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L’enfant mystérieux

L’enfant mystérieux

de Vinceslas Eugene Dick

Prologue

Par une belle matinée du mois de juillet 1839, les cloches de la cathédrale de Québec sonnaient à toute volée,conviant l’aristocratie de la ville à une brillante cérémonie.

Ce jour-là, en effet, Richard Walpole, jeune et riche négociant anglais, épousait mademoiselle Eugénie Latour,une des plus éclatantes beautés de la haute société canadienne-française.

Le temps était déjà loin où de mesquines rivalités nationales creusaient un abîme entre les deux grandes races qui se partagent le sol du Canada. L’apaisement était venu d’abord, bientôt suivi de cette estime mutuelle que se doivent les peuples destinés à marcher côte à côte, sous l’égide d’une même constitution. Puis, de l’estime, on était passé à l’amitié ;tant et si bien que l’on vit, spectacle consolant, les descendants de deux nations ennemies qui s’étaient longtemps combattues ne pas rougir de contracter ensemble d’indissolubles alliances.

De cette époque, la France et l’Angleterre firent plus que se donner la main, en Amérique : elles échangèrent l’anneau des fiançailles.

La cérémonie fut des plus imposantes. Toute la fashion québecquoise encombrait l’immense nef, faisant des vœux sincères pour le bonheur du couple sympathique qui prononçait en ce moment le serment d’éternel amour.

À l’issue de l’office, les jeunes époux montèrent dans une splendide voiture de gala, tirée par quatre chevaux, et, suivis d’un nombreux cortège, prirent le chemin du Cap-Rouge, où se trouvait la maison de campagne de M. Walpole.

Puis, pendant huit jours, ce ne furent quefêtes, cavalcades, bals et festins. La gentry et le hautcommerce s’en donnèrent à cœur-joie, – rompant ainsi avec lasingulière coutume anglaise qui veut que les premiers jours quisuivent le mariage se passent en wagon de chemin de fer ou sur lepont d’un bateau à vapeur.

Bref, on s’amusa beaucoup, et le jeune ménagefaisait ses premiers pas dans la voie matrimoniale de façon àprésager que le voyage de la vie serait une successiond’enchantements.

Hélas ! combien ainsi débutentjoyeusement pour finir dans les larmes ! Que d’auroresbrillantes qui sont suivies, à la chute du jour, d’épouvantablesorages !

Une année ne s’était pas écoulée, que desnuages menaçants assombrissaient déjà le ciel pur de cette félicitéconjugale. Madame Walpole, qui venait de donner le jour à unecharmante petite fille – baptisée à la cathédrale catholique sousle nom d’Anna – Madame Walpole, disons-nous, était restéesouffrante, sujette à de fréquentes attaques nerveuses, et d’uneimpressionnabilité alarmante.

D’un autre côté, Richard recevait de mauvaisesnouvelles d’Angleterre. Son père était malade et le mandait près delui.

Le jeune négociant n’attendait que lerétablissement de sa femme pour se rendre à ce désir. Mais un jourune lettre lui arriva, portant le timbre de Londres, qui ne luilaissa d’autre alternative qu’un départ précipité.

Son père, dont il était le fils unique, semourait.

Richard fit promettre à sa femme de le venirrejoindre dès que l’état de sa santé le permettrait ; puis,confondant la mère et la fille dans un même embrassement, ilpartit, le cœur hanté par de sinistres appréhensions.

Elles ne devaient que trop se réaliser.

Le fils arriva trop tard en Angleterre pourrecevoir le dernier soupir du père… Mais ceci n’était que lapremière station de la voie douloureuse.

Richard venait à peine de rendre à son pèreles honneurs suprêmes et de terminer les démarches légalesnécessitées par l’immense succession que lui laissait le regrettédéfunt, qu’à son tour il tomba gravement malade.

Une main étrangère dut écrire à sa femme lalettre laconique que voici :

« Madame, Votre mari se meurt àl’hôtel Walpole. Vous aurez peut-être encore le temps de le voirvivant si vous embarquez sans retard. Dr. Kimbrey. »

Ce message foudroyant arriva à destination le14 septembre 1840, dans la soirée.

Dès le lendemain, madame Walpole et sa fille,à peine âgée de trois mois, prenaient passage sur leSwedenborg, grand navire norvégien, qui leva l’ancre àhuit heures du soir.

Depuis la veille, la pauvre jeune femmeaffolée vivait dans un état de surexcitation nerveuse qui nepouvait manquer d’amener une crise suprême.

Aussi la malheureuse n’eut-elle pas plus tôtperdu de vue les hautes murailles de sa ville natale, qu’elle dutse retirer dans sa cabine, en proie à une défaillance qui ne luilaissa que de rares instants de lucidité.

La maladie empira avec une rapidité terrible,et le voile de la mort ne tarda pas à s’étendre sur cette figure sijeune et si belle.

Vers dix heures, l’infortunée mère fit signequ’on lui donnât sa fille. Elle lui mit au cou un médaillonsuspendu à un cordon de soie ; puis, s’emparant d’un petitcoffret d’ébène à portée de sa main, elle le déposa à côté del’enfant, accompagnant cette action d’un geste suppliant, qui futcompris.

Alors, elle retomba sur sa couche, immobile etblanche comme de la cire…

Le capitaine et le pilote, seuls témoins decette navrante tragédie, n’en pouvaient croire leurs yeux etrestaient pétrifiés.

Cependant, il fallut bien se rendre àl’évidence et prendre les mesures nécessaires pour que l’enfantn’eût pas à souffrir de l’absence de femme à bord.

Le pilote ordonna de virer de bord et de jeterl’ancre.

On était alors à quelque distance de l’îleMadame, en face de Saint-François, petite paroisse de l’îled’Orléans.

Le temps s’était couvert et de gros nuages auxflancs pleins de tempêtes s’accumulaient dans l’ouest.

La nuit s’annonçait mal.

– Vite ! une chaloupe à la mer, ordonnale pilote : le second et quatre matelots vont allerporter cet enfant à la première famille venue, sur l’île d’Orléans.Je verrai, à mon retour, à ce qu’il soit rendu aux siens. Quant àla morte, nous aviserons demain.

On s’empressa d’obéir. La petite fille futenveloppée avec soin et confiée au second ainsi que lecoffret si explicitement désigné par la défunte.

Puis la chaloupe s’éloigna et disparut bientôtdans l’obscurité.

Trois heures plus tard, elle était de retour,mais presque remplie d’eau et ayant eu fort à faire pour luttercontre la bourrasque, qui commençait alors à prendre lesproportions d’une véritable tempête.

Le second rapporta que, voyantapprocher le gros temps et craignant de ne pouvoir, s’il tardaittrop, regagner le navire, il avait confié l’enfant à un pêcheur,dont le fanal avait heureusement attiré son attention.

– Très bien ! dit le pilote. Quand jeserai de retour, je ferai les démarches nécessaires pour leretrouver.

Pendant ces pourparlers, la tourmente sedéchaînait sur le navire avec une fureur indicible. Il fallut leverl’ancre et fuir devant elle.

Trois jours entiers, la tempête fit rage,semant sur les écueils du golfe Saint-Laurent de bien nombreusesépaves. Quant au Swedenborg, on n’en eut plus denouvelles.

Partie 1

Chapitre 1Une veillée chez Pierre Bouet.

 

Le soir du 15 septembre 1840, Pierre Bouetfumait tranquillement sa pipe dans un coin, pendant que Marianne,sa chère moitié, lavait la vaisselle et desservait la table.

Le bonhomme venait de souper et s’absorbaitbéatement dans la nicotine, avec autant de voluptueuse gravitéqu’un Osmanli plongé dans l’extase du Kief. Il regardaitsans les voir les nuages capricieux que chassaient ses grosseslèvres, laissant errer sa pensée libre de tout contrôle, comme unhonnête mortel à qui les soucis sont inconnus.

En effet, Pierre Bouet n’avait pas de soucis,– sauf peut-être un seul… que bien des gens regardent plutôt commeune faveur signalée : il n’avait pas d’enfants.

À part ce petit désagrément, Pierre Bouetvivait heureux et se trouvait content de son sort.

Et, ma foi, il n’avait pas tort.

Ses foins étaient engrangés en bon ordredepuis un mois ; il avait terminé le jour même la récolte deson avoine et de son seigle, sans oublier celle du sarrasin, despois et d’une notable quantité de blé, dont les gerbes doréesbondaient sa batterie. Ses patates restaient encore en terre, ilest vrai, mais elles avaient une magnifique apparence, et lesgelées n’étaient pas à craindre.

Que fallait-il de plus à Pierre Bouet, un descultivateurs les plus aisés de Saint-François, – petite paroissefièrement campée sur la pointe orientale de l’îled’Orléans ?

Il était donc heureux… du moins autant quel’insatiable nature humaine le comporte ; et n’eût été cettechagrinante pensée que tout ce bien-être dont il jouissaitpasserait, après sa mort, faute d’héritier direct, à descollatéraux, Pierre Bouet n’aurait pas échangé son sort contre unempire.

Mais, hélas ! il fallait bien prendre sonparti de cette éventualité, car décidément Marianne – qui allaitavoir cinquante ans – ne suivrait pas l’exemple de la Sarahbiblique…

Ce soir-là donc, Bouet, installé dans son coinprivilégié, fumait sa pipe, comme nous l’avons dit, tandis queMarianne vaquait aux soins du ménage.

Les deux époux, absorbés dans leur occupationrespective, n’échangeaient pas une parole.

Ce ne fut que lorsque Marianne eut finid’enlever la vaisselle du souper, d’essuyer la table, sur laquelleelle étendit un tapis de toile cirée, et que, s’étant munie de sontricot, elle se fut assise, que Pierre Bouet sortit de sa torpeur.Il aspira coup sur coup une demi-douzaine de bouffées de fumée etappela :

– Hé ! bonne femme ? Celle-ci relevala tête.

– Qu’est-ce que c’est, Pierrot ?dit-elle.

– Quel jour c’est-il aujourd’hui ?

– C’est aujourd’hui mercredi, donc.

– C’est pas ça que je te demande : quelquantième du mois ?

– Ah ! dame, j’en sais rien ; toutce que je peux dire, c’est que c’était le douze, dimanche.

– Le douze, dimanche ?… Eh bien ! çafait pour aujourd’hui…

– Ça fait…

– Le quinze, ratatinette ! Compte un peu,voir : le douze, dimanche ; le treize, lundi ; lequatorze, mardi, et…

– Le quinze, mercredi… c’est pourtantvrai !

– Et le quinze de septembre encore !

– Mais oui. Comme ça passe vite ! Il sefit un silence de quelques secondes. Les deux époux semblaient unpeu embarrassés, avec une pointe d’émotion dans le regard. Le pèreBouet reprit le premier :

– Il y a juste cinquante ans que tu es dans lemonde, ma pauvre vieille, car c’est aujourd’hui ta fête.

– Déjà ?

– Comme je te le dis, Marianne, et je te lasouhaite de tout mon cœur.

Le brave cultivateur se leva et s’en futembrasser cordialement son épouse sur les deux joues.

– Ah ! mon homme ! ne put que direla bonne Marianne, dont les yeux étaient humides.

– Oui, oui… les années passent vite, grommelaBouet, pour donner le change à sa propre émotion ; nous nousen allons, Marianne, nous nous en allons…

– Hélas ! oui : cinquante ans !il passe midi, murmura la vieille.

– Sans compter que j’en ai cinquante-cinq,moi !… Encore, si nous ne partions pas tout entiers… si nouslaissions quelqu’un après nous ! continua le mari, poursuivantune pensée qui l’obsédait depuis longtemps.

– Que veux-tu ?… Dieu ne l’a pas voulu,répliqua tristement l’épouse.

– J’aurais donné dix ans de ma vie pour unenfant ! s’écria Pierre Bouet, en se rasseyant et bourrant sapipe.

– Et moi donc ! exclama Marianne.

Nouveau silence. Les deux vieux évoquaientdans leur esprit les vives espérances, les alertes joyeuses et lesdéceptions réitérées que ce tenace désir de paternité leur avaitvalues. Les cinquante ans de Marianne fermaient maintenant pourtoujours la route à toutes ces illusions, qui n’avaient pas étésans charmes, pour ne laisser comme réalité que le foyer vide et lepetit berceau à l’état de rêve évanoui.

Pierre Bouet lança un véritable nuage de fuméeet reprit d’une voix amère :

– Et dire, ratatinette ! qu’il y a desfainéants et des propres à rien dont les maisons sont pleinesd’enfants !… Vois, par exemple, mon garnement de frère,Antoine. Ça vous a mangé un beau bien en moins de vingt ans ;ça vit on ne sait comment ; c’est plaideur, dépensier, sanstalents, sans religion et, par-dessus tout ça, ivrogne comme uneéponge… Eh bien ! ça vous a un gars et une fille qui sont priscomme des sapins. C’est pas juste, à la fin des fins !

– Pierre, Pierre, interrompit doucement lapieuse Marianne, ce que tu dis là n’est pas bien, mon homme. Ilfaut se contenter de ce que le bon Dieu nous envoie et ne pasenvier le bien d’autrui. Antoine est père de deux enfants, c’estvrai, mais il n’a pas, comme nous, toujours du pain dans lahuche.

– À qui la faute, je te le demande ? Il aeu autant de terre que moi sous les pieds. Si, au lieu de faire lebeau parleur et de fêter avec ses pareils de l’Argentenay,où il a pris femme, il avait charrié du fumier sur ses clos etrechaussé ses patates en temps, se verrait-il à la pocheau jour d’aujourd’hui ?… Pas vrai, Marianne ?

– Pour ça, il n’y a pas à dire ;mais…

– Et penser que je me suis échiné, et toiaussi, du matin au soir pour ce vaurien-là, qui héritera de nous,faute d’avoir à qui donner le fruit de nos sueurs !… Ça mechacote, vois-tu, ma vieille.

– Quand on est mort, on n’a plus besoin derien : à quoi bon se chagriner, mon pauvre Pierre ?

– Au fait, tu as raison : n’y pensonsplus… Et, d’ailleurs, c’est mon frère, après tout.

Pierre Bouet se rasséréna, avec cettephilosophie insouciante particulière aux natures bien faites. Lebrave homme avait, comme cela, de temps à autre, des accès demauvaise humeur contre son frère unique Antoine, qu’il accusait deparesse et de manque de prévoyance ; mais, une fois la crisepassée, Pierre Bouet redevenait lui-même, c’est-à-dire le meilleurdes hommes.

La veillée s’écoula sans autres incidents.Vers dix heures, Pierre se leva, alluma un fanal, se munit d’unepoche et d’un petit baquet où grouillaient des centaines de vers deterre, puis il sortit, annonçant à sa femme qu’il serait de retourdans une couple d’heures. Marianne continua de tricoter.

Chapitre 2Un poisson du bon Dieu.

 

Où allait Pierre Bouet, à une heure aussiavancée de la nuit ?

C’est ce que nous n’allons pas tarder àsavoir.

Mais, d’abord, il nous faut dire un mot d’unepetite industrie exercée par un certain nombre d’insulairesd’Orléans, notamment ceux de Saint-François, et leurs voisins deSainte-Famille, sur la rive nord.

Le poisson abonde dans les parages de cettepartie de l’île. L’anguille et l’esturgeon, surtout, vers lesapproches de l’automne, se rendent en phalanges serrées sur leslongues battures de vase de Sainte-Famille et sur les fondssablonneux qui forment l’estuaire du fleuve vis-à-visSaint-François. Il y a là des pêches miraculeuses à faire pour ceuxqui se lèvent tôt et se couchent tard, c’est-à-dire pour lesvaillants qui ne reculent pas devant la tâche de faire une fois lejour et une fois la nuit la visite de leurs lignes, à dix ou quinzearpents de chez eux.

Bien peu, il nous faut l’avouer, résistentlongtemps à ce surcroît de fatigue, et la plupart, après quelquesjours de pêche, renoncent à la mer pour ne s’occuper que de laterre.

Il n’en était pas ainsi de Pierre Bouet.

Depuis de longues années, il menait de frontles deux besognes, perdant une couple d’heures de sommeil chaquenuit, mais en revanche gagnant d’assez jolis bénéfices avec lepoisson qu’il allait vendre lui-même, dans sa chaloupe, sur lesmarchés de Québec.

Le père Bouet avait sur la grève, éparpilléesjusqu’à la marée basse, une dizaine de lignes dormantes. C’est làqu’il se rendait deux fois dans les vingt-quatre heures pourchanger ses appâts.

Nous voilà édifiés maintenant sur la cause desa sortie nocturne et sur la destination des singuliers engins dontnous l’avons vu se munir.

Pierre Bouet, s’éclairant de son fanal, pritla direction de la côte qui borde l’île à quelque distance desmaisons. Arrivé sur la crête, il inspecta du regard la batture,pour bien s’assurer que la mer était basse et ses lignesdécouvertes.

Puis il se disposa à descendre.

Mais, à ce moment, une assez forte rafale, quifaillit éteindre sa lumière, l’arrêta court.

– Hum ! dit-il, nous aurons du gros tempstout à l’heure. Les nuées courent dans le nord-est comme desguevales qui auraient le lutin à leurs trousses. On estmieux à terre qu’en mer par des nuits comme celle-là.

Et cette pensée pleine de bon sens le porta àinspecter le fleuve.

La lune venait de se dégager. Bouet put doncvoir distinctement deux ou trois gros vaisseaux qui descendaientvent arrière, leurs hautes voiles carguées et sur leurs seulshuniers de misaine.

– En voilà qui sont prudents et ont flairé legrain ! murmura-t-il… Ah ! mais que fait donccelui-là ?

Celui-là, c’était un grand navirenoir qui, lofant tout à coup à peu de distance de la bouée de l’îleMadame, venait de serrer toutes ses voiles et de jeter l’ancre.

– Un accident ! s’écria Pierre Bouet avecune singulière émotion ; oui, c’est un accident, bien sûr, caron ne mouillepas avec un bon vent en poupe, sans uneraison majeure.

Il regarda encore quelque temps, mais la lunese cachant de nouveau ne lui permit plus de voir que les feux deposition du navire immobile.

– Ah ! bah ! se dit Bouet, c’estquelque pauvre matelot qui sera tombé par-dessus bord. Que Dieu aitson âme. Et il se remit en marche.

La mer était alors tout à fait basse, laissantà découvert cinq ou six arpents de galets raboteux, enduits d’unevase gluante et coupés ci et là de grandes zones de sable, ougisaient les lignes de Pierre Bouet.

C’est donc sur cette interminable batture quece dernier s’engagea, décrivant des zigzags pour jeter en passantun coup d’œil sur chacun de ses engins de pêche, se réservant deles appâter au retour, car il avait pour habitude de commencer parceux du large.

La brillante lumière de son fanal piquaitétrangement l’obscurité de la nuit, et cette espèce de feu folletdécrivant de folles arabesques sur la grève déserte avait desallures véritablement fantastiques.

Le bonhomme allait toujours, projetant laclarté de sa lanterne en avant de lui pour éclairer ses pas. Mais,chose extraordinaire, son esprit était bien loin de sa besogne. Aulieu de supputer, comme d’habitude, les chances de samarée et le plus ou moins d’anguilles qui allaient emplir saglacière, le vieux pêcheur, au contraire, pensait obstinément à cegrand navire à l’ancre dont il voyait distinctement les feuxtricolores, à deux milles de là.

Pourquoi ce gros voilier, qui tout à l’heurefilait si bien vent arrière, avait-il soudain viré de bord, carguéses voiles et mouillé à quelques encablures de la bouée ?…

Pierre Bouet ne pouvait s’en rendrecompte ; mais il pressentait quelque malheur, quelque drame,peut-être ! Et ses pressentiments ne le trompaient jamais, sedisait-il.

Telles étaient les réflexions de l’honnêteinsulaire, au moment même où il achevait de renouveler les appâtsde sa ligne la plus près du fleuve – non toutefois sans avoirempoché quelques belles anguilles – lorsque tout à coup il seredressa, comme s’il eût vu un serpent accroché à l’une de sesempeignes.

Immobile d’abord, il ne tarda pas às’approcher du bord de l’eau et à scruter le fleuve de toute lapuissance de son regard.

Un bruit lointain de rames se faisaitentendre, venant du large. Parfois même, le son encore mal définid’une voix humaine dominait le sifflement de la brise.

Évidemment une embarcation faisait force derames vers la terre, luttant péniblement contre la violence du ventet du courant.

Pierre Bouet ne respirait plus. Toutes sesfacultés se concentraient dans ses yeux et ses oreilles.

Mais bientôt, plus de doutes ! Lachaloupe – car c’en est une – apparaît dans la zone lumineuse dufanal ; elle approche ; elle atterrit.

Un homme, tenant un paquet dans ses bras,saute sur les rochers et s’avance précipitamment vers Bouet ahuri,que l’étonnement rive aux galets. Sans crier gare ! cet hommeremet au pêcheur, qui le laisse faire, le singulier paquet, ainsiqu’un petit coffret assez lourd, puis regagne au pas de course sonembarcation, en baragouinant quelque chose dans une langue queBouet prend pour de l’anglais.

Et vogue la galère ! voilà la chalouperepartie, la vision évanouie au sein de la rafale, qui redoubled’intensité !

Pierre Bouet n’en revenait pas. – Il fautavouer qu’il y avait de quoi ! Immobile et hagard, les braschargés du mystérieux fardeau qu’on venait de lui confier siprestement, il regardait tout stupide les vagues qui déferlaient àses pieds avec un bruit grandissant.

Tout à coup, ô miracle ! le paquets’agita faiblement et un vagissement en sortit.

Bouet tressaillit jusqu’à la moelle des os etfaillit tomber à la renverse. Une seconde, il se crut fou ou lejouet d’un rêve.

Mais le sentiment de la réalité le domina viteet une chaude bouffée de sang lui monta au visage, en même tempsque son vieux cœur s’emplissait d’une immense tendresse.

– Un enfant ! s’écria-t-il, unenfant ! Oh ! Et rapprochant de ses lèvres l’informepaquet de linge où palpitait une petite créature du bon Dieu, il lebaisa fiévreusement. Puis, sans plus s’occuper de ses lignes, etabandonnant aux vagues sa « pochetée » d’anguilles, ilprit son élan vers la côte bondissant comme un jeune homme etrépétant sans cesse :

– Un enfant ! un petit enfant !C’était un spectacle étrange que celui de cette course folle sur lagrève déserte et de cette lanterne violemment secouée dans la nuitnoire. On eût dit un feu follet exécutant quelque diaboliquesarabande.

Pierre Bouet, haletant, épuisé, les cheveuxcollés aux tempes par la sueur, arriva chez lui comme unebombe.

– Marianne… Marianne… un enfant ! futtout ce qu’il put dire, en déposant son précieux fardeau sur lesgenoux de sa femme.

Puis il se laissa choir sur une chaise, àmoitié mort et soufflant comme un phoque.

Marianne jeta un cri de surprise. Maisl’instinct de la femme dominant aussitôt tout autre sentiment, elleécarta fébrilement les langes et mit à découvert la petite figured’un enfant endormi.

– Ah ! mon Dieu ! fit-elle, c’en estun, en effet. Oh ! la chère petite créature ! Et lesbaisers d’aller un train !…

Ce qui réveilla le nouveau venu, qui se prit àpleurer.

Jamais musique ne parut plus harmonieuse auxoreilles des braves époux. Ils se regardaient les yeux humides,rayonnant de bonheur, comme si cette voix d’enfant venait deressusciter leurs espérances tant de fois déçues.

Cependant, Marianne changea lepoupon, lui fit boire un peu de lait sucré et l’installacommodément près du poêle. C’était une délicieuse filletted’environ trois mois, un chérubin rose et blond, à faire pâmerd’aise l’homme le moins désireux de paternité. Elle portait à soncou, suspendu à une cordelette de soie, un médaillon renfermant leportrait en buste d’une belle jeune femme.

Et c’était tout ! Pas le moindre bout depapier indiquant sa provenance. Seulement, les langes de fine toileet richement travaillés ne laissaient aucun doute sur la situationaisée des parents. Ces langes étaient marqués aux initiales A.W. –fil d’Ariane tout à fait insuffisant pour faire pénétrer le secretde cette mystérieuse affaire.

Il y avait bien le coffret confié à Bouet enmême temps que l’enfant ; mais, chose inexplicable, cecoffret, en bois des îles incrusté de marqueterie et plaqué auxangles de moulures d’argent repoussé, n’avait ni clef ni serrure.Impossible, par conséquent, de l’ouvrir sans le briser à coups dehache ; et il ne fallait pas songer à détruire un bijou decette valeur.

On en était donc réduit à parcourir, sansgrand profit, tout le vaste champ des conjectures. Ce qui n’empêchapas le ménage Bouet d’accueillir comme un don précieux de laProvidence la pauvre petite abandonnée qui, comme la Vénus païennede l’antiquité, venait d’être apportée par les vagues.

Après que les questions, les réponses, lesredites, les explications se furent croisées pendant longtemps etque maints projets d’avenir eurent été échafaudés, les épouxsongèrent à prendre quelque repos.

Marianne s’endormit en répétant pour lacentième fois :

– C’est un miracle !

Pierre Bouet, lui, murmurait avec unedemi-conviction, qui allait s’enracinant de plus en plus :

– La chaloupe est une vision… J’ai prisl’enfant à mes lignes : c’est un poisson du bonDieu !

Chapitre 3Un festin du temps passé.

 

Le lendemain, quand Pierre Bouet s’éveilla, ilfaisait grand jour, – circonstance qui ne lui était jamais arrivéedepuis qu’il avait l’âge d’homme.

Son premier soin, en prenant possession de sesesprits, fut d’aller constater qu’il n’avait pas rêvé et qu’unenfant de chair et d’os se trouvait réellement dans le berceauimprovisé qu’il avait sous les yeux.

Il s’approcha sur la pointe des pieds, soulevadoucement la couverture blanche et toussa de satisfaction en voyantsa petite protégée dormant d’un calme sommeil.

– Allons ! se dit-il, il n’y a pas àregimber : l’enfant existe bien réellement, et pour sûr cen’est pas Marianne qui me l’a donné… D’où diantre peut-ilvenir ?

Cette réflexion porta naturellement la penséede Bouet sur le grand navire noir de la nuit précédente.

Il sortit pour examiner le fleuve.

Mais l’étrange vaisseau avait disparu, et, àl’endroit qu’il avait quitté, on ne voyait plus que la mermoutonnant sous la poussée d’un vent furieux.

Sans savoir pourquoi, le brave homme se trouvatout ému de cette disparition ; il lui sembla que le bâtimentévanoui emportait quelque chose de sa petite fille d’adoption.

Il rentra pensif et presque attristé.

Cependant, une voisine étant venue d’aventurechez les Bouet, la nouvelle ne tarda pas à se répandre dans levillage que la tempête avait jeté un enfant au rivage et que levieux pêcheur l’avait trouvé.

On conçoit l’émotion !…

Ce fut l’étincelle tombant sur une traînée depoudre. Toutes les commères, à vingt arpents à la ronde, se mirenten campagne et défilèrent devant la petite, imaginant sur soncompte les histoires les plus invraisemblables, allant jusqu’à luiattribuer une origine surnaturelle. On parla de loups-garous, desorts, de chasse-galerie, de tout enfin ce qui a valu auxinsulaires d’Orléans leur réputation inattaquable desorciers.

Bref, la matinée entière se passa en racontarset commentaires de cette espèce, et la liste des suppositions futépuisée, sans qu’on approchât de la vérité touchant la manière dontla fillette avait fait son entrée chez le père Bouet.

Ce dernier s’en tenait à son premier récit,tout en opinant cependant dans son for intérieur pourl’intervention directe d’En-Haut ; mais sa manière de voirétait encore bien trop naturelle pour des gens épris dumerveilleux, et la grande majorité des commères murmurait, branlantla tête : « On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il y aqueuque chose : ça n’a pas pu se passer commeça ! »

Quoiqu’il en fût, le curé étant venu à sontour, on procéda dans l’après-midi à la cérémonie du baptême, avecles conditions d’usage. Le digne prêtre, dans l’incertitude sil’enfant avait déjà reçu ou non ce premier des sacrements, ne crutpas devoir laisser cette âme innocente courir le risque des nimbescélestes.

La fillette fut donc conduite à l’église,suivie d’une véritable procession de femmes. De mémoire de bedeau,jamais on n’avait vu tant de monde à un baptême. Aussi, mis enverve par une telle assistance, celui qui était en fonction cetteannée-là fit-il rendre à sa cloche ses sons les plusfulgurants.

On les entendit de l’île Madame, à travers lefracas de la tourmente.

Le parrain n’était autre que maître AntoineBouet, huissier de la paroisse et frère unique du pèreadoptif ; et la marraine, dame Eulalie, née Picard, épouseassez peu chérie du susdit maître Antoine.

Les choses se firent avec une solennité pleined’entrain.

Seulement, lorsqu’il s’agit de donner un nom àla petite néophyte, une difficulté s’éleva. Antoine avait un faiblepour Françoise, tandis que sa femme tenait pourGeorgianna.

Tous deux n’en voulaient pas démordre.

M. le curé dut trancher la question.

– La chose serait bien vite réglée, dit-il, sic’était un garçon : nous l’appellerions Moïse, quiveut dire « sauvé des eaux. » Mais, comme il s’agit d’unefille, choisissons un nom en rapport avec les circonstances de lanuit dernière… Pourquoi ne l’appellerions-nous pas, par exemple,comme cette grande sainte, mère de Marie, qui a préservé de tant denaufrages ?… Pourquoi ne pas l’appelerAnne ?

– Oui, oui, c’est cela… murmura-t-on à laronde.

– Au moins, mettons Anna : c’estplus joli, fit la marraine, qui avait décidément un faible pour lesnoms en a.

– Soit, répondit le prêtre.

La cérémonie se termina sans autre incident,et le cortège reprit le chemin de la maison. Tout y était enbranle. La mère Bouet, assistée de voisines complaisantes, cuisait,fricotait, rissolait, que c’était merveille. Une partie de labasse-cour avait été égorgée. Il n’y avait même pas jusqu’à unpetit porc plein d’avenir et pouvant encore raisonnablement comptersur plusieurs mois de gaudriole, qui n’eût étéimpitoyablement sacrifié en vue du festin de Gamache qui sepréparait. Vers six heures, la table se dressa. On lui avait ajoutéune rallonge considérable, faite de planches étendues sur desbarils vides de farine et recouvertes de belles nappes de toile dupays. Le couvert était mis pour trente invités : il vintquarante soupeurs plus affamés les uns que les autres. Il en arrivamême de l’Argentenay, sur la rive nord de l’île. Mais ce surcroîtde monde n’embarrassa pas les maîtres du logis, habitués qu’ilsétaient à ces sortes de surprises. On improvisa une seconde tableavec de nouvelles planches, et les non-invités furent aussi bienaccueillis que le reste de la compagnie. Puis, quand tout le mondefut installé, au moment du premier coup de fourchette, le pèreBouet fit faire la tournée d’usage à une respectable cruche de cebon rhum du temps, qui n’a plus son pareil aujourd’hui.

Chacun prit son petit coup, et la crucherevint vide, – ce qui ne l’empêcha pas de reparaître plusieurs foisdurant le souper, plus pleine que jamais.

Ce fut alors que commença le festin.

Il nous faudrait ici la plume de Rabelais pourdécrire cet engloutissement pantagruélique, cette absorptionincroyable de volailles farcies, de pommes de terre frites, cetteeffrayante consommation de rôtis de lard gros comme des pavés, decroquignoles larges comme des barrières…

C’est que nos pères savaient manger,ratatinette ! c’est que, comparés aux nôtres, leurs estomacsétaient de véritables malstroms en miniature où disparaissait en unclin d’œil, pour chacun d’eux, ce qui aujourd’hui constituerait lerepas de quatre hommes ordinaires.

Oh ! les beaux convives que nos pères, etquels fiers buveurs ils faisaient !

Pendant trois heures entières, on se bourrad’aliments. Quand la masse ingérée faisait mine de ne plus vouloirprendre le chemin de l’estomac, on lui dépêchait un verre de rhumqui la mettait à la raison ; et, haut les fourchettes !on continuait comme de plus belle.

La moitié, au moins, du petit cochon siprématurément enlevé à sa gaudriole y passa – sans compterun mouton tout entier, dont il ne resta que les ossements, unedouzaine d’odalisques de la basse-cour, avec leur sultan, et unevingtaine de tourtières grandes comme des fonds detonnes.

De quoi nourrir une compagnie de grenadierspendant huit jours !

Néanmoins, comme toute chose en ce monde,cette débauche de mâchoires finit… par finir. Couteaux etfourchettes commencèrent par ralentir leur jeu, pour finalementreposer inoffensifs sur les assiettes vides.

Le fricot était terminé. Mais on nese leva pas de table, pour cela. L’inépuisable cruche fit encoreune fois le recensement des convives, versant à chacun une dernièrerasade de rhum.

Puis vinrent les histoires.

D’abord anodines et d’une gaieté fortementépicée, elles ne tardèrent pas à prendre une tournure plus enrapport avec la prédilection ordinaire des narrateurs et auditeurs.De drolatiques, elles devinrent sérieuses, puis extraordinaires,puis tout à fait lugubres.

Ce fut Antoine Bouet, l’huissier beau parleur,l’avocat du village, qui les amena sensiblement sur ce terrain, oùil était chez lui.

Ambroise Campagna venait de terminer unehistoire dans laquelle un quêteux avait jeté unsort aux bêtes à cornes de son oncle, BaptisteMorency ; et, comme il était quelque peu esprit fort, ceCampagna, il n’avait pas manqué d’ajouter :

– Vous en croirez ce que vous voudrez ;mais, pour moi, je trouve que tous ces contes-là, c’est desbêtises.

– Des bêtises ! interrompit vivementAntoine ; tu en parles bien à ton aise, Ambroise Campagna. Ilpourrait bien t’en cuire, mon garçon, pour refuser ainsi de croireaux châtiments que le bon Dieu nous envoie par l’entremise de sespauvres.

Il faut dire ici, par parenthèse, que cefinaud d’Antoine avait toujours le nom de Dieu à la bouche, bienqu’il fût moins croyant que n’importe qui.

– C’est vrai ! murmura-t-on, Ambroiseaura queque chose.

– Remarque, ami Ambroise, que je ne te lesouhaite pas, au moins, reprit Antoine ; mais si jamais ilt’arrivait comme à ce pauvre Jean Plante, de l’Argentenay…

– Qu’est-ce qui est arrivé à JeanPlante ? demanda-t-on avec une curiosité inquiète.

– Voilà ! fit solennellement Antoine,flatté d’avoir mis la puce à l’oreille de son auditoire et, serenversant sur son siège dans l’attitude du conteur qui se disposeà produire de l’effet.

– Si nous allumions avant decommencer ! fit observer une voix.

– Oui ! oui ! bourrons lespipes ! répondit-on de partout. Antoine est beau parleur et ena pour longtemps. D’ailleurs, on goûte mieux une histoire entirant une touche.

Pipes, calumets, brûle-gueules etblagues à tabac sortirent avec entrain de toutes lespoches, et ce fut enveloppé, comme Jupiter tonnant, d’un nuage defumée, qu’Antoine Bouet commença son récit.

Chapitre 4Une histoire de loup-garou.

 

Jean Plante, de l’Argentenay, dit-il, étaitcomme Ambroise Campagna : il ne croyait pas aux loups-garous,il riait des revenants, il se moquait des sorts. Quand onen parlait devant lui, il ne manquait jamais de dire avec un grosricanement :

– Je voudrais bien en rencontrer un de vosrevenants ou de vos loups-garous : c’est moi qui vousl’arrangerais de la belle manière !

Propos inconvenants, vous l’avouerez, et qu’onne devrait jamais rencontrer dans la bouche d’un chrétien quirespecte les secrets du bon Dieu !

Ne va pas croire, au moins, Ambroise, que jedis ça pour toi. Je parle en général.

Il faut vous dire que Jean Plante vivait alors– il y a de ça une vingtaine d’années – dans un vieux moulin àfarine situé en bas des côtes de l’Argentenay, à pas moins de dixarpents de la plus proche habitation. Il avait avec lui, pendant lejour, son jeune frère Thomas, pour lui aider à faire lesmoulanges ; mais, la nuit, il couchait tout fin seulau second étage.

C’est qu’il n’était pas peureux, Jean, etqu’on aurait bien couru toute l’île avant de trouver sonpareil !

Il était, en outre de ça, pas mal ivrogne, etcolère en diable quand il se trouvait chaud, – ce qui luiarrivait sept jours sur huit. Dans cet état, je vous assure qu’ilne faisait pas bon le regarder de travers ou lui dire un mot plushaut que l’autre ; le méchant homme était capable de vousflanquer un coup de la grande faux que l’on voyait toujoursaccrochée près de son lit.

Or, il arriva qu’un après-midi où Jean Planteavait levé le coude un nombre incalculable de fois, un quêteux seprésenta au moulin et lui demanda la charité pour l’amour du bonDieu.

– La charité, fainéant ?… Attends un peu,je te vas la faire, la charité ! cria Jean Plante, qui courutsur le pauvre homme et lui donna un grand coup de pied dans lederrière.

Le quêteux ne dit pas mot ; mais ilbraqua sur le meunier une paire de z’yeux qui aurait dû lefaire réfléchir. Puis il descendit tranquillement l’escalier ets’en alla.

Au pied de la côte du moulin, le quêteuxrencontra Thomas qui arrivait avec une charge d’avoine.

– La charité, pour l’amour du bon Dieu ?demanda-t-il poliment, en ôtant son vieux chapeau.

– Va au diable : j’ai pas le temps !répondit durement Thomas, qui se mit à fouetter ses bœufs.

Comme tout à l’heure, le quêteux ne soufflamot ; mais il étendit lentement sa main droite du côté dumoulin et disparut au milieu des arbres.

Ici le narrateur fit une pause habile pourexciter davantage la curiosité de son auditoire, lequel, pourtant,suspendu aux lèvres d’Antoine Bouet, n’avait pas besoin de cetaiguillon. Puis il secoua la cendre de sa pipe sur son pouce etreprit :

Le quêteux n’avait pas plus tôt fait ce gesteque, cric ! crac ! le moulin s’arrêta net.

Jean lâcha un juron et s’en fut voir ce qu’ily avait. Mais il eut beau examiner la grand-roue, les petites rouesd’engrenage, et tout le bataclan… rien. Tout paraissait en ordre.L’eau ne manquait pas non plus.

Il appela son frère :

– Hé ! Thomas !

– Ensuite ?

– Le moulin est arrêté.

– Je le vois bien.

– De quoi est-ce que ça dépend ?

– J’en sais rien.

– Comment, t’en sais rien ! Mais, c’estqu’il faut le savoir, mon garçon !

– C’est pas mon affaire, à moi. Regarde cequ’il a, ton moulin.

– Ah ! ah ! c’est pas tonaffaire !… On va voir ça, mon garçon. Rempoche-moi un peud’avoine que tu viens de jeter dans la moulange : il y a despierres dedans, je le gagerais.

– Y a pas de cailloux dans mon avoine. Je lesaurais vus, je suppose.

– T’as pas la vue bonne, aujourd’hui. Rempochetout de suite, ou sinon…

– Viens-y donc pour voir ! réponditaigrement Thomas.

Mais il n’eut pas plus tôt aperçu les yeuxgris, tout pleins d’étincelles, de son frère Jean, qu’il se baissaimmédiatement et se mit en devoir de vider le grand entonnoir où,comme vous savez, on jette le grain destiné à être moulu.

La meule se trouva à découvert.

Jean se baissa à son tour, tâta, palpa, fittoutes les simagrées imaginables…

Rien !

– C’est pas mal drôle, tout de même, cetteaffaire-là, marmotta-t-il entre ses dents : tout est en ordre,et, cependant, le moulin ne veut pas marcher.

– Je sais ce que c’est ! fit tout à coupThomas, en se frappant le front.

– Si tu le sais, dis-le donc, imbécile.

– C’est le maudit quêteux de tout à l’heurequi lui a jeté un sort.

– Cré bête ! tiens, v’là où je les loge,moi, les sorts, ricana Jean Plante, en allongeant à son frère unmaître coup de pied.

Ce pauvre Thomas, il en souleva de terre etalla retomber sur les mains à dix pieds plus loin.

Quand il se releva, il était bleu de colère etil courut tout droit sur Jean. Mais le meunier, qui pouvait enrosser une demi-douzaine comme celui-là, lui prit les poignets etl’arrêta court.

– Halte-là ! mon gars, dit-il ; onne lève pas la main sur Jean Plante, ou il en cuit.

Thomas vit bien qu’il n’était pas le plusfort. Il ne répondit point, et pleurant de rage, il alla ramasserson chapeau. Puis il sortit en montrant le poing à son frère et enlui disant d’un ton de menace :

– Quand tu me reverras !…

Jean resta donc seul.

Tout le reste de l’après-midi, il l’employa àessayer de faire marcher son moulin ; mais, bernique ! lagrand-roue faisait un tour, puis, crac ! la mécaniques’arrêtait net.

– On verra demain ce qui l’empêche d’aller, sedit à la fin Jean Plante. En attendant, fêtons, puisqu’iln’y a pas autre chose à faire.

Et notre homme installa sa cruche sur la tableet se mit à boire, que c’était une bénédiction. Un verre de rhumn’attendait pas l’autre, si bien qu’à minuit, il était soûl commetrois cent mille Polonais.

Il songea alors à se coucher.

C’est une chose facile à faire quand on est àjeun et qu’un bon lit nous attend ; mais, lorsque les jambesrefusent le service, il faut s’y prendre à plusieurs fois avant deréussir. Or, cette nuit-là, le meunier avait les siennes mollescomme de la laine. Il se cognait à tous les meubles et prenait desembardées qui l’éloignaient toujours de sa paillasse.

Finalement il se fâcha.

– Ah ! ça ! dit-il en se disposant àessayer une dernière fois, de ce coup-là, je me lance pour la mortou pour la vie.

Et il prit son élan, les bras en avant. Maisce ne fut pas sa couchette qu’il atteignit : ce fut la portede l’escalier, qui était restée ouverte.

Jean roula jusqu’en bas comme un paquet delinge et se trouva dehors, à la belle étoile.

Essayer de remonter ? Impossible. Ilfallut donc passer la nuit là, au beau milieu du bois et avec laterre dure pour paillasse.

Aussi, quoique saoul, Jean ne put fermerl’œil. Il s’amusa à compter les étoiles et à voir les nuagesglisser sur la lune.

Vers environ deux heures du matin, un grandvent du nord s’éleva, qui, s’engouffrant dans la cage del’escalier, éteignit la chandelle restée allumée dans lemoulin.

– Merci, monsieur le vent, dit JeanPlante : vous êtes plus ménager que moi, vous soufflez machandelle.

Et il se mit à ricaner. Mais son plaisir nedura pas longtemps.

La lumière reparut au bout de cinq minutes,et, pendant une bonne heure, elle se promena d’une fenêtre àl’autre, comme si une main invisible l’eût fait marcher. En mêmetemps, il arrivait de l’intérieur du moulin des bruits de chaînes,des gémissements, des cris étouffés, que c’était à faire dresserles cheveux sur une tête chauve et à croire que tous les diablesd’enfer faisaient sabbat là-dedans. Puis, quand ce tapage effrayanteut cessé, ce fut autre chose. Des feux follets bleus, verts,livides, rouges, se mirent à danser et courir sur le toit, d’unpignon à l’autre. Il y en eut même qui vinrent effleurer la figuredu pauvre ivrogne, au point qu’ils lui roussirent un peu lachevelure et la barbe. Enfin, pour combler la mesure, une espèce degrand chien à poil roux, haut de trois pieds, au moins, rôdait aumilieu des arbres, s’arrêtant parfois et dardant sur le meunierdeux gros yeux qui brillaient comme des charbons enflammés.

Jean Plante avait froid dans le dos et lescheveux droit-à-pic sur la tête, comme des broches àtricoter.

Il essaya plusieurs fois de se relever pourprendre sa course vers les maisons ; mais la terreur leparalysait autant que l’ivresse, et il ne put en venir à bout qu’aupetit jour, alors que toutes les épouvantes de la nuit avaientdisparu.

Avec la clarté, Jean retrouva son courage etse moqua de ce qu’il avait vu. Pourtant il lui resta une certainesouleur, qui l’empêcha d’abord d’en rire bien franchement.Mais il n’eut pas plus tôt lampé deux ou trois bons verres, qu’ilredevint gouailleur comme la veille et se mit à défier tous lesrevenants et tous les loups-garous du monde de venir lui fairepeur.

La journée se passa en essais inutiles pourfaire repartir le moulin. Il était ensorcelé tout de bon, car iln’y eut pas tant seulement moyen de lui faire faire de suite deuxtours de roue.

Jean vit approcher le soir avec une certainedéfiance. Il avait beau se dire qu’il avait rêvé la nuitprécédente… son esprit n’était pas en repos. Mais, comme l’orgueill’empêchait de monter aux maisons, où l’on n’aurait pas manqué dele railler, il coucha bravement au moulin, – non toutefois sansavoir soigneusement fermé portes et fenêtres.

Tout alla bien jusqu’à minuit.

Jean se flattait que les scènes de la veillene se renouvelleraient pas et qu’il pouvait compter sur un bonsomme. Mais, ding ! ding ! le douzième tintement del’horloge n’avait pas fini de résonner, que le tapage recommença.Pan ! un coup de poing ici ; boum ! un coup de piedlà… Puis des lamentations !… puis des grincements dechaînes !… puis des éclats de rire… des chuchotements… deslueurs soudaines… des souffles étranges qui passaient dans lachambre… un charivari à faire mourir de frayeur !

Jean, lui, se fâcha blanc. Il bondit sur safaux, et, jurant comme un possédé, il fureta dans toutes leschambres du moulin, sans même en excepter le grenier.

Mais, chose curieuse, quand le meunierarrivait dans un endroit, le bruit y cessait aussitôt pour sereproduire à la place qu’il venait de quitter.

C’était à en devenir fou.

De guerre lasse, Jean Plante regagna son litet ramena les couvertures par-dessus sa tête – ce qui ne l’empêchapas de grelotter de fièvre tout le reste de la nuit.

Cela dura ainsi pendant une semaine.

Le soir de la huitième journée – qui setrouvait être le propre jour de la Toussaint – Jean veillait encoreseul au moulin. Il n’avait pas été à la messe, sous prétexte qu’ilfaisait trop mauvais, aimant mieux passer son temps àbuvasser et braver le bon Dieu.

Il était pourtant bien changé, le pauvrehomme. Sa figure bouffie et ses yeux brillants de fièvre disaientassez quelle affreuse semaine d’insomnie il avait passée.

Au dehors, le vent du nord-est faisait rage,fouettant les vitres avec une petite pluie fine, qui durait depuisle matin. Pas la moindre lune au firmament. Une nuit noire comme del’encre !

Jean était accoté sur la table, en face de sonéternelle cruche, qu’il regardait d’un air hébété. La chandellefumait, laissant retomber sur le suif le bout de sa longue mèchecharbonnée. Il faisait noir dans la chambre.

Tout à coup, l’horloge sonna onze heures.

Jean Plante tressaillit et fit mine de selever. Mais l’orgueil le fit retomber sur sa chaise.

– Il ne sera pas dit que je céderai…murmura-t-il d’une voix farouche. Je n’ai pas peur, moi !…non, je n’ai peur de rien !

Et il se versa à boire d’un air de défi.

Minuit arriva. L’horloge se mit à sonnerlentement ses douze coups : ding ! ding !ding !…

Jean ne bougea pas. Il comptait les coups etregardait partout, les yeux grands comme des piastres.

Au dernier tintement, flac ! une rafalede vent ouvrit violemment la porte, et le grand chien roux de lapremière nuit entra.

Il s’assit sur son derrière, près duchambranle, et se mit tranquillement à regarder Jean Plante, sansdétourner la vue une seule seconde.

Pendant cinq bonnes minutes, le meunier et lechien se mirèrent comme ça, – le premier, plein d’épouvante et lescheveux droits sur la tête ; le second, calme et menaçant.

À la fin, Jean n’y put tenir. Il se leva etvoulut moucher la chandelle pour mieux voir.

La chandelle s’éteignit sous ses doigts.

Jean chercha vite un paquet d’allumettes, quidevait se trouver sur la table.

Le paquet d’allumettes n’y était plus.

Alors il eut véritablement peur et se mit àreculer dans la direction de son lit, observant toujours l’animalimmobile.

Celui-ci se leva lentement et commença à sepromener de long en large dans la chambre, se rapprochant peu à peudu lit.

Ses yeux étaient devenus brillants comme destisons, et il les tenait toujours fixés sur le meunier.

Quand il ne fut plus qu’à trois pas de JeanPlante, le pauvre homme perdit la tête et sauta sur sa faux.

– C’est un loup-garou ! cria-t-il d’unevoix étranglée.

Et, ramenant avec force son arme, il en frappafurieusement l’animal.

Aussitôt, il arriva une chose biensurprenante. Le moulin se prit à marcher comme un tonnerre, pendantqu’une lueur soudaine envahissait la chambre.

Thomas Plante venait de surgir, tenant entreses doigts une allumette enflammée.

Le grand chien avait disparu !

Sans souffler mot, Thomas ralluma lachandelle. Puis, apercevant son frère qui tenait toujours safaux :

– Ah ! ça ! dit-il, qu’est-ce que tufaisais donc là, à la noirceur ?… Deviendrais-tu fou, parhasard ?

Jean, livide et hagard, ne répondait pas. Ilregardait Thomas, à qui il manquait un bout de l’oreilledroite.

– Qui t’a arrangé l’oreille comme ça ?demanda-t-il, enfin, d’une voix qui n’était plus qu’un souffle.

– On me l’a coupée ! répondit durementThomas.

Jean se baissa et ramassa par terre un boutd’oreille de chien, encore saignant.

– C’était donc toi ! murmura-t-il.

Et, portant la main à son front, il éclata derire. Jean Plante était fou !

Chapitre 5Sinistre prédiction.

 

Ici, Antoine le beau parleur se tut et, selevant avec une dignité lugubre, alla rallumer sa pipe aupoêle.

Quant aux auditeurs, ils restèrent pendantquelques minutes sous le coup de l’émotion profonde causée par cerécit ; puis enfin Ambroise Campagna, presque aussiimpressionné que les autres, hasarda l’observationsuivante :

– Comme ça, tu crois que Thomas avait étéchangé en loup-garou par le quêteux ?

– Je fais plus que le croire, j’en suis sûr,répliqua Antoine.

– Rien ne le prouve, cependant.

– Non ?… Et son absence inexplicable dehuit jours ?… Et ce bout d’oreille qui lui manquait,comptes-tu ça pour rien ?

– Thomas a dit dans le temps qu’il était alléà Québec chercher de l’ouvrage et qu’il s’était fait mordre ce boutd’oreille-là par un Irlandais, dans une chicane.

Antoine se mit à rire narquoisement.

– La belle histoire ! dit-il. Comme si cegarçon-là aurait été assez bête pour avouer samétempiscose !

– Dame !…

– Et, d’ailleurs, reprit Antoine en baissantla voix, je peux bien vous dire ça, à vous autres qui êtes mesamis : une personne qui a été loup-garou ne s’en souvient pas,– si bien qu’il peut s’en trouver parmi ceux qui m’écoutent qui onteu ce malheur-là sans le savoir.

– C’est-il possible ?… Ah ! monDieu ! firent les convives, en s’entre-regardant avecterreur.

– Comme je vous le déclare, réponditsolennellement le conteur. Puis, employant sa formulefavorite :

– Au moins, n’allez pas vous figurer que jesoupçonne quelqu’un en particulier. Je parle d’une chose possible,– et tout est possible en ce monde.

– Et il n’en reste rien, une fois revenu aunaturel ? demanda une voix.

– Oh ! si peu de chose… répondit Antoined’un ton mystérieux.

– Quoi, encore ?

– Une bagatelle… J’ai presque envie de ne pasvous le dire, car ça vous portera peut-être à des soupçons malplacés.

– Non, non, parle.

– C’est bon, puisque vous le voulez. Voilà.Une fois que le loup-garou est délivré – c’est-à-dire qu’unchrétien baptisé lui a tiré du sang – il reste d’abord une marquechez l’homme au même endroit où l’animal a été blessé. Vous l’avezvu pour Thomas, quand son frère l’eut délivré en coupant un bout del’oreille à ce satané grand chien qui lui fit si peur.

– Oui, oui, c’est vrai.

– En outre de ça, il y a d’autres signes.Parfois, c’est une vague ressemblance avec l’animal, les dents del’œil plus longues que d’ordinaire, la lèvre d’en haut pendantecomme une babine de chien ; d’autres fois, c’est une touffe depoils parmi les cheveux, ou les ongles recourbés en forme degriffes. Enfin, il y a une masse de petites indications connuesseulement de certaines personnes qui s’y entendent.

Antoine appuya sur ces derniers mots, laissantaugurer par là que lui-même ne serait nullement embarrassé dereconnaître des ex-loups-garous dans bon nombre de ses concitoyensde l’île.

On voit d’ici ce qui arriva… Chacun jeta unregard furtif sur son voisin, dans la crainte ou… l’espoirpeut-être d’y découvrir quelques-uns des signes énumérés parAntoine.

Puis, cet impérieux besoin de curiositésatisfait, on se remit à questionner le conteur.

– À propos de Jean Plante, qu’est-ce qui luiserait arrivé s’il n’avait pas tiré du sang auloup-garou ?

– Hum ! hum ! toussa Antoine.

– Tu ne réponds pas ?

– Il serait arrivé que Thomas courrait encoreles bois de l’île, déguisé en bête, – à moins que le bon Dieu nelui eût fait rencontrer le quêteux qui lui avait jeté un sort.

– Et si ce quêteux-là était mortavant lui ? insista le questionneur.

– Tu en veux savoir trop long, mon ami :ça ne porte pas chance, répondit le beau parleur, mis au pied dumur. Au moins, ajouta-t-il aussitôt comme correctif, ne vas pas tefigurer que je te souhaite la moindre chose : je suis trop bonchrétien pour ça, Dieu merci.

Le curieux n’osa poursuivre et se tut. Ce futun jeune garçon de Sainte-Famille, engagé chez Baptiste Morency,qui reprit l’entretien.

– Ça me chiffonne de savoir si Jean Plante eneut pour longtemps de sa folie ? hasarda-t-il avectimidité.

Antoine se tourna successivement vers ses deuxvoisins de droite et de gauche, et répondit :

– Il y a ici deux respectables habitants del’Argentenay : demande-leu ça, mon garçon.

– Jean Plante est mort fou ! grondèrentensemble les deux Argentenayens, d’une voix effroyablementcreuse.

– Pas possible ! le pauvre homme !fit-on autour des tables.

– Il vécut un an après l’affaire du moulin,reprit Antoine… Mais quelle vie ! Tout le monde en avait peuret se sauvait de lui, comme d’un possédé. C’est qu’aussi il n’étaitpas agréable à rencontrer, surtout la nuit. Toujours armé de safaux, il courait les champs et les bois, cherchant des loups-garouset massacrant tous les gros chiens qu’il pouvait approcher, – à telpoint que ces pauvres bêtes, de tant loin qu’elles l’apercevaient,se sauvaient à toutes pattes, jappant de peur. Un matin, on letrouva mort dans le haut du clos du bonhomme LaPoche-à-l’anguille – le propre père de monépouse.

– Ça t’écorcherait-il la bouche de dire lepère Picard ? riposta une voix aigre, qui n’étaitautre que l’organe de dame Eulalie.

– Psit ! Picard ou Poche-à-l’anguille,c’est tout un et ça loge dans la même culotte. Faites pasattention, madame mon épouse, répliqua tranquillement Antoine.

– Si l’on peut donner un sobriquetpareil à un chrétien ! glapit la femme, en dardant sur sonmari des regards furibonds.

– Un chrétien, cette vieille trogne-là !repartit irrévérencieusement le beau parleur, qui se leva detable.

Tous les convives l’imitèrent, empêchant ainsil’épouse de répliquer vertement et coupant court à une scèneconjugale qui se renouvelait fréquemment.

On se répandit un peu partout. Les femmesentourèrent le berceau de la petite Anna et se mirent à discourirbruyamment sur son compte, – chacune lui trouvant quelques traitsde ressemblance avec ses propres enfants. Quant aux hommes, ilspassèrent dans la cuisine, où bientôt l’épaisse fumée de leurspipes les déroba presque complètement à la vue. La mère Bouet,elle, assistée de plusieurs ménagères de bonne volonté, desservaitles tables, afin de permettre aux danses de s’organiser dans lachambre qu’elles encombraient. Bientôt, les sons aigres d’unechanterelle de violon, alternant avec le roulement sonore d’unedorée vigoureusement frottée, se firent entendre, dominantla tapageuse conversation de ces dames. C’était le ménétrier duvillage qui accordait son instrument. Ce fut bientôt fait. Alors,un véritable torrent de gammes, de trilles, d’arpèges – enquadruples croches – envahit la maison, pendant que le plancherétait ébranlé d’une manière continue par de vigoureux battements depieds qui tenaient la mesure. Il y avait de quoi électriser unparalytique.

Ce n’était rien moins que le susdit ménétrier,qui pour mettre la danse en train et se faire le bras, exécutait lagigue la plus échevelée de son répertoire.

– Allons danser pour faire descendre notresouper, se dirent les jeunes gens.

– Les gens priés en place ! cria bientôtune voix autorisée. La grand-chambre fut vite prise d’assaut, etdes merveilles de chorégraphie ne tardèrent pas à s’étaler aumilieu d’un cercle joyeux de spectateurs. Aux gigues succédèrentdes cotillons, puis des reels à quatre et à neuf, puis destriomphes, puis des foins, puis deshorn-pipes, puis… toutes sortes de choses, enfin ! Sibien qu’au petit jour, on jouait encore du jarret et que le pauvrevioloneux n’en pouvait plus, tout gorgé qu’il fût d’unrhum généreux. La danse dut cesser, faute de mesure pour la guider,et chacun se disposa au départ. Une demi-heure après, il ne restaitplus, en fait d’étrangers à la maison, que maître Antoine Bouet etsa digne épouse. Tout en faisant ses apprêts et en causant à bâtonsrompus, le beau parleur reluquait la petite Anna dans son berceau,avec la persistance d’un homme qui a quelque chose sur le cœur etn’ose pas le dire. Son frère Pierre finit par s’en apercevoir.

– Ah ça ! lui fit-il remarquer, qu’as-tudonc à lorgner ma petite fille ?… On dirait, ma parole, que tului trouves quelque chose qui te chacote ?…

– Oh ! non, non… fitdistraitement Antoine. Ne vas pas croire…

– Si, si… je m’aperçois bien que tu laregardes drôlement.

– Ce n’est rien : une idée… une simpleidée !

– Quelle idée ?

– À quoi bon ?… puisque je te dis quec’est une pure supposition.

– Dis toujours.

– Au fait, c’est un service à te rendre. Ehbien ! mon pauvre Pierre, cette enfant-là a une tristedestinée écrite sur la figure.

– Hein ? firent ensemble le père et lamère Bouet.

– Hélas ! oui, continua Antoine d’un tondolent. Je me trompe fort, ou elle deviendra…

– Quoi donc ?

– Loup-garou ! acheva le terriblepronostiqueur.

– Loup-garou ! Seigneur Jésus !gémit Marianne.

– Loup-garou, ma petite Anna ! s’exclamaPierre, qui s’approcha du berceau, comme pour défendrel’enfant.

– Oh ! pas maintenant, mais plus tard…Dieu sait quand.

– Tu veux rire, Antoine. C’est mal de nousmettre comme ça dans l’inquiétude, à propos de rien.

– Pierre, je ne ris jamais de ces choses-là,reprit Antoine avec solennité. En bon frère, je crois devoirt’avertir, voilà tout.

Les deux vieillards étaient atterrés. Ils seregardaient avec des yeux où se lisaient mille appréhensions.

– Mais que faire, mon Dieu ? s’écria lemari.

– Écoute-moi, Pierre. Commence par tuer tout àl’heure ton gros chien : c’est une bonne prudence.

– Tuer Pataud… Y penses-tu ? Et pourquoifaire ?

– Pour en faire du savon et laver l’enfantavec, deux fois par jour.

– Et ça la préservera ?

– Du moins, jusqu’à nouvel ordre.

– Pauvre Pataud ! Une si bonnebête ! C’est égal, il y passera. Mais, du diable si jecomprends pourquoi un petit chérubin comme Anna se voit menacé dedevenir loup-garou !

– As-tu oublié comment elle est arrivée ici,dans les bras d’un fantôme ?

– Un fantôme ! tu crois que c’était unfantôme ?

– Tiens ! comme si un chrétien en chairet en os s’amuserait à courir le fleuve, par des nuits de tempête,et à distribuer des enfants !

– C’est bien curieux, en effet, murmura lepère Bouet tout songeur. Antoine souhaita le bonjour à son frère etsortit, flanqué de sa femme. Arrivé au bas du perron, il seretourna pour crier :

– Au moins, Pierrot, ne vas pas te figurer queje veux du mal à la petite : je l’aime, au contraire, comme sielle était ma vraie nièce.

Et il gagna le chemin royal, entraînantl’estimable Eulalie et riant d’un mauvais rire.

– Dis-moi donc un peu pourquoi tu lui faistuer son chien ? demanda la digne femme.

– Pourquoi ? ricana Antoine. Dame !c’est peut-être bien pour empêcher cette bête féroce-là de medévorer quand il me prend fantaisie d’aller, la nuit, compter lespoules ou les moutons de mon richard de frère. Qu’en dites-vous,madame ?

Et Antoine se prit à ricaner de plusbelle.

Chapitre 6Antoine Bouet le beau parleur.

 

Cet Antoine Bouet était décidément un fiercoquin, il n’y a pas à le cacher. Et, puisque nous avons lâché cegros mot, complétons la biographie du personnage. Aussi bien, ilest appelé à jouer dans l’histoire que nous racontons un rôle tropproéminent, pour que nous ne fassions pas connaître son caractèrejusque dans ses moindres replis.

De dix ans moins âgé que son frère, AntoineBouet présente avec lui un contraste frappant, non seulement sousle rapport du physique, mais encore, et surtout, du côté moral.Lorsque Pierre est un petit vieillard rondelet, large d’épaules etcourt de jambes, Antoine, lui, n’offre de développement que dans lesens de la longueur ; quand le premier ne laisse voir surtoute sa grassouillette personne que des lignes arrondies, descontours moelleux, le second, au contraire, est fait d’anglessaillants ou rentrants, énergiquement accusés sous une peau sècheet brune ; autant l’aîné a le regard bienveillant etl’expression enjouée, autant le cadet se distingue par un œil duret une physionomie renfrognée. De même, sous le rapport moral,autant celui-là est gai et naturellement porté aux entraînements ducœur, autant celui-ci se plaît à paraître lugubre et à n’écouterque la voix de ses intérêts ou de ses passions.

Ils sont enfin l’antipode l’un de l’autre.

Et pourtant, seuls enfants d’un cultivateur àl’aise, ayant hérité chacun d’une moitié du patrimoine paternelamplement suffisante pour les faire vivre tous deux hors desatteintes du besoin, combien de raisons n’ont-ils pas eues pour queleurs penchants et leur humeur se soient développés semblablement,soumis qu’ils ont été aux mêmes influences !

Mais non. Pierre est resté laborieux, sage,économe, content de son lot et le faisant valoir le pluspossible ; tandis qu’Antoine, pris de la fièvre du mouvement,a voulu faire son petit voyage aux États-Unis et tâter de la viedes manufactures.

Il avait environ vingt-six ans quand cetteterrible maladie de yankisme s’abattit sur ses épaules, –et des milliers de nos compatriotes savent par expérience qu’on nerésiste guère à une affection comme celle-là.

Il afferma donc son bien, vendit un clos pourse faire de l’argent de poche, et le voilà parti pour la grandeRépublique, cet Eldorado des jeunes gens à humeur vagabonde qui sefigurent naïvement que la Fortune, chez l’étranger, est moinsmarâtre qu’au pays.

Antoine ne tarda pas à dégringoler du haut deses illusions. Ce fut quand, après avoir épuisé sa premièremise de fonds, il se trouva en face d’une cruellenécessité : le travail. Jusque là, il avait cru vaguementqu’aux États-Unis l’argent se gagnait à estropier la langueanglaise et à respirer l’âcre fumée des usines. Aussi, la chutefut-elle rude pour un garçon qui n’avait jamais fait autre chose,dans son pays, que se promener d’une paroisse à l’autre dans lecabriolet paternel et courir les veillées, à la recherche desjolies filles.

Toutefois, l’orgueil lui tint lieu de courage,et, pendant quatre années, Antoine végéta dans les manufactures dela Nouvelle-Angleterre, travaillant dur, gagnant peu et dépensanttout. À peine se put-il amasser de quoi payer ses frais de route,lorsque, la désillusion étant complète, il songea au retour.

Une autre mésaventure l’attendait au pays. Iln’avait pas mis le pied dans son île natale, qu’on lui apprit lafuite de son fermier, quelques jours auparavant. Ce drôle, aprèsavoir épuisé la terre confiée à ses soins par une culture sansassolement et sans engrais, n’avait trouvé rien de mieux à faire,en apprenant la prochaine arrivée du propriétaire, que de vendresecrètement tout ce qu’il put et de prendre la poudred’escampette.

Le voilà donc bien avancé, notre ami Antoine,avec un patrimoine diminué, une terre épuisée et tout un matérielde culture disparu dans les poches d’un filou ! C’était bienla peine, ma foi, d’aller au-delà de la ligne quarante-cinqapprendre à nasiller une langue étrangère et à faire de labrique !

L’ex-manufacturier fut donc obligé de recourirà une fâcheuse extrémité, qui est ordinairement l’indice ducommencement de la décadence chez un cultivateur : il dutemprunter sur hypothèque.

C’était ouvrir la porte aux embarras d’argentet aux rentes à payer. Un emprunt en appelle un autre, jusqu’à cequ’enfin les intérêts accumulés ne peuvent plus être soldés et quela terre passe au laminoir du shérif, pour en sortir… amincie de labelle façon.

Antoine n’arriva pas là de suite ; maisles choses allaient leur petit bonhomme de chemin dans cettedirection, et rien n’était fait pour en enrayer la marchefuneste.

Dix ans se passèrent de la sorte. Au lieu detravailler ferme et de chercher à améliorer sa culture, Antoine selaissait tout doucement entraîner vers la ruine complète.Insouciant comme un homme qui n’a pas à s’occuper de l’avenir, ilpassait une bonne partie de son temps en promenades avec des amisde l’Argentenay ou en ripailles dans ce joyeux coin de l’îled’Orléans.

Et, comme si cette manière de vivre n’écornaitpas encore assez vite son avoir, maître Antoine, dont le caractères’aigrissait de jour en jour, se fit recevoir huissier et se jeta àcorps perdu dans la chicane. Normand comme ses ancêtres, il se prità adorer Thémis et à chérir les procès. Jamais on ne vit plaideurplus endiablé – et pourtant Dieu sait s’il s’en trouve deformidables dans nos campagnes avoisinant Québec ! Il plaidaitpour tout, pour tous et à cause de tout. Une barrière restéeouverte, une clôture à laquelle il manquait une perche, un chienqui lui aboyait aux mollets, un ruisseau dont un des méandresenvahissait sa terre… tout était pour lui matière à procès. Lafabrique de la paroisse, le conseil municipal, les commissairesd’écoles, les inspecteurs de voirie, le gardien d’enclos lui-mêmen’avaient qu’à se bien tenir et à marcher droit, car Antoine lesguettait, et, au moindre écart, vlan ! le papier timbré leurarrivait sous larges enveloppes.

Les avocats de Québec étaient dans lajubilation et ne parlaient de rien moins que de faire unesouscription entre eux pour présenter à Antoine Bouet un témoignagenon équivoque de leur estime.

Ce n’était pas tout. À force de manipuler lesassignations, les brefs de saisies et autres belles choses écritessur papier timbré d’huissier, Antoine était passé jurisconsulte. Onle consultait comme un oracle, et il ne manquait jamais d’envenimerles questions les plus simples, de manière à en faire surgir debons gros procès. Beau parleur, habile et finaud, rien ne lui étaitplus aisé que de circonvenir les crédules habitants de sonentourage et de se faire passer à leurs yeux pour un homme degrande capacité.

Disons enfin, pour terminer cette courtebiographie, que le digne huissier ne se possédait pas desatisfaction, lorsqu’il avait quelque ordreà porter ouquelque saisie à faire. Mais la joie, chez lui, se traduisait d’unedrôle de façon. Elle était toute intérieure et nullement sur lafigure ou dans les manières. Ce qui faisait que jamais maîtreAntoine n’avait la mine plus lugubre et la parole moinsencourageante, que dans ces circonstances-là.

Quand on le voyait passer tout gourmé dans sagrande redingote râpée, la physionomie vent debout et fredonnantquelque complainte larmoyante, on pouvait se dire à coup sûr :« Antoine a quelque grosse saisie à faire aujourd’hui, car ila pris sa figure des dimanches. »

Au reste, le terrible huissier n’en avaitguère d’autre à cette époque. Soit que ses implacables fonctionseussent déteint sur son moral, ou soit plutôt qu’en vieillissantson caractère naturellement morose se fût développé outre mesure,toujours est-il qu’Antoine Bouet était devenu tout à fait lugubre,au moment où nous le mettons en scène.

Il voyait tout en noir et faisait ses délicesà prédire toutes sortes de malheurs. Les grains avaient-ils bonneapparence et balançaient-ils au soleil d’août leurs épis lourds etjaunissants ?… « – Hum ! hum ! grommelait-il,ça pousse trop bien : gare la grêle ou lagelée ! »

Un habitant possédait-il quelque belle bête,par exemple un superbe cheval, admiré et envié desconnaisseurs ?… Le fatidique Antoine ne manquait pas dedire : « – Trop beau pour une brute ! Il aura lesouffle ou attrapera des écarts, un de cesjours… »

Comptait-on sur la pluie pour faire lever lessemences ?… Le prophète annonçait une longue sécheresse !Fallait-il du soleil après des orages répétés ?… Allonsdonc ! on en avait pour quinze jours de ce déluge !

Singulier homme ! Il n’était jamais àcourt quand il lui fallait décourager.

C’est avec des dispositions semblables qu’ilprit femme, cinq ans à peu près avant l’époque où commence notrerécit.

Nous devons à la vérité de dire que, si cetévénement amena du changement chez lui, ce ne fut pas pour le mieux– bien au contraire. C’est en vain que la douce Eulaliechercha à mettre un peu de rose dans le noir de ce caractère :elle y perdit sa logique et ses glapissements ; en vain aussiqu’elle donna à ce père ténébreux un gros garçon et une fille dodueà fendre avec l’ongle : Antoine n’en devint que pluslugubre.

Disons ici, à la louange de cette femmeestimable, qu’elle ne pouvait rien pour amener la guérison moralede son mari : car l’envie ne se guérit pas, – et Antoine Bouetétait mordu au cœur par ce terrible serpent.

La prospérité de son frère – tandis quelui-même marchait vers la ruine – l’exaspérait. Il ne luipardonnait pas d’être laborieux, économe, bon cultivateur. Lesbelles tiges de blé, de seigle et d’avoine qui se balançaient dansles champs de Pierre, tout à côté de ses clos incultes ou malentretenus, à lui, paraissaient à ses yeux comme autantd’accusateurs lui reprochant son incurie ; et il ne pouvaitvoir les beaux grands bestiaux et les superbes moutons paissantdans l’herbe haute et drue de la prairie voisine, sans maudire lebonheur insolent de son aîné.

Hâtons-nous d’ajouter toutefois que cesmanifestations haineuses étaient tout intérieures et ne setraduisaient jamais au dehors. Hypocrite autant que méchant,Antoine était, au contraire, le premier à féliciter son heureuxfrère de cette prospérité qui lui donnait le cauchemar.

C’est qu’en homme de loi entendu, lecoquin n’ignorait pas que Pierre n’ayant pas d’enfants et nepouvant emporter ses biens dans l’autre monde, les dits biensdevaient fatalement lui revenir, à lui Antoine – sauf peut-être lapart de Marianne. Mais Marianne étant elle-même sans parentsconnus, il y avait mille à parier contre un que tout le magotresterait dans la famille Bouet, c’est-à-dire dans les poches dufrère cadet.

Cette considération était plus que suffisantepour faire prendre patience à un homme habile comme notre huissier.Aussi se montrait-il, vis-à-vis du détenteur d’un héritage sichaudement convoité, non seulement serviable et empressé, maisencore d’une obséquiosité hors ligne.

Tel était, par le gros et le menu, AntoineBouet le beau parleur.

Chapitre 7Parrain et marraine.

 

À peine de retour chez eux, Antoine et safemme échangèrent un regard terrible. C’était la première foisqu’ils se trouvaient seuls depuis l’étonnante nouvelle de lamatinée, et il est facile d’imaginer s’ils en avaient gros sur lecœur.

Ce fut la femme qui engagea le combat.

– Eh bien ! monsieur l’homme deloi, êtes-vous content de votre journée ? demanda-t-elleavec une ironie des plus aigres.

Le mari ne répondit pas. Il se promenait d’unair farouche, tirant de sa pipe d’épais nuages de fumée.

– Vous devriez être content, continual’épouse : vous voilà dans les honneurs, et avec unejolie petite nièce, par-dessus le marché.

L’époux accéléra sa marche, mais ne desserrapas encore les dents.

– Faudrait être bien difficile, assurément,poursuivit l’impitoyable Eulalie… Un amour d’enfant qui vousévitera plus tard le trouble d’hériter de votre frère.

Pour le coup, Antoine bondit. La botte l’avaitatteint en pleine poitrine.

– Va au diable ! rugit-il, en lançantcontre le poêle sa pipe, qui se brisa comme verre.

Ce fut au tour d’Eulalie de se taire. Elleavait mis l’eau sur la roue du moulin : le moulin allaittourner.

– Le gueux ! le scélérat ! se prit àgrommeler Antoine, tout en arpentant nerveusement la pièce, mevoler ainsi !… me dépouiller !… m’arracher le pain de labouche !… réduire mes enfants à la famine !… Et pourqui ? pour une va-nu-pieds, une quêteuse, une canaille, unmarmot du diable venu on ne sait d’où !… Ah ! ça ne sepassera pas ainsi, satané corbillard ! ou j’y perdrai monnom.

La douce Eulalie écoutait dans le ravissement.Il lui semblait que son propre cœur se dégonflait en entendant soncher époux épancher le sien.

Cependant, comme ce dernier se taisait, elleeut peur de ne l’avoir pas assez aiguillonné et qu’il en restâtlà.

– Il est bien temps, reprit-elle, oui, il estbien temps, en vérité, de t’apercevoir que ton frère veut tepiller… Il y a belle lurette que je te dis de veiller augrain et d’empêcher ce bêta de Pierre de te jouer quelque vilaintour.

– Est-ce que je pouvais prévoir ?… voulutrépliquer Antoine.

– Oui, tu devais t’en douter ! glapit ladoucereuse épouse. Ne savais-tu pas, par hasard, que ce vieuxfou-là a déjà voulu adopter la petite Josephte à Pierriche, sousprétexte que ses père et mère venaient de mourir ?

– Eh bien ! je ne l’ai pas empêché,peut-être ?

– Fallait faire de même pour l’autre, pourcette petite jean f… qu’est laide à jouer avec !

– Bêtasse ! comme si ç’avaitdépendu de moi et que je me fusse trouvé, la nuit dernière, à épierles chaloupes qui distribuaient des marmots ! Dis donc deschoses qui ont le sens commun.

– C’est ça, nigaud, chante-moi pouilles parceque je prends tes intérêts et ceux de tes enfants. Ah ! ce quit’arrive, tu le mérites bien, et je m’en moque pas mal.

– Ce qui m’arrive est en dehors des prévisionshumaines, et il faut être folle comme toi pour m’en rendreresponsable.

– Ça n’empêche pas que le bien de ton frèrenous échappe et qu’avant peu il va nous falloir prendre lapoche et le traîneau, malgré toutes tes finesses et tes beauxdiscours. Un bel avenir, allez, pour tes enfants !

Antoine eut un éclair dans le regard. Cethomme sans cœur et sans entrailles avait pourtant un bon sentiment,un seul, réfugié au plus profond de son être : il aimait sesenfants.

Le chacal, lui-même, a de la tendresse pour saprogéniture.

– Les petits ! s’écria-t-il, ils nepâtiront pas, j’en réponds. Satané corbillard ! je voudraisbien voir mes enfants manquer de pain, tandis qu’une étrangère segaudirait avec l’héritage de la famille… Non ! non !pareille honte n’arrivera pas… ou il y aura du bouillon,je le promets.

Eulalie se mit à rire avec ironie.

– On le connaît, ton bouillon, dit-elle :des queues d’échalotes avec de l’eau claire.

– Laisse… laisse mijoter, ma femme, réponditAntoine d’une voix sombre. Dans le bouillon que je servirai à lapetite sorcière de cette nuit, il y a d’abord les maladiesnaturelles : la scarlatine, la rougeole, la grippe et autresingrédients de cette nature, qui viendront se placer d’eux-mêmesdans la marmite ; puis, si cela ne suffit pas, ajouta-t-ilavec un geste de menace, j’y joindrai certaines petitescombinaisons de mon cru qui me débarrasseront bien de cetteaventurière et lui feront lâcher mon héritage légitime.

– Là ! là ! Antoine, ne va pas siloin. Il est vrai que la mauvaise chance nous poursuit et que nousnous serions bien passés de la filleule qui nous arrive ; maisfaut en prendre son parti. Tu t’accoutumeras toi-même à l’idée devoir le bien de ta famille passer en d’autres mains que lestiennes. Il faut faire la charité, après tout !

La digne marraine laissa tomber négligemment,d’un ton doucereux, cette phrase mortelle sur la sourde irritationde son époux, avec la certitude qu’elle produirait de l’effet.

Eulalie ne se trompait pas. Elle connaissaitbien son homme. Celui-ci s’arrêta et donnant un grand coup de poingsur la table :

– Jamais ! s’écria-t-il avec une extrêmevéhémence, jamais – souviens-toi de ça – je ne consentirai à melaisser dépouiller de ce qui m’appartient en toute justice. Quand às’arrêter un seul instant à la pensée que le temps amènera duchangement dans mes idées, c’est pure folie. Au contraire, plus jedeviendrai pauvre, plus je subirai de privations, plus aussi jem’attacherai à cet héritage, qui est notre seule planche de salut,si nous ne voulons pas tendre la main comme des quêteux. Demanderl’aumône ?… voir mes enfants quêter ou à la merci dupublic ?… Misère ! avant que pareille chose arrive,Antoine Bouet aura fait joliment du grabuge quelque part,je ne dis que ça !

La terrible menace cachée sous cette dernièrephrase de son époux amena un beau sourire sur les lèvres d’Eulalie.La brave femme s’enleva doucement, sur les ailes de l’espérance,jusqu’aux nuages dorés du troisième ciel, et, de là, elle crut voirsa petite filleule, en haillons et dépossédée, traînant sur l’îled’Orléans une existence misérable. À cette vision séraphique, soncœur s’inonda d’une joie sereine et elle eut une vague envied’embrasser Antoine.

Pourtant elle réprima vite ce désirextravagant et reprit :

– D’ailleurs Pierre est encore plein de vie,et Marianne n’a pas l’air, non plus, de vouloir mourir de sitôt.Ces gueux-là sont capables de nous enterrer, oui-dà !

– Je ne dis pas non… grommela Antoine :il ne nous manquerait plus que ça !

– Nos enfants n’en resteraient pas moins pourfaire valoir nos droits, qu’en dis-tu ? continua Eulalie.

– Incontestablement.

– Dans ce cas-là, reprit délibérément la bravefemme, faisons-nous pas de bile et laissons grandir notre chèrefilleule. Pour moi, Antoine, je t’assure que je n’ai pas gros commeça de haine contre ce chérubin-là et que j’irai l’embrasser tousles jours, jusqu’à ce que…

– Si tu pouvais l’étouffer !… interrompità voix basse le digne parrain.

– Jusqu’à ce que quelque déplorable accidentla prive de mes caresses ! acheva la non moins digne marraine,en riant aux éclats de sa lugubre facétie.

En ce moment, un pas lourd qui faisait craquerl’escalier conduisant au grenier interrompit la conversation desépoux ; bientôt ce bruit s’accompagna d’une sorte de bêlementaigu, allant toujours crescendo jusqu’aux notes les plusextrêmes de la gamme ; puis enfin la porte de lamontée s’ouvrit et une espèce de maritorne en jupe courteapparut, tenant dans ses bras un affreux bambin de trois ou quatreans.

Ce dernier n’était autre que le fils aîné demaître Antoine Bouet.

– Ce cher petit, déjà éveillé ! s’écriala tendre Eulalie en se précipitant vers l’enfant.

– Viens embrasser ton père, Ti-Toine !dit à son tour le mari.

Et tous deux de se disputer le marmot, pouravoir ses premiers baisers. Mais le marmot, encore toutensommeillé, n’entendait pas le badinage ce matin-là, paraît-il,car il redoubla ses bêlements et ne répondit aux avances desauteurs de ses jours que par des coups de poings et des ruades.

Il fallut, pour l’apaiser, lui fourrer dans labouche une miche de pain trempée dans la crème. Alors, maisseulement alors, il livra aux lèvres de ses père et mère ses jouesbarbouillées.

– Vois-tu, le gaillard, si ça vous a déjà unappétit ! s’exclama Antoine avec orgueil.

– Hélas ! ce n’est que trop vrai !soupira Eulalie. Puis elle ajouta aussitôt, en baissant la voix etregardant fixement son mari : pourvu qu’il y ait toujours dequoi le satisfaire, son appétit !

Le père courba la tête, et un nuage sombreenvahit sa figure.

Cette rusée Eulalie, comme elle savait bienpiquer son homme à la bonne place et avec quelle délicatesse demain elle vous retournait le couteau dans la plaie !

Le coup porté, elle abandonna Antoine à sesréflexions, et s’adressant à la Maritorne :

– Javotte !

– Quoi ce que c’est ?

– Maria-Claudia dort encore ?

Maria-Claudia, c’était la dernière née, unpoupon de dix-huit mois.

– Qui ça ? la petite ? demandaJavotte, moins entichée que sa maîtresse des noms ena.

– Tu le sais bien, ébécile.

– Ma foé, il est ben temps qu’elle dorme,après avoir braillé toute la nuit, que j’en ai encore les oreillesétourdies.

– Faut pas la bourrasser,Javotte ; prends-y garde, à cette pauvre chatte.

– Je la bourrasse point ; mais c’est toutde même embêtant, allez, d’entendre à cœur de nuit : hè !hè ! hè !

Comme pour confirmer l’assertion de laservante, une série de hè ! hè ! hè ! modulés sur unton des plus aigus, se fit entendre au grenier, où couchaitmademoiselle Maria-Claudia.

– Va me la chercher, Javotte, la chèreange ; je veux qu’elle se réjouisse avec le reste de lafamille de l’arrivée, chez son oncle Pierre, d’une petite cousine,une belle enfant comme elle.

– Une cousine, ça ! s’écria brusquementAntoine, qui prit la balle au bond… Je te défends, entends-tu bien,Eulalie, je te défends d’accoutumer les enfants à appeler cousinece mioche de malheur.

– Eh ! mon Dieu, comment veux-tu doncqu’ils l’appellent ?

– Je veux qu’ils ignorent son existence,jusqu’à ce que j’aie pourvu à ce qu’elle ne leur nuise pas dansl’avenir. Et, en prononçant ces paroles menaçantes, Antoine Bouetprit son chapeau et sortit, en proie à une sombre colère.

Eulalie ne le retint pas. Elle savourait àlongs traits le malin plaisir d’avoir enfin échauffé tout de bon labile à monsieur son mari.

Chapitre 8La sorcière de l’Argentenay.

 

Antoine alla droit à son écurie, y sella uncheval et partit au grand trot dans la direction du nord.

Après avoir traversé, sur sa propre terre, unezone de forêt, il se trouva dans les clos du versant septentrionalde l’île.

À une vingtaine d’arpents de la lisière dubois, espacées sur le rebord de la côte bordant la rive,blanchissaient les maisons de l’Argentenay, patrie, comme on lesait, de dame Eulalie.

Antoine pressa sa monture et, en un temps degalop, il se trouva à l’entrée d’un bouquet d’aubépine, où ilpénétra et disparut.

Quelques secondes après, il mit pied à terre,attacha son cheval à une longe, qui semblait être fixée là àdessein, puis il se faufila à travers les branches épineuses.

Il ne tarda pas à se heurter contre le murdégradé d’une sorte de masure à moitié perdue dans le feuillage.Une porte basse se trouva à portée de sa main. Il y frappa deuxcoups.

Aussitôt un bruit de meubles glissant sur unplancher raboteux se fit entendre, suivi d’un pas lourds’approchant de la porte.

– Qui est là ? demanda une voixcassée.

– Antoine, répondit le visiteur.

– Ah ! ah ! je t’attendais… fit-onde l’intérieur.

En même temps, un verrou glissa dans sescrampons, et la porte s’ouvrit.

Antoine se trouva en face d’une vieille femme,qui s’effaça pour le laisser passer et referma aussitôt laporte.

– Ah ! ah ! fit de nouveau lavieille, il paraît qu’on a encore besoin de la mère Démone,puisqu’on revient la voir après une si longue absence.

– La mère, il y a du nouveau… dit le visiteurd’une voix brève.

– Allons donc ! ricana la bonne femme,est-ce que ton frère se serait laissé mourir, le cher homme ?…Mais assieds-toi, mon petit, et raconte ça à maman.

En même temps, la vieille désignait à Antoineun méchant escabeau installé contre la muraille et près d’une tablede bois brut.

Antoine se laissa tomber sur le siège indiquéet se recueillit un instant.

Laissons-le pour une minute à ses réflexionset disons un mot du logis et de son occupante.

La mère Démone était ainsi nommée parles gens de l’île à cause de la superstitieuse terreur qu’elleinspirait. Il n’y avait pas une personne de sa connaissance qui nelui attribuât un pouvoir surnaturel et ne lui décernât sansconteste un brevet de sorcellerie. Selon la croyance populaire,elle pouvait à son gré évoquer les mauvais esprits de l’autre mondepour les faire servir à ses desseins, ou les forcer à retirer lesmaléfices qu’ils avaient jetés sur quelqu’un. Devant sa puissance,les donneurs de sorts n’étaient que des farceurs et lesloups-garous, des chiens de mascarades. Il n’y avait pas jusqu’auxesprits forts, jusqu’aux incrédules, sans trop se rendre compte deleur faiblesse et sans s’expliquer leur crainte – à moins qu’ellen’eût pour cause l’horrible physique de la sorcière.

C’était une petite vieille d’âgeindéfinissable, mais à coup sûr dépassant quatre-vingts ans. Lesaffreuses mégères du peintre espagnol Goya et les sorcières deMacbeth n’étaient que de charmantes jeunes filles, comparées à laDémone. Seules, peut-être, les plus abominables d’entre leshideuses mendiantes de la Vieille-Castille pouvaient lutter avecelle de fantastique laideur.

C’était quelque chose de stupéfiant,d’indescriptible. Le front semblait absent, tant il fuyait versl’occiput. Les sourcils, blancs, longs et buissonneux, avaientl’air de deux haies d’aubépine en fleurs penchées sur deuxgouffres, qui étaient les orbites. Au fond de ces abîmes roulaient,comme des globes de feu verdâtre, deux petits yeux sans cesse enmouvement et d’une âpreté de regard qui faisait mal. Et lenez ?… oh ! le nez ! c’est cela qu’il fallait voir…à distance ! Il s’avançait, formidable et rigide comme unminaret renversé, jusqu’en bas de la bouche, qu’il masquaitcomplètement, pour se joindre au menton, venu au-devant de lui.C’était sous cette arcade étrange, que se trouvait l’ouverturebuccale, à distance respectable. Tapissez maintenant ce visaged’une peau tannée, criblée, ratatinée ; ornez la lèvresupérieure et le menton d’une folle barbiche ressemblant à de lamoisissure de fromage, et… faites un violent effort d’esprit pourvous représenter cette figure impossible…

Vous n’y arriverez pas.

Car ce qui donnait un cachet d’horreurinimaginable à la physionomie de la Démone c’était l’expression –une de ces expressions diaboliques, moitié rictus moitiéricanement, que l’on ne voit qu’en rêve, alors que le cauchemarnous couvre d’une sueur froide.

La Démone était à l’Argentenay depuis un tempsimmémorial. Les plus vieux de la paroisse ne se rappelaient pasl’avoir vue jeune. Elle n’avait ni famille ni parents. On neconnaissait pas son lieu d’origine, ni rien de ce qui avait précédésa venue dans l’île. Seulement, un beau matin, on l’avait trouvéeinstallée entre les quatre pans d’une masure abandonnée, qu’ellerecouvrit à la grosse et où le propriétaire ne chercha pas à ladéranger.

Depuis cette époque, elle vivait isolée dansson taudis, inspirant à tout le monde une terreur salutaire quifaisait respecter son repos. Ce n’est pas à elle, biencertainement, que les gamins et les farceurs de l’endroit eussentjoué des tours. Sa mauvaise réputation lui rapportait au moins ceprofit-là.

Comment vivait-elle, et de quoivivait-elle ?

Ah ! dame, il ne lui fallait pasgrand-chose pour nourrir sa chétive personne, et d’ailleurs elle nemanquait pas de ressources pour se faire un petit pécule.

Aux amoureux assez hardis pour pénétrer dansson repaire, elle disait ce qui se passait dans le cœur de leursprétendues ; à celles-ci, en retour, elle racontaitles infidélités de ceux-là. Moyennant six sous, elle tirait auxcartes et se chargeait de faire retrouver les objets perdus,d’établir des pronostics sur les personnes et les choses,d’annoncer le retour d’un parent regretté ou le départ plus oumoins prochain d’un enfant prodigue, d’ouvrir tout grand enfin lelivre de l’avenir sous les yeux du consultant.

Mais la mère Démone ne se contentait pas dedire ainsi la bonne aventure ; elle avait un talentbien autrement recherché : elle enlevait les sorts,jetés sur le monde ou les animaux par les quêteux malfaisants ouautres personnes douées du mauvais œil.

Ce remarquable pouvoir – possédé parinfiniment peu de privilégiés – lui valait une clientèle étendue etune grande considération. C’était le plus beau fleuron de sacouronne satanique.

Si nous ajoutons qu’elle connaissait la vertude tous les simples de l’île, depuis le plantain vainqueur desfoulures, jusqu’à la racine de garçon, qui se joue desefforts ; qu’elle arrêtait le sang, même àdistance ; qu’elle faisait disparaître le mal de dent, rienqu’à y penser ; qu’elle guérissait les cancers avec descrapauds et la consomption avec de l’urine ; qu’enfin elleramanchait les os sensés déboîtés, tout comme sielle eût été le septième fils consécutif d’un même père et d’unemême mère, – nous aurons à peu près terminé la nomenclature destalents variés de la mère Démone.

Et maintenant, pour fermer la parenthèse,disons vite que le misérable logis de la vieille était séparé endeux pièces, par une cloison branlante. La première pièce, ayantvue sur le chemin, servait aux clients ordinaires ; laseconde, au contraire, ne recevant aucun jour de l’extérieur, étaitréservée aux rares intimes qui avaient à traiter des affaires d’unenature particulière. Une chandelle de suif y brûlait constamment.C’était là que la Démone broyait ses herbages, triturait sesonguents et demandait à sept paquets de cartes ayant chacun une descouleurs de l’arc-en-ciel le secret de l’avenir.

C’est par cette pièce privilégiée qu’étaitentré Antoine Bouet, comme on l’a vu.

L’huissier s’était donc assis près de la tableet ne se pressait pas d’entamer l’entretien, tout beau parleurqu’il fût.

La mère Démone dut lui venir en aide.

– Voyons, dit-elle, mon petit, pas de façonset dis un peu à maman ce qui t’amène… Pierre t’aurait-il faitdonation, par hasard ?

Antoine ne répondit que par un regard furieuxet un grognement.

– Non ! reprit la vieille. Alors, c’esttoi qui t’es donné à lui, peut-être ?

– Vous êtes folle, la mère, et vous avez tortde railler, repartit brusquement Antoine : il s’agit de chosessérieuses, ne le devinez-vous pas ?

– Comment veux-tu que je le devine ?

– Hé ! c’est votre métier.

– Sans doute. Mais je n’ai pas mes cartes dansles mains, là, vois-tu. Raconte-moi plutôt la chose, sans me forcerà fatiguer mes pauvres yeux.

– Ma foi, non ; je veux mettre votrescience à une épreuve décisive.

– Douterais-tu de mes capacités, parhasard ?

– Ce n’est pas cela ; mais…

– Me prends-tu pour une menteuse ?

– Pas le moins du monde. Cependant…

– Il n’y a pas de cependant : tume fais injure, Antoine ; tu ne crois qu’à demi en moi et tuveux tendre un piège à ta vieille amie. C’est mal, mon fils ;tu es ingrat.

– Encore une fois, la mère, je ne douteaucunement de votre grande expérience dans le maniement des carteset de la faculté que vous possédez d’y lire comme dans un livreouvert ; mais, je vous l’ai dit, il s’agit d’une question devie ou de mort pour moi, et j’ai besoin d’une certitude.

La vieille se redressa et fixant sur Antoineses yeux vipérins :

– Une certitude ! s’écria-t-elle… tu veuxune certitude !… Ah ! malheureux, quelle tentation tu medonnes de te la fournir terrible et complète, cette assurance quetu exiges si imprudemment ! Mais non… les yeux des hommesordinaires ne sont pas faits pour voir et leurs oreilles pourentendre les choses que je puis évoquer. Tes cheveux blanchiraientde peur en une minute, mon pauvre Antoine, si seulement je voulaisécouter la drôle d’idée qui me trotte dans la tête.

– Quelle idée ? fit le beau parleur, unpeu ému.

La Démone se leva et redressant sa taille denaine :

– Apprends, mon petit, qu’il m’est aussifacile de faire surgir sous tes yeux les sept grands diablesd’enfer, que de jouer avec le feu du ciel lui-même.

Et, en disant ces mots, la vieille allumarapidement à la chandelle un papier contenant une poudre noirâtre,puis elle tourna plusieurs fois sur elle-même, tenant à la maincette singulière fusée.

Aussitôt la pièce se trouva envahie par desflammes vaporeuses, vertes, rouges, bleuâtres, qui se mirent àdanser pendant quelques secondes d’une manière fantastique, puiss’éteignirent, laissant une forte odeur de souffre.

La chandelle, après avoir pétillé bruyamment,s’était éteinte, elle aussi : de telles sortes qu’à desclartés fulgurantes succéda sans transition une obscuritéprofonde.

Pour le coup, Antoine frissonna sérieusement.Il n’avait rien compris des manœuvres de la vieille.

Celle-ci ralluma la chandelle.

– Eh bien ! qu’en dis-tu, petit ?fit-elle avec un ricanement satanique.

– Je vous crois, la mère, je vous crois !répondit vivement Antoine.

– À la bonne heure !

– Tout ce que je vous demande, c’est derépondre franchement à une question.

– Va.

– Avez-vous confiance vous-même en ce quedisent vos cartes ?

– Une confiance absolue, mon fils. C’est sibien le cas que si elles m’annonçaient que ma cahute va brûleraujourd’hui, je déménagerais de suite, sans chercher à empêcher lefeu de prendre.

– Bien vrai ?

– Aussi vrai que tu es là devant moi.

Antoine regarda la Démone. Une véritablesincérité se lisait dans ses yeux.

– En ce cas, dit-il aussitôt, prenez vos septjeux de cartes et apprêtez-vous à les faire parler.

– Tu veux donc que je tire engrand ?

– Oui.

– Tu sais que c’est six sous parjeu ?

– Tenez, voilà un écu.

– Peste ! es-tu riche un peu ?

– Je ne le suis pas, mais je veux le devenir.Faites de votre mieux.

– Tu seras content, mon petit. Et la vieille,après avoir soigneusement serré la pièce d’argent, se mit en devoird’organiser ses jeux de cartes. Après qu’elle les eut bizarrementétendus sur la table, observant un ordre de couleurs déterminé,elle se retourna vers Antoine.

– Que veux-tu savoir ?demanda-t-elle.

– Je veux savoir d’abord ce qui s’est passéchez mon frère pendant la nuit d’hier.

– C’est-à-dire que tu veux t’assurer si mescartes le savent aussi bien que toi.

– Je ne dis pas non.

– C’est bien ; tu vas être satisfait dansune minute. La Démone raffermit ses lunettes sur son terrible nezet se prit à examiner les cartes qui couvraient toute la table.Tantôt elle les changeait de place ; tantôt elle promenait sesdoigts osseux d’une rangée à l’autre, établissant entre les figuresde chaque jeu de mystérieuses corrélations, qui lui arrachaientparfois des murmures inintelligibles. Un temps assez long s’écoulaainsi. Tout à coup la vieille poussa un cri de surprise :

– Ah !

Puis elle ajouta, en regardant Antoine avecune fixité singulière :

– Par les cornes du diable, c’est-ilpossible ?

– Quoi ? demanda l’huissier, qui devintpâle.

– Un enfant ! s’écria la Démone, tonfrère a un enfant !

– Un garçon ou une fille ? demandaanxieusement Antoine.

– Une fille ! répondit la tireuse decartes, après avoir jeté un coup d’œil sur la table. Puis ellecontinua, comme se parlant à elle-même :

– Oh ! la jolie blondine, avec ses grandsyeux bleus et sa petite bouche rose !… je la vois à l’âge dequinze ans, un peu pâle, un peu triste, mais si mignonne dans sataille élancée, si gentille sous sa chevelure d’or, – le vraiportrait de sa mère, qu’elle porte à son cou.

Le beau parleur était atterré.

– D’où vient cette enfant ?reprit-il.

– De la mer… Oh !

– Quoi donc ?

– Il y a un mystère… un horrible mystère, quemes cartes elles-mêmes ne sauraient pénétrer à présent, dumoins.

– Quand le pourront-elles ?

– Ah ! dame… je ne sais trop, maiscertainement pas avant que la fillette ait atteint sa dix-septièmeannée.

– C’est bien long, et vous serez peut-êtrealors… dans l’autre monde, ma pauvre vieille. La Démone eut unricanement nerveux.

– Sois sans inquiétude, dit-elle, j’enterreraiencore la moitié de la paroisse, et quand ta filleule…

– Quoi, vous savez cela aussi ?

– Les cartes me l’ont dit : elles ne mecachent rien. Quand donc ta filleule aura ses dix-sept ans, tureviendras me consulter, car elle courra alors un grand danger, undanger de mort.

L’œil d’Antoine s’alluma.

– Pas auparavant ? fit-elle avec unregret féroce.

– Pas auparavant, répondit la vieille, aprèss’être de nouveau penchée sur les cartes étalées. À moins,continua-t-elle en regardant fixement son interlocuteur, à moinsque tu ne veuilles aider le hasard… Il arrive tant d’accidents danscette pauvre vie !

Antoine blêmit et baissa les yeux sous leregard acéré de la Démone.

– Ce serait jouer gros jeu !murmura-t-il.

– Oui, trop gros jeu… pour le moment,poursuivit à voix basse la tireuse de cartes, tenant toujours saprunelle verdâtre rivée sur l’huissier. Il vaut mieux attendrel’époque indiquée par l’oracle, d’autant plus que Pierre ayantencore de longues années à vivre, rien n’est pressé de ce quiconcerne la petite.

Antoine ne trouva rien à dire à cette dernièreconsidération et se leva pour partir. Mais, à ce moment, on frappaà la porte donnant sur le chemin.

– Qu’est-ce ? fit l’huissier.

– Attends-moi ici, pendant que je vais allervoir qui m’arrive. J’ai dans mon idée que tu vas avoir une surprisenouvelle.

La vieille alla ouvrir. Un homme entra.

C’était Pierre Bouet.

Chapitre 9L’horoscope.

 

Après le départ d’Antoine, Pierre Bouet et safemme demeurèrent un moment silencieux, sous le coup d’une mêmepréoccupation.

La petite Anna – cette enfant de leurs rêves,cette délicieuse fillette qui dormait souriante dans son berceau –la petite Anna était menacée d’un horrible malheur !

Chacun des deux époux se faisait cettesinistre réflexion et envisageait avec une tendresse effrayée cepoint noir signalé par le beau parleur à l’horizon de l’avenir.Quoi ! ce pauvre petit être, déjà privé de ses parents parquelque mystérieuse infortune, avait encore une dette à payer à lafatalité ! son innocence ne trouverait pas grâce devantl’inexorable justice de Dieu !

Quelle occulte et néfaste influence avait doncprésidé à sa naissance, pour que le Souverain Juge ne désarmât passa colère en face de ce chérubin de la terre, aussi pur que ceux duciel !

Telles étaient les pensées que retournaientdans leur cœur les bonnes gens, sincèrement émues, et qui selisaient couramment dans leurs yeux inquiets.

Pierre s’arracha le premier à ces tristesidées. S’approchant brusquement du berceau où dormait l’enfant, ilembrassa une boucle blonde échappée du bonnet de la petite et seretira sur la pointe des pieds, suivi de son chien.

En voyant sortir Pataud, Marianne devina cequi allait se passer et ouvrit la bouche pour retenir sonmari ; mais une réflexion subite étouffa la voix dans sagorge, et elle se prit à sangloter.

– C’est pour l’enfant… se dit-elle. Pauvrechien ! Et elle s’éloigna de la fenêtre, ne voulant pas voirmourir l’animal. Pendant que la tendre Marianne se désolait ainsi,Pierre se dirigeait rapidement vers sa grange. Pataud gambadait àses côtés, sans songer le moins du monde qu’il marchait ausupplice. La brave bête se savait la conscience nette et n’avaitpas la plus petite appréhension. C’était un magnifique terre-neuve,au poil noir et frisé, dont les miroitements rappelaient l’aile ducorbeau. Fort comme un bœuf, aussi vigilant que toutes les oies duCapitole ensemble, doux et caressant aux amis, mais montrant viteles dents aux gens malintentionnés, cet excellent Pataud rendaitbeaucoup de services à son maître, qui l’aimait fort et ne l’auraitvendu à aucun prix. Aussi n’est-il pas besoin de se demander s’ilen coûtait à Pierre Bouet de tuer ce fidèle compagnon de sessorties nocturnes sur la batture, le dévoué gardien de sapropriété ! Certes, si une impérieuse nécessité n’eût exigé cesacrifice, ou si seulement le bonhomme eût trouvé un biais pour sesoustraire à une aussi pénible obligation, il n’est pas douteux quePataud aurait pu compter encore sur une longue existence. Mais ils’agissait d’Anna ! le bonheur à venir de cette chère petiteétait en jeu !… Plus d’hésitations : à mort,Pataud !

Le père Bouet se disait bien à lui-même toutesces choses fort raisonnables, mais ça n’empêchait pas le cœur delui chavirer un peu en songeant à ce qu’il allait faire.

Arrivé à la grange, Pierre ouvrit la porte dela batterie et y pénétra, toujours suivi de l’insoucieuxterre-neuve.

Un vieux licou, servant d’attache aux chevaux,se trouvait là d’aventure, suspendu à une cheville. Bouet s’enempara, y fit un nœud coulant à l’une des extrémités, puis lançal’autre par-dessus une poutre, de façon à pouvoir la ressaisir.

La potence était prête.

– Ici, Pataud ! commanda-t-il ensuite,affermissant sa voix. Pataud obéit avec empressement ; mais iln’eut pas plutôt le nœud coulant passé autour du cou, qu’il compritde quoi il s’agissait et se prit à gémir doucement, en fixant surson maître ses grands yeux intelligents et éplorés. Pierre hésita.Ce regard lui alla au cœur et fit trembler sa main. Pourtant, ilfallait en finir… La corde fut tirée brusquement et l’animal perditpied de ses pattes de devant. Il cessa alors de se plaindre et serésigna courageusement à son sort. Pierre allait l’enlever tout àfait ; mais, à ce moment, le chien évolua et se trouva face àface avec lui… Deux grosses larmes coulaient des yeux de la bravebête, dont le regard profond s’attacha sur son bourreau… Pierrelâcha tout, secoué par une puissante émotion.

– Non, mon pauvre chien, tu ne mourras pas dema main ! s’écria-t-il en se précipitant sur Pataud ahuri etlui enlevant le licou qui l’étouffait ; non, il ne sera pasdit que tu m’auras sauvé la vie un jour que je me noyais et quej’aurai payé ton dévouement par une mort affreuse !… Viens,Pataud : advienne que pourra !

Le chien ne se le fit pas dire deux fois et,se secouant comme un barbet mouillé, il courut lécher les mains quiavaient failli lui jouer un si mauvais tour.

Pierre retourna à la maison et déclaracarrément à Marianne qu’il ne se sentait pas le cœur de tuerPataud, ni de charger un autre de la besogne. Il était résolu delui laisser la vie à tous risques.

Marianne, partagée entre la satisfaction degarder le brave animal et la crainte superstitieuse d’attirer dessorts à sa fille d’adoption, ne savait que dire et branlait latête.

Mais Pierre était ce matin-là en pleinerévolte contre les idées reçues ; il ne croyait plus quevaguement aux loups-garous et se moquait presque des sorts, lemalheureux !

– Au diable, Antoine et ses prédictions !dit-il avec énergie. Je garde mon chien.

– Oui, mais s’il allait arriver malheur à lapetite ? objecta Marianne.

– Dieu ne le voudra pas. Puisqu’il nous l’adonnée, ce n’est pas pour nous la reprendre ou pour lui fairecourir les bois, déguisée en bête féroce.

– C’est aussi mon avis… Tout de même, tu neferais peut-être pas mal d’aller consulter la sorcière del’Argentenay.

– La Démone ?

– Oui. Conte-lui la chose sans faire semblantde rien… Elle en sait long, la vieille, sur ce chapitre-là.

– Tu as raison, ma femme… Le temps d’attelerBob, et j’y cours. Pierre fit comme il le disait. Et voilà pourquoiil entrait chez la mère Démone, juste au moment où son frère sedisposait à en sortir.

Comme on le pense bien, Antoine n’eut garde des’absenter. Il allait, sans nul doute, assister à une conversationdes plus intéressantes et, qui sait ?… peut-être à desconfidences qui le mettraient sur la piste de ce cachottier dePierre.

Il se blottit donc près de la cloison quiséparait en deux pièces le misérable logis, et là, retenant sonsouffle, il colla tantôt un œil, tantôt une oreille, contre unefente qui lui permettait de tout voir et de tout entendre.

– Bonjour, la mère, dit en entrant levisiteur, comment ça va-t-il ?

– Ça va bien, et toi ?

– Bien, merci, comme vous voyez.

– Assieds-toi, mon garçon ; qu’est-cequ’il y a pour ton service ?

Pierre se gratta la nuque, ne sachant trop dequelle façon entamer l’entretien.

– Il y a, dit-il, après une courte pause, il ya qu’il m’est arrivé une drôle de chose, l’avant-dernière nuit…

– Ah bah ! quoi donc ?

– Vous allez voir ça… Mais d’abord, êtes-vousseule ? reprit Bouet, en baissant la voix.

– Toute fin seule, mon fiston. Tu peux parleret parler fort, car j’ai l’oreille dure. On n’est plus à l’âge dequinze ans, vois-tu.

– Ah ! pour ça, non, c’est sûr. Voici lachose. J’étais donc allé voir à mes lignes, mercredi dans la nuit,comme de coutume. Vous savez s’il en faisait un temps !… Unebourrasque, ratatinette ! à ne pas mettre un chien dehors.J’avais fini d’appâter ma ligne du large et je me disposais àrevenir, quand, flic et flac ! j’entends ramer sur le fleuve.Je m’arrête, tout surpris ; j’avance au bord de l’eau,dirigeant vers le large la lumière de mon fanal… Qu’est-ce que jevois arriver sur moi ? Devinez.

– Une chaloupe ?

– Tiens, qui vous l’a dit ?

– Personne… Mais puisqu’on ramait à bord, cen’était pas une charrette, je suppose !

– C’est, ma foi, vrai. Je continue : vousn’êtes pas au plus creux. J’étais là tout bête, regardant cetteétrange apparition, quand tout à coup la chaloupe aborde près descrans, où la mer se brisait en millions de morceaux. Un homme sauteà terre, vient droit à moi et me remet… Pour le coup, je vous défiede le dire…

– Un enfant !

Pierre resta la bouche ouverte, regardant laDémone avec des yeux démesurés.

– Quelqu’un vous l’a dit ?s’écria-t-il.

– Je n’ai pas vu une âme depuis trois grandsjours, répondit tranquillement la vieille.

– Alors, vous êtes sorcière ?

– Dame, tu ne le sais donc pas !

Et la Démone fixa sur Pierre ses yeuxverdâtres, avec une indéfinissable expression d’orgueil. Celui-cifrissonna.

– On me l’avait assuré, mais je n’y croyaisqu’à demi, murmura-t-il en tremblant.

– Ah ! fit la vieille.

– À présent, j’en suis sûr.

– Tant mieux, mon garçon. C’est qu’il ne faitpas bon être incrédule avec moi.

– Je ne le suis plus, ma bonne dame. Pourl’amour du bon Dieu, n’allez pas me jeter un sort : jemettrais à présent ma main au feu pour soutenir que vous êtessorcière.

– C’est fort heureux pour toi. Allons,continue ton histoire et ne parlons plus de cela. Pierre exhala unsoupir de soulagement et reprit :

– Bon… où en étais-je ?… Ah !j’avais fini. Pourtant, non… Je voulais encore vous demander unconseil à l’égard de la petite.

– C’est une fille en effet.

– Oui, et une fière, allez !

– Parle.

– Je voudrais savoir sa destinée… comme quidirait sa bonne aventure.

– Ou sa mauvaise… murmura la vieille. Puisplus haut : tu veux que je tire aux cartes ?

– Oui, c’est bien cela.

– En grand, avec les sept jeux aux couleurs duspectre, ou en petit, avec un seul jeu ? C’est six sous parjeu.

– Les sept jeux en disent-ils pluslong ?

– La belle demande !

– Alors, tirez en grand. Voici un trente souset un douze. La vieille saisit de ses doigts crochus les deuxpièces de monnaie, les examina minutieusement, puis les mit dans sapoche en grommelant :

– Vieux pingre ! pas un sou de plus.

Elle alla chercher ses tarots dans l’autreappartement, et, quand elle eut fini de les arranger, elle seretourna vers Pierre :

– Que veux-tu savoir ?demanda-t-elle.

– Tout ce que vous pourrez me dire, réponditBouet : d’où elle vient ?… si elle a son père et samère ? s’ils viendront me la réclamer ?… si elle vivra oumourra de maladie ?… enfin, sa destinée, quoi ?

– En voilà beaucoup à la fois, et je ne puisrépondre maintenant à toutes ces questions, du moins à celles quiconcernent le passé. Car, vois-tu, mon lot, à moi, c’est l’avenir.Plus tard, quand la fillette aura atteint un certain âge, il mesera possible de découvrir son origine.

– Quel âge, à peu près ?

– Sa dix-septième année.

– Elle vivra donc ? s’écria Pierrejoyeusement.

– Oui, mais à une condition, répondit lasorcière avec solennité.

– Quelle condition ? Dites, oh !dites vite. Si cette condition dépend de moi, elle seraremplie.

– Réponds d’abord à mes questions.

– Faites.

– Aimes-tu bien cette petite fille ?

– Plus que ma vie.

– Tu comptes, je suppose, lui laisser tesbiens après ta mort ? Pierre hésita.

– Réponds, et surtout n’essaie pas de metromper, insista la tireuse de cartes.

– Eh bien ! oui, articula nettementPierre Bouet.

– Même au détriment de ton frèreAntoine ?

– Antoine a eu autant que moi de notre défuntpère ; s’il a gaspillé son héritage, tant pis pour lui.

– Ainsi, tu ne lui laisseras rien derien ?

– On verra dans le temps… répondit Pierre, quel’insistance de la vieille commençait à inquiéter. Celle-ci s’enaperçut, et voulant le rassurer :

– Tu peux parler sans crainte, dit-elle ;je suis comme un confesseur, moi : jamais un mot de ce qui sedit ici n’est répété à qui que ce soit. Autrement, vois-tu,j’aurais perdu depuis longtemps la confiance de mes clients – et,Dieu merci, j’en ai un grand nombre.

– Alors, puisque c’est comme ça, vous pouvezmarcher.

– Bien, mon fils ; songe que si je tequestionne, c’est pour ton bien et celui de ta filled’adoption.

– Allez, allez.

– Tes arrangements sont-ilsfaits ?

– Ma foi, je n’y ai pas encore songé.

– C’est de bon augure… Il faut continuer à n’ypas songer jusqu’à nouvel ordre, jusqu’à…

– Jusqu’à quel temps ?

– Jusqu’à ce que la petite atteigne sadix-septième année.

– Ah ! bon Dieu, mais j’ai le temps demourir dix fois d’ici là !

– Sois sans crainte. Mes cartes, qui ne setrompent jamais, te promettent une longue vie.

Cette assurance audacieuse ne laissa pas quede faire grand plaisir au brave cultivateur.

– Vrai ? dit-il ; ratatinette !mon excellente dame, je vous remercie tout de même. En pouvez-vousdire autant de la Marianne ?

– Ta femme ?

– Oui, oui, mon épouse, mon uxor,comme disent ces savants notaires.

– Elle en a pour une bonne pipe, elleaussi, répondit la Démone, après avoir examiné ses cartes.

– Voyez donc ! fit naïvement PierreBouet. Je vas lui causer une furieuse joie en lui apprenant cettenouvelle-là.

Il fit une pause. La vieille semblait absorbéedans l’étude des jeux multicolores éparpillés sur la table. Tout àcoup, elle se redressa et demanda brusquement :

– Combien vaut ta terre ?

– Toute nue ou avec letremblement ?

– En bloc ?

– Dame !… je ne la donnerais pas pourtrois mille piastres, bien sûr.

– Et combien as-tu d’argent deprêté ?

– Hum ! hum ! c’est que…

– Réponds ; il le faut, si tu tiens aubonheur de la petite Anna.

– Trente-sept cent cinquante piastres,répondit sans hésiter le père adoptif. Un frôlement soudain ébranlala cloison, comme cette phrase était prononcée. Pierre se retournabrusquement.

– Ce n’est rien, mon fiston, dit la Démoneavec un singulier sourire ; c’est mon gros chat qui a despuces.

– Ah ! tant mieux, j’avais cru…

– Mimie ! tiens-toi tranquille !glapit la vieille, s’adressant au prétendu matou. Puis, envisageantson client avec solennité, elle reprit :

– Pierre Bouet, écoute bien ce que ditl’horoscope des sept jeux aux couleurs du spectre : ta fillevivra heureuse jusqu’à l’âge de dix-sept ans, mais à la conditionexpresse que, d’ici là, tu ne fasses en sa faveur aucun testamentni arrangement en vue de lui laisser tes biens. As-tu biencompris ?

– Parfaitement. Et quand elle entrera dans sadix-septième année ?

– Tu pourras agir à ta guise. Souviens-toipourtant que cette année-là sera terrible pour elle.

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’un malheur la menacera, une séried’accidents que je ne puis préciser.

– Des maladies ?

– Non pas : autre chose. Mais je n’enpuis dire davantage aujourd’hui. Il ne faut pas irriterl’oracle.

– Et, ces accidents, n’y aura-t-il pas moyende les prévenir ? demanda Pierre après un court silence.

– Peut-être… Enfin, tu reviendras me voir dansle temps, c’est-à-dire vers la fin de juin 1857. Je te dirai cequ’il faudra faire.

– Mais qui vous dit ?… commença Bouet,tout interloqué.

– Ne t’inquiète pas, mon fils, interrompit lasorcière : ce n’est pas moi qui manquerai au rendez-vous queje t’assigne. Hé ! bon Dieu, j’ai à peine quatre-vingtsans ! acheva-t-elle avec un lugubre ricanement.

Le pauvre insulaire demeurait tout interdit,ne sachant que penser d’une assurance aussi imperturbable.

– Me donnes-tu ta parole que tu reviendras icien juin 1857 ? reprit la vieille.

– Si je suis vivant, oui, je reviendrai,répondit Pierre Bouet, qui se leva pour partir.

– À la bonne heure, mon garçon ! Tu peuxvivre en paix jusqu’à cette date ; ta fille n’a rien àredouter.

– Pas même la possibilité de tourner enloup-garou ?

– Qui t’a prédit cela ?

– Antoine.

– Ah ! ah ! fit la Démone, dont unsingulier sourire plissa les lèvres. J’empêcherai cela par mesconjurations. Tu pourras rassurer ton excellent frère à cetégard.

– Je n’y manquerai pas, allez ! répliquavivement Pierre, avec une pointe d’ironie.

Puis, se coiffant de son bonnet de laine etsoulevant la clanche de la porte :

– Comme ça, il est inutile aussi que je tuemon chien, pas vrai, la mère ?

– Pourquoi tuer ton chien ?

– Pour en faire du savon et laver la petiteavec.

– C’est encore Antoine, je suppose, qui t’aconseillé cela ?

– Oui.

– Le bon frère que cet Antoine ! ilprévoit tout. C’était une des premières précautions à prendre.Mais, du moment que je me charge d’empêcher les sorts d’arriver àta petite fille d’adoption, tu peux dormir tranquille et garder tonchien.

– Ah ! grand merci, mère Démone… C’estque je n’aurais pas pu m’y résoudre, voyez-vous ! Allons,adieu !

– Au revoir, mon garçon ! à l’année1857 !

Pierre Bouet regagna sa voiture et reprit augrand trot le chemin de Saint-François.

Quant à Antoine, il demeura longtemps encoreen tête-à-tête avec la sorcière, et ce ne fut que tard dans lajournée qu’il rentra chez lui.

Partie 2

Chapitre 1Dix-sept ans après.

 

Dix-sept ans se sont écoulés depuis lesévénements que nous venons de raconter.

Cette longue suite d’hivers a bien un peusecoué ses neiges périodiques sur la tête des personnages de notrehistoire ; en les effleurant de son aile de fer, le Temps abien creusé par-ci par-là une ride sur des figures qui n’en avaientpas au moment où nous les avons vues pour la dernière fois ;mais, à part ces inévitables ravages, nous retrouvons tout notremonde plein de vie, agité des mêmes passions, caressant les mêmesrêves d’avenir.

Chose étrange, en effet, le corps a beauvieillir, s’user, tomber en décrépitude, l’attachement aux chosesde la terre, lui, semble rajeunir ; la voix de l’intérêt n’enacquiert que plus de force ; l’ambition – cette passion sénilequi grandit à mesure que s’opère la décadence corporelle – n’endevient que plus insatiable.

Il y a toujours prétexte aux aspirationshumaines. Quand ce n’est pas pour soi que l’on travaille, que l’ons’échine, que l’on se martelle le cerveau, on le fait pour sesdescendants, pour ceux qui devront continuer l’œuvre commencée,transmettre aux âges futurs le fruit des semences arrosées de nossueurs.

Que voulez-vous ?… L’homme est ainsifait, et il n’y a pas moyen d’en changer le moule.

De tous nos personnages, celui qui paraît leplus sentir le poids des dix-sept années par-dessus lesquelles nousavons sauté à pieds joints est sans contredit Pierre Bouet. Non pasqu’il soit devenu un valétudinaire perclus de rhumatismes etappuyant sur une canne son corps tremblant et courbé vers laterre ; mais plutôt parce que nous l’avons quitté déjà parvenuaux confins extrêmes de l’âge mûr, et qu’en redescendant la pentede la vie, les années comptent double.

Pierre Bouet est maintenant un vieillard desoixante-douze ans. Il est encore cependant alerte et dispos, bienque moins solide à l’ouvrage qu’au temps jadis. Ses cheveuxgrisonnent à peine, et il les a aussi abondants qu’un jeunehomme.

Si le bonheur idéal existait ici-bas, au lieud’être une décevante chimère, nous pourrions écrire hardiment quePierre Bouet en jouit à cœur-que-veux-tu ; mais soyons moinsabsolu et disons que le bonhomme est le mortel le plus heureux dela création, – ce qui est bien déjà quelque chose ! Appuyéd’un côté sur la bonne vieille Marianne, sa compagne toujourschère, et de l’autre sur sa fille Anna, qu’il idolâtre, le pèreBouet achève paisiblement le chemin de la vie, sans la moindreinquiétude sur la fin du voyage.

Sa prospérité ne s’est pas ralentie uninstant. Au contraire, le petit capital qu’il a péniblement amassédans ses jours de vigueur s’est plus que doublé par la seuleaccumulation des rentes ; et, bien qu’il ne se livre plus à lapêche et qu’il se fasse aider pour les travaux des champs, le pèreBouet n’en continue pas moins de voir son magot s’arrondir.

Quant à Marianne, c’est toujours la sageménagère que nous avons connue ; mais elle a singulièrementvieilli, elle aussi, l’excellente femme. Elle porte pourtant encoreassez allègrement ses soixante-sept hivers, et n’était uneinvincible faiblesse dans les jambes, on la verrait comme autrefoisfaire seule le service intérieur de la maison. Néanmoins, cetteimpotence qui la force à laisser tout le gros de la besogne à laservante Joséphine, ne l’empêche pas de manier son éterneltricotage. C’est là pour elle une grande consolation, carla pauvre vieille s’en voudrait beaucoup de rester inoccupée, neserait-ce qu’une heure par jour.

Au reste, ce travail machinal, inconscientpresque du tricot lui permet de regarder tout à son aise, et vingtfois en une minute, une jolie enfant de dix-sept ans environ qui vaet vient dans la maison, dirigeant avec une rare habileté les milledétails du ménage.

Avons-nous besoin de dire que cette jeuneintendante n’est autre que l’enfant mystérieux despremiers chapitres de cette histoire, la filleule d’Antoine le beauparleur, la petite Anna, enfin !

Il y a bien loin de la mignonne poupée du 15septembre 1840 à la belle jeune fille que nous avons maintenantsous les yeux. La petite figure ronde et rosée d’autrefois estdevenue le galbe pur et l’ovale parfait d’un visage de femme,tandis que les tons vifs de la peau ont fait place à la pâleurchaudement teintée qui caractérise les races latines. Les bouclesfolichonnes qui se jouaient jadis sur le front de l’enfant se sonttransformées en opulentes tresses blondes sur la tête de la jeunefille, encadrant la plus ravissante physionomie du monde, où degrands yeux bleus mélancoliques trempèrent la sévérité d’un frontélevé et l’expression un peu grave d’une bouche aux lèvrescarminées. De même, la taille ronde et épaisse du bébé que nousavons connu s’est amincie, s’est développée, a acquis cette grâceféline, cette morbidesse de l’Andalouse, que ne désavouerait paselle-même la plus élégante senoritade Grenade.

C’est dire qu’Anna est admirablementbelle.

Faisant à peine les premiers pas dans lessentiers fleuris de l’adolescence, sur le seuil de cette vienouvelle qui s’ouvre pour la jeune fille à l’époque de la puberté,elle possède déjà toutes les séductions de la femme, jointes auxgrâces naïves de l’enfant. La nature semble avoir épuisé pour elleles trésors de ses faveurs, car elle a fait Anna bonne autant quebelle. La lame est digne du fourreau.

Inutile de se demander si Pierre Bouet et safemme n’ont rien négligé pour donner à un pareil bijou la ciselurede l’éducation, pour inculquer dans ce jeune cœur les principes depiété bien entendue, sans lesquels une femme n’a pas d’auréole. Dèsl’âge de six ans, la petite fut mise à l’école du village, qu’ellefréquenta jusqu’à la date de sa première communion. Puis ce fut autour des bonnes religieuses de Sainte-Famille, qui complétèrentl’œuvre commencée, en ayant soin de ne pas omettre lesconnaissances pratiques : travaux d’aiguille, théoriesculinaires, etc., que tout couvent ne devrait jamais négliger.

Quand elle sortit du pensionnat, à quinze ans,Anna n’était pas sans doute une savante, mais elle avait une bonneinstruction élémentaire, amplement suffisante pour le milieu oùelle était appelée à vivre.

D’ailleurs il n’est pas bon, en thèsegénérale, que les femmes en sachent trop long : elles perdenten qualités pratiques ce qu’elles gagnent en science.

La fille adoptive de Pierre Bouet n’eut pas àéviter cet écueil, car elle aimait d’instinct la vie simple deschamps, et ce fut avec un contentement sincère qu’elle reprit saplace au foyer de la famille.

Depuis lors, c’est-à-dire depuis deux annéesenviron, l’existence de la jeune fille est douce comme une idyllede Théocrite, heureuse comme celle des bergères chantées par lespoètes. Quand vient le temps de la fenaison, elle jette sur sachevelure blonde un ample chapeau de paille et suit lestravailleurs aux champs. Là, pendant que les engagés abattent àgrands coups de faux les foins mûrs, que son père étend et retournele précieux fourrage, que la servante Joséphine, armée d’un râteau,réunit en longues rangées parallèles celui qui est assez sec, Annase livre à de douces rêveries, mollement étendue sur le reversgazonné du ruisseau où chantent les eaux de drainage. Elle respireavec ivresse les senteurs odorantes du foin coupé et livre à labrise d’août les nattes épaisses de ses cheveux. Le caquetage desoiseaux, pillards audacieux qui viennent se disputer le milletjusque sous les pieds des moissonneurs, le cliquetis des pierres àaiguiser sur les faux sonores, le chant de quelque jeune gars dansla prairie voisine, les aboiements des chiens qui se répondent àplusieurs arpents de distance… tout cela lui semble un concert quidoit être agréable à l’oreille de Dieu, lui fait chérir davantagela vie paisible de la campagne.

Quelquefois aussi, – mais seulement lorsque lepère Bouet a le dos tourné et ne peut la voir, – Anna s’empare d’unrâteau, trop pesant pour ses blanches menottes, et se metvaillamment à l’ouvrage. Le sang ne tarde pas à rougir ses joues etla fatigue à paralyser ses poignets… Il faut en rester là… Tout demême, la petite est bien heureuse : elle a travaillé auxfoins !

Puis c’est l’automne qui arrive, avec ses épisdorés que balance le vent du nord, ses vergers qui ploient sous lesfruits les plus appétissants, ses légumes multiformes quigarnissent les plates-bandes. Anna aide à la cueillette de toutesces richesses. Elle ne dédaigne pas de manier la faucille, et ellea, ma foi, un faux air de druidesse antique lorsqu’elle circule aumilieu des épis, son instrument sur l’épaule. Il ne manquerait,pour compléter l’illusion, que de remplacer la faucille de fer parune serpette d’or. Enfin, quand est venu le tour des fruits, iln’est pas rare de la trouver perchée au beau milieu des branches,faisant pleuvoir autour d’elle pommes ou prunes, et jetant auxéchos du verger les notes joyeuses de sa voix d’enfant.

Tel est le tableau que présente la famille dePierre Bouet au moment où nous reprenons la plume, – tableaurustique, mais doucement éclairé par la lumière d’un bonheurpaisible.

Rien ne trouble donc la sérénité de cettemaison bénie où la vieillesse et l’adolescence cheminentinsoucieusement vers l’avenir, appuyées l’une sur l’autre. Il y abelle lurette, – comme dirait notre ancienne connaissanceEulalie – que les fatidiques prédictions de la mère Démone ont étéoubliées ; ou, du moins, si Pierre Bouet s’en souvient encore,à coup sûr il n’en tient pas compte et ne s’en soucie pas plus quede Colin-tampon.

Toutefois, soit concession aux idéessuperstitieuses, soit obéissance à l’horoscope d’autrefois, leriche cultivateur n’a pas encore fait de testament. Il a attendu,comme il s’y était engagé vis-à-vis de la Démone, que sa filleadoptive ait atteint sa dix-septième année pour prendre à son égardles arrangements légaux qui lui permettront d’hériter, après lamort des bonnes gens.

Or, suivant toute apparence, Anna doit êtrenée vers la mi-juin 1840, puisqu’elle semblait avoir trois moislorsqu’elle fut remise à Pierre Bouet, dans la nuit fameuse du 15septembre de la même année.

En choisissant donc le 25 juin 1857 pour allerchez le notaire, les époux Bouet accordent une marge suffisante auxerreurs de calcul et sont à peu près sûrs que les dix-sept ansd’Anna seront sonnés.

Au moment où nous voilà arrivés, trois joursséparent à peine nos personnages de cette date…

Nous sommes au jeudi, 22 juin.

Antoine Bouet et la mère Démone ne paraissentpas donner signe de vie.

Est-ce le calme trompeur qui précèdel’éruption du volcan ?…

C’est ce que nous ne tarderons pas àconnaître.

Chapitre 2L’île à Deux-Têtes.

 

Le navigateur qui laisse le port de Québec etdescend le Saint-Laurent rencontre d’abord, sur sa gauche, l’îled’Orléans, charmante terre de plus de six lieues de longueur etdont les hauts coteaux sont couronnés de verdure ; puis, unpeu plus au sud, un chapelet d’îlots qui s’étend jusqu’auxPiliers, sur un parcours d’une vingtaine de milles.

À part la Grosse-Île, station de quarantaine,l’île aux Grues, où la population est assez dense, et une coupled’autres qui n’ont que de rares habitants, ces îlots sont désertset ensevelis dans l’ombre de leurs épaisses forêts de sapins.Seuls, les pieds du chasseur ou de quelque marin surpris par legros temps foulent parfois les grèves sablonneuses de ces délicieuxoasis de la mer. Et, pourtant, que de jolis points de vue, qued’aspects variés, que de sites champêtres n’offrent pas cesmodestes petites îles où la nature est encore dans toute sa sublimevirginité !

Voici d’abord, presque en face deSaint-François, l’île Madame et l’île aux Reaux, deux sœurssiamoises que relie, à marée basse, une étroite bande de rochersdisséminés, quelques arpents plus bas, l’île à Deux-Têtes, dont laforme singulière, vue de quelque distance sur le fleuve, rappelleassez bien les deux bosses du dos d’un chameau ; au sud-est,c’est la Grosse-Île ; enfin, s’effaçant dans le lointainbleuâtre, l’île Sainte-Marguerite, l’île aux Grues, l’île au Canot,l’île aux Corneilles, l’île aux Oies, puis les Piliers.

Mais, comme nous venons de le dire, deux aumoins de ces dernières îles sont habitées ; aussi nosremarques ne doivent-elles pas leur être appliquées dans tout cequ’elles comportent.

C’est à l’île à Deux-Têtes, la troisième dupremier groupe, que nous trouvons surtout cette solitude complète,cette nature vierge, ces sites empreints de sauvage poésie, quicharment les yeux et l’imagination.

Cet îlot, qui n’a guère plus de deux milles detour, semble constitué par deux bastions de roches volcaniques,surgis brusquement du sein du fleuve et reliés en contrebas par unecourtine de granit, – le tout recouvert d’une couche assez mince deterre végétale et boisé d’essences diverses, mais surtoutrésineuses.

Tout autour de ces hauts rochers et de cesescarpements abruptes règne une plage de sable fin où viennents’ébattre les oiseaux chanteurs, tandis que la batture de galetssert de point de ralliement au gibier de bouche : canards,outardes, bécassines et alouettes.

Cet ensemble de majesté et de grâce, cemélange du terrible et du charmant a je ne sais quoi d’attrayantqui provoque, d’imposant qui émeut.

L’homme n’a pas encore défloré tout à fait cejoli atome du globe, et l’on y reconnaît presque fraîchel’empreinte géante de la main du Créateur.

…………………………

Le 23 juin 1857, à peu près vers deux heuresdu matin, un flat[1] monté parun seul homme doublait la pointe de Saint-François, se dirigeantvers le groupe d’îles que nous venons de passer rapidement enrevue.

La nuit, sans être claire, était cependantassez transparente, grâce aux étoiles qui brillaient dans un cield’une pureté d’émeraude ; mais l’absence de la lune donnaitaux objets ces formes vagues, noyées dans la pénombre, que leurprête le brouillard pendant le jour. En revanche, pas un soufflen’agitait l’air, et le fleuve était calme comme un lac d’huile.

La petite embarcation filait rapidement, sousl’impulsion de deux rames, que maniait avec beaucoup d’habileté lenocturne voyageur.

Bientôt elle fut en vue de l’île Madame, dontla masse sombre se dessinait droit en face sur le bleu foncé dufirmament. Le navigateur tira alors ses rames et laissa tomber satête dans ses mains, pendant que le courant de baissantentraînait le flat vers l’île aux Reaux.

Au bout de cinq minutes de réflexion, l’hommereleva la tête, et la figure maigre d’Antoine Bouet se trouvaéclairée en plein par les étoiles.

C’était bien, en effet, le beauparleur !

Il venait de passer la soirée en conférenceavec la mère Démone, et c’est au sortir de chez elle qu’il s’étaitélancé sur le fleuve.

Quel pouvait donc être le motif qui le faisaitainsi courir la nuit dans les parages de l’île Madame ?

C’est ce que nous allons apprendre, si nousvoulons bien prêter l’oreille à l’étrange monologue qu’il est entrain de se débiter :

– Satané corbillard ! faut-il être bêtecomme moi pour n’avoir pas songé à cela plus tôt ?… Au lieu defouiller l’île Madame et l’île aux Reaux, où il vient tous les étésun tas de monde pour la pêche, j’aurais dû commencer par l’île àDeux-Têtes… c’est évident. Là, point de curieux, pas même un chien…Quel plus bel endroit pour cacher un trésor ?… Des rochers àpic ! des précipices à donner le vertige ! un fouillis debroussailles et de sapinage à faire perdre la tramontaneau diable lui-même !… C’est là, bien sûr, que ce malin deFournier a dû enfouir son magot, et c’est là que je le trouverai,satanée trompette du jugement dernier !

Antoine se tut et reprit ses rames. Le courantentraînait rapidement le flat vers l’île aux Reaux, et lechercheur de trésor, n’ayant plus maintenant l’intention d’yaborder, dût regagner le large. Ce fut l’affaire de quelques coupsde rames, et un quart d’heure ne s’était pas écoulé qu’Antoinelaissait à sa droite cette seconde île et voyait distinctement lesénormes massifs de l’île à Deux-Têtes se dresser sur le fleuve, àun demi-mille de distance.

– Allons ! se dit le beau parleur, encroisant de nouveau ses avirons sur les plats-bords duflat, c’est ici le moment de prendre ses mesures… Voyonsd’abord si je me souviens parfaitement des instructions de la mèreDémone… Il y a une vingtaine d’années que Fournier arriva un beaujour à Saint-François, retour de Californie… Il devait rapporter unfort sac, quoiqu’il se soit dit pauvre dans le temps… Mais chacunsavait que ce Fournier était un finaud et qu’il avait mis sontrésor en lieu sûr… Pourtant rien ne transpira à cet égard, et oneut beau épier ses démarches… bernique ! Il allait bien à lapêche le long des îles, mais il débarquait rarement et rentraitchaque soir chez lui.

Que penser ?… On finit par se dire qu’ilétait possible, après tout, que Fournier n’eût pas réussi dans lepays de l’or.

Oui-dà ! Si la mère Démone n’eût pas étédu monde, ce malin de Fournier était bien capable de le faireaccroire et d’emporter son secret en mourant ; mais c’estqu’elle y était, la vieille !… si bien qu’elle a fini pardécouvrir que le trésor existe, en beaux lingots tout neufs…Seulement, faut savoir où.

Les cartes disent que ça doit être dans une deces trois îles, pas loin du rivage et à proximité d’une talle decinq bouleaux, formant un W, en tirant des lignes d’un tronc àl’autre. Le trésor est enfoui juste à l’endroit où les lignesprolongées de la première et de la dernière branche des V serejoignent… C’est clair, cela, ou les cartes ne sont plus lescartes, satané chien !

Il n’y a donc plus qu’à trouver ces mauditsbouleaux, disposés en W. L’île Madame a été parcourue inutilementd’un bout à l’autre ; j’ai déjà jeté un coup d’œil sur l’îleaux Reaux, où je voulais retourner aujourd’hui…

Mais non ! c’est à l’île à Deux-Têtesqu’est le magot… Quelque chose me le dit… Enfin, j’en aurai le cœurnet ; et, si je ne trouve rien, satané massacre !…

Antoine s’arrêta un instant, puis il achevaavec un geste de suprême menace :

– Tant pis pour cette Anna de malheur :elle disparaîtra ! En ce moment, l’embarcation se trouvait àquelques encablures du bout nord de l’île à Deux-Têtes. Antoinenagea vigoureusement et, dix minutes plus tard, il abordait dansune sorte de crique, abritée contre les vents d’est et d’ouest pard’énormes rochers à pic. Tout au fond de cette rade naturelle, leflot venait mourir sur une étroite plage de sable, qu’ilsubmergeait entièrement dans les hautes marées. Puis c’était encoredes quartiers de roc superposés, envahis par les mousses, couronnésde sapins trapus et violemment écartés pour former une profonderavine, où coulait une eau limpide comme le cristal. Les rameauxentrecroisés des arbres qui bordaient chaque côté de cette crevasselui faisaient une voûte sombre, à travers laquelle les rayons dusoleil ne pouvaient pénétrer. De l’entrée, l’œil lui-même ne voyaitpas plus loin qu’à une dizaine de pieds, dans ce couloir obscur. Lechercheur de trésor, qui venait de débarquer avec un pic et unepelle sur l’épaule, y jeta en passant un regard curieux et ne puts’empêcher de murmurer :

– Satané corbillard ! en voilà un drôlede trou !… Ce n’est pas moi qui m’y hasarderais lanuit !

Mais il n’était pas venu sur l’île àDeux-Têtes pour en admirer les curiosités naturelles. Il se mitdonc de suite à escalader les rochers qui se dressaient sur sadroite, et bientôt, après s’être aidé des branches et des arbustes,il prit pied sur une sorte de plateau, d’où la vue embrassait toutl’horizon du nord.

La première chose que fit Antoine, une foisorienté, fut de voir quelle espèce d’arbres dominait autour delui.

Hélas ! ce n’étaient partout que destroncs à écorce grise ou brune ! Pas un seul de ces feuilletsd’un blanc jaunâtre qui enveloppent la tige élégante des bouleauxne rompait la monotonie du paysage.

– Toujours ces maudits sapins ! grommelaavec colère le beau parleur. C’est à en devenir enragé. Ahça ! le bouleau était donc bien rare quand le bon Dieu a faitle monde !

Tout en pestant de la sorte, Antoine s’étaitengagé sous le couvert du bois et marchait rapidement vers lemilieu de l’île. Bientôt il lui fallut descendre une pente assezdouce, qui le rapprocha insensiblement du niveau de l’eau. Il setrouva alors sur un terrain plus égal, et le bois franc commença àremplacer le bois mou.

Ce furent d’abord des chênes, quelquesérables, puis des trembles, puis enfin des bouleaux.

Antoine poussa un cri de joie.

Bondissant d’un arbre à l’autre, décrivant leszigzags les plus étranges, il arriva en quelques minutes au piedd’un escarpement, qu’il lui fallut gravir.

C’était la tête méridionale del’île.

En haut se continuait le bois de bouleaux,mais avec des dispositions moins symétriques, des arrangements pluscapricieux.

Le trésor devait être là, s’il était quelquepart.

À peine arrivé sur le rebord de ce nouveauplateau, Antoine jeta un regard fiévreux autour de lui ; puis,étouffant aussitôt une exclamation de bonheur, il reprit sacourse.

À une couple d’arpents en face, l’intrépidechercheur venait d’apercevoir un groupe de cinq gros bouleaux, dontles cimes aiguës se détachaient en vigueur sur l’azur du ciel.

Antoine, tout haletant, bondissait comme unlévrier ; il approchait ; il allait toucher de la mainles bienheureux arbres…

Mais, à ce moment, une voix terrible lui criad’un rocher voisin :

– Arrête, ou tu es mort !

En même temps, le craquement sec d’unebatterie d’arme à feu déchira l’air.

Chapitre 3Tamahou.

 

Le tonnerre tombant à ses pieds n’eût pas plussurpris Antoine.

Il s’arrêta net et jeta un regard anxieux dansla direction d’où semblait être partie la voix.

Ce qu’il vit n’était certes pas fait pour lerassurer.

Un homme de haute taille se tenait debout surune éminence, à quelques pas de là, le couchant en joue avec unelongue carabine.

Cet homme devait être un Sauvage, à en jugerpar son teint cuivré, ses pommettes saillantes, ses cheveux relevésen touffe sur le sommet de la tête, et surtout le bizarreaccoutrement qu’il portait. Une vieille couverture de laine luitenait lieu de manteau, et ses jambes étaient enveloppées demitasses frangées de poils de porc-épic. Sur la partie de la têteentourant la touffe, un mouchoir rouge à carreaux était enroulécomme un turban, en guise de coiffure.

– Que viens-tu faire ici ?… quies-tu ? demanda le Sauvage, de sa même voix terrible et tenanttoujours son arme abaissé dans la direction d’Antoine.

Ce dernier, en proie à la plus violenteterreur, ne put que balbutier quelques mots inintelligibles.

– Réponds vite, ou je tire ! continual’inconnu, en mettant un doigt sur la détente.

L’imminence du péril tira Antoine de satorpeur. Il tomba à genoux et joignant les mains :

– Ne tirez pas, mon ami ! ne tirezpas !… Je vais vous dire…

– Parle, alors…

– Je suis un pauvre pêcheur égaré, que lecourant a entraîné jusqu’ici.

– Où est ton canot ?

– Là, du côté nord de l’île.

– Es-tu seul ?

– Tout fin seul.

Le Sauvage, qui venait d’abaisser son fusil,l’épaula de nouveau.

– Tu mens ! cria-t-il ; tu vasmourir !

– Je vous jure… commença vivement Antoine.

– Tu mens ! te dis-je. Si tu n’étaisqu’un pêcheur en quête de poisson, pourquoi courais-tu ici, commeun fou, vers ma cabane ?

– Je voulais… je prenais de l’exercice… C’estqu’il ne fait pas chaud, savez-vous, avant soleil levé !…Brrrrou !

Et le beau parleur, sans s’en apercevoir,épongea son front couvert de sueur.

– Tu vois bien que tu mens ! répliqual’autre, d’une voix sardonique. D’ailleurs, la langue des blancs nesait pas faire autre chose ; elle est fourchue comme celle duserpent. Mais on n’en impose pas à Tamahou. Tu venais poursurprendre ma retraite et me livrer aux hommes noirs de lareine.

– Pourquoi faire, mon Dieu ?

– Pour qu’ils me pendent ou me fassent mourirlentement dans leurs grandes bâtisses de pierre… Aoh ! maisc’est qu’ils ne me tiennent pas encore et que j’en refroidirai plusd’un avant d’avoir la corde au cou. Que les manitous détournent demoi leurs faces, si je ne dis pas vrai !

– Mais mon cher ami… insinua Antoine.

– Quant à toi, poursuivit violemment leSauvage, je vais t’apprendre à t’occuper de mes affaires. Adresseta prière au Grand-Esprit, et dépêches-toi, car je ne t’accorde quecinq minutes de vie.

– Ah ! mon Dieu ! quel mal vousai-je donc fait en venant sur cette île, que je croyaisdéserte ? larmoya le pauvre insulaire de Saint-François,complètement terrifié.

– Tu es venu m’espionner.

– Jamais de la vie, monsieur le Sauvage !Que le ciel m’écrase si…

– Le temps marche : tu n’as plus quequatre minutes à toi ! se contenta de répondre gravement lesingulier juge.

– Mais, puisque je vous dis que je ne vousconnaissais ni d’Ève ni d’Adam, avant de vous avoir rencontré toutà l’heure ! se récria Antoine, avec la persistance del’innocent faussement accusé.

– Plus que trois minutes ! fit la voixsolennelle du Sauvage.

Le malheureux chercheur de trésor se tut,comprenant enfin que ses lamentations demeureraient vaines. Il seprit à regarder bien en face sa position.

Cette position était effrayante.

Il se trouvait complètement au pouvoir dubandit qui le tenait au bout du canon de son fusil. Pas le moindresecours à attendre ! Aucune chance de s’échapper ! Nulmoyen d’attendrir le meurtrier ! Et, avec cela, seulementtrois minutes pour réfléchir !

Il y avait de quoi devenir fou.

Mais il arrive souvent, dans ces crisessuprêmes, où quelques secondes balancent la vie d’un homme, que lesfacultés se concentrent brusquement et font jaillir de leur chocdésespéré l’étincelle qui sauve, en éclairant.

C’est ce qui eut lieu pour Antoine.

Au moment où les trois minutes étant écoulées,le Sauvage penchait la joue sur la crosse de son fusil, allongeaitl’index vers la détente et allait tirer, l’huissier s’écria toutd’une haleine :

– Arrêtez ! et je vous donne assezd’argent pour vous acheter de l’eau-de-feu, de la poudre et duplomb, tant que vous en voudrez !

Une vague réminiscence lui était venue tout àcoup que les Sauvages aiment passionnément les boissonsspiritueuses, qu’ils nomment eau-de-feu, et il recourait à ce moyenin extremis de persuasion.

Il n’avait pas tort. Tamahou laissa vivementretomber son arme, et une flamme extraordinaire passa dans sesyeux.

– Dis-tu vrai ? fit-il avecagitation.

– Vous allez en juger, répondit Antoine, quipoussa un immense soupir de soulagement et se remit sur sesjambes.

– Parle vite, et tu es sauvé, si tu ne metrompes pas.

– Écoutez, mon ami… Mais, auparavant, déposezvotre arme, si vous voulez que la langue ne me fourche pas. On nedit jamais la vérité en face d’un canon de fusil.

Le Sauvage parut comprendre la justesse decette observation, car il s’exécuta aussitôt.

– Voici la chose, reprit Antoine, que ledésarmement de son interlocuteur parut mettre singulièrement àl’aise : il y a ici même, sous nos pieds, un trésor suffisantpour acheter toute l’eau-de-feu que contient la ville deQuébec.

– Un trésor ? fit Tamahou, qui nesemblait pas comprendre parfaitement.

– Oui, un trésor, mon ami… c’est-à-dire del’or et de l’argent à remuer à la pelle.

– Qui te l’a dit ?

– Une sorcière de l’île d’Orléans pour qui lesentrailles de la terre n’ont pas de secrets.

Tamahou parut impressionné. Cettequalification de sorcière valait à elle seule plus que tous lesarguments du monde.

Il réfléchit un instant, puis relevant la têteet regardant Antoine avec une sorte de timidité :

– Et cette sorcière a fait une médecine quilui a révélé que le trésor était enterré ici ?

– Oui… c’est-à-dire qu’elle n’a pas désignél’île à Deux-Têtes, mais qu’elle m’a affirmé que le trésor doit setrouver près d’une talle de cinq bouleaux, sur l’un des trois îlotsqui avoisinent l’île d’Orléans, où elle demeure.

– Aoh ! fit le sauvage, complètementradouci.

– Vous voyez donc que j’avais de bonnesraisons pour courir, en apercevant les cinq arbres que voici, etque je n’avais aucune mauvaise intention à votre égard.

– C’est vrai, je me suis trompé. LeGrand-Esprit seul ne se trompe jamais.

– Il faut avouer que votre erreur a été bienprès de me coûter cher… Mais, enfin, n’en parlons plus etdonnons-nous la main.

Tamahou hésita.

– Tu es l’ami de la sorcière ?dit-il.

– Son plus grand ami.

– Et c’est elle qui t’a envoyé ?

– Oui.

– C’est bon. Tu lui feras faire une médecinepour que Tamahou échappe à ceux qui le poursuivent.

– Je vous le promets. Les deux hommes, quis’étaient rapprochés, se tendirent la main, et la paix fut conclue.Alors commença le grand œuvre, le déterrement du trésor. Maisdisons, avant de poursuivre, de quelle façon étaient disposés lescinq bouleaux si heureusement découverts par Antoine Bouet. Ilsformaient deux lignes à peu près parallèles, à la distanced’environ six pieds l’une de l’autre. La première ligne secomposait de trois arbres énormes, couronnant une sorte de cap quiterminait le plateau de ce côté-là. Quelques-unes de leurs racines,après s’être élancées au-delà de la saillie du cap, secontournaient en dessous, pour aller s’enfoncer dans les crevassesdes rochers qui servaient d’assises au promontoire.

On eût dit un enchevêtrement de boas.

Trois pieds à peine séparaient chacun de cesarbres.

Les deux bouleaux de la seconde rangée –situés, comme nous l’avons vu, six pieds en arrière – étaient pluspetits que leurs chefs de file enfoncés en pleine terre, mais lamême distance existait entre eux.

Tout, dans cette disposition fortuite, étaitdonc conforme aux indications de la Démone.

Le trésor n’avait qu’à se bientenir !

En effet, puisque la cartomancie donnait à lasorcière raison sur un point, pourquoi lui ferait-elle faux bondsur un autre ?

Voilà ce qu’Antoine se disait, tout en prenantses mesures, c’est-à-dire en tirant des lignes sur le sol d’unarbre à l’autre, de manière à former un W, puis en prolongeant lapremière et la dernière branche des V jusqu’à les faire opérer leurjonction en arrière.

Jamais arpenteur ne fit mieux les choses.

Antoine frappa de son pic le sommet de cetangle et s’écria :

– Le trésor est ici ! Tamahou avaitassisté à ce singulier travail sans y prendre part. Debout contreun arbre voisin et majestueusement drapé dans sa couvertecrasseuse, il n’avait laissé lire sur sa figure impassible aucunétonnement, bien que son esprit fût agité d’une étrange façon.

Pour lui, en effet, toutes les simagréesd’Antoine paraissaient des invocations à quelque divinité inconnue,veillant comme l’antique dragon des Hespérides sur le trésor del’île à Deux-Têtes. Les lignes cabalistiques tirées sur le gazon,les mesures prises avec soin, et même jusqu’au geste solennel deson compagnon frappant de son pic un point déterminé du sol, toutcela était dans l’ordre aux yeux du Sauvage. Il s’agissait de serendre la gardienne favorable : les jongleries ne devaient pasêtre épargnées.

Tout en étant donc sous le coup d’un respectsuperstitieux, Tamahou ne s’était pas autrement ému et avaitattendu avec un flegme de sagamo la fin des préparatifs.

Dès qu’Antoine se fut écrié : « Letrésor est ici ! » il quitta lentement son poste ets’avança.

– À l’œuvre, compère ! lui dit le beauparleur, dont l’œil brillait de fièvre. Pendant que je ferai jouerle pic, vous vous escrimerez avec la pelle et rejetterez hors dutrou la terre que j’y aurai détachée. Allons, dépêchons-nous… il yva de notre fortune !

Tamahou, sans prononcer une parole, prit lapelle apportée par Antoine et se mit à creuser.

L’autre entamait déjà le gazon à grands coupsde pic.

Il était alors un peu plus de quatre heures dumatin. Le disque rouge-feu du soleil surgissait lentement deshauteurs dentelées de la côte sud, et ses rayons traversaientpresque horizontalement le feuillage du plateau, pour aller sejouer sur les travailleurs. Une légère brise commençait à s’élever,venant de l’ouest ; elle faisait onduler doucement les rameauxsonores des bouleaux, mais elle était impuissante à sécher le fronttrempé de sueur des deux compères.

C’était un étrange spectacle, qu’auraitreproduit volontiers le fantastique pinceau de Salvator Rosa.

Après une demi-heure d’un travail acharné,Antoine et son compagnon durent prendre un instant de repos. Leursvêtements étaient collés sur leur peau ruisselante et les veines deleur cou gonflées à se rompre.

Tamahou avait dû même faire un sacrificepénible : il s’était dénanti de sa couverte, qui gisaitlamentablement sur le gazon, à quelques pas de là. Le pauvre hommeavait alors apparu dans un costume à effrayer les oiseaux de proieet à faire rire un recorder en fonctions. Imaginez desmitasses, devenues hauts-de-chausses, et montant jusque sous lesbras, puis une sorte de sarrau tout en loques, d’une étoffeimpossible à définir, recouvrant la partie supérieure du tronc etretombant en franges multiformes jusqu’à la hauteur des reins…Ajoutez à cela la coiffure que vous savez, faisant diadème à lafigure grotesquement impassible du pauvre Sauvage… et songez un peuà ce que ça devait être !

Le lugubre Antoine lui-même faillit presquesourire à cette apparition carnavalesque ; mais la fièvre d’orqui le consumait l’empêcha vite de se livrer à cet excès depassion, et il préféra supputer mentalement la valeur deson trésor.

Quant à Tamahou, il était à cent lieues de sedouter qu’il ne fût pas mis comme un cockney d’Hyde-Park, et il secambrait aussi fièrement sous ses guenilles, qu’un mendiantcastillan drapé dans ses haillons.

Après cinq minutes de répit, les travailleursse remirent à l’œuvre. Bientôt leur tête seule émergea d’uneexcavation de six pieds carrés, au fond de laquelle le piccontinuait à s’enfoncer furieusement, pendant que la pelle, debeaucoup plus calme, rejetait méthodiquement les débris audehors.

Tout à coup, Antoine s’arrêta. Son outilvenait de rencontrer une surface résistante, résonnant creux.

– Le voilà ! le voilà ! s’écria lechercheur, d’une voix étranglée.

– Aoh ! fit Tamahou. Es-tu sûr ?

– Sûr et certain. Hardi !compagnon ; enlève vite la terre qui recouvre le coffre,pendant que je vais déblayer autour.

Et le beau parleur, fou d’émotion, se prit àdonner le long des parois inférieures de la fosse de si furieuxcoups de pic, que tout en tremblait. Le promontoire entierrésonnait comme un bronze creux.

– Hardi ! mon brave, hardi !vocifère Antoine… nous y sommes !… nous le tenons !…Ah ! satané corbillard ! quelle fortune !… Ce coffreest aussi grand que la fosse !

Et le pic de frapper ! et le cap derésonner avec des bruits de canon qui détonne !

Soudain – ô miracle ! – un formidablecraquement se fait entendre ; la terre paraît trembler, et lecoffre ensorcelé se dérobe sous les pieds des travailleurs, lesentraînant avec lui dans les entrailles de la falaise !

C’est à peine s’ils ont eu le temps de jeterun cri. Quelques instants s’écoulent ; puis le son d’une voixrauque monte de l’abîme, en même temps qu’un bruit étrange de terreet de rochers qui dégringolent.

– Aoh ! grommelle la voix.

– Satané coffre ! murmure un autre organesouterrain.

– Pas mort, toi non plus ? demandeTamahou.

– Pas tout à fait. Et vous ? gémitAntoine.

– Je n’en suis pas sûr. C’est peut-être icil’enfer du Grand-Esprit.

– Ce maudit trou n’en vaut guère mieux.

– C’est la fée du trésor qui nous a punis.

– Au diable les trésors et les fées. Tâchonspour le moment de sortir d’ici. Où sommes-nous ?

– Dans la terre.

– Connu. Mais dans quelle partie ? àcombien de profondeur ? Voyons ça.

Et Antoine se tire péniblement d’un amas deterre qui l’ensevelit jusqu’à mi-corps. Il tâte à droite et àgauche les parois de la fosse où il vient de choir d’une façon siinattendue. Ses doigts ne rencontrent que le roc vif. Il répète lamême opération en avant de lui. Là, il trouve le vide – un videobscur, humide, impénétrable.

– Par ici ! crie-t-il à soncompagnon.

Tamahou, qui vient aussi de se dégager,s’approche en tâtonnant.

– Je veux être pendu, dit-il avec humeur, sinous n’allons pas rencontrer quelque esprit dans ce trou noir.

– Viens toujours, mon garçon, réplique le beauparleur. On va savoir à quoi s’en tenir dans une minute.

Les deux hommes, l’un suivant l’autre,s’engagent alors dans une sorte de boyau souterrain, haut de sixpieds et large de trois environ, s’ouvrant devant eux en pentedouce et conduisant Dieu sait où.

Ils font ainsi une dizaine de pas, puis sontforcés de s’arrêter en face d’une muraille de rochers à pic.

C’est le boyau qui se termine là, encul-de-sac.

Que faire ? Va-t-il falloir retourner enarrière et se retrouver dans la fosse abandonnée tout àl’heure.

Antoine veut au moins constater à l’évidencel’impossibilité d’aller plus loin. Il tâte, sonde, palpe les paroisqui l’entourent… Rien. Pas d’issue !

– Allons ! se dit-il, c’est pire que jene pensais. Est-ce que, par hasard, nous serions condamnés à creverde faim dans ce maudit cachot ?

Tamahou, lui, attend impassible le résultatdes recherches de son compagnon. Son stoïcisme d’Indien ne luipermet pas de s’émouvoir, bien qu’il se croie sûrement sur la routequi mène aux plaines de chasse du Grand-Esprit.

C’en était fait !

Antoine, après de vaines tentatives pourtrouver une issue, allait retourner sur ses pas, lorsque son piedgauche, en s’écartant pour faire volte-face, ne rencontra que levide.

Le beau parleur faillit tomber et ne réussit àgarder son équilibre qu’en s’arc-boutant du bras gauche contre laparoi rocheuse.

Mais cet incident lui donna un vague espoir.Il se baissa et se mit à sonder de la main la solution decontinuité du sol.

Une ouverture triangulaire, assez grande pourlivrer passage à un homme, béait dans l’angle du cul-de-sac.

L’obscurité seule avait empêché del’apercevoir.

Antoine s’y engagea bravement, les pieds enavant.

Tamahou l’imita sans se faire prier.

Les deux hommes se glissèrent ainsi dans lafissure l’espace d’une minute. Puis Antoine tomba sur ses pieds, ens’écriant :

– Nous voilà sauvés ! Le beau parleurvenait de déboucher dans une grotte assez spacieuse, faiblementéclairée par un jour lointain.

Tamahou ne tarda pas à le rejoindre, mais iln’eut pas plutôt regardé autour de lui, qu’il poussa un cri destupeur :

– Ma cabane !

Chapitre 4Où Tamahou et Antoine se font d’aimables confidences.

 

Pour bien comprendre l’exclamationd’étonnement échappée à Tamahou et ne pas être tenté de crier àl’invraisemblance, il faut que le lecteur remonte avec nous dequelques jours en arrière, jusqu’au cinq de ce mois de juin où nousen sommes rendus.

Ce jour-là – ou plutôt ce soir-là, car c’étaitvers huit heures de relevée – il venait frais sur le fleuve et lamer se brisait en un violent ressac le long des falaises quirelient le cap Brûlé au cap Tourmente. Ce dernier promontoiresurtout voyait ses assises de granit assaillies par une multitudede lames courtes, affolées, se heurtant en tous sens, se soulevanten milliers de pyramides ou se façonnant en aigrettes blanches,comme si un immense feu souterrain les eût mises en ébullition.

La mer n’est jamais bonne au pied de cebastion géant des Laurentides ; mais le soir du 5 juin 1857,soit qu’elle flairât la tempête, soit que le flot eût peine àcombattre le jusant, elle était véritablement affreuse, et pas unepetite embarcation n’eût osé s’aventurer à travers sonclapotis.

Et pourtant, aussitôt que vint la nuit, unobservateur accroché au flanc nord-est du cap aurait pu voir unléger canot d’écorce, monté par un seul homme, surgir tout à coupd’une anfractuosité de la falaise et s’élancer hardiment vers lahaute mer.

Le canot, vigoureusement pagayé, se cabra surla lame, dansa au milieu du ressac, vit les aigrettes liquidesdéborder sa fine proue, mais il passa tout de même et se perditbientôt dans l’obscurité.

L’audacieux canotier qui le montait n’étaitautre que Tamahou, fuyant les recherches des agents de la police,qui avaient mandat de l’arrêter.

Tamahou était un Sauvage montagnais, depuislongtemps en rapports avec les officiers de la Compagnie de la Baied’Hudson, établis à la Malbaie. Chasseur remarquable et trappeurhabile, il avait réalisé d’assez jolis bénéfices par la vente deses peaux ; mais une insurmontable passion pour les liqueursalcooliques et les violences dont il s’était rendu coupable en étatd’ivresse avaient forcé les agents de la Compagnie à se défaired’un aussi dangereux employé.

Tamahou éprouva un furieux dépit de cecontretemps et jura de se venger.

L’occasion ne se montra que trop tôt.

En effet, à quelques jours de là, l’agent mêmequi avait renvoyé le Montagnais dut se rendre à un poste de traiteassez éloigné, en compagnie d’un homme à son service.

Le malheur voulut qu’il rencontrât Tamahou sursa route et qu’il s’adressât à lui pour un renseignement. Laréponse du Sauvage fut un coup de fusil en pleine poitrine, quiétendit raide mort le malheureux agent.

Voilà pourquoi Tamahou affrontait une meraffolée et se dirigeait nuitamment vers le sud.

La police était à ses trousses depuis un grandmois et l’avait suivi des rives du lac Ha-Ha aux Laurentides. Là,elle avait perdu sa trace au milieu de ce fouillis de montagnes, deforêts et de vals, où le diable lui-même égarerait sesdiablotins.

Tamahou eut donc le temps de respirer etprofita de ce répit pour se construire le canot d’écorce que nousvenons de voir bondir comme un dauphin sur le fleuve déchaîné.

Pendant deux heures entières, le Sauvage luttacontre le vent et la mer. Enfin, il aborda sur une île, qu’il jugeadéserte.

C’était l’île à Deux-Têtes.

Après une nuit passée à l’endroit même où ilavait pris terre – la seule nuit peut-être de calme sommeil qu’ileût goûtée depuis son meurtre – Tamahou cacha son canot dans lesbroussailles du rivage et parcourut en tous sens son nouveaudomaine pour constater s’il en était bien l’unique habitant.

L’île était absolument déserte.

– Aoh ! se dit le Sauvage, c’est ici quej’élèverai ma cabane. Les hommes noirs seront plus habiles que lesrenards du lac Ha-Ha, s’ils suivent ma piste jusque sur cette îledéserte.

Et, sans plus se soucier des moyensd’existence qu’il trouverait sur cet îlot perdu, Tamahou se mit enfrais d’installation. Il découvrit, près de l’extrémité méridionalede l’île et proche de la mer, une grotte naturelle creusée, par lesvagues probablement, dans le roc de la falaise.

Seules, les hautes marées équinoxialesdevaient battre maintenant cette partie du promontoire, car unedune de sable, couverte de bois flotté, indiquait à cinquante piedsde là le maximum d’élévation atteint par le flot en tempsordinaire.

Le Montagnais en fit ce qu’il appelaitpompeusement sa cabane et y transporta son canot d’écorce,son mince bagage et ses armes.

La grotte où s’était établi Tamahou consistaitd’abord en une excavation à peu près circulaire, haute d’environsept pieds et pouvant en avoir le double de diamètre. Cetteexcavation semblait être le résultat d’une profonde fissure de lafalaise, dont la partie supérieure, hors des atteintes de la mer,s’était bouchée petit à petit par la terre éboulée, les racines etles détritus de toutes sortes transportés par le vent, tandis queles vagues avaient incessamment agrandit l’extrémitéinférieure.

Une ouverture, à peine assez grande pourlivrer passage à un homme, donnait accès dans cette singulièrecaverne.

Puis, faisant suite à la première, venait uneseconde grotte plus petite, moins élevée et affectant une formeoblongue, dont l’axe obliquait vers le nord.

Les deux pièces communiquaient ensemble parune étroite crevasse – couloir humide travaillé dans le roc par lamain capricieuse de la nature.

La voûte de ces cavernes constituait unepartie du plateau où, dans un précédent chapitre, nous avons vuAntoine Bouet courir comme un fou vers les bouleaux qui encouronnaient le rebord et s’arrêter net à la voix menaçante deTamahou. Or, l’endroit choisi pour déterrer le prétendu trésorindiqué par la Démone se trouvait être précisément au-dessus d’uneprofonde fissure qui, partant du fond de la dernière grotte,courait vers le nord jusqu’en arrière des bouleaux.

Cette mince voûte avait cédé sous les furieuxcoups de pic de notre ami Antoine, entraînant dans sa chute lestravailleurs et une masse considérable de terre.

Tamahou ne soupçonnait pas l’existence decette espèce de boyau, faisant suite à son logis. Aussi fut-il trèsétonné de se retrouver comme ça, tout à coup, chez lui,sans être entré par la porte, et s’écria-t-il avecahurissement :

– Ma cabane !

– Comment… ta cabane ? répliquaAntoine.

– Eh ! oui, c’est ma cabane… reprit leSauvage, en se baissant pour palper un objet gisant sur le sol. Jela connais bien, je suppose, puisque je l’habite depuis quinzejours. Tiens, voici mon filet pour prendre de laboitte ! voilà deux oiseaux que j’ai abattus hier surla grève ! Et là, dans ce coin, sur une tablette de roc, il ya mes lignes, de la poudre, du plomb, deux couteaux, une petiteprovision de tabac… Tu vois bien que c’est ma cabane !

– Je ne conteste pas… Mais comment sefait-il… ? murmura le beau parleur.

– Cela se fait qu’au lieu d’être entrés par laporte, nous avons culbuté dans une crevasse qui nous y a conduits.Suis-moi : tu vas comprendre.

Tamahou s’approcha alors d’une des parois dela grotte et s’effaça pour se faufiler dans une nouvelle fissure oùtremblait un rayon de lumière.

Antoine en fit autant, et les deux hommesdébouchèrent aussitôt dans une seconde caverne, mais plus grande etabondamment éclairée par une échancrure de la falaise, à traverslaquelle se voyait et s’entendait la mer déferlant sur lerivage.

– Ah ! satané corbillard ! la vue dufleuve me fait du bien ! s’écria Antoine, en respirantbruyamment.

– Hum ! toussa le Montagnais, à moiaussi !

– Et c’est ici que tu demeures ?

– Oui.

– Depuis quinze jours, m’as-tu dit ?

– Depuis la nouvelle lune.

– Où étais-tu auparavant ?

Tamahou étendit son bras vers le nord.

– Là-bas, dans la forêt, dit-il.

– Avec les tiens ?

Le Sauvage fit signe que oui.

– Pourquoi les as-tu quittés ? demandaAntoine, après un court silence.

Tamahou hésita. Puis, paraissant prendrebrusquement un parti :

– Écoute, dit-il… Mais auparavant jure-moi surles os de ton père que tu ne me trahiras pas.

– Je te le jure.

– Bien. Si tu me trompais, la balle de monfusil irait te chercher jusque sur la grande île. Maintenant, ouvretes oreilles, car je vais te confier un secret qui peut me fairependre : j’ai tué un homme.

– Vrai ? fit le beau parleur en reculantd’un pas.

– Je ne te l’aurais pas dit si j’eusse puvivre ici sans le secours de personne. Mais le gibier est rare etma provision de poudre s’épuise… J’ai besoin de quelqu’un pourrenouveler mes munitions et m’acheter des engins de pêche sur laterre ferme. Voilà pourquoi je me confie à toi. Iras-tu vendre lepauvre Sauvage exilé de ses terres de chasse ?

– Non, certes ! répondit fortementAntoine qui, depuis quelques secondes, semblait en proie à uneétrange préoccupation.

– Alors, tu es disposé à m’aider et à faire ceque je te demande ?

– Je t’achèterai tout ce qu’il te faut ett’apporterai moi-même ces objets dans mon flat.

– Aoh ! tu es un ami et j’ai bien fait det’épargner la vie. Le confident de la mère Démone ne répondit pas.Il paraissait retourner dans sa tête quelque idée diabolique, à enjuger par les éclairs fauves qui jaillissaient de ses yeux.

Tout à coup, il se redressa, et regardantTamahou bien en face :

– Si je ne te laisse manquer de rien,dit-il ; si je t’apporte de la viande, de la farine, du sel,une marmite, des munitions, tout ce que tu veux avoir, enfin, merendras-tu un service ?

– Tamahou sera ton chien, si tu faiscela ! répondit aussitôt le sauvage.

– Quelque soit la nature du service ?insista Antoine.

– Je ferai tout, tout. J’irai tuer tesennemis, si tu en as, jusque dans leurs cabanes.

– Jure ! dit le beau parleur.

– Sur les ossements de mes ancêtres, je lejure. Un nouveau silence coupa la conversation des deux hommes. Lemisérable Antoine hésitait encore à confier au Sauvage le plan quivenait de surgir dans son esprit relativement à son éternelcauchemar, sa filleule Anna.

Dans la voie du crime, c’est le premier pasqui coûte…

Antoine allait le faire, ce terrible premierpas.

– Allons ! dit-il enfin, le sort en estjeté : il faut que l’obstacle à ma fortune disparaisse, ou jene serai qu’un gueux toute ma vie… J’ai assez tardé, combattu…même ; si j’eusse trouvé le trésor de Fournier, je n’en seraispas venu là ; mais la fatalité qui s’acharne sur moi ne l’apas voulu… Tant pis ! que les scrupules aillent aux cinq centsdiables ! je veux que mes enfants aient du pain !

Et, s’asseyant sur une saillie du roc, le beauparleur fit signe à Tamahou de l’imiter.

Le Sauvage prit une pipe, la bourraconsciencieusement et l’alluma avec un briquet et del’amadou ; puis, s’asseyant par terre les jambes croisées, ilattendit gravement.

Que se passa-t-il entre ces deux compèreségalement doués pour le mal, éminemment faits pours’entendre ?… Quels noirs complots tramèrent-ils dans lesecret des grottes de l’île à Deux-Têtes ?

C’est ce que nous ne tarderons pas à savoir,car le temps est proche où les événements prédits par la mèreDémone doivent recevoir leur accomplissement.

Antoine ne regagna Saint-François qu’à latombée de la nuit.

Chapitre 5Où Pierre Bouet s’occupe de son magot.

 

Le surlendemain du jour où se sont accomplisles événements rapportés dans le précédent chapitre, le père Bouetet sa femme, assis l’un près de l’autre dans la cuisine de leurmaison, causent à voix basse.

Il est huit heures du soir, et la nuit s’étendsur la campagne. Ce n’est pas tout à fait l’obscurité, car le cield’un azur sans nuage garde encore les derniers reflets de l’astrequi s’en va ; mais ce sont ces teintes crépusculaires quicommencent à noyer les contours des objets, puis qui,s’épaississant peu à peu, finissent par les envelopper d’une gaze àpeine translucide.

Les travailleurs sont encore aux champs. Ilsprofitent des quelques beaux jours qui viennent de se succéder pourachever leurs hersages, mettre la dernière main aux semailles etterminer la toilette de leurs terres, avant de les abandonner auxinfluences diverses qui favorisent l’œuvre mystérieuse de lagermination.

Au dehors tout est silence, et le villagesemblerait endormi si, de temps à autre, une voix d’enfant neréveillait les échos du soir et si, de loin en loin, on ne voyaitune femme, armée de chaudières, enjamber prestement la clôture duchemin et gagner les clos pour traire ses vaches.

Assis à côté l’un de l’autre, les époux Bouetsont donc engagés dans une conversation à voix basse.

– Vois-tu, bonne femme, dit le mari, je neserai tranquille qu’après avoir terminé ces arrangements.

– On dirait, à t’entendre, que tu sens tamort ! répond en souriant Marianne.

– Si l’on peut dire ! Je n’ignore pas queje ne suis plus à l’âge de quinze ans… Mais le coffre est encoresolide, ratatinette ! et le bon Dieu, qui m’a fait vivre prèsde trois-quarts de siècle, m’accordera bien un robinetd’une couple d’années pour voir ma fille mariée à celui qu’elleaime et faire sauter sur mes genoux un de ses enfants.

– Où est-il à présent ?

– Le Charles à Anna ?

– Oui, son prétendu.

– Sur la grande mer, parbleu !…c’est-à-dire non… Il doit s’en revenir avec sa goélette.

– Ah ! mon Dieu !… Et les gros tempsqu’on a eus ces jours derniers !

– Psitt !… il en a vu d’autres que çadepuis qu’il navigue. Ce n’est pas lui qui se laisse surprendre parla tempête.

– Mais il devrait être de retour à cetteheure !

– Tu badines ! Il a dit comme ça qu’ilarriverait à la fin de juin ou au commencement de juillet, selonque les affaires de son commerce iraient bien ou mal.

– C’est vrai… je me rappelle.

– Alors, faut pas se faire de bile avant letemps. Il y a bien assez de cette pauvre Anna qui sechacote pour rien.

– Oui, elle est bien triste, la chèreenfant.

– Toutes les jeunes filles sont comme ça quandleur amoureux est loin. Ça s’en ira comme s’en va la brume aupremier vent du matin. Laisse arriver le Charles… et tu verras.

– En attendant, elle pâtit, la pauvre ange, etça me chavire le cœur.

– Faut pas s’attrister inutilement, ma bonneMarianne. C’est son dernier voyage, il l’a promis.

– Tant mieux ! car c’est trop inquiétantd’avoir un mari sans cesse éloigné et en danger de périr. Je luiaurais plutôt refusé ma fille, s’il n’avait pris cetengagement-là.

– C’est ce que je lui ai dit, moi aussi. Maistu sais comme il est fier. Il ne voudrait pas épouser Anna, sansapporter autant qu’elle, crainte de passer pour avoir recherché sabourse.

– Ça leur fera un joli magot,sais-tu ?

– Ils le méritent, ma femme, car ce sont debons enfants. Nos biens ne seront jamais mieux placés qu’entreleurs mains.

– Et ton frère ?

– Antoine ?

– Oui.

– En voilà un fainéant et un gaspillard quiguette mon sac, sans que ça paraisse ! Mais,ratatinette ! Pierre Bouet n’est pas si bête qu’il en a l’air…Antoine peut se téter les pouces : je ne suis pas pourdépouiller ma fille d’adoption, mon enfant légitime, celle qui faitla joie de ma vieillesse, pour encourager les vices d’un pareilgrugeur. Pas si fou !… C’est qu’il avalerait mes épargnes enquelques années, le coquin !

– Je ne dis pas non ; mais, mon pauvrePierre, il ne faut pas oublier qu’il a des enfants et que ce n’estpas leur faute si leur père est un panier percé.

– Hem !

– La terre d’Antoine est couverted’impothèques et va être vendue d’un jour à l’autre.

– Tant mieux pour lui ! il sera obligé detravailler.

– Mais s’il ne travaille pas ?

– Il crèvera de faim.

– Et les enfants ?

– Hem ! hem !

– Ce sont nos neveux.

– Je ne conteste pas.

– S’ils allaient pâtir, manquer depain ?

– Ils viendront manger ici.

– Jamais Antoine ne consentira.

– Alors…

– Alors ?…

Un court silence. Puis Bouet paraît prendreune brusque détermination.

– Tiens, vieille, dit-il, je n’aime pas à voirsouffrir les enfants, quand bien même ils ne m’appartiennentpas ; je dirai au notaire de marquer cinq cents piastres pourTi-Toine, à prendre sur ma part.

– J’en ferai autant pour Maria.

– Mais, attention ! il ne faut pasqu’Antoine sache un mot de cela, car il serait capable de se fierlà-dessus et de continuer à paresser en attendant notresuccession.

– Je me garderai bien de lui en souffler mot,et nous recommanderons le secret au notaire.

– C’est ça. De façon que nos testaments serontd’abord…

– Au dernier vivant les biens.

– Oui, mais à la condition expresse que lapart du premier mourant retourne à Anna, lorsque l’autre lèvera lepied.

– Bien sûr. Nous ferons chacun un testamentpareil, de telle manière que la petite aura tout, en fin decompte.

– Oui, sauf toutefois les mille piastresdonnées aux enfants d’Antoine.

– Comme de raison.

Nouveau silence.

Le père Bouet se lève, allume sa pipe, faitquelque pas dans la pièce, puis s’arrêtant tout à coup :

– Ah ! mais dis donc, Marianne…

– Quoi ?

– C’est drôle, mais j’ai quasiment l’idée quenous arrangeons mal nos affaires.

– Comment ça, vieux ?

– Eh bien ! oui… une supposition…

– Fais.

– Suppose pour un moment que je crève lepremier…

– Ce n’est pas à craindre.

– Suppose toujours. Dans ce cas, tu hérites demoi, mais la petite est au moins sûre de ma moitié, quand tu serasvenue me rejoindre.

– Naturellement.

– Bon. Suppose maintenant que tu meures à tontour, sans avoir fait un nouveau testament : qui va mettre lamain sur ta part ?

– Hé ! la petite !

– Mais non.

– Mais oui.

– En vertu de quel acte ? Pas dutestament que nous ferons demain, dans tous les cas, puisque cesera à moi que tu auras laissé tes biens…

– Après ?

– Et que je n’y serai plus pour remplir lacondition de les remettre à Anna.

– C’est ma foi vrai. Voyez donc unpeu !

– Hein ! Ce n’est pas si simple que çaparaissait.

– Comment faire, alors ? Le père Bouetdevient perplexe. Cette difficulté inattendue le chiffonnebeaucoup, car il ne voit pas trop comment la tourner. Sa marches’accélère ; les bouffées succèdent aux bouffées, d’uneseconde à l’autre plus épaisses, plus pressées ; mais aucunexpédient ne lui vient à l’esprit. Marianne, de son côté, laisseinactives les aiguilles de son tricot et jongle, les yeux tournésvers le plafond.

Cinq minutes se passent ainsi.

On entend la voix des travailleurs quiarrivent des champs. Anna elle-même va sans doute rentrer d’uninstant à l’autre. Il faut prendre une décision, pendant que toutle monde est absent.

– Ratatinette ! faut-il être bête !s’écrie tout à coup le père Bouet, en s’approchant de Marianne.

– Tu dis ?… fait cette dernière, en seremettant vivement à tricoter, avec l’effarement d’une personnesurprise en flagrant délit.

– Je dis que ça prend moi pour n’avoir pas dejarnigoine.

– Explique-toi.

– C’est bien simple. Je viens de pêcher uneidée, que j’aurais dû avoir tout de suite, et qui nous eût tiréd’embarras en un clin d’œil.

– Quelle idée ?

– Mon Dieu ! celle de faire chacun notretestament directement en faveur de la petite, sans nous occuper dusurvivant.

– En effet, pourquoi pas, puisque tout estpour elle, sauf toutefois les mille piastres des enfants ?

– Sans doute. Comme cela, pas dechacoterie à redouter après notre mort.

– Pas la moindre.

– Allons ! c’est dit, n’est-cepas ?

– C’est entendu. Le notaire peut venir quandil voudra.

– Je l’ai mandé pour demain après les vêpres.Mais, chut ! voilà nos gens qui arrivent.

Les échos du voisinage se renvoyaient, eneffet, une rumeur grandissante. C’était des chants, desapostrophes, des coups de fouets, mêlés de mugissements,d’aboiements et de bruits de roues sur le sol durci du chemin.

Les cris les plus disparates seconfondaient : « Pigeon ! Barré ! marchedonc ! – Hue ! Bob ! – Dia ! Cendrée ! –Holà ! Grisette ! – Belée, ma sacréeparesseuse ! »

Tout cela entrecoupé du claquement sonore desmises de fouets et de ce sifflement particulier usité pouraiguillonner les bêtes de somme.

Le père Bouet se rendit au-devant de sesengagés, alors occupés à défaire les attelages de leurs chevauxprès de la grange et à remiser les instruments aratoires.

Une voix lui cria des bâtimentsvoisins :

– Hé ! Pierre, comment çava-t-il ?

Le père Bouet se retourna et vit son frèreAntoine en train lui aussi de dételer un cheval et une paire debœufs, avec l’aide de son aîné.

– Pas mal, et toi ? répondit le bonhomme.As-tu fini tes hersages ?

– Il me reste encore une petite pièce dans mesterres fortes.

– Moi, j’ai fini ; il n’y a plus qu’àlaisser pousser.

– Oh ! toi !… murmura Antoine, endisparaissant sous la porte de son écurie.

Quand les deux engagés et la servanteJoséphine furent rentrés dans la maison et que la table eut étédressée, le père Bouet demanda :

– Où donc est Anna ?

– En effet… où est-elle ? dit à son tourla vieille Marianne. Elle est partie vers cinq heures pour allerlire sous le gros noyer du bord de la côte… et il est près deneuf.

– Je cours voir ! s’écria le bonhomme, enproie à une vive inquiétude.

Et, prenant à la hâte son bonnet de laine, ilfranchit rapidement les deux arpents qui séparaient la maison de lacôte.

Arrivé sous un gigantesque noyer, dont lesbranches touffues s’étendaient presque jusqu’à terre, il regardaautour de lui.

Personne. Le livre de la jeune fille –Voyages du capitaine Cook – gisait par terre, en face d’unbanc de bois brut adossé à l’arbre ; mais pas autre chose… pasmême une frange de son fichu !

Le père Bouet eut froid au cœur, sans tropsavoir pourquoi, et voulant se faire une raison : « Jesuis fou, dit-il : elle est allée chez Francillon pour luimontrer à broder. Cette pauvre veuve, elle a bien besoin qu’on luiaide… Seule avec six enfants ! »

Tout en faisant ces réflexions, le bonhommeenjambait les clôtures et, courant malgré son âge, se rendait audomicile de la veuve.

Cette femme déclara n’avoir pas tant seulementvu le bout du nez de la petite demoiselle.

Bouet sentit ses jambes se dérober sous lui.Sans répondre un mot, il quitta la Francillon et continua sesrecherches jusqu’au presbytère même.

Personne n’avait vu Anna ! Alors le pèreBouet revint chez lui, en proie au plus violent désespoir.

– Ma fille ! ma fille est perdue !s’écria-t-il en s’affaissant sur un siège.

Marianne, malgré la faiblesse de ses jambes,se trouva debout.

– Quoi ! tu ne la ramènes pas !dit-elle, les yeux dilatés par la terreur.

– Personne n’en a eu connaissance… Elle estperdue !… nous ne la reverrons jamais ! réponditsourdement Pierre Bouet, dont les bras pendaient inertes le long desa chaise.

– Perdue ! gémit Marianne, en portant lesmains à son front. Ah ! Seign… ! Elle ne put achever ettomba lourdement sur le plancher de la cuisine. On la transportaaussitôt sur son lit, et une voiture fut dépêché au médecin le plusproche.

Pendant toute la nuit, les recherchescontinuèrent sans résultat. Le lendemain, la paroisse entière étaiten émoi. On organisa des battues en règle et, huit jours durant,l’île fut fouillée de sa pointe orientale à sa pointeoccidentale.

Les braves habitants de Saint-François, quipartageaient sincèrement la douleur de leur plus aimé concitoyen,firent noblement les choses. Antoine Bouet, entre autres, le frèredésolé de l’homme si lourdement atteint, se distingua par sadévorante activité. Il ne se donna ni repos ni trêve pendant cettesemaine de patrouilles à travers l’île. Dirigeant une escouade dejeunes gens, il ne laissa pas un seul recoin inexploré et s’attiral’admiration de tous par la sincérité de son chagrin.

Mais, hélas ! tout fut inutile…

Anna demeura introuvable.

Chapitre 6Où Ambroise Campagna commence à n’avoir plus peur.

 

Une semaine après la disparition d’Anna –c’est-à-dire le premier dimanche de juillet suivant – vers huitheures du soir, la maison de Pierre Bouet était envahie par unefoule silencieuse et émue.

On attendait une grande visite – celle du bonDieu. Le curé de la paroisse devait, en effet, administrer leviatique à Marianne, dont la situation très grave inspirait desérieuses alarmes.

La pauvre femme n’avait recouvré laconnaissance, que pour se voir envahie par une fièvre, qui n’avaitfait qu’augmenter depuis son apparition. Aussi, redoutant une crisepour la nuit qui approchait, le médecin avait-il cru devoirinformer le père Bouet de la gravité du cas et lui recommander deprendre ses précautions, en vue d’un résultat fatal.

Le notaire était venu, après les vêpres,recevoir le testament de la malade – circonstance dont avaitprofité Pierre Bouet pour faire aussi le sien ; c’étaitmaintenant au tour du curé de régler une affaire autrementimportante, la grande affaire du salut. Déjà, dans le lointain, onentendait le tintement de la clochette précédant le ministre duculte ; le bruit des voitures roulant sur le chemingrandissait de seconde en seconde ; bientôt il devint tonnerreet cessa brusquement en face de la maison.

Une minute s’écoula ; puis soudain tousles genoux fléchirent, toutes les têtes se courbèrent : leprêtre entrait.

Il n’y a rien de grand comme ces scènes, simajestueuses dans leur simplicité. On les voit tous les jours, sanss’y habituer ; on y assiste toute sa vie, sans parvenir à sedéfendre de l’austère émotion qu’elles produisent !

Quand la cérémonie fut terminée, quand lavoiture qui ramenait le curé chez lui eut cessé de faire entendreson roulement, les lèvres, jusqu’alors muettes, se prirent àchuchoter. Des groupes se formèrent ci et là, dans la cuisine,devisant à voix basse sur la disparition d’Anna, cause de lasoudaine maladie de cette pauvre Marianne.

Pierre Bouet, abîmé dans une morne douleur,était resté près du lit de sa femme, qu’il n’avait pas quittée, dureste, depuis la fatale soirée du 24 juin.

Les conjectures et les suppositions pouvaientdonc aller leur train, sans risque d’être retenues par la crainted’aviver inutilement la plaie saignante ouverte au cœur dubonhomme.

Aussi ne se faisait-on pas scrupule d’émettreles avis les plus fantastiques.

– On ne m’ôtera pas de l’idée que la petite seretrouvera, disait Ambroise Campagna. Après tout, unecréature ne disparaît pas comme ça d’une paroisse, sansqu’on puisse seulement savoir quel bord elle a pris.

– C’est-y pas sacrant ! répliquaitOlivier Asselin. Faudrait alors qu’elle se fût évanouie enfumée !

– Ou encore que la chasse-galerie l’eûtenlevée dans un de ses tourbillons ! continuait untroisième.

– Ou encore que les gens qui l’ont apportéeici fussent revenus la chercher ! supposait un quatrième. Etles têtes de hocher, avec des airs mystérieux.

– Ça ne serait pas juste, ça ! fitremarquer Ambroise Campagna, répondant à la dernière conjecture.Pierre a élevé cette enfant, comme si c’eût été sa proprefille ; il l’a fait éduquer en vraie demoiselle ; ils’est mis en quatre pour la rendre heureuse, et, au jourd’aujourd’hui, on viendrait la lui reprendre, sans même diremerci ! Encore une fois, ça ne serait pas juste, sacrable demille commerces ! Pas vrai, Antoine ?

Le beau parleur, ainsi interpellé, relevavivement la tête et parut secouer une invincible torpeur. Sa figureanguleuse, sur laquelle un profond chagrin semblait avoir mis sonempreinte, s’anima un instant. Il demanda d’une voixcreuse :

– Quoi ?

– Je dis que si c’est les gens de lachaloupe-fantôme qui ont enlevé la petite, ils ont fait là unvilain coup, qui ne les mènera pas en paradis.

– Tu as la berlue, Ambroise. Tu sais bien que,si une chaloupe était venue à Saint-François en plein jour, onl’aurait vue.

– Elle pouvait être cachée dans la rivièreBellefine[2], en attendant la nuit.

– Va donc ! Ne te souviens-tu pas quej’ai pris à cet égard tous les renseignements possibles ?D’ailleurs, Anselme Théberge, qui descendait de Québec avec sachaloupe pleine de passagers, n’a-t-il pas déclaré qu’il n’avaitrencontré aucune embarcation remontant le fleuve, le soir de ladisparition ?

– C’est vrai, ça : j’y étais, réponditAsselin.

– Tu vois ! reprit Antoine, ens’adressant à Campagna.

– Oui, j’admets qu’une chaloupe se dirigeantvers Québec n’aurait pu manquer d’être vue par Anselme, répondit cedernier. Mais si cette chaloupe eût pris l’autre côté, se fûtdirigée vers les îles, par exemple ?

À cette supposition, fort plausible, pourtant,le parrain d’Anna sentit un frisson lui courir de la plante despieds à la racine des cheveux.

– Vers les îles !… y songes-tu ? serécria-t-il.

– Pourquoi pas ? demanda tranquillementAmbroise.

– Pourquoi pas ?… Dame ! parce que…enfin, tu as de drôles d’idées !

– Eh ! sacrable de tonnerre ! fauttoujours bien que cet enfant-là soit quelque part ! Quiempêche qu’on ne l’ait entraîné là ?

– Où… là ?

– À l’île Madame, à l’île aux Reaux, à l’île àDeux-Têtes… n’importe laquelle.

– À l’île à Deux-Têtes ?… Cettebêtise ! Pourquoi plus à l’île à Deux-Têtesqu’ailleurs ?

– Tiens ! comme si j’avais parlé de l’îleà Deux-Têtes plus que des autres.

Antoine se mordit les lèvres. Il s’aperçutqu’il venait de faire un pas de clerc et réponditaussitôt :

– Au fait, Ambroise, la chose est possible,quoique infiniment peu probable. Ne vas pas croire au moins que jevoudrais négliger une seule chance de succès dans les recherchesque nous avons entreprises. C’est tellement le cas, que j’ai uneproposition à te faire.

– Une proposition ! Laquelle ?

– Tu aimes bien Pierre, n’est-ce pas ? ettu serais disposé à tout faire pour lui rendre sa fille ?

– C’est-il pas sacrant ! Pierre m’asouvent rendu service, et ce n’est pas Ambroise Campagna qui enperdra le souvenir.

– Bien. Dans ce cas, aide-moi à faire unedernière tentative pour recouvrer la petite.

– Tout de suite, Antoine.

– Alors, attelle ton cheval, sans plustarder : nous allons chez la Démone.

À ce nom redouté, un frisson courut dans legroupe des causeurs.

– La Démone ! murmura Ambroise, avec uneémotion involontaire.

– Oui, la Démone, répondit tranquillement lebeau parleur.

– C’est que, vois-tu…

– Quoi donc ?

– Elle n’a pas une trop bonne réputation.

– C’est une jeteuse de sorts !dirent les autres.

– Qu’importe, pourvu qu’elle nous dise où estla petite ?

– Tu as raison, Antoine. Je ne te cacherai pasque cette démarche me répugne, mais c’est égal ! je peux bienfaire un sacrifice pour un ami comme Pierre. Allons-y.

– Mets un rameau bénit dans ta poche, ditOlivier Asselin : ça préserve du diable.

– Donne.

Asselin se dirigea vers une branche de sapinclouée au-

dessus de la croix traditionnelle, en cassa unbout et l’apporta à Ambroise.

– Merci, dit ce dernier. Maintenant, je suisprêt, ajouta-t-il.

– Va atteler. Nous partons tout de suite,répondit Antoine, en se levant. Trois quarts d’heure plus tard, lesdeux insulaires heurtaient à la porte de la sorcière. Celle-cin’était pas encore couchée et demanda aussitôt :

– Qui est là ?

– Des amis de Pierre Bouet, cria le beauparleur à travers le trou de la serrure. La porte s’ouvritaussitôt.

– Eh ! bonsoir, mes fils, dit la vieille.Qui vous amène si tard ?… Il arrive minuit,savez-vous !

– Nous venons vous consulter, la mère,répondit Antoine.

– Me consulter ?… Ah ! ah !…Une belle heure, ma foi, pour rendre des oracles ! C’est àminuit que les esprits rôdent dans les campagnes et qu’ils sontplus faciles à apprivoiser. Que voulez-vous savoir, mesenfants ?

– Nous voulons savoir ce qu’est devenue lafille à Pierre Bouet.

– La fille à Pierre Bouet, cette petite blondejetée sur les rivages de l’île par une nuit de tempête ?

– Précisément, la mère. Elle a aujourd’huidix-sept ans. La vieille tressaillit ou feignit de tressaillir.

– Qui êtes-vous, demanda-t-elle avec autorité,vous qui cherchez à pénétrer les secrets du mondeintermédiaire ?

– Moi, je suis le frère de Pierre Bouet,répondit Antoine.

– Et, moi, son ami, ajouta Ambroise. La Démones’était levée, comme en proie à une grande surexcitation. Ellemarcha quelque temps dans la pièce, redressant sa taille exiguë etmarmottant des paroles incohérentes. Finalement elle s’arrêta enface des deux hommes et fixant sur eux ses prunellesverdâtres :

– Il est dans la nature, dit-elle, des chosesque les yeux de l’homme ne sont pas faits pour voir, ni sesoreilles pour entendre. Les esprits familiers les révèlent parfoisà de rares privilégiés, mais frappent impitoyablement les curieuxqui veulent y mettre le nez. Malheur donc à ceux qui s’obstinentdans leur entêtement aveugle et cherchent à s’introduire dans cemonde mystérieux, intermédiaire entre le ciel et la terre !Malheur aux incrédules qui doutent de la puissance de ces espritset prétendent expliquer toute chose au point de vue naturel !Malheur surtout à ceux qui, n’ayant pas la foi, viennent jusquedans leur sanctuaire braver les confidents de ces divinitéssublunaires ! Leurs animaux périront, atteints de maladiesétranges, que l’art se déclarera impuissant à guérir ; leursplus beaux champs d’avoine et de seigle se transformeront en closincultes, et la mort ira s’asseoir au foyer de leurfamille !

Les deux hommes semblaient pétrifiés etcourbaient malgré eux la tête, sous cette apostrophe singulière.Ambroise Campagna, surtout, n’était rien moins que rassuré et serapprochait à petits pas de la porte, comme pour fuir uneapparition de l’autre monde.

– Allons-nous-en ! glissa-t-il àl’oreille de son compagnon.

Mais Antoine parut se raidir contre la vagueterreur qui l’envahissait, et répliqua bravement :

– Un mot, la mère ?

– Encore ? fit celle-ci.

– Faut-il donc renoncer à nosrecherches ? Anna est-elle décidément perdue pourtoujours ?

– Va demander au feu de l’enfer de rendre sesdamnés ! Va prier les gouffres de la mer de remettre vivantssur le pont des navires les victimes qu’ils ont englouties !Va dire au requin de lâcher la proie que ses dents ontbroyée !… Mais n’espère pas une minute que les esprits malinsqui voltigent dans les brumes du fleuve ramènent jamais dans lesbras de Pierre Bouet l’enfant vouée dès sa naissance aux ténèbresdes nuits sans lune !

Et, après avoir prononcé ces parolesénigmatiques, la sorcière fit de la main un geste impérieux.

– Maintenant, dit-elle, allez-vous-en et nereparaissez plus ! Les deux hommes ne se le firent pas répéteret sortirent précipitamment.

Une fois qu’ils furent en plein air et àquelque distance de la masure, Antoine dit à soncompagnon :

– Hein ! qu’en penses-tu ?n’avais-je pas raison de croire la petite à jamaisperdue ?

– Que le diable emporte cette vieille guenillede femme ? grommela Ambroise, encore ému de ce qu’il venaitd’entendre.

– Chut ! les sorcières ont l’oreillefine.

– Ça m’est égal.

– Malheureux ! ne crains-tupas ?

– Je n’ai plus peur… je ne veux plus avoirpeur. Un homme est un homme, après tout. Qu’elle me jette dessorts, si elle le veut : ça ne m’empêchera pas de dire quecette furie-là a une vilaine frimousse et que je la crois capablede bien des choses.

– Doucement, Ambroise, doucement.

– J’en mettrais ma main dans le feu… Vois-tu,Antoine, il est impossible que le bon Dieu donne à une créaturehumaine une figure aussi repoussante, si elle n’a pas une âme àl’équipollent.

– Cette idée !… On voit tous les joursles meilleures gens du monde porteurs de physionomiesimpossibles.

– C’est vrai. Mais ces personnes-là ne sontque laides ou ridicules, tandis que la tireuse de cartes, elle, estvéritablement effrayante et me fait l’effet du diable enpersonne.

– Ta ! ta ! ta ! mon pauvreAmbroise, la peur te fait déraisonner. La Démone est loin d’être unEnfant-Jésus, mais c’est une bonne vieille qui n’a jamais fait demal à personne.

– Pas de mal à personne ?… Hum ! onn’en sait rien. Dans tous les cas, cette espèce de guenon-là estloin de m’inspirer confiance. Ça ne va jamais à la messe, ni àconfesse, ni même à l’église.

– La belle affaire ! quand tu auras sonâge – au moins cent ans – tu ne penseras guère à courir leschemins.

– Qui sait ?… elle n’a peut-être pas mêmeété baptisée ?

– Pour ça, oui : j’ai vu un chapeletaccroché au-dessus de son lit.

– Quand cela ?… Tu es donc dans sonintimité ?

– Satané chien ! si l’on peut dire !Dieu merci, je me respecte, et c’est par pur adon que j’ai vu cechapelet, il y a longtemps déjà… plusieurs années.

Quelque chose comme un vague soupçon traversal’esprit d’Ambroise Campagna ; mais il ne s’y arrêta pas dansle moment et se contenta de murmurer, tout en fouettant soncheval :

– Enfin, n’empêche ! La vieille m’a toutl’air d’en savoir plus long qu’elle n’en veut dire… Si les amissont de mon opinion, on fouillera d’abord les îles ; puis, sil’on revient bredouille, ma foi !… il faudra bien qu’elleparle !

Antoine blêmit dans l’obscurité, mais il nerépondit rien. La voiture roula encore quelques temps sur le cheminde Saint-François, puis elle s’arrêta devant l’allée conduisantchez Pierre Bouet. Un groupe d’hommes et de femmes causaient à voixbasse, à quelque distance de la maison. En reconnaissant les deuxnouveaux arrivants, qui descendaient de voiture, cinq ou six desfemmes se précipitèrent à leur rencontre.

– Vous ne savez pas la nouvelle ?dirent-elles toutes à la fois.

– Quelle nouvelle ?

– Eh bien ! Marianne est morte !

– Morte ? s’écria douloureusementAmbroise.

– Il y a une demi-heure.

– Morte ! fit à son tour Antoine, maisd’un ton bien différent.

– Oui, oui, morte ! tout ce qu’il y a deplus morte ! répétèrent avec ensemble les commères.

Antoine murmura quelques mots inintelligibleset s’élança vers la maison, suivi de près par AmbroiseCampagna.

Chapitre 7Le rapt.

 

Il est temps de faire connaître à nos lecteursce qu’était devenue la fille adoptive de Pierre Bouet.

Ainsi que l’avait dit Marianne, à cinq heureselle avait quitté la maison et s’était dirigée, à travers lesquinconces du jardin, vers un gros noyer dont les rameaux touffuss’étendaient en éventail, sur le rebord même de la côte.

De cet endroit, l’œil embrasse un panoramasplendide. En face, et presque aux pieds du spectateur, les vaguesde la marée haute viennent déferler sur une plage de sable fin ouse briser en millions de paillettes cristallines contre les rochersde la batture. Plus loin, par delà le fleuve, s’étagent leshabitations, les champs et les bois de la rive sud, avec les cimesbleuâtres des Alléganys, pour arrière-plan. Puis, vers l’orient,s’éparpillent les îlots que nous avons décrits – gracieux archipeloù semble planer un mystique parfum de poésie et que l’imaginationse représente gardant encore la majesté virginale de la création.Enfin, pour animer ce tableau, des navires de tout tonnage et detout gréement se succèdent ou se croisent incessamment sur lefleuve, les uns venus d’outre-mer, chargés des produits européens,les autres partis des ports du Canada et lestés des dépouilles denos forêts. Ils se poursuivent, se rattrapent, se dépassent, commeune troupe folâtre de gigantesques oiseaux ; bientôt ilss’engagent derrière le rideau d’îles semées sur leur route, pendantquelque temps encore, on voit glisser les hautes voiles des grandstrois-mâts le long des cimes dentelées des montagnes ; puis cene sont plus que les flèches de cacatois, ornées de leursflammes ; enfin… tout disparaît.

Anna se plaisait à ce spectacle sans cesserenouvelé, mais toujours attrayant. Aussitôt que les occupations duménage lui laissaient un peu de répit, elle prenait un livre et serendait sous les gros noyer. Là, assise sur un banc que lui avaitfabriqué le père Bouet lui-même, elle passait de douces heures entête-à-tête avec ses auteurs favoris ; ou bien, abandonnant salecture, elle laissait errer sa pensée au milieu des nuages dusouvenir et se perdait dans de longues rêveries.

Ces retours vers le passé avaient pourrésultat invariable de la plonger dans une vague mélancolie, dontelle ne se rendait pas bien compte elle-même. Et, chose étrange,cette enfant qui n’avait jamais connu son propre père, qui nepossédait de sa mère qu’un portrait-miniature grand comme l’ongle,se prenait alors à désirer passionnément de les voir, à éprouverpour eux une invincible tendresse. Quelque chose d’innommés’agitait dans son âme, qui lui disait que ses mystérieux parentsvivaient encore et qu’un jour ils lui seraient rendus. Elles’absorbait si complètement dans cette illusion, se repaissait sisouvent de cette chimère, qu’elle en arrivait à se faire de sonpère une idée arrêtée et à lui donner une figure parfaitementdistincte des autres figures connues ; quant à sa mère, ellese croyait sûre de se la représenter exactement, grâce au médaillonqu’elle portait toujours à son cou, et, s’imaginait sincèrementavoir déjà vu ses traits.

Mais, hélas ! la pauvre enfant n’étaitpas aussitôt revenue au monde réel, que toutes ces chères illusionss’évanouissaient, pour ne laisser place qu’à cette vague mélancoliedont nous venons de parler. Elle s’était trop souvent fait raconterpar le père Bouet tous les détails de la nuit mémorable du 15septembre 1840, pour ne pas reconnaître l’inanité de sesespérances. Aussi, à part ces instants de rêverie où son âmecaressait la douce chimère de revoir un jour ses parentsvéritables, Anna se contentait-elle du bonheur présent etaccordait-elle toute sa tendresse à ses parents adoptifs.

Nous nous trompons probablement un peu endisant : toute sa tendresse, car la conversation dePierre Bouet avec sa femme – conversation que nous avons rappeléedans l’avant-dernier chapitre – a dû faire comprendre au lecteurqu’une troisième personne occupait aussi une bonne place dans lecœur de la jeune fille.

Comme nous aurons occasion de faire plus ampleconnaissance avec ce personnage, bornons-nous, pour le quartd’heure, à dire que c’était un jeune marin de Saint-François, dunom de Charles Hamelin, capitaine et propriétaire d’une goélettequi faisait le trafic avec les provinces maritimes. L’automneprécédent, le capitaine Hamelin avait eu le bonheur de sauver d’unnaufrage certain Pierre Bouet et sa fille, revenant de Québec enchaloupe. Inutile d’ajouter que le bonhomme lui avait voué unereconnaissance éternelle et que le jeune marin était devenu lecommensal de la maison, pendant l’hiver qui suivit ; inutileaussi de conclure qu’Hamelin avait agi de façon à mériter laconfiance des parents et l’amour de la jeune fille, puisque nousavons entendu Marianne elle-même l’appeler le prétendud’Anna.

Cette courte explication donnée, reprenonsnotre récit.

Dans l’après-midi du 24 juin, vers cinq heuresà peu près, Anna s’était installée, suivant son habitude, sous lesombrages de son cher noyer.

Le temps était superbe, la brise caressante,la mer presque haute et déferlant sur le rivage avec ce bruitmonotone qui endort la pensée.

Plusieurs voiliers remontaient le fleuve, entirant de courtes bordées dans un chenal rétréci jusqu’à la bouéede l’île Madame, puis en louvoyant de la rive sud aux battures del’île d’Orléans, une fois cet obstacle dépassé.

Ils venaient dans ce dernier cas virer de bordà peu de distance en amont de l’observatoire d’où la jeune filleles suivait de l’œil ; le bruit éclatant de leurs voilesbattant au vent lui arrivait avec les bouffées de la brise ;il lui semblait même parfois entendre le chant monotone desmatelots hâlant sur les amures des vergues.

Sans trop savoir pourquoi, Anna suivait avecun intérêt singulier les manœuvres de ces vaisseaux, et ce n’estqu’après les avoir vus faire leur abattée sur bâbord et s’éloignervers le large, qu’elle portait son attention ailleurs.

Plus d’un de ces navires, à la carèneentièrement noire, lui rappela ce grand vaisseau de même couleurentrevu par le père Bouet au milieu de cette nuit de tempête oùelle, Anna, était mystérieusement débarquée sur les rochers deSaint-François.

Mais tous défilèrent et disparurent, sansqu’un seul jetât l’ancre, comme l’avait fait le navire-fantôme, enface de cette partie de l’île.

Et chacun arracha à l’orpheline un soupirinvolontaire, qui pouvait se traduire par ces mots : « Cen’est pas lui ! »

Sur ces entrefaites, le soleil se couchaderrière les hauteurs du septentrion, et les premières ombres ducrépuscule envahirent la grève. Une rumeur grandissante annonçaitle retour des travailleurs aux habitations. Il était plus de huitheures du soir.

La jeune fille se leva vivement.

– Ah ! mon Dieu ! se dit-elle, déjàla nuit ! Comme je me suis oubliée ! et que vont penserpapa et maman ?… Ils seront inquiets, bien sûr. Rentronsvite.

Tout en parlant ainsi, Anna voulut jeter undernier regard sur le fleuve : mais un cri étouffé jaillitaussitôt de ses lèvres… Une tête d’homme, une tête hideuse,bizarrement coiffée à la sauvage, émergeait du bord de la côte,entre deux arbustes.

La jeune fille allait jeter un nouveau cri etprendre la fuite, mais elle n’en eut pas le temps : la têtefut suivie du corps d’un homme, et cet homme bondit comme un chatsur l’enfant terrifiée, qu’il bâillonna en un tour de main. Puis,avec la même agilité, le ravisseur redescendit la pente abrupte dela côte qu’il venait d’escalader, portant comme une plume le corpsinanimé d’Anna.

Tout ceci s’était passé en moins de tempsqu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.

Arrivé au pied de la falaise, l’homme prit sacourse sous le couvert des arbres, se dirigeant vers le bout del’île. Il déboucha bientôt dans une anse obscure de la côte, aufond de laquelle était échoué un canot. Coucher la jeune filleévanouie au fond de cette embarcation et pousser au large fut pourle ravisseur l’affaire d’une seconde.

Puis Tamahou – car c’était lui – s’empara d’unaviron et se mit à pagayer vigoureusement dans la direction dusud-est. Arrivé à une certaine distance du rivage, et avant desortir de la zone d’ombre épaisse projetée par l’île, le Sauvage secoucha à son tour, et le canot parut abandonné, dérivant avec lereflux vers la haute mer.

Il était alors près de neuf heures du soir –juste au moment où Bouet se mettait à la recherche de sa fille.L’obscurité se faisait profonde, et les grandes ombres projetéespar les îles autour d’elles se confondaient presque avec la teintenoirâtre du fleuve. Le canot se détachait à peine comme un pointplus sombre sur cette surface où s’épaississait de minute en minutele voile de la nuit… Bientôt il se fondit dans les ténèbrescroissantes et disparut entièrement.

Une heure plus tard, il abordait à l’île àDeux-Têtes, en face des grottes.

Tamahou sauta sur le rivage, chargé de sonfardeau vivant, d’où s’exhalait des plaintes inarticulées. Parvenuau pied des falaises, à deux pas de l’ouverture servant de porte àson logis, le Sauvage mit Anna sur ses jambes et lui dit d’un tonbourru :

– Écoute, femme, et cesse de pleurnicher, situ tiens à ta peau. C’est ici la cabane où tu vivrasdorénavant. Des personnes qui s’intéressent à toi t’y ont préparéun logement digne d’une princesse… Entre !

Et, comme la jeune fille ne bougeait pas,Tamahou lui saisit brutalement les coudes et lui cria dans lesoreilles :

– Misérable face pâle, vas-tu bienobéir ? On n’entre qu’un par un dans ma cabane, et c’est toiqui dois passer la première, entends-tu !

La pauvre enfant, plus morte que vive, selaissa pousser dans l’ouverture et s’arrêta aussitôt, ne sachant oùposer le pied dans cet antre aussi noir qu’une fosse à loups.

– Marche encore ! gronda le Sauvage.C’est ici ma chambre ; la tienne est plus loin.

Et il guida sa victime dans le couloir rocheuxfaisant communiquer les deux grottes. Arrivé là, Tamahou battit lebriquet et se mit en devoir d’allumer une vieille lampe de fer,accrochée à l’une des parois. Puis, quand ce fut fait, ils’écria :

– Hein ! ma fille, tu n’auras pas à teplaindre de ton logis, j’espère ?… Un bon lit de fougère, unecouverture chaude, une voûte épaisse pour abri, du sable fin sousles pieds !… qu’en dis-tu ? Allons, bonne nuit, monenfant, et surtout prends garde d’empêcher papa de dormir par tescriailleries, car il n’aime pas qu’on dérange son sommeil, lepapa !

Et Tamahou, mis en belle humeur par le succèsde son expédition, se retira en ricanant.

Quant à la malheureuse orpheline, elle selaissa choir sur son grabat et en mordit la couverture pourétouffer ses sanglots.

Chapitre 8Ambroise en campagne.

 

Une semaine entière s’écoula sans amener aucunchangement dans la position de notre héroïne.

En butte aux mauvais traitements de sonravisseur ; forcée de préparer les aliments malpropres deTamahou et de lui aider dans la confection de ses engins depêche ; privée surtout de la sereine lumière des beaux joursd’été et de l’influence réparatrice du bonheur de la campagne, ellesouffrit autant de l’âme que du corps, pendant cette longuedétention.

Tous les jours le Sauvage s’absentait, lalaissant seule dans la grotte la plus éloignée ; mais, alors,il avait le soin de fermer la crevasse de communication avec uneénorme pierre, de sorte que la pauvre enfant demeurait plongée dansune obscurité presque complète. Des visions terribles s’emparaientde son esprit, déjà ébranlé par les circonstances qui avaientaccompagné son enlèvement. Elle avait beau se demander pourquoi onl’arrachait ainsi des bras de ses parents d’adoption, pourquoi onla tenait captive sur un îlot du fleuve et quel intérêt pouvaitavoir Tamahou à la dérober, comme il le faisait, à tous lesregards… Aucune explication plausible ne lui venait à l’idée, etforce lui était de s’en prendre à ces nuageuses histoires desorcellerie, comme il en court tant sur la vaporeuse îled’Orléans.

Une nuit – c’était le lundi, 4 juillet – versenviron trois heures du matin, un sifflement aigu retentit àl’ouverture extérieure des grottes.

Tamahou bondit sur ses pieds et, s’emparant deson fusil, alla voir de quoi il s’agissait, sans cependant semontrer.

Le même sifflement se répéta, mais plus douxet modulé d’une certaine façon.

Le Sauvage parut, cette fois, abandonner toutepréoccupation et s’élança vers le dehors.

Un homme surgit aussitôt d’une anfractuositéde la falaise et s’avança vers Tamahou.

Cet homme était Antoine.

– Ah ! c’est toi, compère ? dittranquillement le Montagnais.

– Oui, j’arrive à l’instant. Il y a dunouveau.

– Qui donc ?

– L’île à Deux-Têtes sera fouilléeaujourd’hui, après l’île Madame et l’île aux Reaux.

– Dans quel but ?

– Dans le but de retrouver une jeune fille quia mystérieusement disparu de Saint-François, il y a huit jours.

– Ah ! ah ! auraient-ils éventé lamèche, Antoine ?

– Je ne crois pas. Tout de même, tu feraisbien de prendre tes précautions et de dissimuler adroitementl’ouverture de ta cabane.

– Sois sans crainte. Toi et les tiens, vouspasserez et repasserez ici, sans même soupçonner que cette partiede la falaise est creuse.

– Je m’en rapporte à toi. Tu ferais bien ausside masquer le trou que nous avons creusé là-haut.

– C’est fait.

– Bien : maintenant je ne crains plusrien. Je pourrai conduire moi-même les hommes de Saint-Françoisjusqu’à deux pas de celle qu’ils cherchent, sans aucuneappréhension.

– Nous serons muets comme des poissons sousnos rochers. Je bâillonnerai l’enfant aussitôt que je vousentendrai venir.

– C’est une précaution absolumentnécessaire : elle pourrait attirer l’attention par sescris.

– De plus, je la garrotterai… On ne sait pasde quoi sont capables les femmes, quand elles ont de mauvaisesidées en tête.

– Tu es la prudence en personne, mon braveTamahou.

– On n’est jamais trop sage.

– C’est vrai. D’ailleurs, tes peines te serontamplement payées. Tu connais nos conventions : si tu fais ensorte qu’Anna demeure introuvable jusqu’à la mort de ses parentsadoptifs, je te donnerai assez d’argent pour que tu puisses payerton passage aux États-Unis ou ailleurs et dépister ainsi la policede la reine.

– Justement… Mais, d’ici là, tu me fournirasdes provisions et autres articles indispensables à mon existenceici.

– C’est bien là notre marché. Maintenant,écoute, Tamahou : la moitié de ton salaire estgagné !

– Tu dis ?

– Je dis que, sur les deux personnes dont tudois attendre le départ pour l’autre monde, il y en a une demorte.

– Aoh… déjà ?… Le mari ou lafemme ?

– La femme. Elle a succombé, cette nuit même,à une maladie contractée subitement lors de la disparition de safille.

Tamahou se frotta les mains en ricanant aveccynisme.

– Hé ! hé ! fit-il, ça commencebien !

– J’ai bon espoir que l’autre ne tardera pas àla suivre, ajouta Antoine, en baissant le ton. Ce pauvre Pierre, ilest trop fort en sang pour supporter longtemps de pareillesépreuves.

– Un malheur ne vient jamais seul ! ditsentencieusement Tamahou.

Les deux complices échangèrent encore quelquesparoles ; puis Antoine regagna son flat, tiré sur lesable, à un arpent de là.

Cinq minutes plus tard, il disparaissait aumilieu des brumes du fleuve.

Tamahou rentra dans la grotte. Mais, comme ilallait reprendre son somme interrompu, un bruit de sanglotsétouffés lui arriva.

– Silence, chienne ! hurla-t-il. Que jet’entende seulement une fois de toute la journée, et je te fais tonaffaire ! Le bruit cessa, et Dieu seul sut quel effortdésespéré dut faire la malheureuse Anna pour commander à sadouleur.

C’est qu’en se glissant dans la grotte de sontyran, après la sortie de ce dernier, elle avait entendu une partiede la conversation rapportée plus haut et qu’elle avait appris lafoudroyante nouvelle de la mort de sa mère adoptive.

La pauvre enfant était désormais doublementorpheline !

…………………………

Vers le milieu de l’après-midi de ce mêmejour, Tamahou, qui était absent depuis une couple d’heures, rentraprécipitamment. Il passa aussitôt dans l’appartement, ou plutôt lecachot de sa prisonnière, et lui dit en s’emparant d’un largefoulard :

– Écoute, face pâle, et surtout retiens bienmes paroles : les gens de ta paroisse arrivent… Ils vontfouiller l’île, dans l’espoir de te retrouver…

Anna tressaillit violemment et se dressa surson séant.

– Mais, foi de Sauvage ! continua lemisérable, si tu jettes un cri, si tu fais un geste pour leursignaler ta présence, je t’enfonce dans le cœur ce poignard que tuvois à ma ceinture.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit lapauvre jeune fille, se tordant les bras.

– Je te le jure ! reprit Tamahou, et unMontagnais ne trahit jamais son serment. Pour surcroît deprécaution, je vais te mettre dans l’impossibilité de te condamnertoi-même à la mort.

En prononçant ces dernières paroles, ilassujettit brusquement le foulard sur la bouche d’Anna et luienroula une corde solide autour des membres.

Ainsi ficelée, la prisonnière était dansl’impossibilité absolue de faire le moindre mouvement.

Le Sauvage se faufila dans la première grotteet boucha aussitôt la fissure de communication, au moyen de lagrosse pierre dont il avait l’habitude de se servir à ceteffet.

L’ouverture extérieure, donnant sur le flancde la falaise, fut aussi murée avec soin.

Cela fait, Tamahou attendit.

Une rumeur vague, composée de paroles et decris d’appel, parvenait jusqu’à lui. Cette rumeur ne tarda pas às’accroître et à se rapprocher. Bientôt elle devint assourdissanteet se compliqua de piétinements, d’exclamations et du craquementsec des branches mortes foulées aux pieds.

Tamahou était toujours immobile, l’oreille etl’œil au guet.

Enfin, une sorte d’ébranlement de la voûte descavernes annonça au Sauvage que les chercheurs se trouvaientprécisément au-dessus de sa tête, non loin des cinq bouleaux quicouronnent le cap à cet endroit.

Il redoubla d’attention. Mais le bruit avaitcessé. Les excursionnistes semblaient s’être arrêtés et tenirconseil.

Quelques minutes s’écoulèrent, pendantlesquelles Tamahou n’entendit qu’un brouhaha confus. Puis une voixcria :

– Voici Ambroise qui arrive. Quellesnouvelles, Ambroise ?

– Pas grand-chose, répondit celui auquels’adressait la question.

– Tu vois bien que la Pâquet, du bout del’île, a rêvé et qu’elle n’a pas vu de canot le soir que la petitea disparu ! fit observer la première voix.

– La Pâquet ! Mais elle dort en pleinjour ! Comment voulez-vous qu’elle ne rêve pas la nuit ?répliqua un nouvel organe, facile à reconnaître pour appartenir àAntoine Bouet.

– La Pâquet n’a pas rêvé et un canot a dû, eneffet, quitter Saint-François pour les îles, dans la soirée du 24juin ! s’écria Ambroise.

– Qui te fait dire cela ?

– Une chose bien simple : c’est que jeviens d’en trouver un caché dans un tronc d’arbre creux, à unecouple d’arpents d’ici.

À cette déclaration, Tamahou tressaillit etcrispa ses doigts sur le canon de sa carabine ; mais il nebougea pas autrement.

– Pas possible ! s’écria-t-on de toutesparts.

– Comme je vous le dis.

– Tu radotes, Ambroise ! ricana la voixdu beau parleur. Tu auras pris quelques vieux canot d’écorce,oublié là par des sauvages, pour une embarcation capable de tenirla mer.

– Je ne radote pas le moins du monde… Le canotest en bon ordre ; il est même encore humide, ce qui prouvequ’on s’en est servi depuis peu.

– Bah ! le suintement de l’arbre où il aété enfermé…

– Pas du tout. L’arbre ne peutresuer, puisque c’est une énorme souche à moitiébrûlée.

Il se fit un silence sur le plateau, pendantqu’au-dessous des sentiments bien divers s’agitaient. Tamahou, pâleet les dents serrées, retenait son souffle pour mieux entendre.Anna, au contraire, se tordait dans ses liens et faisait desefforts inouïs pour jeter un cri d’appel à ses compatriotes delà-haut – efforts bien impuissants, du reste, et quin’aboutissaient qu’à resserrer davantage les cordes enrouléesautour de ses membres.

– Eh bien ! à quelle conclusion enarrives-tu ? demanda Antoine, au bout de quelquessecondes.

– Mon avis est qu’il faut continuer nosrecherches, répondit Campagna.

– Mais nous avons fouillé l’île d’un bout àl’autre !

– Recommençons en nous éparpillant.

– C’est ça ! dirent plusieurs voix. Mais,d’abord, allons examiner ce canot.

– Allons ! Les piétinementss’éloignèrent ; les pas cessèrent de se faire entendre, etTamahou put enfin respirer librement. Il s’écoula deux heures. Lesoleil baissait visiblement, et la nuit n’allait pas tarder àvenir.

Soudain une voix cria par une fissure de laporte extérieure :

– Tu peux être tranquille : nouspartons !

Anna fit un soubresaut terrible…Elle venait dereconnaître la voix de son parrain, Antoine Bouet !

Chapitre 9Où la mère Démone passe un vilain quart d’heure.

 

Quand l’expédition conduite par Ambroisearriva à Saint-François, après l’inutile battue que l’on sait, ilfaisait nuit noire.

La petite flottille, composée d’une dizained’embarcations, se dispersa en vue du rivage, et chacun rentra chezsoi, bien persuadé que la fille de Pierre Bouet étaitirrévocablement perdue.

Campagna seul, entêté comme un Normand,gardait encore une lueur d’espoir, bien faible il est vrai, maissuffisante néanmoins pour stimuler l’énergie chez un homme de satrempe. Il se rappelait l’étrange conduite de la Démone, la nuitprécédente, et ne pouvait s’expliquer ses paroles énigmatiquesautrement que par une complicité mystérieuse dans la disparitiond’Anna, ou du moins par une connaissance plus grande qu’elle ne levoulait laisser paraître des faits arrivés.

– Faudra voir ! faudra voir !avait-il murmuré souvent dans le cours de la journée, résumantainsi une pensée sans cesse présente à son esprit.

De son côté, Antoine n’était pas sans avoirdeviné le projet d’Ambroise. Certaines paroles échappées à cedernier, depuis la veille, ses allures déterminées et la conduitequ’il avait prise des nouvelles recherches ne laissaient pas lemoindre doute sur son intention de pousser les choses aussi loinque possible… jusqu’à même forcer la tireuse de cartes à dire lavérité.

Or, la vérité, pour Antoine, ce n’était niplus ni moins que l’anéantissement complet d’espérances longuementcaressées, avec la ruine, le déshonneur, et peut-être unecondamnation sévère, pour conséquences. Il fallait donc empêcher,coûte que coûte, la Démone de parler, et c’était cette nécessitéimpérieuse qui faisait, depuis le matin, le sujet despréoccupations du beau parleur.

Lui aussi, à l’instar d’Ambroise, se répétaitsouvent à lui-même : « Faudra voir ! faudravoir !… Je ne me suis pas avancé si loin, pour reculer aumoment d’atteindre le but ! »

Comme on le voit, cette excellente mère Démonen’était pas précisément sur un lit de roses. Le châtiment arrivaitpour elle, et de quelque côté qu’il vînt, il allait être terrible.Sa réputation de sorcière et la puissance occulte qui lui avaientservi d’égide jusqu’alors ne pourraient rien contre la fermedétermination d’Ambroise Campagna, ni contre les justes alarmes deson complice.

Mais n’anticipons pas, et laissons lesévénements se dérouler d’eux-mêmes sous nos yeux.

À peine le beau parleur eut-il pris congé deses compagnons, dont quelques-uns – Ambroise et autres – étaientrestés attroupés sur la grève, qu’il gagna le pied des côtes etdisparut au milieu des arbres. En face de lui serpentait un sentierde pied, qui, après avoir atteint la cime, conduisait directement àsa maison.

Un sentier pareil, mais plus large et mieuxentretenu, existait à deux arpents vers la gauche, aboutissant chezPierre Bouet, non loin de ce gros noyer où la pauvre Anna avait sisouvent passé de douces heures.

C’est par ce dernier chemin qu’Ambroise et lescinq ou six hommes restés auprès de lui devaient escalader lacôte.

Antoine, au lieu de continuer sa marche enavant, fit un brusque crochet à gauche et, rampant comme un Indiensous le feuillage assombri, alla s’embusquer derrière une talled’aulnes, sur le parcours de ce chemin.

Il n’était pas installé là depuis une minute,qu’un bruit de voix lui annonça l’approche de ses camarades de toutà l’heure. Le bruit s’accentua, les paroles devinrent distinctes,et le complice de la Démone put bientôt entendre le bout deconversation suivant :

– Ainsi, tu crois, Ambroise, que cette femmeen sait long sur le compte de la petite ?

– J’en suis sûr, mes amis, et, si vous voulezm’en croire, nous la ferons parler malgré elle.

– Comment s’y prendre ?

– J’ai mon plan. Consentez seulement àm’accompagner dans une couple d’heures d’ici, quand tout le mondesera couché, et je vous promets que la vieille nous révélera deschoses surprenantes.

– Tu penses donc véritablement que la vieillen’est pas étrangère à la disposition d’Anna ?

– Je le jurerais.

– Ça ne serait pas étonnant : unesorcière est capable de tout !

– Sorcière ?… hem ! Je la croisplutôt une méchante femme… Enfin, n’importe ! sorcière ou non,je n’en ai pas peur ; je me moque de ses maléfices.

– Ambroise !

– C’est comme ça, mes amis ! Si vous avezpeur, vous autres ; si vous avez assez peu de cœur pourlaisser un homme comme Pierre Bouet dans le pétrin, sans vouloirtant seulement essuyer un peu de frayeur pour le tirer de là, ehbien ! j’irai tout seul, foi de Campagna !

– Cré tonnerre ! il ne sera pas ditqu’une vieille femme m’aura fait reculer : je tesuis !

– Moi aussi !

– Moi aussi ! Toutes les voix répétèrentcet engagement, et la petite troupe disparut à un coude du sentier.Antoine se releva d’un bond et prit sa course vers la petite routequi menait chez lui. Cinq minutes lui suffirent pour gravir lacôte, et il tomba comme une bombe dans la cuisine de sa maison, oùdame Eulalie, qui sommeillait sur une chaise, éprouva presqu’uneattaque de nerfs à la vue d’une semblable irruption.

– En voilà une arrivée ! glapit-elle… Meréveiller de la sorte, moi qui ai les nerfs sensibles !

– Silence ! commanda Antoine. Il s’agitbien de vos nerfs, madame, quand nous sommes sur le point d’êtrependus !

– Pendus ?

– Ou pour le moins exilés… si vous ne préféreztoutefois passer votre vie au pénitencier, ma chèreépouse !

– L’exil ! le pénitencier !… Que mechantes-tu là, Antoine ?

Eulalie regarda son seigneur et maître avecdes yeux grands comme des écus ; puis élevant ses bras vers leplafond :

– Il est fou… ou saoul ! gémit-elle.

– Ni fou, ni saoul, madame, et vous l’allezvoir de suite, répondit Antoine.

– À la bonne heure ! Parle donc,alors.

– Eh bien ! ouvre tes oreilles biengrandes, car je ne te cache pas que le cas est grave. AmbroiseCampagna, Johnny Fiset, Cyprien Thivierge, et d’autres encore, serendent cette nuit chez la Démone, dans l’intention de la fairejaser.

– Quoi ! ils se douteraient ?…

– C’est ce gueux d’Ambroise, à qui le diabletorde le cou, qui s’est fourré dans la tête que la vieille peutdire où se trouve notre filleule.

– Mais elle ne dira rien, la sorcière !Pas si bête !

– La Démone parlera.

– Hein ! tu dis ?…

– Je dis que la mère Démone, ayant à choisirentre sa peau et sa chemise, optera pour sa peau.

– Ce qui signifie ?…

– Qu’ils ont l’intention de la forcer, par desmenaces et même par la torture, à avouer tout ce qu’elle saitrelativement à cette affaire de disparition.

– Ah ! mon Dieu !… Mais, alors, noussommes perdus, mon pauvre Antoine ! La vieille folle va secouvrir avec toi… Elle va tout dire.

– Je n’en suis que trop certain.

– Il faut l’en empêcher ; il faut lafaire disparaître ; il faut la…

Ici, l’estimable Eulalie eut un momentd’hésitation, nous devons l’avouer. Elle ne prononça même pas lemot terrible qui lui vint aux lèvres, il nous faut encore enconvenir. Mais son regard s’aiguisa d’une façon implacable etrencontra le regard non moins féroce de son mari.

Les deux époux se comprirent, et le mot devintinutile. Antoine se contenta de répondre :

– Pas moyen de faire autrement !… Je leregrette ; mais, après tout, elle n’est plus d’âge à espérerune longue vie ; et, d’ailleurs, elle commençait à devenirgênante, qu’en dis-tu ?

– C’est la pure vérité. Antoine n’ajouta pasun mot et se dirigea vers la porte. Au moment d’en franchir leseuil, pour se rendre où l’appelait son affreuse mission, il jetaun dernier regard à sa femme. Celle-ci se rapprocha de quelques paset, ouvrant les doigts de ses deux mains, elle les rapprocha avecun mouvement d’une signification horrible…

– Serre comme il faut, dit-elle, et longtemps…Les vieilles ont parfois la vie dure ! Le beau parleur nerépondit pas et sortit précipitamment.

Après une course d’une demi-heure dans lesterres labourées et à travers bois, Antoine se trouva en vue de lamasure de la mère Démone. Le ciel était noir comme de l’encre. Pasune étoile n’y brillait. Un simple fragment de lune, en forme decroissant, apparaissait de temps à autre par les déchirures desnuages… L’atmosphère, d’une pesanteur chaude, annonçaitl’orage…

Une belle nuit pour commettre uncrime !

Le beau parleur se faufila à travers lesbuissons épineux du jardin et heurta la porte basse que nousconnaissons. Une minute s’écoula, puis cette porte s’ouvrit, enfaisant grincer ses gonds rouillés.

Antoine s’y engouffra aussitôt.

– Hé ! hé ! c’est encore toi, monfils ? ricana la vieille.

Viens-tu me reprocher de t’avoir mis dehors lanuit dernière ? Et, comme son complice ne répondaitpas :

– Tu ne dis rien ? Je me trompe, alors.Tu viens plutôt me complimenter sur la manière dont j’ai joué monrôle ?… C’est bien cela. Hé ! hé ! la mère Démonen’est pas manchote : vous l’a-t-elle roulé un peu, ce curieuxd’Ambroise ? Ça lui apprendra à fourrer son nez dans lesaffaires de ses amis.

Antoine, debout en face de la tireuse decartes, ne desserra pas encore les dents ; mais ses yeux, dontune expression étrange agrandissait les prunelles, ne quittaientpas la vieille une seule seconde.

La Démone s’aperçut enfin de cette insistance.Elle eut peur et fit un pas en arrière.

– Ah ! ça ! dit-elle, es-tu devenufou depuis ta dernière visite ? Qu’as-tu à me lorgnerainsi ?

– J’ai… que tout va être découvert cette nuitet qu’il vous faut déguerpir ! répondit sourdement lemisérable.

– Déguerpir !… et pour alleroù ?

– Dans l’autre monde.

– Dans l’autre monde !… Tu veux donc metuer ?

– Je suis venu pour cela.

La Démone se prit à trembler.

– Tu veux plaisanter, Antoine, je le sais,répliqua-t-elle ; mais, par les cornes du diable ! tu asune manière de faire les choses capable de donner le frisson à unepersonne qui ne te connaîtrait pas comme je te connais.

– Je vous jure, la mère, que je suis trèssérieux.

– Allons donc, mon petit Antoine ! nepousse pas plus loin une mystification qui me déplaît. Je suis tropâgée pour servir de jouet aux jeunesses.

– Mais, vieille bourrique, puisque je te disque tu vas mourir !… Ne me croiras-tu que lorsque j’aurai tonvilain cou entre mes dix doigts ?

La tireuse de cartes vit, cette fois, que savie était en grave péril et que son complice ne plaisantait pas lemoins du monde. Une terreur épouvantable fit perler des sueursfroides sur son front, et cette femme presque centenaire secramponna à l’existence avec l’énergie du désespoir.

– Antoine, mon petit Antoine, supplia-t-elleen tombant sur ses genoux de squelette, ne fais pas cela !laisse-moi mourir de ma belle mort !… J’ai si peu de temps àjouir de la vie !

– Je ne peux pas ! répondit Antoine d’unevoix sombre. Il faut qu’un de nous deux périsse, et ce seratoi.

– Je m’éloignerai de la paroisse ! jelaisserai même le pays, si ta sûreté l’exige !

– Il est trop tard !… Les voilà quiarrivent, peut-être !… Allons, fais vite ton acte decontrition.

– Accorde-moi jusqu’à demain !

– Impossible.

– Donne-moi une heure pour mereconnaître !

– Non.

– Une demi-heure !

– Pas une minute ! En prononçant cesderniers mots, Antoine fit un pas en avant pour saisir savictime ; mais la sorcière s’était levée vivement et avaitsauté en arrière, avec une prestesse de chat. En un clin d’œil,elle ouvrit la porte qui faisait communiquer les deux pièces ets’élança dans la chambre qui avait vue sur le chemin. D’unmouvement plus rapide que la pensée, elle mit la main sur le loquetde la porte de sortie et allait l’ouvrir, lorsque les doigts osseuxd’Antoine lui étreignirent le cou.

Le misérable l’avait rattrapée en deuxbonds.

Alors, il se passa une scène terrible, quoiquesilencieuse. L’assassin, maintenant la vieille suspendue à ses deuxmains enserrées autour du cou, l’étrangla froidement. Puis, quandles spasmes d’agonie cessèrent, que les jambes ne s’agitèrent plusdans le vide, il laissa retomber le corps sur le plancher.

Cela fait, il tira du lit de la victime uneméchante paillasse, en dispersa le contenu le long des cloisons ety mit le feu.

Cinq minutes plus tard, tout flambait.Ambroise Campagna, qui venait d’arriver, poussa un juron formidableet dit à ses compagnons :

– On nous a devancés… Il est trop tard !Cette fois, la petite Anna est bien décidément perdue !

Partie 3

Chapitre 1Le contrebandier.

 

– Lof ! lof !… La barre sous levent !

– Ça y est, capitaine.

– Bon ! Maintenant, amène le foc et lamisaine !

– Tout de suite… le temps de hâler sur lesdrisses… C’est fait.

– Bien, mes amis. Tenez-vous prêts à ameneraussi la grand-voile, quand nous serons en plein vent… Amènepartout !

– Ohé ! ohé !… Voilà, capitaine.

– Toi, Jean, laisse courir un peu… Les autres,attention à l’ancre, et vite !… Une ! deusse !Let go !

– Largue la pioche !Ces commandements et ces répliques se faisaient entendre pendant lanuit du vingt juillet, à quelques encablures de l’île à Deux-Têteset à bord d’une goélette lourdement chargée, venue du bas dufleuve. L’Espérance – tel était son nom – après avoirserré successivement toutes ses voiles avait couru sur son errel’espace d’une centaine de pieds contre le vent d’est, puis jetél’ancre en face de la petite crique où nous avons vu, il y a prèsd’un mois, Antoine Bouet aborder dans son flat. La nuitétait noire, et c’est à peine si de la goélette on pouvaitdistinguer les sombres massifs de la partie nord de l’île, en facede laquelle s’était opéré le mouillage. Il fallait donc que lecapitaine connût parfaitement ces parages, pour y manœuvrer avecautant d’aisance, en pleine obscurité.

L’Espérance, en effet, n’en était pasà son premier atterrissage près des rochers de l’île à Deux-Têtes.Les deux années précédentes, par des nuits semblables, elle avaitjeté l’ancre au même endroit ; puis elle était repartie avantle jour, se dirigeant vers Québec, avec un chargement de poisson etd’huile.

Pourquoi ces escales nocturnes, et pourquoi cemystère dans ses allées et venues ?

Ah ! dame ! c’est que le fisc al’œil aussi vigilant que le bras long, et que l’Espérancen’était pas tout à fait en règle avec cette belle institution.L’audacieuse petite goélette, tout en conservant des alluresextrêmement débonnaires, n’était rien moins que la plus hardiecontrebandière du Saint-Laurent et se moquait sous cape de tous lesdouaniers de Sa Majesté, au Canada. L’accise ne lui faisait paspeur, et elle se souciait comme de Colin-Tampon de ce monument desagesse appelé par nos législateurs : tarifdouanier.

Le gouvernement du Canada avait bien établi lelong du fleuve, aux principaux endroits d’escale, des agents dufisc, chargés de visiter les vaisseaux suspects et de constaterde visu s’ils ne portaient pas autre chose que ce quiétait mentionné dans leur acte de connaissement ;mais la goélette endiablée leur glissait entre les doigts comme uneanguille et semblait douée de quelque pouvoir magique, qui larendait invisible aux moments voulus. Fine voilière et d’unesolidité de charpente à tenir la mer en tout temps,l’Espérance pouvait défier la vigilance la plus active.Quand tous les honnêtes navires prenaient la voie ordinaire,c’est-à-dire longeaient la rive sud, pour se rendre à Québec, lacontrebandière, elle, se faufilait le long des échancrures de lacôte nord, ne marchant que la nuit, se cachant le jour dans lesfjords ou les baies les plus inexplorées. L’attendait-on auloin ? Elle louvoyait par le travers de la baie deMille-Vaches ! Était-elle guettée à la Traverse deSaint-Roch ? On aurait pu la trouver mouillée tranquillement àl’abri des hauts massifs de l’île à Deux-Têtes !

Telle était une de ces courses pleinesd’émotion fournies par l’Espérance, au moment où, dans lanuit du 20 juillet, nous faisons assister le lecteur à sonarrivée.

Comme sa contrebande consistait presqueexclusivement en boissons spiritueuses, dont les droits venaientd’être fortement augmentés, nous ne surprendrons personne en disantque, de la quille au pont, de l’étrave aux cabines de l’arrière,elle était bondée de barils et de tonneaux. Il s’exhalait de cettecargaison les odeurs les plus équivoques, les parfums les moinsdéfinis. C’étaient des effluves d’huiles, des senteurs de poisson,des arômes de gin, – le tout confondu, mêlé, sans caractère précis,à déconcerter le nez le plus subtil, même celui d’un douanier.

Un beau désordre régnait dans cette cale àtout mettre ; mais ce désordre n’était qu’un effet del’art ; il n’était qu’apparent et servait à masquer unerépartition intelligente.

À peine la goélette fut-elle maintenue par samaîtresse ancre, qu’une chaloupe s’en détacha et vint atterrir aufond de la crique.

Des trois hommes qui la montaient, un seulsauta à terre, tandis que les deux autres maintenaient la chaloupeà flot.

L’homme qui venait de débarquer – un beaugrand garçon de vingt-cinq ans à peu près – s’avança avecprécaution vers le tunnel de verdure formé par le ravin entrevu parAntoine Bouet, lors de son premier voyage. Il démasqua le foyerd’une lanterne sourde et disparut bientôt sous les rameauxentrelacés des sapins.

Après avoir avancé d’une quinzaine de pas enligne directe, le visiteur tourna brusquement à gauche et disparutsous une voûte de rochers en surplomb, au-dessus du ravin. C’étaitune sorte de cache naturelle, complètement ensevelie et masquée parla verdure environnante. Elle pouvait mesurer huit ou six verges entous sens. On eût dit que les eaux du torrent, à une époquereculée, s’étaient ruées pendant des siècles sur cette partie duroc, l’avaient entamée, creusée, jusqu’à ce que, rencontrant ungranit inattaquable, elles avaient dû se frayer un chemin par uneautre voie, filtrer à travers les fissures qui béaient encore auxparois, puis se creuser vers la mer le sillon rocheux que venait deparcourir l’homme à la lanterne.

Celui-ci promena sa lumière autour de lui,examina tous les enfoncements et se rendit même compte de ladisposition de certaines pierres détachées, qui jonchaient le sol.Cela fait, il déposa sa lanterne par terre et se dirigea vers untrou profond, s’ouvrant sur la droite de la cache.

Un sourire de satisfaction illuminait safigure.

Arrivé en face du trou, l’homme se baissa et ydisparut jusqu’à mi-corps, cherchant avec ses mains quelque chosequ’il s’attendait à rencontrer de suite, sans doute, car ilsemblait y aller à coup sûr.

Ses mains ne touchèrent que les parois humidesde l’excavation !

L’homme retira ses épaules du trou et, d’unbond, se trouva sur pied.

– Quelqu’un est venu ! s’écria-t-il d’unevoix sourde ; nous sommes découverts !

Et, sortant précipitamment de la cache, ils’engagea dans le ravin, pour rejoindre la chaloupe. Mais, à cemoment, une forte détonation réveilla tous les échos du voisinage,et une balle vint ricocher sur les pierres, à quelques pouces duvisiteur nocturne.

Ce coup de fusil semblait partir de la crêtemême du couloir rocheux, au fond duquel cheminait notre inconnu, àen juger par la forte odeur de poudre brûlée qui se répanditjusqu’à lui.

– Faut-il être bête pour manquer un homme desi près ! ricana-t-il, en sortant aussitôt un pistolet de sapoche et tirant au jugé.

Un éclat de rire strident répondit seul à cenouveau coup de feu. Puis tout rentra dans le silence.

Le marin ne s’amusa pas à attendre la ripostede son mystérieux adversaire. Hâtant le pas, il rejoignit sescamarades de la chaloupe.

Ceux-ci, du reste, avaient entendu les deuxdétonations et arrivaient au pas de course.

– Qu’est-ce qu’il y a donc ?demandèrent-ils à la fois.

– Il y a que notre cache a été découverte etque le découvreur vient de me flanquer un coup de fusil !répondit tranquillement l’homme à la lanterne.

– Vous êtes blessé, capitaine ? firentvivement les deux autres.

– Pas le moins du monde, mes amis, répliquacelui que l’on venait d’appeler capitaine, – et qui n’était autreeffectivement que le commandant de l’Espérance. – Legaillard qui m’a canardé presque à bout portant peut se vanterd’être un fier maladroit…

– C’est fort heureux pour vous, interrompit undes matelots.

– À moins qu’il n’ait trop bu de l’eau-de-vieque nous avions laissée dans la cache, acheva le capitaine.

– Quoi, le petit baril ?…

– Disparu, enlevé, bu probablement.

– Halloh !… Mais c’est grave,ça !

– Très grave.

– Qu’allons-nous faire ?

– Tonnerre d’un nom !… fouiller l’île etnous emparer du curieux.

– Mais s’il y en a plusieurs ?… si c’estune famille, par exemple ?

– Nous aviserons avant d’opérer ledébarquement. L’essentiel, pour le quart d’heure, est de savoir àqui nous avons affaire.

– À vos ordres, capitaine.

– Vous allez retourner à bord et dire ausecond Marcel de ne garder que Jean avec lui et de m’envoyer unecouple de fusées, l’une bleue, l’autre rouge. La fusée rougeindiquera que tout va bien sur l’île et qu’il n’y a pas à s’occuperde nous ; la fusée bleue, au contraire, devra le mettre surses gardes, et il s’apprêtera à lever l’ancre au moindre indice,pour gagner la côte nord, le long des caps. Est-ceentendu ?

– Compris, capitaine.

– Maintenant, allez vite et prenez vos armes àbord. Pour moi, je vais me dégourdir un peu, en vous attendant.Vous me trouverez ici ou dans le voisinage.

Les deux matelots s’éloignèrent. Resté seul,le capitaine se prit à arpenter la petite plage de la crique,réfléchissant à l’étrange événement de tout à l’heure. Il avaitbeau tourner et retourner dans son esprit la tentative de meurtredont il avait failli être la victime, aucune explicationsatisfaisante ne se présentait…

– Bah ! fit-il insoucieusement, quandbien même on découvrirait aujourd’hui le secret de la cache, le malne serait pas grand : c’est ma dernière expédition, Dieumerci !… Oui, mais il faut la mener à bonne fin… J’ai là unecargaison qui me coûte les yeux de la tête et qui est toute mafortune… Si tout cela allait être confisqué !… Brrrou !rien qu’à y penser, je me sens froid dans le dos et le cœur mechavire… Chère Anna ! elle serait perdue pour moi… oui perdue,car je ne l’épouserais pas sans être moi-même aussi riche qu’elle.Les mauvaises langues de l’île gloseraient-elles de la bellefaçon ! Non, non, la Providence ne m’abandonnera pas audernier moment, et j’arriverai à bon port – à moins de trahison,s’entend. Mais qui donc pourrait me trahir à Saint-François ?…Je n’y ai pas un ennemi, que je sache. Au contraire, je me sensaimé de toutes ces braves gens… Allons, quelle mouche m’a doncpiqué, que me voilà tout songeur, comme si j’avais à mes troussesla légion entière des douaniers de Québec !… Chassons cesvilaines idées et pensons plutôt aux joies du retour !

Tout en monologuant de la sorte, le jeunecapitaine avait doublé une des pointes qui enserrent la crique ets’était engagé machinalement sur la grève qui regarde l’île auxReaux.

Il continua de marcher ainsi pendant unedizaine de minutes, sans s’apercevoir qu’il s’éloignait notablementde son point de départ.

Un quartier de lune brillait de temps à autreentre de grandes masses de nuages et inondait d’une vague clarté lagrève solitaire. Les grands arbres allongeaient leur ombre sur lesable jaune ; et le capitaine prenait un singulier plaisir àrêver ainsi, seul, loin de tout regard importun, à l’objet de sescontinuels rêves… Et puis, cette douce mélancolie du retour aupays, à la paroisse, au foyer, que chaque voyageur a plus ou moinsressentie, le prenait au cœur et le berçait sur ses vagueslangoureuses…

Il marchait, il marchait toujours.

Le sable doux et fin de la plage étouffait lebruit de ses pas. Quant à l’agression de tout à l’heure, il n’ypensait seulement plus : car chez lui l’insouciance du marins’alliait au courage de l’homme fortement trempé.

Arrivé en face des premiers contrefortsméridionaux de l’île, le capitaine fut soudain distrait de sespensées par la vue d’une lumière qui brillait à quelques distanceen avant de lui.

Cette lumière, bien faible, du reste, semblaitfiltrer à travers les parois rocheuses de la falaise et projetaitune vague traînée blanche jusque sur le sable de la grève.

– Tiens ! les grottes seraient-elleshabitées maintenant ? se dit le capitaine, en s’arrêtant. Aufait, pourquoi pas ? continua-t-il dans sa pensée : il mesemble que le coup de fusil de tout à l’heure n’a pas été tiré parles anges. Voilà justement l’affaire : mon assassin estlà !

Aussitôt cette conclusion arrêtée, le marinprit son parti. Il visita soigneusement les capsules de sonrevolver et se disposa à aller reconnaître son ennemi inconnu.

Mais, à ce moment même, un cri perçantretentit dans les grottes – cri de femme affolée, suprême appel ausecours. Le capitaine tressaillit de la tête aux pieds et s’élançadans la direction des falaises.

Chapitre 2Dans la gueule du lion.

 

– Cette voix ! murmurait le capitaine,tout en courant. Mais il n’eut guère le temps de s’abandonner à sesréflexions, car le trajet était court. En moins d’une demi-minute,le jeune homme avait le nez dans la fissure où tremblait le rayonde lumière observé quelques instants auparavant. De là, il entenditparfaitement une voix irritée qui proférait les plus horriblesmenaces, auxquelles on ne répondait que par des sanglots.Évidemment, il y avait là deux personnes, dont l’une semblait êtreune femme, à en juger par le timbre de sa voix, et l’autre unhomme, qui abusait de sa force. C’en fut assez pour votre chevaliererrant.

– Attends un peu, coquin ! grommela-t-il,en cherchant à renverser une lourde pierre qui fermait l’entrée dela fissure. Mais la pierre ne bougea même pas.

Le marin eut beau redoubler d’efforts,s’arc-bouter de toutes les façons, rien n’y fit : l’énormebloc demeura immobile. On l’eût dit assujetti à l’intérieur par depuissants étais.

– Tonnerre d’un nom ! commentfaire ? se dit le marin. Du train qu’il y va, cet animal estcapable de tout, même d’un meurtre.

En effet, comme pour confirmer les craintes dujeune homme, les éclats de voix et les sanglots redoublèrent àl’intérieur, pendant que le mot : grâce !retentissait à chaque seconde, avec des intonations d’agonie.

– Misérable ! rugit le capitaine, en seprécipitant avec une force surhumaine contre la pierre qui leséparait de la femme en détresse, misérable ! que je terejoigne, et tu vas en voir de belles !

Ses genoux se raidirent, ses bras secrispèrent, sa poitrine haleta ; mais l’infernale pierre tintbon, ne reculant que de quelques lignes.

Il s’arrêta, épuisé par un aussi violenteffort. La colère et l’impuissance lui donnaient des vertiges.

– Allons ! un peu de calme, se dit-il ens’étreignant le front… ou je vais commettre quelque bonne grossebêtise… Mais cette voix ! cette voix !… Oh ! si jene la savais pas en sûreté chez son père adoptif, jejurerais que c’est elle !… Quelle folie !Allons, encore une fois, du calme, tonnerre ! il y a là unefemme en péril, qu’il faut sauver.

Renonçant alors à l’idée de pénétrer par laforce jusqu’à la malheureuse qui appelait au secours, le capitainecolla son œil contre la fissure et chercha à voir ce qui se passaitdans les grottes.

Une étroite ouverture triangulaire, nonobstruée par la pierre servant de porte, lui permit d’embrasser lapremière de ces grottes.

Elle était vide. La seconde, au contraire,laissait échapper des gerbes lumineuses par le couloir decommunication.

C’était là que se passait le drame, là que semêlaient les cris et les sanglots. Mais ni l’un ni l’autre desacteurs ne se voyaient.

Le commandant de l’Espérance, renduprudent par l’inutilité de ses efforts, passa le canon de sonrevolver dans le trou resté libre, le dirigea vers le couloirlumineux et demeura immobile, attendant une occasion favorable.

– Montre-toi seulement le bout du nez, monanimal, et ton affaire est faite ! disait-il mentalement aubrutal inconnu.

Cependant, le tapage continuait dans la grottedu fond. Le mari ou l’amant de la femme éplorée avait tour à tourdans la voix des accents de prière et de féroces intonations decommandement. La femme ne faisait que gémir et ne répondait pas. Cequi semblait exaspérer son compagnon et le faisait se griser avecses propres imprécations.

Entre autres phrases débitées d’une voixsourde, le capitaine saisit celles-ci, qui furent pour lui un traitde lumière, un véritable coup de foudre :

– Mais, ne sais-tu pas, jeune fille, que jesuis seul au monde à connaître ta retraite… que tes parents, tesamis de Saint-François te croient morte depuis le jour où tu asdisparu !… qu’on a fait inutilement toutes les recherchespossibles pour te retrouver !… Ignores-tu cela ?… Tun’existes plus que pour moi : il faut que tu sois la femme deTamahou.

– Jamais ! se récria la voixféminine ; jamais ! je me tuerai plutôt.

– Écoute, reprenait l’homme avecirritation : je t’ai respectée, je t’ai logée jusqu’à présent,sans compensation de ta part… C’est fini : je te veux et jet’aurai ! Mes nerfs étaient amollis par la fatigue et lacrainte, mais le baril d’eau-de-feu que j’ai volé ce matin à tonamoureux m’a remis du cœur au ventre. Me voilà redevenu le Tamahoud’autrefois, le terrible Tamahou des rives de la Mistassini.

La jeune femme avait poussé un cri étouffé,qui eut un effrayant écho en dehors des grottes.

Tamahou poursuivit, avec un sinistrericanement :

– Quant à cet amoureux qui cache sacontrebande dans les trous les plus invisibles de l’île àDeux-Têtes et sur lequel tu as jeté ton dévolu, n’y compte plus, mafille, car je viens de lui flanquer un coup de fusil, comme ildébarquait de sa goélette. Il est là-bas, couché dans le ravin dunord de l’île.

En entendant ces cruelles paroles, Anna – quetout le monde a reconnu, sans doute – poussa un cri terrible etperdit connaissance.

Un hurlement de rage lui répondit du dehors,accompagné d’une forte détonation et de coup furieux sur le bloc degranit qui fermait l’entrée des grottes.

Le capitaine avait reconnu, dans la femmeagonisante, son Anna bien-aimée ! Il se ruait comme un fou surles pierres de la falaise, déchirant ses poings aux arêtes,bondissant comme un lion en cage.

– Ah ! maudit ! maudit !haletait-il, que j’arrive à toi, que je brise cette pierre, et nousallons rire !… Attends ! attends ! il faudratoujours bien que j’entre d’une manière ou d’une autre !

Un cri aigu :« Charles ! » lui répondit de l’intérieur, pendantque Tamahou passait comme la foudre dans la première grotte ets’emparait de son fusil.

– Oui, Anna, c’est moi !… Ne crains rien,j’arrive ! exclama le capitaine Hamelin, redoublant d’effortsimpuissants.

Un sinistre ricanement, suivi d’un coup defusil presque à bout portant, fut la réponse à ces efforts.

La balle alla s’aplatir contre la pierred’entrée, et une épaisse fumée satura l’air des grottes.

Le commandant de l’Espérance ripostaavec son revolver, mais sans effet, lui aussi, car Tamahou s’étaiteffacé le long de la paroi latérale.

Il y eut une courte trêve – les deux ennemisreconnaissant, l’un, qu’il était inexpugnable, l’autre, qu’iln’arriverait jamais à forcer le lourd bloc de granit derrièrelequel il trépignait.

Ce fut le Sauvage qui, le premier, reprit lesopérations :

– Eh bien ! mon brave capitaine, dit-ilavec un ricanement goguenard, qu’attends-tu pour arriver jusqu’à tabelle fiancée, comme tu viens de le promettre ?… Je suis icipour te faire les honneurs du logis… Mais hâte-toi, car je connaisun certain Tamahou, fort joli garçon, qui pourrait bien te couperl’herbe sous le pied. Imagine-toi que ce gaillard-là est tombéamoureux, lui aussi, de la jolie fille de Saint-François et qu’il apoussé l’indélicatesse jusqu’à l’enlever et la transporter dans sacabane !… Fi ! le vilain séducteur !… Enfin, queveux-tu, beau capitaine ?… Je l’aimais comme la prunelle demes yeux, – et ce que le libre enfant des bois convoite, il le luifaut ! Vous autres, chiens de blancs, vous n’êtes que devieilles femmes et vous tremblez sans cesse… Allons, dépêche-toi,craintif amoureux, car si, dans cinq minutes, la petite face pâlen’est pas en ton pouvoir, je m’en empare, foi deMontagnais !

Toute cette tirade fut débitée d’une voixnarquoise, presque aimable, mais elle cachait une ironie terrible.Tamahou, sous l’influence des spiritueux, n’était jamais plus àcraindre que lorsqu’il badinait.

Heureusement, le bouillant capitainen’entendit rien de cet odieux persiflage. Dès les premiers mots duSauvage, il avait escaladé la falaise, comme un chat, s’aidant despieds et des mains, s’accrochant aux saillies du roc, se suspendantaux racines, en proie à une idée qui venait de surgir dans soncerveau enflammé.

– Un levier ! s’était-il dit, si j’avaisun levier, cette maudite pierre céderait ! Et il avaitaussitôt grimpé tout droit au-dessus de lui, en vrai gibier qu’ilétait.

Une fois sur le plateau, il avisa une fortebranche, sur un des cinq bouleaux que le lecteur connaît. Elle setrouvait bien à une dizaine de pieds du sol, mais cettecirconstance n’embarrassa pas le capitaine. Il se hissa rapidementsur le tronc lisse du bouleau, atteignit la branche, s’y suspenditpar les mains et en gagna l’extrémité libre. Une fois là, il sehaussa jusqu’à mi-corps, par un brusque effort des poignets, puisse laissa retomber à la longueur de ses bras…

L’effet attendu se produisit : la branchecassa près du tronc. Mais un autre effet – inattendu, celui-là – seproduisit en même temps : c’est que le capitaine, en touchantle sol, s’y engouffra, comme si une trappe se fût dérobée sous sespieds.

Absolument comme dans les contes defées ! Par un étrange hasard, le commandant del’Espérance venait de choir justement dans le trou ouvertpar Antoine, quelque temps auparavant. Or, les branchages et legazon que Tamahou avait disposés à la hâte sur cette fosseendiablée n’avaient pu résister au choc, et le capitaine venaittout bonnement de passer à travers.

Charles Hamelin fut quelque temps avant de seremettre de cette chute inattendue. Il ne comprenait absolumentrien à ce qui venait de lui arriver et se demandait sérieusements’il ne rêvait pas.

Cependant, sous l’influence du cauchemar ouéveillé, il ne perdit pas la tête. Étendant les mains en avant delui, il hasarda quelques pas dans le sombre boyau où s’était engagéle beau parleur, après une déconfiture semblable.

Le résultat fut le même, c’est-à-dire que lecapitaine se vit bientôt arrêté par le fond du cul-de-sac. Mais, ceque n’avait pu voir Antoine et ce qu’il distingua parfaitement,lui, ce fut une vague lueur estompant à ses pieds la lourdeobscurité du boyau.

Hamelin se baissa et se mit à sonder ce quilui semblait être une percée à travers la falaise. C’était bien uneouverture, et une ouverture suffisante – on l’a vu – pour livrerpassage à un homme de taille ordinaire… Seulement, au lieu deconduire à l’air libre, ce nouveau boyau s’enfonçait dansl’intérieur du cap.

Le capitaine, n’ayant pas le choix, s’y laissahardiment glisser et déboucha, en un clin d’œil, dans la caverneoù, quelques instants auparavant, il aurait donné sa vie pourarriver.

C’était là que gisait, garrottée et presqueévanouie, la malheureuse Anna !

Deux cris, mêlés de joie et de douleur,s’échangent… Mais, avant qu’une seule autre parole ait étéprononcée, Tamahou surgit de la grotte voisine… Comme un furieux,il se rue sur le capitaine Hamelin, le frappe violemment à la tête,le renverse… Alors, courbé sur son adversaire vaincu, l’écrasant deson genou, l’étouffant de sa main gauche, il tire un poignard de saceinture et le tenant levé au-dessus de la poitrine dumarin :

– J’ai ta vie ! hurle-t-il.

– Pas encore ! réplique le capitaine,cherchant à prendre son revolver.

Mais l’arme a roulé à terre pendant lalutte ; elle gît à trois pieds de là, trop loin pour êtreatteinte, trop près pour ne pas être aperçue du Sauvage.

Tamahou, qui a vu le geste et ledésappointement de son ennemi, fait entendre son ricanementdiabolique.

– Aoh ! tu vois bien que tu es à ma merciet que tu vas mourir !… et mourir sous les yeux de ta belle,encore ! Et il brandit son poignard, comme pour lefrapper.

Anna poussa un cri déchirant… Le capitaineferme involontairement les yeux… Mais le poignard ne s’abaisse pas…Une idée infernale a traversé la tête de Tamahou.

– Aoh ! fait-il de nouveau, s’adressant àla jeune fille toute pâle d’effroi, veux-tu sauver la vie de cethomme ?

– Oui, oh ! oui !… Que faut-il queje fasse ? Dites ! répond avec précipitationcelle-ci.

– Me jurer que tu seras ma femme.

– Jamais !

– Alors, il va mourir.

Et le poignard dessine dans l’air unemenaçante arabesque.

– Arrêtez ! arrêtez ! s’écrie Anna,folle de terreur.

Le Sauvage se retourne à demi et, sansdéranger son arme :

– Consens-tu ? demande-t-il.

– Anna, je vous défends de dire oui !articule fortement le capitaine. Aussi vrai que je m’appelleCharles Hamelin, si vous consentez à une pareille monstruosité, jeme tuerai sous vos yeux.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! sanglote lamalheureuse enfant, se tordant dans ses liens. Cette fois, rien nepouvait sauver le capitaine… Le poignard s’abattit, rapide…Cependant, il n’atteignit pas encore son but.

Par un effort surhumain, le commandant del’Espérance venait de dégager son bras gauche et d’arrêternet le poignet de Tamahou, dans son puissant essor…

Mais la lutte ne pouvait être longue… LeMontagnais, fou de rage, hurlant comme un possédé, retint le brasdroit du capitaine sous son genou gauche et unit ses deux mainspour vaincre la résistance de sa victime. Le poignard s’abaissait,s’abaissait, lentement, irrésistiblement… Une sueur abondantecoulait des tempes du capitaine, dont les veines saillaient commeun réseau de cordes… Anna, la langue paralysée, se sentaitmourir…

– À moi ! à moi ! cria le malheureuxHamelin, dans un suprême effort.

Miracle !… Comme si cet appel d’agonieeût été entendu du dehors, la pierre d’entrée de l’autre grotte futviolemment renversée, et trois hommes, trois démons, bondirent surTamahou, qui fut saisi, arraché, réduit à l’impuissance, en moinsde temps qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.

C’étaient les marins de l’Espérancequi arrivaient à la rescousse.

Chapitre 3Où Tamahou l’échappe belle.

 

Le capitaine Hamelin, passablement malmené,mais sans blessures sérieuses, se releva aussitôt.

Après quelques mots de remerciement à sesbraves matelots, son premier soin fut de couper les liens quigarrottaient sa fiancée et de lui procurer les secours quenécessitait son état.

La pauvre jeune fille était complètementbrisée par la douleur physique et par l’effroyable scène de tout àl’heure. Elle essaya pourtant de se mettre sur son séant, mais elledut y renoncer, moulue qu’elle était par tout son corps. Lecapitaine et les matelots se dépouillèrent d’une partie de leurshabits et lui improvisèrent une couche plus confortable que songrabat, – ce qui parut lui procurer un peu de soulagement.

Elle put alors répondre d’une voix entrecoupéeaux mille questions qui se pressaient sur les lèvres de CharlesHamelin. Celui-ci, agenouillé près de sa couche, lui tenait sesmains et l’enveloppait d’un regard où se lisaient les sentimentsles plus divers : tendresse, colère et, par-dessus tout,stupéfaction.

– Anna, Anna, disait-il, c’est donc bienvous ! c’est donc bien toi que je retrouve ici !… Ta voixne m’a pas trompé ! mes yeux ne m’abusent pas !

– Hélas ! oui, c’est bien moi !gémit la malheureuse… En quel lieu et en quel état nousrevoyons-nous !

– C’est à n’y pas croire… Je me figure quenous faisons tous deux un mauvais rêve et que nous allons nouséveiller, moi dans la cabine de ma goélette, vous dans votre joliechambrette de chez ce bon père Bouet.

– Si c’est un rêve, voilà bien longtemps qu’ildure ! sanglota la jeune fille… Il me semble que je n’ai pasvu la lumière du jour depuis des mois…

– En effet, comment se fait-il ?… Depuisquand êtes-vous ici ?

– Depuis le 24 juin.

– Et nous sommes au 20 juillet !Ah ! le misérable qui a commis une action aussi infâme, il mefaut tout son sang ! Je veux lui arracher moi-même le cœur etme repaître de son agonie !… Je veux…

– Attendez, mon ami, fit doucement la jeunefille, retenant le capitaine prêt à bondir sur Tamahou :laissez-moi tout vous dire, tout vous raconter, avant de prendreune résolution.

– Soit, Anna, parlez ; ne me cachez rien.La fille adoptive de Pierre Bouet fit alors le récit de sesaventures, depuis la soirée du 24 juin, où elle fut enlevée,jusqu’à l’arrivée de son courageux sauveur. Elle glissa légèrementsur les souffrances de toutes sortes qu’elle eut à endurer de lapart de Tamahou ; mais elle ne voulut rien omettre descirconstances relatives aux démarches faites par les gens deSaint-François pour la retrouver. Hamelin l’interrompit à cetendroit de son récit :

– Vous dites, ma chère Anna, que vos amis del’île d’Orléans sont venus jusqu’ici même, sur le plateau quidomine ces grottes ?

– Oui, il y a environ quinze jours.

– Comment se fait-il qu’ils n’aient pasexploré les grottes ?

– Oh ! l’ouverture en était adroitementdissimulée et à l’abri de toutes les recherches…

– Pourquoi n’avez-vous pas crié, appelé ausecours, révélé votre présence d’une façon ou d’uneautre ?

– Tout cela m’était impossible : j’étaisliée et bâillonnée solidement.

– Oh ! le bandit !… Mais, alors, cemonstre de Sauvage s’attendait donc à des perquisitions !

– Oui, quelqu’un l’avait prévenu, dans lanuit !

– Quelqu’un de Saint-François ?

– Mon Dieu, oui… Je l’ai cru, du moins.

– Avez-vous reconnu cet homme… Voyons, machère Anna, il est très important que vous rappeliez vos souvenirs,car l’individu en question a dû être l’instigateur de votreenlèvement.

Anna ouvrit la bouche pour parler, mais,faisant un violent effort sur elle-même, elle garda le silence.

– Eh ! quoi ! Anna, vous voustaisez ! vous ne voulez pas nommer le traître qui est venu denuit avertir votre bourreau !

– J’ai pu me tromper, j’ai dû metromper : ce serait trop horrible.

– C’est donc un ami, un parent,peut-être ?

– Mon Dieu ! cet homme, qui ne savait pasêtre entendu de moi, apportait une si affreuse nouvelle – la mortde ma mère adoptive – que j’en perdis presque la tête le reste dela journée… Si bien qu’au départ des gens de Saint-François, quandil vint dire à son complice, par une fissure de la porte :Nous partons, tu peux être tranquille ! j’ai dû me tromper surle timbre de sa voix.

– C’est possible. Mais, enfin, ditestoujours…

– Non, décidément, je ne puis faire part demes soupçons, avant qu’ils se confirment… Je me reprocherais toutema vie une erreur qui entacherait la réputation d’un homme que jedois respecter, si je ne l’aime pas.

Le capitaine eut un geste d’impatience.

– Voilà de la générosité bien mal placée, machère Anna, je le crains. Peu importe ! je n’insiste plus, et,tout en vous admirant je ne puis m’empêcher de vous blâmer, car lenom de ce misérable simplifierait beaucoup les recherches… Quoiqu’il en soit, nous finirons bien par débrouiller cet écheveau,quand toute ma petite fortune devrait y passer.

– À quoi bon ! répliqua, en joignant lesmains, la pieuse jeune fille. Remercions plutôt la Providence quime tire de cette douloureuse épreuve.

– Anna, répondit le marin ému, vous êtes unesainte et je devrais m’agenouiller devant vous ; mais je nesuis, moi, qu’un mortel ordinaire, sujet aux passions quibouleversent l’âme, et j’ai bien peur de ne pouvoir, comme vous,étouffer la voix qui gronde dans ma poitrine et me crie :Vengeance !

– Mon cher Charles, la vengeance appartient àDieu : lui seul sait manier cette arme redoutable.

Le capitaine ne répondit pas. Se penchant versun des matelots confiés à la garde du prisonnier, il lui ditquelques mots à voix basse. Puis tout haut :

– Mes amis, il s’agit maintenant deconfectionner une sorte de brancard pour transporter cette jeunedame jusqu’à la chaloupe. Je compte sur votre habileté.

– Oh ! capitaine, nous ferons de notremieux, soyez-en sûr.

– Bien. Allez, mes marsouins. Je vousrejoindrai tout à l’heure. Les matelots obéirent, emportant maîtreTamahou, qui n’avait encore ni bougé, ni desserré les dents.

Charles et Anna restèrent seuls. Pendant unebonne demi-heure, ils s’entretinrent, passant en revue lesévénements extraordinaires survenus depuis peu : l’apparitionde ce Sauvage inconnu de tous, le rapt accompli selon touteapparence pour le compte d’un autre, la mort de Marianne arrivéecomme un coup de foudre, enfin les recherches opérées jusque surdes îlots déserts…

Tous deux demeurèrent convaincus que le vraicoupable ne pouvait être Tamahou, que ce dernier n’avait été que lebras qui exécute, tandis que la tête, l’auteur de l’enlèvement,restait à trouver… Mais, quel était ce mystérieux ennemi ?…Qui avait intérêt à ce qu’Anna disparût ?…

Chacun des deux interlocuteurs avait, sans nuldoute, ses soupçons plus ou moins fondés là-dessus ; mais, parune entente tacite, ni l’un ni l’autre ne laissa rien percer de cequ’il pensait.

Quand cette conversation fut épuisée, lecapitaine sortit des grottes, priant la jeune fille de l’attendrequelques minutes, pendant qu’il irait donner ses derniers ordrespour le retour à bord.

Il pouvait être trois heures du matin.

L’obscurité, moins profonde, se laissaitpénétrer par cette vague clarté qui précède l’aube. La mer, tout àfait haute, battait la grève de ses grosses volutes blanches,tandis qu’au large la brise fraîchissante la faisait moutonner,comme si elle eût été en ébullition.

– Hum ! toussa le capitaine, une bellenuit pour l’Espérance ! Décidément, j’avais tort dem’alarmer.

Tout en faisant cette réflexion, Hamelin, sedirigeait rapidement vers le nord, longeant le pied de la falaise.Il arriva bientôt à un coude de rocher, formant saillie. Derrièrecet angle se tenaient les matelots, avec leur prisonnier. Unetorche de sapin, fichée dans le sable, éclairait la scène.

– A-t-il parlé ? demanda rapidement lecapitaine.

– Pas un traître mot, répondit un desmarins : c’est à le croire muet comme une écrevisse.

– Ah ! ah ! voyons si je serai plusheureux.

S’approchant de Tamahou :

– À nous deux, coquin ! lui dit-il, lesdents serrées par une colère soudaine. Les rôles sontchangés ; c’est toi maintenant qui es en mon pouvoir… Jet’avertis que tu n’as plus affaire à une jeune fille sans défenseet que si tu barquines le moindrement…

Un geste de menace acheva la phrase. Tamahoucroisa son regard dédaigneux avec celui du marin, mais il netressaillit même pas.

– Quand je vous disais que ça n’a pas delangue, ce chien de mer-là ! fit observer le matelot qui avaitdéjà parlé.

– Je la lui délierai bien, moi, la langue,riposta Hamelin. Puis, s’adressant de nouveau à l’impassibleSauvage :

– Assassin ! bandit ! lui cria-t-ild’une voix sifflante qui trahissait une rage concentrée, avant demourir, il faut que tu parles, que tu dises pourquoi tu as volécette jeune fille.

– Pourquoi je l’ai volée ! ricanaTamahou, encore abasourdi par les fumées de l’ivresse. Hé !mais, apparemment, parce qu’elle m’avait tombé dans l’œil…

– Infâme !

– Et que j’en voulais faire l’ornement de macabane.

– Tu mens, misérable ! Cette jeune fille,tu ne l’avais jamais vue… Tu n’as commis une action aussi lâche,que parce qu’une personne de Saint-François t’en avait chargé… Lenom de cet homme ?

Le Sauvage garda le silence, trop fier pourmentir, trop brave pour trahir.

– Parleras-tu ? rugit Hamelin, bondissantsur le prisonnier et le secouant rudement.

– Frappe, frappe, noble capitaine : iln’y a pas de danger ! se contenta de répondre Tamahou,montrant ses mains liées.

Le capitaine, un peu honteux, se releva d’unsaut et se mit à arpenter la plage pendant une minute… Puisrevenant vers les matelots :

– Pas de niaiserie, dit-il, et pas de faussegénérosité ! il faut que cet homme parle, il nous faut le nomde son complice.

– C’est cela : oui, oui ! firent lesmarins ; nous allons lui délier la langue.

– Avez-vous un moyen ?

– Nom d’un cabestan ! ce serait beau devoir que les gabiers de l’Espérance n’eussent pas, dansleur soute aux idées, de quoi faire parler les muets !répondit un des matelots, grand gaillard efflanqué comme un poteaude télégraphe et, pour cette raison, surnommé laGaffe.

– Eh bien ! la Gaffe, je te donne carteblanche.

– Ça va être vite fait. Approche ici un peu,Francis. As-tu les fusées ?

– Oui.

– Arrache une des mèches.

– Voilà.

– Bien. Insinue-moi-la délicatement entre lespouces de ce gentleman… Y es-tu ?

– J’y suis.

– C’est bon. Quelques tours de ficellemaintenant pour épicer ces deux bouts d’amarre-là…

– Ça y est. La Gaffe sortit alors de sa blagueà tabac un étui de fer-blanc, dans lequel il prit une allumette,puis simulant le geste de la frotter sur sa cuisse, il dit auSauvage toujours immobile :

– Le nom de ton complice ?

Pas de réponse.

– Une ! fit la Gaffe, en frictionnant sonallumette. Puis il répéta :

– Le nom de ton complice ?

Même silence.

– Deusse ! articula le matelot,en approchant le souffre enflammé de la mèche.

Saisissant alors de la main gauche les brasliés de Tamahou, il demanda une dernière fois :

– Qui t’a chargé d’enlever la jeunefille ?… Le nom ?… Parle, et tu auras la vie sauve.

Les sourcils du Sauvage se froncèrent ;une légère rougeur envahit sa figure ; mais il demeuraimmobile et aucun son ne s’échappa de ses lèvres.

– Tant pis, tête de loup marin ! grondala Gaffe… Fallait parler !… Troisse !

Et il mit le feu à la mèche, qui se prit àsiffler.

Au même instant, une voix de femmecria :

– Arrêtez ! arrêtez !

Toutes les têtes se retournèrent. Anna surgitdu coude de la falaise et, se précipitant sur la mèche enflammée,la vaillante fille l’arracha d’un seul coup.

– Ah ! Charles, dit-elle, vous m’aveztrompée !… Comment pouvez-vous avoir le cœur de torturer un devos semblables, un homme sans défense ?

– Ma chère Anna, répondit le capitaine, vousoubliez que j’étais sans défense, moi aussi, il n’y a pas uneheure !… D’ailleurs, il est des circonstances où la générositéest hors de mise…

– Jamais !

– Et où l’on doit savoir hurler avec lesloups. Cet homme possède un secret qu’il nous faut lui arracher,coûte que coûte… Il s’agit de votre bonheur à venir, de votrehonneur, peut-être, mademoiselle ! acheva le jeune homme, unpeu dépité.

– Ne m’en voulez pas, mon bon Charles, sij’insiste ; mais abandonnez cet homme à la justice de Dieu,qui saura bien l’atteindre tôt ou tard… Fuyons cette île maudite etrendez la liberté à ce malheureux. Il a été dur pour moi, sansdoute ; il m’a souvent fait peur avec ses éclats de voix etses menaces… Mais, au moins, ajouta-t-elle plus bas, il m’arespectée !… N’est-ce là rien, Charles ?

– Vous le voulez, Anna ?

– Je vous en supplie.

– C’est bien : vous allez êtreobéie ! déclara le capitaine, avec une politesse un peufroide. Matelots, déliez ce misérable et… qu’il aille se fairependre ailleurs !

Puis il ajouta, s’adressant à Anna :

– Puissions-nous ne pas avoir à nous repentirde notre générosité !

Les matelots obéirent à contrecœur et mirentTamahou sur ses jambes. Cela fait, la Gaffe, qui jurait tout bascomme un païen, le conduisit un peu à l’écart et lui cria dans lesoreilles :

– File, et plus vite que ça, mon visage decuivre !… Si jamais je te rencontre !… Un grand coup depied acheva la phrase.

Tamahou se retourna comme un tigre, prêt àbondir… Mais il se contint, et faisant un geste de suprême menace,il disparut dans la nuit sombre.

– Maintenant, à la chaloupe, mes amis !cria le capitaine : nous n’avons pas une minute à perdre.Quand on s’empare d’une bête féroce et qu’elle nous échappe, iln’est pas bon de muser et d’attendre son retour.

– Vous avez raison, capitaine, grommela laGaffe : ça me dit que nous avons fait là une bonne grossebêtise… Décampons, c’est le plus sûr.

Anna, fatiguée par l’exploit qu’elle venaitd’accomplir, fut déposée sur le brancard construit par lesmatelots, et la petite troupe se mit en marche vers le nord,longeant les arbres qui bordent la grève.

Vingt minutes plus tard, on débouchait dans lacrique où les matelots avaient pris terre.

La chaloupe n’y étaient plus.

Machinalement, tous les regards se portèrentvers l’endroit où l’Espérance devait se balancer sur sesancres, à quelques encablures au large.

Mais la goélette, comme la chaloupe, avaitdisparu ! En escaladant les rochers, les marins purent lavoir, à un mille de là, filant, vent arrière et les voiles enciseaux, dans la direction de Québec. Alors un même cris’échappa de toutes les poitrines :

– Trahis !… nous sommes trahis !

Chapitre 4Où la Démone revient d’une excursion aux portes de l’enfer.

 

On se rappelle le cri de désespoir échappé àAmbroise Campagna, lorsqu’il vit la masure de la mère Démoneflambant comme une botte de paille.

– On nous a devancés, avait-il dit…Cette fois, la petite Anna est bien décidément perdue !

Ces deux phrases indiquent suffisamment que lebrave jeune homme voyait là s’évanouir sa dernière espérance deretrouver la fille de son ami Bouet ; elles ne laissent pas dedoute sur la conviction enracinée chez lui que les auteurs du raptn’étaient autres que la vieille sorcière et maître Antoine.

Or, le beau parleur, ayant eu vent, selontoute probabilité, de ce qui se tramait contre lui, venait de fairedisparaître sa complice, en mettant le feu à l’officine où elletripotait ses maléfices.

Pendant quelques secondes, Ambroise demeuraimmobile, se rongeant les poings de colère. Puis une voixdemanda :

– Qui peut nous avoir devancés ?

– Suffit ! je m’entends… réponditCampagna.

– Qui sait si la vieille n’est pas là-dedans,qui brûle comme une sorcière qu’elle est ? observa une autrepersonne.

– Bien sûr qu’elle y est ! grommelaAmbroise : c’est même ça qui me chiffonne.

– Peut-être serait-il encore temps de lasauver ! hasarda un troisième.

– Es-tu fou, Cyprien ? fit-on…Holà !… Aïe !… que fais-tu Ambroise ?… Ausecours !… Il est perdu !

Ces exclamations avaient, certes, leur raisond’être. En effet, à la supposition qu’il serait peut-être temps desauver la Démone, Campagna n’avait fait « ni un nideux »… Il s’était élancé dans la maison, enfonçant la ported’un coup de pied, et avait disparu au milieu des nuages defumée.

Dix secondes, dix siècles, s’écoulèrent ;puis on vit surgir Campagna par la porte opposée, tenant dans sesbras un informe paquet, qui n’était rien moins que le corps de lasorcière.

Toute cette scène – l’arrivée sur les lieux,les phrases échangées et le sauvetage – s’était accomplie en moinsde deux minutes ; et pourtant le vieux toit de pieuxentrelacés de chaume s’effondra aussitôt qu’Ambroise fut sorti.

Il était grand temps… Mais à quoi bon ce coupde bravoure ? La Démone était morte, sans aucun doute, à moinsque les sorcières ne soient à l’épreuve du feu.

Voilà ce que disaient les compagnonsd’Ambroise, tout en lui reprochant amicalement sa folletémérité.

Sans s’occuper de leurs observations, Ambroisedéposa sur le gazon le corps de la vieille, acheva d’éteindre lefeu qui avait pris à ses jupes et en dégrafa le corsage, de manièreà laisser pénétrer librement l’air dans la poitrine. Cela fait, ilpratiqua, pendant cinq bonnes minutes, la respiration artificielle– opération qu’il avait vu tenter avec succès sur un noyé, par lemédecin de l’Île.

Cette opération, très simple, du reste,consiste à rapprocher les coudes en avant de la poitrine, puis àles projeter en arrière, de façon à simuler aussi exactement quepossible le jeu naturel des poumons.

De temps à autre, Campagna penchait sonoreille sur le cœur de la vieille, cherchant à surprendre lemoindre battement, le plus faible indice de vie. Puis il reprenaitson mouvement de va-et-vient avec les coudes. Les autresfrictionnaient, frictionnaient, avec la plus louable émulation.

Un docteur en médecine n’eût pas mieuxfait.

Mais, hélas ! la tireuse de cartes avait,sans doute, rendu son dernier horoscope, car, malgré ces soinsintelligents, aucun tressaillement n’agita ses vieux membres, aucunsouffle ne vint à ses lèvres.

L’arrivée de voisins et voisines sur le lieude l’incendie – arrivée qui s’annonça par les exclamations les plusvariées – obligea Ambroise à suspendre la médication.

Il enleva le corps dans ses bras et dit à sescompagnons :

– Sauvons-nous… Je ne veux pas qu’on nous voitici.

– Mais… fit observer Cyprien Langlois, tu n’espas, je suppose, pour emporter ce cadavre ?

– Je ne l’abandonnerais pas pour cent louis,au contraire.

– Tu es drôle… Qu’en veux-tu faire ?

– Ce que j’en veux faire ?… L’instrumentde la justice divine.

– Comprends pas.

– Je n’ai pas le temps de t’expliquer… Plustard… Mais fuyons vite, sans être vus.

Et Campagna, pressant dans ses grands bras lecorps inanimé de la Démone, comme si c’eût été un trésor, prit sacourse dans la direction de la forêt.

Cyprien l’entendit murmurer :

– On ne sait pas… J’ai vu des noyés revenir àla vie, après deux heures de mort apparente. Langlois répondit,tout en emboîtant le pas :

– Oh ! pour ça, mon garçon, elle est bienmorte, j’en réponds. On arriva sans encombre à la lisière du bois.Ambroise commanda une nouvelle halte. Il déposa son sujetprès d’un arbre et recommença, sur nouveaux frais, l’opération detout à l’heure. Les autres crurent, cette fois, qu’il avait un« coup de marteau » et le laissèrent faire, sans luiaider.

Le fait est que maître Campagna y mettait del’acharnement et que, par cette nuit noire, il avait pas mal lesallures d’un vampire.

On le laissa donc opérer seul, nontoutefois sans se tenir à une distance respectable et sans jeterdes regards furtifs sur le bois sombre, où, la nuit, errent lesloups-garous et les esprits follets.

– Nous aurions fait mieux de rester chez nous,murmura Cyprien Langlois à l’oreille de Johnny Fiset. Ambroise faitdes choses !…

– Crédienne ! à qui le dis-tu ! Jedonnerais bien de quoi pour me voir dans mon lit.

– Sauvons-nous.

– Non pas. J’ai peur, mais je reste. Je n’aipas envie de mettre tous les loups-garous à mes trousses.

– Au fait… soupira Langlois, ils n’ymanqueraient pas, par une nuit comme celle-ci. Les deux amisrestèrent donc, mais ils n’étaient pas gros, satanécorbillard ! Cependant, Ambroise Campagna, quiopérait en toute conscience depuis un temps assez long,s’arrêta tout à coup. Quelque chose comme un tressaillement avaittraversé le corps de la Démone. Il alluma vivement une allumette etl’approcha des lèvres de la… morte. Les lèvres s’agitaientimperceptiblement ! Il colla son oreille sur le cœur…

Le cœur paraissait être le siège d’une sorted’ébranlement ; il semblait travailler sourdement à sa proprerésurrection !

Ambroise joignit les mains ets’écria :

– Elle vit !… Merci, mon Dieu ! Unedemi-heure plus tard, la Démone reposait dans un bon lit, chezAmbroise Campagna. Ce lit avait été installé dans l’endroit lemoins visible de la maison, au fin fond du grenier, car il entraitdans les plans du sauveur de la sorcière que tout le monde crût àsa mort.

Au moment de se séparer de ses compagnons,Ambroise leur dit :

– Mes amis, je vous demande le secret le plusabsolu sur les événements de cette nuit… Il s’agit de choses plusimportantes que vous ne le pensez… Jurez-moi de ne pas souffler motde ceci à personne… à personne au monde, vous entendez ?

– Nous le jurons ! firent lesinsulaires.

– Bien. Maintenant, séparez-vous et inventezune histoire quelconque pour expliquer votre absence.

– Sois tranquille : on se tirerad’affaire sans bavarder.

– Merci. Au revoir.

– Bonne nuit. Ambroise ferma sa porte auloquet et remonta vite auprès de la moribonde, où se trouvait déjàsa vieille mère, l’unique habitante de la maison, à part lui, entemps ordinaire. Ambroise était garçon, vieux garçon même, car ilallait avoir quarante ans. Le teint blanc, quoique un peu bronzé,les cheveux blonds, les traits accentués, mais corrects et dejoviale expression, il aurait pu, sans doute, trouver femme plutôtdix fois qu’une, s’il avait voulu, parmi les filles à marier deSaint-François ; mais il avait préféré vivre seul avec samère, veuve depuis douze ans, et garder sa chère liberté. Car ilétait d’humeur un peu vagabonde, ce grand garçon. Cultivateur,pêcheur, marin, il faisait un peu de tout, ne s’arrêtant à la mêmebesogne que juste le temps indispensable pour ne pas la finir toutà fait. Aussi ne se faisait-il pas de rentes, oh ! non !…Mais, enfin, il vivait bien, tout de même, d’autant plus que samère et lui n’étaient pas exigeants. Tel était Ambroise Campagna,le deuxième voisin à main droite, en regardant le fleuve, de notrevieille connaissance Pierre Bouet.

Le premier voisin n’était autre que la mère ducapitaine Hamelin, encore une veuve, encore une femme qui avait àpleurer la perte d’un époux, dans une de ces noyadesmalheureusement trop fréquentes à l’île d’Orléans.

Ambroise se rendit donc auprès de la moribondequ’il venait d’arracher aux flammes.

Si elle n’était pas morte, elle n’en valaitguère mieux. Froide, exsangue, raidie sur sa couche, elle respiraitpéniblement. Des soubresauts agitaient son maigre corps et, detemps à autre, ses yeux s’ouvraient démesurément, puis serefermaient soudain, comme pour fuir quelque vision terrible.

Vers l’aube, elle parut s’assoupir ; maisson sommeil ne dura guère plus d’une demi-heure. L’agitation lareprit avec un redoublement d’intensité… Ses mains, sans cesse enmouvement, ne faisaient que tirer les couvertures, comme pour lesramener sur sa tête… Puis les pieds se mirent de la partie, setrémoussant alternativement, pendant que la poitrine était soulevéepar une respiration courte et comateuse.

Le cerveau s’engageait…

C’était la crise, la lutte suprême entre lavie et la mort !

Cela dura près de quinze jours, avec desalternatives de mieux et de pire, qu’Ambroise suivait avec uneétrange anxiété. Il semblait que ce grand garçon, transformé engarde-malade, eût identifié sa vie avec la vie de la Démone, tantil mettait d’âpreté à combattre la maladie de sapatiente.

Quand les choses avaient l’air de prendrebonne allure, le digne homme devenait tout épanoui et murmurait, sefrottant les mains.

– Allons ! encore un peu de temps, et jesaurai tout… Elle parlera… Pourvu qu’il ne soit pas troptard !

Mais, dans les phases critiques que duttraverser la malade, il en était tout autrement, et Campagna juraitcomme un troupier.

– Cré nom ! grommelait-il, le diable s’enmêle, c’est sûr… Il attend sa proie et s’impatiente… Cette vieillepaïenne est capable de crever sans ouvrir la bouche.

Et le pauvre garçon se décourageait,s’arrachant les cheveux et maudissant le sort, qui tenait muette laseule langue de femme qu’il eût voulu voir déliée.

Une nuit, cependant, Ambroise éprouva uneviolente émotion et eut une lueur d’espoir.

Il était une heure du matin. Campagna, quiavait provisoirement transporté son lit auprès de la malade, afinde recueillir ses premières paroles, Campagna, disons-nous, seroulait dans ses draps, ne pouvant dormir. Soit qu’il fît tropchaud, soit que le flot de ses pensées le tînt éveillé, il avaitles yeux grands ouverts, il jonglait…

Tout à coup, la vieille s’agita sur sa coucheet se prit à marmotter des mots sans suite et mal articulés :« La mort… l’enfer… pénitence… Antoine… Oh ! »

Ses mains s’agitèrent, comme pour chasser uneapparition ; elle se tordit sur son lit ; une sueurabondante mouilla ses cheveux blancs… Puis elle parut se calmer ettomba bientôt dans un sommeil de plomb.

Le lendemain, quand Ambroise voulutl’interroger, elle ne put lui répondre, mais son regard avait moinsd’égarement, et il y avait une lueur de raison dans sa fixité.

Le jeune homme se reprit à espérer…

Le mieux se déclarait, et la centenaire allaitvivre.

Depuis lors, il ne la perdit pas de vue uneseule heure et ne cessa de la questionner sur la fille adoptive dePierre Bouet.

La vieille s’habituait à ce nom d’Anna, quisemblait arriver jusqu’à son intelligence et y faire naître untravail remémoratif.

Enfin, une nuit – celle du 21 au 22 juillet –vers deux heures du matin, la Démone se redressa dans son lit, semit sur son séant et, portant les deux mains à son front, s’écriad’une voix terrifiée :

– Vite !… Le voilà !… Ilvient ! il vient !… Le Sauvage !… L’île àDeux-Têtes !… Pauvre Anna ! Puis elle retomba sur sacouche, en proie à une crise effrayante. Ambroise Campagna sauta àbas de son lit, s’habilla à la hâte, prit son fusil et s’élançavers la grève. Un quart d’heure plus tard, sa chaloupe, toutesvoiles hautes, filait vers l’île à Deux-Têtes. La Démone avaitparlé !

Chapitre 5Les nouveaux Robinsons.

 

Revenons maintenant à nos amis de l’île àDeux-Têtes, que nous avons laissés dans une position assezcritique, comme se levait le soleil du 20 juillet.

Plus de goélette ! plus dechaloupe !…

L’une fuyant vers Québec, toutes voilesdéployées, à la barbe de son capitaine et de la majeure partie del’équipage ! l’autre disparue, enlevée, d’une façon encoreplus mystérieuse, puisqu’elle venait à peine d’être solidementancrée, à l’abri de la bourrasque, dans la petite baie !

Le capitaine et ses matelots, après avoir jetéle cri d’alarme rapporté dans l’avant-dernier chapitre, gardèrentun morne silence, suivant des yeux la silhouette de leur pauvrevaisseau qui s’effaçait peu à peu dans les brumes du matin.

Puis, quand ce ne fut plus qu’une tachegrisâtre au milieu des embruns du fleuve, Hamelin se laissa choirsur un rocher, en proie au plus profond accablement.

– Oh ! mes pressentiments !…murmura-t-il… Ruiné ! me voilà ruiné !… Je fais naufragejuste en arrivant au port ! Et il s’étreignit le front, de sesmains crispées.

En présence d’une douleur si étrange et siinexplicable pour elle, Anna demeura d’abord frappéed’étonnement ; mais sa vaillante nature secoua vite cetteimpression rapide. S’approchant du capitaine, elle lui parla avecdouceur et tendresse, trouvant dans son cœur toutes les raisonsimaginables pour lui prouver que le départ de l’Espérancepouvait être le résultat d’une erreur, d’un accident survenu,d’ordres mal interprétés, mais non d’une trahison et d’uncrime ; qu’il n’y avait pas là, après tout, de quoi se désoleroutre mesure ; que la goélette se retrouveraitcertainement ; que, la chaloupe fût-elle perdueirrémédiablement, ce n’était pas là un malheur suffisant pourabattre un homme fort… et que sais-je, encore ?

Hélas ! la pauvre enfant ne se doutaitguère que son fiancé jouait, depuis longtemps, la hardie, maisterrible partie de la contrebande, et que, selon toute probabilité,il venait de la perdre.

Quoi qu’il en soit, Hamelin parut se rendre augénéreux raisonnement de l’orpheline, bien qu’au plus profond deson être, il sentît un invincible découragement succéder à sesillusions d’autrefois. Non pas qu’il tînt à la fortune pour lesjouissances égoïstes qu’elle procure ! mais, s’il avait jouégros jeu et risqué beaucoup, c’était pour assurer une heureusevieillesse à sa mère et acquérir le droit d’épouser l’héritière dePierre Bouet, sans s’exposer à des soupçons et des commérages, dontsa fierté ombrageuse n’aurait pu s’accommoder.

Et voilà que, par une fatalité inouïe, aprèsavoir vaincu tous les obstacles, esquivé tous les périls, au momentmême où il allait jouir en paix du fruit de ses expéditionsaudacieuses, une trahison inexplicable le livrait à sa vieilleennemie, la Douane.

Car le commandant de l’Espérance nes’était pas un instant fait illusion en voyant sa goélette déplacéede son mouillage et filant vers Québec : la contrebandière,avec sa riche cargaison, était bel et bien tombée entre les mainsdes douaniers !

Seulement, il ne s’expliquait pas comment lachose s’était faite avec tant de secret et de rapidité. Il fallaitde toute nécessité que quelque chaloupe douanière, avertie par untraître au fait des agissements de l’Espérance, fût venues’embusquer dans les parages de l’île à Deux-Têtes et, de là, eûtguetté une occasion favorable pour opérer – occasion que ledébarquement du capitaine et de trois de ses hommes n’avait quetrop tôt fournie.

Tels étaient les pensées et les raisonnementsqui se heurtaient dans la tête de Charles Hamelin, pendantqu’affaissé sur le sol, il écoutait les bonnes paroles d’Anna.Pensées et raisonnements qui n’étaient pas de nature à lui releverle moral, il faut l’avouer !

Quant aux matelots, groupés à l’écart, ilsrespectaient la tristesse de leur capitaine et paraissaient aussiaffectés que lui, mais d’une façon différente.

Une sourde colère, mêlée de stupéfaction, selisait dans leurs regards fixés vers le point du fleuve oùdisparaissait l’Espérance. Les poings serrés, silencieux,et plantés fermes sur leurs jambes, ils avaient l’air de n’en pascroire leurs yeux et de trouver la plaisanterie un peu forte… Onaurait dit qu’ils s’attendaient d’une minute à l’autre à voir lagoélette virer de bord et tirer des bordées pour revenir àl’île.

Mais elle s’envola tout à fait, comme nousavons dit, et la Gaffe exhala un formidable juron, qu’amortitheureusement un non moins formidable soupir :

– Cré nom !… c’est qu’elle est partiepour de bon, oui-dà !

– C’te bêtise ! ricana sèchementFrancis : comme si une honnête goélette pouvait s’amuser àjouer des tours à ses matelots !

– Et la chaloupe ?

– Partie aussi, donc !

– De sorte que nous voilà prisonniers, commeRobinson Crusoé dans son île ?

– Tout juste.

– Que penses-tu de cela, Francis ?

– Et toi, Thomé ?

– Oh ! moi, je pense que ça ne sent pasbon ! répondit le troisième matelot, hochant la tête.

– Pas bon ? pas bon ? gronda laGaffe, en serrant les poings avec une colère contenue : jevous dis, moi, que ça pue, que ça pue la douane, la police, et toutle tremblement, nom d’une drisse de pavillon hollandais !

De toute évidence, cette conclusion énergique,les deux camarades de la Gaffe la partageaient entièrement, car ilsne répondirent pas, se contentant de mâcher leur chique avecfureur.

Le capitaine s’était levé, d’ailleurs, et,après avoir inspecté une dernière fois le fleuve, il s’approchad’eux.

– Mes amis, dit-il, la goélette est partie, lachaloupe disparue… Comment ? pourquoi ?… Je n’en saisrien et n’ai pas à m’en occuper pour le moment. L’essentiel est desortir d’ici le plus vite possible : n’est-ce pas votreavis ?

– Sans doute, capitaine, répondirent lesmatelots.

– La première chose à faire, suivant moi,reprit Hamelin, qui semblait avoir recouvré toute son énergie, estde chercher une embarcation dans l’île. S’il ne s’en trouve pas, ehbien, nous aviserons.

– Il doit toujours bien y avoir leflat ou le canot du Sauvage, observa Francis.

Ce mot de Sauvage fit froncer le sourcil aucapitaine et tressauter la Gaffe. Tous deux se rappelèrent alorsque Tamahou avait à se venger et qu’il n’était que temps de prendreses précautions contre lui.

Ils se rapprochèrent d’un même mouvement et separlèrent à voix basse.

– Eh bien ! la Gaffe, qu’as-tu à medire ?

– Ce que vous pensez vous-même, capitaine, quenous avons fait une grosse bêtise en lâchant ce bouledogue.

– Nous aurions dû, au moins, prendre ses armeset le mettre dans l’impossibilité de nuire.

– C’est clair ; mais qui pouvaitpenser ?…

– Tu as raison. À présent, nous voilà en sonpouvoir : il est trop tard.

– Qui sait ?… Tenez, capitaine, veillezsur la jeune fille, avec Thomé et Francis : moi, je cours auxgrottes, en fouillant un peu l’île.

– Prends au moins un compagnon.

– Merci, capitaine : je préfère allerseul. À deux, nous nous nuirons mutuellement.

– Va donc, mon brave la Gaffe ; mais soisprudent : un malheur est vite arrivé.

– Oh ! soyez tranquille, et veillezplutôt sur vous autres, en vous installant, sans plus tarder, dansla cache.

– Au fait, je ne vois pas de meilleur endroitpour le moment. Tu nous retrouveras là.

– C’est dit. À tantôt, capitaine !

– Bonne chance ! La Gaffe s’enfonça dansles massifs de sapins, et le capitaine rejoignit ses deux autrescompagnons. En quelques paroles, il les eut bientôt mis au courantde la situation, qui était grave. En effet, bien qu’ils fussentquatre hommes courageux pour défendre Anna, ils ne s’en trouvaientpas moins à la merci d’un ennemi mortel, parfaitement armé etconnaissant en détail le moindre fourré de l’île, lorsque euxétaient absolument sans armes de longue portée – le revolver ducapitaine étant resté dans les grottes. De plus, ils n’avaient rienà manger et pas la plus mince perspective de se procurer des vivresavant de traverser le fleuve. Or, quand le pourraient-ils, si laGaffe ne découvrait aucune embarcation dans sa tournée ? Lesmatelots convinrent qu’ils naviguaient sur une mer plus mauvaisequ’ils ne l’auraient cru et promirent de veiller au grain. Ons’occupa de suite des précautions à prendre, en cas d’agression.Anna fut transportée dans la cache et put reposer sur un bon lit defougère. Puis on barricada, au moyen de branchages et de grossespierres, l’ouverture de cette excavation ayant vue sur la crête duravin. Cela fait, Francis et Thomé se placèrent en sentinelles surles points les plus élevés du plateau, armés tous deux de solidesgourdins et abondamment pourvus de cailloux.

Puis l’on attendit le retour de la Gaffe.

Le brave matelot devait se trouver alors enplein pays ennemi, car il y avait plus d’une heure qu’ilétait parti, et il faisait grand jour.

Se faufilant comme une couleuvre entre lessapins touffus et pressés les uns contre les autres, la Gaffe étaitd’abord parvenu sans encombre jusqu’à cet endroit du plateauseptentrional où il s’abaisse en pente douce et se rapproche duniveau de la haute mer.

Là, il fit une courte halte pour inspecter leslieux.

Devant lui s’étendait une quinzaine d’arpentsde prairie, plantée confusément de toutes sortes d’arbres, mais oùle regard pouvait assez facilement pénétrer. Il pouvait voir sur sadroite, en contrebas, le tapis grisâtre de la grève qui fait face àl’île aux Reaux, intercepté ci et là par des bouquets de grandesaulnes ou de genévriers sauvages. Mais la grève de gauche, un peuplus éloignée, était complètement masquées par un épais rideau dechênes, entremêlés d’arbustes et de hautes fougères.

La Gaffe eut un instant de perplexité.

Allait-il prendre à droite et tâcherd’atteindre les grottes par une course hardie et à découvert,trompant ainsi l’attente probable de Tamahou, qui devait supposernaturellement plus de prudence chez ses ennemis ?

Ne valait-il pas mieux, au contraire, gagnerla grève de l’est et explorer, sous le couvert protecteur desarbres, cette partie moins connue de l’île ?

Le matelot s’arrêta à ce dernier projet, commeoffrant plus de sécurité et aussi plus de chance de trouverl’embarcation du Sauvage, et – qui savait ? – peut-être mêmela propre chaloupe du bord.

Il coupa donc en diagonale le plan incliné quis’abaissait devant lui et s’engagea résolument, quoique avec lesplus grandes précautions pour ne pas être vu, sous la longue lignede chênes alignés en face du rivage oriental, comme une muraille deverdure.

Sa course l’amena bientôt au pied ducontrefort méridional de l’île, sans avoir rien rencontré desuspect.

Là encore, la Gaffe eut à choisir entre deuxalternatives : grimper sur le plateau et se rendre aux grottesen « piquant au plus court », ou bien suivre le pied desfalaises, en les contournant à l’ouest, de manière à compléterainsi l’exploration des rivages de l’île.

Il adopta de préférence cette dernière voie,ne voulant pas négliger la plus faible chance de découvrir, soit lachaloupe, soit le canot du Sauvage.

Abandonnant donc la région boisée, la Gaffeprit la grève et longea les falaises, se cachant derrière chaqueangle, se faufilant dans toutes les fissures, explorant le pluspetit recoin.

Rien ! Pas le moindre vestiged’embarcation ! pas la plus légère trace de Tamahou ?

Seulement, dans une anse profonde quis’enfonçait jusque sous une voûte de rochers, vers l’angle sud-estde l’île, le marin fit une étrange découverte…

C’étaient deux sillons parfaitement visibles,creusés dans le sable par la quille d’une chaloupe, qu’on avaittraînée jusque là, puis redescendue vers la mer. De nombreusespistes, fortement imprimées de chaque côté de ces sillons, nelaissaient aucun doute à cet égard.

La Gaffe pensa avaler sa chique.

– Oh ! oh ! se dit-il, ça m’a toutl’air de sentir furieusement la douane par ici… Voilà bien lerepaire de nos pirates. Ah ! si l’on avait pusavoir !…

Oui ! mais, justement, l’on n’avait pusavoir, et le mal était fait.

Sur cette conclusion, notre marin se remit enroute, fouilla, inspecta, étudia tout, jusqu’à ce qu’il fut arrivéà quelque distance des grottes.

Pas plus de Tamahou que sur la main ! pasplus d’embarcation qu’au sommet du cap Tourmente !

La Gaffe, passablement intrigué, s’avançaencore d’une vingtaine de pas, se collant contre la muraille derochers ; puis, rencontrant une légère saillie, il se blottitderrière et demeura coi.

Dix verges au plus le séparaient alors duchâteau-fort de l’ennemi. Quelques pousses de bouleaux nains,émergées des fissures de la falaise, lui permettaient d’avancer unpeu la tête et d’entrevoir l’ouverture que lui et ses camaradesavaient franchie, la nuit précédente.

Tout paraissait tranquille et désert. Mais laGaffe n’était pas homme à se payer d’apparences, et il attendit unebonne demi-heure avant de risquer un mouvement. Rien ne bougea.Aucun bruit, si faible qu’il soit possible à un bruit de l’être, nese fit entendre.

Enhardi par ce silence, et de plus un peuagacé par une si longue attente, la Gaffe sortit de sa cachette etse glissa comme une ombre jusqu’à l’entrée même des grottes.

Il serrait dans ses mains deux gros cailloux,prêt à assommer le Sauvage, s’il se montrait à l’improviste etarmé. Mais il n’eut pas besoin d’en venir là, car Tamahou, ivremort sans doute, ne donna pas le moindre signe de vie.

Ce que voyant, la Gaffe risqua un œil, puisdeux, dans la fissure, qu’il s’attendait à trouver fermée etbarricadée.

Chose étrange ! la porte étaitgrande ouverte, et la grosse pierre qui en tenait lieuordinairement, appuyée contre la paroi latérale, semblait inviterle visiteur à entrer.

En homme bien élevé, la Gaffe ne se le fit pasdire deux fois et pénétra hardiment dans la première grotte…

Elle était déserte !

D’un bond, il sauta dans la seconde…

Vide aussi !

Pas une arme, pas une bouchée, pas le moindreustensile, pas même le plus grossier morceau de linge !

Tamahou avait déménagé, c’était évident.

Maître la Gaffe, qui s’attendait à tout enfaisant irruption chez l’ennemi, ne s’attendait pas àcelle-là. Aussi demeura-t-il tout interloqué et, pour laseconde fois, faillit avaler sa chique.

Cependant, il n’en fit rien et préféra selivrer à une minute de réflexion. De cette minute de réflexionnaquit le syllogisme suivant – lequel nous prouve que la Gaffeavait la logique serrée, quand il le voulait :

– Ou il a laissé l’île, ouil ne l’a pas laissée…

Il, c’était Tamahou.

Satisfait de ces prémisses irréprochables, lebrave matelot s’approuva lui-même, en se donnant un coup de poingsur le genou. Puis il continua aussitôt :

– S’il est parti, tant mieux : que lediable l’emporte !… S’il n’est pas parti, c’est qu’il estresté et que… Ah ! mais, le gueux ! le requin ! lecachalot ! il m’a joué le tour et fusille peut-être, à l’heurequ’il est, mes camarades et mon capitaine… Vite, courons !

Et la Gaffe, à cette conclusion qu’il venaitd’arracher des pattes de son syllogisme, bondit hors des grotteset, prenant par le plus court, arriva comme une bombe auprès dessiens.

Ces derniers, le croyant poursuivi, se mirentsur la défensive. Mais lui :

– Vous ne l’avez pas vu ?

– Qui ça ?

– Le Sauvage ?

– Non. Et toi ?

– Moi, non plus.

– Et bien ! qu’y a-t-il alors et pourquoicette course ? demanda le capitaine.

– Il y a, répondit la Gaffe tout horsd’haleine, il y a que je le croyais ici occupé à vous fusiller.

– Allons donc ! Tu n’as riendécouvert ?

– Rien de rien, pas la queue de rien. Lacambuse est vide et l’homme a levé l’ancre. S’il n’a pas quittél’île en canot ou autrement, je vous engage à vous défier, carcette disparition inexplicable ne vaut pas grand-chose pour nous,j’en ai peur.

– Au diable ! fit le capitaine ;c’est assez nous occuper de cet homme… Pensons plutôt à nous et auxmoyens de sortir de cette prison. Ainsi, pas uneembarcation ?

– Pas une ! répondit la Gaffe.

– Et pas moyen de gagner Saint-Françoisautrement ?

– Je ne dis pas ça, capitaine… Il y aplusieurs moyens, au contraire : d’abord, nous pouvonsconstruire un radeau et nous laisser dériver sur l’île auxReaux…

– Et une fois là ?

– Une fois là, nous cherchons une chaloupe, unflat, un canot, n’importe quoi.

– Je crains bien qu’il n’y en ait pas plusqu’ici.

– C’est aussi mon opinion.

– Alors ?…

– Alors, en cas de non réussite, nousrembarquons sur notre radeau et filons à l’île Madame.

– Bien. Mais qui nous dit qu’à l’îleMadame ?…

– Oh ! je ne jurerais de rien… Dans tousles cas, nous serons aussi avancés qu’ici.

– C’est vrai. Mais tout cela prendra du temps,et nous avons déjà le ventre passablement vide.

– Nom d’un cabestan ! à qui ledites-vous !

– N’as-tu pas d’autre plan ?

– Si, si, j’en ai un autre.

– Lequel ?

– Je puis traverser à la nage et vous ramenerune chaloupe de l’île d’Orléans.

– Non, non, pas de ça : le trajet esttrop long et trop dangereux. Merci, tout de même, mon bravemarsouin.

– Vous avez tort, capitaine : il faudratoujours bien en venir là, – à moins qu’un heureux hasard ne fassepasser un vaisseau quelconque à notre portée, s’entend.

– Espérons cela, mes amis. Attendons du moinsjusqu’à demain, et si personne ne vient nous délivrer, ehbien ! nous partirons en radeau.

– Entendu ! firent les marins.Construisons toujours le susdit bachot : ça nous occupera etnous fera oublier la faim.

Le capitaine rentra dans la cache, et lesmatelots se mirent sérieusement à l’œuvre, à l’exception toutefoisde la Gaffe, qui travaillait mollement et semblait avoir l’espritailleurs. À différentes reprises même, il abandonna la besogne pourpousser quelque pointe dans l’intérieur de l’île. Bref, il nepartageait aucunement la confiance de ses camarades à l’égard duSauvage.

Pourtant, la journée s’écoula sans incidentet, le soir venu, comme le radeau était fini, chacun se coucha debonne heure, pour être sur pied dès l’aube.

La Gaffe, seul, prétextant qu’il n’avait passommeil, se chargea de veiller à la sûreté générale. Il grimpa surune hauteur, dans le voisinage de la cache, et s’accroupit aumilieu d’un buisson de petits sapins, de manière à tout voir sansêtre vu.

Une ample provision de cailloux gonflait savareuse, et un solide gourdin se trouvait à sa portée. Dans cetteposture et ainsi lesté, la Gaffe attendit avec la patience d’unfakir.

Aucune alerte jusqu’à environ une heure dumatin. La nuit était noire, l’air calme, le feuillage silencieux.Pas un bruit dans les environs.

Mais alors, soudain, sans que la Gaffe eûtentendu seulement le froissement de deux rameaux de sapins l’uncontre l’autre, une raie de feu sillonna l’obscurité, en face delui, sur la crête du ravin ; et une forte détonation réveillatous les échos.

Un cri de douleur, parti de la cache, répondità ce coup de feu.

Puis ce furent des exclamations, despiétinements, des bruits de pierre se heurtant aux rochers, auxbranches d’arbres, ou traversant le feuillage.

Une dizaine de minutes s’écoulèrent ainsi,pendant lesquelles chevrotines et cailloux s’échangèrent dansl’obscurité de la nuit.

Enfin, une voix terrible se fit entendre aumilieu de ce fracas. C’était la voix de la Gaffe.

– Attrape, animal ! hurlait le matelot.Et le bruit sourd de la chute d’un corps suivit de près cetteinjonction assez peu polie.

Le silence se fit comme par enchantement, etl’on entendit la Gaffe qui ajoutait, sur un ton plusélevé :

– Ça t’apprendra, ô fils de la nature, à tefrotter contre les marins de l’Espérance ! Puis ilhéla :

– Accourez, vous autres, les loups demer !

Le capitaine et Thomé répondirent seuls à cetappel. Ils trouvèrent leur brave camarade en train de désarmerTamahou, étendu sanglant à ses pieds.

Quant à Francis, il avait une chevrotine dansl’épaule et geignait comme un veau.

Après que la Gaffe eut expliqué comment, dèsle premier coup de feu, il s’était coulé dans le ravin, puis avaitfait un détour pour cerner l’ennemi et venir l’assommertranquillement d’un bon coup de bâton, la petite troupe regagna lacache, où Anna se mourait d’inquiétude et Francis, de peur.

On rassura l’une et l’on examina la blessurede l’autre. Heureusement, la chevrotine n’avait guère pénétré dansles chairs, et le capitaine l’eut bientôt extraite avec la pointede son canif.

Dès lors, chacun put respirer en touteconfiance, et le reste de la nuit s’écoula paisiblement.

Au petit jour, tout le monde se trouva surpied, et la première chose qu’on fit fut d’aller constater si leSauvage était bien mort.

Mort, Tamahou ?… Allons donc !… Ilpassa justement, à cette minute précise, à deux encablures del’endroit où il était tombé, pagayant son canot avec une aisanceincomparable.

Il portait ses peintures de guerre, et delongues plumes de héron, retenues par son mouchoir à carreauxrouges, lui faisaient un énorme diadème.

– Au revoir ! cria-t-il en montrant lepoing au capitaine et à ses matelots, qui le regardaient glissersur le fleuve, avec une stupeur mêlée d’admiration.

La Gaffe s’oublia même jusqu’à dire :

– C’est un coquin, mais tout de même un rudegaillard !

– Digne d’être matelot ! ajouta Thomé,renchérissant sur son collègue. Tamahou s’éloigna dans la directiondu cap Tourmente, et les naufragés se disposèrent audépart, à leur tour. La marée n’avait plus guère qu’une heure demontant. Le radeau flottait dans la petite baie. Ilfallait se hâter. Anna, soutenue par le capitaine et Francis, futconduite jusqu’auprès de l’embarcation improvisée…

On allait l’y installer, lorsque la voix de laGaffe se fit entendre joyeusement :

– Arrêtez !… Une voile à bâbord !L’embarquement fut suspendu, et chacun regarda dans la directionindiquée. Une grande chaloupe, toutes voiles dehors, s’approchaitrapidement, tenant le cap sur l’île à Deux-Têtes. Dix minutes plustard, elle abordait en face du groupe, au milieu duquel se tenaitAnna, la fille adoptive de Pierre Bouet. Un homme, penché en dehorsdu bordage pour mieux voir, la gouvernait. Anna le reconnut desuite, et battant des mains :

– Ambroise Campagna ! dit-elle.

– Enfin ! enfin ! je vousretrouve ! cria l’insulaire, lançant sa casquette en l’air,dans un élan de joie émue.

Vers environ quatre heures, alors que lesoleil commençait à dorer les coteaux de l’île d’Orléans, lachaloupe abordait en face de chez Pierre Bouet, ramenantl’orpheline et les naufragés de l’Espérance.

Chapitre 6Où le fisc vient fourrer son nez.

 

L’avant-veille au soir, vers environ dixheures, une grande chaloupe, qui descendait le fleuve, vint virerde bord près de l’extrémité sud de l’île à Deux-Têtes. Ellelouvoyait contre une assez forte brise de vent d’est et, pousséepar ses quatre voiles bordées presque à plat, elle filait comme undauphin sur la mer agitée, ne s’attardant pas à suivre le contourdes vagues, mais les divisant et les renversant sous sa fineétrave, à la façon d’une double charrue.

Les grosses volutes blanches qui sedéroulaient sous son avant et la pluie d’étincelles liquides qui enjaillissait montraient assez que cette embarcation était une finemarcheuse. Et, véritablement, elle faisait plaisir à voir,fortement penchée sur son flanc de tribord et laissant derrièreelle un sillon lumineux, pendant que son immense voilure recevaitd’aplomb le souffle puissant du nord-est.

Des huit hommes qui la montaient, troisétaient assis à l’arrière, sur le banc en forme de fer à cheval,tandis que les cinq autres se tenaient respectueusement à l’écart,entre le mât de misaine et le grand mât.

Parmi les premiers, un homme de haute taille,à l’air martial, tenait la barre. Il était vêtu d’un longpar-dessus boutonné jusqu’au menton et coiffé d’une casquette demarin.

Disons de suite que cet homme était lecapitaine de la police riveraine, à Québec.

Son voisin de droite – un gaillard qui n’avaitpas l’air d’avoir froid aux yeux, lui non plus – portait un costumebleu à boutons jaunes, qui « sentait la douane à pleinnez », comme aurait dit la Gaffe.

Effectivement, c’était un officier dedouane.

Quant à l’autre, assis à la gauche ducapitaine et serré dans sa redingote comme dans un fourreau deparapluie, il n’avait pas l’attitude militaire de ses compagnons,bien qu’il en eût la taille. Long, sec, maigre, efflanqué, l’œilsombre, la lèvre amère, parlant peu, absorbé dans ses réflexions,il avait un faux air de détective ou de conspirateur.

Ce n’était pourtant ni l’un ni l’autre :c’était… devinez qui… Oh ! mais non, vous n’arriveriez pas. –Eh bien ! c’était maître Antoine Bouet, en… peau et en os.

Que diantre faisait-il en pareillecompagnie ? Sa fortune, parbleu ! Et rondement, s’il vousplaît.

Le jour même, il avait informé le collecteurde la douane, à Québec, qu’il pouvait faire tomber entre ses mainsune goélette contrebandière, avec sa cargaison, moyennant une primeraisonnable.

On tomba vite d’accord, et Judas-Antoine, sûrde ses trente deniers, dénonça formellement l’Espérance,comme pratiquant la contrebande sur une grande échelle.

Grâce à une lettre du capitaine Hamelin,adressée à Pierre Bouet, ces jours derniers, et dont le beauparleur réussit à prendre connaissance, il put indiquer à peu prèssûrement au collecteur le lieu de débarquement des marchandisesfraudées et la nuit où s’opérerait ce débarquement.

En dénonçant ainsi le capitaine Hamelin,Antoine faisait d’une pierre deux coups : d’abord il réalisaitun joli bénéfice ; puis il se vengeait d’un homme qu’ilhaïssait de tout l’amour que lui témoignait sa filleule Anna.

Voilà pourquoi nous le trouvons, dans lasoirée du 19 juillet, en compagnie des agents de l’autorité.

La chaloupe continua de descendre le fleuvejusque par le travers nord de l’île aux Oies, laissantsuccessivement sur sa droite la Grosse-Île, l’îleSainte-Marguerite, l’île aux Grues, l’île aux Corneilles et l’îleau Canot ; mais, une fois là, elle rencontra le courant demontant et dut virer de bord, pour revenir vent arrière à l’île àDeux-Têtes.

Vers environ une heure du matin, elleabordait, toujours guidée par Antoine, en face de la partie sud-estde l’île, à une centaine de pieds de hautes falaises qui semblaientn’avoir aucune solution de continuité.

Cependant, le beau parleur sauta à terre,suivi des deux officiers, et se dirigea vers cette muraille derochers infranchissables. Arrivé à une dépression complètementmasquée par des vignes sauvages, il se retourna vers sescompagnons.

– Vous avez des allumettes ?demanda-t-il.

– J’ai mieux que cela, répondit le capitainede police, en démasquant le foyer d’une lanterne sourde.

– Très bien ! fit Antoine ;approchez et voyez par vous-mêmes si la chaloupe sera ici ensûreté.

Il entrouvrit alors le rideau de vigne etlaissa passer les deux officiers.

– Superbe ! s’écrièrent ceux-ci. Nousferons de cette cachette notre quartier général.

Les rayons de la lanterne éclairaient unesorte de four naturel, profondément creusé sous la falaise etpouvant aisément contenir la chaloupe et les hommes qui lamontaient.

L’embarcation fut immédiatement dégrée ettraînée jusque-là, laissant dans le sable ce sillon fortementimprimé que notre ami la Gaffe observa le lendemain.

Puis les hommes s’installèrent de leur mieuxpour dormir, qui dans la chaloupe, qui sur le sable fin de lacaverne.

Les officiers et leur guide restèrent dehorset s’entretinrent longtemps à voix basse. Ils en arrivèrentprobablement à la conclusion que l’Espérance n’arriveraitpas, cette nuit-là, car le capitaine dit :

– Ma foi, mon cher Bernier, je crois que ceque nous avons de mieux à faire, c’est d’aller nous coucher,puisque monsieur veut bien se charger de veiller. Voyez noshommes : ils ronflent déjà comme des bienheureux.

– Il le faut bien ! soupira l’officier dedouane. Tout de même, cette endiablée goélette devrait bien semontrer plus économe de notre temps.

– Bah ! fit le policier, le service iciou à Québec, c’est toujours le service.

– C’est vrai, mais je crains que ce service nesoit guère agréable pendant la longue journée de demain. Queferons-nous pour tuer le temps ?

– Ce que nous ferons ?… En vérité, monexcellent collègue, vous vous faites du mauvais sang pour bien peude chose… Mais nous pêcherons, nous chasserons, nous nouspromènerons, nous nous baignerons…

– Tout doux ! monsieur le capitaine, vousne ferez rien de cela s’il vous plaît ! interrompit Antoine,en étendant son grand bras.

– Pourquoi pas, l’ami ?… Auriez-vous, parhasard, l’intention de m’en empêcher ?

– Oui, avec votre permission.

– Sacredié ! voilà qui est cocasse etdépasse…

– Écoutez… poursuivit le beau parleur,toujours calme, et quand vous m’aurez entendu, j’ose croire quevous serez de mon avis.

– Voyons cela.

– Vous n’avez pas l’intention de compromettrele succès de l’expédition, n’est-ce pas ?

– Non, certes… Mais, puisque la goéletten’arrivera que la nuit prochaine, je ne vois pas…

– C’est que vous ne connaissez guère Hamelin.Un finaud, messieurs, un homme redoutable, qui a plus d’un tourdans son sac !

– Fort bien. Après ?

– Après ?… Croyez-vous qu’un aussi habilecontrebandier va venir, comme ça, se fourrer dans la gueule duloup, sans s’assurer que la place est libre, qu’il n’y a pas dedanger à courir ?

– Comment l’entendez-vous ?

– J’entends qu’il ne manquera pas d’envoyer enéclaireur quelque émissaire, cette nuit ou dans le cours de lajournée, lequel émissaire lui indiquera, par un signal convenu, ouira lui dire de vive voix, qu’il n’y a rien de suspect ici, qu’ilpeut aborder sans crainte.

– Il a raison, répliqua le douanier : ilfaudra consigner vos hommes, capitaine, et ne nous montrernous-mêmes qu’avec la plus grande circonspection.

– Voilà qui dérange singulièrement monprogramme, répondit en souriant l’officier de police ; maisnous ferons de nécessité vertu.

Puis il se mit à fredonner avec une gravitécomique :

Ah ! c’est un métier difficile,Garantir la propriété, Défendre les champs et la ville Du vol et del’iniquité !…

Ce grand diable de policier était décidémentun joyeux compagnon, malgré son apparence formidable.

On s’alla coucher sur l’air de Nadaud, quecontinua à chantonner le capitaine, en faisant ses apprêts.

Resté seul, Antoine contourna les rochers parleur angle septentrional et les escalada au premier endroit où lachose fut possible. Arrivé au sommet le plus élevé, il examinaattentivement le fleuve, qu’éclairait alors la maigre lueur desétoiles.

Pas une voile dans le chenal nord. Au sud,quelques gros navires filant vent arrière, sur leurs seuls huniersde misaine.

– Allons ! se dit Antoine, rien à fairecette nuit : ce sera pour la prochaine. Tant mieux !j’aurai le temps de mettre Tamahou sur ses gardes et de l’empêcherde commettre quelque bêtise : ce qui n’aurait certainement pasmanqué si cet enragé capitaine avait mis à exécution son projet deflâner et de s’ébattre dans l’île, toute la journée de demain… Maisl’ai-je maté un peu avec mon histoire de précautions à prendre etd’émissaire envoyé par Hamelin !… C’est que je suis de force àleur tenir tête, moi, à ces policemen d’eaudouce !

Sur cette conclusion vaniteuse, Antoine se miten marche pour les grottes, où il avait à conférer avec soncomplice.

Quand il n’en fut plus qu’à une faibledistance, il mit deux doigts dans sa bouche et allait faire lesignal convenu ; mais la vue d’un être humain, adossé à lafalaise et gesticulant dans le clair-obscur, l’arrêta net.

Étonné d’abord au-delà du possible, il netarda pas à reprendre ses esprits, en reconnaissant dans cepersonnage diabolique son ami Tamahou.

Le sauvage avait en main un cornet d’écorce debouleau et près de lui un petit baril, sur lequel il s’appuyaitamoureusement.

Il paraissait aux trois-quarts ivre et separlait tout seul, à mi-voix.

– Satané tombeau ! grommela Antoine, ilne manquait plus que cela… Où diable a-t-il pêché cebaril ?

Sans plus réfléchir, il s’approcha rapidementet touchant l’épaule du sauvage :

– Tamahou ! appela-t-il.

– Aoh ! gronda l’ivrogne, qui fut sur sesjambes en un clin d’œil et fit le geste de prendre son fusil.

Heureusement que celui-ci était resté dans lesgrottes, car la carrière du beau parleur eût pu être interrompueprématurément.

Tamahou n’en tira pas moins son poignard etallait en frapper l’imprudent visiteur, quand ce dernier,comprenant enfin le danger, s’écria :

– C’est moi, Antoine… Es-tu fou ?

– Antoine ?… Tiens, c’est vrai… Fallaitparler plus tôt, mon homme !

– Que diable fais-tu là ?

– Ce que je fais ?… Hé ! hé !je bois de l’eau-de-feu, donc.

– Qui t’a donné ce baril ?

– Je l’ai trouvé… Oh ! c’est une belleîle que celle-ci, et j’y veux finir mes jours… Il y a de tout, mêmede l’eau-de-feu et des femmes.

– Je sais bien qu’il y a des femmes,c’est-à-dire une femme…

– Et une belle, encore !… Tu sais quej’en veux faire la mienne, hein ?… Nous nous marionsdemain !… c’est entendu… Hé ! hé ! je suis un joligarçon, moi, et, là-bas, j’ai tiré l’œil à bien des jeunesfilles…

– Au fait, pourquoi pas ? réponditAntoine, riant d’un mauvais rire. Et elle consent ?

– Je voudrais bien voir qu’elle refusât unhomme comme moi ! repartit Tamahou, épanouissant sa hideusefigure.

– Ce serait drôle, en effet, répliqua le beauparleur, avec un grand sérieux. Mais tu ne me dis pas où se trouveta cachette d’eau-de-feu ?

– Au nord de l’île, dans le fond du ravin… Cesont les manitous du fleuve qui la déposent là.

– Les manitous ?… Oui… sous la forme ducapitaine Hamelin et de ses hommes… murmura Antoine. Voilà unedécouverte qui va singulièrement nous aider.

– Tu dis ? demanda le sauvage.

– Je dis, mon cher Tamahou, que ce ne sont pasles manitous qui ont laissé ce baril d’eau-de-feu, mais bien lecapitaine Hamelin, tu sais ?… l’amoureux de ta prisonnière.Cet homme est un contrebandier qui cache sa marchandise ici. Ilarrivera la nuit prochaine, avec sa goélette, et nous lepincerons.

– Ah ! le gueux ! je veuxl’étrangler de mes mains.

– Non pas. Tu vas te cacher, au contraire, carj’ai avec moi la police de Québec…

– Aoh !

– Et tu n’aimes pas, je suppose, à ce qu’ellete voie ?

– Non, par les os de mon père ! Maisdis-tu vrai ?… En ce cas, je me cache de suite… Où est-ellecampée ?

– À l’est de l’île. Nous partirons demain,dans la nuit. Jusque-là, ne bouge pas et arrange-toi pour que lesgrottes ne soient point découvertes.

– Sois sans crainte, répondit Tamahou presquedégrisé. Ne vas pas me vendre, mon petit Antoine.

– Te vendre ? Allons donc ; puisqueje suis venu, au contraire, pour te mettre sur tes gardes.D’ailleurs, je ne trahis jamais ceux qui me servent bien.

– À la bonne heure !… Et tu consens ànotre mariage ?

– Nous en reparlerons. En attendant, fais tacour, et ne t’enivre pas trop, si tu veux réussir.

– Oh ! pour réussir, j’en suissûr !… D’ailleurs, au besoin, je me passerais de sonconsentement, vois-tu ?

– Ce serait un peu forcer la note… Enfin, nousverrons. Maintenant, donne-moi une gorgée de ton eau-de-feu. Jeretourne au campement.

Tamahou versa à son complice un plein cornetde boisson, que celui-ci avala d’un trait. Puis ils se séparèrent,l’un pour rentrer dans les grottes et s’y barricader, l’autre pourcontinuer sa garde autour de l’île.

Chapitre 7Où l’on perd l’espoir à bord de « L’Espérance ».

La journée du lendemain s’écoula sansincidents notables.

Les hommes de la police riveraine ne bougèrentpas de leur campement. Seuls les officiers, guidés par Antoine,firent une excursion dans la partie nord de l’île et explorèrentminutieusement le ravin où, selon toute probabilité, devaits’opérer le débarquement des marchandises en contrebande.

On se distribua les postes d’observation àoccuper et l’on convint des signaux à faire, quand il faudraitregagner la chaloupe.

Puis chacun attendit la nuit avecimpatience.

Le soleil se coucha derrière un amoncellementde sombres nuages, qui n’annonçaient pas que le vent dût baisser.Au contraire, il fléchit avec la marée montante et, vers minuit, ilsoufflait presque en tempête.

La nuit était noire, avec quelquesintermittences de clarté, quand le rideau de nuages se déchirait.Ce fut pendant une de ces intermittences qu’Antoine, placé enobservation sur les rochers qui dominent la petite baie, fit tout àcoup entendre une sorte de sifflotement, qui avait la prétentiond’imiter le coassement de la grenouille.

Ce signal fut répété sur la droite, et unhomme surgit bientôt des rochers voisins.

C’était l’officier de douane.

– Qu’est-ce ? demanda-t-il à voixbasse.

– Une voile là-bas, dans la direction descaps ! répondit Antoine.

– Chaloupe ou goélette ?

– Goélette, autant que j’en puis juger.

– Je ne vois rien encore. À quelle distance,environ ?

– Pas plus d’un mille. Elle pique droit surl’île.

– Tiens, je vois… Mais, avec une pareillebrise, elle sera ici avant dix minutes !

– Sans le moindre doute. Que faut-ilfaire ?

– Ne pas bouger et bien constater d’abord quenous avons affaire à l’Espérance.

– Oh ! c’est elle. Je la reconnais bienmaintenant à sa voilure.

– Alors, attendons : nous serons bientôtfixés sur ses intentions.

La goélette signalée ne tarda pas à paraîtreen vue de l’île. Un instant, les deux guetteurs crurent qu’elleallait la dépasser et continuer sa route, mais il n’en fut rien.Elle décrivit une courbe gracieuse, qui l’amena dans le vent ;ses voiles battirent avec un bruit de tonnerre, puis furentrapidement abaissées sur le pont ; les écubiers grincèrentsous le frottement des chaînes ; l’ancrage mordit, et uninstant après le vaisseau s’immobilisa.

C’était bien l’Espérance, avec sahaute mâture couchée vers l’arrière, sa carène svelte, son beaupréassez long pour recevoir foc et clin-foc, sa poupe élevée et sesportemanteaux où se trouvait suspendue la chaloupe dubord !

Tous ces détails apparurent aux deuxobservateurs pendant une échappée de lumière qui ne dura pas plusde quelques secondes, mais qui fut suffisante néanmoins pourenlever toute incertitude.

Les nuages se condensèrent de nouveau ;le ciel redevint opaque, et la couleur grisâtre du fleuve se fonditdans l’obscurité générale.

Antoine et le douanier prêtaient l’oreille,attentifs au moindre bruit suspect.

Plusieurs minutes s’écoulèrent…

Puis un bruit de rames indiqua que la chaloupevenait d’être mise à l’eau et s’avançait vers la plage.

Elle ne tarda pas à aborder.

Un homme, muni d’une lanterne sourde, sauta àterre et s’engagea aussitôt sous la voûte du ravin.

Nous avons vu, dans un précédent chapitre, quecet homme était le capitaine Hamelin lui-même ; et le lecteurse souvient encore du coup de fusil tiré par Tamahou, au moment oùle capitaine sortait de la cache pour retourner vers lachaloupe.

En entendant ce coup de feu et la riposted’Hamelin, l’officier de douane et Antoine tressaillirentviolemment.

– Que veut dire ceci ? demanda lepremier.

– Je cours voir, répondit le second. Mais,pour tout au monde, ne bougez pas d’ici, ou notre affaire estmanquée, ajouta-t-il.

– Soit. Je vais attendre.

– Je ne serai qu’une minute.

Antoine, qui se doutait bien d’où venait cettealgarade, descendit la pente rocheuse de son observatoire,contourna la cache, traversa la partie supérieure du ravin etdécouvrit enfin maître Tamahou, en train de recharger son armederrière une touffe de sapins.

Il se fit reconnaître et demanda au sauvagepourquoi il avait quitté les grottes, malgré sa promesseformelle.

– Je voulais tuer mon ennemi, mon rival…bégaya Tamahou, entre deux hoquets.

– Malheureux ! ne sais-tu pas que lapolice est à deux pas d’ici et que tu t’exposes à être découvert etpris ?… Tu veux donc te faire pendre ?

– Moi !… non… Mais il faut que je le tue,c’est plus fort que moi… Voyons… Où est-il ! Ah ! lelâche, il s’est sauvé !

Et Tamahou, plus ivre encore que la nuitprécédente, s’élança dans la direction qu’avait prise le capitaineHamelin. Heureusement, il trébucha et s’étendit par terre de toutesa longueur.

Ce qui permit à Antoine de lui saisir le braset de lui dire rapidement :

– À quoi songes-tu ? Ce n’est pas par làqu’il s’est sauvé.

– Par où, alors ! fit l’autre, en serelevant avec colère.

– Imbécile ! ricana le beau parleur…Pendant que tu le guettes ici, ton rival coure vers les grottespour enlever ta future femme.

– Aoh ! aoh ! gronda le sauvage,qui, sans en entendre d’avantage, bondit entre les branches desapins et disparut au sein de l’obscurité.

Débarrassé de Tamahou, Antoine rejoignitl’officier de douane. Il le trouva en compagnie du chef de policeet en train de lui donner ses dernières instructions.

– Faites avancer la chaloupe jusqu’en faced’ici, disait-il, et tenez-vous prêts à embarquer au premiersignal.

– Elle est déjà à flot, répondit lepolicier ; nous serons au poste en moins d’un quartd’heure.

Et il s’éloigna.

Le douanier se retourna alors versAntoine.

– Eh bien ! dit-il.

– Je n’ai rien découvert… C’était probablementun signal pour la goélette, répondit avec indifférence le beauparleur.

– Voilà qui est singulier… Mais écoutons.Notre contrebandier est en conférence avec ses hommes… Ceux-ci serembarquent… Ils vont chercher du renfort pour fouiller l’île. Vousavez entendu les ordres que le capitaine leur a donnés ?

– Oui : ils vont revenir armés ; lesaffaires se gâtent.

– Au contraire, l’ami : nous auronsmeilleur marché de la goélette, en l’absence de son équipage.

Antoine hocha la tête, sans répondre. Toutesces allées et venues l’inquiétaient.

– Je veux que le diable me crache cinq centslouis, pensait-il, si ma satanée filleule n’est pas découverte aumilieu de tout ce gâchis.

La chaloupe revint bientôt, portant troishommes armés. Ceux-ci ancrèrent solidement leur embarcation etpartirent à la recherche du capitaine.

On sait où ce dernier se trouvait et de quelmauvais pas les marins devaient le tirer.

– Hop ! c’est le temps d’opérer !dit l’officier de douane. À la chaloupe !

– Avec votre permission, je reste, répliquaAntoine. Vous n’avez pas besoin de moi, je suppose ?

– Non ; mais comment retournerez-vous àl’île d’Orléans ?

– Ne soyez pas inquiet : j’ai monaffaire.

– Comme vous voudrez. Au revoir.

– Bonne chance. Le douanier se glissa jusqu’àla grève et bientôt on vit la chaloupe de la police se détacher durivage et ramer vers la goélette.

…………………………

Précédons-la de quelques minutes et voyons unpeu ce qui se passe à bord de l’Espérance.

Tout est tranquille. Deux hommes, assis sur lalisse de l’arrière, causent en fumant leur pipe. L’un est MarcelGiguère, le second du capitaine ; l’autre, son neveu Jean,garçon d’une vingtaine d’années, qui a rallié la goélette à la baiede Mille-Vaches, où résident ses parents.

Naturellement ils s’entretenaient de l’alertede tout à l’heure.

– Comme ça, mon oncle, dit Jean, vous croyezque ce coup de fusil a été tiré par quelque chasseur, qui aura prisle capitaine pour un brigand ?

– Hé ! qui t’a parlé de brigand,garçon ?… J’ai dit que ce doit être quelque monsieur de laville, pêcheur ou chasseur, qui aura voulu faire une bonne farce,ou qui se sera cru en péril de mort.

– C’est bien possible, tout de même… Mais, lepetit baril, est-ce aussi votre monsieur qui s’en estemparé ?

– Pourquoi pas ?… Ces gens de Québec,quand ils sont à la campagne, se croient tout permis… On diraitqu’ils nous prennent pour des sauvages.

– Ça, c’est vrai… Mais celui-là vas’apercevoir qu’on ne tire pas sur son prochain comme sur unealouette.

– Dame ! Si nos hommes lui mettent lamain sur le collet, je pense bien qu’il n’aura plus envie de rireet prendra peur pour tout de bon.

– Tant mieux : ça lui apprendra à jouerdes tours aux marins.

En ce moment, l’escalier conduisant auxcabines craqua sous un pas léger, et une femme émergea jusqu’àmi-corps de l’ouverture du capot. Elle avait un bizarre vêtement delaine noire, et ses longs cheveux blancs, libres sur ses épaules,s’éparpillaient au vent.

Elle parut inspecter le ciel, aux quatrepoints cardinaux, puis elle se prit à murmurer :

– La tempête ! toujours latempête !… Et la mer qui gronde !… Et les vagues quis’élèvent !… Et le vent qui mugit !… Oh ! l’affreuxtemps !… Nous allons périr, capitaine… Vite, prenez mafille !… Je vous la confie… Sauvez-la !sauvez-la !

Quelque chose comme un sanglot l’étreignit àla gorge, et elle redescendit silencieusement l’escalier.

– La folle ! dit tout bas Marcel.

– Pauvre femme ! murmura Jean. Y a-t-illongtemps qu’elle est comme ça, mon oncle ?

– Dame ! oui… Quinze ans, et plus,peut-être… Le chef sauvage qui nous l’a remise calculait que çafaisait dix-sept ans qu’elle vivait avec sa tribu.

– Et c’est une femme blanche ?

– Tout ce qu’il y a de plus blanc, malgré sapeau bronzée.

– Voilà une étrange aventure !… Mais vousne m’avez pas conté comment elle est tombée entre vos mains.

– Oh ! l’histoire est bien courte… Enrevenant des îles Miquelon, nous avons arrêté à la baie del’Ours-Blanc, sur la côte sud de Terre-Neuve, où nous attendait unetribu de Mic-macs, pour faire la traite… Parmi eux se trouvaitcette pauvre femme… Le chef, un des fils du fameux Michel-Agathe,nous raconta qu’il l’avait recueillie sur une épave, au fin fond dela baie de Fortune, dans l’automne de 1840.

Elle était mourante, et ses riches habits,tout en lambeaux, attestaient qu’elle avait lutté avec une énergieterrible pour ne pas être emportée de la hune où elle se tenaitcramponnée.

Le chef mic-mac apprit plus tard qu’un grandnavire norvégien, le Swedenborg, s’était perdu corps etbiens, la nuit précédente, sur les dunes entre les deux îlesMiquelon.

Il pensa avec raison que cette femme avaitseule échappé au naufrage et que son esprit s’était troublé pendantles horreurs de la catastrophe.

Le capitaine fut touché des malheurs de lapauvre femme et la prit à son bord pour la ramener à Québec, où ilretrouverait peut-être quelqu’un de ses parents…

Voilà, mon garçon, toute l’histoire de lafolle… Mais, dis donc, n’entends-tu rien ?… On dirait un bruitde rames…

– Ce sont nos gens qui reviennent, sansdoute…

– Hum ! c’est bien tôt, et à moins qu’ilsn’aient oublié quelque chose…

– Que voulez-vous dire ?

– Que ça pourrait bien être une toute autrevisite… Mais, suffit ! je me comprends.

– Moi pas.

– Ça ne fait rien. À ton poste, garçon !…Prépare la fusée bleue et tiens-toi prêt à l’allumer. Jeans’empressa d’obéir.

Quant à Marcel, penché au-dessus du bastingageet les yeux fixés dans la direction de l’île, il s’efforça depercer le rideau d’obscurité qui lui cachait la chaloupe.

Celle-ci n’était plus qu’à quelques toises surla droite et s’avançait rapidement, quoique à petit bruit. Marceldistingua bientôt sa masse sombre, flanquée de quatre rames dontles palettes étincelaient à intervalles réguliers.

Il murmura un énergique juron et dit àJean :

– Allume, garçon !… Nous sommespris ! La fusée partit en sifflant, traça dans l’air une raiede feu légèrement courbée et alla éclater, à deux cents pieds dehauteur, en une pluie d’étoiles bleues, qui retombèrent mollementet s’éteignirent les unes après les autres dans l’obscurité de lanuit. Marcel avait involontairement suivi des yeux toutes cesphases rapides. Quand il regarda de nouveau la chaloupe, celle-ciabordait.

– Ohé ! qui vient là ? cria-t-ild’une voix irritée.

– Officier de douane ! répondit un homme,qui enjamba prestement le bastingage.

– Chef de la police riveraine ! appuya unautre, en sautant non moins prestement sur le pont.

– Que voulez-vous ?… Qu’est-ce que veutdire une semblable visite à l’heure où tous les honnêtes gensdevraient dormir ? reprit Marcel, s’efforçant de donner à savoix une intonation goguenarde.

– Cela veut dire, mon garçon, répliqua lefacétieux capitaine, que nous nous ennuyons à périr sur cette îlede malheur et que nous venons passer un bout de veillée à tonbord.

– Hem ! toussa Marcel, feignant deprendre le change, le commandant de la goélette est absent, et jene suis guère aimable, moi.

– Pure modestie, mon garçon ! puremodestie ! ricana le policier, frappant sur l’épaule de soninterlocuteur avec une bonhomie peu rassurante ; je suis sûr,au contraire, que, toi et ton compagnon, vous allez nous amusercomme des bossus.

– Oui, comptes-y, grand escogriffe !murmura Jean, assez haut pour être entendu.

– Toi, tais ton bec, moussaillon : tun’as pas voix délibérative ! se contenta de répondre le grandescogriffe.

Puis, s’adressant à ses hommes, restés dans lachaloupe et prêts à tout événement.

– Allons, mes enfants, donnez-vous la peine demonter… Ces messieurs vous invitent.

Les cinq policemen ne se firent pasprier, et, après avoir attaché solidement leur embarcation, ils serangèrent militairement derrière leur chef.

Celui-ci se retourna alors vers son collègueBernier et lui dit :

– Maintenant, mon cher, vous pouvezprocéder.

L’officier de douane fit un signed’assentiment et demanda aussitôt à Marcel Giguère :

– Quel est votre chargement ?

– Huile et poisson, fut-il répondu.

– Pas autre chose ?

– Pas que je sache.

– Vous n’en êtes pas sûr, alors ?

– Mais oui, à peu près. D’ailleurs, vousverrez le bill of lading, quand le capitaine sera deretour.

– C’est que nous n’avons pas le loisird’attendre le retour du capitaine.

– Que prétendez-vous donc faire ?

– Oh ! pas grand-chose ! intervintle chef de police, avec un gros rire… Tout simplement voir si votrehuile est de qualité supérieure… Je m’y connais en huile, moi quivous parle, et du temps que je vivais chez les Esquimaux…

– Allons ! capitaine, nous n’avons pas letemps de plaisanter, interrompit l’officier de douane avecimpatience. Faites ouvrir le grand panneau : nous allonsdescendre dans la cale.

Sur l’ordre du chef de police, trois hommes sedétachèrent de l’escouade rangée derrière lui et se dirigèrent versle centre du pont, où ils constatèrent que le grand panneau étaitfermé à clef.

– Faites sauter les obstacles ! commandale policier.

– C’est que, mon capitaine, fit observer undes hommes, il s’agit de grosses lames de fer…

– Faites sauter, vous dis-je !… Que cesoit du fer, du platine, de l’or ou du diamant ! gronda lefolâtre capitaine. On se disposa à obéir. Mais Marcelintervint.

Il est inutile de tout massacrer, dit-il,voici la clef. Je vous tiens responsable de cette effraction et jeproteste contre ce que j’appelle une violation de la propriété.

– Nous prenons acte de votre protestation,déclara le douanier. Pour ce qui est de nos agissements, ne vous enmettez pas en peine.

Marcel Giguère jeta un dernier coup d’œil surle fleuve, dans la direction de l’île ; mais rien ne luiindiqua la présence du capitaine Hamelin et de ses hommes. Il vitalors que tout était perdu et qu’il n’y avait plus qu’à laisserfaire.

Ce ne fut pas long. Une demi-heure tout auplus permit au représentant du fisc de constater que la cargaisonde l’Espérance se composait en majeure partie despiritueux, passés en contrebande. Or, l’acte de connaissement(bill of lading) ne mentionnant absolument que des huileset du poisson, l’officier de douane prit possession de la goéletteet ordonna de suite l’appareillage. L’Espérance déployabientôt son immense voilure et, poussée par le vent d’est, prit sacourse vers Québec.

Quelques instants plus tard, Antoine Bouetquittait à son tour l’île à Deux-Têtes, dans la chaloupe de lagoélette, ayant eu le soin de bien s’assurer que son compliceTamahou ne parlerait pas.

Au lever du jour, il abordait sur les rivesdésertes de la rivière Bellefine et repoussait au largel’embarcation, désormais plus compromettante qu’utile.

Chapitre 8Où le père Bouet se monte la tête.

 

Le retour inespéré de la fille adoptive dePierre Bouet produisit une grande sensation dans la bonne vieilleparoisse de Saint-François.

On vint même voir l’enfant mystérieuxdes quatre coins de l’île. Il arriva des gens de Saint-Pierre, lapatrie du fromage raffiné ; il en vint de Saint-Laurent, oùdansent les feux follets ; il s’en rendit de Saint-Jean,pépinière de hardis marins, où se recrute le pilotage ; on envit même de Sainte-Famille, sur la rive nord… Quant à ceux del’Argentenay et de la pointe est de l’île, on peut dire que pas unne manqua d’aller constater de visu que la victime desloups-garous avait repris sa véritable forme humaine.

Telle était, en effet, à cette époque, lasuperstition et la crédulité populaires, que les fables débitéessourdement par Antoine, relativement à la disparition d’Anna,avaient pris racine dans l’imagination d’un grand nombre. Pour cesbonnes âmes, la jeune fille disparue d’une façon si étrange avaitbel et bien subi la métempsycose dont elle était menacée depuis sonarrivée dans la paroisse, par cette effroyable nuit de tempête quechacun se rappelait…

On eut beau leur expliquer toutes lescirconstances de l’enlèvement d’Anna par un Sauvage, sa captivitédans une grotte de l’île à Deux-Têtes, la façon miraculeuse dontl’avait retrouvée et sauvée le capitaine Hamelin, ils n’enpersistèrent pas moins à incliner pour le changement en loup-garou.Outre que cette croyance était plus conforme à leurs idéessuperstitieuses, elle avait encore pour avantage de flatter lasecrète envie, la jalousie inconsciente, mais réelle, queressentent les paysans pour ce qu’ils appellent unedemoiselle.

Le paysan – qu’on ne prenne pas ce mot enmauvaise part – le paysan est foncièrement honnête et bon ;mais il est rusé dans sa bonhomie et, comme son cousin de France,quelque peu en dessous. Il n’aime guère véritablement queceux de sa classe… Et, encore, parmi ceux-ci, il a une préférencemarquée pour le concitoyen qui se rapproche le plus de sa proprecondition de fortune. Jean-Claude aimera bien Jean-Louis tant queJean-Louis ne sera pas plus riche que Jean-Claude ; mais queJean-Louis ait le malheur de faire un héritage, deconclure quelque bon marché, de dépasser enfin son confrère enprospérité… adieu, l’amitié de Jean-Claude ! Un petit froids’est glissé dans ses veines, qui a nom envie. Le pauvreJean-Louis est devenu un indifférent.

Pour ce qui est des hommes de professionlibérale, des marchands, des rentiers, ils sont tenus encontinuelle suspicion ; le paysan les fréquente, parce qu’ilen a besoin, mais dans ses rapports avec cette catégorie decoparoissiens, il est toujours sur la défensive.

Antoine Bouet, qui connaissait à merveillecette disposition du caractère campagnard, n’avait pas manqué del’exploiter à son profit et au détriment de sa nièce. Sans avoirl’air d’y toucher, et avec une habileté digne d’une meilleurecause, il avait petit à petit amené le sentiment populaire à être,sinon tout à fait hostile, du moins fort peu bienveillant pour lapetite orpheline.

Il est donc à présumer que les nombreusesvisites, qui se succédèrent chez Pierre Bouet pendant la quinzainequi suivit le retour d’Anna, avaient plutôt pour but la curiosité –et une curiosité malveillante – que tout autre sentiment.

Quant au brave père Bouet, tout entier à labéatitude d’avoir retrouvé sa fille, il recevait tout lemonde avec une cordialité pleine de franchise et ne s’amusait pas àse demander pourquoi tous ces gens-là venaient chez lui.

Vingt fois par jour, au moins, il racontaitl’histoire de l’enfant perdue, – comme il appelaitdésormais sa fille adoptive, – ajoutant chaque fois un détail deson invention. De sorte qu’au bout d’une quinzaine, cette histoireétait devenue un véritable conte de fée, auprès duquel le PetitChaperon rouge n’était qu’un insignifiant badinage.

Le plus drôle de l’affaire, c’est que lebonhomme avait fini par se croire, – comme ces voyageurs qui, àforce de répéter des aventures extraordinaires, en viennent à sefigurer que c’est réellement arrivé.

Cette singulière manie du père Bouet derallonger constamment son histoire amenait parfois de biencurieuses scènes entre l’héroïne et le narrateur.

Un exemple entre vingt.

Le bonhomme raconte pour la deux centièmefois, devant son deux centième visiteur, l’histoire de l’enfantperdue.

Le visiteur est un homme crédule, prêt à toutgober, surtout le côté merveilleux des exagérations.

Une odeur de fromage raffiné, qui s’exhale desa personne et de ses vêtements, ne laisse aucun doute sur saprovenance.

Il est de Saint-Pierre.

Le bonhomme est debout, la figure animée, lesyeux ronds, le bonnet de laine rejeté en arrière, et tenant unmouchoir à carreaux bleus, qu’il passe alternativement d’une maindans l’autre, suivant les phases de son récit.

De temps à autre, il s’éponge le front,s’assied, se lève, se rassied, se relève, marche, s’arrête, donneenfin tous les signes de la plus grande excitation.

Le visiteur au fromage raffiné est assis enface, près de la cheminée, sa pipe éteinte entre les dents, lesdeux mains étendues sur les genoux et les yeux grands comme cesmontres de l’ancien temps, surnommées ognons.

Il ne bouge pas, il ne fume pas, il ne parlepas. Une exclamation aux endroits terribles du récit, voilàtout.

L’émotion le fige, l’intérêt suspend l’actionde tous ses sens, hors l’entendement.

Anna, assise près d’une fenêtre basse, estoccupé à coudre. De temps en temps, elle laisse son aiguilleinactive, regarde son père, et un demi-sourire empreint d’uneprofonde tendresse erre sur ses lèvres.

La scène se passe dans la cuisine, chez lepère Bouet.

LE BONHOMME – Oui, mossieurPapavoine, figurez-vous qu’ils étaient une dizaine de grandsdiables de sauvages, tout bariolés de peintures rouges, jaunes,vertes, noires et autres couleurs effrayantes… Ils avaient un canotlong comme d’ici à aller à demain et pas plus large que ça,tenez ! – Ils se tenaient cachés dans l’Anse à la veuvePâquet… Quand la brunante fut venue, le plus grand de ces démonss’est faufilé sous les arbres, le long de la côte, jusqu’en faced’ici ; puis il a grimpé comme un chat et sauté sur ma pauvreAnna, qui se reposait à l’ombre du gros noyer que vous voyezlà.

PAPAVOINE, se levant à demi et regardantavec frayeur dans la direction indiquée. – Oh !

LE BONHOMME, se rengorgeant. – Oui,mossieu, si près de ma maison que ça !… Quand il eut empoignéla fillette, le sauvage redescendit la côte en deux sauts et courutla placer dans le canot… Il va sans dire que la petite étaitévanouie et ne se souvient de rien de ça, ni de ce qui va suivre…Ils poussèrent au large et filèrent par en bas… Pendantsix jours et six nuits, ils marchèrent, ou plutôt voyagèrent, sanss’arrêter…

PAPAVOINE, intrigué. – Et sansmanger ?

LE BONHOMME, point embarrassé le moins dumonde. – Ils mangeaient et buvaient à bord.

ANNA, avec un sourire. – Mon père,mon père, vous exagérez : nous n’avons été, mon ravisseur etmoi, qu’une couple d’heures en canot, avant d’aborder à l’île àDeux-Têtes.

LE BONHOMME, avec vivacité. – Unecouple d’heures ! une couple d’heures !… C’est-à-dire quele temps ne t’a pas paru plus long que ça… Quand on est sansconnaissance, les heures passent vite…

ANNA, sérieusement. – Je vous assure,mon père…

LE BONHOMME, lui coupant la parole. –Ta ! ta ! ta ! je le sais mieux que toi, je suppose…Je te dis, moi, que vous avez navigué six jours et six nuits, niplus ni moins… Le capitaine, d’ailleurs, me l’a fort bien laisséentendre… par son silence…

Mais je reprends mon histoire. Arrivés à uneîle déserte, à des centaines de lieues d’ici, les sauvagesabordèrent et descendirent tous à terre ; puis ils tirèrentleur canot sur le sable, en sortirent une marmite, grande comme unchaudron à sucre, et les voilà en train de faire du feu… Quand lefeu fut bien pris, ils suspendirent la marmite au-dessus, y mirentde l’eau et retournèrent tous au canot pour apporter le gibierqu’ils voulaient faire cuire… Or, mossieu Papavoine, mon ami,devinez un peu qu’était ce gibier…

PAPAVOINE, d’un air assuré. – Unpetit cochon !

LE BONHOMME, secouant la tête et contenantà grande peine son indignation. – Non, mossieu Papavoine.

PAPAVOINE, moins affirmatif. – Uncaribou !

LE BONHOMME, toujours digne et calme.– Non, mossieu Papavoine.

PAPAVOINE, tout à fait désemparé. –Alors, sais pas.

LE BONHOMME, marche menaçant surPapavoine, qui recule : il lui saisit le bras et lui crie dansles oreilles : – Ma fille, mossieu Papavoine ! mafille, que voilà !

PAPAVOINE, se levant épouvanté et dressantses deux bras vers le plafond. – Votre fille !

LE BONHOMME, avec une dignité amère, lesbras croisés sur sa poitrine. – Ma fille, mossieuPapavoine.

PAPAVOINE, ahuri, les bras ballants.– Vous avez qu’à voir !

LE BONHOMME, un peu calmé. – C’estcomme je vous le dis. Mais attendez un peu…

ANNA, voulant interrompre. – Papa,mon cher papa, ce n’est pas bien, vous vous laissez égarer parvotre imagination ; vous…

LE BONHOMME, comme s’il n’avait pasentendu. – Mais attendez un peu… Ils n’avaient pas plutôt tiréAnna du canot, que la chicane prit… Je suppose qu’ils n’étaient pasd’accord sur la manière de la faire cuire… Toujours est-il quevoilà les couteaux qui se mettent à jouer…

PAPAVOINE. – Aïe ! aïe !

LE BONHOMME – En moins de cinq minutes, lesvoilà tous morts…

PAPAVOINE, respirant. – À la bonneheure !

LE BONHOMME, finissant sa phrase. –Excepté un…

justement le grand diable qui avait volé lapetite.

PAPAVOINE, avec conviction. –Ah ! le gueux !

LE BONHOMME, opinant du bonnet. –Celui-là s’apprêtait à se régaler à sa façon… Il avait même tiréson couteau pour égorger et débiter ma pauvre Anna,lorsqu’il aperçut une goélette qui arrivait droit sur l’île…Devinez, mon cher monsieur Papavoine, qui commandait cettegoélette… ?

PAPAVOINE, découragé par son insuccès detout à l’heure. – Sais pas.

LE BONHOMME, avec orgueil. – Lecapitaine Hamelin, monsieur, mon propre futur gendre !

PAPAVOINE, épaté. – Le bravehomme !

LE BONHOMME, souriant à soninterlocuteur. – Comme vous dites, ami Papavoine… Maisattendez… Le Sauvage monta sur une hauteur pour observer lagoélette… Mais, bernique ! le capitaine avait remarqué sonremue-ménage avec sa longue-vue… Il lui tira un coup de canon, etpointa si bien qu’il le coupa en quatre…

Cela fait, il débarqua avec sa chaloupe, etreconnu sa prétendue dans la pauvre femme qui allait être dévorée.Inutile d’ajouter qu’il lui donna tous les soins possibles et laramena à son malheureux père.

PAPAVOINE, frappant sur sa cuisse avecforce. – C’est un brave homme, je ne m’en dédis pas.

LE BONHOMME, concluant et bourrant sapipe.– Voilà, mossieu Papavoine, l’histoire vraie del’enfant perdue…

…………………………

Ces scènes se renouvelaient tous les jours etil devenait évident pour Anna que le chagrin avait détraqué lecerveau de son père adoptif. Elle avait d’abord essayé, par ladouceur et la persuasion, de calmer cette effervescence ; maisle bonhomme, obéissant comme un enfant sur tous les autres sujets,était devenu tout à fait intraitable sur celui-là.

De guerre lasse, et comptant sur la cessationprochaine des visites inopportunes qui assaillaient le pauvrevieux, Anna avait pris le parti de ne plus contrarier ouvertementla monomanie du père Bouet. Elle se contentait de le calmer par sesparoles et ses caresses, quand il s’excitait outre mesure. Elle sedisait, avec raison, qu’à soixante-douze ans et avec un tempéramentsanguin, une semblable et si continuelle tension d’esprit pourraitdevenir fatale au vieillard. Le mot apoplexie seprésentait même quelquefois à son esprit troublé, avec sesconséquences foudroyantes, à un âge aussi avancé ; mais elles’efforçait de chasser cette idée sinistre, se disant que Dieul’avait assez éprouvée, en lui enlevant sa mère, et qu’iln’appesantirait pas davantage son bras sur elle, en la faisant toutà fait orpheline.

Pauvre fille ! sa tendresse filialen’était pas seule alarmée… Une autre tendresse – celle-là plusimpérieuse et plus irrésistible – palpitait affolée dans son cœur…Hamelin n’avait pas reparu depuis le jour où il l’avait ramenée àSaint-François. – On disait seulement qu’une nuit il était revenu,en compagnie d’une femme à cheveux blancs, qu’il avait confiée à samère… Puis il avait disparu, et quinze jours s’étaient déjàécoulés, sans qu’il eût donné de ses nouvelles.

Tout n’était donc pas rose dans la vie denotre héroïne, depuis son retour. Et pourtant ces douleurs et cesinquiétudes n’étaient que les avant-coureurs de douleurs etd’inquiétudes bien autrement justifiées !

Antoine Bouet n’avait pas abandonné lasinistre partie qu’il jouait depuis si longtemps.

Au contraire, un instant abattu par son échecde l’île à Deux-Têtes, il ne tarda pas à reprendre courage, envoyant la façon dont les choses se passaient chez son frère. Cetteeffervescence maladive du cerveau de Pierre fit entrer dans sonesprit de coupables espérances… Il se dit que les circonstances leserviraient mieux, que tous les agissements ténébreux auxquels ils’était livré en pure perte jusqu’alors.

Lui, aussi, prononça devant ses intimes le motapoplexie, mais avec une expression de désir haineux quiaurait épouvanté le pauvre bonhomme, s’il avait pu laremarquer.

Antoine ignorait alors que son frère eût faitun testament, le même jour que Marianne – la chose ayant été tenuesecrète, – et il se disait que la mort subite du vieillard pouvaitseule l’empêcher de faire des bêtises.

– Vous verrez, soufflait-il à l’oreille de quivoulait l’entendre, que ce pauvre Pierre mourra d’apoplexie, s’ilcontinue à se monter la tête comme il le fait.

Ce qui n’empêchait pas le misérabled’entretenir en sous-main l’état de surexcitation dans lequel secomplaisait le père Bouet, en lui expédiant chaque jour toutessortes de hâbleurs qui lui faisaient raconter l’histoire del’enfant perdue.

Ce qui devait arriver arriva. Cette fois,encore, il était écrit que la prédiction d’Antoine seréaliserait…

Une après-midi où le bonhomme avaitcopieusement dîné, on lui fit recommencer, pour la trois centièmefois, la sempiternelle histoire qu’il débitait depuis un mois…Arrivé au coup de théâtre, où il fait deviner aux auditeurs quelgibier les sauvages voulaient mettre dans leur grande marmite, ilouvrit la bouche pour crier : « Ma fille ! »mais il ne put articuler aucun son et s’affaissa sur leplancher…

Il venait d’être frappé d’apoplexie !Quand il revint à lui, vingt-quatre heures après, on constata qu’ilétait paralysé de toute une moitié du corps. La prédictiond’Antoine ne s’était réalisée qu’à demi.

Chapitre 9Les frères Pape.

 

Il y a une quinzaine d’années, on voyaitencore, accrochée au versant septentrional de l’Argentenay, unepetite maison d’une vingtaine de pieds carrés, construite en piècesrondes superposées, et dont le toit, fait de planches brutes, étaittraversé par un vieux tuyau, servant de cheminée.

On avait dû, pour placer cette masurerustique, creuser la côte en équerre à peu près vers son milieu,car, à droite et à gauche de cet emplacement artificiel, les plansde terre enchevêtrés de racines s’élevaient presqu’à pic. En face,une petite plate-forme, d’une dizaine de pieds sur à peu prèsvingt-cinq et formée par les débris de l’excavation, servait deterrasse. Puis, à droite de cette terrasse, commençait un sentierde pied qui, serpentant à travers les arbres, communiquait avec lagrève. Enfin, sur la gauche, un autre sentier obliquait vers lesommet de la côte et conduisait aux maisons espacées le long duchemin royal.

Cette étrange habitation se trouvaitentièrement cachée et ensevelie sous le feuillage environnant.Seul, un maigre filet de fumée, émergeant du rideau vert jetépartout sur le flanc de la côte, décelait ou plutôt faisaitsoupçonner sa présence.

En 1857, cette maison était habitée par deuxvieux garçons, l’un âgé de trente-huit ans, l’autre de quarante. Onles appelait les frères Pape, par abréviation du motPapelin, qui était leur nom.

Les Pape vivaient là depuis une vingtained’années. Cette portion de la côte, où ils avaient trouvé moyend’installer la maisonnette que nous venons de décrire, puis uneétroite lisière de grève, en face, voilà tout ce qu’il restait d’unhéritage fort embrouillé qui leur était échu à la mort de leursparents.

Les frères Pape faisaient un peu detout : chasse, pêche, commerce de poisson, colportage,navigation, et autre chose encore. Leur réputation n’était pasmauvaise, bien que la sauvagerie naturelle de leur caractère et legenre de vie à part qu’ils menaient les rendissent le sujet de biendes conversations à voix basse, quand les autres cancans de villagene donnaient pas suffisamment.

Ils passaient pour pauvres aux yeux de lamajorité ; mais certaines gens, se prétendant mieux informées,ou simplement par esprit de contradiction, avaient des hochementsde tête et des sourires discrets qui témoignaient hautement de leurincrédulité à cet égard. Hochements et sourires pouvaient se rendrepar : « Hum ! hum ! les Pape gagnent del’argent ; on ne leur en voit jamais : donc ils lecachent ! donc ils ont un magot ! »

Les incrédules avaient raison.

Les frères Pape possédaient un joli magot enbel argent sonnant et trébuchant, soigneusement mis à l’abri desregards curieux dans la cave de leur masure. On accédait à cettecachette par une toute petite trappe pratiquée sous le lit de Jean,l’aîné des deux vieux garçons, et qui ne pouvait livrer passagequ’au seul bras. Et encore, le bras une fois introduit, il ne fautpas croire qu’il n’y avait qu’à ouvrir la main pour s’emparer dutrésor… Oh ! que non. Pas si bêtes, les Pape !…

Les difficultés, au contraire, ne faisaientalors que commencer… Un voleur qui, par impossible, eût réussi àdécouvrir cette trappe adroitement dissimulée, aurait en vainexploré le sol dans toute l’étendue de la circonférence décrite parson bras engagé jusqu’à l’épaule… Il n’aurait rencontré partout quele sol nu et durci.

C’est que les pape, en hommes soupçonneux etprudents, avaient établi sous le plancher un système de trous et decordes fort ingénieux.

À quatre pieds environ de la trappe, unepetite tranchée oblique descendait vers un puits profond situé à unmètre et demi plus loin dans la direction du nord ; puis uneautre tranchée remontait jusqu’au niveau du sol du côté opposé, demanière à former, avec la première, une sorte de canal courbe ayantà son centre le puits, qui servait de cachette.

Mais comment diable faisaient les Pape pourarriver jusqu’à leur trésor ?

Ah ! dame ! C’est là qu’était lamalice !

Disons d’abord que le magot des deux frères –en argent monnayé exclusivement – était contenu dans un fort sac decuir, fermé au cadenas comme les malles royales. Ce sac avait àchacun de ses angles supérieurs un anneau où était attaché unesolide cordelette.

Cela faisait, par conséquent, deux cordelettespour retirer le sac des profondeurs du puits.

L’une était engagée dans la tranchéeaboutissant à quelque distance de la trappe et s’attachait à uncrampon de fer planté dans une solive, juste au niveau du plancher.On ne pouvait donc atteindre l’extrémité de cette corde qu’ens’engageant tout à fait le bras dans la petite trappe et en suivantla surface inférieure du plancher au lieu de chercher sur lesol.

Première garantie contre les voleurs.

L’autre corde suivait la seconde tranchée etpassait dans un trou percé sous le lit du plus jeune des Pape,adossé, celui-là, à la façade de la maison, vers son anglenord-est. Un gros nœud retenait cette corde dans l’orifice évidéedu trou.

Tel était le mécanisme.

Mais, pour le mettre en opération,c’est-à-dire pour retirer le magot ou le replacer, on comprendqu’il fallait que les deux cordes fonctionnassent à la fois. Jeanintroduisait son bras dans la trappe, et saisissait sa corde dubout des doigts ; Baptiste empoignait son nœud, et alors tousdeux tiraient lentement. Ces forces contraires avaient pourrésultante, cela se conçoit, l’émergement du sac au-dessus dupuits, où il demeurait suspendu.

Ce premier temps de l’opération terminé,Baptiste laissait filer doucement sa corde, pendant que Jean tiraità lui.

Le sac arrivait sous la trappe… mais, tropvolumineux pour cette étroite ouverture, on le vidait ou leremplissait à la main, après en avoir ouvert le cadenas au moyend’une des clés que Jean et Baptiste portaient toujours sur eux.

Cette étroite ouverture et ce gros sacconstituaient une seconde précaution contre les voleurs.

Quant au système des deux cordes, requérant laprésence des deux propriétaires pour atteindre le magot, c’étaitlà, il faut l’avouer, une invention fort ingénieuse, mais qui netémoignait certes pas de la confiance absolue qu’avaient l’un pourl’autre les frères Pape. Mais, enfin, on n’est pas parfait.

Dans tous les cas, et quoiqu’il en fût, cesystème, dans son ensemble, permettait à nos avares de vaquer àleurs occupations multiples sans trop redouter les voleurs, ni mêmel’incendie, car le feu ne manquerait pas, le cas échéant, de brûlerles cordes, – ce qui amènerait la chute du sac au fond du puits, oùil y avait de l’eau en abondance.

Donc, de ce côté-là encore, parfaitesécurité.

Tout était prévu, tout était coordonné, defaçon à ne point laisser la moindre prise aux éventualités duhasard.

Les Pape auraient revendu des points àHarpagon, de sordide mémoire.

Dans l’après-midi du 20 août – jour où PierreBouet fut frappé d’apoplexie – deux personnes causaient avecanimation dans une salle basse de la maison des Pape.

C’était précisément la salle où se trouvaientles deux lits, l’un au nord, l’autre au sud. Elle était séparéed’une première chambre à l’ouest, servant d’entrée, et où setrouvait entassé le matériel de pêche des propriétaires :filets, nattes, claies d’osier, harts, perches, ainsi que quelquesoutils de charpentier et diverses pièces de bois, travaillées ounon.

L’un des interlocuteurs mentionnés plus haut –grand gaillard efflanqué, aux cheveux noirs comme le jais et à lapeau parcheminée – était Jean Pape.

L’autre, Antoine Bouet, notre vieilleconnaissance.

On sait qu’Antoine avait des amis àl’Argentenay, patrie de sa digne femme, la tendre Eulalie. Mais ilétait tellement notoire, à Saint-François, qu’il ne frayait pasavec les Pape, qu’on eût été diantrement surpris de le voir chezeux, sur le pied de l’intimité la plus parfaite.

C’était encore là une des faces cachées de lavie du beau parleur.

Au moment où nous tendons l’oreille, Jean Papeavait la parole.

– C’est comme je te le dis, mon garçon.

Il appelait tout le monde mon garçonou ma fille, suivant le sexe. (Était-ce à cause de saqualité de célibataire endurci ?)

– Impossible, mon cher, répondait Antoine,avec un geste énergique de dénégation.

– Impossible, si tu veux, mais réel,réaffirmait Jean, qui était têtu.

– Il faudrait l’avoir vue de tes yeux.

– Je ne l’ai pas vue, mais c’est tout comme.Rappelle-toi que la nuit du feu, nous avons fouillé les débris,sans avoir pu seulement retrouver un gigot de la vieille.

– La belle affaire ! ricana le beauparleur : elle avait fondu jusqu’à la dernière pièce de savilaine charpente. Jean hocha la tête avec incrédulité.

– Un corps humain ne s’anéantit pas comme çaen quelques minutes, dit-il. Et tu sais, je suppose, que la cahutea brûlé en un rien de temps ?

– Je l’ai entendu dire. J’étais déjà loin, nevoulant pas manquer mon alibi.

– J’en suis sûr, moi, car je suisarrivé un des premiers.

– C’est-à-dire le premier.

– Non pas. Quelqu’un m’avait devancé, qui setrouvait sur les lieux au moment même où les flammes commençaient àfaire éclater les vitres.

– Tu deviens fou !… Je quittais à peinela masure… J’aurais donc été vu !

– C’est bien possible.

– Satané chien ! comme tu discela !

– Hé ! ce qui est fait est fait… Il vautmieux supposer les choses au pire.

– Enfin, qui t’aurait précédé là, puisque tune guettais que le moment ?

– Un homme qui ne te veut pas de bien.

– Cet homme ?

– Ambroise Campagna.

– Ambroise Campagna !

– Lui-même, mon garçon.

– Tu l’as vu de tes yeux ?

– Pas tout à fait ; mais, en arrivant surla butte à Morency, tout près de la masure en flammes, jedistinguai confusément plusieurs ombres qui se retiraientprécipitamment vers le bois.

– Et tu ne m’en as rien dit ?

– La chose ne m’a pas frappé sur le coup… Cen’est que plus tard… Et puis, je voulais m’assurer, prendre desinformations, sans que ça parût…

– Et tu as réussi ?

– À peu près. J’avais cru reconnaître JohnnyFiset, à sa façon de marcher les pieds en dehors : je lui aitiré tout doucement les vers du nez, en buvant un coup.

– Ah ! ah ! Et qu’as-tuappris ?

– Oh ! peu de chose commecertitude ; mais assez cependant pour que je te répète :Antoine, prends garde : la vieille a disparu, la Démone n’apas brûlé dans sa maison.

Le beau parleur était tout pâle… Son regardméchant se chargeait de fauves lueurs. Après une minute de silence,il dit d’une voix farouche :

– Alors, elle a été enlevée ?

– Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.

– Mais pourquoi ?… Que faire d’unemorte ?

– Qui t’assure qu’elle était bienmorte ?

Antoine eut un éclat de rire fiévreux, etlevant la tête pour regarder son interlocuteur bien enface :

– Décidément, Jean Pape, dit-il, tu as trop buaujourd’hui ; tu bats la campagne.

– Décidément, Antoine Bouet, répondit l’autresur le même ton, tu finiras par danser au bout d’une corde, avec tafoi en ton étoile.

Le beau parleur fit une assez laide grimace, àcette métaphore de son ami.

– Mais, enfin, reprit-il en se levant toutdroit et en faisant un geste significatif, puisque je l’aiétranglée, jusqu’à ce qu’elle ne fît plus le moindre mouvement, etque, non content de cela, je l’ai enfermée dans sa cahute enflammes !

– Les vieilles de cette espèce ont la viedure, et les flammes sont capricieuses, répliqua froidement JeanPape.

Antoine haussa les épaules avec colère et fitquelques tours dans la pièce. Puis, s’arrêtant de nouveau devantl’aîné des Pape :

– Ainsi, tu serais porté à croire, nonseulement que la Démone a été sauvée des flammes, mais encorequ’elle est vivante.

– Oui.

– Et qu’on veut s’en faire une arme contreceux qui ont participé à l’enlèvement de cette fille de l’enfer, àqui le diable torde le cou.

– Parfaitement.

– Et l’imprudent qui est venu ainsi fourrerson nez dans nos affaires serait…

– Ambroise Campagna.

– Je m’en doutais. Oh ! ce Campagna, jelui garde un chien de ma chienne !

– Nous nous occuperons de lui quandson tour sera venu. Pour le moment, ne songeons qu’à parer le coupqu’il nous a porté.

– Tu as raison. Ce qu’il importe, avant tout,c’est de savoir où il a caché cette sorcière de malheur, morte ouvivante.

– Je crois que nous n’aurons pas besoin dechercher longtemps : la vieille doit être chez lui, gardée àvue dans son grenier.

– Qui te fait croire ?…

– J’ai vu de la lumière aux lucarnes, pendantla nuit, – et cela chaque fois que le hasard m’a fait passer parlà. Antoine se frappa le front de sa main ouverte.

– Satané corbillard ! grosse bête que jesuis ! Moi aussi, je l’ai vue souvent, cette lumière inusitée,et je n’ai pas su deviner qu’il y avait là quelque chosed’étrange…

– Tiens ! tiens ! ricana Jean Pape,est-ce que, par hasard, tu trouverais maintenant que je n’ai pastrop bu, que je ne bats point la campagne et que je gagne bien lepeu d’argent que tu me donnes, hein ?

Antoine ne répondit pas d’abord. Il arpentafiévreusement la pièce, paraissant en proie à une sourde colère,mêlée de terreur. À la fin, il vint de nouveau se camper devant soncomplice :

– Écoute, Jean Pape, dit-il : nous sommesrendus trop loin pour reculer…

– Hem ! toussa le vieux garçon, laissantvenir, suivant son habitude. Antoine continua :

– Il nous faut cette femme !

– Hem ! hem ! toussa de nouveau JeanPape.

– Il faut qu’elle disparaisse et, cettefois-ci, pour tout de bon !

– Un meurtre ! dit Jean Pape, avec untranquille sourire.

– Un meurtre, soit, répondit l’autrefroidement.

– C’est grave !

– Je ne dis pas le contraire.

– Et ça coûte cher !

– On paiera.

– Comptant ?

– La moitié avant, la moitié après.

– Tu es donc en fonds ?

– Un peu. Tu dois bien t’en douter…

– Ah ! oui : l’affaire de lagoélette !

– Chut !

– Sois tranquille… Nous sommes bien seuls…C’est égal, tu es un chançard, et j’aurais dû flairer celle-là. EtJean Pape poussa un soupir de regret.

Antoine changea vite la nature de ses pensées,en demandant :

– Ça te va-t-il ?

– L’affaire de la Démone ?

– La belle question !

– Cela dépend du prix.

– Dix piastres !

Jean Pape se mit à siffloter, ne daignant pasmême répondre.

– Vingt piastres !

Le sifflement redoubla.

– Trente !

– Non, articula sèchement Jean Pape.

– Ah ça ! mais deviens-tu fou !s’écria Antoine… Trente piastres, c’est un beau denier !

– Ma tête et celle de mon frère valent plus,je pense.

– Il n’y a pas de risques à courir.

– Vas-y toi-même, en ce cas.

– Moi, non : on se défierait.

– Alors, laisse-la vivre, et buvons à sasanté… Je paye la traite pour la circonstance.

Et Jean Pape, ouvrant un grand coffre, en tiraune bouteille de whisky, qu’il déposa sur la table et qu’il flanquade deux tasses de fer-blanc.

– Sers-toi, dit-il à Antoine. Celui-ci,quoique de mauvaise humeur, ne se fit pas prier et avala d’untrait.

Jean Pape se versa une bonne rasade et,élevant sa tasse à la hauteur de sa bouche, il dit d’un tongoguenard :

– À la santé de cette pauvre vieilleDémone ! Que le diable lui accorde encore de longs jours, pourvoir mourir sur la paille ce mesquin d’Antoine Bouet !

Et il but lentement, avec volupté.

– Satané feu d’enfer ! cinquantepiastres ! hurla le beau parleur, bondissant sur sespieds.

– C’est mieux, mais pas assez… Marche !marche, mon garçon ! dit tranquillement Jean Pape, en bourrantsa pipe.

Antoine fit un effort sur lui-même… Il avaitune folle envie de sauter à la gorge de son complice.

– Écoute, Jean, reprit-il, et soisraisonnable… Je t’offre soixante piastres, dont trente comptant etles trente autres quand je verrai la Démone ici, morte ouvivante.

L’aîné des Pape regarda bien en face le beauparleur et lui dit résolument :

– À ton tour, écoute, Antoine Bouet… Quand onest, comme toi, un vil assassin et qu’on n’a pas le cœur de fairesa besogne soi-même, on ne doit pas chicaner sur le prix dusang…

– Jean Pape !

– Oh ! ne roule pas des yeuxfuribonds : c’est inutile avec moi. On ne m’effraie pas, tu lesais. Je te répète donc que, si tu tiens à ce que la Démone soitarrachée des mains d’Ambroise Campagna, ton mortel ennemi, etqu’elle soit mise dans l’impossibilité de révéler tout ce qu’ellesait sur ton compte – et elle en sait long – il faut te résigner àte fendre d’une forte somme.

– Combien veux-tu donc, sangsue ?

– Je veux deux cents piastres, pas un sou demoins.

Antoine fit un violent soubresaut.

– Jamais ! hurla-t-il, jamais je nepaierai aussi cher une vieille carcasse aux trois-quarts morte, sielle ne l’est pas tout à fait !

– C’est bien, dit froidement Jean Pape. LaDémone vivra ; la Démone parlera ; tu seras perdu commeun chien, et ta filleule mangera l’héritage de ton frère, sansjeter même une aumône à tes enfants !… Et ce sera bien fait,car tu n’es qu’un faiseur d’embarras, incapable de résolutionsénergiques. Voilà mon dernier mot.

Antoine était effrayant à voir. Une pâleurlivide blanchissait ses tempes osseuses. Des gouttelettes de sueurfroide perlaient à la racine de ses cheveux. Il était manifestequ’un violent combat se livrait entre son avarice et sa colère.

La colère l’emporta. Sans dire un mot, mais enproie intérieurement à une froide rage, il tira sa bourse et lavida sur la table. Il y avait des pièces d’or et de la monnaied’argent, qui se mirent aussitôt à étinceler aux rayons du soleilcouchant. Jean Pape, l’œil rivé sur cet amas lumineux, ne respiraitplus… Quant à Antoine, calme dans sa fureur, il prit les pièces uneà une et les déposa devant son complice, en les comptantsoigneusement. Mais ce qu’il y eut de singulier dans cetteopération, c’est qu’il l’assaisonna des plus sanglantes invectivesà l’adresse de Jean Pape, sans pour cela élever la voix le moins dumonde, exactement comme s’il eût récité une leçon.

Reproduisons.

– Cinq, dix, quinze, vingt… Tu sais, JeanPape, que tu es une affreuse canaille, un voleur, unmeurtrier !… Vingt-cinq, trente, trente-cinq… Un ignoblebandit, un sale hypocrite, un scélérat qui a mérité dix fois lapotence !… Quarante, cinquante, soixante… Tu n’as ni cœur, nihonneur, ni religion, ni sentiment, ni rien !… Soixante-cinq,soixante-quinze, quatre-vingt… Tu boirais le sang de ton père, situ en avais un ; tu égorgerais ta mère, si un monstre commetoi était né d’une femme ; pour un peu d’or, enfin, tu temutilerais toi-même, membre par membre, lambeau par lambeau !…Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-dix… Et, avec tout ça, vil animal,tu es plus bête que cinq cents mille oies !…Quatre-vingt-quinze, cent !

Voilà ton compte, Jean Pape ! Celui-ci –qui n’avait pas sourcillé le moins du monde – allongea aussitôt lamain pour s’emparer des pièces étalées devant lui ; maisAntoine lui tapa énergiquement sur les doigts.

– Minute ! fit-il… Tu es bien pressé deme dépouiller ! Faisons nos conditions.

– Elles sont toutes faites : centpiastres de suite et cent piastres quand la vieille aura rendu sescomptes.

– Fort bien. Mais je veux deux choses…

– Parle.

– D’abord, que l’affaire se fasse sans retard,cette nuit même…

– Hem ! Au fait, pourquoi pas ?

– Puis, qu’avant d’expédier la Démone, vousl’ameniez ici et la cachiez jusqu’à ce que je sois venu la voir.J’ai à lui parler.

– C’est facile : nous la logerons augrenier.

– Bien. Tu mets ton frère dans la confidence,je suppose ?

– Sans doute. À moi seul, je n’arriveraispas.

– Arrangez-vous à votre guise et réussissez,car autrement il vaudrait mieux ne pas éveiller l’attention de nosadversaires.

– Nous réussirons, j’en suis sûr.

– À demain, donc ! je viendrai denuit.

– À demain, mon garçon ! La vieille seraici pour te recevoir.

Antoine allait s’éloigner, quand un sifflementprolongé se fit entendre, paraissant descendre des hauteurs quidominaient la maison.

Jean Pape mit sa main sur l’épauled’Antoine.

– Un moment, dit-il. Voici Baptiste : ila peut-être du nouveau. Une minute s’écoula, puis la porte s’ouvritet Baptiste Pape entra. C’était un petit homme trapu, à laphysionomie joyeuse et rusée, aux allures vives, à la parole facileet narquoise.

Il pénétra dans la salle en battant unesuccession d’entrechats. Apercevant Antoine, il s’écria :

– Victoire ! victoire ! grandenouvelle, vénérable huissier et non moins vénérablefrère !

– Qu’y a-t-il ? demanda le beauparleur.

– Il y a que Baptiste Papelin aliasPape n’est pas un imbécile…

– C’est en effet une nouvelle surprenante,grommela Jean.

– Au fait, au fait, interrompit Antoine, et endeux mots, bavard !

– Eh bien ! ton frère est mort.

– Mort ! fit Antoine, en bondissant surses pieds.

– Oui, mort, ou peu s’en faut.

– Quand cela ? comment ?… Mais parledonc !

– Quand ?… Il y a quelques heures àpeine. Comment ?… Voici la chose. Suivant tes instructions,maître Antoine, je suis allé cette après-midi chez Pierre Bouet,pendant sa digestion, et je l’ai mis adroitement sur la piste deson histoire de sauvages… Une fois que l’eau fut sur le moulin,fallait voir comme ça marchait !… Le bonhomme en avaitpar-dessus la tête, et, moi, je poussais tranquillement à la rouepar mes gestes et mes exclamations… Ah ! que c’était doncdrôle !

– Finiras-tu ? gronda Antoine, presquemenaçant.

– Ça y est ! – Tu as donc bien hâted’hériter ! – Je voyais bien que le vieux avait la figuretoute rouge, mais je ne croyais pas que les choses marcheraient sivite, – lorsque, crac ! boum ! le voilà tout de son longsur le plancher, comme un bœuf assommé.

– L’apoplexie ! murmura Antoine.

– Oui, l’apoplexie : le Dr Demers l’a dittout à l’heure.

– Le médecin pense-t-il qu’il enreviendra ?

– Il n’en sait encore rien. Une bonne saignéea été pratiquée, et l’on s’attendait à du mieux quand je suisparti. Antoine s’élança au dehors, criant à ses amis :

– À demain !… N’oubliez pas !… Nosaffaires prennent bonne tournure ! Et il disparut dans lesentier qui conduisait à la grève.

Chapitre 10Un coup de fusil aux avant-postes.

 

Depuis deux heures de l’après-midi,c’est-à-dire depuis le moment où Pierre Bouet a été frappé d’uneattaque d’apoplexie, la maison est dans un émoi indescriptible.Elle ne désemplit pas. C’est un va-et-vient continuel d’amis et decurieux, – les premiers recueillis, inquiets, parlant à voixbasse ; les autres affairés, le nez tendu, furetant dans tousles coins, s’informant de tout à tous, formulant des réflexions,indiquant des remèdes infaillibles, importants et surtoutimportuns.

Quel est le médecin qui ne les a pas eus dansles jambes, ces intolérables fâcheux que l’accueil le plus froid neparvient pas à rebuter ?

Vers trois heures moins quelques minutes, ledocteur Demers est arrivé.

C’est Ambroise Campagna qui était allé lechercher, avec le meilleur cheval de l’écurie de Pierre Bouet, unebête de cinquante louis.

Anna lui avait dit :

– Ambroise, attelez Belle, crevez-la,s’il le faut, et courez au médecin… De votre vitesse dépendpeut-être la vie de mon père !

Campagna était parti comme le vent, avait faitplus de quatre lieues à l’épouvante et se trouvait deretour, avec le docteur, en moins de soixante minutes.

Les rangs pressés de la foule s’ouvrirentdevant l’homme de l’art, qui pénétra aussitôt dans la chambre dumalade.

Celui-ci était couché sur son lit, la têterelevée par une pile d’oreillers. Il respirait péniblement, faisantsaillir ses lèvres à chaque expiration. Sa figure rouge etturgescente, le relâchement général des muscles, la dilatation despupilles ne laissaient aucun doute sur la nature de la maladie.

Anna se tenait debout, au chevet du patient,renouvelant à chaque minute les compresses froides qu’elleappliquait sur sa tête brûlante… Elle était pâle, mais ferme, envaillante fille qui comprenait que ce n’était pas le temps deperdre la carte.

Par ses ordres, une autre femme entretenaitdes briques chaudes sous les pieds et autour des jambes dumalade.

Le docteur vit tout cela, d’un coup d’œil. Ilfit un examen sommaire, puis s’inclinant devant la jeune fille, illui dit, tout en ouvrant sa trousse :

– Mademoiselle, grâce à vos soinsintelligents, j’espère que je n’arrive pas trop tard pour sauvervotre père.

– Oh ! docteur, répondit Anna en joignantles mains, puissiez-vous dire vrai !

– Espérez, mademoiselle… Je compte beaucoupsur une forte saignée, que je vais pratiquer immédiatement.

– Que vous faut-il, docteur ?

– Un vase pour recevoir le sang, des bandes detoile pour comprimer le bras ; tout à l’heure, de l’eau tiède.En un instant, tout cela fut à la disposition du praticien.

Les curieux et les curieuses furent consignésdans la cuisine, à leur grand désappointement. Il ne resta dans lachambre à coucher que les personnes indispensables.

Les curieuses évincées se vengèrent en disantdu mal d’Anna.

– Voyez-vous, chuchotait l’une, cette pécorequi fait déjà sa maîtresse !

– Elle n’attend même pas que son protecteurait tourné l’œil ! appuyait une autre.

– Si ce n’est pas honteux de voir uneétrangère chasser comme ça de vieilles amies à Pierre Bouet !renchérissait une troisième.

Puis les épithètes se croisaient :

– C’est une orgueilleuse !

– Une sans-cœur !

– Elle n’a pas versé une larme !

– Hé ! hé ! Pierre lui laisserapourtant un joli magot !

– C’est justement pour ça que le chagrin nel’étouffe pas ! Ambroise, qui entrait en ce moment, venant del’écurie où il avait longuement bouchonné la vaillanteBelle, entendit ces remarques haineuses. Son premiermouvement fut excessif, – car la patience n’était pas son fort… Illeva la main pour souffleter la plus proche des commères quiavaient parlé en dernier lieu, – une vieille fille anguleuse, jauneet sèche ; mais une seconde de réflexion fit retomber sonbras… Il se contenta de leur lancer à toutes cetteapostrophe :

– Langues de vipères, remerciez le bon Dieu deporter jupe au lieu de culotte, car je vous ferais vite rentrerdans la gorge vos paroles venimeuses.

– Tu n’es pas encore le maître ici, jesuppose ! riposta aigrement la vieille fille jaune.

– Avant d’en arriver là, reprit méchamment uneautre, il te faudra d’abord passer sur le corps de Pierre Bouet,qui n’est pas mort, après tout…

– Et te faire agréer parmamezelle ! conclut une troisième, qui s’éloignaaprès avoir lancé cette flèche du Parthe.

Campagna sentit une rougeur brûlante luimonter à la figure… Il comprit ces allusions d’une transparencemalicieuse, et sa langue se paralysa de telle façon, qu’il ne putrien répondre. Quoi ! c’est ainsi qu’on interprétait sondévouement ! Quoi !… il ne lui était pas permis deveiller sur sa petite amie Anna, sans qu’on lui supposât desarrière-pensées d’intérêt, des calculs sordides !

Un flot d’amertume gonfla le cœur du bravegarçon, et il se dit à lui-même :

– Ces femmes sont bêtes, mais elles ne sontpas si méchantes que ça… On leur a fait la langue ; ellesjouent un rôle… Il y a de l’Antoine là-dessous !

Puis il se dirigea vers la chambre du malade,tout en murmurant :

– Oh ! il ne faut pas que Pierre Bouetmeure ! le bon Dieu fera un miracle, car Anna serait bien àplaindre !

Il rencontra le médecin, qui s’apprêtait àsortir, après avoir donné ses derniers ordres.

– Eh bien ? fit-il.

– La saignée a parfaitement réussi ; lemalade respire mieux ; le pouls s’améliore.

– Il est sauvé, alors ?

– À peu près. Mais je crains une chose…

– Laquelle ?

– Qu’il reste paralysé de toute une moitié ducorps.

– Ce serait grave.

– Oui ; mais ça vaudrait toujours mieuxque la mort. Au reste, il n’en conservera pas moins ses facultésintellectuelles… Mais il lui faudra du repos, du calme… On fera ensorte de lui éviter les plus légères émotions… Une forte secoussemorale le tuerait.

– On veillera ! répondit Ambroise.

Puis il demanda :

– Vous partez, docteur ?

– Oui, je n’ai plus rien à faire ici jusqu’àce que le malade ait recouvré la connaissance, – ce qui aura lieucette nuit, je l’espère.

– Tant mieux, il y a une voiture à la porte,qui vous attend.

– Ce n’est pas vous qui me ramenez ?

– Non : moi, je m’installe ici pour lanuit.

– Bonsoir, alors.

– Bonsoir, docteur. Le médecin s’éloigna, etAmbroise entra dans la chambre du malade. Plusieurs personnesavaient entendu la conversation que nous venons de rapporter, entreautres Baptiste Pape. Ce dernier devait la mettre à profit, commeon le verra. Vers neuf heures du soir, Antoine Bouet fit sonapparition. Il était en tous les jours et arrivait endroite ligne du haut de ses clos, où il avait travaillé toutel’après-midi, disait-il. Il ne faisait que d’apprendre le terribleaccident arrivé à son frère, – accident qu’il avait, du reste,redouté et prédit, chacun devait s’en souvenir. Si Pierre, ouplutôt ceux qui en avaient charge, l’avaient écouté, pareil malheurne serait pas arrivé… Enfin, on avait sans doute agi avec de bonnesintentions, mais le mal n’en était pas moins fait et il nes’agissait plus de récriminer, mais de parer aux conséquences…

Ce petit discours du beau parleur fut approuvésans réserve par les assistants réunis dans la cuisine. On ne sefit pas faute, aussitôt qu’il se fut éloigné, de louer samodération en face de la situation fausse qui lui était faite et sasérénité toute évangélique à l’approche de l’exhérédation quil’entendait probablement.

– C’est un bon frère ! pensait lamajorité.

– Quel finaud ! se disaientintérieurement les rares sceptiques. Cependant Antoine avaitpénétré dans la chambre du malade. Il y trouva sa filleule etAmbroise Campagna.

– Ma chère Anna, dit-il, après avoir souhaitédes yeux le bonjour à la jeune fille, j’arrive du haut de monchamp, et je ne fais que d’apprendre le malheur arrivé à Pierre…Comment va-t-il ?… Est-ce bien grave ?… Qu’a dit lemédecin ?

– Pas grand-chose à moi, mais il a parlé àAmbroise. Antoine se retourna à demi vers ce dernier, comme s’iln’eût fait que de l’apercevoir, et s’écria d’une voixaigre-douce :

– Tiens, c’est vrai, te voilà,Ambroise !… Je ne t’avais pas vu en entrant… Au reste,j’aurais dû supposer qu’en cas de malheur arrivé à mon frère, tuserais le premier au poste, près de lui.

– Et tu aurais eu raison ! répliquafroidement Campagna… Je ne suis pas bon à grand-chose, mais je puistoujours faire un bon chien de garde.

– Un chien de garde-malade ! murmura lebeau parleur avec une moue narquoise, voilà une sorte de chienqu’on ne rencontre pas partout !

– C’est qu’on n’en a pas besoin partout ;mais il paraîtrait qu’il en faut un ici, pour empêcher certainsloups qui viennent y flairer la mort.

Antoine pâlit un peu et pinça ses minceslèvres. Faisant un effort pour sourire, il répliqua d’un tonbadin :

– Les loups sont rares à l’Île d’Orléans, – àl’exception toutefois des loups-garous, – et je crains bien, moncher Ambroise, que ta nouvelle charge ne soit une sinécure.

– Tant mieux pour les loups ! fitCampagna, avec une intonation presque menaçante.

Le beau parleur haussa les épaules commequelqu’un qui renonce à comprendre les divagations d’un toqué.Puis, changeant brusquement de ton et de conversation, ildemanda :

– Voyons, que pense le médecin ? quet’a-t-il dit ?

– Que le danger est passé ou à peu près.

– Il en reviendra, alors ?

– C’est plus que probable.

– Quand reprendra-t-il connaissance ? Celong assoupissement m’inquiète.

– Calme tes craintes, bon frère ; si ledocteur ne se trompe pas, dans quelques heures Pierre reviendra àlui.

– Je le souhaite de tout mon cœur, réponditAntoine, en tournant le dos à Campagna ; il remettraprobablement chacun à sa place ici et empêchera son unique parentd’être insulté par le premier malappris venu.

– Misérable ass…… ! commença Ambroise,dont les dents grincèrent. Il fut interrompu par Anna, qui lui ditavec autorité :

– Ambroise, vous vous oubliez ! Vousn’êtes pas ici sur la voie publique, et je ne puis tolérer…

– Vous avez raison, mademoiselle, j’allais eneffet oublier que chaque chose doit venir à son heure !répondit le vieux garçon, qui sortit aussitôt de la chambre àcoucher.

Cette petite scène s’était passée en moins detemps qu’il ne nous en a fallu pour la raconter. Elle laissa lajeune fille tout émue et Antoine calme, du moins en apparence.

Il dit tranquillement à sa nièce :

– Ma chère petite, tu as un ami singulièrementgrossier et qui ne respecte guère ton parrain.

– Oh ! mon oncle, fit Anna,pardonnez-lui… Il est d’humeur bizarre depuis quelques temps, et lasoudaine maladie de mon père l’a complètement bouleversé.

– Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ?remarqua durement Antoine.

– Il est si bon pour nous ! il nous aimetant ! Il ne faut pas lui en vouloir pour un moment devivacité.

– Vivacité est joli ! ricana le beauparleur du bout des lèvres.

Puis, d’un ton affectueux et prenant les mainsde sa filleule :

– Écoute, petite… Cet homme m’en veut à mort,j’ignore pourquoi… ou plutôt je ne le sais que trop… Il est capablede tout pour me noircir à tes yeux… Mes démarches les plusordinaires sont pour lui des machinations ténébreuses ; mesparoles, mes regards, mes gestes même, il interprète tout cela àmal… Pourquoi ?… Que lui ai-je fait ? – Rien. Il a unintérêt caché, un intérêt d’une nature que je ne puis te révélermaintenant, à agir de la sorte… Hélas ! chère enfant, tu neconnais guère le monde et les mobiles qui le guident ; toncœur est encore naïf et pur ; reste dans cette douce ignorancele plus longtemps que tu pourras. Ce n’est pas moi qui t’en feraisortir, car, quand tu me questionnerais sur ce que je viens de tefaire entrevoir, je ne répondrais pas. Tout ce que je puis te dire,c’est ceci : Défie-toi des gens trop zélés et des amis tropofficieux !

Et, sur ce vague avertissement, Antoine seretira vers la cuisine.

Au reste, trois ou quatre commères, à bout depatience, montraient leurs câlines chiffonnées dansl’entrebâillement de la porte, et la consigne allait êtreforcée.

Anna les laissa pérorer à voix basse ets’abîma dans ses réflexions.

Qu’avait voulu dire son oncle et pourquoi cetavertissement solennel, en présence de son père mourant ?…Pourquoi ces réticences sur le compte d’Ambroise Campagna, et quelbut mystérieux avait à poursuivre ce garçon, en qui elle reposaitune entière confiance ?

Mystère !

Plus elle sondait les agissements qui seproduisaient autour d’elle, moins elle comprenait, moins ellevoyait clair dans cette nuit où n’apparaissaient que de fugitivesclartés.

Ah ! si elle eût eu plus d’expérience dela vie ; si elle eût été capable de lire dans ce livre auxpages hiéroglyphiques, qui s’appelle le cœur humain, elle aurait euvite fait de débrouiller cet écheveau d’intérêts et de dévouements,emmêlés…

Mais elle était jeune et naïve ; elleétait innocente et bonne !… La confiance jaillissait de soncœur, au moindre appel. Pour se défier, pour croire aux intentionscriminelles, il lui aurait fallu faire un effort trop violent,combattre avec trop de fatigue ses propres inclinations, sespenchants innés vers tout ce qui est bien, vers tout ce qui estbeau, vers tout ce qui est grand !

Aussi revenait-elle vite sur une premièreimpression, lorsque cette impression avait été mauvaise ; chezelle, le soupçon ne pouvait prendre racine et se développer. – Lesplantes nuisibles ou mortelles croissent de préférence dans leslieux bas et humides, que le soleil ne visite qu’avecparcimonie.

Antoine lui-même avait bénéficié de cettedisposition invincible du caractère de la jeune fille… Lesdéfiances parfaitement justifiées qu’avaient fait naître dansl’esprit de l’orpheline sa captivité sur l’île à Deux-Têtes et leson de cette voix familière entendue dans une nuit terrible, cesdéfiances, disons-nous, s’étaient envolées dès le retour au foyer…Avec la sécurité et le calme de la vie habituelle, l’oubli étaitvenu, ensevelissant dans ses voiles discrets bien des indicesaccusateurs et nombre de déductions coulant de source.

Voilà pourquoi nous avons vu, tout à l’heure,Anna prendre parti pour son parrain contre son meilleur ami,Ambroise Campagna…

Et voilà pourquoi, aussi, nous continuerons àvoir le beau parleur tisser sa trame perfide autour de sa tropnaïve et trop confiante filleule.

Chapitre 11Où la Démone passe de main en main.

 

À peu près vers onze heures de la même nuit,une scène bien étrange se passait chez Ambroise Campagna.

La maison de ce dernier, au lieu d’êtresituée, comme celle de Pierre Bouet, au sud du chemin, s’élevait ducôté nord, adossée à un renflement de terrain, qui courtparallèlement au fleuve pour aller se confondre avec les berges dela rivière Dauphine. De même que la plupart des habitations del’Île d’Orléans, elle était en pierre, basse de carré, – le toutblanchi à la chaux.

Grâce à la disposition du terrain et au peud’élévation des pans, on comprend que le côté de la maisonregardant le nord offrait bien moins de développement que celui quidonnait sur le chemin royal. À moitié enfouie sous la terre, cettefaçade n’avait guère plus de six pieds de hauteur, de façon qu’unhomme de taille ordinaire pouvait aisément atteindre le rebord dela toiture, en allongeant seulement le bras. Du reste, ce côté dela maison était presque entièrement caché par de hauts pommiers,dont quelques-uns des rameaux pendaient même jusqu’au-dessus dutoit.

C’était charmant, mais aussi – avouons-le –excessivement commode pour les voleurs ou les malfaiteurs quiauraient voulu s’introduire chez maître Campagna, par la petitelucarne, dont on pouvait voir la lumière discrète filtrer à traversle feuillage qui l’enguirlandait.

Telle était du moins l’opinion de deuxcompères de notre connaissance, les frères Pape, qui, embusqués surla crête de la colline, observaient avec une attention soutenue etla maison et ses abords.

On sait ce que venaient faire là les deuxcoquins ; il s’agissait pour eux de gagner les deux centspiastres extorquées à Antoine, moyennant la condition d’enlever laDémone, cette nuit même.

Or, les circonstances semblaient favorisersingulièrement l’opération. Ambroise était retenu hors de chez luipar la maladie de Pierre Bouet, et, sans doute, sa mère nemanquerait pas de visiter, elle aussi, ne fut-ce que cinq minutesdurant, le pauvre malheureux qui se mourait, à quelques arpents delà… La vieille resterait seule, et alors tout irait comme sur desroulettes.

En attendant cette éventualité, les Pape setenaient cois sous le feuillage qui leur servait d’abri, épiant duregard le moindre mouvement, prêtant l’oreille au plus légerbruit…

Ils sont là depuis une bonne heure, quand nousles rejoignons. Et, cependant, rien encore n’est venu confirmerleur petit calcul… La mère Campagna ne bouge pas, à en juger dumoins par l’immobilité des bandes lumineuses que projettent lesfenêtres des pignons.

Dans les environs, le silence n’est troubléque par la conversation des chiens, qui se répondent d’une ferme àl’autre, ou par le miaulement batailleur des matous, en quêted’aventures.

La nuit est noire. Quelques rares étoilespointillent la voûte du ciel. Le vent se tait. Seuls, les ruisseauxbabillent sur leurs lits de cailloux ou bruissent à travers legazon constellé de marguerites.

Minuit va bientôt sonner.

Jean Pape appelle son frère, en observation àquelques pas de lui sur la maîtresse branche d’un pommier.

– Hé ! garçon !

– Qu’est-ce que c’est ?

– Rien ne bouge ?

– Pas un chat.

– Vois-tu chez Pierre Bouet ?

– Oui ; depuis longtemps les lumières nemarchent plus : tout le monde doit être dans la cuisine.

– Ce serait le temps d’agir, mais il y a cettevieille folle de mère Campagna qui s’obstine à ne pas sortir…

– Il faut en prendre notre parti, elle nes’absentera pas. D’ailleurs, elle doit dormir.

– Et le chien d’Ambroise ?

– Là-bas, avec son maître probablement, car ilne donne pas signe de vie.

– La chance est pour nous. Allons, descends deton arbre et va un peu voir ce qui se passe dans la maison. Faisonsvite ; il n’y a plus à barguiner.

Le plus jeune des Pape se laissa tomber de sonobservatoire et, se faufilant au milieu des arbres fruitiers,arriva jusqu’auprès de la maison. Comme il n’y avait pas de fenêtresur le derrière, il se glissa le long du pignon qui regardait l’estet alla coller son œil à une des vitres du châssis qui éclairait lacuisine.

Tout était silencieux et immobile dans lapièce. La chandelle ne jetait plus qu’une faible lueur, au centrede laquelle se détachait en rouge-feu la mèche épaissie etcharbonnée. Près de la table et ramassée dans son grand fauteuil debois blanc, la mère Campagna dormait, son tricotage surles genoux.

Baptiste Pape remonta vite auprès de sonfrère.

– C’est le temps, dit-il… La bonne femme dort,le chien est absent, et il n’y a pas un être vivant dans lechemin.

– Allons ! fit Jean. Mais soyons prudentset procédons avec ordre. D’abord, il est entendu que c’est toi quigrimpes sur mes épaules et entres dans la maison par lalucarne.

– Je sais, je sais… Tu as toujours le soin dem’envoyer en avant, c’est connu.

– Une fois dans la place, continua Jean sansrelever l’observation, tu marches doucement à la vieille, tul’enroules dans la couverture de laine, tu lui attaches la cordesous les bras et tu me passes le paquet, en le faisant glisser parla lucarne…

– Oui, oui… grommela Baptiste avec impatience,encore une fois, je sais tout cela par cœur.

– Fort bien, conclut imperturbablement l’aîné.Quand tu m’auras remis la vieille sans encombre, ton rôle sera finiet le mien commencera. Allons.

Les deux frères jetèrent un dernier regard surla route, à droite et à gauche, puis se dirigèrent à pas de loupsvers la maison. Arrivés au pied du mur, juste au-dessous del’unique lucarne de ce côté de la toiture, Jean s’arc-bouta sur sesjambes, inclina quelque peu le buste et se tint immobile, pendantque son frère lui grimpait d’un bond sur les épaules.

Une fois qu’il eut pris son aplomb, Baptistese redressa lentement et approcha sa figure du vitrage.

Voici ce qu’il put voir :

Le grenier était séparé en deux compartimentspar une cloison transversale. Dans la pièce située en face de lalucarne, une chandelle fumeuse achevait de se consumer dans unchandelier de fer-blanc placé sur un grand coffre, servant detable. À quelques pas de ce luminaire primitif, et près d’unecouchette basse où un lit propre était dressé, la Démone se tenaitaccroupie sur ses talons, tournant le dos à la fenêtre. Elle avaitles mains jointes sur ses genoux et se laissait bercer par cebalancement inconscient qu’on remarque chez certaines vieillespersonnes dont l’esprit court les rues.

Dormait-elle ? Veillait-elle ?

C’est ce que Baptiste Pape eut été bien enpeine de décider, s’il se fût arrêté à cette question. Mais ilavait vraiment bien autre chose à s’occuper !…

D’abord, le châssis de la lucarne était-ilfermé en dedans au moyen de targettes ou de taquets ?…Faudrait-il l’ouvrir de force, faire du bruit, éveiller les femmes,recourir enfin aux grands moyens ?

C’était à voir.

Baptiste imprima au vitrage une légèrepoussée : il céda et, tournant sur ses couplets, démasquacomplètement l’intérieur du grenier.

Cela s’annonçait bien.

L’effronté garçon jeta un nouveau regard dansle grenier et constata que la tireuse de cartes n’avait pasinterrompu son balancement ; puis il enjamba prestementl’appui de la croisée et retomba sur ses pieds nus àl’intérieur.

Il n’avait pas fait plus de bruit qu’unchat.

Le pire était mené à bien, pensait-il… Iln’avait plus qu’à dérouler la couverte qui lui ceignait les reinset à fondre silencieusement sur sa proie pour l’en envelopper…

Mais comme il s’avançait sur la pointe despieds, la couverte étendue au bout des bras, la porte du chemins’ouvrit rapidement et un bruit de pas retentit à l’étageinférieur. Deux ou trois paroles s’échangèrent, puis l’escaliercommuniquant au grenier craqua sous le poids d’une personne qui lamontait…

Une minute à peine avait suffi à tout cela…Les pas s’approchaient ; la porte de communication entre lesdeux pièces du grenier allait s’ouvrir.

Et Baptiste Pape, pris à l’improviste,étourdi, ne sachant où se fourrer, était toujours là, debout,immobile, les bras tendus !

Il n’avait ni le temps de retourner sur sespas, ni celui de chercher un recoin où se dissimuler.

Lui, si inventif d’ordinaire, il allait sefaire prendre comme un renard par une poule !

Cependant il obéit au sentiment instinctifqu’on éprouve en pareille occurrence… Il se fit petit, s’écrasa, sepelotonna à l’endroit même où il se trouvait, c’est-à-dire près dupied de la couchette…

Puis il ramena pardessus sa tête la couvertequ’il destinait à la Démone et attendit l’orage.

La porte s’ouvrait, à l’instant même.

Ambroise Campagna – car c’était lui – sepencha jusqu’à mi-corps par l’entrebâillement et dit :

– Je vous avais promis des nouvelles, lamère : ça va mieux !

– Ah ! merci ! fit la vieille, quiavait relevé la tête.

Puis elle ajouta :

– Il a repris connaissance, hein ?

– Non, pas encore, mais ça ne tarderaguère.

– Que Dieu le veuille !… Je viens de direun chapelet pour lui.

– Vous vous fatiguez, la mère… À votre âge, ilne faut pas veiller si tard ; couchez-vous.

– Oh ! quand ça me fatiguerait, murmurala centenaire, ce serait bien peu pour expier le mal que j’aifait…

– Vous avez bonne volonté, ça suffit !…Le bon Dieu n’en demande pas davantage, répliqua Ambroise.

Puis, apercevant la fenêtre ouverte, il allala refermer, en disant :

– L’air est frais, la mère : il ne fautpas laisser comme ça le vent du nord pénétrer ici, où gare lesrhumatismes ! Et il se retira, sans avoir seulement remarquéla masse grisâtre qui gisait près du lit.

Quelques minutes après, on l’entendit ouvriret refermer la porte du chemin ; son pas résonna sur le soldurci de la route…

Il retournait chez Pierre Bouet.

– Hem ! fit à part soi Baptiste Pape, ensoulevant sa couverte pour risquer un œil, je crois sincèrement queje l’ai paré belle !… Enfin, c’est passé… Mais quelle peurj’ai eue, grand saint Jean-Baptiste, mon patron !

Tout en faisant ces réflexions, il s’était missur les mains et les genoux – à quatre pattes, comme ondit vulgairement – et observait la vieille.

Celle-ci allait et venait dans la pièce,courbée presque en deux, furetant ci et là, marmottant des phrasesdécousues… Tout à coup, elle aperçut cette masse informe qui venaitde surgir près de son lit… Interdite, elle s’approcha pourreconnaître par le toucher ce que ce pouvait être…

Mais la masse s’agita aussitôt, grandit,s’avança à sa rencontre et s’abattit sur la Démone, avant mêmequ’un cri eût eu le temps de jaillir des lèvres de la pauvrefemme.

En un tour de main, la vieille fut enrouléedans la couverte, et une corde se trouva nouée sous ses bras.

Le reste n’était plus que jeu d’enfant.

Le colis – car c’en avait toute l’apparence –fut passé par la lucarne, reçu dans les bras de Jean Pape etaussitôt transporté sur la colline, au milieu des arbres duverger.

Baptiste Pape, après avoir soigneusementrefermé le châssis de la lucarne, sauta à terre et rejoignit sonfrère.

Le cadet était de fort mauvaise humeur contreson aîné, qu’il accusa violemment de l’avoir exposé, par sanégligence, à être surpris en flagrant délit.

– Tu étais en bas pour guetter, disait-il…Pourquoi ne pas m’avoir fait le signal convenu ?

– Pour la bonne raison, répondit Jean, que jen’ai rien entendu venir.

– Tu mens ! répliqua Baptiste… Tu voulaisme laisser dans le pétrin, pour t’emparer de ma part dans nosépargnes !

– Es-tu bête ! ricana Jean… Comme si, unefois compromis, tu ne m’aurais pas dénoncé !

– Pour ça, tu devais t’y attendre.

– Et, d’ailleurs, crois-tu que j’auraissacrifié avec toi les cent piastres qu’Antoine doit nous compter lanuit prochaine, au reçu de la vieille ?

Cette dernière raison convainquaitBaptiste.

– Au fait, ç’aurait été folie !grogna-t-il.

Et l’incident fut oublié.

Au reste, la réussite complète de leuraudacieux enlèvement contribuait beaucoup à rendre les deux vieuxgarçons accommodants. Sans cette circonstance, en effet, ilsn’auraient pas manqué d’en venir aux mains, comme d’habitude.

On se mit en route, pour la grève, Baptisteprécédant en éclaireur, et l’on arriva sans encombre à une petiteanse, au fond de laquelle un flat était tiré sur lesable.

La Démone fut déposée à l’arrière del’embarcation, et Jean Pape défit quelque peu la couverte, pour luiprocurer de l’air et la faire revenir à elle.

Puis les deux coquins traînèrent leurflat jusqu’à la mer et, s’emparant chacun d’un aviron,voguèrent avec rapidité dans la direction du bout de l’île.

Tout marchait à merveille. La nuit étaitobscure. Pas une âme sur le fleuve. Pas un bruit suspect sur toutela ligne des masses sombres que l’embarcation côtoyait.

Au large et en avant, le fleuve immobilescintillait çà et là, réfléchissant le rayon de quelque rareétoile.

On approchait de la pointe rocheuse quitermine l’île, et l’on allait bientôt s’engager contre courant lelong de la rive septentrionale…

Les Pape allumèrent leur pipe, laissant allerle flat au fil de l’eau.

– Hein ! garçon, dit l’aîné enretroussant ses manches, c’est maintenant qu’il va falloir nagerferme.

– Bah ! fit Baptiste, ce n’est qu’unpetit mille contre le courant, après tout.

– Oui, mais le baissant est rapide endiable autour de ces pointes.

– Que veux-tu ?… On ne gagne pas deuxcents piastres à regarder couler l’eau sous les ponts.

Le flat arrivait alors près d’unelangue de rochers assez élevés, près desquels le courant seprécipitait avec la rapidité d’un torrent.

À grand renfort de coups de rames, le courantfut coupé et la pointe doublée.

Hourra ! ça y est !

Mais voici bien une autre affaire !…

Un canot, jusque là abrité par les rochers,sur la rive nord, apparaît tout à coup.

Un homme, armé d’un fusil, se tient debout aufond de cette embarcation, postée là comme à dessein, et une voixgutturale crie :

– Aoh ! qui vient là ?

Jean Pape répond, après un instantd’hésitation :

– Pêcheurs !

– D’où ? répond la voix.

– Qu’est-ce que ça vous fait ? riposteBaptiste, peu endurant de sa nature.

– De Saint-François ! répond Jean. Nousallons relever notre poisson. Et vous ?

– Filons, filons ! murmura Baptiste avecimpatience… L’embarcation vole et dépasse le canot.

– Stoppe ! s’écrie l’inconnud’un ton impérieux.

– Va au diable ! lui réplique Baptiste,redoublant d’efforts et engageant son frère à nager ferme.

– Au secours ! au secours ! glapitpresque en même temps une voix perçante, partie de l’arrière duflat.

C’est la mère Démone qui, revenue à elle, sedébat dans ses liens.

– Arrêtez, ou je tire ! reprend l’hommedu canot, faisant craquer la batterie de son arme à feu.

– À moi ! à l’aide !… On veutm’assassiner ! continue la voix de femme.

– Vieille enragée, te tairas-tu ? grondeBaptiste, qui bondit sur la Démone et cherche à la bâillonner. Maisla sorcière a le temps de jeter un dernier cri :

– Au meurtre !… Aïe ! Pendant cettecourte lutte, le canot, vigoureusement conduit, s’est rapprochéjusqu’à une couple de longueurs. L’homme qui le monte – une sortede géant bizarrement accoutré – se tient toujours debout, son fusilentre les jambes et un immense aviron à la main.

– Que voulez-vous ? demanda Jean Pape,renonçant à fuir et contenant à grand-peine son bouillantfrère.

– D’abord, que vous m’attendiez, répondl’inconnu.

– C’est fait. Ensuite ?

– Secondement, que vous me disiez quelle estcette femme qui appelle au secours, et ce que vous en voulezfaire.

– Vous êtes bien curieux, l’ami !

– J’attends ! fit l’inconnu d’une voixbrève.

– Eh bien ! c’est notre parente, unepauvre folle qui s’est échappée dans la journée d’hier et que nousramenons au logis.

– Veux-tu qu’elle te dise la bonneaventure ? demanda la voix goguenarde de Baptiste… Elle estsorcière, notre parente : elle tire aux cartes et peutt’apprendre au juste quel jour tu seras pendu.

– Aoh ! grommela l’homme au canot, à quice mot de sorcière fit dresser l’oreille.

– Imbécile ! souffle Jean Pape àl’oreille de son frère, pourquoi ne pas lui dire de suite qui elleest ? Puis s’adressant à son premier interlocuteur :

– Eh bien ! l’ami, nous permettez-vous decontinuer notre route ?… Êtes-vous content ?… Bonne nuit,alors !

Et les rames, tombant à l’eau, portèrent leflat à une bonne distance du canot. Mais ce dernier, enquelques coups d’aviron, l’eut bientôt rejoint.

Le grand diable au fusil, ne voulant pas avoirà renouveler une pareille chasse, mit les deux Pape en joue et leurdit froidement :

– Les rames à bord et répondez nettement, ouje vous envoie une balle dans la tête, foi de Sauvage !

Les ravisseurs de la Démone obéirent, cettefois, sans se faire prier. Ils venaient d’entrevoir la figure decelui qui commandait si impérieusement, et chacun d’eux s’étaitaussitôt fait cette réflexion : « C’est le Sauvage dontnous a souvent parlé Antoine : c’est Tamahou ! »

Or, ils n’ignoraient pas que le Montagnais del’île à Deux-Têtes était homme à mettre sa menace à exécution.

Ils rentrèrent donc leurs rames, maugréantcontre leur mauvaise étoile, qui leur avait ménagé une pareillerencontre.

Tamahou – car c’était lui, en effet – n’encontinua pas moins à les tenir en joue, pour leur éviter latentation même de mentir.

– L’un de vous, dit-il, affirme que cettefemme est sorcière et qu’elle lit dans les cartes la destinée deshommes : est-ce vrai, cela ?

– C’est vrai ! affirma Jean Pape, à quile grand fusil en imposait singulièrement.

– Quel est son nom ? demanda Tamahou.

Les Pape hésitèrent dix secondes…

– Prenez garde !… Votre vie dépend de laréponse que vous allez faire… fit observer tranquillement leSauvage. Jean Pape eut peur…

– La Démone ! dit-il.

– Aoh ! fit Tamahou, avec une étrangesatisfaction… Je m’en doutais, et ce brave Antoine n’a pas menti àsa femme, lorsqu’hier soir il lui a appris que la sorcière vivait…J’ai bien fait de l’épier… Me voilà tout à fait payé de mes peineset sur le chemin de la petite vengeance que je lui ménage.

Puis, tout haut :

– Mes bons amis, pour vous dédommager duretard que je vous ai valu, je vais me charger de cette femme, quiest un embarras pour vous, de cette pauvre folle qui s’échappecomme ça du logis, qui vous force à courir la nuit sur le fleuve,qui crie au meurtre, qui est enfin une source d’ennuis pour sesexcellents parents… J’en aurai bien soin, parole de Montagnais…Allons, passez-la-moi, et vite, je suis pressé.

Les Pape, eux, ne l’étaient pas, pressés. Ilsse regardaient avec des figures longues d’une aune, ne sachant quelparti prendre.

Mais le terrible Sauvage braqua sur eux sonlong fusil avec un air si déterminé, qu’il fallut bien en passerpar ce qu’il voulait.

La Démone fut déposée dans le canot, etTamahou s’éloigna aussitôt, en criant aux deux vieux garçonsahuris :

– Dites à Antoine Bouet que son ami Tamahoun’est pas mort, comme il le croit, sans doute, et que j’aurai leplaisir de lui prouver avant peu que je suis bien vivant.

Et il disparut dans l’obscurité qui planaitsur le fleuve. Les Pape rentrèrent chez eux tout penauds et pensantque leurs cent dollars étaient passablement aventurés.

Chapitre 12Dans lequel Antoine, roulé et déçu, prend une terriblerésolution.

 

Dans la soirée qui suivit, Antoine fit sonapparition chez les Pape.

– Eh bien ? demanda-t-il.

– L’affaire est dans le sac.

– Vous avez réussi ?

– À merveille.

– Personne ne vous a vus ?

– Pas un chat.

– Mes compliments… Où est-elle ?

– Au fond de l’eau.

– Comment, au fond de l’eau ?

– Eh oui ! mon cher, elle est en train deservir de pâture aux anguilles qui hantent la pêche de BarnabéSingelais.

– Ça ne les engraissera pas, lesanguilles ! observa sournoisement Baptiste.

– Elle n’est donc pas ici ?… Vous l’avezdonc noyée ?… s’écria le beau parleur.

– Tout doux, tout doux, mon garçon ! fitJean avec une horreur comique… elle s’est noyée toute seule, s’ilvous plaît.

– Dieu merci, appuya Baptiste d’une voixdolente, nous n’avons pas ce meurtre-là sur laconscience !

Antoine regarda les deux coquins avec unedéfiance mal dissimulée. Ils ne sourcillèrent pas. En prévision dece qui arrivait, ils s’étaient mutuellement fait la langue etavaient arrangé leur petite histoire.

– Ah ! ah ! dit Antoine après uncourt silence, voilà qui modifie singulièrement ma positionvis-à-vis de vous.

– Non pas, fit Jean.

– Si, si. Je vous ai donné cent piastres pourenlever la Démone et vous en ai promis cent autres pour l’amenerici, n’est-ce pas ?

– C’est vrai, mais il y a eu impossibilité…rétorqua Jean.

– Force majeure ! appuya Baptiste.

– Or, je ne sais même pas si vous avez gagnéla somme que je vous ai comptée de confiance… continua Antoine.Quelle preuve, autre que la présence de la vieille elle-même,pouvez-vous me donner ?

– En voici une ! répondit le plus jeunedes Pape, en présentant au beau parleur un petit objet dontcelui-ci s’empara pour l’examiner.

C’était une bague en étain, que Baptiste,toujours prévoyant, avait arrachée à la Démone avant de la livrerau Sauvage.

Antoine la tourna et retourna en tous sens etne put s’empêcher de déclarer :

– En effet, cette bague appartient à laDémone. Je la lui ai vue maintes fois. Mais comment as-tu pu t’enemparer ?

– C’est bien simple, expliqua Baptiste… Quandla bonne femme s’est tout à coup précipitée dans le fleuve, sanscrier gare, je l’ai un instant retenue par une main… Mais elle abrusquement retiré son bras, et le bijou m’est resté… Puis plusrien, bonsoir ! Elle n’a pas seulement reparu.

– Pas étonnant, fit observer Jean. La pauvrevieille n’avait plus que les os… et les os, ça cale.

Antoine hochait la tête… Il était à demiconvaincu. Pourtant il aurait bien voulu une preuve, une preuveindiscutable.

Jean Pape la lui promit.

– Tu doutes encore un peu, mon garçon ?dit-il…

– J’avoue que je préférerais…

– Écoute, Antoine… Pour te convaincre tout àfait, tu n’auras qu’à t’assurer par toi-même que la lumière adisparu du grenier où logeait la Démone…

– En effet, ce serait une présomption…

– Cette présomption se changera en certitudequand tu verras Ambroise t’accuser de lui avoir enlevé lavieille.

– Pour le coup, je ne douterais plus !s’écria le beau parleur.

– Ça ne tardera guère, conclut Jean Pape. Enattendant, observe bien ton homme, et tu t’apercevras vite qu’il aperdu un pain de sa fournée.

– Ainsi ferai-je, et, pas plus part quedemain, je serai fixé, répliqua Antoine. Tout de même, ajouta-t-il,je n’aurais pas été fâché de questionner la Démone pour savoir sielle a jasé.

– Inutile, mon garçon, tout à faitinutile !… assura Jean pape avec une conviction parfaitementjouée… La pauvre vieille était folle comme le balai et nedisait pas deux mots ayant du bon sens.

– En ce cas, tout est pour le mieux, et il neme restera plus qu’à payer quand j’aurai constaté par moi-même quela prisonnière d’Ambroise est réellement disparue, déclara le beauparleur, se levant pour partir.

Les Pape firent bien un peu la grimace, maisdurent se contenter de cette promesse, – heureux encore d’avoirroulé aussi facilement leur complice.

Antoine regagna son logis par le plus court, àtravers champs et bois.

Il allait gaillardement, ouvrant sans fatiguele compas de ses longues jambes et se disant à lui-même une foulede choses encourageantes pour le succès final de ses machinations.Cette affaire de la Démone, surtout, lui semblait avoir reçu lameilleure solution possible, solution qui lui sauvait une fortesomme, – car il se promettait bien de ne plus donner un sou à cescoquins de Pape.

Désormais il allait pouvoir manœuvrer pluslibrement, sans avoir à redouter l’intervention possible de cettesorcière de malheur envers laquelle il se sentait des torts. Cettefemme, en effet, ce complice qui en savait long, aurait pu devenirentre les mains des Campagna une arme redoutable en cas de lutteouverte ; et la sachant vivante, irritée contre lui, Antoinen’aurait osé rien entreprendre dans la crainte de briser le filretenant cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête.

Maintenant – grâce, il est vrai, à unsacrifice indispensable d’argent – la Démone avait emporté sessecrets dans le royaume des poissons, d’où ils ne sortiraientcertes jamais.

Tout était donc pour le mieux de cecôté-là.

Restait le père Bouet, revenu à la vie, sinonà la santé. Quelle chance perdue !… Pourquoi l’apoplexie, quifauche si souvent de jeunes existences, avait-elle respecté cevieillard à héritage !

Une affaire si habilement montée, poursuivieavec tant de patience, arrivée même jusqu’à la catastrophe qui enétait l’objectif, rater comme cela au dernier moment !… Unemine si bien chargée, faire long feu, ne causer que d’insignifiantsdégâts !

C’était ce qui s’appelle n’avoir pas dechance.

Tels étaient les pensées et les regretscoupables de cet homme en proie aux harpies du crime.

Pourtant, il lui restait une consolation dansson fiasco, c’est qu’il était toujours l’héritier légitimedu père Bouet, celui-ci n’ayant pas fait de testament. Antoine lecroyait, du moins.

Mais, hélas ! cette consolation devaitlui être enlevée le lendemain, comme on va le voir, et enlevéeencore par son plus mortel ennemi.

Antoine, en sa qualité d’huissier, venait deservir une assignation dans le haut de la paroisse, lorsqu’enpassant vis-à-vis de la maison d’Ambroise Campagna, il futapostrophé de la sorte par ce dernier :

– Hé bien ! maître Antoine Bouet, tu asdonc encore fait des tiennes l’avant-dernière nuit ?

– Comment cela ? que veux-tu dire ?demanda-t-il, s’arrêtant brusquement.

– Oh ! tu me comprends parfaitement,va ! reprit Campagna, s’efforçant de dominer sa colère.

– Je comprends que tu veux m’insulter, commed’habitude, et qu’il est grand temps que cette démangeaison-là sepasse, sinon…

– Sinon quoi ? fit Ambroise menaçant.

Et comme l’autre faisait mine de passer sonchemin sans répondre :

– Tu me tordras le cou, peut-être ?

Et Ambroise, pris d’une colère terrible, lespoings serrés, grinçant des dents, semblait prêt à bondir surl’huissier. Celui-ci eut peur. Il bégaya :

– Tu es fou, mon pauvre Campagna, ou tu astrop bu. Rentre chez toi, ce sera mieux, car je pourrais t’en fairecoûter gros pour me menacer comme ça quand je suis dans le chemindu roi.

– Ah ! oui, tu me feras un procès,n’est-ce pas ?… reprit Ambroise avec un ricanement ironique…Je m’en moque, de tes procès… Veille plutôt sur toi-même car lajustice t’attend pour te faire danser au bout d’une corde.

Ambroise sentit un petit frisson lui courirpar tout le corps. Pourtant il se raidit contre cette sensationdésagréable et répliqua sur un ton badin :

– Moi ? un huissier de Sa Majesté ?…Ce serait drôle, satané chien !

– Oh ! oui, bien drôle, va !… Maisça ne peut manquer d’arriver, continua Ambroise. La main de Dieufinira par s’appesantir sur un monstre tel que toi ; et tu asbeau faire disparaître les témoins de tes crimes, il en surgira deterre, s’il le faut, quand le moment sera venu.

– Tu prêches bien, maître Ambroise, mais tu asle tort de ne pas te faire comprendre des gens simples commemoi.

– Oui-dà ! fit Campagna, tu veux que jemette les points sur les i ? Eh bien ! tu vas êtresatisfait. Ce n’est pas d’aujourd’hui que j’ai deviné tesagissements et le but que tu poursuis.

– Voyons cela.

– C’est l’héritage de ton frère que tuconvoites, misérable. Tu veux l’arracher à sa fille adoptive, ettous les moyens te sont bons.

– Pas possible ! Ensuite ?

– Tu as commencé par faire enleverl’enfant ; mais la Providence a déjoué tes infâmes calculs, etle capitaine Hamelin a été son instrument…

– Bel instrument, en vérité !… uncontrebandier ! un voleur ! fit Antoine en haussant lesépaules.

– Ne dis pas de mal de ce jeune homme, vilcoquin que tu es !… C’est bien assez de l’avoir trahi.

– Allons, voilà que j’ai vendu celui-là,maintenant ! S’il lui arrive de se noyer, vous verrez que cesera moi qui l’aurai jeté à l’eau.

– Oh ! tu en serais bien capable, mais tues trop lâche pour te frotter à lui. En attendant, tu complotes, ouplutôt tu as comploté la mort de ton frère, une mort assez promptepour l’empêcher de faire un testament.

– Ah ! bah ! tu badines !goguenarda Antoine, redevenu tout à fait maître de lui, je seraisaussi habile criminel que cela !… Tu exagères, Ambroise :trop de zèle !

– Cette fois encore, continua celui-ci sansrelever le persiflage, tu as manqué ton coup, car Pierre n’enmourra pas ; mais aurais-tu réussi dans tes calculs coupables,que tu n’en serais pas plus avancé…

– Pourquoi donc ? interrompit vivementAntoine, sortant avec imprudence de son ton badin.

– Pourquoi ?… Hé ! parce que letestament de ton frère est fait depuis le jour même où Marianne adicté le sien au notaire… J’ai signé sur les deux comme témoin.

Le beau parleur fut étourdi par ce coupimprévu… Un instant, il demeura comme paralysé… Puis tout à coup ilbondit, fit un geste menaçant et s’écria oubliant touteréserve :

– C’est faux !… Tu mens ! Mon frèren’aurait pas osé faire un acte aussi monstrueux !

– Ah ! ah ! fit Ambroise, je ne metrompais donc pas ! C’était donc réellement dans l’espoir queton frère mourrait subitement que tu lui dépêchais toutes sortes debavards qui l’entretenaient dans sa fièvre !… Assassin !bandit ! va-t-en car je serais capable de t’étrangler en pleinchemin. Mais souviens-toi que je veillerai dorénavant sur taconduite et qu’à la moindre chose qui louchera !…

Antoine n’entendit pas la fin. Insensible àces injures, il s’éloigna chancelant comme un homme ivre. De toutce que Campagna venait de lui jeter à la figure, une seule phraserestait présente à sa pensée, l’empoignait, l’enserrait jusqu’àl’étouffer : son frère avait fait un testament !

Ce mot de testament signifiait pour luipauvreté, ruine, déshonneur, – car il ne savait que trop à quiPierre laisserait ses biens. Ce n’était pas assez que Marianne eûtdéjà disposée de la moitié de la succession – moins une aumône à sanièce – il fallait encore que le reste de l’héritage suivît le mêmechemin, échappât à ses légitimes prétendants !

C’en était trop, vraiment !

Une immense colère s’alluma dans le cœur del’envieux Antoine ; le sang lui monta au cerveau en boufféesbrûlantes ; mille flèches aiguës coururent par tout son corps…Il pensa mourir de rage.

Mais la réaction se fit bientôt ; lesfolles ardeurs des nerfs s’apaisèrent, et il ne subsista plus, aubout de quelques minutes, dans l’esprit du beau parleur, qu’unsentiment : la soif de vengeance ! qu’unerésolution : forcer Pierre Bouet à changer sontestament !

Antoine eut, le soir même, une longueconférence avec sa femme, et ses dernières paroles en se couchantfurent celles-ci :

– Je vais lui apprendre, à ce gueux-là, cequ’il a fait de moi avec sa ladrerie et ce qui attend sonétrangère, s’il lui laisse ses biens… Il faudra bien qu’ilmodifie son testament, sinon je fais un malheur, satanécorbillard !

Et il ne s’endormit qu’après avoir longuementruminé son plan infernal.

Chapitre 13Le fratricide.

 

Suivant les prévisions du médecin, PierreBouet reprit connaissance pendant la nuit ; mais ce ne fut quele lendemain, après vingt-quatre heures d’un affaissement comateux,qu’il redevint assez maître de lui pour échanger quelques parolesavec les personnes qui l’entouraient.

Au reste, la conversation ne fut pas longue,car, outre la difficulté qu’avait le malade à mouvoir sa langue àmoitié paralysée, il lui fallait encore obéir à la recommandationdu docteur, qui avait expressément ordonné le silence.

Toutefois, dès les premiers mouvements qu’ilessaya d’exécuter, il fut évident pour le père Bouet que tout uncôté de son corps refusait le service et que la paralysie, laterrible paralysie en avait pris possession.

Il s’en consola cependant, trop heureux d’enêtre quitte à un tel prix.

Le naufragé qui vient d’arracher son existenceaux gouffres de la mer, ne s’amuse pas à regretter ses mallesperdues.

Huit jours se passèrent sans amenerd’incidents remarquables. Le malade allait de mieux en mieux, sereprenait à vivre comme avant la catastrophe, présentait même uneamélioration notable dans son état moral. Plus de ces follesexcitations pendant lesquelles des troupes de Sauvages barioléshantaient l’imagination du pauvre vieillard ! Plus de cesangoisses rétrospectives qui broyaient le cœur du malheureux pèreau souvenir des souffrances réelles ou supposées de sa filleadoptive !

Le bonhomme, au contraire, paraissait calme,serein, presque souriant… Jamais il n’avait autant aimé la vie, etil n’était pas éloigné de chérir sa nouvelle infirmité pour lesdorlotteries qu’elle lui valait de la part d’Anna, la fille de soncœur.

La brave enfant, en effet, veillait avec uneattention méticuleuse sur la santé et le repos du vieillard. Ellese reprochait d’avoir manqué d’énergie pendant les jours néfastesoù son père, en proie aux hallucinations de son cerveau excité,voyait accourir pour l’entendre et l’encourager tous les hâbleursdes environs ; et, à voir quelle autorité elle déployait pourempêcher toute excitation quelconque d’arriver jusqu’auconvalescent, on sentait qu’il ne ferait pas bon renouveler lessatisfactions de curiosité qui avaient failli coûter si cher.

Les visites diminuèrent donc petit à petit,pour cesser presque entièrement au bout d’une semaine.

Seuls, quelques vieux habitués, les voisins etAntoine continuèrent de venir tous les soirs fumer leur pipe avecle bonhomme ; mais, à dix heures, tout le monde se retirait,et le sommeil ne tardait pas à secouer ses pavots au-dessus de tousles hôtes de la maison.

La chambre à coucher d’Anna était voisine decelle du père Bouet, de façon que le secours se trouvaitconstamment à la portée du malade. Pour surcroît de précaution, lajeune fille avait fait poser une sonnette qui mettait les deuxchambres en communication, et dont le gland pendait à portée de lamain du vieillard.

Aucun accident n’était donc à craindre, qui nefût immédiatement signalé à la vigilante garde-malade, laquelle, dureste, ne dormait jamais que d’un œil, depuis la maladie de sonpère.

Et c’était prudent de la part d’Anna, car lesengagés couchaient dans les mansardes, à l’autre extrémité de lamaison, et d’ailleurs ils avaient le sommeil si dur, qu’un coup decanon, tiré à côté d’eux, ne les eût réveillés qu’à demi.

Quant à la servante, qui couchait, elle aussi,au grenier, Anna ne s’y fiait guère, sans trop savoir pourquoi.C’était une grande et forte brune, très capable pour les grosouvrages, mais d’une gaucherie surprenante quand il s’agissait dessoins destinés à un malade. Elle venait de remplacer Joséphine, quiavait décampé en voyant le malheur frapper tant de coups imprévusau sein d’une famille jusque là si heureuse.

La courageuse Anna était donc seule de fait àveiller la nuit sur le malade.

Cette circonstance, en favorisant lessinistres projets d’Antoine, devait précipiter le dénouement de latragédie, qu’il ourdissait avec une persévérance de démon.

Ainsi qu’il l’avait déclaré à sa femme, ilfallait que Pierre Bouet changeât son testament, ou il y aurait unmalheur.

Une semaine s’était écoulée depuis lors…Antoine n’avait pas sorti de sa circonspection ordinaire, secontentant d’épier, d’observer, de prendre ses mesures, en vued’une réussite certaine.

La partie à jouer était terrible : – Ilvoulait mettre toutes les chances de son côté.

Enfin, un soir – le mercredi, 1erseptembre – le beau parleur réussit à jeter une petite poudreblanche dans le bol de gruau qu’Anna ne manquait jamais de prendreavant de se coucher.

Cette poudre, d’apparence inoffensive, avaitpourtant des effets narcotiques puissants.

C’était de la morphine.

La partie allait s’engager ! Le premieracte du drame commençait !

Les veilleux – parmi lesquels étaitAmbroise – partirent, comme d’habitude, à dix heures. Antoine seretira le dernier, après avoir souhaité une bonne nuit à son frèreet dit une parole aimable à sa filleule.

À la porte, le petit groupe se sépara, les unsprenant à gauche avec Campagna, les autres tirant à droite,flanqués du beau parleur. Arrivé en face de sa maison, Antoine pritcongé de ses deux compagnons et rentra ostensiblement chez lui.

Mais il ressortit bientôt. Seulement, il étaitméconnaissable. Une barbe postiche encadrait sa figure en lame decouteau ; une paire de lunettes se tenaient à cheval sur songrand nez, et toute sa longue personne se dissimulait sous les plisd’un manteau de couleur sombre.

C’est sous cette défroque et grimé de cettefaçon que maître Antoine refit à pas de loup le chemin qu’il venaitde parcourir. Le diable, son patron, aurait eu certes de la misèreà le reconnaître. À plus forte raison, les passants attardés. Maisle hardi coquin ne rencontra personne. D’ailleurs, il faisait noir,et le vent de nord-est poussait devant lui de grandes masses denuages, qui assombrissaient encore l’atmosphère.

En approchant de la maison de son frère,Antoine vit briller la lumière aux fenêtres de la cuisine. Annaveillait donc encore… Avait-elle bu son bol de gruau ?… C’estce qu’il était important de constater.

Le beau parleur risqua un coup d’œil àl’intérieur, à travers le vitrage. Le hasard le favorisait, car lajeune fille, assise près du poêle, achevait justement de prendre saréfection habituelle. Sitôt qu’elle eut fini, elle déposa le vasedans une armoire, s’empara de la chandelle et gagna sa chambre.

Antoine en avait vu assez. Il alla se blottirsous un arbre du jardin et attendit là que les hôtes de la maison –maître et serviteurs – fussent complètement plongés dans lesommeil.

Une couple d’heures se passèrent de la sorte,pendant lesquelles le malheureux récapitula tous les griefs qu’ilprétendait avoir contre son frère, dans le but de se confirmer danssa terrible résolution.

Il n’y réussit que trop bien, car lorsqu’il seleva, ses regards brillaient d’un feu sombre, au milieu del’obscurité, et ses dents grinçaient de colère contenue.

Enfin, le voilà qui se dirige vers une portebasse, communiquant avec la cave de la maison… Il pousse lebattant : la porte cède et s’ouvre sans bruit… Alors, courbéen deux, tâtonnant des pieds et des mains, il s’engouffre dans cetrou noir, s’avance avec précaution, se guidant de mémoire, etheurte bientôt un petit escalier, au-dessus duquel une trappe jouesur ses charnières. Antoine soulève cette trappe avec sa tête et lareferme doucement, après avoir pris pied à l’étage supérieur…

Il est dans la cuisine.

Là, il s’arrête un instant et prête l’oreille.Mais aucun bruit insolite ne se fait entendre. Il reprend samarche, ouvre la porte de communication avec la chambre, ypénètre silencieusement, fait quelques pas vers sa droite ets’arrête de nouveau.

Il est arrivé.

C’est là, devant lui, dans cette petite piècefaiblement éclairée par la lumière d’une veilleuse, c’est là qu’estson frère, ou plutôt le détenteur de l’héritage qu’il veut avoirpar n’importe quel moyen, – ce moyen fut-il un crime !

À gauche est la porte de la chambre d’Anna, lacause innocente du drame qui va se jouer.

Antoine se dirige vers cette porte,l’entrouvre, écoute pendant quelques secondes, puis revient… Toutest correct de ce côté-là. Le remède a fait son effet, car la jeunefille dort d’un sommeil profond.

Il n’y a donc plus, pour Antoine, qu’à pousserla porte entrouverte devant lui pour se trouver en présence de sonfrère…

Mais il a une minute de suprême hésitation, undernier combat à soutenir, une victoire décisive à remporter sur saconscience, qui regimbe, malgré lui.

La bataille n’est pas longue.

Antoine saisit brusquement la poignée de laporte et s’introduit à pas de loup dans la petite pièce. Mais, sipeu de bruit qu’il ait fait, ce bruit a été suffisant pour éveillerPierre Bouet.

Le bonhomme, en ouvrant les yeux, voit àproximité de son lit cette espèce de fantôme à longue barbe, drapédans un grand manteau. Il pousse un cri étouffé :

– Ho ! ho ! qui est cela ?

Et il va pour saisir le cordon de la sonnette.Mais l’autre l’a prévenu, en disant :

– C’est inutile… On ne t’entendrait pas.

Le bras du malade retombe sur lacouverture.

– Que me voulez-vous ? Quiêtes-vous ? demande-t-il d’une voix terrifiée.

– Qui je suis ? répond l’inconnu :tu le sauras bientôt. – Ce que je veux ?… Justice.

– Je vous ai donc fait tort ? reprendPierre Bouet, convaincu qu’il a affaire à un revenant.

– Oh ! oui, bien tort !

– Je réparerai.

– C’est ton devoir.

– Je vous ferai dire des messes, je prieraipour votre âme.

– Je n’ai que faire de tes messes, et mon âmeest bien là où elle est.

– Malheureux ! vous ne voulez pas demesses ?… Vous vous trouvez bien dans le purgatoire ?… Etle père Bouet se signe avec frayeur.

– Hé ! hé ! ricane le sinistrepersonnage, tu me crois donc mort, vieux pingre !… En effet,ça ferait peut-être mieux ton affaire : tu jetterais à mes osl’aumône de quelques messes, et tout serait dit !… Maisdétrompe-toi : je suis vivant, et je ne me contenterai pasd’une bouchée de pain.

– Qui donc êtes-vous ? Cette voix !murmure le vieillard ahuri.

– Regarde ! se contente de répondrel’autre, en se dépouillant brusquement de sa barbe et de sonmanteau.

– Antoine ! mon frère ! gémit lebonhomme. Que viens-tu faire ici, à cette heure,malheureux ?

– Je te l’ai dit, je viens pour obtenirjustice.

– Eh ! bon Dieu, quel justice demandes-tude moi ?

– Je veux t’empêcher de jeter dans les brasd’une étrangère le dernier lambeau de l’héritage de notrefamille.

– D’une étrangère ! De qui veux-tu doncparler ?

– Hé ! de qui parlerais-je, si ce n’estde cette fille de malheur, qui dort à quelques pas d’ici !

– D’Anna ?

– Parbleu !

– Comment, c’est de ma fille chérie, de monenfant adorée, que tu parles en pareils termes ?

– Oui !… Et quand tu l’appellerais unmillion de fois ta fille, elle n’en serait pas moins une étrangère,une enfant trouvée, une inconnue qui prend ici la place de tesparents légitimes…

– Chut ! malheureux, elle pourraitt’entendre.

– Oh ! quant à cela, ce n’est guère àcraindre, monsieur mon frère, car elle aura le sommeil passablementdur cette nuit.

Le vieillard eut un soupçon terrible, qui lefit tressauter sur son lit.

– Misérable ! s’écria-t-il, tu l’asempoisonnée ! Au secours ! Il est peut-être encore tempsde la sauver !

Et il fit un violent effort pour se jeter horsde sa couchette. Mais Antoine le força à se coucher et lui dittranquillement :

– À ton tour, ne parle pas si haut et calmetes alarmes : la fille de je ne sais qui n’estqu’endormie ; elle s’éveillera comme de coutume, demainmatin.

Pierre Bouet respira, mais sa physionomiebouleversée exprimait une angoisse qui allait jusqu’à lasouffrance. Antoine commençait à l’épouvanter sérieusement.

Cependant il fit un effort pour recouvrer sonénergie et, montrant la porte à son frère, dit :

– Crois-moi, Antoine, ne va pas plus loin danston entreprise criminelle… Je sais où tu veux en venir, et mondevoir est de te déclarer que tu ne gagneras rien par de semblablesmoyens ! Retourne chez toi… Personne ne t’a vu venir,j’espère, et je tâcherai d’oublier une démarche insensée.

Le beau parleur fit entendre un petitricanement ironique.

– Oui-dà ! répliqua-t-il, tu pensesm’éconduire de cette façon, frère sans cœur !… C’est que tu neconnais pas qui je suis et ce dont je suis capable ! Tu vasl’apprendre. Mais, auparavant, mets-toi bien dans l’idée que je nesortirai pas d’ici avant que tu ne m’aies donné satisfaction.

– Enfin ! qu’exiges-tu ! quellesatisfaction te faut-il ? demanda Pierre, fort agité.

– Je veux d’abord que tu me dises siréellement tu as fait un testament.

– Oui, j’en ai fait un.

– Qui est ton légataire universel ?

– Ma fille, naturellement, – à la charge parelle de donner cent louis à ton garçon.

– Mon garçon n’a que faire des aumônes decette voleuse-là !

– C’est lui qui en décidera, quand il seramajeur, répondit froidement le père Bouet.

– D’ici là, il coulera bien de l’eau dans larivière !

murmura Antoine d’une voix menaçante. Puis, seredressant à deux pas de son frère, le bras levé :

– Écoute, Pierre, et grave bien dans ta penséele serment que je vais faire : Je jure sur ma part du Paradisque si l’étrangère hérite de toi, au détriment de mes enfants, jeferai de sa vie une existence tellement épouvantable, qu’ellesouhaitera la mort comme une délivrance…

– Antoine !

– Je jure de la martyriser par tous les moyenspossibles, de lui susciter des misères, des ennemis, de la perdrede réputation, de lui rendre enfin le séjour de cette paroisseimpossible…

– Mon frère !

– Je la frapperai dans ses amis, dans sesaffections, dans ses goûts même, comme je l’ai déjà frappée dansses amours !

– Malheureux ! malheureux !

– Elle n’aura ni trêve, ni repos. Plus ellesera abattue, plus je redoublerai mes coups. Mes enfants et moi,nous mangerons le pain noir de la misère ; mais, elle, ce seradu pain trempé de larmes !

Le père Bouet était terrifié. Le vertigefaisait tournoyer les objets devant ses yeux. Il fit le geste dejoindre les mains et supplia, avec des sanglots dans lavoix :

– Antoine, mon frère, rétracte ce sermentimpie, ce serment monstrueux !

– Je le renouvelle, au contraire ! fitAntoine d’un ton implacable.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! gémit lemalade, portant la main à son front, prêt à éclater.

– Et, pour que tu ne te fasses aucune illusionsur son accomplissement, continua le misérable Antoine, je vais tedire ce que j’ai fait, ou plutôt ce que ta folle prédilection pourcette étrangère m’a poussé à faire…

– Arrête ! arrête ! murmura PierreBouet, épuisé.

Mais l’autre, sans tenir compte de cetteprière :

– Tu n’avais pas d’enfants… J’avais raison decompter sur ton héritage pour ma petite famille, lorsque cettefille du hasard est venue se jeter en travers de mes légitimesespérances. Eh bien ! de concert avec la mère Démone, je l’aifait disparaître ! et son sort allait être fixéirrévocablement, lorsque cet imbécile d’Hamelin l’a sauvée.

– Infâme ! murmura le vieillard.

Antoine poursuivit :

– Ce même Hamelin était amoureux de ta filled’adoption ; elle aussi l’aimait ; ils allaient êtreheureux !… J’ai détruit ce rêve en dénonçant le contrebandieraux autorités douanières.

– Lâche !

– Ce n’est pas tout… Ambroise Campagna avaitconçu et formé le projet de forcer la mère Démone à dénoncer maprétendue complicité dans la disparition d’Anna !… Je l’aiprévenu en étranglant de mes propres mains la Démone et en mettantle feu à sa cahute.

– Assassin !

– Mais j’avais agi avec trop de précipitation,cette fois !… La sorcière n’était pas tout à fait morte et putêtre sauvée des flammes par ce même Campagna, à qui je réserve uneleçon dont il se souviendra. Elle fut tenue au secret chez maîtreAmbroise, qui la réservait pour me confondre… Eh bien !demande-lui donc, à ce garçon qui se mêle de ce qui ne le regardepas, ce qu’est devenu son témoin à charge contre moi !… Il terépondra : Disparue ! – Et moi, j’ajouterai :Morte ! au fond de l’eau !

Le père Bouet poussa un gémissementinarticulé. Son cerveau se congestionnait et ses idées devenaientconfuses. Antoine reprit, avec un redoublement de violenceconcentrée :

– Comprends-tu maintenant, Pierre Bouet, queje ne suis pas ici pour faire de vaines menaces et que je suishomme à accomplir un serment ?

Un oui à peine compréhensibles’échappa des lèvres du malade.

– Eh bien ! alors, acheva le bandit,décrochant un crucifix appendu à la muraille, si tu ne veux pas queta fille soit toute sa vie malheureuse, jure-moi sur ce signe sacréde notre rédemption que tu changeras ton testament dès demain, defaçon à ce que mes enfants soient tes seuls héritiers.

Le père Bouet, n’ayant presque plus consciencede ses actes, tendait vers le crucifix sa main valide ; ilallait jurer ;… il allait dépouiller l’enfant qu’il chérissaitpar-dessus tout !…

Mais un flot de sang lui monta aucerveau ; sa main retomba : il fit entendre deux ou troissoupirs… Puis il demeura immobile.

Il était mort !

Antoine resta un instant pétrifié. Pour lapremière fois, peut-être, sa conscience se révolta pour lui montrertoute l’horreur de l’acte qu’il venait de commettre. Il frappa dupoing son front livide et s’écria, dans un gémissement dedésespoir :

– Tout est perdu !… J’ai tué monfrère ! Puis, chancelant, les cheveux collés aux tempes parune sueur d’agonie, blême de terreur, se heurtant partout, lefratricide rentra chez lui, courbé sous le poids vengeur de soncrime.

Partie 4
Le doigt de Dieu.

Chapitre 1Au pouvoir de l’ennemi.

 

L’émotion fut grande, le lendemain matin,quand on apprit la mort de Pierre Bouet.

Les voisins accoururent de plusieurs arpents àla ronde, dès la pointe du jour, – la nouvelle ayant volé de porteen porte, comme une dépêche endossée : Faitessuivre.

À huit heures, la maison était envahie par unefoule de parents et d’amis des deux sexes, sincèrement affligés etdiscourant à voix basse sur la position faite à l’orpheline parcette mort inattendue.

Antoine était arrivé depuis peu et se montraittrès affairé, tout en s’épongeant les yeux à tour de bras avec unimmense mouchoir à carreaux rouges et jaunes.

C’est qu’il pleurait de vraies larmes, lecrocodile !

Sa longue figure, déjà si lugubre, avait unvéritable aspect de saule pleureur après une averse, et Campagnalui-même se laissait prendre à cette tristesse irrécusable.

– Lui resterait-il un peu de cœur ! nepouvait-il s’empêcher de penser.

Quant à l’orpheline, au sortir d’un sommeillourd et peuplé de visions terribles, elle avait été la première àconstater la mort de son père adoptif. Un cri perçant, échappé desa gorge contractée par l’horreur, avait éveillé toute lamaison…

Les engagés et la servante étaient accourus…Ils avaient trouvé la jeune fille étendue sans connaissance auprèsde la couche funèbre où gisait le vieillard… On l’avait transportéesur son lit, et Joséphine lui donnait les premiers soins.

Ce jour-là et le suivant, tout fut en émoidans la maison… On eût dit une hôtellerie bien achalandée, tant ily eut de va-et-vient et tellement il y circula de curieux,sympathiques ou indifférents.

Après avoir pris le consentement del’orpheline, absolument incapable de rien diriger, vu son état deprostration, Antoine s’était constitué majordome et voyait à tout,avec un flegme, une discrétion, une célérité de véritablecroque-mort.

Tout lui passa par les mains :l’ensevelissement du défunt, la disposition de la chambre mortuaireet les autres mesures à prendre en vue des funérailles.

La digne Eulalie, son épouse, ne demeuraitpas, non plus, inactive. Elle s’était emparée de la batterie decuisine et faisait bravement œuvre de ses dix doigts.

Ne fallait-il pas que toutes ces bonnes gens,venus pour rendre un dernier hommage à son beau-frère, eussent aumoins quelque chose à se mettre sous la dent !

Aussi cuisinait-elle de la bellefaçon !

Lorsque, deux jours après, Pierre Bouet eutété conduit à sa dernière demeure par un grand concours d’amis,venus de toutes les paroisses de l’île d’Orléans, un pointd’interrogation se dressa en face de bien des gens : Yavait-il un testament, et quelle en était la teneur ?

Cette double question donna lieu à bien dessuppositions et fut la source d’une foule de commentairesanticipés… dans lesquels la pauvre Anna ne fut guère épargnée.

Le peuple des campagnes est féroce sur lesquestions d’intérêt, et, comme son cousin le paysan français, toutà fait intraitable lorsqu’il s’agit d’héritage.

Aussi les murmures furent-ils nombreux etmalveillants quand la rumeur publique annonça que Pierre, – commel’avait fait Marianne, – ne laissait qu’une aumône aux enfants deson frère unique et instituait sa fille adoptive, Anna, légataireuniverselle.

De ce jour, la pauvre jeune fille, –l’étrangère, comme on l’appela, – fut jugée et mise au bande l’opinion, tandis que le fratricide recueillait toutes lessympathies.

Ainsi va le monde !

Mais ce qui parut singulier à bien des gens,c’est qu’Antoine Bouet reçut cette tuile sans broncher et prit lachose en vrai philosophe.

Pour le coup, la sympathie se changea enadmiration, et il n’y eut qu’une voix, dans toute l’île d’Orléans,pour prôner le désintéressement de ce modèle des pères.

La vérité, pourtant, c’est qu’Antoine rageaitdans son for intérieur. La colère rugissait en dedans de lui-même,sans qu’il y parût le moins du monde, et il se promettait bien demanœuvrer assez habilement pour mettre à néant les dispositionstestamentaires de son scélérat de frère.

Mais… comment s’y prendre ?… Que faire enprésence d’un acte aussi authentique, aussi formel, qu’un testamentnotarié ?

De ce côté-là, rien à tenter,évidemment !

Mais l’héritière était mineure !… Ildevait s’écouler encore près de quatre années avant qu’elle pûtentrer légitimement en possession de son legs, – et d’icilà !…

Antoine n’allait pas plus loin, pour le quartd’heure, dans son raisonnement… Mais il entrevoyait vaguement tousles fils d’une trame à ourdir, bien qu’ils lui parussent encoreemmêlés et diantrement difficiles à débrouiller.

En attendant la maturité de son plan, ilfaisait contre fortune bon cœur et semblait voué entièrement auxintérêts de sa nièce adoptive.

Et, d’abord, le notaire ayant déclaré uneassemblée de parents indispensable, cette réunion eut lieu et lenomma, – lui, Antoine – tuteur de l’enfant mineure, Anna Bouet, àl’unanimité des membres présents, – moins Ambroise Campagna.

L’opposition de ce dernier lui valut d’êtrepromu au grade honorifique de subrogé-tuteur.

– J’accepte, dit le vieux garçon en regardantAntoine, et je vous promets de surveiller avec la plus grandeattention les intérêts que vous me confiez.

– Nous serons deux pour avoir soin de cettechère enfant, répliqua hypocritement Antoine. Pas besoin de sedemander si elle va être dorlotée !

Et un méchant sourire détendit l’arc de seslèvres minces. Campagna se contenta de répondre :

– Je veux croire en ta sincérité, Antoine…Autrement, vois-tu, je serais obligé de te dire que j’entends jouermon rôle de protecteur très sérieusement.

Antoine pâlit, et son regard s’alluma, mais çane fut qu’un éclair.

– Parbleu ! fit-il. On ne te nomme pas àune fonction aussi importante pour apprendre à ma filleule lamanière d’habiller une catin. Le subrogé-tuteur est lesurveillant du tuteur… C’est un rôle qui te convient.

– Voilà pourquoi je l’accepte, dit froidementAmbroise. Antoine redressait sa longue échine pour riposter,lorsque le notaire, voyant la tournure que prenait la conversation,s’empressa d’y couper court, en donnant aux deux compères desexplications détaillées sur les devoirs de leur charge et lesdroits qu’elle leur conférait. Cette intervention dissipa l’oragequi menaçait, et les deux dignitaires légaux se séparèrent, en sefaisant des yeux féroces. Ambroise Campagna rentra chez luipromptement, assez satisfait du résultat de l’assemblée. S’iln’avait pu empêcher sa petite protégée d’échoir à son misérableparrain, du moins il pouvait se dire : Je serai là, moi, entreelle et lui ; je veillerai, et le diable sera bien fort s’ilm’empêche de parer les coups ! Et l’excellent garçon tendaitson poing fermé vers le logis de son supérieur hiérarchique, letuteur Antoine. Quant à celui-ci, il prit le chemin des écolierspour regagner sa demeure. Non pas qu’il se complût à badauder ci etlà… Mais c’est qu’il n’ignorait pas ce qui lui pendait au boutdu nez en réintégrant le domicile conjugal ; et toutesces transes se résumaient en un seul, mais formidablemot :

Eulalie !

Finalement, après maintes allées et venues,nombre de tours et de détours, il se dit philosophiquement :Ah bah ! puisque la chose est inévitable, autant tout de suitequ’un peu plus tard : allons recevoir l’averse.

Et il pénétra chez lui, avec des allures detriomphateur.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées qu’onentendait du chemin royal les glapissements d’Eulalie…

L’averse tombait !

…………………………

Une vie nouvelle allait donc commencer pournotre intéressante héroïne, vie bien différente, hélas ! desheureux jours qu’elle avait coulés entre son père adoptif etl’excellente Marianne.

Mais… à quoi bon relater par le menu lessouffrances morales de ce jeune cœur qui, jusque-là, n’avait connuque l’amour et la joie !

Ces choses-là ne se racontent pas, et c’estleur continuité qui en fait une torture sans nom.

Une piqûre d’épingle n’est rien. Mais cent,mais mille piqûres d’épingles, se succédant sans relâche, avec larégularité de la persécution systématique, organisée, voilà unsupplice bien autrement cruel qu’une large blessure, une foisfaite !

Et, pourtant, telle fut la nouvelle existenced’Anna, sous la domination de son tuteur.

Pas une heure où elle ne sentît planerau-dessus de sa tête la haine vigilante de son parrain et de samarraine !… Pas un jour sans que cette haine idiote et perfidene se traduisit par quelque mesquine vexation ! Ajoutez aumauvais vouloir des parents… l’amour du fils, – oui, l’amour, unamour tyrannique et bête, comme celui qui l’éprouvait !

En effet, ce lourdaud de Ti-Toine, pour épaiset matériel qu’il fût, n’en avait pas moins été atteint au plussensible par une des flèches du dieu malin.

Il ne manquait plus que cela àl’orpheline !

Et, le jour où elle s’aperçut enfin que songros cousin l’aimait, la pauvre enfant pleura abondamment, seuledans la mansarde où on l’avait reléguée.

Expliquons-nous.

Si l’héritière de Pierre Bouet logeaitmaintenant dans une mansarde, c’est qu’Antoine et sa famillehabitaient, eux, le reste de la maison, léguée à l’orpheline.

Antoine s’était, en effet, installé chez sonfrère dans les huit jours qui suivirent sa nomination comme tuteur.Sa maison, à lui, était trop délabrée, disait-il – et il disaitvrai – pour recevoir une jeune fille élevée dans l’aisance, commel’avait été sa pupille… D’un autre côté, cette dernière ne pouvaitvivre seule avec une servante, – ce qui eût fait jaser la paroisse…Il valait donc mieux, tout bien considéré, que lui, le tuteur setransportât, avec sa petite famille, chez elle…

Ce qui avait été fait sans plus decérémonies.

Donc, maître Antoine, dame Eulalie, Ti-Toinefils et Maria-Claudia se gobergeaient à qui mieux-mieux dansl’immeuble appartenant à leur nièce et cousine… en Notre-Seigneur,comme ajoutait invariablement Antoine.

La jolie famille de serpents et de serpenteauxque réchauffait là le foyer béni qui avait vu grandir l’Enfantmystérieux !

Ah ! si le bon saint Pierre, porte-clefsinamovible des célestes palais, eût donné au père Bouet unepermission de sortie pour une toute petite journée, comme lebonhomme vous aurait eu vite balayé cette vermine !

Mais, voilà !… Ces permis ne s’accordentpas, – ou plutôt ne s’accordent plus, dans ce siècle pervers oùnous vivons.

Et, pourtant, comme elles montaient, chaudeset ardentes, vers son père adoptif, les prières trempées de larmesde la pauvre enfant deux fois orpheline !

Ne viendrait-il donc jamais unsauveur ?

Ce n’est pas un seulement qui devaitvenir : c’est deux, c’est trois !

Mais ne soulevons pas, avant le temps marquépar la Providence, le voile de l’avenir.

Chapitre 2Exploits… chevaleresques de Ti-Toine.

 

Deux années s’écoulèrent de la sorte, sansamener de changements notables dans la situation respective de nospersonnages.

Antoine tissait sa trame et attendait sonheure.

Campagna observait.

L’orpheline, elle, souffrait sans seplaindre.

De toutes les petites persécutions, à peinevoilés maintenant, qu’elle avait à endurer, la plus ennuyeuse, laplus agaçante, la plus tenace lui venait de son cousin Ti-Toine, legros joufflu que l’on sait.

Secrètement encouragé par ses parents, cetidiot-là prenait son rôle de prétendant au sérieux – quand cen’était pas au tragique.

Dieu sait pourtant qu’il n’avait pas lephysique d’un héros de roman, Ti-Toine !… Gros, court, la têteénorme, des yeux bleus faïence à fleur de peau, le nez busqué encanard, la bouche lippue, il aurait été parfaitement chez lui dansquelque coin perdu de la Forêt-noire, quand le bon Lafontaineécrivit son Paysan du Danube.

Avec cela, amoureux comme un berger et jalouxcomme un Espagnol !

Anna ne pouvait faire un pas sans l’avoir surles talons ou sans se heurter à lui. Il la couvait sans cesse deson regard sans lumière et la contemplait béatement, la boucheentrouverte.

Cela devenait énervant, horripilant, au pointque la jeune fille prenait souvent « ses jambes à soncou » et courait sans vergogne pour échapper à ce cauchemarvivant.

Alors, Ti-Toine se mettait à pleurer et allaitconfier ses chagrins d’amoureux au giron maternel.

Pas besoin de se demander si la douceEulalie bondissait et si l’étrangère en attrapait desbordées d’injures… sans les entendre, cela se conçoit.

Antoine, à son tour, était mis au courant parsa femme, qui ne manquait pas de charger le tableau outre mesure etde demander les plus noires vengeances.

La plupart du temps, le mari se contentait dedire :

– Patience, femme : ça viendra ; ilfaudra bien que ça vienne !

Eulalie, qui connaissait son homme et savaitde quoi il était capable, refoulait son ressentiment et se calmaitpour un temps.

Mais c’était sans cesse à recommencer, car legros Ti-Toine devenait plus amoureux et plus bête d’un jour àl’autre… Il avait constamment la larme à l’œil et ne finissait pasde pleurnicher dans le tablier maternel.

C’est le fouet qu’il aurait falludonner à ce braillard imbécile… Mais la tendre Eulalie était loinde partager cet avis, – je vous prie de le croire.

Elle s’attendrissait d’abord sur le chagrin deson gros fils ; puis, sans transition, elle entrait dans descolères folles contre sa filleule, – laquelle était bien à centlieues de se douter des tempêtes que soulevait son indifférence àl’endroit du cousin Ti-Toine.

Cependant, une note gaie traversait parfois lehourvari de ce concert en bémol.

C’est ainsi qu’une après-midi du mois dejuillet, Ti-Toine arriva comme une bombe à la maison… Ilpleurnichait à chaudes larmes et se précipita, sans crier gare, surles genoux pointus de sa mère.

Le cœur de la douce Eulalie en fut toutchaviré, – à tel point qu’elle n’acheva pas une série d’invectivesfortement salées qu’elle était en train de servir à son mari.

– Qu’as-tu, mon gros Toutou ?demanda-t-elle vivement à son fils, tout en relevant avec ses deuxmains la trogne ruisselante du désolé garçon.

– J’ai… que je veux aller me périrdans le puits, là ! répliqua Ti-Toine entre deux sanglots.

– Te périr, sainte Eulalie, mapatronne !

– Oui, oui… et pas plus tard que bienvite.

– Et pourquoi te périr, mon chat ?

– Parce que… elle ne veut pas m’aimer.

– Qui ça, mon chéri ?

– Anna, donc !

– Eh quoi ! cette petiteengeance ?

– Justement… Elle m’a dit de cesser de lasuivre comme un chien…

– La gueuse !

– Et de ne plus me cacher dans les sapinagespour la guetter quand elle va chez les Campagna.

– La pimbèche ! Comme si ton regard lasalissait, cette demoiselle !

– C’est que… je lui fais peur, vois-tu.

– Tu lui fais peur !… Comment ça, mongarçon ?

– Voilà !… Hi ! hi ! hi !…Je me cache dans les branches, le long du chemin… Puis, quand ellepasse, je me sacre « à quatre pattes » devantelle en hennissant et ruant comme un poulain… C’est drôle, ça,pourtant ! Eh bien, elle, ça la fâche. Si elle m’aimait, çalui ferait plaisir, au contraire. Pas vrai, m’man ?

La mère ne pouvait répondre, et pour cause.Renversée en arrière sur sa chaise, elle riait d’un rire tellementaigu, que les vitres des châssis en tintaient.

Antoine, lui, avait la figure coupée en deuxpar un sourire d’une oreille à l’autre.

Ce que voyant, Ti-Toine éclata à son tour siformidablement, que le chien se mit à japper, le chat à miauler etque Maria-Claudia descendit du grenier pour s’enquérir de ce qu’ily avait de si drôle « en bas. »

Cette explosion d’hilarité durait encore,quand Anna fit son entrée.

– Comme vous voilà joyeux ! dit-elle.

– Ha ! ha ! ha ! beuglaTi-Toine.

– Hi ! hi ! hi ! glapit sasœur.

– Hé ! hé ! hé ! miaulaEulalie.

– Hem ! hem ! toussa Antoine,reprenant le premier son sérieux.

– Qu’y a-t-il donc de si amusant ici ?demanda de nouveau l’orpheline, avec un pâle sourire.

– C’est de moi que nous rions tousensemble ! put enfin dire Ti-Toine, qui se reprit à éclatercomme un tonnerre.

– C’est de toi que tu ris tant que ça !fit remarquer l’orpheline avec étonnement.

– Eh oui, justement ! fit Ti-Toine avecun naïf orgueil. C’est que c’est cocasse, va… Tu sais bien… quandje fais le poulain dans le chemin du roi : hi-han !…hi-han ! !

Et, se précipitant à quatre pattes,Ti-Toine envoya vers le plafond trois ou quatre ruades des mieuxconditionnées, avec accompagnement de hihan ! hihan ! sibien réussis, qu’une jument s’y fût trompée.

Malheureusement, dans la sincérité de sesefforts, le brave garçon perdit tout contrôle sur son ventre, –lequel en profita pour faire entendre, lui aussi, un hi-han de safaçon, qui n’était pas dans le programme, à coup sûr, quoiquesupérieurement… henni.

Ce coup de… jarnac termina lareprésentation ; car Ti-Toine, « riant jaune, »cette fois, enfila la porte et prit la clé des champs.

La figure de l’oncle Antoine se rembrunit.

Celle de la tante se pinça.

Quant aux deux cousines, elles en eurent pourjusqu’au coucher à pouffer de rire dès qu’elles se regardaient.L’auteur de tout ce vacarme ne rentra qu’à la nuit noire, biendécidé à ne pas recommencer de sitôt ses exercices…chevaleresques.

Chapitre 3La Dame blanche.

 

Et c’est ainsi que, chez le tuteur de notreintéressante héroïne, les jours succédaient aux jours, les mois auxmois, les années aux années, – étapes jalonnées de pierres noireset blanches.

Malheureusement, ils étaient rares les jours àmarquer d’une pierre blanche, comme le faisaient les anciens :Albo notanda lapillo.

Et plus les événements s’accumulaient derrièrece vieillard morose que la cosmogonie païenne a appelé leTemps, plus aussi le ciel paraissait s’assombrir au-dessusde la tête de l’Enfant mystérieux.

Nous venons de la voir rire comme une petitefolle à… l’audition de l’accident arrivé au jeune Bouet.

Mais, – ne nous y trompons pas, – il y avaitla force majeure… Ces petites infortunes n’ont jamais fait pleurerpersonne, que nous sachions, à moins que ce n’ait été par excèsd’hilarité, s’entend.

D’ordinaire, la jeune fille est sérieuse et selaisse doucement bercer sur les molles vagues de la mélancolie.

Et, chose remarquable, cette gravité coïncideavec un événement qui a beaucoup étonné les gens de Saint-François,deux années auparavant. Nous voulons parler de l’arrivée chez laveuve Hamelin d’une vieille femme à chevelure blanche, et toujoursvêtue de flanelle de cette même couleur blanche.

On se rappelle avoir entrevu, – la nuit de lacapture de l’Espérancepar les douaniers, – cette espèce deblanc fantôme émergeant à mi-corps de la cage de l’escalier quiconduisait à la chambre du capitaine…

On se souvient que le second, Marcel, enl’apercevant, avait murmuré d’une voix émue : « LaFolle !… Pauvre femme !… Elle flaire latempête ! »

De son côté, l’étrange apparition, après avoirinspecté les quatre points cardinaux, s’était prise à marmotterd’étranges choses : « La tempête ! toujours latempête !… Et la mer qui gronde !… Et les vagues quis’élèvent !… Et le vent qui mugit !… Nous allons périr,capitaine… Vite, prenez ma fille !… Je vous la confie…Sauvez-la ! sauvez-la ! »

Puis quelque chose comme un sanglot avaitétouffé cette voix terrifiée… Et l’apparition s’était évanouie dansles ténèbres de la cabine.

Or, c’était précisément cette malheureuse quele brave Hamelin avait conduite chez lui et confiée à sa mère, dansl’espoir de recueillir plus tard des renseignements qui luipermettraient de la rendre à sa famille.

Le chef mic-mac, Michel Agathe, qui lui avaitmis entre les mains cet étrange dépôt, n’avait pu lui donnerd’autres renseignements que ceux déjà connus de nos lecteurs.

Vers la fin de septembre 1840, un grand navire– qu’il sut plus tard s’appeler le Swedenborg – avait faitnaufrage sur les dunes entre le grand et le petit Miquelon, deuxîles françaises qui gisent en face de la côte sud de Terre-Neuve…Le lendemain, une femme attachée à la hune d’un tronçon de mâtatterrissait dans la Baie de Fortune où la tribumic-maque était campée. Cette femme n’avait plus qu’un souffle devie, et elle était folle. Les sauvages ont un étrange respect pourles êtres privés de raison. Ils prirent soin de la pauvre femme,l’adoptèrent et eurent toujours une affection véritablement filialepour celle qu’ils appelaient dans leur foi naïve : l’Amiedu bon Dieu.

En attendant que ses démêlés avec sa vieilleennemie la Douane fussent réglés, le capitaine avaitconduit sa protégée chez sa mère.

Puis, sa goélette, avec la plus grande partiede son chargement, ayant été confisquée, il avait lui-même reprisla mer…

Et, depuis lors, c’est-à-dire depuis deux ans,on n’avait reçu aucune nouvelle de lui.

La veuve Hamelin vivait donc seule avecl’étrange créature, que les sorciers de l’île ne tardèrentpas à appeler la Dame blanche, – encore qu’ils neconnussent aucunement l’opéra de Boieldieu qui porte ce nom.

Quand nous disons seule, nous faisonsune petite erreur, – à moins toutefois que maître LaGaffe, ex-matelot de l’Espérance, ne compte pas pourune unité dans la grande famille humaine.

Ce loup de mer émérite, grand chiqueur devantl’Éternel et loustic de premier ordre, par-dessus le marché, avaiten effet été institué majordome de la mère de son capitaine ets’acquittait en conscience de ses importantes fonctions.

Cela chiffonnait bien un peu le brave marind’être devenu un fainéant de terrien… Mais, que n’eût pasfait La Gaffe pour rendre service à son capitaine !

Ajoutons que l’excellent matelot aimait etrespectait d’une façon tout à fait singulière la pensionnairetoujours silencieuse et grave de sa maîtresse, – qu’il nommait,comme tout le monde, la Dame blanche.

De son côté, Anna n’avait pas tardé à seprendre d’une singulière amitié pour cette malheureuse femme, sidouce et si triste. Dans les premiers temps, elle éprouvait unvéritable saisissement quand elle la rencontrait, marmottantd’étranges choses sans suite et toujours interrogeant les quatrepoints cardinaux, comme un marin sur le pont de son navire.

Mais la folle lui avait témoigné tant deplaisir de la voir, de la caresser, que l’orpheline avait bientôtsurmonté toutes ses craintes pour s’abandonner entièrement au douxpenchant qui l’entraînait irrésistiblement vers la bonne Dameblanche.

Et c’était, ma foi, un charmant tableau àcontempler que cette belle jeune fille, dans toute la splendeur deses dix-neuf ans, entourant de son bras demi-nu la taille maigre dela pauvre insensée dont la chevelure toute blanche se mêlait à sesboucles blondes !

On eût dit une nouvelle Antigone guidant uneOedipe femelle, frappée d’une cécité bien autrement terrible quecelle du roi antique : la cécité de l’intelligence !

Il ne s’écoulait pas un beau jour ensoleillé,que les voisins émus ne vissent ce couple si disparate aller etvenir lentement sous les arbres qui bordent la côte.

Que pouvaient se dire cette enfant et cettefemme, – la première d’une gravité précoce, la seconde noyée dansl’épais brouillard où s’agitait confusément le chaos de sespensées ?

La plupart du temps, des riens…

Mais il arrivait quelquefois que les hasardsd’une conversation à bâtons rompus, dans laquelle Anna faisaitpresque tous les frais, amenait sur les lèvres de la Dame blanchede singulières exclamations, – lambeaux de souvenirs oudemi-visions dans le nuage du passé…

Ainsi, une après-midi qu’il ventait frais, lajeune fille avait conduit sa « vieille amie » jusqu’aubord de la côte.

La mer était haute et déferlait avec fracassur le sable du rivage.

Plusieurs grands vaisseaux, couverts de toile,défilaient rapidement, remontant le fleuve…

La folle, debout, le cou tendu, les yeux fixeset se faisant un abat-jour de sa main ouverte, regardait avec uneténacité singulière cette flottille, que poussait vers Québec unegrosse brise de vent d’est…

Tout à coup surgit de derrière les îles un desgrands paquebots de la ligne Allan, – le Scandinavian.

La Dame blanche reçut comme un choc en pleincœur… Elle chancela et, se tournant vers sa compagne, elle prononçaun nom : Richard !

Puis son bras se tendit vers le fleuve et sondoigt suivit le vaisseau jusqu’à ce qu’il se fût perdu dansl’éloignement.

– Richard ! Richard !… répéta lajeune fille, toute émue, sans savoir pourquoi.

– Oui, oui… c’est Richard… continua la folle àdemi-voix et comme se parlant à elle-même.

Puis, brusquement, elle se laissa choir surles genoux, disant :

– Remercions Dieu, veux-tu !

Anna fit comme le désirait sa compagne. Untrouble inconnu se répandait en elle… et, sans qu’elle s’en rendîtcompte, le cœur qui battait comme à l’approche d’un événementattendu, mais redouté.

Elle commença lentement cette admirable prièreenseignée aux hommes par le fils de Dieu lui-même, – l’Oraisondominicale : Notre Père qui êtes aux Cieux, etc…

Mais ce nom de père, passant de soncœur à ses lèvres, avait une saveur de tendresse inconnue d’ellejusqu’à cette heure…

Elle s’y arrêta quelques secondes, pendant queson regard mouillé suivait le paquebot, et le nom deRichard vibrait toujours dans sa poitrine.

Quand, enfin, le vaisseau se fut tout à faitfondu dans les ombres naissantes du soir, les deux femmesrentrèrent chez elles, – la Dame blanche agitée comme on ne l’avaitjamais vue, Anna toute remuée par un trouble à l’intérieur dontelle ne se rendait pas compte.

Chapitre 4Un mot sur le magnétisme. – Le spleen anglais.

 

Le magnétisme animal n’est pas ce quepense le commun des mortels : un des mille artifices de lascience, un trompe-l’œil, un attrape-nigauds.

Il existe, comme son congénère,l’électricité.

Seulement, ce dernier agent est bien plusavancé que le premier dans le domaine scientifique : ce quiest dû probablement à ce que l’électricité se montre de jour enjour plus utile et plus applicable aux diverses branches del’industrie humaine.

Pourtant, le magnétisme animal n’a pas dit sondernier mot, et il réserve peut-être aux générations futures toutun monde de solutions à des problèmes que nous, prétendus savantsdu dix-neuvième siècle, nous sommes impuissants à déchiffrer etdont l’X mystérieux semble nous défier.

Lisez de Mirville : – LesEsprits.

Est-ce qu’il n’existe pas réellement – dansl’éther qui nous enveloppe – des millions d’esprits subtiles,impondérables, abstraits, qui seraient tout simplement les agentsexcitateurs de cette étrange puissance appelée parnous : magnétisme ?

Cette explication n’est ni plus insensée, niplus lumineuse que toutes les autres théories édifiées à cesujet.

Elle n’est mise ici debout que pour ne pastrop étonner nos lecteurs quand nous leur dirons que laDame blanche – qui s’appelait jadis EugénieLatour – avait réellement pressenti l’arrivée de son mari RichardWalpole, passager du Scandinavian.

Il était à bord, comme nous le verrons.

Aux sceptiques qui lèvent ici les épaules,nous disons : Lisez de Mirville et instruisez-vous. Peut-êtrevotre mimique sera-t-elle toute autre !

Shakespeare n’a-t-il pas dit : Thereare more things in heaven and earth, than are dreamed of in ourphilosophy… !

Ne rejetons de prime abord rien de ce quisemble en dehors des lois naturelles.

La puissance de Dieu est infinie, et sesagents parfois étrangement singuliers… pour notre discernement.

Donc, – redisons-le, – Richard Walpole, lemari de la Dame blanche, était de fait un des passagers duScandinavian.

Dès que le paquebot fut en vue de Québec,Richard monta sur le pont, et son regard fiévreux se prit àescalader le promontoire qui sert d’assises à la capitalecanadienne, pour errer avec mélancolie vers les hauteurs deSainte-Foye.

C’était là, derrière les murailles de lacitadelle, à l’ouest, qu’il avait connu le bonheur vingt annéesauparavant ; là qu’il avait épousé une adorable jeunefemme ; là enfin qu’était née sa fille Anna, ce petit angepotelé et tout rose qu’il n’avait caressé que trois mois, – uninstant !

Qu’étaient devenus la mère et l’enfant, partistous deux sur le Swedenborg, en 1840 ?

Noyés, sans l’ombre d’un doute, puisqu’à sonretour d’Angleterre, dans le printemps de 1841, il avait appris enmême temps leur départ et la disparition du vaisseau sur lequel ilsavaient pris passage, pendant une des plus furieuses tempêtes quieussent jamais bouleversé le golfe Saint-Laurent.

Depuis lors, en proie à une implacablemélancolie, Richard Walpole avait fait ce que fait tout bon Anglaisaffligé d’une fortune et obligé de porter sur ses épaules,– jambe de ci, jambe de là, comme le vieillard de Sindbad, – leminotaure national : vulgo, le spleen…

Il avait voyagé, – voyagé dans toutes lesparties du monde, voituré par tous les agents de locomotionconnus.

Les océans l’avaient bercé ensteamships, en bâtiments à voile, et souvent même ensimples bateaux de courses, – quand ce n’était pas sur son propreyacht à vapeur, the Desperate, qu’il promenait sonennui.

Il avait tour à tour chassé le tigre dans lesjungles du Bengale et le puma avec les Patagons ; parcouru lescontreforts neigeux de l’Himalaya et escaladé les pentesvertigineuses du Chimboraço ; il s’était assis sous la tentedu jellah d’Arabie et avait fumé le calumet avec les indigènes dela Nouvelle-Zélande… On l’avait vu même passer tout un long hiveremprisonné dans les glaces du pôle arctique, près de l’îleMelville, à la recherche du malheureux explorateur Franklin et dece passage du Nord-Ouest tant convoité, qui fut l’objet de siintéressantes expéditions…

Bref, Richard Walpole avait parcouru la bouleterrestre en tous sens, semant partout ses guinées avecl’insouciance d’un Crésus blasé.

Dire que ce va-et-vient incessant l’amusait,ou même l’intéressait, serait faire une assertion hasardée :ça… l’engourdissait, voilà tout.

Et les trois-quarts des millionnaires ennuyésde la brumeuse Albion ne courent ainsi les mondes, euxpareillement, que pour s’engourdir… par le mouvement.

Donc, Richard Walpole et son spleenvenaient, l’un portant l’autre, de débarquer à Québec.

La première chose qu’y fit le noble étrangerfut une visite à l’amirauté pour savoir si son yacht, partid’Angleterre quelques jours avant lui, n’était pas signalé par letélégraphe.

On lui répondit que le Desperatevenait, en effet, de faire escale à Saint-Jean de Terre-Neuve poury renouveler sa provision de charbon, et que tout allait bien àbord.

– All right ! se dit Richard…Mais, que vais-je devenir ici, moi ?… Comment tuer letemps ?

Sur dix Anglais riches qui en sont réduits àvoir se dresser devant eux cette redoutable question, il y en acinq qui reprennent le paquebot ou le train, trois qui s’imbibentde brandy, un qui laisse le spleen faire son œuvre, et un…qui se suicide.

Hâtons-nous de dire que Richard Walpolen’adopta aucun de ces moyens usés jusqu’à la corde.

Après avoir revu les lieux où s’étaientaccomplis son mariage et la naissance de sa fille, il renouaquelques relations de parenté, constata à l’évidence que leSwedenborg avait sûrement péri, corps et bien, en 1840, etne songea plus qu’à l’arrivée de son yacht, sur lequel il comptaitredescendre tranquillement le Saint-Laurent jusqu’à Halifax.

Chapitre 5Un naufrage providentiel.

 

Mais Dieu veillait…

Il veille toujours, Dieu.

Il était écrit que le gentilhomme anglais,après avoir inutilement parcouru le monde pour secouer sonspleen, s’en débarrassait inopinément sur le solcanadien.

Las d’attendre le Desperate – quipourtant alors faisait force vapeur vers Québec – Richard loua unegrande chaloupe, embaucha deux matelots, choisit un patron pourdiriger l’embarcation et s’éloigna de la ville, qui lui pesaitdécidément.

Inutile d’ajouter qu’il emportait tout unattirail de chasse et de pêche, – puisqu’il était Anglais et…s’ennuyait !

On partit donc, se dirigeant vers le petitarchipel qui saupoudrait le fleuve, à quelques lieues en aval deQuébec.

C’était par une belle matinée d’octobre, nitrop chaude ni trop fraîche. Une jolie brise de vent d’estsoufflait ferme sur le fleuve. Mais la mer était bonne encore et labrise, très maniable.

Richard, parti ostensiblement pour la pêche etla chasse, se disait avec raison qu’il n’était pas impossible qu’ilrencontrât son yacht, que ce vent en poupe devait jolimententraîner vers son propriétaire.

Et l’on tirait bordée sur bordée, de la côtesud à l’île d’Orléans, faisant des conjectures, hélant les naviresau passage, sans toutefois comprendre grand-chose aux réponsesrapides obtenues.

Cependant, la brise fraîchissait avec lebaissant, et l’on s’apprêtait à virer de bord près de l’îled’Orléans, pour prendre une dernière bordée vers l’île Madame,lorsqu’un choc d’une violence inouïe renversa tout le monde…

Le mât de misaine s’abattit et la chaloupeentrouverte s’emplit d’eau, puis, coulant à demi, se coucha sur leflanc.

Il va sans dire que passagers, gréement,provisions, etc… tout piqua une tête au beau milieu des vagues etdes débris flottants.

Un vrai naufrage !

La chaloupe venait tout bonnement des’éventrer sur une caye à fleur d’eau, dont on n’aperçoit la têteronde et verdâtre qu’au moment de l’étiage.

Chacun se tira d’affaire comme il put, nontoutefois sans avoir barboté énergiquement à travers le fouillisd’épaves que le clapotis des vagues faisait danser.

Heureusement, on n’était pas loin de terre,car la situation ne manquait pas de gravité.

Enfin, on en fut quitte pour un bain forcé etquelques instants d’émotion ; mais la chaloupe, que les lamesportèrent aussi vers la batture de rochers, avait éprouvé de tellesavaries, qu’il ne fallait pas songer à s’y rembarquer.

On la déchargea de son gréement, des armes,des cannes à pêche, des provisions de bouche et des autres menusarticles que la mer pouvait emporter…

Puis les naufragés, ruisselants d’eau, courbéssous leur charge, gagnèrent la grève, moitié riants, moitiépenauds, de leur aventure.

Il était alors près de midi.

Un homme en chemise et coiffé d’un chapeauciré – comme en portent les marins – émergeait du feuillage quitapisse la côte à cet endroit, paraissant venir au-devantd’eux.

Dès qu’il fut à portée, cet homme cria d’unevoix essoufflée :

– Hé ! là-bas !… Es-tu sauvé, toutle monde ?

– Comme tu vois, répondit le patron.

– Tant mieux, mes marsouins… Mais… il fautavouer que vous n’êtes que des mousses pour venir comme ça vousjeter sur les cailloux du rivage…

– Hein !… Qu’est-ce que tu nous chanteslà, toi ?… commença le patron, humilié.

– Je dis que vous êtes venus, comme de vraisterriens, vous casser le nez sur la Caye ducapitaine, – et ça en plein jour, par une belle brise.

– Trop belle, la brise !… grommela lepatron.

– La Caye ducapitaine ! répéta distraitement Richard, tout enmarchant vers l’homme au chapeau ciré… Quel capitaine, monbrave ?

– Le capitaine Hamelin, donc ! réponditl’insulaire : mon ancien commandant, rien que ça !

– Hamelin ! Hamelin !… s’écriaRichard avec surprise… Mais c’est mon capitaine, à moiaussi !… C’est-à-dire le capitaine de mon yacht, ajouta-t-ilavec un demi-sourire.

– Charles Hamelin ? fit l’autre, serapprochant, anxieux.

– C’est bien son nom : CharlesHamelin.

– Âgé d’une trentaine d’années ?

– À peu près.

– C’est lui, monsieur, c’est lui.

– Qui ça, lui ?

– Je vous dis que c’est lui, monsieur, monpropre capitaine, à moi, et le fils de sa mère, ici présente, – jeveux dire présente sur la côte. Ah ! monsieur, il faut vousdire que je me nomme La Gaffe, que je suis matelot de monétat et que je connais une certaine femme qui va être fière de vousvoir. Venez, monsieur, et les autres pareillement. On va vousrequinquer à la maison.

– Mais, mon ami… voulut remercier Richard.

– Pas de mais… C’est dit. La chose est simplecomme bonjour. Vous avez le gréement tout mouillé : on vousdonnera des voiles de rechange à la maison. Allons, yêtes-vous ?

Les étrangers se regardaient, hésitant.

– Qu’appelez-vous la maison, monbrave ? Où se trouve-t-elle, cette maison ? demanda enfinWalpole, prenant son parti.

– À deux pas d’ici, sur la côte… Allons, venezsans cérémonie.

– Ma foi, milord, fit le patron, ça n’est pasde refus… dans l’état où nous sommes.

Et l’honnête marin jeta un regard comiquementdésolé sur ses habits tout luisants d’eau.

– Soit, dit Richard. On nous excusera :nous sommes des naufragés.

– Enfin ! s’écria La Gaffe. Dérapons etfilons grand largue.

Puis il ajouta en aparté, tout enguidant ses nouvelles connaissances :

– Quelle aventure, nom d’une garcette !C’est la patronne qui va être surprise ! Les deux matelotsrestèrent au pied de la côte, à la garde de la chaloupe et de soncontenu.

Un grand feu de branches sèches et de copeauxles mit bientôt en belle humeur, pendant que leurs vêtementsséchaient sous la double action de la flamme et du vent.

Chapitre 6Où Ti-Toine reçoit une fessée n°1. – Conjectures.

 

Précédons de quelques minutes les nouveauxarrivants et voyons ce qui se passe dans la maison du capitaineHamelin.

Il est environ onze heures et demi.

Une femme d’une soixantaine d’années, petiteet un peu maigre dans son sévère costume de veuve, est assise dansun fauteuil-bergère, près de la porte ouverte qui regarde lefleuve…

C’est sa place habituelle.

Femme et mère de marins, elle a toujourséprouvé le besoin d’avoir sous les yeux le grand fleuve, qu’elleaime et redoute tout à la fois.

Dans ses mains, pour l’heure inactives, unepièce de vêtement d’homme indique qu’elle travaille pour son filsabsent ; et son regard, perdu dans le vide, témoignequ’elle y pense.

C’est la mère du capitaine Hamelin.

Non loin d’elle, et penchée sur l’appui d’unefenêtre ouverte, la Dame blanche, l’œil fixe etdilaté, paraît suivre avec attention la course accidentée d’unechaloupe, dont la brise incline la mâture d’une façoninquiétante.

Tout à coup, la Folle jette un criperçant : « Ah ! mon Dieu ! »… et sedresse toute grandie dans la baie de la fenêtre.

– Qu’avez-vous, mon amie ? demande avecbonté la veuve Hamelin.

– La chaloupe est renversée, madame… Ils vontpérir tous, tous !… Richard aussi !

– Quelle chaloupe ?… Où cela ?…Voyons, je vous prie.

– Ici, madame, droit en face… Ils sont àl’eau, ils se noient !… Ô Richard, pourquoi es-tu venu mourirsi près de moi ?

Et la Dame blanche, prised’une crise nerveuse, se renverse dans les bras de madame Hamelin,accourue pour la recevoir.

La veuve laissa glisser doucement son fardeausur le tapis et cria d’une voix aiguë :

– La Gaffe ! La Gaffe ! Le matelotne tarda pas à arriver du jardin où il travaillait, suivant sacoutume. Mais, si vite qu’il eût accouru, une autre personnel’avait devancé : c’était Anna. Au reste, l’arrivée de lajeune fille était toute fortuite, ou plutôt avait une bien autrecause que le désir de porter secours à qui que ce soit. Elle étaittoute en pleurs et dans un état d’énervement qui faisait mal… Sarespiration haletante, les sanglots qui la suffoquaient… nelaissaient aucun doute sur les motifs de sa brusque apparition.

On lui avait encore fait quelquescène chez son tuteur !

Ce que voyant, La Gaffe, qui était rageur,mâchonna une demi-douzaine de jurons, dignes du gaillard d’avantd’un corsaire, et demanda :

– Voyons, ma petite, qu’est-ce qu’il se passedans cette cambuse de malheur ?… On ne vous a pas battue, jesuppose ?

Pour toute réponse, la jeune fille montra dudoigt une de ses joues toute bleuie et striée de sang.

– Trinquette et clin-foc ! rugit LaGaffe, c’est pourtant vrai. Ah ! les canailles, maltraiterainsi une pauvre enfant sans père ni mère, et chez elle,encore !… Je cours les rosser.

Et il allait vraiment faire comme il ledisait, quand madame Hamelin l’arrêta d’un mot :

– Non pas, La Gaffe : vous avez un autredevoir à remplir, pour le moment… Un accident vient d’arriver prèsdu rivage, en face d’ici… Une chaloupe a chaviré sur la caye… Il yavait du monde à bord… Courez à leur secours.

– Un naufrage !… Ça me connaît, madame.Je mets le cap dessus. Mais quand j’aurai fini là… !

Le reste de la phrase fut mimé par un geste demenace à l’adresse des voisins, sur la signification duquel il n’yavait pas à se méprendre.

Puis le matelot dévala comme un lévrier dansla direction du fleuve.

Malheureusement pour l’armistice forcée que LaGaffe accordait aux voisins, Ti-Toine se trouva sur son passagetout près de là, dans le « chemin du roi », vociférantdes menaces à l’adresse d’Anna, pendant que sa mère accourait deson côté, glapissant comme une bacchante.

L’ex-matelot ne perdit pas de temps… Ilempoigna le fils par le fond de ses culottes, lui fourra la têtesous son bras gauche et, de la main droite, lui flanqua sur lesfesses une « tripotée » à réveiller tous les échosd’alentour.

Puis, quand ce fut fini, il le remit sur sespieds, lui tourna la figure vers la maison paternelle et, luidonnant de sa botte dans le derrière, il lui cria sans la moindregêne :

– Pour lors et à l’heure qu’il est, satanéécroi du satané corbillard, détale et va pleurnicher sur la bedainede ta bonne femme de mère, ou je te casse les reins sur mon genou…Tu entends ! File, et plus vite que ça !

Ti-Toine ne se le fit pas dire deux fois.

Hurlant et beuglant, il s’alla tout droitjeter dans les bras de sa mère, qui trépignait, gesticulait etglapissait comme une furie, en plein chemin royal, à quelquesperches plus loin.

Quant à La Gaffe, il était déjà loin.

On a vu qu’il devait ramener avec lui lesnaufragés de la chaloupe. Cependant, l’attention, un momentdétournée par l’escapade de Ti-Toine, se porta bientôt sur lapauvre Dame blanche, dont l’excitation ne faisaitqu’augmenter et devenait inquiétante. On allait envoyer chezAmbroise Campagna, qui demeurait à deux pas, lorsque le bravegarçon arriva tout essoufflé, ayant entendu de son champ les échosde la scène de tout à l’heure.

– Mon Dieu, que se passe-t-il donc ?demanda-t-il en entrant.

Puis, apercevant la Dameblanche étendue sur un canapé, en proie à unesurexcitation terrible, et Anna qui lui prodiguait sessoins :

– Est-ce que la bonne dame serait plusmal ? s’enquit-il avec un intérêt affectueux… Et vous, Anna,votre figure est ensanglantée… Que vous est-il donc arrivé, àtoutes deux ?

– Mon pauvre Ambroise, on m’a frappée, on m’adéchiré la figure… J’en suis là… Que vais-je devenir ?

Campagna blêmit, et serrant les poings,pendant que ses yeux bleus lançaient des éclairs :

– Ah ! ah ! fit-il sourdement… Onvous maltraite, on vous bat, et cela chez vous, dans la maison devotre père adoptif, sous le toit qui vous appartient !… Ehbien, mademoiselle, c’est fini : pareille chose n’arriveraplus, foi de Campagna, ou sinon…

Et la main d’Ambroise, convulsivement serrée,se tendit dans un geste de suprême menace. Puis, prenant unerésolution subite, il ajouta aussitôt :

– Pourquoi attendre ?… Elle est pleine,la mesure : il faut qu’elle renverse. Foi de Campagna !je n’ai que trop tardé. Alors, changeant brusquement deton :

– Mais, la bonne dame, que lui est-ilarrivé ?

Ce fut madame Hamelin qui répondit :

– Une chose étonnante !… Elle suivait surle fleuve une chaloupe qui descendait… Tout à coup, elle s’est miseà murmurer avec frayeur : « Ils vont périr !… Lachaloupe est renversée !… Richard !… » et autresphrases semblables. Puis elle est tombée dans nos bras. Ycomprenez-vous quelque chose, Ambroise ?

– Toujours ce nom de Richard ! murmura levieux garçon, devenu pensif.

– Pauvre chère femme !… dit Anna avec uneémotion singulière, elle a peut-être quelqu’un des siens – sonpère, son mari, son enfant… qui sait ? – portant ce nom deRichard…

– Oh ! pour ça, répondit Ambroise, j’enmettrais ma main au feu. Autrement, ce nom-là ne parlerait pas plusà sa mémoire que n’importe quel autre.

– Vous avez raison, Ambroise, approuva madameHamelin : il y a certainement un mystère, une catastrophe,quelque événement terrible derrière la folie de cette malheureuse.Elle a dû appartenir à la meilleure société et connaître des joursheureux.

– C’est sûr et certain, madame… Mais commentsavoir ?… grommela le bon Ambroise, en se grattant lementon.

– Dieu est bon… Qui sait ?… Laissonsfaire sa Providence… conclut la veuve d’une voix mélancolique.

Pendant ce dialogue à demi-voix, Anna berçaittendrement sur ses genoux la tête blanche de la folle, luimurmurant de douces paroles. Et cette petite scène, dans sonadmirable simplicité, faisait venir les larmes aux yeux du bonAmbroise.

– La sainte fille ! pensait-il. Mais iln’eut guère le temps de donner cours à ses pensées attendrissantes,car il aperçut alors maître La Gaffe, suivi de deux étrangers bienmis – quoique ruisselant d’eau – qui émergeait de la crête de lacôte.

– Madame, voici nos naufragés, dit-il.

– Ah ! très bien ! fit la veuve. Lesconnaissez-vous, Ambroise ?

– Ni d’Ève, ni d’Adam, madame. Ils ne sont pasde la paroisse, à coup sûr.

– Recevez-les de votre mieux, Ambroise,pendant que je vais leur préparer la chambre de mon fils. Et laveuve disparut dans l’intérieur de la maison. Anna et laDame blanche n’avaient pas bougé.

Elles se tenaient embrassées, la folleappuyant sa tête sur l’épaule de la jeune fille et lui pailletantla poitrine des mèches éparses de sa chevelure blanche commeneige.

Chapitre 7Mari et femme.

 

La Gaffe, avec force excuses, pénétra lepremier dans la maison, suivi de près par Richard et soncompagnon.

– Madame, dit-il à très haute voix, je vousamène deux lurons qui viennent de l’échapper belle. Puiss’apercevant de l’absence de la maîtresse du logis :

– Ah ça ! fit-il… mais qu’est doncdevenue la patronne ?

– Elle prépare la chambre de ces messieurs,répondit timidement Anna.

En entendant cette voix, partie de la pénombreoù se trouvait le canapé, Richard se retourna comme s’il eût reçula décharge d’une pile électrique.

– Mademoiselle… balbutia-t-il, très pâle.

– Monsieur… articula la jeune fille, touterougissante, puis devenant à son tour aussi blanche que sesmanchettes.

– Nous sommes bien importuns, sans doute,mademoiselle… voulut reprendre l’Anglais, cherchant à raffermir savoix.

– Pas du tout, messieurs, répondit aveccordialité madame Hamelin, qui revenait de l’étage supérieur. Jesuis femme et mère de marins, et j’entends que les naufragés soientbien accueillis chez moi.

Le gentleman s’inclina et allait répondre àcette gracieuseté, lorsque le patron intervint sans plus defaçons.

– Madame, dit-il, monsieur est lord Walpole,un Anglais riche à millions… Quant à moi, je m’appelle André Pâquetet je suis le patron de la chaloupe qui vient d’éprouver del’avarie… mais ça ne tire pas à conséquence.

– Messieurs, vous êtes les bienvenus. Veuillezsuivre encore le guide qui a eu le bon esprit de vous amener ici…Il va vous montrer la chambre de mon fils, où vous pourrez changerde vêtements. C’est le plus pressé.

– Vous êtes mille fois trop bonne, madame,répliqua le lord en excellent français. Nous allons faire commevous le désirez.

Et il emboîta le pas derrière La Gaffe, tandisque le patron fermait la marche.

L’ex-matelot de L’Espérance conduisitles deux hommes à la chambre de son capitaine, où tout étaitdisposé pour qu’ils pussent refaire leur toilette, et il revintaussitôt se mettre aux ordres de madame Hamelin.

La table était déjà dressée et des viandesappétissantes – entre autres un rosbif saignant – n’attendaient quedes estomacs affamés pour les engloutir.

En l’absence de ses hôtes, madame Hamelins’entretenait avec Anna et Ambroise, tandis que la Dameblanche, subitement tranquillisée, avait le regard fixed’une personne préoccupée, ce regard intérieur, pour ainsidire, qui ne laisse rien pénétrer, dans la pupille, des objetsvisés.

On eût dit vraiment qu’elle réfléchissait,qu’elle analysait ses sensations, comme une personne qui comprendet qui raisonne.

Quelques gouttes de sueurs, perlant à laracine de ses cheveux blancs, ne laissaient aucun doute sur letravail considérable qui s’opérait dans ce pauvre cerveaudévoyé.

– Eh bien, patronne, voilà du nouveau,n’est-ce pas ? souffla La Gaffe à l’oreille de la veuve, dèsqu’il fut près d’elle.

– En effet, répondit celle-ci, nous n’avonspas l’habitude d’héberger des grands seigneurs anglais.

– C’est bien vrai, ce que vous dites là. Maisce n’est pas ça du tout que j’entends par du nouveau.

– Quoi donc, alors ?

– Il s’agit de mon capitaine…

– De Charles ?

– Et la veuve se trouva debout, en prononçantce nom chéri.

– Oui, madame.

– Qu’y a-t-il ?… Que sais-tu ?… Maisparle donc !

– Eh bien, patronne, il y a que le milordconnaît mon capitaine.

– Dis-tu vrai ?

– À preuve qu’il l’attend d’un moment àl’autre dans un beau yacht à vapeur, dont il est le commandant. EtLa Gaffe se redressa, comme si une partie de l’honneurrejaillissait sur lui.

La veuve, les mains jointes, leva les yeux auciel, comme en extase. Puis, retombant vite sur la terre :

– Tu radotes, mon pauvre ami… Comment cemonsieur anglais si riche aurait-il fait la connaissance deCharles, parti depuis deux ans pour les Indes et n’ayant jamaisdonné de ses nouvelles ?… Non, non, va, mon bon La Gaffe, unepareille joie ne m’est pas réservée… J’aurais eu des rêves, despressentiments… Mais rien ne m’a averti de l’approche de monfils : je n’y crois pas.

– Pourtant, madame, fit observer Anna, similord l’a dit à La Gaffe, il n’y a pas à douter.

– Si c’était vrai, mon Dieu, si c’étaitvrai ! murmura la veuve Hamelin, joignant les mains dans unespoir encore craintif.

– Il a l’air si bon, ce monsieur anglais, queje croirais tout ce qu’il dirait, moi… continua la jeune fille,d’une voix où il y avait une tendresse extraordinaire.

– Au surplus, reprit La Gaffe, la chose vaêtre vite débrouillée, car voilà ces messieurs qui reviennent.

Lord Walpole, revêtu d’un joli costume de drapgris appartenant au capitaine Hamelin, faisait effectivement sonentrée dans la salle, suivi de près par le patron renippé, luiaussi, de la tête aux pieds.

Il renouvela ses remerciements à la maîtressede la maison, ajoutant qu’il bénissait le hasard qui l’avaitconduit chez la mère du capitaine Hamelin, pour lequel il avait uneestime particulière.

La veuve se défendit contre cette gratitudequ’elle eût voulu avoir méritée. Puis – avec une délicatesse defemme bien élevée, retenant son impatiente curiosité – elle ditgaiement :

– À table, messieurs… Vous devez mourir defaim… Nous causerons après.

Les étrangers ne se firent pas prier, careffectivement ils avaient l’estomac dans le dos.

Le repas fut relativement silencieux, quoiqueégayé de temps à autre par quelque exclamation gourmande du patron,qui avait le ventre expansif.

Quand le couvert fut enlevé, la veuve n’y tintplus :

– Je vous prie de m’excuser, milord, dit-elle,mais j’ai une question à vous poser, une question qui me brûle leslèvres… L’Anglais s’inclina.

– Je suis à vos ordres, madame, dit-il.

– Le commandant de votre yacht s’appelle bienHamelin, n’est-ce pas ?

– Oui, madame.

– Charles, de son nom de baptême ?

– En effet, madame.

– Et vous l’attendez d’un jour àl’autre ?

– Certainement. Je suis même surpris de ne pasl’avoir croisé en route.

– Eh bien, milord, béni soit Dieu qui vous aguidé vers une pauvre mère bien affligée… Votre capitaine est monfils.

– Votre matelot me l’a dit, madame, et c’estbeaucoup à cause de cette circonstance heureuse que vous me voyezici.

– Mille grâces vous soient rendues, milord,pour cette bonne inspiration. Elle m’a donné la paix, l’espoir etle bonheur.

L’Anglais s’inclina de nouveau, avec cettegravité souriante qui ne l’abandonnait jamais. Puis on se leva detable.

Mais il arriva alors une étrange chose…

Comme lord Walpole allait passer devant lafolle, assise sur le canapé, celle-ci se dressa sur ses pieds et,mettant ses deux mains sur les épaules du noble étranger, ellel’arrêta net, plongeant son noir regard, à elle, dans ses yeuxbleus, à lui.

Puis elle poussa un cri aigu :Richard ! et s’affaissa comme une masse sur le parquet.

Lord Walpole se frappa le front, devint livideet se laissa tomber sur une chaise, en murmurant :Eugénie ! Ma femme ! !

Chapitre 8Père, mère et fille.

 

Ce fut un coup de théâtre.

Chacun s’empressa autour de la Dameblanche, qui avait entièrement perdu connaissance.

La Gaffe et Anna, aidés du patron André, latransportèrent sur un lit, dans une pièce voisine, pendant quemadame Hamelin offrait ses services au gentleman, qui avait toutl’air, lui aussi, de vouloir tomber en pâmoison.

Cependant, il se remit bientôt et faisant ungeste de la main :

– Madame, dit-il, je vous prie, dites-moi,d’où vient cette femme et comment il se fait… ?

– Milord, pour parler net, je n’en sais rien.C’est mon fils…

– Le capitaine ?

– Oui, milord. Il arriva un jour d’un voyagedans le golfe, ayant cette malheureuse à son bord. Le chef d’unetribu de sauvages mic-macs, campée sur l’île de Terre-Neuve, la luiavait remise…

– Mais comment se trouvait-elle au milieu deces sauvages ?… Depuis quand ?

En ce moment, la porte s’ouvrit et une voixsonore s’écria :

– Oh ! la bonne surprise !… Vousici, milord !

L’Anglais se retourna et se levantvivement :

– Le capitaine Hamelin ! fit-il, trèsétonné. Avant que le nouvel arrivant eût eu le temps de répondre,il était pressé dans les bras de sa mère qui, riant et pleurant, necessait de répéter : « Mon fils ! monfils ! » Une autre voix plus timide, mais non moins émue,disait : « Charles ! » et une petite mainféminine s’emparait de la main du survenant et la serraittendrement. Le capitaine Hamelin – car c’était bien lui – embrassasa mère, pressa longuement la main d’Anna, et s’avançant vers leseigneur anglais :

– Milord, dit-il en s’inclinant, me voici eneffet et très honoré de vous trouver chez ma mère.

– Je suis enchanté de vous voir, moi aussi,mon cher capitaine. Mais, qui a pu vous dire… ?

– Votre signal, milord : le soleilrayonnant sur fond bleu, que j’ai vu déployé sur le rivage, en faced’ici.

– Tiens ! vous avez raison : lepavillon d’appel, que j’avais apporté pour le cas où jerencontrerais mon yacht. Mes matelots restés sur la grève, l’aurontarboré pour le faire sécher.

– Ils l’avaient bel et bien attaché à unelongue perche fichée dans le sable. Aussi jugez de ma surprisequand, en rasant le rivage de l’île, suivant mon habitude, je l’aitout à coup aperçu dans le champ de ma lorgnette… Ma foi, ça étéplus fort que moi : j’ai stoppé et jeté l’ancre, jugeant bienqu’il se passait ici quelque chose d’extraordinaire.

– Vous avez bien fait. C’est la Providence quivous a conduit ici, dit gravement l’Anglais.

Puis, se levant, il prit la main du capitaineet le mena près du lit où gisait, inanimée, la Dameblanche.

– Capitaine Hamelin, dit-il solennellement,quelle est cette femme ?

– Milord, il y a quelques jours, je n’auraispu vous répondre que : Je n’en sais rien. Aujourd’hui, grâceaux renseignements que j’ai pris au Commissariat de l’Inscriptionmaritime, à Saint-Pierre de Miquelon, je puis au moins vous donnerle nom du navire qui fit naufrage quand elle fut jetée dans unebaie de Terre-Neuve, cramponnée à une épave, et la date de cettecatastrophe.

– Eh bien, ce nom ?… Cettedate ?

– Le Swedenborg !…1840 !

– Plus de doutes ! – C’est elle, c’est mafemme ! s’écria lord Walpole, en se précipitant vers la pauvrefolle, qu’une fièvre violente faisait tressaillir dans son lit.

Là, près de cette couche où gémissait soninfortunée compagne, il glissa sur ses deux genoux, collant sonfront brûlant sur une des mains de la malade, qui pendait hors descouvertures. Puis les larmes – des larmes de pitié, de joie etd’espoir – jaillirent de ses yeux, brûlantes, pressées, parties ducœur.

Pendant plusieurs minutes, le noble étrangerdemeura ainsi comme foudroyé par le double sentiment quil’étreignait : la douleur, une douleur rétrospective, à lapensée de ce qu’avait dû souffrir sa malheureuse femme pour avoirainsi perdu la raison, et la joie de la retrouver, de la revoir, depouvoir encore se consacrer à celle qui lui fut toujours sichère.

Enfin, il se ressaisit, dompta son émotion etse releva.

Mais ce mouvement fut si brusque, si nerveux,qu’il faillit heurter Anna, courbée à ses côtés sur le visage de lamalade, qu’elle rafraîchissait au moyen d’une serviette humide.

Heureusement, cette espèce de collision n’eutd’autre résultat que de rompre le cordonnet du médaillon que lajeune fille portait au cou.

L’Anglais murmura une excuse, ramassa lemédaillon et, comme il s’était ouvert en tombant, y jeta les yeuxdistraitement.

Aussitôt, il ne put retenir un cri : Mafemme ! ma femme, telle qu’elle était la dernière fois que jela vis !… Ô Dieu grand !

Et, saisissant le bras de l’orpheline,toujours penchée sur la pauvre folle.

– Par grâce, mademoiselle, dites-moi… Ceportrait est-il à vous ?

– Mais oui, milord, répondit Anna, un peuétonnée de l’altération de la voix de son interlocuteur.

– D’où vous vient-il ?

– De ma mère, à n’en pas douter, puisque jel’avais au cou, alors que je n’étais qu’un tout petit bébé.

– De votre vraie mère, de celle qui estreprésentée par cette miniature ?

– Il y a cent à parier contre un que oui,milord : de cette mère, par le sang, – car j’en ai eu deuxmamans, moi – de cette pauvre mère que je n’ai pas connue, mais queje n’ai jamais cessé d’aimer et pour laquelle j’ai prié tous lesjours de ma vie.

Et, prenant des mains de l’Anglais le portraitque celui-ci dévorait des yeux, elle le porta pieusement à seslèvres.

Lord Walpole, sans répondre, leva vers le cielses yeux baignés de larmes ; puis, prenant doucement la jeunefille dans ses bras, il la baisa sur le front et lui dit d’une voixoù vibraient toutes les tendresses amassées dans son âme :

– Ma fille, Dieu vous a exaucée :embrassez votre pauvre mère, car c’est elle que vous soignez en cemoment.

– Ma mère ! ma bonne et malheureusemère ! sanglota la jeune fille, en se précipitant dans lesbras de la malade et l’étreignant longuement.

– Maintenant, mon enfant, ditl’Anglais secoué par une puissante émotion, venez dans les bras devotre père, car vous êtes bien ma fille, la fille de lordWalpole !

L’orpheline se jeta en pleurant sur lapoitrine du noble lord, se suspendit à son cou et murmura d’unevoix douce : Milord, mon père, mon cœur me l’avaitdit !

Chapitre 9Le coffret.

 

Il est plus facile d’imaginer que de décrirela scène d’émotions multiples qui suivirent.

Le sentiment de la paternité est un des pluspuissants que Dieu ait gravés dans le cœur de l’homme, un de ceuxque ni le temps, ni les événements n’ont le pouvoir d’altérer.

Pendant vingt années, lord Walpole avait errépar le monde, mordu au cœur, comme Prométhée sur le Caucase, par levautour de ce fantôme de souvenir : sa femme et safille !

Et voilà qu’au moment où, vieilli etdécouragé, il ne songeait plus qu’à l’oubli, – voilà qu’ilretrouvait ensemble la mère et l’enfant !

Son cœur débordait à la fois d’amertume et dejoie, selon qu’il portait son regard sur le lit où gisait la folle,ou sur la sympathique et touchante figure d’Anna.

Après s’être fait raconter minutieusementl’étrange événement de la nuit du 15 septembre 1840, – pendantlaquelle une chaloupe, partie d’un grand navire qui capeyait sousune bourrasque de vent d’ouest, vint déposer la petite Anna dansles bras de Pierre Bouet, – Richard Walpole fit cetteréflexion :

– Il est bien difficile de se rendre compte dumotif qui poussa ma femme à se défaire ainsi de son enfant, si cen’est pourtant…

Comme le gentleman s’arrêtait, hésitant,madame Hamelin demanda :

– Quelle est votre pensée, milord ?

– Si ce n’est, continua-t-il, que lamalheureuse mère, se sentant envahir par le sombre nuage qui aobscurci sa raison, n’ait voulu éviter à son enfant le risque d’unelongue traversée de l’Océan, dans ces conditions…

– C’est très probable, milord. Vous devezavoir raison… Mais !… fit-elle tout à coup, il y a bienquelque chose qui pourrait nous éclairer là-dessus…

– Quoi donc, madame ?

– Le coffret !

– Oui, oui, ma mère, vous avez raison,interrompit le capitaine Hamelin. Le secret de tous ces mystèresdoit être là.

– De quel coffret voulez-vous parler,madame ? demanda Walpole, vivement intéressé.

– Le marin qui mit dans les bras de PierreBouet l’Enfant mystérieux – comme tout le monde l’appela –lui confia en même temps un coffret de bois précieux, fermé d’unesi singulière façon, qu’on n’a jamais pu l’ouvrir. Il aurait fallule briser, et les bonnes gens ont toujours reculé devant cettefâcheuse nécessité. Puis on l’a serré précieusement et oublié, sansdoute… Ne croyez-vous pas, milord, que ce petit coffre renfermepeut-être quelques papiers qui puissent vous éclairercomplètement ?

– Je n’en doute pas, madame. Mais où est-il,ce coffret ?

– Il est chez… mon tuteur, dans un des tiroirsde ma commode, répondit Anna. En voici la clé… Mais qui oseral’aller chercher ? Pas moi, à coup sûr.

– Ce sera moi, mademoiselle, répondit lecapitaine, avec résolution.

– Merci, fit Anna, remettant une clé au jeunemarin. C’est le premier tiroir à gauche. Vous savez où est lemeuble ?

– À sa place habituelle, je suppose ?

– Non pas. J’ai monté d’un étage depuisl’installation de mon tuteur chez moi. C’est sous le toit, dans unepetite chambre, à gauche de l’escalier.

– Très bien ! fit Hamelin. Je reconnais,à ce changement, votre excellent parrain. Et il prit la clé, puissortit aussitôt.

Un quart d’heure ne s’était pas écoulé, qu’ilrevenait, portant la boîte mystérieuse, dans laquelle se trouvait,à n’en pas douter, la solution de bien des problèmes.

Richard Walpole la reconnut sans peine ets’écria :

– Ce coffret a appartenu à ma femme ! Laserrure est à combinaison, et il est même impossible d’ensoupçonner l’existence.

Puis, après l’avoir examiné attentivement, ilessaya d’abord, en appuyant le pouce sur le centre de certainesmoulures, son propre nom, à lui, puis celui d’Eugénie, puis enfinle nom d’Anna.

Le coffret s’ouvrit aussitôt. Il était remplide papiers et contenait, en outre, trois photographies : unhomme, une femme et un tout jeune enfant. Les papiers étaientl’acte de naissance de Richard Walpole et d’Eugénie Latour, leurcontrat de mariage, puis un extrait des registres de la cathédralede Québec relatif au baptême d’Anna Walpole, leur fille.

Les photographies représentaient les jeunesépoux et l’enfant, à peine âgée de quelques semaines, qui venait deleur naître.

Mais la trouvaille la plus importante fut unelettre – ou le brouillon d’une lettre – adressée à lord Walpole, etque celui-ci décacheta d’une main fiévreuse.

Cette lettre se lisait ainsi :

Québec, nuit du 14 sept. 1840.

Mon cher Richard,

Vous me demandez. J’accours. Mais,hélas ! arriverai-je à temps ?… Arriverai-je même jusqu’àvous, là-bas, de l’autre côté de l’Océan ?… J’en doute. Monâme est triste à mourir, et mon cœur malade.

Ô Richard ! pourquoi m’avez-vousquittée ?… Vous reverrai-je ?…

J’emmène l’enfant, notre cher trésor. Sije meurs sans vous revoir, mon Richard, vous reconnaîtrez votrefille au médaillon qu’elle porte au cou, puis à une toute petitetache de naissance sur la nuque, à la racine des cheveux.

Que Dieu vous garde et nous protègetous !

Votre femme affectionnée

Eugénie Latour-Walpole.

Walpole n’eut pas plutôt achevé de lire cettelettre, qu’il s’approcha d’Anna et, lui courbant doucement la tête,regarda son cou à l’endroit indiqué.

Une étoile, d’un rose un peu viné, grandecomme l’ongle d’un enfant, se dessinait visiblement sur la peaulaiteuse de la nuque, au milieu d’un fouillis de poils follets decouleur dorée.

L’Anglais baisa cette jolie étoile etmurmura : This is my pole star. – « Voici monétoile polaire ! »

Puis, à haute voix :

– Il n’y a plus de doute possible : elleest bien ma fille, et j’en bénis le Tout-Puissant !

Alors il la prit dans ses bras, l’assit surses genoux et, la berçant comme un bébé, il laissa couler librementles douces larmes dont son cœur de père était gonflé.

Longtemps le noble lord s’abandonna au douxbalancement des flots de souvenirs que le contact de cette petitefille éveillait dans son âme… Il revoyait la mère – sa femme, à lui– telle qu’il l’avait quittée en 1840, après sa première année demariage, et la petite d’aujourd’hui reproduisait bien le typegracieux de la jeune femme de cette époque déjàlointaine !

Comme l’enfant qu’il berçait, la mère avaitété blonde, et il se rappelait avoir déjà admiré autrefois lechatoiement si doux à l’œil de ces masses de cheveux s’irisant à lalumière ou prenant les teintes de la paille mûre, quand l’ombre lesvoilait à demi…

L’assistance respectait cette mélancoliquerêverie de lord Walpole. Pas une parole n’était échangée…

Le silence était si complet, que l’on pouvaitdistinctement entendre la respiration saccadée de lafolle, dans la pièce voisine.

Soudain la malade s’agita, se mit sur sonséant, promena autour d’elle des regards enfiévrés, comme si ellecherchait quelqu’un ; puis elle retomba sur sa couche, enmurmurant deux noms : Ma fille ! Richard !

Une nouvelle crise se déclarait.

Arraché brusquement à son émotion, lordWalpole bondit sur ses pieds et, tenant Anna par la main, il serendit près de sa femme.

Elle était renversée sur ses traversins, etune fièvre terrible se lisait sur sa figure apoplectique.

Walpole prit aussitôt une décision.

– Capitaine Hamelin ! appela-t-il.

Celui-ci accourut.

– Le yacht est-il sous vapeur ?

– Sans doute, milord.

– Vous allez retourner à bord et vous rendre àQuébec aussi vite que possible. Là, vous vous ferez indiquer lesdeux meilleurs médecins de la capitale et me les amènerez sansretard. Dites-leur de quoi il s’agit, afin qu’ils ne viennent pasles mains vides.

– Milord, il est cinq heures… Avant minuit,les deux premiers médecins de la ville seront ici.

– Allez, mon cher capitaine. Je sais que voustiendrez parole.

Hamelin prit congé de sa mère et d’Anna, enquelques mots rapides, puis il s’élança au dehors.

Vingt minutes plus tard, un coup de siffletstrident annonça que le Desperate mettait son hélice enmouvement.

Chapitre 10Remords et peur.

 

Pendant que le yacht de lord Walpole file àtoute vapeur vers Québec, une scène qui étonnera le lecteur sepasse chez Antoine Bouet.

Les deux époux, – qui d’habitude ont le verbesi haut et la langue si bien pendue, – sont assis chacun dans uncoin, les coudes aux genoux et le menton dans les mains, paraissanten proie au plus profond découragement.

Les événements de la journée les ont tout àfait jetés hors de leurs gonds, et c’est avec une vagueappréhension, une sorte de terreur, qu’ils en scrutent laportée.

Que signifie l’arrivée soudaine du capitaineHamelin, après une absence de deux années, coïncidant avec labizarre intrusion de ce monsieur anglais à qui on donne dumilord « gros comme le bras », chaque fois qu’onlui parle ?

Et, surtout, que peut bien faire avec cetétranger du grand monde leur pupille Anna, qui n’a pas reparu à lamaison depuis l’incident de la matinée ?…

Voilà ce qui chiffonne Antoine et choquesouverainement Eulalie.

En effet, si la préoccupation du mari setraduit par une inquiétude qui l’étreint comme un cauchemar, chezla femme, au contraire, c’est le dépit et une sorte d’enviehaineuse qui dominent.

Elle regrette presque de ne pas avoir étranglésa pupille, le matin même, au lieu de ne l’avoir que giflée etgriffée. – « Si nous en sommes quittes pour la peur, cettefois encore, se dit-elle, je m’y prendrai de façon dorénavant à cequ’elle porte mes marques, sans courir lesvoisins pour en faire une exhibition ! »

Elle a même poussé le ressentiment jusqu’àvouloir faire partager à Antoine la solidarité de cette charmantedétermination.

Mais celui-ci s’est contenté de lever lesépaules, en fixant sur elle son regard lugubre.

Impertinence qui lui a valu l’apostrophesuivante :

– Poule mouillée !… Espèce degratte-papier sans énergie !… Va, tu n’es bon qu’à mettre lesveuves dans le chemin… !

– Savoir ! a grondé sourdement le beauparleur.

Puis il a ajouté, après une pause :

– Ce ne sont pas les veuves que tu mets dansle chemin, toi : ce sont les orphelines. Et c’est justement cequi va nous perdre.

Eulalie a compris cette allusion à la scène dela matinée. Aussi réplique-t-elle vivement :

– Des orphelines comme Anna, qui font lesgrandes dames parce qu’elles ont traîné leurs bottines à talonsdans les couvents, aux dépens des autres et à leur détriment, c’estjustement ce qu’il leur faut. Je l’ai rossée, oui. Mais je m’en« bats l’œil. »

Antoine tousse, sans répondre. Et Eulalieprofite de cette approbation tacite pour continuer sa tirade, lacorser d’épithètes grinçantes et l’assaisonner de réflexionsbarbelées…

Mais toute cette artillerie ne peut fairesortir Antoine de son mutisme accablé.

La nuit est venue mettre fin à ce bombardementvigoureux, mais sans effet.

L’épouse, irritée et grondante comme un dogueà la chaîne, a suspendu les hostilités.

Les enfants rentraient.

D’où venaient-ils ?…

C’est ce que nous n’allons pas tarder àsavoir.

– Ah ! vous voilà, vous autres ! fitla mère, se posant en face d’eux comme un point d’interrogation. Ehbien, qu’est-ce qu’il se passe chez la veuve ?

– De drôles de choses… s’empressa de répondreTi-Toine.

– Pas si drôles déjà !… interrompit sasœur : dis plutôt des choses surprenantes.

– Surprenantes, surprenantes… C’est selon.Moi, d’abord, j’ai toujours pris Anna pour une vraie demoiselle…Pas laide, avec ça !… Ah ! mais non !

– Laisse parler Claudia, toi… dit sèchementEulalie. Tu n’es qu’un amoureux bête.

– Merci, m’man.

– Voyons, Claudia, dis-moi tout. D’abord, cetAnglais, est-il vrai qu’il se prétend le père d’Anna ?

– Rien de plus vrai. Tous les voisins sechuchotent la chose. Il paraît aussi que la folle est la femme dumilord et la mère de ma cousine, par conséquent.

– De sorte que cette va-nu-pieds, cettevoleuse d’héritage se trouve être… ?

– Une vraie demoiselle, une comtesse ou uneduchesse future, qui sait !

– Chien de sort !… En voilà une qui estnée coiffée !

– D’un bonnet de soie… observa niaisementTi-Toine.

Et il éclata d’un gros rire, qui n’eut pasd’écho.

Au reste, la figure d’Antoine ne prêtaitnullement à la gaieté. On eût dit un revenant glacé dans sonsuaire. Il lança un regard de travers à son fils et se leva,chancelant comme un homme ivre. Une véritable épouvante se lisaitsur sa face glabre et longue. Après avoir fait quelques tours dansla cuisine, il vint se planter droit devant sa femme et, croisantses longs bras, il lui dit d’une voix singulière :

– Femme, l’heure est venue d’expier… Dieu estcontre nous… Résister plus longtemps serait folie.

– Miséricorde ! gémit l’épouse, avec uncommencement de terreur, qu’as-tu donc, Antoine ?… On ledirait craqué, ma parole !

L’autre continua, comme s’il ne l’eût pasentendue :

– Nous avons joué une partie terrible. Nousl’avons perdue. Il faut payer.

– Eh bien, on paiera, et tout sera dit,nasilla Eulalie, en affectant un ton dégagé.

– C’est justement ce qu’il nous reste à faire.Comme je suis le chef de la famille, c’est à moi de commencer.Bonsoir, femme. À bientôt !

Et, sans ajouter une parole, Antoinesortit.

Eulalie fit un pas pour le retenir. Puis,haussant les épaules, elle revint vers les enfants,disant :

– Laissons-le s’éventer un peu :ça le remettra. Il a ses idées noires, le pauvre homme…Nous autres, soupons : il est grand temps.

Chapitre 11Où Antoine danse une gigue macabre et où la Démone meurt… dejoie.

 

Ce n’était pas seulement des idées noiresqu’avait Antoine Bouet.

Son esprit était hanté par toutes les harpiesdu remords et du désespoir…

Il se sentait entraîné sur la pentevertigineuse qui mène à un abîme quelconque, – meurtre ousuicide.

Tant de crimes inutiles !…

Et, parmi tous ces crimes, le plus atroce detous, un fratricide !

Ce frère unique, dont il avait causé la mort,il le revoyait en imagination, tendant vers son bourreau des mainssuppliantes, tandis que lui, Antoine, achevait impitoyablementl’œuvre fatale !

Et cette autre victime, cette vieille femmepresque centenaire qu’il avait étranglée de ses propres mains, maisqu’un miracle avait sauvée, ne surgirait-elle point du fond de larivière où son maigre corps se balançait au gré des vagues, pourvenir le menacer, pendant ses nuits sans sommeil, de ses yeuxverdâtres, qui faisaient une si étrange impression !…

Antoine frissonnait à cette idée.

Puis, émergeant du sein de ce brouillard oùflottait sa pensée, se dressait l’image de sa pupille, qu’il avaitreléguée sur une île déserte, au pouvoir d’un sauvage brutalqu’aucun des freins de la civilisation ne retenait !…

Ces deux spectres et cette enfant dansaientsous son crâne une gigue macabre qui lui donnait le vertige.

Positivement, il se sentait devenir fou.

Voilà pourquoi il était sorti et pourquoi ilne cessait, en marchant, de se répéter : « Il faut enfinir !… Je suis perdu ! »

Sa grange s’allongeait dans la pénombre, à unarpent en arrière de la maison, tout au plus.

Les deux ventaux de la grande porte quifermait la batterie, largement ouverts, laissaient béanteune ouverture noire, où miroitait, par intermittence, la pailleéparse ou liée en gerbes.

C’est dans ce trou carré et sombre qu’AntoineBouet s’engouffra.

Il marchait d’un pas de somnambule, marmottantd’étranges choses, et n’apportait aucune hésitation dans sesactes.

Après s’être orienté pendant quelquessecondes, il alla décrocher à une cheville de bois, fichée dans undes pans de la batterie, un rouleau de cordes. Puis il semunit d’une échelle, qui servait à communiquer avec le fenil, etrevint au milieu de l’aire.

Là, il parut réfléchir durant quelquessecondes…

Peut-être allait-il renoncer à son projet oul’ajourner…

Mais, le cas échéant, il eût été troptard…

Car, d’un des coins de la grange, derrière unvieux crible hors d’usage, surgit une voix moqueuse, quidisait :

– Eh bien, maître Antoine, qu’est-ce que tuattends donc ?

– Allons, mon ami Antoine, un petit coup decœur !… Ça ne sera pas long, va ! reprit une autre voix,tout aussi narquoise, mais cassée et vieillotte, celle-là.

Le beau parleur tressaillit…

Un instant, son cerveau surexcité luiconseilla d’aller voir de près si ces voix, qu’il reconnaissaitbien, appartenaient à des personnes réelles, ou plutôt ne venaientpas de ce monde mystérieux où il allait bientôt pénétrer.

Mais, le silence s’étant fait de nouveau, ilse crut le jouet d’une hallucination, bien excusable en un pareilmoment, et il dressa son échelle contre une poutre, pressé d’enfinir.

En un clin d’œil, il était à cheval sur cettepotence improvisée, à laquelle il attacha l’une des extrémités dela corde.

Cela fait, il enroula cette dernière autour dela poutre, jusqu’à ce qu’il n’eut plus en mains que la longueurvoulue pour ne pas toucher terre au moment de la suprême crise.

Un œil se trouvant tout fait au bout libre dela corde – qui était une longe – Antoine s’en servit pour former unnœud coulant, qu’il se passa aussitôt autour du cou.

Alors, d’un coup de pied, il jeta l’échellepar terre et, sans une seconde d’hésitation, il se laissa choirhors de la poutre, grâce à un brusque mouvement des reins…

Comme si elles eussent attendu cette minuteprise pour entrer en scène, deux ombres surgirent d’un coin de lagrange et s’approchèrent du supplicié, qui battait l’air de sesmembres convulsés. C’étaient Tamahou et la Démone. Ils riaient tousdeux d’un mauvais rire.

Et le dernier souvenir de ce monde que dutemporter l’âme du misérable Antoine Bouet fut l’image grimaçante deses deux complices !

Quand enfin le pendu cessa de gigoter, Tamahoudit à la sorcière :

– À présent, détalons… Puisque notre hommes’est chargé lui-même de la besogne que nous venions faire, il n’ya plus qu’à retourner là-bas.

Puis il ajouta en aparté :

– Ce garçon-là avait du bon ! Mais cettebrève oraison funèbre du sauvage fut perdue pour sa compagne, commepour le reste du monde, car la sorcière venait de s’affaisser mortesur place, sans même avoir poussé un ouac !

La joie l’avait tuée !

Ce que voyant, Tamahou sortit en toute hâte ets’élança au pas de course vers la grève, où il avait laissé soncanot. On eût dit que tous les diables de l’enfer lui donnaient lachasse, tant il allait !

Comme il s’éloignait du rivage, pagayant avecardeur, une raie de feu sillonna l’obscurité qui embrumait lefleuve, et une forte détonation retentit.

Tamahou tressauta et, pesant davantage sur sonaviron, il fit glisser le canot avec une vélocité silencieuse surle fleuve qu’assombrissait de plus en plus l’écharpe de lanuit.

Cette détonation, venant du large, fut bientôtsuivie d’un bruit de chaînes dans les écubiers et de cestrépidations que produit la vapeur en s’échappant avec force desconduits qui l’emprisonnent.

C’était le Desperate qui arrivait deQuébec.

Il était alors près de minuit.

Une chaloupe se détacha aussitôt des flancs dupetit navire, ayant à son bord, outre les rameurs et le capitaine,deux des plus illustres médecins de la capitale.

Ces deux hommes allaient disputer à la mort lafemme de lord Walpole, la mère de l’Enfantmystérieux !

…………………………

Quand ils reprirent le chemin de Québec, lelendemain soir, la Dame blanche était hors dedanger.

Mieux que cela, elle avait recouvré laraison.

Une crise terrible la lui avait faitperdre.

Une crise non moins terrible venait de la luirendre !

Épilogue

 

Un an après les événements qui terminent cettevéridique histoire, la baie de Fortune, qui se découpe profondémentdans la côte méridionale de Terre-Neuve, était le théâtre d’unescène bien étrange.

Un joli bâtiment à vapeur venait de jeterl’ancre à quelques encablures du fond de cette baie, pendant que,sur le rivage, se déployaient en éventail les tentes coniques d’uncampement de sauvages.

Chose singulière et rare, toutes ces tentesétaient faites de bonne toile à voile, et d’une blancheur quitranchait vivement sur le fond vert-sombre de la forêt de sapins,servant d’arrière-plan.

L’explication de ce matériel luxueux, pour unvillage ambulant de pauvres Mic-macs, est facile à donner.

Les naufrages sont fréquents dans cette partiedu golfe Saint-Laurent qui avoisine les côtes de Terre-Neuve, et ilne s’écoule guère de semaines sans que des épaves de toute nature –mâts et voiles, objets provenant de la cargaison de vaisseauxéventrés, ou jetés par-dessus bord – ne viennent atterrir sur laplage et ne soient aussitôt recueillis par les sauvages, qui s’ytiennent constamment aux aguets.

C’est donc de la mer que provenait lasplendeur inusitée du campement terre-neuvien.

Cependant, aussitôt que le grand yacht noir –sur la poupe duquel se lisait ce nom fatidique : TheDesperate – fut bien affourché sur ses deux ancres, que lesvoiles furent serrées, et pendant que la vapeur fusait en trépidantdans les tuyaux d’échappement, un canot se détacha du bord et sedirigea vers le groupe de tentes qui hérissaient la plage.

Les sauvages s’étaient tous assemblés sur lebord de la mer, qui se trouvait haute, et attendaient,singulièrement intrigués, la venue de cette embarcation touteblanche et manœuvrée avec un ensemble parfait par six marins, vêtusde bleu.

Leur chef, un grand jeune homme à peaucuivrée, costumé d’une façon absolument fantaisiste, mi-partiemic-maque, mi-partie européenne, se tenait en avant des siens, sansarmes et les bras croisés, dans l’attitude de l’un de ces Incaspéruviens qui reçurent Pizarre.

À peine le canot eut-il abordé, qu’une vieillefemme à l’air doux et ému se fit transporter à terre dans les brasde celui qui commandait, et qui n’était autre que lord Walpole.

Elle se dirigea aussitôt vers le chef mic-macet, entourant de ses deux bras le cou du sauvage, elle l’embrassasur les deux joues, en s’écriant :

– Michel, mon frère ! mon bonfrère ! Le jeune homme pâlit – si toutefois un Indien peutpâlir !… Il recula de deux pas, considéra pendant cinqsecondes cette femme vêtue richement ; puis, levant ses deuxbras vers le ciel :

– Ma sœur ! la Dameblanche ! articula-t-il d’une voix gutturale.

– Oui, mon bon Michel, c’est bien moi…répondit madame Walpole. Les méchants manitous qui hantaient moncerveau sont partis… Le Grand-Esprit les a fait chasser par leshommes de la médecine. Qu’il soit loué !

Michel et les autres Mic-macs s’inclinèrent etmurmurèrent :

– Que le Grand-Esprit soit loué !

Lord Walpole alors s’avança et, s’emparant dela main de Michel Agathe :

– Sachem des Mic-macs, dit-il, votre père,vous et votre peuple, vous avez été bons pour votre sœur au visagepâle, jetée sur ce rivage par la tempête… Vous l’avez secourue,vous l’avez adoptée comme une des vôtres, et elle a vécu heureusedans votre tribu… La séparation de son mari, la privation de sonenfant et l’horreur d’un naufrage au milieu d’une terrible tempête…avaient jeté un voile sur son esprit : elle était folle !Et, cependant, vous ne l’avez pas abandonnée ! Pendant biendes lunes, elle vous a suivis dans vos expéditions de chasse et depêche, partageant vos fatigues, mangeant avec vous la sagamité etla chair fumée du poisson, couchant sous vos tentes. Vous l’avezrespectée et aimée comme une mère : mes frères indiens, soyezbénis ! Chef Michel, donnez-moi votre main et permettez à lordWalpole de vous embrasser.

Et le richissime Anglais se jeta tout pleurantdans les bras du pauvre Michel Agathe, complètement ahuri. Aprèscette accolade, l’Anglais, élevant la voix, s’écria :

– Mes frères mic-macs, mettez vos canots à lamer et suivez-moi à bord de mon vaisseau. Je veux vous témoigner mareconnaissance par autre chose que des paroles, et je désire quevous vous souveniez longtemps de la visite de lord Walpole, le maride la Dame blanche.

Ces paroles étaient à peine prononcées, qu’ungrand cri s’échappa de toutes les poitrines, en l’honneur desnobles visiteurs. Hommes, femmes et enfants coururent aux canotsqui, en un clin d’œil, se trouvèrent dans leur élément, chargés desauvages, de sauvagesses et de… sauvagillons.

On poussa au large, le grand canot blanc delord Walpole, avec l’Union Jack en poupe, tenant la têtede la flottille.

Il y avait une quinzaine d’embarcations et unesoixantaine de personnes, en tout.

Dès que le pavillon du commandant parut dansles eaux du yacht, une salve de six coups de canons réveilla leséchos de la baie et fit tressauter sur leurs bans sauvages etsauvagesses, qui tous poussèrent d’abord un grand cri, puis,rassurés, se prirent à rire comme des convulsionnaires.

On arriva à bord sans encombre, et lemaître-coq du Desperatedut se souvenir longtemps de labombance qu’il fit faire à ces pauvres « enfants de lanature », jusque-là habitués à ne vivre que de poisson et deviande d’animaux sauvages.

Quand ils retournèrent à leur campement,gorgés de nourriture, imbibés de bon vin et lestés de présents detoutes sortes, les bons Mic-macs se croyaient sur les plainesgiboyeuses du Grand-Esprit…

Plus d’un fit le plongeon. Mais aucun accidentsérieux n’arriva.

Dès que la petite flottille eut enfin atterriau fond de la baie, le Desperate leva l’ancre. Ses canonstonnèrent une dernière fois, en signe d’adieu, et sa sirène fitretentir les échos d’un long hurlement.

Puis l’hélice battit les flots, et leDesperate quitta la baie de Fortune, que lady Walpolecontempla longuement, lui murmurant dans son cœur cet adieumélancolique que l’on jette aux lieux où l’on a souffert etpleuré.

Quelques jours plus tard, on jetait l’ancreprès de l’île à Deux-Têtes, en face des grottes où Anna avait passéde si longs jours au pouvoir de Tamahou.

Ce fut avec un recueillement religieux quel’on visita ces trous sombres, creusés dans la falaise, et quiavaient servi de prison à celle qui se croyait alors orpheline.

Et, pendant que le capitaine Hamelin, – devenule mari d’Anna depuis six mois, – racontait à son beau-père lesévénements qui s’y étaient accomplis, les deux femmes s’étaientjetés dans les bras l’une de l’autre et pleuraientsilencieusement.

Enfin, on aborda à Saint-François.

Lord Walpole, après avoir donné l’ordred’aller chercher un notaire, fit mander dans la maison de PierreBouet, devenue la propriété de sa fille, Ti-Toine et sa sœur etleur dit de sa voix grave :

– Mes enfants, vous avez été bien méchantspour votre cousine d’adoption ; mais Dieu vous a punissuffisamment. Votre père s’est donné la mort, et votre mère,devenue folle, est actuellement dans un asile d’aliénés. Ils ontexpié leurs torts envers ma fille, et je ne veux pas être plussévère que notre maître à tous, le Roi du ciel et de la terre, quipardonne au pécheur, lorsqu’il a fait pénitence. Cet héritage dePierre Bouet, qui a fait commettre tant de crimes au fratricideAntoine et mis au cœur de votre mère une haine si tenace, je vousle remets entre les mains, – ou plutôt ma fille vous en fait don.Le notaire va venir et rédiger de suite un acte à cet effet.

Puis, se tournant vers Anna et son mari, lecapitaine Hamelin :

– Est-ce que ce sont bien là vos intentions,ma fille, et les vôtres aussi, capitaine ?

– Parfaitement, mon père, répondit Anna.

– Ce que ma femme fait est bien fait, appuyagalamment le capitaine. En attendant l’arrivée de l’homme de loi,les jeunes époux convièrent leurs amis et leur firent de nombreuxprésents. Ambroise Campagna, surtout, quoi qu’il en dit, futcomblé.

Inutile d’ajouter qu’un fort respectable magotpassa dans les mains du bon curé de la paroisse, pour êtredistribué à ses pauvres.

Enfin, quelques heures plus tard, le contratétant signé, le noble lord, suivi de sa famille, regagnait sonyacht. La sirène cria un adieu strident à la petite paroisse deSaint-François… L’Enfant mystérieux quittait pour toujoursl’Île des Sorciers !

FIN

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