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L’Énigme

L’Énigme

de Jules Lermina

I

Après avoir brillamment servi la France pendant de longues années, M. de Morlaines, général de brigade, avait pris sa retraite. C’était un homme de soixante ans,encore vert, doué d’une exquise distinction, rappelant le type de ces anciens gentilshommes dont la parole était sacrée, dont la délicatesse n’admettait ni faux-fuyants ni compromis quand il s’agissait de tenir un engagement.

M. de Morlaines était veuf. C’était même la perte de sa femme Hortense, née des Chaslets, qui l’avait engagé à renoncer à l’état militaire. Sa douloureuse tristesse s’accommodait mal de la vie active : il avait renoncé à toute ambition et était venu s’installer auprès de Paris, à Vitry, dans une petite propriété où il avait trouvé le repos dont il avait besoin, s’adonnant à des travaux de jardinage et satisfaisant des goûts qu’il n’avait pas perdus pendant sa longue carrière de soldat.

Son fils, Georges de Morlaines, âgé de vingt-cinq ans, avait été promu depuis peu, au grade de lieutenant de vaisseau et à l’époque où s’ouvre ce court récit, était engagé dans un grand voyage d’exploration.

Le général s’était trouvé seul, à un âge où plus que jamais l’homme a besoin de sentir auprès de lui une affection toujours en éveil. Le cœur refroidi, glacé par les regrets, éprouve de douloureuses angoisses, quand autour de lui tout est vide et silencieux. Auprès du général vivait une vieille gouvernante, veuve d’un ancien soldat, un peu rêche, un peu grondeuse heureuse de la domination qu’il lui abandonnait etportant à M. de Morlaines, à son fils et surtoutpeut-être à la mémoire de la morte une profonde affection, plusinstinctive d’ailleurs que raisonnée. Il est ainsi des dévouementsquasi brutaux qui s’imposent avec une sorte de violence. Germaineétait sans douceur. Les soins qu’elle rendait à son maître étaientpour elle l’exercice d’un droit. Il lui appartenait ; sonaffection était un joug qu’il lui était enjoint de supporter, silourd que le fît la bonté massive de cette créature inintelligente.M. de Morlaines subissait d’ailleurs avec passivité cetteobsession de complaisances inévitables, quand se produisit unévénement qui devait changer singulièrement sa propre situation etcelle de Germaine.

Une de ses parentes éloignées mourut ;dans une lettre, écrite au milieu des angoisses suprêmes, elles’adressait à lui et le suppliait de recueillir auprès de lui safille, Marie Deltour, qui allait rester sans fortune et sansappui.

M. de Morlaines n’hésita pas. Sansconsulter Germaine, – heureux peut-être d’agir d’après soninitiative propre, il répondit aussitôt à la pauvre femme que safille était attendue. La diligence qu’il mit à cette bonne actionen doubla le prix. Car Madame Deltour, avant de s’éteindre, eutl’ineffable satisfaction de savoir que le sort de sa fillebien-aimée était assuré.

Seulement, dans sa précipitation, le généralne s’était point enquis de ce qu’était celle qui allait venir sousson toit. Aussi fut-ce avec une profonde surprise et une sorted’effroi que M. de Morlaines vit arriver auxPetites-Tuileries, comme il appelait sa propriété dans le pays, unefemme aux allures distinguées, au visage frais et doux, MarieDeltour, en un mot, âgée de vingt-six ans à peine, et charmantesous ses vêtements de deuil.

Germaine, irritée tout d’abord de n’avoirpoint été appelée à donner son avis, voua à la nouvelle venue unede ces haines d’autant plus âpres que toutes les circonstances endémontrent plus évidemment l’injustice. Marie Deltour, intelligenteet modeste à la fois, prouva, dès les premiers temps de son séjouraux Petites-Tuileries, combien elle était reconnaissante au généralde la bienveillance qu’il lui témoignait. Elle se montra affableavec Germaine, respectueusement dévouée à M. de Morlainesqui se prit bientôt pour elle d’une affection croissant peut-êtremoins vite cependant que l’antipathie de Germaine pour« l’usurpatrice. »

Marie Deltour était blonde : ses traitsfins, attristés par la douleur que lui avait causée la mort de samère, respiraient une placidité qui n’était point sans noblesse.Elle avait ce grand mérite d’être active sans brusquerie, toujoursoccupée sans excès de mouvement. À son arrivée, Germaine lui avaitsoudainement cédé sa place auprès du général, comme si c’eût étépunir celui-ci de sa dissimulation que de le priver des soins ouplutôt des exigences de sa despotique gouvernante. Le général sesentit entouré d’une atmosphère toute nouvelle. Cette robustenature, un peu sauvage, comme tout ce qui s’enveloppe forcément dela rudesse militaire, s’amollissait, se civilisait au contact decette affabilité toujours égale, indulgente aux caprices etsouriante aux colères involontaires. Et comme le cœur était jeune,comme il y avait déjà quatre ans que madame de Morlaines étaitmorte, le général, un beau soir d’automne, alors que Mariesoutenait résolument contre lui une lutte de trictrac,M. de Morlaines posa nettement son cornet sur la table,se renversa en arrière sur son fauteuil, joignit ses deux mains,croisa les doigts, fit craquer les jointures, brouma trois ouquatre fois, puis, devenant, ma foi, rouge jusqu’auxoreilles :

– Mademoiselle Marie, dit-il, voulez vousque nous causions ?…

– Pourquoi non ? fit la jeune fille.Le trictrac vous fatigue ?

– Me fatiguer… moi !… maissapr… ! je suis solide… me fatiguer ! par exemple.

Il paraît que cette hypothèse lui tenait fortà cœur en ce moment spécial, car il se leva brusquement et fitquelques pas, affirmant par le redressement de sa taille et lanetteté du coup de jarret la vigueur qui lui restait…

– Je n’ai pas voulu vous blesser, ditMarie.

– Je le sais bien, chère enfant…n’êtes-vous pas la bonté vivante ?…

– Causons donc, puisque vous levoulez…

– Ah ! c’est vrai ! j’ai ditque nous allions causer… Eh bien !… Allons !

Il répéta plusieurs fois ce mot :Allons ! Mais il ne disait rien de plus. Marie le regardait ensouriant, non sans quelque malice.

Mais l’homme qui avait galopé en plein feu nepouvait hésiter plus longtemps ; il reprit :

– Pardonnez-moi cette question àbrûle-pourpoint… mais comment se fait-il que, jeune et jolie etbonne comme vous l’êtes, vous ne songiez pas à vousmarier ?

Marie baissa la tête et pâlit légèrement.Quand elle regarda de nouveau le général, il vit que ses yeuxétaient humides.

– Je vais vous répondre, lui dit-elle desa voix qui tremblait un peu. Aussi bien je ne sais pas mentir etje veux vous dire toute la vérité. J’ai aimé et j’ai été aimée unefois dans ma vie, j’avais vingt ans. Mais celui que j’avais choisiet en qui j’avais mis toute l’espérance de ma vie, m’a oubliée eten a épousé une autre…

– Ah ! c’est mal ! s’écriaM. de Morlaines. C’est presque un crime…

– Il faut être indulgent, reprit plusdoucement encore Marie Deltour dont le visage s’éclaira d’uneexpression de charité radieuse. J’étais pauvre… il était riche. Ilétait ambitieux, son intelligence lui donnait ce droit… son pèrecombattit son penchant. Il résista longtemps, puis il comprit oucrut comprendre que nous n’étions pas nés l’un pour l’autre… Unjour il m’a dit adieu en me suppliant de lui rendre ma parole, medéclarant, d’ailleurs, que si je l’exigeais, il tiendrait sesserments… Je mis ma main dans la sienne, et, le regardant bien enface, je lui dis : « Obéissez à votre père ! »Il partit, et je ne l’ai plus revu depuis…

M. de Morlaines mordait sesmoustaches avec colère. Cette simplicité dans le sacrificel’enthousiasmait et l’encolérait à la fois.

– Voici tout mon pauvre roman, repritMarie. Je ne me marierai pas… ma résolution est prise… et bienprise, je vous assure.

Il y eut un moment de silence.

M. de Morlaines s’était assis denouveau, enveloppant de son regard franc et honnête la têtecharmante de cette enfant qui lui semblait héroïque… puis seslèvres s’agitèrent, mais il n’en sortit aucun son.

Qu’avait-il donc à dire qui fût si péniblepour sa timidité ?… Quelques minutes se passèrent ainsi. Puis,comme prenant une résolution soudaine, M. de Morlainesplongea sa main dans sa poche, en tira son portefeuille qu’ilouvrit, y prit une lettre, et, la tendant toute dépliée à MarieDeltour :

– Lisez, je vous en prie… je n’oseparler… je suis un enfant !… mais promettez-moi de me répondreen toute franchise…

Marie était redevenue calme. De sa main passéesur son front elle avait écarté la douloureuse vision évoquée toutà l’heure. Elle prit la lettre…

– Si vous vouliez lire tout haut, dit legénéral, il me semble que j’aurais plus de courage…

Elle le regarda curieuse, un peu effrayéepeut-être. Puis elle reporta ses yeux sur la lettre et se mit àlire.

« Mon cher et bien aimé père, était-ilécrit, vous me comblez de joie en me consultant sur des projets quisont pour vous d’un intérêt si grave et si touchant à la fois… vouspouviez agir sans me rien demander, et certes vous connaissez tropbien le respect et l’amour que je vous ai voués pour supposer queje ne me fusse pas incliné devant la décision prise. Mais puisquevous m’appelez à l’honneur de vous adresser mes humbles etaffectueux avis, je vous répondrai avec toute la franchise que vousréclamez de moi…

« Je ne vous cacherai pas qu’au premiermoment j’ai éprouvé une impression de pieux chagrin en songeantqu’à ce foyer où se tient l’ombre de ma mère chérie, une autrepourrait s’asseoir à son tour… mais lorsque connaissant toute lahauteur de votre conscience, toute la noblesse de votre cœur, j’airelu, avec une respectueuse attention, le tableau que vous meprésentez de votre solitude passée et de votre bonheur présent,j’ai apprécié que celle-là seule était digne de remplacer, auprèsde vous, ma chère et vénérée mère, qui avait su vous inspirer, parson dévouement, par sa tendresse quasi-filiale, l’attachementprofond dont vous m’envoyez l’expression noble et franche…

« Vous craignez, dites-vous, que ce motde belle-mère ne m’effraie… si vous y consentez, j’y substitueraicelui d’amie. Je vous veux heureux, et en ceci, vous êtes lemeilleur et le plus sincère des juges… Elle est bien jeune,dites-vous ? Votre cœur a vingt ans, mon père, et vous êtes deceux dont les années grandissent le caractère et affirment labonté. Je vous le dis donc en toute sécurité, demandez à celle quevous aimez si elle consent à devenir et votre compagne et… monamie. Elle n’aura point de fils plus affectueux que celui qui luidevra le bonheur de votre existence… Et pour terminer, mon père,puisque vous me demandez, en souriant, mon consentement à votremariage, je vous le donne et vous supplie de remercier et de bénir,au nom de votre fils, celle qui a su réveiller en vous cesaspirations de bonheur et de tendresse. »

Cette lettre était datée de Shang-Haï etsignée Georges de Morlaines.

Marie Deltour, tremblante, laissait glisser lepapier entre ses doigts…

Le général, penché en avant, luidit :

– Marie, voulez-vous vous appeler Madamede Morlaines…

La jeune fille résista. Elle le devait.N’était-elle pas pauvre, isolée ?… Ne l’accuserait-on pas decaptation morale ? Elle songeait à Germaine dont le regard durpesait parfois sur elle comme une menace.

Mais le général sut triompher de sesscrupules, de ses inquiétudes… Marie se rendit enfin, et deux moiss’étaient à peine écoulés que dans la modeste église de Vitry,M. le comte de Morlaines épousait Marie Deltour…

Près d’une année se passa, année de calme etde bonheur…

Quand, un jour, des cultivateurs passant surla route virent appuyé, contre la muraille d’un jardin, un hommeimmobile… Le jour venait de se lever… Ils arrêtèrent surpris, puisse décidèrent à approcher… L’un d’eux toucha l’homme qui tombalourdement à terre, tandis qu’un pistolet s’échappait de sa maincrispée…

Cet homme avait le crâne traversé d’une balle.C’était le comte de Morlaines… mort !

II

Le comte était connu et aimé de tout le pays.Ceux-là même qui avaient découvert son cadavre avaient eu maintesrelations avec lui ; aussi, quoique la sensibilité soit lamoindre qualité de nos paysans, ce fut avec une douleur véritablequ’ils reconnurent le maître des Petites-Tuileries.

Le doute était impossible. C’était un suicide.Comment cet homme, qui semblait à l’abri de tous soucis, qui étantriche, avait épousé la femme de son choix, comment avait-ilsuccombé tout à coup à cet accès de désespoir ? Était-ce doncun moment de folie ? Ou bien, existait-il dans la vie de cebienveillant quelque secret terrible qui eût, à l’heure dite, pesésur son cœur jusqu’à le briser ?…

L’endroit où le corps avait été trouvé étaitdistant de plus de deux lieues des Petites-Tuileries. C’était surle territoire de la petite commune de S… Le maire, aussitôtprévenu, s’était rendu sur les lieux ; un médecin parisien envillégiature avait consenti à l’accompagner. Mais les premièresconstatations ne laissaient ni espoir, ni hésitation sur la causephysique de la mort. Le pistolet dont s’était servi le généralétait une arme moderne à deux coups. Le canon avait été appuyé surla tempe, le coup avait éclaté, et la balle avait pénétré dans lecerveau. Il était évident que la mort avait été instantanée. Onvoyait seulement, sur la peau mate, un petit trou circulaire. Pasune goutte de sang n’avait coulé.

Le général était correctement vêtu de noir. Oneût dit que, dans le calme de son implacable résolution, il eût misun soin particulier à s’habiller. Seulement, détail singulier, onretrouva à quelques pas de lui, la rosette de la Légion d’honneur,comme si, d’un geste désespéré, il l’eut arrachée avant de sefrapper.

Une civière fut improvisée et le cadavre y futétendu. Un drap fut jeté sur le corps, puis le funèbre cortège pritle chemin des Petites-Tuileries. Par respect pour le mort et aussiavec la généreuse pensée d’adoucir l’amertume du coup qui allaitfrapper Madame de Morlaines, le maire accompagnait lesporteurs.

Huit heures du matin sonnaient au moment où letriste convoi déboucha sur la route, en face de la grille desPetites-Tuileries.

À ce moment, Diane, la chienne favorite dugénéral, qui était attachée dans la première cour, poussa unhurlement douloureux, et, obéissant à cet instinct mystérieux quela science tente en vain d’expliquer, elle fit un effort désespéré,brisa sa chaîne, bondit par dessus le mur de clôture et, s’élançantsur la civière, eût sauté sur le cadavre, si on ne l’eûtécartée…

La vieille Germaine, de l’intérieur où ellevaquait aux occupations, avait entendu le cri de l’animal, et étaitsortie vivement, saisie par ces pressentiments qui ont leur racinedans de légendaires superstitions, et que cependant l’évènementallait tristement confirmer…

Elle vit le cortège, et plongeant ses mainsdans ses cheveux gris, elle s’appuya au mur, terrifiée, incapablede faire un pas, de proférer un mot…

Le maire – qui se nommait Maleret – fit signeaux porteurs de s’arrêter, puis il s’avança vers Germaine. Celle-cile regardait de ses yeux fixes, dilatés par l’épouvante : lemagistrat la connaissait, il savait l’attachement profond, qu’elleportait à son maître.

– Germaine, lui dit-il, du courage !C’est un grand malheur qui vous arrive !…

Le visage de la pauvre femme se contracta, sesdents claquèrent, et levant le bras, elle désigna lacivière :

– Qui donc est là ? demanda-t-elled’une voix à peine perceptible.

– C’est votre maître, c’est le comte deMorlaines…

– Blessé !…

Le maire baissa la tête.

– Mort ! cria Germaine en sefrappant la poitrine d’un coup violent.

Puis, se redressant, elle courut avec unevigueur qu’on n’eût pas devinée en elle, écarta les porteurs, portala main sur le drap qui cachait le cadavre, découvrit le visage dumort d’un geste brusque, puis, se laissant tomber à genoux, éclataen sanglots…

Cependant, le maire hésitait à aller plusloin. Il était dans le château une autre personne à laquelle ilfallait porter ce coup terrible : les plus courageux reculentdevant ces sinistres obligations.

On eût dit que Germaine devinât ce sentiment.Car, tout à coup, elle se redressa, passa sur ses yeux ses mainslongues et sèches, et se tournant vers les porteurs :

– Suivez-moi, vous autres, dit-elle d’unevoix rauque.

Elle revint vers la grille et s’effaça pourlaisser passer le cadavre ; maintenant elle avait les yeuxsecs, elle était livide. Ses cheveux gris dénoués, tombaient endésordre autour de son visage. Elle était effrayante de désespoirconcentré, et dans ses regards fixes, passaient des étincellesfurieuses.

– Il faudrait annoncer cettecatastrophe…

– À la Deltour ! dit Germaine avecun accent d’une brutalité presque sauvage. Venez avec moi, MonsieurMaleret, je m’en charge…

Elle montait déjà l’escalier. Le maire lasuivait de près : il redoutait que cette femme, que la douleursemblait rendre folle, ne frappât trop violemment la jeunecomtesse…

– Il faut prendre des ménagements,murmura-t-il.

Mais la vieille femme ne paraissait nil’écouter ni l’entendre. Elle avait atteint le premier étage. Elleouvrit une porte. C’était celle de l’appartement particulier deMadame de Morlaines. Sans frapper, sans prendre aucune précaution,comme si son désespoir la délivrait des devoirs de la domesticité,elle ouvrit une autre porte, celle de la chambre de lacomtesse…

La jeune femme était à demi étendue sur unfauteuil, dormant. Son lit n’était pas défait, et sa pâleursemblait indiquer qu’elle avait succombé à la fatigue…

Germaine alla droit à elle, et avant que lemaire eût pu prévoir son mouvement, elle avait saisi Marie par lebras… et au moment où celle-ci, tressaillant, ouvrait lesyeux :

– Madame la comtesse, cria la vieillefemme, le général est en bas… mort… on l’a assassiné.

Madame de Morlaines poussa un cri terrible, sedégagea par un geste violent de l’étreinte de Germaine, vitM. Maleret, et, hagarde, épouvantée :

– Qu’y a-t-il, fit-elle. Mort ! monmari ! qui a dit cela ?…

– J’ai dit assassiné ! répétaGermaine, en frappant du pied avec violence.

Mais le maire l’interrompant.

– La douleur égare cette pauvre femme,dit-il. Madame, la douleur qui vous frappe est terrible… M. lecomte de Morlaines s’est suicidé…

La comtesse semblait foudroyée. Elle chancelaet fût tombée à la renverse, si M. Maleret ne l’eût soutenue.Elle s’était affaissée sur son siège, les lèvres frissonnantes, netrouvant pas la force de pleurer.

Quant à Germaine, il semblait que lesdernières paroles du maire l’eussent frappée d’une indiciblesurprise. Était-ce donc qu’en réalité la pensée d’un meurtre se fûttout d’abord imposée à elle et que cette hypothèse d’un suicide luiparût injustifiable ? Elle se retirait doucement vers laporte, à reculons, tenant ses yeux obstinément fixés sur lacomtesse…

Celle-ci revenait à elle.

– Pardonnez-moi, dit-elle au magistrat,mais cette nouvelle est si épouvantable que je puis à peine croireà ce que j’ai entendu…

Sa voix tremblait, on sentait les larmesprêtes à jaillir.

– Il n’est que trop vrai, madame, repritle maire.

Et en quelques mots il raconta dans, quellescirconstances avait été découvert le cadavre.

Marie de Morlaines l’avait écouté sansl’interrompre. Quand il eut achevé, elle secoua plusieurs fois latête, les yeux à demi fermés, les mains jointes, puis elledit :

– Conduisez-moi auprès de mon mari.

Elle se leva. Maintenant de grosses larmescoulaient sur ses joues.

Germaine s’était arrêtée immobile, debout,auprès de la porte. Quand Marie passa devant elle, elle fit ungeste pour lui tendre la main en murmurant :

– Ma pauvre Germaine !

Mais la servante se recula. Marie descendit,suivie de M. Maleret.

On avait porté la civière devant le perron, etles paysans attendant de nouveaux ordres, la tête découverte,parlaient entre eux à voix basse…

La comtesse parut, accueillie par un murmurede pitié douloureuse.

Elle franchit les marches de pierre, puiss’agenouilla près du cadavre ; elle se pencha sur lui etl’embrassa au front, longuement, saintement…

Au moment où ses lèvres touchèrent le visagedu mort, Germaine, qui était restée auprès de M. Maleret,laissa échapper une sorte de grondement rauque et, par un mouvementinvolontaire, sans doute, sa main se posa sur le bras du maire.Celui-ci la regarda et, voyant son visage décomposé :

– Comment le général a-t-il pu se tuer,lui qui était tant aimé ? dit-il.

Elle lui lâcha brusquement le bras.

Madame de Morlaines se releva, puis elle priales porteurs de déposer le cadavre dans un salon durez-de-chaussée. En quelques instants, seule – car Germaine,sombre, restait sur le perron, insensible en apparence à tout cequi se passait autour d’elle, – la comtesse avait disposé une sortede chapelle funéraire. Elle pleurait et ne s’interrompait que pouressuyer les larmes qui mouillaient ses joues.

Un des paysans lui dit :

– Voici le pistolet, madame.

Elle le prit, le considéra attentivement, puisle posa sur un meuble Elle revint vers le cadavre, dont la tête,posée sur un oreiller, se détachait plus pâle que la toile qui luiservait de cadre. La physionomie prenait peu à cette rigiditémarmoréenne qui est la beauté de la mort. Les traits, fermes,s’accentuaient plus vigoureusement, mais en même temps s’épandaitsur eux comme une ombre de douleur et de bonté.

Ainsi le masque semblait refléter l’empreintedes désespoirs inconnus qui avaient mis l’arme de mort aux mains decet honnête homme.

Tout à coup la comtesse s’écria, portant lesmains à son front :

– Mon Dieu !… et sonfils !…

Nul n’y avait encore songé. Ce mot résonnacomme un glas de désolation. C’est qu’en effet tous savaientl’amour profond qui unissait ces deux hommes : chaque fois quele général passait à travers le village et qu’il causait avecquelque paysan, deux noms revenaient sans cesse sur seslèvres : celui de sa femme et celui de Georges, « mon belofficier ! » comme il l’appelait en souriant.

Et voici que tous n’avaient pas encore étéfrappés. Il restait encore un cœur à briser ; et comme si elleeût reçu d’avance le contre-coup de ce désespoir, la comtessesanglotait, moins forte peut-être à soutenir la douleur d’autruique la sienne propre.

Au même instant, et comme si le cri poussé parMarie eût été un signal attendu par la fatalité, le facteur ruralparut sur le seuil de la porte ; il vit cette scène de mort ets’arrêta interdit. Un paysan lui dit quelques mots à voixbasse ; alors l’homme retira sa casquette, puis dans sasacoche il prit une lettre et la tendit à M. Maleret.

– C’était pour le général, dit-il.

La comtesse avait jeté les yeux surl’enveloppe.

– C’est de lui, s’écria-t-elle, c’est deM. Georges…

– Et datée de Brest ! fit le maireen frissonnant.

– De Brest !… mais alors il est deretour… il sera ici demain… aujourd’hui peut-être…

Et elle frissonnait comme si elle eût étésaisie par un froid glacial. M. Maleret cherchait en vain desformules de consolation qui lui faisaient défaut.

– Pourquoi madame ne lit-elle pas ?fit une voix rauque.

C’était celle de Germaine qui, entendant lenom de Georges, s’était rapprochée.

– Mais… ai-je le droit ? demandatimidement madame de Morlaines en interrogeant le magistrat duregard.

– Oui… n’étiez-vous pas la compagne, laconfidente de notre pauvre ami…

La comtesse prit la lettre, et, de ses doigtsqui tremblaient, elle déchira l’enveloppe… puis, quand elle eutjeté les yeux sur son contenu, elle dit tristement :

– Demain… M. Georges sera ici…

Elle rendit la lettre au maire qui la lut sontour. Elle contenait à peine quelques lignes. C’était avec un élande joie presque enfantine que l’officier annonçait son retour. Sison service ne l’eût retenu, il fût parti sans perdre une minute,tant il lui tardait d’embrasser son père et, disait-il, son amie,belle et bonne mère…

– C’est bien demain qu’il arrive,n’est-ce pas ? demanda Germaine.

– Demain… M. Georges l’affirme…

Et elle ajouta, mais si bas que personne nel’entendit :

– J’attendrai…

Il fallut que madame de Morlaines répondît auxquestions qui lui furent adressées par les magistrats, accourus àla première nouvelle de la catastrophe.

Le point important était de savoir quellesavaient été les dispositions apparentes du général, avant la nuitfatale ; ses paroles, quelques-uns de ses actes avaient-ils pufaire prévoir cette funeste résolution ?

La comtesse répondit simplement, avec uneévidente franchise.

Jusqu’à cette sinistre explosion, elle savait,elle pouvait affirmer que le général n’était en proie à aucunchagrin. Cependant, elle ajoutait que, dans la soirée précédente,il avait tenu à causer longtemps avec elle… ils étaient restésensemble jusqu’à une heure assez avancée de la nuit.M. de Morlaines semblait triste, préoccupé. Il parlait deson fils, de son avenir.

Quand la comtesse était rentrée dans sachambre, trois heures sonnaient. Elle était épuisée de fatigue ets’était endormie dans un fauteuil, à la place même où on l’avaittrouvée le matin.

– Mais, sur ma conscience, ajoutaitmadame de Morlaines, j’affirme que le général n’avait pas prononcéun seul mot qui pût me faire prévoir cette horrible catastrophe.N’eut-il dit qu’une seule parole, s’écria-t-elle encore avec unaccent désespéré, est-ce que je l’aurais quitté un seul instant,lui qui était plus que mon mari, qui était à la fois monbienfaiteur et mon père…

– C’est une énigme, dit un des magistratsen se retirant…

Ce que nul ne vit, c’est que, à ce moment,comme si son cœur eût été prêt à éclater, Germaine s’enfuit jusqu’àsa chambre, et, là, seule, prise d’une sorte de fureur folle, elletendit le poing comme si à travers la muraille elle eût voulufrapper quelqu’un, en s’écriant :

– Misérable femme ! c’est le filsqui vengera son père !…

III

Le suicide de M. de Morlainesrestait inexplicable. C’était un homme de caractère facile, derelations agréables, montrant une gaieté douce ; les paysansdisaient de lui : « Il semble tout heureux devivre. » En réalité, la mort de sa première femme avait été laseule douleur réelle de cette existence partagée tout entière entreles devoirs de sa carrière et les affections de famille.

– Ses amis, – et il pouvait appeler de cenom tous ceux qui l’avaient connu, étaient accourus auxPetites-Tuileries, à la première nouvelle de la catastrophe. L’und’eux, un vieillard, son ancien compagnon d’armes, le commandant deSamereuil, pleurait, comme un enfant.

– C’est un acte de folie !s’écria-t-il. Il y a trois jours à peine, de Morlaines me parlaitencore de son bonheur, il avait joie à m’expliquer, – avec lachaleur d’un amoureux de vingt ans – quelles nouvelles perfectionsde caractère, de cœur et d’intelligence il découvrait chaque jouren celle qui portait son nom.

Madame de Morlaines était, de la part de cessincères désolés, l’objet d’une profonde estime, d’une affectionquasi-paternelle. Car, au milieu de ces têtes grises, elle semblaitune enfant. Chacun, avec sa rude franchise, s’efforçait de luidonner quelques consolations.

Elle, pâle, les lèvres serrées, ayant aux yeuxune sorte d’affolement, répétait :

– Il était si bon… si bon !

Mais à toutes les questions qui lui étaientadressées sur les circonstances qui avaient précédé le suicide,elle ne pouvait que répéter ses premières réponses. Elle ignoraittout, elle n’avait pas entendu le général quitter sa chambre.

– Ainsi, pas un mot, pas un signe n’a puvous faire prévoir cette résolution insensée…

– Rien ! répondait-elle.

On la pressait de rappeler ses souvenirs lesplus insignifiants. Car, à moins de supposer que, dans un accèssubit de délire, le générai eût perdu tout à coup la notion deschoses réelles, il était impossible que, fût-ce dans l’acte lemieux dissimulé, une femme aussi dévouée, aussi attentive que lacomtesse n’eût point remarqué quelque singularité à laquelle sansdoute elle n’eût pas attaché d’importance au moment même où elle seproduisait, mais dont l’évocation jetterait quelque jour sur cetirritant mystère.

La comtesse secouait la tête etdisait :

– Je ne sais rien.

Quoique, par égard pour madame de Morlaines etaussi en raison du prompt retour de l’héritier direct du général –auquel M. Maleret avait envoyé une dépêche pour hâter sonarrivée – le juge de paix se fût abstenu de procéder à la formalitélégale de la pose des scellés, il avait pénétré, accompagné dumaire et de madame la comtesse, dans la chambre du mort.

C’était une grande pièce, éclairée par delarges fenêtres, à travers lesquelles entrait joyeusement le grandsoleil. Peu de meubles. Le général avait coutume de dire :« Ceci est ma tente ; j’ai mon nid, la chambre de mafemme. »

Cette chambre, d’une simplicité toutemilitaire, était garnie d’armes de toutes sortes, et il fut facilede voir la place de celle que le suicidé avait détachée d’unepanoplie. De la poudre et des balles se trouvaient sur une console.Il était évident que le pistolet avait été chargé délibérément,soigneusement. Du reste, aucun désordre. Sur le bureau deM. de Morlaines, point de lettre. Rien n’indiquait qu’ileût songé à prendre quelques dispositions suprêmes.

Seulement on remarqua que, dans le foyer, despapiers – des lettres sans doute – avaient été récemment brûlées.Le feu avait été attisé de telle sorte qu’elles ne formaient plusqu’une petite masse noirâtre, tombant en poussière.

Le général ne s’était pas couché, ce quiconcordait avec le récit de sa femme, qu’il avait retenue auprès delui assez tard dans la nuit.

Quel avait été le sujet de leurentretien ?

Madame de Morlaines ne pouvait fournir que desindications vagues : ils avaient effleuré toutes sortes desujets, sans qu’aucun lui eût paru intéresser plus particulièrementson mari. Les bougies des candélabres avaient été brûlées jusqu’àla dernière goutte de cire. M. de Morlaines étaitévidemment sorti sans songer à les éteindre ; où plutôt ilavait voulu que la lumière, vue du dehors, par sa femme, dont lachambre, située dans une aile en retour, faisait presque face à lasienne, laissât supposer qu’il ne sortait pas.

Comme tout le domestique de la maison secomposait de la vieille Germaine, qui occupait une chambre sous lescombles et d’un jardinier, faisant office de palefrenier, quidormait dans l’écurie, il était aisé de comprendre comment legénéral avait pu franchir la porte du jardin sans être vu.

En résumé, ces observations – si minutieusesqu’elles fussent – ne pouvaient fournir aucune indication. L’énigmeparaissait impénétrable.

La vieille Germaine apparaissait de temps àautre, au seuil des portes, silencieuse les traits étirés. Ellesuivait, sans y prendre part, les péripéties de l’enquête.Seulement elle consultait sans cesse une grosse montre d’argent,serrée dans sa ceinture, et il lui arrivait de demander à voixbasse s’il y avait bien loin de Brest à Paris.

Elle attendait Georges.

Les autres songeaient aussi à ce fils quiavait touché le sol français plein de joie et d’espérance et que ladouleur attendait au seuil de la maison paternelle. Ce qui semblaitétrange à tous, c’est que le général n’eût point laissé pour lui nipour sa compagne quelques lignes de suprême adieu.M. de Samereuil remarqua que le portrait de Georges, quiétait accroché auprès du lit de son père, s’était détaché de lamuraille et était tombé à terre. Dans sa chute, le verre s’étaitbrisé. Était-ce donc là un de ces bizarres symptômes dont lasuperstition attribue aux choses inertes les prophétiquesmanifestations ?

La journée passa lentement. Les paysansvenaient un à un saluer le mort ; chacun trouvait dans soncœur une parole de sympathique regret. Cet bomme avait su conquérirl’affection de tous, il y avait deuil vrai.

La nuit vint. La comtesse désira rester auprèsde celui qu’elle avait aimé. M. de Samereuil obtintcependant l’autorisation de passer la nuit dans la maison. Ilconnaissait Georges et voulait se trouver là, au moment même de sonarrivée.

Germaine n’avait pas insisté pour rendre à sonmaître ces derniers témoignages d’affection. On lui savait gré desa douleur.

– La pauvre femme ne lui survivra pas,pensait-on.

Il semblait en réalité que la mort eût posé sagriffe sinistre sur ce visage livide, où ne vivaient plus que deuxyeux enfiévrés qui, par intervalles, jetaient des éclairssombres.

Bien longues et bien tristes sont ces nuits deveillées funèbres.

La comtesse, restée seule, s’agenouilla auprèsdu cadavre, et appuyant son front brûlant sur sa main glacée, ellepleura longtemps. Puis elle se releva, et, dans la plénitude de sadouleur et de ses regrets, elle l’embrassa au front. Elle avait auxyeux une lueur d’amour immense et qui l’aurait épiée dans cettesolitude aurait vu qu’elle étendait la main vers le mort, murmurantdes paroles insaisissables, comme si elle eût proféré unserment.

IV

À la première heure, une dépêche avait étéapportée aux Petites-Tuileries. Georges de Morlaines suppliaitqu’on retardât la cérémonie mortuaire. Il arriverait à Vitry dansl’après-midi. Le trajet est long de Brest à Paris, et de plus, surla plus grande partie du parcours il n’existe point de trainsexpress.

Sur la prière de madame de Morlaines, on avaitaccédé à la demande de Georges. La maison était tendue denoir ; le corps placé dans le cercueil était encore àdécouvert, et le visage du cadavre n’avait rien perdu de sasérénité. Au contraire, la mort avait posé sur ce masque cettepatine mate qui est la marque de la sédation suprême. Douleur outerreur, tout était effacé, Restait la quiétude sévère del’oubli ; peut-être du pardon.

Germaine n’avait point reparu. Sans doute pourse livrer toute entière à sa douleur, ou plutôt, ce que nul nesavait, pour méditer je ne sais quelle vengeance dont la pensée luipoignait le cœur, elle s’était enfermée dans sa chambre…

Madame de Morlaines, infatigable, soutenue parla fièvre des grandes douleurs, suffisait avec M. lecommandant de Samereuil, aux soins multiples nécessités par lafunèbre cérémonie qui se préparait.

Le général n’avait point de parents ;nulles convoitises ne venaient jeter leur note discordante danscette harmonie de sincérités désolées. À tout instant, des voituress’arrêtaient devant la grille, et l’on voyait des officiers, lesuns en bourgeois, les autres en grande tenue, apporter à leur vieuxcamarade le dernier tribut de leur affectueux respect. Avis avaitpu être donné à la place de Paris en temps opportun, et le pelotonqui devait accompagner les restes du général à sa dernière demeurearriva à trois heures. La cour était pleine de monde, et cependantpas une voix ne s’élevait. La singularité de cette fin subite ettragique mettait à toutes les poitrines une douloureuseétreinte.

On s’interrogeait à voix basse.M. de Samereuil passait dans les rangs pressés, donnantde brèves explications, attribuant à un accès de fièvre chaude, àun désordre cérébral cette résolution que nulle autre circonstancene pouvait justifier.

Tout à coup, il se fit un grand silence. Onentendit sur la route le galop d’un cheval. L’animal, poussé avecune violence presque imprudente, faillit s’abattre devant laporte.

Tous se découvrirent. C’était Georges deMorlaines, c’était le fils.

M. de Samereuil s’élança à sarencontre et le reçut dans ses bras. Le jeune homme, dont lestraits respiraient, sous leur teinte bronzée, cette énergie quedonne l’habitude du danger s’appuya sur l’épaule du vieil ami deson père et, ne doutant plus, frappé en plein cœur par lafoudroyante réalité que jetait à ses derniers doutes l’évidence despréparatifs funèbres, se mit à sangloter comme un enfant.

– Du courage, enfant, du courage !murmurait le commandant.

Est-ce que le courage était possible !…il y avait trois ans que Georges avait dit adieu à son père, etdepuis ces trois années, pas un jour ne s’était passé sans qu’ilsongeât au retour. Il semblait qu’il y eût entre ces deux hommes unlien autre que celui du sang : c’était comme une fraternelleamitié qui leur faisait communes les joies, les douleurs, lesespérances et les désillusions.

Lorsque Georges avait appris les projets dugénéral, il n’avait pas hésité, on s’en souvient, à lesapprouver : pas un instant la jalousie, la crainte d’êtremoins aimé n’avait effleuré son cœur. Il s’était souvent préoccupéde cette solitude à laquelle ses devoirs de marin l’avaientcontraint de condamner son père : il connaissait mieux quepersonne ce caractère qui, à toutes les énergies du soldat,joignait les faiblesses de l’homme ; il l’avait vu brisé parla mort de sa mère. Il savait qu’en perdant une compagne longtempsaimée, le général était resté comme un voyageur qui a perdu sonchemin, se tourne inquiet aux quatre coins de l’horizon, ne sachantplus de quel côté il doit aller en avant, et quelquefois se laissetomber sur la terre, découragé et abattu.

Bien que la force morale deM. de Morlaines eût triomphé de cette première crise,pourtant il était à redouter que l’ennui, le désœuvrement ne leminassent peu à peu. Marie Deltour était apparue tout à coup danssa vie, lui tendant la main pour mieux l’aider à vivre. Sans laconnaître autrement que par les lettres quelque peu passionnées dugénéral, Georges avait deviné cependant que cette femme jeune,jolie, se résignait, par une de ces charités délicates dont lesgrands cœurs ont le secret, à une œuvre de salut, de résurrection.Et du fond de sa conscience, Georges lui avait voué un respectreconnaissant dont l’expression, fréquemment renouvelée dans seslettres, était douce au cœur du général.

Lorsque celui-ci répondait à son fils, c’étaitpour lui détailler, avec la complaisance de l’homme heureux, lesbonheurs sans cesse renouvelés de cette existence placide, toutensoleillée du jeune sourire de sa femme. Georges avait annoncé sonretour prochain. Depuis cette époque, aucune lettre de son pèren’était arrivée jusqu’à lui : il avait hâte de mettre le piedsur le sol de France, il était prêt à demander un congé de quelquesmois qu’il passerait au milieu de ces heureux auxquels il allaitdemander une part de leur bonheur.

Et voici que sur ces espoirs si longtempscaressés, qui avaient grandi, qui avaient pris possession de toutson être, était tombée, lourde, brutale, cette dépêche deM. de Samereuil : – Le général de Morlaines s’estsuicidé ! Si vous le voulez revoir encore, hâtez-vous ! –Le suicide !… Ce mot avait frappé son crâne comme un coup demassue. Quel horrible mystère de douleur, de désespoir s’était donctout à coup révélé ?

Georges se sentait devenir fou, et il nes’interrogeait pas encore. Ce voyage rapide s’était accompli dansla fièvre. Ces horribles surprises mettent au cerveau une sorted’ivresse qui engourdit la pensée.

Il avait dans la tête ce bruissement sinistreque la tempête jette aux oreilles du marin. Il ne doutait pas et ilne croyait non plus. En réalité, il était des instants où iloubliait pourquoi il souffrait. Le souvenir ne s’était réveillé,terrible, poignant que lorsqu’il avait atteint Paris. Il avaitcouru chez un de ses amis, avait pris un cheval, puis au galop,éperonnant la bête au sang, il s’était élancé, continuant son rêvevertigineux… et maintenant tout à coup, cœur et corps brisé, ilpleurait…

Sut-il seulement comment il franchissait leperron, comment il marchait à travers cette large pièce, éclairéepar un pâle rayon qui filtrait à travers les rideaux à demifermés ? Il vit la bière ouverte, il vit le visage livide etimmobile… désolé, ébranlé jusqu’aux plus profondes assises de sonêtre, il ne pensait pas à l’embrasser. Il fallut queM. de Samereuil le poussât, le couchât pour ainsi diresur ce cadavre. Alors il resta plusieurs minutes – souffrant unsiècle de désespoir – les lèvres appuyées à un front de marbre…Enfin il se releva et regarda autour de lui, madame de Morlaines setenait à l’écart, enveloppée d’ombre, drapée dans son deuil. Il laconsidéra un instant, curieusement… Elle vint à lui, la main tenduet à ce simple geste, il devina qui était cette femme, il serappela combien son père l’aimait, et sans voir sa jeunesse ils’agenouilla devant elle, en lui disant :

– Ma mère ! ma mère !…

Elle avait, elle aussi, de grosses larmesroulant sur son visage et dans son regard fixé sur ce fils passaitun rayon hagard et désespéré… il lui serrait les mains et répétaitavec une joie âpre cette appellation filiale…

M. de Samereuil avait presque peur.Ces douleurs confinaient à la folie. Elles étaient tropsilencieuses et trop intimes. Il fit un signe aux hommes quiattendaient, et posant la main sur l’épaule de Georges :

– C’est l’heure, dit-il ; adressezun dernier adieu à votre père…

Georges se redressa, debout, tout d’une pièce.Une pensée subite venait d’éclairer son cerveau :

– Non ! non ! cria-t-il. Pasencore ! Je veux lui parler, seul ! Laissez-moi quelquesinstants avec lui…

Et d’un geste superbe, despotique, il chassatous ceux qui l’entouraient…

Madame de Morlaines comprit. Cette concessionétait nécessaire. Il fallait que ce désespoir s’émoussât parl’action, si insensée qu’elle fût. Elle prit doucement la main deM. de Samereuil et l’entraîna. Tous, silencieux, obéirentà cet ordre muet… La porte se referma…

Georges se tenait auprès du cercueilouvert :

– Père, dit-il d’une voix sourde, je suiston fils… réponds-moi… ils disent que tu t’es donné la mort…pourquoi ? je veux te venger… il faut tout me dire…

Il se pencha sur le cadavre, si près que sonvisage effleurait la face marmoréenne ; sur les paupières quilaissaient filtrer le regard terne des morts, il glissait, lui, sonregard vivant qui interrogeait en fouillant jusqu’au fond de cecerveau inerte.

– Dis-moi… quel spectre s’est tout à coupdressé devant toi ? de quelle horrible vision as-tu donc eucette peur soudaine et mortelle ?… Je te connais… tu avais lecourage des âmes fortes… et pour t’abattre, la fatalité a dûfrapper ses coups les plus durs… qu’as-tu vu face à face ? Uncrime… qui l’a commis ? de quelle infamie t’es-tu donc sentitout à coup enveloppé, que tu aies voulu l’arracher avec leslambeaux de ta chair et de ta vie ? Père ! père ! tut’es puni de la faute d’un autre… quel est cet autre que jel’écrase à mon tour !

Il frissonna tout entier, et posant sa mainsur cette poitrine où le cœur ne battait plus :

– Sur mon honneur de marin, sur lesouvenir de ma mère, je te jure, père bien-aimé, que je braveraitout obstacle pour arriver à l’ennemi qui t’a frappé, à l’infâmequi a mis en ta main l’arme de mort… Mon père, je jure de punir… jejure de tuer qui t’a tué !…

Puis, avec désespoir, il crispa ses onglesdans ses cheveux, en criant :

– Mais qui donc ? quidonc ?

Alors, au fond de la pièce sombre, une tenturese souleva, et une femme, rigide comme un fantôme, la bouche tordued’une ironie furieuse, glissa jusqu’à Georges de Morlaines… Il lareconnut ; c’était la vieille compagne de son père, c’étaitl’amie des temps passés, la servante qui l’avait bercé dans sesbras de nourrice… Il tendit les mains vers elle…

Et Germaine, un doigt sur ses lèvres, sepencha vers Georges de Morlaines, et lui dit d’une voix à peineperceptible :

– Aie patience, mon fils. Aiepatience ! ce soir, tu sauras tout…

Il la regardait, épouvanté de ce mystère quisurgissait en réponse immédiate à la question posée au cadavre…

– Quoi ! Germaine ! tusais…

– Tout !…

– Et tu me désigneras lecoupable ?

– Et tu le puniras ?

– J’ai juré…

– Va pleurer sur la tombe de ton père,dit-elle encore, et ce soir… quand tous se seront endormis, jeveillerai… moi…

M. de Samereuil ouvrit discrètementla porte. Germaine avait disparu. Georges était plus blanc que lecadavre…

V

Lorsque la première foisM. de Morlaines s’était marié, c’était un jeune officier,fier de sa taille désespérément sanglée dans l’uniforme, aimant àfaire miroiter ses épaulettes, étoiles rayonnantes dans le cielbrumeux des villes de garnisons, caracolant à courbettes queveux-tu sous les balcons et devant les rideaux entrebâillés.

Un jour, il avait pensé à se créer unefamille. À vrai dire, il était amoureux surtout parce qu’il sesavait aimé. Maître d’une belle fortune, il lui eût été facile desuivre l’impulsion de son cœur, alors même que la femme choisie eûtété pauvre. Mais il se trouva que les intérêts de sa situationconcordaient au mieux avec ses aspirations matrimoniales. Berthedes Chaslets, issue de la vieille noblesse de l’Île-de-France,apportait en dot une centaine de mille francs : c’était unecréature charmante, un peu poupée peut-être, mais vive, gaie,spirituelle à ses heures ayant à la nuque ces frisettes folles quitroublent si fort les cervelles, et aux lèvres le sourire quiépanouit les âmes en s’épanouissant lui-même.

M. de Morlaines, homme d’énergie devolonté, n’était pas précisément un saint. Il eût été même aisé,feuilletant le livre décousu de sa vie nomade, d’y trouver bien despages dont, selon la formule consacrée, la mère eût difficilementpermis la lecture à sa fille. Mais le cœur était jeune, disons mêmenaïf. Cet amour virginal le rehaussa dans sa propre estime :étant resté orphelin de bonne heure, il avait la nostalgie de lafamille, et quand évadé du café et des réunions de camarades, il setrouvait, le soir, sous la lumière calme qui tombait d’un abat-jourdiscret, auprès d’une table ronde qu’entouraient M. desChaslets, vieux gentilhomme un peu revêche, très fier, maisbonhomme au demeurant, puis Mme des Chaslets, dontles mièvreries pomponnées rappelaient les chanoineries féminines dudernier siècle, et enfin Berthe, toute rougissante sous ses regardsenflammés, M. de Morlaines éprouvait des joies inconnues,et ce n’eût pas été devant lui qu’on se fût permis impunément demédire des belles-mères et du ménage. Dernier point, le plus grave.Un beau soir d’automne, à l’ombre de peupliers ou de hêtres(l’essence ne fait rien à la chose), de Morlaines avait osé saisirune main qui ne s’était pas trop refusée, il avait effleuré du boutdes lèvres un front qui avait brûlé de pudeur et de surprise, et ilavait murmuré quelques mots :

– Mademoiselle Berthe, voulez-vous êtrema femme ?

Ceci ou autre chose. Le sens y était.

Et comme il ne lui avait pas été répondu, – cequi en rhétorique d’amour est le plus éloquent des discours, dès lelendemain, strict comme s’il fût agi d’un duel ou d’une dette dejeu, M. de Morlaines s’était rendu chez son colonel etlui avait dit :

– Le régiment étant ma famille, vous êtesmon père. Je vous prie de vous rendre chez M. des Chaslets etde solliciter en mon nom l’honneur de son alliance.

Le colonel, qui était un vieil ami deMorlaines et prenait avec lui son franc parler, ne s’était pointfait faute de sacrer de la plus impertinente façon ; il avaitmême rudement pincé l’oreille de ce grand garçon qui « allaitfaire une bêtise ». Mais le grand garçon s’était regimbé toutnet.

Et la demande avait été faite, accueillie, lesbans avaient été publiés, les félicitations narquoises que l’onsait avaient été adressées au jeune lieutenant, promu capitaine etdécoré pour la circonstance. Bref, Berthe des Chaslets se nommaitdésormais la comtesse de Morlaines.

Pendant vingt-cinq ans, le mari de Berthevécut dans son rêve de miel. Une seule ombre : ce ne fut qu’aubout de la cinquième année qu’il devint père. Pour s’être faitattendre, le bonheur ne fut que plus profond. Il était arrivé tropsouvent, au gré de l’époux amoureux, que les exigences du servicel’eussent contraint à des absences de plusieurs mois ; mais ilétait d’une suprême habileté pour se ménager des occasions defuite, et il arrivait subitement, embrassait sa femme et repartait…Quand il eut un fils à embrasser, il resta quelques minutes deplus, il emporta de doubles trésors de joie.

Berthe, vers l’âge de trente ans, devintmalade. Elle s’affaiblit, et peu à peu dut se désintéresser dessoins de l’intérieur. Ici Germaine lui fut d’un grand secours.C’était la veuve d’un soldat tué en Crimée. Elle avait noblementporté sa douleur : n’ayant pas d’enfants, elle avait fait sienle fils de son maître. C’était la probité vivante, et elle s’étaitbientôt si complètement identifiée à ceux qu’elle servait, qu’elletraitait de leurs intérêts mieux que ne l’eût fait Berthe, laquelleétait restée, par enfantillage ou par paresse native, craintive desresponsabilités. Germaine fut un intendant d’une intégrité absolue,d’un dévouement à toute épreuve. Elle était fière des servicesqu’elle rendait ; ce mandat qui lui était échu la grandissaità ses propres yeux, et pour le mieux exercer elle s’efforça – sansmauvaise intention d’ailleurs – de l’élargir encore.

Berthe laissait faire. Elle s’attristait deplus en plus, sans doute par conscience de son état de faiblesse.Déjà elle prévoyait le terme de sa vie, et tenait ses yeuxobstinément fixés sur la tombe qui l’appelait. On eût ditquelquefois que cette nature – naguère vivace – aujourd’hui brisée– pliait sous quelque douleur secrète et toujours saignante.

Le général ne la quittait plus : à lavoir lentement s’éteindre, il serrait plus fortement contre sapoitrine l’enfant qui était comme le renouveau de sa vie. Lecaractère de la pauvre femme s’était singulièrement modifié. Ilsemblait que ses facultés s’altérassent. Elle avait des convulsionsmorales, des crises terrifiées pendant lesquelles, hagarde, ellerepoussait son mari, son fils, criant des mots sans suite et desphrases incompréhensibles. Ces agonies de l’être aimé épuisent lesplus forts courages.

À l’heure de sa mort, comme le général,pleurant, se tenait penché au pied de son lit, la couvrant de sonregard dont il eût voulu la réchauffer, Georges vint s’agenouillerpieusement auprès d’elle. Elle se redressa par un effort violent,et le saisissant, l’attira contre sa poitrine. En même temps, ellecria à son mari :

– Il est à moi ! à moi ! jevous défends de le haïr !… Germaine, défends-le !défends-moi !…

C’était la folie de la minute suprême. Elleretomba en arrière avec un râle atroce, morte !…

Germaine tutoyait le fils de son maître. Elleavait bien acquis ce privilège. Le souvenir de la morte avait étécaché pieusement au fond de son cœur, fruste comme un sépulcrecreusé dans le roc. Elle l’y adorait. D’où sa haine contrel’étrangère, contre la Deltour, comme elle l’appelait. N’ayant pul’accuser d’avoir tué Berthe, il semblait qu’aujourd’hui ellevoulût l’accabler du suicide inexpliqué deM. de Morlaines…

Georges l’avait entendue. Mais, rejetéaussitôt dans l’engrenage de la réalité, il avait marché d’un pasmal assuré derrière le corps de son père, fronçant les sourcilsavec des contractions douloureuses aux roulements sourds destambours encrêpés.

Par bonheur, il n’eut pas à subir d’énervantesbanalités. Les vieux soldats qui étaient venus saluer leur camaradeavaient trop souvent vu la mort en face pour ne la pointrespecter ; pour tous M. de Morlaines avait succombéà un de ces accès de fièvre chaude qui font jaillir du cerveau jene sais quelle subite et inconsciente attraction vers la mort. Aufeu, tous avaient éprouvé de ces étranges curiosités, et avaientcherché – ne fût-ce que pendant une minute – à lui arracher sonsecret. Ils étaient moins surpris que s’ils ne l’eussent pointaffrontée, et ils se sentaient plus chagrins, pensant à la douleurde la veuve et du fils, qu’en songeant au général qui « avaitfait son temps. »

Quand la nuit vint, la foule s’écoula. Georgesse trouva seul avec M. de Samereuil. Celui-ci, voulantgalvaniser cette souffrance trop muette, parla de l’événementmystérieux. Bientôt Georges écouta ; et comme d’abord iln’avait pas entendu, il se fit répéter minutieusement toutes lescirconstances de cette catastrophe. M. de Samereuil lecontraignit à émettre son opinion, à regarder le fait en face et àinterroger le sphinx funèbre.

Georges n’obtenait pas de réponse, non plusque les autres.

M. de Morlaines aimait la vie, queson nouveau mariage lui faisait douce et heureuse.

Georges avait encore sur lui, dans sonportefeuille, la dernière lettre que son père lui avait adressée.Les deux hommes la relurent ensemble. Elle respirait une gaîtéfranche, profonde, rajeunie. Il y avait entre les lignes, sous lesmots, des lueurs de bonheur. Et, on le sentait, c’était le sourirede Marie de Morlaines qui éclairait ce printemps de vieillesse.

M. de Samereuil reconduisit Georgesjusqu’aux Petites-Tuileries et se retira, promettant de revenir lelendemain. Le jeune homme le lui avait demandé. Georges se trouva,dans cette maison seul avec madame de Morlaines, occupantbrusquement la place de son père. Ce fut pour ces deux âmesdésolées un moment de lamentable angoisse. Ils n’eurent pas lecourage de s’interroger.

Le double silence de la mort et de la douleurplanait sur la demeure.

Germaine ne parut pas. Sans doute, ellesongeait à Georges qui l’oubliait.

De bonne heure, madame de Morlaines, épuisée,demanda la permission de se retirer. Il y avait entre elle et cefils un accord tacite de ne point provoquer de confidences jusqu’aulendemain. Seulement, au moment où Marie se leva pour se dirigervers sa chambre, Georges lui dit doucement :

– Ma mère, embrassez votrefils !

Et il y eut, dans un sanglot contenu,l’expression du suprême regret que laissait dans ces deux cœursl’absence d’un honnête homme.

Georges appela le domestique et donna quelquesordres pour la matinée. Puis il descendit dans le jardin. Iln’éprouvait, pas encore de lassitude. La surexcitation n’était pastombée.

La nuit, profonde maintenant, l’enveloppait,et le craquement du sable sous ses pieds lui rappelait le cimetièreoù dormait son père. Il cherchait à se redresser sous le coup quil’avait frappé. Pour la première fois depuis trois jours, il avaitla notion d’un réagissement nécessaire. S’efforçant, il respiraplus largement, plus longuement. Il reprit possession de sa pensée.Le vent frais passait dans ses cheveux et réveillait sur ses tempesla sensation engourdie ; c’était comme si la vie fût peu à peurentrée en lui, Il revoyait un à un les faits de ces dernièresheures, et tout à coup il se rappela les étranges paroles deGermaine.

À quoi donc songeait-il ?… Et comment nelui étaient-elles pas revenues plus tôt en mémoire ? Certes,le suicide de son père était évident. Mais à cet acte de désespoirnul n’avait formulé de cause vraisemblable. La fièvre, lamaladie ! mais tout semblait prouver que la main et la têteétaient calmes à l’heure fatale. Le soldat avait appuyé le pistoletsur son crâne, sans un tressaillement.

– Tu ne viens pas ! me voici !dit une voix sourde derrière le jeune homme.

Il frissonna, et se retourna brusquement.Estompée de ténèbres, Germaine, grande, maigre, étrange silhouette,se tenait debout derrière lui… il agita les mains comme s’il eûtvoulu écarter une vision fantastique…

– Est-ce que tu ne veux pas venger tonpère, Georges ? dit-elle, parlant vite comme si elle eûtéprouvé une hâte fiévreuse de jeter l’accusation qui bourrelait sonâme. Est-ce que toi aussi tu t’es laissé prendre aux douceurs decette femme !… alors, je m’en vais… et c’est moi qui agirai…seule…

Georges secoua sa torpeur.

– C’est toi, Germaine. Pardonne-moi, jerêvais, je suivais par delà la vie celui que j’ai tant aimé… Queveux-tu ?… je ne te comprends pas…

– Oh ! tu me comprendras… soistranquille. Je serai brève… et claire…

Elle lui prit la main, et, l’entraînant, ellel’attira jusqu’au bout du parc… Là, il y avait un bosquet deplantes vertes, troënes et lauriers, qui formait comme un rideau…au-delà, une palissade haute de quelques pieds laissait deviner lesprofondeurs de l’horizon.

– Tiens ! fit-elle en lecontraignant à s’asseoir sur un banc tandis qu’elle-même restaitdebout, regarde où tu es… c’est l’extrémité du parc… là, on estcaché !… nul ne peut voir… et pourtant on a vu !…

– Qu’a-t-on vu ?…

Germaine se redressait comme pour jeter deplus haut les paroles sinistres qui brûlaient ses lèvres :

– On a vu, reprit-elle d’un ton grave,solennel, on a vu entrer le déshonneur… on a vu entrer ledésespoir… on a vu entrer la mort…

Georges, bien qu’il ne vît point distinctementson visage, tenait ses yeux obstinément fixés sur cette formenoire… des gouttes de sueur coulaient sur son front…

– Parle, dit-il.

– Veux-tu savoir pourquoi ton père s’esttué ?…

– Si je le veux !

– Eh bien ! c’est parce que ton pèrea commis un crime dans sa vie…

– Un crime !…

– Oui, un crime de faiblesse, d’insultepour la mémoire d’un ange… et cela, le jour où il a donné le nom decomtesse de Morlaines à une…

Georges se leva d’un bond :

– Tais-toi, Germaine ! au nom de monpère, je te défends d’outrager celle qu’il respectait…

– Au nom de ton père, je dirai la vérité…Cette femme est une misérable… qui a su, par sa bassesse, par sonhypocrisie, conquérir, voler plutôt la place que ta mère avaitoccupée ; elle a assis à ce foyer d’honneur l’infamie etl’adultère… Comprends-tu, maintenant, pourquoi le général s’estcassé la tête d’un coup de pistolet ?…

Cette paysanne avait une sorte d’éloquencesauvage qui procédait par coups de massue.

Georges chancelait. C’était comme une nouvellemort qu’il apprenait tout à coup : le second choc était troprude… il se laissa tomber sur le banc, et plongeant la tête dansses deux mains, il se mit à pleurer nerveusement.

– Pleure ! pleure ! continuaitGermaine avec un accent dont l’âpreté devenait effrayante… maissouviens-toi que tu as juré de venger ton père. Tu la chasseras,n’est-ce pas ? tu la jetteras dehors comme une bêtemalfaisante, en criant bien haut la vérité… car elle estorgueilleuse, la belle Marie Deltour, et impudente donc !…

Il y eut une dernière révolte dans laconscience de ce fils, respectueux des profondes affections de sonpère :

– Je ne veux rien entendre, dit-ilbrusquement. Tu es folle… la douleur t’égare. Demain, oui, demain,nous reparlerons de tout cela.

Il répétait ce mot : Demain !… et ilrepoussait Germaine dans la direction de la maison. Mais elle sedégagea, et levant ses bras vers le ciel, comme si elle allaitmaudire :

– Mais tu es donc devenu lâche !cria-t-elle avec force.

– Lâche ! moi !

– Tu n’aimais donc pas tonpère !…

– Ne dis pas cela !… c’était l’amide mon âme, c’était ma conscience vivante !…

– Eh bien ! alors… Pourquoi neveux-tu pas m’entendre ?…

Il baissa la tête sans répondre.

– Pourquoi ? je vais te le dire,moi… Oh ! tu sais, je suis toujours la même… De ma vie je n’aimenti, et de ma vie je n’ai pu garder un poids sur le cœur… Tu neveux pas que j’accuse cette femme, parce que tu la trouvesjolie !… Ah ! tous les hommes sont les mêmes !…

D’un geste irrité, Georges lui saisit lespoignets :

– Malheureuse ! tublasphèmes !… Cette femme est l’épouse de mon père… je l’aiappelée ma mère.

– Toi ! tu l’as appelée… Ah !c’en est trop !… Georges, je veux que tu m’écoutes, et tum’écouteras… D’abord je ne te laisserais pas passer… il faudrait mefrapper, et tu n’oserais pas, car après la sainte créature, sibonne, si pure que nous pleurons, après la vraie comtesse, il n’y aque moi… que moi, entends-tu bien, ingrat ! que tu aies ledroit d’appeler ta mère !…

Il reculait devant Germaine. Il se sentaitdominé, saisi d’une sorte de terreur superstitieuse. La vieilleservante avait maintenant dans la voix d’ineffablesdouceurs :

– Est-ce que tu crois que c’est pour rienque je vais te faire de la peine !… je sais bien, il auraitété doux pour toi de croire à l’honnêteté de cette femme, à sonamour pour ton père. Mais enfin, raisonne, mon enfant ;comprends… il s’est tué… donc il était malheureux, c’est biensimple cela… malheureux par qui ?… ce n’était pas par moi… tume connais !… ni par toi non plus, le meilleur et le plusrespectueux des fils… Donc, c’est par elle… par cette voleuse defortune et de titre qui s’est faite comtesse… qui porte le nom deta mère… Oh ! mais… tu le lui reprendras, tu le luiarracheras… c’est à toi, c’est à nous, ce nom-là !…Tiens ! je crois qu’il faudra la tuer… ça vaudra mieux…

Nulle expression ne saurait rendrel’exaltation furieuse de cette femme qui semblait une des sagesantiques des forêts gauloises… C’est qu’elle avait si longtemps haï– d’une aversion féroce – cette intruse qui lui avait pris sonmaître… Elle la tenait, à ce qu’il paraît… et la louve ne voulaitpas lâcher sa proie…

Georges ne résista plus : il se courbaitsous une horreur épouvantée. Il voulait savoir maintenant… laréalité, quelle qu’elle fût, serait un soulagement à ces indiciblesangoisses…

– Germaine, parle !

– Voilà ! Il y a de cela cinq jours…juste… un individu, une espèce d’homme d’affaires, est venu auxPetites-Tuileries, soi-disant pour parler àM. de Morlaines de la vente d’une ferme… c’était un beaugarçon, ma foi… dans les quarante ans, rasé de frais, avec desfavoris longs d’un pied, et de petits yeux clignotants, mais malinscomme ceux d’un chat… Tu sais que M. de Morlaines nes’occupait jamais d’affaires… Dès que cet homme, qui avait un fieraplomb, comme tu vas voir, lui eut touché deux mots de la vente –un mensonge – le général lui répondit : « Cela ne meregarde pas. Parlez à ma femme ! » C’est vrai que c’étaittoujours la même chose ; elle faisait tout, s’occupait detout… et recevait même l’argent… tu sauras à quoi elle l’employait…Justement la belle madame arrivait à ce moment-là… le général luidit deux mots et la laissa avec l’autre… Moi, si j’ai eu tort, pastort, ça ne regarde que moi – cet homme-là ne me revenait pas…j’avais surpris quelque chose déjà… Quand il avait vu madame, ilavait eu comme un geste de surprise… ou plutôt d’émotion. Elle…(Ah ! je l’ai dans le sang, cette femme-là !) elle leregardait bien en face comme si elle ne le connaissait pas…

J’aurais voulu écouter… mais ils se mirent àcauser devant la maison, auprès du petit kiosque… Il aurait falluêtre dans ce kiosque… je ne pouvais pas, à ce moment-là, y entrersans être vue. Seulement, je les guettais… je suivais le mouvementdes lèvres, exaspérée de ne pas entendre les voix. Ce que jevoyais, pourtant, c’est qu’ils discutaient… plus, ils sedisputaient… elle voulait faire de la dignité, c’était son fort…lui, un peu pâle, mais très calme, pérorait, et pour un peu, il eûtcrié… même que la Deltour a eu peur que M. de Morlaines,qui était dans le salon, n’entendît quelque chose… Elle a posé samain sur le bras de l’homme et elle l’a entraîné de l’autre côté dukiosque… alors j’ai profité de ce mouvement-là… j’ai couru, je suisallée me blottir dans le pavillon… seulement il était déjà troptard, ils avaient fini leur complot. Mais sais-tu, mon Georges,sais-tu ce qu’ils se disaient… là… à deux pas de tonpère ?…

C’était elle qui parlait :

« – Monsieur, vous êtes un misérable…mais je suis contrainte de vous obéir… Vous voulez dix millefrancs…

» – Oui, dix mille francs…

» – Et vous me remettrez les lettres…

» – Toutes, sans exception.

» – Eh bien ! monsieur, demain soir…n’entrez pas ici… faites le tour du parc… et présentez-vous à neufheures à la palissade, là où vous remarquerez un rideau d’arbresverts… je vous remettrai la somme…

» – Et moi, madame, je vous livrerai ceslettres. »

Il balbutia encore quelques mots de regrets…d’excuse… elle le poussait vers la grilles… l’homme disparut. Etson geste disait qu’il serait exact.

Voilà. Cinq minutes après, la Deltour –menteuse effrontée – disait à M. de Morlaines :

« – Les propositions de cet agentd’affaires sont inacceptables… Ce serait un marché de dupe. Nousgarderons la ferme. »

Oh ! elle disait « nous » quandil s’agissait de la fortune des Morlaines. Eh bien ! Georges…qu’en dis-tu ? et veux-tu encore m’imposer silence ?

– Continue, dit Georges d’une voix sibasse qu’elle était à peine perceptible.

La Germaine avait maintenant un accent detriomphe :

– Je ne te le cache pas… je haïssaiscette femme d’instinct… seulement je n’aurais pas supposé cela… deslettres, qu’on rachète dix mille francs ! On sait ce quec’est, pas vrai ? Il a été bien bête de ne pas demander plus…pour garder son nom et sa réputation d’honnêteté, elle aurait pilléjusqu’au dernier sou de ton père… car, tu comprends bien, elle n’apas un rouge liard, cette mendiante ! Et les dix mille francs,c’est les écus du général qui l’ont dansé !…

Elle prenait joie à se faire triviale, commesi elle eût voulu piétiner sur son ennemie.

– Ainsi, fit Georges, elle a payé… elle aracheté… ces lettres…

– Attends !… tu vas tout savoir…Mais avant, Georges, je me mets genoux devant toi… car il faut quetu me pardonnes !…

– Toi ! Germaine ! mais dequelle faute dois-tu donc t’accuser ?

– J’ai cru bien faire… j’ai vouludémasquer l’hypocrite… le lendemain, le soir… j’ai amené le généraldans le parc, à deux pas de l’endroit où Deltour avait donné sonrendez-vous… elle croyait son mari sorti… et il était là, toutprès… et il a tout vu… l’homme venant… la Deltour donnant les dixmille francs que l’autre a eu l’impudence de compter… puis leslettres dans un portefeuille. Ah ! comme elle les a fourréesdans sa poche avec un cri de joie !… elle se croyait sauvée…mais elle m’avait oubliée, moi !…

Georges avait bondi sur ses pieds :

– Misérable ! mais c’est toi qui astué mon père !…

– Est-ce que je savais, moi !… jecroyais qu’il chasserait cette femme… est-ce que je pouvais savoirqu’il se punirait de la faute de cette criminelle, est-ce qu’il nedevait pas tout d’abord penser à toi, à son fils !… Ah !sur mon salut, je jure que je ne le croyais pas assez fou pourl’aimer au point de mourir de sa trahison…

Georges était à bout de forces. Cet abîme luidonnait le vertige.

– Enfin ? questionna-t-il.

– Enfin, quand elle est rentrée à lamaison, bien fière, sans doute… et prête à monter dans sa chambrepour brûler les lettres… qui sait ! pour les relire peut-être…le général s’est trouvé là, devant elle ; il l’a prise par lamain et il l’a emmenée dans sa chambre, à lui… Oh ! il y a eudes pleurs, des supplications… elle s’est traînée à ses genoux… jel’entendais crier : « Pardon ! pardon !… »Je ne sais pas ce qu’il répondait, lui, tant sa voix était sourdeet désolée… cela a duré une grande partie de la nuit… puis il arenvoyé la Deltour chez elle… elle ne voulait pas s’en aller…parbleu ! Je croyais alors qu’il lui avait ordonné de quitterla maison… Le silence s’est fait ; je suis retournée là-haut,dans une chambre, comptant bien au matin voir la face honteuse decette femme rougir sous mes yeux… Eh bien ! non ! c’estfolie ! C’est lui, c’est ton père qui a voulu partir !…C’est lui qui s’est évadé, la nuit, de sa maison… comme unvoleur !… et qui est allé se tuer… le pauvre !… le bon etcher maître !… qui est allé se tuer à une lieue d’ici…Georges ! oui, j’ai eu tort… je le sens, je le saismaintenant… mais voyons, est-ce que je pouvais laisser l’adultère àla place de ta mère !… ça n’était pas possible !… j’aifait mon devoir !…

Elle eut un geste de résolution :

– Au fait, si tu me crois coupable, tuemoi si tu veux… mais tue-la la première… que je la voie mourir pourmourir contente.

Silencieux, Georges écarta d’un geste lent laGermaine qui s’attachait à ses vêtements. Elle resta un instantabîmée, prosternée… Quand elle releva la tête, Georges avaitdisparu… Seulement elle aperçut bientôt de la lumière à la fenêtrede sa chambre…

À sept heures du matin, au moment où Marie deMorlaines sortit de sa chambre, elle vit sur le palier Germaine, enfaction pour ainsi dire.

La jeune femme était prête à lui adresserquelque bonne parole, mais ses regards rencontrèrent l’éclairglacial qui jaillit des yeux de la servante. Elle distingua sur seslèvres un sourire mauvais, fait de contractions et de colèrescontenues. Elle savait qu’elle n’était point aimée. Depuis troisjours seulement elle devinait la haine :

– M. Georges prie madame la comtessede Morlaines, dit Germaine en appuyant avec une ironie évidente surle titre et le nom qu’elle donnait à cette « MarieDeltour », de vouloir bien l’aller rejoindre dans la chambredu général.

Au ton dont ces paroles étaient prononcées,madame de Morlaines ne put réprimer un tressaillement. Ellen’aurait pu expliquer pourquoi elle s’était sentie tout à coupblessée au cœur. Ce fils, qu’elle n’avait jamais vu avant lacatastrophe et auquel, de loin, elle avait voué une affection desœur plutôt que de mère, lui paraissait peut-être s’emparer troprapidement des prérogatives que lui conférait la mort de son père.Mais elle devinait, elle pressentait autre chose.

Comme elle était restée un instant immobile,surprise et peinée à la fois, Germaine reprit :

– Est-ce que je me suis malexpliquée ?

– Non ! non !… J’y vais !répliqua Marie… dans quelques minutes.

Brusquement elle rentra dans sa chambre.Obéissant à l’instinct féminin qui n’abdique jamais, elle jeta unregard sur la glace, passa ses mains blanches sur ses bandeauxcrespelés. Puis, comme si, pendant ce court moment, elle eût prisune résolution décisive, elle fit un geste et murmura :

– Allons !…

Elle marcha vers l’appartement deM. de Morlaines. Au moment de poser sa main sur la clef,elle éprouva une rapide défaillance et les larmes montèrent à sesyeux. Mais comme si elle eût deviné, blottie dans un angle del’escalier, Germaine qui la guettait de son impitoyable espionnage,elle ouvrit la porte…

Georges était debout, le dos tourné, devant lafenêtre. Au bruit que fit la porte, il se retourna. Sous les lourdsrideaux, tombant en plis épais, le jour passait gris et pâle, etsur ce fond qui semblait fait de brouillard se détachait la hautetaille du jeune homme dont le visage était à peine éclairé…

Marie s’était arrêtée, comme troublée par lafunèbre placidité de ce lieu, choisi par Georges pour leur premierentretien.

Lui s’inclina, et fit un pas au-devant d’elle.Alors elle vit ses traits couverts d’une pâleur si effrayantequ’elle ne put réprimer un cri d’inquiétude :

– Vous souffrez ! dit-ellevivement.

Il eut un geste lent par lequel il lui imposasilence. Puis il lui désigna un siège. Il ne parlait pas. De sagorge serrée, les paroles ne pouvaient pas jaillir. Madame deMorlaines était envahie par un sentiment de vague terreur dont elles’efforçait en vain de triompher.

Dans cette pièce déjà décrite, et dont lasimplicité était presque cénobitique, un portrait de grandeurnaturelle, – celui du général en grande tenue, faisait face à lafenêtre.

Quand Marie se fut laissé tomber sur lefauteuil qui lui était indiqué, Georges se tourna vers ce portrait,les deux bras croisés sur sa poitrine, le regardant de toute lapuissance de son regard furieux. C’est qu’il lui demandait undernier conseil ! C’est qu’il voulait dans cette évocationréclamer de celui qui n’était plus, le droit de se montrerimplacable. Interdite, Marie n’osait parler la première. Cependant,ce silence qui se prolongeait était trop lourd à porter.

Georges détacha ses yeux du portrait ;puis, debout devant madame de Morlaines :

– Madame, lui dit-il, ignorez-vous,aujourd’hui comme hier, pourquoi mon père s’est tué ?

Sans hésiter, Marie répondit :

– Je n’ai rien appris… rien deviné…

Seulement, disant cela, on eût dit qu’ellereprenait tout à coup possession d’elle-même. Évidemment, cettequestion ne l’étonnait pas, elle avait d’avance ses réponsesprêtes.

Georges s’était mis à marcher. Il avait auxmains des agitations fébriles.

– Ainsi, reprit-il, dans la nuit qui aprécédé cet horrible suicide, mon père ne vous a rien dit qui pûtvous ouvrir les yeux sur ce fatal projet… rien ?… pas unmot ?…

– Pas un mot ? répéta madame deMorlaines, comme un écho.

– Et vous êtes certaine que mon pèren’avait – en apparence du moins – aucun sujet de gravepréoccupation… de chagrin…

– Je ne m’en suis pas aperçue, dit Mariede sa voix la plus calme. Ce n’était pas la première fois,d’ailleurs, que nous passions la nuit à causer…

– Quel était le sujet de ce longentretien ?…

– Nous avons parlé de tant dechoses !

– Mais entre autres !…

– Je puis vous affirmer que nous avonsbeaucoup parlé de vous…

On devinait que Georges retenait sur seslèvres des élans de colère prêts à s’en échapper. Cependant madamede Morlaines paraissait ne pas y prendre garde. Les yeux à demifermés, elle semblait écouter avec une attention soutenue, active,comme si elle eût redouté de perdre un seul mot, ou plutôt comme sielle eût cherché à prévoir les paroles qui allaient êtreprononcées.

Il y eut un nouveau silence. Georges deMorlaines n’était pas un habile : les marins regardent ledanger en face et luttent corps à corps avec lui. Entre la mer etl’homme, c’est une guerre sans merci dont la vie est l’enjeu. Mais,du moins, celui qui se défend agit dans la plénitude de saforce ; il rend coup pour coup, l’ennemi est trop fort pourqu’il en ait pitié.

Ici, dans cette chambre, en face de cettefemme qu’un souffle pouvait briser, Georges, voulant frapper,retenait son bras. Il s’épouvantait des coups qu’il pouvait, qu’ildevait porter. En même temps, l’horreur de l’hypocrisie, le dégoûtde cette dissimulation, voilée de faiblesse, l’irritait de plus enplus. C’était un homme violent, c’est-à-dire que ses efforts surlui-même, en refoulant la colère, en rendaient l’explosion plusterrible. Il était maladroit à ces passes d’armes courtoises :sous sa main, il sentait comme une lame nue et il était impatientde rejeter tout scrupule, toute crainte… Ayant médité toute lanuit, il s’était juré d’être calme ; il avait décidé qu’iluserait d’abord de prudentes réticences, qu’il tenterait tout pourprovoquer un aveu…

Mais déjà sa voix qui tremblait mentait à cesengagements, sa conscience qui se soulevait lui criait d’agir.C’était assez de patience, assez de patelinage. Il y avait là uncoupable : il fallait que le juge se montrât.

Et tout à coup, comme si une détente eûtsoudainement agi, comme si un ressort se brisant dans sa poitrineeût inutilisé tout effort en arrière, Georges s’écria :

– Mais ne mentez donc pas !… madame.Vous ne comprenez donc pas que je sais tout !…

Tout le sang de la jeune femme avait reflué àson cœur ; une pâleur violacée envahit son visage.

On eût pu croire qu’elle allaits’évanouir ; non. Par un ressaisissement de sa volonté, siprompt que la défaillance fut à peine perceptible, Marie eut laforce de dire :

– Vous m’insultez ! c’est mal !Que savez-vous ?…

Sa voix était douce, grasse de larmes,pourtant elle ne pleurait pas : une lueur brillait dans sesyeux, dont la teinte bleue s’était nuancée d’un gris d’acier.

Devant ces mots « vousm’insultez !… » Georges eut une hésitation. C’était vrai.Et cette insulte s’adressait à une femme.

Mais aussi cette femme avait tué sonpère !…

– Je sais, madame, reprit-il d’un accentplus grave, que mon père avait surpris un lamentable secret… et quec’est ce secret qui lui a mis à la main l’arme de mort…

– Et ce secret !… dit tout basMarie, regardant Georges, attendant sa réponse avec une angoissequi mettait à son front blanc des perles de sueur, ce secret !vous le connaissez ?…

– Oui !

Madame de Morlaines se renversa en arrière,fermant les yeux. Elle écoutait ce : oui ! Elle enméditait l’inflexion et la sonorité.

– Expliquez-vous plus clairement,dit-elle.

– Eh ! à quoi bon ! s’écriaGeorges. En vérité, madame, avez-vous si grand besoin qu’onréveille ces hontes, ensevelies dans une tombe ?

Cette fois, nettement et avec une audacesingulière, madame de Morlaines répartit :

– Des hontes !… Je ne vous comprendspas !…

Georges eut un geste furieux.

– Mon père n’a-il pas surpris deslettres ?

– Vous savez cela !

– Puisque je vous ai dit que je saistout !

– Continuez.

Chose singulière, elle ne baissait pas latête. C’était trop d’infamie, à la fin !…

– Et ces lettres prouvaient à mon pèreque celle qu’il avait crue chaste, qu’il avait aimée, que cettefemme l’avait déshonoré !…

Madame de Morlaines eut un geste étrange.C’était comme l’expression du découragement.

– Enfin ! dites-moi donc… fit-elled’une voix presque impatiente, de qui voulez-vous parler ?

– De qui ?…

Il vint droit à elle, impuissant à se contenirplus longtemps. Il la saisit par les poignets, et la courbant surle tapis :

– Vous que mon père avait choisie, vousqui n’aviez qu’un mot à dire pour ne pas usurper à ce foyer honnête– où était ma mère – la place qu’on vous offrait !… Vous quiétiez jeune, qui aviez devant vous l’avenir… Comment avez-vous eul’infamie de tromper cet homme ?…

Qui eût regardé le visage de Marie deMorlaines, au moment où elle était souffletée de cette accusation,aurait cru être le jouet d’une hallucination. Elle était tombée àgenoux, elle pliait la tête, et cependant, à ses lèvres, il yavait, suspendu, à peine visible, mais réel, quelque chose comme unsourire.

– Ah ! vous ne niez pas,maintenant ! criait Georges. Malheureuse ! vous n’aviezdonc pas compris qu’il n’est pas d’énigme dont on ne trouve le mot.Ce pauvre père, cet homme d’honneur qui vous aimait avec la folied’un jeune homme !… vous avez pris, volé son nom pour letraîner dans la boue ! il ne s’est pas préoccupé de cela, jele sens, je le devine. Son honneur !… bah ! il en eûtfait bon marché, à cette heure maudite… Ce qui l’a tué, c’est qu’ilvous aimait ! c’est qu’il a vu se briser entre ses mains sesillusions qu’il caressait avec la joyeuse faiblesse d’un vieilenfant… c’est que tant de duplicité l’a désolé, abattu,brisé !… Ah ! rachetant vos lettres d’amour qu’unmisérable, expert en chantage, vous était venu vendre, vous vouscroyiez libre, tranquille… La fatalité veillait… et quand il vous acontraint de lui livrer ces témoignages indéniables de votremensonge, de votre lâcheté, il est devenu fou !… il ne vous apas tuée !… Comme il vous aimait !… Il a préféré mourir,se précipiter du faîte de ses bonheurs brisés dans les profondeursdu néant !… Ah ! misérable ! En vérité, ce qu’il n’apas fait, lui, j’ai désir de le faire !

Ne se possédant plus, les yeux fixés sur lesyeux du portrait, Georges avait levé le bras.

– Décidez de moi ! dit Marie deMorlaines d’un accent si calme, maintenant, qu’on eût comprisqu’elle était prête pour le châtiment.

– Oh ! si j’avais une preuve !s’écria le jeune homme.

– En voici une ! dit une voix.

Germaine était entrée.

– Tu demandes une preuve, Georges, donctu doutes encore ! Eh bien ! regarde ceci… C’est larosette de la Légion d’honneur que ton père portait à laboutonnière… Avant de se tuer, il l’a arrachée et jetée loin delui… Qui donc l’avait déshonoré ?

Georges, violemment, la poussa dehors.

– Va-t’en, dit-il, je suis le maître ici,je suis le juge…

Il revint vers Marie qui n’avait pas fait unmouvement, toujours à genoux, toujours la tête baissée :

– Madame, dit-il rapidement, d’une voixhaletante, vous allez partir… disparaître. Je ne veux pas vouspunir. Les femmes comme vous rencontrent le châtiment et s’yoffrent d’elles-mêmes… Ce que vous avez fait est infâme… je ne saissi vous le comprenez. Votre silence m’est odieux… et pourtant jevous défends de parler… Dans une heure, vous aurez quitté lamaison… Dites-moi que vous obéirez…

– J’obéirai, répondit la comtesse deMorlaines.

Il fit un pas vers la porte. Puis, s’arrêtanttout à coup, il revint vers la femme :

– J’oubliais !… mon père vous areconnu une dot… soyez tranquille !… vous aurezl’argent !…

Violemment, elle se dressa à demi, pourprotester contre cette suprême injure… puis elle retomba à genoux,la tête dans ses mains, anéantie… comme morte…

La porte se ferma… elle était condamnée.

VI

– Elle part ? demanda Germaine.

– Dans une heure…

– Et c’est tout ?…

– Je ne puis rien de plus…

– Tu n’oses pas la tuer…

– Va-t’en ! tu me faishorreur !…

À ce moment, Germaine eut une suprêmerévolte.

– Ah ! c’est toi qui parles !…Je te fais horreur !… Ayez donc porté un bambin sur vos braspendant des quatre et cinq heures d’horloge… Ayez donc été assezniaise pour vous tuer le corps et l’âme, parce qu’il dormait mal ouqu’il avait un caprice !… Ah ! je te fais horreur !pourquoi donc ? parce que je t’ai forcé de lui dire son fait,à cette gueuse ! ça t’ennuie ! eh parbleu !… est-cequ’on peut épouser la veuve de son père ? je ne sais pas…moi !…

Georges bondit ses deux mains se posèrent surles épaules de la vieille Germaine, dont la face blême, couturée derides, rutilait de rage assouvie…

– Je ne te dirai qu’un mot, ma vieilleGermaine : je te hais et je te méprise ! maintenant… sorsd’ici…

Elle se renversa en arrière, riant auxéclats.

– Ah ! on méprise ici les honnêtesfemmes !… Bon !… il fallait le dire plus tôt !… Jegage qu’elle ne s’en ira pas !… elle a des malices àelle !…

Georges, que toutes ces scènes brisaient,affolaient, appuya si violemment ses deux poings sur les deuxépaules de cette furieuse que les genoux plièrent :

– Pas un mot de plus, fit-il, je tetue !…

Le domestique entra et s’arrêta un instant,stupéfait de voir Germaine, agenouillée.

– Qu’y a-t-il ? demanda Georges.*

– M. de Samereuil arrive deParis… il réclame de M. de Morlaines un entretienimmédiat…

– C’est bien. J’y vais…

La Germaine s’était relevée. Elle avait del’écume aux lèvres :

– Vous êtes tous des assassins !murmura-t-elle. Lui seul était bon… comme la première, la vraie, laseule comtesse de Morlaines…

– Écoute-moi, Germaine, lui dit Georges,dont le visage touchait presque la face parcheminée de la vieillefemme, si tu dis un mot… si tu fais un geste dont cette malheureuseait à souffrir, je te chasse…

– Moi ! me chasser ! tun’oserais pas !

Mais Georges était déjà sorti…

M. de Samereuil l’attendait dans unpetit salon du rez-de-chaussée, servant de bibliothèque. Au momentoù Georges entra, il vit ses traits décomposés, et s’avançant verslui, les mains ouvertes :

– Georges, qu’avez-vous donc ?

– Moi ! rien ! fit le jeunehomme. Vous pensez bien que je cherche toujours à deviner lacause…

– Du suicide deM. de Morlaines ?

– Et je ne puis rien découvrir…

– Eh bien ! moi ! je vousapporte la vérité…

Georges poussa un cri rauque. Quoi ! cesecret qu’il voulait enfouir dans l’oubli allait tout à coup sedresser devant lui !

Il avait jugé. C’était fait. Cette femme étaitchassée. Cette réparation suffisait mais à cette condition que nulne connût, ne soupçonnât même la vérité. Et cet homme, l’ami de sonpère, prétendait savoir !… alors le déshonneur était flagrant,le châtiment devait être plus terrible. Sinon !… Et lesparoles odieuses de Germaine remontaient à sa conscience enépouvantables amertumes.

M. de Samereuil, solennel, vêtu denoir et militairement boutonné, attendait avec patience que lejeune homme s’arrachât à ses méditations :

– Georges, lui dit-il enfin, soyezhomme ! n’est-ce pas une sorte de consolation que de posséderenfin la clef de cet irritant mystère ?

Le marin regardaM. de Samereuil :

– Ainsi vous savez tout !…

– Moi ! non pas ! j’ignoretout, au contraire… j’espère seulement que, lorsque vous aurez lu,vous m’expliquerez…

– Lorsque j’aurai lu… quoidonc ?

– Vous êtes si troublé, mon ami – etcertes je ne vous en fais pas un crime – que vous ne m’avez pasencore permis de m’expliquer. Aujourd’hui même, il y a trois heuresà peine, le notaire de mon pauvre Morlaines s’est présenté chezmoi. Il avait reçu, avant-hier, à l’heure où s’accomplissait lesuicide du général, un paquet cacheté… il était absent, et c’estseulement hier soir, à son retour, qu’il l’a ouvert. Sous ce scellése trouvait une lettre à mon adresse et une seconde enveloppefermée. Voici la lettre… lisez-la…

Et il tendit à Georges un papier déplié. Lejeune homme le prit. C’était bien l’écriture de son père. Quelqueslignes avaient été tracées d’une main ferme :

« Mon cher Samereuil, c’est un mourantqui vous adresse une prière suprême… car je viens de charger lepistolet qui me tuera dans une heure… M. Georges est absent,vous le savez. J’ignore l’époque de son retour. Je vous prie, dèsqu’il aura touché le sol de la France, de lui remettre le plici-inclus. Je compte sur votre vieille amitié. Adieu. – Général deMorlaines. »

Tandis que Georges lisait, relisait cettelettre, si calme et cependant si effrayante dans sa sécheresse etson laconisme, la porte du salon s’était entr’ouverte, et dansl’entrebâillement, à l’abri des regards des deux hommes,Mme de Morlaines, pâle, pouvant à peine sesoutenir, écoutait.

Un mot avait frappé le jeune homme, et siprofondément que, de la ligne qui le contenait, il ne pouvaitdétacher ses yeux :

– M. Georges !

Pourquoi le général avait-il employé cetteformule étrange ?

– Voici la seconde enveloppe, ditM. de Samereuil. Je n’ai pas voulu perdre un moment pourvous l’apporter… Mon pauvre ami a éprouvé, j’en suis certain,quelque désillusion cruelle : il aura été trahi par quelquemisérable en qui il avait placé sa confiance… et le désespoir aurabrisé cette conscience d’une honnêteté sublime… Il faut que noussachions tout, car, ajouta le commandant d’une voix sourde, nousaurons à venger et à punir…

– Vous avez raison, fit Georges.

Et il étendit la main pour recevoir le pli quelui présentait M. de Samereuil. Il le prit, déchira lecachet, et de l’enveloppe tira deux papiers, l’un blanc, neuf,évidemment une lettre du général, l’autre une feuille jaunie, àplis noircis. Et au moment où il allait les déplier, la portes’ouvrit violemment : Marie de Morlaines s’élança vers lui etcria :

– Georges ! Georges ! je vousen conjure ! ne lisez pas !

Georges avait reculé stupéfait. Mais tout àcoup il comprit : cette femme avait peur queM. de Samereuil connût sa honte !… elle écoutait auxportes, continuant son rôle odieux, répugnant ! Eh bien !non ! il ne serait pas dit que cet excès d’impudence nerecevrait pas son châtiment… et comme elle avait saisi par unmouvement brusque le poignet de Georges, comme si elle eût voulului arracher les papiers accusateurs, il la repoussa si durementque la pauvre femme, chancelant, alla tomber sur un canapé…

Déjà il était trop tard… livide, les cheveuxdressés, Georges avait aux lèvres le tremblement nerveux quiprécède l’accès de folie… Au cri de Marie, comprenant qu’il avait,été sans le vouloir l’agent de quelque horrible révélation,M. de Samereuil avait bondi vers le jeune homme ;mais celui-ci, battant des mains en avant pour l’écarter, marchaità reculons, poussant des exclamations entrecoupées…

– Mais que se passe-t-il donc ?s’écria M. de Samereuil.

Georges s’arcbouta contre la muraille, serrantentre ses doigts crispés les deux lettres qu’il venait de lire.

– Laissez-moi ! n’approchezpas ! ne me touchez pas !

– Georges ! mon ami !…Georges ! au nom de ton père !

Le jeune homme tressaillit comme s’il eût reçuun coup de fouet en plein visage.

– Mon père ! Est-ce que j’ai unpère, moi !… Allons donc !… Je ne suis qu’un misérablebâtard !…

Marie de Morlaines lui posa la main sur leslèvres :

– Taisez-vous ! par grâce, pourelle !… pour la morte !…

Mais Georges n’entendait plus, il était fou…il s’élança vers la porte, avant qu’on pût s’opposer à cemouvement.

– Germaine ! cria-t-il.

La vieille n’était pas loin. Elle parut.Georges lui jeta ses doigts autour du poignet, puis, l’attirant, latraînant plutôt, il la jeta, violent, brutal, aux pieds deMme de Morlaines :

– Demande pardon à cette femme, àgenoux !… le front à terre !… Ah ! misérablefolle !…

– Monsieur de Morlaines ! suppliaitMarie.

– Il n’y a pas ici deM. de Morlaines ! s’écria Georges d’une voixvibrante. M. de Samereuil, écoutez. Il faut que voussachiez toute la vérité…

– Georges ! prenez garde !… onpourrait entendre !…

– Après ?… qu’importe !… là oùil y a crime il faut que justice soit faite !…

Germaine, terrifiée, n’osait pas serelever ; seulement elle murmura :

– Un crime !… ne t’ai-je pas toutdit !…

– Tu as menti !…

– Moi !… j’ai vu… te dis-je… j’aivu…

– Tu as vuMme de Morlaines acheter à un misérable deslettres qu’il était venu lui vendre… Tu as conduitM. de Morlaines au rendez-vous que cette honnête femmeavait donné à un bandit… Oui, tu as fait cela, espionneinfâme !… et le général a vuMme de Morlaines payer, recevoir ces lettres…et tu as si odieusement joué ton rôle de Judas queM. de Morlaines a forcé sa femme à les luiremettre !…

– Il me les a prises… de force !sanglota madame de Morlaines.

– Eh bien ! ces lettres… écoutez,M. de Samereuil ! écoute, Germaine ! ceslettres… étaient, non de celle que tu accusais… ces lettres avaientété écrites par ma mère, Berthe des Chaslets, à son amant… et ellesprouvaient que, moi, voleur de nom, j’étais le fils de cet amant…Germaine ! Comprends-tu maintenant ?…

M. de Samereuil était foudroyé.Germaine avait poussé un cri et s’était affaissée sur leparquet.

Georges, ivre de désespoir et de honte,continuait :

– Et quand cet homme, ce grand honnête, avu s’écrouler cet édifice de souvenirs, quand il a vu cette infamies’étendre sur les trente années du passé…

– Quand il a su, dit Marie de Morlainesavec un accent déchirant, que vous, Georges, qu’il aimait de toutesles énergies de son âme, vous n’étiez pas son fils…

– Il s’est tué ! acheva Georges.

Puis, se tournant vers madame deMorlaines :

– Et c’est vous que j’accusais… c’estvous que j’insultais… et vous vous courbiez… Vous alliez vouslaisser chasser par moi !… qui ne suis rien ici que le filsd’un lâche suborneur et d’une femme adultère, moi, escrocd’affection et d’estime !…

– Assez ! s’écria Madame deMorlaines, il faut que je vous dise toute la vérité…

M. de Samereuil, d’un signe,l’engagea à insister. Georges l’épouvantait : le contraindre àécouter, c’était déjà une victoire remportée sur la folie.

– Voici, dit Marie. Un homme est venu, unhomme d’affaires… il avait pris un prétexte, mais c’était à Madamede Morlaines qu’il voulait parler… Seulement, il ne savait pas quevotre mère fût morte… aussi s’étonna-t-il quand il me vit si jeune…il hésitait à s’expliquer, croyant à je ne sais quel piège. Cesmisérables tremblent toujours. Mais je le contraignis de parler… ilse décida. À une vente publique… après décès… il avait acheté unsecrétaire… et chez lui, il avait découvert un tiroir secret… deslettres s’y trouvaient… c’était toute une correspondance, datant devingt-cinq ans… il avait lu… les noms étaient écrits en touteslettres. Une idée infernale avait traversé son cerveau : cessortes de gens appellent cela du chantage, je crois. Alors il étaitvenu. Je le laissai s’expliquer. Quoiqu’il doutât que je fusse lafemme de M. de Morlaines, il était convaincu que j’étaisune parente, sa sœur, sa fille peut-être… il me menaça de luienvoyer toute cette correspondance… il en savait des passages parcœur et me les récitait de mémoire… Alors, épouvantée, je luidemandai ses conditions. Il me fit prix à dix mille francs…justement M. de Morlaines m’avait remis, deux joursauparavant, une somme assez importante que lui avait versée sonnotaire. Je n’hésitai pas. Je devais accomplir mon devoir, sauvermon mari d’un épouvantable désespoir… j’ignorais que Germaine eûtsurpris le secret du rendez-vous, comme j’ignorais aussi que ce fûtelle qui eût conduit M. de Morlaines, le soir, auprès del’endroit où fut exécuté l’odieux marché… Je payai les dix millefrancs, et les lettres me furent remises…

Georges, affaissé, crispait ses ongles sur sonfront, qui s’ensanglantait.

– Je voulais courir à ma chambre,m’enfermer, anéantir à jamais la trace d’un passé que la mort aexpié… M. de Morlaines me surprit, m’entraîna dans sachambre… là, ce fut une scène horrible. Il doutait de moi. C’étaitmoi qu’il accusait. J’eus la faiblesse de lui crier qu’il mecalomniait, que je n’étais pas coupable !… il s’exaspérait… jecompris la faute que j’avais commise… et j’avouai, j’avouaitout ! je me traînai à ses genoux en lui demandant pardon.C’était une affreuse comédie, et je la jouais avec tout mon cœur,avec toute ma vie !… mais lui pensait toujours à ces lettres…il les voulait… il les exigeait… Oh ! avec quelle ardeur je medébattis… mais ma résistance même le rendit fou… lui, si bon, sigénéreux ! il me frappa… j’aurais voulu qu’il me tuât, si dumoins en mourant j’avais pu anéantir ces lettres maudites… maisquand je tombai, épuisée, presque anéantie, je sentis qu’il me lesarrachait… alors je fermais les yeux… et j’attendis…

» Ce ne fut pas un cri qu’il poussa. Cefut un râle. Et cependant, quand je le regardai, il me sembla qu’ilavait recouvré tout son calme. Je devinai pourtant l’effrayantetempête qui s’agitait dans son cerveau… J’avais une autre tâche àremplir : c’était de nier, même devant l’évidence…hélas ! je n’avais pas lu ces lettres… je ne savais pas que lavérité éclatât à chaque ligne. Il m’écoutait, presque souriant.Alors j’eus peur que ce calme ne cachât quelque sinistrerésolution… je lui parlai de vous, Georges ! vous qu’il aimaittant, et qui, – je me rappelle avoir employé cette expression, –aviez conquis par vingt ans d’amour le droit de vous dire son fils.La nuit s’écoulait. Il me semblait presque convaincu, je ne puisdire consolé ; mais je ne redoutais rien. Doucement, avec desparoles tendres et consolantes, il me força de rentrer dans machambre. Je n’aurais pas dû le quitter !… mais j’étaisépuisée ! je m’endormis sur un fauteuil… Vous savez lereste…

M. de Samereuil pleurait. Georges,impassible maintenant, avait les yeux ouverts, fixés sur laboiserie. Ce fut un moment de cruelle angoisse.

Alors Georges dit :

– Voici !… J’avais sollicité uncongé pour rester quelque temps auprès deM. de Morlaines. Je vais repartir. Ne me demandez pas derester. C’est impossible. Ce serait me rappeler ce que je suis… Jeveux avoir autour de moi l’espace des grandes mers, vivre en dehorsdu monde ! C’est plus que ma volonté, c’est mon devoir…N’est-il pas vrai, monsieur de Samereuil ?

Le commandant inclina la tête. C’étaitapprouver.

– Quant à vous, madame, ajouta Georges ense tournant vers madame de Morlaines, je veux vous demander unegrâce…

– Monsieur Georges, dit la jeune femme,jusqu’à l’heure suprême M. de Morlaines vous a aimé commeson fils… C’est de vous aimer et de vous perdre qu’il est mort… Jevous obéirai comme si lui-même me parlait…

– Je voudrais que ce secret restât àjamais enseveli dans nos âmes…

– Oh ! je vous le jure !s’écria Marie.

– En partant, je vais vous laisser uneprocuration générale… Oui, j’agirai comme si j’étais réellementl’héritier de M. de Morlaines… Vous disposerez de safortune… je ne vous demande qu’une chose… faites aimer, faitesbénir sa mémoire !…

– Et maintenant, fit Georges en selevant, je vous dis adieu !… Vous ne me reverrezjamais !…

– Mon ami ! mon fils ! criaM. de Samereuil en le saisissant dans ses bras.

– Ne me donnez pas le nom de fils, ditGeorges d’une voix sourde, vous me faites trop de mal…

– Et moi, fit Marie en lui tendant lamain, ne voulez-vous plus m’appeler votre mère ?…

– Ce serait vous insulter ! réponditle marin avec une rudesse involontaire…

Il sortit. M. de Samereuil et madamede Morlaines n’avaient pas osé le retenir.

À ce moment, tous deux s’aperçurent queGermaine avait disparu, sans qu’ils se fussent aperçus de sondépart.

– Mon Dieu ! murmuraM. de Samereuil, si elle parlait !

– Elle ne haïssait que moi, ditMarie…

*

**

Deux jours après,Mme de Morlaines recevait de Georges deMorlaines les pouvoirs les plus étendus pour gérer les biens quelui laissait son père.

Puis on apprit par les journaux qu’il s’étaitembarqué sur un navire de l’État, désigné pour une exploration desmers australiennes.

En même temps, aux faits divers, il était faitmention d’un suicide. Une vieille femme s’était jetée dans la Seineet son cadavre avait été transporté à la Morgue.

C’était Germaine.

Mme de Morlaines futavisée six mois plus tard de la mort de Georges qui, par testament,lui avait légué toute sa fortune. Elle a tenu le serment qu’elleavait prêté : cette fortune appartient aux pauvres…

FIN

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