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Les Amours de Village

Les Amours de Village

d’ Emile Richebourg

Partie 1

Deux Amis

Chapitre 1

 

Ils se nommaient Étienne et Jacques.

Ils étaient nés la même année, à Essex, petit village d’un de nos départements de l’Est.

Jacques était le fils d’un riche fermier. Le père d’Étienne, un pauvre journalier, usait toute la force de ses bras, toute la sueur de son corps pour donner du pain à sa femme et à ses cinq enfants.Il est à remarquer que ce sont généralement les plus pauvres qui ont une plus nombreuse famille.

En été, aux jours de la fenaison, Radoux, le père d’Étienne,fauchait à lui seul la moitié des prairies du fermier Pérard. Il était aussi le premier parmi les travailleurs, quand venait l’heure de couper les blés et les avoines. En hiver, – en ce temps-là les machines à battre étaient encore très rares – Radoux devenait batteur en grange ; de mémoire de paysan, jamais à Essex,avant Radoux un fléau n’avait frappé autant de gerbes et d’épis dans une journée. Aussi le manœuvre ne manquait jamais d’ouvrage.Il le fallait, d’ailleurs, car cinq enfants à nourrir était une rude tâche.

Mais Radoux voyait grandir Étienne, son aîné, et il se disaitavec un sourire heureux :

– Dans quelques années mon gros gars sera déjà assez fortpour manier la faucille et égrener une gerbe.

Étienne promettait, en effet, de devenir aussi fort, aussirobuste que son père. Le jeune sauvageon n’attendait que la greffepour donner de bons fruits. À défaut de l’instruction, qu’il nepouvait recevoir, les conseils de ses parents et une extrêmesensibilité devaient développer les bons germes qui étaient enlui.

Un jour de fête de Pâques, les enfants, réunis sur la petiteplace du village, faisaient rouler des œufs teints de diversescouleurs. Tout à coup, une querelle s’éleva entre Jacques, le filsde M. Pérard, et Étienne Radoux. Ils avaient alors dixans.

Jacques était un enfant faible et délicat, mais hargneux etagaçant comme certains petits roquets qui aboient dans les jambesdes passants et se lancent sur les molosses pour essayer de leurmordre les jarrets. Il savait son père riche, il était mieux vêtuque ses camarades : cela le rendait fier, dédaigneux,insolent, et lui faisait prendre vis-à-vis de ceux-ci un grand aird’importance. Déplaisant et insupportable, il froissait ses jeunescompagnons et s’attirait des inimitiés nombreuses.

Ce jour-là, il portait pour la première fois un joli vêtement develours bleu, sur lequel scintillaient de magnifiques boutons decuivre doré.

La dispute, comme toutes les querelles d’enfants, allait seterminer par la reprise du jeu, lorsque Jacques, comparant sonsuperbe costume aux pauvres vêtements d’Étienne, lui dit méchammentet avec mépris, en le regardant des pieds à la tête :

– Tu devrais aller te cacher, avec ton pantalon rapiécé etta veste crasseuse ! Va-t’en donc, mendiant !

Les yeux d’Étienne s’enflammèrent de colère. Encouragé par sescamarades, qui l’approuvaient de la voix et du geste, il marcha surJacques le poing levé. Ce dernier recula prudemment. D’un bond,Étienne aurait pu l’atteindre et le renverser ; mais il avaitune autre intention ; l’idée d’une vengeance cruelle venait depasser dans sa tête. Il le poussa jusqu’au bord d’une mare oùcroupissait une eau fangeuse. Alors un sourire singulier crispa seslèvres ; il s’élança sur Jacques et, d’un coup d’épaule, lejeta dans la mare.

Tous les gamins applaudirent.

Aux cris poussés par la victime, qui se débattait dans la fange,un homme accourut. Il se pencha sur l’eau, saisit Jacques aucollet, l’enleva comme une plume et le remit à terre sur ses deuxpieds. Cet homme était le père d’Étienne.

Sans adresser une parole à son fils, il le prit par la main etl’entraîna rapidement vers sa demeure, pendant que Jacques, honteuxet désolé, regardait piteusement ses beaux habits souillés deboue.

– Assieds-toi là, dit Radoux à son fils dès qu’ils furentrentrés au logis, en lui indiquant un escabeau.

L’enfant obéit. Il tremblait de tous ses membres. Le calme deson père l’effrayait ; il pressentait quelque chose deterrible. Voulant essayer de se justifier :

– Mon père, balbutia-t-il, laissez-moi vous raconter…

– C’est inutile. Tout ce que tu pourrais me dire, je lesais. Maintenant, écoute-moi.

Chapitre 2

 

Radoux était pâle ; il prit une chaise et s’assit en facede son fils. Sa femme était sortie avec les autres enfants, ce quine contribuait pas à rassurer Étienne. De grosses larmes roulaientde ses yeux.

– Mon père, s’écria-t-il, j’ai été méchant aujourd’hui,mais je ne le serai plus, je vous le promets ! Ne me battezpas !

Ces derniers mots de l’enfant firent tressaillir le père, et ildevint plus pâle encore.

– T’ai-je donc jamais frappé ? dit-il d’une voixétrange. M’as-tu vu une seule fois lever la main sur toi ou sur tesfrères ?

– Oh ! non, mon père, jamais !

– Dieu n’a pas donné à l’homme la force pour qu’il s’enserve brutalement, reprit Radoux. Tu viens de commettre unemauvaise action, Étienne ; oui, tu as été méchant ; maisavant de te faire des reproches, je veux savoir si tu as du cœur.Fais bien attention à ce que je vais te dire.

« Un jour, il y a de cela un peu plus de dix ans, jeconduisais ta mère à la fête d’un village voisin. Elle était à monbras, un jeune homme osa l’insulter. J’ai su plus tard qu’ilcroyait s’adresser à une autre personne. Son erreur nous futfatale. Il n’avait pas fini de parler que déjà emporté par lacolère, je l’avais frappé violemment. Il tomba à mes pieds commeune masse.

» Le lendemain, le malheureux était à l’agonie et moi… enprison !

» Comprends-tu, Étienne ? Pour venger ta mèreoutragée, j’avais tué un de mes semblables ! Je fus emmené parles gendarmes, j’avais mérité mon sort.

» On était à la veille de l’hiver, et l’année avait étémauvaise. Ta mère restait seule, désespérée, sans bois, sans pain,sans argent et incapable de travailler. Tu allais venir aumonde…

» Dieu seul a connu ma douleur et a vu toutes les larmesque j’ai versées dans mon cachot. Il m’a entendu maudire la forcequ’il m’a donnée, et c’est à genoux, les mains jointes, que j’aijuré alors de ne plus me servir de cette force funeste autrementque pour le travail. En quelques jours, j’ai souffert toutes lestortures de l’âme et du cœur.

» – Ma pauvre Marie, me disais-je, que va-t-elledevenir ?

» Cette seule pensée me rendait comme fou. Je poussais descris épouvantables et je me démenais si fort, entre les quatre mursde ma cellule, qu’on crut devoir me lier avec des cordes pourm’empêcher d’attenter à ma vie.

» J’avais bien raison de me désoler en pensant à ta pauvremère. L’hiver arriva, et un matin, toutes ses ressources épuisées,elle resta dans son lit ; elle se sentait trop faible pour selever. Alors elle dit :

» – Ce soir ou demain je serai morte !

» Ce même jour, une jeune femme, ou plutôt un ange, entradans notre pauvre demeure. Je dis un ange, car, arrivant à ladernière heure, elle était bien l’envoyée du bon dieu. Elle vit lamourante pâle, maigre, glacée et comprit tout.

» Une heure après, un grand feu pétillait dans la cheminée,et deux valets de ferme apportaient d’énormes paniers pleins deprovisions. La mort, qui déjà frappait à la porte, s’en alla. Tamère était sauvée ! »

Étienne écoutait le récit de son père avec une émotioncroissante.

– L’excellente femme dont je viens de te parler, poursuivitRadoux, allait bientôt devenir mère, elle aussi. Or, pour un petitenfant qui va naître, on prépare des langes, de petits bonnets, depetites chemises… tout est petit pour un bébé mignon. Ici, ta mèren’avait pu faire aucun apprêt pour te recevoir ; mais à laferme, sans rien lui dire, on confectionnait deux layettes, commesi on eut attendu deux jumeaux.

» Le jour de ta naissance, ta mère pleura de surprise et dereconnaissance en te voyant couché sur de beaux langes fins, douxet blancs, marqués à son nom. Mais elle avait tant souffert depuistrois mois, ta pauvre mère, que, lorsqu’elle voulut te donner lesein, elle s’aperçut avec terreur qu’elle n’avait pas de lait. Etla sage-femme, qui te trouvait malingre et chétif, comprit que tune pourrais pas vivre. Elle eut bien soin de ne pas parler de sescraintes à ta mère, cela aurait pu la tuer du coup, mais elle ledit tout bas à quelques voisines.

» Il y en a qui répondirent :

» – Ma foi ! ce serait un bonheur pour la mère.

» Comme si les plus pauvres et les plus malheureuxn’avaient pas le droit de conserver l’enfant que Dieu leur adonné !

» La fermière ne pensa pas ainsi, elle. Son fils était nédepuis quinze jours ; pendant qu’il dormait dans son berceau,elle accourut ici, elle te prit dans ses bras, te couvrit debaisers, et, pendant que ta mère pleurait, elle te présenta sonsein, que tu saisis avidement. Alors elle dit :

» – Marie, si vous le voulez, votre enfant partagera avecle mien. Je viendrai ici dans la journée autant de fois qu’il lefaudra, le soir je l’emporterai à la ferme et nos deux enfantsdormiront près de moi, dans le même berceau.

» La chose se fit ainsi, et pendant trois mois la bonnefermière t’a nourri de son lait, et si bien, que tu grandissais etdevenais fort à vue d’œil. Après ce temps, ta mère, qui avaitrecouvré sa santé, t’éleva au biberon ; presque tout de suite,d’ailleurs, tu te mis à manger de la soupe comme un petithomme.

» Quant à moi, après trois mois de prison préventive, onm’avait fait passer en cour d’assises ; à l’unanimité des voixdu jury j’avais été acquitté et j’étais revenu près de ta mère. Lescertificats et les bons témoignages ne m’avaient pas faitdéfaut ; tous les villages du canton, où j’étais bien connu,s’unirent pour me sauver. D’abord j’avais eu grand’peur de la courd’assises, mais on me dit :

» – En police correctionnelle, vous seriez condamné à laprison ; mais le jury vous acquittera.

» C’était la vérité.

» Maintenant, Étienne, tu as déjà deviné, sans doute, quec’est madame Pérard qui a été autrefois si bonne pour ta mère etpour nous tous, et que c’est à côté de son fils que tu as dormitoutes les nuits pendant trois mois. »

L’enfant, qui s’était contenu jusque-là pour ne pas interrompreson père, éclata tout à coup en sanglots.

– Papa, dit-il, je ne savais pas toutes ces choses, et jeme repens bien de ce que j’ai fait.

– Comment t’y prendras-tu pour le faire oublier par madamePérard ? demanda le père.

– Je ne le sais pas encore ; mais, à partird’aujourd’hui, Jacques sera mon meilleur camarade. Souvent lesgrands et les plus forts que lui le battent : je prendrai sadéfense, et comme ils savent tous que je n’ai pas peur, ilsn’oseront plus l’attaquer.

– C’est déjà bien, fit Radoux ; mais ne sens-tu pasqu’il y a immédiatement quelque chose à dire ou à faire ?

Étienne regarda son père en ouvrant de grands yeux. Puis,soudain, il se leva et dit en pleurant :

– Je vais demander pardon à madame Pérard.

– À la bonne heure ! reprit Radoux ; voilà ce quej’attendais.

Et tout bas, en se parlant à lui-même :

– La leçon a été bonne, Étienne a du cœur.

Quand l’enfant arriva à la ferme, il trouva madame Pérard aidantJacques à changer de vêtements.

– Madame Pérard, lui dit-il, c’est moi qui ai fait tomberJacques dans la mare : je viens vous demander pardon à tousles deux. Quand j’étais tout petit, continua-t-il en se mettant àgenoux, vous m’avez habillé, nourri et peut-être empêché de mourir…Mon père vient de me dire cela. Pendant trois mois, j’ai dormi avecJacques dans le même berceau ; maintenant que je le sais, jene l’oublierai jamais… Pardonnez-moi, madame Pérard, pardonne-moiaussi, jacques, je t’aime et t’aimerai toujours comme un frère.

– Ah ! Étienne ! s’écria madame Pérard avecattendrissement, tu ne sais pas combien tu me rends heureuse. Toutà l’heure j’ai pleuré quand j’ai su que c’était toi qui avaismaltraité mon fils, toi, Étienne, dont j’ai tenu la petite tête surma poitrine, à côté de celle de Jacques !

Elle le prit par la main, l’aida à se relever et l’attira dansses bras.

– Viens aussi, Jacques, reprit-elle, que je vous tienneencore une fois tous les deux près de mon cœur !

Les deux enfants s’embrassèrent ; puis, pendant que Jacquesmettait un baiser sur une joue de sa mère, sur l’autre Étienneappuyait ses lèvres.

Chapitre 3

 

Ce fut une amitié vive et profonde, et pour mieux dire,fraternelle, qui unit Jacques et Étienne. On les voyait presquetoujours ensemble, si bien qu’à Essex on finit par les appeler lesjumeaux.

Pour ne pas faire de peine à Étienne, Jacques perdit peu à peusa fierté hautaine et dédaigneuse et devint meilleur. Il oublia queson père était le plus riche du pays et s’habitua à considérer sescamarades, moins favorisés que lui sous le rapport de la fortune,comme étant absolument ses égaux. En cessant d’être orgueilleux, ilperdit les défauts qui l’avaient fait haïr et acquit des qualitésqui lui valurent de nombreux amis.

Madame Pérard ne cherchait pas à cacher le bonheur qu’elleéprouvait.

– Étienne disait-elle souvent, a fait plus pour l’éducationde mon fils que moi-même. Jacques doit à cette amitié si sûre et sidévouée ce que ma tendresse trop aveugle n’aurait pu luidonner.

À quatorze ans, Jacques fut placé au collège afin de compléterson instruction. M. Pérard, n’ayant pas d’autre ambition quecelle de faire de son fils un agriculteur, n’avait pas vouluentendre parler du lycée et des études classiques.

– Jacques, avait-il dit, cultivera la terre comme son pèreet son aïeul. Aussi bien qu’un médecin, un avocat ou un notaire, unbon cultivateur rend des services à son pays. Je veux que mon filssoit un homme suffisamment instruit ; mais je n’ai pas besoind’en faire un savant de profession.

Les deux amis furent forcément séparés pendant trois ans ;mais on se retrouvait aux vacances. Du reste, Étienne commençait àtravailler avec son père, et le travail lui rendit moins pénible laséparation.

Enfin, Jacques revint à Essex pour ne plus le quitter, et, dèsl’année suivante, son père lui confia une partie de la direction del’exploitation de la ferme. Le jeune homme eut dans Étienne unauxiliaire des plus actifs. S’il n’y avait qu’un maître, il y eutdeux bras déjà forts pour l’ouvrage et deux yeux de plus poursurveiller les ouvriers et tout voir.

L’âge de vingt ans arriva. Il fallut satisfaire à la loi durecrutement. Les deux amis tirèrent de l’urne chacun un mauvaisnuméro. Ce n’était rien pour M. Pérard, qui pouvait faireremplacer son fils, mais Étienne était soldat.

– Est-ce que tu veux réellement partir ? lui demandaJacques un jour.

– Il le faut bien.

– Écoute : après en avoir causé avec ma mère, mon pèreveut bien te faire remplacer en même temps que moi. Il t’avancerala somme exigée, – on parle de deux mille cinq ou six cents francs,– et tu la rembourseras par acompte chaque année.

– Mon cher Jacques, cela durerait trop longtemps, peut-êtreles sept ans que je dois passer sous les drapeaux.

– Oui, mais tu resteras près de moi, tu ne quitteras pas tafamille ; et puis tu pourras te marier, épouser la belleCéline, que tu aimes.

Étienne rougit, et une larme se suspendit comme une perle aubord de ses longs cils.

– C’est vrai, dit-il, j’aime Céline ; mais même en nepartant point, je ne pourrais pas l’épouser.

– Pourquoi ?

– Réfléchis donc, Jacques ; nous sommes pauvres tousles deux, et nous ne gagnerons jamais assez d’argent pour vivreconvenablement et en même temps payer ma dette. Quand on aime unejeune fille, vois-tu, et qu’on en fait sa femme, c’est pour luidonner une vie heureuse et non pour lui imposer des privations.Avec son aiguille, Céline vit tranquille et soutient sa vieillemère ; si je devenais maintenant son mari, je serais avec madette une nouvelle charge pour elle, et au lieu de sa modesteaisance d’aujourd’hui, ce serait la misère. Oh ! elle ne seplaindrait point !… Nous la connaissons, elle est pleine decourage et de dévouement ! Mais c’est pour elle que je l’aimeet non pour moi. Je mourrais, ami, si je voyais pâlir ses bellesjoues, ou un pli se creuser sur son front. Non, je ne le veux pas.Je donnerai à mon pays les sept ans que je lui dois. Céline m’aime,elle n’a que dix-huit ans : elle m’attendra. À mon retour, jeretrouverai du travail à la ferme, près de toi ; nous nousmarierons et nous seront heureux.

« D’un autre côté ; je pense à mon frère, qui, dansquatre ans, tirera au sort à son tour. En partant, je l’exempte. Jesuis l’aîné, Jacques, il faut bien que je fasse quelque chose pourles miens. »

Jacques prit les mains du conscrit et les serra affectueusementdans les siennes.

Le jour où Étienne partit, les adieux furent touchants et il yeut bien des larmes de versées à Essex ! Céline ne fut pas lamoins désolée. En embrassant Étienne une dernière fois, elledit :

– C’est près de ma mère et la votre que j’attendrai votreretour et que je compterai les jours de votre absence. D’ici là, jene prendrai plus d’autre plaisir que celui de penser à vous.

– Mon cher Jacques, dit Étienne à son ami, je te confieCéline et sa vieille mère ; si le travail manquait, si lamaladie venait, donne-leur tout ce dont elles pourraient avoirbesoin : en un mot, remplace-moi auprès d’elles ; soiscomme le frère de ma fiancée ; je m’en vais presque joyeux enpensant qu’elle aura en toi un ami dévoué.

– Je veillerai sur Céline ainsi que sur sa mère, et seraitleur appui, répondit Jacques.

Deux jours après, Étienne arrivait au dépôt du 26èmerégiment de ligne. Le jeune conscrit allait recevoir l’instructionmilitaire et devenir soldat.

Chapitre 4

 

Nous passerons rapidement sur les six ans et demi pendantlesquels Étienne Radoux fut retenu loin d’Essex. Il venait d’êtrenommé caporal lorsque son régiment fut envoyé en Afrique. Il revinten France au bout de cinq ans avec le grade de sous-officier et lamédaille militaire. Celle-ci lui avait été donnée après un combatcontre une tribu insoumise de la grande Kabylie, où il s’étaitadmirablement conduit, ce qui lui avait valu l’honneur d’être citéà l’ordre du jour de l’armée.

Un jour, son capitaine le fit appeler.

– Mon cher Radoux, lui dit-il, les sous-officiers etsoldats de votre classe vont être renvoyés dans leurs foyers ;mais comme on tient à conserver dans l’armée les meilleurs sujets,j’ai reçu l’ordre de vous demander si vous voulez rester avecnous.

– Je vous remercie de votre bienveillance, mon capitaine,répondit Étienne ; mais depuis que j’ai quitté mon village, jen’ai pas vu mes parents, j’ai besoin de me retrouver au milieu dema famille.

– On vous accordera un congé de six mois.

– Mon capitaine, c’est mon congé définitif que je seraiheureux d’obtenir.

– Alors, nous vous perdons ; je le regrettevivement.

– Mon capitaine, avant d’apprendre à me servir du fusil etdu sabre, je savais tenir la charrue et manier une faux. Ce sontces outils de travail que je veux reprendre. Si je les ai laissés,c’est la faute du tirage au sort. Oh ! je ne regrette pasd’avoir été soldat ; je porterai toujours avec bonheur cettemédaille que je crois avoir méritée ; et si un jour la Franceavait besoin de moi pour la défendre, je quitterais de nouveau mafamille et la charrue ; je reprendrais un fusil et je dirais àmes camarades de l’armée : « Je suis soldat, faites-moiune petite place au milieu de vous ! »

– Nous avons une puissante armée et j’espère bien que laFrance n’aura jamais besoin de faire appel à tous ses enfants.

Après ces paroles, le capitaine tendit la main au sergent et ilsse séparèrent.

Quelques jours plus tard, Étienne Radoux était à Essex. Son pèreet sa mère avaient vieilli ; mais les petits frères et lespetites sœurs étaient devenus grands ; la force des enfantsremplaçait celle du père. Pour eux tous, le retour du frère aînéfut un jour de fête.

Jacques Pérard accourut pour serrer la main du sous-officier.Mais Étienne lui sauta au cou.

– Je t’attendais pour me conduire près de madame Pérard,lui dit-il. Je veux, dès ce soir, embrasser tous ceux que j’aime.Dans trois jours la moisson va commencer : demain, je ferai letranchant de ma faux ; y aura-t-il à la ferme du travail pourmoi ?

– Tu ne sauras plus, répondit Jacques en souriant.

– Nous verrons cela, fit Étienne sur le même ton.D’ailleurs, tu me jugeras à l’œuvre.

– Tu ne me parles pas de Céline, reprit le jeune fermierd’une voix légèrement émue.

– Mon cher Jacques, c’est souvent de la personne qu’on aimele plus qu’on parle le moins, répondit Étienne.

– Ainsi, tu es toujours dans les mêmesintentions ?

– Me crois-tu donc si oublieux ?

– Non, mais tu aurais pu changer d’idée.

– Mon ami, il y a des affections profondes que rien ne peutaffaiblir ; de mon amour pour Céline, comme à mon amitié pourtoi, le souvenir a servi d’aliment ; l’un et l’autre nemourront qu’avec moi. Quand un cœur comme le mien s’est donné, ilne reprend plus.

– Alors, vous allez vous marier ?

– Après les moissons, à moins, cependant que Céline…

– Céline ?… tu n’achèves pas.

– Si elle ne voulait plus se marier ?

– Céline t’aime toujours, dit vivement le fermier, ellet’attend.

– Tu me dis cela comme si tu étais fâché

– Contre toi, parce que tu as l’air de douter, d’elle.

Les joues du jeune homme s’étaient empourprées, ce que ne vitpoint Étienne.

– Allons, reprit Jacques, viens jusqu’à la ferme, le pèreet la mère t’attendent.

– Est-elle toujours jolie ? demanda Étienne.

– De qui veux-tu parler ?

– D’elle, de Céline…

– Tu la verras, répondit Jacques brusquement.

Et il entraîna son ami.

Après la visite à la ferme, où l’accueil le plus amical lui futfait, Étienne demanda à Jacques de l’accompagner chez madameCordier, la mère de Céline.

– Non, répondit-il ; pendant cette première entrevue,je vous gênerais.

Étienne voulut insister.

– Ai-je donc besoin d’être témoin de votre bonheur ?répliqua-t-il froidement. D’ailleurs, j’ai un travail urgent àfaire.

– Jacques n’est plus le même, se dit Étienne en s’enallant. Pourquoi est-il changé ainsi ? m’aimerait-il moinsqu’autrefois ? Non, je ne puis le croire.

Il se sentait tout attristé et ne pouvait se rendre compte dessensations pénibles qu’il éprouvait. Mais le nuage qui avaitobscurci son front se dissipa bientôt lorsqu’il se trouva enprésence de Céline et que la jeune fille, émue et souriante, mit samain dans la sienne.

Un instant il contempla ce visage charmant, qui rougissait sousson regard, et son silence, mieux que des paroles, exprimait sonadmiration. Céline n’était plus seulement gracieuse et jolie, elleétait belle. Elle avait une de ces beautés rayonnantes que rêvel’imagination du poète et que le peintre fait éclore sous sonpinceau. La pureté des lignes, la finesse et la régularité destraits ne cédaient rien à la fraîcheur du teint, à l’élégance desformes et à la gracieuseté des mouvements. Jamais plus beauxcheveux blonds n’ont couronné un front plus radieux. Son sourireseul suffisait pour la rendre adorable.

– Vous me trouvez donc bien changée ? demanda-t-elle àÉtienne.

– Oui, car vous êtes mille fois plus charmante.

– N’est-ce pas qu’elle a embelli ? dit la mère ;elle seule ne veut pas en convenir.

– Oh ! je suis de votre avis, madame Cordier, Céline atort. Oui, poursuivit-il en s’adressant à la jeune fille, en vousrevoyant si belle, je n’ai pu vous cacher mon étonnement. Il estvrai que dans mon émotion il y a aussi le bonheur de me retrouverprès de vous. Je n’ai qu’une chose vous demander, Céline :m’aimez-vous toujours ?

– Est-ce que je ne vous ai pas attendu ? répondit-elleavec un regard d’une douceur infinie.

– Et en t’attendant, Étienne, elle a économisé cent écustout rond pour les frais de la noce, car elle a bien pensé que tune serais pas fourni d’argent. Elle peut m’appeler bavarde tantqu’elle voudra, mais je te dirai encore qu’elle a acheté un bandeaude belle toile de fil avec lequel elle t’a confectionné unedouzaine de chemises.

– Ah ! Céline, chère Céline ! s’écria le jeunehomme ému jusqu’aux larmes.

– C’est mal, ma mère, c’est mal de me trahir ainsi, dit lajeune fille.

Étienne l’entoura de ses bras, et, pour dissimuler son trouble,elle cacha sa figure contre la poitrine de son fiancé. MadameCordier les regardait en souriant.

– C’est le commencement du bonheur, pensait-elle.

Le 20 septembre, Céline devint la femme d’Étienne. JacquesPérard n’assista point à la cérémonie du mariage : il étaitparti la veille pour Paris. Ce fut un chagrin pour Étienne ;il ne pouvait s’expliquer l’étrange fantaisie de son ami, quiaurait dû choisir un autre moment pour aller visiter lacapitale.

Chapitre 5

 

L’année suivante, au commencement de juillet, Céline donna lejour à deux jumeaux, un garçon et une fille jolis comme leurmère.

Après avoir fait quelques difficultés, Jacques consentit à êtrele parrain du petit garçon.

– Il va falloir travailler pour cinq, dit joyeusementÉtienne ; mais j’ai du courage et mes bras sont forts.

Quelques jours après, on apprit avec stupeur que la guerrevenait d’être déclarée à la Prusse. Mais on se rassura bientôt,lorsqu’on vit passer sur nos routes, marchant vers Metz et lesbords du Rhin, notre artillerie et nos magnifiques régiments decavalerie.

Personne ne doutait du succès. Mais bientôt, après Wissembourget Reichshoffen, les Allemands se jetèrent sur la France comme untroupeau de loups affamés.

Un immense cri de douleur s’échappa alors de toutes lespoitrines, et un frémissement de haine et de colère se répandit,comme une traînée de poudre qui brille, de l’Est à l’Ouest, et duNord au Midi.

On s’empressa de rentrer les dernières récoltes, et les paysansde l’Alsace et de la Lorraine prirent leur fusil en criant« Mort aux Prussiens ! Vive la France ! ». Puisvint le désastre de Sedan !

L’ennemi marchait sur Paris, et la France n’avait plus desoldats pour s’opposer à l’invasion. Le péril était grand. Afin decontinuer la lutte, on fabriqua, on acheta de nouveaux fusils. Onfondit d’autres canons, on appela les mobiles, les anciensmilitaires, enfin tous les hommes non mariés, de vingt àtrente-cinq ans, à la défense de la patrie.

Jacques Pérard reçut l’ordre de partir : Alors Étienne dità sa femme :

– Demain, Jacques et les jeunes gens de canton se rendentau chef-lieu, où ils doivent être armés. Je ne sais ce qui se passeen moi, Céline, mais il me semble que j’aurais honte si je restaisà Essex les bras croisés, quand la patrie est en danger.

– Ah ! tu veux me quitter ! s’écria la jeunefemme en pleurant.

– C’est vrai, je veux suivre Jacques et me battre à côté delui contre les ennemis de mon pays. C’est le devoir de tous lesFrançais.

– Mais on n’appelle pas les hommes mariés,répliqua-t-elle ; que parles-tu de devoir ?

– Je ne puis oublier que j’ai été soldat, Céline ;aujourd’hui la France est malheureuse, et ce serait une lâcheté dene pas mettre à son service mes bras, qui ont appris à se servirdes armes. Je ne te quitterai pas sans éprouver une vive douleur,mais le mérite d’une action est tout dans le sacrifice.

– Mais tu peux être tué ! reprit-elle ensanglotant.

– Je n’ai pas cette crainte, fit-il en souriant.D’ailleurs, si cela arrivait, la France, pour laquelle je seraismort, veillerait sur le sort de la veuve et des orphelins.

Il la prit dans ses bras et la serra contre son cœur.

– Pardonne-moi, Céline, reprit-il, pardonne-moi !… Jecomprends et je sens la peine que je te fais ; mais je suisentraîné par quelque chose de plus puissant que ma volonté.Vois-tu, depuis quelques jours, c’est comme du feu qui coule dansmes veines. Je t’aime plus que jamais, Céline ; j’adore et jevénère en toi la mère de nos enfants, et pourtant, je m’éloigneraisans faiblesse, parce que je suis plein de confiance dansl’avenir.

La jeune femme essuya ses larmes.

– Je n’ai pas ta force et ton courage, Étienne ; maismon affection n’est pas plus égoïste que la tienne.

« Il ne faut pas que tu puisses me reprocher un jour det’avoir empêché de remplir ce que tu appelles ton devoir. Parsdonc, puisque tu le veux, et que notre destinées’accomplisse ! »

Du chef-lieu, les mobilisés furent dirigés sur Nevers, où legouvernement de la Défense nationale avait établi un camp pourl’instruction des jeunes soldats.

Étienne rendit immédiatement de sérieux services commeinstructeur. Au bout de quinze jours, on donna à Jacques le gradede sergent. Étienne pouvait faire un excellent officier : onlui offrit l’épaulette de sous-lieutenant ; il la refusa pourconserver ses galons de sergent qui lui avaient été rendus dès sonarrivée à Nevers.

– Je ne reprends pas du service par ambition, répondit-il,mais seulement pour me battre contre les ennemis de la patrie.

« Et puis, on pourrait me séparer de Jacques Pérard et jene veux pas le quitter. »

Quand ce dernier apprit le refus d’Étienne il le blâma.

– C’était peut-être ta fortune, lui dit-il.

– Bah ! ma fortune est dans le travail et la force demes bras, répondit Étienne. Nous sommes amis, nous resterons égauxdans les rangs de l’armée ; je ne veux pas être tonsupérieur.

Le 9 novembre, les deux sergents firent des prodiges de valeur àla bataille de Coulmiers.

Ce jour-là, l’armée de la Loire, à peine formée et composée desoldats improvisés en deux mois, montra par son courage et sonintrépidité qu’on pouvait encore compter sur les immensesressources de la France. L’armée bavaroise fut défaite et abandonnaaux Français la ville d’Orléans. Alors une marche hardie sur Parispouvait amener la délivrance de la grande ville assiégée. Tout lemonde attendait et espérait ce mouvement. On se souvenait que dansmaintes circonstances l’audace avait changé la fortune de laFrance.

Malheureusement, le général en chef de l’armée de la Loireperdit un temps précieux à Orléans et permit à l’armée deFrédéric-Charles, devenue libre après la malheureuse capitulationde Metz, de venir se placer entre lui et Paris. Or, quand d’Aurellede Paladines voulut reprendre l’offensive, il se trouva en présencede forces supérieures.

C’est à Patay que nous retrouvons les deux sergents, Sur cepoint, la résistance fut longue et énergique ; malgré lapuissance de l’artillerie ennemie, le succès de la journée futlongtemps incertain. IL fallut l’ordre de battre en retraite pourlaisser l’avantage aux Prussiens.

Au moment où les Français abandonnaient leurs positions, JacquesPérard reçut une balle dans la cuisse. Étienne le vit tomber ets’élança pour le relever. Autour d’eux les obus éclataient et lesballes sifflaient ; de nombreux escadrons prussienss’élançaient dans la plaine pour s’emparer de nos traînards etmenacer notre arrière-garde.

– Laisse-moi, dit Jacques d’une voix faible, songe à toi etne t’expose pas plus longtemps au danger.

– T’abandonner ? jamais ! s’écria Étienne ;je veux te sauver ou je partagerai ton sort, quel qu’il soit.

– Malheureux ! tu n’entends donc pas le bruit de lafusillade ?

– Je n’entends rien ; mais je vois que tu es blessé,que tu souffres…

– Étienne, tu vas te faire tuer.

– Eh bien ! je mourrai près de toi, avectoi !…

– Mais je ne le veux pas. Pense à Céline et à tesenfants !…

– Ce sont eux qui me dictent mon devoir.

Il prit le blessé dans ses bras, le souleva et parvint à serelever en le tenant fortement embrassé. Sous le feu de l’ennemi,dans la neige jusqu’aux genoux et à travers une pluie de fer, ilchercha à atteindre un fourgon d’une ambulance française quirecueillait quelques blessés à cent mètres plus loin. Il n’avaitpas fait la moitié du chemin, lorsque tout, à coup deux escadronsde hussards prussiens débouchèrent à l’angle d’un petit bois et luicoupèrent la retraite.

Les deux sergents et une cinquantaine de mobiles furentenveloppés par les hussards et faits prisonniers.

Chapitre 6

 

Après une résistance admirable, dans le Nord, avec Faidherbe,dans l’Est, avec Bourbaki, et dans l’Ouest, avec Chanzy, Paris, quidepuis quatre mois et demi tenait en échec deux cent cinquantemille Prussiens, Paris affamé, sans pain, agonisant, fut forcé decapituler.

Dès le mois de mars, aussitôt après la paix signée, l’Allemagnecommença à rendre ses prisonniers. Nous n’avions pas moins dequatre cent mille hommes en captivité.

Jacques Pérard revint à Essex. Il souffrait encore des suites desa blessure, mais la plaie était cicatrisée et guérie. Il avait étéséparé d’Étienne Radoux dès le premier jour de leur captivité. EnAllemagne, il avait cherché à savoir où il se trouvait ; maisil ne put obtenir aucun renseignement précis. Il rassura Céline enlui disant qu’Étienne avait été fait prisonnier en se dévouant pourlui, qu’il n’avait reçu aucune blessure et qu’elle pouvait espérerson retour prochain.

La jeune femme s’arma de courage et de patience.

Cependant les mois s’écoulaient, et on attendait en vain desnouvelles d’Étienne. Les prisonniers étaient tous revenus, àl’exception d’un petit nombre de malades. Étienne était-il doncparmi ces derniers ? Mais il devait avoir besoin d’argent, devêtements, et, chose plus précieuse encore pour un captif, denouvelles de ses enfants, de sa femme et de ses parents. Pourquoin’écrivait-il pas ?

Céline ne cherchait plus à cacher son inquiétude, ses angoisses,de noirs pressentiments l’agitaient, ses nuits étaient sanssommeil, les belles couleurs de ses joues s’effaçaient, ses yeuxs’entouraient d’un cercle bleuâtre, car elle pleurait souvent, tousles jours, en pensant à l’absent et en embrassant les jumeaux. Toutle monde prenait part à sa peine, les marques de sympathie ne luimanquaient point. On tâchait de la consoler en lui parlantd’espérance.

– Pour me consoler, il me faut le retour de mon mari,répondait-elle, ou une lettre de lui.

Et comme Étienne ne revenait pas et qu’aucune lettre n’arrivait,la pauvre Céline restait désolée.

Étienne Radoux était-il mort ? La jeune femme avait eu plusd’une fois cette sinistre pensée ; elle la repoussa d’abordavec énergie, elle ne pouvait croire à un si grand malheur ;mais elle revint avec plus d’opiniâtreté et il ne lui fut pluspossible de l’éloigner. Certes, le silence d’Étienne et onze moisécoulés depuis la signature de la paix ne justifiaient que trop sesappréhensions.

On avait adressé deux lettres au ministre de la guerre. Enréponse à la première, il promettait de faire faire immédiatementd’actives recherches au sujet du sergent Étienne Radoux et deréclamer le prisonnier à l’autorité prussienne. Il n’avait pasencore répondu à la seconde demande. Quand on en parlait à la jeunefemme, elle remuait tristement la tête en disant :

– Je sais à quoi m’en tenir, le ministre ne me répondraplus.

Elle se trompait. Un matin, le facteur apporta une grandelettre. Elle venait du bureau du ministère de la guerre et étaitcachetée de cire noire. L’enveloppe contenait l’extrait de l’actede décès du sergent Radoux, lequel avait été dressé au ministère,d’après des renseignements recueillis en Prusse.

Céline poussa un cri terrible et tomba roide sur le carreau.Quand elle revint à la vie, elle prit ses enfants dans ses bras etles pressa sur son cœur en les couvrant de baisers. Ses yeuxrestèrent secs ; elle avait versé tant de larmes depuis un an,qu’elle ne pouvait plus pleurer. Mais les gémissements et leslarmes ne sont pas toujours l’expression de la plus vivedouleur.

– Je le porterai longtemps, dit-elle la première foisqu’elle mit son vêtement de veuve.

Madame Pérard prit le deuil comme la mère Radoux. Étiennen’était-il pas aussi son enfant ? Le dimanche suivant, ellevit un large crêpe au chapeau de son fils. Jacques portait le deuilde son frère.

L’été arriva, avec ses beaux jours de soleil et de joie ;mais pour Céline il ne pouvait pas y avoir de beaux jours, etencore moins de joie.

On rentra les moissons qui, en cette année 1872, furentexceptionnellement abondantes. Cette magnifique récolte de céréalesvenait soulager beaucoup de souffrances causées par la guerre etréparer une partie des pertes cruelles éprouvées par nos campagnes.À la ferme Pérard, on s’aperçut que les deux meilleurs brasmanquaient au travail. Après la fauchaison des regains, qui est,avant la semaine du blé et le battage des grains, le dernierouvrage important de l’année pour les cultivateurs, Jacques Pérardvint trouver la veuve d’Étienne Radoux.

La jeune femme remarqua qu’il était ému plus que d’habitude etqu’il avait l’air contraint et embarrassé.

– Céline, dit Jacques d’un ton plein de gravité, je viensvous voir aujourd’hui pour causer sérieusement avec vous. Ce quej’ai à vous dire est très délicat, mais j’ai l’espoir que vousm’écouterez.

Elle la regarda avec surprise.

– D’abord, continua-t-il, je vais vous confier un secret,puis je vous adresserai une demande. Vous savez combien nous nousaimions, Étienne et moi ; cette amitié datait de notreenfance. Quand il partit la première fois, vous aviez dix-huit ans,Céline, et vous étiez sa fiancée. Afin de vous consoler de sonabsence, obéissant d’ailleurs à ses vives recommandations, je vousvis souvent ; assis près de vous, comme en ce moment, nouscausions longuement de lui et de mille autres choses. J’éprouvaisun charme infini à entendre le son de votre voix, et nos causeries,qui devinrent de plus en plus intimes, me procuraient un plaisirque je n’avais jamais ressenti. Que vous dirai-je encore,Céline ? À votre insu, et sans que je m’en doutasse moi-même,je vous aimais.

La jeune femme tressaillit, mais elle laissa Jacquescontinuer.

– Quand je découvris ce qui se passait en moi, il étaitdéjà trop tard pour mettre mon cœur en garde contre le danger. Jecontinuai à vous voir et j’éprouvais comme de la joie à aggraver lemal que je m’étais fait. Du reste, ce mal, cet amour sans espoirétait mon bonheur ! Vous aimiez Étienne, je savais combien ilvous aimait aussi ; pour ne pas vous effrayer, je mis le plusgrand soin à vous cacher mon secret. D’ailleurs, j’avais honte deme l’avouer à moi-même. Souvent je me faisais des reproches sévèresen me disant que je trahissais l’amitié.

» Ah ! si Étienne n’avait pas été mon ami, mon frère,si vous ne l’aviez pas aimé, je me serais mis à vos genoux et jevous aurais dit : Céline, je vous aime ; si vous ne metrouvez pas indigne de vous, soyez ma femme !

» J’eus pourtant des instants d’illusion ; j’espéraisqu’Étienne, éloigné de vous, ne se souviendrait plus à son retourde sa promesse de vous épouser. Quand j’avais cette pensée, je nesongeais point à vous. Je ne prévoyais pas votre chagrin. L’égoïsmedu cœur est impitoyable !

Étienne revint ; il ne vous avait pas oubliée. Je fus enmême temps heureux et désespéré. Avec l’aide de ma raison, l’amitiél’emporta sur mon fatal amour ; mais ce ne fut pas sanssouffrir beaucoup que j’obtins cette victoire. J’étouffai lesentiment de jalousie qui s’était placé dans mon cœur à côté de monaffection pour vous, et le jour où je reconnus que mon amitié pourÉtienne n’était ni moins vive, ni moins sincère, il me sembla quej’étais débarrassé d’un poids énorme. Alors je relevai la tête,j’osai me retrouver en votre présence et regarder mon ami sansrougir.

» La naissance de vos chers enfants vint encore en aide àma guérison commencée. Je partageai votre joie, et, à ce signe, jereconnus que j’étais redevenu digne de vous, Céline, de lui et demoi-même. Oui, j’avais guéri la plaie de mon cœur ; mais uneracine y était restée. Et cette racine, comme celle d’une plantevivace, a repris de la force, s’est étendue et a fait renaîtrel’amour.

» Vous êtes veuve, Céline, voilà pourquoi je vous ai ditmon secret. C’est aussi un peu une confession, et le coupableincline sa tête devant vous en implorant son pardon ».

Depuis un instant, la jeune femme avait cessé de tirer sonaiguille, mais ses yeux restaient fixés sur son ouvrage.

– Monsieur Jacques, répondit-elle d’une voix tremblante enmontrant au jeune homme son beau visage rougissant, vous n’avezaucun pardon à me demander. Étienne n’est plus, j’ai pu entendrevos paroles sans me trouver offensée ; mais, si je vous aibien compris, vous ne m’avez parlé si longuement de votre affectionpour moi, – un sentiment dont je suis très honorée, monsieurJacques, que pour me préparer à accepter une demande que vousvoulez me faire…

– Oui, Céline. Ce que je ne pouvais vous dire autrefois, jevous le dis aujourd’hui ; Voulez-vous devenir mafemme ?

– Monsieur Jacques, je suis déjà vieille, j’ai deuxenfants, vous connaissez ma pauvreté ; je ne possède d’autrebien que mon aiguille, l’instrument de mon travail ; je nesuis pas la femme qui convient au fils unique deM. Pérard.

– Les qualités de votre cœur, vos vertus, Céline, valentmieux que ma fortune. D’ailleurs, nous n’avons pas à débattre icides questions d’intérêt je les laisse de côté lorsqu’il s’agit demon bonheur, de notre bonheur, si vous voulez me permettre dem’exprimer ainsi.

– C’est pour cela, monsieur Jacques, c’est parce que vousoubliez vos intérêts que je vous parle de la distance qui noussépare.

– Et que vous refusez d’être ma femme, ajouta-t-iltristement.

– Jacques, ne dites pas que je refuse !

– C’est bien cela, pourtant : vous n’aimez pas l’amid’Étienne ; qui sait, vous le haïssez peut-être !…

– Et pourquoi vous haïrais-je, mon Dieu ?s’écria-t-elle ; vous, toujours si bon et si dévoué pourmoi.

– Céline, reprit-il eu se rapprochant, vous savez que monpère et ma mère seront heureux de vous nommer leur fille ; cen’est donc point la crainte d’être repoussée par eux qui vousempêche d’accepter ma demande. Soyez franche, Céline, dites-moitoute votre pensée.

Elle releva lentement la tête, et il vit ses yeux humides. Sansrien dire, elle étendit le bras et lui montra les jumeaux quijouaient dans la poussière à l’ombre d’un gros noyer.

Il comprit.

– Vos enfants ne sont point séparés de vous dans mon cœuret ma pensée, dit-il vivement ; les orphelins d’Étienne Radouxseront mes enfants au même titre que ceux que je pourrai avoir. Monintention a toujours été de les adopter en vous donnant mon nom. Jen’oublie pas ce que je dois à la mémoire d’Étienne et je vousconnais trop bien, Céline, pour avoir pu supposer que vousassocieriez votre existence à la mienne sans me demander pour vosenfants la place qui leur est due dans la famille.

– Votre cœur est grand et généreux, Jacques,répondit-elle.

– Vous l’occupez tout entier avec vos enfants.

– Chers petits !

– Ils ont retrouvé un père.

Le visage le la jeune femme s’éclaira et parut rayonnant.

– Ainsi, vous voulez être leur père ? fit-elle.

– Oui.

– Et vous les aimerez beaucoup ?

– Peut-être plus que s’ils étaient les miens.

Elle avança sa main et la mit dans celle du jeune homme.

– Étienne, votre ami n’est pas oublié, lui dit-elle ;mais je vous aimerai.

Un mois après, la veuve d’Étienne Radoux était la femme deJacques Pérard.

Chapitre 7

 

On était au mois de février, un des plus tristes de l’année. Àcette époque les nuits sont longues et les veillées aussi. C’est ceque pensait madame Cordier, qui se trouvait bien seule et bienisolée depuis le mariage de Céline. On lui avait cependant offertune chambre à la ferme, mais elle avait préféré rester dans sapetite maison, pleine de souvenirs chers à son cœur. C’est ens’entretenant avec eux, en leur demandant de lui sourire qu’elleessayait de charmer sa solitude. D’ailleurs, habituée au travail,et bien qu’elle n’eût plus à songer comme autrefois aux soucis dulendemain, elle ne restait jamais oisive. C’était encore un moyende chasser l’ennui. C’est elle qui reprisait le linge de la ferme,filait le chanvre et le lin, confectionnait les vêtements desjumeaux et leur tricotait des petits bas.

Un soir, elle travaillait, assise près de son feu, promenant sarêverie à travers son passé. Tous les chagrins, toutes lestristesses, toutes les joies, tous les bonheurs qui avaientaccompagné sa vie passaient, tour à tour, devant le regard de sonâme, ressuscités par le souvenir. C’était un nombreux cortège, oùrarement le sourire apparaissait au milieu des larmes.

Neuf heures venaient de sonner.

Tout à coup la porte de la maison s’ouvrit et un hommeentra.

À sa vue, madame Cordier se leva effrayée et chercha à seretrancher derrière un meuble. En effet, l’aspect de l’inconnun’avait rien de rassurant. Il avait la barbe longue, et ses cheveuxmal peignés tombaient sur son cou et encadraient son visage pâled’une maigreur affreuse. Il était coiffé d’un chapeau de feutre àlarges bords ; il portait un pantalon de gros drap et unelongue blouse de laine noire serrée au-dessus des hanches avec unecorde.

Il referma la porte, ôta son chapeau et s’avança vers madameCordier.

– N’ayez pas peur, dit-il d’une voix que l’émotion rendaittremblante.

Le son de cette voix fit tressaillir la vieille femme.

– Quoi, reprit-il d’un ton douloureux, vous ne mereconnaissez pas ? Je suis donc bien changé ?

– Non, je ne vous connais pas.

– Vous détournez les yeux… regardez-moi donc ! Je suisÉtienne, votre fils !…

– Étienne ! Étienne ! Oh Seigneur, monDieu ! s’écria madame Cordier.

Et elle s’affaissa sur un siège.

Il courut à elle, se mit à genoux, lui prit la tête dans sesmains et l’embrassa à plusieurs reprises.

– Maintenant, me reconnaissez-vous ? fit-ilgaiement.

Elle répondit par un sourd gémissement.

Il se releva et, effrayé à son tour, il regarda tout autour delui.

– Mère, où est Céline ? où sont les enfants ?demanda-t-il.

Madame Cordier se courba et cacha son visage dans ses mains.

– Malheur ! s’écria-t-il, ma femme estmorte !

Il chancelait sur ses jambes comme un homme ivre.

– Mais répondez-moi donc, mère, répondez-moi donc !reprit-il d’une voix rauque.

– Étienne, Céline n’est pas morte, balbutia madameCordier.

– Ah ! ah ! fit-il.

Il chercha un appui contre un meuble. Et là, la tête penchée sursa poitrine, il éclata en sanglots.

– Comme cela fait du bien de pleurer un peu, disait-il.

– Seigneur, mon Dieu ! ayez pitié de nous !murmurait la vieille femme.

Au bout d’un instant, étant parvenu à se calmer, il vints’asseoir tout près de madame Cordier.

– Mère, dit-il, pour la première fois de ma vie, je crois,je viens de connaître l’épouvante. À cette pensée que Céline, machère femme, n’était plus, il m’a semblé que la maison, le ciels’écroulaient sur moi et que j’étais écrasé… Vous ne me dites rien,pourquoi ne me parlez-vous pas ? N’êtes-vous pas heureuse deme revoir ?

Madame Cordier restait sans voix : la stupeur, une douleurpoignante la rendaient muette.

– C’est étrange, reprit-il, je comptais sur un autreaccueil…, on dirait que je suis, un étranger pour vous. Céline estallée passer la veillée chez quelqu’un, mais les enfants… ils sontlà, ils dorment…

Il indiquait de la main la porte fermée de la secondechambre.

– Oh ! j’ai hâte de les embrasser, fit-il.

Il se leva, prit la lampe et se dirigea vers la pièce où ilpensait trouver ses enfants endormis.

– Étienne, les enfants ne sont pas ici, dit madameCordier.

– Je ne vous comprends pas, que voulez-vous dire ?

– Céline et eux ne restent plus avec moi.

– Ma femme vous a quittée, vous, sa vieille mère ! Ques’est-il donc passé ?

– Étienne, Étienne… Ah ! vous me faitesmourir !

– Ce n’est pas me répondre, cela. Mère, je vous le demandeencore une fois : Où est Céline, où sont mesenfants ?

La vieille femme se redressa lentement.

– Je croyais avoir beaucoup souffert dans ma vie,murmura-t-elle ; eh bien ! non, en ce moment seulement jeconnais les horribles tortures de l’âme et du cœur ! Étiennecontinua-t-elle en s’adressant au jeune homme, depuis plus de deuxans vous étiez loin d’ici, et rien n’est venu nous dire que vousviviez encore. Pourquoi avez-vous gardé le silence, pourquoin’avez-vous pas écrit ?

– Pourquoi ? parce que je ne le pouvais pas. Plustard, mère, plus tard je vous raconterai tout… mais vous devezcomprendre que je n’aie en ce moment qu’une seule idée revoir mafemme et mes enfants.

– Nous vous avons cru mort, poursuivit madameCordier ; Céline, moi, vos parents, tout le monde. Nous avonsfait dire des messes pour le repos de votre âme, nous avons portédes habits de deuil.

– À quoi bon me dire tout cela ? vous voyez bien queje ne vous écoute pas.

– Il faut pourtant que vous m’écoutiez, mon fils, il lefaut… Céline ne voulait pas croire à votre mort. Elle espéraittoujours vous revoir et elle répétait : « Ilreviendra. » Le temps passait, les mois s’écoulaient. Lesprisonniers étaient tous revenus, et vous n’étiez pas avec eux.D’ici, on écrivit au ministre, – c’est M. Gérard, le maire,qui fit les deux lettres. Le ministre s’informa, vous fit chercheren Prusse, puis un jour Céline reçut un papier qui était votre actede décès. Comment se fait-il qu’à Paris aussi on vous ait crumort ? Je n’en sais rien. Nous, ici, nous ne pouvions plusdouter ; c’est alors qu’on porta votre deuil. On avait déjàbien pleuré, on pleura encore.

– Oui, fit Étienne, pendant que je souffrais là-bas, ici onétait désolé.

– Oh ! oui, bien désolé, reprit madame Cordier. Ainsi,Céline était veuve et ses deux enfants n’avaient plus depère ; c’était triste, bien triste…

– Cette pensée que ma femme me pleurait et qu’elle croyaitnos enfants orphelins, me fit souffrir mille fois plus que lesbrutalités des Prussiens… Mais les jours mauvais sont passés :Dieu rend à la femme qui se croyait veuve son mari et aux enfantsleur père.

– Non, Étienne, non, répliqua madame Cordier d’une voixpresque solennelle, les mauvais jours ne sont point passés.

Et mentalement, levant les yeux vers le ciel :

– Mon Dieu, donnez-moi la force et soutenez moncourage !

Le jeune homme sentit un frisson courir dans tous sesmembres.

– Mère, dit-il d’une voix anxieuse, vos paroles ont faitpasser la terreur et l’effroi dans tout mon être. Parlez :quel est l’effroyable malheur qui m’attend ici ?

– Étienne… commença madame Cordier. Puis, détournant latête :

– Oh ! fit-elle avec désespoir, jamais, jamais je nepourrai lui dire la vérité !

– Mais, si épouvantable qu’elle soit, cette vérité, jedois, je veux la connaître.

– C’est vrai, vous devez la connaître, réponditdouloureusement madame Cordier. Étienne, Céline se croyait veuve…elle s’est remariée !

Il poussa un cri sourd, horrible ; ses yeux s’ouvrirentdémesurément, il étendit les bras et tomba à la renverse.

Quand les soins de madame Cordier l’eurent rappelé à la vie,elle l’aida à se relever et à s’asseoir dans un fauteuil. Mais cene fut que longtemps après qu’il parvint à ressaisir ses idées et àavoir conscience de son affreuse situation. Soudain il se leva etbondit au milieu de la chambre.

– Mariée ! mariée ! s’exclama-t-il ; mais jene suis pas mort, ce mariage est nul… Ma femme m’appartient, je lareprendrai, la loi est pour moi.

Puis, marchant de long en large avec agitation, il répétait desphrases et des mots sans suite, incohérents, qui révélaient letrouble de son esprit.

Enfin il se rapprocha de madame Cordier et la pria de lui toutraconter.

Quand elle eut fini, elle ajouta :

– Ne maudissez ni moi, ni Céline, ni Jacques Pérard. C’estparce qu’il vous aimait, c’est en souvenir de l’amitié qui vousunissait qu’il a cru remplir un devoir en épousant Céline et enadoptant vos deux enfants. Céline pouvait-elle méconnaître lagénérosité de votre ami ? Pouvait-elle résister lorsqu’ils’agissait de l’avenir des enfants ?… Elle ne vous avait pasoublié, pourtant ; elle vous aimait toujours.

– Et maintenant, elle aime Jacques ?

– Je crois qu’elle commence à l’aimer.

Le malheureux poussa un profond soupir, et des larmes troplongtemps retenues s’échappèrent en abondance et baignèrent sesjoues.

– Ah ! reprit madame Cordier, si un mot de vous étaitvenu nous dire que vous existiez, c’est la joie, c’est le bonheur,qui accueilleraient aujourd’hui votre retour… Pourquoi n’avez-vouspas écrit ?

Je vais vous le dire :

« Un jour, il n’y avait pas deux semaines que j’étais enPrusse, – pour avoir refusé de faire une corvée qui me répugnait,laquelle d’ailleurs n’était pas dans mon service, un officierprussien, à peine âgé de vingt ans, cingla ma figure avec unebaguette qu’il tenait à la main. Furieux, je m’élançai sur lui etle frappai violemment au visage. On m’arrêta, et je fus jeté dansun cachot. Je passai devant une sorte de conseil de guerre qui mecondamna à mort. J’attendais le moment fatal, et j’avais écrit unelettre que j’espérais faire parvenir à Céline. Je pensais que cettedernière consolation ne serait pas refusée à un mourant. Lelendemain on vint me prendre dans ma prison, mais au lieu de meconduire devant un peloton d’exécution, on me mena au chemin de feret je partis pour le fond de la Prusse, du côté de la Pologne. Jen’ai jamais su ni pourquoi ni grâce à quelle intervention ma peineavait été commuée en celle de la prison perpétuelle dans uneforteresse.

» Entre les quatre murs d’une cellule étroite et glacée, sibasse de voûte que je ne pouvais m’y tenir debout, voyant à peinele jour, le soleil jamais, il m’est impossible de dire lessouffrances que j’ai endurées. Vingt fois, cent fois, j’ai demandéla permission d’écrire et supplié qu’on fît passer de mes nouvellesen France. Toujours on avait l’air de ne pas comprendre, ou on merépondait par des ricanements farouches. J’aurais pu, peut-être,acheter ce service ; mais je n’avais pas sur moi de l’or pourpayer la complaisance de mes geôliers. Et c’est dans les larmes, ledésespoir ou des transports de colère et de rage impuissante quej’ai passé de longs mois, ignorant tout et n’entendant jamaisparler qu’une langue détestée que je ne comprends pas. Enfin, il ya un mois, je parvins à tromper la vigilance de mes gardiens et àm’échapper de ma prison en risquant vingt fois ma vie. C’est enmendiant à travers la Hongrie, l’Autriche, l’Italie et la France,que j’ai fait la route à pied.

» Je revenais pour eux ; hélas ! je ne croyaispas que le bonheur me fût à jamais défendu. Pourquoi, condamné àmort, n’ai-je pas été fusillé ?… Pourquoi ne suis-je pas mortdans mon cachot ?… Pourquoi, en m’évadant, n’ai-je pas reçudans la tête la balle d’une sentinelle ?… pourquoi ?pourquoi ? Ah ! je le comprends !… il fallait qu’unenouvelle douleur, une douleur épouvantable, inouïe, me fit en uninstant oublier toutes les autres.

Ah ! s’écria-t-il les doigts crispés sur son crâne, mauditsoit le jour où je suis né !… »

Après cette dernière explosion de son désespoir, ses brastombèrent inertes à, ses côtés, sa tête s’inclina, et il restaimmobile, comme écrasé sous le poids de son malheur et de lafatalité.

– Étienne, qu’allons-nous faire ? demanda madameCordier d’une voix tremblante.

– Il est tard, répondit-il ; vous, ma mère, vous allezvous reposer. Moi, si vous le permettez, je passerai le reste de lanuit Ici, sur cette chaise.

– N’êtes-vous pas ici dans votre maison, mon cherenfant ?

– C’est vrai, fit-il avec un sourire navrant.

– Étienne, vous devez être très fatigué, je vous cède monlit ; je veillerai jusqu’au jour dans mon fauteuil.

– Non, dit-il, non, je ne veux pas me coucher. Ah !ah ! ah ! fit-il avec un rire étrange, me coucher,dormir… comme ce serait facile ! Demain, je ne dis pas, oui,demain…

– Alors, je resterai près de vous, Étienne : je neveux pas vous quitter.

Chapitre 8

 

Dès que le jour parut, madame Cordier s’occupa du déjeuner.Étienne ne voulait rien accepter. À force d’instances, elle parvintà lui faire manger deux œufs à la coque et boire un demi-verre devin vieux.

– Vous avez longuement réfléchi : avez-vous pris unedécision ? lui demanda-t-elle.

– J’ai longuement réfléchi et j’ai pris une décision,répondit-il.

– Qu’allez-vous faire ?

Cette question, si naturelle, le fit tressaillir.

– Je vais aller à la ville, dit-il.

– Vous avez raison, Étienne ; avant tout, vous devezconsulter les magistrats.

Après un moment de silence, il reprit :

– Je voudrais bien, avant de partir, embrasser mes enfants.Ne pourriez-vous pas aller à la ferme et revenir aveceux ?

– Je ferai tout ce que vous voudrez, Étienne. Faudra-t-ilprévenir Jacques et Céline ?

– Sur la tête de votre fille, mère, sur celles de vospetits-enfants, je vous conjure de ne pas dire un mot !répondit-il vivement.

– Je me tairai, dit-elle.

Elle mit une coiffe blanche, jeta un fichu sur ses épaules etsortit.

Elle revint au bout d’une demi-heure, amenant les enfants.

Étienne les entoura de ses bras et les tint serrés sur sapoitrine. Ensuite il les mit sur ses genoux, prit dans ses mainsles deux petites têtes blondes et les couvrit de baisers.

– Comme ils sont grandis ! comme ils sont beaux !se disait-il.

Les enfants se laissaient caresser sans rien dire ; ilsn’étaient pas effrayés, mais la petite Marie, plus timide que sonfrère, semblait vouloir cacher sa figure ; ce dernierregardait en dessous Étienne, dont la longue barbe paraissaitvivement l’intéresser.

Le pauvre père aurait bien voulu les interroger, les fairecauser. Au milieu de son malheur, c’eût été pour lui une grandejoie. Il se la refusa, dans la crainte de se trahir. Il lesembrassa encore une fois, puis il se leva en disant :

– Je pars.

Madame Cordier lui mit dans la main ses petites économies, deuxbillets de vingt francs.

– C’est plus qu’il ne me faut, dit-il.

Il mit son chapeau, qu’il enfonça sur ses yeux ; parsurcroît de précautions, il enveloppa le reste de son visage avecun vieux cache-nez de laine. Il sortit par une porte de derrièreouvrant sur les jardins.

Pour gagner la grande route, il devait traverser une sorte devallée au fond de laquelle coule une petite rivière bordée de vieuxsaules aux troncs tordus.

En été, pendant les jours de grande sécheresse, larivière : est souvent à sec ; on peut alors la franchirfacilement en plusieurs endroits, en passant sur de grossespierres.

Mais les pluies des jours précédents et la fonte des neigesavaient amené une crue ; la rivière débordait sur plusieurspoints.

Devant cet obstacle, Étienne éprouva une vive contrariété.

Il savait qu’en remontant vers le village, il trouverait unepasserelle ; mais il lui fallait se rapprocher des maisons, cequ’il avait voulu éviter d’abord, dans la crainte de rencontrerquelqu’un et d’être reconnu, ce qu’il eût considéré comme unvéritable malheur.

En effet, si sa présence dans le pays venait à être connue, saposition déjà si affreuse devenait plus horrible encore et il nelui était plus possible de mettre à exécution un projet qu’il avaitconçu dans la nuit.

La ville est à six lieues d’Essex, et il était absolumentnécessaire qu’il s’y rendît. Voulant revenir au village le soirmême, de bonne heure, il avait donc douze lieues à faire àpied ; car toujours pour ne pas risquer d’être reconnu, il nevoulait pas se servir des voitures publiques.

Or il était déjà tard, et il n’avait pas une minute àperdre.

On devine son désappointement lorsqu’il se vit tout à couparrêté dans sa marche par le cours d’eau.

Il se trouvait placé entre ces deux alternatives :

Descendre en suivant la rive droite de la rivière, afin d’allerla traverser sur un pont de pierre à environ une lieue de distance,ou affronter le voisinage des habitations en remontant jusqu’à lapasserelle, qui n’était pas à plus de trois cents mètres delui.

Dans le premier cas, obligé de suivre les méandres du coursd’eau et de marcher souvent dans les terres ensemencées etdétrempées par les pluies, pour se détourner des terrains bassubmergés, il calcula qu’il perdrait au moins deux heures.

Il hésita un instant. Mais, devenu libre après plusieurs annéesde captivité, il savait combien est précieuse la liberté ; ilne put se résoudre à dépenser deux heures inutilement.

Il revint vers Essex, se dirigeant du côté de la passerelle.

À chaque pas, une pierre, un buisson, un arbre, un accident deterrain, un objet quelconque frappait son regard et lui rappelaitun souvenir, une de ses joies d’autrefois.

Au milieu d’un pré, il s’arrêta devant un grand peuplier.

Il était sous le coup d’une émotion extraordinaire. De grosseslarmes roulaient dans ses yeux.

Sur le tronc de l’arbre, il retrouva un E et un C, et au-dessousune date.

Quinze ans auparavant, avec la pointe d’une lame de couteau, illes avait gravés dans l’écorce.

Ces deux initiales, cette date, avaient été comme le prologue del’histoire de son bonheur. Jamais il ne l’avait oubliée, cette datemémorable.

Ce jour-là, près du peuplier, Céline et lui s’étaientrencontrés : l’arbre avait des feuilles, des oiseauxchantaient cachés dans ses branches ; l’herbe était fleurie,dans le ciel bleu, le soleil souriait.

Pour la première fois, il avait osé toucher la main de Céline enlui disant :

– Je vous aime !

Et ce même jour, les yeux baissés, Céline lui avaitrépondu :

– Si ma mère y consent, je serai votre femme !

Le malheureux ne pouvait s’éloigner de cet arbre qui,impitoyable raillerie. Il portait encore les traces de son bonheurdétruit.

– Le printemps qui va venir, pensait-il, lui rendra saverte parure ; les oiseaux viendront encore chanter dans sesbranches ; en juin, sous son ombrage, les faneuses sereposeront comme tous les ans… Le printemps et l’été rendent tout àla terre Et Dieu qui a tout créé, Dieu qui peut tout, ne me rendrapas mon bonheur perdu !…

Un sanglot déchirant s’échappa de sa poitrine ; il poussaun cri sourd, désespéré, et s’éloigna brusquement.

Une nouvelle épreuve, plus douloureuse et plus cruelle encore,l’attendait un peu plus loin.

Au bord de la rivière, à vingt pas de la passerelle, deux hommesétaient occupés à mettre en fagots les branches récemment coupéesd’une vingtaine de vieux saules.

Dans ces deux hommes, Étienne reconnut son père et un de sesfrères.

Depuis deux ans, le père Radoux avait bien vieilli. Il étaitencore fort et robuste ; mais ses cheveux étaient devenus toutblancs et des rides profondes se creusaient sur son front et sesjoues.

– Pauvre père ! se dit Étienne ; il m’aimait bienaussi, lui… Est-ce donc le chagrin qui l’a changé ainsi, en si peude temps ?

Son premier mouvement, mouvement irréfléchi sans doute, maisbien naturel, fut de s’élancer vers le vieillard, prêt à luicrier :

– Celui que vous avez pleuré, que vous regrettez encore,n’est pas mort je suis Étienne, je suis votre fils !

Mais aussitôt une sorte de terreur s’empara de lui ; il luisembla que des pointes acérées s’enfonçaient dans son cœur. Le criqu’il allait jeter s’arrêta dans sa gorge serrée ; un nuagepassa devant ses yeux ; il chancela, mais il restadebout ; le souvenir de sa femme, de ses enfants, de Jacquesle rendit maître de lui-même.

Il se redressa plus fort et plus énergique et, croyant ne pasavoir été aperçu, il se jeta dans un chemin creux, derrière unehaie, afin de continuer son chemin vers la passerelle.

Mais si rapide qu’eut été son mouvement, il n’avait pas échappéau père Radoux, qui, ayant lié son fagot, se relevait juste aumoment où il sautait derrière la haie.

– As-tu vu cet individu qui marche là-bas dans la ruelledes jardins ? demanda le vieillard à son fils.

– Oui, père, je l’ai vu.

– On dirait qu’il a eu peur de nous.

– C’est certain, mon père.

– Si telle est aussi ton idée, c’est assez drôle.

– C’est probablement un vagabond, qui aurait encore plusgrand’peur des gendarmes que de nous.

– Ou bien un pauvre diable qui cherche du travail ou dupain, répliqua le père Radoux.

– Voulez-vous que je coure après lui ?

– L’inquiéter ! pourquoi ? Achève ton fagot, mongarçon, cela vaudra mieux.

En ce moment, Étienne traversait la rivière sur lapasserelle.

– C’est vraiment un gaillard bien bâti, reprit le pèreRadoux. Il a la taille et la tournure de ton frère, mon pauvreÉtienne : ne trouves-tu pas ?…

Et au souvenir de son fils, deux grosses larmes tombèrent surles joues du vieillard.

– Allons, fit-il avec brusquerie et comme s’il eût étémécontent de lui-même, travaillons ! il faut que nous ayonsachevé notre ouvrage pour l’heure de la soupe.

Étienne s’éloignait rapidement. Un instant après, il était surla grande route.

À deux heures, il entrait dans la ville. Il n’y resta qu’unedemi-heure. Vers huit heures du soir, il était de retour àEssex.

Au lieu de se rendre chez madame Cordier, qui l’attendait sansdoute, il se dirigea du côté de la ferme. Il voulait voir Céline,ou au moins entendre sa voix. Quel moyen allait-il employer ?Il ne le savait pas. À la faveur de la nuit, en se glissant le longdes murs, en rampant, il pensait pouvoir s’approcher assez près del’habitation pour voir et entendre sans qu’on pût soupçonner saprésence. Il n’était pas sans inquiétude pourtant, car tromper lavigilance du chien de garde n’était pas chose facile. Lesaboiements de l’animal pouvaient le dénoncer et le forcer de setenir à distance.

Mais, ce soir-là, Jacques était allé à une vente de nuit auvillage voisin, et le chien avait suivi son maître. Étienne puts’approcher de la maison sans être inquiété. Il en fit le tourplusieurs fois. À neuf heures une chambre du rez-de-chaussées’éclaira, il s’en approcha et à travers les vitres, et lesrideaux, il plongea un regard avide dans l’intérieur.

Sa patience était récompensée : dans cette chambre, il vitCéline et ses deux enfants. La jeune femme était assise et lesenfants agenouillés ; ils disaient leur prière avant de secoucher. Dans un angle se trouvait leur petit lit en face d’unautre lit plus grand.

Étienne sentit des gouttes de sueur froide sur son front ;il crut que son cœur allait se briser dans sa poitrine tant ilbattait fort. Appuyé contre le mur, le visage collé contre lecarreau, rien de ce qui se passait dans la chambre ne pouvait luiéchapper.

La voix de Céline se fit entendre :

– Maintenant, disait-elle, vous allez prier pour votreautre papa, celui qui est dans le ciel auprès du bon Dieu.

Étienne arrêta dans sa gorge un sanglot prêt à s’échapper.

Un instant après, la jeune mère aida les enfants à grimper surses genoux, et, pendant quelques minutes, ce ne fut qu’une suite debaisers reçus et rendus.

– Maman, dit tout à coup le petit Jacques, tu nous tiens ettu nous embrasses comme le monsieur de ce matin chez grandmaman.

– Mon ami, répondit la mère, le monsieur vous a trouvésgentils tous les deux, et il vous a embrassés parce que vous avezété bien sages.

– Ah ! il était bien vilain, avec ses grands cheveux,ses grands yeux, sa grande barbe, dit la petite fille ; il m’afait peur !

– Moi, je n’ai pas eu peur, répliqua Jacques. J’ai bien vuque le monsieur n’était pas méchant. D’abord il pleurait… Leshommes méchants ne pleurent pas, n’est-ce pas, maman ?

– C’est vrai, mon ami. D’après ce que vous m’avez dittantôt, il vous a embrassés sans vous parler ?

Le petit Jacques et sa sœur répondirent par un mouvement detête.

– Et puis il est parti ?

– Et grand’maman lui a donné des sous, parce qu’il estpauvre.

– Il a sans doute des petits enfants comme vous, et avecl’argent de votre grand’maman il a pu leur acheter du pain. Il y abeaucoup de malheureux sur la terre, mes enfants, lorsqu’il s’enprésentera un à la ferme, ne le repoussez jamais.

Après le récit que ses enfants lui avaient fait dans la journée,Céline, poussée par un sentiment de curiosité très excusable, avaitinterrogé sa mère au, sujet de ce qui s’était passé chez elle lematin.

Madame Cordier avait répondu :

– Tout cela est vrai : un inconnu, probablement unmendiant, est entré chez moi ; il était fatigué, il m’ademandé la permission de se reposer un instant, ce que je nepouvais lui refuser. Les enfants étaient là, il les a pris sur sesgenoux et les a embrassés. Je ne voyais pas de mal à cela, je l’ailaissé faire.

La jeune femme s’était trouvée satisfaite.

Lorsqu’elle eut couché les jumeaux, elle sortit doucement, et lachambre retomba dans l’obscurité.

Étienne se redressa ; il passa plusieurs fois ses mains surson front glacé ; un soupir s’échappa de sa poitrineoppressée, et il s’éloigna rapidement.

Le lendemain, un boucher des environs vint à la ferme pouracheter des moutons. Après avoir réglé son compte avec Jacques etremis l’argent dans les mains de Céline, il leur dit :

– Vous ne savez probablement pas encore l’événement de lanuit dernière ! À deux lieues d’ici, près de Montigny, dans unenclos, à vingt pas de la route, on a trouvé ce matin le cadavred’un homme.

– Assassiné ! s’écria le fermier.

– Si l’on en croit les médecins, ce serait un suicide. Lemalheureux s’est fait sauter la cervelle d’un coup de pistolet. Ona trouvé l’arme près de lui.

– Oh ! c’est horrible ! dit Céline.

– Est-ce un homme du pays ? demanda Jacques.

– Personne ne l’a reconnu. Du reste, c’est été fortdifficile, car, avant de se tuer, il s’était affreusement brûlé lafigure avec du vitriol.

– Il n’avait pas de papiers sur lui ?

– Aucun papier. C’était un homme robuste, jeune encore,pauvrement vêtu ; il avait la barbe et les cheveux longs.

– De longs cheveux, une grande barbe !… murmuraCéline.

– On suppose, poursuivit le bouclier, que c’était unmendiant ou un évadé de quelque prison, et qu’il s’est donné lamort pour échapper au malheur de vivre.

– De longs cheveux, une grande barbe !… murmura encorela jeune femme.

Et, sans prévenir son mari, elle sortit de la ferme et courutchez sa mère.

– La nuit dernière, près de Montigny, un homme s’estsuicidé, lui dit-elle. On a trouvé son corps ce matin. Pour ne pasêtre reconnu, il s’était défiguré avec du vitriol.

Madame Cordier devint très pâle ; elle avait attenduÉtienne toute la nuit : elle comprit tout.

– Ma mère, continua Céline, trop vivement émue pours’apercevoir du trouble de la vieille femme, cet homme, cemalheureux est celui qui, hier matin, ici, a embrassé mesenfants.

– Quelle idéel balbutia madame Cordier.

– Le suicidé a de longs cheveux, une longue barbe…

– Tous les hommes peuvent être ainsi, répondit la vieillemère ; ils n’ont qu’à laisser pousser leurs cheveux et leurbarbe.

– Ma mère, reprit Céline de plus en plus agitée, tout àl’heure, quand on a parlé de ce malheureux, je ne sais ce qui s’estpassé en moi : j’ai pensé à Étienne !

– À Étienne ! Le pauvre enfant est mort en Prusse,lui, il y a longtemps.

– Vous avez raison, ma mère. Ah ! je suisfolle !… Elle se laissa tomber sur un siège et se mit àsangloter.

Madame Cordier se disait :

– Dans mon cœur, seule, jusqu’à mon dernier jour, jeporterai une seconde fois son deuil.

Partie 2
Péché d’Orgueil

Chapitre 1

 

Deux jeunes filles étaient assises sur un banc de mousse. Desbranches de lilas en fleur, arquées au-dessus de leurs têtes, lesprotégeaient contre l’ardeur du soleil. Quelques rares rayonsglissaient parfois à travers le feuillage et venaient illuminer lesdeux gracieux visages.

Elles étaient à peu près du même âge Lucile touchait à sadix-neuvième année et Rosalie, sa cousine, avait vingt ans.

Jolies toutes les deux, elles ne pouvaient être jalouses l’unede l’autre. Leur position était cependant bien différente : Lepère de Lucile était le plus riche cultivateur de Millières ;ses nombreuses propriétés, disséminées sur le territoire de lacommune, éveillaient, par leur valeur et leur étendue, l’envie desautres propriétaires.

Rosalie était orpheline, et ses parents, qu’elle avait perdus enbas âge, ne lui avaient laissé qu’un très modeste patrimoine.

Lucile pouvait espérer faire un bon mariage : on comptaitau moins une douzaine de jeunes gens qui aspiraient à devenir sonmari.

Aucun ne se présentait pour Rosalie.

On lui disait bien :

« Vous êtes charmante ! »

Mais c’était tout. Le nombre des prétendants à la main de sacousine augmentait chaque jour, et elle, la pauvre Rosalie, étaittoujours dédaignée. Elle savait bien pourquoi : hélas !elle était pauvre !…

On parle des habitants des villes, qui font du mariage unespéculation seulement, une question d’intérêt ; mais il fautvivre avec le paysan pour savoir jusqu’où va la rapacité de sescalculs, quand il s’agit de se donner une compagne. Il lui fautfortune pour fortune, terre pour terre, et, si cela lui étaitpossible, un sou contre un sou. C’est triste à dire, cela estpourtant. Les exceptions sont si rares, qu’il n’en faut pointparler.

Les deux cousines gardaient le silence. Lucile lisait, Rosalieterminait un travail de couture.

Lucile lisait ; elle aimait la lecture avec passion. Elledévorait les pages brûlantes d’un roman de Georges Sand,« Mauprat, » et se laissait entraîner par la couleur, lapuissance et la magie du style de l’illustre écrivain.

Chez une paysanne, cela peut paraître étrange. Mais LucileBlanchard, placée dans la meilleure institution de la ville, avaitreçu une éducation brillante ; depuis un mois seulement elleétait revenue chez son père.

Douée d’une organisation vraiment belle, son intelligences’était développée d’une manière admirable. Mais son instruction etson esprit, si désirables chez une femme qui doit briller un jourdans le monde, ne pouvaient produire qu’un fort mauvais effet chezcette jeune fille, destinée à vivre dans un village, en lui donnantdes idées bien au-dessus de sa condition.

Elle dansait avec grâce, dessinait passablement, parlaitpurement sa langue, chantait et jouait du piano. Aussi, était-ellefière de posséder ces divers talents.

Elle se trouvait bien supérieure à sa cousine.

Lucile était une grande demoiselle et Rosalie une pauvre fillede campagne, bien modeste, bien simple, dont toute la science sebornait à manier adroitement l’aiguille, à travailler aux champs età tenir un ménage.

Pendant plus d’une heure, les deux cousines restèrent absorbées,l’une par son travail, l’autre par sa lecture.

Enfin, Lucile ferma son livre et le posa près d’elle.

– Ce que vous lisez doit être bien amusant, macousine ? dit Rosalie.

– Oui, parce que je le comprends ; mais je t’assureque ce livre ne t’intéresserait guère.

– Comme vous êtes heureuse d’être savante ! Un sourireamer plissa les lèvres de Lucile.

– Heureuse ! heureuse ! répliqua-t-elle, je nem’en aperçois pas. La vie qu’on mène ici est insupportable.

– Oh ! ma cousine ! fit Rosalie.

– Je ne vois autour de moi que des personnes grossières,sans éducation… des paysans, ajouta-t-elle avec dédain.

– Que vous manque-t-il donc, ma cousine ? repritRosalie avec surprise : vous êtes riche, vous êtes belle, ettout le monde vous aime.

Lucile haussa les épaules.

– Ce qui me manque, dit-elle, c’est la vie. Je ne puisvivre au village, j’y meurs d’ennui.

– Ma foi, ma cousine, je ne vous comprends pas.

– Je me comprends, moi… Écoute, Rosalie, crois-tu que jepourrai jamais travailler dans les champs et m’occuper, comme mamère, de l’intérieur d’une ferme ?

– Mais oui, je le crois.

– Eh bien, tu te trompes.

– Vous vous habituerez au travail, ma cousine, et, quandvous serez mariée…

– Mariée !…

Lucile n’acheva pas sa phrase, les mots expirèrent sur seslèvres. Un jeune paysan venait de s’arrêter devant elle.

– Monsieur Georges ! dit Rosalie.

Et aussitôt ses joues se couvrirent de rougeur.

Lucile fit un mouvement d’impatience. Évidemment l’arrivée dujeune homme la contrariait.

Rosalie se leva, enroula son ouvrage et s’en alla, après avoirjeté sur Georges un regard doux et timide.

Le jeune paysan s’assit à la place que Rosalie venait dequitter.

Il pouvait avoir vingt-cinq ans ; c’était un grand et beaugarçon, d’une figure agréable et distinguée, un peu timide, maissans gaucherie ; ses traits, bien accusés, annonçaient unecertaine fermeté de caractère, et ses grands yeux noirs, au regardassuré, révélaient la beauté de son âme.

– J’ai interrompu votre conversation, mademoiselle, ditGeorges, mais j’espère que vous voudrez bien m’excuser. Votre mèrem’a envoyé vers vous.

– Auriez-vous quelque chose à me dire, monsieur ?

– Oui, mademoiselle.

– Je vous écoute, monsieur.

– Vos parents, mademoiselle, vous ont déjà parlé demoi ; ils vous ont fait part d’une demande que je leur aiadressée. Accueilli par eux, mademoiselle, ils m’ont autorisé àvous dire combien je désire que ma demande soit agréée parvous.

La jeune fille resta silencieuse dans l’attitude d’une personnelivrée à de profondes réflexions.

– Mon bonheur dépend de vous, mademoiselle Lucile, continuaGeorges ; je serai bien heureux si vous voulez être mafemme.

– Je suis très flattée de votre recherche, monsieurGeorges, répondit-elle enfin d’un ton légèrement railleur ;mais je dois vous déclarer que je ne suis point, quant à présent,décidée à me marier.

– Dites-moi d’attendre, mademoiselle, et je vousobéirai.

– Vous dire d’attendre serait vous donner un espoir,monsieur, reprit-elle ; je préfère vous avouer franchement,que je ne veux pas me marier.

Le jeune paysan pâlit. Il se réveillait au milieu d’un beaurêve.

– Adieu, monsieur, dit Lucile en se levant. Et elle sedirigea vers la maison.

Georges la suivit à quelque distance, la tête baissée. Au lieud’entrer à la ferme, il traversa la cour pour gagner la rue.M. Blanchard le joignit à la porte.

– Eh bien ? lui dit-il.

Georges secoua tristement la tête.

– Qu’a-t-elle dit ? demanda le fermier.

– Elle ne veut pas se marier.

– Toutes les jeunes filles commencent par dire commecela ; c’est leur coquetterie. Il ne faut pas te décourager,mon garçon. Demain, Lucile aura changé d’idées. Du reste, j’auraice soir avec elle un entretien sérieux.

Georges serra la main du fermier et le quitta. Pendant que lejeune homme parlait à M. Blanchard, Rosalie, debout devant unefenêtre, épiait, d’un regard anxieux et inquiet, tous sesmouvements. Elle vit sa tristesse et en devina le motif. Un éclairde joie illumina son front.

Chapitre 2

 

Le soir, après le souper, lorsque les domestiques se furentretirés, M. Blanchard appela Lucile et la fit asseoir entrelui et sa femme, qui faisait tourner son rouet au clair delune.

– Ma fille, lui dit-il, tu as causé tantôt avec GeorgesVilleminot ; tu as dû lui dire des choses bien dures, car ilétait triste en te quittant.

– Je lui ai dit simplement que je ne voulais pas memarier.

– Afin de le contrarier, dit le père en souriant.

– J’ai dit la vérité, mon père, je ne veux pas memarier.

– Georges est pourtant un parti très convenable pour toi,Lucile ; il possède une assez belle fortune et c’est unexcellent garçon qui te rendrait heureuse. Il est courageux,travailleur et rangé ; il n’y a qu’une voix pour lui dans lepays ; il a l’estime de tous, et depuis longtemps je désirel’appeler mon fils.

– Je reconnais comme vous les qualités de M. Georges,mon père, mais je ne veux pas de lui pour mon mari.

– Ah ! fit le fermier, c’est différent.

La jeune fille laissa échapper un soupir de soulagement.

– Ma chère enfant, reprit M. Blanchard, je ne veux paste marier malgré toi. J’avais choisi Georges Villeminot parmi lesjeunes gens qui te recherchent en mariage, pensant qu’il pouvaitmieux qu’un autre faire ton bonheur. Mais il ne te convient pas,n’en parlons plus. Tu es assez riche pour prendre un mari selon toncœur. Maintenant, dis-moi le nom du jeune homme que tu asdistingué, afin que je congédie les autres.

– Vous pouvez les renvoyer tous, mon père.

– Tous !…

– Oui, car aucun ne me plaît, reprit Lucile faisant unepetite moue dédaigneuse.

– Tu es difficile, ma fille ; il me semblepourtant…

– Écoutez-moi, mon père, je n’épouserai jamais unpaysan.

Le fermier regarda sa fille avec surprise, et madame Blanchardlaissa tomber sa quenouille.

– Il paraît que ta fille a rêvé qu’elle serait duchesse oupour le moins baronne, dit M. Blanchard en s’adressant à safemme.

Lucile baissa les yeux.

Le fermier se leva et fit deux ou trois fois le tour de la salleen marchant à grands pas. Enfin, il s’arrêta devant sa femme ;sa figure avait pris une expression sévère.

– Voilà le résultat de l’éducation que vous lui avezdonnée, dit-il avec dureté. Vous avez voulu que votre fille fût unedemoiselle, et vous y avez réussi ; vous pouvez vousapplaudir.

Au lieu de l’élever près de vous et d’en faire une bonneménagère comme Rosalie, vous l’avez envoyée à la ville, où elle aappris tout ce qu’elle n’avait pas besoin de savoir, et j’ai eu lafaiblesse de ne point vous contrarier.

Qu’a-t-elle trouvé dans ses livres ? Vous le voyez :de la coquetterie, des airs de grande dame, de fausses idées…Aujourd’hui, elle a honte de prendre pour mari un brave garçonayant les mains durcies par le travail et portant la blouse. Quisait ? un jour, peut-être, elle rougira de vous et de moi, quisuis son père ?

Madame Blanchard ne répondit rien ; elle regarda sa filleavec tendresse, comme pour lui dire que son amour de mère étaitau-dessus des reproches qu’on lui adressait.

Lucile pleurait. Pourquoi ? Était-elle touchée des parolesde son père ? On peut supposer le contraire.

Le lendemain, M. Blanchard alla trouver GeorgesVilleminot.

– Mon cher ami, lui dit-il, nous ne pouvons donner suite ànos projets ; ma fille m’a déclaré qu’elle ne voulait pas semarier, et je dois renoncer, pour l’instant, à la satisfaction dete nommer mon gendre. Pourtant, je crois qu’il ne faut pasdésespérer tout à fait. Lucile peut changer de manière de voir…

– Vos paroles ne me surprennent pas, monsieur Blanchard,répondit Georges ; je les connaissais d’avance. Seulement, cen’est pas pour le mariage que mademoiselle Lucile a del’antipathie, c’est pour le paysan : je l’ai bien compris.

– Georges, ne crois pas cela ! s’écria le fermier.

– Il faut bien que je le croie, puisque c’est la vérité,reprit le jeune homme avec tristesse ; mais je ne puis lui envouloir ; seul, je mérite des reproches ; j’aurais dûvoir plus tôt la distance qu’il y a entre mademoiselle Lucile etmoi.

– Que veux-tu dire ? Quelle distance ?

– Celle qui existe entre l’ignorance et l’instruction,entre ce qui est vulgaire et ce qui est distingué, entre le paysangrossier et la demoiselle bien élevée.

– Est-ce que je ne suis pas un paysan comme toi,moi ?

– C’est vrai, mais votre fille n’est pas une paysanne.

Le fermier baissa la tête. Il sentait la justesse des paroles deGeorges qui, sans le vouloir, avait touché la plaie de soncœur.

– Georges, reprit-il après un moment de silence, tucontinueras à venir à la maison comme par le passé ?

– Je ne puis vous faire cette promesse, monsieurBlanchard.

– Quoi ! tu ne viendras plus ?

– Pour ne point causer de déplaisir à mademoiselle Lucile,d’abord, et un peu aussi dans l’intérêt de ma tranquillité.

– Tu as raison, mon ami, dit le fermier en serrant la maindu jeune homme. Ah ! tu es brave cœur… Ma fille ne te connaîtpas, Georges ; un jour elle te regrettera.

Depuis quelque temps déjà, on parlait dans le pays du mariage deGeorges Villeminot avec Lucile Blanchard comme d’un fait accompli.Les jeunes gens se convenaient sous plus d’un rapport, et, à partquelques envieux, – il y en a partout – le choix deM. Blanchard était généralement approuvé.

Plusieurs jeunes gens, qui avaient été les rivaux de Georges,s’étaient retirés l’un après l’autre.

On ne tarda pas à savoir que, tout à coup, le jeune paysan avaitcessé d’aller chez M. Blanchard. Que s’était-il passé ?Évidemment le mariage était rompu. Pourquoi ? Tout le mondevoulait le savoir et cherchait à deviner. On fit toutes sortes desuppositions. Mais comme ce secret n’était pas difficile àdécouvrir, tout le village connut bientôt le motif de la retraitede Georges.

Au village, des faits semblables sont des événements.

Toutes les sympathies furent pour Georges.

– Ce pauvre Georges, disait-on, qui l’aurait pensé ?Il ne méritait certainement pas un pareil affront.

Les jeunes filles tenaient des propos sur Lucile où il y avaitplus de jalousie que de véritable intérêt pour le jeune homme.Mademoiselle Blanchard était généralement blâmée.

Georges n’ignorait rien de ce qui se disait ; du reste, onne se cachait pas de lui pour parler, et il eut plus d’une foisl’occasion de prendre chaleureusement la défense de la jeune fille.Cause innocente des attaques dirigées contre elle, il se croyaitobligé de l’excuser.

Il y a dans chaque village un endroit qu’on pourrait appeler lesarènes du bavardage : c’est le lavoir public, où les femmes serencontrent journellement.

Là, toutes les actions sont commentées, interprétées plus oumoins faussement, discutées et jugées. Grâce aux commérages, lesplus petites choses ont bientôt pris des proportions effrayantes.La médisance va bon train, et lorsqu’elle ne suffit plus, lacalomnie tourbillonne autour d’elle.

Un matin, trois femmes se trouvaient au lavoir ; Georges etLucile défrayaient leur conversation.

– Quant à moi, cette petite Lucile ne me revient pas dutout, dit une grosse paysanne en frappant à coups redoublés sur lelinge étalé devant elle.

– Au lieu de se laver les mains avec du savon parfumé, elleferait mieux d’aider sa mère dans les soins du ménage, reprit uneautre. N’est-ce pas une honte de passer ainsi sa vie à ne rienfaire ?

– Laissez donc, elle joue des contredanses toute la journéesur son piano, un grand coffre qui a coûté au père Blanchard lavaleur de quatre arpents de bonne terre.

– Ce n’est pas sa musique qui lui mettra du pain sous ladent… le bonhomme Blanchard ne vivra pas toujours.

– Elle aurait bien fait d’épouser Georges.

– Ah bien oui ! allez lui dire ça ! Georgestravaille aux champs et il ne se parfume ni les mains, ni lescheveux.

– Malgré ses écus, vous verrez qu’elle ne trouvera pas unmari.

– Mademoiselle est difficile. Elle ne vaut pourtant pasmieux que les autres filles de Minières.

– Oh ! ce n’est pas ce qu’elle pense. Parce qu’elle aété élevée à la ville, elle se croit quelque chose.

– Elle fait la fière, la dédaigneuse…

– Soyez tranquille, elle en rabattra un jour.

– Jamais elle ne parle à personne.

– Une demoiselle qui cause si bien… on ne saurait pas luirépondre.

– Si j’étais à la place de son père, je sais bien ce que jeferais.

– Quoi donc ?

– Hé, je la forcerais à travailler. Sa cousine travaillebien, elle.

– Brave père Blanchard ! lui qui travaille tant, avoirpour fille une paresseuse… Oh ! je le plains de tout moncœur !

– Allons donc, c’est sa faute. Il ne devait pas la mettreen pension jusqu’à dix-huit ans. Ma fille, à moi, n’a été à l’écoleque jusqu’à douze ans. Puis, tout de suite après, au travail.

– C’est la fermière qui l’a voulu.

– Ils s’en repentiront.

– En attendant, la belle demoiselle a renvoyé tous sesprétendants.

– Puisqu’elle n’aime pas les paysans !

– Oui-dà ! Et que lui faut-il donc, à cette marquisede Carabas ?

– Elle attend sans doute un préfet.

– Qui sait ? peut-être un ministre.

– Elle attendra longtemps.

– Elle mourra vieille fille.

– À moins qu’elle ne trouve quelque vieux notaireruiné.

– Qui vivra verra.

– Et rira bien qui rira le dernier.

Chapitre 3

 

On était au mois de mai, le soleil inondait la campagne de l’orde ses rayons ; un vent tiède et léger secouait le feuillagevert des arbres printaniers et répandait dans l’espace le parfumdes fleurs de pommiers.

À l’extrémité du village, sur une vaste pelouse ombragée d’ormeset de tilleuls séculaires, la petite population de Millières, enhabits de fête, se trouvait rassemblée.

Enfants et vieillards, jeunes garçons et jeunes filles, tout lemonde se livrait à la joie.

On célébrait la fête du patron de la paroisse.

Les uns essayaient ou prouvaient leur adresse sur unecible ; d’autres lançaient à tour de bras les boules d’un jeude quilles. Les vieillards parcouraient curieusement les groupes etse sentaient rajeunis au milieu de la jeunesse heureuse etépanouie. Les enfants jouaient, criaient, couraient, et sautaientsous les grands arbres. Les mères de famille, réunies en cercle,souriaient à leurs filles, qui se livraient au plaisir de ladanse.

Comme le bonheur rayonnait sur ces charmants et fraisvisages ! Comme elles étaient gracieuses et souriantes, ceschères enfants, appuyées au bras de leurs danseurs ! Sous lesyeux de leurs mères, c’est avec une double joie qu’elles donnaientcette soirée au plaisir.

Madame Blanchard était là, ayant près d’elle Lucile et Rosalie.Les deux cousines regardaient danser les autres. Rosalie paraissaitinquiète, Lucile, roide et froide comme une Anglaise, laissaitéchapper de temps à autre un sourire indécis qu’un observateurpénétrant aurait pu traduire ainsi :

« Ces pauvres gens me font pitié ; ils dansent ouplutôt ils sautent sans grâce, au son d’une musique infernale quidéchire les oreilles. Ils rient niaisement et leurs paroles sontstupides. Ces jeunes filles, mises sans goût, sont d’une gaucherieinouïe, et tous ces lourdauds de paysans sont d’une familiaritérévoltante. »

Deux ou trois fois déjà, on était venu demander les deuxcousines pour le quadrille. Lucile avait déclaré d’un ton secqu’elle ne dansait pas. Rosalie avait répondu :

– Pas encore.

Elle attendait. Oui, elle attendait l’arrivée de GeorgesVilleminot. Et c’est parce que le jeune homme ne paraissait pas,qu’elle était préoccupée et même inquiète.

Les danses se succédaient. Lucile continuait à sourireironiquement et Rosalie à attendre.

Enfin, Georges Villeminot parut sur la pelouse. Il fut aussitôtentouré d’une douzaine de jeunes gens qui lui serrèrent la main. Ilse dirigea ensuite vers madame Blanchard et les jeunes filles pourles saluer.

Rosalie était toute tremblante et ses joues se teintèrent derose. Georges combla son plus grand désir : il l’invita àdanser. Tout en prenant place parmi les danseurs, il s’aperçut del’émotion de la jeune fille. Involontairement, il se tourna du côtéde Lucile et vit son visage ennuyé et son sourire – moqueur ;il ramena son regard sur Rosalie dont le front était radieux.

Pour la première fois, il remarqua que celle-ci n’était pasmoins jolie que sa cousine.

Après le quadrille, il la reconduisit à sa place.

Madame Blanchard et sa fille s’étaient levées et se promenaientà quelque distance.

Georges s’assit près de Rosalie et, pour lui dire quelque chose,il lui fit un compliment sur sa toilette.

Rosalie n’était pas coquette, pourtant elle fut agréablementflattée.

– Si votre compliment s’adressait à ma cousine,répondit-elle, il serait vraiment mérité.

– Mademoiselle Lucile est, en effet, habillée avec beaucoupde goût, reprit Georges ; mais, avec votre charmante robebleue bien simple et ce bouquet d’aubépine dans vos cheveux, jevous trouve infiniment plus jolie que votre cousine.

– Oh ! je ne vous crois pas, monsieur Georges !s’écria-t-elle avec un accent difficile à traduire.

– Ce que je vous dis est pourtant la vérité, Rosalie.

À ce moment, madame Blanchard et Lucile vinrent s’asseoir.

Bientôt la dernière lueur du crépuscule disparut. Ce fut lesignal de la retraite. Les derniers accords des violons expirèrent,et la place, tout à l’heure si animée, devint silencieuse etdéserte.

Le soir, Georges se disait :

– Rosalie est charmante, je suis bien sûr qu’elle aimerabien son mari et qu’elle fera une excellente ménagère. Elle a leregard doux et le sourire gracieux. Sa cousine, au contraire, a leregard froid et le sourire toujours moqueur.

Il est vrai que mademoiselle Lucile est riche, tandis queRosalie. Oui, mais cela m’est égal, à moi. Le produit de ma fermeme permet de me marier à mon gré. Décidément, j’étais aveugle…Rosalie est la femme qui me convient. Comment ne l’ai-je pascompris plus tôt ?

Lucile s’est moquée de moi ; elle a eu mille foisraison !

Le lendemain, en se levant, Georges Villeminot montra à sesvalets de ferme un visage joyeux. Ils le regardèrent avec des yeuxétonnés.

Depuis un an, la bouche de leur maître ne riait plus. Qui doncavait pu produire ce merveilleux changement ?

Cette question, faite par les domestiques d’abord, fut répétéequelques jours après par tous les habitants de Millières.

Mais le qui ? resta sans réponse.

Cette fois, les curieux en furent pour leurs frais. Georgesétait devenu une énigme.

L’époque de la fenaison arriva. Un matin que Rosalie travaillaitdans un pré, elle vit Georges Villeminot venir à elle.

– Depuis la fête du village, ils n’avaient pas échangé uneparole. Chaque fois qu’ils se rencontraient, ils se saluaient, etc’était tout.

Rosalie éprouva donc une vive émotion lorsque le jeune paysans’arrêta devant elle.

– Je suis bien aise de me trouver seul un instant avecvous, Rosalie, dit Georges ; j’ai quelque chose à vousdire.

– À moi, monsieur Georges ?

– Oui. Est-ce que vous ne pensez pas à vous marier,Rosalie ?

La jeune fille secoua la tête.

– Il faudrait pour cela trouver un mari, monsieur Georges,dit-elle.

– Eh bien ?

– Je suis pauvre, personne ne voudrait de moi.

– Rosalie, je crois que vous vous trompez. Vous trouverezsûrement un mari.

– Qui ? je vous le demande.

– Qui ? Moi, si vous le voulez.

– Vous ? Oh ! ce n’est pas bien, monsieurGeorges ; vous voulez vous moquer de moi !

– Non, Rosalie, non. Répondez-moi, voulez-vous m’accepterpour votre mari ?

– Je n’ose vous croire, monsieur Georges.

– Ainsi, vous consentez… Merci, Rosalie, c’est tout ce queje demandais.

Et, sans ajouter une parole, il s’éloigna rapidement.

Le soir du même jour il se présenta chez M. Blanchard.

– Enfin, tu nous reviens donc ! s’écria le vieuxfermier. Sois le bienvenu, Georges. Je commençais à craindre de neplus te revoir chez nous ; mais ta présence me rassure en mêmetemps qu’elle m’annonce que tu es guéri, bien guéri, n’est-cepas ? ajouta-t-il d’une voix qui exprimait un regret.

– Je le suis complètement, monsieur Blanchard, et je vousen apporte une preuve.

– Comment cela ?

– Je viens vous prier de m’accorder la main de mademoiselleRosalie, votre nièce.

– Tu veux épouser Rosalie ?

– Avec votre consentement, monsieur Blanchard.

– Tu es un brave garçon, Georges ! s’écria lefermier ; viens que je t’embrasse.

Georges se précipita dans les bras du vieillard.

– Dieu est juste, reprit le père Blanchard ; la fillede mon frère devait être heureuse.

Il fit appeler Rosalie.

Elle s’approcha tremblante et confuse.

– Voilà ton mari, lui dit le fermier en mettant sa maindans celle de Georges.

Trois semaines après, Rosalie était la femme de GeorgesVilleminot.

Chapitre 4

 

On est en hiver. Comme un immense, linceul, la neige couvre lesmontagnes et les vallées.

Lucile est assise devant un bon feu. Son bras est appuyé sur unetable et sa tête repose sur sa main. Un volume de la Comédiehumaine est ouvert sous ses yeux. Elle lit les Secrets de laprincesse de Cadignan.

Sur ces pages où Balzac fait jouer à la femme du monde sadernière scène de coquetterie, mademoiselle Blanchard cherche àsaisir une dernière lueur d’espoir.

Après s’être éclairé un instant, son front assombrit de nouveau.Il y a du dépit et de l’amertume dans le mouvement de ses lèvres.Deux larmes se suspendent aux franges de ses paupières.

Elle ferma son livre et le jeta loin d’elle avec impatience.

Elle ouvrit son piano et commença l’exécution d’une mélodie deSchubert ; mais elle s’arrêta dès le premier motif au milieud’une mesure ; elle se leva et alla se placer devant sonmiroir.

Elle examina longuement son visage, souriant et plissant sonfront tour à tour. Ses doigts fiévreux soulevèrent un bandeau de sachevelure et elle poussa un profond soupir en apercevant un cheveublanc qu’elle s’empressa d’arracher. Ce cheveu blanc n’était pasvenu seul annoncer à Lucite qu’elle commençait à vieillir.

Son visage avait perdu sa fraîcheur, les roses de son teints’étaient fanées sur ses joues creuses. On aurait dit qu’en seretirant les chairs avaient séché la peau et marqué des rides à sasurface.

Pour conserver sa jeunesse et rester belle longtemps, la femme abesoin d’aimer et de se savoir aimée.

Lucile avait trente-deux ans, c’est-à-dire douze ans de plusqu’à l’époque du mariage de sa cousine avec Georges Villeminot. Ladédaigneuse demoiselle reconnaissait enfin le tort qu’elle s’étaitfait avec ses folles prétentions, et commençait à perdre l’espoirde se marier.

Depuis plusieurs années les prétendants avaient disparu. Maismademoiselle Blanchard n’avait pas manqué de partis trèsconvenables.

Ce fut d’abord un jeune médecin, qui venait de s’installer dansle pays. Malheureusement, il louchait horriblement, et, à satroisième visite à la ferme, Lucile lui fit comprendre qu’ellen’épouserait jamais un homme qui ne pourrait la regarder autrementque de travers.

Vint ensuite un percepteur. Il avait vingt-six ans, de bellesmanières, une figure agréable. Mais il manquait deux canines à samâchoire supérieure. Lucile ne voulut pas entendre parler delui.

Plus tard, ce fut le tour d’un veuf, riche propriétaire habitantà la ville.

– Moi, épouser un veuf ! s’écria Lucile,jamais !

Un militaire se présenta. Âgé de vingt-huit ans, il étaitlieutenant de hussards ; mais ni le grade, ni le brillantuniforme ne purent toucher le cœur de Lucile. Le jeune officier luidéplut absolument ! Hélas ! il avait les cheveux noirs etla barbe rousse !

À tous elle trouvait de graves défauts. L’un était trop grand,l’autre pas assez. Celui-ci bégayait, celui-là avait déjà une placeblanche au sommet de la tête. Cet autre avait de grosses mains, oules oreilles un peu longues, ou la bouche trop grande, ou le neztrop petit.

Le dernier qui se présenta à la ferme était le fils unique d’unriche négociant retiré des affaires. Jeune, spirituel, instruit,charmant, enfin, il réunissait presque toutes les qualitésdemandées par Lucile.

Elle lui fit un accueil gracieux.

– Celui-ci va lui convenir, se dit le père Blanchard, cen’est pas malheureux, j’en remercie le ciel.

Le jeune homme savait la musique, il chantait même un peu.Lucile lui proposa un jour de chanter avec elle un duo duDomino noir. Il chanta faux.

Mademoiselle Blanchard lui fit de vifs reproches.

Toutefois, elle lui eût pardonné si, quelques jours après, il nes’était pas avisé de lui soutenir que la musique d’Hérold étaitsupérieure à celle d’Auber.

Or, ne pas être de l’avis de Lucile, qui préférait Auber àRossini lui-même, c’était vouloir perdre ses bonnes grâces.

L’imprudent jeune homme fut impitoyablement congédié.

À partir de cette époque, il n’entra plus un seul prétendant àla ferme. Les plus hardis reculèrent.

Pendant quelque temps, Lucile fut l’objet des railleries et despropos méchants des mauvaises langues de Millières. Elle allaitavoir trente ans, on la classa au nombre des vieilles fillesdestinées à reverdir et on l’oublia.

Nos lecteurs comprendront facilement quelle devait être lasituation d’esprit de mademoiselle Blanchard au moment où nousreprenons notre récit.

Elle reprit sa place près du feu, et, la figure cachée dans sesmains, elle se livra à de tristes pensées. Son front orgueilleux secourbait sous l’amertume de ses réflexions.

Mais bientôt elle releva la tête, ses yeux brillèrent d’unnouvel éclat.

– Non, non, s’écria-t-elle avec force, ma vie ne s’écoulerapas triste et isolée : je suis riche et je suis toujoursbelle, je sortirai de mon tombeau ! J’aurai ma part de bonheuret mes joies comme tant d’autres.

La vieillesse peut venir avec les années, elle ne m’atteindrapas, car j’ai la jeunesse du cœur. Les jours que l’on n’a pasemployés sont nuls dans la vie !

Ainsi, après les instants de sombre découragement, Lucile seroidissait, se révoltait contre ses craintes, revenait à l’espoiret rappelait autour d’elle toutes les illusions de sajeunesse ! Mais elle ne les conservait pas longtemps, elleretombait vite dans la réalité et, incertaine sur son sort, elleosait à peine interroger l’avenir.

Alors elle se repentait sincèrement de s’être montréedédaigneuse autrefois et d’avoir si souvent écouté ses caprices etson fatal orgueil.

La plupart des jeunes gens qu’elle avait repoussés étaientmariés depuis longtemps, et c’était autant de ménages heureux.

Rosalie, par exemple, portait sur son visage des rayonnements dejoie, qui étaient les signes visibles de son bonheur domestique.Mère de trois beaux enfants, son cœur s’était agrandi pour contenirl’amour maternel à côté de sa tendresse inaltérable pour sonmari.

Basée sur l’estime et fortifiée par la reconnaissance, sonaffection pour Georges devait être éternelle.

Cependant, malgré ses heures d’abattement et de tristesse,Lucile ne désespérait pas complètement de se marier. Elleattendait, mais bien décidée, cette fois, à accepter, sans examen,le premier qui se présenterait.

Tous les matins, elle se demandait :

– Est-ce aujourd’hui ?

Un jour, enfin, elle put répondre :

– Oui.

À deux époques de l’année, elle allait passer quelques jours àla ville chez une ancienne amie de pension. Elle eut l’occasion d’yrencontrer un jeune homme d’une tournure distinguée, âgé de trenteans environ, et qui avait acquis, dans la ville, la réputation d’unhomme d’esprit.

M. Hilaire Dermont s’était trouvé, à dix-huit ans, après lamort de son père, maître d’une fortune considérable. Pareil à tantd’autres fils de famille, qui paraissent ignorer la valeur del’argent, et se douter moins encore des immenses services qu’ilpeut rendre au pays lorsqu’on en fait un noble emploi ; tropjeune d’ailleurs, pour raisonner sainement, il quitta sa villenatale et alla habiter à Paris.

Il loua un appartement magnifique dans le quartier de la hautefinance, et se mit à fréquenter les artistes, les hommes delettres, entre temps les gens de bourse, le monde des théâtres eten général tous les jeunes oisifs du boulevard.

Il eut de nombreux amis, des chevaux, des voitures et desusuriers, qui lui escomptèrent ses propriétés.

Il devint ce qu’on appelle un viveur.

Au bout de quelques années, ruiné ou à peu près, il quittaParis, n’osant plus y rester pauvre, après y avoir vécu riche ettrès recherché.

Il était en train de croquer les épaves de son héritage, lorsqu’il rencontra mademoiselle Blanchard.

Le titre d’héritière que possédait Lucile le rendit très aimableet, très assidu auprès d’elle. Il ne tarda pas à proposer lemariage.

Lucile, fière d’avoir fait une conquête, qui flattait sonamour-propre et donnait satisfaction à sa vanité, s’empressad’accepter, sans examiner si le passé du jeune homme lui offraitune garantie suffisante pour son bonheur dans l’avenir.

Plusieurs personnes, cependant, se donnèrent la peine de luimontrer le danger qu’elle courait en associant son existence àcelle d’un homme sans conduite, qui avait en peu de temps dissipéune immense fortune.

Mais elle ne voulut rien entendre. La peur de rester fille toutesa vie lui ferma les yeux.

Elle avait attendu si longtemps !

Le rêve de toute sa vie fut réalisé. Elle alla habiter à laville et put, un instant, paraître dans ce monde où elle avait sivivement désiré occuper une place.

Cependant, quelques mois après son mariage elle pleurait. Commeau village, le vide se faisait autour d’elle. La malheureuse avaitcompris qu’elle ne possédait point l’affection de son mari.

Le bonheur lui manquait toujours.

Un an après le mariage de sa fille, le père Blanchardmourut.

Madame Dermont prit sa mère avec elle.

M. Dermont se fit donner, par sa femme et sa belle-mère,une autorisation et vendit la ferme de Millières, ainsi que toutesles autres propriétés des biens laborieusement acquis par letravail de plusieurs générations.

Un capital de plus de trois cent mille francs, produit de lavente, fut placé par M. Dumont, en son nom.

Par ce fait, Lucile et sa mère se trouvaient dépossédées.

La fortune du fermier passait tout entière dans des mainsétrangères.

Madame Blanchard, enlevée à sa vie paisible et régulière, ne puts’accoutumer à l’existence tout opposée qu’elle avait à la ville.La transition avait été trop brusque pour son âge. Sa santé, déjàaltérée par le chagrin que lui avait causé la mort de son mari,déclina sensiblement. Les soins de Lucile ne purent la sauver. Sixmois après la mort du fermier, elle le rejoignit dans la tombe.

M. Dermont était revenu peu à peu à ses anciennes habitudeset jetait dans sa vie d’homme marié tous les désordres de sajeunesse. Son goût pour les plaisirs reparaissait d’autant plus vifqu’il avait dû, par suite du mauvais état de ses affaires, s’enpriver plus longtemps.

Son mariage n’avait pas été autre chose qu’un odieuxcalcul ; il n’avait épousé mademoiselle Blanchard que pourretrouver une fortune. Le jour où, grâce à son adresse indélicate,cette fortune lui fut imprudemment livrée, sa femme ne représentantplus une valeur, un chiffre, elle n’avait plus rien été pour lui,pas même un obstacle dans sa vie.

Abandonnée, méprisée peut-être, Lucile dévorait ses larmes,maudissait son fatal orgueil et souhaitait la mort.

La malheureuse allait bientôt connaître la profondeur de l’abîmedans lequel elle s’était précipitée.

Un soir, elle apprit que M. Dumont venait de quitter laville avec une actrice du théâtre, et qu’il se rendait à Paris.

Cette nouvelle la frappa comme un coup de foudre. Elle frémit enenvisageant sa position et en pensant à l’avenir. De l’héritage deson père, elle n’avait rien su conserver pour elle. Après avoir étériche, elle se trouvait pauvre, sans courage et sans force, obligéede lutter contre l’adversité et la misère.

Quelques jours après, un huissier se présentait chez elle au nomde la loi, et à la requête d’un créancier de M. Dermont, pourfaire l’inventaire de son mobilier et en opérer la saisie.

Ella ne s’attendait pas à ce nouveau malheur.

– Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle, que vais-jedevenir ?

Il fallait prendre immédiatement un parti. Elle pouvait trouverun asile dans quelque maison de la ville ; mais, pour rien aumonde, elle n’eût voulu subir cette humiliation.

Sa cousine Rosalie, dont elle connaissait l’amitié sincère,était la seule personne près de laquelle elle pouvait se réfugiersans avoir trop à rougir.

Elle fit quelques paquets de ce qu’il lui était permisd’emporter, et, le lendemain, elle quitta la ville.

Elle arriva à Millières à cinq heures du soir. On était auxjours de la moisson, tout le monde était dans les blés. Rosalie setrouvait seule à la ferme. Les deux cousines s’embrassèrent aveceffusion.

Lucile raconta à Rosalie, en versant d’abondantes larmes, sadouloureuse histoire.

– Voilà ce que je suis devenue, ajouta-t-elle. J’en suisréduite, aujourd’hui, à venir te demander l’hospitalité.

– Oh ! je vous plains bien sincèrement, ma chèrecousine, dit Rosalie en entourant de ses bras le cou de madameDermont. Vous qui deviez être si heureuse !… Votre mari… maisce n’est pas un mari, cet homme-là, c’est un monstre !

Ah ! ma chère Lucile, vous avez compté sur moi, sur nous,je vous en remercie. Soyez rassurée : ici, rien ne vousmanquera, Georges est si bon !… Lui et moi, nous vous feronsoublier que vous êtes malheureuse.

– Rosalie, cela ne s’oublie jamais.

– Si, si, vous verrez : nous vous arrangerons unejolie chambre, que vous meublerez vous-même… Georges vous feravenir un piano de la ville, il vous achètera des livres…

– Des livres, un piano ! non, non, s’écriaLucile ; il me fallait cela autrefois mais je ne suis plus ceque j’étais, je ne suis plus rien. Va, je tâcherai pourtant dedevenir ce que j’aurais dû être toujours, la fille du fermierBlanchard, une paysanne, simple, modeste et bonne comme toi,Rosalie.

J’habiterai dans ta maison, puisque que tu veux bien m’yrecevoir ; mais je ne veux, pas y être à la charge de tonmari, je travaillerai.

– Vous, travailler ! Oh ! non, parexemple !

– Oui, Rosalie, oui, je travaillerai. Mon corps se pliera àla fatigue, et si parfois je manque de force, je n’aurai qu’à teregarder, tu me donneras du courage.

– Ma cousine, c’est impossible, je ne souffrirai pas…

– Tu oublies, Rosalie, que je suis pauvre. Je doistravailler si je veux vivre, car, ajouta-t-elle en rougissant, jen’accepterai jamais une aumône.

– Ah ! Lucile, c’est bien mal de me parlerainsi ! dit Rosalie avec un accent de reproche. Vois-tu, celan’est pas bien… tu es fière avec moi !

À ce moment, Georges Villeminot, qui était entré dans la salle,sans être aperçu et avait tout entendu, s’avança vers les deuxjeunes femmes.

– C’est une noble fierté, celle-là, dit-il. Madame Dermonta raison, le travail c’est l’indépendance.

Partie 3
Justin Justine

Chapitre 1

 

Il avait douze ans ; elle n’en avait pas encore, dix. Onl’appelait Justin ; elle se nommait Justine.

Ils étaient nés dans le même village, et leurs parentshabitaient deux maisons voisines.

Justine était gardeuse d’oies, et, matin et soir, Justinconduisait au pâturage les bœufs et les vaches de son père.

La jeune fille ne manquait jamais de mener ses oies vers le préoù se trouvait Justin. Pendant que la bande de palmipèdes couraitsur les jachères, les deux enfants s’asseyaient sur l’herbe etcausaient.

Que se disaient-ils ? De ces jolis riens qu’une bouchejeune et qui ignore le mensonge peut dire seule, et qui ne peuventêtre écoutés avec plaisir que par un autre enfant.

Justine chantait gentiment, Justin avait la voix assezagréable ; ils chantaient ensemble. Elle lui apprenait unechanson ou une chansonnette qu’il ne savait pas encore. Il lui enapprenait une autre.

Il arrivait souvent que l’alouette, la fauvette ou le linot semettaient de la partie, les insectes s’en mêlaient aussi. Celafaisait un véritable concert eu plein air.

On les rencontrait sur les chemins, marchant l’un près del’autre, la main dans la main.

Ils riaient toujours.

En passant à travers les blés et les orges, ils faisaient unebelle moisson de bluets ; elle tendait son tablier d’indienne,Justin l’emplissait.

Aux bluets, qu’elle tressait en couronnes, elle mêlait quelquesmarguerites blanches au cœur d’or ; puis, en riant, elleposait une couronne sur la tête de son ami en l’appelant sonroi.

Parfois, une marguerite entre les doigts, elle oubliait lacouronne commencée. M’aime-t-il ? demandait-elle à la fleur enjetant ses pétales au vent. La marguerite répondait tantôt,passionnément ; une autre fois, pas du tout. N’importe, lesenfants ne se fâchaient pas contre elle.

Ils riaient toujours.

Mais il fallait pour cela qu’ils fussent ensemble. L’un sansl’autre ils étaient tristes. En se cherchant, ils erraient commedes âmes en peine.

Lorsque Justine ne menait pas ses oies aux champs, ce jour-làles vaches de Justin étaient mal gardées : elles mangeaient àleur aise l’herbe du pré défendu.

Les oiseaux chantaient seuls.

Aussi, le lendemain, quand ils se revoyaient, quellejoie !… Les bêtes à plumes en avaient leur part ellesfaisaient invasion dans le pré et sympathisaient avec les bêtes àcornes.

Un jour ils furent surpris par un orage. Des éclairséblouissants déchiraient les nuages en tous sens et incendiaient leciel. Le tonnerre avait des grondements terribles. Ils cherchèrentun abri dans une haie. La haie était déjà pleine d’oiseauxeffarouchés qui se cachaient dans les feuilles. La pluie et lagrêle tombaient comme aux jours du déluge.

Justine n’avait pas lu le roman de Bernardin deSaint-Pierre ; elle eut cependant la même inspiration queVirginie elle cacha sa tête et celle de Justin sous son jupon dedroguet. Malgré tout ils eurent froid. La pluie ruisselait surleurs mains bleuies, leurs dents claquaient. Pour se réchauffer,ils se blottirent l’un près de l’autre comme des oisillons dans unnid.

Chapitre 2

 

Ils grandirent.

Justin ne mena plus au pré les vaches et les bœufs de sonpère.

Justine cessa de garder les oies. Ses parents lui firentapprendre l’état de couturière.

Les jeunes gens ne se voyaient plus aussi facilementqu’autrefois, mais ils pensaient toujours l’un à l’autre.

Il y a dans le passé de chaque être humain des souvenirs querien ne peut effacer.

Quand ils se rencontraient et que Justin lui adressait laparole, Justine devenait rouge comme une cerise de Montmorency.Elle avait appris à rougir en même temps qu’à tirer l’aiguille.

Le dimanche, Justin venait la prendre pour la conduire aubal ; elle se faisait belle à son intention. Il la trouvaitcharmante et il le lui disait. Le cœur de Justine bondissait deplaisir.

Aucune autre n’était plus gracieuse et plus légère dans lesquadrilles. Tous les jeunes garçons l’admiraient et l’invitaient àdanser. Elle ne dédaignait personne ; mais elle savait trouverle moyen de danser avec Justin plus souvent qu’avec les autres.

Un jour, Justine eut dix-huit ans.

C’était une belle fille blonde comme un épi, avec une taille desylphide ; ses yeux, bleus comme l’eau d’un lac, avaient leregard d’une Andalouse. Sa bouche était une rose entr’ouverte. Sesdents transparentes et blanches comme neige ressemblaient à desperles fines enchâssées dans du corail. Elle avait le pied mignonet une petite main de princesse.

On parlait de sa beauté à dix lieues à la ronde, et ceux quil’avaient vue n’hésitaient pas à la citer comme une merveille.

Grand était le nombre de ses admirateurs. Les moins timides lademandèrent en mariage. Elle les refusa. Du reste, elle ne permit àaucun de lui faire la cour.

Néanmoins, le découragement des uns encourageait les autres, et,loin de diminuer, le nombre des prétendants augmentait.

Justine se souvenait du temps où elle gardait les oies.

Elle pensait à Justin.

Un matin que Justin se rendait à un village voisin où elle étaitappelée pour confectionner une robe de mariée, Justin la rejoignitsur la route. Il avait une figure de don Quichotte, et, contrel’ordinaire, il était embarrassé et baissait les yeux.

– Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-elle.

Il poussa un soupir.

– Ma chère Justine, répondit-il, je vais me marier, monpère le veut…

Elle devint très pâle.

Il reprit :

– Mais c’est toi que j’aurais préférée, toi, tu lesais.

– Et tu prends une autre femme ! s’écria-t-elle.

– Il le faut bien puisque mon père le veut. Il ne te trouvepas assez riche.

– Ah ! je suis très pauvre, en effet… Qui est celleque tu épouses ?

– Ma cousine Hortense, la fille unique du frère de monpère, le propriétaire de la ferme des Charmes.

– Reçois mes félicitations, Justin, tu fais là un beaumariage.

Sur ces mots elle s’éloigna rapidement.

Quand elle fut un peu loin, elle se retourna. Justin était restéà la même place ; il n’avait pas osé la suivre.

Alors elle se prit à sangloter et continua son chemin enpleurant à chaudes larmes.

Justin était marié. Il avait quitté le pays pour aller demeureraux Charmes, on son beau père le mit à la tête de l’exploitation dela ferme.

Justine avait perdu sa gaieté et ses fraîches couleurs. Toutcela s’en était allé avec les riantes et belles illusions de sajeunesse. Maintenant, chacun de ses souvenirs d’enfance contenaitune douleur.

Elle disait adieu à l’amitié, à l’avenir, à toutes les joiesrêvées. Plus de plaisirs, plus de chansons aux lèvres !…

Après s’être épanouie en pleine lumière, elle descendait dans lanuit. Elle passait à pleurer les heures que ses compagnesemployaient à s’amuser.

Il y a des larmes qui devraient être recueillies dans des urnesd’or.

Au bout de deux ans elle n’avait pas encore oublié ; lablessure faite à son cœur était toujours saignante. Mais sa fierté,aidant, elle paraissait consolée.

Un jeune homme du pays, déjà repoussé une fois, hasarda unenouvelle demande en mariage. Celle-ci fut accueillie.

De tous ceux qui aspiraient à la main de Justine, ce jeune hommeétait peut-être le moins digne. N’importe, elle se maria.

Seulement, elle ne sut jamais bien pourquoi. Peu de temps aprèselle revit Justin.

Il portait un crêpe à son chapeau. Il venait de perdre safemme.

– Ah ! Justine, lui dit-il, pourquoi t’es-tu tantpressée ?… Si tu n’étais pas mariée, nous pourrions êtreheureux maintenant, car je suis libre, riche, et je t’aimetoujours…

Elle ne voulut pas se souvenir qu’il l’avait sacrifiée.

– C’est vrai, répondit-elle tristement.

– Ainsi, tu ne m’as pas oublié ?

– Non.

– Oh ! je déteste ton mari ! un ivrogne, unbrutal, un mange-tout !… Sûrement il ne te rend pasheureuse.

Justine soupira.

– J’ai même entendu dire qu’il te battait. Justine baissales yeux.

– Le misérable ! s’écria Justin d’une voix sourde.

– Il est mon mari, répliqua-t-elle, et si je suis sa femme,c’est que je l’ai voulu.

– C’est vrai. Mais, dis-moi, Justine, si tu devenais veuve,te remarierais-tu avec moi ?

– Oui.

– Tu me le promets ! C’est bien, j’attendrai que tusois veuve.

– Mon mari n’a guère envie de mourir, dit-elle ensouriant ; tu auras longtemps à attendre.

– J’attendrai quarante ans s’il le faut !s’écria-t-il.

Et ils se séparèrent.

Chapitre 3

 

Justin resta fidèle à sa promesse pendant cinq ans. Au bout dece temps, voyant que le mari de Justine continuait à jouir d’unesanté excellente, il songea à se remarier, ce qu’il fitimmédiatement.

Or, il y avait à peine un mois qu’il s’était donné une secondefemme, lorsqu’il apprit que le mari de Justine venait de mourirsubitement à la suite d’une soirée passée au cabaret, pendantlaquelle il avait trop fêté la bouteille.

– La fatalité nous poursuit ! s’écria-t-il. Il estdonc écrit que nous ne serons jamais heureux, Justine etmoi ?…

Il prit sa tête dans ses mains et s’arracha une poignée decheveux.

Le soir, comme sa jeune femme se plaignait de ce qu’il étaittriste et peu aimable pour elle, il fut pris d’un accès de colèresubite et lui donna un soufflet.

C’était le premier, ce ne fut pas le dernier.

Un matin, Justin reçut la lettre suivante, dont nous croyonsdevoir corriger les fautes d’orthographe :

« Mon mari est mort. Le malheureux a été châtié par cequ’il aimait le plus au monde : le vin et l’eau-de-vie. Tudois avoir appris déjà cette nouvelle, comme j’ai su moi-même cellede ton second mariage.

» Tu n’as pas été fidèle à ta promesse ; mais je nesaurais t’en vouloir : tu as attendu cinq ans, monamour-propre est satisfait. Je regrette que ta patience n’ait pastenu deux mois de plus. Je porte des vêtements noirs, il faut celapour le monde ; mais je ne suis pas une veuve désolée, aucontraire. Je laisse à mes robes le soin de pleurer le défunt.

» Je pars demain pour Paris, où je vais travailler chez unegrande couturière, qui m’a fait des offres avantageuses.

» Mon pauvre ami, nous voilà séparés pour toujours ;nous ne nous reverrons probablement jamais. Je n’ai pas vouluquitter le pays sans te dire adieu et sans te promettre, à montour, de rester veuve éternellement.

» J’ai trop mal réussi une première fois pour être tentéede recommencer.

» JUSTINE. »

Quinze ans plus tard, Justin mit en terre sa seconde femme.

Il avait alors quarante-trois ans, ses cheveux grisonnaient.

Il n’avait pas oublié Justine, mais il ignorait absolument cequ’elle était devenue. Elle n’avait pas reparu dans le pays, et onne put lui donner sur son sort que de vagues renseignements. Celalui parut suffisant. Il mit de l’or dans ses poches et prit laroute de Paris…

Il retrouva sa Justine… mariée et mère de quatre enfants.

Il hésita à la reconnaître. Il fallut qu’elle lui répétâtplusieurs fois :

« C’est moi. »

Alors ses bras tombèrent à ses côtés et il poussa un soupir.

Oui, c’était bien Justine ; mais après la naissance dechacun de ses enfants elle avait perdu deux dents et quelques-unsde ses blonds cheveux. Sous un embonpoint quelque peu exagéré,Justin chercha en vain la taille mince et flexible de la gracieusefillette qui le nommait autrefois son roi. Sa voix, douce etmélodieuse jadis, ressemblait maintenant à celle d’untambour-major.

Il ne restait plus rien de Justine, la charmante gardeused’oies.

– Nous sommes un peu changés, mon vieux, luidit-elle ; que veux-tu, nous avons vieilli… Qu’est-ce quit’amène à Paris !

– J’ai fait ce voyage exprès pour toi ; je suis veufet je venais… Ah ! Justine, pourquoi es-tu mariée ?

– Encore une sottise que j’ai faite.

– Es-tu heureuse ?

– Heureuse ! ne m’en parle pas. Mon second mari est unpeu moins ivrogne que le premier, mais il est plus brutal encore.L’autre me battait tous les soirs, quand il rentrait ivre ;celui-ci m’assomme de coups soir et matin. Ah ! je pense à toisouvent, mon pauvre Justin ! Autrefois, c’était le bon temps.Que de regrets !…

– Tu ne m’as donc pas oublié ?

– Non.

– C’est singulier, pensa Justin en quittant Justine, elleest beaucoup moins bien, on pourrait même dire qu’elle n’est plusbien du tout ; cependant j’ai toujours là, dans le cœur,quelque chose pour elle.

Il revint dans son pays, et l’année suivante il convola entroisièmes noces.

Chapitre 4

 

Justin vécut vingt ans avec sa troisième femme. Il avait déjàmarié ses deux fils aînés qu’il avait eus de sa seconde femme. Illui restait à établir, de la troisième, deux filles et un garçon,ce qu’il fit en l’espace de douze ans. Alors, comme il était richeencore, malgré les belles dots données à ses enfants, il pensaitqu’il allait avoir une belle vieillesse.

Bien qu’il eût soixante-quinze ans et que ses cheveux fussentdevenus tout blancs, il y avait encore en lui tant de force et deverdeur qu’il ne sentait pas le poids des années.

– Je passerai la centaine, dit-il à ses enfants réunis, lejour où il maria sa dernière fille.

Or, comme le vieillard n’avait plus rien à faire et qu’ils’ennuyait, il voulut se mêler des affaires de ses enfants. C’étaitun peu son droit.

Mais ils le traitèrent de vieux radoteur, de vieux fou, et ilsne se génèrent point pour le froisser et l’humilier.

Se voyant repoussé, abandonné, seul, le bonhomme songea àJustine.

Un jour, sans rien dire à personne, son portefeuille bien garni,il partit pour Paris.

Il avait quatre-vingts ans.

Justine était veuve depuis longtemps. Ses enfants étaient tousmorts. Elle n’avait guère connu à Paris que la misère. Malgré songrand âge, elle travaillait encore pour vivre.

Elle remettait à neuf, tant bien que mal, de vieux pantalons etde vieux paletots. Elle avait recruté sa clientèle parmi les petitsemployés de commerce, les artistes de seizième ordre et les cochersde fiacre.

En revoyant Justin elle faillit s’évanouir. Il la serra dans sesbras.

Pendant un quart d’heure ils pleurèrent de joie.

– Tu t’es donc souvenu de moi ? lui dit-elle.

– Tu le vois bien, puisque me voici.

– C’est bien aimable à toi d’être venu me voir.

– Je viens pour t’épouser.

Elle se mit à rire comme une folle.

Lui était très sérieux.

– Il faut que nous soyons heureux, reprit-il gravement.

– Voyons, Justin, tu ne plaisantes pas ?

– Regarde, répondit-il en ouvrant son portefeuille, voilàtous les papiers dont j’ai besoin, et puis vingt mille francs enbillets de banque.

Les yeux éteints de Justine s’animèrent subitement etétincelèrent à travers les verres de ses lunettes.

– Et cet argent est pour moi ? demanda-t-elle.

– Oui.

– Tu me le donneras par contrat ?

– Non, je le mettrai dans ta main le lendemain dumariage.

– Je préférerais que tu me le donnasses par contrat. Enfin,n’importe, allons à la mairie.

Le lendemain du mariage, Justine demanda les vingt millefrancs.

Après avoir réfléchi, sans doute, Justin avait changéd’idée ; il refusa de se dessaisir. C’était manquer à sapromesse et, à l’égard de Justine, une marque de défiance.

La querelle commença par un échange de mots aigres-doux. Justinereprocha à son mari de l’avoir trompée. Des reproches on passa auxparoles violentes, aux invectives. Justine ne possédait plus cettevertu qu’on nomme la patience ; elle ne se souvint plus dutemps où elle posait des couronnes de bluets sur la tête de Justin.Elle se laissa emporter par la colère et marqua ses vieux onglessur le visage du quadragénaire.

Justin oublia à son tour le temps où Justine le charmait par sagaieté et ses chansons : il saisit un bâton et le fit jouersur la tête et les épaules de sa Justine.

Les voisins épouvantés coururent chercher les sergents deville.

Ceux-ci arrivèrent et conduisirent les époux devant lecommissaire de police.

Un mois après, le tribunal prononçait la séparation decorps.

Son jugement est la morale de cette véridique histoire.

Partie 4
Marcelle la Mignonnette

Chapitre 1

 

L’habitation se détache des autres maisons du village, elle estpetite, mais propre ; sa façade est blanchie à la chaux etelle a des volets verts. Son jardin est entouré d’une haie decharmes. À l’un de ses murs, exposé au levant et garni de lattes,grimpe une treille bien nourrie et en plein rapport. La maison semire coquettement, ainsi que deux noyers centenaires qui ombragentson toit de tuiles, dans une petite rivière, dont les géographesont eu le tort de ne jamais parler, et qu’on nomme la Varveine.

Il y a quelques années déjà, ces lieux étaient égayés par lajoie naïve d’une jolie blonde de seize ans ; elle s’appelaitMarcelle. Mais dans le village on ne la nommait jamais autrementque Mignonnette, surnom qu’elle devait à sa nature délicate. Frêlepetite fleur des champs, un choc un peu violent pouvait labriser.

Elle était excessivement sensible, la moindre contrariétéagissait fortement sur ses nerfs et lui causait des souffrancescruelles. Sa mère l’entourait de soins attentifs, et Marcelle,confiante dans cette affection protectrice, s’épanouissaitdoucement au soleil de l’amour maternel ; le sourire dubonheur fleurissait sur ses lèvres.

Moriset, le père de Marcelle, exerçait dans le pays, depuis unequinzaine d’années, une industrie qu’il s’était créée, et grâce àlaquelle il avait acquis une certaine aisance.

Avec une voiture d’une forme assez bizarre, dont il avaitlui-même conçu l’idée, et deux chevaux qu’il remplaçait tous lesans pour cause de vieillesse, Moriset avait entrepris le transportdes marchandises et des voyageurs, de son village et des autreslocalités qui se trouvaient sur la route, au chef-lieu dudépartement et vice versa. Tous les jours, à quatre heuresdu matin, hiver comme été, Moriset se mettait en route ettraversait au petit trot la grande rue du village, les claquementsde son fouet et le bruit des grelots attachés aux colliers de seschevaux étaient le réveille-matin des habitants de Doncourt.

Le soir, au retour, il comptait le gain de sa journée qu’ilenfermait soigneusement dans un sac de cuir, et lorsqu’une ventepublique avait lieu dans le village, il achetait soit une pièce deterre, soit un pré qu’il payait toujours comptant.

La plupart des petites fortunes à la campagne se compose debiens-fonds. Chaque propriétaire sait parfaitement ce que possèdentses voisins, si toutefois les propriétés ne sont pas grevéesd’hypothèques, ce qui, malheureusement, n’est pas rare.

Mais monsieur Moriset ne se trouvait point dans ce cas ; ilne devait rien à personne. Aussi, sa fille était-elle le point demire de tous les pères ayant un fils à marier.

– Ce diable de Moriset s’enrichit tous les jours,répétait-on partout, encore quelques années, au train dont il y va,et sa fille sera un des riches partis du pays.

Marcelle, nous l’avons dit, ne manquait pas deprétendants ; si les parents voyaient une bonne affaire dansle mariage de la jeune fille avec leurs fils, ceux-ci, laissant decôté toute question d’intérêt, se seraient trouvés heureux de fixerson attention.

Tous les soirs, dans la belle saison, madame Moriset et sa fillevenaient s’asseoir sous les noyers pour y attendre l’arrivée dumessager. Quelques jeunes paysannes s’y rendaient aussi pour causeravec Marcelle, et les jeunes gens, au retour des champs, s’yreposaient de leurs fatigues. Tous désiraient plaire à Marcelle.Chacun faisait valoir ses qualités personnelles en étalant avec lacoquetterie et la fatuité paysannes, l’un, ses larges épaulescarrées, l’autre, ses longs cheveux bouclés ; celui-ci, encaressant sa moustache naissante, et celui-là, en donnant à sonregard une expression de tendresse comique.

Les mères ne restaient pas en arrière dans cette espèce de siègeouvert autour de la jeune héritière.

– Notre Philippe, disait l’une, c’est un cheval à labesogne, il est toujours le premier et le dernier au travail. Jecrois, madame Moriset, que votre Mignonnette serait heureuse aveclui.

– Vous allez bientôt marier votre fille, madame Moriset,insinuait une autre, les épouseurs ne lui manquent pas ; maismon garçon lui convient mieux qu’un autre. Son père se fait vieux,il va lui laisser la charrue un de ces matins, et Mignonnetteserait, en se mariant, maîtresse de maison.

– Mignonnette, disait la femme de l’épicier, est trop bienélevée et trop délicate pour épouser un fermier ; ses joliesmains ne sont pas faites pour se durcir au travail deschamps ; elle serait bien mieux dans le commerce, et mon filsest le seul parti convenable pour elle à Doncourt.

À ces diverses ouvertures, répétées souvent et accompagnées demouvements de tête, de clignements d’yeux et de câlineries, madameMoriset répondait :

– Marcelle est bien jeune ; elle ne pense pas encore àse marier ; du reste, nous ne la contrarierons point ;nous la laissons libre de se choisir un mari.

Madame Moriset disait vrai : Marcelle n’aimait pasencore : elle avait conservé l’insouciance et la naïveté deses jeunes années.

Aucun des garçons du village ne pouvait se flatter d’avoir étéou d’être pour Marcelle l’objet d’une préférence marquée ;elle avait pour tous le même regard bienveillant, les mêmesmanières exemptes de coquetterie, le même sourire gracieux ;cependant, l’un d’eux avait peut-être plus que les autres l’espoird’être aimé. Sa mère, femme d’un bravo journalier nommé Thiéry,était l’amie d’enfance de madame Moriset. Elle occupait une petitemaison située à peu de distance de l’habitation Moriset, quipermettait aux deux mères de se voir souvent. Malgré l’inégalité deleurs positions, leur affection était restée la même. Deux jourspar semaine la femme Thiéry allait chez madame Moriset quil’employait à réparer le linge, à faire ses robes et les blouses deson mari, à teiller et à filer le chanvre. Elle amenait avec elleson petit Jules pour jouer avec Marcelle. Les deux enfants,habitués à se voir, n’étaient heureux qu’ensemble. Jules, plus âgéque Marcelle de quelques années, l’appelait sa petite femme ;Marcelle le nommait son petit mari au grand contentement des deuxmères, qui faisaient déjà de beaux projets pour l’avenir. La penséede marier un jour leurs enfants était venue en même temps à madameMoriset et à la mère Thiéry, et toutes deux attendaientimpatiemment l’époque où elles pourraient réaliser ce projet quirendrait encore plus intime leur vieille amitié.

L’affection des deux enfants s’était modifiée en grandissant.Ils s’appelèrent d’abord Jules et Marcelle tout court ; plustard, ils ajoutèrent à leurs noms les titres de monsieur etmademoiselle. Pour Marcelle, Jules était toujours le jeune hommequi avait partagé ses jeux, l’ami d’enfance, et rien de plus,Jules, au contraire, avait longtemps aimé Marcelle comme unesœur ; puis un jour, il s’aperçut qu’il l’aimaitautrement ; il comprit que son existence était étroitementunie à celle de la jeune fille.

Marcelle aimait les fleurs. Un jour, Jules lui apporta un rosierrare et couvert de boutons sur le point de fleurir ; ill’avait acheté pour elle à la ville. Un charmant sourire leremercia. Il était heureux.

L’arbuste mis dans un pot de terre fut placé par Marcelle aubord de sa fenêtre. Deux fois par jour elle l’arrosait. Une heureaprès le retour du soleil, Marcelle en se levant venait admirer sesroses épanouies. Jules passait en ce moment ; il lui disaitbonjour. Marcelle souriait ; puis, cachant sa tête blondeparmi les fleurs dont elle aspirait le parfum, elle semblait luidire : Je pense à toi ! Jules s’éloignait content.

L’heure de la conscription sonna pour Jules. Au jour fixé pourle tirage, le sort trompa l’espérance de madame Thiéry. Son filsétait soldat. Au moment du départ, en présence de ses parentsdésespérés et de madame Moriset qui pleurait, il dit à Marcelle enl’embrassant :

– Je pars, Marcelle ; mais je reviendrai si vous mepromettez de m’attendre.

– Je vous attendrai, répondit la jeune fille. Jules essuyases larmes, et un sourire heureux se dessina sur ses lèvres.

– Conservez avec soin notre rosier, reprit-il ; ilvous fera songer à moi. Oh ! tant qu’il vivra, aussi longtempsque les roses fleuriront, vous ne m’oublierez pas, j’en suissûr.

– Chaque matin je l’arroserai, dit Marcelle ; sesfleurs me parleront de vous.

Et elle tendit sa petite main blanche au jeune homme.

Jules la pressa doucement ; il embrassa madame Moriset,serra sa mère dans ses bras et partit.

Adieu ! adieu ! adieu ! lui crièrent encore lestrois femmes et son vieux père.

– Au revoir, chers parents ! à bientôt, Marcelle,répondit Jules.

Un instant après, il était déjà loin.

Chapitre 2

 

« Dix heures du matin, j’ai dormi longtemps ; c’estautant de pris sur l’ennui de la journée. Ah maudit pays !Encore une semaine comme celle que je viens de passer et je meursde consomption. Aussi, pourquoi diable suis-je venu m’enterrer dansce village, à cent lieues de Paris, c’est-à-dire à cent lieues dela vie et du monde ? Sous prétexte d’y venir embrasser unvieux colonel parce qu’il est mon oncle. Ce n’est pas que le cherhomme m’ait fait mauvais accueil ; depuis mon arrivée ildevient chaque jour plus gai, à mesure que l’ennui me gagne. Ilrajeunit en me racontant ses anciens exploits ; en me parlantd’Austerlitz, de Wagram, de Friedland, de Moscou, et moi, je mesens vieillir. On dirait que mon oncle s’approprie ma jeunesse etqu’il me donne ses soixante-dix ans. – Maudit pays tout y estlaid ; les maisons, les rues et les femmes ; il n’y avraiment pas moyen d’y vivre. »

En parlant ainsi, Henri Charrel s’était habillé ; il passaune dernière fois le peigne dans sa belle chevelure noire, relevadélicatement sa fine moustache et se campa devant la glace. Unsourire de satisfaction erra sur ses lèvres. Évidemment il étaitcontent de lui. Après s’être admiré tout à son aise, ce qui luiarrivait souvent, il ouvrit la fenêtre de sa chambre, alluma un desexcellents cigares qu’il avait achetés avant de quitter Paris,s’assit commodément dans un fauteuil et se mit à rêver. Àquoi ?

Henri Charrel avait vingt-six ans ; depuis quelques années,il habitait Paris où il était censé faire son droit ; mais onle rencontrait plus souvent dans les estaminets qu’à l’École.Heureusement pour lui, il n’attendait pas après le titre de docteurpour vivre. Outre la fortune de ses parents, qui devait lui revenirun jour, il était l’unique héritier du colonel Colmant.

Depuis longtemps, le vieux soldat désirait voir son neveu, illui avait écrit plusieurs fois à ce sujet, et une dernière lettreplus pressante que les autres, décida enfin l’étudiant à venirpasser quelques jours à Doncourt. Comme nous l’avons vu, ils’ennuyait ; la vie paisible qu’on mène à la campagne n’allaitpoint à ses habitudes : Il lui fallait des distractions, dubruit. Il n’en trouvait point. Le silence le tuait.

Assis dans son fauteuil, sa pensée voyageait vers Paris. Ilregrettait les joyeuses soirées du café Belge, où ses amisjouaient, causaient, riaient, chantaient sans lui. Il regrettaitles massifs touffus de la Closerie des Lilas, les rencontresprévues sous les grands arbres du Luxembourg. Il regrettait soncher quartier latin et Louise ; Louise la brune, sa maîtressedepuis quinze jours. Elle avait pleuré en le voyant partir et… elles’était peut-être déjà consolée avec un autre.

– Décidément, je n’y tiens plus, s’écria-t-il en lançantson cigare à demi fumé par la fenêtre, je partirai demain.

Il fut interrompu par la servante de son oncle qui venaitl’avertir que le colonel l’attendait pour se mettre à table.

Après le déjeuner, qui se prolongea outre mesure, car il futassaisonné des récits sans fin du vieux militaire, Henri sortit. Iltraversa le village sans s’occuper des regards curieux dirigés surlui. Les habitants se mettaient aux portes et aux fenêtres ;les enfants se cachaient dans le tablier de leur mère, comme s’ilsavaient peur ; les jeunes filles rougissaient puis poussaientun soupir ; les autres, le regardant passer, souriaient d’unair moqueur en disant : – C’est un parisien.

Ses pas le conduisirent au bord de la Varveine, devant la maisonde M. Moriset. Henri n’était pas le moins du monde poète,cependant, la beauté du lieu lui plut ; sa mauvaise humeurdisparut et quelques sensations douces lui remuèrent le cœur.

En examinant la maison, son regard rencontra celui de Marcellequi, appuyée sur sa fenêtre, le regardait depuis quelques instants.En se voyant remarquée, Marcelle baissa les yeux et rougit.Pourtant, elle osa regarder encore. Henri, qui s’était aperçu del’impression produite par sa bonne mine se permit de saluerMarcelle ; celle-ci, effrayée et honteuse, se retira vivementau fond de sa chambre.

Henri se promena longtemps autour de la maison, passant etrepassant devant la fenêtre ; mais la jeune fille ne se montraplus.

Le soir, le colonel put lui raconter tout à son aise et sansqu’il s’impatientât l’histoire merveilleuse de la grande armée.Henri ne l’écoutait pas. Il pensait à Marcelle.

À onze heures, il rentra dans sa chambre.

– Quelle jolie fille ! se dit-il en jetant sa tête surl’oreiller ; je n’ai de ma vie rencontré un visage aussigracieux. Et dire que cette perle fine est enterrée vivante danscet affreux village ! Pauvre enfant ! elle mérite defixer mon attention pendant quelque temps ; d’ailleurs, ici,je n’ai pas le choix des distractions.

– Puis, pour arriver plus vite au lendemain, il s’endormitaussitôt. Ce n’est pas de Paris qu’il rêva.

Marcelle n’était pas aussi tranquille ; l’insouciante etrieuse enfant pour la première fois de sa vie, rêvait sans dormir.Elle rêvait. À quoi donc ? Elle l’ignorait. Un changementsubit s’était fait en elle. Des idées vagues, dont elle cherchait àpénétrer le sens mystérieux, couraient dans son esprit. Et c’étaitle salut, le regard d’un homme qui avaient fait tout cela. Ceregard en ouvrant son cœur venait d’y jeter le trouble et milledésirs confus. Mais cet homme était jeune, il était beau ; ilavait des mains blanches, la figure pâle ; il portait si bienson costume de citadin ! N’avait-il pas toutes les perfectionsimaginables aux yeux de Marcelle ? Cette pauvre petiteMignonnette habituée à voir autour d’elle de gros garçons à la facebouffie et bronzée au soleil, aux mains larges et calleuses.Hélas ! le souvenir de Jules était déjà bien loin d’elle.

Elle entendit l’alouette chanter. Il était jour. Elle n’avaitpas songé à dormir. Comme à l’ordinaire, un rayon de soleil glissadans sa chambre et grimpa aux rideaux blancs de son lit pour luidire bonjour. Elle se leva, et oubliant pour la première fois defaire sa prière du matin, elle ouvrit sa fenêtre et y restapensive. Elle n’arrosa pas son rosier ; elle ne donna pas mêmeun regard aux pauvres roses qui lui souriaient.

Quelque chose lui disait : Il viendra. Et elleattendit.

Henri vint en effet. Comme elle fut émue en l’apercevant ;son cœur battait à se briser. Le soleil qui s’était caché depuisquelques minutes derrière un nuage, reparut brillant et lui lançases rayons au visage comme pour la chasser ; elle ne bougeapas. De même que la veille, Henri la salua. Comme la veille aussiMarcelle rougit, mais elle lui rendit son salut et resta à lafenêtre.

Ils se virent ainsi pendant quelques jours sans se parlerautrement que des yeux.

– Mes affaires vont bien, se dit un soir Henri ; ilest temps d’agir. L’amour aux fenêtres a bien ses agréments, maisil ne va pas à ma nature. Il faut…

Pour compléter sa pensée, il avait besoin de réfléchir. Ils’étendit dans un fauteuil et se mit à chercher dans sa tête parquel moyen adroit il pourrait pénétrer dans la maison Moriset, afinde se rapprocher de Marcelle.

Au bout de deux heures, il avait imaginé vingt plans aussimauvais qu’impraticables ; et, désespérant d’arriver à sonbut, il était furieux contre lui-même.

– Demain mon esprit sera plus lucide, se dit-il. Il sortit,fit le tour du village en fumant son cigare et rentra pour semettre au lit.

Le lendemain, à son réveil, la servante du colonel lui apportaune lettre maculée de plusieurs timbres. Elle avait été écrite aucamp de l’armée française devant Sébastopol, et dirigée sur Paris.De là on l’avait envoyée à Doncourt. Cette lettre était d’un ami decollège d’Henri Charrel, lieutenant dans un régiment des chasseursde Vincennes.

Henri n’ignorait pas que Marcelle avait été fiancée à JulesThiéry ; il savait aussi que ce dernier faisait partie del’armée de Crimée ; il connaissait son régiment, et cerégiment était précisément le même que celui où servait sonami.

La lecture de la lettre achevée, l’étudiant appuya sa main surson front et parut s’oublier dans une profonde méditation. Mais aubout de quelques minutes, il releva la tête. Son regard étincelait,la joie de l’homme qui vient de faire une découverte importanteéclatait sur son front ; il souriait, mais son sourire étaitétrange.

– C’est bien cela, se dit-il ; j’ai trouvé ce que jecherchais hier ; je vais pouvoir entrer dans la maisonMoriset. Je verrai Marcelle chaque jour, je lui parlerai ;sans doute elle ne m’aime pas encore ; mais avant quinzejours, j’en réponds, elle aura oublié son fiancé.

Deux heures plus tard, Marcelle, debout près de sa fenêtre,attendait l’instant où Henri passerait comme les jours précédents,devant la maison de son père. Elle le vit venir de loin et ellecrut remarquer qu’il était triste. L’étudiant s’était composé unvisage de circonstance pour se présenter devant la jeune fille.

Marcelle sentit son cœur bondir dans sa poitrine lorsque Henri,après l’avoir saluée, se dirigea vers elle au lieu de continuer sapromenade.

– Il vient ici ! s’écria-t-elle en s’éloignant de lafenêtre avec précipitation.

Henri frappait déjà à la porte.

Madame Moriset était sortie ; Marcelle fut forcée d’ouvrirelle-même.

Henri entra. Marcelle tremblait ainsi qu’une feuille auvent ; son visage était devenu rouge comme une fleur degrenadier.

Étonnée et confuse, comme si elle eût fait une mauvaise action,elle baissait les yeux et n’osait regarder l’homme qu’elleattendait un instant auparavant. Elle se sentait trop près delui.

L’étudiant n’eut qu’à jeter un regard sur la jeune fille pourcomprendre son embarras. Il résolut de la mettre tout de suite àson aise en lui parlant avec une certaine familiarité, sanscependant s’éloigner du langage de bon goût qui distingue l’hommebien élevé. Il prit un siège et engagea Marcelle à s’asseoir. Puis,d’une voix émue :

– Mademoiselle, lui dit-il, aujourd’hui pour la premièrefois, j’ai le bonheur d’être près de vous, de vous parler ;mais je regrette de le devoir à une triste circonstance.

Marcelle leva les yeux sur lui et son regard l’interrogea avecinquiétude.

– Vous êtes fiancée à un jeune homme de Doncourt,poursuivit Henri, ce jeune homme est militaire ?

– C’est vrai, monsieur, répondit Marcelle.

– Avant de vous dire ce qui m’amène, continua l’étudiant,je voudrais vous faire une question indiscrète,peut-être ?

– Je vous écoute, monsieur.

– Aimez-vous Jules Thiéry ?

Marcelle tressaillit : cette question était pour elle unreproche, car elle surprenait sa pensée s’occupant d’un autre.

– Jules est mon fiancé, balbutia-t-elle.

– Oui, reprit l’étudiant en souriant légèrement ; ilest votre fiancé ; il a été votre ami d’enfance, je lesais ; mais il y a une grande différence entre l’amitié etl’amour ; l’amour, cet entraînement inexplicable du cœur versla personne aimée. Vous avez pour Jules Thiéry une affection desœur ; vous ne l’avez jamais aimé comme vous aimerez l’hommeque vous choisirez librement pour mari.

Vous voyez, mademoiselle, que je connais vos sentiments.

Marcelle examina Henri avec un naïf étonnement.

– Ce que vous me dites est vrai, murmura-t-elle.

– En vous voyant chaque jour belle, insouciante, heureuse,j’avais deviné que votre cœur était libre encore, mais il fallaitque la certitude me vint de vous-même, afin qu’il me fût possiblede vous parler franchement et sans craindre de vous causer une tropdouloureuse émotion.

– Qu’avez-vous donc à me dire ?

– Y a-t-il longtemps que vous n’avez eu de nouvelles devotre fiancé ?

– Sa mère a reçu une lettre de lui il y a huit jours.

– Et… écrit-il souvent ?

– Tous les deux ou trois mois.

– Voilà qui se trouve à merveille, pensa Henri.

Marcelle ne comprenait point où l’étudiant voulait envenir ; elle lui répondait machinalement, se préoccupantbeaucoup plus de le voir près d’elle, qu’elle ne s’attachait ausens de ses paroles.

– Je viens de recevoir aujourd’hui même une lettre deCrimée, reprit Henri. L’ami qui m’écrit, officier dans le mêmerégiment que M. Thiéry, m’apprend que ce jeune soldat vientd’être tué dans une rencontre avec les Russes.

Marcelle poussa un cri, pâlit et deux larmes coulèrent de sesjoues.

Pauvre Jules ! fit-elle en laissant tomber sa tête sur sonsein.

La douleur réelle de la jeune fille étonna l’étudiant ;mais il ne songea pas à se repentir de son mensonge. Il avait penséque Jules Thiéry pouvait être un obstacle entre lui etMarcelle ; or, en faisant croire à la jeune fille que sonfiancé n’existait plus, il lui rendait la promesse faite àl’absent, et détruisait d’un seul coup l’obstacle qui le séparaitd’elle.

– La nouvelle que je viens de vous apprendre, reprit Henri,serait terrible pour les parents du jeune homme, veuillez n’enpoint parler. Hélas ! ils ne le sauront que trop tôt.

Marcelle promit de garder le silence.

– Demain, je reviendrai causer avec vous, dit Henri ;vous me présenterez à votre mère.

Il se leva pour partir. Marcelle le reconduisit jusqu’à laporte.

Henri lui prit la main et la serra ; il la sentit tremblerdans la sienne comme un oiseau qu’on vient de prendre autrébuchet.

– À demain, dit-il en s’éloignant.

– À demain, répondit Marcelle, sans trop savoir ce qu’elledisait.

L’étudiant revint le lendemain. Marcelle n’avait pas osé parlerde sa visite de la veille à sa mère Henri le comprit. Il s’annonçalui-même.

– Hier, dit-il à madame Moriset, j’ai eu l’occasion decauser avec mademoiselle Marcelle ; je lui ai demandéplusieurs renseignements sur les environs, qu’elle a bien voulu medonner. Vous étiez absente, madame, et je n’ai pu résister ce matinau désir de vous présenter mes respects et de remercier encore unefois, devant vous, votre charmante fille.

– Vous êtes trop bon, monsieur, répondit l’honnête femme.Croyez que ma fille et moi, nous sommes très honorées de votrevisite. Nous vous recevrons toujours avec plaisir, monsieur, chaquefois que votre promenade vous amènera de ce côté.

Madame Moriset était à cent lieues de se douter des penséessecrètes qui faisaient agir le neveu du colonel. Intérieurement,elle se trouvait excessivement flattée de le recevoir chez elle,car l’amour-propre existe partout, même dans les cœurs les plussimples, Henri prolongea sa visite le plus qu’il put. Il parlabeaucoup et avec esprit, tout en observant Marcelle. Quant à lajeune fille, elle ne prononça que quelques paroles. Elle osait àpeine lever les yeux de dessus son ouvrage.

Pendant plusieurs jours, l’étudiant dirigea ses promenades ducôté de la Varveine. Devant madame Moriset, il s’observait dans sesparoles ; mais lorsqu’il se trouvait, par hasard, seul avecMarcelle, sa voix devenait émue et vibrante, il parlaitadmirablement la langue du sentiment, et la jeune fille suspendue àses lèvres buvait à longs traits les effluves d’une séductioncalculée. Elle l’aima comme aime la jeunesse, non parl’imagination, mais avec le cœur, mais avec l’âme.

À partir de ce moment, on ne vit plus, comme à l’ordinaire,Marcelle à sa fenêtre. En vain les rayons du soleil jouaient surles vitres, elle ne s’ouvrait plus. Marcelle avait oublié sonrosier, l’arbuste donné par Jules. Faute d’un peu d’eau, les rosesse fanèrent, et les boutons près d’éclore s’inclinèrent tristementsur leurs tiges flétries.

Chapitre 3

 

Pour la voir et lui parler plus librement, Henri décida Marcelleà se promener avec lui, le soir, au bord de la Varveine, à laclarté de la lune et des étoiles. La première fois qu’elle alla aurendez-vous, Marcelle sortit doucement de sa chambre et traversa lejardin pour gagner une petite porte ouvrant sur la rivière. Ellemarchait lentement, craintive ; sa raison lui disait vaguementqu’elle avait tort, mais son cœur répondait non. Son regard sepromenait autour d’elle interrogeant les ombres. Le bruit despetits cailloux roulant sous ses pieds l’effrayait. Si, dans cemoment, le jappement d’un chien ou le chant d’un coq eût frappé sonoreille, elle serait revenue sur ses pas, et peut-être… Mais rienne troubla le silence autour d’elle.

Henri vint à elle ; il lui prit la main, et la conduisantau bord de l’eau :

– Je vous attendais, dit-il.

– Je suis venue, répondit Marcelle, mais j’ai peur.

– Peur de qui ? de moi ?

– Oh ! non.

– Alors de quoi avez-vous peur ?

– Je ne sais pas. Je crois que je n’aurais pas dûvenir.

– Ah ! Marcelle, ce n’est pas bien de me direcela ; n’avez-vous point confiance en moi ? Est-ce que jene vous aime pas ?

– Vous m’avez dit que vous m’aimiez, je vous crois.

– Oui, je vous aime, Marcelle, je veux vous aimer toujours,je resterai à Doncourt, nous ne nous quitterons jamais. Êtes-vouscontente ?

– Oh ! je suis bien heureuse !

Marcelle voyait Henri plus rarement dans le jour ; maisquand le ciel était pur, elle savait qu’il se trouverait le soir àla porte du jardin de son père et elle attendait la nuit pours’enivrer de sa vue et de son amour. Chaque jour Henri la trouvaitplus jolie ; il le lui disait du moins. Le bonheur, en effet,rendait Marcelle rayonnante. Elle racontait à Henri toutes sespensées, ses rêves d’amour, et lui dévoilait les trésors detendresse infinie renfermés en elle. Pendant quinze jours,l’étudiant l’écouta, il trouvait même un certain plaisir à la faireparler ; mais bientôt il se lassa, l’indifférence était venue.Rassasié de l’amour de Marcelle, la jeune fille le fatiguait. Sonexistence auprès d’elle commençait à lui paraître lourde etmonotone. Il avait pu vivre près d’un mois sans ennui, loin de seshabitudes ; c’était à faire hausser les épaules aux pluscrédules de ses amis. Il s’en étonnait lui-même. Sa pensée leramena vers Paris, et il se mit à rêver de nouveaux plaisirs. Ilfit ses préparatifs pour quitter Doncourt. Une circonstance qu’iln’avait pas prévue contribua encore à hâter son départ. Sébastopolétait tombé au pouvoir des Français et des Anglais, la paix venaitd’être signée, et l’armée française qu’avait commandée le généralPélissier allait faire son entrée triomphale dans Paris. Henricraignit qu’une lettre de Jules Thiéry ne vînt découvrir la rusedont il s’était servi auprès de Marcelle, il voulait se soustraireaux conséquences de cette révélation.

La veille de son départ, il vit encore Marcelle.

– Henri, lui dit la jeune fille, quand nousmarierons-nous ?

– Bientôt, répondit-il avec embarras.

– Bientôt ; vous me dites toujours cela.

– Je suis si heureux, ma petite Marcelle, que je ne pensepas à l’être davantage.

– Je suis heureuse aussi ; mais vous n’êtes pas assezà moi ; je crains toujours de voir mon bonheur m’échapper.

– Pourquoi ?

– Vous êtes si beau, Henri, vous êtes si au-dessus de moique, malgré vos promesses, j’ai peur qu’une autre…

– Petite folle.

– C’est que, voyez-vous, si vous ne m’aimiez plus…

– Eh bien ?

– Je mourrais.

– Rassurez-vous, ma mignonne chérie, je vous aimeraitoujours.

– Oh ! oui, toujours ; votre amour c’est ma vie,et je veux vivre.

– Il se fait tard, dit Henri en tirant sa montre qu’ilpassa sous un rayon de la lune.

– Tard, mais non. Oh ! je vous en prie, restons encoreun peu.

– Il faut avoir soin de votre santé, Marcelle.

– Je fais tout ce que vous voulez, rentrons.

– Henri la conduisit jusqu’à la porte du jardin.

– À demain, dit Marcelle.

– À demain, répondit machinalement Henri qui venait dejouer la dernière scène de sa comédie.

Le lendemain, Marcelle se trouva seule au rendez-vous. Triste etinquiète, elle attendit. Henri ne vint pas. Il ne devait plusvenir.

Le jour suivant était un dimanche. Marcelle accompagna sa mère àla messe.

En sortant de l’église, pendant que madame Moriset disait unecourte prière sur la tombe de ses parents, Marcelle écoutait laconversation de deux femmes arrêtées tout près d’elle.

– Votre jeune monsieur a donc quitté Doncourt,Catherine ?

– Oui, répondit la servante du colonel Calmant ; ilest parti hier au soir ; il commençait à s’ennuyer ; car,voyez-vous, le colonel avec ses batailles et ses coups de canon,n’est pas toujours amusant.

– Croyez-vous, Catherine, que M. Henri n’a pas su sedistraire à Doncourt ?

– Je pense le contraire, et, entre nous, je parieraisqu’une amourette…

– Ah ! vous croyez, fit la commère en regardantMarcelle avec intention.

La pauvre enfant, qui avait pâli en apprenant le départ d’Henri,devint rouge et se troubla sous le regard de la paysanne. Elles’empara vivement du bras de sa mère et se serra contre elle commepour lui demander de la protéger. Madame Moriset n’avait rien vu,rien compris.

En rentrant, Marcelle s’enferma dans sa chambre et pleura.

– Il est parti !

– Ces mots, comme un acier tranchant, venaient d’ouvrir aucœur de la jeune fille une blessure profonde. Elle voulut douterencore ; elle chercha à se convaincre qu’elle avait malentendu, car croire à la trahison d’Henri, c’était recevoir lamort, et elle aimait tant la vie ! La vie si heureuse pourelle depuis qu’elle aimait surtout.

Mais les paroles de la servante du colonel repassèrent dans samémoire et frappèrent son cerveau comme le battant d’une cloche.Henri était parti, il l’avait trompée et elle ne pouvait lemaudire. C’est alors qu’elle mesura la profondeur de l’abîme oùelle avait été jetée froidement. Et cette femme qui l’avaitregardée, connaissait-elle son secret ?

Marcelle le crut, car elle était coupable. Elle se roulait surson lit en se tordant dans son désespoir ; ses mainsdéchiraient son beau visage. Elle aurait voulu mourir.

Sa mère vint plusieurs fois frapper à sa porte ; ellen’ouvrit pas.

Ce n’est que dans la soirée qu’elle consentit à la recevoir. Lapauvre mère fut effrayée de la pâleur répandue sur le visage de safille.

– Qu’as-tu, ma mignonnette ? lui demanda-t-elle. Tu esmalade.

– Je n’ai rien, répondit Marcelle.

– Tu me trompes, tu souffres, mon enfant.

Marcelle resta muette. Des larmes roulaient dans ses yeux ;elle eut la force de les retenir. Son calme apparent rassura un peusa mère.

En ce moment la mère Thiéry arriva ; elle était rayonnante.Une joie immense éclatait dans son regard, sa démarche et sesmoindres gestes.

– Jules vient de nous écrire, voici sa lettre,s’écria-t-elle.

Et elle se laissa tomber sur un siège comme si sa grande joiel’eût accablée.

– Jules, Jules, balbutia Marcelle en devenant plus pâleencore.

– Il n’a pas été blessé, reprit l’heureuse mère, il seporte à merveille. Il vient d’obtenir un congé temporaire, etdemain, peut-être, il sera à Doncourt. Il t’embrassera bien,Ursule, et toi aussi, Mignonnette.

Marcelle sentit quelque chose de froid peser sur sapoitrine.

– Cher Jules, dit madame Moriset, nos bras lui serontouverts. Oh ! comme nous allons fêter son retour !N’est-ce pas, Mignonne ?

Un oui sourd sortit de la bouche de la jeune fille.

Chapitre 4

 

Le jour, loin du regard inquiet de sa mère, la nuit derrière lesrideaux de son lit, Marcelle pleura ; les larmes rougirent sesyeux. Frappée dans son amour sur lequel elle avait placé sonbonheur et déjà escompté tant de joies, elle ne chercha pas àretenir une seule de ses illusions qui s’envolaient loind’elle ; elle n’écouta point si à ses côtés une voix amie nelui crierait pas : Espoir. Elle laissa la douleur tourmentersa pauvre âme. Son imagination, si facile à tout exagérer, sepeupla de sombres images. Devant et derrière elle se dressèrentdeux fantômes hideux : le passé et l’avenir ; le passéqui lui laissait un remords pour souvenir, l’avenir qui luiapparaissait en deuil, apportant des regrets et des douleurs.

Un soir, quelque temps après le départ d’Henri Charrel, Marcelles’était retirée dans sa chambre de bonne heure, madame Morisettravaillait dans la pièce voisine en attendant son mari. Lemessager arriva vers neuf heures.

– La journée a été bonne aujourd’hui, dit-il en accrochantson feutre à un clou. Tiens, ma femme, regarde.

Et il éparpilla sur la table deux ou trois poignées de monnaieblanche qu’il se mit à compter aussitôt.

– Quarante francs, reprit-il d’un ton de joyeuse humeur,voilà ma journée, sans compter une belle robe neuve pour laMignonne et un fichu pour toi. Maintenant, ajouta-t-il, j’ai unenouvelle à t’apprendre : Jules Thiéry est arrivé, je l’aiamené de la ville.

Marcelle, sans écouter, entendait les paroles de son père. Aunom de Jules, le sang monta subitement à sa tête, ses oreillestintèrent ; il lui sembla qu’elle allait étouffer. Elle portasa main à son front et le pressa fortement. Sa tête s’alourdissaitde plus en plus ; elle sentait sa raison l’abandonner. Levisage de Jules lui apparaissait sombre et désolé, laissant lire unreproche dans son regard et le mépris dans la contraction de seslèvres. Elle eut peur. Elle crut entendre la voix du jeune hommequi lui criait : – Je revenais heureux près de vous, car vousm’aviez promis de garder mon souvenir. Mais vous avez oubliél’absent, vous avez laissé mourir notre rosier et flétrir votrehonneur ; je vous aime encore, Marcelle, je vous aime et jevous maudis.

Alors, la jeune fille épouvantée ferma les yeux, étendit lesbras comme pour repousser la menaçante apparition et s’élança horsde sa chambre afin de ne plus entendre les plaintes qui sesoulevaient autour d’elle. Elle descendit et se promena un instantsous les arbres en proie à une agitation fébrile. Tout à coup, elles’arrêta devant la porte du jardin, l’ouvrit et courut sanss’arrêter jusqu’au bord de la Varveine. Une horrible pensée venaitd’éclore dans son cerveau.

L’eau, resserrée dans son lit, coulait avec rapidité, mais sansbruit. Les rayons de la lune en se jouant sur les flots,tranquilles en apparence, faisaient jaillir des milliersd’étincelles multicolores et des gerbes de fils d’argent. Marcelleregarda autour d’elle avec effroi. Peut-être craignait-elle d’êtreobservée. Mais elle était bien seule. Un souffle tiède et parfuméfaisait frémir, au dessous de sa tête, le feuillage des saules. Leregard de Marcelle se fixa sur un seul point de la rivière ;elle fit un pas en avant. Elle sentit le vertige s’emparer d’elle.Encore un pas, et la malheureuse enfant va disparaître, et les eauxétonnées rouleront son cadavre…

En ce moment l’horloge de l’église sonna. Marcelle hésitait.Immobile, palpitante et la sueur au front, elle compta dix heures.Elle étendit ses bras devant elle ; mais au lieu d’avancer,elle recula en frissonnant. Le son de la cloche qui le dimanchel’appelait à la prière, le son de la cloche venait de lui parler deDieu. Elle s’élança d’un pas rapide dans la direction de la petiteéglise et vint tomber à genoux devant le portail. Les mains jointeset le front courbé, elle pria en pleurant. Quand elle se releva,elle pleurait encore, mais elle était résignée à vivre.

Elle reprit lentement le chemin de la maison de son père.

Ainsi que M. Moriset l’avait annoncé, Jules Thiéry étaitrevenu à Doncourt ; mais le retour du jeune soldat n’yramenait pas la joie. Le front de Jules était soucieux, et sonregard profondément attristé. Il embrassa ses parents et allas’asseoir silencieusement près de la cheminée.

Le père et la mère se regardèrent avec une douloureusesurprise ; chacun semblait demander à l’autre ce qu’ilsdevaient dire ou faire.

Jules, la tête inclinée sur sa poitrine, les bras pendants et leregard fixe, avait oublié que deux êtres qui le chérissaientuniquement, l’observaient et souffraient de le voir presqueinsensible à leurs caresses.

Après un instant de ce cruel silence, la mère s’approcha de sonfils et lui prit affectueusement la main.

Le jeune homme releva la tête, puis, attirant sa mère à lui, ill’embrassa à plusieurs reprises.

– Vous vous étonnez de ma conduite, vous me trouvezbizarre, n’est-ce pas, ma mère ? Peut-être avez-vous pensé queje vous aimais moins qu’autrefois. Oh ! ne le croyez pas, vousêtes toujours, vous et mon père, ce que j’ai de plus cher aumonde.

– Nous le savons, mon ami ; cependant nous necomprenons pas que tu ne trouves rien à nous dire.

– Que puis-je vous dire, bonne mère ? Me retrouverprès de vous est tout ce que je puis désirer.

– Tu as bien quelques questions à nous adresser ?

– Non, aucune.

– Je croyais pourtant que tu m’aurais demandé des nouvellesde Marcelle, reprit la mère en souriant.

– Marcelle ! c’est vrai, ma mère ; elle se portebien ?

– Oui, très bien. Et je suis sûre qu’elle t’attend cesoir.

– Je crois que vous vous trompez, ma mère.

– M. Moriset a dû dire que tu étais arrivé. Ne veux-tupas venir embrasser Marcelle et sa mère ; elles ne se serontpas couchées, pensant que tu viendrais leur faire une visite.

– Je n’ai rien à vous refuser, et puisque vous paraissez ledésirer, allons chez M. Moriset ; je serai heureux desouhaiter le bonsoir et d’embrasser…

– Marcelle ? interrompit madame Thiéry.

– Non, sa mère, fit Jules d’un ton sec.

– Et pour ne pas répondre à une nouvelle question, il seleva en disant :

– Partons !

– Marcelle venait de rentrer dans sa chambre lorsque lafamille Thiéry arriva. Jules fut reçu à bras ouverts par madameMoriset. Pour tout le monde, Marcelle exceptée, le retour du jeunesoldat était une vraie fête.

– Allons, femme, dit le père Moriset, donne-nous des verreset deux bouteilles de vieux vin ; il nous faut recevoirdignement ce brave défenseur de la France ; car tu leur en asfait voir de dures, aux ennemis, là-bas ?

– Mes camarades et moi, nous avons fait notre devoir.

– Et joliment, encore. Croiriez-vous, mère Thiéry, que j’aifait plus de vingt questions à votre fils sur la route, et qu’il adaigné à peine me répondre. Ma parole d’honneur, je crois qu’ilavait plus envie de pleurer que de bavarder avec moi.

– Je ne m’en défends pas ; et même, en ce moment,malgré le plaisir que j’éprouve en me revoyant ici, à Doncourt,près de mes parents, près de vous tous qui m’avez aimé enfant etqui m’aimez encore aujourd’hui, un affreux souvenir, la vue d’unhomme le cœur traversé par une épée, me poursuit sans cesse.

– S’agit-il d’un Russe que vous avez tué ? demanda lemessager.

– Celui dont je parle était un Français.

– Un de vos camarades ?

– Un de mes camarades ! Oh ! non, un soldat n’estpas un lâche !…

– Comme il dit cela ! On le croirait en colère, repritM. Moriset.

– Cet homme était donc un lâche ? demanda madameThiéry.

– Oui, un lâche, un misérable, qui devait recevoir sonchâtiment. Tenez, voulez-vous que je vous conte la chose ?

– Oui, oui, racontez, s’écria le messager en se frottantles mains ; j’aime les récits de bataille, moi.

– Alors, écoutez. Le lendemain de l’entrée de l’armée deCrimée dans Paris, quelques officiers et sous-officiers d’un mêmerégiment s’étaient réunis dans un café de la ville ; j’étaisdu nombre des derniers. Il y avait là aussi, avec nous, deux outrois jeunes gens, des pékins, comme nous les appelons, amenés pardes officiers leurs amis. Depuis une heure, les verres d’absintheet d’eau-de-vie de Champagne se succédaient sans intervalle, et lestêtes étaient fortement échauffées. Tout à coup, un des jeunesParisiens, s’adressant à un officier, lui demanda s’il connaissaitun soldat dont il lui dit le nom.

Le militaire nommé faisait justement partie de la réunion.

– Parbleu ! répondit l’officier en souriant et enregardant ce soldat, je crois bien que je le connais.

– Et est-il revenu de Crimée ?

L’officier, flairant une histoire réjouissante, voulut pour uninstant s’amuser aux dépens de celui qui l’interrogeait.

– Je suppose qu’il est encore à Sébastopol,répondit-il.

– En ce cas, je lui conseille d’y rester toujours.

– Bah ! et pourquoi cela ? demandèrent dix voix.Je vous prie de croire que le militaire dont on parlait, et quiécoutait tout cela, n’était pas sur un lit de roses.

– Voici, reprit le jeune homme, après avoir vidé sonsixième verre d’absinthe. Il y a quelque temps je suis allé dans levillage où est né ce soldat, village assez laid et où je n’auraispu rester huit jours, si deux yeux bleus, les plus ravissants qu’onpuisse voir, n’avaient trouvé moyen de me désennuyer et même de mefaire oublier Paris et mes amis. Je devins donc amoureux de labelle aux yeux bleus, et je résolus de m’en faire aimer.

– Ce qui ne manqua pas d’arriver, dit un des officier.

– La chose était assez difficile, reprit l’autre ; mesyeux bleus étaient fiancés au soldat de Crimée, et quoique n’ayantpas à craindre qu’il vînt me couper la gorge, il me fallait lechasser du cœur de ma belle, afin de m’y mettre à sa place.Savez-vous ce que j’imaginai ?

– Non.

– Je fis mourir le fiancé, c’est-à-dire que j’annonçai samort à mes yeux bleus.

– Lesquels ne te crurent pas.

– Au contraire, messieurs, la petite niaise crut à mesparoles comme à l’Évangile.

– Ah ! et ensuite ?

– Ensuite je fus aimé et… vous devinez le reste.

– En achevant ces mots, il se mit à rire bruyamment. Unsilence lugubre lui répondit. Tous les yeux s’étaient fixés sur lesoldat à qui on avait volé sa fiancée. Il s’était levé, pâle commeun mort, le regard étincelant et frissonnant de la tête auxpieds.

– En prononçant ces mots, Jules Thiéry s’était levé et sesyeux lançaient des éclairs.

– Et ils se sont battus ? demanda le père Moriset.

– Le lendemain, reprit Jules d’une voix lente et grave, leséducteur tombait mortellement frappé au bois de Vincennes.

– Bravo ! s’écria Moriset, voilà un brave soldat.C’est égal, ajouta-t-il, la petite aux yeux bleus n’était pas digned’être aimée par un si brave garçon.

– Maintenant, Jules, à votre santé.

– Après avoir bu, il reprit, s’adressant à safemme :

– Dis donc, si tu allais chercher Marcelle, elletrinquerait avec nous.

– Sans doute qu’elle est couchée et qu’elle dort, sans celaelle serait déjà ici.

– C’est égal, va voir, dit le messager.

– Madame Moriset passa dans la chambre de Marcelle ;presque aussitôt on l’entendit jeter un cri de douleur. Tous,excepté Jules, se précipitèrent dans la chambre voisine ; ilstrouvèrent madame Moriset qui relevait sa fille, évanouie au milieude sa chambre.

Chapitre 5

 

Dans la journée du lendemain, Jules Thiéry se présenta chezmadame Moriset.

– Comment va Marcelle ? lui demanda-t-il. Sonindisposition d’hier n’a pas eu de suites graves, j’espère.

– Non, Dieu merci. Venez donc lui dire bonjour, elle seraheureuse de vous voir.

Jules suivit madame Moriset dans la chambre de Marcelle.

La jeune fille était assise, songeuse et triste, près de safenêtre. Ses yeux éteints et rougis disaient assez quelle nuit elleavait passée.

– Mignonne, c’est M. Thiéry qui vient te demander situ vas mieux, dit madame Moriset en entrant.

Marcelle se leva péniblement et retomba aussitôt sur sachaise ; une vive rougeur avait soudainement coloré sesjoues.

– Votre accident d’hier soir m’avait inquiété, dit Jules ens’approchant de la jeune fille, et je ne voulais pas quitterDoncourt vous croyant malade.

– Quitter Doncourt ! s’écria madame Moriset, vousallez donc repartir ?

– Ce soir, oui, madame.

– Ce n’est pas ce que vous disiez dans votre lettre.

– En effet, j’avais annoncé à mes parents que je passeraisplusieurs mois avec eux ; mais depuis, il est survenu desévénements qui ont complètement changé mes intentions.

– Mon cher Jules, il n’est pas possible que vous ne restiezpoint au moins quinze jours ; nous vous ferons changer d’idée,n’est-ce pas, Marcelle ?

– Oui, ma mère, répondit celle-ci, les yeux toujoursbaissés.

– Je vous laisse, dit madame Moriset. Marcelle, gronde-lebien, afin de le rendre plus raisonnable.

– Marcelle, dit Jules, lorsqu’il fut seul avec la jeunefille, vous savez pourquoi je pars ?

– Oui.

– Alors vous savez que je vous aime toujours ; vousdevez comprendre combien je souffre. Hier vous m’avez entendu,lorsque je racontais l’histoire d’une pauvre fille qui, dans uninstant, avait renié tout son bonheur passé, détruit toutes sesjoies pour l’avenir.

– J’écoutais, dit Marcelle d’une voix étouffée.

– Je l’ai compris mais trop tard ; j’ai été cruel etsans pitié pour vous, Marcelle, pardonnez-moi. Si j’ai tué lemisérable qui vous avait trompée, c’est que je voulais absolumentvous venger, et maintenant que vous n’avez plus rien à redouter delui, maintenant que je ne suis rien pour vous et que je vous suisinutile, je pars, je quitte Doncourt pour n’y plus revenir.

– C’est donc moi qui vous chasse ?

– Oui, car je vous aime trop pour pouvoir vivre près devous ; vous savoir à quelques pas de moi, vous voir presquechaque jour et ne plus avoir le droit de vous parler de notreenfance, de mon amour, qui était pour moi l’espoir de toute ma vie,serait un supplice au-dessus de mes forces.

– Pourquoi ne me haïssez-vous pas, Jules ?

– Je ne vous hais pas, parce qu’à mes yeux vous êtestoujours la blonde enfant qui a partagé mes jeux, la douce jeunefille qui m’apparaissait radieuse, quand loin de la France jerêvais à mon pays.

– Vous avez raison, Jules, nous ne devons plus nousrevoir ; mais avant de partir ne me pardonnerez-vouspas ?

– Oui, oui, je te pardonne, Marcelle, ma sœurchérie !…

Et, entraîné par sa nature généreuse, il prit la tête de lajeune fille dans ses mains et la baisa au front. Puis il s’élançahors de la chambre. Marcelle tomba à genoux, joignit les mains etpria.

Le soir, Jules Thiéry quitta Doncourt.

Huit jours après, le bruit courut dans le village que Marcelleavait disparu de la maison de son père, et qu’on ignorait où elleétait allée. Madame Moriset ne sortait plus de chez elle. La mèreThiéry était la seule personne qu’elle reçût. Les deux femmespleuraient ensemble.

Le père Moriset avait enlevé les grelots attachés au collier deses chevaux, et, le matin, en traversant le village, il ne faisaitplus claquer son fouet comme autrefois.

Pendant un mois, le coup qui venait de frapper les Morisetoccupa tout le village ; on expliquait la disparition deMarcelle de vingt manières différentes, et Dieu sait toutes lesméchancetés qu’on trouva à dire sur son compte. – Elle est alléerejoindre le neveu du colonel, disait le plus grand nombre. Lanouvelle de la mort d’Henri Charrel força les mauvaises langues àfaire de nouvelles suppositions. Mais la fuite de la jeune filleresta inexpliquée pour ses parents comme pour tout le monde.

Chapitre 6

 

C’était peu de jours après la bataille de Solferino.

Un convoi de blessés entrait dans la ville de Milan. Nos bravessoldats de l’armée d’Italie, dont le sang venait de couler pour lacause de l’indépendance, étaient accueillis avec joie etreconnaissance par la population milanaise. Dans les rues, leshommes se découvraient et saluaient respectueusement les chariotschargés de blessés. Aux fenêtres des maisons, des dames paréescomme aux jours de fête, faisaient pleuvoir aux pieds de nossoldats des palmes et des bouquets. De toutes parts retentissaientdes bravos enthousiastes. Français et Italiens semblaient ne formerqu’un même peuple. Quelques soldats, enlevés par des bras robustes,étaient portés en triomphe. À la porte de l’hôpital, de noblesmilanaises recevaient les blessés et veillaient à ce que rien neleur manquât.

Au nombre de ces héros, officiers ou soldats, que le ferautrichien avait atteints, se trouvait Jules Thiéry, sergent-majordans un régiment des chasseurs de Vincennes. Une balle ennemie luiavait fracassé l’épaule. Par suite de cette blessure, une fièvreviolente s’était emparée de lui. Pendant huit jours sa vie futdangereusement menacée, mais grâce aux soins dont il fut l’objet,le chirurgien fit enfin espérer qu’il parviendrait à le sauver.

– Est-ce qu’il perdra son bras, monsieur ? demandad’une voix douce et tremblante, la jeune sœur de charité chargée deveiller sur le malade.

– Rassurez-vous, ma sœur ; ce serait vraiment dommaged’envoyer un garçon comme celui-là aux Invalides.

La religieuse s’agenouilla et pria pour le blessé, la têtecachée dans les rideaux blancs du lit.

Le docteur ne s’était pas trompé ; la fièvre quitta lejeune soldat dans la nuit suivante, et, avec le calme, la raisonlui revint. Sa blessure, du reste, était déjà en pleine voie deguérison.

Jules Thiéry se souleva à demi sur son lit et, aperçut lareligieuse qui priait.

– Ma sœur, lui dit-il, j’ai bien soif.

La religieuse prit un verre dans lequel elle versa une tisanerafraîchissante, et la présenta au malade. Sa main devinttremblante lorsque celle du blessé toucha la sienne, en s’emparantdu verre. Elle se retira un peu, à l’écart, afin de cacher sonémotion. Elle pleurait.

– Est-ce vous qui m’avez soigné depuis que je suisici ? demanda Jules.

– Oui, répondit-elle, d’une voix à peine distincte.Cependant, le son de cette voix frappa le jeune homme.

Il écarta vivement les rideaux et regarda autour de lui avecétonnement.

– Pardon, ma sœur, dit-il, j’avais cru entendre une voixaimée ; je me suis trompé.

La religieuse laissa échapper un sanglot.

– Vous pleurez, ma sœur, reprit Jules. Pourquoi ?

La religieuse garda le silence.

– Pardonnez-moi, dit Jules, je n’ai pas le droit de vousquestionner.

Il laissa retomber sa tête sur l’oreiller et s’endormit.

Deux heures après, lorsqu’il s’éveilla, il vit la religieuseassise et écrivant sur la petite table chargée de médicaments à sonusage. De temps en temps elle essuyait ses yeux mouillés de larmes,puis elle se remettait à écrire. Avant de s’éloigner de JulesThiéry pour porter ailleurs ses soins et son dévouement, la sœur decharité avait voulu lui adresser un suprême adieu, et elleprofitait de son sommeil pour lui écrire.

Jules, les yeux fixés sur cette main qui courait sur le papier,cherchait à ressaisir quelques souvenirs confus qui luiéchappaient. Il croyait se rappeler que plusieurs fois, au milieudu délire de la fièvre, il avait entendu pleurer et sangloter lareligieuse. Il lui semblait – était-ce un rêve ? – qu’unebouche s’était approchée de son front, et qu’il avait reconnuMarcelle.

La religieuse avait cessé d’écrire ; elle s’était mise àgenoux.

– Ô mon Dieu ! dit-elle, ayez pitié de moi, car jel’aime, je l’aime !

En disant ces mots, elle avait tourné la tête du côté du blessé,et la lumière de la lampe éclairait en plein son visage.

– Marcelle ! s’écria tout à coup Jules Thiéry.

La religieuse poussa un gémissement et cacha sa figure dans sesmains.

– Marcelle, Marcelle, dit Jules, je vous ai entendue.Ah ! maintenant que vous m’aimez, pourquoi n’êtes-vous pluslibre, pourquoi appartenez-vous à Dieu ?

En ce moment, une autre religieuse qui, elle aussi, avaitentendu, s’approcha des deux jeunes gens.

– Marcelle est toujours libre, dit-elle en s’adressant àJules : Dieu n’a reçu ses vœux que pour une année et l’annéeest finie.

– Ma sœur, ma sœur, qu’avez-vous dit ? s’écria lajeune fille.

Jules Thiéry poussa une exclamation de joie.

– Libre ! dit-il.

Et s’emparant de la main de Marcelle, il la baisa avectransport.

En moins de quinze jours, Jules Thiéry fut complètement guéri.Le jour même où il sortit de l’hôpital, il reçut la croixd’honneur.

Un soir, deux mois environ après la paix conclue entrel’empereur des Français et l’empereur d’Autriche, le bonhommeMoriset, qui depuis un an avait laissé sa messagerie, se trouvantassez riche puisqu’il avait perdu son enfant, le père Moriset,disons-nous, était assis sous le noyer entre madame Thiéry et safemme. Ils causaient de la guerre d’Italie, et la mère de Jules,qui n’avait reçu aucune nouvelle de son fils, ne cherchait point àcacher ses inquiétudes.

En ce moment, une voiture traversait rapidement la grande rue duvillage et venait s’arrêter devant la maison du père Moriset.

Quand les voyageurs mirent pied à terre, trois cris retentirenten même temps sous le noyer.

– Jules, Jules ! c’est mon fils ! exclama la mèreThiéry.

Le père Moriset avait déjà serré sa fille dans ses bras, et ill’apportait toute frissonnante dans ceux de sa femme.

– Ce brave garçon, c’est lui qui nous la ramène, dit levieux messager, essuyant une grosse larme du revers de sa main.

– Je vous la prête seulement, répliqua le jeune soldat,mais vous me la rendrez dans un mois, devant M. le curé deDoncourt.

Un mois après, la cloche fêlée de la paroisse sonnait à grandbruit le mariage du brave sergent-major et de Marcelle lamignonne.

Partie 5
La Fille du Fermier

Chapitre 1

 

Ils étaient assis sur le bord d’un ruisseau, à l’ombre d’unvieux saule ; leurs yeux semblaient suivre attentivement l’eauqui coulait à leurs pieds ; mais ils regardaient, sans lesvoir, les mouvements des joncs flexibles qui couvraient de rides lasurface du courant ; ils n’entendaient point le murmure duflot qui s’en allait caressant les fleurs sur son passage. Devanteux s’élevait un coteau paré de vignes, riant sous sa triplecouronne d’arbres à fruits. Plus bas, sur la rive droite duruisseau, à travers une plantation de peupliers, on apercevait leclocher d’un village. De temps à autre, quelques bruits confus, lechant d’un coq ou le jappement d’un chien de garde arrivait jusqu’àeux sans qu’ils parussent l’entendre.

Tous deux étaient jeunes ; la même année les avait vusnaître à quelques mois de distance.

Tous deux étaient beaux. Le premier avait la figure fière,peut-être un peu rude, de nos ancêtres les Gaulois ; ses yeuxnoirs, ses traits hardis et son teint bruni par le soleil donnaientà sa physionomie une expression de noblesse héroïque.

Les traits du second étaient réguliers et délicats ;l’ensemble de son visage offrait le curieux contraste de la douleuret de la résignation, ses cheveux blonds s’alliaient délicieusementà son teint rose et frais.

Le plus âgé se nommait François et l’autre Prosper.

François était le fils unique du père Bertrand, un des plusriches fermiers du canton. Prosper Alain était orphelin ; sononcle Bertrand l’avait adopté au berceau et en avait fait le frèrede son fils.

Les deux cousins, élevés ensemble sous les yeux du fermier,s’habituèrent à se donner le nom de frère, et ils vécurent commes’ils l’étaient, en effet ; la différence de leur nature et deleur caractère augmenta encore leur amitié.

Jusqu’à l’époque où commence ce récit, ils n’avaient jamais eude secrets l’un pour l’autre ; ils avaient constamment mis encommun leurs joies et leurs chagrins ; travaillant ensemble,dormant dans le même lit, partageant les mêmes jeux, ils nes’étaient jamais quittés un seul instant. Et maintenant, assis l’unprès de l’autre sous le vieux saule, la même pensée les occupeencore sans qu’ils s’en doutent.

C’était un dimanche. Une troupe de jeunes filles en habits defête venait de sortir du village et s’avançait dans la prairie enformant des rondes et des danses. Plusieurs jeunes gens suivaientles jeunes filles, désirant se mêler à leurs jeux ; celles-cin’avaient pas l’air de s’en apercevoir.

Leurs cris joyeux arrivèrent aux oreilles des deux cousins, etcomme s’ils eussent ressenti une commotion électrique, ilstressaillirent et se levèrent brusquement. Les jeunes fillesétaient tout près d’eux, mais ils n’en virent qu’une seule, la plusbelle d’entre elles, Clarisse, la fille du fermier Richard.

– Bonjour, monsieur François ; bonjour, monsieurProsper, crièrent ensemble les jeunes filles.

– Si vous voulez nous le permettre, dit François ens’avançant vers elles, nous partagerons vos jeux.

– Avec plaisir, répondit Clarisse. Venez.

Et elle tendit ses mains aux deux cousins.

– Et nous ? dirent les autres gens ens’approchant.

– Et vous aussi.

Alors, jeunes filles et jeunes garçons dansèrent en chantant cesjoyeux refrains champêtres devenus si vieux, mais que rajeunissentles voix harmonieuse des jeunes filles.

Depuis longtemps le soleil était descendu derrière lesmonts ; la nuit approchait ; la campagne devenaitsilencieuse ; on n’entendait plus que le grillon caché dansl’herbe, et dans le lointain, le chant d’un gai villageois. Lessaules au bord du ruisseau ressemblaient à une rangée de fantômes.Les jeunes gens, conduisant chacun une jeune fille, revinrent auvillage. François donnait le bras à la belle Clarisse. Tout à coupil s’arrêta.

– Prosper ! où est donc Prosper ? s’écria-t-il enne le voyant pas. Et son regard cherchait autour de lui.

Prosper n’était plus là.

Il rentra au village très agité et hésita longtemps avant deretourner chez son père sans avoir retrouvé son cousin :c’était la première fois qu’ils sortaient sans rentrerensemble.

Bertrand, entouré de ses domestiques, attendait avec impatiencele retour de ses enfants. Les couverts étaient mis pour le repas dusoir, et l’heure à laquelle on avait l’habitude de se mettre àtable était passée.

– Enfin, les voici, dit le père Bertrand en se levant aubruit que fit la lourde porte d’entrée qui s’ouvrait.

François rentra seul.

– Où as-tu laissé Prosper ? demanda Bertrand à sonfils.

– Prosper ! n’est-il donc pas rentré ?

– Nous ne l’avons pas vu.

– Oh ! mon Dieu ! que peut-il lui êtrearrivé ?

– Comment n’est-il pas avec toi ?

– Nous revenions à Auberive, lorsqu’il m’a quitté à lahauteur du pré des Noues. Je pensais qu’il avait pris l’avance pourvenir vous tranquilliser sur notre retard.

– Non. Il faut que quelqu’un l’ait retenu.

– Permettez-moi, mon père, d’aller le chercher.

– C’est inutile. Il connaît l’heure du souper, tant pispour lui : nous ne l’attendrons pas. À table !… cria lefermier en prenant une cuiller d’étain, avec laquelle il frappa uncoup sec sur son gobelet d’argent.

François s’était mis à table comme les autres ; mais soncœur se serra en pensant à son cousin.

– Eh bien ! François, tu ne manges pas ? lui ditson père.

– Je n’ai pas faim.

– Ah ! fit Bertrand étonné, ce n’est pourtant pas tonhabitude.

– Je suis fatigué et je vais attendre Prosper dans notrechambre.

– Comme tu voudras, mon garçon. Va, tu déjeuneras mieuxdemain matin.

François prit une lumière et monta dans sa chambre.

Il s’assit sur le bord du lit, et son imagination, frappée deterreur, lui représenta Prosper, seul dans la campagne, maladepeut-être, peut-être blessé, l’appelant à grands cris et seplaignant de ce qu’il ne venait pas à son secours. Puis, passant àune autre idée :

– Il a été triste toute la soirée, se disait-il ; luiaurais-je causé quelque chagrin sans le vouloir ? Il a le cœursi sensible… Oui, c’est certain, je lui ai fait de la peine. Deuxgrosses larmes roulaient dans ses yeux. Prosper, mon ami, monfrère, reprenait-il tout haut, tu me pardonneras.

Tout à coup sa figure s’éclaircit ; il lui sembla que degracieux visages de jeunes filles s’animaient sous ses yeux, desvoix douces chantaient à son oreille des rondes joyeuses. Clarisselui souriait. Sa main pressait la petite main fine et blanche de lajeune fille ; il se rappela un baiser qu’elle lui avait donnésur le front pour racheter un gage ; alors il éprouva unplaisir indicible ; le sang lui monta à la tête et lui brûlales tempes ; ses yeux se fermèrent ; il se laissa tombersur son lit et s’endormit le sourire sur les lèvres.

Au même moment, sur un petit monticule au flanc du coteau,Prosper était assis. Le village d’Auberive s’étendait à sespieds ; il l’embrassait d’un seul regard. Les dernièreslumières venaient de s’éteindre ; aucun bruit ne révélait plusl’existence de ce village caché dans les arbres ; seuls, lesrayons de la lune le trahissaient en glissant sur les feuilles dezinc qui recouvrent la charpente du vieux clocher.

Prosper était triste ; quelques soupirs étouffés sortaientdifficilement de sa poitrine ; son chapeau était à quelquespas de lui, et le vent de la nuit se jouait sur son cou avec sescheveux épars.

Un instant avait suffi pour l’éclairer sur ses sentiments ;il avait lu jusqu’au fond de son cœur, où le germe d’une jalousiehorrible croissait à son insu. Il n’en doutait plus, Françoisaimait Clarisse ; il avait deviné son amour, habitué qu’ilétait à surprendre la pensée de son cousin. Lui aussi, lemalheureux, il l’aimait ; le bonheur de sa vie était à jamaisattaché à celui de la jeune fille.

Le baiser donné à François avait déchiré son cœur.

Il n’avait pas eu la force de revenir au village en voyantClarisse et Français marcher l’un près de l’autre. La douleurl’accablait ; il voulut fuir cette vue pénible pour lui :il aurait voulu se fuir lui-même.

Lorsqu’il fut seul dans les champs, il se laissa aller audésespoir, et des larmes brûlantes inondèrent son visage. Des idéesbizarres, des projets insensés passèrent dans son cerveau malade.Il voulait se déclarer ouvertement le rival de son cousin, se faireaimer de Clarisse, l’enlever à son père, l’enlever à François et sesauver avec elle au bout du monde.

Il eut un instant la pensée de mettre fin à ses jours.

Mais la vie est si belle à vingt ans ! Peut-on songerlongtemps et sérieusement à la quitter ?

Il voulait partir, quitter Auberive sans revoir son oncle, niFrançois, ni personne, pour aller vivre dans un autre coin de laFrance. On me regrettera, on fera des recherches pour me trouver,pensait-il, et il s’arrêtait complaisamment à cette pensée quiflattait son amour-propre.

Peu à peu son agitation se calma ; il eut honte de sesfolles pensées et se les reprocha comme des crimes. Un instant, ileut peur que son affection pour son cousin ne fût moins grande queson amour.

Il fit un retour sur lui-même en se retraçant les premièresannées de sa vie. N’avait-il pas été adopté, lui, pauvre et sansfamille, par son oncle Bertrand ? N’était-il pas devenu lefrère de François ? Pouvait-il donc méconnaître les bontés deson oncle et trahir l’amitié que lui avait généreusement donnée soncousin ?

Un frisson de terreur courut le long de son corps et glaça sonfront couvert de sueur. Il s’avoua coupable.

Alors les sentiments généreux, un instant étouffés, reprirent ledessus et chassèrent les pensées mauvaises. Il redevint ce qu’ilétait réellement, une âme élevée. – Il aime Clarisse, se dit-il, ilest digne d’elle ; lui seul mérite son choix et peut la rendreheureuse. Elle est riche, lui aussi, et moi je n’ai rien que ce quel’on veut bien faire pour moi. N’y pensons plus ; je saurai merésigner et renfermer en moi ce secret que je voudrais ignorer. –Clarisse !… Oui, je l’aimerai toujours ; elle sera dansmon cœur à côté de François, je m’habituerai à la regarder comme safemme, comme ma sœur, et l’amitié trompera l’amour.

Cette résolution prise, il se sentit fort contre lui-même ;il regarda autour de lui avec l’orgueil qui naît du contentement desoi-même.

Le jour commençait à paraître ; il se leva, ramassa sonchapeau et descendit le coteau pour rentrer au village.

Chapitre 2

 

Tout le monde était levé à la ferme. Bertrand donnait ses ordrespour les travaux de la journée. François, interrogeait lesdomestiques pour savoir si l’un d’eux pourrait lui donner desnouvelles de son cousin. Aucun ne l’avait vu.

En moins d’un quart d’heure, tout le monde, excepté François,avait quitté la ferme ; chacun allait à son travail. Le vieuxBertrand, toujours infatigable, devait, ce jour-là, diriger lestravaux au dehors.

François reprenait sérieusement toutes ses inquiétudes de laveille, lorsque Prosper parut. Il jeta un cri de joie en seprécipitant à sa rencontre.

– Enfin, te voilà, lui dit-il ; pourquoi n’es-tu pasrentré hier soir ?

– La soirée était belle, répondit Prosper en rougissantlégèrement ; j’ai voulu rêver un peu, et je me suis endormidans l’herbe.

– Ce n’est pas bien, vois-tu, mon frère ; j’ai ététroublé toute la nuit ; je craignais que tu ne fussesmalade.

– C’est vrai, j’ai eu tort ; mais cela ne m’arriveraplus.

Les deux cousins s’embrassèrent et se mirent à leur besogne.

Le soir, ils allèrent s’asseoir, suivant leur habitude, sur unbanc de bois, au fond du jardin. Comme la veille au bord duruisseau, ils pensaient à Clarisse.

François élevait sans peine l’édifice de son bonheur ; ilne voyait aucun obstacle se placer entre lui et la jeune fille.Prosper était soucieux : une lutte terrible s’engageait entreson cœur et sa raison ; il voulait éloigner sa pensée deClarisse, mais sans y parvenir ; la charmante jeune filleétait tout en lui.

– À quoi penses-tu ? demanda tout à coup François.

– Je pense à toi, répondit Prosper.

– À moi ?

– Oui, et toi tu penses à…

Il n’eut pas la force de prononcer le dernier mot.

– À Clarisse, ajouta vivement François. Tu m’as doncdeviné ?

– Oui. Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, je l’aime. Hier soir, comme elle étaitbelle !

– J’ai bien vu que tu l’admirais.

– Et tu as compris que je l’aimais ?

– Oui, et je me suis dit : Si un autre aimaitClarisse, il serait bien malheureux, car elle est riche, et il n’ya que François qui soit aussi riche qu’elle.

– Cela pourrait être une raison pour son père, mais pourelle, si elle ne m’aime pas…

– Si elle ne t’aime pas ? Elle ne t’a donc pas ditqu’elle t’aimait ? s’écria Prosper.

– Nous ne nous sommes pas encore parlé, réponditFrançois.

– Elle t’aimera, elle doit t’aimer, reprit Prosper.

– Je n’ai pas cette espérance.

– Hier, n’est-ce pas toi qu’elle a embrassé ?

– Oui.

– Eh bien ! c’est une preuve.

– Tu as raison, Clarisse sera ma femme, dit François.

En ce moment, on entendit la voix du fermier qui lesrappelait.

Le lendemain, François fut d’une gaieté folle ; les parolesde son cousin lui avaient fait entrevoir la possibilité d’être aiméde Clarisse, et il prit la résolution de parler à son père, qui, setrouvant fréquemment avec le fermier Richard, pourrait aisémentobtenir le consentement de ce dernier.

Chaque fois qu’il se trouvait seul avec son cousin, il luiparlait de son amour, sans s’apercevoir qu’il le faisait souffrir,et que chacune de ses joies était une blessure nouvelle au cœur dumalheureux.

Bientôt, Prosper devint triste et rêveur, on le surprenaitparfois comme plongé dans de sombres pensées. Si on lui demandaitle sujet de sa tristesse, il répondait vaguement. Souvent,travaillant près de François, de grosses larmes s’échappaient deses yeux ; alors il se cachait pour les essuyer. Maislorsqu’il se trouvait seul un instant, il les laissait couler, carelles le soulageaient. Le dimanche, on ne le voyait plus, commeautrefois, avec les jeunes gens du village. Ceux-ci disaient àFrançois :

– Où donc est Prosper ? Pourquoi n’est-il pas avecnous ?

François, embarrassé, ne savait que répondre.

Pendant ce temps, Prosper errait dans les champs ; seul, ilse trouvait moins malheureux : l’amour sans espoir aime lasolitude.

Couché sous un arbre, au fond d’un bois, il pensait à Clarisse,il lui parlait. Il écoutait le chant des oiseaux, le bruit du ventdans les feuilles, et son âme s’entretenait avec eux. Il croyaitles entendre gémir et soupirer, et lui gémissait et soupirait pourleur répondre. Il avait cru pouvoir vaincre son amour, et tous sesefforts n’avaient servi qu’à le rendre plus vif et plusprofond.

Prosper était aimé dans le village ; les mères de famillesurtout, autrefois les compagnes de sa mère, s’étaient prisesd’affection pour le jeune orphelin. On s’étonna donc beaucouplorsqu’on ne le vit plus, les jours de fête, sourire à tout lemonde. Chacun expliquait à sa manière le chagrin du jeunehomme.

– Vous croirez ce que vous voudrez, voisines, disait unecommère, mais ce pauvre Prosper fait de la peine. On l’a rencontrédans les champs ; il s’arrêtait tout court, il gesticulait etsemblait parler aux arbres.

– Sainte Vierge ! ce pauvre garçon serait-il devenufou ?

– Je l’ai entendu dire ; il faut bien croire que celaest. Pauvre Prosper !… Quel malheur !…

– Allons donc ! il est fou comme vous et moi, dit unevieille paysanne en essuyant les verres de ses lunettes ; ungarçon qui est plein d’esprit, la meilleure tête du village.

– Un instant, mère Durand, dit une autre femme dont le filsvenait d’entrer au grand séminaire, la meilleure tête du village,comme vous y allez.

– Je le soutiens, soit dit sans offenser ni vous, ni votrefils qui se fait abbé.

La mère du séminariste se mordit les lèvres de dépit.

– Mais, enfin, mère Durand, s’il n’est pas fou ;dites-nous ce qu’il a.

– Mes enfants, dit sentencieusement la bonne femme, Dieuseul le sait.

– Je crois, dit la première paysanne, qu’il n’est pasheureux chez son oncle Bertrand.

– Bertrand l’aime comme son fils, reprit la mèreDurand.

– Alors, je n’y comprends plus rien. Pourquoi est-il sitriste ? pourquoi court-il les champs quand les autres jeunesgens s’amusent ?

– Dieu seul le sait, répéta une seconde fois la mèreDurand.

– Je crois tout bonnement qu’il est amoureux, dit alors unegrosse paysanne qui n’avait pas encore pris part à laconversation.

– Amoureux ! par exemple, mais il n’y a pas de quoimourir de chagrin.

– Non, en vérité, si ce n’est que ça…

– Il est joli garçon, dit une jeune veuve.

– C’est un jeune homme très rangé, ajouta la maman de troisfilles à marier.

– Il ne fréquente pas les cabarets, reprit la femme d’univrogne.

– Il va à la messe tous les dimanches et fêtes, s’empressad’ajouter une jeune dévote.

Tous ces propos, exagérés, défigurés et répétés chaque jour, netardèrent pas à arriver aux oreilles de François. Il voulut enparler à Prosper ; mais il craignait de lui faire de la peine,la force lui manqua.

On était arrivé à la veille des vendanges. Un dimanche, aprèsles vêpres, toute la jeunesse d’Auberive se trouvait réunie dans unpré, à quelques minutes du village. Un bal champêtre y avait étéimprovisé. Les mères faisaient cercle autour des danseurs, et lespères, assis à des tables apportées sur les lieux à l’occasion dela fête des vendanges, vidaient joyeusement quelques bouteilles dela dernière récolte en jouant aux cartes.

Prosper avait cédé aux instances de François ; il étaitvenu avec lui. Il se tenait debout à quelque distance de la placeoccupée par les danseurs ; François dansait avecClarisse ; ses yeux suivaient tous les mouvements de la jeunefille.

– Comme elle est heureuse ! pensait-il ; si ellesavait ce que j’ai déjà souffert et ce que je souffrirai encorepour elle ! Mais non, elle l’ignorera toujours.

En ce moment, son regard rencontra celui de Clarisse. Elle leregardait avec tant de douceur qu’il en fut profondément ému. Unnuage passa devant ses yeux ; son cœur battait avecviolence ; il sentit ses jambes fléchir sous lui et ils’appuya contre un arbre pour ne pas tomber. Clarisse le vit pâliret chanceler ; elle fut sur le point de s’élancer vers luipour le soutenir.

Le quadrille achevé, elle quitta brusquement François et sedirigea vers Prosper. En la voyant s’approcher, le jeune homme neput contenir son émotion : il sentait le bonheur luirevenir.

– Vous souffrez ? lui dit Clarisse en lui prenant lamain ; pourquoi ne cherchez-vous pas à vous distraire unpeu ?

Prosper la contemplait avec ivresse.

– Autrefois, vous me faisiez toujours danser, continuaClarisse ; ne le voulez-vous pas aujourd’hui ?

– Oui, je le veux ! je le veux ! s’écria-t-il,perdant tout à fait la tête.

Et il prit place au quadrille avec la jeune fille.

Les couleurs revinrent sur ses joues amaigries, ses traitss’animèrent, un éclair de joie illumina son front et le sourirereparut sur ses lèvres. Il avait oublié son cousin ; il nevoyait plus que Clarisse, Clarisse qui lui souriait. Le quadrilleterminé, il ramena Clarisse à sa place.

– Je vous remercie, monsieur Prosper, lui dit-elle ;je suis bien heureuse que vous ayez voulu danser avec moi.

– Si c’est un bonheur, il est tout pour moi, repritProsper, et comme je désire le renouveler, m’accorderez-vous encoreune contredanse ?

– Avec plaisir, répondit Clarisse, en rougissant.

Prosper s’éloigna ; il avait besoin de se trouver seulpendant quelques instants.

Il marcha absorbé dans ses pensées ; une nouvelle existencecommençait pour lui : Clarisse lui avait souri, mais d’unsourire qu’elle n’avait jamais eu pour personne, pas même pourFrançois ; il avait cru voir dans ses yeux autre chose qu’unsimple intérêt.

– Me serais-je trompé ? se disait-il. Et il appuyaitsa main sur son front, comme pour arrêter sa pensée fugitive etdémêler ce qu’il y avait de vrai dans les sentiments que la jeunefille venait de lui témoigner.

Il s’arrêta. Quelques arbres le séparaient de la dernière destables occupées par les buveurs. Deux paysans y causaient assis enface l’un de l’autre : c’étaient le père Bertrand et lefermier Richard.

– Vous aurez cette année un bon tiers de récole en plus quel’année dernière, voisin Bertrand, disait le fermier Richard.

– C’est bien possible, répondit Bertrand en souriant d’unair fin.

– Cela est certain, car vous avez quatre bons arpents devigne en plus et l’année est meilleure.

– J’en aurai besoin, voisin Richard ; voici laconscription, et j’ai deux garçons à faire remplacer si le sortleur est contraire.

– Vous êtes plus heureux que moi, Bertrand.

– Comment l’entendez-vous, voisin Richard ?

– Vous avez un fils pour vous aider dans vos travaux.

– Mais vous avez une fille, voisin.

– Ce n’est pas elle qui peut me remplacer.

– Mariez-la, vous aurez un fils.

– Je ne demande pas mieux, mais…

– Après vous, Richard, je suis, sans vanité, le plus richefermier du canton ; ne croyez-vous pas que François serait unbon parti pour votre fille ?

– Franchement, j’y ai déjà pensé.

– Eh bien ! je vais vous apprendre une nouvelle :c’est que nos enfants ne se déplaisent pas ; François m’en adit deux mots, et je crois que nous ferions bien de les marier.

En entendant ces paroles, Prosper pâlit.

– Touchez là, dit Richard en tendant sa main à Bertrand,c’est chose convenue.

Les deux fermiers se donnèrent une chaude poignée de mains.Richard versa le contenu d’une bouteille dans les deux verres.

– Au mariage de nos enfants ! dit-il en élevant sonverre.

– Au mariage de nos enfants ! répéta Bertrand. Et lesdeux verres se choquèrent.

Prosper n’eut pas la force d’en écouter davantage ; ils’éloigna en chancelant, comme un homme ivre ; il lui semblaitque la terre tournait autour de lui et que les arbres, déracinés,allaient tomber sur sa tête et l’écraser. Les éclats de voix, lescris joyeux de la foule frappaient ses oreilles comme des bruitsétranges. Il s’enfuit pour ne plus les entendre.

Sa dernière illusion, illusion d’un moment, après lui avoirmontré le ciel entr’ouvert, venait d’être détruite et de le rejeterdans la réalité, peut-être plus malheureux qu’auparavant.

– C’en est fait ! s’écria-t-il, elle est perdue pourmoi : elle sera la femme de François, et moi je quitteraiAuberive.

Chapitre 3

 

Plusieurs mois se sont écoulés depuis la fête des vendanges. Lesdeux cousins ont tiré au sort. Prosper avait vu arriver ce jouravec plaisir ; sa seule pensée était de s’éloigner deClarisse ; être atteint par la loi du recrutement lui semblaitun véritable bonheur. Mais, contre son attente, il amena un desderniers numéros.

On était aux premiers jours de mai ; le conseil de révisionvenait de prendre son contingent d’hommes dans le canton ;François, moins heureux que son cousin, en faisait partie.

– Je partirai à sa place, se dit Prosper.

Il alla trouver son oncle et lui communiqua son intention.

– Quoi ! tu veux partir pour François, tu veux nousquitter ? s’écria le fermier. Tu ne te plais donc pas avecnous ? Je t’ai cependant aimé comme mon fils.

– C’est vrai, mon oncle ; aussi je n’oublierai jamaisle bien que vous m’avez fait. Vous m’avez servi de père, mon oncle,et je veux avoir toujours le droit de vous donner ce nom.

– Alors, pourquoi veux-tu me quitter ? dit le fermieren essuyant une larme.

– Le métier de soldat me plaît, mon oncle.

– Es-tu bien sûr de ne pas te repentir de ce que tu vasfaire ?

– J’en suis sûr ; du reste, je reviendrai ; cen’est qu’une séparation de quelques années.

– C’est sept ans, Prosper, et cela compte dans la vie d’unhomme.

– Je les aurai employés à satisfaire un désir que j’aidepuis longtemps : celui de voyager.

– Tu veux être soldat, mon garçon, cela me fait de lapeine ; mais puisque tu y tiens, je ne contrarierai pas tesidées. Pars donc pour François. Quand tu seras loin de nous,souviens-toi du bonhomme Bertrand ; tu auras toujours un abrisous son toit et une place dans son cœur.

Prosper embrassa son oncle avec effusion. Le fermierpleurait.

– Je ne te propose pas le prix du remplacement de François,dit il, ce serait t’offenser ; mais j’aurai soin de garnir tabourse avant ton départ, et chaque fois que tu auras besoind’argent, ne crains pas de m’en demander, j’en aurai toujours pourtoi.

Quelques jours après, les formalités, exigées pour leremplacement, étaient remplies. Prosper, ayant déclaré vouloirpartir immédiatement, reçut l’ordre d’aller rejoindre son régiment,qui était alors en garnison dans une ville du Midi.

Lorsqu’on apprit à Auberive le départ prochain de Prosper,l’étonnement fut général : les uns accusaient Bertrand d’avoirvoulu se débarrasser de son neveu, mais c’était le petit nombre.Les autres commentaient de mille manières cet événement, qui restainexplicable.

Cependant, Prosper allait quitter Auberive, et il ne voulait paspartir sans voir Clarisse encore une fois.

Le soleil couchant incendiait la cime des grands arbres, et lesoiseaux chantaient leur chanson du soir dans les feuilles.

Prosper errait depuis une heure autour du jardin du fermierRichard sans avoir aperçu Clarisse. Il s’en retournait, découragé,lorsqu’à travers une baie d’aubépine en fleur il vit la jeunefille, qui s’avançait lentement sous les arbres du jardin.

Une nuance de tristesse répandue sur son visage en altérait lafraîcheur ; ses yeux avaient perdu leur vivacité habituelle,tout en conservant l’expression indéfinissable qui faisait bondirle cœur de Prosper ; ses cheveux agités par le vent ondulaientsur son cou. Elle était rêveuse, et tout en passant sous lesarbres, elle leur arrachait des fleurs, qu’elle roulait dans sesmains et qu’elle jetait ensuite à ses pieds.

Prosper ne pouvait se lasser de l’admirer, et, malgré satimidité, sans la haie qui défendait l’entrée du jardin, il seserait élancé vers elle pour tomber à ses genoux.

Clarisse n’était plus qu’à une faible distance de lui. Ilcraignait d’être vu, et il allait se retirer, lorsque la jeunefille tourna les yeux de son côté.

– Prosper, c’est vous, dit-elle en s’approchant de lahaie.

Prosper rougit. Un tremblement nerveux s’empara de lui.

– Je pars demain, mademoiselle, et je… je venais…

– Vous partez demain, je le sais ; vous quittez ceuxqui vous aiment… votre oncle, votre cousin.

– Il le faut.

– Il le faut. Pourquoi ?

– Pour que je ne sois pas tout à fait malheureux.

– Ah ! monsieur Prosper, j’ai bien peur que vous nesoyez ingrat.

– Ingrat ! si vous saviez… mais non.

– Que voulez-vous dire ?

– Puisque vous vous mariez avec François…

– Me marier avec votre cousin, jamais !

– Je croyais que vous l’aimiez.

– Ah ! monsieur Prosper ! dit Clarisse avec unaccent de reproche.

– Je m’étais donc trompé ! Mais lui, François, il vousaime, il me l’a dit.

– Il me l’a dit aussi.

– Ah ! Clarisse, vous ne savez pas tout. Oui, j’ai cruque vous aimiez François. Maintenant, comprenez-vous pourquoi j’aitant souffert ?

– Non, répondit Clarisse.

– C’est juste, vous ne pouvez pas le comprendre. Ehbien ! c’est que…

Ici sa voix s’affaiblit et devint craintive.

– C’est que je vous aime aussi.

– Vous m’aimez ! s’écria Clarisse avec un son de voixqui disait assez la joie qu’elle éprouvait.

– Je vous aime, continua Prosper, qui ne comprit pas cequ’il y avait d’heureux pour lui dans l’exclamation de la jeunefille, je vous aime, et j’ai assez souffert pour oser vous ledire ; ce sera un adoucissement à mes maux. Oh ! aimersans espoir, c’est affreux ! Combien de fois je me suisreproché de vous aimer ! J’ai voulu vous oublier, et chaquejour je m’apercevais que je pensais encore plus à vous que laveille. Alors, j’ai cherché à mettre une barrière entre vous etmoi ; j’y ai réussi : demain je quitterai Auberive pourlongtemps, pour toujours peut-être.

– Prosper, pourquoi ne m’avez-vous pas dit cela plustôt ?

– C’était inutile. Cependant un jour, – mais j’étaisinsensé, – j’ai cru que vous m’aimiez.

– Vous l’avez cru ! s’écria Clarisse.

– C’était à la fête des vendanges. J’étais triste, vousêtes venue à moi, vous m’avez souri, et j’ai cru lire dans vosyeux…

– Que je vous aimais ?

– Oui.

– C’était la vérité.

– Est-ce possible, Clarisse, vous m’aimez ? Ah !c’est trop de bonheur, quand je dois partir.

– Non, s’écria la jeune fille, non, ne partezpas !

– Il n’est plus temps, soupira-t-il.

Clarisse comprit sa douleur muette.

– Je vous attendrai, dit-elle.

– Merci, Clarisse, merci ; vous me rendez moncourage.

– Vous penserez à moi ? dit la jeune fille.

– Vous ne m’oublierez pas ? dit Prosper.

– Vous m’écrirez quelquefois ?

– Souvent.

Leurs corps se penchèrent sur la haie, leurs têtes serapprochèrent, et la bouche de Prosper effleura le front de lajeune fille.

– Adieu ! dit Clarisse en jetant sur Prosper un regardhumide.

– Adieu ! répondit le jeune homme.

Son adieu était un cri de douleur. La jeune fille s’éloigna ens’enfonçant sous les arbres du jardin.

Prosper rentra à la ferme ; François l’attendait. Les deuxcousins causèrent longtemps.

– Frère, tu vas manquer à mon bonheur, avait ditFrançois ; le jour de mon mariage, ma joie ne sera pascomplète, parce que tu ne seras pas près de moi pour en prendre tapart.

Prosper n’avait rien répondu. Il n’eut pas non plus la force debriser le cœur de son cousin en lui disant qu’il était aimé deClarisse. Mais les paroles de François l’avaient douloureusementfrappé. Une fois encore il voulut sacrifier l’amour à l’amitié.

– C’est moi qu’elle préfère, se dit-il, mais je ne veux pasme servir des droits qu’elle m’a donnés ; je ne lui écriraipas. Si elle m’oublie, elle l’épousera, et ils serontheureux ; si au contraire elle m’attend, François se seramarié avec une autre, et, à mon retour, je pourrai l’aimer et êtreheureux sans trouble.

Telles furent les pensées qui agitèrent Prosper pendant ladernière nuit qu’il passa à Auberive.

Chapitre 4

 

Depuis le départ de Prosper, Clarisse ne sortait plus querarement de la ferme. Pendant un mois, elle avait été triste ;elle pleurait souvent. Assise à sa fenêtre, elle regardait leciel ; sa pensée traversait l’espace à la recherche deProsper. Clarisse n’était plus la jeune fille rieuse et enjouée quenous avons vue danser dans la prairie ; l’amour avaitdéveloppé en elle toutes les facultés de la femme.

Peu à peu, elle se sentit plus calme et put supporter l’absencede celui qu’elle aimait. Tous les matins, lorsque le facteur duvillage passait, son cœur battait violemment.

– Il m’apporte une lettre de lui, se disait-elle. Mais lefacteur s’éloignait et la lettre attendue n’arrivait point.

François la voyait souvent ; il aurait bien voulul’entretenir de son amour, mais Clarisse trouvait toujours le moyende parler d’autre chose. Prosper était le sujet ordinaire de leursconversations. Un autre plus clairvoyant aurait bien vite connu lesecret de la jeune fille, mais il l’aimait trop pour s’apercevoirde la persistance avec laquelle Clarisse le ramenait sans cesse àparler de son cousin. Et puis, il lui paraissait si naturel qu’onpensât à Prosper, il était si heureux de pouvoir causer de lui avecClarisse ! Cependant, un jour il pria son père de rappeler aufermier Richard la promesse qu’il lui avait faite.

– Je verrai Richard demain, lui dit Bertrand, et nousarrangerons ce mariage qu’il désire autant que moi.

Depuis quelque temps on parlait vaguement à Auberive du mariageprobable de François avec la fille du fermier ; mais lorsqu’onvit Bertrand avec sa veste des dimanches et sa casquette neuveentrer un soir chez Richard, ce fut une preuve concluante pour toutle monde, et, une heure après, la visite du fermier Bertrand aufermier Richard occupait tout le village.

Richard se promenait au jardin avec Clarisse, lorsqu’on vintl’avertir que Bertrand l’attendait.

– Je vais revenir, dit-il à sa fille en la quittant. Je medoute de ce qui amène Bertrand chez moi, et je ne veux pas le faireattendre.

– M. Bertrand chez mon père ! lui qui n’y vientjamais ; qu’est-ce que cela signifie ? se dit Clarisse ons’asseyant sur l’herbe au pied d’un arbre. Il a peut-être reçu desnouvelles de Prosper, et il vient… Non, ce n’est pas cela.Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en pâlissant, je devine,je comprends, c’est pour…

Elle n’acheva pas. Ses yeux devinrent fixes, et elle laissatomber sa tête contre l’arbre. Elle resta ainsi sans mouvementpendant une demi-heure. La fraîcheur du soir la ranima unpeu ; elle parvint à se lever et se mit à marcher sous lesarbres sans rien voir, sans rien entendre. Elle s’arrêta au fond dujardin contre la haie d’aubépine. Hélas ! les fleurs s’étaienteffeuillées. Prosper était parti.

Elle se mit à pleurer. En ce moment, son père l’appela.

– Déjà ! dit-elle.

Elle rentra à la ferme.

– Petite, mets-toi là, près de moi, dit le fermier ens’asseyant sur un siège de bois. J’ai une bonne nouvelle àt’annoncer, fillette, et à laquelle tu ne t’attends pas. Ehbien ! tu ne dis rien ?

– Je vous écoute, mon père.

– Tu sauras donc que je te marie.

– Me marier ?…

– Nous venons d’arranger ça, Bertrand et moi. Es-tucontente ?

– Mais, mon père…

– C’est bien, tu aimes François, je le sais ; tout estpour le mieux.

– Écoutez-moi.

– Tu veux me remercier, c’est inutile. Si j’accepteFrançois pour gendre, c’est qu’il me convient…

– Mais, mon père, si je ne voulais pas me marier !

– Ta, ta, ta, tu le veux, c’est tout ce qu’il faut.

– Vous vous trompez, mon père.

– Comment, je me trompe ?

– Je ne veux pas encore me marier.

– Et pourquoi, s’il te plaît ?

– Je suis trop jeune.

– Tu auras dix-huit ans vienne la Toussaint.

– Je n’aime pas François, mon père.

– Autre histoire. Depuis quand ne l’aimes-tu pas ?

– Je ne l’ai jamais aimé.

– Je n’en crois rien. Bertrand m’a dit le contraire ;et puis, quand tu ne l’aimerais pas, il te convient, celasuffit.

– Vous ne voulez pas que je sois malheureuse, monpère ?

– Je veux que tu sois la femme de François. Écoute, mafille : je me fais vieux, j’ai besoin de repos. François estun jeune homme laborieux, il aura un jour de belles et bonnesterres au soleil. Une fois ton mari, je le mets à la tête de maferme ; elle a besoin de deux bons bras et d’une jeuneintelligence pour la conduire. Quant à moi, je le sens, je ne suisplus bon à rien ; je suis un vieux tronc à remplacer. Tucomprends maintenant tout l’intérêt que j’ai à me donner Françoispour gendre.

– Oui, je le comprends, dit Clarisse, qui craignaitd’irriter son père.

Un seul moyen d’éviter ce mariage se présenta à elle en cemoment : il fallait obtenir un délai. Pendant ce temps, ellepourrait peut-être trouver un autre empêchement. Ellereprit :

– Vous n’êtes plus jeune, mon père, cela est vrai ;mais, Dieu merci, vous pourrez encore travailler longtemps. Je nesuis pas disposée à me marier maintenant ; attendez jusqu’auxvendanges : d’ici là, j’aurai pris mon parti, et je me seraihabituée à regarder François comme mon mari. Je pourrai peut-êtrel’aimer, ajouta-t-elle plus bas.

– C’est bien loin, les vendanges, reprit le fermier ;mais enfin, puisque tu le désires, et pour te prouver que je neveux pas te contrarier, je t’accorde ce délai. Demain, j’enpréviendrai Bertrand.

Clarisse se retira dans sa chambre. Elle ne pensa ni à François,ni à son mariage. N’avait-elle pas plusieurs mois devantelle ?

À partir de ce jour, au grand désespoir de François, Clarisseévita de se trouver seule avec lui. Elle attendait toujours desnouvelles de Prosper, qui n’écrivait pas. Trois mois se passèrent.L’époque fixée par elle pour son mariage approchait, et elle étaitmoins que jamais disposée à épouser François.

Un matin, son père l’appela et lui dit :

– Clarisse, les vendanges sont faites. J’ai rencontréBertrand hier : il est aussi impatient que moi. Penses-tu à tapromesse ? À quand le mariage ?

– Mon père, répondit Clarisse, pardonnez-moi, je ne suispas encore décidée à me marier. Je vous prie d’attendre auprintemps prochain.

– Au printemps prochain ! s’écria le fermier,qu’est-ce que cela veut dire ? C’est trop abuser de notrepatience. Tu épouseras François dans quinze jours.

Le fermier sortit en colère.

Il rentra deux heures après et retrouva sa fille assise où ill’avait laissée. Ses yeux étaient rouges. Il comprit qu’elle avaitpleuré.

– Tu m’as prié de retarder ton mariage jusqu’au printempsprochain, lui dit-il, c’est convenu : mais ce n’est pas moiqui t’accorde ce nouveau délai, c’est François qui l’a demandé pourtoi.

Clarisse sut gré à François de ce qu’il avait fait pour elle etle remercia dans son cœur. Elle se remit à espérer.

Mais les jours s’égrenaient et tombaient l’un après l’autre dansle gouffre du passé. Aucune nouvelle de Prosper n’arrivait àAuberive. On apprit seulement vers la fin de janvier que sonrégiment avait été envoyé en Afrique.

– C’est fini, se dit Clarisse, il m’a oubliée, il ne m’aimeplus !

François venait de temps à autre à la ferme. Un jour, Clarissele reçut un peu mieux qu’à l’ordinaire. Cet accueil, tout nouveaupour lui, l’encouragea à parler de son amour. Clarisse l’écouta, cequ’elle n’avait jamais fait. Dès lors, il vint passer chaque jourune heure ou deux près d’elle.

François ne déplaisait pas à Clarisse. Elle s’imagina doncqu’elle pourrait l’aimer. Dans cette pensée, elle vit arriver sanseffroi les premiers jours du printemps.

Clarisse, comme beaucoup de jeunes filles naïves, ignorait lescauses mystérieuses des attractions de l’amour. Elle croyait que lasympathie, fortifiée de l’estime, devait s’accroître par un mutueléchange d’affection ; elle ne soupçonnait pas les milleépreuves de la vie commune, dans lesquelles se brisent les cœursqui ne sont pas assez étroitement unis.

Vers le milieu du mois d’avril, à la grande satisfaction de sonpère, Clarisse devint la femme de François.

Chapitre 5

 

Bertrand, avec l’aide d’un garçon de ferme intelligent, pouvaitencore conduire ses travaux pendant longtemps. François quitta sonpère pour se mettre à la tête de la ferme du fermier Richard, quilui en céda la direction avec joie. Sa fille mariée selon ses vœux,il ne désirait plus qu’un bon fauteuil au coin du feu, sa bouteilleprès de lui et un ou deux marmots à faire sauter sur sesgenoux.

François partageait son temps entre son travail aux champs et safemme, qu’il aimait avec la passion d’un premier et uniqueamour.

Clarisse était bonne et prévenante pour lui. Il ne lui demandaitpas autre chose. C’était là tout le bonheur qu’il avait rêvé.

Dans les premiers temps qui suivirent son mariage, Clarisseessaya franchement d’aimer son mari. Elle chercha à lui donner toutce qu’il y avait d’affection libre dans son cœur.

Les soins qu’elle dut apporter dans l’arrangement du nouveauménage, lui donnèrent pendant quelques jours une activité quil’absorba complètement. Le souvenir de Prosper se présentait plusrarement à sa pensée, elle espéra qu’elle cesserait de l’aimer.Mais son amour avait été trop grand et trop bien maître de son cœurpour ne pas y vivre longtemps.

Insensiblement, un ennui invincible s’empara d’elle. Souventelle se surprenait à rêver, et comme si on l’eût réveilléesubitement, elle tressaillait. Elle aimait à revenir à ses bellesannées de jeune fille, alors qu’elle était libre et heureuse.Malgré l’amour, que lui prodiguait son mari et l’affection dévouéedont il l’entourait, elle ne se trouva point satisfaite : toutsemblait triste autour d’elle, quelque chose manquait à soncœur.

Elle pensa de nouveau à Prosper, et son amour, un instantcomprimé, revint plus vif et plus violent. L’état de son cœurl’effraya. Elle voulut puiser dans l’amour de son mari la force quilui manquait pour éloigner Prosper de son esprit. Elle chercha àl’entourer des qualités et des charmes extérieurs qu’elle admiraitdans son cousin, et elle crut aimer un instant ce fantôme del’illusion ; mais le rêve dura peu. Alors, découragée, sansforce et brisée par la lutte, elle se laissa dominer par son amouret regretta le bonheur qui lui avait échappé. Son visage s’altéra,ses fraîches couleurs disparurent, ses joues se creusèrent :tristes effets des tortures de l’âme.

François s’alarma sérieusement du changement de sa femme, ilemploya tout ce que put lui suggérer son affection sans bornes pourchasser cette tristesse.

À chaque question qu’il lui adressait sur sa santé, Clarisserépondait invariablement :

– Je ne souffre pas.

Souvent François insistait.

– Pourquoi es-tu si triste ? lui disait-il.

– Je n’en sais rien, répondait-elle.

Et c’était tout. Plus d’une fois il la surprit, essuyantfurtivement une larme.

– Pourquoi pleures-tu ? lui demanda-t-il un jour.

– Je ne pleure pas, répondit Clarisse.

Après cette réponse, il n’osa plus l’interroger.

– Elle a un secret pour moi, se dit-il.

Pour le découvrir, il chercha l’impossible. Il alla jusqu’à sedemander s’il était aimé. Mais la conduite de Clarisse n’ayant paschangé à son égard, il aima mieux croire que douter.

Chapitre 6

 

Un soir, on était au mois de juillet, l’air était imprégné duparfum des fleurs, les blés ondulaient dans la plaine et la cigalechantait dans les hautes herbes. Un jeune homme portant l’uniformede sous-officier suivait le chemin de grande communication quiconduit à Auberive. C’était Prosper.

De temps à autre il s’arrêtait pour essuyer la sueur quiruisselait sur son front.

Son œil interrogeait les lieux et les objets ; en lesreconnaissant, il leur souriait comme à des amis que l’on revoit,comme on sourit à de gracieux souvenirs.

Tout à coup, il s’arrêta ; sa main s’appuya sur son cœurpour en comprimer les battements. Il venait d’apercevoir le clocheret les toits des premières maisons d’Auberive. Mais les deuxhabitations principales fixèrent seules son attention : laferme de son oncle Bertrand et la maison du fermier Richard. Aubout de quelques minutes, il continua à marcher, mais à traverschamps, pour ne pas être rencontré par quelqu’un du village.

Prosper ne savait rien de ce qui s’était passé à Auberive depuissept ans qu’il était absent. Il espérait retrouver Clarisse libreet l’attendant comme elle le lui avait promis. La pensée qu’elleavait pu épouser François lui vint cependant, mais il la repoussacomme impossible.

Bientôt il se trouva derrière la maison du fermier Richard. Ilmarchait derrière la haie du jardin, cherchant à se rappeler lesdernières paroles de la jeune fille :

– Oui, c’est bien cela, se dit-il, j’étais sur le point dem’en aller lorsque je l’aperçus, qui s’avançait lentement sous lesarbres. Elle était…

Au même instant, illusion ou réalité, il la vit distinctement.Comme la première fois, elle se dirigeait de son côté ; commela première fois aussi, elle était triste et rêveuse. Il crutd’abord que son imagination, frappée par le souvenir, abusait sesyeux. Mais c’était bien Clarisse. Il entendait le frôlement de sarobe sur l’herbe. Elle vint s’asseoir sur un banc de pierre, quiavait été placé sous un pommier depuis son départ, et il se souvintqu’à cette même place Clarisse lui avait dit adieu. Ses membrestremblèrent comme les feuilles d’automne prêtes à tomber, sarespiration fut un moment arrêtée et une sensation étrange luiserra les flancs. Il vit à quelques pas de lui une trouée dans lahaie, il s’y élança, et avant que Clarisse ait eu le temps de lereconnaître, il était à ses genoux.

Pendant ce temps, un troisième personnage se glissait près d’euxdans un massif de noisetiers : c’était François. De loin ilavait cru reconnaître Prosper ! il s’était dirigé vers lui etil allait lui adresser la parole, lorsque le militaire entra dansle jardin. En le voyant tomber aux genoux de sa femme, sa surprisefut telle que toutes ses facultés l’abandonnèrent un instant.

– Prosper ! s’écria Clarisse avec effroi, vousici ?…

– Je suis libre, Clarisse, et je reviens pour vousaimer.

– Pour m’aimer ! Oh ! ne dites pascela !

– Pourquoi Clarisse ? pourquoi ? Ne vous l’ai-jepas promis ?

– Il y a sept ans.

– Oui. Mais, comme il y a sept ans, je vous aime, Clarisse,nous nous aimons.

Prosper avait pris une des mains de la jeune femme et il lacouvrait de baisers. Clarisse la retira vivement.

– Prosper, laissez-moi ! s’écria-t-elle.Relevez-vous ; si quelqu’un vous voyait !…

– Je voudrais que le monde entier, fût présent pour luidire que je vous aime.

– Mais vous ne savez donc rien ?

– Quoi ?

– Je… je suis mariée, répondit Clarisse d’une voixétouffée.

– Mariée ! s’écria Prosper en se levant brusquement.Mariée !…

Clarisse laissa tomber sa tête sur son sein. Pauvre fleurflétrie !

– Vous êtes la femme de François, continua Prosper,lorsqu’il fut revenu de sa stupeur ; il était digne de vous etil vous aimait, Clarisse. Je comprends que vous m’ayez oublié.Rendez-le heureux ; donnez-lui tout le bonheur que j’avaisespéré et qui n’était pas pour moi.

Clarisse ne répondit que par un soupir étouffé.

– Je n’ai pas le droit de me plaindre de vous, Clarisse,continua Prosper. C’est ma faute si je me suis trompé en croyantque vous aviez gardé le souvenir de vos paroles. Oui, c’est mafaute ; je ne vous ai pas écrit, vous avez dû croire que je nevous aimais plus, et…

Sa voix se perdit dans un sanglot. Après quelques minutes desilence, il reprit :

– Je vais de nouveau quitter Auberive, mais cette foisc’est pour toujours. Mon retour n’est connu que de vous, carpersonne ne m’a vu. N’en dites rien, cela pourrait surprendreFrançois, et son bonheur doit être pur. Adieu, Clarisse,ajouta-t-il, adieu ! Pensez quelquefois à l’exilé.

Clarisse fit un mouvement comme pour le retenir. Elle aurait pului dire, car elle le pensait :

« Prosper, ne pars pas, reste près de moi, jet’aime ! » Mais elle ne prononça pas un mot. Elle retombaaffaissée sur le banc, et les larmes qu’elle retenait depuislongtemps coulèrent en abondance.

François, du lieu où il s’était caché, avait tout entendu ;il venait enfin de découvrir le secret de la tristesse et despleurs fréquents de sa femme ; découverte affreuse, qui luienlevait pour toujours sa tranquillité.

Évidemment, Prosper aimait Clarisse depuis longtemps, son humeursombre, à une époque déjà reculée, venait de là. S’il avait quittévolontairement Auberive, c’était donc pour lui abandonner Clarisse.Il se rappela quelques conversations dans lesquelles Prosper,faisant abnégation de lui-même, lui parlait de Clarisse enl’encourageant à l’aimer. Tous ces petits incidents qu’il n’avaitjamais remarqués, il se les expliquait maintenant. Sa premièrepensée, en voyant Prosper s’éloigner dans les champs, fut de couriraprès lui et de le forcer à revenir. Mais que lui aurait-ildit ? Quels moyens pouvait-il employer pour le retenir ?Aucun. Il le laissa donc partir. Clarisse était rentrée à la ferme,il sortit du jardin et se mit à marcher sans but dans la campagne.Il fit plusieurs comparaisons entre lui et son cousin, etl’avantage resta toujours à Prosper, à Prosper qui s’était sacrifiétant de fois pour lui. Il est vrai qu’alors il ignorait son amourpour Clarisse ; mais, aujourd’hui, qu’il savait tout,devait-il accepter le dévouement de son cousin ? Clarisse etProsper s’aimaient et tous deux souffraient par lui. Il avait faitle malheur de ces deux êtres qu’il chérissait et pour lesquels ilaurait voulu mourir.

– Non, s’écria-t-il, je ne pourrai jamais supporter lapensée que Prosper vivra malheureux, loin d’Auberive, à cause demoi. Et Clarisse ? lorsque je la verrai pleurer, le regretter,penser à lui… Prosper, mon rival, lui, que j’appelais monfrère ! Oh ! il faut bien que ce soit lui, pour que jelui pardonne de l’aimer, pour ne pas la maudire. Cependant, elleest ma femme, continua-t-il, j’ai des droits à son amour ! Etc’est lui qu’elle aime !

Il sentait la jalousie lui déchirer les entrailles, et ilcourait comme un insensé à travers champs.

Puis, revenant à des pensées plus conformes à son caractère, ils’accusait lui-même.

– Pourquoi n’ai-je pas deviné qu’ils s’aimaient ?C’est moi qui ai forcé Clarisse à se marier. Je me suis jeté aumilieu de leur bonheur, je les ai séparés ! Ah !malheureux ! j’ai brisé leur avenir !

Lorsque Prosper l’eut quittée, Clarisse, comme nous l’avons ditplus haut, rentra à la ferme. Elle avait été sur le point de setrahir, et elle s’applaudissait du courage qu’elle venait demontrer en laissant partir Prosper, sans lui avoir laissé devinerqu’elle ne l’avait point oublié et qu’elle l’aimait toujours. Maissa force n’était que factice ; si Prosper fût resté quelquesinstants de plus avec elle, peut-être n’eût-elle pas été maîtressede son cœur. Pour se rendre forte contre son amour, elle résolut detout avouer à son mari, de se jeter dans ses bras en luidisant : « Sauve-moi, protège-moi contre moi-même. Jeveux t’aimer, t’aimer uniquement. »

Elle attendit François dans cette intention ; mais, contreson habitude, le jeune homme ne rentra pas dans la soirée.

Il était une heure du matin lorsqu’elle se coucha. Elle ne puts’endormir, et, au petit jour, elle entendit François qui donnaitdifférents ordres à ses domestiques déjà tous levés.

Elle se leva aussi, s’habilla et descendit dans la cour.François n’y était plus. Elle ne le revit que dans la journée àl’heure du dîner, mais il lui parut souffrant, fatigué etpréoccupé ; elle n’eut plus le courage de lui faire l’aveupréparé la veille.

Un mois se passa. François était tout à son travail ; illui demandait des distractions qu’il ne trouvait pas. Il devenaitrêveur et taciturne ; de sombres pensées semblaient s’êtreemparées de lui. Toujours bon et affectueux pour sa femme, iln’avait cependant plus les mêmes élans de cœur, les mêmestransports d’amour. Un matin, c’était dans les premiers jours deseptembre, François se leva et embrassa Clarisse avec, unetendresse qu’elle ne lui connaissait plus. La veille déjà il avaiteu un retour de gaieté étrange, dont elle ne s’était pas bien renducompte : son rire avait été amer et contraint.

François prit un fusil en disant qu’il allait chasser, et ilpartit. Lorsqu’il se trouva seul dans la campagne, sa figures’assombrit. Tout en marchant d’un pas inégal, il jeta un regardsur son passé.

Trois figures passèrent devant lui : son père, Clarisse etProsper ; ces trois êtres avaient rempli sa vie. Il se retraçasa jeunesse heureuse avec Prosper, jusqu’à l’époque où il aimaClarisse ; les premiers jours de bonheur goûtés près d’elle,ses angoisses, ses tourments en la voyant triste et malade,jusqu’au jour où il découvrit enfin le fatal secret de son amourpour Prosper.

Il marchait depuis deux heures sans s’être aperçu du cheminqu’il avait fait. Il se trouvait dans la prairie ; il reconnutl’endroit où, plusieurs années auparavant, Prosper et lui avaientrencontré, un dimanche soir, les jeunes filles d’Auberive. C’est làque Clarisse lui avait donné son premier baiser. Il s’arrêta, celieu plein de souvenirs lui plaisait.

– Allons, se dit-il, ici ou plus loin il le faut ; lavie sans le bonheur n’est rien. Ma mort au moins sera utile, elledélivrera Clarisse. Au lieu d’être trois à tramer une existencemalheureuse, ils seront deux heureux.

Il chargea son fusil d’une demi-douzaine de chevrotines et jetaun regard rapide autour de lui. La campagne était déserte ;une corneille perchée sur un saule, devant lui, faisait entendre uncriaillement funèbre. Il appuya son front sur le canon du fusil, etde son pied, il pressa la détente ; le coup partit et il tombaà la renverse, la tête horriblement fracassée. Dans la soirée, deuxpaysans trouvèrent le cadavre et reconnurent François.

La mort du jeune homme fut naturellement attribuée à un de cesterribles accidents qui arrivent trop fréquemment dans les chasses.Cependant Prosper avait rejoint son régiment. Un jour, on vint luidire que son capitaine le demandait. Il se rendit près de lui.

– Le colonel, lui dit l’officier, vient de me faireremettre ces papiers ; une lettre du maire d’Auberive d’abord,qui contient une fâcheuse nouvelle pour vous.

– Ô mon Dieu ! s’écria Prosper, quelle nouvelle ?Qu’est-il arrivé ?

– Cette lettre à votre adresse vous l’apprendra, dit lecapitaine en tendant un papier à Prosper. Voici ce qu’ilcontenait.

« Mon cher Prosper,

» Je t’écris ces deux mots d’une main tremblante, pourt’apprendre le malheur affreux qui nous est arrivé. Ton cousin, monpauvre François, s’est tué par un accident étant à la chasse. Jesuis bien malheureux, mon cher Prosper ; maintenant il ne mereste plus que toi, tu es le dernier espoir de ma vieillesse. Jem’affaiblis tous les jours, et bientôt, je le sens, j’irairejoindre mon pauvre fils. Mais je mourrai content si tu es près demoi pour me fermer les yeux. M. le maire d’Auberive écrit àton colonel et le prie de pourvoir à ton remplacement.

» Aussitôt la présente reçue, reviens vite à Auberive, jet’attends.

» Ton oncle, BERTRAND. »

Deux jours après, Prosper arrivait à Auberive.

Un an s’écoula. Prosper avait vu Clarisse plusieurs fois, maisne s’étaient pas dit une parole rappelant le passé.

Un jour, le fermier Richard vint trouver le père Bertrand.

– Je viens vous faire une proposition, lui dit-il.

– Laquelle ? demanda Bertrand.

– Nous devenons vieux, mon cher Bertrand ; depuis lamort de François, vous êtes souvent malade et ma ferme va de mal enpis. Mais il y aurait un bon remède à tout cela.

– Voyons !

– Ce serait de réunir votre ferme à la mienne et de n’enfaire qu’une seule.

– Et Clarisse ? demanda Bertrand.

– Nous y voilà. Il faudrait que Prosper voulût la prendrepour femme.

– Oui, vous avez raison.

Prosper rentrait en ce moment. Bertrand lui fit part de laproposition du fermier Richard.

– Clarisse, répondit Prosper, a trop aimé mon cousin, samort est encore si récente que je ne saurais consentir à l’épouser,et je suis sûr qu’elle pense comme moi.

– Vous vous trompez, dit Richard, je lui en ai parlé, etelle m’a fait comprendre que ce mariage ne lui déplaisait pas.

– Serait-il vrai ? s’écria Prosper.

– Je ne serais pas venu vous trouver sans cela, réponditRichard.

Prosper laissa les deux fermiers et courut trouver Clarisse.

– Je viens de voir votre père, lui dit-il. Est-il vrai quevous consentiez à vous marier avec moi ?

– Oui, répondit-elle.

– Au moins, dites-moi que vous agissez librement.

– Pouvez-vous en douter, Prosper ? Ne vous ai-je pastoujours aimé ?

Un mois plus tard, les deux fermes étaient réunies sous ladirection de Prosper. Clarisse et lui étaient mariés.

Partie 6
Les Violettes Blanches

Chapitre 1

 

Il se tenait debout, immobile, sur la tête noire d’un rocher auflanc du coteau. Les mains croisées sur la poitrine, tête nue, sescheveux tombant sur son cou, le front haut le regard plongé dansl’immensité insondable, il ressemblait à une statue sur sonpiédestal.

Des paysans passaient près de lui et le regardaient d’un airmoqueur. Il ne les voyait point.

C’était un tout jeune homme, à la moustache naissante ; sonvisage un peu pâle, mais aux traits accentués, énergiques,indiquait au moins vingt-cinq ans, – il n’en avait que vingt-deux.Dans sa physionomie animée il y avait une grande expression denoblesse et de fierté. De son œil profond, un peu rêveur,s’échappait un regard rapide, incisif, brillant, ayant quelquechose d’inspiré. Il suffisait de le voir pour deviner en lui une deces natures exceptionnelles que la pensée ou le tempéramententraîne vers les hautes aspirations.

On était à la fin de juin ; le soleil descendait vers lecouchant et allait toucher bientôt le sommet des hautes montagnes.Tout à coup, ses rayons pâlirent et il disparut derrière un épaisnuage d’un gris sombre. Des masses de vapeurs noires, pourprées etjaunâtres, glissaient rapides dans le ciel en s’épaississant àl’horizon.

L’atmosphère était lourde et la campagne silencieuse. Aucunefeuille ne tremblait dans les arbres ; pas un soufflen’agitait les hautes herbes au-dessus desquelles s’élançaient lescigales et passaient les papillons au vol inquiet et indécis. Àdeux mètres du sol, des milliers d’insectes microscopiques selivraient à une danse désordonnée, fantastique.

Les bergers rassemblaient leurs troupeaux, et faucheurs etfaneuses quittaient leur travail et se hâtaient de rentrer auhameau pour ne pas être surpris par l’orage.

Bientôt, une sorte de frémissement courut dans les arbres, lesfeuillages parurent chuchoter. Au bout d’un instant, le ventsouffla avec plus de force ; en quelques minutes, il devintfurieux.

Les noirs corbeaux regagnaient la forêt voisine, d’un volpesant, en jetant dans l’air des criaillements plaintifs. Lesfauvettes et les verdiers effarouchés se tapissaient au milieu desbuissons.

Des trombes de poussière se soulevaient sur les routes etétaient emportées par le tourbillon, qui les lançait dans l’espaceà une hauteur prodigieuse. Les peupliers, aux grands panachesverts, se ployaient à demi et se tordaient avec de sourdsgémissements. Dans la forêt, le vent mugissait, faisant craquer lesvieux chênes séculaires, et les branches se brisaient avec un bruitsinistre. La plaine, couverte de blés presque mûrs, ressemblait àune mer tourmentée soulevant des flots dorés ; les épis secourbaient jusqu’à terre, puis se redressaient pour s’inclinerencore.

Soudain, l’éclair déchira la nuée et incendia le ciel ; lafoudre éclata en grondements terribles.

La campagne était devenue déserte. Papillons, cigales etmoucherons avaient disparu, balayés par un coup de vent. Seul, lejeune homme restait debout sur la roche. Il contemplait avec unesorte de ravissement l’horreur sublime du tableau que lui offraitla tempête.

À le voir ainsi, le front rayonnant, le regard illuminé, leslèvres frémissantes, enveloppé d’éclairs, calme sous le fracas dutonnerre, on l’eût pris pour un démon railleur ou un dieumythologique s’égayant au spectacle d’une convulsion de lanature.

– Oh ! que c’est beau, que c’est beau !s’écriait-il avec exaltation. Voilà un des chefs-d’œuvre de Dieu,notre grand maître à tous.

De larges gouttes de pluie commençaient à tomber ; leséclairs continuaient à courir dans le ciel en zigzag, et lesexplosions de la foudre se succédaient sans intervalle. Le jeunehomme s’élança du rocher sur la terre et descendit le coteau pourrentrer au village.

Chapitre 2

 

Il marchait lentement, les deux mains derrière le dos et la têtelégèrement inclinée. De temps à autre il souriait ; ilsouriait à ses pensées, il souriait à son ambition, à son rêve.

Lorsqu’il passa devant une des plus petites, mais des plusjolies maisons de Charville, les rideaux blancs d’une fenêtres’écartèrent un peu, et une ravissante jeune fille de dix-sept ans,fraîche comme la rose du matin, montra sa tête gracieuse, et lesuivit des yeux aussi longtemps qu’elle pût le voir. Quand il eutdisparu, un soupir s’échappa de sa poitrine et elle se retiratristement. Deux larmes, semblables à deux gouttes de rosée sesuspendirent aux franges soyeuses de ses paupières.

Absorbé dans sa rêverie, le jeune homme ne l’avait pasremarquée. Aucune de ses pensées n’était pour la jeune fille. Ellele savait, la chère petite, et elle souffrait beaucoup de se voirainsi oubliée et dédaignée par celui qui avait été son ami dèsl’enfance.

Elle s’assit et prit machinalement sa broderie ; mais elley travailla distraitement. Sa figure, tout à l’heure souriante,avait pris une expression presque douloureuse.

– C’est fini, se dit-elle, il ne pense plus à moi ;mademoiselle Marguerite Velleroy m’a pris son amitié.

Le jeune homme rentra chez son père.

– Enfin, te voilà, Philippe, dit le fermier ; qu’as-tudonc fait si longtemps dans les champs ?

– Je regardais le ciel chargé d’électricité, j’admirais leseffets de la tempête, le spectacle grandiose du ciel en feu.Ah ! mon père, comme tout cela est beau !…

– Mon pauvre ami, tu as des idées bien singulières ;Dieu sait où elles te conduiront.

– À la gloire, mon père, répondit le jeune homme, dont leregard étincela.

Le vieux fermier hocha la tête.

– Je ne sais ce que tu entends par là, mon garçon,dit-il ; la gloire qu’on rêve n’est souvent qu’une fumée. Tuas de l’ambition, je ne t’en fais pas un crime ; mais cela mechagrine, parce que je sens qu’elle te perdra, ton ambition. Prendsgarde, mon fils, prends garde ! Mon père a cultivé la terretoute sa vie ; moi, j’ai suivi son exemple et je m’en trouvebien : je suis heureux autant qu’on peut l’être. Philippe,prends aussi exemple sur ton frère aîné ; pourquoi ne fais-tupas comme lui ?

– Mon frère aime te travail des champs, père, et mavocation m’en éloigne.

– Oui et au lieu de travailler avec lui pour soulager tonvieux père, tu t’amuses à faire des arbres, des chevaux, desvaches, des moutons avec un crayon. Il n’est pas jusqu’à notremaire que tu n’aies dessiné avec son gros ventre et son feutre surl’oreille. Sais-tu ce qu’on dit de toi dans le pays ?

– Non, mon père, mais je m’en doute un peu.

– Les mauvaises langues n’y manquent point ; nousn’avons jamais fait de mal à personne, cependant nous avons desennemis, les envieux et les malintentionnés. Eh bien, les unsdisent que tu es un fainéant, que tu te crois trop grand seigneurpour travailler à la terre ; les autres affirment que tudeviens fou. Tous ces bavardages ne me font pas plaisir,Philippe ; c’est à toi de les faire taire en te mettantsérieusement et courageusement au travail.

– Mon père, j’ai déjà essayé bien des fois, je n’ai pasréussi…

– Tu ne peux cependant pas rester à rien faire, mongarçon.

– C’est vrai, mon père.

– Vois-tu, Philippe, cet homme, qui s’est arrêté chez nousl’année dernière, t’a perdu. Cet homme est ton mauvais génie.

– Vous vous trompez, mon père, l’année dernière, j’avaisdéjà les mêmes idées. Corot, le grand peintre de la nature, a vumes essais, il m’a encouragé et m’a engagé à continuer mes études…Ne vous a-t-il pas dit à vous-même, mon père, que j’avais là untrésor, ajouta le jeune homme en se touchant le front.

– Des bêtises, des bêtises ! je ne crois pas à cestrésors-là.

– Pourquoi, mon père ?

– Parce que tes idées me font l’effet des coquelicots etdes bluets dans mes blés, répondit le vieillard en secouant latête ; c’est joli, ça brille et tire l’œil mais ça ne rapporterien.

– Je suis plein de confiance dans l’avenir, mon père ;avec de la volonté et du courage j’arriverai.

Le père se mit à siffler entre ses dents l’air : Va-t’envoir s’ils viennent, Jean.

Philippe continua :

– Depuis longtemps je veux vous faire une demande, monpère ; j’ai hésité beaucoup, mais puisqu’il faut que celasoit, je me décide à vous l’adresser aujourd’hui.

Le fermier regarda son fils avec surprise et anxiété.

– Voyons, parle, lui dit-il.

– Mon père, je désire aller à Paris.

– À Paris ! s’écria le vieillard.

– Oui, mon père. Je vous en prie, laissez-moi partir.

– À Paris, toi, seul ! Es-tu réellement fou,Philippe ?

– Je ne le crois pas.

– Mais, malheureux, que ferais-tu dans cette ville immensequi est tout un monde ?

– Je trouverai des maîtres, je travaillerai.

– Folie ! tu ne connais personne à Paris.

– Vous oubliez le peintre illustre dont nous parlions il ya un instant.

– M. Corot ? Oh ! il y a longtemps qu’il nese souvient plus de toi.

– Vous vous trompez, mon père, répondit le jeune homme ensouriant.

Il tira de sa poche une lettre et la mit dans la main duvieillard.

C’était une réponse du grand paysagiste à une lettre du jeunepaysan.

« Puisque vous ne vous effrayez pas devant les difficultésà vaincre » écrivait Corot, « puisque la peinture, arttrop souvent ingrat, est décidément votre vocation, venez àParis ; vous trouverez en moi un maître et un ami. »

– Et tu crois que je vais te laisser partir ? s’écriale vieillard après avoir lu ; est-ce que je pourrais vivre tesachant perdu dans ce Paris dont on dit tant de mal, ce gouffrebéant toujours prêt à recevoir de nouvelles victimes ? Non,non, tu ne quitteras pas ton vieux bonhomme de père. Tu es au moinssûr qu’il t’aime, celui-là.

– Oh ! oui, mon père, je sais que vous m’aimez ;mais c’est au nom de cette affection que je vous supplie de ne pasme retenir à Charville. Je le sens, ici je ne ferai jamais rien. Ils’agit de mon avenir, de mon bonheur, mon père. Ne me refusez pasce que je vous demande.

Le vieillard appuya sa tête dans ses mains et resta un instantlivré à ses pensées.

– Eh bien ! mon père ? interrogea le jeunehomme.

– Combien faudra-t-il que tu restes de temps à Paris ?demanda le fermier en relevant la tête.

– Cinq ou six ans, mon père.

– Et quand veux-tu me quitter ?

– Aussitôt que vous me permettrez, mon père, répondit lejeune homme.

Son visage était rayonnant.

– Nous en parlerons demain, reprit le fermier. Avec quoivivras-tu à Paris ?

– Les six cents francs de rente qui me viennent de ma mèreme suffiront, je pense.

– Tu penses, reprit le père en souriant. À tes six centsfrancs j’en ajouterai six cents autres, et tu verras si tu en asbeaucoup de reste. Mais c’est tout ce que je pourrai faire pourtoi.

Philippe se jeta au cou de son père et l’embrassa aveceffusion.

Chapitre 3

 

Trois jours se sont écoulés. Philippe Varinot est prêt à partirpour Paris. C’est bien décidé, le lendemain il doit dire adieu àson vieux père. Celui-ci n’a pu résister ; la confiance de sonfils l’a ému et il s’est laissé convaincre. Il lui semble aussi quel’avenir est plein de promesses.

Fort de son courage, le jeune homme ne redoute rien, pas mêmel’inconnu, cette chose terrible qui arrête souvent les plus hardis.Pour le moment, il n’a que ses illusions, elles lui suffisent. Lesillusions sont, comme l’espoir, une partie du bonheur, elles aidentà vivre. Que de gens elles ont soutenus au milieu des luttes de lavie ! Que de gens elles ont sauvés du désespoir !

La pensée de Philippe Varinot s’élançait vers un monde nouveau,il voulait suivre sa pensée. Allait-il courir à la conquête d’unechimère ! Non. Il voyait les obstacles se briser devant lui etses efforts couronnés par le succès. Il avait rêvé de se faire unnom dans les arts ; à force de travail, il voulait se frayerun chemin à travers les épines et les ronces qui défendent l’entréedu temple de la gloire.

Alors, ce nom, cette gloire acquise en combattant, et la fortunequi vient après, il voulait mettre tout cela aux pieds demademoiselle Marguerite Velleroy.

Marguerite était le mobile de son ambition. Entre elle et lui,il y avait inégalité de fortune et d’éducation Marguerite était unedemoiselle élégante, pleine de distinction et d’un grand air ;lui, un pauvre paysan, à peine dégrossi par les leçons du maîtred’école. Il s’agissait de rapprocher les distances qui lesséparaient, La tâche était ardue, mais non impossible. Philippel’avait pensé. Avec sa nature ardente, sa volonté puissante, ilsentait assez de force en lui pour ne pas s’arrêter en chemin.

– Oui, se disait-il, je veux me rendre digne d’elle, ilfaut que je m’élève assez haut pour la mériter.

Marguerite était fille unique. M. Velleroy, un ancien avouéde Paris, retiré des affaires, possédait une belle fortune. Depuisdeux ans, il était devenu le propriétaire du château de Charville,qu’il habitait une partie de l’année.

Philippe Varinot avait souvent rencontré la jolieMarguerite ; la curiosité le fit même admettre auchâteau : on avait voulu voir ses dessins. Il s’empressa desaisir l’occasion qui lui était offerte de causer avec mademoiselleVelleroy. Depuis un an il l’aimait. Et il n’avait point songé,quand il en était temps encore, à se mettre en garde contre cesentiment qui devait lui faire éprouver une grande déception.

Tout le monde au village savait que Philippe Varinot allaittenter de faire fortune à Paris. Les uns blâmaient le père, lesautres se moquaient du fils ; mais il y avait unanimité pourdire que M. Philippe, n’ayant jamais rien fait de bon dans lepays, ne réussirait pas à faire mieux à Paris.

Heureusement, les bonnes gens de Charville ne connaissaient pastoutes les ambitions du jeune homme ; certes, s’ils eussentsoupçonné qu’il avait la pensée de demander un jour en mariagemademoiselle Marguerite Velleroy, la méchanceté aurait eu beau jeu.Les rieurs n’eussent pas eu assez de sarcasmes pour le punir d’uneaussi ridicule prétention.

Mais ce que les habitants de Charville ignoraient, Margueritel’avait deviné. Philippe ne fut pas assez maître de lui pour cacherà la jeune fille le trouble et l’admiration qu’elle faisait naîtreen lui. Son émotion, ses regards, sa voix tremblante lorsqu’il luiadressait la parole, l’avaient trahi.

À la suite de cette découverte, mademoiselle Velleroy rit,tellement la chose lui parut surprenante ; mais elle étaitcoquette, elle aimait un peu trop qu’on rendit hommage à sabeauté ; elle ne se montra point indignée, elle fut mêmeindulgente. Sans le vouloir, sans doute, par son indulgence même,elle encouragea le jeune paysan à poursuivre son rêve.

Dans la journée, Philippe Varinot s’habilla et se rendit auchâteau. Il voulait saluer M. Velleroy avant son départ etvoir une dernière fois mademoiselle Marguerite. Mais ce n’était passeulement une visite de politesse qu’il allait faire. Il avaitrassemblé toutes ses forces pour faire à Marguerite un aveu qui,jusqu’alors, était toujours resté sur ses lèvres. Il désirait, ilespérait obtenir un mot d’espoir, une promesse.

M. Velleroy était sorti, mademoiselle Marguerite faisait untour de promenade dans le parc.

Philippe hésita un instant, se demandant s’il devait attendreleur retour au château. Mais il était trop impatient pour cela. Ildescendit dans le parc, afin d’aller à la rencontre de la jeunefille. Il prit une large allée ombragée de charmes aux branchesentrelacées et taillées en berceau.

L’air était imprégné des parfums des chèvrefeuilles, desacacias, des sureaux et des jasmins, auxquels se mêlaient lesodeurs pénétrantes de la fenaison.

Les grives et les merles couraient à travers les taillis, et lesoiseaux chanteurs, cachés dans les feuillages, envoyaient à Dieu,comme une action de grâce, les trilles harmonieux de leurs plusjoyeuses chansons.

Au bout d’un instant, le jeune paysan aperçut Margueritemarchant dans une allée qui se croisait avec celle dans laquelle ilse trouvait. La jeune fille n’était pas seule. Elle donnait le brasà un grand jeune homme très élégant, que Philippe ne connaissaitpoint Il éprouva une vive contrariété, et par un sentimentirréfléchi de timidité ou de crainte, il s’élança hors de l’alléeet se cacha derrière un bouquet d’arbustes.

Marguerite et son compagnon vinrent s’asseoir sur un banc àquelques pas de lui. Ils paraissaient de fort joyeuse humeur, carils riaient tous les deux.

– Ce que vous venez de me dire, ma chère cousine, dit lejeune homme élégant, est tout à fait une pastorale à la manière deM. de Florian.

– Moins Estelle, cependant, répondit Marguerite.

– Certainement ; nous ne sommes plus au bon vieuxtemps on les princesses épousaient les bergers. Et quel âge a-t-il,ce jeune pastoureau ?

– Vingt-deux ans, je crois.

– L’âge d’un héros d’idylle, avec de grosses jouesbouffies, bien rouges, et d’énormes mains dures, rouges aussi,reprit le jeune homme en riant.

– Vous vous trompez, mon cher cousin, il ne ressemblenullement à votre portrait : il a le visage pâle, il porte sescheveux longs tombant sur le cou, à la mode bretonne, et le travailde la terre n’a jamais durci ses mains ; je puis même ajouterqu’il ne manque pas d’une certaine distinction.

– Mais alors, ce n’est pas un paysan ?

– Ce n’est pas non plus un prince déguisé ; nous nesommes plus au bon vieux temps dont vous parliez tout àl’heure.

– Expliquez-moi cette énigme.

– Mon pastoureau, comme vous l’appelez, se croit un êtreprivilégié ; le métier de son père lui répugne ; il a dugoût pour le dessin, il crayonne même assez bien ce qu’il a sousles yeux, et il s’imagine qu’il est artiste. J’ai appris ce matinqu’il se disposait à partir pour Paris, où il pense devenir unpeintre célèbre.

– Je comprends, c’est un fou !

– C’est ce qu’on dit à Charville.

– Et vous, ma cousine, est-ce votre opinion ?

– Je ne puis pas en avoir une autre.

– Qui dit artiste, dit aussi poète, reprit le jeunehomme ; ne vous a-t-il pas adressé quelque madrigal ?

– Y pensez-vous, mon cousin ? s’écria Marguerite avecun geste de dignité froissée ; croyez-vous que je lui auraispermis de prendre vis-à-vis de moi une liberté aussiinconvenante ? Certes, je l’eusse bien vite renvoyé à sesmoutons.

– C’est égal, l’aventure est fort drôle et mérite d’êtreracontée.

– À vos amis, n’est-ce pas ? pour me rendreridicule.

– Oh ! rassurez-vous, je ne dirai rien.

– Ce serait peu généreux, et je ne vous le pardonneraispas.

– Et comment se nomme-t-il, ce nouveau Némorin ?

– Philippe Varinot.

– Philippe Varinot, répéta le cousin, je voudrais bien voirce garçon-là.

Il avait à peine achevé ces paroles lorsque Philippe, bondissantau milieu de l’allée, se dressa devant lui, blême de colère, leregard plein d’éclairs.

Le jeune paysan avait tout entendu.

Marguerite laissa échapper un cri d’effroi et cacha sa tête dansses mains.

– Vous désirez voir Philippe Varinot, dit celui-ci d’unevoix éclatante ; il est devant vous, regardez-le.

Le cousin, aussi effrayé que la jeune fille, ne trouva pas unmot pour répondre.

– Mademoiselle, reprit Philippe en se tournant versmademoiselle Velleroy, c’est bien involontairement que j’ai surprisvos paroles ; mais je remercie le hasard qui m’a faitconnaître votre pensée. Vous avez raison, mademoiselle, je suis uninsensé, un pauvre fou… Peut-être n’auriez-vous pas dû le dire sihaut ; c’eût été généreux et plus digne de vous. Je ne vousfais pas de reproche ; je dois, au contraire, vous remercierde m’avoir ouvert les yeux. La leçon est un peu dure ; maisj’espère pouvoir en profiter. Permettez-moi pourtant de vous dire,mademoiselle, continua-t-il, en vous renouvelant l’assurance de monprofond respect, que je ne croyais pas vous avoir autorisée, par maconduite, à me couvrir de ridicule. Votre dignité, il me semble,n’est pas assez soucieuse de celle des autres. En quittantCharville demain, j’aurai une illusion de moins, mais ce n’estpoint la perte de mes espérances. Maintenant, mademoiselle, je vousdis adieu, adieu !

Il s’éloigna rapidement et sortit du parc. Une douleur inconnuelui brisait le cœur.

Chapitre 4

 

Tout en marchant, il se disait :

– Mademoiselle Marguerite Velleroy m’a fait sentir biencruellement le peu que je suis. C’est pour elle que je voulaisdevenir quelque chose, et elle me méprise… Comme tout le monde,elle me traite de fou ! Quand nul ne croit à mon avenir, quandj’ai l’âme triste, le cœur brisé, d’où vient donc que je ne me senspoint découragé, que ma volonté reste la même ? Ah !c’est qu’il y a en moi autre chose que les rêves d’un ambitieuxvulgaire. Pour tous les grands artistes, l’art est un culte ;il sera le mien. Ne pensons plus à mademoiselle Velleroy. D’autresespérances me montrent l’avenir et ses horizonsensoleillés !

Comme il passait devant la petite maison dont nous avons déjàparlé, une voix jeune, fraîche et argentine lui cria :

– Bonsoir, Philippe.

Il s’arrêta brusquement.

– Bonsoir, Adeline, dit-il ; bonsoir, monsieurThériot.

La jeune fille et son père étaient assis devant la maison, àl’ombre, sur un banc de pierre. M. Thériot s’étant levé,Philippe s’avança vers lui. On lui fit une place sur le banc et ils’assit à côté d’Adeline.

Le front de la jeune fille se couvrit d’une rougeur subite. Elleétait vivement émue.

– Nous avons entendu dire que vous alliez quitterCharville, interrogea M. Thériot ; est-ce tout à faitdécidé ?

– Oui, monsieur.

La jeune fille retint un soupir ; mais un nuage detristesse se répandit sur son joli visage.

– Quand partez-vous ?

– Demain, monsieur Thériot.

– Sitôt que cela ! s’écria Adeline.

– Ma foi, mon cher Philippe, reprit M. Thériot, vousfaites bien ; beaucoup d’autres voudraient vous imiter, maisils ont peur. Morbleu on doit être hardi, aujourd’hui ; ilfaut cela pour réussir.

– Ainsi, vous ne me blâmez pas, monsieur Thériot ?

– Mon cher, au lieu de vous blâmer, je vous approuve. Moi,voyez-vous, je ne suis pas de ceux qui croient qu’on est forcé defaire le métier de son père. Chacun a ses instincts, je veux diresa vocation ; est-ce que nous aurions sans cela des avocats,des prêtres, des littérateurs, des maréchaux de France et despeintres ? Peintre, c’est ce que vous serez un jour, j’en suiscertain.

– Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez demoi, monsieur Thériot.

– Mon cher Philippe, vous avez quelque chose là, sous lefront ; il y a longtemps que je l’ai dit et répété auximbéciles qui vous raillent et vous dénigrent. Laissez dire etmarchez crânement. Parce qu’on est né dans un village, on n’est pascondamné à ne le quitter jamais. Ceux qui s’en vont ont leuridée ; attendez et vous verrez. Ah çà, est-ce que les villesseules ont le privilège de fournir au pays de grandscitoyens ? Il y a des gens capables et intelligents partout,comme partout il y a des ignorants et des sots. Ils me font rire,vraiment, ceux qui prétendent que si la jeunesse continue à émigrervers les villes, il n’y aura plus assez de bras pour la charrue etla faux. Morbleu ! braves gens, faites que vos fils perdentmoins de temps au cabaret et travaillent davantage ! Quand, àcinq ou six, ils ont acheté tout un village, je les entendsdire : « Nous n’avons plus de manœuvres pour cultiver nosterres. » Pourquoi avez-vous tant acheté ? Le manœuvreveut devenir propriétaire aussi. Du moment qu’il n’a plus cetespoir chez vous, il s’en va ailleurs ! Enfin, mon cherPhilippe, vous avez votre idée et vous partez. Ici, vous n’auriezjamais été un cultivateur, là-bas, vous deviendrez un homme detalent. Pour parvenir, vous le savez aussi bien que moi, il fautpartout deux choses principales : l’honnêteté et letravail.

La jeune fille leva sur Philippe ses grands yeux bleus, danslesquels roulaient deux larmes.

– Quand vous serez à Paris, dit-elle, vous oublierez bienvite vos amis de Charville.

– Oh Adeline, vous ne le pensez pas ! protesta lejeune homme.

– Vous seriez excusable, vous verrez tant de monde.

– Il y a des souvenirs qui ne s’effacent jamais,répondit-il ; par exemple celui des affections de la premièrejeunesse.

– Alors, vous penserez quelquefois à mon père et àmoi ?

– Souvent, ma chère Adeline, toujours, répondit-ilvivement.

Il lui prit la main. Elle baissa les yeux.

– Quant à ça, je connais Philippe, ditM. Thériot ; je sais bien qu’il se souviendra toujours deses amis. Adeline prétendait que vous ne viendriez pas nous direadieu. Vingt fois dans la journée elle m’a répété :« Père, Philippe ne viendra pas. » Moi, je luirépondais : – Ne te tourmente pas, notre ami Philippe nemanquera pas, avant de partir, de venir serrer la main du papaThériot et embrasser sa petite amie Adeline. C’est que nous vousaimons beaucoup, mon cher Philippe, dit M. Thériot avecémotion ; ma fille n’a pas oublié qu’autrefois, quand elleétait toute petite et allait à l’école, vous la mettiez sur votredos, les jours de mauvais temps, pour qu’elle ne mouille pas sespetits pieds dans la boue et les ruisseaux. En ce temps-là, j’étaissouvent en voyage, et ma chère mignonne avait perdu sa pauvre mère.En me rappelant cela tantôt, elle n’a pu retenir ses larmes… Lesouvenir de sa mère !

– Je venais aussi de perdre la mienne, monsieurThériot ; j’avais déjà onze ans, et ma douleur me faisaitmieux comprendre celle des autres.

– Nous ne nous reverrons probablement pas demain, repritM. Thériot en prenant la main du jeune homme. Allons, mon cherPhilippe, au revoir et bonne chance.

– Me permettez-vous d’embrasser Adeline, monsieurThériot ?

– Certainement, sur les deux joues.

Adeline, un peu confuse, mais heureuse, tendit ses deux joues aujeune homme.

Ensuite, elle entra dans la maison et revint bientôt, tenant àla main un petit bouquet de violettes blanches.

– Philippe, dit-elle, voulez-vous accepter ces fleurs quej’ai cueillies tout à l’heure dans notre jardin ?

– De tout mon cœur, Adeline.

– Vous, les emporterez à Paris, ce sera un souvenir denous. Malheureusement, elles seront vite flétries.

– N’importe, je les conserverai toujours.

M. Thériot tendit de nouveau sa main au jeune homme, et ilsse séparèrent.

Le lendemain, au petit jour, Philippe Varinot s’éloignait deCharville pour aller attendre, à deux lieues de là, le passage dela diligence de Paris.

Chapitre 5

 

Corot, l’illustre paysagiste, l’auteur de tant de chefs-d’œuvre,qui se distinguent par une grâce inimitable, un sentiment exquis etle charme d’une illusion ravissante, Corot, dont la perte récenteest et restera un grand deuil pour les arts, accueillit avecbeaucoup de bienveillance et de sympathie Philippe Varinot, sonnouvel élève.

Celui-ci loua une petite chambre meublée, tout près de l’atelierdu maître, et se mit immédiatement et courageusement autravail.

Ses progrès furent si rapides que Corot s’en étonna lui-même. Ilsaisissait avec une intelligence surprenante les plus grandesdifficultés de l’art.

Au bout de quelques mois, il connaissait toutes les lois de laperspective et savait rendre déjà les plus merveilleux effets de lalumière et des ombres. Il avait aussi la conception extrêmementfacile. Sans modèle, en s’inspirant de ses souvenirs, il créait despaysages fantaisistes d’une vérité admirable.

– On dirait que ce garçon-là a tout vu, tout étudié etqu’il a sous les yeux la nature tout entière, disait quelquefois lemaître à ses amis. C’eût été vraiment dommage de le laisser dansson village. C’est un laboureur de moins ; mais il sera unjour un grand artiste de plus.

Philippe Varinot était l’élève favori de Corot. Il devint soncompagnon et son ami.

Tous les trois mois son père lui envoyait régulièrement letrimestre de sa pension. En vivant avec économie et en s’imposantdes privations de plaisir, dans son travail, ses douze cents francslui suffirent la première année. Mais il ne pouvait pas restertoujours entre quatre murs, un crayon ou des pinceaux à la main.Sollicité par Corot lui-même, il vit un peu le monde, il eutquelques camarades, qu’il choisit, d’ailleurs, avec soin, et fitsouvent dans les environs de Paris, si riches en sites agréables etpittoresques, de longues et fructueuses excursions.

Alors, son modeste budget ne fut plus suffisant. Il ne pouvaitdemander à son père de s’imposer de plus lourds sacrifices ;il dut se créer de nouvelles ressources par son travail. Il fit ceque font la plupart des jeunes artistes pauvres et inconnus ;il vendit ses premiers tableaux à bas prix à un de ces marchandsbrocanteurs qui, s’ils exploitent le talent de l’artiste, sont pourlui bien souvent aussi comme une seconde providence.

La vie de l’artiste a ses épreuves et ses cruellesdéceptions ; Philippe Varinot ne l’ignorait pas, et il setenait prêt à tout supporter ; sa volonté et son courage nefaiblissaient point. Sa confiance et ses travaux assidus méritaientune récompense. Il l’obtint. Sur trois tableaux qu’il avaitprésentés, deux furent admis à l’exposition annuelle des beauxarts. Il n’avait pas encore deux années d’études ; mais parmiles maîtres du genre, le sien était le premier. Sa joie futimmense. Toutefois, il ne se laissa point éblouir par ce premiertriomphe.

– C’est le premier pas, lui dit Corot ; n’oubliezpoint que succès oblige.

Il recevait souvent des lettres de son père auxquelles ils’empressait de répondre. Le fermier lui disait : « Viensdonc nous voir. » À cela il répondait toujours :« Plus tard, quand je serai arrivé à quelque chose. »C’était son idée, son seul orgueil ; il ne voulait reparaîtreà Charville que le jour où il aurait conquis ce qu’il était venuchercher à Paris : un nom dans les arts.

Pourtant, sa pensée s’envolait souvent vers Charville. De laferme, où il revoyait son vieux père et son frère, elle courait auchâteau de M. Velleroy. Philippe n’avait pas oubliéMarguerite.

Deux années s’écoulèrent encore.

Philippe Varinot avait eu trois tableaux à la dernièreexposition, lesquels lui avaient fait décerner, à l’unanimité dujury, une médaille de première classe.

Maintenant, il travaillait avec ardeur pour la prochaineexposition, où il espérait encore faire admettre troistableaux.

Ses toiles précédemment admises, au salon avaient été vendues àun prix convenable ; mais les besoins du jeune artisten’étaient plus les mêmes ; il n’avait pu conserver ses goûtsmodestes. Malgré lui, et forcément, il avait subi les entraînementsdu monde. La vie parisienne a de nombreuses exigences ; il s’yétait soumis.

Il avait loué et fait meubler un appartement rueFontaine-Saint-Georges. La pièce principale et la mieux éclairéeétait devenue son atelier. Tout l’argent qu’il avait gagné s’étaitconverti en un beau mobilier et avait été employé à d’autresdépenses. Philippe Varinot était toujours pauvre. Mais l’expositionapprochait et il comptait sur de nouvelles œuvres, – il en avait ledroit maintenant, – pour rétablir ses finances.

Malheureusement, deux mois avant l’exposition il tombadangereusement malade. Et ses tableaux n’étaient pas achevés.

Au bout de quelques jours, ce qui lui restait d’argent se trouvaépuisé. À qui s’adresser ? Corot était absent de Paris, sonpère lui avait avancé deux trimestres de sa petite pension.

Ses besoins étaient pressants, la situation douloureuse. Lepauvre malade prit une résolution énergique, désespérée.

– Il y a trois tableaux dans mon atelier, dit-il à sa femmede ménage, prenez le plus grand, qui est presque terminé, etportez-le chez M. X…, marchand de tableaux, rueLaffitte ; vous accepterez la somme qu’il vous en donnera.Vous lui direz que s’il ne l’a pas déjà vendu lorsque je serairétabli, je le terminerai.

La femme de ménage alla prendre le tableau. Philippe poussa unprofond soupir en voyant partir cette toile qui contenait tantd’espérances.

Quand la femme de ménage entra chez le marchand de tableaux,celui-ci causait avec deux femmes, dont l’une, toute jeune, pouvaitêtre la fille ou la nièce de l’autre.

– Oh ! Oh ! fit le marchand en regardant letableau avec une surprise mêlée d’admiration. Cette toile n’est passignée, continua-t-il ; mais je n’ai pas de peine à deviner lenom de l’auteur.

Et il jeta un regard sur les deux femmes.

– Voilà certainement une belle œuvre, reprit-il ;malheureusement, elle n’est pas achevée.

– C’est vrai, monsieur ; mais M. Varinot m’achargée de vous dire qu’il s’engageait à terminer le tableauaussitôt qu’il serait rétabli, car depuis quinze jours, il est trèsmal.

Au nom de Varinot, la plus jeune des deux femmestressaillit.

– Quoi ! s’écria le marchand, M. Philippe Varinotest malade ?

– Oui, monsieur. En ce moment, il a besoin d’argent… c’estpour cela…

– Ce tableau était sans doute destiné àl’exposition ?

– Oui, monsieur.

– Et il est forcé de le vendre. Combien enveut-il ?

– J’ai l’ordre d’accepter ce que vous me donnerez. Lemarchand parut réfléchir.

La jeune fille, qui jusque-là était restée immobile, écoutant laconversation avec un vif intérêt, s’approcha du marchand et lui dità voix basse :

– Donnez mille francs à cette dame pour le tableau ;si vous le voulez bien, monsieur, c’est moi qui l’achète.

Le marchand sourit. Il prit un billet de mille francs dans letiroir de son bureau et le remit à la femme de ménage, qui seretira immédiatement.

– Vous veniez me demander des renseignements surM. Philippe Varinot, dit le marchand aux deux femmes ; lehasard vous a admirablement servies.

– Nous désirions savoir seulement s’il était à Paris,répondit vivement la jeune fille. Nous nous sommes adressées à vouspour avoir de ses nouvelles parce qu’on nous a appris que vous levoyiez quelquefois et que vous aviez souvent vendu de sestableaux.

– Depuis plus de six mois je n’avais pas eu l’occasion dele rencontrer et j’ignorais qu’il fût malade.

– Voulez-vous avoir l’obligeance de nous donner sonadresse ?

– Il demeure actuellement rue Fontaine-Saint-Georges,n° 22.

– Il nous reste maintenant, monsieur, à parler de notreacquisition.

– C’est juste, car si ce n’eût été pour vous être agréable,je n’aurais pas gardé le tableau.

– Oh monsieur, vous ne seriez pas venu en aide àM. Varinot ?

– Je ne dis pas cela. Je lui aurais prêté la somme dont ilpouvait avoir besoin en lui renvoyant son tableau.

– Parce qu’il est inachevé ?

– Non ; mais parce que c’est une œuvre remarquable surlaquelle il comptait. Ce tableau était destiné, peut-être, àétablir d’une façon décisive la réputation de ce jeune et vaillantartiste. Mais il est à vous, mademoiselle, et je vous assure quevous ne l’avez pas acheté trop cher.

– Je ne sais pas encore le prix, dit la jeune fille d’unevoix émue.

– C’est vous-même qui l’avez fixé.

– Soit ; mais il y a votre commission.

– J’ai voulu vous faire plaisir, mademoiselle, ce n’estpoint une affaire que j’ai faite. Où faudra-t-il vous envoyer letableau ?

– Voici mon nom et mon adresse, répondit la dame âgée enremettant une carte au marchand : Madame Bertrand, 10, rue deTurenne.

Chapitre 6

 

Après être resté un mois étendu sur son lit, Philippe Varinotavait pu se lever. Il reprenait peu à peu ses forces. Enfin, aumilieu de la sixième semaine, le médecin déclara qu’il pouvait sansdanger se remettre au travail, à condition, toutefois, de ne pastrop se fatiguer.

– Monsieur Philippe, j’espère que vous êtes content, luidit sa femme de ménage après le départ du docteur ; vous allezpouvoir reprendre, dès aujourd’hui, votre palette et vos cherspinceaux.

Le jeune artiste jeta sur la porte de son atelier un regardplein de tristesse.

– À quoi bon ? fit-il.

– Seriez-vous découragé ?

– Absolument.

– Mais vous avez encore quinze jours devant vous, monsieurPhilippe ; avec votre habileté…

– Non, je ne donnerai rien au salon cette année.

– Et vos tableaux presque terminés ?

– Ils resteront où ils sont, répondit-il.

Et un sourire amer crispa ses lèvres.

– Ceux-là ne sont rien, se disait-il ; seul, celui quej’ai été forcé de vendre était tout.

Il poussa un soupir de regret, et son front s’assombritencore.

– La personne qui venait tous les jours prendre de mesnouvelles chez la concierge n’est pas revenue ? demanda-t-ilau bout d’un instant.

– Depuis que vous êtes hors de danger elle n’a plusreparu.

– C’est étrange, murmura-t-il. Il se leva et se mit àmarcher dans sa chambre, en se tenant à distance de la porte del’atelier, comme s’il eût craint d’avoir la tentation del’ouvrir.

La femme de ménage, qui l’observait d’un œil impatient, lui dittout à coup :

– Monsieur Philippe, entrez donc dans votre atelier, vousverrez si j’en ai eu soin pendant votre maladie. Tout y est propre,bien rangé ; si vous êtes content, un petit compliment devotre part me ferait bien plaisir.

– S’il ne faut que cela pour votre bonheur, je le veuxbien.

– Eh bien, monsieur Philippe, entrez, dit-elle en ouvrantla porte.

Le jeune homme s’avança sur le seuil. Aussitôt il jeta un cri desurprise et de joie. Devant lui, sur son chevalet, il voyait latoile qu’il avait cru pour toujours sortie de ses mains.

Il se tourna vivement vers la femme de ménage. Ellesouriait.

– Comment se fait-il ?… balbutia-t-il.

– C’est simple, tout à fait simple, monsieur Philippe.J’avais vendu le tableau par votre ordre et, il y a cinq jours, ila été rapporté chez la concierge. Je l’ai pris et remis là, à saplace, pendant votre sommeil.

– Est-ce M. X… qui me l’a renvoyé ?

– Quant à ça, monsieur Philippe, je l’ignore. La personnequi l’a rapporté est la même qui venait tous les jours savoir devos nouvelles.

– Une vieille dame, m’avez-vous dit ?

– Oui, et qui venait toujours en voiture.

L’artiste entra dans l’atelier, s’assit sur un escabeau et restaun quart d’heure absorbé dans ses pensées. Il cherchait à devinerle mystère.

Soudain, il se leva, le front rayonnant, une flamme dans leregard. Il prit sa palette sur laquelle il fit tomber des couleurs,saisit ses pinceaux et se plaça devant le chevalet.

Derrière lui, la porte de l’atelier se referma doucement.

Philippe Varinot travaillait.

Le lendemain, se sentant assez fort pour sortir, il alla faireune visite au marchand de tableaux de la rue Laffitte. Il l’accablade questions au sujet du tableau mystérieusement renvoyé chezlui.

– Je suis de votre avis, répondit M. X…, c’est trèssingulier ; mais je ne comprends pas plus que vous. Le jourmême où je vous ai acheté le tableau, j’ai trouvé un amateur et jem’en suis dessaisi avec un petit bénéfice.

– Vous savez le nom de cet amateur ?

– Ma foi non ; il a payé, emporté la toile, et je n’enai plus entendu parler.

– Monsieur X… vous ne me dites pas la vérité. Pourquoi nepoint m’avouer tout de suite qu’on vous a fait promettre de restermuet à mes questions.

– Admettons que cela soit, monsieur Varinot, vous ne serezpas plus avancé dans vos recherches.

– Peut-être. Permettez-moi encore une question :l’amateur qui vous a acheté mon tableau est-il un homme ou unefemme ?

– Une femme, répondit le marchand en souriant.

– Jeune ?

– Je ne me souviens plus ; d’ailleurs elles étaientdeux.

Le jeune homme sortit de la boutique. Après avoir fait unevingtaine de pas, il s’arrêta tout à coup au milieu du trottoir etse frappa le front. Un rayon de lumière venait de traverser sapensée.

– Marguerite ! s’écria-t-il ; c’estMarguerite !

Il rentra chez lui en proie à une vive agitation. Mais il secalma subitement en se retrouvant en présence de ses trois tableauxinachevés.

– Allons, se dit-il, il me reste quatorze jours, c’est letemps suffisant ; tant que j’aurai un coup de pinceau àdonner, je ne mettrai pas les pieds dans la rue. Le succès meparaît certain, je ne veux pas qu’il m’échappe.

Les tableaux furent terminés deux jours avant le dernier délaiaccordé aux artistes pour là présentation de leurs ouvrages, etadmis tous les trois à l’exposition des Beaux-Arts.

Le succès de Philippe Varinot fut complet. Les journaux firentde lui les plus grands éloges. Les critiques les plus difficiles lelouèrent sans réserve.

Il fut déclaré que son principal tableau, « la Roséed’avril », était un chef-d’œuvre. Le public s’empressa deratifier le jugement porté par l’unanimité de la presse ; ilacclama Philippe Varinot comme un triomphateur.

Plusieurs personnes se présentèrent pour acheter les tableauxexposés. Un Anglais offrit d’abord dix mille francs de laRosée. Le jeune artiste répondit que ce tableau n’était pas àvendre. Le lendemain, un boyard russe mettait quatre mille roublesd’or (plus de vingt mille francs) devant Philippe pour posséder letableau.

– Cette toile ne m’appartient pas, répondit le jeunehomme ; je l’avais vendue avant qu’elle fût admise ausalon.

Afin d’éviter de nouvelles sollicitations de la part desamateurs, Philippe fit attacher au cadre du tableau un morceau decarton sur lequel était écrit en grosses lettres le mot :VENDU.

Un matin, on lut dans le Moniteur universel le nom de PhilippeVarinot, qu’un décret venait de nommer chevalier de la Légiond’honneur.

Chapitre 7

 

Le jour même où Corot donna l’accolade à son cher élève, en luiattachant lui-même le ruban rouge à la boutonnière, le nouveaudécoré reçut un billet ainsi conçu :

« Monsieur Velleroy prie monsieur Philippe Varinot de luifaire l’honneur de venir dîner chez lui, 4, rue Trévise, mardiprochain, à six heures. »

Cette invitation lui causa une certaine émotion, Mais ne lesurprit point. Depuis un mois il l’attendait. Le mardi, à l’heureindiquée, il fit son entrée dans le salon de M. Velleroy, dontmademoiselle Marguerite faisait les honneurs avec une grâcecharmante.

L’ancien avoué accourut vers lui et le serra dans ses bras avecde grandes, démonstrations de joie. Ensuite il le prit par la mainet, l’amenant au milieu du salon :

– Mesdames et messieurs ; dit-il en s’adressant à lasociété, j’ai l’honneur de vous présenter M. Philippe Varinot,dont tout Paris s’occupe en ce moment et que je vous ai annoncécomme devant être ce soir un de mes convives. M. Varinot estnotre compatriote ; il est né à Charville, où se trouve monchâteau.

Le jeune homme s’inclina en rougissant et balbutia quelquesparoles, pendant qu’un murmure flatteur s’élevait autour de lui.Certes, le jeune artiste était habitué à recevoir partout unbienveillant accueil ; mais, en ce moment, il était en quelquesorte l’objet d’une ovation ; il en fut interdit ettroublé.

– C’est trop d’empressement, pensa-t-il ; une si viveamitié ne peut pas être sincère.

Cette idée l’attrista profondément et diminua le plaisir qu’iléprouvait à revoir mademoiselle Velleroy dont il surprit plusieursfois, arrêté sur lui, le regard plutôt curieux que sympathique.

Après le dîner, lorsqu’on revint au salon, Philippe Varinot putenfin saisir l’occasion de s’asseoir à côté de mademoiselleVelleroy. La jeune fille parut embarrassée et ils restèrent uninstant silencieux. Autour d’eux, tout le monde causait.

– Monsieur Varinot, dit enfin Marguerite, il y a bientôtquatre ans que nous n’avons pas eu le plaisir de vous voir.

– C’est, vrai, mademoiselle.

– Ce temps a été bien employé par vous ; vous avezbeaucoup travaillé et je comprends qu’il ne vous ait pas étépossible de faire un voyage à Charville. Paris est le théâtre devos succès, le village n’a sans doute plus aucun attrait pourvous.

– J’aime toujours Charville, mademoiselle ; j’y suisné et je n’oublie pas que je suis le fils du père Varinot.

– Est-ce que vous irez cette année ?

– Oui, mademoiselle ; j’irai embrasser mon vieux pèreet mon frère, et serrer la main de mes amis d’enfance.

– Alors, nous nous reverrons à Charville ; mon pèrepense pouvoir quitter Paris dans quelques jours. Il a été trèssensible à l’honneur que vous lui avez fait en acceptant soninvitation.

– L’honneur est pour moi, mademoiselle. D’ailleurs,j’aurais été bien ingrat si j’eusse oublié l’amitié qu’il m’atémoignée à Charville.

– Vous avez une bonne mémoire, monsieur Varinot, dit lajeune fille.

– Celle du cœur, mademoiselle.

– Vous devez bien m’en vouloir, reprit-elle d’une voixémue, de certaines paroles tombées de mes lèvres et que vous avezentendues ?

– Oh ! cela, je l’ai oublié, répondit-il en souriant.Je ne veux plus me souvenir que de l’intérêt que vous m’aveztémoigné, du bien que vous m’avez fait.

Elle le regarda avec surprise.

– Le bien que je vous ai fait ? reprit-elle enpâlissant légèrement.

– Oui, et laissez-moi vous remercier et vous exprimer mavive reconnaissance.

Cette fois, ce fut du rouge qui monta aux joues de mademoiselleVelleroy. Elle se demanda si, en lui parlant ainsi, le jeune hommen’avait pas une intention railleuse. Elle était fort troublée.

– Grâce à vous, continua-t-il, ma maladie ne s’est pasprolongée, j’ai recouvré mes forces et j’ai pu terminer mestableaux avant l’époque fixée.

– Vous avez donc été malade ? s’écria Marguerite sansréflexion.

Le jeune homme tressaillit.

– Comment, se dit-il, elle ne sait pas que j’ai étémalade ? Alors ce n’est pas elle. Mais qui est-ce donc ?Son visage s’assombrit.

– Oui, répondit-il ; au commencement de cette année,j’ai fait une longue maladie ; il paraît même que mes joursont été en danger.

Et il changea de conversation.

Un instant après, une vieille dame ayant appelé Marguerite, lajeune fille se leva pour aller s’asseoir près d’elle. Philippeprofita de l’incident pour se disposer à partir.

– Quoi ! vous nous quittez déjà ? lui ditM. Velleroy en venant à lui.

– Avec beaucoup de regret, monsieur, mais je suis obligé derentrer de bonne heure.

– Vous n’oublierez pas, je l’espère, que nous sommes amiset que je serai toujours heureux de vous recevoir.

– Je pense avoir l’honneur de vous voir à Charville cetété, répondit le jeune homme.

– Venez donc, cher ami, au château vous serez chezvous.

Philippe mit sa main dans celle que lui tendaitM. Velleroy, puis il sortit.

– Ainsi, je me suis trompé, se disait-il en gagnant leboulevard Poissonnière, ce n’est pas Marguerite. Où chercher,maintenant ? Comment trouver ces deux femmes qui ont achetémon tableau et à qui je devrai peut-être ma fortune ?

Plus que jamais, les deux mystérieuses inconnues occupaient sapensée tout entière. Il oubliait mademoiselle Velleroy.

Au coin du faubourg Montmartre, une petite fille de dix à douzeans se plaça tout à coup devant lui. Elle était jolie, mais pâle,maigre et pauvrement vêtue ; on lisait la souffrance dans sonregard timide et ses traits fatigués. Elle avait à son bras unpetit panier d’osier aux bords évasés. C’était une de ces pauvrespetites marchandes de fleurs qu’on rencontre à chaque pas dans lespromenades publiques dès qu’arrive le mois de mai.

– Monsieur, dit-elle d’une voix douce et craintive,achetez-moi un bouquet de violettes ou un joli bouton de rose.

Philippe l’éloigna doucement et continua son chemin. L’enfantrevint se placer près de lui.

– Monsieur, dit-elle d’une voix attristée, je vous en prie,prenez-moi une jolie rose, cela vous portera bonheur.

Cette fois, le jeune homme s’arrêta et regarda la petitemarchande qui était toute tremblante. Il se sentit ému.

– Voyons, fit-il avec bonté, montre-moi tes joliesfleurs.

L’enfant lui présenta son panier en disant :

– Choisissez.

– Non, dit-il, choisis pour moi, et donne-moi le bouquetque tu préfères.

– Alors, voilà celui que j’aime le mieux, monsieur, ce sontdes violettes blanches.

Philippe éprouva un saisissement extraordinaire. Il retrouvaaussitôt un souvenir perdu. Dans sa pensée, il se revit àCharville, devant la petite maison de M. Thériot, au moment oùAdeline lui offrait un bouquet de violettes semblable à celui quelui présentait la petite marchande. Qu’était-il devenu, le bouquetd’Adeline, qu’il avait promis de conserver toujours ?

Il tira un louis de sa poche, le mit dans la main de l’enfant ets’éloigna rapidement emportant le bouquet de violettes.

Il rentra chez lui très agité.

Il trouva sur la table de sa chambre à coucher une demi-douzainede cartes de visite et deux lettres arrivées dans la soirée. L’unedes lettres dont il reconnut facilement l’écriture, était de sonpère. Il l’ouvrit avec empressement. Voici ce que lui écrivait lefermier :

« MON CHER FILS,

» Je commence aujourd’hui ma lettre, mais je n’ai plus debons yeux ; j’écris bien lentement, et ce n’est guère que dansquatre ou cinq jours que tu pourras la recevoir. Nous avons appriston succès par M. le curé et madame de Civry, qui lisent lesgazettes. Presque tous les jours ils venaient à la ferme pour nousraconter toutes les belles choses que les gazettes disaient de toi.Juge combien nous étions heureux.

» Le jour que ta lettre est arrivée, M. le curé lisaitaussi dans son journal que tu venais de recevoir la croix. Il estaccouru tout de suite pour nous faire voir l’article imprimé. Jelui ai montré ta lettre et en lisant il s’est mis à pleurer, sibien que ton frère et moi nous avons fait comme lui.

» Mon cher fils, depuis ce jour-là nous sommes dans leravissement, je suis comme un fou ; il me semble que je suisrajeuni de vingt ans. Ah ! il faut que le bon Dieu m’aimebien, puisqu’il me donne une si grande joie dans ma vieillesse.

» Nous avons eu beaucoup de visites ; il est bien venudeux cents personnes à la ferme pour nous parler de toi.Aujourd’hui encore, j’ai été dérangé trois fois en t’écrivant. ÀCharville et aux alentours on ne s’entretient que de toi. Les gensd’ici ne disent plus que tu es un fainéant, un fou. Il y apeut-être bien encore des jaloux, mais ils n’osent pas le fairevoir. Par exemple, ceux de notre famille sont heureux comme tonfrère et ton père. Jacques voulait faire le voyage de Paris exprèspour t’embrasser. Mais je ne suis plus propre à grand chose, tonfrère est seul aujourd’hui pour tout diriger, pour toutfaire ; il a compris qu’il ne lui était pas possible des’éloigner de la ferme en ce moment, surtout, où il faut achever lesombre avant la fenaison.

» Du reste, tu nous promets de venir bientôt à Charville.Je t’assure que cette partie de ta lettre n’a pas été la moinsagréable pour nous. Viens vite, mon cher fils, mon Philippe ;j’ai hâte de te serrer dans mes bras. Serait-elle heureuse, tapauvre mère, si elle vivait encore ? J’aspire à ce jour oùnous serons réunis. Tu n’es pas l’enfant prodigue, toi ;n’importe, nous tuerons le veau gras à ton retour. Il est àl’étable. Bien qu’il ait plus de six semaines, Jacques n’a pasvoulu le sevrer pour qu’il soit meilleur. Il y a aussi dans labasse-cour une douzaine de poulets qui t’attendent pour êtremangés. Le retour de mon enfant doit être une fête pour toute lafamille. Ce jour-là, je veux que nos parents et nos amis mettent àsec la cave du vieux Varinot.

» Maintenant, je vais te gronder… Comment, Philippe, tu asété malade, dangereusement malade, puisque tu as failli mourir, ettu ne nous l’as pas fait savoir ! Cela n’est pas bien ;tu devais nous appeler. Tout vieux et infirme que je suis, j’auraistrouvé assez de force pour courir près de toi. Tu ne nous dis pointcela dans tes dernières lettres, et, si nous le savons, c’est parle grand Claude, qui l’a appris hier à Grignan. M. Percier, lenotaire, le lui a dit en causant. Le notaire a dû être renseignépar sa sœur, qui habite Paris, ou par la petite Adeline Thériot,qui est revenue à Grignan depuis une huitaine, après avoir étépasser quelques mois dans la capitale, chez la sœur deM. Percier.

» Je crois avoir oublié de te marquer que le père Thériotest mort en novembre dernier. C’est le notaire de Grignan quiplaçait son argent et faisait toutes ses affaires. M. Percierest aussi le parrain d’Adeline ; il l’a prise chez lui afin delui servir de père jusqu’au jour où elle trouvera un mari, ce quine sera pas difficile, car elle est sage, bien élevée, instruite,jolie et riche.

» Il me reste juste la place pour te dire que je t’embrassede tout mon cœur et que nous t’attendons avec impatience.

» Ton vieux père,

» MICHEL VARINOT. »

La fin de cette lettre était une révélation pour Philippe, Sonpère venait de lui dévoiler le mystère qui l’avait si longuementpréoccupé.

Il se leva brusquement, essuya ses yeux pleins de larmes etentra dans son atelier. Pendant vingt minutes il fouilla partout,vidant successivement plusieurs cartons remplis de dessins,d’esquisses et de croquis. Enfin, entre deux paysages crayonnés àCharville, il trouva ce qu’il cherchait, le bouquet de violettesblanches donné par Adeline. Les tiges sèches étaient encore réuniespar un fil. Le jeune homme prit délicatement le bouquet fané, leposa sur une feuille de papier blanc et revint dans sa chambre. Ils’assit près de la table, appuya dans ses mains son front brûlantet resta immobile, livré à ses pensées. Enfin, ne pouvant pluscontenir son émotion :

– Oh ! oh ! oh ! fit-il.

Et il éclata en sanglots.

Chapitre 8

 

Trois jours plus tard, dans l’après-midi, un cabriolet de louagetraversa au grand trot le village de Charville et alla s’arrêterdevant la ferme du père Varinot. Le vieillard fumait sa pipe, assissur un chêne équarri, prêt à être livré aux scieurs de long.

Un jeune homme s’élança lestement hors de la voiture. Le vieuxfermier poussa un cri. Sa pipe s’échappa de ses lèvres, tomba surle pavé et se brisa. Il n’eut que le temps de se lever et d’ouvrirles bras pour recevoir son fils.

– Je t’ai reconnu, je t’ai reconnu tout de suite, Mon cherenfant, dit-il en pleurant de joie.

Et tremblant d’émotion, ivre de bonheur, il embrassait son cherPhilippe et le pressait fortement dans ses bras.

– Jacques, Jacques, arrive donc, cria-t-il, c’est Philippe,c’est ton frère.

Jacques n’était pas loin ; il entendit la voix de son pèreet accourut aussitôt.

Les deux frères tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

– Comme c’est bon de voir ses deux fils quis’embrassent ! murmura le fermier.

On entra dans la maison.

Sur un signe de Jacques, deux servantes disparurent, après avoirfait une révérence au second fils de leur maître.

Philippe éprouvait une joie indicible en se retrouvant sous letoit paternel, au milieu de ses souvenirs de jeunesse.

Chaque objet qu’il revoyait, occupant la même place, augmentaitson ravissement. Sa main tremblante se posait sur les vieuxmeubles ; il les saluait du regard et leur souriait comme àdes amis qu’on est heureux de revoir.

La vieille horloge sonna ; il en reconnut le timbre commele soir, à l’heure de l’Angelus, il devait reconnaître leson des cloches de la vieille église.

Ses yeux, mouillés de larmes, s’arrêtèrent sur un Christd’ivoire. C’est là, devant cette image, lorsqu’il était enfant,qu’il avait appris à prier, à genoux à côté de sa pieuse mère.

Il voulut voir toute la maison. Conduit par son frère, quisemblait partager son plaisir, il la visita de la cave augrenier.

Il entra dans sa petite chambre. Il la retrouva telle qu’ill’avait laissée, toujours propre, toujours gaie ; quelques-unsde ses premiers dessins étaient restés collés au mur. Le vieuxchèvrefeuille formait toujours autour de la fenêtre un encadrementde verdure et de fleurs en corymbe.

– Maintenant, dit Jacques, si tu le veux, je te montrerailes écuries.

Brave Jacques ! les écuries, c’était sa gloire àlui !

– Voyons les écuries, mon frère, répondit gaiementPhilippe.

Dans la première, le jeune peintre ne put retenir un crid’admiration à la vue de douze superbes vaches.

– Ainsi, tu es content, fit Jacques, avec une certainefierté, tu vois que j’ai travaillé et que je n’ai pas laissé tomberen ruine ton héritage.

– Le tien, mon cher Jacques.

– Le nôtre, si tu veux. Chaque fois que je les regardaisdans le pré, ces belles et bonnes bêtes, je me disais : cesont des modèles pour mon frère Philippe. À elles douze, ellesdonnent chaque jour un tonneau de lait. Pour qu’elles soient biensoignées, j’ai pris une deuxième servante ; moi, je m’occupede mes chevaux. Regarde, voilà les deux vieilles mères.

– Je les reconnais, dit Philippe : Rosette etNoirotte.

– Tu as bonne mémoire, reprit Jacques. Quand tu es parti,elles étaient quatre ; j’en ai vendu deux, ce qui n’empêchepas qu’elles sont douze aujourd’hui, sans compter quatre bellesgénisses, qui viendront prendre la place de quatre de celles-ci,quand nous les aurons vendues à la veille de l’hiver. C’est envendant un peu chaque année, que le père a pu acheter depuis quatreans cinq hectares de bonne prairie. Cela nous donne du fourragepour nous permettre de nourrir maintenant quarante bêtes. Le fumierne manquera plus chez nous. Les terres, mieux amendées, produirontdavantage en ne demandant pas plus de travail. Autrefois, nousavions cinquante moutons ; il y a deux ans, j’ai dû prendre unberger. Tu verras le troupeau ce soir, quand il reviendra deschamps : plus de deux cents têtes, de magnifiques brebismérinos. Le père a fait un marché avec un filateur du département,qui vient enlever les laines le lendemain de la tonte. Outre leproduit des laines et de la vente des moutons gras, le troupeaunous sert encore à engraisser nos prés et nos terres, car je lefais parquer souvent. Enfin, grâce à ces améliorations, d’ici àquelques années, la ferme aura triplé de valeur. Seulement, il nefaut pas de mortalité. Mais depuis trois ans que j’ai fait lepavage des écuries, nous n’avons pas eu une perte sérieuse. Commetu le vois, j’ai fait agrandir les ouvertures ; il faut del’air aux animaux ; de l’air et une litière abondante ettoujours fraîche, voilà leur santé.

Philippe écoutait ces explications avec le plus vif intérêt.

– Vois-tu, continua Jacques, c’est pour toi que j’aitravaillé ; ma pensée ne te quittait pas, et chaque fois queje réussissais à quelque chose, je me disais : c’est mon frèrequi me porte bonheur.

– Oh ! Jacques, excellent cœur ! dit le peintreen serrant son frère dans ses bras.

Ils étaient sortis des écuries et marchaient dans une des alléesdu jardin.

– Les artistes sont longtemps pauvres, repritJacques ; il y en a même, dit-on, qui le sont toujours. Quoiqu’il arrive, tu ne connaîtras pas la misère ; je suis fort,j’ai de bons bras et tu as ici une petite fortune. Bientôt, tu temarieras ; j’ai pensé à cela ; pour ce jour-là, à tonintention, j’ai placé six mille francs, qui sont à moi. Le père lesait ; il croit que j’aime l’argent, que je suis avare ;il ignore l’usage que j’en veux faire.

Cette fois, Philippe ne put retenir ses larmes. Certes, iln’avait jamais douté de la profonde amitié de son frère ; maisil ne s’attendait pas à trouver en lui tant de sollicitude, une sicomplète abnégation.

– Jacques, dit-il en souriant, puisque tu viens de parlerde mariage, je te ferai remarquer que tu es mon aîné et que tu doisme montrer l’exemple.

– Oh ! moi, fit Jacques, je ne me marierai jamais.

– Jamais ! pourquoi cela ?

– Je n’en sais rien. Probablement parce que la pensée nem’en est jamais venue.

– Cette bonne pensée te viendra, mon frère ; tu n’aspas encore trente-deux ans.

– L’âge ne fait rien à cela, quand l’idée n’y est pas.Écoute, Philippe, entourer d’aisance la vieillesse de notre vieuxpère ; enrichir notre maison, pour toi et les petits neveuxque j’aurai un jour, voilà mon rêve. Après cela, que me faut-ilpour être heureux ? Je ne ressemble pas à tout le monde, je lesais. Que veux-tu ? je suis fait ainsi. Voir nos écuriespleines de bêtes bien portantes, avoir, quand je passe dans nosprés, de l’herbe jusqu’au-dessus des genoux, regarder pousser nosblés et, quand ils sont mûrs et plus hauts que moi, les abattre àgrands coups de faux, c’est pour moi le bonheur.

– Je ne suis pas convaincu, répliqua le peintre ; tute marieras un jour parce que c’est une nécessité, un devoir de lavie.

À ce moment, le père Varinot appela ses fils.

Le veau gras fut tué le jour même. Le lendemain, qui était undimanche, il y eut à la ferme un grand diner de cinquante couverts.Tous les parents et quelques amis choisis avaient été conviés à cefestin donné par le père Varinot pour fêter le retour de son fils àCharville.

On but beaucoup, comme on boit au village, sans mettre de l’eaudans son vin. Cependant, grâce à la présence du bon vieux curé deCharville, que tout le monde respectait et aimait, les choses sepassèrent d’une façon très convenable. Il y eut seulement excès degaieté.

Le lundi matin, Philippe eut avec son père un long entretien.Quand le vieillard sortit de sa chambre, il était habillé comme lesjours de grande fête. Il appela un garçon de ferme et lui donnal’ordre d’atteler à sa carriole le meilleur cheval de sonécurie.

– Où donc allez-vous, mon père ? lui demandaJacques.

– Tu es bien curieux, lui répondit-il en souriant ; jevais faire une visite au notaire de Grignan.

– Un placement à faire ?…

– Ton frère t’expliquera ça tantôt.

Au moment du départ du fermier, Philippe lui remit une petiteboîte en disant :

– Quand vous aurez causé avec M. Percier, mon père,vous le prierez de vouloir bien remettre ceci à mademoiselleThériot.

– Un cadeau ! fit le vieillard avec surprise, ne tehâtes-tu pas un peu trop ?

Philippe ouvrit la boîte en souriant et montra à son père desviolettes blanches fanées.

M. Velleroy et sa fille étaient depuis huit jours àCharville. Le neveu de M. Velleroy, le cousin que nousconnaissons, les avait accompagnés. Un matin, après le déjeuner, onparla de Philippe Varinot.

– Depuis la visite de politesse qu’il nous a faite lelendemain de notre arrivée, nous ne l’avons pas revu, ditM. Velleroy ; c’est singulier.

– Ce monsieur a fait assez rapidement son chemin, reprit lecousin d’un air ennuyé.

– Oui, répliqua vivement Marguerite ; et celui quevous appeliez autrefois un héros d’idylle est devenu un homme desplus distingués et un artiste d’un grand mérite.

– Chevalier de la Légion d’honneur à vingt-six ans, ajoutaM. Velleroy.

– Qu’est-ce que cela prouve ? fit le jeune homme avechumeur.

– Cela prouve que M. Philippe Varinot a un grandtalent et qu’il est aujourd’hui, déjà, une des illustrations denotre pays.

– Bast ! aujourd’hui, on décore tout le monde.

– Vous ne l’êtes pas encore, mon cousin.

– Moi, je ne suis pas un barbouilleur de toiles, un faiseurde paysages, comme l’illustre Varinot de Charville.

– C’est vrai, mon cousin, répliqua la jeune fille d’un tonmoqueur ; vous n’avez pas besoin de travailler, vous ;vos quinze mille francs de rente vous donnent le droit d’être uninutile.

Le cousin se mordit les lèvres.

– En vérité, ma chère cousine, reprit-il, je ne comprendspas votre enthousiasme pour M. Varinot, et moins encore vosparoles désobligeantes. Est-ce que le Némorin d’autrefois a trouvéson Estelle ?

Le visage de mademoiselle Velleroy devint pourpre. Elle se levaet répondit d’un ton sec :

– Si M. Philippe Varinot me demandait en mariage, jeserais fière de l’accepter pour mari.

– M. Philippe Varinot est un jeune homme pleind’avenir, dit M. Velleroy ; je serais heureux de l’avoirpour gendre.

À ce moment, un domestique entra dans le salon et remit unelettre à son maître.

M. Velleroy l’ouvrit aussitôt et, après l’avoir lue, latendit silencieusement à sa fille.

Voici ce qu’elle contenait :

« Monsieur Michel Varinot, cultivateur à Charville, al’honneur de vous faire part du mariage de son fils, MonsieurPhilippe Varinot, artiste peintre, chevalier de la Légiond’honneur, avec Mademoiselle Adeline Thériot. »

Partie 7
La Joue Brûlée

Chapitre 1

 

Il avait vingt-cinq ans. André était son nom. Fils d’uncultivateur aisé, et bien que n’ayant jamais foulé l’asphalte desvilles, il y avait en lui quelque chose du citadin : aisancedans les mouvements, souplesse du corps, manières distinguées.

Ses mains, habituées à manier les instruments aratoires, étaientpetites néanmoins. Il avait la taille élancée et bienproportionnée ; ses épaules, que des fardeaux trop pesantsn’avaient jamais fatiguées, ne montraient point cette carrure,souvent exagérée de la plupart de nos paysans-laboureurs.

Son teint rose et frais avait résisté au soleil qui bronze lesvisages et au hâle qui les ride. Une forêt de cheveux châtain claircouronnait son front élevé, uni comme un marbre poli. Ses grandsyeux bleus, rêveurs et pleins de pensées, étonnaient par leuréclat, attiraient par leur douceur. Sa physionomie était grave,réfléchie, mais en même temps sympathique et bienveillante.

S’il ne riait pas à propos de tout, et même à propos de rien, sabouche, peu habituée au pli du sourire, n’avait jamais connu celuidu dédain.

Pour tout le monde André se montrait bon, affectueux, serviable,dévoué. Toujours disposé à venir en aide aux autres, il s’oubliaitsouvent lui-même. Se rendre utile et agréable au plus grand nombreétait considéré par lui comme un devoir dans l’accomplissementduquel il trouvait son plus grand plaisir.

Chapitre 2

 

Quelque incomplet que soit le portrait que nous venonsd’esquisser, nos lecteurs comprendront sans peine pourquoi degracieux sourires et de chaudes poignées de main accueillaientAndré partout où il se présentait, pourquoi il était estimé et aiméde tous, pourquoi bien des mères l’eussent voulu pour gendre,pourquoi, enfin, la gentille Huguette se redressait fièrement à sonbras, lorsque le dimanche, après les vêpres, il la conduisait à ladanse.

Huguette était la fiancée d’André. Tous les accords étaientfaits. Le fermier Jubelin, le père d’André, devait céder sa ferme àson fils. Le mariage des jeunes gens était fixé à la fin d’aoûtaprès la fête de Notre-Dame et la récolte des moissons. Tous deuxattendaient impatiemment, et André trouvait que les blés nemûrissaient pas assez vite.

Huguette et André se convenaient sous tous les rapports :la fortune des parents était à peu près égale ; au villagec’est toujours le point capital. De plus, si André était le plusbeau garçon de l’endroit, Huguette était aussi la plus gracieuse etla plus jolie.

Si l’on eût voulu établir une différence entre eux,physiquement, il eût été impossible de la trouver ; mais entrele cœur d’André et celui de la jeune fille, elle étaitgrande : le cœur de celle-ci froid, sec et égoïste,ressemblait peu au cœur de l’autre, bon et généreux jusqu’àl’excès.

Huguette, il faut bien le dire, n’aimait pas André pour uneseule de ses belles qualités ; elle l’aimait, surtout, parceque sa vanité de jeune fille y trouvait sa satisfaction ; ellel’aimait parce que tout le monde le vantait et le trouvait trèsbien, parce que la plupart des jeunes filles du village enviaientson bonheur, et un peu aussi, peut-être, parce qu’elle étaitsincèrement aimée.

Du reste, elle n’eût pas été femme si son cœur, sollicité parune affection grande et dévouée, était resté complètement froid etinsensible.

André, confiant comme tous ceux qui donnent leur vie toutentière à une affection unique, n’avait pas eu de peine às’illusionner sur la nature du sentiment de sa fiancée. Ainsi quelui, tout le monde s’y trompait. Mais André ne voyait qu’avec lesyeux du cœur, et le monde, qui se donne rarement la fatigued’observer, ne voyait rien.

Une seule personne, une jeune fille, avait peut-être lu dans lecœur et la pensée de la trop charmante Huguette, car elle aussiaimait André, et un peu d’envie, un peu de jalousie et beaucoup deregrets lui suggérèrent de sérieuses réflexions.

Mais, timide et craintive, la pauvre dédaignée enfouissait sonsecret au plus profond de son cœur. Elle était peu exigeante :un seul regard, d’André lui suffisait. Ce regard, qu’elle nesollicitait jamais, et que cependant elle désirait comme la fleurdésire les rayons du soleil, ce regard faisait revivre en elle lesplus douces illusions et peuplait son cerveau de gais murmures etde joyeuses chansons.

Si par hasard André avait oublié de lui dire bonjour en passant,elle devenait triste ; toutefois, elle finissait par seconsoler en pensant à lui. Mais si, le dimanche, André ne l’avaitpoint fait danser, son bonheur et ses joies de toute une semaines’envolaient.

Baissant les yeux et rougissante quand le jeune homme luiadressait la parole, elle n’osait le regarder que lorsqu’il s’étaitéloigné d’elle ; et pourtant deux larmes noyaient ses yeux dèsque sa voix ne résonnait plus à son oreille.

Alors, le front rêveur, n’entendant et n’écoutant plus rien dece qui se disait autour d’elle, elle se détournait des groupesjoyeux, s’isolait ou s’en allait bien loin pour ne pas voir Andréoffrir en souriant son bras à sa fiancée.

La marguerite des prés, qu’elle effeuillait souvent, dut luimentir bien des fois ; n’importe, elle aimaitsuperstitieusement la fleur discrète qui lui parlait si biend’André et recevait complaisamment toutes ses confidences de jeunefille.

Si par sa beauté et grâce à la fortune de son père, Huguetteétait la première parmi les jeunes filles du village, comme sonfiancé était le premier au rang des jeunes gens, Marie, ainsi senommait sa rivale, était la seconde.

Blonde comme un épi mûr, jeune et fraîche comme une rose quivient de s’épanouir, la beauté de Huguette seule pouvait l’emportersur la sienne. Mais ce qui rendait, surtout, la beauté de l’unesupérieure à celle de l’autre, plus accentuée, plus piquante, c’estque Huguette se savait belle et que Marie l’ignorait ; nul nel’avait dit à celle-ci, tout le monde le disait à la première.

La fleur modeste, qui fleurit dans l’herbe, se flétrit souventsans avoir été aperçue ; l’églantine suspendue au buissonattire tous les regards.

Sourires, louanges, caresses et hommages semblaient appartenirde droit et exclusivement à Huguette. Marie restait ignorée etoubliée.

Chapitre 3

 

Un matin, vers une heure, le silence de la nuit fut troublé toutà coup par les cloches de la paroisse sonnant à grandesvolées ; leurs voix éclatantes et lugubres se répandaient dansl’air, faisaient entendre au loin leurs clameurs immenses, etarrachaient au repos les villageois endormis.

En un instant les lits furent abandonnés et les maisonsdésertes.

Les cris : « Au feu ! au feu ! aufeu ! » retentirent de toutes parts.

Une des plus riches fermes du village brûlait.

Des colonnes de feu s’élançaient des toits effondrés etmontaient verticalement vers le ciel, dont l’azur prenait desteintes rougeâtres.

Des morceaux de bois enflammés, semblables à des fusées, étaientprojetés à une hauteur prodigieuse ; on les voyait tracer dansla nuit une ligne de feu avant de tomber ensuite à une grandedistance.

À la lueur sinistre de l’incendie, qui éclairait Ies maisons,les rues et au loin toute la contrée, on voyait la populationépouvantée s’agiter et courir en poussant des cris horribles,auxquels se mêlaient le craquement des poutres qui se brisaient, lepétillement du feu, le ronflement des flammes, les hurlements deschiens et les mugissements des bêtes à cornes.

Dans une de ses lettres, madame de Sévigné a tropspirituellement décrit les costumes de quelques personnages de sontemps, assistant à un incendie, pour que nous nous hasardions àfaire ici des descriptions analogues.

Du reste, nos paysans avaient bien autre chose à faire qu’à sepréoccuper de la manière plus ou moins grotesque dont ils étaientvêtus.

En présence du sinistre, chacun songeait à offrir ses bras àcelui des leurs que le malheur venait frapper.

André arriva un des premiers devant la maison incendiée où unspectacle émouvant l’attendait :

Une femme et une jeune fille, demi-nues, le visage bouleversé,les cheveux épars tombant sur leurs épaules, les yeux hagards,folles de douleur et de terreur, sanglotaient et poussaient desplaintes affreuses en se tenant étroitement embrassées.

– Sauvez mon mari ! sauvez mon mari ! criait lafemme.

La jeune fille reprenait :

– Mon père va périr ! sauvez mon père !

Les yeux des assistants se tournaient du côté de la maison, quiétait déjà un brasier, et personne ne bougeait.

Alors la pauvre femme reprenait avec plus de force :

– Vous le laisserez donc mourir ? Vous voulez donc queje sois veuve et que ma fille n’ait plus de père ?…

Et l’enfant, joignant ses mains, ajoutait d’une voixsuppliante :

– Rendez-moi mon père ! ayez pitié de nous !…Parmi tous les hommes présents, les plus courageuxrépondaient :

– Il est trop tard ; nous nous brûlerions sans pouvoirle sauver !

André questionna rapidement ceux qui l’entouraient.

On lui apprit que le fermier, après avoir transporté sa femme etsa fille loin du danger, avait voulu pénétrer une dernière foisdans sa maison pour y prendre des papiers importants etprobablement aussi l’argent et les valeurs qui s’y trouvaient. Plusd’un quart d’heure s’était écoulé et il n’avait pas reparu.

Ces renseignements suffisaient à André, qui connaissaitparfaitement la distribution du logement du fermier.

Il n’hésita pas un seul instant : emporté par son courageet surtout par son cœur, il s’élança dans la fournaise, pendantqu’un frémissement de terreur mêlé d’admiration courait parmi lesspectateurs.

L’attente fut anxieuse, cruelle pour tout le monde. Les cœurscessaient de battre dans les poitrines, le sang se figeait dans lesveines. Un silence effrayant succédait aux cris qui retentissaientun instant auparavant.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées lorsqu’on vit reparaîtrele jeune homme, portant dans ses bras un corps inanimé.

Une immense exclamation de joie l’accueillit.

Il s’avança lentement et vint déposer son précieux fardeau auxpieds des deux femmes.

– Mort ! s’écrièrent-elles avec désespoir.

– Non, répondit André, son cœur bat toujours, l’asphyxien’est pas complète ; il n’est qu’évanoui.

Un instant après, ranimé au contact du grand air, le fermierrouvrit les yeux.

Alors, la mère et la fille s’emparèrent des mains d’André et, enles baisant, les mouillèrent de leurs larmes.

Le jeune homme se dégagea doucement.

– Maintenant, dit-il, permettez-moi d’aller me fairepanser.

Les deux femmes s’aperçurent seulement alors que sur la partiegauche du visage d’André, il y avait une large brûlure.

La jeune fille fit entendre un sourd gémissement et s’affaissasur elle-même.

– Marie, ma fille ! s’écria la mère, qu’as-tudonc ?… Mon Dieu, elle se trouve mal…

Quelques jours après, sur le sol calciné et chaud encore, unevingtaine de maçons travaillaient à la reconstruction de laferme.

Le feu n’avait laissé debout que deux pans de mur, encoreétaient-ils horriblement crevassés. Toutefois, les pertes étaientbeaucoup moins importantes qu’elles ne l’eussent été, par exemple,deux mois plus tard, alors que, les récoltes faites, les granges etles greniers sont remplis.

D’ailleurs, l’immeuble était assuré, et la compagnie sechargeait de tous les frais de la bâtisse.

Les bestiaux avaient été heureusement sauvés. Un voisin lesreçut dans ses écuries, qu’il offrit spontanément au fermierincendié. Un autre habitant du village mit à sa disposition, pourlui et sa famille, la moitié de son habitation.

Le paysan est naturellement égoïste et presque toujoursavare ; mais il est des infortunes qui le touchent vivement etont même l’influence de le rendre momentanément généreux.

Le malheur dont venaient d’être frappés les parents de Marie,malheur que les paysans redoutent sans cesse et qui peut lesatteindre indifféremment, leur communiqua un magnifique élan defraternité.

Chapitre 4

 

Dès le lendemain du sinistre une collecte fut faite dans lacommune, et pas un ménage ne manqua d’apporter son offrande. Enoutre, les principaux propriétaires s’entendirent entre eux etenvoyèrent à la fermière du linge et autres objets de premièrenécessité en assez grande quantité. Enfin, tous les dons réunis,les pertes causées par le feu se trouvèrent presque entièrementréparées.

La première sortie de la fermière et de sa fille, lorsqu’ellesfurent à peu près remises de toutes leurs émotions, fut consacrée àune visite chez le père d’André.

Après avoir remercié Dieu, qui les avait prises en pitié, ilétait bien naturel qu’elles songeassent à témoigner leur vivegratitude au jeune homme courageux qui leur avait rendu, enrisquant sa vie, à l’une son mari, à l’autre son père.

André, que la fièvre retenait forcément dans son lit, lesaccueillit cependant avec gaieté.

– Il prend son mal en patience, dit le père Jubelin auxvisiteuses ; la fièvre l’a beaucoup affaibli. Ah ! dame,le feu ne l’a pas épargné.

– Vous devez horriblement souffrir, monsieur André ?dit la fermière.

– Presque plus maintenant, madame, répondit le jeunehomme.

– Ne le croyez pas, répliqua le père, il souffre, aucontraire, comme un damné de l’enfer… Mais mon garçon n’est pas unepoule mouillée, un douillet, il aimerait mieux mourir plutôt que dese plaindre. Il a toujours eu l’air souriant que vous lui voyez, lemal n’a pu lui enlever sa gaieté ; il cause, il rit, je croismême qu’il lui prend parfois des envies de chanter ; je l’airarement vu d’aussi belle humeur… On comprend cela, le contentementde soi-même, le bonheur d’avoir sauvé la vie à un honnêtehomme ! André a un grand cœur ; il est bon, il est brave,prêt à se jeter dans le feu pour quelqu’un ; – il l’asuffisamment prouvé – je ne crains pas de le dire bien haut, Andréest mon orgueil, oui, je suis fier de mon fils !

– Et jamais orgueil et fierté n’ont été plus légitimes,monsieur Jubelin.

– Que voulez-vous ? chacun de nous a sesfaiblesses ; aimer ses enfants est si naturel !…

– Oh ! oui, et même les aimer trop, monsieur Jubelin.Ah ! ils ne savent jamais tous les chagrins et toutes lesjoies qu’ils causent à leurs parents !

– En revanche, ils n’ignorent pas qu’ils peuvent toujourscompter sur notre affection.

Le père Jubelin eut un de ces bons sourires qui n’appartiennentqu’aux pères.

– Voilà déjà huit jours que M. André est alité, repritla fermière ; le médecin croit-il pouvoir le guérirvite ?

– Ce sera long. Et puis, tout le mal n’est pas là,malheureusement.

– Que voulez-vous dire, monsieur Jubelin ?

– Demandez-le à André.

La fermière se tourna vers le jeune homme.

– Le docteur, dit-il en souriant, prétend qu’il me resterasur la figure une marque qui se gardera bien de l’embellir.

Marie poussa un gémissement et ne put retenir ses larmes.

– Monsieur André, reprit la fermière, le médecin se trompepeut-être ; il faut espérer que cela ne sera pas.

– J’espérerais d’autant plus volontiers, répondit le jeunehomme, si l’espoir m’était permis, qu’il est peu réjouissant d’êtrelaid, affreux peut-être et de montrer à tout le monde une jouebrûlée.

– Et c’est pour nous, pour nous… Oh ! monsieur André…murmura la fermière.

Elle prit la main du jeune homme et la serra doucement dans lessiennes.

Marie pleurait silencieusement, le visage voilé de sesmains.

Comment pourrions-nous rendre tout ce qui se passait en elle àcet instant ?

Ainsi, André, pour s’être dévoué, pour lui avoir conservé sonpère en l’arrachant à une mort épouvantable, André devait resterdéfiguré ! Elle ne croyait pas qu’elle pût avoir assezd’admiration pour lui. Si elle l’eût osé, elle serait tombée àgenoux devant son lit et lui aurait dit :

« André, vous êtes mon frère ; André, je vous admire,je vous aime !… »

Il lui semblait que sa place, à elle, était au chevet du blessé,qu’à elle seule appartenait le droit de veiller sur lui, de voirses souffrances, de l’encourager, de le consoler, de lui donner dessoins.

André regarda la mère et la fille, puis s’adressant à sonpère :

– Vois, lui dit-il, en montrant Marie et sa mère, etdis-moi si j’ai le droit de me plaindre.

Du revers de sa main le vieillard essuya une larme.

Un instant après, lorsque André se retrouva seul avec son père,il lui dit :

– La visite de madame Michelin et de sa fille m’a faitplaisir.

– Elles te devaient bien cela ; je les attendais.

– Avez-vous remarqué comme elles étaient émues ?

– Parfaitement. Marie pleurait.

– C’est une bien charmante jeune fille, mon père.

– Elle est, ma foi, aussi jolie que ta fiancée. Le jeunehomme sourit.

– La femme aimée, dit-il, est toujours la plus belle parmitoutes les autres.

– Du vivant de ta pauvre mère, j’ai toujours penséainsi.

– C’est égal, reprit le jeune homme après un moment desilence, Huguette ne vient pas me voir souvent. Elle est venue avecsa mère, le lendemain de l’incendie, et depuis nous ne l’avons plusrevue.

Huguette ne peut pas être toujours près de toi ; pour unejeune fille ce serait peu convenable. Attends que tu sois guéri…Bientôt nous ferons la noce.

Chapitre 5

 

Ce jour-là, le soleil s’était levé dans un ciel superbe ;ses rayons avaient bu rapidement la rosée et comme c’était undimanche, jour de fête, les petits pieds des jeunes fillespouvaient courir sur l’herbe verte de la grande pelouse située àl’une des extrémités du village.

C’est sur cette place, gazonnée et fleurie de pâquerettes, quedansait habituellement la jeunesse villageoise, sous l’œil desmères de famille.

Deux rangées d’ormes séculaires, aux vastes ramures, aufeuillage épais, épandaient sur la pelouse une ombrerafraîchissante.

Les cordes des violons, chantant sous l’archet, envoyèrentquelques-unes de leurs notes joyeuses aux oreilles d’André, qui sepromenait seul et songeur dans le jardin de son père. Il releva latête et sembla aspirer avec délices l’air pur et parfumé qui luiapportait l’harmonie d’un quadrille animé.

Il écouta pendant quelques instants, regardant les feuilles desarbres frissonner sous les caresses de la brise, et deux pinsons sepoursuivre à travers les branches.

Mais bientôt un éclair jaillit de ses yeux et rayonner sonfront.

– Mes amis m’oublient, se dit-il ; depuis plus d’unmois ils s’amusent sans moi. Aujourd’hui, je vais reparaître aumilieu d’eux, je vais les surprendre. Et Huguette ! Ah !elle ne se doute pas que ce soir je la ferai danser !

Il rentra dans sa chambre. En un instant il fit tomberl’appareil qui, depuis la nuit de l’incendie, recouvrait sablessure.

Son premier mouvement fut de se regarder dans une glace.

Une cicatrice rose et légèrement violacée par endroits,s’étendait au milieu de la joue gauche jusqu’à l’oreille et à lanaissance des cheveux sur le front. L’œil avait été respecté par lefeu, et grâce à l’habileté du médecin, les chairs ne s’étaient nicreusées, ni plissées. Du reste, il était supposable que lesteintes un peu vives de la brûlure disparaîtraient avec le temps, àmesure que la peau, mince et transparente, prendrait de laconsistance.

– Ce n’est pas joli, pensa André, en faisant une légèregrimace.

Puis, après un nouvel examen :

– Après tout, je pourrais être entièrement défiguré,borgne, aveugle même… J’ai donc toutes sortes de bonnes raisonspour me consoler. Du reste, en me regardant mieux, je me trouve unpeu moins laid.

Il sortit sur ces mots et se dirigea du côté de la pelouse.

Nous ne dirons point le nombre des mains qui serrèrent lessiennes ; il faudrait pour cela nommer tous ses amis, et ilsétaient nombreux.

À son arrivée, les violons étaient restés sans voix ; lesdanseurs avaient déserté le quadrille pour accourir vers lui ;les deux ménétriers eux-mêmes s’étaient élancés du haut de leurplanche, supportée par deux tonneaux, afin d’exprimer au jeunehomme tout le plaisir qu’ils avaient de le revoir.

André fut extrêmement sensible à toutes ces marquesd’amitié ; mais il était impatient de s’approcher de Huguette,qu’il venait d’apercevoir au milieu d’un groupe de jeunesfilles.

Cependant, les musiciens s’étant de nouveau perchés sur leurestrade aérienne, on songea à reprendre les dansesinterrompues.

André, le cœur ému et le visage souriant, s’avança enfin versHuguette. Mais, au lieu du sourire qu’il attendait, ce fut unregard froid qui l’accueillit.

Ce regard tomba sur son cœur comme un morceau de glace.

– Huguette, lui dit-il, je venais vous inviter pour lequadrille.

– C’est une valse qu’on va danser, répondit Huguette avecun mouvement d’impatience.

– Je ne le savais pas ; n’importe, je vous invite,pour la valse.

– Vous venez trop tard, répondit sèchement la jeunefille ; je suis engagée.

Un nuage passa sur le front d’André. Il commençait àcomprendre.

– Et après la valse ? reprit-il.

– J’ai promis pour toute la soirée.

– Ah ! fit André, essayant de sourire, vous nem’attendiez pas, et… je comprends.

– C’est vrai, je ne vous attendais pas.

– Et je m’aperçois que j’ai eu tort de venir.

– En effet, monsieur André, vous n’auriez pas dû sortirencore, car vous n’êtes pas guéri.

– Vous croyez, Huguette ?

– Cela se voit sur votre figure, répliqua la jeune fille enfaisant une petite moue dédaigneuse.

Ces paroles cruelles frappèrent André en plein cœur. Il nepouvait plus se faire aucune illusion, Huguette n’avait pas mêmepris la peine de lui cacher sa pensée ; il n’avait plus defiancée.

La jeune fille lui tourna le dos brusquement et s’élança au brasde son cavalier, qui l’entraîna à la première mesure de lavalse.

André, immobile, le regard ahuri et comme foudroyé, la suivitdes yeux un instant ; il la vit pencher sa tête sur l’épaulede son danseur et lui dire tout bas quelques mots. Au mouvement deses lèvres, il crut deviner qu’elle disait :

« Ce pauvre André, il ne se doute pas, vraiment, qu’il estdevenu laid à faire peur. »

Alors son cœur se serra et cessa de battre un instant ; sesyeux, voilés, ne distinguaient plus les objets ; des sonsindistincts, confus, résonnèrent à ses oreilles comme des plaintesil s’éloigna en chancelant et alla s’asseoir, plus loin, sur unpetit tertre au pied d’un orme.

Là, ne croyant pas avoir à redouter aucun regard indiscret, illaissa tomber sa tête dans ses mains.

– Oh ! c’est affreux, murmura-t-il, mon bonheur estbrisé !… Comme elle m’a parlé ! quelle froideur !quel dédain ! Elle n’a pu trouver une seule bonne parole à medire. Mais, en revanche, elle a bien su me faire comprendre quej’ai la joue brûlée, que je suis laid, que je suis devenu un objetde répulsion… Ainsi, pour elle, qui devait être ma femme, je suisaujourd’hui un malheureux qui lui fait horreur ! Oh !j’aime encore mieux cela que de la pitié !… Huguette,Huguette, je ne savais pas que vous manquiez de cœur… Elle m’arepoussé, elle me fuit ; elle me l’a fait comprendre, tout estfini entre nous, je ne dois plus penser à elle !

Ses yeux étaient remplis de larmes ; il se retenait pour nepas sangloter.

– Ce matin, reprit-il, mon père me disait encore :« Dans huit jours, je mettrai la faux dans mes blés ;c’est dans trois semaines, André, que tu conduiras Huguette devantM. le maire et M. le curé. » Ne nous pressons plustant de couper nos moissons, mon père ; votre fils ne se mariepas…

Tout à coup, une main se posa doucement sur l’épaule du jeunehomme.

André se redressa vivement ; mais aussitôt son regards’adoucit et ses traits s’animèrent. Mademoiselle Michelin étaitprès de lui.

– Bonjour, Marie, lui dit-il en lui tendant la main.

Marie, rouge comme une cerise mûre, mit sa main mignonne ettoute peureuse dans celle d’André.

– Monsieur André, dit-elle d’une voix douce et tremblante,pourquoi vous éloignez-vous ainsi de tout le monde ? pourquoine dansez-vous pas ?

Il la regarda et répondit :

– Je n’ai pas le cœur à la joie, Marie.

– Alors, c’est pour cela que vous fuyez ceux quis’amusent ? reprit-elle tristement.

– Je ne fuis personne, Marie, répliqua-t-il vivement ;seulement, je me suis aperçu que ma présence n’était pasagréable.

– Oh ! vous ne dites pas cela pour vos amis, monsieurAndré.

– Mes amis ! s’écria-t-il ; puis-je savoir s’ilm’en reste seulement un ?

– Ah ! Monsieur André, c’est mal de douter ainsi.

– Vous me donnez tort, Marie, vous me donnez tort, parceque vous ne savez pas que mon cœur souffre et que j’ai le droit deme plaindre. Avez-vous vu Huguette ?

– Elle est là, répondit la jeune fille d’une voix faible,elle danse.

– Oui, elle danse, elle se fait admirer, elle sourit àchaque compliment qu’on lui adresse ; elle aime tant àentendre dire qu’elle est jolie ! Sa coquetterie triomphe,elle est heureuse. Ah ! il sera bien fou celui qui, trompé parun de ses regards, un de ses sourires, croira y voir l’image de soncœur ! Son cœur ! elle n’en a pas… Huguette n’a d’amitiépour personne, elle n’aimera jamais qu’elle-même.

– Vous la jugez mal, monsieur André ; Huguette vousaime, vous.

– Moi ! Je l’ai cru, je le croyais encore tout àl’heure ; mais elle a eu le courage de m’enlever touteillusion à ce sujet.

– Mon Dieu ! que vous a-t-elle fait ?

– Elle m’a blessé cruellement.

– Huguette, votre fiancée ! Est-ce possible ?

– Oh ! ma fiancée fit le jeune homme avec un sourireamer.

La tête de la jeune fille se pencha sur sa poitrine, et deuxlarmes roulèrent dans ses yeux.

– Vous ne pouvez croire cela, Marie, reprit André, parceque vous êtes bonne.

– Monsieur André, répondit la jeune fille, Huguette n’estpas méchante ; elle n’a pas eu l’intention de vous faire de lapeine, j’en suis sûre. Tout à l’heure elle vous demanderapardon.

– Voulez-vous connaître la cause du changement demademoiselle Huguette ? reprit André.

– C’est donc sérieux ?

– Oui. Regardez-moi.

– Je vous regarde.

– Comprenez-vous ?

– Non.

– Vous ne voyez pas sur ma figure ?…

– La brûlure !

– Cela me rend affreux ?

– Mais non.

– Comment ! vous ne me trouvez pas laid,repoussant ?

– Mais non, monsieur André.

– Ah !… Eh bien, Marie, cela prouve que Huguette penseautrement que vous.

– Quoi ! c’est pour cela ?…

– C’est pour cela, Marie ; c’est parce que j’ai lajoue brûlée que mon mariage avec Huguette, dont, on a beaucoupparlé, n’aura pas lieu. Maintenant vous comprenez que ma placen’est plus au milieu de ceux qui sont joyeux ; je n’ai plusqu’à rester chez mon père pour y cacher ma laideur.

– Ne parlez pas ainsi, monsieur André ; si Huguetteest changée à ce point, si elle vous dédaigne, une autre vousaimera comme vous êtes digne de l’être.

– Une autre, dites-vous ? Laquelle ?

– Je ne sais pas, répondit Marie embarrassée.

– Je n’ai plus cet espoir, reprit André tristement ;je suis trop laid pour qu’une jeune fille consente à devenir mafemme.

– Monsieur André, vous vous trompez, protesta Marie.

Puis, aussitôt, elle poussa un petit cri à la vue du pèreJubelin, et s’enfuit comme un oiseau effarouché pour allerrejoindre sa mère.

– Ah çà ! est-ce que Marie a peur de moi ? dit lefermier en arrivant près de son fils.

– Je ne le pense pas, répondit André.

– Après l’avoir vue s’envoler à mon approche, j’aurais lieude le croire.

– En effet, pourquoi est-elle partie si vite ? sedemanda le jeune homme.

Et il marcha tout rêveur à côté de son père, cherchant le mot del’énigme.

Les danses continuaient, il fit le tour du bal, mais sanschercher à revoir Huguette.

Chapitre 6

 

Plusieurs jours s’écoulèrent. André n’avait pas revu Marie. Maisla jeune fille occupait constamment sa pensée, et l’image deHuguette s’effaçait peu à peu de son cœur.

Le souvenir de la dédaigneuse Huguette ne contenait déjà plusaucun regret, tandis que Marie lui apparaissait douce, gracieuse,souriante comme la fée du bonheur.

D’un mot, Huguette l’avait meurtri, déchiré ; d’un regard,Marie l’avait calmé, consolé, guéri.

Sa reconnaissance envers la jeune fille s’était changée en uneaffection profonde. Peut-être ignorait-il encore le véritable étatde son cœur, où l’espoir et la joie renaissaient à son insu.

Mais lorsqu’il eut bien analysé toutes les paroles de Marie,lorsqu’il se fut bien assuré qu’il n’interprétait pas faussement sarougeur, son émotion, son embarras et aussi sa fuite précipitée, levoile se déchira et il comprit combien la charmante enfant luiétait chère.

Les sympathies que nous éprouvons naissent presque toujours decelles dont nous sommes l’objet. Il en est de même de toutes lesaffections : nous aimons qui nous aime.

André rappela à lui tous ses rêves de bonheur ; ilsrevinrent en foule.

Un matin, au milieu des champs, où les épis mûrs se courbaientsous les faucilles, André rencontra Marie, Comme lui, la jeunefille venait de porter le déjeuner des moissonneurs.

– Marie, lui dit-il, vous souvenez-vous de ce que vousm’avez dit l’autre jour ? Vos paroles m’ont fait beaucoup debien. J’étais triste, découragé ; grâce à vous, le cielaujourd’hui me paraît plus beau, la prairie plus verte, les fleursplus jolies. « André, m’avez-vous dit, une autre vousaimera. » J’ai cherché autour de moi, et j’ai trouvé. Marie,êtes-vous contente ?

– Oh ! oui, si vous êtes heureux ! répondit lajeune fille, dont le visage pâlit subitement.

– Celle que j’aime aujourd’hui, Marie, continua André, plusencore que je n’aimais Huguette autrefois, celle qui deviendra mafemme bientôt, je l’espère, vous la connaissez.

– Je la connais ? répéta Marie avec surprise.

– N’est-ce pas vous qui m’avez aidé à la trouver ?

Marie ne répondit pas. Ses yeux se fixèrent sur le bout de sespieds, et une vive émotion oppressa sa poitrine.

– Vous ne me demandez pas son nom ? reprit le jeunehomme.

– Je ne veux point le savoir ! s’écria-t-elle, je neveux pas…

Un sanglot déchira sa poitrine.

André lui prit la main.

– Il faut pourtant que vous le sachiez, dit-il : ellese nomme Marie Michelin.

– Moi ! moi ! exclama-t-elle.

– Marie, je ne connais que vous qui ne me trouviez pas laidavec ma joue brûlée.

Elle se mit à pleurer, mais un sourire radieux éclairait en mêmetemps son visage. Ce jour-là, Marie ne s’amusa point, sur lessentiers, à jeter au vent les pétales de la marguerite. Ellen’avait plus rien à demander à la fleur des prés.

Les dernières gerbes étaient rentrées. Quelques jours de reposallaient succéder aux fatigues de la moisson.

– Ah çà ! dit en souriant le père Jubelin à son, fils,je crois que deux ou trois jours de noce ne seraient pas àdédaigner maintenant. Que penses-tu de mon idée, garçon ?

– Mais, je suis de votre avis, mon père.

– À la bonne heure. Après la peine le plaisir. Or donc, jem’en vais trouver le père de Huguette et lui dire…

– Ce n’est point au père de Huguette qu’il faut faire unevisite, interrompit André, mais à celui de Marie.

Le père Jubelin ouvrit de grands yeux étonnés.

– Ah çà ! garçon, que me chantes-tu là ?fit-il.

– Père, ne vous en déplaise, c’est Marie Michelin que jeveux pour femme.

Le père Jubelin se mit à labourer sa barbe avec ses doigts.

– Diable ! diable ! c’est embarrassant,fit-il.

– Nullement, mon père. Vous vouliez aller chez le père deHuguette, eh bien, rendez-vous chez celui de Marie, et dites àM. Michelin ce que vous aviez l’intention de dire àl’autre.

Le père Jubelin s’achemina vers la maison de son camaradeMichelin, tout en préparant le petit discours qu’il se proposait dedébiter afin d’assurer le succès de sa mission.

– Eh bien, mon père ? l’interrogea André à sonretour.

– Dans quinze jours nous ferons la noce, répondit-il.

André lui sauta au cou et l’embrassa à l’étouffer. La veille dumariage, Marie rencontra Huguette chez une de leurs amiescommunes.

– C’est donc demain que tu te maries ? dit Huguetted’un ton ironique.

– Oui, c’est demain.

– Comment as-tu pu te décider à prendre André pourmari ?

– Parce que je l’aime, répondit simplement la jeunefille.

– Tu l’aimes !… Mais tu n’as donc pas vu comme il estdevenu laid ? Sa joue brûlée le rend affreux.

– Affreux ! à tes yeux peut-être, Huguette, mais pasaux miens. Sa joue brûlée ! ajouta-t-elle avec exaltation,ah ! je la trouve belle, moi, car elle me rappelle sans cesseson courage, son dévouement, son noble cœur, notre maison en feu etmon père, prêt à périr au milieu des flammes !

Huguette n’osa pas répliquer.

Il y a aujourd’hui douze ans que Marie est la femme d’AndréJubelin ; elle aime son mari comme le premier jour. Dieu lui adonné deux enfants beaux comme elle, un garçon et une fille.

Le petit garçon fera prochainement sa première communion.

Huguette a trente ans et elle n’est pas encore, mariée.

On rapporte que le fils de Marie ayant un jour récité devantelle une fable bien connue de La Fontaine, elle a cru entendre sonhistoire.

On dit encore qu’elle se repent amèrement d’avoir repousséAndré.

Ce qui porterait à le croire, c’est que la brûlure qui lui ainspiré tant d’horreur a presque disparu.

Le bonheur complet, sans nuage, dont jouit Marie, doit êtreaussi pour quelque chose dans ses regrets.

FIN.

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