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L’Enfer

L’Enfer

d’ Henri Barbusse

Chapitre 1

L’hôtesse, Mme Lemercier, me laissa seul dans ma chambre, après m’avoir rappelé en quelques mots tous les avantages matériels et moraux de la pension de famille Lemercier.

Je m’arrêtai, debout, en face de la glace, au milieu de cette chambre où j’allais habiter quelque temps. Je regardai la chambre et me regardai moi-même.

La pièce était grise et renfermait une odeur de poussière. Je vis deux chaises dont l’une supportait ma valise,deux fauteuils aux maigres épaules et à l’étoffe grasse, une table avec un dessus de laine verte, un tapis oriental dont l’arabesque,répétée sans cesse, cherchait à attirer les regards. Mais à ce moment du soir, ce tapis avait la couleur de la terre.

Tout cela m’était inconnu ; comme je connaissais tout cela, pourtant : ce lit de faux acajou, cette table de toilette, froide, cette disposition inévitable des meubles, et ce vide entre ces quatre murs…

** *

La chambre est usée ; il semble qu’on ysoit déjà infiniment venu. Depuis la porte jusqu’à la fenêtre, letapis laisse voir la corde : il a été piétiné, de jour enjour, par une foule. Les moulures sont, à hauteur des mains,déformées, creusées, tremblées, et le marbre de la cheminée s’estadouci aux angles. Au contact des hommes, les choses s’effacent,avec une lenteur désespérante.

Elles s’obscurcissent aussi. Peu à peu, leplafond s’est assombri comme un ciel d’orage. Sur les panneauxblanchâtres et le papier rose, les endroits les plus touchés sontdevenus noirs : le battant de la porte, le tour de la serrurepeinte du placard et, à droite de la fenêtre, le mur, à la place oùl’on tire les cordons des rideaux. Toute une humanité est passéeici comme de la fumée. Il n’y a que la fenêtre qui soitblanche.

… Et moi ? Moi, je suis un homme commeles autres, de même que ce soir est un soir comme les autres.

** *

Depuis ce matin, je voyage ; la hâte, lesformalités, les bagages, le train, les souffles des diversesvilles.

Un fauteuil est là ; j’y tombe ;tout devient plus tranquille et plus doux.

Ma venue définitive de province à Paris marqueune grande phase dans ma vie. J’ai trouvé une situation dans unebanque. Mes jours vont changer. C’est à cause de ce changement que,ce soir, je m’arrache à mes pensées courantes et que je pense àmoi.

J’ai trente ans ; ils sonneront lepremier jour du mois prochain. J’ai perdu mon père et ma mère il ya dix-huit ou vingt ans. L’événement est si lointain qu’il estinsignifiant. Je ne me suis pas marié ; je n’ai pas d’enfantset n’en aurai pas. Il y a des moments où cela me trouble :lorsque je réfléchis qu’avec moi finira une lignée qui dure depuisl’humanité.

Suis-je heureux ? Oui ; je n’ai nideuil, ni regrets, ni désir compliqué ; donc, je suis heureux.Je me souviens que, du temps où j’étais enfant, j’avais desilluminations de sentiments, des attendrissements mystiques, unamour maladif à m’enfermer en tête à tête avec mon passé. Jem’accordais à moi-même une importance exceptionnelle ; j’enarrivais à penser que j’étais plus qu’un autre ! Mais toutcela s’est peu à peu noyé dans le néant positif des jours.

** *

Me voici maintenant.

Je me penche de mon fauteuil pour être plusprès de la glace, et je me regarde bien.

Plutôt petit, l’air réservé (quoique je soisexubérant à mes heures) ; la mise très correcte ; il n’ya, dans mon personnage extérieur, rien à reprendre, rien àremarquer.

Je considère de près mes yeux qui sont verts,et qu’on dit généralement noirs, par une aberrationinexplicable.

Je crois confusément à beaucoup dechoses ; par dessus tout, à l’existence de Dieu, sinon auxdogmes de la religion ; celle-ci présente cependant desavantages pour les humbles et les femmes, qui ont un cerveaumoindre que celui des hommes.

Quant aux discussions philosophiques, je pensequ’elles sont absolument vaines. On ne peut rien contrôler, rienvérifier. La vérité, qu’est-ce que cela veut dire ?

J’ai le sens du bien et du mal ; je necommettrais pas d’indélicatesse, même certain de l’impunité. Je nesaurais non plus admettre la moindre exagération en quoi que cesoit.

Si chacun était comme moi, tout iraitbien.

** *

Il est déjà tard. Je ne ferai plus rienaujourd’hui. Je reste assis là, dans le jour perdu, vis-à-vis d’uncoin de la glace. J’aperçois, dans le décor que la pénombrecommence à envahir, le modelé de mon front, l’ovale de mon visageet, sous ma paupière clignante, mon regard par lequel j’entre enmoi comme dans un tombeau.

La fatigue, le temps morne (j’entends de lapluie dans le soir), l’ombre qui augmente ma solitude et m’agranditmalgré tous mes efforts et puis quelque chose d’autre, je ne saisquoi, m’attristent. Cela m’ennuie d’être triste. Je me secoue. Qu’ya-t-il donc ? Il n’y a rien. Il n’y a que moi.

** *

Je ne suis pas seul dans la vie comme je suisseul ce soir. L’amour a pris pour moi la figure et les gestes de mapetite Josette. Il y a longtemps que nous sommes ensemble ; ily a longtemps que, dans l’arrière-boutique de la maison de modes oùelle travaille, à Tours, voyant qu’elle me souriait avec unepersistance singulière, je lui ai saisi la tête et l’ai embrasséesur la bouche, – et ai trouvé brusquement que je l’aimais.

Je ne me rappelle plus bien maintenant lebonheur étrange que nous avions à nous déshabiller. Il y a, il estvrai, des moments où je la désire aussi follement que la premièrefois ; c’est surtout quand elle n’est pas là. Quand elle estlà, il y a des moments où elle me dégoûte.

Nous nous retrouverons là-bas, aux vacances.Les jours où nous nous reverrons avant de mourir, nous pourrionsles compter… si nous osions.

Mourir ! L’idée de la mort est décidémentla plus importante de toutes les idées.

Je mourrai un jour. Y ai-je jamaispensé ? Je cherche. Non, je n’y ai jamais pensé. Je ne peuxpas. On ne peut pas plus regarder face à face la destinée que lesoleil, et pourtant, elle est grise.

Et le soir vient comme viendront tous lessoirs, jusqu’à celui qui sera trop grand.

** *

Mais voilà que, tout d’un coup, je me suisdressé, chancelant, dans un grand battement de mon cœur comme dansun battement d’ailes…

Quoi donc ? Dans la rue, un son de cor aéclaté, un air de chasse… Apparemment, quelque piqueur de grandemaison, debout près d’un comptoir de cabaret, les joues gonflées,la bouche impérieusement serrée, l’air féroce, émerveille et faittaire l’assistance.

Mais ce n’est pas seulement cela, cettefanfare qui retentit dans les pierres de la ville… Quand j’étaispetit, à la campagne où j’ai été élevé, j’entendais cette sonnerie,au loin, sur les chemins des bois et du château. Le même air, lamême chose exactement ; comment cela peut-il être siinfiniment pareil ?

Et malgré moi, ma main est venue sur mon cœuravec un geste lent et tremblant.

Autrefois… aujourd’hui… ma vie… mon cœur…moi ! Je pense à tout cela, tout d’un coup, sans raison, commesi j’étais devenu fou.

** *

… Depuis autrefois, depuis toujours, qu’ai-jefait de moi ? Rien, et je suis déjà sur la pente. Ah !parce que ce refrain m’a rappelé le temps passé, il me semble quec’est fini de moi, que je n’ai pas vécu, et j’ai envie d’une espècede paradis perdu.

Mais, j’aurai beau supplier, j’aurai beau merévolter, il n’y aura plus rien pour moi ; je ne serai,désormais, ni heureux, ni malheureux. Je ne peux pas ressusciter.Je vieillirai aussi tranquille que je le suis aujourd’hui danscette chambre où tant d’êtres ont laissé leur trace, où aucun êtren’a laissé la sienne.

Cette chambre, on la retrouve à chaque pas.C’est la chambre de tout le monde. On croit qu’elle est fermée,non : elle est ouverte aux quatre vents de l’espace. Elle estperdue au milieu des chambres semblables, comme de la lumière dansle ciel, comme un jour dans les jours, comme moi partout.

Moi, moi ! Je ne vois plus maintenant quela pâleur de ma figure, aux orbites profondes, enterrée dans lesoir, et ma bouche pleine d’un silence qui doucement, maissûrement, m’étouffe et m’anéantit.

Je me soulève sur mon coude comme sur unmoignon d’aile. Je voudrais qu’il m’arrivât quelque chosed’infini !

** *

Je n’ai pas de génie, de mission à remplir, degrand cœur à donner. Je n’ai rien et je ne mérite rien. Mais jevoudrais, malgré tout, une sorte de récompense…

De l’amour ; je rêve une idylle inouïe,unique, avec une femme loin de laquelle j’ai jusqu’ici perdu toutmon temps, dont je ne vois pas les traits, mais dont je me figurel’ombre, à côté de la mienne, sur la route.

De l’infini, du nouveau ! Un voyage, unvoyage extraordinaire où me jeter, où me multiplier. Des départsluxueux et affairés au milieu de l’empressement des humbles, desposes lentes dans des wagons roulant de toute leur force comme letonnerre, parmi les paysages échevelés et les cités brusquementgrandissantes comme du vent.

Des bateaux, des mâts, des manœuvrescommandées en langues barbares, des débarquements sur des quaisd’or, puis des faces exotiques et curieuses au soleil, et,vertigineusement ressemblants, des monuments dont on connaissaitles images et qui, à ce qu’il semble dans l’orgueil du voyage, sontvenus près de vous.

Mon cerveau est vide ; mon cœur esttari ; je n’ai personne qui m’entoure, je n’ai jamais rientrouvé, pas même un ami ; je suis un pauvre homme échoué pourun jour sur le plancher d’une chambre d’hôtel où tout le mondevient, d’où tout le monde s’en va, et pourtant, je voudrais de lagloire ! De la gloire mêlée à moi comme une étonnante etmerveilleuse blessure que je sentirais et dont tousparleraient ; je voudrais une foule où je serais le premier,acclamé par mon nom comme par un cri nouveau sous la face duciel.

Mais je sens retomber ma grandeur. Monimagination puérile joue en vain avec ces images démesurées. Il n’ya rien pour moi : il n’y a que moi, qui, dépouillé par lesoir, monte comme un cri.

L’heure m’a rendu presque aveugle. Je medevine dans la glace plus que je ne me vois. Je vois ma faiblesseet ma captivité. Je tends en avant, du côté de la fenêtre, mesmains aux doigts tendus, mes mains, avec leur aspect de chosesdéchirées. De mon coin d’ombre, je lève ma figure jusqu’au ciel. Jem’affaisse en arrière et m’appuie sur le lit, ce grand objet qui aune vague forme vivante, comme un mort. Mon Dieu, je suis perdu.Ayez pitié de moi ! Je me croyais sage et content de monsort ; je disais que j’étais exempt de l’instinct duvol ; hélas, hélas, ce n’est pas vrai, puisque je voudraisprendre tout ce qui n’est pas à moi.

Chapitre 2

 

Le son du cor a cessé depuis longtemps. Larue, les maisons, se sont calmées. Silence. Je passe ma main surmon front. Cet accès d’attendrissement est fini. Tant mieux. Jereprends mon équilibre par un effort de volonté.

Je m’assois à ma table, et tire de maserviette, qu’on y a déposée, des papiers. Il faut les lire, lesranger.

Quelque chose m’aiguillonne ; je vaisgagner un peu d’argent. Je pourrai en envoyer à ma tante, qui m’aélevé et qui m’attend toujours dans la salle basse où,l’après-midi, le bruit de sa machine à coudre est monotone et tuantcomme celui d’une horloge, et où, le soir, auprès d’elle, il y aune lampe qui, je ne sais pourquoi, lui ressemble.

Les papiers… Les éléments du rapport qui doitfaire juger de mes aptitudes, et rendre définitive mon admissiondans la banque Berton… M. Berton, celui qui peut tout pourmoi, qui n’a qu’un mot à dire, M. Berton, le dieu de ma vieactuelle…

Je m’apprête à allumer la lampe. Je frotte uneallumette. Elle ne prend pas, le phosphore s’écaille, elle secasse. Je la jette, et, un peu las, j’attends…

Alors j’entends un chant murmuré tout près demon oreille.

Il me semble que quelqu’un, penché sur monépaule, chante pour moi, pour moi seul, confidentiellement.

Ah ! une hallucination… Voilà que j’ai lecerveau malade… C’est la punition d’avoir trop pensé tout àl’heure.

Je suis debout, la main crispée sur le bord dela table, étreint par une impression de surnaturel ; je flaireau hasard, la paupière battante, attentif et soupçonneux.

Le chantonnement est là, toujours ; je nem’en débarrasse pas. Ma tête se tourne… Il vient de la chambre d’àcôté… Pourquoi est-il si pur, si étrangement proche, pourquoi metouche-t-il ainsi ? Je regarde le mur qui me sépare de lachambre voisine, et j’étouffe un cri de surprise.

En haut, près du plafond, au-dessus de laporte condamnée, il y a une lumière scintillante. Le chant tombe decette étoile.

La cloison est trouée là, et par ce trou, lalumière de la chambre voisine vient dans la nuit de la mienne.

Je monte sur mon lit. Je m’y dresse, les mainsau mur, j’atteins le trou avec ma figure. Une boiserie pourrie,deux briques disjointes ; du plâtre s’est détaché ; uneouverture se présente à mes yeux, large comme la main, maisinvisible d’en bas, à cause des moulures.

Je regarde… je vois… La chambre voisines’offre à moi, toute nue.

Elle s’étend devant moi, cette chambre quin’est pas à moi… La voix qui chantait s’en est allée ; cedépart a laissé la porte ouverte, presque encore remuante. Il n’y adans la chambre qu’une bougie allumée qui tremble sur lacheminée.

Dans le lointain, la table semble une île. Lesmeubles bleuâtres, rougeâtres, m’apparaissent de vagues organes,obscurément vivants, disposés là.

Je contemple l’armoire, confuses lignesbrillantes et dressées, les pieds dans l’ombre ; le plafond,le reflet du plafond dans la glace, et la fenêtre pâle qui est surle ciel comme une figure.

Je suis rentré dans ma chambre, – comme si, envérité, j’en étais sorti, – étonné d’abord, toutes les idéesbrouillées, jusqu’à oublier qui je suis.

Je m’assois sur mon lit, je réfléchis à lahâte, un peu tremblant, oppressé par l’avenir…

Je domine et je possède cette chambre… Monregard y entre. J’y suis présent. Tous ceux qui y seront, y seront,sans le savoir, avec moi. Je les verrai, je les entendrai,j’assisterai pleinement à eux comme si la porte étaitouverte !

** *

Un instant après, dans un long frisson, j’aihaussé ma figure jusqu’au trou, et j’ai de nouveau regardé.

La bougie est éteinte, mais quelqu’un estlà.

C’est la bonne. Elle est entrée sans doutepour ranger la chambre, puis elle s’est arrêtée.

Elle est seule. Elle est tout près de moi. Jene vois pas très bien pourtant l’être vivant qui bouge, peut-êtreparce que je suis ébloui de le voir si réel : tablier bleuazuré, d’une couleur presque nocturne, et qui, devant elle, tombeaussi comme les rayons du soir ; poignets blancs, mains plussombres, à cause du travail. La figure est indécise, noyée, etpourtant saisissante. L’œil y est caché, et pourtant ilrayonne ; les pommettes saillent et brillent ; une courbedu chignon luit au-dessus de la tête comme une couronne.

Tout à l’heure, sur le palier, j’ai entrevucette fille qui, pliée, frottait la rampe, sa figure enflamméeproche de ses grosses mains. Je l’ai trouvée repoussante, à causede ses mains noires, et des besognes poussiéreuses où elle sepenche et s’accroupit… Je l’ai aperçue aussi dans un couloir. Elleallait devant moi, balourde, des cheveux traînant, laissant sillerune odeur fade de toute sa personne qu’on sentait grise etempaquetée dans du linge sale.

** *

Et maintenant, je la regarde. Le soir écartedoucement la laideur, efface la misère, l’horreur ; change,malgré moi, la poussière en ombre, comme une malédiction enbénédiction. Il ne reste d’elle qu’une couleur, une brume, uneforme ; pas même : un frisson et le battement de soncœur. D’elle, il ne reste plus qu’elle.

C’est qu’elle est seule. Chose inouïe, un peudivine, elle est vraiment seule. Elle est dans cette innocence,dans cette pureté parfaite : la solitude.

Je viole sa solitude, des yeux, mais elle n’ensait rien, et elle n’est pas violée.

Elle va vers la fenêtre, les yeuxs’éclaircissant, les mains ballantes, le tablier céleste. Sa figureet le haut de sa personne sont illuminés ; il semble qu’ellesoit dans le ciel.

Elle s’assoit sur le canapé, grand, bas, rougesombre, qui occupe le fond de la pièce près de la fenêtre. Sonbalai est appuyé à côté d’elle.

Elle tire une lettre de sa poche, la lit.Cette lettre est, dans le crépuscule, la plus blanche des chosesqui existent. La double feuille remue entre les doigts qui latiennent précautionneusement, – comme une colombe dansl’espace.

Elle a porté à sa bouche la lettre palpitante,l’a embrassée.

De qui cette lettre ? Pas de safamille ; une fille ne garde pas, lorsqu’elle est femme, depiété filiale assez forte pour embrasser une lettre de ses parents.Un amant, un fiancé, oui… Je ne sais pas le nom de l’aimé quebeaucoup savent peut-être ; mais j’assiste à l’amour commepersonne de vivant ne l’a fait. Et ce simple geste d’embrasser cepapier, ce geste enseveli dans une chambre, ce geste dépouillé etécorché par l’ombre, a quelque chose d’auguste et d’effrayant.

Elle s’est levée et approchée tout contre lafenêtre, la lettre blanche pliée dans sa main grise.

Le soir s’épaissit partout, et il me sembleque je ne sais plus ni son âge, ni son nom, ni le métier qu’ellefait par hasard ici-bas, ni rien d’elle, ni rien… Elle regardel’immensité pâle qui la touche. Ses yeux luisent ; on diraitqu’ils pleurent, mais non, ils ne débordent que de clarté. Les yeuxne sont pas de la lumière par eux-mêmes ; ils ne sont quetoute la lumière. Qu’est-ce qu’elle serait, cette femme, si laréalité fleurissait sur la terre ?

Elle a soupiré et elle a gagné la porte à paslents. La porte s’est refermée comme quelque chose qui tombe.

Elle est partie sans avoir fait rien d’autreque lire sa lettre et l’embrasser.

** *

Je suis retourné dans mon coin, seul, plusgrandement seul qu’avant. La simplicité de cette rencontre m’adivinement troublé. Ce n’était pourtant là qu’un être, un êtrecomme moi. Rien n’est-il donc plus doux et plus fort qued’approcher un être, quel qu’il soit ?

Cette femme intéresse ma vie intime, elleparticipe à mon cœur. Comment, pourquoi ? Je ne sais pas… Maisquelle importance elle a prise !… Non par elle-même : jene la connais pas et ne me soucie pas de la connaître ; maispar la seule valeur de son existence un instant révélée, parl’exemple d’elle, par le sillage de sa présence réelle, par le vraibruit de ses pas.

Il me semble que le rêve surnaturel quej’avais tout à l’heure est exaucé, et que ce que j’appelaisd’infini est arrivé. Ce que m’a offert sans le savoir cette femmequi vient de passer profondément sous mes yeux, en me montrant sonbaiser nu, n’est-ce pas l’espèce de beauté qui règne, et dont lereflet vous couvre de gloire ?

** *

La sonnerie du dîner a retenti parmil’hôtel.

Ce rappel à la réalité quotidienne et auxoccupations usuelles change momentanément le cours de mes pensées.Je m’apprête, pour descendre à table. J’endosse un gilet defantaisie, un vêtement sombre. Je pique une perle à ma cravate.Mais, bientôt je m’arrête et je prête l’oreille, à côté – au loin –espérant entendre encore un bruit de pas ou de voix humaine.

En accomplissant les gestes qu’il faut, jecontinue à subir l’obsession du grand événement qui estsurvenu : cette apparition.

Je suis descendu parmi ceux qui habitent avecmoi la maison. Dans la salle à manger, marron et or, pleine delumières, je me suis assis à la table d’hôte. C’est unscintillement général, un brouhaha, le grand empressement vide dudébut des repas. Beaucoup de personnes sont là, qui prennent place,avec la discrétion d’une société bien élevée. Sourires partout,bruit des chaises mises au point, paroles éparses s’aventurant,voix se cherchant et reprenant contact, dialogues s’amorçant… Puisle concert des couverts et des assiettes s’installe, régulier etgrandissant.

Mes deux voisins causent chacun de leur côté.J’entends leur murmure qui m’isole. Je lève les yeux. En face demoi s’alignent des fronts luisants, des yeux brillants, descravates, des corsages, des mains occupées en avant, sur la tableéclatante de blancheur. Toutes ces choses attirent mon attention etla rebutent en même temps.

Je ne sais pas ce que pensent ces gens ;je ne sais pas ce qu’ils sont ; ils se cachent les uns auxautres et se gardent. Je me heurte à leur lumière, aux fronts commeà des bornes.

Bracelets, colliers, bagues… Les gestesétincelants de bijoux me repoussent aussi loin que le feraient lesétoiles. Une jeune fille me regarde de son œil bleu et vague.Qu’est-ce que je peux contre cette espèce de saphir ?

On parle, mais ce bruit laisse chacun àsoi-même, et m’assourdit, comme la lumière m’a aveuglé.

Pourtant, ces gens, parce qu’ils ont, auhasard de la conversation, pensé à des choses qui leur tenaient àcœur, se sont, à certains moments, montrés comme s’ils étaientseuls. J’ai reconnu cette vérité-là et j’ai pâli d’un souvenir.

On a parlé d’argent ; la conversations’est généralisée sur ce sujet et l’assistance a été remuée d’uneimpression d’idéal. Un rêve de saisir et de toucher a transparudans les yeux, à fleur d’eau, comme un peu d’adoration adorée avaitmonté dans ceux de la servante dès qu’elle s’était sentieseule : infiniment tranquille et délivrée.

On a évoqué triomphalement des hérosmilitaires ; des hommes ont pensé : « Etmoi ! », et se sont enfiévrés, montrant ce qu’ilspensaient, malgré la disproportion ridicule et l’esclavage de leursituation sociale. La figure d’une jeune fille m’a semblés’éblouir. Elle n’a pas retenu un soupir d’extase. Sous l’actiond’une pensée indevinable, elle a rougi. J’ai vu l’onde sanguine sepropager à son visage ; j’ai vu rayonner son cœur.

On a discuté sur des phénomènes d’occultisme,sur l’au-delà : « Qui sait ! » a-t-ondit ; puis on a parlé de la mort. Tandis qu’on en parlait,deux convives, d’un bout de la table à l’autre, un homme et unefemme, – qui ne s’adressaient pas la parole et semblaients’ignorer, – ont échangé un regard que j’ai surpris. Et j’aicompris, à voir ce regard jaillir d’eux en même temps sous le chocde l’idée de la mort, que ces êtres s’aimaient et s’appartenaientau fond des nuits de la vie.

** *

… Le repas était terminé. Les jeunes gensétaient passés au salon.

Un avocat raconta à ses voisins une causejugée dans la journée. Il s’exprimait avec retenue, presque enconfidence, à raison du sujet. Il s’agissait d’un homme qui avaitégorgé une fillette en même temps qu’il la violait, et qui, pourqu’on n’entendît pas les cris de la petite victime, chantait àtue-tête. À l’audience, la brute avait déclaré : « Onl’aurait entendue quand même, tant elle criait, si, heureusement,elle n’avait été toute jeune. »

Une à une, les bouches se sont tues, et toutesles figures, sans en avoir l’air, écoutent, et celles qui sont loinvoudraient se rapprocher et ramper jusqu’au parleur. Autour del’image apparue, autour de ce paroxysme effrayant de nos timidesinstincts, le silence s’est propagé circulairement, comme un bruitformidable dans les âmes.

Puis, j’entends le rire d’une femme, d’unehonnête femme : un rire sec, cassé, qu’elle croit peut-êtreinnocent, mais qui la caresse toute, en jaillissant : un éclatde rire qui, fait de cris informes et instinctifs, est presque uneœuvre de chair… Elle se tait et se referme. Et le parleur continued’une voix calme, sûr de ses effets, à jeter sur ces gens laconfession du monstre : « Elle avait la vie dure, et ellecriait, criait ! J’ai été bien obligé de l’éventrer avec uncouteau de cuisine. »

Une jeune mère, qui a sa fillette auprèsd’elle, s’est soulevée à demi, mais elle ne peut pas s’en aller.Elle se rassoit et se penche en avant pour dissimulerl’enfant ; elle a envie et honte d’entendre.

Une autre femme reste immobile, le visageincliné ; mais sa bouche s’est serrée comme si elle sedéfendait tragiquement, et j’ai presque vu se dessiner, sous lacomposition mondaine de son visage, comme une écriture, un sourirefou de martyr.

Et les hommes !… Celui-ci, qui estplacide et simple, je l’ai distinctement entendu haleter. Celui-là,physionomie neutre de bourgeois, parle, à grand effort, de choseset d’autres, à sa jeune voisine. Mais il la regarde avec un regardqui voudrait aller jusqu’à sa chair, et plus loin encore, un regardplus fort que lui, dont il est honteux lui-même, dontl’illumination lui fait clignoter les yeux, et dont le poidsl’écrase.

Et cet autre, j’ai vu aussi son regard cru, etj’ai vu sa bouche frémir et essayer de s’entrouvrir ; j’aisurpris le déclenchement de ce rouage de la machine humaine, lecoup de dents convulsif vers la chair fraîche et le sang de l’autresexe.

Et tous se sont répandus, contre le satyre, enun concert d’injures trop grandes.

… Ainsi, pendant un instant, ils n’ont pasmenti. Ils se sont presque avoués, sans le savoir peut-être, etmême sans savoir ce qu’ils avouaient. Ils ont presque étéeux-mêmes. L’envie et le désir ont sailli, et leur reflet a passé,– et on a vu ce qui était dans le silence, scellé par deslèvres.

C’est cela, c’est cette pensée, ce spectrevivant, que je veux regarder. Je me lève, haussé, poussé par lahâte de voir la sincérité des hommes et des femmes se dévoiler àmes yeux, belle malgré sa laideur, comme un chef-d’œuvre ; et,de nouveau, rentré chez moi, les bras ouverts, posé sur le mur dansle geste d’embrasser, je regarde la chambre.

Elle est couchée là, à mes pieds. Même vide,elle est plus vivante que les gens qu’on croise et auxquels on vitmêlé, les gens qui ont l’immensité de leur nombre pour s’effacer,se faire oublier, qui ont une voix pour mentir et une figure pourse cacher.

Chapitre 3

 

La nuit, la nuit complète. L’ombre épaissecomme du velours se penche de toutes parts sur moi.

Tout, autour de moi, s’est écroulé enténèbres. Au milieu de ce noir, je me suis accoudé sur ma tableronde, que la lampe ensoleille. Je me suis installé là pourtravailler, mais, en vérité, je n’ai rien à faire, qu’àécouter.

Tout à l’heure, j’ai regardé dans la chambre.Il n’y a personne, mais quelqu’un, sans doute, va venir.

Quelqu’un va venir, ce soir peut-être, demain,un autre jour ; quelqu’un va fatalement venir, puis d’autresêtres vont se succéder les uns aux autres. J’attends, et il mesemble que je ne suis plus fait que pour cela.

Longtemps, j’ai attendu, n’osant pas mereposer. Puis, très tard, alors que le silence régnait depuis silongtemps qu’il me paralysait, j’ai fait un effort. Je me suis denouveau cramponné au mur. J’ai apporté là mes yeux en prière. Lachambre était noire, mêlée à tout, pleine de toute la nuit, de toutl’inconnu, de toutes les choses possibles. Je suis retombé dans machambre.

** *

Le lendemain, j’ai vu la chambre dans lasimplicité de la lumière du jour. J’ai vu l’aube s’étendre en elle.Peu à peu, elle s’est mise à éclore de ses ruines et às’élever.

Elle est disposée et meublée sur le mêmemodèle que la mienne : au fond, en face de moi, la cheminéesurmontée de la glace ; à droite, le lit ; à gauche, ducôté de la fenêtre, un canapé… Les chambres sont identiques, maisla mienne a fini et l’autre va commencer…

Après le déjeuner vague, je retourne au pointprécis qui m’attire, à la fissure de la cloison. Rien. Jeredescends.

Il fait lourd. Un peu d’odeur de cuisinepersiste, même ici. Je m’arrête dans cette grandeur sans limites dema chambre vide.

J’entrouvre, j’ouvre ma porte. Dans lescouloirs, les portes des chambres sont peintes en brun avec lesnuméros gravés sur des plaques de cuivre. Tout est clos. Je faisquelques pas que j’entends seuls, que j’entends trop, dans lamaison grande comme l’immobilité.

Le palier est long et étroit, le mur est tendud’une imitation de tapisserie à ramages vert sombre où brille lecuivre d’une applique à gaz. Je m’accoude sur la rampe. Undomestique (celui qui sert à table et qui, pour le moment, a untablier bleu, et est peu reconnaissable avec ses cheveux endésordre), descend en sautillant, de l’étage supérieur, desjournaux sous le bras. La fillette de Mme Lemerciermonte, la main attentive sur la rampe, le cou en avant comme celuid’un oiseau, et je compare ses petits pas à des fragments desecondes qui s’en vont. Un monsieur et une dame passent devant moi,interrompant leur conversation pour que je ne les entende pas,comme s’ils me refusaient l’aumône de ce qu’ils pensent.

Ces légers événements s’évanouissent comme desscènes de comédie sur lesquelles le rideau tombe.

Je marche à travers l’après-midi écœurant.J’ai l’impression d’être seul contre tous, tandis que je rôde, àl’intérieur de cette maison et cependant en dehors d’elle.

Sur mon passage, dans le couloir, une portes’est refermée vite, étranglant un rire de femme surprise. Les genss’enfuient, se défendent. Un bruit qui n’a pas de sens suinte desmurs confus, pire que du silence. Sous les portes rampe, écrasé,tué, un rai de lumière, pire que de l’ombre.

Je descends l’escalier. J’entre dans le salonoù m’appelle un bruit de conversation.

Quelques hommes, en groupe, disent desphrases, que je ne me rappelle pas. Ils sortent ; resté seul,je les entends discuter dans le couloir. Enfin leurs voixs’anéantissent.

Puis voici qu’une dame élégante entre, avec unbruit de soie et un parfum de fleurs et d’encens. Elle tientbeaucoup de place à cause de son parfum et de son élégance.

Cette dame tend légèrement en avant une bellefigure longue ornée d’un regard d’une grande douceur. Mais je ne lavois pas bien, car elle ne me regarde pas.

Elle s’assied, prend un livre, le feuillette,et les pages donnent à sa figure un reflet de blancheur et depensée.

J’examine à la dérobée son sein qui se soulèveet qui s’abaisse, et sa figure immobile, et le livre vivant qui estuni à elle. Son teint est si lumineux que sa bouche paraît presquenoire. Sa beauté m’attriste. Je contemple cette inconnue, des piedsà la tête, avec un sublime regret. Elle me caresse de sa présence.Une femme caresse toujours un homme quand elle s’approche de lui etqu’elle est seule ; malgré tant d’espèces de séparations, il ya toujours entre eux un affreux commencement de bonheur.

Mais elle s’en va. C’est fini d’elle. Il n’y arien eu, et pourtant, c’est fini. Tout cela est trop simple, tropfort, trop vrai.

Ce doux désespoir, que je n’aurais pas euavant, m’inquiète. Depuis hier, je suis changé ; la viehumaine, la vérité vivante, je la connaissais, comme nous laconnaissons tous ; je la pratiquais depuis ma naissance. J’ycrois avec une sorte de crainte maintenant qu’elle m’est apparued’une façon divine.

** *

Dans ma chambre, où je suis remonté,l’après-midi s’éternise, et pourtant le soir vient.

De ma fenêtre, je regarde le soir qui monte auciel, ascension si douce qu’on la voit et qu’on ne la voitpas ; et la foule qui s’émiette sur le pavé des rues.

Les passants rentrent dans les maisonsauxquelles ils pensent. J’entends, à travers les murs, celle où jesuis s’emplir, au loin, d’hôtes légers, de faibles rumeurs.

Un bruit s’est fait entendre de l’autre côtéde la cloison… Je me dresse contre le mur et regarde dans lachambre voisine, déjà toute grise. Une femme est là,obscurément.

** *

Elle s’est approchée de la fenêtre, comme moitout à l’heure, je m’étais approché de la mienne. C’est sans doutele geste éternel de ceux qui sont seuls dans une chambre.

Je la vois de plus en plus ; à mesure quemes yeux s’habituent, elle se précise ; il me semble que,charitable, elle vient.

Elle porte, en ce commencement d’automne, unede ces toilettes claires par lesquelles les femmes s’illuminenttant qu’il y a encore du soleil. Le rayonnement fané de la fenêtrela couvre d’un reflet presque éteint. Sa robe est de la couleur del’immense crépuscule, de la couleur du temps comme dans les contesde fées.

Un souffle de parfum qu’elle porte, une odeurd’encens et de fleurs, vient à moi, et à ce parfum qui la désignecomme un vrai nom, je la reconnais : c’est la jeune femme qui,tout à l’heure, s’est posée près de moi, puis s’est envolée.Maintenant, elle est là, derrière sa porte fermée, en proie à mesregards.

Ses lèvres ont remué ; je ne sais pas sielle se parle tout bas, ou si elle chantonne… Elle est là, près dela blancheur triste de la fenêtre, près de l’image de la fenêtredans la glace, parmi cette chambre indécise qui est en train de sedécolorer ; elle est là, avec ses yeux sombres et sa chairsombre, avec la clarté de sa figure, que tant de regards ontcaressée depuis qu’elle existe.

Son cou blanc, effrayamment précieux, se plieen avant ; le profil, tout près de la fenêtre, y appuyant dufront, se noie de pénombre bleuâtre comme si la pensée étaitbleue ; et flottant sur la masse ténébreuse des cheveux, unefaible auréole montre qu’ils sont blonds.

Sa bouche est obscure comme si elle étaitentr’ouverte. Sa main est posée sur le carreau céleste, comme unoiseau. Son corsage est d’une teinte pâle et cependant intense,verte ou bleue.

J’ignore tout d’elle, et elle est aussi loinde moi que si des mondes ou des siècles nous séparaient, que sielle était morte.

Pourtant, il n’y a rien entre nous : jesuis près d’elle, je suis avec elle ; je m’épanouis sur elleen tremblant.

… Mes mains se tendent pour l’embrasser. Jesuis un homme comme les autres, toujours tristement prêt às’éblouir de la première femme venue. Elle est l’image la plus purede la femme qu’on aime : celle qu’on ne connaît pas encoretoute, celle qui se révélera, celle qui contient le seul miraclevivant qui soit sur terre.

** *

Elle se retourne et glisse dans la chambredéjà nocturne, comme un nuage, avec ses formes rondes et bercées.J’entends le murmure profond de sa robe. Je cherche sa figure commeune étoile ; mais je ne vois pas plus sa figure que sapensée.

Je cherche le sens de ses gestes ; maisils m’échappent. Je suis si près d’elle, et je ne sais pas cequ’elle fait ! Les êtres qu’on voit sans qu’ils s’en doutentont l’air de ne pas savoir ce qu’ils font.

Elle ferme sa porte à clef, ce qui la diviniseun peu plus. Elle veut être seule. Sans doute, elle est entrée danscette chambre pour se dévêtir.

Je ne tente pas de m’expliquer lescirconstances de sa présence, pas plus que je ne pense à medemander compte du crime que je commets à posséder cette femme desyeux. Je sais que nous sommes réunis, et de tout mon cœur, de toutemon âme, de toute ma vie, je la supplie de se montrer à moi.

Elle semble se recueillir, hésiter. Je mefigure, à je ne sais quelle grâce candide de sa personne entière,qu’elle attend d’être seule depuis plus longtemps pour se dévoiler.Oui, elle se sent encore toute battue par l’air du dehors, touteeffleurée par les passants, toute touchée par les faces tendues deshommes ; et réfugiée entre ces murs, elle attend que cecontact soit plus éloigné, pour ôter sa robe.

Je me complais à lire en elle la virginale etcharnelle pensée ; j’ai la sensation que, malgré le mur, moncorps se penche vers le sien.

** *

Elle alla vers la fenêtre, leva les bras, et,lumineusement, elle ferma les rideaux. L’obscurité complète tombaentre nous.

Je la perdais !… Ce fut une douleur aiguëdans mon être, comme si la lumière s’était arrachée à moi… Et jerestai là, béant, retenant un gémissement, guettant l’ombre qui seconfondait avec son souffle…

Elle tâtonna, prit des objets. Je devinai,j’aperçus une allumette qui s’enflammait au bout de ses doigts.Avec lenteur son image éclata. On vit poindre les faiblesblancheurs de ses mains, de son front et de son cou, et sa figurefut devant moi comme une fée.

Je ne distinguai pas le dessin des traits dansce visage de femme pendant les quelques secondes où la lueur mincequ’elle tenait me prêta son apparition. Elle s’agenouilla devant lacheminée, la flamme aux doigts. J’entendis et je vis un crépitementclair de bois sec dans l’humidité noire et froide. Elle jetal’allumette sans allumer la lampe, et il n’y eut d’éclairement dansla pièce que par cette lueur qui venait d’en bas.

Le foyer rougeoya, tandis qu’elle passait etrepassait devant, avec un bruit de brise, comme devant un soleilcouchant. On voyait remuer en silhouette sa grande personneélancée, ses bras obscurs et ses mains d’or et de rose. Son ombrerampait à ses pieds, s’élançait au mur, et volait au-dessus d’ellesur le plafond incendié.

Elle était assaillie par l’éclat de la flamme,qui, comme de la flamme, se roulait vers elle. Mais elle se gardaitdans son ombre ; elle était cachée encore, encore recouverteet grise ; sa robe tombait tristement autour d’elle.

Elle s’assit sur le divan en face de moi. Sonregard voleta doucement parmi la chambre.

À un moment, il se posa sur le mien ;sans le savoir, nous nous regardâmes.

Puis, sorte de regard plus aigu, d’offrandeplus chaude, sa bouche qui pensait à quelque chose ou à quelqu’unse détendit ; elle sourit.

La bouche est sur le visage nu quelque chosede nu. La bouche qui est rouge de sang, qui saigne éternellement,est comparable au cœur : c’est une blessure, et c’est presqueune blessure de voir la bouche d’une femme.

Et je commençai à frissonner devant cettefemme qui s’entr’ouvrait et saignait d’un sourire. Le divans’enfonçait tièdement sous l’étreinte de ses larges hanches ;ses genoux fins étaient rapprochés, et tout le milieu de son corpsavait la forme d’un cœur.

… À demi étendue sur le divan, elle présentases pieds au feu en soulevant légèrement sa jupe des deux mains, etdans ce mouvement elle découvrit ses jambes qui gonflaient ses basnoirs.

Et ma chair cria, marquée comme au fer chaudpar la ligne voluptueuse qui disparaissait, grossissante, dansl’ombre, se perdait dans les profondeurs extraordinaires.

Je crispai mes doigts, le regard déchiré,tellement elle était là presque toute offerte, béante, évasée – lefront plongé dans la nuit, tandis que l’éclairement sanglant quitraînait à terre montait désespérément sur elle, en elle, comme uneffort humain !

Le voile de la jupe est retombé. La femme estredevenue ce qu’elle était. Non, elle est autre. Parce que j’aientrevu un peu de sa chair défendue, je suis à l’affût de cettechair, dans les ombres mêlées de nos deux chambres. Elle avaitrelevé sa robe, elle avait accompli le grand geste simple que leshommes adorent comme toute une religion, qu’ils implorent, mêmecontre tout espoir, même contre toute raison, le geste éblouissantet parfois ébloui !

De nouveau, elle marche, et maintenant, lebruit de ses jupes est un bruit d’ailes dans mes entrailles.

Mon regard, repoussant sa figure puérile, oùstagne, distrait, son sourire ; repoussant et oubliant deforce son âme et sa pensée, arrache sa forme et veut son sang,comme le feu qui l’assiège et ne le lâche pas : mais mesregards ne peuvent que tomber à ses pieds et qu’effleurerfaiblement sa robe, comme les flammes du foyer, les flammesmagnifiques et suppliantes, les flammes écorchées, les flammes enlambeaux, qui ruissellent vers le ciel !

Elle s’est enfin montrée profondément.

Pour se déchausser, elle a croisé ses jambestrès haut, me tendant le gouffre de son corps.

Elle me faisait voir son pied délicat,emprisonné par la bottine luisante, et dans le bas de soie plusmat, son genou mince, son mollet largement épanoui, comme une fineamphore, sur la gracilité des chevilles. Au-dessus du jarret, àl’endroit où finissait le bas dans un calice blanc et nuageux,peut-être un peu de chair pure : je ne distinguai pas le lingede la peau dans les ténèbres éperdues et l’éclat pantelant dubûcher qui l’assaillait. Est-ce le délicat tissu des dessous,est-ce la chair ? Est-ce rien, est-ce tout ? Mes regardsdisputaient cette nudité à l’ombre et à la flamme. Le front au mur,la poitrine au mur, les paumes appuyées au mur, impétueusement,pour l’abattre et le traverser, je me torturais les yeux à cetteincertitude, essayant, par ruse ou par force, de voir mieux, devoir plus.

Et je me plongeais dans la grande nuit de sonêtre, sous l’aile douce, chaude et terrible de sa robe soulevée. Lepantalon de broderie s’entr’ouvrait en une large fente sombre,pleine d’ombre, et mes regards se jetaient là, et devenaient fous.Et ils avaient presque ce qu’ils voulaient, dans cette ombreouverte, dans cette ombre nue, au centre d’elle, au centre du mincevêtement qui, vaporeusement léger et tout odorant d’elle, n’estpresque qu’un nuage d’encens autour du milieu de son corps, – danscette ombre qui, au fond, est un fruit.

Pendant un instant, cela fut ainsi. Je fusétendu sur le mur devant cette femme qui tout à l’heure – je merappelais un geste – avait eu peur de son reflet, et qui maintenantavait pris, dans la chasteté parfaite de sa solitude, une pose defille qui se frotte aux regards de l’homme attiré devant elle…Pure, elle s’offrait et se creusait…

La flambée de la cheminée s’éteignait, et jene la voyais presque plus, lorsqu’elle commença à sedéshabiller : c’était dans la nuit qu’allait se passer cettefête immense d’elle et de moi.

Je vis la forme haute, diffuse, impitoyable,dans sa beauté presque éteinte, s’agiter avec douceur, environnéede bruits fins, caressants et tièdes. J’aperçus ses bras évoluergravement, et à la lueur exquise d’un geste qui les arrondit,flexibles, je sus qu’ils étaient nus.

Ce qui venait de tomber sur le lit, en unmince lambeau soyeux, léger et lent, c’était le corsage qui laserrait doucement au cou, et fort à la taille… La jupe nuageuses’entr’ouvrit, et, coulant à ses pieds, l’éclaira toute, trèsblême, au milieu des profondeurs. Il me sembla que je la vis sedégager de cette robe flétrie et qui hors d’elle n’était rien, etje distinguai la forme de ses deux jambes.

Je le crus peut-être, car mes yeux ne meservaient presque plus, non seulement à cause du manque de lumière,mais parce que j’étais aveuglé par l’effort sombre de mon cœur, parles battements de ma vie, par toutes les ténèbres de mon sang… Cen’étaient pas mes yeux qui pourchassaient la forme sublime, c’étaitplutôt mon ombre qui s’accouplait à la sienne.

Un cri m’occupait tout entier : sonventre !

Son ventre ! Que m’importaient son sein,ses jambes ! – Je m’en souciais aussi peu que de sa pensée etde sa figure, déjà abandonnées. C’est son ventre que je voulais etque j’essayais d’atteindre comme le salut.

Mes regards, que mes mains convulsiveschargeaient de leur force, mes regards lourds comme de la chair,avaient besoin de son ventre. Toujours, malgré les lois et lesrobes, le regard mâle se pousse et rampe vers le sexe des femmescomme un reptile vers son trou.

Elle n’était plus, pour moi, que son sexe.Elle n’était plus que la blessure mystérieuse qui s’ouvre comme unebouche, saigne comme un cœur, et vibre comme une lyre. Et d’elles’exhalait un parfum qui m’emplissait, non plus le parfumartificiel dont sa toilette est imprégnée, le parfum dont elles’habille, mais l’odeur profonde d’elle, sauvage, vaste, comparableà celle de la mer – l’odeur de sa solitude, de sa chaleur, de sonamour, et le secret de ses entrailles.

Les yeux injectés et rouges comme deux bouchespâles, je me pressais vers cette apparition terrible d’attirance.Je devenais farouche dans mon triomphe. Et sa bouche était un longbaiser qui passe, et je crispai ma bouche en un long baiserstérile.

Alors elle demeura immobile, – inexplicable,effacée…

Dans un sursaut violent, je voulus en réalitéla toucher… Détruire ce mur, ou sortir de ma chambre, crever laporte, me jeter sur elle…

Non, non, non ! Une intuition me replaçanet et droit dans mon bon sens… J’aurais à peine le temps del’effleurer. Je serais maîtrisé – la réputation salie, la prison,l’infamie, la misère noire, tout. J’eus une peur épouvantable,tellement tout cela était proche ; un frisson me cloua oùj’étais.

Mais vite, une autre idée surgit, un rêve melaboura la chair : le premier effroi passé, elle se laisseraitfaire, peut-être ; elle serait prise à la contagion, elles’enflammerait comme une chose à mon contact, dans un égarement dereconnaissance…

Non, encore non ! Car alors, ce seraitune fille, et des filles, on en trouve tant qu’on désire. Il estfacile d’avoir une femme entre les mains et d’en faire ce qu’onveut : c’est un sacrilège dont le prix est tarifé. Il existemême des maisons où, en payant, on peut, à travers des portes, envoir faire l’amour. Si c’était une fille, ce ne serait plus elle, –qui est angéliquement seule.

Il faut bien que je me mette ceci dans la têteet dans le corps : si je la recueille d’une façon si parfaite,c’est qu’elle est séparée de moi et qu’il y a entre nous undéchirement. La solitude la fait rayonner, mais la défendtriomphalement. Sa révélation est faite de sa vérité vierge, del’isolement universel dont elle est reine, et de la certitude oùelle vit de cet isolement. Elle se montre, de loin, à travers savertu, et ne se donne pas : elle est semblable à unchef-d’œuvre ; elle reste aussi distante, aussi immuable, dansl’écart de l’abîme et du silence, que la statue et la musique.

Et tout ce qui m’attire m’empêche dem’approcher. Il faut que je sois malheureux, il faut que je sois àla fois un voleur et une victime… Je n’ai pas d’autre recours quede désirer, de me dépasser moi-même à force de désir, de rêve etd’espoir, de désirer et de posséder mon désir.

Pendant un instant, j’ai détourné la tête,tant est puissante et cruelle l’alternative où je me débats, etdans le trou qui se creuse sans limites sous mes yeux, j’ai laisséperdre les doux bruits qu’elle faisait… Est-ce que je deviensfou ? Non, c’est la vérité qui est folle.

De mon corps tout entier, de ma pensée toutentière, je surmonte ma défaillance charnelle, ma chair se tait etne rêve plus, et par-dessus mes lourdes ruines, je commence àregarder.

Comme si elle avait pitié de moi, elle serhabille, se recouvre toute.

Maintenant, elle a allumé la lampe. Elle aremis une robe ; elle me cache tous les beaux secrets qu’ellecache à tous ; elle est rentrée dans le deuil de sapudeur.

Elle me donne encore quelques mouvementséparpillés. La voici qui se mesure la taille ; elle se met unpeu de rouge au bord de l’oreille, puis l’enlève ; elle sesourit à la glace, de deux façons différentes, et même elle prendune pose désappointée, un instant. Elle invente mille petitsmouvements inutiles et utiles… Elle découvre des gestes decoquetterie qui, comme les gestes de pudeur, revêtent une sorte debeauté austère d’être accomplis dans la solitude.…

Puis, à l’instant où, prête etmerveilleusement enclose, elle vient de se considérer d’un sublimecoup d’œil suprême – de nouveau, nos regards se croisent.

Elle est appuyée d’une main sur la table oùbrille la lampe sans abat-jour… Sa figure et ses mainsresplendissent et le rayonnement libre de la lampe baigne d’unéclat plus vif son menton, le tour de son visage, le dessous de sesyeux.

Je ne la reconnais plus, tandis qu’elle surgitde l’ombre avec ce masque de soleil ; mais je n’ai jamais vuun mystère de si près… Je reste là, tout enveloppé de sa lumière,tout palpitant d’elle, tout bouleversé par sa présence nue, commesi j’avais ignoré jusque-là ce que c’est qu’une femme.

Ainsi que tout à l’heure, elle sourit avantque ses yeux se soient détachés de moi, et je sens la valeurextraordinaire de ce sourire et la richesse de cette figure…

Elle s’en va… Je l’admire, je la respecte, jel’adore ; j’ai pour elle une sorte d’amour que rien de réeln’abîmera, et qui n’a aucune raison ni d’espérer, ni de finir. Non,en vérité, je ne savais pas ce que c’était qu’une femme.

Elle n’assista pas au dîner. Elle partit de lamaison le lendemain.

Je la revis au moment où elle partit. Je metrouvais tout en bas de l’escalier, dans le demi-jour du vestibule,tandis qu’on s’empressait au-devant d’elle. Elle descendait ;sa main si fine, gantée de blanc, sautelait sur la luisante rampenoire, comme un papillon. Son pied pointait en avant, petit etbrillant. Elle me parut moins grande que la veille, mais elle étaiten tout semblable à ce qu’elle était la première fois que jel’aperçus. Sa bouche était si petite qu’il semblait qu’elle larapetissait. Elle était vêtue en gris-perle, la robe gazouillante…Elle passait, elle s’en allait, elle s’évaporait, parfumée…

Elle m’avait effleuré ; elle aurait pu mevoir, à cet instant, mais naturellement, elle ne me vit pas – etpourtant, dans l’ombre de nos chambres, nous avions fait tous deuxun seul sourire ! Elle était redevenue la lumière close, sanspitié, que sont les personnes qu’on rencontre au milieu des autres.Il n’y avait pas de mur entre nous ; il y avait l’espaceinfini et le temps éternel : il y avait toutes les forces dumonde.

C’est ainsi que je l’aperçus dans mon derniercoup d’œil – sans bien comprendre, car on ne comprend jamais toutun départ. Je ne la reverrais plus. Tant de grâces allaient seflétrir et se dissiper ; tant de beauté, de douce faiblesse,tant de bonheur, étaient perdus. Elle s’enfuyait lentement, versl’incertaine vie, puis vers la mort certaine. Quels que fussent sesjours, elle allait vers son dernier jour.

C’est tout ce que je pouvais dire d’elle.

… Ce matin, tandis que le jour est venu autourde moi, donnant à chaque détail une précision déserte, mon cœur sedébat et se plaint. Partout, l’étendue est vide. Lorsque quelquechose est vraiment fini, ne semble-t-il pas que tout soitfini ?

Je ne sais pas son nom… Elle ira dans sondestin comme moi dans le mien. Si nos deux existences s’étaientliées, elles ne se connaîtraient guère ; maintenant, quellenuit ! Mais je n’oublierai jamais l’incomparable soir où nousfûmes ensemble.

Chapitre 4

 

Ce matin, je pense à la vision si granded’avant-hier. Mais déjà je la revois avec moins d’émotion ;déjà, elle s’est un peu éloignée de mon cœur puisque un jour s’estpassé. Va-t-elle mourir sans que je fasse rien pour elle ?

Un désir me prend ; l’écrire, fixer d’unefaçon définitive tous les détails de ce que j’ai ressenti, pour queles jours ne les dispersent pas en passant, comme de lapoussière.

Mais, tout de suite, la blancheur du papierm’apporte l’oubli de ce que j’ai à dire, un éblouissement doux oùse fond toute la précision de mes souvenirs.

Grâce à une attention tendue et ramenée sanscesse, malgré une fatigue grandissante derrière les yeux, j’écris,j’écris tout. Je m’enfièvre. Je crois que je traduis exactement laréalité des choses. Puis je me relis, et ce n’est rien, – que desmots qui gisent devant moi.

L’oppression extraordinaire, la simplicitétragique, l’harmonie intense et déchirée, où est tout cela ?Cette écriture ne vit pas. C’est un grillage de mots sur laréalité ; les phrases sont là, noires et régulières, à traversle papier, comme des chaînes.

Comment faut-il faire pour que de ces signesmorts s’élève la vérité ?

J’ai essayé de tourner la difficulté. J’aicherché le détail typique, évocateur… Me rappelant une impressionqui m’était venue, lorsque je l’avais tout d’abord aperçue dans lalueur de la fenêtre, je voulus y insister : « Il yavait sur elle du bleu, du vert, du jaune. » Cela n’ajamais été ainsi ; ce barbouillage d’enfant n’est pas lavérité ; je le détruis… L’important, c’est de décrire soncorps. Je m’y consacre minutieusement, je fais des comparaisonsavec une statue antique. En me relisant, dans une colère,j’anéantis d’un trait ce replâtrage.

J’essaie des mots crus, plus énergiques, mesemble-t-il, et, peu à peu, je me laisse aller à inventer desdétails pour atteindre à l’acuité du souvenir :« Elle prenait des poses lubriques… »

Non ! non ! Ce n’est pasvrai !

Tout cela sont des mots inertes qui laissentsubsister, sans pouvoir y toucher, la grandeur de ce qui fut ;ce sont des bruits inutiles et vains ; c’est comme l’aboi d’unchien, le bruit des branches au souffle du vent.

J’ai ouvert ma main, laissé rouler ma plume,accablé d’impuissance, de défaite, de morne folie.

Comment se fait-il qu’on ne puisse pas dire cequ’on a vu ? Comment se fait-il que la vérité fuie devant nouscomme si ce n’était pas de la vérité, et qu’on ne puisse pas,malgré sa sincérité, être sincère ? On n’a pas évoqué unechose quand on l’a appelée par son nom. Les mots, les mots, on abeau les connaître depuis son enfance, on ne sait pas ce quec’est.

Mon frisson, ma mélancolie, ma détresse sontperdus. Je suis condamné à être oublié. On passera devant moi sansme regarder ou sans me voir. On ne se souciera pas de ce que jepuis renfermer. Je ne peux être sur la terre qu’un croyant.

** *

Je restai plusieurs jours sans rien voir. Cesjours furent torrides. Au commencement, le ciel avait été gris etpluvieux ; maintenant, septembre flamboyait en finissant.Vendredi… Eh quoi, il y avait déjà une semaine que j’étais danscette maison !…

Un après-déjeuner lourd, assis sur une chaise,je me plongeai, mi-rêvant, dans une impression de conte defées.

… L’orée d’une forêt ; dans le sous-bois,sur le tapis d’émeraude sombre, des ronds de soleil ; là-bas,au bout de la plaine, une colline, et par-dessus les feuillagesmoutonnants, jaunes et vert noir, un pan de mur et une tourelle,quadrillés, comme en tapisserie… Un page s’avançait, vêtu comme unoiseau. Un bourdonnement de mouches. C’était le bruit lointain dela chasse du Roi. Il allait arriver des choses extraordinairementdouces.

** *

Le lendemain, l’après-midi fut encore une foisensoleillé et brûlant. Je me rappelai des après-midi pareils, il yavait bien des années, et il me sembla vivre à cette époquedisparue, – comme si l’éclatante chaleur effaçait le temps,étouffait tout le reste sous sa couvée.

La chambre d’à côté était presque noire… Onavait fermé les volets. À travers les doubles rideaux confectionnésd’une étoffe mince, je voyais la fenêtre rayée de barresétincelantes, comme la grille d’un brasier.

Dans le silence torride de la maison, dans levaste sommeil enfermé, des rires montaient égrenés vainement ;des voix se perdaient, comme hier, comme toujours.

De ce lointain tumulte sortit précieusement unbruit de pas. Ils venaient vers moi, Je me tendis vers ce bruitgrandissant… La porte s’ouvrit, éblouissante, poussée, semblait-il,par la lumière elle-même, et deux ombres chétives, rongées par laclarté, apparurent.

Elles semblaient être poursuivies. Elleshésitèrent au seuil, toutes petites, encadrées en même temps, puisentrèrent.

J’entendis refermer la porte ; la chambreétait vivante. Je scrutai les arrivants ; je les distinguaidoucement à travers les halos rouge et vert sombre dont le coup delumière de leur entrée avait peuplé mes yeux : une fillette etun jeune garçon de douze ou treize ans.

Ils s’étaient assis sur le canapé, et seregardaient sans rien dire, avec leurs figures presquepareilles.

** *

La voix de l’un d’eux s’éleva etmurmura :

– Tu vois qu’il n’y a personne.

Et une main montra le lit sans draps, lesportemanteaux nus de vêtements, la table déserte : lasoigneuse dévastation des chambres inoccupées.

Puis, à mes yeux, cette main se mit à tremblercomme une feuille. J’entendais les battements de mon cœur. Les voixbruissèrent.

– Nous sommes seuls… On ne nous a pasvus.

– On dirait que nous sommes seuls pour lapremière fois.

– Pourtant, nous nous connaissons depuistoujours…

Un petit rire balbutia.

Il semblait qu’ils avaient eu besoin de leursolitude, première étape d’un mystère où ils allaient ensemble. Ilss’étaient échappés des autres ; ils avaient défait les autresd’autour d’eux. Ils avaient créé la solitude défendue. Mais onvoyait bien qu’une fois la solitude trouvée, ils ne savaient plusquoi chercher.

** *

Alors j’entendis bégayer avec un largefrisson, presque de la désolation, presque un sanglot :

– Nous nous aimons bien…

Puis une phrase tendre monta en haletant,essayant les mots, mal assurée comme un oiseau troppetit :

– Je voudrais t’aimer plus.

… À les regarder ainsi ployés l’un versl’autre, dans l’ombre chaude qui les entoure et qui voile leursâges sur leurs figures, on aurait cru voir deux amants qui serapprochent.

Deux amants ! C’était cela qu’ilsrêvaient d’être, sans savoir ce que c’était.

L’un d’eux avait prononcé ces mots :la première fois. C’était la première fois qu’il leurparaissait être seuls, bien qu’ils eussent vécu côte à côte.

C’était peut-être, c’était sans doute lapremière fois que les deux amis d’enfance voulaient sortir del’amitié et de l’enfance. C’était la première fois qu’un désir dedésir venait étonner et troubler deux cœurs qui jusqu’ici avaientdormi ensemble…

** *

À un moment, ils se redressèrent, et le mincerayon de soleil qui passait au-dessus d’eux et tombait à leurspieds montra leur forme, alluma leurs visages et leurs cheveux, desorte que leur présence éclaira la chambre.

Allaient-ils s’en aller, m’abandonner ?Non, ils se rassirent ; tout retomba dans l’ombre, dans lemystère, dans la vérité.

… À les contempler, j’éprouvais un mélangeconfus de mon passé et du passé du monde. Où étaient-ils ?Partout, puisqu’ils étaient… Ils sont au bord du Nil, du Gange oudu Cydnus, au bord du cours éternel des âges. C’est Daphnis etChloé, près d’un buisson de myrte, dans la lumière grecque, toutilluminés d’un vert reflet de feuillages, et leurs figures sereflétant l’une l’autre. Leur vague petit dialogue bourdonne commeles deux ailes d’une abeille près de la fraîcheur des fontaines,près de la chaleur qui dévore les champs, tandis qu’au loin un charpasse chargé de gerbes et d’azur.

Le monde nouveau s’ouvre ; la véritépantelante est là. Ils sont en désarroi, ils craignent la brusqueapparition de quelque divinité, ils sont malheureux etheureux ; ils sont aussi près que possible, s’étant apportésl’un à l’autre autant qu’ils ont pu. Mais ils ne se doutent pas dece qu’ils apportent. Ils sont trop petits, ils sont trop jeunes,ils n’existent pas assez ; ils sont chacun pour soi-même unsecret étouffant.

Comme tous les êtres, comme moi, comme nous,ils veulent ce qu’ils n’ont pas, ils mendient. Mais ils demandentla charité à eux-mêmes, ils demandent secours à leurs présences età leurs personnes.

Lui, déjà homme, déjà appauvri par cecompagnon féminin, tourné, traîné vers elle, lui tend ses brasindistincts et maladroits, sans bien oser la regarder.

Elle, déjà femme, elle a posé en arrière, surle dossier, sa figure aux yeux luisants un peu grasse et touterose, teintée et attiédie par son cœur ; la peau de son cou,satinée et tendue, palpite ; c’est, entre son visage et sonsein, le point précieux et délicat de sa pulsation. Demi-close,attentive, un peu voluptueuse de ce qui, d’elle, émane déjà devolupté, elle semble une rose qui se respire. On voit jusqu’auxgenoux ses jambes fines, aux bas de fil jaune, sous la robe quienveloppe son corps en le présentant, comme un bouquet.

Et moi, je ne pouvais détacher les yeux deleurs gestes, et je buvais ce spectacle, la figure collée à leurgroupe comme un vampire.

** *

Après le long silence, il murmura :

– Veux-tu que nous nous disions« vous » ?

– Pourquoi ?…

Il sembla s’absorber dans un effortd’attention.

– Pour recommencer, dit-il enfin.

Il répéta :

– Voulez-vous ?

Elle tressaillit visiblement au contact decette forme nouvelle de sa parole, sous le mot :« vous », comme sous une espèce de premier baiser.

Elle hasarda :

– On dirait que c’est quelque chose quinous couvrait et qu’on ôte…

Maintenant, il osait plus :

– Voulez-vous que nous nous embrassionssur la bouche ?

Oppressée, elle ne put pas complètementsourire.

– Je veux, dit-elle.

Ils se prirent les bras, les épaules, et setendirent les lèvres en s’appelant tout doucement, comme si leursbouches étaient des oiseaux.

– Jean…

– Hélène…

C’est la première chose qu’ils inventaient.Embrasser ce qui embrasse, n’est-ce pas la caresse la plustendrement petite qu’on puisse trouver et le lien le plusétroit ? Et puis, cela est tellement défendu !…

Il me sembla une seconde fois que leur groupen’avait plus d’âge. Ils ressemblaient à tous les amants, tandisqu’ils se tenaient les mains, leurs figures toutes jointes,tremblants et aveugles, dans l’ombre du baiser.

Cependant, ils s’arrêtèrent, se détachèrent dela caresse dont ils ne savaient pas encore se servir.

Ils parlèrent, avec leurs bouches toujoursaussi innocentes. De quoi ? D’autrefois, de cet autrefois siproche, si court.

Ils sortaient du paradis de l’enfance et del’ignorance. Ils parlèrent d’une maison et d’un jardin où ilsavaient vécu tous deux.

Cette maison les préoccupait. Elle étaitentourée par le mur d’un jardin ; de sorte que, de la route,on ne voyait que le haut de son toit, on ne voyait pas ce qu’ellefaisait.

Ils balbutièrent :

– Les chambres, quand nous étions petitset qu’elles étaient grandes…

– Les pas y étaient moins fatigants àfaire que partout autre part.

À les en croire, il y avait entre ces mursquelque chose de secourable et d’invisible, répandu partout ;quelque chose comme le bon Dieu du passé… Elle murmura un air demusique entendu là-bas, et elle dit que la musique se souvientmieux que les personnes.

Ils étaient retombés dans le passé par ladouceur naturelle de leur poids ; ils se pelotonnaient dans lesouvenir, frileusement.

– L’autre jour, la veille du départ, unelumière à la main, tout seul, j’ai parcouru l’appartement qui seréveillait à peine pour me regarder passer…

Dans le jardin si soigné et si sage, on nepensait qu’aux fleurs, et pas beaucoup plus qu’elles. On regardaitet on voyait la mare, l’allée couverte, et le cerisier qui,l’hiver, quand la pelouse est blanche, a trop de fleurs.

Hier encore, ils étaient dans ce jardin, commeun frère et une sœur. Maintenant, il semblait que la vie étaitdevenue soudain sérieuse, et qu’ils ne savaient plus jouer. On lesvoyait qui voulaient tuer le passé. Quand on est vieux, on lelaisse mourir ; quand on est jeune et fort, on le tue…

Elle se redressa :

– Je ne veux plus me souvenir,dit-elle.

Et lui :

– Je ne veux plus que nous nousressemblions. Je ne veux plus que nous soyons frères.

Peu à peu, leurs yeux s’ouvrent :

– Ne se toucher que les mains !murmura-t-il en tremblant.

– Être frères, ce n’est rien.

Elle était venue, l’heure des belles décisionstroubles et des fruits défendus. Avant, aucun d’eux nes’appartenait ; elle était venue, l’heure où ils s’occupaientà se reprendre tout entiers pour faire d’eux ce qu’ilsvoulaient.

Déjà, ils avaient un peu honte et conscienced’eux-mêmes.

Il y avait quelques jours, vers le soir, ilsavaient éprouvé un grave plaisir à désobéir en sortant du jardincontre la défense de leurs parents.

– Grand’mère était venue, du haut duperron tout gris, nous appeler pour rentrer…

« Mais nous sommes partis tous lesdeux ; nous avons traversé la haie à l’endroit où un oiseaucrie d’ordinaire, et où il y a une brèche. L’oiseau s’était envoléet son cri aussi. Pas de vent, et presque plus de lumière. Lesbranches des arbres se taisaient, malgré leur sensibilité. Lapoussière, par terre, était morte. L’ombre nous a enveloppés avecelle-même, si doucement, que nous lui aurions presque parlé. Nousétions intimidés en voyant venir la nuit. Il n’y avait plus decouleur aux choses, seulement un peu de clarté dans le noir ;les fleurs, la route, les blés même étaient d’argent… Et c’est lafois où j’ai le plus approché ma bouche de la vôtre.

– La nuit, dit-elle, l’âme surélevée dansune effusion de beauté, la nuit caresse les caresses…

– Je vous ai pris la main, et j’aicompris que vous viviez toute.

« Avant, je disais « ma cousineHélène », mais je ne savais pas ce que je disais en parlantainsi. Maintenant, quand je dirai : elle, ce seratout… »

De nouveau, ils joignirent les lèvres. Leursbouches et leurs yeux étaient ceux d’Adam et d’Ève. J’évoquail’infini exemple ancestral d’où l’histoire sainte et l’histoirehumaine coulent comme d’une fontaine. Ils erraient dans la lumièrepénétrante du paradis, sans rien savoir ; ils étaient commes’ils n’étaient pas. Quand, – par suite du triomphe de lacuriosité, interdite pourtant par Dieu en personne, – ils ontappris le secret, découvert la séparation caressante et entrevu lagrande volonté de la chair, le ciel s’est obscurci. La certituded’un avenir de douleur est tombée sur eux ; des anges, commedes vautours, les ont chassés ; ils ont roulé sur la terre, dejour en jour, mais ils avaient créé l’amour, remplacé la richessedivine par la pauvreté d’être l’un à l’autre.

Les deux petits enfants ont pris position dansle drame éternel. Ils se parlent, et restituent au tutoiement touteson importance reconquise :

– Je voudrais t’aimer plus… je voudraissurtout t’aimer plus fort, mais je ne sais pas comment… Je voudraiste faire mal, mais je ne sais pas comment.

** *

Ils ne disent plus rien, comme s’il n’y avaitplus de paroles pour eux. Ils sont au bord d’eux-mêmes, et l’onvoit leurs mains trembler entre eux.

Ils obéissent à cette inspiration de leursmains ; ils vont à tâtons vers le bonheur étrange et tragique,vers la faute heureuse qu’on commet en même temps, versl’enlacement qui fait que deux êtres recommencent la vie,intimement mêlés, comme un seul être informe.

Je ne les voyais pas distinctement… Il mesembla qu’il porta les mains sur elle, pendant que, les yeuxresplendissants, elle attendait. Il me sembla que, dans l’ombrebrûlante qui les tenait, il était à demi-dévêtu, et que, desvêtements bouleversés, écartés, sa nudité s’était érigée… Fleurétrange, profonde, qui est la même chose que ses entrailles, quetoute sa chair, et que son cœur, et qui est entre eux comme unmystère vivant, comme un miracle, comme un enfant.

… Sans doute, il avait soulevé sa robe, car jeperçus cette parole exhalée tout bas, confuse, étouffée, sacrifiée,dans le silence terrible :

– C’est ta vraie bouche.

** *

Et moi je palpitais sur eux, tandis qu’unamour affreux, un amour énorme de la vérité écartelait mon corpssur le mur… Comme si cette haleine les brûlait, les affolait, ilseurent peur, et se levèrent. C’était fini. La poignante aventurequi, par hasard, avait préludé sous mes yeux, continuerait ailleurset s’achèverait ailleurs.

À peine se sont-ils levés que la porte s’estouverte. La vieille grand’mère est là, qui se penche. Elle vient dugris, et des fantômes, elle vient du passé. Elle les cherche commes’ils étaient égarés. Elle les appelle à mi-voix… Par unecoïncidence extraordinaire qui, s’harmonise à leur présence, elle amis dans son accent une douceur infinie, presque – ô prodige !– de la tristesse.

– Vous êtes là, mes enfants ?

Elle dit avec un petit rire pur, sansarrière-pensée :

– Qu’est-ce que vous faites donclà ?… Venez, on vous cherche…

Elle est vieille, flétrie ; mais elle estangélique, avec sa robe jusqu’au cou. À côté d’eux, qui sepréparent à la vie immense, elle est devenue désormais comme unenfant : inactive, inutile…

Ils se jettent dans ses bras, exhaussent leursfronts vers sa sainte bouche abandonnée. Il semble qu’ils luidisent adieu pour toujours.

** *

Elle s’en va. Et un instant après, eux, sontpartis, hâtés comme ils sont venus : unis par l’invisible etsublime lien du mal ; tellement unis qu’ils ne se tiennentplus la main comme en entrant. Mais, sur le seuil, ils seregardent.

Et tandis que la chambre est vide comme unsanctuaire, je pense à leur regard, à leur premier regard d’amourque j’ai vu.

Personne, avant moi, n’a pu voir un premierregard. J’étais à côté d’eux, mais loin d’eux. Je comprenais etlisais, sans être impliqué dans l’étourdissement de l’action, niperdu dans la sensation. C’est pour cela que j’ai vu ce regard.Eux, ne savent pas quand il a commencé, ne savent pas que c’est lepremier ; après, ils l’oublieront ; les progrès urgentsde leurs cœurs viendront détruire ces préludes. On ne peut pas plussavoir son premier regard qu’on ne peut savoir son dernierregard.

Je me souviendrai, quand eux ne sesouviendront plus.

Je ne me rappelle pas, moi, mon premierregard, mon premier don d’amour. Cela fut, pourtant. Ces divinessimplicités se sont effacées de moi. Mon Dieu, qu’est-ce que jegarde, pourtant, qui les vaille ! Le petit être que j’étaisest mort tout entier sous mes yeux. Je lui survis, mais l’oubli m’atourmenté, puis vaincu, la tristesse de vivre m’a ruiné, et je nesais guère ce qu’il savait. Je me rappelle n’importe quoi, auhasard, mais le plus beau et le plus doux est dans le néant.

Eh bien, ce cantique trop tendre que je viensd’écouter, tout plein d’infini et débordant de sourires neufs, cechant précieux, je le prends, je l’ai, je le garde. Il palpite surmon cœur. J’ai volé, mais j’ai sauvé de la vérité.

Chapitre 5

 

Pendant un jour, la chambre demeura vide. Àdeux reprises, j’eus un grand espoir, puis une désillusion.

L’attente était devenue mon habitude, monmétier. Je remis des rendez-vous, j’ajournai des démarches, jegagnai du temps, au risque de compromettre ma situation ;j’organisai ma vie comme pour un nouvel amour. Je ne quittais plusma chambre que pour descendre à la table d’hôte, où rien ne medistrayait plus.

Le second jour, je vis que la chambre étaitpréparée pour recevoir un nouvel occupant ; elle attendait. Jefis mille rêves sur ce que serait cet hôte, tandis qu’elle gardaitson secret comme quelqu’un qui pense.

Le crépuscule vint, puis le soir, quil’agrandit sans la changer, et déjà, je me désespérais, lorsque laporte tourna dans l’ombre et j’aperçus, sur le seuil, le spectred’un homme.

** *

Il se distinguait mal du soir.

Des vêtements noirs ou tirant sur lenoir ; des manchettes d’une pâleur laiteuse d’où pendaient desmains grises qui s’effilaient ; un col d’un blanc un peu plusvif que le reste. Sur sa figure ronde et grisâtre, se creusaientles trous sombres des orbites et de la bouche ; sous lementon, une cavité d’ombre ; l’or du front luisaitconfusément ; la pommette se soulignait d’une barre obscure.On eût dit un squelette. Quel était cet être dont la physionomieprésentait cette monstrueuse simplicité ?…

Il s’approcha, s’anima. Je vis qu’il étaitbeau.

Il avait une figure charmante et sérieuse,environnée d’une fine barbe noire, les yeux brillants et le fronthaut. Une grâce hautaine guidait et raréfiait ses gestes.

Il s’était avancé de deux pas ; puiss’était retourné vers la porte demeurée entr’ouverte. L’ombre decette porte trembla, une silhouette se dessina, prit corps ;une petite main gantée de noir se crispa sur le battant, et unefemme se pencha dans la chambre, la figure interrogative.

Elle devait être à quelques pas derrière luidans la rue. Ils n’avaient pas voulu entrer ensemble dans lachambre où tous deux se réfugiaient pour échapper à quelquerecherche.

Elle poussa la porte ; elle s’appuyatoute sur le battant refermé, pour le clore encore plus, avec savie. Et ce fut lentement qu’elle tourna la tête vers lui, paralyséeun instant, m’a-t-il semblé, par l’effroi que ce ne fût paslui… Ils se dévisagèrent ; il y eut entre eux un cripassionné et contenu, presque muet, répercuté de l’un à l’autre, etpar quoi semblait se rouvrir leur blessure commune.

– Toi !

– Toi !

Elle était presque défaillante. Elle s’abattitsur sa poitrine, jetée sur lui par un orage.

Elle avait eu juste assez de force pour venirtomber dans ses bras. Je vis les deux grandes mains pâles del’homme, ouvertes, à peine crispées, appuyées sur le dos de lafemme. Une sorte de palpitation désespérée s’empara d’eux, on eûtdit dans la chambre un vaste ange qui se débattait et cherchait envain à s’enfuir infiniment ; et il me semblait que la chambreétait trop petite pour ce couple, bien qu’elle fût pleine dusoir.

– On ne nous a pas vus !

C’était la même phrase qui, l’autre jour,s’était exhalée des deux enfants.

Il lui dit : « Viens ». Il laconduisit sur le divan, près de la fenêtre. Ils s’assirent sur levelours rouge. On voyait leurs bras qui les réunissaient comme desliens. Ils restèrent là, enfoncés, ramenant autour d’eux toutel’ombre du monde, s’y ranimant, recommençant à y exister, seretrouvant dans leur élément de nuit et de solitude.

Quelle entrée, quelle entrée ! Quellepoussée de malédiction !

J’avais cru, lorsque l’idée de l’adultères’était imposée à mes yeux, lorsque la femme avait paru sur leseuil, chassée visiblement vers lui, assister à une joie béate nonsans beauté dans sa plénitude, une joie sauvage et animale,importante comme la nature. Au contraire, cette entrevueressemblait à un adieu déchirant.

– Nous aurons donc toujourspeur ?…

C’est à peine si elle était un peu calmée, etelle avait dit cela en le regardant, anxieuse, comme si, vraiment,il allait répondre.

Elle frissonna, pelotonnée dans les ténèbres,serrant et pétrissant fébrilement de sa main la main de l’homme, –le buste érigé, les deux bras raidis. On voyait sa gorge quimontait et descendait comme la mer. Ils se tenaient, setouchaient ; mais un reste d’épouvante repoussait entre euxles caresses.

– Toujours peur… toujours peur… toujours…Loin de la rue, loin du soleil, loin de tout… Moi qui aurais tantvoulu une destinée de lumière et de grand jour ! dit-elle, enregardant le ciel ; et son profil s’azurait à demi, tandis queces paroles s’envolaient.

Ils ont peur. La peur les façonne, lesfouille. Leurs yeux, leurs entrailles, leurs cœurs ont peur. Leuramour, surtout, a peur.

… Un sourire morne glissa sur le visage del’homme ; il considéra son amie et balbutia :

– Tu penses à lui…

Les poings à ses joues, maintenant, accoudéesur ses genoux, la figure tendue en avant, elle ne réponditpas.

Oui, ardente, ployée, petite comme une enfant,elle regardait au loin, vers celui qui n’était pas là.

Elle courbait les épaules devant cette image,comme si elle la suppliait en détournant les yeux, et recueillaitd’elle un reflet divin. Celui qui n’est pas là, celui qu’on trompeet qui existe. L’offensé, le blessé, le dominateur. Celui qui estpartout sauf où ils sont, qui occupe l’immensité du dehors et dontle nom leur fait plier le cou ; celui auquel ils sont enproie.

La nuit tombait, comme si la honte etl’épouvante étaient de l’ombre, sur cet homme et cette femme quivenaient cacher étroitement leur enlacement dans cette chambrecomme dans une tombe où vit l’au-delà.

** *

Il lui dit : – Je t’aime !

J’entendis distinctement cette grande parole.Je t’aime ! J’ai frissonné dans toute ma vie en recueillant lemot profond qui sortait de ces deux êtres presque mêlés déjà. Jet’aime ! Le mot qui offre le cœur et la chair, le cri grandouvert de la créature et de la création : Je t’aime ! Jevoyais l’amour face à face.

Puis, il me sembla que la sincérités’évanouissait dans les paroles pressées, incohérentes, qu’ilprononça ensuite, en s’approchant, en se glissant contre elle. Oneût dit qu’il voulait se débarrasser des phrases nécessaires etqu’instinctivement, il se hâtait, comme il pouvait, d’arriver auxcaresses :

– Nous sommes nés l’un pour l’autre,vois-tu… Il y a entre nos âmes une fraternité qui, fatalement,devait triompher. On ne pouvait pas plus nous empêcher de nousreconnaître et de nous appartenir qu’on ne pourrait empêcher noslèvres de s’unir au moment où elles s’approchent. Que nousimportent les conventions morales, les séparations sociales… Notreamour est fait d’infini et d’éternité.

Elle dit : oui, bercée par sa voix.

Mais moi qui les écoutais profondément,j’entendis bien qu’il mentait ou qu’il s’égarait dans des mots…L’amour devenait une idole, une chose. Il blasphémait, il invoquaiten vain l’infini et l’éternité, qu’il honorait du bout des lèvresavec la prière quotidienne, tout usée.

Ils laissèrent tomber la banalité proférée…Après être restée pensive, la femme hocha la tête, et elle, elleprononça la parole d’excuse, de glorification ; plus quecela : la parole de vérité :

– J’étais trop malheureuse…

** *

« Comme il y a longtemps !… »,commença-t-elle.

C’était son œuvre d’art, c’était son poème etsa prière de se répéter cette histoire, bas et précipitamment commedans un confessionnal… On sentait qu’elle y arrivait toutnaturellement, sans transition, tellement cela la remplissait touteaux moments où ils étaient seuls.

… Elle était vêtue simplement. Elle avait ôtéses gants noirs, sa jaquette et son chapeau. Elle portait une jupesombre, un corsage rouge sur lequel brillait une chaînettedorée.

C’était une femme d’une trentaine d’années, àla figure régulière, à la chevelure soignée et soyeuse ; il mesemblait que je la connaissais déjà ou que je ne la reconnaîtraispas.

Elle se mit à parler d’elle tout haut, àévoquer un passé infiniment lourd.

– Quelle vie je menais ! quellemonotonie, quel vide ! La petite ville, la maison, le salon,avec les meubles rangés çà et là, et qui jamais ne changeaient deplace, comme des pierres tombales… Un jour, j’ai essayé de disposerautrement la table du milieu. Je n’ai pas pu.

Sa figure pâlit, devint plus lumineuse.

Il l’écoutait. Un sourire de patience, derésignation, qui ressembla vite à de la lassitude un peusouffrante, errait sur son si fin visage. Ah ! il étaitvraiment beau, quoique un peu déconcertant, avec ses grands yeuxqu’on sentait adorés, sa moustache tombante, son air tendre etlointain. Il semblait un de ces êtres doux, qui pensent trop, etqui font le mal. Il semblait au-dessus de toute chose et capable detout… Un peu absent de ce qu’elle disait, mais remué pourtant del’envie d’elle, il avait l’air d’attendre.

… Et brusquement, les voiles se déchirèrent àmes yeux, la réalité se dénuda devant moi : je vis qu’il yavait entre ces deux être une immense différence, et comme undésaccord infini, sublime à voir, à cause de ses profondeurs, maistellement poignant que j’en avais le cœur meurtri.

Il n’était mû que par le désir d’elle ;elle, par le seul besoin de sortir de sa vie. Leurs vœux n’étaientpas les mêmes ; leur couple avait l’air uni, mais il nel’était pas.

Ils ne parlaient pas la même langue ;quand ils disaient les mêmes choses ils ne s’entendaient guère, et,à mes yeux, dès ces premiers instants, leur union apparut plusbrisée que s’ils ne s’étaient jamais connus.

Mais lui, ne disait pas ce qu’ilpensait ; cela se sentait au son de sa voix, au charme même deson accent, au choix chantant de ses mots : il pensait à luiplaire, et il mentait. Il lui était évidemment supérieur, mais ellele dominait par une sorte de sincérité géniale. Alors qu’il étaitmaître de ses paroles, elle s’offrait dans les siennes.

… Elle décrivait le décor de sa vied’autrefois.

– De la fenêtre de la chambre et de cellede la salle à manger, je voyais la place. La fontaine au milieu,avec son ombre à ses pieds. Je regardais le jour tourner là, surcette place petite, blanche et ronde, comme un cadran.

« … Le facteur la parcouraitrégulièrement, sans penser ; devant la porte de l’arsenal, unsoldat ne faisait rien… Et plus personne quand midi sonnait, commeun glas. Je me souviens surtout du glas de midi : le milieu dela journée, la perfection de l’ennui.

« Rien ne m’arrivait, rien nem’arriverait. Rien ne m’était. L’avenir n’existait plus pour moi.Si mes jours devaient continuer ainsi, rien ne me séparait de mamort – rien ! Ah ! rien !… S’ennuyer, c’est mourir.Ma vie était morte, et pourtant, il fallait la vivre. C’était unsuicide. D’autres se tuent avec une arme ou du poison ; moi,je me tuais avec les minutes et les heures. »

– Aimée ! fit l’homme.

– Alors, à force de voir les jours naîtrele matin et avorter le soir, j’ai eu peur de mourir, et cette peura été ma première passion… Souvent, au milieu des visites que jerendais, ou de la nuit, ou pendant que je rentrais chez moi, aprèsdes courses, le long du mur des Religieuses, j’ai frissonnéd’espoir à cause de cette passion !…

« Mais qui me tirerait de là ? Quime sauverait de cet invisible naufrage, dont moi-même je nem’apercevais que de temps en temps ? Autour de moi, c’étaitune sorte de conspiration, faite d’envie, de méchanceté etd’inconscience… Tout ce que je voyais, tout ce que j’entendaisessayait de me jeter dans le droit chemin, dans mon pauvre droitchemin.

« … Mme Martet, tu sais,ma seule amie un peu proche, plus âgée que moi de deux ansseulement, me disait qu’il faut se contenter de ce qu’on a. Je luirépondais : « Alors, c’est fini de tout, s’il faut secontenter de ce qu’on a. La mort n’a plus rien à faire. Vous nevoyez donc pas que cette parole termine la vie ?… Vous croyezvraiment à ce que vous dites ? » Elle répondait oui.Ah ! la sale femme !

« Mais ce n’était pas assez d’avoir lapeur, il me fallait la haine de cet ennui. Comment se fait-il quej’aie eu cette haine ? Je ne sais pas.

« Je ne me reconnaissais plus, je n’étaisplus moi, tellement j’avais besoin d’autre chose. Je ne savais mêmeplus comment je m’appelais.

« Il y a un jour, je me rappelle, où (jene suis pas méchante, pourtant) j’ai rêvé délicieusement que monmari était mort, mon pauvre mari qui ne m’avait rien fait, et quej’étais libre, libre, aussi grande que tout !

« Ça ne pouvait pas durer. Je ne pouvaispas longtemps détester à ce point la monotonie, la dévastation,l’habitude. Oh ! l’habitude, c’est de toutes les ombres laplus vraie, et la nuit n’est pas de la nuit, en comparaison…

« La religion ? Ce n’est pas avec lareligion qu’on comble le vide de ses jours, c’est avec sa proprevie. Ce n’était pas avec des croyances, avec des idées qu’il mefallait lutter, c’était avec moi-même.

« Alors, le remède, je l’aitrouvé ! »

Elle criait presque, rauque,admirable :

– Le mal, le mal ! Le crime contrel’ennui, la trahison pour briser l’habitude. Le mal pour êtrenouvelle, pour être autre, pour haïr la vie plus fort qu’elle mehaïssait, le mal pour ne pas mourir !

« Je t’ai rencontré ; tu faisais desvers et des livres ; tu étais différent des autres, tu avaisune voix tremblante et donnant l’impression de la beauté, etsurtout, tu étais là, dans mon existence, en face de moi ; jen’avais qu’à tendre les bras. Alors, je t’ai aimé de toutes mesforces, si on peut appeler cela aimer, mon pauvrepetit ! »

Elle parlait maintenant à voix basse et hâtée,avec de l’oppression et de l’enthousiasme, et elle jouait avec lamain de son compagnon comme avec une petite chose.

– Et toi aussi, tu m’as aimée,naturellement… Et quand nous nous sommes glissés un soir dansl’hôtel – la première fois, – il me sembla que la porte s’en estouverte toute seule, et je me suis remerciée de m’être révoltée etd’avoir déchiré ma destinée comme ma robe.

« Et depuis ! Le mensonge – dont onsouffre parfois, mais qu’on ne déteste plus lorsqu’on réfléchit,– les risques, les dangers qui communiquent du goût auxheures, les complications qui multiplient la vie ; ceschambres, ces cachettes, ces prisons noires, qui ont donnél’envolée au soleil que j’avais !

« Ah ! fit-elle. »

Il me sembla qu’elle soupira comme si, sonaspiration réalisée, il n’y avait plus rien d’aussi beau devantelle.

** *

Elle se recueillit et dit :

– Voilà ce que nous sommes… Oh !j’ai cru peut-être aussi, sur le moment, à une espèce de coup defoudre, à une attirance surnaturelle et fatale, à cause de tapoésie. Mais, en vérité, je suis venue à toi – je me voismaintenant – les poings serrés et les yeux fermés.

Elle ajouta :

– On ment beaucoup à propos de l’amour.Ce n’est presque jamais ce qu’on dit.

« Il y a peut-être des attractionsmagnifiques entre des hommes et des femmes. Je ne dis pas qu’un telamour ne puisse pas exister entre deux êtres. Mais ces deuxêtres-là, ce n’est pas nous. Nous n’avons jamais pensé qu’ànous-mêmes. Je sais bien que je me suis aimée avec toi. De toncôté, c’est pareil. Il y a pour toi un attrait qui n’existe paspour moi, puisque je ne ressens pas de plaisir. Tu vois, nousfaisons un marché, nous nous donnons l’un du rêve, l’autre de lajouissance. Tout cela n’est pas de l’amour. »

Il eut un geste, – doute, protestation ;il ne voulait pas parler. Toutefois, il articulafaiblement :

– Il en est toujours ainsi ; mêmedans le plus pur des amours, on ne peut sortir de soi-même.

– Oh ! fit-elle dans un haussementde protestation pieuse dont la vivacité me surprit, ce n’est toutde même pas la même chose ; ne dis pas cela, ne dis pas,cela !

Il me sembla qu’il régnait dans son accent unregret, dans son regard, le rêve d’un nouveau rêve.

Elle dissipa cela en secouant la tête.

– Comme j’ai été heureuse ! Je metrouvais rajeunie, neuve. J’éprouvais des recommencements decandeur. Je me rappelle que je n’osais plus montrer, hors de marobe, le bout de mon pied : j’avais jusqu’à la pudeur de mafigure, de mes mains, de mon nom…

** *

Alors l’homme reprit l’aveu au point où ellele laissait et parla des premiers temps de leur union. Il voulaitla caresser avec des paroles, la prendre peu à peu dans desphrases, l’enlacer à force de souvenirs.

– La première fois que nous avons étéseuls…

Elle le regarda.

– C’était dans la rue, un soir, dit-il.Je t’ai pris le bras. Tu t’es appuyée de plus en plus sur moi. J’aisenti peu à peu tout le poids de ton corps, j’ai senti ta chairgrandissante. Le monde pullulait, mais notre solitude semblaits’étendre. Tout, autour de nous, se changeait en un désert simple,simple… Il me semblait que tous les deux nous nous étions mis àmarcher sur la mer.

– Ah dit-elle. Comme tu étais bon !Tu n’avais pas, ce premier soir de nous, le même visage que tu aseu après, même dans les meilleurs moments…

– Nous causions de choses et d’autres, ettandis que je te tenais contre moi, toute serrée, comme des fleurs,tu me disais des phrases sur les gens que nous connaissions, tu meparlais du soleil de la journée et de la fraîcheur du soir. Mais,en vérité, tu me disais que tu venais à moi… Les paroles d’aveu, jeles sentais à travers tes paroles, et si tu ne me les disais pas,tu me les donnais.

« Ah ! comme les choses ducommencement sont grandes ! Il n’y a jamais de petitesses dansles commencements… »

« Une fois que nous nous étions retrouvésdans le jardin, et que je te reconduisais à la fin de l’après-midi,par les faubourgs… La route était si tranquille et silencieusequ’il semblait que nos pas dérangeaient toute la nature. L’immobiletendresse ralentissait notre marche. Je me suis penché et je t’aiembrassée. »

– Là, dit-elle.

Elle posa son doigt sur son cou. Ce gesteéclaira son cou comme un rayon.

– Peu à peu, le baiser devint plusprofond. Il tourna autour de tes lèvres, s’y arrêta ; lapremière fois en se trompant, la seconde en faisant semblant de setromper… Je sentis peu à peu sous ma bouche.

Il parla tout bas :

– Ta bouche éclore, et s’épanouir…

Elle baissa la tête, et l’on voyait sa bouche,bouton de rose et de rosée.

– Tout cela, soupira-t-elle, revenanttoujours à sa pathétique et douce préoccupation, était si beau, aumilieu de la surveillance qui m’emprisonnait !…

Comme elle avait, inconsciemment ou non,besoin de l’excitation du souvenir ! L’évocation des drames etdes périls anciens déployait ses gestes, refaisait son amour.C’était pour cela qu’elle s’était toute racontée.

Et lui la poussait vers la tendre folie.L’enthousiasme premier renaissait, et maintenant leurs parolescherchaient les plus vibrants souvenirs avant de se changer enchoses.

– Ce fut triste quand, le lendemain dujour où tu fus à moi, je te revis chez toi, à une réception, –inaccessible, au milieu des gens. Maîtresse de maison accomplieaussi aimable pour l’un que pour l’autre, un peu timide, tudistribuais à chacun des paroles banales, tu prêtais vainement àtous – à moi comme aux autres – la beauté de ta figure.

« Tu avais cette robe verte, d’unecouleur si fraîche, au sujet de laquelle on te plaisantait… Je merappelais, tandis que tu passais et que je n’osais pas te suivredes yeux, combien nous avions été fous dans nos premierstransports ; je me disais : « J’ai eu autour de moncou l’énorme collier de ses jambes nues ; j’ai tenu dans mesbras son corps souple et raidi ; je l’ai caressée jusqu’ausang. » C’était un grand triomphe, mais ce n’était pas untriomphe calme, puisqu’à ce moment je te désirais et que je nepouvais t’avoir. L’étreinte avait été, serait, sans doute, maiselle n’était pas, et bien que tout ton trésor fût à moi, j’étaispauvre en ce moment. Et puis, quand on n’a pas, qui sait si on auraencore ! »

– Ah ! non, – soupira-t-elle, dansune grandissante beauté de ses souvenirs, de ses pensées, de touteson âme, – l’amour n’est pas du tout ce qu’on dit ! Moi aussi,j’étais secouée par des angoisses. Comme il a fallu que je mecache, dissimulant tout signe de bonheur, l’enfermant à la hâtedans mon cœur ! Les premiers temps, je n’osais plus m’endormirde peur de prononcer ton nom en rêve, et souvent, secouantl’envahissement de la folie du sommeil, je m’accoudais, et j’étaislà, à ouvrir les yeux, à veiller héroïquement sur mon cœur.

« J’avais peur d’être reconnue. J’avaispeur qu’on vît la pureté dont j’étais baignée. Oui, la pureté.Quand, au milieu de la vie, on se réveille de la vie, qu’on voit unautre éclat dans le jour, qu’on recrée tout, j’appelle cela de lapureté. »

** *

– Te rappelles-tu la course éperdue enfiacre, à Paris – le jour où il avait cru de loin nous reconnaîtreet qu’il était entré précipitamment dans une autre voiture quis’était lancée à la poursuite de la nôtre ?

Elle eut un sursaut d’émotion, d’extase.

– Oh oui, murmura-t-elle, c’était lagrande fois !

Il parlait d’une voix tout à fait tremblante,d’une voix mêlée aux coups de son cœur, et son cœurdisait :

– À genoux sur la banquette, tu regardaispar la lucarne de derrière, tandis que je caressais ton corps, lesmains en toi, et tu me criais : « Il approche ! Ils’éloigne !… Il est perdu… Ah ! »

Et d’un même, d’un seul mouvement, leurslèvres se joignirent.

Elle dit, comme un souffle :

– C’est la seule fois que j’ai joui.

– Nous aurons toujours peur !dit-il.

Leurs paroles se rapprochaient les unes desautres, s’étreignaient, les mots changés en baisers, chuchotés partoute la chair. Il avait soif d’elle, il l’attirait, sa bouchel’appelait de toutes ses forces. Leurs mains étaient inertes, touteleur vie remontant à leurs lèvres. Et tout s’effaçait devant cedésir reconstruit par l’esprit du mal.

Oui, il leur avait fallu ressusciter leurpassé pour s’aimer ; il leur fallait, continûment, lerassembler par fragments pour empêcher leur amour de s’annihilerdans l’habitude, – comme s’ils subissaient, en ombre et enpoussière, en ralentissement glacé, l’écrasement de la vieillesseet l’empreinte de la mort.

Ils se serraient. Les taches pâles de leursfigures se rejoignaient. Je ne les distinguais pas l’un de l’autre,mais il semblait que je les voyais de mieux en mieux, carj’apercevais le grand mobile profond de leur accouplement.

Ils s’enfermaient dans la nuit ; ilstombaient, tombaient dans l’ombre, ce gouffre qu’ils avaientvoulu ; ils s’enlisaient dans ces ténèbres que, sur terre, ilsavaient cherchées et suppliées.

Il balbutia :

– Je t’aimerai toujours.

Mais elle et moi nous sentons bien qu’il mentcomme tout à l’heure ; nous ne nous y trompons pas. Maisqu’importe, qu’importe !

Les lèvres sur les siennes, elle murmura commeune caresse aiguë dans la caresse :

– Tout à l’heure, il sera là.

Comme ils sont peu mêlés ! Comme il n’y avraiment que leur épouvante qui leur soit commune, et comme jecomprends qu’ils l’attisent désespérément… Mais leur immense effortpour communier en quelque chose allait aboutir.

La femme, aux approches de la fête obscure,commençait à prendre une sublime importance, et son visage quisouriait et pleurait d’ombre s’emplissait de résignation et desouveraineté.

Il n’y a plus de paroles ; celles-ci ontfait leur œuvre de renouveau… Ce sont les étreintes et la chair, lagrande cérémonie de silence et d’ardeur qui s’ébauche ;soupirs, gestes gauches, bruits humains d’étoffes.

Elle est debout, à présent ; elle est àdemi-dévêtue ; elle est devenue blanche… Est-ce elle qui sedévêt, est-ce lui qui la dépouille des choses ?… On voit sescuisses larges, son ventre argenté dans la chambre comme la lunedans la nuit… Une grande ligne noire barre ce ventre ; le brasde l’homme. Il la tient, la serre, cramponné sur le divan. Et sabouche, à lui, est près de la bouche de son sexe, et ils serapprochent pour un baiser monstrueusement tendre. Je vois le corpssombre agenouillé devant le corps pâle – et elle laisse tomberde grands regards sur lui…

Puis elle murmure, la voix radieuse :

– Prends-moi… Prends-moi encore une foisaprès tant d’autres fois. Mon corps est à moi et je te le donne.Non ? Il n’est pas à moi. C’est pour cela que je te l’apporteavec tant de joie !

Maintenant, il l’a étendue sur ses genoux… Jecrois qu’elle est nue ; je ne distingue pas bien les lignes etles formes. Mais sa tête s’est renversée en arrière dans le refletde la fenêtre, et je vois cette figure de soir où les yeuxbrillent, où la bouche brille aussi comme les yeux, cette figureétoilée d’amour !

Il la pressa sur lui, homme dénudé dansl’ombre. Même au milieu de leur consentement mutuel, il y eut unesorte de lutte ; une émotion extraordinaire, sainte etsauvage, régna, et bien que je ne le vis pas, je sus le moment oùsa chair était entrée dans celle de la femme.

… Mon immobilité prolongée me broyait lesmuscles des reins et des épaules, mais je m’aplatissais contre lemur, collant mes yeux au trou ; je me crucifiais pour jouir ducruel et solennel spectacle. Je l’embrassais, cette vision, detoute ma figure, je l’étreignais de tout mon corps. Et le mursemblait me rendre les battements de mon cœur.

… Les deux êtres enserrés l’un par l’autretremblaient comme deux arbres mêlés. La volupté, éperdument, audelà des lois, au delà de tout, même de la sincérité des amants,préparait son chef-d’œuvre de douceur. Et c’était un mouvement siemporté, si furieux et si fatal, que je reconnus que Dieu nepourrait pas, à moins de tuer les êtres, arrêter ce quis’accomplit. Rien ne le pourrait, et cela fait douter de lapuissance et même de l’existence d’un Dieu.

Au-dessus de l’enchevêtrement de leurspersonnes, il levait la tête, la rejetait en arrière, et il restaitjuste assez de clarté pour que je visse cette face, la boucheouverte en un gémissement entrecoupé et chantant, attendant lavolupté.

Elle vint, débordante, inouïe. Je la sentisvenir comme un événement.

Je comptai jusqu’à quatre. Durant ce fragmentde temps, je ne quittai pas des yeux la figure de l’homme qui étaitlà, battant l’air d’une de ses mains, et les entrailles bavantes.Il est grimaçant, souriant, sombre de sang, semblable à un martyrdivin, à un archange à la fois vautré et envolé. Il pousse decourts cris surpris, comme ébloui par quelque chose de magnifiqueet d’inattendu, comme s’il ne s’était pas douté que ce serait sibeau, étonné du prodige de joie que son corps contient.

Ils communient en ce moment. Peut-être neressent-elle pas de plaisir, elle, mais on peut dire, on voit, onéprouve qu’elle jouit de sa jouissance ; et il y a là unindicible miracle féminin.

– Tu es heureux ?…

J’eus l’impression extraordinaire que c’étaità moi qu’elle s’adressait… J’avais presque raison. Puisque j’étaisprès de sa bouche nue, c’était à moi qu’elle parlait.

Les yeux au ciel, encore enchaîné à elle parla chair, il murmura :

– Je jure que c’est tout aumonde !

Puis, tout de suite après, comme elle sentaitque le coup de bonheur était fini et ne vivait déjà plus que par lesouvenir, que l’extase qui s’était posée un instant entre euxs’échapperait, et que son illusion, à elle, s’effacerait etl’abandonnerait, elle dit presque plaintivement :

– Que Dieu bénisse le peu de plaisirqu’on a !

Pauvre cri, premier signal d’une haute chute,prière blasphématoire, mais, divinement, prière !

L’homme répétait machinalement :

– Tout au monde !…

… Le groupe charnel s’affaissa. L’homme étaitrassasié. Je vis de mes yeux peu à peu qu’un regret, qu’un remordsle harassait, l’écartait du fardeau de la femme qui ne comprenaitpas dans sa chair cet éloignement : elle n’était pas comme luitout d’un coup débarrassée et vidée de plaisir.

Mais elle sentait qu’il n’avait pas cherché,qu’il n’avait pas regardé plus avant que cela et qu’il était aubout de son rêve… Déjà elle pensait, sans doute, qu’un jour ceserait fini pour elle aussi, et que la destinée recommencée nevaudrait pas mieux que l’autre.

Et à ce moment où il me semblait, avec monacharnement de visionnaire presque créateur, suivre ce reflux dedétresse sur leurs faces, dans l’air encore plein des mots :« C’est tout au monde », il gémit :

– Ah ! ce n’est rien, ce n’estrien !

Étrangers l’un à l’autre, ils étaientparcourus par la même pensée.

… Tandis qu’elle reposait encore toute surlui, je vis ses regards à lui, dans une torsion de son cou, setourner vers la pendule, vers la porte, vers le départ. Puis, commela bouche de sa maîtresse était près de la sienne, sa figure s’enécarta doucement (je fus seul à le voir) avec une légère crispationde malaise, presque de dégoût : il avait été effleuré d’unehaleine altérée par tous les baisers enfermés tout à l’heure danscette bouche comme dans un cercueil.

Elle profère maintenant seulement, avec sapauvre bouche, la réponse à ce qu’il avait dit avant lapossession :

– Non, tu ne m’aimeras pas toujours. Tume quitteras. Mais malgré cela, je ne regrette rien et neregretterai rien, moi. Lorsque, après « nous », jeretournerai à la grande tristesse qui ne me lâchera plus, cettefois je me dirai : « J’ai eu un amant ! » et jesortirai de mon néant pour être heureuse un instant.

Il ne veut plus, ne peut plus guère répondre.Il balbutie :

– Pourquoi doutes-tu de moi…

Mais ils tournent leurs yeux vers la fenêtre.Ils ont peur, ils ont froid. Ils regardent, là-bas, au creux dedeux maisons, un vague reste de crépuscule s’enfuir comme unvaisseau de gloire.

Il me semble que la fenêtre, à côté d’eux,entre en scène. Ils la contemplent, blafarde, immense, dissipanttout autour d’elle. Et après l’écœurante tension charnelle etl’immonde brièveté du plaisir, ils demeurent écrasés comme sous uneapparition, devant l’azur sans tache et la lumière qui ne saignepas. Puis leurs regards retombent l’un vers l’autre.

– Vois, nous restons là, dit-elle, à nousregarder comme deux pauvres chiens que nous sommes.

Les mains se désenlacent, les caresses sedétachent et s’écroulent, la chair s’affale. Ils s’éloignent l’unde l’autre. Le mouvement l’a rejetée sur le côté du divan.

Lui, sur une chaise, la figure triste, lesjambes ouvertes, le pantalon débraillé, halette lentement, souilléde toute la jouissance morte et refroidie.

Sa bouche est entr’ouverte, sa figure secontracte, les orbites et la mâchoire s’accusent. On dirait qu’enquelques instants il se soit amaigri et qu’on voie dans luil’éternel squelette. Tout un effort douloureux et pesant s’exhalede lui. Il semble crier et être muet, au fond de la poussière dusoir.

Et tous deux se ressemblent enfin au milieudes choses, autant par leur misère que par leur figurehumaine !

… Je ne les vois plus dans la nuit. Ils y sontenfin noyés. Je m’étonne même de les avoir vus jusque-là. Il afallu que l’ardeur tumultueuse de leurs corps et de leurs âmes mîtsur leur groupe une sorte de lumière.

** *

Où est donc Dieu, où est donc Dieu ?Pourquoi n’intervient-il pas dans la crise affreuse etrégulière ? Pourquoi n’empêche-t-il pas par un miraclel’effroyable miracle par lequel ce qui est adoré devientbrusquement ou lentement détesté ? Pourquoi ne préserve-t-ilpas l’homme de l’endeuillement tranquille de tous ses rêves, etaussi de la détresse de cette volupté qui s’épanouit de sa chair etretombe sur lui comme un crachat ?

Peut-être parce que je suis un homme commecelui-là, comme les autres, peut-être parce que ce qui est bestialet violent accapare plus fort mon attention à ce moment, je suissurtout épouvanté par le recul invincible de la chair.

« C’est tout ! Ce n’estrien ! » L’écho de ces deux cris retentit à mes oreilles.Ces deux cris qui n’ont pas été hurlés, mais proférés à voix toutebasse, à peine distincte, qui dira leur grandeur et la distance quiles sépare ?

Qui le dira ; surtout, qui lesaura ? Il faut être posé comme moi au-dessus de l’humanité,il faut être à la fois parmi les êtres et disjoint d’eux, pour voirle sourire se changer en agonie, la joie devenir la satiété, etl’enlacement se décomposer. Car lorsqu’on est en plein dans la vie,on ne voit pas cela, et on n’en sait rien ; on passeaveuglément d’un extrême à un autre. Celui qui a crié ces deux crisque j’entends : « tout ! rien ! » avaitoublié le premier lorsqu’il a été emporté par le second.

Qui le dira ! Je voudrais qu’on le dise.Qu’importent les mots, les convenances, l’habitude séculaire dutalent et du génie de s’arrêter au seuil de ces descriptions, commesi cela leur était défendu. Il faut le dire dans un poème, dans unchef-d’œuvre, le dire jusqu’au fond, jusqu’en bas, quand ce neserait que pour montrer la force créatrice de nos espoirs, de nosvœux, qui, au moment où ils rayonnent, transforment le monde,bouleversent la réalité.

Quelle aumône plus riche donner à ces deuxamants, quand, de nouveau, leur joie sera morte au milieud’eux ! Car cette scène n’est pas la dernière de leur doublehistoire. Ils recommenceront, comme tous ceux qui vivent. Denouveau, ils essaieront l’un par l’autre, comme ils pourront, de sedéfendre contre les défaites de la vie, de s’exalter, de ne pasmourir ; de nouveau, ils chercheront, dans leurs corpsmélangés, un soulagement et une délivrance… Ils seront de nouveaurepris par la grande vibration mortelle, par la force du péché quitient à la chair comme un lambeau de chair. Et de nouveau,l’envolée de leur rêve et du génie de leur désir affolera laséparation et en fera doute, exhaussera la bassesse, parfumeral’ordure, sanctifiera les parties les plus maudites et les plussombres de leurs corps, qui servent aussi aux fonctions sombres etmaudites, et mettra là un instant toute la consolation dumonde.

Puis encore, encore, lorsqu’ils verront qu’ilsont placé en vain l’infini dans le désir, ils seront punis de leurgrandeur.

Ah ! je ne regrette pas d’avoir violé lesimple et terrible secret ; ce sera peut-être ma seule gloired’avoir embrassé et contenu ce spectacle dans toute son envergure,et d’y avoir compris que la vérité vivante était plus triste etplus grandiose que je n’étais, jusque-là, capable de le croire.

Chapitre 6

 

Tout s’est tu. Ils sont partis ; ils sesont cachés ailleurs. Le mari devant venir, m’a-t-il semblé. Jen’ai pas exactement compris. Est-ce que je sais bien ce qu’ils ontdit !

La chambre est seule… Je rôde dans la mienne.Puis je dîne comme dans un rêve, je sors, attiré parl’humanité.

Dehors, les maisons à pic, et closes. Lespassants s’en vont de moi ; je vois, partout, des murs, desfigures.

Un café, devant moi. Le violent éclairementqui y règne m’invite à y pénétrer. Cet éclat artificiel me plaît,me rassure, et cependant me dépayse ; assis, je ferme à demiles yeux.

Des gens calmes, simples, sans souci, et quin’ont pas, comme moi, une sorte de tâche à accomplir, sont groupésçà et là.

Toute seule devant un verre plein, regardantde côté et d’autre, est une fille au visage peint. Elle tient surses genoux une petite chienne dont la tête dépasse du bord de latable de marbre, et qui, amusante, mendie pour sa maîtresse lesregards des passants et déjà leurs sourires.

Cette femme me considère avec intérêt. Ellevoit que je n’attends personne, que je n’attends rien.

Un signe, un mot, et elle, qui attend tout lemonde, viendrait, souriant de tout son corps… Mais non, ce n’estpas cela que je désire. Je suis plus simple que cela. Je n’ai pasbesoin d’une femme. Si je suis troublé au contact des amours, c’està cause d’une grande pensée et non pas d’un instinct.

Elle s’approche de moi. Elle ne sait pas quije suis ! Je me détourne. Que m’importe la rapide et grossièreextase, la comédie sexuelle ! J’ai vue sur l’humanité, sur leshommes et les femmes, et je sais ce qu’ils font.

Le relent du café et du tabac, mêlé à latiédeur, forme une atmosphère alanguissante. Les bruits – le chocd’une soucoupe, la poussée et la retombée de la porte d’entrée,l’exclamation d’un joueur – se fondent. Sur les figures est posé unreflet verdâtre. La mienne doit être plus impressionnante que celledes autres : elle doit apparaître ravagée par l’orgueild’avoir vu, et par le besoin de voir encore.

… Tout à l’heure il l’a appelée« Aimée ». Je ne sais pas si c’est son nom ou un aveu. Jene sais pas les noms, je ne sais pas les détails, je ne sais riende ce genre. L’humanité me montre ses entrailles ; j’épelle leprofond de la vie, mais je me sens perdu à la surface du monde.J’ai dû faire un effort, à l’instant, pour me faufiler entre lespassants, m’asseoir en ce lieu public, et demander ce que jevoulais.

… J’ai cru reconnaître la silhouette d’unlocataire de mon hôtel, passant dans la rue, le long de la glace ducafé. Je me suis rejeté en arrière. Je ne suis pas en état decauser de choses et d’autres ; plus tard, je reprendrai cettemorne habitude. Je baisse la tête vers la table, accoudé et lespoings aux cheveux, pour n’être pas reconnu des gens qui meconnaissent, si d’aventure il en passait.

** *

Me voici marchant par les rues. Une femmepasse. Machinalement, je la suis… Elle a une robe gros bleu ;un grand chapeau noir ; elle est si distinguée qu’elle est unpeu gauche dans la rue. Elle se retrousse assez maladroitement etl’on voit sa fine bottine appliquée autour de sa jambe mince au basnoir transparent… Une autre me croise ; je la dévisageardemment… Là-bas, une grisaille féminine traverse la rue ;mon cœur bat comme s’il s’éveillait.

Curiosité ? Non, désir. Tout à l’heure,je n’avais pas de désir ; maintenant, cela m’étourdit… Jem’arrête… Je suis un homme comme les autres ; j’ai mesappétits, mes sourdes envies ; et dans la rue grise le long delaquelle je vais je ne sais où, je voudrais m’approcher d’un corpsde femme.

… Cette petite forme qui frôle les murs, nonloin de moi, je m’imagine sa pure nudité… Elle a des petits piedsqu’on n’aperçoit guère. Elle ramène sur les épaules un fichu. Elletient un paquet. Elle est penchée en avant, tellement elle estpressée, comme si elle voulait, puérilement, se dépasser elle-même.Sous cette pauvre ombre est un corps de lumière, qui s’éclaire àmes yeux dans le vague flou où elle se dérobe… Je pense à la beautéd’étoile qu’elle aurait, au rayonnement de sa chevelure dissimuléeet rapetissée sous son maigre chapeau, au grand sourire qu’ellecache sur sa figure toute sérieuse.

Je reste planté une seconde, immobile aumilieu de la chaussée. Le fantôme de femme est déjà loin. Sij’avais rencontré ses yeux, cela aurait été vraiment une douleur.Je sens sur mes traits une crispation qui me défigure, metransfigure.

Là-haut, sur l’impériale d’un tramway, unejeune fille est assise ; sa robe, un peu soulevée, s’arrondit…De dessous, on doit plonger dans elle toute. Mais un embarras devoitures nous sépare. Le tramway file, se dissipe comme uncauchemar.

Dans un sens, dans l’autre, la rue est pleinede robes, qui se balancent, qui s’offrent, si légères, aux bordsdemi envolés : les robes qui se relèvent et qui pourtant ne serelèvent pas !

Au fond d’une glace haute et mince dedevanture, je me vois m’avançant, un peu pâle et les yeux battus.Ce n’est pas une femme que je voudrais, ce sont elles toutes, et jeles cherche, tout autour, une à une. Elles passent, s’en vont,après avoir eu l’air de s’approcher de moi.

Vaincu, je me suis obéi, au hasard. J’ai suiviune femme, qui me guettait de son coin. Puis, nous avons marchécôte à côte. Nous avons échangé quelques paroles ; elle m’amené chez elle. Sur le palier, lorsqu’elle a ouvert la porte, j’aiété secoué d’un tressaillement d’idéal. Puis j’ai subi la scènebanale. Cela a passé vite comme une chute.

Je suis de nouveau sur le trottoir. Je ne suispas tranquillisé, comme je l’avais espéré. Un trouble immense medésoriente. On dirait que je ne vois plus les choses comme ellessont ; je vois trop loin et je vois trop de choses.

Qu’y a-t-il donc ? Je m’assois sur unbanc, lassé, excédé par mon propre poids. De la pluie commence àtomber. Les passants se hâtent, se raréfient ; puis, ce sontles parapluies ruisselants, les gouttières qui se déversent, leschaussées et les trottoirs luisants et noirs, le demi-silenceétendu, tout le deuil de la pluie… Mon mal, c’est d’avoir un rêveplus vaste et plus fort que je ne puis le supporter.

Malheur à ceux qui pensent à ce qu’ils n’ontpas ! Ils ont raison, mais ils ont trop raison, et ils sontpar là hors nature. Les simples, les faibles, les humbles, passentinsouciants à côté de ce qui n’est pas pour eux ; ilseffleurent tout, tous, toutes, sans angoisses (et encore même cespetites âmes désirent de petites choses, minute par minute !).Mais les autres, mais moi !

Vouloir prendre ce qu’on n’a pas, voler !Il m’a suffi de voir quelques êtres se débattre du fond de leurvérité, pour me pénétrer de la croyance que l’homme va et tournedans ce sens aussi sûrement que la terre tourne dans le sien.

Hélas, hélas, je n’ai pas seulement appriscette simplicité épouvantable, j’ai été pris dans son rouage. J’enai subi la contagion ; mon désir, à moi, s’aggrave et s’étend,je voudrais vivre toutes les vies, peser sur tous les cœurs, et ilme semble que ce qui n’est pas pour moi se retire de moi, et que jesuis seul, je suis abandonné.

Et blotti sur ce banc, parmi la grande ruedéserte et mouvante de pluie, battu par la rafale, me faisant petitpour m’abriter plus, – je suis désespéré parce que j’aime toutcomme si j’étais trop bon.

Ah ! J’entrevois comment je serai châtiéd’être entré dans les secrets à vif des hommes. Je serai puni paroù j’ai péché. Je subirai l’infini de la misère que je lis dans lesautres. Je serai puni dans chaque mystère qui se tait, dans chaquefemme qui passe.

L’infini n’est pas ce qu’on croit. On le placevolontiers dans l’âme poétique de quelque héros de légende ou dechef-d’œuvre ; on en pare comme d’un costume de théâtre latumultueuse exception de quelque Hamlet romantique… L’infini vitdoucement dans cet homme dont la glace de devanture me renvoyaittout à l’heure le reflet incertain : en moi, tel qu’on merencontre avec ma figure banale et mon nom ordinaire, et quivoudrais tout ce que je n’ai pas… Car il n’y a pas de raison pourque cela finisse ; je vais ainsi pas à pas sur la piste del’infini, et cet errement sans horizon est comparable aux astres dufirmament. Je lève des yeux perdus, vers eux. Je souffre. Si j’aicommis une faute, ce grand malheur, où pleure l’impossible, merachète. Mais je ne crois pas au rachat, à ce fatras moral etreligieux. Je souffre et, sans doute, j’ai l’air d’un martyr.

Il faut que je rentre pour accomplir cemartyre dans toute sa longueur, dans toute sa pauvrelongueur ; il faut que je continue à contempler. Je perds montemps dans l’espace de tout le monde. Je reviens vers la chambrequi s’ouvre comme un être.

** *

Je passai deux jours vides, à regarder sansvoir.

J’avais recommencé à la hâte des démarches etréussi non sans peine à gagner quelques nouveaux jours de répit, àme faire oublier encore.

Je demeurai entre ces murs, fiévreusementtranquille, et désœuvré comme un prisonnier. Je marchais dans machambre une grande partie de la journée, attiré par l’ouverture dumur, n’osant plus m’en éloigner.

Les longues heures s’écoulaient ; et, lesoir, j’étais brisé par mon infatigable espérance.

Dans la nuit du deuxième jour, je me réveillaisoudain. Je me découvris, avec un frisson, hors de l’asile étroitde mon lit ; ma chambre était froide comme les rues. Je medressai le long du mur qui, à mes mains chancelantes, se révélamort et glacé.

Je regardai. Le reflet de la lune entrait dansla chambre voisine, dont les volets n’étaient pas fermés comme ceuxde la mienne. Je restai debout à la même place, encore imprégné desommeil, hypnotisé par cette atmosphère bleuâtre, ne percevantnettement que le froid qui régnait… Rien… je me sentis seul commequelqu’un qui a prié.

Puis un orage, qui menaçait à la fin du jour,éclata. Des gouttes tombaient, des coups de vent s’engouffraient,brusques, et longs dans l’espace. Des grondements de tonnerresecouaient le ciel.

De minute en minute, la pluies’accentua ; le vent souffla plus doux et continu. La lune futcachée par les nuages. Autour de moi, ce fut l’obscuritécomplète.

Le tablier de la cheminée trembla, puis setut. Et, sans savoir pourquoi je m’étais réveillé et pourquoij’étais venu, je demeurai en présence de cette ombre interminable,de toute la nuit, en présence du monde qui était devant moi commeun mur.

** *

Alors, dans l’espace noir, glissa un bruitléger…

Sans doute, quelque fracas lointain detempête. Non… un murmure tout proche ; un murmure, ou un bruitde pas.

Quelqu’un… quelqu’un était là… Enfin ! Ilne s’était pas trompé, l’instinct qui m’avait arraché à l’étreintede mon lit.

Je fis des yeux un effort désespéré ;mais l’obscurité était impénétrable. À peine la fenêtre s’azuraitdans la profondeur épaisse, et même j’ignorais si c’était elle, etsi je ne la faisais pas.

** *

Le bruit se fit à nouveau entendre, un peuplus prolongé…

Des pas – oui, des pas… Il marchait – unsouffle, des dérangements d’objets, des sons furtifs,indéfinissables, coupés de silence, qui me semblaient sansraison.

L’instant d’après, je doutai… Je me demandaisi cela n’avait pas été une bourdonnante hallucination, créée parles secousses de mon cœur.

Mais le son d’une voix humaine vint divinementà moi.

** *

Comme elle était basse ; surtout, commeelle était étrangement monotone, cette voix ! Elle semblaitréciter une litanie ou un poème. Je retins mon souffle pour ne pasfaire évanouir cette approche de vie…

… Elle se dédoubla… C’étaient deux voix qui serépondaient. Elles débordaient d’une tristesse insondable commetoutes les voix maintenues très basses ; d’une tristesse demusique…

Sans doute, j’avais encore devant moi deuxamoureux, réfugiés pour quelques instants dans la chambreinhabitée. Deux créatures étaient là, attirées l’une par l’autre,dans la solitude compacte, dans l’abîme sans couleur ; etimpuissant à les distinguer, je les sentais s’émouvoir, comme moncœur dans ma poitrine.

Je cherchai le couple perdu. Toute monattention tâtonnait vers ces deux corps. En vain. La nuit entraitdans mes yeux et m’aveuglait ; plus je regardais, plus l’ombreme faisait mal. À un moment, pourtant, je crus apercevoir une formese dessiner, très sombre, sur la fenêtre sombre… Elle s’arrêta…Non… la nuit ; les ténèbres immobiles comme une idole…Qu’étaient-ils, ces vivants, que faisaient-ils, où étaient-ils, oùétaient-ils ?

** *

Et tout d’un coup, j’entendis sortir de l’amasde ténèbres un mot distinct, qui avait forme humaine : lemot : « Encore ! »

« Encore ! » ce cri venait deleur chair. Il me les montrait enfin. Il me parut que leursfigures, hors de la brume, se dénudaient.

Puis, au milieu des balbutiements pressés,d’une sorte de combat, une autre parole jaillit, jetée à voixétouffée et heureuse :

– S’ils savaient ! Si onsavait !

Et ces mots furent répétés avec une forcecontenue, de plus en plus bas, jusqu’au silence.

Puis ils sortirent, tout haut, dans un rireéclatant. Et le bruit d’un baiser s’étendit, couvrit tout. Au seindes ombres accumulées, ce baiser émergea comme une apparition.

** *

Un éclair brilla, transformant pendant unefraction de seconde la chambre en un asile blême ; puis lanuit noire revint.

La lueur électrique avait soulevé mespaupières que je tenais instinctivement mi-closes, puisque mes yeuxétaient inutiles. Mes regards avaient envahi la chambre, mais jen’avais rien vu de vivant… Les deux hôtes qu’elle contenaits’étaient-ils donc blottis dans quelque coin, et dissimulés, mêmeau fond des ténèbres ?

Ils semblaient n’avoir pas aperçu le largeéclair. Avec une régularité désespérante, les mêmes motsm’assaillaient, mais plus lourds, plus rares, plusperdus :

– Si on savait ! Si on savait !

Et j’écoutais ce cri, penché sur eux avec uneattention sacrée, comme sur des mourants.

** *

Pourquoi cette crainte éternelle qui lessecouait et qui vibrait dans leurs bouches ? Quel besoinéperdu avaient-ils d’être seuls et cachés, – pour pousser ce pauvrecri de gloire qui ressemble à un cri de secours ; quelleabomination commettaient-ils, quel vice enfouissait leurétreinte ?

Je reçus un coup aigu au cœur. Les deux voixsont trop pareilles. Je comprends : ce sont deux femmes, deuxamantes qui viennent dans la nuit se réunir étrangement !

** *

Ah ! J’écoute… Jamais je ne me suis tantappuyé sur la nuit, et c’est vraiment de toute ma vie que, lesmains jointes et les yeux crevés, j’interroge les noirs amants quisont tombés là, dans le lit de l’ombre…

Je sens qu’une frémissante apothéose les asaisis :

– Dieu nous voit ! Dieu nousvoit ! balbutie une des bouches.

Eux aussi ont besoin que Dieu les voie, pours’en embellir ; comme les désolés, ils l’appellent à leuraide !

** *

… Je doute maintenant que ce soient deuxfemmes. Il m’a semblé percevoir la gravité d’une voix mâle.J’écoute, je compare, je travaille ces lambeaux de voix, essayantencore, dans un effort suprême, de me débarrasser de l’ombre…

Puis c’est distinctement que je perçois laprière ardente qui se met à éclore, tout bas, les mots pressés lesuns sur les autres, écrasés par deux bouches, mouillés, noyés, dusang des baisers :

– Veux-tu, veux-tu ?

Et la question prend une grande importancetremblante, la question de tout un être offert, entr’ouvert ouraidi.

Puis une grande voix monte d’un coupd’aile :

– Oui.

– Ah ! balbutie l’autre corps.

Quel moyen mystérieux et désordonnétentent-ils pour se connaître et se toucher ? quelle forme ace couple ?

Quelle forme ? Qu’importe la forme del’amour ! Je sors de cette anxiété, et il me semble quej’assiste d’un coup à toute la tragédie d’aimer.

Ils s’aiment ; le reste n’est rien.Qu’ils soient dépravés ou normaux, qu’ils soient maudits ou bénis,ils s’aiment et se possèdent autant qu’on le peut ici-bas.

Ils se cachent à tous après s’êtreappelés ; ils roulent dans les ténèbres comme dans des drapsou des linceuls ; ils s’emprisonnent ; ils détestent etfuient le jour ainsi qu’un châtiment d’honnêteté et de paix.« Si on savait ! » ont-ils crié, pleuré et ri ;ils se glorifient de leur solitude, ils s’en flagellent, ils s’encaressent. Ils sont jetés hors la loi, hors la nature, hors la vienormale faite de sacrifice et de néant. Ils tâchent de sejoindre ; leurs fronts de marbre s’entrechoquent. Chacun estoccupé de son corps, chacun se sent étreindre un corps sans pensée.Oh ! qu’importe le sexe de leurs mains cherchant à tâtons lavolupté dormante, de leurs deux bouches qui se saisissent, de leursdeux cœurs si aveugles et si muets.

Tous les amants du monde sont pareils :ils s’éprennent par hasard ; ils se voient et sont attachésl’un à l’autre par les traits de leurs figures ; ilss’illuminent l’un l’autre par l’âpre préférence qui est comparableà la folie ; ils affirment la réalité des illusions ; ilschangent pendant un moment le mensonge en vérité.

Et, à ce moment, j’ai entendu quelques motsdéchirés de leurs confidences :

– Tu es à moi, tu es à moi. Je tepossède, je te prends…

– Oui, je suis à toi !…

Voici l’amour tout entier, le voici près demoi qui m’envoie à la figure, comme un encens, avec sonva-et-vient, l’odeur et la chaleur de la vie, et qui accomplit sonlabeur de démence et de stérilité.

** *

Le dialogue recommence, plus doux, plus calme,et j’entends comme si on s’adressait à moi.

D’abord une phrase passe en tremblant, presqueen songe :

– J’adore nos nuits, je n’aime pas nosjours.

Et on reprend, égrenant lentement des raisons,distraitement, dans un bercement assouvi – les mots parfois semêlant et n’ayant plus de formes, les deux bouches proches commedeux lèvres :

– Le jour, on se disperse, on se perd.C’est la nuit qu’on s’apporte vraiment.

– Ah ! dit l’autre voix, je voudraisque nous nous aimions le jour.

– Cela sera, peut-être… Plus tard,ah ! plus tard.

Les mots résonnent en un long et lointainécho.

Puis la voix dit :

– Bientôt…

– Mon Dieu ! dit l’autre, avec unfrisson d’espoir.

J’ai déjà entendu une plainte identique ;c’est la même, comme s’il y avait peu de sujets de plaintes surterre : « Moi qui aurais tant voulu une destinée delumière ! » a gémi la femme adultère.

Puis, en des phrases dont j’entends mal lesdébuts, et que je ne rejoins pas les unes aux autres, ils parlentde charmilles ensoleillées, de parcs aux pelouses noires, auxgrandes allées d’or, et de larges bassins courbes siresplendissants et étincelants à midi qu’on ne peut pas plus lesregarder que le soleil.

Noyés dans l’ombre, ombres eux-mêmes, ils fontde la lumière ; ils pensent au jour, ils le prennent pour eux,et c’est une sorte de monument d’azur et d’été qui sort d’eux.

Et plus ils parlent de soleil, plus leur voixbaisse et s’éteint.

Après un silence plus grave et plus tendre,j’entends :

– Si tu savais comme l’amour t’embellit,comme ton sourire t’éclaire !

Tout le reste s’efface, l’on ne voit plus quece sourire.

Puis la mélodie de leur rêve change d’imagessans changer de clarté. Ils évoquent des salons, des glaces, et deslampes enguirlandées… Ils évoquent des fêtes nocturnes sur l’eausouple pleine de barques et de ballons de couleur, – rouges, bleus,verts, – comparables aux ombrelles des femmes sous un coup desoleil dans un parc.

De nouveau, un silence, puis l’un d’euxreprend, d’un ton de supplication, montrant l’immense obsession,l’immense besoin de réaliser le rêve, presque jusqu’à lafolie :

– J’ai la fièvre. Il me semble que j’aidu soleil sur les mains.

** *

Et l’instant d’après,précipitamment :

– Tu pleures ! Ta joue est mouilléecomme ta bouche.

– Nous n’aurons jamais tout cela, gémitun des implorants – nous n’aurons jamais cette lumière que dans lesrêves que nous faisons la nuit, quand nous sommes ensemble.

– Nous l’aurons ! cria l’autre. Unjour, tout ce qui est triste finira.

On ajouta magnifiquement :

– Nous l’avons presque. Tu le voisbien !

– Ah ! si on savait !reprirent-ils avec une sorte de remords qu’on ne sût pas. Tousseraient jaloux de nous ; les amoureux eux-mêmes, et même lesheureux !

Puis ils dirent à nouveau que Dieu les voyait.Ce groupe de ténèbres, sculpté dans les ténèbres, rêva que Dieu lesdécouvrait et les touchait comme une illumination. Leurs âmesenlacées vivaient plus profondes et plus grandes. Je recueillis cemot : « toujours ! ».

Écrasés, réduits à rien, ces êtres que jedevinais rampant sous les draps le long l’un de l’autre comme deslarves, disaient : toujours ! Ils proféraient le motsurhumain, le mot surnaturel et extraordinaire.

Tous les cœurs sont pareils avec leurcréation. La pensée pleine d’inconnu, le sang nocturne, le désircomparable à la nuit, jettent leur cri de victoire. Les amants,quand ils s’enlacent, luttent chacun pour soi, et disent :« Je t’aime » ; ils attendent, pleurent etsouffrent, et disent : « Nous sommesheureux » ; ils se lâchent déjà défaillants et disent« toujours ! ». On dirait que dans les bas-fonds oùils sont enfoncés, ils ont volé le feu du ciel comme Prométhée.

Et j’allais les cherchant, souffle à souffle…Comme j’aurais voulu les voir, à cet instant ! Je le voulaisaussi fort que je voulais vivre : découvrir ces gestes, cetterébellion, ce paradis, ces figures, d’où tout s’exhalait. Mais jene pouvais pas aller jusqu’à la vérité ; je voyais à peine lafenêtre, au loin, vague comme une voie lactée, dans l’immensiténoire de la chambre. Je n’entendais plus de paroles, mais unmurmure dont je ne comprenais pas si c’étaient leurs consentementsencore une fois joints qui montaient, ou des plaintes quis’arrachaient de la plaie de leurs bouches.

Puis le murmure lui-même se suspendit.

Peut-être, toujours serrés, s’étaient-ils misà dormir loin l’un de l’autre ; peut-être étaient-ils partis,s’éblouir ailleurs de leur unique trésor.

L’orage, qui m’avait paru se taire,recommença, continua.

** *

Longtemps, je lutte contre l’ombre, mais elleest plus grande que moi, elle m’ensevelit. Je m’abats sur mon lit,et je reste dans le noir et le silence. Je m’accoude, j’épelle desprières ; j’ai bégayé : De profundis.

De profundis… Pourquoi ce crid’espoir terrible, ce cri de misère, de supplice et de terreurmonte-t-il cette nuit de mes entrailles à mes lèvres ?…

C’est l’aveu des créatures. Quelles que soientles paroles prononcées par celles dont j’ai entrevu le destin,elles criaient cela au fond – et après ces jours et ces soirspassés à écouter, c’est cela que j’entends.

Cet appel hors de l’abîme vers de la lumière,cet effort de la vérité cachée vers la vérité cachée, de toutesparts il s’élève, de toutes parts il retombe, et, hanté parl’humanité, j’en suis tout sonore.

Moi, je ne sais pas ce que je suis, où jevais, ce que je fais, mais, moi aussi, j’ai crié, du fond de monabîme, vers un peu de lumière.

Chapitre 7

 

La chambre est dans le désordre moite dumatin. Aimée s’y trouve avec son mari. Ils arrivent de voyage.

Je ne les ai pas entendus entrer. J’étais troplas, sans doute.

Il a son chapeau sur la tête ; il s’estassis sur une chaise, à côté du lit qui n’est pas défait, mais oùje distingue, moi, l’empreinte allongée d’un corps ou d’uncouple.

Elle s’habille. Je viens de la voirdisparaître par la porte du cabinet de toilette. Je regarde lemari, dont les traits me paraissent présenter une grande régularitéet même une certaine noblesse.

La ligne du front est bien dessinée ; labouche et la moustache sont seules un peu vulgaires. Il a l’airplus sain, plus fort que l’amant. La main, qui joue avec une canne,est fine, et le personnage, dans son ensemble, est pourvu dequelque puissante élégance. C’est cet homme qu’elle trompe etqu’elle hait. C’est cette tête, cette physionomie, cetteexpression, qui se sont abîmées et défigurées à ses yeux, et seconfondent avec son malheur.

Soudain, elle est là ; elle m’arrive enplein dans les regards. Mon cœur s’arrête, puis m’étreint, et metire vers elle.

Elle est demi-nue : une chemise mauve,courte et légère, tendue et bombée par ses seins, s’appliquedoucement, au mouvement de sa marche, sur le galbe de sonventre.

Elle revient du cabinet de toilette, un peutraînante et lasse des mille riens qu’elle a entrepris déjà, unebrosse à dents à la main, la bouche toute mouillée et vermeille,les cheveux épars. La jambe est mince et jolie, le petit pied trèscambré sur le haut talon pointu du soulier.

La chambre, tout en chaos, est pleine d’unmélange d’odeurs : savon, poudre de riz, senteur aiguë del’eau de Cologne, dans la lourdeur du matin enfermé.

Elle s’est éclipsée ; elle est revenue,tiède et savonneuse ; puis, toute fraîche, la figurerosissante, essuyant des gouttelettes d’eau.

Lui, discourt, explique une affaire. Il aallongé à demi les jambes. Tantôt il la regarde et tantôt il ne laregarde pas.

– Tu sais, les Bernard n’ont pas accepté,pour l’affaire de la gare…

Cette fois, il la suit des yeux tandis qu’ilparle, puis il regarde ailleurs, laisse traîner ses yeux sur letapis, fait un claquement de langue désappointé, tout à son idée, –pendant qu’elle va et vient, montrant la courbe de ses hanches, sesreins nerveux, son ventre pâle, et l’ombre épaisse du bas de sonventre.

Mes tempes battent ; toute ma chair va àcette femme presque nue et charmante dans le matin et dans letransparent vêtement qui enferme la douce odeur d’elle… Et onentend encore résonner la phrase banale du mari, la phraseétrangère à elle, la phrase blasphématoire dans cette chambre oùelle apporte sa nudité.

Elle met son corset, ses jarretelles, sonpantalon, son jupon. L’homme demeure dans son indifférencebestiale ; il retombe à ses réflexions.

… Elle s’est installée devant la glace de lacheminée, avec des boîtes et des objets. Le miroir du cabinet detoilette ne lui paraît pas sans doute suffisant pour ce qu’elleveut faire. Tout en procédant à sa toilette, elle parle touteseule, bavarde, gaie, animée, à cause qu’on est encore au printempsde la journée.

… Et elle s’applique et se multiplie ;elle met beaucoup de temps à s’arranger, mais ce sont des heuresimportantes et non perdues. D’ailleurs, elle se dépêche.

Elle va maintenant ouvrir une armoire, en tireune robe frêle et légère qu’elle tient dans ses bras, en avant,comme une nichée d’oiseaux.

Elle passe cette robe. Puis tout d’un coup uneidée lui vient, et ses bras s’arrêtent.

– Non, non, non, décidément,fait-elle.

Elle ôte sa robe et va en chercher uneautre : une jupe sombre et une chemisette.

Elle prend un chapeau, en ébouriffe un peu leruban, puis tient la garniture de roses de ce chapeau près de safigure, devant la glace, et, satisfaite sans doute, ellechantonne…

** *

… Il ne la regarde pas, et lorsqu’il laregarde, il ne la voit pas !

Ah ! cela est solennel ; c’est undrame, un drame morne, mais d’autant plus angoissant. Cet hommen’est pas heureux, et cependant j’envie son bonheur. Dites-moi cequ’il y a à répondre à cela, sinon que le bonheur est en nous, enchacun de nous, et que c’est le désir de ce qu’on n’apas !

Ces gens sont ensemble, mais, en vérité,absents l’un de l’autre ; ils se sont quittés, sans sequitter. Il y a sur eux une espèce d’intrigue de néant. Ils ne serapprocheront plus, puisque, entre eux, l’amour fini tient toute saplace. Ce silence, cette ignorance mutuelle sont ce qu’il y a deplus cruel sur la terre. Ne plus s’aimer, c’est pire que de sehaïr, car, on a beau dire, la mort est pire que la souffrance.

J’ai pitié de ceux qui vont deux à deux,enchaînés par l’indifférence. J’ai pitié du pauvre cœur qui a sipeu longtemps ce qu’il a ; j’ai pitié des hommes qui ont uncœur pour ne plus aimer.

Et, pendant un instant, devant la scène sisimple et si déchirée, j’ai subi un peu le martyr énorme,innombrable, de ceux qui ne souffrent plus.

** *

Elle a achevé de s’habiller. Elle a mis unejaquette de la couleur de sa jupe, laissant voir largement soncorsage de lingerie dont le haut est transparent et rosé, tout aucommencement et comme à l’aurore de son corps – et elle nousquitte.

Il se prépare à s’en aller, de son côté. Laporte s’ouvre à nouveau. C’est elle qui revient ?… Non, c’estla bonne. Elle fait mine de se retirer.

– Je venais faire le ménage, mais je gêneMonsieur.

– Vous pouvez rester.

Elle manie des objets, ferme des tiroirs… Il arelevé la tête, il la suit du coin de l’œil.

Il s’est levé, il s’approche, maladroit, commefasciné… Un piétinement, un cri qui s’étouffe dans un grosrire ; elle lâche sa brosse et la robe qu’elle tenait… Il lasaisit par derrière, ses deux mains empoignent à travers le corsageles seins de la fille.

– Ah ! ben non, là, vrai, qu’est-cequi vous prend !

Lui ne répond pas, la figure masquée de sang,l’œil fixe, aveugle ; à peine a-t-il laissé échapper un criinarticulé : la parole muette où il n’y a que le ventre quipense ; entre ses lèvres attisées, légèrement retroussées surses dents, un souffle de machine… Il s’est accroché à cette chair,le ventre sur cette croupe, comme une espèce de singe, comme uneespèce de lion.

Elle rit, de sa large face rougeaude ;ses cheveux à moitié défaits retombent sur son front, ses seinsplantureux s’enfoncent sous les doigts crispés qui l’enserrent.

Il essaye de tirer sa jupe, de la relever.Elle serre les jambes et applique ses mains sur ses cuisses, pourmaintenir la robe. Elle n’y réussit qu’à demi. On voit ses bas quise plissent sur sa jambe ronde et vaste, un bout de chemise, sessavates. Ils piétinent sur la robe d’Aimée que la fille a laisséealler de ses mains et qui est délicatement tombée.

Puis elle trouve que cela a assezduré :

– Ah ! non, en voilà assez, monpetit, zut alors !

Comme il ne dit toujours rien, approchant dela nuque sa mâchoire, comme la gueule du désir, elle sefâche :

– Ah non ! assez ! Zut, quej’vous dis !

… Il a fini par la lâcher, et il s’en va enriant d’un rire damné, de honte et de cynisme, la démarche presquetitubante, sous l’action d’une énorme poussée intérieure.

Il s’en va parmi les femmes qui passent, lesyeux obsédés par un cauchemar qui relève les robes sur lestêtes.

La sève bouillonne en lui et veut sortir. Sice qui l’obsède ne jaillit pas de lui, cela lui montera à la têtecomme le lait d’une mère. Il est là, ce vague père d’hommes, quitâtonne, les bras en avant pour l’étreinte, rongé d’une blessurequi aboutit, chancelant vers un lit, fort de tout son poids.

Mais ce n’est pas seulement l’énorme instinct,puisque tout à l’heure évoluait devant lui la femme exquise (et lalumière qui se jouait dans ses voiles aériens présentait et nimbaitradieusement tout son corps) ; et il ne l’a pas désirée.

Peut-être se fût-elle refusée, peut-êtrequelque pacte était-il intervenu entre eux… Mais j’ai bien vu queses yeux mêmes n’en voulaient pas : ces yeux qui se sontallumés dès qu’a paru cette fille, cette Vénus ignoble aux cheveuxsales et aux ongles boueux, et qui se sont affamés d’elle.

Parce qu’il ne la connaît pas, parce qu’elleest autre que celle qu’il connaît. Avoir ce qu’on n’a pas… Ainsi,quoique cela puisse paraître étrange, c’est une idée, une hauteidée éternelle qui conduit l’instinct. C’est une idée qui, devantla femme inconnue, tend ainsi l’homme, fauve, la guettant,l’attention aiguë, avec des regards comme des griffes, mû par unacharnement aussi tragique que s’il avait besoin de l’assassinerpour vivre.

Je comprends, moi à qui il est donné dedominer ces crises humaines, – si déchaînées que Dieu, à côté,paraît inutile, – je comprends que beaucoup de choses que noussituons en dehors de nous, sont en nous, et que c’est là le secret.Comme les voiles tombent, comme les simplicités apparaissent, commela simplicité apparaît !

** *

Le déjeuner à la table d’hôte eut d’abord pourmoi un magique attrait : je scrutai toutes les physionomiespour tâcher de surprendre les deux êtres qui s’étaient aimés lanuit.

Mais j’eus beau interroger les visages deux àdeux, chercher à voir un point de ressemblance, rien ne me guida.Je ne les connus pas plus que lorsqu’ils étaient plongés dans lanuit noire.

… Il y a cinq jeunes filles ou jeunes femmes.C’est une de celles-là, au moins, qui garde emprisonné dans soncorps le vivant et brûlant souvenir. Mais une volonté plus forteque moi ferme son visage. Je ne sais pas, et je suis accablé par lenéant qu’on voit.

Elles sont parties une à une. Je ne sais pas…Ah ! mes deux mains se crispent dans l’infini del’incertitude, et serrent le vide entre leurs phalanges ; mafigure est là, précise, en face de tout le possible, de toutl’imprécis, en face de tout.

** *

Cette dame ! Je reconnais Aimée. Elleparle avec la patronne – du côté de la fenêtre. Je ne l’ai pasaperçue tout d’abord, à cause des convives qui s’interposaiententre nous.

Elle mange du raisin, assez délicatement, lesgestes un peu étudiés.

Je me tourne vers elle. Elle s’appelleMme Montgeron ou Montgerot. Ce nom me paraît drôle.Pourquoi s’appelle-t-elle ainsi ? Il me semble que ce nom nelui va pas ou qu’il est inutile. Le caractère artificiel des mots,des signes, me frappe.

C’est la fin du repas. Presque tout le mondeest parti. Les tasses de café, les petits verres poissés de liqueursont épars sur la table où brille un rayon de soleil qui moire lanappe et fait scintiller la verrerie. Une tache de café répandu,sèche, odorante.

Je me mêle à la conversation deMme Lemercier et d’elle. Elle me regarde. C’est àpeine si je reconnais son regard, que j’ai vu tout entier.

Le valet de chambre vient dire quelques mots,bas, à Mme Lemercier. Celle-ci se lève, s’excuse etquitte la pièce. Je suis à côté d’Aimée, m’étant tout à l’heurerapproché. Il n’y a dans la salle à manger que deux ou troispersonnes, qui discutent l’emploi de l’après-midi.

Je ne sais pas quoi lui dire, à cette dame. Laconversation entre elle et moi languit, est tombée. Elle doitsupposer qu’elle ne m’intéresse pas, – cette femme dont je vois lecœur, et dont je connais le destin aussi bien que Dieu pourrait leconnaître.

Elle tend la main vers un journal qui traînesur la table, s’absorbe un instant dans la lecture, puis plie lafeuille, se lève à son tour, et part.

Écœuré par la banalité de la vie, etd’ailleurs appesanti par l’heure, je m’accoude, ensommeillé, sur latable infinie, sur la table allumée par le soleil, sur la tableévanouissante – faisant un effort pour ne pas alanguir mes bras,baisser le menton, clore mes paupières.

Et dans cette salle en débandade, déjàdiscrètement assiégée par les domestiques pressés de desservir etde ranger pour le repas du soir, je demeure presque seul, à ne passavoir si je suis très heureux ou très malheureux, à ne pas savoirce qui est le réel et ce qui est le surnaturel.

Puis, je le comprends, doucement, lourdement…Je jette les regards autour de moi, je contemple toute chose simpleet tranquille, puis je ferme les yeux, et je me dis, comme un éluqui se rend compte peu à peu de sa révélation :

« Mais l’infini, le voici ; c’estvrai, je n’en peux plus douter. » Cette affirmations’impose : il n’y a pas de choses étranges : lesurnaturel n’existe pas, ou plutôt, il est partout. Il est dans laréalité, dans la simplicité, dans la paix. Il est ici, entre cesmurs qui attendent de tout leur poids. Le réel et le surnaturel,c’est la même chose.

Il ne peut pas plus y avoir de mystère dans lavie que d’autre espace dans le ciel.

Moi, qui suis pareil aux autres, je suis pétrid’infini. Mais comme tout cela se présente effacé et confus devantmoi ! Et je rêve à moi, à moi qui ne peux ni me bien savoir,ni me débarrasser de moi ; à moi qui suis comme une ombrepesante entre mon cœur et le soleil.

Chapitre 8

 

Le même décor les entourait, la même pénombreles salissait que la première fois que je les vis ensemble. Aiméeet son amant étaient assis, non loin de moi, côte à côte.

Ils causaient depuis quelque temps sans doutequand je me penchai jusqu’à eux.

Elle était en arrière de lui, sur le canapé,cachée par l’ombre de soir et par l’ombre de l’homme. Lui, pâle etimprécis, les mains sur les genoux, il était incliné en avant, dansle vide.

La nuit était encore revêtue d’une douceurgrise et soyeuse du soir ; bientôt elle serait nue. Elleallait venir sur eux comme une maladie dont on ne sait si onguérira. Il semblait qu’ils le pressentaient, qu’ils cherchaient àse défendre, qu’ils auraient voulu prendre contre les ténèbresfatales des précautions de paroles et de pensées.

Ils se hâtaient de s’entretenir de choses etd’autres ; sans force, sans intérêt. J’entendis des noms delocalités et de personnes ; ils parlèrent d’une gare, d’unepromenade publique, d’un marchand de fleurs.

Tout à coup, elle s’arrêta, elle me paruts’assombrir, et elle cacha sa figure dans ses mains.

Il lui prit les poignets, avec une lenteurtriste qui indiquait combien il était habitué à ces défaillances –et il lui parla sans savoir quoi dire, en balbutiant, s’approchantd’elle comme il pouvait :

– Pourquoi pleures-tu ? dis-moipourquoi tu pleures.

Elle ne répondit pas ; puis elle écartases mains de devant ses yeux, et le regarda :

– Pourquoi ? Est-ce que jesais ! fit-elle. Les pleurs ne sont pas des paroles.

** *

Je la regardai pleurer, se noyer de larmes.Ah ! cela est important d’être en présence de quelqu’un deraisonnable qui pleure ! Une créature trop faible et tropbrisée qui pleure fait la même impression qu’un dieu tout-puissantqu’on supplie ; car, dans sa faiblesse et sa défaite, elle estau-dessus des forces humaines.

Une sorte d’admiration superstitieuse mesaisit devant ce visage de femme baigné de l’inépuisable source, cevisage en même temps sincère et véridique.

** *

Elle s’était arrêtée de pleurer. Elle relevala tête. Sans qu’il l’interrogeât cette fois, elle dit :

– Je pleure parce qu’on est seul.

« On ne peut pas sortir de soi ; onne peut même rien avouer ; on est seul. Et puis, tout passe,tout change, tout fuit, et du moment que tout fuit, on est seul. Ily a des heures où je vois cela mieux qu’à d’autres. Et alors,qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de pleurer ? »

Dans la tristesse où elle sombrait d’instanten instant, elle eut un petit secouement d’orgueil ; sur lemasque de mélancolie, je vis un sourire grimacer doucement.

– Je suis plus sensible que les autres,moi. Des choses qui passeraient inaperçues aux yeux des gens, onten moi beaucoup de retentissement. Et dans ces instants delucidité, quand je me regarde, je vois que je suis seule, touteseule, toute seule.

Inquiet de voir sa grandissante détresse, ilessaya de lui faire reprendre vie :

– Nous ne pouvons pas dire cela, nous,nous qui avons refait notre destinée… Toi, qui as accompli un grandacte de volonté…

Mais ces paroles sont emportées comme desfétus de paille.

– À quoi bon ! Tout est inutile.Malgré ce que j’ai essayé de faire, je suis seule. Ce n’est pas unadultère qui changera la face des choses, – quoique ce mot soitdoux !

« Ce n’est pas avec le mal qu’on arriveau bonheur. Ce n’est pas non plus avec la vertu. Ce n’est pas nonplus avec ce feu sacré des grandes décisions instinctives, quin’est ni le bien, ni le mal. Ce n’est avec rien de tout cela qu’onarrive au bonheur ; on n’arrive jamais jusque-là. »

Elle s’arrêta, et dit, comme si elle sentaitsa destinée retomber sur elle :

– Oui, je sais que j’ai fait le mal ; queceux qui m’aiment le plus me détesteraient de bien des façons s’ilssavaient… Ma mère, si elle savait – elle qui est si indulgente, –elle serait si malheureuse ! Je sais que notre amour est faitavec la réprobation de tout ce qui est sage et juste, et avec leslarmes de ma mère. Mais cette honte ne sert plus à rien ! Mamère, si elle savait, elle aurait pitié de mon bonheur !

Il murmura faiblement :… « Tu esméchante… »

Cela tomba comme une petite parole sanssignification.

Elle caressa le front de l’homme d’un légerenvolement de sa main et, d’une voix surnaturellementassurée :

– Tu sais bien que je ne mérite pas cemot. Tu sais bien que je parle au-dessus de nous.

« Tu le sais bien, tu le sais mieux quemoi, qu’on est seul. Un jour que je parlais de la joie de vivre etque tu étais illuminé de tristesse comme je le suis aujourd’hui, tum’as dit, après m’avoir regardée, que tu ne savais pas ce que jepensais, malgré mes paroles ; que tu ne savais pas si le sangqui me montait au visage n’était pas un fard vivant.

« Nos pensées, toutes les plus grandes,toutes les moindres, ne sont qu’à nous. Tout nous rejette en nouset nous condamne à nous seuls. Tu as dit, ce jour-là :« Il y a des choses que tu me caches, et que je ne sauraijamais – même si tu me les dis » ; tu m’as montré quel’amour n’est qu’une sorte de fête de notre solitude, et tu as finipar me crier, en me noyant dans tes bras : « Notre amour,c’est moi ! » Et je t’ai répondu la réponse, hélas,inévitable : « Notre amour, c’est moi ! »

Il voulut parler. Elle lui mit d’un gesteamical et désespéré sa main sur la bouche, et plus haut, d’uneharmonie plus tremblante et pénétrante :

– Tiens… Prends-moi, serre mes doigts,soulève mes paupières, appuie toute ta poitrine sur lamienne ; fouille-moi de tes mains ou de ta chair ;embrasse-moi longtemps, longtemps, jusqu’à respirer avec ma bouche,jusqu’à ce que nous ne sachions plus nos bouches ; fais de moice que tu voudras pour t’approcher, t’approcher… Etréponds-moi : Je suis là à souffrir. Ma douleur, est-ce que tula sens ?

Il ne dit rien, et dans le linceulcrépusculaire qui les enveloppait, les noyait en vain l’un surl’autre, je vis sa tête accomplir l’inutile geste de négation… Jevis toute la misère qui s’exhalait de ce groupe qui, une fois parhasard, dans l’ombre, ne savait plus mentir.

C’est vrai qu’ils sont là, et qu’ils n’ontrien qui les unit. Il y a du vide entre eux. On a beau parler,agir, se révolter, se lever furieusement, se débattre et menacer,l’isolement vous dompte. Je vois qu’ils n’ont rien qui les unit,rien.

** *

– Ah ! dit-elle, ne parlons plus, neparlons plus jamais de la douleur et de la joie ; leur partageest vraiment une action trop impossible. Mais même la pénétrationde l’esprit par l’esprit est défendue. Il n’y a pas au monde deuxêtres qui parlent le même langage. À certains moments, sans raison,on se rapproche ; puis, sans raison suffisante, on se retireloin l’un de l’autre. On se heurte, on se caresse, on se meurtrit,on se mutile ; on rit quand on devrait pleurer, sans y pouvoirrien jamais. Un couple est toujours fou. Cela, c’est toi-même quil’as dit, je n’ai pas inventé cette phrase. Toi qui as tantd’intelligence et de savoir, tu m’as dit que deux interlocuteursétaient deux aveugles en face l’un de l’autre, et presque deuxmuets, et que deux amants qui roulent ensemble restent aussiétrangers que le vent et la mer. Un intérêt personnel, ou uneorientation différente des sentiments et des idées, une lassitude,ou, au contraire, une pointe acérée de désir, brouillentl’attention, l’empêchent d’être vraiment pure. Quand on écoute, onn’entend guère ; quand on entend, on ne comprend guère. Uncouple est toujours fou.

Il semblait habitué à ces monologues tristes,débités sur le même ton, litanies immenses à l’impossible. Il nerépondait plus. Il la tenait, la berçait un peu, la câlinait avecprécaution et tendresse. Il semblait agir avec elle comme avec unenfant malade qu’on soigne, sans lui expliquer… Et ainsi, il étaitaussi loin d’elle qu’il était possible de l’être.

Mais il se troublait de son contact. Mêmeabattue, tombée et désolée, elle palpitait chaudement contrelui ; même blessée, il convoitait cette proie. Je vis luireles yeux posés sur elle tandis qu’elle s’abandonnait à latristesse, avec un don parfait de soi. Il se pressa sur elle. Cequ’il voulait, c’était elle. Les paroles qu’elle disait, il lesrejetait de côté ; elles lui étaient indifférentes, elles nele caressaient pas. Il la voulait, elle, elle !

Séparation ! Ils étaient très pareilsd’idées et d’âmes, et, en ce moment, ils s’aidaient étroitementl’un l’autre. Mais je m’apercevais bien, moi spectateur délivré deshommes, et dont le regard plane, qu’ils étaient étrangers et que,malgré l’apparence, ils ne se voyaient pas et ne s’entendaient pas…Elle, triste, et vaguement animée peut-être par l’orgueil depersuader, lui, excité et désirant, tendre et animal. Ils serépondaient le mieux qu’ils pouvaient mais ils ne pouvaient pas secéder et essayaient de se vaincre ; et cette espèce debataille terrible me déchirait.

** *

Elle comprit son désir. Elle dit, plaintive,comme une enfant en faute :

– Je suis malade…

Puis elle fut prise d’une morne frénésie. Ellerejeta, souleva, écarta ses vêtements, s’en débarrassa comme d’uneprison vivante, et s’offrit à lui, toute dénudée, toute sacrifiée,avec sa blessure de femme et son cœur.

… La grande envergure sombre des vêtementss’ouvrit et se ferma.

Encore une fois, le mélange des corps et lalente caresse rythmée et sans borne eut lieu. Et encore une fois,je regardai la figure de l’homme pendant que la volupté l’occupait.Ah ! je le vis bien, il était seul !

Il pensait à lui ; il s’aimait ; safigure, gonflée de veines, gorgée de sang, s’aimait. Il s’extasiaitau moyen de la femme, instrument charnel égal à lui. Il pensait àlui, émerveillé. Il fut heureux de tout son corps et de toute sapensée. Son âme, son âme jaillit, rayonna, fut toute sur sonvisage… Il flotta tout entier dans la joie… Il murmurait des motsd’adoration ; divinisé par elle, il la bénissait.

Ils ne sont pas unis parce qu’ils frémissentet se balancent en même temps, et qu’un peu de leur chair leur estcommune. Au contraire, ils sont seuls jusqu’àl’éblouissement ; ils tombent chacun, ils ne savent où, labouche et les bras entr’ouverts. Jouir ensemble, quelledésunion !

** *

Maintenant, ils se relèvent, se dégagent durêve brusquement affaibli qui les a jetés par terre.

Il est aussi morne qu’elle. Je me penche poursaisir sa parole, basse comme un soupir. Il a dit :

– Si j’avais su !

Tous deux, prostrés mais plus méfiants l’un del’autre, avec un crime entre eux, dans la lourde obscurité, dans laboue du soir, semblent se traîner lentement vers la fenêtre grisequ’un peu de jour nettoie.

Comme ils sont pareils à ce qu’ils furentl’autre soir ! C’est l’autre soir. Jamais je n’ai eu à cepoint l’impression que les actions sont vaines et passent comme desfantômes.

L’homme est pris d’un tremblement, et vaincuet dépouillé de tout son orgueil, de toute sa pudeur mâle, il n’aplus la force de retenir l’aveu d’un honteux regret :

– On ne peut pas s’en empêcher,balbutie-t-il, baissant plus bas la tête. C’est une fatalité.

Ils se prennent la main, tressaillentfaiblement, soufflant, frappés, martelés par leurs cœurs.

** *

Une fatalité !

Ils voient plus loin que la chair et quel’acte consommé, en parlant ainsi. La seule désillusion sexuelle neles écraserait pas à ce point, dans cette servilité de remords etde dégoût. Ils voient plus loin. Ils sont envahis par uneimpression de vérité déserte, de sécheresse, de néant grandissant,à songer qu’ils ont tant de fois pris, rejeté, et repris en vainleur fragile idéal charnel.

Ils sentent que tout passe, que tout s’use,que tout finit, que tout ce qui n’est pas mort va mourir, et quemême les liens illusoires qui sont entre eux ne sont pas durables.L’écho des paroles de l’inspirée retentit comme un souvenir demusique splendide qui demeure : « Du moment que toutfuit, on est seul. »

Ce même rêve ne les rapproche pas. Aucontraire. Ils sont tous deux, en même temps, pliés dans le mêmesens… Le même frisson, venu du même mystère, les pousse vers lemême infini. Ils sont séparés de toute la force de leurs douleurs.Souffrir ensemble, hélas, quelle désunion !

Et la condamnation de l’amour lui-même sortd’elle, coule et tombe d’elle, en un cri d’agonie :

– Oh ! notre grand, notre immenseamour, je sens bien que, peu à peu, je m’en console !

** *

Elle avait rejeté le cou en arrière, levé lesyeux.

– Oh ! la première fois !dit-elle.

Elle reprit, tandis que tous deux voyaientcette première fois, où leurs deux mains s’étaient, parmi les êtreset les choses, trouvées :

– Je savais bien que toute cette émotionmourrait un jour, et malgré les promesses palpitantes, je n’auraispas voulu que le temps passât.

« Mais le temps est passé. Nous ne nousaimons presque plus… »

Il fit un mouvement qui retomba.

– Ce n’est pas seulement toi, mon chéri,qui t’en vas : moi aussi. J’ai cru d’abord que c’était toiseul, puis j’ai compris mon pauvre cœur qui, malgré toi, ne pouvaitrien contre le temps.

Elle récita lentement, le regardant, puisdétachant les yeux de lui pour regarder plus tard :

– Hélas ! un jour je te diraipeut-être : « Je ne t’aime plus. » Hélas, hélas,peut-être un jour je te dirai : « Je ne t’ai jamaisaimé ! »

** *

– Voilà la plaie : c’est le tempsqui passe et qui nous change. La séparation des êtres quis’affrontent, ce n’est rien en comparaison. On vivrait quand mêmeavec cela. Mais le temps qui passe ! Vieillir, penserautrement, mourir. Je vieillis et je meurs, moi. J’ai mis longtempsà le comprendre, figure-toi. Je vieillis ; je ne suis pasvieille, mais je vieillis. J’ai déjà quelques cheveux blancs. Lepremier cheveu blanc, quel coup ! Un jour, penchée à monmiroir, prête à sortir, j’ai vu sur ma tempe deux fils blancs.Ah ! c’est sérieux, cela ; c’est l’avertissement, net, enplein. Cette fois-là, je me suis assise dans un coin de ma chambre,j’ai vu d’ensemble toute mon existence, depuis le commencementjusqu’à la fin, et j’ai jugé que je m’étais trompée toutes les foisque j’avais ri. Des cheveux blancs, moi aussi ! moi,pourtant ! Mais oui, moi. J’avais bien vu la mort autour demoi, mais ma mort, à moi, je ne la connaissais pas. Et maintenant,je la voyais, j’apprenais qu’il était question d’elle et demoi !

« Ah ! échapper à cette décolorationqui se pose sur vous, vous prend, comme des pantins, par lehaut ; à cette extinction de la couleur des cheveux, qui vouscouvre de la pâleur du linceul, des ossements et desdalles… »

Elle se souleva et cria dans levide :

– Fuir le filet des rides !

** *

Elle continuait :

– Je me dis : « Tout doucement,tu y vas, tu y arrives. Ta peau se desséchera. Tes yeux qui, mêmeau repos, sourient, pleureront tout seuls… Tes seins et ton ventrese flétriront, comme les haillons de ton squelette. La lassitude devivre entr’ouvrira ta mâchoire, qui bâillera continûment, et tugrelotteras continûment, à cause du grand froid. Ta face seraterreuse. Tes paroles qu’on trouvait charmantes paraîtront odieusesquand elles seront cassées. La robe qui te cachait trop, aux yeuxdes foules mâles, ne cachera pas encore assez ta nuditémonstrueuse, et l’on détournera les yeux, et l’on n’osera même paspenser à toi ! »

Oppressée, portant les mains vers sa bouche,elle étouffait, elle étouffait de vérité, comme si, vraiment, elleavait trop à dire. Et c’était magnifique et terrifiant.

Il la saisit dans ses bras, éperdu. Mais elleétait comme délirante, transportée par une universelle douleur. Oneût dit qu’elle venait d’apprendre la vérité funèbre comme unebrusque mauvaise nouvelle, comme un deuil neuf.

– Je t’aime, mais j’aime le passé encoreplus que toi. Je le voudrais, je le voudrais, je me consume pourlui. Le passé ! Oh ! vois-tu, je pleurerai, jesouffrirai, tant que le passé ne sera plus.

** *

« Mais on a beau l’aimer, il ne bougeraplus… La mort partout : dans la laideur de ce qui a été troplongtemps beau, dans la saleté de ce qui était clair et pur, dansla punition des figures qu’on chérissait, dans l’oubli de ce quiest lointain, dans l’habitude, cet oubli de ce qui est proche. Onentrevoit la vie : matin, printemps, espoir ; il n’y aque la mort qu’on ait vraiment le temps de voir… Depuis que lemonde est monde, la mort est la seule chose qui soit palpable.C’est là-dessus qu’on marche et c’est vers cela qu’on va. À quoisert d’être belle et d’avoir de la pudeur ; on marchera surnous. Il y a dans la terre beaucoup plus de morts qu’il n’y a devivants à sa surface ; et nous, nous avons beaucoup plus demort que de vie. Ce ne sont pas seulement les autres êtres – nosêtres – voix toutes au complet jadis autour de nous et maintenantdétruites ; c’est aussi, année par année, la plus grandepartie de nous-mêmes. Et ce qui n’est pas encore mourra aussi.Presque tout est mort.

« Il y aura un jour où je ne serai plus.Je pleure parce que je mourrai sûrement.

« Ma mort ! Je me demande comment onpeut vivre, rêver, dormir, puisqu’on va mourir : on estfatigué, on est ivre.

« Malgré l’immense, le patient, l’éterneleffort, et les grands assauts délibérés de l’énergie, on entend lesmensonges du destin dans les serments qu’on fait. J’entends cela,moi. Chaque fois qu’on dit : oui, un nonintervient, infiniment plus fort et plus vrai, monte et prend toutpour lui.

« Ah ! il y a des moments, le soirsurtout, où il semble que le temps hésite, usé et adouci par noscœurs ; on a le mirage délicieux d’une immobilité des heures.Mais cela n’est pas vrai. Il existe en tout un invincible néant, etc’est empoisonnés par lui que nous passons.

« Vois-tu, mon chéri, quand on pense à cela,on pardonne, on sourit, on n’en veut plus à personne, mais cetteespèce de bonté vaincue est plus lourde que tout. »

** *

Il lui embrassait les mains, courbé vers elle.Il la couvrait d’un tiède et pieux silence ; mais commetoujours, je sentais qu’il était maître de lui…

Elle parlait d’une voix chantante etchangée :

– J’ai toujours pensé à la mort. Unefois, j’ai avoué à mon mari cette hantise. Il est parti en guerreavec fureur. Il m’a dit que j’étais neurasthénique et qu’il fallaitme soigner. Il m’a engagée à être comme lui qui ne pensait jamais àces choses, à cause qu’il était sain et équilibré d’esprit.

« Ce n’est pas vrai. C’est lui qui étaitmalade de tranquillité et d’indifférence : une paralysie, unemaladie grise, et son aveuglement était une infirmité, et sa paixétait celle d’un chien qui vit pour vivre, d’une bête à facehumaine.

« Que faire ? Prier ?Non ; l’éternel dialogue où l’on est toujours seul estécrasant. Se jeter dans une occupation, travailler ! C’estvain : le travail, n’est-ce pas ce qui est toujours àrefaire ? Avoir et élever des enfants ? Cela donne à lafois l’impression qu’on finit, et celle qu’on se recommenceinutilement. Pourtant, qui sait ! »

C’était la première fois qu’ellemollissait.

– L’assiduité, la soumission,l’humiliation d’être mère m’ont manqué. Peut-être cela m’aurait-ilguidée dans la vie. Je suis orpheline d’un petit enfant.

Pendant un instant, baissant les yeux,laissant aller ses mains, laissant régner la maternité de son cœur,elle ne pensa qu’à aimer et à regretter l’enfant absent – sanss’apercevoir que, si elle le considérait comme le seul salutpossible, c’était parce qu’elle ne l’avait pas…

– La charité ?… On dit qu’elle faitoublier tout.

Elle murmura, tandis que nous sentions lefrisson de froid pluvieux du soir et de tous les hivers qui furentet qui seraient :

– Oh ! oui, être bonne ! Allerfaire l’aumône avec toi sur les chemins neigeux, dans un grandmanteau de fourrure.

Elle eut un geste las.

– Je ne sais pas.

« Il me semble que ce n’est pas cela.Tout cela, c’est s’étourdir, mentir ; cela ne change rien à lavérité parce que ce n’est pas de la vérité… Qu’est-ce qui noussauvera ! Et puis quand même nous serions sauvés ! Nousmourrons, nous allons mourir ! »

Elle cria :

– Tu sais bien que la terre attend noscercueils et qu’elle les aura. Et cela n’est pas si éloigné.

Elle sortit de ses larmes, essuya ses yeux,prit un ton positif si calme qu’il donnait une impressiond’égarement :

– Je voudrais te poser une question.Réponds-moi sincèrement. As-tu osé, mon chéri, même dans le fond dusecret de toi, te formuler une date, une date éloignéerelativement, mais précise, absolue, avec quatre chiffres, et tedire : « Si vieux que je vivrai, à cette date-là, jeserai mort – alors que tout continuera et que, peu à peu, mesplaces vides se seront anéanties ou remplies ? »

Il s’agita sous la netteté de cette question.Mais il me semblait qu’il cherchait surtout à éviter de lui donnerune réponse qui eût avivé son obsession. Évidemment, il comprenaittoutes ces choses (parmi lesquelles retentissait parfois, ellel’avait dit, l’écho de ses paroles), mais il avait l’air decomprendre théoriquement, à la lumière des grandes idées et dansune fièvre philosophique ou artistique distincte de sasensibilité ; tandis qu’elle était toute secouée et écraséepar l’émotion personnelle, et que son raisonnement saignait.

** *

Elle resta attentive, immobile ; puiselle reprit, après une hésitation, à voix basse, plus vite, dans unmouvement plus désespéré de cette grande exaltation de sadouleur :

– Hier, tu ne sais pas ce que j’aifait ? Ne me gronde pas. J’ai été au cimetière, auPère-Lachaise. J’ai été, par les allées, puis entre les tombes,jusqu’au caveau de ma famille, celui où, la pierre écartée, ondescendra mon cercueil avec des cordes. Je me suis dit : c’estlà que viendra mon convoi, un jour, un jour proche ou lointain,mais un jour, sûrement – vers onze heures du matin. J’étaisfatiguée, j’ai été obligée de m’appuyer à un tombeau ; et parsuite d’une espèce de contagion du silence, du marbre et de laterre, j’ai eu l’apparition de mon enterrement. Le chemin montaitavec peine. Il fallait tirer les chevaux du corbillard par la bride(j’ai vu plusieurs fois cela, à cet endroit). C’était pitoyable, cechemin qu’on devait gravir ainsi en de pareilles circonstances.Tous ceux qui me connaissaient, qui m’aimaient, étaient là, endeuil ; et l’assistance s’est groupée, éparse, entre lesdalles (c’est bête, ces pierres si lourdes, sur les morts !),et les monuments, qui sont fermés comme des maisons, à l’ombre decette tombe qui a une forme de chapelle, frôlant cette autre quiest couverte d’un carré de marbre neuf – il sera encore assez neufpour produire une même tache claire. J’étais là… dans le corbillard– ou plutôt, ce n’était pas moi : Elle était là… Ettous, à ce moment, m’aimaient avec terreur ; et tous pensaientà moi, pensaient à mon corps ; la mort d’une femme a quelquechose d’impudique, puisqu’il s’agit d’elle toute.

« Et toi, tu étais là aussi, ta pauvrepetite figure crispée par une douleur et une énergie muette – etnotre vaste amour n’était plus que toi et mon image, et tu n’avaisguère le droit de parler de moi… À la fin, tu es parti, comme si tune m’avais jamais aimée.

« Et, en revenant, glacée, je me suis ditque ce cauchemar était la plus réelle des réalités, que c’était lachose simple, vraie par excellence, et que toutes les actions queje vivais en pleine vie étaient du mirage à côté. »

Elle eut un cri étouffé qui la fit tressaillirtoute, longtemps.

– Quelle désolation j’ai traînée jusqu’àla maison ! Dehors, ma tristesse a tout assombri, bien que lesoleil étincelât. Le ravage de toute la nature qu’on fait autour desoi, le monde de douleur qu’on apporte dans le monde ! Il n’ya pas de beau temps qui tienne quand notre tristesse s’avance.

« Tout m’apparaissait frappé, condamné,par le mauvais ange de la vérité qu’on ne voit jamais.

« La maison s’est présentée à moi commeelle est vraiment, au fond : nue, trouée,blanchissante… »

** *

Et tout à coup, elle se rappelle une chosequ’il lui a dite ; elle se la rappelle avec une sorted’ingéniosité extraordinaire, d’habileté admirable, pour, d’avance,lui fermer la bouche et se torturer plus.

– Ah ! tiens, écoute… Terappelles-tu… Un soir, sous la lampe. Je feuilletais unlivre ; tu me regardais. Tu es venu près de moi, tu t’esagenouillé. Tu m’as enlacé la taille, tu as posé ta tête sur mesgenoux, et tu as pleuré. J’entends encore ta voix : « Jepense, disais-tu, que ce moment ne sera plus. Je pense que tu vaschanger, mourir, que tu t’en vas, – et que maintenant, pourtant, tues là !… Je pense, avec une immense ferveur de vérité, combienles moments sont précieux, combien tu es précieuse, toi qui neseras plus jamais telle que tu es, et je supplie et j’adore taprésence indicible de ce moment-ci. » Tu as regardé ma main,tu l’as trouvée petite et blanche, et tu as dit que c’était untrésor extraordinaire, qui disparaîtrait. Puis tu as répété :« Je t’adore », d’une voix tellement tremblante, que jen’ai jamais rien entendu de plus vrai et de plus beau, car tu avaisraison à la façon d’un Dieu.

« Et autre chose encore : un soirque nous étions restés longtemps ensemble, et que rien n’avait pudissiper tes sombres préoccupations, tu as caché ta figure dans tesmains et tu m’as dit cette parole affreuse qui m’a pénétrée et quiest restée dans la plaie : « Tu changes ; tu aschangé ; je n’ose pas te regarder, de peur de ne pas tevoir !

« Tu sais, c’est ce soir-là que tu m’asparlé des fleurs coupées : des cadavres de fleurs, disais-tu,et tu les comparais à de petits oiseaux morts. Oui, c’était le soirde cette grande malédiction que je n’oublierai jamais, et que tu ascriée d’un coup, comme si tu en avais beaucoup sur le cœur à proposde fleurs coupées.

« Comme tu avais raison de te sentirvaincu par le temps, de t’humilier, de dire que nous n’étions rien,puisque tout passe et qu’on arrive à tout. »

** *

Le crépuscule envahissait la chambre etcourbait comme un grand vent ce pauvre groupe occupé à regarder lescauses de la souffrance, à fouiller la misère pour savoir de quoielle était faite.

– L’espace, qui est toujours, toujoursentre nous ; le temps, le temps qui est attaché en nous commeune maladie… Le temps est plus cruel que l’espace. L’espace aquelque chose de mort, le temps a quelque chose de tuant. Tous lessilences, vois-tu, tous les tombeaux, ont dans le temps leurtombeau… Les deux choses si invisibles et si réelles qui secroisent sur nous au point précis où nous sommes ! Nous sommescrucifiés ; pas comme le bon Dieu qui l’a été charnellementsur une croix ; mais (elle serrait ses bras contre son corps,elle se recroquevillait, elle était toute petite), nous sommescrucifiés sur le temps et l’espace.

Et elle m’apparaissait en effet crucifiée dansles deux sens de sa prière et portant au cœur les stigmatessaignants du grand supplice de vivre.

Elle était épanouie de toute sa force. Elleressemblait à tous ceux que j’avais vus à la place où elle était,et qui, eux aussi, voulaient s’arracher du néant et vivre plus,mais son vœu à elle, c’était tout le salut. Son humble cœur génialallait, dans son effusion, de toute la mort à toute la vie. Sesyeux étaient tournés du côté de la fenêtre blanche, et c’était laplus vaste demande possible, le plus vaste des désirs humains quipalpitait dans cette sorte d’assomption de sa figure au ciel.

– Oh ! arrête, arrête le temps quipasse ! Tu n’es qu’un pauvre homme, qu’un peu d’existence etde pensée perdues au fond d’une chambre, et je te dis d’arrêter letemps, et je te dis d’empêcher la mort !

Sa voix s’éteignit, comme si elle ne pouvaitplus rien dire, toute sa supplication dépensée, usée, à bout ;et elle s’abîma dans un pauvre silence.

– Hélas ! lui dit l’homme…

Il regarda les larmes de ses yeux, le silencede sa bouche… Puis il baissa le front. Peut-être se laissait-ilaller au suprême découragement ; peut-être s’éveillait-il à lagrande vie intérieure.

Quand il releva la tête, j’eus confusémentl’intuition qu’il aurait su quoi répondre, mais qu’il ne savait pasencore comment le dire – comme si toute parole devait commencer parêtre trop petite.

– Voilà ce que nous sommes !répéta-t-elle en soulevant la tête, en le considérant, espérantl’impossible contradiction, – comme un enfant demande uneétoile.

Il murmura :

– Qui sait ce que nous sommes…

** *

Elle l’interrompit, d’un geste d’infinielassitude, qui imitait par inconsciente gloire le coup de faux dela mort, et avec une voix sans accent, et des yeux vides :

– Je sais ce que tu vas répondre. Tu vasme parler de la beauté de souffrir. Ah ! je connais tes bellesidées. Je les aime, mon aimé, tes belles théories ; mais jen’y crois pas. Je les croirais si elles me consolaient eteffaçaient la mort.

Dans un effort manifeste, peu sûr lui aussi,cherchant une voie :

– Elles l’effaceraient peut-être si tu ycroyais… murmura-t-il.

– Non, elles ne l’effacent pas, ce n’estpas vrai. Tu as beau dire, l’un de nous mourra avant l’autre, etl’autre mourra. Qu’est-ce que tu réponds à cela, dis, qu’est-ce quetu réponds ? Oh ! réponds-moi ! Ne réponds pasindirectement, mais à cela même. Oh ! trouble-moi, change-moipar une réponse qui me regarde, personnellement, telle que je suisici.

Elle s’était tournée vers lui, avait pris unede ses mains dans les deux siennes. Elle l’interrogeait toute, avecune impitoyable patience, puis elle glissa à genoux devant lui,comme un corps sans vie, s’écrasa à terre, naufragée au fond dudésespoir et tout au bas du ciel, et elle l’implora :

– Oh ! réponds-moi. Je seraistellement heureuse qu’il me semble que tu le peux.

Elle étendait la main, montrait du doigt lavision obsédante : la vérité douloureuse dont elle avaittrouvé la formule, le plus large nom du mal : l’espace quinous cache, le temps qui nous déchire.

Dans la chambre que le crépuscule rend basseet étroite, où le pauvre ciel montre l’espace, où la pendule,monotone, affirme et affirme le temps, il répéta, penché sur ellecomme au bord d’un abîme d’interrogation :

– Sait-on ce que nous sommes ! Toutce que nous disons, tout ce que nous pensons, tout ce que nouscroyons, est peu sûr. On ne sait rien ; il n’y a rien desolide.

– Si, cria-t-elle, tu te trompes :il y a, hélas, il y a, parfaits, absolus, notre douleur et notrebesoin. Notre misère est là : on la voit et on la touche.Qu’on nie tout le reste, mais notre mendicité, qui pourrait lanier ?

– Tu as raison, dit-il, c’est la seulechose absolue qui soit.

C’était vrai qu’elle était là, c’était vraiqu’on la voyait, qu’on la touchait, sur leurs figures grandesouvertes…

** *

Il répéta :

– Nous sommes la seule chose absolue quisoit.

Il se raccrochait à cela. Il avait senti unpoint d’appui parmi l’envolée du temps. « Nous… »disait-il. Il avait trouvé le cri contre la mort, il le répétait.Il l’essayait : « Nous… Nous… »

Dans le crépuscule maintenant sans horizon dela chambre, je contemplai l’homme, avec la femme à ses pieds,informe comme une nuée et comme un piédestal… Son front, à lui, sesmains, ses yeux, toute sa lumière pensante, émergeaient comme uneconstellation.

Et c’était sublime de le voir commencer àrésister.

– Nous sommes ce qui demeure.

– Ce qui demeure ! Nous sommes aucontraire ce qui passe.

– Nous sommes ce qui voit passer. Noussommes ce qui demeure.

Elle haussa les épaules, d’un air deprotestation, de mésintelligence. Sa voix était presquehaineuse.

– Oui… non… Peut-être, si tu veux… Aprèstout, que m’importe ? Cela ne console pas.

– Qui sait si nous n’avons pas besoin dela tristesse et de l’ombre, pour faire de la joie et de lalumière.

– La lumière existerait sans l’ombre.

– Non, dit-il doucement.

Elle répondit pour la deuxième fois :

– Cela ne console pas.

** *

Puis il se rappelle qu’il a déjà pensé àtoutes ces choses…

– Écoute, dit-il, d’une voix palpitanteet un peu solennelle, comme un aveu. J’ai imaginé une fois deuxêtres qui sont à la fin de leur vie, et se rappellent tout cequ’ils ont souffert.

– Un poème ! fit-elle,découragée.

– Oui, dit-il, un de ceux qui pourraientêtre si beaux !

Chose singulière, il semblait s’animerprogressivement ; il paraissait sincère pour la première fois,alors qu’il abandonnait l’exemple pantelant de leur destin pours’attacher à la fiction de son imagination. En parlant de ce poème,il avait tremblé. On sentait qu’il allait devenir vraiment lui-mêmeet qu’il avait la foi. Elle avait relevé la tête pour l’écouter,travaillée par son besoin tenace d’une parole, bien qu’elle n’eûtpas confiance.

– Ils sont là, dit-il. L’homme et lafemme. Ce sont des croyants. Ils sont à la fin de leur vie, et ilssont heureux de mourir pour des raisons qui font qu’on est tristede vivre. C’est une espèce d’Adam et une espèce d’Ève qui pensentau paradis où ils vont retourner.

– Et nous, retournerons-nous à notreparadis ? demanda Aimée : notre paradis perdu,l’innocence, le commencement, la blancheur ! Hélas, comme j’ycrois, à ce paradis-là !

** *

– De la blancheur, c’est cela, dit-il. Leparadis, c’est la lumière ; la vie terrestre,l’obscurité : voilà le motif de ce chant que j’aiébauché : Lumière qu’ils veulent, ombre qu’ils sont.

– Comme nous, dit Aimée.

… Ils étaient eux aussi, là, tout près del’obscurité un peu mouvante, un effort pâle vers la pâleur presqueeffacée des cieux, avec leur pensée et leur voix invisibles…

– Ces croyants demandent la mort comme ondemande la subsistance. En ce jour suprême, un mot est enfin changéà la prière quotidienne : la mort au lieu de pain.

« Lorsqu’ils savent qu’ils vont enfinmourir, ils remercient. Je voudrais que cette action de grâcess’épanouît tout d’abord – comme l’aube. Ils montrent à Dieu leursmains et leurs bouches obscures, leur cœur ténébreux, leurs regardsqui ne font pas de lumière, et ils le supplient de guérir leurincurable obscurité.

« Un raisonnement élémentaire transparaîtau milieu de leur imploration. Ils veulent s’ôter de l’ombre parcequ’elle intercepte la lumière divine ; à travers leurhumanité, ils n’ont perçu, de celle-ci, que des reflets ou defugitifs éclairs, et ils veulent la totalité de ce Dieu dont ilsn’ont vu que les pâles étincelles au firmament :« Donne-nous, crient-ils, donne-nous l’aumône durayon dont le reflet parfois nous couvre comme un voile, et qui, del’infini, tombe jusqu’aux étoiles ! »

« Ils lèvent leurs bras blêmes comme deuxpauvres rayons lourds et trop petits… »

Et moi, je me demandais si le groupe quej’avais sous les yeux n’était pas déjà dans la nuit de lamort ; si ce n’était pas leur âme commune qui, s’exhalant dansun dernier soupir, venait frapper mon oreille…

La poésie les traduit, les désigne ; elleretire leur vie, par fragments, du silence et de l’inconnu. Elles’adapte exactement à leur profond secret. La femme a, de nouveau,penché le cou, déjà plus magnifiquement accablée. Ellel’écoute ; il est plus important qu’elle, il est plus beauqu’elle n’est belle.

– Ils font un retour sur eux-mêmes. Auseuil du bonheur éternel, ils revoient l’œuvre vitale qu’ils ontaccomplie dans toute sa longueur. Que de deuils, que d’angoisses,que d’épouvantes ! Ils disent tout ce qui fut contre eux,n’oublient rien, ne perdent rien, ne gaspillent rien de l’affreuxpassé. Quel poème que celui de toute la misère qui revient en unseul coup !

« Les nécessités brutales d’abord.L’enfant naît ; son premier cri est une plainte :l’ignorance est semblable au savoir ; puis, la maladie, ladouleur, toutes ces lamentations dont nous repaissons le silenceindifférent de la nature ; le travail contre lequel il fautlutter du matin au soir, pour pouvoir, lorsqu’on n’a presque plusde force, tendre la main vers un tas d’or croulant comme un tas deruines ; tout, jusqu’aux pauvres ordures, jusqu’ausalissement, à l’encrassement de la poussière qui nous guette etcontre laquelle il faut se purifier à tout instant, – comme si laterre essayait de nous avoir, sans répit, jusqu’à l’ensevelissementfinal ; et la fatigue qui nous avilit, chasse des figures lesourire, et qui rend, le soir, le foyer presque déserté, avec sesfantômes préoccupés de repos ! »

… Aimée écoute, accepte. À ce moment elle amis la main sur son cœur, et a dit : « Pauvresgens ! » Puis elle s’agite faiblement ; elle trouvequ’on va trop loin ; elle ne veut pas tant de noir – soitqu’elle est lasse, soit que, réalisé par une autre voix, le tableaului paraît exagéré.

Et par une admirable union du rêve et de laréalité, la femme du poème proteste aussi en ce moment.

– La femme lève les yeux, et dit,timidement, pour protester : L’enfant… « L’enfant,qui vint nous secourir… » « L’enfant que l’onfait vivre et qu’on laisse mourir ! » répondl’homme… Il ne veut pas qu’on dissimule la souffrance, et iltrouve, dans le passé, plus de malheur encore qu’on necroyait ; il y a une sorte de perfection dans sarecherche ; son jugement sur la vie est beau comme le jugementdernier : « L’enfant par qui la plaie humaine saigneencore. Créer, recommencer un cœur, faire renaître unmalheur ; enfanter : sacrifier un être ! Engendrer,en hurlant, une plainte de plus ! La douleur d’enfanter. Ellene finit plus ; elle s’immensifie en angoisses, enveille… » Et c’est toute la passion de maternité, lesacrifice, l’héroïsme au chevet de la petite âme vacillante, osantà peine vivre, l’air heureux lorsque l’on est angoissé jusqu’auxlarmes et les sourires qui coulent… Et l’incertitude,toujours : « Rappelle-toi la fin du travail et lesoir, au couchant, la douceur si triste de s’asseoir… Oh ! quede fois, le soir, les yeux sur la couvée qui tremble, incessamment,péniblement sauvée, mes mains frôlaient en trébuchant des frontsd’aimés, puis je laissais tomber mes deux bras désarmés, et j’étaislà, pleurant, vaincu par la faiblesse desmiens !… »

Aimée ne put s’empêcher de faire ungeste ; elle allait, me sembla-t-il, lui dire qu’il étaitcruel…

– Ils grandissent, et puis… Il dit, l’œilardent : « Caïn ! » elle dit, la voixsanglotante : « Abel ! » Elle souffreau souvenir des deux enfants qui se sont haïs et frappés. Ilsl’avaient frappée, elle, puisqu’ils étaient dans son cœur ;c’était comme s’ils étaient encore dans sa chair. Puis un autresouvenir l’appelle tout bas ; elle pense au tout petit qui estmort : « Le petit, le meilleur… Il n’est plus, etmoi, moi, qui sans cesse le regarde ! » Elle distendses bras dans l’impossible, elle geint, déchirée par le baiservide : « Il n’est plus, et moi qui lecaresse ! » Et l’homme gronde : « Lamort, méchanceté des adorés, bonté sinistre qui nousquitte », et elle a ce cri suprême :« Oh ! la stérilité d’êtremère ! »

J’étais emporté par la voix du poète quirécitait en balançant légèrement les épaules, possédé parl’harmonie. J’étais emporté jusqu’au rêve réalisé…

– Puis ils se revoient abandonnés parleurs enfants, dès que ceux-ci ont grandi et ont aimé.« Vivant ou mort, l’enfant nous laisse, à cause qu’il est douxde haïr la vieillesse quand on est jeune et qu’on est fort et qu’onest clair ; que le printemps terrible ensevelit l’hiver, qu’unbaiser n’est profond que sur des lèvres neuves. Notre immensecaresse, ô mères, devient veuve. Tu quitteras ton père et ta mèreet fuiras l’embrassement stérile et pesant de leursbras… »

Je pensai à la scène que j’avais vue, moi,l’autre soir, là même où cet homme parlait, à ce drame dans ma vie.Oui, cela avait été ainsi. La vieille femme avait entouré le jeunecouple obscurément libéré, d’un inutile embrassement, d’unembrassement perdu. Il avait raison, ce vague réciteur, ce vaguechanteur, ce penseur.

– Aucun recours contre l’infatigablemalheur de la vie ; pas même le sommeil : « Dormir…La nuit, on oubliait… – Non, on rêvait ; le repos se souvient,s’emplit de spectres vrais ; notre sommeil ne dortjamais : il agonise… – Parfois, il nous caresse avec sesformes grises, le rêve que l’on rêve. – Il nous fait maltoujours : triste, il blesse nos nuits ; doux, il blessenos jours… »

« Pourtant nous étions tous lesdeux », murmure l’épouse… Et ils regardent l’amour. À la findu labeur, ils allaient ensemble mêler le long de la nuit le reposet la tendresse… « Mais la nuit, nous étions un instantl’un à l’autre… Quand nous cherchions, parmi tous les chemins, lenôtre, et nous hâtions, obscurs, vers le logis mal clos, comme versune épave au sein de tous les flots, quand l’ombre se mêlait, aufond de la vallée, à ta robe usée, humble et comme flagellée, mesyeux sous les rayons qui s’éteignaient en chœur, voyaient lebattement presque nu de ion cœur. Tout seuls, que disions-nous… –Nous nous disions : je t’aime… »

« Mais ce mot, hélas, n’a pas de sens,puisque chacun est seul, et que deux voix, quelles qu’elles soient,se murmurent d’incompréhensibles secrets. Et c’est l’anathèmecontre la solitude à laquelle ils sont condamnés :« Ô séparation des cœurs, terre entassée sur chacun d’eux,silence affreux de la pensée ! Amants, amants, nous nouscherchions à l’infini ; nous étions là, nous n’avions rien quinous unit, et proches et tremblants sous les astres qui trônent,les doigts mêlés, nous n’étions rien que deuxaumônes. »

– Ah ! dit Aimée, tu avoues celadans ton poème ! Tu ne devrais pas… C’est trop vrai.

–… Puis, venait le moment du baiser et del’étreinte. Mais les corps ne se pénètrent pas plus que les mains,malgré les hardiesses de la pensée, et ce n’était pas de l’union,mais deux délires l’un sur l’autre.

– Je sais, dit Aimée en frissonnant d’unedouble honte dans toute sa personne.

– Et aux heures de désespoir, la douleurne faisait qu’agrandir leurs deux isolements : « Enfouisdans nos corps comme dans nos linceuls, nos yeux mêlaient leurspleurs, nos cœurs pleuraient tout seuls ; je te voyais,fragile, infinie et profonde ; tu pleurais… j’ai senti quechacun est un monde. »

** *

– Ainsi, la misère et le mal apparaissenttout entiers dans une grande conscience qui ne pardonne rien.L’imprécation est finie. D’ailleurs, la vie est finie. C’est ladernière fois qu’ils reviennent à ces choses.

« La femme regarde en avant, avec lacuriosité qu’elle eut en entrant dans la vie. Ève finit comme ellea commencé. Toute son âme subtile et vive de femme monte vers lesecret comme une sorte de baiser aux lèvres de sa vie. Ellevoudrait être heureuse, déjà… »

Aimée se mêle davantage aux paroles de soncompagnon. L’imprécation sœur de la sienne lui a donné confiance.Mais il me semble qu’elle se soit amoindrie encore devant nous.Tout à l’heure, elle dominait tout ; maintenant, elle écoute,elle attend, elle est saisie.

– Nous aussi, n’est-ce pas ?a-t-elle dit à un moment.

C’est émouvant, cette sorte d’œuvre double devie et d’art. Il est lyrique ; elle est dramatique. Ils sont àla fois créateurs, acteurs, victimes. On ne sait plus ce qu’ilssont. Il n’y a qu’une grande vérité, qui est la même pour lesparoles et pour la destinée. Où commence le drame qu’ils jouent, etcelui qui joue avec eux ?

** *

– Une immense piété les dévored’espérance : « Je crois en Dieu, je ne crois plus enmoi ! » Mais la curiosité, inlassable, se glisse.Comment sera le paradis, comment ne souffrira-t-onplus ?…

« Le paradis, dit-il, nous l’avonsentrevu pauvrement sur la terre. Les espoirs, les émotions, lesbelles effusions et les récompenses intérieures de l’orgueil, toutcela a été un peu de paradis. C’était comme de brefs moments deDieu… Mais cela était vite caché par notre ignominie, notrenoirceur humaine. Maintenant, notre triste voie va tomber et cesera Dieu sans fin. La femme reprend : « Queserai-je, moi ? »

Aimée dit : Elle a raison. Car enfin, quefaut-il lui répondre ?

– Il lui démontre que le bonheur parfaitest une entité dont la nature nous échappe. On ne peut pas toucherl’éternité, encore moins l’expérimenter. Il faut laisser faireDieu, et nous endormir comme des enfants dans le soir de nossoirs.

– Pourtant… fait Aimée.

– Mais, en proie à une divination qui peuà peu l’accapare, la femme a posé de nouveau l’insoluble questionvivante : « Que serons-nous ? »

« Et alors, de nouveau, il lui répond parce qu’ils ne seront pas. Malgré qu’il voudrait dire quelque chosede positif, la vérité s’empare de lui et le tourne vers lanégation : « Nous ne serons plus nos haillons, noschairs, nos sanglots… » Et il s’enfonce dans son ombre pour lanier. « Que serons-nous ? » crie-t-elleavec un tremblement. – Plus d’ombre ; plus de séparation, plusd’effroi, plus de doute. Plus de passé, plus d’avenir, plus dedésir : le désir est pauvre puisqu’il n’a pas. Plusd’espoir.

– Plus d’espoir ?

– L’espoir est malheureux, puisqu’ilespère. Plus de prière : la prière est dénuée, elle aussi,puisque c’est un cri qui monte et qui nous abandonne… Plus desourire : le sourire n’est-il pas toujours à moitiétriste ? On ne sourit qu’à sa mélancolie, à son inquiétude, àsa solitude d’avant, à sa douleur qui fuit ; le sourire nedure pas, car s’il durait il ne serait pas ; il a pourcaractère d’être mourant… – « Mais qu’est-ce que je serai,moi, moi ! » Ce cri : « Moi ! » prendpeu à peu toute la place, et vibre, et réclame. Et encore une fois,il lui jette des paroles fantômes, puisqu’on lui demande ce quisera et qu’il offre en réponse ce qui ne sera plus. Il étale ànouveau les maux subis, comme un épouvantail. Il les tire del’enfouissement du mystère. Il avoue ce qu’il n’a jamais avoué.« Il y a ceci, cela que je t’ai toujours caché. Je te disaiscela, mais je mentais. » Il inventerait presque, dans lebesoin de trouver quoi répondre à l’interrogation trop simple. Ildétaille les désirs, et chacun de ses lambeaux de phrases évoqueune géhenne. Il a tout désiré : le bien d’autrui, le destind’autrui, la gloire, foule immortelle. Il fait même entrevoir toutun drame tué en lui, convulsé, immobilisé, tout un grand poèmepossible : « Enfer plus effrayant et plus atroceencore : notre fille, qui ressemblait à tonaurore ! » Il n’a pas succombé à ses désirs, il neles a que plus parfaitement soufferts. Il a porté en lui, avec desairs de calme, la tentation éternelle : « Clouée enmoi, mais tout entière et toute grande… Oh ! tapi dans moncœur, torturant et caché, l’inavouable mal de n’avoir paspéché ! »

« Il a par-dessus tout désiré le passé,et il revient sur cette souffrance si simple et si sûre – le passéqui est mort. Il aurait voulu pénétrer dans le passé, comme dansl’avenir, comme dans le cœur aimé. Mais le souvenir est implacable.Il est : rien ; il est : jamais plus, et celui quirevoit souffre et a le remords d’autrefois, comme un malfaiteur. Etil était aussi, et ils étaient tous deux, malgré leur piété, quis’est enfoncée en eux avec leur vieillesse, obsédés par l’idée dela mort. L’idée de la mort était partout. Car ce qui estépouvantable, ce n’est pas la mort, c’est l’idée de la mort quiruine toute l’activité en projetant une ombre souterraine. L’idéede la mort : la mort qui vit… « Oh ! comme j’aisouffert… Comme j’ai dû souffrir ! »

« Voilà ce qui fut et qui, enfin, ne seraplus. Voilà toutes les espèces de ténèbres qui nous ont défenduscontre la durée du bonheur. Tout se réduit à de l’envahissement età du noir dont la vie veut s’évader. « Nous sommesceux, crie-t-il comme au commencement, nous sommes ceuxqui n’ont jamais eu de lumière, que l’ombre universelle a reprischaque soir, ceux dont le sang vivant, le sang profond, est noir,ceux dont le rêve obscur salit tout ce qu’il touche, et nos yeuxsont aussi ténébreux que nos bouches. Vides et noirs, nos yeux sontaveugles, nos yeux sont éteints : il leur faut le grandsecours des cieux… Souviens-toi, quand groupés sous la calmetempête du soir, nous conservions un rayon sur nos têtes, et nousvoulions longtemps que la nuit ne fût pas. Ton faible bras, poséfortement sur mon bras, palpitait… Écrasant notre morne envolée, lanuit nous reprenait la lumière volée… »

« La nuit s’épandait d’eux comme d’uneblessure à leur flanc ; ils faisaient vraiment de l’ombre… Etborné, ébloui par son raisonnement d’enfant, il crie :« La nuit s’engloutira ; tu seras lalumière ! » Mais la piteuse promesse immense n’aaucune influence sur l’effroi de la femme, et elle continue àdemander ce qu’elle sera, elle : car la lumière, ce n’estrien. Rien, rien… Elle cherche en vain à lutter contre ce mot.

« Il lui reproche d’être en contradictionavec elle-même en réclamant à la fois le bonheur terrestre et lebonheur céleste ; elle lui répond, du fond d’elle-même, que cequi est contradictoire, ce n’est pas elle, ce sont les chosesqu’elle veut.

« Alors, il saisit encore une autrebranche de salut, et avec une avidité désespérée, il explique, ilhurle : On ne peut pas savoir ! Comment lepourrait-on ! Quelle folie, quel sacrilège, de letenter ! Il s’agit d’un ordre de choses tellement différent decelui que nous concevons ! Le bonheur divin n’a pas la mêmeforme que le bonheur humain. « Le divin bonheur est horsde nous. »

« Elle s’est dresséefrémissante :

« Ce n’est pas vrai ! Ce n’estpas vrai ! Non, mon bonheur n’est pas en dehors de moi-même,puisque c’est mon bonheur… » « L’univers estl’univers de Dieu, mais mon bonheur, c’est moi qui en suisDieu. » « Ce que je veux, ajoute-t-elle avec unesimplicité définitive, c’est d’être heureuse, moi, telle que jesuis et telle que je souffre. »

Aimée avait tressailli : elle pensaitsans doute à ce qu’elle avait dit tout à l’heure : « uneréponse qui me regarde personnellement, telle que je suisici », et elle ressemblait plus à cette femme qu’àelle-même…

– Moi telle que je souffre, répétal’homme.

« Importante parole ! Elle nous mènedistinctement devant cette grande loi : Le bonheur n’est pasun objet, ni une expression de calcul ; il naît de la misèreet il y tient tout entier, et on ne peut pas plus dissocier la joieet la souffrance, que la lumière et l’ombre. En les séparant, onles tue toutes les deux. « Moi, telle que jesouffre ! » Comment être heureux dans un calme parfait etune clarté pure, abstraits comme une formule ? Nous sommesfaits de trop de besoins et d’un cœur trop déréglé. Si on nousenlevait tout ce qui nous fait mal, que resterait-il ? Et lebonheur qui viendrait alors ne serait pas pour nous, il serait pourun autre. Le cri confus qui dit, en croyantraisonner : Nous avons eu un reflet de bonheur effacé par del’ombre ; l’ombre disparaissant, nous aurons tout le bonheurlui-même, – est un mensonge de fou. Et c’est aussi un mensonge defou que de dire : nous aurons un bonheur pur que nous nepouvons pas concevoir.

« Et la femme dit : « Mon Dieu,je ne veux pas du ciel ! »

– Eh quoi ! dit Aimée en tremblant,il faudrait qu’on puisse être misérables au paradis !

– Le paradis, c’est la vie, dit-il.

Aimée se tut et resta là, la tête levée,comprenant enfin, qu’avec toutes ces paroles il lui répondaitsimplement à elle, et qu’il lui avait refait dans l’âme une penséeplus haute et plus juste.

** *

– L’homme est maintenant à l’unisson,reprend-il. D’ailleurs, il sentait depuis quelques instants àquelle erreur se butait sa colère. – Et le voilà qui souligne,perfectionne la dramatique vérité entr’aperçue dans l’éclairféminin. Et Dieu, Dieu ? dit-elle. – Dieu ne peut rien fairepour les hommes. Il n’y a rien à faire. Il n’est pasl’impossible ; il n’est que Dieu.

« Et alors que font-ils, ces deuxcroyants inconsolables malgré Dieu ?… Ils reconstruisentconfusément, souvenir par souvenir, leur vie, et ils l’adorent danssa misère où il y avait tout. À côté de chacun de ces éclairs dejoie ou d’orgueil que tout à l’heure ils disaient être desparcelles de Dieu, ils voient l’ombre qui le permettait, lafaiblesse qui le préparait, le risque et le doute qui l’entouraientcomme des soins, le tremblement qui lui donnait la vie… L’aspect deleur destin ainsi réellement revenant à leurs yeux se fond danscelui de leur amour, d’autant plus ébloui qu’il fut plus tourmenté.Si lui n’avait pas été pauvre, il n’aurait pas éprouvé toute lacharité dont elle le combla, lorsqu’il s’approcha de sa lumière quilui était nécessaire, et de sa bouche de femme au silenceappelant !

« Il semble qu’ils revivent, qu’ilsimitent cela… On dirait qu’ils se connaissent mal et que peu à peuils se reconnaissent, s’évaluent et s’enlacent. L’ombre,disent-ils, nous la cherchions. Ils se voient l’un l’autrecherchant, pendant le jour, le crépuscule au cœur des chambres, ausein des bois. Ils contemplaient, ils comprenaient la nature. Ilsla comprenaient trop et lui donnaient ce qui n’était pas à elle,lorsque leur émotion mortelle accordait un sourire suprême au soir…« Et tout autour de nous, le jour mourait,hélas ! »

Je ne savais plus au nom de qui parlait devantmoi cette créature humaine, et si, dans sa bouche, il étaitquestion d’elle-même ou des autres. Serré entre ces murs, jeté aufond de cette chambre comme une loque humide, l’homme paraissaitréaliser une de ces grandes œuvres où la musique se mêle auxparoles :

– Nous avions peur, nous avions froid… Tuétais environnée d’ombres : notre soir, ta robe, ta pudeur…Mais quelle aurore quand j’allais vers toi !« Ah ! lorsque j’attirais dans mes bras de conquêtesous les voiles du soir ta précieuse tête, lorsque j’entrevoyaisdans tes gestes brisés ta bouche et son silence infini de baisers,ta chair qui dans la nuit est blanche comme un ange… »Lorsque je m’approchais de ta figure comme du miroir de monsourire ; lorsque, debout près de toi, te soutenant et soutenupar toi, je plongeais mes yeux fermés dans le soleil de tescheveux, pour m’éblouir ; quand je fouillais ton ombre avecmes mains pensantes.

« Nous avions besoin l’un de l’autre,nous souffrions l’un par l’autre… Oh ! douter, ignorer,espérer, pleurer ! Et c’est ainsi que cela fut toujours.Malgré les défaillances, les oublis, les faiblesses et lespauvretés, la grande pauvreté de notre amour régna.

– Ah ! dit Aimée, il ne faut pasmaudire, il ne faut pas regretter, il faut aimer son cœur.

Il continuait sans s’arrêter à elle : –Et les mourants disent : « Et quand la vie, à la longue,sans nous rapprocher plus qu’il n’est possible, hélas, sans fairede deux êtres un seul être, nous façonna cependant assez semblablespour que la tendresse nous rendît par miracle sensibles l’un àl’autre, nous avons gagné ensemble un recueillement et un culte –une religion qui tremble – pour notre misère même. Nous latrouvions partout avec la mort ; nous adorions la faiblessehumaine dans le vent qu’on sent frémir et qui s’approche – et quiva toujours ; dans le couchant qui se dépouille ; dansl’été qu’on voit souffrir et décliner ; dans l’automne dont labeauté contient des pressentiments, et dont les feuilles mortesfont mourir tristement le bruit des pas ; dans le ciel étoiledont la grandeur paraît de la folie ; et même il étaitdifficile de croire que la pierre eût un cœur de pierre et quel’avenir ne fût pas innocent et exposé à l’erreur ! Et nousrésistions, et nous nous étendions d’espoir.

« Souviens-toi quand tombait sur lesgrandes descentes, le soir où nous sentions la vieillesse venir,nous joignions deux à deux nos mains insuffisantes et tournionsmalgré tout nos yeux vers l’avenir. L’avenir ! Sur ta joueinfinie une ride souriait. Tout était magnifique et tremblant, lasage vérité tombait du ciel splendide et son dernier reflet posaitsur ton front blanc. Avares, las, ouvrant à peine les paupières,pleins du pauvre passé qui ne peut pas guérir, nousespérions ; le soir amollissait les pierres, tes yeux étaientdorés, je te sentais mourir ! »

« La vie s’exalte avec une sorte deperfection dans la vie finissante. « C’est beau, chante-t-ilplus profond encore, c’est beau d’arriver à la fin de ses jours…C’est ainsi que nous avons vécu le paradis. »

Et ils en viennent à se dire timidement,gauchement : « Je t’aime ». Au seuil de l’azurperpétuel ils cherchent à réaliser l’humble commencement de la vieexpiatoire. Et ils vont jusqu’à assurer que Dieu souffre de lesvoir mourir, et ils le plaignent. Puis ceux qui vont ne plussouffrir se disent un adieu affreux sur lequel finit le drame.

– Ils ont raison, dit Aimée en un cri oùelle était toute.

– Voilà la vérité, dit le poète. Ellen’efface pas la mort. Elle ne diminue pas l’espace, ne retarde pasle temps. Mais elle fait de tout cela et de l’idée que nous enavons les sombres éléments essentiels de nous-mêmes. Le bonheur abesoin du malheur ; la joie se fait en partie avec de latristesse ; c’est grâce à notre crucifixion sur le temps etl’espace, que notre cœur, au milieu, palpite. Il ne faut pas rêverune sorte d’absurde abstraction ; il faut garder le lien quinous retient au sang et à la terre. « Tels que noussommes ! » souviens-toi. Nous sommes un grandmélange ; nous sommes plus que nous ne le croyons : quisait ce que nous sommes !…

Sur la figure féminine que l’épouvante de lamort avait rigidement contractée, un sourire s’était remis à vivre.Elle demanda avec une grandeur enfantine :

– Que ne me disais-tu cela tout de suitedès que je t’ai interrogé ?

– Tu ne pouvais me comprendre alors. Tu avaisengagé ton rêve de détresse dans une voie sans issue. Il fallaitdonner à la vérité un autre cours pour te la présenter ànouveau.

** *

Quelque chose encore, que je vois en eux, lesfait vibrer : la beauté, la bonté d’avoir parlé. Oui, cela lesa nimbés pendant les quelques instants où ils ne sont pas encoretombés du rêve.

– C’est bon, soupira-t-elle, d’avoir làtoutes ces paroles, qui disent exactement ce qui est contrenous.

– S’exprimer, éveiller ce qui est vivant,dit-il, c’est la seule chose qui donne vraiment l’impression de lajustice.

Après cette grande parole, ils se turent. Ilsétaient, pendant une fraction de temps, aussi rapprochés qu’on peutl’être ici-bas – à cause de l’auguste assentiment à la véritéhaute, à la vérité ardue (car il est difficile de comprendre que lebonheur soit à la fois heureux et malheureux). Elle le croyaitpourtant, elle, la rebelle, elle, l’incrédule, à qui il avait donnéun vrai cœur à toucher.

Chapitre 9

 

La fenêtre était grande ouverte. Le soirentrait, vibrant, abondant, comme une saison. Je vis dans lesrayons poudroyants du couchant trois personnes placées àcontre-jour des longs reflets mordorés. Un vieillard, l’air chagrinet brisé, au visage labouré de rides, assis dans le fauteuil tiréprès de la fenêtre ; une grande jeune femme aux cheveux trèsblonds qui présentait une figure de madone. Un peu à l’écart, unefemme enceinte était assise et, de son œil fixe, semblaitcontempler l’avenir.

Celle-ci ne se mêlait point à la conversation,soit qu’elle fût de condition plus modeste, soit que sa pensée seconsacrât toute à l’événement de sa chair. On voyait, dans ledemi-jour où elle s’était retirée, sa forme grossie et doucementmonstrueuse, et son tendre rictus absorbé.

Les autres causaient. L’homme employait unevoix cassée, inégale. Un peu de trépidation fébrile le prenaitparfois aux épaules, et il avait de temps à autre de brusquesmouvements qui ne venaient pas de lui ; ses yeux étaientbridés, sa parole portait l’empreinte d’un accent étranger. Elle,elle se tenait tranquillement à côté de lui, avec sa clarté et sadouceur du Nord, si blanche et si dorée que la lueur du joursemblait mourir plus lentement qu’ailleurs, sur sa pâle figureargentée et l’auréole diffuse de ses cheveux.

Était-ce un père et sa fille, un frère et sasœur ? On sentait qu’il l’adorait, mais que ce n’était pas safemme.

Il la regarda de ses yeux éteints où le soleilqui était sur elle mit un reflet.

Il dit :

– Quelqu’un va naître ; et quelqu’unva mourir.

La femme enceinte fit un mouvement. L’autrecria à mi-voix, vivement penchée vers lui :

– Que dites-vous, Philippe !…

Il sembla indifférent à l’effet produit parses paroles, comme si cette protestation n’eût pas été sincère, ouétait vaine.

Il n’était peut-être pas vieux ; sescheveux me paraissaient à peine grisonnants. Mais il était saisipar une souffrance mystérieuse, qu’il supportait mal, dans unecrispation continue. Il n’avait pas longtemps à vivre. Cela sevoyait à des signes éternels autour de lui : une pitiéeffrayée et trop discrète dans les regards, et déjà un deuilpresque insupportable.

** *

Il se met à parler après un effort de sa chairpour rompre le silence. Comme il est placé entre la fenêtre ouverteet moi, ses paroles se dissipent en partie dans l’espace.

Il parle de voyages. Je crois aussi qu’il aparlé de son mariage, mais je n’ai pas entendu ce qu’il en adit.

Il se ranime, sa voix s’élève ; elle est,à présent, d’une profonde et angoissante sonorité. Il vibre ;une passion contenue anime ses gestes, ses regards, attiédit etagrandit ses paroles. On voit à travers lui l’homme actif etbrillant qu’il devait être, avant d’avoir été souillé par lamaladie.

Il a tourné un peu la tête et je l’entendsmieux.

Il rappelle les villes et les pays parcourus,les énumère. C’est comme des noms sacrés qu’il invoque, des cieuxlointains et différents qu’il supplie : l’Italie, l’Égypte,les Indes. Il est venu ici, entre deux étapes, pour sereposer ; et il se repose, inquiet, comme un fugitif se cache.Il va falloir repartir, et ses yeux ont resplendi. Il dit tout cequ’il veut voir encore. Mais le crépuscule se fonce peu àpeu ; la tiédeur de l’air se dissipe comme un bon rêve ;et il pense seulement à tout ce qu’il a vu :

– Tout ce que nous avons vu, tout ce quenous apportons d’espace avec nous !

Ils donnent l’idée d’un groupe de voyageursjamais calmés, de fuyards éternels, arrêtés un instant de leurcourse insatiable, dans un coin du monde qu’on sent petit, à caused’eux.

** *

– Palerme… La Sicile…

Il tâche de s’enivrer du souvenir spacieux,puis qu’il n’ose pas aller dans l’avenir. Je vois l’effort qu’ilfait pour se rapprocher de quelque point lumineux des joursécoulés.

– Carpeia, Carpeia ! fit-il. Voussouvenez-vous, Anna, de cette matinée enchantée de lumière ?Le passeur et sa famille étaient à table en pleine campagne. Quelleflamme sur la nature !… La table ronde et pâle comme un astre.Le fleuve luisait. Au bord, des tamaris avec des lauriers-roses.Non loin était le barrage au soleil : le long coup d’épauleétincelant du fleuve… Le soleil fleurissait toutes les feuilles.L’herbe brillait comme si elle eût été pleine de rosée. Lesbuissons semblaient avoir des bijoux. Le vent était si faible quec’était un sourire, pas un soupir.

Elle l’écoutait ; elle recueillait sesparoles, ses révélations, placide, profonde et limpide comme unmiroir.

– La famille du passeur, reprit-il,n’était pas au complet. La jeune fille s’était éloignée, et, àl’écart des siens, assez loin pour ne pas les entendre, rêvait,assise sur un banc rustique. Je vois l’ombre doucement verte dugrand arbre sur elle. Elle était au bord du mystère violet du bois,avec sa pauvre robe.

« Et j’entends les mouches quibourdonnaient dans cet été lombard, autour de la rivière sinueusequ’on longeait et qui, à mesure, se déployait avec des grâces.

« … Qui dira, murmura l’évocateur, quitraduira dans une œuvre le bourdonnement d’une mouche ! C’estimpossible. Peut-être parce que ce bourdonnement ne fut jamaisisolé, et que toutes les fois que nous l’entendîmes, il était mêléà la musique universelle d’un moment.

** *

« Là où j’ai eu le plus l’impression dusoleil du Midi, continua-t-il, considérant un autre souvenir, c’està Londres, dans un musée ; devant un tableau représentant uneffet de soleil dans la campagne romaine, un petit Italien encostume, un modèle, tendait son cou. Parmi l’immobilité desgardiens mornes, et le courant des visiteurs pluvieux, dans le griset l’humidité, il rayonnait ; il était muet, sourd à tout,plein de soleil secret, et il avait les mains unies, presquejointes ; il priait le divin tableau.

– Nous avons revu Carpeia, dit Anna. Lehasard de nos voyages nous y a fait passer en novembre. Il faisaitgrand froid ; nous avions toutes nos fourrures ; lefleuve était gelé.

– Oui, et on marchait sur l’eau !C’était désolé et curieux. Tous les gens qui vivaient del’eau : le passeur, les pêcheurs, les mariniers, les laveuseset les maris des laveuses, – tous ces gens-là marchaient surl’eau.

Il fit une pause ; puis ildemanda :

– Pourquoi certains souvenirs restent-ilsimpérissables ?

Il enfouit sa figure dans ses mains tristes etnerveuses, et souffla :

– Pourquoi, pourquoi !

** *

– Notre oasis, – reprit-elle, pourl’assister dans son œuvre de souvenirs, ou bien parce qu’elle-mêmepartageait le vertige de revivre – c’était, dans votre château deKief, le coin des tilleuls et des acacias.

« Tout un côté de la pelouse est toujoursjonché de fleurs en été et de feuilles en hiver.

– C’est là, dit-il, que je vois encoremon père. Il avait l’air bon. Il était revêtu d’un gros manteau dedrap pelucheux, et portait une toque de feutre rabattue sur lesoreilles. Il avait une grande barbe blanche, et ses yeux pleuraientun peu, à cause du froid.

Il revint à son idée :

– Pourquoi gardé-je de mon père cesouvenir plutôt que tel autre ? Quel signe extraordinaire mele désigne seul ? Je ne sais, mais c’est là l’image de lui.C’est ainsi qu’il dure en moi, c’est ainsi qu’il n’est pasmort.

Puis il trembla presque en disant :

– J’aime Bakou. Je ne reverrai plus cepays. Près des puits de pétrole, ce grand paysage gris, démesuré.De la boue, des flaques d’huile très sombres et irisées. Un vasteciel, dépouillé d’azur. Des chemins interminables où les ornièresbrillent comme des rails. Les bâtiments noirs et luisants comme leshommes. L’odeur du pétrole ; partout, jusque sur les fleurs,l’éternelle odeur de la mer souterraine.

« Je ne reverrai plus ce pays. D’ailleursje n’y connais plus personne. L’année dernière le vieil avareBorine était encore là à amasser et à compter son argent.

– Quand il a senti venir la mort, dit lajeune femme, il a dit : « Je vais être ruiné. »

Le jour baissait. La femme paraissait de plusen plus visible parmi les autres, et de plus en plus belle.

– Il avait, lui aussi, une grande bontésur les traits. Pourquoi les avares, qui aiment une chose d’amour,n’auraient-ils pas l’air bon ?

Un léger frisson secoua les épaules dumalade.

– Fermez la fenêtre, je vous prie,dit-il. J’ai froid.

Quand on l’eut fermée, du silence tomba. Elledit :

– J’ai reçu une lettre de Catherine deBerg.

– Toujours la même ?

– Oui : elle se meurt de regret.Elle a beau aller de pays en pays – elle était la semaine dernièreaux îles Baléares – elle traîne partout, comme une sorte deparesse, son veuvage inconsolable. Quelle force il faut pour êtreainsi inconsolable ! Elle combat sa jeunesse et sa beauté.Elle ne voyage pas pour atténuer son deuil, mais pour l’augmenter,le mettre partout dans le monde. En réalité, elle ne veut aucunedistraction. Cela la désole quand, par une revanche de la vie, elleoublie un instant. Un jour, je l’ai vue pleurer parce qu’elle avaitri. Et pourtant, son chagrin est calme à voir, aussi calme que sagrâce sur sa figure.

Je voyais la silhouette de l’homme sur lesrideaux blafards – dos courbé, tête hochante, cou maigre. Il levales mains.

– La vraie douleur reste en nous, fit-il.Ce n’est presque rien à voir et à entendre. Mais elle arrêtefacilement tout, même la vie. La vraie douleur revêt les formesgrandioses de l’ennui.

Avec des mouvements presque maladroits, iltira un étui de cigarettes de sa poche.

Il alluma une cigarette. Je perçus, tant quela vive petite lueur s’y plaqua comme un masque éclatant, sestraits ravagés. Puis il fuma dans le demi-jour, et l’on nedistinguait que la cigarette enflammée, remuée par un bras aussivague, aussi léger que la fumée qu’elle exhalait. Quand il portaitla cigarette à sa bouche, je voyais la lumière de son souffle donttout à l’heure, dans la fraîcheur de l’espace, j’avais vu labrume.

… Ce n’était pas du tabac qu’il fumait :une odeur pharmaceutique m’écœura.

Il tendit la main, mollement, vers la fenêtrefermée, – modeste avec ses petits rideaux à moitié relevés.

– Regardez… C’est Bénarès et Hallihabad…Incendie d’or rouge dans le gris, scintillement d’êtres humainsétranges. Ce ne sont pas des êtres, ce sont des statues de dieux,sous le ciel violet du soir. Ils bougent… Non… Si. C’est unecérémonie somptueuse où se noient des tiares, des insignes et desornements de femmes… Au bord, le grand prêtre, avec sa complexecoiffure étagée, et ses mains contournées – vague pagode,architecture, époque, race. Comme nous sommes différents de cescréatures… Qui a raison ?

Maintenant, il élargit le cercle du passé. Ila l’air de le faire en un pesant et puissant effort, comme s’ilélargissait un cercle d’enfer et de supplication.

– Les voyages : tous ces lieux qu’onquitte ! Tout cela est inutile. Les voyages n’agrandissentpas ; pourquoi s’agrandirait-on avec les pas qu’on fait ?Du reste, a-t-on le temps de déposer le fardeau de son âme pourvoir vraiment ce à côté de quoi on passe ? Et alors même… Lesvoyageurs ne connaîtraient qu’un point de la surface du momentprésent ; on ne voyage pas dans le passé. Tout a été. J’aipensé cette nuit, alors que le souvenir des falaises, des landes etdes forêts galloises me hantait, aux chevaliers de la Table ronde.Le roi Arthur ; ses compagnons… Il m’a semblé être non loind’eux et m’avancer. Je n’en voyais qu’un, étrangement casqué ;son œil couleur d’émeraude m’a regardé et m’a glacé. Les autresétaient estompés, des fantômes. La table de pierre est ronde dansla clairière automnale (le gris de la brume se mêle au voileroussâtre de la forêt). La table est ronde, afin que, lorsqu’ils setiennent autour, debout, il n’y ait pas préséance de l’un d’eux.C’est comme une meule gigantesque. Elle est très blanche. Lesangles sont très nets. Il n’y a pas très longtemps qu’elle a ététaillée ; elle est neuve.

« … Mille ans !… Deux mille, troismille ans, et le rivage de Troie…

« Vous rappelez-vous, Anna, cette ligned’or au large de laquelle nous croisâmes ?

« Le héros grec marche sur le sablelégèrement mordoré par l’aurore. Je vois l’empreinte large, bienrégulière, et solidement posée, qu’il trace sur le sable. Sur lebord de chacune de ces empreintes, après son passage, un peu desable d’or s’écroule. La mer se meurt auprès de lui. Je vois latrace – un fin bourrelet écumeux – que la dernière vague vient delaisser sur le sable mouillé, plus foncé que celui où il marche. Uncaillou a grincé sous le bronze des chaussures et a roulé.J’entends le bruit de ses pas. Songez à cela, Anna : ses pas,le bruit de ses pas anéanti depuis tant de milliers d’années.Songez au coup d’aile qu’il faut pour s’approcher de cela ;ces pas dont il ne restait, le jour d’après, aucune trace, et quisont pourtant. Où sont-ils, où sont-ils ? Ils sont en nous,puisque nous les voyons. Le temps n’est pas le temps ;l’espace n’est pas l’espace. »

Un silence s’étendit sur l’admirable phrase,sur ce mystère de lucidité. La femme ne se sentit pas capabled’interrompre le silence où planait une vérité que, sans doute,elle n’atteignait pas.

– Son glaive a choqué un rocher, et onentend le retentissement vibrant de la lame dans le fourreau. Saforte main, pour gravir un escarpement, a saisi le jeune tronc d’unpin d’où quelques aiguilles sèches sont tombées sur son départ.Qu’est-ce qui court dans le bois de pins, à côté ? Une bête,un chien ; le chien de cet homme. Il rapporte dans sa gueuleun objet : une ceinture de cuir durcie et racornie par le selet le vent, une ceinture troyenne, reste déjà à demi anéanti ducarnage que dans des centaines et des centaines d’années chanteraHomère.

« Le guerrier est arrivé sur unpromontoire. Il a tendu la tête et dirigé ses regards sur la mer.Le nez est droit et fin ; la ligne du front tombe, nette, dufer du casque ; l’arcade sourcilière est curieusementavançante ; les cils battent sur l’œil étincelant ; maisc’est surtout sa main que j’examine, à moitié fermée, les onglescourts, le dos et les doigts d’une couleur brûlée tirant sur lerouge, comme sculptés dans la brique, les ongles bombés, caillouxincrustés.

« Il voit le rivage. Les matelotss’occupent de mettre à l’eau les carènes innombrables. On lestraîne et on va les pousser jusqu’au large pour éviter la hache desrécifs de la côte. La flotte grecque partira ce soir, puisqu’on nepeut naviguer que sous les étoiles, et elle appareille, tandis quele matin brille sur l’azur de la mer. »

Après cette contemplation de soleil, l’hommebaissa son front dégradé.

– J’ai la vision d’une étendue d’eau. Jevois de près cette eau, ces flots qui, dans un silence absolu,clapotent, gris et argentés, sous une lumière étrange. Pourquoi cetinfini silence ? Ils sont sur une autre planète, éloignée deje ne sais combien de centaines de siècles.

** *

Je regarde ce qu’il dit, et je le regarde,lui : le spectacle qui n’est pas, et l’homme qui dans l’ombren’est presque plus. L’évocation, l’évocateur… Je pense à cettedifférence indicible de grandeur qu’il y a, entre celui qui penseet ce qu’il pense. Sa figure est une menue tache disputée, effacée,au commencement du déploiement des pays et des époques.

Et d’autres souvenirs, et d’autres encore,amoncelés, se pressent. On le sent assailli par un monde ; enbutte à trop de souvenirs : ceux qu’il a bégayés, et ceuxqu’il n’a point le loisir ou le pouvoir de dire. Il ne peut sedébarrasser de cette grandeur lumineuse qui est en lui.

Il a rejeté sa figure en arrière ; il aclos sans doute ses paupières… Et ses souvenirs, je les compte etje les mesure, à l’expression de souffrance que donne un visage quise laisse ainsi regarder.

Maintenant lui qui, tout à l’heure,s’extasiait, se plaint :

– Je me souviens… Je me souviens… Moncœur n’a pas pitié de moi.

« Ah ! gémit-il tout de suite après,avec un geste de résignation, on ne peut pas dire adieu àtout. »

Elle est là, et elle n’y peut rien, bienqu’adorée. Elle ne peut rien à cet adieu infini qui remplit lesderniers regards d’un homme. Elle est là seulement, de toute sabeauté, de tout son sourire… Et la surhumaine vision se double envain de regret, de remords, de convoitise. Il ne veut pas que cesoit fini. Ce qu’il évoque, il l’appelle, il voudrait le reprendre.Il aime son passé.

Inexorable, immobile, le passé a la formed’une divinité – car pour les croyants comme pour les négateurs, lagrande forme de Dieu est de se laisser supplier.

** *

La femme enceinte était partie. Je l’avais vuese faufiler, gagner la porte, tendrement, avec des précautionsmaternelles envers elle-même.

Ils restèrent tous les deux… Le soir avait uneréalité saisissante : il semblait vivre, être enraciné ettenir sa place. Jamais la chambre n’en avait été aussi pleine.

Il dit : « Encore un jour qui setermine. »

Et comme continuant sa pensée :

– Il faut, ajouta-t-il, tout préparerpour le mariage.

– Michel ! fit la jeune femmeinstinctivement, comme si elle ne pouvait contenir ce nom.

– Michel ne nous en voudra pas, réponditl’homme. Il sait que vous l’aimez, Anna. Il ne s’alarmera pas de laformalité, pure et simple – le parleur insista, en souriant pour seconsoler, sur ces mots – d’un mariage in extremis.

L’ombre les présentait doucement, uniquementl’un à l’autre, les tenait ensemble. Ils se considérèrent.

Lui était sec, brûlant ; ses parolesrésonnaient du creux de sa vie ; elle, blanche et large, ellevibrait grassement, lumineusement.

Les yeux sur elle, il faisait un visibleeffort comme s’il n’osait pas l’atteindre avec une parole. Puis, ilse laissa aller.

– Je vous aime tant, dit-ilsimplement.

– Ah ! dit-elle, vous ne mourrezpas !

– Comme vous fûtes bonne, répondit-il,d’avoir daigné être si longtemps ma sœur !

– Tout ce que vous avez fait pour moi,vous ! fit-elle en joignant les mains et en inclinant vers luison buste magnifique, comme si elle se prosternait.

On entendait qu’ils se parlaient à cœurouvert. Quelle chose admirable que se parler à cœur ouvert, sansréticence, sans l’ignorance honteuse et coupable de ce qu’on dit,et d’aller droitement l’un à l’autre ; c’est presque unmiracle de rayonnement, de paix et d’existence.

Il se taisait. Il avait fermé les yeux,quoique continuant à la voir. Il les rouvrit sur elle.

– Vous êtes mon ange qui ne m’aimezpas.

En disant cela sa figure s’obscurcit. Cesimple spectacle m’accabla : l’infini du cœur qui participe àla nature : sa figure s’obscurcit.

Je voyais de quel amour il s’élevait verselle. Elle le savait ; il y avait dans ses paroles, dans sonmaintien près de lui, une immense douceur qui, minutieusement, lesavait. Elle ne l’encourageait pas, ne lui mentait pas, mais chaquefois qu’elle le pouvait, par un mot, par un geste tendu ou parquelque beau silence, elle essayait de le consoler un peud’elle-même, du mal qu’elle lui faisait avec sa présence, avec sonabsence.

Il prononça, après l’avoir encore une foiscontemplée, tandis que l’ombre le rapprochait encore d’elle malgrélui :

– Vous êtes la triste confidente de monamour pour vous.

Il reparla du mariage. Puisque toutes lesmesures étaient prises, que ne l’accomplissait-on tout desuite ?

– Ma fortune, mon nom, Anna, le contactpur qui, de moi, restera sur vous, quand… quand j’aurai été unpassant.

Il voulait répandre de sa main le bienfaitdurable dans le vague avenir, la caresse trop légère, hélas, commeune bénédiction. Pour le présent, il n’aspirait même qu’à la faibleet fictive union de ce mot : le mariage.

– Pourquoi parler de cela…

Elle ne répondait pas directement, prise d’unerépugnance presque insurmontable, à cause sans doute de cet amourqu’elle avait au cœur et que son interlocuteur avait avoué pourelle. Bien qu’elle eût consenti en principe et laissé faire –puisque les formalités étaient remplies – elle n’avait jamaisrépondu nettement à cette supplication qui, chaque fois qu’ilsétaient seuls, allait de lui à elle comme un regard.

Mais, ce soir, n’était-elle pas au bord duconsentement, de la décision qu’elle prendrait malgré l’intérêtmatériel qu’elle pourrait y trouver, qu’elle prendrait dans son âmesi blanche et qu’on connaissait vite – pour se soumettre à lui, etlui permettre le pauvre rapprochement ?

– Dites ? murmura-t-il.

Nous regardâmes sa bouche… Elle souriaitpresque déjà, cette bouche suppliée comme un autel, comme la figured’une divinité, précieuse des espérances qui s’épanchaient verselle seule, en même temps que toutes les beautés du soir.

Le moribond, sentant venir l’acceptation,murmura :

– J’aime la vie…

Il secoua la tête :

– J’ai si peu de temps qui me reste, sipeu de temps à moi, que je voudrais ne plus dormir la nuit.

Puis il se tut pour l’entendre.

Elle a dit : oui, et touché de sa main –à peine – la main du vieillard.

Et malgré moi, mon attention impitoyable s’estaperçue que ce geste était empreint d’une solennité théâtrale,d’une grandeur consciente d’elle-même. Même loyal et chaste, sansarrière-pensée, le sacrifice porte un orgueil glorificateur que jevois, moi qui vois tout.

** *

Dans l’hôtel, on ne parle que des étrangers.Ils occupent trois chambres, ont un nombre considérable de bagages,et l’homme est, paraît-il, fort riche, quoique de goûts trèssimples. Ils resteront à Paris jusqu’à la délivrance de la jeunefemme, qui sera mère dans un mois, et qui doit faire ses couchesdans une maison de santé du quartier. Mais l’homme est, dit-on,très malade. Mme Lemercier en est extrêmementennuyée. Elle appréhende qu’il ne meure dans sa maison… Elle en esthonteuse d’avance. La location s’est faite par correspondance,sinon elle n’aurait pas reçu ces gens – malgré la réclame que luifait leur fortune. Elle espère qu’il durera assez pour pouvoirrepartir ; mais quand on la rencontre, elle a l’airpréoccupé.

… Quand je le revois, je songe que,réellement, il va bientôt mourir. Il est affaissé, les coudes auxbras du fauteuil, les mains pendantes. Il semble pousser aveceffort son regard. Comme son visage est baissé, la clarté de lafenêtre éclaire non ses prunelles, mais le bord de ses paupièresinférieures, de sorte que sa face a l’air écorchée. Un ressouvenirde ce qu’a dit le poète me fait trembler devant cet homme qui afini, qui domine presque toute son existence d’une souverainetéépouvantable, qui est revêtu d’une beauté devant laquelle Dieului-même est impuissant.

Chapitre 10

 

Il parlait de la musique.

– Pourquoi, dit-il, est-on saisi par lerythme ? Au milieu du désordre de la nature, la créationhumaine apporte, partout où elle se manifeste, son grand principede régularité et de monotonie. Ce n’est qu’en obéissant à cettedure loi que l’œuvre, quelle qu’elle soit, monte et s’établit d’unefaçon sûre. Cette vertu austère différencie la rue de la vallée, etélève un escalier aux marches égales dans la montagne du bruit. Carle désordre n’a pas d’âme, et la régularité est pensante.

Puis il parla de la proportion, de l’harmonie,de l’unité. Je n’entendais que des fragments de ses phrases, commesi le vent m’apportait par bouffées l’odeur de la campagne et de lavaste mer.

On frappa à la porte.

C’était l’heure du médecin. Il se leva entrébuchant, – flétri et vaincu devant ce maître.

– Comment ça va depuis hier ?

– Mal, dit le malade.

– Allons, allons ! faittranquillement le nouveau venu.

On les a laissés seuls tous deux. L’hommes’est rassis avec une lenteur et une gaucherie ridicules. Ledocteur se tient debout entre lui et moi. Il l’interroge :

– Eh bien, ce cœur ?

Par un instinct qui me parut tragique, ils ontbaissé tous les deux le ton, et c’est à voix basse que le maladefait à son médecin quotidien l’aveu de sa journée de maladie.

L’homme de science écoute, interrompt, hochela tête, approbatif. Il clôture cette confession en répétant, àvoix haute maintenant, l’interjection banale et rassurante qu’il adéjà employée, avec le même geste large, stagnant :

– Allons, allons, je vois qu’il n’y arien de nouveau…

Il s’est déplacé, et j’ai vu le patient :les traits tirés, les yeux hagards, tout secoué d’avoir parlé dulugubre mystère de son mal.

Il se calme, et cause avec le praticien, quis’est carré, l’air bonhomme, dans une chaise. Il entame quelquessujets de conversation, puis il revient malgré lui, comme un mauditau mal, à cette chose sinistre qu’il porte : sa maladie.

– Quelle honte ! dit-il.

– Peuh ! fait le médecin, blasé.

Puis il se lève :

– Allons ! à demain.

– Oui, pour la consultation.

– C’est cela. Allons, aurevoir !

Le médecin s’en va d’un pas léger, avec sessanglants souvenirs, tout ce fardeau de misère dont il ne sait plusle poids.

** *

La consultation venait sans doute des’achever. La porte s’était ouverte. Deux médecins entrèrent ;ils me parurent gênés dans leurs mouvements. Ils restèrent debout.L’un était un homme jeune, l’autre un vieillard.

Ils se regardèrent. J’essayai de pénétrer lesilence de leurs yeux, la nuit qui était dans leurs têtes. Le plusvieux caressa sa barbe, s’adossa à la cheminée, fixa le sol. Illaissa tomber ces mots :

– Casus lethalis… et j’ajouterais :properatus.

Il avait baissé la voix, par crainte d’êtreentendu des patients, et aussi à cause de la solennité de lacondamnation à mort.

L’autre hocha la tête, – en signed’approbation – on eût dit de complicité. Tous deux se turent commedeux enfants en faute. De nouveau, leurs yeux s’attirèrent.

– Quel âge a-t-il ?

– Cinquante-trois ans.

Le jeune médecin remarqua :

– Il a de la chance d’être arrivéjusque-là.

À quoi le vieux rétorquaphilosophiquement :

– Il en a eu. Maintenant, il n’est pasplus avancé.

** *

Un silence. L’homme à barbe grisemurmura :

– J’ai senti le sarcome, à la palpation,juste derrière la carotide.

Il porta le doigt à son cou.

– C’est tapi là, que je l’aivu.

L’autre remua la tête – depuis qu’il étaitentré, sa tête paraissait animée d’un hochement continu, et ilmarmotta :

– Oui… pas d’opération possible.

– Naturellement, fit le vieux maître, lesyeux luisants d’une sorte d’ironie sinistre ; il n’y en auraitqu’une qui pourrait lui ôter ça : la guillotine !D’ailleurs, la généralisation est en bonne voie. Il y a des noyauxaux ganglions sous-maxillaires et sous-claviculaires, et sans douteaxillaires. Le processus est foudroyant. Les trois voiesrespiratoire, circulatoire, digestive vont être sous peuobstruées ; l’étranglement sera rapide.

Il poussa un soupir et resta là, un cigare nonallumé à la bouche, le masque rigide, les bras croisés. Le jeunehomme s’était assis et appuyé au dossier du siège, tapotait lemarbre de la cheminée avec ses doigts inutiles. L’un des deuxhommes dit :

– Quand on est en présence de caspareils, on se figure, dans une sorte d’éblouissement, que lecancer a choisi sa place !

** *

– Maître, que faut-il répondre à la jeunefemme ?

– Dire que c’est grave, très grave, avecun air vaincu ; invoquer les ressources infinies de lanature.

– La phrase est connue…

– Tant mieux, dit le vieillard.

– Si elle insiste, et veutsavoir ?

– Il faut ne pas répondre et détourner latête…

– Ne lui donnerons-nous pas un peud’espoir, elle est si jeune !

– Justement, l’espoir s’aggraverait tropchez elle. Mon enfant, il ne faut jamais dire ce qui est à ce pointinutile. Cela ne servirait qu’à nous faire taxer d’ignorance ethaïr.

– Et lui, sait-il ?

– Je l’ignore. Pendant que je l’examinais– vous avez entendu – j’ai essayé de m’en rendre compte enprovoquant ses réponses. Une fois, j’ai cru comprendre qu’il ne sedoutait de rien ; une autre fois, il m’a paru se voir comme jele voyais.

** *

De nouveau, ils restèrent sans dire un mot,quelques instants. Il semblait que ces deux savants étaient venuslà plutôt pour se taire que pour parler. Ils ne s’étaient presquepas déplacés et avaient échangé leurs rares paroles avec peine,avec précaution.

Puis, en présence de la blessure hideuse vuede près une fois de plus, ils s’élevèrent à des pensées plusgénérales, plus grandes. Je pressentais ce travail qui se faisaitdans leurs cerveaux ; enfin, une phrase résonna :

– Ça se forme comme un enfant.

** *

Le vieillard se mit à parler :

– Comme un enfant. Le germe agit sur lacellule, ainsi que l’a dit Lancereaux, à la façon d’unspermatozoïde. C’est un micro-organisme qui pénètre l’élémentanatomique, qui le sélectionne et l’imprègne, le met en puissancevibratoire, lui donne une autre vie. Mais l’agentexcitateur de cette activité intra-cellulaire, au lieu d’être legerme normal de la vie, est un parasite.

« Quelle que soit la nature de ceprimum movens, que ce soit le micrococcusneoformans, ou la spore encore invisible du bacille de Koch,ou tout autre, – toujours est-il que le tissu parasitaire cancéreuxévolue au début comme le tissu fœtal.

« Mais le fœtus aboutit. Il y a un momentoù la masse embryonnaire enkystée dans la matrice est devenue, pourainsi dire, adulte. Elle constitue ses membranes superficielles,que Claude Bernard appelle, en sa terminologie profonde,limitantes. Le fœtus est achevé ; il va naître.

« Le tissu cancéreux, lui, ne s’achèvepas ; il continue, sans arriver jamais à ses bornes. La tumeur(je ne parle pas, bien entendu, des fibromes, des myomes et descancroïdes simples, qui sont les « tumeurs de bonnenature »), reste éternellement embryonnaire ; elle nepeut pas évoluer dans un sens harmonique et complet. Elle s’étend,elle ne sait que s’étendre, sans parvenir à acquérir une forme.Extirpée, elle recommence à proliférer, ou tout au moins dans laproportion de quatre-vingt-quinze pour cent. Qu’est-ce que peutnotre corps tout entier à côté de cette chair qui ne s’organise paset ne sort pas ? Qu’est-ce que peut l’équilibre si minutieuxet si fragile de nos cellules contre cette végétation désordonnéequi, au milieu de notre sang, de nos organes, à travers lacharpente osseuse et tous les réseaux, incruste une masse insolubleet illimitée !

« Oui, le cancer est, au sens strict dumot, dans notre organisme, de l’infini. »

Le jeune médecin fit oui de la tête et ditavec une profondeur qu’il alla chercher je ne sais où, au contactde l’idée d’infini :

– C’est comme un cœur pourri.

** *

Ils étaient maintenant assis l’un en face del’autre. Ils rapprochèrent leurs chaises.

– C’est pire encore que ce que nousdisons, reprit le plus jeune des deux parleurs, d’une voix timide,retenue.

– Oui, oui, fit l’autre, de la tête.

– Nous ne sommes pas en présence d’unemaladie locale apportée mystérieusement ; il n’est pasquestion, comme le croit le vulgaire, d’un sinistre accidentintérieur. Le cancer n’est même pas contagieux. Nous sommes enprésence de la crise pathologique aiguë et rapide de toute unecatégorie d’affaiblis, – d’une des formes élémentaires de lamaladie humaine.

« C’est un état général qui nécessite etprécise le mal ; c’est le malade lui-même, pourrait-on dire,qui appelle le ravage du parasite. C’est son organisme qui leveut !

« Le parasite ! Il n’y en apeut-être qu’un seul, qui se différencie suivant les milieux, etengendre, dans les locaux organiques appropriés, les diversesmaladies. La bactériologie épelle encore ; quand elle parlera,elle nous annoncera sans doute cette nouvelle qui donnera à lamédecine je ne sais quoi de plus tragique encore que sa grandeurprésente.

« Je crois, quant à moi, à l’unitéparasitaire. »

– La théorie est à la mode, dit le vieuxmaître. En tous cas, elle est tentante, et il faut reconnaître quela médecine, la chimie, la physique, à mesure qu’elless’approfondissent, tendent de toutes parts à l’unité des élémentsmatériels et des forces. Dès lors, et bien qu’il n’y ait pas depreuve irréfutable, quoi de plus probable que cette simplificationterrible dont vous parlez !

– Oui, fit l’autre à mi-voix, comme s’ilréfléchissait. Toutes les maladies sont faites avec les mêmeschoses. C’est la même vie imperceptible qui nous conduit tous à lamort.

– Il y aurait pour nous tous, murmural’autre en assourdissant également sa voix, la même fraternité dansle mal que dans le néant.

– L’unique germe de mort, l’infinimentpetit qui sème dans les chairs la moisson affreuse, serait cemicrobe dont le rôle semblait jusqu’ici assez neutre, à côté duquelon est passé sans presque le voir : le bacteriumtermo.

« Il surabonde dans le gros intestin, ilexiste par milliards chez l’individu sain.

« C’est lui qui, dans un terrainphosphaté, deviendrait le staphylocoque doré, l’agent du furoncleet de l’anthrax qui mortifient des coins de chair.

« C’est lui qui, dans l’intestin grêle,deviendrait bacille d’Éberth, auteur de la pustuletyphique… »

L’homme de science prenait un air plussolennel et plus pénétré, à mesure que se précisait le nom del’ennemi jusqu’ici invaincu :

– C’est lui, enfin, qui, dans un terraindéphosphaté, deviendrait bacille de Koch.

** *

« Le bacille de Koch, ce n’est passeulement la tuberculose, sous ses formes pulmonaire, laryngée,intestinale, osseuse. Landouzy le dénonce dans les liquides depleurésie, Kuss dans les abcès froids.

– D’ailleurs, interrompit le vieuxsavant, dont les yeux étaient attentifs et graves, a-t-onintégralement dénombré l’immense variété des lésions d’originetuberculeuse ?

– Prenons-le dans le poumon, – puisque,aussi bien, le poumon est toujours attaqué chez le maladeadulte.

« Son apparition provoque la formation detubercules, petites tumeurs qui se nécrosent par suite de l’absencede vaisseaux, et dont le ramollissement et l’expectoration amènentla disparition de l’organe et la mort par asphyxie. Le tuberculeest de la néoplasie au premier chef. Le bacille de Koch estneoformans : auteur de formation nouvelle.D’ailleurs, tout micro-organisme est, dans l’organisme,neoformans ; c’est là, moins une délimitation scientifiqueque, sur sa puissance de création, une sorte d’épithète homérique.Le tubercule se multiplie, mais reste petit. C’est pour cela queVirchow a dit que c’était un néoplasme pauvre.

** *

« Mais, chez les arthritiques endépression nerveuse et à température basse, le parasite ne peut pasprovoquer la tuberculose.

« Il passe dans le sang avec les peptonespar les chylifères. Le sang se charge de glycogène, et ce sucrehumain, qui n’est plus consommé par la température élevée, – lastase veineuse le dépose en quantité exagérée sur les élémentsanatomiques des tissus glandulaires ou passifs. C’est alors que sedéveloppe à froid ce qu’on pourrait appeler une néoplasieriche : au lieu de plusieurs tubercules, il n’y en a qu’un,qui évolue, énorme. C’est le cancer, sous toutes ses formes, avectous ses noms : sarcome, carcinome, épithélioma, squirrhe,lymphadénome.

« Le cancer est donc le produitincohérent de l’accumulation du glycogène chez un arthritiqueadulte affaibli et exempt de fièvre.

– Oui, oui, dit le vieillard, cela sepeut ; mais la preuve ? Belle théorie, mais quelleconfirmation pratique ? Car il y a tout de même une différencemorphologique entre la tumeur et le tubercule.

Il paraissait devenir ironique, hostile, prêtà se dresser et à puiser dans son savoir et son expérience.

– Si nous examinons un certain nombred’espèces de tumeurs, répondit son interlocuteur, nous constateronsque leur nombre est en raison directe, et leur volume en raisoninverse de la température du sujet qui les fabrique.

Il retrouvait dans sa tête des faits, deschiffres. Il les jetait en avant comme des armes. Il était animépar l’ardeur de faire un exposé complet, impitoyable, pour défendresa large idée de simplification, qui dramatisait toute l’humanité àla fois :

– De 44° à 45°, évolue la tuberculoseaviaire avec ses tumeurs presque microscopiques et innombrables. De40° à 41°, évolue la tuberculose dite miliaire parce que sesproductions ont la grosseur des grains de millet. De 39° à 40°,c’est la tuberculose granulée ; – de 38° à 39°, la tuberculoselenticulaire ; – de 37° à 38°, une tuberculose lente à grosganglions superficiels ; – à 37°, des tumeurs ganglionnairesde très gros volume, aboutissant aux abcès froids (rentrent danscette catégorie la coxalgie, les tumeurs blanches, le mal dePott) ; – à 36°,5, les grosses tumeurs de la pommelière desvaches ; – à 28°, nous trouvons, avec Dubard, les énormestumeurs bosselées et sombres qui déforment les flancs despoissons.

Il s’arrêta, après avoir entassé ces exemples,puis il continua :

– On peut provoquer expérimentalement larétrocession d’une affection dans l’autre : on prend un lapinauquel on inocule la tuberculose ; lorsque l’animal donne dessignes non équivoques de consomption, on le convertit en animal àsang froid par une section rapide au niveau de la dernière vertèbrecervicale et de la première vertèbre dorsale. Si l’animal ne meurtpas de paralysie, on voit bientôt se former dans son abdomen ou surune de ses articulations, une tumeur volumineuse ayant toutel’apparence et l’allure d’un cancer.

Il regardait son collègue en face.

– Je me rappelle ce que dit deBacker : « Nous avons observé la marche de la tuberculoseet de la cancérose simultanément, et nous avons toujours vu lecancer ne plus se nourrir, se dessécher, dès que les tuberculess’affirmaient et évoluaient avec une température dépassant 38°. Engénéral, ajoute-t-il, c’est la tuberculose qui dominait ledrame. »

« La formation et la distributionintérieure du sucre, tout est là. Cette distribution est réglée parla chaleur organique qui le brûle à mesure chez letuberculeux ; chez le cancéreux, la chaleur faisant défaut, leglycogène s’entasse. Le cancer est sucré. De Backer a mis enlumière ce processus qui fait de la cancérose une sorte de diabètelocalisé.

« On a prouvé la présence du sucre enfabriquant de la fine champagne avec les liquides du cancer. J’airefait cette expérience. Je me suis procuré dix kilogrammes dematières cancéreuses résultant d’opérations faites en deux matinéesdans les hôpitaux de Paris. Écrasée à l’essoreuse, cette masse m’afourni deux litres et demi d’un liquide louche et fétide, quicontenait plus de sucre que l’urine la plus diabétique. Ensemencéde ferments, le liquide a donné une fermentation vigoureuse et trèsaromatique. L’alcoomètre marqua 6°. À l’alambic, j’ai obtenu del’alcool à 60°, dont j’ai tiré cette fine champagne delaboratoire.

« Donc, envahis et domptés par le mêmegerme pathogène, les hommes évoluent selon leurstempéraments : les déprimés fiévreux, qui dépensent plusqu’ils n’acquièrent, font du tubercule – tumeur naine ; lesarthritiques froids, qui acquièrent plus qu’ils ne dépensent, fontdu cancer – tubercule géant.

« Les deux maladies échangent parfoisleurs malades. La plupart des cancéreux sont des tuberculeux guériset refroidis. Dubard l’a remarqué pour la première fois. Ce qui estune sauvegarde pour les uns (la richesse en glycogène ou lasuralimentation) est une menace pour les autres. »

Le vieux praticien opina ; il écoutait denouveau avec soin, mais la figure sans expression, ayant sonidée.

Le parleur s’arrêta un instant, puis ildit :

– Il faut regarder la vérité sans faiblir(nous sommes faits pour cela, nous !) et ne pas avoir peurd’ouvrir à la guérison de la tuberculose cette porte mystérieuse etterrible.

– Quoi qu’il en soit, dit le vieuxmédecin, cette ressemblance, ce rapport inverse que vous croyezdécouvrir entre les deux maux, sont annoncés jusqu’à un certainpoint par les chiffres. Il est manifeste que ces deuxstatistiques-là se tiennent, font corps ensemble. Il y a, à Paris,un cancéreux pour quatre tuberculeux. Quand, par semaine, il meurtdans la ville deux cent soixante tuberculeux, il meurtsoixante-cinq cancéreux. En France, aux cent quatre-vingt milledécès provoqués chaque année par la tuberculose, correspondent lestrente-six mille victimes de la cancérose : un sur cinq. Cinqcents Français meurent chaque jour de la tuberculose, cent meurentchaque jour du cancer.

– Combien en mourra-t-il demain !dit le jeune homme qui leva ses yeux froids et lucides, en uneconsciente et vaine prière.

« Car nous n’avons soulevé qu’un coin duvoile et avoué qu’une partie de la vérité… »

– Oui, fit le maître, elle est encoreplus grande que cela.

« Les ravages du cancer, de jour en jour,augmentent. Sans aucun doute, la vie moderne multiplie les cas deréceptivité morbide spécialement favorables au mal.

« L’état général entraîne la fatalité dela lésion. Je le répète : c’est à cause du malade que lamaladie est incurable. À quoi bon guérir localement celle-ci parl’ablation de la masse nuisible, si le malade, livré à lui-même,refait la maladie ? Nous ne pouvons que le regarderfaire ! Un tuberculeux auquel on ôterait ses tubercules, sansplus, serait un opéré voué à la rechute. De même le scalpel neconstitue pas un moyen suffisant de défense contre les tumeursmalignes. Du reste, les faits sont là : sur cent cancers desos opérés, on a quatre-vingt-douze récidives ; pour le cancerau sein, c’est le même nombre de récidives :quatre-vingt-douze ; pour l’épithélioma utérin,quatre-vingt-seize ; pour le cancer du rectum,quatre-vingt-dix-huit ; pour le cancer de la langue (il montrala porte, de la tête), quatre-vingt-dix-neuf. »

Pendant ces dernières phrases, il avait prissur la cheminée une feuille de papier à lettres et une paire deciseaux, et machinalement il découpait le papier. Soudain,comprenant le vague instinct de son geste, il rejeta les deuxobjets. Il se redressa.

– Il commence à prendre les jeunes…(Ah ! je vois, je vois, dans ma mémoire, l’inexorable imaged’un petit ange aux yeux clairs, avec un sein énorme et violacécomme un chou rouge !…) Le cancer s’étend dans l’humanitécomme dans un être. Si on ne l’arrête pas, ajouta-t-il avecl’ironie lugubre que j’avais déjà entendue dans sa voix, il n’yaura plus besoin de se demander si le monde périra par l’extinctiondu soleil !

– À cette fantastique parenté des deuxplus grands fléaux vivants, dit le jeune savant en portant sesmains à son front, quelles autres parentés se mélangent ? Lasyphilis, dont je n’ai pas parlé. Quelles autres ? À quoim’amèneront, à quoi me condamneront les recherches que je vaiscontinuer en sortant d’ici ? Je ne sais… À voir d’un seul coupd’œil toute la pourriture de la chair humaine, tout le côtépestilentiel de notre misère, toute cette détresse où s’écrouleeffectivement le genre humain, et qui est telle qu’on se demandecomment on ose parler d’autres drames !

Pourtant, après avoir dit cela, il ajouta, enétendant ses mains qui tremblaient comme celles d’un malade, parune espèce de sublime contagion :

– Peut-être – sans doute – on guérira lesmaux humains. Tout peut changer. On trouvera le régime appropriépour éviter ce qu’on ne peut enrayer. Et alors, seulement, on oseradire tout le massacre des maladies actuellement grandissantes etincurables. Peut-être même guérit-on certaines affectionsinguérissables ; les remèdes n’ont pas eu le temps de faireleurs preuves.

« On en guérira d’autres – c’est sûr, –mais on ne le guérira pas, lui. »

Instinctivement, ses bras retombèrent, sa voixs’arrêta dans le silence de deuil.

Le malade prenait une grandeur sainte. Malgréeux, depuis qu’ils étaient là, il régnait sur leurs paroles et,s’ils avaient généralisé la question, c’était peut-être pour sedébarrasser du cas particulier…

** *

– Il est russe, grec ?

– Je ne sais pas. Moi, à force deregarder l’intérieur des hommes, je les vois tous tellementsemblables !

– Ils sont semblables surtout, murmural’autre, par leur odieuse prétention d’être dissemblables etennemis !

Le parleur me sembla frémir comme si cetteidée éveillait une passion en lui. Il se leva, plein de colère,changé.

– Ah ! dit-il, quelle honte que lespectacle que donne l’humanité !

« Elle s’acharne contre elle-même, malgréces blessures affreuses qu’elle porte. Nous qui sommes penchés surles plaies, nous sommes plus que d’autres frappés par tout le malque se font volontairement les hommes. Je ne suis pas un politicienni un militant, moi. Ce n’est pas mon métier de m’occuper des idéessociales ; j’ai bien assez à faire ailleurs ; mais j’aiparfois des mouvements de pitié grands comme des rêves. Je voudraispar moments punir les hommes, et je voudrais lessupplier ! »

Le vieux médecin sourit mélancoliquement decette véhémence, puis son sourire s’effaça, devant tant de claireet indéniable honte.

– Cela est vrai, hélas ! Simisérables, nous nous déchirons encore de nos propres mains !La guerre, la guerre… Pour qui nous regardera de loin et pour quinous regarde de haut, nous sommes des barbares et des fous.

– Pourquoi, pourquoi ! dit le jeunemédecin dont le trouble grandissait. Pourquoi restons-nous fouspuisque nous voyons notre folie ?

Le vieux praticien haussa les épaules – legeste qu’il avait eu quelques instants auparavant lorsqu’il s’étaitagi de maladie incurable.

– La force de la tradition, attisée parles intéressés… Nous ne sommes pas libres, nous sommes attachés aupassé. Nous écoutons ce qui a été fait toujours, nous lerefaisons ; et c’est la guerre et l’injustice. Peut-êtrel’humanité arrivera-t-elle à se débarrasser, quelque jour, de lahantise de ce qu’elle fut. Espérons que nous sortirons enfin del’immense époque de massacre et de misère. Que pouvons-nous de plusque l’espérer ?

Le vieillard s’arrêta là. Le jeunedit :

– Le vouloir.

L’autre eut un mouvement quelconque de lamain.

Le jeune homme s’écria :

– À l’ulcère du monde, il y a une grandecause générale. Vous l’avez nommée : c’est l’asservissement aupassé, le préjugé séculaire, qui empêche de tout refaireproprement, selon la raison et la morale. L’esprit de traditioninfecte l’humanité ; et le nom des deux manifestationsaffreuses, c’est…

Le vieillard se souleva sur sa chaise,ébauchant déjà un geste de protestation, comme s’il voulait luisignifier : « Ne le dites pas ! »

Mais le jeune homme ne pouvait pas s’empêcherde parler :

– C’est la propriété et la patrie,dit-il.

** *

– Chut ! s’écria le vieux maître. Jene vous suis plus sur ce terrain. Je reconnais les maux présents.J’appelle de tous mes vœux l’ère nouvelle. Je fais plus, j’y crois.Mais ne parlez pas ainsi de deux principes sacrés !

– Ah ! dit amèrement le jeune homme,vous parlez comme les autres, maître… Il faut pourtant aller à lasource du mal, vous le savez bien, vous… (et violemment) :« Pourquoi faites-vous comme si vous ne le saviez pas !…Si on veut guérir de l’oppression et de la guerre, on a raisond’attaquer par tous les moyens utiles – tous ! – le principede la richesse individuelle et le culte de la patrie.

– Non, on n’a pas raison ! fit levieillard qui s’était levé en grande agitation, et jeta à soninterlocuteur un regard durci, presque sauvage…

– On a raison, cria l’autre.

Tout à coup, la tête grise retomba, et levieillard dit à voix basse :

– Oui, c’est vrai, on a raison…

« Je me souviens… un jour, pendant laguerre ; nous étions réunis autour d’un moribond. Personne nele reconnaissait. Il avait été trouvé dans les débris d’uneambulance bombardée (volontairement ou non, cela revenaitexactement au même !) ; sa figure avait été mutilée. Onne savait pas ce que c’était : il appartenait à une des deuxarmées, c’était tout ce qu’on pouvait dire. Il gémissait, pleurait,hurlait, inventait d’épouvantables cris. On essayait de percevoirdans son agonie un mot, un accent, qui eût au moins indiqué sanationalité. On n’a pas pu ; on n’a rien pu entendre dedistinct jaillir de l’espèce de figure qui pantelait sur lebrancard. Nous l’avons suivi des yeux et écouté, jusqu’à ce qu’ilse fût tu. Quand il est mort et que nous nous sommes arrêtés detrembler, – pendant un moment j’ai vu et j’ai compris. J’ai comprisdans mes entrailles que l’homme s’enracine plus à l’homme qu’à sesvagues compatriotes. J’ai compris que toutes les paroles de haineet de révolte contre l’armée, que toutes les insultes au drapeau,et que tous les appels antipatriotiques résonnent dans l’idéal etdans la beauté.

« Oui, on a raison, on a raison ! Etaprès ce jour, plusieurs fois, il m’a été donné d’aller jusqu’à lavérité. Mais que voulez-vous… Moi, je suis vieux et je n’ai pas laforce d’y rester ! »

– Maître ! murmura le jeune homme,debout, avec un accent de respect ému.

Le vieux savant continua, s’exaltant dans unerévélation de sincérité, s’enivrant de vérité :

– Oui, je sais, je sais, je sais, vousdis-je ! Je sais que, malgré la complication des arguments etle dédale des cas spéciaux où on se perd, rien n’ébranle lasimplicité absolue de dire que la loi qui fait naître les unsriches et les autres pauvres et entretient dans la société uneinégalité chronique, est une suprême injustice qui n’est pas plusfondée que celle qui créait autrefois des races d’esclaves, et quele patriotisme est devenu un sentiment étroit et offensif quialimentera, tant qu’il existera, la guerre horrible et l’épuisementdu monde ; que ni le travail, ni la prospérité matérielle etmorale, ni les nobles délicatesses du progrès, ni les prodiges del’art n’ont besoin d’émulation haineuse – et que tout cela, aucontraire, est écrasé par les armes. Je sais que la carte d’un paysest faite de lignes conventionnelles et de noms disparates, quel’amour inné de soi nous conduit plus près de l’homme même que deceux qui font partie d’un même groupe géographique ; que l’onest plus compatriote de ceux qui vous comprennent et vous aiment,et sont au niveau de votre âme, ou de ceux qui pâtissent du mêmeesclavage – que de ceux qu’on rencontre dans la rue… Lesgroupements nationaux, unités de l’univers moderne, sont ce qu’ilssont, soit. Par la déformation grandissante, monstrueuse, dusentiment patriotique, l’humanité se tue, l’humanité se meurt, etl’époque contemporaine est une agonie.

Ils eurent la même vision et dirent à lafois :

– C’est un cancer, c’est un cancer.

Le maître s’anima, en proie àl’évidence :

– Tout autant que vous, je sais que lapostérité jugera sévèrement ceux qui ont cultivé et ont répandu lefétichisme des idées d’oppression. Je sais que la guérison d’unabus n’est commencée que lorsqu’on se refuse au culte qui leconsacre… Et moi qui me suis penché durant un demi-siècle surtoutes les grandes découvertes qui ont changé la face des choses,je sais qu’on a contre soi l’hostilité de tout ce qui existe,lorsqu’on commence !

« Je sais que c’est un vice de passer desannées et des siècles à dire du progrès : « Je levoudrais, mais je ne le veux pas », et que s’il faut, pouraccomplir certaines réformes, un consentement universel, eh bien,je sais que l’univers aussi s’ensemence ! Je sais, jesais !

« Oui… Mais moi ! Trop de soucis mesollicitent, trop de travail m’accapare ; et puis, je vousl’ai dit, je suis trop vieux. Ces idées sont pour moi tropnouvelles. L’intelligence d’un homme n’est susceptible d’embrasserqu’un certain quantum de création et de nouveauté. Lorsquecette part est épuisée, quel que soit le progrès ambiant, on refusede voir et d’avancer… Je suis incapable de jeter dans la discussionl’exagération féconde. Je suis incapable de l’audace d’êtrelogique. Je vous l’avoue, mon enfant, je n’ai pas la force d’avoirraison ! »

** *

– Mon cher maître, dit le jeune hommeavec un accent de reproche qui se réveillait embelli et sincèredevant cette sincérité, vous avez publiquement manifesté votredésapprobation contre ceux qui avaient combattu en public l’idée depatriotisme ! On s’est servi, contre eux, de l’importance devotre nom.

Le vieillard se redressa. Sa figure secolora.

– Je n’admets pas qu’on mette le pays endanger !

Je ne le reconnaissais plus. Il retombait desa grande pensée, il n’était déjà plus lui. J’en fus découragé.

– Mais, murmura l’autre, tout ce que vousvenez de dire…

– Ce n’est pas la même chose. Les gensdont vous parlez nous ont jeté des défis. Ils se sont posés commedes ennemis et ont justifié d’avance tous les outrages.

– Ceux qui les outragent commettent lecrime d’ignorance, dit le jeune homme d’une voix tremblante. Ilsméconnaissent la logique supérieure des choses qui se créent.

Il se pencha tout près de son compagnon, etplus ferme, lui demanda :

– Comment ce qui commence ne serait-ilpas révolutionnaire ? Ceux qui les premiers ont crié sontseuls, ils sont donc ou ignorés ou détestés, – vous venez de ledire ! – Mais la postérité recueillera cette avant-garde desacrifiés, saluera ceux qui ont jeté le doute sur le mot équivoquede patrie, et les rapprochera des précurseurs auxquels nous avonsnous-mêmes rendu justice !

– Jamais ! s’écria le vieilhomme.

Il avait suivi ces dernières paroles d’un œiltrouble. Son front s’était barré d’un pli d’entêtement etd’impatience, et ses mains se crispaient de haine.

** *

Il se ressaisit : Non, ce n’était pas lamême chose ; aussi bien, ces discussions ne servaient à rien,et il valait mieux, en attendant que tout le monde fît son devoir,qu’ils allassent faire le leur, et dire à cette pauvre femme lavérité.

– Qui nous la dira, à nous !

La phrase jaillit, inattendue ; le jeunehomme avait hésité, la figure anxieuse, puis, de sa bouche, étaitmonté ce grand appel qui avait toutes les significations :

– À quoi sert qu’on nous la dise, puisquenous croyons la savoir ?

– Ah ! fit le jeune hommebrusquement touché par une invisible épouvante que je ne comprenaispoint et qui parut soudain le déséquilibrer, je voudrais savoir dequoi je mourrai !

Il ajouta avec une palpitation que jevis :

– Je voudrais en être sûr…

Son illustre collègue le regarda, étonné, legeste suspendu :

– Vous avez des symptômes qui vousinquiètent ?

– Je ne suis pas sûr ; il me semble…Je ne crois pas, pourtant…

– Est-ce… ce dont nousparlions ?…

– Oh ! non ! C’est tout autrechose, répondit le jeune homme en se détournant.

Comme une espèce d’ardeur l’avait transfigurétout à l’heure, maintenant, des signes de défaillance en faisaientencore une fois un autre homme.

– Maître, vous avez été mon maître. Vousfûtes témoin de mon ignorance, vous l’êtes maintenant de mafaiblesse.

Ses deux mains se froissaient gauchement, etil rougissait comme un enfant.

– Allons donc ! fit le vieux savant,sans l’interroger davantage. Je connais cela. J’ai eu peurautrefois, peur du cancer, puis peur de la folie.

– De la folie, maître, vous !

– Tout cela, année par année, a passé… Etmaintenant, dit-il avec une voix qui, malgré lui, s’altérait, jen’ai plus peur que de la vieillesse.

– Il est certain, maître, reprit ledisciple qui s’était un peu remis et se croyait permis de souriredevant l’évidence, que cette maladie est la seule que vous puissiezcraindre !

– Vous dites ? s’exclama levieillard avec une vivacité qu’il ne put retenir et qui laissa lejeune homme décontenancé.

Il eut honte de la naïveté pitoyable de cetteprotestation. Il balbutia :

– Ah ! si vous saviez ! Si voussaviez ce que c’est que cette maladie si simple, si simple, cetteusure et cette infection générales, si inévitables, sidouces ! Ah ! viendra-t-il avant que nous ne mourions,celui qui guérira la déchéance !

Le jeune médecin ne savait quoi dire à cethomme brusquement désarmé, comme lui l’instant d’avant. Lecommencement d’un mot sortit de ses lèvres, puis il regarda levieux savant, et ce spectacle troubla et calma un peu son propretourment. Je suivais des yeux ce rapide échange d’angoisses, et jene me rendais pas compte si le sentiment qui atténuait sa détressedevant celle du maître était un sentiment vil ou un sentimentsublime…

– Il y a des gens, hasarda-t-il enfin,qui prétendent que la nature fait bien ce qu’elle fait !

– La nature !

Le vieux eut un ricanement qui meglaça :

– La nature est maudite, la nature estmauvaise. La maladie, c’est aussi la nature. Puisque l’anormal estfatal, n’est-ce pas comme s’il était le normal ?

Il ajouta pourtant, attendri à cause de sadéfaite :

– « La nature fait bien ce qu’ellefait. » Ah ! c’est là, au fond, une parole de malheureux,dont on ne peut pas en vouloir aux hommes. Ils espèrent s’éblouiret se consoler par le sentiment d’une règle et d’une fatalité.C’est parce que ce n’est pas vrai qu’ils le crient.

Comme au commencement, ils se regardèrent.L’un d’eux dit :

– Nous sommes deux pauvres gens.

– Naturellement, dit l’autre avecdouceur.

Ils se dirigèrent vers la porte.

– Allons-nous en d’ici. Elle nous attend.Portons-lui la condamnation irrémissible. Non seulement la mort,mais la mort immédiate. C’est comme deux condamnations.

Le vieux médecin ajouta entre sesdents :

– « Condamné par la science »,quelle expression stupide !

– Ceux qui croient en Dieu devraient bienfaire remonter la responsabilité plus haut.

Ils s’arrêtèrent près du seuil, au mot deDieu. De nouveau, leur voix tomba, fut à peine perceptible,frémissante et acharnée.

– Celui-là, cria tout bas le vieillard,il est fou, il est fou !

– Ah ! il vaut mieux pour lui qu’iln’existe pas ! grommela l’autre avec un sarcasme haineux.

J’ai vu le vieux savant se tourner, du fond dela chambre grise, vers la fenêtre blanchissante, et tendre le poingau ciel, à cause de la réalité.

** *

… Le malade tenait sa figure dissimuléederrière la grille de ses longs doigts. Un rêve splendide et précissortait de sa bouche décomposée, qui nourrissait le mal abject, ettoute cette pensée pure inondait la femme, à qui sans doute lesmédecins avaient parlé.

– L’architecture !… Que sais-je,moi ! Voici, par exemple… Une place énorme : une nappe,une plaine de dalles démesurées, jetée sur les hauteurs de la villedu côté des faubourgs. Puis commence un portique. Des colonnesnaissent. Elles se pressent bientôt, se multiplient, vertigineuses,si hautes que leurs grandes lignes fuyantes leur donnent l’air des’effiler à leurs sommets, et qu’il semble que le toit soit l’ombredu soir ou de la nuit. Ainsi le quart de la place est couvert.C’est comme un palais colossal et grand ouvert, revêtu d’une sorted’importance semi-naturelle, digne de recevoir comme hôtes lesoleil levant, le soleil couchant. La nuit, la forêt immense etblafarde laisse tomber sur son sol de pierre une large clartédiffuse : l’aurore boréale d’un firmament de lampes.

« C’est là dedans que se concentre unegrande partie de l’activité publique : le trafic, la bourse,l’art, les expositions, les cérémonies. La foule y fourmille etforme des ondoiements et des courants, qui tourbillonnent lentementaux carrefours, et l’œil s’y perd, dans le rêve des lignesverticales.

« De flanc, la colonnade plonge à picdans l’autre quartier de la ville, comme une falaise. Tout cela n’apas de style. L’immense architecture se présente en simplicité.Mais les proportions sont si vastes qu’elles distendent les regardset saisissent le cœur. »

Je le regardais fixement, cet homme en qui,d’heure en heure, le charnier augmentait, et soudain, je remarquaison cou. Il était large, gonflé par l’espèce d’être qui grossissaitlà… Tandis qu’il parlait, au fond, au fond, dans le noir de labouche, on aurait presque pu le voir !

– De loin, reprit-il, lorsqu’on arrivepar chemin de fer, on voit que la colonnade est plantée sur unemontagne, et, du côté opposé à la ligne des portiques d’entrée, unescalier descend dans la plaine des jardins. Cet escalier ! Ilne ressemble à rien d’existant, sinon, peut-être, aux ruines desPyramides d’Égypte. Il est si large qu’il faut une heure pour enparcourir, dans le sens de la largeur, une marche. Il est brouilléd’ascenseurs qui montent et qui descendent comme de menueschaînes ; il est piqué de plates-formes mouvantes, demonte-charges et de trains. C’est un escalier grand comme lamontagne, la nature martyrisée sur des kilomètres carrés, refaitepar le dessin linéaire, offerte en harmonie – car, d’en haut oud’en bas, on embrasse l’escalier d’un seul coup d’œil – et aussi,profondément resculptée ; des blocs, des collines entières quipèsent sur lui et le dominent, bougent d’une étrange vie : cesont des statues… Cette vague hauteur polie et lisse, qui tourne ets’infléchit selon une courbe qu’on ne comprend pas dès l’abord –c’est un bras.

Il avait sa voix pénétrante qui annonçait etqui donnait vraiment la beauté de son rêve.

Il continua à parler des choses magnifiques,tandis que quelques jours seulement le séparaient du cercueil. Etmoi, qui l’écoutais distraitement, bouleversé surtout parl’antithèse de son corps et de son âme, j’aurais voulu savoir s’ilsavait…

– Un sculpteur est un enfant : desidées élémentaires, blanches, par lignes simples, rigides et toutd’une pièce. Idéal difficultueux que celui qu’il poursuit, presquedésarmé devant la banalité, avec son instrument de travailrudimentaire. Les sculpteurs sont des enfants, et peu de sculpteurssont des enfants prodiges.

Il chercha des statues dans sonrêve :

– Il faut que l’œuvre sculpturale soitdramatique, théâtrale, même lorsqu’elle est à un seul personnage.Je ne comprends pas le « buste » qui n’a pas plus d’âmeque de membres et qui est la traduction en pierre d’un tableau, quiserait plus vrai, – car le tableau possède, en commun avec lemodèle, l’ombre.

Il parut regarder, et dire ce qu’ilvoyait :

– La statue en marbre de la Chute. Oùcette immobilité tombe-t-elle toujours ?

« Un grand sujet de sculpture :l’être adoré qu’on a perdu, soulevant la dalle du tombeau et vousmontrant sa figure. Ce visage humain est à la fois infinimentdésirable et terrifiant – à cause de lui et à cause de sa mort. Ils’exhale du fond de la terre, cadavre, et pourtant il est sous leciel, puisqu’il est là, et qu’on le regarde. Derrière l’ombre de latête, l’ombre de la main soutient la dalle.

« Je ne sais si c’est un mort ou unemorte ; c’est une tête chère, dont les traits ont pour le cœurune vie poignante, dont l’image réalise le miracle d’êtrebonne ; mais elle est immobile et boueuse comme la terre, etquoique dirigée sur vous, elle n’entend rien. La bouche sourit, etc’est un mélange inexprimable d’amour et d’épouvante – parce quec’est son sourire, mais c’est aussi le rictus de la dernièreseconde d’agonie. De quoi la bouche souriante est-elle humide… Surquel monde d’infiniment petits, sur quel grand souffle glacéest-elle entr’ouverte ? Les yeux pleurent vaguement, maisc’est aussi du liquéfiement. On pense au souvenir dont l’empreintedemeure sur cette face, au corps qui est sous elle. Le corps, seuldans la nuit, confus, disparaissant, répandu, dans les cachettes dusoi ; et la tête est là, blanche, éternelle épave qui flotte,qui s’approche, qui vous regarde, qui vous adresse son sourire etsa grimace… Doux monstre effroyable qui entr’ouvre la bouche dusépulcre, qui en sort, ami, qui y reste, ennemi !… »

** *

Puis il parla de la peinture ; il ditqu’elle a un relief que n’a pas la statuaire. Il évoqual’immobilité incroyable des beaux portraits et le commandementjaloux de la figure peinte qui appelle les regards.

Il soupira : « Les artistes sontmalheureux : ils ont tout à refaire. Tout dépend d’eux.Sait-on jamais ce que contient la parcelle de réalité qui seprésente ? Il faut trop de clairvoyance pour cela. Oui, trop– une clairvoyance qui déborde en hallucination. Les grandssont hors nature : Rembrandt a des visions, comme Beethovenentend des voix. »

Ce nom le mit dans la musique.

Il dit que, bien que la musique ait atteintune perfection dont il n’y a pas d’autre exemple depuis que l’hommes’acharne à l’innombrable œuvre d’art – à cause du seul Beethoven –il existe néanmoins entre les arts une hiérarchie selon la part depensée qu’ils embrassent ; que la littérature est pour cetteraison au-dessus du reste : quelle que soit la quantité dechefs-d’œuvre actuellement réalisée, l’harmonie de la musique nevaut pas la voix basse d’un livre.

** *

– Anna, dit-il, quel est le plus poète,celui qui, dans la sonorité des belles phrases, traduit les bellesimages qui se présentent à nous, pressées, royales et triomphalescomme les couleurs dans le jour, ou le poète du Nord qui, dans ledécor nu et morne des coins gris, sous le jaune fumeux desfenêtres, en peu de mots, – montre que les figures se transfigurentet qu’il y a dans l’ombre séparant deux interlocuteurs, le seulinfini qui soit !

– Ils ont tous les deux raison, sansdoute.

– Moi, que toute mon enfance attiraitvers ceux de l’exubérance et du soleil, je préfère maintenant lesautres, au point de ne croire qu’en eux. La couleur est vide ets’étale. Anna, Anna, l’âme est un oiseau de nuit. Tout estbeau ; mais la beauté sombre est primordiale et maternelle.Dans la lumière, l’apparence ; dans l’ombre, nous. L’ombre estla réalité de miracle qui traduit l’invisible.

Un mouvement qui le tourna de trois quarts memontra d’une façon nette la grosseur distendue de son cou.

– Oui, oui… continua-t-il avec un gesteétroit, mais qui avait une sorte d’importance céleste, un pauvregeste prophétique, c’est dans la littérature qu’on puise le plushaut et le plus plein consentement à ce qui est ; c’est ellequi assure de la façon la plus parfaite – presque la perfectionmême – la récompense de s’exprimer… Oui… bien que Shakespeare aitdonné des souffles du monde intérieur, et que Victor Hugo ait crééune splendeur verbale telle que depuis lui le décor universelsemble changé – l’art d’écrire n’a pas eu son Beethoven. C’est quel’ascension du plus haut sommet est ici autrement ardue etdéfendue ; c’est qu’ici, la forme n’est que la forme, et qu’ils’agit de la vérité tout entière. On n’a jamais mis dans une grandeœuvre – les œuvres secondaires n’existent pas – la véritémême, restée jusqu’ici, par l’ignorance ou la timidité des grandsécrivains, objet de spéculation métaphysique ou objet de prière.Elle demeure enclose et brouillée dans des traités d’aspectscientifique ou dans de piteux livres saints qui ne s’ajustentqu’au devoir moral, et qui ne seraient pas compris si leur dogme nes’imposait à quelques-uns pour des raisons surnaturelles. Authéâtre, les littérateurs s’ingénient à trouver des formules dedistraction ; dans le livre, ce sont des manières decaricaturistes.

« On n’a jamais mêlé le drame des êtresau drame de tout. Quand donc la vérité profonde et la haute beautés’uniront-elles enfin ! Il faut qu’elles s’unissent, ellesqui, déjà, chacune, unissent les hommes ; car c’est à cause dusaisissement d’admiration que passent de purs moments où il n’y aplus de limites ni de patries, et c’est à cause de la vérité uneque les aveugles voient, que les pauvres sont frères, et que tousles hommes auront un jour raison. Le livre de poésie et de véritéest la plus grandiose découverte qui reste à faire. »

Chapitre 11

 

Elles étaient toutes deux seules à la fenêtrelargement ouverte et par laquelle se présentait l’espace dont lagrandeur attirait. À la lumière pleine, sage, du soleil automnal,je vis combien la femme enceinte avait le masque flétri.

Tout à coup, cette face prend une expressioneffarée ; la femme recule jusqu’au mur, s’y appuie, ets’écroule avec un cri étouffé.

L’autre la saisit dans ses bras ; elle latraîne jusqu’à la sonnerie, sonne et sonne… Puis elle demeure là,n’osant faire un mouvement, tenant dans ses bras la femme lourde etdélicate, la figure près de cette figure dont les yeux chavirent etdont le cri, d’abord sourd et muré, s’envole en hurlement.

La porte s’ouvre. On s’empresse. De nouvellesfigures sont là. Derrière la porte, le personnel est aux aguets.J’ai entrevu l’hôtesse qui cache mal son désappointementcomique.

On a étendu la femme sur le lit ; onremue des vases, on déplie des serviettes, on donne des commissionsprécipitées.

La crise s’apaise, se tait. Elle est siheureuse de ne plus souffrir, qu’elle rit. Un reflet un peucontraint de son rire marque les visages penchés. On la déshabilleavec précaution… Elle se laisse faire comme un enfant… On disposele lit. Ses jambes paraissent toutes fluettes, sa figure stagne,réduite à rien. On ne voit que ce ventre énorme au milieu du lit.Ses cheveux sont défaits et répandus inertes autour de son visagecomme une flaque. Deux mains de femme, rapidement, les nattent.

Son rire s’arrête, se casse, sombre.

– Ça recommence…

Un gémissement qui grossit, un nouveauhurlement…

La jeune femme, – la jeune fille, – la seuleamie, est restée. Elle la regarde et l’écoute, pleine depensées ; elle songe qu’elle aussi contient de telles douleurset de tels cris.

… Cela a duré toute la journée ; pendantdes heures, du matin jusqu’au soir, j’ai entendu la plaintedéchirante descendre et monter de l’être double et pitoyable. J’aivu la chair se fendre, se briser, la chair souple se rompre commede la pierre.

À certains moments, je retombe, excédé, je nepeux plus ni regarder ni écouter ; je renonce à tant deréalité. Puis de nouveau, avec un effort, je m’attache au mur, etmes regards le pénètrent.

Les deux jambes sont écarlates. On les luimaintient droites et écartées. On dirait deux ruisseaux de sang quicoulent de son ventre – le sang des femmes, si souventversé !… Sa pudeur, son religieux mystère sont jetés au vent.Toute sa chair se présente, béante et rouge, exposée comme sur unétal, nue jusqu’aux entrailles.

La jeune fille l’embrasse sur le front,s’approchant courageusement tout près de l’immense cri.

Quand ce cri a une forme, c’est :« Non ! Non ! Je ne veux pas ! »

Des figures presque vieillies en quelquesheures, de fatigue, d’écœurement et de gravité, passent,repassent.

J’ai entendu quelqu’un dire :

– Il ne faut pas l’aider, il faut laisserfaire la nature. Elle fait bien ce qu’elle fait.

Cette phrase a en moi un écho. Lanature ! Je me rappelle que le savant, l’autre jour, l’amaudite.

Et mes lèvres répètent avec surprise lemensonge proféré, pendant que mes yeux considèrent l’innocente etfragile femme en proie à la vaste nature qui l’écrase, la rouledans son sang, en tire tout ce qu’elle peut fournir desouffrance.

La sage-femme a retroussé ses manches etenfilé des gants de caoutchouc. On la voit agiter comme desbattoirs ces énormes mains rouge-noir et luisantes.

Et tout cela devient un cauchemar auquel jecrois à demi, la tête alourdie, la gorge prise par une âcre odeurde meurtre, et par celle de l’acide phénique, versé à pleinesbouteilles.

Des cuvettes remplies d’eau rouge, d’eau rose,d’eau jaunâtre. Un tas de linge, sali, dans un coin, et d’autresserviettes partout, se déployant, comme des ailes blanches, avecleur odeur fraîche.

À un moment d’inattention harassée, j’aientendu le cri séparé d’elle. Un cri qui n’est presque qu’un bruitde chose, un grincement léger. C’est l’être nouveau qui sedéchaîne, qui n’est encore qu’un morceau de chair pris dans sachair – son cœur qu’on vient de lui arracher.

Ce cri m’a troublé tout entier. Moi qui suistémoin de tout ce que les hommes subissent, j’ai senti à ce premiersignal humain vibrer en moi je ne sais quelle fibre paternelle etfraternelle.

Elle sourit. « Comme cela a passévite ! » dit-elle.

** *

Le jour baisse. On se tait autour d’elle. Unesimple veilleuse ; le feu qui remue à peine, parmoments ; la pendule, cette pauvre, pauvre âme. Presque rienautour du lit, comme dans un vrai temple.

Elle est là, étendue, fixée dans uneimmobilité idéale, les yeux ouverts dirigés vers la fenêtre. Ellevoit peu à peu le soir tomber sur le plus beau de ses jours.

Sur cette masse ruinée, sur cette figureabattue, rayonne la gloire d’avoir créé, une sorte d’extase quiremercie la souffrance, et on voit le monde nouveau de pensées quis’en élève.

Elle songe à l’enfant grandissant ; ellesourit aux joies et aux douleurs qu’il lui causera ; ellesourit aussi à la sœur ou au frère qui seront.

Et je pense à cela en même temps qu’elle – etje vois mieux qu’elle son martyre.

Ce massacre, cette tragédie de chair, cela estsi commun et si banal que chaque femme en porte le souvenir etl’empreinte. Et pourtant, personne ne sait bien cela. Le médecinqui passe devant tant de douleurs pareilles ne peut plus s’enattendrir ; la femme, qui a trop de tendresse, ne peut plus sela rappeler. Intérêt sentimental des uns, désintéressementprofessionnel des autres, le mal s’atténue et s’efface. Mais moiqui vois pour voir, je l’ai connue dans toute son horreur, cettedouleur d’enfanter qui, comme l’a dit naguère l’homme quej’entendais, ne cesse plus dans les entrailles d’une mère ; etje n’oublierai jamais la grande déchirure de la vie.

La veilleuse est disposée de telle façon quele lit est plongé dans l’ombre. Je ne distingue plus la mère ;je ne la sais plus ; je crois en elle.

** *

Aujourd’hui, l’accouchée a été transportéeavec d’exquises précautions dans la chambre voisine qu’elleoccupait auparavant – plus spacieuse et plus confortable.

On a nettoyé la chambre de fond en comble.

Cela n’a pas été sans peine. J’ai vu brandirles draps rouges, remporter la literie souillée où la corruption sefût mise vite, laver le bois du lit, le devant de lacheminée ; et la bonne avait peine à pousser dehors, avec lepied, l’amas de linge, d’ouate et de fioles. Les rideaux mêmeavaient des traces de doigts sanglants, et la descente de lit étaitlourde de sang comme une bête repue.

** *

C’est Anna qui, cette fois, parlait.

– Prenez garde, Philippe, vous necomprenez pas la religion chrétienne. Vous ne savez pas exactementce que c’est. Vous en parlez, ajouta-t-elle en souriant, comme lesfemmes quand elles parlent des hommes, ou les hommes lorsqu’ilsveulent expliquer les femmes. Son élément fondamental, c’estl’amour. Elle est un arrangement d’amour entre les êtres qui,d’instinct, se détestent. C’est aussi, dans notre cœur, unerichesse d’amour qui répond à elle seule à toutes nos aspirationsquand nous sommes petites, puis à laquelle toute tendresse,ensuite, s’ajoute comme un trésor à un trésor. C’est une loid’effusion à laquelle on s’adonne, et l’aliment de cette effusion.C’est de la vie, c’est presque une œuvre, c’est presquequelqu’un.

– Mais, ma belle Anna, ce n’est pas lareligion chrétienne, cela. C’est vous…

** *

Au milieu de la nuit, j’ai entendu parler àtravers la cloison. J’ai vaincu ma fatigue ; j’ai regardé.

L’homme est seul, étendu dans son lit. On alaissé dans la chambre une lampe à demi-baissée. Il remuefaiblement. Il dort. Il parle… Il rêve.

Il a souri ; il a dit trois fois :« Non ! » avec une extase augmentante. Puis lesourire qu’il adressait à la vision qui le comblait, a décru, s’estdissipé. Sa face est restée un instant rigide, fixe, comme dans uneattente, puis les lèvres ont dessiné une légère moue. Subitementensuite, le masque s’est épouvanté, la bouche s’est ouverte :« Anna ! Ah ! ah ! – Ah ! ah ! »a-t-elle crié sans se fermer, bâillonnée par le sommeil. Alors, ils’est réveillé, a roulé ses yeux. Il a poussé un soupir et s’estcalmé. Il s’est assis dans son lit, encore atteint et terrifié partout ce qui s’est passé il y a quelques secondes ; il apromené ses regards partout pour les calmer, les ôter complètementdu cauchemar où ils étaient engagés. Le spectacle familier de lachambre au milieu de laquelle trône la petite lampe si sage et siimmobile rassure et guérit cet homme qui vient de voir ce qui n’estpas, qui vient de sourire à des fantômes et de les toucher, quivient d’être fou.

** *

Je me suis levé, ce matin, rompu de lassitude.Je suis inquiet ; j’ai une douleur sourde à la face ; mesyeux, alors que je me considérais à la glace, me sont apparussanguinolents, comme si je regardais à travers du sang. Je marcheet je me meus difficilement, à demi paralysé. Je commence à êtrepuni dans ma chair des longues heures où je reste étendu le long dece mur, la face au trou. Et cela grandit.

Et puis, des préoccupations de tout genrem’assaillent lorsque je suis seul, délivré des visions et desscènes auxquelles je consacre ma vie. Préoccupations sur masituation que je gâche, les démarches que je devrais faire et queje ne fais pas, acharné au contraire à écarter de moi toutes lesobligations accaparantes, à remettre tout à plus tard, à repousserde toute ma force mon sort d’employé destiné à être emporté dans lerouage lent et le ronron d’une horloge de bureau.

Préoccupations de détail aussi, harassantesparce qu’elles s’ajoutent continuellement, minute par minute, l’uneà l’autre : ne pas faire de bruit, ne pas allumer de lumièrequand la chambre voisine n’en a pas, me cacher, me cacher toujours.L’autre soir, j’ai été suffoqué par un accès de toux pendant que jeles regardais parler. J’ai saisi mon oreiller, y ai enfoui ma têteet étouffé ma bouche.

Il me semble que tout va se réunir contre moi,pour je ne sais quelle vengeance, et que je ne vais plus pouvoirtenir longtemps. Je continuerai néanmoins à regarder tant quej’aurai de santé et de courage, car cela est pire, mais cela estplus, qu’un devoir.

** *

L’homme déclinait. La mort était évidemmentdans la maison.

Il était assez tard dans la soirée. Ils setenaient tous deux l’un en face de l’autre, chacun d’un côté de latable.

Je savais que, dans l’après-midi, leur mariageavait eu lieu. Ils avaient accompli cette union qui n’était queplus de solennité pour l’adieu prochain. Quelques corollesblanches : des lys et des azalées jonchaient la table, lacheminée, un fauteuil ; et lui était aussi mourant que cestêtes de fleurs coupées.

– Nous sommes mariés, dit-il. Vous êtesma femme. Vous êtes ma femme, Anna !

C’était pour la douceur nuptiale de prononcerces mots qu’il avait tant espéré. Rien de plus… mais il se sentaitsi pauvre, avec ses rares jours, que c’était tout le bonheur.

Il la regarda, et elle leva ses yeux sur lui,– lui qui adorait sa tendresse fraternelle, elle qui s’étaitattachée à son adoration. Quel infini d’émotion dans ces deuxsilences qui se confrontaient avec un certain enlacement ;dans le double silence de ces deux êtres qui, je l’avais remarqué,ne se touchaient jamais, même du bout des doigts…

La jeune fille se redressa et dit, d’une voixmal assurée :

– Il est tard. Je vais dormir.

Elle se leva. La lampe, qu’elle posa sur lacheminée, éclaira la pièce.

Elle palpitait toute. Elle semblait au milieud’un rêve, et ne pas savoir comment obéir à ce rêve.

Debout, elle éleva le bras et retira lespeignes de ses cheveux ; on vit ruisseler sa chevelure qui,dans la nuit, semblait éclairée par le couchant.

Il avait fait un mouvement brusque. Il laregardait surpris. Pas un mot.

Elle ôta une épingle d’or qui fermait le hautde son corsage, et un peu de sa gorge apparut.

– Que faites-vous, Anna, quefaites-vous ?

– Mais… je me déshabille…

Elle avait voulu dire cela d’un tonnaturel ; elle n’avait pas pu. Il répondit par uneinterjection inarticulée, un cri de son cœur touché à vif… Lastupéfaction, le regret désespéré, et aussi l’éblouissement d’uninconcevable espoir l’agitaient, l’oppressaient.

– Vous êtes mon mari…

– Ah ! dit-il, vous savez que je nesuis rien.

Il bégayait d’une voix faible et tragique desphrases hachées, des mots sans lien :

–… Mariés pour la forme… Je le savais, je lesavais… formalité… nos conventions…

Elle s’était arrêtée. Sa main était poséedemi-flottante vers son cou, comme une fleur au corsage.

Elle dit :

– Vous êtes mon mari, vous avez le droitde me voir.

Il ébaucha un geste… Elle repritvite :

– Non… Non, ce n’est pas votre droit,c’est moi qui le veux.

Je commençais à comprendre à quel point elleessayait d’être bonne. Elle voulait donner à cet homme, au pauvrehomme qui s’éteignait à ses pieds, une récompense digne d’elle.Elle voulait lui faire la charité, le don du spectacle d’elle.

Mais c’était plus difficile encore quecela : il ne fallait pas que cela semblât l’acquittement d’unedette : il n’aurait pas consenti, malgré la fête quigrandissait dans ses yeux. Il fallait qu’il crût simplement à unacte d’épouse volontiers accompli, à une libre caresse sur sa vie.Il fallait lui cacher, comme un vice, la répulsion et lasouffrance. Et pressentant tout ce qu’elle aurait à dépenser degéniale délicatesse, et de force, pour maintenir le sacrifice, elleavait peur d’elle-même.

Il résistait :

– Non… Anna… Chère Anna… pensez…

Il allait dire : « Pensez àMichel. » Mais il n’eut pas la force d’exprimer en ce momentle seul argument décisif, il n’en eut pas la force, et murmuraseulement :

– Vous !… Vous !

Elle répéta :

– Je le veux.

– Je ne veux pas, non, non…

Il disait cela de plus en plus faiblement,surmonté par l’amour et par l’éperdu désir que cela fût. Il avaitmis, par instinctive noblesse d’âme, sa main devant ses yeux ;mais sa main peu à peu tombait, tombait, domptée.

Elle continua à se déshabiller. Ses gesteseffarés ne savaient presque plus, et par moments s’arrêtaient, puisreprenaient. Elle était toute seule magnifiquement. Elle n’étaitaidée que par un peu de gloire.

Elle ôta son corsage noir, et son busteémergea comme le jour. Elle trembla charnellement dès que lalumière la toucha, et croisa sur sa gorge ses bras éclatants etpurs. Puis, les bras en anse, avançant sa figure empourprée, leslèvres attentivement serrées comme si elle n’était appliquée qu’àce qu’elle faisait, elle dégrafa la ceinture de sa jupe qui coulale long de ses jambes. Elle en sortit avec un bruissement doux,comparable à celui que fait le vent dans tout le jardinprofond.

Elle retira le jupon noir qui endeuillait etattiédissait ses formes, le corset, cette force qui appuyaithardiment sur elle, le pantalon qui, avec sa forme et ses replis,mollement, imitait sa nudité.

Elle s’adossa à la cheminée. Elle avait desmouvements larges, majestueux et beaux, mais pourtant jolis etféminins. Elle défit un bas, retira du mince voile ténébreux unejambe polie et ample comme celle d’une statue de Michel-Ange.

À ce moment elle frissonna, immobilisée net,prise d’une répugnance. Elle se remit, et dit, pour expliquer letressaillement qui l’avait arrêtée :

– J’ai un peu froid…

Puis elle continua, montrant, en la violant,son immense pudeur – et elle porta une main sur le ruban de sachemise.

L’homme cria, tout bas, pour ne pas lui fairepeur avec sa voix :

– Sainte Vierge !…

Et il était là, pelotonné, ratatiné, toutel’existence dans les yeux, brûlant dans l’ombre, avec son amouraussi beau qu’elle.

Il râlait : « Encore…Encore… »

Le grand instant, le vaste colloque du mutismed’ardeur et de vertu ! Les pauvres et faibles yeux du mourantla défloraient, l’abîmaient – et il lui fallait lutter contre laforce même de cette supplication pour l’exaucer. Son action avaittout contre elle : lui et elle.

Pourtant, avec une douce coquetterie simple etauguste, elle fit glisser les épaulettes de sa chemise sur lemarbre chaud de ses épaules, – et elle fut nue devant lui.

** *

Je n’avais jamais vu une femme si radieusementbelle. Je n’en avais jamais rêvée de pareille. Son visage m’avaitfrappé le premier jour par sa régularité et son éclat, et, trèsgrande, – plus grande que moi, – elle m’avait paru à la foisopulente et fine, mais je n’aurais pas cru à une telle perfectionde splendeur dans les formes.

On eût dit quelque Ève des grandes fresquesreligieuses, dans ses proportions suprahumaines. Énorme, suave, etsouple, elle en avait la chair abondante, la lumière simple, legeste mesuré et important. De larges épaules, de lourds seinsdroits, de petits pieds et des jambes qui s’évasaient, les molletsronds comme deux seins.

Elle avait pris instinctivement l’attitudesuprême de la Vénus de Médicis : un bras demi-plié, devant sesseins, l’autre allongé, la main ouverte devant son ventre. Puis,dans une exaltation d’offrande, elle éleva ses deux mains à sescheveux.

Tout ce qu’avait caché sa robe, ellel’apportait à ses regards. Toute cette blancheur, qu’elle seule,jusqu’ici, avait vue, elle la donnait en holocauste à cetteattention mâle, qui allait mourir, mais qui vivait.

Tout : son ventre lisse de vierge aularge duvet d’or ; sa peau fine et soyeuse, d’une couleur sipure et si éclairée qu’elle avait par endroits des reflets d’argentet qu’on y voyait à la gorge et à l’aine transparaître un peu dubleu des veines, posé sur la carnation comme un frissond’azur ; le pli que faisait sa taille portée sur le côté, etqui était, avec le léger collier vivant de son cou, la seule lignequi fût sur son corps, et ses hanches larges comme le monde, et leregard limpide et troublé qu’elle avait quand elle était nue.

… Elle parla ; elle dit d’une voix desonge, allant plus loin encore dans le don suprême :

– Personne, – et elle appuya sur ce motavec une insistance qui nommait quelqu’un – personne,entendez-moi bien, quoi qu’il arrive, ne saura jamais ce que j’aifait ce soir.

Après qu’elle eût donné pour l’éternité unsecret à l’adorateur abattu près d’elle comme une victime, ce futelle qui s’agenouilla devant lui. Ses genoux clairs et brillantsfrappèrent le tapis vulgaire, et ainsi approchée, vraiment nue pourla première fois de sa vie, rougissante jusqu’aux épaules, fleurieet parée de sa chasteté, elle balbutia d’informes paroles degratitude, comme si elle sentait bien que ce qu’elle faisait étaitau-dessus de son devoir et plus beau, et qu’elle en fût éblouieelle-même.

** *

Et quand elle s’est habillée et obscurcie àjamais, et qu’ils se sont quittés sans rien oser se dire, je suisbalancé par un grand doute. A-t-elle eu raison, a-t-elle eutort ? J’ai vu l’homme pleurer et je l’ai entendu semurmurer :

– Maintenant, je ne saurai plusmourir !

Chapitre 12

 

L’homme reste maintenant couché. On circuleautour de lui avec précaution. Il fait de menus gestes, prononce derares paroles, demande à boire, sourit, se tait sous l’afflux despensées.

Ce matin, il a pris la forme héréditaire, ajoint les mains.

On l’entoura, on le regarda.

– Voulez-vous un prêtre ?

– Oui… non… dit-il.

On sortit ; et quelques instants après,comme s’il attendait derrière la porte, un homme à la robe sombrese trouva là. Ils étaient seuls.

Le mourant tourna la figure vers le nouveauvenu.

– Je vais mourir, lui dit-il.

– De quelle religion, êtes-vous ?dit le prêtre.

** *

– De la religion de mon pays,orthodoxe.

– C’est une hérésie qu’il faut toutd’abord abjurer. Il n’y a de vrai que la religion catholiqueromaine.

Il continua :

– Confessez-vous… Je vous absoudrai etvous baptiserai.

L’autre ne répondit pas. Le prêtre répéta saquestion :

– Confessez-vous. Dites-moi ce que vousavez fait de mal – en plus de votre erreur. Vous vous repentirez,et tout vous sera pardonné.

– De mal ?

– Rappelez-vous… Faut-il que je vousaide ?

Il désigna la porte de la tête.

– Cette personne qui est là ?

– Je suis marié avec elle, dit l’hommeavec une hésitation.

Celle-ci n’avait pas échappé à la figurepenchée sur lui, les oreilles tendues. Le prêtre flaira quelquechose :

– Depuis quand ?

– Depuis deux jours.

– Oh ! depuis deux jours ! Etavant, vous avez péché avec elle ?

– Non, dit l’homme.

– Ah !… je suppose que vous nementez pas. Et pourquoi n’avez-vous pas péché ? Ce n’est pasnaturel. Car enfin, insista-t-il, vous êtes un homme…

Et comme le malade s’agitait,s’effarait :

– Ne vous étonnez pas, mon fils, si mesquestions sont droites et nettes au point de vous faire crier. Jevous interroge en toute simplicité, et sous le couvert de lasimplicité auguste de mon ministère. Répondez-moi de la même façonsimple – et vous vous entendrez avec Dieu, ajouta-t-il non sansbonhomie.

– C’est une jeune fille, fit levieillard. Elle est fiancée. Je l’ai recueillie lorsqu’elle étaittout enfant. Elle a partagé les fatigues de ma vie de voyages, m’asoigné. Je l’ai épousée avant de mourir, parce que je suis riche etqu’elle est pauvre.

– Pour cela seulement ? Il n’y arien d’autre, rien ?

Il fixait la figure adverse avec attention,interrogateur, l’œil exigeant. Puis il dit« hein ? » en souriant avec sa bouche nue et enfaisant un clignement d’yeux engageant, presque complice.

– Je l’aime, dit l’homme.

– Enfin, vous avouez ! s’écria leprêtre.

** *

Il poursuivit, les yeux dans les yeux dumoribond, le heurtant du souffle de ses paroles :

– Alors, vous avez désiré cette femme, lachair de cette femme, et commis en l’esprit, pendant longtemps,hein, oui, pendant longtemps, le péché ?…

« Dites-moi, pendant vos voyages communs,comment, dans les hôtels, vous arrangiez-vous pour les chambres,les lits ?

« Elle vous a soigné, dites-vous.Qu’avait-elle à faire pour cela ? »

Ces quelques questions par lesquelles l’hommesacré essayait d’entrer dans la misère de celui qui était tombé làl’écartaient comme des injures. Leurs figures se considéraientmaintenant, à l’affût l’une de l’autre, et je voyais s’agrandir lemalentendu où chacun d’eux s’enfonçait.

Le mourant s’était clos, devenu dur etincrédule, devant cet étranger à face vulgaire, dans la boucheduquel les mots de Dieu et de vérité prenaient une allure decomique énorme, et qui voulait qu’on lui ouvrît son cœur.

Il fit pourtant un effort :

– Si j’ai péché en esprit, pour parlercomme vous, fit-il, cela prouve que je n’ai pas péché, et pourquoime repentirais-je de ce qui fut purement et simplement de lasouffrance ?

– Oh ! pas de théories. Nous nesommes pas ici pour cela. Je vous dis, moi, entendez-vous, moi, quela faute commise en esprit est commise en intention, et que c’estpar conséquent une faute effective dont il y a lieu de se confesseret de se racheter. Racontez-moi dans quelles conditions le désirvous incita à la pensée coupable ; et dites-moi combien defois cela s’est produit. Donnez-moi des détails.

– Mais j’ai résisté, gémit le malheureux,c’est tout ce que j’ai à dire.

– Ce n’est pas suffisant. La souillure –vous êtes persuadé maintenant, je présume, de la justesse de ceterme – la souillure doit être lavée par la vérité.

– Soit, dit le mourant, vaincu. J’avoueque j’ai commis ce péché, et je m’en repens.

– Ce n’est pas là une confession et celane fait pas mon affaire, rétorqua le prêtre. Dans quellescirconstances, exactement, vous êtes-vous laissé aller, en ce quiconcerne cette personne, aux suggestions de l’esprit dumal ?

L’homme fut secoué d’un accès de révolte. Ilse dressa à demi, s’accouda, fixant l’étranger qui le regardait,lui aussi, les yeux dans les yeux.

– Pourquoi ai-je en moi l’esprit dumal ? demanda-t-il.

** *

– Tous les hommes l’ont en eux.

– Alors c’est Dieu qui le leur a donné,puisque c’est Dieu qui les a faits.

– Ah ! vous êtes un discuteur,vous ! À votre gré. Je répondrai. L’homme a à la fois l’espritdu bien et l’esprit du mal, c’est-à-dire la possibilité de fairel’un ou l’autre. S’il succombe au mal, il est maudit ; s’il entriomphe, il est récompensé. Pour être sauvé, il faut qu’il lemérite en luttant de toutes ses forces.

– Quelles forces ?

– La vertu, la foi.

– Et s’il n’a pas assez de vertu et defoi, est-ce sa faute ?

– Oui, car alors c’est qu’il a tropd’iniquité et d’aveuglement dans l’âme.

L’autre répéta :

– Qu’est-ce qui a déposé dans son âme sadose de vertu et sa dose d’iniquité ?

– Dieu lui a donné la vertu, il lui alaissé aussi la possibilité de mal faire ; mais il lui a donnéen même temps le libre arbitre lui permettant de choisir à son gréle bien ou le mal.

– Mais s’il a plus de mauvais instinctsque de bons et qu’ils soient plus forts, comment lui serait-ilpossible de se tourner du côté du bien ?

– À cause du libre arbitre, dit leprêtre.

– Ce n’est qu’un bon instinct, le librearbitre, et si…

– L’homme serait bon s’il voulait, voilà.Aussi bien, nous n’en finirons jamais à discuter l’indiscutable.Tout ce qu’on peut dire, c’est que les choses iraient autrement siLucifer n’avait pas été maudit et si le premier homme n’avait paspéché.

– Il n’est pas juste, dit le malade,ranimé par cette lutte, et qui sans doute allait lourdementretomber – que nous portions la peine de Lucifer etd’Adam.

« Mais surtout, il est monstrueux queceux-là aient été maudits et punis. S’ils ont succombé, c’est queDieu, qui les a tirés de rien, de rien, comprenez-vous,c’est-à-dire qui leur a donné tout ce qui était en eux,leur a donné plus de vice que de vertu. Il les a punis d’êtretombés là où il les a jetés ! »

L’homme, toujours accoudé, et le menton dansla main, – maigre et noir, ouvrit grands ses yeux vers soninterlocuteur, et l’écouta comme un sphinx.

Le prêtre répéta, comme s’il ne comprenaitrien d’autre :

– Ils auraient pu être purs, s’ilsavaient voulu ; c’est cela le libre arbitre.

Sa voix était presque douce. Il ne paraissaitpas avoir été atteint par la série de blasphèmes sortis de l’hommequ’il était venu assister. Il se désintéressait de cette discussionthéologique, y contribuant avec les mots indispensables, parhabitude. Mais peut-être attendait-il que le parleur fût las deparler.

Et comme celui-ci soufflait lentement,exténué, il fit entendre, il montra cette phrase nette et froidecomme une inscription de pierre :

– Les méchants sont malheureux ; lesbons ou les repentants sont heureux, au ciel.

– Et sur terre ?

– Sur terre, les bons sont malheureuxcomme les autres, plus que les autres, car plus on souffre ici-bas,plus on est récompensé là-haut.

L’homme se souleva à nouveau, pris d’unenouvelle colère qui l’usait comme une fièvre.

– Ah ! dit-il, plus que le péchéoriginel, plus que la prédestination, la souffrance des bons sur laterre est une abomination. Rien ne l’excuse.

Le prêtre regardait le révolté d’un œil vide…(Oui, je le voyais bien, il attendait !) Il proféra, avec ungrand calme :

– Comment sans cela éprouver lesâmes ?

– Rien ne l’excuse ! Pas même cettepuérile raison basée sur l’ignorance où serait Dieu de la véritablequalité des âmes. Les bons ne devraient pas souffrir, si la justiceétait posée quelque part. Ils ne devraient pas souffrir, même unpeu, même un instant dans l’éternité. « Il faut pâtir pourêtre heureux. » Comment se fait-il que personne ne se soitjamais levé pour crier contre la loi sauvage !

Il s’épuisait… Sa voix s’enrouait. Son corpsmalmené haletait ; il y avait des trous dans ses phrases…

– Il n’y aurait rien eu à répondre àl’accusation de cette voix. Vous aurez beau tourner et retourner labonté divine dans tous les sens, la patiner et la travailler, vousn’en effacerez pas la tache qu’y fait la souffrance imméritée.

– Mais le bonheur gagné à force dedouleur, c’est l’universelle destinée, la loi commune.

– C’est parce qu’elle est la loi communequ’elle fait douter de Dieu.

– Les desseins de Dieu sontimpénétrables.

Le mourant jeta en avant ses brasmaigres ; ses yeux se creusèrent. Il cria :

– Mensonge !

** *

– En voilà assez, dit le prêtre. J’aiécouté avec patience vos divagations dont j’ai pitié ; mais ilne s’agit pas de tous ces raisonnements. Il faut vous apprêter àparaître devant ce Dieu loin duquel vous me semblez avoir vécu. Sivous avez souffert, vous serez consolé dans son sein. Que cela voussuffise.

Le malade était retombé étendu. Il restaquelque temps immobile sous les plis du drap blanc, comme unestatue de marbre à face de bronze couchée sur un sépulcre.

Sa voix reprit vie :

– Dieu ne peut pas me consoler.

– Mon fils, mon fils, quedites-vous ?

– Dieu ne peut pas me consoler parcequ’il ne peut pas me donner ce que je désire.

– Ah ! mon pauvre enfant, comme vousêtes enfoui dans l’aveuglement… Et la puissance infinie de Dieu,qu’est-ce que vous en faites ?

– Hélas, je ne la fais pas ! ditl’homme.

– Quoi ? L’homme se débattrait toutesa vie, tenaillé par la douleur, et il n’y aurait point pour lui deconsolation ! Qu’est-ce que vous pouvez bien répondre àcela ?

– Hélas, ce n’est pas une question, ditl’homme.

– Pourquoi m’avez-vous faitappeler ?

– J’espérais, j’espérais.

– Quoi ? qu’espériez-vous ?

– Je ne sais pas, on n’espère jamais quece qu’on ne sait pas.

Ses mains errèrent dans l’espace, puisretombèrent.

Ils restèrent muets, invariables… Je sentaisbien qu’il s’agissait, dans leurs têtes, de l’existence même deDieu. Est-ce que Dieu n’est pas, est-ce que le passé et l’avenirsont morts… Malgré tout, malgré tout, il y eut un peu derapprochement, le temps d’un éclair, entre ces deux êtres occupéspar la même idée, entre ces deux suppliants, entre ces deux frèresde dissemblance.

– Le temps passe, dit le prêtre.

Et reprenant le dialogue au point où ill’avait laissé tout à l’heure, comme si rien n’avait été ditdepuis :

– Dites-moi les circonstances de votrepéché de chair. Dites-moi… Lorsque vous étiez seul avec cettepersonne, côte à côte, tout près, est-ce que vous vous parliez ouest-ce que vous vous taisiez ?

– Je ne crois pas en vous, ditl’homme.

Le prêtre fronça les sourcils.

– Repentez-vous, et dites-moi que vouscroyez à la religion catholique qui vous sauvera.

Mais l’autre secoua la tête en une immenseangoisse, et nia tout son bonheur :

– La religion… commença-t-il.

Le prêtre lui coupa brutalement la parole.

– Vous n’allez pas recommencer ?Taisez-vous. Toutes vos arguties, je les balaye d’un geste.Commencez par croire à la religion, vous verrez après ce que c’est.Vous n’y croirez pas parce qu’elle vous plaira, je suppose ?C’est pour cela que toutes vos paroles sont hors de saison, et queje suis venu, moi, pour vous forcer à croire.

C’était un duel, un acharnement. Les deuxhommes se regardaient au bord de la tombe comme deux ennemis.

– Il faut croire.

– Je ne crois pas.

– Il le faut.

– Vous voulez changer la vérité avec desmenaces.

– Oui.

Il accentua la netteté rudimentaire de soncommandement :

– Persuadé ou non, croyez. Il ne s’agitpas d’évidence, il s’agit de croyance. Il faut croire tout d’abord,sinon, on risque de ne croire jamais. Dieu ne daigne pas convaincrelui-même les incrédules. Il n’est plus, le temps des miracles. Leseul miracle, c’est nous, et c’est la foi. « Crois, et le cielte fera croire. »

Crois ! Il lui jetait le même mot sanscesse, comme des pierres.

– Mon fils, reprit-il, plus solennel,debout, sa grosse main ronde levée, j’exige de vous un acte defoi.

– Allez-vous-en, dit l’homme,haineux.

Mais le prêtre ne bougea pas.

Aiguillonné par l’urgence, poussé par lanécessité de sauver cette âme malgré elle, il devintimplacable.

– Vous allez mourir, dit-il, vous allezmourir. Vous n’avez que peu d’instants à vivre. Soumettez-vous.

– Non, dit l’homme.

L’homme à la robe noire lui saisit les deuxmains.

– Soumettez-vous. Pas de recherche dediscussion comme celle où vous venez de perdre un temps précieux…Tout cela n’a pas d’importance. Autant en emporte le vent… Noussommes seuls, vous et moi, avec Dieu.

Il hocha la tête au petit front bombé, au nezavançant et rond, évasé en deux narines humides et sombres, auxminces lèvres jaunes bridant comme des ficelles deux dentsproéminentes et isolées dans le noir ; sa figure pleine delignes le long du front, entre les sourcils, autour de la bouche,et couverte d’une couche grise sur le menton et les joues ; etil dit :

– Je représente Dieu. Vous êtes devantmoi comme si vous étiez devant Dieu. Dites simplement :« Je crois », et je vous tiendrai quitte. « Jecrois » : tout est là. Le reste m’est indifférent.

Il se penchait de plus en plus, collantpresque sa figure à celle du moribond, cherchant à placer sonabsolution comme un coup.

– Récitez simplement avec moi :« Notre Père, qui êtes aux cieux ». Je ne vous demanderaipas autre chose.

La figure du malade, crispée de refus, faisaitle geste de négation : Non… Non…

Tout à coup le prêtre se releva, l’airtriomphant :

– Enfin ! vous l’avez dit.

– Non.

– Ah ! gronda le prêtre entre sesdents.

Il lui pétrissait les mains, on sentait qu’ill’aurait pris dans ses bras pour l’embrasser, pour l’étouffer,qu’il l’aurait assassiné si son râle eût dû être un aveu –tellement il était bondé du désir de le persuader, de lui arracherla parole qu’il était venu chercher sur sa lèvre.

Il rejeta les mains flétries, arpenta lachambre comme un fauve, revint se planter devant le lit.

– Songe que tu vas mourir, pourrir,bégaya-t-il au misérable… Tu seras bientôt dans la terre.Dis : « Notre Père », ces deux mots seulement, riende plus.

Il était posé sur lui, épiant sa bouche,accroupi et sombre comme un démon guettant une âme, comme toutel’Église sur toute l’humanité mourante.

– Dis-le… Dis-le… Dis-le…

L’autre essaya de se dégager, et râlafurieusement, tout bas, avec tout le reste de sa voix :Non.

– Canaille ! lui cria le prêtre.

** *

– Tu mourras au moins avec un crucifixdans les griffes.

Il tira un crucifix de sa poche, et le luiplaça sur la poitrine, lourdement.

L’autre se remua en une sourde horreur, commesi la religion eût été contagieuse, et rejeta l’objet parterre.

Le prêtre se baissa en marmottant desinsultes : « Pourriture, tu veux crever comme un chien,mais je suis là ! » Il ramassa la croix, la garda dans samain, et l’œil étincelant, sûr de survivre et d’écraser, attenditpour la dernière fois.

Le mourant haletait, complètement à bout deforces, rendu. Le prêtre, le voyant en son pouvoir, lui posa denouveau le crucifix sur la poitrine. Cette fois, l’autre leconserva, ne pouvant plus que le regarder avec des yeux de haine etde naufrage ; et ses regards ne le firent pas tomber.

Quand l’homme noir fut parti dans la nuit, etque son interlocuteur peu à peu se réveilla de lui, s’en délivra,je pensai que ce prêtre, dans sa violence et sa grossièreté, avaithorriblement raison. Mauvais prêtre ? Non, bon prêtre quin’avait cessé de parler selon sa conscience et sa croyance, et quicherchait à appliquer simplement sa religion, telle qu’elle est,sans concessions hypocrites. Ignorant, maladroit, fruste – oui,mais honnête et logique même dans son affreux attentat. Pendant unedemi-heure que je l’avais entendu, il avait essayé, par tous lesmoyens qu’emploie et que recommande la religion, de pratiquer sonmétier de recruteur de fidèles et de donneur d’absolution ; ilavait dit tout ce qu’un prêtre ne peut pas ne pas dire. Tout ledogme se montrait, net et explicite, à travers la brutale vulgaritédu serviteur, de l’esclave. À un certain moment, désemparé, ilavait gémi avec une vraie souffrance : « Qu’est-ce quevous voulez que je fasse ! » Si l’homme avait raison, leprêtre avait raison. C’était le prêtre, la bête de la religion.

** *

… Ah ! cette chose qui ne bougeait pas,droite, près du lit… Cette grande chose haute qui n’y était pastout à l’heure – interceptant la flamme sautante de la bougie poséeprès du malade…

Je fis, par mégarde, un peu de bruit enm’appuyant, et très lentement, la chose tourna vers moi une figure,avec une épouvante qui m’épouvanta.

Je connaissais cette tête trouble… N’était-cepoint le patron de l’hôtel, un homme aux allures étranges, qu’onvoyait peu…

Il avait rôdé dans le couloir, attendant lemoment où le malade, dans le désarroi de cette installation, seraitseul. Et il était debout près de l’homme endormi ou désarmé defaiblesse.

Il tendit la main vers une sacoche déposéeprès du lit. En faisant ce mouvement, il regardait le moribond, desorte que sa main manqua, à deux reprises, l’objet.

Il y eut des craquements à l’étage supérieur,et nous tressaillîmes. Une porte battit ; il se haussa commepour arrêter un cri.

… Il ouvrit lentement la sacoche. Et moi, moi,ne me connaissant plus, j’avais peur qu’il n’en eût pas letemps…

Il en tira un paquet qui bruissa doucement.Et, lorsqu’il considéra, dans sa main à lui, la liasse de billetsde banque, je vis l’illumination extraordinaire qui s’irradia sursa figure. Tous les sentiments d’amour y étaient mêlés :adoration, mysticisme, et aussi amour brutal… – sorte d’extasesurnaturelle, et aussi satisfaction grossière qui embrassait déjàdes joies immédiates… Oui, tous les amours s’imprimèrent un instantsur l’humanité profonde de cette figure de voleur.

… Quelqu’un guettait derrière la porteentrebâillée… J’ai vu l’appel d’un bras.

Il est parti sur la pointe du pied, lentement,précipitamment.

Je suis un honnête homme, moi, et pourtant,j’ai retenu mon souffle en même temps que lui ; je l’aicompris… J’ai beau m’en défendre : avec une horreuret une joie fraternelles aux siennes, j’ai volé avec lui.

… Tous les vols sont passionnels, mêmecelui-là, qui est lâche et vulgaire (son regard d’inextinguibleamour pour le trésor soudain saisi !). Tous les délits, tousles crimes, sont des attentats accomplis à l’image de l’immensedésir de vol qui est notre essence même et la forme de notre âmenue : avoir ce qu’on n’a pas.

Mais alors, il faudrait absoudre lescriminels, et le châtiment est une injustice ?… Non, il fauts’en défendre. Il faut – puisque la société des hommes est étayéesur l’honnêteté – les frapper pour les résoudre à l’impuissance etsurtout pour éblouir d’épouvante et arrêter les autres au seuil dela mauvaise action. Mais il ne faut pas, une fois la faute établie,en chercher les grandes excuses, de peur de l’excuser toujours. Ilfaut la condamner d’avance, en vertu d’un principe froid. Lajustice doit être glacée comme une arme.

Ce n’est pas, comme son nom semble l’indiquer,une vertu ; c’est une organisation dont la vertu est d’êtreinsensible ; elle ne fait pas expier. Elle n’a rien à voiravec l’expiation. Son rôle est d’élever des exemples : detransformer le coupable en une sorte d’épouvantail, de jeter, dansla méditation de celui qui balance vers le crime, l’argument de sacruauté. Personne, rien, n’a le droit de faire expier ;d’ailleurs personne ne le peut ; la vengeance est trop séparéede l’acte et atteint pour ainsi dire une autre personne.L’expiation est donc un mot qui n’a aucune espèce d’emploi aumonde.

Chapitre 13

 

Il ne bougeait pas, affaibli, affaibli. Lepoids sinistre de sa chair le gardait étendu et muet, La mort luiavait déjà ôté ses gestes, ses frissons perceptibles.

L’admirable compagne s’était placée exactementdans le regard immobilisé de l’homme, assise devant le pied du lit,face à face avec lui ; ses bras étaient tendus horizontalementvers le bois du lit, et sur le bord supérieur flottaient ses deuxbelles mains. Son profil s’inclinait légèrement, son profil audessin si menu et si doux, écriture lumineuse dans la bonté dusoir. Sous l’arc délicat du sourcil, le grand œil palpitait, clair,pur ; un ciel enfant ; la finesse de la peau de la joueet de la tempe rayonnait en pâleur, et sa chevelure luxueuse, sachevelure que j’avais vue nue, dominait de ses gracieux enlacementsson front où la pensée était invisible comme Dieu.

Elle était seule avec l’homme jeté là, commeentassé, comme déjà au fond d’un trou, – celle qui avait voulutenir à lui par un frisson et être, s’il mourait, pudiquementveuve. Lui et moi, nous ne voyions au monde que sa figure ; eten vérité, il n’y avait plus que cela dans les ombres approfondiesdu soir : sa haute figure sans voiles, et aussi ses deux mainsmagnifiques qui se ressemblaient comme la gloire et latendresse.

… Une voix sortit du lit. Je la reconnaissaisà peine.

– Je n’ai pas fini de parler, dit lavoix.

Anna se pencha sur le lit comme au bord d’unebière pour recueillir les paroles qui s’exhalaient pour la dernièrefois, sans doute, du corps sans mouvement et presque sansforme.

– Aurai-je le temps… aurai-je…

On entendait mal un chuchotement qui restaitpresque dans la bouche. Puis la voix s’habitua encore une fois àl’existence, et fut distincte :

– Je voudrais vous faire une confession,Anna.

« Je ne veux pas que cette chose meureavec moi, reprit-il, la voix presque ressuscitée. J’ai pitié de cesouvenir. J’ai pitié… Ah ! qu’il ne meure pas…

« J’ai aimé une femme avant vous.

« Oui… j’ai aimé. Triste et douceimage… je voudrais arracher à la mort cette proie ; jevous la donne à vous, puisque vous êtes là. »

Il se recueillit pour regarder celle dont ilparlait.

– Elle était blonde et claire,dit-il.

« Vous n’avez pas à en être jalouse, Anna(même lorsqu’on n’aime pas, on est parfois jaloux). Il y avaitquelques années à peine que vous veniez de naître. Vous étiez unpetit enfant sur lequel, dans la rue, ne se retournaient que lesmères.

« Nous nous sommes fiancés dans le parcseigneurial de ses parents. Elle avait des boucles blondes pleinesde rubans. Je caracolais à cheval devant elle ; elle souriaitdevant moi.

« J’étais alors jeune, fort, pleind’espérance et de commencement. Je croyais que j’allais conquérirle monde et même que j’avais le choix des moyens… Hélas, je n’aifait que passer vite à sa surface ! Elle était plus jeuneencore que moi : si fraîchement éclose, qu’un jour – je merappelle – il y avait sur le banc du parc où nous étions assis, etpas très loin de nous, sa poupée. Nous nous disions :« Nous reviendrons tous les deux dans ce parc, quand nousserons vieux, n’est-ce pas ? » Nous nous aimions… Vouscomprenez… Je n’ai pas le temps de vous dire, mais vous comprenez,Anna, que ces quelques reliques de souvenir que je vous donne auhasard sont belles, plus belles qu’on ne croit !

« Elle est morte ce printemps même, aumoment – j’ai gardé ce détail – où, la date de notre mariage ayantété officiellement fixée, nous avions décidé de nous tutoyer déjà.Une épidémie qui désola notre pays fit de nous deux victimes. Je merelevai seul. Elle n’eut pas la force d’échapper au monstre. Il y avingt-cinq ans. Vingt-cinq ans, Anna, entre sa mort et lamienne.

« Et voici le secret le plusprécieux : son nom… »

Il le murmura. Je ne l’entendis pas.

– Redites-le-moi, Anna.

Elle répéta, vagues syllabes quim’atteignirent confusément sans que je pusse les unir en un mot,car il faut entendre très distinctement pour saisir un nom propreinconnu ; les autres parties d’une phrase se suppléent,s’évoquent, mais le nom est tout seul.

Et il répéta, la voix de souvenirs baissantcomme le jour :

– Je vous le confie parce que vous êteslà. Si vous n’étiez pas là, je le confierais à n’importe qui,pourvu qu’il fût sauvé de moi.

** *

Il ajouta, usant d’une voix mesurée et sansaccent, pour qu’elle pût lui servir jusqu’à la fin :

– J’ai autre chose à avouer, une faute etun malheur…

– Vous n’avez pas avoué la faute auprêtre ? demanda-t-elle.

– Je ne lui ai presque rien dit, secontenta-t-il de répondre.

Et il reprit de sa grande voix sicalme :

– J’avais fait des vers pendant nosfiançailles, des poèmes sur nous. Le manuscrit avait le même nomqu’elle. Nous lisions ensemble ces vers, et nous les aimions etadmirions tous deux. « C’est beau, c’est beau ! »disait-elle en battant des mains, chaque fois que je lui avais faitconnaître une nouvelle poésie ; et, quand nous étionsensemble, il y avait toujours à portée de notre main ce manuscrit,– le plus beau livre qu’on eût jamais écrit, à notre sens. Elle nevoulait pas que ces vers fussent publiés et sortissent d’entrenous. Un jour, dans le jardin, elle me manifesta sa volonté :« Jamais ! Jamais ! » disait-elle. Ellerépétait comme une petite fille obstinée et mutine ce mot quifaisait l’effet d’être trop grand pour elle, en secouant sa têtemignonne où dansaient ses cheveux.

La voix de l’homme était devenue à la foisplus sûre et plus tremblante en complétant, en animant les quelquestraits de l’ancienne histoire.

– Une autre fois, dans la serre, alorsque depuis le matin ç’avait été la pluie, la longue pluie immobile,elle me dit : « Philippe… » – Elle me disait :« Philippe », comme vous me le dites.

Il s’arrêta, étonné de la simplicité tropsimple de la phrase qu’il venait d’énoncer.

– Elle me dit :« Connaissez-vous l’histoire du peintre anglaisRossetti ? » et elle me conta cet épisode dont la lecturel’avait vivement impressionnée : il avait promis à la damequ’il aimait de lui laisser toujours le manuscrit du livre écritpour elle, et si elle mourait, de l’enfermer avec elle dans lecercueil. Elle mourut, et il fit, en effet, enterrer le manuscritavec elle. Mais ensuite, mordu par l’amour de la gloire, il violala promesse et la tombe. « Vous me laisserez votre livre si jemeurs avant vous, et vous ne le reprendrez pas,Philippe ? » et je promis en riant, et elle ritaussi.

« Je me remis de ma maladie, lentement.Quand je fus assez fort, on m’apprit qu’elle était morte. Quand jepus sortir, on me mena au tombeau, le vaste monument de sa race quicachait quelque part le nouveau et petit cercueil.

« À quoi bon raconter la misère de mondeuil… Tout me le rappelait. J’étais plein d’elle, et elle n’étaitplus ! Comme ma mémoire s’était affaiblie, chaque détailm’apprenait un souvenir ; mon deuil fut un recommencementaffreux de mon amour. La vue du manuscrit me fit souvenir de lapromesse. Je le mis dans un coffret sans le relire, et pourtant jene le connaissais plus, l’esprit lavé par la convalescence.J’obtins qu’on soulevât la dalle, et qu’on ouvrît le cercueil, poury introduire le livre, selon le vœu de la morte. Un serviteur quiavait assisté à cela, vint me dire : « Il a été mis entreses mains. »

« J’ai vécu. J’ai travaillé. J’ai essayéde faire une œuvre. J’écrivis des drames et des poèmes ; maisrien ne me satisfaisait, et peu à peu, j’eus besoin de notrelivre.

** *

« Je savais qu’il était beau et sincèreet tout vibrant des deux cœurs qui se l’étaient donné, et alors,lâchement, trois ans après, je m’efforçai de le refaire – pour lemontrer aux gens. Anna, il faut avoir pitié de nous tous !…Mais je dois le dire, ce n’était pas seulement, comme pourl’artiste anglais, le désir de gloire, d’hommages, qui me poussaità fermer l’oreille à la douce voix, si forte pourtant dans sonimpuissance, qui sortait du passé : « Vous ne me lereprendrez pas, Philippe… »

« Ce n’était pas seulement pourm’enorgueillir aux yeux des autres par une œuvre, forte del’irrésistible beauté de ce qui fut. C’était aussi pour meressouvenir mieux, car tout notre amour était dans ce livre.

« Je ne parvins pas à reconstituer lasuite des poèmes. L’affaiblissement de mes facultés peu aprèsqu’ils furent écrits, les trois années écoulées pendant lesquellesj’avais mis un soin dévot à ne pas ressusciter en pensée cespoésies qui ne devaient plus vivre, tout cela avait vraiment effacél’œuvre. C’est à peine si je pouvais retrouver, et presque toujourspar suite de hasards, les titres des poèmes et quelques vers, etparfois une sorte de retentissement confus, de halod’émerveillement. Il m’aurait fallu le manuscrit même qui étaitdans la tombe.

« … Et, une nuit, je me sentis yaller…

« Je me sentis y aller, après deshésitations et des combats intérieurs qu’il est inutile de raconterpuisqu’ils furent inutiles… Et je pensais à l’autre, à l’Anglais, àmon frère ressemblant de misère et de crime, le long du mur ducimetière, tandis que le vent me glaçait les jambes. Je merépétais : « Ce n’est pas la même chose », et cetteparole de folie suffisait à me faire poursuivre ma marche.

« Je m’étais demandé si je prendrais dela lumière : avec une lumière, ce serait rapide : jeverrais tout de suite le coffret et je ne toucherais que lui – maisje verrais tout ! – et je préférai le tâtonnement… J’avaisappliqué sur ma figure un mouchoir ruisselant de parfum, et jen’oublierai jamais le mensonge de cette odeur. La première choseque je touchai sur elle, je ne la reconnus pas d’abord dansl’étourdissement de l’épouvante… Son collier… son collier ciselé…je le revis vivant. Le coffret ! Le cadavre me le rendit avecun bruit mouillé. Quelque chose me frôla, faiblement…

« Je voulais ne vous jeter que quelquesparoles, Anna. Je croyais que je n’aurais pas le loisir de direcomment les choses se passèrent. Cela vaut mieux pour moi, que vousles connaissiez complètement. La vie, qui a été si cruelle pourmoi, m’est douce en ce moment, où vous m’écoutez, vous qui vivez,et ce désir d’exprimer ce que je ressentis, de faire revivre lepassé, qui a fait de moi un maudit durant les jours dont je vousparle, est ce soir un bienfait qui va de moi à vous et de vous àmoi. »

Et la jeune femme se penchait dans sonattention vers lui ; elle restait immobile et silencieuse.Qu’aurait-elle pu dire, qu’aurait-elle pu faire, de plus doux queson attention ?

** *

– Tout le reste de la nuit, je lus lemanuscrit volé. N’était-ce pas mon seul secours pour oublier samort et penser à sa vie ?…

« Je m’aperçus bien vite que ces versn’étaient pas ce que j’avais cru.

« Les poèmes me firent l’impressiongrandissante d’être confus et trop longs. Le livre si longtempsadoré ne valait pas mieux que ce que j’avais fait depuis. Je merappelais pas à pas le décor, le fait, le geste anéanti surlesquels ces vers avaient été copiés, et malgré cette résurrection,je les trouvai d’une banalité lourde ou d’une emphaseexcessive.

« Un désespoir glacé m’envahit tandis queje baissais la tête devant ces restes de chant. Leur séjour dans latombe semblait avoir déformé et inanimé mes poésies. Elles étaientaussi misérables que la main desséchée à qui je les avais prises.Elles avaient été si douces ! « C’est beau, c’estbeau ! » avait crié tant de fois la petite voix heureusetandis que les mains se joignaient admirablement.

« C’est que la voix et les poèmes étaientvivants alors, que l’ardeur et le délire de l’amour avaient parémes rimes de tous leurs dons, que tout cela était du passé, etqu’en réalité l’amour n’était plus.

« C’était l’oubli que je lisais en mêmetemps que mon livre… Oui, il y avait eu une contagion de la mort.Oui, mes vers étaient restés trop longtemps dans le silence et dansl’ombre. Hélas, hélas, elle y était restée depuis trop longtempsaussi, celle qui dormait là-bas avec son calme affreux – dans cesépulcre où je n’aurais jamais osé entrer si mon amour l’eût faiteencore vivante. Elle était vraiment morte.

« Et j’ai pensé que mon action avait étéun sacrilège inutile – et que tout ce que l’on promet et tout cequ’on jure ici-bas est un sacrilège inutile.

« Elle était vraiment morte. Ah !comme je l’ai pleurée, cette nuit-là ! Cela a été ma vraienuit de deuil… Quand on vient de perdre un être aimé, il y a unpauvre moment – après le choc brutal – où on commence à comprendreque c’est fini, et alors le désespoir se dénude, se met partout ets’immensifie. Cette nuit ce fut ainsi, sous l’empire de l’émotionde mon crime, et du désenchantement des poèmes, plus grand que lecrime, plus grand que tout !

« Je la revis. Comme elle était jolie,avec les gestes vifs et clairs où elle se dépensait, la grâceanimée dont elle se multipliait, son rire qui l’entourait sanscesse, l’infinité de questions qu’elle vous posait toujours… Jerevis, dans un rayon de soleil sur une pelouse vert vif, le plivelouté et soyeux de sa jupe (du satin vieux rose très pâle), unjour où, penchée et aplatissant cette jupe des deux mains, elleconsidérait ses petits pieds (et il y avait non loin, la blancheurd’un piédestal de statue). Une fois, je m’étais amusé à regarder detout près son teint pour y trouver un défaut : et je n’enavais pas trouvé sur ce front, cette joue, ce menton, sur tout cevisage à la peau fragile et polie, arrêté un instant dans sonenvolement perpétuel pour se prêter à mon expérience, et j’avaisbalbutié, avec un attendrissement voisin des larmes, sans savoir ceque je disais : « C’est trop… c’est trop… »Elle était la princesse de tous ceux qui la voyaient. Dans les ruesdu bourg, les boutiquiers s’estimaient heureux d’être sur le seuilde leur porte quand elle passait. Et tous, même les vieillards,s’approchaient d’elle avec respect. N’avait-elle pas l’air d’unereine sur le grand banc de pierre sculpté du parc, à demi-étendue,appuyée sur le dossier large – ce grand banc de pierre qui étaitmaintenant une espèce de tombeau vide…

« J’avais gardé quelques objets àelle : un éventail, et je maniai et je fis remuer un peudevant mes yeux cet éventail mort ; son petit gant, toutfroid ; les lettres écrites par elle et qui se laissaient voirimpudiquement…

« Oh ! pendant un instant au milieudes temps j’ai su combien je l’avais aimée, elle qui fut vivante etqui était morte, elle qui fut soleil et cri, et qui étaitmaintenant sous la terre une sorte de source obscure.

« Et j’ai pleuré aussi sur le cœurhumain. Cette nuit-là, j’ai compris à la hauteur de ce que j’aisenti. Puis il est venu, l’oubli logique, ils sont venus, lesmoments où cela ne m’a pas attristé de me souvenir que j’avaispleuré.

** *

« Voilà la confession que je voulais vousfaire, Anna… Je voulais que cette histoire d’amour, vieille d’unquart de siècle, ne finît pas encore. Cela fut si tremblant et siréel, cela fut une si grande chose, que je le raconte, en toutesimplicité, à la survivante que vous êtes…

« Depuis, je vous ai aimée, et je vousaime. Je vous offre, comme à la souveraine et à la solitaire,l’image de la petite créature qui aura toujours dix-septans… »

Il soupira, et il laissa tomber cette phrasequi me montrait une fois de plus la pauvreté de la religion parmile cœur humain :

– Je vous adore uniquement, moi qui l’aiadorée, moi qu’elle adorait. Ah ! comment est-il possiblequ’il y ait un paradis où on retrouve le bonheur !…

Sa voix s’élève, ses bras inertes frémissent.Il sort un instant de la profonde immobilité.

– Ah ! c’est vous, c’est vous !Vous seule !

Et il a un grand appel désemparé, sanslimites.

– Ah ! Anna, Anna, si j’avais étévraiment marié avec vous, si nous avions vécu comme deux époux, sinous avions eu des enfants, si vous aviez été à côté de moi commevous l’êtes ce soir, mais vraiment à côté de moi !

Il retomba. Il avait crié si fort, que, mêmes’il n’y avait pas eu cette fente au mur, je l’aurais entendu de machambre. Il disait son rêve total, il le donnait, il le donnaitautour de lui, éperdûment. Cette sincérité, indifférente à tout,avait une signification définitive qui me broyait le cœur.

– Pardonnez-moi. Pardonnez-moi… C’estpresque un blasphème… Je n’ai pas pu m’empêcher…

Ses paroles s’arrêtèrent : on sentait savolonté qui lui calmait le visage, son âme qui le faisaittaire ; mais ses yeux semblaient gémir.

Il répéta plus bas, comme pour lui-même :« Vous… Vous !… »

Il s’assoupit dans ce mot : vous…

** *

Il est mort, cette nuit. Je l’ai vu mourir.Par un hasard étrange, il était seul au moment où il est mort.

Il n’y a pas eu de râle, ni d’agonieproprement dite. Il n’a pas ramené ses couvertures sous ses doigts,ni parlé, ni crié. Pas de dernier soupir, pas d’illumination. Iln’y a rien eu.

Il avait demandé à Anna de lui donner à boire.Comme il n’y avait plus d’eau, et que la garde était précisément ence moment absente, elle était sortie rapidement pour en chercher.Elle n’avait même pas fermé la porte.

La lueur de la lampe emplissait lachambre.

J’ai regardé le visage de l’homme et j’aisenti, à je ne sais quel signe, que le grand silence, en ce moment,le submergeait.

Alors, moi, instinctivement, je lui ai crié,et n’ai pu m’empêcher de lui crier pour qu’il ne fût passeul :

– Je vous vois !

Ma voix bizarre, déshabituée de parler, apénétré dans la chambre.

Mais il mourut au moment même où je luidonnais cette aumône de fou. Sa tête s’était raidie légèrement enarrière, et ses prunelles s’étaient révulsées.

Anna rentrait ; elle avait dû m’entendrevaguement, car elle se hâtait.

Elle le vit. Elle poussa un cri effrayant, detoute sa force, de toute la puissance de sa chair saine, un cri puret vraiment veuf. Elle se mit à genoux devant le lit.

La garde arrivait sur ses pas et leva les brasau ciel. Il régna du silence, l’éclair d’incroyable misère où, quelqu’on soit, et où qu’on soit, on s’abîme totalement devant un mort.La femme à genoux, la femme debout regardaient celui qui étaitétendu là, inerte comme s’il n’avait jamais été ; ellesétaient toutes deux presque mortes.

Puis, Anna pleura comme un enfant. Elle seleva ; la garde alla chercher du monde. Anna, qui avait uncorsage clair, prit instinctivement le châle noir que la vieillefemme avait laissé sur un fauteuil et s’en enveloppa.

** *

La chambre, morne ces derniers temps, s’emplitde vie et s’anima.

On alluma des bougies partout, et les étoilesqu’on voyait à travers la fenêtre disparurent.

… On s’agenouilla, on pleura, on le supplia.Il commandait ; on disait : lui. Il y avait des têtes deserviteurs que je n’avais pas vues encore, mais qu’il connaissaitbien, lui. Il semblait que tous ses gens mendiaient autour de lui,qu’ils souffraient, qu’ils mouraient et que lui était vivant.

– Il a dû souffrir beaucoup lorsqu’il estmort, dit le médecin à mi-voix à la garde, à un moment où il étaittout près de moi.

– Il était si faible pourtant, le pauvrehomme !

– Mais, dit le médecin, la faiblessen’empêche de souffrir qu’aux yeux des autres.

** *

Le matin, une lueur blafarde entoure cesfigures et ces lumières martyrisées. La présence du jourcommençant, subtil et froid, affadit l’atmosphère de la chambre, larend plus pesante et trouble. Une voix très basse, honteuse, adérangé un instant le silence qui durait depuis plusieursheures.

– Il ne faut pas ouvrir la fenêtre ;il s’abîmerait plus vite.

– Il fait froid, murmure-t-on…

Deux mains ont ramené et croisé une fourrure…Quelqu’un s’est levé, puis assis. Un autre a tourné la tête. Unsoupir s’exhale.

On dirait qu’on a profité des quelques parolesprononcées pour se départir du calme où on se glaçait. Puis onadresse un regard renouvelé à l’homme placé dans la chapelleardente, – immobile, inexorablement immobile, comme l’idolecrucifiée qui est attachée dans les temples.

Je crois que, tout à l’heure, je me suisassoupi sur mon lit… Pourtant, il doit être très tôt… Tout à coupvoici venir du ciel gris une sonnerie d’église.

Après cette nuit harassante, une détentecontre l’immobilité cadavérique de notre attention agit malgrétout, et je sais quelle douceur me ramène de force, avec ces sonsde cloche, à des souvenirs d’enfance… Je pense à une campagne, quime garde étroitement, que les voix des cloches couvrent d’un cielrapetissé et sensible, à une patrie de calme où tout est bon, où laneige signifie Noël, où le soleil est un disque attiédi qu’on peutet qu’on doit regarder… Et au milieu de tout cela, toujours aumilieu de tout, l’église.

La sonnerie s’est terminée. Son retentissementde lumière doucement se tait, et l’écho de son écho… Voici uneautre sonnerie : l’heure. Huit heures, huit coups sonores,détachés, d’une régularité terrible, d’un calme invincible,simples, simples. On les compte, et lorsqu’ils ont cessé de frapperl’air, on ne peut que les recompter. Le temps qui passe… Le tempsinforme, et l’effort humain qui le précise et le régularise et enfait comme une œuvre de destinée.

Et je pense à la grande symphonie de ces deuxmotifs célestes.

Les notes claires sèment de la lumière… Ellessont de plus en plus serrées, et on voit le firmament étoilé sechanger en aurore. L’église rayonne de l’ample et fine vibrationqui pénètre même les murs ; le décor familier des chambress’en présente aux yeux plus tendrement, la nature s’enenjolive : la pluie est, sur les feuilles, des perles, et unesorte de mousseline dans le ciel ; le givre met sur lescarreaux une broderie qui semble faite par des mains féminines. Lasonnerie porte à demi et allège les heures et les jours ; àchaque jour suffit son travail ; lors du renouvellement dessaisons, elle fait songer à la façon différente qu’a chacuned’elles d’être bonne ; elle rassure le rêve sur son sortfutur ; chacun est content de sa vie, et tout le monde estconsolé d’avance.

Après la foule multicolore et diverse dont ladanse éthérée des cloches domine et règle la fête entière, voilà unseul cœur, dont monte le cri ; ce cri est d’un mouvementsimple, mais on sent qu’il n’aura pas de fin ni de bornes et qu’ila, en quelque sorte, la forme de l’azur. Il confond son vol aveccelui de la voix religieuse ; il monte en même temps qu’elle àchaque sursaut de ses trois coups d’ailes, ou dans un frémissementd’innombrables battements lorsqu’elle s’épanouit en carillons.

Mais quelque chose est là qu’on oubliait,quelque chose de plus vaste que la joie, et qui marque à coupssourds son existence indéracinable. On le pressentait, on l’entend,on le sent. Le balancier va marteler les rêves, s’imposer parmi lesillusions, insensible aux tendres caresses contraires, et chaquechoc pénètre comme un clou.

Quelle que soit la grandeur du chant del’angélus, la parole supérieure des heures l’enveloppe de soncalme ; elle s’amplifie en jours, en années, en générations.Elle domine le monde comme le clocher dominait le village. Le cridu cœur résiste passionnément. Il est seul : le chant pieuxn’était pas soutenu par le ciel comme celui du temps par l’ombre.L’heure est un grand rythme monotone dont chaque avertissementsonore coupe l’infatigable espoir qui remonte en un mouvementperpétuel, mais ne dérange pas l’immortel motif, l’adagio définitifqui tombe de l’horloge… Et la mélodie brisée ne peut que changer latristesse en beauté.

Chapitre 14

 

Je suis seul cette nuit. Je veille devant matable. Ma lampe bourdonne comme l’été sur les champs. Je lève lesyeux. Les étoiles écartent et poussent le ciel au-dessus de moi, laville plonge à mes pieds, l’horizon s’enfuit éternellement à mescôtés. Les ombres et les lumières forment une sphère infinie,puisque je suis là.

Ce soir je ne suis pas tranquille ; unevaste angoisse m’a saisi. Je me suis assis comme si j’étais tombé.Comme le premier jour, je dirige ma figure vers la glace, attirépar moi-même ; je fouille mon image, et comme le premier jour,je n’ai qu’un cri : « Moi ! »

Je voudrais savoir le secret de la vie. J’aivu des hommes, des groupes, des gestes, des figures. J’ai vubriller dans le crépuscule les yeux tremblants d’êtres profondscomme des puits. J’ai vu la bouche qui, dans un épanouissement degloire, disait : « Je suis plus sensible que les autres,moi ! » J’ai vu la lutte d’aimer et de se fairecomprendre : le refus mutuel des deux interlocuteurs et lamêlée de deux amants, les amants au sourire contagieux, qui ne sontamants que de nom, qui se creusent de baisers, qui s’étreignentplaie à plaie pour se guérir, qui n’ont entre eux aucunattachement, et qui, malgré leur rayonnante extase hors de l’ombre,sont aussi étrangers que la lune et le soleil. J’ai entendu ceuxqui ne trouvent un peu de paix que dans l’aveu de leur honteusemisère, et les figures qui ont pleuré, pâles, avec les yeux commedes roses.

Je voudrais embrasser tout cela à la fois.Toutes les vérités n’en font qu’une (il m’a fallu venir jusqu’à cejour pour comprendre cette chose si simple) ; c’est cettevérité des vérités dont j’ai besoin.

Ce n’est pas par amour des hommes. Il n’estpas vrai qu’on aime les hommes. Personne n’a aimé, n’aime etn’aimera les hommes. C’est pour moi, – uniquement pour moi, que jecherche à atteindre et à gagner cette pleine vérité qui estpar-dessus l’émotion, par-dessus la paix, par-dessus même la vie,comme une espèce de morte. Je veux y puiser une direction, unefoi ; je veux m’en servir pour mon salut.

Je regarde les souvenirs captivés depuis queje suis ici ; ils sont si nombreux que je suis devenu pourmoi-même un étranger, et que je n’ai presque plus de nom ; jeles écoute. Je m’évoque moi-même, tendu sur le spectacle desautres, et m’en emplissant comme Dieu, hélas – et, dans uneattention suprême, j’essaye de voir et d’entendre ce que je suis.Ce serait si beau de savoir qui je suis !

Je pense à tous ceux qui, jusqu’à moi, ontcherché, – savants, poètes, artistes, – à tous ceux qui ont peiné,pleuré, souri vers la réalité, près des temples carrés ou sous lavoûte ogivale ou dans les jardins nocturnes, dont le sol n’est plusqu’un souple parfum noir. Je pense au poète latin qui a voulurassurer et consoler les hommes en leur montrant la vérité sansbrume comme une statue. Un fragment de son prélude me revient enmémoire, appris autrefois, puis rejeté et perdu comme presque toutce que je me suis donné la peine d’apprendre jusqu’ici. Il dit danssa langue lointaine, barbare au milieu de ma vie quotidienne, qu’ilveille pendant les nuits sereines pour chercher dans quellesparoles, dans quel poème, il apportera aux hommes les idées qui lesdélivreront. Depuis deux mille ans, les hommes sont toujours àrassurer et à consoler. Depuis deux mille ans, je suis toujours àdélivrer. Rien n’a changé la face des choses. L’enseignement duChrist ne l’aurait pas changée, même si les hommes ne l’avaient pasabîmée au point de ne plus pouvoir honnêtement s’en servir.Viendra-t-il, le grand poète qui délimitera et éternisera lacroyance, le poète qui sera non un fou, non un ignorant éloquent,mais un sage, le grand poète inexorable ? Je ne sais, bien queles hautes paroles de l’homme qui a fini là m’aient donné une vagueespérance de sa venue et le droit de l’adorer déjà.

Mais moi, moi ! Moi qui ne suis rienqu’un regard, comme j’en ai recueilli, de destinée ? Je suislà à m’en ressouvenir. Je ressemble malgré tout à un poète au seuild’une œuvre. Poète maudit et stérile qui ne laissera pas de gloire,auquel le hasard a prêté la vérité que le génie lui eûtdonnée ; œuvre fragile qui passera avec moi, mortelle etfermée aux autres comme moi, mais œuvre sublime pourtant, quimontrerait les lignes essentielles de la vie et raconterait ledrame des drames.

** *

Qu’est-ce que je suis ? Je suis le désirde ne pas mourir. Ce n’est pas seulement ce soir, où me pousse lebesoin de construire le rêve solide et puissant que je ne quitteraiplus, mais toujours. Nous sommes tous, toujours, le désir de ne pasmourir. Il est innombrable et varié comme la complexité de la vie,mais c’est, au fond, ceci : continuer à être, être de plus enplus, s’épanouir et durer. Tout ce qu’on a de force, d’énergie etde lucidité, sert à s’exalter, de quelque façon que ce soit. Ons’exalte avec des impressions nouvelles, des sensations nouvelles,de nouvelles idées. On s’efforce de prendre ce qu’on n’a pas pourse l’ajouter. L’humanité, c’est le désir du nouveau sur la peur dela mort. C’est cela : je l’ai vu, moi. Les mouvementsinstinctifs et les cris libres étaient dirigés toujours dans lemême sens comme des signaux, et, au fond, les paroles les plusdissemblables étaient pareilles.

** *

Mais après… Où sont les mots qui éclairent lavoie ? Si c’est cela, l’humanité, qu’est-elle dans le monde,et qu’est-ce que le monde ?

Je me souviens, je me souviens, comme onappellerait au secours… Un jalon, une borne, où la sainteinquiétude se pose : l’importance d’un être humain parmi leschoses, cette importance que j’ai mis toute ma vie àcomprendre…

L’immensité de chacun de nous : premiergrand signe dans le noir. C’est vrai que le cœur fait son deuil ousa fête avec toute la nature, et, aux yeux du plus humble descontemplateurs, c’est vrai que dans le ciel provençal les étoilesont pâli lorsque Mireille est apparue à sa petite fenêtre.

Je suis au milieu du monde. Les astres mecouronnent. La terre me porte et m’élève. Je me tiens au sommet dessiècles. Je ramène tout à moi, les vastes ou les petites choses del’esprit et du cœur. De ma main devant les yeux, le jour, je faisla nuit, et la nuit, je me cache la nuit ; si je ferme lesyeux, l’azur ne peut plus rien être. À partir de moi, toutes lesgrandeurs vont se rapetissant.

** *

J’ai appuyé ma tête sur ma main.

Alors mes doigts sentent les os de moncrâne : l’orbite, la dépression de la tempe, la mâchoire. Uncrâne…

Un crâne ! Mais je connais cela !Mon crâne est semblable aux autres.

Cette ressemblance de moi et de tous, je n’yavais jamais pensé. Je la vois. Je vois, à travers un peu d’ombre,mes os, mes ossements. Je reconnais dans moi-même mon fantômeéternel de poussière, mon squelette, comme on reconnaît quelqu’un.Je le touche, je le palpe, le monstre morne et blanc que je suis aufond…

Mes rêves de grandeur se sont écroulés,puisque mon crâne est semblable aux autres, à tous ceux quifurent.

Combien y en a-t-il eu ? Si l’humanitédate de cent mille ans, ce qui est sans doute au-dessous de lavérité, comme il vit sur la Terre un milliard et demi d’habitantsqui se renouvellent tous les trente ans, cela fait quatre millecinq cent milliards de crânes qui tombent en poussière depuis leshommes.

** *

J’irai dans la terre. J’aurai eu une maladie,ou une plaie qui feront pourrir plus vite un coin de ma chair. Jemourrai sans doute de maladie, quelque organe atrophié, rompu,arrêté – ou bien affolé, brisant tout le reste ; je mourraid’une maladie, tout le sang en dedans… (J’aimerais mieux m’en allerdans la pourpre d’une blessure…)

Et moi aussi, on m’enterrera comme les autres,quoique cela puisse paraître étrange. Déjà comme un avertissementde la boue (les paroles du poète reviennent à moi et m’accablent),j’ai cette poussière qui vient sur moi tous les jours, dont je suisobligé de me laver, dont je me défends, dont je m’arrache :c’est l’ange sombre de la terre.

Dans le frêle cercueil, mon corps deviendra laproie des insectes, du pullulement irrésistible de leurs larves.Innombrable envahissement qui se multiplie ! Linné a pu direque trois mouches consomment un cadavre aussi vite que le fait unlion.

J’ai ouvert un livre que j’ai là. Je me plongedans le détail. J’y apprends ce qui m’attend, moi ! J’yapprends mon histoire future.

Les animaux des cimetières se succèdent parpériodes ; chaque espèce vient en son temps, de sorte qu’onreconnaît l’âge d’un cadavre à la foule qui s’en repaît. Il y aainsi à travers les corps abandonnés huit immigrations successivesqui correspondent aux huit phases de la fermentation putride parlaquelle, peu à peu, l’intérieur du corps s’extériorise.

Je veux les connaître, voir d’avance ce que jene verrai pas – et palpiter ce que je ne ressentirai pas.

De petites mouches, les curtonèvres, hantentle corps quelques instants avant la mort… Je les entendrai.Certaines émanations leur indiquent l’imminence d’un événement quiva leur procurer avec une abondance débordante des aliments pourleurs larves, et lourdes d’œufs, elles s’acharnent déjà à pondredans les narines, dans la bouche, et aux coins des yeux.

À peine la vie a-t-elle cessé, que d’autresmouches affluent. Dès que le pauvre souffle de corruption devientsensible, d’autres encore : la mouche bleue, la mouche verte,dont le nom scientifique est Lucilia Cœsar, et la grandemouche au thorax rayé de blanc et noir qu’on appelle « grandsarcophagien ». La première génération de ces mouchesaccourues à l’affreux signal peut former à elle seule dans lecadavre sept à huit générations qui se prolongent et s’entassentpendant trois à six mois : « Chaque jour, dit Mégnin, leslarves de la mouche bleue augmentent de deux cents fois leurpoids… » La peau du cadavre est alors d’un jaune tirantlégèrement sur le rose, le ventre est vert clair, le dos vertsombre. Ou du moins, telles en seraient les teintes, si cela ne sepassait pas dans l’ombre.

Puis, la décomposition change de nature. C’estla fermentation butyrique, qui produit des acides gras dénommésvulgairement gras de cadavre. C’est la saison des dermestes, –insectes carnassiers qui produisent des larves munies de longspoils, – et de papillons : les aglossas. Les larves desdermestes et les chenilles des aglossas présentent cetteparticularité qu’elles peuvent vivre dans les matières grasses« qui se moulent, comme du suif, au fond desbières » ; quelques-unes de ces matières cristalliserontet luiront comme des paillettes, plus tard, dans la poussièredéfinitive.

Voici maintenant la quatrième escouade. Elleaccompagne la fermentation caséïque, et elle est composée : demouches, les pyophilas, qui donnent ses vers au fromage – versreconnaissables aux sauts caractéristiques qu’ils exécutent – et decoléoptères, les corynètes.

La fermentation ammoniacale, la liquéfactionnoire des chairs, appelle un cinquième envahissement : il y alà des mouches, les lonchéas, les ophyras et les phoras, sinombreuses que, sur les cadavres exhumés au cours de cette période,les débris noirâtres de leurs chrysalides apparaissent, selonl’expression d’un médecin légiste, « comme de la chapelure surles jambonneaux » et que des nuées de mouches s’échappent dela bière quand il arrive qu’on la remonte et qu’on l’ouvre pendantcette phase. La décomposition déliquescente noire est préféréeaussi par des coléoptères : les silphides, et les neuf espècesde nécrophores.

Maintenant, la putréfaction a à peu prèsaccompli son œuvre. La période qui s’ouvre est celle de ladessiccation et de la momification du cadavre sous les linceuls etles vêtements empesés par les liquides gélatineux de la périodeprécédente. Tout ce qui reste de la matière molle, de pâteorganique, farineuse et friable, et de savons ammoniacaux, estdévoré par une autre espèce de bêtes : des acariens, ronds etcrochus, à peine visibles à l’œil nu. De quinze jours en quinzejours, leur nombre décuple : au commencement, il y en avaitvingt ; au bout de deux mois et demi, il y en a deuxmillions.

Aux acariens succède une septième immigration.Ce sont des sortes de mites, les aglossas, qui étaient déjà venuesau moment de l’écoulement des acides gras, puis avaient disparu.Celles-là rongent, scient, émiettent les tissus parcheminés, lesligaments et tendons, transformés en une matière dure, d’apparencerésineuse – ainsi que les poils, les cheveux et les étoffes. Lecorps est d’une couleur dorée, bronzée, et répand une forte odeurde cire.

Enfin, au bout de trois ans, la dernière nuéede travailleurs. Que dévorent-ils, ceux-là ? Tout ce quireste, tout, jusqu’aux débris des insectes qui à l’état larvaire sesont succédé sur le cadavre. L’effaceur suprême est un petitcoléoptère noir dont le nom scientifique est tenebrioobscurus.

Après lui, il ne reste plus rien que, malgrélui, quelques débris de débris autour des os blanchis, et unepetite masse compacte au fond de la boîte crânienne. Cette sorte deterreau brun, granuleux, qui poudre la pierre humaine et qu’oncroirait être le dernier résidu des chairs, n’est même pas cela.C’est l’accumulation des carapaces, des pupes, des chrysalides etdes excréments des dernières générations d’insectesdévorateurs.

Trois ans se sont passés. Tout est fini. Lacréature qui a été adorée et a adoré est retournée tout entière entrois ans au règne minéral. La puanteur a disparu ; c’était ladernière marque de vie ; elle s’anéantit, hélas, et il n’y amême plus de deuil.

Et tous les habitants du monde auront passépar là dans quelques années. Depuis que je médite, un quart d’heurepeut-être, un millier d’êtres humains sont morts sur la surface dumonde.

Leurs corps, agglomérations de cellules, leurscellules, agglomérations d’atomes (fragments indivisibles de lamatière) – sont jetés à d’autres combinaisons. La cellule !Cette unité organique a une dimension qui varie entre un millièmeet un dix-millième de millimètre. L’atome ! C’est un élémentinconnu et supposé. Si on lui accorde une dimension à peu prèsconforme à la vraisemblance en se basant sur la petitesse deséléments anatomiques, on trouve que, dans une sphère de matière dudiamètre d’une tête d’épingle, il y en aurait un nombre représentépar un huit suivi de vingt-et-un zéros, et que, pour compter tousles éléments primordiaux d’une tête d’épingle, à raison d’un parseconde et par homme, l’humanité tout entière, occupée sansrelâche, mettrait deux cent mille ans.

C’est de cette poussière qu’est fait leGlobe.

Et le Globe lui-même n’est rien dansl’univers.

… Sur une feuille de papier, un point ténu, àpeine visible ; autour, on trace une circonférence qui prendtoute la largeur de la feuille ; le point, c’est laTerre ; le cercle figure le Soleil ; telle est laproportion. Sur une autre feuille, un point, fait du bout de laplume posée : c’est le Soleil, si large sur la feuille mise decôté. Une sphère est représentée par un cercle qui va d’un bord àl’autre du papier : c’est Canopus, une étoile ; le Soleilest aussi menu par rapport à Canopus que la Terre par rapport auSoleil. Et Bételgeuse, ce céleste point brillant qu’aimaient tantnos ancêtres, son diamètre est aussi grand que la distance de laTerre au Soleil. Ce gris sur ce papier, ce n’est pas de la couleurgrise, mais des petits points rapprochés. Chaque petit point estune étoile, comme le Soleil ou comme Canopus, ou plus grande… C’estun fragment de la carte du ciel. Fragment infime, puisqu’on évalueà cent millions le nombre des étoiles dont on a perçu l’image etqu’il y en a sur cette feuille à peu près trois mille. On neperçoit cent millions d’étoiles que parce que les instrumentsd’optique ne peuvent agrandir le champ visuel que jusqu’aux étoilesde vingt-et-unième grandeur, et ne permettent de voir que dix-septmille fois plus d’étoiles que l’œil nu ; mais qui oseraitprétendre que les étoiles extrêmes que nous percevons limitentl’univers ? Et la grandeur des étoiles, si énorme qu’ellesoit, n’est rien au regard des espaces vides qui les séparent.L’étoile la plus rapprochée de nous après le Soleil, l’étoile Alphade la constellation du Centaure, est à dix mille milliards delieues de nous. Arcturus est à trois cent vingt-quatre millemilliards de kilomètres ; Arcturus se meut dans l’espace àraison de deux mille six cent quarante millions de kilomètres parannée – et depuis trois mille ans qu’on observe et qu’on pointe saplace sur les cartes astronomiques, elle ne semble pas avoir bougé.L’étoile 1830 du catalogue de Groombridge est à huit cent millemilliards de kilomètres…

À cause de la formidable envergure de savitesse, la lumière amoindrit follement les chiffres, et rend leursimmensités plus sensibles… La lumière parcourt l’éther à raison detrois cent trente mille kilomètres à la seconde. Elle met un peuplus de huit minutes pour venir du Soleil, de sorte que l’image quenous en avons est celle de l’astre tel qu’il était huit minutesavant notre contemplation. Elle met quatre ans et quatre mois pourvenir de l’étoile la plus rapprochée ; trente-six ans pourvenir de l’Étoile Polaire… Elle met plusieurs siècles pour venir decertaines étoiles qui se présentent ainsi à nous telles qu’ellesétaient il y a plusieurs siècles. Et si ces étoiles nous regardent,elles nous voient avec le même vertigineux retard… Cetteconstellation, qui surmonte la ville vivante et mourante d’undiadème triste parce qu’il est trop grand, nous ne savons pas ceque c’est. Tout au plus nous doutons-nous que chacun de ses pointsa quelque analogie avec le brûlant Soleil, avec la boule de feu quehérissent des flammes grandes comme la distance de la Terre à laLune. Si les yeux d’une de ces étoiles sont plus perçants que lesnôtres, que voit-elle ici-bas, à l’instant où je parle ?…Parmi les formes terrestres convulsées encore et tremblantes dequelque grande crise géologique, elle voit, sur une éminence, unseul être se dégager de la terre qui attire ses quatre membres, setendre debout en chancelant encore, et une seule face encorebestiale et effarée d’ombre lever obscurément les yeux. Et entretelle autre étoile et nous, l’échange de lumière ne s’est pasencore effectué, depuis le commencement d’elle, et lorsque sonaspect se sera transporté jusqu’à nous, elle sera peut-êtredétruite depuis des éternités…

Et ces éternités me font penser au temps.Combien il y a-t-il de temps que la Terre existe ? Depuis quela masse gazeuse mondiale s’est détachée de l’équateur de lanébuleuse solaire, combien de milliards de siècles se sontécoulés ? On ne sait. On suppose que pour la seconde phase –de beaucoup la plus courte – de sa transformation,c’est-à-dire pour passer de l’état liquide à l’état solide, il afallu trois cent cinquante millions d’années.

L’atome, le plus petit élément de la matière.Voici maintenant le plus grand élément : le monde stellaire.Non pas l’ensemble réel ou même visible du firmament, qui estincommensurable, mais la partie qui en a été mesurée par lascience. L’investigation scientifique se borne à un rayon de huitcent mille milliards de kilomètres à partir de la Terre. Au delà dece rayon, qui n’embrasse que les astres les plus proches, lesmondes ne présentent pas, par rapport au mouvement de la terre, undéplacement apparent nous permettant d’apprécier leur distance, etnous n’avons plus aucune donnée sur les espaces sidéraux. L’universexploré par le calcul est donc représenté par une sphère dont lerayon aurait huit cent mille milliards de kilomètres. Les nombresqui déterminent cette sphère sont les plus grands qu’on puisseappliquer à la réalité. Ils donnent, comme volume, deux mille centquarante-cinq sexdécillions de mètres cubes. Comme,d’autre part, le nombre d’atomes contenu dans un mètre cube est, ennous référant à la dimension hypothétique que nous avons accordée àl’atome, d’un décillion, le rapport entre la plus grandechose et la plus petite est un nombre tel, que la science n’a pasde terme pour l’exprimer. Jamais on ne s’en est servi : jesuis peut-être le premier homme qui le fait, dans le besoin deprécision énorme qui me tourmente ce soir. D’après l’étymologielatine des noms des nombres, ce nombre vierge qui formule ce quel’univers peut contenir d’atomes commencerait à s’énoncerainsi : deux octovigentillions… Il est composé d’undeux suivi de quatre-vingt-sept chiffres. Rien ne peut donner uneidée de l’immensité de ce nombre, qui exprime la nature depuis sesfondements jusqu’à son extrême frontière attingible.

Et pourtant, ce chiffre, qui a figure demonstre, il faut le déformer encore, il faut le multiplier encorepar cinquante trillions, le transformer en centduotrigentillions, c’est-à-dire en un nombre de cent deuxchiffres, si on admet la théorie de Newcomb qui, en se basant surles mouvements et les vitesses des astres selon la loi immuable dela gravitation, limite notre système stellaire tout entier à unesphère d’espace de soixante quintillions de kilomètres de diamètre,où tombent harmoniquement cent vingt-cinq millions d’étoiles.

Qu’est-ce qu’on peut faire contre toutcela ?

Qu’est-ce que je peux faire, moi, qui suis là,ébloui par les papiers que je lis, au pied de cette lampe qui formeune ombre octogonale effleurant mon encrier, – dont la clartédiffuse me montre à peine le plafond et la fenêtre, noire etluisante sous ses rideaux légers, et ne fait presque pas sortir dela nuit les murs de la chambre…

Je me suis levé. J’erre dans la chambre.Qu’est-ce que je suis, qu’est-ce que je suis ? Ah ! ilfaut, il faut que je réponde à cette question parce qu’une autre yest suspendue comme une menace : Qu’est-ce qu’il va advenir demoi !

En face du grand miroir qui est debout sur lacheminée, je fixe mon image, je cherche en moi ce que je pourraisrépondre à ma petitesse. Si je ne peux pas m’en évader, je suisperdu… Suis-je le peu que je parais être, suis-je immobilisé etétouffé dans cette chambre comme dans un cercueil troplarge ?

Instinctivement une intuition paisible, simplecomme moi, rejette l’épouvante qui m’assaille, et je me dis que cen’est pas possible, et qu’il y a une immense erreur partout.

** *

Qu’est-ce qui m’a dicté ce que je viens depenser ? À quoi ai-je obéi ?

À une croyance qu’ont accumulée en moi le bonsens, la religion, la science…

Ce bon sens là, c’est la voix des sens, et unegrosse voix trop proche ressasse que les choses sont telles quenous les voyons. Mais je sais bien, au fond, que cela n’est pasvrai. Il faut s’arracher tout d’abord à cette grossière écorce dela vie usuelle.

Les contradictions que comporte cetteréalisation béate de l’apparence, les erreurs innombrables de nossens, les créations fantaisistes du rêve, de la folie, ne nouspermettent pas d’écouter ce piteux enseignement. Le bon sens estune bête probe mais aveugle. Il ne reconnaît pas la vérité, qui sedérobe aux premiers coups d’œil ; qui, selon la magnifiqueparole de l’ancien sage, « est dans un abîme ».

La science… Qu’est-ce que la science ?Pure, c’est une organisation de la raison par elle-même ;appliquée, c’est une organisation de l’apparence. La« vérité » scientifique est une négation presqueintégrale du bon sens. Il n’y a guère de détails de l’apparence quine soient contredits par l’affirmation scientifique correspondante.La science dit que le son, la lumière, sont des vibrations ;que la matière est un composé de forces… Elle édicte unmatérialisme abstrait. Elle remplace l’apparence grossière par desformules ; ou alors, elle l’admet sans examen. Elle soulève,dans un ordre plus complexe et plus ardu, les mêmes contradictionsque le réalisme superficiel. Même au sein de son domaineexpérimental ou logique, elle est obligée de se servir de donnéesfictives, de suppositions. Si on la pousse du côté de la grandeurdu monde ou du côté de la petitesse, elle reste court. En bas, elles’arrête devant la question de la divisibilité de l’espace ;en haut, elle s’arrête devant le dilemme d’absurdités :« L’espace ne finit nulle part », ou :« L’espace finit quelque part ».

Pas plus que le bon sens, elle ne voit lavérité ; elle n’est d’ailleurs pas faite pour cela,puisqu’elle n’a pour but que la systématisation abstraite oupratique d’éléments dont elle ne discute pas la réalitéprofonde.

La religion… Elle dit avec raison : lebon sens ment, la science ne s’engage à rien ; elleajoute : nous ne serions certains de rien sans la garantie deDieu. Et la religion a ainsi arrêté Pascal, en interposant sondouble fond entre la vérité et lui. Dieu n’est qu’une réponse toutefaite au mystère et à l’espérance, et il n’y a pas d’autre raison àla réalité de Dieu, que le désir que nous en avons.

Ce monde illimité que je viens de voirs’élever contre moi ne repose donc sur rien ? Alors, qu’est-cequi est sûr, qu’est-ce qui est fort ?

** *

Et, pour m’assister, j’évoque encore une foisles êtres vivants en qui j’ai foi, les êtres dont j’ai vu icis’épanouir la figure et les regards se déchaîner.

Je revois des faces, dans le deprofundis du soir, émerger comme des victoires suprêmes. L’unecontenait le passé ; une autre, toute son attention tenduevers la fenêtre, s’azurait ; une autre, dans la noirceurhumide de la brume, songeait au soleil comme un soleil ; uneautre, pensive et prolongée, était pleine de la mort qui ladévorerait, et toutes étaient entourées d’une solitude quicommençait dans cette chambre, mais qui ne finissait plus.

Et moi qui suis comme elles, moi qui contiensà l’intérieur de ma pensée l’implacable passé et l’avenir rêvé, etla grandeur des autres ; moi qui regrette, qui voudrais, etqui pense, avec ma figure inguérissable et étendue – moi, moi, lerêve d’étoiles que je viens d’avoir me changerait enpoussière ? Est-il possible que je ne sois rien, alors qu’àcertains moments il me semble que je suis tout ? Suis-je rien,suis-je tout ?

Alors, je me mets à comprendre… Je n’ai pastenu compte de la pensée dans cette évocation de l’ordre deschoses. Je l’ai considérée comme enfermée dans le corps, ne ledépassant pas, n’ajoutant rien à l’univers. Notre âme ne serait ennous qu’un souffle comme le souffle vital, un organe ; noustiendrions la même place, vivants, que morts ?

Non ! Et c’est ici que je mets la mainsur l’erreur.

La pensée est la source de tout. C’est parelle qu’il faut commencer, toujours… La vérité est retournée sur sabase.

Et maintenant je lis des signes de folie dansma méditation de tout à l’heure. Cette méditation était la mêmechose que moi ; elle prouvait la grandeur de la pensée qui lapensait, et pourtant elle disait que l’être pensant n’est rien.Elle m’anéantissait, moi qui la créais !

… Mais ne suis-je pas la proie d’uneillusion ? Je m’entends m’objecter : ce qui est en moi,c’est l’image, le reflet, l’idée de l’univers. La pensée n’est quele fantôme du monde prêté à chacun de nous. L’univers par lui-mêmeexiste en dehors de moi, indépendamment de moi, avec une telleimmensité qu’il fait que je suis du néant et comme mort déjà. Etj’aurais beau n’être pas ou fermer les yeux, l’univers serait quandmême.

Une angoisse, une blessure commençantem’étreint les entrailles… Puis voici qu’un cri monte en moi, un crilucide, conscient et inoubliable comme un accord sublime de toutela musique : « Non ! »

Non. Cela n’est pas ainsi. Je ne sais sil’univers a en dehors de moi une réalité quelconque. Ce que jesais, c’est que sa réalité n’a lieu que par l’intermédiaire de mapensée, et que tout d’abord, il n’existe que par l’idée que j’enai. Je suis celui qui a fait se lever les étoiles et les siècles,et qui a roulé le firmament dans sa tête. Je ne peux pas sortir dema pensée. Je n’ai pas le droit de le faire sans faute et sansmensonge. Je ne peux pas. J’ai beau essayer de me débattre commepour m’envoler de moi. Je ne peux pas accorder au monde d’autreréalité que celle de mon imagination. Je crois en moi et je suisseul, puisque je ne peux pas sortir de moi. Comment imaginer sansfolie que je puisse sortir de moi-même ? Comment imaginer sansfolie que je ne sois pas seul ? Qu’est-ce qui pourrait meprouver qu’au delà de l’infranchissable pensée, le monde a uneexistence séparée de moi !

J’écoute la métaphysique (elle n’est pas unescience : elle est située au delà du programmescientifique ; elle est plutôt assimilable à l’art,s’attachant comme lui à la vérité vraie : car si un tableauest puissant et si un beau vers est beau, c’est à cause de lavérité). Je parcours les livres, je consulte les savants et lespenseurs, je réunis tout l’arsenal des certitudes que l’esprithumain a réunies, j’écoute la grande voix de celui qui a passétoutes les croyances et tous les systèmes au crible de sa raisonterrible, et je lis cette vérité même qui s’imposait à moi :On ne peut pas nier la pensée qu’on a du monde, mais on ne peut pascertifier qu’il existe en dehors de la pensée qu’on en a.

Et maintenant que j’ai cette affirmationenfermée précisément, effectivement, dans des mots, maintenant queje tiens cette richesse sublime, je ne peux plus m’écarter dumiracle de simplification qu’elle apporte.

Non, il n’est pas sûr que la vérité quicommence en nous continue ailleurs, et lorsque, après avoir ditcette parole que personne après lui n’a pu même songer ànier : « Je pense, donc je suis », le philosophe aessayé, raisonnement par raisonnement, de conclure à quelque chosede réel en dehors du sujet pensant, il est sorti pas à pas de lacertitude. De toute la philosophie passée, il ne reste que cecommandement d’évidence qui met en chacun de nous le principe detout ; de la recherche humaine il ne reste que cette grandenouvelle que j’ai déjà lue comme dans un livre sur lerecommencement et la solitude de chaque figure. Le monde, tel qu’ilsemble nous apparaître, ne prouve que nous, qui croyons le voir. Lemonde extérieur, c’est-à-dire le globe terrestre avec ses onzemouvements dans l’espace, ses horizons et le va-et-vient de la mer,ses mille milliards de kilomètres cubes, ses cent vingt milleespèces végétales et ses trois cent mille espèces animales, et toutle monde solaire et sidéral avec ses transformations et sonhistoire, ses origines et ses voies lactées, – est un mirage et unehallucination.

Et malgré les voix, qui, même du fond de nous,crient contre ce que je viens d’oser penser, comme une foule contrela beauté, malgré le savant qui, avouant que le monde est unehallucination, ajoute, sans preuve, que c’est une« hallucination vraie », – je dis que l’infini etl’éternité du monde sont deux faux dieux. C’est moi qui ai donné àl’univers ces vertus démesurées, que j’ai en moi (il faut bien queje les lui aie données puisque, quand bien même il les aurait, jene pourrais constater sur lui l’inconstatable, et je les ajouteraisde mon propre fonds à l’image bornée que j’ai de lui). – Rien neprévaut contre l’absolu de dire que j’existe et que je ne puis passortir de moi, et que tout : espaces, temps, raisonnements, nesont que des façons de m’imaginer la réalité, et comme de vaguespouvoirs que j’ai.

C’est avec une sorte de frisson que j’aitrouvé dans le livre austère cette traduction des cris d’humanitéqui sont venus jusqu’à moi. Le cœur humain saignait et s’éployait àtravers les lignes froides et calculées de l’écrivain allemand.Peut-être faut-il une certaine gravité pour s’affranchir del’apparence et pour comprendre les formules grandioses de la véritéainsi purifiée. Mais je dis que ces paroles sont les plusmagnifiques qui aient jamais été dictées aux hommes, et qu’ellesfont du livre du philosophe de Kœnigsberg l’œuvre qui se rapprochele plus de la vraie bible. Les paroles de Jésus-Christ, faites pourrégenter la société selon de nobles lignes, apparaissent, à côté,superficielles et utilitaires.

Cela est important, cela est solennel etcapital, d’arracher au silence les vraies paroles, de mettre laraison où elle est, de replacer la vérité. Il ne s’agit pas d’unevaine discussion de formules, mais d’un effrayant problèmepersonnel qui m’intéresse tout entier, d’une question de vie et demort pour moi, d’un grand jugement sans appel où je suisimpliqué.

** *

Tout est en moi, et il n’y a pas de juges, etil n’y a pas de bornes, et il n’y a pas de limites à moi. Le deprofundis, l’effort pour ne pas mourir, la chute du désir avecson cri qui monte, tout cela n’est pas arrêté. C’est dans l’immenseliberté que s’exerce le mécanisme incessant du cœur humain(toujours autre chose, toujours !). Et c’est une telleexpansion que la mort en est elle-même effacée. Car commentpourrais-je imaginer ma mort, sinon en sortant de moi-même et en meconsidérant comme si j’étais non moi-même, mais un autre ?

On ne meurt pas… Chaque être est seul aumonde. Cela paraît absurde, contradictoire, d’énoncer une phrasepareille. Et pourtant, il en est ainsi… Mais il y a plusieurs êtrescomme moi… Non, on ne peut pas dire cela. Pour dire cela, on seplace à côté de la vérité en une sorte d’abstraction. On ne peutdire qu’une chose : Je suis seul.

Et c’est pour cela qu’on ne meurt pas.

À ce moment, courbé dans le soir, l’hommeavait dit : « Après ma mort, la vie continuera. Il y auratous les détails du monde qui occuperont paisiblement les mêmesplaces. Il y aura toutes les traces de mon passage qui peu à peumourront, mon vide qui se refermera. »

Il se trompait. Il se trompait en parlantainsi. Il a emporté toute la vérité avec lui. Pourtantnous, nous l’avons vu mourir. Il est mort pour nous ; pourlui, non. Je sens qu’il y a là une vérité effroyablement difficileà atteindre, une contradiction formidable, mais j’en tiens les deuxbouts, cherchant à tâtons quel balbutiement informe traduiraitcela. Quelque chose comme : « Chaque être est toute lavérité… » Je reviens à la parole de tout à l’heure : Onne meurt pas puisqu’on est seul ; ce sont les autres quimeurent. Et cette phrase qui se répand en tremblant à mes lèvres, àla fois sinistre et radieuse, annonce que la mort est un fauxdieu.

Mais le reste ? En admettant que j’aie lasagesse toute-puissante de me débarrasser de la hantise de mapropre mort, il restera la mort des autres et la mort de tant desentiments et de douceur. Ce n’est pas la conception de la véritéqui changera la douleur ; car la douleur est comme la joie, unabsolu.

Et pourtant !… La grandeur infinie denotre misère se confond avec de la gloire et presque avec dubonheur – du bonheur hautain et glacé. Est-ce d’orgueil ou de joieque je commence à sourire dans les premières blancheurs de l’aube,près de la lampe assaillie par l’azur, à mesure que je me vois seuluniversellement !…

Chapitre 15

 

C’est la première fois qu’elle m’apparaît endeuil, et dans ce noir, sa jeunesse resplendit plus que jamais.

Le départ est proche. Elle regarde, de côté etd’autre, si elle n’a rien oublié dans la chambre remise en étatpour d’autres, la chambre déjà informe, déjà quittée.

La porte s’est ouverte, et tandis que la jeunefemme, arrêtée dans sa légère occupation, a levé la tête, un hommeest apparu dans l’entre-bâillement ensoleillé.

– Michel ! Michel !Michel ! crie-t-elle.

Elle a tendu les bras, et, le geste flottant,toute la figure fixée sur lui, elle est restée quelques secondesimmobile comme la lumière.

Puis, malgré le lieu où elle est, et la puretéde son cœur, et la pudeur de toute sa vie, ses jambes de viergepalpitent et elle va tomber.

** *

Il a jeté son chapeau sur le lit en un largegeste romantique. Il remplit la chambre de sa présence, de sapesanteur. Ses pas font crier le parquet. Il est déjà sur elle, etla tient. Si grande qu’elle soit, il la domine de presque toute latête. Ses traits accentués sont durs et admirables ; safigure, surmontée d’une lourde chevelure noire, est claire, netteet comme neuve. Des moustaches d’un noir profond, un peu tombantes,ombragent la bouche rouge vif, glorieuse comme une belle blessurenaturelle. Il met ses mains sur les épaules de la jeune femme, illa regarde, préparant, ouvrant son étreinte affamée.

** *

Ils se serrent, chancelants… Ils ont dit enmême temps un même mot : « Enfin ! » C’est toutce qu’ils ont dit, mais, pendant un moment, ils ont répété ce mot àdemi-voix, ils l’ont chanté. Leurs yeux se disent le doux cri,leurs poitrines se le communiquent. On dirait qu’ils s’attachentavec ce mot et s’en pénètrent. Enfin ! leur longue séparationest finie, leur amour est vainqueur ; enfin, ils sont là tousles deux !… Et je la vois trembler de la nuque aux talons, jevois combien tout son corps l’accueille, tandis que ses yeuxs’ouvrent, puis se referment sur lui.

À grand’peine ils essayent de se parler,puisqu’il faut bien se parler… Les lambeaux de paroles qu’ilséchangent les retiennent un instant debout.

– Quelle attente, quel espoir !bégaye-t-il, éperdu. J’ai toujours pensé à toi, je t’ai toujoursvue !

Il ajoute plus bas, d’une voix pluschaude :

– Parfois, au milieu d’une conversationbanale, ton nom brusquement prononcé venait me fouiller lecœur.

Sa voix, sourde, halette ; elle a debrusques sonorités qui éclatent. Il semble ne pas savoir parlerbas.

– Combien de fois, sur la terrasse de lamaison, du côté du détroit, je m’asseyais sur la balustrade debriques, la figure dans les mains ; je ne savais même pas dequel côté du monde tu étais, et si loin de toi pourtant, je nepouvais pas ne pas te voir !

– Souvent, dans des chaudes soirées, jeme suis mise, à cause de toi, à la fenêtre béante, fit-elle, enbaissant la tête… Parfois, l’air était d’une douceur suffocante, –comme il y a deux mois à la villa des Roses. J’avais les larmes auxyeux.

– Tu pleurais ?

– Oui, fit-elle à voix basse, je pleuraisde joie.

** *

Leurs bouches se sont jointes, leurs deuxbouches petites et pourprées, exactement de la même couleur. Ilssont presque indistincts, tendus dans le silence créateur dubaiser, qui les réunit intérieurement, en fait un unique et sombrefleuve de chair.

Puis il s’est un peu reculé d’elle pour lamieux voir. Il l’a prise par la taille, d’un bras, toute serrée,côte à côte, la tête tournée vers elle. Alors il pose sa main libresur son ventre. On voit la forme de ses deux jambes et de sonventre ; on la voit toute dans le geste brutal mais superbedont il la sculpte.

Ses paroles, martelées, tombent sur elle, pluslourdes.

– Là-bas, parmi les innombrables jardinsde la côte, je voulais enfoncer mes doigts dans la terre sombre.Errant, j’essayais de me figurer ta forme et je cherchais le parfumde ta chair. Et je tendais les bras vers le plein espace, pourtoucher le plus possible de ton soleil.

– Je savais que tu m’attendais et que tum’aimais, dit-elle, en une harmonie plus douce mais aussi profonde…Dans ton absence, je voyais ta présence. Et souvent, lorsqu’unrayon d’aurore entrait dans ma chambre et m’atteignait, je pensaisque j’étais immolée à ton amour, et je tendais ma gorge ausoleil.

Puis elle dit :

– Le soir, dans ma chambre, parfois, enpensant à toi… je m’admirais…

Frissonnant, il sourit.

Il redisait toujours la même hantise avec àpeine d’autres mots : comme s’il ne savait rien de plus. Ilavait une âme puérile et un esprit borné, derrière la sculptureparfaite de son front et ses immenses yeux noirs où je voyaisdistinctement la blanche figure de la femme toute proche flottercomme un cygne.

Elle l’écoutait dévotement, la boucheentr’ouverte, la tête légèrement renversée en arrière. S’il nel’avait tenue, elle aurait glissé à genoux devant ce dieu aussibeau qu’elle. Déjà, elle avait les paupières meurtries de sa forteprésence.

– Ton souvenir attristait mesjoies ; mais il consolait mes tristesses.

Je ne savais pas lequel avait murmurécela…

Ils s’embrassèrent violemment. Ilstourbillonnaient ; on eût dit deux flammes hautes.

Sa figure brûlait.

– Je te veux… Ah ! pendant mes nuitsd’insomnie et de désir, étendu, les bras grands ouverts devant tonimage, comme ma solitude était crucifiée ! Sois à moi,Anna !

Elle voulait, elle voulait. Elle était, toute,un consentement radieux. Pourtant son regard défaillant considérala chambre.

– Respectons cette chambre… murmura lesouffle de sa voix.

Puis elle a eu honte d’avoir refusé. Ellebalbutia tout de suite : Pardon !

Sa chevelure et sa jupe, dénouées,ruisselaient et glissaient autour d’elle.

L’homme, arrêté dans l’élan trouble de sondésir, a considéré la chambre. Son front s’est froissé d’un pli deméfiance ombrageuse, sauvage, et dans l’œil a transparu lasuperstition de la race.

– C’est ici… la mort ?…

– Non, dit-elle, en se berçant surlui.

Ce fut la première fois qu’il fut presquequestion du mort dans la simplicité de leur rapprochement.L’amoureux, emporté par l’amour, n’avait jusque-là parlé que delui-même.

Non seulement elle cède, mais elle essayed’accorder ses gestes aux siens, de faire ce qu’il veut, balançant,tombant avec lui, attentive à son désir d’homme. Mais elle ne saitque se presser et que l’attirer, et cette scène silencieuse estplus pathétique que les pauvres paroles qu’ils se tendent.

Soudain, elle l’a vu à demi-dévêtu, le corpschangé de forme ; son visage s’est marqué d’une telle rougeurqu’il m’a semblé un instant couvert de sang, mais ses yeux sourientd’espoir terrifié, et acceptent. Elle l’adore, elle l’admireentièrement, elle le veut. Ses mains pétrissent les bras del’homme. Toute la vague tentation obscure sort d’elle et monte à lalumière. Elle avoue ce que taisait le virginal silence ; ellemontre son brutal amour.

Puis elle a pâli, et elle est restée uninstant immobile comme une morte cramponnée. Je la sens en proie àune force supérieure qui tantôt la glace et tantôt la brûle… Sonvisage, un des plus beaux ornements du monde, si lumineux qu’ilsemble s’avancer vers le regard, se crispe convulsivement, sedésordonné ; une grimace le cache ; l’harmonie ample etlente de ses gestes s’égare et se rompt.

Il a porté sur le lit la grande et suave jeunefille… On voit ses deux jambes écartées ouvrant la nudité fragileet sensible de son sexe.

Il s’est mis sur elle, s’est attaché à elle,avec un grondement, cherchant à la blesser tandis qu’elle attend,offerte de tout son poids.

Il veut la déchirer, s’appuie sur elle, satête rayonne d’une sombre rage près de la tête pâle aux yeux closet bleuâtres, à la bouche entr’ouverte sur les dents comme sur lafrange du squelette. On dirait deux damnés occupés à horriblementsouffrir, dans un silence haletant d’où va s’élever un cri.

Elle gémit tout bas : « Jet’aime » ; c’est tout un cantique d’actions degrâces ; et alors qu’il ne la voit pas, moi, moi seul, ai vusa main blanche et pure guider l’homme vers le milieu saignant deson corps.

Enfin le cri jaillit de ce travail de viol, decet assassinat de sa résistance passive de femme vierge etfermée.

– Je t’aime ! a-t-il hurlé avec unejoie triomphante et frénétique.

Et elle a hurlé : « Jet’aime ! » si fort que les murs en ont doucementremué.

Ils s’enfoncent l’un dans l’autre, et l’hommese précipite vers le plaisir. Ils se soulèvent comme desvagues ; je vois leurs organes pleins de sang. Ils sontindifférents à toutes les choses du monde, indifférents à lapudeur, à la vertu, au souvenir poignant du disparu, écrasant tout,couchés sur tout.

J’ai vu l’être multiple et monstrueux qu’ilsfont. On dirait qu’ils cherchent à humilier, à sacrifier tout cequi était beau en eux. Leurs bouches se convulsent en s’exposant àla morsure, leurs fronts ont les lignes noires de la fureur et del’effort désespéré. Une des jambes magnifiques s’étend hors de lacouche, le pied se crispe, le bas a glissé sur la belle chair demarbre doré, la cuisse est tachée d’écume et de sang. La jeunefemme tout entière a l’air d’une statue jetée à bas de sonpiédestal et mutilée. Et le profil mâle, à l’œil acharné, semblecelui d’un fou criminel dont la main est altérée de sang.

Ils sont aussi rapprochés qu’on peutl’être : ils se tiennent par les deux mains, par la bouche etpar le ventre, serrant l’une sur l’autre leurs deux figures qui nese voient plus, s’aveuglant de leurs yeux trop proches, puis,tordant leurs cous, ils détournent leurs yeux dans ce moment où ilsse servent le plus l’un de l’autre.

Ils sont, par hasard, heureux en même temps,ralentis dans les accords plus longs de l’extase. Tout le tour dela bouche de la femme est mouillé et étincelle, comme si lesbaisers en coulaient et en rayonnaient.

– Ah ! je t’aime, je t’aime !chante-t-elle, roucoule-t-elle, râle-t-elle. Puis, ce sont desbruits inarticulés, qu’elle laisse tomber en une sorte d’éclat derire. Elle dit : « Chéri, chéri, mon petitchéri ! » Elle bégaye d’une voix brisée comme enpleurant : « Ta chair, ta chair ! », et unesuite de phrases tellement incohérentes que je n’ose même pas meles rappeler.

** *

Et après, comme les autres, comme toujours,comme eux-mêmes le feront souvent dans l’étrange avenir, ils serelèvent lourdement et disent : « Qu’avons-nousfait ! » Ils ne savent pas ce qu’ils ont fait. Leurs yeuxse ferment à demi – se détournent vers eux-mêmes comme s’ils sepossédaient encore. La sueur roule comme des larmes et creuse sonsillon.

Je ne la reconnais pas. Elle ne se ressembleplus. Son visage est flétri et ruiné. Ils ne savent plus commentreparler d’amour ; pourtant ils se sont regardés, pleins, enmême temps, d’orgueil et de servilité, puisqu’ils sont deux. Il y aplus de trouble sur la femme que sur l’homme, malgré leurégalité : elle est définitivement marquée, et ce qu’elle afait est plus grand que ce qu’il a fait. Elle serre et tient l’hôtede sa chair, tandis que la buée de leur souffle et de leur chaleurles entoure.

** *

L’amour ! Cette fois, il n’y a pas eu,pour pousser l’un sur l’autre ces deux êtres, de stimulantéquivoque. Il n’y a pas eu de voile, de nuit, de subtilitécoupable. Il n’y a eu que deux corps jeunes et beaux comme deuxmagnifiques animaux pâles, qui se sont rejoints avec les crissimples et les gestes de toujours.

S’ils ont violé des souvenirs et des vertus,c’est par la force même de leur amour, et leur ardeur a toutpurifié comme un bûcher. Ils furent innocents dans le crime et dansla laideur. Ils n’ont pas, ceux-là, de regret, de remords ;ils continuent à triompher. Ils ne savent pas ce qu’ils ontfait ; ils croient qu’ils se sont unis.

** *

Ils sont assis au bord du lit. Malgré moi, jerentre le cou avec angoisse, à les voir si proches de moi et siterribles. J’ai peur de l’être énorme et tout-puissant, quim’écraserait s’il savait que nous sommes face à face.

Il lui dit, la tête préoccupée par l’acteaccompli, montrant, par ses vêtements entr’ouverts, sa grandepoitrine de marbre, et ayant cueilli dans sa main sombre la doucemain calmée, endormie :

– Maintenant, tu es à moi pour toujours.Tu m’as fait connaître l’extase divine. Tu as mon cœur et j’ai toncœur. Tu es mon épouse éternelle.

Elle dit :

– Tu es tout.

Et ils s’appuient plus encore l’un surl’autre, chargés d’augmentante et d’exigeante adoration. Comme ilsn’ont pas su ce qu’ils faisaient, ils ne savent pas ce qu’ilsdisent, avec leurs bouches mouillées l’une de l’autre, leurs yeuxfixes et éblouis qui ne leur servent qu’à s’embrasser, leurs têtespleines de mots d’amour.

Ils partent pour la vie comme un couple delégende, inspirés et vermeils : le chevalier qui n’a deténébreux que le marbre noir de ses cheveux, et qui arbore sur sonfront des ailes de fer ou une crinière de bête, et la vagueprêtresse fille des dieux païens, ange de la nature.

Ils brilleront au soleil ; ils ne verrontrien autour d’eux, aveuglés par le jour, et ils ne subiront delutte que celle de leurs deux corps, dans les colères superbes deleur passion, ou que l’affût de leurs jalousies, car deux amantssont beaucoup plus deux ennemis que deux amis. Ils n’auront desouffrance que la tension aiguë de leur désir, lorsque le soiroppressera leur corps d’une tiédeur aussi forte que celle d’unlit.

Il me semble qu’à travers les apparences dudécor et de l’époque, je les suis des yeux à travers la vie quin’est pour eux que des plaines, des montagnes, ou des forêts ;je les regarde, voilés d’une lumière, protégés pour un temps contreles magies affreuses du souvenir et de la pensée, défendus contrel’importance de l’ombre et les embûches infinies du grand cœurqu’ils portent malgré tout.

Et ces préludes de leur destinée, je les lisdès ce premier enlacement, dont ma haute contemplation a respectétous les détails, que j’ai vu dans sa grandeur et dans sespetitesses, et que j’ai bien fait de voir ainsi.

** *

Il y a une forme féminine au fond de lachambre grise. Une autre femme ? Il me semble que c’esttoujours la même…

Dans la pénombre, elle est dévêtue, blanche,pâle, avec des bandelettes sanglantes près d’elle. Le dos courbé,la tête penchée, elle saigne… Attentive à sa faiblesse et toutattristée, elle se regarde saigner comme une urne penchée.

Je n’ai jamais eu à ce point l’impression dela pauvreté sacrée des êtres humains. Ce n’est pas une maladie,c’est une blessure, un sacrifice. Ce n’est pas plus une maladie queson cœur. Elle en est empourprée comme une impératrice.

… Pour la première fois que je suis ici, unmouvement de piété me fait détourner les yeux.

Le règne obscur du croyant a ses récompenses,on admire tout ce qu’on se donne la peine d’approfondir. Notre mèren’est, pour chacun de nous, qu’une femme mieux comprise.

** *

Je ne regarde plus. Je m’assois et jem’accoude. Je pense à moi. Où en suis-je maintenant ? Je suisbien seul. Ma situation est perdue. Bientôt je n’aurai plusd’argent. Qu’est-ce que je vais faire dans la vie ? Je ne saispas. Je chercherai ; il faudra bien que je trouve.

Et tranquillement, et lentement, j’espère.

… Il ne faut plus de tristesse, il ne fautplus d’angoisse et de fièvre… Loin, loin de toutes ces affreuseschoses si graves, dont la vue est terrible à supporter, si lerestant de ma vie s’écoulait dans le calme, dans la paix !

J’aurai quelque part une existence sage,occupée – et que je gagnerai régulièrement.

Et toi, tu seras là, ma sœur, mon enfant, mafemme.

Tu seras pauvre pour ressembler davantage àtoutes les femmes. Afin que nous puissions vivre, je travailleraitoute la journée, et je serai par là ton serviteur. Tu travaillerasaffectueusement pour nous dans cette chambre où, durant monabsence, tu n’auras près de toi que la pure et simple présence deta machine à coudre… Tu pratiqueras l’ordre si bon, qui n’oublierien, la patience longue comme la vie, et la maternité lourde commele monde.

Je rentrerai, j’ouvrirai la porte dansl’ombre. De la chambre voisine d’où tu porteras la lampe, jet’entendrai venir : une aube t’annoncera. Tu m’intéresseraspar l’aveu paisible, et sans autre but que de me donner ta paroleet ta vie, de ce que tu auras fait pendant que je n’étais pas là.Tu me raconteras tes souvenirs d’enfance. Je ne les comprendraiguère, car tu ne pourras, forcément, m’en donner que des détailsinsuffisants ; je ne les saurai pas, je ne pourrai pas lessavoir, mais j’aimerai cette si douce langue étrangère que tumurmureras.

Nous parlerons de l’enfant futur, et sur cettevision, tu pencheras ton front et ton cou blancs comme le lait, etnous entendrons d’avance le berceau se balancer avec un bruitd’ailes. Et fatigués, et même vieillis, nous ferons des rêves fraisavec la jeunesse de notre enfant.

Après cette rêverie, nous ne penserons pasloin, mais tendrement. Le soir, nous penserons à la nuit. Tu seraspleine d’une pensée heureuse ; la vie intérieure sera gaie etlumineuse non par ce que tu verras, mais par ton cœur ; turayonneras comme un aveugle.

Nous veillerons l’un en face de l’autre. Maispeu à peu, à mesure que l’heure s’avancera, les paroles deviendrontplus vagues, plus clairsemées. C’est le sommeil qui effeuillera tonâme. Tu t’endormiras sur la table, tu me sentiras veiller de plusen plus…

La tendresse est plus grande que l’amour. Jen’admire pas l’amour charnel, là où il est seul et nu ; jen’admire pas son paroxysme désordonné et égoïste, si grossièrementbref. Et pourtant, sans l’amour, l’attachement de deux êtres esttoujours faible. Il faut que l’amour s’ajoute à l’affection, ilfaut ce qu’il apporte à une union, d’exclusivité, de rapprochementset de simplicité.

Chapitre 16

 

Je suis allé dans les rues comme un exilé, moil’homme ordinaire, moi qui ressemble tant, moi qui ressemble trop,à tous. J’ai parcouru les rues, j’ai traversé les places, les yeuxfixés sur ce qui m’échappe. J’ai l’air de marcher ; mais ilsemble que je tombe, de rêve en rêve, de désir en désir… Une porteentr’ouverte, une fenêtre ouverte, d’autres qui s’orangentdoucement sur les façades bleuies par le soir, m’angoissent… Unepassante me frôle : une femme qui ne me dit rien de ce qu’elleaurait à me dire… C’est à la tragédie d’elle et de moi que jesonge. Elle est entrée dans une maison ; elle a disparu ;elle est morte.

… Le corps ébloui par un autre parfum quivient de s’enfuir, je reste là, assailli de mille pensées, étouffé,sous la robe du soir… De la fenêtre fermée d’un rez-de-chaussée, àcôté de laquelle je me trouve, une harmonie s’élève. Je perçois,comme je percevrais des paroles humaines distinctes, la beautéd’une sonate, avec son mouvement profond ; et un instant,j’écoute ce que ce piano confie à ceux qui sont là.

Puis je me suis assis sur un banc. De l’autrecôté de l’avenue parcourue par le soleil couchant, est un autrebanc sur lequel ont pris place deux hommes. Je les aperçoisnettement. Ils paraissent tous deux accablés par un même sort, etune ressemblance de tendresse les unit ; on voit qu’ilss’aiment. L’un parle, l’autre écoute.

J’imagine quelque tragédie secrète qui monteau jour… Pendant toute leur jeunesse ils se sont infinimentaimés ; leurs idées étaient pareilles et tout échangées. L’uns’est marié. C’est celui qui parle et semble alimenter la tristessecommune. L’autre a fréquenté avec discrétion le ménage, peut-êtrea-t-il désiré vaguement la jeune femme, mais il a respecté sa paixet son bonheur. Ce soir, son ami raconte que sa femme ne l’aimeplus, alors que lui l’adore encore de tout son être. Elle sedésintéresse de lui, se détourne ; elle ne rit et ne souritque toutes les fois qu’ils ne sont pas seuls. Il avoue cettedétresse, cette blessure à son amour, à son droit. Son droit !Il croyait en avoir sur elle, et vivait dans cette inconscientenotion ; puis il a bien regardé et il a vu qu’il n’en avaitpas… Et alors, l’ami réfléchit, à quelque parole de choix qu’ellelui a dite, à un sourire qu’elle lui a montré. Bien qu’il soit bonet candide, et encore parfaitement pur, une tendre, chaude etirrésistible espérance s’insinue en lui ; peu à peu, à mesurequ’il entend la confidence désespérée, sa figure s’élève et ilsourit à cette femme !… Et rien ne peut empêcher que le soir,gris maintenant, qui entoure ces deux hommes, ne soit en même tempsune fin et un commencement.

Un couple, un homme et une femme – les pauvresêtres sont presque toujours deux par deux, – vient, passe et s’enva. On voit l’espace vide qui les sépare : dans la tragédie dela vie, la séparation est la seule chose qu’on voie. Ils furentheureux et ils ne le sont plus. Ils sont déjà presque vieux ;il ne tient pas à elle, et pourtant il sait bien que le momentapproche où il la perdra… Que disent-ils ? En un momentd’abandon, se fiant à la grande paix présente, il lui avoue lafaute ancienne, la trahison, scrupuleusement et religieusementcachée jusque-là… Hélas ! ses paroles creusent une irréparabledétresse : le passé ressuscite ; les jours écoulés qu’oncroyait heureux sont devenus tristes, et c’est le deuil detout.

Ces passants sont effacés par deux autres toutjeunes, ceux-là, et dont je me figure également le colloque. Ilscommencent : ils vont s’aimer… Leurs cœurs mettent, à sereconnaître, une telle timidité ! « Voulez-vous que jeparte pour ce voyage ? Voulez-vous que je fasse ceci etcela ? » Elle répond : « Non. » Unsentiment d’inexprimable pudeur donne au premier aveu, sihumblement sollicité, la forme d’un désaveu… Mais déjà,secrètement, hardiment, la pensée se réjouit de l’amour emprisonnédans les vêtements.

Et d’autres, et d’autres… Ceux-ci… Elle setait ; lui, il parle ; il est à peine et douloureusementmaître de lui. Il la supplie de lui dire ce qu’elle pense !Elle répond. L’autre écoute, puis, comme si elle n’avait rien dit,supplie à nouveau, plus fort. Il est là, incertain, trébuchantentre la nuit et le jour ; elle n’aurait qu’un mot à dire,pourvu qu’il le crût. On le voit, dans l’immense ville, cramponné àce seul corps.

Quelques instants après, je suis séparé de cesdeux amants qui pensent, de ces deux amants qui se regardent et quise persécutent.

De toutes parts, l’homme et la femmeapparaissent et se dressent l’un contre l’autre : l’homme quiaime cent fois, la femme qui a la force de tant aimer et de tantoublier.

Je me mets en route. Je vais et viens aumilieu d’une réalité nue. Je ne suis pas l’homme des chosesétranges et des exceptions. Désireur, crieur, appeleur, je mereconnais partout. Je reconstitue avec tout le monde la véritéépelée dans la chambre surprise, la vérité qui est ceci :« Je suis seul, et je voudrais ce que je n’ai pas et ce que jen’ai plus. » C’est de ce besoin qu’on vit, et qu’on meurt.

Je passe près de boutiques basses. J’entendscrier, hurler : « Oui ! non ! » Jem’arrête, étonné de la puissance de cet accent. Je distingue, dansune cage, un peu d’ombre agitée. C’est un perroquet, et le crientendu n’est qu’un grand bruit aveugle, le son émis par unechose…

Mais parce qu’il est en dehors de l’humanité,tout en ayant forme humaine, il me remet dans l’esprit l’importancedu cri des hommes. Jamais je n’ai pensé avec tant de force à toutce que peut contenir l’affirmation ou la négation qui sort d’unebouche pensante : le don ou le refus de l’être humain dontj’ai sans cesse devant mes yeux croyants, pour m’attirer et meguider, dans le jour, le cœur de ténèbres ; dans l’ombre, lafigure.

Mais, rien pour moi. Maintenant, je suis lasd’avoir trop désiré ; je me sens vieux tout d’un coup. Je neguérirai jamais cette plaie que j’ai à la poitrine… Le rêve decalme que j’avais tout à l’heure ne m’avait attiré et tenté queparce qu’il était loin de moi. Je le vivrais que j’en rêverais unautre, puisque mon cœur, c’est un autre rêve.

** *

Maintenant, je cherche une parole. Ces gensqui vivent ma vérité, qu’est-ce qu’ils disent quand ils parlentd’eux-mêmes ? De leur bouche sort-il l’écho de ce que jepense, ou de l’erreur, ou du mensonge ?

La nuit est tombée. Je cherche une parolesemblable à la mienne, une parole où m’appuyer, où me soutenir. Etil me semble que je m’avance à tâtons comme si, au coin d’une rue,quelqu’un allait surgir pour me dire tout !

Je ne rentrerai pas dans ma chambre, ce soir.Je ne veux pas, ce soir, quitter la foule des hommes. Je cherche unlieu vivant.

J’ai pénétré dans un grand restaurant pourm’entourer de voix. À peine eus-je franchi la grande portemiroitante – qu’une livrée ouvrait et fermait continuellement – queje fus saisi par mille couleurs, mille parfums, mille murmures. Ilme sembla que l’élégante assistance – dessins nets et impeccablesdes habits noirs, nuances brillantes et comme variées à plaisir destoilettes féminines – accomplissait une sorte de cérémonieprécieuse dans cette haute serre de luxe au tapis rouge. Des lampespartout, en guirlandes d’argent, en points d’or, en doux abat-jourorangés qui faisaient de petites aurores au milieu de chaque groupede dîneurs.

Peu de places étaient libres ; je m’assisdans un coin, à côté d’une table occupée par trois convives.J’étais étourdi de la bruissante illumination, et mon âme,patiemment habituée et initiée aux grandes choses nocturnes, étaitcomme un hibou déraciné du large azur noir et jeté par dérision aumilieu d’un feu d’artifice.

J’allais essayer de me chauffer à cette grandelumière… Après que j’eus, d’une voix que je dus d’abord affermir,commandé mon menu, je voulus m’intéresser à des physionomies. Maisil était difficile de saisir celles qui m’entouraient. Les glacesles multipliaient en même temps que le décor : je voyais lamême rangée, de face et de profil, éclatante… Des couples, desgroupes se retiraient parmi l’empressement des garçons qui tenaientà bout de bras des pelisses ou des manteaux fragiles, complexescomme des femmes. De nouveaux arrivants se présentaient. Jeremarquai que les femmes étaient, au premier coup d’œil,adorablement jolies, et d’ailleurs se ressemblaient toutes avecleurs figures blanchies et leurs bouches en forme de cœur ; àmesure qu’elles approchaient, un ou plusieurs défautsapparaissaient et effaçaient cet idéal prestige dont le premierregard les avait ornées. La plupart des hommes, conformément à lamode qui régnait en cet instant du temps, étaient entièrementrasés, avaient des chapeaux à bords plats, des paletots aux épaulestombantes.

Tandis que mon œil suivait machinalement lamain gantée de fil blanc qui versait dans mon assiette le potageprésenté dans une écuelle argentée, je prêtai l’oreille au brouhahade conversations qui m’entouraient.

Je n’entendais que ce que disaient mes troisvoisins. Ils parlaient de personnes qu’ils connaissaient dans lasalle, puis de plusieurs amis, sur un ton dont l’ironie et lepersiflage constants me surprirent.

Je ne trouvais rien dans ce qu’ilsdisaient ; cette soirée serait inutile comme les autres.

Quelques instants après, le maître d’hôtel, enprélevant pour les déposer dans mon assiette les filets d’une solequ’une épaisse sauce rose noyait dans son plat oblong de métal, medésigna d’un mouvement de la tête et d’un clin d’œil en coulisse undes convives :

– C’est M. Villiers, l’écrivain siconnu, me souffla-t-il orgueilleusement.

C’était lui, en effet ; il ressemblaitassez à ses portraits et portait avec grâce sa jeune gloire.J’enviai cet homme qui savait écrire et dire ce qu’il pensait. Jeconsidérai avec quelque admiration la distinction de sa silhouettemondaine, la jolie ligne moderne et fine de son profil perdu, d’oùsortait l’effilement soyeux de sa moustache, la courbe parfaite deson épaule, et l’aile de papillon de sa cravate blanche.

Je portais à mes lèvres mon verre – si fragileque le vent du plein air l’eût brisé sur sa tige – lorsque jem’arrêtai brusquement et sentis tout mon sang affluer à moncœur.

J’avais entendu ceci :

– Sur quoi, ton prochain roman ?

– Sur la vérité, répondit PierreVilliers.

– Hein ? fit l’ami.

– Un défilé d’êtres surpris tels qu’ilssont.

– Quel sujet ? demanda-t-on.

On l’écoutait. Deux jeunes gens qui dînaientnon loin se taisaient, l’air oisif, l’oreille évidemment tendue.Dans un coin de pourpre somptueuse, un homme en frac fumait un groscigare, l’œil affaissé, les traits tirés, toute sa vie concentréedans le foyer odorant du tabac, et sa compagne, son coude nu sur latable, environnée de parfums et étincelante de bijoux, surchargéede la lourde royauté artificielle du luxe, tournait vers le parleursa figure de nature et de lune.

– Voici, dit Pierre Villiers, le sujetqui me permet de faire amusant et vrai à la fois : un hommeperce un trou dans le mur d’une chambre d’hôtel et regarde ce quise passe dans la chambre voisine !

** *

Je dus à ce moment considérer les causeursd’un œil égaré et pitoyable… Puis, vite, je baissai la tête, dansle geste naïf des enfants qui ont peur qu’on les voie…

Ils avaient parlé pour moi, et je sentisautour de moi quelque étrange intrigue policière. Puis, tout d’uncoup, cette impression dans laquelle mon bon sens s’étaittotalement affolé, tomba. Évidemment, coïncidence. Mais il resta lavague appréhension qu’on allait s’apercevoir que jesavais, me reconnaître.

Ils continuaient à parler de l’idée émise…Insensible à tout le reste, tendu dans l’unique effort de lesentendre et de ne pas avoir l’air de les écouter, je m’attachai àleur conversation comme un parasite.

Un des amis du romancier le pria de parlerplus en détail de son œuvre. Il consentit… Il allait dire celaavant moi !

** *

Il a raconté le livre qu’il a fait. Avec unart admirable de mots, de gestes et de mimique, avec une élégancespirituelle et vive, et un rire communicatif, il a évoqué devantles yeux de ses auditeurs une suite de scènes imprévues,brillantes, étourdissantes. À la faveur de son original sujet, quidonnait à toutes les scènes tant de relief et d’intensité, il aétalé des ridicules, des travers amusants, multiplié des détailspittoresques et piquants, des noms propres typiques et spirituels,enchevêtré des situations ingénieuses, fait jaillir d’irrésistibleseffets, et le tout est à la dernière mode. On disait :« Ah ! » « Oh ! » On écarquillait lesyeux.

– Bravo ! Gros succès sûr. Le sujetest rudement drôle.

– Tous ces bonshommes qui passent devantle voyeur sont amusants, même celui qui se tue ! Riend’oublié ! C’est toute l’humanité !

Mais moi je n’avais rien reconnu dans tout cequ’il montrait.

De la stupeur, et une sorte de hontem’accablaient, à mesure que j’entendais cet homme chercher quel jeuon pourrait tirer de la sombre aventure qui, depuis un mois, memartyrisait.

Je me rappelai la grande voix, maintenantéteinte, qui avait proclamé avec un accent si définitif et si fortque les écrivains d’aujourd’hui imitent les caricaturistes. Moi quiavais pénétré au milieu de l’humanité et en revenais, je netrouvais rien d’humain dans cette caricature qui dansait !Cela était si superficiel que c’était du mensonge.

Devant moi, témoin terrible, ildisait :

– L’homme dépouillé de l’apparence, voilàce que je veux qu’on voie. D’autres sont l’imagination, je suis lavérité.

– Cela a même une portéephilosophique.

– Peut-être… En tout cas, je ne l’ai pascherchée ! Dieu merci, je suis un écrivain, je ne suis pas unpenseur !

Et il continua à travestir la vérité, sans quej’y pusse rien, – la vérité, cette chose profonde, dont j’avais lavoix aux oreilles, l’ombre aux yeux, et le goût à la bouche.

** *

Suis-je à ce point délaissé ?… Personnene me fera l’aumône ?

Je suis parti, parmi les larges glacesbattantes des portes. J’entre dans un théâtre où l’on joue unepièce dont l’apparition a été saluée, une huitaine auparavant,comme un important événement, et il me reste, de ce succès, quelqueécho dans la mémoire. Le titre : Le Droit du Cœur, metente, m’appelle.

Je prends une place, et me voici au milieu dela grande salle de spectacle, ballotté dans la chaude fouleéclairée.

Le rideau se lève, envoyant un large soufflefrais sur l’installation du public, et chacun est remué d’une sorted’espérance, dans l’attente des êtres qui vont vivre là.

Je regarde cette scène, exactement comme j’airegardé la chambre. J’écoute, j’enregistre mot à mot, j’épelle…

… Le jeune sculpteur Jean Darcy qui vient deRome, avec ses rêves de marbre, est en soirée chez le banquierLœwis. Une assistance brillante se presse dans les salons dorés.Des membres de l’Institut, avec des cravates de commandeur de laLégion d’honneur, y coudoient de richissimes mondains ; toutesles célébrités de l’art, des lettres, de la magistrature, de lapolitique et de la finance, s’y disputent la palme de la médisanceet le sourire des jolies femmes.

La conversation des invités se centralise enun petit clan où l’on baisse légèrement la voix ; on parle dumaître de la maison :

– Vous savez qu’il va être noble :le comte Lœwis ! – Il a rendu de grands services au pape, ences temps durs et troublés ; Sa Sainteté lui est trèsattachée. – Il paraît, fait une jeune dame naïve, qu’il l’appelleen italien « papa » tout court. – Un nouveaublason ! Le besoin s’en faisait sentir ! – Oh !celui-là n’aura pas d’odeur, et pour cause ! – Et quelledevise à son blason ? Je propose : « Qui se perdgagne ». – Et moi : « Sauve-toi, le ciel tesauvera ». – Et moi, dit un personnage, au profil deLevantin : « Nihil circonscire sibi. » (Une dame dumonde, désignant de la tête le dernier parleur, dit à mi-voix, àson voisin, derrière l’éventail) : Il voit la paille qui estdans l’œil de son voisin, et ne voit pas la pioutre[PC1] qui est dansle sien. – Trêve de plaisanterie ; vous savez, une choseconfidentielle : le futur comte fonde un journal. – Non, je nele savais pas. – Moi non plus. C’est curieux comme cela se sait peupour une chose confidentielle. – Un journal de grande information.Mais, au fond, des affaires : lancements de projets, et… – Lafuite au prochain numéro. – Ah ! on pourrait en dire sur lemaître de la maison, si on était mauvaise langue. Et la maîtresse…du maître de la maison ? – C’est une nouvelle : elle nele quitte pas, le suit partout. – Elle a envie de voir la Belgique.– On affirme qu’il fait la basse noce ? – Superficiellementseulement, malgré son désir ; c’est un ambitieux, mais un peufatigué. Il a de la tête et de l’estomac, mais ça s’arrête là. Voussavez comment on le surnomme ? Le satyre… pas à conséquence. –Sa femme ne s’en plaint pas ? – Oh ! vous savez, ça luiest égal : elle a subi une petite opération, alors maintenant,c’est… c’est le tonneau des Danaïdes. – Il paraît qu’elle avaitcinquante millions de dot ; mais lui devait avoir quelquechose par lui-même… – Vous le calomniez. Il avait, à vrai dire,hérité, à vingt ans, dix millions de son… – Du seul homme qui,indiscutablement, n’était pas son père ?… – Lui-même. Eh bien,tout était envolé ; mais il savait plaire. – Je sais bien quela médaille a son revers, et qu’il a été, paraît-il, cruellementpuni de passer de l’une à l’autre. – Oui… que voulez-vous, lesfemmes ne savent pas garder une maladie secrète ! – Enfin,toujours est-il qu’à part cela, il avait raison de dire :« Les femmes m’ont toujours réussi », au marquis deCanossa qui lui a d’ailleurs répondu simplement :« Excepté Madame votre mère ». – Sa mère ! c’étaitun type, celle-là ! Quand elle est morte, la situation n’étaitpas brillante. Ils avaient fait disposer à son enterrement un tasde tables avec d’innombrables cahiers de papier écolier pour lessignatures. – Ça masquait l’absence du mobilier, vendu. Toujoursest-il qu’il n’y a eu en tout que trois signatures. – Pauvrevieille, heureusement que cette dernière tape lui a étéépargnée ! – Oui, je me rappelle : c’était maigre commeassistance. Il fallait être comme moi, forcé, pour y aller. Pasdrôle ! Par bonheur, j’avais mal au pied, ça me distrayait. –Enfin, elle est morte. Elle est au ciel. Tant mieux : aumoins, elle, elle nous entend. – Il a fait de la politique il y adix ans. Après une série d’échecs minables, il a dit à ceux quil’avaient soutenu et qui montraient les dents : « De quoivous plaignez-vous ; je n’ai pu rien faire pour vos idées,mais du moins, je vous ai donné un chef. » – C’est lui aussiqui disait (on n’a jamais déterminé si c’était ignorance de lavaleur des mots ou trop de connaissance de sa propre valeur) :« Je pourrai, comme tant d’autres, me vanter d’avoir apporté àl’édifice social ma petite pierre d’achoppement !… » –N’a-t-on pas parlé d’une histoire à cause de miss Lemmon aveclaquelle il était du dernier bien ? – Je la croyais confite endévotion : on dit couramment que c’est une béguine.– Précisément, c’était lui le béguin. – Ah ! oui,l’amante religieuse ; et l’histoire ? – Elle lebernait ; il a fini par la surprendre avec des Renaudes ;les écailles lui sont tombées des yeux. – Ça en fait toujoursquelques-unes de moins. – Il a voulu se retirer en bon ordre,n’aimant pas les histoires ; mais patatras, l’affaire secorse, altercation publique et coup de pied. Il était très embêtéde tout ce potin fait autour de ce pauvre petit coup de pied qui,pour lui, ne valait pas qu’on y prît garde. Quand on lui a annoncéles témoins du monsieur, il s’est écrié : « Maisqu’est-ce qu’ils ont donc, tous ces gens, à venir me déranger àpropos de bottes ! » – Si au moins on mangeait bien chezlui ! Quel dîner ! Avez-vous remarqué les petitspois ? – Parfaitement, ils déteignaient ; et puis quellegrosseur ! on aurait dû n’en servir qu’un. Et le café !Il était tellement faible, que je n’ai pas eu la force deprotester. – De l’eau filtrée. – Mais non, on n’a pas si mal mangéque cela ; au contraire, ce dîner me réconcilie aveclui : la sauce fait passer le maître de la maison. – Moi, j’aitrouvé ce dîner excellent ; je le recommencerais bien ! –Il commande ses dîners dans des maisons de tout second ordre etdémodées : chez X… Je ne cite pas les noms, si je lesconnaissais, je passerais pour un ignorant. – Il paraît que l’autrejour, sur le menu, il y avait « Hors-d’œuvre àdiscrétion ». C’est son fils, le jeune Paul, qui lui adit : « Ah non, cette fois, papa, c’esttrop ! » – En voilà encore un ! Il fait des vers.Poète ! Poète moderne, féroce et arriviste : le luth pourla vie. – On le surnomme aussi, par suite de son originalité :François Copié. – Il commandite des petites revues féministes, pourvierges de vingt ans ou demi-vierges de quarante. – Il paraît qu’ilest avec la maigre Mme X… – Celle qui joue leCid avec le lugubre Z… – Le saule pleureur, la solepleureuse. – Prenez garde ! Elle a bec et angles. – Allonsdonc ! Elle est très gentille ! elle ne fait de mal àpersonne. – Au contraire, elle ne fait que les femmes. –D’ailleurs, lui est fort ennuyé de sa liaison. – Parce que c’estune femme du monde ? – Surtout parce que c’est une femme. – Ahoui ! il paraîtrait qu’il est tout à fait avéré qu’il a desmœurs spéciales… Je n’ose pas en parler devant les dames… parce queça ne les intéresse pas. – Vous savez qu’il écrit pour lethéâtre ; il a fait un acte pour le théâtre des Italiens. –Lui, un acte ? Un acte contre nature, oui ! – Il fautêtre juste, il n’a pas que ces goûts-là… quand il y trouve sonintérêt – Oh ! c’est un malin ; il sait se retourner. –Je comprends pourquoi sa mère disait l’autre jour :« C’est une girouette ! » – Qu’est-ce qu’il feradans le journal de son père ? – Chef de la mise enventre. – Non, metteur en pages. – Méchant ! Jamais il ne ditdu mal des autres. – Non, surtout quand ils ont le dos tourné. – Entout cas, c’est un goujat, un malappris : l’autre jour, chezmoi, il a dit que c’était bas de plafond ! – Il se croyaitencore sous la table. – Bas de plafond, chez moi ! – Le faitest, chère Madame, qu’il y a des réverbères dans votre antichambre.– D’ailleurs toute la famille de notre amphitryon est d’uneinsigne grossièreté : je suis trop leur ami pour ne pas m’enêtre aperçu depuis longtemps. – C’est encore la nièce qui détientla palme. – Et puis quel genre elle a ! Elle est sipeinturlurée qu’on ne sait jamais si c’est elle ou son portrait. –Elle est établie à son compte, n’est-ce pas ? – Oui, oui. Ellea dit l’autre jour (elle était dans une minute d’attendrissement) àcette sale petite journaliste qui ressemble à une cuisinière etqu’on appelle la Victoire de Chamocrasse, qu’elle gagnait à êtreconnue. « Personne à Paris n’en doute », a répondu larosse. Elle a des rêves de pureté, mais on ne peut pas redevenircomme ça une demi-vierge. – Il paraît, je vous dis ceci en grandsecret, qu’elle est depuis quelque temps avec un vieux monsieur. Ehbien, on espère que c’est son père…

Ce « on espère » amena pour lapremière fois un léger murmure dans la salle, mais c’était uneprotestation qu’on sentait uniquement formelle et, au fond, toutechatouillée… Le reste aurait été accueilli avec une vive etgrandissante joie, à mesure que les malpropres plaisanteriess’épandaient et touchaient ces hommes en habit noir et ces femmesdécolletées.

Après le premier acte où s’ébauchent lesamours de Jean Darcy avec la belle et compréhensive Jeanne deFloranges (rôle tenu par une grande actrice), on pouvait constaterdans les couloirs ce mouvement fébrile qui accompagne lessuccès :

– Des mots, des mots ! disait-onavec ravissement. Rien que des mots !

Le second acte. Il était pareil au premier.Bien qu’il fût mouvementé et varié, il était construit de la mêmefaçon : par de légères et artificielles combinaisonsd’épisodes et de dialogues, visant à l’effet. D’ailleurs, cet effetétait parfois brutal et poignant à cause de la violente illusionque produit à notre sensibilité le spectacle des émotions d’un êtresemblable à nous qui se meut à quelques pas. Mais la vanité duprocédé perçait partout. Oui, ce n’étaient que des mots, desphrases, qui se dissipaient. Oui, ces gens « jouaient »et imitaient mal, pour nous la montrer, quelque vérité sérieuse.Mais ils ne me trompaient pas.

Le second acte se termine. Le troisièmecommence. Jeanne de Floranges se demande si elle a le droitd’enchaîner sa destinée à celle du jeune artiste qui l’aime autantqu’elle l’aime, mais qui est très pauvre et lui sacrifiera s’ill’épouse – à cause des accaparantes nécessités matérielles – songénie et sa gloire future. La femme supérieure qu’est l’héroïne,après un débat de conscience qui s’aggrave d’une intrigue dejalousie, estime qu’elle n’a pas ce droit, et elle éloigne d’elle àtout jamais le sculpteur Jean Darcy en lui faisant croire qu’ellepartage le caprice du brillant Jacques de Linières. Jean mépriseracelle qu’il croyait son ange et son inspiratrice, mais il guérira.Il épousera Rachel Lœwis, qui nonobstant le milieu riche etcorrompu où elle à été élevée, est une jeune fille parfaite et qui,dans l’ombre, aime l’artiste. Il fera son œuvre. Le droit du cœurest vaincu par le droit de l’avenir.

Dans la salle, c’est du délire. Après ledernier acte où la thèse du sacrifice est discutée, puis résoluepar l’affirmative, où la trahison héroïque est, en un oppressant etinattendu mouvement de vire-volte, présentée violemment, comme uncoup à l’amoureux et au public, lorsque le rideau tombe, onacclame, on se meurtrit les mains à force de les frapper l’unecontre l’autre, on donne des coups de pieds sur le bois des loges,des coups de canne par terre, on trépigne, on aboie.

… La foule s’écoule, et la petite gravité dusuccès fond, dans les groupes de messieurs en pelisse et de damesrenveloppées qui se pressent lentement vers la sortie.

– C’est toujours un peu la même chose,toutes ces pièces. En fin de compte, il n’en reste rien dans lamémoire.

– Et puis après ? Tant mieux. Moi,je vais au théâtre pour me distraire, et non pour me chargerl’esprit.

– Je ne sais si elle ira jusqu’à lacentième… En tous cas, nous l’avions déjà vue plus de centfois.

J’entends nommer le monsieur qui a parléainsi. C’est M. Pierre Corbière, l’auteur dramatique dont lapièce Le Zig-Zag, tient l’affiche d’un grand théâtrevoisin : trois actes fourmillant, dit-on, d’allusions à despersonnalités vivantes.

On reconnaît l’écrivain : un mouvementcirculaire de chapeaux autour de lui comme s’ils se soulevaient auvent de son passage ; et les mains favorisées s’avancent pourl’honneur de toucher la sienne : Il va, adulé et triomphant.Lui aussi est comme l’autre : argent et renommée, il a gagnécela par la basse flatterie de sa virtuosité facile, de son bagoutde parisianisme et d’actualité – vis-à-vis de la populace riche quihante les salles de spectacle. Je le méprise et je le hais.

** *

Maintenant je marche sous le ciel, dans lesplaines du ciel où tant de paroles vides sont jetées.

Toutes ces choses que je viens de voirmoisiront vite. Tout cela est trop à la mode pour n’être pas démodédemain. Où sont-ils, les brillants auteurs de ces dernièresannées ? Leurs noms surnagent on ne sait sur quoi.

Le contact de la vérité m’a appris à la foisl’erreur et l’injustice, et me force à détester ces distractionslégères d’un moment, parce qu’elles singent l’œuvre d’art. Certes,leur succès n’est pas sérieux. L’enthousiasme d’une prestigieusepremière n’est, la plupart du temps, qu’un événement insignifiant,et toutes ces pièces – titres, sujets et interprètes – s’effacentvite et s’ensevelissent les unes dans les autres. Mais enattendant, elles s’étalent pendant quelques soirs ; ellesprofitent, elles jouissent d’un triomphe effectif. Je voudraisqu’elles fussent tuées aussitôt sorties.

** *

La chambre ruisselait des rayons de la lunequi traversaient la fenêtre comme l’espace. Dans le magnifiquedécor, il y avait un groupe obscur et blanc : deux êtressilencieux avec leurs figures de marbre.

Le feu était éteint. À bout de travail,l’horloge s’était tue, elle écoutait avec son cœur.

La figure de l’homme dominait le groupe. Lafemme était à ses pieds : ils ne faisaient rien, tendrement.Ils regardaient la lune, comme des monuments.

Il parla. Je reconnus cette voix qui éclairatout d’un coup à mes yeux sa figure ensevelie ; c’étaitl’amant et le poète sans nom que j’avais vu deux fois.

Il disait à sa compagne que le soir, enrentrant, il avait rencontré une femme, une pauvresse, avec sonenfant dans les bras.

Elle allait, poussée, portée, par la foule duretour, car certaines rues populeuses coulent tout entières dans lemême sens, le soir. Jetée sous un porche de pierre, près d’uneborne semblable à un récif, elle s’était arrêtée, cramponnée.

– Je me suis approché, dit-il, et j’ai vuqu’elle souriait.

** *

« À quoi souriait-elle ? À la vie, àcause de son enfant. Sous l’asile assiégé de cette porte où elles’était blottie, face à face avec le soleil couchant, elle pensaità l’épanouissement de l’enfant dans les jours futurs. Quelqueépouvantables qu’ils dussent être, ils seraient autour de lui, pourlui, en lui. Ils seraient la même chose que sa respiration, ses paset ses regards…

« Oui, tel était le sourire profond decette créatrice qui portait son fardeau, et qui levait la tête etenvisageait la lumière, sans même baisser les yeux sur l’obscurenfant et sans prêter l’oreille au langage de fou qu’ilbalbutiait.

« J’ai travaillé là-dessus… »

Il resta un moment immobile, puis il ditdoucement sans s’arrêter, avec cette voix d’au-delà qu’on prendlorsque l’on récite, lorsqu’on obéit à ce qu’on dit, et qu’on n’enest plus maître :

– La femme que l’ombre ravage sourit ausoir, vague reflux, du fond de ses haillons confus et déchiréscomme un rivage… Muette sous les flots muets, épave de tous lesmartyres, elle s’étoile d’un sourire comme si tous la suppliaient.Près de la borne, sans pensée, l’enfant dans les bras, ellevint ; il faut qu’elle ait un cœur divin pour pouvoir être silassée. Elle est là, rien ne la défend, mais elle sourit lapremière : elle aime le ciel, la lumière qu’aimeral’indistinct enfant, elle aime la frileuse aurore, le midi lourd,le soir rêveur : il grandira, confus sauveur, pour que toutcela vive encore ; lui qui fut sombre et qui trembla au fondde la route gravie, il recommencera la vie, le seul paradis quisoit là, et le bouquet de la nature ; il rendra belle labeauté, il refera l’éternité avec son chant et son murmure. Etserrant l’enfant nouveau-né dans le soir qui dore ses hardes, lesyeux vermeils, elle regarde tout le soleil qu’elle a donné… Sesbras tremblent comme des ailes, elle rêve en mots caressants, elleéblouirait les passants, s’ils détournaient les yeux verselle ; et le couchant baigne son cou et sa tête d’un refletrose : elle est comme une grande rose qui s’ouvre, se penchevers tout…

Mon attention retrouve les rimes comme latendresse retrouve dans l’ombre la tendresse. Le rythme ! J’ensubissais profondément la domination et l’empreinte. J’en avaisdéjà été troublé l’autre soir tandis qu’il arrachait de sa mémoire,à l’appui de son effort consolateur, des fragments de sonpoème : les mots travaillés, brillant brusquement dans l’ombrecomme des diamants ; mais ceci, par un pressentiment, mesemblait plus important.

Il se balançait un peu, pris tout entier parla musique invincible, y obéissant aussi complètement qu’autremblement régulier de son cœur, et je sentais vivre en moi lebattement de ses douces paroles. Il semblait chercher, revoir etcroire infiniment. Il était dans un autre monde, où tout ce qu’onvoit est vrai, où tout ce qu’on dit est inoubliable.

Elle demeurait à ses genoux. Elle levait lesyeux vers lui ; elle n’était qu’une attention qui s’emplissaitcomme un vase précieux.

** *

– Mais son sourire, ajouta-t-il, n’étaitpas seulement de l’admiration envers l’avenir. Il y avait aussi enlui quelque chose de tragique qui m’a pénétré et que j’ai biencompris. Elle adorait la vie, mais elle détestait les hommes etavait peur d’eux, toujours à cause de l’enfant. Elle le disputaitdéjà aux vivants dont il n’était presque pas encore. Elle leuradressait, avec son sourire, un défi. Elle semblait leurdire : il vivra malgré vous, il fleurira contre vous, il seservira de vous ; il vous domptera, pour vous dominer ou pourêtre aimé, et déjà il vous brave avec son petit souffle, celui queje porte dans mes griffes maternelles. Elle était terrible. Jel’avais vue d’abord comme un ange de bonté. Je la retrouvais, sansqu’elle eût changé, comme un ange d’inclémence et de rancune :« Je vois une sorte de haine pour ceux dont il sera mauditcrisper sa face, où resplendit la maternité surhumaine, son cœursanglant plein d’un seul cœur, qui prévoit le mal et la honte, quihait les hommes et les compte comme un ange dévastateur ; àvif dans la grande marée, la mère aux ongles effrayants, qui seredresse en souriant avec sa bouche déchirée ! »

Aimée regardait son amant dans les rayonslunaires. Il me semblait que les regards se confondaient avec lesparoles… Il dit :

– Je finis sur la grandeur de lamalédiction humaine, comme dans tout ce que je fais et que je vaisrépétant avec la monotonie de ceux qui ont raison… « Oh !nous n’avons, sans Dieu, sans port, sans haillon qui puissesuffire, que la révolte du sourire, debout sur la terre des morts,que la révolte d’être en fête dans le soir, morne saignement… Noussommes seuls divinement, le ciel est tombé sur nostêtes. »

Le ciel est tombé sur nos têtes ! Quelleparole venait d’être prononcée !

Cette parole, que le silence murmurait encore,c’était le plus haut cri que la vie eût jeté, c’était le cri dedélivrance qu’à tâtons mon oreille cherchait jusqu’ici. J’avaisbien pressenti qu’elle s’élaborait, à mesure que je voyais uneespèce de gloire finir toujours par agrandir les pauvres ombresvivantes, à mesure que je voyais le monde revenir dans la penséehumaine… Mais j’avais besoin qu’elle fût dite pour unir enfin lamisère et la grandeur, et être la clef de voûte des cieux.

Ce ciel, c’est-à-dire l’azur que notre œilenchâsse, et l’azur qu’au delà on ne voit plus qu’en pensée ;le ciel : la pureté, la plénitude – et l’infini dessuppliants, le ciel de la vérité et de la religion, tout cela esten nous, est tombé sur nos têtes. Et Dieu lui-même, qui est toutesces espèces de cieux à la fois, est tombé sur nos têtes comme letonnerre, et son infini, c’est le nôtre.

Nous avons la divinité de notre grande misère,et notre solitude, avec son labeur d’idées, de larmes, de sourire,est fatalement divine par son étendue parfaite et son rayonnement…Quel que soit notre mal et notre effort dans l’ombre, et le travailinutile de notre cœur incessant, et notre ignorance abandonnée, etles blessures que sont les autres êtres, nous devons nousconsidérer nous-mêmes avec une sorte de dévotion. C’est cesentiment qui dore nos fronts, relève nos âmes, embellit notreorgueil et malgré tout nous consolera, quand nous nous seronshabitués à tenir chacun dans nos pauvres occupations toute la placeque tenait Dieu. La vérité elle-même donne une caresse effective,pratique et pour ainsi dire religieuse, au suppliant d’oùs’épanouit le ciel.

** *

… Il parlait doucement, à bâtons rompus, ausujet de ses vers, mais il versait à celle qui l’écoutait desparoles de moins en moins importantes, et ses propos allaient pourainsi dire en se rapetissant.

Elle était en bas de lui, mais la facelevée ; lui, plus haut, mais penchant. Une bague brillait dansle groupe. Je voyais l’ovale du visage féminin, la courbe du frontde l’homme, et, à partir d’eux, l’ombre qui se propageait sansbornes.

Après avoir montré que nous sommes divins, ildisait que leurs profonds éléments sont seuls communs aux êtres.Les caractères, les tempéraments, sous la réaction descirconstances innombrables, sont aussi multiples et divers que lestraits des visages, mais au fond, il y a de grandes ressemblancesnues, qui s’équivalent comme les pâleurs des crânes. Aussi touteœuvre artistique qui assimile deux cas, et dit qu’un visage est àl’image d’un autre, est une hérésie, à moins d’être saintementprofonde.

– C’est pour cela, dit l’homme, que levrai poème de l’humanité n’est fait ni de couleur locale, ni dedocumentation sociale, ni d’amusements verbaux, ni d’ingénieusesintrigues. Il vous saisit par un froid religieux. Il est constituépar le secret affreusement monotone et éternellement déchirant desêtres, autour desquels l’ombre et la solitude effacent le lieu oùils sont et l’époque où ils passent.

Il parla ensuite de la poésie pour dire que cequi faisait le prix d’un poème, c’était uniquement le mouvement,c’est-à-dire la façon dont partait chaque strophe, dont chaquedébut de phrase dégageait la vérité, et que ce qui en constituaitla difficulté, c’est qu’il fallait posséder l’impressiond’ensemble, pour se guider sur elle, – avant d’avoircommencé ; qu’on voyait bien par l’élaboration d’un poème, sicourt qu’il fût, que créer, c’est commencer par la fin. Puis ilparla des mots eux-mêmes, les mots, choses vagues, saisissement,lorsqu’ils sont arrangés, mais qui, au moment où on les prend dansla circulation, sont grossiers et dissimulent leur sens. Il fitcette confession :

– J’ai tellement le respect de la véritévraie qu’il y a des moments où je n’ose pas appeler les choses parleur nom…

… Elle l’écoutait. Elle disait : oui,tout doucement, puis elle se tut. Tout semblait emporté dans unesorte de suave tourbillon.

– Aimée… fit-il à mi-voix.

Elle ne bougeait plus ; elle s’étaitendormie, la tête sur les genoux de son ami. Il se croyait seul. Illa regarda ; il sourit. Une expression de pitié, de bonté,erra sur son visage. Ses mains se tendirent à demi vers ladormeuse, avec la douceur de la force. Je vis face à face leglorieux orgueil de la condescendance et de la charité, encontemplant cet homme qu’une femme prostrée devant luidivinisait.

Chapitre 17

 

J’ai donné congé. Je m’en irai demain, lesoir, avec mon immense souvenir. Quels que soient les événements,les tragédies que me réserve l’avenir, ma pensée ne sera pas plusimportante et plus grave, lorsque j’aurai vécu ma vie de tout sonpoids.

** *

Le dernier jour. Je me tends pour regarder.Mais tout mon corps n’est plus qu’une douleur. Je ne peux plus metenir debout ; je chancelle. Je retombe sur mon lit, repoussépar le mur. J’essaye encore. Mes yeux se ferment et s’emplissent delarmes douloureuses. Je veux être crucifié sur le mur, mais je nepeux pas. Mon corps se fait de plus en plus pesant etpoignant ; ma chair s’acharne contre moi, et la douleur semultiplie, me heurte le dos, la face, me crève les yeux, me soulèvele cœur.

J’entends parler à travers les pierres du mur.La chambre voisine vibre d’un son lointain, un brouillard de sonqui traverse à peine ce mur.

Je ne pourrai plus écouter ; je nepourrai plus regarder dans la chambre. À partir de maintenant je nepourrai plus rien voir distinctement, rien entendre vraiment ;et moi qui n’ai pas pleuré depuis mon enfance, je pleure, comme unenfant, à cause de tout ce que je n’aurai pas. Je pleure la beautéet la grandeur perdues ; j’aime tout ce que j’auraisembrassé.

Ils passeront là de nouveau, le long desjours, des années, tous les prisonniers des chambres, ils passerontavec leurs morceaux d’éternité. À l’heure où tout se décolore, ilss’assoiront près de la lumière, à la place pleine d’auréoles ;ils se pencheront et se traîneront vers le vide de la fenêtre. Ilss’attendront avec leurs bouches ; ils échangeront un premierou un dernier regard inutiles. Ils ouvriront leurs bras, ilss’adonneront à leurs tâtonnantes caresses. Ils aimeront la vie etauront peur de disparaître. Ils chercheront ici-bas une unionparfaite entre les cœurs, là-haut une durée parmi les mirages et unDieu dans les nuages.

** *

Le murmure monotone de voix tremble sans cesseà travers le mur. Je n’entends rien que du bruit : je suiscomme tous ceux qui sont dans une chambre.

Je suis perdu comme la première fois que jevins ici, comme le soir où j’ai pris possession de cette chambrepatinée par les disparus et les morts – avant qu’il se fît dans mondestin ce grand changement de lumière.

Et peut-être à cause de ma fièvre, peut-être àcause de ma haute douleur, je me figure qu’on crie là un grandpoème, qu’on parle de Prométhée. Il a volé la lumière aux dieux, ilsent dans ses entrailles la douleur toujours renaissante ettoujours neuve s’amonceler de soir en soir, quand le vautour vole àlui comme à son nid, – et on prouve que nous sommes tous comme celaà cause du désir : mais il n’y a ni vautour ni dieux.

Il n’y a de paradis que ce que nous apportonsdans le grand tombeau des églises. Il n’y a d’enfer que la fureurde vivre.

Il n’y a pas de feu mystérieux. J’ai volé lavérité. J’ai volé toute la vérité. J’ai vu des choses sacrées, deschoses tragiques, des choses pures, et j’ai eu raison ; j’aivu des choses honteuses, et j’ai eu raison. Et par là j’ai été dansle royaume de vérité, si on peut employer à l’égard de la vérité,sans la souiller, l’expression dont se sert le mensonge et leblasphème religieux.

** *

Qui fera la bible du désir humain, la bibleterrible et simple de ce qui nous pousse de la vie à la vie, denotre geste, de notre direction, de notre chute originelle ?Qui osera tout dire, qui aura le génie de tout voir ?

Je crois à une forme haute du poème, à l’œuvreoù la beauté se mêlera aux croyances. Plus je m’en sens incapable,plus je la crois possible. Cette morne splendeur dont certains demes souvenirs m’accablent, me montre de loin qu’elle est possible.J’ai été parfois, moi, du sublime, du chef-d’œuvre. Parfois mesvisions se sont mêlées d’un frisson d’évidence si fort et sicréateur, que la chambre tout entière en a tressailli comme un boiset qu’il y a eu en vérité des moments où le silence criait.

Mais tout cela, je l’ai volé. Je ne l’ai pasconquis, j’en ai profité, grâce à l’impudeur de la vérité, quis’est montrée. Au point du temps et de l’espace où, par hasard, jeme trouvais, je n’ai eu qu’à ouvrir mes yeux, et qu’à tendre mesmains de mendiant, pour faire plus qu’un rêve et presque uneœuvre.

Ce que j’ai vu va disparaître, puisque je n’enferai rien. Je suis comme une mère dont le fruit de chair périraaprès avoir été.

Qu’importe ! J’ai eu l’annonciation de cequ’il y aurait de plus beau. À travers moi est passée, sansm’arrêter, la parole, le verbe, qui ne ment pas et qui, redit,rassasiera.

** *

Mais j’ai fini. Je suis étendu, et puisquej’ai cessé de voir, mes pauvres yeux se ferment comme une blessureguérissante, mes pauvres yeux se cicatrisent.

Et je cherche pour moi un apaisement.Moi ! le dernier cri comme le premier.

Moi, je n’ai qu’un recours : me souveniret croire. Entretenir de toutes mes forces dans ma mémoire latragédie de cette chambre, à cause de la vaste et difficileconsolation dont a résonné parfois le fond de l’abîme.

Je crois qu’en face du cœur humain et de laraison humaine, faits d’impérissables appels, il n’y a que lemirage de ce qu’ils appellent. Je crois qu’autour de nous, il n’y ade toutes parts qu’un mot, ce mot immense qui dégage notre solitudeet dénude notre rayonnement : Rien. Je crois que cela nesignifie pas notre néant ni notre malheur, mais, au contraire,notre réalisation et notre divinisation, puisque tout est ennous.

FIN

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