l’Art », si bien qu’il était son incarnation, son idéal&|160;;- croyant effectivement avoir sur les masses une influence énorme,jusqu’à proposer plus tard dans un bureau de ministère de réduireune émeute à lui seul&|160;; et, quant aux moyens qu’ilemploierait, il fit cette réponse :

« N’ayez pas peur&|160;! Je leur montrerai ma tête » Frédéric,pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le cabotin,du moment que son futur collègue visait la province, se déclara sonserviteur et offrit de le piloter dans les clubs.

Ils les visitèrent tous, ou presque tous, les rouges et lesbleus, les furibonds et les tranquilles, les puritains, lesdébraillés, les mystiques et les pochards, ceux où l’on décrétaitla mort des Rois, ceux où l’on dénonçait les fraudes del’Epicerie&|160;; et, partout, les locataires maudissaient lespropriétaires, la blouse s’en prenait à l’habit, et les richesconspiraient contre les pauvres. Plusieurs voulaient des indemnitéscomme anciens martyrs de la police, d’autres imploraient del’argent pour mettre en jeu des inventions, ou bien c’étaient desplans de phalanstères, des projets de bazars cantonaux, dessystèmes de félicité publique&|160;; – puis, çà et là, un éclaird’esprit dans ces nuages de sottise, des apostrophes, soudainescomme des éclaboussures, le droit formulé par un juron, et desfleurs d’éloquence aux lèvres d’un goujat, portant à cru lebaudrier d’un sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelquefoisaussi, figurait un monsieur, aristocrate humble d’allures, disantdes choses plébéiennes, et qui ne s’était pas lavé les mains pourles faire paraître calleuses. Un patriote le reconnaissait, lesplus vertueux le houspillaient&|160;; et il sortait la rage dansl’âme. On devait, par affectation de bon sens, dénigrer toujoursles avocats, et servir le plus souvent possible ces locutions : »apporter sa pierre à l’édifice, – problème social, – atelier. »

Delmar ne ratait pas les occasions d’empoigner la parole&|160;;et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa ressource était de secamper le poing sur la hanche, l’autre bras dans le gilet, en setournant de profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête.Alors, des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz au fondde la salle.

Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n’osait se risquer.Tous ces gens lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.

Mais Dussardier se mit en recherche, et lui annonça qu’ilexistait, rue Saint-Jacques, un club intitulé le Club del’Intelligence. Un nom pareil donnait bon espoir. D’ailleurs, ilamènerait des amis.

Il amena ceux qu’il avait invités à son punch : le teneur delivres, le placeur de vins, l’architecte&|160;; Pellerin même étaitvenu, peut-être qu’Hussonnet allait venir&|160;; et sur letrottoir, devant la porte, stationnait Regimbart avec deuxindividus, dont le premier était son fidèle Compain, homme un peucourtaud, marqué de petite vérole, les yeux rouges&|160;; et lesecond, une espèce de singe-nègre, extrêmement chevelu, et qu’ilconnaissait seulement pour être » un patriote de Barcelone. »

Ils passèrent par une allée, puis furent introduits dans unegrande pièce, à usage de menuisier sans doute, et dont les mursencore neufs sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochésparallèlement y faisaient une lumière désagréable. Sur une estrade,au fond, il y avait un bureau avec une sonnette, en dessous unetable figurant la tribune, et de chaque côté deux autres plusbasses, pour les secrétaires. L’auditoire qui garnissait les bancsétait composé de vieux rapins, de pions, d’hommes de lettresinédits. Sur ces lignes de paletots à collets gras, on voyait deplace en place le bonnet d’une femme ou le bourgeron d’un ouvrier.Le fond de la salle était même plein d’ouvriers, venus là sansdoute par désoeuvrement, ou qu’avaient introduits des orateurs pourse faire applaudir.

Frédéric eut soin de se mettre entre Dussardier et Regimbart,qui, à peine assis, posa ses deux mains sur sa canne, son mentonsur ses deux mains et ferma les paupières, tandis qu’à l’autreextrémité de la salle, Delmar, debout, dominait l’assemblée.

Au bureau du président, Sénécal parut.

Cette surprise, avait pensé le bon commis, plairait à Frédéric.Elle le contraria.

La foule témoignait à son président une grande déférence. Ilétait de ceux qui, le 25 février, avaient voulu l’organisationimmédiate du travail&|160;; le lendemain, au Prado, il s’étaitprononcé pour qu’on attaquât l’Hôtel de ville&|160;; et, commechaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiantSaint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui, il tâchait deressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses gants noirset ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide,extrêmement convenable.

Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de l’homme etdu citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonnales Souvenirs du peuple de Béranger.

D’autres voix s’élevèrent.

« Non&|160;! non&|160;! pas ça&|160;! »

« La Casquette&|160;! » se mirent à hurler, au fond, lespatriotes.

Et ils chantèrent en choeur la poésie du jour :

Chapeau bas devant ma casquette,

A genoux devant l’ouvrier&|160;!

Sur un mot du président, l’auditoire se tut. Un des secrétairesprocéda au dépouillement des lettres.

» Des jeunes gens annoncent qu’ils brûlent chaque soir devant lePanthéon un numéro de l’Assemblée nationale, et ils engagent tousles patriotes à suivre leur exemple. »

« Bravo&|160;! adopté&|160;! » répondit la foule.

« Le citoyen Jean-Jacques Langreneux, typographe, rue Dauphine,voudrait qu’on élevât un monument à la mémoire des martyrs dethermidor. »

« Michel-Evariste-Népomucène Vincent, ex-professeur, émet levoeu que la démocratie européenne adopte l’unité de langage. Onpourrait se servir d’une langue morte, comme par exemple du latinperfectionné. »

« Non&|160;! pas de latin&|160;! » s’écria l’architecte.

« Pourquoi&|160;? » reprit un maître d’études.

Et ces deux messieurs engagèrent une discussion, où d’autres semêlèrent, chacun jetant son mot pour éblouir, et qui ne tarda pas àdevenir tellement fastidieuse, que beaucoup s’en allaient.

Mais un petit vieillard, portant au bas de son frontprodigieusement haut des lunettes vertes, réclama la parole pourune communication urgente.

C’était un mémoire sur la répartition des impôts. Les chiffresdécoulaient, cela n’en finissait plus&|160;! L’impatience éclatad’abord en murmures, en conversations&|160;; rien ne le troublait.Puis on se mit à siffler, on appelait » Azor »&|160;; Sénécalgourmanda le public&|160;; l’orateur continuait comme une machine.Il fallut, pour l’arrêter, le prendre par le coude. Le bonhomme eutl’air de sortir d’un songe, et, levant tranquillement ses lunettes:

« Pardon&|160;! citoyens&|160;! pardon&|160;! Je meretire&|160;! mille excuses&|160;! »

L’insuccès de cette lecture déconcerta Frédéric. Il avait sondiscours dans sa poche, mais une improvisation eût mieux valu.

Enfin, le président annonça qu’ils allaient passer à l’affaireimportante, la question électorale. On ne discuterait pas lesgrandes listes républicaines. Cependant, le Club de l’Intelligenceavait bien le droit, comme un autre, d’en former une, » n’endéplaise à MM. les pachas de l’hôtel de ville », et les citoyensqui briguaient le mandat populaire pouvaient exposer leurstitres.

« Allez-y donc&|160;! » dit Dussardier.

Un homme en soutane, crépu, et de physionomie pétulante, avaitdéjà levé la main. Il déclara, en bredouillant, s’appeler Ducretot,prêtre et agronome auteur d’un ouvrage intitulé Des engrais. On lerenvoya vers un cercle horticole.

Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était unplébéien, large d’épaules, une grosse figure très douce et de longscheveux noirs. Il parcourut l’assemblée d’un regard presquevoluptueux, se renversa la tête, et enfin, écartant les bras :

« Vous avez repoussé Ducretot, O mes frères&|160;! et vous avezbien fait, mais ce n’est pas par irréligion, car nous sommes tousreligieux. »

Plusieurs écoutaient la bouche ouverte, avec des airs decatéchumènes, des poses extatiques.

« Ce n’est pas, non plus, parce qu’il est prêtre, car, nousaussi, nous sommes prêtres&|160;! L’ouvrier est prêtre, commel’était le fondateur du socialisme, notre Maître à tous,Jésus-Christ&|160;! »

Le moment était venu d’inaugurer le règne de Dieu. L’Evangileconduisait tout droit à 89&|160;! Après l’abolition de l’esclavage,l’abolition du prolétariat. On avait eu l’âge de haine, allaitcommencer l’âge d’amour.

« Le christianisme est la clef de voûte et le fondement del’édifice nouveau… »

« Vous fichez-vous de nous&|160;? » s’écria le placeurd’alcools. » Qu’est-ce qui m’a donné un calotin pareil&|160;! »Cette interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrentsur les bancs, et, le poing tendu, vociféraient : » Athée&|160;!aristocrate&|160;! canaille&|160;! » pendant que la sonnette duprésident tintait sans discontinuer et que les cris » Al’ordre&|160;! à l’ordre&|160;! » redoublaient. Mais, intrépide, etsoutenu d’ailleurs par » trois cafés » pris avant de venir, il sedébattait au milieu des autres.

« Comment, moi&|160;! un aristocrate&|160;? allons donc&|160;! »Admis enfin à s’expliquer, il déclara qu’on ne serait jamaistranquille avec les prêtres, et, puisqu’on avait parlé tout àl’heure d’économies, c’en serait une fameuse que de supprimer leséglises, les saints ciboires, et finalement tous les cultes.

Quelqu’un lui objecta qu’il allait loin.

« Oui&|160;! je vais loin&|160;! Mais, quand un vaisseau estsurpris par la tempête… »

Sans attendre la fin de la comparaison, un autre lui répondit:

« D’accord&|160;! mais c’est démolir d’un seul coup, comme unmaçon sans discernement… »

« Vous insultez les maçons&|160;! » hurla un citoyen couvert deplâtre&|160;; et, s’obstinant à croire qu’on l’avait provoqué, ilvomit des injures, voulait se battre, se cramponnait à son banc.Trois hommes ne furent pas de trop pour le mettre dehors.

Cependant, l’ouvrier se tenait toujours à la tribune. Les deuxsecrétaires l’avertirent d’en descendre. Il protesta contre lepasse-droit qu’on lui faisait.

« Vous ne m’empêcherez pas de crier : amour éternel à notrechère France&|160;! amour éternel aussi à la République&|160;!»

« Citoyens&|160;! » dit alors Compain, » citoyens&|160;! »

Et, à force de répéter : » Citoyens », ayant obtenu un peu desilence, il appuya sur la tribune ses deux mains rouges, pareillesà des moignons, se porta le corps en avant, et, clignant des yeux:

« Je crois qu’il faudrait donner une plus large extension à latête de veau. »

Tous se taisaient, croyant avoir mal entendu.

« Oui&|160;! la tête de veau&|160;! »

Trois cents rires éclatèrent d’un seul coup. Le plafond trembla.Devant toutes ces faces bouleversées par la joie, Compain sereculait. Il reprit d’un ton furieux :

« Comment&|160;! vous ne connaissez pas la tête de veau »

Ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les côtes.Quelques-uns même tombaient par terre, sous les bancs. Compain n’ytenant plus, se réfugia près de Regimbart et il voulaitl’entraîner.

« Non&|160;! je reste jusqu’au bout&|160;! » dit le Citoyen.

Cette réponse détermina Frédéric&|160;; et, comme il cherchaitde droite et de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut,devant lui, Pellerin à la tribune. L’artiste le prit de haut avecla foule.

« Je voudrais savoir un peu où est le candidat de l’Art danstout cela&|160;? Moi, j’ai fait un tableau… »

« Nous n’avons que faire des tableaux&|160;! » dit brutalementun homme maigre, ayant des plaques rouges aux pommettes.

Pellerin se récria qu’on l’interrompait.

Mais l’autre, d’un ton tragique :

« Est-ce que le Gouvernement n’aurait pas dû déjà abolir, par undécret, la prostitution et la misère&|160;? »

Et, cette parole lui ayant livré tout de suite la faveur dupeuple, il tonna contre la corruption des grandes villes.

« Honte et infamie&|160;! On devrait happer les bourgeois ausortir de la Maison d’or et leur cracher à la figure&|160;! Aumoins, si le Gouvernement ne favorisait pas la débauche&|160;! Maisles employés de l’octroi sont envers nos filles et nos soeurs d’uneindécence…

Une voix proféra de loin :

« C’est rigolo&|160;! »

« A la porte&|160;! »

« On tire de nous des contributions pour solder lelibertinage&|160;! Ainsi, les forts appointements d’acteur… »

« A moi&|160;! » s’écria Delmar.

Il bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sapose&|160;; et, déclarant qu’il méprisait d’aussi platesaccusations, s’étendit sur la mission civilisatrice du comédien.Puisque le théâtre était le foyer de l’instruction nationale, ilvotait pour la réforme du théâtre&|160;; et, d’abord, plus dedirections, plus de privilèges&|160;!

« Oui&|160;! d’aucune sorte&|160;! »

Le jeu de l’acteur échauffait la multitude, et des motionssubversives se croisaient.

« Plus d’académies&|160;! plus d’Institut »

« Plus de missions&|160;! »

« Plus de baccalauréat&|160;! »

« A bas les grades universitaires&|160;! »

« Conservons-les », dit Sénécal, » mais qu’ils soient conféréspar le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge&|160;!»

Le plus utile, d’ailleurs, n’était pas cela. Il fallait d’abordpasser le niveau sur la tête des riches&|160;! Et il les représentase gorgeant de crimes sous leurs plafonds dorés, tandis que lespauvres, se tordant de faim dans leurs galetas, cultivaient toutesles vertus. Les applaudissements devinrent si forts, qu’ils’interrompit. Pendant quelques minutes, il resta les paupièrescloses, la tête renversée et comme se berçant sur cette colèrequ’il soulevait.

Puis, il se remit à parler d’une façon dogmatique, en phrasesimpérieuses comme des lois. L’Etat devait s’emparer de la Banque etdes Assurances. Les héritages seraient abolis. On établirait unfond social pour les travailleurs. Bien d’autres mesures étaientbonnes dans l’avenir. Celles-là, pour le moment, suffisaient&|160;;et, revenant aux élections :

« Il nous faut des citoyens purs, des hommes entièrementneufs&|160;! Quelqu’un se présente-t-il&|160;? »

Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement d’approbation causépar ses amis. Mais Sénécal, prenant une figure à laFouquier-Tinville, se mit à l’interroger sur ses nom, prénoms,antécédents, vie et moeurs.

Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres.Sénécal demanda si quelqu’un voyait un empêchement à cettecandidature.

« Non&|160;! non&|160;! »

Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et tendirent lesoreilles. Le citoyen postulant n’avait pas livré une certaine sommepromise pour une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22février, bien que suffisamment averti, il avait manqué aurendez-vous, place du Panthéon.

« Je jure qu’il était aux Tuileries&|160;! » s’écriaDussardier.

« Pouvez-vous jurer l’avoir vu au Panthéon&|160;? » Dussardierbaissa la tête. Frédéric se taisait&|160;; ses amis scandalisés leregardaient avec inquiétude.

« Au moins », reprit Sénécal, » connaissez-vous un patriote quinous réponde de vos principes&|160;? »

« Moi&|160;! » dit Dussardier.

« Oh&|160;! cela ne suffit pas&|160;! un autre&|160;! »

Frédéric se tourna vers Pellerin. L’artiste lui répondit par uneabondance de gestes qui signifiait :

« Ah&|160;! mon cher, ils m’ont repoussé&|160;! Diable&|160;!que voulez-vous&|160;! »

Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.

« Oui&|160;! c’est vrai&|160;! il est temps&|160;! j’yvais&|160;! »

Et Regimbart enjamba l’estrade&|160;; puis, montrant l’Espagnolqui l’avait suivi :

« Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un patriote deBarcelone. »

Le patriote fit un grand salut, roula comme un automate ses yeuxd’argent, et, la main sur le coeur :

« Ciudadanos&|160;! mucho aprecio el honor que me dispensáis, ysi grande es vuestra bondad mayor es vuestro atención. »

« Je réclame la parole&|160;! » cria Frédéric.

« Desde que se proclamó la constitución de Cadiz, ese pactofondamental de las libertades españolas, hasta la últimarevolución, nuestra patria cuenta numerosos y heroicos mártires.»

Frédéric encore une fois voulut se faire entendre :

« Mais citoyens&|160;!… »

L’Espagnol continuait :

« El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdelenaun servicio fúnebre. »

« C’est absurde à la fin&|160;! personne ne comprend&|160;!»

Cette observation exaspéra la foule.

« A la porte&|160;! à la porte&|160;! »

« Qui&|160;? moi&|160;? » demanda Frédéric.

« Vous-même&|160;! » dit majestueusement Sénécal.

« Sortez&|160;! »

Il se leva pour sortir&|160;; et la voix de libérien lepoursuivait :

« Y todos los españoles desearían ver allí reunidas lasdeputaciones de los clubs y de la milicia nacional. Una oraciónfúnebre en honor de la libertad española y del mundo entero, seràpronunciada por un miembro del clero de Paris en la salaBonne-Nouvelle. Honor al pueblo francés, que llamaría yo el primeropueblo del mundo, si no fuese ciudadano de otra nación »

« Aristo&|160;! » glapit un voyou, en montrant le poing àFrédéric, qui s’élançait dans la cour, indigné.

Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que lesaccusations portées contre lui étaient justes, après tout. Quellefatale idée que cette candidature&|160;! Mais quels ânes, quelscrétins&|160;! Il se comparait à ces hommes, et soulageait avecleur sottise la blessure de son orgueil. Puis il éprouva le besoinde voir Rosanette. Après tant de laideurs et d’emphase, sa gentillepersonne serait un délassement. Elle savait qu’il avait dû, lesoir, se présenter dans un club. Cependant, lorsqu’il entra, ellene lui fit pas même une question.

Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d’une robe. Unpareil ouvrage le surprit.

« Tiens&|160;? qu’est-ce que tu fais&|160;? »

« Tu le vois », dit-elle sèchement. » Je raccommode meshardes&|160;! C’est ta République. »

« Pourquoi ma République&|160;? »

« C’est la mienne, peut-être&|160;? »

Et elle se mit à lui reprocher tout ce qui se passait en Francedepuis deux mois, l’accusant d’avoir fait la révolution, d’êtrecause qu’on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris,et qu’elle mourrait plus tard à l’hôpital.

« Tu en parles à ton aise, toi, avec tes rentes&|160;! Du reste,au train dont ça va, tu ne les auras pas longtemps, tes rentes.»

« Cela se peut », dit Frédéric, » les plus dévoués sont toujoursméconnus&|160;; et, si l’on n’avait pour soi sa conscience, lesbrutes avec qui l’on se compromet vous dégoûteraient del’abnégation&|160;! »

Rosanette le regarda, les cils rapprochés.

« Hein&|160;? Quoi&|160;? Quelle abnégation&|160;? Monsieur n’apas réussi, à ce qu’il paraît&|160;? Tant mieux&|160;! çat’apprendra à faire des dons patriotiques. Oh&|160;! ne menspas&|160;! Je sais que tu leur as donné trois cents francs, carelle se fait entretenir, ta République&|160;! Eh bien, amuse-toiavec elle, mon bonhomme&|160;! »

Sous cette avalanche de sottises, Frédéric passait de son autredésappointement à une déception plus lourde.

Il s’était retiré au fond de la chambre. Elle vint à lui.

« Voyons&|160;! raisonne un peu&|160;! Dans un pays comme dansune maison, il faut un maître&|160;; autrement, chacun fait danserl’anse du panier. D’abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin estcouvert de dettes&|160;! Quant à Lamartine, comment veux-tu qu’unpoète s’entende à la politique&|160;? Ah&|160;! tu as beau hocherla tête et te croire plus d’esprit que les autres, c’est pourtantvrai&|160;! Mais tu ergotes toujours&|160;; on ne peut pas placerun mot avec toi&|160;! Voilà par exemple Fournier-Fontaine, desmagasins de Saint-Roch : sais-tu de combien il manque&|160;? Dehuit cent mille francs&|160;! Et Gomer, l’emballeur d’en face, unautre républicain celui-là, il cassait les pincettes sur la tête desa femme, et il a bu tant d’absinthe, qu’on va le mettre dans unemaison de santé. C’est comme ça qu’ils sont tous, lesrépublicains&|160;! Une République à vingt-cinq pour cent&|160;! Ahoui&|160;! vante-toi&|160;! »

Frédéric s’en alla. L’ineptie de cette fille, se dévoilant toutà coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se sentit mêmeun peu redevenu patriote.

La mauvaise humeur de Rosanette ne fit que s’accroître. MlleVatnaz l’irritait par son enthousiasme. Se croyant une mission,elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte queson amie dans ces matières, l’accablait d’arguments.

Un jour, elle arriva tout indignée contre Hussonnet, qui venaitde se permettre des polissonneries, au club des femmes. Rosanetteapprouva cette conduite, déclarant même qu’elle prendrait deshabits d’homme pour aller » leur dire leur fait, à toutes, et lesfouetter ». Frédéric entrait au même moment.

« Tu m’accompagneras, n’est-ce pas&|160;? »

Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent, l’une faisant labourgeoise, l’autre la philosophe.

Les femmes, selon Rosanette, étaient nées exclusivement pourl’amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage.

D’après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa place dans l’Etat.Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes aussi,les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. L’oeuvrecivilisatrice était commune. Il fallait toutes y concourir, etsubstituer enfin à l’égoïsme la fraternité, à l’individualismel’association, au morcellement la grande culture.

« Allons, bon&|160;! tu te connais en culture, à présent »Pourquoi pas&|160;? D’ailleurs, il s’agit de l’humanité, de sonavenir&|160;! »

« Mêle-toi du tien&|160;! »

« Ça me regarde&|160;! »

Elles se fâchaient. Frédéric s’interposa. La Vatnazs’échauffait, et arriva même à soutenir le Communisme.

« Quelle bêtise&|160;! » dit Rosanette. » Est-ce que jamais çapourra se faire&|160;? »

L’autre cita en preuve les Esséniens, les frères Moraves, lesJésuites du Paraguay, la famille des Pingons, près de Thiers enAuvergne&|160;; et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne demontre se prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d’orsuspendu.

Tout à coup, Rosanette pâlit extraordinairement. Mlle Vatnazcontinuait à dégager son bibelot. « Ne te donne pas tant de mal »,dit Rosanette » maintenant, je connais tes opinions politiques.»

« Quoi&|160;? » reprit la Vatnaz, devenue rouge comme unevierge.

« Oh&|160;! oh&|160;! tu me comprends&|160;! »

Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il étaitsurvenu quelque chose de plus capital et de plus intime que lesocialisme.

« Et quand cela serait », répliqua la Vatnaz, se redressantintrépidement.

« C’est un emprunt, ma chère, dette pour dette&|160;! »

« Parbleu, je ne nie pas les miennes&|160;! Pour quelques millefrancs, belle histoire&|160;! J’emprunte au moins&|160;; je ne volepersonne&|160;! »

Mlle Vatnaz s’efforça de rire.

« Oh&|160;! j’en mettrais ma main au feu. »

« Prends garde&|160;! Elle est assez sèche pour brûler. »

La vieille fille lui présenta sa main droite, et, la gardantlevée juste en face d’elle :

« Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leurconvenance&|160;! »

« Des Andalous, alors&|160;? comme castagnettes&|160;! »

« Gueuse&|160;! »

La Maréchale fit un grand salut.

« On n’est pas plus ravissante&|160;! »

Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur parurent àses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis.

Elle haletait. Enfin, elle gagna la porte, et, la faisantclaquer vigoureusement :

« Bonsoir&|160;! Vous aurez de mes nouvelles&|160;! »

« A l’avantage&|160;! » dit Rosanette.

Sa contrainte l’avait brisée. Elle tomba sur le divan, toutetremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Etait-cecette menace de la Vatnaz qui la tourmentait&|160;? Eh non&|160;!elle s’en moquait bien&|160;! A tout compter, l’autre lui devait del’argent, peut-être&|160;? C’était le mouton d’or, un cadeau&|160;;et, au milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa. Donc,elle aimait le cabotin&|160;!

« Alors, pourquoi m’a-t-elle pris&|160;? » se demanda Frédéric.» D’où vient qu’il est revenu&|160;? Qui la force à megarder&|160;? Quel est le sens de tout cela&|160;? »

Les petits sanglots de Rosanette continuaient. Elle étaittoujours au bord du divan, étendue de côté, la joue droite sur sesdeux mains, – et semblait un être si délicat, inconscient etendolori, qu’il se rapprocha d’elle, et la baisa au front,doucement.

Alors, elle lui fit des assurances de tendresse&|160;; le Princevenait de partir, ils seraient libres. Mais elle se trouvait pourle moment… gênée. » Tu l’as vu toi-même l’autre jour, quandj’utilisais mes vieilles doublures. » Plus d’équipages àprésent&|160;! Et ce n’était pas tout&|160;; le tapissier menaçaitde reprendre les meubles de la chambre et du grand salon. Elle nesavait que faire.

Frédéric eut envie de répondre : » Ne t’inquiète pas&|160;! jepayerai&|160;! » Mais la dame pouvait mentir. L’expérience l’avaitinstruit. Il se borna simplement à des consolations.

Les craintes de Rosanette n’étaient pas vaines&|160;; il fallutrendre les meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot.Elle en prit un autre, sur le boulevard Poissonnière, au quatrième.Les curiosités de son ancien boudoir furent suffisantes pour donneraux trois pièces un air coquet. On eut des stores chinois, unetente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard encore toutneuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribuélargement à ces acquisitions&|160;; il éprouvait la joie d’unnouveau marié qui possède enfin une maison à lui, une femme àlui&|160;; et, se plaisant là beaucoup, il venait y coucher presquetous les soirs.

Un matin, comme il sortait de l’antichambre, il aperçut autroisième étage, dans l’escalier, le shako d’un garde national quimontait. Où allait-il donc&|160;? Frédéric attendit. L’hommemontait toujours, la tête un peu baissée : il leva les yeux.C’était le sieur Arnoux. La situation était claire. Ils rougirenten même temps, saisis par le même embarras.

Arnoux, le premier, trouva moyen d’en sortir.

« Elle va mieux, n’est-il pas vrai&|160;? » comme si, Rosanetteétant malade, il se fût présenté pour avoir de ses nouvelles.

Frédéric profita de cette ouverture.

« Oui, certainement&|160;! Sa bonne me l’a dit, du moins »,voulant faire entendre qu’on ne l’avait pas reçu.

Puis ils restèrent face à face, irrésolus l’un et l’autre, ets’observant. C’était à qui des deux ne s’en irait pas. Arnoux,encore une fois, trancha la question.

« Ah&|160;! bah&|160;! je reviendrai plus tard&|160;! Oùvouliez-vous aller&|160;? Je vous accompagne&|160;! »

Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellementque d’habitude. Sans doute, il n’avait point le caractère jaloux,ou bien il était trop bonhomme pour se fâcher.

D’ailleurs, la patrie le préoccupait. Maintenant il ne quittaitplus l’uniforme. Le 29 mars, il avait défendu les bureaux de laPresse. Quand on envahit la Chambre il se signala par son courage,et il fut du banquet offert à la garde nationale d’Amiens.

Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait, plus quepersonne, de sa gourde et de ses cigares&|160;; mais,irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire,dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences duLuxembourg, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu’au char del’Agriculture, traîné par des chevaux à la place de boeufs etescorté de jeunes filles laides. Arnoux, au contraire, défendait lePouvoir et rêvait la fusion des partis. Cependant, ses affairesprenaient une tournure mauvaise. Il s’en inquiétaitmédiocrement.

Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne l’avaient pointattristé&|160;; car cette découverte l’autorisa (dans saconscience) à supprimer la pension qu’il lui refaisait depuis ledépart du Prince. Il allégua l’embarras des circonstances, gémitbeaucoup, et Rosanette fut généreuse. Alors M. Arnoux se considéracomme l’amant de coeur, ce qui le rehaussait dans son estime, et lerajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât la Maréchale, ils’imaginait » faire une bonne farce », arriva même à s’en cacher,et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient.

Ce partage blessait Frédéric&|160;; et les politesses de sonrival lui semblaient une gouaillerie trop prolongée. Mais, en sefâchant, il se fût ôté toute chance d’un retour vers l’autre, etpuis c’était le seul moyen d’en entendre parler. Le marchand defaïences, suivant son usage, ou, par malice peut-être, la rappelaitvolontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi ilne venait plus la voir.

Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu’il avaitété chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux endemeura convaincu, car souvent il s’extasiait devant elle surl’absence de leur ami&|160;; et toujours elle répondait avoirmanqué sa visite&|160;; de sorte que ces deux mensonges, au lieu dese couper se corroboraient.

La douceur du jeune homme et la joie de l’avoir pour dupefaisaient qu’Arnoux le chérissait davantage. Il poussait lafamiliarité jusqu’aux dernières bornes, non par dédain, mais parconfiance. Un jour, il lui écrivit qu’une affaire urgentel’attirait pour vingt-quatre heures en province -, il le priait demonter la garde à sa place. Frédéric n’osa le refuser, et se renditau poste du Carrousel.

Il eut à subir la société des gardes nationaux&|160;! et, saufun épurateur, homme facétieux qui buvait d’une manière exorbitante,tous lui parurent plus bêtes que leur giberne. L’entretien capitalfut sur le remplacement des buffleteries par le ceinturon. D’autress’emportaient contre les ateliers nationaux. On disait : » Oùallons-nous&|160;? » Celui qui avait reçu l’apostrophe répondait enouvrant les yeux, comme au bord d’un abîme : » Oùallons-nous&|160;? » Alors un plus hardi s’écriait : » Ça ne peutpas durer&|160;! il faut en finir&|160;! » Et, les mêmes discoursse répétant jusqu’au soir, Frédéric s’ennuya mortellement.

La surprise fut grande, quand, à onze heures, il vit paraîtreArnoux, lequel, tout de suite, dit qu’il accourait pour le libérer,son affaire étant finie.

Il n’avait pas eu d’affaire. C’était une invention pour passervingt-quatre heures, seul, avec Rosanette. Mais le brave Arnouxavait trop présumé de lui-même, si bien que, dans sa lassitude, unremords l’avait pris. Il venait faire des remerciements à Frédéricet lui offrir à souper.

« Mille grâces&|160;! je n’ai pas faim&|160;! je ne demande quemon lit&|160;! »

« Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt&|160;! »

Quel mollasse vous êtes&|160;! On ne rentre pas chez soimaintenant&|160;! Il est trop tard&|160;! Ce seraitdangereux&|160;! » Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, qu’onne s’attendait pas à voir, fut choyé de ses frères d’armes,principalement de l’épurateur. Tous l’aimaient&|160;; et il étaitsi bon garçon, qu’il regretta la présence d’Hussonnet. Mais ilavait besoin de fermer l’oeil une minute, pas davantage.

« Mettez-vous près de moi », dit-il à Frédéric, tout ens’allongeant sur le lit de camp, sans ôter ses buffleteries. Parpeur d’une alerte, en dépit du règlement, il garda même sonfusil&|160;; puis balbutia quelques mots : » Ma chérie&|160;! monpetit ange&|160;! » et ne tarda pas à s’endormir.

Ceux qui parlaient se turent&|160;; et peu à peu il se fit dansle poste un grand silence. Frédéric, tourmenté par les puces,regardait autour de lui. La muraille, peinte en jaune, avait àmoitié de sa hauteur une longue planche où les sacs formaient unesuite de petites bosses, tandis qu’au-dessous, les fusils couleurde plomb étaient dressés les uns près des autres -, et il s’élevaitdes ronflements, produits par les gardes nationaux, dont lesventres se dessinaient d’une manière confuse, dans l’ombre. Unebouteille vide et des assiettes couvraient le poêle. Trois chaisesde paille entouraient la table, où s’étalait un jeu de cartes. Untambour, au milieu du banc, laissait pendre sa bricole. Le ventchaud arrivant par la porte, faisait fumer le quinquet. Arnouxdormait les deux bras ouverts&|160;; et comme son fusil était poséla crosse en bas un peu obliquement, la gueule du canon luiarrivait sous l’aisselle. Frédéric le remarqua et fut effrayé.

« Mais non&|160;! j’ai tort&|160;! il n’y a rien àcraindre&|160;! S’il mourait cependant… »

Et, tout de suite, des tableaux à n’en plus finir sedéroulèrent. Il s’aperçut avec elle, la nuit, dans une chaise deposte&|160;; puis au bord d’un fleuve par un soir d’été, et sous lereflet d’une lampe, chez eux, dans leur maison. Il s’arrêtait mêmeà des calculs de ménage, des dispositions domestiques, contemplant,palpant déjà son bonheur&|160;; – et, pour le réaliser, il auraitfallu seulement que le chien du fusil se levât&|160;! On pouvait lepousser du bout de l’orteil&|160;; le coup partirait, ce serait unhasard, rien de plus&|160;!

Frédéric s’étendit sur cette idée, comme un dramaturge quicompose. Tout à coup, il lui sembla qu’elle n’était pas loin de serésoudre en action, et qu’il allait y contribuer, qu’il en avaitenvie&|160;; alors, une grande peur le saisit. Au milieu de cetteangoisse, il éprouvait un plaisir, et s’y enfonçait de plus enplus, sentant avec effroi ses scrupules disparaître&|160;; dans lafureur de sa rêverie, le reste du monde s’effaçait&|160;; et iln’avait conscience de lui-même que par un intolérable serrement àla poitrine.

« Prenons-nous le vin blanc&|160;? » dit l’épurateur quis’éveillait.

Arnoux sauta par terre&|160;; et le vin blanc étant pris, voulutmonter la faction de Frédéric.

Puis il l’emmena déjeuner rue de Chartres, chez Parly et, commeil avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de viande,un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arroséd’un Sauterne 1819, avec un romanée, sans compter le champagne audessert, et les liqueurs.

Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme sil’autre avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sapensée.

Les deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux,en le fatiguant de son regard, lui confiait ses imaginations.

Il avait envie de prendre à ferme tous les remblais de la lignedu Nord pour y semer des pommes de terre, ou bien d’organiser surles boulevards une cavalcade monstre, où les » célébrités del’époque » figureraient. Il louerait toutes les fenêtres, ce qui, àraison de trois francs, en moyenne, produirait un joli bénéfice.Bref, il rêvait un grand coup de fortune par un accaparement. Ilétait moral, cependant, blâmait les excès, l’inconduite, parlait deson » pauvre père », et, tous les soirs, disait-il, faisait sonexamen de conscience, avant d’offrir son âme à Dieu.

« Un peu de curaçao, hein&|160;? »

« Comme vous voudrez. »

Quant à la République, les choses s’arrangeraient&|160;; enfin,il se trouvait l’homme le plus heureux de la terre&|160;; et,s’oubliant, il vanta les qualités de Rosanette, la compara même àsa femme. C’était bien autre chose&|160;! On n’imaginait pasd’aussi belles cuisses.

« A votre santé&|160;! »

Frédéric trinqua. Il avait, par complaisance, un peu tropbu&|160;; d’ailleurs, le grand soleil l’éblouissait&|160;; et,quand ils remontèrent ensemble la rue Vivienne, leurs épaulettes setouchaient fraternellement.

Rentré chez lui, Frédéric dormit jusqu’à sept heures. Ensuite,il s’en alla chez la Maréchale. Elle était sortie avec quelqu’un.Avec Arnoux, peut-être&|160;? Ne sachant que faire, il continua sapromenade sur le boulevard, mais ne put dépasser la porteSaint-Martin, tant il y avait de monde.

La misère abandonnait à eux-mêmes un nombre considérabled’ouvriers&|160;; et ils venaient là, tous les soirs, se passer enrevue sans doute, et attendre un signal. Malgré la loi contre lesattroupements, ces clubs du désespoir augmentaient d’une manièreeffrayante , et beaucoup de bourgeois s’y rendaientquotidiennement, par bravade, par mode.

Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de distance, M.Dambreuse avec Martinon&|160;; il tourna la tête, car M. Dambreuses’étant fait nommer représentant, il lui gardait rancune. Mais lecapitaliste l’arrêta.

« Un mot, cher monsieur&|160;! J’ai des explications à vousfournir. »

« Je n’en demande pas. »

« De grâce&|160;! écoutez-moi. »

Ce n’était nullement sa faute. On l’avait prié, contraint enquelque sorte. Martinon, tout de suite, appuya ses paroles : desNogentais en députation s’étaient présentés chez lui.

« D’ailleurs, j’ai cru être libre, du moment… »

Une poussée de monde sur le trottoir força M. Dambreuse às’écarter. Une minute après, il reparut, en disant à Martinon :

« C’est un vrai service, cela&|160;! Vous n’aurez pas à vousrepentir… »

Tous les trois s’adossèrent contre une boutique, afin de causerplus à l’aise.

On criait de temps en temps : » Vive Napoléon&|160;! viveBarbès&|160;! à bas Marie&|160;! » La foule innombrable parlaittrès haut&|160;; – et toutes ces voix, répercutées par les maisons,faisaient comme le bruit continuel des vagues dans un port. A decertains moments, elles se taisaient&|160;; alors, la Marseillaises’élevait. Sous les portes cochères, des hommes d’alluresmystérieuses proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deuxindividus, passant l’un devant l’autre, clignaient de l’oeil, ets’éloignaient prestement. Des groupes de badauds occupaient lestrottoirs&|160;; une multitude compacte s’agitait sur le pavé. Desbandes entières d’agents de police, sortant des ruelles, ydisparaissaient à peine entrés. De petits drapeaux rouges, çà etlà, semblaient des flammes&|160;; les cochers, du haut de leursiège, faisaient de grands gestes, puis s’en retournaient. C’étaitun mouvement, un spectacle des plus drôles.

« Comme tout cela », dit Martinon, » aurait amusé MlleCécile&|160;! »

« Ma femme, vous savez bien, n’aime pas que ma nièce vienne avecnous », reprit en souriant M. Dambreuse.

On ne l’aurait pas reconnu. Depuis trois mois il criait » Vivela République&|160;! » et même il avait voté le bannissement desd’Orléans. Mais les concessions devaient finir. Il se montraitfurieux jusqu’à porter un casse-tête dans sa poche.

Martinon, aussi, en avait un. La magistrature n’étant plusinamovible, il s’était retiré du Parquet, si bien qu’il dépassaiten violences M. Dambreuse.

Le banquier haïssait particulièrement Lamartine (pour avoirsoutenu Ledru-Rollin), et avec lui Pierre Leroux, Proudhon,Considérant, Lamennais tous les cerveaux brûlés, tous lessocialistes.

« Car enfin, que veulent-ils&|160;? On a supprimé l’octroi surla viande et la contrainte par corps&|160;; maintenant, on étudiele projet d’une banque hypothécaire&|160;; l’autre jour, c’étaitune banque nationale&|160;! et voilà cinq millions au budget pourles ouvriers&|160;! Mais heureusement c’est fini, grâce à M. deFalloux&|160;! Bon voyage&|160;! qu’ils s’en aillent&|160;! »

En effet, ne sachant comment nourrir les cent trente millehommes des ateliers nationaux, le ministre des travaux publicsavait, ce jour-là même, signé un arrêté qui invitait tous lescitoyens entre dix-huit et vingt ans à prendre du service commesoldats, ou bien à partir vers les provinces, pour y remuer laterre.

Cette alternative les indigna, persuadés qu’on voulait détruirela République. L’existence loin de la Capitale les affligeait commeun exil&|160;; ils se voyaient mourants par les fièvres, dans desrégions farouches. Pour beaucoup, d’ailleurs, accoutumés à destravaux délicats, l’agriculture semblait un avilissement&|160;;c’était un leurre enfin, une dérision, le déni formel de toutes lespromesses. S’ils résistaient, on emploierait la force&|160;; ilsn’en doutaient pas et se disposaient à la prévenir.

Vers neuf heures, les attroupements formés à la Bastille et auChâtelet refluèrent sur le boulevard. De la porte Saint-Denis à laporte Saint-Martin, cela ne faisait plus qu’un grouillement énorme,une seule masse d’un bleu sombre, presque noir. Les hommes que l’onentrevoyait avaient tous les prunelles ardentes, le teint pâle, desfigures amaigries par la faim, exaltées par l’injustice. Cependant,des nuages s’amoncelaient&|160;; le ciel orageux chauffantl’électricité de la multitude, elle tourbillonnait sur elle-même,indécise, avec un large balancement de houle&|160;; et l’on sentaitdans ses profondeurs une force incalculable, et comme l’énergied’un élément. Puis tous se mirent à chanter : – Des lampions&|160;!des lampions&|160;! ».

Plusieurs fenêtres ne s’éclairaient pas&|160;; des caillouxfurent lancés dans leurs carreaux. M. Dambreuse jugea prudent des’en aller. Les deux jeunes gens le reconduisirent.

Il prévoyait de grands désastres. Le peuple, encore une fois,pouvait envahir la Chambre&|160;; et, à ce propos, il racontacomment il serait mort le 15 mai, sans le dévouement d’un gardenational.

« Mais c’est votre ami, j’oubliais&|160;! votre ami, lefabricant de faïences, Jacques Arnoux&|160;! »

Les gens de l’émeute l’étouffaient&|160;; ce brave citoyenl’avait pris dans ses bras et déposé à l’écart. Aussi, depuis lors,une sorte de liaison s’était faite.

« Il faudra un de ces jours dîner ensemble, et, puisque vous levoyez souvent, assurez-le que je l’aime beaucoup. C’est unexcellent homme, calomnié, selon moi -, et il a de l’esprit, lemâtin&|160;! Mes compliments encore une fois&|160;! bien lebonsoir&|160;!… »

Frédéric, après avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez laMaréchale&|160;; et, d’un air très sombre, dit qu’elle devait opterentre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur qu’elle necomprenait goutte à des » ragots pareils », n’aimait pas Arnoux,n’y tenait aucunement. Frédéric avait soif d’abandonner Paris. Ellene repoussa pas cette fantaisie, et ils partirent pourFontainebleau dès le lendemain.

L’hôtel où ils logèrent se distinguait des autres par un jetd’eau clapotant au milieu de sa cour. Les portes des chambress’ouvraient sur un corridor, comme dans les monastères. Celle qu’onleur donna était grande, fournie de bons meubles, tendued’indienne, et silencieuse, vu a rareté des voyageurs. Le long desmaisons, des bourgeois inoccupés passaient&|160;; puis, sous leursfenêtres, quand le jour tomba, des enfants dans la rue firent unepartie de barres&|160;; – et cette tranquillité. succédant pour euxau tumulte de Paris, leur causait une surprise, un apaisement.

Le matin de bonne heure, ils allèrent visiter le château. Commeils entraient par la grille, ils aperçurent sa façade tout entière,avec les cinq pavillons à toits aigus et son escalier en fer àcheval se déployant au fond de la cour, que bordent de droite et degauche deux corps de bâtiments plus bas. Des lichens sur les pavésse mêlent de loin au ton fauve des briques&|160;; et l’ensemble dupalais, couleur de rouille comme une vieille armure, avait quelquechose de royalement impassible, une sorte de grandeur militaire ettriste.

Enfin, un domestique, portant un trousseau de clefs, parut. Illeur montra d’abord les appartements des reines, l’oratoire duPape, la galerie de François Ier, la petite table d’acajou surlaquelle l’Empereur signa son abdication, et, dans une des piècesqui divisaient l’ancienne galerie des Cerfs, l’endroit où Christinefit assassiner Monaldeschi. Rosanette écouta cette histoireattentivement&|160;; puis, se tournant vers Frédéric :

« C’était par jalousie, sans doute&|160;? Prends garde àtoi&|160;! »

Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle desGardes, la salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautescroisées, sans rideaux, épanchaient une lumière blanche&|160;; dela poussière ternissait légèrement les poignées des espagnolettes,le pied de cuivre des consoles&|160;; des nappes de grosses toilescachaient partout les fauteuils&|160;; on voyait au-dessus desportes des chasses Louis XV, et çà et là des tapisseriesreprésentant les dieux de l’Olympe, Psyché ou les bataillesd’Alexandre.

Quand elle passait devant les glaces, Rosanette s’arrêtait uneminute pour lisser ses bandeaux.

Après la cour du donjon et la chapelle Saint-Saturnin, ilsarrivèrent dans la salle des fêtes.

Ils furent éblouis par la splendeur du plafond, divisé encompartiments octogones, rehaussé d’or et d’argent, plus ciseléqu’un bijou, et par l’abondance des peintures qui couvrent lesmurailles depuis la gigantesque cheminée où des croissants et descarquois entourent les armes de France, jusqu’à la tribune pour lesmusiciens, construite à l’autre bout, dans la largeur de la salle.Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes&|160;; lesoleil faisait briller les peintures, le ciel bleu continuaitindéfiniment l’outremer des cintres&|160;; et, du fond des bois,dont les cimes vaporeuses emplissaient l’horizon, il semblait venirun écho des hallalis poussés dans les trompes d’ivoire, et desballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des princesseset des seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, – époque descience ingénue, de passions violentes et d’art somptueux, quandl’idéal était d’emporter le monde dans un rêve des Hespérides, etque les maîtresses des rois se confondaient avec les astres. Laplus belle de ces fameuses s’était fait peindre, à droite, sous lafigure de Diane Chasseresse, et même en Diane Infernale, sans doutepour marquer sa puissance jusque par-delà le tombeau. Tous cessymboles confirment sa gloire&|160;; et il reste là quelque chosed’elle, une voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.

Frédéric fut pris par une concupiscence rétrospective etinexprimable. Afin de distraire son désir, il se mit à considérertendrement Rosanette, en lui demandant si elle n’aurait pas vouluêtre cette femme.

« Quelle femme&|160;? »

« Diane de Poitiers&|160;! »

Il répéta :

« Diane de Poitiers, la maîtresse d’Henri II. »

Elle fit un petit : » Ah&|160;! » Ce fut tout.

Son mutisme prouvait clairement qu’elle ne savait rien, necomprenait pas, si bien que par complaisance il lui dit :

« Tu t’ennuies peut-être&|160;? »

« Non, non, au contraire&|160;! »

Et, le menton levé, tout en promenant à l’entour un regard desplus vagues, Rosanette lâcha ce mot » Ça rappelle dessouvenirs&|160;! »

Cependant, on apercevait sur sa mine un effort, une intention derespect&|160;; et, comme cet air sérieux la rendait plus jolie,Frédéric l’excusa.

L’étang des carpes la divertit davantage. Pendant un quartd’heure, elle jeta des morceaux de pain dans l’eau, pour voir lespoissons bondir.

Frédéric s’était assis près d’elle, sous les tilleuls. Ilsongeait à tous les personnages qui avaient hanté ces murs,Charles-Quint, les Valois, Henri IV, Pierre le Grand, Jean-JacquesRousseau et » les belles pleureuses des premières loges »,Voltaire, Napoléon, Pie VII, Louis-Philippe -, il se sentaitenvironné, coudoyé par ces morts tumultueux&|160;; une telleconfusion d’images l’étourdissait, bien qu’il y trouvât du charmepourtant.

Enfin ils descendirent dans le parterre.

C’est un vaste rectangle, laissant voir d’un seul coup d’oeilses larges allées jaunes, ses carrés de gazon, ses rubans de buis,ses ifs en pyramide, ses verdures basses et ses étroitesplates-bandes, où des fleurs clairsemées font des taches sur laterre grise. Au bout du jardin, un parc se déploie, traversé danstoute son étendue par un long canal.

Les résidences royales ont en elles une mélancolie particulière,qui tient sans doute à leurs dimensions trop considérables pour lepetit nombre de leurs hôtes, au silence qu’on est surpris d’ytrouver après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant parsa vieillesse la fugacité dès dynasties, l’éternelle misère detout&|160;; – et cette exhalaison des siècles, engourdissante etfunèbre comme un parfum de momie, se fait sentir même aux têtesnaïves. Rosanette bâillait démesurément. Ils s’en retournèrent àl’hôtel.

Après leur déjeuner, on leur amena une voiture découverte. Ilssortirent de Fontainebleau par un large rond-point, puis montèrentau pas une route sablonneuse dans un bois de petits pins. Lesarbres devinrent plus grands&|160;; et le cocher, de temps à autre,disait : » Voici les Frères-Siamois, le Pharamond, leBouquet-du-Roi… », n’oubliant aucun des sites célèbres, parfoismême s’arrêtant pour les faire admirer.

Ils entrèrent dans la futaie de Franchard. La voiture glissaitcomme un traîneau sur le gazon&|160;; des pigeons qu’on ne voyaitpas roucoulaient&|160;; tout à coup, un garçon de café parut&|160;;et ils descendirent devant la barrière d’un jardin où il y avaitdes tables rondes. Puis, laissant à gauche les murailles d’uneabbaye en ruines, ils marchèrent sur de grosses roches, etatteignirent bientôt le fond de la gorge.

Elle est couverte, d’un côté, par un entremêlement de grès et degenévriers, tandis que, de l’autre, le terrain presque nu s’inclinevers le creux du vallon, où, dans la couleur des bruyères, unsentier fait une ligne pâle&|160;; et on aperçoit tout au loin unsommet en cône aplati, avec la tour d’un télégraphe parderrière.

Une demi-heure après, ils mirent pied à terre encore une foispour gravir les hauteurs d’Aspremont.

Le chemin fait des zigzags entre les pins trapus sous desrochers à profils anguleux&|160;; tout ce coin de la forêt aquelque chose d’étouffé, d’un peu sauvage et de recueilli. On penseaux ermites, compagnons des grands cerfs portant une croix de feuentre leurs cornes, et qui recevaient avec de paternels souriresles bons rois de France, agenouillés devant leur grotte. Une odeurrésineuse emplissait l’air chaud, des racines à ras du sols’entrecroisaient comme des veines. Rosanette trébuchait dessus,était désespérée, avait envie de pleurer.

Mais, tout au haut, la joie lui revint, en trouvant sous un toitde branchages une manière de cabaret, où l’on vend des boissculptés. Elle but une bouteille de limonade, s’acheta un bâton dehoux&|160;; et, sans donner un coup d’oeil au paysage que l’ondécouvre du plateau, elle entra dans la Caverne-des-Brigands,précédée d’un gamin portant une torche.

Leur voiture les attendait dans le Bas-Bréau.

Un peintre en blouse bleue travaillait au pied d’un chêne, avecsa boîte à couleurs sur les genoux. Il leva la tête et les regardapasser.

Au milieu de la côte de Chailly, un nuage, crevant tout à coup,leur fit rabattre la capote. Presque aussitôt la pluies’arrêta&|160;; et les pavés des rues brillaient sous le soleilquand ils rentrèrent dans la ville.

Des voyageurs, arrivés nouvellement, leur apprirent qu’unebataille épouvantable ensanglantait Paris. Rosanette et son amantn’en furent pas surpris. Puis tout le monde s’en alla, l’hôtelredevint paisible, le gaz s’éteignit, et ils s’endormirent aumurmure du jet d’eau dans la cour.

Le lendemain, ils allèrent voir la Gorge-au-Loup, laMarc-aux-Fées, le Long-Rocher, la Mariotte&|160;; le surlendemain,ils recommencèrent au hasard, comme leur cocher voulait, sansdemander où ils étaient, et souvent même négligeant les sitesfameux.

Ils se trouvaient si bien dans leur vieux landau, bas comme unsofa et couvert d’une toile à raies déteintes&|160;! Les fosséspleins de broussailles filaient sous leurs yeux, avec un mouvementdoux et continu. Des rayons blancs traversaient comme des flèchesles hautes fougères&|160;; quelquefois, un chemin, qui ne servaitplus, se présentait devant eux, en ligne droite&|160;; et desherbes s’y dressaient çà et là, mollement. Au centre descarrefours, une croix étendait ses quatre bras&|160;; ailleurs, despoteaux se penchaient comme des arbres morts, et de petits sentierscourbes, en se perdant sous les feuilles, donnaient envie de lessuivre&|160;; au même moment, le cheval tournait, ils y entraient,on enfonçait dans la boue&|160;; plus loin, de la mousse avaitpoussé au bord des ornières profondes.

Ils se croyaient loin des autres, bien seuls. Mais tout à couppassait un garde-chasse avec son fusil, ou une bande de femmes enhaillons, traînant sur leur dos de longues bourrées.

Quand la voiture s’arrêtait, il se faisait un silenceuniversel&|160;; seulement, on entendait le souffle du cheval dansles brancards, avec un cri d’oiseau très faible, répété.

La lumière, à de certaines places éclairant la lisière du bois,laissait les fonds dans l’ombre&|160;; ou bien, atténuée sur lespremiers plans par une sorte de crépuscule, elle étalait dans leslointains des vapeurs violettes, une clarté blanche. Au milieu dujour. le soleil, tombant d’aplomb sur les larges verdures, leséclaboussait, suspendait des gouttes argentines à la pointe desbranches, rayait le gazon de traînées d’émeraudes, jetait destaches d’or sur les couches de feuilles mortes&|160;; en serenversant la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes desarbres. Quelques-uns, d’une altitude démesurée, avaient des airs depatriarches et d’empereurs, ou se touchant par le bout, formaientavec leurs longs fûts comme des arcs de triomphe&|160;; d’autres,poussés dès le bas obliquement, semblaient des colonnes près detomber.

Cette foule de grosses lignes verticales s’entrouvrait. Alors,d’énormes flots verts se déroulaient en bosselages inégaux jusqu’àla surface des vallées où s’avançait la croupe d’autres collinesdominant des plaines blondes, qui finissaient par se perdre dansune pâleur indécise.

Debout, l’un près de l’autre, sur quelque éminence du terrain,ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans l’âme commel’orgueil d’une vie plus libre, avec une surabondance de forces,une joie sans cause.

La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Leshêtres à l’écorce blanche et lisse entremêlaient leurscouronnes&|160;; des frênes courbaient mollement leurs glauquesramures&|160;; dans les cépées de charmes, des houx pareils à dubronze se hérissaient&|160;; puis venait une file de mincesbouleaux, inclinés dans des attitudes élégiaques&|160;; et lespins, symétriques comme des tuyaux d’orgue, en se balançantcontinuellement, semblaient chanter. Il y avait des chênes rugueux,énormes, qui se convulsaient, s’étiraient du sol, s’étreignaientles uns les autres, et, fermes sur leurs troncs, pareils à destorses, se lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir,des menaces furibondes, comme un groupe de Titans immobilisés dansleur colère. Quelque chose de plus lourd, une langueur fiévreuseplanait au-dessus des mares, découpant la nappe de leurs eaux entredes buissons d’épines&|160;; les lichens de leur berge, où lesloups viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par lepas des sorcières, et le coassement ininterrompu des grenouillesrépond au cri des corneilles qui tournoient. Ensuite, ilstraversaient des clairières monotones, plantées d’un baliveau çà etlà.

Un bruit de fer, des coups drus et nombreux sonnaient : c’était,au flanc d’une colline, une compagnie de carriers battant lesroches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient paremplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates commedes dalles, s’étayant, se surplombant, se confondant, telles queles ruines méconnaissables et monstrueuses de quelque citédisparue. Mais la furie même de leur chaos fait plutôt rêver à desvolcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés. Frédéricdisait qu’ils étaient là depuis le commencement du monde etresteraient ainsi jusqu’à la fin&|160;; Rosanette détournait latête, en affirmant que » ça la rendrait folle », et s’en allaitcueillir des bruyères. Leurs petites fleurs violettes, tassées lesunes près des autres, formaient des plaques inégales, et la terrequi s’écroulait de dessous mettait comme des franges noires au borddes sables pailletés de mica.

Ils arrivèrent un jour à mi-hauteur d’une colline tout en sable.Sa surface, vierge de pas, était rayée en ondulationssymétriques&|160;; çà et là, telles que des promontoires sur le litdesséché d’un océan, se levaient des roches ayant de vagues formesd’animaux, tortues avançant la tête, phoques qui rampent,hippopotames et ours. Personne. Aucun bruit. Les sables, frappéspar le soleil, éblouissaient&|160;; – et tout à coup, dans cettevibration de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils s’enretournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés.

Le sérieux de la forêt les gagnait&|160;; et ils avaient desheures de silence où, se laissant aller au bercement des ressorts,ils demeuraient comme engourdis dans une ivresse tranquille. Lebras sous la taille, il l’écoutait parier pendant que les oiseauxgazouillaient, observait presque du même coup d’oeil les raisinsnoirs de sa capote et les baies des genévriers, les draperies deson voile, les volutes des nuages&|160;; et, quand il se penchaitvers elle, la fraîcheur de sa peau se mêlait au grand parfum desbois. Ils s’amusaient de tout&|160;; ils se montraient, comme unecuriosité, des fils de la Vierge suspendus aux buissons, des trouspleins d’eau au milieu des pierres, un écureuil sur les branches,le vol de deux papillons qui les suivaient&|160;; ou bien, à vingtpas d’eux, sous les arbres, une biche marchait, tranquillement,d’un air noble et doux, avec son faon côte à côte. Rosanette auraitvoulu courir après, pour l’embrasser.

Elle eut bien peur une fois, quand un homme, se présentant toutà coup, lui montra dans une boîte trois vipères. Elle se jetavivement contre Frédéric&|160;; – il fut heureux de ce qu’elleétait faible et de se sentir assez fort pour la défendre.

Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine.La table était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui&|160;;et il contemplait son petit nez fin et blanc, ses lèvresretroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains qui bouffaient,sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à sesépaules un peu tombantes&|160;; et, sortant de leurs manchettestout unies, ses deux mains découpaient, versaient à boire,s’avançaient sur la nappe. On leur servit un poulet avec les quatremembres étendus, une matelote d’anguilles dans un compotier enterre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteauxébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l’illusion. Ils secroyaient presque au milieu d’un voyage, en Italie, dans leur lunede miel.

Avant de repartir, ils allèrent se promener le long de laberge.

Le ciel d’un bleu tendre, arrondi comme un dôme, s’appuyait àl’horizon sur la dentelure des bois. En face, au bout de laprairie, il y avait un clocher dans un village&|160;; et, plusloin, à gauche, le toit d’une maison faisait une tache rouge sur larivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sasinuosité. Des joncs se penchaient pourtant, et l’eau secouaitlégèrement des perches plantées au bord pour tenir desfilets&|160;; une masse d’osier, deux ou trois vieilles chaloupesétaient là. Près de l’auberge, une fille en chapeau de pailletirait des seaux d’un puits&|160;; – chaque fois qu’ilsremontaient, Frédéric écoutait avec une jouissance inexprimable legrincement de la chaîne.

Il ne doutait pas qu’il ne fût heureux pour jusqu’à la fin deses jours, tant son bonheur lui paraissait naturel, inhérent à savie et à la personne de cette femme. Un besoin le poussait à luidire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles paroles, depetites tapes sur l’épaule, des douceurs dont la surprise lecharmait. Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, quin’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins queleurs virtualités secrètes ne l’eussent fait s’épanouir.

Quand ils se reposaient au milieu de la campagne, il s’étendaitla tête sur ses genoux, à l’abri de son ombrelle&|160;; – ou biencouchés sur le ventre au milieu de l’herbe, ils restaient l’un enface de l’autre, à se regarder, plongeant dans leurs prunelles,altérés d’eux-mêmes, s’en assouvissant toujours, puis les paupièresentrefermées, ne parlant plus.

Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements detambour. C’était la générale que l’on battait dans les villages,pour aller défendre Paris.

« Ah&|160;! tiens&|160;! l’émeute&|160;! » disait Frédéric avecune pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissantmisérable à côté de leur amour et de la nature éternelle.

Et ils causaient de n’importe quoi, de choses qu’ils savaientparfaitement, de personnes qui ne les intéressaient pas, de milleniaiseries. Elle l’entretenait de sa femme de chambre et de soncoiffeur. Un jour, elle s’oublia à dire son âge : vingt-neufans&|160;; elle devenait vieille.

En plusieurs fois, sans le vouloir, elle lui apprit des détailssur elle-même. Elle avait été » demoiselle dans un magasin », avaitfait un voyage en Angleterre, commencé des études pour êtreactrice&|160;; tout cela sans transitions, et il ne pouvaitreconstruire un ensemble. Elle en conta plus long, un jour qu’ilsétaient assis sous un platane, au revers d’un pré. En bas, sur lebord de la route, une petite fille nu-pieds dans la poussière,faisait paître une vache. Dès qu’elle les aperçut, elle vint leurdemander l’aumône&|160;; et, tenant d’une main son jupon enlambeaux, elle grattait de l’autre ses cheveux noirs quientouraient comme une perruque à la Louis XIV, toute sa tête brune,illuminée par des yeux splendides.

« Elle sera bien jolie plus tard », dit Frédéric.

« Quelle chance pour elle si elle n’a pas de mère&|160;! »reprit Rosanette.

« Hein&|160;? comment&|160;? »

« Mais oui&|160;; moi, sans la mienne… »

Elle soupira, et se mit à parler de son enfance. Ses parentsétaient des canuts de la Croix-Rousse. Elle servait son père commeapprentie. Le pauvre bonhomme avait beau s’exténuer, sa femmel’invectivait et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyaitleur chambre, avec les métiers rangés en longueur contre lesfenêtres, le pot-bouille sur le poêle, le lit peint en acajou, unearmoire en face, et la soupente obscure où elle avait couchéjusqu’à quinze ans. Enfin un monsieur était venu, un homme gras, lafigure couleur de buis, des façons de dévot, habillé de noir. Samère et lui eurent ensemble une conversation, si bien que, troisjours après… Rosanette s’arrêta, et, avec un regard pleind’impudeur et d’amertume :

« C’était fait&|160;! »

Puis, répondant au geste de Frédéric :

« Comme il était marié (il aurait craint de se compromettre danssa maison), on m’emmena dans un cabinet de restaurateur, et onm’avait dit que je serais heureuse, que je recevrais un beaucadeau.

« Dès la porte, la première chose qui m’a frappée, c’était uncandélabre de vermeil, sur une table où il y avait deux couverts.Une glace au plafond les reflétait, et les tentures des muraillesen soie bleue faisaient ressembler tout l’appartement à une alcôve.Une surprise m’a saisie. Tu comprends, un pauvre être qui n’ajamais rien vu&|160;! Malgré mon éblouissement, j’avais peur. Jedésirais m’en aller. Je suis restée pourtant.

» Le seul siège qu’il y eût était un divan contre la table. Il acédé sous moi avec mollesse&|160;; la bouche du calorifère dans letapis m’envoyait une haleine chaude, et je restai là sans rienprendre. Le garçon qui se tenait debout m’a engagée à manger. Ilm’a versé tout de suite un grand verre de vin&|160;; la tête metournait, j’ai voulu ouvrir la fenêtre, il m’a dit : « Non,mademoiselle, c’est défendu. » Et il m’a quittée. La table étaitcouverte d’un tas de choses que je ne connaissais pas. Rien ne m’asemblé bon. Alors je me suis rabattue sur un pot de confitures, etj’attendais toujours. Je ne sais quoi l’empêchait de venir. Ilétait très tard, minuit au moins, je n’en pouvais plus defatigue&|160;; en repoussant un des oreillers pour mieux m’étendre,je rencontre sous ma main une sorte d’album, un cahier -, c’étaientdes images obscènes… Je dormais dessus, quand il est entré. » Ellebaissa la tête, et demeura pensive.

Les feuilles autour d’eux susurraient, dans un fouillis d’herbesune grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une ondesur le gazon&|160;; et le silence était coupé à intervalles rapidespar le broutement de la vache qu’on ne voyait plus.

Rosanette considérait un point par terre, à trois pas d’elle,fixement, les narines battantes, absorbée. Frédéric lui prit lamain.

« Comme tu as souffert, pauvre chérie&|160;! »

« Oui », dit-elle » plus que tu ne crois… Jusqu’à vouloir enfinir&|160;; on m’a repêchée. »

« Comment&|160;? »

« Ah&|160;! n’y pensons plus&|160;!… Je t’aime, je suisheureuse&|160;! embrasse-moi. »

Et elle ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochéesdans le bas de sa robe.

Frédéric songeait surtout à ce qu’elle n’avait pas dit. Parquels degrés avait-elle pu sortir de la misère&|160;? A quel amantdevait-elle son éducation Que s’était-il passé dans sa vie jusqu’aujour où il était venu chez elle pour la première fois&|160;? Sondernier aveu interdisait les questions. Il lui demanda, seulement,comment elle avait fait la connaissance d’Arnoux.

« Par la Vatnaz. »

« N’était-ce pas toi que j’ai vue, une fois, au Palais-Royal,avec eux deux&|160;? »

Il cita la date précise. Rosanette fit un effort.

« Oui, c’est vrai&|160;!… Je n’étais pas gaie dans cetemps-là&|160;! »

Mais Arnoux s’était montré excellent. Frédéric n’en doutaitpas&|160;; cependant, leur ami était un drôle d’homme, plein dedéfauts&|160;; il eut soin de les rappeler. Elle en convenait.

« N’importe&|160;!… On l’aime tout de même, ce chameau-là&|160;!»

« Encore, maintenant&|160;? » dit Frédéric.

Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.

« Eh&|160;! non&|160;! C’est de l’histoire ancienne. Je ne tecache rien. Quand même cela serait, lui, c’est différent&|160;!D’ailleurs, je ne te trouve pas gentil pour ta victime. »

« Ma victime&|160;? »

Rosanette lui prit le menton.

« Sans doute&|160;! »

Et, zézayant à la manière des nourrices :

« Avons pas toujours été bien sage&|160;! Avons fait dodo avecsa femme&|160;! »

« Moi&|160;! jamais de la vie&|160;! »

Rosanette sourit. Il fut blessé de son sourire, preuved’indifférence, crut-il. Mais elle reprit doucement, et avec un deces regards qui implorent le mensonge : « Bien sûr&|160;? »

« Certainement&|160;! »

Frédéric jura sa parole d’honneur qu’il n’avait jamais pensé àMme Arnoux, étant trop amoureux d’une autre.

« De qui donc&|160;? »

« Mais de vous, ma toute belle&|160;! »

« Ah&|160;! ne te moque pas de moi&|160;! Tu m’agaces&|160;!»

Il jugea prudent d’inventer une histoire, une passion. Il trouvades détails circonstanciés. Cette personne du reste, l’avait rendufort malheureux.

« Décidément, tu n’as pas de chance&|160;! » dit Rosanette.

« Oh&|160;! oh&|160;! peut-être&|160;! » voulant faire entendrepar là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleureopinion, de même que Rosanette n’avouait pas tous ses amants pourqu’il l’estimât davantage&|160;; – car, au milieu des confidencesles plus intimes, il y a toujours des restrictions, par faussehonte, délicatesse, pitié. On découvre chez l’autre ou danssoi-même des précipices ou des fanges qui empêchent depoursuivre&|160;; on sent, d’ailleurs, que l’on ne serait pascompris&|160;; il est difficile d’exprimer exactement quoi que cesoit&|160;; aussi les unions complètes sont rares.

La pauvre Maréchale n’en avait jamais connu de meilleure.Souvent, quand elle considérait Frédéric, des larmes lui arrivaientaux paupières, puis elle levait les yeux, ou les projetait versl’horizon, comme si elle avait aperçu quelque grande aurore, desperspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle avouaqu’elle souhaitait faire dire une messe, » pour que ça portebonheur à notre amour ».

D’où venait donc qu’elle lui avait résisté pendant silongtemps&|160;? Elle n’en savait rien elle-même. Il renouvelaplusieurs fois sa question&|160;; et elle répondait en le serrantdans ses bras :

« C’est que j’avais peur de t’aimer trop, mon chéri&|160;! »

Le dimanche matin, Frédéric lut dans un journal, sur une listede blessés, le nom de Dussardier. Il jeta un cri, et, montrant lepapier à Rosanette, déclara qu’il allait partir immédiatement.

« Pourquoi faire&|160;? »

« Mais pour le voir, le soigner&|160;! »

« Tu ne vas pas me laisser seule, j’imagine&|160;? »

« Viens avec moi. »

« Ah&|160;! que j’aille me fourrer dans une bagarrepareille&|160;! Merci bien&|160;! »

« Cependant, je ne peux pas… »

« Ta ta ta&|160;! Comme si on manquait d’infirmiers dans leshôpitaux&|160;! Et puis, qu’est-ce que ça le regardait encore,celui-là&|160;? Chacun pour soi&|160;! »

Il fut indigné de cet égoïsme&|160;; et il se reprocha de n’êtrepas là-bas avec les autres. Tant d’indifférence aux malheurs de lapatrie avait quelque chose de mesquin et de bourgeois. Son amourlui pesa tout à coup comme un crime. Ils se boudèrent pendant uneheure.

Puis elle le supplia d’attendre, de ne pas s’exposer.

« Si par hasard on te tue&|160;! »

« Eh&|160;! je n’aurai fait que mon devoir&|160;!

Rosanette bondit. D’abord, son devoir était de l’aimer.

C’est qu’il ne voulait plus d’elle, sans doute&|160;! Ça n’avaitpas le sens commun&|160;! Quelle idée, mon Dieu&|160;!

Frédéric sonna pour avoir la note. Mais il n’était pas facile des’en retourner à Paris. La voiture des messageries Leloir venait departir, les berlines Lecomte ne partiraient pas, la diligence duBourbonnais ne passerait que tard dans la nuit, et serait peut-êtrepleine&|160;; on n’en savait rien. Quand il eut perdu beaucoup detemps à ces informations, l’idée lui vint de prendre la poste. Lemaître de poste refusa de fournir des chevaux, Frédéric n’ayantpoint de passeport. Enfin, il loua une calèche (la même qui lesavait promenés) et ils arrivèrent devant l’hôtel du Commerce, àMelun, vers cinq heures.

La place du Marché était couverte de faisceaux d’armes. Lepréfet avait défendu aux gardes nationaux de se porter sur Paris.Ceux qui n’étaient pas de son département voulaient continuer leurroute. On criait. L’auberge était pleine de tumulte.

Rosanette, prise de peur, déclara qu’elle n’irait pas plus loin,et le supplia encore de rester. L’aubergiste et sa femme sejoignirent à elle. Un brave homme qui dînait s’en mêla, affirmantque la bataille serait terminée d’ici à peu&|160;; d’ailleurs, ilfallait faire son devoir. Alors, la Maréchale redoubla de sanglots.Frédéric était exaspéré. Il lui donna sa bourse, l’embrassavivement, et disparut.

Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que les insurgésavaient de distance en distance coupé les rails, et le cocherrefusa de le conduire plus loin&|160;; ses chevaux, disait-il,étaient » rendus ».

Par sa protection cependant, Frédéric obtint un mauvaiscabriolet qui, pour la somme de soixante francs, sans compter lepourboire, consentit à le mener jusqu’à la barrière d’Italie. Mais,à cent pas de la barrière, son conducteur le fit descendre et s’enretourna. Frédéric marchait sur la route, quand tout à coup unesentinelle croisa la baïonnette. Quatre hommes l’empoignèrent envociférant :

« C’en est un&|160;! Prenez garde&|160;! Fouillez-le&|160;!Brigand Canaille »

Et sa stupéfaction fut si profonde, qu’il se laissa entraîner auposte de la barrière, dans le rond-point même où convergent lesboulevards des Gobelins et de l’Hôpital et les rues Godefroy etMouffetard.

Quatre barricades formaient, au bout des quatre voies, d’énormestalus de pavés&|160;; des torches çà et là grésillaient&|160;;malgré la poussière qui s’élevait, il distingua des fantassins dela ligne et des gardes nationaux, tous le visage noir, débraillés,hagards. lis venaient de prendre la place, avaient fusilléplusieurs hommes&|160;; leur colère durait encore. Frédéric ditqu’il arrivait de Fontainebleau au secours d’un camarade blessélogeant rue Bellefond&|160;; personne d’abord ne voulut lecroire&|160;; on examina ses mains, on flaira même son oreille pours’assurer qu’il ne sentait pas la poudre.

Cependant, à force de répéter la même chose, il finit parconvaincre un capitaine, qui ordonna à deux fusiliers de leconduire au poste du Jardin des Plantes.

Ils descendirent le boulevard de l’Hôpital. Une forte brisesoufflait. Elle le ranima.

Ils tournèrent ensuite par la rue du Marché-aux-Chevaux. LeJardin des Plantes, à droite, faisait une grande masse noire&|160;;tandis qu’à gauche, la façade entière de la Pitié, éclairée àtoutes ses fenêtres, flambait comme un incendie, et des ombrespassaient rapidement sur les carreaux.

Les deux hommes de Frédéric s’en allèrent. Un autre l’accompagnajusqu’à l’Ecole polytechnique.

La rue Saint-Victor était toute sombre, sans un bec de gaz niune lumière aux maisons. De dix minutes en dix minutes, onentendait :

« Sentinelles&|160;! prenez garde à vous&|160;! »

Et ce cri jeté au milieu du silence, se prolongeait comme larépercussion d’une pierre tombant dans un abîme.

Quelquefois, un battement de pas lourds s’approchait. C’étaitune patrouille de cent hommes au moins&|160;; des chuchotements, devagues cliquetis de fer s’échappaient de cette masse confuse&|160;;et, s’éloignant avec un balancement rythmique, elle se fondait dansl’obscurité.

Il y avait au centre des carrefours un dragon à cheval,immobile. De temps en temps, une estafette passait au grand galop,puis le silence recommençait. Des canons en marche faisaient auloin sur le pavé un roulement sourd et formidable&|160;; le coeurse serrait à ces bruits différant de tous les bruits ordinaires.Ils semblaient même élargir le silence, qui était profond,absolu&|160;; un silence noir. Des hommes en blouse blancheabordaient les soldats, leur disaient un mot, et s’évanouissaientcomme des fantômes.

Le poste de l’Ecole polytechnique regorgeait de monde. Desfemmes encombraient le seuil, demandant à voir leur fils ou leurmari. On les renvoyait au Panthéon transformé en dépôt de cadavres,- et on n’écoutait pas Frédéric. Il s’obstina, jurant que son amiDussardier l’attendait, allait mourir. On lui donna enfin uncaporal pour le mener au haut de la rue Saint-Jacques, à la mairiedu XIIe arrondissement.

La place du Panthéon était pleine de soldats couchés sur de lapaille. Le jour se levait. Les feux de bivac s’éteignaient.

L’insurrection avait laissé dans ce quartier-là des tracesformidables. Le soi des rues se trouvait, d’un bout à l’autre,inégalement bosselé. Sur les barricades en ruines, il restait desomnibus, des tuyaux de gaz, des roues de charrettes&|160;; depetites flaques noires, en de certains endroits, devaient être dusang. Les maisons étaient criblées de projectiles, et leurcharpente se montrait sous les écaillures du plâtre. Des jalousies,tenant par un clou, pendaient comme des haillons. Les escaliersayant croulé, des portes s’ouvraient sur le vide. On apercevaitl’intérieur des chambres avec leurs papiers en lambeaux&|160;; deschoses délicates s’y étaient conservées, quelquefois. Frédéricobserva une pendule, un bâton de perroquet, des gravures.

Quand il entra dans la mairie, les gardes nationaux bavardaientintarissablement sur les morts de Bréa et de Négrier, dureprésentant Charbonnel et de l’archevêque de Paris. On disait quele duc d’Aumale était débarqué à Boulogne, Barbès enfui deVincennes, que l’artillerie arrivait de Bourges et que les secoursde la province affluaient. Vers trois heures, quelqu’un apporta debonnes nouvelles&|160;; des parlementaires de l’émeute étaient chezle président de l’Assemblée.

Alors, on se réjouit&|160;; et, comme il avait encore douzefrancs, Frédéric fit venir douze bouteilles de vin, espérant par làhâter sa délivrance. Tout à coup, on crut entendre une fusillade.Les libations s’arrêtèrent&|160;; on regarda l’inconnu avec desyeux méfiants&|160;; ce pouvait être Henri VI.

Pour n’avoir aucune responsabilité, ils le transportèrent à lamairie du XIe arrondissement, d’où on ne lui permit pas de sortiravant neuf heures du matin.

Il alla en courant jusqu’au quai Voltaire. A une fenêtreouverte, un vieillard en manches de chemise pleurait, les yeuxlevés. La Seine coulait paisiblement. Le ciel était toutbleu&|160;; dans les arbres des Tuileries, des oiseauxchantaient.

Frédéric traversait le Carrousel quand une civière vint àpasser. Le poste, tout de suite, présenta les armes, et l’officierdit en mettant la main à son shako : » Honneur au couragemalheureux&|160;! » Cette parole était devenue presqueobligatoire&|160;; celui qui la prononçait paraissait toujourssolennellement ému. Un groupe de gens furieux escortait la civière,en criant :

« Nous vous vengerons&|160;! nous vous vengerons&|160;! »

Les voitures circulaient sur le boulevard, et des femmes devantles portes faisaient de la charpie. Cependant, l’émeute étaitvaincue, ou à peu près&|160;; une proclamation de Cavaignac,affichée tout à l’heure, l’annonçait. Au haut de la rue Vivienne,un peloton de mobiles parut. Alors, les bourgeois poussèrent descris d’enthousiasme&|160;; ils levaient leurs chapeaux,applaudissaient, dansaient, voulaient les embrasser, leur offrir àboire&|160;; et des fleurs jetées par des dames tombaient desbalcons.

Enfin, à dix heures, au moment où le canon grondait pour prendrele faubourg Saint-Antoine, Frédéric arriva chez Dussardier. Il letrouva dans sa mansarde, étendu sur le dos et dormant. De la piècevoisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.

Elle emmena Frédéric à l’écart, et lui apprit comment Dussardieravait reçu sa blessure.

Le samedi, au haut d’une barricade, dans la rue Lafayette, ungamin enveloppé d’un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux: » Allez-vous tirer contre vos frères&|160;! » Comme ilss’avançaient, Dussardier avait jeté bas son fusil, écarté lesautres, bondi sur la barricade, et, d’un coup de savate, abattul’insurgé en lui arrachant le drapeau. On l’avait retrouvé sous lesdécombres, la cuisse percée d’un lingot de cuivre. Il avait falludébrider la plaie, extraire le projectile. Mlle Vatnaz étaitarrivée le soir même, et, depuis ce temps-là, ne le quittaitplus.

Elle préparait avec intelligence tout ce qu’il fallait pour lespansements, l’aidait à boire, épiait ses moindres désirs, allait etvenait plus légère qu’une mouche, et le contemplait avec des yeuxtendres.

Frédéric, pendant deux semaines, ne manqua pas de revenir tousles matins&|160;; un jour qu’il parlait du dévouement de la Vatnaz,Dussardier haussa les épaules.

« Eh non&|160;! c’est par intérêt »

« Tu crois&|160;? »

Il reprit : » J’en suis sûr&|160;! » sans vouloir s’expliquerdavantage.

Elle le comblait de prévenances, jusqu’à lui apporter lesjournaux où l’on exaltait sa belle action. Ces hommagesparaissaient l’importuner. Il avoua même à Frédéric l’embarras desa conscience.

Peut-être qu’il aurait dû se mettre de l’autre bord, avec lesblouses&|160;; car enfin on leur avait promis un tas de chosesqu’on n’avait pas tenues. Leurs vainqueurs détestaient laRépublique&|160;; et puis, on s’était montré bien dur poureux&|160;! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à fait,cependant&|160;; et le brave garçon était torturé par cette idéequ’il pouvait avoir combattu la justice.

Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord del’eau, n’avait rien de ces angoisses.

Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans l’ordure,pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre,criant de rage, et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourirparmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain d’une détonation,ils croyaient qu’on allait tous les fusiller&|160;; alors, ils seprécipitaient contre les murs, puis retombaient à leur place,tellement hébétés par la douleur, qu’il leur semblait vivre dans uncauchemar, une hallucination funèbre. La lampe suspendue à la voûteavait l’air d’une tache de sang&|160;; et de petites flammes verteset jaunes voltigeaient, produites par les émanations du caveau.Dans la crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès lespremières marches, le président se rejeta en arrière, épouvanté parl’odeur des excréments et des cadavres. Quand les prisonnierss’approchaient d’un soupirail, les gardes nationaux qui étaient defaction – pour les empêcher d’ébranler les grilles, fourraient descoups de baïonnette, au hasard, dans le tas.

Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s’étaientpas battus voulaient se signaler. C’était un débordement de peur.On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, desattroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuistrois mois&|160;; et, en dépit de la victoire, l’égalité (commepour le châtiment de ses défenseurs et la dérision de ses ennemis)se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes brutes, un mêmeniveau de turpitudes sanglantes&|160;; car le fanatisme desintérêts équilibra les délires du besoin, l’aristocratie eut lesfureurs de la crapule, et le bonnet de coton ne se montra pas moinshideux que le bonnet rouge. La raison publique était troublée commeaprès les grands bouleversements de la nature. Des gens d’esprit enrestèrent idiots pour toute leur vie.

Le père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivéle 26 à Paris avec les Nogentais, au lieu de s’en retourner en mêmetemps qu’eux, il avait été s’adjoindre à la garde nationale quicampait aux Tuileries&|160;; et il fut très content d’être placé ensentinelle devant la terrasse du bord de l’eau. Au moins, là, illes avait sous lui, ces brigands&|160;! Il jouissait de leurdéfaite, de leur abjection, et ne pouvait se retenir de lesinvectiver.

Un d’eux, un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face auxbarreaux en demandant du pain. M. Roque lui ordonna de se taire.Mais le jeune homme répétait d’une voix lamentable :

« Du pain&|160;! »

« Est-ce que j’en ai, moi&|160;? »

D’autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leursbarbes hérissées, leurs prunelles flamboyantes. tous se poussant ethurlant :

« Du pain&|160;! »

Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pourleur faire peur, il les mit en joue&|160;; et, porté jusqu’à lavoûte par le flot qui l’étouffait, le jeune homme, la tête enarrière, cria encore une fois : « Du pain&|160;! »

« Tiens&|160;! en voilà&|160;! » dit le père Roque, en lâchantson coup de fusil.

Il y eut un énorme hurlement, puis rien. Au bord du baquet,quelque chose de blanc était resté.

Après quoi, M. Roque s’en retourna chez lui&|160;; car ilpossédait, rue Saint-Martin, une maison où il s’était réservé unpied-à-terre&|160;; et les dommages causés par l’émeute à ladevanture de son immeuble n’avaient pas contribué médiocrement à lerendre furieux. Il lui sembla, en la revoyant, qu’il s’étaitexagéré le mal. Son action de tout à l’heure l’apaisait, comme uneindemnité.

Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit,tout de suite, que son absence trop longue l’avait inquiétée&|160;;elle avait craint un malheur, une blessure.

Cette preuve d’amour filial attendrit le père Roque. Il s’étonnaqu’elle se fût mise en route sans Catherine.

« Je l’ai envoyée faire une commission », répondit Louise.

Et elle s’informa de sa santé, de choses et d’autres&|160;;puis, d’un air indifférent, lui demanda si par hasard il n’avaitpas rencontré Frédéric.

« Non&|160;! pas le moins du monde&|160;! »

C’était pour lui seul qu’elle avait fait le voyage.

Quelqu’un marcha dans le corridor.

« Ah&|160;! pardon… »

Et elle disparut.

Catherine n’avait point trouvé Frédéric. Il était absent depuisplusieurs jours, et son ami intime, M. Deslauriers, habitaitmaintenant la province.

Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir parler.

Elle s’appuyait contre les meubles.

« Qu’as-tu&|160;? qu’as-tu donc&|160;? » s’écria son père.

Elle fit signe que ce n’était rien, et par un grand effort devolonté se remit.

Le traiteur d’en face apporta la soupe. Mais le père Roque avaitsubi une trop violente émotion. » Ça ne pouvait pas passer », et ileut au dessert une espèce de défaillance. On envoya cherchervivement un médecin, qui prescrivit une potion. Puis, quand il futdans son lit, M. Roque exigea le plus de couvertures possible, pourse faire suer. Il soupirait, il geignait.

« Merci, ma bonne Catherine&|160;! – Baise ton pauvre père, mapoulette&|160;! Ah&|160;! ces révolutions&|160;! »

Et, comme sa fille le grondait de s’être rendu malade en setourmentant pour elle, il répliqua :

« Oui&|160;! tu as raison&|160;! Mais c’est plus fort quemoi&|160;! Je suis trop sensible&|160;! »

Chapitre 2

 

Mme Dambreuse, dans son boudoir, entre sa nièce et miss John,écoutait parler M. Roque, contant ses fatigues militaires.

Elle se mordait les lèvres, semblait souffrir.

« Oh ! ce n’est rien ! ça se passera ! »

Et, d’un air gracieux :

« Nous aurons à dîner une de vos connaissances, M. Moreau. »

Louise tressaillit.

« Puis seulement quelques intimes, Alfred de Cisy, entre autres.»

Et elle vanta ses manières, sa figure, et principalement sesmoeurs.

Mme Dambreuse mentait moins qu’elle ne croyait ; le Vicomterêvait le mariage. Il l’avait dit à Martinon, ajoutant qu’il étaitsûr de plaire à Mlle Cécile et que ses parents l’accepteraient.

Pour risquer une telle confidence, il devait avoir sur la dotdes renseignements avantageux. Or, Martinon soupçonnait Céciled’être la fille naturelle de M. Dambreuse ; et il eût été,probablement, très fort de demander sa main à tout hasard. Cetteaudace offrait des dangers ; aussi Martinon, jusqu’à présent,s’était conduit de manière à ne pas se compromettre ;d’ailleurs, il ne savait comment se débarrasser de la tante. Le motde Cisy le détermina ; et il avait fait sa requête aubanquier, lequel, n’y voyant pas d’obstacle, venait d’en prévenirMme Dambreuse.

Cisy parut. Elle se leva, dit :

« Vous nous oubliez… Cécile, shake hands ! »

Au même moment, Frédéric entrait.

« Ah ! enfin ! on vous retrouve ! » s’écria lepère Roque. » J’ai été trois fois chez vous, avec Louise, cettesemaine ! »

Frédéric les avait soigneusement évités. Il allégua qu’ilpassait tous ses jours près d’un camarade blessé. Depuis longtemps,du reste, un tas de choses l’avaient pris ; et il cherchaitdes histoires. Heureusement, les convives arrivèrent : d’abord M.Paul de Grémonville le diplomate entrevu au bal ; puisFumichon, cet industriel dont le dévouement conservateur l’avait unsoir scandalisé ; la vieille duchesse de Montreuil-Nantua lessuivait.

Mais deux voix s’élevèrent dans l’antichambre.

« J’en suis certaine », disait l’une.

« Chère belle dame ! chère belle dame ! » répondaitl’autre, » de grâce, calmez-vous ! »

C’était M. de Nonancourt, un vieux beau, l’air momifié dans ducold-cream, et Mme de Larsillois, l’épouse d’un préfet deLouis-Philippe. Elle tremblait extrêmement, car elle avait entendu,tout à l’heure, sur un orgue, une polka qui était un signal entreles insurgés. Beaucoup de bourgeois avaient des imaginationspareilles on croyait que des hommes, dans les catacombes, allaientfaire sauter le faubourg Saint-Germain ; des rumeurss’échappaient des caves ; il se passait aux fenêtres deschoses suspectes.

Tout le monde s’évertua cependant à tranquilliser Mme deLarsillois. L’ordre était rétabli. Plus rien à craindre. »Cavaignac nous a sauvés ! » Comme si les horreurs del’insurrection n’eussent pas été suffisamment nombreuses, on lesexagérait. Il y avait eu vingt-trois mille forçats du côté dessocialistes, – pas moins ! On ne doutait nullement des vivresempoisonnés, des mobiles sciés entre deux planches, et desinscriptions des drapeaux qui réclamaient le pillage,l’incendie.

« Et quelque chose de plus ! » ajouta l’ex-préfète.

« Ah ! chère ! » dit par pudeur Mme Dambreuse, endésignant d’un coup d’oeil les trois jeunes filles.

M. Dambreuse sortit de son cabinet avec Martinon. Elle détournala tête, et répondit aux saluts de Pellerin qui s’avançait.L’artiste considérait les murailles, d’une façon inquiète. Lebanquier le prit à part, et lui fit comprendre qu’il avait dû, pourle moment, cacher sa toile révolutionnaire.

« Sans doute ! » dit Pellerin, son échec au Club del’Intelligence ayant modifié ses opinions.

M. Dambreuse glissa fort poliment qu’il lui commanderaitd’autres travaux.

« Mais pardon !… – Ah ! cher ami ! quelbonheur ! » Arnoux et Mme Arnoux étaient devant Frédéric.

Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration pour lessoldats, l’avait agacé toute l’après-midi ; et le vieil amourse réveilla.

Le maître d’hôtel vint annoncer que Madame était servie. D’unregard, elle ordonna au Vicomte de prendre le bras de Cécile, dittout bas à Martinon : » Misérable ! » et on passa dans lasalle à manger.

Sous les feuilles vertes d’un ananas, au milieu de la nappe, unedorade s’allongeait, le museau tendu vers un quartier de chevreuilet touchant de sa queue un buisson d’écrevisses. Des figues, descerises énormes, des poires et des raisins (primeurs de la cultureparisienne) montaient en pyramides dans des corbeilles de vieuxsaxe ; une touffe de fleurs, par intervalles, se mêlait auxclaires argenteries ; les stores de soie blanche abaissésdevant les fenêtres emplissaient l’appartement d’une lumièredouce ; il était rafraîchi par deux fontaines où il y avaitdes morceaux de glace ; et de grands domestiques en culottecourte servaient. Tout cela semblait meilleur après l’émotion desjours passés. On rentrait dans la jouissance des choses que l’onavait eu peur de perdre ; et Nonancourt exprima le sentimentgénéral en disant :

« Ah ! espérons que MM. les républicains vont nouspermettre de dîner ! »

« Malgré leur fraternité ! » ajouta spirituellement le pèreRoque.

Ces deux honorables étaient à la droite et à la gauche de MmeDambreuse ayant devant elle son mari, entre Mme de Larsilloisflanquée du diplomate et la vieille duchesse, que Fumichoncoudoyait. Puis venaient le peintre, le marchand de faïences, MlleLouise ; et grâce à Martinon qui lui avait enlevé sa placepour se mettre auprès de Cécile’, Frédéric se trouvait à côté deMme Arnoux.

Elle portait une robe de barège noir, un cercle d’or au poignet,et comme le premier jour où il avait dîné chez elle, quelque chosede rouge dans les cheveux, une branche de fuchsia entortillée à sonchignon. Il ne put s’empêcher de lui dire :

« Voilà longtemps que nous ne nous sommes vus ! »

« Ah ! » répliqua-t-elle froidement.

Il reprit, avec une douceur dans la voix qui atténuaitl’impertinence de sa question :

« Avez-vous quelquefois pensé à moi ? »

« Pourquoi y penserais-je ? »

Frédéric fut blessé par ce mot.

« Vous avez peut-être raison, après tout. »

Mais, se repentant vite, il jura qu’il n’avait pas vécu un seuljour sans être ravagé par son souvenir.

« Je n’en crois absolument rien, monsieur. »

« Cependant, vous savez que je vous aime ! »

Mme Arnoux ne répondit pas.

« Vous savez que je vous aime. »

Elle se taisait toujours.

« Eh bien, va te promener ! », se dit Frédéric.

Et, levant les yeux, il aperçut, à l’autre bout de la table,Mlle Roque.

Elle avait cru coquet de s’habiller tout en vert, couleur quijurait grossièrement avec le ton de ses cheveux rouges. Sa bouclede ceinture était trop haute, sa collerette l’engonçait ; cepeu d’élégance avait contribué sans doute au froid abord deFrédéric. Elle l’observait de loin, curieusement ; et Arnoux,près d’elle, avait beau prodiguer les galanteries, il n’en pouvaittirer trois paroles, si bien que, renonçant à plaire, il écouta laconversation. Elle roulait maintenant sur les purées d’ananas duLuxembourg.

Louis Blanc, d’après Fumichon, possédait un hôtel rueSaint-Dominique et refusait de louer aux ouvriers.

« Moi, ce que je trouve drôle », dit Nonancourt, » c’estLedru-Rollin chassant dans les domaines de la Couronne ! »

« Il doit vingt mille francs à un orfèvre ajouta Cisy ; »et même on prétend… »

Mme Dambreuse l’arrêta.

« Ah ! que c’est vilain de s’échauffer pour lapolitique ! Un jeune homme, fi donc ! Occupez-vous plutôtde votre voisine ! »

Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.

Arnoux prit leur défense ; Frédéric s’en mêla, les appelantdes maisons de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains,généralement, étaient des imbéciles, ou des blagueurs ; il sedonna pour les connaître, et combattait par des sarcasmes lessentiments généreux de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas quec’était une vengeance contre elle.

Cependant, le Vicomte se torturait l’intellect afin de conquérirMlle Cécile. D’abord, il étala des goûts d’artiste, en blâmant laforme des carafons et la gravure des couteaux. Puis il parla de sonécurie, de son tailleur et de son chemisier ; enfin, il abordale chapitre de la religion et trouva moyen de faire entendre qu’ilaccomplissait tous ses devoirs.

Martinon s’y prenait mieux. D’un train monotone, et en laregardant continuellement, il vantait son profil d’oiseau, sa fadechevelure blonde, ses mains trop courtes. La laide jeune fille sedélectait sous cette averse de douceurs.

On n’en pouvait rien entendre, tous parlant très haut.

M. Roque voulait pour gouverner la France » un bras de fer ».Nonancourt regretta même que l’échafaud politique fût aboli. Onaurait dû tuer en masse tous ces gredins-là !

« Ce sont même des lâches », dit Fumichon. » Je ne vois pas debravoure à se mettre derrière les barricades ! »

« A propos, parlez-nous donc de Dussardier ! » dit M.Dambreuse en se tournant vers Frédéric.

Le brave commis était maintenant un héros, comme Sallesse, lesfrères Jeanson, la femme Péquillet, etc.

Frédéric, sans se faire prier, débita l’histoire de sonami ; il lui en revint une espèce d’auréole.

On arriva, tout naturellement, à relater différents traits decourage. Suivant le diplomate, il n’était pas difficile d’affronterla mort, témoin ceux qui se battent en duel.

« On peut s’en rapporter au Vicomte », dit Martinon.

Le Vicomte devint très rouge.

Les convives le regardaient ; et Louise, plus étonnée queles autres, murmura :

« Qu’est-ce donc ? »

« Il a calé devant Frédéric », reprit tout bas Arnoux. » Voussavez quelque chose, mademoiselle ? » demanda aussitôtNonancourt ; et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, sepenchant un peu, se mit à regarder Frédéric.

Martinon n’attendit pas les questions de Cécile. Il lui appritque cette affaire concernait une personne inqualifiable. La jeunefille se recula légèrement sur sa chaise, comme pour fuir lecontact de ce libertin.

La conversation avait recommencé. Les grands vins de Bordeauxcirculaient ,- on s’animait -, Pellerin en voulait à la révolutionà cause du musée espagnol, définitivement perdu. C’était ce quil’affligeait le plus, comme peintre. A ce mot, M. Roquel’interpella.

« Ne seriez-vous pas l’auteur d’un tableau trèsremarquable ? »

« Peut-être ! Lequel ? »

« Cela représente une dame dans un costume… ma foi !… unpeu… léger, avec une bourse et un paon derrière. »

Frédéric à son tour s’empourpra. Pellerin faisait semblant de nepas entendre.

« Cependant c’est bien de vous ! Car il y a votre nom écritau bas, et une ligne sur le cadre constatant que c’est la propriétéde M. Moreau. »

Un jour que le père Roque et sa fille l’attendaient chez lui,ils avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bonhomme l’avaitmême pris pour » un tableau gothique. »

« Non ! » dit Pellerin brutalement ; » c’est unportrait de femme. »

Martinon ajouta :

« D’une femme très vivante ! N’est-ce pas, Cisy ?»

« Eh ! je n’en sais rien. »

« Je croyais que vous la connaissiez. Mais du moment que ça vousfait de la peine, mille excuses ! »

Cisy baissa les yeux, prouvant par son embarras qu’il avait dûjouer un rôle pitoyable à l’occasion de ce portrait. Quant àFrédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une deces convictions qui se forment tout de suite, et les figures del’assemblée la manifestaient clairement.

« Comme il me mentait ! » se dit Mme Arnoux.

« C’est donc pour cela qu’il m’a quittée ! » pensaLouise.

Frédéric s’imaginait que ces deux histoires pouvaient lecompromettre ; et, quand on fut dans le jardin, il en fit desreproches à Martinon.

L’amoureux de Mlle Cécile lui éclata de rire au nez.

« Eh ! pas du tout ! ça te servira ! Va del’avant ! » Que voulait-il dire ? D’ailleurs, pourquoicette bienveillance si contraire à ses habitudes ? Sans rienexpliquer, il s’en alla vers le fond, où les dames étaient assises.Les hommes se tenaient debout, et Pellerin, au milieu d’eux.émettait des idées. Ce qu’il y avait de plus favorable pour lesarts, c’était une monarchie bien entendue. Les temps modernes ledégoûtaient, » quand ce ne serait qu’à cause de la garde nationale», il regrettait le Moyen Age, Louis XIV ; M. Roque lefélicita de ses opinions, avouant même qu’elles renversaient tousses préjugés sur les artistes. Mais il s’éloigna presque aussitôt,attiré par la voix de Fumichon. Arnoux tâchait d’établir qu’il y adeux socialismes, un bon et un mauvais. L’industriel n’y voyait pasde différence, la tête lui tournant de colère au mot propriété.

« C’est un droit écrit dans la nature ! Les enfantstiennent à leurs joujoux ; tous les peuples sont de mon avis,tous les animaux ; le lion même, s’il pouvait parler, sedéclarerait propriétaire ? Ainsi, moi, messieurs, j’aicommencé avec quinze mille francs de capital ! Pendant trenteans, savez-vous, je me levais régulièrement à quatre heures dumatin ! J’ai eu un mal des cinq cents diables à faire mafortune ! Et on viendra me soutenir que je n’en suis pas lemaître, que mon argent n’est pas mon argent, enfin, que lapropriété, c’est le vol ! »

« Mais Proudhon… »

« Laissez-moi tranquille, avec votre Proudhon ! S’il étaitlà, je crois que je l’étranglerais ! »

Il l’aurait étranglé. Après les liqueurs surtout, Fumichon ne seconnaissait plus ; et son visage apoplectique était prèsd’éclater comme un obus.

« Bonjour, Arnoux », dit Hussonnet, qui passa lestement sur legazon.

Il apportait à M. Dambreuse la première feuille d’une brochureintitulée l’Hydre, le bohème défendant les intérêts d’un cercleréactionnaire, et le banquier le présenta comme tel à seshôtes.

Hussonnet les divertit, en soutenant d’abord que les marchandsde suif payaient trois cent quatre-vingt-douze gamins pour crierchaque soir : » Des lampions ! » puis en blaguant lesprincipes de 89, l’affranchissement des nègres, les orateurs de lagauche ; il se lança même jusqu’à faire Prudhomme sur unebarricade, peut-être par l’effet d’une jalousie naïve contre cesbourgeois qui avaient bien dîné. La charge plut médiocrement. Leursfigures s’allongèrent.

Ce n’était pas le moment de plaisanter, du reste Nonancourt ledit, en rappelant la mort de Monseigneur Affre et celle du généralBréa. Elles étaient toujours rappelées ; on en faisait desarguments. M. Roque déclara le trépas de l’Archevêque : » tout cequ’il y avait de plus sublime » ; Fumichon donnait la palme aumilitaire ; et, au lieu de déplorer simplement ces deuxmeurtres, on discuta pour savoir lequel devait exciter la plusforte indignation. Un second parallèle vint après, celui deLamoricière et de Cavaignac, M. Dambreuse exaltant Cavaignac etNonancourt Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf Arnoux,n’avait pu les voir à l’oeuvre. Tous n’en formulèrent pas moins surleurs opérations un jugement irrévocable. Frédéric s’était récusé,confessant qu’il n’avait pas pris les armes. Le diplomate et M.Dambreuse lui firent un signe de tête approbatif. En effet, avoircombattu l’émeute, c’était avoir défendu la République. Lerésultat, bien que favorable, la consolidait ; et, maintenantqu’on était débarrassé des vaincus, on souhaitait l’être desvainqueurs.

A peine dans le jardin, Mme Dambreuse, prenant Cisy, l’avaitgourmandé de sa maladresse ; à la vue de Martinon, elle lecongédia, puis voulut savoir de son futur neveu la cause de sesplaisanteries sur le Vicomte.

« Il n’y en a pas. »

« Et tout cela comme pour la gloire de M. Moreau ! Dansquel but ? »

« Dans aucun. Frédéric est un charmant garçon. Je l’aimebeaucoup. »

« Et moi aussi ! Qu’il vienne ! Allez lechercher ! »

Après deux ou trois phrases banales, elle commença par déprécierlégèrement ses convives, ce qui était le mettre au-dessus d’eux. Ilne manqua pas de dénigrer un peu les autres femmes, manière habilede lui adresser des compliments. Mais elle le quittait de temps entemps, c’était soir de réception, des dames arrivaient ; puiselle revenait à sa place, et la disposition toute fortuite dessièges leur permettait de n’être pas entendus.

Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique et raisonnable.Les préoccupations du jour l’intéressaient médiocrement ; il yavait tout un ordre de sentiments moins transitoires. Elle seplaignit des poètes qui dénaturent la vérité, puis elle leva lesyeux vers le ciel, en lui demandant le nom d’une étoile.

On avait mis dans les arbres deux ou trois lanterneschinoises ; le vent les agitait, des rayons coloréstremblaient sur sa robe blanche. Elle se tenait, comme d’habitude,un peu en arrière dans son fauteuil, avec un tabouret devantelle ; on apercevait la pointe d’un soulier de satinnoir ; et Mme Dambreuse, par intervalles, lançait une paroleplus haute, quelquefois même un rire.

Ces coquetteries n’atteignaient pas Martinon, occupé deCécile ; mais elles allaient frapper la petite Roque, quicausait avec Mme Arnoux. C’était la seule, parmi ces femmes, dontles manières ne lui semblaient pas dédaigneuses. Elle était venues’asseoir à côté d’elle ; puis, cédant à un besoind’épanchement :

« N’est-ce pas qu’il parle bien, Frédéric Moreau ? »

« Vous le connaissez ? »

« Oh ! beaucoup ! Nous sommes voisins. Il m’a faitjouer toute petite. »

Mme Arnoux lui jeta un long regard qui signifiait : » Vous nel’aimez pas, j’imagine ? »

Celui de la jeune fille répliqua sans trouble : « Si »

« Vous le voyez souvent, alors ? »

« Oh ! non ! seulement quand il vient chez sa mère.Voilà dix mois qu’il n’est venu ! Il avait promis cependantd’être plus exact. »

« Il ne faut pas trop croire aux promesses des hommes, monenfant. » « Mais il ne m’a pas trompée, moi ! »

« Comme d’autres ! »

Louise frissonna : » Est-ce que, par hasard, il lui aurait aussipromis quelque chose, à elle ? » et sa figure était crispée dedéfiance et de haine.

Mme Arnoux en eut presque peur ; elle aurait voulurattraper son mot. Puis, toutes deux se turent.

Comme Frédéric se trouvait en face, sur un pliant, elles leconsidéraient, l’une avec décence, du coin des paupières, l’autrefranchement, la bouche ouverte, si bien que Mme Dambreuse lui dit:

« Tournez-vous donc, pour qu’elle vous voie ! »

« Qui cela ? »

« Mais la fille de M. Roque ! »

Et elle le plaisanta sur l’amour de cette jeune provinciale. Ils’en défendait, en tâchant de rire.

« Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une laideronpareille ! »

Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité immense. Il serappelait l’autre soirée, celle dont il était sorti, le coeur pleind’humiliations ; et il respirait largement ; il sesentait dans son vrai milieu, presque dans son domaine, comme sitout cela, y compris l’hôtel Dambreuse, lui avait appartenu. Lesdames formaient un demi-cercle en l’écoutant ; et, afin debriller, il se prononça pour le rétablissernent du divorce, quidevait être facile jusqu’à pouvoir se quitter et se reprendreindéfiniment, tant qu’on voudrait. Elles se récrièrent ;d’autres chuchotaient ; il y avait de petits éclats de voixdans l’ombre, au pied du mur couvert d’aristoloches. C’était commeun caquetage de poules en gaieté ; et il développait sathéorie, avec cet aplomb que la conscience du succès procure. Undomestique apporta dans la tonnelle un plateau chargé de glaces.Les messieurs s’en rapprochèrent. lis causaient desarrestations.

Alors, Frédéric se vengea du Vicomte en lui faisant accroirequ’on allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. L’autreobjectait qu’il n’avait pas bougé de sa chambre ; sonadversaire accumula les chances mauvaises ; MM. Dambreuse etde Grémonville eux-mêmes s’amusaient. Puis ils complimentèrentFrédéric, tout en regrettant qu’il n’employât pas ses facultés à ladéfense de l’ordre ; et leur poignée de main futcordiale ; il pouvait désormais compter sur eux. Enfin, commetout le monde s’en allait, le Vicomte s’inclina très bas devantCécile :

« Mademoiselle, j’ai bien l’honneur de vous souhaiter lebonsoir. »

Elle répondit d’un ton sec :

« Bonsoir ! » Mais elle envoya un sourire à Martinon.

Le père Roque, pour continuer sa discussion avec Arnoux, luiproposa de le reconduire » ainsi que madame », leur route étant lamême. Louise et Frédéric marchaient devant. Elle avait saisi sonbras ; et, quand elle fut un peu loin des autres :

« Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert toutela soirée ! Comme ces femmes sont méchantes ! Quels airsde hauteur ! »

Il voulut les défendre.

« D’abord, tu pouvais bien me parler en entrant, depuis un anque tu n’es venu ! »

« Il n’y a pas un an », dit Frédéric, heureux de la reprendresur ce détail pour esquiver les autres.

« Soit ! Le temps m’a paru long, voilà tout ! Mais,pendant cet abominable dîner, c’était à croire que tu avais hontede moi ! Ah ! je comprends, je n’ai pas ce qu’il fautpour plaire, comme elles. »

« Tu te trompes », dit Frédéric.

« Vraiment ! Jure-moi que tu n’en aimes aucune ? »

Il jura.

« Et c’est moi seule que tu aimes ? »

« Parbleu ! »

Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait voulu se perdre dansles rues, pour se promener ensemble toute la nuit.

« J’ai été si tourmentée là-bas ! On ne parlait que debarricades ! Je te voyais tombant sur le dos, couvert desang ! Ta mère était dans son lit avec ses rhumatismes. Ellene savait rien. Il fallait me taire ! Je n’y tenais plusAlors, j’ai pris Catherine. »

Et elle lui conta son départ, toute sa route, et le mensongefait à son père.

« Il me ramène dans deux jours. Viens demain soir, comme parhasard, et profites-en pour me demander en mariage. »

Jamais Frédéric n’avait été plus loin du mariage. D’ailleurs,Mlle Roque lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelledifférence avec une femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autreavenir lui était réservé ! Il en avait la certitudeaujourd’hui ; aussi n’était-ce pas le moment de s’engager, parun coup de coeur, dans une détermination de cette importance. Ilfallait maintenant être positif ; – et puis il avait revu MmeArnoux. Cependant la franchise de Louise l’embarrassait.

Il répliqua : « As-tu bien réfléchi à cette démarche ?»

« Comment ! » s’écria-t-elle, glacée de surprise etd’indignation.

Il dit que se marier actuellement serait une folie.

« Ainsi tu ne veux pas de moi ? »

« Mais tu ne me comprends pas ! »

Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour lui faireentendre qu’il était retenu par des considérations majeures, qu’ilavait des affaires à n’en plus finir, que même sa fortune étaitcompromise (Louise tranchait tout, d’un mot net), enfin que lescirconstances politiques s’y opposaient. Donc, le plus raisonnableétait de patienter quelque temps. Les choses s’arrangeraient, sansdoute ; du moins, il l’espérait ; et, comme il netrouvait plus de raisons, il feignit de se rappeler brusquementqu’il aurait dû être depuis deux heures chez Dussardier.

Puis, ayant salué les autres, il s’enfonça dans la rueHauteville, fit le tour du Gymnase, revint sur le boulevard, etmonta en courant les quatre étages de Rosanette.

M. et Mme Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, àl’entrée de la rue Saint-Denis. Ils s’en retournèrent sans riendire ; lui, n’en pouvant plus d’avoir bavardé, et elle,éprouvant une grande lassitude ; elle s’appuyait même sur sonépaule. C’était le seul homme qui eût montré pendant la soirée dessentiments honnêtes. Elle se sentit pour lui pleine d’indulgence.Cependant, il gardait un peu de rancune contre Frédéric.

« As-tu vu sa mine, lorsqu’il a été question du portrait ?Quand je te disais qu’il est son amant ? Tu ne voulais pas mecroire ! »

« Oh ! oui, j’avais tort ! »

Arnoux, content de son triomphe, insista.

« Je parie même qu’il nous a lâchés, tout à l’heure pour allerla rejoindre ! Il est maintenant chez elle, va ! Il ypasse la nuit. »

Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.

« Mais tu trembles ! »

« C’est que j’ai froid », reprit-elle.

Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la chambre deCatherine, et, la secouant par l’épaule :

« Lève-toi !… vite ! plus vite ! et va mechercher un fiacre. »

Catherine lui répondit qu’il n’y en avait plus à cetteheure.

« Tu vas m’y conduire toi-même, alors ? »

« Où donc ? »

« Chez Frédéric ! »

« Pas possible ! A cause ? »

C’était pour lui parier. Elle ne pouvait attendre. Elle voulaitle voir tout de suite.

« Y pensez-vous ! Se présenter comme ça dans une maison aumilieu de la nuit ! D’ailleurs, à présent, il dort !»

« Je le réveillerai ! »

« Mais ce n’est pas convenable pour une demoiselle ! »

« Je ne suis pas une demoiselle ! Je suis sa femme Jel’aime ! Allons, mets ton châle. »

Catherine, debout au bord de son lit, réfléchissait. Elle finitpar dire :

« Non ! je ne veux pas ! »

« Eh bien reste ! Moi, j’y vais ! »

Louise glissa comme une couleuvre dans l’escalier. Catherines’élança par derrière, la rejoignit sur le trottoir. Sesreprésentations furent inutiles ; et elle la suivait, tout enachevant de nouer sa camisole. Le chemin lui parut extrêmementlong. Elle se plaignait de ses vieilles jambes.

« Après ça, moi, je n’ai pas ce qui vous pousse, dame !»

Puis elle s’attendrissait.

« Pauvre coeur ! Il n’y a encore que ta Catau,vois-tu ! »

Des scrupules, de temps en temps, la reprenaient.

« Ah ! vous me faites faire quelque chose de joli ! Sivotre père se réveillait ! Seigneur Dieu ! Pourvu qu’unmalheur n’arrive pas ! »

Devant le théâtre des Variétés, une patrouille de gardesnationaux les arrêta. Louise dit tout de suite qu’elle allait avecsa bonne dans la rue Rumford chercher un médecin. On les laissapasser.

Au coin de la Madeleine, elles rencontrèrent une secondepatrouille ; et, Louise ayant donné la même explication, undes citoyens reprit :

« Est-ce pour une maladie de neuf mois, ma petite chatte ?»

« Gougibaud ! » s’écria le capitaine, » pas depolissonneries dans les rangs ! – Mesdames, circulez !»

Malgré l’injonction, les traits d’esprit continuèrent :

« Bien du plaisir ! »

« Mes respects au docteur ! »

« Prenez garde au loup ! »

« Ils aiment à rire », remarqua tout haut Catherine.

« C’est jeune ! »

Enfin, elles arrivèrent chez Frédéric. Louise tira la sonnetteavec vigueur, plusieurs fois. La porte s’entrebâilla ; et leconcierge répondit à sa demande :

« Non ! »

« Mais il doit être couché ? »

« Je vous dit que non ! Voilà près de trois mois qu’il necouche pas chez lui ! »

Et le petit carreau de la loge retomba nettement, comme uneguillotine. Elles restaient dans l’obscurité, sous la voûte. Unevoix furieuse leur cria :

« Sortez donc ! »

La porte se rouvrit ; elles sortirent.

Louise fut obligée de s’asseoir sur une borne ; et ellepleura, la tête dans ses mains, abondamment, de tout son coeur. Lejour se levait, des charrettes passaient.

Catherine la ramena en la soutenant, en la baisant, en luidisant toutes sortes de bonnes choses tirées de son expérience. Ilne fallait pas se faire tant de mal pour les amoureux. Si celui-làmanquait, elle en trouverait d’autres !

Chapitre 3

 

Quand l’enthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se futcalmé, elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric pritl’habitude insensiblement de vivre chez elle.

Le meilleur de la journée, c’était le matin sur leur terrasse.En caraco de batiste et pieds nus dans ses pantoufles, elle allaitet venait autour de lui, nettoyait la cage de ses serins, donnaitde l’eau à ses poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feudans la caisse remplie de terre, d’où s’élevait un treillage decapucines garnissant le mur. Puis, accoudés sur leur balcon, ilsregardaient ensemble les voitures, les passants ; et on sechauffait au soleil, on faisait des projets pour la soirée. Ils’absentait pendant deux heures tout au plus ; ensuite, ilsallaient dans un théâtre quelconque, aux avant-scènes ; etRosanette, un gros bouquet de fleurs à la main, écoutait lesinstruments, tandis que Frédéric, penché à son oreille, lui contaitdes choses joviales ou galantes. D’autres fois, ils prenaient unecalèche pour les conduire au bois de Boulogne ; ils sepromenaient tard, jusqu’au milieu de la nuit. Enfin, ils s’enrevenaient par l’Arc de triomphe et la grande avenue, en humantl’air, avec les étoiles sur leur tête, et, jusqu’au fond de laperspective, tous les becs de gaz alignés comme un double cordon deperles lumineuses.

Frédéric l’attendait toujours quand ils devaient sortir elleétait fort longue à disposer autour de son menton les deux rubansde sa capote et elle se souriait à elle-même, devant son armoire àglace. Puis passait son bras sur le sien et le forçant à se mirerprès d’elle :

« Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte à côte !Ah pauvre amour, je te mangerais ! »

Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle en avait sur levisage un rayonnement continu, en même temps qu’elle paraissaitplus langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes ; et,sans pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait changée,cependant.

Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très importante quele sieur Arnoux venait de monter un magasin de blanc à une ancienneouvrière de sa fabrique ; il y venait tous les soirs, »dépensait beaucoup, pas plus tard que l’autre semaine, lui avaitmême donné un ameublement de palissandre. »

« Comment le sais-tu ? » dit Frédéric.

« Oh ! j’en suis sûre ! »

Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des informations.Elle aimait donc bien Arnoux, pour s’en occuper si fortement !Il se contenta de lui répondre « Qu’est-ce que cela te fait ?»

Rosanette eut l’air surprise de cette demande.

« Mais la canaille me doit de l’argent ! N’est-ce pasabominable de le voir entretenir des gueuses ! »

Puis, avec une expression de haine triomphante :

« Au reste, elle se moque de lui joliment ! Elle a troisautres particuliers. Tant mieux ! et qu’elle le mange jusqu’audernier liard, j’en serai contente ! »

Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la Bordelaise, avecl’indulgence des amours séniles.

Sa fabrique ne marchait plus ; l’ensemble de ses affairesétait pitoyable ; si bien que, pour les remettre à flot, ilpensa d’abord à établir un café chantant, où l’on n’aurait chantérien que des oeuvres patriotiques ; le ministre lui accordantune subvention, cet établissement serait devenu tout à la fois unfoyer de propagande et une source de bénéfices. La direction duPouvoir ayant changé, c’était une chose impossible. Maintenant, ilrêvait une grande chapellerie militaire. Les fonds lui manquaientpour commencer.

Il n’était pas plus heureux dans son intérieur domestique. MmeArnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même un peu rude.Marthe se rangeait toujours du côté de son père. Cela augmentait ledésaccord, et la maison devenait intolérable. Souvent, il enpartait dès le matin, passait sa journée à faire de longuescourses, pour s’étourdir, puis dînait dans un cabaret de campagne,en s’abandonnant à ses réflexions.

L’absence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Donc,il parut, une après-midi, le supplia de venir le voir commeautrefois, et en obtint la promesse. Frédéric n’osait retournerchez Mme Arnoux. Il lui semblait l’avoir trahie. Mais cetteconduite était bien lâche. Les excuses manquaient. Il faudrait enfinir par là ! et, un soir, il se mit en marche.

Comme la pluie tombait, il venait d’entrer dans le passageJouffroy quand, sous la lumière des devantures, un gros petit hommeen casquette l’aborda. Frédéric n’eut pas de peine à reconnaîtreCompain, cet orateur dont la motion avait causé tant de rires auclub. Il s’appuyait sur le bras d’un individu affublé d’un bonnetrouge de zouave, la lèvre supérieure très longue, le teint jaunecomme une orange, la mâchoire couverte d’une barbiche, et qui lecontemplait avec de gros yeux, lubrifiés d’admiration.

Compain, sans doute, en était fier, car il dit :

« Je vous présente ce gaillard-là ! C’est un bottier de mesamis, un patriote ! Prenons-nous quelque chose ? »

Frédéric l’ayant remercié, il tonna immédiatement contre laproposition Rateau, une manoeuvre des aristocrates. Pour en finir,il fallait recommencer ! Puis, il s’informa de Regimbart et dequelques autres, aussi fameux, tels que Masselin, Sanson, Lecornu,Maréchal, et un certain Deslauriers, compromis dans l’affaire descarabines interceptées dernièrement à Troyes.

Tout cela était nouveau pour Frédéric. Compain n’en savait pasdavantage. Il le quitta, en disant :

« A bientôt, n’est-ce pas, car vous en êtes ? »

« De quoi ? »

« De la tête de veau »

« Quelle tête de veau ? »

« Ah ! farceur ! » reprit Compain, en lui donnant unetape sur le ventre.

Et les deux terroristes s’enfoncèrent dans un café.

Dix minutes après, Frédéric ne songeait plus à Deslauriers. Ilétait sur le trottoir de la rue Paradis, devant une maison ;et il regardait au second étage, derrière des rideaux, la lueurd’une lampe.

Enfin, il monta l’escalier.

« Arnoux y est-il ? »

La femme de chambre répondit :

« Non ! mais entrez tout de même. »

Et, ouvrant brusquement une porte :

« Madame, c’est M. Moreau ! »

Elle se leva plus pâle que sa collerette. Elle tremblait.

« Qui me vaut l’honneur… d’une visite… aussi imprévue ?»

« Rien ! Le plaisir de revoir d’anciens amis Et, tout ens’asseyant :

« Comment va ce bon Arnoux ? »

« Parfaitement ! Il est sorti. »

« Ah ! je comprends ! toujours ses vieilles habitudesdu soir ; un peu de distraction ! »

« Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la tête abesoin de se reposer ! »

Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge irritaitFrédéric ; et, désignant sur ses genoux un morceau de drapnoir, avec des soutaches bleues :

« Qu’est-ce que vous faites là ? »

« Une veste que j’arrange pour ma fille. »

« A propos, je ne l’aperçois pas, où est-elle donc ? »

« Dans une pension », reprit Mme Arnoux.

Des larmes lui vinrent aux yeux -, elle les retenait, enpoussant son aiguille rapidement. Il avait pris par contenance unnuméro de l’Illustration, sur la table, près d’elle.

« Ces caricatures de Cham sont très drôles, n’est-ce pas ?»

« Oui. »

Puis ils retombèrent dans leur silence.

Une rafale ébranla tout à coup les carreaux.

« Quel temps ! » dit Frédéric.

« En effet ; c’est bien aimable d’être venu par cettehorrible pluie ! »

« Oh ! moi, je m’en moque ! Je ne suis pas comme ceuxqu’elle empêche, sans doute, d’aller à leurs rendez-vous !»

« Quels rendez-vous ? » demanda-t-elle naïvement.

« Vous ne vous rappelez pas ? »

Un frisson la saisit, et elle baissa la tête.

Il lui posa doucement la main sur le bras.

« Je vous assure que vous m’avez fait bien souffrir ! »

Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix :

« Mais j’avais peur pour mon enfant ! »

Elle lui conta la maladie du petit Eugène et toutes lesangoisses de cette journée.

« Merci ! merci ! Je ne doute plus ! je vous aimecomme toujours ! »

« Eh non ! ce n’est pas vrai ! »

« Pourquoi ? »

Elle le regarda froidement.

« Vous oubliez l’autre ! Celle que vous promenez auxcourses ! La femme dont vous avez le portrait, votremaîtresse ! »

« Eh bien, oui ! » s’écria Frédéric, » Je ne nie rien Jesuis un misérable ! écoutez-moi ! » S’il l’avait eue,c’était par désespoir, comme on se suicide. Du reste, il l’avaitrendue fort malheureuse, pour se venger sur elle de sa proprehonte. » Quel supplice ! Vous ne comprenez pas ? »

Mme Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la main ;et ils fermèrent les yeux, absorbés dans une ivresse qui étaitcomme un bercement doux et infini. Puis ils restèrent à secontempler, face à face, l’un près de l’autre.

« Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimaisplus ? »

Elle répondit d’une voix basse, pleine de caresses :

« Non ! En dépit de tout, je sentais au fond de mon coeurque cela était impossible et qu’un jour l’obstacle entre nous deuxs’évanouirait !

« Moi aussi ! et j’avais des besoins de vous revoir, à enmourir ! »

« Une fois », reprit-elle, » dans le Palais-Royal, j’ai suispassé à côté de vous ! »

« Vraiment ? »

Et il lui dit le bonheur qu’il avait eu en la retrouvant chezles Dambreuse.

« Mais comme je vous détestais le soir, en sortant de là !»

« Pauvre garçon ! »

« Ma vie est si triste. »

« Et la mienne !… S’il n’y avait que les chagrins, lesinquiétudes, les humiliations, tout ce que j’endure comme épouse etcomme mère, puisqu’on doit mourir, je ne me plaindrais pas ;ce qu’il y a d’affreux, c’est ma solitude, sans personne… »

« Mais je suis là, moi ! »

« Oh ! oui ! »

Un sanglot de tendresse l’avait soulevée. Ses brass’écartèrent ; et ils s’étreignirent debout, dans un longbaiser.

Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près d’eux,Rosanette. Mme Arnoux l’avait reconnue ; ses yeux, ouvertsdémesurément, l’examinaient, tout pleins de surprise etd’indignation. Enfin, Rosanette lui dit :

« Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires. »

« Il n’y est pas, vous le voyez. »

« Ah ! c’est vrai ! » reprit la Maréchale, » votrebonne avait raison ! Mille excuses ! »

Et, se tournant vers Frédéric :

« Te voilà ici, toi ? »

Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, commeun soufflet en plein visage.

« Il n’y est pas, je vous le répète ! »

Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement:

« Rentrons-nous ? J’ai un fiacre, en bas. »

Il faisait semblant de ne pas entendre.

« Allons, viens ! »

« Ah ! oui ! c’est une occasion ! Partez !partez ! » dit Mme Arnoux.

Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voirencore ; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut del’escalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit enface d’elle, et, pendant toute la route, ne prononça pas unmot.

L’infamie dont le rejaillissement l’outrageait, c’était lui-mêmequi en était cause. Il éprouvait tout à la fois la honte d’unehumiliation écrasante et le regret de sa félicité ; quand ilallait enfin la saisir, elle était devenue irrévocablementimpossible ! – et par la faute de celle-là, de cette fille, decette catin. Il aurait voulu l’étrangler ; il étouffait.Rentrés chez eux, il jeta son chapeau sur un meuble, arracha sacravate.

« Ah ! tu viens de faire quelque chose de propre,avoue-le ! »

Elle se campa fièrement devant lui.

« Eh bien, après ? Où est le mal ? »

« Comment ! Tu m’espionnes ? »

« Est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te divertir chez lesfemmes honnêtes ? »

« N’importe ! Je ne veux pas que tu les insultes. »

« En quoi l’ai-je insultée ? »

Il n’eut rien à répondre ; et, d’un accent plus haineux:

« Mais, l’autre fois, au Champ-de-Mars… »

« Ah ! tu nous ennuies avec tes anciennes ! »

« Misérable ! »

Il leva le poing.

« Ne me tue pas ! Je suis enceinte ! »

Frédéric se recula.

« Tu mens ! »

« Mais regarde-moi ! »

Elle prit un flambeau, et, montrant son visage :

« T’y connais-tu ? »

De petites taches jaunes maculaient sa peau, qui étaitsingulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas l’évidence. Il allaouvrir la fenêtre, fit quelques pas de long en large, puiss’affaissa dans un fauteuil.

Cet événement était une calamité, qui d’abord ajournait leurrupture, – et puis bouleversait tous ses projets. L’idée d’êtrepère, d’ailleurs, lui paraissait grotesque, inadmissible. Maispourquoi ? Si, au lieu de la Maréchale…  ? Et sa rêveriedevint tellement profonde, qu’il eut une sorte d’hallucination. Ilvoyait là, sur le tapis, devant la cheminée, une petite fille. Elleressemblait à Mme Arnoux et à lui-même, un peu ; – brune etblanche, avec des yeux noirs, de très grands sourcils, un rubanrose dans ses cheveux bouclants ! (Oh ! comme il l’auraitaimée !) Et il lui semblait entendre sa voix : » Papa !papa ! »

Rosanette, qui venait de se déshabiller, s’approcha de lui,aperçut une larme à ses paupières, et le baisa sur le front,gravement. Il se leva, en disant :

« Parbleu ! On ne le tuera pas, ce marmot !

Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un garçon, biensûr ! On l’appellerait Frédéric. Il fallait commencer sontrousseau ; – et, en la voyant si heureuse, une pitié le prit.Comme il ne ressentait, maintenant, aucune colère, il voulut savoirla raison de sa démarche, tout à l’heure.

C’est que Mlle Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-là même, unbillet protesté depuis longtemps ; et elle avait couru chezArnoux pour avoir de l’argent.

« Je t’en aurais donné ! » dit Frédéric.

« C’était plus simple de prendre là-bas ce qui m’appartient, etde rendre à l’autre ses mille francs. » « Est-ce au moins tout ceque tu lui dois ? » Elle répondit :

« Certainement ! »

Le lendemain, à neuf heures du soir (heure indiquée par leportier), Frédéric se rendit chez Mlle Vatnaz.

Il se cogna dans l’antichambre contre les meubles entassés. Maisun bruit de voix et de musique le guidait. Il ouvrit une porte ettomba au milieu d’un raout. Debout, devant le piano que touchaitune demoiselle en lunettes, Delmar, sérieux comme un pontife,déclamait une poésie humanitaire sur la prostitution et sa voixcaverneuse roulait, soutenue par les accords plaqués. Un rang defemmes occupait la muraille, vêtues généralement de couleurssombres, sans col de chemises ni manchettes. Cinq ou six hommes,tous des penseurs, étaient çà et là, sur des chaises. Il y avaitdans un fauteuil un ancien fabuliste, une ruine ; – et l’odeurâcre de deux lampes se mêlait à l’arôme du chocolat, qui emplissaitdes bois encombrant la table à jeu.

Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des reins, se tenait àun coin de la cheminée. Dussardier était à l’autre bout, enface ; il avait l’air un peu embarrassé de sa position.D’ailleurs, ce milieu artistique l’intimidait.

La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ? non peut-être.Cependant, elle semblait jalouse du brave commis ; et,Frédéric ayant réclamé d’elle un mot d’entretien, elle lui fitsigne de passer avec eux dans sa chambre. Quand les mille francsfurent alignés, elle demanda, en plus, les intérêts.

« Pas la peine ! » dit Dussardier.

« Tais-toi donc ! »

Cette lâcheté d’un homme si courageux fut agréable à Frédériccomme une justification de la sienne. Il rapporta le billet, et nereparla jamais de l’esclandre chez Mme Arnoux. Mais, dès lors,toutes les défectuosités de la Maréchale lui apparurent.

Elle avait un mauvais goût irrémédiable, une incompréhensibleparesse, une ignorance de sauvage, jusqu’à considérer comme trèscélèbre le docteur Desrogis ; et elle était fière de lerecevoir, lui et son épouse, parce que c’étaient – des gens mariés». Elle régentait d’un air pédantesque sur les choses de la vieMlle Irma, pauvre petite créature douée d’une petite voix, ayantpour protecteur un monsieur » très bien », ex-employé dans lesdouanes, et fort aux tours de cartes ; Rosanette l’appelait »mon gros loulou ». Frédéric ne pouvait souffrir, non plus, larépétition de ses mots bêtes tels que » Du flan ! A Chaillot.On n’a jamais pu savoir, etc. »-, et elle s’obstinait à épousseterle matin ses bibelots avec une paire de vieux gants blancs !Il était révolté surtout par ses façons envers sa bonne, – dont lesgages étaient sans cesse arriérés, et qui même lui prêtait del’argent. Les jours qu’elles réglaient leurs comptes, elles sechamaillaient comme deux poissardes, puis on se réconciliait ens’embrassant. Le tête-à-tête devenait triste. Ce fut un soulagementpour lui, quand les soirées de Mme Dambreuse recommencèrent.

Celle-là, au moins, l’amusait ! Elle savait les intriguesdu monde, les mutations d’ambassadeurs, le personnel descouturières ; et, s’il lui échappait des lieux communs,c’était dans une formule tellement convenue, que sa phrase pouvaitpasser pour une déférence ou pour une ironie. Il fallait la voir aumilieu de vingt personnes qui causaient, n’en oubliant aucune,amenant les réponses qu’elle voulait, évitant lespérilleuses ! Des choses très simples, racontées par elle,semblaient des confidences ; le moindre de ses souriresfaisait rêver ; son charme enfin, comme l’exquise odeurqu’elle portait ordinairement, était complexe et indéfinissable.Frédéric, dans sa compagnie, éprouvait chaque fois le plaisir d’unedécouverte ; et cependant, il la retrouvait toujours avec samême sérénité, pareille au miroitement des eaux limpides. Maispourquoi ses manières envers sa nièce avaient-elles tant defroideur ? Elle lui lançait même, par moments, de singulierscoups d’oeil.

Dès qu’il fut question de mariage, elle avait objecté à M.Dambreuse la santé de » la chère enfant », et l’avait emmenée toutde suite aux bains de Balaruc. A son retour, des prétextes nouveauxavaient surgi : le jeune homme manquait de position, ce grand amourne paraissait pas sérieux, on ne risquait rien d’attendre. Martinonavait répondu qu’il attendrait. Sa conduite fut sublime. Il prônaFrédéric. Il fit plus : il le renseigna sur les moyens de plaire àMme Dambreuse, laissant même entrevoir qu’il connaissait, par lanièce, les sentiments de la tante.

Quant à M. Dambreuse, loin de montrer de la jalousie, ilentourait d’égards son jeune ami, le consultait sur différenteschoses, s’inquiétait même de son avenir, si bien qu’un jour, commeon parlait du père Roque, il lui dit à l’oreille, d’un air finot:

» Vous avez bien fait. »

Et Cécile, miss John, les domestiques, le portier, pas un qui nefût charmant pour lui, dans cette maison. Il y venait tous lessoirs, abandonnant Rosanette. Sa maternité future la rendait plussérieuse, même un peu triste, comme si des inquiétudes l’eussenttourmentée. A toutes les questions, elle répondait :

« Tu te trompes ! Je me porte bien ! »

C’étaient cinq billets qu’elle avait souscrits autrefois et,n’osant le dire à Frédéric après le payement du premier, elle étaitretournée chez Arnoux, lequel lui avait promis, par écrit, le tiersde ses bénéfices dans l’éclairage au gaz des villes du Languedoc(une entreprise merveilleuse !), en lui recommandant de ne passe servir de cette lettre avant l’assemblée des actionnaires ;l’assemblée était remise de semaine en semaine.

Cependant, la Maréchale avait besoin d’argent. Elle serait morteplutôt que d’en demander à Frédéric. Elle n’en voulait pas de lui.Cela aurait gâté leur amour. Il subvenait bien aux frais duménage ; mais une petite voiture louée au mois, et d’autressacrifices indispensables depuis qu’il fréquentait les Dambreuse,l’empêchaient d’en faire plus pour sa maîtresse. Deux ou troisfois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des dosmasculins disparaître entre les portes ; et elle sortaitsouvent sans vouloir dire où elle allait. Frédéric n’essaya pas decreuser les choses. Un de ces jours, il prendrait un partidéfinitif. Il rêvait une autre vie, qui serait plus amusante etplus noble. Un pareil idéal le rendait indulgent pour l’hôtelDambreuse.

C’était une succursale intime de la rue de Poitiers. Il yrencontra le grand M. A., l’illustre B., le profond C., l’éloquentZ., l’immense Y., les vieux ténors du centre gauche, les paladinsde la droite, les burgraves du juste-milieu, les éternelsbonshommes de la comédie. Il fut stupéfait par leur exécrablelangage, leurs petitesses, leurs rancunes, leur mauvaise foi, -tous ces gens qui avaient voté la Constitution s’évertuant à ladémolir ; et ils s’agitaient beaucoup, lançaient desmanifestes, des pamphlets, des biographies ; celle de Fumichonpar Hussonnet fut un chef-d’oeuvre. Nonancourt s’occupait de lapropagande dans les campagnes, M. de Grémonville travaillait leclergé, Martinon ralliait de jeunes bourgeois. Chacun, selon sesmoyens, s’employa, jusqu’à Cisy lui-même. Pensant maintenant auxchoses sérieuses, tout le long de la journée il faisait des coursesen cabriolet, pour le parti.

M. Dambreuse, tel qu’un baromètre, en exprimait constamment ladernière variation. On ne parlait pas de Lamartine sans qu’il citâtce mot d’un homme du peuple : » Assez de lyre ! » Cavaignacn’était plus, à ses yeux, qu’un traître. Le Président, qu’il avaitadmiré pendant trois mois, commençait à déchoir dans son estime (nelui trouvant pas » l’énergie nécessaire ») -, et, comme il luifallait toujours un sauveur, sa reconnaissance, depuis l’affaire duConservatoire, appartenait à Changarnier : » Dieu merci,Changarnier… Espérons que Changarnier… Oh ! rien à craindretant que Changarnier… »

On exaltait avant tout M. Thiers pour son volume contre leSocialisme, où il s’était montré aussi penseur qu’écrivain. Onriait énormément de Pierre Leroux, qui citait à la Chambre despassages des philosophes. On faisait des plaisanteries sur la queuephalanstériennel. On allait applaudir la Foire aux Idées ; eton comparait les auteurs à Aristophane. Frédéric y alla, comme lesautres.

Le verbiage politique et la bonne chère engourdissaient samoralité. Si médiocres que lui parussent ces personnages, il étaitfier de les connaître et intérieurement souhaitait la considérationbourgeoise. Une maîtresse comme Mme Dambreuse le poserait.

Il se mit à faire tout ce qu’il faut.

Il se trouvait sur son passage à la promenade, ne manquait pasd’aller la saluer dans sa loge au théâtre ; et, sachant lesheures où elle se rendait à l’église, il se campait derrière unpilier dans une pose mélancolique. Pour des indications decuriosités, des renseignements sur un concert, des emprunts delivres ou de revues, c’était un échange continuel de petitsbillets. Outre sa visite du soir, il lui en faisait quelquefois uneautre vers la fin du jour ; et il avait une gradation de joiesà passer successivement par la grande porte, par la cour. parl’antichambre par les deux salons ; enfin, il arrivait dansson boudoir, discret comme un tombeau, tiède comme une alcôve, oùl’on se heurtait aux capitons des meubles parmi toutes sortesd’objets çà et là : chiffonnières, écrans. coupes et plateaux enlaque, en écaille, en ivoire, en malachite, bagatellesdispendieuses, souvent renouvelées. Il y en avait de simples :trois galets d’Etretat pour servir de presse-papier, un bonnet deFrisonne suspendu à un paravent chinois ; toutes ces chosess’harmoniaient cependant ; on était même saisi par la noblessede l’ensemble, ce qui tenait peut-être à la hauteur du plafond, àl’opulence des portières et aux longues crépines de soie, flottantsur les bâtons dorés des tabourets.

Elle était presque toujours sur une petite causeuse, près de lajardinière garnissant l’embrasure de la fenêtre. Assis au bord d’ungros pouf à roulettes, il lui adressait les compliments les plusjustes possible ; et elle le regardait la tête un peu de côté,la bouche souriante.

Il lui lisait des pages de poésie, en y mettant toute son âme,afin de l’émouvoir, et pour se faire admirer. Elle l’arrêtait parune remarque dénigrante ou une observation pratique ; et leurcauserie retombait sans cesse dans l’éternelle question del’Amour ! Ils se demandaient ce qui l’occasionnait, si lesfemmes le sentaient mieux que les hommes, quelles étaient là-dessusleurs différences. Frédéric tâchait d’émettre son opinion, enévitant à la fois la grossièreté et la fadeur. Cela devenait uneespèce de lutte, agréable par moments, fastidieuse en d’autres.

Il n’éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son êtrequi l’emportait vers Mme Arnoux, ni le désordre gai où l’avait misd’abord Rosanette. Mais il la convoitait comme une chose anormaleet difficile, parce qu’elle était noble, parce qu’elle était riche,parce qu’elle était dévote, – se figurant qu’elle avait desdélicatesses de sentiment, rares comme ses dentelles, avec desamulettes sur la peau et des pudeurs dans la dépravation.

Il se servit du vieil amour. Il lui conta, comme inspiré parelle, tout ce que Mme Arnoux autrefois lui avait fait ressentir,ses langueurs, ses appréhensions, ses rêves.

Elle recevait cela comme une personne accoutumée à ces choses,sans le repousser formellement ne cédait rien ; et iln’arrivait pas plus à la séduire que Martinon à se marier. Pour enfinir avec l’amoureux de sa nièce, elle l’accusa de viser àl’argent, et pria même son mari d’en faire l’épreuve. M. Dambreusedéclara donc au jeune homme que Cécile, étant l’orpheline deparents pauvres, n’avait aucune » espérance » ni dot.

Martinon, ne croyant pas que cela fût vrai, ou trop avancé pourse dédire, ou par un de ces entêtements d’idiot qui sont des actesde génie, répondit que son patrimoine, quinze mille livres derente, leur suffirait. Ce désintéressement imprévu toucha lebanquier. Il lui promit un cautionnement de receveur, ens’engageant à obtenir la place ; et, au mois de mai 1850,Martinon épousa Mlle Cécile. Il n’y eut pas de bal. Les jeunes genspartirent le soir même pour l’Italie. Frédéric, le lendemain, vintfaire une visite à Mme Dambreuse. Elle lui parut plus pâle qued’habitude. Elle le contredit avec aigreur sur deux ou trois sujetssans importance. Du reste, tous les hommes étaient deségoïstes.

Il y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne serait quelui.

« Ah bah ! comme les autres ! »

Ses paupières étaient rouges -, elle pleurait. Puis, ens’efforçant de sourire :

» Excusez-moi ! J’ai tort ! C’est une idée triste quim’est venue »

Il n’y comprenait rien.

« N’importe ! elle est moins forte que je ne croyais »,pensa-t-il.

Elle sonna pour avoir un verre d’eau, en but une gorgée, lerenvoya, puis se plaignit de ce qu’on la servait horriblement. Afinde l’amuser, il s’offrit comme domestique, se prétendant capable dedonner des assiettes, d’épousseter les meubles, d’annoncer lemonde, d’être enfin un valet de chambre ou plutôt un chasseur, bienque la mode en fût passée. Il aurait voulu se tenir derrière savoiture avec un chapeau de plumes de coq.

« Et comme je vous suivrais à pied majestueusement, en portantsur le bras un petit chien ! »

« Vous êtes gai », dit Mme Dambreuse.

N’était-ce pas une folie, reprit-il, de considérer toutsérieusement ? Il y avait bien assez de misères sans s’enforger. Rien ne méritait la peine d’une douleur. Mme Dambreuse levales sourcils, d’une manière de vague approbation.

Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus de hardiesse.Ses mécomptes d’autrefois lui faisaient, maintenant, uneclairvoyance. Il poursuivit :

« Nos grands-pères vivaient mieux. Pourquoi ne pas obéir àl’impulsion qui nous pousse ? » L’amour, après tout, n’étaitpas en soi une chose si importante.

« Mais c’est immoral, ce que vous dites là ! » Elle s’étaitremise sur la causeuse. Il s’assit au bord, contre ses pieds.

« Ne voyez-pas que je mens ! Car, pour plaire aux femmes,il faut étaler une insouciance de bouffon ou des fureurs detragédie ! Elles se moquent de nous quand on leur dit qu’onles aime, simplement ! Moi, je trouve ces hyperboles où elless’amusent une profanation de l’amour vrai ; si bien qu’on nesait plus comment l’exprimer, surtout devant celles… qui ont…beaucoup d’esprit. »

Elle le considérait les cils entre-clos. Il baissait la voix, ense penchant vers son visage.

« Oui ! vous me faites peur ! Je vous offense,peut-être ?… Pardon !… Je ne voulais pas dire toutcela ! Ce n’est pas ma faute ! Vous êtes si belle »

Mme Dambreuse ferma les yeux, et il fut surpris par la facilitéde sa victoire. Les grands arbres du jardin qui frissonnaientmollement s’arrêtèrent. Des nuages immobiles rayaient le ciel delongues bandes rouges, et il y eut comme une suspension universelledes choses. Alors, des soirs semblables, avec des silences pareils,revinrent dans son esprit, confusément. Où était-ce ?…

Il se mit à genoux, prit sa main, et lui jura un amour éternel.Puis, comme il partait, elle le rappela d’un signe et lui dit toutbas :

« Revenez dîner ! Nous serons seuls ! »

Il semblait à Frédéric, en descendant l’escalier, qu’il étaitdevenu un autre homme, que la température embaumante des serreschaudes l’entourait, qu’il entrait définitivement dans le mondesupérieur des adultères patriciens et des hautes intrigues. Pour ytenir la première place, il suffisait d’une femme comme celle-là.Avide, sans doute, de pouvoir et d’action, et mariée à un hommemédiocre qu’elle avait prodigieusement servi, elle désiraitquelqu’un de fort pour le conduire ? Rien d’impossiblemaintenant ! Il se sentait capable de faire deux cents lieuesà cheval, de travailler pendant plusieurs nuits de suite, sansfatigue son coeur débordait d’orgueil.

Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert d’un vieux paletotmarchait la tête basse, et avec un tel air d’accablement, queFrédéric se retourna, pour le voir. L’autre releva sa figure.C’était Deslauriers. Il hésitait. Frédéric lui sauta au cou.

« Ah ! mon pauvre vieux ! Comment ! c’esttoi ! »

Et il l’entraîna vers sa maison, en lui faisant beaucoup dequestions à la fois.

L’ex-commissaire de Ledru-Rollin conta, d’abord, les tourmentsqu’il avait eus. Comme il prêchait la fraternité aux conservateurset le respect des lois aux socialistes, les uns lui avaient tirédes coups de fusil, les autres apporté une corde pour le pendre.Après juin, on l’avait destitué brutalement. Il s’était jeté dansun complot, celui des armes saisies à Troyes. On l’avait relâché,faute de preuves. Puis le comité d’action l’avait envoyé à Londres,où il s’était flanqué des gifles avec ses frères, au milieu d’unbanquet. De retour à Paris…

« Pourquoi n’es-tu pas venu chez moi ? »

« Tu étais toujours absent ! Ton suisse avait des alluresmystérieuses, je ne savais que penser ; et puis je ne voulaispas reparaître en vaincu. »

Il avait frappé aux portes de la Démocratie, s’offrant à laservir de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partouton l’avait repoussé ; on se méfiait de lui -, et il avaitvendu sa montre, sa bibliothèque, son linge.

« Mieux vaudrait crever sur les pontons de Belle-Isle, avecSénécal ! »

Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate, n’eut pas l’air trèsému par cette nouvelle.

« Ah ! il est déporté, ce bon Sénécal ? » Deslauriersrépliqua, en parcourant les murailles d’un air envieux :

« Tout le monde n’a pas ta chance ! »

« Excuse-moi », dit Frédéric, sans remarquer l’allusion, » maisje dîne en ville. On va le faire à manger ; commande ce que tuvoudras ! Prends même mon lit. » Devant une cordialité sicomplète, l’amertume de Deslauriers disparut.

« Ton lit ? Mais… ça te gênerait ! »

« Eh non ! J’en ai d’autres ! »

« Ah ! très bien », reprit l’avocat, en riant. » Oùdînes-tu donc ? »

« Chez Mme Dambreuse. »

« Est-ce que… par hasard… ce serait…  ? »

« Tu es trop curieux », dit Frédéric avec un sourire, quiconfirmait cette supposition.

Puis, ayant regardé la pendule, il se rassit.

« C’est comme ça ! et il ne faut pas désespérer, vieuxdéfenseur du peuple ! »

« Miséricorde ! que d’autres s’en mêlent ! »

L’avocat détestait les ouvriers, pour en avoir souffert dans saprovince, un pays de houille. Chaque puits d’extraction avait nomméun gouvernement provisoire lui intimant des ordres.

« D’ailleurs, leur conduite a été charmante partout à Lyon, àLille, au Havre, à Paris ! Car, à l’exemple des fabricants quivoudraient exclure les produits de l’étranger, ces messieursréclament pour qu’on bannisse les travailleurs anglais, allemands,belges et savoyards ! Quant à leur intelligence, à quoi aservi, sous la Restauration, leur fameux compagnonnage ? En1830, ils sont entrés dans la garde nationale, sans même avoir lebon sens de la dominer ! Est-ce que, dès le lendemain de 48,les corps de métiers n’ont pas reparu avec des étendards àeux ! Ils demandaient même des représentants du peuple à eux,lesquels n’auraient parlé que pour eux ! Tout comme lesdéputés de la betterave ne s’inquiètent que de la betteraveAh ! j’en ai assez de ces cocos-là, se prosternant tour à tourdevant l’échafaud de Robespierre, les bottes de l’Empereur, leparapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement dévouée à quilui jette du pain dans la gueule ! On crie toujours contre lavénalité de Talleyrand et de Mirabeau ; mais lecommissionnaire d’en bas vendrait la patrie pour cinquantecentimes, si on lui promettait de tarifer sa course à troisfrancs ! Ah ! quelle faute ! Nous aurions dû mettrele feu aux quatre coins de l’Europe !

Frédéric lui répondit :

« L’étincelle manquait ! Vous étiez simplement de petitsbourgeois, et les meilleurs d’entre vous, des cuistres ! Quantaux ouvriers, ils peuvent se plaindre ; car, si l’on excepteun million soustrait à la liste civile, et que vous leur avezoctroyé avec la plus basse flagornerie, vous n’avez rien fait poureux que des phrases ! Le livret demeure aux mains du patron,et le salarié (même devant la justice) reste l’inférieur de sonmaître, puisque sa parole n’est pas crue. Enfin, la République meparaît vieille. Qui sait ? Le Progrès, peut-être, n’estréalisable que par une aristocratie ou par un homme ?L’initiative vient toujours d’en haut ! Le peuple est mineur,quoi qu’on prétende ! »

« C’est peut-être vrai », dit Deslauriers.

Selon Frédéric, la grande masse des citoyens n’aspirait qu’aurepos (il avait profité à l’hôtel Dambreuse), et toutes les chancesétaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquaitd’hommes neufs.

« Si tu te présentais, je suis sûr… »

Il n’acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mainssur le front ; puis, tout à coup :

« Mais toi ? Rien ne t’empêche ? Pourquoi ne serais-tupas député ? »

Par suite d’une double élection, il y avait, dans l’Aube, unecandidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative,appartenait à un autre arrondissement.

« Veux-tu que je m’en occupe ? »

Il connaissait beaucoup de cabaretiers, d’instituteurs, demédecins, de clercs d’étude et leurs patrons.

« D’ailleurs, on fait accroire aux paysans tout ce qu’onveut ! »

Frédéric sentait se rallumer son ambition. Deslauriers ajouta:

« Tu devrais bien me trouver une place à Paris. »

« Oh ! ce ne sera pas difficile, par M. Dambreuse. »

« Puisque nous parlions de houilles », reprit l’avocat, » quedevient sa grande société ? C’est une occupation de ce genrequ’il me faudrait ! – et je leur serais utile, tout en gardantmon indépendance. »

Frédéric promit de le conduire chez le banquier avant troisjours.

Son repas en tête-à-tête avec Mme Dambreuse fut une choseexquise. Elle souriait en face de lui, de l’autre côté de la table,par-dessus des fleurs dans une corbeille, à la lumière de la lampesuspendue ; et, comme la fenêtre était ouverte, on apercevaitdes étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant d’eux-mêmes, sansdoute ; mais, dès que les domestiques tournaient le dos, ilss’envoyaient un baiser, du bout des lèvres. Il dit son idée decandidature. Elle l’approuva, s’engageant même à y faire travaillerM. Dambreuse.

Le soir, quelques amis se présentèrent pour la féliciter et pourla plaindre ; elle devait être si chagrine de n’avoir plus sanièce ! C’était fort bien, d’ailleurs, aux jeunes mariés des’être mis en voyage ; plus tard, les embarras, les enfantssurviennent ! Mais l’Italie ne répondait pas à l’idée qu’ons’en faisait. Après cela. ils étaient dans l’âge desillusions ! et puis la lune de miel embellissait tout !Les deux derniers qui restèrent furent M. de Grémonville etFrédéric. Le diplomate ne voulait pas s’en aller. Enfin, à minuit,il se leva. Mme Dambreuse fit signe à Frédéric de partir avec lui,et le remercia de cette obéissance par une pression de main, plussuave que tout le reste.

La Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant. Ellel’attendait depuis cinq heures. Il donna pour excuse une démarcheindispensable dans l’intérêt de Deslauriers. Sa figure avait un airde triomphe, une auréole, dont Rosanette fut éblouie.

« C’est peut-être à cause de ton habit noir qui te vabien ; mais je ne t’ai jamais trouvé si beau ! Comme tues beau ! »

Dans un transport de sa tendresse, elle se jura intérieurementde ne plus appartenir à d’autres, quoiqu’il advînt, quand elledevrait crever de misère !

Ses jolis yeux humides pétillaient d’une passion tellementpuissante, que Frédéric l’attira sur ses genoux et il se dit : »Quelle canaille je fais » en s’applaudissant de sa perversité.

Chapitre 4

 

M. Dambreuse. quand Deslauriers se présenta chez lui, songeait àraviver sa grande affaire de houilles. Mais cette fusion de toutesles compagnies en une seule était mal vue ; on criait aumonopole, comme s’il ne fallait pas, pour de telles exploitations,d’immenses capitaux !

Deslauriers, qui venait de lire exprès l’ouvrage de Gobet et lesarticles de M. Chappe dans le Journal des Mines, connaissait laquestion parfaitement. Il démontra que la loi de 1810 établissaitau profit du concessionnaire un droit impermutable. D’ailleurs, onpouvait donner à l’entreprise une couleur démocratique : empêcherles réunions houillères était un attentat contre le principe mêmed’association.

M. Dambreuse lui confia des notes pour rédiger un mémoire. Quantà la manière dont il payerait son travail, il fit des promessesd’autant meilleures qu’elles n’étaient pas précises.

Deslauriers s’en revint chez Frédéric et lui rapporta laconférence. De plus, il avait vu Mme Dambreuse au bas del’escalier, comme il sortait.

« Je t’en fais mes compliments, saprelotte ! »

Puis ils causèrent de l’élection. Il y avait quelque chose àinventer.

Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuilled’écriture destinée aux journaux et qui était une lettre familière,où M. Dambreuse approuvait la candidature de leur ami. Soutenue parun conservateur et prônée par un rouge, elle devait réussir.Comment le capitaliste signait-il une pareille élucubration ?L’avocat, sans le moindre embarras, de lui-même, avait été lamontrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s’étaitchargée du reste.

Cette démarche surprit Frédéric. Il l’approuva cependant ;puis, comme Deslauriers s’aboucherait avec M. Roque, il lui contasa position vis-à-vis de Louise.

« Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes affaires sonttroubles ; je les arrangerai ; elle est assez jeune pourattendre ! »

Deslauriers partit ; et Frédéric se considéra comme unhomme très fort. Il éprouvait, d’ailleurs, un assouvissement, unesatisfaction profonde. Sa joie de posséder une femme riche n’étaitgâtée par aucun contraste ; le sentiment s’harmoniait avec lemilieu. Sa vie, maintenant, avait des douceurs partout.

La plus exquise, peut-être, était de contempler Mme Dambreuse,entre plusieurs personnes, dans son salon. La convenance de sesmanières le faisait rêver à d’autres attitudes ; pendantqu’elle causait d’un ton froid, il se rappelait ses mots d’amourbalbutiés ; tous les respects pour sa vertu le délectaientcomme un hommage retournant vers lui ; et il avait parfois desenvies de s’écrier : » Mais je la connais mieux que vous !Elle est à moi ! »

Leur liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée.Mme Dambreuse, durant tout l’hiver, traîna Frédéric dans lemonde.

Il arrivait presque toujours avant elle ; et il la voyaitentrer, les bras nus, l’éventail à la main, des perles dans lescheveux. Elle s’arrêtait sur le seuil (le linteau de la portel’entourait comme un cadre), et elle avait un léger mouvementd’indécision, en clignant les paupières, pour découvrir s’il étaitlà. Elle le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait lesvasistas ; les passants, tels que des ombres, s’agitaient dansla boue ; et, serrés l’un contre l’autre, ils apercevaienttout cela, confusément, avec un dédain tranquille. Sous desprétextes différents, il restait encore une bonne heure dans sachambre.

C’était par ennui, surtout, que Mme Dambreuse avait cédé. Maiscette dernière épreuve ne devait pas être perdue. Elle voulait ungrand amour, et elle se mit à le combler d’adulations et decaresses.

Elle lui envoyait des fleurs ; elle lui fit une chaise entapisserie ; elle lui donna un porte-cigares, une écritoire,mille petites choses d’un usage quotidien, pour qu’il n’eût pas uneaction indépendante de son souvenir. Ces prévenances le charmèrentd’abord, et bientôt lui parurent toutes simples.

Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à l’entrée d’unpassage, sortait par l’autre bout ; puis, se glissant le longdes murs, avec un double voile sur le visage, elle atteignait larue où Frédéric en sentinelle lui prenait le bras, vivement, pourla conduire dans sa maison. Ses deux domestiques se promenaient, leportier faisait des courses ; elle jetait les yeux tout àl’entour ; rien à craindre ! et elle poussait comme unsoupir d’exilé qui revoit sa patrie. La chance les enhardit. Leursrendez-vous se multiplièrent. Un soir même, elle se présenta tout àcoup en grande toilette de bal. Ces surprises pouvaient êtredangereuses ; il la blâma de son imprudence ; elle luidéplut, du reste. Son corsage ouvert découvrait trop sa poitrinemaigre.

Il reconnut alors ce qu’il s’était caché, la désillusion de sessens. Il n’en feignait pas moins de grandes ardeurs ; maispour les ressentir, il lui fallait évoquer l’image de Rosanette oude Mme Arnoux.

Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête entièrementlibre, et plus que jamais il ambitionnait une haute position dansle monde. Puisqu’il avait un marchepied pareil, c’était bien lemoins qu’il s’en servît.

Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans soncabinet ; et à son exclamation d’étonnement, répondit qu’ilétait secrétaire de Deslauriers. Il lui apportait même une lettre.Elle contenait de bonnes nouvelles, et le blâmait cependant de sanégligence ; il fallait venir là-bas.

Le futur député dit qu’il se mettrait en route lesurlendemain.

Sénécal n’exprima pas d’opinion sur cette candidature. Il parlade sa personne, et des affaires du pays.

Si lamentables qu’elles fussent, elles le réjouissaient ;car on marchait au communisme. D’abord, l’Administration y menaitd’elle-même, puisque, chaque jour, il y avait plus de choses régiespar le Gouvernement. Quant à la Propriété, la Constitution de 48,malgré ses faiblesses, ne l’avait pas ménagée ; au nom del’utilité publique, l’Etat pouvait prendre désormais ce qu’iljugeait lui convenir. Sénécal se déclara pour l’Autorité ; etFrédéric aperçut dans ses discours l’exagération de ses propresparoles à Deslauriers. Le républicain tonna même contrel’insuffisance des masses.

« Robespierre, en défendant le droit du petit nombre, amenaLouis XVI devant la Convention nationale, et sauva le peuple. Lafin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefoisindispensable. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse lebien ! »

Leur discussion dura longtemps, et, comme il s’en allait,Sénécal avoua (c’était le but de sa visite, peut-être) queDeslauriers s’impatientait beaucoup du silence de M. Dambreuse.

Mais M. Dambreuse était malade. Frédéric le voyait tous lesjours, sa qualité d’intime le faisait admettre près de lui.

La révocation du général Changarnier avait ému extrêmement lecapitaliste. Le soir même, il fut pris d’une grande chaleur dans lapoitrine, avec une oppression à ne pouvoir se tenir couché. Dessangsues amenèrent un soulagement immédiat. La toux sèche disparut,la respiration devint plus calme ; et, huit jours après, ildit en avalant un bouillon :

« Ah ! ça va mieux ! Mais j’ai manqué faire le grandvoyage ! »

« Pas sans moi s’écria Mme Dambreuse, notifiant par ce motqu’elle n’aurait pu lui survivre.

Au lieu de répondre, il étala sur elle et sur son amant unsingulier sourire, où il y avait à la fois de la résignation, del’indulgence, de l’ironie, et même comme une pointe, unsous-entendu presque gai.

Frédéric voulut partir pour Nogent, Mme Dambreuse s’yopposa ; et il défaisait et refaisait tour à tour ses paquets,selon les alternatives de la maladie.

Tout à coup, M. Dambreuse cracha le sang abondamment. » Lesprinces de la science », consultés, n’avisèrent à rien de nouveau.Ses jambes enflaient, et la faiblesse augmentait. Il avait témoignéplusieurs fois le désir de voir Cécile, qui était à l’autre bout dela France, avec son mari, nommé receveur depuis un mois. Il ordonnaexpressément qu’on la fît venir. Mme Dambreuse écrivit troislettres, et les lui montra.

Sans se fier même à la religieuse, elle ne le quittait pas d’uneseconde, ne se couchait plus. Les personnes qui se faisaientinscrire chez le concierge s’informaient d’elle avecadmiration ; et les passants étaient saisis de respect devantla quantité de paille qu’il y avait dans la rue, sous lesfenêtres.

Le 12 février, à cinq heures, une hémoptysie effrayante sedéclara. Le médecin de garde dit le danger. On courut vite chez unprêtre.

Pendant la confession de M. Dambreuse, Madame le regardait deloin, curieusement. Après quoi, le jeune docteur posa unvésicatoire, et attendit.

La lumière des lampes, masquée par des meubles, éclairait lachambre inégalement. Frédéric et Mme Dambreuse, au pied de lacouche, observaient le moribond. Dans l’embrasure d’une croisée, leprêtre et le médecin causaient à demi-voix ; la bonne soeur àgenoux, marmottait des prières.

Enfin, un râle s’éleva. Les mains se refroidissaient, la facecommençait à pâlir. Quelquefois, il tirait tout à coup uneaspiration énorme ; elles devinrent de plus en plusrares ; deux ou trois paroles confuses lui échappèrent ;il exhala un petit souffle en même temps qu’il tournait ses yeux,et le tête retomba de côté sur l’oreiller.

Tous, pendant une minute, restèrent immobiles.

Mme Dambreuse s’approcha ; et, sans effort, avec lasimplicité du devoir, elle lui ferma les paupières.

Puis elle écarta les deux bras, en se tordant la taille commedans le spasme d’un désespoir contenu, et sortit de l’appartement,appuyée sur le médecin et la religieuse. Un quart d’heure après,Frédéric monta dans sa chambre.

On y sentait une odeur indéfinissable, émanation des chosesdélicates qui l’emplissaient. Au milieu du lit, une robe noires’étalait, tranchant sur le couvre-pied rose.

Mme Dambreuse était au coin de la cheminée, debout. Sans luisupposer de violents regrets, il la croyait un peu triste ;et, d’une voix dolente :

« Tu souffres ? »

« Moi ? Non, pas du tout. »

Comme elle se retournait, elle aperçut la robe, l’examina ;puis elle lui dit de ne pas se gêner.

« Fume si tu veux ! Tu es chez moi »

Et, avec un grand soupir :

« Ah ! sainte Vierge ! quel débarras » Frédéric futétonné de l’exclamation. Il reprit en lui baisant la main :

« On était libre, pourtant ! »

Cette allusion à l’aisance de leurs amours parut blesser MmeDambreuse.

« Eh ! tu ne sais pas les services que je lui rendais, nidans quelles angoisses j’ai vécu ! »

« Comment ? »

« Mais oui ! Etait-ce une sécurité que d’avoir toujoursprès de soi cette bâtarde, une enfant introduite dans la maison aubout de cinq ans de ménage, et qui, sans moi, bien sûr, l’auraitamené à quelque sottise ? »

Alors, elle expliqua ses affaires. Ils s’étaient mariés sous lerégime de la séparation. Son patrimoine était de trois cent millefrancs. M. Dambreuse, par leur contrat, lui avait assuré, en cas desurvivance, quinze mille livres de rente avec la propriété del’hôtel. Mais, peu de temps après, il avait fait un testament où illui donnait toute sa fortune ; et elle l’évaluait, autantqu’il était possible de le savoir maintenant, à plus de troismillions.

Frédéric ouvrit de grands yeux.

« Ça en valait la peine, n’est-ce pas ? J’y ai contribué,du reste ! C’était mon bien que je défendais ; Cécilem’aurait dépouillée, injustement. »

« Pourquoi n’est-elle pas venue voir son père ? » ditFrédéric.

A cette question, Mme Dambreuse le considéra ; puis, d’unton sec :

« Je n’en sais rien ! Faute de coeur, sans doute !Oh ! je la connais ! Aussi elle n’aura pas de moi uneobole ! » Elle n’était guère gênante, du moins depuis sonmariage.

« Ah ! son mariage ! » fit en ricanant MmeDambreuse.

Et elle s’en voulait d’avoir trop bien traité cette pécore-là,qui était jalouse, intéressée, hypocrite. » Tous les défauts de sonpère ! » Elle le dénigrait de plus en plus. Personne d’unefausseté aussi profonde, impitoyable d’ailleurs, dur comme uncaillou, » un mauvais homme, un mauvais homme ! »

Il échappe des fautes, même aux plus sages. Mme Dambreuse venaitd’en faire une, par ce débordement de haine. Frédéric, en faced’elle, dans une bergère, réfléchissait, scandalisé.

Elle se leva, se mit doucement sur ses genoux.

« Toi seul es bon ! Il n’y a que toi que j’aime ! » Enle regardant, son coeur s’amollit, une réaction nerveuse lui amenades larmes aux paupières, et elle murmura :

« Veux-tu m’épouser ! »

Il crut d’abord n’avoir pas compris. Cette richessel’étourdissait. Elle répéta plus haut :

« Veux-tu m’épouser ! »

Enfin, il dit, en souriant :

« Tu en doutes ? »

Puis une pudeur le prit et, pour faire au défunt une sorte deréparation, il s’offrit à le veiller lui-même. Mais comme il avaithonte de ce pieux sentiment, il ajouta d’un ton dégagé :

« Ce serait peut-être plus convenable. »

« Oui, peut-être bien », dit-elle, » à cause desdomestiques ! »

On avait tiré le lit complètement hors de l’alcôve. Lareligieuse était au pied ; et au chevet se tenait un prêtre,un autre, un grand homme maigre, l’air espagnol et fanatique. Surla table de nuit, couverte d’une serviette blanche, trois flambeauxbrûlaient.

Frédéric prit une chaise, et regarda le mort.

Son visage était jaune comme de la paille ; un peu d’écumesanguinolente marquait les coins de sa bouche. Il avait un foulardautour du crâne, un gilet de tricot, et un crucifix d’argent sur lapoitrine, entre ses bras croisés.

Elle était finie, cette existence pleine d’agitations !Combien n’avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné dechiffres, tripoté d’affaires, entendu de rapports ! Que deboniments, de sourires, de courbettes ! Car il avait acclaméNapoléon, les Cosaques, Louis XVIII, 1830, les ouvriers, tous lesrégimes, chérissant le Pouvoir d’un tel amour, qu’il aurait payépour se vendre.

Mais il laissait le domaine de la Fortelle, trois manufacturesen Picardie, le bois de Crancé dans l’Yonne, une ferme prèsd’Orléans, des valeurs mobilières considérables.

Frédéric fit ainsi la récapitulation de sa fortune ; etelle allait, pourtant, lui appartenir ! Il songea d’abord à »ce qu’on dirait », à un cadeau pour sa mère, à ses futursattelages, à un vieux cocher de sa famille dont il voulait faire leconcierge. La livrée ne serait plus la même, naturellement. Ilprendrait le grand salon comme cabinet de travail. Rienn’empêchait, en abattant trois murs, d’avoir, au second étage, unegalerie de tableaux. Il y avait moyen, peut-être, d’organiser enbas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M. Dambreuse,pièce déplaisante, à quoi pouvait-elle servir ?

Le prêtre qui venait à se moucher, ou la bonne soeur arrangeantle feu, interrompait brutalement ces imaginations. Mais la réalitéles confirmait ; le cadavre était toujours là. Ses paupièress’étaient rouvertes ; et les pupilles, bien que noyées dansdes ténèbres visqueuses, avaient une expression énigmatique,intolérable. Frédéric croyait y voir comme un jugement porté surlui ; et il sentait presque un remords, car il n’avait jamaiseu à se plaindre de cet homme, qui, au contraire… » Allonsdonc ! un vieux misérable ! » et il le considérait deplus près, pour se raffermir, en lui criant mentalement « Eh bien,quoi ? Est-ce que je t’ai tué ? » Cependant, le prêtrelisait son bréviaire ; la religieuse, immobile,sommeillait ; les mèches des trois flambeauxs’allongeaient.

On entendit, pendant deux heures, le roulement sourd descharrettes défilant vers les Halles. Les carreaux blanchirent, unfiacre passa, puis une compagnie d’ânesses qui trottinaient sur lepavé, et des coups de marteau, des cris de vendeurs ambulants, deséclats de trompette ; tout déjà se confondait dans la grandevoix de Paris qui s’éveille.

Frédéric se mit en courses. Il se transporta premièrement à lamairie pour faire la déclaration ; puis, quand le médecin desmorts eut donné un certificat, il revint à la mairie dire quelcimetière la famille choisissait, et pour s’entendre avec le bureaudes pompes funèbres.

L’employé exhiba un dessin et un programme, l’un indiquant lesdiverses classes d’enterrement, l’autre le détail complet du décor.Voulait-on un char avec galerie ou un char avec panaches, destresses aux chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou unblason, des lampes funèbres, un homme pour porter les honneurs, etcombien de voitures ? Frédéric fut large ; Mme Dambreusetenait à ne rien ménager.

Puis, il se rendit à l’église.

Le vicaire des convois commença par blâmer l’exploitation despompes funèbres ; ainsi l’officier pour les pièces d’honneurétait vraiment inutile ; beaucoup de cierges valaitmieux ! On convint d’une messe basse relevée de musique.Frédéric signa ce qui était convenu, avec obligation solidaire depayer tous les frais.

Il alla ensuite à l’Hôtel de Ville pour l’achat du terrain. Uneconcession de deux mètres en longueur sur un de largeur, coûtaitcinq cents francs. Etait-ce une concession mi-séculaire ouperpétuelle ?

« Oh ! perpétuelle ! » dit Frédéric.

Il prenait la chose au sérieux, se donnait du mal. Dans la courde l’hôtel, un marbrier l’attendait pour lui montrer des devis etplans de tombeaux grecs, égyptiens, mauresques ; maisl’architecte de la maison en avait déjà conféré avec Madame ;et, sur la table, dans le vestibule, il y avait toutes sortes deprospectus relatifs au nettoyage des matelas, à la désinfection deschambres, à divers procédés d’embaumement.

Après son dîner, il retourna chez le tailleur pour le deuil desdomestiques ; et il dut faire une dernière course, car ilavait commandé des gants de castor, et c’étaient des gants defiloselle qui convenaient.

Quand il arriva le lendemain, à dix heures, le grand salons’emplissait de monde, et presque tous, en s’abordant d’un airmélancolique, disaient :

« Moi qui l’ai encore vu il y a un mois ! Mon Dieu !c’est notre sort à tous ! »

« Oui ; mais tâchons que ce soit le plus tardpossible ! »

Alors, on poussait un petit rire de satisfaction, et même onengageait des dialogues parfaitement étrangers à la circonstance.Enfin, le maître des cérémonies, en habit noir à la française etculotte courte, avec manteau, pleureuses, brette au côté ettricorne sous le bras, articula, en saluant, les mots d’usage :

« Messieurs, quand il vous fera plaisir. »

On partit.

C’était jour de marché aux fleurs sur la place de la Madeleine.Il faisait un temps clair et doux ; et la brise, qui secouaitun peu les baraques de toile, gonflait, par les bords, l’immensedrap noir accroché sur le portail. L’écusson de M. Dambreuse,occupant un carré de velours, s’y répétait trois fois. Il était desable au senestrochère d’or, à poing fermé, ganté d’argent, avec lacouronne de comte, et cette devise : Par toutes voies.

Les porteurs montèrent jusqu’au haut de l’escalier le lourdcercueil, et l’on entra.

Les six chapelles, l’hémicycle et les chaises étaient tendus denoir. Le catafalque au bas du choeur formait, avec ses grandscierges, un seul foyer de lumières jaunes. Aux deux angles, sur descandélabres, des flammes d’esprit de vin brûlaient.

Les plus considérables prirent place dans le sanctuaire, lesautres dans la nef ; et l’office commença.

A part quelques-uns, l’ignorance religieuse de tous était siprofonde, que le maître des cérémonies, de temps à autre, leurfaisait signe de se lever, de s’agenouiller, de se rasseoir.L’orgue et deux contrebasses alternaient avec les voix ; dansles intervalles de silence, on entendait le marmottement du prêtreà l’autel ; puis la musique et les chants reprenaient.

Un jour mat tombait des trois coupoles ; mais la porteouverte envoyait horizontalement comme un fleuve de clarté blanchequi frappait toutes les têtes nues ; et dans l’air, àmi-hauteur du vaisseau, flottait une ombre, pénétrée par le refletdes ors décorant la nervure des pendentifs et le feuillage deschapiteaux.

Frédéric, pour se distraire, écouta le Dies irae ; ilconsidérait les assistants, tâchait de voir les peintures tropélevées qui représentent la vie de Madeleine. Heureusement,Pellerin vint se mettre près de lui, et commença tout de suite, àpropos de fresques, une longue dissertation. La cloche tinta. Onsortit de l’église.

Le corbillard, orné de draperies pendantes et de hauts plumets,s’achemina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirsayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, etqu’enveloppaient jusqu’aux sabots de larges caparaçons brodésd’argent. Leur cocher, en bottes à l’écuyère, portait un chapeau àtrois cornes avec un long crêpe retombant. Les cordons étaienttenus par quatre personnages : un questeur de la Chambre desdéputés, un membre du conseil général de l’Aube, un délégué deshouilles, – et Fumichon, comme ami. La calèche du défunt et douzevoitures de deuil suivaient. Les conviés, par derrière,emplissaient le milieu du boulevard.

Pour voir tout cela, les passants s’arrêtaient ; desfemmes, leur marmot entre les bras, montaient sur deschaises ; et des gens qui prenaient des chopes dans les cafésapparaissaient aux fenêtres, une queue de billard à la main.

La route était longue ; et, – comme dans les repas decérémonie où l’on est réservé d’abord, puis expansif, la tenuegénérale se relâcha bientôt. On ne causait que du refusd’allocation fait par la Chambre au Président.

M. Piscatory s’était montré trop acerbe, Montalembert »magnifique, comme d’habitudes », et MM. Chambolle, Pidoux, Creton,enfin toute la commission aurait dû suivre, peut-être, l’avis deMM. Quentin-Bauchard et Dufour.

Ces entretiens continuèrent dans la rue de la Roquette, bordéepar des boutiques, où l’on ne voit que des chaînes en verre decouleur et des rondelles noires couvertes de dessins et de lettresd’or, – ce qui les fait ressembler à des grottes pleines destalactites et à des magasins de faïence. Mais, devant la grille ducimetière, tout le monde, instantanément, se tut.

Les tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées,pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à portede bronze. On apercevait dans quelques-uns des espèces de boudoirsfunèbres, avec des fauteuils rustiques et des pliants. Des toilesd’araignée pendaient comme des haillons aux chaînettes desurnes ; et de la poussière couvrait les bouquets à rubans desatin et les crucifix. Partout, entre les balustres, sur lestombeaux, des couronnes d’immortelles et des chandeliers, desvases, des fleurs, des disques noirs rehaussés de lettres d’or, desstatuettes de plâtre : petits garçons et petites demoiselles oupetits anges tenus en l’air par un fil de laiton ; plusieursmême ont un toit de zinc sur la tête. D’énormes câbles en verrefilé, noir, blanc et azur, descendent du haut des stèles jusqu’aupied des dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le soleil,frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de boisnoir ; – et le corbillard s’avançait dans les grands chemins,qui sont pavés comme les rues d’une ville. De temps à autre, lesessieux claquaient. Des femmes à genoux, la robe traînant dansl’herbe, parlaient doucement aux morts. Des lumignons blanchâtressortaient de la verdure des ifs. C’étaient des offrandesabandonnées, des débris que l’on brûlait.

La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et deBenjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une penteabrupte. On a sous les pieds des sommets d’arbres verts ; plusloin, des cheminées de pompes à feu, puis toute la grandeville.

Frédéric put admirer le paysage pendant qu’on prononçait lesdiscours.

Le premier fut au nom de la Chambre des députés, le deuxième aunom du conseil général de l’Aube, le troisième au nom de la Sociétéhouillère de Saône-et-Loire, le quatrième au nom de la Sociétéd’agriculture de l’Yonne ; et il y en eut un autre, au nomd’une Société philanthropique. Enfin, on s’en allait, lorsqu’uninconnu se mit à lire un sixième discours, au nom de la Société desantiquaires d’Amiens.

Et tous profitèrent de l’occasion pour tonner contre leSocialisme, dont M. Dambreuse était mort victime. C’était lespectacle de l’anarchie et son dévouement à l’ordre qui avaitabrégé ses jours. On exalta ses lumières, sa probité, sa générositéet même son mutisme comme représentant du peuple, car, s’il n’étaitpas orateur, il possédait en revanche ces qualités solides, millefois préférables, etc… . avec tous les mots qu’il faut dire : » Finprématurée, – regrets éternels l’autre patrie, – adieu, ou plutôtnon, au revoir ! »

La terre, mêlée de cailloux, retomba ; et il ne devait plusen être question dans le monde.

On en parla encore un peu en descendant le cimetière et on ne segênait pas pour l’apprécier. Hussonnet, qui devait rendre compte del’enterrement dans les journaux, reprit même, en blague, tous lesdiscours ; – car enfin le bonhomme Dambreuse avait été un despotdevinistes les plus distingués du dernier règne. Puis lesvoitures de deuil reconduisirent les bourgeois à leurs affaires. Lacérémonie n’avait pas duré trop longtemps ; on s’enfélicitait.

Frédéric, fatigué, rentra chez lui.

Quand il se présenta le lendemain à l’hôtel Dambreuse, onl’avertit que Madame travaillait en bas, dans le bureau. Lescartons, les tiroirs étaient ouverts pêle-mêle, les livres decomptes jetés de droite et de gauche ; un rouleau depaperasses ayant pour titre : » Recouvrements désespérés »,traînait par terre ; il manqua tomber dessus et le ramassa.Mme Dambreuse disparaissait ensevelie dans le grand fauteuil.

« Eh bien ? Où êtes-vous donc ? qu’y a-t-il » Elle seleva d’un bond.

« Ce qu’il y a ? Je suis ruinée, ruinée !entends-tu ? » M. Adolphe Langlois, le notaire, l’avait faitvenir en son étude, et lui avait communiqué un testament, écrit parson mari, avant leur mariage. Il léguait tout à Cécile ; etl’autre testament était perdu. Frédéric devint très pâle. Sansdoute elle avait mal cherché ?

« Mais regarde donc ! » dit Mme Dambreuse, en lui montrantl’appartement.

Les deux coffres-forts bâillaient, défoncés à coups demerlin ; et elle avait retourné le pupitre, fouillé lesplacards, secoué les paillassons, quand tout à coup, poussant uncri aigu, elle se précipita dans un angle où elle venaitd’apercevoir une petite boîte à serrure de cuivre ; ellel’ouvrit, rien !

« Ah ! le misérable ! Moi qui l’ai soigné avec tant dedévouement ! »

Puis elle éclata en sanglots.

« Il est peut-être ailleurs ? » dit Frédéric.

« Eh non ! Il était là dans ce coffre-fort. Je l’ai vudernièrement. Il est brûlé j’en suis certaine ! »

Un jour, au commencement de sa maladie, M. Dambreuse étaitdescendu pour donner des signatures.

« C’est alors qu’il aura fait le coup ! »

Et elle retomba sur une chaise, anéantie. Une mère en deuiln’est pas plus lamentable près d’un berceau vide que ne l’était MmeDambreuse devant les coffres-forts béants. Enfin sa douleur -malgré la bassesse du motif – semblait tellement profonde, qu’iltâcha de la consoler en lui disant qu’après tout, elle n’était pasréduite à la misère.

« C’est la misère, puisque je ne peux pas t’offrir une grandefortune ! »

Elle n’avait plus que trente mille livres de rente, sans compterl’hôtel, qui en valait de dix-huit à vingt, peut-être.

Bien que ce fût de l’opulence pour Frédéric, il n’en ressentaitpas moins une déception. Adieu ses rêves, et toute la grande viequ’il aurait menée ! L’honneur le forçait à épouser MmeDambreuse. Il réfléchit une minute ; puis, d’un air tendre:

« J’aurai toujours ta personne ! »

Elle se jeta dans ses bras ; et il la serra contre sapoitrine, avec un attendrissement où il y avait un peu d’admirationpour lui-même. Mme Dambreuse, dont les larmes ne coulaient plus,releva sa figure, toute rayonnante de bonheur, et, lui prenant lamain :

« Ah ! je n’ai jamais douté de toi ! J’ycomptais ! »

Cette certitude anticipée de ce qu’il regardait comme une belleaction déplut au jeune homme.

Puis elle l’emmena dans sa chambre, et ils firent des projets.Frédéric devait songer maintenant à se pousser. Elle lui donna mêmesur sa candidature d’admirables conseils.

Le premier point était de savoir deux ou trois phrasesd’économie politique. Il fallait prendre une spécialité, comme lesharas par exemple, écrire plusieurs mémoires sur une questiond’intérêt local, avoir toujours à sa disposition des bureaux deposte ou de tabac, rendre une foule de petits services. M.Dambreuse s’était montré là-dessus un vrai modèle. Ainsi, une foisà la campagne, il avait fait arrêter son char à bancs, pleind’amis, devant l’échoppe d’un savetier, avait pris pour ses hôtesdouze paires de chaussures, et pour lui des bottes épouvantables -qu’il eut même l’héroïsme de porter durant quinze jours. Cetteanecdote les rendit gais. Elle en conta d’autres, et avec un revifde grâce, de jeunesse et d’esprit.

Elle approuva son idée d’un voyage immédiat à Nogent. Leursadieux furent tendres ; puis, sur le seuil, elle murmuraencore une fois :

« Tu m’aimes, n’est-ce pas ? »

« Eternellement ! » répondit-il.

Un commissionnaire l’attendait chez lui avec un mot au crayon,le prévenant que Rosanette allait accoucher. Il avait eu tantd’occupation depuis quelques jours, qu’il n’y pensait plus. Elles’était mise dans un établissement spécial, à Chaillot.

Frédéric prit un fiacre et partit.

Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une planche en grosseslettres : « Maison de santé et d’accouchement tenue par MmeAlessandri, sage-femme de première classe, ex-élève de laMaternité, auteur de divers ouvrages, etc. » Puis, au milieu de larue, sur la porte, une petite porte bâtarde, l’enseigne répétait(sans le mot accouchement) : » Maison de santé de Mme Alessandri »,avec tous ses titres.

Frédéric donna un coup de marteau.

Une femme de chambre, à tournure de soubrette, l’introduisitdans le salon, orné d’une table en acajou, de fauteuils en veloursgrenat, et d’une pendule sous globe.

Presque aussitôt, Madame parut. C’était une grande brune dequarante ans, la taille mince, de beaux yeux, l’usage du monde.Elle apprit à Frédéric l’heureuse délivrance de la mère, et le fitmonter dans sa chambre.

Rosanette se mit à sourire ineffablement , et, comme submergéesous les flots d’amour qui l’étouffaient, elle dit d’une voix basse:

« Un garçon, là, là ! » en désignant près de son lit unebarcelonnette.

Il écarta les rideaux, et aperçut, au milieu des linges, quelquechose d’un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais etvagissait.

« Embrasse-le ! »

Il répondit, pour cacher sa répugnance :

« Mais j’ai peur de lui faire mal ? »

« Non ! non ! »

Alors, il baisa, du bout des lèvres, son enfant.

« Comme il te ressemble ! »

Et, de ses deux bras faibles, elle se suspendit à son cou, avecune effusion de sentiment qu’il n’avait jamais vue.

Le souvenir de Mme Dambreuse lui revint. Il se reprocha commeune monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffraitdans toute la franchise de sa nature. Pendant plusieurs jours, illui tint compagnie jusqu’au soir.

Elle se trouvait heureuse dans cette maison discrète les voletsde la façade restaient même constamment fermés ; sa chambretendue en perse claire, donnait sur un grand jardin ; MmeAlessandri, dont le seul défaut était de citer comme intimes lesmédecins illustres, l’entourait d’attentions ; ses compagnes,presque toutes des demoiselles de la province, s’ennuyaientbeaucoup, n’ayant personne qui vînt les voir ; Rosanettes’aperçut qu’on l’enviait, et le dit à Frédéric avec fierté. Ilfallait parler bas, cependant ; les cloisons étaient minces ettout le monde se tenait aux écoutes, malgré le bruit continuel despianos.

Il allait enfin partir pour Nogent, quand il reçut une lettre deDeslauriers.

Deux candidats nouveaux se présentaient, l’un conservateur,l’autre rouge ; un troisième, quel qu’il fût, n’avait pas dechances. C’était la faute de Frédéric ; il avait laissé passerle bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. » On ne t’amême pas vu aux comices agricoles ! – L’avocat le blâmait den’avoir aucune attache dans les journaux. » Ah ! si tu avaissuivi autrefois mes conseils ! Si nous avions une feuillepublique à nous ! » Il insistait là-dessus. Du reste, beaucoupde personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pourM. Dambreuse, l’abandonneraient maintenant. Deslauriers était deceux-là. N’ayant plus rien à attendre du capitaliste, il lâchaitson protégé.

Frédéric porta sa lettre à Mme Dambreuse.

« Tu n’as donc pas été à Nogent ? » dit-elle.

« Pourquoi ? »

« C’est que j’ai vu Deslauriers il y a trois jours. » Sachant lamort de son mari, l’avocat était venu rapporter des notes sur leshouilles et lui offrir ses services comme homme d’affaires. Celaparut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami,là-bas ?

Mme Dambreuse voulut savoir l’emploi de son temps depuis leurséparation.

« J’ai été malade », répondit-il.

« Tu aurais dû me prévenir, au moins. »

« Oh ! cela n’en valait pas la peine » ; d’ailleurs,il avait eu une foule de dérangements, des rendez-vous, desvisites.

Il mena dès lors une existence double, couchant religieusementchez la Maréchale et passant l’après-midi chez Mme Dambreuse, sibien qu’il lui restait à peine, au milieu de la journée, une heurede liberté.

L’enfant était à la campagne, à Andilly. On allait le voirtoutes les semaines.

La maison de la nourrice se trouvait sur la hauteur du village,au fond d’une petite cour, sombre comme un puits, avec de la paillepar terre, des poules çà et là, une charrette à légumes sous lehangar. Rosanette commençait par baiser frénétiquement sonpoupon ; et, prise d’une sorte de délire, allait et venait,essayait de traire la chèvre, mangeait du gros pain, aspiraitl’odeur du fumier, voulait en mettre un peu dans son mouchoir.

Puis ils faisaient de grandes promenades ; elle entraitchez les pépiniéristes, arrachait les branches de lilas quipendaient en dehors des murs, criait : » Hue, bourriquet ! »aux ânes traînant une carriole, s’arrêtait à contempler, par lagrille, l’intérieur des beaux jardins ; ou bien la nourriceprenait l’enfant, on le posait à l’ombre sous un noyer ; etles deux femmes débitaient, pendant des heures, d’assommantesniaiseries.

Frédéric, près d’elles, contemplait les carrés de vignes sur lespentes du terrain, avec la touffe d’un arbre de place en place, lessentiers poudreux pareils à des rubans grisâtres, les maisonsétalant dans la verdure des taches blanches et rouges ; et,quelquefois, la fumée d’une locomotive allongeait horizontalement,au pied des collines couvertes de feuillages, comme une gigantesqueplume d’autruche dont le bout léger s’envolait.

Puis ses yeux retombaient sur son fils. Il se le figurait jeunehomme, il en ferait son compagnon ; mais ce serait peut-êtreun sot, un malheureux à coup sûr. L’illégalité de sa naissancel’opprimerait toujours ; mieux aurait valu pour lui ne pasnaître, et Frédéric murmurait : » Pauvre enfant ! » le coeurgonflé d’une incompréhensible tristesse.

Souvent, ils manquaient le dernier départ. Alors, Mme Dambreusele grondait de son inexactitude. Il lui faisait une histoire.

Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne comprenaitpas à quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand onenvoyait chez lui, il n’y était jamais ! Un jour, comme il s’ytrouvait, elles apparurent presque à la fois. Il fit sortir laMaréchale et cacha Mme Dambreuse, en disant que sa mère allaitarriver.

Bientôt ces mensonges le divertirent ; il répétait à l’unele serment qu’il venait de faire à l’autre, leur envoyait deuxbouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissaitentre elles des comparaisons ; – il y en avait une troisièmetoujours présente à sa pensée. L’impossibilité de l’avoir lejustifiait de ses perfidies, qui avivaient le plaisir, en y mettantde l’alternance ; et plus il avait trompé n’importe laquelledes deux, plus elle l’aimait, comme si leurs amours se fussentéchauffés réciproquement et que, dans une sorte d’émulation,chacune eût voulu lui faire oublier l’autre.

« Admire ma confiance ! » lui dit un jour Mme Dambreuse, endépliant un papier, où on la prévenait que M. Moreau vivaitconjugalement avec une certaine Rose Bron. » Est-ce la demoiselledes courses, par hasard ? »

« Quelle absurdité ! » reprit-il. » Laisse-moi voir. »

La lettre, écrite en caractères romains, n’était pas signée. MmeDambreuse, au début, avait toléré cette maîtresse qui couvrait leuradultère. Mais, sa passion devenant plus forte, elle avait exigéune rupture, chose faite depuis longtemps, selon Frédéric ;et, quand il eut fini ses protestations, elle répliqua, tout enclignant ses paupières où brillait un regard pareil à la pointed’un stylet sous de la mousseline :

« Eh bien, et l’autre ? »

« Quelle autre ? »

« La femme du faïencier ! »

Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n’insista pas.

Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient d’honneur et deloyauté, et qu’il vantait la sienne (d’une manière incidente, parprécaution), elle lui dit :

« C’est vrai, tu es honnête, tu n’y retournes plus. »

Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia :

« Où donc ? »

« Chez Mme Arnoux. »

Il la supplia de lui avouer d’où elle tenait ce renseignement.C’était par sa couturière en second, Mme Regimbart.

Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui ne savait rien de lasienne !

Cependant, il avait découvert dans son cabinet de toilette laminiature d’un monsieur à longues moustaches : était-ce le même surlequel on lui avait conté autrefois une vague histoire desuicide ? Mais, il n’existait aucun moyen d’en savoirdavantage ! A quoi bon, du reste ? Les coeurs des femmessont comme ces petits meubles à secret, pleins de tiroirs emboîtésles uns dans les autres ; on se donne du mal, on se casse lesongles, et on trouve au fond quelque fleur desséchée, des brins depoussière – ou le vide ! Et puis il craignait peut-être d’entrop apprendre.

Elle lui faisait refuser les invitations où elle ne pouvait serendre avec lui, le tenait à ses côtés, avait peur de leperdre ; et, malgré cette union chaque jour plus grande, toutà coup des abîmes se découvraient entre eux, à propos de chosesinsignifiantes, l’appréciation d’une personne, d’une oeuvred’art.

Elle avait une façon de jouer du piano, correcte et dure. Sonspiritualisme (Mme Dambreuse croyait à la transmigration des âmesdans les étoiles) ne l’empêchait pas de tenir sa caisseadmirablement. Elle était hautaine avec ses gens ; ses yeuxrestaient secs devant les haillons des pauvres. Un égoïsme ingénuéclatait dans ses locutions ordinaires : » Qu’est-ce que cela mefait ? je serais bien bonne ! est-ce que j’aibesoin ! » et mille petites actions inanalysables, odieuses.Elle aurait écouté derrière les portes ; elle devait mentir àson confesseur. Par esprit de domination, elle voulut que Frédéricl’accompagnât le dimanche à l’église. Il obéit, et porta lelivre.

La perte de son héritage l’avait considérablement changée. Cesmarques d’un chagrin qu’on attribuait à la mort de M. Dambreuse larendaient intéressante, et, comme autrefois, elle recevait beaucoupde monde. Depuis l’insuccès électoral de Frédéric, elleambitionnait pour eux deux une légation en Allemagne, aussi lapremière chose à faire était de se soumettre aux idéesrégnantes.

Les uns désiraient l’Empire, d’autres les Orléans, d’autres lecomte de Chambord ; mais tous s’accordaient sur l’urgence dela décentralisation, et plusieurs moyens étaient proposés, tels queceux-ci : couper Paris en une foule de grandes rues afin d’yétablir des villages, transférer à Versailles le siège dugouvernement, mettre à Bourges les écoles, supprimer lesbibliothèques, confier tout aux généraux de division ; – et onexaltait les campagnes, l’homme illettré ayant naturellement plusde sens que les autres ! Les haines foisonnaient : hainecontre les instituteurs primaires et contre les marchands de vin,contre les classes de philosophie, contre les cours d’histoire,contre les romans, les gilets rouges, les barbes longues, contretoute indépendance, toute manifestation individuelle ; car ilfallait » relever le principe d’autorité », qu’elle s’exerçât aunom de n’importe qui, qu’elle vînt de n’importe où, pourvu que cefût la Force, l’Autorité ! Les conservateurs parlaientmaintenant comme Sénécal. Frédéric ne comprenait plus ; et ilretrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes propos, débitéspar les mêmes hommes !

Les salons des filles (c’est de ce temps-là que date leurimportance) étaient un terrain neutre, où les réactionnaires debords différents se rencontraient. Hussonnet, qui se livrait audénigrement des gloires contemporaines (bonne chose pour larestauration de l’Ordre), inspira l’envie à Rosanette d’avoir,comme une autre, ses soirées ; il en ferait des comptesrendus ; et il amena d’abord un homme sérieux, Fumichon ;puis parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur deLarsillois, ex-préfet, et Cisy, qui était maintenant agronome, basbreton et plus que jamais chrétien.

Il venait, en outre, d’anciens amants de la Maréchale, tels quele baron de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres ;la liberté de leurs allures blessait Frédéric.

Afin de se poser comme le maître, il augmenta le train de lamaison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on eutun mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faireparaître son mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussidiminuait-elle effroyablement et Rosanette ne comprenait rien àtout cela !

Bourgeoise déclassée elle adorait la vie de ménage, un petitintérieur paisible. Cependant, elle était contente d’avoir » unjour » ; disait : » Ces femmes-là ! » en parlant de sespareilles -, voulait être » une dame du monde », s’en croyait une.Elle le pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui fairefaire maigre, par bon genre.

Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, etmême, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie,comme il y a des cyprès à la porte d’un cabaret.

Il en découvrit la cause : elle rêvait mariage, – elleaussi ! Frédéric en fut exaspéré. D’ailleurs, il se rappelaitson apparition chez Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune poursa longue résistance.

Il n’en cherchait pas moins quels avaient été ses amants. Elleles niait tous. Une sorte de jalousie l’envahit. Il s’irrita descadeaux qu’elle avait reçus, qu’elle recevait et, à mesure que lefond même de sa personne l’agaçait davantage, un goût des sens âpreet bestial l’entraînait vers elle, illusions d’une minute qui serésolvaient en haine.

Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, sesregards surtout, cet oeil de femme éternellement limpide et inepte.Il s’en trouvait tellement excédé quelquefois, qu’il l’aurait vuemourir sans émotion. Mais comment se fâcher ? Elle était d’unedouceur désespérante.

Deslauriers reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disantqu’il y marchandait une étude d’avoué. Frédéric fut heureux de lerevoir ; c’était quelqu’un ! Il le mit en tiers dans lacompagnie.

L’avocat dînait chez eux de temps à autre, et, quand ils’élevait de petites contestations, se déclarait toujours pourRosanette, si bien qu’une fois Frédéric lui dit :

« Eh ! couche avec elle si ça t’amuse tant il souhaitait unhasard qui l’en débarrassât.

Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un commandement oùmaître Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solderquatre mille francs dus à la demoiselle Clémence Vatnaz ;sinon, qu’il viendrait le lendemain la saisir.

En effet, des quatre billets autrefois souscrits un seul étaitpayé ; – l’argent qu’elle avait pu avoir depuis lors ayantpassé à d’autres besoins.

Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint-Germain,et le portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieursamis, ne trouva personne, et rentra désespérée. Elle ne voulaitrien dire à Frédéric, tremblant que cette nouvelle histoire ne fîtdu tort à son mariage.

Le lendemain matin, Me Athanase Gautherot se présenta, flanquéde deux acolytes, l’un blême, à figure chafouine, l’air dévoréd’envie, l’autre portant un faux-col et des sous-pieds très tendus,avec un délot de taffetas noir à l’index ; – et tous deux,ignoblement sales, avaient des cols gras, des manches de redingotetrop courtes.

Leur patron, un fort bel homme, au contraire, commença pars’excuser de sa mission pénible, tout en regardant l’appartement, »plein de jolies choses, ma parole d’honneur ! » Il ajouta »outre celles qu’on ne peut saisir ». Sur un geste, les deux recorsdisparurent.

Alors, ses compliments redoublèrent. Pouvait-on croire qu’unepersonne aussi… charmante n’eût pas d’ami sérieux ! Une ventepar autorité de justice était un véritable malheur ! On nes’en relève jamais. Il tâcha de l’effrayer ; puis, la voyantémue, prit subitement un ton paterne. Il connaissait le monde, ilavait eu affaire à toutes ces dames ; et, en les nommant, ilexaminait les cadres sur les murs. C’étaient d’anciens tableaux dubrave Arnoux, des esquisses de Sombaz, des aquarelles de Burieu,trois paysages de Dittmer. Rosanette n’en savait pas le prix,évidemment. Maître Gautherot se tourna vers elle :

« Tenez ! Pour vous montrer que je suis un bon garçon,faisons une chose : cédez-moi ces Dittmer-là ! et je payetout. Est-ce convenu ? »

A ce moment, Frédéric, que Delphine avait instruit dansl’antichambre et qui venait de voir les deux praticiens, entra lechapeau sur la tête, d’un air brutal. Maître Gautherot reprit sadignité ; et, comme la porte était restée ouverte :

« Allons, messieurs, écrivez ! Dans la seconde pièce, nousdisons : une table de chêne, avec ses deux rallonges, deux buffets…»

Frédéric l’arrêta, demandant s’il n’y avait pas quelque moyend’empêcher la saisie ?

« Oh ! parfaitement ! Qui a payé les meubles ?»

« Moi. »

« Eh bien, formulez une revendication ; c’est toujours dutemps que vous aurez devant vous. »

Maître Gautherot acheva vivement ses écritures, et, dans le mêmeprocès-verbal, assigna en référé Mlle Bron, puis se retira.

Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis,les traces de boue laissées par les chaussures despraticiens ; et, se parlant à lui-même :

« Il va falloir chercher de l’argent ! »

« Ah ! mon Dieu, que je suis bête ! » dit laMaréchale.

Elle fouilla dans un tiroir, prit une lettre, et s’en allavivement à la Société d’éclairage du Languedoc, afin d’obtenir letransfert de ses actions.

Elle revint une heure après. Les titres étaient vendus à unautre ! Le commis lui avait répondu en examinant son papier,la promesse écrite par Arnoux : » Cet acte ne vous constituenullement propriétaire. La Compagnie ne connaît pas cela. » Bref,il l’avait congédiée, elle en suffoquait ; et Frédéric devaitse rendre à l’instant même chez Arnoux, pour éclaircir lachose.

Mais Arnoux croirait, peut-être, qu’il venait pour recouvrerindirectement les quinze mille francs de son hypothèqueperdue ; et puis cette réclamation à un homme qui avait étél’amant de sa maîtresse lui semblait une turpitude. Choisissant unmoyen terme, il alla prendre à l’hôtel Dambreuse l’adresse de MmeRegimbart, envoya chez elle un commissionnaire, et connut ainsi lecafé que hantait maintenant le Citoyen.

C’était un petit café sur la place de la Bastille, où il setenait toute la journée, dans le coin de droite, au fond, nebougeant pas plus que s’il avait fait partie de l’immeuble.

Après avoir passé successivement par la demi-tasse, le grog, lebischof, le vin chaud et même l’eau rougie, il était revenu à labière ; et, de demi-heure en demi-heure, laissait tomber cemot : » Bock ! » ayant réduit son langage à l’indispensable.Frédéric lui demanda s’il voyait quelquefois Arnoux.

« Non ! »

« Tiens, pourquoi ? »

« Un imbécile ! »

La politique, peut-être, les séparait, et Frédéric crut bienfaire de s’informer de Compain.

« Quelle brute ! » dit Regimbart.

« Comment cela ? »

« Sa tête de veau ! »

« Ah ! apprenez-moi ce que c’est que la tête de veau !»

Regimbart eut un sourire de pitié.

« Des bêtises ! »

Frédéric, après un long silence, reprit :

« Il a donc changé de logement ? »

« Qui ? »

« Arnoux ! »

« Oui : rue de Fleurus ! »

« Quel numéro ? »

« Est-ce que je fréquente les jésuites ? »

« Comment, jésuites ! »

Le Citoyen répondit, furieux :

« Avec l’argent d’un patriote que je lui ai fait connaître, cecochon-là s’est établi marchand de chapelets ! »

« Pas possible ! »

« Allez-y voir ! »

Rien de plus vrai ; Arnoux, affaibli par une attaque, avaittourné à la religion ; d’ailleurs, » il avait toujours eu unfond de religion », et (avec l’alliage de mercantilisme etd’ingénuité qui lui était naturel), pour faire son salut et safortune, il s’était mis dans le commerce des objets religieux.

Frédéric n’eut pas de mal à découvrir son établissement, dontl’enseigne portait : » Aux arts gothiques. Restauration du culte. -Ornements d’église. – Sculpture polychrome. – Encens des roismages, etc. »

Aux deux coins de la vitrine s’élevaient deux statues en bois,bariolées d’or, de cinabre et d’azur ; un saint Jean-Baptisteavec sa peau de mouton, et une sainte Geneviève, des roses dans sontablier et une quenouille sous son bras ; puis des groupes enplâtre ; une bonne soeur instruisant une petite fille, unemère à genoux près d’une couchette, trois collégiens devant lasainte table. Le plus joli était une manière de chalet figurantl’intérieur de la crèche avec l’âne, le boeuf et l’enfant Jésusétalé sur de la paille, de la vraie paille. Du haut en bas desétagères, on voyait des médailles à la douzaine, des chapelets detoute espèce, des bénitiers en forme de coquille, et les portraitsdes gloires ecclésiastiques, parmi lesquelles brillaient Mgr Affreet notre Saint-Père, tous deux souriant.

Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il étaitprodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronnede boutons roses, et le reflet des croix d’or frappées par lesoleil tombait dessus.

Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Pardévouement pour la Maréchale, il se résigna cependant, et ils’avançait ; au fond de la boutique, Mme Arnoux parut ;alors, il tourna les talons.

« Je ne l’ai pas trouvé », dit-il en rentrant.

Et il eut beau reprendre qu’il allait écrire, tout de suite, àson notaire du Havre pour avoir de l’argent, Rosanette s’emporta.On n’avait jamais vu un homme si faible, si mollasse ; pendantqu’elle endurait mille privations, les autres se gobergeaient.

Frédéric songeait à la pauvre Mme Arnoux, se figurant lamédiocrité navrante de son intérieur. Il s’était mis au secrétaireet, comme la voix aigre de Rosanette continuait :

« Ah au nom du ciel, tais-toi ! »

« Vas-tu les défendre, par hasard ? »

« Eh bien, oui ! » s’écria-t-il, » car d’où vient cetacharnement ? »

« Mais toi, pourquoi ne veux-tu pas qu’ils payent ? C’estdans la peur d’affliger ton ancienne, avoue-le ! » Il eutenvie de l’assommer avec la pendule ; les paroles luimanquèrent. Il se tut. Rosanette, tout en marchant dans la chambre,ajouta :

« Je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux. Oh je n’ai pasbesoin de toi ! » et, pinçant les lèvres Je consulterai. »

Trois jours après, Delphine entra brusquement.

« Madame, madame, il y a là un homme avec un pot de colle qui mefait peur. »

Rosanette passa dans la cuisine, et vit un chenapan, la facecriblée de petite vérole, paralytique d’un bras, aux trois quartsivre et bredouillant.

C’était l’afficheur de maître Gautherot. L’opposition à lasaisie ayant été repoussée, la vente, naturellement,s’ensuivait.

Pour sa peine d’avoir monté l’escalier, il réclama d’abord unpetit verre ; – puis il implora une autre faveur, à savoir desbillets de spectacle, croyant que Madame était une actrice. Il futensuite plusieurs minutes à faire des clignements d’yeuxincompréhensibles ; enfin, il déclara que, moyennant quarantesous, il déchirerait les coins de l’affiche déjà posée en bas,contre la porte. Rosanette s’y trouvait désignée par son nom,rigueur exceptionnelle qui marquait toute la haine de laVatnaz.

Elle avait été sensible autrefois, et même, dans une peine decoeur, avait écrit à Béranger pour en obtenir un conseil. Mais elles’était aigrie sous les bourrasques de l’existence, ayant, tour àtour, donné des leçons de piano, présidé une table d’hôte,collaboré à des journaux de modes, sous-loué des appartements, faitle trafic des dentelles dans le monde des femmes légères ; oùses relations lui permirent d’obliger beaucoup de personnes, Arnouxentre autres. Elle avait travaillé auparavant dans une maison decommerce.

Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait pour chacuned’elles deux livres, dont l’un restait toujours entre ses mains.Dussardier, qui tenait par obligeance celui d’une nommée HortenseBaslin, se présenta un jour à la caisse au moment où Mlle Vatnazapportait le compte de cette fille, 1.682 francs, que le caissierlui paya. Or, la veille même, Dussardier n’en avait inscrit que1.082 sur le livre de la Baslin. Il le redemanda sous unprétexte ; puis, voulant ensevelir cette histoire de vol, luiconta qu’il l’avait perdu. L’ouvrière redit naïvement son mensongeà Mlle Vatnaz ; celle-ci, pour en avoir le coeur net, d’un airindifférent, vint en parler au brave commis. Il se contenta derépondre : » Je l’ai brûlé » ; ce fut tout. Elle quitta lamaison peu de temps après, sans croire à l’anéantissement du livre,et s’imaginant que Dussardier le gardait.

A la nouvelle de sa blessure, elle était accourue chez lui dansl’intention de le reprendre. Puis, n’ayant rien découvert, malgréles perquisitions les plus fines, elle avait été saisie de respect,et bientôt d’amour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si héroïqueet si fort ! Une pareille bonne fortune à son âge étaitinespérée. Elle se jeta dessus avec un appétit d’ogresse ; -et elle en avait abandonné la littérature, le socialisme, » lesdoctrines consolantes et les utopies généreuses », le cours qu’elleprofessait sur la Désubalternisation de la femme, tout, Delmarlui-même ; enfin, elle offrit à Dussardier de s’unir par unmariage.

Bien qu’elle fût sa maîtresse, il n’en était nullement amoureux.D’ailleurs, il n’avait pas oublié son vol. Puis elle était tropriche. Il la refusa. Alors, elle lui dit, en pleurant, les rêvesqu’elle avait faits : c’était d’avoir à eux deux un magasin deconfection. Elle possédait les premiers fonds indispensables, quis’augmenteraient de quatre mille francs la semaine prochaine ;et elle narra ses poursuites contre la Maréchale.

Dussardier en fut chagrin, à cause de son ami. Il se rappelaitle porte-cigares offert au corps de garde, les soirs du quaiNapoléon, tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les millecomplaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.

Elle le railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanetteune exécration incompréhensible ; elle ne souhaitait même lafortune que pour l’écraser plus tard avec son carrosse.

Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier ; et, quandil sut positivement le jour de la vente, il sortit. Dès lelendemain matin, il entrait chez Frédéric avec une contenanceembarrassée.

« J’ai des excuses à vous faire. »

« De quoi donc ? »

« Vous devez me prendre pour un ingrat, moi dont elle est… » Ilbalbutiait. » Oh ! je ne la verrai plus, je ne serai pas soncomplice ! » Et, l’autre le regardant tout surpris : » Est-cequ’on ne va pas, dans trois jours, vendre les meubles de votremaîtresse ? »

« Qui vous a dit cela ? »

« Elle-même, la Vatnaz ! Mais j’ai peur de vous offenser…»

« Impossible, cher ami ! »

« Ah ! c’est vrai, vous êtes si bon ! »

Et il lui tendit, d’une main discrète, un petit portefeuille debasane.

C’était quatre mille francs, toutes ses économies.

« Comment ! Ah ! non ! – non !… »

« Je savais bien que je vous blesserais », répliqua Dussardier,avec une larme au bord des yeux.

Frédéric lui serra la main ; et le brave garçon repritd’une voix dolente : « Acceptez-les Faites-moi ce plaisir-là !Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout n’est pas fini,d’ailleurs ? – J’avais cru, quand la révolution est arrivée,qu’on serait heureux. Vous rappelez-vous comme c’était beau !comme on respirait bien Mais nous voilà retombés pire que jamais.»

Et, fixant ses yeux à terre :

« Maintenant, ils tuent notre République, comme ils ont tuél’autre, la romaine ! et la pauvre Venise, la pauvre Pologne,la pauvre Hongrie ! Quelles abominations ! D’abord, on aabattu les arbres d’e la liberté, puis restreint le droit desuffrage, fermé les clubs, rétabli la censure et livrél’enseignement aux prêtres, en attendant l’Inquisition. Pourquoipas ? Des conservateurs nous souhaitent bien lesCosaques ! On condamne les journaux quand ils parlent contrela peine de mort, Paris regorge de baïonnettes, seize départementssont en état de siège et l’amnistie qui est encore une foisrepoussée »

Il se prit le front à deux mains puis, écartant les bras commedans une grande détresse

« Si on tâchait, cependant. Si on était de bonne foi, onpourrait s’entendre ! Mais non ! Les ouvriers ne valentpas mieux que les bourgeois, voyez-vous ! A Elbeuf,dernièrement, ils ont refusé leurs secours dans un incendie. Desmisérables traitent Barbès d’aristocrate ! Pour qu’on se moquedu peuple, ils veulent nommer à la présidence Nadaud, un maçon, jevous demande un peu ! Et il n’y a pas de moyen ! pas deremède ! Tout le monde est contre nous ! – Moi, je n’aijamais fait de mai ; et, pourtant, c’est comme un poids qui mepèse sur l’estomac. J’en deviendrai fou, si ça continue. J’ai enviede me faire tuer. Je vous dis que je n’ai pas besoin de monargent ! Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête.»

Frédéric, que la nécessité contraignait, finit par prendre sesquatre mille francs. Ainsi, du côté de la Vatnaz, ils n’avaientplus d’inquiétude.

Mais Rosanette perdit bientôt son procès contre Arnoux, et, parentêtement, voulait en appeler.

Deslauriers s’exténuait à lui faire comprendre que la promessed’Arnoux ne constituait ni une donation, ni une cessionrégulière ; elle n’écoutait même pas, trouvant la loiinjuste ; c’est parce qu’elle était une femme, les hommes sesoutenaient entre eux ! A la fin, cependant, elle suivit sesconseils.

Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, ilamena Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui luiavançait de l’argent, le faisait même habiller par son tailleur etl’avocat donnait ses vieilles redingotes au socialiste, dont lesmoyens d’existence étaient inconnus.

Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour qu’elle luimontrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprisequi avait fait condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit:

« Mais c’est véreux ! c’est superbe ! »

Elle avait le droit de l’assigner pour le remboursement de sescréances. Elle prouverait d’abord qu’il était tenu solidairement àpayer tout le passif de la Compagnie, puis qu’il avait déclarécomme dettes collectives des dettes personnelles, enfin qu’il avaitdiverti plusieurs effets à la Société.

« Tout cela le rend coupable de banqueroute frauduleuse,articles 586 et 587 du Code de commerce ; et nousl’emballerons, soyez-en sûre, ma mignonne. »

Rosanette lui sauta au cou. Il la recommanda le lendemain à sonancien patron, ne pouvant s’occuper lui-même du procès, car ilavait besoin à Nogent ; Sénécal lui écrirait, en casd’urgence.

Ses négociations pour l’achat d’une étude étaient un prétexte.Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé nonseulement par faire l’éloge de leur ami, mais par l’imiterd’allures et de langage autant que possible ; – ce qui luiavait obtenu la confiance de Louise, tandis qu’il gagnait celle deson père en se déchaînant contre Ledru-Rollin.

Si Frédéric ne revenait pas, c’est qu’il fréquentait le grandmonde ; et peu à peu Deslauriers leur apprit qu’il aimaitquelqu’un, qu’il avait un enfant, qu’il entretenait unecréature.

Le désespoir de Louise fut immense, l’indignation de Mme Moreaunon moins forte. Elle voyait son fils tourbillonnant vers le fondd’un gouffre vague, était blessée dans sa religion des convenanceset en éprouvait comme un déshonneur personnel, quand tout à coup saphysionomie changea. Aux questions qu’on lui faisait sur Frédéric,elle répondait d’un air narquois

« Il va bien, très bien. »

Elle savait son mariage avec Mme Dambreuse.

L’époque en était fixée ; et même il cherchait commentfaire avaler la chose à Rosanette.

Vers le milieu de l’automne, elle gagna son procès relatif auxactions de kaolin. Frédéric l’apprit en rencontrant à sa porteSénécal, qui sortait de l’audience.

On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ;et l’ex-répétiteur avait un tel air de s’en réjouir, que Frédéricl’empêcha d’aller plus loin, en assurant qu’il se chargeait de sacommission près de Rosanette. Il entra chez elle la figureirritée.

« Eh bien, te voilà contente ! »

Mais, sans remarquer ces paroles :

« Regarde donc ! »

Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près dufeu. Elle l’avait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, qu’ellel’avait ramené à Paris.

Tous ses membres étaient maigris extraordinairement et seslèvres couvertes de points blancs, qui faisaient dans l’intérieurde sa bouche comme des caillots de lait.

« Qu’a dit le médecin ? »

« Ah ! le médecin ! Il prétend que le voyage aaugmenté son… je ne sais plus, un nom en ite… enfin qu’il a lemuguet. Connais-tu cela ? »

Frédéric n’hésita pas à répondre :

« Certainement », ajoutant que ce n’était rien.

Mais dans la soirée, il fut effrayé par l’aspect débile del’enfant et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à de lamoisissure, comme si la vie, abandonnant déjà ce pauvre petitcorps, n’eût laissé qu’une matière où la végétation poussait. Sesmains étaient froides ; il ne pouvait plus boire,maintenant ; et la nourrice, une autre que le portier avaitété prendre au hasard dans un bureau, répétait :

« Il me paraît bien bas, bien bas ! »

Rosanette fut debout toute la nuit.

Le matin, elle alla trouver Frédéric.

« Viens donc voir. Il ne remue plus. »

En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, l’étreignaiten l’appelant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et desanglots, tournait sur elle-même éperdue, s’arrachait les cheveux,poussait des cris et se laissa tomber au bord du divan, où ellerestait la bouche ouverte, avec un flot de larmes tombant de sesyeux fixes. Puis une torpeur la gagna, et tout devint tranquilledans l’appartement. Les meubles étaient renversés. Deux ou troisserviettes traînaient. Six heures sonnèrent. La veilleuses’éteignit.

Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Soncoeur se serrait d’angoisse. Il lui semblait que cette mort n’étaitqu’un commencement, et qu’il y avait par derrière un malheur plusconsidérable près de survenir.

Tout à coup Rosanette dit d’une voix tendre :

« Nous le conserverons, n’est-ce pas ? »

Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons s’yopposaient. La meilleure, selon Frédéric, c’est que la chose étaitimpraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux.Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin, et Delphinecourut le porter.

Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle toutsouvenir de sa conduite. Il dit d’abord :

« Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu, quelmalheur ! »

Mais, peu à peu (l’artiste en lui l’emportant), il déclara qu’onne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide, quec’était une véritable nature morte, qu’il faudrait beaucoup detalent ; et il murmurait :

« Oh ! pas commode, pas commode ! »

« Pourvu que ce soit ressemblant », objecta Rosanette.

« Eh ! je me moque de la ressemblance ! A bas leRéalisme ! C’est l’esprit qu’on peint !Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devaitêtre. »

Il réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans ladroite ; puis, tout à coup :

« Ah ! une idée ! un pastel ! Avec desdemi-teintes colorées, passées presque à plat, on peut obtenir unbeau modelé, sur les bords seulement. »

Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte ; puis,ayant une chaise sous les pieds et une autre près de lui, ilcommença à jeter de grands traits, aussi calme que s’il eûttravaillé d’après la bosse. Il vantait les petits saint Jean deCorrège, l’infante Rose de Velasquez, les chairs lactées deReynolds, la distinction de Lawrence, et surtout l’enfant aux longscheveux qui est sur les genoux de lady Gower.

« D’ailleurs, peut-on trouver rien de plus charmant que cescrapauds-là ! Le type du sublime (Raphaël l’a prouvé par sesmadones), c’est peut-être une mère avec son enfant ? »

Rosanette, qui suffoquait, sortit -, et Pellerin dit aussitôt:

« Eh bien, Arnoux !… vous savez ce qui arrive ? »

« Non ! Quoi ? »

« Ça devait finir comme ça, du reste ! »

« Qu’est-ce donc ? »

« Il est peut-être maintenant… Pardon »

L’artiste se leva pour exhausser la tête du petit cadavre.

« Vous disiez… » reprit Frédéric.

Et Pellerin, tout en clignant pour mieux prendre ses mesures:

« Je disais que notre ami Arnoux est peut-être, maintenant,coffré ! »

Puis, d’un ton satisfait :

« Regardez un peu ! Est-ce ça ? »

« Oui, très bien ! Mais Arnoux ? »

Pellerin déposa son crayon.

« D’après ce que j’ai pu comprendre, il se trouve poursuivi parun certain Mignot, un intime de Regimbart, une bonne tête,celui-là, hein ? Quel idiot ! figurez-vous qu’un jour…»

« Eh ! il ne s’agit pas de Regimbart ! »

« C’est vrai. Eh bien, Arnoux, hier au soir, devait trouverdouze mille francs, sinon, il était perdu. »

« Oh ! c’est peut-être exagéré », dit Frédéric.

« Pas le moins du monde ! Ça m’avait l’air grave, trèsgrave »

Rosanette, à ce moment, reparut avec des rougeurs sous lespaupières, ardentes comme des plaques de fard.

Elle se mit près du carton et regarda. Pellerin fit signe qu’ilse taisait à cause d’elle. Mais Frédéric, sans y prendre garde:

« Cependant, je ne peux pas croire… »

« Je vous répète que je l’ai rencontré hier », dit l’artiste, »à sept heures du soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, parprécaution ; et il parlait de s’embarquer au Havre, lui ettoute sa smala. »

« Comment ! Avec sa femme ? »

« Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivretout seul. »

« Et vous en êtes sûr ? »

« Parbleu ! Où voulez-vous qu’il ait trouvé douze millefrancs ? »

Frédéric fit deux ou trois tours dans la chambre. Il haletait,se mordait les lèvres, puis saisit son chapeau.

« Où vas-tu donc ? » dit Rosanette.

Il ne répondit pas, et disparut.

Chapitre 5

 

Il fallait douze mille francs, ou bien il ne reverrait plus MmeArnoux ; et, jusqu’à présent, un espoir invincible lui étaitresté. Est-ce qu’elle ne faisait pas comme la substance de soncoeur, le fond même de sa vie ? Il fut pendant quelquesminutes à chanceler sur le trottoir, se rongeant d’angoisses,heureux néanmoins de n’être plus chez l’autre.

Où avoir de l’argent ? Frédéric savait par lui-même combienil est difficile d’en obtenir tout de suite, à n’importe quel prix.Une seule personne pouvait l’aider, Mme Dambreuse. Elle gardaittoujours dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il allachez elle ; et, d’un ton hardi:

« As-tu douze mille francs à me prêter ? »

« Pourquoi ? »

C’était le secret d’un autre. Elle voulait le connaître. Il necéda pas. Tous deux s’obstinaient. Enfin, elle déclara ne riendonner, avant de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge.Un de ses camarades avait commis un vol. La somme devait êtrerestituée aujourd’hui même.

« Tu l’appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ?»

« Dussardier ! »

Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de n’en riendire.

« Quelle idée as-tu de moi ? » reprit Mme Dambreuse. » Oncroirait que tu es le coupable. Finis donc tes airstragiques ! Tiens, les voilà ! et grand bien luifasse ! »

Il courut chez Arnoux. Le marchand n’était pas dans sa boutique.Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deuxdomiciles.

Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent depuisla veille ; quant à Madame, il n’osait rien dire ; etFrédéric, ayant monté l’escalier comme une flèche, colla sonoreille contre la serrure. Enfin, on ouvrit. Madame était partieavec Monsieur. La bonne ignorait quand ils reviendraient ; sesgages étaient payés ; elle-même s’en allait.

Tout à coup un craquement de porte se fit entendre.

« Mais il y a quelqu’un ? »

« Oh ! non, monsieur ! C’est le vent. »

Alors, il se retira. N’importe, une disparition si prompte avaitquelque chose d’inexplicable.

Regimbart, étant l’intime de Mignot, pouvait peut-êtrel’éclairer ? Et Frédéric se fit conduire chez lui, àMontmartre, rue de l’Empereur.

Sa maison était flanquée d’un jardinet, clos par une grille quebouchaient des plaques de fer. Un perron de trois marches relevaitla façade blanche ; et en passant sur le trottoir, onapercevait les deux pièces du rez-de-chaussée, dont la premièreétait un salon avec des robes partout sur les meubles, et laseconde l’atelier où se tenaient les ouvrières de MmeRegimbart.

Toutes étaient convaincues que Monsieur avait de grandesoccupations, de grandes relations, que c’était un hommecomplètement hors ligne. Quand il traversait le couloir, avec sonchapeau à bords retroussés, sa longue figure sérieuse et saredingote verte, elles en interrompaient leur besogne. D’ailleurs,il ne manquait pas de leur adresser toujours quelque motd’encouragement, une politesse sous forme de sentence et, plustard, dans leur ménage, elles se trouvaient malheureuses, parcequ’elles l’avaient gardé pour idéal.

Aucune cependant ne l’aimait comme Mme Regimbart, petitepersonne intelligente qui le faisait vivre avec son métier.

Dès que M. Moreau eut dit son nom, elle vint prestement lerecevoir, sachant par les domestiques ce qu’il était à MmeDambreuse. Son mari » rentrait à l’instant même » ; etFrédéric tout en la suivant, admira la tenue du logis et laprofusion de toile cirée qu’il y avait. Puis il attendit quelquesminutes dans une manière de bureau, où le Citoyen se retirait pourpenser.

Son accueil fut moins rébarbatif que d’habitude.

Il conta l’histoire d’Arnoux. L’ex-fabricant de faïences avaitenguirlandé Mignot, un patriote, possesseur de cent actions duSiècle, en lui démontrant qu’il fallait, au point de vuedémocratique, changer la gérance et la rédaction du journal ;et, sous prétexte de faire triompher son avis dans la prochaineassemblée des actionnaires, il lui avait demandé cinquante actions,en disant qu’il les repasserait à des amis sûrs, lesquelsappuieraient son vote ; Mignot n’aurait aucune responsabilité,ne se fâcherait avec personne ; puis, le succès obtenu, il luiferait avoir dans l’administration une bonne place, de cinq à sixmille francs pour le moins. Les actions avaient été livrées. MaisArnoux, tout de suite, les avait vendues ; et, avec l’argent,s’était associé à un marchand d’objets religieux. Là-dessus,réclamations de Mignot, lanternements d’Arnoux ; enfin, lepatriote l’avait menacé d’une plainte en escroquerie, s’il nerestituait ses titres ou la somme équivalente : cinquante millefrancs.

Frédéric eut l’air désespéré.

« Ce n’est pas tout », dit le Citoyen. » Mignot, qui est unbrave homme, s’est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses del’autre, nouvelles farces naturellement. Bref, avant-hier matin,Mignot l’a sommé d’avoir à lui rendre dans les vingt-quatre heuressans préjudice du reste, douze mille francs. »

« Mais je les ai ! » dit Frédéric.

Le Citoyen se retourna lentement :

« Blagueur ! »

« Pardon ! ils sont dans ma poche. Je les apportais. »

« Comme vous y allez, vous ! Nom d’un petit bonhomme !Du reste, il n’est plus temps ; la plainte est déposée, etArnoux parti. »

« Seul ? »

« Non ! avec sa femme. On les a rencontrés à la gare duHavre. »

Frédéric pâlit extraordinairement. Mme Regimbart crut qu’ilallait s’évanouir. Il se contint, et même il eut la forced’adresser deux ou trois questions sur l’aventure. Regimbart s’enattristait, tout cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnouxavait toujours été sans conduite et sans ordre.

« Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la chandelle parles deux bouts ! Le cotillon l’a perdu ! Ce n’est pas luique je plains, mais sa pauvre femme ! » car le Citoyenadmirait les femmes vertueuses, et faisait grand cas de Mme Arnoux.» Elle a dû joliment souffrir ! »

Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et, comme s’il enavait reçu un service, il serra sa main avec effusion.

« As-tu fait toutes les courses nécessaires ? » ditRosanette en le revoyant.

Il n’en avait pas eu le courage, répondit-il, et avait marché auhasard, dans les rues, pour s’étourdir.

A huit heures, ils passèrent dans la salle à manger ; maisils restèrent silencieux l’un devant l’autre, poussaient parintervalles un long soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéricbut de l’eau-de-vie. Il se sentait tout délabré, écrasé, anéanti,n’ayant plus conscience de rien que d’une extrême fatigue.

Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert etl’indigo s’y heurtaient par taches violentes, en faisaient unechose hideuse, presque dérisoire.

D’ailleurs, le petit mort était méconnaissable, maintenant. Leton violacé de ses lèvres augmentait la blancheur de sa peau ;les narines étaient encore plus minces, les yeux plus caves ;et sa tête reposait sur un oreiller de taffetas bleu, entre despétales de camélias, des roses d’automne et des violettes ;c’était une idée de la femme de chambre ; elles l’avaientainsi arrangé toutes les deux, dévotement. La cheminée, couverted’une housse en guipure, supportait des flambeaux de vermeilespacés par des bouquets de buis bénit ; aux coins, dans lesdeux vases, des pastilles du sérail brûlaient ; tout celaformait avec le berceau une manière de reposoir ; et Frédéricse rappela sa veillée près de M. Dambreuse.

Tous les quarts d’heure, à peu près, Rosanette ouvrait lesrideaux pour contempler son enfant. Elle l’apercevait, dansquelques mois d’ici, commençant à marcher, puis au collège aumilieu de la cour, jouant aux barres ; puis à vingt ans, jeunehomme ; et toutes ces images, qu’elle se créait, lui faisaientcomme autant de fils qu’elle aurait perdus, – l’excès de la douleurmultipliant sa maternité.

Frédéric, immobile dans l’autre fauteuil, pensait à MmeArnoux.

Elle était en chemin de fer, sans doute, le visage au carreaud’un wagon, et regardant la campagne s’enfuir derrière elle du côtéde Paris, ou bien sur le pont d’un bateau à vapeur, comme lapremière fois qu’il l’avait rencontrée ; mais celui-là s’enallait indéfiniment vers des pays d’où elle ne sortirait plus. Puisil la voyait dans une chambre d’auberge, avec des malles par terre,un papier de tenture en lambeaux, la porte qui tremblait au vent.Et après ? que deviendrait-elle ? Institutrice, dame decompagnie, femme de chambre, peut-être ? Elle était livrée àtous les hasards de la misère. Cette ignorance de son sort letorturait. Il aurait dû s’opposer à sa fuite ou partir derrièreelle. N’était-il pas son véritable époux ? Et, en songeantqu’il ne la retrouverait jamais, que c’était bien fini, qu’elleétait irrévocablement perdue, il sentait comme un déchirement detout son être ; ses larmes accumulées depuis le matindébordèrent.

Rosanette s’en aperçut.

« Ah ! tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ?»

« Oui ! oui ! j’en ai !… »

Il la serra contre son coeur, et tous deux sanglotaient en setenant embrassés.

Mme Dambreuse aussi pleurait, couchée sur son lit, à platventre, la tête dans ses mains.

Olympe Regimbart, étant venue le soir lui essayer sa premièrerobe de couleur, avait conté la visite de Frédéric, et même qu’iltenait tout prêts douze mille francs destinés à M. Arnoux.

Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour empêcher ledépart de l’autre, pour se conserver une maîtresse ?

Elle eut d’abord un accès de rage ; et elle avait résolu dele chasser comme un laquais. Des larmes abondantes la calmèrent. Ilvalait mieux tout renfermer, ne rien dire.

Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.

Elle le pria de les garder, en cas de besoin, pour son ami, etelle l’interrogea beaucoup sur ce monsieur. Qui donc l’avait pousséà un tel abus de confiance ? Une femme, sans doute ! Lesfemmes vous entraînent à tous les crimes.

Ce ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait ungrand remords de sa calomnie. Ce qui le rassurait, c’est que MmeDambreuse ne pouvait connaître la vérité.

Elle y mit de l’entêtement, cependant ; car, lesurlendemain, elle s’informa encore de son petit camarade, puisd’un autre, de Deslauriers.

« Est-ce un homme sûr et intelligent ? » Frédéric levanta.

« Priez-le de passer à la maison un de ces matins je désireraisle consulter pour une affaire. »

Elle avait trouvé un rouleau de paperasses contenant des billetsd’Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme Arnoux avaitmis sa signature. C’était pour ceux-là que Frédéric était venu unefois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que lecapitaliste n’eût pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avaitfait prononcer par le Tribunal de commerce, non seulement lacondamnation d’Arnoux, mais celle de sa femme, qui l’ignorait, sonmari n’ayant pas jugé convenable de l’en avertir.

C’était une arme, cela ! Mme Dambreuse n’en doutait pas.Mais son notaire lui conseillerait peut-être l’abstention, elle eûtpréféré quelqu’un d’obscur ; et elle s’était rappelé ce granddiable, à mine impudente, qui lui avait offert ses services.

Frédéric fit naïvement sa commission.

L’avocat fut enchanté d’être mis en rapport avec une si grandedame.

Il accourut.

Elle le prévint que la succession appartenait à sa nièce, motifde plus pour liquider ces créances qu’elle rembourserait, tenant àaccabler les époux Martinon des meilleurs procédés.

Deslauriers comprit qu’il y avait là-dessous un mystère ;il y rêvait en considérant les billets. Le nom de Mme Arnoux, tracépar elle-même, lui remit devant les yeux toute sa personne etl’outrage qu’il en avait reçu. Puisque la vengeance s’offrait,pourquoi ne pas la saisir ?

Il conseilla donc à Mme Dambreuse de faire vendre aux enchèresles créances désespérées qui dépendaient de la succession. Un hommede paille les rachèterait en sous-main et exercerait lespoursuites. Il se chargeait de fournir cet homme-là.

Vers la fin du mois de novembre, Frédéric, en passant dans larue de Mme Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres, et aperçutcontre la porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :

» Vente d’un riche mobilier, consistant en batterie de cuisine,linge de corps et de table, chemises, dentelles, jupons, pantalons,cachemires français et de l’Inde, piano d’Erard, deux bahuts dechêne Renaissance, miroirs de Venise, poteries de Chine et duJapon. »

« C’est leur mobilier ! » se dit Frédéric ; et leportier confirma ses soupçons.

Quant à la personne qui faisait vendre, il l’ignorait. Mais lecommissaire-priseur, Me Berthelmot, donnerait peut-être deséclaircissements.

L’officier ministériel ne voulut point, tout d’abord, dire quelcréancier poursuivait la vente. Frédéric insista. C’était un sieurSénécal, agent d’affaires ; et Me Berthelmot poussa même lacomplaisance jusqu’à prêter son journal des Petites Affiches.

Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table toutouvert.

« Lis donc ! »

« Eh bien, quoi ? » dit-elle, avec une figure tellementplacide, qu’il en fut révolté.

« Ah ! garde ton innocence ! »

« Je ne comprends pas. »

« C’est toi qui fais vendre Mme Arnoux ? »

Elle relut l’annonce.

« Où est son nom ? »

« Eh ! c’est son mobilier ! Tu le sais mieux quemoi ! »

« Qu’est-ce que ça me fait ? » dit Rosanette en haussantles épaules.

« Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout !C’est la suite de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l’as pasoutragée jusqu’à venir chez elle ! Toi, une fille de rien. Lafemme la plus sainte, la plus charmante et la meilleure !Pourquoi t’acharnes-tu à la ruiner ? »

« Tu te trompe, je t’assure ! »

« Allons donc ! Comme si tu n’avais pas mis Sénécal enavant ! »

« Quelle bêtise ! »

Alors, une fureur l’emporta.

« Tu mens ! tu mens, misérable ! Tu es jaloused’elle ! Tu possèdes une condamnation contre son mari !Sénécal s’est déjà mêlé de tes affaires ! Il déteste Arnoux,vos deux haines s’entendent. J’ai vu sa joie quand tu as gagné tonprocès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ? »

« Je te donne ma parole… »

« Oh ! je la connais, ta parole ! »

Et Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec desdétails circonstanciés. Rosanette, toute pâlissante, sereculait.

« Cela t’étonne ! Tu me croyais aveugle parce que jefermais les yeux. J’en ai assez, aujourd’hui ! On ne meurt paspour les trahisons d’une femme de ton espèce. Quand ellesdeviennent trop monstrueuses, on s’en écarte ; ce serait sedégrader que de les punir ! »

Elle se tordait les bras.

« Mon Dieu, qu’est-ce donc qui l’a changé ? »

« Pas d’autres que toi-même ! »

« Et tout cela pour Mme Arnoux !… » s’écria Rosanette enpleurant.

Il reprit froidement :

« Je n’ai jamais aimé qu’elle ! »

A cette insulte, ses larmes s’arrêtèrent.

« Ça prouve ton bon goût ! Une personne d’un âge mûr, leteint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux grands commedes soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça teplaît, va la rejoindre »

« C’est ce que j’attendais ! Merci ! »

Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façonsextraordinaires. Elle laissa même la porte se refermer ; puis,d’un bond, elle le rattrapa dans l’antichambre, et, l’entourant deses bras :

« Mais tu es fou ! tu es fou ! c’est absurde ! jet’aime ! » Elle le suppliait : » Mon Dieu, au nom de notrepetit enfant ! »

« Avoue que c’est toi qui as fait le coup ! » ditFrédéric.

Elle protesta encore de son innocence.

« Tu ne veux pas avouer ? »

« Non ! »

« Eh bien, adieu ! et pour toujours ! »

« Ecoute-moi ! »

Frédéric se retourna.

« Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma décision estirrévocable ! »

« Oh ! oh ! tu me reviendras ! »

« Jamais de la vie ! »

Et il fit claquer la porte violemment.

Rosanette écrivit à Deslauriers qu’elle avait besoin de lui toutde suite.

Il arriva cinq jours après, un soir ; et, quand elle eutconté sa rupture :

« Ce n’est que ça ! Beau malheur ! »

Elle avait cru d’abord qu’il pourrait lui ramenerFrédéric ; mais, à présent, tout était perdu. Elle avaitappris, par son portier, son prochain mariage avec MmeDambreuse.

Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singulièrementgai, farceur ; et, comme il était fort tard, demanda lapermission de passer la nuit sur un fauteuil. Puis, le lendemainmatin, il repartit pour Nogent, en la prévenant qu’il ne savait pasquand ils se reverraient d’ici à peu, il y aurait peut-être ungrand changement dans sa vie.

Deux heures après son retour, la ville était en révolution. Ondisait que M. Frédéric allait épouser Mme Dambreuse. Enfin, lestrois demoiselles Auger, n’y tenant plus, se transportèrent chezMme Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le père Roqueen fut malade. Louise s’enferma. Le bruit courut même qu’elle étaitfolle.

Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. MmeDambreuse, pour l’en distraire sans doute, redoublait d’attentions.Toutes les après-midi, elle le promenait dans sa voiture ; et,une fois qu’ils passaient sur la place de la Bourse, elle eutl’idée d’entrer dans l’hôtel des commissaires-priseurs, paramusement.

C’était le 1er décembre, jour même où devait se faire la ventede Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance,en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit.Elle désirait y jeter un coup d’oeil seulement. Le coupé s’arrêta.Il fallait bien la suivre.

On voyait, dans la cour, des lavabos sans cuvettes, des bois defauteuils, de vieux paniers, des tessons de porcelaine, desbouteilles vides, des matelas ; et des hommes en blouse ou ensale redingote, tout gris de poussière, la figure ignoble,quelques-uns avec des sacs de toile sur l’épaule, causaient pargroupes distincts ou se hélaient tumultueusement.

Frédéric objecta les inconvénients d’aller plus loin.

« Ah ! bah ! »

Et ils montèrent l’escalier.

Dans la première salle, à droite, des messieurs, un catalogue àla main, examinaient des tableaux ; dans une autre, on vendaitune collection d’armes chinoises ; Mme Dambreuse voulutdescendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et ellele mena jusqu’à l’extrémité du corridor, vers une pièce encombréede monde.

Il reconnut immédiatement les deux étagères de l’Art industriel,sa table à ouvrage, tous ses meubles ! Entassés au fond, parrang de taille, ils formaient un large talus depuis le plancherjusqu’aux fenêtres ; et, sur les autres côtés del’appartement, les tapis et les rideaux pendaient droit le long desmurs. Il y avait, en dessous, des gradins occupés par de vieuxbonshommes qui sommeillaient. A gauche, s’élevait une espèce decomptoir, où le commissaire-priseur en cravate blanche brandissaitlégèrement un petit marteau. Un jeune homme, près de lui,écrivait ; et, plus bas, debout, un robuste gaillard, tenantdu commis-voyageur et du marchand de contremarques, criait lesmeubles à vendre. Trois garçons les apportaient sur une table, quebordaient, assis en ligne, des brocanteurs et des revendeuses. Lafoule circulait derrière eux.

Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs etjusqu’aux chemises étaient passés de main en main, retournés ;quelquefois, on les jetait de loin, et des blancheurs traversaientl’air tout à coup. Ensuite, on vendit ses robes, puis un de seschapeaux dont la plume cassée retombait, puis ses fourrures, puistrois paires de bottines et le partage de ces reliques, où ilretrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait uneatrocité, comme s’il avait vu des corbeaux déchiquetant soncadavre. L’atmosphère de la salle, toute chargée d’haleines,l’écoeurait. Mme Dambreuse lui offrit son flacon ; elle sedivertissait beaucoup, disait-elle.

On exhiba les meubles de la chambre à coucher.

Me Berthelmot annonçait un prix. Le crieur, tout de suite, lerépétait plus fort ; et les trois commissaires attendaienttranquillement le coup de marteau, puis emportaient l’objet dansune pièce contiguë. Ainsi disparurent, les uns après les autres, legrand tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaienten venant vers lui, la petite bergère de tapisserie où ils’asseyait toujours en face d’elle quand ils étaient seuls ;les deux écrans de la cheminée, dont l’ivoire était rendu plus douxpar le contact de ses mains ; une pelote de velours, encorehérissée d’épingles. C’était comme des parties de son coeur quis’en allaient avec ces choses ; et la monotonie des mêmesvoix, des mêmes gestes l’engourdissait de fatigue, lui causait unetorpeur funèbre, une dissolution.

Un craquement de soie se fit à son oreille ; Rosanette letouchait.

Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même.Son chagrin passé, l’idée d’en tirer profit lui était venue. Ellearrivait pour la voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles,avec une robe à falbalas, étroitement gantée, l’air vainqueur.

Il pâlit de colère. Elle regarda la femme quil’accompagnait.

Mme Dambreuse l’avait reconnue ; et, pendant une minute,elles se considérèrent de haut en bas, scrupuleusement, afin dedécouvrir le défaut, la tare, – l’une enviant peut-être la jeunessede l’autre, et celle-ci dépitée par l’extrême bon ton, lasimplicité aristocratique de sa rivale.

Enfin, Mme Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d’uneinsolence inexprimable.

Le crieur avait ouvert un piano, – son piano ! Tout enrestant debout, il fit une gamme de la main droite, et annonçal’instrument pour douze cents francs, puis se rabattit à mille, àhuit cents, à sept cents.

Mme Dambreuse, d’un ton folâtre, se moquait du sabot.

On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec desmédaillons, des angles et des fermoirs d’argent, le même qu’ilavait vu au premier dîner dans la rue de Choiseul, qui ensuiteavait été chez Rosanette, était revenu chez Mme Arnoux ;souvent, pendant leurs conversations, ses yeux lerencontraient ; il était lié à ses souvenirs les plus chers,et son âme se fondait d’attendrissement, quand Mme Dambreuse dittout à coup :

« Tiens ! je vais l’acheter. »

« Mais ce n’est pas curieux », reprit-il.

Elle le trouvait, au contraire, fort joli ; et le crieur enprônait la délicatesse :

« Un bijou de la Renaissance ! Huit cents francs,messieurs ! En argent presque tout entier ! Avec un peude blanc d’Espagne, ça brillera ! »

Et, comme elle se poussait dans la foule :

« Quelle singulière idée ! » dit Frédéric.

« Cela vous fâche ? »

« Non ! Mais que peut-on faire de ce bibelot ? »

« Qui sait ? y mettre des lettres d’amour, peut-être ?»

Elle eut un regard qui rendait l’allusion fort claire.

« Raison de plus pour ne pas dépouiller les morts de leurssecrets. »

« Je ne la croyais pas si morte. »

Elle ajouta distinctement : » Huit cent quatre-vingtsfrancs ! »

« Ce que vous faites n’est pas bien », murmura Frédéric.

Elle riait.

« Mais, chère amie, c’est la première grâce que je vous demande.»

« Mais vous ne serez pas un mari aimable, savez-vous ?»

Quelqu’un venait de lancer une surenchère ; elle leva lamain :

« Neuf cents francs ! »

« Neuf cents francs ! » répéta Me Berthelmot.

« Neuf cent dix… – quinze… vingt… trente ! » glapissait lecrieur, tout en parcourant du regard l’assistance, avec deshochements de tête saccadés.

« Prouvez-moi que ma femme est raisonnable », dit Frédéric.

Il l’entraîna doucement vers la porte.

Le commissaire-priseur continuait.

« Allons, allons, messieurs, neuf cent trente ! Y a-t-ilmarchand à neuf cent trente ? »

Mme Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, s’arrêta ;et, d’une voix haute :

« Mille francs ! »

Il y eut un frisson dans le public, un silence.

« Mille francs, messieurs, mille francs Personne ne ditrien ? bien vu ? mille francs Adjugé » Le marteaud’ivoire s’abattit.

Elle fit passer sa carte, on lui envoya le coffret. Elle leplongea dans son manchon.

Frédéric sentit un grand froid lui traverser le coeur.

Mme Dambreuse n’avait pas quitté son bras ; et elle n’osale regarder en face jusque dans la rue, où l’attendait savoiture.

Elle s’y jeta comme un voleur qui s’échappe, et, quand elle futassise, se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à lamain.

« Vous ne montez pas ? »

« Non, madame ! »

Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signeau cocher de partir.

Il éprouva d’abord un sentiment de joie et d’indépendancereconquise. Il était fier d’avoir vengé Mme Arnoux en luisacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son action, etune courbature infinie l’accabla.

Le lendemain matin, son domestique lui apprit les nouvelles.L’état de siège était décrété, l’Assemblée dissoute, et une partiedes représentants du peuple à Mazas. Les affaires publiques lelaissèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes.

Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieursemplettes relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenantcomme une spéculation un peu ignoble, et il exécrait Mme Dambreuseparce qu’il avait manqué, à cause d’elle, commettre une bassesse.Il en oubliait la Maréchale, ne s’inquiétait même pas de MmeArnoux, ne songeant qu’à lui, à lui seul, – perdu dans lesdécombres de ses rêves, malade, plein de douleur et dedécouragement ; et, en haine du milieu factice où il avaittant souffert, il souhaita la fraîcheur de l’herbe, le repos de laprovince, une vie somnolente passée à l’ombre du toit natal avecdes coeurs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit.

Des groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps àautre, une patrouille les dissipait ; ils se reformaientderrière elle. On parlait librement, on vociférait contre la troupedes plaisanteries et des injures, sans rien de plus.

« Comment ! est-ce qu’on ne va pas se battre ? » ditFrédéric à un ouvrier.

L’homme en blouse lui répondit :

« Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois Qu’ilss’arrangent ! »

Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers lefaubourien :

« Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette fois, lesexterminer ! »

Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de sottise. Sondégoût de Paris en augmenta ; et, le surlendemain, il partitpour Nogent par le premier convoi.

Les maisons bientôt disparurent, la campagne s’élargit. Seuldans son wagon et les pieds sur la banquette, il ruminait lesévénements des derniers jours, tout son passé. Le souvenir deLouise lui revint.

« Elle m’aimait, celle-là ! J’ai eu tort de ne pas saisirce bonheur… Bah ! n’y pensons plus »

Puis, cinq minutes après :

« Qui sait, cependant ?… plus tard, pourquoi pas ?»

Sa rêverie, comme ses yeux, s’enfonçait dans de vagueshorizons.

« Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais sibonne ! »

A mesure qu’il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui.Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l’aperçut sous lespeupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaquesd’eau ; on arrivait ; il descendit.

Puis il s’accouda sur le pont, pour revoir l’île et le jardin oùils s’étaient promenés un jour de soleil ; – etl’étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu’ilgardait de ses émotions récentes, lui causant une sorted’exaltation, il se dit :

« Elle est peut-être sortie ; si j’allais la rencontrer »La cloche de Saint-Laurent tintait ; et il y avait sur laplace, devant l’église, un rassemblement de pauvres, avec unecalèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces),quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois encravate blanche, deux nouveaux mariés parurent.

Il se crut halluciné. Mais non ! C’était bien elle, Louisecouverte d’un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à sestalons ; et c’était bien lui, Deslauriers ! – portant unhabit bleu brodé d’argent, un costume de préfet. Pourquoidonc ?

Frédéric se cacha dans l’angle d’une maison, pour laisser passerle cortège.

Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, ets’en revint à Paris.

Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dresséesdepuis le Château-d’Eau jusqu’au Gymnase, et prit par le faubourgSaint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied àterre pour gagner les boulevards.

Il était cinq heures, une pluie fine tombait. Des bourgeoisoccupaient le trottoir du côté de l’Opéra. Les maisons d’en faceétaient closes. Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur duboulevard, des dragons galopaient, à fond de train, penchés surleurs chevaux, le sabre nu ; et les crinières de leurs casqueset leurs grands manteaux blancs soulevés derrière eux passaient surla lumière des becs de gaz, qui se tordaient au vent dans la brume.La foule les regardait, muette, terrifiée.

Entre les charges de cavalerie, des escouades de sergents deville survenaient, pour faire refluer le monde dans les rues.

Mais, sur les marches de Tortoni, un homme, – Dussardier, -remarquable de loin à sa haute taille, restait sans plus bougerqu’une cariatide.

Un des agents qui marchait en tête, le tricorne sur les yeux, lemenaça de son épée.

L’autre alors, s’avançant d’un pas, se mit à crier :

« Vive la République ! »

Il tomba sur le dos, les bras en croix.

Un hurlement d’horreur s’éleva de la foule. L’agent fit uncercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant,reconnut Sénécal.

Chapitre 6

 

Il voyagea.

Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sousla tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertumedes sympathies interrompues.

Il revint.

Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Maisle souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ;et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation étaitperdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Desannées passèrent ; et il supportait le désoeuvrement de sonintelligence et l’inertie de son coeur.

Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il étaitseul dans son cabinet, une femme entra.

« Madame Arnoux ! »

« Frédéric ! »

Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers lafenêtre, et elle le considérait tout en répétant :

« C’est lui ! C’est donc lui ! »

Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeuxsous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.

Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petitportefeuille de velours grenat, elle s’assit. Tous deux restèrentsans pouvoir parler, se souriant l’un à l’autre.

Enfin, il lui adressa quantité de questions sur elle et sonmari.

lis habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre économiquementet payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait unvieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son filsen garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :

« Mais je vous revois ! Je suis heureuse ! »

ne manqua pas de lui dire qu’à la nouvelle de leur catastrophe,il était accouru chez eux.

« Je le savais ! »

« Comment ? »

Elle l’avait aperçu dans la cour, et s’était cachée.

« Pourquoi ? »

Alors, d’une voix tremblante, et avec de longs intervalles entreses mots :

« J’avais peur ! Oui… peur de vous… de moi ! »

Cette révélation lui donna comme un saisissement de volupté. Soncoeur battait à grands coups. Elle reprit » Excusez-moi de n’êtrepas venue plus tôt. » Et désignant le petit portefeuille grenatcouvert de palmes d’or :

« Je l’ai brodé à votre intention, tout exprès. Il contientcette somme, dont les terrains de Belleville devaient répondre.»

Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant de s’êtredérangée.

« Non ! Ce n’est pas pour cela que je suis venue Je tenaisà cette visite, puis je m’en retournerai… là-bas. »

Et elle lui parla de l’endroit qu’elle habitait.

C’était une maison basse, à un seul étage, avec un jardin remplide buis énormes et une double avenue de châtaigniers montantjusqu’au haut de la colline, d’où l’on découvre la mer.

« Je vais m’asseoir là, sur un banc, que j’ai appelé le bancFrédéric. »

Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, lescadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portraitde la Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors etles blancs, qui se détachaient au milieu des ténèbres,l’attirèrent.

« Je connais cette femme, il me semble ? »

« Impossible ! » dit Frédéric. » C’est une vieille peintureitalienne. »

Elle avoua qu’elle désirait faire un tour à son bras, dans lesrues.

Ils sortirent.

La lueur des boutiques éclairait, par intervalles, son profilpâle ; puis l’ombre l’enveloppait de nouveau ; et, aumilieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans sedistraire d’eux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchentensemble dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.

Ils se racontèrent leurs anciens jours, les dîners du temps del’Art industriel, les manies d’Arnoux, sa façon de tirer lespointes de son faux-col, d’écraser du cosmétique sur sesmoustaches, d’autres choses plus intimes et plus profondes. Quelravissement il avait eu la première fois, en l’entendant chanterComme elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-Cloud ! Illui rappela le petit jardin d’Auteuil, des soirs au théâtre, unerencontre sur le boulevard, d’anciens domestiques, sa négresse.

Elle s’étonnait de sa mémoire. Cependant, elle lui dit :

« Quelquefois, vos paroles me reviennent comme un écho lointain,comme le son d’une cloche apporté par le vent ; et il mesemble que vous êtes là, quand je lis des passages d’amour dans leslivres. »

« Tout ce qu’on y blâme d’exagéré, vous me l’avez fait ressentir», dit Frédéric. » Je comprends Werther, que ne dégoûtent pas lestartines de Charlotte. »

« Pauvre cher ami ! »

Elle soupira ; et, après un long silence :

« N’importe, nous nous serons bien aimés. »

« Sans nous appartenir, pourtant ! »

« Cela vaut peut-être mieux », reprit-elle.

« Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu !»

« Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre !»

Et il devait être bien fort pour durer après une séparation silongue !

Frédéric lui demanda comment elle l’avait découvert.

« C’est un soir que vous m’avez baisé le poignet entre le gantet la manchette. Je me suis dit : » Mais il m’aime… il m’aime. »J’avais peur de m’en assurer, cependant. Votre réserve était sicharmante, que j’en jouissais comme d’un hommage involontaire etcontinu. »

Il ne regretta rien. Ses souffrances d’autrefois étaientpayées.

Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe,posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme unheurt en pleine poitrine.

Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à sesgenoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire destendresses.

« Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoirdans le monde une importante extrahumaine. Mon coeur, comme de lapoussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l’effetd’un clair de lune par une nuit d’été, quand tout est parfums,ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chairet de l’âme étaient contenues pour moi dans votre nom, que je merépétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n’imaginaisrien au-delà. C’était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec sesdeux enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir, et si bonne !Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j’y pensais,seulement ! puisque j’avais toujours au fond de moi-même lamusique de votre voix et la splendeur de vos yeux ! » Elleacceptait avec ravissement ces adorations pour la femme quellen’était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait àcroire ce qu’il disait. Madame Arnoux, le dos tourné à la lumière,se penchait vers lui. Il sentait sur son front la caresse de sonhaleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout soncorps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa bottines’avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant:

« La vue de votre pied me trouble. »

Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avecl’intonation singulière des somnambules :

« A mon âge ! lui ! Frédéric !… Aucune n’a jamaisété aimée comme moi ! Non, non ! à quoi sert d’êtrejeune ? Je m’en moque bien je les méprise, toutes celles quiviennent ici ! »

« Oh ! il n’en vient guère ! » reprit-ilcomplaisamment.

Son visage s’épanouit, et elle voulut savoir s’il semarierait.

Il jura que non.

« Bien sûr ? pourquoi ? »

« A cause de vous », dit Frédéric en la serrant dans sesbras.

Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entrouverte, lesyeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air dedésespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elledit en baissant la tête :

« J’aurais voulu vous rendre heureux. »

Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ;et il était repris par une convoitise plus forte que jamais,furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chosed’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Uneautre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard.D’ailleurs, quel embarras ce serait !

– et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader sonidéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire unecigarette.

Elle le contemplait, tout émerveillée.

« Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’ya que vous ! »

Onze heures sonnèrent.

« Déjà ! » dit-elle ; » au quart, je m’en irai. »

Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et ilcontinuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plusrien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où lapersonne aimée n’est déjà plus avec nous.

Enfin, l’aiguille ayant dépassé vingt-cinq minutes, elle pritson chapeau par les brides, lentement.

« Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverraijamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme nevous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient survous ! »

Et elle le baisa au front, comme une mère.

Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda desciseaux. Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancstombèrent. Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longuemèche.

« Gardez-les ! Adieu ! »

Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre, Mme Arnoux,sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Ellemonta dedans. La voiture disparut.

Et ce fut tout.

Chapitre 7

 

Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslaurierscausaient au coin du feu, réconciliés encore une fois, par lafatalité de leur nature qui les faisait toujours se rejoindre ets’aimer.

L’un expliqua sommairement sa brouille avec Mme Dambreuse,laquelle s’était remariée à un Anglais.

L’autre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta quesa femme, un beau jour, s’était enfuie avec un chanteur. Pour selaver un peu du ridicule, il s’était compromis dans sa préfecturepar des excès de zèle gouvernemental. On l’avait destitué. Il avaitété, ensuite, chef de colonisation en Algérie, secrétaire d’unpacha, gérant d’un journal, courtier d’annonces, pour êtrefinalement employé au contentieux dans une compagnieindustrielle.

Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, ilvivait en petit bourgeois.

Puis, ils s’informèrent mutuellement de leurs amis.

Martinon était maintenant sénateur.

Hussonnet occupait une haute place, où il se trouvait avoir soussa main tous les théâtres et toute la presse.

Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit enfants, habitaitle château de ses aïeux.

Pellerin, après avoir donné dans le fouriérisme, l’homéopathie,les tables tournantes, l’art gothique et la peinture humanitaire,était devenu photographe ; et sur toutes les murailles deParis, on le voyait représenté en habit noir avec un corpsminuscule et une grosse tête.

« Et ton intime Sénécal ? » demanda Frédéric.

« Disparu ! Je ne sais ! Et toi, ta grande passion,Mme Arnoux ? »

« Elle doit être à Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs.»

« Et son mari ? »

« Mort l’année dernière. »

« Tiens ! » dit l’avocat.

Puis se frappant le front :

« A propos, l’autre jour, dans une boutique, j’ai rencontrécette bonne Maréchale, tenant par la main un petit garçon qu’elle aadopté. Elle est veuve d’un certain M. Oudry, et très grossemaintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avaitautrefois la taille si mince. »

Deslauriers ne cacha pas qu’il avait profité de son désespoirpour s’en assurer par lui-même.

« Comme tu me l’avais permis, du reste. »

Cet aveu était une compensation au silence qu’il gardaittouchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l’eût pardonnée,puisqu’elle n’avait pas réussi. Bien que vexé un peu de ladécouverte, il fit semblant d’en rire ; et l’idée de laMaréchale lui amena celle de la Vatnaz.

Deslauriers ne l’avait jamais vue, non plus que bien d’autresqui venaient chez Arnoux ; mais il se souvenait parfaitementde Regimbart.

« Vit-il encore ? »

« A peine ! Tous les soirs, régulièrement, depuis la rue deGrammont jusqu’à la rue Montmartre, il se traîne devant les cafés,affaibli, courbé en deux, vidé, un spectre ! »

« Eh bien, et Compain ? »

Frédéric poussa un cri de joie, et pria l’ex-délégué duGouvernement provisoire de lui apprendre le mystère de la tête deveau.

« C’est une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie queles royalistes célébraient le 30 janvier, des Indépendantsfondèrent un banquet annuel, où l’on mangeait des têtes de veau, eton buvait du vin rouge dans des crânes de veau, en portant destoasts à l’extermination des Stuarts. Après thermidor, desterroristes organisèrent une confrérie toute pareille, ce quiprouve que la bêtise est féconde. »

« Tu me parais bien calmé sur la politique ? »

« Effet de l’âge », dit l’avocat.

Et ils résumèrent leur vie.

Ils l’avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvél’amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était laraison ?

« C’est peut-être le défaut de ligne droite », dit Frédéric.

« Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j’ai péché parexcès de rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires,plus fortes que tout. J’avais trop de logique, et toi de sentiment.»

Puis, ils accusèrent le hasard, les circonstances, l’époque oùils étaient nés.

Frédéric reprit :

« Ce n’est pas là ce que nous croyions devenir autrefois, àSens, quand tu voulais faire une histoire critique de laPhilosophie, et moi, un grand roman moyen âge sur Nogent, dontj’avais trouvé le sujet dans Froissart : Comment messire Brokars deFénestranges et l’évêque de Troyes assaillirent messire Eustached’Ambrecicourt. Te rappelles-tu ? »

Et, exhumant leur jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient:

« Te rappelles-tu ? »

Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, lasalle d’armes au bas de l’escalier, des figures de pions etd’élèves, un nommé Angelmarre, de Versailles, qui se taillait dessous-pieds dans de vieilles bottes, M. Mirbal et ses favorisrouges, les deux professeurs de dessin linéaire et de grand dessin,Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, lecompatriote de Copernic, avec son système planétaire en carton,astronome ambulant dont on avait payé la séance par un repas auréfectoire, – puis une terrible ribote en promenade, leurspremières pipes fumées, les distributions des prix, la joie desvacances.

C’était pendant celles de 1837 qu’ils avaient été chez laTurque.

On appelait ainsi une femme qui se nommait de son vrai nomZoraïde Turc ; et beaucoup de personnes la croyaient unemusulmane, une Turque, ce qui ajoutait à la poésie de sonétablissement, situé au bord de l’eau, derrière le rempart ;même en plein été, il y avait de l’ombre autour de sa maison,reconnaissable à un bocal de poissons rouges près d’un pot deréséda sur une fenêtre. Des demoiselles en camisole blanche, avecdu fard aux pommettes et de longues boucles d’oreilles, frappaientaux carreaux quand on passait, et, le soir, sur le pas de la porte,chantonnaient doucement d’une voix rauque.

Ce lieu de perdition projetait dans tout l’arrondissement unéclat fantastique. On le désignait par des périphrases : »L’endroit que vous savez, – une certaine rue, – au bas des Ponts. »Les fermières des alentours en tremblaient pour leurs maris, lesbourgeoises le redoutaient pour leurs bonnes, parce que lacuisinière de M. le sous-préfet y avait été surprise ; etc’était, bien entendu, l’obsession secrète de tous lesadolescents.

Or, un dimanche, pendant qu’on était aux Vêpres, Frédéric etDeslauriers, s’étant fait préalablement friser, cueillirent desfleurs dans le jardin de Mme Moreau, puis sortirent par la portedes champs, et, après un grand détour dans les vignes, revinrentpar la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant toujoursleurs gros bouquets.

Frédéric présenta le sien, comme un amoureux à sa fiancée. Maisla chaleur qu’il, faisait, l’appréhension de l’inconnu, une espècede remords, et jusqu’au plaisir de voir, d’un seul coup d’oeil,tant de femmes à sa disposition, l’émurent tellement, qu’il devinttrès pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient,joyeuses de son embarras ; croyant qu’on s’en moquait, ils’enfuit ; et, comme Frédéric avait l’argent, Deslauriers futbien obligé de le suivre.

On les vit sortir. Cela fit une histoire, qui n’était pasoubliée trois ans après.

Ils se la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirsde l’autre ; et, quand ils eurent fini :

« C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » ditFrédéric.

« Oui, peut-être bien ? C’est là ce que nous avons eu demeilleur ! » dit Deslauriers.

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