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L’Épouvante

L’Épouvante

de Maurice Level

À MA SŒUR MADELEINE LEVEL

Ma chérie,

Je te dédie ce livre en souvenir du temps où tu m’encourageais avant tout et contre tous à écrire.

M’acquittant ainsi de cette vieille dette de reconnaissance, je suis sûr d’être approuvé par papa, et d’obéir à la pensée de celle qui, jusqu’à la fin, nous voulut, Marie et moi, unis par une tendresse fraternelle impérissable.

Maurice Level

Chapitre 1La grande idée d’Onésime Coche
– Alors, c’est bien entendu, fit M. Ledoux sur le pas de sa porte. Dès que vous aurez une soirée libre, un mot, et vous venez dîner à la maison ?

– Entendu, et encore merci pour l’excellente soirée…

– Vous voulez rire. C’est moi, tout au contraire… Levez bien votre col, il ne fait pas chaud. Vous connaissez le chemin ? Le boulevard Lannes tout droit jusqu’à l’avenue Henri-Martin. En marchant vite, vous trouverez peut-être le dernier tramway… Ah ! un mot, vous avez un revolver ?le quartier n’est pas très sûr…

– N’ayez crainte, je suis toujours armé, j’ail’habitude des excursions nocturnes dans Paris, et je connais, parprofession, les tours des rôdeurs. Ne m’accompagnez pas plus loin.Le clair de lune est admirable. J’y vois comme en plein jour,rentrez…

Onésime Coche traversa le trottoir, gagna lemilieu de la chaussée, et se mit en route d’un pas allègre. Commeil arrivait au coin de la rue, il entendit la voix de son hôte quilui criait :

– À bientôt, je compte sur vous ?…

Il se retourna et répondit :

– C’est promis.

M. Ledoux, sur la première marche du perronlui faisait au revoir de la main. Derrière lui, le corridor tendud’andrinople, éclairé par une lampe de plafond, découpait dans lanuit une tache rose. Du petit jardin endormi, de la maisonnette auxvolets clos, de l’intérieur confortable et bourgeois trahi par cerectangle de lumière, se dégageait un calme de petite ville, uncalme lointain, familial. Et Onésime Coche, en qui dix annéesd’existence à Paris n’avaient pu effacer complètement lesimpressions des jours passés au fond d’une province, le souvenirdes longues soirées d’hiver, des rues silencieuses où l’on entendpar les soirs de printemps, lorsque le bois travaille, craquer lesauvents des maisons et les poutres des toits, demeura un instantimmobile devant cette porte qui se refermait. Sans savoir pourquoi,il évoqua « ses vieux », depuis longtemps assoupis àcette heure, la bonne maison d’autrefois, la petite patrie absente,et la vie simple et facile qu’aurait pu être la sienne, si quelquedémon ne l’avait attiré vers l’immense Paris, où, débarqué enconquérant il avait dû, n’ayant jamais connu la chance, secontenter d’une place de reporter dans un quotidien du matin.

Il alluma une cigarette, et, sans hâte, repritson chemin.

Le dîner fin, le vin vieux, avaient fait selever dans sa tête des vapeurs légères, des espoirs endormis, et,dans cette minute où rien ne troublait son rêve, ni le bruit desmachines, ni le frisson du papier, ni l’odeur d’encre, de chiffonset de graisse qui flotte dans les salles de rédaction, il entrevitpresque prochaine, cette chose formidable et fragile, qu’iln’espérait plus guère cependant : laGloire !

Une ou deux fois, dans des restaurants denuit, sous l’incendie des lumières, parmi le relent des mets, leparfum des femmes, le frôlement des chairs et la musique destziganes, accoudé à sa table, le cerveau vide, les oreilles et lesyeux exaspérés par les couleurs et par le bruit, il avait éprouvécette même sensation inattendue et nette d’être quelqu’un, deporter en lui de grandes choses, et de se dire :

« En ce moment, si j’avais une plume, del’encre et du papier, j’écrirais des phrasesimmortelles… »

Hélas, à cette heure louche, où un autresoi-même semble sauter sur les épaules du vrai, et l’étreindre, onn’a jamais la plume, l’encre et le papier… De même, dans le calmede cette nuit d’hiver sous la caresse irritante de la bise, idéeset souvenirs effleuraient son âme sans presque s’y poser.

Une horloge tinta : ce bruit suffit àmettre en fuite tous ses rêves. Le passé se plaît à rôder dans lesilence, mais rien n’évoque plus insolemment le présent que lerappel inopiné de l’heure.

– Allons, bon, fit-il ! Minuit et demi,j’ai raté le dernier tramway. Du diable si je trouve une voituredans ce quartier perdu !

Il pressa le pas. Le boulevard s’allongeaitinterminable, bordé à gauche par des petits hôtels, à droite par lamasse arrondie des fortifications. De loin en loin, des becs de gazjalonnaient le trottoir. C’était tout ce qui semblait vivre surcette voie parmi les maisons endormies, les monticules de gazon, etles arbres sans feuilles où la nuit ne mettait même pas un frisson.Ce calme absolu, ce silence total, avaient quelque chosed’énervant. En passant près d’un bastion occupé par des gendarmes,Onésime Coche ralentit son allure, et jeta un coup d’œil dans laguérite du factionnaire. Elle était vide. Il longea le mur.Derrière les grilles, la cour s’étalait toute blanche, d’un blancsur qui les cailloux mettaient de place en place la tache noire deleur petite ombre. Des écuries, venait un raclement de chaînes etle piaffement maladroit d’un cheval embarré.

Ces vagues bruits dissipèrent complètementl’espèce d’angoisse qui ne l’avait pas quitté depuis qu’il s’étaitmis en route : Onésime Coche, rêveur, poète, s’étaitévanoui ; il ne restait plus qu’Onésime Coche, reporterinfatigable, toujours prêt à boucler sa valise, et à intervieweravec le même sans-gêne, le même sourire, l’explorateur revenu duPôle nord, ou la concierge qui « croyait avoir vu passerl’assassin »…

Sa cigarette s’était éteinte. Il en tira uneautre de sa poche, et s’arrêta pour l’allumer. Il allait repartir,quand il vit trois ombres qui se glissaient le long des grilles, etqui venaient vers lui. En tout autre moment, il n’eût pas mêmetourné la tête. Mais l’heure tardive, le quartier désert, et uninstinct bizarre retinrent son attention. Il recula dans l’ombre,et, caché derrière un arbre, regarda.

Dans la suite, il se souvint qu’en cetteseconde, qui devait être décisive dans sa vie, ses sens avaientpris une acuité étrange : Ses yeux fouillaient la nuit, ydécouvrant mille détails. Son oreille distinguait les moindresfroissements. Bien qu’il fût brave, et même téméraire, il mit lamain sur son revolver, et éprouva, à en caresser la crosse, unesécurité joyeuse. Mille pensées confuses traversèrent son cerveau.Il aperçut nettement des choses qui, depuis des années, dormaienten lui. Pendant quelques secondes, il comprit l’angoisse de l’hommeen péril qui revit, entre deux battements de son cœur toute sa vie,il connut l’avertissement redoutable et précis du danger présent,immédiat, et cet effort désespéré de la machine humaine dont lesmuscles, les sens et la raison, atteignent pour la défense del’être, le maximum de leur perfection.

Les ombres avançaient toujours, s’arrêtantnet, puis repartant, glissant par bonds successifs et rapides.Quand elles ne furent plus qu’à quelques pas de lui, ellesralentirent leur course, et s’arrêtèrent. Alors, sous la lumière dubec de gaz, il put les étudier tout à son aise, et suivre leursmoindres mouvements.

Il y avait une femme et deux hommes. Le pluspetit tenait sous le bras un paquet volumineux enveloppé dechiffons. La femme tournait la tête de droite à gauche, l’oreilleau guet. Comme s’ils avaient craint que quelqu’invisible témoin pûtles deviner, l’homme au paquet bleu, et la femme reculèrent, afinde sortir du cercle de lumière. L’autre ne bougea pas tout d’abord,puis fit un pas en avant, et, les mains sur les yeux, s’appuya aubec de gaz. Il avait vraiment, un aspect sinistre avec sa faceblême, ses joues creuses, ses larges mains crispées sur son visage,ses cheveux noirs dont une mèche retombait, luisante, sur le front.Entre ses doigts, du sang avait coulé, accrochant un mince caillotà la moustache et à la lèvre, et descendant le long du menton et ducou jusqu’au col de la veste.

– Eh bien, fit la femme à mi-voix, qu’est-ceque tu attends ?

Il grogna :

– J’ai mal, bon Dieu !

Elle se dégagea de l’ombre, et vint à lui. Lepetit homme la suivit, posa son paquet à terre et murmura, avec unhaussement d’épaules :

– C’est pas malheureux de se dorloter pourça !

– Je voudrais bien te voir ! si tu étaisarrangé comme moi ! tiens regarde.

Il écarta ses mains aux paumes rougies, et,parmi les cheveux collés, une balafre apparut, effroyable, barrantson front de gauche à droite, d’un grand sillon aux bords saignantset au fond rosé, déchirant le sourcil et la paupière si noire ettuméfiée, qu’elle laissait à peine deviner entre deux battements,un peu d’une chose sanguinolente aussi, qui était l’œil.

La femme, pitoyable, prit son mouchoir, etdoucement, épongea la blessure. Puis, comme le sang un instantcoagulé se remettait à couler, elle enleva quelques chiffons dupaquet pour recouvrir la plaie. Le blessé, grinçant des dents,tapant du pied, tendait sa face de brute. L’autre grogna :

– Tu vas pas défaire mon colis ?

– Non, mais des fois ?… fit la femme endétournant la tête, les mains toujours sur les yeux du blessé.

Le petit se mit à genoux et referma le ballottant bien que mal, tordant un objet doré qui dépassait, puis sereleva, son fardeau sous le bras, et attendit. Seulement, quandl’homme à la balafre fut pansé, et que la femme voulut essuyer sesmains à son tablier, il lui dit, la regardant droit dans lesyeux :

– À bas ! ça se lave, ça s’essuiepas ! compris ?

Le trio rentra dans l’ombre, et reprit saroute, rasant les murs, sans un mot, fuyant sur la pointe despieds. Une branche d’arbre tomba en travers du trottoir sur leurstalons. Ils se retournèrent d’un saut, poings ramassés et têtebasse. Coche revit une dernière fois les cheveux roux de la femme,la bouche tordue du petit et l’effroyable face à demi cachée parles linges maculés de sang, après quoi ils se jetèrent de côté,gagnèrent le gazon des fortifications et se perdirent dans lanuit.

Alors Coche qui durant un moment s’étaitdit : « S’ils m’aperçoivent, je suis un hommemort », respira largement, lâcha son revolver que ses doigtsn’avaient cessé de tâter pendant toute la scène, et, sûr d’êtrebien seul se prit à réfléchir.

Tout d’abord, il songea que son ami Ledouxavait raison, en lui disant que le quartier n’était pas sûr, et ilajouta une formule qu’il avait si souvent écrite à la fin de sesarticles :

« La police est bien malfaite. »

Il décida donc de gagner le milieu de lachaussée et de se hâter jusqu’à l’avenue Henri-Martin.

Pourquoi ? pour le seul plaisir, sansprofit et sans gloire, se faire donner un mauvais coup ? Mais,il n’avait pas fait quatre pas, que son instinct de reporter, depolicier amateur, reprit le dessus, et qu’il s’arrêtanet :

« L’estimable trio avec lequel j’ai faitconnaissance venait, se dit-il, de faire un mauvais coup. Quelgenre de mauvais coup ? Attaque à main armée ? simplecambriolage ?… La blessure de l’un me ferait pencher en faveurde la première hypothèse… mais le paquet volumineux que portaitl’autre m’oblige à m’arrêter à la seconde. Des rôdeurs quidévalisent un passant attardé ne trouvent guère sur lui que del’argent, voire des titres, des bijoux, dont l’ensemble ne sauraitconstituer un chargement bien encombrant. L’usage n’a pas encorepénétré dans nos mœurs, de se promener la nuit, avec del’argenterie, des bibelots. Or, si j’ai bien vu, le paquetrenfermait des objets de métal. Pour que je commette une erreur surce point, il faudrait que mes oreilles fussent aussi imparfaitesque mes yeux, car j’ai distingué un cadran de pendule, et j’aientendu, lorsque l’homme a déposé son fardeau, un tintementsemblable à celui que produiraient des couverts entrechoqués. Quantà la blessure… Dispute et rixe pour le partage du butin ?…Chute contre un corps dur et tranchant, marbre de cheminée, portegarnie de glaces ?… C’est possible… En tous cas, lecambriolage paraît évident… Alors ? Alors, il y a deuxécoles : ou bien retourner sur mes pas à toute vitesse, ettâcher de retrouver la piste des gredins, ou m’efforcer dedécouvrir la maison à qui ils ont rendu visite.

« Or, j’ai perdu dix bonnes minutes, etmaintenant mes gaillards sont loin. En admettant même que je lesretrouve, seul contre trois, je ne pourrais rien. Leur capture, audemeurant, n’est point de mon ressort : Nous payons des agentspour cela. Tandis que, découvrir la maison mise à sac, voilà quiest en vérité digne de tenter ma fantaisie d’amateur. Nul avant moin’a eu connaissance du vol. Je sais exactement d’où venait le trio.Mon regard porte bien à trois cents mètres malgré la nuit :c’est à cette distance environ que les ombres me sontapparues : Depuis la seconde où je les ai vus, les deux hommeset la femme ne se sont pas arrêtés jusqu’au bec de gaz.

« Je peux donc franchir ces trois centsmètres sans m’occuper de rien, après quoi j’aviserai. »

Il se mit en marche, sans hâte, se retournantde temps en temps pour juger la distance parcourue. Son pas pouvaitêtre d’environ soixante-quinze centimètres ; il compta quatrecents pas et s’arrêta. À partir de ce moment, il était dans la zoned’action possible. Si le vol avait eu lieu avant l’avenueHenri-Martin, il avait la certitude de découvrir un indice. Ilquitta la chaussée, monta sur le trottoir, et suivit la grille dela première maison. Il atteignit ainsi une petite porte fermée. Lamaison était au fond du jardin ; derrière les volets clos il yavait de la lumière. Il ne s’attarda pas davantage, et poursuivitson chemin. Partout le même calme, nulle trace d’effraction. Ilcommençait à désespérer de rien découvrir, quand, ayant posé samain contre une porte, il la sentit céder sous sa pression ets’ouvrir.

Il leva les yeux. La maison était obscure,silencieuse, et ce silence lui parut étrangement profond. Il haussales épaules et murmura :

« Qu’est-ce que je vais chercher ?Quel mauvais tour me joue mon imagination à l’heure où j’ai besoinde tout mon sang-froid ?… pourtant par quel hasard, cetteporte n’est-elle pas fermée ? »

La porte avait tourné complètement sur sesgonds. Il voyait le petit jardin aux plates-bandes bien soignées,la terre ratissée avec soin, et le sable blond de l’allée quisemblait d’or sous la caresse de la lune. Une hésitation le gagnaitmaintenant, si forte qu’il décida de continuer son chemin… Toutcela n’était sans doute qu’un roman. Ces rôdeurs étaient peut-êtrede braves ouvriers regagnant leur demeure… et que des malandrinsavaient attaqués… Qu’avaient-ils dit, en somme, qui pût donnercorps à ses soupçons ? Leur allure était louche, leurs visagessinistres ? Mais lui-même, dans la nuit, apparaissantbrusquement ainsi, ne serait-il pas effrayant ?…

Le drame se changeait peu à peu en vaudeville.Restait le paquet… Et, s’il ne contenait qu’un vieux réveil et dela ferraille ?…

La nuit est une étrange conseillère. Elle metsur les objets et sur les êtres des ombres fantasmagoriques que lesoleil dissipe en un instant. La peur, ouvrier diabolique,transforme tout, bâtit de toutes pièces des histoires, bonnes pourles petits enfants. Nul ne sait à quelle seconde précise elles’insinue dans le cerveau. Elle y travaille depuis des minutes, desheures qu’on se croit encore maître de sa raison. On pense :« Je veux ceci. Je vois cela… » Déjà elle a tout bousculéen nous, elle s’est installée, souveraine. Ses yeux sont dans lesnôtres, sa griffe frôle notre nuque… Bientôt nous ne sommes plusqu’une loque orgueilleuse, et, tout d’un coup, un grand frissonnous prend et nous secoue : Dans un effort désespéré nousessayons d’échapper à son étreinte. Peine inutile : les plusbraves s’avouent vaincus les premiers. C’est la minute trouble oùl’on murmure la phrase redoutable : « J’aipeur !… » Mais depuis des heures on claquait desdents sans oser s’en rendre compte.

Onésime Coche recula d’un pas, et dit à hautevoix :

– Tu as peur, mon garçon.

Il attendit, cherchant à démêler l’impressionexacte que ce mot allait faire sur lui. Pas un muscle de son corpsne tressaillit. Ses mains restèrent immobiles dans ses poches. Iln’eut même pas cet étonnement fugitif qu’on ressent à entendrerésonner sa propre voix dans le silence. Il regardait toujoursdroit devant lui, et, soudain, il tendit le cou : Dans lesable jaune de l’allée des traces lui étaient apparues, qu’uneombre mince découpait, empreintes de pas, nettes ici, déjàrecouvertes par d’autres empreintes. Il revint jusque sous laporte, se baissa et prit dans sa main un peu de sable :C’était un sable sec, au grain très fin et si léger que le moindresouffle devait le déplacer. Il entr’ouvrit les doigts et le vitretomber en une poudre claire. Alors, brusquement, tous ses doutess’évanouirent avec toutes ses théories sur la peur et les imagesfantastiques qu’elle suggère. Jamais son esprit n’avait été pluslucide, jamais il ne s’était senti plus calme. Son cerveautravaillait comme un bon tâcheron qui abat sa besogne et qui, ayantfrappé son dernier coup de marteau, prend la pièce achevée et, lepoing tendu, l’élève satisfait à hauteur de son œil.

Il se ressaisit, ramassa ses idées confuses.Tout ce qui pendant un moment lui avait semblé chimérique luiapparut de nouveau plus que vraisemblable, vrai. Une certitudefaite d’indices précis l’envahit. Il abandonna les hypothèses pourdes faits contrôlables que son imagination ne pouvait plustravestir. De déductions en déductions – logiques, cette fois – ilen arriva au point exact d’où il était parti sur une simpleimpression :

Des pas avaient foulé le sable de l’allée etl’avaient foulé récemment, car le vent, si léger qu’il fût, n’eûtpas manqué d’effacer les empreintes si elles avaient été anciennes.Les hommes et la femme avaient passé là. Nul autre qu’eux n’avaitfranchi le seuil de cette maison. Le mystère entrevu dormaitderrière ces murs silencieux, dans l’ombre de ces pièces auxfenêtres closes. Une force invisible le poussa en avant.

Il entra.

D’abord, il avança avec précaution, évitant deposer ses pieds sur les traces de pas. Bien qu’il sût que lamoindre brise dût les effacer, il y attachait trop d’importancepour les détruire lui-même. Les cambrioleurs avaient laissé, sanss’en douter, leur carte de visite : le plus maladroit policierde province n’eut pas manqué de la respecter, et d’en faire état,dans la suite. Il se souvint de mille causes sensationnelles où desindices bien plus faibles avaient facilité les recherches.L’aventure de ce criminel retrouvé à plusieurs années de distancegrâce à une bottine oubliée revint à sa mémoire, et il s’émerveillade ce que son esprit fût si lucide et si prompt après les doutes dela minute précédente. La raison avait fait place à une sorted’instinct supérieur qui guidait, non seulement ses déductions lesplus audacieuses, mais ses moindres gestes. Il arriva ainsi, ayantà peine fait dix pas, à la porte de la maison. Lui que, tout àl’heure, l’apparition d’une ombre, d’une trace, troublait au pointde le faire hésiter ; lui, qui n’avait osé, durant un longmoment, formuler ses doutes, il n’éprouva pas la moindre surprisede ce que la porte s’ouvrît lorsqu’il en tourna le bouton.Logiquement, pourtant, il était bien plus naturel qu’on eût omis derefermer la grille que la porte d’entrée : la grille n’offraitqu’un mince obstacle aux rôdeurs ; le premier venu pouvaitsans effort se hisser sur le mur d’enceinte, franchir les courtespiques de fer et retomber sans bruit dans le jardin, tandis que laporte même de la maison était une barrière assez sérieuse pourqu’on n’omit pas de la fermer avant de s’endormir. Ce raisonnementsimple ne l’effleura même pas, non plus que l’inquiétude d’êtrepris lui-même pour un cambrioleur et reçu comme tel.

Cependant, lorsqu’il entendit son talonrésonner sur les dalles du corridor, il s’arrêta,imperceptiblement. Il chercha une allumette dans sa poche : laboîte était vide. Il murmura : « Tant pis », retirason revolver de sa gaine et tâtonna, la main grande ouverte, guidéseulement par le contact du mur très froid, humide et qui collaitaux doigts. Brusquement il perdit ce contact, et sa main s’agitadans le vide. Il avança un pied, puis l’autre, heurta un objet quirendit un son moins rude que celui des dalles. Il se baissa,explora l’ombre les paumes en avant, sentit une marche et un petittapis dont le velouté lui fut agréable après l’humidité du mur. Ilse redressa et toucha la rampe ; le bois craqua. Sans presquese rendre compte comment, sans chercher à savoir pourquoi ilmontait au premier étage plutôt que de visiter le rez-de-chaussée,il s’engagea dans l’escalier. Il compta douze marches, trouva unpetit palier, explora le mur : Toujours la pierre lisse. Ilmonta encore, compta onze marches, après quoi son pied ne fûtarrêté par rien : La route était libre. Il s’agissaitmaintenant de s’orienter et, avant tout, sous peine de se fairetuer, d’annoncer sa présence.

Le sommeil du ou des locataires de la maisondevait être bien profond pour qu’ils ne l’eussent pas entendumarcher. L’escalier avait plus de vingt fois crié sous ses pas. Laporte, malgré toutes les précautions, avait grincé quand il l’avaitfermée. Qui sait si, derrière une cloison, un homme ne l’attendaitpas, le revolver au poing prêt à faire feu ? À ce jeu il nerisquait rien de moins qu’une balle dans le corps. Il dit donc àmi-voix, pour n’effrayer personne :

– Quelqu’un ?…

Pas de réponse. Il répéta, un peu plusfort :

– Il n’y a personne ?…

Après un temps, assez court, du reste, ilajouta :

– N’ayez pas peur ; ouvrez…

Pas de réponse.

– Diable, pensa-t-il, on dort là-dedans !Ce détail que je ne prévoyais pas va compliquer ma tâche. Je neveux pourtant pas me faire estropier par amour de l’art.

Il réfléchit une seconde, puis dit, à voixtout à fait haute, cette fois :

– Ouvrez ! c’est la police.

Ce mot le fit sourire. D’où lui était venuecette idée d’annoncer qu’il était « La Police » ?…Onésime Coche policier ! Onésime Coche, sans cesse occupé àcollectionner les maladresses de la Préfecture, à railler sesagents, amené à s’affubler de leur titre, voilà qui étaitdrôle ! La police (et du coup il se mit à rire franchement) nepensait guère à lui, ni aux cambrioleurs ! À cette heure, deloin en loin, deux sergents de ville somnolents se promenaient dansles carrefours paisibles, le capuchon levé, les mains aux poches.Dans les postes, auprès du poêle qui ronflait, parmi l’odeur despipes, du plâtre chauffé, du drap mouillé et du cuir, des agents, àcheval sur un banc de bois, jouaient à la manille avec des cartesgrasses et si rugueuses que le papier se roulait sous le doigt,attendant pour le passer à tabac, le pochard attardé ou le laitiersurpris en train de baptiser sa marchandise : La Police ?C’était ça. Onésime Coche, lui, était ce qu’elle devraitêtre : le gardien vigilant et fidèle, adroit et résolu,capable de veiller sur la sécurité des habitants. Quelparallèle ! Quelle leçon et quels enseignements !… Ilvoyait déjà l’article qu’il écrirait le lendemain, et seréjouissait en songeant à la tête des agents de la Sûreté. Lui,simple journaliste, allait leur apprendre leur métier !L’article aurait un titre sensationnel, un chapeau savant, dessous-titres imprévus… Quel papier !…

Mais ce mot magique « La Police »demeura sans écho comme les autres. Pas un murmure ne troubla lamajesté du silence. Coche pensa que son truc ne valait rien, que ledanger demeurait pareil. Une chose cependant le rassura. Ses yeuxhabitués à l’obscurité distinguaient peu à peu les objets. Àquelques pas de lui, il aperçut une vague lueur. En déplaçant latête, il remarqua que cette lueur éclairait un peu le plancher. Ilavança et se trouva devant une fenêtre. Un rayon de lune glissaitentre les volets clos. Par les fentes des persiennes il vit unepetite bande du jardin, et, une autre bande un peu plus sombre quidevait être le boulevard. Il ne s’attarda point à goûter le charmedu clair de lune et du ciel piqué d’étoiles. Rien ne convenaitmoins à sa nature violente, à son tempérament de combat, que lesilence, les gestes lents et les précautions sans fin. Tour à touril avait été patient, sournois, timide, presque poltron… Mais touta une fin : il était entré dans cette maison poursavoir : il saurait.

Il fit donc demi-tour, plaqua sa main sur lamuraille, et ayant rencontré sous ses doigts une porte, en saisitle bouton, le tira à lui, afin qu’on ne pût l’ouvrir sans effort del’intérieur et cria, plutôt qu’il ne dit :

– Pour Dieu ! n’ayez pas peur et ne tirezpas !

Il compta jusqu’à trois et ne recevant pas deréponse, ouvrit violemment. Il s’attendait à éprouver de larésistance : au contraire, emporté par son élan il tomba laface en avant, et se heurta le front. Dans le geste qu’il fit pourse retenir, il accrocha une chaise qui bascula sur le plancher avecun grand bruit.

– Cette fois, se dit-il, avec un vacarmepareil, on va m’entendre, enfin !…

Mais, quand le fracas du meuble renversé eutcessé de rebondir dans la maison, pas une voix ne s’éleva, pas unmurmure ne traversa la nuit, pas un souffle ne le fittressaillir.

– Allons, pensa-t-il, les cambrioleurs étaientplus forts que moi. La cage était vide, et ils le savaient, lesbougres ! Ils ont travaillé tout à leur aise, et n’ont mêmepas éprouvé le besoin, ouvriers méthodiques, de refermer les portesderrière eux. Voilà pourquoi je suis entré si aisément.

Un commutateur électrique se trouvait sous sesdoigts : il le tourna. Une lumière flamba, éclairant une pièceassez vaste, et quand ses yeux, une seconde surpris et clignotants,purent regarder, ce fut pour voir un spectacle à la fois si imprévuet si horrible qu’il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, etqu’il étouffa mal un hurlement d’épouvanté.

La chambre était dans un état de désordreinsensé. Une armoire ouverte montrait des piles de lingebousculées, des draps pendants, comme arrachés et maculés de tachesrouges. Des tiroirs béants on avait retiré des papiers, deschiffons, de vieilles boites qui jonchaient le plancher. Près d’unrideau, sur le mur tendu d’étoffe claire, une main s’étalait, touterouge, les doigts ouverts. La glace de la cheminée fendue danstoute sa hauteur était crevée en son milieu, et des débris de verreétincelaient sur le plancher. Sur la toilette, parmi des enveloppesfroissées, des bouts de linges et de corde traînaient ; lacuvette remplie d’une eau rouge avait débordé, et des flaques demême couleur éclaboussaient le marbre blanc. Une serviette tordueportait les mêmes traces : tout était saccagé, tout étaitrouge. Les pieds, en se posant sur le tapis, faisaient un bruitsemblable à celui du sable mouillé qu’on piétine sur les plages àla marée montante ; enfin, sur le lit, rejeté en travers, lesbras en croix, serrant un goulot de bouteille dont les éclats luiavaient entaillé la main, un homme était étendu, la gorge ouvertede l’oreille gauche au sternum, par une effroyable blessure d’où lesang avait rejailli sur les oreillers, les draps, les murs et lesmeubles en une giclée violente. Sous la lumière crue, dansl’horrible silence, cette chambre où tout était rouge, où partoutle sang avait collé ses taches, n’avait plus l’air d’une chambre,mais d’un abattoir.

Onésime Coche embrassa tout cela d’un seulregard, et son épouvante fut telle qu’il dut d’abord s’appuyer aumur pour ne pas tomber, puis faire appel à toute son énergie pourne pas fuir. Une bouffée de chaleur lui monta au visage, un grandfrisson le secoua et une sueur glacée se répandit sur sesépaules.

Par curiosité, par hasard ou par profession,il lui avait été donné de contempler bien des spectacleseffrayants : jamais il n’avait éprouvé une angoisse pareille,car, toujours, jusqu’ici, il savait ce qu’il allait voir ou dumoins il savait « qu’il allait voir quelque chose ».Puis, pour soutenir son courage, pour vaincre son dégoût, il avaiteu le voisinage d’autres hommes, ce coude à coude qui rend bravesles plus peureux. Pour la première fois il se trouvait àl’improviste et seul devant la mort… et quelle mort !…

Il se redressa cependant. La glace fendue luirenvoya son image. Il était blême, un grand cercle bistré entouraitses yeux, ses lèvres sèches s’entr’ouvraient dans un rictus affreuxet, sur son front où perlaient des gouttes de sueur, près de satempe droite que rayait un filet de sang, une tache rougeapparaissait.

Tout d’abord, ne se souvenant pas du chocqu’il avait ressenti en poussant la porte, il crut que la tacheétait sur la glace et non sur lui. Il inclina la tête decôté : la tache se déplaça avec lui. Alors, il eut peurvraiment, horriblement. Non plus la peur de la mort, du silence etdu meurtre, mais la peur obscure, insoupçonnée, d’une chosesurnaturelle, d’une folie soudaine éclose en lui. Il se rua vers lacheminée et, les deux mains crispées au marbre, la face tendue, seregarda. Il respira plus librement. Avec la vision précise de lablessure, sa mémoire était revenue. Il sentit la douleur de sachair meurtrie, et se réjouit presque d’avoir mal. Il prit sonmouchoir, épongea le sang qui avait coulé jusque sur sa joue et soncol. La déchirure était insignifiante : une section nette dedeux centimètres environ qui avait beaucoup saigné comme saignenttoutes les plaies de la face et qu’entourait une zone contusionnéed’un rosé violacé à peine plus large qu’une pièce de quarante sous.À cet instant – une minute à peine s’était écoulée depuis sonentrée dans la chambre – il songea au corps immobile, étendu sur lelit, à la plaie hideuse entrevue, à cette face d’épouvante enfoncéedans la blancheur des draps, avec son menton projeté en avant, soncou tendu et comme offert à un nouvel égorgement, dont l’image sereflétait dans la glace, près de la sienne. Il se dirigea vers lelit, écrasant sous ses pieds des débris de verre, et se pencha.

Il n’y avait presque pas de sang autour de latête. Mais la nuque, les épaules, baignaient dans une flaque rougecoagulée. Avec des précautions infinies, il prit la tête entre sesmains, la souleva : la plaie s’ouvrit, plus large, comme uneeffroyable bouche, laissant sourdre, avec un léger clapotis,quelques gouttes de sang. Un caillot épais adhérait aux cheveux, ets’étira suivant le mouvement du crâne. Il reposa la tête,doucement. Elle avait gardé, dans la mort, une indicible expressiond’effroi. Les yeux encore brillants avaient une fixitéextraordinaire. La lumière de la lampe électrique y mettait deuxflammes autour desquelles Onésime Coche regardait deux petitesimages à peine voilées qui étaient son image. Pour la dernièrefois, le miroir de ces yeux sur qui avaient passé les visages desmeurtriers réfléchissaient une face humaine. La mort avait fait sonœuvre, le cœur avait cessé de battre, les oreilles d’entendre, ledernier cri avait roulé entre ces lèvres retroussées, le dernierrâle avait buté contre la barrière de ces dents couvertes d’écume…cette chair encore tiède ne tressaillerait plus jamais, ni sous lacaresse d’un baiser, ni sous la morsure du mal.

Brusquement, entre ce mort et lui, une autreimage se dressa : celle du trio du boulevard Lannes. Il revitle petit homme au paquet bleu, le blessé avec son œil tuméfié, samâchoire de brute, et la fille en cheveux. Il entendit la voixbrève et canaille qui disait : « Ça se lave, ça s’essuiepas ». Et le drame lui apparut terriblement clair, tandis quela femme faisait le guet, les deux hommes, après avoir crocheté lesserrures, étaient montés au premier étage, où ils savaient trouverdes valeurs. Le vieux, surpris dans son sommeil, avait crié, et leshommes lui avaient sauté dessus ; lui, pour se défendre,s’était armé d’une bouteille, et, tapant au hasard, avait atteintau front l’un de ses agresseurs. La lutte avait continué encorequelques instants, à en juger par tout le sang répandu, les meublesrenversés. Enfin, la victime s’était adossée contre son lit ;l’un des hommes alors l’avait saisie par le col de sa chemise où sevoyaient des marques rouges, et maintenu sur le dos tandis quel’autre, d’un seul coup, lui tranchait la gorge. Après, c’avait étéle pillage, la recherche fiévreuse de l’argent, des titres, desbibelots de prix, puis la fuite…

Onésime Coche se retourna, afin de résumerdans sa pensée toute la scène. Sur la table, trois verres étaientposés dans lesquels il restait un peu de vin. Leur forfaitaccompli, les meurtriers ne s’étaient pas sauvés tout desuite : certains de n’être plus dérangés, ils avaient bu.Ensuite ils s’étaient lavé les mains, et avaient essuyé leursdoigts.

Une fureur soudaine envahit l’âme du reporter.Il serra les poings et gronda :

– Ah ! les crapules ! lescrapules !

Qu’allait-il faire maintenant ? Chercherdu secours ? Appeler ? À quoi bon ? Tout était fini,tout était inutile. Il demeurait immobile, hébété, le cerveaurempli par la vision du meurtre. Et soudain, son esprit joignit lesassassins. Il les devina assis dans quelque bouge, partageant lebutin, maniant de leurs doigts rougis les objets dérobés. Pour laseconde fois, il murmura :

– Crapules ! Crapules !…

Un désir l’envahit de les retrouver, et de lesvoir, non plus triomphants et féroces ainsi qu’ils avaient dûs’asseoir à cette table, près de ce cadavre, mais effondrés,livides, grimaçants, au banc de la cour d’assises, entre deuxgendarmes. Il imagina ce que pourraient être leurs horribles facestandis qu’on leur lirait l’arrêt de mort, et leur marche à laguillotine, au petit jour, sous la lueur du matin blême. La loi, laforce, le bourreau lui apparurent formidables, terribles et justes.Tout d’un coup, par un revirement soudain, cette loi, cette force,et ce bras séculier lui semblèrent des fantoches ridicules dont seriaient les criminels. La Police, incapable de veiller sur lasécurité des gens, était trop maladroite pour mettre la main surles assassins. De temps en temps, elle en arrêtait bien un, aupetit bonheur, et parce que le hasard se mettait dans son jeu.Mais, pour un gredin pris au collet, combien de crimesimpunis ! La Police se fait non avec des brutes solides, maisavec des cerveaux intelligents, avec des artistes véritables, deshommes qui considèrent leurs fonctions moins comme un métier quecomme un sport. Pour peu qu’un criminel ne commette pas une lourdemaladresse, il est sûr de l’impunité. L’homme qui ne laisse rienderrière lui, peut voler, tuer en toute sécurité. Le crimedécouvert, on cherche dans l’entourage de la victime, on fouille savie au hasard, on remue ses papiers. Si le meurtrier n’a jamais étémêlé à son existence, au bout de quelques mois de recherches, aprèsqu’un juge d’instruction entêté ait gardé sous les verrous unpauvre diable dont l’innocence finit par éclater, l’affaire estclassée, et les criminels, enhardis par le succès, recommencent,plus forts et plus introuvables cette fois, parce que lesmaladresses des policiers dont ils ont pu suivre le travail, leuront enseigné l’art de ne pas se faire prendre.

Et pourtant, quel métier plus passionnant, quecelui de chasseur d’homme ? Sur un indice à peine perceptiblepour d’autres yeux, revivre tout un drame, dans ses moindresdétails ! D’une empreinte, d’un bout de papier, d’un objetdéplacé, remonter à la source même des faits ! Déduire de laposition d’un corps, le geste du meurtrier ; de la blessure,sa profession, sa force ; de l’heure où le crime fut commis,les habitudes de l’assassin. Par le seul examen des faits,reconstituer une heure comme un naturaliste reconstitue l’imaged’un animal préhistorique à l’aide d’une seule pièce de sonsquelette… quelles sensations prodigieuses, quel triomphe !L’inventeur en connaît-il de supérieures, lui qui, pendant desjours et des nuits, s’enferme dans son laboratoire, acharné àtrouver la solution d’un problème !… et le but qu’il poursuitlui est immobile. Il sait que la vérité est une et ne se déplacepas, que les événements ne la modifient pas, que tous les pas qu’ilfait le rapprochent d’elle ; il sait qu’il avance lentement,mais sûrement ; que, si la voie qu’il a choisie est bonne, lasolution ne peut, à la dernière seconde, lui échapper. Pour lepolicier, au contraire, c’est l’angoisse de tous les instants, lapiste qui se fausse, le but, un instant entrevu, qui disparaît, leproblème renouvelé sans cesse, avec la solution qui s’éloigne, serapproche, et semble fuir ; c’est le cri de triomphe soudainarrêté dans la gorge, la vie multiple, surnaturelle, faite de tousles espoirs, de toutes les craintes de toutes les déceptions ;c’est la lutte contre tout, contre tous, exigeant à la fois lascience du savant, la ruse du chasseur, le sang-froid du chefd’armée, la patience, le courage et l’instinct supérieur qui seulsfont les grands hommes, et, seuls, conduisent aux grandes choses.Ces minutes prodigieuses, songeait Coche, je voudrais lesconnaître, les vivre ; je voudrais être parmi la meuteinintelligente des policiers qui, demain, battront le terrain, lelimier galopant sur la bonne piste. Sans souci du danger et sans lesecours de personnel, je voudrais faire ce métier et montrer cettechose extraordinaire : un homme seul, sans ressource, sansautre appui que sa volonté, sans autres renseignements que ceuxqu’il aurait su trouver lui-même, arrivant à la vérité, puis, sanscri, sans combat, déclarant le plus simplement du monde, un beaujour :

– « À telle heure, à tel endroit, voustrouverez les meurtriers. Je dis qu’ils seront là, non parce que lehasard m’a mis sur leurs traces, mais parce qu’ils ne peuvent setrouver ailleurs ; et ils ne peuvent se trouver ailleurs parla seule raison que les événements provoqués par moi les ontobligés à venir donner dans le piège chaque jour plus étroit etplus solide que j’ai tendu sous leurs pas. »

J’emploierais à cela tout le temps nécessaire,mes nuits, mes jours, pendant des semaines et des mois. Ainsi, jeconnaîtrais cette volupté d’être celui qui cherche, et trouve.Auprès de cela parlez-moi des émotions du jeu, de l’ivresse de ladécouverte ! J’aurais goûté toutes les voluptés en une seule…Toutes ?… À la vérité, il m’en manquerait une : la peur…La peur qui décuple les forces, double, triple les heures… Mais,alors… il est donc une volupté supérieure à celle de lapoursuite ?… Oui ! celle d’être poursuivi.

Ah ! La bête traquée par les chiens, quifuit vers l’horizon mouvant, heurtant son front aux branchesbasses, arrachant ses flancs aux halliers, quelle histoire del’épouvante elle pourrait dire, si la pensée habitait soncerveau ! Le coupable qui se sent découvert, qui croit, àchaque carrefour, voir se dresser devant lui la justice ; pourqui les jours ne savent pas finir, pour qui les nuits se peuplentd’affreux rêves, et les réveils d’ivresse folle et fugitive, ildoit connaître tout cela ! Pour peu que son âme soit bientrempée, quelles joies rapides, mais puissantes, ne doit-il paséprouver lorsqu’il est parvenu à mettre en défaut l’habileté deceux qui le harcèlent, à les lancer sur une fausse piste, et àreprendre haleine, tout en les voyant chercher, s’énerver,s’arrêter et repartir encore, jusqu’à ce que leur instinct ou leurclairvoyance les ait remis sur le bon chemin !… Cela,vraiment, c’est la lutte, le combat d’homme à homme, la guerre sanspitié, avec ses dangers et ses ruses. Tout l’instinct de la bêteest là : c’est l’image de ces combats effroyables, qui jettentles êtres les uns contre les autres, depuis que le monde est mondeet qu’il faut conquérir la proie de chaque jour. N’est-ce pas à cejeu terrible que l’enfant demande ses premières joies ? Sansle savoir, jouant à cache-cache, il s’apprend à jouer à la vraieguerre d’embuscade, cette guerre de partisan qui use les arméesplus sûrement que vingt batailles…

Le problème se résume ainsi : à larecherche de sensations nouvelles, dois-je préférer le rôle dechasseur à celui du gibier ? le rôle du policier à celui ducriminel ? Cent autres avant moi se sont faits policiersamateurs, mais nul ne s’est essayé dans le rôle du coupable. Je lechoisis. Sans doute, n’ayant rien à me reprocher, j’en ignorerailes angoisses réelles, mais il me restera tous les plaisirs de laruse. Joueur au portefeuille vide, je saurai du moins suivre sur levisage de mon partenaire les émotions de la partie. Ne risquantrien, je n’aurai rien à perdre, mais, au contraire, tout à gagner.Et si le bienheureux hasard veut qu’on m’arrête, journaliste avanttout, je devrai à la police le reportage le plus sensationnel quiait jamais été fait et dont le titre pourrait être :

« SOUVENIRS ET IMPRESSIONS D’ASSASSIN »

Toutes les portes dont jusqu’ici nul confrèren’a franchi le seuil s’ouvriront devant moi. Je connaîtrai lasouricière, le panier à salade et les menottes. Je pourrairaconter, sans crainte de démenti, ce que vaut le régime desprisons, comment y sont traités les prévenus, par quels moyens unjuge s’efforce d’arracher des aveux. Bref, je prononcerai, s’il estbesoin, le réquisitoire le plus puissant et le plus juste contreces deux forces redoutables qui se nomment la Police et laMagistrature ! Une idée suffit à la vie d’un homme.Si je ne deviens pas célèbre après celle-là, j’y veux perdre monnom ! Coche, mon ami, à dater de cette seconde, pour le mondeentier, tu es l’assassin du boulevard Lannes ! Le prologue estfini. Le premier acte va commencer. Attention !

Chapitre 229, boulevard Lannes

 

Onésime Coche jeta un long regard autour delui, s’assura que les rideaux des fenêtres étaient bien fermés,prêta l’oreille afin d’être certain que nul ne viendrait ledéranger dans sa besogne, puis, rassuré, il enleva son pardessus,le déposa sur une chaise avec sa canne et son chapeau, etréfléchit.

Il s’agissait maintenant de créer de toutespièces la mise en scène du Crime d’Onésime Coche, et pource, tout d’abord, il fallait faire disparaître tout ce qui pouvaitmettre sur la trace des vrais coupables.

Le cadavre découvert, ce qui, dans cettepièce, retenait d’abord l’attention, c’étaient les trois verresoubliés sur la table. En omettant de les faire disparaître, lesassassins avaient commis une faute grave. Leur négligence suffisaità donner à la justice un renseignement précieux. Un homme seulpasse inaperçu là où trois hommes se font arrêter. Il lava donc lestrois verres, les essuya, et avisant un placard ouvert où d’autresverres étaient rangés, les remit à leur place. Ensuite il prit labouteille entamée, éteignit l’électricité afin qu’aucun de sesgestes ne pût être vu du dehors, tira les rideaux, ouvrit lafenêtre, les volets, et la lança de toutes ses forces. Il la vittournoyer en l’air et retomber de l’autre côté de la chaussée. Lebruit du verre brisé éveilla pendant une seconde le silence. Il serejeta en arrière, et se mordit les lèvres :

– Si quelqu’un avait entendu ?… Si l’onvenait ?… Si l’on me trouvait là, dans cettechambre ?…

La peur qu’il éprouva n’avait rien decomparable à toutes celles qu’il avait connues jusqu’alors. Rapide,incisive, elle le clouait sur place, arrêtant sa respiration. Ileut, en moins d’une seconde, très chaud et très froid… Il fouillala nuit, guetta le silence… Rien. Alors, il referma les voleta, lafenêtre, tira les rideaux, revint à tâtons jusqu’au commutateur, etdonna de la lumière.

Chose étrange ! L’obscurité seulel’effrayait. La lumière faisait s’enfuir toutes ses angoisses. Ilconnut à cela qu’il n’était pas un vrai criminel, car l’aspect dela victime, loin de grandir son effroi, l’apaisa. Dans le noir, ilen arrivait presque à se sentir coupable ; bien éclairés, lesobjets, malgré l’horreur du lieu, n’avaient plus rien de terriblepour ses regards. Il réfléchit que, la peur, le remords, devaientêtre d’atroces choses, et qu’il allait lui falloir une rare forced’âme pour en grimacer les tourments.

« Je vais, pensa-t-il, être obligé de mecombattre et de me vaincre pour ne pas laisser deviner moninnocence, autant qu’un coupable, pour cacher son crime. »

La table débarrassée, il se dirigea vers latoilette. Là, le désordre était si flagrant qu’il était impossibled’admettre qu’il fût l’œuvre d’un seul.

Les objets portent en eux le secret des doigtsqui les ont maniés. Rien qu’à voir la position des serviettes, onsentait qu’elles avaient été jetées là par des mainsdifférentes : un criminel ne déplace pas pour son seul usagetant d’objets. L’instinct, à défaut de tout autre raisonnement,l’oblige à faire vite. Par ailleurs – et puisqu’à l’occasion toutindice devait être interprété contre lui – il était nécessaire quel’homme d’ordre qu’il était reparût jusque dans le crime. Un êtreméticuleux comme lui n’aurait pas bousculé ainsi les serviettes. Unobscur besoin de rectitude, de netteté, demeure, même dans lesfolies passagères, chez ceux qu’une longue habitude des soins dechaque jour a faits soigneux et délicats : le crime d’un hommedu monde ne saurait être semblable à celui d’un rôdeur. L’être bienné se retrouve en toutes choses à d’infimes détails. Il se souvintde l’aventure de ce Ci-devant, attablé, sous la Terreur, dans uneauberge, au milieu de massacreurs, de tricoteuses, et trahissantson identité, malgré un déguisement savant, par la façon dont iltenait sa fourchette. On pense à tout… sauf à la petite choseindispensable. Le faussaire déguise son écriture, masque sapersonnalité, mais un œil exercé retrouve parmi les lettrescontournées, les lignes déviées, les barres volontairementchangées, la « lettre type », la façon de placer unevirgule, qui suffit à faire tomber le masque…

Méthodiquement, il mit de l’ordre dans ledésordre, effaça la main sanglante étalée sur l’étoffe tendue lelong du mur, gratta sur un tiroir la marque qu’avait gravée un coupde talon ferré, mais se garda bien de toucher aux éclaboussures desang. Plus il y en aurait, plus la lutte semblerait avoir étélongue. Rien ne subsista bientôt des traces laissées par « lesautres ». Le crime, dans ce décor arrangé, était le meurtreanonyme, où ne subsiste pas le moindre indice, où rien ne peutservir la justice. Il s’agissait maintenant d’en faire le crimed’un individu déterminé, de lui donner une physionomie spéciale, enun mot d’oublier dans cette chambre un objet qui suffit àservir de base aux recherches. Là encore, là surtout, il importaitd’agir avec prudence, de ne pas se livrer à un truquage grossier,facile à éventer : il fallait que l’objet ait pu êtreoublié… Coche prit son mouchoir et le jeta au pied du lit,puis, se ravisant, le ramassa, et en vérifia la marque : Dansun coin, un M et un L entrelacés. Il réfléchit : M.L ?…Ce n’est pas à moi, puis sourit, se souvenant que les mouchoirssont des objets d’échange, et que l’on peut presque compter lenombre de ses relations, par celui des mouchoirs dépareillés quel’on possède dans son armoire… Sa canne, un jonc à pomme d’argent,cadeau d’un parent revenu du Tonkin, était trop spéciale, troppersonnelle…

Il regarda autour de lui, sur lui. Il neportait pas de bague ; les boutons de sa chemise étaient deporcelaine imitant la toile, de ces boutons que l’on trouve danstous les bazars. Il y avait bien ses boutons de manchette, mais ily tenait, non pour leur valeur qui était minime, mais comme ontient à des bibelots portés depuis longtemps et qui deviennent devieux amis. Et puis, on n’oublie pas des boutons de manchette… Ilfaut une secousse violente pour les arracher…

Il se frappa le front :

– Une secousse ! Parfait ! Qu’onramasse l’un d’eux sur le tapis, on se dira : « Au coursde la lutte, la victime, accrochée aux bras de l’assassin, adéchiré les poignets de sa chemise, arraché la chaînette du bouton,et, dans sa fuite, le meurtrier ne s’est aperçu de rien. Il s’estsauvé, sans se douter qu’il laissait derrière lui cette pièceaccusatrice. »

Ainsi tout est respecté, tout estvraisemblable !

Le poignet rabattu, il prit le bord intérieurde la manchette gauche entre ses doigts, saisit le bord extérieurde sa main droite restée libre, et d’un coup sec, fit sauter lachaînette qui tomba à terre avec une petite olive d’or portant enson centre une turquoise. L’autre moitié était restée engagée dansla boutonnière ; il la mit dans la poche de son gilet. Mais,dans sa hâte à accomplir ce geste, il ne remarqua point qu’il avaitdu sang aux doigts, qu’il salissait sa chemise et son gilet blancde taches rouges. De la poche intérieure de son habit, il retiraune enveloppe à son nom, et la déchira en quatre morceauxinégaux.

L’un portait :

Monsieur On

22, R

L’autre :

ési

ue de

Le troisième :

E. V.

La quatrième :

Coche

Douai

Ce dernier le désignant trop clairement, il leroula en une petite boulette qu’il avala. Avec les dents, il rogna,les deux premières lettres de son prénom inscrites sur le premierfragment : il restait trois petites coupures presqueincompréhensibles, et qui, pourtant, reconstituées, complétées,pouvaient donner le nom du meurtrier supposé. Ce travail, sidifficile qu’il fût, n’était pas impossible en somme. Sans livrertrop d’atouts à ses adversaires, beau joueur jusqu’au bout, il leurlaissait la partie belle. Il jeta les trois petits papiers auhasard. L’un tomba sur la table, presque exactement au milieu. Lesdeux autres se collèrent au tapis. Pour être sûr qu’on ne lesprendrait pas pour des débris de lettres appartenant à la victime,il ramassa les autres papiers épars, les plaça dans les tiroirsqu’il referma. Après quoi, ayant jeté un dernier coup d’œilcirculaire autour de la pièce pour s’assurer qu’il n’oubliait rien,il enfila son pardessus, lissa son chapeau d’un revers de manche,étendit deux des serviettes de toilette maculées sur la face dumort, dont les yeux, à présent vitreux et un peu aplatis, n’avaientplus de regard, éteignit l’électricité, sortit de la pièce,traversa le corridor à pas de loup, descendit l’escalier, et gagnale jardin.

Il eut soin en traversant l’allée, d’effacertout à fait les traces de pas déjà brouillées par le vent, étalasur elles le sable jaune, et, marchant avec précaution, un de sespieds seulement portant sur le sable, et l’autre sur la terredurcie d’une plate-bande, parvint à la porte, l’ouvrit, la referma,et se trouva enfin sur le trottoir. Des ombres immobiless’étalaient tout le long du chemin. La nuit immense, impénétrableet douce était sans un murmure, sans parfum. Loin, très loin, unchien se mit à hurler à la lune. Soudain le silence se remplitd’une tristesse infinie. Coche se souvint d’une vieille servantequi jadis lui disait, lorsque les chiens, dans la campagne,pleuraient ainsi :

« C’est pour prévenir saint Pierre quel’âme d’un trépassé va frapper à la porte du paradis. »

Magie des souvenirs ! Éternelle enfancedes hommes. Il frissonna en évoquant le temps où tout petit, ilcachait sa tête sous les draps pour ne pas entendre les grandesplaintes inconnues qui, la nuit, traversent les jardins, etretrouva pendant une seconde la douceur du baiser maternel tant defois posé sur son front.

Puis tout se tut. Il consulta sa montre, ellemarquait une heure du matin. Une dernière fois, il regarda lamaison où il venait de vivre des minutes extraordinaires, revintjusqu’à la grille, écarta du bout de sa canne le lierre quirecouvrait le numéro et lut : 29.

Il répéta deux fois 2 ; 9 ! 2 ;9, additionna les chiffres pour avoir un moyen mécanique de lesretrouver, redit 9 et 2=11, chercha dans sa mémoire si quelquechiffre bien connu ne coïncidait pas avec celui-là et, se souvenantqu’il était né un 29, sûr de ne pas se tromper et de ne pasoublier, partit. Il arriva à l’extrémité du boulevard sansrencontrer personne. Il marchait du reste sans regarder autour delui, trop énervé pour penser librement, essayant de classer sessouvenirs. Tout se brouillait, se confondait, à ce point qu’il nevoyait plus d’une façon précise quelle allait être sa ligne deconduite. Son existence devenait double, ou tout au moins trèsdifférente de ce qu’elle était une heure auparavant. Unehésitation, une fausse manœuvre pouvait détruire ses projets.Innocent, et, volontairement suspect, les seules maladresses d’uncoupable lui étaient permises.

Non loin du Trocadéro, il croisa un couple quidescendait l’avenue à pas lents. Quand il l’eut dépassé, il tournala tête, et le regardant s’enfoncer dans la nuit, songea :

« Voilà des gens qui ne se doutent guèrequ’un crime a été commis à quelques pas d’ici. En dehors descoupables, je suis le seul à le savoir. »

Il ressentit une espèce d’orgueil d’être seuldétenteur d’un pareil secret. Combien de temps leconserverait-il ? Quand s’apercevrait-on du meurtre ? Sila victime, ainsi que tout le laissait supposer, vivait seule etn’avait ni bonne, ni femme de ménage, plusieurs jours pouvaients’écouler avant que l’on remarquât son absence. Un matin, unfournisseur sonnerait à sa porte : ne recevant pas de réponse,il insisterait, entrerait. Une odeur épouvantable le prendrait à lagorge. Il monterait l’escalier de bois, pénétrerait dans la chambreet là !…

Ensuite, ce serait la fuite éperdue, lesappels : « Au secours ! À l’assassin ! »,la police sur pied, toute la presse acharnée à découvrir lecoupable, le public passionné pour la cause célèbre qui fait en unseul jour monter le tirage des journaux, car le mystère entourantce crime ne saurait manquer de lui donner une importanceinaccoutumée. Pendant tout ce temps-là, lui, Coche, continuerait savie, vaquant à ses occupations, promenant son secret de place enplace, avec la joie de l’avare qui garde dans sa poche, et tâte àchaque pas, la clé du coffre où sont enfermées ses valeurs. Jamaisl’homme ne possède à un degré aussi élevé la conscience de sa forcemorale, de sa valeur, que dès l’instant où il détient une parcelledu mystère qui l’entoure. Mais, quelle lourde charge aussi, qu’unsecret ! De quel poids il pèse sur les épaules, et quelletentation ne doit-on pas éprouver à tout instant decrier :

« Vous ignorez tous ! Moi jesais. »

Plus d’une fois, en plein jour, iltraverserait le boulevard Lannes, et s’offrirait cettesatisfaction, voyant des gens passer, devant la maison du crime, delever les yeux et de se dire :

« Derrière ces volets clos, il y a unhomme assassiné. »

Et il songeait encore :

« Je n’aurais, pour affoler de curiositétous ces êtres qui vont et viennent autour de moi, qu’à dire unmot… Ce mot, je ne le dirai pas. Je dois m’en remettre au hasard.Il m’a fait sortir de chez mon ami à l’heure qu’il fallait pour queje pusse connaître ces choses : il fixera la seconde préciseoù tout se découvrira. »

Tout en réfléchissant, il arriva devant uncafé. À travers la glace embuée, il distingua des hommes en trainde jouer aux cartes, et, assise au comptoir la caissière assoupie.Un chat, couché en rond auprès du poêle, sommeillait. Un garçon,debout derrière les joueurs, suivait la partie, un autre dans uncoin regardait un journal illustré.

Le vent piquait très fort. De ce café depetits bourgeois se dégageait une impression de calme tiède. Cochequi frissonnait un peu, de fatigue, d’émotion et de froid, entra ets’assit. Une sensation douce de chaleur le pénétra. Dans l’air oùla fumée des pipes avait mis un nuage, une odeur de cuisine, decafé et d’absinthe montait, accrue par la chaleur du poêle ;cette odeur, que d’habitude il détestait, lui parut infinimentdouce. Il demanda un café cognac, se frotta les mains, pritdistraitement un journal du soir qui traînait sur un coin de table,le reposa brusquement, se leva et dit sans s’en rendre comptepresque haut :

– Sapristi !…

Un des joueurs tourna la tête ; le garçonarrêté devant la caisse, croyant qu’on l’appelait,s’empressa :

– Voilà, Monsieur.

Coche fit signe de la main :

– Non… Je ne vous appelais pas… Avez-vous letéléphone ici ?

– Parfaitement, Monsieur. La porte à droite,et au fond du couloir.

– Merci.

Il se glissa entre deux tables, traversa lecouloir, referma la porte sur lui et actionna l’appel. Il s’énervaparce qu’on tardait à répondre. Enfin, une sonnerie retentit. Ildécrocha le récepteur et demanda :

– Allô. Le 115-92, ou 96 ?…

Il écouta les appels de bureau à bureau, lessonneries qui tapaient dans ses oreilles comme des petitesbaguettes sur un tambourin trop tendu. Une voix ditenfin :

– Allô. Qu’est-ce que vous désirez ?

Il modifia sa voix :

– Je suis bien au 115– 92 ?

– Oui, Monsieur. Vous désirez ?…

– Le journal Le Monde ?

– Oui, Monsieur…

– Je désirerais parler au secrétaire de larédaction.

Une autre voix passa dans l’appareil, celle del’employé du Central qui demandait un numéro.

– Allô ! Allô ! fit Coche…laissez-nous, Monsieur, retirez-vous… Je cause… Allô ! LeMonde ?… Oui ? Je voudrais parler au secrétaire dela rédaction.

– Ce n’est pas possible, il est à lacomposition, et on ne peut pas le déranger.

– C’est tout à fait urgent.

– Je vais voir, mais de la part dequi ?…

– Diable, pensa Coche, je n’avais pas songé àcela. Mais il n’hésita pas :

– De la part du Directeur, MonsieurChénard.

– C’est différent, Monsieur… Je vais prévenir.Ne quittez pas…

Par le téléphone arrivaient assourdis etmêlés, les bruits confus du journal : un vague ronflement, unfroissement de papiers, tous les murmures que Coche connaissaitbien pour les entendre depuis dix ans, toutes les nuits, à la mêmeheure, lorsque, son service fini, il s’apprêtait à rentrer secoucher.

– Monsieur Chénard ? fit le secrétaire dela rédaction un peu essoufflé…

– Non Monsieur, répondit Coche, changeanttoujours sa voix, pardonnez-moi, je ne suis pas le Directeur devotre journal. J’ai pris son nom pour être sûr de vous joindre, carce que j’ai à vous annoncer est de la plus haute importance et nesouffre aucun retard…

– Qui êtes-vous alors ?

– Quand je vous aurai dit que je m’appelleDupont ou Durand, cela ne vous apprendra rien, et n’aura servi qu’àvous faire perdre un temps précieux.

– Ça suffit comme plaisanterie…

– Pour Dieu, Monsieur, s’écria Coche en tapantdu pied, ne raccrochez pas l’appareil ! Je vous apporte unenouvelle sensationnelle, une nouvelle qu’aucun journal ne posséderademain, ni après-demain, si je ne la lui donne pas. Un mot avanttout : Est-ce que votre journal roule ?

– Pas encore, mais il va rouler dans dixminutes. Vous voyez donc que je n’ai pas le temps…

– Il faut que vous ayez celui de faire sauterquelques lignes en Dernière heure et de les remplacer parcelles que je vais vous dicter :

« Un crime effroyable vient d’être commisau numéro 29 du boulevard Lannes, dans une maison habitée par unvieillard d’une soixantaine d’années. La victime a été frappée d’uncoup de couteau qui lui a sectionné la gorge de l’oreille austernum. Le vol semble avoir été le mobile du crime. »

– Un instant, répétez l’adresse…

– 29, boulevard Lannes.

– Je vous remercie, mais qui me dit ?…qu’est-ce qui me prouve ?… Comment pouvez-vous savoir ?Je ne peux pas publier une information pareille sans preuve… Letemps matériel me manque pour contrôler… Dites-moi quelque chosequi m’indique à quelle source vous avez puisé ce renseignement…Allô ! Allô ! ne quittez pas… répondez, Monsieur…

– Eh bien, fit Coche, admettez si vous voulez,que je suis l’assassin !… Mais laissez-moi vous direceci : j’achèterai le premier numéro du Monde quisortira de vos presses, et, si je n’y trouve pas l’information queje vous transmets, je la passe au Télégraphe, votreconcurrent. Après ça, vous vous arrangerez avec M. Chénard. Faitessauter six lignes, croyez-moi, et remplacez-les par lesmiennes…

– Encore un mot, Monsieur, depuis quandsavez-vous ?…

Coche raccrocha tout doucement le récepteur,quitta la cabine, rentra dans la salle, et se mit à boire son caféà petites gorgées, en homme satisfait d’avoir mené à bonne fin uneaffaire. Après quoi, ayant payé avec un billet de banque, le seulqu’il possédât et qui figurait dans son portefeuille du 1er janvierau 31 décembre, pour « avoir l’air », il releva le col deson pardessus, et sortit. Seulement, sur le pas de la porte, ils’arrêta et se dit à lui-même :

« Coche, mon ami, tu es un grandjournaliste ! »

Chapitre 3La dernière matinée d’Onésime Coche, reporter

 

Pendant plus de cinq minutes, le secrétaire dela rédaction du Monde cria, trépigna, jura.

– Allô ! Allô ! Bon Dieu !Répondez !… Les brutes ! Ils nous ont coupés !Allô ! Allô !

Il raccrocha le récepteur et se mit à sonneravec rage.

– Allô Monsieur ! Vous nous avezcoupés !

– Pas du tout. On a dû replacer lerécepteur.

– Alors, il y a erreur. Rappelez, je vous enprie…

Au bout d’un instant, une voix qui n’étaitplus celle de tout à l’heure, demanda :

– Allô. Vous demandez ?

– C’est bien d’ici qu’on vient detéléphoner ?

– On a en effet téléphoné il y a quelquesminutes, mais je ne sais pas si c’est à vous…

– Voulez-vous avoir l’obligeance de me direavec qui je cause ?

– Avec le café Paul, place du Trocadéro.

– C’est bien cela. Dites à la personne quiparlait que j’ai un mot à ajouter.

– Impossible, Monsieur, cette personne vientde partir.

– Envoyez un garçon… Courez… je vous enprie…

– Pas moyen, Monsieur, nous fermons, et cemonsieur doit être loin, maintenant.

– Pourriez-vous me dire comment était cemonsieur ?… Le connaissez-vous ?… Est-ce un habitué devotre café ?…

– Non, je le voyais pour la première fois…Pour ce qui est de vous le dépeindre, c’est un monsieur d’unetrentaine d’années, brun, avec de petites moustaches… Je crois bienqu’il était en habit de soirée… Mais je n’y ai pas fait trèsattention.

– Merci, pardon de vous avoir dérangé…

– Il n’y a pas de quoi. Bonsoir, Monsieur.

– Bonsoir…

Le secrétaire de la rédaction demeuraperplexe. Devait-il publier la nouvelle qu’on lui avait donnée, ouvalait-il mieux attendre au lendemain ? Si l’information étaitexacte, il serait désolant d’en laisser profiter un autre journal.Mais si elle était fausse ?… Il fallait prendre sur la secondeune grande résolution.

Ayant bien réfléchi il esquissa un gestevague, supprima quelques lignes qui donnaient le texte desdernières injures déversées par les partis d’opposition à la Diètecroate, et les remplaça par les suivantes :

« HORRIBLE TRAGÉDIE »

« Nous apprenons qu’un crime vient d’êtredécouvert au numéro 29, du boulevard Lannes, dans une maisonhabitée par un vieillard. La victime a été littéralement égorgéepar les meurtriers. Un de nos collaborateurs se rend sur leslieux. »

« Information de dernière heure soustoutes réserves. »

Quelques instants plus tard, les machinesroulaient à toute vitesse, et à trois heures du matin, trois centmille exemplaires partaient pour les diverses gares, emportant lanouvelle du « Crime du boulevard Lannes ». Àcinq heures moins le quart, la moitié de l’édition de Paris étaitfaite. À ce moment le secrétaire de la rédaction qui n’avait pasquitté le journal regarda sa montre, fit appeler ungarçon :

– Allez chez M. Onésime Coche, rue de Douai,et dites-lui de venir me parler immédiatement, pour une affairetout à fait urgente.

« De cette façon, pensa-t-il, cetincorrigible Coche ne pourra pas colporter la nouvelle. Si elle esterronée, la mention sous toutes réserves me met à l’abride tout reproche, et si elle est vraie, aucun confrère n’enprofitera. Ah ! si Coche était sérieux, je l’aurais faitprévenir sur l’heure. Mais fiez-vous donc à un garçon qui de lameilleure foi du monde, et avec les plus louables intentions auraitmis tout Paris au courant de l’affaire ; à un être charmantmais irrégulier, sautillant, et qui trouve moyen de ne pas venir aujournal, juste cette nuit ! Il suffît qu’on ait besoin de luipour ne pas l’avoir sous la main. Enfin… »

Puis satisfait d’avoir habilement solutionnéla question, il alluma une pipe et se frotta les mains enmurmurant :

« Mon ami, tu es un secrétaire derédaction épatant. »

… Onésime Coche venait de s’endormir quand legarçon du Monde sonna à sa porte. Il s’éveilla en sursaut,prêta l’oreille, n’étant pas sur de n’avoir pas rêvé, mais ausecond coup de sonnette, il se mit sur son séant, etdemanda :

– Qui est là ?

– Jules, le garçon du Monde.

– Un moment, j’arrive.

Il alluma sa bougie, enfila son pantalon etouvrit la porte, d’assez mauvaise humeur :

– Qu’est-ce qu’il y a de cassé, qu’est-cequ’on me veut ?

– M. Avyot vous fait dire de venir tout desuite.

– Ah ! non ! mais il rigole, M.Avyot ! Il n’est pas cinq heures du matin !

– Pardon, Monsieur, il est 5 heures 20.

– 5 heures 20 ! C’est pas une heure pourfaire sortir les gens de leur lit. Vous lui direz que vous nem’avez pas trouvé… Bonsoir, Jules.

Et il le poussa vers la porte.

– Moi, je veux bien, fit le garçon. Seulement,je crois que c’est urgent tout de même, rapport à ça…

– Quoi ça ?

Jules sortit de sa poche un journal encorehumide, où l’encre trop fraîche s’étalait sous le doigt. Il ledéplia à la troisième page, et désigna, tout en bas de la dernièreheure, l’information ayant trait au crime du boulevard Lannes.Tandis que Coche parcourait les lignes, il ajouta :

– C’est venu par téléphone au moment où nousallions rouler. Si c’est pas une blague, le rigolo qui a fait ça agagné vingt-cinq francs dans sa nuit.

– Vingt-cinq francs ?…

– Vous pensez bien qu’il n’a pas téléphoné çaqu’à nous. Il a fait son boniment, à tous les journaux du matin, ettout à l’heure il passera à la caisse et se fera reconnaître pourpalper. Moi, je l’ai fait pour l’incendie du Bazar de la Charité.Je me trouvais devant… Seulement c’était pour les journaux du soiret il y en a juste deux qui paient…

– Parfaitement… Parfaitement, dit Coche en luirendant son journal. Vous êtes un malin, Jules !…

Mais il pensait :

– Imbécile !

Puis il ajouta :

– Oui, c’est probablement ça, dites à M. Avyotque je viens. Le temps de m’habiller…

Resté seul, Coche se mit à rire. N’était-ilpas drôle, en effet, qu’on vint lui annoncer, à lui, cettenouvelle ? Sur le premier moment, il avait éprouvé unesurprise réelle. Deux ou trois heures de sommeil lourd lui avaientfait oublier les émotions de la nuit. Il s’était demandé pendant uninstant pourquoi on l’appelait, et n’avait compris que lorsqueJules avait déplié le journal. Décidément les choses allaient pourle mieux. Il avait craint qu’un autre ne fût mis sur cette affaire,ce qui eût un peu paralysé son action. Maintenant, il allaitpouvoir jouer la partie à sa façon.

Tout en réfléchissant, il s’habillait. Commeil faisait froid dans la chambre sans feu, il prit une chemise deflanelle, des vêtements épais, et un gros pardessus d’automobile.Le chapeau sur la tête, il tâta ses poches, sentit ses clefs, sonportefeuille, son bloc-notes et son stylographe. Il n’oubliaitrien. En passant devant la loge du concierge, il demanda le cordon,et entendit une voix ensommeillée qui grognait derrière lavitre :

– Ça va bientôt finir cette nuit ?…

Un cocher maraudait. Il le héla, donnal’adresse du Monde, et de nouveau, se prit àréfléchir.

La seule attitude possible était, pour lejournal, celle de l’ignorance absolue. Un peu de mauvaise volontémême ne serait pas inutile. Une incrédulité à peine dissimulée nemessiérait point. De la sorte, il ôtait par avance tout soupçon, etlaissait au secrétaire de la rédaction l’orgueil d’avoir vu juste.Il connaissait trop bien les hommes en général, et les journalistesen particulier, pour négliger cette vérité que, pour arriver à sesfins, il faut leur laisser une part de succès dans touteentreprise : c’est un courtage comme un autre. Avyots’intéresserait d’autant plus à l’affaire qu’il pourrait dire àtout le monde :

– « J’ai eu du flair. Personne ne voulaitme suivre. Coche prétendait que je m’étais laissé mettre dedans.Mais j’ai tenu bon. Je sentais que ce n’était pas un canard ;on ne me la fait pas, je suis un vieux routier. »

La voiture s’était arrêtée. Il paya le cocheret monta rapidement à la rédaction. Le secrétaire l’attendaitmarchant de long en large dans son bureau. Dès qu’il l’aperçut, ils’écria :

– Vous voilà enfin ! On vous cherchedepuis une heure du matin. Je ne sais où vous passez vos nuits –cela vous regarde, d’ailleurs – mais franchement vous pourriez bienmonter au journal. On ne sait jamais où vous trouver…

– Chez moi, fit Coche le plus naturellement dumonde. J’ai dîné en ville, et à une heure du matin j’étais dans monlit. J’ai quitté le journal à sept heures et demi du soir, toutétait calme. Que s’est-il donc passé depuis qui ait nécessité maprésence ?

– Ceci : à deux heures du matin environ,j’ai été avisé qu’un crime venait d’être commis boulevardLannes.

– Fort bien, je saute en taxi-auto et je coursau commissariat de police du quartier.

Le secrétaire lui mit la main surl’épaule :

– Un moment ! On y serait fort en peinede vous donner le moindre renseignement, pour l’excellente raisonqu’on ignore ce dont il s’agit.

– Je ne saisis pas bien, fit Coche. On n’a pasconnaissance du crime au commissariat, et vous en êtes informé,vous ? Comment ?

– Voyez, fit Avyot en lui tendant lejournal.

Coche parcourut pour la seconde fois soninformation de dernière heure, et parut la lire avec la plus grandeattention.

– Diable, murmura-t-il, quand il eut fini.Voilà qui me semble louche. Êtes-vous bien sûr de n’avoir pas étémystifié ?

– Si j’en étais absolument sûr, répliqua lesecrétaire, je n’aurais pas mis la mention « sous toutesréserves… » Cependant – et son air devint mystérieux –j’ai de bonnes, d’excellentes raisons de croire.

– Serait-il indiscret de vous demander cesraisons ?…

– Indiscret ?… Non… Mais inutile, tout aumoins… Au demeurant la situation, assez simple, peut se résumer enquelques mots : Vérifier tout d’abord l’information. Ensuite,étant les premiers et les seuls à l’avoir, profiter de nosvingt-quatre heures d’avance sur les autres journaux pour poussernotre enquête parallèlement à celle de la police. Je pense que moncorrespondant ne s’en tiendra pas à sa communication de cette nuit,et que je le verrai sous peu, ne serait-ce que pour toucher quelqueargent…

– Croyez-vous ? fit Coche.

– Je le crois, affirma le secrétaire.

– Peuh ! murmura Coche.

– Mon cher, vous m’accorderez une certaineexpérience dans un métier que j’ai fait pendant vingtans ?…

– Âme naïve, songea Coche. Si tu leconnaissais, ce correspondant, comme tu serais étonné !Orgueilleux maladroit, tu n’avais pas le ton si tranchant cettenuit quand tu me suppliais… Non, il ne viendra pas frapper à lacaisse, ton informateur. Le louis que tu lui donnerais ne suffitpas à son ambition ; ton expérience est bien petite près de saruse. Et, tout haut, il ajouta :

– Certes… Il n’en est pas moins vrai que toutcela est bien bizarre, et que je me demande par quel bout il fautcommencer.

– C’est votre affaire. Assurez-vous d’abord dela véracité du fait, ensuite débrouillez-vous de façon à me donnerquatre cents lignes avec photographies pour ce soir. Si vous vousen tirez bien, je demanderai pour vous au patron une augmentationde cinquante francs par mois.

– Je vous suis tout à fait obligé, fit lereporter.

Et à part lui il pensa :

« Si je m’en tire bien, ce que moij’appelle bien m’en tirer, ce n’est pas de cinquante francs qu’ilsera question, mon bonhomme ! Le journal qui voudra OnésimeCoche y mettra le prix. Nous traiterons en grand, àl’américaine ! »

… Dehors le ciel se salissait de traînéespâles. Le jour prêt à venir mêlait ses reflets blancs à la lueur dela lampe. Les machines arrêtées, l’on n’entendait plus à la placede leur ronflement cadencé, que les murmures vagues, les bruitsmultiples et confus de la rue, coupés de temps en temps par l’appelsonore d’une trompe d’automobile. Un omnibus passa avec un grandfracas de roues et de vitres secouées. Onésime Coche se leva, pritun numéro du Monde, et le mit dans sa poche.

– Vous dites, boulevard Lannes,numéro ?…

– 29. Ne commencez pas à avoir la têteailleurs, ce n’est pas le moment.

– Oh ! protesta Coche, soyez tranquille.Il est sept heures, je me mets en campagne.

– Et moi, je vais me coucher. J’ai bien gagnéquelques heures de sommeil ; je travaillais, moi, pendant quevous dormiez…

Coche détourna la tête pour ne pas laisserdeviner le sourire qui plissait sa bouche, et la petite flamme quipassait dans ses yeux, puis sortit. Dans l’escalier, il croisa legarçon qui lui demanda :

– C’était bien pour ce que je vous aimontré ?

– Exactement.

Il prit une voiture et dit aucocher :

– Avenue Henri-Martin. Au coin du boulevardLannes.

Une espèce de pudeur, un scrupuleinexplicable, l’empêcha de donner l’adresse exacte. Sans s’enrendre compte, il agissait comme un coupable, n’osant pas fairearrêter sa voiture devant la maison. Quoi de plus naturelpourtant ? Il partait avec un mandat déterminé, au su et au vude tout le monde. Mais il s’imagina qu’à l’énoncé de cette adresse« 29, boulevard Lannes », le cocher le regarderait decôté. Sur les trottoirs, le long des devantures fermées, des genspassaient très vite. Il songea que cette nuit, qui s’en allaitainsi, laissant flotter autour de toutes choses une buée triste ettrès froide, était étrangement longue. Afin de mieux réfléchir, ilse cala dans un coin, ferma les yeux, et remua mille pensées,mêlant à ses projets, la vision de la chambre du crime, et celle ducafé où il avait pris sa résolution définitive. Le petit jour dontil gardait derrière ses paupières closes le reflet triste, évoquaitdans son esprit l’aube lugubre des matins d’exécution, et dans cechaos de pensées se chevauchant et se mêlant, passaient dans unva-et-vient monotone les faces des deux rôdeurs et de la femme, levisage exsangue de l’assassiné, et surtout la main sanglante auxdoigts énormes dont il avait lavé la trace sur le mur.

Il faisait grand jour quand la voitures’arrêta. Onésime Coche descendit le boulevard Lannes à pas lents.Une à une, les maisons s’éveillaient. Entre les volets brusquementouverts et qui tapaient les murs, des formes apparaissaient, desvisages encore lourds de sommeil. Sur la chaussée, très peu demonde. Une voiture d’épicier stationnait devant une porte. Ungarçon boucher, son panier sous le bras, marchait en sifflotant. Unfacteur sonnait à la grille d’un petit hôtel. Coche regarda lenuméro de la maison et lut 17. Le boulevard était si différent lejour de ce qu’il était la nuit, qu’il était arrivé tout près de lamaison du crime sans s’en apercevoir.

La journée s’annonçait froide, mais trèsbelle. Derrière de petits nuages le soleil montait doucement àl’horizon, et mettait sur le sol très blanc, le long des murschargés de lierre, sur les maisons aux toits pointus, une lumièrejeune de printemps. Il ne restait plus rien des ombres de la nuit,et, pendant une seconde, tant le contraste était violent entre lesdeux aspects de cette rue, Coche se demanda s’il n’avait pas rêvé,si tout cela n’était pas un cauchemar. Il était plus de huitheures. Depuis longtemps, bien des gens avaient acheté leMonde, et personne ne semblait soupçonner le drame. Ungendarme qui remontait vers l’avenue lisait précisément le journalà la page où figurait la nouvelle. Coche pensa : « Oubien j’ai rêvé toute cette histoire, ou bien il va voir, et alors,il s’arrêtera. »

Mais le gendarme passa son chemin.

– Voyons, voyons, murmura Coche, je ne suispas fou ; je ne divague pas. Ce qui existe dans ma pensée abien existé réellement. J’ai bien longé ce trottoir cettenuit ; je suis bien entré dans un jardin, j’ai bien vu unhomme égorgé sur son lit ; j’ai…

Il appuya sa main sur son front et ressentitprès de la tempe une douleur assez vive. Il regarda sa main :un peu de sang rougissait le bout de ses doigts.

Alors, ce qui semblait obscur et confus seprécisa. Il se souvint de la chute qu’il avait faite en entrant, dela blessure qu’il portait au front, et, comme il levait les yeux,il vit qu’il était arrivé devant le 29.

Tout était clos et silencieux. Dans le sablejaune, la trace de ses pas subsistait, plus nette encore sur lebord de la plate-bande, où son pied, foulant le gazon, avait effacéla gelée blanche, retombée depuis très légère sur la place où avaitposé sa semelle. Il n’avait pas songé à ce détail, s’en réjouit,comme d’une aide que lui aurait apportée le hasard, et se mit àfaire les cent pas devant la maison. Des gens allaient et venaientsur la route. Un ouvrier le regarda fixement, du moins il le crutainsi. Il était inutile de prolonger cette station qui risquaitd’attirer l’attention sur lui. Sait-on jamais comment un individuvous remarque, et, dans la suite vous reconnaît ?

N’était-il pas plus piquant d’aller, lui,simple journaliste, trouver le Commissaire de police, et de luimettre le journal sous les yeux ?

Dans le même moment, deux fiacres arrivèrentet s’arrêtèrent à quelques pas de lui. Il en vit descendreplusieurs hommes, parmi lesquels il reconnut le Commissaire depolice ; quatre agents cyclistes suivaient. Ils rangèrenttours machines le long du petit mur, exactement à la place oùquelques heures plus tôt il avait écarté le lierre pour lire lenuméro.

Le Commissaire hésita une seconde devant laporte, tira la sonnette, et attendit.

Alors Coche, qu’il regardait depuis uneseconde, s’avança, et dit avec son plus aimable sourire :

– Je ne pense pas qu’on vous ouvre, Monsieur.La maison est vide, ou tout au moins, vide de gens capablesd’entendre votre appel…

– Qui êtes-vous, Monsieur ? je ne vousdemande rien, veuillez me laisser, je vous prie.

– En effet, poursuivit Coche en s’inclinant,j’aurais dû me présenter moi-même tout d’abord. Veuillez excusercet oubli : Onésime Coche, du Monde. Voici ma carte,mon coupe-file…

– C’est différent, répliqua le Commissaire enlui rendant son salut, et je suis enchanté de vous rencontrer.Votre journal publie dans sa dernière heure une nouvelle qui m’agrandement surpris. Mais je crains qu’il ait accepté cetteinformation bien à la légère…

– Croyez-vous, Monsieur ? Nous nousentourons toujours de toutes les précautions nécessaires. Si leMonde a publié l’information dont il s’agit, cetteinformation doit être vraie. Nous tirons à huit cent mille, nous nesommes pas un journal à canards ou à scandales.

– Je sais. Pourtant, je me demande quelleenquête vous avez pu faire, étant donnée l’heure supposée de cecrime supposé, étant donné surtout que je n’en étais pas avertimoi-même.

– La presse dispose de moyens d’investigationsmultiples…

– Hem… Hem… murmura le Commissaire incrédule,et il sonna une seconde fois.

– Au demeurant, poursuivit Coche, netrouvez-vous pas surprenant que personne ne réponde ?

– Pas le moins du monde. Il peut n’y avoir làqu’une simple coïncidence. Si cet hôtel n’est pashabité ?…

– Oui… mais il est habité.

– Comment le savez-vous ?

– Vous me permettrez, Monsieur le Commissaire,de me retrancher ici derrière le secret professionnel. Je seraienchanté de vous aider dans vos recherches, mais ne m’en demandezpas plus que je ne puis vous en dire.

– Pour être à ce point précis dans vos propos,avez-vous donc des certitudes ?

– Quelque chose comme cela. Notre informateurétait certainement très bien renseigné.

– Son nom ?

– Voyous, Monsieur le Commissaire, vous medemandez de brûler un de mes hommes… Vous ne le feriez pas pourl’un des vôtres !…

Le Commissaire regarda Coche, droit dans lesyeux :

– Si cependant je vous obligeais àparler ?

– À moins de me mettre à la question – etencore – je ne vois pas par quel moyen vous pourriez me contraindreà dire ce que je veux taire. Mais, je tiens trop à rester en termesexcellents avec vous pour envenimer cet entretien, et je préfèrevous dire que j’ignore tout de mon correspondant : Son nom,son âge, son sexe. tout… tout… sauf l’accent de sincérité de savoix, la précision de son information, l’autorité de sa parole.

– Je vous le répète, Monsieur, dès l’instantque le Commissaire de police ignorait tout, seuls l’assassin ou savictime pouvaient parler. Or, la victime, d’après vous seraitmorte… Ce serait donc l’assassin qui…

– Vous ai-je dit que ce n’était pas là mapensée ?…

– De mieux en mieux. Voilà, sur ma foi,l’assassin le plus fantaisiste qu’on ait jamais connu. Au cours dema carrière déjà longue, j’ai rencontré des coupablesextraordinaires, mais pareils à celui-là, jamais. Ma foi, s’il estde vos amis, Monsieur Coche, montrez-le moi.

– C’est que, murmura Coche, avec son éternelsourire, il ne partage sans doute pas votre désir. Il nesignifie, du reste, pas pour moi le coupable, mais mon informateur.Si je savais d’une façon certaine que ce fût lui le meurtrier, monrespect des Lois me commanderait de ne rien vous cacher. Mais,j’inclinerais plutôt à croire que nous sommes en présence d’unpolicier amateur, d’une rare perspicacité, du reste ; un deces détectives qui travaillent pour le plaisir, pour la gloire…

À ce moment, un agent s’approcha duCommissaire :

– Il n’y a pas d’entrée de l’autre côté. Lamaison est adossée à un immeuble habité, et la seule porte estcelle où nous sommes.

– Alors, allons-y, fit le Commissaire. Leserrurier est là ?… D’ailleurs, ce n’est pas la peine, laporte s’ouvre toute seule.

– Voyez-vous un inconvénient a ce que je vousaccompagne demanda Coche ?

– Inconvénient n’est peut-être pas le mot.Vous comprendrez que je préfère, pour les premières constatations,s’il y a lieu d’en faire, être seul. Si légitime que soit le désirdu public d’être renseigné, celui de la justice de ne pas êtreentravée dans son action m’apparaît plus légitime encore.

Coche s’inclina.

– Au reste, poursuivit le Commissaire, je nepense pas, agissant ainsi, faire tort à votre journal. Votreinformateur si bien renseigné en sait sans doute aussi long quej’en saurai moi-même en quittant cette maison. Et si, d’aventure,j’estimais, dans l’intérêt de l’instruction, devoir vous tairequelques détails, il vous les fournirait aisément…

Coche se mordit les lèvres etsongea :

« Tu as tort de jouer l’ironie avec moi.Nous causerons de tout cela, plus tard. »

Une chose, entre toutes, lui étaitinsupportable : N’être pas pris au sérieux. Et, malgré qu’ilfût certain – et pour cause – d’avoir la seconde manche, ils’irrita d’entendre qu’on lui parlait sur un ton persifleur.

Il regarda le Commissaire, son secrétaire etun inspecteur entrer dans la maison, haussa les épaules, et restaen faction devant la porte, afin d’être bien sûr que si luin’entrait pas, du moins aucun confrère n’entrerait. Attirés par laprésence des agents, par les allées et venues insolites, des genss’étaient arrêtés. Des groupes se formaient où l’on se demandait cequi pouvait bien être arrivé. Un homme expliqua la chose à safaçon : c’était une affaire politique, une perquisition ;un autre, qui avait parcouru le Monde, rétablit lesfaits : Un meurtre avait été commis. Il donnait des détails,précisant l’heure, laissant entrevoir les causes ténébreuses de cedrame. Déjà, l’on reprochait à la police sa lenteur. Est-ce qu’aulieu d’immobiliser des agents devant la maison du crime, on neferait pas mieux de les lancer dans toutes les directions ? defouiller les bouges ? Du reste, quoi d’étonnant à ce qu’uncrime fût perpétré avec une pareille audace ? Jamais desergent de ville aux endroits dangereux ! Les rues, passéminuit ? Des coupe-gorges ; et pour ne pas être protégéson payait des impôts plus lourds chaque année. Les agents,impassibles, prêtaient une oreille distraite à ces discours. Coche,sur le premier moment, s’en était amusé. Bientôt il n’écouta plus.Une curiosité impatiente le tenaillait. Par la pensée, à traversles murs, il suivait le Commissaire ; il le devinait entrantdans le corridor, gravissant l’escalier, hésitant sur le palier dupremier étage entre deux ou trois portes – à moins pourtant que destraces de sang qu’il n’aurait pas vues dans la nuit ne luiindiquassent le chemin. Il eut même une seconde d’émotionvéritable : Si les assassins avaient marqué leur passage dansl’escalier, toute sa mise en scène devenait inutile. Mais, cettecrainte l’abandonna vite. S’il en avait été ainsi, le Commissaireserait déjà entré dans la chambre, on aurait entendu un bruit devoix. Non. Là-haut, dans l’obscurité des pièces aux rideaux tirés,on avançait à tâtons. La fenêtre du couloir donnant sur leboulevard était protégée par un store épais ; il l’avait tirélui-même afin de n’être pas dérangé cette nuit.

Par-dessus tout cela, il retrouvait en luil’odeur fade de cette chambre inondée de sang, le relent aigre desverres à demi remplis de vin rouge, il revoyait le grand trou noirde la glace crevée, et le corps effroyable aux yeux immenses,étendu en travers du lit.

Jamais il n’avait connu de minutes aussiviolentes, jamais il n’avait pensé aussi vite.

Il regardait les quatre fenêtres, et sedemandait :

– Laquelle est celle de la chambre àcoucher ? Laquelle s’ouvrira la première ?

Tout à coup, un remous se fit dans la fouleassez considérable maintenant, suivi d’un grand silence au milieuduquel on entendit des volets claquer sur le mur. Entre les deuxmontants de la fenêtre ouverte, une tête apparut, puis disparutderrière les vitres refermées.

Coche regarda sa montre. Il était neuf heureset trois minutes.

À cet instant précis, la justice savait unepartie de ce que lui savait depuis la nuit. Il avait exactementhuit heures d’avance sur elle. Il s’agissait de ne pas les perdre,mais, avant tout, il importait de connaître l’impression premièredu Commissaire.

Cette première impression – qui, généralement,est la mauvaise – influe considérablement, sur la marche del’instruction. Le mauvais policier part en aveugle sur la premièrepiste venue, cherchant surtout à « faire vite » ; levrai limier, lui, sans se départir jamais de son calme, avancelentement, certain que le temps n’est jamais perdu quand il a étéemployé d’une façon judicieuse, et que la déduction la plus logiquea moins de valeur que l’indice infiniment petit qu’on découvretoujours, lorsqu’on sait regarder.

Les curieux étaient venus en si grand nombrequ’on avait dû établir un service d’ordre. On avait dégagé lesabords de la maison, et, dans un demi-cercle vide, Coche etquelques journalistes arrivés en hâte causaient avec animation.

Le représentant d’un journal du soir, unméridional ardent et parlant fort, s’irritait de ne rien savoir deprécis. Il lui fallait absolument un papier pour midi, et il étaitprès de dix heures ! Coche, dont le journal avait, le premieret le seul, annoncé la nouvelle, était assailli de questions. Maissa loquacité habituelle avait fait place à une réserveobstinée.

Il n’était au courant de rien. Il attendait,comme les autres. S’il avait eu la moindre indication, il se seraitfait un plaisir de la passer aux confrères. Ne fait-on pas ainsijournellement, entre reporters, et n’est-ce pas le meilleur moyende donner des renseignements nombreux et sûrs ? Chacun glanece qu’il peut. Bien qu’ « Envoyé spécial » d’une feuille,on se partage la besogne, et la dépêche qu’on expédie n’est que lerésumé, plus ou moins adroit de ce que chacun sait. Tout le monde ygagne, en somme, car on ne peut exiger d’un homme qu’il se trouveen dix endroits à la fois. Pour faire l’information tout seul, ilfaudrait disposer de sommes parfois considérables, de moyens detransport coûteux où impossibles à se procurer.

Tandis qu’à trois ou quatre qui s’entendent,on met les frais et les renseignements en commun. Enfin, pourdonner à son papier une note personnelle, pour avoir l’air d’avoirdit quelque chose, on invente, on brode. Une rectification seproduit-elle ? On l’insère parce que la loi l’ordonne, mais enayant bien soin de la faire suivre d’une courte note où l’onaffirme – après avoir souligné le respect qu’on a du droit desindividus – qu’on maintient formellement les termes del’information produite la veille.

Et Coche, se défendant de rien savoir,insistait sur ce point, évoquant dix, vingt circonstances danslesquelles, bon confrère, il n’avait jamais gardé par devers luiles renseignements qu’il tenait du hasard ou de son habileté.

Le journaliste du Midi approuvait ses paroles,tout en trépignant d’impatience. Les autres avaient le temps d’êtrecalmes, parbleu ! Il leur restait l’après-midi et la soiréepour aller aux nouvelles : lui, était pris de court.

Il ne comprenait pas qu’en ce moment leCommissaire pût avoir une préoccupation plus grave quecelle-là.

… Le temps passait, et personne ne sortaittoujours pas de la maison. Un des reporters émit l’avis qu’ilfaisait soif, et qu’on pourrait tout aussi bien attendre dans uncafé. Mais, dans ce sale quartier, où en trouver un ?

– À cinq minutes d’ici, fit un curieux. Aubout du boulevard, prenez l’avenue Henri-Martin ; il y en a unplace du Trocadéro.

– Parfait, fit le méridional. Vous venez,Coche ?

– Oh ! moi, je ne peux pas, je ne peuxpas tout de suite, du moins. Mais, allez-y, vous ; si j’aiquelque chose, je vous préviendrai.

– Entendu, vous venez, les autres ?

Coche regarda ses confrères partir, et seretrouva seul.

Il ne lui déplaisait pas de les voirs’éloigner. Depuis qu’ils étaient là, il sentait tout le poids deson secret. Vingt fois il avait été sur le point de laisseréchapper un mot, une phrase. Il avait dû faire un effort très grandsur lui-même pour ne rien dire au confrère du Midi, sachant que lepauvre diable comptait peut-être sur son papier du soir, à quatrecentimes la ligne, pour donner un à-compte à son restaurateur.Mais, quoi ! Par une vaine pitié, par une sensiblerie degrisette, allait-il tout gâter, déflorer son information, risquerde perdre une partie si bien engagée ?… Plus tard, il ledédommagerait. Pour l’instant, cette affaire était son affaire. Labonne camaraderie ne lui avait pas si bien réussi, qu’il luisacrifiât une pareille chance de succès.

Petit à petit, il sentait l’énervement del’attente l’envahir. Il était partagé entre la joie secrète desavoir la police en train de patauger, et la curiosité de connaîtreles détails de cette constatation. Entre temps, il écoutait lesbavardages de la foule, essayant d’attraper un mot qui lerenseignât sur l’identité de la victime, ses habitudes, sa façon devivre. Car, il se trouvait dans cette situation bizarre, deconnaître mieux que personne une partie de la vérité, la partiepassionnante, terrible, mais d’ignorer, de la façon la plusabsolue, cette chose que n’importe qui pouvait savoir : le nomde l’assassiné.

Des bribes de phrases qu’il entendait, ilressortait que personne n’était plus avancé que lui.

Des voisins racontaient que le vieillardsortait rarement, juste pour faire ses provisions ; que,parfois, l’été, à la nuit close, il se promenait un peu dans sonjardin, mais qu’il ne recevait jamais personne, faisant lui-mêmeson ménage, menant une existence calme et mystérieuse, dont onavait cherché souvent, mais en vain, à en découvrir le secret.

Vers midi, le Commissaire, accompagné de sonsecrétaire et de l’inspecteur, sortit. Les trois hommess’arrêtèrent dans le jardin, levèrent les yeux vers les fenêtres,s’approchèrent du mur, tout en parlant avec animation, puis sedirigèrent vers la grille. Au moment où ils allaient la franchir,Coche fit un pas :

– Eh bien, Monsieur le Commissaire ?…

– Votre information était exacte…

– Maintenant que vos premières constatationssont faites, serait-il possible d’entrer, ne fût-ce qu’unmoment ?

– Ce serait tout à fait dénué d’intérêt, jevous assure. Je ne demande pas mieux que de faciliter votre tâche,et, si vous voulez m’accompagner jusqu’à mon bureau, en route jevous raconterai ce que j’ai vu, ce que je peux vous dire. J’ajouteque mon opinion est faite, et que les choses iront, je pense,rondement…

– Vous avez découvert des indices, relevé destraces ?…

– Monsieur Coche, ne m’en demandez pas trop…Et vous, pendant tout ce temps, qu’avez-vous fait ?

– J’ai réfléchi… j’ai écouté… j’airegardé…

– Et c’est tout ?

– À peu près…

– Vous voyez que si je ne disais rien, vousseriez fort en peine pour faire votre article de demain ? Maisrassurez-vous, je vous en confierai plus qu’il n’en faut pourremplir deux colonnes.

– Eh bien, Monsieur le Commissaire, je ne veuxpas être en reste avec vous. Au cours des trois heures que j’aipassées ici, j’ai, comme je vous le disais tout à l’heure,réfléchi, écouté et regardé. La réflexion, je l’avoue, ne m’a pasconduit à grand’chose ; en écoutant, je n’ai pas recueilli derenseignements précieux. Mais en regardant… oh ! enregardant !… Vous n’imaginez pas quelle acuité prend le sensde la vue quand il travaille seul. Ce qui nous gêne, la plupart dutemps, ce qui paralyse l’effort de nos sens, c’est la distractionde l’un par l’autre. Il m’a toujours semblé, sinon impossible, dumoins, très difficile, de percevoir nettement, en tirant un coup defusil, le bruit de la détonation, le nuage de fumée, l’odeur de lapoudre et la secousse de l’épaule. Mais, si je parvenais à fixer unseul de mes sens, celui de l’ouïe, par exemple, j’analyserais ladétonation d’une façon parfaite. Dans ce bruit, simple enapparence, et violent, je démêlerais presque les milledéflagrations des mille grains de poudre, le frisson que le plombfilant à toute vitesse fait passer dans les feuilles, etj’entendrais l’écho, à la seconde où il s’éveillerait dans lesbois… Or, tout à l’heure, certain que je n’entendrais rien, que pasun murmure ne viendrait du dedans jusqu’à moi, que lesconversations des badauds n’avaient pas plus d’importance que desbavardages de commères ; fatigué de chercher à déchiffrer unmystère dont la clé était sans doute entre vos mains, j’airegardé…

Le Commissaire qui, depuis un instant écoutaitdistraitement, ouvrit la bouche et commença :

– Mais…

Coche ne le laissa pas formuler sa phrase et,très naturellement, poursuivit :

– J’ai regardé, oh ! regardépassionnément, furieusement, comme doit regarder un être qui n’aplus que le sens de la vue pour le guider ; regardé commeregarde un sourd, comme écoute un aveugle. Toute mon intelligence,toute ma volonté de comprendre a passé dans mes yeux, et mes yeuxtravaillant seuls, sans le secours de mes autres sens, mes yeux ontvu une chose à laquelle vous n’avez pas, je crois, prêté la moindreattention, une chose qui peut être sans intérêt, comme elle peutêtre d’une importance capitale, une chose qu’il faut voiraujourd’hui, car elle aura sans doute disparu demain… ce soir… dansune heure…

– Et cette chose ?

– Si vous voulez bien vous retourner, vous ladistinguerez, non pas aussi bien que moi, car elle s’est effacéedepuis une heure, mais assez cependant pour que vous regrettiez,j’en suis certain, de n’y avoir pas fait attention plus tôt. Cettechose c’est l’empreinte d’un pied marqué sur la terre, c’est cettepetite tache qui se dessine dans le gazon, un peu plus sombre aumilieu de la gelée blanche. Le soleil l’a quelque peu abîmée ;tout à l’heure, elle était d’une netteté remarquable.

– Rentrons, fit vivement le Commissaire.

Coche, cette fois, le suivit. Quand il posason pied sur le sable de l’allée, il éprouva une sensationindéfinissable d’orgueil et de peur. Machinalement il regardal’empreinte et ses pieds. La trace allongée, étroite, neressemblait guère à celle que ses gros souliers américains venaientde faire sur le sol (il avait adopté pour le travail les chaussuresà bout arrondi, à semelle débordante, mais ne portait, le soir, quedes souliers très fins, étant fier de son pied cambré etdélicat).

Penché sur le gazon, le Commissaire examinaitcette empreinte. Le soleil maintenant haut dans le ciel avait crevéles nuages gris. De petits rayons de lumière doraient par place lacouche mince de givre. L’un deux tomba directement surl’empreinte.

– Un centimètre, un crayon, vite, fit leCommissaire, en tendant la main sans se retourner.

– Un crayon, voilà, fit le secrétaire. Mais jen’ai pas de centimètre.

– Qu’on coure m’en chercher un. MonsieurCoche, vous avez un appareil photographique ?… Seriez-vousassez aimable pour me prendre un cliché de cetteempreinte ?

– Volontiers. Mais la photographie ne vousdonnera qu’une image, une simple image, très petite, à laquellemanqueront les rapports avec les points de repère que vous pourriezétablir sur le sol. Les clichés d’objets posés à terre sont trèsimparfaits ; pour relever la position d’un corps, il faut desappareils spéciaux, très compliqués. Au reste, nous sommes arrivésbien tard… Le soleil fait fondre tout cela… Mon empreinte…

Il eut une hésitation imperceptible enprononçant ces deux mots : « Mon empreinte » et,rectifia très vite :

… L’empreinte que j’avais remarquée devient deplus en plus vague… ses bords s’estompent, disparaissent… Dans uneminute il n’en restera rien… Voyez, on ne distingue presque plus letalon… la semelle à son tour commence à fondre… diminue… C’estfini !… Quel dommage que vous ne soyez pas sorti quelquesinstants plus tôt !

Tout au fond de lui, il éprouva un soulagementréel et très grand. Pendant quelques minutes, il lui avait semblé –pure imagination du reste – que les trois hommes l’avaient dévisagéà la dérobée, comme si sous ses gros souliers ils avaient deviné lepied fin et petit, capable de laisser dans la gelée blanche dumatin, l’empreinte que le soleil avait fait disparaître en uninstant. Son but, pourtant, était bien de se faire soupçonner,arrêter même. Mais, plus ce but devenait proche, plus ils’efforçait, malgré lui, de l’éloigner.

La justice lui apparaissait comme une forceredoutable, comme une bête aux cent bras qui ne rend pas volontierssa proie. Puis, il sentait qu’il avait tout à gagner à restermaître de l’heure, à pouvoir choisir l’instant précis où il luiplairait de se laisser prendre. Pour bien connaître et bien jugertous les rouages de la police, il voulait en pouvoir suivre le jeu,en commander presque la marche, la ralentir ou l’accélérer à saguise. Aussi, lorsque le Commissaire, pour ne pas laisser devinerson dépit, murmura :

– Après tout, peut-être, cette empreinteparvenait-elle de l’un de nous ? Mon secrétaire qui était à magauche peut fort bien avoir posé le pied sur le gazon…

Coche se rangea à son avis, sans capitulertout à fait cependant.

Il n’était pas mauvais qu’un peu de troublesubsistât dans l’esprit du magistrat. Il sentait qu’en disant cela,le Commissaire masquait une partie de sa pensée, et que, sans tenircompte d’une façon apparente de cette empreinte, il ne pourraits’empêcher, au cours de son enquête, d’en faire état. Il dit donc,d’un ton assez détaché :

– Autant que je puis l’affirmer, il me semblebien que personne de vous n’a marché sur la plate-bande. Pendantque vous traversiez le jardin, je vous suivais des yeux, etj’aurais remarqué, je crois… La seule chose dont je sois certain,c’est que cette empreinte était d’une netteté parfaite lorsque jel’ai vue pour la première fois. Maintenant, je vous le répète, delà à certifier qu’elle existât avant votre entrée dans l’allée… Lemieux en tout cas est de n’en point parler.

Cette dernière phrase acheva de rassurer leCommissaire. Il lui eût été désagréable qu’on pût lui reprocherd’avoir été moins perspicace qu’un journaliste. Cette faute pouvaitnuire a son avancement, et, reconnaissant à Coche d’avoir deviné sapensée, devancé ses désirs, il lui dit d’un ton presqueamical :

– Montez en voiture avec moi. J’aurai le tempsde vous donner quelques tuyaux.

– Je préférerais, fit Coche, le sentant un peuà sa discrétion, pénétrer avec vous, ne fût-ce qu’une minute, dansla chambre du crime. Les renseignements que vous me donnerez meseront précieux, sans aucun doute, mais qu’un confrère vienne dansune heure à votre commissariat, vous ne pourrez guère lui taire ceque vous m’aurez révélé.

« Tandis que, vous voyez, je suis seuljournaliste avec vous. Les autres, perdant patience, sont partis,et, si vous accédez à mon désir, il vous sera facile de répondre àceux qui se plaindraient d’avoir été moins favorisés que moi :« Il fallait être là… »

« Et puis, une chose vue prend uneimportance énorme aux yeux du lecteur. Quand bien même je neresterais en présence du corps qu’une seconde, je pourrais endonner une impression bien plus violente.

– Si cela vous tient tant au cœur, suivez-moidonc. Nous ne ferons qu’entrer et sortir, mais du moins, vous aurezvu…

– Je n’en demande pas davantage.

Le petit groupe entra dans la maison. Lecorridor que Coche avait exploré la nuit, à tâtons, lui parut trèslarge. Il se l’imaginait étroit, avec des dalles grises, des mursnus et blancs.

Le carrelage était en briques rougesluisantes, le mur d’un vert tendre, était orné de vieillesgravures, d’armes, de bibelots anciens, et l’escalier, qu’il eûtjuré de bois vermoulu, était en pitchpin ciré. Tout, dans cettedemeure, était propre et gai.

L’escalier gravi, il se reconnut mieux sur lepalier, et, de lui-même, s’arrêta devant la porte. Il regretta cetarrêt involontaire, et se demanda :

« À la place du Commissaire, l’aurais-jeremarqué ?… »

Mais il n’eut pas le temps de réfléchirlonguement. La porte s’était ouverte. Il fit un pas et s’arrêta,très ému.

Ce retour dans la chambre où il avait passédes minutes si effrayantes, était doublement impressionnant. Enl’espace d’une seconde il déplora son projet de la veille, et lacuriosité qui l’avait poussé à revoir ce spectacle. D’un gestemachinal, sans oser regarder autour de lui, il se découvrit.

Chose étrange, lui qui n’avait pas craint defouiller les papiers épars, de remuer les linges maculés de sang,de toucher même ce cadavre, à l’heure où tout était danger, où,ignorant des êtres et des lieux, il risquait sa vie pour un geste,pour un murmure, il tressaillit et retrouva en lui cette peurimprécise, inexplicable, et souveraine qui, la veille, l’avaitétreint sur le boulevard solitaire, près du quartier degendarmerie.

– Faites bien attention, lui dit leCommissaire. Ne touchez à rien… ne déplacez rien, même pas cemorceau de verre, là… sous votre pied… Rien n’est négligeable, enpareil cas… là… là… C’est un fragment de bouton de manchette… çan’a probablement aucune importance… mais on ne sait jamais…

Coche n’était pas de ceux qui demeurentlongtemps sous une impression pénible. À force de blaguer lesautres, il en était arrivé à se blaguer lui-même, et la réflexioncandide du Commissaire l’emplit d’une joie profonde. Ce bouton demanchette, sans importance !… Il réfléchit :

– Et si ce policier était de premièreforce ? S’il avait su démêler, au milieu de ce désordre, cequi est vrai de ce qui est truqué ? S’il lisait en moi,ironique à sa façon, s’amusant à me voir me donner tant de peinepour mal mentir ?…

Le Commissaire reprit :

– Tout indique une lutte courte, maisdésespérée… Cette table déplacée, cette chaise brisée, la glacefendue, le corps renversé sur le bord du lit… Regardez-le ;vous ne trouverez jamais face d’assassiné plus effrayante. Toute lascène du meurtre est là, sur cette figure. Je la devine aux lèvresretroussées, aux yeux révulsés ; je la lis sur ces mainsagrippées aux draps… N’est-ce pas que c’est terrible ? Vousn’avez jamais rien vu de pareil, j’en suis sûr…

– Si, murmura Coche, se répondant à lui-même.J’ai vu, un jour, un homme assassiné, mais assassiné depuis uneheure, une demi-heure à peine. À peine refroidi, il gardait commeun souvenir de la vie dans les yeux. Il était étendu ainsi, dansune mare de sang ; la blessure qu’il portait était presqueidentique… et cependant, il avait je ne sais quoi de plus sinistreque celui-ci… Celui-ci, je le regarde sans peur, comme jeregarderais un visage de cire… C’est un mort, simplement… Cettechambre est pareille à vingt autres chambres… tandis qu’encontemplant l’autre… celui que j’ai vu… autrefois… j’eus lasensation qu’il lui restait de l’épouvante autour de la figure,entre les lèvres, devant les yeux ; la maison… une maisonpaisible et gaie comme celle-ci, suait le meurtre, sentait le sang,le sang vivant, chaud et fumant, pareil à celui qui coule entre lesdalles des abattoirs… Demain, dans huit jours, j’aurai oublié celuiqui est devant moi… L’autre… je garde son image et je sens que jela garderai toujours…

Il avait parlé d’une voix sèche, appuyant lesphrases, crispant les doigts, à la fois tenaillé par une épouvanteréelle, et enivré par la volupté redoutable de se savoir au bord del’abîme et de penser :

« En ce moment, les mots que je dis n’ontde sens que pour moi. Nul ne peut lire derrière la barrièreinfranchissable de mon crâne, où dort toute la vérité ! Je latiens dans ma main, comme un oiseau captif. J’entr’ouvre lesdoigts, et je la sens battre mes paumes, prête à m’échapper ;je resserre mon étreinte, je l’étouffe, je la reprends… Je n’aiqu’un mot à dire… un geste à faire… Non… Je ne dirai pas ce mot… Jene ferai pas ce geste…

– C’est curieux… j’aurais cru, fit leCommissaire. Moi qui, pourtant, ai l’habitude de ces sortes despectacles, j’avoue que celui-ci m’a causé une émotionextraordinaire… Et… c’est à Paris que vous avez vu cemort ?…

– Oh non, en province, il y a longtemps, unedizaine d’années, balbutia Coche.

Et entendant que sa voix sonnait le mensonge,il ajouta, pour effacer l’impression bizarre causée par sonrécit :

– Je débutais, dans une petite feuille locale,du côté de Lyon… Le crime, assez banal, ne fit de bruit que dans larégion… je me souviens qu’on n’en parla pas du tout dans lesjournaux de Paris.

Cette fois, il eut la sensation très nette queles trois hommes avaient les yeux fixés sur lui, et son angoissefut si violente qu’il dut reculer d’un pas, et s’appuyer au murpour ne pas fléchir sur ses jambes.

– Je crois, fit le Commissaire, que vous enavez vu assez pour faire votre article. Mais, que diable, vous quiavez de pareils souvenirs, vous devriez être un peu plus solide…Vous êtes effroyablement pâle…

– Oui… je sens… je dois, en effet, être trèspâle… Brusquement, la tête m’a tourné… ce ne sera rien…

– Allons-nous-en, répondit le Commissaire enlui montrant le chemin, et, à mi-voix, il glissa à sonsecrétaire :

– Tous les mêmes, ces sacrésjournalistes ! Ils ont toujours vu « plus fort », etquand ils sont au pied du mur…

Coche n’entendit pas, mais voyant leCommissaire parler bas en le regardant de côté, convaincu qu’ils’était trahi par sa sortie maladroite et son insistance à donnerdes détails que personne ne lui demandait, il pensa :

– Déjà !… je ne suis qu’unmaladroit !

En traversant la chambre, ses yeux seportèrent sur la glace. Son visage s’y reflétait à la place où ill’avait vu la veille ; il lui sembla qu’il était bien pluspâle, qu’un cercle plus foncé se creusait au-dessous de ses yeux,qu’un rictus plus sinistre tordait sa bouche, et que sa face,enfin, était pareille à celle des condamnés à mort que le bourreautraîne sous le couteau.

Il ferma les yeux pour ne plus se voir, etsortit de la chambre les épaules serrées, les jambes raides,claquant des dents.

Il ne reprit son sang-froid que dans la rue.L’air frais qui lui fouettait le visage dissipa l’affreuse vision.Il sourit de sa terreur, et, assis dans le fiacre,s’écria :

– Décidément, j’ai perdu l’entraînement.Pardonnez-moi… J’ai été lamentable… au-dessous de tout…

– Peuh… manque d’habitude…

La voiture roulait doucement, secouée par letrot inégal du cheval poussif. La lumière, un instant plus vivesous la caresse du soleil frileux, commençait à s’éteindre. Uneombre grise descendait du ciel plus bas. La neige se mit à tomber,d’abord en une poussière fine, puis à gros flocons serrés et lourdsqui descendaient verticalement dans le grand silence du boulevarddésert.

Les deux hommes se taisaient, plongés dansleurs réflexions. Coche effaça du bout des doigts la buée ducarreau et regarda le sol, les maisons et les flocons de neige. Ilaurait bien voulu savoir ce que pensait le Commissaire, ce qu’ilavait vu, ce qu’il croyait, mais, par une prudence excessive, ilhésitait à parler le premier. Pourtant, se rendant compte que sonmutisme pourrait sembler surprenant, il demanda :

– En somme, votre avis sur cette affaire,Monsieur le Commissaire ? Est-ce le crime banal ayant le volpour mobile, ou pensez-vous qu’on doive lui chercher des causesplus obscures, plus lointaines ?…

– S’il faut vous donner ma pensée exacte, jevous dirai que, dès à présent, j’écarte le vol. Je ne prétends pas,bien entendu, que certains objets, des valeurs même, n’aient pointdisparu : je suis certain, tout au contraire, qu’on asoustrait des bibelots, de l’argent… Mais c’est pour avoirl’air.

– C’est-à-dire ?…

– C’est-à-dire qu’on a tenté d’établir unemise en scène capable d’égarer la justice.

– Diable, songea Coche, serais-je tombé sur unMonsieur Lecoq en chair et en os ? S’il en est ainsi, la veinene veut pas de moi !

Et, tout haut, il ajouta :

– Hé ! Hé ! voilà qui est tout àfait intéressant ! J’avoue que rien de ce que j’ai pu voirn’avait fait naître en moi un semblable soupçon. Ainsi posé, leproblème apparaît singulièrement compliqué…

– Pour un esprit superficiel, oui… Pour moi,qui depuis vingt-trois ans ai pris l’habitude d’évoluer dans lesmilieux les plus divers, parmi les intrigues les plus savammentourdies, il n’en va pas de même. Bref, s’il me fallait exprimer monimpression, je dirais :

« Un homme, parfaitement au courant deshabitudes du vieillard, est entré dans la maison, s’est emparé depapiers capables ou de lui être utiles, ou de le compromettre…

– Ah bah, fit Coche, extraordinairementintéressé… Des papiers ?… de simples papiers ?… vouscroyez ?…

– J’en suis sûr. J’ai trouvé dans un tiroirplusieurs centaines de lettres, pêle-mêle. Elles n’avaient pas étéplacées ainsi par leur destinataire, j’en jurerais. L’assassin,après les avoir parcourues, après avoir fouillé les enveloppes, avivement rejeté le tout en désordre. Trouva-t-il ce qu’ilcherchait ? L’enquête nous renseignera sans doute sur cepoint… Le certain, c’est que, afin de faire croire au meurtre ayantle vol pour mobile, il s’est emparé de quelques pièces d’argenterie– le tiroir du buffet a été bousculé – et d’une somme d’argent quidevait se trouver dans un porte-monnaie ramassé par mon secrétairederrière le lit. Je ne serais pas étonné que certains bijouxeussent été dérobés – toujours pour la raison que je vous exposaisau commencement. Je puis vous le confier, puisqu’aussi bien, dansune heure, tous les bijoutiers de Paris, et demain tous lesbijoutiers de France le sauront, j’ai trouvé par terre un fragmentde bouton de manchette dit à chaînette qui appartenaitvraisemblablement à la victime… Enfin, et ceci pour n’être qu’unargument psychologique n’en a pas une moindre valeur à mes yeux,l’ordre – si je puis m’exprimer ainsi – qui régnait dans ledésordre ; je ne sais quel souci de propreté, mêlé à l’horreurdu massacre, me permettent d’affirmer que le crime est l’œuvre d’unpersonnage appartenant à une classe plutôt élégante de laSociété ; que ce personnage est un être parfaitementéquilibré, doué d’un rare sang-froid, et qu’il a agi seul… Je vousdirai encore… Mais je vous en ai déjà trop dit…

Coche avait écouté le Commissaire sansl’interrompre. Son inquiétude du début avait fait place à unesatisfaction profonde. Son plan si vite établi, si rigoureusementexécuté, n’échouerait pas, il en était sûr maintenant. Bien plus,sa mise en scène suggérait à la police des idées auxquelleslui-même n’avait pas songé. On eût dit que le Commissairecompliquait les choses à plaisir, et qu’au lieu de déduirelogiquement des faits un commencement de preuve, il s’efforçait dejouer la difficulté. Il n’était pas jusqu’aux choses les plussimples, qui ne prissent pour lui l’aspect d’indices sérieux. Partisur une fausse piste, il ramenait à son idée première les faits lesplus divers. Ayant écarté, dès la première minute, l’hypothèse d’uncrime de rôdeurs – la seule véritable, et la plus plausible en touscas – il interprétait tout en fonction de sa théorie personnelle.Au premier pas, sans hésitation, tête baissée, on était allé donnerdans le piège que lui, Coche, avait tendu. Lorsque le Commissaireavait dit :

« On a imaginé une mise en scène capabled’égarer la Justice… »

Coche avait cru que le magistrat, doué d’unerare pénétration d’esprit, avait entrevu la vérité, alors qu’enréalité il l’entourait d’un nuage plus épais, la protégeaitderrière une barrière plus infranchissable. Ainsi, non seulement saruse n’était pas soupçonnée, mais, par une extraordinairetransposition des faits, pour l’homme chargé de guider lespremières recherches, tout ce qui avait semblé au journalistedevoir constituer un début de charges contre lui, n’était tenu quepour quantité négligeable. Cette interprétation lui parut sibouffonne qu’il voulut l’entendre formuler nettement, en des termesne laissant place à aucune équivoque.

– Si je vous comprends bien, l’assassinunique, l’homme du monde meurtrier, a voulu faire croire à un crimede rôdeurs ? Il a essayé sans y parvenir de« faire » du désordre ? Il n’a pas volé, ainsi quel’aurait fait un professionnel du cambriolage. Il a opéré seul, eta voulu faire croire qu’il avait des complices.

– Exactement.

La voiture s’était arrêtée à la porte ducommissariat. Coche descendit le premier et tapa du pied pour sedégourdir les jambes. Il était d’une humeur charmante, les chosesmarchaient mieux qu’il n’aurait osé l’espérer. En quelques heures,il avait recueilli plus de renseignements, il avait entenduformuler plus d’erreurs qu’il ne lui en fallait pour rédiger sesdeux premiers articles. Il remercia le Commissaire, et lui dit,très naturellement :

– Avec ce que vous m’avez confié, me voilàtranquille. Je suis tout à votre disposition si je puis vous êtreutile en quoi que ce soit…

– Je ne dis pas… à l’occasion…

– Un mot encore. Vous ne ferez pas état dansvotre procès-verbal de l’empreinte que je vous avais signalée dansle jardin ?…

– Mon Dieu non… puisqu’aussi bien je ne l’aivue qu’à peine…

– Juste, très juste… De mon côté, je n’enparlerai pas. Allons, au revoir, Monsieur le Commissaire, et encoremerci.

– Tout à votre disposition, et à bientôtj’espère ?

– À bientôt.

– Et maintenant, songea Coche, à nousdeux !

Chapitre 4La première nuit d’Onésime Coche, assassin

 

Au moment où Coche entra dans le café de laplace du Trocadéro, le journaliste méridional demandait d’une voixde Stentor « La Générale », et, dédaigneux des vainsefforts, des gestes inutiles, abattait d’un revers de main lescartes sur le tapis en disant :

– Vous ne tenez pas à jouer, n’est-cepas ?…

Mais, comme il prenait les soucoupes et lespassait à son voisin de droite, il aperçut Coche, ets’écria :

– Des nouvelles ?

– Sensationnelles, fit Coche en s’asseyant surla banquette. Demandez du papier, de l’encre et écrivez, il y en apour un instant. Vous arrangerez ça à votre façon. J’ai causélonguement avec le Commissaire. Il m’a donné tous lesrenseignements que je voulais, sauf un cependant, que j’ai omis delui demander : le nom de la victime.

– Ça n’a pas d’importance. C’est un nomméForget, un petit rentier qui habitait là depuis trois ans. Pour deplus amples détails, nous n’aurons qu’à passer tout à l’heure auCommissariat.

– Parfait. Eh bien, voilà.

Et il dicta sa conversation avec leCommissaire, insistant sur les moindres détails, soulignant lesintonations, précisant les hypothèses. Mais il se garda bien dementionner sa visite dans la chambre du crime, la trace de pas, etles invraisemblances qu’il avait relevées dans les déductions dumagistrat. Cela était à lui, à lui seul. Au reste, nul n’aurait puprofiter de ces indications. Elles étaient sans valeur pour qui nepouvait connaître le fond des choses.

Tout en dictant, il examinait la salle d’unœil distrait. Au bout d’un moment il s’aperçut qu’il était dans lecafé d’où il avait téléphoné la veille ; par un hasardcurieux, il était assis à la même place. Il songea d’abord àdétourner la tête afin de n’être pas reconnu, puis se dit qu’aprèstout, bien fin qui pourrait voir quoi que ce soit d’extraordinaireà ce qu’un consommateur de la nuit revînt le lendemain. Personne nefaisait attention à lui. La caissière rangeait ses petits plateauxde sucre, les garçons mettaient le couvert, et le patron, assisauprès du poêle, lisait tranquillement les journaux.

Il acheva donc son récit, répondit de lameilleure grâce du monde aux questions supplémentaires qu’on luiposa, avec la double satisfaction de permettre à des confrères derédiger leur papier sans fatigue, et de garder pour lui le bénéficede son reportage sensationnel.

Ils sortirent enfin. Les uns montèrent envoiture, le journaliste méridional se hâta vers le Métro. Quant àlui, prétextant des courses à faire dans le quartier, il s’en allaà pied, tout doucement, heureux d’être enfin seul, libre de penser,sans avoir la préoccupation constante de l’attitude à conserver, etdes mots à ne pas dire.

Il déjeuna dans un restaurant de cochers,parcourut des journaux, revint vers le boulevard Lannes, gagna lesfortifications, pris d’un besoin d’activité physique, énervé par lasolitude, et par une crainte vague dont il ne démêla pas trèsexactement d’abord la raison. Il s’irrita, songeant que les vraismeurtriers, ceux dont on ne s’occupait guère, étaient peut-êtreplus tranquilles que lui en ce moment. Il marcha sur la route, pritles petits chemins glissants de la zone militaire, dévisageant leshommes et les femmes qui passaient, et soudain il sentit pour tousces êtres aux faces sinistres, aux vêtements déchirés, une espècede commisération attendrie, l’indulgence fraternelle que faitnaître dans le cœur des hommes le sentiment des joies ou des fautespartagées.

Il ne se rendait pas très exactement compte dece qu’il était lui-même. Le déguisement moral qu’il avait pris legênait à peine. Il était à ce point résolu à détourner sur lui tousles soupçons, qu’il se sentait presque coupable !

Et ne l’était-il pas en effet ? Sans lui,qui sait… on serait déjà sur les traces de l’assassin, et s’ilavait parlé ?…

Dans la chambre sinistre, il avait été sur lepoint de raconter sa rencontre, sa visite mystérieuse, et puis,réfléchissant à tout ce qu’il perdrait ainsi, il s’était tu.Maintenant il sentait quelque chose de formidable peser sur lui. Nes’était-il pas fait, en quelque sorte, le complice desassassins ? Un jour, demain peut-être, il lui faudraitrépondre devant les juges de tout cela ! Mais aussi, quelsuccès de journaliste ! Quelle enquête ! Quelles pagescinglantes à écrire ! Les seuls crimes qui fussent capables debouleverser sa conscience étaient les crimes contre leshommes : le crime contre les institutions et les lois,lesquelles ne sont, en somme, que la codification des préjugés, lelaissait indifférent. Condamné à une amende ou à quelques jours deprison pour s’être moqué de la justice, il ne s’en estimerait pasmoins, et il serait toujours temps, alors, de dire ce qu’il avaitvu, ce qu’il savait, puisque aussi bien, il n’avait pas la moindrepart de responsabilité dans la mort du pauvre vieux, et qu’àl’heure où il était entré dans la chambre tout était fini. Restaitla vindicte publique… Mais qui sait, si pour l’avoir cette foisretardée, il n’allait pas lui donner une de ces leçons profitablesqui font les hommes réfléchis, les lois plus sages, et lesadministrations plus intelligentes ?…

À la nuit close, il se décida à rentrer chezlui. Le concierge en l’apercevant lui dit qu’on était venu deuxfois du Monde, et qu’un monsieur qui n’avait pas voululaisser son nom l’avait demandé. Il demanda des détails, et ne sesouvint pas à qui pouvait correspondre le signalement du visiteur.En toute autre occasion, il se fût contenté de penser :

« Bah ! ilreviendra !… »

Il se borna cette fois à le dire, et s’énervaà chercher. Comme sept heures sonnaient, il ne prit pas le temps demonter jusqu’à son logement, et descendit au journal.

On l’y attendait avec impatience. Dès qu’ill’aperçut, le secrétaire de la rédaction se répandit en questionset en reproches :

« Depuis vingt-quatre heures son attitudeétait vraiment extraordinaire. On ne le voyait plus ; ilfallait courir après lui aux quatre coins de Paris. La veille, àl’heure du coup de téléphone, il avait été introuvable.Aujourd’hui, où l’on attendait son papier avec fièvre, ildisparaissait depuis huit heures du matin. Il faisait perdre auMonde le bénéfice de son information sensationnelle. Àcette heure, tous les journaux étaient aussi bien, sinon mieuxinformés que lui. Déjà les feuilles du soir publiaient sur le crimedu boulevard Lannes des articles documentés de deuxcolonnes. »

Il brandit devant ses yeux le papier duMéridional :

– Voilà une interview du Commissaire depolice ! Ne venez donc pas me dire qu’il n’y avait pas moyende se renseigner : Ceci a été écrit au plus tard à onzeheures. À onze heures, vous, vous ne saviez rien !… Qu’est-ceque vous voulez ? Tant pis je vais téléphoner à ce garçon-làde venir, et je le mettrai sur l’affaire.

Coche laissa passer l’orage sans répondre,puis se décida à parler :

– Voulez-vous me permettre ?… Vous venezde dire que cet article a été écrit à onze heures ?

– Parfaitement, onze heures et demie au plustard…

– Cet article a été écrit au plus tôt à midiet demi, une heure moins le quart…

– À une demi-heure près, ça n’a pasd’importance.

– Pardon ! Cela en a une très grande…

– Comment savez-vous si exactement à quelleheure votre confrère a rédigé son papier ?

– Parce que je le lui ai dicté… comme je l’aidu reste dicté à trois autres confrères de journaux du matin.

– Ça, par exemple, c’est plus fort quetout ! Alors, l’interview du Commissaire, c’est vous quil’avez eue, et pour faire le malin, pour jouer au bon camarade,bénévolement, vous l’avez passée à d’autres ? Toute la presseaura demain ce qui ne devait être qu’à nous ! C’est tropfort !…

– Hélas, toute la presse ne l’aura pas, et jele regrette… Il n’y aura que quatre journaux, et ce ne sont pas lesplus importants…

– Écoutez, Coche, il est tout à fait inutiled’éterniser une discussion semblable. Vous ne me paraissez pas êtredans votre état normal. D’autre part, il ne m’est pas possible decompter sur un collaborateur aussi fantaisiste dans un cas aussisérieux, alors que nous avons besoin d’une activité de tous lesinstants… L’histoire de l’interview que vous auriez eue et livrée,est-elle fausse, est-elle vraie ? Je ne veux pas le savoir…J’ai d’ailleurs pris depuis quatre heures toutes mes mesures. Vouspouvez passer à la caisse où l’on vous réglera trois moisd’appointements. Nous n’avons plus besoin de vos services…

– Vous m’en voyez tout à fait ravi, MonsieurAvyot. Je me proposais justement de vous prévenir que je désiraisreprendre ma liberté : vous me la rendez sans que je lademande ; vous y ajoutez une indemnité d’un trimestre. Je n’enpouvais espérer autant… Je ne me sens pas très bien, en effet… Jesuis fatigué, nerveux… J’ai besoin de repos, de solitude… Plustard, quand je serai remis… je reviendrai vous voir… Pour le momentje vais partir… Où ? Je ne sais pas encore… Mais l’air deParis ne me vaut rien…

– Voilà une décision bien soudaine, fit lesecrétaire de la rédaction. Hier vous vous portiez à merveille…Aujourd’hui vous vous sentez trop souffrant pour continuer àtravailler… Ce que je vous ai dit tout à l’heure n’est pasirrévocable… il ne faut pas prendre la mouche, et, pourplastronner, répondre que vous aviez l’intention de nous quitter…Oublions ce que je vous ai dit et ce que vous m’avez répondu, etmontez vite à votre bureau rédiger votre papier… Je vous connaisassez pour être sûr que vous avez quelque chose à raconter… quevous êtes renseigné aussi bien, sinon mieux, que n’importe qui…Allons, mon petit, voilà qui est entendu.

Mais Coche hocha la tête :

– Non, non. Je pars… Il faut que je parte… Ille faut…

– Est-ce que, par hasard, vous nous lâcheriezpour entrer dans un autre journal, au moment où nous sommesembarqués dans une affaire aussi sensationnelle ? Si vousvouliez une augmentation, il fallait le dire.

– Monsieur Avyot, je ne veux pasd’augmentation ; je n’entre pas dans un autre journal… Jedésire simplement reprendre, momentanément ou pour toujours – surce point les seuls événements peuvent me fixer – ma liberté…

Et d’une voix qui tremblait un peu ilajouta :

– Je vous donne ma parole d’honneur que je netenterai rien qui puisse porter atteinte aux intérêts du journal,et qu’il ne faut voir dans ma résolution aucune des manœuvres quevous paraissez soupçonner. Quittons-nous bons amis,voulez-vous ?… Un mot encore. Comme j’ai besoin d’un grandrepos, d’un isolement absolu ; comme je veux vivre à l’écartde tous les bruits de Paris, des questions des indifférents ou dela sollicitude des amis, mais comme il me déplairait, d’autre part,que mon départ ressemblât à une fuite, gardez par devers vous leslettres qui pourraient arriver ici à mon nom. Ne les laissez pasdans ma case : on s’étonnerait que je n’aie point donnéd’instructions pour qu’elles me suivent… À mon retour, vous meremettrez tout cela…

– Votre décision est irrévocable ?

– Irrévocable.

– Je ne vous demande pas, bien entendu, oùvous allez, mais vous pouvez toujours me dire quand vouspartez ?

– Ce soir même.

– Et quand pensez-vous revenir ?…

Coche esquissa un geste vague :

– Je ne sais pas…

Puis, ayant serré la main au secrétaire derédaction, il sortit.

Dans la rue, perdu parmi les passants, sefaufilant entre les fiacres, marchant vite, il poussa un soupir desoulagement.

Quelques minutes lui avaient suffi pourétablir tout son plan de bataille. En entrant au journal, il étaitagité, préoccupé. Depuis la veille, les événements s’étaientsuccédé avec une rapidité telle qu’il n’avait pas eu le temps desonger d’une façon définitive à l’attitude qu’il lui convenait deprendre. Son but était, sinon d’égarer la police, du moins de lafaire hésiter, de l’attirer vers lui, sans effort apparent, et del’occuper à ce point qu’elle finît par regarder de son côté, parvoir en lui le coupable possible, et, en fin de compte, parl’arrêter.

Or, pour arriver à ce résultat, il avaitbesoin d’être libre, de n’être retenu par rien, de pouvoir au gréde son caprice, modifier sa vie, ses habitudes, enfin de n’êtreattaché à personne. Collaborateur au Monde, il ne pouvaitpas publier ce qu’il savait, sous sa signature. Et, l’eût-ilpublié, ses phrases n’auraient eu d’autre valeur qu’une opinion dejournaliste. Enfin, était-il logique qu’un homme se fit l’historiend’un meurtre dont il devait être accusé ?

De plus, une pareille épreuve ne pouvait avoirune durée indéfinie. Lancée sur une fausse piste, la police pouvaitfort bien s’entêter, ne rien trouver, et finalement classerl’affaire. Alors, à moins d’en arriver à la dénonciation anonyme etprécise, lui, Coche, ne serait pas inquiété, et cela, il ne levoulait à aucun prix.

Il hésita sur le point de savoir s’ilrentrerait chez lui, et décida de ne plus reparaître dans samaison. Il avait en poche un millier de francs, l’indemnité qu’ilavait touchée au Monde. C’était plus qu’il ne lui enfallait pour vivre pendant quelques semaines. Son existence serait,du reste, peu coûteuse : Une chambre dans un quartier éloigné,des repas dans de petits restaurants ; quant aux sorties,elles se réduiraient forcément au minimum. De ce côté-là, il setrouvait parfaitement tranquille. Son départ précipité prendrait,le jour où les soupçons se dirigeraient sur lui, l’aspect d’unefuite, et les déductions que l’on ne manquerait pas de tirer decette coïncidence entre sa fuite et la découverte du crime,donneraient une étrange force aux présomptions qu’on aurait contrelui.

Vers dix heures, il songea que le moment étaitvenu de faire choix d’un gîte pour la nuit. Il pensa un instant àMontmartre. Quoi de plus simple que de passer inaperçu dans cequartier vivant, grouillant, parmi les fêtards, les artistes et lesindividus louches qui s’y promènent nuit et jour ? Mais, de laplace Blanche à la place Clichy, de la place Saint-Georges à la rueCaulaincourt, il risquait à chaque pas de rencontrer uncamarade.

La Villette et Belleville lui offraient l’abride leur population remuante, mais la police y faisait desincursions trop fréquentes, et, sans être poltron, il préférait unquartier où l’on jouât moins du couteau. Il se souvint du temps,où, jeune journaliste, il avait voulu vivre la vie du quartierlatin, au milieu des étudiants qu’il imaginait pareils aux héros deMurger. Il avait eu, dans le haut de la rue Gay-Lussac, une pauvrechambre meublée d’un lit de fer, d’une table qui servait à la foisde toilette et de table à écrire, et de sa grosse malle debois.

Il ne lui déplaisait pas de se retrouver pourquelques jours dans ce coin de la capitale où, débutant, marchant àla conquête de Paris, il avait vécu des jours d’illusion etd’enthousiasme.

Sans compter qu’au quartier, ou dans lesenvirons, il serait à la fois assez près du Centre pour connaîtretous les bruits, et assez loin, pour que l’idée ne vint à personnede l’y chercher.

Le boulevard Saint-Michel rempli de lumière etde gaieté l’amusa. Il entra dans un café près du Luxembourg, etmangea un sandwich, pour tromper sa faim. Ensuite, il parcourut lesjournaux du soir.

Le Temps, le grave Tempslui-même, consacrait près de deux cents lignes en sa dernière heurede quatrième page, au crime du boulevard Lannes. À bien réfléchir,ce meurtre n’avait rien que de banal. Chaque jour, à Paris, on endécouvrait de semblables, et, sauf l’été, où les journaux à courtde nouvelles se rattrapent sur ce qu’ils peuvent, on leurconsacrait quelques lignes, en mauvaise place, avec un titre trèsmodeste et tout était dit.

Or, par un phénomène bizarre, ce crime duboulevard Lannes prenait, dès le premier jour, l’allure d’uneaffaire sensationnelle. On eût dit qu’un instinct extraordinaireavait averti les gens qu’il cachait quelque chose de neuf,d’imprévu. Et, par une coïncidence plus surprenante encore, lesévénements s’étaient présentés d’une façon telle que Coche n’auraitpas osé les souhaiter aussi favorables à ses projets, et qu’ilallait pouvoir, invisible et présent, les suivre, les critiquer, etpresque les modifier à sa guise…

Il lut avec la plus grande attention lesarticles reproduisant son interview du Commissaire, et sourit,retrouvant ses propres phrases, des réflexions qu’il avait faiteset des questions qu’il avait posées.

« Demain, se dit-il, j’entrerai encampagne. »

Sa consommation achevée, il sortit, remonta larue Saint-Jacques, et arrêta une chambre dans un hôtel. De safenêtre, il voyait la rue et la grande cour du Val-de-Grâce avecson admirable chapelle et son grand escalier.

Il demeura quelques instants le front appuyé àla vitre, repris par mille souvenirs d’autrefois, regrettantpresque son audace, et la tranquillité monotone qu’il goûtaitdepuis des mois. Il se souvint d’avoir fait des réflexionsanalogues un jour, au moment de commencer une conférence qu’iln’avait pas préparée. En s’asseyant devant la table au tapis vert,il s’était dit, comme aujourd’hui :

« Quelle idée tu as eue de te lancerlà-dedans ! Quel besoin de te créer ces petitesangoisses ! À cette heure, tu pourrais être paisiblement cheztoi, au lieu d’affronter le public, la critique… »

Mais bientôt, il rejeta loin de lui cettepensée amollissante.

Il laissa tomber le rideau, quitta la fenêtre,et s’assit près du feu dont la flamme faisait danser le long desmurs des lumières et des ombres.

Les jambes allongées, gagné par la tiédeur dufoyer, et la douceur de toutes choses, libre, inconnu dans cequartier de Paris où il avait jadis vécu, il pensa, non plus enrêveur, mais avec calme, avec méthode. Il refit pour lui seull’histoire des vingt-quatre heures qui venaient de s’écouler, relutles notes qu’il avait prises à la hâte, déchira les papiers qu’ilavait dans ses poches, et les jeta au feu. Après quoi, il sedévêtit, se mit au lit, et, bien au chaud, déjà gagné par lesommeil, songea :

« Lequel dormira mieux cette nuit, ducoupable qui n’a rien à craindre provisoirement de la police, ou del’innocent qui souhaite tout en redouter ?… »

Chapitre 5Quelques points de détail

 

Lorsque Coche s’éveilla, il faisait grandjour, ce grand jour d’hiver qui semble traîner avec lui encore unpeu de crépuscule. Il s’habilla rapidement, pressé de lire lesjournaux. Comme il passait devant le bureau de l’hôtel, le gérantl’appela :

– C’est pour la petite formalité du registrede police…

Le seul mot de « police » le fittressaillir. Pourtant, il répondit du ton le plusnaturel :

– Le registre de police… quoi donc ?

– Nous sommes obligés de tenir exactement unlivre où nous notons le nom, la profession, la date d’entrée desvoyageurs. Bien souvent la précaution est inutile, surtout dans unemaison calme comme la nôtre. Mais, est-ce qu’on sait jamais ?Avec tous ces attentats, tous ces crimes… Voyez le crime duboulevard Lannes.

Du coup Coche se sentit devenir pâle. Ilregarda l’homme fixement, les lèvres entr’ouvertes pour interroger– l’imprudent ! – presque pour protester. Mais l’homme sepencha, fouilla dans un casier, et relevant la tête, après avoirdéposé le registre grand ouvert sur son bureau, montra une figuresouriante qui rassura tout aussitôt le journaliste. Il indiqua dudoigt une ligne où était déjà inscrite une date.

– C’est ici, Monsieur, vous n’avez qu’àremplir… Votre nom, votre profession, l’endroit d’où vousvenez.

Et pendant que Coche écrivait, il ajouta,poursuivant les détails qu’il avait donnés tout d’abord :

– Chez nous, rive gauche, ce n’est pas tantrapport aux malfaiteurs que la préfecture se montre stricte, querapport aux crimes politiques, aux réfugiés russes, aux nihilistes…Nous en sommes infestés, ce n’est pas agréable de loger des gensqui se promènent avec des bombes et risquent de faire sauter toutela maison…

– Évidemment, fit Coche, en lui rendant sonporte-plume.

Et il songea :

« Si avec ce bavard imbécile je ne suispas pisté avant quarante-huit heures, c’est que j’aurai le diablecontre moi. »

Il sortit, le gérant l’arrêtaencore :

– Pour rentrer le soir, vous n’avez qu’àsonner trois fois. Votre clé sera accrochée sous votrebougeoir.

– Merci, répondit Coche.

Sans savoir pourquoi, il resta quelquessecondes sur le pas de la porte, regardant à droite et à gauche,dans la rue, avec cette hésitation curieuse des gens quin’attendent rien, et ne bougent pas cependant, pour se donner unecontenance.

L’homme s’étant remis à sa table, parcourutson registre et lut :

« Farcy, rentier, venant deVersailles. »

Il leva les yeux, examina la silhouette de sonvoyageur, et murmura :

« Toi, tu es rentier comme moi, mon bonhomme. Je m’y connais en figures… »

Mais comme Coche rendu plus nerveux par tousles événements de la veille, se détournait, gêné par ce regardqu’il sentait peser sur lui, il lui adressa son plus engageantsourire, et poursuivant sa réflexion, ajouta :

« Ça m’est, du reste, totalementindifférent, pourvu qu’il paye régulièrement. »

Réflexion qui en fit naître une autre dans sonesprit. Ce voyageur était arrivé sans bagages. Rien ne garantissaitdonc son retour. Coche avait fait un pas, il le rappela :

– Monsieur Farcy !… Monsieur Farcy…

M. Farcy ne venant pas, il courut jusqu’à laporte et appela de nouveau.

– Monsieur Farcy ! Monsieur !

Coche avait fort bien entendu le premierappel, mais n’y avait pas prêté la moindre attention. Ce nom deFarcy qu’il avait inscrit au hasard, quelques minutes avant, luiétait à ce point étranger, que ce fut seulement, en l’entendantcrier avec insistance, qu’il se souvint que c’était son nom. Uneréelle gêne l’avait d’ailleurs envahi depuis qu’il avait quitté sachambre, depuis que – sans aucune intention, évidemment –l’hôtelier avait parlé du crime du boulevard Lannes. Il se retournadonc, d’assez méchante humeur.

– Qu’est-ce que c’est encore ?

– Monsieur, il est d’usage, j’avais oublié devous le dire, de payer la location d’avance, pour la premièresemaine, tout au moins.

– C’est trop juste, répondit Coche, enrevenant sur ses pas.

Il paya donc, décidé à ne pas coucher là lesoir. On ne manquerait pas, dans la suite, de voir là un indicesinon de sa culpabilité, du moins de son désir de n’être pasreconnu.

En même temps, et par une contradictionbizarre, il éprouva, plus intense encore que la veille, unesensation de malaise. À peine s’il avait endossé depuis quelquesheures la défroque de son nouveau personnage, et déjà il en étaitoppressé. Il sentait remuer autour de lui une foule de chosesimprécises ; il devinait la mise en marche hésitante d’abord,puis plus brutale, de cette machine énorme, maladroite parfois,redoutable toujours, qui a nom « La Justice ». Il étaitun peu comme un oiseau qui verrait tomber sur lui, lentement, detrès haut, un filet gigantesque, dont les mailles se resserreraientà tout instant, et qui pourrait comprendre que c’est le piègeinévitable destiné à tomber finalement sur lui.

Il réfléchit qu’en dehors de la scène terriblede la nuit, il n’avait rien fait, et que le temps passait ;qu’il était nécessaire d’agir, et qu’il ne devait pas, s’étantengagé délibérément dans cette voie, attendre tout du hasard. Iln’ignorait point les erreurs des enquêtes de police, mais n’allaitpas jusqu’à les croire si certaines qu’il n’eût qu’à les attendrepatiemment. Son départ du Monde pouvait servir de base àun vague soupçon : il importait de préciser sa culpabilitéapparente.

Il lut, tout en marchant, plusieurs journaux.Tous étaient remplis de détails futiles ou faux sur lecrime. Déjà, quelques-uns annonçaient que la police tenaitune piste sérieuse. Cela le fit sourire. Au Monde, unnommé Béjut, la veille encore chargé de la Chambre des Députés,avait pris sa succession. Sans doute, s’autorisant de l’informationsensationnelle parue dans le journal, il avait revu le Commissairede police, car il précisait avec une autorité où l’on devinait le« renseignement puisé à la bonne source ».

Quand il eut fini sa lecture, Coche replia lesjournaux, et les mit dans la poche de son pardessus.

« Ainsi, pensa-t-il, il a suffi de deuxou trois meubles déplacés, de ma mise en scène maladroite, pourtout fausser ! Ainsi la police qui est payée pour avoir duflair, se laisse prendre au premier appeau placé sur sonpassage ! Ainsi, à côté de tout ce qui aurait dû avoir unpoids réel dans la balance, à côté de la disparition del’argenterie, à côté de la position même du cadavre qui indiquaitavec une effrayante netteté que le crime a été commis au moins pardeux hommes, on n’a vu que mon pauvre bouton de manchette, etlà-dessus, on a bâti tout un roman ! Et il ne se trouve pasdans la presse un seul homme capable de démêler ce qu’il y ad’arbitraire, d’absurde, dans les déductions de la police !J’ai vraiment la partie belle !… »

Ensuite, il se demanda :

« Que font les vrais coupables en cemoment ? Ils ont probablement trouvé un receleur pour écoulerles objets volés, puis ils ont quitté leur gîte habituel, roulentd’auberges en cabarets louches. »

Cette première réflexion lui en suggéra unenouvelle :

« Le vin rend bavards les plus prudents.Les escarpes, les assassins ont un orgueil du crime qui les pousseà parler sans mesure de leurs méfaits. Pour peu que je tarde, quisait si les miens n’auront pas commis la bêtise inévitable, avantque j’aie attiré l’attention de mon côté ? Il n’y a pas uneminute à perdre. »

Il déjeuna rapidement, et se retrouva dans larue vers une heure. Jusqu’à quatre heures, rien à faire. Tous lesjournaux, sauf ceux du soir, somnolent dans l’après-midi. Avyotn’arrivait au Monde que vers cinq heures. D’ici là ilfallait tuer le temps.

Jamais les heures de la journée ne lui avaientparu aussi longues.

Il entra dans un café, commanda uneconsommation qu’il ne but pas, sortit de nouveau, rôda àl’aventure, attendant la nuit. Enfin, des lumières s’allumèrent àla devanture des magasins. Le crépuscule arriva, puis la petiteobscurité, la grande nuit…

Il était dans le quartier de l’ÉcoleMilitaire. Là, du moins, il était sûr de ne rencontrer personne.Depuis qu’il s’y promenait, il éprouvait la sensation d’être dansune autre ville. Il entendit sonner cinq heures. À partir demaintenant, tous ses actes devaient être réglés, coordonnés en vuedu but à atteindre, c’est-à-dire, de sa propre arrestation. Sedénoncer lui-même, il n’y songea pas un instant. Il voulait montrerla routine de la police, son manque de clairvoyance. Il importaitdonc que son arrestation vînt d’elle. Ainsi, il indiqueraitclairement avec quelle légèreté on se lance sur une piste, avecquelle ténacité irréfléchie on la suit, et surtout avec quelentêtement on y reste attaché, contre toute évidence. Le triompheserait de donner du crime la version exacte, et de voir comment sesindications seraient négligées.

Il pénétra donc dans un bureau de poste etdemanda une communication téléphonique avec le Monde.Ainsi qu’il l’avait fait dans le petit café de la place duTrocadéro il changea sa voix et pria qu’on le mît en rapport avecle secrétaire de la rédaction pour communication urgente. Il nelaissa pas à Avyot le temps de l’interroger, et lui dit :

– Monsieur, je suis votre correspondant de lanuit dernière. C’est moi qui vous ai annoncé le crime du boulevardLannes. J’étais, vous en avez eu la preuve, bien informé, et jeviens vous apporter quelques nouveaux détails.

– Je vous remercie, mais je désirerais savoirà qui…

– À qui vous parlez ? Voilà qui estparfaitement inutile. Mes renseignements sont bons, je vous lesdonne pour rien, que pouvez-vous souhaiter de plus ? Vous nesaurez rien de moi, jusqu’à nouvel ordre. Maintenant, si cela nevous va pas, je peux m’adresser ailleurs…

– N’en faites rien, protesta Avyot. Je vousécoute.

– Sachez alors, que la police fait fausseroute, que rien n’est vrai de tout ce qui a été publié depuis deuxjours. Il ne faut pas assigner au crime de motifs obscurs :c’est un meurtre banal, dont le mobile, le seul mobile, fut le vol.Quant aux déductions du Commissaire de police, pure œuvred’imagination. Menez votre enquête vous-même, si vous voulezdécouvrir la vérité. Dites surtout à votre rédacteur de ne pas selaisser aller à raconter tout ce qu’on lui dit.

– Encore une fois, Monsieur…

– Ne m’interrompez pas : peut-être ai-jede graves raisons pour vous dévoiler des choses que je suis seul àconnaître… Conseillez à la Justice d’abandonner la piste qu’ellesuit. Affirmez, et maintenez malgré toutes les apparences, toutesles rectifications possibles, que les coupables…

– Vous dites ?

– Les coupables ; vous avez bienentendu. Demandez dans votre article si l’on est sûr de n’avoirrelevé dans le jardin aucune trace de pas. Je vous en ai dit assezaujourd’hui. Pour le reste, je demeurerai en relations avec vous.Suivant que les événements prendront telle ou telle tournure, jevous donnerai de nouveaux détails… Un mot encore : Ne parlez àpersonne de votre correspondant mystérieux, et sur ce, Monsieur,j’ai bien l’honneur…

Coche raccrocha le récepteur, et se dirigeavers la porte.

Lorsque le Commissaire de police lut, lelendemain, l’article du Monde, il commença par sourire.Mais en arrivant aux dernières lignes, il fronça les sourcils etjeta le journal avec colère.

Malgré se promesse, le reporter avait parlédes traces de pas. On n’y faisait encore qu’une faible allusion,mais il sentait bien que c’était là un ballon d’essai, et qu’onpréciserait le lendemain. Pour que Coche ne parlât point de cedétail, il l’avait traité presque en ami ; il lui avait permisde voir ce qu’aucun autre journaliste n’avait vu, et voilà sarécompense ! Ce n’était point assez que le Monde eûtdonné la nouvelle du crime avant que lui, en eût été informé, ilfallait encore qu’il fournit des armes à ceux qui sont toujoursprêts à dénigrer la police !

Certes, on n’attacherait que peu d’importanceà cet article rempli d’invraisemblances ; certes il était sûrde tenir la bonne piste, et le succès final lui donnerait raison.Mais, n’était-il pas étrange en vérité, que le journal en faveurduquel il avait fait quelque chose d’irrégulier, fût le premier àdiscuter son enquête, à la discréditer ?

– Décidément, se dit-il, ces gens-là sont tousatteints de la manie des grandeurs. Parce que le hasard leur apermis de donner une information sensationnelle, ils se croienttout permis. Ils mènent une instruction parallèle à la mienne. Aufond, n’était cette histoire des traces qui peut m’obliger à desexplications, cet article ne peut que faciliter ma tâche. Que lecoupable s’imagine qu’on cherche d’un côté opposé à celui où il setrouve, il commettra des imprudences, il se cachera moins, et selivrera tout seul… C’est égal, la leçon me profitera.

Il entra dans le bureau du secrétaire, et lejournal à la main, lui dit :

– Vous avez lu ?

– Oui, Monsieur le Commissaire.

– Votre avis ?

– Il faudrait peut-être voir ce Coche, quitteà ne lui dire que ce que vous voudrez perdre. Avec un ou deuxpetits renseignements « à côté » que nous ne donneronspas aux autres, il sera content…

– Mais que pensez-vous de son hypothèse quiest diamétralement opposée à la mienne ?

– Je pense qu’elle vaut ce que vaut unehypothèse de journaliste. Les renseignements qui nous arriventdepuis quarante-huit heures n’ont rien apporté, il est vrai, àl’appui de la nôtre… mais ils ne donnent rien à l’appui de lasienne.

Le Commissaire demeura un moment silencieux,puis murmura :

– Ça ne fait pas l’ombre d’un doute. C’est moiqui ai raison ! Donnez un coup de téléphone au Monde,et priez qu’on m’envoie ce monsieur Coche aussitôt qu’il viendra.Je vais retourner boulevard Lannes, j’y fixerai quelques points dedétail de façon à ce que le juge d’instruction trouve l’affairetoute prête.

La maison était restée exactement dans l’étatoù le Commissaire l’avait laissée l’avant-veille, à ceci près quele corps de la victime, après qu’on eût repéré exactement saposition, avait été transporté à la Morgue.

La chambre avait maintenant un aspectsinistre. Rien ne donne à une pièce un air plus lugubre, plusdésolé, qu’un lit défait, aux draps froissés et refroidis. Àl’odeur fade du sang, avait succédé une odeur de suie et de fuméecaractéristique des demeures abandonnées. Dans la cheminée, lescendres tassées avaient pris une teinte plus sombre ; dans lacuvette, l’eau rosée avait changé de couleur, laissant voir, partransparence, de minuscules grumeaux rouges, et, sur les bords uneraie grise, d’un gris indécis, empâtée par du savon et du sang.Lorsque le magistrat avait pénétré la première fois dans le petithôtel, un peu de vie semblait flotter encore entre les murs.

On dirait parfois que l’être humain laissederrière lui un reflet de sa personnalité, de son existence, commesi les murs, à force d’être les témoins muets de notre vie, enconservaient la trace quelque temps. L’histoire des hommes continueaprès eux dans la demeure qu’ils ont habitée. La chambre où desêtres ont aimé, souffert, est un témoin mystérieux, et pourtantindiscret, pour ceux qui savent regarder, réfléchir. Certainsappartements – pauvres ou luxueux, tristes ou gais – sont hostilesau visiteur qui vient pour les louer. Et, qu’y aurait-ild’invraisemblable, en vérité, à ce que les objets eussent une vieprofonde, insoupçonnée ? N’est-ce pas le passage rapide deshôtes d’une nuit ou d’un jour, qui donne aux chambres d’hôtel cetaspect banal, impersonnel ? Les meubles, cependant, y sontparfois semblables à ceux qui ornent le foyer regretté. Le lit depalissandre, l’armoire à glace, la toilette-commode, avec sagarniture à fleurs, les rideaux à ramages, la descente de lit ornéed’un lion couché dans la verdure, la cheminée avec sa pendule doréeet ses candélabres de marbre, la petite étagère avec ses bibelotsen imitation de Saxe, et la couronne de fleurs d’oranger sous unglobe, tout cela ne forme-t-il pas le mobilier que l’on retrouvedans les vieilles maisons de province ? D’où vient alors que,dans les vieilles maisons les choses sont accueillantes et gaies,sinon de ce qu’elles ont pris, au contact des êtres une viemystérieuse qui, peu à peu, s’affaiblit, se fane, s’attriste etdisparaît quand disparaissent ceux qui la leur prêtèrent unmoment ?… Alors, le parfum qui dormait en elles s’évanouit,leur charme vieillot se flétrit et meurt… Les objets sont pareilsaux gens : ils oublient.

Ainsi, en quelques heures, la chambre du crimevide, sinistre, morte, avait oublié son hôte !

– Il fait froid ici, murmura leCommissaire…

Puis il se mit à marcher lentement, examinantles murs, les meubles, et tous les coins où l’ombre semblait secomplaire. Il s’arrêta un instant près de la toilette, joua du boutdu doigt avec une règle posée sur la table, inspecta la pendulerenversée, arrêtée à douze heures trente-cinq.

Rien n’est effrayant, énigmatique, autantqu’une horloge. Cette machine sortie des mains des hommes et quimarque le temps, règle notre vie, et court toujours du même paségal vers l’avenir impénétrable, semble être auprès de nous unespion placé comme le destin.

Quelle heure marquait celle-ci ? Heure dujour ou de la nuit ? Midi, avec sa lumière immense etjoyeuse ? Minuit silencieux et noir ? S’était-ellearrêtée ainsi, simplement par hasard, ou bien à la minute même quiavait précédé le crime ? Impassible témoin, avait-elle battula dernière seconde de l’homme assassiné ?…

– Il faudra faire venir un horloger expert,dit le Commissaire. Il nous renseignera peut-être sur la raisonpour laquelle cette pendule est arrêtée. Il sera intéressant desavoir si c’est la chute qui a détraqué le mouvement.

– Pardon, Monsieur, fit un Inspecteur enramassant quelques fragments du papier déchiré. Voilà qui me paraitdrôle !… Nous ne l’avions pas vu la première fois…

Le Commissaire prit les trois petits carrésblancs et lut :

Monsieur

22,

E. V.

ési

ue de

Il haussa les épaules :

– Ce n’est rien du tout… Ça n’a aucun intérêt…Qu’est-ce que vous voulez tirer de quelques syllabesincomplètes ?… Laissez donc…

– Possible que ce ne soit pas grand’chose,mais, qui sait ?… si on trouvait ce qui manque !… en yregardant bien, ça me fait l’effet d’un bout d’enveloppe. En lesrangeant dans l’ordre, on trouverait quelque chose comme unsemblant d’adresse :

« Monsieur – 22 – ue de – E.V. »

« Il reste : « ési », quifait peut-être partie du nom de la rue, peut-être du nom dudestinataire. Nous pouvons toujours être sûrs que le particulierdemeure au numéro 22 d’une rue de… ça facilite déjà lesrecherches…

– Belle avance, dit en riant leCommissaire.

L’inspecteur, entêté, tournait et retournaitles papiers, flairant leur odeur, les regardant par transparence.Tout à coup, il s’écria :

– Ah ! mais… Ah ! mais… Voici quiest mieux… Lisez donc ! ! ! Nous n’avons examinéjusqu’ici que le recto… Voyez la pliure… le papier est double… il aun verso… le dos de l’enveloppe… et… qu’est-ce que je trouve surl’un :

Inconnu au 22

« sur l’autre :

Voir au 16

et, tout à côté, la moitié du timbre de laposte… Avec écrit : Rue Bay… ce qui veut sûrement dire RueBayen, ça, ce n’est pas difficile ; dans le demi-rond dutimbre, quelque chose de noir qui devait être la date, et,au-dessous, très net : 08. Nous sommes en janvier, donc cetteadresse n’avait pas été écrite depuis longtemps. Je ne sors pas delà : Vous ferez comme vous voudrez, mais je crois qu’il seraitutile de trouver le Monsieur inconnu de la rue de… je ne sais pasquoi, qui demeurait sans doute au 16 d’une autre rue, de la même,peut-être…

– Cherchez toujours… moi, je donnerais tout ceque vous découvrirez là pour quelques renseignements sur la vie,les fréquentations de la victime… Vous ne trouvez plus rien ?…Nous pouvons partir…

Et le Commissaire sortit avec sesinspecteurs.

Il y avait toujours des curieux sur leboulevard, des agents faisant les cent pas devant la grille. Unphotographe avait braqué son appareil sur la maison et laphotographiait sur toutes ses faces. Au moment où le Commissaireallait monter en voiture, il lui dit vivement :

– Une seconde, Monsieur le Commissaire… Là,merci…

– Ça vous fait bien plaisir d’avoir monportrait ; vous croyez que ça amusera vos lecteurs ?…C’est pour quel journal ?…

– Pour le Monde, qui le premier…

– Eh bien, fit le Commissaire rageur, vouspourrez dire chez vous… Au fait, ne dites donc rien du tout…

Chapitre 6L’inconnu du 22

 

La journée s’écoula monotone pour la policecomme pour Coche. Cette affaire, à qui la curiosité publiquedonnait d’heure en heure de plus grandes proportions, n’avançaitpas. En dehors du nom de la victime, on ne savait rien. Lescommerçants du quartier interrogés, se souvenaient vaguement d’unpetit vieux, tranquille, peu bavard, et à qui on ne connaissait niamis, ni parente. Il vivait là depuis plusieurs années, sortantpeu, parlant moins encore, et ne recevait de lettres qu’à de trèsrares intervalles. Le facteur ne se rappelait pas avoir sonné chezlui depuis des mois.

– Même, ajouta-t-il, je n’ai pas osé luiporter de calendrier au premier janvier. On ne peut vraiment pasdemander d’étrennes à quelqu’un qu’on ne sert jamais.

Quant à Onésime Coche, il s’énervait dansl’attente. Il aurait voulu à la fois brusquer les événements, etretarder leur cours. Il commençait à se rendre compte descomplications formidables qu’il avait apportées dans son existence,et voyait sous des aspects moins brillants les résultats utilesqu’il tirerait de l’aventure. Le certain, pour l’instant, c’estqu’il vivait en errant, n’osant s’arrêter nulle part, incapable dese renseigner, tenaillé du désir impérieux de revoir les lieux ducrime… comme un véritable criminel.

« Et, ajoutait-il, ce ne serait pas déjàsi bête. On a sûrement établi une souricière autour du boulevardLannes, et, parmi la foule qui défile devant la maison, il y aautant d’agents en bourgeois que de badauds ; on meconnaît ; le Monde, avec l’allure mystérieuse de sesarticles, gêne la police, et on ne manquerait pas de me filer… Toutirait grand train après cela. »

Mais la seule pensée du contact définitif avecla Sûreté l’effrayait.

La solitude totale dans laquelle il vivaitdepuis deux jours lui avait enlevé cette énergie, cet« allant » qui en faisait – quand l’affaire l’intéressait– un reporter incomparable. Il avait besoin pour agir, del’influence du milieu, de la griserie des paroles, de ladiscussion, de la lutte, de l’activité trépidante de tous lesinstants. Privé de cet excitant, il se sentait sans force,hésitant. Noyé dans la foule, frôlant à chaque pas des inconnus,s’asseyant solitaire, aux tables de cafés ou de restaurants,n’entendant qu’à de rares intervalles, quand il faisait son menu oucommandait une consommation, le son de sa propre voix, il avait,libre encore dans Paris et coudoyant des milliers d’êtres,l’impression poignante d’être au secret, dans la plus sûre et laplus silencieuse des prisons.

Vers cinq heures, il téléphona auMonde. On lui répondit d’abord que le Monden’était pas libre. Il attendit un moment, et appela de nouveau. Laligne était très encombrée. Des bribes de phrases lui arrivaientconfuses, traversées par la voix nasillarde des demoiselles,s’envoyant des numéros d’appel. Et, tout à coup, parmi tout cebruit, toute cette friture, il entendit quelqu’un qui disait :« Le journal le Monde ? ».

Il se pencha vivement sur la plaque etprotesta :

– Pardon, Monsieur, pardon, j’ai demandé avantvous…

– Désolé, mais c’est moi qu’on a servi. Allô,le Monde ?…

– C’est un peu violent ! Allô,Mademoiselle !

On riait à l’autre bout du fil.

Il trépigna de rage.

– Allô, Mademoiselle, nous sommes deux sur laligne…

– J’entends bien. Mais ce n’est pas de mafaute. Retirez-vous…

– Non, non !… Voilà un quart d’heure quej’attends, j’en ai assez. Passez-moi la surveil…

Il n’acheva pas sa phrase, et décrochant sansbruit l’autre récepteur, se mit à écouter. La conversation luiarrivait subitement distincte. Il entendait les questions et lesréponses. Jamais la ligne ne lui avait semblé aussi tranquille, etjamais, surtout, conversation ne l’avait plus intéressé quecelle-là. La voix qui lui avait parlé un instant disait :

– C’est fâcheux, à quelle heure vient-ild’habitude ?

Et une autre voix, qu’il reconnut pour celledu secrétaire de la rédaction, répondit :

– Vers quatre heures et demie, cinq heures…Mais il ne faut pas compter.

– Comme c’est ennuyeux, reprit la voix.Savez-vous où on pourrait le trouver ?

– Où diable ai-je entendu cette voix-là ?disait Coche.

– Non, pas du tout, répondit Avyot.

– Enfin, il viendra bien dans la soirée ?Soyez assez aimable pour le prier de passer chez moi… unecommunication urgente…

– Tout à fait impossible. Je suis désolé… Maisil est absent, et je n’ai pas du tout…

« Hé, hé… songea Coche, en appuyant plusfortement les récepteurs sur ses oreilles… »

– Mais quand revient-il ?… fit lavoix.

– Je ne sais pas… Son absence peut seprolonger ; il peut revenir bientôt…

– Il n’a pas quitté Paris ?

– Je ne puis vous renseigner sur ce point… Jesuis désolé, tout à fait désolé…

« Ah çà ! songea Coche de plus enplus attentif, mais c’est de moi qu’on parle, et cette voix… cettevoix… »

– Ne coupez pas, Mademoiselle, nous causons,cria Avyot.

Et Coche, terriblement intéressé par cedialogue, cria machinalement aussi : « Nouscausons ».

Mais aussitôt il se mordit les lèvres. Unsimple hasard, très fréquent, mais qu’il bénissait en cet instant,l’avait mis en tiers dans une conversation qui pouvait se rapporterà lui. C’était folie de l’interrompre par une exclamationmaladroite. La téléphoniste, par bonheur, avait quitté la ligne, etn’entendit pas son appel ; le dialogue continua :

– En tous cas, disait la voix, vous pouvez medonner son adresse ?

– Parfaitement…

– Ai-je des chances de le trouver chezlui ?

« Nom d’un chien, murmura Coche ! jene me trompais pas. C’est le Commissaire ! »

Un petit frisson le secoua. Ses doigts secrispèrent sur les récepteurs, et il se sentit pâlir. Pourquoi leCommissaire insistait-il tellement pour le voir, pour savoir sonadresse, sinon afin de… Il n’osa formuler, même mentalement, la finde sa phrase, mais le mot qu’il redoutait se dressa devant lui,avec une force, une netteté prodigieuses :« M’arrêter ! Je vais être arrêté ».

Le recul n’était plus possible. Il en avaittrop fait pour hésiter, même un instant. Les trois journéesécoulées avaient fui avec une rapidité si vertigineuse, qu’iln’avait pas senti passer le temps, il lui sembla qu’il allait êtrepris au piège dans une seconde. Il eut l’espoir que le secrétairede rédaction ne répondrait pas ; il aurait voulucrier :

– Taisez-vous, ne dites pas monadresse !

Mais, c’était là se compromettre gravement,car, en somme, s’il voulait bien être arrêté, interrogé, accusé, iltenait à garder le pouvoir de faire s’écrouler d’un seul mot toutesles charges relevées contre lui. Or, comment pourrait-il expliquerce cri d’angoisse ?…

La voix poursuivit :

– Je ne sais pas si vous le trouverez chezlui, mais voici son adresse…

Un dixième de seconde, la pensée qu’il nes’agissait pas de lui, traversa l’esprit de Coche. Déjà Avyotcontinuait :

– 16, rue de Douai.

– Merci bien, pardon de vous avoirdérangé.

– Il n’y a pas de quoi, au revoir, Monsieur leCommissaire.

– Au revoir, Monsieur.

Coche entendit claquer les crochets, résonnerla sonnette avertissant que la communication était finie… Un petitbruit de friture… puis, plus rien.

Pourtant il restait là, l’oreille tendue,attendant, espérant, redoutant, il ne savait quoi, cloué sur placepar une émotion intense. Il ne reprit la notion exacte des chosesqu’au bout de deux ou trois minutes. Alors, percevant cebourdonnement confus, pareil à celui qui résonne avec un bruit deflot, dans les larges coquilles marines, il comprit que laconversation était finie, et qu’il n’avait plus rien à faire là. Lamain sur le bouton de la porte, il hésita.

« S’il y avait quelqu’un derrière, si unemain venait s’abattre sur lui ? »

Le souvenir de son innocence n’effleurait mêmeplus sa pensée. Une seule chose y demeurait : son arrestationprobable, certaine !…

À bien y réfléchir, il pouvait, au risque depasser pour un fantoche, avouer la vérité. Tout au plus,risquait-il quelques jours de prison avec sursis, ou simplement uneadmonestation un peu sévère et humiliante… Mais, cela même, il nele pouvait plus. Il était hypnotisé, fasciné, par cette idéefixe : je vais être arrêté.

Et cette pensée, qui l’effrayait cependant,l’attirait, l’amenait à elle avec une puissance obscure etformidable, effrayante, comme le gouffre sur qui se penche levoyageur, tentatrice comme l’appel voluptueux des sirènes qui, lanuit, dans les détroits sonores, entraînaient les marins versl’abîme.

Il sortit enfin. Personne ne fit attention àlui. Seul, l’employé, derrière son guichet, lui dit :

– Il y a deux communications.

– Ah ! bien, fit Coche.

Et il donna un second ticket sans faireobserver qu’il n’avait pas causé un seul instant. Au moment degagner la rue, il eut une courte hésitation :

« Tout de même, si je téléphonais auMonde ? »

Mais il pensa qu’à présent toute démarcheétait devenue inutile et gagna la rue, cherchant les raisons quiavaient pu mettre aussi vite la police sur ses traces, un peu vexé,au fond, de n’avoir pas eu besoin de plus d’adresse et de ruse pourl’amener à regarder de son côté.

En quittant l’appareil, le Commissairetraversa une petite salle où se réunissaient les inspecteurs. L’und’eux, assis devant une table, paraissait plongé dans un travailtrès important.

– Dites-moi donc, fit le Commissaire, est-cetrès urgent ce que vous faites là ?

L’homme sourit :

– Très urgent… non, mais plus tôt ce serafini, mieux ça vaudra… Je cherche dans l’Annuaire les ruesde, rapport au papier trouvé ce matin… ça ne coûte riend’essayer…

– Eh bien, laissez donc ça un instant, prenezune voiture, et voyez si M. Onésime Coche est chez-lui, 16, rue deDouai.

– Rue de ?… fit vivementl’inspecteur.

– Rue de Douai, 16… Vous savez oùc’est ?…

– Oui, oui… Ce n’est pas ça qui m’étonne…c’est ce numéro 16, et puis rue de…

Le Commissaire tressaillit à son tour :ce numéro auquel il n’avait prêté aucune attention tout d’abord,sembla prendre une signification. N’était-ce pas celui qu’il avaitlu le matin même sur le bout d’enveloppe ramassé boulevardLannes ?… Il regarda l’inspecteur, l’inspecteur le regarda ettous deux demeurèrent ainsi quelques secondes, n’osant formuler ledoute qui, brusquement, les avait traversés…

– Allons, dit le Commissaire en haussant lesépaules, qu’est-ce que nous cherchons !… C’est par ceprocédé-là qu’on se met dedans. Une idée passe, on saute dessus, onne la lâche plus, on s’entête… et rien du tout. Si vous vous mettezà regarder de côté tous les gens qui habitent à un numéro 16…

– Je ne dis pas, mais ça me fait drôle… Jepars de suite…

Parce que, dès le matin, il n’avait attachéaucune importance à ce chiffre, et que, maintenant, il n’avait pasrelevé la coïncidence assez bizarre en somme, le Commissaire nevoulut pas paraître faire cas du soupçon de son agent. Mais, restéseul, il regretta de n’avoir pas fait, lui, la découverte dupapier, et de n’avoir pas vu le rapprochement possible. Il n’yattachait encore aucune valeur : quelle vraisemblance queCoche fût mêlé à cette affaire ? Fallait-il, pour une simpleconcordance de chiffres, échafauder tout un roman ? Il rentradans son cabinet en se disant :

« Non… c’est absurde… »

Mais, si absurde qu’il jugeât la chose, il neput la chasser de son esprit. Elle restait en lui, et sa pensée yrevenait sans cesse. Il prit un dossier, le parcourut. En arrivantau bas de la première page, bien qu’il fût certain d’en avoir lutoutes les lignes, il s’aperçut que les mots n’avaient fait quetraverser ses yeux : de leur signification, nul souvenir… Àleur place le chiffre 16 dansait devant lui, insensiblement, lestraits d’Onésime Coche s’y joignaient, d’abord assez vagues puistout à fait précis.

Peu à peu, une foule de petits détails seglissaient dans sa mémoire.

D’abord l’information étrange duMonde, information dont il n’avait pu trouver lasource ; puis les phrases énigmatiques de Coche, son attitudeironique jusqu’à l’insolence, ses réponses mystérieuses, ladécouverte de la trace des pas, son émotion dans la chambre ducrime… Il y avait là jusqu’à un certain point des indices… Mais, sile journaliste avait joué un rôle quelconque dans le crime, commentadmettre tant d’audace ?… Et, pourtant !…

Arrivé à ce point de son raisonnement, il sesentait arrêté, un obstacle barrait sa route, et il n’osaits’avouer à lui-même qu’il s’irritait autant de n’avoir pas lepremier pensé à tout cela, que de l’impossibilité où il se trouvaitd’assigner un mobile aux actes de Coche. Au reste, dans quelquesminutes, il allait être fixé ; sans lui laisser soupçonner ledoute qui avait effleuré son esprit, il lui ferait comprendre cequ’il y avait de gênant dans son attitude. Qu’il en sût long sur lecrime, il en était sûr à présent. Le difficile ne serait pas de luifaire dire ce qu’il savait, mais bien comment il le savait. Cochene lui avait-il pas déclaré :

« La Presse possède des moyensd’investigation multiples… »

Quels avaient été ces moyens ?… Voilà cequ’il importait de connaître, et, pour y arriver, il ne reculeraitpas devant l’intimidation. Il ne se souciait plus guère, à présent,de l’allusion à l’empreinte de pas faite dans le Monde. Lapartie était engagée à fond, et Coche seul pouvait apporter lavictoire. Aussi bien l’affaire allait passer aux mains d’un juged’instruction, et il aurait voulu la lui remettre toute simple,dégagée du mystère qui l’entourait depuis la première heure.

La sonnerie du téléphone retentit :

– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

– Javel, l’inspecteur que vous avez envoyé ruede Douai.

– Bon, et bien ?

– M. Coche n’a pas reparu chez lui depuistrois jours.

Une stupéfaction violente se peignit sur levisage du Commissaire. Ainsi, depuis trois jours, pas plus aujournal qu’à son domicile on n’avait vu le reporter ? Siinvraisemblable que parût la chose, il fallait se résoudre pourtantà accorder à cette disparition des raisons graves.

Or, étant donnés les événements, leursuccession rapide et mystérieuse, une raison grave ne pouvait êtrequ’une raison se rapportant au crime du boulevard Lannes. Dès lorsdeux hypothèses se présentaient : ou bien Onésime Coche avaitfait semblant de disparaître afin de poursuivre seul et pour soncompte une enquête parallèle à celle de la police ; ou bien ilavait été mêlé d’une façon quelconque au drame, et alors deuxsolutions se présentaient de nouveau : la première, assezfavorable : il avait mis quelques centaines de kilomètres etla frontière entre lui et la police ; la deuxième solution (serapprochant peut-être de la vérité) : des gens ayant intérêtau silence, et craignant qu’un mot imprudent de sa part ne lesperdit, l’avaient simplement supprimé…

Toujours, d’après la même méthode hâtive etfantaisiste, le Commissaire s’arrêta à cette dernière version.

Il se pencha sur la plaque et dit àl’Inspecteur :

– Pas d’autres renseignements ?

L’inspecteur ne répondant pas tout desuite ; il insista :

– Allo ! Vous m’entendez ?

– Oui, Monsieur le Commissaire. C’esttout.

– Alors, c’est bien, je verrai moi-même demainmatin.

Et il raccrocha les récepteurs.

« Demain matin, mon bonhomme, songeal’inspecteur, tu arriveras probablement après la bataille, cardemain, si Coche n’est pas entre mes pattes, il ne s’en faudra pasde beaucoup. »

Il n’avait pas tout dit, en effet, auCommissaire, se réservant de travailler son idée à lui.Trop jeune dans le métier pour qu’on écoutât ses avis, il entendaitsuivre son inspiration personnelle. Depuis la découverte du morceaud’enveloppe, il avait eu la sensation que la partie devait se jouerautour de ce bout de papier, et cette sensation, vague d’abord,s’était tout à coup précisée lorsqu’il avait entendu le numéro del’adresse de Coche. Il regretta presque d’avoir laissé deviner sonémotion devant le Commissaire, mais se consola de ce manque desang-froid, sachant son chef trop orgueilleux, pour adopter lamanière de voir d’un simple inspecteur. Bien mieux, ce qu’il avaitconsidéré un instant comme une maladresse, lui apparut comme unesuprême habileté. Le seul fait qu’il avait établi un rapport entreles deux 16, l’assurait que le Commissaire n’y attacherait pas lamoindre importance, tout au contraire. Dès lors, il pouvaittravailler en paix, sans contrôle, sans discussion.

Javel, on l’a vu, se trompait. Mais, lerésultat ne différait pas beaucoup cependant, grâce aux déductionsprécipitées du Commissaire. Tandis que son chef interprétait lesévénements, lui se bornait à les constater. Aussi bien, ladécouverte du matin, et le renseignement recueilli au domicile deCoche, n’étaient-ils rien auprès de celui qu’il conservaitprécieusement, l’ayant obtenu avec une rare facilité.

En descendant la rue de Douai, ses yeuxs’était portés machinalement sur le numéro d’une maison, il lut 22.Le hasard, décidément, voulait que ce chiffre revint devant lui etil considérait le hasard comme un trop grand maître pour ne passuivre ses indications. Il réfléchit très vite que, s’il setrompait, nul n’en saurait jamais rien, que la démarche n’était nilongue ni compromettante, et entra.

La loge de la concierge se trouvait sous lavoûte. Il entr’ouvrit la porte :

– M. Onésime Coche, s’il vous plaît ?

– Connais pas.

Il prit un air désappointé, et insistatimidement :

– C’est un journaliste. Vous ne pourriez pasme dire ?…

Le concierge, qui se chauffait les mains,hocha la tête sans se retourner. Mais sa femme sortit d’une piècevoisine et s’enquit de ce qu’on voulait. Javel la devinantcomplaisante, ou tout au moins curieuse, répéta :

– C’est un journaliste, M. Onésime Coche. Onm’a dit qu’il habitait ici. On a dû se tromper d’adresse, et jevoudrais savoir si vous ne pourriez pas…

Le mari haussa les épaules, la femmes’avança :

– Quoi ! Tu ne te souviens pas ?

Et s’adressant à l’inspecteur, elleajouta :

– Nous n’avons pas de locataire de ce nom,mais nous avons eu un journaliste qui a quitté il y a sixmois ; depuis, deux ou trois fois, le facteur s’est trompé eta déposé des lettres au nom que vous dites…

Et se tournant vers son mari :

– Tu te rappelles. Il n’y a pas un mois, il ena porté une… Voyez donc si ce ne serait pas des fois au 16 ou au18.

Javel s’excusa du dérangement, remercia et,dans la rue, donna libre cours à sa joie en disant presquehaut :

– Veine ! Veine ! Je letiens !

Un monsieur qu’il bouscula au passage seretourna et grommela :

– Il est fou, celui-là !

L’inspecteur était si content qu’il nel’entendit même pas. Il entra rapidement au 16 etdemanda :

– M. Coche ?

– Il n’est pas chez lui.

– Savez-vous quand il rentrera ?

– Non. Il a dû partir en voyage.

– Diable, murmura Javel, voilà qui est bienennuyeux… Alors vous ne pourriez pas me dire quand il sera deretour ?…

– Non… Laissez un mot. On le lui remettra avecses lettres qui l’attendent depuis trois jours.

– Trois jours ! songea Javel, est-ce queje tiendrais le bon bout, par hasard ?

Et il ajouta, comme se parlant àlui-même :

– Lui laisser une lettre ?…Peuh !…

Puis, réfléchissant qu’il y avait peut-êtredes renseignements à glaner et que, tout en écrivant, il pourraitfaire parler la concierge, moins défiante vis-à-vis d’un monsieurassis dans sa loge qu’envers un visiteur debout sur le pas de saporte, il répondit :

– Oui, si ça ne vous dérangeait pas,j’écrirais bien un mot.

– Du tout. Asseyez-vous… vous avez de quoiécrire ?…

– Non, fit-il.

Quand on lui eut apporté plume, encre etpapier, il s’assit devant la table, et commença à écrire une vaguelettre de sollicitation, se disant journaliste, sans situation,acculé à la misère, et priant son confrère de lui venir enaide.

Arrivé au bas de la page, il s’arrêta, prit safeuille de papier par le coin et l’agita en l’air, pour lasécher.

– Un peu de buvard ? demanda laconcierge…

– Oh ! mais, Madame, je vous dérange…

– Ça ne fait rien… Une enveloppe ?

– Oui, s’il vous plaît…

Tout en séchant avec soin son écriture, ildemanda :

– M. Coche ne vous avait pas prévenu de sondépart ?

– Non. Sa femme de ménage est venueavant-hier, comme d’habitude ; elle ne savait rien et m’ademandé la même chose que vous. Elle revient tous les matins pourdonner un coup au ménage, mais elle n’a pas de nouvelles… C’estsurprenant, parce que, d’ordinaire, toutes les fois qu’ils’absente, il ne manque pas de dire :

– Madame Isabelle, je pars pour tant de jours.Je rentrerai lundi, ou mardi…, enfin, tout ce qu’il faut pourrépondre en cas qu’on vienne le demander…

Javel, la plume en l’air, écoutait. Pour lui,ce départ prenait de plus en plus l’aspect d’une fuite, et, enrapprochant l’extraordinaire coïncidence du 22 et du 16, il nepouvait s’empêcher de relier cette disparition à l’affaire duboulevard Lannes.

La concierge parla encore, disant l’existencerégulière de Coche, les heures auxquelles il sortait et rentrait.Mais tout cela – pour l’instant, du moins – était sans importance.À un moment, pourtant, le policier dressa l’oreille :

– La dernière fois qu’il a couché ici,disait-elle, il est rentré vers les deux heures du matin, commed’habitude. On ne reconnaît pas bien les voix, la nuit, mais jesais sa façon de fermer la porte : tout doucement, sans bruit.Il y en a d’autres qui la tapent, à réveiller toute la maison. Surle coup de cinq heures, quelqu’un est venu le demander. Cettepersonne n’est pas restée longtemps chez lui, car, cinq minutesaprès, elle a demandé le cordon, et au bout d’un instant, M. Cocheest sorti à son tour. Je pense qu’il a été appelé dans sa famille,près d’un malade. Son père et sa mère habitent la province.

– C’est possible, songea l’inspecteur, mais cen’est que possible. Il y a vraiment trop de coïncidencesdans tout ça…

Il se remit à écrire, signa d’un nomquelconque et cacheta l’enveloppe. La concierge avait dit tout cequ’elle savait, il n’y avait plus rien d’utile à en attendre.Peut-être la femme de ménage serait-elle renseignée.

Il se leva :

– Vous seriez bien aimable de lui remettrececi avec son courrier. Comme c’est assez urgent, je repasseraidemain matin, vers neuf heures, si par hasard il était deretour…

– C’est ça, Monsieur. Vous trouverez toujourssa femme de ménage.

Il remercia et sortit. Pour lui, il n’y avaitplus aucun doute. Le destinataire de la lettre déchirée trouvéeboulevard Lannes et Onésime Coche, ne faisaient qu’un. Maintenantfallait-il voir dans le départ précipité du journaliste, la nuitmême du crime, plus qu’une simple coïncidence ? C’était uneautre affaire, et qui demandait à être examinée sans nerfs et detrès près. Dans cette pensée, il téléphona au Commissaire lerésultat de sa démarche, en se bornant à répondre à la questionprécise qui lui avait été posée : On l’avait envoyé 16, rue deDouai, pour s’informer si Coche était chez lui : Coche n’yétait pas. Il n’avait rien à ajouter pour l’instant. Le reste luiappartenait en propre. À lui de s’en servir.

Javel avait pour habitude, lorsqu’ilrecherchait un individu, de se demander, non pas ce que lui,pourrait trouver de plus intelligent, mais bien ce que sonadversaire pourrait trouver de plus bête, ou de plus maladroit. Or,la pire faute pour Coche coupable, était de revenir à son domicile.De là à admettre la probabilité de cette faute, il n’y avait qu’unpas. Lorsqu’un homme a le choix entre deux solutions, il est rare,surtout s’il redoute la police, qu’il choisisse la bonne. Laprudence la plus élémentaire conseillait au journaliste de ne pasreparaître rue de Douai : c’était donc rue de Douai qu’ilconvenait de l’attendre. Ayant ainsi raisonné, Javel se posta àquelques pas de la porte, et attendit.

Chapitre 7De six heures du soir à dix heures du matin

 

En sortant du bureau de poste, Onésime Cochereprit possession de lui-même. Depuis trois jours, il n’avait rien,rien vu, rien appris que l’angoisse d’un homme traqué. C’était là,non du reportage, mais de la littérature. Alors qu’il aurait toutvoulu savoir, il ignorait tout, et comprenait que l’ignorancedevait être, pour un vrai coupable, un grave motif d’énervement. Deplus, détail qui avait sa valeur, il n’avait pas changé delinge ; son faux col douteux le gênait ; ses manchettesétaient sales, il se sentait mal à son aise. À sa gêne morales’ajoutait une gêne physique. Il résolut d’aller chez lui, aprèsl’extinction du gaz pour ne pas être vu par la concierge, et, versminuit, s’arrêta devant sa porte. Javel, qui s’était rapprochédoucement, eut en le reconnaissant un sourire de triomphe. La bêtevenait se prendre au piège. Il reprit sa faction, ne perdant pas devue l’entrée. Des agents le voyant regarder la maison avecinsistance lui dirent, bourrus :

– Qu’est-ce que vous attendez là ?

Il répondit, presque sans détourner latête :

– « Sûreté », et leur montra sacarte.

Au bout d’une demi-heure, Coche n’était pasredescendu. Javel pensa :

– Aurait-il l’audace de coucher chezlui ?… Après tout, s’il n’est pas coupable, si son départn’est lié en aucune façon à l’affaire, cela n’a rien de surprenant.Il est entré avec le patron dans la chambre du boulevard Lannes etpeut fort bien avoir laissé tomber les bouts de papier… Pourtant,pourtant…

Un tel désir, un tel besoin de savoir letenaillait, qu’il ne sentait plus le froid. Les passants devenaientde plus en plus rares et le guet n’en était que plus facile. Ilmarchait de long en large, sûr que le journaliste ne pourrait plussortir sans qu’il le vît. Vers deux heures, la porte s’ouvritenfin. Coche demeura un instant immobile, et referma sans bruit.Javel le vit hésiter, puis faire un pas, regarder à droite et àgauche, et enfin partir, droit devant lui. Il lui laissa prendrequelques mètres d’avance, et se mit en marche à sa suite. Ilsdescendirent ainsi jusqu’aux boulevards, gagnèrent les quais par larue de Richelieu et traversèrent la Seine.

– Du diable si je sais où il m’emmène, murmuraJavel en le voyant remonter dans la direction de la placeSaint-Michel ; mais où qu’il aille je ne le lâcherai pas avantde l’avoir couché.

Coche prit le boulevard Saint-Michel ets’arrêta près du Luxembourg, semblant s’orienter.

– Qu’est-ce que ça veut dire ? pensaJavel. Il connaît sûrement le quartier… et il a l’air de ne passavoir ce qu’il veut…

Et il ajouta à mi-voix :

– Allons, mon vieux, c’est l’heure de tecoucher…

Juste au même moment, Coche se tourna verslui. Leurs regards se croisèrent. Javel ne bougea pas, mais Cochetressaillit et repartit, d’un pas plus rapide, dans la direction del’Observatoire. Le boulevard était désert, et le policier regardaitsur le trottoir, sec et tout blanc, fuir l’ombre du journaliste.Cette course vers un but inconnu l’énervait. Il commençait à sentirla fatigue, le froid. Par instants il éprouvait la tentation desauter sur Coche et de lui mettre la main au collet. Mais, s’ilétait innocent, quelle faute ! c’était la révocation, lescandale ! Il continuait donc à marcher, les poings serrés,mâchant sa rage. Coche finirait bien par entrer dans une maison, etil lui faudrait encore attendre, jusqu’au jour, par cette nuitglaciale, avec le ventre creux, les pieds gelés et les doigtsengourdis. Tout à coup, une voix, derrière lui, fitdoucement :

– Bonjour Javel.

Il se retourna et reconnut un collègue de laSûreté. Du coup, la gaîté lui revint. Il mit un doigt sur seslèvres, entraîna son camarade par le bras, et lui dit trèsbas :

– Chut ! méfiance…

– Tu as quelque chose ?

– Oui, là devant nous, à vingt mètres…

– Sérieux ?

– Tu parles !… Je crois que je tiens…Mais je ne peux pas te le dire pour l’instant. Écoute, si tu n’espas trop fatigué, je te propose une affaire. Prends mon homme enfilature, il y a peut-être quelque chose de tout premier ordre…

– Et on ne peut pas savoir ?…

– Pas maintenant. Dans quelques heures, cematin… Moi, je suis éreinté, et puis, je crois que le client m’a vuet que je suis brûlé. Il ne se méfiera pas de toi. Ça va ?

– Peuh ! fit l’autre, si ça te rendservice ! Tu veux que je le couche…

– D’abord ; ensuite que tu ne lâches passa porte. Demain matin, à dix heures, fais-moi prévenir del’endroit où il aura fini sa nuit, et de celui où je peux venir terelever. Je serai devant le 16 de la rue de Douai. Mais pourl’amour de Dieu, ne le lâche pas d’une semelle. Jamais nousn’aurons peut-être de plus belle partie à jouer… et tu auras tonmorceau de gâteau, je te le garantis, si ça réussit…

– Tout ça, c’est bien gentil, mais je voudraissavoir tout de même…

– Eh bien, fit Javel, sentant que son camaradehésitait, et qu’il fallait jouer franc jeu pour ne pas risquer detout perdre, eh bien, je file probablement l’assassin du boulevardLannes.

Il n’était pas certain le moins du monde queCoche fût coupable, mais il se rendait compte que s’il hésitait,l’autre refuserait peut-être de marcher. L’appât d’une tellecapture suffit à décider le policier qui dit encore, tant la choselui paraissait formidable :

– Tu es sûr ?

– Sûr, répondit Javel avec autorité. Tu voisque cela vaut le dérangement.

– Tu peux compter sur moi. Je le tiensbien.

– Et surtout, pas de gaffe. Le bougre a del’œil et des jambes…

– Moi aussi.

– À dix heures, quelqu’un aux nouvelles, 16,rue de Douai ?

– Compris…

Javel fit demi-tour et redescendit versl’intérieur de Paris. Il était tranquille. Coche ne lui échapperaitpas, et s’il s’était trompé, nul, sauf le camarade intéressé àprésent au même titre que lui à ne pas ébruiter l’affaire en casd’insuccès, ne connaîtrait l’emploi de sa nuit.

Depuis le Luxembourg, Coche n’avait plustourné la tête. Il allait devant lui, au hasard, plus averti dudanger par son instinct que par le regard échangé avec le policier.Par instants, il ralentissait sa marche pour mieux entendre lebruit de ce pas qui se mesurait sur le sien. Une seconde, lorsqueles deux policiers s’étaient rencontrés, il s’était cru sauvé. À cemoment, s’il avait trouvé une rue transversale, il aurait fui àtoutes jambes, mais bientôt le bruit de pas lui était parvenu, plusnet, et il avait compris que deux hommes au lieu d’un étaient à sapoursuite. Il retrouvait dans sa course des angoisses pires quecelles de la nuit du crime, quand il remontait seul le boulevarddésert. La même peur de l’inconnu le tenait, le même silence querien ne traversait, emplissait ses oreilles ; plus le terrains’allongeait au-devant de lui, plus il se hâtait et moins ilcroyait avancer. Il sentait des regards peser sur sa nuque,devinant les voix chuchotantes, comme si l’imperceptible frissonqu’elles mettaient dans l’air était arrivé en ondes sonores jusqu’àlui. Son excitation nerveuse était telle, qu’il serra la crosse deson revolver, résolu à faire brusquement demi-tour et à tirer.Seule, une pensée, vraiment extraordinaire, l’empêcha de commettrecet acte insensé : la peur de ne trouver personne devant lui,et de se rendre compte qu’il était halluciné.

La folie lui était toujours apparue comme unspectre effrayant, et l’idée qu’il lui faudrait se rendre compted’une défaillance de sa raison, l’épouvantait. Or, il sentait qu’iln’était plus maître de lui, et que l’horrible peur s’installaitdans son cerveau, paralysant sa volonté, faussant son jugement.Bientôt la fatigue l’envahit, cette fatigue brusque, qui coupe braset jambes, contre laquelle on sent qu’on ne pourra lutter, qui vousmet du plomb aux semelles, et fait tout oublier, chagrins, périls,remords. Il titubait, pris d’un besoin de sommeil impérieux,torturant comme la faim, comme la soif. Les dents serrées,l’épouvante à la gorge, il se répétait :

– Avance… Avance…

Tout au bout de l’avenue d’Orléans, près de labarrière, il aperçut la lanterne ronde d’un hôtel. Il sonna,attendit, appuyé contre le mur, que la porte s’ouvrit, demanda unechambre, se jeta tout habillé sur son lit, sans même prendre laprécaution de fermer le verrou ni de tourner la clef, et s’effondradans le sommeil comme on s’effondre dans la mort.

Deux minutes plus tard, le policier qui sesouciait peu de finir sa nuit à la belle étoile, sonnait à sontour, et, de l’air le plus naturel du monde, disait augarçon :

– Donnez-moi une chambre a côté de celle demon ami qui vient d’entrer. Quand il s’éveillera, vous mepréviendrez, mais ne lui dites pas que je suis là. Je lui fais uneblague…

Il monta l’escalier à pas de loup, et legarçon sorti, colla son oreille à la muraille. La respiration deCoche était pesante et cadencée. Alors, il s’étendit sur son lit,et, sûr de ne pas le manquer, s’endormit à son tour.

Cette nuit-là, Coche rêva qu’il était dans uneprison, et qu’un gardien surveillait son sommeil : la réalitése rapprochait étrangement du rêve. Depuis quelques heures, ilavait cessé d’être libre pour n’être plus qu’une bête traquée qui,peu à peu, allait sentir se rétrécir tout autour d’elle, le cercleinfranchissable des limiers…

À 8 heures du matin, Javel reprit sa factiondevant le 16 de la rue de Douai. Il aurait pu monter toutsimplement chez Coche, et parler à la femme de ménage ; ilpréféra éviter la concierge, et attendit sur le trottoir qu’ellesortît. Comme il est sans exemple qu’à Paris une concierge demeureplus d’une heure dans sa loge, surtout le matin, à l’heure où lescancans s’éveillent, il était sûr de pouvoir bientôt passer sansêtre vu. Quelques minutes plus tard, en effet, la conciergesortait. Il en profita pour entrer. Il ignorait à quel étagedemeurait le journaliste, mais ce léger détail ne l’arrêta pas, et,sonnant à la première porte venue, il demanda :

– M. Coche, s’il vous plaît ?

– Ce n’est pas ici, c’est au quatrième.

– Je vous demande pardon…

Au quatrième, une vieille femme vint luiouvrir :

– Monsieur est là ? fit-il du ton d’unhomme qui pose cette question pour la forme, certain qu’à pareilleheure « Monsieur est là ».

– Non, Monsieur…

Il sourit :

– Dites que c’est moi… il me recevra sûrement…Vous n’aurez qu’à faire passer mon nom, Monsieur…

– Mais, je vous assure que Monsieur n’est paslà.

– J’aurais cru… C’est bien ennuyeux… Vous nesavez pas quand il rentrera ?…

La femme leva les bras :

– Je ne sais plus maintenant. Voilà quatrejours qu’il est parti… Il peut rentrer d’un moment à l’autre, commeil peut ne pas rentrer.

– C’est que, murmura Javel, j’aurais bienbesoin de le voir…

– Qu’est-ce que vous voulez ? fit lafemme, entrez… peut-être il va revenir…

– Oui… je vais attendre un instant.

Il pénétra dans le cabinet de travail ets’assit, se demandant comment il pourrait engager la conversation.Mais il n’eut pas à faire le moindre effort d’imagination. La femmede ménage se chargea de tout, et sans qu’il lui posât la moindrequestion, répéta :

– Oui, voilà quatre jours qu’il n’est pasrentré. C’est drôle, vu que d’habitude il ne s’absente jamais sansprévenir. Il y a là pour lui des lettres, des dépêches ; despersonnes le demandent, et on ne peut pas les renseigner…

– Peut-être est-il allé dans safamille ?

– Oh ! sûrement non. Sa valise est là… etpuis, il est parti drôlement…

– Vous l’avez vu partir ?

– Non. Quand je suis arrivée ici le matin,j’ai trouvé le lit défait, ses habite de soirée sur une chaise…J’ai tout rangé, nettoyé. Comme d’ordinaire il ne sort jamais avantonze heures, ça m’a bien un peu étonnée ; en rentrant chezmoi, pour déjeuner, je ne sais pas pourquoi, ça me trottait par latête et vous ne savez pas quelle idée m’est venue ?… (il fautvous dire qu’une fois déjà, il était parti comme ça de très bonneheure, pour aller se battre en duel) je me suis dit que c’étaitpeut-être bien ça, encore…

– Oh ! croyez-vous ?… Je l’auraissu…

– À présent, je dis comme vous. Mais sur lemoment, ce qui me faisait croire, c’est qu’on aurait dit qu’ils’était disputé. Lui, d’habitude si soigneux, vous savez bien,puisque vous êtes son ami…

– Oui, oui, s’empressa de répondre Javel, trèssoigné…

– Eh ! bien, son plastron était taché desang et…

– Et ? fit le policier prodigieusementintéressé…

– Le poignet de sa chemise était tout froissé,déchiré, et il avait perdu un de ses boutons de manchettes, un deses boutons… qu’il y tenait tant…

– Ses boutons en or avec desturquoises ?

– Je ne sais pas comment ça s’appelle…

– Enfin ?… dit Javel, bégayant presque dejoie.

« Des petites pierres bleues… »

– C’est ça. Eh ! bien, la boutonnièreétait arrachée, et le bouton manquait, alors vous vous seriez ditcomme moi qu’il s’était disputé, vu que c’était un bon garçon,mais…

Javel s’empressa d’interrompre la vieillefemme. Tout ce qu’elle pouvait dire maintenant était sans intérêt,auprès de ces deux déclarations formidables : du sang sur lachemise, et surtout la disparition d’un bouton, dont la descriptionrépondait à celle du bouton trouvé dans la chambre ducrime !

Mais encore la chose lui semblait siprodigieuse, le hasard avait l’air de tout préparer pour lui avecune telle complaisance, qu’il voulut voir et savoir tout de suite.Aussi, dit-il, feignant l’étonnement :

– Êtes-vous sûre ?…

– Comment si je suis sûre ? Puisque vousconnaissiez ses boutons, vous allez juger. J’ai gardé la chemisetout exprès, dans le cas qu’il ne s’en serait pas aperçu, et qu’ilaurait cru, que moi, je l’aurais perdu. Je vais vous montrer.

Elle passa dans la chambre à coucher, mais àpeine y était-elle entrée, qu’elle s’écria :

– Ah ! ça, par exemple, c’est tropfort ! il est venu depuis hier et il a changé de linge !L’armoire est toute sens dessus dessous… Tenez, dans le panier,voilà sa chemise de flanelle ; elle n’y était pas hier…

– Diable, songea Javel, est-ce que par hasard,en venant cette nuit, il aurait fait disparaître la chemise maculéede sang et le bouton de manchette ? Je sais bien que lavieille serait toujours là pour reconnaître celui que nous avons,mais ce serait moins net, et moins brillant surtout…

Il la suivit dans la chambre à coucher, touten murmurant :

– Qu’est-ce que vous dites là ?… qu’il achangé de linge ici, hier ?…

– Et je suis bien sûre de ce que je dis… Voilàsa chemise de flanelle qu’il ne met que pour le matin ; hier,il n’y avait dans le panier de linge que la chemise de soirée, avecsa tache de sang… là… et son poignet déchiré ici… Quant à l’autrebouton de manchette que j’ai retiré, il est… sur la cheminée… vousvoyez que je ne vous mens pas…

On aurait mis entre les mains du policier laplus admirable des pierres précieuses, qu’il l’eût contemplée avecmoins de joie, d’amour, que ce bijou sans valeur. Il le tournait,le retournait, et plus il le maniait, plus il le frôlait de sesdoigts tremblants, plus son œil s’allumait de plaisir, plus lacertitude s’établissait en lui, qu’il était identiquement pareil aubijou ramassé boulevard Lannes.

Ainsi, en moins de vingt-quatre heures, guidépar un chiffon de papier portant des lettres sans suite, il étaitparvenu à éclaircir ce mystère qui paraissait indéchiffrable !Tant qu’il n’avait eu contre Coche, que le morceau d’enveloppe, iln’avait pas osé formuler son soupçon. Mais, là, le doute n’étaitplus possible. Tout apparaissait avec une netteté extraordinaire.La tache du plastron ? Du sang qui avait rejailli ! lamanche déchirée, le bouton arraché ?… Tout dans la chambre dumeurtre n’indiquait-il pas que le vieillard s’était défendudésespérément, qu’il y avait eu lutte, corps à corps ?…

Une seule chose, demeurait louche,inexplicable : l’attitude de Coche depuis la découverte ducrime, son sang-froid souriant, son désir de revoir, avec leCommissaire, le corps de la victime – sa victime ! Enfin,comment expliquer qu’un garçon tranquille, heureux, honorable, soitdevenu subitement un voleur, un criminel !… À moins d’admettrela folie… Mais, cela n’était plus de son ressort. Sur un indice qued’autres avaient jugé sans valeur, il n’avait pas craint de partiren campagne, et la piste sur laquelle il s’était engagé l’avaitconduit au but avec une rapidité surprenante : il n’endemandait pas davantage. Dans une heure, l’affaire serait terminée,Coche serait arrêté, bouclé… à moins que le camarade ne l’aitlaissé filer… À cette seule pensée, une rage lui traversa l’esprit,et, pour se rassurer lui-même, il se répéta :

– Ce n’est pas possible. Il n’a pas faitça !

Maintenant qu’il savait tout ce qu’il pouvaitsavoir, il était trop impatient d’avoir des nouvelles de celuiqu’il considérait déjà comme son prisonnier, pour continuer àbavarder une minute de plus avec la vieille. Il regarda sa montreet dit :

– Je ne peux plus l’attendre. Je m’en vais,mais je reviendrai…

Et, en prononçant ces mots : « Jereviendrai », il sourit malgré lui, trouvant un charmeétonnant à exprimer cette pensée si simple, et cependant si lourdede menaces. Sous la voûte, il croisa la concierge, mais ne s’arrêtapas. Quand il arriva dans la rue, il était exactement neuf heureset demie. Un homme faisait les cent pas. Aussitôt qu’il le vitl’homme vint à lui, et dit entre les dents :

– Javel ?…

– Parfaitement, fit le policier, et ilajouta :

« Où est-il ?

– À l’hôtel qui fait le coin de l’avenued’Orléans et du boulevard Brune… Avec le camarade.

– Très bien. Saute dans un fiacre, va lesrejoindre, et retenez-le pendant une heure. Au besoin, n’hésitezpas à lui mettre la main au collet. Je prends tout sur moi, necraignez rien, tout va bien.

L’homme partit. Javel monta en voiture, donnal’adresse du Commissariat, et, rassuré, triomphant, se frotta lesmains. Pour l’instant, il n’entrait dans sa joie aucun espoir degratification ni d’avancement. Il était pris par le seul plaisir dusuccès, par un plaisir neuf, désintéressé, et se sentait envahid’un orgueil tel qu’il n’eût pas cédé son secret pour unefortune.

En arrivant, il trouva dans l’escalier uncamarade qui lui glissa :

– Monte vite. Le patron t’attend. Je croisqu’il va te raconter quelque chose.

Javel haussa les épaules et répondit, sans sepresser :

– Ça va… ça va…

Il s’attendait à une réprimande pour avoirquitté son service sans prévenir, et sans chercher les ordres. Lesévénements avaient pris une tournure telle qu’il n’avait eu ni letemps, ni l’idée, de prêter la moindre attention à ces détails.Bien plus, il ne lui déplaisait pas d’être mal reçu : ilménageait ainsi un effet plus certain à la nouvelle qu’ilapportait. Aussi, lorsqu’il fut devant son chef, laissa-t-il passerl’orage sans l’arrêter par la moindre protestation.

Le Commissaire était d’autant plus nerveuxqu’un juge d’instruction venait d’être commis pour suivrel’affaire, et qu’il allait se trouver dans l’obligation de luitransmettre un commencement d’enquête ridiculement pauvre. Ilsaisit donc l’occasion de faire retomber sa colère surquelqu’un.

Il était vraiment extraordinaire qu’uninspecteur en prît ainsi à son aise ! Qui avait donné à Javell’autorisation de ne pas revenir ? Il l’avait chargé d’unemission, et Javel se permettait de donner simplement un coup detéléphone ! Si pourtant il avait eu besoin de lui ?… Etil en avait eu besoin… Les autres inspecteurs étaientoccupés ; il comptait sur lui, l’avait attendu jusqu’à huitheures. Si à ce moment il avait eu un homme sous la main, iltiendrait peut-être la bonne piste maintenant. Qu’avait-il à dire àcela ? Quelle explication, quelle excuse pouvait-il donner deson sans-gêne ?

– Monsieur le Commissaire, dit enfin Javel, enchoisissant ses mots, vous pensez bien qu’il a fallu un motif gravepour m’empêcher de faire mon service, comme vous désirez qu’il soitfait. Ce motif, le voici : Suivez-moi ; dans moins d’uneheure, je vous aurai montré l’assassin du boulevard Lannes, et vousn’aurez plus qu’à l’arrêter. Vous voyez que je ne me suis pas amusécette nuit, et, quant à votre piste – à moins qu’elle n’ait été lamême que la mienne – je puis vous garantir qu’elle ne valaitrien.

Le Commissaire l’écoutait bouche bée. Lanouvelle lui paraissait tellement invraisemblable, qu’il sedemandait si l’inspecteur ne se moquait pas de lui, et qu’il luidit, plutôt pour être sûr d’avoir bien entendu, que par manque deconfiance dans sa perspicacité :

– Répétez-moi ce que vous venez de medire ?

– Je vous répète que je tiens l’assassin duboulevard Lannes, et que dans une heure vous le tiendrez, vousaussi.

– Enfin, comment en êtes-vousarrivé ?…

– Écoutez, Monsieur le Commissaire, si sûr queje sois de mon fait, il n’y a pas de temps à perdre : mieuxvaut tenir que courir : partons. En route je vous donneraitous les détails que vous voudrez. Pour l’instant, je vais vous enfournir un qui n’est ni le moins surprenant, ni le moinsdécisif : l’homme qui a tué le vieux du boulevard Lannes,l’homme que j’ai filé toute la nuit, l’homme qu’un camarade acouché avenue d’Orléans et qu’il garde à cette heure, l’homme enfinque vous allez arrêter de ce pas se nomme Onésime Coche.

– Êtes-vous fou ? s’écria leCommissaire.

– Je ne pense pas… et, quand je vous aurai ditque le bouton de manchette trouvé près du cadavre a son frèrejumeau sur la cheminée d’une maison portant le numéro 16 de la ruede Douai, vous reconnaîtrez comme moi, qu’il ne sera pas sansintérêt de demander à M. Coche Onésime, ce qu’il faisait dans lanuit du 13.

Chapitre 8L’inquiétude

 

Onésime Coche s’éveilla vers dix heures etdemie, la tête lourde et les membres reposés. Durant la nuit, tantde rêves fantastiques avaient traversé son sommeil, que ses idéesavaient peine à se réunir. Il s’étonna d’abord de se trouver danscette chambre qu’il n’avait jamais vue, et d’être tout habillé surson lit. Il faisait froid. Autour de lui tout était triste,inconfortable et sale. Des chiffons froissés dépassaient la trapperouillée à la cheminée. Aux murs, le papier clair à fleurs rosés etbleues, se moirait de taches d’humidité ou de graisse. Le lit étaitdouteux. Le couvre-pieds rapiécé laissait passer par endroits desflocons d’étoupe jaunâtre, et, à un porte-manteau planté de côté,pendait une vieille jupe de femme. Ce fut seulement après avoirregardé pendant un moment tout cela que le souvenir de son retourchez lui, de sa course à travers Paris, au hasard des boulevards etdes rues et de sa certitude d’avoir été suivi, au moins depuis leLuxembourg, lui revint. Il essaya de raisonnerfroidement :

« Il avait été suivi ?… Était-cebien vraisemblable ?… Pourquoi choisir l’hypothèse la pluscompliquée alors qu’il était si simple et si naturel de croire quel’homme qu’il avait croisé en haut du boulevard Saint-Michel, étaitun paisible passant ?… Cet homme avait exactement suivi saroute… Et après ? Il n’était pas dans un quartier perdu, enrase campagne !… L’homme pouvait fort bien rentrer chez lui,et pourtant il n’avait pu se défendre de frissonner quand leursregards s’étaient croisés. Son angoisse un instant apaisée lereprit. Il sentit le froid et la tristesse morne de cette chambrede rencontre, décor de drame pauvre, taudis où avaient défilé sansdoute toutes les laideurs et toutes les misères des hommes. Ilavait dormi son sommeil d’homme libre, innocent, sur ce lit défoncéou peut-être des escarpes, des criminels avaient passé la nuit,accroupis, l’œil grand ouvert dans l’obscurité, l’oreille au guet,les doigts crispés sur le couteau… Ces terreurs jadis obscures,vagues dans son esprit, lui devenaient familières. Il en comprenaitla torture, en excusait l’exaspération, et sentait comment lecriminel transformé soudain en bête aux abois, se ramasse dans soncoin pour faire tête à ceux qui le poursuivent, et se jette enavant, non pour vendre chèrement sa vie, mais pour la seule joieféroce d’apaiser, dans le meurtre, l’épouvante des nuits sans fin.Le drame terrible de la capture se jouait dans son imagination. Ilse voyait, lui, terrassé, empoigné par des mains brutales ; ilsentait des souffles chauds passer sur son visage, et tout celafaisait éclore en lui une sorte d’héroïsme de barrière… »

Il se leva, s’approcha de la fenêtre, et, sansoser soulever le rideau, regarda la rue. Sur le trottoir, un hommeallait et venait à pas lents. Croyant que cet homme levait les yeuxvers lui, il recula, sans cesser d’observer ; pour la secondefois l’homme leva les yeux. Alors, une sueur glacée descendit entreses épaules. Le doute n’était plus possible. Cet homme attendait,guettait quelqu’un, et ce quelqu’un, c’était lui !… Il voulutchasser cette pensée absurde, mais il ne pouvait plus en détacherson esprit, et de nouveau les visions de lutte, qui l’avaientassailli tout à l’heure, s’étalèrent devant lui.

À l’heure des pires dangers, l’homme sentantsa faiblesse, redevient enfant. L’état du premier âge laisse ennous une trace si profonde, qu’elle reparaît aussitôt que notreraison, notre intelligence acquises, fléchissent. La raison deCoche, épuisée par les transes de la nuit se troublaitinsensiblement. Sa crainte se muait en une sorte d’hébétement sicomplet qu’il en arrivait à croire que tout n’était qu’illusion,fantaisie. Et dans cette minute poignante, il se mit à jouerinvolontairement au coupable, comme lorsqu’il était petit, iljouait tout seul à la guerre, à la chasse, à la fois général etsoldat, chasseur et gibier, éprouvant tour à tour toutes lesémotions, s’effrayant du bruit de sa voix et de la fureur de songeste, mimant pour un spectateur imaginaire qui était lui, lesdrames gigantesques et insoupçonnés éclos dans son âmed’enfant.

Dans ce jeu sinistre, il était naturellementle coupable. Il se savait surveillé du dehors. Devant sa maison,des hommes montaient la garde. D’autres se glissaient dansl’escalier. Il entendait les marches craquer lentement sous leurspas. Le bruit cessait, puis reprenait. Un murmure étouffé de voixvenait jusqu’à lui. Il distinguait bientôt des mots, des bribes dephrase :

– Il y est… Faites attention… Pas debruit…

Et puis, plus rien… Que faire ? Il étaitcerné de toutes parts… Sous ses fenêtres, des espions étaientpostés. De ce côté, la fuite était impossible. Près de la cheminéeune porte communiquant avec une chambre voisine était fermée pardeux crampons de fer : jamais il n’aurait le temps de lesfaire sauter… Alors, quoi ? Attendre, que la porte de cepalier s’ouvrît et foncer la tête basse sur les assaillants ?…Oui, c’était bien cela…

Il prit son revolver, retira la baguette desûreté, et accroupi dans l’angle de la fenêtre attendit… Les voix(rêve, jeu, réalité ?) étaient plus distinctes. L’unedisait :

– Au moindre geste… C’est convenu ?

Le silence se fit. Pas une voiture ne passaitdans la rue. La vie semblait s’être arrêtée soudainement. D’unepièce voisine, arrivait net et cassant, le tic-tac d’unréveil-matin… Tout à coup on frappa à la porte… La chose paruttoute naturelle à Coche, non que l’idée lui vînt un seul instantque c’était le garçon entrant pour le service. N’était-il pas dansson jeu inconscient, traqué par la police ? Elle était là,derrière cette porte… La logique voulait qu’il ne répondîtpas : il se tint coi et assura son revolver. On frappa uneseconde fois : même silence ; soudain, la porte s’ouvrit.Il s’attendait si bien à la voir s’effondrer sous une pousséeviolente qu’il demeura stupéfait, oubliant que la veille, il avaitomis de la fermer. À peine eut-il le temps de braquer son revolver,déjà des mains s’abattaient sur lui, maintenant ses épaules,tordant ses poignets. La surprise, la douleur furent si fortes,qu’il lâcha son arme, et se laissa passer les poucettes sansrésistance. Alors seulement il comprit ce qui venait de se passer,que le jeu était devenu une réalité, et qu’il était pris. Ilrestait debout, arraché avec une telle violence à son espèce derêve, que les événements les plus extraordinaires ne parvenaientplus à l’étonner. Peu à peu, avec la notion exacte des choses, lesang-froid lui revint ; il entendit la voix narquoise duCommissaire qui disait :

– Mes compliments, Monsieur Coche !

Et cette voix suffit pour lui rendre lesentiment de la réalité.

Or, par un revirement étrange il éprouva unsoulagement réel. Ce qu’il redoutait tant depuis quatre jourss’était produit : il était pris !

Il allait donc pouvoir se reposer et dormir,innocent, le sommeil paisible de ceux qui n’ayant rien à sereprocher, abaissent leurs paupières sur des yeux où nulle visionde crime n’a passé. Enfin et, pour la première fois peut-être,depuis la nuit du 13, il eut la notion exacte qu’il atteignait sonbut, et que son reportage triomphal commençait. Ses traits sedétendirent insensiblement, il prit une respiration large,tranquille, et sourit avec un peu d’ironie méprisante.

Quand on l’eut fouillé des pieds à la tête, etqu’on eût retourné le lit, les matelas, les draps, les oreillers,le Commissaire dit :

– En route…

– Pardon, fit Coche, – et il se réjouit deréentendre le son de sa voix – serait-il indiscret de vousdemander, Monsieur le Commissaire, ce que signifie toutcela ?…

– Vous ne vous en doutez pas un peu ?

– J’entends bien que vos hommes se sont jetéssur moi, qu’ils m’ont terrassé, ligoté… j’ajoute même qu’ils ontserré les poucettes plus que de raison… mais je ne saisis pas trèsexactement pourquoi ces violences… J’imagine qu’on voudra bien merenseigner sur ce point… J’ai beau chercher dans ma mémoire, je n’ytrouve pas le moindre souvenir d’un délit de presse ; et enaurais-je commis un, vous ne m’appréhenderiez pas ainsi, escorté dedix agents de la sûreté dont Monsieur, ajouta-t-il en désignantJavel, qui a eu l’attention charmante de me tenir compagnie depuishier soir…

Il avait repris une telle assurance qu’uninstant Javel, le Commissaire et tous les autres sedirent :

– Ce n’est pas possible ! Nous noussommes trompés…

Mais une réflexion identique leurvint :

– Pourquoi, s’il n’a rien sur la conscience,nous a-t-il reçus le revolver au poing ?

Réflexion qui se doubla pour le Commissaire etpour Javel, d’une question autrement plus précise et plusgrave :

– Comment expliquer qu’un de ses boutons demanchettes ait été trouvé près du cadavre ?…

Cela suffit à leur ôter jusqu’à l’ombre d’undoute. Coche, le cabriolet au poignet, descendit l’escalier entredeux inspecteurs.

L’hôtelier, debout sur le pas de sa porte,grogna :

– Et avec ça, j’y suis de ma nuit dechambre !…

– Mon pauvre homme, fit Coche, vous m’en voyeztout à fait désolé, mais ces Messieurs ont cru devoir s’emparer demon porte-monnaie. En attendant qu’ils me le rendent, adressez-vousà eux…

On le poussa dans une voiture à galerie. Entraversant la foule amassée sur son passage, il eut un mouvement dehonte. Quand la voiture se mit en marche, une voix stridentes’éleva :

– À mort l’assassin ! À mort !

Dans une foule il se trouve toujours quelqu’unpour être au courant de tout. Cette fois encore le secret avaittranspiré. Aussitôt, de nouvelles huées partirent en fusée,féroces, haletantes, et un grondement monta menaçant :

– À mort ! À mort !…

En un clin d’œil, la voiture fut entourée deshommes, des femmes, des enfants, accrochés aux ressorts, cramponnésà la tête des chevaux, hurlaient :

– Lâchez-le ! qu’on le tue ! Àmort !…

Un inspecteur se pencha vivement à la portièreet cria au cocher :

– Qu’est-ce que vous attendez ? Au trot,nom de…

Des agents accourus dégagèrent enfin le fiacrequi s’ébranla parmi les vociférations. Les plus acharnés se mirentà courir derrière, s’essoufflant à clamer :

– À mort ! À la guillotine !…

Les gens qui, sur le pas de leur portevoyaient passer cette voiture escortée d’agents cyclistes, sejoignaient pendant quelques mètres au cortège, criantaussi :

– À mort ! À mort !…

Enfin, à la hauteur de la rue d’Alésia, unencombrement de la chaussée où deux tramways Montrouge-Gare del’Est arrivaient en sens inverse, permit au cocher de prendre unpeu d’avance et de semer les braillards.

Enfoncé dans son coin, Coche n’avait pasouvert la bouche depuis le départ. Tout au plus avait-il dit untimide merci quand un des inspecteurs avait baissé les stores pourle soustraire à la curiosité du public. Les cris, les menaces detous ces gens l’avaient d’abord effrayé puis écœuré. Ainsi c’étaitlà ce peuple de Paris, le plus intelligent du monde ? Dans cepays, berceau de toutes les libertés, dans cette ville d’oùs’étaient levées toutes les paroles de justice et de raison, voilàde quelle haine aveugle on entourait un homme dont on ne savaitrien que ceci : qu’il était traîné en prison ; voilà dequelles imprécations effroyables on l’accablait, parce qu’une voix,une seule voix, avait crié : « À mort ! » Laterrible partie qu’il avait engagée ne lui eût-elle fait sentir etcomprendre que cela, il n’eût rien regretté des angoissestraversées, des vexations à subir. Les choses maintenant allaientprendre une marche normale ; l’aventure prodigieuse etparadoxale commençait de la souris jouant avec le chat.

Son ironie facile, un instant retrouvée aprèsson arrestation, était tombée. La justice lui apparaissait commeune machine infiniment plus complexe qu’il n’avait cru, d’abord. Àcôté des policiers, des magistrats, des juges, restait cette choseobscure et formidable : Le Public.

Certes, en principe, la voix populaires’éteignait aux portes du prétoire ; certes les jugesn’avaient pour les guider que leur connaissance des faits appuyéesur leur science des lois. Mais quel homme oserait se dire assezfort, assez juste, assez grand, pour se soustraire totalement à lavolonté impérieuse des foules ?… Un vrai coupable a presqueautant à redouter le verdict du peuple que celui de ses juges. Lespeines, quoi qu’on dise, varient avec les mouvements d’opinions.Tel crime, aujourd’hui puni de quelques mois de prison neconduisait-il pas autrefois son auteur aux galères ? Damiens,roué vif pour avoir porté à Louis XV un coup de canif insignifiant,aurait-il été condamné au vingtième siècle à plus de deux ans deprison pour insulte envers le chef de l’État ?…

Le premier interrogatoire sommaire terminé,Coche fut enfermé dans une petite cellule du poste.

Derrière sa porte, il entendait causer lesagents, et de temps en temps, l’un d’eux venait jeter un coup d’œilsur lui, par un judas.

Vers midi, on lui demanda s’il avait faim. Ilrépondit : « Oui ». Mais il avait la gorge serrée,et la seule pensée de la nourriture lui soulevait le cœur.Pourtant, pour ne pas avoir l’air trop ému, quand on lui tendit lacarte d’un restaurant voisin, il fit son menu – au hasardd’ailleurs. On lui apporta sa viande toute découpée, et seslégumes, dans de petites assiettes épaisses et lourdes. À forced’avoir été heurtées et lavées, leur émail avait éclaté parendroit, et l’eau grasse s’infiltrant entre les fentes, y avaitétendu des taches grises craquelées. Il essaya de manger, ne putavaler une bouchée, mais il but avidement sa bouteille de vin et sacarafe d’eau, après quoi, il se mit à aller et venir dans sacellule, pris d’un désir de mouvement, d’air, de liberté. Sauf lesmenottes qui lui avaient un peu serré les pouces, il n’avait pasété maltraité. Il avait cru les agents plus brutaux, plus revêches,et s’était déjà préparé à parler haut, au nom de son droit d’hommeinnocent et devant être traité comme tel, tant que les tribunaux nel’ont pas frappé. Il s’était imaginé, surtout, que lui-même seraitbien différent de ce qu’il avait été.

Au cours des derniers jours écoulés, quand ilréfléchissait à ce que serait son attitude après son arrestation,il croyait conserver sa vigueur et sa gaîté, quelques heures deprison avaient suffi à modifier ses pensées. Peu à peu,l’exceptionnelle gravité de son acte commençait à lui apparaître,et, avant même que d’avoir pris contact avec la justice, ils’effrayait de tout ce qui l’entourait. Cependant, toutes sespensées avaient une conclusion rassurante.

« Quand j’en aurai assez, je ferai cesserla comédie, et voilà. »

Avec le jour tombant, ses idées prirent untour plus triste.

Rien n’évoque mieux les douceurs del’intimité, la chambre tiède, où brûle la bûche silencieuse, lalampe et le grand rond étalé sur la nappe, et la tiédeur de labonne maison, que le petit froid traître qui, le soir, se répanddans les pièces sombres où viennent mourir assourdis, tous lesbruits de la rue. Les agents groupés autour d’une table avaientallumé une mauvaise lampe, et l’odeur du pétrole se mêlait aurelent de cuir et de drap mouillé qui le gênait depuis le matin.Pourtant, dressé sur la pointe des pieds, l’œil au judas, ilregardait avidement ces gens paisibles accoudés dans des poseslasses, et surtout cette lampe au verre ébréché, piqué de tachesrousses, mais d’où venait un peu de la clarté qui lui manquait danssa cellule. Vers six heures, on ouvrit sa porte. Il crut qu’onallait l’interroger, mais un agent lui passa le cabriolet et lepoussa dans le poste. Il se trouva là avec deux pauvres diablesdéguenillés, un pâle voyou qui ricanait, la cigarette au coin deslèvres, et deux filles qui lui rappelèrent celle qu’il avait vue lanuit sur le boulevard Lannes. Un garde municipal fit défiler devantlui les prisonniers, les compta, puis un par un, les fit monterdans la voiture cellulaire qui stationnait devant la porte. Cochepassa le dernier et entendit un des agents dire au garde en ledésignant :

– Tâche un peu d’ouvrir l’œil pourcelui-là !

Il n’eut qu’un pas à faire pour traverser letrottoir, et, machinalement détourna la tête pour ne pas rencontrerles regards des badauds.

Comme il avait les mains liées, on dut l’aiderà monter. On le fit entrer dans le dernier boxe. Il s’assit, lesgenoux heurtant les planches. La porte se ferma sur lui et lavoiture, au trot de ses deux vieux chevaux, se mit en route,dansant sur le pavé.

Cette fois, la grande épreuve commençait. Elles’annonçait dure, mais quelle joie ce serait pour lui de se jouerdes magistrats, de la police ; de les surprendre en flagrantdélit d’erreur ou de partialité, et de leur arracher enfin, sansqu’en aucun moment, ils pussent se défier, ces interviews uniquesqui le classeraient en tête des plus ingénieux parmi lesjournalistes…

Il se disait cela, plutôt pour se donner ducourage que par conviction, conservant, il est vrai, l’espoir deretrouver sa bonne humeur et la lucidité de son esprit après unenuit de repos.

Le lendemain, et le jour qui suivit, il ne vitque ses gardiens. Bien que la solitude lui pesât, il se sentitd’abord moins angoissé qu’il ne l’avait été, lorsqu’il se promenaitlibre dans Paris.

Tout le jour, il restait étendu sur sonlit ; la nuit il dormait assez bien, gêné seulement par lalumière de la lampe électrique placée exactement au-dessus de satête. Puis, peu à peu, la surveillance constante dont il étaitl’objet, l’irrita. Après avoir redouté la solitude, il la souhaitacomplète. La pensée que tous ses gestes étaient épiés, tous sesmouvements suivis, lui devint odieuse, et un doute, repousséd’abord, puis, d’heure en heure plus poignant, grandit enlui :

« Pourquoi ? Sur quel indicel’avait-on arrêté ? »

Certes, il s’en doutait, mais, jusqu’ici,personne ne le lui avait déclaré d’une façon formelle, si bienqu’il se trouvait emprisonné, au secret, sans connaîtreofficiellement la raison de son arrestation. Si pourtant il étaitaccusé d’un autre crime ? Vingt histoires de forçats reconnusinnocents dans la suite venaient à son esprit. Il se sentait armésuffisamment pour se défendre contre une accusation dont il avaitlui-même établi toutes les bases, mais non contre les charges quele seul hasard pouvait avoir amassées sur lui.

Quand son esprit parvenait à s’affranchir decette angoisse, une autre question se posait :

« Comment avait-il pu être pris aussivite ? Quelle imprudence avait mis la sûreté sur satrace ? Qu’avait-on trouvé qui permît de le désignerformellement ? Tout ce qu’il avait placé à dessein dans lachambre du crime, le bouton de manchette aussi bien que les boutsd’enveloppe, était destiné à fortifier, à appuyer des présomptions,mais il ne trouvait rien dans son attitude qui fût capabled’expliquer comment on avait été amené à chercher de soncôté. »

Il se demandait si, dès la première heure, desforces inconnues ne l’avaient pas environné. S’il n’avait pas étésuivi la nuit même du crime.

Il essayait de se remémorer tous les visagesentrevus, dans la rue, au restaurant, à l’hôtel : Aucun nerépondait à l’idée qu’il se faisait de l’être mystérieux qui,durant quatre jours aurait évolué dans son ombre. Et là encorel’inconnu l’épouvantait.

D’invraisemblable qu’elle était d’abord, cettepensée lui sembla possible, de possible elle lui sembla probable,certaine…

« Ainsi, pensait-il, j’ai vécu quatrejours, accompagné d’un être qui ne m’a pas quitté, dont les regardspesant sur moi, m’ont peut-être dicté tous mes gestes !… Quisait ?… peut-être aussi, cet être fut-il mon maître avant monentrée dans la maison du crime ?… Si, pourtant, il m’avaitsuggéré l’idée de la comédie que j’ai jouée et que je joueencore ?… Je serais en son pouvoir, je serais sa chose ;il me dicterait mes actes, mes paroles… À travers les murs de maprison, il substituerait sa volonté à la mienne, et moi, vivant,agissant et pensant, je ne serais plus qu’une loque avec la formehumaine, et l’apparence de la. vie, l’apparence de lavolonté ?… Alors, s’il lui plaisait, demain, dans une heure,de me faire m’accuser d’un crime que je n’ai pas commis, d’effacerde ma mémoire les détails précis de cette nuit… j’obéiraisencore ? »

Son exaltation croissait de minute en minute.Il se mettait à écrire nerveusement, consignant les moindres faitsde sa vie, les relisant pour s’assurer qu’ils s’enchaînaientlogiquement, qu’il retrouvait dans ses notes la trace de sa penséepropre.

De tous temps, il avait redouté lemerveilleux. Sans jamais parvenir à n’y pas croire, il n’osait nierl’influence des esprits, leur présence immatérielle dans le mondedes vivants, leur intervention dans les événements de l’existence.Bien qu’il ne fût pas spirite, il ne s’était jamais senti lecourage de rire devant une table tournante, et chaque fois qu’ilavait entendu les coups mystérieux frappés par les pieds, il avaitreçu la même commotion violente, et frémi du même doutemenaçant.

Tout cela, loin de le pousser à l’aveuspontané de la supercherie, le réduisait à un état de faiblesse etde docilité prodigieux. Il se disait : « Si nul autre quemoi n’a voulu ce qui arrive, je saurai délier ce que j’ai lié,dévider l’écheveau emmêlé par mes doigts ; mais si desvolontés supérieures m’ont fait agir, si je ne fus qu’un instrumententre les mains d’un autre… tout ce que je voudrais ne servirait àrien, puisque aussi bien je ne pourrais rien tenter, qui ne me soitdicté par celui auquel il est impossible que je n’obéissepas… »

Bientôt il vécut dans un rêve, insensible àtout, attendant avec une patience et un fatalisme d’Oriental, queles événements, se succédant, voulussent donner corps à ses doutes.Ainsi coula en lui une sorte de bonheur vague, fait surtoutd’indifférence, et le troisième jour, quand il monta en voiturepour se rendre au cabinet du juge d’instruction, il eut devant sesgardiens une attitude telle qu’ils crurent un instant que le secretavait abattu sa volonté, et qu’il avouerait avant un quartd’heure.

Chapitre 9L’angoisse

 

La légende se plaît à peindre les jugesd’instruction avec une face maigre, des lèvres minces, et une lueurmenaçante dans les yeux. Au dire de certains, leur regard aurait onne sait quel pouvoir fascinateur pareil à celui des grands oiseauxde proie ; par définition, le magistrat instructeur est lepremier et le plus redoutable ennemi de l’accusé. Il est (malgréque la loi ait voulu garantir les prisonniers contre son caprice,son parti pris, son arbitraire), le maître de leur honneur, de leurliberté, de leur vie. Cynique et retors, il frôle le code, sansjamais le heurter ; il n’a plus le droit de mettre le prévenuau secret, de l’interroger hors de la présence de son avocat, maisil tourne la difficulté en retardant sa comparution devant lui, enne posant que des questions d’apparence assez simple pour ne paséveiller ses craintes ; et si, par aventure, le prévenudevinant le piège refuse de parler s’il n’est assisté de sondéfenseur, il souscrit à sa demande, se réservant de l’interrogerdans la suite de telle sorte que l’avocat ne puisse lui êtred’aucun secours.

Onésime Coche savait tout cela, et c’est pouren rendre compte avec toute l’exactitude possible, qu’il s’étaitengagé dans cette affaire.

Or, le juge était un petit homme tout rond,avec une figure replète, et de bons petits yeux qui semblaient riresous les lunettes. Il fit asseoir le journaliste devant lui etfouilla dans ses dossiers tout en le regardant à la dérobée. Cetexamen sournois acheva d’énerver Coche qui se mit à tapoter du boutdu doigt sur le bord de son chapeau.

Un homme peut dissimuler sa pensée, mentiravec les yeux, conserver malgré tout un regard et une impassibilitétels que pas un de ses muscles ne bouge, réagir même contre larougeur qui monte à son front ou la pâleur qui l’envahit, mais sesmains ne peuvent pas, ne savent pas mentir.

Nos mains ne nous appartiennent pas ;notre volonté demeure sans prise sur elles ; nos mainsintelligentes, sottes, câlines ou brutales, sont les traîtressesque nous portons avec nous, et le juge ne quittait pas des yeux lesmains de Coche. Quand il les vit frémir, il se dit que le moment defrapper le premier coup approchait ; quand il les vit secrisper, il releva la tête et commença l’interrogatoire parquelques formalités indispensables : nom, âge, profession,etc., puis il reprit l’examen de ses dossiers tandis que Coche, deplus en plus énervé, crispait les poings sur ses genoux. Alors,jugeant la minute propice, sans autre préambule, le juge luidit :

– Voulez-vous m’expliquer pourquoi vous avezbrusquement disparu de votre domicile, et comment il se fait qu’onvous ait retrouvé il y a trois jours dans un hôtel borgne del’avenue d’Orléans ?…

Coche s’attendait à toute autre entrée enmatière aussi ne fût-ce pas d’une voix aussi assurée qu’il l’eûtsouhaitée, qu’il répondit :

– Je désirerais avant de vous renseigner surce point, savoir pour quel motif je suis ici.

– Vous êtes ici parce que vous avez assassinéM. Forget, boulevard Lannes.

Coche respira. Jusqu’à cette minute, bien quela chose fût invraisemblable, il n’avait pu oublier sa premièrecrainte : « Si j’étais accusé d’un autrecrime ? » Il répliqua donc avec un étonnement qu’il avaittrop longuement préparé pour bien le jouer :

– Ça, par exemple, c’est plus fort quetout !…

Et après un temps, il ajouta :

– D’autant que si je saisis la nuance, vous nedites pas que je suis accusé de ce crime, mais bien que j’en suisconvaincu ?

– Il y a vraiment plaisir à causer avec vous,fit le juge. Vous comprenez à demi-mot.

– Vous me flattez, en vérité, Monsieur, mais,même pour répondre à votre politesse par une autre, il ne me paraîtpas possible de me reconnaître coupable d’un crime que je n’ai pascommis…

– Je vais reprendre ma premièrequestion ; vous y répondrez, et si vous me prouvez que vousêtes innocent, je vous remets en liberté, instantanément.

– Ah ! songea Coche, tu me la donnes tropbelle ; voilà qui ne fera pas mal comme début de mesarticles !…

Et, pesant tous ses mots, ilrépliqua :

– Pardon, Monsieur le juge, il ne faudrait pasintervertir les rôles : ce n’est pas à moi de prouver que jesuis innocent, mais à vous de prouver que je suis coupable. Ceciposé et admis, je m’empresserai de répondre à toutes les questionsqu’il vous plaira de me poser, pourvu qu’elles ne portent atteinteni au repos, ni à l’honorabilité de tierces personnes…

– Voici qui n’est pas compliqué comme moyen dedéfense. Vous laissez entendre que vous ne pourrez pas direcertaines choses, les choses capitales sans doute ?

– Je ne laisse rien entendre du tout. J’aiindiqué dans ma phrase que je faisais deux réserves deprincipe : vous venez d’interpréter à votre façon la seconde,je vous rappelle la première, c’est que je ne parlerai que souscertaines conditions, comme par exemple, la présence de monavocat.

– C’est trop naturel, et j’allais précisémentvous le dire. Choisissez-vous donc un défenseur et nous remettronsla suite de l’interrogatoire à un autre jour…

– Mais je tiens, au contraire, à ce que moninterrogatoire ne soit pas retardé. Si le garde ou votre greffierveut bien descendre dans la galerie des pas perdus et me ramener lepremier avocat venu, fût-il stagiaire de la veille, je m’encontenterai. Coupable j’essaierais de décider une sommité duBarreau à prendre ma cause en mains ; innocent je demande unavocat parce que la loi exige cette formalité et que je suisrespectueux de la loi, tout simplement.

Le garde revint au bout d’un instantaccompagné d’un jeune avocat.

– Je vous remercie, Maître, de vouloir bienm’assister. En reste, les choses iront très vite. Maintenant,Monsieur le juge, je suis tout à fait à vos ordres.

– Alors, je reprends ma premièrequestion : Pourquoi avez-vous brusquement disparu de votredomicile, et comment se fait-il qu’on vous ait retrouvé il y atrois jours dans un hôtel borgne de l’avenue d’Orléans ?

– J’ai quitté mon domicile parce qu’il ne medéplaisait pas de vivre quelque temps en dehors de chez moi, etj’ai couché Avenue d’Orléans parce que le hasard m’a conduit devantun hôtel, à une heure où il était trop tard pour redescendre dansParis.

– D’où veniez-vous ?…

– Ma foi, je ne sais plus…

– Je vais vous le dire, moi. Vous veniez dechez vous, 16, rue de Douai…

– Comment ? balbutia Coche stupéfait…

– Mais oui, de chez vous, où avez changé delinge, et cherché, à la manchette d’une certaine chemise de soirée,un bouton qui pouvait être compromettant à un moment donné. Cebouton vous ne l’avez pas trouvé. Il n’était pas bien loin pourtantpuisque le voici… Vous le reconnaissez ?

– Oui, murmura Coche, véritablement effrayé dela rapidité et de la précision avec laquelle on l’avait pris enfilature.

– Voudriez-vous me dire, maintenant, où vousavez perdu l’autre ?

– Je ne sais pas.

– Je ne sais pas, je ne sais pas, vous nesortez pas de là ! Tout à l’heure, vous disiez :« C’est à vous de me prouver ma culpabilité et non à moid’établir mon innocence. » Il y a des limites à tout.Cependant cette fois encore, c’est moi qui répondrai pourvous : Vous avez perdu l’autre bouton dans la chambre oùForget a été assassiné… on l’y a trouvé…

– Cela n’a rien de surprenant. J’y suis entréavec le Commissaire de police. Ce bouton a pu se détacher ettomber…

– Oui. Mais comme vous portiez une chemise deflanelle dont les boutons devaient être cousus, votre explicationn’en est plus une. D’ailleurs il est d’usage, quand on met unbouton de manchette à un poignet, de mettre l’autre à l’autrepoignet. Or, je vous le répète, l’un des deux était resté aprèsvotre chemise de soirée d’où votre femme de ménage l’a détaché…

– Je ne m’explique pas…

– Moi non plus, ou plutôt, je ne m’expliqueque trop…

– Alors, Monsieur le juge, sur un simpleindice, vous me croyez coupable ? Voyons, ce n’est paspossible…

– Un simple indice, peste comme vous yallez ! Moi j’appelle cela une charge, et une chargeterriblement grave encore. Mais j’en ai d’autres. Que diriez-vousd’une lettre oubliée par vous sur les lieux du crime ? Simpleindice encore ?…

– Je ne peux pas avoir oublié de lettre surles lieux du crime, pour l’excellente raison que je m’y suis rendu,je vous le répète, avec le Commissaire de police, que je n’y suispas resté plus de trois minutes, et que…

– Approchez-vous. Approchez-vous, Maître.Regardez ces bouts de papier. Placés au hasard, ils ne veulent riendire, mais dans cet ordre, que voyez-vous ?« Monsieur…ési… 22…ue de… E.V. », ce que je lis, enremplaçant les lettres disparues : « Monsieur Onésime…22, rue de… E. V. ». Votre prénom, admettez-le, n’est pas sirépandu, que je ne puisse, par une simple supposition, le fairesuivre de votre nom de famille qui n’y est pas, je le reconnais.Cela me donne : « Monsieur Onésime Coche, 22 ruede… ».

– Ah ! non ! non ! non !je proteste de toutes mes forces contre votre procédé dedéduction ! Avec quelques lettres éparses vous bâtissez unprénom, et vous y ajoutez délibérément mon nom. En admettant mêmevotre manière de voir, la suite de votre traduction détruit tout ceque le commencement voulait établir. Voilà « 22, ruede… » Rue de quoi, d’abord ? Et puis, je n’ai jamaisdemeuré au numéro 22. Puisqu’on vous a si bien renseigné sur mavisite à mon appartement vous devez le savoir. Je désire que maprotestation figure au procès-verbal.

Et en lui-même il pensa :

« Voilà un petit moyen que tu me paierascher à ma sortie de prison ! Décidément, je medocumente. »

– Votre protestation figurera auprocès-verbal, soyez sans crainte. Mais nous la ferons suivre de lalégère observation que voici : Retournons ces bouts de papier,et ces lettres éparses. – Hé, hé, vous regardez ? – Lisez (entoutes lettres cette fois) : « Inconnu au 22, voir au16 », – Vous demeurez 16, rue de Douai. Cette lettre, adresséepar erreur au 22, vous a été retournée à votre domicile, et cen’est pas la première fois qu’il y a eu confusion de numéros survotre correspondance. Vous voyez qu’en affirmant qu’elle vousappartient, je ne me livre pas à des déductions fantaisistes.Maintenant, si vous avez quelque chose à répondre, je vousécoute…

Coche baissa la tête. En déchirantl’enveloppe, il n’avait pas songé à la rectification portée auverso, et il vit nettement que la conviction du juge était faite.Il se borna donc à répondre :

– Je ne sais pas, je ne m’explique pas. Ce queje puis vous affirmer, vous jurer, c’est que je suis innocent, queje ne connaissais pas la victime, que je ne l’ai jamais connue, etqu’enfin toute mon existence passée dément une pareilleaccusation.

– Je ne dis pas, fit le juge ; mais envoilà assez pour aujourd’hui. On va vous relire votreinterrogatoire, et vous le signerez, si vous voulez.

Coche écouta distraitement la lecture etsigna. D’un geste machinal, il tendit les poings au garde qui luipassa les menottes, et sortit.

Dans le couloir, son avocat lui dit :

– Je viendrai vous voir demain matin, nousavons à causer longuement…

– Je vous remercie, fit Coche.

Et il se laissa emmener par les petitscorridors jusqu’à la sortie du Palais. Seul de nouveau dans sacellule, il se prit à réfléchir longuement, fortement. Il étaitloin le reporter aventureux, prompt à la riposte, ingénieux etrisque-tout quand il fallait ! Il commençait à se repentird’avoir engagé une telle partie. Non qu’il eût la moindre craintesur son issue ; il savait que d’un seul mot il réduiraittoutes les charges à néant. Mais, malgré tout, il sentait le cerclemenaçant se resserrer autour de lui, et le doigt pris dansl’engrenage redoutable de la machine judiciaire, il comprenaitqu’il lui faudrait faire un gigantesque effort pour ne pas ylaisser le bras tout entier. Il s’était imaginé jeter à la faveurde la ruse, le trouble dans la police, l’acculer aux maladresses,aux imprudences : il s’apercevait qu’il avait accumulé descharges telles contre lui, que l’homme le moins prévenu n’auraitpas hésité à dire en le voyant !

« Voilà le coupable ! »

La conviction du juge était naturelle, ensomme. Qu’avait-il pu répliquer… ? Rien ! Il avait criéson innocence : Et puis ? l’accent de la vérité ?Cela se reconnaît à peu près comme « la voix du sang ».C’est quand il dit la vérité qu’un menteur a l’air de mentir.L’angoisse de l’inconnu s’ajoutait à ses craintes. Quelles chargesnouvelles le juge allait-il relever contre lui ? Il n’avait suque répondre à des questions dont deux tout au moins étaientprévues : quelle serait son attitude en face d’une accusationqu’il ne soupçonnait pas ? – Nier, nier, contre touteévidence, contre toute vraisemblance : tel devait être sonsystème. Quant à faire naître l’ombre d’un doute dans l’esprit dumagistrat, il n’y fallait pas songer. Cependant – et il comptaitlà-dessus pour faire hésiter l’instruction – quand on en viendraitaux mobiles, il serait invulnérable. L’enquête révélerait qu’ilignorait même l’existence de ce Forget, que personne dans sonentourage n’avait entendu parler de lui ; or, on ne pouvaitretenir prisonnier un homme au passé irréprochable, alors qu’onétait hors d’état d’affirmer : « Voilà pourquoi cet hommea tué. » Le lendemain, son avocat vint le voir. Il lui parlad’abord en termes vagues, lui demandant des renseignements sur savie, ses fréquentations, ses habitudes. Il lui fit précisercertains détails insignifiants, sans oser aborder nettement laquestion du crime. Au bout d’un quart d’heure de conversation,Coche de plus en plus nerveux lui dit :

– Voyons, Maître, la vérité : vous mecroyez coupable…

L’avocat l’arrêta d’un geste :

– Ne m’en dites pas plus, je vous en prie. Jetiens pour sincères, pour vraies, entendez-vous, pour vraies, vosprotestations d’innocence. Quel que lourdes que soient les chargesrelevées contre vous, je n’y veux voir que l’effet d’un terriblecaprice du hasard. Votre système de défense est d’être innocent,vous êtes innocent : je le proclame !

– Mais je vous jure, Maître, je vous jure surce que j’ai de plus cher au monde que je suis innocent.

En cette minute, Coche eut la tentation follede tout raconter. Mais quel avocat aurait osé le défendre après unpareil aveu ? Il s’était condamné lui-même au seul systèmepossible : tout nier, sans se préoccuper de lavraisemblance.

Encore voulait-il que son avocat crût à sasincérité. Il reprit avec passion :

– Je suis innocent ! Je suisinnocent ! Plus tard, bientôt peut-être, vous verrez, je vousdirai…

– Mais je vous crois, je vous l’affirme…

Et Coche comprit, à l’attitude, au regard deson avocat qu’il déguisait sa pensée, qu’il était convaincu, luiaussi, de sa culpabilité. Ils causèrent encore, doucement, neparlant presque plus du crime. Coche oubliait un peu tout ce que sasituation présentait de grotesque et de dramatique à la fois, etl’avocat essayait de déchiffrer ce qu’il y avait au fond de cetteespèce d’insouciance blagueuse, succédant à l’indignationremarquablement simulée du début.

Dans l’après-midi du lendemain, on vintchercher l’accusé dans sa prison, et on le fit monter dans lavoiture cellulaire. Il crut qu’on le conduisait à l’instruction,mais le trajet lui sembla plus long que l’autre fois. Dressé,autant qu’il le pouvait, il essaya de voir par les prises d’air,mais les lattes étant placées dans le sens inverse de celui desvolets ordinaires, c’est-à-dire obliques de bas en haut, il ne putdistinguer qu’un peu de ciel gris, triste et froid. La voitures’arrêta enfin ; il en descendit, et on le poussa rapidement –pas assez vite cependant pour qu’il n’eût le temps d’apercevoir laSeine qui roulait une eau lourde et boueuse, et de se rendre comptequ’il était à la Morgue.

– C’est complet, se dit-il, la confrontationmaintenant !

La pensée de ce spectacle dont la seuleannonce emplit d’effroi les vrais criminels, ne l’ennuya pas.Quelle menace auraient pour lui les yeux éteints de ce pauvremort ? Il verrait sans peur ce corps qu’il avait contemplé pardeux fois : la nuit presque palpitant encore de vie, le matindéjà raidi et froid. Cependant, lorsqu’il se trouva dans la salleaux murs blancs, aux fenêtres hautes, où la lumière mettait destaches pâles sur les tables de marbre, il eut une sensationdésagréable. Une odeur vague d’acide phénique et d’essence de thym,une odeur qui tenait de la pharmacie et du cimetière, flottait dansl’air humide. Et il s’imaginait sentir l’odeur terrible et fade quise dégage des êtres morts depuis peu. Pourtant il regardaitavidement, s’efforçant de noter les moindres détails dans samémoire afin de pouvoir au prochain jour les consignerexactement.

On le fit pénétrer enfin dans une pièce où uneforme recouverte d’un drap était étendue sur une table. On leva ledrap, et, bien qu’il fût prêt à ce spectacle, il eut un mouvementde recul involontaire. Il ne reconnaissait pas ce cadavre, ou dumoins, au premier coup d’œil il ne le reconnut pas. La mort, pourachever son œuvre, avait tassé, ratatiné les chairs. La face qu’ilavait vue pleine et ronde, était émaciée, des ombres grises,vertes, s’y écrasaient descendant des tempes au menton, comme siquelque pouce énorme s’était plu à modeler la cire jaune de cevisage.

Quand il l’eut contemplé quelques secondes, lejuge lui dit :

– Voilà votre victime.

– Encore une fois, je proteste contre unepareille accusation. Je ne connais pas cet homme, je ne l’ai jamaisconnu.

Et il songeait : Dire que la vérité apassé devant ces yeux, et qu’à présent, tout est fini, qu’il nereste rien de ce que cet être a vu, souffert, et qu’on pourrait metrancher la tête ici même, sans qu’un frisson secouât cette chairinerte…

La confrontation dura peu. Pour lesmagistrats, Coche s’entêterait à nier encore, à nier toujours, etil était de taille à ne pas faiblir.

On crut l’user par l’énervement : peineinutile. À toutes les questions, l’accusé répondaitinvariablement :

– Je ne sais rien.

Puis, après avoir accumulé charge sur charge,quand on lui demandait :

– Qu’avez-vous à objecter à ceci ?Comment expliquez-vous cela ?

Il levait les bras, et se bornait àmurmurer :

– Je ne comprends pas. Je ne m’expliquepas…

L’instruction, longue, difficile, n’amenaaucune découverte intéressante. Il était impossible de briser lamuraille mystérieuse qui, de son vivant, avait entouré Forget.Personne ne le connaissait, personne n’était au courant de seshabitudes. On ne put relever aucune charge morale contre Coche,mais il fut facile, par là même, de les lui faire supporter toutes.De ce que nul ne savait les fréquentations de la victime, onconcluait simplement que Coche avait fort bien pu être en rapportavec elle, sans que qui que ce soit pût en témoigner. Quant aumobile qui l’avait poussé à commettre ce forfait, il n’apparaissaitpas clairement. Une enquête minutieuse sur sa vie, ses ressources,n’apprit rien, sinon qu’il ne faisait pas la fête, qu’il payaitexactement son terme et qu’on ne lui savait pas de liaisonsérieuse. On ne put davantage établir la liste des objets dérobésboulevard Lannes, et le hasard, sur lequel on comptait pourapporter quelques éclaircissements sur ce point, ne se mit pas dela partie. Si bien qu’au bout de trois mois, malgré tout le zèle dela Sûreté, l’acharnement du juge, et les recherches personnelles detous les journaux de Paris, l’instruction en était exactement aumême point que le premier jour : c’est-à-dire que deux chargesprécises et d’une gravité extrême pesaient sur Onésime Coche :le bout d’enveloppe et le bouton de manchette ramassés dans lachambre de la victime. À ces charges, dont l’accusé n’avait pu sedégager en aucun moment, s’ajoutait la présomption grave résultantde son brusque départ du Monde, et sa fuite à traversParis, où l’on avait relevé en trois jours son passage dans troishôtels différents, sous de faux noms. Si l’on ajoutait à cela sonattitude étrange à l’heure de l’arrestation, son essai de défense àmain armée contre les agents, son retour clandestin à son domicile,on se trouvait en face d’une situation assez nette pour autorisertous les soupçons et presque des certitudes. Le dossier, il estvrai, manquait de preuves morales ; les preuves matériellesles remplaçaient. L’instruction fut donc close, transmise à laChambre des mises en accusation, et l’affaire du boulevard Lannesfut inscrite au rôle des assises pour la session d’avril.

Chapitre 10L’épouvante

 

Le séjour de la prison avait fortement dépriméCoche. L’énervement des premiers jours avait fait place à del’abattement. Au début, il aurait pu, à la rigueur, tout avouer,maintenant, il lui semblait impossible d’agir ainsi après tant depetits mensonges. Il attendait l’occasion. Un fait quelconque, unincident imprévu, pouvait et devait la fournir. Mais les jourssuccédaient aux jours, et l’incident ne se produisait pas. Bienplus, et c’était là un de ses sujets d’irritation les plus aigus,Coche, dans sa prison, pas plus qu’à l’instruction, ne voyait riende sensationnel. Il ne lui eût pas été désagréable d’avoir àconsigner des injustices, des brutalités, des illégalités. Tout sepassait le plus naturellement du monde. Sans être avec lui d’unetendresse exagérée, ses gardiens se montraient humains, plutôtdoux, si bien qu’il en arrivait à se demander :

– Qu’est-ce que je pourrai bien écrire ensortant de là ?…

Parfois, il revenait à son objection dudébut : l’être mystérieux le poussant à s’embarquer dans cetteaffaire. Alors, la peur le reprenait, la peur de l’inexplicable, del’inconnu, et il restait tout le jour effondré sur son lit, secouéde frissons si violents que plusieurs fois on lui avait demandés’il était malade.

Un matin, le médecin était venu, et Cocheavait refusé de répondre à ses questions, se bornant àdire :

– Le mal dont je souffre ne saurait être guérini soulagé par vous. Je ne suis pas fou, je ne fais pas le fou, jedésire seulement qu’on me laisse en repos.

Il ne causait plus à personne, écoutant àpeine son avocat, envahi par une tristesse immense, un doute detous les instants qui se traduisait par une excitabilitéextraordinaire. La pensée qu’il était le jouet de forcessurnaturelles, avait tant passé et repassé dans son esprit, qu’elleétait devenue une certitude.

Il essayait encore de se débattre. Un jour,n’y tenant plus, sentant sa raison se perdre, fuir son cerveau, ilse dressa brusquement, décidé à faire cesser cette terriblecomédie, à tout avouer, à tout subir, peines, humiliations, pourvuqu’il pût revoir le jour, le grand ciel et la vie, pourvu surtoutqu’il se convainquît une fois pour toutes qu’il était demeurél’arbitre de ses décisions, le maître de sa volonté. Il se rua versla porte et appela le gardien. Mais dès qu’il fut devant lui, ilbégaya des paroles sans suite :

– Je vous ai demandé… je voulais vous dire…non… ce n’est plus la peine… une idée qui m’avait passé par latête…

La conviction était brusquement entrée en luiqu’il ne pourrait pas parler, qu’on l’avait condamné au silence. Ilsuffisait d’un mot pour le sauver : ce mot, lui seul pouvaitle prononcer, mais il ne le prononcerait pas, parce qu’on nevoulait pas !

Par un phénomène d’auto-suggestion, il sepersuadait qu’il était la victime, l’instrument d’un autre, lequel,en vérité, n’était que lui-même. Depuis le début, il n’avait euqu’un ennemi : sa propre imagination. Il n’était captif que desa faiblesse maladive, et ce dernier effort, cette tentativesuprême pour s’arracher à ce qu’il croyait être une possessiondiabolique, n’avait abouti qu’à lui prouver, d’une façonindiscutable cette fois, que seule la puissance occulte, la volontémystérieuse qui agissaient sur lui, étaient capables de lui faireprendre une décision !

Les fous qui retrouvent après une crise, assezde lucidité d’esprit pour se rendre compte de leur démence etredouter l’accès qui peut les reprendre d’un instant à l’autre,sont les plus malheureux des êtres. Est-il une torture pluseffroyable que de se dire :

– Tout à l’heure, ma raison va sombrer ;peut-être, alors, d’effrayants instincts feront-ils de moi unmonstre… et, sauf à la seconde précise où mon poing frappera, je necesserai de savoir vers quel horrible but me pousse lafatalité !

Pareil à ces fous, Coche était certain qu’ilne pouvait plus se soustraire à la force mystérieuse. Sa pensée,dès qu’il voulait avouer, s’arrêtait dans sa tête, comme la voixs’étrangle dans la gorge sous le coup d’une trop vive émotion. Ilvoyait devant ses yeux, il lisait dans sa tête les mots qu’ilfaudrait dire, la phrase libératrice qui mettrait fin au cauchemar,mais ces mots, il ne pouvait plus les prononcer, cette phrase, ilne pouvait plus la dire. Et cependant, tout seul, roulé sur sonlit, la tête cachée dans ses mains, il la répétait :

« À l’heure où le crime a été commis,j’étais chez mon ami, M. Ledoux, et c’est en sortant de chez luique l’idée m’est venue de cette comédie sinistre… »

Tout en la répétant en lui-même, il entendaitexactement les moindres inflexions de sa voix. Mais aussitôt qu’ilse trouvait en présence de quelqu’un, ses lèvres se refusaient àprononcer les mots qui dansaient dans sa tête, et il assistait,impuissant, à la lente agonie de sa volonté.

C’est dans cet état d’esprit qu’il arriva à laCour d’assises.

Depuis trois mois, l’affaire, avec son alluremystérieuse, passionnait tout Paris, et Coche avait des partisansdéterminés et des adversaires résolus.

Rien n’ayant pu, au cours de l’instruction,fixer le mobile du crime, parmi ses adversaires, les uns letenaient pour un fou, les autres pour un assassin vulgaire.Successivement, tous les aliénistes de Paris avaient étéconsultés ; aucun n’avait osé se prononcer. À ceux quiaffirmaient sa culpabilité, ceux qui proclamaient son innocencerépondaient :

– Souvenez-vous de Lesurque, le courrier deLyon !…

Aussi, la salle présentait-elle, le jour del’ouverture des débats, une animation extraordinaire. On était venulà, comme au spectacle, autant pour être vu que pour voir. Lesfemmes – en majorité – avaient, pour la circonstance, arboré destoilettes neuves. On s’étouffait dans la partie réservée au public,au banc des avocats, et, pour répondre à d’innombrables demandes,le Président avait fait placer trois rangs de chaises, sur sonestrade. Dans la salle surchauffée, flottait une odeur irritante deparfums et de chairs moites. La lumière trop crue, venue des vitreshautes, mettait sur les visages des taches violentes. Et lemurmure, timide tout d’abord, qui montait de cette foule, sechangea bientôt en un bourdonnement, coupé de petits rires malétouffés, d’exclamations, d’appels.

Un huissier cria :

– La Cour !

Il y eut un grand bruit de chaises repoussées,de pieds remués, on entendit encore des bribes de phrasescommencées presque haut achevées très vite à voix basse, quelquestoux nerveuses, un ou deux « chut » et le silence se fitprofond et solennel. Le Président ordonna d’introduire l’accusé, lapoussée fut telle, que des cris partirent du public, et qu’unejeune femme, hissée sur une barrière, perdit l’équilibre ettomba.

Onésime Coche parut… Il était excessivementpâle, mais son maintien ne décelait ni forfanterie, ni crainte.Lorsque la porte s’était ouverte devant lui, il s’était dit, unedernière fois :

« Je parlerai, je veux parler. »

Puis son regard avait erré sur cette foule oùil ne trouva pas un seul visage ami, sur tous ces yeux où il ne lutqu’une curiosité féroce, une curiosité malsaine des gens venus pourregarder, pour entendre souffrir, comme ils entrent dans uneménagerie avec l’espoir de voir les fauves déchirer le dompteur.Mais il n’eut pas une révolte, pas une pensée de haine.

Un moment vient où la torture morale, lafatigue physique sont telles, qu’on n’a pour ainsi dire plus laforce de souffrir. Tout être a une capacité de douleurdéterminée : lorsqu’il est parvenu à la limite extrême decette douleur, il est insensible. Coche crut avoir atteint cettelimite, et s’en réjouit presque. Si le soir où il avait téléphonéla grande nouvelle au Monde, quelqu’un avait pu luidire : « Voilà quel mouvement de curiosité vous allezprovoquer », il eût tressailli de joie. Maintenant, iln’éprouvait plus, avec une immense lassitude, qu’une sorted’hébétement dont rien ne pouvait le tirer. La fatalité avaittraversé sa vie, pesait sur lui, l’heure des vaines révoltes étaitpassée ; il n’avait plus qu’à se soumettre et à attendre.

Quand il eut donné d’une voix nette son nom,son âge et tous les renseignements concernant son état civil, ils’assit pour entendre l’acte d’accusation. Cet acte, avec lespreuves qu’il dressait contre lui en faisceau, lui fit l’effet duplus terrible des réquisitoires. À mesure que les charges seprécisaient, il comprenait comment la conviction du juge avait puse faire, inébranlable. Malgré tout, il se disait :

– Si je veux parler, je réduirai celaà néant. Mais pourrai-je parler ?…

L’interrogatoire fut assez terne ; onespérait des révélations sensationnelles, certains journaux ayantaffirmé – de source certaine – que l’accusé se réservait pour lesAssises. Mais à toutes les questions Coche répondaitinvariablement :

– Je ne sais pas, je ne m’explique pas, jesuis innocent.

Le Président lui ayant fait observer tout ceque ce système de défense offrait de dangereux il leva les épauleset murmura :

– Que voulez-vous, Monsieur le Président, jene peux pas vous dire autre chose…

Et il reprit son attitude impassible,indifférente presque. Lorsque le défilé des témoins commença, sonattention parut s’éveiller, son regard jusqu’alors lointain devintplus direct, les coudes aux genoux, le menton dans les paumes, ilécouta. Ce fut d’abord Avyot, le Secrétaire de la rédaction duMonde, qui dit de quelle façon Coche avait quitté lejournal après avoir pris durant quelques heures l’Affaire en mains.À une question du Président qui lui demandait si à aucun moment iln’avait cru reconnaître la voix de celui qui, dans la nuit du 13,l’avait appelé au téléphone, il répondit : « Non »avec assurance, et précisa encore quelques points de détail :la somme que le reporter avait touchée à la Caisse, l’heure àlaquelle il l’avait vu pour la dernière fois, l’attitude qu’ilavait eue au cours de cet entretien. Mais tout cela n’avait plusqu’une importance secondaire. Ensuite, ce fut la femme de ménagequi raconta ce qu’elle savait de son ancien maître, de seshabitudes, de ses relations. Sans omettre les moindres détails,elle dit comment elle avait trouvé la chemise tachée de sang, lepoignet arraché, et le bouton d’or et turquoises. Tout cela luiavait semblé louche dès le premier instant, et, n’était ladiscrétion « les domestiques n’ont pas à se mêler des affairesde leurs patrons » elle eût fait part de ses soupçons à laJustice, bien avant que le « Monsieur de la Sûreté »l’interrogeât. Après elle, des garçons du Journal, le bijoutier quiavait vendu les boutons, le facteur qui, trois ou quatre fois,avait déposé au 22 des lettres adressées à Coche, défilèrent sansapporter le moindre renseignement intéressant. Le médecin légistefit à la barre une conférence émaillée de termes scientifiques, dechiffres et de calculs, d’où il résultait que la mort avait étéprovoquée par un coup de couteau qui, partant dusterno-cleido-mastoïdien, avait déchiré la parotide, sectionnéobliquement, de haut en bas et d’arrière en avant, la carotideexterne, puis, rebondissant sur l’angle maxillaire, et sectionnantencore le sterno-cleido-mastoïdien, ne s’était arrêté que sur lafourchette sternale.

Il restait encore un témoin, l’horloger,commis par la Justice pour examiner la pendule que l’on avaittrouvée renversée sur la cheminée, dans la chambre du crime. Ildéposa au milieu de l’indifférence générale. Seul, Coche ne perditpas une de ses paroles ; sa déposition fut, du reste, courte,et très précise :

– La pendule qu’on m’a donnée à examiner,dit-il, est une pendule d’un modèle ancien, mais au mouvementexcellent et en très bon état, je dirai même qu’on n’en trouve plusguère dans le commerce d’aussi solides, d’aussi finies. Lesaiguilles étaient arrêtées sur minuit 20, or les pendules de cegenre ne se remontent que tous les huit jours, et celle-ci pouvaitencore marcher pendant quarante-huit heures ; elle ne s’estdonc pas arrêtée du fait que le ressort était à bout, maissimplement parce qu’elle a été renversée, et que le balancier,couché sur le côté, n’a plus pu fonctionner. Dès qu’elle a étéreplacée d’aplomb, un léger mouvement d’oscillation a suffi pour laremettre en marche. J’en tire donc cette conclusion que l’heuremarquée par les aiguilles est précisément l’heure à laquelle lapendule fut renversée.

– Le crime aurait donc été commis à cetteheure-là ? fit distraitement le Président.

L’audition des témoins était terminée. Il yeut une suspension d’audience de quelques minutes, puis la parolefut donnée au Ministère public.

Coche, un peu rassuré par la déclaration sinette de l’horloger, écouta le réquisitoire sans émotion apparente,et pourtant, il était terrible pour lui dans sa simplicité un peusèche, presque mathématique.

La salle, déjà favorablement impressionnée parl’interrogatoire et les différents témoignages, fit entendre à deuxou trois reprises des murmures d’approbation, et il y eut d’asseznombreux applaudissements, vite réprimés, lorsque le Procureurtermina en demandant pour le journaliste, qui n’avait ni l’excusede la misère, ni celle de la colère, la peine capitale.

Coche frissonna, enfonça un peu ses onglesdans ses mains, mais sembla impassible. Il pensait surtout, ilpensait seulement :

« Il faut que je parle, je veuxparler ! Je parlerai ».

Et à voix basse il répétait :

« Je veux, je veux, jeveux !… »

Pendant tout le temps que dura la plaidoiriede son avocat, les yeux fixes, les poings serrés, l’oreille et lapensée absentes, il répétait : « Je veux parler, je leveux, je le veux ! » L’avocat se rassit au milieu d’uneffrayant silence. Par pure courtoisie, Coche se pencha vers lui etle remercia. Mais il n’avait rien entendu de sa défense, défensepitoyable à la vérité mais impossible.

Les débats allaient être clos. Le Président setourna vers l’accusé et lui dit :

– Avez-vous quelque chose à ajouter pour votredéfense ?

Coche se leva, raidi dans un terrible effort,si pâle que l’on crut qu’il allait tomber et que les gardestendirent les bras vers lui. Mais il les écarta d’un geste, etd’une voix forte, qui fit passer un frisson sur le jury et surl’assistance, il répondit :

– J’ai à dire, Monsieur le Président, que jesuis innocent, et je le prouve.

Il prit une large respiration et se tut.L’espace d’une seconde ses yeux devinrent d’une effrayantefixité : il ouvrit la bouche : ceux qui étaient les plusrapprochés de lui, crurent l’entendre murmurer : « Jeveux !… Je suis mon maître » et d’un trait, la mainlevée, les doigts ouverts comme pour écarter une vision menaçante,il cria plutôt qu’il ne dit :

– À minuit vingt, à l’heure où le crime secommettait, moi, innocent, je me trouvais chez mon ami M. Ledoux,14, rue du Général-Appert.

Et épuisé par l’effort qu’il venait de faire,épouvanté par la victoire remportée sur l’inconnu mystérieux dontla volonté jusqu’à cet instant avait étranglé la sienne, ils’écroula sur son banc en sanglotant de fatigue, d’énervement et dejoie.

Tous les assistants s’étaient dressés. Unetelle clameur s’éleva que le Président dut menacer de faire évacuerla salle. Enfin, quand un silence relatif se fut établi, ildit :

– Coche, n’essayez pas de nous tromper unedernière fois. Songez aux conséquences de votre déclaration, sielle est reconnue fausse. Réfléchissez avant de la jeter dans ledébat.

– J’ai réfléchi ! j’ai réfléchi :j’ai dit la vérité ! Je le jure ! Qu’on interroge mon amiLedoux…

– Monsieur le Président, dit l’avocat, jedemande que ce témoin soit entendu immédiatement.

– Telle est bien mon intention, Maître. Envertu de mon pouvoir discrétionnaire, j’ordonne que le témoininvoqué par l’accusé soit amené sur l’heure aux pieds de la Cour.Garde, vous allez vous rendre chez M. Ledoux, 14, rue duGénéral-Appert, et vous le conduirez ici. L’audience estsuspendue.

La déclaration de Coche avait produit unevéritable stupeur. Les rares partisans qu’il comptait dansl’auditoire triomphaient ; les autres, sans pouvoir nierl’importance décisive d’un pareil alibi, doutaient encore de savéracité. Dans le jury surtout, l’étonnement avait étéextraordinaire. Après le réquisitoire, le siège des jurés étaitfait, et c’est à peine s’ils avaient écouté la plaidoirie del’avocat. Si l’alibi de Coche était reconnu valable, l’accusations’écroulait, ou du moins recevait un coup terrible. Quant àl’avocat, il disait à son client : « Mais pourquoin’avoir pas parlé plus tôt », et Coche répondait cette choseinvraisemblable, et pourtant vraie :

– Parce que je ne pouvais pas !

Pendant une heure, la salle et les couloirsenvironnants présentèrent une animation extraordinaire. Cetteaffaire qui depuis le matin avait, par sa banalité, déconcerté tantde gens, avait soudain rebondi, plus passionnante que jamais. Quandla sonnette retentit, on se rua dans la salle. Des gens quin’avaient pu entrer le matin se mêlèrent au flot des invitésporteurs de cartes. Il n’y avait plus de service d’ordre possible.Les gardes débordés, durent laisser passer tout le monde. Enfin, laCour entra, les conversations cessèrent, et le Président ordonna defaire entrer le témoin.

Alors, au milieu d’un effrayant silence, ungarde s’avança seul à la barre, joignit les talons, salua etdit :

– Au numéro 14 de la rue du Général-Appert, onm’a appris que M. Ledoux, rentier, était mort depuis le 15 du moisde mars.

Coche se dressa livide, prit sa tête dans sesmains, poussa un cri, et retomba comme assommé.

Déjà le Procureur s’était levé :

– Messieurs les jurés, je n’ai pas besoind’insister sur la gravité d’une pareille nouvelle. Le sieur Ledoux,eût-il témoigné ici même, l’accusation n’en aurait pas moinsconservé toute sa force, mais vous ne vous laisserez pas émouvoirpar cet alibi audacieux, grâce auquel on a essayé de jeter un doutedans vos consciences. Je n’ajoute rien à mon réquisitoire, je n’enretire rien : vous jugerez et vous condamnerez sans pitié.

L’avocat s’écria :

– Monsieur le Président…

Mais Coche balbutia en lui mettant les mainssur l’épaule :

– Par pitié… Maître… plus un mot… C’est fini…je vous en supplie… C’est fini… fini… fini…

Le jury déjà mal disposé avant la suspensiond’audience ne délibéra pas longtemps. Au bout de dix minutes, ilrevint. Sa réponse était « Oui » à l’unanimité à toutesles questions et « Non » à l’unanimité pour lescirconstances atténuantes.

Coche n’était plus qu’une chose inerte, unpauvre corps défaillant. L’épouvante était descendue sur lui. Savolonté avait triomphé trop tard de sa terreur superstitieuse, etil se rendait compte maintenant de l’espèce de folie contrelaquelle il s’était débattu pendant trois mois, il se rendaitcompte surtout que rien ne pouvait plus le sauver qu’un miracle, etla fatalité venait d’abattre trop brutalement ses mains sur sanuque pour qu’il escomptât ce miracle. Il connaissait enfinl’horreur des épouvantes humaines, la peur monstrueuse, et l’appeleffroyable à la vie qui s’en va. Ses yeux, ses pauvres yeux de bêtetorturée se posaient sur ces gens qui tout à l’heure allaientrevoir la rue, la gaîté de l’air libre et retrouver la joie de labonne maison, du foyer familial où l’homme sage vient abriter sesrêves, comme le matelot vient abriter sa barque dans la petite baieoù dansent les étoiles. Et tandis que ces visions traversaient sonâme éperdue, une voix s’éleva qui fut d’abord à ses oreilles unmurmure confus, puis un tonnerre quand elle prononça :

– Onésime Coche est condamné à la peine demort.

Après il entendit encore vaguement…

– Trois jours francs pour vous pourvoir encassation…

Il sentit qu’on l’emmenait, qu’une mainserrait sa main… il se trouva sur son lit, dans sa cellule, sanssavoir comment ni pourquoi, et il s’endormit d’un sommeil debrute.

Or, pendant la nuit, il eut un effrayantcauchemar :

Il venait d’assassiner le vieux du boulevardLannes. Il gagnait la porte en rampant, descendait l’escalier et setrouvait dans la rue.

Dehors, sous la bise coupante, il s’arrêtait,la tête vide, les jambes molles, comme un homme ivre : pas unmurmure, pas un bruit. Grelottant, il relevait le col de sonpardessus, faisait un pas, s’arrêtait pour s’orienter dans la nuitnoire, et se mettait en route.

Il marchait lentement, roulant dans sa penséeconfuse, l’horreur de son crime et l’effroi du mort étendu, lagorge béante, les paupières ouvertes sur ses prunelles chavirées.Un carrefour désert et sombre s’ouvrait au-devant de ses pas.Harassé, les genoux tremblants, il s’adossait à un mur. Soudain,dans le silence, il croyait entendre un bruit de pas. Il s’arrêtaitles muscles ramassés, prêtant l’oreille. Le même bruit résonnaitplus fort et plus précis. Il partait, rasant les maisons, droitdevant lui. Le bruit se mettait en marche, le suivant. Il couraitet le bruit courait avec lui… La rue, plus large bornée de lueurshésitantes, se déroulait déserte, et silencieuse. Il galopait laterreur accrochée aux flancs comme des chiens de meute… Tout unbrasier flambait dans sa poitrine. Il courait toujours, perdant lanotion du temps, de l’heure qui mourait lentement. Tout ce qui luirestait de force et d’énergie ne vivait plus que dans l’espoir dumatin blême qui bientôt monterait à l’horizon, ramenant avec luil’éveil des choses et des gens, faisant surgir d’autres visagesd’êtres humains, repeuplant ce désert sombre qui l’épouvantait. Etil courait toujours. Il avait fait tant de détours, croisé tant dechemins, qu’il s’en allait vers l’inconnu, perdu dans Parissommeillant. Il courait, râlant de fatigue et de peur, et voiciqu’au bout de l’horizon, le jour monta, triste, pluvieux… Lejour ! le jour !… Un murmure confus s’éleva : on eûtdit le chuchotement d’une foule. Là-bas, toute une masse sombreondulait avec des souplesses de vague. Était-ce encore l’obsessionde la nuit ? Non pas… des hommes étaient là devant lui !…Enfin ! il n’allait plus être plus seul avec son épouvante… ilallait coudoyer des êtres vivants… les frôler… Il tendit l’oreille…Une voix brève domina le bruit… un cliquetis, rapide comme celuique fait un coup de vent parmi les feuilles sèches… une blancheurdescendit dans le ciel plus léger, finie l’angoisse de la nuit,l’horrible solitude… sa poitrine s’appuyait contre d’autrespoitrines… À ce moment la vague s’ouvrit, comme pour lui livrerpassage… il s’avança, et tout d’un coup tomba sur les genoux :dans sa terreur il n’avait pas vu où sa fuite l’amenait, et devantlui venait de surgir, goule effroyable, avec ses deux grands brasdressés dans le ciel pâle… la Guillotine !…

Coche s’éveilla en poussant un cri… Pendantune seconde, il retrouva la joie du réveil qui brise lescauchemars, mais aussitôt la réalité, plus effroyable que le rêve,reprit :

La Guillotine ! le couteau blanc, et lepanier où bondissent les têtes… il verrait cela ! Il morditses draps pour ne pas hurler… Adieu les nuits paisibles, les jourscalmes ! Entre tout ce qu’il avait aimé, souhaité, espéré, etlui, l’horrible chose (il n’osait plus penser le mot guillotine) sedressait maintenant…

Le lendemain, son avocat vint le voir pour luifaire signer son pourvoi en cassation et son recours en grâce. Ilbégaya : « À quoi bon ? », et signa tout demême. Quand il eut posé la plume, il dit en regardant son défenseuravec des yeux grandis par l’épouvante et par la fièvre :

– Écoutez… il faut que vous sachiez, il fautque je vous dise…

D’une voix haletante, coupant ses phrases degestes saccadés, de mots sans suite, il raconta toute sa nuit du13 : son dîner chez Ledoux, son départ, la rencontre desrôdeurs, sa visite à la maison du crime, et l’idée soudained’égarer la police, de simuler une fuite pour attirer sur lui,l’attention…

Il se tut. L’avocat prit sa main et lui ditdoucement :

– Non, vraiment, ce n’est pas la peine… LePrésident vous fera grâce… Là-bas, vous pourrez… plus tard… refairevotre existence.

– Alors, s’écria le malheureux, vous croyezque je mens ?… Mais je ne mens pas, vous m’entendez… je nemens pas… Allez-vous-en !… Allez-vous-en…

Et au comble de l’exaspération, il se jeta surlui, hurlant :

– Mais allez-vous-en donc ! Vous ne voyezpas que vous me rendez fou !…

Resté seul, il fut pris d’un effrayant accèsde désespoir. Ainsi, même celui qui avait pris la parole pour ledéfendre ne pouvait le croire innocent ! En même temps, lapeur de la mort de la douleur, grandissait en lui, et il seraccrochait à la vie désespérément, s’arrachant les cheveux, segriffant le visage, sanglotant :

– Je ne veux pas mourir ! je n’ai rienfait !

Il était doux, craintif, suppliant enverstous, comme si le moindre de ses gardiens avait pu faire agir en safaveur des influences considérables, et l’arracher à l’échafaud.Lorsqu’on le transporta à la Roquette, ce fut pis encore !Jusque-là, il avait pu parfois pendant quelques secondes oublierl’échafaud, mais là, entre ces murs qui n’avaient vu que descondamnés à mort, comme lui, l’obsédante pensée se faisait plusprécise, les images plus nettes : toutes les gloires du crimeavaient défilé là, dormi sur ce lit, et le coude appuyé à cettetable, frissonné d’horreur à la seule pensée du châtiment plusproche chaque jour. Déjà, il n’était plus pareil aux autreshommes ; il faisait partie d’une classe à part, hors la loi,et presque hors la vie. On avait coupé ses cheveux à la tondeuse,rasé ses moustaches, et en passant ses mains sur son visage, il nese reconnaissait plus. Il avait désappris presque tous les mots,pour ne se souvenir que de ceux qui avaient trait à sa mortprochaine, et durant des heures entières, accroupi dans un coin desa cellule, les coudes aux genoux, les poings aux dents, ilregardait défiler en lui toutes les images d’épouvante, toutes lesscènes d’exécution pareilles à ce que serait la sienne.

Il voyait la dernière Nuit, le Réveil etl’effrayante place, grise sous le ciel gris, les toits humides, lepavé luisant, mais il voyait surtout la Veuve avec sesimmenses bras rouges et le rire édenté de sa lunette surmontée ducouperet.

L’aumônier le visitait chaque jour. Peu à peu,une terreur superstitieuse, un besoin de se réfugier en quelqu’un,d’être écouté et d’être plaint, le poussait vers une sorte de piétécraintive, remplie de visions superstitieuses. Il ne parlait plus,mais écoutait avidement, prenant d’un geste machinal et répété sanscesse son cou amaigri dans ses mains, puis le lâchant brusquement,comme s’il avait senti la place où le couteau tracerait son chemin.Même avec le prêtre il évitait de s’entretenir de sa finprochaine ; il écoutait parler de repentir, d’expiation… cesmots n’avaient pas de sens pour lui : de quel crime aurait-ila répondre ?… quel forfait devait-il expier ? Si Dieu, envérité, tenait compte des gestes des hommes, il saurait bien, levoyant arriver devant son Tribunal, qu’il était innocent… Un jour,pourtant, le quarantième jour de sa captivité approchait, il savaitque son pourvoi en cassation avait été rejeté, et ne comptait plusque sur la clémence présidentielle, il dit brusquement àl’aumônier :

– Monsieur l’abbé, en votre âme et conscience,si vous étiez à la place du Président, signeriez-vous magrâce ? Répondez-moi dans toute la sincérité de votre cœurd’homme loyal. Il faut que je sache. J’ai besoin de savoir.

Et l’aumônier l’ayant regardé bien en facerépondit :

– Non, mon enfant, je ne signerais pas, ilfaut payer…

Chose étrange, cette réponse le calma presque.La pire torture de son existence était le doute. Il n’osait sepréparer à mourir, craignant d’attirer la mauvaise chance sur lui.Maintenant, c’était fini, il se considérait comme mort ets’imaginait qu’ainsi prévenu il saurait mieux résister àl’épouvante du réveil. Pourtant à mesure que la date fataleapprochait, ses nuits se peuplaient de cauchemars. Il se dressaitsur son lit au moindre bruit, collait l’oreille au mur, essayant dedeviner ce qui se passait dans la rue, sur la place. Et quand lejour était venu, quand il était sûr que ce n’était pas pour cematin, il s’endormait d’un sommeil coupé de soupirs et desanglots…

Vers la fin de la quarante-troisième nuit, ilcrut percevoir une vague rumeur, des bruits de maillet frappant lebois, des pas assourdis. Il se mit à claquer des dents, n’osantplus écouter, redoutant d’entendre, les yeux rivés à la porte de sacellule, attendant la seconde effroyable où elle s’ouvrirait,livrant passage au bourreau ! Et la porte s’ouvrit.

Il regarda d’un œil hébété les hommes quil’entouraient et se leva sans dire un mot, sans faire un geste. Onlui demanda :

– Voulez-vous entendre la Messe ?

Il fit oui d’un signe machinal. Pendantl’office, il regarda obstinément le sillon qui séparait deuxdalles, songeant que le couteau ne ferait pas sur son cou unemarque plus large… Il s’étonnait seulement, avec le reste de penséequi flottait dans son esprit, de vivre encore. Ensuite ce fut latoilette, mais déjà il avait perdu la notion des choses ; àpeine frémit-il quand les ciseaux frôlèrent sa nuque et qu’on luipassa des cordes aux mains et des entraves aux pieds. On lui offritune cigarette, du cognac… il refusa… Et soudain, l’horizon qui,depuis près de cinq mois s’était arrêté pour lui aux murs de sacellule, s’élargit ; une fraîcheur coula sur ses épaules, uneffroyable silence envahit ses oreilles, un silence si profond, siformidable, que son cœur y battait comme une cloche. Son rêve d’unenuit s’était réalisé… Au-dessus des épaules du prêtre, il vit laguillotine… Le jour venait très doucement.

Derrière les maisons, une traînée laiteuse etrosé moirait le ciel. Ses yeux ouverts, pour la dernière foisregardaient, regardaient… Il fit un pas, buta dans ses liens,soutenu par les aides. Le prêtre bégaya :

– Le Bon Dieu vous pardonnera…

Le Procureur lui dit, d’une voix quitremblait :

– Vous n’avez plus un aveu, plus unerévélation à faire ?

Rassemblant tout ce qui lui restait de force,il ouvrit la bouche pour crier :

– Je suis innocent…

Déjà ses genoux frôlaient la bascule, il jetaun coup d’œil de côté, et tout à coup, malgré les aides, malgré sesentraves, il fit un bond en arrière et poussa un crisurhumain :

– Là ! Là ! Là !…

Et tandis qu’on essayait de le pousser, raidi,fort à briser un chêne, les talons accrochés aux pavés, le mentonjeté en avant, il hurlait toujours :

– Là ! Là !

Son appel avait quelque chose de si furieux etde si déchirant à la fois que les aides eux-mêmes hésitèrent uneseconde. Le prêtre avait suivi son geste, et de la cohue des crisd’épouvante partirent.

Un soldat, l’arme aux pieds, tomba à larenverse ; deux hommes, une femme essayaient de fendre lafoule qui déjà, dans une poussée formidable, avait rompu lesbarrages, envahi l’espace vide où le condamné se débattait enhurlant :

– Arrêtez-les !… Les assassins !…Là… Là…

L’aumônier se jeta en avant et cria :

– Les deux hommes !… La fille !…Arrêtez ! Arrêtez…

Vingt mains s’abattirent sur eux. L’un deshommes tira son couteau. La fille se mit à pousser des criseffrayants. L’aumônier se précipita sur Coche, l’entoura de sesbras et supplia le Procureur :

– Au nom du Ciel ! Ne touchez pas à cethomme…

Le condamné demeurait immobile à présent. Degrandes larmes coulaient sur sa face exsangue. Il y eut un colloquede quelques secondes entre le Procureur et le Commissaire de policequi disait :

– Je décline toute responsabilité, l’exécutionest impossible pour le moment, Monsieur le Procureur. Je n’ai pasassez de monde pour tenir cette foule, il va y avoir un massacre.Songez-y, je vous en conjure…

Alors le Procureur balbutia :

–… Faites rentrer le condamné.

Étrange mentalité des masses ! cettefoule accourue là pour voir mourir un homme, hurla de joie levoyant arracher au bourreau !

Or, voici simplement ce qui s’étaitpassé : Au premier rang des spectateurs, à l’instant où onallait le jeter sur la bascule, Coche avait reconnu les deux hommeset la femme entrevus la nuit du crime. Cette seconde-là, plusimmense pour lui qu’un siècle, lui avait suffi : leurs traitsétaient trop présents à sa mémoire pour qu’il hésitât devanteux : d’un coup d’œil il avait détaillé les cheveux rouges dela femme, la bouche tordue du petit et la face de l’autre déchiréepar la cicatrice qui lui balafrait le visage de la tempe à l’ailedu nez.

Quelle sinistre pensée les avait poussés toustrois à venir voir guillotiner celui qui expiait leur crime ?Aux jours d’exécution, tous ceux que guette l’échafaud viennentregarder avidement comme s’ils voulaient apprendre à mourir. Aubesoin de voir se mêlait chez ceux-ci l’effroyable plaisir del’impunité, du triomphe qui les sauvait à tout jamais…

Arrêtés, ils essayèrent d’abord de nier, maisCoche avait repris tout son sang-froid et toute sa raison. Sesdéclarations précises, les détails qu’il fournit sur leur marche,tout, jusqu’à la description qu’il donna de la blessure du plusgrand les fit bégayer, se contredire… La femme, la première,balbutia un aveu, les hommes suivirent, et ce fut l’éternelle scèneimmonde et dramatique des complices se chargeant réciproquement. Onretrouva dans leur taudis presque tous les objets volés et lecouteau qui avait servi à égorger la victime. Alors l’aventureinvraisemblable de Coche apparut claire – et au bout de quinzejours, il fut remis en liberté – non pas innocent pour la loi, maisgracié, en attendant que la Cour de Cassation eût révisé sonprocès.

Lorsque, pour la première fois, il se trouvaseul, libre, dans la rue, il eut comme un éblouissement et se mit àpleurer.

Un printemps précoce mettait de la joie dansle ciel. Jamais la vie ne lui était apparue plus légère. il frémiten songeant à l’horreur du drame qu’il venait de vivre, à labeauté, à la douceur, à la bonté de toutes ces choses qu’il avaitfailli perdre, à l’abîme où sa raison avait roulé, et, contemplantprès d’un jardin les arbres bruns où les bourgeons piquaient destaches vertes, les pelouses au gazon luisant, et le grand ciel oùvoltigeaient des nuages, il comprit qu’il n’aurait plus assez detout de ce qui lui restait à vivre pour regarder cela, et souritavec une immense pitié en songeant que, ni la fortune ni la gloirene valent qu’on risque, pour les conquérir, la simple joie deregarder la vie.

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