Fiévreusement, presque brutalement, une jeune femme en deuil se frayait un passage à travers la cohue bigarrée de ce curieux quartier de San Francisco qu’on appelle le Faubourg d’Orient.
Les yeux brillants de fièvre, la face crispée par l’expression d’un désespoir immense, elle allait droit devant elle, sans un regard pour cette foule tourbillonnante où dominaient les Chinois et les indigènes des archipels océaniens, aux parures de coquillages, aux vêtements éclatants et bizarres.
Arrivée enfin dans une rue presque déserte, la jeune femme ralentit le pas, secoua d’un geste rapide la poussière qui s’était attachée au bas de sa jupe, remit un peu d’ordre dans les boucles de sa chevelure d’un noir profond, et tamponna d’un petit mouchoir de soie ses yeux rougis par des larmes récentes.
Elle s’était arrêtée, comme hésitante, en face d’une spacieuse maison à trois étages, entièrement constituée –comme beaucoup d’édifices bâtis après le dernier tremblement de terre, – par des poutres d’acier et des briques.
– Pourvu, murmura-t-elle, le cœur serré,qu’on ne me demande pas trop cher…
Elle ajouta en soupirant :
– Et que cela serve à quelquechose !…
Avec une brusque décision, elle ouvrit lagrille qui donnait accès dans une avant-cour ornée de géraniums etde jasmins des Florides, et sonna à une porte dans laquelle étaitencastrée une plaque de nickel, avec cette inscription en groscaractères :
JOHN JARVIS
Private detective
Elle fut introduite par un noir dans un salond’attente sévèrement meublé de chêne et dont les fenêtres donnaientsur un vaste jardin.
Une sorte de géant blond, à la physionomiesouriante, aux yeux bleus pleins de candeur, vint à la rencontre dela jeune femme et lui indiqua un siège.
Il parut vivement frappé de l’expressiondouloureuse qui se reflétait sur le visage de la visiteuse, etaussi, de la beauté de celle-ci. Ses traits brunis par le soleil,offraient une régularité parfaite ; ses mains tigrées de hâleétaient d’un modelé délicat et le méchant costume de confectiondont elle était vêtue accusait des formes élancées, une taillemince et ronde, des hanches harmonieuses et larges, toute laplastique splendide des femmes de sang espagnol, si nombreuses enCalifornie.
De son côté, la visiteuse ne s’était nullementreprésenté un détective de cette mine débonnaire et joviale.
Il y eut quelques minutes d’un silenceembarrassé.
– Vous êtes Mr John Jarvis ?demanda-t-elle enfin.
– Non, señora, simplement son secrétaireet parfois son collaborateur, mais puis-je savoir ce qui vousamène ?
– Je suis au désespoir !…balbutia-t-elle avec accablement. Il y a huit jours, mon mari étaitvivant, nous étions presque riches, maintenant je suis veuve, etnous sommes ruinés ! Ma petite Lolita qui va sur ses neuf ans,sera sans pain et sans asile…
Elle fondit en larmes, incapable d’en diredavantage. Le secrétaire du détective paraissait presque aussi émuque sa cliente.
– Ne vous désolez pas, dit-ilaffectueusement, si quelqu’un peut apporter remède à votresituation, c’est bien M. Jarvis.
Il ajouta, dans un élan de réelleadmiration :
– Je ne crois pas qu’il y ait un hommeplus habile dans l’univers entier !
– Il veut sans doute des honoraires trèsélevés ? demanda-t-elle anxieusement.
– Soyez sans inquiétude à cet égard,M. Jarvis n’est pas un détective ordinaire ; il neréclame d’argent qu’en cas de succès, et ses prétentions sonttoujours proportionnées à la fortune de ses clients, mais vousallez lui parler immédiatement. Vous verrez que du premier coup, ilvous inspirera confiance… Qui dois-je lui annoncer ?
– La señora Pepita Ovando, la veuveOvando, hélas ! fit-elle avec une tristesse poignante.
Au moment où elle se levait pour passer dansla pièce voisine, à la suite du secrétaire, elle entendit le bruitsec d’un déclic et aperçut dans la muraille en face d’elle uneouverture ronde, cerclée de métal, qui ne s’y trouvait pasl’instant d’auparavant.
– Qu’est-ce que cela ?demanda-t-elle avec méfiance.
– Ne craignez rien : M. Jarvis,par mesure de prudence, a l’habitude de faire photographier toutesles personnes qui pénètrent dans son salon d’attente. C’est sur sonconseil, que la Central Bank en fait autant, pour tous ceux quiviennent toucher un chèque de quelque importance à ses guichets.Cette simple précaution a déjà donné les meilleurs résultats.
Un peu inquiète, la señora Ovando pénétra dansune immense pièce qui ressemblait beaucoup plus au laboratoire d’unsavant qu’au cabinet d’un homme d’affaires. De hautes bibliothèquesvoisinaient avec des armoires de produits chimiques, des appareilspour la télégraphie sans fil et les rayons X, un gros microscope,et jusqu’à une petite forge mue par l’électricité. Dans un coin sedressait un grand miroir dont le cadre de porcelaine était hérisséde fils de cuivre qui allaient se perdre dans la muraille.
Ce bizarre décor impressionna vivement laseñora ; à la vue de ces machines dont l’usage lui étaitinconnu, une étrange appréhension s’emparait d’elle. Elleregrettait presque d’être venue. Elle eut un instant l’impressionde sentir planer sur elle de mystérieux dangers.
Ce ne fut qu’à force de bonnes paroles queM. Jarvis parvint à la rassurer.
Le détective, qui paraissait posséder à undegré extraordinaire le don de la persuasion, était un jeune hommede haute taille, à la physionomie pleine de mélancolie et dedouceur. Le front élevé, couronné de cheveux bruns, les yeux noirs,pleins de franchise, le menton énergique et la mâchoire un peucarrée des anglo-saxons, il inspirait confiance à première vue.
La señora Ovando fut étonnée de trouver en luiune courtoisie raffinée, une élégance native de manières qui nepouvaient appartenir à un vulgaire policier. Mais en dépit de cetteexquise politesse, de cette douceur apparente, elle remarqua qu’ilsavait, sans élever la voix, donner à ses phrases un ton decommandement qui n’admettait pas de réplique.
– Señora, dit-il, après avoir faitasseoir la jeune femme en face de lui, je vous écoute avec la plusgrande attention. Pour que je puisse vous être utile, il estnécessaire que je connaisse les faits dans le plus minutieuxdétail.
– Ce ne sera ni long, ni compliqué,répondit-elle. Je me suis mariée, il y a dix ans et jusqu’à lacatastrophe qui vient de me frapper, nous avions été parfaitementheureux. Avant de m’épouser, mon mari avait amassé une petitefortune en travaillant au Mexique, dans les mines d’or.
« Avec une partie de son argent il achetaun grand terrain, à six milles de Frisco, et fit construire lapetite ferme que nous habitons et qu’on appelle la Fazenda desOrangers, malheureusement, tout cela n’est pas entièrementpayé.
– Et c’est sans doute, interrompit ledétective, la somme que vous destiniez à parfaire ce paiement quivous a été dérobée ?
– Hélas oui, trois mille dollars,exactement. Mais si ce n’était que cela ! Mon mari avaitrapporté du Mexique une pierre de grande valeur, un diamant rouge,rouge comme un rubis.
– Ce sont les plus rares ; undiamant pareil, s’il est sans défaut et d’une certaine grosseur,possède une valeur énorme. Comment votre mari ne songea-t-il pas àle vendre pour se faire de l’argent comptant ?
– Il avait ses idées là-dessus. Ilprétendait qu’avec le temps, le prix d’une pareille pierre nepourrait qu’augmenter. Il faut vous dire que le diamant est groscomme un petit œuf de pigeon et d’une eau irréprochable. Ce sera ladot de notre Lolita, répétait-il souvent…
La señora s’interrompit, ses yeux étaientbaignés de larmes.
– Du courage, lui dit affectueusementM. Jarvis ; je sais combien un tel récit doit vous êtrepénible.
– L’argent et le diamant, reprit-elleavec effort, étaient enfermés dans un petit coffre-fort d’acierscellé dans le mur de la chambre à coucher et que nous restionsparfois des semaines sans ouvrir, quand mardi dernier – il y aexactement quatre jours – nous trouvâmes notre trésor disparu.
– Il n’y avait pas eu d’effraction ?demanda le détective.
– Aucune, même tout était en ordre, dansle coffre, seulement le diamant et les trois billets de milledollars s’étaient envolés… Mon mari était consterné ; aprèsavoir fait inutilement les recherches les plus exactes, il portaplainte au coroner du district qui ne fut pas plus habile que nousà découvrir un indice quelconque.
– Vous ne soupçonnez personne ?
– Personne ; le pays, de ce côté,est tranquille. Nous connaissons tous nos voisins, et, d’ailleurs,ils ne nous font visite que très rarement. Nous n’avons pour toutdomestique qu’un Chinois, Wang-Taï, un homme de confiance, employéà la fazenda depuis quatre ans et qui m’est tout dévoué.
– A-t-il été interrogé ?
– Oui, et on l’a même scrupuleusementfouillé ; sur sa demande on a examiné avec le plus grand soin,la chambre qu’il occupe, à côté de l’écurie. Je répondrais deWang-Taï comme de moi-même. D’ailleurs, il n’est jamais à lamaison, il travaille toute la journée dans la plantation et il a ennous une telle confiance que, la plupart du temps, c’est moi qu’ilcharge d’expédier dans son pays par la poste les petites sommesqu’il arrive à mettre de côté.
La señora Ovando s’était arrêtée sous le coupd’une intense lassitude plus morale encore que physique.Visiblement ce récit de ses malheurs lui était un torturantsupplice. Ce gentleman si correct, aux mains si blanches, auxongles polis comme des agates, en saurait-il plus que lecoroner ? Au fond, elle ne le croyait pas, mais il fallaitqu’elle allât jusqu’au bout de son douloureux récit. N’était-ellepas venue pour cela ?
Les sourcils froncés, le regard vague, JohnJarvis réfléchissait avec une intensité, une concentration de sapensée qui à des regards inattentifs, eût pu passer pour la rêveried’un homme distrait.
Dans le silence, on perçut le grincement légerd’un stylographe courant sur le papier ; dans un coin, legéant blond prenait des notes.
– Qu’importerait ce vol, sans la mort dupauvre Leonzio, de mon cher époux mille fois aimé ! reprittout à coup la jeune femme d’une voix rauque, les mains jointes,dans un geste de désespoir.
– On l’a tué ? fit le détective àdemi-voix.
– Non, répliqua-t-elle, pas cela. Unaccident, une fatalité ! Aussi, j’avais été trop heureuse, leMalheur nous guettait ! Il fallait que cela se produisît. Hiermatin, il descendit de très bonne heure, comme de coutume pourfaire le tour de la plantation ; c’était par là qu’ilcommençait sa journée…
« Une heure après, je le retrouvais mortdans l’écurie sur la litière de paille de maïs, à côté du chevalqui d’un coup de pied lui avait ouvert le crâne…
Le détective était puissamment intéressé parl’exposé de la malheureuse veuve, si poignant dans sasimplicité.
– C’est un cheval vicieux ?interrogea-t-il.
– Aucunement, Nero est la bête la plusdouce qui soit. Je n’ai pas compris… il y a dans cette série decatastrophes quelque chose de mystérieux et de vraimentdiabolique !
« Dans le premier moment, j’étais sidésolée, si furieuse, que je voulais abattre moi-même le chevalassassin, c’est le coroner qui m’en a empêchée.
– Il a bien fait, dit gravement JohnJarvis, et naturellement il a conclu à un simpleaccident ?
– Il lui eût été difficile de faireautrement, les pieds de Nero étaient encore barbouillés de sang.Malgré tout, ce qui s’est passé reste inexplicable pour moi.
« Il me reste à vous dire que lepropriétaire auquel nous devons encore trois mille dollars, neserait pas fâché de reprendre son terrain avec les plantations quinous ont coûté tant de peine et tant d’argent. Si je ne paye pas àl’échéance, il fera un procès et comment veut-on que je paye, je nepossède plus rien !…
– Il faut que vous ayez une aveugleconfiance en moi, déclara John Jarvis avec autorité, j’arriverai àretrouver vos voleurs.
– Oh ! si vous pouviez dire vrai,balbutia-t-elle en tournant vers lui ses beaux yeux chargés demuettes supplications.
– Je vous répète qu’il faut me faireconfiance, dit-il en dissimulant la profonde émotion qu’ilressentait ; et d’abord j’ai encore des questions à vousposer. Quand vous vous êtes aperçus du vol, pourquoi ce jour-làplutôt qu’un autre, avez-vous eu l’idée d’ouvrir lecoffre-fort ?
– C’est vrai, il y a une chose que j’aioublié de vous dire… D’ordinaire, nous nous levions dès l’aube monmari et moi, ce jour-là nous ne nous sommes réveillés qu’à dixheures passées et ma petite Lolita, dont le lit est dans notrechambre, a dormi d’un sommeil de plomb jusqu’à midi ; une foishabillée, elle s’est plainte d’un violent mal de tête, elleprétendait que l’atmosphère de la chambre était imprégnée d’une« drôle d’odeur de pharmacie ».
– Vous n’avez donc pas senti cetteodeur ? demanda le détective avec surprise.
– Si, mais nous l’avons expliquée toutnaturellement. Je vous ai peut-être dit qu’à la fazenda, nous necultivons que des orangers et des citronniers, et précisément laveille nous avions emmagasiné une grande quantité de fruits, dansune resserre qui communique avec notre chambre. Réunies en grandnombre les oranges, vous le savez, dégagent un violent parfumd’éther. C’est à ces émanations que nous avons attribué notresommeil prolongé et l’odeur de pharmacie dont s’est plainteLolita.
– C’est possible, après tout, murmura ledétective devenu pensif, l’écorce des oranges contient une certainequantité d’un éther spécial… Et pourtant !… Si cetteexplication était la bonne, le même fait aurait dû se produirechaque fois que la resserre était pleine de fruits.
– Le fait ne s’est produit pourtant quecette seule et unique fois, avoua la jeune femme. Un autre détailque j’avais oublié : la fenêtre de la chambre que j’avaisfermée la veille à cause de la fraîcheur de la nuit, étaitentrouverte quand nous nous sommes réveillés.
– Le vent a pu l’ouvrir si elle était malfermée.
– C’est ce que nous avons pensé, sur lemoment, nous n’y avons attaché aucune importance.
– Bon, mais vous ne m’avez pas encore ditpourquoi vous avez ouvert le coffre-fort.
– C’est moi qui en eus l’idée. En melevant, j’avais comme le pressentiment d’une catastrophe. Jem’étais éveillée la tête lourde, après une nuit de cauchemars. Sanssavoir pourquoi, j’avais le cœur serré par l’angoisse. On eût ditque je sentais venir le malheur qui planait sur notre maison. Tuvois, dis-je à mon mari, la fenêtre est ouverte, regarde comme ilserait facile de nous voler. Il voulut me rassurer, me montra letrousseau de clefs qu’il plaçait chaque soir sous son chevet, àcôté de son browning, et, pour me tranquilliser tout à fait, ilfinit par ouvrir le coffre-fort. C’est alors que nous constatâmesle vol.
John Jarvis s’était levé brusquement.
– Je vais me rendre immédiatement avecvous à la fazenda, déclara-t-il, quel malheur que vous ne soyez pasvenue me trouver plus tôt ! Un dernier renseignement :quand a lieu l’inhumation de votre mari ?
– Demain matin.
– Cela suffit. Je vous emmène dans monauto. Je vous recommande surtout quand nous serons là-bas, de nepas dire qui je suis. Racontez, si vous voulez, que je suis venupour acheter la propriété. Mon secrétaire et ami, Monsieur FloridorQuesnel, sur la discrétion et le dévouement duquel je puisentièrement compter, nous accompagnera.
Le géant blond auquel ce compliment étaitadressé quitta le bureau sur lequel il venait de sténographiertoute cette conversation.
– Je puis peut-être fournir unrenseignement intéressant, dit-il. Ce matin, de très bonne heure,un peu après l’ouverture des portes, j’étais à la Central Bank. Lesbureaux étaient à peu près déserts. Un Chinois est venu toucher àla caisse un chèque assez important. Le fait m’a d’autant plusfrappé qu’il est très rare que les Chinois s’adressent à la banque.Ils préfèrent confier leur argent à l’administration des Postes, ouaux changeurs usuriers du faubourg d’Orient.
– Il me paraît impossible que ce soitWang-Taï, affirma la jeune femme.
– C’est ce que nous allons vérifierimmédiatement. En sortant d’ici, nous passerons par la banque.
L’instant d’après, le détective et sa clienteprenaient place dans une luxueuse Rolls Royce de cent cinquantechevaux. Floridor s’était assis au volant et pilotait la voitureavec une dextérité merveilleuse à travers les rues encombrées.
L’auto stoppa devant la majestueuse façade dela Central Bank. John Jarvis descendit. Il revint quelques minutesplus tard, la mine dépitée.
– Rien à faire de ce côté, expliqua-t-il,il est venu ce matin un Chinois toucher un chèque de 2500 dollars,mais il se nomme Ping-Fao. On a bien voulu me confier saphotographie que, suivant l’usage de la maison, on a prise, sansqu’il s’en aperçût, pendant qu’il attendait à la caisse. Lavoici.
– Ce n’est pas Wang-Taï, fit la señoraOvando, en secouant la tête ; d’ailleurs, il n’a pas quitté laplantation. Je vous le répète, c’est le dernier que jesoupçonnerais.
John Jarvis remit silencieusement laphotographie dans son porte-cartes et se replongea dans sesréflexions. L’auto avait traversé à toute allure les faubourgsdéserts et filait maintenant en quatrième vitesse sur une largeroute bordée de ces cultures d’arbres fruitiers : orangers,abricotiers, pêchers, qui font de certaines régions de laCalifornie un véritable paradis terrestre. Partout les branchespliaient sous le poids des fruits, l’atmosphère lourde du parfumdes orangers et des citronniers en fleurs, était d’une douceuraccablante.
Il y avait dix minutes que l’auto roulait àcette vitesse vertigineuse, lorsque Floridor tira de sa poche unnuméro du San Franscico Evening News qu’il tenditpar-dessus son épaule à John Jarvis, en disant :
– Voici qui vous concerne, l’entrefiletest souligné.
Jarvis eut un geste mécontent en lisant enpetites capitales, au-dessous d’un portrait d’homme, le titresuivant :
LE MYSTÉRIEUX TODD MARVEL
Le Détective milliardaire disparu depuis six mois
NOTRE ENQUÊTE
Mais tout de suite son visage serasséréna.
– Heureusement, cria-t-il à Floridor,qu’ils n’ont pas la bonne photo. Cela peut durer longtemps.
Voici ce que contenait l’entrefilet soulignéde crayon bleu que John Jarvis lut avec la plus grandeattention.
On est toujours sans nouvelles del’honorable Todd Marvel, un des milliardaires les plus distinguésde la société des Cinq Cents, propriétaire de plusieurs puits àpétrole en Pennsylvanie et d’immenses gisements de chrome etd’iridium, récemment découverts au Guatemala.
D’un caractère très original – onpeut même dire tout à fait excentrique – M. ToddMarvel qui est doué d’une puissance de logique extraordinaire,s’est pris de passion pour le métier de détective. Un beau matin ila quitté son palais de la cinquième avenue à New York et l’on a étéquelque temps sans savoir ce qu’il était devenu. Trois semainesaprès, affublé d’un pseudonyme, il faisait arrêter à Chicago lesauteurs du vol d’un million de dollars. Le retentissement de cetteaffaire fut énorme.
Le détective milliardaire fuit lapopularité. Son identité une fois découverte, il a quittébrusquement Chicago et depuis on est sans nouvelles de lui. Les unsle croient partis pour l’Amérique du Sud, les autres pourl’Europe.
L’immense fortune de M. Todd Marvelne souffre d’ailleurs aucunement des fantaisies de sonpropriétaire. Gérée par des fondés de pouvoir d’une scrupuleuseprobité – largement rétribués d’ailleurs – elleva sans cesse en augmentant. Ajoutons que toutes les décisions dequelque importance sont prises par lui, et son habileté, dans lestractations les plus délicates est proverbiale dans le monde desaffaires.
Dans le clan des milliardaires, c’estactuellement l’homme à la mode, le héros du jour. Il a refusé lamain des plus opulentes héritières américaines, comme il a refuséles plus flatteuses propositions d’association des« trusters » les plus en vue. L’engouement pour sapersonne atteignait récemment un tel degré que nombre des héritiersdes rois de l’or, du pétrole, de l’acier ou de la viande,regardaient comme le nec plus ultra du chic et comme le comble dusport, l’exercice du métier de policier.
Il est très difficile de se procurer unrenseignement quelconque sur cet étrange milliardaire. Trèsgénéreux, très loyal, il a su mettre entre sa personne et lacuriosité publique un rempart de serviteurs dévoués qu’aucunargument ne peut décider à rompre le silence. Dans le monde desCinq Cents on observe également à son endroit un mutisme rigoureux.Ce n’est qu’à grand-peine que nous avons pu obtenir d’un de sesamis la photographie que nous publions.
Dans l’intention d’être agréable à noslecteurs que passionne l’énigmatique personnage, nous avons pumettre à jour un point important jusqu’ici complètement négligé parses récents biographes. Il y a une vingtaine d’années, le pèrede M. Todd Marvel fut assassiné dans des circonstancesdemeurées obscures et la moitié de son énorme fortune disparut sanslaisser de traces, en même temps que son assassin. C’est dansces faits maintenant oubliés, mais qui, à l’époque, firent grandbruit, qu’il faut peut-être chercher l’explication de l’étrangemanie policière de l’élégant gentleman. Cette manie, désormais, neparaîtra plus aussi excentrique à nos lecteurs. Qu’il s’agisse devenger son père ou de récupérer une fortune volée, ce n’estcertainement pas pour l’amour de l’art, que M. Todd Marvels’est improvisé détective.
À bientôt de plus completsrenseignements.
John Jarvis froissa le journal avec colère etle fourra dans la poche de son cache-poussière. Puis il haussa lesépaules et sa physionomie reprit sa placidité habituelle. L’autovenait de s’engager dans une allée d’eucalyptus qui aboutissait àla propriété de la señora Ovando.
Nichée frileusement au creux d’un vallon quetraversait un ruisseau d’eau vive, abritée par de hauts platanes,la fazenda avec sa toiture de tuiles rouges et ses murs blanchis àla chaux, émergeait d’un véritable bois de citronniers etd’orangers, chargés de fleurs et de fruits. Dans un lointainvaporeux, la ligne violette des montagnes s’abaissait jusqu’à lamer où la houle balançait les navires en rade. On devinait la villesituée en contre-bas, au dôme de fumées noires ou rousses quiplanait au-dessus d’elle et où le soleil faisait palpiter comme unepoussière d’or.
Malgré la rumeur affaiblie de la ville qui semariait à la plainte monotone des vagues, on se fût cru en pleinesolitude. On eût dit un de ces paysages de rêve que crée, pourd’idéales maîtresses l’imagination des poètes. On se sentait prisdu désir de ne plus quitter cet éden embaumé des plus doux et desplus puissants parfums.
– N’avions-nous pas tout ce qu’il fautpour être heureux, murmura la jeune femme en étouffant unsanglot.
Et, silencieusement, elle guida ses hôtes versla fazenda.
Au détour d’un sentier, ils se trouvèrentbrusquement en présence du Chinois Wang-Taï. Le torse à peinecouvert d’un sayon de cotonnade bleue, le front en sueur, il étaitoccupé à défoncer une parcelle de terrain rouge et caillouteux quisemblait n’avoir jamais été défrichée. Il se releva au passage desvisiteurs et les salua respectueusement.
– Rien de nouveau ? demandamachinalement la señora.
Le Chinois fit de la tête un signe négatif etse remit au travail. Comme l’effigie des vieilles pièces de monnaieusées par le frottement Wang-Taï offrait une physionomie sansexpression, comme effacée par la misère et l’abrutissement. Leregard était sans reflet, les lèvres décolorées et molles, la peaud’un jaune sale, collée aux pommettes.
– Il est quelconque, absolumentinsignifiant, dit Floridor, quand ils eurent fait quelques pas.
– Je n’en sais rien, répliqua ledétective songeur, les individus de cette espèce accumulentparfois, dans le silence et la solitude, de formidables réserves deruse, d’énergie et – ce qui te surprendra – d’intelligence.
– Désirez-vous interroger Wang-Taï ?demanda la veuve.
– Non, du moins pas maintenant. Il fautqu’avant tout je visite soigneusement l’écurie, la chambre àcoucher et, si pénible que soit pour vous une pareille demande, quej’examine de près la blessure qui a causé la mort de votremari.
– Venez, dit-elle stoïquement.
Dans la chambre étroite et nue, aux mursblanchis à la chaux, le cadavre, simplement vêtu d’une chemiseblanche, gisait sur le lit, un crucifix de cuivre placé sur lapoitrine. Les volets étaient fermés. À la lueur de deux bougiesplacées au chevet du mort, à côté d’une assiette creuse pleined’eau bénite, la petite Lolita, le visage pâli et comme émacié parle chagrin, lisait un livre de prières. Sa mère lui fit signe de seretirer ; elle demeura elle-même dans un angle de la pièce,pendant que John Jarvis et son secrétaire se livraient à leurexamen.
La blessure située derrière l’oreille étaitaffreuse, le crâne avait été défoncé et le contour du fer à chevaly était profondément imprimé, encore souligné par le sang qui avaitséché dans la plaie. Le détective mesura soigneusement cetteempreinte avec une petite règle graduée.
John Jarvis ne semblait plus le même, saphysionomie avait revêtu une expression d’autorité et dedomination, ses gestes étaient nerveux et saccadés ; de tempsen temps d’un mot bref ou d’un signe il donnait à Floridor un ordreque celui-ci exécutait en silence.
Tout à coup, les deux hommes, sans plus sepréoccuper de la señora que si elle n’existait pas, descendirent aurez-de-chaussée et pénétrèrent dans l’écurie où Nero, oublié,hennissait tristement devant sa mangeoire vide.
Sur un signe de John Jarvis, Floridor donnaquelques poignées de foin à l’animal, lui caressa l’encolure etfinalement lui souleva l’une après l’autre les deux jambes dederrière pour prendre mesure de ses fers. Nero s’était laissé faireavec une docilité exemplaire.
Le détective furetait dans tous les coins,examinant longuement les uns après les autres tous les objets quise trouvaient dans l’écurie. Au grand étonnement de la señoraOvando qui assistait à cette scène sans rien y comprendre, ils’accroupit près d’un tas de balayures, les tria et en mit de côtéune certaine quantité dans un morceau de papier, puis il plongeases mains jusqu’au fond d’un baril plein d’avoine, ramassa à terretrois clous tordus qu’il mit soigneusement dans sa poche. Enfin, àl’aide d’une forte loupe, il étudia successivement une hache, unescie, un marteau, un gros maillet de bois destiné à enfoncer lespieux et d’autres outils déposés là pêle-mêle.
Il continua longtemps ce manège, retournantdix fois les mêmes objets comme s’il eût cherché quelque chosequ’il ne trouvait pas.
Au comble de la surprise, la señora ouvrait labouche pour demander ce que tout cela signifiait. Floridor lui fitsigne de se taire.
– Ne le dérangez pas, lui dit-il àl’oreille, je crois deviner qu’il a trouvé une piste sérieuse.
Le détective venait de passer dans le cabinetoù couchait Wang-Taï et qui était adjacent à l’écurie. Dans cemisérable réduit, il n’y avait qu’un monceau de paille de maïs quiservait de lit au Chinois, une cruche de terre et de vieillessandales de paille tressées. L’odeur nauséabonde de l’opiumflottait dans l’air et, sur une planche, John Jarvis découvrit lapetite lampe et la pipe à champignon indispensables aux fumeurs. Àcôté, il y avait un paquet renfermant des vêtements de rechange etquelques chemises.
À la stupeur croissante de la veuve, JohnJarvis prit les sandales et les enveloppa dans un journal pour lesemporter.
Brusquement, il remonta dans la chambremortuaire, s’assit à une table et étala dessus avec précaution lesdétritus retirés par lui des balayures et qui paraissaient deminces rognures de papier rouge. Il déployait avec milleprécautions chacun des minuscules fragments, de la pointe de soncanif, puis il les rapprochait, comme s’il eût voulu reconstituerle lambeau primitif.
Ce travail minutieux l’absorba pendant unegrande demi-heure.
Frémissante d’impatience, la veuve allait etvenait par la chambre, jetant de temps à autre un regard dedésolation sur le cadavre de son mari.
– Señora, dit tout à coup John Jarvis,dont la voix était empreinte d’une mystérieuse solennité, ma visiten’aura pas été inutile, mais il me reste encore une question à vousposer. Ne m’avez-vous pas dit que Wang-Taï vous confiait seséconomies ?
– Oui, balbutia-t-elle, nous avons eulongtemps à lui une centaine de dollars ; ils étaient déposésdans le coffre-fort avec notre argent à nous. Il les aredemandés.
– Était-il présent quand vous avez ouvertle coffre pour les lui rendre ?
– Certainement, il n’y avait aucuninconvénient à cela puisqu’il ne connaissait pas le mot, grâceauquel la porte s’ouvre.
– C’est tout ce que je voulais savoir. Jetiens maintenant l’anneau qui manquait à la chaîne de mesraisonnements. Ah ! j’oubliais… Avez-vous quelquefois achetédes médicaments chez Ramlott, le druggist de MontgomeryStreet ?
– Jamais ! Nous n’achetions pourainsi dire pas de produits pharmaceutiques.
– Je l’aurais parié. Maintenant je suissûr de mon fait.
– Señora, ajouta-t-il avec une gravitéimpressionnante, la main étendue au-dessus du cadavre d’Ovando,j’en fais le serment, solennel sur le corps de l’innocente victime,votre mari a été assassiné par le même bandit qui a volé le diamantrouge, et ce bandit, c’est Wang-Taï !
– Cela se peut-il !… murmura laveuve avec un frisson d’horreur.
– Vous allez en être convaincue comme moidans un instant. Cela est aussi évident que la clarté du soleil.Tantôt votre exposé des faits me donna beaucoup à réfléchir ;il me parut presque impossible que la mort de votre mari, survenantpresque aussitôt après le vol, fût due à un simple accident.
– Pourtant, l’enquête du coroner…
– N’a pas été faite sérieusement. Enexaminant la blessure, j’ai tout de suite constaté qu’elle nepouvait pas, malgré les apparences, avoir été causée par un coup depied de cheval. Il y a sur le crâne plusieurs traces de ferenchevêtrées, parce que l’assassin a redoublé ses coups,ce qu’un cheval n’eût pu faire. Un cheval qui lance une ruade nefrappe qu’avec l’extrémité aiguë du sabot. Ici toute la surface dufer est nettement dessinée.
« Je mesurai le diamètre de la blessure,puis les fers de Nero ; les dimensions ne correspondaient pas,je ne m’étais donc pas trompé. D’ailleurs l’animal est très doux,il m’a paru tout à fait incapable de lancer une ruade.
– C’est pourtant vrai que Nero est douxcomme un agneau. Alors vous croyez que ce n’est pas lui ?
– Je vous ai dit que c’était Wang-Taï…J’aurais été bien en peine de deviner comment l’assassin s’y étaitpris pour commettre son crime, quand en examinant les outils, je mesuis aperçu que le lourd maillet de bois qui sert à enfoncer lespieux était percé de trois trous disposés en triangle ; peuaprès j’ai ramassé trois clous qui s’adaptaient exactement dans cestrous. L’assassin avait eu l’idée infernale de clouer un fer àcheval sur le maillet dont il s’est servi pour assommer savictime. Comprenez-vous maintenant ?
– Sainte Vierge ! peut-il exister depareils coquins, s’écria la veuve avec épouvante.
– Il ne m’est plus resté aucun douteaprès avoir comparé le diamètre de la blessure avec celui del’espace compris entre les trous. Je n’ai pas retrouvé le fer àcheval que l’assassin a fait disparaître, croyant ainsi avoirdétruit tout vestige de son crime. Il a aussi lavé avec grand soinle maillet qui devait porter des traces de sang.
Le détective montra alors les rognures depapier rouge trouvées par lui dans les balayures.
– À leur couleur caractéristique,reprit-il, j’ai tout de suite reconnu que ces minuscules fragmentsprovenaient d’une de ces étiquettes que les pharmaciens collent surles flacons renfermant des produits toxiques. La forme desfragments m’a révélé que l’étiquette avait été grattée. De là àsupposer que Wang-Taï avait acheté un anesthésique pour vousréduire à l’impuissance pendant la nuit du vol, il n’y avait qu’unpas. Il me sera d’ailleurs bien facile de savoir si un Chinoisn’est pas venu demander du chloroforme au druggist Ramlott,quelques jours avant le vol, c’est-à-dire après que Wang-Taï vouseut redemandé ses économies.
La señora Ovando demeurait silencieuse etregardait le détective avec une admiration où se mêlait une secrèteterreur.
– Voici selon moi, continua-t-il, commentles choses se sont passées : très habilement, Wang-Taï achoisi pour faire son coup, une nuit où la resserre était pleine defruits. Il n’ignorait pas que le puissant parfum d’éther desoranges a une certaine analogie avec l’odeur du chloroforme. Lapetite Lolita seule était dans le vrai en se plaignant d’une odeurde pharmacie, odeur qui devait pourtant être très atténuée, puisquel’assassin avait pris soin, le vol une fois commis, d’ouvrir lafenêtre pour renouveler l’atmosphère de la chambre.
– Vous ne me dites toujours pas, objectala veuve, comment il a pu ouvrir le coffre-fort.
– Quand le système n’est pas pluscompliqué que celui-ci, ce n’est pas difficile, c’est une questionde doigté et d’oreille. Les voleurs – et surtout les voleurschinois – n’ont pas besoin d’outils pour cela. Voyez plutôt.
John Jarvis s’était approché du coffre-fort etil en manœuvrait les boutons, tantôt avec une savante lenteur,tantôt avec une grande rapidité l’oreille tendue aux bruitsimperceptibles qui se produisaient dans l’intérieur dumécanisme.
– Tenez, dit-il, voilà qui est fait.
– Ne vous l’avais-je pas dit, s’écriaorgueilleusement Floridor. Je le répète, il n’y a pas dans toutl’univers, d’homme plus habile que John Jarvis.
La señora Ovando demeurait béante de surpriseen considérant la porte d’acier maintenant ouverte toutegrande.
– Ce que je ne comprends pas, parexemple, reprit le détective, après un silence, c’est que Wang-Taïn’ait pas pris la fuite après le vol, et qu’il ait, somme toute,commis un meurtre inutile. Cela ne s’expliquerait – pardonnez-moiseñora, de faire une pareille supposition – que si le Chinois eûtété amoureux de vous.
– C’est ce que prétendait mon pauvremari, balbutia la veuve dont les joues s’empourprèrent. Combien defois m’a-t-il dit en riant : « Tu vois, si je venais àmourir, tu aurais un époux tout trouvé, le mandarinWang-Taï ! » De fait il était aux petits soins pour moi,ses prévenances, ses attentions étaient un éternel sujet deplaisanterie entre nous. Il m’était dévoué comme un bon chien.C’est peut-être pour cela qu’il ne me serait pas venu à l’idéequ’il pût être coupable. Sauf l’habitude qu’il avait de s’enfermerchaque dimanche pour fumer l’opium, c’était un serviteurparfait.
– On rencontre beaucoup de criminels,expliqua Floridor, parmi ceux qui s’adonnent à cette drogue. Chezeux, à des périodes de dépression et d’abrutissement, succèdent desphases de lucidité suraiguë, au cours desquelles ils élaborent lesplus machiavéliques combinaisons…
– Priez la petite Lolita d’aller chercherWang-Taï, interrompit le détective. Il faut que le coquin fasse desaveux et dise où il a caché le diamant et l’argent. Il doit êtred’autant moins sur ses gardes que nous ne lui avons encore poséaucune question.
L’enfant revint tout essoufflée, au bout d’unlong quart d’heure. Le Chinois demeurait introuvable.
– Je m’en voudrai toute ma vie de cettemaladresse, s’écria Jarvis avec dépit, Wang-Taï a dû nousespionner, à l’abri de quelque massif. J’aurais dû charger Floridorde le surveiller.
– Où le retrouver ? balbutia laveuve avec accablement.
– Ne vous désolez pas. Je fais de lacapture de ce bandit une affaire personnelle. Il faut d’abord voirs’il s’est réellement enfui.
Le détective courut à la cahute duChinois : d’un coup d’œil il constata que le paquet devêtements et la pipe avaient disparu ; mais une autre surprisel’attendait. En traversant l’écurie, il s’aperçut qu’on avaitéventré d’un coup de couteau le collier de cuir que portaitNero ; la bourre sortait par l’ouverture béante.
– C’est là, sans doute, s’écria-t-il, queWang-Taï avait caché les bank-notes, roulées et aplaties dans lesens de la longueur ; il a repris son butin avant des’enfuir.
– Le diamant ne se trouvait pas dans lamême cachette, fit observer Floridor, il n’y aurait pas tenu.
– Le bandit a dû gagner le chemin creuxqui rejoint la grande route de San-Francisco… dit la señoraOvando.
– Voyons d’abord où nous conduiront lestraces de pas qui partent de l’écurie.
La terre du jardin, fraîchement arroséegardait heureusement des empreintes très nettes, mais le détectiveeut la surprise de voir que les traces de pas prenaient unedirection diamétralement opposée à celle qu’indiquait la señora. Enles suivant, il arriva au pied d’un superbe citronnier etmachinalement il ramassa un fruit encore vert à demi enfoncé dansla terre molle. Il allait le rejeter, lorsqu’en l’examinant de plusprès il poussa un cri de surprise.
– Admirez, fit-il, l’astuce vraimentchinoise de Wang-Taï. Sans détacher le citron de l’arbre, il adécoupé une rondelle dans l’écorce, creusé la pulpe du fruit pourdonner place au diamant. La rondelle une fois rajustée, il n’yparaissait plus. Le moindre détail est calculé. Ainsi, il a choisiun citron vert, plus solide sur sa branche que ceux qui arrivent àmaturité et qui pouvait rester longtemps encore sans êtrecueilli.
« Dans sa précipitation à reprendre sonbutin avant de fuir, il n’a pas songé que ce fruit – que je gardeprécieusement – pouvait devenir une pièce à conviction.
En partant du citronnier, les traces de pasrevenaient dans la direction indiquée par la señora etaboutissaient au chemin creux. On suivit cette piste jusqu’à laroute où elle disparaissait, confondue avec des milliers d’autrespistes.
– Nous allons vous quitter, señora,déclara le détective, les minutes sont précieuses, l’assassin n’aguère qu’une heure et demie d’avance sur nous. Il s’agit de luimettre la main au collet avant qu’il ait eu le temps de prendrepassage à bord d’un paquebot.
– Reste-t-il quelque chance de retrouverl’argent volé ? demanda la veuve avec découragement.
– Ayez bon espoir, affirma John Jarvisavec conviction. Je connais à fond la ville chinoise et j’ai mené àbien des tâches plus difficiles…
Les deux détectives avaient pris place dansl’auto qui démarra. En se retournant, à l’extrémité de l’avenued’eucalyptus, John Jarvis aperçut la señora demeurée à la mêmeplace, immobile et pensive. Sa silhouette mélancolique se détachaittoute noire sur le ciel rouge du couchant dont les derniers rayonscaressaient d’un reflet sanglant la cime des orangers.
L’auto filait à vive allure sur la route oùdéjà tombait la nuit lorsque Floridor freina brusquement. Àcinquante mètres de la voiture un groupe confus barrait le cheminqui, à cet endroit, coupe à angle droit la voie du TranscontinentalPacific Railway.
Sous la lueur aveuglante des phares unetragique vision jaillit des ténèbres. Cinq hommes aux longuesbarbes, aux vêtements terreux qui paraissaient être destravailleurs des plantations, étaient occupés à fouiller lesvêtements d’un cadavre horriblement déchiqueté dont la tête, qui neformait plus qu’une bouillie sanglante, reposait encore sur un desrails de la voie.
– Un Chinois qui a été écrasé par lerapide, expliqua tranquillement un des hommes. Ce doit être unsuicide. Il n’avait plus un dollar en poche.
John Jarvis avait sauté à terre, en proie àune indicible émotion. Il venait de reconnaître, baignant dans lesang qui avait formé une mare autour du corps, la vieille pipe àopium et le paquet de vêtements de Wang-Taï.
– Si ça vous intéresse, ditcomplaisamment l’homme, voilà ses papiers, c’est tout ce que nousavons trouvé.
Le détective prit le portefeuille taché desang qu’on lui tendait, il renfermait un passeport chinois et unpermis de séjour en anglais au nom de Wang-Taï, ouvrier agricole auservice de Leonzio Ovando à la fazenda des Orangers. Alorsqu’étaient devenus le diamant et les bank-notes ?
John Jarvis éprouvait une horrible déconvenue.Un des hommes s’était-il subrepticement approprié la pierreprécieuse ? ou fallait-il la rechercher dans cette bouesanglante, ou bien…
Il fut tiré de cette perplexité par Floridorqui venait de descendre de l’auto.
– Ce n’est pas là le cadavre de notrebandit ! affirma le géant blond avec énergie. Aussi vrai queje suis Canadien ! Wang-Taï était beaucoup plus petit detaille, puis sa blouse de cotonnade bleue était d’un ton beaucoupmoins cru : d’ailleurs nous avons un moyen bien simpled’éclaircir nos doutes.
Floridor alla prendre dans la voiture lessandales de paille trouvées dans le logement du Chinois et queJarvis avait conservées.
Les sandales étaient beaucoup trop petitespour chausser les pieds du mort.
– Tu as raison, dit le détective, ceWang-Taï est un scélérat encore plus rusé que nous ne le pensions.Il n’a pas hésité à assassiner un de ses compatriotes, il l’adéposé sur les rails de façon à ce que le visage fût broyé,méconnaissable et il a laissé bien en évidence les papiers et lapipe pour donner le change.
Une autre découverte d’ailleurs confirma cettehypothèse : à la hauteur du sein gauche, le défunt portait uneblessure qui ne pouvait avoir été produite que par une balle derevolver.
Les témoins de cette scène regardaient avecstupeur ces deux gentlemen si corrects, possesseurs d’une siluxueuse auto et qui paraissaient prendre tant d’intérêt à la mortd’un vulgaire Chinois.
Ils furent encore plus surpris quand ledétective leur remit cinquante dollars qu’ils se partageraient àcondition de porter le cadavre jusqu’à la station qui n’étaitéloignée que d’un quart de mille.
Pendant qu’heureux de cette aubaine, ils sedispersaient pour se mettre en quête d’une civière, John Jarvis etFloridor remontaient en voiture et se remettaient en route. Sansattirer l’attention le détective avait glissé dans sa poche leportefeuille de Wang-Taï.
Minuit venait de sonner à la grande horlogeélectrique de la Central-Bank lorsque John Jarvis et son dévouésecrétaire, le Canadien français Floridor Quesnel, pénétrèrent dansle quartier chinois dont les ruelles sordides éclairées de loin enloin par des lanternes de papier exhalaient les parfums du musc, del’opium et du gingembre, mêlés à la révoltante puanteurd’immondices de toute sorte.
Ils venaient de s’arrêter devant la façade àpeine éclairée d’une maison de thé, à l’enseigne de « la Tourde porcelaine », lorsqu’un Noir dépenaillé, surgi d’un anglesombre, remit un papier plié en quatre au détective et disparutsans avoir prononcé une parole. John Jarvis sans manifester aucunesurprise de ce message que, sans doute, il attendait, déploya lepapier et lut à la clarté de sa lampe électrique de poche :« Le cadavre du Chinois a été reconnu par son frère etidentifié. C’est celui d’un coolie nommé Ping-Fao, qui avait touchéle matin même une somme importante. »
– C’est certainement l’homme que j’ai vuce matin à la banque, déclara Floridor. L’affaire s’embrouille deplus en plus !
– Il me semble, à moi, au contraire, quenous sommes bien près d’en tenir la solution…
John Jarvis tambourina d’une certaine façon àune petite porte, dit quelques paroles à l’oreille du boy qui vintouvrir et fut introduit dans un long couloir ténébreux, àl’extrémité duquel brillait une faible lumière. À la suite du boy,les deux détectives descendirent un escalier d’une trentaine demarches et traversèrent une cave encombrée de caisses et detonneaux. Une lourde porte roula sur ses gonds, en même temps quel’âcre odeur de l’opium les prenait à la gorge.
Ils se trouvaient dans une vaste salleentièrement tendue d’une étoffe rouge et dont le fond était diviséen boxes, munis de matelas, qui permettaient aux fumeurs des’isoler. Des lanternes de papier bleues et vertes jetaient uneclarté indécise ; elles avaient la forme de poissonsfantastiques qui semblaient nager dans l’atmosphère épaisse etsurchauffée.
Près de l’entrée, une sorte de poussah ausourire facétieux, aux yeux fendus en tirelire, se tenait à uncomptoir encombré de pipes, de petites lampes et de boîtes demétal. Ce personnage qui connaissait parfaitement le détective lesalua d’une profonde révérence.
– Vos illustres seigneuries, dit-il avectoute l’emphase de la politesse chinoise, désirent sans doutegoûter aux incomparables voluptés de l’opium. Elles ne pouvaientchoisir une meilleure occasion : je viens précisément derecevoir des Indes une caisse de qualité supérieure, digne de lapipe d’un mandarin.
– Nous ne sommes pas venus pour cela,vieux filou, déclara Jarvis d’un ton bref, mais pour voir s’il n’ya pas dans ta caverne un assassin que nous recherchons.
– Il ne vient ici que des personnesparfaitement honorables, répliqua le Chinois avec une feinteindignation, la fleur de la colonie chinoise ; ce n’estcertainement pas ici que vos nobles seigneuries trouveront lebandit qu’elles cherchent !
– C’est ce que nous allons voir.
Sans vouloir en entendre davantage, ledétective s’était dirigé vers le fond de la salle, et lentement,comme s’il eût cherché une place vide, il examinait avec attentionles occupants de chacun des boxes. Beaucoup, les yeux blancs, laface plombée, gisaient assommés par la drogue, d’autres étaient siabsorbés par le soin de préparer leurs pipes, qu’ils nes’aperçurent même pas de la présence de John Jarvis. Celui-ci étaitarrivé jusqu’au bout de la rangée sans découvrir celui qu’ilcherchait.
Il allait recommencer son examen en revenantsur ses pas, quand un fumeur, vêtu d’un complet neuf à carreaux,coiffé d’un chapeau mou et les yeux protégés par de vastes lunettesfumées, se leva en titubant et se dirigea vers le comptoir enpassant habilement derrière le détective.
Il cherchait visiblement à gagner la porte desortie, mais il renonça à son projet à la vue de Floridor qui luibarrait le passage et il revint vers le fond de la salle.
Là il se trouva face à face avec JohnJarvis.
– Wang-Taï !
Et d’une formidable tape, le détective faisaitvoler au loin le chapeau et les lunettes qui servaient dedéguisement à l’assassin. Le visage du Chinois n’avait plus cemasque de stupidité qui avait si longtemps fait illusion à laseñora Ovando. Il était illuminé d’une ruse et d’une méchancetéinfernales.
Se voyant découvert, il avait fait un bondformidable vers la partie la plus obscure de la salle ;tournant le dos à son adversaire, il fouilla dans sa poche en mêmetemps qu’il baissait la tête avec un geste bizarre.
– Haut les mains ! cria le détectivequi crut que le bandit cherchait une arme.
Mais au moment même, un coup de feu parti d’undes boxes, atteignit Wang-Taï à la tempe. Le misérable pivota surlui-même, battit l’air de ses bras et roula à terre, raidemort.
Instantanément toutes les lumières s’étaientéteintes ; la fumerie s’emplissait d’une rumeur de bousculadeset de cris étouffés.
– Je suis vengé ! cria une voix dansles ténèbres.
Rapidement le détective avait manœuvré lecommutateur de sa lampe de poche. Il ne voulait pas que lesmalandrins qui l’entouraient profitassent de l’obscurité pourdépouiller le cadavre. Mais déjà la lumière était revenue, montrantla salle souterraine à peu près vide. Au bruit de la détonation,tous les fumeurs que l’ivresse ne clouait pas sur leurs matelas,pareils à de vivants cadavres, s’étaient enfuis par un passagesecret que Wang-Taï, sans doute, n’eût pas manqué d’utiliser, s’iln’avait pas été surpris aussi inopinément. Son meurtrier avait fuiavec les autres. Immobile, à son comptoir, le poussah grimaçait unsourire.
John Jarvis trouva dans les poches du mortcinq mille cinq cents dollars, les trois mille d’Ovando et les deuxmille cinq cents de Ping-Fao. Quant au diamant rouge, il avaitdisparu.
Le poussah se répandait en protestations et endoléances.
– Pourquoi, lui demanda sévèrement JohnJarvis, as-tu éteint l’électricité ? Je pourrais te fairearrêter comme complice de l’assassin dont tu as favorisé lafuite.
– Ce n’est pas moi qui ai éteint,pleurnicha hypocritement le rusé Chinois. Tous les habitués saventoù se trouve la minuterie. La même scène se reproduit chaque foisqu’il y a quelqu’un de tué ici. Puis, à cause de la police, je suisbien obligé d’avoir une sortie dérobée, sans cela personne neviendrait chez moi. Ah : si vos seigneuries m’avaient prévenude leur visite, il en eût été tout autrement, Wang-Taï eût étécapturé sans coup férir !
– Tu te moques de moi, ta cave est uncoupe-gorge et tu es un impudent coquin, qui reçois l’argent de lapolice et celui des malfaiteurs et qui trahis tout le monde… Maisil suffit. Pour le moment ce cadavre est sous ta garde. Je vaisrevenir d’ici peu avec le coroner et des policemen.
Comme les deux détectives regagnaient la rueéclairés par le boy qui les avait introduits :
– Il nous faut maintenant, dit JohnJarvis, soucieux, savoir ce qu’est devenu le diamant rouge.
Le boy, un malicieux petit singe d’unedouzaine d’années l’avait entendu.
– Si vous me donnez dix dollars, fit-il,je vous dirai où il est.
– Où est-il ?
– Aurai-je les dix dollars ?
– Oui, mais si tu as menti, jet’allongerai les oreilles de telle façon que tu t’en souviendrastoute ta vie.
– Eh bien, au moment où Wang-Taï s’esttourné vers le mur, je l’ai vu avaler quelque chose de brillant…Et, ajouta-t-il, après un moment d’hésitation, le patron l’a vuaussi et il s’est mis à rire… Vous comprenez ce que celasignifie ? Surtout ne parlez pas de moi, dites que c’est votreami qui vous a prévenu.
– C’est compris. Tiens, voilà tes dixdollars, tu es bien le plus rusé petit sapajou que j’aie jamaisvu !
Après avoir laissé s’écouler un certain temps,John Jarvis et Floridor redescendirent dans la crypte. Le poussahparut assez peu satisfait de les voir si promptement de retour,mais, sans se préoccuper de lui, le détective s’était agenouilléprès du cadavre dont il défaisait les vêtements, mais bientôt, ilse releva la mine furieuse.
– Qu’est-ce que cela signifie ?s’écria-t-il, voici maintenant que Wang-Taï a l’estomac fendu d’uncoup de couteau !
– Je ne sais… bégaya le Chinois devenulivide. Sans doute, dans les ténèbres… quelqu’un…
– Allons, fit brutalement le détective,inutile de mentir, donne le diamant tout de suite ou tu vas allerfinir ta nuit en prison !
Et comme le Chinois paraissaithésiter :
– Tu sais que rien ne me serait plusfacile que de te faire asseoir dans le fauteuild’électrocution.
Avec un profond soupir, le poussah se décida,cette fois, à tirer le diamant rouge d’une petite boîte à opium oùil l’avait caché et le tendit à John Jarvis.
– Voilà une affaire heureusementterminée, dit Floridor en riant de la mine déconfite du Chinois. Ilne nous reste plus qu’à aller chercher le coroner pourl’enquête…
– Pas encore, reprit John Jarvis, il fautque cette affaire soit complètement élucidée.
– Il me semble qu’elle l’est, murmura leChinois.
– Non, car je ne connais ni le nom del’assassin de Wang-Taï, ni les mobiles qui l’ont fait agir…
– Je ne sais rien à ce sujet…
– Il est inutile d’essayer de me tromper.Je n’ignore pas que tu es l’homme le mieux renseigné peut-être dela communauté chinoise sur les agissements de tes compatriotes.
– Votre seigneurie commet une erreurabsolue. Je suis absorbé par le souci de mon modeste négoce et jene m’occupe de personne. Je ne sais rien, je le jure !
La physionomie du poussah était devenueimpassible et fermée. Il ne répondit plus aux questions et auxmenaces que par des monosyllabes. Il paraissait décidé à ne pasparler et John Jarvis se disposait à se retirer lorsque Floridorintervint.
– Je sais où le bât te blesse, vieuxmarchand de poison, lui dit-il, tu connais fort bien le nom del’assassin ; la preuve que c’est un de tes clients habituels,c’est qu’il était parfaitement au courant du secret de la portedérobée.
– Pourquoi ne vous le dirais-je, ce nom,si je le connaissais ? fit le Chinois d’un air plein decandeur, je serais trop heureux d’être agréable à vos illustresseigneuries.
– Pourquoi, parce que tu as peur deperdre la prime que te donne la police chaque fois que tu faisarrêter un malfaiteur. Tu crains d’être devancé par nous dans tadénonciation. Sois franc, combien te donne-t-on pararrestation ?
– Vingt dollars, dit le Chinois, dont lespetits yeux bridés s’éclairèrent d’une lueur d’astuce.
– Voici vingt dollars, c’est probablementle double de ce qu’on te donne, maintenant, parle.
– J’ai des raisons de croire que lecoupable est un certain Tao, le frère de Ping-Fao, l’hommeassassiné par Wang-Taï, il a vengé son frère comme il l’avaitjuré…
Le poussah s’interrompit au bruit d’une portequi venait de se refermer doucement. John Jarvis et Floridor seretournèrent : le cadavre de Wang-Taï avait disparu.
– Deux de mes boys viennent de le déposerdans la rue, expliqua le marchand d’opium, les policemen letrouveront demain matin, supposeront qu’il a été tué dans une rixeet tout sera dit : cette manière de faire simplifie beaucouples choses.
Les deux détectives avaient hâte d’être sortisde ce coupe-gorge. Ils en finirent rapidement avec l’interrogatoiredu poussah et se retirèrent. Ce fut avec un véritable soulagementqu’ils se retrouvèrent dans la rue et qu’ils respirèrent l’air purde la nuit.
*
**
Le lendemain, vers dix heures, un des immensesclippers à voiles qui font le service entre San Francisco et lesports de la côte chinoise, commençait ses préparatifsd’appareillage et embarquait ses dernières tonnes de marchandises.Massés sur le quai une centaine de Célestes qui retournaient dansleur pays, attendaient patiemment sous la surveillance de deuxpolicemen que leur tour fût venu de monter à bord. Avant defranchir la passerelle, ils devaient montrer leurs passeports à unemployé du bureau de l’émigration qui y apposait son cachet, unautre commis faisait l’appel des noms. Près d’eux un élégantgentleman en costume de yachting fumait nonchalamment unecigarette.
– Tao ! cria le commis.
Un Chinois, vêtu de loques sordides, mais à lamine intelligente, sortit de la foule et présenta ses papiers.L’employé venait d’y apposer son timbre, lorsque le yachtman – quin’était autre que John Jarvis – lui dit quelques mots àl’oreille.
– Parfaitement, répondit l’homme – et setournant vers le Chinois – Tao ce gentleman veut te parler.
– Oui, murmura John Jarvis, j’ai quelquechose à te dire.
Tao sous les regards du détective était devenublême, ses mains tremblaient, du premier coup d’œil il avaitreconnu un des témoins du meurtre de Wang-Taï, à la fumerie d’opiumde la Tour de porcelaine. Il s’imagina qu’il était perdu, mais avecla prudence et le sang-froid de ceux de sa race, il attendit ensilence que son interlocuteur prît la parole le premier. JohnJarvis l’avait attiré un peu à l’écart.
– Tao, lui dit-il à demi-voix, j’étaisprésent quand pour venger ton frère tu as tué Wang-Taï.
– Je le devais, balbutia le Chinoisdominé par le regard impérieux du détective.
Il ajouta d’un ton si désespéré, si douloureuxque John Jarvis en fut ému :
– J’allais regagner ma patrie !…
– Je n’appartiens pas à la policeofficielle, je n’ai aucune raison de te dénoncer, mais je veuxconnaître toutes les circonstances du crime.
– Je n’oublierai rien, dit Tao avec unreste de défiance : Wang-Taï et mon frère travaillaient dansdeux plantations voisines, et avaient fini par faire connaissance.Wang-Taï plus énergique dominait complètement mon frère et j’enétais sincèrement affligé, car je savais que Wang-Taï avait dûs’expatrier à la suite de plusieurs meurtres et je devinais qu’ilen voulait surtout aux économies de son ami. C’est sur mon conseilque celui-ci les avait déposées à la banque, en même temps que lesmiennes. Nous devions retourner en Chine ensemble, après avoirpassé de compagnie, à San Francisco, notre dernière nuit de séjouren Amérique.
« Jugez de ma douleur et de ma colèrequand, en allant au-devant de mon frère, on me mit en face de soncadavre, que Wang-Taï avait muni de ses propres papiers.
« Ce fut ce qui le perdit. Je jurai detuer l’assassin. Je savais qu’il avait déposé une somme assezimportante entre les mains du tenancier de la fumerie à la Tour deporcelaine… et je supposais qu’il irait lui réclamer cet argentavant de partir. J’allai l’attendre à la fumerie pendant toute lasoirée et une partie de la nuit. Enfin il entra et j’eus la chancede n’être pas reconnu par lui. J’aurais voulu qu’il sortît afin dele suivre et de le tuer sans éveiller les soupçons.
« C’est à ce moment que votre arrivée etcelle de votre ami changèrent mes projets. Je pensai que la policeallait faire une rafle. Ma vengeance m’échappait !
« Je n’hésitai plus, j’abattis lemeurtrier de mon frère et je pris la fuite. J’ai perdu dans cetteaventure les bank-notes que le pauvre Ping-Fao avait si péniblementéconomisés sou à sou…
John Jarvis réfléchit un instant.
– Voici l’héritage de ton frère, dit-ilenfin en glissant à Tao une liasse de bank-notes. Les deux millecinq cents dollars trouvés dans les poches de l’assassint’appartiennent légitimement. Et maintenant tu es libre det’embarquer.
D’un geste, le détective coupa court auxrévérences et aux remerciements du Chinois et celui-ci se hâta demonter à bord.
Déjà les passerelles étaient retirées et lesamarres ramenées à bord. Puis les immenses voiles furentdéployées ; le pavillon étoilé fut hissé à la corne d’artimon,et le clipper, favorisé par la brise du sud-ouest, qui fraîchissaità mesure que le navire s’éloignait du rivage, cinglamajestueusement vers la haute mer. Bientôt ce ne fut plus qu’unnuage blanc au bas de l’horizon.
*
**
En revenant de l’inhumation de son mari, laseñora Ovando avait reçu la visite de Floridor qui lui avait remisles trois mille dollars et le diamant rouge. Le détective ne voulutaccepter en guise d’honoraires qu’un panier des magnifiques orangesde la fazenda.
Ce jour-là, toute la ville de San Francisco –une des plus vivantes et des plus bruyantes villes du monde – étaiten pleine effervescence. À la Bourse dans Montgomery et dans MarketStreet, et jusque dans la Ville Chinoise et dans le Faubourgd’Orient, on ne parlait que de la fête que donnait, le soir même,le banquier Josias Horman Rabington, propriétaire et directeur dela Mining Mexican Bank, au capital de 200 millions de dollars.
Quelques jours auparavant, les plus notablespersonnages du monde de la finance avaient reçu l’invitationsuivante :
Mr et Mrs,
vous êtes priés de vouloir bien assisterau dîner suivi de bal qui sont offerts à ses amis, ÀL’OCCASION DE SON RETOUR À LA JEUNESSE, par Mr JosiasHorman Rabington, en sa villa des Cèdres, le mercredi 20 septembre,à dix-neuf heures très précises.
En traitement depuis deux mois dans la maisonde santé du docteur Klaus Kristian, le banquier allait reparaître,débarrassé du poids des années par la vertu des greffesmerveilleuses.
La curiosité était arrivée au plus haut point.Des paris énormes étaient engagés sur la question palpitante desavoir si Rabington était de soixante ans, revenu à quarante, àtrente, ou même à vingt. Les plus imaginatifs penchaientaudacieusement vers cette dernière hypothèse.
Les procédés employés par le docteur Kristian,jusqu’alors rigoureusement tenus secrets par lui, faisaient l’objetde discussions non moins vives. Les uns affirmaient qu’il s’étaitservi des glandes arrachées à des orang-outangs, venus de Java àgrands frais ; d’autres parlaient d’un mystérieux topique, oùentraient des sels de phosphore et de fluor, des extraits dejaborandi et d’autres plantes du Brésil et qui avait la magiquevertu d’effacer les rides, de rendre aux artères ossifiées unejuvénile élasticité, et même de faire repousser les cheveux et lesdents.
Quant aux heureux détenteurs des cartesd’invitation, ils étaient en proie à la plus trépidanteimpatience ; la journée leur parut à tous longue comme unsiècle.
La fièvre de la curiosité,l’excitement comme disent les Américains, étaient telsque, dès dix-sept heures, les premières autos commencèrent àarriver en face des grilles dorées de la villa des Cèdres, où ellesformèrent bientôt une file imposante.
Les invités étaient reçus au perron par desdomestiques noirs, en livrée écarlate, galonnée d’or, et introduitsdans un vaste salon d’attente qui s’ouvrait sur le parc de la villaoù les eaux jaillissantes, les tulipiers en fleur, les magnolias,les flamboyants, les jasmins de la Floride, les roses deCalifornie, composaient un décor de rêve. Par-delà cet océan defleurs, on apercevait les troncs géants des séquoias et des cèdresmillénaires qui donnaient l’illusion d’un coin de forêt vierge.
Bientôt la plus brillante société de SanFrancisco se trouva groupée dans le salon d’attente. Le célèbredétective John Jarvis – ami personnel du banquier – qui se trouvaitau nombre des invités ainsi que son collaborateur, le CanadienFloridor Quesnel, reconnut et salua dans cette cohue étincelante etparée, l’armateur milliardaire, Robinson Barney, Reuben Eliphaz,directeur du trust du platine, Stephen Gardell, le célèbreconstructeur de locomotives, Manoël Guasco, le grand propriétairede forêts, Nichol Spruce qui possédait toute une rue et vingtautres dont le plus pauvre avait au moins un milliard.
Quant au Canadien, il n’avait d’yeux que pourla partie féminine de l’assemblée, et il contemplait avec une naïveadmiration, les rayonnantes beautés que John Jarvis lui désignaitcomplaisamment au passage.
– Cette admirable blonde, dit ledétective, est la fille aînée de lord Stervenage, une Anglaise, sarivière de diamants et son aigrette valent une fortune ; savoisine, cette rêveuse et frêle beauté aux yeux couleurd’aigue-marine qui fait songer à l’Ophélie du poète estMrs Robinson Barney, on dirait une fée des eaux avec sondiadème et ses colliers de perles roses ; cette rousseopulente à la parure d’émeraudes, à la peau blanche comme le lait,est Miss Nichol Spruce…
Cette énumération fut brusquement interrompue.La monumentale horloge d’argent qui s’élevait au fond du salonavait commencé à sonner les sept coups de l’heure.
Au murmure des conversations avait succédé unimpressionnant silence.
Les dames frissonnaient d’une délicieuseémotion, faite de la fièvre de l’attente et du plaisir de lacuriosité satisfaite.
Le septième coup n’avait pas achevé de tinterque la porte du fond s’ouvrait à deux battants, en même temps qu’unmajordome à chaîne d’argent annonçait d’une voixvibrante :
– Miss ElsieGodescal !… Mr le docteur Klaus Kristian !…Mr Josias Horman Rabington !…
Personne ne prêta la moindre attention audocteur, ni à Miss Elsie, la pupille du banquier ; on n’avaitd’yeux que pour l’homme rajeuni qui s’avançait avec un orgueilleuxsourire.
Il y eut quelques minutes de tumulte. Unevraie bousculade se produisit. Tout le monde voulait serrer la maindu banquier, le voir de près, l’entendre parler. Les cris, lesexclamations, les hurrah frénétiques se mêlaient dans un vacarmeassourdissant.
– Hip ! Hip !Hurrah ! Vive le jeune Rabington !…
– On lui donnerait tout au plustrente-six ans !
– C’est merveilleux, voyez quellesouplesse, quel feu dans le regard, et pourtant l’expression de sestraits est la même. Il n’est pas sensiblement changé.
– Sauf que ses cheveux ont repoussé.
– Et ses dents !…
– Cette petite moustache noire coupéecourt lui sied à ravir.
– Il est superbe…
Rabington, les mains broyées par lesshake-hands, le plastron de sa chemise déjà chiffonné, l’habitfripé, se prêtait de bonne grâce à l’enthousiaste curiosité de seshôtes. Les dames surtout étaient terribles. Elles ne serassasiaient pas de le voir, de le palper et même de le pincer, etil se trouva une petite miss aux yeux bleus, à la mine candide,pour lui tirer sournoisement les cheveux, afin de s’assurer qu’ilne portait pas une perruque. De la meilleure grâce du monde,Rabington se laissait faire, répondant sans impatience auxshake-hand, aux compliments et aux questions et souriant d’un airde condescendance débonnaire.
Au milieu de ce joyeux tumulte, John Jarvis,dont les puissantes facultés d’observation ne restaient pas uneminute sans s’exercer, remarqua deux choses : d’abord la mineironique et méprisante du docteur Kristian qui, retiré dans unangle du salon, souriait sardoniquement en haussant les épaules. Ledocteur était petit et ventripotent, ses bras trop longsbalançaient de formidables poings, noueux et velus. Sa face carréeaux mâchoires lourdes, surmontée d’une forêt de cheveux d’un rouxdésagréable, exprimait la brutalité et la bassesse, et ses petitsyeux porcins aux sourcils pâles, reflétaient la ruse et laperfidie.
– Ce docteur a beau être un grand savant,songea le détective, il a tout l’air d’un parfait coquin.
La seconde chose qui attira l’attention deJohn Jarvis fut l’attitude de Miss Elsie, la pupille du banquier,qui se tenait, elle aussi à l’écart de la cohue, souriantfaiblement à la scène qui se déroulait devant ses yeux. Il semblaau détective que ce sourire était contraint et dissimulait unesecrète appréhension, un ennui ou un mécontentement, il ne savaitau juste.
Miss Elsie était très belle, d’une sculpturalebeauté. Grande et svelte, la taille souple et ronde, le busteharmonieusement développé, elle offrait un visage régulier d’unovale pur, que couronnait une opulente chevelure d’un blond cendré.Ses prunelles limpides étaient du bleu rare du lapis lazuli ;dans le noble dessin du nez, aux ailes vibrantes, de la bouche àl’arc purement dessiné, dans les mains fines aux longs doigtsfuselés, il y avait une distinction profonde. On devinait en MissElsie une nature profondément aristocratique, douée d’unesensibilité suraiguë, presque maladive. Une expression de douceurtempérait ce que cette physionomie eût offert de dur, de fermé etde mystérieux.
Telle qu’elle était, Miss Elsie Godescal étaitensorcelante.
La première fois qu’il l’avait vue, ledétective avait été profondément impressionné par le charme délicatqui émanait de la jeune fille et tous deux s’étaient sentis attirésl’un vers l’autre par une mutuelle sympathie. En quelquesconversations, il avait découvert chez Miss Elsie un grand bonsens, une loyauté parfaite, une culture intellectuelle trèsavancée. Depuis, ils s’étaient toujours rencontrés avecplaisir ; leurs idées étaient les mêmes sur beaucoup depoints.
John Jarvis se disposait à se rapprocher de lajeune fille, lorsque s’ouvrirent les portes du hall transformé,pour la circonstance, en salle à manger. Bien qu’il ne fît pasencore nuit, le grand lustre de verre colorié avait été allumé,montrant les tables étincelantes de vaisselle plate et de cristaux,dressées au milieu de massifs d’arbustes, illuminés de petiteslampes électriques de toutes les nuances.
Le détective chercha vainement à prendre placeà côté de Miss Elsie. Distraite, ou désirant s’isoler, elle s’étaitassise entre deux richissimes marchands de bœufs du Far West, genspeu loquaces et d’une galanterie sommaire.
Derrière chacun des convives, un domestiquenoir avait pris place, attentif et silencieux.
John Jarvis que le hasard avait placé entre lablonde Miss Stervenage et la rousse Miss Spruce, lut complaisammentà ses voisines le menu gravé sur des feuilles d’ivoire et qui étaitdigne de la richesse de l’amphitryon.
Ce menu comprenait entre autres raretésgastronomiques, un colossal saumon grillé, piqué de truffes, servisur un lit d’huîtres et de crevettes avec une sauce verte auravensara, un gigot de guanaco des Andes, à l’écossaise, des carrysde faisan, de dindonneau sauvage et de tortue verte, une grandeoutarde – ce roi des gibiers qui possède sept sortes de chairs,toutes d’une couleur et d’une saveur différentes – entièrementfarcie de becfigues et de bécassines, entourée de choux palmistes àla crème, des pigeons des Moluques nourris de noix muscade, deslézards iguanes, grillés, accompagnés d’une sauce indienne augingembre, etc., etc.
À la grande satisfaction des convives, cesplendide repas, en dépit des sévères lois américaines, ne devaitpas être un repas sec. Chargé d’affaires de plusieursrépubliques de l’Amérique centrale, le banquier jouissait del’immunité diplomatique, comme l’attestait le buffet dressé au fonddu hall et couvert de vénérables flacons.
Les hors-d’œuvre n’étaient pas achevés qu’unejoie tapageuse commença à se manifester ; certains invitésbuvaient déjà du champagne frappé ; le visage des plusréservées parmi les miss se colorait insensiblement d’une charmanterougeur et leurs beaux yeux lançaient des flammes. De temps entemps, de longs et bruyants éclats de rire s’élevaient etdominaient un instant le tumulte des conversations.
John Jarvis qui par principe buvait etmangeait très peu, ne quittait pas des yeux Miss Elsie. Il constataque la jeune fille ne touchait à aucun des mets qui lui étaientofferts… De plus en plus, elle paraissait préoccupée, absente, etses rares sourires avaient quelque chose de contraint.
Le détective observa à ce moment que Rabingtonet le docteur Klaus Kristian, assis l’un près de l’autre à un boutde table, se désintéressaient complètement de ce qui se passaitautour d’eux ; ils avaient entamé à voix basse une discussionanimée, mais qui ne semblait rien moins qu’amicale, car, de tempsen temps, le docteur serrait ses poings énormes dans un gestemenaçant, et le banquier, les sourcils froncés, paraissait faire deviolents efforts pour ne pas laisser éclater sa colère.
Sauf le détective, d’ailleurs, aucun desconvives ne s’occupait d’eux ; la gaieté allait crescendo etla réunion, à mesure que disparaissaient les bouteillesd’extra-dry, devenait de plus en plus houleuse.
On en était au dessert. Avec un sans-gêne bienyankee, un certain nombre de gentlemen avaient déserté les tableset allumé d’énormes havanes bagués d’or. Ils formaient un groupecompact en face du buffet où les sommeliers leur versaient àpleines coupes du champagne frappé et des cocktails incendiaires.Les deux indigènes du Far West étaient au nombre de ces intrépidesbuveurs, ils avaient égoïstement abandonné leur voisine de table,Miss Elsie, sans même un mot d’excuses.
John Jarvis voulut profiter de cettecirconstance pour aller s’asseoir près de la jeune fille et ilétait arrivé à quelques pas d’elle quand la sonnerie grêle dutéléphone retentit dans une pièce voisine.
Miss Elsie habituée à servir de secrétaire àson tuteur en mainte occasion, s’était levée pour aller prendre lacommunication.
Par la porte demeurée entrouverte, ledétective vit la jeune fille approcher de son oreille le cornetd’or massif, mais presque aussitôt elle jeta un cri d’épouvante, etroula, comme foudroyée sur le tapis épais qui couvrait le sol. Sonvisage était devenu blême. Elle s’était évanouie.
Il y eut quelques minutes de désarroi. Tousles convives s’empressaient autour de la pupille du banquier, maisavant que personne eût eu le temps d’intervenir, le détectives’était élancé, avait pris la jeune fille dans ses bras, l’avaitdéposée doucement sur un divan et lui faisait respirer un flacon delavander-salt.
Au bout de quelques secondes, elle ouvrit lesyeux, mais pour les refermer presque aussitôt, une indicibleépouvante se peignait sur son beau visage.
Rabington et le docteur Kristian accouraient,fendant la cohue des curieux.
– Merci de vos soins, dit sèchement ledocteur à John Jarvis, mais je vais m’occuper de la malade. Rien degrave d’ailleurs, une simple syncope due à la chaleur.
Il ajouta en se tournant vers lesinvités :
– Miss Elsie a surtout besoin de grandair et de silence. Son malaise sera dissipé dans peu d’instants,pourvu qu’on veuille bien nous laisser la soignertranquillement.
Déçus dans leur curiosité, les convivesévacuèrent la pièce dont la porte se referma.
L’instant d’après Rabington reparaissait lamine souriante.
– Soyez rassurés, ladies et gentlemen,dit-il gaiement, Miss Elsie est revenue à elle et va aussi bien quepossible, mais elle a exprimé le désir de regagner ses appartementspour y prendre un peu de repos. Dans une heure au plus – le docteurl’affirme – elle sera complètement remise. L’absence momentanée dema pupille ne changera rien d’ailleurs à notre programme.
Et du geste, il montrait par la grandeverrière qui faisait le fond du hall, le parc illuminé à giorno, etoù les serviteurs achevaient de disposer un velum de soie orange,qui devait abriter une salle de bal improvisée en plein air, aumilieu des massifs de fleurs. Dans le lointain un orchestre decinquante musiciens, installé sous un berceau de verdure, accordaitses instruments. Le banquier jeta sur ces préparatifs un regardsatisfait.
– Après le feu d’artifice, expliqua-t-ilà John Jarvis, bal jusqu’à minuit. Puis, ballet-pantomime sur lascène du théâtre de verdure ; à une heure souper par petitestables, puis bal encore jusqu’au lever du jour pour ceux qui neseront pas trop fatigués…
Et, sans attendre la réponse du détective,Rabington pivota sur ses talons avec une agilité toute juvénile etse dirigea vers un autre groupe.
John Jarvis attendit jusqu’au souper, dansl’espoir de revoir Miss Elsie, mais la jeune fille ne parut pas. Ledocteur Klaus Kristian expliqua qu’il lui avait administré unepotion calmante et qu’après une nuit de bon sommeil il ne resteraitplus trace de l’indisposition.
D’ailleurs, ni le docteur, ni le banquier nefournirent d’explications sur la cause qui avait déterminél’évanouissement de Miss Elsie.
Trois jours s’étaient écoulés depuis la fêtedonnée à la villa des Cèdres. Le banquier Rabington était d’un seulcoup devenu l’homme le plus populaire de San Francisco. Tous lespériodiques donnaient son portrait accompagné d’une substantiellebiographie. À la Bourse, dans une seule séance, les actions de laMining Mexican Bank avaient monté de douze points.
Le détective John Jarvis était un des rares àne pas partager cet engouement. Les allures presque insolentes dubanquier, depuis son rajeunissement, lui avaient souverainementdéplu, aussi bien que la physionomie brutale et cauteleuse dudocteur Klaus Kristian, enfin l’évanouissement de Miss Elsie luiavait laissé une pénible impression qu’il n’arrivait pas àdissiper.
D’ailleurs, il n’avait pu revoir la jeunefille. Chaque fois qu’il s’était présenté à la villa,M. Rabington était absent ou travaillait avec ses secrétaireset ne recevait pas, et Miss Elsie, invariablement, était alléefaire une promenade en auto.
John Jarvis flânait, un après-midi, par laville, en réfléchissant aux raisons qui pouvaient motiver lasingulière conduite du banquier à son égard, quand dans MasonStreet, le chemin lui fut barré par un embarras de voitures. Ils’apprêtait à revenir sur ses pas lorsqu’il crut reconnaître, dansune auto arrêtée par l’encombrement, Miss Elsie elle-même.
Il ne s’était pas trompé. Elsie était là àdeux pas de lui, mais son beau visage était pâli par le chagrin oula maladie.
En apercevant le détective, elle eut un faiblesourire, et elle mit un doigt sur ses lèvres comme pour lui fairecomprendre qu’elle était surveillée, puis elle lui fit signed’attendre.
John Jarvis se rapprocha prudemment en sedissimulant derrière un camion et, au bout d’un instant, Elsie luiglissa dans la main un billet qu’elle venait de griffonner sur unepage de son carnet. Il lut, après avoir eu la précaution de secacher dans l’embrasure d’une porte cochère : Il faut queje vous parle. Attendez-moi dans un quart d’heure à la porte devotre jardin.
Enfin, il allait donc avoir des nouvelles. Ildéchira le billet en tous petits morceaux qu’il sema le long de saroute et se hâta de regagner l’hôtel qu’il occupait dans MateoStreet, une paisible rue, proche du Faubourg d’Orient.
Grâce à l’énergique intervention despolicemen, l’embarras de voitures s’était promptement dissipé, MissElsie jeta à son chauffeur l’adresse d’un grand magasin denouveautés de Montgomery Street, où elle arriva quelques minutesplus tard.
Le chauffeur la vit descendre, entrer dans lemagasin, stationner au rayon des soieries, puis disparaître dans lafoule. La jeune fille avait traversé le magasin dans toute salongueur. Elle ressortit par une autre porte et se dirigea versMateo Street, marchant aussi rapidement qu’elle le pouvait et seretournant de temps à autre pour voir si elle n’était passuivie.
Elle atteignit sans encombre la rue déserte oùdonnait la porte du jardin qu’elle trouva entrebâillée.
Elle entra. John Jarvis était là, cordial etsouriant mais plus ému qu’il n’eût voulu le paraître.
– Que se passe-t-il donc à lavilla ? demanda-t-il impatiemment. Pourquoi n’avez-vous paspensé plus tôt que vous aviez en moi un ami ?
La physionomie de la jeune fille avait revêtucette expression de tristesse et d’épouvante qui avait frappé ledétective le soir de l’évanouissement.
– Je n’ai pu venir qu’aujourd’hui, et cen’a pas été sans peine. Je suis espionnée, presque prisonnière…
– Est-il possible ?
– Mr Rabington, murmura-t-elle enfrissonnant, n’est plus du tout le même pour moi, depuis qu’il estrajeuni… Mais il faut que je me hâte de tout vous dire car lesminutes sont précieuses. Il ne faut pas qu’on sache que je vous aivu ni qu’on s’aperçoive de mon absence.
– Le soir de la fête, vous paraissiezdéjà toute triste.
– Oui, je suis très impressionnable et jene puis jamais dissimuler ce que j’éprouve. Je ne puis supporter laprésence du docteur Klaus Kristian. J’éprouve pour lui la mêmerépugnance physique que pour un rat, un crapaud ou tout autreanimal immonde. Il m’est tellement odieux que sa présence me causeun réel malaise. Et, comme il devine l’impression qu’il produit surmoi, il me déteste cordialement…
« J’étais dans cette fâcheuse dispositionquand la sonnerie du téléphone a retenti…
Le visage convulsé d’horreur elle ajouta aveceffort.
– Voici les paroles qui ont causé monévanouissement : Elsie ! ma chèreElsie, venez à mon secours, je suis… Etcette voix suppliante qui montait vers moi des profondeurs del’inconnu, c’était la voix de mon tuteur, du vraiMr Rabington ! Comprenez-vous l’atrocité de masituation.
Jarvis était violemment ému.
– C’est épouvantable, balbutiait-il, maisêtes-vous bien sûre que quelque mauvais plaisant ne se soit pasamusé à contrefaire la voix de votre tuteur.
– Non, je ne puis pas m’être trompée.C’était bien Mr Rabington.
John Jarvis fit quelques pas dans les allées,en proie à une inexprimable agitation.
– Et depuis, demanda-t-il après unsilence, il ne s’est produit aucun appel du même genre ?
– Non, d’ailleurs, ce qui confirme messoupçons, mon téléphone particulier est détraqué, et les autrestéléphones sont gardés à vue. Bien que je n’aie rien répondu auxquestions qui m’ont été faites sur mon évanouissement, ilssavent, ils ont deviné que j’étais avertie de leur crime etils prennent leurs précautions en conséquence… Ah !c’est abominable.
– Enfin, que croyez-vous qui soitarrivé ? Allez jusqu’au bout de votre pensée.
– Ils ont séquestré – à l’heure qu’ilest, assassiné peut-être, mon pauvre tuteur – dit-elle lentement,et un autre a pris sa place, avec la complicité de cedocteur Kristian, que je crois capable de toutes les infamies, etles deux bandits vont se partager l’immense fortune, voilà lavérité !
– Un pareil crime, objecta le détectiveavec hésitation, me semble de prime abord difficile à admettre.Êtes-vous bien sûre de n’avoir pas été le jouet de votreimagination et de vos nerfs ? Enfin Mr Rabington a étéreconnu par tous ses amis, par moi-même ; c’est lui qui ademandé à être « rajeuni » par les procédés du DrKristian.
Miss Elsie se taisait consternée.
– Quoi, vous aussi, murmura-t-elle avecaccablement, vous allez passer dans le camp de mes ennemis !Vous ne me croyez pas ? Vous allez m’abandonner ?
– Je n’ai jamais mis en doute votresincérité, je vous promets de mettre en œuvre tous les moyens dontje dispose pour arriver à découvrir la vérité.
– Puis, interrompit-elle, les larmes auxyeux, vous ne connaissez pas encore toute l’horreur de masituation ! Maintenant le prétendu Rabington veutm’épouser ! Il attribue mes accès de tristesse à unemaladie nerveuse et parle de me mettre en traitement chez ledocteur Kristian. Ils veulent me dépouiller de ma fortune et mefaire disparaître ensuite, comme ils ont dépouillé et sans douteassassiné mon tuteur ! Est-ce assez clair ! Vousreste-t-il encore des doutes ?
Miss Elsie avait parlé d’un accent de détressesi poignant que John Jarvis en fut profondément remué.
– Non, dit-il, ce projet de mariage, bienqu’il ne soit qu’une preuve morale, est une preuve décisive. Ilconfirme tout ce que vous venez de me dire. Ne vous désolez pas. Jevous jure que je vous arracherai des griffes de ces misérables etque je délivrerai Mr Rabington. Car enfin, ajouta-t-il pourdonner quelque espoir à la jeune fille, votre tuteur, s’il estséquestré, est bien vivant puisqu’il vous appelle à sonsecours.
– Dites qu’il m’appelait il y a troisjours, murmura-t-elle avec un profond découragement. Qui sait,depuis, ce qu’ils ont fait de lui ?
– Je ne veux pas que vous vous laissiezabattre ainsi, dit le détective avec autorité. Il faut que voussoyez courageuse et que vous ayez foi en moi. J’ai pris l’affaireen main et je vous garantis que d’ici peu les choses vont changerde face, mais il faut que je puisse compter sur vous. Ne savez-vouspas que je vous suis entièrement dévoué ?
– Que faut-il faire ?demanda-t-elle, un peu réconfortée déjà par l’énergie même de cesparoles.
– Montrez-vous aussi aimable que possibleavec le faux Rabington, et même avec le docteur… Et tout d’abordacceptez le projet de mariage dont on vous a parlé.
– C’est vous qui me conseillezcela ! s’écria-t-elle dans un sursaut d’indignation.
– Oui, reprit-il, parce que ce mariagen’aura jamais lieu, je vous en donne ma parole de gentleman. Cen’est qu’un moyen pour nous de gagner du temps et d’endormir laprudence des deux bandits que votre attitude inquiète sans doutebeaucoup. De plus ce mariage dont il faut fixer la date le plustard possible, sera pour vous un prétexte à emplettes, ce qui vouspermettra de sortir.
« Tous les jours de quinze à seize heuresmon ami Floridor se tiendra dans la travée de gauche, au deuxièmeétage, du magasin de nouveautés françaises de la rue Montgomery etvous y attendra. Vous ne ferez pas semblant de vous connaître, maisvous pourrez échanger des billets sans éveiller les soupçons. Decette façon, vous pourrez m’avertir de ce qui se passera et medonner rendez-vous ici, en cas de besoin.
– Je ferai ce que vous me dites, à lalettre.
– Une dernière recommandation. Tâchez devous procurer les noms de tous les fournisseurs deMr Rabington – avant son rajeunissement – cela estindispensable. Vous remettrez la liste à Floridor, dès que vousl’aurez.
– Je vous quitte, murmura-t-elle avec untimide sourire, il faut que je rentre bien vite. Me voilàmaintenant un peu réconfortée.
Demeuré seul, John Jarvis se promena longtempsd’un pas saccadé par les allées du jardin, mûrissant dans sa penséetout un plan de campagne contre les bandits qui avaient sisubtilement escamoté la personnalité du banquier Rabington.
Le soleil couchant disparaissait dans l’océan,par-delà la presqu’île de Monterey, quand le détective regagna sonbureau. Il passa le reste de la soirée à donner de minutieusesinstructions au fidèle Floridor. La bataille s’engageait.
Le détective eut bientôt une preuve de ladocilité avec laquelle Miss Elsie suivait ses recommandations. Lelendemain même, il eut la surprise de voir annoncé dans tous lesjournaux de San Francisco le très prochain mariage de l’honorableJosias Horman Rabington, « le banquier rajeuni » et de sacharmante pupille, Miss Elsie Godescal.
Bien que ce fût John Jarvis lui-même qui eûtconseillé à la jeune fille de paraître consentir à cette union, ilse sentit le cœur serré en lisant les articles dithyrambiques queconsacraient aux futurs époux les journalistes du cru. Le banquiersurtout était porté aux nues ; on admirait sondésintéressement. Miss Elsie en effet était en comparaison de sonfiancé presque une pauvresse, sa fortune ne s’élevant guère qu’àcinq millions de dollars.
Les auteurs des articles ignoraient et JohnJarvis était un des rares à savoir que miss Godescal possédait, duchef de sa mère, dans la Nouvelle Californie, de vastes terrainsdont les récentes découvertes minières avaient centuplé lavaleur.
Le détective rejeta les journaux avecmécontentement et sortit. Il employa toute la matinée de ce jour-làà des visites chez des sollicitors ou des hommes d’affaires ;le lendemain, à la grande surprise de Floridor, il fit de longuesstations chez des tailleurs, des bottiers, des chemisiers et deschapeliers ; enfin, déguisé en chauffeur d’auto, il passaplusieurs soirées dans un cabaret fréquenté par les noirs et fit denombreuses emplettes chez divers brocanteurs juifs et chinois.
Une semaine s’écoula ainsi dans une fiévreuseactivité. Au bout de ce temps John Jarvis jugea bon de donnerrendez-vous à Miss Elsie pour la mettre au courant de sesdémarches.
La jeune fille entra comme la première foispar la porte du jardin et fut ensuite introduite dans le cabinet detravail du détective.
– J’allais venir si vous ne m’aviez pasconvoquée, dit-elle en s’installant dans le fauteuil que luiavançait Floridor, je vis dans une impatience mortelle ! Etcette honteuse comédie de fiançailles que je suis obligée de jouerpour tromper ce misérable !… Je crois que je mourrais, s’il mefallait continuer longtemps une pareille existence !…
– Prenez patience, dit John Jarvis avecun sourire encourageant, nous avons fait un grand pas dans ladécouverte de la vérité, maintenant, même si je venais à mourirsubitement cette nuit, vous êtes sûre de ne pas épouser le coquinqui s’est si subtilement glissé dans la peau de mon ami Rabington.J’ai la preuve que l’homme qui prend ce nom n’est pas le véritableRabington !
– Comment prouver une pareillechose ? demanda la jeune fille ébahie.
– Rien de plus simple. Grâce à la listede fournisseurs que je vous avais demandée, j’ai pu reconstituer lafiche anthropométrique du vrai Rabington. Sans qu’on puisse devinerdans quel but j’agissais, je me suis fait communiquer les livres oùle chemisier, le bottier, le tailleur inscrivent « lesmesures » de leurs clients habituels.
Le détective tira d’une boîte une paire degants neufs.
– Tenez, miss, votre tuteur n’achetaitjamais de gants tout faits, avec ceux-ci que je me suis faitfabriquer d’après les indications du livre, j’aurai quand jevoudrai un moulage suffisamment exact de la main deMr Rabington.
– C’est prodigieux.
– Vous devinez mon but. Après avoirétabli la fiche du vrai Rabington j’ai établi celle du faux, ce quine m’a pas été plus difficile, avec quelques dollars intelligemmentdistribués aux domestiques noirs de la villa ou aux fripiersauxquels ils revendent les vieux habits de leur maître. Il ne merestait plus qu’à comparer les deux fiches, le résultat a étéconcluant.
« Le Rabington actuel a les bras beaucoupplus longs, les mains et les pieds beaucoup plus forts quel’ancien.
– Pourtant, fit observer Floridor, lessérums et les greffes n’ont pas le pouvoir de faire allonger lesbras ou les doigts de la main !
– Mon ami a entièrement raison, dit JohnJarvis, qui ne put s’empêcher de sourire de la réflexion du braveCanadien, mais je reviens à mes fiches. Je les ai complétées par lacomparaison des deux photographies, publiées par les journaux,celle de Rabington à soixante ans et celle du même Rabington aprèsl’opération du rajeunissement. Je me suis donné la peine d’agrandirles deux clichés et j’ai fait des mensurations.
– Cependant, fit remarquer la jeunefille, la ressemblance est frappante, extraordinaire.
– D’accord, cette ressemblance donne uneillusion parfaite, mais à condition que l’on n’étudie pas un à unles détails des deux portraits. La longueur du nez, la hauteur dufront, l’écartement des sourcils, la dimension et la forme desoreilles diffèrent sensiblement dans les deux images. Je puis leprouver, documents en main, l’homme qui a présidé la fête de lavilla des Cèdres, n’est pas le banquier Josias HormanRabington.
– Qui est-ce donc ? demanda MissElsie avec angoisse.
– Vous allez le savoir, si vous voulezbien m’écouter ; j’ai réussi, non sans peine, à identifierl’homme dont nous parlons. Ma première idée fut de confronter laphotographie et la fiche que j’avais constituée, avec le dossierspécial des détenus évadés de prisons et des contumaces del’Amérique entière dont un exemplaire est déposé au Central PoliceOffice de San Francisco. Mon idée était excellente, comme vousl’allez voir.
« J’obtins aisément communication dudossier et, au bout d’une demi-heure de recherches, je mettais lamain sur la photo et sur la fiche d’un certain Toby Groggan, évadédepuis trois ans de la prison des Tombes, à New York, où ilpurgeait une peine de dix ans pour assassinat suivi de vol.
– Quelle honte ! s’écria la jeunefille dont le visage s’empourpra. Je ne peux supporter la penséeque les journaux aient publié mon portrait accolé à celui de cemisérable… Ah ! pourquoi ai-je eu la faiblesse de suivre vosconseils…
– De grâce, Miss Elsie, fit le détectiveavec le plus grand flegme, soyez un peu plus calme et surtout,faites-moi l’honneur d’avoir un peu plus de confiance dans mesfaibles talents. Je vous affirme que personne ne saura jamais quevous avez été fiancée à Toby Groggan.
– Excusez-moi Mr Jarvis, dit-ellemélancoliquement, vous savez bien que j’ai en vous touteconfiance.
– Il faut maintenant que je sache,reprit-il, de quelle façon est mort le fils de votre tuteur et àquelle époque ; car je sais que Mr Rabington a eu unfils. Vous devez être au courant. Ce fait est d’une hauteimportance pour notre enquête.
– Je puis vous renseigner ;Mr Rabington qui se maria très jeune et fut veuf de bonneheure a eu en effet un fils, qui aurait maintenant à peu prèsl’âge du misérable qui usurpe son nom. Ce fils causa beaucoupde chagrin à son père par ses débauches, il fut condamné pourtricherie au jeu, sa conduite força Mr Rabington à quitter NewYork. D’ailleurs le misérable périt dans le naufrage del’Alabama, dans les parages des îles Bermudes. C’est à peuprès tout ce que je sais.
– Cela suffit largement, s’écria ledétective, avec une sorte d’enthousiasme, maintenant, je puisreconstituer toute l’histoire. Sachez, Miss, que dans le dossier deToby Groggan, se trouve un certificat de l’autorité maritimeattestant qu’il est un des six rescapés du désastre del’Alabama. Tout s’explique. Il est évident, pour moi, quele jeune Rabington s’est approprié les papiers du véritableGroggan. Je compléterai cet exposé en vous apprenant qu’il y atrois ans, le docteur Klaus Kristian était un des médecins de laprison des Tombes.
Miss Elsie était stupéfaite et en même tempsconsternée de cet enchaînement de faits, si miraculeusement mis enlumière par la sagacité du détective.
– De sorte, fit-elle, avec une épouvanteréelle, que c’est le fils qui a pris la place du père, et que laressemblance qui a fait illusion à tout le monde est parfaitementnaturelle.
La jeune fille demeura quelques instantssilencieuse et pensive.
– Il y a, dit-elle enfin, une questionque je n’ose pas vous faire, tant je redoute que votre réponse nem’apprenne une catastrophe irrémédiable… Croyez-vous que mon tuteursoit encore vivant ?
– Je n’ai jusqu’ici aucune preuve de samort, répondit le détective avec une nuance d’embarras ; ceque j’ai appris, en interrogeant adroitement les domestiques de lamaison de santé du docteur Klaus Kristian, est même assezdéconcertant. Mr Rabington pendant les deux mois qu’a duré sontraitement n’a pas quitté le pavillon que le docteur lui avaitassigné. Il n’a reçu aucune visite du dehors – c’était une desconditions mises à son rajeunissement – mais les domestiques luiont parlé tous les jours, ont assisté avec curiosité à toutes lesphases de son retour à la jeunesse, et l’ont vu monter enauto quelques heures avant la fête donnée à la villa desCèdres. Ici je l’avoue ma perspicacité est en défaut. Pour déjouerla curiosité, le docteur s’est servi de moyens qui m’échappent.
– En admettant que les domestiquesn’aient pas menti, répliqua Miss Elsie avec vivacité, et que montuteur fût réellement vivant le jour de la fête, il est hors dedoute pour moi que l’auto qui devait le conduire à la villa desCèdres, l’a emmené dans quelque repaire secret où, vivant ou mort,il doit être encore à l’heure qu’il est.
– J’ai eu la même pensée que vous. J’aicherché où pouvait être ce repaire, cette cachette dont vousparlez. Le docteur n’a pas d’amis et il est bien trop rusé pourassocier un complice à ses projets, il était donc de toute évidenceque ce repaire ne pouvait se trouver que dans un immeubleappartenant au docteur. Or il ne possède que sa maison de santé etun grand terrain à San Gregorio dans une vallée des monts Mateo, àvingt milles d’ici : la maison de santé est ouverte à toutvenant, et à cause de la nature même du sol – je l’ai vu construire– elle ne renferme ni caves ni souterrains d’aucune espèce. Quantau terrain que Floridor est allé visiter, c’est un immense enclos àl’abandon, avec une mare au milieu, sans aucune construction. Jesuppose qu’il n’a été acquis par le docteur que dans un but despéculation. Que vous dirai-je ? J’ai depuis huit jours faitfiler le docteur Kristian et son complice par des hommes deconfiance, ils n’ont rien remarqué de suspect.
Miss Elsie avait jeté un coup d’œil sur lapendule électrique et s’était levée précipitamment.
– Il faut que je me retire,murmura-t-elle, mais je vous en supplie, tâchez de sauver montuteur, si malheureusement, il n’est pas trop tard… Je sais quevous ferez tout ce qu’il est humainement possible de faire…
Elle avait déjà rajusté l’épaisse voilette quidissimulait ses traits et qu’elle enlevait en entrant dans lemagasin de nouveautés où elle était censée avoir passél’après-midi, lorsqu’elle se ravisa.
– Je suis si troublée, fit-elle, que j’aioublié de vous remettre quelque chose qui peut vous intéresser.
Elle tira de son corsage une feuille depapier, mais dès qu’elle l’eut déployée elle poussa un cri desurprise.
– Plus rien ! s’écria-t-elle avecdépit, l’écriture s’est envolée ! Figurez-vous que ce matinj’ai pu me glisser dans le cabinet de travail, j’ai eu l’idée defouiller dans la corbeille à papiers et j’y ai trouvé une lettredéchirée en tout petits morceaux. J’ai eu la patience dereconstituer la lettre, comme si j’avais joué au puzzle, en collantà mesure chaque morceau sur cette feuille et voilà que l’écritures’est évaporée.
– Rien d’extraordinaire à cela, expliquale détective, l’auteur de la lettre s’est servi d’une encrespéciale que l’on trouve facilement dans le Faubourg d’Orient.Certains Chinois s’en servent pour signer les reconnaissances dedettes. Quand le créancier veut s’en servir, il ne trouve – commevous – qu’une feuille de papier blanc. Vous rappelez-vous au moinsle contenu de cette lettre ?
– Oui. Très exactement, il n’y avait quequelques lignes et je n’y ai rien compris. C’est pour cela quej’avais voulu vous les montrer, c’était de l’écriture du docteur,écriture que je connais bien.
– Dites toujours.
– Voici textuellement : Lemandarin se porte à ravir. Je suis prêt à traiter avec lui si vousne tenez pas vos engagements. Dernier avis.
– Dire que vous avez failli ne pas meparler de cette lettre ! s’écria le détective avec agitation.C’est capital, tout simplement. Je vous l’affirme maintenant,Mr Rabington est encore vivant, mais sa vie ne tient qu’à unfil. Le mandarin qui se porte à ravir, c’est lui, évidemment. KlausKristian est prêt à trahir, au profit de sa victime, son complicequi n’a pas tenu ses engagements. Les deux motsdernier avis, renferment une menace peu dissimulée.
« Le docteur devait sans doute recevoirla moitié de la fortune de Mr Rabington ou davantage, et commecette promesse n’a pas été tenue, il fait chanter son associé, enle menaçant de tout découvrir.
– Et si le docteur obtenaitsatisfaction ? demanda Miss Elsie, le cœur serré.
– Mr Rabington serait immolé, n’endoutez pas. Si un bandit de la trempe de Kristian ne l’a pas déjàassassiné, c’est qu’il le conservait, comme unesorte de garantie vivante del’exécution du pacte.
– Que faire ? demanda la jeune filledésespérée.
– Rien n’est encore perdu. Je sais, parles hommes que j’emploie, que le faux banquier a passé la matinéedans ses bureaux, et qu’il y est revenu après avoir déjeuné dans unrestaurant. Il paraissait de méchante humeur. À 13 heures il a reçuà la banque la visite de Kristian, ils ne sont restés que quelquesminutes ensemble et se sont donné rendez-vous pour dix-neuf heuresà la villa des Cèdres. Depuis ce que vous venez de me dire, cerendez-vous prend une importance énorme, c’est dans cette entrevuecertainement que va se décider le sort de votre tuteur. Je vous lerépète, Miss, ayez du calme et du sang-froid, la partie est loind’être perdue, mais il dépend un peu de vous que nous lagagnions…
« Il faut absolument arriver à surprendrequelque chose de l’entretien des deux bandits et à savoir ce qu’ilsauront décidé. Alors avertissez-moi et j’agirai.
– Vous savez bien, dit-elle avecdécouragement, qu’il m’est difficile de téléphoner. Même si je puisconnaître leurs projets, comment vous prévenir ?
– Il le faut pourtant, déclara-t-ilgravement. Aimez-vous mieux que votre tuteur soit assassiné cettenuit ? Dites que vous voulez aller au cinéma ou au concert,trouvez un prétexte pour sortir, et s’il n’y a pas d’autre moyen,enfuyez-vous ! à l’heure qu’il est nous n’avons plus rien àménager !…
La jeune fille promit de tenter l’impossibleet se retira profondément troublée.
Cette journée parut interminable à JohnJarvis. Bien qu’il eût pris toutes les précautions possibles pourintervenir quels que fussent les événements, il ne se dissimulaitpas que les deux bandits auxquels il s’était attaqué étaient derudes adversaires et il se demandait avec inquiétude, si malgrétoute son habileté, ils n’avaient pas eu vent de sesagissements.
Il attendait avec impatience le renseignementque Miss Elsie devait lui fournir et qu’elle seule pouvait luidonner, car toutes ses tentatives pour soudoyer les domestiques quiapprochaient la jeune fille étaient demeurées sans résultat.
Vingt heures venaient de sonner et ilcommençait à désespérer, quand le grelot du téléphone retentit. Ilse précipita vers l’appareil.
– Allô ! Mr JohnJarvis ?
– Allô, Miss Elsie.
– Je suis désespérée ! Je n’ai pusurprendre la conversation des deux bandits, mais je tremble quevous n’ayez deviné juste. Il se prépare certainement quelque chosepour ce soir, ils se sont donné rendez-vous à minuit, je ne saispas en quel endroit. Ils paraissent parfaitement d’accord, maistrès nerveux, très agités ; c’est à peine s’ils ont faitattention à moi… On ne m’a pour ainsi dire pas surveillée ce soir,comme si quelque événement rendait cette surveillance inutile, etj’ai pu vous téléphoner sans que personne y mît obstacle.
– C’est désastreux que vous ne sachiezrien ! dit le détective avec impatience. Vous n’avez aucunindice ? Vous n’avez trouvé aucune lettre, aucun papier dansle cabinet de travail ?
– J’y suis en ce moment même, il n’y apas autre chose qu’une grande carte routière placée sur le bureau,mais je l’y vois tous les jours.
– Et vous ne me disiez pas cela !Déployez cette carte… Et d’abord de quelle région ?
– De la région nord de San Francisco.Ah ! il y a un trait au crayon bleu qui part de la ville ets’arrête au pied des monts Mateo !
– Voyez vite, s’il y a un nom de localitéà l’endroit où se termine cette ligne.
– Oui, en toutes petites lettres, c’estSan Gregorio, un village sans doute.
– Je vous remercie, Miss, cerenseignement m’est plus précieux que vous ne pouvez croire… Autrechose, où est en ce moment le faux Rabington ?
– Je suppose qu’il est allé à son cercle,il était en habit et il a pris la limousine, mais de ma fenêtre quidonne sur le garage, je l’ai entendu ordonner qu’on tienne prêtepour vingt-trois heures la petite torpedo.
– Et c’est tout ?
– Je ne sais pas autre chose.
– Encore une fois, Miss, mesremerciements. Tout ce que vous venez de m’apprendre servira.Surtout, ayez confiance !
John Jarvis avait raccroché le récepteur etréfléchissait.
– San Gregorio, se disait-il, c’est là oùse trouve le terrain qui appartient au docteur. C’est là évidemmentque les deux coquins se sont donné rendez-vous. L’endroit où estséquestré le banquier n’est sans doute pas loin de là, il s’agitd’arriver avant que le prix du sang n’ait été versé et que lavictime soit immolée.
Le détective regretta alors amèrement den’être pas allé lui-même explorer les terrains de San Gregorio oùil s’était contenté d’envoyer Floridor.
À ce moment le brave Canadien pénétra toutessoufflé dans le bureau.
– J’ai des nouvelles s’écria-t-il, KlausKristian part ce soir même pour New York par le train de vingt-deuxheures.
– C’est à n’y rien comprendre, murmuraJohn Jarvis avec dépit, si ce que tu dis est vrai, je me suislourdement trompé.
– Rien n’est plus vrai. Le docteurlui-même a pris un billet à l’agence du Western Pacific, enannonçant un voyage de quelques jours, il n’y a pas un quartd’heure.
John Jarvis demeura silencieux pendant unelongue demi-heure. Floridor qui, habitué à ses manières, se gardaitbien de lui adresser la parole, le vit étudier tour à tour avecattention l’indicateur du Western Pacific Railway et la carteroutière de la région située au nord de San Francisco.
– Voici ce que j’ai résolu, dit-il enfin,tu vas prendre le même train que le docteur – il n’est que vingt etune heures – et tu le suivras en quelqu’endroit qu’il aille.
– Il va à New York.
– Tu iras jusqu’à New York. S’il seproduit quelque incident, vite un coup de téléphone ou un sans fil.N’oublie pas que le train de luxe que tu vas prendre est muni d’unappareil de T. S. F. Naturellement, il ne faut pas que le docteurKlaus Kristian puisse te reconnaître.
Le géant blond s’inclina sans répondre etsortit. Il revenait dix minutes plus tard coiffé d’un chapeau platà larges bords : affublé de lunettes fumées et vêtu d’unelongue redingote noire. Ainsi « camouflé » il ressemblaittout à fait à un ministre de quelque secte sévère de méthodistes oude quakers.
– Tu es superbe ! dit le détectiveen riant, mais dépêche-toi, tu n’as que le temps de te rendre à lastation.
Floridor une fois parti John Jarvis sereplongea dans ses calculs topographiques. À vingt-deux heurestrente il se leva et échangea son costume de ville contre un solideveston de cuir, un pantalon de gros drap, et une casquette dechauffeur. Il glissa ensuite dans sa poche un browning, une petitetrousse de voyage et divers autres objets et il se disposait àsortir quand la sonnerie du téléphone retentit.
– Allô !
– Allô ! C’est moi Floridor. Notrehomme vient de descendre à la petite station de New Placer. Là sonauto l’attendait. Pendant qu’il parlait à son chauffeur qu’il acongédié, j’ai donné un coup de couteau dans un des pneus, ce quiva me permettre de le rejoindre et de ne pas le lâcher. J’ai unmoyen…
Cette conversation venait de prendre fin quandla sonnerie tinta de nouveau. C’était un des nombreux agents auservice du détective qui lui apprenait qu’à vingt-deux heures lechauffeur du docteur était parti avec son auto pour une destinationinconnue.
– Cette destination, songea le détective,est tout bonnement la gare de New Placer.
Et après un coup d’œil à son chronomètre.
– Il est temps de partir. Vingt-troisheures moins le quart, je n’ai guère que quinze minutes d’avancesur l’autre.
Il se hâta d’aller prendre place dans unerobuste et légère cinquante chevaux dont il se servait dans lesexpéditions du genre de celle qu’il allait entreprendre etdémarra.
Bientôt, il eut laissé derrière lui lesdernières maisons des faubourgs et fila vertigineusement en pleinecampagne. À mesure qu’il avançait la route se faisait plus étroiteet plus mal entretenue, bientôt ce ne fut plus qu’une large pistecaillouteuse bordée par des champs et des terrains en friche.
John Jarvis dut ralentir et consulter sa carteet ses notes. À un demi-mille en avant de lui, il voyait quelqueslumières. Il jugea que ce devait être San Gregorio. Une douzaine demaisons de briques et autant de huttes de torchis composaient cemisérable hameau habité par des Chinois et quelques colons de raceespagnole. D’ailleurs pas une âme, un silence profondqu’accentuaient les hurlements lointains d’un chien perdu. Àgrand’peine le détective put mettre la main sur un vieux métis entrain de fermer sa boutique, une chétive épicerie, et le pria degarder sa voiture qu’il reviendrait chercher avant une heure.
– Je vais, expliqua-t-il, à un milled’ici, chez un de mes parents, un fermier.
– Il se nomme ? demanda le vieillardd’un air soupçonneux.
Le détective s’applaudit alors d’avoir retenules noms des principaux hacienderos du voisinage, notés parFloridor, lors de son voyage à San Gregorio.
– Je vais chez Will Blooker, dit-ilrudement, est-ce que tu y trouves à redire ? Tiens, voilà undollar et tu en auras un autre si en mon absence, on n’a rien volédans ma voiture.
Le vieillard s’inclina révérencieusement.
– Le chemin vous est facile, dit-il ensouriant. C’est le sentier à gauche, au bout du village. Queldommage que vous soyez obligé de suivre pendant un quart de millela haie qui clôture le Jardin desGémissements.
– Qu’est-ce que c’est que cela ?demanda le détective avec une surprise qui n’était nullementfeinte.
– Vous ne savez donc pas ? Il estvrai que vous êtes étranger. Le Jardin desGémissements – ce sont les Chinois qui l’ont ainsi baptiséet il appartient à un habitant de Frisco que personne n’a jamais vu– occupe l’emplacement d’un ancien camp de prospecteurs, du tempsde la fameuse fièvre de l’or, aux débuts de la Californie.Tout le sol a été cent fois retourné, il paraît que les hommesmouraient comme des mouches de la fièvre et aussi des privations etdes coups de couteau et des balles de revolver. Le jardin est pleind’ossements, c’était peut-être leur cimetière, quoi qu’il en soitc’est une terre maudite !
– Vous vous figurez cela, fit Jarvis enregardant impatiemment l’heure à son chronomètre.
– Hélas ! dit le vieillard avecgravité, les preuves sont là… Tous ceux qui ont possédé ce jardinde malédiction sont morts lamentablement. L’avant-dernierpropriétaire s’était construit une jolie maison de bois et avaitfait une plantation d’arbres fruitiers. Une nuit il a été égorgéavec sa jeune femme et son enfant par des bandits qui ont mis lefeu à la maison en s’en allant.
Le vieillard frissonna.
– La nuit et même parfois le jour onentend des plaintes confuses, des gémissements d’âmes damnées quimontent des entrailles de la terre. Tout le monde s’en écarte avechorreur. Je n’y passerais pas la nuit pour une fortune…
Le vieux métis eût continué longtemps sur ceton, si le détective n’eût brusquement pris congé de lui. Ce qu’ilvenait d’apprendre n’avait fait que piquer sa curiosité, puis ilfallait qu’il fût là le premier.
Après un temps assez court de pas gymnastique,il atteignit le Jardin des gémissementsaisément reconnaissable, d’après ce qu’il en savait, à son immenseétendue, à son aspect sauvage et à la haute clôture d’acaciasépineux qui l’entourait.
Il franchit non sans peine la haie épaissecomme un hallier et découvrit aux rayons de la lune qui filtraiententre deux nuages noirs, un site de l’aspect le plus sinistre. Desarbres morts phosphorescents sous leur suaire de liane,ressemblaient à des fantômes de feu pâle ; des troncs tombésautour desquels bourdonnaient les noctuelles, les sphynx et lesautres coléoptères nocturnes avaient l’air de cadavres rongés parles insectes. Dans le sol défoncé s’ouvraient partout desexcavations pareilles à des fosses béantes. Un oiseau de nuits’envola avec un cri plaintif et malgré lui, John Jarvis se sentitenvahir par une anxiété inexplicable.
Il fit encore quelques pas dans les hautesherbes qui bruissaient sous ses pas avec des froissements d’étoffessoyeuses et son pied buta contre un crâne moisi, verdissant commeun fruit tombé de l’arbre de la Vie. Il eut un mouvement de reculmachinal.
– Ce scélérat de Kristian a bien choisison repaire, murmura-t-il, angoissé.
À ce moment une plainte déchirante, maisassourdie et lointaine, parvint à son oreille ; et il n’eût pudire si elle s’élevait des profondeurs de la terre ou si elledescendait de la cime des cèdres ébranchés par la foudre. Puis toutse tut. L’oreille anxieusement tendue à tous les bruits de lacampagne, John Jarvis n’entendit plus que le murmure léger desherbes dont les graines mûres tintaient au souffle de la brisenocturne.
Il fit encore quelques pas ; il étaitarrivé au bord d’une sorte de pièce d’eau à margelle de pierrequ’envahissaient les joncs, les prêles géantes, les roseaux etd’autres plantes aquatiques, et au-dessus de laquelle bourdonnaientdes nuées de moustiques. À ce moment le ronflement d’un moteur sefit entendre dans le silence de la campagne endormie, dans unedirection tout opposée à celle qu’avait prise John Jarvis pourvenir. Le détective se tapit aussitôt derrière un buisson demimosas et attendit.
Une auto venait de stopper, tous phareséteints, de l’autre côté de la clôture, un homme en descendit,pénétra dans le jardin par une brèche et marcha droit à la pièced’eau. Malgré l’obscurité John Jarvis reconnut parfaitement ledocteur Klaus Kristian. Il le vit se baisser comme pour prendre unobjet placé à terre, puis attendre d’un air d’impatience pendantquelques instants et enfin pénétrer délibérément à travers lemassif des roseaux et des prêles où il disparut.
– Je ne suppose pas qu’il se soitnoyé ? se dit le détective très intrigué et il s’aventura àson tour dans le massif de roseaux.
Une autre surprise l’attendait, la pièce d’eausemblait s’être brusquement desséchée. John Jarvis marchait dansune boue noire et fétide, mais à peine eut-il fait quelques pas quel’eau commença à monter. Le détective n’eut que le temps deregagner le bord et quand il y fut parvenu, le bassin avait reprisson aspect habituel et les ondes tranquilles reflétaient le ciel etla lune livide derrière les nuages.
C’était à n’y rien comprendre. Pendantquelques instants le détective demeura décontenancé.
Tout à coup il se rappela qu’avant des’engager dans les roseaux, le docteur s’était baissé comme pourramasser quelque chose. Guidé par les traces de pas, il retrouvafacilement l’endroit mais il ne présentait rien de spécial. Ledétective mit quelque temps à s’apercevoir qu’une des pierres de lamargelle était descellée. Il l’enleva, elle cachait un anneau defer.
Il tira de toutes ses forces sur l’anneau etil eut la satisfaction de voir le niveau de l’eau baisserpresqu’instantanément. Il s’expliquait maintenant tout lemystère ; un mécanisme très simple vidait ou remplissait àvolonté le bassin qui avait dû être autrefois un réservoir pour lelavage du minerai ; et c’est au fondmême de la pièced’eau que devait se trouver l’entrée du repairedes bandits. Les troncs creusés des vieux arbres devaient servir decheminées d’aération au souterrain et John Jarvis comprenaitmaintenant pourquoi les gémissements qu’il avait entendus – ceux dubanquier Rabington, sans nul doute – semblaient tantôt partir desentrailles de la terre, tantôt de la cime des arbres.
Le détective s’apprêtait à s’aventurer uneseconde fois dans le sentier frayé par le docteur à travers lesplantes aquatiques, quand les rayons de la lune lui montrèrentderrière les buissons une ombre gigantesque. Il allait prendre sonbrowning quand il reconnut Floridor qui de son côté l’avait aussiaperçu. Le Canadien avait trouvé moyen, à peu de distance de lagare de New Placer de se hisser derrière l’auto du docteur bienéloigné de soupçonner la présence d’un pareil compagnon deroute.
En quelques mots Jarvis mit Floridor aucourant de sa découverte et tous deux s’avancèrent avec précautiondans la boue du réservoir momentanément desséché. Le centre dubassin soigneusement débarrassé des plantes parasites était dalléde briques entre lesquelles s’encastrait une longue plaque de ferrouillé, qui était une trappe, dont une bande de caoutchoucassurait hermétiquement la fermeture.
Le panneau de la trappe fut soulevé sans peinepar Floridor et découvrit les premières marches d’un escalier queles deux détectives descendirent silencieusement. Après avoirfranchi une quinzaine de marches, ils se trouvèrent dans un couloirhumide à l’extrémité duquel une porte entrebâillée laissait filtrerun rai de lumière.
John Jarvis entra brusquement, le browning aupoing et avant que le docteur Kristian qui lisait paisiblementassis devant une table, eût pu faire un geste, il lui appuya lecanon de l’arme sur le front. Au même moment Floridor le saisissaità la gorge et lui passait les menottes dont il portait toujours uneou deux paires dans ses poches. Klaus Kristian n’avait pas eu letemps de prononcer une parole. Pour plus de sûreté, le Canadien lebâillonna solidement avec un mouchoir.
La précaution n’était pas inutile, carpresqu’aussitôt on entendit résonner la trappe de fer. Abandonnantleur prisonnier, les deux détectives s’élancèrent vers l’escalier.Au moment où il mettait le pied sur la dernière marche, le fauxRabington fut cueilli et ficelé sans avoir eu le temps de sereconnaître. John Jarvis trouva sur lui une somme considérable enchèques et en valeurs au porteur. Elle devait être remise audocteur comme prix de l’assassinat du banquier. Sans la méfiance deKristian qui ne voulait sacrifier le précieux otage qu’il avaitentre ses mains qu’une fois nanti des valeurs, toute l’habileté dudétective eût été inutile. Celui-ci arrivait juste au moment oùl’horrible marché allait être réalisé.
– Porte ce misérable dans l’auto, ditJohn Jarvis à l’oreille de Floridor, tu sais ce que j’ai résolu àson égard. Il est inutile que mon ami Rabington sache que son filsvit encore et a failli devenir son assassin.
Le Canadien obéit pendant que son ami furetaitpar tous les recoins du souterrain pour retrouver le banquier quidevait être prisonnier. Il le découvrit enfin dans une étroitecellule, étendu sur un misérable lit de sangle, évanoui ou mort.Mais tout d’abord il hésita à le reconnaître. C’était bienRabington, mais Rabington réellementrajeuni d’une vingtained’années, et ressemblant d’une manièrestupéfiante à celui qui avait pris sa place.
Par un excès de machiavélisme et pour pouvoirsans doute mieux tenir son complice, Kristian avait soigneusementappliqué au banquier le système de greffes de la méthode Voronoffet c’est le soir même de la fête de la villa des Cèdres, qu’ill’avait transporté dûment anesthésié dans cette sinistre geôlesouterraine. Rabington ignorait encore que Kristian fût l’auteur desa captivité, ainsi qu’il le dit plus tard.
Tout en réfléchissant aux ruses de l’astucieuxdocteur, il constatait avec satisfaction que le banquier étaitsimplement plongé dans l’hébétude produite par le chloroforme. Ilne fallait pas songer à le réveiller pour l’instant. Il résolut demettre ce délai à profit pour en finir avec le docteur dont ilétait d’ailleurs au fond assez embarrassé. Il retourna donc dans lapremière pièce et enleva le mouchoir qui bâillonnait KlausKristian.
– Je sais que vous n’êtes pas homme àm’assassiner, lui déclara cyniquement le bandit, donc ce que vousavez de mieux à faire c’est de me laisser tranquillement aller àmes affaires.
– Je n’en ai guère envie.
– Rabington sera le premier à me demanderqu’on fasse le silence sur cette affaire… Et vous-même, ajouta-t-ilen ricanant, vous ne tenez pas à ce qu’on sache que le détectiveJohn Jarvis et le milliardaire Todd Marvel ne sont qu’une seule etmême personne, il y a longtemps que j’ai percé votre incognito.
– Vous êtes un abominablegredin !
– Comme il vous plaira. Je m’engage sivous me laissez tranquille à quitter pour toujours San Francisco.Quant à Toby Groggan, ou si vous aimez mieux, Rabington fils,faites-en ce que vous voudrez. Il est par trop bête. S’il m’avaittenu parole, nous n’en serions pas où nous en sommes…
Faute d’une meilleure solution, le détectivefinit par céder, mais en se réservant d’imposer à Kristian unesalutaire retraite d’un mois dans le souterrain, afin d’avoir letemps de prendre toutes les précautions nécessaires pour déjouerles ruses du bandit.
À quelque temps de là, on apprenait par lavoie des journaux que le savant docteur Klaus Kristian avait vendusa maison de santé et s’était retiré au Mexique. Les mêmes feuillesannonçaient l’arrestation d’un dangereux repris de justice, TobyGroggan, évadé depuis trois ans de la prison des Tombes où ilvenait d’être réintégré. Personne ne soupçonna jamais la singulièreaventure du banquier Rabington, on apprit seulement avec surprise,qu’à la suite de certaines considérations, il renonçait à épousersa pupille, la toute charmante Miss Elsie.
Après un virage savant, une luxueuse RollsRoyce venait de stopper devant les grilles dorées de la villa desCèdres, une des plus luxueuses maisons de plaisance de la banlieuede San Francisco.
Le détective John Jarvis descendit de lavoiture et se rendit directement au cabinet de travail du banquierJosias Horman Rabington, et, sans avoir fait antichambre une seuleminute, il fut introduit par un lad vêtu de noir à la minesévère.
Le banquier – un robuste quadragénaire à laphysionomie intelligente et loyale – paraissait préoccupé, mais, àla vue du détective, ses traits se détendirent et il eut un souriresatisfait.
– Mon cher ami, dit-il à John Jarvis enlui désignant un siège, je vous attendais avec une réelleimpatience. J’ai de graves inquiétudes au sujet de ma pupille MissElsie.
– Vous savez que je suis tout à votredisposition, murmura le détective, sans essayer de dissimulerl’émotion qu’il venait de ressentir en entendant prononcer le nomde la jeune fille.
– Voici de quoi il s’agit : la mèrede Miss Elsie avait été autrefois demandée en mariage par OliverBroom, un des rois de l’acier. Il ne fut pas agréé, et il endemeura inconsolable. Il refusa les plus riches partis, gardanttoujours au fond du cœur le culte de celle qui l’avaitdédaigné.
« Lorsqu’elle vint à mourir, il reportaune part de cette tenace affection sur la petite Elsie et l’enfant,de son côté, prit en amitié ce vieillard qui aurait pu être sonpère et qui l’accablait de cadeaux et de gâteries…
– N’est-ce pas chez lui que Miss Elsie vachaque année passer plusieurs semaines.
– Précisément. L’ex-roi de l’acier qui,depuis une dizaine d’années, a quitté le monde des affaires s’estfait construire dans la Louisiane, dans un des plus beaux sites dela vallée du Mississippi, une résidence princière, où il vit enmisanthrope, ne recevant à peu près personne. C’est là qu’Elsie setrouve en ce moment.
« Il n’y a pas longtemps qu’elle y avaitpassé ses vacances habituelles, quand, il y a quinze jours, ellereçut du vieillard une lettre pressante. Il se trouvait,expliquait-il, très affaibli ; la peur de mourir sans avoirrevu la jeune fille le tourmentait. Il exigeait qu’elle vînt luifermer les yeux, sa présence étant d’ailleurs indispensable pourles dispositions testamentaires qu’il voulait prendre en safaveur.
« Oliver Broom est puissamment riche etil a toujours promis de laisser sa fortune à Elsie. Je n’avais doncaucune raison de m’opposer au départ de ma pupille. En tant quetuteur, il était de mon devoir de ne pas laisser échapper unepareille fortune.
« Puis Elsie, très désintéressée, trèsaffectueuse, adore le vieux roi de l’acier. En apprenant qu’ilétait à la dernière extrémité, elle fondit en larmes et fitimmédiatement ses préparatifs de départ. Voilà quinze jours de celaet, depuis, elle ne m’a pas donné une seule fois de ses nouvelles.En revanche, je viens de recevoir de Betty, la femme de chambred’Elsie, cette lettre qui me cause la plus vive inquiétude.
Le banquier tendit à John Jarvis un morceau degros papier d’emballage, sur lequel ces quelques lignes étaientpéniblement tracées au crayon : Venezpromptement à notre secours,Miss Elsie et moisommes séquestrées et nouscroyons qu’on est entrain d’assassinerMr Broom. MissElsie réclame Mr JohnJarvis. Je ne puisvous donner plus dedétails. Votre respectueusementdévouée.
Betty Chanler.
Le détective s’était levébrusquement :
– Je comprends vos inquiétudes, je vaispartir de suite. Vous savez que j’ai pour Miss Elsie comme pourvous-même le plus entier dévouement.
– Vous m’en avez donné la preuve, murmuraMr Rabington en serrant avec émotion la main de John Jarvis.Mon cher ami, il faut que vous délivriez Elsie, et que vous sachiezau juste ce qu’est cette menace d’assassinat dont Oliver Broomparaît menacé.
– Je ferai ce qu’il faudra.
– Et, fit le banquier qui paraissaitmaintenant tout à fait rassuré, je sais que du moment où vous vousmêlez de quelque chose, on peut en regarder la réussite commecertaine.
– Quand y a-t-il un train pour LaNouvelle-Orléans ?
– À 16 heures, nous avons donc encoredeux heures devant nous.
– Ce ne sera pas de trop, car il y a unefoule de détails que j’ai besoin de connaître.
– Je pourrai vous documenter. Je ne suisjamais allé à Isis-Lodge – c’est le nom de la propriété deMr Broom – mais Elsie me l’a tant de fois décrite que je laconnais aussi bien que si je l’avais habitée.
« Avant tout, sachez qu’Oliver Broom estun des plus curieux excentriques de toute l’Amérique. D’uneintelligence extraordinaire, il était regardé comme un destravailleurs les plus acharnés, comme un des hommes d’affaires lesplus subtils, de ce monde spécial qu’on a appelé l’empire desaffaires et que le milliardaire Carnegie a si bien décrit dans sonlivre.
– C’est un milieu que je connais àmerveille, fit le détective avec un bizarre sourire.
– Arrivé à cinquante ans, le milliardaireliquida brusquement toutes ses parts dans différents trusts et seprit d’une belle passion pour l’archéologie. Son châteaud’Isis-Lodge est un véritable musée, des millions de dollars ontété dépensés par lui pour y entasser des idoles, des statues, desvases et jusqu’à des tombeaux et des momies. Il vit dans uneprofonde solitude au milieu de ces épaves du temps passé, et mapupille est la seule personne au monde qui ait trouvé grâce devantsa misanthropie, à part peut-être un vieux domestique de confiancequi répond au nom de Wilbur Dane et qui est, paraît-il, un trèshonnête homme, très dévoué à son maître.
John Jarvis ayant griffonné rapidementquelques lignes sur son carnet, le banquier poursuivit.
– En Europe, Oliver Broom passerait pourun fou, ici on le regarde simplement comme un excentrique et, commeen dépit de sa misanthropie avérée, il donne chaque année degrosses sommes aux institutions de bienfaisance, on le regardecomme un bon vieux gentleman tout au plus un peu bizarre.
Il est aussi très orgueilleux. Il s’est faitconstruire dans son parc un superbe mausolée de granit noir, ornéde sphynx copiés en Égypte et enfin il s’est pourvu à l’avance d’uncercueil, le plus coûteux qu’il a pu trouver, un cercueil enplatine.
– En platine ! répéta le détectiveavec stupeur.
– L’affaire a fait en son temps grandbruit dans le monde des milliardaires. Le plus amusant c’est qu’àcause de la hausse du platine, le vieil original se trouve avoirfait un placement de tout premier ordre. S’il revendait soncercueil au cours actuel, il en tirerait aisément trois ou quatrecents mille dollars…
Le banquier fut brusquement interrompu parl’entrée d’un lad qui portait sur un plateau d’or une enveloppe, degros papier gris, et, comme le détective le reconnut d’un coupd’œil, d’un papier semblable de tout point à celui de la lettre deBetty. Mr Rabington décacheta la lettre d’une main tremblante,et sans un mot, la tendit à John Jarvis. Elle ne contenait que cesmots qui paraissaient avoir été tracés avec du charbon. QueMr John Jarvis se hâte, la vie de Miss Elsie est endanger.
Betty.
Le détective s’était levé, très pâle.
– Je n’attendrai pas une minute de plus,déclara-t-il. Mon auto fait au besoin du cent cinquante à l’heure.Je peux gagner du temps sur les trains les plus directs. Je passeseulement chez moi pour prendre mon fidèle Canadien Floridor, dontla collaboration m’est indispensable dans une expédition de cegenre.
Mr Rabington était atterré. Il tournaitet retournait entre ses doigts le billet de Betty, sans trouver uneparole à dire.
– Pourvu que vous n’arriviez pas troptard, murmura-t-il enfin. Je suis dans une mortelle inquiétude. Jene dormirai pas avant d’avoir reçu de vous un télégramme rassurant…Mais, je n’y songeais pas ! Voulez-vous que je vousaccompagne ?
– C’est tout à fait inutile. Votreprésence là-bas attirerait l’attention et me gênerait plus qu’ellene me servirait. Vous pouvez être persuadé que je ferai tout ce quidoit être fait. Vous aurez un télégramme dès que je pourrai vous enenvoyer un.
Aussi troublés que s’ils se fussent dit unéternel adieu, les deux amis échangèrent un suprême shake-hand auseuil de la villa, puis le banquier regagna tristement son cabinetde travail. Une demi-heure plus tard, l’auto de John Jarvis quepilotait le Canadien Floridor, fuyait à travers les campagnes à lavitesse d’un bolide. À un passage à niveau – dans cette partie del’Amérique les barrières sont inconnues – la locomotive d’unexpress effleura la voiture qui fit une formidable embardée et quieût capoté sans la poigne et l’habileté du Canadien. Un peu plusloin, l’auto culbuta un cheval et le tua, le vaquero qui conduisaitle troupeau mit Floridor en joue avec le rifle dont il était armé.John Jarvis pour toute réponse jeta sur la route un paquet debank-notes. Quand l’homme qui s’était baissé pour ramasser lesprécieux papiers, se releva, la voiture n’était déjà plus qu’unpoint noir à l’horizon.
Cette course vertigineuse dura deux jours etdeux nuits.
Quand Floridor était fatigué John Jarvisprenait le volant à son tour et le Canadien faisait un somme puisreprenait son poste sitôt qu’il avait pris un repos suffisant.
Il faisait nuit noire quand enfin ilsatteignirent le village de Clairmount à trois millesd’Isis-Lodge.
Clairmount n’est habitée que par lestravailleurs noirs des plantations de maïs et de coton, et par lesbûcherons qui achèvent de faire disparaître les magnifiques forêtsqui couvraient autrefois les deux rives du « Meschacébé »le Père des eaux, comme les Indiens appelaient pompeusement lefleuve que nous désignons aujourd’hui sous le nom deMississippi.
Les deux détectives finirent par trouver unhôtel de piètre apparence, tenu par un vieux créole, d’originefrançaise, dont la physionomie leur parut honnête, et où ilss’arrêtèrent.
Le vieillard leur fit voir deux chambres auxmurailles blanchies à la chaux et sommairement meublées d’un lit desangle et d’une moustiquaire et leur servit un mauvais souper deconserves de jambon et de gâteaux de maïs, le tout arrosé d’unepetite bière aigrelette dont ils durent se contenter.
John Jarvis, qui voulait faire causerl’hôtelier, déclara tout de suite qu’il était venu avec l’intentiond’acheter une grande propriété dans les environs et qu’il neregarderait pas à quelques milliers de dollars de plus ou de moinspourvu qu’il trouvât quelque chose à sa convenance.
Cette confidence eut le don d’inspirerconfiance au bonhomme. Tout de suite il déclara avec orgueil qu’ilétait de pur sang blanc, de la vieille race des premiers colonsvenus de France. Il se nommait Richard Melvil. Sa famille qui avaitautrefois tenu un très haut rang dans le pays, mais dont la fortuneconsistait surtout en esclaves, avait été ruinée à la suite de laguerre de Sécession.
– Pour ce qui est d’une propriété,conclut-il, il y en aura très prochainement une à vendre et unemagnifique, mais un milliardaire seul serait capable de la payer àsa valeur.
– Pourquoi, demanda John Jarvis,dites-vous que la propriété sera bientôt à vendre ?
– Celui qui la possède, Mr OliverBroom, est à l’agonie et comme on ne lui connaît pasd’héritiers…
– On peut visiter.
– Pour cela non, jamais château-fort nefut plus soigneusement gardé qu’Isis-Lodge, personne n’y entre,c’est l’ordre du maître. Il paraît qu’on voit là-dedans des chosesà devenir fou !… S’il fallait croire tout ce qu’onraconte…
Un homme venait d’entrer dans la sallecommune, très vieux, vêtu de noir, la face maigre et rasée encadréede cheveux blancs. Il s’appuyait lourdement sur une canne à pommed’ivoire.
L’hôtelier alla à sa rencontre avec les signesd’un profond respect.
– Bonsoir, Mr Dane, lui dit-il, il ya bien longtemps que je n’avais eu le plaisir de vous voir.
– Je ne sors pas aussi souvent que je levoudrais, murmura le vieillard avec une profonde tristesse.
John Jarvis s’était approché et saluait.
– Mr Wilbur Dane, fit-il, vous êtesprécisément la personne qui pouvez me renseigner.
– Vous connaissez mon nom ! demandaMr Dane en regardant le détective avec méfiance.
– Je le connais par Miss Elsie, réponditJohn Jarvis en baissant la voix.
Le vieillard parut tout à coup en proie à unegrande agitation.
– Vous êtes Mr Jarvis, dit-il àl’oreille du détective, vous ne pouvez être que lui. C’estprécisément vous que je suis venu chercher. Pourvu que vousarriviez encore à temps. Si je ne vous avais pas trouvé ce soir, jene sais pas ce que j’aurais fait. Puis je suis surveillé, demain jen’aurais peut-être pas pu sortir.
– Mettez-moi rapidement au courant deschoses, dit le détective qui bouillait d’impatience.
– Nous parlerons chemin faisant, car jevous emmène. Je vais tâcher de vous introduire dans la place.
– J’ai un compagnon, fit John Jarvis enmontrant Floridor.
– Eh bien qu’il nous suive, vous ne serezpas trop de deux, mais faisons vite, je tremble qu’on nes’aperçoive de mon absence.
Ils prirent congé de l’hôtelier, lui laissantl’auto en garde et gagnèrent la campagne couverte de richescultures, entre lesquelles la route toute blanche sous la clarté dela lune s’allongeait en droite ligne jusqu’aux sombres masses d’uneforêt qui barrait l’horizon.
– Maintenant, dit Wilbur Dane, nouspouvons causer. Ce coin de pays est un vrai désert, il n’y a pasune maison à dix milles de nous, sauf Isis-Lodge.
« Mr Oliver Broom avait vécujusqu’ici très heureux, au milieu de ses statues et de ses idoles,ne voyant guère que Miss Elsie, qu’il aime comme si c’était sonenfant et qui vient chaque année passer quelques semaines àIsis-Lodge. Il n’avait jamais été malade et se portait bien pourson âge. Enfin, il avait en moi toute confiance et se reposait surmon zèle de tous les détails de l’administration du domaine. Nousavons passé ainsi près de dix ans dans la tranquillité la plusparfaite. Il y a de cela à peine un mois, tout a changé brusquementet pour ainsi dire d’un jour à l’autre.
Quoique impatienté par les lenteurs duvieillard, John Jarvis se gardait bien de l’interrompre, persuadéque cette façon d’agir était la meilleure s’il voulait êtreexactement renseigné, le majordome reprit :
– Un beau jour, Mr Broom tombamalade. J’ai toujours cru qu’il avait été empoisonné, car cemalaise s’est produit le lendemain même de l’entrée en fonctionsd’un nouveau cuisinier que j’ai de graves raisons desoupçonner.
« Mon maître, précisément parce qu’iln’avait jamais été malade de sa vie, fut affolé. Il m’envoyachercher un médecin. Je n’en trouvai pas d’autre qu’une sorte dedocteur nomade, qui donne ses consultations les jours de marché etqui est très mal réputé dans le pays. Il se nomme Job Murphy etpour de l’argent, il est capable de tout. Il l’a bien prouvéd’ailleurs.
– Je commence à comprendre.
– Finalement, ce docteur du diable guéritMr Broom avec une telle facilité que celui-ci en futémerveillé ; dès lors, Job Murphy lui devint indispensable, ille nomma son médecin en titre, avec douze mille dollarsd’appointements et l’installa dans la plus belle chambre duchâteau.
« À partir de ce moment-là, je fusrelégué au second plan ; le docteur parle et agit en maître.En revenant d’un court voyage à St-Louis, je trouvai les plusanciens et les plus fidèles domestiques congédiés et remplacés pardes inconnus à mine de bandits. Je constatai aussi que le nouveaucuisinier était en excellents termes avec Job Murphy.
– Ce qui s’est passé, s’expliquefacilement, interrompt le Canadien, le cuisinier a donné du poisonà votre maître d’accord avec le docteur qui a ensuite administré lecontrepoison. Voilà pourquoi il l’a guéri si facilement. Le coupdevait être préparé de longue main.
– Je l’ai toujours pensé, reprit levieillard avec un réel chagrin. Mr Broom retomba de nouveaumalade et cette fois beaucoup plus gravement. Il dut garder le litet sa chambre fut consignée à tout le monde, même à moi ! Àmoi qui le sers depuis trente ans ! Je n’aurais jamais cruqu’une pareille chose fût possible !
– Et maintenant ?
– Il est au plus bas, le docteur Murphyle fait mourir à petit feu avec des stupéfiants, et il l’auraitsans doute déjà assassiné s’il avait pu en arriver à ses fins.
– Quel est son but ?
– Se faire déclarer légataire universelde Mr Broom, et supprimer le testament qu’a écrit celui-ci enfaveur de Miss Elsie Godescal. Jusqu’ici, mon malheureux maître n’arien voulu entendre. Quand il n’est pas sous l’influence de lamorphine et des autres drogues dont on l’intoxique, il maudit ledocteur, il me réclame à grands cris, il veut voir Miss Elsie.
– Tout cela est incroyable, s’écria ledétective. Nous sommes pourtant dans un pays civilisé. Pourquoi nevous êtes-vous pas plaint aux magistrats ? Pourquoin’avez-vous pas écrit à Mr Rabington ? Vraiment je nesais que penser !…
– Nous sommes entièrement dans la main deMurphy, répliqua le vieillard avec indignation. Il n’y a pasd’autre magistrat dans le voisinage que le coroner de Clairmount,un homme sans énergie dont le secrétaire est à la discrétion dudocteur. Il en est de même du mulâtre qui dirige le Post-Office. Jesuis sûr que toutes les lettres qui viennent d’Isis-Lodge sontouvertes et examinées par Murphy. Je vous le dis, nous sommes piedset poings liés entre les mains de ce misérable.
– Cependant, objecta le détective, MissElsie a bien reçu la lettre par laquelle Mr Broom réclamait saprésence et Mr Rabington les deux billets de la femme dechambre Betty, sans lesquels je ne serais pas ici.
– Je vais vous répondre. Mon maître aécrit la lettre à Miss Elsie tout à fait au début de sa maladie etsans en prévenir Murphy qui alors n’avait pas encore l’autoritéqu’il a su prendre depuis dans la maison.
« Quand Miss est arrivée, le docteur a euun violent accès de colère. Je l’ai entendu dire une fois aucuisinier : si celle-là sort vivante d’ici, notre combinaisonest à l’eau. Alors les mesures de coercition ont commencé. Il n’apermis à Miss Elsie de voir le malade que deux ou trois fois, etseulement quand il était dans un état à peu près comateux,incapable de dire trois paroles de bon sens.
« Ensuite sous prétexte d’obéir à unordre de Mr Broom, sur lequel les visites de la jeune filleproduisaient une trop vive impression, il l’a séquestrée dans sonappartement avec Betty, en défendant à aucun des serviteurs de luiadresser la parole.
– Il était temps que j’arrive, murmuraJohn Jarvis qui, involontairement allongeait le pas, tant il étaitbouillant d’impatience.
– Je le souhaite de tout mon cœur, repritle vieillard en hochant la tête. Vous ne pouvez imaginer lespersécutions que les deux femmes ont subies. Non seulement, on lesnourrit à peine, – et je tremble toujours qu’on ne leur donne dupoison – mais on leur a retiré le stylographe, l’encre, le papieret jusqu’au bout de crayon avec lequel Betty a écrit sa premièrelettre… Enfin un Noir monte la garde au pied de l’ascenseur quiaboutit chez Miss Elsie et ne laisse passer personne.
– Vous ne m’avez pas encore expliquécomment les lettres de Betty ont pu arriver à destination.
– C’est une vraie chance. C’est moi quiles ai portées au Post-Office de Clairmount. Comme vous le verrez,j’ai un moyen de sortir pendant la nuit de temps en temps. Si leslettres n’ont pas été ouvertes, je suppose que c’est à cause de lamauvaise qualité du papier et des fautes d’orthographe de Betty. Àla poste on a cru que ces lettres venaient de quelque pauvre Noirdes plantations et on a jugé inutile de les ouvrir.
– Encore une question ? PourquoiMiss Elsie n’a-t-elle plus écrit elle-même ?
– Mais elle l’a fait dix fois, vingt foispeut-être, mais comme elle n’a jamais reçu de réponse elle y arenoncé, elle est tombée dans un découragement profond. Elle esttrès abattue, elle aurait autant besoin que Mr Broom lui-mêmed’un vrai médecin.
« Je suis moi-même à peu près gardé àvue ; sans le dévouement et l’intelligence de Betty, jen’aurais même pas pu vous dire ce qu’était devenue MissElsie. »
Pendant cette conversation Wilbur Dane et lesdeux détectives avaient pénétré dans une forêt ténébreuse dont lesarbres étendaient leurs vastes branches au-dessus de la route etn’y laissaient pénétrer aucun rayon de lune.
Ils avancèrent ainsi près d’un quart d’heure,puis ils contournèrent une haute et épaisse muraille de granit dontla crête était garnie de pointes acérées ; c’était la clôturedu parc d’Isis-Lodge, elle paraissait interminable et était bordéed’un large fossé d’où s’élevait un bizarre bruit de sanglots ou devagissements.
– Ce que vous entendez là, dit le vieuxmajordome, ce sont les crocodiles qu’a fait mettre Mr Broom.Une idée à lui, il m’a expliqué que les rois d’Orient gardaientleurs trésors de cette façon-là.
John Jarvis et son compagnon ne répondirentpas ; depuis quelques instants, il leur semblait qu’ilsvenaient de mettre le pied dans un monde étrange et inconnu.
Le majordome venait de s’arrêter en face d’uneétroite passerelle, qui franchissait le fossé pour aboutir à unepetite porte de fer rouillé encastrée dans le mur. Il l’ouvrit,entra et fit signe à ses compagnons de le suivre.
Ils se trouvèrent dans un couloir humide où lalampe électrique de Jarvis montra les murailles étincelantes d’uneblanche toison de salpêtre. Au bout de trente pas, le vieillard fitsigne au détective d’éteindre sa lampe, poussa une porte, et toustrois débouchèrent dans une sorte de grotte dont l’ouverturevivement éclairée par la lune était ornée de gigantesques taureauxà têtes de sphynx, venus sans doute de quelque temple assyrien,placés de chaque côté de l’entrée.
Une brume légère, dont les atomesscintillaient comme une poussière d’argent, noyait à demi comme unevague de rêve les arbres du jardin entre lesquels se dressaient lasilhouette d’un éléphant de granit arraché aux temples de l’Inde,et le colossal profil d’un sphynx qui dominait les plus vieuxarbres de toute sa masse.
Plus loin une allée de tulipiers d’oùmontaient d’embaumants parfums était bordée d’une double rangée destatues de marbre blanc. Vénus, Jupiter, Minerve, toutes lesdivinités de la Grèce antique, étaient là, et leurs beaux torsesnus, couverts de rosée semblaient frissonner d’une vie spectrale etse tachaient d’ombres bleues.
D’immenses terrasses ornées de dragons chinoisétaient soutenues par des gargouilles gothiques aux masquesgrimaçants et torturés. Et partout, des démons aux ailes dechauves-souris, des crapauds de bronze ou de porcelaine étaientgroupés en fantastiques fontaines dont le bassin était rempli delotus en fleur. Partout le murmure des eaux courantes et la chansonmonotone des jets d’eau ajoutaient aux prestiges de ce jardinmagique.
John Jarvis demeurait stupéfait de cetamoncellement de merveilles, ensorcelé par le charme qui s’élevaitde ce parc fantastique. Quant au Canadien, il éprouvait une étrangeimpression, presque craintive, il lui semblait qu’il profanait lademeure des fées ou des génies dont on lui avait parlé dans sonenfance, au fond des grands bois de son pays où vivent encore lesvieilles légendes apportées de la terre de France.
Tout à coup il faillit jeter un cri destupeur ; il lui semblait que d’un bas-relief venait de sedétacher un monstre de bronze noir, puis deux, puis trois, et quetous s’approchaient silencieusement avec des mufles aussi hideuxque ceux de certaines grandes chauves-souris, la langue pendante,les crocs acérés, les babines injectées de sang.
John Jarvis avait mis la main à son browning.Les bêtes de cauchemar avançaient toujours en silence, devenaientde formidables et précises réalités.
Le vieux Dane, en même temps qu’il faisaitsigne à Jarvis de ne pas faire usage de son arme, fit entendre unsusurrement presqu’imperceptible. Aussitôt les bêtes s’effacèrent,rentrèrent dans la brume d’où elles étaient sorties.
– Rassurez-vous, dit le vieillard à voixbasse, avec moi vous n’avez rien à craindre, sans quoi, ilsauraient très bien pu vous déchirer à belles dents, en dépit detous les brownings du monde et cela sans pousser un seulaboiement.
– Ce ne sont que des chiens !murmura le Canadien d’un air de profond soulagement. Ils ont destêtes de diables.
– Ce sont tout bonnement des dogues, desmastifs de pure race et admirablement dressés. Ils sont uniques aumonde et chacun d’eux a coûté dix mille dollars. Ils n’aboientjamais. Ils savent distinguer au seul flair un voleur de professionet éviter une balle de revolver. Ils ne connaissent que leurmaître, moi et Miss Elsie.
« Murphy en a très peur, et n’ose jamaiss’aventurer de nuit dans le parc. C’est grâce à cette circonstanced’ailleurs, que j’ai pu vous y introduire. Il a essayé plusieursfois de faire empoisonner ces nobles bêtes, mais on dirait qu’ellessavent. Elles sont extrêmement difficiles dans le choix de leurnourriture. Il ne faudrait pas par exemple leur offrir de la viandequi ne fût parfaitement fraîche, et elles ne boiraient pas de l’eauqui ne fût très pure et dans un vase très propre.
À ce moment la lune sortit de derrière unnuage, montrant le faîte d’un édifice grandiose qui s’élevaitau-dessus des sombres futaies du parc. C’était le châteaud’Isis-Lodge. L’édifice affectait la forme pyramidale très allongéede certaines pagodes hindoues, et chaque étage en retrait sur leprécédent formait un balcon décoré de chimères et de statues.
– Vous verrez cela plus tard tout àloisir, dit le vieillard à Jarvis, qui demeurait immobile, clouésur place par l’admiration. Il y a ici bien d’autres merveilles, nefût-ce que le grand sphinx de granit noir dans le piédestal duquels’ouvre la porte du caveau où mon maître sera enseveli et où setrouve le cercueil de platine. Pour le moment il s’agit de pénétrerdans la place ; là nous nous heurterons à des ennemisautrement redoutables que ceux que nous avons rencontrés dans lejardin. Par bonheur, en ce moment, beaucoup de ces coquins doiventdormir.
Le vieillard prit une clef dans sa poche etouvrit précautionneusement une petite porte, mais si peu de bruitqu’il eût fait, c’en fut assez pour réveiller un Noir aux vastesbiceps qui, étendu dans un rocking-chair s’était installé de façonà barrer le passage. Il avait saisi le majordome au collet ets’apprêtait à le secouer brutalement lorsqu’il sentit sur son frontle froid d’un canon de revolver.
– Tu es mort si tu bouges ! lui ditJohn Jarvis.
Le Noir épouvanté bredouilla quelques vaguesparoles, mais déjà Floridor lui avait passé les menottes et semettait en devoir de le bâillonner, enfin il lui attacha solidementles pieds.
– Portons-le dans le jardin, conseillaWilbur Dane.
– Les mastifs le mangeront, objectaFloridor.
– Ce ne serait pas une grande perte. Maisrassurez-vous, ils ne le mangeront pas, mais ils empêcheront quique ce soit d’en approcher d’ici demain matin.
Le Noir une fois déposé sous un massif, il futpossible aux trois conspirateurs de pénétrer dans un immensevestibule, à la voûte creusée en coupole et soutenue par descariatides de basalte et de porphyre rouge. À la lueur de sa lampe,John Jarvis admira en passant la mosaïque persane qui couvrait lesol et représentait l’enfer et le paradis selon Mahomet ;l’arbre dont les fruits sont des têtes de démons, les fontainesd’eau bouillante où s’abreuvent les damnés, le pont Al Sirat mincecomme le fil d’un cimeterre et qui conduit au paradis, enfin lesfleuves aux rives de pierres précieuses, les bosquets enchantés etles belles houris qui d’une perle creuse éclosent chaque matin,éternellement jeunes et éternellement vierges.
– Le chemin est libre pour le moment, ditle majordome, où voulez-vous que je vous conduised’abord ?
– Il me semble que le plus pressé estd’aller rassurer et délivrer Miss Elsie.
– Soit, mais vous savez qu’il y a ungardien au bas de l’ascenseur, il ne faut pas qu’il ait le temps dedonner l’alarme.
Ils suivirent un couloir qui les mena à unautre vestibule. À côté de l’ascenseur un second Noir dormaitétendu sur une natte et ronflait bruyamment.
Avant qu’il eût eu le temps de se réveiller,il était ficelé par les mains expertes de Floridor et mis horsd’état de nuire.
L’ascenseur conduisait à un palier oùs’ouvrait une seule porte ; c’était celle de l’appartement deMiss Elsie. La clef était sur la serrure, le majordome pénétra avecses compagnons dans un élégant salon d’attente. Là tous trois setrouvèrent fort embarrassés, nul n’eût osé pénétrer dans la chambrede la jeune fille ; cependant il fallait bien la réveiller etla prévenir. Mais la jeune fille ne dormait pas. Bientôt elleouvrit la porte de communication en disant d’une voix quitrahissait une immense fatigue : C’est toi Betty ? Oùétais-tu donc ?
– N’ayez pas peur, Miss, ce n’est pasBetty, mais c’est moi, John Jarvis. Désormais vous êtes ensûreté.
La surprise avait donné à la jeune fille unesi violente commotion qu’elle porta la main à son cœur en pâlissantet faillit s’évanouir. Elle s’affaissa plutôt qu’elle ne s’assitdans le fauteuil que lui avançait le détective. Elle paraissaitégarée, ses mains tremblaient, une lueur de folie brillait dans sesyeux.
– Merci, balbutia-t-elle, j’ai tantsouffert que j’ai cru perdre la raison. Où est Betty ? il y adeux jours que je ne l’ai pas vue. Qu’en ont-ils fait ?
Elle ajouta d’une voix blanche :
– J’ai peur qu’ils ne l’aient tuée.
– Elsie serait devenue folle, murmura ledétective à demi-voix, si elle eût dû subir plus longtemps unepareille torture.
Avec toutes sortes de bonnes paroles, JohnJarvis la rassura, la calma, parvint à la faire sourire et luiconseilla de se recoucher. Pour qu’elle pût dormir paisiblement ilfut convenu que le Canadien passerait la nuit sur un fauteuil dusalon d’attente. De cette façon elle n’aurait rien à craindre.
– Mais où est Betty, répétait-elle avecobstination.
– Vous la verrez demain, nous laretrouverons, je vous le promets, elle s’est sans doute enfuie pouraller chercher du secours.
Un peu calmée, un peu consolée, Miss Elsiedont les joues creuses et les yeux cernés faisaient peine à voir,consentit à se recoucher, et le bruit de sa respiration égale àtravers la porte demeurée entrouverte apprit au Canadien qu’elledormait paisiblement.
– Toi, ne bouge pas d’ici, lui avait ditJohn Jarvis, nous, nous allons voir le malade. Le docteur est seulavec lui dans cette aile du bâtiment ; nous avons des chancesde nous emparer de lui sans coup férir.
Le Canadien avait l’habitude de ne jamaisdiscuter les ordres du détective, il était intimement persuadé quetout ce que décidait ce dernier était bien.
Guidé par le majordome, John Jarvis suivit undédale de couloirs et de paliers décorés de figures coloriées à lafaçon des hypogées de l’ancienne Égypte, et arriva en face d’unepièce dont la porte entrebâillée laissait filtrer un rayon delumière. En même temps, un bruit de voix parvint à son oreille, etchose étrange, il sembla au détective que cette voix ne lui étaitpas inconnue.
Il avança prudemment la tête et dansl’intérieur de la chambre un horrible spectacle s’offrit à lui.L’archéologue était étendu sur un lit aux hautes colonnes d’ébène,aux draperies noires brodées d’arabesques d’or ; une lamped’or en forme d’encensoir suspendue à la voûte ne jetait plusqu’une lueur mourante sur les idoles monstrueuses qui grimaçaientdans tous les coins de la pièce et ce décor d’une imaginationmaladive et funèbre ajoutait à l’horreur de la scène.
Oliver Broom aussi desséché qu’un squelette,les pommettes perçant presque la peau parcheminée, les prunellesvitreuses, paraissait en proie aux affres de l’agonie. Sa barbe dequinze jours, ses draps souillés montraient que ses bourreaux lelaissaient mourir dans le plus lamentable état de négligence etd’abandon.
Le docteur Murphy – ce ne pouvait être que lui– avait saisi le moribond à la gorge et en même temps il guidait lamain de sa victime, terreuse comme celle d’une momie, pour leforcer à signer un document qu’il lui présentait.
– Signe donc ou tu vas mourir,répétait-il rageusement.
– Non, répondait le mourant d’une voixfaible comme un souffle, les doigts crispés dans un suprêmeeffort.
– Il faudra bien que tu signes, rugit lemisérable en brandissant une tige de fer rougie à blanc qu’ilvenait de retirer du foyer.
– En voilà assez ! s’écria JohnJarvis avec indignation.
Et il ouvrit brusquement la porte, le browningau poing, visant le docteur entre les deux yeux.
– Si tu fais un geste, je tire !Allons haut les mains.
Sous le coup de la surprise l’empoisonneuravait lâché la tige de fer rouge, mais il avait précipitammentsaisi parmi les fioles de médicaments un gros vaporisateur.
– Allons ! Haut les mains !répéta le détective.
– Pas si vite Mr Jarvis – ou plutôtMr Todd Marvel. – C’est moi qui pourrais te crier… Haut lesmains ! Ce flacon est rempli d’un poison assez puissant – unecombinaison d’acide prussique de mon invention – pour que si jepresse si peu que ce soit cette poire en caoutchouc, vous soyeztous foudroyés. Ah ! Ah ! on ne me prend pas sifacilement que cela moi !…
– Klaus Kristian ! murmura ledétective épouvanté de ce sang-froid et de cette rusediaboliques.
En dépit de la fausse barbe qui le déguisait,John Jarvis venait de reconnaître la face brutale, l’épaissecarrure du sinistre docteur qu’il avait quelques semainesauparavant forcé de quitter San Francisco[1].
Le détective eut un moment d’hésitation, ilsavait Kristian fort capable de réaliser sa menace.
– La situation est tendue, ricana ledocteur, goguenard. Un flacon d’acide vaut un browning, et mêmeplusieurs. Il n’y a pas de raison pour que ça finisse… Jepropose…
Mais Klaus Kristian avait compté sans le vieuxmajordome qui jusqu’alors s’était dissimulé et qui lentement lemettait en joue.
Le claquement sec d’un coup de feu rompit lesilence angoissant, Kristian atteint au bras lâcha en jurant levaporisateur qui alla rouler sur le tapis de haute laine quicouvrait le parquet et Jarvis d’un bond s’en empara.
Wilbur Dane tira encore deux fois sur lebandit, mais sans l’atteindre ; avec une agilité qu’on n’eûtguère attendue de son embonpoint il s’était rué dans la piècevoisine, en verrouillant la porte derrière lui.
D’un coup d’épaule le détective enfonça laporte, la pièce était vide et l’ascenseur le plus proche étaitdescendu. Jarvis essaya de le faire remonter, mais Kristian pourcouvrir sa retraite avait eu soin de détraquer le mécanisme d’uncoup de marteau.
Le détective dut faire usage de l’escalier quiétait assez éloigné de là et quand il atteignit le rez-de-chausséeil entendit le roulement d’une auto qui allait en s’éteignant dansle lointain. John Jarvis n’avait aucun moyen de poursuivre lebandit qui sans doute avait gagné une station de chemin de fer etpour l’instant il renonça à une poursuite inutile.
Pendant ce temps Wilbur Dane prodiguait enpleurant à son maître, tous les soins en son pouvoir. La présencede son fidèle serviteur, la conviction qu’il était débarrassé deson persécuteur avaient produit dans l’état du malade une subiteamélioration. Ses traits s’étaient détendus, son regard avait perdude sa fixité et il s’était endormi, comme un petit enfant en tenantdans ses mains la main de Wilbur Dane.
À Isis-Lodge, la journée et la nuit dulendemain se passèrent dans le plus grand calme. Le cuisinier etles autres domestiques engagés par Kristian avaient disparu en mêmetemps que le chef de la bande. Seuls les deux Noirs garrottés parFloridor n’avaient pu prendre la fuite ; ils furentprovisoirement enfermés dans un caveau, à la porte solide, auxfenêtres munies de barreaux de fer.
John Jarvis qui avait fait sa médecine àl’université de Philadelphie, reconnut avec satisfaction que l’étatd’Oliver Broom était loin d’être aussi désespéré qu’il l’avait crutout d’abord. On pouvait espérer qu’une fois guéri del’empoisonnement quotidien qu’il avait subi, il reviendrait à lasanté. La présence de Miss Elsie lui fut d’ailleurs plus salutaireque n’auraient pu l’être tous les remèdes.
Quant à la jeune fille dont les nerfs avaientété terriblement ébranlés, elle avait surtout besoin de repos et debien-être moral. La disparition de Betty qui malgré toutes lesrecherches n’avait pu être retrouvée, l’avait vivement affectée. Ledétective dut lui promettre solennellement qu’il découvrirait ladévouée chamber maid, pour obtenir qu’elle prît quelquenourriture.
Au cours d’une visite minutieuse d’Isis-Lodgeque firent Wilbur Dane, John Jarvis et Floridor, ils constatèrentque les malfaiteurs qui avaient été quelque temps les maîtres duchâteau, avaient commencé à en enlever tous les objets de valeur.C’est ainsi que des coupes antiques, des vases et des statuettesd’or, des bijoux historiques avaient disparu.
Il fut décidé qu’on n’annoncerait cettemauvaise nouvelle au vieil archéologue que lorsqu’il serait assezfort pour la supporter. L’idée qu’on avait mis au pillage seschères collections eût suffi pour aggraver son état.
Pour la première fois depuis bien longtemps ilavait passé une excellente nuit et Jarvis avait jugé qu’on pouvaitsans inconvénient lui administrer quelques aliments légers.
Le détective sortait de la chambre du maladelorsque Wilbur Dane courut à sa rencontre. Le vieillard levait lesbras au ciel d’un air de profonde consternation.
– Que se passe-t-il donc ? demandaJohn Jarvis, devinant quelque nouveau malheur.
– On a volé le cercueil deplatine ! murmura le vieillard avec accablement, la portedu caveau du Sphynx a été forcée, le cercueil a disparu.
– On a donc pénétré dans le parc malgréles chiens ?
– Tous morts les mastifs, je viens deretrouver leurs cadavres dans la grotte, et aucun d’eux ne porte detraces de blessure.
– Ils ont dû être empoisonnés.
– Je me demande comment.
– Ne cherchons pas. Il n’y a que KlausKristian capable d’un pareil tour de force.
– Que me dira Mr Oliver, quand ilconstatera que j’ai laissé voler les objets auxquels il tenait leplus.
– Ce n’est pas de votre faute. Quevoulez-vous qu’il vous dise ? Occupons-nous avant tout derechercher les voleurs et, s’il est possible, de retrouver lecercueil. Faites appeler Floridor, nous allons commencer notreenquête immédiatement.
Sitôt qu’il sut de quoi il s’agissait, leCanadien se hâta d’accourir, il portait sous son bras un cahierd’un papier buvard spécial très épais et imprégné d’un sel quiavait la propriété de changer de couleur sous l’action de l’eau. Lepapier était orangé, une goutte d’eau y faisait une tacheverte.
Grâce à cette particularité, il était facilede relever la forme des empreintes de pas, si effacées, si peuhumides qu’elles fussent et d’en obtenir un tracé aussi net qu’uneimpression typographique. Ce papier inventé par John Jarvis devaitrendre de grands services dans l’enquête.
Wilbur et les deux détectives se dirigèrentvers le Sphynx dont la masse de granit noir, haute d’une vingtainede mètres s’allongeait majestueusement au bord d’un étang ombragéde hêtres pourprés, de saules pleureurs, et où poussaient lespapyrus, les lotus rouges et les nymphéas géants d’Australie, dontla corolle atteint parfois huit mètres de largeur.
C’était là le tombeau qu’Oliver Broom s’étaitchoisi.
Au pied du soubassement de basalte noir duSphynx, s’ouvrait une porte de bronze qui donnait accès à une sortede temple circulaire, où dans des niches carrées se dressaient lesstatues hiératiques de l’ancienne Égypte. Isis, Osiris,Anubis, Hermès Thot.
Au centre quatre fûts de colonnes supportantdes lampes et reliés par de lourdes balustrades indiquaientl’entrée d’un escalier qui aboutissait à la crypte proprement dite.C’est là que se dressait le tombeau de marbre noir dans lequelavait été déposé le cercueil de platine.
Le tombeau figurait lui-même une bièreoblongue supportée par quatre figures voilées.
Il avait été facile aux malfaiteurs desoulever le couvercle de marbre qui n’était que posé sans êtrescellé, mais l’intervention de plusieurs hommes robustes avait dûêtre nécessaire pour retirer de son alvéole le cercueil de métaldont le poids était considérable.
Le détective fit rapidement des constatationspendant que Floridor, à l’aide du papier à réactif, relevait denombreuses empreintes sur le sable humide des allées.
– Il y a, dit le Canadien, une tracelarge et carrée de grosses bottines à clous qui doit être celle deKlaus Kristian, puis voici des pieds énormes chaussés d’espadrilles– les pieds des Noirs sans doute – et enfin ce que je ne m’expliqueguère, la trace légère de pantoufles de femme, au piedmerveilleusement petit et bien proportionné.
– On dirait, murmura Wilbur Dane, avecétonnement, la trace des pas de Miss Elsie. J’en jurerais si jen’étais sûr qu’elle n’a pu venir ici.
– Est-elle dans sa chambre ? demandaprécipitamment John Jarvis pris d’inquiétude.
– Elle dort encore, répondit le Canadien.Je m’en suis informé en passant à Dora la mulâtresse qui varemplacer Betty et j’ai recommandé qu’on ne la réveillât pas.
– C’est bien, fit le détective,continuons à suivre les empreintes en ayant soin, autant quepossible, de ne pas les effacer.
Les pas les conduisirent directement du Sphynxà la grotte ; le sable fin qui couvrait le sol avait gardé latrace d’un objet rectangulaire et pesant qui ne pouvait être que lecercueil.
Près de là se trouvaient les corps desmastifs, les pattes raidies, la gueule encore ouverte et les crocsmenaçants. Ils paraissaient avoir été foudroyés d’une façon presqueinstantanée. Jarvis s’en approcha avec précaution et remarquaqu’ils exhalaient une violente odeur d’amandes amères.
– L’acide prussique, songea-t-il, c’estla signature du docteur. C’est évidemment lui qui a dirigél’expédition.
Toujours suivant la même piste les détectivestraversèrent le corridor souterrain qui aboutissait à la petiteporte de fer et à la passerelle du fossé qu’ils franchirent. Sur laberge ils retrouvèrent les traces de pas, mais beaucoup plusnombreux, comme si en cet endroit les bandits avaient reçu durenfort ; puis, dans l’argile molle, de lourdes roues auxpneumatiques cloutés s’étaient pour ainsi dire moulées en creux.L’ornière ainsi creusée se poursuivait tout le long d’une étroiteroute forestière qui s’enfonçait en plein bois.
– Ils ont chargé le cercueil sur uncamion automobile, dit Floridor.
– Par exemple, déclara le majordome, jeme demande où ils ont pu aller en suivant cette route ; ellen’aboutit qu’à des marais infranchissables qui communiquent avec leMississippi.
Ils se remirent silencieusement en chemin. Aubout de deux heures d’une marche fatigante ils atteignirent uneéclaircie d’où l’on apercevait les eaux majestueuses du fleuve. Uneforêt de roseaux entourait des flaques où s’ébattaient desgrenouilles géantes et de petits crocodiles, vifs comme des lézardsde muraille. Une camionnette gisait au milieu des hautes herbes,enfoncée dans la boue jusqu’aux essieux.
– Je ne comprends plus, déclara ledétective. Les voleurs n’ont pu transporter la lourde boîte deplatine sur ce terrain mouvant où il est déjà difficile de marchersans enfoncer jusqu’à la cheville.
– Ils ont pu décharger le cercueil cheminfaisant et conduire la camionnette jusqu’ici pour égarer nosrecherches, objecta Floridor.
– C’est impossible, j’ai suiviattentivement la piste, ils n’ont pas fait halte une seule fois.Regardez d’ailleurs la boue molle du marécage n’a gardé qu’uneseule empreinte de pas, ceux du Noir chargé d’amener la voiturejusqu’ici. Alors une conclusion s’impose, c’est qu’il n’y avaitrien dans la camionnette. Nous nous sommes lourdementtrompés.
Il fallut retourner en hâte à Isis-Lodge. Enarrivant au fossé, John Jarvis s’arrêta et pendant quelque tempsétudia avec une minutieuse attention la passerelle de fer.
– Les plaques de métal sont rouilléesjusqu’à l’âme, remarqua-t-il, c’est merveille qu’il ne se soit pasencore produit quelqu’accident. Jamais plusieurs hommes lourdementchargés n’ont pu passer par ici. Ce n’est pas par ce chemin que lecercueil de platine a pu sortir du parc.
– On ne l’a pourtant pas hissé par-dessusla muraille, fit observer le majordome.
Le détective ne répondit pas. Il se livrait àtout un travail de déduction. Il suivit Wilbur Dane qui venaitd’ouvrir la petite porte et se trouva dans le corridor souterrainqui aboutissait à la grotte. Il avait ouvert sa lanterne électriqueet le corps plié en deux scrutait attentivement le sol couvert desable fin.
Brusquement il fit halte en frappant du piedla terre.
– Le cercueil est là !déclara-t-il.
Floridor écarquillait les yeux avec stupeur.Très ému quoiqu’encore incrédule, le vieux majordome était alléchercher une bêche. Il revint l’instant d’après et se mit à creuserle sable à l’endroit indiqué par John Jarvis. Au bout de cinqminutes de travail, l’outil rencontra un corps dur qui rendit unson mat… Le cercueil était bien là, Wilbur Dane eut vite fait d’endégager le couvercle. Le vieux majordome ne se sentait pas dejoie ; pour un peu il eût embrassé le détective.
– M’expliquerez-vous maintenant, commentvous avez pu deviner la cachette ? lui demanda-t-il.
– De la façon la plus simple du monde.Puisque les voleurs n’avaient pu emporter le cercueil, il fallaitqu’il fût dans le parc. Ils se sont vite aperçus qu’il n’était pasd’un transport commode et ils se sont décidés à le changersimplement de place, pour revenir le chercher plus tard, avecl’outillage nécessaire. La camionnette était destinée à nous donnerle change, à nous lancer sur une fausse piste et peut-être à nousfaire perdre du temps. En rentrant dans ce corridor, j’ai remarquéqu’une partie du sable n’était pas tout à fait de la même couleurque l’autre, comme s’il avait été fraîchement retourné et ratissé.Il n’était pas difficile de conclure.
« Cependant cette affaire laisse encorebien des points obscurs. Le caveau ne présente aucune traced’effraction. La porte de bronze a donc été ouverte avec une clef.Qui détenait cette clef ?
– Mr Oliver lui-même, il la déposaitordinairement dans un tiroir à secret de son bureau, mais, jeconnaissais la cachette et Miss Elsie également.
– Le bureau n’a pas été forcé.
– Je suis encore entré ce matin dans lecabinet de travail, je n’ai rien remarqué d’anormal.
– Il faut absolument que je voie MissElsie. Elle nous fournira peut-être quelque précieux indice.
Comme ils rentraient dans le château, ilsaperçurent la mulâtresse Dora, la femme de chambre qui remplaçaitprovisoirement Betty.
– Priez Miss Elsie de venir me parler,dit le détective.
– Miss Elsie, s’écria la mulâtresse avecétonnement, mais vous savez bien qu’elle est partie depuis deuxheures. Vous avez envoyé votre auto la chercher.
John Jarvis reçut le coup en plein cœur.Floridor et Wilbur Dane se regardèrent atterrés.
Le détective était devenu d’une pâleurmortelle.
– Que dites-vous là ? balbutia-t-il.Partie ! Miss Elsie serait partie ! mais dans quelledirection ?
– Elle ne l’a pas dit.
– Klaus Kristian l’a enlevée ! C’estclair !
« Pendant que nous suivions bêtement lapiste des voleurs du cercueil, il faisait du cent cinquante àl’heure sur la grand-route, avec ma propre voiture, en emportant saproie.
– Il y a peut-être dans toute cetteaffaire quelque malentendu qui s’expliquera, dit timidementFloridor.
– Mais non ! je suis malheureusementtrop sûr de ce que j’avance…
Puis se tournant vers Dora qui ne comprenaitpas grand-chose à cette scène.
– Dites-moi exactement tout ce que voussavez !
– Il est maintenant midi, il y a doncdeux heures que votre auto s’est arrêtée en face du château. Elleétait conduite par le domestique de Mr Melvil, l’hôtelier deClairmount.
« Il paraît que vous avez envoyéquelqu’un demander votre voiture, dont vous disiez avoir besoin àIsis-Lodge pour Miss Elsie.
– Et l’hôtelier n’a fait aucuneobjection ?
– Il ne savait pas, il se méfiaitd’autant moins qu’il vous savait au château. Quand la voiture estarrivée, je suis venu prévenir Miss qu’on l’attendait. Elle n’arien répondu.
« Elle s’est habillée très vite, et elleest descendue immédiatement et elle est montée en voiture sansdonner d’explication et sans dire adieu à personne. Puis l’auto estpartie.
– Dans quelle direction, versClairmount ?
– Non de l’autre côté, vers le sud.
John Jarvis serrait les poings en proie à unemuette exaspération.
– Je suis responsable de tout ce quiarrive, se disait-il. Si je n’avais pas eu la faiblesse de relâcherKlaus Kristian, quand je le tenais en mon pouvoir, nous n’enserions pas là…
« Mais, regrets ou remords n’avancent àrien, il faut agir !
« Wilbur, ajouta-t-il à haute voix,faites-moi promptement préparer une autre voiture. Vous n’enmanquez pas à Isis-Lodge ?
– Il y en a cinq dans le garage. Je vaisvous donner une Rolls Royce presque aussi belle que la vôtre.
– Bon, et surtout pas un mot de tout celaà Mr Oliver Broom avant mon retour, il est inutile de lechagriner inutilement. D’ailleurs je ramènerai peut-être MissElsie.
Le vieux majordome hocha la tête avecmélancolie.
– Je n’ose l’espérer, murmura-t-il, lesbandits ont trop d’avance. Enfin, je vous promets de ne rien dire àMr Oliver avant votre retour.
– Même si mon absence se prolonge.
– C’est promis.
Tous trois descendirent au garage où JohnJarvis tint à s’assurer par lui-même du parfait fonctionnement desorganes du moteur et de la présence de pièces de rechange dans lescoffres.
Les deux détectives prirent congé de WilburDane en promettant de lui télégraphier dès qu’ils auraient dunouveau, John Jarvis s’était assis à côté de Floridor qui, suivantson habitude, avait pris le volant.
– Où allons-nous ? demandaFloridor.
– À Clairmount.
– Nous allons perdre du temps.
– Non, car tu feras en sorte que nous ysoyons dans cinq minutes et nous trouverons peut-être là desindices précieux.
Floridor avait saisi le levier de changementde direction, l’auto fila comme une fusée. Clairmount fut atteinten quatre minutes.
Mr Melvil, l’hôtelier auquel avait étéconfiée la garde de l’auto volée parut fort surpris.
– Comment aurai-je pu avoir quelquesoupçon ? s’écria-t-il, le Noir qui est venu me demander defaire conduire l’auto à Isis-Lodge, portait la livrée deMr Oliver Broom, de couleur violet foncé, avec des boutonsd’argent figurant des scarabées.
– C’est un des Noirs qui ont pris lafuite avant-hier en même temps que Klaus Kristian, expliquaFloridor.
– Je ne pouvais pas le deviner. Puis onme demandait de faire conduire la voiture à Isis-Lodge. Si c’eûtété dans quelque autre endroit, je m’y serais peut-êtreopposé : mais dans ce cas… Tout le monde en eût fait autant àma place.
– J’en conviens, avoua John Jarvis.
– Ce que vous venez de m’apprendre,reprit Mr Melvil, me cause de grandes inquiétudes au sujet demon domestique à moi qui s’est chargé de conduire la voiture, c’estun garçon de confiance que j’emploie depuis six ans, je crains bienque les bandits ne lui aient fait un mauvais parti.
– Le Noir en livrée n’est donc pas montéavec votre domestique.
– Non, sa commission faite, il est partià pied comme il était venu.
– Et vous ne pourriez nous donner aucunrenseignement sur l’itinéraire qu’ont pu suivre les bandits quiemportent Miss Elsie ?
– Avec votre voiture, ils n’ont pu suivrequ’une route, celle qui va de Clairmount à Monroë, c’est la seulequi soit réellement carrossable, toutes les autres dans un largepérimètre, sont ou trop étroites et mal empierrées ou pleines defondrières, à cause des marécages.
– Voulez-vous vous charger detélégraphier à la police de Monroë, en donnant le signalement deMiss Elsie et la description de la voiture ?
– Très volontiers.
– Prévenez aussi le coroner. Nous, nousallons tâcher de les rattraper.
– Ils ont trop d’avance et à moins qu’ilsn’aient eu une panne…
– C’est notre seule chance ; nousdevons la courir. Adieu !
Les deux détectives avaient déjà repris placedans leurs baquets. La course vertigineuse recommença. Ilspassèrent comme un ouragan devant les coupoles doréesd’Isis-Lodge.
– Stop ! commanda tout à coup JohnJarvis.
Il montrait à Floridor une forme sombreétendue sur le talus de la route. En approchant, ils distinguèrentle cadavre d’un Noir, autour duquel bourdonnaient déjà des milliersde mouches.
Le Canadien mit pied à terre et se pencha versle corps, mais il remonta bientôt, la physionomie toutebouleversée.
– C’est le cadavre du domestique deMr Melvil, murmura-t-il, la poitrine du pauvre diable estlardée de coups de couteau.
– Klaus Kristian nous payera tout cela enune seule fois, grommela le détective, navré de cette macabrerencontre.
– Il y a quelque chose qui m’intrigue,demanda le Canadien qui avait remis le moteur en marche… qui a pudonner l’ordre au domestique de Mr Melvil de se diriger versMonroë, sur cette route où les bandits l’attendaient. Ce n’estpourtant pas Miss Elsie ?
John Jarvis ne répondit pas, sa physionomies’était rembrunie. Il ne prononça pas un mot jusqu’à ce qu’onatteignît un village situé à une dizaine de milles deClairmount.
Floridor ne s’arrêta que juste le temps de serenseigner près d’une vieille mulâtresse qui triait des graines surle pas de sa porte…
– Il a passé une voiture aussi belle quela vôtre, expliqua-t-elle en zézayant…
– Quand cela ? demanda John Jarvis,avec impatience.
– Il y a une demi-heure. Les pauvres gensétaient bien malheureux. Il y avait quelque chose de cassé dansleur mécanique, et il a fallu beaucoup de temps pour laréparer.
– Combien étaient-ils ? bredouillale détective.
– Trois, une jeune dame, un grosgentleman et un Noir…
John Jarvis n’en voulut pas entendredavantage, il était fou de joie.
– Nous les tenons ! cria-t-il. Enavant Floridor ! Merci la vieille !…
Et il lança une poignée de dollars d’or dansle tablier de la mulâtresse ébahie, au moment même où la RollsRoyce bondissant comme un être humain, s’élançait à l’assaut del’horizon, dans un vent de furieuse vitesse.
Dix minutes passèrent, à droite et à gaucheles arbres de la route semblaient fuir dans une débandade panique.Les deux détectives avaient l’impression d’être absorbés par lelong ruban rouge de la route, avec la même puissance qu’un grain depoussière est humé et avalé par un ventilateur de grandepuissance.
– Une tache noire, tout là-bas !hurla Floridor avec enthousiasme. Ce sont eux ! Nous lesaurons !
Cinq minutes encore.
– C’est bien mon auto, fit Jarvis, maisils ne vont pas vite.
– On dirait presque qu’ils sontarrêtés.
– Ils ne bougent pas. Ce doit être unepanne !…
– Tenons nos armes prêtes, ils vont noustirer dessus, ils doivent s’être cachés.
L’auto stoppa à dix pas de l’autre voitureimmobilisée au milieu de la route. Les deux détectives sautèrent àterre le browning au poing et s’approchèrent avec prudence del’auto ennemie.
Elle était vide, complètement vide, et deplus, un des pneus était crevé et la magnéto était horsd’usage.
– Nous sommes refaits, soupira JohnJarvis avec accablement.
Un vrombissement d’hélice se fit entendre,pareil au faux bourdon d’un insecte colossal. Les deux détectiveslevèrent la tête. Au-dessus d’eux un aéroplane d’une blancheurimmaculée s’enfonçait comme un grand oiseau dans l’azur profond duciel.
Au bout de quelques instants, il prit de lahauteur et bientôt il disparut vers le sud…
John Jarvis était demeuré immobile, commefrappé de la foudre.
Moins ému Floridor s’était emparéprécipitamment d’une jumelle et l’avait braquée vers l’aéro.
– Miss Elsie est à bord, murmura-t-il aubout d’un instant, elle est perdue, définitivement perdue…
La mort dans l’âme, les deux détectivesgagnèrent la ville de Monroë. Des informations qu’ils recueillirentplutôt par acquit de conscience que dans l’espoir de trouver unepiste, il résulta que, le matin même, un inconnu dont lesignalement répondait à celui de Klaus Kristian, avait acheté etpayé comptant à un constructeur de la ville un biplan neuf d’unmodèle particulièrement soigné.
John Jarvis et Floridor regagnèrentIsis-Lodge, en proie au découragement le plus profond.
Le vieux majordome Wilbur Dane, qu’untélégramme avait mis au courant, les attendait dans le vestibule.Silencieusement, il les introduisit dans un petit salon qui donnaitsur les jardins. Le vieillard lui aussi était atterré.
– Avant tout, fit-il en tirant de sapoche une mignonne pantoufle de velours brodée de perles, il fautque je vous mette au courant d’une découverte que j’ai faite envotre absence.
« Vous aviez cru remarquer, mêlée auxtraces des voleurs du cercueil de platine, l’empreinte despantoufles de Miss Elsie. Vous ne vous étiez pas trompé.
Et étalant sur la table une des feuilles depapier chimique qui avaient servi à relever lesempreintes :
– Voyez, ajouta-t-il, les contourscoïncident exactement. Il est presque impossible de n’en pasdéduire que c’est Miss Elsie qui après s’être emparée de la clef,dont elle connaissait la cachette, s’en est servie pour ouvrir auxbandits la porte de la crypte.
– Je ne puis pas croire une chosepareille ! s’écria John Jarvis. C’est déconcertant. Il y alà-dessous quelque diabolique combinaison dont le secret nouséchappe…
– Il fallait que je vous dise cela,reprit le vieillard avec mélancolie. Maintenant, il s’agit deprendre une décision au sujet de Mr Oliver. Je crains que lanouvelle de la disparition de Miss Elsie ne lui porte un coupfatal.
– Il ne sait rien encore, dit leCanadien. Ne pourrait-on supposer que Mr Rabingtonsérieusement malade a rappelé sa pupille par télégramme et quecelle-ci pour obéir aux recommandations du médecin n’a pas voulutroubler le sommeil de Mr Oliver…
– Le mensonge est trop grossier !interrompit John Jarvis.
La porte s’était brusquement ouverte… OliverBroom, encore très faible, le visage parcheminé comme celui desmomies de son musée, mais le regard plus vif qu’on n’eût pu s’yattendre après sa longue maladie, venait d’entrer, appuyé sur unecanne d’ivoire, drapé d’une ample robe de velours qui ajoutait aucaractère hallucinant de sa face décharnée.
– Ne cherchez plus, fit-il d’une petitevoix bizarrement cristalline, je vous remercie tous les trois del’intérêt que vous portez à ma santé, mais, grâce à l’indiscrétiond’un domestique je suis au courant de tout.
« Je vais mieux, Dieu merci ! etsans être complètement guéri, je suis en pleine possession de monénergie. Je ferai ce qu’il faut pour retrouver Elsie. Ne vousdésolez pas, ne vous affolez pas. Pour conquérir l’empire desaffaires, j’ai livré de plus dures batailles.
« Je vais raisonner en homme pratique, ensimple business-man. Que veulent les ravisseurs d’Elsie ? Desdollars. J’en donnerai autant qu’il en faudra. Ce n’est pas pourune autre cause qu’on l’a enlevée, croyez-le bien… »
*
**
La façon dont le vieux roi de l’acierenvisageait les choses avait momentanément rendu bon espoir à JohnJarvis, mais une semaine s’écoula, sans qu’aucune proposition derançon parvînt à Isis-Lodge.
Vainement le pays fut fouillé par une armée dedétectives, vainement des sommes énormes furent dépensées. De mêmeque sa femme de chambre Betty, Miss Elsie demeura introuvable.
Une carriole attelée d’un cheval venait des’arrêter en face de l’hôtel habité par le détective John Jarvis,Mateo Street, à San Francisco. Une jeune femme d’une trentained’années, dont la beauté robuste et brune décelait une origineespagnole, descendit de la voiture et après avoir attaché soncheval à un barreau de la grille, hissa sans peine sur son épauleune corbeille pleine de magnifiques oranges et fit résonner letimbre électrique de la porte d’entrée.
Ce fut le Canadien Floridor, secrétaire dudétective, qui vint ouvrir. Contrairement à son habitude, le géantblond paraissait soucieux.
– Comment allez-vous, señora ?demanda-t-il d’un air distrait.
– Je vous remercie, je me porte aussibien que possible.
– Et Lolita ?
– La fillette grandit et embellit tousles jours. On lui donnerait quinze ans. Ce sera bientôt une vraiefemme !
Après ces politesses préliminaires, la señoraqui paraissait elle-même sous l’empire de quelque préoccupation,demanda brusquement :
– Pourrais-je voirMr Jarvis ?
– C’est qu’il est très occupé, réponditle Canadien avec hésitation. Je vais le lui demander. Entrez dansle petit salon et asseyez-vous. Je reviens à l’instant.
Floridor ne fut absent qu’une minute.
– Mr Jarvis, dit-il, remerciebeaucoup la señora Ovando de ses belles oranges – il n’en mangejamais d’autres d’ailleurs – mais il est tellement absorbé,tellement ennuyé, aussi, je dois le dire, qu’il vous prie devouloir bien l’excuser.
Le beau visage de la visiteuse prit uneexpression de contrariété.
– Inutile de demander d’où viennent sesennuis, murmura-t-elle, on n’a toujours pas retrouvé la jolie MissElsie, la fille du banquier ?
– Vous êtes au courant ?
– Parbleu, toute la ville ne parle que decette disparition ! On prétend que le docteur Klaus Kristian,cet infâme bandit a réclamé une rançon d’un million de dollars aubanquier Rabington, le tuteur de Miss Elsie, et qu’une foisl’argent touché, il n’a pas rendu la liberté à la jeune fille.
– C’est exact. Mais vous ne savez pastout. Klaus Kristian a demandé la même somme à Mr Jarvisd’abord puis au milliardaire Oliver Broom, un ami de la familled’Elsie.
– Et ils ont eu la faiblesse depayer ? s’écria Miss Ovando avec indignation.
– Il n’y a pas eu moyen de faireautrement. À la demande du docteur était jointe une lettre de MissElsie elle-même qui suppliait ses protecteurs de payer le plus vitepossible, tant elle craignait d’être assassinée.
– C’est inimaginable ! fit laseñora, dont l’expressive physionomie reflétait la stupeur. Mais lapolice ? les détectives ?
– Ils n’ont rien trouvé. Malgré toutesles recherches, malgré les primes énormes offertes à ceux quiapporteraient des renseignements.
La señora Ovando demeurait songeuse plongéedans ses réflexions. Floridor lisait clairement sur sa mobilephysionomie qu’elle avait quelque chose à dire et qu’elle hésitaità parler.
– Ce que je ne m’explique guère, c’estque des hommes d’expérience, comme par exemple Mr Rabington,aient versé une pareille somme sans essayer de tendre un piège aubandit quand il viendrait chercher la rançon.
– Cela n’a rien d’extraordinaire. Ilstremblaient pour la vie de Miss Elsie, et ils supposaient avecassez de vraisemblance que Klaus Kristian, une fois nanti d’aussiénormes sommes, tiendrait sa parole fidèlement. Il avait déclaréd’ailleurs que si on tentait quelque chose contre ceux quiviendraient toucher l’argent en son nom, on ne reverrait jamais lajeune fille.
La señora Ovando après un autre silence sedécida brusquement.
– J’étais venue, dit-elle, pour donnerdes nouvelles de Miss Elsie.
– Vous ? s’écria Floridor au comblede la surprise. Pourquoi ne m’avoir pas dit cela quand vous êtesentrée ?
– J’étais très hésitante – et je le suisencore. – Les nouvelles que j’apporte ne sont pas bonneshélas !…
– N’importe, tout vaut mieux quel’incertitude. Je vais prévenir Mr Jarvis.
Floridor s’était élancé dans le cabinet detravail du détective et presqu’aussitôt il y introduisit la señoraOvando.
Celle-ci fut tout d’abord frappée de l’airtriste et abattu du jeune détective. Il lui sembla vieilli deplusieurs années, tant il était pâle et amaigri. Il n’était plusque l’ombre de lui-même. Sur un bureau se trouvait un amoncellementde dépêches expédiées par les policiers de toutes les villes del’Union et qu’il était occupé à trier. D’un geste infiniment las,il désigna un siège à la señora.
Celle-ci paraissait très émue, très troublée,cherchant ses mots avec embarras.
– J’ai cru devoir vous prévenir,commença-t-elle, si je ne l’avais fait, d’autres seraient venus. Etil vaut mieux que vous appreniez la vérité de la bouche d’unepersonne qui vous est toute dévouée que d’un indifférent.
John Jarvis tressaillit à cet exorde,pressentant un malheur.
– Je vous écoute, soupira-t-il, je suisprêt à tout entendre.
– Je ne savais pas si je devais venir,j’avais peur de vous faire de la peine. Puis il vaut peut-êtremieux que je vous raconte le fait brutalement ! Oui cela estpréférable…
« Dans le coin de banlieue que noushabitons, nous n’avons guère d’autre distraction que le cinéma. Unefois ou deux par semaine, je conduis ma petite Lolita à une sallequi se trouve à un mille de la plantation. Le bâtiment n’est pasluxueux, c’est une ancienne grange et il n’y a pas d’autres siègesque des bancs de bois, mais le programme est souvent renouvelé.
« Nous y sommes allées hier et nous avonsvu passer sur l’écran le grand incendie des abattoirs de Chicago,un film documentaire…
– Je sais, interrompit nerveusement ledétective, l’incendie a eu lieu il y a trois jours.
– Vous êtes sans doute au courant.
– Mais non, je vous assure ! Parlezvite, je suis sur des charbons ardents !
– Je ne sais si je me suis trompée,reprit la señora Ovando avec effort, mais il m’a semblé reconnaîtreparmi les victimes, la pauvre Miss Elsie, que j’avais eu l’occasionde voir plusieurs fois avant sa disparition.
John Jarvis s’était levé d’un bond.
– Je vous remercie, señora, balbutia-t-ild’une voix étranglée, mais je ne puis pas croire ce que vous medites ! Cela ne peut pas être vrai !… Il m’est impossiblede demeurer dans cette affreuse incertitude. Vite, l’auto ! Ilfaut que je voie ce film. La señora Ovando nous conduira.
– J’espère que je me suis trompée,répétait celle-ci consternée de l’effet produit par sarévélation.
Floridor avait disparu et revenait l’instantd’après avec l’auto. La señora y pris place avec les deuxdétectives, laissant le cheval et la carriole d’oranges confiés auxbons soins des domestiques.
Par les belles allées de platanes bordées deplantations qui caractérisent ce coin de la banlieue de SanFrancisco, ils atteignirent bientôt une sorte de grand hangar peintau lait de chaux, qui était la salle de cinéma installée en pleinecampagne par un spéculateur audacieux.
Le directeur, un Américain du sud aux cheveuxcrépus, fumait sa pipe, en bras de chemise sur le pas de sa porte,le visage protégé contre l’ardeur du soleil par un vaste chapeau depaille.
Il reçut assez mal le détective, et déclaranettement qu’il ne tenait nullement à fatiguer ses bandes pour leplaisir de trois curieux ; mais lorsque John Jarvis lui eutmis dans la main un billet de cinquante dollars en déclarant qu’ilne voulait voir que « l’incendie des abattoirs deChicago », il devint d’une politesse obséquieuse.
Pendant qu’il grimpait en hâte à la cabine del’opérateur, les trois spectateurs prirent place dans la salleténébreuse et fraîche, pleine de silence. Ils n’eurent paslongtemps à attendre. Un pinceau de lumière troua la pénombre, etles images crûment projetées sur la blancheur de l’écrancommencèrent à défiler lentement.
John Jarvis sentait son cœur battre à grandscoups dans sa poitrine, à mesure que se succédaient, avec lacrudité réaliste de la photographie, les épisodes de lacatastrophe, filmée depuis son début par des opérateursintrépides.
C’était d’abord la vue d’ensemble desabattoirs (Stock-yards), toute la cité de sang, bâtie à l’ouest deChicago et où l’égorgement des animaux ne cesse ni jour ninuit.
Des centaines de trains venus de la prairiedéversaient incessamment jusqu’au seuil même des échaudoirsd’apocalyptiques troupeaux de moutons, de porcs et de bœufs, élevésen liberté dans les immenses pâturages et cette vivante marées’engouffrait sous les arceaux d’acier des grands halls vitrés avecune lenteur impressionnante.
Déjà l’incendie commençait. Une légère fumée,rapidement muée en un nuage énorme s’éleva d’un des bâtiments, unmagasin de fourrage. De puissantes pompes à vapeur furent mises enbatterie, des escouades de pompiers, la tête protégée d’un casquenoir coururent aux endroits menacés.
Déjà il était trop tard, le feu avait gagnéune fonderie de suif d’où montait jusqu’aux nuages une colonne deflamme livide, couronnée d’un panache de suie que le vent rabattaitsur la ville. L’activité de l’incendie s’accrut encore. Sur l’écranon ne vit plus qu’une mer ondoyante de flammes, une trombeincandescente d’où émergeaient les squelettes noircis descharpentes.
Au premier plan, les pompiers faisaient sauterà la dynamite des « blocks » de maisons pour circonscrirele fléau.
Tout à coup dans ce drame du feu une péripétieeffroyable se produisit. Rongées par l’incendie les palissades d’unparc à bestiaux venaient de s’effondrer. Dix mille bœufs desprairies se ruaient sur la foule et dans certaines rues laforçaient à se rejeter vers le brasier.
De cette sanglante tuerie, la bande neprésentait que les quelques épisodes qu’il avait été possible defilmer, hommes et femmes piétinés, éventrés, réduits en bouillie,grillés vifs, ou fuyant sous une pluie de sang avec des hurlementsde folie.
John Jarvis était pénétré d’horreur, il eûtvoulu fuir, échapper à ce spectacle de carnage. Une puissancesupérieure à sa volonté le clouait à sa place.
Il vit passer comme dans un cauchemar le restedu film, il vit les rues barrées, les bœufs enragés, abattus àcoups de carabine, ou lardés par les baïonnettes des soldats et despolicemen, l’incendie enfin dompté.
L’atroce exhibition approchait de sa fin. Sansse l’avouer, le détective gardait au fond du cœur l’espoir que laseñora Ovando s’était trompée. Jusqu’alors il n’avait rien vu quijustifiât les affirmations de la jeune femme.
Ce sous-titre macabre venait d’apparaître surl’écran : Enlèvement des cadavres. John Jarvis fitappel à tout son courage pour avoir la force de continuer àregarder.
Sur le champ de carnage, hérissé de murscroulants, des squelettes d’acier des grands halls, et où couraientencore des fumerolles, comme aux abords d’un cratère de volcan, desescouades de travailleurs relevaient les corps par centaines surdes brancards.
– Moins vite ! cria Jarvis àl’opérateur.
Le lugubre cortège défila plus lentement surl’écran. Avec des regards avides, angoissés, le détective scrutaitéperdument chacun des lamentables groupes.
– Regardez, fit tout à coup laseñora.
Deux policemen venaient d’apparaître portantune jeune femme lamentablement mutilée, le torse presque coupé endeux, sans doute par la chute d’une poutre de fer ; le visaged’une idéale beauté était seul demeuré intact ; les yeuxmi-clos, elle semblait dormir.
– Elsie ! cria John Jarvis avec unsanglot déchirant.
Aucun doute ne pouvait subsister surl’identité de la morte. On reconnaissait même un minuscule grain debeauté que la jeune fille portait à la joue gauche.
La lugubre bande acheva de passer sur l’écrandans un morne silence. Ni Floridor, ni la señora Ovando ne sesentaient le courage d’offrir à John Jarvis de banalesconsolations.
La jeune femme cependant était très surprisede ce violent chagrin ; elle était à mille lieues de supposerque le détective eût pour Miss Elsie une si profonde affection. Unefois hors de la salle elle ne put s’empêcher de faire part de sonétonnement à Floridor.
– Mr Jarvis, répondit celui-ci, nem’a jamais fait de confidence à ce sujet, mais je sais qu’iladorait la malheureuse jeune fille jusqu’à la passion sans luiavoir cependant jamais fait part de ses sentiments.
Après avoir pris congé de la señora Ovando quidevant la tristesse de John Jarvis regrettait presque sa démarche,celui-ci remonta en auto et regagna la ville en proie à un morneabattement.
Le soir même il dut prendre le lit en proie àune violente attaque de fièvre cérébrale.
Trois semaines s’étaient écoulées depuis lesévénements que nous venons de raconter.
John Jarvis, quoique encore très affaibli,était maintenant complètement guéri.
Il s’était remis beaucoup plus vite qu’onn’eût pu l’espérer, aussi bien grâce au dévouement de Floridor,qu’à la volonté tenace qu’il avait de tirer vengeance du docteurKlaus Kristian.
Sitôt qu’il avait été rétabli, il s’étaitrendu à Chicago pour recueillir tous les renseignements qui luimanquaient sur la mort de Miss Elsie.
Il eut la déconvenue de ne rien découvrir deplus que ce qu’il savait déjà.
Dans la fièvre d’activité qui distingue la vieaméricaine, on avait déjà presque oublié le terrible incendie desabattoirs, qui cependant n’avait pas fait moins de quinze centsvictimes.
Les bâtiments détruits étaient déjà en grandepartie reconstruits, et l’on commençait à parler de la catastrophecomme d’une vieille histoire. Tous ceux auxquels s’adressa ledétective ne purent lui fournir que de vagues indices.
On lui montra les photographies des victimesqui n’avaient pas été reconnues, Elsie n’y figurait pas.
– La personne dont vous parlez, luirépondait-on, a sans doute été identifiée et réclamée par safamille. Consultez la liste des noms et les actes de décès.
Le nom de Miss Elsie Godescal ne figuraitnulle part.
À force de recherches, on découvrit lespolicemen qui avaient transporté le cadavre et qui figuraient dansle film documentaire. Leurs souvenirs étaient confus. Il était trèspossible qu’ils eussent porté le cadavre de la jeune fille dont onleur parlait, mais ils avaient charrié tant de corps, en déblayantles décombres, qu’ils ne pouvaient rien affirmer.
En désespoir de cause, John Jarvis résolut dese rendre à Los Angeles où était installée la firmecinématographique Atlanta, par les soins de laquellel’incendie avait été filmé.
La distance de San Francisco à la cité desfilms n’est pas considérable, le détective décida donc de s’yrendre en auto, accompagné du dévoué Canadien. Ce dernier avaitpris le volant et pilotait la voiture avec sa maestria habituelledans la cohue des véhicules de tout genre qui encombraient lagrande route.
– Je crains, dit Floridor, qu’après avoirvu le directeur de l’Atlanta, nous ne soyons pas beaucoupplus avancés.
– Qu’importe, répondit John Jarvis avecdécision ; je n’attends pas grand résultat de cette visite,mais elle doit être faite. Si nous n’apprenons rien je ne serai pasdécouragé pour cela. Depuis ma guérison, je me sens une énergienouvelle, une force d’endurance – au physique et au moral – que jene me suis jamais connue. Dussé-je y mettre des années et dépensertoute ma fortune, je me suis juré de retrouver Klaus Kristian et dele faire asseoir dans le fauteuil d’électrocution.
– Je vous y aiderai de toutes mes forces,déclara le Canadien avec conviction.
Ils approchaient maintenant de cette étrangeville de Los Angeles, où l’on a construit pour les besoins del’industrie cinématographique des échantillons de tous les paysagesdu monde, et déjà ils apercevaient des clochers et des toitures quiconfondaient dans un surprenant méli-mélo toutes les architecturespassées et présentes.
Ils pénétrèrent bientôt dans le vaste parcceint de hautes murailles qui entourait les studios et le théâtrede la société Atlanta.
À droite un temple hindou était entouré d’uneforêt vierge en miniature avec palmiers, bananiers et bambousgéants. À gauche un chalet norvégien était ombragé de noirs sapinset de bouleaux que l’on couvrait au besoin de neige factice pourdonner la complète illusion d’un paysage polaire.
À quelques pas de là, des ouvriers mettaientla dernière main à une ruelle du vieux Londres du temps deShakespeare, et les décorateurs passaient en couleur les toits decarton bitumé et les façades de staff. Une troupe de Peaux-Rougesauthentiques, armés du tomahawk et couronnés de plumes d’aigles,faisait vis-à-vis à un groupe de seigneurs de l’époque des Valois,aux pourpoints brodés de perles, aux petites toques de veloursentourées d’une chaîne d’or. À une buvette en plein air, descourtisanes grecques en harmonieux peplos blancs, prenaient du théet des gâteaux en compagnie de farouches sans-culottes, armés depiques et coiffés du bonnet rouge.
C’était un étrange salmigondis de toutes lesépoques, de tous les pays et de tous les peuples. Au milieu decette cohue bariolée, les metteurs en scène, les régisseurs et lesscénaristes se démenaient avec cette nervosité qui n’existe qu’enAmérique et disposaient les groupes devant les appareils de prisede vues manœuvrés par les opérateurs.
N’accordant qu’un regard distrait à cepittoresque tableau, John Jarvis et Floridor se firent conduire aucabinet du directeur qui les reçut aimablement, se mit à leurentière disposition mais, comme ils l’avaient pensé, ne put malgrétoute sa bonne volonté, apporter à leur enquête aucun faitnouveau.
Ils allaient se retirer lorsque John Jarviss’avisa d’une chose à laquelle jusqu’alors il n’avait passongé.
– Ne pourrai-je, demanda-t-il, interrogerles photographes qui ont procédé au tirage du négatif et lesouvrières qui ont fait le montage des bandes ?
– Comme il vous plaira. Je suis obligé devous quitter, mais mon secrétaire vous conduira partout où vousvoudrez.
Les deux détectives pénétrèrent à la suite deleur guide dans les vastes ateliers où avaient lieu le tirage et leséchage des bandes.
Sur leur demande, on rechercha le négatif,c’est-à-dire le cliché original, et on le fit passer devant eux surl’écran, dans une des salles de projection.
Là une surprise extraordinaire attendait JohnJarvis. Arrivé au tableau de l’enlèvement des corps, il reconnutparfaitement les deux policemen qui, dans le film vu à SanFrancisco transportaient le cadavre de Miss Elsie, mais sur lenégatif c’était un cadavre sans tête qui reposait sur lebrancard.
– Je ne m’attendais pas à une pareilledécouverte, murmura le détective avec une stupeur où il entrait unejoie immense.
« Je suis presque sûr maintenant qu’Elsieest encore vivante. Nous nous trouvons en présence d’une nouvellemachination du Docteur Kristian. Il a voulu faire croire à la mortde la jeune fille pour faire cesser les recherches. Il s’agitmaintenant de tirer au clair cette singulière histoire.
John Jarvis prit à part le chef d’atelier etle mit au courant.
– Dans un but facile à comprendre,conclut-il, un de vos ouvriers a truqué une ou plusieurs des bandeslivrées à la location.
– Rien d’ailleurs n’est plus facile quece truquage, expliqua le technicien. La jeune fille que vouscherchez a dû être photographiée endormie ou évanouie. La têtedécoupée a été collée sur la pellicule, qui ainsi surchargée a étéphotographiée de nouveau pour obtenir une image nette. Enfin on acoupé un morceau de la bande véritable et on l’a remplacé, en lerecollant à la dextrine, par le fragment falsifié.
« Seulement, ajouta le chef d’atelier, ila fallu, pour mener la chose à bien, la complicité d’une desouvrières de l’atelier de montage, qui sont chargées de mettre lespellicules dans l’ordre voulu et de les coller.
– Allons à l’atelier de montage, dit ledétective, brûlant d’impatience.
Ils pénétrèrent à la suite du chef d’atelier,dans une grande pièce où travaillaient une trentaine d’ouvrières,assises à de longues tables.
– Qui a monté « l’Incendie desAbattoirs » ? demanda le chef.
– C’est moi, répondit aussitôt une jeunefille à la physionomie pleine de douceur et de timidité.
– Pourquoi avez-vous coupé un fragment dela bande pour y en substituer un autre. Vous avez commis là unefaute très grave, et qui va être la cause de votre renvoi. Celam’étonne de vous qui êtes une excellente ouvrière, Miss Dolly.
– Je n’ai fait que ce qui m’étaitordonné, balbutia la jeune fille dont les yeux se mouillaient delarmes.
– Et qui vous a ordonné cela ?
– Le contremaître Otto Lentz. Il m’a ditque c’était de votre part, que ce fragment de bande avait étéoublié par les opérateurs, enfin qu’il valait mieux mettre un jolivisage de femme qu’un cadavre sans tête.
– Vous me dites toute la vérité MissDolly. Songez qu’il y va de votre place.
– Pourquoi mentirai-je. D’ailleurs lefait se produit tous les jours. Il n’y a guère de bande qui ne soitraccourcie ou allongée plusieurs fois avant d’arriver à sa formedéfinitive. Vous le savez aussi bien que moi.
– C’est très bien, Miss, je vousremercie. J’ai confiance en votre parole.
Le chef d’atelier conduisit les deuxdétectives à son cabinet et envoya immédiatement chercher OttoLentz. Jarvis vit entrer un gros homme, aux cheveux d’un blondsale, au regard faux dont les politesses obséquieusesl’indisposèrent tout d’abord défavorablement.
– Je suis détective, lui dit-il àbrûle-pourpoint. Vous êtes accusé d’avoir falsifié dans un butcriminel la bande « l’Incendie des Abattoirs ».
L’homme était devenu blême.
– Ce n’est pas moi, balbutia-t-il, cedoit être au montage.
– Vous mentez, c’est vous qui avez portéà Miss Dolly ce fragment truqué préparé par vous. Combien avez-vousreçu pour cela ?
– Mais rien, je vous jure !… Il y amalentendu.
– Je vous conseille d’être franc, s’écriaJarvis perdant patience, si vous ne me dites pas tout ce que voussavez, je vous emmène en prison séance tenante.
Et le détective fit tinter dans sa poche unepaire de menottes.
– Si au contraire vous parlezsincèrement, vous ne serez pas poursuivi, ajouta-t-il d’un ton plusdoux. Vous avez à choisir.
– Je dirai ce que je sais, dit l’homme àcontrecœur.
– C’est bien, répondez à mes questions.Combien avez-vous reçu ?
– Cent dollars. C’est un gentleman d’uncertain âge, très correct qui m’a assuré qu’il voulait seulementfaire une blague à sa belle-sœur.
– Vous deviez savoir que ce genre deblagues peut avoir des conséquences très graves. Les cent dollarsont eu raison de vos scrupules, voilà la vérité, puis vous croyiezn’être jamais découvert. Maintenant, dites-moi comment étaitl’homme dont vous venez de parler ?
– Gros, trapu, avec des cheveux roux, uneforte mâchoire, mais ce qui m’a frappé ce sont ses mains, despoings à assommer un bœuf.
– Pas de doute, murmura le détective,c’est le docteur Klaus Kristian.
– Attendez, interrompit le chefd’atelier, un homme répondant à ce signalement est venu peu detemps après l’incendie acheter un film. Je me trouvais à lalocation quand il s’y est présenté. Je me souviens du fait, car ilest très rare que les exploitants achètent une bande, ils secontentent de la louer. L’inconnu a dit qu’il voulait garder lesouvenir d’un événement aussi mémorable que l’incendie desabattoirs de Chicago, et il a payé rubis sur l’ongle.
– Nul doute qu’il ne se soit arrangé pourfaire passer le film truqué dans les principaux établissements deSan Francisco, afin que nous en soyons informés. Je reconnais làune de ces combinaisons machiavéliques qui sont familières audocteur. Maintenant, je suis absolument convaincu que Miss Elsieest encore vivante !
Après avoir sévèrement morigéné lecontremaître et laissé au chef d’atelier une gratificationprincière pour lui et son personnel, John Jarvis prit congé dusecrétaire qui l’avait accompagné et se dirigea vers son auto.
Il se disposait à y prendre place lorsqu’ilvit arriver en courant Dolly, l’ouvrière monteuse qui avait étéinterrogée la première.
– J’ai quelque chose d’important à vousapprendre, fit-elle. La jeune dame qui vous intéresse figure dansune autre bande, une bande toute récente que nous sommes en trainde monter. Je m’en suis aperçue quand vous avez été parti, jecroyais d’abord que ce n’était qu’une ressemblance, mais il s’agitcertainement de la même personne.
Le détective revint précipitamment sur ses pasen proie à une émotion qu’il n’essayait pas de dissimuler.Allait-il se trouver en face d’un nouveau traquenard combiné parson ennemi ? Était-ce le hasard qui cette fois secourable,allait lui fournir une piste nouvelle ? Il se le demandaitavec anxiété.
Cinq minutes plus tard, il était installé avecFloridor dans une petite salle de projection, et l’on faisaitpasser devant eux le film indiqué par l’ouvrière.
C’était une bande documentaire d’un piètreintérêt, montrant les principaux sites du Central Park de New York.Le film avait été tourné un jour de fête, par beau temps, et lessuperbes avenues regorgeaient d’une foule bruyante et parée.
Ce fut d’abord le musée de sculpture et celuid’histoire naturelle qui apparurent successivement sur l’écran.Puis l’esplanade où se démenaient une centaine de musiciens noirs.Enfin on montrait les coins les plus verdoyants de ce Park qui estpresque aussi grand que notre bois de Boulogne, tantôt une statueau milieu d’un massif de rhododendrons et de mimosas, tantôt unplatane ou un chêne centenaire.
Tout à coup John Jarvis poussa un cri etl’opérateur prévenu immobilisa pendant quelques instants l’imageprojetée sur l’écran. Dans une allée solitaire et bordée depeupliers de Virginie, un homme et une femme se promenaientlentement ; l’homme était obèse, l’air commun, le gestebrutal ; la femme délicate, maladive, se soutenant àpeine ; une épaisse voilette cachait ses traits.
À un moment donné, elle demeura un peu enarrière de son compagnon, releva sa voilette et regarda autourd’elle d’un air d’angoisse.
– Elsie ! c’est Miss Elsie, s’écriale détective dans un brusque élan de tout son être. Elle estvivante…
Cependant sur l’écran le gros homme s’étaitretourné et voyant que la jeune fille avait soulevé sa voilette illa menaçait de sa canne. Puis, après l’avoir forcée à cacher denouveau ses beaux traits, il la prit brutalement par le bras etl’entraîna.
Un taxi-cab venait à la rencontre du couple.L’homme fit signe de sa canne, ouvrit la portière, poussa la jeunefille à l’intérieur de la voiture, et y monta lui-même après avoirjeté une adresse au chauffeur. L’instant d’après, le taxi-cab avaitdisparu au tournant d’une allée.
John Jarvis était tellement ému qu’il n’avaitpas la force de prononcer une parole. Il resta quelques instantssilencieux, comme accablé par la joie trop vive qu’iléprouvait.
– Elle est vivante, et je sais qu’ellehabite New York ! balbutia-t-il enfin. Il faut que nous laretrouvions. Tu entends, Floridor ! nous allons prendre lerapide à l’instant même ! et même le rapide c’est bien lent,si je savais qu’il y eût en ce moment un bon appareil au campd’aviation nous irions à New York en avion.
– Comme il vous plaira, réponditplacidement le Canadien.
Et il ajouta après un instant deréflexion :
– C’est malheureux que nous ne sachionspas l’adresse.
– N’importe comment il faudra que nous ladécouvrions.
Floridor réfléchissait toujours.
– Et si je vous donnais, moi,s’écria-t-il enfin, le moyen de l’avoir, cette adresse ? Il netient qu’à vous de la connaître dans cinq minutes.
– Tu divagues ?
– Je parle le plus sérieusement du monde.Est-ce que le docteur Klaus Kristian – car c’est bien lui – n’a pastout à l’heure donné son adresse au chauffeur ?
– Je ne vois pas où tu veux en venir.
– Cette phrase que nous n’avons puentendre, un sourd-muet, habitué à épeler le sens de chaque mot surles lèvres de son interlocuteur, la lira facilement surl’image.
– Tu viens d’avoir là une idée géniale…Il faut tout de suite trouver un sourd-muet. Si nous avions lachance qu’il y en ait un dans l’établissement.
– C’est fort possible. Attendez-moi là.Je cours chez le directeur.
Dix minutes plus tard, le Canadien revenaitescorté d’un petit vieillard somptueusement vêtu d’un costume deseigneur du temps de la Régence. C’était un des figurants del’Atlanta qui, une dizaine d’années auparavant, avait eula langue coupée par des bandits mexicains, faute d’avoir pu payerrançon et qu’une explosion de dynamite avait rendu complètementsourd. C’était un Écossais, nommé Allan Rigby, et le pauvre diablese prêta de bonne grâce à ce qu’on exigeait de lui.
Lorsque la scène du Central Park reparut surl’écran et qu’il eut vu l’infernal docteur donner une adresse auchauffeur, il écrivit presque aussitôt après sur l’ardoise qui nele quittait jamais : 287, Colombus Avenue.
Le Canadien, avec sa prudence ordinaire, notaaussitôt sur son carnet cette précieuse indication. Quant à JohnJarvis il était si content qu’il fourra, sans y regarder, un billetde cinq cents dollars dans la main du sourd-muet, puis il s’élançavers l’auto avec une vivacité que Floridor ne lui connaissaitplus.
Quelques minutes plus tard ils arrivaient aucamp d’aviation ; John Jarvis payait comptant un biplan d’unedes premières marques américaines, achetait au vestiaire deuxcombinaisons doublées d’épaisses fourrures, deux passe-montagnes,deux casques, et ainsi prémunis contre le froid des grandesaltitudes, les deux hommes s’installaient dans l’aéroplane, l’undans le cockpit du pilote, l’autre, le Canadien, comme simplepassager.
John Jarvis était un pilote expérimenté. Aprèsun démarrage savant, l’avion prit de la hauteur et les moteurscommencèrent à donner tout le rendement dont ils étaient capables.Le Pacifique se fondit vers l’ouest dans la brume lointaine pendantque grandissait vers l’est la masse imposante des MontagnesRocheuses.
John Jarvis consulta ses instruments deroute ; il filait sur New York à raison de trois centskilomètres à l’heure.
Le huitième étage de l’HôtelWashington était divisé en une série de petits logements tousdisposés de façon identique. En entrant, un petit salon d’attentemeublé de quelques sièges et d’un guéridon sur lequel était placéle téléphone ; derrière cette première pièce, un salon chambreà coucher dont le meuble le plus apparent était une énorme armoireà glace ou armoire à dormir (folding-bed), dont le panneaurabattu le soir découvrait un sommier à ressorts et un mincematelas. À côté de la chambre à coucher, il y avait une salle debains installée de façon confortable.
Ces petits appartements, dont le loyer mensuelétait de cinq cents dollars, étaient réservés aux clients les moinsfortunés du somptueux hôtel.
C’était pourtant dans deux de ces modesteslogis que s’étaient installés le détective John Jarvis et son amiet collaborateur Floridor, sitôt après leur arrivée à New York parla voie des airs.
L’Hôtel Washington et plusspécialement le huitième étage de cet hôtel, avait à leurs yeux ceténorme avantage d’être situé Colombus Avenue, et de dominer unmodeste family house situé au n° 287, où ils avaient lapresque certitude que Miss Elsie se trouvait prisonnière.
De la fenêtre de leurs logements, ilspouvaient contrôler, sans risque d’être vus, toutes les allées etvenues de la maison d’en face.
La première idée du détective une fois arrivéà New York, avait été de se rendre à la direction de la police, defaire cerner le family house par une nuée de policemen et des’emparer coûte que coûte du docteur Klaus Kristian.
Un moment de réflexion avait suffi pour luifaire abandonner ce projet par trop simpliste. Kristian était unmalfaiteur trop rusé pour ne pas avoir pris toutes sortes deprécautions. Il avait dû se ménager des moyens de fuir rapidementen cas d’alerte et il était à craindre qu’il ne disparût pourtoujours s’il avait le moindre soupçon.
Une autre considération retint encore ledétective qui tenait encore plus à délivrer Miss Elsie qu’àcapturer le bandit. Il redouta que ce dernier se voyant traqué,n’assassinât la jeune fille, s’il ne parvenait pas à l’emmener aveclui dans sa fuite.
Après avoir discuté la question avec Floridor,il décida qu’on agirait avec la plus grande prudence et que rien nese ferait à la légère.
Pour se conformer à ce programme les deuxdétectives avaient tout d’abord apporté de profondes modificationsà leur aspect extérieur. Le Canadien s’était appliqué une paire degrosses moustaches-postiches d’un noir d’ébène, s’était faitteindre les cheveux de la même couleur. Vêtu d’un ample raglan àcarreaux verts et jaunes, coiffé d’une casquette de cheval à largevisière, il faisait tout de suite penser à ces habitués des champsde courses dont l’aspect rappelle à la fois le maquignon desdéserts de l’Ouest, le paysan cossu et le lad d’écurie.
Affublé de favoris rouges et de lunettes, arméd’un portefeuille gonflé de paperasses, John Jarvis vêtu d’uncomplet noir blanchi aux coudes, ressemblait à un clerc d’homme deloi, ou à un de ces hommes d’affaires de dernier ordre quipullulent sur le pavé de New York. D’ailleurs, il n’adressaitjamais la parole à Floridor, en présence des domestiques del’hôtel, de façon à faire croire qu’ils étaient complètementétrangers l’un à l’autre.
Pendant la matinée du premier jour qu’ilspassèrent à surveiller le family house, ils ne virent ni Kristian,ni Miss Elsie, ce qui commença à les inquiéter ; ilstremblèrent d’être, cette fois encore, arrivés trop tard.
– Je remarque une chose, dit John Jarvis,c’est que ce family house paraît habité par une clientèle spéciale,toute la matinée, ç’a été un va-et-vient de personnages vêtus denoir, de vieilles misses à lunettes se rendant à la chapellevoisine avec de gros livres de prières, tous d’une allureéminemment cléricales.
– J’ai entendu un des Noirs del’ascenseur dire que cette maison était très sérieuse, que toutesles lumières s’y éteignaient dès vingt et une heures et qu’enfin ony entendait souvent retentir le chant des cantiques. Lepropriétaire du family house est une mistress Plitch, trèsconsidérée dans le quartier.
– Je suis surpris que Klaus Kristian, quia des bank-notes plein ses poches, soit venu s’installer dans unpareil endroit. Je suis même très étonné qu’il n’ait pas encorequitté l’Amérique.
– Pourvu que nous ne soyons pas sur unefausse piste, car enfin l’adresse qu’a donnée Kristian au chauffeurpeut être celle d’un de ses amis ou complices…
– Eh bien, non ! s’écria tout à coupJohn Jarvis, dont le visage s’illumina, nous sommes sur la bonnevoie, j’en ai maintenant la preuve… Regarde et tu t’en convaincras,mais prends bien soin de ne pas faire remuer le rideau qui nouscache…
Avec prudence, le Canadien risqua un œil parl’interstice des rideaux dans la direction de family house. Audeuxième étage une fenêtre venait de s’ouvrir et Miss Elsie, vêtued’une méchante robe de soie noire, s’était accoudée à la barred’appui et regardait mélancoliquement dans la rue.
Cette apparition ne dura qu’une minute.
Une silhouette d’homme se montra derrière lajeune fille qui, aussitôt, avec un geste d’épouvante, refermaprécipitamment la fenêtre.
– Pauvre chère Elsie ! murmuradouloureusement John Jarvis ; as-tu vu comme elle est pâle etamaigrie, ce n’est plus qu’une ombre.
– J’ai été frappé de la terreur que luiinspire le vieux bandit ; ses mains tremblaient quand elle arefermé la fenêtre. Le coquin la martyrise… et dans quelbut ?…
– J’ai remarqué autre chose, reprit JohnJarvis d’un air soucieux… As-tu vu ses yeux vagues, exorbités, quiparaissaient immenses dans le visage amaigri ? Je n’ai vu cesprunelles effarées et qui semblent regarder dans le vide qu’à desfemmes atteintes d’une maladie nerveuse…
– Les sujets qu’emploient leshypnotiseurs ont aussi de ces regards hallucinés…
Tous deux demeurèrent silencieux comme s’ilsn’osaient pas aller jusqu’au bout de leur pensée.
– Je comprends ce que tu veux dire,reprit enfin John Jarvis. Malheureusement, c’est toi qui dois êtredans le vrai.
– J’ai toujours pensé qu’au châteaud’Isis-Lodge, Kristian a dû endormir Miss Elsie dont l’extrêmenervosité faisait un sujet d’une impressionnabilité exceptionnelle.Elle devait obéir à un ordre donné par lui, pendant qu’elle étaitplongée dans le sommeil hypnotique, quand sans donnerd’explications à personne elle est montée en auto pour quitter lechâteau.
– Et aussi – sans nul doute ! –quand de si mystérieuse façon elle est venue ouvrir aux bandits lecaveau qui renfermait le cercueil de platine…
John Jarvis était retombé dans sa sombrerêverie et pendant le reste de la journée il ne prononça que derares paroles.
Miss Elsie n’avait plus reparu à la fenêtre.Quant à Klaus Kristian il ne s’était pas encore montré et cetteabsence paraissait inexplicable aux deux détectives.
Le lendemain matin, dès l’aube, ils reprirentpatiemment leur faction. Vers neuf heures un respectable clergymandrapé dans un ample manteau noir et coiffé d’un chapeau à grandsbords, sortit du family house et envoya un des domestiques luichercher un taxi auto à la station voisine. Il y monta et partitpour ne rentrer qu’un peu avant la fermeture des portes.
– Je n’ai pas vu ses traits, dit ledétective, mais je ne sais quel pressentiment me dit que cerespectable ecclésiastique est notre homme.
– Klaus Kristian est plus grand et moinsgros.
– Le coquin a pu se faire maigrir,adopter des bottines à hauts talons, il a plus d’un tour dans sonsac. Sais-tu ce que tu devrais faire ? Descends au bar prendreune tasse de thé et tâche de te procurer quelques renseignementssur ce pieux personnage.
– Je ne suis pas sûr de réussir, surtouts’il n’y a pas longtemps qu’il habite le family house.
– Va toujours.
Floridor remonta une heure après la minesatisfaite.
– J’ai des tas de tuyaux, fit-il enriant. Le révérend qui t’intéresse se nomme le pasteur JérémiasBott, c’est un saint homme qui appartient à une secte de puyséistesdes plus sévères, il est très pieux et très charitable. Il y a plusd’un mois qu’il vit au family house avec sa nièce, une jeune filled’une santé très délicate, qu’on ne voit presque jamais.
– C’est lui ! c’est Kristian,s’écria le détective, mon flair ne m’avait pas trompé.
– Ce n’est pas tout. Le révérend JérémiasBott sort exactement à neuf heures chaque matin, en taxi auto, etne rentre souvent que le soir. Il va, dit-il, évangéliser lesquartiers pauvres et y distribuer des aumônes.
– Ce que tu dis me confirme dans monopinion. Il ne sort qu’en taxi pour éviter les mauvaises rencontreset la police n’aurait jamais l’idée d’aller le chercher dans larespectable maison où il s’est réfugié. C’est un malin, mais jecrois que cette fois nous aurons sa peau !
Le reste de la journée se passa sans aucunincident.
Le lendemain un peu avant neuf heures, JohnJarvis descendit au bar et tout en faisant mine d’être absorbé dansla lecture des journaux, il vit le révérend monter en voiture ettout de suite il reconnut en lui le docteur Klaus Kristian. Ilétait grimé avec une telle habileté que le détective eût hésité,s’il n’eût remarqué les énormes mains du prétendu pasteurJérémias.
Cette fois, il n’y avait plus à tergiverser,il fallait agir le plus vite possible. John Jarvis et Floridorpassèrent l’après-midi à combiner un plan qui devait réussirimmanquablement et toute la soirée ils firent divers préparatifsnécessités par le coup de main qu’ils allaient tenter.
Ils ne dormirent guère cette nuit-là et dèscinq heures du matin, Floridor quittait furtivement l’hôtel, sibien déguisé que le concierge qui, d’ailleurs, sommeillait encore àmoitié, ne le reconnut pas.
Il ne ressemblait plus à un habitué deshippodromes ; on eût dit plutôt un brave chauffeur de taxi, àla casquette de cuir bouilli, bordée de cuivre, à l’épaissepèlerine doublée de fourrures remontée jusqu’aux oreilles. Unmasque de fil de fer où s’encastraient de gros verres de lunettescompléta cet équipement, une fois que le Canadien fut arrivé à unecertaine distance de l’hôtel.
Alors, il sauta dans un « car » déjàbondé de travailleurs qui se dirigeaient vers les chantiers deBroadway.
John Jarvis sortit de l’hôtel deux heuresaprès, gagna une des stations du chemin de fer aérien qui le déposaà proximité du Central Police Office.
Ce matin-là, vers huit heures, il y avait unetrentaine de taxis autos à la station Colombus Avenue ; à huitheures quinze, il n’y en avait plus qu’une vingtaine, à huit heureset demie, il en restait sept, un peu avant neuf heures, il n’y enavait plus qu’un seul. À cette heure relativement matinale, il n’yavait jamais eu pareille affluence de clients ; on eût dit quetous s’étaient donné le mot pour dégarnir la station.
À mesure que l’heure approchait, l’uniquechauffeur demeuré sur la place, consultait impatiemment sa montre,échangeant de temps à autre des signes mystérieux avec unpersonnage assis sur un banc et qui, tout en paraissant absorbédans sa lecture, ne perdait pas la voiture de vue un seulinstant.
À neuf heures moins quelques minutes, unejeune fille à la mine chétive, entièrement vêtue de noir à la modede certaines sectes rigoristes, s’arrêta devant le taxi.
– Voulez-vous venir prendre un gentlemanau family house de Mrs Plitch ? demanda-t-elle. C’est àdeux pas d’ici.
– Je sais, j’y suis déjà venu chercher unrévérend clergyman.
– C’est le même.
– All right ! Je viens de suite.
Le chauffeur mit son moteur en mouvement et sedirigea vers le family house qui n’était guère qu’à cinq centsmètres de là et sa voiture vint stationner au ras du trottoir, enface du perron de l’établissement.
L’homme assis sur le banc s’était levé et touten ayant l’air de marcher avec la nonchalance d’un flâneur, ilétait arrivé en face du n° 287 de Colombus Avenue, presqu’enmême temps que le taxi ; seulement il était demeuré de l’autrecôté du trottoir, presqu’au seuil du bar de l’hôtelWashington.
Le révérend Jérémias Bott venait de paraître.D’un geste plein d’onction, il bénit la patronne du family house,la corpulente Mrs Plitch qui l’avait accompagné, suivant unrite consacré jusqu’au seuil de sa pieuse demeure, et il monta dansle taxi dont le chauffeur, respectueusement, lui tenait la portièregrande ouverte.
– À Bowery ! dit le révérend, ens’enfonçant dans les confortables coussins pneumatiques.
Bowery le plus ancien, et le plus pittoresquequartier de New York est aussi le plus mal famé. C’était là quel’intrépide clergyman allait exercer le plus souvent son charitableministère.
La portière se referma avec un bruit sec etmétallique auquel le révérend Jérémias Bott ne fit pas attention.S’il eût été moins absorbé par ses préoccupations, ce bruit anormaleût éveillé sa méfiance. Il était dû en effet au déclenchement d’unressort qui commandait un solide verrou, dissimulé dans l’épaisseurdu bois.
Le révérend sans qu’il s’en fût encore aperçuétait bien et dûment prisonnier dans le taxi auto qui venait departir à toute allure.
Le flâneur arrêté au seuil du bar del’Hôtel Washington avait suivi, avec un vif intérêt, tousles détails de ce départ. Quand le taxi eut disparu dans la cohuedes véhicules, il se dirigea tranquillement vers le familyhouse.
Cependant Jérémias Bott venait de s’apercevoirque son taxi tournait le dos à la direction qu’il avaitindiquée ; furieux il saisit le cornet acoustique qui lemettait en communication avec le chauffeur.
– Vous ne connaissez donc pas le cheminde Bowery ? cria-t-il. Arrêtez ! Je vous l’ordonne !Je vais prendre un autre taxi.
– C’est inutile, répondit flegmatiquementle chauffeur. Restez où vous êtes. Ce n’est pas à Bowery que nousallons, c’est à la prison des Tombes, où le célèbre Klaus Kristianest impatiemment attendu.
Le docteur venait de reconnaître la voix deFloridor, qui avait joué dans la perfection son rôle dechauffeur.
– Le Canadien de John Jarvis !bégaya-t-il avec rage, je suis « fait » !
Le bandit secoua furieusement la portière, lesverrous tinrent bon.
Et le taxi filait toujours d’un traind’enfer.
Floridor perçut tout à coup le bruit d’unedétonation suivi d’un fracas de verre cassé.
Klaus Kristian venait de tirer un coup derevolver dans la glace qui le séparait du Canadien, mais cetteglace était intérieurement doublée d’une plaque de tôle, surlaquelle alla s’aplatir la balle du browning.
Quant aux vitres des portières, elles étaientde ce verre spécial presque incassable très employé en Amérique,« le verre armé » que fortifie intérieurement un solidegrillage de fils de fer fondu dans la masse.
Pendant quelques minutes le docteur se tinttranquille, il avait sans doute constaté l’inutilité de sestentatives.
Tout à coup Floridor entendit un craquement demétal ; il supposa que son dangereux client, armé d’une pinceplate ou de quelque autre outil essayait de faire sauter les gondsdes portières.
– Décidément, grommela-t-il, il fautemployer les grands moyens !
Il appuya fortement sur une manette placée àsa portée et aussitôt l’odeur douceâtre du chloroforme serépandit.
Dans l’intérieur du véhicule éclatèrent deshurlements de rage, puis peu à peu le silence se fit et ne fut plustroublé…
C’est dans un état d’anesthésie complète quele docteur arriva à la prison des Tombes où il fut aussitôt logédans une cellule spéciale et gardé à vue.
Grâce à ses puissantes relations, John Jarvisavait pu obtenir qu’on mît à sa disposition cette fameuse« voiture anesthésique » dont la police de New York atoujours nié officiellement l’existence, mais qu’elle ne se faitpas faute d’employer lorsqu’il s’agit de capturer un malfaiteurexceptionnellement redoutable.
Pendant ce temps le family house deMrs Plitch était le théâtre d’un autre drame.
John Jarvis – le flâneur resté au seuil du bar– sitôt qu’il avait vu le docteur Kristian solidement verrouillédans la « voiture anesthésique » était allé sonner à laporte du family house.
Une jeune fille à la mine chétive, –entièrement vêtue de noir – la même qui était allée chercher letaxi, – vint lui ouvrir.
– Que désirez-vous ? demanda-t-elled’un ton rogue, en passant la tête par l’entrebâillement de laporte qu’une solide chaînette empêchait de s’ouvrirentièrement.
– Je désirerais parler au révérendJérémias Bott.
– Il n’est pas ici, grommela la filledont la mine revêche s’accentua et dont le regard se chargea deméfiance.
– Alors je parlerai àMrs Plitch.
– Elle ne reçoit pas en ce moment.
– Il s’agit d’une affaire importante.
– C’est ici une maison de paix et deprière, où l’on ne s’occupe guère des affaires mondaines.Mrs Plitch d’ailleurs ne reçoit personne.
– C’est pour une bonne œuvre !s’écria John Jarvis impatienté.
– En ce cas, écrivez à Mrs Plitch,elle vous répondra si elle le juge à propos ; elle est en cemoment-ci occupée à méditer Le voyage de l’âme dévote dans lesentier céleste, du révérend Mac Culloth. Il m’est impossiblede la déranger dans un pareil moment.
Le détective comprit qu’on ne pénétrait sansdoute dans cette pieuse maison qu’à l’aide d’un mot de passe oud’un signe de reconnaissance. Il se décida à parler sur un toutautre ton.
– Laissez-moi passer, fit-il rudement, jesuis détective de la police de New York et chargé deperquisitionner dans cette maison.
La fille, au lieu de répondre, poussa la portede toutes ses forces pour la refermer, mais John Jarvis avaitglissé son pied dans l’entrebâillement, en même temps qu’il lançaitun coup de sifflet strident.
À ce signal une vingtaine de policemen quis’étaient tenus cachés dans le voisinage, apparurent aussibrusquement que s’ils étaient sortis de terre. Ils étaient armés debrowning et de casse-tête à boules de plomb et commandés parl’inspecteur Herber, un des plus habiles policiers de MulberryStreet[2]. En un clin d’œil, le family house futcerné.
Le premier geste de l’inspecteur fut de couperavec une pince la chaîne de sûreté qui retenait la porte et lespolicemen firent irruption à l’intérieur.
La fille s’était enfuie après avoir frappédeux fois sur un gong de grande dimension installé dans levestibule et sans doute destiné à prévenir, en cas de danger, leslocataires de cette étrange demeure.
Les policemen se disposaient à grimper àl’étage supérieur, quand une horrible mégère, qui n’était autre queMistress Plitch elle-même, fit mine de leur barrer le passage.
Robuste et ventripotente, le teint marbré derouge par l’abus des liqueurs fortes, elle avait le menton accentuéet les oreilles vastes et pointues que certains illustrateursanglais – Fuseli par exemple – prêtent aux sorcières deMacbeth ; ses yeux jaunes semblaient distiller le venin del’astuce et de la méchanceté. Une sorte de capuchon noir quivoilait à demi sa chevelure grise accentuait encore le caractèrehorrible de cette vieille diabolique. Elle paraissait furieuse dela visite des gens de police mais nullement intimidée.
– Qu’est-ce que cela signifie ?s’écria-t-elle avec insolence. De quel droit vous permettez-vous depénétrer par violence dans une honnête maison ? Tout policemenque vous êtes je porterai plainte pour violation de domicileprivé ; vous savez que cela peut vous coûter cher ! Dieumerci je suis honorablement connue depuis de longues années dans cequartier, et je n’ai rien à démêler avec la justice…
– Assez de bavardage, vieille pie,interrompit brutalement l’inspecteur, en tirant divers papiers desa poche. Voici des mandats en bonne forme. Vous êtes accusée deséquestration d’une citoyenne américaine, de recel et de complicitéde rapt.
– Je suis victime d’une abominablemachination ! fit-elle avec moins d’arrogance.
John Jarvis était frémissant d’impatience.
– N’essayez pas de gagner du temps avecdes discussions, dit-il impérieusement. Conduisez-nous à l’instantmême près de la jeune fille que votre complice retientprisonnière.
– Je vous affirme qu’il n’y a ici aucunejeune fille, sauf la servante, une enfant que j’ai recueillie parcharité. Pour la bonne réputation de ma maison il ne loge ici quedes personnes respectables et d’âge mûr.
– C’est bon ! Nous allons fouillerla maison de la cave au grenier et d’abord donnez vos clefs si vousne voulez pas qu’on enfonce les portes !
La matrone s’exécuta en rechignant. Puisencadrée par deux policemen, elle s’assit dans un fauteuil enlevant les yeux au ciel, comme une martyre que l’on va conduire ausupplice.
La visite des pièces du rez-de-chaussée amenades découvertes édifiantes : on trouva tout d’abord uneformidable provision de whisky, de gin et d’autres spiritueux dontl’usage est interdit par la loi américaine, puis un stockconsidérable de boîtes de conserves, de pièces d’étoffes, detableaux, de statues, de pendules, de pièces d’argenterie, il yavait de quoi monter cinq ou six magasins.
– Ma parole ! déclara rudementl’inspecteur Herbert, c’est un magasin de receleur, une vraiefence ! Mettez les menottes à cette pieuse dame, ettout de suite !
Ce qui fut fait.
Dans une autre pièce il y avait un assortimentde vêtements usagés, de chapeaux, de perruques, de chaussures et defausses barbes qui devaient servir aux malfaiteurs à se déguiser.Dans cette collection, les costumes de clergymen étaient les plusnombreux.
– De mieux en mieux, fit l’inspecteur. Jeserais curieux de savoir comment la douce Mrs Plitch expliquela présence de cette friperie dans sa sainte maison.
– Tout ce que vous venez de trouver,répondit-elle placidement, m’a été envoyé par des personnescharitables pour accomplir de bonnes œuvres.
L’inspecteur eut un vaste rire, les policemenqui étaient montés avec John Jarvis au premier étage venaientd’apparaître poussant devant eux dans l’escalier trois hommes auxmines patibulaires, dont les mains étaient réunies par des menottesd’acier.
– Voilà précisément, fit-il,quelques-unes de ces personnes charitables, de vieux clients deMulberry Street, je me charge de trouver les autres.
Pendant que cette scène se passait aurez-de-chaussée, John Jarvis continuait à explorer fiévreusementtoutes les chambres, et à son grand étonnement il ne trouvait pastrace de Miss Elsie.
Le family house, comme tous les repaires dumême genre, avait plusieurs issues, mais elles étaient gardées parles policemen, d’ailleurs l’attaque avait été si rapide que lesgeôliers d’Elsie n’avaient pas eu le temps matériel de la fairedisparaître ou de l’emmener.
Désespéré, il explora – toujours sans résultat– les caves qui renfermaient une ample provision de vin et decharbon, mais n’offraient aucun passage secret, et les greniers,encombrés de marchandises hétéroclites, entassées au hasard.
Il redescendit au deuxième étage et soninstinct le conduisit dans une luxueuse chambre, déjà visitée parlui, mais qui seule de toutes les pièces de l’immeuble étaitpourvue d’un robuste coffre-fort du modèle le plus récent.
Brusquement il se rappela que c’était en effetà une fenêtre de cette pièce qu’il avait aperçu la jeune fille, ill’avait, dans son trouble, complètement oublié.
– C’est là certainement, dit-il àl’inspecteur Herbert qui était venu le rejoindre, la chambrequ’occupait Klaus Kristian.
– Je vais ouvrir le coffre-fort, réponditl’inspecteur, cherchez pendant ce temps si cette pièce n’a pas uneissue secrète.
Ce ne fut pas sans peine que le coffre-fortfut ouvert, il était presque vide, mais dans un compartiment àsecret, l’inspecteur découvrit six chèques de chacun cinq centsmille dollars payables à vue dans une grande banque parisienne aurévérend Jérémias Bott, et deux billets de première classe au mêmenom, valables à bord du paquebot français La Normandie quilevait l’ancre trois jours plus tard.
Cet argent représentait les rançons extorquéessuccessivement au banquier Rabington, au vieux roi de l’acier et àJohn Jarvis lui-même.
– Nous arrivons à temps, fitl’inspecteur. C’est un magnifique résultat que d’avoir retrouvé lesfonds intacts.
– Peu importe ! s’écria le détectiveavec impatience… C’est Miss Elsie que je veux !… Tenez,ajouta-t-il avec agitation, voilà des robes à elle ! Elle nepeut être loin !
Nerveusement, il arrachait et jetait à terreles vêtements accrochés dans un grand placard d’acajou transforméen penderie.
– J’en étais sûr ! bégaya-t-il enproie à une violente exaltation, le bois sonne le creux, le fondsde ce placard sert de porte à une autre pièce !… Vite unehache !
Un policeman accourut avec une boîte d’outils.En un clin d’œil le panneau d’acajou fut défoncé, John Jarvis avaitdeviné juste. Le placard dissimulait l’entrée d’une étroite cellulequi servait de prison à la pauvre Elsie.
Elle était là, assise dans un fauteuil,vivante, mais dans quel état d’affaiblissement et de maladie !Ses joues s’étaient creusées, ses yeux immenses avaient la fixitéinquiétante de ceux des somnambules. Son corps amaigri flottaitdans une robe noire. C’était plutôt le fantôme d’Elsie qu’Elsieelle-même que John Jarvis retrouvait.
Elle paraissait plongée dans une sorte de comaou d’hypnose. Elle ne reconnut pas John Jarvis, elle regardait ceuxqui l’entouraient sans rien dire, sans faire un geste. Docilementelle se laissa tirer de sa prison, le visage crispé d’un douloureuxsourire.
La mort dans le cœur, John Jarvis la prit dansses bras, sans qu’elle y opposât de résistance et la déposa dans untaxi qu’un policeman était allé chercher. Il y prit place lui-mêmeet jeta au chauffeur l’adresse du milliardaire Todd Marvel, donttous les New-Yorkais connaissent le palais, une des merveilles dela Cinquième Avenue.
Il était parti depuis dix minutes à peinelorsque Floridor, encore affublé de son déguisement de chauffeur seprésenta à la porte du family house. Les policemen étaient en cemoment fort occupés à faire monter dans deux voitures cellulairesles pensionnaires de la pieuse Mrs Plitch. L’inspecteurHerbert exultait.
– Je suis content de ma journée, dit-ilau Canadien avec lequel il échangea un énergique shake-hand ;il y a longtemps que je n’avais eu l’occasion de faire un si beaucoup de filet : Ces gredins-là – à commencer par la charitableMrs Plitch – sont tous des bandits de marque…
– Vous ne me dites pas, demandaprécipitamment Floridor, si l’on a retrouvé Miss Elsie ?
– On l’a retrouvée et l’argent aussi,mais la pauvre miss est dans un état lamentable. Mr Jarvis –ou pour être plus exact M. Todd Marvel – vient de la fairetransporter chez lui.
– Je cours les rejoindre…
– Attendez un instant !… Vous nem’avez pas encore parlé du docteur Kristian ?
– Tout s’est très bien passé…
– All right ! Jusqu’au derniermoment j’ai craint que le gredin ne vous glissât entre les doigts.Ce n’est pas un malfaiteur ordinaire celui-là.
– Ce qui m’étonne, reprit le Canadien,c’est qu’il soit resté si longtemps à New York, ce qui nous apermis de le capturer. Il aurait pu, riche comme il l’était, gagnerl’étranger depuis longtemps.
« Il faut croire qu’il n’a pas pu lefaire. Il a sans doute été obligé de se mettre en règle avec lesnombreux complices qui l’avaient aidé et qui, sans cela, l’auraientfait chanter ou l’auraient dénoncé. Il a dû leur verser des sommesconsidérables, car nous n’avons retrouvé aucune trace de sa fortunepersonnelle ici ; ce qui me surprend, c’est qu’il n’ait pasrendu la liberté à Miss Elsie, après avoir empoché l’énorme rançonqu’il a exigée des protecteurs de la jeune fille.
– Il avait un but, certainement. Avec unbandit aussi audacieux, il faut s’attendre à tout. Peut-êtreavait-il formé le projet d’épouser Miss Elsie qui est très riche.Mais qui connaîtra jamais tout ce qu’avait pu combiner ce géniemalfaisant ? L’essentiel est qu’il soit hors d’état denuire.
– J’allais oublier de vous dire que,d’après une dépêche arrivée ce matin à Montgomery Street, levéritable Jérémias Bott – un honnête pasteur de l’Arkansas – a étéassassiné, il y a un mois dans des circonstances mystérieuses. Soncadavre retrouvé hier dans un ravin, a pu être identifié àgrand-peine. Nul doute que Klaus Kristian ne l’ait tué pours’emparer de ses papiers… »
Floridor prit congé de l’inspecteur et se fitconduire au palais de la Cinquième Avenue.
Comme il y entrait deux personnages graves etvêtus de noir en sortaient, cérémonieusement reconduits par ToddMarvel.
C’étaient deux médecins, deux célèbresspécialistes des maladies nerveuses.
Tout de suite le Canadien s’enquit de la santéde Miss Elsie.
– Elle n’est pas aussi malade que je lecraignais, répondit le milliardaire qui paraissait un peu rassuré,certes son état est grave, mais il n’est pas désespéré. Comme jel’avais deviné, Elsie a servi de sujet à de dangereuses expériencesd’hypnotisme et son système nerveux s’en ressentira longtemps. Elleest encore sous l’impression de la terreur que lui inspirait KlausKristian.
« Les médecins ont ordonné le repos leplus absolu, un régime fortifiant, et le grand air. Mais ce n’estque très lentement qu’elle se remettra des terribles secoussesqu’elle a ressenties. Le moral chez elle est aussi atteint que lephysique… »
Après une longue conversation avec Floridor,le milliardaire regagna les appartements de Miss Elsie, au chevetde laquelle un garde-malade et un interne avaient déjà étéinstallés ; le Canadien se rendit au poste de T. S. F.installé dans le palais même pour télégraphier au banquierRabington et à Mr Oliver Broom les grandes nouvelles de lajournée.
Depuis une heure, le train rapide àdestination de La Nouvelle-Orléans filait à toute vapeur, à traversles plaines arides de la province du Colorado. Cette solitude sanseau et sans arbres était semée d’étangs desséchés dont la surfacecouverte de cristaux de borax et de soude, réverbérait d’aveuglantefaçon les rayons d’un soleil torride.
Pas un souffle de vent, pas un nuage, pas unoiseau dans le ciel cruellement bleu. Partout une accablantechaleur qui semblait s’abattre en lourdes nappes des hauteurs dufirmament, s’exhaler de la terre chauffée à blanc, fendue de largescrevasses.
La plupart des voyageurs somnolaient, d’autresse gorgeaient de boissons glacées dans le bar ; enfin uncertain nombre, groupés sur la plate-forme arrière du dernierwagon, fumaient en regardant distraitement ces paysages dedésolation.
– Quelle chaleur ! s’écria tout àcoup un cow-boy au teint basané en allumant une cigarette mexicaineroulée dans un fragment de feuille de maïs, en guise de papier. Jeplains les deux détectives qui n’ont même pas le droit de faire unsomme à cause du coquin qu’ils sont chargés d’escorter !
Il montrait au fond du wagon un groupe detrois hommes assis en ligne sur la même banquette. Le personnageassis entre les deux autres se distinguait par sa corpulence et parla dimension énorme de ses poings que réunissaient des menottesd’acier dont un des détectives tenait l’autre extrémité rouléeautour de son poignet.
– Il a une vraie tête d’assassin, fit unsecond cow-boy. Voyez ce regard faux, et cette mâchoire debouledogue. Il nous tient compagnie depuis San Francisco ; iln’a pas prononcé quatre paroles pendant tout le trajet.
– Il doit être dangereux…
– Comment, vous ne savez donc pascamarade, que ce convict n’est autre que le fameux docteur KlausKristian ?
– Carajo ! murmura le cow-boy avecune sorte d’admiration. Ce docteur de New York dont parlent tousles journaux ?
– Lui-même.
– Celui qui a volé un cercueil deplatine, enlevé une jeune fille et assassiné je ne sais combien depersonnes ?
– Je vous affirme que c’est lui !…Mais ne criez pas si fort, il pourrait nous entendre et je n’ytiens pas… Le détective Joë Rudge, avec lequel je prenais le thé cematin, me disait que son prisonnier, si bien enchaîné qu’il soit,fait peur à tout le monde. Il est, paraît-il, un des chefs d’unevaste association de bandits, qui a des ramifications dans tous lesÉtats de l’Union. Pour l’arrêter, il n’a fallu rien moins quel’intervention du célèbre Todd Marvel, le détectivemilliardaire.
Cette intéressante conversation futbrusquement interrompue par un cri aigu, suivi du bruit de la chuted’un corps dans l’intérieur du wagon.
– Une dame qui vient de s’évanouir, criaquelqu’un.
Les deux cow-boys et les autres voyageurs dela plateforme se hâtèrent de rentrer dans le wagon. Les Noirs vêtusde toile blanche attachés au service de tous les trains américainsse hâtaient d’accourir en franchissant les passerelles qui relientles voitures les unes aux autres. En quelques minutes il y eut unevingtaine de personnes autour de la malade.
Cette dernière, une vieille Miss pauvrementvêtue de noir, laide et maigre à faire peur, gisait sur le plancheret paraissait ne plus donner signe de vie.
– C’est une congestion ! disaitl’un.
– Non, criait un autre, c’est uneembolie ! Elle est morte.
– Je parie dix dollars qu’elle estvivante.
– Tenu !
– Vingt dollars que ce n’est qu’unesyncope !
– Vingt dollars que c’est une ruptured’anévrisme !…
Pendant qu’un boy était allé chercher la boîteà pharmacie, la foule s’était accrue et les paris allaient bontrain. Le détective Joë Rudge lui-même, laissant à son camaradeMortimer, la garde du prisonnier, s’était approché du groupe, etaprès avoir examiné avec attention le faciès décomposé de lavieille Miss, venait de risquer cinq dollars sur l’hypothèse de lamort ; il se trouvait à ce moment tout près du cow-boy quiavait paru si bien renseigné sur les faits et gestes du docteurKristian.
– Quel dommage, fit négligemment lecow-boy, qu’il n’y ait pas de médecin ici !
– Il y en a bien un, réponditfacétieusement le détective, mais il n’exerce pas ; pourl’instant il a les mains liées, c’est le cas de le dire.
Et comme son interlocuteur riait aux larmes decette charmante plaisanterie.
– Après tout, est-ce que vous portez tantd’intérêt à la santé de cette vieille momie ?
– Vous n’y êtes pas, reprit le cow-boyqui riait toujours, mais s’il y avait un médecin, nous saurionstout de suite qui est-ce qui a perdu ou gagné.
– Je n’avais pas pensé à cela.
– L’idée n’est pas si mauvaise.
– Parbleu ! Je pourrais à la rigueurdemander une consultation au vieux coquin, mais il m’est interditde lui enlever ses menottes. Si vous saviez toutes lesrecommandations qu’on m’a faites à ce sujet !
– Eh bien ! qu’il garde sesmenottes.
– Puis, non… tenez, c’est impossible.S’il arrivait quelque chose, je perdrais ma place…
– À votre aise, fit le cow-boy enhaussant les épaules et en tournant brusquement le dos à soninterlocuteur.
Pendant qu’avait lieu cette conversation, laboîte de pharmacie avait été ouverte et on avait commencé à fairerespirer des sels à la malade. On lui frictionna ensuite les tempesavec de l’eau de Cologne, on essaya, mais inutilement, d’introduireune cuillerée d’éther entre les dents serrées de la patiente.
Tout fut inutile, elle demeurait aussiinsensible et aussi rigide qu’une pièce de bois.
Cependant, grâce au charitable cow-boy, lesautres voyageurs n’avaient pas tardé à apprendre qu’il y avait unmédecin dans le wagon. Ce fut bientôt un tollé général contre lesdétectives.
– C’est inhumain, c’est honteux !criait-on. On laisse mourir cette pauvre Miss à deux pas d’unmédecin !…
– Les détectives devraient êtrepoursuivis pour homicide.
– Cela va de soi. Je m’offre à portertémoignage !
– Et moi aussi !
– Et moi !…
– Comme si ce pauvre diable dephysician pouvait s’enfuir les menottes aux mains d’untrain qui marche à cent milles à l’heure.
– Où irait-il d’ailleurs dans le désertdu Colorado ? Ces détectives sont fous !
Les voyageurs étaient indignés, et, comme lesdeux policiers le comprirent, il n’eût pas fallu grand-chose pourles décider à passer de la parole à l’action.
Impassible, Klaus Kristian assistait à cettescène, un étrange sourire aux lèvres.
– Puisqu’il en est ainsi, dit enfin JoëRudge, bien à contrecœur, je consens à ce que le docteur examinecette femme ; mais je ne lui enlèverai pas les menottes. Quele diable m’emporte si je le fais !
Puis se tournant d’un air maussade vers sonprisonnier.
– Vous avez entendu, docteur. Venez voirsi on peut sauver cette Miss, je vous y autorise.
– Vous ne m’avez pas demandé si cela meconvenait, répondit Klaus Kristian d’un air goguenard.
– Vous refusez ?
– Je refuse. Cela ne me regarde pas. Iln’y a aucun article des lois américaines qui m’oblige à soignercette femme.
– Vous pouvez être poursuivi pourhomicide par négligence volontaire. Allez. Finissons-en. Je vousl’ordonne !
Joë Rudge, par une singulière contradiction,se montrait maintenant furieux du refus de son prisonnier, qui,lui, semblait prendre à cette scène un singulier plaisir.
– Au point où j’en suis, répondit-il avecflegme, une accusation de ce genre n’importe guère. Décidément, jerefuse, ça ne me plaît pas.
Les voyageurs étonnés de cet inexplicableentêtement joignirent leurs instances à celles du détective. Unriche planteur de la Louisiane offrit de payer la consultation.
Klaus Kristian semblait hésiter. On eût ditqu’il attendait quelque chose, puis brusquement, sur un signe ducow-boy qui avait été le mystérieux instigateur de toute cettescène, il se décida.
– Allons, grommela-t-il, avec unemauvaise grâce évidente, je ne veux contrarier personne… Mais ceque j’en fais, c’est par pure humanité.
Il se leva, suivi de Joë Rudge qui tenaitencore l’extrémité de la chaînette d’acier, mais qui consentit à lalâcher quelques instants à deux pas de la malade. Mais pour nenégliger aucune précaution, il exhiba un browning de gros calibreet mit en joue le docteur qui venait de s’agenouiller, et sepenchant vers la vieille Miss, lui tâtait le pouls avec des gesteslents et pénibles de ses mains embarrassées par les menottes.
– Elle vit encore… murmura-t-il. Voyonsle cœur.
La foule était devenue silencieuse etattendait anxieusement.
Klaus Kristian, avec la même lenteur, collason oreille sur la poitrine de la patiente, et demeura une longueminute dans cette posture.
– Je crois, dit-il en se relevant aveceffort, qu’il est encore temps d’intervenir. Je vais faire unepiqûre de caféine.
On se hâta de lui apporter toute ouverte laboîte de pharmacie.
– Il y a une seringue de Pravaz, mais ilfaudra que quelqu’un se charge de faire la piqûre, à moins qu’on nem’enlève les menottes.
– Enlevez les menottes ! cria lafoule.
– Jamais ! s’écria rageusement JoëRudge. Je m’y oppose formellement !
– Je la ferai, moi, la piqûre, déclara lecow-boy avec assurance, j’ai été trois ans infirmier à Denver.
Et il se plaça brusquement entre le détectiveet son prisonnier… et se mit en devoir de remplir la seringue.
Il n’avait pas encore terminé cette minutieuseopération qu’un long et strident sifflement partait de lalocomotive, en même temps que le wagon était plongé dans d’épaissesténèbres.
Le train venait d’entrer dans un tunnel, etpresque aussitôt sa vitesse se ralentit brusquement et il stoppadans une obscurité profonde.
Il y eut dans le wagon un moment de désarroiet de bousculade, au-dessus des murmures des voyageurs qui seheurtaient sans se voir, s’élevait la voix furieuse, affolée,implorante du détective Joë Rudge. Au moment où la lumière avaitdisparu, une poigne de fer lui avait arraché son browning, en mêmetemps qu’un formidable « direct » l’envoyait rouler àl’autre bout du wagon.
Son collègue Mortimer, renversé par uncroc-en-jambe, n’avait pas été mieux traité.
– Vite de la lumière ! criait ledésespéré Joë Rudge. Le bandit m’a glissé entre les doigts !Et le train qui reste en panne dans le tunnel ! Messieurs, jevous en prie, aidez-moi !… Il n’a peut-être pas eu le temps desauter du wagon !
Ces lamentations trouvèrent d’abord peud’écho. Chacun des voyageurs était plus préoccupé de garer sonportefeuille contre les entreprises des pick-pockets toujoursnombreux dans les trains américains et dont l’obscurité favorisaitsingulièrement les agissements.
Comme Harpagon après la perte de sa cassette,le détective se fût volontiers arrêté lui-même. Il empoignait àl’aveuglette ceux qui se trouvaient en face de lui, et recevait enéchange force horions.
– De la lumière, répétait-il avecdésespoir. Personne ne m’écoute. Le gredin a des complices dans letrain, je vais faire arrêter tout le monde !
Les coups de poing pleuvaient dans l’ombre, etla mêlée allait devenir générale quand un voyageur réussit à tirerde sa poche une lampe électrique. D’autres l’imitèrent et bientôtune vive clarté illumina le wagon tout entier.
Comme l’avait deviné l’infortuné détective,Klaus Kristian avait disparu et avec lui sa cliente, la vieilleMiss moribonde et le cow-boy humanitaire. On supposa que c’était cedernier qui à l’aide d’une forte pince coupante, avait débarrasséle prisonnier des menottes dont on retrouva les débris sur leplancher du wagon.
Le train était toujours immobilisé dans lesténèbres du tunnel et l’on eut bientôt la preuve que cet arrêtétait dû aux complices du docteur et n’avait eu d’autre but que defavoriser sa fuite.
Les bandits s’étaient servis en cette occasiond’un procédé très usité en Amérique, mais qui ne peut être employéque si la voie est parfaitement horizontale. Ils avaient graisséles rails sur une longueur de plusieurs yards.
Quand ce travail est exécuté convenablementles roues dont les aspérités ne peuvent plus mordre sur le rail,tournent sur place et le train s’arrête. Le même fait seproduit quand la surface du rail, dans les grands froids, serecouvre d’une couche de gelée blanche.
Le fait est assez fréquent pour que toutes leslocomotives soient pourvues d’une boîte à sable. Répanduesur les rails cette substance pulvérulente permet de nouveau auxroues d’adhérer sur la surface de l’acier, devenue moinsglissante.
Pendant que le mécanicien et ses hommesétaient occupés de cette façon à « dépanner » leur train,les deux détectives, armés chacun d’une lampe de poche, s’étaientlancés chacun dans une direction différente à la poursuite desfuyards.
Aucun voyageur ne fut tenté de leur prêtermain forte. Personne ne tenait à quitter le train qui pouvait seremettre en marche d’une minute à l’autre, ni à risquer de se faireécraser par un rapide ou d’essuyer le feu des bandits.
Les détectives d’ailleurs n’allèrent pas loin.Ils n’avaient pas fait cinquante pas que le sifflement de lalocomotive leur apprit qu’on se remettait en route.
Ils n’eurent que le temps de regagner leurwagon où ils reprirent leur place, non sans essuyer les souriresnarquois des voyageurs.
À la sortie du tunnel, un de ceux-ci eut mêmela complaisance un peu ironique de prêter sa lorgnette aumalheureux Joë Rudge. Le détective put distinguer très nettementsur la scintillante surface du désert, une auto montée par troispersonnes et fuyant à toute allure vers le sud.
Bientôt l’auto n’apparut plus que comme unepetite tache grise et une courbe de la voie la déroba complètementaux regards du malchanceux détective.
Empoisonné par son médecin, le docteur KlausKristian[3], le milliardaire Oliver Broom étaitlentement revenu à la santé. Chose singulière, on eût dit même quela tentative d’assassinat dont il avait failli être victime avaiteu une heureuse influence sur son tempérament et sur soncaractère.
Le vieillard avait repris goût à l’existence.Il se levait maintenant de bon matin, faisait chaque jour delongues courses à pied dans la campagne ou des promenades sur leseaux jaunes du Mississippi, dans un luxueux yacht à pétrole achetétout récemment par lui. Il passait beaucoup moins de temps que parle passé dans les salles bondées de merveilles archéologiques dupalais d’Isis-Lodge, dont certaines ressemblaient plus à deshypogées funéraires qu’à d’honnêtes salons modernes.
Le palais lui-même, une des curiosités de laLouisiane du Nord, avait quitté cet aspect lugubre qui le faisaitressembler à un vaste mausolée, pour prendre une physionomie quasisouriante qui portait à son comble l’étonnement des habitants deClairmount, la petite ville la plus rapprochée de la luxueusedemeure.
Enfin, par une extraordinaire dérogation auxhabitudes misanthropiques de l’archéologue milliardaire, depuis unesemaine, Isis-Lodge abritait dans ses murs couverts d’hiéroglypheset de sculptures symboliques, plusieurs invités venus de SanFrancisco.
C’étaient le fameux détective John Jarvis etson inséparable collaborateur et ami, le Canadien FloridorQuesnel ; le banquier Josias Horman Rabington de San Franciscoet sa charmante pupille, Miss Elsie Godescal.
La jeune fille séquestrée pendant plusieursmois par le diabolique docteur Kristian, soumise par lui àd’horribles expériences d’hypnotisme, était loin d’avoir recouvréla santé. Le gracieux ovale de son visage s’était allongé, sesjoues s’étaient creusées et son sourire était d’une profondemélancolie.
Sa nervosité, son impressionnabilité, déjàexcessives, s’étaient encore accrues. Elle tressaillait au moindrebruit, s’inquiétait d’un rien, et demeurait parfois des heuresentières silencieuse, absorbée dans une morne rêverie.
Seule, la présence de John Jarvis avait lepouvoir de lui rendre un peu de sa gaieté d’autrefois. Près de lui,elle se sentait heureuse, en parfaite sécurité. Sitôt qu’ils’éloignait, elle redevenait la proie de ses vaines terreurs.
Oliver Broom, qui affectionnait beaucoup MissElsie, ne savait qu’imaginer pour la distraire et pour larassurer.
– Soyez raisonnable, chère petite, luidisait-il paternellement, vous savez fort bien que désormais KlausKristian est hors d’état de vous nuire ; son procès estactivement poussé et un mois ne s’écoulera pas avant qu’il ait subile supplice de l’électrocution.
– Je sens qu’il exercera toujours sur moiune mystérieuse influence, répondait tristement la jeune fille, etc’est ce qui fait mon désespoir. Il y a des moments où j’éprouve unirrésistible besoin d’aller rejoindre ce misérable, d’obéir auxordres qu’il me donne de loin. Ce serait sans doute déjà fait, sansla minutieuse surveillance que vous exercez amicalement sur mapersonne…
– Pauvre chère Elsie, un peu de patience,Kristian sera bientôt exécuté et vous n’aurez plus rien à redouterde lui.
– Qui sait ? balbutia-t-elle avec unfrisson d’épouvante.
– Bah ! fit l’archéologue en riant,morte la bête, mort le venin !
– Je tremble à la seule pensée quepar-delà le tombeau, ce monstre pourrait conserver une partie dupouvoir qu’il a pris sur ma pauvre cervelle…
– Ne songez pas à ces folies, murmura lemilliardaire, troublé malgré lui ; je crois que votreimagination est pour beaucoup dans les terreurs que vousressentez.
Malgré ces raisonnements, malgré les effortsde John Jarvis lui-même, Elsie n’arrivait pas à retrouver le calmeet la santé morale. À mesure que les jours s’écoulaient, elle semontrait plus abattue et plus inquiète. Elle affirma, un soir, avecune conviction qui impressionnait Jarvis lui-même, que sonpersécuteur se rapprochait, que dans peu de temps il serait àproximité d’Isis-Lodge et qu’elle ne pourrait plus résister à sesordres.
Le lendemain, à l’heure du breakfast, enparcourant les journaux que venait d’apporter le vieux majordomeWilbur Dane, elle faillit tomber en faiblesse.
Le hasard avait voulu que ses regardss’arrêtassent précisément sur le récit de l’évasion du docteurKristian, qui avait réussi à s’enfuir du train qui le conduisait enLouisiane pour y être jugé.
– Je suis à bout de forces, murmura lajeune fille avec un découragement profond. On a laissé échapper lebandit ! Maintenant je n’aurai plus une minute detranquillité. Vous verrez qu’il s’en prendra de nouveau à moi, ànous tous…
– C’est inimaginable, s’écria le banquierRabington exaspéré. On ne viendra donc jamais à bout de cebrigand ! Il faut pourtant faire quelque chose. Quediriez-vous d’une prime de dix mille dollars offerte à qui fournirales moyens de capturer Klaus Kristian, ou seulement unrenseignement intéressant.
– Le système de la prime a du bon,déclara John Jarvis, aussi y ai-je déjà pensé. J’ai lu les journauxde très bonne heure ce matin et j’ai fait ce qu’il fallait. Uneaffiche promettant une prime de quinze mille dollars audénonciateur, est déjà apposée par mes soins à Clairmount et dansles environs. Dans la journée, l’affiche sera collée à Monroë etdans toute la Louisiane. Floridor s’en occupe en ce moment.
Miss Elsie remercia John Jarvis d’un faiblesourire, Rabington d’un énergique shake-hand.
Le majordome Wilbur Dane entrait à ce momentdans la pièce, la mine effarée.
– Mr Jarvis, annonça-t-il, il y a unNoir qui vous demande, c’est pour la prime.
– Déjà, fit le détective en riant.Comment est-il ce Noir ?
– Il n’a rien de remarquable. Il paraîtâgé d’une trentaine d’années, il est assez proprement vêtu ;il a plutôt l’air d’un ouvrier des mines.
– Faites-le entrer dans le petit salon,j’y vais à l’instant.
– Soyez prudent, dit Elsie, déjà inquièteen voyant le détective se lever pour sortir.
Il fut absent près de trois quartsd’heure ; il revint accompagné de Floridor. Tous deuxparaissaient très satisfaits.
– Je crois, dit gravement Jarvis, que laprime est gagnée. Ce Noir connaît le repaire du docteur Kristian etil m’a donné d’intéressantes précisions sur l’évasion de celui-ci.C’est un jeune apache de San Francisco, un « hoodlum »,le Petit Dadd, qui a joué le rôle de la vieille Miss évanouie, leprétendu cow-boy est un dangereux bandit connu sous le nom deJonathan et qui a pour spécialité d’arrêter et de dévaliser lestrains ; c’est lui certainement qui a eu l’idée de graisserles rails pour forcer le convoi à s’arrêter sous le tunnel. Ledocteur a pour l’instant établi son quartier général dans une fermeabandonnée, située à une soixantaine de milles sur la frontière del’Arkansas.
– Comment le Noir a-t-il pu connaîtretous ces détails ? demanda Miss Elsie.
– Tout simplement parce qu’il fait partiede la bande du docteur.
– À votre place, je ne m’y fierais pas,murmura le banquier, en secouant la tête.
– Je crois au contraire qu’on peut avoirconfiance en lui – jusqu’à un certain point. Ce n’est pas un banditordinaire, il a plutôt été victime des circonstances.
– En êtes-vous bien sûr ?
– Vous allez en juger. Il y a six mois,dans l’État de Nevada, il avait été chargé de conduire un fourgonrempli de barres d’argent, de la mine à la ville voisine. Le convoifut attaqué et pillé par la bande du docteur, et notre Noir – il senomme Peter David – fut fait prisonnier : on le crut complicedes voleurs, et apprenant qu’il était condamné par défaut à troisans de réclusion, il céda aux sollicitations et aux menaces ets’enrôla dans la troupe.
– Si tout cela est exact ?
– Il m’a donné les moyens de contrôlerses affirmations. Actuellement, il ne désire qu’une chose :vivre honnêtement après avoir fait réviser le jugement qui lecondamne. Il est écœuré de la société des coquins qui l’ontembrigadé.
– L’espoir de toucher la prime, fitl’archéologue milliardaire, avec un petit rire sec, entre bien pourquelque chose, je pense, dans ces vertueuses dispositions.
– Cela est très humain et surtout trèsaméricain, répondit tranquillement John Jarvis, mais il y a encoreautre chose : Peter David est amoureux et il compte se mariersitôt qu’il aura régularisé sa situation avec la justice.
« Ce qu’il y a de plus curieux,ajouta-t-il en se tournant vers Miss Elsie, c’est que vousconnaissez la fiancée du Noir.
– Je ne vois pas qui cela peut être, ditprécipitamment la jeune fille. À moins que ma femme de chambreBetty, disparue si mystérieusement…
– C’est elle-même. Cette courageusefille, qui vous montra tant de dévouement, est prisonnière desbandits qui ont fait d’elle leur esclave, mais elle a su prendresur Peter David une grande influence. C’est elle qui l’a décidé àvenir me trouver…
– Il y a dans cette histoire quelquechose qui n’est pas clair, objecta le banquier Rabington, toujoursméfiant. Comment Klaus Kristian a-t-il pu permettre à ce Noir devenir jusqu’ici ? Voilà ce que je ne m’explique pas.
– Vous ignorez donc que les hommes de labande du docteur viennent très fréquemment à Clairmount, où ils ontde nombreux complices ? Peter David m’a affirmé que Kristianétait renseigné jour par jour sur tout ce que nous faisions…
Le détective dit adieu à ses amis, il voulaitêtre arrivé le soir même à proximité du repaire de Kristian, et ilcomptait commencer l’attaquer soit pendant la nuit, soit au leverdu soleil. En partant, il promit à Miss Elsie de s’occuper avanttoute chose de délivrer la fidèle Betty.
Une demi-heure plus tard, la Rolls Royce deJohn Jarvis stoppait en face du bureau de police de Clairmount. Lesdeux détectives y pénétrèrent suivis de Peter David.
Le Noir qui, à l’instigation de Betty, s’étaitdécidé à jouer contre le docteur Kristian une si périlleuse partieétait de physionomie et d’allures sympathiques, ses gros yeuxexprimaient la bonté et la douceur ; son rire bruyant sonnaitclair la franchise et l’insouciance. Grand et robuste il était vêtud’un pantalon de toile, soutenu par une ceinture de flanelle rouge,et d’un veston de cuir. Un feutre à grands bords et une paire debottes à gros clous complétaient son costume, qui dans cette régionest aussi bien celui des cow-boys que des prospecteurs ou destravailleurs de plantations.
John Jarvis demanda le coroner qu’ilconnaissait personnellement, mais ce magistrat était absent. Il n’yavait au bureau de police que son secrétaire, un métis d’originemexicaine, qui neuf fois sur dix, remplaçait son patron, presquetoujours parti à la chasse ou à la pêche sur les bords dufleuve.
La physionomie du secrétaire Pablo Pedrillo neplut pas à John Jarvis. Il semblait à la fois sournois et hargneux,et ses petits yeux aux prunelles jaunes ne regardaient jamais enface. Il paraissait plein de suffisance et pénétré de l’importancede ses fonctions. Tout en parlant, il faisait chatoyer avecostentation les facettes d’un gros rubis qu’il portait àl’annulaire de la main droite.
Jarvis qui n’était venu trouver le coroner quepour se procurer une vingtaine d’hommes résolus, policemen oumiliciens, afin de cerner le repaire du docteur, fit part de sesprojets à Pedrillo.
Celui-ci, à la grande surprise du détective,déclara qu’une expédition pareille ne se décidait pas ainsi au piedlevé et qu’il était indispensable de consulter le coroner qui nerentrait que fort tard dans la soirée, puis, comme pour bienmontrer l’étendue de son autorité à un personnage aussi importantque John Jarvis, il annonça qu’il avait l’intention d’interrogerlonguement Peter David et de le garder en prison jusqu’à plus ampleinformé.
Le détective ne comprenait rien à l’attitudede l’arrogant métis, qui par jalousie de métier ou pour toute autrecause, faisait preuve de la plus mauvaise volonté.
– Comment ! lui dit Jarvis avec uncommencement de colère, je vous donne les moyens de débarrasser lepays d’une redoutable bande, et vous refusez !
– Nous verrons plus tard ! ditPedrillo d’un ton hautain. Je réfléchirai.
– Vous savez fort bien qu’avec lesespions dont il dispose, Klaus Kristian sera prévenu. Si on veut lecapturer, il faut aller très vite.
– Ce n’est pas mon opinion. En attendant,je vais interroger ce coquin de nègre, qui me paraît des plusdangereux.
Et il montrait Peter David dont le visageavait pâli à la façon des Noirs, c’est-à-dire que ses joues étaientdevenues d’un gris cendré. Le pauvre diable regrettait amèrementd’être venu pour ainsi dire se jeter dans la gueule du loup. JohnJarvis le rassura d’un coup d’œil.
– Je suppose, dit-il à Pedrillo, que nouspouvons, mon ami Floridor et moi, assister à l’interrogatoire.
– J’en ai décidé autrement, déclara lemétis avec insolence.
Sans plus de cérémonie, il jeta la porte aunez des deux détectives et s’enferma à double tour avec Peter Daviddans son cabinet.
Furieux, ils demeurèrent dans la petite pièceblanchie à la chaux qui servait de salle d’attente.
– Quel niais prétentieux que cePedrillo ! grommela Floridor.
– Avant peu je compte rabattre sonarrogance, murmura John Jarvis.
– En attendant, je vais tout voir, fit leCanadien en collant un œil à une fente de la porte.
– Et moi je vais tout entendre !ajouta Jarvis, qui avait approché de son oreille un disque de métalqui n’était autre qu’un minuscule, mais très puissant microphoned’invention récente.
Pedrillo avait fait asseoir Peter David àquelque distance du bureau derrière lequel il s’était assis et quisupportait entre autres objets un browning chargé, une alcarazas deterre rouge pleine d’eau fraîche, un verre et diversespaperasses.
Il faisait une chaleur étouffante. Lesecrétaire commença par s’administrer un grand verre d’eau glacéepuis l’interrogatoire commença. À la grande surprise de JohnJarvis, Pedrillo semblait avoir laissé de côté l’arrogance dont ilvenait de faire preuve et il essayait de rassurer son prisonnierpar toutes sortes de paroles mielleuses.
– Raconte-moi franchement tout ce que tusais, lui dit-il, je t’interroge pour la forme. Si tu me dis lavérité, je te remettrai en liberté tout à l’heure.
Ainsi encouragé, le Noir répéta, sans se faireprier et à peu près dans les mêmes termes, tout ce qu’il avaitrévélé le matin à John Jarvis.
Tout en l’écoutant, Pedrillo avait ouvert untiroir et sans que son prisonnier pût se rendre compte de ce qu’ilfaisait, il avait tiré d’une boîte une pilule de la grosseur d’unetête d’épingle, l’avait jetée dans son verre qu’il avait ensuiterempli d’eau.
Pas plus que le Noir, Floridor n’avait pu voirla minuscule boulette qui s’était, presque instantanément, dissoutedans l’eau, sans en troubler la transparence.
Depuis un instant, Peter David dont le frontétait couvert de sueur, regardait avec envie le verre etl’alcarazas, mais il n’osait dire qu’il mourait de soif. Pedrilloqui s’en était aperçu depuis longtemps le regardait avec un sourirebizarre.
– Tu dois avoir la gorge sèche, luidit-il enfin, tu peux boire, cette eau est délicieusementfraîche.
Le Noir ne se fit pas répéter deux fois cetteinvitation. Il s’empara du verre et vida d’une seule gorgée lamoitié de son contenu, puis, ainsi désaltéré, il continua sonrécit.
– Alors, lui demanda tout à coup Pedrillod’un ton ironique, tu es sûr de faire arrêter KlausKristian ?
– J’en suis sûr.
– Eh bien, moi je ne le crois pas.
– Pourquoi cela ?
– Parce que, misérable, tu es déjà punide la trahison que tu viens de commettre ; apprends que jesuis un des fidèles du docteur. L’eau que tu as bue estempoisonnée. Tu n’as pas dix minutes à vivre !
Le Noir, en proie à une terreur folle, poussaun hurlement de bête aux abois.
Au même instant, la porte volait en éclats,John Jarvis et Floridor faisaient irruption dans la pièce. Avantque Pedrillo, surpris par cette intervention, eût le temps des’emparer de son browning, Floridor l’avait saisi à la gorge etl’avait à moitié étranglé.
– Ne perdons pas de temps, dit Jarvisd’une voix brève, vite le contrepoison ou tu vas mourir !
– Il n’y en a pas… râla Pedrillo.
– Tu mens !… D’ailleurs nous allonsbien voir, Floridor, fais ce que je t’ai dit !
Le Canadien ne se fit pas répéter deux foiscet ordre. Il pinça le nez de Pedrillo de telle façon que celui-cifut obligé d’ouvrir la bouche ; alors, malgré sa résistancedésespérée, il lui fit absorber jusqu’à la dernière goutte d’eaucontenue dans le verre.
– Maintenant, dit tranquillement JohnJarvis, je suis sûr qu’il va trouver le contrepoison.
Pedrillo tremblait de peur, ses dentsclaquaient.
– Là !… là… bégaya-t-il, dans letiroir…
John Jarvis avait pris une boîte qui contenaitdes pilules blanches.
– Non pas celle-là, balbutia lemisérable, les cheveux hérissés, les yeux agrandis par uneindicible épouvante… Les pilules noires…, une seule suffira… Vite,de grâce…
Ce fut tout ce qu’il put dire, sa voixs’étranglait dans son gosier tellement il avait peur.
– Tant pis pour toi si tu as essayé denous tromper, lui dit froidement John Jarvis, mais d’abord,commençons par Peter David.
Pendant toute cette scène le Noir n’avait nibougé, ni parlé. Une torpeur invincible le gagnait, une froideurglaciale s’emparait de ses extrémités, ses lèvres bleuissaient, lesglobes de ses yeux chaviraient lentement.
– Pourvu qu’il soit encore temps !…murmura John Jarvis remué par cet horrible spectacle.
Avec toute la rapidité dont il était capable,Floridor rinça le verre, le remplit, y fit fondre une pilule noireet fit boire le malheureux Noir qui se laissa faire machinalement,comme s’il n’eût déjà plus eu conscience de ce qui l’entourait.
– À moi ! Je vous en supplie, râlaPedrillo. Mes mains se paralysent… Le froid gagne le cœur…
– J’ai grande envie de te laisser crevercomme un chien, grommela le Canadien, tu ne l’aurais pas volé.
Il prépara cependant et fit boire un verred’antidote au métis qui l’absorba avec une fiévreuse avidité.
L’effet du contrepoison fut d’ailleurs assezlent à se produire, surtout chez le Noir qui avait attendu pluslongtemps avant d’en prendre. Ce ne fut qu’au bout d’une heure queles deux intoxiqués recouvrèrent complètement l’usage de leursmouvements.
John Jarvis avait glissé dans sa poche lesdeux boîtes de pilules dont il se proposait d’effectuer l’analysechimique sitôt qu’il aurait un moment de loisir.
Le détective était assez embarrassé de labizarre situation où il se trouvait placé quand le coroner lui-mêmeentra, le fusil en bandoulière, les épaules chargées d’unecarnassière pleine de courlis, de vanneaux, de pluviers et d’autresoiseaux d’eau qu’il avait tués dans les marécages qui bordent leMississippi.
Le magistrat qui avait été en relations avecJohn Jarvis lors du vol du cercueil de platine, le saluacordialement et le fit passer dans son cabinet. Là, le détectivelui raconta, sans rien omettre, tout ce qui venait de sepasser.
– Ce que vous m’apprenez ne me surprendpas, déclara le coroner. Pedrillo m’est depuis longtemps désignécomme un des espions que subventionne Klaus Kristian dans la régionet je n’attendais qu’une occasion de le pincer en flagrant délit.Je vais le faire expédier aujourd’hui même à la prison deMonroë.
« En ce qui concerne la capture dudocteur et de sa bande, je suis entièrement à votre disposition.Leur arrestation serait un soulagement pour toute la région. Maissi vous voulez m’en croire prenez les plus grandes précautions pourque personne n’ait vent de votre expédition.
– Je sais que Klaus Kristian a sa policeà lui.
– N’en doutez pas, il seraitimmédiatement prévenu. Voici ce que je vous conseille. Ne partezqu’à la nuit tombante. Les hommes dont vous avez besoin serontconvoqués par moi isolément, sans attirer l’attention, et un carvous transportera rapidement à proximité du repaire des bandits. Ilvous sera facile de cerner leur camp pendant la nuit et de tomberdessus à l’improviste au point du jour.
John Jarvis ne put qu’approuver ces sagesdispositions et remonta en auto avec Floridor et Peter David, dontle grand air acheva de dissiper l’engourdissement. Le pauvre Noirne savait comment exprimer sa reconnaissance à ses sauveurs.
Aux premiers rayons du matin, sous lesécharpes légères de la brume, le paysage apparaissait, dans toutela grâce sauvage d’une nature vierge encore des outrages de lacivilisation… Des troupes d’outardes, d’oies sauvages et de canardsquittaient avec des cris joyeux les immenses champs de roseauxdesséchés qui bruissaient au vent du matin. De gros caïmans au doscouvert de mousses verdoyantes se laissaient voluptueusement allerau fil de l’eau, en humant la première caresse du soleil. D’autres,tout petits, frétillants comme des lézards, se jouaient parmyriades dans les étangs marécageux qui bordent les rives duMississippi.
Le feuillage des grands peupliers blancsfrissonnant sous la brise faisait entendre sa mélancolique chanson.Tout un monde de libellules et de coléoptères, aux corseletsétincelants, s’échappait du tronc pourri des vieux saules, et desmilliers de petits oiseaux secouaient leurs ailes humides de roséeet répondaient par leurs pépiements joyeux au coassementmélancolique des grenouilles géantes.
Une presqu’île formée par un rio, affluent duMississippi, était couverte d’un bois touffu de hêtres, d’érables,de chênes et de lauriers au-delà desquels s’étendait un autremarécage. À trente milles à la ronde, la région entièrement déserteprésentait le même caractère. Les fièvres mortelles qui montent dela boue putride, chauffée par le soleil, en avaient toujours chasséles squatters et les colons.
C’est au centre du bois qui couvrait lapresqu’île que s’élevaient les ruines de la ferme abandonnée où ledocteur Klaus Kristian et sa bande s’étaient réfugiés, à peu prèscertains que personne – même si leur retraite venait à être connue– ne viendrait les y déranger.
Depuis de longues années, le bâtiment quiremontait au temps de l’occupation de la Louisiane par la France,n’avait tenté aucun de ces voleurs de terrains si nombreux enAmérique. Tous ceux qui avaient tenté de s’établir dans cet endroitmaudit avaient péri misérablement. Le voisinage des marais enrendait en certaines saisons l’atmosphère mortelle. Le dernierpropriétaire, sa femme et ses quatre enfants avaient succombé auxfièvres, la même semaine, et un chasseur avait retrouvé leurssquelettes nettoyés par les fauves et les insectes.
Le docteur Klaus Kristian connaissaitparfaitement cette sinistre légende, mais il s’était promis dequitter cette demeure inhospitalière sitôt que viendrait la saisondes fièvres. En attendant, lui et ses hommes avaient là uneretraite à peu près sûre, et située à proximité d’Isis-Lodge dontle bandit avait certaines raisons de ne pas s’éloigner.
Cette nuit-là, Klaus Kristian était revenutrès tard d’un voyage à la ville de Monroë où il s’était rendu àcheval.
En entrant dans le vieux bâtiment, il avaitété surpris de ne voir personne, la ferme semblait avoir étéabandonnée précipitamment. Les caisses déclouées, les vêtements etles ustensiles jetés pêle-mêle sur le sol, décelaient une fuitesoudaine.
– Est-ce que ces coquins m’auraientabandonné, songea-t-il, en montant à la chambre qu’il occupait aupremier étage. Mais non, il y a autre chose… Je n’ai même pastrouvé Betty. Pour qu’ils l’aient emmenée, il faut qu’il se soitpassé quelqu’événement grave.
La chambre présentait les mêmes traces dedésordre que les pièces du rez-de-chaussée. Le docteur constataavec colère qu’une petite valise où il renfermait des papiersimportants avait disparu.
Il ne savait que penser, lorsqu’à la clarté desa lampe électrique de poche, il aperçut bien en vue, au milieu dela table placée au centre de la pièce, une feuille de papier surlaquelle on avait griffonné les lignes suivantes :
Peter David a trahi. Pedrilloest en prison. John Jarvis est en route pour cerner la ferme aulever du jour. Venez nous rejoindre sans retard au refuge.
Dadd.
Avec un grand sang-froid le bandit examina lasituation. Il n’y avait évidemment qu’une chose à faire, suivre leconseil de Dadd. Le refuge auquel ce dernier faisaitallusion était une cabane de branchages et de roseaux, bâtie dansla partie la plus inaccessible du marécage, et où les banditspouvaient à la rigueur se cacher pendant quelques jours.
Après s’être assuré du bon fonctionnement deson browning, le bandit se mit en route, mais il n’avait pas faittrente pas qu’un grondement retentit à ses côtés. Il faisait déjàassez clair pour que Klaus Kristian pût reconnaître un redoutabledogue, de la race de ceux que les planteurs employaient autrefois àla chasse des esclaves marrons.
Le claquement sec d’une détonation se fitentendre ; le dogue avait roulé sur le sol, dans un hurlementd’agonie.
Klaus Kristian s’enfuit à toutes jambes sousune grêle de balles. Les coups de feu illuminaient toute la lisièredu bois où John Jarvis avait embusqué ses hommes.
Pliant le dos, se faufilant entre les arbres,le fugitif contourna la ferme et s’engagea dans un autre sentier.Là aussi le passage lui était fermé et des aboiements furieuxéclataient de toutes parts dans les fourrés.
Blessé d’une balle à la jambe, les vêtementsdéchirés aux épines des buissons, il parvint à grand-peine àrentrer dans la ferme, dont il barricada toutes les issues avec descaisses, des tonneaux, des pièces de bois, tout ce qui lui tombasous la main.
Il était momentanément en sûreté, mais, il lecomprenait, sa capture n’était qu’une affaire de temps ; detous côtés la retraite lui était coupée.
Il se rendait aussi parfaitement compte que,cette fois, on ne cherchait nullement à le prendre vivant. Onvoulait simplement se débarrasser de lui, comme d’une bêtemalfaisante ; les coups de feu qu’il venait d’essuyer leprouvaient surabondamment.
Il remonta dans la chambre dont la fenêtreétait munie d’épais volets de bois percés d’une meurtrière. Ilavait une carabine, un browning et une certaine quantité decartouches, il pouvait tenir encore longtemps, et d’ici là onviendrait peut-être à son secours.
Le bâtiment très ancien avait d’épaissesmurailles ; il datait des anciennes luttes des Peaux-Rougescontre les Blancs, et les fenêtres très étroites étaient grilléesde solides barreaux. Enfin de la chambre, on commandait l’uniqueporte qui donnât accès dans l’intérieur de la ferme.
Tout en réfléchissant, Klaus Kristian neperdait pas de vue la lisière du bois où s’abritaient sesennemis.
– S’ils savaient que je suis tout seul,songea-t-il, ils n’y mettraient pas tant de façons.
À ce moment un Noir sortit d’un buisson et semit à ramper dans la direction de la porte. Le docteur le visalonguement, et tira. Atteint à l’épaule, le Noir eut un soubresautconvulsif et demeura immobile.
– Et d’un ! ricana le bandit, à unautre ! Mais…
Il s’était retourné brusquement, il venaitd’entendre derrière lui, un bruit singulier, qui semblait partir dela cheminée de la chambre.
Il s’approcha, deux jambes maigres etcouvertes de suie se trémoussaient au-dessus de l’âtre. Il empoignaune des jambes et la tira de toutes ses forces. Dans l’intérieur dutuyau, il y eut une explosion de jurons et d’imprécations.
– Laissez-moi donc tranquille, docteur,criait-on, vous me faites mal. C’est moi Dadd, le petitDadd !
De surprise, le docteur lâcha la jambe qu’iltenait.
La minute d’après, il courait à la meurtrièrequ’il avait un instant quittée. Il lui semblait avoir entendu dubruit au rez-de-chaussée.
Il ne s’était pas trompé, un Noir avait mis àprofit sa courte absence pour s’approcher de la porte, et il enentamait le bois avec un solide bowie-knife.
Klaus Kristian mit l’homme en fuite à coups debrowning et retourna à la cheminée.
Un personnage mince et fluet achevait d’ensortir, le visage, les mains et les cheveux si complètementbarbouillés de suie qu’on eût pu le prendre pour un nègre.
Le nouveau venu, un étique adolescent dont levisage osseux, au nez crochu, au menton en galoche, aux petits yeuxverdâtres, offrait un comique irrésistible, n’était autre que celuiqui avait joué le rôle de la vieille miss évanouie, lors del’évasion. En l’apercevant, ainsi barbouillé, Klaus Kristian ne puts’empêcher de rire.
– D’où viens-tu, mauvais drôle ? luidit-il paternellement. Et par où diable as-tu passé ?
– Parbleu vous le voyez bien, grommelaDadd en s’essuyant le visage avec un vieux journal ; tout àl’heure, j’ai cru que vous alliez m’arracher la jambe !…
Dadd était ce qu’on appelle à San Francisco un« hoodlum », un jeune rôdeur ; le docteur l’avaitcueilli un beau matin sur le pavé de la grande ville de l’Ouest et,amusé de sa face simiesque et de ses espiègleries, l’avait enrôlédans sa bande. Dadd avait pour le docteur un dévouement et uneadmiration sans bornes.
– Tout cela ne m’explique pas, méchantbabouin, reprit Kristian, comment tu as pu traverser la ligne despolicemen.
– Ah ! voilà ! fit le jeunevoyou, avec un facétieux clignement d’œil. Ça n’est pas à la portéede tout le monde. J’ai grimpé dans un arbre et j’ai sauté debranche en branche, comme un écureuil, jusqu’à ce que j’aie atteintle grand platane qui s’étend au-dessus de la ferme. J’ai pris piedsur le toit. Je me suis étendu à plat ventre dans les herbes qui lecouvrent et j’ai pu entrer dans la cheminée sans être vu.
– Ça ne m’avance pas à grand-chose que tusois là, reprit durement le docteur ramené au sentiment de lasituation. Que font Jonathan et les autres ?
– Désarroi complet. Ils ne savent quefaire. Il y en a qui croient que vous êtes pris. Ils sontdécouragés. Ils n’ignorent pas que s’ils sortent de leur refuge,ils tomberont sous les balles des policemen.
– Ce sont des poltrons, de vraies brutes.Il n’y a nulle initiative, nulle intelligence à attendre d’euxquand je ne suis pas là !… Enfin, tu as bien fait de venir. Tuvas peut-être m’être utile.
Kristian s’était assis à la table, surlaquelle se trouvaient du papier et de l’encre.
Cinq longues minutes, le docteur demeuraplongé dans ses réflexions, puis il se mit à écrirefiévreusement :
– Oui, grommela-t-il, il n’y a que cemoyen, si hasardeux soit-il.
Dadd en faction à la meurtrière venait detirer un coup de feu sur les assaillants. Ceux-ci y répondirent parune fusillade nourrie. Une balle fit sauter dans l’intérieur de lapièce un large éclat de bois.
– Du train dont ils y vont, ditfroidement le docteur, ils seront ici avant une demi-heure. Écouteici, Dadd.
– Que faut-il faire ?
– Tu peux retourner par le même cheminque tu as pris pour venir ?
– Parbleu !
– Tu vas porter ce billet à Jonathan, ilfaut qu’il suive exactement les instructions que je lui donne. Tului remettras aussi ces deux flacons que j’enveloppe soigneusement,prends garde de les casser ou de les perdre, ma vie en dépend. Tuas compris ? Maintenant, il commence à faire jour, fiche-moile camp et ne te fais pas prendre.
Klaus Kristian avait habitué tous ceux quil’approchaient à l’obéissance la plus passive. Sans se permettre lamoindre réflexion, Dadd glissa le billet et les flacons dans lapoche intérieure de sa veste de toile et disparut dans le tuyau dela cheminée.
Pour distraire l’attention des assaillantspendant que son messager sauterait du toit dans les branches duplatane, le docteur tira plusieurs coups de feu, et au bout d’unedizaine de minutes il fut à peu près certain que Dadd, grâce à sonagilité simiesque, avait pu gagner la cime des grands arbres où ilse trouvait en sûreté.
Dès lors le docteur ne se donna plus la peinede répondre aux coups de feu de ceux qui l’assiégeaient.
Ces derniers voyant qu’il ne se défendait pluscrurent d’abord à une ruse de guerre, puis ils s’enhardirent. Aprèsquelques hésitations, la porte fut enfoncée à coups de hache et lespolicemen que dirigeaient John Jarvis et Floridor envahirent lerez-de-chaussée.
À leur grande surprise, il était vide, lebrowning au poing, ils montèrent au premier étage.
Là un horrible spectacle les attendait.
Le docteur Klaus Kristian gisait étendu sur ledos, au milieu d’une mare de sang. À côté de lui un bowie-kniferouge jusqu’au manche, avait sans nul doute causé la profondeblessure qui trouait la cage thoracique, juste à la place ducœur.
John Jarvis posa la main sur la poitrine dudocteur, approcha de ses lèvres une glace de poche qui ne fut pasternie. Klaus Kristian était bien mort. Les extrémités commençaientà se refroidir et ses traits offraient cette crispation qui pinceles narines, abaisse le coin des lèvres et qui est un des signescaractéristiques de la disparition de la vie. Les médecinsl’appellent le faciès hippocratique, parce qu’elle futobservée pour la première fois par le grand Hippocrate.
– C’est à n’y rien comprendre, murmuraJohn Jarvis. Puis où sont les autres ?…
– Je suppose qu’ils se sont enfuis parquelque souterrain, après avoir tué leur chef.
– Non, objecta Peter David, il n’y a pasde souterrain, le terrain est trop marécageux pour qu’on puisse lecreuser. Ce n’est pas cela… Les bandits ont dû être prévenus et seréfugier dans les marais, où ils se sont ménagés une retraite queje connais bien mais qui est à peu près inabordable.
– L’essentiel, fit le Canadien enmontrant le hideux cadavre, c’est que nous soyons débarrassés de cegénie malfaisant.
Un policeman venait d’entrer dans la chambre,la physionomie toute bouleversée.
– Descendez vite, cria-t-il, les banditsviennent de mettre le feu à la forêt en deux ou troisendroits ; et l’on entend à travers les flammes des appelsdéchirants, des cris de femme.
– Betty ! s’écria Peter David ens’élançant hors de la chambre. Ils vont la brûler toute vive, sinous n’arrivons à temps.
John Jarvis et tous ses hommes seprécipitèrent du côté d’où partaient les cris. Le feu alimenté parles roseaux desséchés qui couvraient le marécage se propageait avecune rapidité terrible et gagnait la forêt qui disparaissait déjàsous un épais nuage de fumée.
Peter David qui, sans réfléchir, s’étaitélancé au milieu du brasier, aperçut bientôt Betty, attachée autronc d’un érable avec des cordes et entourée d’un cercle de feuqui allait sans cesse en se rétrécissant.
À demi asphyxiée, la malheureuse n’avait plusla force d’appeler au secours. Peter coupa rapidement les cordes,chargea Betty sur ses épaules et sous une pluie de flammèches etd’étincelles parvint à rejoindre ses camarades.
Tout le monde d’ailleurs dut fuir devantl’incendie qui prenait de grandes proportions et se réfugier del’autre côté d’un étang qui offrait aux flammes un obstacleinfranchissable.
Là on s’occupa de ranimer Betty et de panserles brûlures qu’elle portait aux mains et au visage.
John Jarvis et ses hommes durent attendre deuxlongues heures avant de pouvoir passer. Heureusement l’incendie,limité par les eaux du marécage, se localisa de lui-même. Puis lesplantes aquatiques desséchées, après avoir jeté de hautes flammesclaires, s’étaient éteintes comme un feu de paille. Seuls les grosarbres qui entouraient la ferme continuaient à brûler.
À midi tout était terminé.
John Jarvis eut la satisfaction de voirrepartir indemnes dans le car qui les avait amenés tous les hommesqui avaient fait partie de cette expédition de police. Un seul,celui qui avait été blessé à l’épaule, était assez sérieusementatteint.
D’ailleurs ils étaient presqu’aussi satisfaitsd’avoir contribué à la mort du redoutable bandit que de la façonroyale dont ils avaient été payés de leur peine.
S’ils avaient pris Klaus Kristian vivant, ilseussent certainement procédé à son exécution sommaire et l’eussentlynché sans miséricorde.
Betty avait été déposée avec précaution parPeter David dans l’automobile et le Noir lui faisait absorberquelques cuillerées d’un cordial énergique.
John Jarvis n’attendait plus que le retour deFloridor pour reprendre le chemin d’Isis-Lodge. Le Canadien étaiten effet demeuré eu arrière du reste de la troupe et le détectivecommençait à s’inquiéter de l’absence prolongée de son fidèlecollaborateur lorsqu’il le vit accourir tout essoufflé.
– Dépêche-toi donc, lui cria-t-il,j’allais aller à ta recherche. Pourquoi donc es-tu resté silongtemps ?
– J’ai eu la curiosité de retournerjusqu’à la ferme pour voir s’il ne s’était produit rien denouveau.
– Eh bien ?
– Le cadavre de Klaus Kristian avaitdisparu. Que pensez-vous de cela ?
– C’est en effet assez singulier, murmurale détective devenu soucieux. Je ne suppose pourtant pas que lesbandits qu’il commandait veuillent lui faire des obsèquessolennelles.
– Ce n’est pas cela, dit le Canadien, jecrois moi, tout simplement, que les amis aussi bien que les ennemisde Klaus Kristian veulent être bien sûrs qu’il est réellementmort ; ils ont voulu le vérifier par eux-mêmes, de visu.
– Tu as raison c’est la seule explicationplausible. Enfin, de toute façon, nous voilà débarrassés de cemisérable.
Tout en parlant Floridor avait remis le moteuren marche. On reprit le chemin d’Isis-Lodge. John Jarvis avait hâted’annoncer sa victoire à Miss Elsie qui elle-même, attendait savenue avec une grande impatience.
Installée sur la plus haute terrasse du palaiset armée d’une longue-vue, elle guettait le retour de l’auto. Sitôtqu’elle l’eut aperçue, elle sauta dans l’ascenseur et atteignit levestibule au moment même où John Jarvis en franchissait leseuil.
– Le docteur est-il capturé ?demanda-t-elle anxieuse.
– Mieux que cela, il est mort, vouspourrez désormais dormir tranquille.
– J’ose à peine y croire…
– Et je vous apporte encore une bonnenouvelle, nous avons retrouvé et délivré Betty, non sans mald’ailleurs, les bandits étaient en train de la faire brûlervive.
– Pauvre Betty, murmura la jeune filleavec émotion, comment pourrai-je la récompenser !… Oùest-elle ? Je veux la voir !…
– Vous la verrez après le breakfast,répliqua gaiement Oliver Broom qui venait d’entrer à l’improviste.Vous oubliez que nous sommes encore à jeun, et que votre protégéeest dans le même cas.
Le vieux roi de l’acier, maintenantcomplètement rétabli, avait offert son bras à la jeune fille etl’on passa dans la salle à manger où se trouvaient déjà le banquierRabington et Floridor.
C’était une des pièces les plus somptueuses dupalais. Les murailles étaient tendues de cuir gaufré, doré etcolorié, de précieux bahuts et des vaisseliers arrachés à la Franceet à l’Italie, étalaient des verreries chatoyantes, des faïences etdes porcelaines d’une valeur inestimable. Par les hautes fenêtresqu’encadraient des rideaux de brocatelle aux plis cassants retenuspar des câbles d’or, des vitraux gothiques versaient une lueurmystérieuse. Ils représentaient les Noces de Cana, la Pêchemiraculeuse, le Festin des Centaures et des Lapithes et le Banquetde Nabuchodonosor. La table et les sièges, en ébène incrustéd’ivoire et de pierres dures étaient de véritables pièces de musée,des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne. Aux quatre angles degigantesques amphores en cristal de roche, remplies de glace,répandaient une fraîcheur délicieuse. Enfin le lustre en cuivremartelé était une merveille de l’art hollandais au XVIesiècle.
Le menu était digne de ce splendide décor, carle maître de la maison était aussi érudit en cuisine que dans touteautre branche du savoir. À côté des mets classiques nous citeronspour mémoire à titre de curiosité un rôti de nandou farci debécassines et présenté sur un lit d’ignames à la sauce caraïbe etles queues de jeunes alligators lardées et truffées, qui malgréleur légère odeur de musc, sont, au dire des connaisseurs, un régalincomparable[4].
Miss Elsie toucha à peine aux mets que luiprésentait solennellement dans les plats en or massif au chiffred’Oliver Broom un maître d’hôtel à l’attitude imposante. Dès ledessert qui offrait au milieu des massifs d’orchidées parant latable une étonnante variété de tous les fruits que produisent lestropiques, la jeune fille s’était levée et avait couru à la chambrede Betty.
La fidèle camériste avait eu, somme toute,plus de peur que de mal. Les brûlures du visage étaient sansgravité, seules celles des mains étaient sérieuses. Peter Davidavait profité de la circonstance pour rendre à la jeune fille tousles soins, tous les petits services d’un adorateur dévoué. Il luiavait découpé sa viande, l’avait fait boire avec toute lagalanterie dont peut être capable un nègre amoureux.
Déjà remise des violentes émotions qu’elleavait éprouvées, Betty se laissait servir avec nonchalance. Envoyant entrer Elsie, Peter David battit précipitamment enretraite.
Betty était une robuste Irlandaise dont lesjoues roses, les yeux d’un bleu très clair et les tresses blondesformaient un étrange contraste avec les faces basanées noires oubistrées des naturels du pays. Sans être jolie elle avait unephysionomie ouverte et, comme beaucoup d’Irlandaises, très gaie. Enapercevant sa maîtresse elle s’était levée d’un bond pour aller àsa rencontre.
– Ne te dérange pas, dit la jeune fille,je suis bien heureuse de voir que tu as pu t’échapper. Vraiment, jete croyais morte et j’en ai eu beaucoup de chagrin.
– Miss Elsie est trop bonne ! Et jesuis bien reconnaissante à miss Elsie de l’intérêt qu’elle metémoigne.
– C’est ton fiancé, ce Noir qui sortd’ici ?
Betty devint rouge comme une cerise.
– Je ne lui ai rien promis,murmura-t-elle avec embarras, je ne sais pas encore ce que jedéciderai… mais, vraiment, quel dommage que ce soit un Noir !Je puis dire que, sans lui, je ne serais pas vivante à l’heurequ’il est.
– Il se jetterait dans le feu pour t’êtreagréable ?
– Il l’a fait, pas plus tard que cematin.
Elsie ne put s’empêcher de sourire.
– La reconnaissance, dit-elle, te ferapeut-être oublier le teint un peu foncé de ton adorateur. C’est àtoi de réfléchir… Pour le moment parlons de ta captivité. Je veuxque tu me racontes tes aventures chez les bandits. Et d’abordcomment se sont-ils emparés de toi ?
– Miss Elsie n’a pas oublié dans quellesituation tragique nous nous trouvions, Mr Oliver était àl’agonie et nous étions gardées à vue par les bandits de KlausKristian.
« Un soir, j’avais réussi à m’échapperpour jeter à la poste une lettre adressée à Mr Rabington, jerevenais tout heureuse d’y avoir réussi, en suivant la grande routequi mène à Isis-Lodge, quand je fus appréhendée par deux Noirs quime bandèrent les yeux, me bâillonnèrent et me jetèrent dans unecamionnette.
« On ne me rendit l’usage de mesmouvements que lorsque nous fûmes arrivés à la ferme abandonnée quiservait de repaire aux bandits.
« Pendant plusieurs mois j’ai subil’esclavage le plus dur. Accablée d’injures, de menaces et parfoisde mauvais traitements, j’avais à veiller à la nourriture et àl’entretien d’une trentaine de coquins tous plus exigeants et plusbrutaux les uns que les autres.
« J’étais désespérée.
– Tu n’as pas essayé det’enfuir ?
– Impossible, il eût fallu traverserd’immenses marécages, et des lacs de boue dont tous les passagesétaient soigneusement gardés.
« Je ne sais ce que je serais devenue siPeter David ne m’avait prise sous sa protection. Grâce à lui,personne n’osa me manquer de respect, bien que je fusse la seulefemme au milieu de cette bande de voleurs de grand chemin. Je finispar faire comprendre à Peter qui souffrait beaucoup d’être associéà de pareils misérables qu’il aurait tout intérêt à aller trouverMr John Jarvis dont il m’avait fait connaître la présence àIsis-Lodge.
– J’ai de grandes obligations envers toi,dit Elsie, très touchée de ce récit – à travers lequel elledevinait bien des choses que Betty n’avait pas osé raconter – c’estpar dévouement pour moi que tu as enduré toutes ces souffrances.Demande-moi ce que tu voudras, je te l’accorderai.
– Promettez-moi de me garder toujoursavec vous, murmura la jeune fille, c’est tout ce que je désire.
– C’est entendu, et si tu veux épouserton Noir, je le prendrai à mon service, et c’est moi qui me chargede ta dot !
Betty demeurait hésitante.
– J’ai beaucoup d’affection pour Peter,mais il y a dans ce pays un tel préjugé contre lescoloured-men…
– Tu réfléchiras… Tu comprends que sur cesujet je ne puis te donner aucun conseil…
« En attendant j’ai déposé trente milledollars en ton nom à la banque de Mr Rabington… »
Vive et légère comme un oiseau, Elsie avaitdéjà disparu sans écouter les remerciements de sa dévouéechamber-maid. Depuis qu’elle était sûre de la mort de KlausKristian, elle se sentait allégée d’un poids énorme.
Le silence et l’accablement d’un torrideaprès-midi planaient sur la campagne. Dans le parc d’Isis-Lodge –la féerique création du milliardaire archéologue Oliver Broom – lesoiseaux demeuraient silencieux, nul souffle de vent n’agitait lefeuillage des grands arbres d’où semblait s’exhaler une impalpablevapeur bleuâtre. Seuls le bruissement des insectes et le murmuredes eaux courantes animaient les mystérieuses charmilles, peupléesde divinités de bronze et de porphyre.
Le détective John Jarvis et Miss Elsie avaientcherché un refuge contre la chaleur non loin du grand sphynx degranit, sur les rives d’un étang fleuri de lotus bleus, bordé depapyrus et de bambous géants et qu’ombrageaient des hêtrescentenaires au feuillage pourpre. Ils s’étaient assis sur un bancde marbre et se parlaient à demi-voix, comme s’ils eussent craintde troubler le recueillement du paysage de rêve qui lesentourait.
Ils s’entretenaient de choses indifférentes,mais à la façon dont ils étaient rapprochés, aux tendres regardsqu’ils échangeaient, on eût pu deviner qu’une étroite intimitérégnait sur eux.
Depuis la mort du docteur Klaus Kristian,survenue trois jours auparavant, Miss Elsie semblait êtrebrusquement revenue à la santé. Elle s’imaginait sortir de quelqueaffreux cauchemar. Elle se sentait soulagée d’un poids énorme.
– Dans mon dernier voyage à Paris,fit-elle, j’ai pu constater quelle idée inexacte et fausse on sefait de l’Amérique. Les gens du Vieux Monde nous regardent commeayant atteint le summum de la civilisation et du progrès ; ilsne savent pas que l’Amérique est peut-être le plus farouche et leplus mystérieux pays de l’univers.
– Cela est profondément vrai, murmurapensivement John Jarvis. On oublie toujours que les États-Unis sonthabités par dix races différentes dont les intérêts et lesinstincts sont opposés les uns aux autres. Les sociétés secrètes ypullulent aussi sanguinaires et aussi puissantes qu’au Moyen Âge,la Sainte Vehme.
– Je ne connais que le Ku Klux Klan qui adéclaré une guerre impitoyable aux Juifs, aux Catholiques et auxNoirs, et qui se signale chaque jour par des incendies, par desmeurtres, et par des vols à main armée.
– Vous oubliez la Main Noire, surtoutcomposée d’Italiens, les Fenians irlandais, la Mano Nera espagnole,le Lotus Bleu dont font partie des milliers de Chinois, les Lordsde la Main Rouge, qui ne sont que de vulgaires bandits, sanscompter bien d’autres associations moins importantes.
– Auquel de ces groupements appartenaitle docteur ? demanda Miss Elsie, dont, à la seule pensée dubandit, le visage s’était couvert d’une pâleur mortelle.
– Je ne saurais vous le dire au juste,mais il avait certainement des amis et des complices dans presquetoutes ces sociétés, et c’est ce qui a rendu ma tâche sidifficile.
– Si ce misérable n’était pas mort,reprit la jeune fille, après un long silence, c’est moi qui auraissuccombé. Je ne songe qu’en tremblant qu’il y a quelques jours àpeine, j’étais encore sous l’influence de la volonté de cebandit ; qu’il avait fait de moi son jouet, le sujet de seshorribles expériences d’hypnotisme.
– Oui, mais maintenant, répondit JohnJarvis d’une voix gaie et cordiale, tout cela est de l’histoireancienne. On ne sera plus obligé de vous faire garder à vue pendantvotre sommeil.
– Depuis deux nuits seulement j’ai pudormir tranquille, je ne pouvais fermer les yeux en pensant qu’aumilieu de la nuit j’allais peut-être me lever et obéir àl’injonction irrésistible qui m’ordonnait de fuir et d’allerrejoindre le docteur.
Et les beaux yeux de Miss Elsie se dilataientavec une expression d’indicible horreur.
John Jarvis, qui n’aimait pas à la voirs’appesantir sur ce sujet, essaya de la distraire en écartant deson esprit ces funèbres pensées. Il lui parla de leur mariage qui,en principe, était décidé mais qui, pour diverses raisons, avait dûêtre remis à une date assez éloignée.
Todd Marvel – Elsie savait maintenant que ledétective John Jarvis et le célèbre milliardaire n’étaient qu’uneseule et même personne – Todd Marvel tenait à ce que la santé de safiancée fût complètement rétablie. En outre, avant de se marier,avait-il avoué à la jeune fille, il lui restait à remplir une tâcheardue. Il devait éclaircir un douloureux mystère de famille.
Miss Elsie, quelle que fût son impatienced’être unie à l’homme qu’elle aimait, avait compris les gravesraisons qui le faisaient agir et s’était soumise à cettenécessité.
Tout entiers à leur causerie, les fiancésoubliaient la fuite des heures et le soleil commençait déjà àdécliner derrière la cime des grands cèdres, lorsque le vieuxmajordome Wilbur Dane apparut au détour d’une allée.
– C’est moi que vous cherchez ?demanda le détective.
– Oui, master. Il y a une jeune femme quiinsiste pour être reçue par vous.
– Une jeune femme ! fit en souriantMiss Elsie, heureusement que je ne suis pas jalouse.
– Faites-la venir, dit John Jarvis. Jesuis curieux de savoir ce qu’on me veut. Je ne connais aucune jeunefemme dans ce pays.
L’instant d’après le majordome revenaitaccompagné de la visiteuse. Modestement vêtue d’une robe de toileécrue, coiffée d’un chapeau de paille, c’était une petite bruneassez jolie mais à la mine inquiète et souffreteuse. Ses yeuxétaient rougis comme par des larmes récentes.
Elle s’excusa avec beaucoup de tact et dediscrétion de l’audace qu’elle prenait, mais elle éprouvait detelles inquiétudes au sujet de son mari qu’elle s’était décidée àvenir demander secours et assistance au fameux détective dont toutle pays savait les merveilleux exploits.
– Madame, répondit le détective avec uneparfaite courtoisie, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pourvous être agréable. Et d’ailleurs, veuillez m’exposer lesfaits.
– Je suis la femme du docteur Godfrey,qui, voilà deux ans, s’est installé à Clairmount. Il y a troisjours un client est venu le chercher et depuis il n’a pas reparu etil ne m’a pas donné de ses nouvelles.
– Dites-moi, s’il vous plaît, quel étaitce client.
– Il a dit venir d’une plantation à vingtmilles de Clairmount, qu’il a appelée Maple-Farm[5]. Je nel’ai qu’entrevu. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il était grand,robuste, le teint basané et vêtu en cow-boy, avec un pantalon à lamexicaine, son grand chapeau de feutre et des bottes. Son frère,prétendait-il, venait d’avoir un pied écrasé par une machine àbattre…
– Vingt milles ! interrompit MissElsie, c’est une distance.
– Oui, répondit Mrs Godfrey enrougissant, mais mon mari a pour principe de ne jamais refuser sesservices à personne. Une auto attendait à la porte de notremaison ; mon mari y monta, depuis je ne l’ai plus revu.
– Le docteur peut avoir été retenu par unaccident sans gravité.
– Impossible ! murmura la jeunefemme avec un geste douloureux… Il m’aurait télégraphié ou – sil’accident était grave – ses clients l’auraient ramené en auto…
Miss Elsie et son fiancé échangèrent un regardapitoyé ; tous deux étaient sincèrement touchés du chagrin deMrs Godfrey.
– Je suis désespérée, continua-t-elle, etje viens d’apprendre que Maple-Farm est une habitation abandonnée,comme il en existe tant dans cette région. Mon mari a sûrement étéattiré dans un guet-apens !
« Et je me demande pourquoi,ajouta-t-elle en sanglotant, nous ne sommes pas riches, loin de là,mon mari n’avait sur lui que quelques dollars…
– Ne pleurez pas, madame, dit ledétective, je vous promets que nous le retrouverons. Avez-vous vule coroner ?
– Oui, mais il ne m’a pas donné beaucoupd’espoir ; il a promis de faire des recherches, mais cettepartie du pays couverte d’étangs et de marécages en bordure duMississippi est à peu près déserte et les bandits y règnent enmaîtres. C’est le coroner qui m’a conseillé de venir voustrouver.
– Vous dites, interrompit Miss Elsie, quele docteur Godfrey a disparu, il y a trois jours ?
– Oui, Miss, dans la matinée.
– C’est, par conséquent, quelques heuresseulement après la mort de Klaus Kristian et la délivrance de mafemme de chambre Betty.
– Je n’avais pas songé à cela, murmura ledétective, mais, encore une question, Madame, n’avez-vous recueilliaucun autre indice capable de nous guider ?
– Rien, sauf ce morceau de papier quej’ai trouvé dans le cabinet de consultation de mon mari, mais je necrois pas que cela puisse servir à grand-chose.
Mrs Godfrey avait tiré de son sac à mainun carré de papier sur lequel ces mots étaient tracés d’une grosseécriture :
Dr Godfrey,
15, Brownsville Street, Clairmount.
John Jarvis examinait avec la plus grandeattention cette adresse, lorsque le vieux majordome se présenta denouveau.
– C’est une autre jeune dame qui demandeà vous parler, dit-il au détective.
– Qu’elle vienne immédiatement.
Et comme Mrs Godfrey faisait mine de seretirer.
– Ne partez pas si vite, Madame, j’aiencore bien des questions à vous poser.
Et il fit signe à la jeune femme de s’asseoirsur le banc de marbre à côté de Miss Elsie.
La seconde visiteuse, aussi simplement vêtueque la femme du docteur, était à peu près de l’âge de cettedernière, bien que la nouvelle venue fût blonde ; il y avaitmême entre les deux jeunes femmes une vague ressemblance. C’étaitla même physionomie inquiète et résignée, mais pleine de douceur etde bonté et – le détective fut frappé de cette circonstance –toutes deux avaient les yeux rougis par les larmes.
– À qui ai-je l’honneur de parler ?demanda-t-il en saluant gravement.
– Je suis Mrs Habner,balbutia-t-elle très troublée ; mon mari qui estingénieur-chimiste a disparu mystérieusement depuis hier matin…
Mrs Godfrey et Miss Elsie se regardèrentavec un profond étonnement et attendirent avec une impatientecuriosité les explications de la femme de l’ingénieur.
– Mon mari, poursuivit-elle, est l’auteurde nombreux travaux sur les explosifs et particulièrement sur lescomposés de la nitro-glycérine et sur les picrates. Il a découvertdernièrement une substance qu’il a baptisée la« fracassite » et qui dépasse en puissance la dynamite,la cheddite, la lyddite et tous les autres corps détonants. Enoutre, elle peut se manier sans danger, et sa fabrication ne coûtequ’un prix insignifiant.
« Il y a quelques jours nous eûmes lachance de vendre nos brevets au directeur de la grande fabrique deproduits chimiques Hilton et C° à Monroë pour cinquante milledollars, de plus on proposa à mon mari de devenir chef de lafabrication, avec des appointements magnifiques.
« Nous étions très heureux, car vousdevez supposer que nous n’avons pu atteindre un résultat pareilqu’après beaucoup de luttes et de privations…
– Je sais combien sont pénibles lesdébuts, ne put s’empêcher de dire Mrs Godfrey, avec un regardplein de sympathie adressé à Mrs Habner.
– Il y a quelques jours nous reçûmes del’usine un chèque de cinquante mille dollars accompagné d’unelettre par laquelle Mr Hilton donnait rendez-vous à mon maripour signer le contrat qui l’engageait comme chef de fabrication,en même temps qu’il toucherait le chèque.
« Et ce rendez-vous était pouraujourd’hui, ajouta Mrs Habner en se tordant les mains.
« Mais, nous n’avons véritablement pas dechance, reprit-elle, en s’efforçant de retenir ses larmes.Avant-hier mon mari s’aperçut qu’il avait perdu – ou qu’on luiavait volé – la lettre qui renfermait le chèque. Il s’apprêtaitaprès une soirée de vaines recherches à informer Mr Hilton decet accident quand il reçut la lettre que voici et que j’aiheureusement conservée.
La jeune femme lut :
Mister, je viens de trouver une lettre etun chèque vous appartenant. Je serai heureux de vous les restitueret je les tiens à votre disposition chez moi, 115, route de Monroë.Je pars le matin à sept heures pour travailler aux plantations.Tâchez de venir auparavant. Autrement je serai chez moi dans lasoirée à partir de dix-huit heures. Salutations.
Jim Wilder.
« Mon mari, tout heureux, s’est levé debonne heure et s’est rendu route de Monroë. Il n’est pasrevenu.
– Vous n’avez pas eu l’idée d’aller voirau n° 115 ? demanda le détective.
– C’est la première chose que j’ai faite.Le numéro existe, mais c’est presqu’en pleine campagne, en bordurede la grande route, un hangar rempli de paille et appartenant à unentrepreneur de Clairmount, absolument inhabité d’ailleurs… Jetremble en pensant qu’on a pu assassiner mon pauvre Fred pourtoucher le chèque à sa place…
– Cette lettre est-elle venue par laposte ?
– Non, c’est un enfant qui l’a apportéeassez tard dans la soirée.
– Donnez-moi cette lettre.
Le détective l’examina quelques minutes avecla plus grande attention, puis il tira de sa poche le carré depapier que lui avait remis Mrs Godfrey.
– Voilà qui est extraordinaire !s’écria-t-il au bout d’un instant, avec l’accent de la plus grandesurprise, l’adresse et la lettre sont de la mêmeécriture !
– Alors, dit Mrs Godfrey, ce sontles mêmes bandits qui on attiré dans un guet-apens mon mari etMr Habner ?
– Sans aucun doute. Il ne nous restequ’une chose à faire, courir à l’usine Hilton, s’il en est tempsencore. À quelle heure était fixé le rendez-vous ?
– À dix-huit heures, réponditMrs Habner.
– Nous avons deux heures devant nous.Nous pouvons peut-être atteindre Monroë avant six heures, pourvuque nous n’ayons pas de panne.
« À tantôt, chère Elsie, ajouta-t-il eneffleurant d’un baiser la main que lui tendait la jeune fille.J’emmène ces dames, leur présence est nécessaire. »
Avec une célérité dont s’émerveillèrent lesdeux femmes qui commençaient à reprendre quelqu’espoir, l’auto futtirée de son garage et mise en marche, le Canadien Floridor pritplace au volant tandis que le détective s’asseyait en face de sesclientes et l’on dévora vertigineusement la distance qui sépareClairmount de la ville de Monroë.
– Pourquoi, demanda tout à coup JohnJarvis à Mrs Habner n’avez-vous pas télégraphié à l’usineHilton ?
– Tout d’abord, je n’y ai paspensé ; quand j’ai voulu le faire, on m’a répondu que la ligneétait en réparation, un vol de plusieurs centaines de yards de filsconducteurs a été commis tout récemment. Regardez plutôt.
D’un geste, la jeune femme montrait à droitede la route les poteaux télégraphiques qui s’alignaient à perte devue entièrement dépouillés de leurs fils.
– Évidemment, pensa le détective, noussommes en présence d’une machination soigneusement préparée et siKlaus Kristian n’était pas mort…
– Savez-vous, dit brusquement Floridor ense penchant vers l’intérieur de la voiture, que si nos pneusn’étaient pas ferrés de façon spéciale, nous serions en pannedepuis longtemps, sur un long parcours la route est semée de cesétoiles d’acier aux pointes aiguës qui crèvent le meilleurcaoutchouc. Les bandits n’ont rien négligé. Et si Klaus Kristianétait encore de ce monde…
John Jarvis tressaillit. Floridor venaitd’avoir la même idée que lui.
L’auto roula encore quelque temps avec lafurieuse rapidité d’une trombe, puis, brusquement, son allure seralentit, un frottement singulier se fit entendre. Floridordut stopper.
– Ça y est ! s’écria-t-il furieux,en sautant lestement à terre, voilà ce que je craignais, les pneussont crevés !
– Je vais t’aider à les changer.
– Nous allons perdre un temps énorme.D’ailleurs, ceux que nous mettrons auront le même sort que lesautres.
– Changeons-les toujours. Peut-être quele chemin qui nous reste à parcourir n’est pas préparé de la mêmefaçon.
Les deux détectives se mirent à l’ouvrage,mais bien qu’il s’efforçât de garder tout son calme pour ne pasdésespérer les deux femmes, John Jarvis était vivement contrarié.Son chronomètre marquait dix-sept heures. Il était maintenantmatériellement impossible d’atteindre Monroë en temps voulu.
Dix-huit heures allaient sonner à la grandehorloge électrique de l’usine Hilton (produits pharmaceutiques,tinctoriaux, explosifs, etc.) lorsqu’un gentleman correctement vêtude noir franchit les imposantes grilles et demanda au concierges’il pouvait être reçu par le directeur.
– Qui dois-je annoncer ? demandal’homme en décrochant le récepteur du téléphone privé qui mettaiten communication tous les bâtiments de l’immense usine.
– L’ingénieur Fred Habner ;d’ailleurs, j’ai rendez-vous avec Mr Hilton.
La réponse ne se fit pas attendre.
– M. le directeur est dans soncabinet de travail et sera très heureux de vous recevoir. Je vaisvous conduire.
Après avoir traversé une cour où s’alignaientpar centaines des bonbonnes, des touries et des bidons préparéspour l’expédition, le visiteur fut introduit dans une luxueusepièce où l’or avait été répandu à profusion ; les siègesétaient dorés, le plafond était orné de moulures d’or, et lestentures de cuir étaient à fleurs d’or.
Mr Hilton, un petit vieillard au crâneentièrement glabre, dont le teint semblait avoir gardé un reflet detout cet or et qui portait lui-même des lunettes d’or, fit àl’ingénieur l’accueil le plus empressé.
– Charmé de faire votre connaissance,cher Mr Habner, lui dit-il en le forçant à s’asseoir dans undes fauteuils dorés. On ne rencontre pas souvent, par malheur, deschimistes de votre force. Génial votre procédé ! Vousm’entendez, il n’y a pas d’autre mot.
– Vous êtes trop bon, murmural’ingénieur, qui semblait singulièrement gêné par ces éloges.
– Allons, ne rougissez pas, vous êtes partrop modeste. Et naturellement vous venez pour le chèque ? Lacaisse de l’usine est fermée, mais je dois avoir ce qu’il vous fautdans ma caisse personnelle.
– Voici votre lettre et le chèque.
– Très bien, voulez-vous endosser etsigner pendant que je compte les bank-notes.
L’ingénieur prit le stylographe (unstylographe en or) que lui tendait Mr Hilton et signa d’unemain tremblante.
– Parfait ! fit l’aimable directeuren séchant l’encre d’une pincée de poudre d’or, voulez-vousmaintenant vérifier la liasse.
La main qui avait tremblé en signant,tremblait en agrippant les bank-notes, elle tremblait encore en lescomptant. Enfin quand la liasse entière eut disparu dans une pocheintérieure, l’homme poussa un profond soupir.
– Hein ! murmura l’obligeantdirecteur, cela fait tout de même plaisir de palper ces diables depapiers ? Bon, voilà une affaire réglée, maintenant, nousallons parler de vos travaux. Je ne vous cache pas qu’en tant quedirecteur technique, vous allez avoir ici beaucoup, beaucoup debesogne et pas mal de responsabilités, mais avec un gaillard devotre trempe, je suis tranquille. Et d’abord quand voulez-vousentrer en fonctions ?
– Quand il vous plaira.
– Demain, serait-ce trop tôt ?
– Demain, si vous le désirez.
– Voilà qui est parler. Votre zèlem’enchante. On voit tout de suite avec vous à qui l’on aaffaire.
– Seulement, aujourd’hui, je suis pressé,très pressé, j’ai certaines dispositions à prendre. Je vais doncvous demander la permission de me retirer.
L’ingénieur s’était levé et comme s’il eût étéattiré par un aimant invisible, avait fait quelques pas vers laporte.
– Diable ! grommela le directeur,d’un air contrarié, et moi qui voulais vous faire visiter en détailtoute l’usine. C’est regrettable, très regrettable ! Enfinvous pouvez bien, j’espère, m’accorder un quart d’heure, je tiens àvous faire voir au moins le laboratoire des explosifs.
Et sans laisser le temps à son interlocuteurde formuler la moindre protestation, Mr Hilton ouvrit uneporte et le poussa dans une longue galerie vitrée.
– C’est que, balbutia l’ingénieur, d’unevoix étranglée, je ne pourrai pas vous accorder beaucoup de temps…Demain.
– Juste le temps de vous demander deux outrois explications… Ce sera vite fait.
Ils venaient d’entrer dans une vaste sallepavée de verre, aux murailles revêtues de carreaux de porcelaineblanche. De hautes armoires vitrées étaient remplies de cornues decristal, de tubes, d’éprouvettes, de toute la verrerie compliquéeindispensable aux laboratoires modernes. Au centre, un ballonrempli d’un liquide jaune était relié par des tubes en U à unesérie de flacons à tubulures destinés à condenser les gaz.L’ingénieur jeta sur tout ce qui l’entourait un regard chargé deméfiance.
– Nous sommes très bien outillés, fit ledirecteur. Savez-vous qu’ici même, nous avons préparé en quantitéassez forte de l’azotate de mercure. J’avoue que c’étaitimprudent.
– Tout ce qu’il y a de plusimprudent.
– Quand on songe que ce composé azotédétone au plus léger choc, au contact d’une barbe de plume, enproduisant une formidable explosion ; mais nous nerecommencerons plus.
– Je l’espère bien, déclaraMr Habner, avec une réelle conviction.
– Je vois avec plaisir que vous êtesprudent. Ce qui me causait le plus de tracas ce sont ces fameuses« fumées rousses », – du protoxyde d’azote, somme toute –dont vous avez trouvé le moyen d’empêcher la production. Il y a euplusieurs accidents assez graves. Dans la fabrication des explosifsces fumées se produisent fréquemment lorsqu’on emploie le procédéordinaire, tandis qu’avec le vôtre…
– Le mien est excellent.
– Si vous disiez admirable ! Mais ilfaut que je vous fasse voir quelque chose.
Mr Hilton avait allumé le fourneau à gazplacé au-dessous du grand ballon de verre.
– Vous allez constater par vous-même,dit-il à son interlocuteur, qui paraissait de plus en plusmécontent, qu’avant dix minutes il va se produire des fumées. Il ya là un vice de préparation qui m’échappe. Vous m’expliquerezcela.
L’ingénieur avait tiré sa montre.
– Nous aurions peut-être pu –proposa-t-il avec hésitation – remettre cette expérience àdemain.
– Pas du tout. C’est l’affaire d’uneminute. Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud.
Une sonnerie de téléphone interrompit cetteconversation. Mr Hilton s’élança hors du laboratoire en criantqu’il allait revenir.
Resté seul, l’ingénieur regarda autour de luiavec inquiétude. Il s’approcha des fenêtres, mais il remarquaqu’elles étaient munies de solides barreaux. En se retournant sesregards tombèrent sur un carton placé bien en vue et qui portaitcette inscription : « Beware of the yellowfumes »[6].
– Que le diable les emporte avec leurfumée ! grommela-t-il. Il me semble avoir déjà vu cela dansles papiers.
Il prit son portefeuille et en retira unecarte couverte d’une écriture très fine au-dessus de laquelles’étalaient ces mots : « Préparation de lafracassite ». Il la relut, mais sans perdre des yeux le ballondont le liquide commençait à bouillir. Ce passage attiraparticulièrement son attention. « La production des fuméesrousses est l’indice immanquable d’une explosion imminente ;voici d’ailleurs le moyen de les éviter… »
Il n’acheva pas sa lecture ; l’intérieurdu ballon venait de se colorer faiblement en rouge.
– Ma foi, tant pis ! s’écria-t-il,je ne reste pas là. Et il prit son élan dans la direction de laporte, bien décidé à s’enfuir sans demander son reste. La malchancevoulut qu’il tombât presque dans les bras de Mr Hilton quirevenait.
– Ah çà ! où courez-vousainsi ? demanda le directeur très surpris.
– Les fumées rousses !… tout vasauter ! Je détale…
Mr Hilton n’eut qu’à jeter un coup d’œilsur le ballon, pour constater le danger.
– Mille bombes, s’écria-t-il. Et ilbondit jusqu’au fourneau à gaz dont il ferma le robinet.
– Ouf ! fit-il en s’épongeant lefront. J’ai eu chaud.
Et il ajouta en se tournant versl’ingénieur.
– Alors c’est comme cela que vous faitesattention ! Vraiment je ne comprends pas…
Il s’arrêta. Brusquement il venait deremarquer l’épaisse carrure du soi-disant ingénieur, son visagebasané par le soleil et ses grosses mains rouges.
– Ah çà, mon garçon, dit-il àbrûle-pourpoint, vous êtes ingénieur comme je suis Président de laRépublique. Vous avez plutôt l’air d’un cow-boy que d’unchimiste…
Pâle et déconfit, l’homme ne répondait pas unmot mais il cherchait sournoisement à se rapprocher de la portependant que Mr Hilton, allant et venant d’un bout à l’autre dulaboratoire comme un lion en cage, donnait libre cours à sacolère.
Un garçon de bureau qui portait un télégrammemit fin à cette scène.
– Un sans fil – grommela le directeur –d’où ça vient-il ? Tom, attendez un instant.
Il s’absorba quelques minutes dans la lecturedu message. Le faux Mr Habner n’était plus qu’à quelques pasde la porte, lorsque Mr Hilton s’aperçut de son manège. Cetteconstatation produisit chez lui un redoublement de colère.
– Et vous vous figurez, s’écria-t-il, quevous allez comme cela filer tranquillement en m’emportant cinquantemille dollars ? Vous m’avez pris pour un autre, mongarçon !
Pendant que le directeur s’abandonnait ainsi àune fureur bien légitime, le faux ingénieur calculait froidementles chances qu’il avait de sortir de ce mauvais pas. Il décidaenfin que le meilleur moyen d’y arriver était d’étourdir d’unsolide coup de poing d’abord Mr Hilton, puis Tom, le garçon debureau et de filer en les enfermant tous deux dans lelaboratoire.
Au moment où il s’y attendait le moins,Mr Hilton à demi assommé alla rouler à dix pas de laporte ; Tom qui reçut presque en même temps que son directeurun formidable direct au creux de l’estomac soutint beaucoup mieuxle choc, et presque aussitôt il répliqua au direct par un swing quiatteignit la tempe de son adversaire et le fit trébucher. Le combatcontinua pendant quelques minutes, avec des chances diverses etsans que le faux ingénieur pût ouvrir la porte dont Tom lui barraitobstinément l’accès.
Pendant ce temps, Mr Hilton fort mal enpoint et la mâchoire sérieusement endolorie, s’était relevépéniblement et s’était accoté à une des tables de porcelaine. Quandil eut un peu repris ses sens, son premier soin fut d’appuyer surun bouton électrique qui se trouvait à sa portée et qui provoquaimmédiatement l’apparition d’un second garçon de bureau pour lemoins aussi robuste que Tom lui-même. Cette fois, la lutte devenaitimpossible pour le prétendu Mr Habner. En un clin d’œil il futterrassé et solidement garrotté. La première chose que fitMr Hilton quand il vit le malandrin réduit à l’impuissance futde lui reprendre la liasse de cinquante mille dollars qu’il reportapaisiblement dans sa caisse.
– Faut-il appeler un policeman ?demanda Tom.
– Non ! Laissez-le où il est.J’attends quelqu’un auquel ce bandit aura des comptes à rendre.Mais que l’un de vous ne quitte pas la pièce. Il faut que ce gredinsoit gardé à vue.
Et l’honorable Mr Hilton se retira pouraller poser des compresses sur sa mâchoire tuméfiée tout en sefélicitant de la chance qu’il avait eue de conserver ses bank-noteset de n’être pas assassiné.
Il venait de regagner son cabinet de travaillorsqu’on lui annonça que deux gentlemen et deux dames demandaientà lui parler.
– Faites entrer, dit-il, je suis prévenude cette visite.
Et il se leva pour aller au-devant de JohnJarvis qu’accompagnaient Mrs Godfrey, Mrs Habner etFloridor.
– Je suis heureux d’être arrivé à temps,expliqua le détective. Nous avons affaire à une bande puissammentorganisée, sans nul doute celle de feu le docteur Kristian. Toutesles précautions avaient été prises pour que vous acquittiez lechèque volé. La ligne télégraphique est coupée, la route semée depointes qui ont crevé mes pneus.
– Comment avez-vous fait pour meprévenir ?
– Mon auto est munie d’un appareil de T.S. F. Je m’en suis souvenu heureusement.
– Cela ne m’explique pas comment vousavez pu arriver si tôt.
– La panne s’est produite quand nousavions déjà fait les deux tiers du chemin. Floridor s’est rappeléqu’il y avait une station de chemin de fer à une demi-heure demarche. Nous avons abandonné l’auto et nous nous sommes rendus à lagare à pied.
– Je vous admire ! s’écriaMr Hilton sincèrement émerveillé. Allons voir notre homme. Ilest dans la pièce voisine confortablement garrotté.
Tous passèrent dans le laboratoire.
Le faux ingénieur étendu dans un fauteuil sousla garde de Tom, jeta sur les nouveaux venus le regard farouched’un fauve pris au piège.
– C’est le cow-boy qui est venu cheznous ! s’écria Mrs Godfrey avec une profonde émotion. Jele reconnais formellement. Il va falloir qu’il dise où est monmari !
– Et le mien ! ajoutaMrs Habner.
– Je vous promets qu’il le dira !affirma John Jarvis.
– Je n’ai rien à dire, murmura l’homme,les dents serrées. Allez chercher le policeman, c’est mon droit decomparaître devant un juge.
– Les policemen sont tout à fait inutilesdans cette affaire, déclara froidement le détective. J’ai unmeilleur moyen de le faire parler. Vous disposez sans doute iciMr Hilton d’un sérieux courant électrique.
– Plus de mille volts.
– Parfait. Rien ne sera plus facile quede faire goûter par avance à ce gredin les douceurs del’électrocution. Je vous garantis qu’à la troisième secousse, ilparlera.
– Excellente idée, dit Mr Hilton, enallant chercher dans un coin un tabouret isolant à pieds de verreet un rouleau de gros fil de cuivre.
À la vue de ces préparatifs, le prisonnierétait devenu livide.
Mr Hilton s’était fait apporter un casquede téléphoniste appartenant à une des employées de l’usine, il yadapta une des extrémités du fil de cuivre et relia l’autre à uneprise de courant.
– Ce sera prêt dans une minute,déclara-t-il.
Du coup le prisonnier n’y tint plus.
– Je parlerai, balbutia-t-il d’une voixéteinte.
Aussi pâles que l’homme étendu dans lefauteuil, les deux jeunes femmes se tenaient l’une près de l’autre,le cœur serré par une angoisse inexprimable.
– Le médecin et l’ingénieur sont vivants,reprit le bandit d’un ton plus assuré, cela, je le jure, on ne leura pas fait de mal !…
– Mon Dieu ! Je n’osais plusl’espérer !… murmura Mrs Godfrey.
Et elle s’évanouit. Mrs Habner, presqueaussi émue que sa compagne d’infortune la reçut dans ses bras.Pendant que Mr Hilton faisait respirer des sels à la malade etlui lotionnait les tempes avec de l’eau glacée, le détectivepoursuivit l’interrogatoire du prisonnier.
– Comment vous appelez-vous ? luidemanda-t-il.
– Jonathan.
– Vous appartenez à la bande de KlausKristian.
– Oui, fit le bandit avec hésitation,mais il est mort, tous ses hommes sont en fuite.
– Nous verrons cela. J’exige maintenantdes explications complètes sur la disparition de MM. Godfreyet Habner. Si vous faites preuve d’une entière franchise et si –bien entendu – les deux victimes sont saines et sauves, il pourrase faire que je ne vous livre pas à la justice.
– Les deux disparitions, réponditJonathan qui avait recouvré tout son aplomb, s’expliquent trèsnaturellement. C’est pour soigner un camarade blessé que j’ai étéchercher le docteur Godfrey, on l’a séquestré par mesure deprudence, jusqu’à la guérison complète de son malade, ce n’est pasun grand crime après tout.
– Soit, mais l’ingénieur ?
– Je ne suis pas un gentleman, moi, ditrudement le bandit, je suis un coureur de frontières, unaventurier…
– Ou pour mieux dire un voleur et unassassin.
– Comme il vous plaira. Je trouve unportefeuille, j’eusse été bien bête de ne pas essayer de toucher lechèque qu’il renfermait, mais pour y réussir il fallait fairedisparaître pour quelque temps le véritable bénéficiaire du chèque.C’est ce que j’ai fait. Là encore le crime n’est pas grand. Quiaurait été volé ? Hilton, il est archimillionnaire.
– Vous avez une morale singulièrementélastique.
– On a la morale qu’on peut. Je dis leschoses comme elles sont.
Jonathan avait parlé avec une affectation debrutale franchise dont le détective ne fut pas entièrement dupe,cependant il jugea que les faits ainsi présentés devaient être àpeu près exacts.
– Maintenant vous allez me conduire àl’endroit où sont séquestrés le docteur et l’ingénieur, et celaimmédiatement.
– Je suis à votre disposition. Ce n’estpas très loin d’ici, à Maple-Farm.
Après s’être concerté avec Mr Hilton etles deux femmes, le détective sortit en compagnie de Floridor pourse procurer une auto. Resté seul dans son coin, Jonathan eut unricanement silencieux, Mrs Habner qui l’observait à ladérobée, fut frappée de l’expression d’astuce et de fourberiequ’offraient en ce moment ses traits et elle fit part de sesimpressions à Mrs Godfrey.
– Je crains bien, lui dit-elle, que cebandit ne nous attire dans quelque traquenard, avez-vous observé saphysionomie il y a un instant ?
La femme du docteur ne partagea pas cetteappréhension.
– Cet homme a l’air d’un scélératdéterminé, répondit-elle, mais avec Mr John Jarvis nousn’avons rien à redouter. Maintenant j’ai bon espoir.
Il faisait nuit noire lorsque l’auto de louageoù avaient pris place John Jarvis, Mrs Godfrey etMrs Habner sortit de la ville de Monroë, pilotée par Floridor,à côté duquel on avait installé Jonathan, toujours garrotté. Uneautre voiture où se trouvaient une demi-douzaine d’ouvriers choisisparmi les plus robustes de l’usine Hilton, suivait à distance.Devant l’insistance des deux femmes qui avaient tenu à ne pas lequitter, le détective avait jugé bon de se faire ainsi escorter, augrand mécontentement du bandit.
Il avait eu l’effronterie de se plaindre qu’onn’eût pas confiance en lui, mais John Jarvis n’avait tenu aucuncompte de ses observations.
Jonathan se l’était tenu pour dit. D’un airmaussade, il indiquait à Floridor la route à suivre à travers unréseau compliqué de chemins creux, bordés de rizières, de champs demaïs et de cotonniers.
Quand elles avaient vu disparaître leslumières de la ville de Monroë, qu’elles s’étaient trouvées enpleines ténèbres dans la campagne silencieuse, les deux femmesavaient senti renaître toutes leurs angoisses. Elles setaisaient ; John Jarvis lui-même – préoccupé – prononçait àpeine, de loin en loin, quelques paroles banalesd’encouragement.
On avançait lentement, dans une obscuritéaggravée par la brume qui montait du Mississippi et des étangsvoisins. Enfin la lune se leva, versant sa magique lueur sur lepaysage endormi, découpant sur les nuages couleur d’étain, la hautesilhouette des peupliers, le fantôme blanc des bouleaux toujoursfrissonnants, allumant de mille paillettes opalines le linceultraînant des brouillards.
Les deux jeunes femmes se serrèrentsilencieusement la main ; elles avaient la sensation depénétrer dans une fantastique région pleine de mystérieux périls etchacune d’elles craignait de communiquer à l’autre les vaguesappréhensions dont elle était assaillie.
– Maple-Farm, c’est ici, cria tout à coupJonathan.
De loin, il montrait, sur une éminence, unbâtiment carré d’aspect misérable, construit avec des troncsd’arbres non équarris et de la terre battue et couvert d’un chaumede roseaux. La maison paraissait abandonnée ; tout autour leterrain était couvert de mauvaises herbes et les fenêtres étroitesétaient privées de presque toutes leurs vitres.
Les deux autos avaient stoppé ; tout lemonde mit pied à terre.
John Jarvis qui redoutait quelque guet-apens,fit placer les hommes de l’usine de façon à ce qu’ils entourassentla ferme, il leur recommanda de se dissimuler derrière le tronc desarbres, au cas où les bandits qui pouvaient se trouver cachés àl’intérieur s’aviseraient de tirer sur eux. Les deux femmes furentpriées de rester à l’abri des voitures qui leur serviraient aubesoin de rempart contre les balles perdues. Chaque homme étaitmuni d’un excellent browning et de plusieurs chargeurs.
Ces précautions prises à tout événement, JohnJarvis décida de pénétrer lui-même dans l’intérieur de la fermeavec Floridor, mais en ayant soin d’y faire entrer Jonathan lepremier.
Cet arrangement ne fut nullement du goût ducow-boy ; les choses ne prenaient en rien la tournure qu’ilavait espérée. Il avait été d’abord très désappointé par laprésence des hommes de l’usine, maintenant, on voulait lui fairejouer le rôle de bouclier. Il s’éleva avec véhémence contre cetteprétention.
– Pourquoi voulez-vous que j’entre avecvous ? grommela-t-il ; j’ai loyalement tenu parole envous conduisant à l’endroit où se trouvent les prisonniers. Il esttout à fait inutile que je vous accompagne pour m’exposer auxinsultes et aux reproches de Mr Godfrey et de Mr Habner,qui certes ont quelques raisons de m’en vouloir !
Le détective ne se paya pas de ces mauvaisesraisons. Irrité de cette résistance inexplicable – ou plutôt qu’ils’expliquait trop bien – il arma son browning et en appuya le canonsur la tempe de Jonathan.
– Marche, lui ordonna-t-il ou je te brûlela cervelle. Et d’abord ouvre la porte !
Le cow-boy fit quelques pas en donnant lessignes de la plus vive terreur, puis il s’arrêta net.
– Non, décidément, balbutia-t-il, je nepeux pas ouvrir la porte.
– Pourquoi cela ?
– Je ne peux pas…
Le détective avait repris son browning.
– Je te donne une minute pour te décider,fit-il, il faut que tu ouvres cette porte ou que tu m’expliquespourquoi tu ne veux pas le faire.
John Jarvis avait tiré de sa poche sonchronomètre.
– Il y a déjà vingt secondes d’écoulées,fit-il froidement.
Jonathan tremblait de tous ses membres, sonfront se couvrait de gouttelettes de sueur.
– Tu n’as plus que vingt-cinq secondespour te décider, reprit le détective.
– J’avoue tout… balbutia le misérable enarticulant péniblement ses mots : la porte actionne undétonateur qui détermine l’explosion d’une mine chargée dedynamite… celui qui ouvrira la porte fera de ce seul geste sautertoute la maison !…
– Tu nous avais attirés dans untraquenard ! Tu comptais sans doute t’évader à la faveur del’explosion. Je m’explique pourquoi tu as oublié –intentionnellement – l’adresse de Maple-Farm chez le docteur.
– Que faire ? demanda Floridor, cetinfâme gredin a dû nous mentir sur toute la ligne, les prisonniersne sont sans doute pas ici. Je tremble qu’ils n’aient étéassassinés.
– Je vous jure qu’ils sont dans la ferme,bien vivants tous les deux ! protesta Jonathan avecénergie.
– C’est ce que nous allons voir, déclaraJohn Jarvis. Je crois avoir trouvé la meilleure solution. Jonathanva pénétrer dans la ferme en passant par une des fenêtres, ensuiteil désamorcera son engin et nous ouvrira la porte toute grande.S’il essaye de fuir ou de nous tendre quelque piège il sait ce quil’attend.
Jonathan, bien que peu flatté du rôle qu’onlui faisait jouer, fut contraint de s’exécuter. On lui délia lesmains, et sous la menace de deux revolvers, il sauta par la fenêtredans l’intérieur de la ferme.
Une minute s’écoula, puis une autre, la portedemeurait toujours fermée.
– Écartons-nous un peu, dit le prudentCanadien. Je ne suis pas rassuré. Nous avons eu tort de laisser cesacripant entrer seul. Voyez-vous qu’il s’évade par quelquesouterrain, après avoir mis le feu à la mine…
John Jarvis se rendit à ces raisons et tousdeux se reculèrent d’une vingtaine de pas.
Le temps passait et Jonathan ne donnaittoujours pas signe de vie.
– Je vais voir… dit le détective.
Il ne put achever sa phrase. Une colonne deflamme livide jaillit du seuil de la maison ; la terretrembla, John Jarvis et Floridor furent brutalement renversés surle sol pendant que la violence de l’explosion dispersait danstoutes les directions, des pierres, des pièces de bois et desdébris humains, au milieu d’une pluie sanglante.
Une tête hideusement défigurée avait roulé àcôté de Floridor, c’était celle de Jonathan.
– Le misérable a été terriblement puni,murmura le détective. À-t-il été victime de sa maladresse endésamorçant l’engin ? S’est-il suicidé en essayant de nousentraîner dans la mort ? Nous ne le saurons jamais…
Mrs Godfrey, un peu plus loin, poussaitdes cris déchirants, dans une main humaine tombée près d’elle, ellecroyait reconnaître celle de son mari ; Mrs Habners’était évanouie.
– Nous nous occuperons d’elles tout àl’heure, dit le détective, le plus urgent est de voir s’il n’y apersonne à sauver dans ces décombres.
On se mit aussitôt à l’œuvre. Remis del’effroyable secousse et du saisissement qu’ils venaientd’éprouver, les ouvriers de l’usine aidèrent les deux détectives àdéblayer l’amoncellement des gravats et des poutres, d’oùsemblaient partir de faibles gémissements.
– Je ne serais pas surpris que la cavefût intacte, dit John Jarvis. Ceux qui ont placé cette mineconnaissaient mal les effets de la dynamite, cet explosif agittoujours dans le sens de la verticale, de bas en haut, jamaislatéralement. Voyez, la façade de la ferme est entièrementdétruite, il n’en reste rien, mais le mur du fond, tout crevasséqu’il soit, est encore indemne.
– On entend très distinctement desplaintes et des gémissements, fit un ouvrier.
Le travail fut un instant interrompu, tousprêtèrent l’oreille. Dans le silence qui s’était fait, une voixassourdie s’éleva des profondeurs du sol.
– À moi ! à moi ! ausecours.
– Ils sont là certainement, s’écria ledétective, et l’un d’eux au moins est encore vivant ! Couragemes amis ! Je vous promets que vous serez largement payé devotre peine.
Ainsi encouragés, les ouvriers se remirent autravail avec une nouvelle ardeur, bien qu’ils fussent dépourvusd’outils. Les uns creusaient l’argile du sol avec la lame de leurbowie-knife, d’autres se servaient de planches en guise de pelles,les plus vigoureux emportaient au-dehors les poutres et les plusgrosses pierres. Après trois quarts d’heure d’un labeur acharné,l’entrée de l’escalier de la cave fut enfin désobstruée.
Les cris déchirants du malheureux enterré vifs’entendaient maintenant distinctement et John Jarvis y avaitrépondu plusieurs fois par des paroles d’encouragement.
On était allé chercher un des phares del’auto. Floridor le prit et descendit le premier les marches debois vermoulu. John Jarvis le suivait.
Ils atteignirent une première pièce dont leplafond rompu par l’explosion s’abaissait d’inquiétante façon. Surun monceau de paille pourrie, gisait un homme garrotté, il portaitencore autour du cou le bâillon qu’il avait réussi à faire glisser.C’était lui qui avait appelé au secours, mais il paraissait siépuisé qu’il n’eut pas la force de dire un mot à ceux qui venaientl’arracher à la mort.
– L’ingénieur Habner sans doute ?demanda Floridor.
L’homme fit un signe de tête affirmatif, et enmême temps il montrait le plafond dont le centre se bombait defaçon menaçante.
– Il a dû passer de cruelles minutes avecla terreur incessante de se voir d’une seconde à l’autre écrasé parla chute de la voûte et enseveli sous les débris, dit John Jarvis.Il faut le tirer de là.
Floridor était déjà occupé à couper les cordesqui garrottaient le malheureux ingénieur, mais cette besogneterminée, ses membres étaient tellement ankylosés qu’il ne putfaire un mouvement, alors le Canadien le prit à bras-le-corps etl’emporta jusqu’à l’étage supérieur, comme si ce n’eût été qu’unenfant.
Pendant ce temps John Jarvis poussait uneporte et pénétrait dans un second compartiment de la cave.
Là aussi il y avait un homme garrotté etbâillonné, certainement le docteur Godfrey, mais il ne donnait plussigne de vie et ses yeux étaient fermés.
John Jarvis se hâta tout d’abord de couper lesliens et d’arracher le bâillon, puis il constata que le docteurrespirait encore quoique d’une façon presque imperceptible. C’est àpeine si son souffle ternit la petite glace que le détectiveapprocha de ses lèvres. À ce moment, le Canadien revenait.
– Le docteur n’est pas mort, déclara JohnJarvis, mais il n’en vaut guère mieux. Aide-moi à lui frictionnerles bras et les jambes pour rétablir la circulation. Je vais luidesserrer les dents et tâcher de lui faire avaler quelques gouttesde whisky.
Au bout d’un quart d’heure de soins énergiquesle docteur Godfrey ouvrit les yeux pour les refermerpresqu’aussitôt.
Le Canadien le chargea sur son dos et letransporta à l’air libre comme il l’avait fait pour l’ingénieurHabner.
Ce dernier, ranimé par quelques gorgées decordial, avait recouvré l’usage de la parole. Après avoirchaleureusement exprimé sa gratitude à ses sauveurs, il expliqua enquelques mots son aventure.
– Quand je me suis rendu à l’endroit oùl’on devait me restituer mon portefeuille, j’ai d’abord été fortétonné de ne trouver qu’un hangar sur une grande route déserte.Avant que je sois revenu de ma surprise quatre hommes qui s’étaienttenus cachés dans un champ de maïs ont surgi brusquement, se sontélancés sur moi et m’ont bâillonné et garrotté avant que j’aie pufaire un mouvement pour me défendre. Puis on m’a transporté ici etjeté dans cette cave sans la moindre explication.
« Pourvu, ajouta-t-il, que les banditsn’aient pas encaissé le chèque !
– Il s’en est fallu de peu, répondit JohnJarvis et il exposa brièvement à l’ingénieur toutes les péripétiesqui s’étaient succédé dans le cours de la journée.
Quand Mr Habner sut que sa femme étaitprésente il voulut la rejoindre, mais on lui fit comprendre que sabrusque apparition pourrait causer à Mrs Habner une trop viveémotion. Ce fut Floridor qui fut chargé de la délicate missiond’annoncer aux deux épouses affligées que leurs maris étaient bienvivants, sinon en parfaite santé et que l’explosion n’avait tuépersonne que Jonathan.
Pendant ce temps le docteur Godfrey étaitrevenu à lui, malgré son extrême faiblesse, il insista pourraconter à John Jarvis, qu’il connaissait de réputation comment ilavait été enlevé par les bandits. Le docteur était d’un tempéramentextrêmement nerveux, aussi prompt à l’exaltation qu’à l’abattement.Ce fut avec une singulière vivacité qu’il commença.
– Je suis souvent appelé chez lescultivateurs des plantations, aussi étais-je sans méfiance, quandje montai en auto avec l’homme qui était venu me chercher. Nousparcourûmes une vingtaine de milles dans la direction du nord. Jecommençais à trouver que c’était, quand même, un peu loin du centrede ma clientèle ordinaire, quand l’auto s’arrêta au bord d’un deces vastes étangs qui communiquent avec le Mississippi ouquelques-uns de ses affluents.
« Nous sommes bientôt arrivés, m’expliquamon guide, mais ici l’auto nous devient inutile, une barque nousattend. Il lança deux coups de sifflet : une yole manœuvréepar deux rameurs sortit d’un massif de roseaux et vint accoster lerivage. Je pris place à l’arrière, les rameurs se courbèrent surleurs avirons et nous filâmes rapidement sur les eaux calmes del’étang, puis la yole s’engagea dans un rio au courant rapide quinous conduisit à un autre étang.
« À mesure que nous avancions, lanavigation devenait plus difficile, nous suivions d’étroites alléesd’eau, bordées de joncs et de bambous, nous passions à la surfacede marécages embarrassés de grandes herbes où, malgré son faibletirant d’eau, la yole faillit échouer dix fois sur des bancs deboue. Je commençais à être inquiet. J’avais compris que je metrouvais dans cette région des marais, à peu près inhabitée, et où,à ma connaissance, il n’existe guère de fermes. Il étaitmalheureusement trop tard pour reculer.
« Enfin nous prîmes terre sur une espèced’îlot couvert d’une forêt de roseaux géants et d’arbresaquatiques, et on me mena à une longue hutte de terre battue, sibien dissimulée sous les feuillages qu’on aurait pu faire dix foisle tour de l’îlot sans en soupçonner l’existence. J’entrai, unhomme gisait sur un tas de couvertures, la poitrine traversée d’uneaffreuse blessure…
– Et c’était il y a trois jours ?interrompit précipitamment John Jarvis.
– Mais oui.
– Regardez cette photographie.
– Eh bien, dit tranquillement le docteur,c’est bien là le portrait de l’homme que j’ai soigné.
– Soigné ? s’écria le détective avecstupeur, il n’était donc pas mort.
– Pas le moins du monde.
– Continuez, reprit John Jarvis, ens’efforçant de dissimuler le trouble qu’il ressentait. Je vousécoute avec la plus vive attention…
– L’homme paraissait mort en effet, maisje constatai d’abord que la blessure de la poitrine n’était quesuperficielle et ne lésait aucun viscère important. On eût ditqu’elle avait été faite volontairement, comme pourdonner l’illusion d’un coup de poignard dans le cœur, mais lesextrémités étaient froides et la respiration était arrêtée.J’allais déclarer que mon art n’allait pas jusqu’à ressusciter lesmorts et demander à quitter cet étrange endroit, quand l’homme quim’avait amené me prit à part : « Cet homme n’est pas mortcomme vous pourriez le croire, me dit-il, la blessure de lapoitrine est insignifiante, mais il a absorbé un poison de la mêmenature que le curare, un poison qui a la propriété de paralyser lesmouvements du cœur pendant un certain temps : il s’agit de lerappeler à la vie. »
« Je ne m’en sens pas capable,répondis-je, et d’ailleurs je n’ai ni médicaments ni instruments. –Je vous donnerai tout cela, me répondit-il, et même desinstructions écrites sur la méthode à suivre, mais il faut réussir.Vous devez bien comprendre que votre vie me répond de celle devotre malade. Il faut le guérir ou mourir.
« Je me mis aussitôt en besogne, lesinstructions écrites étaient claires et lucides, elles émanaient àn’en pas douter d’un savant de premier ordre. On me remit aussideux fioles, l’une renfermant un révulsif, l’autre un puissanttonique du cœur…
– Vous avez réussi ? demanda JohnJarvis impatiemment.
– Oui, mais au bout de plusieurs heuresd’effort ; je pratiquai la respiration artificielle, lestractions rythmées de la langue, certaines piqûres… Enfin le cœurse remit à battre…
– Maintenant voulez-vous connaître le nomde votre malade, de l’homme dont je viens de vous montrer laphotographie ?
– Eh bien ?
– C’est tout simplement un célèbrebandit, le docteur Klaus Kristian.
– Serait-il possible !
– C’est comme j’ai l’honneur de vous ledire. Il a réussi à me glisser entre les doigts en faisant le mort.J’y ai été trompé. J’avoue que je n’aurais jamais pensé à cetaudacieux stratagème…
– Il fallait qu’il fût bien sûr de ceuxqui l’entouraient – et aussi qu’il connût admirablement bien laphysiologie du cœur – pour tenter une expérience aussitéméraire.
– Vous avez dû vous en apercevoir, ledocteur Klaus Kristian est un savant génial. Celles de sesdécouvertes qu’il a bien voulu publier sont de la plus haute portéescientifique. En général, malheureusement il garde égoïstement pourlui ses plus heureuses trouvailles et n’emploie son immense savoirqu’à faire le mal.
– Sa conversation est passionnante. Jepasse pour avoir fait d’excellentes études médicales. J’ai beaucouptravaillé certaines questions, j’ai publié de nombreux articlesdans les revues spéciales. Eh bien, en quelques phrases – je le disparce que c’est la vérité – Klaus Kristian m’a démontré ma profondeignorance.
– N’exagérez pas, rappelez-vous que ledocteur Kristian – malgré sa science – est aussi le plus rusé descharlatans et le plus habile des metteurs en scène. Il possède untalent tout particulier pour produire sur ses auditeurs uneprofonde impression.
– Il est certain que pour mon compte jene l’oublierai de ma vie.
Le docteur Godfrey demeura silencieux pendantquelques instants, comme quelqu’un qui en s’éveillant seretracerait avec terreur le cauchemar qui a troublé sonsommeil.
– J’aurai toujours devant les yeux,reprit-il, cette face carrée aux lourdes mâchoires qu’encadre uneforêt de cheveux roux, ses petits yeux d’un jaune verdâtre, d’uneacuité pénétrante, derrière des sourcils d’un blond décoloré, etses poings énormes, ses doigts d’assassin-né, au bout de ces brastrop longs, aux muscles terriblement puissants.
Le docteur Godfrey porta la main à son frontmoite de sueur.
– Je souhaite de tout mon cœur, fit-il,de ne jamais revoir cet homme, de n’avoir jamais rien à démêleravec lui !
– Beaucoup de gens – moi tout le premier– ont fait le même souhait que vous, répondit le détective ensongeant à Miss Elsie. Il est fâcheux qu’au cours de votre visite,vous n’ayez pu rien surprendre des projets de votre redoutableclient.
– Ce dont je suis sûr, c’est que lesbandits ont quitté l’îlot qui leur servait de refuge. En maprésence, Klaus Kristian a donné des ordres en conséquence à seshommes.
– Et où vont-ils ?
– Dans leur conversation il a étéquestion du Mexique, puis du Venezuela…
– Que ne me disiez-vous cela plus tôt,s’écria le détective dont la physionomie inquiète se déridabrusquement. Je serais délivré d’un grave souci si je savais KlausKristian au Mexique ou dans l’Amérique Centrale. Tant qu’il resteraaux États-Unis, je suis obligé – pour me défendre moi-même – de letraquer d’une façon impitoyable.
Et John Jarvis raconta au docteur Godfrey,avec lequel il se sentait en confiance, les péripéties mouvementéesde la lutte qu’il avait soutenue contre Klaus Kristian pendant cesderniers mois. Mr Godfrey qui ne connaissait les faits que parles journaux et encore de façon assez inexacte, fut à la foisémerveillé et épouvanté.
– Dieu me préserve d’un pareilclient ! s’exclama-t-il. Avec vous heureusement, il a trouvé àqui parler.
– Je fais ce que je peux, réponditmodestement le célèbre détective, mais vous voyez que la besogneest ingrate.
Il reprit après un silence.
– Vous ne m’avez pas encore dit quellefut la mine de Klaus Kristian quand il reprit connaissance etquelle attitude il adopta envers vous.
– En ouvrant les yeux, il regarda autourde lui avec stupeur d’abord, puis avec méfiance ; c’était leregard circulaire du tigre traqué par les chasseurs, je frissonnerien qu’en pensant à ce coup d’œil. Après, quand il se fut renducompte de l’endroit où il était, il grimaça une sorte de sourire etreferma les paupières. Il demeura ainsi plusieurs minutes qui meparurent interminables…
– Sans doute qu’il réfléchissait,interrompit Floridor, qui écoutait avidement le récit durescapé.
– Enfin, il rouvrit les yeux de nouveauet il m’examina longuement avec autant de fixité aiguë que sij’eusse été quelque microbe inconnu, sur la lamelle de verre dusuper-microscope. Ce regard, d’une insistance gênante, étaitaccompagné d’un méprisant sourire, d’une expression à la foiscruelle et goguenarde. Ce regard et ce sourire me mettaient ausupplice.
« – Mon cher confrère, me dit-il enfin,car je devine que vous êtes un confrère, vous venez d’opérer sur mapersonne une cure superbe, mes bien sincères compliments.
« Et comme je lui demandais naïvement quiil était – Ne vous occupez pas de cela, ricana-t-il, vous le saurezbien assez tôt.
« Et sans m’accorder plus deconsidération que si j’avais été un des bandits placés sous sesordres, il me posa diverses questions sur les moyens que j’avaismis en œuvre pour le ranimer. Tantôt il approuvait, tantôt ilblâmait. Ensuite il entama une longue dissertation sur le rôle despoisons du cœur et c’est alors qu’il m’émerveilla par l’étendue deses connaissances et la clarté avec laquelle il les exposait.Jamais doyen de faculté ne fit de cours aussi brillant.
« Brusquement, il cessa de s’occuper demoi et se mit à discuter à mi-voix avec deux des bandits. Jedemeurai dans un coin de la hutte aussi inquiet que j’étais humiliéde la façon dont on me traitait. Enfin, sans que Klaus Kristianm’eût adressé la moindre parole de politesse, on me conduisit dansune autre hutte où on m’offrit du poisson bouilli et des épis demaïs grillés. Je refusai, j’avais le cœur trop serré pour me sentirle moindre appétit, je bus seulement un verre d’eau.
« – Vous avez tort, me dit un vieuxbandit d’un ton qui me donna le frisson, il ne faut jamais laisserpasser l’occasion de se restaurer, la possibilité de faire un aussibon repas ne se présentera peut-être pas de si tôt pour vous.
« Depuis, dans le caveau humide où on melaissait mourir de faim, j’ai compris l’horrible signification deces paroles.
« Que vous dirai-je de plus, on me fitremonter en barque et on m’amena dans cette ferme où, sans votreintervention, je serais infailliblement mort.
– Il y a dans tout cela, bien des pointsobscurs encore, déclara Floridor, pourquoi, par exemple, la minequi vient de faire explosion ?
– C’est en notre honneur qu’elle avaitété posée, répliqua John Jarvis ; les bandits avaient devinéque Mrs Godfrey s’adresserait à moi et c’est certainement avecintention que l’adresse de la ferme des Érables avait été oubliée.Enfin Jonathan avait reçu l’ordre de nous attirer dans ce piège, sipar hasard il était pris. Je reconnais bien dans cette combinaisonl’ingéniosité machiavélique de ce scélérat de Klaus Kristian. Cettefois encore nous l’avons échappé belle.
*
**
Il était près de minuit quand John Jarvis etFloridor – après avoir reconduit Mr Habner, Mr Godfrey etleurs femmes – rentrèrent à Isis-Lodge où leurs amis lesattendaient, assez inquiets. Elsie qui avait refusé de se coucheravant le retour de son fiancé voulut entendre le récit desaventures de la journée, pendant que les deux détectives soupaientde grand appétit.
John Jarvis tout en racontant exactement lesfaits jugea prudent de ne pas dire que Klaus Kristian était encorevivant. Il savait combien Elsie était impressionnable, et il nedoutait pas qu’une semblable nouvelle n’exerçât sur la santé de lajeune fille la plus néfaste influence.
Rio Blas et Guasco avaient eu le visage brûlépar l’explosion d’une mine. On avait pu leur sauver la vie, maisils étaient demeurés aveugles et atrocement défigurés.
En pleine force – ils avaient à peinetrente-cinq ans – ils s’étaient trouvés du jour au lendemainacculés au suicide ou à la mendicité. Finalement ils avaient trouvéun moyen terme, et, de prospecteurs, ils étaient devenusguitaristes ambulants.
Leurs débuts furent modestes. Ils arrivaientdans un village ou dans un ranch à la tombée de la nuit etfaisaient danser les femmes et les filles des cow-boys, enexécutant quelques-unes de ces vieilles habaneras mexicaines où seretrouvent toute l’ardeur mélancolique, toute la tristessepassionnée de l’âme espagnole.
On les payait de leur peine en leur donnantlargement à manger et surtout à boire, en leur accordant unecouverture et un lit de paille de maïs dans l’étable, et ils sesentaient presque consolés de leurs chagrins quand la fin d’un deleurs morceaux était salué par des « Anda ! » et des« ollé ! » d’enthousiasme, scandés parfois par lecrépitement d’un browning dont quelque cow-boy mélomane déchargeaiten l’air les six coups, en guise d’applaudissement.
Très rapidement, ils devinrent populaires surtoute la frontière de l’État du Texas. Parfois même, ilsfranchissaient le rio del Norte pour aller jouer dans quelquehacienda du Mexique, mais, en général, ils restaient fidèles à larive américaine.
Au début, ils jouaient d’une façon quelconque,mais leur sens de la musique s’affina, se perfectionna. Aux airsles plus rebattus ils ajoutaient une broderie d’originalesfioritures, même ils improvisaient. L’âme sauvage et délicate decette fruste population salua en eux ses artistes.
Quand un propriétaire de ranch mariait un deses enfants, célébrait la vente avantageuse d’un lot de chevaux oudonnait une fête quelconque, Rio Blas et Guasco étaient appelés. Àtable on les mettait à la place d’honneur, on les gardait tantqu’il leur plaisait de rester et on ne les renvoyait jamais que lespoches bien garnies.
Ce soir-là, ils revenaient de chez le señorVelasco, un ranchero, propriétaire d’un troupeau de cinquante milletêtes, un des plus riches de la région, chez lequel ils avaientpassé trois jours.
Cheminant paisiblement au clair de lune, ilsregagnaient la petite ville de Presidio distante d’environ quatremilles. On leur avait offert de les reconduire dans un car, ilsavaient préféré faire la route à pied, en suivant les rails d’unevoie de chemin de fer qui ne servait qu’une fois ou deux chaquemois au transport des chevaux.
Leurs instruments en bandoulière, de solidesbâtons en main, les deux aveugles marchaient allégrement, toutjoyeux d’une vingtaine de dollars qu’ils devaient à la munificencedu señor Velasco. L’atmosphère était d’une exquise douceur, labrise rafraîchie par la rosée était parfumée par l’odeur puissantedes térébinthes. Le silence de cette belle nuit n’était troublé quepar le bruissement des insectes et le mugissement mélancolique desimmenses troupeaux errant en liberté dans la pampa.
De temps en temps, Rio Blas faisait sonner deson bâton l’acier des rails et s’assurait ainsi qu’il étaittoujours dans la bonne route.
Brusquement, et, pour ainsi dire, d’un mêmemouvement, les deux aveugles s’arrêtèrent et tendirentl’oreille.
– Tu entends – murmura Rio Blas en sepenchant vers le sol – il y a certainement un grand troupeau dechevaux à peu de distance de nous.
– Tu es sûr que ce sont des chevaux,répondit Guasco.
– Impossible de s’y tromper ! Écoutetoi-même. Les bœufs ne frappent pas la terre de cette façon.
– D’où peuvent-ils venir ?
– Sans nul doute du ranch de Stebbingl’Américain et on les conduit à Presidio pour les embarquer àdestination de la Nouvelle-Orléans.
– Alors – s’écria Guasco avec inquiétude– nous sommes sur leur chemin et ce n’est pas rassurant.
Les deux aveugles savaient par expérience cequ’est le passage de deux ou trois mille animaux à peu prèssauvages que chassent devant eux des cowboys armés de lazzos. Rienne résiste à une pareille trombe. Le moins qui pût arriver auxpauvres musiciens était d’être foulés aux pieds et d’avoir lapoitrine défoncée à coups de sabots.
Quelques minutes s’écoulèrent. Le bruit serapprochait avec une rapidité inquiétante. La terre durcie par lesoleil résonnait au loin sous le sabot des mustangs comme àl’approche de quelque cataclysme.
– Gagnons un des bois qui se trouvent surla gauche, proposa Rio Blas. Nous nous mettrons à l’abri derrièreles troncs d’arbres. Là nous serons en sûreté ; mais il fautnous hâter ; le troupeau est maintenant à moins d’unmille.
Sans répondre Guasco prit le bras de soncompagnon et tous deux se mirent à courir du côté où ilsentendaient le murmure des feuillages agités par la brise, mais cene fut qu’au bout d’une demi-heure d’une course folle qu’ilsatteignirent les premiers arbres du bois, un bois composé de cescèdres et de ces térébinthes qui couvrent encore une partie de laGéorgie, de la Floride et du Texas. Abrités par les vastes troncs,ils reprirent haleine.
Le troupeau de chevaux passa à une faibledistance d’eux avec le bruit d’un ouragan puis, petit à petit, lacampagne rentra dans le silence.
– Nous l’avons échappé belle, murmuraGuasco, en s’épongeant le front.
– Il s’agit maintenant, grommela RioBlas, de retrouver notre chemin.
– Ce sera facile. Tout à l’heure nousavons marché contre le vent.
– En es-tu bien sûr ? Il me semble àmoi, au contraire, que nous avons marché dans le sens de labrise.
Après une courte discussion, les deux aveuglesse remirent en route, mais au bout d’une centaine de pas ilstrouvèrent un autre bois. Ils revinrent en arrière, marchèrentpendant un quart d’heure en terrain découvert, puis de nouveau seheurtèrent à des touffes de palmiers nains qui leur indiquaient lesapproches d’une forêt.
– Nous sommes égarés, déclara tristementGuasco.
– C’est malheureusement vrai, murmura RioBlas. Essayons encore. Nous ne devons pourtant pas être très loinde la voie du chemin de fer.
En cela il se trompait. Dans leur fuiteprécipitée, son compagnon et lui s’étaient éloignés des rails deplus d’un demi-mille et dans leurs vaines tentatives pour retrouverleur chemin ils s’étaient avancés de plus en plus vers le sud-ouestdans une contrée très boisée où il n’existait pas de sentier frayé.Ils auraient passé gaiement leur nuit à la belle étoile, ce quileur était advenu maintes fois au cours de leur existenceaventureuse, mais ils commençaient à se sentir fatigués ; enoutre on les attendait le lendemain aux noces de la fille d’unranchero et ils commençaient à craindre de ne pouvoir y arriver entemps voulu.
S’encourageant mutuellement, ils se mirent àmarcher à l’aventure, comptant toujours sur un heureux hasard. Ilsétaient revenus vingt fois sur leur propre piste : ilsn’avaient plus la moindre notion de l’endroit où ils pouvaient setrouver.
– Je suis accablé de fatigue, déclara RioBlas. Il m’est impossible d’aller plus loin !
– Il me semble entendre l’aboiement d’unchien pas très loin d’ici. Je vais aller à la découverte.
– Ne m’abandonne pas, s’écria Rio Blas ense cramponnant désespérément au bras de son camarade. Ne nousséparons pas ! sans quoi nous ne pourrions plus nousretrouver.
Guasco se rendit à ces raisons et tous deux sedirigèrent lentement du côté d’où partaient les aboiements. Ilssentaient maintenant sous leurs pieds le sol d’un sentier battu oud’une route et l’espoir leur était revenu. Leur découragements’était envolé comme par magie.
Ils se trouvèrent bientôt devant une muraillede planches qui était celle d’une maison. En tâtonnant ils enfirent le tour jusqu’à ce qu’ils eussent découvert une porte. Alorsils se mirent à frapper dedans à coups de pied et à coups depoings. Personne ne leur répondit. La maison pourtant étaithabitée, car ils distinguèrent une voix d’homme mêlée auxaboiements du chien.
Ils continuèrent à cogner de toutes leursforces en faisant un infernal vacarme. Cette insistance eut unrésultat auquel ils ne s’attendaient guère. Une petite fenêtres’ouvrit brusquement au-dessus de leurs têtes, cinq ou six coups derevolver éclatèrent dans le silence de la nuit et des ballessifflèrent aux oreilles des malchanceux aveugles. En même temps unevoix d’homme criait avec colère, en anglais.
– Passez votre chemin, coquins, il n’y arien à voler ici.
Puis la fenêtre se referma.
Les aveugles avaient eu grand-peur.
– On nous prend pour des bandits, fittristement Guasco, il ne nous reste plus qu’à nous en aller.
– Ce n’est pas mon avis, dit Rio Blas quiétait d’un caractère très opiniâtre. Nous avons un moyen de nousfaire reconnaître pour d’honnêtes gens. Nous sommes estimés etaimés dans toute la région. Je suis sûr que quand le propriétairede cette maison saura à qui il a affaire, il s’empresserad’ouvrir.
– Mais quelle est ton idée ?
– Nous allons tout simplement exécuter unde nos airs les plus en vogue. Tu verras que ce moyen estinfaillible.
– Essayons toujours !
Les deux musiciens saisirent leurs guitares etse mirent à jouer avec toute la virtuosité dont ils étaientcapables la célèbre habanera mexicaine Sous les jasmins enfleurs.
Rio Blas ne s’était pas trompé. Au bout dequelques minutes les aboiements du chien se turent, la portes’ouvrit toute grande et une voix bourrue, mais cordiale, invitales deux aveugles à pénétrer dans l’intérieur de la maison.
– Il fallait dire que c’était vous ;j’aurais ouvert tout de suite ! fit l’homme.
– Nous avons bien essayé – répliquaGuasco – mais vous avez commencé par nous tirer dessus.
– Dame ! à cette heure-ci, voussavez, et dans un endroit aussi désert, il est bon de prendrel’offensive sans attendre d’avoir reçu une balle dans la peau.
– Excusez-nous, mais nous nous sommeségarés en revenant de l’hacienda du Señor Velasco. Sommes-nous loinde Presidio ?
– Vous en êtes à moins d’un mille.
Cette réponse surprit beaucoup les aveugles,qui se figuraient être au moins à trois milles de la ville.Finalement, ils se réjouirent de s’être ainsi rapprochés de leurbut sans s’en douter. De cette façon ils pourraient être revenus àPresidio encore assez à temps pour se rendre à la noce où ilsétaient attendus. Cependant leur hôte se montrait maintenant aussiplein de prévenances, qu’il avait été tout d’abord peu accueillant.Il ouvrit en leur honneur une boîte de corned-beef et leur versa àchacun un gobelet de cette brutale eau-de-vie de canne à sucre, lacaña, dont malgré l’interdiction de l’alcool, le débit n’anullement diminué sur la frontière du Texas.
Ragaillardis par ce lunch, les aveuglesdéclarèrent d’une même voix que leur fatigue avait disparu etqu’ils étaient prêts à se remettre en route.
– Puisque vous vous rendez à Presidio,dit alors leur hôte mystérieux, vous pouvez me rendre un grandservice, service que je rétribuerai d’ailleurs généreusement.
Les aveugles protestèrent de leur dévouementet de leur bonne volonté.
– Voici de quoi il s’agit, expliqual’homme. Un de mes cousins vient d’avoir les côtes enfoncées d’uncoup de pied de cheval. Il faudrait m’aider à le transporterjusqu’à l’hôpital de Presidio. Un mille est bientôt fait et je vousdonnerai à chacun cinq dollars.
Les aveugles eurent un moment d’hésitation,puis la cordialité de leur hôte, l’offre alléchante de cinqdollars, les décidèrent.
– C’est entendu, dit Guasco. Avez-vous aumoins ce qu’il faut ?
– J’ai une civière, dont vous prendrezchacun l’un des bouts.
– Vous pourrez sans doute – observa RioBlas – relayer de temps en temps l’un ou l’autre de nous deux.
– Malheureusement non, j’ai eu moi-mêmele bras cassé le mois dernier et je ne puis encore m’en servir,mais je viendrai avec vous, en cas de mauvaise rencontre.Voulez-vous que je vous donne tout de suite les cinqdollars ?
– Vous pourrez aussi bien nous les donnerquand nous serons arrivés.
– Non ! je vais vous les donnermaintenant.
Et il mit dans la main de chacun des aveuglescinq belles pièces d’argent. Rio Blas et Guasco qui avaient craintun moment qu’on ne leur donnât une bank-note dont il leur auraitété difficile de contrôler la valeur – la fausse monnaie est trèsrépandue au Texas – furent tout à fait gagnés par les façons deleur hôte.
Après avoir absorbé une dernière rasade decaña, ils saisirent chacun les deux poignées du brancard et l’on semit en chemin assez lentement, car le blessé était lourd.
L’homme cependant les encourageait de toutesles façons. Il leur promit même deux dollars de supplément quand onserait arrivés à Presidio.
– Vous ne savez pas quel importantservice vous me rendez, leur répétait-il. Sans vous, mon cousinaurait peut-être succombé, faute de soins, tandis que bien soigné àl’hôpital, il s’en tirera.
On franchit sans incident la distance d’undemi-mille, mais alors le pas cadencé de plusieurs chevaux se fitentendre à une faible distance. Ils avançaient assez lentement.
– Rien qu’au rythme de leur pas, déclaraGuasco qui marchait en avant, je devine que chaque cheval a soncavalier.
– Ce sont – sans nul doute – les« Rangers », dit Rio Blas.
– Très probablement, balbutia l’inconnu,je vais en avant leur dire un mot…
Et l’homme s’éloigna précipitamment.
Les « Rangers » constituent un corpsde police montée que l’on ne trouve guère que sur la frontièremexicaine. Dans ce pays où pullulent les bandits de tout genre –assassins, voleurs de bestiaux, faux monnayeurs – les Rangersrendent d’inappréciables services ; choisis parmi les cowboysles plus robustes et les plus lestes, pourvus d’excellents chevaux,et généralement commandés par quelque vieux coureur de prairie,promu au rang de capitaine, ils se transportent avec la rapidité del’éclair à l’endroit où l’on a besoin d’eux. Il est rare qu’unmalfaiteur leur échappe ; pour l’atteindre ils feront parfoiscinquante milles sans débrider. D’ailleurs leurs procédés sontexpéditifs : si l’homme qu’ils doivent arrêter ne lève pas lesmains assez promptement au cri de : Hands up !il tombe percé de plusieurs balles avant d’avoir eu le temps deparlementer.
Dans tout le Texas, les Rangers sont redoutéset respectés.
Le capitaine de la troupe qui s’avançait à larencontre des deux aveugles était un certain Burton, dont laperspicacité aussi bien que la farouche énergie étaientlégendaires.
À la lueur éblouissante du clair de lune, ilavait, de très loin, reconnu les deux aveugles guitaristes, qu’ilavait en grande estime, mais il avait été fort surpris de voirl’homme qui les accompagnait se perdre dans le sous-bois sitôtqu’il avait pu reconnaître la police montée.
– Voilà qui est bizarre, fit-il ensifflotant. Puis il faut que je voie ce qu’il y a sur cette civièrequi paraît si lourde. Est-ce que nos braves aveugles feraient lacontrebande ?
« Halte, vous autres »,commanda-t-il à ses hommes.
D’un bond, il avait sauté à terre.
– Bonsoir, Guasco, dit-il d’un ton pleinde cordialité. Bonsoir Rio Blas. Où diable allez-vous à pareilleheure ?
– À Presidio, capitaine, réponditingénument Rio Blas.
– Mais vous y tournez le dos ! Vousen êtes à près de quatre milles et vous marchez droit vers le Riodel Norte !
– Alors on s’est moqué de nous !s’écria Guasco avec amertume.
– Qui cela, on ?
– L’homme qui était avec nous et qui nousa priés de porter son cousin jusqu’à l’hôpital. Il est parti il n’ya qu’un instant pour vous parler.
– Personne n’est venu me parler. J’ai vuseulement un homme qui fuyait à travers le bois.
Les aveugles demeuraient muets de surprise,consternés et furieux qu’on eût ainsi abusé de leur bonne foi. Lecapitaine Burton était très intrigué.
– Il faut que cette histoires’éclaircisse, déclara-t-il rudement. Et d’abord voyons !
D’un geste brusque, il avait relevé lacouverture qui dissimulait le visage du blessé. Une face immobileet blême apparut, les paupières étaient closes, les lèvresexsangues et le front barbouillé de sang.
– Misérables ! s’écria-t-il dans lepremier élan de la surprise et de la colère, mais c’est un cadavreque vous portez ! Vous alliez sans doute le jeter dans le Riodel Norte qui coule à cent pas d’ici !
– Santa Maria ! bégaya Guasco d’unevoix étranglée, peut-on nous accuser d’un crime pareil, nous quisommes aussi innocents que l’enfant qui vient de naître !…
Il y avait tant de sincère indignation dansl’accent du pauvre aveugle que le capitaine Burton hésita.
– Nous verrons cela, grommela-t-il, vousavez peut-être été, sans le savoir, les complices d’unassassin…
Le capitaine des Rangers s’était de nouveaubaissé vers le cadavre, mais presqu’aussitôt il se releva endonnant tous les signes d’une surprise arrivée au paroxysme le plusaigu.
– Carajo ! s’exclama-t-il, aussivrai que je m’appelle William Burton, ce cadavre est celui deGérard Perquin, le sous-directeur de la Mexican Mining Bank,l’auteur du vol de deux millions de dollars commis il y a quelquesheures à peine !
Tumultueusement, les Rangers avaient sauté enbas de leurs montures ; sans la moindre hésitation, ilsidentifièrent Gérard Perquin que tout le monde connaissait àPresidio. Quant aux aveugles, ils étaient atterrés, tellement émusqu’ils étaient incapables de prononcer une parole.
Les policiers de leur côté, étaientpresqu’aussi stupéfaits de la tournure incompréhensible etextraordinaire que présentait cette aventure. Tous pendant unelongue minute demeurèrent silencieux, en proie à une secrèteinquiétude.
– Voyons d’abord si Perquin est bienmort, dit tout à coup le capitaine Burton.
– Il vit encore, fit-il après un rapideexamen, mais il n’en vaut guère mieux. Il a une balle derrièrel’oreille.
– S’il pouvait parler, balbutia Guasco,il dirait que nous sommes innocents.
– Je crains fort qu’il ne reprenne pasconnaissance, fit Burton, avec une blessure de ce genre, je ne luidonne pas trois heures à vivre.
– Alors c’est nous qui seronsaccusés ? demanda Rio Blas avec angoisse.
– Je ne dis pas cela, mais je suiscependant obligé de vous emmener en prison.
Les deux aveugles étaient dans un tel état deprostration et d’épouvante qu’ils ne trouvèrent rien à répondre. Onles fit monter en croupe de deux Rangers ; le blessé fut placédans une charrette qu’un cavalier était allé chercher, àfranc-étrier, à l’hacienda la plus proche, et le détachement toutentier reprit aussi vite que possible le chemin de la ville dePresidio.
Auparavant une battue avait été rapidementeffectuée dans les bois avoisinants, mais on n’avait retrouvéaucune trace du mystérieux assassin, qui après avoir tué lesous-directeur de la banque – sans doute pour lui arracher leproduit du vol – avait si ingénieusement utilisé comme complicesles deux aveugles que le hasard lui avait envoyés.
À Presidio, comme dans la plupart des villesfrontières du Texas, la fameuse loi de tempérance n’a jamais puêtre appliquée. Dans toutes les rues, des bars, des bodegas,étalent ouvertement des rangées de flacons pleins d’alcoolsmulticolores et convient le passant à savourer toute la gamme deces cocktails incendiaires pour lesquels les Américains ont inventédes noms si pittoresques : a milk-mother, un laitmaternel ; a widow’s smile, un sourire deveuve ; an eye opener, un ouvreur d’yeux ; acorpse reviver, un éveilleur de cadavres, sans oublier le« bonnet de nuit », le « clou de cercueil » et« l’huître de prairie » composé d’une cuillerée devinaigre, d’un jaune d’œuf cru et d’une pincée de poivre.
Ces breuvages infernaux coulaient à pleinsbords sur les comptoirs de zinc ou de toile cirée autour desquelsse pressait une foule étrangement bigarrée : des gauchosmexicains aux larges pantalons à franges, ornés de chaque côtéd’une rangée de gros boutons de nacre, aux sombreros enrichis deplaques d’or et d’argent, y coudoyaient des cow-boys yankees auxvastes feutres, et aux ceintures de laine rouges ou bleues ;des mestizos aux lèvres violettes, au nez écrasé, pauvrement vêtusde cotonnade ; des mineurs et des prospecteurs à la face hâveet maigre, si recuite par le soleil qu’elle avait pris le ton ducuivre rouge. On eût trouvé encore quelques Chinois, des Anglaiscossus, coiffés de panamas et habillés de flanelle, des Irlandaisdéguenillés ; enfin quelques Italiennes, parées de mouchoirsde soie de couleur vive, vendaient des glaces et des citronnades,dans de petites voitures à bras, bariolées de rouge etd’orangé.
Dans tous les groupes on discutait avecanimation. Ce jour-là était un dimanche et c’était la veille ausoir qu’un vol de deux millions de dollars avait été commis dansdes circonstances particulièrement mystérieuses et troublantes, àla succursale de la Mexican Mining Bank.
Cet événement avait mis en révolution lapetite ville. On commentait avec animation la nouvelle del’arrestation des deux guitaristes aveugles et chacun prenait leurdéfense avec chaleur.
Le rassemblement qui s’était formé en face dela maison de banque – le seul édifice de Presidio qui fûtentièrement construit en briques et en pierres de taille – devenaitplus houleux de minute en minute, lorsque l’appel strident d’unesirène se fit entendre à l’extrémité de la rue.
La foule s’écarta pour livrer passage à unegrande auto dont la carrosserie était souillée d’une épaisse couchede poussière. La voiture stoppa. Trois personnes en descendirent età la grande surprise des curieux, le directeur de la succursaleMr Ned Markham, alla respectueusement à leur rencontre et,avec toutes sortes de marques de déférence, les introduisit dansl’intérieur de l’établissement.
Le bruit se répandit bientôt que l’autoappartenait à Mr Rabington, le richissime banquier de SanFrancisco, directeur général et propriétaire de la plus grosse partd’actions de la Mexican Mining Bank ; on ajoutait qu’il étaitaccompagné du détective Todd Marvel, célèbre dans toute l’Amériquepar ses excentricités, et ses extraordinaires talents depolicier.
Le renseignement était exact.Mr Rabington alors en villégiature à Isis-Lodge, dans laLouisiane, avait été prévenu par dépêche la veille au soir ets’était hâté d’accourir, accompagné de son ami John Jarvis et dusecrétaire de ce dernier, le Canadien Floridor Quesnel.
Le directeur de la succursale, Mr NedMarkham, avait fait entrer les trois visiteurs dans soncabinet ; il paraissait très ennuyé, mais parfaitementcalme.
– Je suis fâché de ce qui arrive,déclara-t-il à Mr Rabington ; mais véritablement je n’airien à me reprocher sous le rapport de la vigilance.
Ned Markham, un quadragénaire sec, nerveux,d’une activité dévorante, passait pour un des plus habiles hommesd’affaires de la région. On citait de lui des spéculations d’uneaudace et d’une envergure inouïes et qui presque toujours avaientété couronnées de succès. Il soutint sans la moindre gêne le regardinquisiteur du banquier et des deux détectives.
– Je comprends néanmoins, ajouta-t-il, ense tournant vers Mr Rabington qu’après un pareil« accident » vous soyez en droit de me retirer votreconfiance et je suis prêt à vous offrir ma démission.
– Il n’est pas question de cela, réponditgravement le banquier. Si vous n’avez aucune négligence à vousreprocher, je ne vois pas pourquoi je me priverais de vosservices.
– D’ailleurs, fit remarquer John Jarvis,il est très possible que nous retrouvions les voleurs et l’argentvolé.
– Je le souhaite de tout mon cœur, repritMr Markham. Je vais donc vous raconter le plus exactementpossible dans quelles circonstances le vol s’est produit.
« Les transactions ont été très activesce mois-ci, surtout avec le Mexique, nous avions en retard pas malde besogne qu’il fallait expédier avant l’échéance qui tombe danstrois jours. Je décidai comme je le fais toujours en pareil cas quele personnel veillerait jusqu’à vingt heures et plus tard, s’ilétait nécessaire.
« À dix-huit heures, les quinze employésde la banque eurent une demi-heure pour aller manger un sandwich etils se remirent au travail aussitôt après. Quand ils furent deretour, j’allai moi-même luncher à l’Hôtel de Géorgie oùje prends mes repas et qui est situé de l’autre côté de la rue àdeux pas d’ici.
– Combien de temps dura votreabsence ? demanda John Jarvis.
– Trente minutes au plus. Quand jerentrai, le vol venait de s’accomplir. Une main inconnue avaitéteint l’électricité et quand, au bout de cinq minutes, la lumièreétait revenue, les deux millions de dollars en bank-notes ficeléesdans un sac de cuir avaient disparu.
« Comme vous pouvez le supposer, je fisfermer les portes et les employés tinrent eux-mêmes à me fairevérifier le contenu de leurs poches. Je ne trouvai rien et j’ensuis encore à me demander comment l’on a pu dans un si court espacede temps subtiliser un paquet d’aussi gros volume.
– Combien y a-t-il de portes à labanque ? demanda John Jarvis.
– Deux seulement, la porte du public etune porte plus petite qui aboutit à la place du marché et donneaccès à un couloir où se trouvent la pièce où nous sommes en cemoment, le cabinet du sous-directeur et les archives. C’est dans cecouloir qu’est installé le compteur qui commande l’éclairage de labanque. Le voleur qui est certainement très au courant deshabitudes de la maison a dû passer par cette petite porte, fermerle compteur, s’emparer des bank-notes et disparaître par le mêmechemin.
– Je vais vous poser encore deuxquestions. Je voudrais savoir qui a la clef de la petite porte dela place du Marché et ensuite en quel endroit se trouvaient lesbank-notes quand elles ont disparu.
– Il y a deux clefs de la petite porte.J’en possède une et Gérard Perquin, le sous-directeur, en possèdeune autre, c’est sur lui d’ailleurs que mes soupçons, et cela, àbon escient, sont tombés tout d’abord.
« Au moment du vol, le coffre-fort étaitouvert et le caissier, à quelques pas de là, vérifiait un comptesur le bureau d’un de ses collègues.
« Le filou n’a eu qu’à allonger la mainpour s’emparer du précieux sac.
– Voilà en effet, murmura John Jarvis,une histoire assez extraordinaire, vous croyez donc,Mr Markham, que le coupable est Gérard Perquin ?
– La preuve en est faite maintenant. Onvient de le retrouver mortellement blessé d’une balle à la tête àplusieurs milles de Presidio. À l’heure qu’il est, il agonise àl’hôpital. Mais l’on a précisément découvert, dissimulé sous sesvêtements, le sac de cuir qui renfermait les bank-notes.
« Perquin était le seul employé qui fûtabsent au moment du vol ; il m’avait demandé de le dispenserde veiller parce qu’il devait prendre le train pour Brownsville àvingt heures et lui seul avait la clef de la petite porte, saufmoi, bien entendu.
Et sur un geste du détective, Mr Markhamajouta :
– Pour mon propre compte – car il est bonde tout expliquer clairement – pendant que le vol se commettait, jemangeais paisiblement une tranche de roastbeef aux pickles dans lasalle de restaurant de l’Hôtel de Géorgie, comme pourrontl’attester de nombreux témoins. Autre détail qui a son importance,non seulement, comme je vous l’ai dit, tous les employés ont étéfouillés, mais toutes les pièces de l’établissement et tous lesmeubles que renferme chacune d’elles, ont été minutieusementvisités au cas où l’auteur du larcin aurait caché provisoirementson butin dans une de ces pièces. Vous reste-t-il d’autresquestions à me poser ?
– Ce que je ne m’explique pas, fit ledétective, c’est qu’on n’ait pas immédiatement poursuivi GérardPerquin. Il me semble qu’avec un peu de diligence on aurait pu lerattraper encore nanti des bank-notes.
– On a fait ce qu’on a pu. Mais on aperdu un temps précieux à perquisitionner dans l’intérieur de labanque et à répondre à l’interrogatoire du coroner. Cependant despolicemen se sont rendus à son domicile ; il n’y avait pasparu de la journée. Ils se sont rendus à la gare, puis au bureau dela Cie de Navigation du Rio del Norte, et ne l’ont pasvu. Comme l’événement l’a prouvé, il avait gagné directement lacampagne où sans doute l’attendaient les complices qui l’ontensuite assassiné et dépouillé.
– Et personne ne l’avait remarqué avec lepaquet qu’il portait ?
– Personne jusqu’ici n’est venu apporterson témoignage à ce sujet, mais l’enquête n’est pas close…
– Croyez-vous, interrompitMr Rabington – qu’une nuit passée en auto et le vol de deuxmillions de dollars dont il était victime rendaient de fortméchante humeur – croyez-vous que nous retrouvions lesbank-notes ?
– Je ne puis encore rien affirmer,répondit John Jarvis. Il est fort à craindre que les bandits quiont assassiné Perquin n’aient passé le Rio del Norte et ne soienten sûreté au Mexique avec leur butin.
Mr Rabington tombait de sommeil.Mr Markham alla lui-même l’installer dans la meilleure chambrede l’Hôtel de Géorgie pendant que John Jarvis et Floridorse rendaient chez le coroner. Ce magistrat ne leur apprit aucunfait nouveau, et ne put que leur montrer le sac de cuir taché desang qui avait été saisi sur le blessé.
Les deux détectives se rendirent ensuite àl’hôpital, installé dans un vaste baraquement en planches, àquelque distance de la ville.
Ils furent reçus par le docteur Torribio, unmédecin mulâtre, Mexicain d’origine auquel d’énormes besiclesvertes, un nez long et pointu et un teint couleur de safran,donnaient l’aspect le plus bizarre. Tout pénétré du rôle importantqu’il jouait en donnant ses soins à l’auteur du vol de deuxmillions de dollars, il reçut les visiteurs avec empressement.
– Je réponds de la vie du blessé, dit-ilsolennellement.
John Jarvis eut un geste desurprise :
– Je croyais, fit-il, que Gérard Perquinavait reçu une balle dans la tête et qu’il était mortellementatteint.
– On aurait pu le croire. La balle estallée se loger derrière l’oreille, dans l’os du rocher, mais j’aipu l’extraire, empêcher l’hémorragie de se porter à l’intérieur dela boîte crânienne, et bien qu’il soit dans le coma, je suis sûr dele sauver.
– Peut-on le voir ?
– Très facilement.
Le docteur Torribio conduisit ses visiteursdans une cahute séparée du reste des bâtiments, là gisait sur unlit de sangle entouré d’une moustiquaire, le sous-directeur de laMexican Mining Bank, les yeux clos, le visage d’une pâleurmortelle.
La physionomie du blessé, un jeune homme d’unetrentaine d’années, était intelligente et sympathique, un peu naïvemême. Floridor ne put s’empêcher de remarquer qu’il ne donnaitnullement l’impression du bandit de haute volée qu’il pouvaitêtre.
– Bah ! dit le docteur Torribio, lesapparences sont souvent trompeuses. Rien ne ressemble plus à unhonnête homme qu’un coquin.
– Quand croyez-vous qu’il soit en état deparler ? demanda John Jarvis.
– Pas avant demain sans doute, et encore,il sera si faible qu’il ne pourra pas dire grand-chose.
– Avez-vous conservé ses vêtements,demanda encore John Jarvis.
– Ils sont là, mais vous n’y trouverezrien d’intéressant. La police a pris tout ce qui se trouvait dansses poches.
– Avait-il beaucoup d’argent surlui ?
– Deux ou trois cents dollars tout auplus.
– Ce n’est guère. Je vais malgré toutvous demander la permission d’examiner les vêtements.
Le docteur Torribio présenta au détective uncomplet de coutil à peu près neuf, mais les poches en avaient étéretournées et John Jarvis allait le rejeter sans avoir rien trouvélorsqu’il sentit une feuille de papier qui s’était glissée entre ladoublure et l’étoffe du gilet. Il retira la feuille avec précautionet la fit disparaître dans sa poche sans que le docteur s’en fûtaperçu. Le complet était un vêtement de confection ; lespoches étaient à peine cousues avec de mauvais fil à bâtir. C’estce qui expliquait que le papier eût pu glisser dans ladoublure.
– Vous aviez raison, docteur, dittranquillement le détective, ce vêtement ne renferme riend’intéressant. Je vais me retirer en vous remerciant de votregrande obligeance, mais auparavant je vous demanderai encore unefaveur.
– Tout à votre disposition.
– Je m’intéresse tout particulièrement àce blessé. Vous me permettrez, j’espère, de laisser ici, en guised’infirmier, mon collaborateur, Mr Floridor Quesnel. Il a faitquelques études de médecine et il exécutera scrupuleusement toutesvos prescriptions.
L’hôpital de Presidio était subventionné parla Mexican Mining Bank. Le docteur Torribio n’avait rien à refuserau fameux détective ami de Mr Rabington. Il s’inclina devantla demande qui lui était faite bien que l’intrusion de Floridordans le domaine médical où il régnait en despote, ne lui sourîtqu’à moitié.
Le Canadien s’entretint quelques minutes àvoix basse avec John Jarvis, puis tous deux se séparèrent, Floridorpour revêtir une longue blouse d’amphithéâtre et s’installer auchevet du blessé, John Jarvis pour se rendre à la prison où étaientdétenus Rio Blas et Guasco.
Chemin faisant, il examina le papier trouvédans le gilet de Perquin, et sur lequel étaient tracées quelqueslignes au crayon.
Il lut :
« Je n’ai pu venir ce soir.Rendez-vous d’urgence à la villa, dès que vous aurez reçu cemot.
L. »
– C’est une écriture de femme, se dit ledétective. Évidemment, Perquin a dû être attiré dans un guet-apenspar l’L mystérieuse du billet. Il y a là un fait intéressant.
Les deux aveugles ne racontèrent au détectiveque ce qu’il savait déjà, et touché de la situation des pauvresdiables, il leur promit de les faire remettre en liberté le jourmême. Le seul détail intéressant qu’ils lui apprirent, c’est quel’homme qui avait trouvé le moyen de faire d’eux ses complicesdevait être de petite taille et ils se firent fort de lereconnaître à la voix si jamais ils se retrouvaient en sa présence,ce qui, d’ailleurs, n’était guère probable.
John Jarvis regagna l’Hôtel deGéorgie. Il mourait littéralement de faim, et en apprenant queMr Rabington dormait encore, il se décida à déjeuner sans lui.Il passa dans la salle à manger où un maître d’hôtel lui apporta unmenu imprimé en lettres d’or et formant plusieurs pages.
L’Hôtel de Géorgie, le seul logeablequ’il y eût à Presidio, avait des prétentions à passer pour unpalace, et les cow-boys et les prospecteurs le regardaient commetel. Y manger était considéré par eux comme le comble de l’éléganceet du raffinement.
– Voulez-vous, dit le maître d’hôtel, lemême menu que celui qui fut servi le 15 du mois dernier au roid’Angleterre ?
– Non, dit John Jarvis.
– Le menu du banquet offert au roid’Italie par la ville de Rome ?
– Non, répondit encore le détective quine put s’empêcher de sourire. Donnez-moi tout ce qu’il y a de plussimple. J’ai entendu dire qu’il y a de magnifiques saumons dans leRio del Norte.
– Alors nous mettons : descôtelettes de saumon à la plénipotentiaire.
– Mettez simplement une tranche de saumongrillé avec du beurre frais et des citrons, une tranche de filet debœuf et des fruits.
Pendant qu’il mangeait de bon appétit, JohnJarvis lia conversation avec le maître d’hôtel, un Irlandais du nomde Sullivan, aux superbes favoris roux, et celui-ci sans qu’on lequestionnât, apprit au détective tout ce qu’il désirait savoir.
L’Irlandais connaissait la plupart desemployés de la banque, mais il avait en particulière estimeMr Ned Markham, son client attitré.
– Le pauvre homme, déclara Sullivan, ilétait là bien tranquille hier soir à sa table pendant qu’on étaiten train de le voler. Il n’a pourtant pas mis longtemps à manger,mais cela a suffi aux bandits pour faire leur coup !
– Et il n’a pas quitté sa table, pendantqu’il dînait, demanda astucieusement John Jarvis.
– Il s’est juste levé pour allertéléphoner, mais il est revenu presque aussitôt.
– Et où demeure-t-il, ce cherMr Markham, j’ai oublié de le lui demander, et je vaisprobablement avoir besoin de le voir.
– Il n’habite pas la ville même. Il s’estfait construire un très beau cottage à trois milles de Presidio,mais avec son auto, cette distance ne compte pas, il en a pour dixminutes. Comme nous n’avons pas de garage, sa voiture reste parfoisdes journées entières en face l’hôtel. Tenez, d’ailleurs, lavoilà.
Par la fenêtre grande ouverte le détectiveaperçut une soixante chevaux au châssis allongé, au capot effilécomme une torpille et qui ressemblait beaucoup plus à une voiturede course qu’à la bourgeoise limousine d’un directeur debanque.
– Voilà qui est singulier,songea-t-il.
Et il reprit à haute voix :
– Et on ne la lui vole pas ?
– Elle est toujours retenue par unechaîne. Puis, j’y fais attention. D’ailleurs Mr Markham esttellement connu et aimé dans le pays que personne ne s’aviserait detoucher à sa voiture. Le coupable serait vite dénoncé. Il n’y a pastant d’autos que cela dans la région.
– Je vois, fit le détective en riant,qu’une auto est plus facile à conserver, dans ce pays, qu’untroupeau de chevaux.
– Et même qu’un gros paquet debank-notes, fit malicieusement l’Irlandais.
– Et il est marié,Mr Markham ?
– Non, il est veuf. Il vit avec sa fille,Miss Lilian, qui est une vraie beauté.
John Jarvis tressaillit : le mystérieuxbillet trouvé par lui portait pour signature un L. Lilian Markhamaurait-elle été mêlée au drame sanglant dont il cherchait àexpliquer l’énigme ?
Tout à coup une idée lui vint : si l’autode Markham était là, c’est que celui-ci était encore à la banque.Pourquoi ne pas aller jusqu’à la villa, où, à cette heure de lajournée, Miss Lilian était certainement seule. De cette façon, ilsaurait tout de suite si c’était elle la signataire du fameuxbillet. Il s’excuserait comme il pourrait de cette indiscrètevisite.
Muni des renseignements fournis par Sullivan,John Jarvis remonta en auto et après un court trajet à travers lacampagne admirablement cultivée qui entoure Presidio, il fit halteen face du cottage de Mr Markham. Avec ses toits en terrasse,ses murs blanchis à la chaux, ses vérandas protégées contrel’ardeur du soleil par les guirlandes verdoyantes des jasmins, desgéraniums et des vanilliers, c’était une délicieuse habitation.D’épaisses haies de grenadiers et de cactus entouraient un jardinplanté de bananiers, d’orangers et de palmiers, à travers lequelcoulait un ruisseau d’eau vive qui, un peu plus loin, allait seperdre dans le Rio del Norte.
Un vieil Indien introduisit le détective dansun petit salon meublé de rocking-chairs, où des ventilateursélectriques entretenaient une fraîcheur exquise. Une tablette demarbre supportait des alcarazas de terre rouge emperlés de rosée,des bouteilles de champagne dans leurs seaux d’argent remplis deglace, et des pyramides d’ananas, de citrons, de goyaves etd’autres fruits du pays.
Miss Markham parut. John Jarviss’était attendu à voir quelque brune señorita, aux cheveux couleuraile de corbeau, aux prunelles fascinatrices, au visage d’unechaude pâleur. Il fut surpris de se trouver en face d’une jeunefille au teint délicatement rosé, aux yeux d’aigue-marine, auxcheveux d’un blond léger, presque couleur de paille. Miss Lilianavait dix-huit ans et sa physionomie respirait la bonté avec ce jene sais quoi d’énergique et de résolu qui caractérise lesAnglo-Saxonnes. Tout de suite elle s’était rendu compte del’étonnement du détective.
– Je suis une exception dans ce pays desoleil, expliqua-t-elle en souriant, ma mère était anglaise… À quiai-je l’honneur de parler ?… Mais avant tout, prenez quelquerafraîchissement, la poussière et la chaleur en font ici unenécessité. Que vous offrirai-je ?
John Jarvis accepta une citronnade glacée etse fit connaître comme un ami de Mr Rabington.
Le beau visage de Miss Lilian était tout àcoup devenu sérieux.
– C’est terrible, cette histoire de vol,murmura-t-elle, j’étais si heureuse, j’avais fait de si beauxprojets…
Elle ajouta d’un ton où perçait une anxieusecuriosité.
– Y a-t-il du nouveau ? Je ne suispas au courant du tout… Ce matin quand mon père est parti, on nesavait rien encore… Mais, j’y pense, c’est sans doute à mon pèreque vous vouliez parler ?…
– Non, Miss, répondit John Jarvis,dédaignant de mentir, c’est vous que je voulais voir.
– Moi ? fit-elle extrêmementsurprise.
– Oui, Miss, vous allez comprendrepourquoi.
Rapidement, il raconta l’arrestation des deuxguitaristes aveugles par le capitaine Burton et l’assassinat deGérard Perquin, mais il était loin de s’attendre à l’effet, presquefoudroyant, que produisit son récit. Miss Lilian, devenue tout àcoup d’une mortelle pâleur, se laissa tomber sur un siège enportant la main à son cœur, ses yeux se fermèrent, elle se renversalégèrement en arrière en poussant un profond soupir. John Jarviscrut qu’elle allait expirer sous ses yeux.
Il courut prendre une alcarazas, en versal’eau glacée sur une serviette et tamponna doucement le front etles tempes de la jeune fille, puis il lui fit absorber un peu debrandy. Bientôt après, elle ouvrit les yeux et respira avec force,son évanouissement n’avait duré que quelques minutes. Une gorgée dela liqueur cordiale acheva de la faire revenir complètement àelle.
– Excusez-moi, murmura-t-elle d’une voixfaible, je suis très nerveuse et ce climat ne me vaut rien…
« Puis, ajouta-t-elle avec une poignantetristesse, ce que vous venez de m’apprendre m’a frappée en pleincœur. Je ne crains pas de le dire, j’avais engagé ma parole àMr Gérard Perquin, que je continue à considérer comme unparfait honnête homme. Qu’il en réchappe et je vous jure qu’ilsaura bien prouver son innocence !
Elle s’était animée en parlant, ses jouess’étaient colorées d’un vif incarnat, ses pâles yeux bleuslançaient des éclairs.
– Et je l’y aiderai, poursuivit-elleardemment, je vous dirai tout ce que je sais ! Je n’ai rien àcacher, ni mon fiancé non plus ! Pourquoi aurait-il commis cevol ? Je suis riche, très riche du chef de ma mère, etlui-même possède une fortune, dans son pays natal, enBelgique !
– Cependant, objecta le détective, le sacde cuir ?
– Ceux qui ont assassiné Gérard,n’avaient-ils pas intérêt à le faire passer pour le voleur ?La manière même dont on a abusé de la naïveté des deux aveugles, neprouve-t-elle pas une abominable machination ?
– Peut-être avez-vous raison. Mais vousm’avez promis de m’aider ?
– De tout mon pouvoir.
– Permettez-moi donc de vous poserquelques questions. Voici ce que j’ai trouvé dans les poches dublessé.
Et le détective tendit à Miss Lilian le billetau crayon signé d’une L. La jeune fille n’y jeta qu’un coupd’œil.
– Ce billet n’est pas de moi !déclara-t-elle indignée, mais on y a imité assez habilement monécriture. Voilà le moyen dont on s’est servi pour attirer Gérarddans le guet-apens ! L’assassin qui a tracé ces lignesattendait sa victime sur la route qui va d’ici à Presidio.
Miss Lilian soumit au détective plusieursspécimens de sa véritable écriture. Le faux était évident. JohnJarvis réfléchit.
– Vous aviez donc rendez-vous avecMr Perquin ? demanda-t-il ; le billet dit :Je n’ai pu venir ce soir.
– Non, répondit la jeune fille sanshésitation, mais l’auteur du billet, très au courant de meshabitudes, sans doute, devait savoir que presque chaque soir jeviens chercher mon père à la banque. Souvent nous emmenions dînerMr Perquin au cottage, mon père n’ignorait rien de nosprojets…
Miss Lilian était devenue silencieuse, unedouloureuse expression se peignait sur les traits de son charmantvisage.
– Il faut que j’aie des nouvelles deGérard ! s’écria-t-elle.
– Ne vous ai-je pas dit que le docteurTorribio répondait de sa vie ?
– N’importe ! le mal peut avoirempiré, puis, cela coûte si peu de donner un coup de téléphone…
Elle s’était emparée du récepteur placé sur unguéridon. Une minute après, elle avait le docteur Torribio àl’autre bout du fil. Ils échangèrent quelques phrases.
– Tout va bien, soupira-t-elle, tout àcoup rassérénée. L’état est stationnaire et le docteur continue àse montrer optimiste. Précisément, il veut vous dire un mot.
Elle tendait le récepteur à John Jarvis quitéléphona à son tour.
– J’ai le regret de vous quitter, dit-ilà Miss Lilian après avoir terminé. Le docteur me demanded’urgence.
– Y aurait-il du nouveau ?
– Peut-être, en tout cas, je voustiendrai au courant.
Il semblait très pressé et même un peu ému.Rapidement il prit congé et regagna son auto. Toute pensive, lajeune fille était encore à la même place, à la fenêtre de lavéranda, d’où elle l’avait vu partir, que la voiture avait depuislongtemps disparu sur la route poussiéreuse.
Floridor attendait John Jarvis à la porte del’hôpital. Le Canadien était encore revêtu de la blouse blanched’infirmier et semblait très agité.
– À ce que vient de m’apprendre ledocteur Torribio, dit le détective, l’assassin est arrêté.
– C’est exact.
– Mets-moi rapidement au courant desfaits.
– Voici : vous aviez à peine tournéles talons qu’un camarade du blessé, un employé de la banque s’estprésenté pour demander des nouvelles de « son ami »Perquin et a demandé à le voir…
– Il se nomme ?
– Rufus Derrick, un petit être hypocriteet chafouin qui m’a du premier coup paru profondément antipathique.Il s’apitoyait d’un ton pleurard sur le malheur de son« pauvre ami Gérard », chacune de ses paroles suait lafausseté. Le señor Torribio voulait le mettre à la porte, maisj’avais une autre idée. Sur ma demande le docteur laissa Derrickpénétrer dans la chambre du blessé et le laissa seul avec lui.
– Ce n’était guère prudent !
– C’est moi qui l’avais demandé, vousallez voir pourquoi. Une fois qu’il s’est cru sûr de n’avoir aucuntémoin de ce qu’il allait faire, il a tiré de sa poche une petiteboîte remplie de pilules et en a jeté une ou deux dans la potiondestinée au blessé. Avec un sang-froid stupéfiant, il a attendu queles pilules soient fondues, puis il a pris le verre, a empoigné« son ami » par le nez en le lui pinçant pour lui faireouvrir la bouche, et il allait le forcer à boire, quand je suisintervenu, le browning au poing, car vous pensez bien que jem’étais caché dans la pièce voisine et que je n’avais pas perdu ledrôle de vue une seule minute.
« Au cri de « Haut lesmains » le bandit est devenu livide et m’a docilementobéi. En même temps qu’une grosse liasse de bank-notes, j’ai trouvédans ses poches la boîte aux pilules. Le docteur les a examinées.Elles contiennent de la brucine, un poison foudroyant et qui nelaisse guère de traces.
– Je te félicite très sincèrement,murmura John Jarvis, heureux de voir que la belle Miss Lilian avaitdit la vérité et que son fiancé était innocent, trèsprobablement.
« Derrick est gardé à vue par le docteur,il paraît très abattu, mais il a refusé catégoriquement de répondreà toutes mes questions.
– J’espère que je serai plus heureux quetoi, dit le détective en souriant. Allons voir notre homme sanstarder, j’ai idée que cette affaire nous réserve plus d’unesurprise.
Rufus Derrick avait été enfermé dans unechambre vide ; on n’avait pas songé à le garrotter, mais leseñor Torribio, qui lui faisait compagnie, le tenait sous la menacede son browning, posé bien en évidence sur un guéridon, à côté duverre qui contenait le poison et d’une forte liasse debank-notes.
Agé d’une trentaine d’années, Rufus Derrickétait brun, petit et grêle ; son teint bilieux, ses yeuxjaunes qui semblaient distiller la traîtrise et la méchancetéinspiraient une instinctive répulsion. Quand le détective entradans la pièce, il eut pour celui-ci le regard de rage et de haineimpuissante que jette au chasseur un fauve pris au piège.
– Je ne vous dirai rien, cria-t-il engrinçant des dents, avant même que John Jarvis eût ouvert labouche. Je suis innocent d’ailleurs. Renseignez-vous près de tousceux qui me connaissent, près de Mr Markham…
– Pourquoi, demanda sévèrement ledétective, avez-vous voulu empoisonner Mr Perquin.
– Je me suis trompé de pilules, répliquaeffrontément le bandit, c’était un remède que j’avais vouluapporter. J’ai été employé chez un pharmacien autrefois…
– Ces mensonges sont inutiles. Je saisque vous avez commis un faux. Votre crime est prouvé et lesaveugles reconnaîtront votre voix. Le mieux que vous ayez à faireest de tout dire, Mr Rabington, le directeur de la MexicanMining Bank est ici. Je vous donne ma parole que, si vous luirestituez son argent, il ne portera pas plainte. D’ailleurs cesbank-notes mêmes sont une preuve. La banque en a gardé lesnuméros.
– Ce n’est pas vrai ! on n’a pas lesnuméros !
– Ce que vous venez de dire équivaut à unaveu.
– Je n’ai rien avoué ! je suisinnocent !… Mr Markham me défendra…
L’attention de John Jarvis fut éveillée parcette insistance du bandit à se réclamer de Mr Markham. Uneidée lui vint.
– Mr Markham vous a dénoncé,reprit-il, et il dit que vous serez lynché ! Vous feriez mieuxde rendre les bank-notes.
Le détective avait parlé au hasard, usantd’une ruse classique, habituelle aux juges d’instruction ; ilfut étonné de l’effet extraordinaire que produisirent ces quelquesparoles sur Derrick. Il devint livide de fureur, il écumait, ilbattait l’air de ses bras maigres.
– C’est Markham le voleur !s’écria-t-il d’une voix sifflante. Ah ! la crapule ! Jevois son plan. Il m’accuse, et il espère me faire lyncher par desgens à lui, avant que je n’aie eu le temps de parler. Maintenant,je suis fixé. Je vais tout dire et si j’y passe, il ypassera !
John Jarvis tombait de son haut, Floridor etle docteur Torribio n’étaient pas moins surpris. Directeur de lasuccursale de Presidio depuis de longues années, Mr Markhampossédait l’estime et la confiance de tous, pourtant Derrick avaitparlé avec tant de haineuse âpreté, tant d’indignation fielleuseque le détective fut profondément troublé.
– Voici comment ça s’est passé,bredouilla Derrick dont les mains osseuses aux ongles rongés,tremblaient de colère. Quand l’électricité s’est éteinte, j’étais àdeux pas du coffre-fort, quelqu’un m’a frôlé que j’ai parfaitementidentifié dans les ténèbres. C’était Markham. Il m’a bousculé avecune brutalité nerveuse qui n’appartient qu’à lui, que jereconnaîtrais entre mille… Puis j’ai senti comme un coup de griffesur le dos de la main… Dans la brusquerie de ses mouvements,Markham m’avait égratigné avec le diamant de sa bague. Tenez j’enporte encore la trace…
« Je ne savais pas encore ce que celavoulait dire, mais par curiosité je gagnai, à la suite de Markham,le couloir qui aboutit à la petite porte et j’entendis cette portese refermer. De la fenêtre, je vis, sur la place assez mal éclairéequi s’étend entre la banque et l’Hôtel de Géorgie, Markhamaller à son auto, y déposer quelque chose et se glisser ensuite,avec précaution, dans la salle du restaurant…
– Pardon, interrompit Floridor,Mr Markham n’a pas quitté le restaurant.
– Seulement, répliqua Derrick avec uneironie amère, il est allé téléphoner. Après avoir demandé unecommunication quelconque pour être en règle au point de vue del’alibi, il est sorti par la porte qui se trouve à côté de lacabine, dans un renfoncement, porte que, de la salle de restaurantpersonne ne peut voir, il est allé à la banque, il a fait son coupet il est rentré à l’hôtel et a fini de dîner. Markham est un hommetrès fort. Son alibi serait excellent, si moi, je ne l’avais pas vuopérer.
À ce moment, des cris tumultueux se firententendre au-dehors ; le docteur Torribio parut inquiet et eutà l’adresse de John Jarvis un coup d’œil interrogatif auquelcelui-ci répondit par un imperceptible haussement d’épaules.Derrick ne s’était aperçu de rien et continuait avec une sorte devolupté haineuse le cours de ses révélations.
– Je n’avais rien dit, reprit-il, j’avaisfait le mort pendant l’enquête du coroner, mais quand il se futretiré et que Markham se disposa à monter en auto – il faisait nuitnoire – je le tirai par la manche : « J’ai un mot à vousdire, j’ai tout vu. Les bank-notes sont là sous la banquette. Ettout doucement je lui avais mis mon browning sous le nez. »Par exemple, il m’a « épaté » par son sang-froid :« C’est vous que j’ai bousculé auprès du coffre-fort, a-t-ilrépondu, je suis forcé de compter avec vous, mais vous êtes déjàmon complice, puisque vous n’avez rien dit. Vous faites duchantage ? – Comme il vous plaira. – Alors voilà : Jesais que vous êtes amoureux de ma fille Miss Lilian. Je vous ladonne avec 500 000 dollars de dot ; mais à une condition,c’est que je n’entende plus parler de Gérard Perquin, qui, aux yeuxde tout le monde, est le coupable.
« J’étais abasourdi, tellement que« les bras m’en étaient tombés », comme on dit. En uneseconde ce fut son browning à lui, que j’eus devant le nez. – Toutça, c’est des promesses, m’écriai-je dans un élan de désespoir,vous allez filer avec les bank-notes et !… – Si vous dites unmot de plus, je commence par vous casser la tête. Je remetssolennellement et devant témoins les billets dans le coffre-fort etl’affaire est finie. Ce sera vous le voleur !
« J’étais dompté. – Eh bien soit, dis-je,je ferai ce que vous voudrez, mais donnez-moi au moins desarrhes…
« Sans lâcher son browning, il me remitun paquet de bank-notes – le même qui est là sur la table – en medisant que j’étais un bon garçon, mais que je n’étais pas de forcepour jouer avec lui. Finalement il me lança le sac de cuir quiavait contenu les billets en me disant : Prends toujours. Çate servira !… Et il démarra en vitesse, me laissant là commeun imbécile !… »
Dans la rue le vacarme était devenu terrible.Des cris de : À mort l’assassin !… La loi deLynch !… s’entendaient distinctement. Derrick était devenud’une pâleur mortelle. Il reprit comme avec une hâte d’enfinir.
– Il fallait que je fasse ce que Markhamm’avait demandé. Je rentrai chez moi, il ne fallait pas perdre detemps. Markham devait prendre le bateau à 23 heures, et de plus jesavais que la police le guettait au bateau, à la gare et à sonhôtel. Ce que la police ignorait – moi j’étais au courant – c’estque Perquin avait pris pension depuis deux jours chez une vieillemulâtresse, la Dolorita, qui passe pour faire d’excellente cuisine.Alors que toute la police le cherchait, il dînaittranquillement.
« Il y avait longtemps que j’avais mis decôté des spécimens de l’écriture de Miss Lilian qui sert souvent desecrétaire à son père ; j’attendais une occasion. L’occasionétait là. Rapidement je fabriquai la fausse lettre de rendez-vous,et le chapeau rabattu sur le nez – il faisait nuit d’ailleurs –j’allai moi-même porter le message à la Dolorita.
« J’avais calculé juste. Cinq minutesplus tard, Gérard Perquin sortit de la maison et s’élança comme unfou sur la route, j’avais de la peine à le suivre… Je fus obligé deprendre un raccourci pour le devancer… »
Les clameurs de la foule massée en dehors del’hôpital étaient devenues formidables. Rufus Derrick s’étaitarrêté, blême d’angoisse.
– Je sais le reste, dit le docteurTorribio. Vous avez une maisonnette à un mille de Presidio, c’estlà que vous avez abattu votre victime, c’est là que vous l’aveztraînée. Vous avez cru que les aveugles, dont la présence inopinéevous a causé d’abord une frayeur terrible, vous aideraient à porterle corps – vous croyiez que c’était un cadavre – jusqu’au Rio delNorte. Mais les Rangers sont intervenus… Et vous aviez eu soin –naturellement – de glisser à tout événement le sac de cuir sous lesvêtements du pauvre Gérard…
La nuit tombait, au-dehors la clameur sechangeait en hurlements. À la lueur d’un feu de broussailles, lasilhouette des deux aveugles se profilait avec de grandes ombresgrimaçantes. De tous côtés des hommes et des femmes arrivaientchargés de bidons de pétrole. D’un coup d’œil, Rufus Derrick vittout cela.
– La loi de Lynch, balbutia-t-il à demimort d’épouvante. Oui, j’avouerai tout ce qu’on voudra, maisprotégez-moi !… Sauvez ma vie !… Je vous ensupplie !… Ils vont me faire griller vivant, après m’avoirarrosé de pétrole.
Le misérable s’était jeté aux genoux de JohnJarvis et lui embrassait les mains en pleurant.
– Il n’y a rien à faire, s’écria donTorribio, l’hôpital est cerné, et l’hôpital est bâti en planches,ils y mettront le feu si je ne leur livre pas le prisonnier.
– Et les Rangers ? demandaFloridor.
– Ils ne sont pas là, d’ailleurs lecapitaine Burton n’intervient que si le coupable estintéressant.
Derrick s’était levé et avant qu’on eût letemps de s’y opposer, il avait avalé le verre de poison.
– Ils ne m’auront pas, hurla-t-il. J’aitrop peur…
Presque aussitôt il roula à terre, foudroyé,la face verdâtre.
Le misérable s’était fait justice. Dans sonaffolement – par une contradiction dont on pourrait citer maintsexemples – il venait de se suicider pour échapper au lynchage. Ilavait préféré la mort par le poison aux lentes tortures dubûcher.
– J’aime autant cela, murmura donTorribio, après le premier moment de stupeur. Je vais prévenir lesassaillants qu’ils perdent leur temps.
– Surtout, lui recommanda John Jarvis,pas un mot du rôle qu’a joué Markham dans cette affaire ; sousprétexte de lynch, ils seraient fort capables de piller la banqueet d’y mettre le feu ensuite. »
Le docteur sortit et revint bientôt aprèssuivi des deux aveugles et de quatre vaqueros qui avaient tenu àconstater par eux-mêmes que l’assassin était bien mort.
La constatation faite, ils se retirèrentsilencieusement. Quelques minutes plus tard, la foule s’étaitdissipée. Il ne restait plus, au milieu de la place située en facede l’hôpital, que le bûcher qui avait été destiné à Rufus Derricket qui achevait de se consumer solitairement.
John Jarvis et Floridor prirent en hâte congédu docteur Torribio qui promit de consigner dans un rapportdétaillé les aveux du défunt. Les deux détectives voulaientprocéder le plus tôt possible à l’arrestation de Markham, qui, unefois démasqué, serait bien obligé de dire ce qu’il avait fait del’argent volé.
Comme ils arrivaient devant la façadebrillamment illuminée de l’Hôtel de Géorgie, ilsaperçurent – à sa place habituelle – l’auto de Markham.
« Il est encore là, dit Floridor, nousavons de la chance !
– Je ne vois pas de lumière à la banque,Markham doit être en train de luncher avecMr Rabington. »
Ils entrèrent dans la salle à manger del’Hôtel de Géorgie. Ils n’y trouvèrent que Rabington. Lebanquier venait à peine de se lever. Peu habitué à la fatiguephysique, brisé par une nuit passée en auto, il s’était couché,croyant ne dormir que deux ou trois heures et son sommeil s’étaitprolongé pendant tout l’après-midi.
« Vous avez vu Markham ? demandaJohn Jarvis inquiet.
– Mais non ! Il n’est pas avecvous ? »
Les deux détectives échangèrent un regard, ilsavaient eu la même pensée.
– Nous sommes floués ! s’écriaFloridor avec une rage contenue, Markham a laissé sa voiture bienen évidence pour nous rassurer sur ses intentions, et, pendant quenous le croyions à la banque, il a dû passer tranquillement le Riodel Norte et se réfugier en territoire mexicain, où il est bieninutile de chercher à le rattraper. »
Une rapide enquête justifia les soupçons duCanadien. Dans l’après-midi, le voleur avait traversé le fleuve surla balsa d’un Indien. Il était porteur de deux grandesvalises et accompagné d’une dame brune d’une grande beauté quiparaissait âgée d’une trentaine d’années.
Au Mexique, c’est-à-dire dans un pays où iln’existe à peu près pas de police, l’indélicat banquier étaitmaintenant en sûreté avec son butin.
Levés avant le jour, trois cavalierstraversaient lentement une clairière de l’immense forêt vierge quicouvre encore presque entièrement cette partie du Mexique qu’onappelle les Terres chaudes. Le soleil allait selever ; les étoiles pâlissaient une à une, comme effacées parune main invisible. Vers l’orient, le ciel, à demi voilé par labrume qui montait d’un étang bordé de palmiers, était d’unedélicieuse couleur d’argent, glacé d’azur, teinté des nuances lesplus délicates, de l’orangé, du mauve et du gris perle. Un silenceimposant planait sur les solitudes.
Tout à coup une brise légère rida la surfacede l’étang, les feuillages frissonnèrent avec un bruissementplaintif et doux, la forêt tout entière s’agita et frémit et ledisque de pourpre claire du soleil apparut drapé de légers nuagesde vermeil et d’or.
La brume s’était dissipée, les feuillagesruisselaient d’une rosée aussi abondante qu’une pluie. Parmilliers, les oiseaux secouaient leurs ailes et s’élançaient desarbres où ils avaient passé la nuit. Des vols de corbeaux, deperroquets verts, de spatules roses, de hérons, se dispersaientdans le ciel avec mille cris discordants ; dans une savanelointaine, des taureaux sauvages faisaient entendre de longsmugissements.
Laissant derrière eux l’étang peuplé deserpents d’eau, d’alligators et de tortues, les trois cavalierssuivaient un sentier ombragé – avec une inouïe luxuriance defeuillages, de fleurs et de fruits – par des poivriers aux grappesd’un rouge éclatant, des acajous, des palmiers royaux, dessapotiers et des cocotiers, au pied desquels poussaientd’inextricables buissons de mimosas épineux, d’euphorbes et defougères arborescentes.
Ils chevauchaient avec lenteur, souvent forcésde s’ouvrir un passage à coups de machete[7] à travers les lianes enchevêtrées,lorsque celui qui marchait en tête, un métis mexicain coiffé d’unsombrero orné de plaques d’or et drapé dans un vaste manteau ouzarape, retint tout à coup sa monture en poussant un cride surprise.
Les deux autres voyageurs, deux hommes de raceblanche, vêtus de kaki et coiffés de casques en moelle de sureau,s’étaient rapprochés immédiatement.
Ils virent alors ce qui avait provoqué le crid’étonnement de leur compagnon.
À un tournant du sentier, celui-ci s’étaittrouvé brusquement nez à nez avec un pendu accroché à la maîtressebranche d’un manguier, et dont les haillons se balançaient au ventdu matin.
Les deux Blancs avaient sauté à bas de leurschevaux ; mais le Mexicain ne paraissait nullement disposé àles imiter.
– Señores, déclara-t-il gravement, celaporte malheur de secourir un pendu.
Et il ne bougea pas.
Appuyé au dossier de sa haute selle, campé surses vastes étriers à boîtes, il s’apprêta flegmatiquement àregarder ce qu’allaient faire les deux señores.
D’un coup de machete, l’un d’euxavait tranché la corde, pendant que le second, une sorte de géant,recevait le pendu dans ses bras et le déposait doucement sur lesol.
– Le corps est encore tiède, déclara legéant.
– Je vais te dire immédiatement si onpeut conserver quelque espoir, répondit son compagnon. La face estcongestionnée, presque violette, la langue gonflée et pendante,mais cela ne prouve rien… La colonne vertébrale n’a pas étédisloquée.
Le charitable cavalier avait déboutonné lachemise et la veste du pendu et lui baignait les tempes avec l’eaude sa gourde, puis, à l’aide d’un tube emprunté à une touffe debambous, il insuffla de l’air dans les narines, en ayant soin detenir la bouche fermée de façon à gonfler les poumons. En appuyantensuite à la base du thorax, il força les bronches à se dégonfler,réalisant ainsi artificiellement les mouvements de larespiration.
Entre temps, l’autre cavalier enlevait lessouliers du patient et lui frictionnait vigoureusement la plantedes pieds et la cheville pour forcer la circulation du sang à serétablir.
Pendant trois quarts d’heure, les deuxsauveteurs continuèrent à appliquer le même traitement au pendu,avec une patience dont s’émerveillait leur guide, nonchalammentoccupé à fumer un de ces excellents cigares de St-Jean de Tuxtlaque les amateurs égalent aux havanes.
– Carajo ! murmura-t-il, il fautvraiment que ces señores aient du temps à perdre. Je serais fortétonné s’ils réussissaient !…
En cela il se trompait.
Le plus grand des cavaliers avait tiré de sapoche un de ces couteaux à plusieurs lames qui sont pourvus d’unemèche à saigner les chevaux ; il s’en servit pour piquerlégèrement une des veines situées derrière l’oreille droite dupatient et il répéta cette opération derrière l’oreille gauche,puis à la tempe.
Un sang noir gouttela d’abord lentement puisfinit par jaillir plus abondant et plus rouge. Presque aussitôt lependu ouvrit les yeux et poussa un profond soupir.
Il était sauvé, la respiration et lacirculation avaient repris leur cours.
Mais au moment où il avait ouvert les yeux,les deux cavaliers avaient jeté le même cri de surprise.
– Markham. C’est Markham !
Ils demeuraient tous deux muets de stupeur enreconnaissant dans celui qu’ils venaient d’arracher à la mort,précisément l’homme qu’ils cherchaient en vain depuis troissemaines dans les déserts du Mexique.
Le pendu ressuscité ne paraissait pas moinssurpris qu’eux-mêmes de cette rencontre, mais à sa surprise semêlaient visiblement la peur et la confusion. Sa face, une heureauparavant violacée par la congestion, était devenue d’une pâleurlivide, ses mains tremblaient.
– John Jarvis ! bégaya-t-ilenfin.
– Moi-même, Mr Markham, luirépondit-on, charmé de vous voir revenu à l’existence. C’est unecure dont je suis véritablement fier. J’ajoute que vous êtes lapersonne que je désirais le plus rencontrer. Vous n’avez pasoublié, je suppose, que nous avons un compte assez sérieux à réglerensemble ?
À ces paroles, prononcées avec une amèreironie, Markham frissonna de tout son corps et parut sur le pointde s’évanouir, John Jarvis s’en aperçut.
– Je vois, Mr Markham, dit-il, quevous n’êtes pas encore en état de discuter. Il ne faudrait pas nousfaire la mauvaise plaisanterie de passer de nouveau de vie àtrépas. Vous nous avez donné suffisamment de mal comme cela.
Et se tournant vers son compagnon :
– À quoi penses-tu, mon braveFloridor ? Tu vois bien que notre malade est loin d’être toutà fait guéri. Je suis sûr que quelques gorgées d’eau-de-vie decanne le remettront complètement.
Floridor haussa les épaules et obéit avecmauvaise grâce ; il fit boire Markham et banda les plaieslégères qui avaient résulté de la saignée.
L’ex-pendu s’était laissé faire, mais sa minefarouche, les regards de haine que dardaient ses yeux gris,montraient combien il était humilié et furieux de se trouver ainsià la merci de ses ennemis.
– Vous auriez dû me laisser oùj’étais ! murmura-t-il d’une voix sourde.
– J’ai eu pitié de vous sans vousreconnaître, mais j’aurais agi de même en sachant à qui j’avaisaffaire.
– Par philanthropie ! fit Markhamagressif et goguenard.
– Non.
– Je m’en doute. Dites plutôt que vousaviez le vague espoir de récupérer les deux millions de dollars quej’ai volés au banquier Rabington.
– Et quand cela serait ?
– Vous perdez votre temps ! Est-ceque je serais couvert de pareilles guenilles, si j’avais desbank-notes ?
Et Markham éclata d’un rire faux et stridentcomme le cri d’un oiseau de proie.
– Ce n’est pas toujours une raison,répliqua John Jarvis en regardant le voleur bien en face.
– Vous croyez ! Mettez-vous biendans l’esprit que, de moi, vous n’avez rien à attendre. Vous pouvezfouiller mes haillons, vous n’y trouverez pas une piastre !J’ai été dépouillé de tout. Il y a huit jours j’ai vendu monbrowning à des vaqueros pour un peu de nourriture, depuis je n’aivécu que des fruits de la forêt…
– Il est possible que vous disiez lavérité, mais vous ne me ferez pas croire que vous ignorez où sontles bank-notes ?
– Je le sais, mais vous ne seriez pasplus avancé si je vous le disais.
Contre l’attente de Markham, John Jarvisdemeura silencieux. Il réfléchissait.
Toute cette conversation avait eu lieu enanglais, au grand mécontentement du métis qui ne parlait quel’espagnol et dont la curiosité se trouvait déçue. Tout doucementil avait rapproché son cheval.
– Que veux-tu, Bernardillo ? luidemanda John Jarvis.
– Je désirerais savoir, fit-il, aveccette affectation de politesse, dont les Mexicains ont hérité desEspagnols, si les señores sont disposés à continuer leurroute ?
– Nous attendrons pour cela que la grossechaleur soit tombée. Pour le moment nous allons déjeuner, puisfaire la sieste. Pendant que nous allumerons le feu, tâche detrouver quelque gibier dans les environs, mais ne t’éloigne pastrop.
– Bien, señor, je serai promptement deretour, là où il y a de l’eau, le gibier est toujours abondant.
Bernardillo fit volter son cheval avecl’élégance d’un écuyer consommé et disparut dans lesous-bois ; bientôt, on entendit crépiter coup sur coup lesdétonations de sa carabine. Comme beaucoup de ses compatriotes,Bernardillo était un tireur infaillible, il s’amusait souvent àtuer des hirondelles au vol, à balle franche. Au bout d’un quartd’heure à peine, il était de retour, portant, suspendus à l’arçonde sa selle, deux de ces gros perroquets au plumage bariolé derouge, de bleu et de jaune que les Mexicains appellent deshuacamayas et une demi-douzaine de beaux écureuils noirs, dont lachair est exquise.
Avec des feuilles sèches Floridor avait alluméun grand feu à l’ombre d’un bombax géant, au tronc blanc et lisse.Des gobelets et de petites assiettes d’argent avaient été disposéssur la mousse verdoyante et, dans les buissons voisins, le Canadienavait cueilli des goyaves à la pulpe dorée et des manguesexcellentes malgré leur parfum de térébenthine.
Avec une dextérité sans pareille, Bernardillodépouilla, pluma et vida son gibier, en bourra l’intérieur deplantes aromatiques et le mit à rôtir, enfilé sur desbaguettes.
Markham suivait ces préparatifs avec desregards brillants de convoitise : il était évident qu’il avaitdû subir les jours précédents une diète sévère, et cette partie deson récit, au moins, était exacte.
Il le prouva en engloutissant, avec lavoracité d’un loup affamé, tout ce qu’on voulut bien lui donner, ycompris les indigestes tortillas de maïs, offertes par Bernardillo.Pendant tout le repas, le métis s’était, d’ailleurs, montré pleinde prévenances pour le rescapé. On en comprit bientôt laraison.
– Señor, lui dit-il, en lui offrantgravement un cigare, voudriez-vous me permettre de prendre un boutde votre… corde. J’espère que je ne suis pas indiscret ?
Markham ne savait s’il devait rire ou sefâcher. Il prit le parti d’imiter John Jarvis et Floridor quis’égayaient de cette requête inattendue et donna carte blanche aumétis.
– Vous êtes encore assez naïf pour croireque ma corde vous portera bonheur ? lui dit-il seulement.
– J’en suis fermement convaincu, répliquaBernardillo avec le plus grand sérieux et il s’empressa d’allerprendre possession de ce qu’il regardait comme un précieuxcadeau.
Un moment distrait par cet incident, JohnJarvis était redevenu silencieux. Markham l’observait avecinquiétude. Affaibli, sans armes, en face de trois cavaliersrobustes et bien armés, l’ex-directeur de la banque de Presidio serendait compte qu’il était entièrement à leur merci.
La chaleur était devenue accablante, lesrayons du soleil parvenu au zénith tombaient verticalement d’unciel embrasé. Hommes et chevaux, comme dans l’histoire de PeterSchlemihl, semblaient avoir perdu leur ombre. Un silence de mortplanait sur la forêt dont les feuillages pendaient languissamment.Les corolles se fermaient, les oiseaux-mouches, les grandspapillons jaunes rayés de noir s’étaient réfugiés au creux desbuissons. Vaincus par cette atmosphère, brûlante comme l’haleined’une fournaise, Bernardillo et Floridor s’étaient jetés sur leurscouvertures de cheval et s’étaient endormis.
Markham et John Jarvis n’avaient pas cédé ausommeil, mais malgré l’épaisseur des frondaisons qui les abritaientet bien qu’ils demeurassent immobiles, leur front était emperlé desueur et une immense torpeur les accablait. Ce ne fut que par unpuissant effort de volonté que le détective parvint à dompterl’envahissante somnolence.
– Que voulez-vous que je fasse devous ? dit-il tout à coup à Markham, d’un ton plein desévérité. J’ai les pleins pouvoirs de Mr Rabington pourdemander l’extradition du voleur et de l’assassin que vousêtes ! Je ne parle pas de votre fille, Miss Lilian, que vousavez réduite au désespoir et que vous ruinez car elle s’est engagéeà abandonner jusqu’au dernier cent, sa fortune personnelle pourdésintéresser la Mexican Mining Bank.
Profondément humilié, honteux de lui-même,Markham baissait la tête comme écrasé sous le poids de cesaccusations.
– Vous n’avez aucune excuse ! repritJohn Jarvis avec indignation, vous êtes intelligent, vous êtesénergique et vous étiez riche. Votre crime n’est pas de ceux dontla misère ou l’ignorance peuvent atténuer la responsabilité…
« Dans ces conditions il ne me reste qu’àremplir jusqu’au bout la mission qui m’a été confiée. Je vais vousemmener jusqu’à la côte et vous embarquer pourl’Amérique. »
L’attitude et la physionomie de Markhamétaient pitoyables. Ses joues creuses, envahies par une barbe grisequi n’avait pas été rasée depuis quinze jours, son teint déjà jaunipar le soleil, ses yeux fiévreux, dont les paupières étaientenflammées, bordées d’écarlate par l’ophtalmie, ses vêtementsdéchirés, le faisaient ressembler à ces vagabonds – lamentablesépaves humaines – qui errent sur les quais des grandes villesmaritimes. Le cercle rouge laissé par la corde autour du couajoutait encore à l’aspect sinistre du misérable.
Qui eût dit que ce loqueteux et le correctgentleman, l’homme d’affaires réputé qui, quelques semainesauparavant, avait reçu Mr Rabington au seuil de la banque dePresidio, n’étaient qu’une seule et même personne ?
– J’ai perdu la partie… murmura-t-ild’une voix morne et aveulie, tant pis pour moi ! Je suis sousvos pieds, écrasez-moi !
Il s’affala sur la mousse et ferma les yeuxcomme pour dormir.
John Jarvis qui était foncièrement généreux leregarda longtemps en silence, mordu au cœur par un étrangesentiment où se mélangeaient le mépris et la pitié.
– C’est une vraie loque, songeait-il avecune secrète irritation… Il ne s’est pas même défendu !J’aurais été presque content qu’il m’injurie, qu’il me menace, quedu moins, il me propose quelque chose ! Un vrai yankee luttejusqu’au bout, que diable !
Un quart d’heure s’écoula dans le silenceétouffant de la forêt. Puis, brusquement, la réaction qu’avaitespérée le détective se produisit. Ned Markham se releva d’un bond,drapé dans ses haillons et se campa en face de John Jarvis.
– Si vous êtes un homme, lui dit-il d’unton résolu, vous me laisserez une chance ! Cela, vous leferez, à cause de ma fille ! Est-il juste que la pauvre Lilianexpie les sottises et les crimes dont elle est innocente ? Jevais vous proposer quelque chose :
« Rabington tient certainement beaucoupplus à rentrer dans son argent qu’à me voir pendu ?
– C’est très probable.
– Eh bien, je sais où sont les deuxmillions de dollars, je vous aiderai à les reprendre ; je nevous dis pas que cela sera commode, mais ce n’est pasimpossible.
– Et quelles sont vosconditions ?
– Un pardon plein et entier. Je n’ai quequarante ans, je puis refaire ma vie.
– Vous teniez à l’instant un tout autrelangage. Vous laissiez à entendre que les bank-notes étaientgardées en lieu sûr…
– J’ai changé de point de vue, voilàtout, déclara froidement Markham. Vous avez tout à gagner et rien àperdre en acceptant mon offre.
– Qui me prouvera que je puis avoirconfiance en vous ?
– Votre propre expérience des hommes.Regardez-moi ! Suis-je le même qu’il y a un quartd’heure ? Je me suis ressaisi. J’ai retrouvé la volonté delutter. L’énergie et la loyauté vont de pair. Vous devez sentir queje parle sincèrement.
Étonné de ce changement d’attitude, JohnJarvis eut une minute d’hésitation, mais Markham avait parlé avecun accent de franchise si convaincant, si brutalement vrai qu’ilfut persuadé. Il y a des heures où le pire criminel ne mentpas.
– Dans l’intérêt de mon ami Rabington,déclara-t-il, je ne crois pas devoir refuser ce que vous proposez,mais c’est à l’expresse condition que vous ne me cacherez rien.
– Je n’ai aucune raison dedissimuler.
– Je sais déjà que vous avez eu pourcomplice la femme qui a pris la fuite avec vous, la señora ViolanteAlvaredo.
Ned Markham avait changé de visage.
– Violante ! murmura-t-il entre sesdents. Je me suis promis que je la tuerais ! Oui ! Elle aété mon mauvais génie.
Il soupira douloureusement et passa la mainsur son front comme pour chasser des pensées importunes.
– Cette femme m’avait complètementaffolé, reprit-il au bout d’un instant… Mon aventure est d’unedésolante banalité. J’ai agi comme le dernier des naïfs…
« Violante Alvaredo appartient à uneancienne famille espagnole des environs d’Orizava, et elle est trèsfière de son origine. Elle répète avec orgueil qu’il y a unAlvaredo sur la liste des conquistadors que donne le vieilhistorien Bernal Diaz del Castillo. Elle est avec cela d’une beautéfoudroyante. Grande brune élancée, ses traits sont d’une régularitéadmirable, ses cheveux dénoués tombent jusqu’à ses pieds, sesgrands yeux de velours, tour à tour noyés de langueur ou fulgurantsde passion sont les plus beaux, les plus impérieux, les pluscaressants et les plus terribles qui soient au monde et sa démarcheharmonieuse et souple est celle d’une reine !
– Quel enthousiasme ! Je crains quevous ne soyez encore mal guéri.
– Hélas ! murmura Ned Markham avecun soupir, quel malheur qu’une si parfaite beauté soit unie à uneperfidie, à un cynisme dont je n’ai pas vu d’exemple.
« Il y a trois mois, elle vint à Presidioet loua une villa voisine de la mienne. J’ai su plus tard qu’enagissant ainsi, elle suivait un plan froidement combiné. Comme ellel’avait deviné, dès que je l’eus vue, j’en devins amoureux fou. Jelui offris de l’épouser, sans écouter les remontrances de mes amisqui m’assuraient que Violante n’était qu’une aventurière.
« Elle accueillit ma proposition mieuxque je ne pouvais l’espérer. Très féline, très enveloppante, ellene m’opposa pas un refus formel, mais « elle désirait mieux meconnaître ». Une première expérience qu’elle avait faite dumariage n’avait pas été heureuse. Le mari qu’elle avait épousé àseize ans, avait dissipé sa dot et l’avait abandonnée. Il étaitmort, heureusement, mais elle avait besoin de beaucoup réfléchirpour contracter une nouvelle union, malgré toute la sympathie queje lui inspirais.
« Le temps passa. Sa présence, sonsourire étaient devenus pour moi un besoin aussi impérieux que lanourriture ou le sommeil.
« Elle avait la folie des bijoux. Lesgemmes les plus coûteuses lui paraissaient des choses de premièrenécessité, le mot indispensable revenait sans cesse dans lesdemandes qu’elle m’adressait avec une désinvolture superbe :« indispensables », les colliers de perles pour faireressortir la blancheur de sa peau, les rivières de diamants pourmontrer que leurs feux étaient moins étincelants que ses beauxyeux, les rubis moins rouges que ses lèvres et jusqu’à un diadèmede saphirs « indispensable » pour donner à sa fastueusechevelure le reflet bleuté de l’aile du corbeau.
« Elle me remerciait à peine et lelendemain c’était une nouvelle fantaisie plus onéreuse que celle dela veille. Puis, il fallut des robes en harmonie avec les bijoux.On fit venir les toilettes de la Nouvelle Orléans, de New York, deParis même.
– Cela coûte cher, dit froidement ledétective.
– Tout m’était égal, pourvu qu’elle fûtcontente. J’étais en proie au vertige, je puisais à pleines mainsdans la caisse sans vouloir songer aux conséquences. Notez quejusqu’alors je n’avais pas obtenu la plus légère faveur. C’est àpeine si elle me permettait de lui baiser la main. Si je tentais dedevenir plus familier, j’étais foudroyé par un regard de reineoffensée, accompagné d’une moue hautaine.
« Enfin mes soins furent récompensés.C’est-à-dire que nos fiançailles furent célébrées, mais dans leplus grand mystère. Violante avait d’excellentes raisons pour nepas attirer sur sa personne l’attention publique.
« Dès lors de nouvelles complicationssurgirent ; la famille de la noble señora refusait sonconsentement, puis Violante avait des dettes laissées par sonpremier mari. Sous divers prétextes, elle me demanda des sommesdont l’importance allait croissant « mais qui n’étaient,disait-elle, qu’une avance, dont les riches terrains miniersqu’elle m’apportait en dot, me rembourseraientamplement. »
« Enfin le jour vint où je dus avouer queje devais trois cent mille dollars à ma caisse. Je tremblais quecette révélation n’amenât une rupture.
« Il n’en fut rien.
« Violante me répondit, avec un beausang-froid, que, puisque j’en étais arrivé là, je ne serais paspuni plus sévèrement pour avoir volé deux millions de dollars quetrois cent mille. Nous n’avions qu’à traverser le Rio del Nortepour nous trouver en sûreté au Mexique. Là notre mariage seraitcélébré et grâce à l’argent volé je pourrais mettre en valeur lesfameux terrains miniers qui constituaient la dot et quirenfermaient des gisements aurifères d’une richesseincalculable.
« Elle finit par me persuader, ajouta NedMarkham en rougissant, je n’ai pas besoin de vous raconter ce quevous savez déjà…
– Pourquoi, demanda brusquement ledétective, n’avez-vous pas traversé la frontière aussitôt après levol ?
– C’était bien notre intention, mais ils’est produit un contretemps. L’enquête du coroner et les autresformalités m’ont retenu très tard. Les Indiens venus de la rivemexicaine s’étaient lassés d’attendre et étaient repartis et j’aidû rester à Presidio toute la journée du dimanche.
– Ce qui a bien manqué de vous devenirfatal.
– C’est vrai, je n’avais que très peud’avance sur vous… Mais j’ai hâte d’en finir avec ma misérableaventure. Une fois en sûreté, nous prîmes le train jusqu’à Mexico,et je remarquai que Violante paraissait préoccupée, ellen’adressait la parole à personne et le panama qu’elle portait étaittoujours rabattu sur ses yeux, j’en sus plus tard la raison. Unefois elle m’arracha des mains un journal illustré que jem’apprêtais à lire et le lança par la portière du wagon, et quandje lui demandai l’explication de ce geste : « Vous n’avezpas besoin de lire, me dit-elle, cela me déplaît, cela doit voussuffire. » Un voyageur m’apprit plus tard que l’illustrécontenait les portraits de plusieurs bandits célèbres, entreautres, ceux du général Pedro Estrada et de sa dévouéelieutenante, la fameuse doña Alferez.
« Vous devinez n’est-ce pas que la doñaAlferez et Violante Alvaredo n’étaient qu’une seule et mêmepersonne…
« Il avait été décidé que notre mariageaurait lieu dans le magnifique domaine de l’Estanzilla quepossédait ma fiancée à cinq jours de marche de la capitale et quioccupait, assurait-elle, toute une vallée délicieusement fertile. ÀMexico nous achetâmes des chevaux et nous nous mîmes en route,accompagnés de quatre hommes que Violante avait choisiselle-même.
« À mesure que nous nous éloignions de laville, elle reprenait toute sa gaîté et toute son arrogance. Jem’aperçus que les rares vaqueros ou Indiens que nous rencontrionsla saluaient avec une déférence exagérée. Elle m’expliquaeffrontément que sa famille était très puissante et très populairedans la région et que le respect qu’on lui témoignait était toutnaturel. La vérité, c’est que les passants – si respectueux –avaient grand-peur d’être détroussés.
« Nous fûmes obligés de faire un longdétour pour éviter de traverser les placers de Santa Maria, un desprincipaux établissements de la Mexican Mining Bank, qui ne sontqu’à dix milles de l’Estanzilla.
« Après une série de marches fatigantes àtravers un pays montagneux et sans routes tracées, nous atteignîmesl’Estanzilla, où je comptais enfin trouver la récompense de mespeines.
« Je demeurai muet de surprise, lemagnifique domaine se réduisait à un fort démantelé qui doit daterde l’occupation française, au lieu de la fertile vallée qu’onm’avait annoncée, des ravins stériles aux rocs tourmentés dont lefort occupait le point culminant.
« Violante riait aux larmes de ma minedésappointée : « Entre, me dit-elle, me tutoyant pour lapremière fois depuis que nous nous connaissions, tu n’es pas aubout de tes étonnements. » Nous franchîmes un pont-levis, desportes massives s’ouvrirent comme d’elles-mêmes à notre approchepour se refermer aussitôt derrière nous. Nous étions dans une vastecour carrée, où une trentaine de cavaliers armés jusqu’aux dentscontenaient leurs chevaux, comme s’ils eussent été prêts à partiren expédition.
« À la vue de ces hommes aux facespatibulaires, le voile de l’illusion se déchira, la véritém’apparut : J’avais été odieusement berné, c’est dans unrepaire de voleurs de grand chemin que j’apportais les deuxmillions de dollars que j’avais volés moi-même. Tout s’écroulaitautour de moi.
« Je faillis m’évanouir desaisissement.
« Au centre de la troupe dont il étaitsans doute le chef, se tenait un cavalier dont le sombrero et lezarape étaient galonnés et brodés d’or. Deux énormes brownings àpommeau d’argent étaient passés dans sa ceinture et sa selle étaitcouverte en peau de jaguar. Gros et robuste, le teint basané, levisage très régulier, orné de deux longues et fines moustachesnoires, ce personnage ne manquait pas d’allure.
« C’est vers lui que – sans plus sepréoccuper de moi que si je n’avais jamais existé – Violantedirigea son cheval, puis, se haussant sur ses étriers, elleembrassa l’homme, à pleine bouche, avec une sorte de gloutonneriepassionnée.
« Me voilà, mon Pedrillo adoré,murmurait-elle, en l’étreignant ardemment dans ses bras, âme de moncœur ! que je suis heureuse ! Trésor de ma vie ! Jene te quitterai plus jamais, même pour un seul jour !
« Et comme Pedrillo ne répondait qu’avecune certaine nonchalance à ces brûlantes caresses, elle jeta unregard brillant de jalousie vers trois ou quatre femmes, assezjolies, qui se trouvaient mêlées aux cavaliers.
« M’as-tu gardé ton cœur, au moins,pendant ma longue absence ? fit-elle. Ah ! si je croyaisque tu eusses commis, même par la pensée, un péché contre notreamour, je crois que je t’arracherais les yeux avec mesongles !…
– As-tu réussi ? demanda-t-il.
– Oui, dit-elle orgueilleusement en memontrant du doigt, j’ai accompli ce tour de force que tu croyaisimpossible. Le yankee est là avec ses dollars. Regarde s’il ne faitpas une mine à mourir de rire !
« J’étais fou de rage de m’être sisottement laissé berner. Le sang m’aveuglait. Je pris mon browninget je tirai en visant à la tête.
« Avec le plus beau sang-froid du mondeelle fit faire un écart à son cheval, ma balle effleura le bord deson léger panama et alla s’aplatir sur le mur.
« Violante n’était nullement émue.
– Voilà l’homme que j’aime, mecria-t-elle, le général Pedro Estrada, qui grâce à tes dollars serabientôt dictateur du Mexique. Avant un mois nous aurons fait un« pronunciamento » et levé un corps d’armée.
– Tu seras toujours mon adorée,murmura-t-il, flatté dans son amour-propre par ces démonstrationspassionnées.
« Je constatai alors que Violante medétestait de toute la puissance de son ingratitude.
– As-tu donc pensé, me cria-t-elle, avecsa moue la plus dédaigneuse, qu’un homme comme toi pourrait jamaisdevenir mon mari ? Oserais-tu te comparer à Pedrillo ?Lui il tient la campagne avec ses soldats et il prend noblementpartout ce dont il a besoin, comme cela est permis en temps deguerre, toi tu n’es qu’un voleur de l’argent qui t’était confié, etje t’ai justement puni !
« Cette fois, c’en était trop, j’étaisinsulté et bafoué après avoir été dépouillé. J’étais fou de rage,mes mains tremblaient, j’ajustai de nouveau l’aventurière, biendécidé cette fois à ne pas la manquer. Mais avant que j’eusse eu letemps de tirer, un lasso siffla à mes oreilles, je me sentis lesbras entravés et je fus brutalement arraché de ma selle avec unerapidité qui ne me donna pas le temps de réfléchir.
« Mon browning avait roulé à terre, lesbandits riaient aux éclats, celui qui m’avait si adroitementcueilli tirait sur son lasso de toutes ses forces, me forçant àraboter de mon dos le pavé de la cour, j’eus bientôt les mains etle visage en sang.
« Pendant quelques minutes je servis dejouet à cette canaille.
– En voilà assez ! dit enfin PedroEstrada, flanquez-le dehors et qu’il aille où il voudra !
– Il serait plus prudent de lui casser latête, objecta haineusement Violante, il a tiré sur moi, puis ilpeut nous dénoncer…
– Lui, fit « le général » avecun gros rire, et à qui ? Ce n’est toujours pas au consul desÉtats-Unis ! Ouste ! vous autres, débarrassez-moi de cecoquin, je l’ai assez vu !
« Il ajouta très haut, certainementexprès pour que je l’entendisse :
– Viens, ma belle Violante, tu m’aiderasà porter les bank-notes dans la cave de bronze ! Nous allonscompter nos richesses.
« Non sans avoir reçu quelques horions jeme retrouvai en dehors du pont-levis, mais dans quel pitoyableétat ! J’étais meurtri, désespéré, conspué même, par lesbandits et de plus sans un sou en poche.
« J’avais eu la présence d’esprit deramasser mon browning, mais c’est tout ce qui me restait. En medélivrant du lasso, un des « soldats » de Pedro Estradam’avait subtilement allégé de mon portefeuille et un autre avaitraflé toute la menue monnaie que j’avais en poche. Je délibérai sije ne ferais pas mieux de me sauter la cervelle, tout de suite,pour en finir.
« Pourtant je me raidis contre cettefaiblesse et clopin-clopant, je me mis en route à l’aventure. Jecrois que j’aurais fait pitié à Violante elle-même…
« Il était écrit, cependant, que jedevais revoir une fois encore « le général » PedroEstrada.
« Le soir de cette néfaste journée,j’avais trouvé l’hospitalité dans la hutte d’un péon indien, maisle lendemain, j’étais si courbatu, si déprimé, que c’est à peine sije pus parcourir quelques milles. Je m’étais arrêté pour me reposerdans un petit bois de cyprès, quand un grand bruit de chevauxparvint à mes oreilles.
« Je me dissimulai promptement derrièreun buisson et bien m’en prit, Pedro Estrada et une douzaine de seshommes passèrent à quelques pas de moi.
« Quelle ne fut pas ma surprise enreconnaissant au milieu d’eux, garrotté sur le cheval qu’ilmontait, l’ancien sous-directeur de la succursale de Presidio, lebelge Gérard Perquin le fiancé de Lilian…
– Que vous avez tenté de faireassassiner », dit sévèrement John Jarvis.
Ned Markham baissa la tête.
– Le malheureux Gérard ! reprit ledétective avec tristesse, une fatalité semble le poursuivre. Jesavais qu’il était au Mexique, mais j’ignorais ce qu’il étaitdevenu. J’ai appris par une lettre de Mr Rabington que sitôtqu’il a été capable de se lever il est parti pour Mexico, aprèsavoir juré à Miss Lilian qu’il retrouverait les millions volés oupérirait à la tâche.
« Markham, votre fille ne méritait pasd’avoir un tel père ! Quand elle a connu votre crime et votrefuite elle a exigé que Mr Rabington prenne hypothèque sur tousses biens et comme le total de deux millions de dollars n’était pasencore atteint, Gérard s’est engagé à parfaire la somme. Ils sontencore fiancés, mais Miss Lilian, toujours en deuil, ne sortjamais, bien que la population de Presidio lui témoigne le plusgrand respect.
– Pourra-t-elle jamais mepardonner ? balbutia Markham avec accablement.
– Si vous essayez sincèrement de réparerle mal que vous avez fait, dit gravement le détective, je vouspromets que je vous aiderai.
À ce moment, Bernardillo, sa sieste terminée,se relevait en bâillant et se dirigeait vers John Jarvis. Celui-cimit un doigt sur ses lèvres.
– Pas un mot, dit-il à l’oreille deMarkham. Il est inutile que l’on sache qui vous êtes. Les coureursde prairie dans le genre de Bernardillo, sont presque toujours enexcellents termes avec les bandits.
La chaleur était maintenant devenuesupportable. La petite expédition se remit en route, seulement ledétective avait modifié son itinéraire. On allait maintenant sediriger à marches forcées vers le placer de Santa Maria – propriétéde la Mexican Mining Bank – qui n’était situé qu’à quelques millesdu fort de l’Estanzilla où se trouvaient à la fois le fiancé demiss Lilian et les millions volés.
Avec ses montagnes géantes aux profondesvallées, le Mexique offre une prodigieuse variété de couchesgéologiques ; dans cette terre embrasée par les volcans,secouée par les tremblements de terre, on découvre des gisements demétaux précieux et de minéraux rares d’une diversité et d’unerichesse infinies. L’or, l’argent, le platine, le mercure, lecuivre s’y rencontrent aussi bien que les rubis, les émeraudes etles topazes.
Quoique ces trésors soient défendus par desmarécages pestilentiels, des déserts, des montagnesinfranchissables, de tout temps on s’est battu pour leur possessionet cette généreuse terre mexicaine « le plus beau jardin dumonde », comme l’a appelée un poète espagnol, a été largementarrosée de sang.
Aujourd’hui la lutte se continue sous d’autresformes. Malgré leur ténacité, leur furieuse bravoure, dès qu’ils’agit de conquérir des dollars, les Américains ont été de longuesannées avant d’entamer ce pays mystérieux et fermé, replié enlui-même et qui n’avait guère changé depuis Fernand Cortez.Actuellement, ils y possèdent des chemins de fer et des mines,concurrencés en cela par les Anglais et les Allemands, et chaqueannée l’œuvre de pénétration se poursuit avec persévérance.
Demain, c’est au Mexique – où l’on a découvertles plus riches sources du monde – que se livrera la grandebataille pour le pétrole, qui, de plus en plus, deviendra le grandet peut-être l’unique combustible industriel.
Déjà les trois peuples impérialistes prennentposition, achetant fiévreusement des terrains, sollicitant desconcessions des éphémères dictateurs de ce pays où règne enpermanence la guerre civile.
Dans un rayon de dix milles autour del’Estanzilla il n’y avait pas moins de quatre exploitationsminières, deux anglaises, une américaine – la mine d’or de laMexican Mining Bank – et une allemande dont les concessionnairesopéraient des sondages pour la recherche du pétrole.
Ce dernier établissement, encore à ses débuts,ne comprenait que quelques hangars au-dessus desquels s’élevaientles échafaudages du derrick ou superstructure des puits desondage, construit au fond d’une vallée de la Cordillère quebordaient de toutes parts des rochers abrupts.
C’est vers ces bâtiments où brillaient encorequelques lumières qu’un peu avant minuit, se dirigeait à brideabattue une amazone montée sur une superbe jument de raceandalouse. Sans modérer son allure elle franchissaitinsoucieusement les ravins, les cours d’eau et les rochers, suivaitparfois des sentiers qui côtoyaient des gouffres.
Le ciel était d’un bleu profond d’une douceurde velours où les étoiles luisaient comme une poussière dediamants, répandant sur le paysage tourmenté une lueur argentée,infiniment mystérieuse. Dans ce décor de silence et de sérénité,l’amazone passait comme un ouragan.
Elle fit halte à deux pas de la palissade quientourait les bâtiments, sauta en bas de sa jument baignée de sueuret tira la corde d’une cloche. Des abois de chiens retentirent, ily eut un va-et-vient de lumières à l’intérieur et un hommequ’escortaient de grands dogues d’Ulm parut à la barrière àclaire-voie.
– Que désirez-vous ? demanda-t-il àla visiteuse, en espagnol, mais avec un fort accent allemand.
– Il faut que je voie tout de suite leseñor ingénieur, répondit-elle avec impatience. Je suis donaViolante Alvaredo.
L’homme ouvrit aussitôt la barrière etintroduisit la jeune femme dans une pièce aux murs nus, uniquementmeublée de tables et d’escabeaux de bois blanc, et qu’éclairaitd’une vive lueur une lampe à acétylène. Quand Violante entra,l’ingénieur était fort occupé à coller des étiquettes, portantchacune un chiffre et une annotation, sur de petits flacons remplisd’un liquide brun ou verdâtre, qui était du pétrole brut. Sur uneautre table, des spécimens des couches traversées par la sondeétaient méthodiquement alignés dans de petites boîtes plates.
Assez corpulent, l’ingénieur paraissait avoirdépassé la quarantaine. Sa face carrée, aux mâchoires lourdes,exprimait une énergie puissante, mais brutale : le front trèsvaste était surmonté d’une forêt de cheveux roux ; derrièreles sourcils pâles, les yeux petits et d’un jaune verdâtre,étincelaient d’intelligence et de ruse.
– Asseyez-vous, señora, dit-il enavançant un escabeau à la visiteuse.
Celle-ci paraissait trop surexcitée pouraccepter cette offre. Essoufflée et rouge, les yeux brillants defièvre, elle allait et venait par l’étroite pièce. Elle rejeta sonmanteau et l’ingénieur s’aperçut que son corsage de velours bleuorné de broderies d’or, était taché de sang, il y avait aussi unpeu de sang sur sa main droite, couverte de bagues de grandprix.
Émue, hésitante, en proie sans doute à unviolent combat intérieur, elle ne se décidait pas à prendre laparole, mais l’angoisse se peignait sur ses traits bouleversés,dans ses admirables yeux noirs d’où les larmes semblaient prêtes àjaillir.
– Que se passe-t-il donc, señora ?demanda enfin l’ingénieur. Vous paraissez troublée, jamais je nevous ai vue ainsi.
– Je viens de faire une mort…murmura-t-elle avec un frémissement de tout son corps. J’ai tuéLorenza… une de ces filles de rien qui vivent à l’Estanzilla, avecles hommes que commande Pedro Estrada.
Et comme son interlocuteur demeuraitsilencieux :
– Je ne m’en repens pas !continua-t-elle avec un grondement de colère dans la voix, jerecommencerais au besoin. J’ai surpris cette maudite fille avecPedrillo, je lui ai planté mon poignard dans le sein. L’envie memordait au cœur de le tuer, lui aussi ! Il m’a fallu toute mavolonté, toute la force de mon amour pour ne pas le faire… Ah, lelâche ! comment a-t-il osé me trahir, après ce que j’ai faitpour lui ?… C’est un homme sans âme, un ingrat !…
Violante fondit en larmes, elle sanglotait etse tordait les mains, tandis que l’ingénieur la considérait avec lesang-froid tranquille d’un savant qui dissèque une plante ou uninsecte.
– Il y a longtemps, poursuivit-elle, queje soupçonnais sa trahison, il se montrait presque froid avecmoi ; on eût dit qu’il ne m’embrassait que pour remplir unetâche qu’on ne peut éviter. Ah ! je n’aurais pas dû quitterl’Estanzilla. C’est pendant que j’étais à Presidio que cettecoquine a dû l’enjôler ! Ces derniers temps, c’est à peines’il avait la pudeur de cacher ses sentiments. Lorenza le suivaitpartout, il lui achetait des parures avec l’argent que j’ai gagné,moi, au prix de tant de dangers ! Quelle honte !
– Il me semble que vous ne manquez pas deparures. Vous en avez autant que la Vierge miraculeuse deCosamaloapam, qui en possède pour cent mille piastres, et qui,dit-on, rougit de plaisir, quand on la porte en procession, avectous ses bijoux.
– Ne vous moquez ni de moi ni de laVierge, reprit tristement Violante en caressant d’un geste machinalle collier de grosses perles et la rivière de diamants quis’étalaient sur sa poitrine décolletée. Je donnerais toutes cesbabioles pour que Pedrillo m’aimât comme autrefois.
– Enfin que voulez-vous de moi ?demanda l’ingénieur du ton sec et tranchant de l’homme positifauquel on fait perdre son temps.
Violante eut un regard d’une énergiesauvage.
– Vous avez raison, fit-elle, parlonssérieusement. Je veux que vous m’aidiez à reconquérir Pedrillo…
– Que voulez-vous que je fasse.
– Écoutez-moi. Cela est triste à dire,mais je ne le tiens que par l’argent. Il faut que vous m’aidiez àfaire sortir de l’Estanzilla les bank-notes que j’ai rapportées dePresidio.
Les petits yeux de l’ingénieur lancèrent unéclair furtif, sa physionomie se détendit.
– Je vais réfléchir, dit-il.
– Puis, continua-t-elle, un peu calmée,c’est lui rendre service, à Pedrillo ; depuis que cet argentest entré à l’Estanzilla, c’est une orgie perpétuelle, les hommespassent la nuit à danser, à boire et à jouer de la guitare… Toutela somme s’en ira en fumée, comme cela est arrivé chaque fois quenous avons fait une prise importante.
« Cela je ne le veux pas, si PedroEstrada n’est pas ambitieux, il faut que je le sois pour lui. Je mesuis juré qu’il serait dictateur et les bank-notes ne doivent pasêtre employées à autre chose !
– Puis, fit l’ingénieur en baissant lavoix, il y a une autre raison pour que l’argent ne reste pas àl’Estanzilla. Ceux auxquels il appartenait vont essayer de lereprendre. Je sais de source certaine qu’ils sont en ce moment à lamine de Santa Maria où ils organisent une expédition contre PedroEstrada.
– Qui vous a dit cela ?
– Vous devez savoir que je suis toujoursbien informé. Qui donc vous a donné la marche à suivre dans votreaffaire de Presidio ? Qui vous a fait acquérir à vil prix cesterrains que la société que je représente a rachetés à beauxdeniers comptants ? Qui vous a maintes fois prévenus quand ily avait une bonne capture à faire, ou quand les troupes régulièresse préparaient à vous donner la chasse ? Convenez que je mesuis toujours montré votre ami et un ami bien renseigné ?
– Aussi n’ai-je confiance qu’en vous.C’est ici que je déposerai les bank-notes. Je vous sais capable deles défendre.
– Oui, mais il ne faudrait pas troptarder.
– Vous allez venir avec moi, cette nuitmême, à l’instant ! Le moment est propice. Les hommes fontbombance, à cette heure-ci les trois quarts d’entre eux dormentdéjà, assommés par le pulque et l’eau-de-vie de canne.
– Mais Pedro Estrada ?
– Il est parti comme un fou, à francétrier, chercher un médecin pour la Lorenza qui n’était pas encoretout à fait morte.
« Je crains bien, ajouta-t-elle avec unsourire féroce, qu’il ne la trouve pas vivante quand ilrentrera…
– Nous allons partir de suite. Vous savezcomment ouvrir la cave de bronze ?
– Oui, j’ai la double clef de la porte etje sais le mot de la combinaison. Pedrillo n’a pas osé me lesretirer.
Pendant la dernière partie de cetteconversation, l’ingénieur s’était armé, avait jeté un manteau surses épaules et s’était coiffé d’un sombrero. Il se fit amener soncheval par un péon et bientôt il galopa aux côtés de Violante, parles chemins raboteux qui conduisaient à l’Estanzilla.
Ils en étaient encore à une certaine distance,lorsque le son des guitares leur arriva, porté par la brise. Enmême temps ils constatèrent que les fenêtres de l’ancien fortétaient brillamment illuminées.
– Voilà ce qu’ils font toutes les nuits,murmura Violante avec mépris ; ils ne sont guère bons à autrechose !
À mesure que la jeune femme et son compagnonse rapprochaient, ils discernaient plus distinctement le vacarmedes cris, des rires et des chansons.
Ils arrivèrent près du pont-levis qui étaitabaissé.
– C’est parfait, s’écria Violante quandils eurent franchi la porte qu’ils trouvèrent entrebâillée,personne n’est là pour surveiller les allants et venants. Lesgardiens sont ivres morts.
– Tant mieux pour nous ! ricanal’ingénieur.
La cour était déserte ; seuls unedouzaine d’ivrognes dormaient au clair de lune, sur la pierre nue,en chantonnant encore dans leur sommeil quelque vague refrain.
– Ils mériteraient que les yankeesviennent cette nuit et les égorgent jusqu’au dernier ! s’écriaViolante indignée.
– C’est qu’il n’y aurait riend’impossible à cela, grommela son compagnon dont le front serembrunit. Hâtons-nous, il faut aller vite en besogne.
Tous deux allèrent attacher leurs chevaux sousun hangar où s’en trouvaient déjà un grand nombre d’autres, et, sefaufilant le long des murs, gagnèrent le fond de la cour, enévitant de passer près de la salle d’où s’élevait le tumulte del’orgie.
Ils étaient arrivés devant une porte basselorsque Violante se retourna, comme hésitante.
– Avant tout, fit-elle, j’ai bien envied’aller voir si la Lorenza a fini de mourir.
– Pourquoi ?
– Parce que, murmura-t-elle avec unsourire féroce, si par hasard elle était encore vivante, jemettrais bon ordre à cela…
– Je ne vous savais pas si cruelle,répliqua l’ingénieur avec une sourde colère, ne vous occupez pas decette fille ! Je vous déclare que je renonce à vous aider sivous ne voulez pas suivre mes conseils.
– Soit, déclara la jeune femme,haineusement, j’irai voir la Lorenza un peu plus tard.
Elle ouvrit la porte où aboutissaient lesdernières marches d’un large escalier de pierre aux marchesbranlantes. Ils descendirent avec précaution à la clarté d’unepetite lampe électrique que tenait Violante.
Après avoir compté trente marches, ils setrouvèrent dans une galerie creusée dans le roc sur lequel le fortétait construit.
– Voici l’entrée de la cave de bronze,déclara Violante, en montrant l’extrémité de la galerie où sur lateinte bleuâtre du granit se découpait un rectangle d’uneéblouissante couleur verte.
– Qui diable a eu l’idée d’une semblableinstallation ? demanda l’ingénieur avec surprise. Celacoûterait aujourd’hui une somme folle.
– La cave de bronze remonte peut-être autemps de Cortez ; c’est là qu’on serrait les sacs de poudred’or et les barres d’argent avec lesquels les Indiens payaientl’impôt aux conquistadors. Plus tard les Français la transformèrenten poudrière ; enfin, Pedrillo a fait adapter à la porte parun serrurier de Mexico le mécanisme d’un coffre-fort moderne.
Ils s’étaient approchés. Violante manœuvrarapidement les boutons de métal qui commandaient la serrure.
– Quel est le mot ?demanda-t-il.
– Je n’ai pas le droit de vous le dire.D’ailleurs que vous importe, puisque nous prendrons tout.
– C’est juste, fit-il avec dépit.
La porte s’était entrebâillée, mais elle étaitsi massive qu’ils durent réunir leurs efforts pour l’ouvrirentièrement.
La clarté de la lampe électrique montrait lesparois – du même vert éclatant que la porte – d’une chambre de dixà douze mètres de longueur sur quatre de largeur. Il n’y avaitaucun soupirail, aucune prise d’air, aucune ouverture versl’extérieur, et il s’exhalait de ce réduit une amère et nauséeuseodeur de vert-de-gris.
Violante et son compagnon se reculèrentchassés par ce souffle pestilentiel. Ils apercevaient au fond dusouterrain, la valise qui refermait les bank-notes et, à côté, untas régulier d’objets brillants.
Pendant qu’ils attendaient que l’air se fûtrenouvelé dans l’intérieur de la chambre de bronze afin de pouvoiry pénétrer sans danger, ils demeurèrent silencieux. Le chant desguitares assourdi par l’épaisseur des voûtes leur arrivait vague etlointain comme dans un rêve.
Ils se sentaient envahis pas une étrangeémotion que nul des deux n’eût voulu avouer à l’autre.
Tout à coup l’ingénieur tressaillit, il avaitcru entendre le bruit étouffé d’un gémissement.
– Est-ce que je déraisonne ?balbutia-t-il, il m’a semblé…
– Ne faites pas attention à cela,répondit-elle, il y a quelques prisonniers dans les cachots.
De la main elle lui montrait plusieurs portessituées à droite et à gauche de la galerie, qu’il n’avait pasremarquées en arrivant, car le bois et la pierre envahis par lesmoisissures se confondaient dans une même teinte.
– Il faut en finir, ajouta-t-elle, j’aihâte d’être sortie d’ici.
Elle alla jusqu’au fond de la chambre debronze et souleva la valise.
– Qu’est-ce qui brille là-bas ?demanda-t-il.
– Ce sont des lingots d’or, la réserve dePedro Estrada.
– Nous allons les emporter, jesuppose ?
– Non, c’est impossible, Pedrillo m’adéfendu d’y toucher sous peine de grands malheurs. Je lui ai juréde ne jamais essayer de les prendre.
– Vous êtes vraiment naïve, ricana-t-il,vous croyez tout ce qu’on vous dit. Le malheur sera pour lui de neplus trouver ses lingots ! Allons, passez-les-moi, ils serontmieux entre nos mains qu’entre les siennes !
Après une seconde d’hésitation, la jeune femmeobéit et remit à l’ingénieur une barre d’or de la forme et de lagrosseur d’une brique. Elle retourna en chercher une secondequ’elle lui donna comme la première.
Mais au moment où elle soulevait la troisième,un déclenchement se produisit et la porte de bronze se refermarapidement, avec le bruit d’un coup de canon, dont les voûtes dusouterrain répercutèrent longtemps le grondement solennel.
L’ingénieur demeura immobile, si troublé qu’illaissa tomber sa lampe électrique qui s’éteignit.
Il trébuchait dans les ténèbres, tâtonnantpour trouver l’escalier, si ému qu’il ne songeait même pas aux deuxlingots qu’il avait déposés à terre.
– Elle est perdue ! bégaya-t-il enclaquant des dents. Pourquoi n’a-t-elle pas voulu me dire lemot ?…
Un frisson d’épouvante lui descendait le longde l’échine, lorsque tout à coup jaillit des portes refermées unhurlement de bête qu’on égorge, un appel déchirant qui n’avait plusrien d’humain, et la sonorité du métal, dont les vibrations serépercutaient avec une lenteur majestueuse, comme celles descloches, amplifiait de terrifiante façon ces accentsdouloureux.
Se cognant aux murailles, l’ingénieur s’enfuità moitié fou et ses pieds se heurtèrent contre les premièresmarches de l’escalier. Il lui semblait qu’il était poursuivi parles râles d’agonie de la misérable Violante, scellée toute vivedans le sépulcre de bronze, à l’atmosphère vénéneuse.
Il gravit quelques marches, le visage baignéd’une sueur glacée, puis s’arrêta une seconde, le cœur gonflé parune intolérable angoisse, il constatait que l’horrible clameur quil’avait remué dans toutes les fibres de son être allait déjà endiminuant, se muait en un gémissement ininterrompu comme legrondement d’un gong.
– Il faut pourtant que jeredescende ! se cria-t-il à lui-même.
Farouchement, il revint sur ses pas, et, àquatre pattes sur le visqueux, il chercha sa lampe. Les mainstendues il explorait les ténèbres, s’efforçant au sang-froid.Pendant dix minutes mortelles, il tâtonna au hasard. Enfin, iltrouva ce qu’il voulait.
La voix de la moribonde, cette voix quisemblait venir de l’autre côté du tombeau, s’était tue brusquement.Dans un milieu hermétiquement isolé de l’air extérieur, l’asphyxieaccomplit son œuvre avec une rapidité foudroyante. Violante étaitsans doute déjà morte, ou tout au moins évanouie.
Ce funèbre silence parut à l’ingénieur aussiterrible à supporter que les cris déchirants qui retentissaientquelques instants auparavant. Il venait de ramasser précipitammentles deux lingots et se préparait à quitter ce lieu de désolationlorsqu’une inquiétude lui vint.
Il gratta le métal avec son couteau, le cuivreapparut sous la mince couche d’or. Il rejeta les lingots, furieuxde la déconvenue. Il remarqua alors que sur l’éclatant fond vert dela porte de bronze on avait grossièrement dessiné une tête de mort,suivie du chiffre 3.
– Il aurait fallu, songea-t-il,comprendre cet avertissement ou cette menace énigmatique. PedroEstrada est sans doute le seul à savoir qu’en déplaçant letroisième lingot, on déclenche le mécanisme de la fermeture…
Maintenant qu’il avait surmonté sa peur d’uninstant et maté ses nerfs, l’ingénieur demeurait exaspéré de cetteexpédition manquée.
– Allons-nous-en, grommela-t-il.
Il se rapprocha de l’escalier, mais au momentoù il allait s’y engager, un homme apparut au haut des marches, auxrayons de la lune sa silhouette se détachait en vigueur sur lecadre de la porte qui aboutissait à la cour et qui était demeuréeouverte.
L’ingénieur étouffa un juron, la retraite luiétait coupée par le nouveau venu, dans lequel il crut reconnaîtrePedro Estrada.
Il n’eut que le temps d’éteindre sa lampe etde se rejeter en arrière ; il laissa l’inconnu qui était munid’une petite lanterne sourde descendre tranquillement, mais aumoment où il mettait le pied sur le sol de la galerie, il lui brûlala cervelle, presqu’à bout portant, avec son browning.
La minute d’après, il s’élançait vers lehangar où il avait attaché son cheval, montait en selle etfranchissait au galop la porte de l’Estanzilla.
Il n’en était pas éloigné de plus de cinqcents mètres quand un homme se dressa devant lui en lui intimantl’ordre de faire halte.
Pour toute réponse, il déchargea son browningdans la direction de celui qui lui barrait le passage et enfonçases éperons dans le ventre de son cheval ; des coups de feuéclatèrent.
Plusieurs balles traversèrent son manteau etblessèrent son cheval ; une autre lui enleva son feutre. Lalune un instant voilée par un nuage se dégageait éblouissante, lestraits du fugitif apparurent en pleine lumière.
– Klaus Kristian ! cria une voixdans la nuit.
– Nous nous reverrons, Todd Marvel !répondit le docteur, avec un ricanement.
Au milieu de la grêle de projectiles quicontinuait à siffler à ses oreilles, le bandit enleva son cheval etd’un bond lui fit franchir une large crevasse, ce qui rendait toutepoursuite inutile.
Les ouvriers de la mine d’or de Santa Mariaque le détective avait armés pour faire le siège de l’Estanzilla,sortaient maintenant de derrière les rochers et les buissons où ilss’étaient mis en embuscade. Grâce à l’obscurité, grâce aussi à lanégligence des bandits, ils avaient peu à peu cerné la petiteforteresse.
– Je suis allé jusque dans la courintérieure, déclara Floridor, il est inutile de nous cachermaintenant, les portes sont ouvertes et le pont-levis abaissé.Personne ne nous fera résistance.
– Et Ned Markham ?
– Il est entré dans l’Estanzilla et n’enest pas ressorti. Je crains qu’il ne se soit laissé surprendre.
– Nous allons bien voir.
D’un coup de sifflet Todd Marvel rassembla seshommes : ils étaient au nombre d’un centaine, tous résolus etbien armés.
L’Estanzilla fut sur-le-champ occupée sanscoup férir.
Ceux des bandits qui n’étaient pascomplètement ivres furent capturés avant d’avoir eu le temps defaire usage de leurs armes, mais on ne put découvrir ni Violante,ni Pedro Estrada.
Les prisonniers interrogés déclarèrent que« le général » et son amie avaient isolément quitté lefort, dans le courant de la soirée.
– Je crains bien que nous n’arrivionstrop tard, dit le détective. L’intervention de Klaus Kristian danscette affaire ne me dit rien de bon, puis, Markham a disparu.
– Je ne crois pas qu’il nous ait trahis,en tout cas nous ne pouvons porter aucun jugement avant d’avoirvisité la cave de bronze.
Ils en découvrirent sans peine l’emplacementet descendirent. Floridor qui marchait le premier, armé d’unetorche de résine, arrivait au bas de l’escalier lorsqu’il se trouvaen face d’un cadavre qui gisait au milieu d’une mare de sang. Ilreconnut Ned Markham.
– Le malheureux ! murmura-t-il, il adurement expié son crime.
« Il vaut mieux peut-être qu’il en aitété ainsi.
« Ce sera sans doute, plus tard, pourMiss Lilian un adoucissement à ses peines d’apprendre que son père,avant de mourir, a essayé de réparer le mal qu’il avaitfait. »
Ce fut là toute l’oraison funèbre du voleur debank-notes.
Après avoir retrouvé, non sans surprise, lesdeux lingots de cuivre doré rejetés par Klaus Kristian, Todd Marvelet Floridor étaient arrivés à la porte de bronze ; ilscomprirent du premier coup que la dynamite seule pourrait avoirraison d’une pareille fermeture. Les mineurs de Santa Maria avaientheureusement apporté une certaine quantité d’explosifs pour le casoù l’on eût été forcé de pratiquer une brèche.
On s’occupa sans perdre de temps d’installerun fourneau de mine sous le seuil de la cave.
On avait d’autant plus de raisons de se hâterqu’un retour offensif de Klaus Kristian et des travailleurs de laconcession allemande placés sous ses ordres n’était pasimpossible.
Les préparatifs étaient terminés et Floridorvenait de mettre le feu au cordon Bickford qui devait provoquerl’explosion, lorsque le vieux mineur qui l’avait aidé attira sonattention.
– Il me semble qu’on a appelé, ici, toutprès, fit-il.
– Je n’ai rien entendu, dit le Canadien,en haussant les épaules.
– C’était une voix très faible.
– Tu te trompes, tes oreilles onttinté ! Allons-nous-en !
Ils s’éloignèrent précipitamment quand, tout àcoup, Floridor se frappa le front. Il revint précipitamment sur sespas et écrasa sous son talon la mèche qui continuait à brûler.
– Mon Dieu, qu’allais-je faire !balbutia-t-il, tu ne t’étais pas trompé, il y a un prisonnier ici.Nous avions totalement oublié le fiancé de Miss Lilian, GérardPerquin !
« Quelques minutes de plus et c’en étaitfait de lui !
– Mais pourquoi n’a-t-il pas appelé plustôt ? grommela le vieux mineur.
La porte fut enfoncée d’un coup d’épaule parFloridor et l’on tira le malheureux Belge du réduit où il gisaitsur un peu de paille pourrie.
Il était si affaibli qu’il paraissait horsd’état de se tenir debout.
Il fut transporté dans la cour avecprécaution : il parut respirer avec délice l’air pur de lamontagne, et une faible rougeur colora presque aussitôt ses jouesamaigries.
Sur l’ordre de Todd Marvel on le coucha dansun hamac de fibres d’aloès, et en attendant qu’il fût assez fortpour pouvoir supporter des aliments plus solides, on lui fit boirequelques gorgées de vin d’Espagne.
Au bout d’une demi-heure de soins – bienqu’encore très faible – il était en état de remercier ses sauveurset de leur donner les renseignements qu’ils attendaient avecimpatience.
Grâce au signalement et aux photographies deViolante et de Markham dont il était muni, il avait pu les suivre àla piste jusqu’à l’Estanzilla. Il se rendait à la mine de SantaMaria pour y chercher du renfort, quand, signalé à ses ennemis parKlaus Kristian, il avait été pris par eux et jeté dans un cachotfétide où les bandits oubliaient souvent de lui apporter àmanger.
Il avait entendu tout ce que s’étaient ditKlaus Kristian et Violante Alvaredo mais, quand les portes debronze s’étaient refermées avec un bruit de tonnerre, ses nerfsdéjà ébranlés n’avaient pu résister à une pareille commotion.
Il s’était évanoui.
Il commençait à peine à revenir à lui, quandle mot de dynamite avait frappé ses oreilles.
C’était miracle qu’il eût eu la force depousser le faible cri d’appel que le vieux mineur avaitentendu.
Ce récit fut interrompu par une violentedétonation, le fort trembla dans ses fondations.
Un rugissement souterrain sembla s’élever desassises de la montagne.
Les portes de la cave de bronze venaient desauter.
*
**
Les bank-notes furent retrouvées intactes àcôté du cadavre de Violante dont le visage noirci et marbré detaches violettes gardait pourtant dans la mort une tragiquebeauté.
Son agonie, dans la cave de bronze, avait dûêtre terrible.
Son immense chevelure, toute dénouée etsouillée de vert-de-gris, était éparse autour d’elle, ses onglesétaient arrachés et des larmes de sang gouttelaient de sesprunelles.
Son dernier geste avait été pour tracer la nomde Pedrillo d’un doigt défaillant sur l’éblouissante couche verted’oxyde de cuivre qui recouvrait les parois de la chambre.
Un petit restaurant italien, l’Albergoreale, situé dans la partie la moins animée de l’interminablerue de Californie, à San Francisco, venait de voir partir sesderniers clients. La salle éclairée par une seule lampe électriqueétait déserte. Le patron – un obèse et facétieux Napolitain que leshabitués avaient plaisamment surnommé le signor Chichirinello, –somnolait à son comptoir décoré de drapeaux américains et italiensauxquels s’associaient des guirlandes de piments rouges et deschapelets de saucissons de Milan et de mortadelles de Bologne.
Le restaurateur fut brusquement tiré de sasomnolence par l’arrivée d’un très jeune homme, vêtu avec uneélégance criarde qui, presque sans faire de bruit, venait depousser la porte de la rue.
– Bonsoir, signor, dit gravement lenouveau venu.
– Bonsoir, Master Dadd.
– Rien de nouveau ?
– Rien du tout. Hâtez-vous, il y a déjàbelle et nombreuse compagnie à l’intérieur.
– Des gens sérieux ?
– Tout ce qu’il y a de sérieux, deux groséleveurs de moutons du Sacramento, un marchand de blé, deux richesChinois, un Canadien de retour du Klondyke. Le plus pauvre a laceinture gonflée de bank-notes, de piastres ou de poudre d’or, il ya même des traders océaniens avec des perles plein leurspoches !
– C’est trop beau pour que ce soit vrai,fit Dadd, en allongeant familièrement une tape sur la bedaine duNapolitain. Toujours aussi menteur, signor Chichirinello !
– Vous allez bien voir.
– Qui est-ce qui tient labanque ?
– Cleveland, comme toujours.
– Le damné filou ! Je croyais quevous deviez le flanquer à la porte ?
– Il a promis de ne plus tricher ;au fond, ce n’est pas un mauvais diable, puis…
– Dites que vous« fadez »[8]ensemble !… Mais ce soir je vous préviens que je ne suis pasdisposé à me laisser rafler mes dollars. Je vais l’avoir à l’œil,votre Cleveland !
Le signor Chichirinello ne répondit à cettevigoureuse sortie que par un sourire.
– C’est bon ! grommela Dadd avecmauvaise humeur ; et, rompant brusquement l’entretien, ils’engagea dans la cage de l’escalier situé au fond de la salle.
Sur le palier, un grand Noir affublé d’unevieille livrée bleue aux galons ternis et vert-de-grisés, reçutsans mot dire les cinq dollars que Dadd lui glissait dans la main,et lui ouvrit une porte, renforcée de plaques en fer, de l’autrecôté de laquelle s’entendait un vacarme de discussions et de juronsproférés dans toutes les langues.
Dans une vaste pièce dont les fenêtres étaientpourvues de volets matelassés, une cinquantaine de personnes,assises ou debout, entouraient une longue table recouverte d’untapis rouge et sur laquelle s’amoncelaient l’or et les billets debanque.
En dépit de la loi de tempérance, un Noirfaisait circuler un plateau chargé de verres de whisky et debouteilles de champagne, que les joueurs assoiffés devaient payer,séance tenante, au prix fabuleux de cinq dollars le verre de whiskyet de vingt dollars la bouteille d’un champagne suspect.
Au centre de la table, un personnaged’athlétique carrure, le croupier Cleveland – remarquable par ceteint plombé et ce regard vitreux qui caractérisent les joueurs deprofession – taillait une banque de monté. Ce jeu, procheparent du lansquenet, consiste à étaler d’abord sur le tapis unecarte pour le banquier puis une autre carte pour le joueur. Leretour de l’une des cartes désigne le gagnant ; on tire lescartes de dessous le jeu et non de dessus, comme on le fait enFrance.
Dadd serra la main de quelques connaissanceset remarqua avec satisfaction que le signor Chichirinello, bien quehâbleur de nature, n’avait pas cette fois trop exagéré en parlantdes riches étrangers que les rabatteurs du tripot avaient attirés,ce soir-là, par l’alléchante perspective de boire de l’alcool, endépit de la police, tout en gagnant une fortune. Mêlés auxprofessionnels, il y avait là un certain nombre de fermiers, demarins, de cow-boys ou de prospecteurs, dont le teint bruni par lesoleil faisait un étrange contraste avec les faces hâves etenfiévrées des joueurs.
Une brume épaisse due à la fumée des cigaresplanait sur l’assemblée et rendait l’atmosphère à peinerespirable.
Après avoir tiré de sa poche quelques aiglesd’or, Dadd s’était assis à côté d’un gentleman d’une quarantained’années, auquel un smoking de bonne coupe, un plastron de chemiseéblouissant et orné de boutons en diamant, donnaient un certain airde respectability. Il avait devant lui un tas debank-notes assez impressionnant et il jouait avec la mine détachéede quelqu’un auquel il importe peu de perdre ou de gagner.
En s’asseyant, Dadd, qui se piquait de bonnesmanières, s’excusa et salua son élégant voisin. Tous deuxéchangèrent un regard, puis avec une certaine surprise seconsidérèrent plus attentivement. Chacun d’eux, en cet instant,avait l’impression d’avoir déjà vu l’autre.
– Gentlemen, criait le croupier, d’unevoix cassée par l’alcool, faites vos jeux !
Tout en faisant force gestes et donnant de lavoix pour chauffer la partie, Cleveland, par une maladresse voulue,laissa voir la carte du dessous, à la grande satisfaction desjoueurs qui misèrent en conséquence.
Dadd et son voisin firent comme les autres etgagnèrent.
Au coup suivant le même fait se reproduisit.Cleveland laissa encore voir la carte du dessous et perdit.
– Gentlemen, faites vos jeux, reprit-ilimpassible.
Et cette fois, encore par la même inadvertancecalculée, il laissa voir la dernière carte du paquet.
– Je vais doubler ma mise, dit le joueurau smoking.
– Moi je ramasse mon gain, lui réponditDadd à demi-voix, gardez-vous bien de jouer cette fois ici :c’est un conseil d’ami, vous allez voir quelle rafle !
– Je vous remercie, mais je joue quandmême ; c’est la dame qui va sortir, et j’ai le roi.
Les autres joueurs avaient fait le mêmeraisonnement. Alléchés par les deux coups précédents, ilsdoublaient et triplaient leurs mises, vidaient sur le tapis lefonds de leur portefeuille et de leur ceinture.
– Gentlemen, cria Cleveland, le jeu estfait, rien ne va plus !
Il y eut quelques secondes d’un silenceprofond ; on eût entendu voler une mouche : tous lescœurs battaient, toutes les respirations semblaient suspendues,tandis que les regards s’attachaient aux doigts agiles du croupier.Très calme, Cleveland tira la carte.
– Un roi, dit-il froidement.
Au milieu de la consternation générale ilallongea le râteau d’ivoire et commença à rafler les tas d’or et debank-notes ; mais le voisin de Dadd ne l’entendit pas ainsi.Il se leva furieux et arracha le râteau des mains de Cleveland.
– Voleur ! hurla-t-il, laisse cetargent ! Tu as fait filer la carte : c’était une dame quidevait sortir !… Tout le monde l’a vue…
– Oui ! oui ! voleur !firent à l’unisson les joueurs exaspérés.
Vingt poings menaçants se tendirent vers lecroupier.
Mais Cleveland n’était pas homme à se laisserintimider. D’un geste rapide, il avait pris dans la poche de sonveston un pistolet automatique et mettait en joue le voisin deDadd.
– Que personne ne bouge !déclara-t-il, le premier qui touche à l’argent est un hommemort.
Tout aussi prompt de geste que Clevelandlui-même, son adversaire avait déjà, lui aussi, le browning aupoing.
– Tirez le premier, murmura Dadd, ne vouslaissez pas prévenir…
Les deux coups partirent en même temps.
L’épaule fracassée, Cleveland s’affaissa enjurant. Son ennemi était indemne. La balle qui devait l’atteindreavait troué le mur, à la hauteur où se trouvait sa tête une secondeauparavant.
– Voilà pour t’apprendre à ne pastricher ! cria-t-il haineusement à son adversaire hors decombat.
Les deux coups de feu avaient donné le signald’une horrible bagarre. Tous les joueurs s’étaient rués sur lesenjeux, et remplissaient leurs poches d’or et de billets, au milieudes cris et des vociférations. Les domestiques noirs se battaientcontre deux marins qui essayaient d’éteindre l’électricité. Ils yréussirent enfin ; alors la bataille se poursuivit dans lesténèbres, la table de jeu fut renversée. Cleveland qui poussait desgémissements lamentables fut piétiné.
Dadd avait gardé un sang-froid admirable. Ilfut le premier à faire main basse sur une liasse de bank-notesqu’il guignait depuis longtemps, puis se tournant vers son voisin,qui, le browning au poing, demeurait indécis :
– Faites comme moi, lui conseilla-t-il etfilons, pendant qu’il est encore temps. C’est une histoire qui nepeut que mal finir, surtout pour vous…
L’autre s’empressa de suivre cet avis plein desagesse.
Les deux nouveaux amis, auxquels personnen’avait songé à barrer le passage, se trouvèrent aurez-de-chaussée, dans la salle du restaurant avant qu’aucun desjoueurs fût descendu. Le signor Chichirinello, toujours installé àson comptoir, leur demanda avec inquiétude si l’on n’avait pas jouédu revolver.
– Oui, expliqua Dadd – pendant que soncompagnon gagnait lentement la porte de la rue – Cleveland a reçuune balle, on l’a pincé en train de faire sauter la coupe. Je vousl’avais bien dit que vous n’auriez que des désagréments avec lui.J’ai horreur de ces histoires-là ! Au plaisir, signor…
Sans répondre aux questions du Napolitainaffolé, Dadd avait à son tour gagné la rue de Californie où soncompagnon l’attendait impatiemment.
Le car du funiculaire arrivait, ils sehissèrent sur une plate-forme, très heureux de s’éloigner aussivite que possible du théâtre de leurs exploits.
– Une bonne soirée, fit Dadd pour amorcerla conversation pendant que le car dégringolait à toute vitesse lapente vertigineuse de California Street.
– Je l’ai servi, hein, le croupier ?Ça n’a pas manqué d’excitement…
Puis changeant brusquement de ton.
– Mon jeune ami, vous m’avez étésympathique du premier coup…
– Je pourrais vous dire la mêmechose.
– J’aurais dû vous écouter quand vous meconseilliez de ne pas jouer… Mais permettez-moi une question. Jesuis persuadé que je vous ai déjà vu ; j’ai connu chez un demes amis – le fameux docteur Klaus Kristian – un certain Dadd quivous ressemblait comme deux gouttes d’eau ?
– Voilà qui est curieux, j’étais en trainde me demander, si vous n’étiez pas un certain Toby Groggan…
– Tais-toi donc, animal, il y a desvoyageurs qui nous écoutent.
–… qui a eu son heure de célébrité, continuaDadd imperturbablement.
Les deux bandits échangèrent en riant unepoignée de main[9].
– Dans cette même ville de Frisco, repritGroggan, avec une certaine emphase, j’ai joué pendant quelque tempsun rôle de première importance.
– Je suis au courant. Parlonssérieusement : tu as réussi à t’évader ?
– Pas du tout. Je suis sorti il y aquinze jours de la prison des Tombes avec des papiers parfaitementen règle.
Et comme Dadd avait un geste de surprise.
– C’est tout simple, le feu a pris dansl’intérieur de la prison ; il paraît que je me suis distinguéau cours du sinistre, j’ai sauvé plusieurs personnes, ce qui m’avalu une remise de peine. Tel que tu me vois, je suis libre commel’air et je ne dois rien à personne. Dès que j’ai été dehors, jen’ai eu rien de plus pressé que de me rendre à Frisco. Ça a étéplus fort que moi…
– Ce n’est peut-être pas trèsprudent.
Toby haussa les épaules.
– Faut-il que je te répète, fit-il, queje ne dois rien à personne. Le docteur n’est plus ici, et c’est leseul homme dont j’aie peur ; d’ailleurs, tu as dû remarquerque mes cheveux et ma moustache ont passé du brun au blond.
Pendant cette intéressante conversation, lecar avait atteint le centre de la ville, les deux banditsdescendirent.
– À propos, demanda brusquement Dadd, tues toujours l’ennemi du docteur ?
– Non, répondit Toby Groggan, après uneminute d’hésitation. Je lui en ai voulu beaucoup quand il m’a livréà John Jarvis, mais en réfléchissant, j’ai compris que c’était moiqui avais eu tort. Klaus Kristian est un homme avec lequel il nefaut jamais entrer en lutte ; il est toujours le plus fort. Jereconnais sa supériorité et je ne demande qu’à faire la paix aveclui.
– Je t’y aiderai. Si tu avais étél’ennemi du docteur, tu aurais été le mien. Actuellement il est auMexique où il dirige une affaire de mines ; il a des projetsgrandioses ! C’est vraiment un homme de génie.
– Tu n’aurais pas dû le quitter, puisquetu as tant d’admiration pour lui.
– Je ne l’ai pas quitté. C’est par sonordre que je suis à San Francisco, où je surveille certaines genset où, par ses relations, il m’a procuré, en attendant mieux, unemploi dans une banque.
– Ça, par exemple ! murmura Tobyavec stupeur, c’est épatant !
– C’est comme ça. Tu sais que, dans tousles grands établissements financiers, on photographie, sans qu’ilss’en doutent, les clients qui viennent toucher un chèque de quelqueimportance. C’est moi qui suis le photographe chargé de cesoin.
– Et dans quelle banque ?
– Ça, par exemple, je te le donne enmille ! Je suis le photographe attaché à la Mexican MiningBank, que dirige avec tant de compétence l’honorableMr Rabington ! Qu’est-ce que tu dis de ça !
– Je dis que c’est un comble, balbutiaToby. Le docteur est décidément un maître homme.
Ils étaient arrivés dans Montgomery Street,devant une façade brillamment illuminée au-dessus de laquelle selisait en lettres de feu, aux couleurs incessammentrenouvelées : Au Fandango, Selectdancing.
Toby s’arrêta :
– Nous entrons ? demanda-t-il. Viensavec moi. J’ai quelqu’un à voir ici.
– Ça va, mais tu ne m’as même pas ditcomment tu t’appelles maintenant.
– Je suis pour le moment Mr Walker,propriétaire de terrains dans l’Arizona, de passage à Frisco pourses affaires. Je suis très riche…
– Surtout depuis ta visite chez le signorChichirinello, s’écria Dadd, en pouffant de rire et en se tapantsur les cuisses, avec un geste qui n’était rien moinsqu’aristocratique.
– Tiens-toi donc un peu mieux, ditsévèrement Toby, ou je serai forcé de me séparer de toi. Il nevient dans cet établissement que des gentlemen et des ladiesappartenant au meilleur monde.
– Ça va ! Ça va ! grommela Daddavec une intonation canaille.
Il refit pourtant devant une des glacesextérieures le nœud de sa cravate, et cacha ses mains dont lesongles n’étaient pas précisément irréprochables, sous de superbesgants couleur orange.
Graves comme deux diplomates, Dadd et Tobyjetèrent négligemment chacun une aigle d’or au contrôle etpénétrèrent dans un vaste hall, où une foule étincelante et paréese trémoussait aux accents d’un jazz-band enragé. Tout autour de lasalle, dans des cabinets formés par des massifs de fleurs et deplantes vertes, des couples soupaient par petites tables.
Dadd n’avait jamais été à pareille fête, dèsle seuil, il était déjà grisé par le vertige des danses, affolé parles capiteux parfums des corbeilles de magnolias, de jasmins,d’orchidées et de roses, mariés aux délicats effluves quis’exhalaient des chevelures et des chairs nues.
– On pourrait souper, proposa Toby, c’estmoi qui t’invite.
Dadd accepta avec enthousiasme, et découvrittout de suite une table libre.
Il venait à peine de s’asseoir, lorsque Tobyle quitta brusquement pour rejoindre une adorable jeune fille, quivenait d’entrer dans le dancing avec plusieurs amies.
L’ex-pensionnaire de la prison des Tombess’inclina devant la jeune fille avec une correction parfaite, eteffleura de ses lèvres la petite main qu’on lui tendait ensouriant.
Dadd l’admirait de loin.
– Il n’y a pas à dire, songeait-il avecune certaine mélancolie, ce bougre-là a tout du vrai gentleman. Ila un chic, une désinvolture que je n’attraperai jamais.
– Me ferez-vous l’honneur de danser avecmoi, chère Miss Rosy, demanda Toby.
– Pas aujourd’hui, j’attends mon fiancéd’une minute à l’autre, certes il ne me ferait aucune observation,mais je sais qu’il serait peiné.
– Votre fiancé est bien heureux, murmuraToby avec tristesse.
– Vous n’êtes pas raisonnable,Mr Walker, dit Miss Rosy avec un sourire plein de bonté, voussavez bien que j’ai promis ma main au capitaine Rampal que j’aimedepuis mon enfance. Il n’y a pas à revenir là-dessus. Je vous l’aimaintes fois répété avec ma franchise habituelle ; vous perdezvotre temps. Vous m’êtes certes très sympathique. Contentez-vous derester pour moi un excellent camarade. Au revoir Mr Walker, ilfaut que je vous quitte.
– Au revoir, cruelle Rosy, dit Tobymoitié souriant, moitié fâché.
Et il retint un peu plus longtemps que nel’eussent permis les convenances, la main que lui tendait Rosy enprenant congé.
Il regagna silencieusement sa place, la minepréoccupée.
– Ah ça ! s’écria Dadd, qui avaitsuivi de l’œil toute cette scène, tu es amoureux, sans espoir, à ceque j’ai cru deviner ?
– C’est vrai.
– Cette miss est charmante, je n’aijamais vu d’aussi beaux yeux bleus, d’aussi admirables cheveux d’unblond doré, un sourire aussi doux, des épaules d’une aussiéblouissante blancheur…
– Ce que tu ne sais pas, interrompit TobyGroggan d’un ton flegmatique, c’est que Miss Rosy Gryce a centmille dollars de dot et trois ou quatre fois plus, à la mort de sonpère, un des plus riches ship-brokers de la ville de SanFrancisco. Malheureusement, elle est folle de son fiancé, lecapitaine Martin Rampal, une espèce d’ours canadien, propriétaired’un des paquebots qui font le service avec Vancouver et la côte duKlondyke.
Dadd ne répondit pas tout d’abord. Il segrattait la tempe, en proie à une méditation silencieuse.
– Que dirais-tu, fit-il tout à coup, sije te faisais épouser Miss Rosy ?
– Je te dirais que ce n’est pas possible.Jamais elle ne rompra avec son Canadien.
– Elle t’épousera si je le veux, affirmaDadd avec un accent de conviction qui impressionna Toby.
– Comment feras-tu ?demanda-t-il.
– Je n’en sais rien encore, mais jetrouverai un moyen.
Et il reprit au bout d’un instant.
– Je la connais aussi moi, cette belleblonde, au moins de vue.
– Tiens, c’est curieux.
– Non, c’est une cliente de la MexicanMining Bank, c’est à nos guichets que je l’ai aperçue. Mais, j’ysonge, il ne faut pas que je reste là. Si elle me voyait en tacompagnie, cela bouleverserait tous nos projets.
– Mais elle a dû déjà t’apercevoir à labanque.
– Non elle ne me connaît pas, mais moi,je la connais, c’est une supériorité que j’ai sur elle. Quand jeprends mes photographies, c’est à l’insu des clients, installé dansun cabinet adjacent à la caisse. Je les vois sans qu’ils mevoient…
– Tu pourras m’apporter une photographiede Rosy ?
– Ce n’est pas la photographie que jeveux t’offrir, mais bien l’original. Tiens décidément je crois quetu épouseras Miss Rosy. Je viens d’avoir une idée tout à faitépatante !
– Comment t’y prendras-tu ?
– Ça, c’est mon secret… Filonsvivement ; je vois les amoureux qui se dirigent de notre côté.Je vais me faufiler dans la cohue et sortir le premier.
Les deux complices se retrouvèrent cinqminutes plus tard : quant à Miss Rosy, toute au bonheur des’appuyer au bras de celui qu’elle aimait, elle n’avait même pasremarqué Dadd.
Après un long voyage au Texas, et, ensuite, auMexique, le détective John Jarvis était de retour à San Francisco,depuis quelques jours ; son ami Mr Rabington et lapupille de ce dernier Miss Elsie Godescal, étaient revenus en mêmetemps que lui et s’étaient réinstallés à la villa des Cèdres, laluxueuse habitation qu’il possédait aux environs de la ville. Lesdétails de la fête grandiose qu’il y avait donnée, à l’occasion deson rajeunissement par le fameux docteur Klaus Kristian – disparudepuis – étaient encore dans toutes les mémoires.
Le banquier avait lieu d’être satisfait.
Le mystérieux traitement qu’il avait subil’avait véritablement ramené de soixante à quarante ans ; ilse trouvait nanti d’une puissance de travail, d’une énergie, d’unéquilibre physique et intellectuel qu’il ne s’était jamaisconnus ; sa fortune s’accroissait de jour en jour ;prudemment étudiées, sagement conduites, ses affaires de minesdonnaient d’énormes dividendes ; enfin la santé de Miss Elsiequi lui avait causé de terribles inquiétudes paraissait entièrementrétablie. À la suite d’un long séjour au château d’Isis-Lodge, enLouisiane, la jeune fille avait retrouvé la gaîté, l’appétit et lesommeil et ne se souvenait plus que comme d’un lointain cauchemarde la douloureuse captivité que lui avait fait subir KlausKristian.
Le bruit courait que très prochainement Elsieserait fiancée au fameux détective John Jarvis – pseudonyme souslequel se cachait le milliardaire Todd Marvel.
Ce dernier, depuis son retour, s’était livré àune besogne formidable ; deux ou trois fois par semaine, ilrecevait d’Europe un courrier si volumineux, qu’il n’avait plusguère le temps de mener à bien ces enquêtes criminelles pourlesquelles il éprouvait une véritable passion.
Un matin qu’il se livrait à l’examen d’uneliasse de documents venus de Paris, dans le cabinet de travail desa maison de Mateo Street, le Canadien Floridor pénétra brusquementdans la pièce ; mais, voyant le détective absorbé par sontravail, il s’assit dans un coin d’un air maussade.
Un quart d’heure se passa ainsi. Dans lesilence de la vaste pièce, on n’entendait que le bruit desfeuillets fiévreusement tournés ou le grincement dustylographe.
– Vous ne voulez pas que je vous donne uncoup de main ? demanda enfin le Canadien, en désespoir decause.
– Je te remercie, j’en ai fini pour cematin. J’ai mal à la tête. Mais qu’as-tu donc ? Tu as l’airpréoccupé.
– Je vais vous dire carrément la chose.Un de mes compatriotes, un de mes meilleurs amis, un braveCanadien, le capitaine Martin Rampal, se trouve réduit audésespoir. J’ai pensé que vous ne refuseriez peut-être pas de venirà son aide.
– Tu as eu raison. Quoique je sois trèspris en ce moment, je ferai l’impossible pour être agréable à tonami. De quoi s’agit-il ?
– Sa fiancée a rompu brusquement avec luide la façon la plus inexplicable ; il y a dans cette rupturedes côtés mystérieux qui me donnent beaucoup à penser. Mais il vousexpliquera tout cela beaucoup mieux lui-même. Il est dans le salond’attente. Voulez-vous le voir ?
– Certainement…
Le capitaine Martin Rampal entra. Ilparaissait âgé de vingt-cinq à vingt-huit ans. De sa physionomieouverte émanait une impression de force et de loyauté. Ses yeux dubleu-vert des mers du nord, regardaient bien en face et son sourireun peu naïf faisait un singulier contraste avec ses énormes bicepset la carrure de son torse, vêtu de gros drap bleu.
Ce personnage fut tout de suite sympathique àJohn Jarvis.
– Capitaine, lui dit-il, mon ami Floridorme dit que vous avez de gros ennuis.
– Je suis le plus malheureux des hommes,murmura le marin en prenant un siège, et ce qu’il y a de plusdésespérant, c’est que je ne comprends rien, absolument rien à cequi m’arrive !
– Nous allons tâcher d’éclaircir toutcela, fit le détective avec un bienveillant sourire. Mettez-moid’abord au courant des faits.
– Ce ne sera pas long. Depuis des annéesje suis reçu à chacun de mes voyages, chez Mr etMrs Gryce, des amis de vieille date qui me traitent comme leurfils.
– Gryce ? N’est-ce pas leship-broker du quai de Chine ?
– Précisément. Je continue : j’aivingt-huit ans, Rosy en a dix-neuf. Je l’ai fait sauter tout enfantsur mes genoux ; notre mariage était convenu depuis desannées ; nous nous adorions il n’y a pas trois jours…
« … Et je suis sûr, ajouta l’infortunécapitaine dont les yeux se mouillèrent de larmes, que, même aprèsce qui s’est passé, Rosy me garde au fond du cœur une grandeaffection. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’elle ne m’a rendu saparole que contrainte et forcée.
– Cela ne viendrait pas desparents ?
– Mais non ! Ils sont furieux contreRosy ; son coup de tête dérange des projets depuis longtempscaressés. Ils sont d’autant plus mécontents que l’homme qu’elle achoisi du jour au lendemain pour me remplacer est une sorted’aventurier, qui se dit propriétaire dans l’Arizona, mais surlequel on n’a pu recueillir que de vagues renseignements.Mr Gryce a refusé de le recevoir, mais Rosy a juré qu’ellel’épouserait quand même, et elle le fera ! Je la connais, elleest têtue comme le diable, quand elle s’y met.
– Si elle l’aime, si c’est une de cestoquades, comme il en prend parfois aux jeunes filles les plussérieuses, nous n’y pourrons rien, je le crains.
– Mais le plus fort, s’écria le marind’une voix tonnante, c’est qu’elle ne l’aime pas ! J’enmettrais la main au feu ! Je les ai vus ensemble au dancing,elle paraissait mortellement triste.
« Il y a mieux, j’ai eu une explicationavec elle et ce Walker – Je dois dire entre parenthèses, que c’estun gentleman d’apparence très correcte. – En ma présence, il lui adit, qu’il ne voulait nullement faire violence à ses sentiments, etque pour peu qu’elle eût des regrets de m’avoir quitté… Et c’estelle qui tout en colère a insisté en répétant sur tous les tons quesa décision était irrévocable !…
– Voilà en effet une étrange histoire,nous allons tâcher de la tirer au clair.
– Que faudra-t-il que je fasse ?demanda le capitaine un peu consolé.
– Ne vous occupez de rien. Faitesseulement en sorte que d’aucune façon Mr Gryce n’accorde sonconsentement à ce mariage.
– Oh ! pour cela, je suis bientranquille. Mr et Mrs Gryce sont exaspérés contreRosy !
Une auto venait de stopper en face de lamaison ; le capitaine prit congé, reconduit par Floridor quiacheva de lui remonter le moral. Le Canadien revint quelquesminutes plus tard dans le cabinet de travail.
– Miss Elsie nous envoie chercher parl’auto pour déjeuner avec son tuteur, dit-il.
– C’est vrai, il y a deux jours que je nel’ai vue, elle va croire que je l’oublie. Au moins ne la faisonspas attendre.
Les deux détectives sautèrent dans la voiture,non sans avoir échangé quelques paroles avec le chauffeur quin’était autre que le Noir Peter David devenu depuis peu l’heureuxépoux de Betty[10], la chamber-maid deconfiance de Miss Elsie.
Grâce à l’habileté du Noir, le trajet ne pritguère que cinq minutes.
Elsie, plus charmante que jamais, dans unetoilette du matin en crêpe de Chine, brodée de dentelles anciennes,vint au-devant de ses invités au seuil de la petite salle à mangerd’été qui donnait sur le parc de la villa des Cèdres et dont lebanquier réservait l’usage à ses intimes.
Tout, dans cette pièce assez exiguë, respiraitla gaîté et la joie de vivre. Le soleil, pénétrant par les fenêtreslarges ouvertes, avec le ramage des oiseaux et le parfum dusous-bois, faisait étinceler sur la nappe de soie damassée, ornéed’un chemin de violettes et d’orchidées, les couverts de vermeil,les cristaux aux vives couleurs et le service de table en ancienneporcelaine du Japon, à dessins d’or sur fond d’azur. Partout desgerbes de fleurs débordaient des vases de Chine, bariolés dedragons fantastiques, et des jardinières de Saxe aux tons sitendres et si vaporeux.
– Vous nous délaissez donc ? demandala jeune fille à John Jarvis.
Ses beaux yeux, de l’azur sombre et profond dulapis-lazuli, s’efforçaient d’exprimer un mécontentement quedémentait le malicieux sourire de la bouche.
– Ne croyez pas que je vous néglige,répliqua vivement le détective. Vous savez que le travail quim’absorbe n’a qu’un but, hâter la date de nos fiançailles. C’estencore à vous que je pense en essayant de résoudre l’énigmecompliquée à laquelle je me suis attaqué.
– Et la besogne avance ?
– Pas aussi vite que je le voudrais,murmura-t-il en étreignant la main de la jeune fille, avec uneardeur passionnée.
Elle répondit à cette étreinte par un sourired’une caressante langueur. Puis, tous deux demeurèrent plongés dansun silence d’une mystérieuse douceur.
Floridor et le banquier se taisaient aussimais pour des raisons beaucoup moins platoniques. Doués tous deuxd’un remarquable appétit, ils faisaient disparaître avec unelouable émulation les huîtres, les crevettes, le caviar et d’autreshors-d’œuvre, placés à leur portée dans des raviers en vermeil,délicatement ciselés. La conversation ne prit une réelle animationque vers la fin du repas.
John Jarvis raconta – sans donner les noms,bien entendu – la mésaventure du capitaine canadien. Il demandaensuite à Elsie ce qu’elle en pensait.
– Je suis persuadée, répondit-elle, quecette fiancée qui vous semble si capricieuse, obéit à quelquemobile plein de délicatesse. Peut-être remplit-elle un devoirimpérieux en accordant sa main à cet homme qu’elle n’aime pas. Quisait si ce n’est pas même par excès de tendresse pour son premierfiancé qu’elle se sacrifie ainsi. Vous me ferez plaisir en medonnant la clef de cette énigme…
– Quand je l’aurai résolue, ce qui n’apas l’air facile.
– J’ai moi aussi une histoire à vousraconter, déclara tout à coup Rabington, mais ce n’est pas unehistoire d’amour.
« Voici les faits : Une jeune fillede la meilleure société a réussi à escompter un faux chèque detrois mille dollars à nos guichets et nous n’aurions sans doute pasréussi à la pincer sans notre service photographique. L’habitudeque j’ai prise, sur votre conseil, de faire photographier à leurinsu tous ceux qui viennent toucher une somme de quelque importancem’a déjà rendu d’énormes services.
– Et comment l’affaire s’est-elleterminée ? demanda impatiemment Miss Elsie.
– Le mieux du monde, la voleuse a dûindemniser la personne lésée, car celle-ci a retiré sa plainte.
– Je croyais, fit le détective, que mêmedans ce cas, la banque poursuivait d’autorité, pour leprincipe.
– C’est exact, nous y sommes tousintéressés. Tout le monde se sert de chèques. Le jour où ceux quien fabriquent de faux ne seraient pas rigoureusement poursuivis,c’en serait fait du commerce bancaire. Dans le cas qui nous occupe,le plaignant – sans doute par complaisance – a reconnu pour siennela signature fausse. Il n’y avait plus moyen d’effectuer despoursuites.
Pendant tout ce récit John Jarvis avait montréune certaine agitation.
– Peut-on savoir le nom de la jeunefille ? demanda-t-il au banquier.
– Je ne sais trop si je dois…
– Vous n’avez pas promis le secret, jesuppose, puis ce n’est ni Miss Elsie ni Floridor qui bavarderont,et moi j’ai un grand intérêt à connaître ce nom.
– La coupable se nomme Miss Rosy Gryce,c’est la fille d’un riche ship-broker.
John Jarvis et Floridor se regardèrent, enproie tous deux à une profonde stupeur.
– Parions, dit Miss Elsie, que cette Rosyest la même qui a si brusquement abandonné son fiancé.
– Vous avez deviné juste, et grâce aurenseignement que vient de me fournir Mr Rabington, j’ai faitun grand pas dans la découverte de la vérité.
– Mon instinct de femme ne me trompaitpas, s’écria Miss Elsie avec feu, pour renoncer à l’homme qu’elleaime, cette malheureuse a dû subir une affreuse contrainte morale.Je jurerais qu’elle est innocente ! Elle a dû tomber dansquelque piège et cette histoire est probablement plus compliquéequ’elle n’en a l’air.
– Vous serez donc toujours aussiromanesque, interrompit brutalement le banquier, il ne faut paschercher midi à quatorze heures, cette Miss Rosy est une voleuse.Nous possédons sa photographie au moment où elle reçoit lesbank-notes du caissier !
– Tout cela est à examiner de près,déclara John Jarvis, au grand étonnement de Rabington.
– Eh bien ! répondit-il, examineztout ce qu’il vous plaira, je vais si vous le désirez vous donnerun mot pour le caissier en chef qui vous fournira tous leséclaircissements désirables. Pour moi je suis sûr que cette filleest une voleuse et rien ne modifiera mon opinion.
La discussion se poursuivit encore quelquetemps puis John Jarvis, muni de la recommandation promise, setransporta sans perdre un instant, aux bureaux de la Mexican MiningBank en compagnie de Floridor.
Le célèbre détective et son secrétaire furentreçus avec le plus grand respect par le caissier, sitôt qu’il eutjeté les yeux sur le mot de Mr Rabington, qui était moins unerecommandation qu’un ordre, de raconter tout ce qu’il savait surl’affaire.
Il se mit avec empressement à la dispositiondes deux détectives, et pour être à l’abri de toute oreilleindiscrète, il s’enferma avec eux dans son cabinet.
– De même que son père, commença-t-il,Miss Gryce est notre cliente depuis plusieurs années. Chaque moiselle vient toucher un chèque de faible importance et qui,croyons-nous, représente la pension qui lui est allouée par sesparents pour sa toilette et son argent de poche.
« Il y a trois jours, elle se présentacomme d’habitude et toucha un chèque qui se montait je crois à centdollars ; mais dix minutes plus tard, elle se présentait denouveau, mais, cette fois, avec un chèque de trois mille dollarsqu’elle encaissa sans la moindre difficulté.
– Quelle était la signataire duchèque ? demanda John Jarvis.
– Une mistress Tiarka, dont le magasin debijoux et de curiosités à l’enseigne des Trésors de laBohême se trouve dans Market Street. Miss Gryce qui aimebeaucoup les bijoux anciens est, paraît-il, une des clientesassidues de cette dame, qui a, d’ailleurs, en dépôt chez nous dessommes importantes.
« Miss Gryce était à peine sortie qu’enconfrontant la signature du chèque de trois mille dollars avecd’autres de la dame Tiarka, j’eus des doutes sur son authenticité.Le détective qui est spécialement attaché à l’établissement futprévenu par moi, et muni de la photographie de Miss Gryce prise ànos guichets, il se rendit au magasin de curiosités qui est à deuxpas d’ici. Par un hasard assez heureux, Miss Gryce, elle-même, setrouvait dans le magasin quand il y entra.
« Une scène très violente se produisitalors. Mrs Tiarka jurait n’avoir pas signé le chèque, MissGryce affirmait qu’elle ne l’avait pas touché. Elle fut consternéequand on lui mit sous les yeux la photographie.
« Elle persistait cependant à nier endépit de toute évidence ; quand on lui demanda ce qu’elleavait fait de l’argent, elle fondit en larmes. On la fouilla, ellen’avait sur elle que le montant du premier chèque de centdollars.
« On allait l’arrêter, quand survint ungentleman qui pria le détective et Mrs Tiarka de patienterquelque peu. Le nouveau venu s’entretint quelques instants à voixbasse avec la jeune fille : Sauvez-moi, lui disait-elle, jevous épouserai. – Je vous sauverai, sans que vous ayez besoin derien me promettre, répondait-il, tout cela, entremêlé deprotestations d’innocence de la part de Miss Gryce.
« Vous savez le reste, le gentleman adésintéressé la plaignante et celle-ci a reconnu pour sienne lasignature fausse…
– Vous rappelez-vous de quelle façonétait habillée Miss Gryce ?
– Je ne vois pas quelle importance peutavoir ce détail, mais je me souviens fort bien qu’elle avait uncostume en surah bleu clair et qu’elle était coiffée d’un chapeaude Panama très fin, un chapeau d’au moins cinq centsdollars[11].
– Qu’elle portait rabattu sur les yeuxn’est-ce pas ?
– C’est vrai, mais qui a pu vous donnerce détail, demanda le caissier avec surprise.
– Personne, je l’ai deviné, voilà tout.Pourriez-vous maintenant me montrer la photographie.
– Très volontiers, la voici, je l’avaisgardée dans ma serviette.
John Jarvis tira de sa poche une forte loupeet examina pendant quelques minutes la photo avec une extrêmeattention, puis la passant au caissier :
– Voyez, lui dit-il, sur l’angle duchèque, que tient la jeune fille, on aperçoit très nettement lamoitié d’une signature et c’est la signature Gryce et nonla signature Tiarka qui devrait s’y trouver. Miss Gryce adonc été photographiée au moment où elle présentait au guichet lechèque de son père, celui de cent dollars.
– C’est impossible ! s’écria lecaissier, très ému. On ne photographie que les bénéficiaires dechèques de plus de mille dollars. Et il n’y a pas d’erreurpossible, le garçon de bureau appelle à haute voix le chiffre de lasomme, et c’est sur cet énoncé que se guide le photographe placédans la pièce contiguë.
– Convenez que soit par erreur – ce queje ne comprendrais guère – soit intentionnellement – ce que jem’explique très bien – l’on a photographié Miss Gryce au moment oùelle encaissait une somme insignifiante, en négligeant de laprendre quand elle en encaissait une beaucoup plus importante.Voudriez-vous faire venir le photographe ?
Le caissier, tout troublé par cette série deconstatations, appela un garçon. Celui-ci revint l’instant d’aprèsen annonçant que le photographe était parti depuis dix minutes. Lacaisse fermait en effet à seize heures et il était seize heuresdix.
– Vous le verrez demain, fit lecaissier.
– Je ne crois pas qu’on le revoie jamais,murmura John Jarvis avec un sourire légèrement ironique. Mais jevais vous demander encore quelque chose : ce serait d’examinerles deux chèques et, s’il se peut d’autres chèques signés deMrs Tiarka.
Le caissier qui commençait à craindre d’avoircommis quelque lourde erreur s’empressa d’obtempérer à ce désir. Ledétective reprit sa loupe, mais cette fois, son examen se prolongeapendant un long quart d’heure.
– J’ai remarqué deux choses, conclut-il,– et vous n’ignorez pas qu’on veut bien m’accorder une certainecompétence comme expert en écriture – la signature Tiarkadu chèque de trois mille est tout ce qu’il y a de plus authentique,les encres sont pareilles, mais la signataire a visiblement déforméson paraphe habituel pour laisser croire à un faux.
« Deuxième remarque : la signaturede Miss Gryce au bas de l’endos quoique très habilement imitéen’est pas la sienne.
« Concluez vous-même !
– À moins de supposer qu’une femmehabillée comme Miss Gryce, ne soit venue toucher les trois milledollars, en signant le nom de cette dernière et que le photographene soit complice…
– Vous y êtes, voilà la vérité. Et c’estpour dissimuler ses traits que la voleuse a rabattu son panama surses yeux, comme j’ai deviné qu’elle avait dû le faire.
– Mais dans quel but tout cela ?demanda le caissier absolument déconcerté.
– C’est ce que je vous expliqueraidemain, dit le détective en prenant congé. Pour le moment, ilimporte que je suive la piste tant qu’elle est chaude.
John Jarvis regagna l’auto qui les avaitamenés et que conduisait Peter David. Celui-ci paraissait trèsému.
– Savez-vous qui je viens de voir ?s’écria-t-il, un des lieutenants les plus dévoués de KlausKristian, celui qu’on appelait le Petit Dadd. Pourvu qu’il ne m’aitpas reconnu ! Il a traversé la rue à deux pas de moi.
– Quelle heure était-il ?
– Seize heures juste. Dadd a même regardésa montre pour voir si elle était d’accord avec l’horlogeélectrique. Il sortait de la banque, par là.
Et le Noir montrait une petite porte réservéeau personnel et surmontée de l’inscription : Entréeinterdite au public.
– Plus de doute, murmura le détective, ceDadd et le photographe de la banque ne sont qu’une seule et mêmepersonne. N’importe où que j’aille, je suis condamné à rencontrerce maudit docteur ou ses bandits.
– Je voudrais bien que Dadd ne m’ait pasreconnu, répétait le Noir sincèrement apeuré. C’est le plus rusépetit drôle que j’aie jamais vu, un vrai diablotin capable detoutes les malices et avec cela maigre comme un coucou et laidcomme un singe. C’est lui qui, autrefois aida le docteur à s’évaderdu train rapide, pendant la traversée du Colorado ; c’estencore lui qui nous empêcha de nous emparer de Klaus Kristian.Soyez sûr que s’il avait réussi à entrer à la Mexican Mining Bank,c’était pour mener à bien quelque nouvelle canaillerie !
Floridor que le détective avait envoyétéléphoner revenait en ce moment, il prit rapidement place dans lavoiture.
– Où dois-je aller ? demanda PeterDavid.
– 324 Market Street, et vivement. Nousarriverons peut-être assez à temps pour mettre le grappin sur tonami Dadd.
– J’ai les renseignements que vous medemandiez, interrompit le Canadien, l’inspecteur-chef de la polices’est montré tout à fait aimable. La femme Zulmé Tiarka installée àSan Francisco depuis une dizaine d’années, est tzigane d’origine,elle a eu autrefois de nombreux démêlés avec la justice, elle passepour avoir gagné une fortune considérable en servant de receleuseaux bandes de malfaiteurs qui, il y a quelques années, étaient lesvéritables maîtres de la ville.
« Depuis qu’elle est riche et qu’ellepossède un des plus beaux magasins de Market Street, elle affecteune grande respectabilité, mais elle est quand même surveillée detrès près, car elle continue, paraît-il, son ancien commerce ensous-main, mais seulement quand il s’agit d’une affaireparticulièrement lucrative.
– Voilà qui est fort intéressant et quis’accorde parfaitement avec ce que je sais déjà.
– Mrs Tiarka, qui a beaucoupd’entregent et qui parle plusieurs langues, a réussi à obtenir laclientèle de beaucoup de jeunes filles et de jeunes femmes de lahaute société. Miss Rosy fréquentait souvent son magasin. Enfincomme beaucoup de ses pareilles, Zulmé Tiarka fait volontierscrédit à ses jolies clientes et même leur avance de petites sommes,remboursables, bien entendu, à gros intérêt.
– Tu ne m’as pas dit si elle était mariéeou veuve, si elle avait de la famille.
– Tiarka est veuve et elle a deux filles,l’une brune et l’autre blonde, toutes les deux d’une remarquablebeauté.
L’auto stoppait en face d’un luxueux magasinbondé d’objets d’art de toutes les époques. La vitrine réservée auxbijoux était en raccourci un véritable musée de la parure féminine.Les colliers arrachés aux cendres de Pompeï ou aux sarcophages desPharaons, y voisinaient avec les délicats filigranes de l’Inde etde l’Orient, les lourds colliers barbares en or ou en argent forgé.Dans des coupes de jade ou d’onyx, c’était un ruissellement debagues, de diadèmes, de ceintures, de bracelets, de pendentifs, defibules, de boucles d’oreilles, de peignes, de médaillons, dont lesmille prunelles de pierres précieuses attiraient invinciblement lesregards des passantes par une sorte d’hypnotisme, qui leur faisaitinvolontairement ralentir le pas, quand elles arrivaient en face del’ensorcelante boutique.
John Jarvis et Floridor furent reçus parMrs Zulmé Tiarka elle-même dont ils ne purent s’empêcherd’admirer l’allure imposante. Bien que ses cheveux fussententièrement blancs et que la peau de son visage fût plus tannée quele cuir d’un vieux corbeau, elle gardait encore des vestiges d’unebeauté qui avait dû être foudroyante. Très rapprochés, ses yeuxnoirs brillaient d’un éclat sauvage, et le sourire de sa boucheflétrie possédait encore un charme bizarre et captivant.
Très droite dans un ample peignoir de soienoire aux vastes plis, elle était parée de lourds pendantsd’oreilles, d’un pesant collier et de frustes bracelets que JohnJarvis reconnut pour ces primitifs bijoux que les Romanichelsfabriquent eux-mêmes pour en parer leurs femmes avec le métal despièces d’or volées.
– Vous désirez sans doute visiter mescollections ? demanda-t-elle à John Jarvis avec un sourired’une affabilité hautaine.
– Non, répondit-il d’un ton sec, je suisdétective et je désirerais vous poser quelques questions au sujetde Miss Rosy Gryce.
– Je suis aux ordres de l’illustre JohnJarvis, fit-elle en ricanant, mais je crois qu’il serait préférablede laisser Miss Rosy tranquille, la pauvrette a commis une…légèreté, à son âge elle est pardonnable, faire revenir sur l’eaucette sotte affaire, causerait plus de tort que de bien à laréputation de cette jeune fille.
Il y avait dans les paroles de Zulmé Tiarkaune ironie atroce qui exaspéra le détective : son œil perçantvenait de remarquer un superbe panama tombé sous un meuble, ilrésolut d’utiliser immédiatement la découverte qu’il venait defaire.
– Je connais la vérité. Dadd votrecomplice est sous les verrous.
– Il n’y aurait pas longtemps, alors,répliqua-t-elle, sans se décontenancer, vous essayez dem’influencer, vous n’y réussirez pas, le brave jeune homme sortd’ici et il est trop malin pour qu’il lui arrive jamais rien defâcheux.
– C’est lui qui vous a prévenue de mavisite ?
– Cela se pourrait, mais vous avez unesingulière façon d’agir envers moi qui, somme toute, me suismontrée assez indulgente pour empêcher votre protégée d’allercoucher en prison… Tout ce que vous direz ne changera rien auxfaits.
« Miss Rosy est coupable, la preuve c’estqu’elle a avoué et qu’elle a remboursé. Sortez de là si vouspouvez. Puis on a sa photographie…
– Vous savez fort bien dans quellesconditions a été prise cette photographie !
– Je n’en sais rien du tout.
– Je sais moi que c’est votre fille, quivêtue comme Miss Rosy a touché le chèque de trois mille dollars, ettenez, voici le panama à ruban bleu dont elle était coiffée, et queles employés reconnaîtront.
– Simple coïncidence, tout le monde a ledroit de porter un panama et une robe bleue, il n’y a aucune loiqui le défende.
« Croyez-moi, je vous le répète, ne vousdonnez pas tant de mal. »
Et elle ajouta, après avoir consulté le cadrand’une superbe horloge de Boule en ébène incrustée de cuivre etd’écaille :
– Surtout qu’à l’heure qu’il est, MissRosy est probablement mariée.
John Jarvis contenait à grand-peine sacolère ; le persiflage de l’horrible vieille le mettait horsde lui.
– Puisqu’il en est ainsi, je vous arrête.Je vais vous emmener en prison avec vos filles, auparavant je vaispratiquer ici une perquisition, qui sera, si mes renseignementssont exacts, tout à fait fructueuse. Floridor, ramasse ce chapeau –qui est une pièce à conviction – et va chercher deuxpolicemen !
Cette menace parut produire sur Zulmé Tiarkaune certaine impression.
– Il faut au moins un prétexte pourarrêter les gens ! grommela-t-elle avec un peu moinsd’arrogance.
– Votre fille a commis un faux en imitantla signature de Miss Rosy, répliqua sévèrement John Jarvis, et vousêtes complice : Vous avez accusé faussement uneinnocente : Vous et Dadd avez ourdi toute cette machinationpour forcer votre victime à épouser Walker !
– Tout cela n’est pas prouvé,reprit-elle, et d’ailleurs, vous n’avez pas qualité pourm’arrêter.
– Vous allez avoir à l’instant la preuvedu contraire, et, une fois que vous serez en prison, on trouveramoyen de vous délier la langue !
Et se tournant vers le Canadien qui, attentifà la discussion, n’avait pas encore bougé de place.
– Dépêche-toi d’appeler lespolicemen ! nous allons commencer la perquisition.
Cette dernière phrase eut le don de materl’entêtée Tzigane.
– Laissez les policemen où ils sont,murmura-t-elle en baissant la tête, je vous dirai ce que je sais,si vous me donnez votre parole d’honneur de ne pas me causerd’ennuis ni à moi ni à ma fille.
– Cela dépendra de votre sincérité ;vous ne serez pas poursuivie si vous dites la vérité. Je vous lepromets.
– Je ne sais pas grand-chose de plus quevous d’ailleurs, tout ce que vous avez dit est vrai : c’estDadd qui a tout combiné, moi et ma fille n’avons fait que luiobéir. Il a d’ailleurs largement rétribué notre concours.
– Ils ont donc de l’argent ?
– Beaucoup. Je ne sais comment cela sefait, tous deux ont en ce moment-ci les poches pleines debank-notes. Mais sachez-le bien, Miss Rosy n’aime nullementWalker ; si elle consent à l’épouser c’est par reconnaissance,parce qu’elle considère comme un devoir envers sa conscience detenir la promesse qu’elle a faite dans un moment d’affolement,quand elle se voyait sur le point d’être conduite en prison.
– J’avais deviné tout cela, fit ledétective, mais pourquoi disiez-vous, il y a un instant, que Walkeret Miss Gryce étaient peut-être déjà mariés ?
– Je ne parlais pas sérieusement…
– Vous cherchez à me tromper, je levois ; j’exige des aveux complets !
– Quel homme terrible vous faites,balbutia la Tzigane avec un sourire contraint. La cérémonie n’a paseu lieu aujourd’hui mais elle aura lieu demain matin, au petitjour.
« Dadd ne sait pas encore que vous vousoccupez de cette affaire, mais de l’endroit où il prend sesclichés, il vous a vu entrer à la banque et vous enfermer avec lecaissier, il a eu vent de quelque chose, et a décidé de brusquer ledénouement.
– Où doit avoir lieu cemariage ?
– Depuis qu’elle a rompu avec lecapitaine Rampal, Miss Rosy est gardée à vue par ses parents. Ilsl’ont même emmenée dans la villa qu’ils possèdent à Cliff-House, aubord de la mer, à huit milles de San Francisco. C’est sur la plagemême que doit avoir lieu la cérémonie.
– Comment Miss Rosy fera-t-elle pour sesoustraire à la surveillance de ses parents ?
– Dadd a parlé d’une embarcation où setrouverait un ministre, il a même acheté deux anneaux d’or, unebible et un registre. Je n’en sais pas davantage.
Silencieux à son ordinaire, le Canadien avaitassisté à cet interrogatoire en contenant à grand-peine sacolère.
– Qu’espèrent donc ces bandits ?demanda-t-il enfin. Ils ne pensent pas que nous allons les laisserfaire ?
– Dadd ne s’imagine pas, sans doute,répondit John Jarvis, que nous sommes au courant de toutel’affaire : Il suppose qu’une fois Rosy mariée, ses parentss’inclineront devant le fait accompli. Avec une jeune fille aussiloyale, aussi naïve, esclave de la parole donnée comme Miss Gryce,leur projet, sans notre intervention, avait les plus grandeschances de succès.
« Il nous reste à savoir, ajouta-t-il ense tournant vers la Tzigane, où demeurent Dadd et Walker.
– Ils sont descendus au StarHotel, dans Kearney Street.
– Je me contente pour le moment de cesrenseignements, déclara le détective en se retirant. Mais je vouspréviens qu’à la moindre tentative de trahison de votre part,j’agirai énergiquement. Vous serez d’ailleurs surveillée de près, –je vous en avertis loyalement – jusqu’à ce que cette affaire aitreçu sa solution.
Sans perdre un instant, John Jarvis se fitconduire quai de Chine, mais il ne trouva dans les bureaux duship-broker qu’un employé occupé à terminer lacorrespondance urgente ; attaché depuis longtemps à la maison,ce dernier fournit au détective un renseignement intéressant.
– La famille Gryce, expliqua-t-il, menaità Cliff-House une existence très retirée où Miss Rosy n’avaitd’autres distractions que le tennis, le crocket et d’autres sportsdu même genre sans oublier la natation où elle était de premièreforce.
Une fois sorti du bureau, le détective laissaéclater sa satisfaction.
– J’en sais maintenant assez, dit-il àFloridor, mon plan est fait. Tiarka a parlé d’un bateau, Rosy estexcellente nageuse, il ne faut pas être sorcier pour deviner lereste ; de plus je connais admirablement la topographie deCliff-House. Je pensais d’abord voir Mr. Gryce ce soir en allant àla villa. Réflexions faites, ma visite n’aurait pour résultat quede donner l’éveil aux bandits.
Les deux détectives se rendirent dans unmagasin d’équipements pour la grande pêche et y firent emplette dedeux de ces peaux de phoque naturalisées dont se revêtent leschasseurs des régions polaires pour approcher des troupeauxd’amphibies, sans éveiller leur défiance.
Enfin Floridor alla visiter le capitaineMartin Rampal et celui-ci insista pour faire partie de l’expéditionqui devait délivrer Miss Rosy.
– Cela tombe d’autant mieux,expliqua-t-il, que la Loutre de mer, une goélette quiappartient à un de mes amis, est actuellement mouillée à un milleau large de Cliff-House. Le capitaine Morton et ses hommes seraientenchantés de nous donner un coup de main, et si vous m’en croyez,nous nous rendrons dès ce soir à bord.
John Jarvis, mis au courant de cetteproposition l’accepta avec enthousiasme.
La côte de Cliff-House est un des endroits lesplus aimés des habitants de San Francisco, qui s’y rendent en foulele dimanche soit en chemin de fer, soit en auto, en traversant lePark, semblable par la magnificence de ses frondaisons, à quelquecoin de forêt équatoriale.
En semaine, la plage est presque déserte etprésente un aspect d’une sauvagerie grandiose ; des dunesstériles où le vent du large soulève des tourbillons de sable, desrocs escarpés d’un rouge sombre, d’un jaune violent et dans lelointain les crêtes déchiquetées et violettes de la chaîne desCoast Range forment un cadre sublime à l’immensité majestueuse duPacifique.
Une des curiosités de Cliff-House, ce sont cestrois îlots autour desquels il est rigoureusement interdit depêcher ou de chasser. Par une convention tacite, les oiseaux de meroccupent le récif du milieu et les phoques les deux autres.
Par-dessus les vastes horizons de ce paysage,le soleil levant venait d’apparaître dans l’azur intense et douxd’un ciel sans nuages, qui se reflétait dans les eaux calmes duPacifique. On n’entendait que le bruissement du ressac sur lesgalets du rivage et les cris discordants des oiseaux de mer.
L’îlot qu’ils occupaient ressemblait de lointant ils y étaient nombreux et pressés à une mouvante draperie desoie, d’un gris délicatement rosé, d’un blanc glacé de mauve ou debistre. Leurs variétés étaient d’une infinie diversité. Depuis lesgracieuses alouettes de mer, les mouettes, les courlis, lespélicans, les pétrels, les cormorans, les frégates jusqu’auxalbatros géants auxquels leurs vastes ailes permettent de faire letour du monde.
Par centaines, par milliers peut-être, lesphoques formaient un groupe aussi intéressant, avec leurs têtes àlongues moustaches presqu’humaines d’expression, et leurs longuesdents blanches. Ils jouaient, s’ébattaient dans l’eau avec de brefsaboiements, se hissant parfois péniblement sur les rochers luisantsd’algues brunes. Leur pelage mouillé apparaissait d’un gris foncé,puis séché au soleil pendant qu’ils dormaient sur les écueils,devenait d’un brun fauve, leur donnant une vague ressemblance avecdes lions.
C’est à un demi-mille de ces écueils qu’étaitmouillée la goélette du capitaine Morton dont la fine mâture sedécoupait légèrement sur l’horizon.
À une certaine distance sur un roc isolé,presqu’à fleur d’eau, deux grands phoques paraissaientdormir ; un observateur eût remarqué que leurs congénèresévitaient de les approcher et même s’éloignaient craintivement del’endroit qu’ils occupaient.
Le paysage cependant s’animait et se peuplaitpetit à petit. Quelques jeunes gens en complets de coutil ou detussor, quelques ladies armées de vastes ombrelles aux vivescouleurs, parurent d’abord sur la plage ; puis des cabinesinstallées derrière les dunes, tout un essaim de jeunes filles entenue de bain s’avancèrent vers la mer. Rosy était parmi elles,vêtue d’un costume bleu foncé qui bien que très ample – suivant lesrègles de la pudeur américaine – ne dissimulait qu’imparfaitementla sculpturale richesse de ses formes.
La jeune fille paraissait profondément émue etson trouble, sa tristesse n’échappèrent pas aux regards vigilantsde sa mère.
– Petite Rosy, lui dit-elle tout bas,comme tu as l’air mélancolique. Ah, pourquoi n’as-tu pas voulu meconfier tes chagrins ! La jeune fille ne répondit pas, sesyeux étaient gonflés de larmes qu’elle retenait à grand-peine.
Une petite embarcation montée par un seulhomme venait de doubler une pointe de rocher et se dirigeaitlentement vers l’îlot des phoques.
On eût dit que Rosy avait attendu l’arrivée decet esquif.
– Au revoir mère chérie !…balbutia-t-elle en embrassant Mrs Gryce, avec une ardeurdésespérée.
– Qu’a-t-elle donc aujourd’hui, monDieu ! jamais je ne l’ai vue ainsi, se dit la mère avecinquiétude, pourvu qu’elle ne prenne pas quelque funesterésolution. Nous aurions dû la laisser agir à sa guise !…
Rosy cependant avait tout de suite trouvéassez de profondeur et s’éloignait en nageant à grandes brassesrégulières.
Au moment où elle entrait dans l’eau un nageurs’était détaché d’un groupe de jeunes gens qui prenaient leur bainà cent mètres de l’emplacement réservé aux dames et avait pris lamême direction que la jeune fille. Bientôt ils se trouvèrent l’unprès de l’autre. Ils étaient maintenant si loin du rivage quepersonne n’eût été capable de les rejoindre. Visiblement, ilscherchaient à atteindre l’embarcation qui peu à peu s’étaitrapprochée d’eux.
– Reviens donc, Rosy ! lui criaientses compagnes.
– Elle veut donc se suicider, dit uned’elles.
– Quel est l’homme quil’accompagne ? fit une autre.
Insensible à ces appels, Rosy, soutenue parson compagnon, continuait à nager vers la barque sans regarder enarrière.
– Ma fille est perdue ! s’écria toutà coup Mrs Gryce.
Et elle tomba évanouie.
Rosy qui n’avait rien pu voir de cette scènevenait d’atteindre la barque et d’y prendre place.
L’homme de la barque – Dadd en personne – tirad’un paquet un surplis de ministre et s’en revêtit, il allumagravement un bout de cierge, ouvrit la Bible, après avoir ordonnéaux deux fiancés de s’agenouiller au fond de la barque.
Du rivage partaient des cris d’indignation etdes rires.
Dadd avait commencé à marmotter quelquesprières, avec les grimaces simiesques qui lui étaient habituelles,quand une balle siffla à son oreille en même temps qu’une voix sisonore qu’elle s’entendit du rivage criait : Haut lesmains !
À la place des deux phoques immobiles sur leurrocher, Floridor et le capitaine Rampal se dressaient maintenant,le browning au poing. En même temps, au bruit du coup de feu, uneyole jusque-là masquée par la carène de la goélette, venaitd’apparaître. À la barre se tenait John Jarvis.
En entendant siffler la balle, Dadd s’étaitlaissé tomber au fond de la barque, comme s’il eût été atteint.Walker en avait fait autant. Frissonnante, dans ses vêtementstrempés, rouge de honte et d’épouvante, la pauvre Rosy demeurait àgenoux entre les deux bandits.
– Haut les mains ! répéta leCanadien.
Au lieu d’obtempérer à cet ordre, et avantqu’on eût pu prévoir ce qu’il allait faire Dadd frappa Miss Rosyd’un coup de couteau en pleine poitrine et la poussa dans lamer.
– Misérable ! murmura Walker.
– C’était notre seule chance de salut,grommela le bandit. Pendant qu’ils vont la repêcher, nousfilerons…
D’un même mouvement instinctif, Floridor et lecapitaine Rampal s’étaient jetés à l’eau pour essayer de sauver lajeune fille. Profitant de ce répit Walker et Dadd toujours vêtu deson surplis avaient empoigné chacun un aviron et ramaient de toutesleurs forces.
À peu de distance, la yole de John Jarvisvolait littéralement sur les eaux. En apercevant quelques petitesvagues encore rouges qui marquaient l’endroit où avait disparu lapauvre Rosy, le détective se débarrassa rapidement de ses vêtementset, à son tour, s’élança dans la mer.
Vingt fois les trois hommes plongèrentinutilement. Enfin John Jarvis reparut soutenant le corps de lajeune fille, dont une large tache de sang éclaboussait la poitrinepâle et ferme comme un marbre ; ses yeux étaient clos et sonvisage livide. On la déposa avec précaution dans la yole.
– À terre ! ordonna lecapitaine.
– Et les bandits ? demandaFloridor.
– Avant tout, il faut sauver MissRosy.
On le voit, Dadd avait calculé juste. Quand layole put enfin se lancer à sa poursuite, lui et son compliceavaient abordé depuis longtemps, – et abandonnant leur canot,s’étaient enfoncés dans l’intérieur.
Miss Rosy n’était pas morte ; mais ce nefut qu’après plusieurs heures de soins qu’on put la ranimer ;encore les médecins déclarèrent-ils qu’ils ne pouvaient répondre dela blessure qui avait effleuré l’artère aorte et pénétré dans lepoumon gauche.
Dans une crique déserte de la plage deCliff-House, à huit milles de San Francisco, une embarcation venaitd’atterrir. Les deux hommes qui en descendirent ne prirent même pasla peine de la haler sur le rivage.
Tous deux semblaient en proie à une violenteémotion et ils se dirigèrent en courant vers l’intérieur des terressans regarder derrière eux, sans se soucier d’emporter diversobjets déposés au fond de la barque et parmi lesquels figuraientune grosse Bible, un registre, un bout de cierge et un long couteautaché de sang.
Le costume des deux fugitifs, d’ailleurs, eûtjustifié par son étrangeté les suppositions les plusextraordinaires.
L’un, un homme dans la force de l’âge, dontles biceps très développés, le deltoïde et les pectoraux saillantsannonçaient une grande vigueur, n’avait pour tout costume qu’uncaleçon de bain.
L’autre – un étique adolescent dont le visageosseux, au nez crochu, au menton en galoche, aux petits yeuxverdâtres, offrait un comique irrésistible – était affublé d’unsurplis de ministre protestant, froissé et trempé d’eau de mer,par-dessous lequel il portait un complet à carreaux d’assez bonnecoupe, mais de nuance voyante.
– Ouf ! s’écria le premier de cesdeux étranges personnages, en atteignant la crête d’une haute dunede sable, je voudrais bien m’arrêter pour souffler un peu. Je suistout en sueur !
– Ce n’est pourtant pas le moment des’amuser, répondit l’autre avec une grimace. Descends au moinsjusqu’au bas de la pente. D’ici on t’apercevrait de deux milles dedistance.
– Merci du conseil : mais, pour toncompte, tu ne ferais pas mal d’enlever ton surplis.
– Ma foi, je n’y pensais plus ! Jevais le rouler en boule et l’enterrer dans le sable. Ce n’est pasla peine de laisser en évidence ce respectable vêtement.
Le maigre adolescent tout en parlant s’étaitdébarrassé du compromettant surplis et l’avait déjà enfoui dans lesable de la dune en l’assujettissant, pour plus de précaution, avecune grosse pierre.
– Maintenant, fit-il en s’esclaffant, jesaurai où le retrouver quand j’en aurai besoin !
Son compagnon ne parut nullement disposé àmontrer la même jovialité.
– Je n’ai pas envie de rire, moi,grommela-t-il. On est sûrement en train de nous courir après… Siseulement j’avais des habits !…
– Je vais tâcher de t’en trouver.
– Si tu fais cela, mon vieux Dadd, jedirai que tu as du génie.
Les deux fugitifs continuèrent de suivre enmarchant aussi vite que possible, une gorge étroite qui séparaitdeux monticules plantés de maigres arbustes courbés par le vent dela mer. Ils atteignirent bientôt un bouquet d’arbres au milieuduquel s’élevait une maisonnette en bois.
– Voilà peut-être un tailleur pour toi,fit Dadd facétieusement.
– J’en doute fort.
– Nous allons bien voir, mon brave Toby,il faut en courir la chance.
– Mais comment vas-tu t’yprendre ?
– Cela dépendra des circonstances, toutce que je te demande, c’est de me laisser parler.
En approchant, ils reconnurent que la maisonde bois était une épicerie buvette, derrière les vitres de lafenêtre s’alignaient des bocaux remplis de gâteaux moisis et desucreries agglomérées en un seul bloc au fond du récipient, defaçon à rappeler certaines couches géologiques, enfin des boîtes àthé rouillées et quelques bouteilles de sirop.
À la seule inspection de ce modeste stock demarchandises, il était facile de voir que le commerce ne prospéraitguère et on se demandait avec curiosité quelle sorte de clientèlepouvait bien exister dans ce désert.
Dadd et son compagnon, sans s’arrêter à cesréflexions, entrèrent délibérément dans la boutique et demandèrentdeux citronnades à la débitante, une brave femme aux cheveux gris,qui parut aussi surprise qu’émerveillée de l’apparition de deuxclients, dont un, en caleçon de bain.
Elle s’empressa de les servir sans essayer des’expliquer cette anomalie.
– Voilà une des meilleures citronnadesque j’aie jamais bues, fit Dadd avec aplomb, voulez-vous, s’il vousplaît, nous en servir une autre ?
Il se pourléchait les lèvres avec une grimacesi drôle que la débitante ne put s’empêcher de rire.
– Vous riez, reprit-il gravement, est-ceparce que mon ami se présente à vous, au caleçon près, dans lesimple costume de notre père Adam ? Sa mésaventure n’apourtant rien d’amusant. Savez-vous que pendant qu’il était entrain de prendre son bain, des coquins se sont emparés de tous sesvêtements et de son portefeuille qui contenait cinq milledollars !
– Vraiment, ce gentleman n’a pas dechance, murmura l’hôtesse apitoyée.
– Ce qui l’ennuie le plus, c’est qu’iln’est même pas en état de gagner la gare, ni d’aller au poste depolice pour porter plainte. Vous pouvez nous sortir d’embarras.
Dadd montra du doigt un chapeau de pailleaccroché au mur et que son œil de lynx avait aperçu dès enentrant.
– Prêtez-nous des vêtements appartenant àvotre mari, je vous donne ma parole de gentleman que vous serezlargement indemnisée.
Et comme la débitante paraissait hésiter.
– Tenez, fit-il en tirant de sonportefeuille un billet de cent dollars, prenez cela et cédez-nousen échange un vieux complet et une chemise.
– Et des souliers, ajouta Toby, quijusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche.
La vue du billet de banque avait produit surla bonne femme un effet magique.
– Vous aurez aussi chacun unchapeau ! dit-elle généreusement.
– Marché conclu alors, mais par exemple,dépêchons-nous, plus tôt mon ami sera habillé, plus vite il pourraêtre rendu au bureau de police.
– Par le temps qui court, ajouta Tobyeffrontément, les honnêtes gens ne sont plus en sûreté de leurvie !
Il n’y avait guère besoin de stimuler le zèlede l’hôtesse qui n’avait peur que d’une chose, c’est que cesclients inespérés ne se repentissent de leur marché.
– Je vais vous donner un complet de monmari qui travaille aux docks. Dame ce n’est que de la toile, maisil est encore tout propre et il ira comme un gant à ce gentleman,et avec cela une bonne chemise de coton qui n’a pas été portée plusde cinq à six fois.
Elle grimpa au premier étage avec la vivacitéd’une jeune fille, et redescendit bientôt annonçant à Dadd que sonami pouvait monter s’habiller, qu’il trouverait les effets poséssur le lit.
Cinq minutes plus tard Toby revenait vêtu d’uncomplet de coutil jaune, coiffé d’un feutre usagé et chaussé debrodequins à clous. Dadd fit son affaire du chapeau de paille.C’est avec force salutations et compliments qu’ils prirent congé dela charitable débitante. Elle ne les laissa partir qu’après lesavoir forcés d’accepter un verre de whisky, dont, malgré la policeelle conservait en grand mystère une bouteille « pour les casde maladie ».
– Tout va bien, murmura Dadd, quand ilsfurent à quelque distance de la maisonnette. Je crois que nous nousen tirerons encore cette fois.
– Oui, fit Toby, qui paraissait beaucoupmoins rassuré, mais il s’agit de ne pas moisir ici. Et d’abord,comment allons-nous regagner Frisco ?
– Ce ne sera toujours pas par le cheminde fer, la gare doit être occupée par les détectives de JohnJarvis.
– As-tu une idée ?
– Le plus prudent est de faire à pied, aumoins la moitié de la route, en coupant à travers le bois que tuaperçois en face de nous.
– Peut-être, vaudrait-il mieux nouscacher jusqu’à la nuit, dans un buisson ou dans quelque trou derocher.
– Mauvais ! grommela Dadd ensecouant la tête. Je suis sûr que tout ce coin de la grève va êtrefouillé. Il faut nous éloigner le plus possible de la mer. C’estune question de simple bon sens !
Dadd, malgré son jeune âge, avait sur Toby unecertaine autorité, et il n’eut pas de peine à convaincre celui-ci.Tournant le dos au rivage, tous deux continuèrent à marcher, ouplutôt à courir dans la direction du bois.
Ils n’en étaient plus qu’à une centaine deyards, lorsqu’une dizaine d’hommes, que dirigeait Floridor,sortirent brusquement de derrière les buissons et les troncsd’arbres où ils s’étaient embusqués et s’élancèrent vers les deuxbandits, le browning au poing.
– Ce sont eux ! criait le Canadien.En avant ! Nous les tenons !…
– Sauve qui peut ! dit rapidementDadd à Toby. Divisons-les ! Rendez-vous ce soir au tripot dupère Chichirinello !
Agile et maigre comme un clown, Dadd filad’abord en ligne droite dans la direction du nord sans se soucierdes balles qui grésillaient autour de lui, puis, par un crochetinattendu, il revint brusquement vers le bois et se faufila entreles buissons qui le mettaient – provisoirement du moins – à l’abrides projectiles.
La moitié des hommes de Floridor s’étaitélancée vers le bois ; l’autre moitié poursuivait chaudementle second bandit qui, lui, s’était dirigé du côté de la mer. Laruse de Dadd avait donc obtenu le résultat qu’il en espérait,diviser la troupe des poursuivants et par conséquent diminuer leurnombre de moitié pour chacun des fugitifs.
Toby Groggan détalait comme un cerf ; oneût dit que ses pieds ne faisaient qu’effleurer le sol, comme s’ileût eu des ailes aux talons. Il passa, avec la vitesse d’un bouletde canon, en face de la maison où il avait acheté des vêtements, eteut bientôt fait de mettre entre ses adversaires et lui plusieursde ces monticules de sable que séparaient des gorges profondes.
La tête haute, la poitrine bombée, les coudesau corps Toby courait avec méthode, comme un véritable sportsman.Malheureusement pour lui, il avait affaire à forte partie.
Parmi les personnes de bonne volonté quis’étaient offertes pour donner la chasse aux assassins de Miss RosyGryce se trouvaient deux jeunes gens qui s’étaient récemmententraînés pour une course à pied, l’un d’eux était même titulairede différents prix dans des matchs de footing.
Cet adversaire redoutable ne tarda pas àgagner du terrain et bientôt il ne fut plus qu’à une dizaine demètres de Toby.
Ce dernier se vit perdu. Alors il simula lafatigue, courut moins vite et se laissa rejoindre. Mais au momentoù le coureur poussait déjà un cri de triomphe en lui mettant lamain sur l’épaule, il se retourna avec la vitesse de l’éclair etpar une de ces manœuvres traîtresses que connaissent lesmalfaiteurs de profession, il lui fractura le tibia gauche d’uncoup sec de son talon ferré, lancé obliquement de toute saforce.
– Toi, au moins tu ne m’embêteras plus,ricana-t-il.
Il bondit de nouveau à travers les dunes mais,quelques minutes plus tard, un nouvel ennemi était près de lerejoindre, et celui-là était armé et, furieux de ce qui étaitadvenu à son camarade, ne paraissait nullement disposé à se laisserprendre au même piège que celui-ci.
Sitôt qu’il fut à portée, il cria à Toby delever les mains et, le mettant en joue, lui ordonna des’approcher.
Le bandit fit d’abord semblant d’obéir maisarrivé tout auprès de son adversaire, il lui saisit le poignet àl’improviste et le força de laisser tomber son browning. Au mêmeinstant il lui décochait un terrible coup de tête dans le ventre etl’envoyait rouler en bas de la dune, vomissant le sang à flots.
Toby s’était emparé du browning et maintenantil considérait la partie comme gagnée. Il entendait de loin lescris de Floridor et de ses hommes demeurés très en arrière, et ilpensa qu’ils perdraient encore beaucoup de temps à ramasser et àsoigner les deux blessés.
Il continua donc à courir, mais en ménageantses forces et sans trop se presser.
Il allait atteindre le sommet d’un de cesmonticules de sable qui se continuaient sans interruption jusqu’aurivage, quand il se rejeta brusquement en arrière.
Une troupe de marins commandée par lecapitaine Rampal venait de débarquer dans la crique grâce à la yolede la goélette. Toby était pris entre deux feux, et il ne s’enétait fallu que de quelques secondes pour qu’il fût aperçu par lesnouveaux arrivants.
Il regarda autour de lui avec un désespoirmêlé de rage. De toutes parts la retraite lui était coupée.
Quand il aurait épuisé les cinq cartouches quilui restaient à tirer, il serait immanquablement tué ou pris.
À chaque minute qui s’écoulait, les marins serapprochaient. Ils n’étaient plus qu’à une centaine de yards, et,autour de lui, les dunes stériles et sans cesse déplacées par lesvents du Pacifique n’offraient ni un buisson, ni un rocher qui eûtpu lui servir de cachette.
Il grinça des dents avec fureur, ses yeuxs’injectaient de sang.
– J’en descendrai toujoursquelques-uns ! grommela-t-il entre ses dents, ils ne m’aurontpas vivants !…
Tout à coup ses traits se détendirent, unefaible lueur d’espérance se levait dans son âme agitée.
Au fond de la gorge où il se trouvait, à labase même du monticule, il avait aperçu un trou, qui pouvait êtrel’ancien terrier d’un renard ou d’un chien sauvage. Pourquoi nes’enfouirait-il pas dans cette tanière, comme font les bêtestraquées. Il lui restait une chance sur dix de n’être pas aperçupar ceux qui le poursuivaient.
Sans hésiter, sans réfléchir, il se jeta àplat ventre et s’insinua à reculons dans le terrier, dominé en cetinstant par la seule crainte que quelque bête, sortant desprofondeurs de sa retraite, ne vînt lui ronger les pieds, pendantqu’il était ainsi immobilisé.
Quand toute sa personne eut ainsi disparu dansl’étroite galerie souterraine, il provoqua un léger éboulement àl’entrée de façon à devenir entièrement invisible, mais comme ilfallait qu’il respirât, il se fraya, en allongeant le poing, untrou juste assez grand pour lui servir de prise d’air.
Deux fois cette espèce de fenêtre fut obstruéepar le sable que le vent faisait tourbillonner.
– C’est une chance, pensa-t-il, le cœurpalpitant d’une angoisse mortelle, ces tourbillons vont effacertoutes mes traces. Si les détectives n’ont pas de chien avec eux,ils ne me trouveront pas !
Au-dessus de sa tête, au sommet du monticule,il entendait les cris et les jurons des matelots, quiinterpellaient les hommes de Floridor et manifestaient leursurprise de la disparition du bandit.
Plus mort que vif, Toby se compara à la bêtetraquée, qui terrée au fond de son gîte entend approcher leschasseurs.
Cependant son stratagème eut un plein succès.Il ne vint à aucun de ses adversaires l’idée que celui qu’ilscherchaient pût être dissimulé, sous ce fin et poudroyant sablerouge, que la brise soulevait autour d’eux en épais nuages.
Après une longue discussion, ils supposèrentque le bandit avait dû gagner la falaise rocheuse qui s’élevait àgauche de la crique, ils se dirigèrent de ce côté.
Pendant ce temps, Dadd se faufilait de buissonen buisson et d’arbre en arbre, dans le bois où il s’était réfugié,mais il comprenait que ce jeu de cache-cache ne pourrait seprolonger indéfiniment, et il cherchait dans sa cervelle matoisequelque stratagème inédit.
En fin de compte – les ruses les plus simplessont parfois les plus efficaces – il réussit à prendre une certaineavance et en profita pour escalader le tronc d’un de cesgigantesques séquoias, dont il existe encore un certain nombre enCalifornie, malgré l’acharnement avec lequel on s’est efforcé deles détruire.
On sait que certains de ces conifèresatteignent une hauteur extraordinaire ; ce sont les plusgrands arbres de l’univers, le « roi des Étoiles » dansle parc de Mariposa a cent vingt-deux mètres de haut, le« Grizzly » cent dix mètres, juste le double de lahauteur de la tour St-Jacques.
Le séquoia qu’avait escaladé Dadd, sanss’égaler à ces géants, avait quarante mètres de haut et sesbranches touffues abritaient tout un peuple d’oiseaux etd’écureuils. Dadd grimpa aussi haut qu’il put et s’installacommodément dans une espèce de fauteuil naturel que formaient deuxbranches fourchues.
À travers le feuillage, il apercevait lemagnifique panorama de l’océan et de la plage et il assista – secomparant lui-même à un spectateur confortablement installé dans saloge – à la chasse mouvementée que l’on donnait à son complice etil constata avec une malicieuse satisfaction que ce dernier avait,lui aussi, réussi à dépister ses ennemis.
Pour son propre compte, il pensait n’avoirrien à craindre, il avait accompli son escalade sans être vu etsans faire beaucoup plus de bruit qu’un des gros écureuils gris quis’ébattaient sur les branches voisines.
Pendant quelque temps, il s’amusa d’entendre,au-dessous de lui, les exclamations de dépit de ceux qui lecherchaient, en battant consciencieusement les buissons et entirant des coups de revolver.
– Ils jettent leur poudre aux moineaux,se dit-il philosophiquement, ils finiront bien par en avoirassez.
En effet, vers le milieu de la journée, criset détonations avaient cessé et le bois était retombé dans lesilence, mais Dadd était prudent. Il décida sagement de ne quitterson perchoir qu’à la nuit close.
Pour tuer le temps et aussi pour tromper lafaim dont il commençait à ressentir les premiers tiraillements, ils’amusa à dévaster les nids des écureuils où il trouva en abondancedes noix de cajou, des cacahuètes, des amandes de pin pignon etd’autres menus fruits.
Ensuite, il fuma une pipe, compta et recomptales bank-notes qu’il avait en portefeuille, mais en dépit de cesdistractions ingénieuses, les heures lui parurent d’une longueurmortelle, et ce fut avec un véritable soulagement qu’il vit lesoleil disparaître derrière les flots du Pacifique.
– Ce n’est pas trop tôt !murmura-t-il, en s’étirant ; je me sens les jambesankylosées.
Il commença à descendre avec précaution etatteignit le sol sans accident.
– Je vais en être quitte pour unepromenade au clair de lune, se dit-il, ça aurait pu finir plusmal.
Mais il avait à peine fait quelques pas qu’unjet aveuglant de lumière électrique le frappait au visage, en mêmetemps qu’une grêle de coups de feu, qui semblaient partir de tousles coins du bois, hachait les feuillages autour de lui. Des crisretentissaient de tous côtés.
– C’est lui ! Arrêtez-le !…
– Je savais bien qu’il n’était pas sortidu bois.
– À vous, tirez dessus !…
– À droite le projecteur !
– Ne le laissez pas rentrer dans lebois.
Le cône de lumière qui évoluait tout autour delui, et fouillait les coins les plus obscurs des buissons, gênaiténormément Dadd dans sa fuite. Il avait beau s’abriter derrière lestroncs, les rayons du puissant projecteur dont Floridor avait eul’idée de se munir, dénonçaient chacun de ses mouvements etl’entouraient d’une auréole livide, qui donnait aux tireurs toutefaculté pour viser.
Le fugitif comprit que la situation étaitdésespérée. Déjà une balle avait emporté son chapeau de paille, uneautre lui avait éraflé le mollet, de plus il était à bout desouffle.
Il était arrivé à un épais taillis. À deux pasde lui une balle coupa net une branche de tulipier.
– Je suis mort ! cria Dadd en selaissant tomber à terre de toute sa hauteur, bien qu’il n’eût éténullement touché.
À terre il se trouvait en dehors du cône delumière émané du projecteur. Il rampa doucement jusqu’à ce qu’il setrouvât de l’autre côté du massif. Alors il se releva et certainque le feuillage dissimulait ses mouvements, il fila en droiteligne vers des champs et des jardins qu’il apercevait confusément àla lisière du bois.
Ses ennemis avaient perdu sa piste et lecherchaient dans le bois pendant que le dos courbé, il traversaitun champ de maïs.
Parvenu à l’extrémité, il avança avecprécaution la tête en dehors des hautes touffes et regarda ;la lune venait de se lever. Sa pâle clarté montrait à deux centsmètres de là, sur la droite, la silhouette d’un homme armé d’unecarabine.
Dadd se tourna vers la gauche. Là aussi il yavait une sentinelle.
– Ah çà ! ricana-t-il, ils ont doncmobilisé tout un bataillon ! Ils ont décidément envie d’avoirma peau !
Des clameurs s’élevaient du côté dubois ; le rayon blanc du projecteur se démenait aux quatrecoins de l’horizon. Il fallait prendre un parti.
Dadd s’avisa alors qu’il se trouvait auprèsd’une haie qui séparait le champ de maïs de la propriété voisine etil chercha un trou dans cette haie.
Il venait d’en découvrir un quand la voix d’undes hommes en sentinelle arriva jusqu’à lui.
– Il n’est certainement pas venu de notrecôté, disait l’homme.
– D’ailleurs, riposta l’autre, c’eût étéstupide de sa part de se diriger vers les habitations, il est bientrop rusé pour avoir agi de la sorte.
– Je suis sauvé, pensa Dadd.
Sans bruit, si doucement qu’il avait fait àpeine remuer les branches, il s’était glissé dans le jardin d’oùmontaient les pénétrants parfums des fleurs humides de rosée. Lafaçade blanche d’une villa apparaissait au-dessus des palmiers, desyuccas et des rhododendrons géants dont les feuillages métalliqueset raides remuaient doucement dans le vent du soir avec un bruitd’eau courante.
Dadd vit que les fenêtres du rez-de-chausséeétaient éclairées ; il eût bien voulu regarder à l’intérieur,mais les jalousies étaient baissées.
Il demeura un instant dans l’expectative, puisun pas fit crier le gravier des allées. Pris de panique, le fugitifgagna précipitamment une serre et se faufila par la porteentrebâillée. L’oreille tendue il écoutait. Plus un bruit. C’étaitune fausse alerte.
La serre était pleine de fleurs et de fruits.L’arôme puissant des ananas qui lui montait aux narines rappela àDadd qu’il n’avait presque rien mangé depuis la veille. Entâtonnant, il choisit un des fruits les plus mûrs, coupa non sanspeine la tige dure et résistante de la plante et se rassasia.
Il s’était assis sur une caisse pour sereposer et pour réfléchir. Son plan était simple, mais lui parutexcellent.
– Dès que tout le monde dormira danscette maison, se disait-il, je sortirai carrément par la porte, quidoit donner sur la grande route… Ce côté-là n’est sûrement passurveillé… Ici il n’y a pas de chien pour donner l’alarme… Cela iratout seul.
Il demeurait à la même place, en proie à unevague somnolence, contre laquelle il dut lutter. Des heurespassèrent, les lumières avaient disparu des fenêtres durez-de-chaussée.
Dadd eut l’impression qu’il était très tard etque tous les habitants de cette maison étaient plongés dans lesommeil. Le moment était venu d’agir.
Ses yeux s’étaient accoutumés auxdemi-ténèbres de la serre, et il avait constaté qu’ellecommuniquait avec l’intérieur de l’habitation, par uneporte-fenêtre qui n’était même pas fermée à clef.
Il pénétra sans difficulté dans un largecorridor, mais là, l’obscurité était complète. Marchant sur lapointe des pieds, tâtant les murs prudemment, Dadd se trouvait fortembarrassé. Sur le corridor donnaient plusieurs portes, il eûtfallu deviner quelle était celle qui aboutissait au vestibule et,de là, à la grande route.
Quelques minutes s’écoulèrent, mais Daddn’était pas homme à hésiter longtemps, puis, il se dit qu’à cetteheure de la nuit, le rez-de-chaussée devait être désert, et ilpoussa délibérément la porte, qui, d’après ces calculs, était labonne.
Il s’était lourdement trompé.
Dans sa précipitation, il venait de pénétrerdans une chambre de malade où une veilleuse électrique répandaitune douce lumière bleue. Sur le lit, le visage exsangue, les yeuxgrands ouverts, et comme exorbités par la fièvre, gisait une jeunefille, dont l’opulente chevelure blonde était éparpillée surl’oreiller comme une gerbe d’or. À son chevet une autre jeune fillesomnolait, un livre sur les genoux.
– Rosy ! s’écria Dadd éperdu, enreconnaissant dans la malade, sa victime du matin.
Il détala précipitamment en pestant contre lamalchance qui l’avait précisément conduit dans la maison de cellequ’il avait voulu assassiner.
À la vue du bandit, Rosy s’était dressée surson séant, les yeux hagards, la face crispée par l’épouvante.
– C’est lui ! bégayait-elle,l’assassin… celui qui m’a poignardée… il était habillé en ministre…Au secours, Nancy, défends-moi ! Il est revenu pour metuer…
Nancy, la chamber-maid de Miss Gryce,s’empressa de la recoucher et de la calmer.
– Je vous en prie, Miss, lui dit-elle, nebougez pas ! vous allez rouvrir votre blessure. Il faut resterimmobile. Promettez-moi que vous ne bougerez pas, on va s’emparerde ce gredin, cela sera vite fait !…
Nancy était une fille courageuse. Elle saisitle browning que Mr Gryce avait oublié sur la table, ets’élança dans le couloir, après avoir tourné le commutateur.
Elle vit Dadd qui s’enfuyait vers laserre.
Dans son obstination à trouver une sortie ducôté de la rue, il avait perdu plusieurs minutes à essayer d’ouvrirles autres portes qui, toutes, étaient fermées.
Il comprit qu’il n’avait plus qu’uneressource : c’est de s’en retourner par le même chemin qu’ilavait pris pour entrer.
Mais il était trop tard. Au moment où ilallait sortir de la serre, Nancy fit feu et Dadd, atteint à lacuisse, s’affaissa en poussant un cri de douleur.
Déjà, éveillés par le bruit de la détonation,Mr Gryce et ses domestiques accouraient. En un clin d’œil lebandit fut mis hors d’état de nuire.
Après qu’on eut pansé sa blessure, il futplacé sur un lit de sangle et gardé à vue, en attendant l’arrivéedes magistrats.
Dès le matin il était conduit à San Franciscosous bonne escorte et mis en cellule.
Le détective John Jarvis assisté de sonsecrétaire et ami le Canadien Floridor Quesnel était occupé – commeil le faisait tous les jours, depuis quelque temps – à dépouillerun volumineux courrier venu d’Europe, quand on annonça le capitaineMartin Rampal, le fiancé de Rosy Gryce.
Le brave marin paraissait radieux.
– Je parie que Miss Gryce va mieux ?s’écria Floridor, après avoir cordialement serré la main de soncompatriote. Cela se devine rien qu’à ta façon de sourire.
– C’est vrai, elle est aussi bien quepossible.
– À quand la noce ? demanda gaiementJohn Jarvis.
– Dès que ma petite Rosy sera tout à faitrétablie, ce qui ne tardera pas. Maintenant que cette vilainehistoire est finie, elle a autant de hâte de s’appelerMrs Rampal, qu’elle en avait peu il y a quinze jours.
– Et tu nous invites ?
– Il ne manquerait plus que je vousoublie. Vous serez les deux témoins de la mariée, c’est une affaireentendue…
– Je suis heureux de ces bonnesnouvelles, interrompit John Jarvis, somme toute, la blessure estmoins grave que je ne le craignais ?
– La lame a glissé le long des côtesheureusement et n’a pas traversé la cage thoracique. Rosy estdebout depuis plusieurs jours. Bien qu’elle soit un peu honteuse des’être laissée rouler aussi naïvement, jamais je ne l’ai vue aussigaie : elle rit maintenant de bon cœur, quand on lui parle dufaux ministre, avec son bout de cierge, sa Bible et son surplis.Beaucoup, après une aventure pareille ne feraient pas preuve d’unaussi bon caractère.
– Ce qui m’ennuie, reprit Floridor, c’estqu’on n’ait pas pu mettre la main sur le complice de Dadd, ceWalker qui nous a glissé entre les doigts comme une anguille.
– Je vais peut-être vous donner lesmoyens de le pincer. C’est précisément pour cela que je suis venuvous voir.
– Vous avez des « tuyaux » surce triste personnage ? demanda John Jarvis.
– Mieux que cela, j’ai sa photographie,cela vous permettra peut-être de l’identifier, car on ne m’ôterapas de l’idée, que ce nom de Walker n’est pas le sien.
– Je suis tout à fait de votre avis. Cedoit être quelque convict en rupture de ban, et je ne serai pasétonné qu’il fût bien connu de la police. Mais une question :comment avez-vous pu vous procurer cette photo ?
Le capitaine Rampal eut un gros rire.
– Bien facilement. C’est Rosy qui me l’adonnée. Cet effronté scélérat avait eu le toupet de la lui offriravec une dédicace : à ma chère fiancée Rosy. Elle aété si humiliée quand elle a su à qui elle avait eu affaire qu’ellesera aussi contente que moi quand Walker aura été rejoindre soncomplice en prison.
Le capitaine avait tiré la photo de sonportefeuille, il la passa à John Jarvis qui l’examina longuementpuis la tendit à Floridor.
– Il me semble que j’ai déjà vu cettetête-là quelque part, fit le Canadien.
– J’ai la même impression, dit ledétective, mais nous examinerons ce document tout à loisir.
Le capitaine Rampal s’était levé.
– Je me retire, dit-il. Je sais que vousavez de la besogne par-dessus la tête : je serais navré devous faire perdre un temps si précieux.
– Tu es bien pressé, répliquamalicieusement Floridor, avoue plutôt que tu es attendu par MissRosy.
– C’est ma foi vrai, fit le brave marinen gagnant la porte. On m’a toujours dit que j’avais bien fait dene pas entrer dans la diplomatie, je ne sais pas cacher ce que jepense…
Quand le capitaine se fut retiré, John Jarvisreprit la photographie du prétendu Walker et se mit à l’étudiersilencieusement.
– S’il n’avait pas la moustache blonde,comme nous l’avons constaté à Cliff-House, je sais bien à qui ilressemblerait.
– Et moi aussi.
– Mais on peut changer la couleur de sesmoustaches. Tiens donne-moi le dossier de l’affaire TobyGroggan[12]. Je crois que cette fois je ne metrompe pas. »
Floridor ouvrit une armoire de fer remplie dehaut en bas de paperasses soigneusement classées et en tira undossier qui renfermait, entre autres documents, une série dephotographies.
« Nous avions deviné juste, déclara leCanadien. Il suffit d’un coup d’œil pour se rendre compte que leprétendu Walker n’est autre que ce Toby Groggan qui joua siaudacieusement le rôle de notre ami Rabington pendant que cedernier était retenu prisonnier par Klaus Kristian.
– Il s’est donc évadé ?
– Non, répliqua Floridor en mettant sousles yeux de John Jarvis une coupure de journal assez récente. TobyGroggan, qui avait fait preuve de courage au cours d’un incendie, abénéficié d’une commutation de peine. Il est libre comme l’air.
– Ce qui m’inquiète, c’est qu’il soitrevenu tout droit à San Francisco.
– Ce ne peut être que dans de mauvaisesintentions. Nous savons que ce scélérat, aux multiples avatars,n’est autre que le fils de M. Rabington, ce fils que l’oncroit mort depuis des années. La présence de ce misérable, si prèsde son père, ne me présage rien de bon pour la tranquillité de cedernier. S’il était au courant de ce que nous savons, il n’endormirait plus…
Cette conversation fut interrompue par le Noirqui remplissait les fonctions de valet de pied : il apportaità son maître une lettre urgente qu’on venait d’apporter.
John Jarvis l’ouvrit, et après en avoir prisconnaissance la rejeta sur son bureau avec un mouvement dedépit.
– Lis cela, murmura-t-il : Vousêtes averti que si Dadd n’est pas promptement remis enliberté, de graves ennuis menacent Mr Rabington et sacharmante pupille Miss Elsie. Ne dirait-on pas que cemisérable a entendu notre conversation.
– Êtes-vous bien sûr que cette lettrevienne de lui ?
– Qui veux-tu qui l’ait écrite ?D’ailleurs, compare l’écriture avec celle de la dédicace à Rosy. Iln’y a pas le moindre doute à avoir.
– Je t’avoue que je suis inquiet. Je sensdans tout cela la main de Klaus Kristian.
– Que décidez-vous ? Je suppose quevous n’allez pas céder aux menaces de ce convict ?
– Ce serait mal me connaître que des’imaginer une pareille chose. Je vais tout simplement tâcher depincer ce Toby Groggan – puisque tel est maintenant son nomlégalement – avant qu’il n’ait eu le temps de nuire. Demandel’auto, nous sortons.
– Et nous allons ?
– À la prison, voir Dadd lui-même.Peut-être, nous fournira-t-il quelques renseignements précieux surson complice.
*
**
L’honorable Mr Hobson, directeur de laprison, fit à John Jarvis l’accueil le plus empressé, il consentitsans la moindre difficulté à faire venir Dadd au parloir, afin quele détective pût lui poser toutes les questions qu’il jugeraitconvenable.
Pendant qu’un gardien courait chercher leprisonnier, l’aimable directeur donna sur celui-ci quelques détailsintéressants.
– Ce Dadd, expliqua-t-il, ne me faitnullement l’effet d’un criminel endurci. Il se montre très soumiset même très pieux. Il a fait demander à plusieurs reprisesl’aumônier de la prison, et celui-ci se montre enchanté des bonnesdispositions de son pénitent. En outre, Dadd est un garçon fortintelligent, plutôt sympathique, il a, du premier coup, su seconcilier les bonnes grâces de tout le personnel.
– Ne vous y fiez pas trop, murmura ledétective, c’est un des plus rusés chenapans que je connaisse.
– Il ne m’a pas produit cette impression,répondit le directeur assez sèchement.
– Qu’il soit sympathique tant qu’ilvoudra, reprit John Jarvis quelque peu vexé, il n’en a pas moinstenté d’assassiner une jeune fille.
– Je n’ai pas dit qu’il fût sansreproches, reprit le directeur, sur l’esprit duquel décidément,Dadd avait su déjà prendre une certaine influence, je n’ai pas ditcela, mais il a une façon d’expliquer ce qu’on appelle son crimequi montre l’affaire sous un jour tout différent.
– Je serais curieux de savoir ce qu’ilpeut bien alléguer pour sa justification.
– Il prétend qu’en servant de complice àson ami Walker, dans la cérémonie tragi-comique du mariage enpleine mer, il n’a cru faire qu’une simple farce, une farce d’ungoût déplorable, évidemment, mais quand il a vu des hommes,affublés de peaux de phoque, tirer sur lui, il a perdu la tête. Ils’est imaginé que Miss Gryce l’avait attiré dans un guet-apens.C’est alors qu’il a frappé. Son avocat plaidera la légitimedéfense.
– Quel effronté coquin, se récriaFloridor, je suppose que le jury n’admettra pas une bourdepareille.
– Hé ! hé ! repartit ledirecteur avec un petit rire fêlé, rien n’est moins sûr, celadépendra de la composition du jury. Puis cette Miss Gryce s’estcompromise dans une histoire de chèques qui malgré ce qu’en ontraconté les journaux ne semble claire à personne. Son avocat nemanquera pas d’insister là-dessus.
– Quel est cet avocat ? demanda JohnJarvis.
– Me Garrison.
– Un habile homme, dit Floridor.
– Trop habile même, reprit le détective.Je crois que ce ne sera pas le calomnier en disant qu’il s’estcompromis dans une foule d’affaires, plus ou moins louches, etqu’il passe pour entretenir d’excellentes relations avec les piresbandits de San Francisco, dont il est pour ainsi dire le défenseurattitré.
La conversation fut interrompue par l’arrivéede Dadd lui-même. Toujours vêtu de son trop voyant complet àcarreaux, il s’appuyait sur une canne, et s’avançait péniblemententre deux gardiens.
– Je vous laisse, voilà votre homme, ditle directeur. Il quitta le sévère parloir aux sièges de chênemassif, qu’une forte grille séparait en deux dans toute salargeur.
Les deux gardiens, comme il avait été convenu,s’écartèrent de façon à ne pouvoir entendre la conversation tout enne perdant pas de vue leur prisonnier.
Dadd salua correctement John Jarvis, et leremercia, avec son aplomb habituel, de l’honneur d’une aussiflatteuse visite.
– Je vous attendais un peu, d’ailleurs,ajouta-t-il, je sais que vous avez reçu le petit mot que vous aadressé un de mes amis. Je suppose que vous allez faire quelquesdémarches pour obtenir ma mise en liberté.
– Vous avez un fier toupet, mon garçon,s’écria John Jarvis, qui contenait à grand-peine une formidableenvie de passer la main à travers les barreaux et d’allongerd’importance les oreilles du hideux petit drôle.
– Moi ? Je suis on ne peut plustimide, ricana-t-il, mais, vous comprenez, je me défends, j’emploieles armes qui sont en ma possession.
« Croyez-vous que cela fera plaisir àMiss Rosy, à ses parents et à son futur mari de voir toute cettehistoire étalée au grand jour, jetée en pâture à une foule avide descandale, comme disent les journaux… Moi si j’avais une fiancée, jen’aimerais pas qu’il lui arrivât une pareille aventure.
– Je donnerais de bon cœur dix dollarspour gifler cette petite crapule, grommela Floridor indigné du tongoguenard de Dadd.
Celui-ci ne fit pas mine d’avoir entendu, maisil se recula prudemment de la grille, non sans avoir esquissé unelaide grimace à l’adresse du Canadien.
– Écoutez, proposa John Jarvis,surmontant la répulsion et le dégoût qu’il éprouvait, si vous nousfournissez les moyens d’arrêter Walker, je m’arrangerai pourobtenir votre mise en liberté et vous aurez une bonne somme.
– Je ne marche pas. Je sais que laprésence de Walker vous embête bigrement, répliqua Dadd aveccynisme, mais c’est justement pour ça que je ne vous donnerai aucun« tuyau » sur son compte. Et d’abord moi je n’ai pasl’habitude de trahir les copains !
« Vous parliez d’une belle somme, je saiscomment en avoir une encore plus belle, je connais un certainMr Rabington qui donnerait gros pour apprendre certaineschoses qu’il ignore. »
John Jarvis était redevenu parfaitementcalme ; un moment exaspéré par le persiflage du jeune bandit,il le considérait maintenant de l’œil tranquille, dont unnaturaliste observe les allées et venues d’un scorpion rouge, d’uncrapaud pipa ou de tout autre animal immonde et dangereux.
– Je suis charmé de connaître vosintentions, lui répondit-il froidement, vos menaces, vous devez lesupposer, n’ont aucun effet sur moi, mes précautions sont prisespour en empêcher la réalisation. Quant à Walker, je vous prometsqu’il sera bientôt sous les verrous.
Dadd haussa les épaules.
– Walker est trop malin pour se faireprendre, et moi je serai libre le jour où cela me conviendra.
John Jarvis et Floridor se retirèrent ;le Canadien était exaspéré.
– Quelle impudente petitefripouille ! s’écria-t-il, et ce qu’il y a de plus exaspérant,c’est que le directeur Mr Hobson le prend pour un petit saint.Nous avons perdu complètement notre temps en venant ici.
– Ce n’est pas mon avis. Nous avonsappris une chose importante.
– Laquelle ?
– Dadd était tellement heureux de nousmenacer, qu’il a manqué de prudence. Nous savons maintenant qu’ilpossède les moyens de correspondre avec le dehors. Il y a là unpoint de départ, une filière pour arriver jusqu’à Toby Groggan.Retournons chez le directeur.
Mr Hobson parut fort étonné en apprenantque « ce pauvre Dadd » communiquait avec des complicesdemeurés en liberté et malgré les affirmations répétées des deuxdétectives, il n’en voulut rien croire.
– Ce que vous me dites là est impossible,déclara-t-il. Dadd est au secret, il ne reçoit aucune lettre. Legardien qui le surveille est en fonctions depuis dix ans et possèdetoute ma confiance.
« La seule faveur que j’aie accordée ànotre prisonnier – encore est-ce une bien légère faveur – c’est derecevoir des journaux ou, plus exactement, un journal, le SanFrancisco Evening. Cette feuille est, d’ailleurs,soigneusement examinée par moi avant d’être remise à sondestinataire.
John Jarvis avait dressé l’oreille.
– Pourrai-je voir un de ces journaux,demanda-t-il.
– Parfaitement, en voici précisément unque je viens de recevoir. Vous pourrez constater par vous-mêmequ’il ne contient rien de suspect, pas une annotation au crayon,pas un mot souligné, par une tache.
Le détective déplia le papier qui avaitl’aspect neuf, sans cassures, du journal fraîchement sorti despresses et exhalant encore l’odeur spéciale, très caractéristiquede l’encre d’imprimerie.
À la grande surprise de Mr Hobson, JohnJarvis avait pris sa loupe et lisait chaque article ligne parligne.
– Parbleu ! s’exclama-t-ilbrusquement, je l’aurais parié. Prends un crayon, Floridor, et notede ce que je vais te lire. Y es-tu ?
– Oui.
– ÉcrisT-U-A-S-LA-L-I-M-E-ET-LA-S-C-I-E.
– Hein ? s’exclama Mr Hobsonabasourdi. Qu’est-ce que cela signifie ?
– Tout simplement que Dadd va recevoiraujourd’hui une lime et une scie. Son correspondant anonyme leprévient, sans doute pour qu’il examine avec une attention spécialeles mets dont se compose le menu du lunch qui lui est envoyé parson restaurant, car je suppose que Master Dadd, en véritablegentleman, fait venir ses repas du dehors. Il n’est pas difficilede deviner quel usage peut faire un prisonnier d’une scie et d’unelime.
– Une évasion ! bégaya le directeurdevenu blême, il ne manquerait plus que cela ! Décidément cepetit Dadd est plus dangereux que je ne croyais… Mais commentavez-vous pu deviner cela ?
– C’est très facile, fit le détective ensouriant, au-dessus de certaines lettres on a fait une piqûred’épingle, à peu près invisible si on ne regarde pas avec beaucoupd’attention, c’est très simple comme vous voyez. Prenez la loupe,vous vous rendrez compte par vous-même.
– Très fort, grommela le digneMr Hobson de plus en plus ébahi. Mais, pardon, encore unequestion : pourquoi le message n’indique-t-il pas à Dadd où iltrouvera la lime ?
– Parce qu’il le sait, sans nul doute,par un précédent message.
– Pourvu que ce jeune vaurien n’ait pasdéjà lunché ! Venez avec moi.
Mr Hobson emmena ses deux visiteursjusqu’au local situé près de la loge du concierge où les envoisdestinés aux prisonniers étaient déposés pour y être examinés parun préposé spécial.
Ce fonctionnaire, armé d’un outil adhoc, une fourchette sans courbure, aux pointes aiguës et trèslongues, venait précisément d’accorder son visa au lunch destiné àMaster Dadd. Les éléments dudit lunch étaient disposés, avec unluxe appétissant, sur un grand plateau recouvert d’une cloche deverre, précaution rendue presque indispensable par le nombre desinsectes.
Le menu très simple et conforme aux règlementsde la prison, comprenait une tranche de rosbif saignant, un platd’asperges, un triangle de ce capiteux fromage de Limburger, d’unarôme aussi violent que notre Livarot, et quelques fruits.
– Rien de suspect là-dedans ?demanda Mr Hobson.
– Non, M. le directeur, regardezd’ailleurs.
Le préposé, sous les regards attentifs desspectateurs, larda de son trident, d’abord le rosbif, puis les plusgrosses des asperges, puis les fruits ; il ne négligea que lefromage, si avancé, qu’il tombait en liquéfaction.
– C’est singulier, fit le directeur, déjàhésitant, est-ce que nous nous serions trompés ?
– Voulez-vous me permettre de regarder àmon tour ? dit le détective.
Dédaignant le rosbif, il alla droit auxasperges, et commença par les plus petites. La première nerenfermait rien, à la seconde le trident heurta un corps dur, quiétait une petite lime d’excellent acier.
– Admirable ! s’exclamaMr Hobson.
– Maintenant cherchons la scie, fit JohnJarvis imperturbable.
– Elle est dans un fruit, déclara leCanadien, par exemple cette grenade…
– Tu n’y es pas, je pense qu’elle setrouve plutôt dans ce modeste fromage.
Un coup de trident donna raison au subtildétective, le Limburger renfermait un bout de scie à métaux, de cetacier spécial, chromé et vanadié, qui a raison d’un barreau de ferordinaire, en moins de temps que si c’était un simple bâton dechaise.
– Permettez-moi de vous dire que vousêtes un homme étonnant ! déclara Mr Hobson avec respect,mais pourquoi diable avez-vous commencé par les asperges les pluspetites ?
– C’était tout naturel. Ceux qui ont faitcet envoi ont pensé tout naturellement que les grosses aspergesexciteraient plus de méfiance que les petites et ils ont agi enconséquence.
– Je vous remercie beaucoup de cettepetite leçon de choses. J’ai grande envie de fourrer Dadd au cachotpour lui apprendre à se moquer du monde. Je vais commencer par luisupprimer les journaux !
– Gardez-vous-en bien, grâce à eux, nousserons au courant des projets de votre pensionnaire et nousfinirons peut-être par mettre la main sur son correspondant. Puis,nous ne sommes pas forcés de remettre à Dadd les mêmes exemplairesque ceux qui lui seront adressés.
– Je comprends, ce sera nous qui écrironsà Dadd qui croira toujours avoir affaire à son complice.
– Précisément, je viendrai demain matinet peut-être aurai-je découvert quelque chose de nouveau.
John Jarvis et Floridor prirent congé del’excellent Mr Hobson, qui avait complètement changé d’avissur le compte de son pieux et discret pensionnaire.
Le lendemain les lettres piquées sur le numérodu San Francisco Evening News donnaient cettephrase : Ton envoi a-t-il été intercepté ?N’as-tu pas reçu le journal. Si tout va bien,signal rouge, si non, signal noir.
John Jarvis remplaça ce message par lesuivant : Patience, plus de signaux jusqu’ànouvel ordre.
Sur la demande du détective, Mr Hobson,sous un prétexte quelconque fit venir Dadd à son cabinet, pendantce temps la cellule du détenu était minutieusement fouillée, on ydécouvrit, entre autres objets, une petite fiole de chloroforme etdeux mouchoirs de poche, un noir et un rouge, John Jarvis arbora cedernier à la haute et étroite fenêtre qui éclairait la cellule etil eut soin de remplacer le chloroforme par de l’eau pure.
Floridor de son côté avait fait une autreenquête. Caché dans l’embrasure d’une porte, il avait vu un gossedépenaillé, un véritable « hoodlum » ([13]),déposer chez la concierge de la prison le numéro du SanFrancisco Evening, et il l’avait filé dans l’espoir d’arriverpar lui jusqu’aux mystérieux expéditeurs des journaux.
L’attente du Canadien avait été déçue,l’enfant, sa course faite, s’était dirigé vers les quais où ils’était mis à jouer avec d’autres polissons du même acabit.
Floridor l’avait alors abordé, et, aprèsl’avoir amadoué par le don d’une pièce de cinq cents, lui avaitposé quelques questions, et avait appris ceci : chaque matin,vers neuf heures, un gentleman à grande barbe attendait l’enfant àl’angle de Kearney Street et lui remettait le numéro du journaldestiné à Dadd.
À l’heure dite le Canadien se rendit àl’endroit indiqué, mais il n’y aperçut ni l’enfant, ni le gentlemanà longue barbe, ce qui lui donna à penser qu’il avait dû lui-mêmeêtre filé.
À partir de ce jour les envois de journauxcessèrent brusquement.
John Jarvis comprit qu’il avait affaire àforte partie. Il dut se contenter de faire surveiller Dadd plusétroitement que jamais.
La même semaine, l’avocat de ce dernier,Me Garrison, demanda que son client fût mis en libertéprovisoire moyennant une caution de mille dollars, et faillit avoirgain de cause près des juges.
John Jarvis, mis au courant du fait, dut userdes hautes influences qu’il possédait pour empêcher que, cette foisencore, le jeune bandit n’échappât au châtiment qu’il méritait etne reprît le cours de ses exploits.
Quand Me Garrison vint annoncer àDadd, au parloir de la prison, le rejet de sa demande, il trouvason client fort déprimé. La brusque suppression de sacorrespondance, l’isolement où il se trouvait réduit, lui donnaientà craindre que Toby n’eût été arrêté à son tour.
Me Garrison, un malicieux petitvieillard, sec comme un sarment de vigne et toujours en proie à unenervosité qui ne lui permettait pas de tenir en place, connaissaitsans doute les raisons de la mélancolie de Master Dadd, maishabitué à traiter des affaires souvent compromettantes avec lesmalfaiteurs professionnels, l’expérience lui avait appris à fairepreuve de la plus grande prudence, avec ceux qu’il était chargé dedéfendre.
Il trouvait moyen de leur rendre d’importantsservices, sans qu’ils pussent prendre avantage sur lui de cetteespèce de complicité plus ou moins tacite.
– Est-ce que dans votre jeune âge,demanda-t-il à Dadd, à brûle-pourpoint, vous n’avez pas été employédans les télégraphes ?
Le jeune bandit regarda son défenseur d’un airinterrogatif. Il ne comprenait pas dans quel but une pareillequestion lui était adressée.
– Oui, répondit-il avec une grimace, jene sais comment vous avez appris ce détail, mais si vous espérezobtenir de l’administration un certificat élogieux me concernant,vous faites entièrement fausse route… Pour parler franchement, onm’a flanqué dehors. Je faisais un très mauvais télégraphiste.
Me Garrison parut entièrement decet avis.
– Je parie, fit-il en riant, que vous neconnaissez seulement pas les signaux de Morse ?
Dadd jeta à son défenseur un regardexpressif.
– Je les connais parfaitement,répondit-il, avec la ligne et le point combinés de diverses façons,on reproduit tout l’alphabet. Je serais encore en mesure à l’heureactuelle d’expédier un télégramme. Mais pourquoi me demandez-vouscela ?
– Pour rien. Histoire de causer. Celapeut toujours servir de connaître l’alphabet Morse.
Dadd n’insista pas. Du premier coup, il avaitcompris que sans vouloir se montrer plus explicite, MeGarrison venait de lui donner une indication précieuse, à la barbemême du détective, chargé, conformément au règlement, d’assister àl’entretien.
Après le départ de l’avocat, Dadd fut ramené àsa cellule dans une disposition d’esprit beaucoup plus favorable.Son découragement, ses inquiétudes, avaient disparu.
– Évidemment, se répétait-il, ce vieuxGarrison, qui est futé comme un renard, a eu ses raisons pour meparler de l’alphabet Morse. C’est un homme qui n’a pas l’habitudede dire des choses inutiles. Tout cela signifie que Toby ne demeurepas inactif, il va trouver sans doute un autre moyen decorrespondre. Par exemple, je serais curieux de savoir comment ils’y prendra. Je ne reçois plus ni lettres ni journaux, et il y adevant ma porte un argousin, qui, toutes les cinq minutes, regardece que je fais…
Tout le restant de la matinée, Dadd demeuraaux aguets, mais inutilement, aucun mystérieux signal ne lui futtransmis. La moitié de l’après-midi s’écoula de la même façon et leprisonnier commençait à penser qu’il s’était trompé sur lesintentions de Me Garrison, quand une tache lumineuse,qui allait et venait sur la muraille blanchie à la chaux attira sonattention.
La tache demeura immobile quelques secondes,puis se déplaça lentement de droite à gauche pour demeurer denouveau immobile.
Dadd faillit jeter un cri de triomphe qui eûtimmanquablement éveillé l’attention du gardien en faction dans lecouloir.
– Le trait et le point !…balbutia-t-il éperdu.
Il venait de se rendre compte que, posté dansune des maisons situées en face de la prison, Toby armé d’un miroiren guise de réflecteur, se servait d’un rayon de soleil commemessager. Bien des fois, Dadd étant enfant, s’était amusé à ce jeu.Il se hissa aussitôt sur son lit pour atteindre la fenêtre quiétait très élevée et y arbora son mouchoir de poche pour faireentendre à son ingénieux correspondant qu’il avait compris.
Pendant deux heures il enregistra patiemmentle message qui lui était transmis. Le gardien qui le surveillait àtravers le guichet, le vit étendu sur son lit et paraissantsomnoler, et n’eut aucun soupçon.
Ce soir-là… Dadd se coucha plein d’espoir, nonsans s’être déclaré à lui-même que décidément, l’avocat Garrisonétait un maître homme.
Après cinq semaines d’attente, le jour étaitarrivé où Dadd allait comparaître devant la cour d’assises. Endépit des efforts de Me Garrison, la condamnation de sonclient paraissait certaine. Il se trouvait parmi les membres dujury plusieurs amis de Mr Gryce qui étaient fermement décidésà n’accorder au jeune vaurien aucune circonstance atténuante.
Dadd était au courant de cette circonstance,mais n’en paraissait pas ému. Depuis quelques jours, ilémerveillait ses geôliers par sa belle humeur et les amusait parmille facéties. Ils en venaient à se demander si ce jovial« fellow » était vraiment un assassin ; beaucoup lecroyaient innocent.
Quand on vint le chercher pour le conduire aupalais de justice, il manifesta la plus grande satisfaction :il déjeuna de grand appétit sous les yeux du geôlier qui allait leconduire à la voiture cellulaire.
– Je suis charmé de comparaître devant lejury, déclara-t-il avec son aplomb habituel, je commençais à enavoir assez de vivre en cellule. Franchement, est-ce une existencepour un sportif comme moi ?
– Je ne dis pas… fit le gardien ébahi,alors, vous êtes bien sûr d’être acquitté ?
– Je vous parie dix dollars que je serailibre ce soir !
– Je ne parie jamais.
– Vous seriez sûr de perdre. Je suisinnocent.
– Ce n’est pas ce que tout le monde dit,mais comment convaincrez-vous le jury, les juges ?
– C’est mon affaire. Je leur prouverai àtous que je suis encore plus malin qu’eux. »
Et Dadd éclata d’un de ces bons et francsrires qui le rendaient tout de suite sympathique.
Son repas terminé, il se laissa gaîment mettreles menottes et se mit en route en devisant avec le gardien.Celui-ci le conduisit d’abord au bureau pour remplir certainesformalités. Là se trouvaient déjà une demi-douzaine de détenusarrêtés dans la nuit, et dont on enregistrait les noms et prénoms.Dadd et son geôlier durent attendre leur tour.
Du bureau, on passa dans la vaste cour oùs’alignaient les voitures cellulaires, un peu plus vastes, maissomme toute peu différentes de notre populaire « panier àsalade » sauf qu’elles sont à traction automobile.
Dadd, toujours escorté de son inséparablecompagnon, monta à l’intérieur du véhicule dont un second gardienferma la porte à clef, avant de se hisser sur le marchepied de lavoiture. Le chauffeur mit son moteur en marche et le lourd véhiculedémarra.
Grâce à une petite fenêtre grillée, l’homme dumarchepied, comme le veut le règlement, ne perdait pas de vue leprisonnier, cependant, quand il vit ce dernier engagé dans uneconversation animée avec son gardien, sa surveillance se relâchaquelque peu.
On avait parcouru sans incident la moitié dutrajet, quand dans California Street, la voiture cellulaire duts’arrêter. L’essieu d’un camion chargé de poutres d’acier venait dese rompre, la rue se trouvait barrée dans sa largeur et de ce fait,une foule de véhicules se trouvaient immobilisés.
Immédiatement derrière la voiture cellulaire,qui, prise dans l’encombrement, ne pouvait ni avancer ni reculer,il y avait une charrette de fruits, traînée par deux chevaux quiparaissaient ombrageux, sinon à demi sauvages. En dépit des effortsde leur conducteur, un paysan d’allure athlétique, ils ruaient,hennissaient, pétaradaient, de façon à rendre intenable lasituation du gardien du marchepied.
Une violente discussion s’ensuivit entre lesdeux hommes.
– Faites reculer vos chevaux !criait l’un.
– Vous voyez bien que je ne peux pas,répliquait l’autre !
Après un copieux échange d’épithètesdésobligeantes, la paix se fit entre le charretier et le geôlier,ce dernier consentit même obligeamment à tenir un instant la brided’un des chevaux pendant que son interlocuteur rattachait unesangle.
Quand il voulut reprendre sa place sur lemarchepied, il trouva à sa profonde stupeur la porte qu’il avaitfermée lui-même un quart d’heure auparavant, à moitié ouverte, etle plus inexplicable, c’est que la clef était demeurée sur laserrure, extérieurement.
Il sauta d’un bond à l’intérieur, il y trouvason camarade, râlant sur le plancher, une fine cordelette autour ducou.
Dadd avait disparu, ne laissant d’autrestraces de sa présence que les menottes qui lui liaient les mainsderrière le dos et dont il avait trouvé moyen de sedébarrasser.
Le malheureux geôlier était désespéré.
– Je vais être révoqué, peut-êtrepoursuivi ! se disait-il éperdu, on ne me croira jamais… Lecharretier et le chauffeur du camion doivent être complices !…Il faudrait donner la chasse à ce gibier de potence, et pourtant,je ne puis pas laisser mon camarade sans secours…
Il commença donc par couper la corde quiétranglait son collègue, et fut heureux de constater que l’asphyxien’avait pas eu le temps de faire son œuvre. Rassuré sur ce point,il se lança à la poursuite du fugitif, après avoir réquisitionnél’aide de trois policemen.
Toutes les recherches furent inutiles, il nefut pas plus possible de retrouver Dadd que s’il s’était évanoui enfumée.
John Jarvis aussitôt prévenu se livra à uneenquête qui mit en lumière divers traits curieux tout à l’honneurde la sagacité de Master Dadd.
– Voici, expliqua le célèbre détective audirecteur de la prison et à l’inspecteur en chef de la police,comment les faits se sont passés. Reprenons les choses dès lecommencement. Il a bien fallu que quelqu’un débarrasse notre hommede ses menottes. Avant de monter dans la voiture Dadd n’a-t-il vupersonne ?
– Il est demeuré dix minutes dans lebureau de l’écrou où se trouvaient quelques malfaiteurs arrêtés lanuit dernière.
– Cela suffit. Soyez certains que, parmieux, il s’en trouvait un ou peut-être plusieurs, qui s’étaient faitarrêter pour quelque délit insignifiant, dans le seul but dedélivrer Dadd de ses menottes.
– Mais, objecta le directeur, il ne leura pas adressé la parole, il leur a tourné le dos tout letemps.
– Précisément, le truc est bien connudans les pénitenciers ; les deux bandits se sont rapprochésdos à dos jusqu’à ce que le ressort des menottes de Dadd se soittrouvé à portée des mains de son complice, celui-ci n’a eu qu’unléger mouvement à faire pour déclencher le ressort. Quand Dadd estmonté dans la voiture, les menottes étaient ouvertes au lieu d’êtrefermées, comme le croyaient ses gardiens.
« Il est facile alors de reconstituer lascène, pendant qu’un autre complice, déguisé en charretier occupel’attention du gardien placé sur le marchepied, Dadd se débarrassede ses menottes et profite du moment où son geôlier lui tourne ledos pour lui passer au cou une cordelette préparée d’avance.L’homme est à moitié étranglé avant d’avoir pu jeter un cri…
– Tout cela n’explique pas, interrompitl’inspecteur en chef, comment Dadd a pu ouvrir la porte de lavoiture ?
– Il n’a pas eu besoin de l’ouvrir, laporte était ouverte, il n’a eu qu’à la pousser, ce qui vousexplique qu’on ait retrouvé la clef sur la serrure, extérieurement.Vous avez cette clef ?
– La voici.
– Regardez-la avec attention. C’est unede ces clefs à pivot intérieur dont font usage les détrousseurs decoffre-fort. La clef est divisée en deux parties dont l’une tournesur l’autre, de façon à donner à celui qui s’en sert l’illusionqu’il a fait jouer le pêne de la serrure… Avec cette clef, on peutouvrir une porte, mais on ne peut pas la fermer. Le gardien s’estimaginé avoir fermé la porte, alors qu’il n’avait fait que fairetourner la tige de la clef sur le penneton.
« Le reste se devine, Dadd quefavorisait, dans ce cas, sa petite taille, s’est faufilé dans lacohue et maintenant il doit être loin. Avouez que voilà une évasionbien combinée. Ce n’est pas pour rien que Dadd est l’élève dudocteur Klaus Kristian.
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Un mois après cette audacieuse évasion, MissRosy Gryce, complètement guérie de sa blessure, épousait lecapitaine Martin Rampal. Elle eut pour témoins le milliardaire ToddMarvel et son secrétaire.
Une prime importante avait été offerte pour lacapture de Dadd et de Toby Groggan, mais en dépit des plus activesrecherches, ils ne purent être découverts[14].