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Les Chants de Maldoror

Les Chants de Maldoror

d’ Isidore Lucien Ducasse ( Comte de Lautréamont)

CHANT PREMIER

 

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. Écoute bien ce que je te dis : dirige tes talons en arrière et non en avant, comme les yeux d’un fils qui se détourne respectueusement de la contemplation auguste de la face maternelle ; ou, plutôt, comme un angle à perte de vue de grues frileuses méditant beaucoup, qui, pendant l’hiver, vole puissamment à travers le silence, toutes voiles tendues, vers un point déterminé de l’horizon, d’où tout à coup part un vent étrange et fort, précurseur de la tempête. La grue la plus vieille et qui forme à elle seule l’avant-garde, voyant cela, branle la tête comme une personne raisonnable, conséquemment son bec aussi qu’elle fait claquer, et n’est pas contente (moi, non plus, je ne le serais pas à sa place), tandis que son vieux cou, dégarni de plumes et contemporain de trois générations de grues, se remue en ondulations irritées qui présagent l’orage qui s’approche de plus en plus.Après avoir de sang-froid regardé plusieurs fois de tous les côtés avec des yeux qui renferment l’expérience, prudemment, la première(car, c’est elle qui a le privilège de montrer les plumes de saqueue aux autres grues inférieures en intelligence), avec son crivigilant de mélancolique sentinelle, pour repousser l’ennemicommun, elle vire avec flexibilité la pointe de la figuregéométrique (c’est peut-être un triangle, mais on ne voit pas letroisième côté que forment dans l’espace ces curieux oiseaux depassage), soit à bâbord, soit à tribord, comme un habilecapitaine ; et, manœuvrant avec des ailes qui ne paraissentpas plus grandes que celles d’un moineau, parce qu’elle n’est pasbête, elle prend ainsi un autre chemin philosophique et plussûr.

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Lecteur, c’est peut-être la haine que tu veuxque j’invoque dans le commencement de cet ouvrage ! Qui te ditque tu n’en renifleras pas, baigné dans d’innombrables voluptés,tant que tu voudras, avec tes narines orgueilleuses, larges etmaigres, en te renversant de ventre, pareil à un requin, dans l’airbeau et noir, comme si tu comprenais l’importance de cet acte etl’importance non moindre de ton appétit légitime, lentement etmajestueusement, les rouges émanations ? Je t’assure, ellesréjouiront les deux trous informes de ton museau hideux, ô monstre,si toutefois tu t’appliques auparavant à respirer trois mille foisde suite la conscience maudite de l’Éternel ! Tes narines, quiseront démesurément dilatées de contentement ineffable, d’extaseimmobile, ne demanderont pas quelque chose de meilleur à l’espace,devenu embaumé comme de parfums et d’encens ; car, ellesseront rassasiées d’un bonheur complet, comme les anges quihabitent dans la magnificence et la paix des agréables cieux.

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J’établirai dans quelques lignes commentMaldoror fut bon pendant ses premières années, où il vécutheureux ; c’est fait. Il s’aperçut ensuite qu’il était néméchant : fatalité extraordinaire ! Il cacha soncaractère tant qu’il put, pendant un grand nombre d’années ;mais, à la fin, à cause de cette concentration qui ne lui était pasnaturelle, chaque jour le sang lui montait à la tête ; jusqu’àce que, ne pouvant plus supporter une pareille vie, il se jetarésolument dans la carrière du mal… atmosphère douce ! Quil’aurait dit ! lorsqu’il embrassait un petit enfant, au visagerose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec un rasoir, et ill’aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège dechâtiments, ne l’en eût chaque fois empêché. Il n’était pasmenteur, il avouait la vérité et disait qu’il était cruel. Humains,avez-vous entendu ? il ose le redire avec cette plume quitremble ! Ainsi donc, il est d’une puissance plus forte que lavolonté… Malédiction ! La pierre voudrait se soustraire auxlois de la pesanteur ? Impossible. Impossible, si le malvoulait s’allier avec le bien. C’est ce que je disais plushaut.

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Il y en a qui écrivent pour rechercher lesapplaudissements humains, au moyen de nobles qualités du cœur quel’imagination invente ou qu’ils peuvent avoir. Moi, je fais servirmon génie à peindre les délices de la cruauté ! Délices nonpassagères, artificielles ; mais, qui ont commencé avecl’homme, finiront avec lui. Le génie ne peut-il pas s’allier avecla cruauté dans les résolutions secrètes de la Providence ?ou, parce qu’on est cruel, ne peut-on pas avoir du génie ? Onen verra la preuve dans mes paroles ; il ne tient qu’à vous dem’écouter, si vous le voulez bien… Pardon, il me semblait que mescheveux s’étaient dressés sur ma tête ; mais, ce n’est rien,car, avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dansleur première position. Celui qui chante ne prétend pas que sescavatines soient une chose inconnue ; au contraire, il se louede ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soientdans tous les hommes.

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J’ai vu, pendant toute ma vie, sans enexcepter un seul, les hommes, aux épaules étroites, faire des actesstupides et nombreux, abrutir leurs semblables, et pervertir lesâmes par tous les moyens. Ils appellent les motifs de leursactions : la gloire. En voyant ces spectacles, j’ai voulu rirecomme les autres ; mais, cela, étrange imitation, étaitimpossible. J’ai pris un canif dont la lame avait un tranchantacéré, et me suis fendu les chairs aux endroits où se réunissentles lèvres. Un instant je crus mon but atteint. Je regardai dans unmiroir cette bouche meurtrie par ma propre volonté ! C’étaitune erreur ! Le sang qui coulait avec abondance des deuxblessures empêchait d’ailleurs de distinguer si c’était là vraimentle rire des autres. Mais, après quelques instants de comparaison,je vis bien que mon rire ne ressemblait pas à celui des humains,c’est-à-dire que je ne riais pas. J’ai vu les hommes, à la têtelaide et aux yeux terribles enfoncés dans l’orbite obscur,surpasser la dureté du roc, la rigidité de l’acier fondu, lacruauté du requin, l’insolence de la jeunesse, la fureur insenséedes criminels, les trahisons de l’hypocrite, les comédiens les plusextraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et lesêtres les plus cachés au-dehors, les plus froids des mondes et duciel ; lasser les moralistes à découvrir leur cœur, et faireretomber sur eux la colère implacable d’en haut. Je les ai vus tousà la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel,comme celui d’un enfant déjà pervers contre sa mère, probablementexcités par quelque esprit de l’enfer, les yeux chargés d’unremords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial,n’oser émettre les méditations vastes et ingrates que recelait leursein, tant elles étaient pleines d’injustice et d’horreur, etattrister de compassion le Dieu de miséricorde ; tantôt, àchaque moment du jour, depuis le commencement de l’enfance jusqu’àla fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables,qui n’avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire,contre eux-mêmes et contre la providence, prostituer les femmes etles enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées àla pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dansleurs abîmes les planches ; les ouragans, les tremblements deterre renversent les maisons ; la peste, les maladies diversesdéciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s’enaperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de hontepour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, sœursdes ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n’admets pas labeauté ; mer hypocrite, image de mon cœur ; terre, ausein mystérieux ; habitants des sphères ; universentier ; Dieu, qui l’as créé avec magnificence, c’est toi quej’invoque : montre-moi un homme qui soit bon !… Mais, queta grâce décuple mes forces naturelles ; car, au spectacle dece monstre, je puis mourir d’étonnement : on meurt àmoins.

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On doit laisser pousser ses ongles pendantquinze jours. Oh ! comme il est doux d’arracher brutalement deson lit un enfant qui n’a rien encore sur la lèvre supérieure, et,avec les yeux très ouverts, de faire semblant de passer suavementla main sur son front, en inclinant en arrière ses beauxcheveux ! Puis, tout à coup, au moment où il s’y attend lemoins, d’enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façonqu’il ne meure pas ; car, s’il mourait, on n’aurait pas plustard l’aspect de ses misères. Ensuite, on boit le sang en léchantles blessures ; et, pendant ce temps, qui devrait durer autantque l’éternité dure, l’enfant pleure. Rien n’est si bon que sonsang, extrait comme je viens de le dire, et tout chaud encore, sice ne sont ses larmes, amères comme le sel. Homme, n’as-tu jamaisgoûté de ton sang, quand par hasard tu t’es coupé le doigt ?Comme il est bon, n’est-ce pas ; car, il n’a aucun goût. Enoutre, ne te souviens-tu pas d’avoir un jour, dans tes réflexionslugubres, porté la main, creusée au fond, sur ta figure maladivemouillée par ce qui tombait des yeux ; laquelle main ensuitese dirigeait fatalement vers la bouche, qui puisait à longs traits,dans cette coupe, tremblante comme les dents de l’élève qui regardeobliquement celui qui est né pour l’oppresser, les larmes ?Comme elles sont bonnes, n’est-ce pas ; car, elles ont le goûtdu vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le plus ;mais, les larmes de l’enfant sont meilleures au palais. Lui, netrahit pas, ne connaissant pas encore le mal : celle qui aimele plus trahit tôt ou tard… je le devine par analogie, quoiquej’ignore ce que c’est que l’amitié, que l’amour (il est probableque je ne les accepterai jamais ; du moins, de la part de larace humaine). Donc, puisque ton sang et tes larmes ne te dégoûtentpas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des larmes et du sangde l’adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu déchireras seschairs palpitantes ; et, après avoir entendu de longues heuresses cris sublimes, semblables aux râles perçants que poussent dansune bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, t’ayantécarté comme une avalanche, tu te précipiteras de la chambrevoisine, et tu feras semblant d’arriver à son secours. Tu luidélieras les mains, aux nerfs et aux veines gonflées, tu rendras lavue à ses yeux égarés, en te remettant à lécher ses larmes et sonsang. Comme alors le repentir est vrai ! L’étincelle divinequi est en nous, et paraît si rarement, se montre ; troptard ! Comme le cœur déborde de pouvoir consoler l’innocent àqui l’on a fait du mal : « Adolescent, qui venez desouffrir des douleurs cruelles, qui donc a pu commettre sur vous uncrime que je ne sais de quel nom qualifier ! Malheureux quevous êtes ! Comme vous devez souffrir ! Et si votre mèresavait cela, elle ne serait pas plus près de la mort, si abhorréepar les coupables, que je ne le suis maintenant. Hélas !qu’est-ce donc que le bien et le mal ! Est-ce une même chosepar laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et lapassion d’atteindre à l’infini par les moyens même les plusinsensés ? Ou bien, sont-ce deux choses différentes ?Oui… que ce soit plutôt une même chose… car, sinon, quedeviendrai-je au jour du jugement ! Adolescent,pardonne-moi ; c’est celui qui est devant ta figure noble etsacrée, qui a brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent àdifférents endroits de ton corps. Est-ce un délire de ma raisonmalade, est-ce un instinct secret qui ne dépend pas de mesraisonnements, pareil à celui de l’aigle déchirant sa proie, quim’a poussé à commettre ce crime ; et pourtant, autant que mavictime, je souffrais ! Adolescent, pardonne-moi. Une foissortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacéspendant l’éternité ; ne former qu’un seul être, ma bouchecollée à ta bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pascomplète. Alors, tu me déchireras, sans jamais t’arrêter, avec lesdents et les ongles à la fois. Je parerai mon corps de guirlandesembaumées, pour cet holocauste expiatoire ; et noussouffrirons tous les deux, moi, d’être déchiré, toi, de medéchirer… ma bouche collée à ta bouche. Ô adolescent, aux cheveuxblonds, aux yeux si doux, feras-tu maintenant ce que je teconseille ? Malgré toi, je veux que tu le fasses, et turendras heureuse ma conscience. » Après avoir parlé ainsi, enmême temps tu auras fait le mal à un être humain, et tu seras aimédu même être : c’est le bonheur le plus grand que l’on puisseconcevoir. Plus tard, tu pourras le mettre à l’hôpital ; car,le perclus ne pourra pas gagner sa vie. On t’appellera bon, et lescouronnes de laurier et les médailles d’or cacheront tes pieds nus,épars sur la grande tombe, à la figure vieille. Ô toi, dont je neveux pas écrire le nom sur cette page qui consacre la sainteté ducrime, je sais que ton pardon fut immense comme l’univers. Mais,moi, j’existe encore !

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J’ai fait un pacte avec la prostitution afinde semer le désordre dans les familles. Je me rappelle la nuit quiprécéda cette dangereuse liaison. Je vis devant moi un tombeau.J’entendis un ver luisant, grand comme une maison, qui medit : « Je vais t’éclairer. Lis l’inscription. Ce n’estpas de moi que vient cet ordre suprême. » Une vaste lumièrecouleur de sang, à l’aspect de laquelle mes mâchoires claquèrent etmes bras tombèrent inertes, se répandit dans les airs jusqu’àl’horizon. Je m’appuyai contre une muraille en ruine, car j’allaistomber, et je lus : « Ci-gît un adolescent qui mourutpoitrinaire : vous savez pourquoi. Ne priez pas pourlui. » Beaucoup d’hommes n’auraient peut-être pas eu autant decourage que moi. Pendant ce temps, une belle femme nue vint secoucher à mes pieds. Moi, à elle, avec une figure triste :« Tu peux te relever. » Je lui tendis la main aveclaquelle le fratricide égorge sa sœur. Le ver luisant, à moi :« Toi, prends une pierre et tue-la. – Pourquoi ? luidis-je. » Lui, à moi : « Prends garde à toi ;le plus faible, parce que je suis le plus fort. Celle-ci s’appelleProstitution. » Les larmes dans les yeux, la ragedans le cœur, je sentis naître en moi une force inconnue. Je prisune grosse pierre ; après bien des efforts, je la soulevaiavec peine jusqu’à la hauteur de ma poitrine ; je la mis surl’épaule avec les bras. Je gravis une montagne jusqu’ausommet : de là, j’écrasai le ver luisant. Sa tête s’enfonçasous le sol d’une grandeur d’homme ; la pierre rebonditjusqu’à la hauteur de six églises. Elle alla retomber dans un lac,dont les eaux s’abaissèrent un instant, tournoyantes, en creusantun immense cône renversé. Le calme reparut à la surface ; lalumière de sang ne brilla plus. « Hélas ! hélas !s’écria la belle femme nue ; qu’as-tu fait ? » Moi,à elle : « Je te préfère à lui ; parce que j’aipitié des malheureux. Ce n’est pas ta faute, si la justiceéternelle t’a créée. » Elle, à moi : « Un jour, leshommes me rendront justice ; je ne t’en dis pas davantage.Laisse-moi partir, pour aller cacher au fond de la mer ma tristesseinfinie. Il n’y a que toi et les monstres hideux qui grouillentdans ces noirs abîmes, qui ne me méprisent pas. Tu es bon. Adieu,toi qui m’as aimée ! » Moi, à elle :« Adieu ! Encore une fois : adieu ! Jet’aimerai toujours !… Dès aujourd’hui, j’abandonne lavertu. » C’est pourquoi, ô peuples, quand vous entendrez levent d’hiver gémir sur la mer et près de ses bords, ou au-dessusdes grandes villes, qui, depuis longtemps, ont pris le deuil pourmoi, ou à travers les froides régions polaires, dites :« Ce n’est pas l’esprit de Dieu qui passe : ce n’est quele soupir aigu de la prostitution, uni avec les gémissements gravesdu Montévidéen. » Enfants, c’est moi qui vous le dis. Alors,pleins de miséricorde, agenouillez-vous ; et que les hommes,plus nombreux que les poux, fassent de longues prières.

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Au clair de la lune, près de la mer, dans lesendroits isolés de la campagne, l’on voit, plongé dans d’amèresréflexions, toutes les choses revêtir des formes jaunes, indécises,fantastiques. L’ombre des arbres, tantôt vite, tantôt lentement,court, vient, revient, par diverses formes, en s’aplatissant, en secollant contre la terre. Dans le temps, lorsque j’étais emporté surles ailes de la jeunesse, cela me faisait rêver, me paraissaitétrange ; maintenant, j’y suis habitué. Le vent gémit àtravers les feuilles ses notes langoureuses, et le hibou chante sagrave complainte, qui fait dresser les cheveux à ceux quil’entendent. Alors, les chiens, rendus furieux, brisent leurschaînes, s’échappent des fermes lointaines ; ils courent dansla campagne, çà et là, en proie à la folie. Tout à coup, ilss’arrêtent, regardent de tous les côtés avec une inquiétudefarouche, l’œil en feu ; et, de même que les éléphants, avantde mourir, jettent dans le désert un dernier regard au ciel,élevant désespérément leur trompe, laissant leurs oreilles inertes,de même les chiens laissent leurs oreilles inertes, élèvent latête, gonflent le cou terrible, et se mettent à aboyer, tour àtour, soit comme un enfant qui crie de faim, soit comme un chatblessé au ventre au-dessus d’un toit, soit comme une femme qui vaenfanter, soit comme un moribond atteint de la peste à l’hôpital,soit comme une jeune fille qui chante un air sublime, contre lesétoiles au nord, contre les étoiles à l’est, contre les étoiles ausud, contre les étoiles à l’ouest ; contre la lune ;contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes,gisantes dans l’obscurité ; contre l’air froid qu’ils aspirentà pleins poumons, qui rend l’intérieur de leur narine, rouge,brûlant ; contre le silence de la nuit ; contre leschouettes, dont le vol oblique leur rase le museau, emportant unrat ou une grenouille dans le bec, nourriture vivante, douce pourles petits ; contre les lièvres, qui disparaissent en un clind’œil ; contre le voleur, qui s’enfuit au galop de son chevalaprès avoir commis un crime ; contre les serpents, remuant lesbruyères, qui leur font trembler la peau, grincer les dents ;contre leurs propres aboiements, qui leur font peur àeux-mêmes ; contre les crapauds, qu’ils broient d’un coup secde mâchoire (pourquoi se sont-ils éloignés du marais ?) ;contre les arbres, dont les feuilles, mollement bercées, sontautant de mystères qu’ils ne comprennent pas, qu’ils veulentdécouvrir avec leurs yeux fixes, intelligents ; contre lesaraignées, suspendues entre leurs longues pattes, qui grimpent surles arbres pour se sauver ; contre les corbeaux, qui n’ont pastrouvé de quoi manger pendant la journée, et qui s’en reviennent augîte l’aile fatiguée ; contre les rochers du rivage ;contre les feux, qui paraissent aux mâts des naviresinvisibles ; contre le bruit sourd des vagues ; contreles grands poissons, qui, nageant, montrent leur dos noir, puiss’enfoncent dans l’abîme ; et contre l’homme qui les rendesclaves. Après quoi, ils se mettent de nouveau à courir dans lacampagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes par-dessus lesfossés, les chemins, les champs, les herbes et les pierresescarpées. On les dirait atteints de la rage, cherchant un vasteétang pour apaiser leur soif. Leurs hurlements prolongésépouvantent la nature. Malheur au voyageur attardé ! Les amisdes cimetières se jetteront sur lui, le déchireront, le mangeront,avec leur bouche d’où tombe du sang ; car, ils n’ont pas lesdents gâtées. Les animaux sauvages, n’osant pas s’approcher pourprendre part au repas de chair, s’enfuient à perte de vue,tremblants. Après quelques heures, les chiens, harassés de courirçà et là, presque morts, la langue en dehors de la bouche, seprécipitent les uns sur les autres, sans savoir ce qu’ils font, etse déchirent en mille lambeaux, avec une rapidité incroyable. Ilsn’agissent pas ainsi par cruauté. Un jour, avec des yeux vitreux,ma mère me dit : « Lorsque tu seras dans ton lit, que tuentendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toidans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu’ils font :ils ont soif insatiable de l’infini, comme toi, comme moi, comme lereste des humains, à la figure pâle et longue. Même, je te permetsde te mettre devant la fenêtre pour contempler ce spectacle, quiest assez sublime. » Depuis ce temps, je respecte le vœu de lamorte. Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini… Jene puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils del’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne… jecroyais être davantage ! Au reste, que m’importe d’où jeviens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j’auraisvoulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim estamie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je neserais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi,car mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n’a encore vu lesrides vertes de mon front ; ni les os en saillie de ma figuremaigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou aux rocherscouvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnesalpestres, que je parcourus souvent, quand j’avais sur ma tête descheveux d’une autre couleur. Et, quand je rôde autour deshabitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeuxardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolécomme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie,avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplitl’intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux soienttémoins de la laideur que l’Être suprême, avec un sourire de hainepuissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se lèvepour les autres, en répandant la joie et la chaleur salutaires danstoute la nature, tandis qu’aucun de mes traits ne bouge, enregardant fixement l’espace plein de ténèbres, accroupi vers lefond de ma caverne aimée, dans un désespoir qui m’enivre comme levin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux.Pourtant, je sens que je ne suis pas atteint de la rage !Pourtant, je sens que je ne suis pas le seul qui souffre !Pourtant, je sens que je respire ! Comme un condamné quiessaie ses muscles, en réfléchissant sur leur sort, et qui vabientôt monter à l’échafaud, debout, sur mon lit de paille, lesyeux fermés, je tourne lentement mon col de droite à gauche, degauche à droite, pendant des heures entières ; je ne tombe pasraide mort. De moment en moment, lorsque mon col ne peut pluscontinuer de tourner dans un même sens, qu’il s’arrête, pour seremettre à tourner dans un sens opposé, je regarde subitementl’horizon, à travers les rares interstices laissés par lesbroussailles épaisses qui recouvrent l’entrée : je ne voisrien ! Rien… si ce ne sont les campagnes qui dansent entourbillons avec les arbres et avec les longues files d’oiseaux quitraversent les airs. Cela me trouble le sang et le cerveau… Quidonc, sur la tête, me donne des coups de barre de fer, comme unmarteau frappant l’enclume ?

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Je me propose, sans être ému, de déclamer àgrande voix la strophe sérieuse et froide que vous allez entendre.Vous, faites attention à ce qu’elle contient, et gardez-vous del’impression pénible qu’elle ne manquera pas de laisser, comme uneflétrissure, dans vos imaginations troublées. Ne croyez pas que jesois sur le point de mourir, car je ne suis pas encore unsquelette, et la vieillesse n’est pas collée à mon front. Écartonsen conséquence toute idée de comparaison avec le cygne, au momentoù son existence s’envole, et ne voyez devant vous qu’un monstre,dont je suis heureux que vous ne puissiez pas apercevoir lafigure ; mais, moins horrible est-elle que son âme. Cependant,je ne suis pas un criminel… Assez sur ce sujet. Il n’y paslongtemps que j’ai revu la mer et foulé le pont des vaisseaux, etmes souvenirs sont vivaces comme si je l’avais quittée la veille.Soyez néanmoins, si vous le pouvez, aussi calmes que moi, danscette lecture que je me repens déjà de vous offrir, et ne rougissezpas à la pensée de ce qu’est le cœur humain. Ô poulpe, au regard desoie ! toi, dont l’âme est inséparable de la mienne ;toi, le plus beau des habitants du globe terrestre, et quicommandes à un sérail de quatre cents ventouses ; toi, en quisiègent noblement, comme dans leur résidence naturelle, par uncommun accord, d’un lien indestructible, la douce vertucommunicative et les grâces divines, pourquoi n’es-tu pas avec moi,ton ventre de mercure contre ma poitrine d’aluminium, assis tousles deux sur quelque rocher du rivage, pour contempler ce spectacleque j’adore !

Vieil océan, aux vagues de cristal, turessembles proportionnellement à ces marques azurées que l’on voitsur le dos meurtri des mousses ; tu es un immense bleu,appliqué sur le corps de la terre : j’aime cette comparaison.Ainsi, à ton premier aspect, un souffle prolongé de tristesse,qu’on croirait être le murmure de ta brise suave, passe, enlaissant des ineffaçables traces, sur l’âme profondément ébranlée,et tu rappelles au souvenir de tes amants, sans qu’on s’en rendetoujours compte, les rudes commencements de l’homme, où il faitconnaissance avec la douleur, qui ne le quitte plus. Je te salue,vieil océan !

Vieil océan, ta forme harmonieusementsphérique, qui réjouit la face grave de la géométrie, ne merappelle que trop les petits yeux de l’homme, pareils à ceux dusanglier pour la petitesse, et à ceux des oiseaux de nuit pour laperfection circulaire du contour. Cependant, l’homme s’est cru beaudans tous les siècles. Moi, je suppose plutôt que l’homme ne croità sa beauté que par amour-propre ; mais, qu’il n’est pas beauréellement et qu’il s’en doute ; car, pourquoi regarde-t-il lafigure de son semblable avec tant de mépris ? Je te salue,vieil océan !

Vieil océan, tu es le symbole del’identité : toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas d’unemanière essentielle, et, si tes vagues sont quelque part en furie,dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet.Tu n’es pas comme l’homme, qui s’arrête dans la rue, pour voir deuxbouledogues s’empoigner au cou, mais, qui ne s’arrête pas, quand unenterrement passe ; qui est ce matin accessible et ce soir demauvaise humeur ; qui rit aujourd’hui et pleure demain. Je tesalue, vieil océan !

Vieil océan, il n’y aurait rien d’impossible àce que tu caches dans ton sein de futures utilités pour l’homme. Tului as déjà donné la baleine. Tu ne laisses pas facilement devineraux yeux avides des sciences naturelles les mille secrets de tonintime organisation : tu es modeste. L’homme se vante sanscesse, et pour des minuties. Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, les différentes espèces depoissons que tu nourris n’ont pas juré fraternité entre elles.Chaque espèce vit de son côté. Les tempéraments et lesconformations qui varient dans chacune d’elles, expliquent, d’unemanière insatisfaisante, ce qui ne paraît d’abord qu’une anomalie.Il en est ainsi de l’homme, qui n’a pas les mêmes motifs d’excuse.Un morceau de terre est-il occupé par trente millions d’êtreshumains, ceux-ci se croient obligés de ne pas se mêler del’existence de leurs voisins, fixés comme des racines sur lemorceau de terre qui suit. En descendant du grand au petit, chaquehomme vit comme un sauvage dans sa tanière, et en sort rarementpour visiter son semblable, accroupi pareillement dans une autretanière. La grande famille universelle des humains est une utopiedigne de la logique la plus médiocre. En outre, du spectacle de tesmamelles fécondes, se dégage la notion d’ingratitude ; car, onpense aussitôt à ces parents nombreux, assez ingrats envers leCréateur, pour abandonner le fruit de leur misérable union. Je tesalue, vieil océan !

Vieil océan, ta grandeur matérielle ne peut secomparer qu’à la mesure qu’on se fait de ce qu’il a fallu depuissance active pour engendrer la totalité de ta masse. On ne peutpas t’embrasser d’un coup d’œil. Pour te contempler, il faut que lavue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers les quatrepoints de l’horizon, de même qu’un mathématicien, afin de résoudreune équation algébrique, est obligé d’examiner séparément lesdivers cas possibles, avant de trancher la difficulté. L’hommemange des substances nourrissantes, et fait d’autres efforts,dignes d’un meilleur sort, pour paraître gras. Qu’elle se gonfletant qu’elle voudra, cette adorable grenouille. Sois tranquille,elle ne t’égalera pas en grosseur ; je le suppose, du moins.Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, tes eaux sont amères. C’estexactement le même goût que le fiel que distille la critique surles beaux-arts, sur les sciences, sur tout. Si quelqu’un a dugénie, on le fait passer pour un idiot ; si quelque autre estbeau de corps, c’est un bossu affreux. Certes, il faut que l’hommesente avec force son imperfection, dont les trois quarts d’ailleursne sont dus qu’à lui-même, pour la critiquer ainsi ! Je tesalue, vieil océan !

Vieil océan, les hommes, malgré l’excellencede leurs méthodes, ne sont pas encore parvenus, aidés par lesmoyens d’investigation de la science, à mesurer la profondeurvertigineuse de tes abîmes ; tu en as que les sondes les pluslongues, les plus pesantes, ont reconnu inaccessibles. Auxpoissons… ça leur est permis : pas aux hommes. Souvent, je mesuis demandé quelle chose était le plus facile à reconnaître :la profondeur de l’océan ou la profondeur du cœur humain !Souvent, la main portée au front, debout sur les vaisseaux, tandisque la lune se balançait entre les mâts d’une façon irrégulière, jeme suis surpris, faisant abstraction de tout ce qui n’était pas lebut que je poursuivais, m’efforçant de résoudre ce difficileproblème ! Oui, quel est le plus profond, le plus impénétrabledes deux : l’océan ou le cœur humain ! Si trente ansd’expérience de la vie peuvent jusqu’à un certain point pencher labalance vers l’une ou l’autre de ces solutions, il me sera permisde dire que, malgré la profondeur de l’océan, il ne peut pas semettre en ligne, quant à la comparaison sur cette propriété, avecla profondeur du cœur humain. J’ai été en relation avec des hommesqui ont été vertueux. Ils mouraient à soixante ans, et chacun nemanquait pas de s’écrier : « Ils ont fait le bien surcette terre, c’est-à-dire qu’ils ont pratiqué la charité :voilà tout, ce n’est pas malin, chacun peut en faire autant. »Qui comprendra pourquoi deux amants qui s’idolâtraient la veille,pour un mot mal interprété, s’écartent, l’un vers l’orient, l’autrevers l’occident, avec les aiguillons de la haine, de la vengeance,de l’amour et du remords, et ne se revoient plus, chacun drapé danssa fierté solitaire. C’est un miracle qui se renouvelle chaque jouret qui n’en est pas moins miraculeux. Qui comprendra pourquoi l’onsavoure non seulement les disgrâces générales de ses semblables,mais encore les particulières de ses amis les plus chers, tandisque l’on en est affligé en même temps ? Un exempleincontestable pour clore la série : l’homme dit hypocritementoui et pense non. C’est pour cela que les marcassins de l’humanitéont tant de confiance les uns dans les autres et ne sont paségoïstes. Il reste à la psychologie beaucoup de progrès à faire. Jete salue, vieil océan !

Vieil océan, tu es si puissant, que les hommesl’ont appris à leurs propres dépens. Ils ont beau employer toutesles ressources de leur génie… incapables de te dominer. Ils onttrouvé leur maître. Je dis qu’ils ont trouvé quelque chose de plusfort qu’eux. Ce quelque chose a un nom. Ce nom est :l’océan ! La peur que tu leur inspires est telle, qu’ils terespectent. Malgré cela, tu fais valser leurs plus lourdes machinesavec grâce, élégance et facilité. Tu leur fais faire des sautsgymnastiques jusqu’au ciel, et des plongeons admirables jusqu’aufond de tes domaines : un saltimbanque en serait jaloux.Bienheureux sont-ils, quand tu ne les enveloppes pas définitivementdans tes plis bouillonnants, pour aller voir, sans chemin de fer,dans tes entrailles aquatiques, comment se portent les poissons, etsurtout comment ils se portent eux-mêmes. L’homme dit :« Je suis plus intelligent que l’océan. » C’estpossible ; c’est même assez vrai ; mais l’océan lui estplus redoutable que lui à l’océan : c’est ce qu’il n’est pasnécessaire de prouver. Ce patriarche observateur, contemporain despremières époques de notre globe suspendu, sourit de pitié, quandil assiste aux combats navals des nations. Voilà une centaine deléviathans qui sont sortis des mains de l’humanité. Les ordresemphatiques des supérieurs, les cris des blessés, les coups decanon, c’est du bruit fait exprès pour anéantir quelques secondes.Il paraît que le drame est fini, et que l’océan a tout mis dans sonventre. La gueule est formidable. Elle doit être grande vers lebas, dans la direction de l’inconnu ! Pour couronner enfin lastupide comédie, qui n’est pas même intéressante, on voit, aumilieu des airs, quelque cigogne, attardée par la fatigue, qui semet à crier, sans arrêter l’envergure de son vol :« Tiens !… je la trouve mauvaise ! Il y avait en basdes points noirs ; j’ai fermé les yeux : ils ontdisparu. » Je te salue, vieil océan !

Vieil océan, ô grand célibataire, quand tuparcours la solitude solennelle de tes royaumes flegmatiques, tut’enorgueillis à juste titre de ta magnificence native, et deséloges vrais que je m’empresse de te donner. Balancévoluptueusement par les mols effluves de ta lenteur majestueuse,qui est le plus grandiose parmi les attributs dont le souverainpouvoir t’a gratifié, tu déroules, au milieu d’un sombre mystère,sur toute ta surface sublime, tes vagues incomparables, avec lesentiment calme de ta puissance éternelle. Elles se suiventparallèlement, séparées par de courts intervalles. À peine l’unediminue, qu’une autre va à sa rencontre en grandissant,accompagnées du bruit mélancolique de l’écume qui se fond, pournous avertir que tout est écume. (Ainsi, les êtres humains, cesvagues vivantes, meurent l’un après l’autre, d’une manièremonotone ; mais, sans laisser de bruit écumeux). L’oiseau depassage se repose sur elles avec confiance, et se laisse abandonnerà leurs mouvements, pleins d’une grâce fière, jusqu’à ce que les osde ses ailes aient recouvré leur vigueur accoutumée pour continuerle pèlerinage aérien. Je voudrais que la majesté humaine ne fût quel’incarnation du reflet de la tienne. Je demande beaucoup, et cesouhait sincère est glorieux pour toi. Ta grandeur morale, image del’infini, est immense comme la réflexion du philosophe, commel’amour de la femme, comme la beauté divine de l’oiseau, comme lesméditations du poète. Tu es plus beau que la nuit. Réponds-moi,océan, veux-tu être mon frère ? Remue-toi avec impétuosité…plus… plus encore, si tu veux que je te compare à la vengeance deDieu ; allonge tes griffes livides, en te frayant un cheminsur ton propre sein… c’est bien. Déroule tes vagues épouvantables,océan hideux, compris par moi seul, et devant lequel je tombe,prosterné à tes genoux. La majesté de l’homme est empruntée ;il ne m’imposera point : toi, oui. Oh ! quand tut’avances, la crête haute et terrible, entouré de tes replistortueux comme d’une cour, magnétiseur et farouche, roulant tesondes les unes sur les autres, avec la conscience de ce que tu es,pendant que tu pousses, des profondeurs de ta poitrine, commeaccablé d’un remords intense que je ne puis pas découvrir, ce sourdmugissement perpétuel que les hommes redoutent tant, même quand ilste contemplent, en sûreté, tremblants sur le rivage, alors, je voisqu’il ne m’appartient pas, le droit insigne de me dire ton égal.C’est pourquoi, en présence de ta supériorité, je te donnerais toutmon amour (et nul ne sait la quantité d’amour que contiennent mesaspirations vers le beau), si tu ne me faisais douloureusementpenser à mes semblables, qui forment avec toi le plus ironiquecontraste, l’antithèse la plus bouffonne que l’on ait jamais vuedans la création : je ne puis pas t’aimer, je te déteste.Pourquoi reviens-je à toi, pour la millième fois, vers tes brasamis, qui s’entr’ouvrent, pour caresser mon front brûlant, qui voitdisparaître la fièvre à leur contact ! Je ne connais pas tadestinée cachée ; tout ce qui te concerne m’intéresse. Dis-moidonc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi… dis-lemoi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encoreconnu que les illusions), et si le souffle de Satan crée lestempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il fautque tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l’enfer siprès de l’homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe demon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je veux tesaluer et te faire mes adieux ! Vieil océan, aux vagues decristal… Mes yeux se mouillent de larmes abondantes, et je n’ai pasla force de poursuivre ; car, je sens que le moment est venude revenir parmi les hommes, à l’aspect brutal ; mais…courage ! Faisons un grand effort, et accomplissons, avec lesentiment du devoir, notre destinée sur cette terre. Je te salue,vieil océan !

** * * *

On ne me verra pas, à mon heure dernière(j’écris ceci sur mon lit de mort), entouré de prêtres. Je veuxmourir, bercé par la vague de la mer tempétueuse, ou debout sur lamontagne… les yeux en haut, non : je sais que monanéantissement sera complet. D’ailleurs, je n’aurais pas de grâce àespérer. Qui ouvre la porte de ma chambre funéraire ? J’avaisdit que personne n’entrât. Qui que vous soyez, éloignez-vous ;mais, si vous croyez apercevoir quelque marque de douleur ou decrainte sur mon visage d’hyène (j’use de cette comparaison, quoiquel’hyène soit plus belle que moi, et plus agréable à voir), soyezdétrompé : qu’il s’approche. Nous sommes dans une nuitd’hiver, alors que les éléments s’entrechoquent de toutes parts,que l’homme a peur, et que l’adolescent médite quelque crime sur unde ses amis, s’il est ce que je fus dans ma jeunesse. Que le vent,dont les sifflements plaintifs attristent l’humanité, depuis que levent, l’humanité existent, quelques moments avant l’agoniedernière, me porte sur les os de ses ailes, à travers le monde,impatient de ma mort. Je jouirai encore, en secret, des exemplesnombreux de la méchanceté humaine (un frère, sans être vu, aime àvoir les actes de ses frères). L’aigle, le corbeau, l’immortelpélican, le canard sauvage, la grue voyageuse, éveillés, grelottantde froid, me verront passer à la lueur des éclairs, spectrehorrible et content. Ils ne sauront ce que cela signifie. Sur laterre, la vipère, l’œil gros du crapaud, le tigre,l’éléphant ; dans la mer, la baleine, le requin, le marteau,l’informe raie, la dent du phoque polaire, se demanderont quelleest cette dérogation à la loi de la nature. L’homme, tremblant,collera son front contre la terre, au milieu de ses gémissements.« Oui, je vous surpasse tous par ma cruauté innée, cruautéqu’il n’a pas dépendu de moi d’effacer. Est-ce pour ce motif quevous vous montrez devant moi dans cette prosternation ? oubien, est-ce parce que vous me voyez parcourir, phénomène nouveau,comme une comète effrayante, l’espace ensanglanté ? (Il metombe une pluie de sang de mon vaste corps, pareil à un nuagenoirâtre que pousse l’ouragan devant soi). Ne craignez rien,enfants, je ne veux pas vous maudire. Le mal que vous m’avez faitest trop grand, trop grand le mal que je vous ai fait, pour qu’ilsoit volontaire. Vous autres, vous avez marché dans votre voie,moi, dans la mienne, pareilles toutes les deux, toutes les deuxperverses. Nécessairement, nous avons dû nous rencontrer, danscette similitude de caractère ; le choc qui en est résulténous a été réciproquement fatal. » Alors, les hommesrelèveront peu à peu la tête, en reprenant courage, pour voir celuiqui parle ainsi, allongeant le cou comme l’escargot. Tout à coup,leur visage brûlant, décomposé, montrant les plus terriblespassions, grimacera de telle manière que les loups auront peur. Ilsse dresseront à la fois comme un ressort immense. Quellesimprécations ! quels déchirements de voix ! Ils m’ontreconnu. Voilà que les animaux de la terre se réunissent auxhommes, font entendre leurs bizarres clameurs. Plus de haineréciproque ; les deux haines sont tournées contre l’ennemicommun, moi ; on se rapproche par un assentiment universel.Vents, qui me soutenez, élevez-moi plus haut ; je crains laperfidie. Oui, disparaissons peu à peu de leurs yeux, témoin, unefois de plus, des conséquences des passions, complètementsatisfait… Je te remercie, ô rhinolophe, de m’avoir réveillé avecle mouvement de tes ailes, toi, dont le nez est surmonté d’unecrête en forme de fer à cheval : je m’aperçois, en effet, quece n’était malheureusement qu’une maladie passagère, et je me sensavec dégoût renaître à la vie. Les uns disent que tu arrivais versmoi pour me sucer le peu de sang qui se trouve dans moncorps : pourquoi cette hypothèse n’est-elle pas laréalité !

** * * *

Une famille entoure une lampe posée sur latable :

– Mon fils, donne-moi les ciseaux quisont placés sur cette chaise.

– Ils n’y sont pas, mère.

– Va les chercher alors dans l’autrechambre. Te rappelles-tu cette époque, mon doux maître, où nousfaisions des vœux, pour avoir un enfant, dans lequel nousrenaîtrions une seconde fois, et qui serait le soutien de notrevieillesse ?

– Je me la rappelle, et Dieu nous aexaucés. Nous n’avons pas à nous plaindre de notre lot sur cetteterre. Chaque jour nous bénissons la Providence de ses bienfaits.Notre Édouard possède toutes les grâces de sa mère.

– Et les mâles qualités de son père.

– Voici les ciseaux, mère ; je lesai enfin trouvés.

Il reprend son travail… Mais, quelqu’un s’estprésenté à la porte d’entrée, et contemple, pendant quelquesinstants, le tableau qui s’offre à ses yeux :

– Que signifie ce spectacle ! Il y abeaucoup de gens qui sont moins heureux que ceux-là. Quel est leraisonnement qu’ils se font pour aimer l’existence ?Éloigne-toi, Maldoror, de ce foyer paisible ; ta place n’estpas ici.

Il s’est retiré !

– Je ne sais comment cela se fait ;mais, je sens les facultés humaines qui se livrent des combats dansmon cœur. Mon âme est inquiète, et sans savoir pourquoi ;l’atmosphère est lourde.

– Femme, je ressens les mêmes impressionsque toi ; je tremble qu’il ne nous arrive quelque malheur.Ayons confiance en Dieu ; en lui est le suprême espoir.

– Mère, je respire à peine ; j’aimal à la tête.

– Toi aussi, mon fils ! Je vais temouiller le front et les tempes avec du vinaigre.

– Non, bonne mère…

Voyez, il appuie son corps sur le revers de lachaise, fatigué.

– Quelque chose se retourne en moi, queje ne saurais expliquer. Maintenant, le moindre objet mecontrarie.

– Comme tu es pâle ! La fin de cetteveillée ne se passera pas sans que quelque événement funeste nousplonge tous les trois dans le lac du désespoir !

J’entends dans le lointain des cris prolongésde la douleur la plus poignante.

– Mon fils !

– Ah ! mère… j’ai peur !

– Dis-moi vite si tu souffres.

– Mère, je ne souffre pas… Je ne dis pasla vérité.

Le père ne revient pas de sonétonnement :

– Voilà des cris que l’on entendquelquefois, dans le silence des nuits sans étoiles. Quoique nousentendions ces cris, néanmoins, celui qui les pousse n’est pas prèsd’ici ; car, on peut entendre ces gémissements à trois lieuesde distance, transportés par le vent d’une cité à une autre. Onm’avait souvent parlé de ce phénomène ; mais, je n’avaisjamais eu l’occasion de juger par moi-même de sa véracité. Femme,tu me parlais de malheur ; si malheur plus réel exista dans lalongue spirale du temps, c’est le malheur de celui qui troublemaintenant le sommeil de ses semblables…

J’entends dans le lointain des cris prolongésde la douleur la plus poignante.

– Plût au ciel que sa naissance ne soitpas une calamité pour son pays, qui l’a repoussé de son sein. Il vade contrée en contrée, abhorré partout. Les uns disent qu’il estaccablé d’une espèce de folie originelle, depuis son enfance.D’autres croient savoir qu’il est d’une cruauté extrême etinstinctive, dont il a honte lui-même, et que ses parents en sontmorts de douleur. Il y en a qui prétendent qu’on l’a flétri d’unsurnom dans sa jeunesse ; qu’il en est resté inconsolable lereste de son existence, parce que sa dignité blessée voyait là unepreuve flagrante de la méchanceté des hommes, qui se montre auxpremières années, pour augmenter ensuite. Ce surnom était levampire !…

J’entends dans le lointain des cris prolongésde la douleur la plus poignante.

– Ils ajoutent que, les jours, les nuits,sans trêve ni repos, des cauchemars horribles lui font saigner lesang par la bouche et les oreilles ; et que des spectress’assoient au chevet de son lit, et lui jettent à la face, poussésmalgré eux par une force inconnue, tantôt d’une voix douce, tantôtd’une voix pareille aux rugissements des combats, avec unepersistance implacable, ce surnom toujours vivace, toujours hideux,et qui ne périra qu’avec l’univers. Quelques-uns mêmes ont affirméque l’amour l’a réduit dans cet état ; ou que ces cristémoignent du repentir de quelque crime enseveli dans la nuit deson passé mystérieux. Mais le plus grand nombre pense qu’unincommensurable orgueil le torture, comme jadis Satan, et qu’ilvoudrait égaler Dieu…

J’entends dans le lointain des cris prolongésde la douleur la plus poignante.

– Mon fils, ce sont là des confidencesexceptionnelles ; je plains ton âge de les avoir entendues, etj’espère que tu n’imiteras jamais cet homme.

– Parle, ô mon Édouard ; réponds quetu n’imiteras jamais cet homme.

– Ô mère, bien-aimée, à qui je dois lejour, je te promets, si la sainte promesse d’un enfant a quelquevaleur, de ne jamais imiter cet homme.

– C’est parfait, mon fils ; il fautobéir à sa mère, en quoi que ce soit.

On n’entend plus les gémissements.

– Femme, as-tu fini tontravail ?

– Il me manque quelques points à cettechemise, quoique nous ayons prolongé la veillée bien tard.

– Moi, aussi, je n’ai pas fini unchapitre commencé. Profitons des dernières lueurs de lalampe ; car, il n’y a presque plus d’huile, et achevons chacunnotre travail…

L’enfant s’est écrié :

– Si Dieu nous laisse vivre !

– Ange radieux, viens à moi ; tu tepromèneras dans la prairie, du matin jusqu’au soir ; tu netravailleras point. Mon palais magnifique est construit avec desmurailles d’argent, des colonnes d’or et des portes de diamants. Tute coucheras quand tu voudras, au son d’une musique céleste, sansfaire ta prière. Quand, au matin, le soleil montrera ses rayonsresplendissants et que l’alouette joyeuse emportera, avec elle, soncri, à perte de vue, dans les airs, tu pourras rester encore aulit, jusqu’à ce que cela te fatigue. Tu marcheras sur les tapis lesplus précieux ; tu seras constamment enveloppé dans uneatmosphère composée des essences parfumées des fleurs les plusodorantes.

– Il est temps de reposer le corps etl’esprit. Lève-toi, mère de famille, sur tes chevilles musculeuses.Il est juste que tes doigts raidis abandonnent l’aiguille dutravail exagéré. Les extrêmes n’ont rien de bon.

– Oh ! que ton existence serasuave ! Je te donnerai une bague enchantée ; quand tu enretourneras le rubis, tu seras invisible, comme les princes, dansles contes de fées.

– Remets tes armes quotidiennes dansl’armoire protectrice, pendant que, de mon côté, j’arrange mesaffaires.

– Quand tu le replaceras dans sa positionordinaire, tu reparaîtras tel que la nature t’a formé, ô jeunemagicien. Cela, parce que je t’aime et que j’aspire à faire tonbonheur.

– Va-t’en, qui que tu sois ; ne meprends pas par les épaules.

– Mon fils, ne t’endors point, bercé parles rêves de l’enfance : la prière en commun n’est pascommencée et tes habits ne sont pas encore soigneusement placés surune chaise… À genoux ! Éternel créateur de l’univers, tumontres ta bonté inépuisable jusque dans les plus petiteschoses.

– Tu n’aimes donc pas les ruisseauxlimpides, où glissent des milliers de petits poissons, rouges,bleus et argentés ? Tu les prendras avec un filet si beau,qu’il les attirera de lui-même, jusqu’à ce qu’il soit rempli. De lasurface, tu verras des cailloux luisants, plus polis que lemarbre.

– Mère, vois ces griffes ; je meméfie de lui ; mais ma conscience est calme, car je n’ai rienà me reprocher.

– Tu nous vois, prosternés à tes pieds,accablés du sentiment de ta grandeur. Si quelque penséeorgueilleuse s’insinue dans notre imagination, nous la rejetonsaussitôt avec la salive du dédain et nous t’en faisons le sacrificeirrémissible.

– Tu t’y baigneras avec de petitesfilles, qui t’enlaceront de leurs bras. Une fois sortis du bain,elles te tresseront des couronnes de roses et d’œillets. Ellesauront des ailes transparentes de papillon et des cheveux d’unelongueur ondulée, qui flottent autour de la gentillesse de leurfront.

– Quand même ton palais serait plus beauque le cristal, je ne sortirais pas de cette maison pour te suivre.Je crois que tu n’es qu’un imposteur, puisque tu me parles sidoucement, de crainte de te faire entendre. Abandonner ses parentsest une mauvaise action. Ce n’est pas moi qui serais fils ingrat.Quant à tes petites filles, elles ne sont pas si belles que lesyeux de ma mère.

– Toute notre vie s’est épuisée dans lescantiques de ta gloire. Tels nous avons été jusqu’ici, tels nousserons, jusqu’au moment où nous recevrons de toi l’ordre de quittercette terre.

– Elles t’obéiront à ton moindre signe etne songeront qu’à te plaire. Si tu désires l’oiseau qui ne serepose jamais, elles te l’apporteront. Si tu désires la voiture deneige, qui transporte au soleil en un clin d’œil, elles tel’apporteront. Que ne t’apporteraient-elles pas ! Ellest’apporteraient même le cerf-volant, grand comme une tour, qu’on acaché dans la lune, et à la queue duquel sont suspendus, par desliens de soie, des oiseaux de toute espèce. Fais attention à toi…écoute mes conseils.

– Fais ce que tu voudras ; je neveux pas interrompre la prière, pour appeler au secours. Quoiqueton corps s’évapore, quand je veux l’écarter, sache que je ne tecrains pas.

– Devant toi, rien n’est grand, si cen’est la flamme exhalée d’un cœur pur.

– Réfléchis à ce que je t’ai dit, si tune veux pas t’en repentir.

– Père céleste, conjure, conjure lesmalheurs qui peuvent fondre sur notre famille.

– Tu ne veux donc pas te retirer, mauvaisesprit ?

– Conserve cette épouse chérie, qui m’aconsolé dans mes découragements…

– Puisque tu me refuses, je te feraipleurer et grincer des dents comme un pendu.

– Et ce fils aimant, dont les chasteslèvres s’entr’ouvrent à peine aux baisers de l’aurore de vie.

– Mère, il m’étrangle… Père,secourez-moi… Je ne puis plus respirer… Votrebénédiction !

Un cri d’ironie immense s’est élevé dans lesairs. Voyez comme les aigles, étourdis, tombent du haut des nuages,en roulant sur eux-mêmes, littéralement foudroyés par la colonned’air.

– Son cœur ne bat plus… Et celle-ci estmorte, en même temps que le fruit de ses entrailles, fruit que jene reconnais plus, tant il est défiguré… Mon épouse !… Monfils !… Je me rappelle un temps lointain où je fus époux etpère.

Il s’était dit, devant le tableau qui s’offrità ses yeux, qu’il ne supporterait pas cette injustice. S’il estefficace, le pouvoir que lui ont accordé les esprits infernaux, ouplutôt qu’il tire de lui-même, cet enfant, avant que la nuits’écoule, ne devait plus être.

** * * *

Celui qui ne sait pas pleurer (car, il atoujours refoulé la souffrance en dedans) remarqua qu’il setrouvait en Norwége. Aux îles Fœroé, il assista à la recherche desnids d’oiseaux de mer, dans les crevasses à pic, et s’étonna que lacorde de trois cents mètres, qui retient l’explorateur au-dessus duprécipice, fût choisie d’une telle solidité. Il voyait là, quoiqu’on dise, un exemple frappant de la bonté humaine, et il nepouvait en croire ses yeux. Si c’était lui qui eût dû préparer lacorde, il aurait fait des entailles en plusieurs endroits, afinqu’elle se coupât, et précipitât le chasseur dans la mer ! Unsoir, il se dirigea vers un cimetière, et les adolescents quitrouvent du plaisir à violer les cadavres de belles femmes mortesdepuis peu, purent, s’ils le voulurent, entendre la conversationsuivante, perdue dans le tableau d’une action qui va se dérouler enmême temps.

– N’est-ce pas, fossoyeur, que tu voudrascauser avec moi ? Un cachalot s’élève peu à peu du fond de lamer, et montre sa tête au-dessus des eaux, pour voir le navire quipasse dans ces parages solitaires. La curiosité naquit avecl’univers.

– Ami, il m’est impossible d’échanger desidées avec toi. Il y a longtemps que les doux rayons de la lunefont briller le marbre des tombeaux. C’est l’heure silencieuse oùplus d’un être humain rêve qu’il voit apparaître des femmesenchaînées, traînant leurs linceuls, couverts de taches de sang,comme un ciel noir, d’étoiles. Celui qui dort pousse desgémissements, pareils à ceux d’un condamné à mort, jusqu’à ce qu’ilse réveille, et s’aperçoive que la réalité est trois fois pire quele rêve. Je dois finir de creuser cette fosse, avec ma bêcheinfatigable, afin qu’elle soit prête demain matin. Pour faire untravail sérieux, il ne faut pas faire deux choses à la fois.

– Il croit que creuser une fosse est untravail sérieux ! Tu crois que creuser une fosse est untravail sérieux !

– Lorsque le sauvage pélican se résout àdonner sa poitrine à dévorer à ses petits, n’ayant pour témoin quecelui qui sut créer un pareil amour, afin de faire honte auxhommes, quoique le sacrifice soit grand, cet acte se comprend.Lorsqu’un jeune homme voit, dans les bras de son ami, une femmequ’il idolâtrait, il se met alors à fumer un cigare ; il nesort pas de la maison, et se noue d’une amitié indissoluble avec ladouleur ; cet acte se comprend. Quand un élève interne, dansun lycée, est gouverné, pendant des années, qui sont des siècles,du matin jusqu’au soir et du soir jusqu’au lendemain, par un pariade la civilisation, qui a constamment les yeux sur lui, il sent lesflots tumultueux d’une haine vivace, monter, comme une épaissefumée, à son cerveau, qui lui paraît près d’éclater. Depuis lemoment où on l’a jeté dans la prison, jusqu’à celui, quis’approche, où il en sortira, une fièvre intense lui jaunit laface, rapproche ses sourcils, et lui creuse les yeux. La nuit, ilréfléchit, parce qu’il ne veut pas dormir. Le jour, sa pensées’élance au-dessus des murailles de la demeure de l’abrutissement,jusqu’au moment où il s’échappe, ou qu’on le rejette, comme unpestiféré, de ce cloître éternel ; cet acte se comprend.Creuser une fosse dépasse souvent les forces de la nature. Commentveux-tu, étranger, que la pioche remue cette terre, qui d’abordnous nourrit, et puis nous donne un lit commode, préservé du ventde l’hiver soufflant avec furie dans ces froides contrées, lorsquecelui qui tient la pioche, de ses tremblantes mains, après avoirtoute la journée palpé convulsivement les joues des anciens vivantsqui rentrent dans son royaume, voit, le soir, devant lui, écrit enlettres de flamme, sur chaque croix de bois, l’énoncé du problèmeeffrayant que l’humanité n’a pas encore résolu : la mortalitéou l’immortalité de l’âme. Le créateur de l’univers, je lui aitoujours conservé mon amour ; mais, si, après la mort, nous nedevons plus exister, pourquoi vois-je, la plupart des nuits, chaquetombe s’ouvrir, et leurs habitants soulever doucement lescouvercles de plomb, pour aller respirer l’air frais.

– Arrête-toi dans ton travail. L’émotiont’enlève tes forces ; tu me parais faible comme leroseau ; ce serait une grande folie de continuer. Je suisfort ; je vais prendre ta place. Toi, mets-toi àl’écart ; tu me donneras des conseils, si je ne fais pasbien.

– Que ses bras sont musculeux, et qu’il ya du plaisir à le regarder bêcher la terre avec tant defacilité !

– Il ne faut pas qu’un doute inutiletourmente ta pensée : toutes ces tombes, qui sont éparses dansun cimetière, comme les fleurs dans une prairie, comparaison quimanque de vérité, sont dignes d’être mesurées avec le compas sereindu philosophe. Les hallucinations dangereuses peuvent venir lejour ; mais, elles viennent surtout la nuit. Par conséquent,ne t’étonne pas des visions fantastiques que tes yeux semblentapercevoir. Pendant le jour, lorsque l’esprit est en repos,interroge ta conscience ; elle te dira, avec sûreté, que leDieu qui a créé l’homme avec une parcelle de sa propre intelligencepossède une bonté sans limites, et recevra, après la mortterrestre, ce chef-d’œuvre dans son sein. Fossoyeur, pourquoipleures-tu ? Pourquoi ces larmes, pareilles à celles d’unefemme ? Rappelle-toi-le bien ; nous sommes sur cevaisseau démâté pour souffrir. C’est un mérite, pour l’homme, queDieu l’ait jugé capable de vaincre ses souffrances les plus graves.Parle, et, puisque, d’après tes vœux les plus chers, l’on nesouffrirait pas, dis en quoi consisterait alors la vertu, idéal quechacun s’efforce d’atteindre, si ta langue est faite comme celledes autres hommes.

– Où suis-je ? N’ai-je pas changé decaractère ? Je sens un souffle puissant de consolationeffleurer mon front rasséréné, comme la brise du printemps ranimel’espérance des vieillards. Quel est cet homme dont le langagesublime a dit des choses que le premier venu n’aurait pasprononcées ? Quelle beauté de musique dans la mélodieincomparable de sa voix ! Je préfère l’entendre parler, quechanter d’autres. Cependant, plus je l’observe, plus sa figuren’est pas franche. L’expression générale de ses traits contrastesingulièrement avec ces paroles que l’amour de Dieu seul a puinspirer. Son front, ridé de quelques plis, est marqué d’unstigmate indélébile. Ce stigmate, qui l’a vieilli avant l’âge,est-il honorable ou est-il infâme ? Ses rides doivent-ellesêtre regardées avec vénération ? Je l’ignore, et je crains dele savoir. Quoiqu’il dise ce qu’il ne pense pas, je crois néanmoinsqu’il a des raisons pour agir comme il l’a fait, excité par lesrestes en lambeaux d’une charité détruite en lui. Il est absorbédans des méditations qui me sont inconnues, et il redoubled’activité dans un travail ardu qu’il n’a pas l’habituded’entreprendre. La sueur mouille sa peau ; il ne s’en aperçoitpas. Il est plus triste que les sentiments qu’inspire la vue d’unenfant au berceau. Oh ! comme il est sombre !… D’oùsors-tu ?… Étranger, permets que je te touche, et que mesmains, qui étreignent rarement celles des vivants, s’imposent surla noblesse de ton corps. Quoi qu’il en arrive, je saurais à quoim’en tenir. Ces cheveux sont les plus beaux que j’aie touchés dansma vie. Qui serait assez audacieux pour constater que je ne connaispas la qualité des cheveux ?

– Que me veux-tu, quand je creuse unetombe ? Le lion ne souhaite pas qu’on l’agace, quand il serepaît. Si tu ne le sais pas, je te l’apprends. Allons,dépêche-toi ; accomplis ce que tu désires.

– Ce qui frissonne à mon contact, en mefaisant frissonner moi-même, est de la chair, à n’en pas douter. Ilest vrai… je ne rêve pas ! Qui es-tu donc, toi, qui te pencheslà pour creuser une tombe, tandis que, comme un paresseux qui mangele pain des autres, je ne fais rien ? C’est l’heure de dormir,ou de sacrifier son repos à la science. En tout cas, nul n’estabsent de sa maison, et se garde de laisser la porte ouverte, pourne pas laisser entrer les voleurs. Il s’enferme dans sa chambre, lemieux qu’il peut, tandis que les cendres de la vieille cheminéesavent encore réchauffer la salle d’un reste de chaleur. Toi, tu nefais pas comme les autres ; tes habits indiquent un habitantde quelque pays lointain.

– Quoique je ne sois pas fatigué, il estinutile de creuser la fosse davantage. Maintenant,déshabille-moi ; puis, tu me mettras dedans.

– La conversation, que nous avons tousles deux, depuis quelques instants, est si étrange, que je ne saisque te répondre… Je crois qu’il veut rire.

– Oui, oui, c’est vrai, je voulaisrire ; ne fais plus attention à ce que j’ai dit.

Il s’est affaissé, et le fossoyeur s’estempressé de le soutenir !

– Qu’as-tu ?

– Oui, oui, c’est vrai, j’avais menti…j’étais fatigué quand j’ai abandonné la pioche… c’est la premièrefois que j’entreprenais ce travail… ne fais plus attention à ce quej’ai dit.

– Mon opinion prend de plus en plus de laconsistance : c’est quelqu’un qui a des chagrinsépouvantables. Que le ciel m’ôte la pensée de l’interroger. Jepréfère rester dans l’incertitude, tant il m’inspire de la pitié.Puis, il ne voudrait pas me répondre, cela est certain : c’estsouffrir deux fois que de communiquer son cœur en cet étatanormal.

– Laisse-moi sortir de cecimetière ; je continuerai ma route.

– Tes jambes ne te soutiennentpoint ; tu t’égarerais, pendant que tu cheminerais. Mon devoirest de t’offrir un lit grossier ; je n’en ai pas d’autre. Aieconfiance en moi ; car, l’hospitalité ne demandera point laviolation de tes secrets.

– Ô pou vénérable, toi dont le corps estdépourvu d’élytres, un jour, tu me reprocheras avec aigreur de nepas aimer suffisamment ta sublime intelligence, qui ne se laissepas lire ; peut-être avais-tu raison, puisque je ne sens mêmepas de la reconnaissance pour celui-ci. Fanal de Maldoror, oùguides-tu ses pas ?

– Chez moi. Que tu sois un criminel, quin’a pas eu la précaution de laver sa main droite, avec du savon,après avoir commis son forfait, et facile à reconnaître, parl’inspection de cette main ; ou un frère qui a perdu sasœur ; ou quelque monarque dépossédé, fuyant de ses royaumes,mon palais vraiment grandiose, est digne de te recevoir. Il n’a pasété construit avec du diamant et des pierres précieuses, car cen’est qu’une pauvre chaumière, mal bâtie ; mais, cettechaumière célèbre a un passé historique que le présent renouvelleet continue sans cesse. Si elle pouvait parler, elle t’étonnerait,toi, qui me parais ne t’étonner de rien. Que de fois, en même tempsqu’elle, j’ai vu défiler, devant moi, les bières funéraires,contenant des os bientôt plus vermoulus que le revers de ma porte,contre laquelle je m’appuyai. Mes innombrables sujets augmententchaque jour. Je n’ai pas besoin de faire, à des périodes fixes,aucun recensement pour m’en apercevoir. Ici, c’est comme chez lesvivants ; chacun paie un impôt, proportionnel à la richesse dela demeure qu’il s’est choisie ; et, si quelque avare refusaitde délivrer sa quote-part, j’ai ordre, en parlant à sa personne, defaire comme les huissiers : il ne manque pas de chacals et devautours qui désireraient faire un bon repas. J’ai vu se ranger,sous les drapeaux de la mort, celui qui fut beau ; celui qui,après sa vie, n’a pas enlaidi ; l’homme, la femme, lemendiant, les fils de rois ; les illusions de lajeunesse ; les squelettes des vieillards ; le génie, lafolie ; la paresse, son contraire ; celui qui fut faux,celui qui fut vrai ; le masque de l’orgueilleux, la modestiede l’humble ; le vice couronné de fleurs et l’innocencetrahie.

– Non certes, je ne refuse pas ta couche,qui est digne de moi, jusqu’à ce que l’aurore vienne, qui netardera point. Je te remercie de ta bienveillance… Fossoyeur, ilest beau de contempler les ruines des cités ; mais, il estplus beau de contempler les ruines des humains !

** * * *

Le frère de la sangsue marchait à pas lentsdans la forêt. Il s’arrête à plusieurs reprises, en ouvrant labouche pour parler. Mais, chaque fois sa gorge se resserre, etrefoule en arrière l’effort avorté. Enfin, il s’écrie :« Homme, lorsque tu rencontres un chien mort retourné, appuyécontre une écluse qui l’empêche de partir, n’aille pas, comme lesautres, prendre avec ta main, les vers qui sortent de son ventregonflé, les considérer avec étonnement, ouvrir un couteau, puis endépecer un grand nombre, en te disant que, toi, aussi, tu ne seraspas plus que ce chien. Quel mystère cherches-tu ? Ni moi, niles quatre pattes-nageoires de l’ours marin de l’océan Boréal,n’avons pu trouver le problème de la vie. Prends garde, la nuits’approche, et tu es là depuis le matin. Que dira ta famille, avecta petite sœur, de te voir si tard arriver ? Lave tes mains,reprends la route qui va où tu dors… Quel est cet être, là-bas, àl’horizon, et qui ose approcher de moi, sans peur, à sauts obliqueset tourmentés ; et quelle majesté, mêlée d’une douceursereine ! Son regard, quoique doux, est profond. Ses paupièresénormes jouent avec la brise, et paraissent vivre. Il m’estinconnu. En fixant ses yeux monstrueux, mon corps tremble ; etc’est la première fois, depuis que j’ai sucé les sèches mamelles dece qu’on appelle une mère. Il y a comme une auréole de lumièreéblouissante autour de lui. Quand il a parlé, tout s’est tu dans lanature, et a éprouvé un grand frisson. Puisqu’il te plaît de venirà moi, comme attiré par un aimant, je ne m’y opposerai pas. Qu’ilest beau ! Ça me fait de la peine de le dire. Tu dois êtrepuissant ; car, tu as une figure plus qu’humaine, triste commel’univers, belle comme le suicide. Je t’abhorre autant que je lepeux ; et je préfère voir un serpent, entrelacé autour de moncou depuis le commencement des siècles, que non pas tes yeux…Comment !… c’est toi, crapaud !… gros crapaud !…infortuné crapaud !… Pardonne !… pardonne !… Queviens-tu faire sur cette terre où sont les maudits ? Mais,qu’as-tu donc fait de tes pustules visqueuses et fétides, pouravoir l’air si doux ? Quand tu descendis d’en haut, par unordre supérieur, avec la mission de consoler les diverses racesd’êtres existants, tu t’abattis sur la terre, avec la rapidité dumilan, les ailes non fatiguées de cette longue, magnifiquecourse ; je te vis ! Pauvre crapaud ! Comme alors jepensais à l’infini, en même temps qu’à ma faiblesse. « Un deplus qui est supérieur à ceux de la terre, me disais-je :cela, par la volonté divine. Moi, pourquoi pas aussi ? À quoibon l’injustice, dans les décrets suprêmes ? Est-il insensé,le Créateur ; cependant le plus fort, dont la colère estterrible ! » Depuis que tu m’es apparu, monarque desétangs et des marécages ! couvert d’une gloire quin’appartient qu’à Dieu, tu m’as en partie consolé ; mais, maraison chancelante s’abîme devant tant de grandeur ! Qui es-tudonc ? Reste… oh ! reste encore sur cette terre !Replie tes blanches ailes, et ne regarde pas en haut, avec despaupières inquiètes… Si tu pars, partons ensemble ! » Lecrapaud s’assit sur les cuisses de derrière (qui ressemblent tant àcelles de l’homme !) et, pendant que les limaces, lescloportes et les limaçons s’enfuyaient à la vue de leur ennemimortel, prit la parole en ces termes : « Maldoror,écoute-moi. Remarque ma figure, calme comme un miroir, et je croisavoir une intelligence égale à la tienne. Un jour, tu m’appelas lesoutien de ta vie. Depuis lors, je n’ai pas démenti la confianceque tu m’avais vouée. Je ne suis qu’un simple habitant des roseaux,c’est vrai ; mais, grâce à ton propre contact, ne prenant quece qu’il y avait de beau en toi, ma raison s’est agrandie, et jepuis te parler. Je suis venu vers toi, afin de te retirer del’abîme. Ceux qui s’intitulent tes amis te regardent, frappés deconsternation, chaque fois qu’ils te rencontrent, pâle et voûté,dans les théâtres, dans les places publiques, dans les églises, oupressant, de deux cuisses nerveuses, ce cheval qui ne galope quependant la nuit, tandis qu’il porte son maître-fantôme, enveloppédans un long manteau noir. Abandonne ces pensées, qui rendent toncœur vide comme un désert ; elles sont plus brûlantes que lefeu. Ton esprit est tellement malade que tu ne t’en aperçois pas,et que tu crois être dans ton naturel, chaque fois qu’il sort de tabouche des paroles insensées, quoique pleines d’une infernalegrandeur. Malheureux ! qu’as-tu dit depuis le jour de tanaissance ? Ô triste reste d’une intelligence immortelle, queDieu avait créée avec tant d’amour ! Tu n’as engendré que desmalédictions, plus affreuses que la vue de panthèresaffamées ! Moi, je préférerais avoir les paupières collées,mon corps manquant des jambes et des bras, avoir assassiné unhomme, que ne pas être toi ! Parce que je te hais. Pourquoiavoir ce caractère qui m’étonne ? De quel droit viens-tu surcette terre, pour tourner en dérision ceux qui l’habitent, épavepourrie, ballottée par le scepticisme ? Si tu ne t’y plaispas, il faut retourner dans les sphères d’où tu viens. Un habitantdes cités ne doit pas résider dans les villages, pareil à unétranger. Nous savons que, dans les espaces, il existe des sphèresplus spacieuses que la nôtre, et donc les esprits ont uneintelligence que nous ne pouvons même pas concevoir. Eh bien,va-t’en !… retire-toi de ce sol mobile !… montre enfinton essence divine, que tu as cachée jusqu’ici ; et, le plustôt possible, dirige ton vol ascendant vers ta sphère, que nousn’envions point, orgueilleux que tu es ! car, je ne suis pasparvenu à reconnaître si tu es un homme ou plus qu’un homme !Adieu donc ; n’espère plus retrouver le crapaud sur tonpassage. Tu as été la cause de ma mort. Moi, je pars pourl’éternité, afin d’implorer ton pardon ! »

** * * *

S’il est quelquefois logique de s’en rapporterà l’apparence des phénomènes, ce premier chant finit ici. Ne soyezpas sévère pour celui qui ne fait encore qu’essayer sa lyre :elle rend un son si étrange ! Cependant, si vous voulez êtreimpartial, vous reconnaîtrez déjà une empreinte forte, au milieudes imperfections. Quand moi, je vais me remettre au travail, pourfaire paraître un deuxième chant, dans un laps de temps qui ne soitpas trop retardé. La fin du dix-neuvième siècle verra son poète(cependant, au début, il ne doit pas commencer par un chef-d’œuvre,mais suivre la loi de la nature) ; il est né sur les rivesaméricaines, à l’embouchure de la Plata, là où deux peuples, jadisrivaux, s’efforcent actuellement de se surpasser par le progrèsmatériel et moral. Buenos-Ayres, la reine du Sud, et Montevideo, lacoquette, se tendent une main amie, à travers les eaux argentinesdu grand estuaire. Mais, la guerre éternelle a placé son empiredestructeur sur les campagnes, et moissonne avec joie des victimesnombreuses. Adieu, vieillard, et pense à moi, si tu m’as lu. Toi,jeune homme, ne te désespère point ; car, tu as un ami dans levampire, malgré ton opinion contraire. En comptant l’acarussarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis !

FIN DU PREMIER CHANT

CHANT DEUXIÈME

&|160;

Où est-il passé ce premier chant de Maldoror,depuis que sa bouche, pleine des feuilles de la belladone, lelaissa échapper, à travers les royaumes de la colère, dans unmoment de réflexion&|160;? Où est passé ce chant… On ne le sait pasau juste. Ce ne sont pas les arbres, ni les vents qui l’ont gardé.Et la morale, qui passait dans cet endroit, ne présageant pasqu’elle avait, dans ces pages incandescentes, un défenseurénergique, l’a vu se diriger, d’un pas ferme et droit, vers lesrecoins obscurs et les fibres secrètes des consciences. Ce qui estdu moins acquis à la science, c’est que, depuis ce temps, l’homme,à la figure de crapaud, ne se reconnaît plus lui-même, et tombesouvent dans des accès de fureur qui le font ressembler à une bêtedes bois. Ce n’est pas sa faute. Dans tous les temps, il avait cru,les paupières ployant sous les résédas de la modestie, qu’iln’était composé que de bien et d’une quantité minime de mal.Brusquement je lui appris, en découvrant au plein jour son cœur etses trames, qu’au contraire il n’est composé que de mal, et d’unequantité minime de bien que les législateurs ont de la peine à nepas laisser évaporer. Je voudrais qu’il ne ressente pas, moi, quine lui apprends rien de nouveau, une honte éternelle pour mesamères vérités&|160;; mais, la réalisation de ce souhait ne seraitpas conforme aux lois de la nature. En effet, j’arrache le masque àsa figure traîtresse et pleine de boue, et je fais tomber un à un,comme des boules d’ivoire sur un bassin d’argent, les mensongessublimes avec lesquels il se trompe lui-même&|160;: il est alorscompréhensible qu’il n’ordonne pas au calme d’imposer les mains surson visage, même quand la raison disperse les ténèbres del’orgueil. C’est pourquoi, le héros que je mets en scène s’estattiré une haine irréconciliable, en attaquant l’humanité, qui secroyait invulnérable, par la brèche d’absurdes tiradesphilanthropiques&|160;; elles sont entassées, comme des grains desable, dans ses livres, dont je suis quelquefois sur le point,quand la raison m’abandonne, d’estimer le comique si cocasse, maisennuyant. Il l’avait prévu. Il ne suffit pas de sculpter la statuede la bonté sur le fronton des parchemins que contiennent lesbibliothèques. Ô être humain&|160;! te voilà, maintenant, nu commeun ver, en présence de mon glaive de diamant&|160;! Abandonne taméthode&|160;; il n’est plus temps de faire l’orgueilleux&|160;:j’élance vers toi ma prière, dans l’attitude de la prosternation.Il y a quelqu’un qui observe les moindres mouvements de ta coupablevie&|160;; tu es enveloppé par les réseaux subtils de saperspicacité acharnée. Ne te fie pas à lui, quand il tourne lesreins&|160;; car, il te regarde&|160;; ne te fie pas à lui, quandil ferme les yeux&|160;; car, il te regarde encore. Il estdifficile de supposer que, touchant les ruses et la méchanceté, taredoutable résolution soit de surpasser l’enfant de monimagination. Ses moindres coups portent. Avec des précautions, ilest possible d’apprendre à celui qui croit l’ignorer que les loupset les brigands ne se dévorent pas entre eux&|160;: ce n’estpeut-être pas leur coutume. Par conséquent, remets sans peur, entreses mains, le soin de ton existence&|160;: il la conduira d’unemanière qu’il connaît. Ne crois pas à l’intention qu’il faitreluire au soleil de te corriger&|160;; car, tu l’intéressesmédiocrement, pour ne pas dire moins&|160;; encore n’approché-jepas, de la vérité totale, la bienveillante mesure de mavérification. Mais, c’est qu’il aime à te faire du mal, dans lalégitime persuasion que tu deviennes aussi méchant que lui, et quetu l’accompagnes dans le gouffre béant de l’enfer, quand cetteheure sonnera. Sa place est depuis longtemps marquée, à l’endroitoù l’on remarque une potence en fer, à laquelle sont suspendus deschaînes et des carcans. Quand la destinée l’y portera, le funèbreentonnoir n’aura jamais goûté de proie plus savoureuse, ni luicontemplé de demeure plus convenable. Il me semble que je parled’une manière intentionnellement paternelle, et que l’humanité n’apas le droit de se plaindre.

** * * *

Je saisis la plume qui va construire ledeuxième chant… instrument arraché aux ailes de quelque pygargueroux&|160;! Mais… qu’ont-ils donc mes doigts&|160;? Lesarticulations demeurent paralysées, dès que je commence montravail. Cependant, j’ai besoin d’écrire… C’est impossible&|160;!Eh bien, je répète que j’ai besoin d’écrire ma pensée&|160;: j’aile droit, comme un autre, de me soumettre à cette loi naturelle…Mais non, mais non, la plume reste inerte&|160;!… Tenez, voyez, àtravers les campagnes, l’éclair qui brille au loin. L’orageparcourt l’espace. Il pleut… Il pleut toujours. Comme ilpleut&|160;!… La foudre a éclaté… elle s’est abattue sur ma fenêtreentr’ouverte, et m’a étendu sur le carreau, frappé au front. Pauvrejeune homme&|160;! ton visage était déjà assez maquillé par lesrides précoces et la difformité de naissance, pour ne pas avoirbesoin, en outre, de cette longue cicatrice sulfureuse&|160;! (Jeviens de supposer que la blessure est guérie, ce qui n’arrivera pasde sitôt.) Pourquoi cet orage, et pourquoi la paralysie de mesdoigts&|160;? Est-ce un avertissement d’en haut pour m’empêcherd’écrire, et de mieux considérer ce à quoi je m’expose, endistillant la bave de ma bouche carrée&|160;? Mais, cet orage nem’a pas causé la crainte. Que m’importerait une légiond’orages&|160;! Ces agents de la police céleste accomplissent aveczèle leur pénible devoir, si j’en juge sommairement par mon frontblessé. Je n’ai pas à remercier le Tout-Puissant de son adresseremarquable&|160;; il a envoyé la foudre de manière à couperprécisément mon visage en deux, à partir du front, endroit où lablessure a été la plus dangereuse&|160;: qu’un autre lefélicite&|160;! Mais, les orages attaquent quelqu’un de plus fortqu’eux. Ainsi donc, horrible Éternel, à la figure de vipère, il afallu que, non content d’avoir placé mon âme entre les frontièresde la folie et les pensées de fureur qui tuent d’une manière lente,tu aies cru, en outre, convenable à ta majesté, après un mûrexamen, de faire sortir de mon front une coupe de sang&|160;!…Mais, enfin, qui te dit quelque chose&|160;? Tu sais que je net’aime pas, et qu’au contraire je te hais&|160;: pourquoiinsistes-tu&|160;? Quand ta conduite voudra-t-elle cesser des’envelopper des apparences de la bizarrerie&|160;? Parle-moifranchement, comme à un ami&|160;: est-ce que tu ne te doutes pas,enfin, que tu montres, dans ta persécution odieuse, un empressementnaïf, dont aucun de tes séraphins n’oserait faire ressortir lecomplet ridicule&|160;? Quelle colère te prend&|160;? Sache que, situ me laissais vivre à l’abri de tes poursuites, ma reconnaissancet’appartiendrait… Allons, Sultan, avec ta langue, débarrasse-moi dece sang qui salit le parquet. Le bandage est fini&|160;: mon frontétanché a été lavé avec de l’eau salée, et j’ai croisé desbandelettes à travers mon visage. Le résultat n’est pasinfini&|160;: quatre chemises, pleines de sang et deux mouchoirs.On ne croirait pas, au premier abord, que Maldoror contînt tant desang dans ses artères&|160;; car, sur sa figure, ne brillent queles reflets du cadavre. Mais, enfin, c’est comme ça. Peut-être quec’est à peu près tout le sang que pût contenir son corps, et il estassez probable qu’il n’y en reste pas beaucoup. Assez, assez, chienavide&|160;; laisse le parquet tel qu’il est&|160;; tu as le ventrerempli. Il ne faut pas continuer de boire&|160;; car, tu netarderais pas à vomir. Tu es convenablement repu, va te coucherdans le chenil&|160;; estime-toi nager dans le bonheur&|160;; car,tu ne penseras pas à la faim, pendant trois jours immenses, grâceaux globules que tu as descendues dans ton gosier, avec unesatisfaction solennellement visible. Toi, Léman, prends unbalai&|160;; je voudrais aussi en prendre un, mais je n’en ai pasla force. Tu comprends, n’est-ce pas, que je n’en ai pas laforce&|160;? Remets tes pleurs dans leur fourreau&|160;; sinon, jecroirais que tu n’as pas le courage de contempler, avec sang-froid,la grande balafre, occasionnée par un supplice déjà perdu pour moidans la nuit des temps passés. Tu iras chercher à la fontaine deuxseaux d’eau. Une fois le parquet lavé, tu mettras ces linges dansla chambre voisine. Si la blanchisseuse revient ce soir, comme elledoit le faire, tu les lui remettras&|160;; mais, comme il a plubeaucoup depuis une heure, et qu’il continue de pleuvoir, je necrois pas qu’elle sorte de chez elle&|160;; alors, elle viendrademain matin. Si elle te demande d’où vient tout ce sang, tu n’espas obligé de lui répondre. Oh&|160;! que je suis faible&|160;!N’importe&|160;; j’aurai cependant la force de soulever leporte-plume, et le courage de creuser ma pensée. Qu’a-t-il rapportéau Créateur de me tracasser, comme si j’étais un enfant, par unorage qui porte la foudre&|160;? Je n’en persiste pas moins dans marésolution d’écrire. Ces bandelettes m’embêtent, et l’atmosphère dema chambre respire le sang…

** * * *

Qu’il n’arrive pas le jour où, Lohengrin etmoi, nous passerons dans la rue, l’un à côté de l’autre, sans nousregarder, en nous frôlant le coude, comme deux passantspressés&|160;! Oh&|160;! qu’on me laisse fuir à jamais loin decette supposition&|160;! L’Éternel a créé le monde tel qu’ilest&|160;: il montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le tempsstrictement nécessaire pour briser d’un coup de marteau la têted’une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révélerles mystères au milieu desquels notre existence étouffe, comme unpoisson au fond d’une barque. Mais, il est grand et noble&|160;; ill’emporte sur nous par la puissance de ses conceptions&|160;; s’ilparlementait avec les hommes, toutes les hontes rejailliraientjusqu’à son visage. Mais… misérable que tu es&|160;! pourquoi nerougis-tu pas&|160;? Ce n’est pas assez que l’armée des douleursphysiques et morales, qui nous entoure, ait été enfantée&|160;: lesecret de notre destinée en haillons ne nous est pas divulgué. Jele connais, le Tout-Puissant… et lui, aussi, doit me connaître. Si,par hasard, nous marchons sur le même sentier, sa vue perçante mevoit arriver de loin&|160;: il prend un chemin de traverse, afind’éviter le triple dard de platine que la nature me donna comme unelangue&|160;! Tu me feras plaisir, ô Créateur, de me laisserépancher mes sentiments. Maniant les ironies terribles, d’une mainferme et froide, je t’avertis que mon cœur en contiendrasuffisamment, pour m’attaquer à toi, jusqu’à la fin de monexistence. Je frapperai ta carcasse creuse&|160;; mais, si fort,que je me charge d’en faire sortir les parcelles restantesd’intelligence que tu n’as pas voulu donner à l’homme, parce que tuaurais été jaloux de le faire égal à toi, et que tu avaiseffrontément cachées dans tes boyaux, rusé bandit, comme si tu nesavais pas qu’un jour ou l’autre je les aurais découvertes de monœil toujours ouvert, les aurais enlevées, et les aurais partagéesavec mes semblables. J’ai fait ainsi que je parle, et, maintenant,ils ne te craignent plus&|160;; ils traitent de puissance àpuissance avec toi. Donne-moi la mort, pour faire repentir monaudace&|160;: je découvre ma poitrine et j’attends avec humilité.Apparaissez donc, envergures dérisoires de châtimentséternels&|160;!… déploiements emphatiques d’attributs tropvantés&|160;! Il a manifesté l’incapacité d’arrêter la circulationde mon sang qui le nargue. Cependant, j’ai des preuves qu’iln’hésite pas d’éteindre, à la fleur de l’âge, le souffle d’autreshumains, quand ils ont à peine goûté les jouissances de la vie.C’est simplement atroce&|160;; mais, seulement, d’après lafaiblesse de mon opinion&|160;! J’ai vu le Créateur, aiguillonnantsa cruauté inutile, embraser des incendies où périssaient lesvieillards et les enfants&|160;! Ce n’est pas moi qui commencel’attaque&|160;; c’est lui qui me force à le faire tourner, ainsiqu’une toupie, avec le fouet aux cordes d’acier. N’est-ce pas luiqui me fournit des accusations contre lui-même&|160;? Ne tarirapoint ma verve épouvantable&|160;! Elle se nourrit des cauchemarsinsensés qui tourmentent mes insomnies. C’est à cause de Lohengrinque ce qui précède a été écrit&|160;; revenons donc à lui. Dans lacrainte qu’il ne devînt plus tard comme les autres hommes, j’avaisd’abord résolu de le tuer à coups de couteau, lorsqu’il auraitdépassé l’âge d’innocence. Mais, j’ai réfléchi, et j’ai abandonnésagement ma résolution à temps. Il ne se doute pas que sa vie a étéen péril pendant un quart d’heure. Tout était prêt, et le couteauavait été acheté. Ce stylet était mignon, car j’aime la grâce etl’élégance jusque dans les appareils de la mort&|160;; mais ilétait long et pointu. Une seule blessure au cou, en perçant avecsoin une des artères carotides, et je crois que ç’aurait suffi. Jesuis content de ma conduite&|160;; je me serais repenti plus tard.Donc, Lohengrin, fais ce que tu voudras, agis comme il te plaira,enferme-moi toute la vie dans une prison obscure, avec desscorpions pour compagnons de ma captivité, ou arrache-moi un œiljusqu’à ce qu’il tombe à terre, je ne te ferai jamais le moindrereproche&|160;; je suis à toi, je t’appartiens, je ne vis plus pourmoi. La douleur que tu me causeras ne sera pas comparable aubonheur de savoir, que celui qui me blesse, de ses mainsmeurtrières, est trempé dans une essence plus divine que celle deses semblables&|160;! Oui, c’est encore beau de donner sa vie pourun être humain, et de conserver ainsi l’espérance que tous leshommes ne sont pas méchants, puisqu’il y en a eu un, enfin, qui asu attirer, de force, vers soi, les répugnances défiantes de masympathie amère&|160;!…

** * * *

Il est minuit&|160;; on ne voit plus un seulomnibus de la Bastille à la Madeleine. Je me trompe&|160;; en voilàun qui apparaît subitement, comme s’il sortait de dessous terre.Les quelques passants attardés le regardent attentivement&|160;;car, il paraît ne ressembler à aucun autre. Sont assis, àl’impériale, des hommes qui ont l’œil immobile, comme celui d’unpoisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, etparaissent avoir perdu la vie&|160;; au reste, le nombreréglementaire n’est pas dépassé. Lorsque le cocher donne un coup defouet à ses chevaux, on dirait que c’est le fouet qui fait remuerson bras, et non son bras le fouet. Que doit être cet assemblaged’êtres bizarres et muets&|160;? Sont-ce des habitants de lalune&|160;? Il y a des moments où on serait tenté de lecroire&|160;; mais, ils ressemblent plutôt à des cadavres.L’omnibus, pressé d’arriver à la dernière station, dévore l’espace,et fait craquer le pavé… Il s’enfuit&|160;!… Mais une masse informele poursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de lapoussière. «&|160;Arrêtez, je vous en supplie&|160;; arrêtez… mesjambes sont gonflées d’avoir marché pendant la journée… je n’ai pasmangé depuis hier… mes parents m’ont abandonné… je ne sais plus quefaire… je suis résolu de retourner chez moi, et j’y serais vitearrivé, si vous m’accordiez une place… je suis un petit enfant dehuit ans, et j’ai confiance en vous…&|160;» Il s’enfuit&|160;!… Ils’enfuit&|160;!… Mais, une masse informe le poursuit avecacharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Un de ceshommes, à l’œil froid, donne un coup de coude à son voisin, etparaît lui exprimer son mécontentement de ces gémissements, autimbre argentin, qui parviennent jusqu’à son oreille. L’autrebaisse la tête d’une manière imperceptible, en formed’acquiescement, et se replonge ensuite dans l’immobilité de sonégoïsme, comme une tortue dans sa carapace. Tout indique dans lestraits des autres voyageurs les mêmes sentiments que ceux des deuxpremiers. Les cris se font entendre pendant deux ou trois minutes,plus perçants de seconde en seconde. L’on voit des fenêtress’ouvrir sur le boulevard, et une figure effarée, une lumière à lamain, après avoir jeté les yeux sur la chaussée, refermer le voletavec impétuosité, pour ne plus reparaître… Il s’enfuit&|160;!… Ils’enfuit&|160;!… Mais, une masse informe le poursuit avecacharnement, sur ces traces, au milieu de la poussière. Seul, unjeune homme, plongé dans la rêverie, au milieu de ces personnagesde pierre, paraît ressentir de la pitié pour le malheur. En faveurde l’enfant, qui croit pouvoir l’atteindre, avec ses petites jambesendolories, il n’ose pas élever la voix&|160;; car les autreshommes lui jettent des regards de mépris et d’autorité, et il saitqu’il ne peut rien faire contre tous. Le coude appuyé sur sesgenoux et la tête entre ses mains, il se demande, stupéfait, sic’est là vraiment ce qu’on appelle la charité humaine. Ilreconnaît alors que ce n’est qu’un vain mot, qu’on ne trouve plusmême dans le dictionnaire de la poésie, et avoue avec franchise sonerreur. Il se dit&|160;: «&|160;En effet, pourquoi s’intéresser àun petit enfant&|160;? Laissons-le de côté.&|160;» Cependant, unelarme brûlante a roulé sur la joue de cet adolescent, qui vient deblasphémer. Il passe péniblement la main sur son front, comme pouren écarter un nuage dont l’opacité obscurcit son intelligence. Ilse démène, mais en vain, dans le siècle où il a été jeté&|160;; ilsent qu’il n’y est pas à sa place, et cependant il ne peut ensortir. Prison terrible&|160;! Fatalité hideuse&|160;! Lombano, jesuis content de toi depuis ce jour&|160;! Je ne cessais pas det’observer, pendant que ma figure respirait la même indifférenceque celle des autres voyageurs. L’adolescent se lève, dans unmouvement d’indignation, et veut se retirer, pour ne pasparticiper, même involontairement, à une mauvaise action. Je luifais un signe, et il se remet à mon côté… Il s’enfuit&|160;! Ils’enfuit&|160;!… Mais, une masse informe le poursuit avecacharnement, sur ses traces, au milieu de la poussière. Les criscessent subitement&|160;; car, l’enfant a touché du pied un pavé ensaillie, et s’est fait une blessure à la tête, en tombant.L’omnibus a disparu à l’horizon, et l’on ne voit plus que la ruesilencieuse… Il s’enfuit&|160;!… Il s’enfuit&|160;!… Mais, unemasse informe ne le poursuit plus avec acharnement, sur ses traces,au milieu de la poussière. Voyez ce chiffonnier qui passe, courbésur sa lanterne pâlotte&|160;; il y a en lui plus de cœur que danstous ses pareils de l’omnibus. Il vient de ramasser l’enfant&|160;;soyez sûr qu’il le guérira, et ne l’abandonnera pas, comme ont faitses parents. Il s’enfuit&|160;!… Il s’enfuit&|160;!… Mais, del’endroit où il se trouve, le regard perçant du chiffonnier lepoursuit avec acharnement, sur ses traces, au milieu de lapoussière&|160;!… Race stupide et idiote&|160;! Tu te repentiras dete conduire ainsi. C’est moi qui te le dis. Tu t’en repentiras,va&|160;! tu t’en repentiras. Ma poésie ne consistera qu’àattaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et leCréateur, qui n’aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Lesvolumes s’entasseront sur les volumes, jusqu’à la fin de ma vie,et, cependant, l’on n’y verra que cette seule idée, toujoursprésente à ma conscience&|160;!

** * * *

Faisant ma promenade quotidienne, chaque jourje passais dans une rue étroite&|160;; chaque jour, une jeune fillesvelte de dix ans me suivait, à distance, respectueusement, le longde cette rue, en me regardant avec des paupières sympathiques etcurieuses. Elle était grande pour son âge et avait la tailleélancée. D’abondants cheveux noirs, séparés en deux sur la tête,tombaient en tresses indépendantes sur des épaules marmoréennes. Unjour, elle me suivait comme de coutume&|160;; les bras musculeuxd’une femme du peuple la saisit par les cheveux, comme letourbillon saisit la feuille, appliqua deux gifles brutales sur unejoue fière et muette, et ramena dans la maison cette conscienceégarée. En vain, je faisais l’insouciant&|160;; elle ne manquaitjamais de me poursuivre de sa présence devenue inopportune. Lorsquej’enjambais une autre rue, pour continuer mon chemin elles’arrêtait, faisant un violent effort sur elle-même, au terme decette rue étroite, immobile comme la statue du Silence, et necessait de regarder devant elle, jusqu’à ce que je disparusse. Unefois, cette jeune fille me précéda dans la rue, et emboîta le pasdevant moi. Si j’allais vite pour la dépasser, elle courait presquepour maintenir la distance égale&|160;; mais, si je ralentissais lepas, pour qu’il y eût un intervalle de chemin, assez grand entreelle et moi, alors, elle le ralentissait aussi, et y mettait lagrâce de l’enfance. Arrivée au terme de la rue, elle se retournalentement, de manière à me barrer le passage. Je n’eus pas le tempsde m’esquiver, et je me trouvai devant sa figure. Elle avait lesyeux gonflés et rouges. Je voyais facilement qu’elle voulait meparler, et qu’elle ne savait comment s’y prendre. Devenuesubitement pâle comme un cadavre, elle me demanda&|160;:«&|160;Auriez-vous la bonté de me dire quelle heureest-il&|160;?&|160;» Je lui dis que je ne portais pas de montre, etje m’éloignai rapidement. Depuis ce jour, enfant à l’imaginationinquiète et précoce, tu n’as plus revu, dans la rue étroite, lejeune homme mystérieux qui battait péniblement, de sa sandalelourde, le pavé des carrefours tortueux. L’apparition de cettecomète enflammée ne reluira plus, comme un triste sujet decuriosité fanatique, sur la façade de ton observation déçue&|160;;et, tu penseras souvent, trop souvent, peut-être toujours, à celuiqui ne paraissait pas s’inquiéter des maux, ni des biens de la vieprésente, et s’en allait au hasard, avec une figure horriblementmorte, les cheveux hérissés, la démarche chancelante, et les brasnageant aveuglément dans les eaux ironiques de l’éther, comme poury chercher la proie sanglante de l’espoir, ballottéecontinuellement, à travers les immenses régions de l’espace, par lechasse-neige implacable de la fatalité. Tu ne me verras plus, et jene te verrai plus&|160;!… Qui sait&|160;? Peut-être que cette fillen’était pas ce qu’elle se montrait. Sous une enveloppe naïve, ellecachait peut-être une immense ruse, le poids de dix-huit années, etle charme du vice. On a vu des vendeuses d’amour s’expatrier avecgaîté des îles Britanniques, et franchir le détroit. Ellesrayonnaient leurs ailes, en tournoyant, en essaims dorés, devant lalumière parisienne&|160;; et, quand vous les aperceviez, vousdisiez&|160;: «&|160;Mais elles sont encore enfants&|160;; ellesn’ont pas plus de dix ou douze ans.&|160;» En réalité elles enavaient vingt. Oh&|160;! dans cette supposition, maudits soient-ilsles détours de cette rue obscure&|160;! Horrible&|160;!horrible&|160;! ce qui s’y passe. Je crois que sa mère la frappaparce qu’elle ne faisait pas son métier avec assez d’adresse. Ilest possible que ce ne fût qu’un enfant, et alors la mère est pluscoupable encore. Moi, je ne veux pas croire à cette supposition,qui n’est qu’une hypothèse, et je préfère aimer, dans ce caractèreromanesque, une âme qui se dévoile trop tôt… Ah&|160;! vois-tu,jeune fille, je t’engage à ne plus reparaître devant mes yeux, sijamais je repasse dans la rue étroite. Il pourrait t’en coûtercher&|160;! Déjà le sang et la haine me montent vers la tête, àflots bouillants. Moi, être assez généreux pour aimer messemblables&|160;! Non, non&|160;! Je l’ai résolu depuis le jour dema naissance&|160;! Ils ne m’aiment pas, eux&|160;! On verra lesmondes se détruire, et le granit glisser, comme un cormoran, sur lasurface des flots, avant que je touche la main infâme d’un êtrehumain. Arrière… arrière, cette main&|160;!… Jeune fille, tu n’espas un ange, et tu deviendras, en somme, comme les autres femmes.Non, non, je t’en supplie&|160;; ne reparais plus devant messourcils froncés et louches. Dans un moment d’égarement, jepourrais te prendre les bras, les tordre comme un linge lavé donton exprime l’eau, ou les casser avec fracas, comme deux branchessèches, et te les faire ensuite manger, en employant la force. Jepourrais, en prenant ta tête entre mes mains, d’un air caressant etdoux, enfoncer mes doigts avides dans les lobes de ton cerveauinnocent, pour en extraire, le sourire aux lèvres, une graisseefficace qui lave les yeux, endoloris par l’insomnie éternelle dela vie. Je pourrais, cousant tes paupières avec une aiguille, tepriver du spectacle de l’univers, et te mettre dans l’impossibilitéde trouver ton chemin&|160;; ce n’est pas moi qui te servirai deguide. Je pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer,te saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme unefronde, concentrer mes forces en décrivant la dernièrecirconférence, et te lancer contre la muraille. Chaque goutte desang rejaillira sur une poitrine humaine, pour effrayer les hommes,et mettre devant eux l’exemple de ma méchanceté&|160;! Ilss’arracheront sans trêve des lambeaux et des lambeaux dechair&|160;; mais, la goutte de sang reste ineffaçable, à la mêmeplace, et brillera comme un diamant. Sois tranquille, je donnerai àune demi-douzaine de domestiques l’ordre de garder les restesvénérés de ton corps, et de les préserver de la faim des chiensvoraces. Sans doute, le corps est resté plaqué sur la muraille,comme une poire mûre, et n’est pas tombé à terre&|160;; mais, leschiens savent accomplir des bonds élevés, si l’on n’y prendgarde.

** * * *

Cet enfant, qui est assis sur un banc dujardin des Tuileries, comme il est gentil&|160;! Ses yeux hardisdardent quelque objet invisible, au loin, dans l’espace. Il ne doitpas avoir plus de huit ans, et, cependant, il ne s’amuse pas, commeil serait convenable. Tout au moins il devrait rire et se promeneravec quelque camarade, au lieu de rester seul&|160;; mais, ce n’estpas son caractère.

Cet enfant, qui est assis sur un banc dujardin des Tuileries, comme il est gentil&|160;! Un homme, mû parun dessein caché, vient s’asseoir à côté de lui, sur le même banc,avec des allures équivoques. Qui est-ce&|160;? Je n’ai pas besoinde vous le dire&|160;; car, vous le reconnaîtrez à sa conversationtortueuse. Écoutons-les, ne les dérangeons pas&|160;:

–&|160;À quoi pensais-tu, enfant&|160;?

–&|160;Je pensais au ciel.

–&|160;Il n’est pas nécessaire que tu pensesau ciel&|160;; c’est déjà assez de penser à la terre. Es-tu fatiguéde vivre, toi qui viens à peine de naître&|160;?

–&|160;Non, mais chacun préfère le ciel à laterre.

–&|160;Eh bien, pas moi. Car, puisque le ciela été fait par Dieu, ainsi que la terre, sois sûr que tu yrencontreras les mêmes maux qu’ici-bas. Après ta mort, tu ne seraspas récompensé d’après tes mérites&|160;; car, si l’on te commetdes injustices sur cette terre (comme tu l’éprouveras, parexpérience, plus tard), il n’y a pas de raison pour que, dansl’autre vie, on ne t’en commette non plus. Ce que tu as de mieux àfaire, c’est de ne pas penser à Dieu, et de te faire justicetoi-même, puisqu’on te la refuse. Si un de tes camaradest’offensait, est-ce que tu ne serais pas heureux de letuer&|160;?

–&|160;Mais, c’est défendu.

–&|160;Ce n’est pas si défendu que tu crois.Il s’agit seulement de ne pas se laisser attraper. La justicequ’apportent les lois ne vaut rien&|160;; c’est la jurisprudence del’offensé qui compte. Si tu détestais un de tes camarades, est-ceque tu ne serais pas malheureux de songer qu’à chaque instant tuaies sa pensée devant tes yeux&|160;?

–&|160;C’est vrai.

–&|160;Voilà donc un de tes camarades qui terendrait malheureux toute ta vie&|160;; car, voyant que ta hainen’est que passive, il ne continuera pas moins de se narguer de toi,et de te causer du mal impunément. Il n’y a donc qu’un moyen defaire cesser la situation&|160;; c’est de se débarrasser de sonennemi. Voilà où je voulais en venir, pour te faire comprendre surquelles bases est fondée la société actuelle. Chacun doit se fairejustice lui-même, sinon il n’est qu’un imbécile. Celui qui remportela victoire sur ses semblables, celui-là est le plus rusé et leplus fort. Est-ce que tu ne voudrais pas un jour dominer tessemblables&|160;?

–&|160;Oui, oui.

–&|160;Sois donc le plus fort et le plus rusé.Tu es encore trop jeune pour être le plus fort&|160;; mais, dèsaujourd’hui, tu peux employer la ruse, le plus bel instrument deshommes de génie. Lorsque le berger David atteignait au front legéant Goliath d’une pierre lancée par la fronde, est-ce qu’il n’estpas admirable de remarquer que c’est seulement par la ruse queDavid a vaincu son adversaire, et que si, au contraire, ilss’étaient pris à bras-le-corps, le géant l’aurait écrasé comme unemouche&|160;? Il en est de même pour toi. À guerre ouverte, tu nepourras jamais vaincre les hommes, sur lesquels tu es désireuxd’étendre ta volonté&|160;; mais, avec la ruse, tu pourras lutterseul contre tous. Tu désires les richesses, les beaux palais et lagloire&|160;? ou m’as-tu trompé quand tu m’as affirmé ces noblesprétentions&|160;?

–&|160;Non, non, je ne vous trompais pas.Mais, je voudrais acquérir ce que je désire par d’autresmoyens.

–&|160;Alors, tu n’acquerras rien du tout. Lesmoyens vertueux et bonasses ne mènent à rien. Il faut mettre àl’œuvre des leviers plus énergiques et des trames plus savantes.Avant que tu deviennes célèbre par ta vertu et que tu atteignes lebut, cent autres auront le temps de faire des cabrioles par-dessuston dos, et d’arriver au bout de la carrière avant toi, de tellemanière qu’il ne s’y trouvera plus de place pour tes idéesétroites. Il faut savoir embrasser, avec plus de grandeur,l’horizon du temps présent. N’as-tu jamais entendu parler, parexemple, de la gloire immense qu’apportent les victoires&|160;? Et,cependant, les victoires ne se font pas seules. Il faut verser dusang, beaucoup de sang, pour les engendrer et les déposer aux piedsdes conquérants. Sans les cadavres et les membres épars que tuaperçois dans la plaine, où s’est opéré sagement le carnage, il n’yaurait pas de guerre, et, sans guerre, il n’y aurait pas devictoire. Tu vois que, lorsqu’on veut devenir célèbre, il faut seplonger avec grâce dans des fleuves de sang, alimentés par de lachair à canon. Le but excuse le moyen. La première chose, pourdevenir célèbre, est d’avoir de l’argent. Or, comme tu n’en as pas,il faudra assassiner pour en acquérir&|160;; mais, comme tu n’espas assez fort pour manier le poignard, fais-toi voleur, enattendant que tes membres aient grossi. Et, pour qu’ils grossissentplus vite, je te conseille de faire de la gymnastique deux fois parjour, une heure le matin, une heure le soir. De cette manière, tupourras essayer le crime, avec un certain succès, dès l’âge dequinze ans, au lieu d’attendre jusqu’à vingt. L’amour de la gloireexcuse tout, et peut-être, plus tard, maître de tes semblables,leur feras-tu presque autant de bien que tu leur as fait du mal aucommencement&|160;!…

Maldoror s’aperçoit que le sang bouillonnedans la tête de son jeune interlocuteur&|160;; ses narines sontgonflées, et ses lèvres rejettent une légère écume blanche. Il luitâte le pouls&|160;; les pulsations sont précipitées. La fièvre agagné ce corps délicat. Il craint les suites de ses paroles&|160;;il s’esquive, le malheureux, contrarié de n’avoir pas pu entretenircet enfant pendant plus longtemps. Lorsque, dans l’âge mûr, il estsi difficile de maîtriser les passions, balancé entre le bien et lemal, qu’est-ce dans un esprit, encore plein d’inexpérience&|160;?et quelle somme d’énergie relative ne lui faut-il pas enplus&|160;? L’enfant en sera quitte pour garder le lit trois jours.Plût au ciel que le contact maternel amène la paix dans cette fleursensible, fragile enveloppe d’une belle âme&|160;!

** * * *

Là, dans un bosquet entouré de fleurs, dortl’hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon, mouillé de sespleurs. La lune a dégagé son disque de la masse des nuages, etcaresse avec ses pâles rayons cette douce figure d’adolescent. Sestraits expriment l’énergie la plus virile, en même temps que lagrâce d’une vierge céleste. Rien ne paraît naturel en lui, pas mêmeles muscles de son corps, qui se fraient un passage à travers lescontours harmonieux de formes féminines. Il a le bras recourbé surle front, l’autre main appuyée contre la poitrine, comme pourcomprimer les battements d’un cœur fermé à toutes les confidences,et chargé du pesant fardeau d’un secret éternel. Fatigué de la vie,et honteux de marcher parmi des êtres qui ne lui ressemblent pas,le désespoir a gagné son âme, et il s’en va seul, comme le mendiantde la vallée. Comment se procure-t-il les moyens d’existence&|160;?Des âmes compatissantes veillent de près sur lui, sans qu’il sedoute de cette surveillance, et ne l’abandonnent pas&|160;: il estsi bon&|160;! il est si résigné&|160;! Volontiers il parlequelquefois avec ceux qui ont le caractère sensible, sans leurtoucher la main, et se tient à distance, dans la crainte d’undanger imaginaire. Si on lui demande pourquoi il a pris la solitudepour compagne, ses yeux se lèvent vers le ciel, et retiennent avecpeine une larme de reproche contre la Providence&|160;; mais, il nerépond pas à cette question imprudente, qui répand, dans la neigede ses paupières, la rougeur de la rose matinale. Si l’entretien seprolonge, il devient inquiet, tourne les yeux vers les quatrepoints de l’horizon, comme pour chercher à fuir la présence d’unennemi invisible qui s’approche, fait de la main un adieu brusque,s’éloigne sur les ailes de sa pudeur en éveil, et disparaît dans laforêt. On le prend généralement pour un fou. Un jour, quatre hommesmasqués, qui avaient reçu des ordres, se jetèrent sur lui et legarrottèrent solidement, de manière qu’il ne pût remuer que lesjambes. Le fouet abattit ses rudes lanières sur son dos, et ils luidirent qu’il se dirigeât sans délai vers la route qui mène àBicêtre. Il se mit à sourire en recevant les coups, et leur parlaavec tant de sentiment, d’intelligence sur beaucoup de scienceshumaines qu’il avaient étudiées et qui montraient une grandeinstruction dans celui qui n’avait pas encore franchi le seuil dela jeunesse, et sur les destinées de l’humanité où il dévoilaentière la noblesse poétique de son âme, que ses gardiens,épouvantés jusqu’au sang de l’action qu’ils avaient commise,délièrent ses membres brisés, se traînèrent à ses genoux, endemandant un pardon qui fut accordé, et s’éloignèrent, avec lesmarques d’une vénération qui ne s’accorde pas ordinairement auxhommes. Depuis cet événement, dont on parla beaucoup, son secretfut deviné par chacun, mais on paraît l’ignorer, pour ne pasaugmenter ses souffrances&|160;; et le gouvernement lui accorde unepension honorable, pour lui faire oublier qu’un instant on voulutl’introduire par force, sans vérification préalable, dans unhospice d’aliénés. Lui, il emploie la moitié de son argent&|160;;le reste, il le donne aux pauvres. Quand il voit un homme et unefemme qui se promènent dans quelque allée de platanes, il sent soncorps se fendre en deux de bas en haut, et chaque partie nouvellealler étreindre un des promeneurs&|160;; mais, ce n’est qu’unehallucination, et la raison ne tarde pas à reprendre son empire.C’est pourquoi, il ne mêle sa présence, ni parmi les hommes, niparmi les femmes&|160;; car, sa pudeur excessive, qui a pris jourdans cette idée qu’il n’est qu’un monstre, l’empêche d’accorder sasympathie brûlante à qui que ce soit. Il croirait se profaner, etil croirait profaner les autres. Son orgueil lui répète cetaxiome&|160;: «&|160;Que chacun reste dans sa nature.&|160;» Sonorgueil, ai-je dit, parce qu’il craint qu’en joignant sa vie à unhomme ou une femme, on ne lui reproche tôt ou tard, comme une fauteénorme, la conformation de son organisation. Alors, il se retranchedans son amour-propre, offensé par cette supposition impie qui nevient que de lui, et il persévère à rester seul, au milieu destourments, et sans consolation. Là, dans un bosquet entouré defleurs, dort l’hermaphrodite, profondément assoupi sur le gazon,mouillé de ses pleurs. Les oiseaux, éveillés, contemplent avecravissement cette figure mélancolique, à travers les branches desarbres, et le rossignol ne veut pas faire entendre ses cavatines decristal. Le bois est devenu auguste comme une tombe, par laprésence nocturne de l’hermaphrodite infortuné. Ô voyageur égaré,par ton esprit d’aventure qui t’a fait quitter ton père et ta mère,dès l’âge le plus tendre&|160;; par les souffrances que la soif t’acausées, dans le désert&|160;; par ta patrie que tu cherchespeut-être, après avoir longtemps erré, proscrit, dans des contréesétrangères&|160;; par ton coursier, ton fidèle ami, qui a supporté,avec toi, l’exil et l’intempérie des climats que te faisaitparcourir ton humeur vagabonde&|160;; par la dignité que donnent àl’homme les voyages sur les terres lointaines et les mersinexplorées, au milieu des glaçons polaires, ou sous l’influenced’un soleil torride, ne touche pas avec ta main, comme avec unfrémissement de la brise, ces boucles de cheveux, répandues sur lesol, et qui se mêlent à l’herbe verte. Écarte-toi de plusieurs pas,et tu agiras mieux ainsi. Cette chevelure est sacrée&|160;; c’estl’hermaphrodite lui-même qui l’a voulu. Il ne veut pas que deslèvres humaines embrassent religieusement ses cheveux, parfumés parle souffle de la montagne, pas plus que son front, qui resplendit,en cet instant, comme les étoiles du firmament. Mais, il vaut mieuxcroire que c’est une étoile elle-même qui est descendue de sonorbite, en traversant l’espace, sur ce front majestueux, qu’elleentoure avec sa clarté de diamant, comme d’une auréole. La nuit,écartant du doigt sa tristesse, se revêt de tous ses charmes pourfêter le sommeil de cette incarnation de la pudeur, de cette imageparfaite de l’innocence des anges&|160;: le bruissement desinsectes est moins perceptible. Les branches penchent sur lui leurélévation touffue, afin de le préserver de la rosée, et la brise,faisant résonner les cordes de sa harpe mélodieuse, envoie sesaccords joyeux, à travers le silence universel, vers ses paupièresbaissées, qui croient assister, immobiles, au concert cadencé desmondes suspendus. Il rêve qu’il est heureux&|160;; que sa naturecorporelle a changé&|160;; ou que, du moins, il s’est envolé sur unnuage pourpre, vers une autre sphère, habitée par des êtres de mêmenature que lui. Hélas&|160;! que son illusion se prolonge jusqu’auréveil de l’aurore&|160;! Il rêve que les fleurs dansent autour delui en rond, comme d’immenses guirlandes folles, et l’imprègnent deleurs parfums suaves, pendant qu’il chante un hymne d’amour, entreles bras d’un être humain d’une beauté magique. Mais, ce n’estqu’une vapeur crépusculaire que ses bras entrelacent&|160;; et,quand il se réveillera, ses bras ne l’entrelaceront plus. Ne teréveille pas, hermaphrodite&|160;; ne te réveille pas encore, jet’en supplie. Pourquoi ne veux-tu pas me croire&|160;? Dors… dorstoujours. Que ta poitrine se soulève, en poursuivant l’espoirchimérique du bonheur, je te le permets&|160;; mais, n’ouvre pastes yeux. Ah&|160;! n’ouvre pas tes yeux&|160;! Je veux te quitterainsi, pour ne pas être témoin de ton réveil. Peut-être un jour, àl’aide d’un livre volumineux, dans des pages émues, raconterai-jeton histoire, épouvanté de ce qu’elle contient, et desenseignements qui s’en dégagent. Jusqu’ici, je n’ai pas pu&|160;;car, chaque fois que je l’ai voulu, d’abondantes larmes tombaientsur le papier, et mes doigts tremblaient, sans que ce fût devieillesse. Mais, je veux avoir à la fin ce courage. Je suisindigné de n’avoir pas plus de nerfs qu’une femme, et dem’évanouir, comme une petite fille, chaque fois que je réfléchis àta grande misère. Dors… dors toujours&|160;; mais, n’ouvre pas tesyeux. Ah&|160;! n’ouvre pas tes yeux&|160;! Adieu,hermaphrodite&|160;! Chaque jour, je ne manquerai pas de prier leciel pour toi (si c’était pour moi, je ne le prierais point). Quela paix soit dans ton sein&|160;!

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Quand une femme, à la voix de soprano, émetses notes vibrantes et mélodieuses, à l’audition de cette harmoniehumaine, mes yeux se remplissent d’une flamme latente et lancentdes étincelles douloureuses, tandis que dans mes oreilles sembleretentir le tocsin de la canonnade. D’où peut venir cetterépugnance profonde pour tout ce qui tient à l’homme&|160;? Si lesaccords s’envolent des fibres d’un instrument, j’écoute avecvolupté ces notes perlées qui s’échappent en cadence à travers lesondes élastiques de l’atmosphère. La perception ne transmet à monouïe qu’une impression d’une douceur à fondre les nerfs et lapensée&|160;; un assoupissement ineffable enveloppe de ses pavotsmagiques, comme d’un voile qui tamise la lumière du jour, lapuissance active de mes sens et les forces vivaces de monimagination. On raconte que je naquis entre les bras de lasurdité&|160;! Aux premières époques de mon enfance, je n’entendaispas ce qu’on me disait. Quand, avec les plus grandes difficultés,on parvint à m’apprendre à parler, c’était seulement, après avoirlu sur une feuille ce que quelqu’un écrivait, que je pouvaiscommuniquer, à mon tour, le fil de mes raisonnements. Un jour, journéfaste, je grandissais en beauté et en innocence&|160;; et chacunadmirait l’intelligence et la bonté du divin adolescent. Beaucoupde consciences rougissaient quand elles contemplaient ces traitslimpides où son âme avait placé son trône. On ne s’approchait delui qu’avec vénération, parce qu’on remarquait dans ses yeux leregard d’un ange. Mais non, je savais de reste que les rosesheureuses de l’adolescence ne devaient pas fleurir perpétuellement,tressées en guirlandes capricieuses, sur son front modeste etnoble, qu’embrassaient avec frénésie toutes les mères. Ilcommençait à me sembler que l’univers, avec sa voûte étoilée deglobes impassibles et agaçants, n’était peut-être pas ce quej’avais rêvé de plus grandiose. Un jour, donc, fatigué de talonnerdu pied le sentier abrupt du voyage terrestre, et de m’en aller, enchancelant comme un homme ivre, à travers les catacombes obscuresde la vie, je soulevai avec lenteur mes yeux spleenétiques, cernésd’un grand cercle bleuâtre, vers la concavité du firmament, etj’osai pénétrer, moi, si jeune, les mystères du ciel&|160;! Netrouvant pas ce que je cherchais, je soulevai la paupière effaréeplus haut, plus haut encore, jusqu’à ce que j’aperçusse un trône,formé d’excréments humains et d’or, sur lequel trônait, avec unorgueil idiot, le corps recouvert d’un linceul fait avec des drapsnon lavés d’hôpital, celui qui s’intitule lui-même leCréateur&|160;! Il tenait à la main le tronc pourri d’un hommemort, et le portait, alternativement, des yeux au nez et du nez àla bouche&|160;; une fois à la bouche, on devine ce qu’il enfaisait. Ses pieds plongeaient dans une vaste mare de sang enébullition, à la surface duquel s’élevaient tout à coup, comme desténias à travers le contenu d’un pot de chambre, deux ou troistêtes prudentes, et qui s’abaissaient aussitôt, avec la rapidité dela flèche&|160;: un coup de pied, bien appliqué sur l’os du nez,était la récompense connue de la révolte au règlement, occasionnéepar le besoin de respirer un autre milieu&|160;; car, enfin, ceshommes n’étaient pas des poissons&|160;! Amphibies tout au plus,ils nageaient entre deux eaux dans ce liquide immonde&|160;!…jusqu’à ce que, n’ayant plus rien dans la main, le Créateur, avecles deux premières griffes du pied, saisît un autre plongeur par lecou, comme dans une tenaille, et le soulevât en l’air, en dehors dela vase rougeâtre, sauce exquise&|160;! Pour celui-là, il faisaitcomme pour l’autre. Il lui dévorait d’abord la tête, les jambes etles bras, et en dernier lieu le tronc, jusqu’à ce qu’il ne restâtplus rien&|160;; car, il croquait les os. Ainsi de suite, durantles autres heures de son éternité. Quelquefois il s’écriait&|160;:«&|160;Je vous ai créés&|160;; donc j’ai le droit de faire de vousce que je veux. Vous ne m’avez rien fait, je ne dis pas lecontraire. Je vous fais souffrir, et c’est pour mon plaisir.&|160;»Et il reprenait son repas cruel, en remuant sa mâchoire inférieure,laquelle remuait sa barbe pleine de cervelle. Ô lecteur, ce dernierdétail ne te fait-il pas venir l’eau à la bouche&|160;? N’en mangepas qui veut d’une pareille cervelle, si bonne, toute fraîche, etqui vient d’être pêchée il n’y a qu’un quart d’heure dans le lacaux poissons. Les membres paralysés, et la gorge muette,je contemplai quelque temps ce spectacle. Trois fois, je faillistomber à la renverse, comme un homme qui subit une émotion tropforte&|160;; trois fois, je parvins à me remettre sur les pieds.Pas une fibre de mon corps ne restait immobile&|160;; et jetremblais, comme tremble la lave intérieure d’un volcan. À la fin,ma poitrine oppressée, ne pouvant chasser avec assez de vitessel’air qui donne la vie, les lèvres de ma bouche s’entr’ouvrirent,et je poussai un cri… un cri si déchirant… que je l’entendis&|160;!Les entraves de mon oreille se délièrent d’une manière brusque, letympan craqua sous le choc de cette masse d’air sonore repousséeloin de moi avec énergie, et il se passa un phénomène nouveau dansl’organe condamné par la nature. Je venais d’entendre un son&|160;!Un cinquième sens se révélait en moi&|160;! Mais, quel plaisireussé-je pu trouver d’une pareille découverte&|160;? Désormais, leson humain n’arriva à mon oreille qu’avec le sentiment de ladouleur qu’engendre la pitié pour une grande injustice. Quandquelqu’un me parlait, je me rappelais ce que j’avais vu, un jour,au-dessus des sphères visibles, et la traduction de mes sentimentsétouffés en un hurlement impétueux, dont le timbre était identiqueà celui de mes semblables&|160;! Je ne pouvais pas luirépondre&|160;; car, les supplices exercés sur la faiblesse del’homme, dans cette mer hideuse de pourpre, passaient devant monfront en rugissant comme des éléphants écorchés, et rasaient deleurs ailes de feu mes cheveux calcinés. Plus tard, quand je connusdavantage l’humanité, à ce sentiment de pitié se joignit une fureurintense contre cette tigresse marâtre, dont les enfants endurcis nesavent que maudire et faire le mal. Audace du mensonge&|160;! ilsdisent que le mal n’est chez eux qu’à l’état d’exception&|160;!…Maintenant, c’est fini depuis longtemps&|160;; depuis longtemps, jen’adresse la parole à personne. Ô vous, qui que vous soyez, quandvous serez à côté de moi, que les cordes de votre glotte nelaissent échapper aucune intonation&|160;; que votre larynximmobile n’aille pas s’efforcer de surpasser le rossignol&|160;; etvous-même n’essayez nullement de me faire connaître votre âme àl’aide du langage. Gardez un silence religieux, que rienn’interrompe&|160;; croisez humblement vos mains sur la poitrine,et dirigez vos paupières sur le bas. Je vous l’ai dit, depuis lavision qui me fit connaître la vérité suprême, assez de cauchemarsont sucé avidement ma gorge, pendant les nuits et les jours, pouravoir encore le courage de renouveler, même par la pensée, lessouffrances que j’éprouvai dans cette heure infernale, qui mepoursuit sans relâche de son souvenir. Oh&|160;! quand vousentendez l’avalanche de neige tomber du haut de la froidemontagne&|160;; la lionne se plaindre, au désert aride, de ladisparition de ses petits&|160;; la tempête accomplir sadestinée&|160;; le condamné mugir, dans la prison, la veille de laguillotine&|160;; et le poulpe féroce raconter, aux vagues de lamer, ses victoires sur les nageurs et les naufragés, dites-le, cesvoix majestueuses ne sont-elles pas plus belles que le ricanementde l’homme&|160;!

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Il existe un insecte que les hommesnourrissent à leurs frais. Ils ne lui doivent rien&|160;; mais, ilsle craignent. Celui-ci, qui n’aime pas le vin, mais qui préfère lesang, si on ne satisfaisait pas à ses besoins légitimes, seraitcapable, par un pouvoir occulte, de devenir aussi gros qu’unéléphant, d’écraser les hommes comme des épis. Aussi faut-il voircomme on le respecte, comme on l’entoure d’une vénération canine,comme on le place en haute estime au-dessus des animaux de lacréation. On lui donne la tête pour trône, et lui, accroche sesgriffes à la racine des cheveux, avec dignité. Plus tard, lorsqu’ilest gras et qu’il entre dans un âge avancé, en imitant la coutumed’un peuple ancien, on le tue, afin de ne pas lui faire sentir lesatteintes de la vieillesse. On lui fait des funérailles grandioses,comme à un héros, et la bière, qui le conduit directement vers lecouvercle de la tombe, est portée, sur les épaules, par lesprincipaux citoyens. Sur la terre humide que le fossoyeur remueavec sa pelle sagace, on combine des phrases multicolores surl’immortalité de l’âme, sur le néant de la vie, sur la volontéinexplicable de la Providence, et le marbre se referme, à jamais,sur cette existence, laborieusement remplie, qui n’est plus qu’uncadavre. La foule se disperse, et la nuit ne tarde pas à couvrir deses ombres les murailles du cimetière.

Mais, consolez-vous, humains, de sa pertedouloureuse. Voici sa famille innombrable, qui s’avance, et dont ilvous a libéralement gratifié, afin que votre désespoir fût moinsamer, et comme adouci par la présence agréable de ces avortonshargneux, qui deviendront plus tard de magnifiques poux, ornésd’une beauté remarquable, monstres à allure de sage. Il a couvéplusieurs douzaines d’œufs chéris, avec son aile maternelle, survos cheveux, desséchés par la succion acharnée de ces étrangersredoutables. La période est promptement venue, où les œufs ontéclaté. Ne craignez rien, ils ne tarderont pas à grandir, cesadolescents philosophes, à travers cette vie éphémère. Ilsgrandiront tellement, qu’ils vous le feront sentir, avec leursgriffes et leurs suçoirs.

Vous ne savez pas, vous autres, pourquoi ilsne dévorent pas les os de votre tête, et qu’ils se contententd’extraire, avec leur pompe, la quintessence de votre sang.Attendez un instant, je vais vous le dire&|160;: c’est parce qu’ilsn’en ont pas la force. Soyez certains que, si leur mâchoire étaitconforme à la mesure de leurs vœux infinis, la cervelle, la rétinedes yeux, la colonne vertébrale, tout votre corps y passerait.Comme une goutte d’eau. Sur la tête d’un jeune mendiant des rues,observez avec un microscope, un pou qui travaille&|160;; vous m’endonnerez des nouvelles. Malheureusement ils sont petits, cesbrigands de la longue chevelure. Ils ne seraient pas bons pour êtreconscrits&|160;; car, ils n’ont pas la taille nécessaire exigée parla loi. Ils appartiennent au monde lilliputien de ceux de la courtecuisse, et les aveugles n’hésitent pas à les ranger parmi lesinfiniment petits. Malheur au cachalot qui se battrait contre unpou. Il serait dévoré en un clin d’œil, malgré sa taille. Il neresterait pas la queue pour aller annoncer la nouvelle. L’éléphantse laisse caresser. Le pou, non. Je ne vous conseille pas de tentercet essai périlleux. Gare à vous, si votre main est poilue, ou queseulement elle soit composée d’os et de chair. C’en est fait de vosdoigts. Ils craqueront comme s’ils étaient à la torture. La peaudisparaît par un étrange enchantement. Les poux sont incapables decommettre autant de mal que leur imagination en médite. Si voustrouvez un pou dans votre route, passez votre chemin, et ne luiléchez pas les papilles de la langue. Il vous arriverait quelqueaccident. Cela s’est vu. N’importe, je suis déjà content de laquantité de mal qu’il te fait, ô race humaine&|160;; seulement, jevoudrais qu’il t’en fît davantage.

Jusqu’à quand garderas-tu le culte vermoulu dece dieu, insensible à tes prières et aux offrandes généreuses quetu lui offres en holocauste expiatoire&|160;? Vois, il n’est pasreconnaissant, ce manitou horrible, des larges coupes de sang et decervelle que tu répands sur ses autels, pieusement décorés deguirlandes de fleurs. Il n’est pas reconnaissant… car, lestremblements de terre et les tempêtes continuent de sévir depuis lecommencement des choses. Et, cependant, spectacle digned’observation, plus il se montre indifférent, plus tu l’admires. Onvoit que tu te méfies de ses attributs, qu’il cache&|160;; et tonraisonnement s’appuie sur cette considération, qu’une divinitéd’une puissance extrême peut seule montrer tant de mépris enversles fidèles qui obéissent à sa religion. C’est pour cela que, danschaque pays, existent des dieux divers, ici, le crocodile, là, lavendeuse d’amour&|160;; mais, quand il s’agit du pou, à ce nomsacré, baisant universellement les chaînes de leur esclavage, tousles peuples s’agenouillent ensemble sur le parvis auguste, devantle piédestal de l’idole informe et sanguinaire. Le peuple quin’obéirait pas à ses propres instincts de rampement, et ferait minede révolte, disparaîtrait tôt ou tard de la terre, comme la feuilled’automne, anéanti par la vengeance du dieu inexorable.

Ô pou, à la prunelle recroquevillée, tant queles fleuves répandront la pente de leurs eaux dans les abîmes de lamer&|160;; tant que les astres graviteront sur le sentier de leurorbite&|160;; tant que le vide muet n’aura pas d’horizon&|160;;tant que l’humanité déchirera ses propres flancs par des guerresfunestes&|160;; tant que la justice divine précipitera ses foudresvengeresses sur ce globe égoïste&|160;; tant que l’hommeméconnaîtra son créateur, et se narguera de lui, non sans raison,en y mêlant du mépris, ton règne sera assuré sur l’univers, et tadynastie étendra ses anneaux de siècle en siècle. Je te salue,soleil levant, libérateur céleste, toi, l’ennemi invisible del’homme. Continue de dire à la saleté de s’unir avec lui dans desembrassements impurs, et de lui jurer, par des serments, non écritsdans la poudre, qu’elle restera son amante fidèle jusqu’àl’éternité. Baise de temps en temps la robe de cette grandeimpudique, en mémoire des services importants qu’elle ne manque pasde te rendre. Si elle ne séduisait pas l’homme, avec ses mamelleslascives, il est probable que tu ne pourrais pas exister, toi, leproduit de cet accouplement raisonnable et conséquent. Ô fils de lasaleté&|160;! dis à ta mère que, si elle délaisse la couche del’homme, marchant à travers des routes solitaires, seule et sansappui, elle verra son existence compromise. Que ses entrailles, quit’ont porté neuf mois dans leurs parois parfumées, s’émeuvent uninstant à la pensée des dangers que courait, par suite, leur tendrefruit, si gentil et si tranquille, mais déjà froid et féroce.Saleté, reine des empires, conserve aux yeux de ma haine lespectacle de l’accroissement insensible des muscles de taprogéniture affamée. Pour atteindre ce but, tu sais que tu n’asqu’à te coller plus étroitement contre les flancs de l’homme. Tupeux le faire, sans inconvénient pour la pudeur, puisque, tous lesdeux, vous êtes mariés depuis longtemps.

Pour moi, s’il m’est permis d’ajouter quelquesmots à cet hymne de glorification, je dirai que j’ai faitconstruire une fosse, de quarante lieues carrées, et d’uneprofondeur relative. C’est là que gît, dans sa virginité immonde,une mine vivante de poux. Elle remplit les bas-fonds de la fosse,et serpente ensuite, en larges veines denses, dans toutes lesdirections. Voici comment j’ai construit cette mine artificielle.J’arrachai un pou femelle aux cheveux de l’humanité. On m’a vu mecoucher avec lui pendant trois nuits consécutives, et je le jetaidans la fosse. La fécondation humaine, qui aurait été nulle dansd’autres cas pareils, fut acceptée, cette fois, par lafatalité&|160;; et, au bout de quelques jours, des milliers demonstres, grouillant dans un nœud compact de matière, naquirent àla lumière. Ce nœud hideux devint, par le temps, de plus en plusimmense, tout en acquérant la propriété liquide du mercure, et seramifia en plusieurs branches, qui se nourrissent, actuellement, ense dévorant elles-mêmes (la naissance est plus grande que lamortalité), toutes les fois que je ne leur jette pas en pâture unbâtard qui vient de naître, et dont la mère désirait la mort, ou unbras que je vais couper à quelque jeune fille, pendant la nuit,grâce au chloroforme. Tous les quinze ans, les générations de poux,qui se nourrissent de l’homme, diminuent d’une manière notable, etprédisent elles-mêmes, infailliblement, l’époque prochaine de leurcomplète destruction. Car, l’homme, plus intelligent que sonennemi, parvient à le vaincre. Alors, avec une pelle infernale quiaccroît mes forces, j’extrais de cette mine inépuisable des blocsde poux, grands comme des montagnes, je les brise à coups de hache,et je les transporte, pendant les nuits profondes, dans les artèresdes cités. Là, au contact de la température humaine, ils sedissolvent comme aux premiers jours de leur formation dans lesgaleries tortueuses de la mine souterraine, se creusent un lit dansle gravier, et se répandent en ruisseaux dans les habitations,comme des esprits nuisibles. Le gardien de la maison aboiesourdement, car il lui semble qu’une légion d’êtres inconnus perceles pores des murs, et apporte la terreur au chevet du sommeil.Peut-être n’êtes-vous pas, sans avoir entendu, au moins, une foisdans votre vie, ces sortes d’aboiements douloureux et prolongés.Avec ses yeux impuissants, il tâche de percer l’obscurité de lanuit&|160;; car, son cerveau de chien ne comprend pas cela. Cebourdonnement l’irrite, et il sent qu’il est trahi. Des millionsd’ennemis s’abattent ainsi, sur chaque cité, comme des nuages desauterelles. En voilà pour quinze ans. Ils combattront l’homme, enlui faisant des blessures cuisantes. Après ce laps de temps, j’enenverrai d’autres. Quand je concasse les blocs de matière animée,il peut arriver qu’un fragment soit plus dense qu’un autre. Sesatomes s’efforcent avec rage de séparer leur agglomération pouraller tourmenter l’humanité&|160;; mais, la cohésion résiste danssa dureté. Par une suprême convulsion, ils engendrent un teleffort, que la pierre, ne pouvant pas disperser ses principesvivants, s’élance d’elle-même jusqu’au haut des airs, comme par uneffet de la poudre, et retombe, en s’enfonçant solidement sous lesol. Parfois, le paysan rêveur aperçoit un aérolithe fendreverticalement l’espace, en se dirigeant, du côté du bas, vers unchamp de maïs. Il ne sait d’où vient la pierre. Vous avezmaintenant, claire et succincte, l’explication du phénomène.

Si la terre était couverte de poux, comme degrains de sable le rivage de la mer, la race humaine seraitanéantie, en proie à des douleurs terribles. Quel spectacle&|160;!Moi, avec des ailes d’ange, immobile dans les airs, pour lecontempler.

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Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pasoubliées, depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel,filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante.J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source,plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler leparvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vosinitiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoiépais comme de la fumée&|160;; mais, je sus franchir religieusementles degrés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce voileobscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la place,une froideur excessive, une prudence consommée et une logiqueimplacable. À l’aide de votre lait fortifiant, mon intelligences’est rapidement développée, et a pris des proportions immenses, aumilieu de cette clarté ravissante dont vous faites présent, avecprodigalité, à ceux qui vous aiment d’un sincère amour.Arithmétique&|160;! algèbre&|160;! géométrie&|160;! trinitégrandiose&|160;! triangle lumineux&|160;! Celui qui ne vous a pasconnues est un insensé&|160;! Il mériterait l’épreuve des plusgrands supplices&|160;; car, il y a du mépris aveugle dans soninsouciance ignorante&|160;; mais, celui qui vous connaît et vousapprécie ne veut plus rien des biens de la terre&|160;; se contentede vos jouissances magiques&|160;; et, porté sur vos ailes sombres,ne désire plus que de s’élever, d’un vol léger, en construisant unehélice ascendante, vers la voûte sphérique des cieux. La terre nelui montre que des illusions et des fantasmagories morales&|160;;mais vous, ô mathématiques concises, par l’enchaînement rigoureuxde vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer,vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cettevérité suprême dont on remarque l’empreinte dans l’ordre del’univers. Mais, l’ordre qui vous entoure, représenté surtout parla régularité parfaite du carré, l’ami de Pythagore, est encoreplus grand&|160;; car, le Tout-Puissant s’est révélé complètement,lui et ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista àfaire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors de théorèmes etvos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques et dans les tempsmodernes, plus d’une grande imagination humaine vit son génie,épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracéessur le papier brûlant, comme autant de signes mystérieux, vivantsd’une haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane etqui n’étaient que la révélation éclatante d’axiomes etd’hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l’univers et qui semaintiendront après lui. Elle se demande, penchée vers le précipiced’un point d’interrogation fatal, comment se fait-il que lesmathématiques contiennent tant d’imposante grandeur et tant devérité incontestable, tandis que, si elle les compare à l’homme,elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors,cet esprit supérieur, attristé, auquel la familiarité noble de vosconseils fait sentir davantage la petitesse de l’humanité et sonincomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une maindécharnée et reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Ilincline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage àvotre visage divin, comme à la propre image du Tout-Puissant.Pendant mon enfance, vous m’apparûtes, une nuit de mai, aux rayonsde la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseaulimpide, toutes les trois égales en grâce et en pudeur, toutes lestrois pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes quelques pasvers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur, etvous m’attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils béni.Alors, j’accourus avec empressement, mes mains crispées sur votreblanche gorge. Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votremanne féconde, et j’ai senti que l’humanité grandissait en moi, etdevenait meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vousai pas abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, quede sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages de moncœur, comme sur du marbre, n’ont-elles pas effacé lentement, de maraison désabusée, leurs lignes configuratives, comme l’aubenaissante efface les ombres de la nuit&|160;! Depuis ce temps, j’aivu la mort, dans l’intention, visible à l’œil nu, de peupler lestombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sanghumain et faire pousser des fleurs matinales par-dessus lesfunèbres ossements. Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutionsde notre globe&|160;; les tremblements de terre, les volcans, avecleur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages de latempête ont eu ma présence pour spectateur impassible. Depuis cetemps, j’ai vu plusieurs générations humaines élever, le matin, sesailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie inexpériente de lachrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir,avant le coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleursfanées que balance le sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vousrestez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empestén’effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votreidentité. Vos pyramides modestes dureront davantage que lespyramides d’Égypte, fourmilières élevées par la stupidité etl’esclavage. La fin des siècles verra encore debout sur les ruinesdes temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques etvos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse duTout-Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront, avecdésespoir, comme des trombes, dans l’éternité d’une nuit horribleet universelle, et que l’humanité, grimaçante, songera à faire sescomptes avec le jugement dernier. Merci, pour les servicesinnombrables que vous m’avez rendus. Merci, pour les qualitésétrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dansma lutte contre l’homme, j’aurais peut-être été vaincu. Sans vous,il m’aurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussière deses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide, il aurait labouré machair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes gardes, comme unathlète expérimenté. Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vosconceptions sublimes, exemptes de passion. Je m’en servis pourrejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyageet pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, maistrompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudenceopiniâtre qu’on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirablesde l’analyse, de la synthèse et de la déduction. Je m’en servispour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel, pourl’attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscèresde l’homme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans soncorps&|160;; car, c’est une blessure dont il ne se relèvera pas.Vous me donnâtes la logique, qui est comme l’âme elle-même de vosenseignements, pleins de sagesse&|160;; avec ses syllogismes, dontle labyrinthe compliqué n’en est que plus compréhensible, monintelligence sentit s’accroître du double ses forces audacieuses. Àl’aide de cet auxiliaire terrible, je découvris, dans l’humanité,en nageant vers les bas-fonds, en face de l’écueil de la haine, laméchanceté noire et hideuse, qui croupissait au milieu de miasmesdélétères, en s’admirant le nombril. Le premier, je découvris, dansles ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal&|160;!supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous meprêtâtes, je fis descendre, de son piédestal, construit par lalâcheté de l’homme, le Créateur lui-même&|160;! Il grinça des dentset subit cette injure ignominieuse&|160;; car il avait pouradversaire quelqu’un de plus fort que lui. Mais, je le laisserai decôté, comme un paquet de ficelles, afin d’abaisser mon vol… Lepenseur Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien desolide n’avait été bâti sur vous. C’était une manière ingénieuse defaire comprendre que le premier venu ne pouvait pas sur le coupdécouvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solideque les trois qualités principales déjà nommées qui s’élèvent,entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste devotre architecture colossale&|160;? Monument qui grandit sans cessede découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, etd’explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. Ômathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel,consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et del’injustice du Grand-Tout&|160;!

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«&|160;Ô lampe au bec d’argent, mes yeuxt’aperçoivent dans les airs, compagne de la voûte des cathédrales,et cherchent la raison de cette suspension. On dit que tes lueurséclairent, pendant la nuit, la tourbe de ceux qui viennent adorerle Tout-Puissant et que tu montres aux repentis le chemin qui mèneà l’autel. Écoute, c’est fort possible&|160;; mais… est-ce que tuas besoin de rendre de pareils services à ceux auxquels tu ne doisrien&|160;? Laisse, plongées dans les ténèbres, les colonnes desbasiliques&|160;; et, lorsqu’une bouffée de la tempête sur laquellele démon tourbillonne, emporté dans l’espace, pénétrera, avec lui,dans le saint lieu, en y répandant l’effroi, au lieu de lutter,courageusement, contre la rafale empestée du prince du mal,éteins-toi subitement, sous son souffle fiévreux, pour qu’ilpuisse, sans qu’on le voie, choisir ses victimes parmi les croyantsagenouillés. Si tu fais cela, tu peux dire que je te devrai toutmon bonheur. Quand tu reluis ainsi, en répandant tes clartésindécises, mais suffisantes, je n’ose pas me livrer aux suggestionsde mon caractère, et je reste, sous le portique sacré, en regardantpar le portail entrouvert, ceux qui échappent à ma vengeance, dansle sein du Seigneur. Ô lampe poétique&|160;! toi qui serais monamie si tu pouvais me comprendre, quand mes pieds foulent lebasalte des églises, dans les heures nocturnes, pourquoi te mets-tuà briller d’une manière qui, je l’avoue, me paraîtextraordinaire&|160;? Tes reflets se colorent, alors, des nuancesblanches de la lumière électrique&|160;; l’œil ne peut pas tefixer&|160;; et tu éclaires d’une flamme nouvelle et puissante lesmoindres détails du chenil du Créateur, comme si tu étais en proieà une sainte colère. Et, quand je me retire après avoir blasphémé,tu redeviens inaperçue, modeste et pâle, sûre d’avoir accompli unacte de justice. Dis-moi, un peu&|160;; serait-ce, parce que tuconnais les détours de mon cœur, que, lorsqu’il m’arrived’apparaître où tu veilles, tu t’empresses de désigner ma présencepernicieuse, et de porter l’attention des adorateurs vers le côtéoù vient de se montrer l’ennemi des hommes&|160;? Je penche verscette opinion&|160;; car, moi aussi, je commence à teconnaître&|160;; et je sais qui tu es, vieille sorcière, quiveilles si bien sur les mosquées sacrées, où se pavane, comme lacrête d’un coq, ton maître curieux. Vigilante gardienne, tu t’esdonné une mission folle. Je t’avertis&|160;; la première fois quetu me désigneras à la prudence de mes semblables, parl’augmentation de tes lueurs phosphorescentes, comme je n’aime pasce phénomène d’optique, qui n’est mentionné, du reste, dans aucunlivre de physique, je te prends par la peau de ta poitrine, enaccrochant mes griffes aux escarres de ta nuque teigneuse, et je tejette dans la Seine. Je ne prétends pas que, lorsque je ne te faisrien, tu te comportes sciemment d’une manière qui me soit nuisible.Là, je te permettrai de briller autant qu’il me seraagréable&|160;; là, tu me nargueras avec un sourireinextinguible&|160;; là, convaincue de l’incapacité de ton huilecriminelle, tu l’urineras avec amertume.&|160;» Après avoir parléainsi, Maldoror ne sort pas du temple, et reste les yeux fixés surla lampe du saint lieu… Il croit voir une espèce de provocation,dans l’attitude de cette lampe, qui l’irrite au plus haut degré,par sa présence inopportune. Il se dit que, si quelque âme estrenfermée dans cette lampe, elle est lâche de ne pas répondre, àune attaque loyale, par la sincérité. Il bat l’air de ses brasnerveux et souhaiterait que la lampe se transformât en homme&|160;;il lui ferait passer un mauvais quart d’heure, il se le promet.Mais, le moyen qu’une lampe se change en homme&|160;; ce n’est pasnaturel. Il ne se résigne pas, et va chercher, sur le parvis de lamisérable pagode, un caillou plat, à tranchant effilé. Il le lanceen l’air avec force… la chaîne est coupée, par le milieu, commel’herbe par la faux, et l’instrument du culte tombe à terre, enrépandant son huile sur les dalles… Il saisit la lampe pour laporter dehors, mais elle résiste et grandit. Il lui semble voir desailes sur ses flancs, et la partie supérieure revêt la forme d’unbuste d’ange. Le tout veut s’élever en l’air pour prendre sonessor&|160;; mais il le retient d’une main ferme. Une lampe et unange qui forment un même corps, voilà ce que l’on ne voit passouvent. Il reconnaît la forme de la lampe&|160;; il reconnaît laforme de l’ange&|160;; mais, il ne peut pas les scinder dans sonesprit&|160;; en effet, dans la réalité, elles sont collées l’unedans l’autre, et ne forment qu’un corps indépendant et libre&|160;;mais, lui croit que quelque nuage a voilé ses yeux, et lui a faitperdre un peu de l’excellence de sa vue. Néanmoins, il se prépare àla lutte avec courage, car son adversaire n’a pas peur. Les gensnaïfs racontent, à ceux qui veulent les croire, que le portailsacré se referma de lui-même, en roulant sur ses gonds affligés,pour que personne ne pût assister à cette lutte impie, dont lespéripéties allaient se dérouler dans l’enceinte du sanctuaireviolé. L’homme au manteau, pendant qu’il reçoit des blessurescruelles avec un glaive invisible, s’efforce de rapprocher de sabouche la figure de l’ange&|160;; il ne pense qu’à cela, et tousses efforts se portent vers ce but. Celui-ci perd son énergie, etparaît pressentir sa destinée. Il ne lutte plus que faiblement, etl’on voit le moment où son adversaire pourra l’embrasser à sonaise, si c’est ce qu’il veut faire. Eh bien, le moment est venu.Avec ses muscles, il étrangle la gorge de l’ange, qui ne peut plusrespirer, et lui renverse le visage, en l’appuyant sur sa poitrineodieuse. Il est un instant touché du sort qui attend cet êtrecéleste, dont il aurait volontiers fait son ami. Mais, il se ditque c’est l’envoyé du Seigneur, et il ne peut pas retenir soncourroux. C’en est fait&|160;; quelque chose d’horrible va rentrerdans la cage du temps&|160;! Il se penche, et porte la langue,imbibée de salive, sur cette joue angélique, qui jette des regardssuppliants. Il promène quelque temps sa langue sur cette joue.Oh&|160;!… voyez&|160;!… voyez donc&|160;!… la joue blanche et roseest devenue noire, comme un charbon&|160;! Elle exhale des miasmesputrides. C’est la gangrène&|160;; il n’est plus permis d’endouter. Le mal rongeur s’étend sur toute la figure, et de là,exerce ses furies sur les parties basses&|160;; bientôt, tout lecorps n’est qu’une vaste plaie immonde. Lui-même, épouvanté (car,il ne croyait pas que sa langue contînt un poison d’une telleviolence), il ramasse la lampe et s’enfuit de l’église. Une foisdehors, il aperçoit dans les airs une forme noirâtre, aux ailesbrûlées, qui dirige péniblement son vol vers les régions du ciel.Ils se regardent tous les deux, pendant que l’ange monte vers leshauteurs sereines du bien, et que lui, Maldoror, au contraire,descend vers les abîmes vertigineux du mal… Quel regard&|160;! Toutce que l’humanité a pensé depuis soixante siècles, et ce qu’ellepensera encore, pendant les siècles suivants, pourrait y conteniraisément, tant de choses se dirent-ils, dans cet adieusuprême&|160;! Mais, on comprend que c’étaient des pensées plusélevées que celles qui jaillissent de l’intelligence humaine&|160;;d’abord, à cause des deux personnages, et puis, à cause de lacirconstance. Ce regard les noua d’une amitié éternelle. Ils’étonne que le Créateur puisse avoir des missionnaires d’une âmesi noble. Un instant, il croit s’être trompé, et se demande s’ilaurait dû suivre la route du mal, comme il l’a fait. Le trouble estpassé&|160;; il persévère dans sa résolution&|160;; et il estglorieux, d’après lui, de vaincre tôt ou tard le Grand-Tout, afinde régner à sa place sur l’univers entier, et sur des légionsd’anges aussi beaux. Celui-ci lui fait comprendre, sans parler,qu’il reprendra sa forme primitive, à mesure qu’il montera vers leciel&|160;; laisse tomber une larme, qui rafraîchit le front decelui qui lui a donné la gangrène&|160;; et disparaît peu à peu,comme un vautour, en s’élevant au milieu des nuages. Le coupableregarde la lampe, cause de ce qui précède. Il court comme uninsensé à travers les rues, se dirige vers la Seine, et lance lalampe par-dessus le parapet. Elle tourbillonne, pendant quelquesinstants, et s’enfonce définitivement dans les eaux bourbeuses.Depuis ce jour, chaque soir, dès la tombée de la nuit, l’on voitune lampe brillante qui surgit et se maintient, gracieusement, surla surface du fleuve, à la hauteur du pont Napoléon, en portant, aulieu d’anse, deux mignonnes ailes d’ange. Elle s’avance lentement,sur les eaux, passe sous les arches du pont de la Gare et du pontd’Austerlitz, et continue son sillage silencieux, sur la Seine,jusqu’au pont de l’Alma. Une fois en cet endroit, elle remonte avecfacilité le cours de la rivière, et revient au bout de quatreheures à son point de départ. Ainsi de suite, pendant toute lanuit. Ses lueurs, blanches comme la lumière électrique,effacent les becs de gaz qui longent les deux rives, et, entrelesquels, elle s’avance comme une reine, solitaire, impénétrable,avec un sourire inextinguible, sans que son huile se répandeavec amertume. Au commencement, les bateaux lui faisaient lachasse&|160;; mais, elle déjouait ces vains efforts, échappait àtoutes les poursuites, en plongeant, comme une coquette, etreparaissait, plus loin, à une grande distance. Maintenant, lesmarins superstitieux, lorsqu’ils la voient, rament vers unedirection opposée, et retiennent leurs chansons. Quand vous passezsur un pont, pendant la nuit, faites bien attention&|160;; vousêtes sûr de voir briller la lampe, ici ou là&|160;; mais, on ditqu’elle ne se montre pas à tout le monde. Quand il passe sur lesponts un être humain qui a quelque chose sur la conscience, elleéteint subitement ses reflets, et le passant, épouvanté, fouille envain, d’un regard désespéré, la surface et le limon du fleuve. Ilsait ce que cela signifie. Il voudrait croire qu’il a vu la célestelueur&|160;; mais, il se dit que la lumière venait du devant desbateaux ou de la réflexion des becs de gaz&|160;; et il a raison…Il sait que, cette disparition, c’est lui qui en est lacause&|160;; et, plongé dans de tristes réflexions, il hâte le paspour gagner sa demeure. Alors, la lampe au bec d’argent reparaît àla surface, et poursuit sa marche, à travers des arabesquesélégantes et capricieuses.

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Écoutez les pensées de mon enfance, quand jeme réveillais, humains, à la verge rouge&|160;: «&|160;Je viens deme réveiller&|160;; mais, ma pensée est encore engourdie. Chaquematin, je ressens un poids dans la tête. Il est rare que je trouvele repos dans la nuit&|160;; car, des rêves affreux me tourmentent,quand je parviens à m’endormir. Le jour, ma pensée se fatigue dansdes méditations bizarres, pendant que mes yeux errent au hasarddans l’espace&|160;; et, la nuit, je ne peux pas dormir. Quandfaut-il alors que je dorme&|160;? Cependant, la nature a besoin deréclamer ses droits. Comme je la dédaigne, elle rend ma figure pâleet fait luire mes yeux avec la flamme aigre de la fièvre. Au reste,je ne demanderais pas mieux que de ne pas épuiser mon esprit àréfléchir continuellement&|160;; mais, quand même je ne le voudraispas, mes sentiments consternés m’entraînent invinciblement verscette pente. Je me suis aperçu que les autres enfants sont commemoi&|160;; mais, ils sont plus pâles encore, et leurs sourcils sontfroncés, comme ceux des hommes, nos frères aînés. Ô Créateur del’univers, je ne manquerai pas, ce matin, de t’offrir l’encens dema prière enfantine. Quelquefois je l’oublie, et j’ai remarqué que,ces jours-là, je me sens plus heureux qu’à l’ordinaire&|160;; mapoitrine s’épanouit, libre de toute contrainte, et je respire, plusà l’aise, l’air embaumé des champs&|160;; tandis que, lorsquej’accomplis le pénible devoir, ordonné par mes parents, det’adresser quotidiennement un cantique de louanges, accompagné del’ennui inséparable que me cause sa laborieuse invention, alors, jesuis triste et irrité, le reste de la journée, parce qu’il ne mesemble pas logique et naturel de dire ce que je ne pense pas, et jerecherche le recul des immenses solitudes. Si je leur demandel’explication de cet état étrange de mon âme, elles ne me répondentpas. Je voudrais t’aimer et t’adorer&|160;; mais, tu es troppuissant, et il y a de la crainte, dans mes hymnes. Si, par uneseule manifestation de ta pensée, tu peux détruire ou créer desmondes, mes faibles prières ne te seront pas utiles&|160;; si,quand il te plaît, tu envoies le choléra ravager les cités, ou lamort emporter dans ses serres, sans aucune distinction, les quatreâges de la vie, je ne veux pas me lier avec un ami si redoutable.Non pas que la haine conduise le fil de mes raisonnements&|160;;mais, j’ai peur, au contraire, de ta propre haine, qui, par unordre capricieux, peut sortir de ton cœur et devenir immense, commel’envergure du condor des Andes. Tes amusements équivoques ne sontpas à ma portée, et j’en serais probablement la première victime.Tu es le Tout-Puissant&|160;; je ne te conteste pas ce titre,puisque, toi seul, as le droit de le porter, et que tes désirs, auxconséquences funestes ou heureuses, n’ont de terme que toi-même.Voilà précisément pourquoi il me serait douloureux de marcher àcôté de ta cruelle tunique de saphir, non pas comme ton esclave,mais pouvant l’être d’un moment à l’autre. Il est vrai que, lorsquetu descends en toi-même, pour scruter ta conduite souveraine, si lefantôme d’une injustice passée, commise envers cette malheureusehumanité, qui t’a toujours obéi, comme ton ami le plus fidèle,dresse, devant toi, les vertèbres immobiles d’une épine dorsalevengeresse, ton œil hagard laisse tomber la larme épouvantée duremords tardif, et qu’alors, les cheveux hérissés, tu crois,toi-même, prendre, sincèrement, la résolution de suspendre, àjamais, aux broussailles du néant, les jeux inconcevables de tonimagination de tigre, qui serait burlesque, si elle n’était paslamentable&|160;; mais, je sais aussi que la constance n’a pasfixé, dans tes os, comme une moelle tenace, le harpon de sa demeureéternelle, et que tu retombes assez souvent, toi et tes pensées,recouvertes de la lèpre noire de l’erreur, dans le lac funèbre dessombres malédictions. Je veux croire que celles-ci sontinconscientes (quoiqu’elles n’en renferment pas moins leur veninfatal), et que le mal et le bien, unis ensemble, se répandent enbonds impétueux de ta royale poitrine gangrenée, comme le torrentdu rocher, par le charme secret d’une force aveugle&|160;; mais,rien ne m’en fournit la preuve. J’ai vu, trop souvent, tes dentsimmondes claquer de rage, et ton auguste face, recouverte de lamousse des temps, rougir, comme un charbon ardent, à cause dequelque futilité microscopique que les hommes avaient commise, pourpouvoir m’arrêter, plus longtemps, devant le poteau indicateur decette hypothèse bonasse. Chaque jour, les mains jointes, j’élèveraivers toi les accents de mon humble prière, puisqu’il le faut&|160;;mais, je t’en supplie, que ta providence ne pense pas à moi&|160;;laisse-moi de côté, comme le vermisseau qui rampe sous la terre.Sache que je préférerais me nourrir avidement des plantes marinesd’îles inconnues et sauvages, que les vagues tropicales entraînent,au milieu de ces parages, dans leur sein écumeux, que de savoir quetu m’observes, et que tu portes, dans ma conscience, ton scalpelqui ricane. Elle vient de te révéler la totalité de mes pensées, etj’espère que ta prudence applaudira facilement au bon sens dontelles gardent l’ineffaçable empreinte. À part ces réserves faitessur le genre de relations plus ou moins intimes que je dois garderavec toi, ma bouche est prête, à n’importe quelle heure du jour, àexhaler, comme un souffle artificiel, le flot de mensonges que tagloriole exige sévèrement de chaque humain, dès que l’aurores’élève bleuâtre, cherchant la lumière dans les replis de satin ducrépuscule, comme, moi, je recherche la bonté, excité par l’amourdu bien. Mes années ne sont pas nombreuses, et, cependant, je sensdéjà que la bonté n’est qu’un assemblage de syllabes sonores&|160;;je ne l’ai trouvée nulle part. Tu laisses trop percer toncaractère&|160;; il faudrait le cacher avec plus d’adresse. Aureste, peut-être que je me trompe et que tu fais exprès&|160;; car,tu sais mieux qu’un autre comment tu dois te conduire. Les hommes,eux, mettent leur gloire à t’imiter&|160;; c’est pourquoi la bontésainte ne reconnaît pas son tabernacle dans leurs yeuxfarouches&|160;: tel père, tel fils. Quoi qu’on doive penser de tonintelligence, je n’en parle que comme un critique impartial. Je nedemande pas mieux que d’avoir été induit en erreur. Je ne désirepas te montrer la haine que je te porte et que je couve avec amour,comme une fille chérie&|160;; car, il vaut mieux la cacher à tesyeux et prendre seulement, devant toi, l’aspect d’un censeursévère, chargé de contrôler tes actes impurs. Tu cesseras ainsitout commerce actif avec elle, tu l’oublieras et tu détruirascomplètement cette punaise avide qui ronge ton foie. Je préfèreplutôt te faire entendre des paroles de rêverie et de douceur… Oui,c’est toi qui as créé le monde et tout ce qu’il renferme. Tu esparfait. Aucune vertu ne te manque. Tu es très puissant, chacun lesait. Que l’univers entier entonne, à chaque heure du temps, toncantique éternel&|160;! Les oiseaux te bénissent, en prenant leuressor dans la campagne. Les étoiles t’appartiennent… Ainsisoit-il&|160;!&|160;» Après ces commencements, étonnez-vous de metrouver tel que je suis&|160;!

** * * *

Je cherchais une âme qui me ressemblât, et jene pouvais pas la trouver. Je fouillais tous les recoins de laterre&|160;; ma persévérance était inutile. Cependant, je nepouvais pas rester seul. Il fallait quelqu’un qui approuvât moncaractère&|160;; il fallait quelqu’un qui eût les mêmes idées quemoi. C’était le matin&|160;; le soleil se leva à l’horizon, danstoute sa magnificence, et voilà qu’à mes yeux se lève aussi unjeune homme, dont la présence engendrait des fleurs sur sonpassage. Il s’approcha de moi, et, me tendant la main&|160;:«&|160;Je suis venu vers toi, toi, qui me cherches. Bénissons cejour heureux.&|160;» Mais, moi&|160;: «&|160;Va-t’en&|160;; je net’ai pas appelé&|160;; je n’ai pas besoin de ton amitié…&|160;»C’était le soir&|160;; la nuit commençait à étendre la noirceur deson voile sur la nature. Une belle femme, que je ne faisais quedistinguer, étendait aussi sur moi son influence enchanteresse, etme regardait avec compassion&|160;; cependant, elle n’osait meparler. Je dis&|160;: «&|160;Approche-toi de moi, afin que jedistingue nettement les traits de ton visage&|160;; car, la lumièredes étoiles n’est pas assez forte, pour les éclairer à cettedistance.&|160;» Alors, avec une démarche modeste, et les yeuxbaissés, elle foula l’herbe du gazon, en se dirigeant de mon côté.Dès que je la vis&|160;: «&|160;Je vois que la bonté et la justiceont fait résidence dans ton cœur&|160;: nous ne pourrions pas vivreensemble. Maintenant, tu admires ma beauté, qui a bouleversé plusd’une&|160;; mais, tôt ou tard, tu te repentirais de m’avoirconsacré ton amour&|160;; car, tu ne connais pas mon âme. Non queje te sois jamais infidèle&|160;: celle qui se livre à moi avectant d’abandon et de confiance, avec autant de confiance etd’abandon, je me livre à elle&|160;; mais, mets-le dans ta tête,pour ne jamais l’oublier&|160;: les loups et les agneaux ne seregardent pas avec des yeux doux.&|160;» Que me fallait-il donc, àmoi, qui rejetais, avec tant de dégoût, ce qu’il y avait de plusbeau dans l’humanité&|160;! ce qu’il me fallait, je n’aurais pas sule dire. Je n’étais pas encore habitué à me rendre un compterigoureux des phénomènes de mon esprit, au moyen des méthodes querecommande la philosophie. Je m’assis sur un roc, près de la mer.Un navire venait de mettre toutes voiles pour s’éloigner de ceparage&|160;: un point imperceptible venait de paraître àl’horizon, et s’approchait peu à peu, poussé par la rafale, engrandissant avec rapidité. La tempête allait commencer sesattaques, et déjà le ciel s’obscurcissait, en devenant d’un noirpresque aussi hideux que le cœur de l’homme. Le navire, qui étaitun grand vaisseau de guerre, venait de jeter toutes ses ancres,pour ne pas être balayé sur les rochers de la côte. Le ventsifflait avec fureur des quatre points cardinaux, et mettait lesvoiles en charpie. Les coups de tonnerre éclataient au milieu deséclairs, et ne pouvaient surpasser le bruit des lamentations quis’entendaient sur la maison sans bases, sépulcre mouvant. Le roulisde ces masses aqueuses n’était pas parvenu à rompre les chaînes desancres&|160;; mais, leurs secousses avaient entr’ouvert une voied’eau, sur les flancs du navire. Brèche énorme&|160;; car, lespompes ne suffisent pas à rejeter les paquets d’eau salée quiviennent, en écumant, s’abattre sur le pont, comme des montagnes.Le navire en détresse tire des coups de canon d’alarme&|160;; mais,il sombre avec lenteur… avec majesté. Celui qui n’a pas vu unvaisseau sombrer au milieu de l’ouragan, de l’intermittence deséclairs et de l’obscurité la plus profonde, pendant que ceux qu’ilcontient sont accablés de ce désespoir que vous savez, celui-là neconnaît pas les accidents de la vie. Enfin, il s’échappe un criuniversel de douleur immense d’entre les flancs du vaisseau, tandisque la mer redouble ses attaques redoutables. C’est le cri qu’afait pousser l’abandon des forces humaines. Chacun s’enveloppe dansle manteau de la résignation, et remet son sort entre les mains deDieu. On s’accule comme un troupeau de moutons. Le navire endétresse tire des coups de canon d’alarme&|160;; mais, il sombreavec lenteur… avec majesté. Ils ont fait jouer les pompes pendanttout le jour. Efforts inutiles. La nuit est venue, épaisse,implacable, pour mettre le comble à ce spectacle gracieux. Chacunse dit qu’une fois dans l’eau, il ne pourra plus respirer&|160;;car, d’aussi loin qu’il fait revenir sa mémoire, il ne se reconnaîtaucun poisson pour ancêtre&|160;; mais, il s’exhorte à retenir sonsouffle le plus longtemps possible, afin de prolonger sa vie dedeux ou trois secondes&|160;; c’est là l’ironie vengeresse qu’ilveut adresser à la mort… Le navire en détresse tire des coups decanon d’alarme&|160;; mais, il sombre avec lenteur… avec majesté.Il ne sait pas que le vaisseau, en s’enfonçant, occasionne unepuissante circonvolution des houles autour d’elles-mêmes&|160;; quele limon bourbeux s’est mêlé aux eaux troublées, et qu’une forcequi vient de dessous, contre-coup de la tempête qui exerce sesravages en haut, imprime à l’élément des mouvements saccadés etnerveux. Ainsi, malgré la provision de sang-froid qu’il ramassed’avance, le futur noyé, après réflexion plus ample, devra sesentir heureux, s’il prolonge sa vie, dans les tourbillons del’abîme, de la moitié d’une respiration ordinaire, afin de fairebonne mesure. Il lui sera donc impossible de narguer la mort, sonsuprême vœu. Le navire en détresse tire des coups de canond’alarme&|160;; mais, il sombre avec lenteur… avec majesté. C’estune erreur. Il ne tire plus des coups de canon, il ne sombre pas.La coquille de noix s’est engouffrée complètement. Ô ciel&|160;!comment peut-on vivre, après avoir éprouvé tant de voluptés&|160;!Il venait de m’être donné d’être témoin des agonies de mort deplusieurs de mes semblables. Minute par minute, je suivais lespéripéties de leurs angoisses. Tantôt, le beuglement de quelquevieille, devenue folle de peur, faisait prime sur le marché.Tantôt, le seul glapissement d’un enfant en mamelles empêchaitd’entendre le commandement des manœuvres. Le vaisseau était troploin pour percevoir distinctement les gémissements que m’apportaitla rafale&|160;; mais, je le rapprochais par la volonté, etl’illusion d’optique était complète. Chaque quart d’heure, quand uncoup de vent, plus fort que les autres, rendant ses accentslugubres à travers le cri des pétrels effarés, disloquait le naviredans un craquement longitudinal, et augmentait les plaintes de ceuxqui allaient être offerts en holocauste à la mort, je m’enfonçaisdans la joue la pointe aiguë d’un fer, et je pensaissecrètement&|160;: «&|160;Ils souffrent davantage&|160;!&|160;»J’avais, au moins, ainsi, un terme de comparaison. Du rivage, jeles apostrophais, en leur lançant des imprécations et des menaces.Il me semblait qu’ils devaient m’entendre&|160;! Il me semblait quema haine et mes paroles, franchissant la distance, anéantissaientles lois physiques du son, et parvenaient, distinctes, à leursoreilles, assourdies par les mugissements de l’océan encourroux&|160;! Il me semblait qu’ils devaient penser à moi, etexhaler leur vengeance en impuissante rage&|160;! De temps à autre,je jetais les yeux vers les cités, endormies sur la terreferme&|160;; et, voyant que personne ne se doutait qu’un vaisseauallait sombrer, à quelques milles du rivage, avec une couronned’oiseaux de proie et un piédestal de géants aquatiques, au ventrevide, je reprenais courage, et l’espérance me revenait&|160;:j’étais donc sûr de leur perte&|160;! Ils ne pouvaientéchapper&|160;! Par surcroît de précaution, j’avais été cherchermon fusil à deux coups, afin que, si quelque naufragé était tentéd’aborder les rochers à la nage, pour échapper à une mortimminente, une balle sur l’épaule lui fracassât le bras, etl’empêchait d’accomplir son dessein. Au moment le plus furieux dela tempête, je vis, surnageant sur les eaux, avec des effortsdésespérés, une tête énergique, aux cheveux hérissés. Il avalaitdes litres d’eau, et s’enfonçait dans l’abîme, ballotté comme unliège. Mais, bientôt, il apparaissait de nouveau, les cheveuxruisselants&|160;; et, fixant l’œil sur le rivage, il semblaitdéfier la mort. Il était admirable de sang-froid. Une largeblessure sanglante, occasionnée par quelque pointe d’écueil caché,balafrait son visage intrépide et noble. Il ne devait pas avoirplus de seize ans&|160;; car, à peine, à travers les éclairs quiilluminaient la nuit, le duvet de la pêche s’apercevait sur salèvre. Et, maintenant, il n’était plus qu’à deux cents mètres de lafalaise&|160;; et je le dévisageais facilement. Quel courage&|160;!Quel esprit indomptable&|160;! Comme la fixité de sa tête semblaitnarguer le destin, tout en fendant avec vigueur l’onde, dont lessillons s’ouvraient difficilement devant lui&|160;!… Je l’avaisdécidé d’avance. Je me devais à moi-même de tenir mapromesse&|160;: l’heure dernière avait sonné pour tous, aucun nedevait en échapper. Voilà ma résolution&|160;; rien ne lachangerait… Un son sec s’entendit, et la tête aussitôt s’enfonça,pour ne plus reparaître. Je ne pris pas à ce meurtre autant deplaisir qu’on pourrait le croire&|160;; et, c’était, précisément,parce que j’étais rassasié de toujours tuer, que je le faisaisdorénavant par simple habitude, dont on ne peut se passer, mais,qui ne procure qu’une jouissance légère. Le sens est émoussé,endurci. Quelle volupté ressentir à la mort de cet être humain,quand il y en avait plus d’une centaine, qui allaient s’offrir àmoi, en spectacle, dans leur lute dernière contre les flots, unefois le navire submergé&|160;? À cette mort, je n’avais même pasl’attrait du danger&|160;; car, la justice humaine, bercée parl’ouragan de cette nuit affreuse, sommeillait dans les maisons, àquelques pas de moi. Aujourd’hui que les années pèsent sur moncorps, je le dis avec sincérité, comme une vérité suprême etsolennelle&|160;: je n’étais pas aussi cruel qu’on l’a racontéensuite, parmi les hommes&|160;; mais, des fois, leur méchancetéexerçait ses ravages persévérants pendant des années entières.Alors, je ne connaissais plus de borne à ma fureur&|160;; il meprenait des accès de cruauté, et je devenais terrible pour celuiqui s’approchait de mes yeux hagards, si toutefois il appartenait àma race. Si c’était un cheval ou un chien, je le laissaispasser&|160;: avez-vous entendu ce que je viens de dire&|160;?Malheureusement, la nuit de cette tempête, j’étais dans un de cesaccès, ma raison s’était envolée (car, ordinairement, j’étais aussicruel, mais, plus prudent)&|160;; et tout ce qui tomberait, cettefois-là, entre mes mains, devait périr&|160;; je ne prétends pasm’excuser de mes torts. La faute n’en est pas toute à messemblables. Je ne fais que constater ce qui est, en attendant lejugement dernier qui me fait gratter la nuque d’avance… Quem’importe le jugement dernier&|160;! Ma raison ne s’envole jamais,comme je le disais pour vous tromper. Et, quand je commets uncrime, je sais ce que je fais&|160;: je ne voulais pas faire autrechose&|160;! Debout sur le rocher, pendant que l’ouragan fouettaitmes cheveux et mon manteau, j’épiais dans l’extase cette force dela tempête, s’acharnant sur un navire, sous un ciel sans étoiles.Je suivis, dans une attitude triomphante, toutes les péripéties dece drame, depuis l’instant où le vaisseau jeta ses ancres, jusqu’aumoment où il s’engloutit, habit fatal qui entraîna, dans les boyauxde la mer, ceux qui s’en étaient revêtus comme d’un manteau. Mais,l’instant s’approchait, où j’allais, moi-même, me mêler commeacteur à ces scènes de la nature bouleversée. Quand la place où levaisseau avait soutenu le combat montra clairement que celui-ciavait été passer le reste de ses jours au rez-de-chaussée de lamer, alors, ceux qui avaient été emportés avec les flots reparurenten partie à la surface. Ils se prirent à bras-le-corps, deux pardeux, trois par trois&|160;; c’était le moyen de ne pas sauver leurvie&|160;; car, leurs mouvements devenaient embarrassés, et ilscoulaient bas comme des cruches percées… Quelle est cette armée demonstres marins qui fend les flots avec vitesse&|160;? Ils sontsix&|160;; leurs nageoires sont vigoureuses, et s’ouvrent unpassage, à travers les vagues soulevées. De tous ces êtres humains,qui remuent les quatre membres dans ce continent peu ferme, lesrequins ne font bientôt qu’une omelette sans œufs, et se lapartagent d’après la loi du plus fort. Le sang se mêle aux eaux, etles eaux se mêlent au sang. Leurs yeux féroces éclairentsuffisamment la scène du carnage… Mais, quel est encore ce tumultedes eaux, là-bas, à l’horizon&|160;? On dirait une trombe quis’approche. Quels coups de rame&|160;! J’aperçois ce que c’est. Uneénorme femelle de requin vient prendre part au pâté de foie decanard, et manger du bouilli froid. Elle est furieuse&|160;; car,elle arrive affamée. Une lutte s’engage entre elle et les requins,pour se disputer les quelques membres palpitants qui flottentpar-ci, par-là, sans rien dire, sur la surface de crème rouge. Àdroite, à gauche, elle lance des coups de dents qui engendrent desblessures mortelles. Mais, trois requins vivants l’entourentencore, et elle est obligée de tournée en tous sens, pour déjouerleurs manœuvres. Avec une émotion croissante, inconnue jusqu’alors,le spectateur, placé sur le rivage, suit cette bataille navale d’unnouveau genre. Il a les yeux fixés sur cette courageuse femelle derequin, aux dents si fortes. Il n’hésite plus, il épaule son fusil,et, avec son adresse habituelle, il loge sa deuxième balle dansl’ouïe d’un des requins, au moment où il se montrait au-dessusd’une vague. Restent deux requins qui n’en témoignent qu’unacharnement plus grand. Du haut du rocher, l’homme à la salivesaumâtre, se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablementcoloré, en tenant à la main ce couteau d’acier qui ne l’abandonnejamais. Désormais, chaque requin a affaire à un ennemi. Il s’avancevers son adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfoncedans le ventre sa lame aiguë. La citadelle mobile se débarrassefacilement du dernier adversaire… Se trouvent en présence le nageuret la femelle du requin, sauvée par lui. Ils se regardèrent entreles yeux pendant quelques minutes&|160;; et chacun s’étonna detrouver tant de férocité dans les regards de l’autre. Ils tournenten rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à partsoi&|160;: «&|160;Je me suis trompé jusqu’ici&|160;; en voilà unqui est plus méchant.&|160;»&|160;» Alors, d’un commun accord,entre deux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec uneadmiration mutuelle, la femelle de requin écartant l’eau de sesnageoires, Maldoror battant l’onde avec ses bras&|160;; etretinrent leur souffle, dans une vénération profonde, chacundésireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant.Arrivés à trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ilstombèrent brusquement l’un contre l’autre, comme deux aimants, ets’embrassèrent avec dignité et reconnaissance, dans une étreinteaussi tendre que celle d’un frère ou d’une sœur. Les désirscharnels suivirent de près cette démonstration d’amitié. Deuxcuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau visqueuse dumonstre, comme deux sangsues&|160;; et, les bras et les nageoiresentrelacés autour du corps de l’objet aimé qu’ils entouraient avecamour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaientbientôt plus qu’une masse glauque aux exhalaisons de goëmon&|160;;au milieu de la tempête qui continuait de sévir&|160;; à la lueurdes éclairs&|160;; ayant pour lit d’hyménée la vague écumeuse,emportés par un courant sous-marin comme dans un berceau, etroulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l’abîme,ils se réunirent dans un accouplement long, chaste ethideux&|160;!… Enfin, je venais de trouver quelqu’un qui meressemblât&|160;!… Désormais, je n’étais plus seul dans lavie&|160;!… Elle avait les mêmes idées que moi&|160;!… J’étais enface de mon premier amour&|160;!

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La Seine entraîne un corps humain. Dans cescirconstances, elle prend des allures solennelles. Le cadavregonflé se soutient sur les eaux&|160;; il disparaît sous l’arched’un pont&|160;; mais, plus loin, on le voit apparaître de nouveau,tournant lentement sur lui-même, comme une roue de moulin, ets’enfonçant par intervalles. Un maître de bateau, à l’aide d’uneperche, l’accroche au passage, et le ramène à terre. Avant detransporter le corps à la Morgue, on le laisse quelque temps sur laberge, pour le ramener à la vie. La foule compacte se rassembleautour du corps. Ceux qui ne peuvent pas voir, parce qu’ils sontderrière, poussent, tant qu’ils peuvent, ceux qui sont devant.Chacun se dit&|160;: «&|160;Ce n’est pas moi qui me seraisnoyé.&|160;» On plaint le jeune homme qui s’est suicidé&|160;; onl’admire&|160;; mais, on ne l’imite pas. Et, cependant, lui, atrouvé très naturel de se donner la mort, ne jugeant rien sur laterre capable de le contenter, et aspirant plus haut. Sa figure estdistinguée, et ses habits sont riches. A-t-il encore dix-septans&|160;? C’est mourir jeune&|160;! La foule paralysée continue dejeter sur lui ses yeux immobiles… Il se fait nuit. Chacun se retiresilencieusement. Aucun n’ose renverser le noyé, pour lui fairerejeter l’eau qui remplit son corps. On a craint de passer poursensible, et aucun n’a bougé, retranché dans le col de sa chemise.L’un s’en va, en sifflotant aigrement une tyrolienne absurde&|160;;l’autre fait claquer ses doigts comme des castagnettes… Harcelé parsa pensée sombre, Maldoror, sur son cheval, passe près de cetendroit, avec la vitesse de l’éclair. Il aperçoit le noyé&|160;;cela suffit. Aussitôt, il a arrêté son coursier, et est descendu del’étrier. Il soulève le jeune homme sans dégoût, et lui faitrejeter l’eau avec abondance. À la pensée que ce corps inertepourrait revivre sous sa main, il sens son cœur bondir, sous cetteimpression excellente, et redouble de courage. Vains efforts&|160;!Vains efforts, ai-je dit, et c’est vrai. Le cadavre reste inerte,et se laisse tourner en tous sens. Il frotte les tempes&|160;; ilfrictionne ce membre-ci, ce membre-là&|160;; il souffle pendant uneheure, dans la bouche, en pressant ses lèvres contre les lèvres del’inconnu. Il lui semble enfin sentir sous sa main, appliquéecontre la poitrine, un léger battement. Le noyé vit&|160;! À cemoment suprême, on put remarquer que plusieurs rides disparurent dufront du cavalier, et le rajeunirent de dix ans. Mais, hélas&|160;!les rides reviendront, peut-être demain, peut-être aussitôt qu’ilse sera éloigné des bords de la Seine. En attendant, le noyé ouvredes yeux ternes, et, par un sourire blafard, remercie sonbienfaiteur&|160;; mais, il est faible encore, et ne peut faireaucun mouvement. Sauver la vie à quelqu’un, que c’est beau&|160;!Et comme cette action rachète de fautes&|160;! L’homme aux lèvresde bronze, occupé jusque-là à l’arracher de la mort, regarde lejeune homme avec plus d’attention, et ses traits ne lui paraissentpas inconnus. Il se dit qu’entre l’asphyxié, aux cheveux blonds, etHolzer, il n’y a pas beaucoup de différence. Les voyez-vous commeils s’embrassent avec effusion&|160;! N’importe&|160;! L’homme à laprunelle de jaspe tient à conserver l’apparence d’un rôle sévère.Sans rien dire, il prend son ami qu’il met en croupe, et lecoursier s’éloigne au galop. Ô toi, Holzer, qui te croyais siraisonnable et si fort, n’as-tu pas vu, par ton exemple même, commeil est difficile, dans un accès de désespoir, de conserver lesang-froid dont tu te vantes. J’espère que tu ne me causeras plusun pareil chagrin, et moi, de mon côté, je t’ai promis de ne jamaisattenter à ma vie.

** * * *

Il y a des heures dans la vie où l’homme, à lachevelure pouilleuse, jette, l’œil fixe, des regards fauves sur lesmembranes vertes de l’espace&|160;; car, il lui semble entendre,devant lui, les ironiques huées d’un fantôme. Il chancelle etcourbe la tête&|160;: ce qu’il a entendu, c’est la voix de laconscience. Alors, il s’élance de la maison, avec la vitesse d’unfou, prend la première direction qui s’offre à sa stupeur, etdévore les plaines rugueuses de la campagne. Mais, le fantôme jaunene le perd pas de vue, et le poursuit avec une égale vitesse.Quelquefois, dans une nuit d’orage, pendant que des légions depoulpes ailés, ressemblant de loin à des corbeaux, planentau-dessus des nuages, en se dirigeant d’une rame raide vers lescités des humains, avec la mission de les avertir de changer deconduite, le caillou, à l’œil sombre, voit deux êtres passer à lalueur de l’éclair, l’un derrière l’autre&|160;; et, essuyant unefurtive larme de compassion, qui coule de sa paupière glacée, ils’écrie&|160;: «&|160;Certes, il le mérite&|160;; et ce n’est quejustice.&|160;» Après avoir dit cela, il se replace dans sonattitude farouche, et continue de regarder, avec un tremblementnerveux, la chasse à l’homme, et les grandes lèvres du vagind’ombre, d’où découlent, sans cesse, comme un fleuve, d’immensesspermatozoïdes ténébreux qui prennent leur essor dans l’étherlugubre, en cachant, avec le vaste déploiement de leurs ailes dechauve-souris, la nature entière, et les légions solitaires depoulpes, devenues mornes à l’aspect de ces fulgurations sourdes etinexprimables. Mais, pendant ce temps, le steeple-chase continueentre les deux infatigables coureurs, et le fantôme lance par sabouche des torrents de feu sur le dos calciné de l’antilope humain.Si, dans l’accomplissement de ce devoir, il rencontre en chemin lapitié qui veut lui barrer le passage, il cède avec répugnance à sessupplications, et laisse l’homme s’échapper. Le fantôme faitclaquer sa langue, comme pour se dire à lui-même qu’il va cesser lapoursuite, et retourne vers son chenil, jusqu’à nouvel ordre. Savoix de condamné s’entend jusque dans les couches les pluslointaines de l’espace&|160;; et, lorsque son hurlementépouvantable pénètre dans le cœur humain, celui-ci préféreraitavoir, dit-on, la mort pour mère que le remords pour fils. Ilenfonce la tête jusqu’aux épaules dans les complications terreusesd’un trou&|160;; mais, la conscience volatilise cette rused’autruche. L’excavation s’évapore, goutte d’éther&|160;; lalumière apparaît, avec son cortège de rayons, comme un vol decourlis qui s’abat sur les lavandes&|160;; et l’homme se retrouveen face de lui-même, les yeux ouverts et blêmes. Je l’ai vu sediriger du côté de la mer, monter sur un promontoire déchiqueté etbattu par le sourcil de l’écume&|160;; et, comme une flèche, seprécipiter dans les vagues. Voici le miracle&|160;: le cadavrereparaissait, le lendemain, sur la surface de l’océan, quireportait au rivage cette épave de chair. L’homme se dégageait dumoule que son corps avait creusé dans le sable, exprimait l’eau deses cheveux mouillés, et, reprenait, le front muet et penché, lechemin de la vie. La conscience juge sévèrement nos pensées et nosactes les plus secrets, et ne se trompe pas. Comme elle souventimpuissante à prévenir le mal, elle ne cesse de traquer l’hommecomme un renard, surtout pendant l’obscurité. Des yeux vengeurs,que la science ignorante appelle météores,répandent uneflamme livide, passent en roulant sur eux-mêmes, et articulent desparoles de mystère… qu’il comprend&|160;! Alors, son chevet estbroyé par les secousses de son corps, accablé sous le poids del’insomnie, et il entend la sinistre respiration des rumeurs vaguesde la nuit. L’ange du sommeil, lui-même, mortellement atteint aufront d’une pierre inconnue, abandonne sa tâche, et remonte versles cieux. Eh bien, je me présente pour défendre l’homme, cettefois&|160;; moi, le contempteur de toutes les vertus&|160;; moi,celui que n’a pas pu oublier le Créateur, depuis le jour glorieuxoù, renversant de leur socle les annales du ciel, où, par je nesais quel potage infâme, étaient consignés sa puissance etson éternité, j’appliquai mes quatre cents ventouses surle dessous de son aisselle, et lui fis pousser des cris terribles…Ils se changèrent en vipères, en sortant par sa bouche, et allèrentse cacher dans les broussailles, les murailles en ruine, aux aguetsle jour, aux aguets la nuit. Ces cris, devenus rampants, et douésd’anneaux innombrables, avec une tête petite et aplatie, des yeuxperfides, ont juré d’être en arrêt devant l’innocencehumaine&|160;; et, quand celle-ci se promène dans lesenchevêtrements des maquis, ou au revers des talus ou sur lessables des dunes, elle ne tarde pas à changer d’idée. Si,cependant, il en est temps encore&|160;; car, des fois, l’hommeaperçoit le poison s’introduire dans les veines de sa jambe, parune morsure presque imperceptible, avant qu’il ait eu le temps derebrousser chemin, et de gagner le large. C’est ainsi que leCréateur, conservant un sang-froid admirable, jusque dans lessouffrances les plus atroces, sait retirer, de leur propre sein,des germes nuisibles aux habitants de la terre. Quel ne fut pas sonétonnement, quand il vit Maldoror, changé en poulpe, avancer contreson corps ses huit pattes monstrueuses, dont chacune, lanièresolide, aurait pu embrasser facilement la circonférence d’uneplanète. Pris au dépourvu, il se débattit, quelques instants,contre cette étreinte visqueuse, qui se resserrait de plus en plus…je craignais quelque mauvais coup de sa part&|160;; après m’êtrenourri abondamment des globules de ce sang sacré, je me détachaibrusquement de son corps majestueux, et je me cachai dans unecaverne, qui, depuis lors, resta ma demeure. Après des recherchesinfructueuses, il ne put m’y trouver. Il y a longtemps de ça&|160;;mais, je crois que maintenant il sait où est ma demeure&|160;; ilse garde d’y rentrer&|160;; nous vivons, tous les deux, comme deuxmonarques voisins, qui connaissent leurs forces respectives, nepeuvent se vaincre l’un l’autre, et sont fatigués des bataillesinutiles du passé. Il me craint, et je le crains&|160;; chacun,sans être vaincu, a éprouvé les rudes coups de son adversaire, etnous en restons là. Cependant, je suis prêt à recommencer la lutte,quand il le voudra. Mais, qu’il n’attende pas quelque momentfavorable à ses desseins cachés. Je me tiendrai toujours sur mesgardes, en ayant l’œil sur lui. Qu’il n’envoie plus sur la terre laconscience et ses tortures. J’ai enseigné aux hommes les armes aveclesquelles on peut la combattre avec avantage. Ils ne sont pasencore familiarisés avec elle&|160;; mais, tu sais que, pour moi,elle est comme la paille qu’emporte le vent. J’en fais autant decas. Si je voulais profiter de l’occasion, qui se présente, desubtiliser ces discussions poétiques, j’ajouterais que je fais mêmeplus de cas de la paille que de la conscience&|160;; car, la pailleest utile pour le bœuf qui la rumine, tandis que la conscience nesait montrer que ses griffes d’acier. Elles subirent un pénibleéchec, le jour où elles se placèrent devant moi. Comme laconscience avait été envoyée par le Créateur, je crus convenable dene pas me laisser barrer le passage par elle. Si elle s’étaitprésentée avec la modestie et l’humilité propres à son rang, etdont elle n’aurait jamais dû se départir, je l’aurais écoutée. Jen’aimais pas son orgueil. J’étendis une main, et sous mes doigtsbroyai les griffes&|160;; elles tombèrent en poussière, sous lapression croissante de ce mortier de nouvelle espèce. J’étendisl’autre main, et lui arrachai la tête. Je chassai ensuite, hors dema maison, cette femme, à coups de fouet, et je ne la revis plus.J’ai gardé sa tête en souvenir de ma victoire… Une tête à la main,dont je rongeais le crâne, je me suis tenu sur un pied, comme lehéron, au bord du précipice creusé dans les flancs de la montagne.On m’a vu descendre dans la vallée, pendant que la peau de mapoitrine était immobile et calme, comme le couvercle d’unetombe&|160;! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne, j’ainagé dans les gouffres les plus dangereux, longé les écueilsmortels, et plongé plus bas que les courants, pour assister, commeun étranger, aux combats des monstres marins&|160;; je me suisécarté du rivage, jusqu’à le perdre de ma vue perçante&|160;; et,les crampes hideuses, avec leur magnétisme paralysant, rôdaientautour de mes membres, qui fendaient les vagues avec des mouvementsrobustes, sans oser approcher. On m’a vu revenir, sain et sauf,dans la plage, pendant que la peau de ma poitrine était immobile etcalme, comme le couvercle d’une tombe&|160;! Une tête à la main,dont je rongeais le crâne, j’ai franchi les marches ascendantesd’une tour élevée. Je suis parvenu, les jambes lasses, sur laplate-forme vertigineuse. J’ai regardé la campagne, la mer&|160;;j’ai regardé le soleil, le firmament&|160;; repoussant du pied legranit qui ne recula pas, j’ai défié la mort et la vengeance divinepar une huée suprême, et me suis précipité, comme un pavé, dans labouche de l’espace. Les hommes entendirent le choc douloureux etretentissant qui résulta de la rencontre du sol avec la tête de laconscience, que j’avais abandonnée dans ma chute. On me vitdescendre, avec la lenteur de l’oiseau, porté par un nuageinvisible, et ramasser la tête, pour la forcer à être témoin d’untriple crime, que je devais commettre le jour même, pendant que lapeau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercled’une tombe&|160;! Une tête à la main, dont je rongeais le crâne,je me suis dirigé vers l’endroit où s’élèvent les poteaux quisoutiennent la guillotine. J’ai placé la grâce suave des cous detrois jeunes filles sous le couperet. Exécuteur des hautes œuvres,je lâchai le cordon avec l’expérience apparente d’une vieentière&|160;; et, le fer triangulaire, s’abattant obliquement,trancha trois têtes qui me regardaient avec douceur. Je mis ensuitela mienne sous le rasoir pesant, et le bourreau préparal’accomplissement de son devoir. Trois fois, le couperetredescendit entre les rainures avec une nouvelle vigueur&|160;;trois fois, ma carcasse matérielle, surtout au siège du cou, futremuée jusqu’en ses fondements, comme lorsqu’on se figure en rêveêtre écrasé par une maison qui s’effondre. Le peuple stupéfait melaissa passer, pour m’écarter de la place funèbre&|160;; il m’a vuouvrir avec mes coudes ses flots ondulatoires, et me remuer, pleinde vie, avançant devant moi, la tête droite, pendant que la peau dema poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d’unetombe&|160;! J’avais dit que je voulais défendre l’homme, cettefois&|160;; mais je crains que mon apologie ne soit pasl’expression de la vérité&|160;; et, par conséquent, je préfère metaire. C’est avec reconnaissance que l’humanité applaudira à cettemesure&|160;!

** * * *

Il est temps de serrer les freins à moninspiration, et de m’arrêter, un instant, en route, comme quand onregarde le vagin d’une femme&|160;; il est bon d’examiner lacarrière parcourue, et de s’élancer, ensuite, les membres reposés,d’un bond impétueux. Fournir une traite d’une seule haleine n’estpas facile&|160;; et les ailes se fatiguent beaucoup, dans un volélevé, sans espérance et sans remords. Non… ne conduisons pas plusprofondément la meute hagarde des pioches et des fouilles, àtravers les mines explosives de ce chant impie&|160;! Le crocodilene changera pas un mot au vomissement sorti de dessous son crâne.Tant pis, si quelque ombre furtive, excitée par le but louable devenger l’humanité, injustement attaquée par moi, ouvresubrepticement la porte de ma chambre, en frôlant la muraille commel’aile d’un goéland, et enfonce un poignard, dans les côtes dupilleur d’épaves célestes&|160;! Autant vaut que l’argile dissolveses atomes, de cette manière que d’une autre.

FIN DU DEUXIÈME CHANT

CHANT TROISIÈME

 

Rappelons les noms de ces êtres imaginaires, àla nature d’ange, que ma plume, pendant le deuxième chant, a tirésd’un cerveau, brillant d’une lueur émanée d’eux-mêmes. Ils meurent,dès leur naissance, comme ces étincelles dont l’œil a de la peine àsuivre l’effacement rapide, sur du papier brûlé. Léman !…Lohengrin !… Lombano !… Holzer !… un instant, vousapparûtes, recouverts des insignes de la jeunesse, à mon horizoncharmé ; mais, je vous ai laissés retomber dans le chaos,comme des cloches de plongeur. Vous n’en sortirez plus. Il mesuffit que j’aie gardé votre souvenir ; vous devez céder laplace à d’autres substances, peut-être moins belles, qu’enfanterale débordement orageux d’un amour qui a résolu de ne pas apaiser sasoif auprès de la race humaine. Amour affamé, qui se dévoreraitlui-même, s’il ne cherchait sa nourriture dans des fictionscélestes : créant, à la longue, une pyramide de séraphins,plus nombreux que les insectes qui fourmillent dans une goutted’eau, il les entrelacera dans une ellipse qu’il fera tourbillonnerautour de lui. Pendant ce temps, le voyageur, arrêté contrel’aspect d’une cataracte, s’il relève le visage, verra, dans lelointain, un être humain, emporté vers la cave de l’enfer par uneguirlande de camélias vivants ! Mais… silence ! l’imageflottante du cinquième idéal se dessine lentement, comme les replisindécis d’une aurore boréale, sur le plan vaporeux de monintelligence, et prend de plus en plus une consistance déterminée…Mario et moi nous longions la grève. Nos chevaux, le cou tendu,fendaient les membranes de l’espace, et arrachaient des étincellesaux galets de la plage. La bise, qui nous frappait en plein visage,s’engouffrait dans nos manteaux, et faisait voltiger en arrière lescheveux de nos têtes jumelles. La mouette, par ses cris et sesmouvements d’aile, s’efforçait en vain de nous avertir de laproximité possible de la tempête, et s’écriait : « Oùs’en vont-ils, de ce galop insensé ? » Nous ne disionsrien ; plongés dans la rêverie, nous nous laissions emportersur les ailes de cette course furieuse ; le pêcheur, nousvoyant passer, rapides comme l’albatros, et croyant apercevoir,fuyant devant lui, les deux frères mystérieux, comme onles avait ainsi appelés, parce qu’ils étaient toujours ensemble,s’empressait de faire le signe de la croix, et se cachait, avec sonchien paralysé, sous quelque roche profonde. Les habitants de lacôte avaient entendu raconter des choses étranges sur ces deuxpersonnages, qui apparaissaient sur la terre, au milieu des nuages,aux grandes époques de calamité, quand une guerre affreuse menaçaitde planter son harpon sur la poitrine de deux pays ennemis, ou quele choléra s’apprêtait à lancer, avec sa fronde, la pourriture etla mort dans des cités entières. Les plus vieux pilleurs d’épavesfronçaient le sourcil, d’un air grave, affirmant que les deuxfantômes, dont chacun avait remarqué la vaste envergure des ailesnoires, pendant les ouragans, au-dessus des bancs de sable et desécueils, étaient le génie de la terre et le génie de la mer, quipromenaient leur majesté, au milieu des airs, pendant les grandesrévolutions de la nature, unis ensemble par une amitié éternelle,dont la rareté et la gloire ont enfanté l’étonnement du câbleindéfini des générations. On disait que, volant côte à côte commedeux condors des Andes, ils aimaient à planer, en cerclesconcentriques, parmi les couches d’atmosphères qui avoisinent lesoleil ; qu’ils se nourrissaient, dans ces parages, des pluspures essences de la lumière ; mais, qu’ils ne se décidaientqu’avec peine à rabattre l’inclinaison de leur vol vertical, versl’orbite épouvanté où tourne le globe humain en délire, habité pardes esprits cruels qui se massacrent entre eux dans les champs oùrugit la bataille (quand ils ne se tuent pas perfidement, ensecret, dans le centre des villes, avec le poignard de la haine oude l’ambition), et qui se nourrissent d’êtres pleins de vie commeeux et placés quelques degrés plus bas dans l’échelle desexistences. Ou bien, quand ils prenaient la ferme résolution, afind’exciter les hommes au repentir par les strophes de leursprophéties, de nager, en se dirigeant à grandes brassées, vers lesrégions sidérales où une planète se mouvait au milieu desexhalaisons épaisses d’avarice, d’orgueil, d’imprécation et dericanement qui se dégageaient, comme des vapeurs pestilentielles,de sa surface hideuse et paraissait petite comme une boule, étantpresque invisible, à cause de la distance, ils ne manquaient pas detrouver des occasions où ils se repentaient amèrement de leurbienveillance, méconnue et conspuée, et allaient se cacher au fonddes volcans, pour converser avec le feu vivace qui bouillonne dansles cuves des souterrains centraux, ou au fond de la mer, pourreposer agréablement leur vue désillusionnée sur les monstres lesplus féroces de l’abîme, qui leur paraissaient des modèles dedouceur, en comparaison des bâtards de l’humanité. La nuit venue,avec son obscurité propice, ils s’élançaient des cratères, à lacrête de porphyre, des courants sous-marins et laissaient, bienloin derrière eux, le pot de chambre rocailleux où se démène l’anusconstipé des kakatoès humains, jusqu’à ce qu’ils ne pussent plusdistinguer la silhouette suspendue de la planète immonde. Alors,chagrinés de leur tentative infructueuse, au milieu des étoiles quicompatissaient à leur douleur et sous l’œil de Dieu,s’embrassaient, en pleurant, l’ange de la terre et l’ange de lamer !… Mario et celui qui galopait auprès de lui n’ignoraientpas les bruits vagues et superstitieux que racontaient, dans lesveillées, les pêcheurs de la côte, en chuchotant autour de l’âtre,portes et fenêtres fermées ; pendant que le vent de la nuit,qui désire se réchauffer, fait entendre ses sifflements autour dela cabane de paille, et ébranle, par sa vigueur, ces frêlesmurailles, entourées à la base de fragments de coquillage, apportéspar les replis mourants des vagues. Nous ne parlions pas. Que sedisent deux cœurs qui s’aiment ? Rien. Mais nos yeuxexprimaient tout. Je l’avertis de serrer davantage son manteauautour de lui, et lui me fait observer que mon cheval s’éloignetrop du sien : chacun prend autant d’intérêt à la vie del’autre qu’à sa propre vie ; nous ne rions pas. Il s’efforcede me sourire ; mais, j’aperçois que son visage porte le poidsdes terribles impressions qu’y a gravées la réflexion, constammentpenchée sur les sphinx qui déroutent, avec un œil oblique, lesgrandes angoisses de l’intelligence des mortels. Voyant sesmanœuvres inutiles, il détourne les yeux, mord son frein terrestreavec la bave de la rage, et regarde l’horizon, qui s’enfuit à notreapproche. À mon tour, je m’efforce de lui rappeler sa jeunessedorée, qui ne demande qu’à s’avancer dans les palais des plaisirs,comme une reine ; mais, il remarque que mes paroles sortentdifficilement de ma bouche amaigrie, et que les années de monpropre printemps ont passé, tristes et glaciales, comme un rêveimplacable qui promène, sur les tables des banquets, et sur leslits de satin, où sommeille la pâle prêtresse d’amour, payée avecles miroitements de l’or, les voluptés amères du désenchantement,les rides pestilentielles de la vieillesse, les effarements de lasolitude et les flambeaux de la douleur. Voyant mes manœuvresinutiles, je ne m’étonne pas de ne pas pouvoir le rendreheureux ; le Tout-Puissant m’apparaît revêtu de sesinstruments de torture, dans toute l’auréole resplendissante de sonhorreur ; je détourne les yeux et regarde l’horizon quis’enfuit à notre approche… Nos chevaux galopaient le long durivage, comme s’ils fuyaient l’œil humain… Mario est plus jeune quemoi ; l’humidité du temps et l’écume salée qui rejaillitjusqu’à nous amènent le contact du froid sur ses lèvres. Je luidis : « Prends garde !… prends garde !… fermetes lèvres, les unes contre les autres ; ne vois-tu pas lesgriffes aiguës de la gerçure, qui sillonne ta peau de blessurescuisantes ? » Il fixe mon front, et me réplique, avec lesmouvements de sa langue : « Oui, je les vois, ces griffesvertes ; mais, je ne dérangerai pas la situation naturelle dema bouche pour les faire fuir. Regarde, si je mens. Puisqu’ilparaît que c’est la volonté de la Providence, je veux m’yconformer. Sa volonté aurait pu être meilleure. » Et moi, jem’écriai : « J’admire cette vengeance noble. » Jevoulus m’arracher les cheveux ; mais, il me le défendit avecun regard sévère, et je lui obéis avec respect. Il se faisait tard,et l’aigle regagnait son nid, creusé dans les anfractuosités de laroche. Il me dit : « Je vais te prêter mon manteau, pourte garantir du froid ; je n’en ai pas besoin. » Je luirépliquai : « Malheur à toi, si tu fais ce que tu dis. Jene veux pas qu’un autre souffre à ma place, et surtout toi. »Il ne répondit pas, parce que j’avais raison ; mais, moi, jeme mis à le consoler, à cause de l’accent trop impétueux de mesparoles… Nos chevaux galopaient le long du rivage, comme s’ilsfuyaient l’œil humain… Je relevai la tête, comme la proue d’unvaisseau soulevée par une vague énorme, et je lui dis :« Est-ce que tu pleures ? Je te le demande, roi desneiges et des brouillards. Je ne vois pas des larmes sur tonvisage, beau comme la fleur du cactus, et tes paupières sontsèches, comme le lit du torrent ; mais, je distingue, au fondde tes yeux, une cuve, pleine de sang, où bout ton innocence,mordue au cou par un scorpion de la grande espèce. Un vent violents’abat sur le feu qui réchauffe la chaudière, et en répand lesflammes obscures jusqu’en dehors de ton orbite sacré. J’ai approchémes cheveux de ton front rosé, et j’ai senti une odeur de roussi,parce qu’ils se brûlèrent. Ferme tes yeux ; car, sinon, tonvisage, calciné comme la lave du volcan, tombera en cendres sur lecreux de ma main. » Et, lui, se retournait vers moi, sansfaire attention aux rênes qu’il tenait dans la main, et mecontemplait avec attendrissement, tandis que lentement il baissaitet relevait ses paupières de lis, comme le flux et le reflux de lamer. Il voulut bien répondre à ma question audacieuse, et voicicomme il le fit : « Ne fais pas attention à moi. De mêmeque les vapeurs des fleuves rampent le long des flancs de lacolline, et, une fois arrivées au sommet, s’élancent dansl’atmosphère, en formant des nuages ; de même, tes inquiétudessur mon compte se sont insensiblement accrues, sans motifraisonnable, et forment au-dessus de ton imagination, le corpstrompeur d’un mirage désolé. Je t’assure qu’il n’y a pas de feudans mes yeux, quoique j’y ressente la même impression que si moncrâne était plongé dans un casque de charbons ardents. Commentveux-tu que les chairs de mon innocence bouillent dans la cuve,puisque je n’entends que des cris très faibles et confus, qui, pourmoi, ne sont que les gémissements du vent qui passe au-dessus denos têtes. Il est impossible qu’un scorpion ait fixé sa résidenceet ses pinces aiguës au fond de mon orbite haché ; je croisplutôt que ce sont des tenailles vigoureuses qui broient les nerfsoptiques. Cependant, je suis d’avis, avec toi, que le sang, quiremplit la cuve, a été extrait de mes veines par un bourreauinvisible, pendant le sommeil de la dernière nuit. Je t’ai attendulongtemps, fils aimé de l’océan ; et mes bras assoupis ontengagé un vain combat avec Celui qui s’était introduit dans levestibule de ma maison… Oui, je sens que mon âme est cadenasséedans le verrou de mon corps, et qu’elle ne peut se dégager, pourfuir loin des rivages que frappe la mer humaine, et n’être plustémoin du spectacle de la meute livide des malheurs, poursuivantsans relâche, à travers les fondrières et les gouffres del’abattement immense, les isards humains. Mais, je ne me plaindraipas. J’ai reçu la vie comme une blessure, et j’ai défendu ausuicide de guérir la cicatrice. Je veux que le Créateur encontemple, à chaque heure de son éternité, la crevasse béante.C’est le châtiment que je lui inflige. Nos coursiers ralentissentla vitesse de leurs pieds d’airain ; leurs corps tremblent,comme le chasseur surpris par un troupeau de pécaris. Il ne fautpas qu’ils se mettent à écouter ce que nous disons. À forced’attention, leur intelligence grandirait, et ils pourraientpeut-être nous comprendre. Malheur à eux ; car, ilssouffriraient davantage ! En effet, ne pense qu’aux marcassinsde l’humanité : le degré d’intelligence qui les sépare desautres êtres de la création ne semble-t-il pas ne leur être accordéqu’au prix irrémédiable de souffrances incalculables ? Imitemon exemple, et que ton éperon d’argent s’enfonce dans les flancsde ton coursier… » Nos chevaux galopaient le long du rivage,comme s’ils fuyaient l’œil humain.

** * * *

Voici la folle qui passe en dansant, tandisqu’elle se rappelle vaguement quelque chose. Les enfants lapoursuivent à coups de pierre, comme si c’était un merle. Ellebrandit un bâton et fait mine de les poursuivre, puis reprend sacourse. Elle a laissé un soulier en chemin, et ne s’en aperçoitpas. De longues pattes d’araignée circulent sur sa nuque ; cene sont autre chose que ses cheveux. Son visage ne ressemble plusau visage humain, et elle lance des éclats de rire comme l’hyène.Elle laisse échapper des lambeaux de phrases dans lesquels, en lesrecousant, très peu trouveraient une signification claire. Sa robe,percée en plus d’un endroit, exécute des mouvements saccadés autourde ses jambes osseuses et pleines de boue. Elle va devant soi,comme la feuille du peuplier, emportée, elle, sa jeunesse, sesillusions et son bonheur passé, qu’elle revoit à travers les brumesd’une intelligence détruite, par le tourbillon des facultésinconscientes. Elle a perdu sa grâce et sa beauté primitives ;sa démarche est ignoble, et son haleine respire l’eau-de-vie. Siles hommes étaient heureux sur cette terre, c’est alors qu’ilfaudrait s’étonner. La folle ne fait aucun reproche, elle est tropfière pour se plaindre, et mourra, sans avoir révélé son secret àceux qui s’intéressent à elle, mais auxquels elle a défendu de nejamais lui adresser la parole. Les enfants la poursuivent, à coupsde pierre, comme si c’était un merle. Elle a laissé tomber de sonsein un rouleau de papier. Un inconnu le ramasse, s’enferme chezlui toute la nuit, et lit le manuscrit, qui contenait ce quisuit : « Après bien des années stériles, la Providencem’envoya une fille. Pendant trois jours, je m’agenouillai dans leséglises, et ne cessai de remercier le grand nom de Celui qui avaitenfin exaucé mes vœux. Je nourrissais de mon propre lait celle quiétait plus que ma vie, et que je voyais grandir rapidement, douéede toutes les qualités de l’âme et du corps. Elle me disait :« Je voudrais avoir une petite sœur pour m’amuser avecelle ; recommande au bon Dieu de m’en envoyer une ; et,pour le récompenser, j’entrelacerai, pour lui, une guirlande deviolettes, de menthes et de géraniums. » Pour toute réponse,je l’enlevais sur mon sein et l’embrassais avec amour. Elle savaitdéjà s’intéresser aux animaux, et me demandait pourquoil’hirondelle se contente de raser de l’aile les chaumièreshumaines, sans oser y rentrer. Mais, moi, je mettais un doigt surma bouche, comme pour lui dire de garder le silence sur cette gravequestion, dont je ne voulais pas encore lui faire comprendre leséléments, afin de ne pas frapper, par une sensation excessive, sonimagination enfantine ; et, je m’empressais de détourner laconversation de ce sujet, pénible à traiter pour tout êtreappartenant à la race qui a étendu une domination injuste sur lesautres animaux de la création. Quand elle me parlait des tombes ducimetière, en me disant qu’on respirait dans cette atmosphère lesagréables parfums des cyprès et des immortelles, je me gardai de lacontredire ; mais, je lui disais que c’était la ville desoiseaux, que, là, ils chantaient depuis l’aurore jusqu’aucrépuscule du soir, et que les tombes étaient leurs nids, où ilscouchaient la nuit avec leur famille, en soulevant le marbre. Tousles mignons vêtements qui la couvraient, c’est moi qui les avaiscousus, ainsi que les dentelles, aux mille arabesques, que jeréservais pour le dimanche. L’hiver, elle avait sa place légitimeautour de la grande cheminée ; car elle se croyait unepersonne sérieuse, et, pendant l’été, la prairie reconnaissait lasuave pression de ses pas, quand elle s’aventurait, avec son filetde soie, attaché au bout d’un jonc, après les colibris, pleinsd’indépendance, et les papillons, aux zigzags agaçants. « Quefais-tu, petite vagabonde, quand la soupe t’attend depuis uneheure, avec la cuillère qui s’impatiente ? » Mais, elles’écriait, en me sautant au cou, qu’elle n’y reviendrait plus. Lelendemain, elle s’échappait de nouveau, à travers les margueriteset les résédas ; parmi les rayons du soleil et le voltournoyant des insectes éphémères ; ne connaissant que lacoupe prismatique de la vie, pas encore le fiel ; heureused’être plus grande que la mésange ; se moquant de la fauvette,qui ne chante pas si bien que le rossignol ; tirantsournoisement la langue au vilain corbeau, qui la regardaitpaternellement ; et gracieuse comme un jeune chat. Je nedevais pas longtemps jouir de sa présence ; le tempss’approchait, où elle devait, d’une manière inattendue, faire sesadieux aux enchantements de la vie, abandonnant pour toujours lacompagnie des tourterelles, des gélinottes et des verdiers, lesbabillements de la tulipe et de l’anémone, les conseils des herbesdu marécage, l’esprit incisif des grenouilles, et la fraîcheur desruisseaux. On me raconta ce qui s’était passé ; car, moi, jene fus pas présente à l’événement qui eut pour conséquence la mortde ma fille. Si je l’avais été, j’aurais défendu cet ange au prixde mon sang… Maldoror passait avec son bouledogue ; il voitune jeune fille qui dort à l’ombre d’un platane, et il la pritd’abord pour une rose. On ne peut dire qui s’éleva le plus tôt dansson esprit, ou la vue de cette enfant, ou la résolution qui en futla suite. Il se déshabille rapidement, comme un homme qui sait cequ’il va faire. Nu comme une pierre, il s’est jeté sur le corps dela jeune fille, et lui a levé la robe pour commettre un attentat àla pudeur… à la clarté du soleil ! Il ne se gênera pas,allez !… N’insistons pas sur cette action impure. L’espritmécontent, il se rhabille avec précipitation, jette un regard deprudence sur la route poudreuse, où personne ne chemine, et ordonneau bouledogue d’étrangler avec le mouvement de ses mâchoires, lajeune fille ensanglantée. Il indique au chien de la montagne laplace où respire et hurle la victime souffrante, et se retire àl’écart, pour ne pas être témoin de la rentrée des dents pointuesdans les veines roses. L’accomplissement de cet ordre put paraîtresévère au bouledogue. Il crut qu’on lui demanda ce qui avait étédéjà fait, et se contenta, ce loup, au mufle monstrueux, de violerà son tour la virginité de cette enfant délicate. De son ventredéchiré, le sang coule de nouveau le long de ses jambes, à traversla prairie. Ses gémissements se joignent aux pleurs de l’animal. Lajeune fille lui présente la croix d’or qui ornait son cou, afinqu’il l’épargne ; elle n’avait pas osé la présenter aux yeuxfarouches de celui qui, d’abord, avait eu la pensée de profiter dela faiblesse de son âge. Mais le chien n’ignorait pas que, s’ildésobéissait à son maître, un couteau lancé de dessous une manche,ouvrirait brusquement ses entrailles, sans crier gare. Maldoror(comme ce nom répugne à prononcer !) entendait les agonies dela douleur, et s’étonnait que la victime eût la vie si dure, pourne pas être encore morte. Il s’approche de l’autel sacrificatoire,et voit la conduite de son bouledogue, livré à de bas penchants, etqui élevait sa tête au-dessus de la jeune fille, comme un naufragéélève la sienne, au-dessus des vagues en courroux. Il lui donne uncoup de pied et lui fend un œil. Le bouledogue, en colère, s’enfuitdans la campagne, entraînant après lui, pendant un espace de routequi est toujours trop long, pour si court qu’il fût, le corps de lajeune fille suspendue, qui n’a été dégagé que grâce aux mouvementssaccadés de la fuite ; mais, il craint d’attaquer son maître,qui ne le reverra plus. Celui-ci tire de sa poche un canifaméricain, composé de dix à douze lames qui servent à diversusages. Il ouvre les pattes anguleuses de cet hydre d’acier :et, muni d’un pareil scalpel, voyant que le gazon n’avait pasencore disparu sous la couleur de tant de sang versé, s’apprête,sans pâlir, à fouiller courageusement le vagin de la malheureuseenfant. De ce trou élargi, il retire successivement les organesintérieurs ; les boyaux, les poumons, le foie et enfin le cœurlui-même sont arrachés de leurs fondements et entraînés à lalumière du jour, par l’ouverture épouvantable. Le sacrificateurs’aperçoit que la jeune fille, poulet vidé, est morte depuislongtemps ; il cesse la persévérance croissante de sesravages, et laisse le cadavre redormir à l’ombre du platane. Onramassa le canif, abandonné à quelques pas. Un berger, témoin ducrime, dont on n’avait pas découvert l’auteur, ne le raconta quelongtemps après, quand il se fut assuré que le criminel avait gagnéen sûreté les frontières, et qu’il n’avait plus à redouter lavengeance certaine proférée contre lui, en cas de révélation. Jeplaignis l’insensé qui avait commis ce forfait, que le législateurn’avait pas prévu, et qui n’avait pas eu de précédents. Je leplaignis, parce qu’il est probable qu’il n’avait pas gardé l’usagede la raison, quand il mania le poignard à la lame quatre foistriple, labourant de fond en comble, les parois des viscères. Je leplaignis, parce que, s’il n’était pas fou, sa conduite honteusedevait couver une haine bien grande contre ses semblables, pours’acharner ainsi sur les chairs et les artères d’un enfantinoffensif, qui fut ma fille. J’assistai à l’enterrement de cesdécombres humains, avec une résignation muette ; et chaquejour je viens prier sur une tombe. » À la fin de cettelecture, l’inconnu ne peut plus garder ses forces, et s’évanouit.Il reprend ses sens, et brûle le manuscrit. Il avait oublié cesouvenir de sa jeunesse (l’habitude émousse lamémoire !) ; et après vingt ans d’absence, il revenaitdans ce pays fatal. Il n’achètera pas de bouledogue !… Il neconversera pas avec les bergers !… Il n’ira pas dormir àl’ombre des platanes !… Les enfants la poursuivent à coups depierre, comme si c’était un merle.

** * * *

Tremdall a touché la main pour la dernièrefois, à celui qui s’absente volontairement, toujours fuyant devantlui, toujours l’image de l’homme le poursuivant. Le juif errant sedit que, si le sceptre de la terre appartenait à la race descrocodiles, il ne fuirait pas ainsi. Tremdall, debout sur lavallée, a mis une main devant ses yeux, pour concentrer les rayonssolaires, et rendre sa vue plus perçante, tandis que l’autre palpele sein de l’espace, avec le bras horizontal et immobile. Penché enavant, statue de l’amitié, il regarde avec des yeux, mystérieuxcomme la mer, grimper, sur la pente de la côte, les guêtres duvoyageur, aidé de son bâton ferré. La terre semble manquer à sespieds, et quand même il le voudrait, il ne pourrait retenir seslarmes et ses sentiments :

« Il est loin ; je vois sasilhouette cheminer sur un étroit sentier. Où s’en va-t-il, de cepas pesant ? Il ne le sait lui-même… Cependant, je suispersuadé que je ne dors pas : qu’est-ce qui s’approche, et vaà la rencontre de Maldoror ? Comme il est grand, le dragon…plus qu’un chêne ! On dirait que ses ailes blanchâtres, nouéespar de fortes attaches, ont des nerfs d’acier, tant elles fendentl’air avec aisance. Son corps commence par un buste de tigre, et setermine par une longue queue de serpent. Je n’étais pas habitué àvoir ces choses. Qu’a-t-il donc sur le front ? J’y vois écrit,dans une langue symbolique, un mot que je ne puis déchiffrer. D’undernier coup d’aile, il s’est transporté auprès de celui dont jeconnais le timbre de voix. Il lui a dit : « Jet’attendais, et toi aussi. L’heure est arrivée ; me voilà.Lis, sur mon front, mon nom écrit en signes hiéroglyphiques. »Mais lui, à peine a-t-il vu venir l’ennemi, s’est changé en aigleimmense, et se prépare au combat, en faisant claquer decontentement son bec recourbé, voulant dire par là qu’il se charge,à lui seul, de manger la partie postérieure du dragon. Les voilàqui tracent des cercles dont la concentricité diminue, espionnantleurs moyens réciproques, avant de combattre ; ils font bien.Le dragon me paraît plus fort ; je voudrais qu’il remportât lavictoire sur l’aigle. Je vais éprouver de grandes émotions, à cespectacle où une partie de mon être est engagée. Puissant dragon,je t’exciterai de mes cris, s’il est nécessaire ; car, il estde l’intérêt de l’aigle qu’il soit vaincu. Qu’attendent-ils pours’attaquer ? Je suis dans des transes mortelles. Voyons,dragon, commence, toi, le premier, l’attaque. Tu viens de luidonner un coup de griffe sec : ce n’est pas trop mal. Jet’assure que l’aigle l’aura senti ; le vent emporte la beautéde ses plumes, tachées de sang. Ah ! l’aigle t’arrache un œilavec son bec, et, toi, tu ne lui avais arraché que la peau ;il fallait faire attention à cela. Bravo, prends ta revanche, etcasse-lui une aile ; il n’y a pas à dire, tes dents de tigresont très bonnes. Si tu pouvais approcher de l’aigle, pendant qu’iltournoie dans l’espace, lancé en bas vers la campagne ! Je leremarque, cet aigle t’inspire de la retenue, même quand il tombe.Il est par terre, il ne pourra pas se relever. L’aspect de toutesces blessures béantes m’enivre. Vole à fleur de terre autour delui, et, avec les coups de ta queue écaillée de serpent, achève-le,si tu peux. Courage, beau dragon ; enfonce-lui tes griffesvigoureuses, et que le sang se mêle au sang, pour former desruisseaux où il n’y ait pas d’eau. C’est facile à dire, mais non àfaire. L’aigle vient de combiner un nouveau plan stratégique dedéfense, occasionné par les chances malencontreuses de cette luttemémorable ; il est prudent. Il s’est assis solidement, dansune position inébranlable, sur l’aile restante, sur ses deuxcuisses, et sur sa queue, qui lui servait auparavant de gouvernail.Il défie des efforts plus extraordinaires que ceux qu’on lui aopposés jusqu’ici. Tantôt, il tourne aussi vite que le tigre, etn’a pas l’air de se fatiguer ; tantôt, il se couche sur ledos, avec ses deux fortes pattes en l’air, et, avec sang-froid,regarde ironiquement son adversaire. Il faudra, à bout de compte,que je sache qui sera le vainqueur ; le combat ne peut pass’éterniser. Je songe aux conséquences qu’il en résultera !L’aigle est terrible, et fait des sauts énormes qui ébranlent laterre, comme s’il allait prendre son vol ; cependant, il saitque cela lui est impossible. Le dragon ne s’y fie pas ; ilcroit qu’à chaque instant l’aigle va l’attaquer par le côté où ilmanque d’œil… Malheureux que je suis ! C’est ce qui arrive.Comment le dragon s’est laissé prendre à la poitrine ? Il abeau user de la ruse et de la force ; je m’aperçois quel’aigle, collé à lui par tous ses membres, comme une sangsue,enfonce de plus en plus son bec, malgré de nouvelles blessuresqu’il reçoit, jusqu’à la racine du cou, dans le ventre du dragon.On ne lui voit que le corps. Il paraît être à l’aise ; il nese presse pas d’en sortir. Il cherche sans doute quelque chose,tandis que le dragon, à la tête de tigre, pousse des beuglementsqui réveillent les forêts. Voilà l’aigle, qui sort de cettecaverne. Aigle, comme tu es horrible ! Tu es plus rouge qu’unemare de sang ! Quoique tu tiennes dans ton bec nerveux un cœurpalpitant, tu es si couvert de blessures, que tu peux à peine tesoutenir sur tes pattes emplumées ; et que tu chancelles, sansdesserrer le bec, à côté du dragon qui meurt dans d’effroyablesagonies. La victoire a été difficile ; n’importe, tu l’asremportée : il faut, au moins, dire la vérité… Tu agis d’aprèsles règles de la raison, en te dépouillant de la forme d’aigle,pendant que tu t’éloignes du cadavre du dragon. Ainsi donc,Maldoror, tu as été vainqueur ! Ainsi donc, Maldoror, tu asvaincu l’Espérance !Désormais, le désespoir senourrira de ta substance la plus pure ! Désormais, tu rentres,à pas délibérés, dans la carrière du mal ! Malgré que je sois,pour ainsi dire, blasé sur la souffrance, le dernier coup que tu asporté au dragon n’a pas manqué de se faire sentir en moi. Jugetoi-même si je souffre ! Mais tu me fais peur. Voyez, voyez,dans le lointain, cet homme qui s’enfuit. Sur lui, terreexcellente, la malédiction a poussé son feuillage touffu ; ilest maudit et il maudit. Où portes-tu tes sandales ? Où t’envas-tu, hésitant, comme un somnambule, au-dessus d’un toit ?Que ta destinée perverse s’accomplisse ! Maldoror,adieu ! Adieu, jusqu’à l’éternité, où nous ne nousretrouverons pas ensemble ! »

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C’était une journée de printemps. Les oiseauxrépandaient leurs cantiques en gazouillements, et les humains,rendus à leurs différents devoirs, se baignaient dans la saintetéde la fatigue. Tout travaillait à sa destinée : les arbres,les planètes, les squales. Tout, excepté le Créateur ! Ilétait étendu sur la route, les habits déchirés. Sa lèvre inférieurependait comme un câble somnifère ; ses dents n’étaient paslavées, et la poussière se mêlait aux ondes blondes de ses cheveux.Engourdi par un assoupissement pesant, broyé contre les cailloux,son corps faisait des efforts inutiles pour se relever. Ses forcesl’avaient abandonné, et il gisait, là, faible comme le ver deterre, impassible comme l’écorce. Des flots de vin remplissaientles ornières, creusées par les soubresauts nerveux de ses épaules.L’abrutissement, au groin de porc, le couvrait de ses ailesprotectrices, et lui jetait un regard amoureux. Ses jambes, auxmuscles détendus, balayaient le sol, comme deux mâts aveugles. Lesang coulait de ses narines : dans sa chute, sa figure avaitfrappé contre un poteau… Il était soûl ! Horriblementsoûl ! Soûl comme une punaise qui a mâché pendant la nuittrois tonneaux de sang ! Il remplissait l’écho de parolesincohérentes, que je me garderai de répéter ici ; si l’ivrognesuprême ne se respecte pas, moi, je dois respecter les hommes.Saviez-vous que le Créateur… se soûlât ! Pitié pour cettelèvre, souillée dans les coupes de l’orgie ! Le hérisson, quipassait, lui enfonça ses pointes dans le dos, et dit :« Ça, pour toi. Le soleil est à la moitié de sa course :travaille, fainéant, et ne mange pas le pain des autres. Attends unpeu, et tu vas voir, si j’appelle le kakatoès, au beccrochu. » Le pivert et la chouette, qui passaient, luienfoncèrent le bec entier dans le ventre, et dirent :« Ça, pour toi. Que viens-tu faire sur cette terre ?Est-ce pour offrir cette lugubre comédie aux animaux ? Mais,ni la taupe, ni le casoar, ni le flamant ne t’imiteront, je te lejure. » L’âne, qui passait, lui donna un coup de pied sur latempe, et dit : « Ça, pour toi. Que t’avais-je fait pourme donner des oreilles si longues ? Il n’y a pas jusqu’augrillon qui ne me méprise. » Le crapaud, qui passait, lança unjet de bave sur son front, et dit : « Ça, pour toi. Si tune m’avais fait l’œil si gros, et que je t’eusse aperçu dans l’étatoù je te vois, j’aurais chastement caché la beauté de tes membressous une pluie de renoncules, de myosotis et de camélias, afin quenul ne te vît. » Le lion, qui passait, inclina sa face royale,et dit : « Pour moi, je le respecte, quoique sa splendeurnous paraisse pour le moment éclipsée. Vous autres, qui faites lesorgueilleux, et n’êtes que des lâches, puisque vous l’avez attaquéquand il dormait, seriez-vous contents, si, mis à sa place, voussupportiez, de la part des passants, les injures que vous ne luiavez pas épargnées ? » L’homme, qui passait, s’arrêtadevant le Créateur méconnu ; et, aux applaudissements dumorpion et de la vipère, fienta, pendant trois jours, sur sonvisage auguste ! Malheur à l’homme, à cause de cetteinjure ; car, il n’a pas respecté l’ennemi, étendu dans lemélange de boue, de sang et de vin ; sans défense et presqueinanimé !… Alors, le Dieu souverain, réveillé, enfin, partoutes ces insultes mesquines, se releva comme il put ; enchancelant, alla s’asseoir sur une pierre, les bras pendants, commeles deux testicules du poitrinaire ; et jeta un regardvitreux, sans flamme, sur la nature entière, qui lui appartenait. Ôhumains, vous êtes les enfants terribles ; mais, je vous ensupplie, épargnons cette grande existence, qui n’a pas encore finide cuver la liqueur immonde, et, n’ayant pas conservé assez deforce pour se tenir droite, est retombée, lourdement, sur cetteroche, où elle s’est assise, comme un voyageur. Faites attention àce mendiant qui passe ; il a vu que le derviche tendait unbras affamé, et, sans savoir à qui il faisait l’aumône, il a jetéun morceau de pain dans cette main qui implore la miséricorde. LeCréateur lui a exprimé sa reconnaissance par un mouvement de tête.Oh ! vous ne saurez jamais comme de tenir constamment lesrênes de l’univers devient une chose difficile ! Le sang montequelquefois à la tête, quand on s’applique à tirer du néant unedernière comète, avec une nouvelle race d’esprits. L’intelligence,trop remuée de fond en comble, se retire comme un vaincu, et peuttomber, une fois dans la vie, dans les égarements dont vous avezété témoins !

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Une lanterne rouge, drapeau du vice, suspendueà l’extrémité d’une tringle, balançait sa carcasse au fouet desquatre vents, au-dessus d’une porte massive et vermoulue. Uncorridor sale, qui sentait la cuisse humaine, donnait sur un préau,où cherchaient leur pâture des coqs et des poules, plus maigres queleurs ailes. Sur la muraille qui servait d’enceinte au préau, etsituée du côté de l’ouest, étaient parcimonieusement pratiquéesdiverses ouvertures, fermées par un guichet grillé. La mousserecouvrait ce corps de logis, qui, sans doute, avait été un couventet servait, à l’heure actuelle, avec le reste du bâtiment, commedemeure de toutes ces femmes qui montraient chaque jour, à ceux quientraient, l’intérieur de leur vagin, en échange d’un peu d’or.J’étais sur un pont, dont les piles plongeaient dans l’eau fangeused’un fossé de ceinture. De sa surface élevée, je contemplais dansla campagne cette construction penchée sur sa vieillesse et lesmoindres détails de son architecture intérieure. Quelquefois, lagrille d’un guichet s’élevait sur elle-même en grinçant, comme parl’impulsion ascendante d’une main qui violentait la nature dufer : un homme présentait sa tête à l’ouverture dégagée àmoitié, avançait ses épaules, sur lesquelles tombait le plâtreécaillé, faisait suivre, dans cette extraction laborieuse, soncorps couvert de toiles d’araignées. Mettant ses mains, ainsiqu’une couronne, sur les immondices de toutes sortes qui pressaientle sol de leur poids, tandis qu’il avait encore la jambe engagéedans les torsions de la grille, il reprenait ainsi sa posturenaturelle, allait tremper ses mains dans un baquet boiteux, dontl’eau savonnée avait vu s’élever, tomber des générations entières,et s’éloignait ensuite, le plus vite possible, de ces ruellesfaubouriennes, pour aller respirer l’air pur vers le centre de laville. Lorsque le client était sorti, une femme toute nue seportait au-dehors, de la même manière, et se dirigeait vers le mêmebaquet. Alors, les coqs et les poules accouraient en foule desdivers points du préau, attirés par l’odeur séminale, larenversaient par terre, malgré ses efforts vigoureux, trépignaientla surface de son corps comme un fumier et déchiquetaient, à coupsde bec, jusqu’à ce qu’il sortît du sang, les lèvres flasques de sonvagin gonflé. Les poules et les coqs, avec leur gosier rassasié,retournaient gratter l’herbe du préau ; la femme, devenuepropre, se relevait, tremblante, couverte de blessures, commelorsqu’on s’éveille après un cauchemar. Elle laissait tomber letorchon qu’elle avait apporté pour essuyer ses jambes ;n’ayant plus besoin du baquet commun, elle retournait dans satanière, comme elle en était sortie, pour attendre une autrepratique. À ce spectacle, moi, aussi, je voulus pénétrer dans cettemaison ! J’allai descendre du pont, quand je vis, surl’entablement d’un pilier, cette inscription, en caractèreshébreux : « Vous, qui passez sur ce pont, n’y allez pas.Le crime y séjourne avec le vice ; un jour, ses amisattendirent en vain un jeune homme qui avait franchi la portefatale. » La curiosité l’emporta sur la crainte ; au boutde quelques instants, j’arrivai devant un guichet, dont la grillepossédait de solides barreaux, qui s’entrecroisaient étroitement.Je voulus regarder dans l’intérieur, à travers ce tamis épais.D’abord, je ne pus rien voir ; mais, je ne tardai pas àdistinguer les objets qui étaient dans la chambre obscure, grâceaux rayons du soleil qui diminuait sa lumière et allait bientôtdisparaître à l’horizon. La première et la seule chose qui frappama vue fut un bâton blond, composé de cornets, s’enfonçant les unsdans les autres. Ce bâton se mouvait ! Il marchait dans lachambre ! Ses secousses étaient si fortes, que le plancherchancelait ; avec ses deux bouts, il faisait des brèchesénormes dans la muraille et paraissait un bélier qu’on ébranlecontre la porte d’une ville assiégée. Ses efforts étaientinutiles ; les murs étaient construits avec de la pierre detaille, et, quand il choquait la paroi, je le voyais se recourberen lame d’acier et rebondir comme une balle élastique. Ce bâtonn’était donc pas fait en bois ! Je remarquai, ensuite, qu’ilse roulait et se déroulait avec facilité comme une anguille.Quoique haut comme un homme, il ne se tenait pas droit.Quelquefois, il l’essayait, et montrait un de ses bouts, devant legrillage du guichet. Il faisait des bonds impétueux, retombait àterre et ne pouvait défoncer l’obstacle. Je me mis à le regarder deplus en plus attentivement et je vis que c’était un cheveu !Après une grande lutte, avec la matière qui l’entourait comme uneprison, il alla s’appuyer contre le lit qui était dans cettechambre, la racine reposant sur un tapis et la pointe adossée auchevet. Après quelques instants de silence, pendant lesquelsj’entendis des sanglots entrecoupés, il éleva la voix et parlaainsi : « Mon maître m’a oublié dans cette chambre ;il ne vient pas me chercher. Il s’est levé de ce lit, où je suisappuyé, il a peigné sa chevelure parfumée et n’a pas songéqu’auparavant j’étais tombé à terre. Cependant, s’il m’avaitramassé, je n’aurais pas trouvé étonnant cet acte de simplejustice. Il m’abandonne, dans cette chambre claquemurée, aprèss’être enveloppé dans les bras d’une femme. Et quelle femme !Les draps sont encore moites de leur contact attiédi et portent,dans leur désordre, l’empreinte d’une nuit passée dansl’amour… » Et je me demandais qui pouvait être sonmaître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plusd’énergie !… « Pendant que la nature entière sommeillaitdans sa chasteté, lui, il s’est accouplé avec une femme dégradée,dans des embrassements lascifs et impurs. Il s’est abaissé jusqu’àlaisser approcher, de sa face auguste, des joues méprisables parleur impudence habituelle, flétries dans leur sève. Il nerougissait pas, mais, moi, je rougissais pour lui. Il est certainqu’il se sentait heureux de dormir avec une telle épouse d’unenuit. La femme, étonnée de l’aspect majestueux de cet hôte,semblait éprouver des voluptés incomparables, lui embrassait le couavec frénésie. » Et je me demandais qui pouvait être sonmaître ! Et mon œil se recollait à la grille avec plusd’énergie !… « Moi, pendant ce temps, je sentais despustules envenimées qui croissaient plus nombreuses, en raison deson ardeur inaccoutumée pour les jouissances de la chair, entourerma racine de leur fiel mortel, absorber, avec leurs ventouses, lasubstance génératrice de ma vie. Plus ils s’oubliaient, dans leursmouvements insensés, plus je sentais mes forces décroître. Aumoment où les désirs corporels atteignaient au paroxysme de lafureur, je m’aperçus que ma racine s’affaissait sur elle-même,comme un soldat blessé par une balle. Le flambeau de la vie s’étantéteint en moi, je me détachai, de sa tête illustre, comme unebranche morte ; je tombai à terre, sans courage, sans force,sans vitalité ; mais, avec une profonde pitié pour celuiauquel j’appartenais ; mais, avec une éternelle douleur pourson égarement volontaire !… » Et je me demandais quipouvait être son maître ! Et mon œil se recollait à la grilleavec plus d’énergie !… « S’il avait, au moins, entouré deson âme le sein innocent d’une vierge. Elle aurait été plus dignede lui et la dégradation aurait été moins grande. Il embrasse, avecses lèvres, ce front couvert de boue, sur lequel les hommes ontmarché avec le talon, plein de poussière !… Il aspire, avecdes narines effrontées, les émanations de ces deux aisselleshumides !… J’ai vu la membrane des dernières se contracter dehonte, pendant que, de leur côté, les narines se refusaient à cetterespiration infâme. Mais lui, ni elle, ne faisaient aucuneattention aux avertissements solennels des aisselles, à larépulsion morne et blême des narines. Elle levait davantage sesbras, et lui, avec une poussée plus forte, enfonçait son visagedans leur creux. J’étais obligé d’être le complice de cetteprofanation. J’étais obligé d’être le spectateur de ce déhanchementinouï ; d’assister à l’alliage forcé de ces deux êtres, dontun abîme incommensurable séparait les natures diverses… » Etje me demandais qui pouvait être son maître ! Et mon œil serecollait à la grille avec plus d’énergie !… « Quand ilfut rassasié de respirer cette femme, il voulut lui arracher sesmuscles un par un ; mais, comme c’était une femme, il luipardonna et préféra faire souffrir un être de son sexe. Il appela,dans la cellule voisine, un jeune homme qui était venu dans cettemaison pour passer quelques moments d’insouciance avec une de cesfemmes, et lui enjoignit de venir se placer à un pas de ses yeux.Il y avait longtemps que je gisais sur le sol. N’ayant pas la forcede me lever sur ma racine brûlante, je ne pus voir ce qu’ilsfirent. Ce que je sais, c’est qu’à peine le jeune homme fut àportée de sa main, que des lambeaux de chair tombèrent aux pieds dulit et vinrent se placer à mes côtés. Ils me racontaient tout basque les griffes de mon maître les avaient détachés des épaules del’adolescent. Celui-ci, au bout de quelques heures, pendantlesquelles il avait lutté contre une force plus grande, se leva dulit et se retira majestueusement. Il était littéralement écorchédes pieds jusqu’à la tête ; il traînait, à travers les dallesde la chambre, sa peau retournée. Il se disait que son caractèreétait plein de bonté ; qu’il aimait à croire ses semblablesbons aussi ; que pour cela il avait acquiescé au souhait del’étranger distingué qui l’avait appelé auprès de lui ; maisque, jamais, au grand jamais, il ne se serait attendu à êtretorturé par un bourreau. Par un pareil bourreau, ajoutait-il aprèsune pause. Enfin, il se dirigea vers le guichet, qui se fendit avecpitié jusqu’au nivellement du sol, en présence de ce corps dépourvud’épiderme. Sans abandonner sa peau, qui pouvait encore lui servir,ne serait-ce que comme manteau, il essaya de disparaître de cecoupe-gorge ; une fois éloigné de la chambre, je ne pus voirs’il avait eu la force de regagner la porte de sortie. Oh !comme les poules et les coqs s’éloignaient avec respect, malgréleur faim, de cette longue traînée de sang, sur la terreimbibée ! » Et je me demandais qui pouvait être sonmaître ! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plusd’énergie !… « Alors, celui qui aurait dû penserdavantage à sa dignité et à sa justice, se releva, péniblement, surson coude fatigué. Seul, sombre, dégoûté et hideux !… Ils’habilla lentement. Les nonnes, ensevelies depuis des siècles dansles catacombes du couvent, après avoir été réveillées en sursautpar les bruits de cette nuit horrible, qui s’entrechoquaient entreeux dans une cellule située au-dessus des caveaux, se prirent parla main, et vinrent former une ronde funèbre autour de lui. Pendantqu’il recherchait les décombres de son ancienne splendeur ;qu’il lavait ses mains avec du crachat en les essuyant ensuite surses cheveux (il valait mieux les laver avec du crachat, que de nepas les laver du tout, après le temps d’une nuit entière passéedans le vice et le crime), elles entonnèrent les prièreslamentables pour les morts, quand quelqu’un est descendu dans latombe. En effet, le jeune homme ne devait pas survivre à cesupplice, exercé sur lui par une main divine, et ses agonies seterminèrent pendant les chants des nonnes… » Je me rappelail’inscription du pilier ; je compris ce qu’était devenu lerêveur pubère que ses amis attendaient encore chaque jour depuis lemoment de sa disparition… Et je me demandais qui pouvait être sonmaître ! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plusd’énergie !… « Les murailles s’écartèrent pour le laisserpasser ; les nonnes, le voyant prendre son essor, dans lesairs, avec des ailes qu’il avait cachées jusque-là dans sa robed’émeraude, se replacèrent en silence dessous le couvercle de latombe. Il est parti dans sa demeure céleste, en me laissantici ; cela n’est pas juste. Les autres cheveux sont restés sursa tête ; et, moi, je gis, dans cette chambre lugubre, sur leparquet couvert de sang caillé, de lambeaux de viande sèche ;cette chambre est devenue damnée, depuis qu’il s’y estintroduit ; personne n’y entre ; cependant, j’y suisenfermé. C’en est donc fait ! Je ne verrai plus les légionsdes anges marcher en phalanges épaisses, ni les astres se promenerdans les jardins de l’harmonie. Eh bien, soit… je saurai supportermon malheur avec résignation. Mais, je ne manquerai pas de dire auxhommes ce qui s’est passé dans cette cellule. Je leur donnerai lapermission de rejeter leur dignité, comme un vêtement inutile,puisqu’ils ont l’exemple de mon maître ; je leur conseilleraide sucer la verge du crime, puisqu’un autre l’a déjàfait… » Le cheveu se tut… Et je me demandais qui pouvait êtreson maître ! Et mes yeux se recollaient à la grille avec plusd’énergie !… Aussitôt le tonnerre éclata ; une lueurphosphorique pénétra dans la chambre. Je reculai, malgré moi, parje ne sais quel instinct d’avertissement ; quoique je fusseéloigné du guichet, j’entendis une autre voix, mais, celle-cirampante et douce, de crainte de se faire entendre : « Nefais pas de pareils bonds ! Tais-toi… tais-toi… si quelqu’unt’entendait ! je te replacerai parmi les autres cheveux ;mais, laisse d’abord le soleil se coucher à l’horizon, afin que lanuit couvre tes pas… je ne t’ai pas oublié ; mais, on t’auraitvu sortir, et j’aurais été compromis. Oh ! si tu savais commej’ai souffert depuis ce moment ! Revenu au ciel, mes archangesm’ont entouré avec curiosité ; ils n’ont pas voulu me demanderle motif de mon absence. Eux, qui n’avaient jamais osé élever leurvue sur moi, jetaient, s’efforçant de deviner l’énigme, des regardsstupéfaits sur ma face abattue, quoiqu’ils n’aperçussent pas lefond de ce mystère, et se communiquaient tout bas des pensées quiredoutaient en moi quelque changement inaccoutumé. Ils pleuraientdes larmes silencieuses ; ils sentaient vaguement que jen’étais plus le même, devenu inférieur à mon identité. Ils auraientvoulu connaître quelle funeste résolution m’avait fait franchir lesfrontières du ciel, pour venir m’abattre sur la terre, et goûterdes voluptés éphémères, qu’eux-mêmes méprisent profondément. Ilsremarquèrent sur mon front une goutte de sperme, une goutte desang. La première avait jailli des cuisses de la courtisane !La deuxième s’était élancée des veines du martyr ! Stigmatesodieux ! Rosaces inébranlables ! Mes archanges ontretrouvé, pendus aux halliers de l’espace, les débris flamboyantsde ma tunique d’opale, qui flottaient sur les peuples béants. Ilsn’ont pas pu la reconstruire, et mon corps reste nu devant leurinnocence ; châtiment mémorable de la vertu abandonnée. Voisles sillons qui se sont tracé un lit sur mes jouesdécolorées : c’est la goutte de sperme et la goutte de sang,qui filtrent lentement le long de mes rides sèches. Arrivées à lalèvre supérieure, elles font un effort immense, et pénètrent dansle sanctuaire de ma bouche, attirées, comme un aimant, par legosier irrésistible. Elles m’étouffent, ces deux gouttesimplacables. Moi, jusqu’ici, je m’étais cru le Tout-Puissant ;mais, non ; je dois abaisser le cou devant le remords qui mecrie : « Tu n’es qu’un misérable ! » Ne faispas de pareils bonds ! Tais-toi… tais-toi… si quelqu’unt’entendait ! je te replacerai parmi les autres cheveux ;mais, laisse d’abord le soleil se coucher à l’horizon, afin que lanuit couvre tes pas… J’ai vu Satan, le grand ennemi, redresser lesenchevêtrements osseux de la charpente, au-dessus de sonengourdissement de larve, et, debout, triomphant, sublime,haranguer ses troupes rassemblées ; comme je le mérite, metourner en dérision. Il a dit qu’il s’étonnait beaucoup que sonorgueilleux rival, pris en flagrant délit par le succès, enfinréalisé, d’un espionnage perpétuel, pût ainsi s’abaisser jusqu’àbaiser la robe de la débauche humaine, par un voyage de long coursà travers les récifs de l’éther, et faire périr, dans lessouffrances, un membre de l’humanité. Il a dit que ce jeune homme,broyé dans l’engrenage de mes supplices raffinés, aurait peut-êtrepu devenir une intelligence de génie ; consoler les hommes,sur cette terre, par des chants admirables de poésie, de courage,contre les coups de l’infortune. Il a dit que les nonnes ducouvent-lupanar ne retrouvent plus leur sommeil ; rôdent dansle préau, gesticulant comme des automates, écrasant avec le piedles renoncules et les lilas ; devenues folles d’indignation,mais, non assez, pour ne pas se rappeler la cause qui engendracette maladie, dans leur cerveau… (Les voici qui s’avancent,revêtues de leur linceul blanc ; elles ne se parlentpas ; elles se tiennent par la main. Leurs cheveux tombent endésordre sur leurs épaules nues ; un bouquet de fleurs noiresest penché sur leur sein. Nonnes, retournez dans vos caveaux ;la nuit n’est pas encore complètement arrivée ; ce n’est quele crépuscule du soir… Ô cheveu, tu le vois toi-même ; de tousles côtés, je suis assailli par le sentiment déchaîné de madépravation !) Il a dit que le Créateur, qui se vante d’êtrela Providence de tout ce qui existe, s’est conduit avec beaucoup delégèreté, pour ne pas dire plus, en offrant un pareil spectacle auxmondes étoilés ; car, il a affirmé clairement le dessein qu’ilavait d’aller rapporter dans les planètes orbiculaires comment jemaintiens, par mon propre exemple, la vertu et la bonté dans lavastitude de mes royaumes. Il a dit que la grande estime, qu’ilavait pour un ennemi si noble, s’était envolée de son imagination,et qu’il préférait porter la main sur le sein d’une jeune fille,quoique cela soit un acte de méchanceté exécrable, que de crachersur ma figure, recouverte de trois couches de sang et de spermemêlés, afin de ne pas salir son crachat baveux. Il a dit qu’il secroyait, à juste titre, supérieur à moi, non par le vice, mais parla vertu et la pudeur ; non par le crime, mais par la justice.Il a dit qu’il fallait m’attacher à une claie, à cause de mesfautes innombrables ; me faire brûler à petit feu dans unbrasier ardent, pour me jeter ensuite dans la mer, si toutefois lamer voudrait me recevoir. Que puisque je me vantais d’être juste,moi, qui l’avais condamné aux peines éternelles pour une révoltelégère qui n’avait pas eu de suites graves, je devais donc fairejustice sévère sur moi-même, et juger impartialement ma conscience,chargée d’iniquités… Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi…tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! je te replacerai parmiles autres cheveux ; mais, laisse d’abord le soleil se coucherà l’horizon, afin que la nuit couvre tes pas. » Il s’arrêta uninstant ; quoique je ne le visse point, je compris, par cetemps d’arrêt nécessaire, que la houle de l’émotion soulevait sapoitrine, comme un cyclone giratoire soulève une famille debaleines. Poitrine divine, souillée, un jour, par l’amer contactdes tétons d’une femme sans pudeur ! Âme royale, livrée, dansun moment d’oubli, au crabe de la débauche, au poulpe de lafaiblesse de caractère, au requin de l’abjection individuelle, auboa de la morale absente, et au colimaçon monstrueux del’idiotisme ! Le cheveu et son maître s’embrassèrentétroitement, comme deux amis qui se revoient après une longueabsence. Le Créateur continua, accusé reparaissant devant sonpropre tribunal : « Et les hommes, que penseront-ils demoi, dont ils avaient une opinion si élevée, quand ils apprendrontles errements de ma conduite, la marche hésitante de ma sandale,dans les labyrinthes boueux de la matière, et la direction de maroute ténébreuse à travers les eaux stagnantes et les humides joncsde la mare où, recouvert de brouillards, bleuit et mugit le crime,à la patte sombre !… Je m’aperçois qu’il faut que je travaillebeaucoup à ma réhabilitation, dans l’avenir, afin de reconquérirleur estime. Je suis le Grand-Tout ; et cependant, par uncôté, je reste inférieur aux hommes, que j’ai créés avec un peu desable ! Raconte-leur un mensonge audacieux, et dis-leur que jene suis jamais sorti du ciel, constamment enfermé, avec les soucisdu trône, entre les marbres, les statues et les mosaïques de mespalais. Je me suis présenté devant les célestes fils del’humanité ; je leur ai dit : « Chassez le mal devos chaumières, et laissez entrer au foyer le manteau du bien.Celui qui portera la main sur un de ses semblables, en lui faisantau sein une blessure mortelle, avec le fer homicide, qu’il n’espèrepoint les effets de ma miséricorde, et qu’il redoute les balancesde la justice. Il ira cacher sa tristesse dans les bois ;mais, le bruissement des feuilles, à travers les clairières,chantera à ses oreilles la ballade du remords ; et ils’enfuira de ces parages, piqué à la hanche par le buisson, le houxet le chardon bleu, ses pas rapides entrelacés par la souplesse deslianes et les morsures des scorpions. Il se dirigera vers lesgalets de la plage ; mais, la marée montante, avec ses embrunset son approche dangereuse, lui raconteront qu’ils n’ignorent passon passé ; et il précipitera sa course aveugle vers lecouronnement de la falaise, tandis que les vents stridentsd’équinoxe, en s’enfonçant dans les grottes naturelles du golfe etles carrières pratiquées sous la muraille des rochersretentissants, beugleront comme les troupeaux immenses des bufflesdes pampas. Les phares de la côte le poursuivront, jusqu’auxlimites du septentrion, de leurs reflets sarcastiques, et les feuxfollets des maremmes, simples vapeurs en combustion, dans leursdanses fantastiques, feront frissonner les poils de ses pores, etverdir l’iris de ses yeux. Que la pudeur se plaise dans voscabanes, et soit en sûreté à l’ombre de vos champs. C’est ainsi quevos fils deviendront beaux, et s’inclineront devant leurs parentsavec reconnaissance ; sinon, malingres, et rabougris comme leparchemin des bibliothèques, ils s’avanceront à grands pas,conduits par la révolte, contre le jour de leur naissance et leclitoris de leur mère impure. » Comment les hommesvoudront-ils obéir à ces lois sévères, si le législateur lui-mêmese refuse le premier à s’y astreindre ?… Et ma honte estimmense comme l’éternité ! » J’entendis le cheveu qui luipardonnait, avec humilité, sa séquestration, puisque son maîtreavait agi par prudence et non par légèreté ; et le pâledernier rayon de soleil qui éclairait mes paupières se retira desravins de la montagne. Tourné vers lui, je le vis se replier ainsiqu’un linceul… Ne fais pas de pareils bonds ! Tais-toi…tais-toi… si quelqu’un t’entendait ! Il te replacera parmi lesautres cheveux. Et, maintenant que le soleil est couché àl’horizon, vieillard cynique et cheveu doux, rampez, tous les deux,vers l’éloignement du lupanar, pendant que la nuit, étendant sonombre sur le couvent, couvre l’allongement de vos pas furtifs dansla plaine… Alors, le pou, sortant subitement de derrière unpromontoire, me dit, en hérissant ses griffes : « Quepenses-tu de cela ? » Mais, moi, je ne voulus pas luirépliquer. Je me retirai, et j’arrivai sur le pont. J’effaçail’inscription primordiale, je la remplaçai par celle-ci :« Il est douloureux de garder, comme un poignard, un telsecret dans son cœur ; mais, je jure de ne jamais révéler cedont j’ai été témoin, quand je pénétrai, pour la première fois,dans ce donjon terrible. » Je jetai, par-dessus le parapet, lecanif qui m’avait servi à graver les lettres ; et, faisantquelques rapides réflexions sur le caractère du Créateur enenfance, qui devait encore, hélas ! pendant bien de temps,faire souffrir l’humanité (l’éternité est longue), soit par lescruautés exercées, soit par le spectacle ignoble des chancresqu’occasionne un grand vice, je fermai les yeux, comme un hommeivre, à la pensée d’avoir un tel être pour ennemi, et je repris,avec tristesse, mon chemin, à travers les dédales des rues.

FIN DU TROISIÈME CHANT

CHANT QUATRIÈME

 

C’est un homme ou une pierre ou un arbre quiva commencer le quatrième chant. Quand le pied glisse sur unegrenouille, l’on sent une sensation de dégoût ; mais, quand oneffleure, à peine, le corps humain, avec la main, la peau desdoigts se fend, comme les écailles d’un bloc de mica qu’on brise àcoups de marteau ; et, de même que le cœur d’un requin, mortdepuis une heure, palpite encore, sur le pont, avec une vitalitétenace, ainsi nos entrailles se remuent de fond en comble,longtemps après l’attouchement. Tant l’homme inspire de l’horreur àson propre semblable ! Peut-être que, lorsque j’avance cela,je me trompe ; mais, peut-être qu’aussi je dis vrai. Jeconnais, je conçois une maladie plus terrible que les yeux gonfléspar les longues méditations sur le caractère étrange del’homme : mais, je la cherche encor… et je n’ai pas pu latrouver ! Je ne me crois pas moins intelligent qu’un autre,et, cependant, qui oserait affirmer que j’ai réussi dans mesinvestigations ? Quel mensonge sortirait de sa bouche !Le temple antique de Denderah est situé à une heure et demie de larive gauche du Nil. Aujourd’hui, des phalanges innombrables deguêpes se sont emparées des rigoles et des corniches. Ellesvoltigent autour des colonnes, comme les ondes épaisses d’unechevelure noire. Seuls habitants du froid portique, ils gardentl’entrée des vestibules, comme un droit héréditaire. Je compare lebourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant desglaçons, précipités les uns contre les autres, pendant la débâcledes mers polaires. Mais, si je considère la conduite de celuiauquel la providence donna le trône sur cette terre, les troisailerons de ma douleur font entendre un plus grand murmure !Quand une comète, pendant la nuit, apparaît subitement dans unerégion du ciel, après quatre-vingts ans d’absence, elle montre auxhabitants terrestres et aux grillons sa queue brillante etvaporeuse. Sans doute, elle n’a pas conscience de ce longvoyage ; il n’en est pas ainsi de moi : accoudé sur lechevet de mon lit, pendant que les dentelures d’un horizon aride etmorne s’élèvent en vigueur sur le fond de mon âme, je m’absorbedans les rêves de la compassion et je rougis pour l’homme !Coupé en deux par la bise, le matelot, après avoir fait son quartde nuit, s’empresse de regagner son hamac : pourquoi cetteconsolation ne m’est-elle pas offerte ? L’idée que je suistombé, volontairement, aussi bas que mes semblables, et que j’ai ledroit moins qu’un autre de prononcer des plaintes, sur notre sort,qui reste enchaîné à la croûte durcie d’une planète, et surl’essence de notre âme perverse, me pénètre comme un clou de forge.On a vu des explosions de feu grisou anéantir des famillesentières ; mais, elles connurent l’agonie peu de temps, parceque la mort est presque subite, au milieu des décombres et des gazdélétères : moi… j’existe toujours comme le basalte ! Aumilieu, comme au commencement de la vie, les anges se ressemblent àeux-mêmes : n’y a-t-il pas longtemps que je ne me ressembleplus ! L’homme et moi, claquemurés dans les limites de notreintelligence, comme souvent un lac dans une ceinture d’îles decorail, au lieu d’unir nos forces respectives pour nous défendrecontre le hasard et l’infortune, nous nous écartons, avec letremblement de la haine, en prenant deux routes opposées, comme sinous nous étions réciproquement blessés avec la pointe d’unedague ! On dirait que l’un comprend le mépris qu’il inspire àl’autre ; poussés par le mobile d’une dignité relative, nousnous empressons de ne pas induire en erreur notre adversaire ;chacun reste de son côté et n’ignore pas que la paix proclaméeserait impossible à conserver. Eh bien, soit ! que ma guerrecontre l’homme s’éternise, puisque chacun reconnaît dans l’autre sapropre dégradation… puisque les deux sont ennemis mortels. Que jedoive remporter une victoire désastreuse ou succomber, le combatsera beau : moi, seul, contre l’humanité. Je ne me serviraipas d’armes construites avec le bois ou le fer ; jerepousserai du pied les couches de minéraux extraites de laterre : la sonorité puissante et séraphique de la harpedeviendra, sous mes doigts, un talisman redoutable. Dans plus d’uneembuscade, l’homme, ce singe sublime, a déjà percé ma poitrine desa lance de porphyre : un soldat ne montre pas ses blessures,pour si glorieuses qu’elles soient. Cette guerre terrible jetterala douleur dans les deux partis : deux amis qui cherchentobstinément à se détruire, quel drame !

** * * *

Deux piliers, qu’il n’était pas difficile etencore moins impossible de prendre pour des baobabs, s’apercevaientdans la vallée, plus grands que deux épingles. En effet, c’étaientdeux tours énormes. Et, quoique deux baobabs, au premier coupd’œil, ne ressemblent pas à deux épingles, ni même à deux tours,cependant, en employant habilement les ficelles de la prudence, onpeut affirmer, sans crainte d’avoir tort (car, si cette affirmationétait accompagnée d’une seule parcelle de crainte, ce ne seraitplus une affirmation ; quoiqu’un même nom exprime ces deuxphénomènes de l’âme qui présentent des caractères assez tranchéspour ne pas être confondus légèrement) qu’un baobab ne diffère pastellement d’un pilier, que la comparaison soit défendue entre cesformes architecturales… ou géométriques… ou l’une et l’autre… ou nil’une ni l’autre… ou plutôt formes élevées et massives. Je viens detrouver, je n’ai pas la prétention de dire le contraire, lesépithètes propres aux substantifs pilier et baobab : que l’onsache bien que ce n’est pas, sans une joie mêlée d’orgueil, quej’en fais la remarque à ceux qui, après avoir relevé leurspaupières, ont pris la très louable résolution de parcourir cespages, pendant que la bougie brûle, si c’est la nuit, pendant quele soleil éclaire, si c’est le jour. Et encore, quand même unepuissance supérieure nous ordonnerait, dans les termes le plusclairement précis, de rejeter, dans les abîmes du chaos, lacomparaison judicieuse que chacun a certainement pu savourer avecimpunité, même alors, et surtout alors, que l’on ne perde pas devue cet axiome principal, les habitudes contractées par les ans,les livres, le contact de ses semblables, et le caractère inhérentà chacun, qui se développe dans une efflorescence rapide,imposeraient, à l’esprit humain, l’irréparable stigmate de larécidive, dans l’emploi criminel (criminel, en se plaçantmomentanément et spontanément au point de vue de la puissancesupérieure) d’une figure de rhétorique que plusieurs méprisent,mais que beaucoup encensent. Si le lecteur trouve cette phrase troplongue, qu’il accepte mes excuses ; mais, qu’il ne s’attendepas de ma part à des bassesses. Je puis avouer mes fautes ;mais, non, les rendre plus graves par ma lâcheté. Mes raisonnementsse choqueront quelquefois contre les grelots de la folie etl’apparence sérieuse de ce qui n’est en somme que grotesque(quoique, d’après certains philosophes, il soit assez difficile dedistinguer le bouffon du mélancolique, la vie elle-même étant undrame comique ou une comédie dramatique) ; cependant, il estpermis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocéros, afin dese reposer de temps en temps d’un travail trop escarpé. Pour tuerdes mouches, voici la manière la plus expéditive, quoique ce nesoit pas la meilleure : on les écrase entre les deux premiersdoigts de la main. La plupart des écrivains qui ont traité ce sujetà fond ont calculé, avec beaucoup de vraisemblance, qu’il estpréférable, dans plusieurs cas, de leur couper la tête. Siquelqu’un me reproche de parler d’épingles, comme d’un sujetradicalement frivole, qu’il remarque, sans parti pris, que les plusgrands effets ont été souvent produits par les plus petites causes.Et, pour ne pas m’éloigner davantage du cadre de cette feuille depapier, ne voit-on pas que le laborieux morceau de littérature queje suis à composer, depuis le commencement de cette strophe, seraitpeut-être moins goûté, s’il prenait son point d’appui dans unequestion épineuse de chimie ou de pathologie interne ? Aureste, tous les goûts sont dans la nature ; et, quand aucommencement j’ai comparé les piliers aux épingles avec tant dejustesse (certes, je ne croyais pas qu’on viendrait, un jour, me lereprocher), je me suis basé sur les lois de l’optique, qui ontétabli que, plus le rayon visuel est éloigné d’un objet, plusl’image se reflète à diminution dans la rétine.

C’est ainsi que ce que l’inclination de notreesprit à la farce prend pour un misérable coup d’esprit, n’est, laplupart du temps, dans la pensée de l’auteur, qu’une véritéimportante, proclamée avec majesté ! Oh ! ce philosopheinsensé qui éclata de rire, en voyant un âne manger unefigue ! Je n’invente rien : les livres antiques ontraconté, avec les plus amples détails, ce volontaire et honteuxdépouillement de la noblesse humaine. Moi, je ne sais pas rire. Jen’ai jamais pu rire, quoique plusieurs fois j’aie essayé de lefaire. C’est très difficile d’apprendre à rire. Ou, plutôt, jecrois qu’un sentiment de répugnance à cette monstruosité forme unemarque essentielle de mon caractère. Eh bien, j’ai été témoin dequelque chose de plus fort : j’ai vu une figue manger unâne ! Et, cependant, je n’ai pas ri ; franchement, aucunepartie buccale n’a remué. Le besoin de pleurer s’empara de moi sifortement, que mes yeux laissèrent tomber une larme.« Nature ! nature ! m’écriai-je en sanglotant,l’épervier déchire le moineau, la figue mange l’âne et le téniadévore l’homme ! » Sans prendre la résolution d’allerplus loin, je me demande en moi-même si j’ai parlé de la manièredont on tue les mouches. Oui, n’est-ce pas ? Il n’en est pasmoins vrai que je n’avais pas parlé de la destruction desrhinocéros ! Si certains amis me prétendaient le contraire, jene les écouterais pas, et je me rappellerais que la louange et laflatterie sont deux grandes pierres d’achoppement. Cependant, afinde contenter ma conscience autant que possible, je ne puism’empêcher de faire remarquer que cette dissertation sur lerhinocéros m’entraînerait hors des frontières de la patience et dusang-froid, et, de son côté, découragerait probablement (ayons,même, la hardiesse de dire certainement) les générations présentes.N’avoir pas parlé du rhinocéros après la mouche ! Au moins,pour excuse passable, aurais-je dû mentionner avec promptitude (etje ne l’ai pas fait !) cette omission non préméditée, quin’étonnera pas ceux qui ont étudié à fond les contradictionsréelles et inexplicables qui habitent les lobes du cerveau humain.Rien n’est indigne pour une intelligence grande et simple : lemoindre phénomène de la nature, s’il y a mystère en lui, deviendra,pour le sage, inépuisable matière à réflexion. Si quelqu’un voit unâne manger une figue ou une figue manger un âne (ces deuxcirconstances ne se présentent pas souvent, à moins que ce ne soiten poésie), soyez certain qu’après avoir réfléchi deux ou troisminutes, pour savoir quelle conduite prendre, il abandonnera lesentier de la vertu et se mettra à rire comme un coq ! Encore,n’est-il pas exactement prouvé que les coqs ouvrent exprès leur becpour imiter l’homme et faire une grimace tourmentée. J’appellegrimace dans les oiseaux ce qui porte le même nom dansl’humanité ! Le coq ne sort pas de sa nature, moins parincapacité, que par orgueil. Apprenez-leur à lire, ils serévoltent. Ce n’est pas un perroquet, qui s’extasierait ainsidevant sa faiblesse, ignorante et impardonnable ! Oh !avilissement exécrable ! comme on ressemble à une chèvre quandon rit ! Le calme du front a disparu pour faire place à deuxénormes yeux de poissons qui (n’est-ce pas déplorable ?)… qui…qui se mettent à briller comme des phares ! Souvent, ilm’arrivera d’énoncer, avec solennité, les propositions les plusbouffonnes, je ne trouve pas que cela devienne un motifpéremptoirement suffisant pour élargir la bouche ! Je ne puism’empêcher de rire, me répondrez-vous ; j’accepte cetteexplication absurde, mais, alors, que ce soit un rire mélancolique.Riez, mais pleurez en même temps. Si vous ne pouvez pleurer par lesyeux, pleurez par la bouche. Est-ce encore impossible,urinez ; mais, j’avertis qu’un liquide quelconque est icinécessaire, pour atténuer la sécheresse que porte, dans ses flancs,le rire, aux traits fendus en arrière. Quant à moi, je ne melaisserai pas décontenancer par les gloussements cocasses et lesbeuglements originaux de ceux qui trouvent toujours quelque chose àredire dans un caractère qui ne ressemble pas au leur, parce qu’ilest une des innombrables modifications intellectuelles que Dieu,sans sortir d’un type primordial, créa pour gouverner lescharpentes osseuses. Jusqu’à nos temps, la poésie fit une routefausse ; s’élevant jusqu’au ciel ou rampant jusqu’à terre,elle a méconnu les principes de son existence, et a été, non sansraison, constamment bafouée par les honnêtes gens. Elle n’a pas étémodeste… qualité la plus belle qui doive exister dans un êtreimparfait ! Moi, je veux montrer mes qualités ; mais, jene suis pas assez hypocrite pour cacher mes vices ! Le rire,le mal, l’orgueil, la folie, paraîtront, tour à tour, entre lasensibilité et l’amour de la justice, et serviront d’exemple à lastupéfaction humaine : chacun s’y reconnaîtra, non pas telqu’il devrait être, mais tel qu’il est. Et, peut-être que ce simpleidéal, conçu par mon imagination, surpassera, cependant, tout ceque la poésie a trouvé jusqu’ici de plus grandiose et de plussacré. Car, si je laisse mes vices transpirer dans ces pages, on necroira que mieux aux vertus que j’y fais resplendir, et, dont jeplacerai l’auréole si haut, que les plus grands génies de l’avenirtémoigneront, pour moi, une sincère reconnaissance. Ainsi, donc,l’hypocrisie sera chassée carrément de ma demeure. Il y aura, dansmes chants, une preuve imposante de puissance, pour mépriser ainsiles opinions reçues. Il chante pour lui seul, et non pas pour sessemblables. Il ne place pas la mesure de son inspiration dans labalance humaine. Libre comme la tempête, il est venu échouer, unjour, sur les plages indomptables de sa terrible volonté ! Ilne craint rien, si ce n’est lui-même ! Dans ses combatssurnaturels, il attaquera l’homme et le Créateur, avec avantage,comme quand l’espadon enfonce son épée dans le ventre de labaleine : qu’il soit maudit, par ses enfants et par ma maindécharnée, celui qui persiste à ne pas comprendre les kangourousimplacables du rire et les poux audacieux de la caricature !…Deux tours énormes s’apercevaient dans la vallée ; je l’ai ditau commencement. En les multipliant par deux, le produit étaitquatre… mais je ne distinguai pas très bien la nécessité de cetteopération d’arithmétique. Je continuai ma route, avec la fièvre auvisage, et je m’écriai sans cesse : « Non… non… je nedistingue pas très bien la nécessité de cette opérationd’arithmétique ! » J’avais entendu des craquements dechaînes, et des gémissements douloureux. Que personne ne trouvepossible, quand il passera dans cet endroit, de multiplier lestours par deux, afin que le produit soit quatre ! Quelques-unssoupçonnent que j’aime l’humanité comme si j’étais sa propre mère,et que je l’eusse portée, neuf mois, dans mes flancsparfumés ; c’est pourquoi, je ne repasse plus dans la valléeoù s’élèvent les deux unités du multiplicande !

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Une potence s’élevait sur le sol ; à unmètre de celui-ci, était suspendu par les cheveux un homme, dontles bras étaient attachés par-derrière. Ses jambes avaient étélaissées libres, pour accroître ses tortures, et lui faire désirerdavantage n’importe quoi de contraire à l’enlacement de ses bras.La peau du front était tellement tendue par le poids de lapendaison, que son visage, condamné par la circonstance à l’absencede l’expression naturelle, ressemblait à la concrétion pierreused’un stalagtite. Depuis trois jours, il subissait ce supplice. Ils’écriait : « Qui me dénouera les bras ? qui medénouera les cheveux ? Je me disloque dans des mouvements quine font que séparer davantage de ma tête la racine descheveux ; la soif et la faim ne sont pas les causesprincipales qui m’empêchent de dormir. Il est impossible que monexistence enfonce son prolongement au-delà des bornes d’une heure.Quelqu’un pour m’ouvrir la gorge, avec un caillouacéré ! » Chaque mot était précédé, suivi de hurlementsintenses. Je m’élançai du buisson derrière lequel j’étais abrité,et je me dirigeai vers le pantin ou morceau de lard attaché auplafond. Mais, voici que, du côté opposé, arrivèrent en dansantdeux femmes ivres. L’une tenait un sac, et deux fouets, aux cordesde plomb, l’autre, un baril plein de goudron et deux pinceaux. Lescheveux grisonnants de la plus vieille flottaient au vent, commeles lambeaux d’une voile déchirée, et les chevilles de l’autreclaquaient entre elles, comme les coups de queue d’un thon sur ladunette d’un vaisseau. Leurs yeux brillaient d’une flamme si noireet si forte, que je ne crus pas d’abord que ces deux femmesappartinssent à mon espèce. Elles riaient avec un aplomb tellementégoïste, et leurs traits inspiraient tant de répugnance, que je nedoutai pas un seul instant que je n’eusse devant les yeux les deuxspécimens les plus hideux de la race humaine. Je me recachaiderrière le buisson, et je me tins tout coi, comme l’acantophorusserraticornis, qui ne montre que la tête en dehors de son nid.Elles approchaient avec la vitesse de la marée ; appliquantl’oreille sur le sol, le son, distinctement perçu, m’apportaitl’ébranlement lyrique de leur marche. Lorsque les deux femellesd’orang-outang furent arrivées sous la potence, elles reniflèrentl’air pendant quelques secondes ; elles montrèrent, par leursgestes saugrenus, la quantité vraiment remarquable de stupéfactionqui résulta de leur expérience, quand elles s’aperçurent que rienn’était changé dans ces lieux : le dénouement de la mort,conforme à leurs vœux, n’était pas survenu. Elles n’avaient pasdaigné lever la tête, pour savoir si la mortadelle était encore àla même place. L’une dit : « Est-ce possible que tu soisencore respirant ? Tu as la vie dure, mon maribien-aimé. » Comme quand deux chantres, dans une cathédrale,entonnent alternativement les versets d’un psaume, la deuxièmerépondit : « Tu ne veux donc pas mourir, ô mon gracieuxfils ? Dis-moi donc comment tu as fait (sûrement c’est parquelque maléfice) pour épouvanter les vautours ? En effet, tacarcasse est devenue si maigre ! Le zéphyr la balance commeune lanterne. » Chacune prit un pinceau et goudronna le corpsdu pendu… chacune prit un fouet et leva les bras… J’admirais (ilétait absolument impossible de ne pas faire comme moi) avec quelleexactitude énergique les lames de métal, au lieu de glisser à lasurface, comme quand on se bat contre un nègre et qu’on fait desefforts inutiles, propres au cauchemar, pour l’empoigner auxcheveux, s’appliquaient, grâce au goudron, jusqu’à l’intérieur deschairs, marquées par des sillons aussi creux que l’empêchement desos pouvait raisonnablement le permettre. Je me suis préservé de latentation de trouver de la volupté dans ce spectacle excessivementcurieux, mais moins profondément comique qu’on n’était en droit del’attendre. Et, cependant, malgré les bonnes résolutions prisesd’avance, comment ne pas reconnaître la force de ces femmes, lesmuscles de leur bras ? Leur adresse, qui consistait à frappersur les parties les plus sensibles, comme le visage et lebas-ventre, ne sera mentionnée par moi, que si j’aspire àl’ambition de raconter la totale vérité ! À moins que,appliquant mes lèvres, l’une contre l’autre, surtout dans ladirection horizontale (mais, chacun n’ignore pas que c’est lamanière la plus ordinaire d’engendrer cette pression), je nepréfère garder un silence gonflé de larmes et de mystères, dont lamanifestation pénible sera impuissante à cacher, non seulementaussi bien mais encore mieux que mes paroles (car, je ne crois pasme tromper, quoiqu’il ne faille pas certainement nier en principe,sous peine de manquer aux règles les plus élémentaires del’habileté, les possibilités hypothétiques d’erreur) les résultatsfunestes occasionnés par la fureur qui met en œuvre les métacarpessecs et les articulations robustes : quand même on ne semettrait pas au point de vue de l’observateur impartial et dumoraliste expérimenté (il est presque assez important quej’apprenne que je n’admets pas, au moins entièrement, cetterestriction plus ou moins fallacieuse), le doute, à cet égard,n’aurait pas la faculté d’étendre ses racines ; car, je ne lesuppose pas, pour l’instant, entre les mains d’une puissancesurnaturelle, et périrait immanquablement, pas subitementpeut-être, faute d’une sève remplissant les conditions simultanéesde nutrition et d’absence de matières vénéneuses. Il est entendu,sinon ne me lisez pas, que je ne mets en scène que la timidepersonnalité de mon opinion : loin de moi, cependant, lapensée de renoncer à des droits qui sont incontestables !Certes, mon intention n’est pas de combattre cette affirmation, oùbrille le critérium de la certitude, qu’il est un moyen plus simplede s’entendre ; il consisterait, je le traduis avec quelquesmots seulement, mais, qui en valent plus de mille, à ne pasdiscuter : il est plus difficile à mettre en pratique que nele veut bien penser généralement le commun des mortels. Discuterest le mot grammatical, et beaucoup de personnes trouveront qu’ilne faudrait pas contredire, sans un volumineux dossier de preuves,ce que je viens de coucher sur le papier ; mais, la chosediffère notablement, s’il est permis d’accorder à son propreinstinct qu’il emploie une rare sagacité au service de sacirconspection, quand il formule des jugements qui paraîtraientautrement, soyez-en persuadé, d’une hardiesse qui longe les rivagesde la fanfaronnade. Pour clore ce petit incident, qui s’estlui-même dépouillé de sa gangue par une légèreté aussiirrémédiablement déplorable que fatalement pleine d’intérêt (ce quechacun n’aura pas manqué de vérifier, à la condition qu’il aitausculté ses souvenirs les plus récents), il est bon, si l’onpossède des facultés en équilibre parfait, ou mieux, si la balancede l’idiotisme ne l’emporte pas de beaucoup sur le plateau danslequel reposent les nobles et magnifiques attributs de la raison,c’est-à-dire, afin d’être plus clair (car, jusqu’ici je n’ai étéque concis, ce que même plusieurs n’admettront pas, à cause de meslongueurs, qui ne sont qu’imaginaires, puisqu’elles remplissentleur but, de traquer, avec le scalpel de l’analyse, les fugitivesapparitions de la vérité, jusqu’en leurs derniers retranchements),si l’intelligence prédomine suffisamment sur les défauts sous lepoids desquels l’ont étouffée en partie l’habitude, la nature etl’éducation, il est bon, répété-je pour la deuxième et la dernièrefois, car, à force de répéter, on finirait, le plus souvent cen’est pas faux, par ne plus s’entendre, de revenir la queue basse,(si, même, il est vrai que j’aie une queue) au sujet dramatiquecimenté dans cette strophe. Il est utile de boire un verre d’eau,avant d’entreprendre la suite de mon travail. Je préfère en boiredeux, plutôt que de m’en passer. Ainsi, dans une chasse contre unnègre marron, à travers la forêt, à un moment convenu, chaquemembre de la troupe suspend son fusil aux lianes, et l’on se réuniten commun, à l’ombre d’un massif, pour étancher la soif et apaiserla faim. Mais, la halte ne dure que quelques secondes, la poursuiteest reprise avec acharnement et le hallali ne tarde pas à résonner.Et, de même que l’oxygène est reconnaissable à la propriété qu’ilpossède, sans orgueil, de rallumer une allumette présentantquelques points en ignition, ainsi, l’on reconnaîtral’accomplissement de mon devoir à l’empressement que je montre àrevenir à la question. Lorsque les femelles se virent dansl’impossibilité de retenir le fouet, que la fatigue laissa tomberde leurs mains, elles mirent judicieusement fin au travailgymnastique qu’elles avaient entrepris pendant près de deux heures,et se retirèrent, avec une joie qui n’était pas dépourvue demenaces pour l’avenir. Je me dirigeai vers celui qui m’appelait ausecours, avec un œil glacial (car, la perte de son sang était sigrande, que la faiblesse l’empêchait de parler, et que mon opinionétait, quoique je ne fusse pas médecin, que l’hémorragie s’étaitdéclarée au visage et au bas-ventre), et je coupai ses cheveux avecune paire de ciseaux, après avoir dégagé ses bras. Il me racontaque sa mère l’avait, un soir, appelé dans sa chambre, et lui avaitordonné de se déshabiller, pour passer la nuit avec elle dans unlit, et que, sans attendre aucune réponse, la maternité s’étaitdépouillée de tous ses vêtements, en entrecroisant, devant lui, lesgestes les plus impudiques. Qu’alors il s’était retiré. En outre,par ses refus perpétuels, il s’était attiré la colère de sa femme,qui s’était bercée de l’espoir d’une récompense, si elle eût puréussir à engager son mari à ce qu’il prêtât son corps aux passionsde la vieille. Elles résolurent, par un complot, de le suspendre àune potence, préparée d’avance, dans quelque parage non fréquenté,et de le laisser périr insensiblement, exposé à toutes les misèreset à tous les dangers. Ce n’était pas sans de très mûres et denombreuses réflexions, pleines de difficultés presqueinsurmontables, qu’elles étaient enfin parvenues à guider leurchoix sur le supplice raffiné qui n’avait trouvé la disparition deson terme que dans le secours inespéré de mon intervention. Lesmarques les plus vives de la reconnaissance soulignaient chaqueexpression, et ne donnaient pas à ses confidences leur moindrevaleur. Je le portai dans la chaumière la plus voisine ; car,il venait de s’évanouir, et je ne quittai les laboureurs quelorsque je leur eus laissé ma bourse, pour donner des soins aublessé, et que je leur eusse fait promettre qu’ils prodigueraientau malheureux, comme à leur propre fils, les marques d’unesympathie persévérante. À mon tour, je leur racontai l’événement,et je m’approchai de la porte, pour remettre le pied sur lesentier ; mais, voilà qu’après avoir fait une centaine demètres, je revins machinalement sur mes pas, j’entrai de nouveaudans la chaumière, et, m’adressant à leurs propriétaires naïfs, jem’écriai : « Non, non… ne croyez pas que celam’étonne ! » Cette fois-ci, je m’éloignaidéfinitivement ; mais, la plante des pieds ne pouvait pas seposer d’une manière sûre : un autre aurait pu ne pas s’enapercevoir ! Le loup ne passe plus sous la potencequ’élevèrent, un jour de printemps, les mains entrelacées d’uneépouse et d’une mère, comme quand il faisait prendre, à sonimagination charmée, le chemin d’un repas illusoire. Quand il voit,à l’horizon, cette chevelure noire, balancée par le vent, iln’encourage pas sa force d’inertie, et prend la fuite avec unevitesse incomparable ! Faut-il voir, dans ce phénomènepsychologique, une intelligence supérieure à l’ordinaire instinctdes mammifères ? Sans rien certifier et même sans rienprévoir, il me semble que l’animal a compris ce que c’est que lecrime ! Comment ne le comprendrait-il pas, quand des êtreshumains, eux-mêmes, ont rejeté, jusqu’à ce point indescriptible,l’empire de la raison, pour ne laisser subsister, à la place decette reine détrônée, qu’une vengeance farouche !

** * * *

Je suis sale. Les poux me rongent. Lespourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et lesescarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre.Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur manuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, auxpédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pasbougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racinedans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte devégétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pasencore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant moncœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et lesexhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne lenourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, unefamille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue,il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un,et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votreoreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votrecerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur faitune chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : ilfaut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complètement lesruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas segêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes :j’y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a prissa place : elle m’a rendu eunuque, cette infâme. Oh ! sij’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, jecrois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit,il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sarougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté àun chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules :l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a étéintercepté par un crabe ; encouragé par mon inertie, il gardel’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal ! Deuxméduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoirqui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deuxparties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnantà leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par unepression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu,tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de laviscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlezpas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui… jen’y faisais pas attention… votre demande est juste. Vous désirezsavoir, n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalementdans mes reins ? Moi-même, je ne me le rappelle pas trèsclairement ; cependant, si je me décide à prendre pour unsouvenir ce qui n’est peut-être qu’un rêve, sachez que l’homme,quand il a su que j’avais fait vœu de vivre avec la maladie etl’immobilité jusqu’à ce que j’eusse vaincu le Créateur, marcha,derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si doucement,que je ne l’entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un instantqui ne fut pas long. Ce poignard aigu s’enfonça, jusqu’au manche,entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son ossaturefrissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère sifortement au corps, que personne, jusqu’ici, n’a pu l’extraire. Lesathlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ontessayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savaientpas que le mal qu’a fait l’homme ne peut plus se défaire !J’ai pardonné à la profondeur de leur ignorance native, et je lesai salués des paupières de mes yeux. Voyageur, quand tu passerasprès de moi, ne m’adresse pas, je t’en supplie, le moindre mot deconsolation : tu affaiblirais mon courage. Laisse-moiréchauffer ma ténacité à la flamme du martyre volontaire. Va-t’en…que je ne t’inspire aucune pitié. La haine est plus bizarre que tune le penses ; sa conduite est inexplicable, comme l’apparencebrisée d’un bâton enfoncé dans l’eau. Tel que tu me vois, je puisencore faire des excursions jusqu’aux murailles du ciel, à la têted’une légion d’assassins, et revenir prendre cette posture, pourméditer, de nouveau, sur les nobles projets de la vengeance. Adieu,je ne te retarderai pas davantage ; et, pour t’instruire et tepréserver, réfléchis au sort fatal qui m’a conduit à la révolte,quand peut-être j’étais né bon ! Tu raconteras à ton fils ceque tu as vu ; et, le prenant par la main, fais-lui admirer labeauté des étoiles et les merveilles de l’univers, le nid durouge-gorge et les temples du Seigneur. Tu seras étonné de le voirsi docile aux conseils de la paternité, et tu le récompenseras parun sourire. Mais, quand il apprendra qu’il n’est pas observé, jetteles yeux sur lui, et tu le verras cracher sa bave sur lavertu ; il t’a trompé, celui qui est descendu de la racehumaine, mais, il ne te trompera plus : tu sauras désormais cequ’il deviendra. Ô père infortuné, prépare, pour accompagner lespas de ta vieillesse, l’échafaud ineffaçable qui tranchera la têted’un criminel précoce, et la douleur qui te montrera le chemin quiconduit à la tombe.

** * * *

Sur le mur de ma chambre, quelle ombredessine, avec une puissance incomparable, la fantasmagoriqueprojection de sa silhouette racornie ? Quand je place sur moncœur cette interrogation délirante et muette, c’est moins pour lamajesté de la forme, que pour le tableau de la réalité, que lasobriété du style se conduit de la sorte. Qui que tu sois,défends-toi ; car, je vais diriger vers toi la fronde d’uneterrible accusation : ces yeux ne t’appartiennent pas… où lesas-tu pris ? Un jour, je vis passer devant moi une femmeblonde ; elle les avait pareils aux tiens : tu les lui asarrachés. Je vois que tu veux faire croire à ta beauté ; mais,personne ne s’y trompe ; et moi, moins qu’un autre. Je te ledis, afin que tu ne me prennes pas pour un sot. Toute une séried’oiseaux rapaces, amateurs de la viande d’autrui et défenseurs del’utilité de la poursuite, beaux comme des squelettes quieffeuillent des panoccos de l’Arkansas, voltigent autour de tonfront, comme des serviteurs soumis et agréés. Mais est-ce unfront ? Il n’est pas difficile de mettre beaucoup d’hésitationà le croire. Il est si bas, qu’il est impossible de vérifier lespreuves, numériquement exiguës, de son existence équivoque. Cen’est pas pour m’amuser que je te dis cela. Peut-être que tu n’aspas de front, toi, qui promènes, sur la muraille, comme le symbolemal réfléchi d’une danse fantastique, le fiévreux ballottement detes vertèbres lombaires. Qui donc alors t’a scalpé ? si c’estun être humain, parce que tu l’as enfermé, pendant vingt ans, dansune prison, et qui s’est échappé pour préparer une vengeance dignede ses représailles, il a fait comme il devait, et jel’applaudis ; seulement, il y a un seulement, il ne fut pasassez sévère. Maintenant, tu ressembles à un Peau-Rouge prisonnier,du moins (notons-le préalablement) par le manque expressif dechevelure. Non pas qu’elle ne puisse repousser, puisque lesphysiologistes ont découvert que même les cerveaux enlevésreparaissent à la longue, chez les animaux ; mais, ma pensée,s’arrêtant à une simple constatation, qui n’est pas dépourvue,d’après le peu que j’en aperçois, d’une volupté énorme, ne va pas,même dans ses conséquences les plus hardies, jusqu’aux frontièresd’un vœu pour ta guérison, et reste, au contraire, fondée, par lamise en œuvre de sa neutralité plus que suspect, à regarder (ou dumoins à souhaiter), comme le présage de malheurs plus grands, cequi ne peut être pour toi qu’une privation momentanée de la peauqui recouvre le dessus de ta tête. J’espère que tu m’as compris. Etmême, si le hasard te permettait, par un miracle absurde, mais nonpas, quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau précieusequ’a gardée la religieuse vigilance de ton ennemi, comme lesouvenir enivrant de sa victoire, il est presque extrêmementpossible que, quand même on n’aurait étudié la loi des probabilitésque sous le rapport des mathématiques (or, on sait que l’analogietransporte facilement l’application de cette loi dans les autresdomaines de l’intelligence), ta crainte légitime, mais, un peuexagérée, d’un refroidissement partiel ou total, ne refuserait pasl’occasion importante, et même unique, qui se présenterait d’unemanière si opportune, quoique brusque, de préserver les diversesparties de ta cervelle du contact de l’atmosphère, surtout pendantl’hiver, par une coiffure qui, à bon droit, t’appartient,puisqu’elle est naturelle, et qu’il te serait permis, en outre (ilserait incompréhensible que tu le niasses), de garder constammentsur la tête, sans courir les risques, toujours désagréables,d’enfreindre les règles les plus simples d’une convenanceélémentaire. N’est-il pas vrai que tu m’écoutes avecattention ? Si tu m’écoutes davantage, ta tristesse sera loinde se détacher de l’intérieur de tes narines rouges. Mais, comme jesuis très impartial, et que je ne te déteste pas autant que je ledevrais (si je me trompe, dis-le moi), tu prêtes, malgré toi,l’oreille à mes discours, comme poussé par une force supérieure. Jene suis pas si méchant que toi : voilà pourquoi ton génies’incline de lui-même devant le mien… En effet, je ne suis pas siméchant que toi ! Tu viens de jeter un regard sur la citébâtie sur le flanc de cette montagne. Et maintenant, quevois-je ?… Tous les habitants sont morts ! J’ai del’orgueil comme un autre, et c’est un vice de plus, que d’en avoirpeut-être davantage. Eh bien, écoute… écoute, si l’aveu d’un homme,qui se rappelle avoir vécu un demi-siècle sous la forme de requindans les courants sous-marins qui longent les côtes de l’Afrique,t’intéresse assez vivement pour lui prêter ton attention, sinonavec amertume, du moins sans la faute irréparable de montrer ledégoût que je t’inspire. Je ne jetterai pas à tes pieds le masquede la vertu, pour paraître à tes yeux tel que je suis ; car,je ne l’ai jamais porté (si, toutefois, c’est là une excuse) ;et, dès les premiers instants, si tu remarques mes traits avecattention, tu me reconnaîtras comme ton disciple respectueux dansla perversité, mais, non pas, comme ton rival redoutable. Puisqueje ne te dispute pas la palme du mal, je ne crois pas qu’un autrele fasse : il devrait s’égaler auparavant à moi, ce qui n’estpas facile… Écoute, à moins que tu ne sois la faible condensationd’un brouillard (tu caches ton corps quelque part, et je ne puis lerencontrer) : un matin, que je vis une petite fille qui sepenchait sur un lac, pour cueillir un lotus rose, elle affermit sespas, avec une expérience précoce ; elle se penchait vers leseaux, quand ses yeux rencontrèrent mon regard (il est vrai que, demon côté, ce n’était pas sans préméditation). Aussitôt, ellechancela comme le tourbillon qu’engendre la marée autour d’un roc,ses jambes fléchirent, et, chose merveilleuse à voir, phénomène quis’accomplit avec autant de véracité que je cause avec toi, elletomba jusqu’au fond du lac : conséquence étrange, elle necueillit plus aucune nymphéacée. Que fait-elle au-dessous ?…je ne m’en suis pas informé. Sans doute, sa volonté, qui s’estrangée sous le drapeau de la délivrance, livre des combats acharnéscontre la pourriture ! Mais toi, ô mon maître, sous tonregard, les habitants des cités sont subitement détruits, comme untertre de fourmis qu’écrase le talon de l’éléphant. Ne viens-je pasd’être témoin d’un exemple démonstrateur ? Vois… la montagnen’est plus joyeuse… elle reste isolée comme un vieillard. C’estvrai, les maisons existent ; mais ce n’est pas un paradoxed’affirmer, à voix basse, que tu ne pourrais en dire autant de ceuxqui n’y existent plus. Déjà, les émanations des cadavres viennentjusqu’à moi. Ne les sens-tu pas ? Regarde ces oiseaux deproie, qui attendent que nous nous éloignions, pour commencer cerepas géant ; il en vient un nuage perpétuel des quatre coinsde l’horizon. Hélas ! ils étaient déjà venus, puisque je visleurs ailes rapaces tracer, au-dessus de toi, le monument desspirales, comme pour t’exciter de hâter le crime. Ton odorat nereçoit-il donc pas la moindre effluve ? L’imposteur n’est pasautre chose… Tes nerfs olfactifs sont enfin ébranlés par laperception d’atomes aromatiques : ceux-ci s’élèvent de la citéanéantie, quoique je n’aie pas besoin de te l’apprendre… Jevoudrais embrasser tes pieds, mais mes bras n’entrelacent qu’unetransparente vapeur. Cherchons ce corps introuvable, que cependantmes yeux aperçoivent : il mérite, de ma part, les marques lesplus nombreuses d’une admiration sincère. Le fantôme se moque demoi : il m’aide à chercher son propre corps. Si je lui faissigne de rester à sa place, voilà qu’il me renvoie le même signe…Le secret est découvert ; mais, ce n’est pas, je le dis avecfranchise, à ma plus grande satisfaction. Tout est expliqué, lesgrands comme les plus petits détails ; ceux-ci sontindifférents à remettre devant l’esprit, comme, par exemple,l’arrachement des yeux à la femme blonde : cela n’est presquerien !… Ne me rappelais-je donc pas que, moi aussi, j’avaisété scalpé, quoique ce ne fût que pendant cinq ans (le nombre exactdu temps m’avait failli) que j’avais enfermé un être humain dansune prison, pour être témoin du spectacle de ses souffrances, parcequ’il m’avait refusé, à juste titre, une amitié qui ne s’accordepas à des êtres comme moi ? Puisque je fais semblant d’ignorerque mon regard peut donner la mort, même aux planètes qui tournentdans l’espace, il n’aura pas tort, celui qui prétendra que je nepossède pas la faculté des souvenirs. Ce qui me reste à faire,c’est de briser cette glace, en éclats, à l’aide d’une pierre… Cen’est pas la première fois que le cauchemar de la perte momentanéede la mémoire établit sa demeure dans mon imagination, quand, parles inflexibles lois de l’optique, il m’arrive d’être placé devantla méconnaissance de ma propre image !

** * * *

Je m’étais endormi sur la falaise. Celui qui,pendant un jour, a poursuivi l’autruche à travers le désert, sanspouvoir l’atteindre, n’a pas eu le temps de prendre de lanourriture et de fermer les yeux. Si c’est lui qui me lit, il estcapable de deviner, à la rigueur, quel sommeil s’appesantit surmoi. Mais, quand la tempête a poussé verticalement un vaisseau,avec la paume de sa main, jusqu’au fond de la mer ; si, sur leradeau, il ne reste plus de tout l’équipage qu’un seul homme, rompupar les fatigues et les privations de toute espèce ; si lalame le ballotte, comme une épave, pendant des heures plusprolongées que la vie d’homme ; et, si, une frégate, quisillonne plus tard ces parages de désolation d’une carène fendue,aperçoit le malheureux qui promène sur l’océan sa carcassedécharnée, et lui porte un secours qui a failli être tardif, jecrois que ce naufragé devinera mieux encore à quel degré fut portél’assoupissement de mes sens. Le magnétisme et le chloroforme,quand ils s’en donnent la peine, savent quelquefois engendrerpareillement de ces catalepsies léthargiques. Elles n’ont aucuneressemblance avec la mort : ce serait un grand mensonge de ledire. Mais arrivons tout de suite au rêve, afin que les impatients,affamés de ces sortes de lectures, ne se mettent pas à rugir, commeun banc de cachalots macrocéphales qui se battent entre eux pourune femelle enceinte. Je rêvais que j’étais entré dans le corpsd’un pourceau, qu’il ne m’était pas facile d’en sortir, et que jevautrais mes poils dans les marécages les plus fangeux. Était-cecomme une récompense ? Objet de mes vœux, je n’appartenaisplus à l’humanité ! Pour moi, j’entendis l’interprétationainsi, et j’en éprouvai une joie plus que profonde. Cependant, jerecherchais activement quel acte de vertu j’avais accompli pourmériter, de la part de la Providence, cette insigne faveur.Maintenant que j’ai repassé dans ma mémoire les diverses phases decet aplatissement épouvantable contre le ventre du granit, pendantlequel la marée, sans que je m’en aperçusse, passa, deux fois, surce mélange irréductible de matière morte et de chair vivante, iln’est peut-être pas sans utilité de proclamer que cette dégradationn’était probablement qu’une punition, réalisée sur moi par lajustice divine. Mais, qui connaît ses besoins intimes ou la causede ses joies pestilentielles ? La métamorphose ne parut jamaisà mes yeux que comme le haut et magnanime retentissement d’unbonheur parfait, que j’attendais depuis longtemps. Il était enfinvenu, le jour où je fus un pourceau ! J’essayais mes dents surl’écorce des arbres ; mon groin, je le contemplais avecdélice. Il ne restait plus la moindre parcelle de divinité :je sus élever mon âme jusqu’à l’excessive hauteur de cette voluptéineffable. Écoutez-moi donc, et ne rougissez pas, inépuisablescaricatures du beau, qui prenez au sérieux le braiement risible devotre âme, souverainement méprisable ; et qui ne comprenez paspourquoi le Tout-Puissant, dans un rare moment de bouffonnerieexcellente, qui, certainement, ne dépasse pas les grandes loisgénérales du grotesque, prit, un jour, le mirifique plaisir defaire habiter une planète par des êtres singuliers etmicroscopiques, qu’on appelle humains, et dont la matièreressemble à celle du corail vermeil. Certes, vous avez raison derougir, os et graisse, mais écoutez-moi. Je n’invoque pas votreintelligence ; vous la feriez rejeter du sang par l’horreurqu’elle vous témoigne : oubliez-là, et soyez conséquents avecvous-mêmes… Là, plus de contrainte. Quand je voulais tuer, jetuais ; cela, même, m’arrivait souvent, et personne ne m’enempêchait. Les lois humaines me poursuivaient encore de leurvengeance, quoique je n’attaquasse pas la race que j’avaisabandonnée si tranquillement ; mais ma conscience ne mefaisait aucun reproche. Pendant la journée, je me battais avec mesnouveaux semblables, et le sol était parsemé de nombreuses couchesde sang caillé. J’étais le plus fort, et je remportais toutes lesvictoires. Des blessures cuisantes couvraient mon corps ; jefaisais semblant de ne pas m’en apercevoir. Les animaux terrestress’éloignaient de moi, et je restais seul dans ma resplendissantegrandeur. Quel ne fut pas mon étonnement, quand, après avoirtraversé un fleuve à la nage, pour m’éloigner des contrées que marage avait dépeuplées, et gagner d’autres campagnes pour y plantermes coutumes de meurtre et de carnage, j’essayai de marcher surcette rive fleurie. Mes pieds étaient paralysés ; aucunmouvement ne venait trahir la vérité de cette immobilité forcée. Aumilieu d’efforts surnaturels, pour continuer mon chemin, ce futalors que je me réveillai, et que je sentis que je redevenaishomme. La Providence me faisait ainsi comprendre, d’une manière quin’est pas inexplicable, qu’elle ne voulait pas que, même en rêve,mes projets sublimes s’accomplissent. Revenir à ma forme primitivefut pour moi une douleur si grande, que, pendant les nuits, j’enpleure encore. Mes draps sont constamment mouillés, comme s’ilsavaient été passés dans l’eau, et, chaque jour, je les faischanger. Si vous ne le croyez pas, venez me voir ; vouscontrôlerez, par votre propre expérience, non pas la vraisemblance,mais, en outre, la vérité même de mon assertion. Combien de fois,depuis cette nuit passée à la belle étoile, sur une falaise, ne mesuis-je pas mêlé à des troupeaux de pourceaux, pour reprendre,comme un droit, ma métamorphose détruite ! Il est temps dequitter ces souvenirs glorieux, qui ne laissent, après leur suite,que la pâle voie lactée des regrets éternels.

** * * *

Il n’est pas impossible d’être témoin d’unedéviation anormale dans le fonctionnement latent ou visible deslois de la nature. Effectivement, si chacun se donne la peineingénieuse d’interroger les diverses phases de son existence (sansen oublier une seule, car c’était peut-être celle-là qui étaitdestinée à fournir la preuve de ce que j’avance), il ne sesouviendra pas, sans un certain étonnement, qui serait comique end’autres circonstances, que, tel jour, pour parler premièrement dechoses objectives, il fut témoin de quelque phénomène qui semblaitdépasser et dépassait positivement les notions connues fournies parl’observation et l’expérience, comme, par exemple, les pluies decrapauds, dont le magique spectacle dut ne pas être d’abord comprispar les savants. Et que, tel autre jour, pour parler en deuxième etdernier lieu de choses subjectives, son âme présenta au regardinvestigateur de la psychologie, je ne vais pas jusqu’à dire uneaberration de la raison (qui, cependant, n’en serait pas moinscurieuse ; au contraire, elle le serait davantage), mais, dumoins, pour ne pas faire le difficile auprès de certaines personnesfroides, qui ne me pardonneraient jamais les élucubrationsflagrantes de mon exagération, un état inaccoutumé, assez souventtrès grave, qui marque que la limite accordée par le bon sens àl’imagination est quelquefois, malgré le pacte éphémère concluentre ces deux puissances, malheureusement dépassée par la pressionénergique de la volonté, mais, la plupart du temps aussi, parl’absence de sa collaboration effective : donnons à l’appuiquelques exemples, dont il n’est pas difficile d’apprécierl’opportunité ; si, toutefois, l’on prend pour compagne uneattentive modération. J’en présente deux : les emportements dela colère et les maladies de l’orgueil. J’avertis celui qui me litqu’il prenne garde à ce qu’il ne se fasse pas une idée vague, et, àplus forte raison fausse, des beautés de littérature quej’effeuille, dans le développement excessivement rapide de mesphrases. Hélas ! je voudrais dérouler mes raisonnements et mescomparaisons lentement et avec beaucoup de magnificence (mais quidispose de son temps ?), pour que chacun comprenne davantage,sinon mon épouvante, du moins ma stupéfaction, quand, un soird’été, comme le soleil semblait s’abaisser à l’horizon, je visnager, sur la mer, avec de larges pattes de canard à la place desextrémités des jambes et des bras, porteur d’une nageoire dorsale,proportionnellement aussi longue et aussi effilée que celle desdauphins, un être humain, aux muscles vigoureux, et que des bancsnombreux de poissons (je vis, dans ce cortège, entre autreshabitants des eaux, la torpille, l’anarnak groënlandais et lescorpène-horrible) suivaient avec les marques très ostensibles dela plus grande admiration. Quelquefois il plongeait, et son corpsvisqueux reparaissait presque aussitôt, à deux cents mètres dedistance. Les marsouins, qui n’ont pas volé, d’après mon opinion,la réputation de bons nageurs, pouvaient à peine suivre de loin cetamphibie de nouvelle espèce. Je ne crois pas que le lecteur aitlieu de se repentir, s’il prête à ma narration, moins le nuisibleobstacle d’une crédulité stupide, que le suprême service d’uneconfiance profonde, qui discute légalement, avec une secrètesympathie, les mystères poétiques, trop peu nombreux, à son propreavis, que je me charge de lui révéler, quand, chaque fois,l’occasion s’en présente, comme elle s’est inopinément aujourd’huiprésentée, intimement pénétrée des toniques senteurs des plantesaquatiques, que la bise fraîchissante transporte dans cettestrophe, qui contient un monstre, qui s’est approprié les marquesdistinctives de la famille des palmipèdes. Qui parle icid’appropriation ? Que l’on sache bien que l’homme, par sanature multiple et complexe, n’ignore pas les moyens d’en élargirencore les frontières ; il vit dans l’eau, commel’hippocampe ; à travers les couches supérieures de l’air,comme l’orfraie ; et sous la terre, comme la taupe, lecloporte et la sublimité du vermisseau. Tel est dans sa forme, plusou moins concise (mais plus, que moins), l’exact critérium de laconsolation extrêmement fortifiante que je m’efforçais de fairenaître dans mon esprit, quand je songeais que l’être humain quej’apercevais à une grande distance nager des quatre membres, à lasurface des vagues, comme jamais cormoran le plus superbe ne lefit, n’avait, peut-être, acquis le nouveau changement desextrémités de ses bras et de ses jambes, que comme l’expiatoirechâtiment de quelque crime inconnu. Il n’était pas nécessaire queje me tourmentasse la tête, pour fabriquer d’avance lesmélancoliques pilules de la pitié ; car, je ne savais pas quecet homme, dont les bras frappaient alternativement l’onde amère,tandis que ses jambes, avec une force pareille à celle quepossèdent les défenses en spirale du narval, engendraient le reculdes couches aquatiques, ne s’était pas plus volontairementapproprié ces extraordinaires formes, qu’elles ne lui avaient étéimposées comme supplice. D’après ce que j’appris plus tard, voicila simple vérité : la prolongation de l’existence, dans cetélément fluide, avait insensiblement amené, dans l’être humain quis’était lui-même exilé des continents rocailleux, les changementsimportants, mais, non pas essentiels, que j’avais remarqués, dansl’objet qu’un regard passablement confus m’avait fait prendre, dèsles moments primordiaux de son apparition (par une inqualifiablelégèreté, dont les écarts engendrent le sentiment si pénible quecomprendront facilement les psychologistes et les amants de laprudence) pour un poisson, à forme étrange, non encore décrit dansles classifications des naturalistes ; mais, peut-être, dansleurs ouvrages posthumes, quoique je n’eusse pas l’excusableprétention de pencher vers cette dernière supposition, imaginéedans de trop hypothétiques conditions. En effet, cet amphibie(puisque amphibie il y a, sans qu’on puisse affirmer le contraire)n’était visible que pour moi seul, abstraction faite des poissonset des cétacés ; car, je m’aperçus que quelques paysans, quis’étaient arrêtés à contempler mon visage, troublé par ce phénomènesurnaturel, et qui cherchaient inutilement à s’expliquer pourquoimes yeux étaient constamment fixés, avec une persévérance quiparaissait invincible, et qui ne l’était pas en réalité, sur unendroit de la mer où ils ne distinguaient, eux, qu’une quantitéappréciable et limitée de bancs de poissons de toutes les espèces,distendaient l’ouverture de leur bouche grandiose, peut-être autantqu’une baleine. « Cela les faisait sourire, mais non, comme àmoi, pâlir, disaient-ils dans leur pittoresque langage ; etils n’étaient pas assez bêtes pour ne pas remarquer que,précisément, je ne regardais pas les évolutions champêtres despoissons, mais que ma vue se portait, de beaucoup plus, enavant. » De telle manière que, quant à ce qui me concerne,tournant machinalement les yeux du côté de l’envergure remarquablede ces puissantes bouches, je me disais, en moi-même, qu’à moinsqu’on ne trouvât dans la totalité de l’univers un pélican, grandcomme une montagne ou du moins comme un promontoire (admirez, jevous prie, la finesse de la restriction qui ne perd aucun pouce deterrain), aucun bec d’oiseau de proie ou mâchoire d’animal sauvagene serait jamais capable de surpasser, ni même d’égaler, chacun deces cratères béants, mais trop lugubres. Et, cependant, quoique jeréserve une bonne part au sympathique emploi de la métaphore (cettefigure de rhétorique rend beaucoup plus de services aux aspirationshumaines vers l’infini que ne s’efforcent de se le figurerordinairement ceux qui sont imbus de préjugés ou d’idées fausses,ce qui est la même chose), il n’en est pas moins vrai que la boucherisible de ces paysans reste encore assez large pour avaler troiscachalots. Raccourcissons davantage notre pensée, soyons sérieux,et contentons-nous de trois petits éléphants qui viennent à peinede naître. D’une seule brassée, l’amphibie laissait après lui unkilomètre de sillon écumeux. Pendant le très court moment où, lebras tendu en avant reste suspendu dans l’air, avant qu’ils’enfonce de nouveau, ses doigts écartés, réunis à l’aide d’unrepli de la peau, à forme de membrane, semblaient s’élancer versles hauteurs de l’espace, et prendre les étoiles. Debout sur leroc, je me servis de mes mains comme d’un porte-voix, et jem’écriai, pendant que les crabes et les écrevisses s’enfuyaientvers l’obscurité des plus secrètes crevasses : « Ô toi,dont la natation l’emporte sur le vol des longues ailes de lafrégate, si tu comprends encore la signification des grands éclatsde voix que, comme fidèle interprétation de sa pensée intime, lanceavec force l’humanité, daigne t’arrêter, un instant, dans ta marcherapide, et, raconte-moi sommairement les phases de ta véridiquehistoire. Mais, je t’avertis que tu n’as pas besoin de m’adresserla parole, si ton dessein audacieux est de faire naître en moil’amitié et la vénération que je sentis pour toi, dès que je tevis, pour la première fois, accomplissant, avec la grâce et laforce du requin, ton pèlerinage indomptable et rectiligne. »Un soupir, qui me glaça les os, et qui fit chanceler le roc surlequel je reposai la plante de mes pieds (à moins que ce ne fûtmoi-même qui chancelai, par la rude pénétration des ondes sonores,qui portaient à mon oreille un tel cri de désespoir) s’entenditjusqu’aux entrailles de la terre : les poissons plongèrentsous les vagues, avec le bruit de l’avalanche. L’amphibie n’osa pastrop s’avancer jusqu’au rivage ; mais, dès qu’il se fut assuréque sa voix parvenait assez distinctement jusqu’à mon tympan, ilréduisit le mouvement de ses membres palmés, de manière à soutenirson buste, couvert de goémons, au-dessus des flots mugissants. Jele vis incliner son front, comme pour invoquer, par un ordresolennel, la meute errante des souvenirs. Je n’osais pasl’interrompre dans cette occupation, saintementarchéologique : plongé dans le passé, il ressemblait à unécueil. Il prit enfin la parole en ces termes : « Lescolopendre ne manque pas d’ennemis ; la beauté fantastique deses pattes innombrables, au lieu de lui attirer la sympathie desanimaux, n’est, peut-être, pour eux, que le puissant stimulantd’une jalouse irritation. Et, je ne serais pas étonné d’apprendreque cet insecte est en butte aux haines les plus intenses. Je tecacherai le lieu de ma naissance, qui n’importe pas à monrécit : mais, la honte qui rejaillirait sur ma famille importeà mon devoir. Mon père et ma mère (que Dieu leur pardonne !),après un an d’attente, virent le ciel exaucer leurs vœux :deux jumeaux, mon frère et moi, parurent à la lumière. Raison deplus pour s’aimer. Il n’en fut pas ainsi que je parle. Parce quej’étais le plus beau des deux, et le plus intelligent, mon frère meprit en haine, et ne se donna pas la peine de cacher sessentiments : c’est pourquoi, mon père et ma mère firentrejaillir sur moi la plus grande partie de leur amour, tandis que,par mon amitié sincère et constante, j’efforçai d’apaiser une âme,qui n’avait pas le droit de se révolter, contre celui qui avait ététiré de la même chair. Alors, mon frère ne connut plus de bornes àsa fureur, et me perdit, dans le cœur de nos parents communs, parles calomnies les plus invraisemblables. J’ai vécu, pendant quinzeans, dans un cachot, avec des larves et de l’eau fangeuse pourtoute nourriture. Je ne te raconterai pas en détail les tourmentsinouïs que j’ai éprouvés, dans cette longue séquestration injuste.Quelquefois, dans un moment de la journée, un des trois bourreaux,à tour de rôle, entrait brusquement, chargé de pinces, de tenailleset de divers instruments de supplice. Les cris que m’arrachaientles tortures les laissaient inébranlables ; la perte abondantede mon sang les faisait sourire. Ô mon frère, je t’ai pardonné, toila cause première de tous mes maux ! Se peut-il qu’une rageaveugle ne puisse enfin dessiller ses propres yeux ! J’ai faitbeaucoup de réflexions, dans ma prison éternelle. Quelle devint mahaine générale contre l’humanité, tu le devines. L’étiolementprogressif, la solitude du corps et de l’âme ne m’avaient pas faitperdre encore toute ma raison, au point de garder du ressentimentcontre ceux que je n’avais cessé d’aimer : triple carcan dontj’étais l’esclave. Je parvins, par la ruse, à recouvrer maliberté ! Dégoûté des habitants du continent, qui, quoiqu’ilss’intitulassent mes semblables, ne paraissaient pas jusqu’ici meressembler en rien (s’ils trouvaient que je leur ressemblasse,pourquoi me faisaient-ils du mal ?), je dirigeai ma coursevers les galets de la plage, fermement résolu à me donner la mort,si la mer devait m’offrir les réminiscences antérieures d’uneexistence fatalement vécue. En croiras-tu tes propres yeux ?Depuis le jour que je m’enfuis de la maison paternelle, je ne meplains pas autant que tu le penses d’habiter la mer et ses grottesde cristal. La Providence, comme tu le vois, m’a donné en partiel’organisation du cygne. Je vis en paix avec les poissons, et ilsme procurent la nourriture dont j’ai besoin, comme si j’étais leurmonarque. Je vais pousser un sifflement particulier, pourvu quecela ne te contrarie pas, et tu vas voir comme ils vontreparaître. » Il arriva comme il le prédit. Il reprit saroyale natation, entouré de son cortège de sujets. Et, quoiqu’aubout de quelques secondes, il eût complètement disparu à mes yeux,avec une longue-vue, je pus encore le distinguer, aux dernièreslimites de l’horizon. Il nageait, d’une main, et, de l’autre,essuyait ses yeux, qu’avait injectés de sang la contrainte terriblede s’être approché de la terre ferme. Il avait agi ainsi pour mefaire plaisir. Je rejetai l’instrument révélateur contrel’escarpement à pic ; il bondit de roche en roche, et sesfragments épars, ce sont les vagues qui le reçurent : telsfurent la dernière démonstration et le suprême adieu, par lesquels,je m’inclinai, comme dans un rêve, devant une noble et infortunéeintelligence ! Cependant, tout était réel dans ce qui s’étaitpassé, pendant ce soir d’été.

** * * *

Chaque nuit, plongeant l’envergure de mesailes dans ma mémoire agonisante, j’évoquais le souvenir de Falmer…chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traitsmajestueux étaient encore empreints dans mon imagination…indestructiblement… surtout ses cheveux blonds. Éloignez, éloignezdonc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de latortue. Il avait quatorze ans, et je n’avais qu’un an de plus. Quecette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer ?Mais c’est moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pourémettre ma pensée, je m’aperçois que mes lèvres remuent, et quec’est moi-même qui parle. Et, c’est moi-même qui, racontant unehistoire de ma jeunesse, et sentant le remords pénétrer dans moncœur… c’est moi-même, à moins que je ne me trompe… c’est moi-mêmequi parle. Je n’avais qu’un an de plus. Quel est donc celui auquelje fais allusion ? C’est un ami que je possédais dans lestemps passés, je crois. Oui, oui, j’ai déjà dit comment ils’appelle… je ne veux pas épeler de nouveau ces six lettres, non,non. Il n’est pas utile non plus de répéter que j’avais un an deplus. Qui le sait ? Répétons-le, cependant, mais, avec unpénible murmure : je n’avais qu’un an de plus. Même alors, laprééminence de ma force physique était plutôt un motif de soutenir,à travers le rude sentier de la vie, celui qui s’était donné à moi,que de maltraiter un être visiblement plus faible. Or, je crois eneffet qu’il était plus faible… Même alors. C’est un ami que jepossédais dans les temps passés, je crois. La prééminence de maforce physique… chaque nuit… Surtout ses cheveux blonds. Il existeplus d’un être humain qui a vu des têtes chauves : lavieillesse, la maladie, la douleur (les trois ensemble ou prisesséparément) expliquent ce phénomène négatif d’une manièresatisfaisante. Telle est, du moins, la réponse que me ferait unsavant, si je l’interrogeais là-dessus. La vieillesse, la maladie,la douleur. Mais je n’ignore pas (moi, aussi, je suis savant) qu’unjour, parce qu’il m’avait arrêté la main, au moment où je levaismon poignard pour percer le sein d’une femme, je le saisis par lescheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer dans l’air avecune telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et queson corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre letronc d’un chêne… Je n’ignore pas qu’un jour sa chevelure me restadans la main. Moi, aussi, je suis savant. Oui, oui, j’ai déjà ditcomment il s’appelle. Je n’ignore pas qu’un jour j’accomplis unacte infâme, tandis que son corps était lancé par la forcecentrifuge. Il avait quatorze ans. Quand, dans un accèsd’aliénation mentale, je cours à travers les champs, en tenant,pressée sur mon cœur, une chose sanglante que je conserve depuislongtemps, comme une relique vénérée, les petits enfants qui mepoursuivent… les petits enfants et les vieilles femmes qui mepoursuivent à coups de pierre, poussent ces gémissementslamentables : « Voilà la chevelure de Falmer. »Éloignez, éloignez donc cette tête chauve, polie comme la carapacede la tortue… Une chose sanglante. Mais c’est moi-même qui parle.Sa figure ovale, ses traits majestueux. Or, je crois en effet qu’ilétait plus faible. Les vieilles femmes et les petits enfants. Or,je crois en effet… qu’est-ce que je voulais dire ?… or, jecrois en effet qu’il était plus faible. Avec un bras de fer. Cechoc, ce choc l’a-t-il tué ? Ses os ont-ils été brisés contrel’arbre… irréparablement ? L’a-t-il tué, ce choc engendré parla vigueur d’un athlète ? A-t-il conservé la vie, quoique sesos se soient irréparablement brisés… irréparablement ? Ce chocl’a-t-il tué ? Je crains de savoir ce dont mes yeux fermés nefurent pas témoins. En effet… Surtout ses cheveux blonds. En effetje m’enfuis au loin avec une conscience désormais implacable. Ilavait quatorze ans. Avec une conscience désormais implacable.Chaque nuit. Lorsqu’un jeune homme, qui aspire à la gloire, dans uncinquième étage, penché sur sa table de travail, à l’heuresilencieuse de minuit, perçoit un bruissement qu’il ne sait à quoiattribuer, il tourne, de tous les côtés, sa tête, alourdie par laméditation et les manuscrits poudreux ; mais, rien, aucunindice surpris ne lui révèle la cause de ce qu’il entend sifaiblement, quoique cependant il l’entende. Il s’aperçoit, enfin,que la fumée de sa bougie, prenant son essor vers le plafond,occasionne, à travers l’air ambiant, les vibrations presqueimperceptibles d’une feuille de papier accrochée à un clou figécontre la muraille. Dans un cinquième étage. De même qu’un jeunehomme, qui aspire à la gloire, entend un bruissement qu’il ne saità quoi attribuer, ainsi j’entends une voix mélodieuse qui prononceà mon oreille : « Maldoror ! » Mais, avant demettre fin à sa méprise, il croyait entendre les ailes d’unmoustique… penché sur sa table de travail. Cependant, je ne rêvepas ; qu’importe que je sois étendu sur mon lit desatin ? Je fais avec sang-froid la perspicace remarque quej’ai les yeux ouverts, quoiqu’il soit l’heure des dominos roses etdes bals masqués. Jamais… oh ! non, jamais !… une voixmortelle ne fit entendre ces accents séraphiques, en prononçant,avec tant de douloureuse élégance, les syllabes de mon nom !Les ailes d’un moustique… Comme sa voix est bienveillante. M’a-t-ildonc pardonné ? Son corps alla cogner contre le tronc d’unchêne… « Maldoror ! »

FIN DU QUATRIÈME CHANT

CHANT CINQUIÈME

 

Que le lecteur ne se fâche pas contre moi, sima prose n’a pas le bonheur de lui plaire. Tu soutiens que mesidées sont au moins singulières. Ce que tu dis là, hommerespectable, est la vérité ; mais, une vérité partiale. Or,quelle source abondante d’erreurs et de méprises n’est pas toutevérité partiale ! Les bandes d’étourneaux ont une manière devoler qui leur est propre, et semble soumise à une tactiqueuniforme et régulière, telle que serait celle d’une troupedisciplinée, obéissant avec précision à la voix d’un seul chef.C’est à la voix de l’instinct que les étourneaux obéissent, et leurinstinct les porte à se rapprocher toujours du centre du peloton,tandis que la rapidité de leur vol les emporte sans cesseau-delà ; en sorte que cette multitude d’oiseaux, ainsi réunispar une tendance commune vers le même point aimanté, allant etvenant sans cesse, circulant et se croisant en tous sens, forme uneespèce de tourbillon fort agité, dont la masse entière, sans suivrede direction bien certaine, paraît avoir un mouvement générald’évolution sur elle-même, résultant des mouvements particuliers decirculation propres à chacune de ses parties, et dans lequel lecentre, tendant perpétuellement à se développer, mais sans cessepressé, repoussé par l’effort contraire des lignes environnantesqui pèsent sur lui, est constamment plus serré qu’aucune de ceslignes, lesquelles le sont elles-mêmes d’autant plus, qu’elles sontplus voisines du centre. Malgré cette singulière manière detourbillonner, les étourneaux n’en fendent pas moins, avec unevitesse rare, l’air ambiant, et gagnent sensiblement, à chaqueseconde, un terrain précieux pour le terme de leurs fatigues et lebut de leur pèlerinage. Toi, de même, ne fais pas attention à lamanière bizarre dont je chante chacune de ces strophes. Mais, soispersuadé que les accents fondamentaux de la poésie n’en conserventpas moins leur intrinsèque droit sur mon intelligence. Negénéralisons pas des faits exceptionnels, je ne demande pasmieux : cependant mon caractère est dans l’ordre des chosespossibles. Sans doute, entre les deux termes extrêmes de talittérature, telle que tu l’entends, et de la mienne, il en est uneinfinité d’intermédiaires et il serait facile de multiplier lesdivisions ; mais, il n’y aurait nulle utilité, et il y auraitle danger de donner quelque chose d’étroit et de faux à uneconception éminemment philosophique, qui cesse d’être rationnelle,dès qu’elle n’est plus comprise comme elle a été imaginée,c’est-à-dire avec ampleur. Tu sais allier l’enthousiasme et lefroid intérieur, observateur d’une humeur concentrée ; enfin,pour moi, je te trouve parfait… Et tu ne veux pas mecomprendre ! Si tu n’es pas en bonne santé, suis mon conseil(c’est le meilleur que je possède à ta disposition), et va faireune promenade dans la campagne. Triste compensation, qu’endis-tu ? Lorsque tu auras pris l’air, reviens metrouver : tes sens seront plus reposés. Ne pleure plus ;je ne voulais pas te faire de la peine. N’est-il pas vrai, mon ami,que, jusqu’à un certain point, ta sympathie est acquise à meschants ? Or, qui t’empêche de franchir les autresdegrés ? La frontière entre ton goût et le mien estinvisible ; tu ne pourras jamais la saisir : preuve quecette frontière elle-même n’existe pas. Réfléchis donc qu’alors (jene fais ici qu’effleurer la question) il ne serait pas impossibleque tu eusses signé un traité d’alliance avec l’obstination, cetteagréable fille du mulet, source si riche d’intolérance. Si je nesavais pas que tu n’étais pas un sot, je ne te ferais pas unsemblable reproche. Il n’est pas utile pour toi que tu t’encroûtesdans la cartilagineuse carapace d’un axiome que tu croisinébranlable. Il y a d’autres axiomes aussi qui sont inébranlables,et qui marchent parallèlement avec le tien. Si tu as un penchantmarqué pour le caramel (admirable farce de la nature), personne nele concevra comme un crime ; mais, ceux dont l’intelligence,plus énergique et capable de plus grandes choses, préfère le poivreet l’arsenic, ont de bonnes raisons pour agir de la sorte, sansavoir l’intention d’imposer leur pacifique domination à ceux quitremblent de peur devant une musaraigne ou l’expression parlantedes surfaces d’un cube. Je parle par expérience, sans venir jouerici le rôle de provocateur. Et, de même que les rotifères et lestardigrades peuvent être chauffés à une température voisine del’ébullition, sans perdre nécessairement leur vitalité, il en serade même pour toi, si tu sais t’assimiler, avec précaution, l’âcresérosité suppurative qui se dégage avec lenteur de l’agacement quecausent mes intéressantes élucubrations. Eh quoi, n’est-on pasparvenu à greffer sur le dos d’un rat vivant la queue détachée ducorps d’un autre rat ? Essaie donc pareillement de transporterdans ton imagination les diverses modifications de ma raisoncadavérique. Mais, sois prudent. À l’heure que j’écris, de nouveauxfrissons parcourent l’atmosphère intellectuelle : il ne s’agitque d’avoir le courage de les regarder en face. Pourquoi fais-tucette grimace ? Et même tu l’accompagnes d’un geste que l’onne pourrait imiter qu’après un long apprentissage. Sois persuadéque l’habitude est nécessaire en tout ; et, puisque larépulsion instinctive, qui s’était déclarée dès les premièrespages, a notablement diminué de profondeur, en raison inverse del’application à la lecture, comme un furoncle qu’on incise, il fautespérer, quoique ta tête soit encore malade, que ta guérison netardera certainement pas à rentrer dans sa dernière période. Pourmoi, il est indubitable que tu vogues déjà en pleineconvalescence ; cependant, ta figure est restée bien maigre,hélas ! Mais… courage ! il y a en toi un esprit peucommun, je t’aime, et je ne désespère pas de ta complètedélivrance, pourvu que tu absorbes quelques substancesmédicamenteuses ; qui ne feront que hâter la disparition desderniers symptômes du mal. Comme nourriture astringente et tonique,tu arracheras d’abord les bras de ta mère (si elle existe encore),tu les dépèceras en petits morceaux, et tu les mangeras ensuite, enun seul jour, sans qu’aucun trait de ta figure ne trahisse tonémotion. Si ta mère était trop vieille, choisis un autre sujetchirurgique, plus jeune et plus frais, sur lequel la rugine auraprise, et dont les os tarsiens, quand il marche, prennent aisémentun point d’appui pour faire la bascule : ta sœur, par exemple.Je ne puis m’empêcher de plaindre son sort, et je ne suis pas deceux dans lesquels un enthousiasme très froid ne fait qu’affecterla bonté. Toi et moi, nous verserons pour elle, pour cette viergeaimée (mais, je n’ai pas de preuves pour établir qu’elle soitvierge), deux larmes incoercibles, deux larmes de plomb. Ce seratout. La potion la plus lénitive, que je te conseille, est unbassin, plein d’un pus blennorragique à noyaux, dans lequel on aurapréalablement dissous un kyste pileux de l’ovaire, un chancrefolliculaire, un prépuce enflammé, renversé en arrière du gland parune paraphimosis, et trois limaces rouges. Si tu suis mesordonnances, ma poésie te recevra à bras ouverts, comme quand unpou résèque, avec ses baisers, la racine d’un cheveu.

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Je voyais, devant moi, un objet debout sur untertre. Je ne distinguais pas clairement sa tête ; mais, déjà,je devinais qu’elle n’était pas d’une forme ordinaire, sans,néanmoins, préciser la proportion exacte de ses contours. Jen’osais m’approcher de cette colonne immobile ; et, quand mêmej’aurais eu à ma disposition les pattes ambulatoires de plus detrois mille crabes (je ne parle même pas de celles qui servent à lapréhension et à la mastication des aliments), je serais encoreresté à la même place, si un événement, très futile par lui-même,n’eût prélevé un lourd tribut sur ma curiosité, qui faisait craquerses digues. Un scarabée, roulant, sur le sol, avec ses mandibuleset ses antennes, une boule, dont les principaux éléments étaientcomposés de matières excrémentielles, s’avançait, d’un pas rapide,vers le tertre désigné, s’appliquant à mettre bien en évidence lavolonté qu’il avait de prendre cette direction. Cet animal articulén’était pas de beaucoup plus grand qu’une vache ! Si l’ondoute de ce que je dis, que l’on vienne à moi, et je satisferai lesplus incrédules par le témoignage de bons témoins. Je le suivis deloin, ostensiblement intrigué. Que voulait-il faire de cette grosseboule noire ? Ô lecteur, toi qui te vantes sans cesse de taperspicacité (et non à tort), serais-tu capable de me ledire ? Mais, je ne veux pas soumettre à une rude épreuve tapassion connue pour les énigmes. Qu’il te suffise de savoir que, laplus douce punition que je puisse t’infliger, est encore de tefaire observer que ce mystère ne te sera révélé (il te sera révélé)que plus tard, à la fin de ta vie, quand tu entameras desdiscussions philosophiques avec l’agonie sur le bord de ton chevet…et peut-être même à la fin de cette strophe. Le scarabée étaitarrivé au bas du tertre. J’avais emboîté mon pas sur ses traces, etj’étais encore à une grande distance du lieu de la scène ;car, de même que les stercoraires, oiseaux inquiets comme s’ilsétaient toujours affamés, se plaisent dans les mers qui baignentles deux pôles, et n’avancent qu’accidentellement dans les zonestempérées, ainsi je n’étais pas tranquille, et je portais mesjambes en avant avec beaucoup de lenteur. Mais qu’était-ce donc quela substance corporelle vers laquelle j’avançais ? Je savaisque la famille des pélécaninés comprend quatre genresdistincts : le fou, le pélican, le cormoran, la frégate. Laforme grisâtre qui m’apparaissait n’était pas un fou. Le blocplastique que j’apercevais n’était pas une frégate. La chaircristallisée que j’observais n’était pas un cormoran. Je le voyaismaintenant, l’homme à l’encéphale dépourvu de protubéranceannulaire ! Je recherchais vaguement, dans les replis de mamémoire, dans quelle contrée torride ou glacée, j’avais déjàremarqué ce bec très long, large, convexe, en voûte, à arêtemarquée, onguiculée, renflée et très crochue à son extrémité ;ces bords dentelés, droits ; cette mandibule inférieure, àbranches séparées jusqu’auprès de la pointe ; cet intervallerempli par une peau membraneuse ; cette large poche, jaune etsacciforme, occupant toute la gorge et pouvant se distendreconsidérablement ; et ces narines très étroites,longitudinales, presque imperceptibles, creusées dans un sillonbasal ! Si cet être vivant, à respiration pulmonaire etsimple, à corps garni de poils, avait été un oiseau entier jusqu’àla plante des pieds, et non plus seulement jusqu’aux épaules, il nem’aurait pas alors été si difficile de le reconnaître : chosetrès facile à faire, comme vous allez le voir vous-même. Seulement,cette fois, je m’en dispense ; pour la clarté de madémonstration, j’aurais besoin qu’un de ces oiseaux fût placé surma table de travail, quand même il ne serait qu’empaillé. Or, je nesuis pas assez riche pour m’en procurer. Suivant pas à pas unehypothèse antérieure, j’aurais de suite assigné sa véritable natureet trouvé une place, dans les cadres d’histoire naturelle, à celuidont j’admirais la noblesse dans sa pose maladive. Avec quellesatisfaction de n’être pas tout à fait ignorant sur les secrets deson double organisme, et quelle avidité d’en savoir davantage, jele contemplais dans sa métamorphose durable ! Quoiqu’il nepossédât pas un visage humain, il me paraissait beau comme les deuxlongs filaments tentaculiformes d’un insecte ; ou plutôt,comme une inhumation précipitée ; ou encore, comme la loi dela reconstitution des organes mutilés ; et surtout, comme unliquide éminemment putrescible ! Mais, ne prêtant aucuneattention à ce qui se passait aux alentours, l’étranger regardaittoujours devant lui, avec sa tête de pélican ! Un autre jour,je reprendrai la fin de cette histoire. Cependant, je continueraima narration avec un morne empressement ; car, si, de votrecôté, il vous tarde de savoir où mon imagination veut en venir(plût au ciel qu’en effet, ce ne fût là que del’imagination !), du mien, j’ai pris la résolution de termineren une seule fois (et non en deux !) ce que j’avais à vousdire. Quoique cependant personne n’ait le droit de m’accuser demanquer de courage. Mais, quand on se trouve en présence depareilles circonstances, plus d’un sent battre contre la paume desa main les pulsations de son cœur. Il vient de mourir, presqueinconnu, dans un petit port de Bretagne, un maître caboteur, vieuxmarin, qui fut le héros d’une terrible histoire. Il était alorscapitaine au long cours, et voyageait pour un armateur deSaint-Malo. Or, après une absence de treize mois, il arriva aufoyer conjugal, au moment où sa femme, encore alitée, venait de luidonner un héritier, à la reconnaissance duquel il ne sereconnaissait aucun droit. Le capitaine ne fit rien paraître de sasurprise et de sa colère ; il pria froidement sa femme des’habiller, et de l’accompagner à une promenade, sur les rempartsde la ville. On était en janvier. Les remparts de Saint-Malo sontélevés, et, lorsque souffle le vent du nord, les plus intrépidesreculent. La malheureuse obéit, calme et résignée ; enrentrant, elle délira. Elle expira dans la nuit. Mais, ce n’étaitqu’une femme. Tandis que moi, qui suis un homme, en présence d’undrame non moins grand, je ne sais si je conservai assez d’empiresur moi-même, pour que les muscles de ma figure restassentimmobiles ! Dès que le scarabée fut arrivé au bas du tertre,l’homme leva son bras vers l’ouest (précisément, dans cettedirection, un vautour des agneaux et un grand-duc de Virginieavaient engagé un combat dans les airs), essuya sur son bec unelongue larme qui présentait un système de coloration diamantée, etdit au scarabée : « Malheureuse boule ! ne l’as-tupas fait rouler assez longtemps ? Ta vengeance n’est pasencore assouvie ; et, déjà, cette femme, dont tu avaisattaché, avec des colliers de perles, les jambes et les bras, demanière à réaliser un polyèdre amorphe, afin de la traîner, avectes tarses, à travers les vallées et les chemins, sur les ronces etles pierres (laisse-moi m’approcher pour voir si c’est encoreelle !), a vu ses os se creuser de blessures, ses membres sepolir par la loi mécanique du frottement rotatoire, se confondredans l’unité de la coagulation, et son corps présenter, au lieu deslinéaments primordiaux et des courbes naturelles, l’apparencemonotone d’un seul tout homogène qui ne ressemble que trop, par laconfusion de ses divers éléments broyés, à la masse d’unesphère ! Il y a longtemps qu’elle est morte ; laisse cesdépouilles à la terre, et prends garde d’augmenter, dansd’irréparables proportions, la rage qui te consume : ce n’estplus de la justice ; car, l’égoïsme, caché dans les tégumentsde ton front, soulève lentement, comme un fantôme, la draperie quile recouvre. » Le vautour des agneaux et le grand-duc deVirginie, portés insensiblement, par les péripéties de leur lutte,s’étaient rapprochés de nous. Le scarabée trembla devant cesparoles inattendues, et, ce qui, dans une autre occasion, auraitété un mouvement insignifiant, devint, cette fois, la marquedistinctive d’une fureur qui ne connaissait plus de bornes ;car, il frotta redoutablement ses cuisses postérieures contre lebord des élytres, en faisant entendre un bruit aigu :« Qui es-tu, donc, toi ; être pusillanime ? Ilparaît que tu as oublié certains développements étranges des tempspassés ; tu ne les retiens pas dans ta mémoire, mon frère.Cette femme nous a trahis, l’un après l’autre. Toi le premier, moile second. Il me semble que cette injure ne doit pas (ne doitpas !) disparaître du souvenir si facilement. Sifacilement ! Toi, ta nature magnanime te permet de pardonner.Mais, sais-tu si, malgré la situation anormale des atomes de cettefemme, réduite à pâte de pétrin (il n’est pas maintenant questionde savoir si l’on ne croirait pas, à la première investigation, quece corps ait été augmenté d’une quantité notable de densité plutôtpar l’engrenage de deux fortes roues que par les effets de mapassion fougueuse), elle n’existe pas encore ? Tais-toi, etpermets que je me venge. » Il reprit son manège, et s’éloigna,la boule poussée devant lui. Quand il se fut éloigné, le pélicans’écria : « Cette femme, par son pouvoir magique, m’adonné une tête de palmipède, et a changé mon frère enscarabée : peut-être qu’elle mérite même de pires traitementsque ceux que je viens d’énumérer. » Et moi, qui n’étais pascertain de ne pas rêver, devinant, par ce que j’avais entendu, lanature des relations hostiles qui unissaient, au-dessus de moi,dans un combat sanglant, le vautour des agneaux et le grand-duc deVirginie, je rejetai, comme un capuchon, ma tête en arrière, afinde donner, au jeu de mes poumons, l’aisance et l’élasticitésusceptibles, et je leur criai, en dirigeant mes yeux vers lehaut : « Vous autres, cessez votre discorde. Vous avezraison tous les deux ; car, à chacun elle avait promis sonamour ; par conséquent, elle vous a trompés ensemble. Mais,vous n’êtes pas les seuls. En outre, elle vous dépouilla de votreforme humaine, se faisant un jeu cruel de vos plus saintesdouleurs. Et, vous hésiteriez à me croire ! D’ailleurs elleest morte ; et le scarabée lui a fait subir un châtimentd’ineffaçable empreinte, malgré la pitié du premier trahi. » Àces mots, ils mirent fin à leur querelle, et ne s’arrachèrent plusles plumes, ni les lambeaux de chair : ils avaient raisond’agir ainsi. Le grand-duc de Virginie, beau comme un mémoire surla courbe que décrit un chien en courant après son maître,s’enfonça dans les crevasses d’un couvent en ruine. Le vautour desagneaux, beau comme la loi de l’arrêt de développement de lapoitrine chez les adultes dont la propension à la croissance n’estpas en rapport avec la quantité de molécules que leur organismes’assimile, se perdit dans les hautes couches de l’atmosphère. Lepélican, dont le généreux pardon m’avait causé beaucoupd’impression, parce que je ne le trouvais pas naturel, reprenantsur son tertre l’impassibilité majestueuse d’un phare, comme pouravertir les navigateurs humains de faire attention à son exemple,et de préserver leur sort de l’amour des magiciennes sombres,regardait toujours devant lui. Le scarabée, beau comme letremblement des mains dans l’alcoolisme, disparaissait à l’horizon.Quatre existences de plus que l’on pouvait rayer du livre de vie.Je m’arrachai un muscle entier dans le bras gauche, car je nesavais plus ce que je faisais, tant je me trouvais ému devant cettequadruple infortune. Et, moi, qui croyais que c’étaient desmatières excrémentielles. Grande bête que je suis, va.

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L’anéantissement intermittent des facultéshumaines : quoi que votre pensée penchât à supposer, ce nesont pas là des mots. Du moins, ce ne sont pas des mots comme lesautres. Qu’il lève la main, celui qui croirait accomplir un actejuste, en priant quelque bourreau de l’écorcher vivant. Qu’ilredresse la tête, avec la volupté du sourire, celui qui,volontairement, offrirait sa poitrine aux balles de la mort. Mesyeux chercheront la marque des cicatrices ; mes dix doigtsconcentreront la totalité de leur attention à palper soigneusementla chair de cet excentrique ; je vérifierai que leséclaboussures de la cervelle ont rejailli sur le satin de monfront. N’est-ce pas qu’un homme, amant d’un pareil martyre, ne setrouverait pas dans l’univers entier ? Je ne connais pas ceque c’est que le rire, c’est vrai, ne l’ayant jamais éprouvé parmoi-même. Cependant, quelle imprudence n’y aurait-il pas à soutenirque mes lèvres ne s’élargiraient pas, s’il m’était donné de voircelui qui prétendrait que, quelque part, cet homme-là existe ?Ce qu’aucun ne souhaiterait pour sa propre existence, m’a été échupar un lot inégal. Ce n’est pas que mon corps nage dans le lac dela douleur ; passe alors. Mais, l’esprit se dessèche par uneréflexion condensée et continuellement tendue ; il hurle commeles grenouilles d’un marécage, quand une troupe de flamants voraceset de hérons affamés vient s’abattre sur les joncs de ses bords.Heureux celui qui dort paisiblement dans un lit de plumes,arrachées à la poitrine de l’eider, sans remarquer qu’il se trahitlui-même. Voilà plus de trente ans que je n’ai pas encore dormi.Depuis l’imprononçable jour de ma naissance, j’ai voué aux planchessomnifères une haine irréconciliable. C’est moi qui l’aivoulu ; que nul ne soit accusé. Vite, que l’on se dépouille dusoupçon avorté. Distinguez-vous, sur mon front, cette pâlecouronne ? Celle qui la tressa de ses doigts maigres fut laténacité. Tant qu’un reste de sève brûlante coulera dans mes os,comme un torrent de métal fondu, je ne dormirai point. Chaque nuit,je force mon œil livide à fixer les étoiles, à travers les carreauxde ma fenêtre. Pour être plus sûr de moi-même, un éclat de boissépare mes paupières gonflées. Lorsque l’aurore apparaît, elle meretrouve dans la même position, le corps appuyé verticalement, etdebout contre le plâtre de la muraille froide. Cependant, ilm’arrive quelquefois de rêver, mais sans perdre un seul instant levivace sentiment de ma personnalité et la libre faculté de memouvoir : sachez que le cauchemar qui se cache dans les anglesphosphoriques de l’ombre, la fièvre qui palpe mon visage avec sonmoignon, chaque animal impur qui dresse sa griffe sanglante, ehbien, c’est ma volonté qui, pour donner un aliment stable à sonactivité perpétuelle, les fait tourner en rond. En effet, atome quise venge en son extrême faiblesse, le libre arbitre ne craint pasd’affirmer, avec une autorité puissante, qu’il ne compte pasl’abrutissement parmi le nombre de ses fils : celui qui dortest moins qu’un animal châtré la veille. Quoique l’insomnieentraîne, vers les profondeurs de la fosse, ces muscles qui déjàrépandent une odeur de cyprès, jamais la blanche catacombe de monintelligence n’ouvrira ses sanctuaires aux yeux du Créateur. Unesecrète et noble justice, vers les bras tendus de laquelle je melance par instinct, m’ordonne de traquer sans trêve cet ignoblechâtiment. Ennemi redoutable de mon âme imprudente, à l’heure oùl’on allume un falot sur la côte, je défends à mes reins infortunésde se coucher sur la rosée du gazon. Vainqueur, je repousse lesembûches de l’hypocrite pavot. Il est en conséquence certain que,par cette lutte étrange, mon cœur a muré ses desseins, affamé quise mange lui-même. Impénétrable comme les géants, moi, j’ai vécusans cesse avec l’envergure des yeux béante. Au moins, il est avéréque, pendant le jour, chacun peut opposer une résistance utilecontre le Grand Objet Extérieur (qui ne sait pas sonnom ?) ; car, alors, la volonté veille à sa propredéfense avec un remarquable acharnement. Mais aussitôt que le voiledes vapeurs nocturnes s’étend, même sur les condamnés que l’on vapendre, oh ! voir son intellect entre les sacrilèges mainsd’un étranger. Un implacable scalpel en scrute les broussaillesépaisses. La conscience exhale un long râle de malédiction ;car, le voile de sa pudeur reçoit de cruelles déchirures.Humiliation ! notre porte est ouverte à la curiosité farouchedu Céleste Bandit. Je n’ai pas mérité ce supplice infâme, toi, lehideux espion de ma causalité ! Si j’existe, je ne suis pas unautre. Je n’admets pas en moi cette équivoque pluralité. Je veuxrésider seul dans mon intime raisonnement. L’autonomie… ou bienqu’on me change en hippopotame. Abîme-toi sous terre, ô anonymestigmate, et ne reparais plus devant mon indignation hagarde. Masubjectivité et le Créateur, c’est trop pour un cerveau. Quand lanuit obscurcit le cours des heures, quel est celui qui n’a pascombattu contre l’influence du sommeil, dans sa couche mouilléed’une glaciale sueur ? Ce lit, attirant contre son sein lesfacultés mourantes, n’est qu’un tombeau composé de planches desapin équarri. La volonté se retire insensiblement, comme enprésence d’une force invisible. Une poix visqueuse épaissit lecristallin des yeux. Les paupières se recherchent comme deux amis.Le corps n’est plus qu’un cadavre qui respire. Enfin, quatreénormes pieux clouent sur le matelas la totalité des membres. Etremarquez, je vous prie, qu’en somme les draps ne sont que deslinceuls. Voici la cassolette où brûle l’encens des religions.L’éternité mugit, ainsi qu’une mer lointaine, et s’approche àgrands pas. L’appartement a disparu : prosternez-vous,humains, dans la chapelle ardente ! Quelquefois, s’efforçantinutilement de vaincre les imperfections de l’organisme, au milieudu sommeil le plus lourd, le sens magnétisé s’aperçoit avecétonnement qu’il n’est plus qu’un bloc de sépulture, et raisonneadmirablement, appuyé sur une subtilité incomparable :« Sortir de cette couche est un problème plus difficile qu’onne le pense. Assis sur la charrette, l’on m’entraîne vers labinarité des poteaux de la guillotine. Chose curieuse, mon brasinerte s’est assimilé savamment la raideur de la souche. C’est trèsmauvais de rêver qu’on marche à l’échafaud. » Le sang coule àlarges flots à travers la figure. La poitrine effectue dessoubresauts répétés, et se gonfle avec des sifflements. Le poidsd’un obélisque étouffe l’expansion de la rage. Le réel a détruitles rêves de la somnolence ! Qui ne sait pas que, lorsque lalutte se prolonge entre le moi, plein de fierté, et l’accroissementterrible de la catalepsie, l’esprit halluciné perd lejugement ? Rongé par le désespoir, il se complaît dans sonmal, jusqu’à ce qu’il ait vaincu la nature, et que le sommeil,voyant sa proie lui échapper, s’enfuie sans retour loin de soncœur, d’une aile irritée et honteuse. Jetez un peu de cendre surmon orbite en feu. Ne fixez pas mon œil qui ne se ferme jamais.Comprenez-vous les souffrances que j’endure (cependant, l’orgueilest satisfait) ? Dès que la nuit exhorte les humains au repos,un homme, que je connais, marche à grands pas dans la campagne. Jecrains que ma résolution ne succombe aux atteintes de lavieillesse. Qu’il arrive, ce jour fatal où je m’endormirai !Au réveil mon rasoir, se frayant un passage à travers le cou,prouvera que rien n’était, en effet, plus réel.

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– Mais qui donc !… mais qui doncose, ici, comme un conspirateur, traîner les anneaux de son corpsvers ma poitrine noire ? Qui que tu sois, excentrique python,par quel prétexte excuses-tu ta présence ridicule ? Est-ce unvaste remords qui te tourmente ? Car, vois-tu, boa, ta sauvagemajesté n’a pas, je le suppose, l’exorbitante prétention de sesoustraire à la comparaison que j’en fais avec les traits ducriminel. Cette bave écumeuse et blanchâtre est, pour moi, le signede la rage. Écoute-moi : sais-tu que ton œil est loin de boireun rayon céleste ? N’oublie pas que si ta présomptueusecervelle m’a cru capable de t’offrir quelques paroles deconsolation, ce ne peut être que par le motif d’une ignorancetotalement dépourvue de connaissances physiognomoniques. Pendant untemps, bien entendu, suffisant, dirige la lueur de tes yeux vers ceque j’ai le droit, comme un autre, d’appeler mon visage ! Nevois-tu pas comme il pleure ? Tu t’es trompé, basilic. Il estnécessaire que tu cherches ailleurs la triste ration desoulagement, que mon impuissance radicale te retranche, malgré lesnombreuses protestations de ma bonne volonté. Oh ! quelleforce, en phrases exprimable, fatalement t’entraîna vers taperte ? Il est presque impossible que je m’habitue à ceraisonnement que tu ne comprennes pas que, plaquant sur le gazonrougi, d’un coup de mon talon, les courbes fuyantes de ta têtetriangulaire, je pourrais pétrir un innommable mastic avec l’herbede la savane et la chair de l’écrasé.

– Disparais le plus tôt possible loin demoi, coupable à la face blême ! Le mirage fallacieux del’épouvantement t’a montré ton propre spectre ! Dissipe tesinjurieux soupçons, si tu ne veux pas que je t’accuse à mon tour,et que je ne porte contre toi une récrimination qui seraitcertainement approuvée par le jugement du serpentaire reptilivore.Quelle monstrueuse aberration de l’imagination t’empêche de mereconnaître ! Tu ne te rappelles donc pas les servicesimportants que je t’ai rendus, par la gratification d’une existenceque je fis émerger du chaos, et, de ton côté, le vœu, à jamaisinoubliable, de ne pas déserter mon drapeau, afin de me resterfidèle jusqu’à la mort ? Quand tu étais enfant (tonintelligence était alors dans sa plus belle phase), le premier, tugrimpais sur la colline, avec la vitesse de l’izard, pour saluer,par un geste de ta petite main, les multicolores rayons de l’aurorenaissante. Les notes de ta voix jaillissaient, de ton larynxsonore, comme des perles diamantines, et résolvaient leurscollectives personnalités, dans l’agrégation vibrante d’un longhymne d’adoration. Maintenant, tu rejettes à tes pieds, comme unhaillon souillé de boue, la longanimité dont j’ai fait troplongtemps preuve. La reconnaissance a vu ses racines se dessécher,comme le lit d’une mare ; mais, à sa place, l’ambition a crûdans des proportions qu’il me serait pénible de qualifier. Quelest-il, celui qui m’écoute, pour avoir une telle confiance dansl’abus de sa propre faiblesse ?

– Et qui es-tu, toi-même, substanceaudacieuse ? Non !… non !… je ne me trompepas ; et, malgré les métamorphoses multiples auxquelles tu asrecours, toujours ta tête de serpent reluira devant mes yeux commeun phare d’éternelle injustice, et de cruelle domination ! Ila voulu prendre les rênes du commandement, mais il ne sait pasrégner ! Il a voulu devenir un objet d’horreur pour tous lesêtres de la création, et il a réussi. Il a voulu prouver que luiseul est le monarque de l’univers, et c’est en cela qu’il s’esttrompé. Ô misérable ! as-tu attendu jusqu’à cette heure pourentendre les murmures et les complots qui, s’élevant simultanémentde la surface des sphères, viennent raser d’une aile farouche lesrebords papillacés de ton destructible tympan ? Il n’est pasloin, le jour, où mon bras te renversera dans la poussière,empoisonnée par ta respiration, et, arrachant de tes entrailles unenuisible vie, laissera sur le chemin ton cadavre, criblé decontorsions, pour apprendre au voyageur consterné, que cette chairpalpitante, qui frappe sa vue d’étonnement, et cloue dans sonpalais sa langue muette, ne doit plus être comparée, si l’on gardeson sang-froid, qu’au tronc pourri d’un chêne, qui tomba devétusté ! Quelle pensée de pitié me retient devant taprésence ? Toi-même, recule plutôt devant moi, te dis-je, etva laver ton incommensurable honte dans le sang d’un enfant quivient de naître : voilà quelles sont tes habitudes. Elles sontdignes de toi. Va… marche toujours devant toi. Je te condamne àdevenir errant. Je te condamne à rester seul et sans famille.Chemine constamment, afin que tes jambes te refusent leur soutien.Traverse les sables des déserts jusqu’à ce que la fin du mondeengloutisse les étoiles dans le néant. Lorsque tu passeras près dela tanière du tigre, il s’empressera de fuir, pour ne pas regarder,comme dans un miroir, son caractère exhaussé sur le socle de laperversité idéale. Mais, quand la fatigue impérieuse t’ordonnerad’arrêter ta marche devant les dalles de mon palais, recouvertes deronces et de chardons, fais attention à tes sandales en lambeaux,et franchis, sur la pointe des pieds, l’élégance des vestibules. Cen’est pas une recommandation inutile. Tu pourrais éveiller ma jeuneépouse et mon fils en bas âge, couchés dans les caveaux de plombqui longent les fondements de l’antique château. Si tu ne prenaistes précautions d’avance, ils pourraient te faire pâlir par leurshurlements souterrains. Quand ton impénétrable volonté leur ôtal’existence, ils n’ignoraient pas que ta puissance est redoutable,et n’avaient aucun doute à cet égard ; mais, ils nes’attendaient point (et leurs adieux suprêmes me confirmèrent leurcroyance) que ta Providence se serait montrée à ce pointimpitoyable ! Quoi qu’il en soit, traverse rapidement cessalles abandonnées et silencieuses, aux lambris d’émeraude, maisaux armoiries fanées, où reposent les glorieuses statues de mesancêtres. Ces corps de marbre sont irrités contre toi ; éviteleurs regards vitreux. C’est un conseil que te donne la langue deleur unique et dernier descendant. Regarde comme leur bras est levédans l’attitude de la défense provocatrice, la tête fièrementrenversée en arrière. Sûrement ils ont deviné le mal que tu m’asfait ; et, si tu passes à portée des piédestaux glacés quisoutiennent ces blocs sculptés, la vengeance t’y attend. Si tadéfense a besoin de m’objecter quelque chose, parle. Il est troptard pour pleurer maintenant. Il fallait pleurer dans des momentsplus convenables, quand l’occasion était propice. Si tes yeux sontenfin dessillés, juge toi-même quelles ont été les conséquences deta conduite. Adieu ! je m’en vais respirer la brise desfalaises ; car, mes poumons, à moitié étouffés, demandent àgrands cris un spectacle plus tranquille et plus vertueux que letien !

** * * *

Ô pédérastes incompréhensibles, ce n’est pasmoi qui lancerai des injures à votre grande dégradation ; cen’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur votre anusinfundibuliforme. Il suffit que les maladies honteuses, et presqueincurables, qui vous assiègent, portent avec elles leur immanquablechâtiment. Législateurs d’institutions stupides, inventeurs d’unemorale étroite, éloignez-vous de moi, car je suis une âmeimpartiale. Et vous, jeunes adolescents ou plutôt jeunes filles,expliquez-moi comment et pourquoi (mais, tenez-vous à uneconvenable distance, car, moi non plus, je ne sais pas résister àmes passions) la vengeance a germé dans vos cœurs, pour avoirattaché au flanc de l’humanité une pareille couronne de blessures.Vous la faites rougir de ses fils par votre conduite (que, moi, jevénère !) ; votre prostitution, s’offrant au premiervenu, exerce la logique des penseurs les plus profonds, tandis quevotre sensibilité exagérée comble la mesure de la stupéfaction dela femme elle-même. Êtes-vous d’une nature moins ou plus terrestreque celle de vos semblables ? Possédez-vous un sixième sensqui nous manque ? Ne mentez pas, et dites ce que vous pensez.Ce n’est pas une interrogation que je vous pose ; car, depuisque je fréquente en observateur la sublimité de vos intelligencesgrandioses, je sais à quoi m’en tenir. Soyez bénis par ma maingauche, soyez sanctifiés par ma main droite, anges protégés par monamour universel. Je baise votre visage, je baise votre poitrine, jebaise, avec mes lèvres suaves, les diverses parties de votre corpsharmonieux et parfumé. Que ne m’aviez-vous dit tout de suite ce quevous étiez, cristallisations d’une beauté morale supérieure ?Il a fallu que je devinasse par moi-même les innombrables trésorsde tendresse et de chasteté que recelaient les battements de votrecœur oppressé. Poitrine ornée de guirlandes de roses et de vétyver.Il a fallu que j’entrouvrisse vos jambes pour vous connaître et quema bouche se suspendît aux insignes de votre pudeur. Mais (choseimportante à représenter) n’oubliez pas chaque jour de laver lapeau de vos parties, avec de l’eau chaude, car, sinon, des chancresvénériens pousseraient infailliblement sur les commissures fenduesde mes lèvres inassouvies. Oh ! si au lieu d’être un enfer,l’univers n’avait été qu’un céleste anus immense, regardez le gesteque je fais du côté de mon bas-ventre : oui, j’aurais enfoncéma verge, à travers son sphyncter sanglant, fracassant, par mesmouvements impétueux, les propres parois de son bassin ! Lemalheur n’aurait pas alors soufflé, sur mes yeux aveuglés, desdunes entières de sable mouvant ; j’aurais découvert l’endroitsouterrain ou gît la vérité endormie, et les fleuves de mon spermevisqueux auraient trouvé de la sorte un océan où seprécipiter ! Mais, pourquoi me surprends-je à regretter unétat de choses imaginaire et qui ne recevra jamais le cachet de sonaccomplissement ultérieur ? Ne nous donnons pas la peine deconstruire de fugitives hypothèses. En attendant, que celui quibrûle de l’ardeur de partager mon lit vienne me trouver ;mais, je mets une condition rigoureuse à mon hospitalité : ilfaut qu’il n’ait pas plus de quinze ans. Qu’il ne croie pas de soncôté que j’en ai trente ; qu’est-ce que cela y fait ?L’âge ne diminue pas l’intensité des sentiments, loin de là ;et, quoique mes cheveux soient devenus blancs comme la neige, cen’est pas à cause de la vieillesse : c’est, au contraire, pourle motif que vous savez. Moi, je n’aime pas les femmes ! Nimême les hermaphrodites ! Il me faut des êtres qui meressemblent, sur le front desquels la noblesse humaine soit marquéeen caractères plus tranchés et ineffaçables ! Êtes-vouscertain que celles qui portent de longs cheveux, soient de la mêmenature que la mienne ? Je ne le crois pas, et je ne déserteraipas mon opinion. Une salive saumâtre coule de ma bouche, je ne saispas pourquoi. Qui veut me la sucer, afin que j’en soisdébarrassé ? Elle monte… elle monte toujours ! Je sais ceque c’est. J’ai remarqué que, lorsque je bois à la gorge le sang deceux qui se couchent à côté de moi (c’est à tort que l’on mesuppose vampire, puisqu’on appelle ainsi des morts qui sortent deleur tombeau ; or, moi, je suis un vivant), j’en rejette lelendemain une partie par la bouche : voilà l’explication de lasalive infecte. Que voulez-vous que j’y fasse, si les organes,affaiblis par le vice, se refusent à l’accomplissement desfonctions de la nutrition ? Mais, ne révélez mes confidences àpersonne. Ce n’est pas pour moi que je vous dis cela ; c’estpour vous-même et les autres, afin que le prestige du secretretienne dans les limites du devoir et de la vertu ceux qui,aimantés par l’électricité de l’inconnu, seraient tentés dem’imiter. Ayez la bonté de regarder ma bouche (pour le moment, jen’ai pas le temps d’employer une formule plus longue depolitesse) ; elle vous frappe au premier abord par l’apparencede sa structure, sans mettre le serpent dans voscomparaisons ; c’est que j’en contracte le tissu jusqu’à ladernière réduction, afin de faire croire que je possède uncaractère froid. Vous n’ignorez pas qu’il est diamétralementopposé. Que ne puis-je regarder à travers ces pages séraphiques levisage de celui qui me lit. S’il n’a pas dépassé la puberté, qu’ils’approche. Serre-moi contre toi, et ne crains pas de me faire dumal ; rétrécissons progressivement les liens de nos muscles.Davantage. Je sens qu’il est inutile d’insister ; l’opacité,remarquable à plus d’un titre, de cette feuille de papier, est unempêchement des plus considérables à l’opération de notre complètejonction. Moi, j’ai toujours éprouvé un caprice infâme pour la pâlejeunesse des collèges, et les enfants étiolés desmanufactures ! Mes paroles ne sont pas les réminiscences d’unrêve, et j’aurai trop de souvenirs à débrouiller, si l’obligationm’était imposée de faire passer devant vos yeux les événements quipourraient affermir de leur témoignage la véracité de madouloureuse affirmation. La justice humaine ne m’a pas encoresurpris en flagrant délit, malgré l’incontestable habileté de sesagents. J’ai même assassiné (il n’y a pas longtemps !) unpédéraste qui ne se prêtait pas suffisamment à ma passion ;j’ai jeté son cadavre dans un puits abandonné, et l’on n’a pas depreuves décisives contre moi. Pourquoi frémissez-vous de peur,adolescent qui me lisez ? Croyez-vous que je veuille en faireautant envers vous ? Vous vous montrez souverainement injuste…Vous avez raison : méfiez-vous de moi, surtout si vous êtesbeau. Mes parties offrent éternellement le spectacle lugubre de laturgescence ; nul ne peut soutenir (et combien ne s’ensont-ils pas approchés !) qu’il les a vues à l’état detranquillité normale, pas même le décrotteur qui m’y porta un coupde couteau dans un moment de délire. L’ingrat ! Je change devêtements deux fois par semaine, la propreté n’étant pas leprincipal motif de ma détermination. Si je n’agissais pas ainsi,les membres de l’humanité disparaîtraient au bout de quelquesjours, dans des combats prolongés. En effet, dans quelque contréeque je me trouve, ils me harcèlent continuellement de leur présenceet viennent lécher la surface de mes pieds. Mais, quelle puissancepossèdent-elles donc, mes gouttes séminales, pour attirer verselles tout ce qui respire par des nerfs olfactifs ! Ilsviennent des bords des Amazones, ils traversent les valléesqu’arrose le Gange, ils abandonnent le lichen polaire, pouraccomplir de longs voyages à ma recherche, et demander aux citésimmobiles, si elles n’ont pas vu passer, un instant, le long deleurs remparts, celui dont le sperme sacré embaume les montagnes,les lacs, les bruyères, les forêts, les promontoires et lavastitude des mers ! Le désespoir de ne pas pouvoir merencontrer (je me cache secrètement dans les endroits les plusinaccessibles, afin d’alimenter leur ardeur) les porte aux actesles plus regrettables. Ils se mettent trois cent mille de chaquecôté, et les mugissements des canons servent de prélude à labataille. Toutes les ailes s’ébranlent à la fois, comme un seulguerrier. Les carrés se forment et tombent aussitôt pour ne plus serelever. Les chevaux effarés s’enfuient dans toutes les directions.Les boulets labourent le sol, comme des météores implacables. Lethéâtre du combat n’est plus qu’un vaste champ de carnage, quand lanuit révèle sa présence et que la lune silencieuse apparaît entreles déchirures d’un nuage. Me montrant du doigt un espace deplusieurs lieues recouvert de cadavres, le croissant vaporeux decet astre m’ordonne de prendre un instant, comme le sujet deméditatives réflexions, les conséquences funestes qu’entraîne,après lui, l’inexplicable talisman enchanteur que la Providencem’accorda. Malheureusement que de siècles ne faudra-t-il pasencore, avant que la race humaine périsse entièrement par mon piègeperfide ! C’est ainsi qu’un esprit habile, et qui ne se vantepas, emploie, pour atteindre à ses fins, les moyens mêmes quiparaîtraient d’abord y porter un invincible obstacle. Toujours monintelligence s’élève vers cette imposante question, et vous êtestémoin vous-même qu’il ne m’est plus possible de rester dans lesujet modeste qu’au commencement j’avais le dessein de traiter. Undernier mot… c’était une nuit d’hiver. Pendant que la bise sifflaitdans les sapins, le Créateur ouvrit sa porte au milieu des ténèbreset fit entrer un pédéraste.

** * * *

Silence ! il passe un cortège funéraire àcôté de vous. Inclinez la binarité de vos rotules vers la terre etentonnez un chant d’outre-tombe. (Si vous considérez mes parolesplutôt comme une simple forme impérative, que comme un ordre formelqui n’est pas à sa place, vous montrerez de l’esprit et dumeilleur.) Il est possible que vous parveniez de la sorte à réjouirextrêmement l’âme du mort, qui va se reposer de la vie dans unefosse. Même le fait est, pour moi, certain. Remarquez que je ne dispas que votre opinion ne puisse jusqu’à un certain point êtrecontraire à la mienne ; mais, ce qu’il importe avant tout,c’est de posséder des notions justes sur les bases de la morale, detelle manière que chacun doive se pénétrer du principe qui commandede faire à autrui ce que l’on voudrait peut-être qui fût fait àsoi-même. Le prêtre des religions ouvre le premier la marche, entenant à la main un drapeau blanc, signe de la paix, et de l’autreun emblème d’or qui représente les parties de l’homme et de lafemme, comme pour indiquer que ces membres charnels sont la plupartdu temps, abstraction faite de toute métaphore, des instrumentstrès dangereux entre les mains de ceux qui s’en servent, quand ilsles manipulent aveuglément pour des buts divers qui se querellententre eux, au lieu d’engendrer une opportune réaction contre lapassion connue qui cause presque tous nos maux. Au bas de son dosest attachée (artificiellement, bien entendu) une queue de cheval,aux crins épais, qui balaie la poussière du sol. Elle signifie deprendre garde de ne pas nous ravaler par notre conduite au rang desanimaux. Le cercueil connaît sa route et marche après la tuniqueflottante du consolateur. Les parents et les amis du défunt, par lamanifestation de leur position, ont résolu de fermer la marche ducortège. Celui-ci s’avance avec majesté, comme un vaisseau qui fendla pleine mer, et ne craint pas le phénomène del’enfoncement ; car, au moment actuel, les tempêtes et lesécueils ne se font pas remarquer par quelque chose de moins queleur explicable absence. Les grillons et les crapauds suivent àquelques pas la fête mortuaire ; eux, aussi, n’ignorent pasque leur modeste présence aux funérailles de quiconque leur sera unjour comptée. Ils s’entretiennent à voix basse dans leurpittoresque langage (ne soyez pas assez présomptueux, permettez-moide vous donner ce conseil non intéressé, pour croire que vous seulpossédez la précieuse faculté de traduire les sentiments de votrepensée) de celui qu’ils regardèrent plus d’une fois courir àtravers les prairies verdoyantes, et plonger la sueur de sesmembres dans les bleuâtres vagues des golfes arénacés. D’abord, lavie parut lui sourire sans arrière-pensée ; et,magnifiquement, le couronna de fleurs ; mais, puisque votreintelligence elle-même s’aperçoit ou plutôt devine qu’il s’estarrêté aux limites de l’enfance, je n’ai pas besoin, jusqu’àl’apparition d’une rétractation véritablement nécessaire, decontinuer les prolégomènes de ma rigoureuse démonstration. Dix ans.Nombre exactement calqué, à s’y méprendre, sur celui des doigts dela main. C’est peu et c’est beaucoup. Dans le cas qui nouspréoccupe, cependant, je m’appuierai sur votre amour envers lavérité, pour que vous prononciez, avec moi, sans tarder une secondede plus, que c’est peu. Et, quand je réfléchis sommairement à cesténébreux mystères, par lesquels, un être humain disparaît de laterre, aussi facilement qu’une mouche ou une libellule, sansconserver l’espérance d’y revenir, je me surprends à couver le vifregret de ne pas probablement pouvoir vivre assez longtemps, pourvous bien expliquer ce que je n’ai pas la prétention de comprendremoi-même. Mais, puisqu’il est prouvé que, par un hasardextraordinaire, je n’ai pas encore perdu la vie depuis ce tempslointain où je commençai, plein de terreur, la phrase précédente,je calcule mentalement qu’il ne sera pas inutile ici, de construirel’aveu complet de mon impuissance radicale, quand il s’agitsurtout, comme à présent, de cette imposante et inabordablequestion. C’est, généralement parlant, une chose singulière que latendance attractive qui nous porte à rechercher (pour ensuite lesexprimer) les ressemblances et les différences que recèlent, dansleurs naturelles propriétés, les objets les plus opposés entre eux,et quelquefois les moins aptes, en apparence, à se prêter à cegenre de combinaisons sympathiquement curieuses, et qui, ma paroled’honneur, donnent gracieusement au style de l’écrivain, qui sepaie cette personnelle satisfaction, l’impossible et inoubliableaspect d’un hibou sérieux jusqu’à l’éternité. Suivons enconséquence le courant qui nous entraîne. Le milan royal a lesailes proportionnellement plus longues que les buses, et le volbien plus aisé : aussi passe-t-il sa vie dans l’air. Il ne serepose presque jamais et parcourt chaque jour des espacesimmenses ; et ce grand mouvement n’est point un exercice dechasse, ni poursuite de proie, ni même de découverte ; car, ilne chasse pas ; mais, il semble que le vol soit son étatnaturel, sa favorite situation. L’on ne peut s’empêcher d’admirerla manière dont il l’exécute. Ses ailes longues et étroitesparaissent immobiles ; c’est la queue qui croit diriger toutesles évolutions, et la queue ne se trompe pas : elle agit sanscesse. Il s’élève sans effort ; il s’abaisse comme s’ilglissait sur un plan incliné ; il semble plutôt nager quevoler ; il précipite sa course, il la ralentit, s’arrête, etreste comme suspendu ou fixé à la même place, pendant des heuresentières. L’on ne peut s’apercevoir d’aucun mouvement dans sesailes : vous ouvririez les yeux comme la porte d’un four, quece serait d’autant inutile. Chacun a le bon sens de confesser sansdifficulté (quoique avec un peu de mauvaise grâce) qu’il nes’aperçoit pas, au premier abord, du rapport, si lointain qu’ilsoit, que je signale entre la beauté du vol du milan royal, etcelle de la figure de l’enfant, s’élevant doucement, au-dessus ducercueil découvert, comme un nénuphar qui perce la surface deseaux ; et voilà précisément en quoi consiste l’impardonnablefaute qu’entraîne l’inamovible situation d’un manque de repentir,touchant l’ignorance volontaire dans laquelle on croupit. Cerapport de calme majesté entre les deux termes de ma narquoisecomparaison n’est déjà que trop commun, et d’un symbole assezcompréhensible, pour que je m’étonne davantage de ce qui ne peutavoir, comme seule excuse, que ce même caractère de vulgarité quifait appeler, sur tout objet ou spectacle qui en est atteint, unprofond sentiment d’indifférence injuste. Comme si ce qui se voitquotidiennement n’en devrait pas moins réveiller l’attention denotre admiration ! Arrivé à l’entrée du cimetière, le cortèges’empresse de s’arrêter ; son intention n’est pas d’aller plusloin. Le fossoyeur achève le creusement de la fosse ; l’on ydépose le cercueil avec toutes les précautions prises en pareilcas ; quelques pelletées de terre inattendues viennentrecouvrir le corps de l’enfant. Le prêtre des religions, au milieude l’assistance émue, prononce quelques paroles pour bien enterrerle mort, davantage, dans l’imagination des assistants. « Ildit qu’il s’étonne beaucoup de ce que l’on verse ainsi tant depleurs, pour un acte d’une telle insignifiance. Textuel. Mais ilcraint de ne pas qualifier suffisamment ce qu’il prétend, lui, êtreun incontestable bonheur. S’il avait cru que la mort est aussi peusympathique dans sa naïveté, il aurait renoncé à son mandat, pourne pas augmenter la légitime douleur des nombreux parents et amisdu défunt ; mais, une secrète voix l’avertit de leur donnerquelques consolations, qui ne seront pas inutiles, ne fût-ce quecelle qui ferait entrevoir l’espoir d’une prochaine rencontre dansles cieux entre celui qui mourut et ceux qui survécurent. »Maldoror s’enfuyait au grand galop, en paraissant diriger sa coursevers les murailles du cimetière. Les sabots de son coursierélevaient autour de son maître une fausse couronne de poussièreépaisse. Vous autres, vous ne pouvez savoir le nom de cecavalier ; mais, moi, je le sais. Il s’approchait de plus enplus ; sa figure de platine commençait à devenir perceptible,quoique le bas en fût entièrement enveloppé d’un manteau que lelecteur s’est gardé d’ôter de sa mémoire et qui ne laissaitapercevoir que les yeux. Au milieu de son discours, le prêtre desreligions devient subitement pâle, car son oreille reconnaît legalop irrégulier de ce célèbre cheval blanc qui n’abandonna jamaisson maître. « Oui, ajouta-t-il de nouveau, ma confiance estgrande dans cette prochaine rencontre ; alors, on comprendra,mieux qu’auparavant, quel sens il fallait attacher à la séparationtemporaire de l’âme et du corps. Tel qui croit vivre sur cetteterre se berce d’une illusion dont il importerait d’accélérerl’évaporation. » Le bruit du galop s’accroissait de plus enplus ; et, comme le cavalier, étreignant la ligne d’horizon,paraissait en vue, dans le champ d’optique qu’embrassait le portaildu cimetière, rapide comme un cyclone giratoire, le prêtre desreligions plus gravement reprit : « Vous ne semblez pasvous douter que celui-ci, que la maladie força de ne connaître queles premières phases de la vie, et que la fosse vient de recevoirdans son sein, est l’indubitable vivant ; mais, sachez, aumoins, que celui-là, dont vous apercevez la silhouette équivoqueemportée par un cheval nerveux, et sur lequel je vous conseille defixer le plus tôt possible les yeux, car il n’est plus qu’un point,et va bientôt disparaître dans la bruyère, quoiqu’il ait beaucoupvécu, est le seul véritable mort. »

** * * *

« Chaque nuit, à l’heure où le sommeilest parvenu à son plus grand degré d’intensité, une vieillearaignée de la grande espèce sort lentement sa tête d’un trou placésur le sol, à l’une des intersections des angles de la chambre.Elle écoute attentivement si quelque bruissement remue encore sesmandibules dans l’atmosphère. Vu sa conformation d’insecte, elle nepeut pas faire moins, si elle prétend augmenter de brillantespersonnifications les trésors de la littérature, que d’attribuerdes mandibules au bruissement. Quand elle s’est assurée que lesilence règne aux alentours, elle retire successivement, desprofondeurs de son nid, sans le secours de la méditation, lesdiverses parties de son corps, et s’avance à pas comptés vers macouche. Chose remarquable ! moi qui fais reculer le sommeil etles cauchemars, je me sens paralysé dans la totalité de mon corps,quand elle grimpe le long des pieds d’ébène de mon lit de satin.Elle m’étreint la gorge avec les pattes, et me suce le sang avecson ventre. Tout simplement ! Combien de litres d’une liqueurpourprée, dont vous n’ignorez pas le nom, n’a-t-elle pas bus,depuis qu’elle accomplit le même manège avec une persistance digned’une meilleure cause ! Je ne sais pas ce que je lui ai fait,pour qu’elle se conduise de la sorte à mon égard. Lui ai-je broyéune patte par inattention ? Lui ai-je enlevé ses petits ?Ces deux hypothèses, sujettes à caution, ne sont pas capables desoutenir un sérieux examen ; elles n’ont même pas de la peineà provoquer un haussement dans mes épaules et un sourire sur meslèvres, quoique l’on ne doive se moquer de personne. Prends garde àtoi, tarentule noire ; si ta conduite n’a pas pour excuse unirréfutable syllogisme, une nuit je me réveillerai en sursaut, parun dernier effort de ma volonté agonisante, je romprai le charmeavec lequel tu retiens mes membres dans l’immobilité, et jet’écraserai entre les os de mes doigts, comme un morceau de matièremollasse. Cependant, je me rappelle vaguement que je t’ai donné lapermission de laisser tes pattes grimper sur l’éclosion de lapoitrine, et de là jusqu’à la peau qui recouvre mon visage ;que par conséquent, je n’ai pas le droit de te contraindre.Oh ! qui démêlera mes souvenirs confus ! Je lui donnepour récompense ce qui reste de mon sang : en comptant ladernière goutte inclusivement, il y en a pour remplir au moins lamoitié d’une coupe d’orgie. » Il parle, et il ne cesse de sedéshabiller. Il appuie une jambe sur le matelas, et de l’autre,pressant le parquet de saphir afin de s’enlever, il se trouveétendu dans une position horizontale. Il a résolu de ne pas fermerles yeux, afin d’attendre son ennemi de pied ferme. Mais, chaquefois ne prend-il pas la même résolution, et n’est-elle pas toujoursdétruite par l’inexplicable image de sa promesse fatale ? Ilne dit plus rien, et se résigne avec douleur ; car, pour luile serment est sacré. Il s’enveloppe majestueusement dans lesreplis de la soie, dédaigne d’entrelacer les glands d’or de sesrideaux, et, appuyant les boucles ondulées de ses longs cheveuxnoirs sur les franges du coussin de velours, il tâte, avec la main,la large blessure de son cou, dans laquelle la tarentule a prisl’habitude de se loger, comme dans un deuxième nid, tandis que sonvisage respire la satisfaction. Il espère que cette nuit actuelle(espérez avec lui !) verra la dernière représentation de lasuccion immense ; car, son unique vœu serait que le bourreauen finît avec son existence : la mort, et il sera content.Regardez cette vieille araignée de la grande espèce, qui sortlentement sa tête d’un trou placé sur le sol, à l’une desintersections des angles de la chambre. Nous ne sommes plus dans lanarration. Elle écoute attentivement si quelque bruissement remueencore ses mandibules dans l’atmosphère. Hélas ! nous sommesmaintenant arrivés dans le réel, quant à ce qui regarde latarentule, et, quoique l’on pourrait mettre un point d’exclamationà la fin de chaque phrase, ce n’est peut-être pas une raison pours’en dispenser ! Elle s’est assurée que le silence règne auxalentours ; la voilà qui retire successivement des profondeursde son nid, sans le secours de la méditation, les diverses partiesde son corps, et s’avance à pas comptés vers la couche de l’hommesolitaire. Un instant elle s’arrête ; mais il est court, cemoment d’hésitation. Elle se dit qu’il n’est pas temps encore decesser de torturer, et qu’il faut auparavant donner au condamné lesplausibles raisons qui déterminèrent la perpétualité du supplice.Elle a grimpé à côté de l’oreille de l’endormi. Si vous voulez nepas perdre une seule parole de ce qu’elle va dire, faitesabstraction des occupations étrangères qui obstruent le portique devotre esprit, et soyez, au moins, reconnaissant de l’intérêt que jevous porte, en faisant assister votre présence aux scènesthéâtrales qui me paraissent dignes d’exciter une véritableattention de votre part ; car, qui m’empêcherait de garder,pour moi seul, les événements que je raconte ?« Réveille-toi, flamme amoureuse des anciens jours, squelettedécharné. Le temps est venu d’arrêter la main de la justice. Nousne te ferons pas attendre longtemps l’explication que tu souhaites.Tu nous écoutes, n’est-ce pas ? Mais ne remue pas tesmembres ; tu es encore aujourd’hui sous notre magnétiquepouvoir, et l’atonie encéphalique persiste : c’est pour ladernière fois. Quelle impression la figure d’Elsseneur fait-elledans ton imagination ? Tu l’as oublié ! Et ce Réginald, àla démarche fière, as-tu gravé ses traits dans ton cerveaufidèle ? Regarde-le caché dans les replis des rideaux ;sa bouche est penchée vers ton front ; mais il n’ose teparler, car il est plus timide que moi. Je vais te raconter unépisode de ta jeunesse, et te remettre dans le chemin de lamémoire… » Il y avait longtemps que l’araignée avait ouvertson ventre, d’où s’étaient élancés deux adolescents, à la robebleue, chacun un glaive flamboyant à la main, et qui avaient prisplace aux côtés du lit, comme pour garder désormais le sanctuairedu sommeil. « Celui-ci, qui n’a pas encore cessé de teregarder, car il t’aima beaucoup, fut le premier de nous deuxauquel tu donnas ton amour. Mais tu le fis souvent souffrir par lesbrusqueries de ton caractère. Lui, il ne cessait d’employer sesefforts à n’engendrer de ta part aucun sujet de plainte contrelui : un ange n’aurait pas réussi. Tu lui demandas, un jour,s’il voulait aller se baigner avec toi, sur le rivage de la mer.Tous les deux, comme deux cygnes, vous vous élançâtes en même tempsd’une roche à pic. Plongeurs éminents, vous glissâtes dans la masseaqueuse, les bras étendus entre la tête, et se réunissant auxmains. Pendant quelques minutes, vous nageâtes entre deux courants.Vous reparûtes à une grande distance, vos cheveux entremêlés entreeux, et ruisselants du liquide salé. Mais quel mystère s’était doncpassé sous l’eau, pour qu’une longue trace de sang s’aperçût àtravers les vagues ? Revenus à la surface, toi, tu continuaisde nager, et tu faisais semblant de ne pas remarquer la faiblessecroissante de ton compagnon. Il perdait rapidement ses forces, ettu n’en poussais pas moins tes larges brassées vers l’horizonbrumeux, qui s’estompait devant toi. Le blessé poussa des cris dedétresse, et tu fis le sourd. Réginald frappa trois fois l’écho dessyllabes de ton nom, et trois fois tu répondis par un cri devolupté. Il se trouvait trop loin du rivage pour y revenir, ets’efforçait en vain de suivre les sillons de ton passage, afin det’atteindre, et reposer un instant sa main sur ton épaule. Lachasse négative se prolongea pendant une heure, lui, perdant sesforces, et, toi, sentant croître les tiennes. Désespérant d’égalerta vitesse, il fit une courte prière au Seigneur pour luirecommander son âme, se plaça sur le dos comme quand on fait laplanche, de telle manière qu’on apercevait le cœur battreviolemment sous sa poitrine, et attendit que la mort arrivât, afinde ne plus attendre. En cet instant, tes membres vigoureux étaientà perte de vue, et s’éloignaient encore, rapides comme une sondequ’on laisse filer. Une barque, qui revenait de placer ses filetsau large, passa dans ces parages. Les pêcheurs prirent Réginaldpour un naufragé, et le halèrent, évanoui, dans leur embarcation.On constata la présence d’une blessure au flanc droit ; chacunde ces matelots expérimentés émit l’opinion qu’aucune pointed’écueil ou fragment de rocher n’était susceptible de percer untrou si microscopique et en même temps si profond. Une armetranchante, comme le serait un stylet des plus aigus, pouvait seules’arroger des droits à la paternité d’une si fine blessure. Lui, nevoulut jamais raconter les diverses phases du plongeon, à traversles entrailles des flots, et ce secret, il l’a gardé jusqu’àprésent. Des larmes coulent maintenant sur ses joues un peudécolorées, et tombent sur tes draps : le souvenir estquelquefois plus amer que la chose. Mais moi, je ne ressentirai pasde la pitié : ce serait te montrer trop d’estime. Ne roule pasdans leur orbite ces yeux furibonds. Reste calme plutôt. Tu saisque tu ne peux pas bouger. D’ailleurs, je n’ai pas terminé monrécit. – Relève ton glaive, Réginald, et n’oublie pas si facilementla vengeance. Qui sait ? peut-être un jour elle viendrait tefaire des reproches. – Plus tard, tu conçus des remords dontl’existence devait être éphémère ; tu résolus de racheter tafaute par le choix d’un autre ami, afin de le bénir et del’honorer. Par ce moyen expiatoire, tu effaçais les taches dupassé, et tu faisais retomber sur celui qui devint la deuxièmevictime, la sympathie que tu n’avais pas su montrer à l’autre. Vainespoir ; le caractère ne se modifie pas d’un jour à l’autre,et ta volonté resta pareille à elle-même. Moi, Elsseneur, je te vispour la première fois, et, dès ce moment, je ne pus t’oublier. Nousnous regardâmes pendant quelques instants, et tu te mis à sourire.Je baissais les yeux, parce que je vis dans les tiens une flammesurnaturelle. Je me demandais si, à l’aide d’une nuit obscure, tut’étais laissé choir secrètement jusqu’à nous de la surface dequelque étoile ; car, je le confesse, aujourd’hui qu’il n’estpas nécessaire de feindre, tu ne ressemblais pas aux marcassins del’humanité ; mais une auréole de rayons étincelantsenveloppait la périphérie de ton front. J’aurais désiré lier desrelations intimes avec toi ; ma présence n’osait approcherdevant la frappante nouveauté de cette étrange noblesse, et unetenace terreur rôdait autour de moi. Pourquoi n’ai-je pas écoutéces avertissements de la conscience ? Pressentiments fondés.Remarquant mon hésitation, tu rougis à ton tour, et tu avanças lebras. Je mis courageusement ma main dans la tienne, et, après cetteaction, je me sentis plus fort ; désormais un souffle de tonintelligence était passé dans moi. Les cheveux au vent et respirantles haleines des brises, nous marchâmes quelques instants devantnous, à travers des bosquets touffus de lentisques, de jasmins, degrenadiers et d’orangers, dont les senteurs nous enivraient. Unsanglier frôla nos habits à toute course, et une larme tomba de sonœil, quand il me vit avec toi : je ne m’expliquais pas saconduite. Nous arrivâmes à la tombée de la nuit devant les portesd’une cité populeuse. Les profils des dômes, les flèches desminarets et les boules de marbre des belvédères découpaientvigoureusement leurs dentelures, à travers les ténèbres, sur lebleu intense du ciel. Mais tu ne voulus pas te reposer en cetendroit, quoique nous fussions accablés de fatigue. Nous longeâmesle bas des fortifications externes, comme des chacalsnocturnes ; nous évitâmes la rencontre des sentinelles auxaguets ; et nous parvînmes à nous éloigner, par la porteopposée, de cette réunion solennelle d’animaux raisonnables,civilisés comme les castors. Le vol de la fulgore porte-lanterne,le craquement des herbes sèches, les hurlements intermittents dequelque loup lointain accompagnaient l’obscurité de notre marcheincertaine, à travers la campagne. Quels étaient donc tes valablesmotifs pour fuir les ruches humaines ? Je me posais cettequestion avec un certain trouble ; mes jambes d’ailleurscommençaient à me refuser un service trop longtemps prolongé. Nousatteignîmes enfin la lisière d’un bois épais, dont les arbresétaient entrelacés entre eux par un fouillis de hautes lianesinextricables, de plantes parasites, et de cactus à épinesmonstrueuses. Tu t’arrêtas devant un bouleau. Tu me dis dem’agenouiller pour me préparer à mourir ; tu m’accordais unquart d’heure pour sortir de cette terre. Quelques regards furtifs,pendant notre longue course, jetés à la dérobée sur moi, quand jene t’observais pas, certains gestes dont j’avais remarquél’irrégularité de mesure et de mouvement se présentèrent aussitôt àma mémoire, comme les pages ouvertes d’un livre. Mes soupçonsétaient confirmés. Trop faible pour lutter contre toi, tu merenversas à terre, comme l’ouragan abat la feuille du tremble. Unde tes genoux sur ma poitrine, et l’autre appuyé sur l’herbehumide, tandis qu’une de tes mains arrêtait la binarité de mes brasdans son étau, je vis l’autre sortir un couteau, de la gaineappendue à ta ceinture. Ma résistance était presque nulle, et jefermai les yeux : les trépignements d’un troupeau de bœufss’entendirent à quelque distance, apportés par le vent. Ils’avançait comme une locomotive, harcelé par le bâton d’un pâtre etles mâchoires d’un chien. Il n’y avait pas de temps à perdre, etc’est ce que tu compris ; craignant de ne pas parvenir à tesfins, car l’approche d’un secours inespéré avait doublé mapuissance musculaire, et t’apercevant que tu ne pouvais rendreimmobile qu’un de mes bras à la fois, tu te contentas, par unrapide mouvement imprimé à la lame d’acier, de me couper le poignetdroit. Le morceau, exactement détaché, tomba par terre. Tu pris lafuite, pendant que j’étais étourdi par la douleur. Je ne teraconterai pas comment le pâtre vint à mon secours, ni combien detemps devint nécessaire à ma guérison. Qu’il te suffise de savoirque cette trahison, à laquelle je ne m’attendais pas, me donnal’envie de rechercher la mort. Je portai ma présence dans lescombats, afin d’offrir ma poitrine aux coups. J’acquis de la gloiredans les champs de bataille ; mon nom était devenu redoutablemême aux plus intrépides, tant mon artificielle main de ferrépandait le carnage et la destruction dans les rangs ennemis.Cependant, un jour que les obus tonnaient beaucoup plus fort qu’àl’ordinaire, et que les escadrons, enlevés de leur base,tourbillonnaient, comme des pailles, sous l’influence du cyclone dela mort, un cavalier, à la démarche hardie, s’avança devant moi,pour me disputer la palme de la victoire. Les deux arméess’arrêtèrent, immobiles, pour nous contempler en silence. Nouscombattîmes longtemps, criblés de blessures, et les casques brisés.D’un commun accord, nous cessâmes la lutte, afin de nous reposer,et la reprendre ensuite avec plus d’énergie. Plein d’admirationpour son adversaire, chacun lève sa propre visière :« Elsseneur !… », « Réginald !… »,telles furent les simples paroles que nos gorges haletantesprononcèrent en même temps. Ce dernier, tombé dans le désespoird’une tristesse inconsolable, avait pris, comme moi, la carrièredes armes, et les balles l’avaient épargné. Dans quellescirconstances nous nous retrouvions ! Mais ton nom ne fut pasprononcé ! Lui et moi, nous nous jurâmes une amitiééternelle ; mais, certes, différente des deux premières danslesquelles tu avais été le principal acteur ! Un archange,descendu du ciel et messager du Seigneur, nous ordonna de nouschanger en une araignée unique, et de venir chaque nuit te sucer lagorge, jusqu’à ce qu’un commandement venu d’en haut arrêtât lecours du châtiment. Pendant près de dix ans, nous avons hanté tacouche. Dès aujourd’hui, tu es délivré de notre persécution. Lapromesse vague dont tu parlais, ce n’est pas à nous que tu la fis,mais bien à l’Être qui est plus fort que toi : tu comprenaistoi-même qu’il valait mieux se soumettre à ce décret irrévocable.Réveille-toi, Maldoror ! Le charme magnétique qui a pesé surton système cérébro-spinal, pendant les nuits de deux lustres,s’évapore. » Il se réveille comme il lui a été ordonné, etvoit deux formes célestes disparaître dans les airs, les brasentrelacés. Il n’essaie pas de se rendormir. Il sort lentement,l’un après l’autre, ses membres hors de sa couche. Il va réchauffersa peau glacée aux tisons rallumés de la cheminée gothique. Sachemise seule recouvre son corps. Il cherche des yeux la carafe decristal afin d’humecter son palais desséché. Il ouvre lescontrevents de la fenêtre. Il s’appuie sur le rebord. Il contemplela lune qui verse, sur sa poitrine, un cône de rayons extatiques,où palpitent, comme des phalènes, des atomes d’argent d’une douceurineffable. Il attend que le crépuscule du matin vienne apporter,par le changement de décors, un dérisoire soulagement à son cœurbouleversé.

FIN DU CINQUIÈME CHANT

CHANT SIXIÈME

 

Vous, dont le calme enviable ne peut pas faireplus que d’embellir le faciès, ne croyez pas qu’il s’agisse encorede pousser, dans des strophes de quatorze ou quinze lignes, ainsiqu’un élève de quatrième, des exclamations qui passeront pourinopportunes, et des gloussements sonores de poule cochinchinoise,aussi grotesques qu’on serait capable de l’imaginer, pour peu qu’ons’en donnât la peine ; mais il est préférable de prouver pardes faits les propositions que l’on avance. Prétendriez-vous doncque, parce que j’aurais insulté, comme en me jouant, l’homme, leCréateur et moi-même, dans mes explicables hyperboles, ma missionfût complète ? Non : la partie la plus importante de montravail n’en subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire.Désormais, les ficelles du roman remueront les trois personnagesnommés plus haut : il leur sera ainsi communiqué une puissancemoins abstraite. La vitalité se répandra magnifiquement dans letorrent de leur appareil circulatoire, et vous verrez comme vousserez étonné vous-même de rencontrer, là où d’abord vous n’aviezcru voir que des entités vagues appartenant au domaine de laspéculation pure, d’une part, l’organisme corporel avec sesramifications de nerfs et ses membranes muqueuses, de l’autre, leprincipe spirituel qui préside aux fonctions physiologiques de lachair. Ce sont des êtres doués d’une énergique vie qui, les brascroisés et la poitrine en arrêt, poseront prosaïquement (mais, jesuis certain que l’effet sera très poétique) devant votre visage,placés seulement à quelques pas de vous, de manière que les rayonssolaires, frappant d’abord les tuiles des toits et le couvercle descheminées, viendront ensuite se refléter visiblement sur leurscheveux terrestres et matériels. Mais, ce ne seront plus desanathèmes, possesseurs de la spécialité de provoquer le rire ;des personnalités fictives qui auraient bien fait de rester dans lacervelle de l’auteur ; ou des cauchemars placés trop au-dessusde l’existence ordinaire. Remarquez que, par cela même, ma poésien’en sera que plus belle. Vous toucherez avec vos mains desbranches ascendantes d’aorte et des capsules surrénales ; etpuis des sentiments ! Les cinq premiers récits n’ont pas étéinutiles ; ils étaient le frontispice de mon ouvrage, lefondement de la construction, l’explication préalable de mapoétique future : et je devais à moi-même, avant de boucler mavalise et me mettre en marche pour les contrées de l’imagination,d’avertir les sincères amateurs de la littérature, par l’ébaucherapide d’une généralisation claire et précise, du but que j’avaisrésolu de poursuivre. En conséquence, mon opinion est que,maintenant, la partie synthétique de mon œuvre est complète etsuffisamment paraphrasée. C’est par elle que vous avez appris queje me suis proposé d’attaquer l’homme et Celui qui le créa. Pour lemoment et pour plus tard, vous n’avez pas besoin d’en savoirdavantage ! Des considérations nouvelles me paraissentsuperflues, car elles ne feraient que répéter, sous une autreforme, plus ample, il est vrai, mais identique, l’énoncé de lathèse dont la fin de ce jour verra le premier développement. Ilrésulte, des observations qui précèdent, que mon intention estd’entreprendre, désormais, la partie analytique ; cela est sivrai qu’il n’y a que quelques minutes seulement, que j’exprimai levœu ardent que vous fussiez emprisonné dans les glandes sudoriparesde ma peau, pour vérifier la loyauté de ce que j’affirme, enconnaissance de cause. Il faut, je le sais, étayer d’un grandnombre de preuves l’argumentation qui se trouve comprise dans monthéorème ; eh bien, ces preuves existent, et vous savez que jen’attaque personne, sans avoir des motifs sérieux ! Je ris àgorge déployée, quand je songe que vous me reprochez de répandred’amères accusations contre l’humanité, dont je suis un des membres(cette seule remarque me donnerait raison !) et contre laProvidence : je ne rétracterai pas mes paroles ; mais,racontant ce que j’aurai vu, il ne me sera pas difficile, sansautre ambition que la vérité, de les justifier. Aujourd’hui, jevais fabriquer un petit roman de trente pages ; cette mesurerestera dans la suite à peu près stationnaire. Espérant voirpromptement, un jour ou l’autre, la consécration de mes théoriesacceptée par telle ou telle forme littéraire, je crois avoir enfintrouvé, après quelques tâtonnements, ma formule définitive. C’estla meilleure : puisque c’est le roman ! Cette préfacehybride a été exposée d’une manière qui ne paraîtra peut-être pasassez naturelle, en ce sens qu’elle surprend, pour ainsi dire, lelecteur, qui ne voit pas très bien où l’on veut d’abord leconduire ; mais, ce sentiment de remarquable stupéfaction,auquel on doit généralement chercher à soustraire ceux qui passentleur temps à lire des livres ou des brochures, j’ai fait tous mesefforts pour le produire. En effet, il m’était impossible de fairemoins, malgré ma bonne volonté : ce n’est que plus tard,lorsque quelques romans auront paru, que vous comprendrez mieux lapréface du renégat, à la figure fuligineuse.

** * * *

Avant d’entrer en matière, je trouve stupidequ’il soit nécessaire (je pense que chacun ne sera pas de mon avis,si je me trompe) que je place à côté de moi un encrier ouvert, etquelques feuillets de papier non mâché. De cette manière, il mesera possible de commencer, avec amour, par ce sixième chant, lasérie des poèmes instructifs qu’il me tarde de produire.Dramatiques épisodes d’une implacable utilité ! Notre héross’aperçut qu’en fréquentant les cavernes, et prenant pour refugeles endroits inaccessibles, il transgressait les règles de lalogique, et commettait un cercle vicieux. Car, si d’un côté, ilfavorisait ainsi sa répugnance pour les hommes, par ledédommagement de la solitude et de l’éloignement, et circonscrivaitpassivement son horizon borné, parmi des arbustes rabougris, desronces et des lambrusques, de l’autre, son activité ne trouvaitplus aucun aliment pour nourrir le minotaure de ses instinctspervers. En conséquence, il résolut de se rapprocher desagglomérations humaines, persuadé que parmi tant de victimes toutespréparées, ses passions diverses trouveraient amplement de quoi sesatisfaire. Il savait que la police, ce bouclier de lacivilisation, le recherchait avec persévérance, depuis nombred’années, et qu’une véritable armée d’agents et d’espions étaitcontinuellement à ses trousses. Sans, cependant, parvenir à lerencontrer. Tant son habileté renversante déroutait, avec unsuprême chic, les ruses les plus indiscutables au point de vue deleur succès, et l’ordonnance de la plus savante méditation. Ilavait une faculté spéciale pour prendre des formes méconnaissablesaux yeux exercés. Déguisements supérieurs, si je parle enartiste ! Accoutrements d’un effet réellement médiocre, quandje songe à la morale. Par ce point, il touchait presque au génie.N’avez-vous pas remarqué la gracilité d’un joli grillon, auxmouvements alertes, dans les égouts de Paris ? Il n’y a quecelui-là : c’était Maldoror ! Magnétisant lesflorissantes capitales, avec un fluide pernicieux, il les amènedans un état léthargique où elles sont incapables de se surveillercomme il le faudrait. État d’autant plus dangereux qu’il n’est passoupçonné. Aujourd’hui il est à Madrid ; demain il sera àSaint-Pétersbourg ; hier il se trouvait à Pékin. Mais,affirmer exactement l’endroit actuel que remplissent de terreur lesexploits de ce poétique Rocambole, est un travail au-dessus desforces possibles de mon épaisse ratiocination. Ce bandit est,peut-être, à sept cents lieues de ce pays ; peut-être, il està quelques pas de vous. Il n’est pas facile de faire périrentièrement les hommes, et les lois sont là ; mais, on peut,avec de la patience, exterminer, une par une, les fourmishumanitaires. Or, depuis les jours de ma naissance, où je vivaisavec les premiers aïeuls de notre race, encore inexpérimenté dansla tension de mes embûches ; depuis les temps reculés, placés,au-delà de l’histoire, où, dans de subtiles métamorphoses, jeravageais, à diverses époques, les contrées du globe par lesconquêtes et le carnage, et répandais la guerre civile au milieudes citoyens, n’ai-je pas déjà écrasé sous mes talons, membre parmembre ou collectivement, des générations entières, dont il neserait pas difficile de concevoir le chiffre innombrable ? Lepassé radieux a fait de brillantes promesses à l’avenir : illes tiendra. Pour le ratissage de mes phrases, j’emploieraiforcément la méthode naturelle, en rétrogradant jusque chez lessauvages, afin qu’ils me donnent des leçons. Gentlemen simples etmajestueux, leur bouche gracieuse ennoblit tout ce qui découle deleurs lèvres tatouées. Je viens de prouver que rien n’est risibledans cette planète. Planète cocasse, mais superbe. M’emparant d’unstyle que quelques-uns trouveront naïf (quand il est si profond),je le ferai servir à interpréter des idées qui, malheureusement, neparaîtront peut-être pas grandioses ! Par cela même, medépouillant des allures légères et sceptiques de l’ordinaireconversation, et, assez prudent pour ne pas poser… je ne sais plusce que j’avais l’intention de dire, car, je ne me rappelle pas lecommencement de la phrase. Mais, sachez que la poésie se trouvepartout où n’est pas le sourire, stupidement railleur, de l’homme,à la figure de canard. Je vais d’abord me moucher, parce que j’enai besoin ; et ensuite, puissamment aidé par ma main, jereprendrai le porte-plume que mes doigts avaient laissé tomber.Comment le pont du Carrousel put-il garder la constance de saneutralité, lorsqu’il entendit les cris déchirants que semblaitpousser le sac !

** * * *

I

 

Les magasins de la rue Vivienne étalent leursrichesses aux yeux émerveillés. Éclairés par de nombreux becs degaz, les coffrets d’acajou et les montres en or répandent à traversles vitrines des gerbes de lumière éblouissante. Huit heures ontsonné à l’horloge de la Bourse : ce n’est pas tard ! Àpeine le dernier coup de marteau s’est-il fait entendre, que larue, dont le nom a été cité, se met à trembler, et secoue sesfondements depuis la place Royale jusqu’au boulevard Montmartre.Les promeneurs hâtent le pas, et se retirent pensifs dans leursmaisons. Une femme s’évanouit et tombe sur l’asphalte. Personne nela relève : il tarde à chacun de s’éloigner de ce parage. Lesvolets se referment avec impétuosité, et les habitants s’enfoncentdans leurs couvertures. On dirait que la peste asiatique a révélésa présence. Ainsi, pendant que la plus grande partie de la villese prépare à nager dans les réjouissances des fêtes nocturnes, larue Vivienne se trouve subitement glacée par une sorte depétrification. Comme un cœur qui cesse d’aimer, elle a vu sa vieéteinte. Mais, bientôt, la nouvelle du phénomène se répand dans lesautres couches de la population, et un silence morne plane surl’auguste capitale. Où sont-ils passés, les becs de gaz ? Quesont-elles devenues, les vendeuses d’amour ? Rien… la solitudeet l’obscurité ! Une chouette, volant dans une directionrectiligne, et dont la patte est cassée, passe au-dessus de laMadeleine, et prend son essor vers la barrière du Trône, ens’écriant : « Un malheur se prépare. » Or, dans cetendroit que ma plume (ce véritable ami qui me sert de compère)vient de rendre mystérieux, si vous regardez du côté par où la rueColbert s’engage dans la rue Vivienne, vous verrez, à l’angle formépar le croisement de ces deux voies, un personnage montrer sasilhouette, et diriger sa marche légère vers les boulevards. Mais,si l’on s’approche davantage, de manière à ne pas amener sursoi-même l’attention de ce passant, on s’aperçoit, avec un agréableétonnement, qu’il est jeune ! De loin on l’aurait pris eneffet pour un homme mûr. La somme des jours ne compte plus, quandil s’agit d’apprécier la capacité intellectuelle d’une figuresérieuse. Je me connais à lire l’âge dans les lignesphysiognomoniques du front : il a seize ans et quatremois ! Il est beau comme la rétractilité des serres desoiseaux rapaces ; ou encore, comme l’incertitude desmouvements musculaires dans les plaies des parties molles de larégion cervicale postérieure ; ou plutôt, comme ce piège àrats perpétuel, toujours retendu par l’animal pris, qui peutprendre seul des rongeurs indéfiniment, et fonctionner même cachésous la paille ; et surtout, comme la rencontre fortuite surune table de dissection d’une machine à coudre et d’unparapluie ! Mervyn, ce fils de la blonde Angleterre, vient deprendre chez son professeur une leçon d’escrime, et, enveloppé dansson tartan écossais, il retourne chez ses parents. C’est huitheures et demie, et il espère arriver chez lui à neuf heures :de sa part, c’est une grande présomption que de feindre d’êtrecertain de connaître l’avenir. Quelque obstacle imprévu ne peut-ill’embarrasser dans sa route ? Et cette circonstance,serait-elle si peu fréquente, qu’il dût prendre sur lui de laconsidérer comme une exception ? Que ne considère-t-il plutôt,comme un fait anormal, la possibilité qu’il a eue jusqu’ici de sesentir dépourvu d’inquiétude et pour ainsi dire heureux ? Dequel droit en effet prétendrait-il gagner indemne sa demeure,lorsque quelqu’un le guette et le suit par-derrière comme sa futureproie ? (Ce serait bien peu connaître sa profession d’écrivainà sensation, que de ne pas, au moins, mettre en avant, lesrestrictives interrogations après lesquelles arrive immédiatementla phrase que je suis sur le point de terminer.) Vous avez reconnule héros imaginaire qui, depuis un long temps, brise par lapression de son individualité ma malheureuse intelligence !Tantôt Maldoror se rapproche de Mervyn, pour graver dans sa mémoireles traits de cet adolescent ; tantôt, le corps rejeté enarrière, il recule sur lui-même comme le boomerang d’Australie,dans la deuxième période de son trajet, ou plutôt, comme unemachine infernale. Indécis sur ce qu’il doit faire. Mais, saconscience n’éprouve aucun symptôme d’une émotion la plusembryogénique, comme à tort vous le supposeriez. Je le viss’éloigner un instant dans une direction opposée ; était-ilaccablé par le remords ? Mais, il revint sur ses pas avec unnouvel acharnement. Mervyn ne sait pas pourquoi ses artèrestemporales battent avec force, et il presse le pas, obsédé par unefrayeur dont lui et vous cherchent vainement la cause. Il faut luitenir compte de son application à découvrir l’énigme. Pourquoi nese retourne-t-il pas ? Il comprendrait tout. Songe-t-on jamaisaux moyens les plus simples de faire cesser un état alarmant ?Quand un rôdeur de barrières traverse un faubourg de la banlieue,un saladier de vin blanc dans le gosier et la blouse en lambeaux,si, dans le coin d’une borne, il aperçoit un vieux chat musculeux,contemporain des révolutions auxquelles ont assisté nos pères,contemplant mélancoliquement les rayons de la lune, qui s’abattentsur la plaine endormie, il s’avance tortueusement dans une lignecourbe, et fait un signe à un chien cagneux, qui se précipite. Lenoble animal de la race féline attend son adversaire avec courage,et dispute chèrement sa vie. Demain quelque chiffonnier achèteraune peau électrisable. Que ne fuyait-il donc ? C’était sifacile. Mais, dans le cas qui nous préoccupe actuellement, Mervyncomplique encore le danger par sa propre ignorance. Il a commequelques lueurs, excessivement rares, il est vrai, dont je nem’arrêterai pas à démontrer le vague qui les recouvre ;cependant, il lui est impossible de deviner la réalité. Il n’estpas prophète, je ne dis pas le contraire, et il ne se reconnaît pasla faculté de l’être. Arrivé sur la grande artère, il tourne àdroite et traverse le boulevard Poissonnière et le boulevardBonne-Nouvelle. À ce point de son chemin, il s’avance dans la ruedu Faubourg-Saint-Denis, laisse derrière lui l’embarcadère duchemin de fer de Strasbourg, et s’arrête devant un portail élevé,avant d’avoir atteint la superposition perpendiculaire de la rueLafayette. Puisque vous me conseillez de terminer en cet endroit lapremière strophe, je veux bien, pour cette fois, obtempérer, àvotre désir. Savez-vous que, lorsque je songe à l’anneau de fercaché sous la pierre par la main d’un maniaque, un invinciblefrisson me passe par les cheveux ?

II

 

Il tire le bouton de cuivre, et le portail del’hôtel moderne tourne sur ses gonds. Il arpente la cour, parseméede sable fin, et franchit les huit degrés du perron. Les deuxstatues, placées à droite et à gauche comme les gardiennes del’aristocratique villa, ne lui barrent pas le passage. Celui qui atout renié, père, mère, Providence, amour, idéal, afin de ne pluspenser qu’à lui seul, s’est bien gardé de ne pas suivre les pas quiprécédaient. Il l’a vu entrer dans un spacieux salon durez-de-chaussée, aux boiseries de cornaline. Le fils de famille sejette sur un sofa, et l’émotion l’empêche de parler. Sa mère, à larobe longue et traînante, s’empresse autour de lui, et l’entoure deses bras. Ses frères, moins âgés que lui, se groupent autour dumeuble, chargé d’un fardeau ; ils ne connaissent pas la vied’une manière suffisante, pour se faire une idée nette de la scènequi se passe. Enfin, le père élève sa canne, et abaisse sur lesassistants un regard plein d’autorité. Appuyant le poignet sur lesbras du fauteuil, il s’éloigne de son siège ordinaire, et s’avance,avec inquiétude, quoique affaibli par les ans, vers le corpsimmobile de son premier-né. Il parle dans une langue étrangère, etchacun l’écoute dans un recueillement respectueux : « Quia mis le garçon dans cet état ? La Tamise brumeuse charrieraencore une quantité notable de limon avant que mes forces soientcomplètement épuisées. Des lois préservatrices n’ont pas l’aird’exister dans cette contrée inhospitalière. Il éprouverait lavigueur de mon bras, si je connaissais le coupable. Quoique j’aiepris ma retraite, dans l’éloignement des combats maritimes, monépée de commodore, suspendue à la muraille, n’est pas encorerouillée. D’ailleurs, il est facile d’en repasser le fil. Mervyn,tranquillise-toi ; je donnerai des ordres à mes domestiques,afin de rencontrer la trace de celui que, désormais, je chercherai,pour le faire périr de ma propre main. Femme, ôte-toi de là, et vat’accroupir dans un coin ; tes yeux m’attendrissent, et tuferais mieux de refermer le conduit de tes glandes lacrymales. Monfils, je t’en supplie, réveille tes sens, et reconnais tafamille ; c’est ton père qui te parle… » La mère se tientà l’écart, et, pour obéir aux ordres de son maître, elle a pris unlivre entre ses mains, et s’efforce de demeurer tranquille, enprésence du danger que court celui que sa matrice enfanta. « …Enfants, allez vous amuser dans le parc, et prenez garde, enadmirant la natation des cygnes, de ne pas tomber dans la pièced’eau… » Les frères, les mains pendantes, restent muets ;tous, la toque surmontée d’une plume arrachée à l’aile del’engoulevent de la Caroline, avec le pantalon de velourss’arrêtant aux genoux, et les bas de soie rouge, se prennent par lamain, et se retirent du salon, ayant soin de ne presser le parquetd’ébène que de la pointe des pieds. Je suis certain qu’ils nes’amuseront pas, et qu’ils se promèneront avec gravité dans lesallées de platanes. Leur intelligence est précoce. Tant mieux poureux. « … Soins inutiles, je te berce dans mes bras, et tu esinsensible à mes supplications. Voudrais-tu relever la tête ?J’embrasserai tes genoux, s’il le faut. Mais non… elle retombeinerte. » – « Mon doux maître, si tu le permets à tonesclave, je vais chercher dans mon appartement un flacon remplid’essence de térébenthine, et dont je me sers habituellement quandla migraine envahit mes tempes, après être revenue du théâtre, oulorsque la lecture d’une narration émouvante, consignée dans lesannales britanniques de la chevaleresque histoire de nos ancêtres,jette ma pensée rêveuse dans les tourbières del’assoupissement. » – « Femme, je ne t’avais pas donné laparole, et tu n’avais pas le droit de la prendre. Depuis notrelégitime union, aucun nuage n’est venu s’interposer entre nous. Jesuis content de toi, je n’ai jamais eu de reproches à tefaire : et réciproquement. Va chercher dans ton appartement unflacon rempli d’essence de térébenthine. Je sais qu’il s’en trouveun dans les tiroirs de ta commode, et tu ne viendras pas mel’apprendre. Dépêche-toi de franchir les degrés de l’escalier enspirale, et reviens me trouver avec un visage content. » Maisla sensible Londonienne est à peine arrivée aux premières marches(elle ne court pas aussi promptement qu’une personne des classesinférieures) que déjà une de ses demoiselles d’atour redescend dupremier étage, les joues empourprées de sueur, avec le flacon qui,peut-être, contient la liqueur de vie dans ses parois de cristal.La demoiselle s’incline avec grâce en présentant son offre, et lamère, avec sa démarche royale, s’est avancée vers les franges quibordent le sofa, seul objet qui préoccupe sa tendresse. Lecommodore, avec un geste fier, mais bienveillant, accepte le flacondes mains de son épouse. Un foulard d’Inde y est trempé, et l’onentoure la tête de Mervyn avec les méandres orbiculaires de lasoie. Il respire des sels ; il remue un bras. La circulationse ranime, et l’on entend les cris joyeux d’un kakatoès desPhilippines, perché sur l’embrasure de la fenêtre. « Qui valà ?… Ne m’arrêtez point… Où suis-je ? Est-ce une tombequi supporte mes membres alourdis ? Les planches m’enparaissent douces… Le médaillon qui contient le portrait de mamère, est-il encore attaché à mon cou ?… Arrière, malfaiteur,à la tête échevelée. Il n’a pu m’atteindre, et j’ai laissé entreses doigts un pan de mon pourpoint. Détachez les chaînes desbouledogues, car, cette nuit, un voleur reconnaissable peuts’introduire chez nous avec effraction, tandis que nous seronsplongés dans le sommeil. Mon père et ma mère, je vous reconnais, etje vous remercie de vos soins. Appelez mes petits frères. C’estpour eux que j’avais acheté des pralines, et je veux lesembrasser. » À ces mots, il tombe dans un profond étatléthargique. Le médecin, qu’on a mandé en toute hâte, se frotte lesmains et s’écrie : « La crise est passée. Tout va bien.Demain votre fils se réveillera dispos. Tous, allez-vous-en dansvos couches respectives, je l’ordonne, afin que je reste seul àcôté du malade, jusqu’à l’apparition de l’aurore et du chant durossignol. » Maldoror, caché derrière la porte, n’a perduaucune parole. Maintenant, il connaît le caractère des habitants del’hôtel, et agira en conséquence. Il sait où demeure Mervyn, et nedésire pas en savoir davantage. Il a inscrit dans un calepin le nomde la rue et le numéro du bâtiment. C’est le principal. Il est sûrde ne pas les oublier. Il s’avance, comme une hyène, sans être vu,et longe les côtés de la cour. Il escalade la grille avec agilité,et s’embarrasse un instant dans les pointes de fer ; d’unbond, il est sur la chaussée. Il s’éloigne à pas de loup. »« Il me prenait pour un malfaiteur, s’écrie-t-il : lui,c’est un imbécile. Je voudrais trouver un homme exempt del’accusation que le malade a portée contre moi. Je ne lui ai pasenlevé un pan de son pourpoint, comme il l’a dit. Simplehallucination hypnagogique causée par la frayeur. Mon intentionn’était pas aujourd’hui de m’emparer de lui ; car, j’aid’autres projets ultérieurs sur cet adolescent timide. »Dirigez-vous du côté où se trouve le lac des cygnes ; et, jevous dirai plus tard pourquoi il s’en trouve un de complètementnoir parmi la troupe, et dont le corps, supportant une enclume,surmontée du cadavre en putréfaction d’un crabe tourteau, inspire àbon droit de la méfiance à ses autres aquatiques camarades.

III

 

Mervyn est dans sa chambre ; il a reçuune missive. Qui donc lui écrit une lettre ? Son trouble l’aempêché de remercier l’agent postal. L’enveloppe a les borduresnoires, et les mots sont tracés d’une écriture hâtive. Ira-t-ilporter cette lettre à son père ? Et si le signataire le luidéfend expressément ? Plein d’angoisse, il ouvre sa fenêtrepour respirer les senteurs de l’atmosphère ; les rayons dusoleil reflètent leurs prismatiques irradiations sur les glaces deVenise et les rideaux de damas. Il jette la missive de côté, parmiles livres à tranche dorée et les albums à couverture de nacre,parsemés sur le cuir repoussé qui recouvre la surface de sonpupitre d’écolier. Il ouvre son piano, et fait courir ses doigtseffilés sur les touches d’ivoire. Les cordes de laiton nerésonnèrent point. Cet avertissement indirect l’engage à reprendrele papier vélin ; mais celui-ci recula, comme s’il avait étéoffensé de l’hésitation du destinataire. Prise à ce piège, lacuriosité de Mervyn s’accroît et il ouvre le morceau de chiffonpréparé. Il n’avait vu jusqu’à ce moment que sa propre écriture.« Jeune homme, je m’intéresse à vous ; je veux fairevotre bonheur. Je vous prendrai pour compagnon, et nousaccomplirons de longues pérégrinations dans les îles de l’Océanie.Mervyn, tu sais que je t’aime, et je n’ai pas besoin de te leprouver. Tu m’accorderas ton amitié, j’en suis persuadé. Quand tume connaîtras davantage, tu ne te repentiras pas de la confianceque tu m’auras témoignée. Je te préserverai des périls que courraton inexpérience. Je serai pour toi un frère, et les bons conseilsne te manqueront pas. Pour de plus longues explications,trouve-toi, après-demain matin, à cinq heures, sur le pont duCarrousel. Si je ne suis pas arrivé, attends-moi ; mais,j’espère être rendu à l’heure juste. Toi, fais de même. Un Anglaisn’abandonnera pas facilement l’occasion de voir clair dans sesaffaires. Jeune homme, je te salue, et à bientôt. Ne montre cettelettre à personne. » – « Trois étoiles au lieu d’unesignature, s’écrie Mervyn ; et une tache de sang au bas de lapage ! » Des larmes abondantes coulent sur les curieusesphrases que ses yeux ont dévorées, et qui ouvrent à son esprit lechamp illimité des horizons incertains et nouveaux. Il lui semble(ce n’est que depuis la lecture qu’il vient de terminer) que sonpère est un peu sévère et sa mère trop majestueuse. Il possède desraisons qui ne sont pas parvenues à ma connaissance et que, parconséquent, je ne pourrais vous transmettre, pour insinuer que sesfrères ne lui conviennent pas non plus. Il cache cette lettre danssa poitrine. Ses professeurs ont observé que ce jour-là il n’a pasressemblé à lui-même ; ses yeux se sont assombrisdémesurément, et le voile de la réflexion excessive s’est abaissésur la région péri-orbitaire. Chaque professeur a rougi, de craintede ne pas se trouver à la hauteur intellectuelle de son élève, et,cependant, celui-ci, pour la première fois, a négligé ses devoirset n’a pas travaillé. Le soir, la famille s’est réunie dans lasalle à manger, décorée de portraits antiques. Mervyn admire lesplats chargés de viandes succulentes et les fruits odoriférants,mais, il ne mange pas ; les polychromes ruissellements desvins du Rhin et le rubis mousseux du champagne s’enchâssent dansles étroites et hautes coupes de pierre de Bohême, et laissent mêmesa vue indifférente. Il appuie son coude sur la table, et resteabsorbé dans ses pensées comme un somnambule. Le commodore, auvisage boucané par l’écume de la mer, se penche à l’oreille de sonépouse : « L’aîné a changé de caractère, depuis le jourde la crise ; il n’était déjà que trop porté aux idéesabsurdes ; aujourd’hui il rêvasse encore plus que de coutume.Mais enfin, je n’étais pas comme cela, moi, lorsque j’avais sonâge. Fais semblant de ne t’apercevoir de rien. C’est ici qu’unremède efficace, matériel ou moral, trouverait aisément son emploi.Mervyn, toi qui goûtes la lecture des livres de voyages etd’histoire naturelle, je vais te lire un récit qui ne te déplairapas. Qu’on m’écoute avec attention ; chacun y trouvera sonprofit, moi, le premier. Et vous autres, enfants, apprenez, parl’attention que vous saurez prêter à mes paroles, à perfectionnerle dessin de votre style, et à vous rendre compte des moindresintentions d’un auteur. » Comme si cette nichée d’adorablesmoutards aurait pu comprendre ce que c’était que larhétorique ! Il dit, et, sur un geste de sa main, un desfrères se dirige vers la bibliothèque paternelle, et en revientavec un volume sous le bras. Pendant ce temps, le couvert etl’argenterie sont enlevés, et le père prend le livre. À ce nomélectrisant de voyages, Mervyn a relevé la tête, et s’est efforcéde mettre un terme à ses méditations hors de propos. Le livre estouvert vers le milieu, et la voix métallique du commodore prouvequ’il est resté capable, comme dans les jours de sa glorieusejeunesse, de commander à la fureur des hommes et des tempêtes. Bienavant la fin de cette lecture, Mervyn est retombé sur son coude,dans l’impossibilité de suivre plus longtemps le raisonnédéveloppement des phrases passées à la filière et la saponificationdes obligatoires métaphores. Le père s’écrie : « Ce n’estpas cela qui l’intéresse ; lisons autre chose. Lis,femme ; tu seras plus heureuse que moi, pour chasser lechagrin des jours de notre fils. » La mère ne conserve plusd’espoir ; cependant, elle s’est emparée d’un autre livre, etle timbre de sa voix de soprano retentit mélodieusement auxoreilles du produit de sa conception. Mais, après quelques paroles,le découragement l’envahit, et elle cesse d’elle-mêmel’interprétation de l’œuvre littéraire. Le premier-nés’écrie : « Je vais me coucher. » Il se retire, lesyeux baissés avec une fixité froide, et sans rien ajouter. Le chiense met à pousser un lugubre aboiement, car il ne trouve pas cetteconduite naturelle, et le vent du dehors, s’engouffrant inégalementdans la fissure longitudinale de la fenêtre, fait vaciller laflamme, rabattue par deux coupoles de cristal rosé, de la lampe debronze. La mère appuie ses mains sur son front, et le père relèveles yeux vers le ciel. Les enfants jettent des regards effarés surle vieux marin. Mervyn ferme la porte de sa chambre à double tour,et sa main court rapidement sur le papier : « J’ai reçuvotre lettre à midi, et vous me pardonnerez si je vous ai faitattendre la réponse. Je n’ai pas l’honneur de vous connaîtrepersonnellement, et je ne savais pas si je devais vous écrire.Mais, comme l’impolitesse ne loge pas dans notre maison, j’airésolu de prendre la plume, et de vous remercier chaleureusement del’intérêt que vous prenez pour un inconnu. Dieu me garde de ne pasmontrer de la reconnaissance pour la sympathie dont vous mecomblez. Je connais mes imperfections, et je ne m’en montre pasplus fier. Mais, s’il est convenable d’accepter l’amitié d’unepersonne âgée, il l’est aussi de lui faire comprendre que noscaractères ne sont pas les mêmes. En effet, vous paraissez êtreplus âgé que moi puisque vous m’appelez jeune homme, et cependantje conserve des doutes sur votre âge véritable. Car, commentconcilier la froideur de vos syllogismes avec la passion qui s’endégage ? Il est certain que je n’abandonnerai pas le lieu quim’a vu naître, pour vous accompagner dans les contréeslointaines ; ce qui ne serait possible qu’à la condition dedemander auparavant aux auteurs de mes jours, une permissionimpatiemment attendue. Mais, comme vous m’avez enjoint de garder lesecret (dans le sens cubique du mot) sur cette affairespirituellement ténébreuse, je m’empresserai d’obéir à votresagesse incontestable. À ce qu’il paraît, elle n’affronterait pasavec plaisir la clarté de la lumière. Puisque vous paraissezsouhaiter que j’aie de la confiance en votre propre personne (vœuqui n’est pas déplacé, je me plais à le confesser), ayez la bonté,je vous prie, de témoigner, à mon égard, une confiance analogue, etde ne pas avoir la prétention de croire que je serais tellementéloigné de votre avis, qu’après-demain matin, à l’heure indiquée,je ne serais pas exact au rendez-vous. Je franchirai le mur declôture du parc, car la grille sera fermée, et personne ne seratémoin de mon départ. À parler avec franchise, que ne ferais-je paspour vous, dont l’inexplicable attachement a su promptement serévéler à mes yeux éblouis, surtout étonnés d’une telle preuve debonté, à laquelle je me suis assuré que je ne me serais pasattendu. Puisque je ne vous connaissais pas. Maintenant je vousconnais. N’oubliez pas la promesse que vous m’avez faite de vouspromener sur le pont du Carrousel. Dans le cas que j’y passe, j’aiune certitude, à nulle autre pareille, de vous y rencontrer et devous toucher la main, pourvu que cette innocente manifestation d’unadolescent qui, hier encore, s’inclinait devant l’autel de lapudeur, ne doive pas vous offenser par sa respectueuse familiarité.Or, la familiarité n’est-elle pas avouable dans le cas d’une forteet ardente intimité, lorsque la perdition est sérieuse etconvaincue ? Et quel mal y aurait-il après tout, je vous ledemande à vous-même, à ce que je vous dise adieu tout en passant,lorsque après-demain, qu’il pleuve ou non, cinq heures aurontsonné ? Vous apprécierez vous-même, gentleman, le tact aveclequel j’ai conçu ma lettre ; car, je ne me permets pas dansune feuille volante, apte à s’égarer, de vous en dire davantage.Votre adresse au bas de la page est un rébus. Il m’a fallu prèsd’un quart d’heure pour la déchiffrer. Je crois que vous avez bienfait d’en tracer les mots d’une manière microscopique. Je medispense de signer et en cela je vous imite : nous vivons dansun temps trop excentrique, pour s’étonner un instant de ce quipourrait arriver. Je serais curieux de savoir comment vous avezappris l’endroit où demeure mon immobilité glaciale, entourée d’unelongue rangée de salles désertes, immondes charniers de mes heuresd’ennui. Comment dire cela ? Quand je pense à vous, mapoitrine s’agite, retentissante comme l’écroulement d’un empire endécadence ; car, l’ombre de votre amour accuse un sourire qui,peut-être, n’existe pas : elle est si vague, et remue sesécailles si tortueusement ! Entre vos mains, j’abandonne messentiments impétueux, tables de marbre toutes neuves, et viergesencore d’un contact mortel. Prenons patience jusqu’aux premièreslueurs du crépuscule matinal, et, dans l’attente du moment qui mejettera dans l’entrelacement hideux de vos bras pestiférés, jem’incline humblement à vos genoux, que je presse. » Aprèsavoir écrit cette lettre coupable, Mervyn la porte à la poste etrevient se mettre au lit. Ne comptez pas y trouver son angegardien. La queue de poisson ne volera que pendant trois jours,c’est vrai ; mais, hélas ! la poutre n’en sera pas moinsbrûlée ; et une balle cylindro-conique percera la peau durhinocéros, malgré la fille de neige et le mendiant ! C’estque le fou couronné aura dit la vérité sur la fidélité des quatorzepoignards.

IV

 

Je me suis aperçu que je n’avais qu’un œil aumilieu du front ! Ô miroirs d’argent, incrustés dans lespanneaux des vestibules, combien de services ne m’avez-vous pasrendus par votre pouvoir réflecteur ! Depuis le jour où unchat angora me rongea, pendant une heure, la bosse pariétale, commeun trépan qui perfore le crâne, en s’élançant brusquement sur mondos, parce que j’avais fait bouillir ses petits dans une cuveremplie d’alcool, je n’ai pas cessé de lancer contre moi-même laflèche des tourments. Aujourd’hui, sous l’impression des blessuresque mon corps a reçues dans diverses circonstances, soit par lafatalité de ma naissance, soit par le fait de ma proprefaute ; accablé par les conséquences de ma chute morale(quelques-unes ont été accomplies ; qui prévoira lesautres ?) ; spectateur impassible des monstruositésacquises ou naturelles, qui décorent les aponévroses et l’intellectde celui qui parle, je jette un long regard de satisfaction sur ladualité qui me compose… et je me trouve beau ! Beau comme levice de conformation congénital des organes sexuels de l’homme,consistant dans la brièveté relative du canal de l’urètre et ladivision ou l’absence de sa paroi inférieure, de telle sorte que cecanal s’ouvre à une distance variable du gland et au-dessous dupénis ; ou encore, comme la caroncule charnue, de formeconique, sillonnée par des rides transversales assez profondes, quis’élève sur la base du bec supérieur du dindon ; ou plutôt,comme la vérité qui suit : « Le système des gammes, desmodes et de leur enchaînement harmonique ne repose pas sur des loisnaturelles invariables, mais il est, au contraire, la conséquencede principes esthétiques qui ont varié avec le développementprogressif de l’humanité, et qui varieront encore » ; etsurtout, comme une corvette cuirassée à tourelles ! Oui, jemaintiens l’exactitude de mon assertion. Je n’ai pas d’illusionprésomptueuse, je m’en vante, et je ne trouverais aucun profit dansle mensonge ; donc, ce que j’ai dit, vous ne devez mettreaucune hésitation à le croire. Car, pourquoi m’inspirerais-je àmoi-même de l’horreur, devant les témoignages élogieux qui partentde ma conscience ? Je n’envie rien au Créateur ; mais,qu’il me laisse descendre le fleuve de ma destinée, à travers unesérie croissante de crimes glorieux. Sinon, élevant à la hauteur deson front un regard irrité de tout obstacle, je lui feraicomprendre qu’il n’est pas le seul maître de l’univers ; queplusieurs phénomènes qui relèvent directement d’une connaissanceplus approfondie de la nature des choses, déposent en faveur del’opinion contraire, et opposent un formel démenti à la viabilitéde l’unité de la puissance. C’est que nous sommes deux à nouscontempler les cils des paupières, vois-tu… et tu sais que plusd’une fois a retenti, dans ma bouche sans lèvres, le clairon de lavictoire. Adieu, guerrier illustre ; ton courage dans lemalheur inspire de l’estime à ton ennemi le plus acharné ;mais Maldoror te retrouvera bientôt pour te disputer la proie quis’appelle Mervyn. Ainsi, sera réalisée la prophétie du coq, quandil entrevit l’avenir au fond du candélabre. Plût au ciel que lecrabe tourteau rejoigne à temps la caravane des pèlerins, et leurapprenne en quelques mots la narration du chiffonnier deClignancourt !

V

 

Sur un banc du Palais-Royal, du côté gauche etnon loin de la pièce d’eau, un individu, débouchant de la rue deRivoli, est venu s’asseoir. Il a les cheveux en désordre, et seshabits dévoilent l’action corrosive d’un dénuement prolongé. Il acreusé un trou dans le sol avec un morceau de bois pointu, et arempli de terre le creux de sa main. Il a porté cette nourriture àla bouche et l’a rejetée avec précipitation. Il s’est relevé, et,appliquant sa tête contre le banc, il a dirigé ses jambes vers lehaut. Mais, comme cette situation funambulesque est en dehors deslois de la pesanteur qui régissent le centre de gravité, il estretombé lourdement sur la planche, les bras pendants, la casquettelui cachant la moitié de la figure, et les jambes battant legravier dans une situation d’équilibre instable, de moins en moinsrassurante. Il reste longtemps dans cette position. Vers l’entréemitoyenne du nord, à côté de la rotonde qui contient une salle decafé, le bras de notre héros est appuyé contre la grille. Sa vueparcourt la superficie du rectangle, de manière à ne laisseréchapper aucune perspective. Ses yeux reviennent sur eux-mêmes,après l’achèvement de l’investigation, et il aperçoit, au milieu dujardin, un homme qui fait de la gymnastique titubante avec un bancsur lequel il s’efforce de s’affermir, en accomplissant desmiracles de force et d’adresse. Mais, que peut la meilleureintention, apportée au service d’une cause juste, contre lesdérèglements de l’aliénation mentale ? Il s’est avancé vers lefou, l’a aidé avec bienveillance à replacer sa dignité dans uneposition normale, lui a tendu la main, et s’est assis à côté delui. Il remarque que la folie n’est qu’intermittente ; l’accèsa disparu ; son interlocuteur répond logiquement à toutes lesquestions. Est-il nécessaire de rapporter le sens de sesparoles ? Pourquoi rouvrir, à une page quelconque, avec unempressement blasphématoire, l’in-folio des misères humaines ?Rien n’est d’un enseignement plus fécond. Quand même je n’auraisaucun événement de vrai à vous faire entendre, j’inventerais desrécits imaginaires pour les transvaser dans votre cerveau. Mais, lemalade ne l’est pas devenu pour son propre plaisir ; et lasincérité de ses rapports s’allie à merveille avec la crédulité dulecteur. « Mon père était un charpentier de la rue de laVerrerie… Que la mort des trois Marguerite retombe sur sa tête, etque le bec du canari lui ronge éternellement l’axe du bulbeoculaire ! Il avait contracté l’habitude de s’enivrer ;dans ces moments-là, quand il revenait à la maison, après avoircouru les comptoirs des cabarets, sa fureur devenait presqueincommensurable, et il frappait indistinctement les objets qui seprésentaient à sa vue. Mais, bientôt, devant les reproches de sesamis, il se corrigea complètement, et devint d’une humeurtaciturne. Personne ne pouvait l’approcher, pas même notre mère. Ilconservait un secret ressentiment contre l’idée du devoir quil’empêchait de se conduire à sa guise. J’avais acheté un serin pourmes trois sœurs ; c’était pour mes trois sœurs que j’avaisacheté un serin. Elles l’avaient enfermé dans une cage, au-dessusde la porte, et les passants s’arrêtaient, chaque fois, pourécouter les chants de l’oiseau, admirer sa grâce fugitive etétudier ses formes savantes. Plus d’une fois mon père avait donnél’ordre de faire disparaître la cage et son contenu, car il sefigurait que le serin se moquait de sa personne, en lui jetant lebouquet des cavatines aériennes de son talent de vocaliste. Il alladétacher la cage du clou, et glissa de la chaise, aveuglé par lacolère. Une légère excoriation au genou fut le trophée de sonentreprise. Après être resté quelques secondes à presser la partiegonflée avec un copeau, il rabaissa son pantalon, les sourcilsfroncés, prit mieux ses précautions, mit la cage sous son bras etse dirigea vers le fond de son atelier. Là, malgré les cris et lessupplications de sa famille (nous tenions beaucoup à cet oiseau,qui était, pour nous, comme le génie de la maison) il écrasa de sestalons ferrés la boîte d’osier, pendant qu’une varlope, tournoyantautour de sa tête, tenait à distance les assistants. Le hasard fitque le serin ne mourut pas sur le coup ; ce flocon de plumesvivait encore, malgré la maculation sanguine. Le charpentiers’éloigna, et referma la porte avec bruit. Ma mère et moi, nousnous efforçâmes de retenir la vie de l’oiseau, prête às’échapper ; il atteignait à sa fin, et le mouvement de sesailes ne s’offrait plus à la vue, que comme le miroir de la suprêmeconvulsion d’agonie. Pendant ce temps, les trois Marguerite, quandelles s’aperçurent que tout espoir allait être perdu, se prirentpar la main, d’un commun accord, et la chaîne vivante allas’accroupir, après avoir repoussé à quelques pas un baril degraisse, derrière l’escalier, à côté du chenil de notre chienne. Mamère ne discontinuait pas sa tâche, et tenait le serin entre sesdoigts, pour le réchauffer de son haleine. Moi, je courais éperdupar toutes les chambres, me cognant aux meubles et aux instruments.De temps à autre, une de mes sœurs montrait sa tête devant le basde l’escalier pour se renseigner sur le sort du malheureux oiseau,et la retirait avec tristesse. La chienne était sortie de sonchenil, et, comme si elle avait compris l’étendue de notre perte,elle léchait avec la langue de la stérile consolation la robe destrois Marguerite. Le serin n’avait plus que quelques instants àvivre. Une de mes sœurs, à son tour (c’était la plus jeune)présenta sa tête dans la pénombre formée par la raréfaction delumière. Elle vit ma mère pâlir, et l’oiseau, après avoir, pendantun éclair, relevé le cou, par la dernière manifestation de sonsystème nerveux, retomber entre ses doigts, inerte à jamais. Elleannonça la nouvelle à ses sœurs. Elles ne firent entendre lebruissement d’aucune plainte, d’aucun murmure. Le silence régnaitdans l’atelier. L’on ne distinguait que le craquement saccadé desfragments de la cage qui, en vertu de l’élasticité du bois,reprenaient en partie la position primordiale de leur construction.Les trois Marguerite ne laissaient écouler aucune larme, et leurvisage ne perdait point sa fraîcheur pourprée ; non… ellesrestaient seulement immobiles. Elles se traînèrent jusqu’àl’intérieur du chenil, et s’étendirent sur la paille, l’une à côtéde l’autre ; pendant que la chienne, témoin passif de leurmanœuvre, les regardait faire avec étonnement. À plusieursreprises, ma mère les appela ; elles ne rendirent le sond’aucune réponse. Fatiguées par les émotions précédentes, ellesdormaient, probablement ! Elle fouilla tous les coins de lamaison sans les apercevoir. Elle suivit la chienne, qui la tiraitpar la robe, vers le chenil. Cette femme s’abaissa et plaça sa têteà l’entrée. Le spectacle dont elle eut la possibilité d’êtretémoin, mises à part les exagérations malsaines de la peurmaternelle, ne pouvait être que navrant, d’après les calculs de monesprit. J’allumai une chandelle et la lui présentai ; de cettemanière, aucun détail ne lui échappa. Elle ramena sa tête, couvertede brins de paille, de la tombe prématurée, et me dit :« Les trois Marguerite sont mortes. » Comme nous nepouvions les sortir de cet endroit, car, retenez bien ceci, ellesétaient étroitement entrelacées ensemble, j’allai chercher dansl’atelier un marteau, pour briser la demeure canine. Je me mis,sur-le-champ, à l’œuvre de démolition, et les passants purentcroire, pour peu qu’ils eussent de l’imagination, que le travail nechômait pas chez nous. Ma mère, impatientée de ces retards qui,cependant, étaient indispensables, brisait ses ongles contre lesplanches. Enfin, l’opération de la délivrance négative setermina ; le chenil fendu s’entrouvrit de tous lescôtés ; et nous retirâmes, des décombres, l’une après l’autre,après les avoir séparées difficilement, les filles du charpentier.Ma mère quitta le pays. Je n’ai plus revu mon père. Quant à moi,l’on dit que je suis fou, et j’implore la charité publique. Ce queje sais, c’est que le canari ne chante plus. » L’auditeurapprouve dans son intérieur ce nouvel exemple apporté à l’appui deses dégoûtantes théories. Comme si, à cause d’un homme, jadis prisde vin, l’on était en droit d’accuser l’entière humanité. Telle estdu moins la réflexion paradoxale qu’il cherche à introduire dansson esprit ; mais elle ne peut en chasser les enseignementsimportants de la grave expérience. Il console le fou avec unecompassion feinte, et essuie ses larmes avec son propre mouchoir.Il l’amène dans un restaurant, et ils mangent à la même table. Ilss’en vont chez un tailleur de la fashion et le protégé est habillécomme un prince. Ils frappent chez le concierge d’une grande maisonde la rue Saint-Honoré, et le fou est installé dans un richeappartement du troisième étage. Le bandit le force à accepter sabourse, et, prenant le vase de nuit au-dessous du lit, il le metsur la tête d’Aghone. « Je te couronne roi des intelligences,s’écrie-t-il avec une emphase préméditée ; à ton moindre appelj’accourrai ; puise à pleines mains dans mes coffres ; decorps et d’âme je t’appartiens. La nuit, tu rapporteras la couronned’albâtre à sa place ordinaire, avec la permission de t’enservir ; mais, le jour, dès que l’aurore illuminera les cités,remets-la sur ton front, comme le symbole de ta puissance. Lestrois Marguerite revivront en moi, sans compter que je serai tamère. » Alors le fou recula de quelques pas, comme s’il étaitla proie d’un insultant cauchemar ; les lignes du bonheur sepeignirent sur son visage, ridé par les chagrins ; ils’agenouilla, plein d’humiliation, aux pieds de son protecteur. Lareconnaissance était entrée, comme un poison, dans le cœur du foucouronné ! Il voulut parler, et sa langue s’arrêta. Il penchason corps en avant, et il retomba sur le carreau. L’homme auxlèvres de bronze se retire. Quel était son but ? Acquérir unami à toute épreuve, assez naïf pour obéir au moindre de sescommandements. Il ne pouvait mieux rencontrer et le hasard l’avaitfavorisé. Celui qu’il a trouvé, couché sur le banc, ne sait plus,depuis un événement de sa jeunesse, reconnaître le bien du mal.C’est Aghone même qu’il lui faut.

VI

 

Le Tout-Puissant avait envoyé sur la terre unde ses archanges, afin de sauver l’adolescent d’une mort certaine.Il sera forcé de descendre lui-même ! Mais, nous ne sommespoint encore arrivés à cette partie de notre récit, et je me voisdans l’obligation de fermer ma bouche, parce que je ne puis pastout dire à la fois : chaque truc à effet paraîtra dans sonlieu, lorsque la trame de cette fiction n’y verra pointd’inconvénient. Pour ne pas être reconnu, l’archange avait pris laforme d’un crabe tourteau, grand comme une vigogne. Il se tenaitsur la pointe d’un écueil, au milieu de la mer, et attendait lefavorable moment de la marée, pour opérer sa descente sur lerivage. L’homme aux lèvres de jaspe, caché derrière une sinuositéde la plage, épiait l’animal, un bâton à la main. Qui aurait désirélire dans la pensée de ces deux êtres ? Le premier ne secachait pas qu’il avait une mission difficile à accomplir :« Et comment réussir, s’écriait-il, pendant que les vaguesgrossissantes battaient son refuge temporaire, là où mon maître avu plus d’une fois échouer sa force et son courage ? Moi, jene suis qu’une substance limitée, tandis que l’autre, personne nesait d’où il vient et quel est son but final. À son nom, les arméescélestes tremblent ; et plus d’un raconte, dans les régionsque j’ai quittées, que Satan lui-même, Satan, l’incarnation du mal,n’est pas si redoutable. » Le second faisait les réflexionssuivantes ; elles trouvèrent un écho, jusque dans la coupoleazurée qu’elles souillèrent : « Il a l’air pleind’inexpérience ; je lui réglerai son compte avec promptitude.Il vient sans doute d’en haut, envoyé par celui qui craint tant devenir lui-même ! Nous verrons, à l’œuvre, s’il est aussiimpérieux qu’il en a l’air ; ce n’est pas un habitant del’abricot terrestre ; il trahit son origine séraphique par sesyeux errants et indécis. » Le crabe tourteau, qui, depuisquelque temps, promenait sa vue sur un espace délimité de la côte,aperçut notre héros (celui-ci, alors, se releva de toute la hauteurde sa taille herculéenne), et l’apostropha dans les termes qui vontsuivre : « N’essaie pas la lutte et rends-toi. Je suisenvoyé par quelqu’un qui est supérieur à nous deux, afin de techarger de chaînes, et mettre les deux membres complices de tapensée dans l’impossibilité de remuer. Serrer des couteaux et despoignards entre tes doigts, il faut que désormais cela te soitdéfendu, crois-m’en ; aussi bien dans ton intérêt que danscelui des autres. Mort ou vif, je t’aurai ; j’ai l’ordre det’amener vivant. Ne me mets pas dans l’obligation de recourir aupouvoir qui m’a été prêté. Je me conduirai avec délicatesse ;de ton côté, ne m’oppose aucune résistance. C’est ainsi que jereconnaîtrai, avec empressement et allégresse, que tu auras fait unpremier pas vers le repentir. » Quand notre héros entenditcette harangue, empreinte d’un sel si profondément comique, il eutde la peine à conserver le sérieux sur la rudesse de ses traitshâlés. Mais, enfin, chacun ne sera pas étonné si j’ajoute qu’ilfinit par éclater de rire. C’était plus fort que lui ! Il n’ymettait pas de la mauvaise intention ! Il ne voulait certespas s’attirer les reproches du crabe tourteau ! Que d’effortsne fit-il pas pour chasser l’hilarité ! Que de fois neserra-t-il point ses lèvres l’une contre l’autre, afin de ne pasavoir l’air d’offenser son interlocuteur épaté !Malheureusement son caractère participait de la nature del’humanité, et il riait ainsi que font les brebis ! Enfin ils’arrêta ! Il était temps ! Il avait faillis’étouffer ! Le vent porta cette réponse à l’archange del’écueil : « Lorsque ton maître ne m’enverra plus desescargots et des écrevisses pour régler ses affaires, et qu’ildaignera parlementer personnellement avec moi, l’on trouvera, j’ensuis sûr, le moyen de s’arranger, puisque je suis inférieur à celuiqui t’envoya, comme tu l’as dit avec tant de justesse. Jusque-là,les idées de réconciliation m’apparaissent prématurées, et aptes àproduire seulement un chimérique résultat. Je suis très loin deméconnaître ce qu’il y a de sensé dans chacune de tessyllabes ; et, comme nous pourrions fatiguer inutilement notrevoix, afin de lui faire parcourir trois kilomètres de distance, ilme semble que tu agirais avec sagesse, si tu descendais de taforteresse inexpugnable, et gagnais la terre ferme à la nage :nous discuterons plus commodément les conditions d’une redditionqui, pour si légitime qu’elle soit, n’en est pas moins finalement,pour moi, d’une perspective désagréable. » L’archange, qui nes’attendait pas à cette bonne volonté, sortit des profondeurs de lacrevasse sa tête d’un cran, et répondit : « Ô Maldoror,est-il enfin arrivé le jour où tes abominables instincts verronts’éteindre le flambeau d’injustifiable orgueil qui les conduit àl’éternelle damnation ! Ce sera donc moi, qui, le premier,raconterai ce louable changement aux phalanges des chérubins,heureux de retrouver un des leurs. Tu sais toi-même et tu n’as pasoublié qu’une époque existait où tu avais ta première place parminous. Ton nom volait de bouche en bouche ; tu es actuellementle sujet de nos solitaires conversations. Viens donc… viens faireune paix durable avec ton ancien maître ; il te recevra commeun fils égaré, et ne s’apercevra point de l’énorme quantité deculpabilité que tu as, comme une montagne de cornes d’élan élevéepar les Indiens, amoncelée sur ton cœur. » Il dit, et ilretire toutes les parties de son corps du fond de l’ouvertureobscure. Il se montre, radieux, sur la surface de l’écueil ;ainsi un prêtre des religions quand il a la certitude de ramenerune brebis égarée. Il va faire un bond sur l’eau, pour se diriger àla nage vers le pardonné. Mais, l’homme aux lèvres de saphir acalculé longtemps à l’avance un perfide coup. Son bâton est lancéavec force ; après maints ricochets sur les vagues, il vafrapper à la tête l’archange bienfaiteur. Le crabe, mortellementatteint, tombe dans l’eau. La marée porte sur le rivage l’épaveflottante. Il attendait la marée pour opérer plus facilement sadescente. Eh bien, la marée est venue ; elle l’a bercé de seschants, et l’a mollement déposé sur la plage : le craben’est-il pas content ? Que lui faut-il de plus ? EtMaldoror, penché sur le sable des grèves, reçoit dans ses bras deuxamis, inséparablement réunis par les hasards de la lame : lecadavre du crabe tourteau et le bâton homicide ! « Jen’ai pas encore perdu mon adresse, s’écrie-t-il ; elle nedemande qu’à s’exercer ; mon bras conserve sa force et mon œilsa justesse. » Il regarde l’animal inanimé. Il craint qu’on nelui demande compte du sang versé. Où cachera-t-il l’archange ?Et, en même temps, il se demande si la mort n’a pas étéinstantanée. Il a mis sur son dos une enclume et un cadavre ;il s’achemine vers une vaste pièce d’eau, dont toutes les rivessont couvertes et comme murées par un inextricable fouillis degrands joncs. Il voulait d’abord prendre un marteau, mais c’est uninstrument trop léger, tandis qu’avec un objet plus lourd, si lecadavre donne signe de vie, il le posera sur le sol et le mettra enpoussière à coups d’enclume. Ce n’est pas la vigueur qui manque àson bras, allez ; c’est le moindre de ses embarras. Arrivé envue du lac, il le voit peuplé de cygnes. Il se dit que c’est uneretraite sûre pour lui ; à l’aide d’une métamorphose, sansabandonner sa charge, il se mêle à la bande des autres oiseaux.Remarquez la main de la Providence là où l’on était tenté de latrouver absente, et faites votre profit du miracle dont je vaisvous parler. Noir comme l’aile d’un corbeau, trois fois il nageaparmi le groupe de palmipèdes, à la blancheur éclatante ;trois fois, il conserva cette couleur distinctive qui l’assimilaità un bloc de charbon. C’est que Dieu, dans sa justice, ne permitpoint que son astuce pût tromper même une bande de cygnes. De tellemanière qu’il resta ostensiblement dans l’intérieur du lac ;mais, chacun se tint à l’écart, et aucun oiseau ne s’approcha deson plumage honteux, pour lui tenir compagnie. Et, alors, ilcirconscrivit ses plongeons dans une baie écartée, à l’extrémité dela pièce d’eau, seul parmi les habitants de l’air, comme il l’étaitparmi les hommes ! C’est ainsi qu’il préludait à l’incroyableévénement de la place Vendôme !

VII

 

Le corsaire aux cheveux d’or, a reçu laréponse de Mervyn. Il suit dans cette page singulière la trace destroubles intellectuels de celui qui l’écrivit, abandonné auxfaibles forces de sa propre suggestion. Celui-ci aurait beaucoupmieux fait de consulter ses parents, avant de répondre à l’amitiéde l’inconnu. Aucun bénéfice ne résultera pour lui de se mêler,comme principal acteur, à cette équivoque intrigue. Mais, enfin, ill’a voulu. À l’heure indiquée, Mervyn, de la porte de sa maison,est allé droit devant lui, en suivant le boulevard Sébastopol,jusqu’à la fontaine Saint-Michel. Il prend le quai desGrands-Augustins et traverse le quai Conti ; au moment où ilpasse sur le quai Malaquais, il voit marcher sur le quai du Louvre,parallèlement à sa propre direction, un individu, porteur d’un sacsous le bras, et qui paraît l’examiner avec attention. Les vapeursdu matin se sont dissipées. Les deux passants débouchent en mêmetemps de chaque côté du pont du Carrousel. Quoiqu’ils ne se fussentjamais vus, ils se reconnurent ! Vrai, c’était touchant devoir ces deux êtres, séparés par l’âge, rapprocher leurs âmes parla grandeur des sentiments. Du moins, c’eût été l’opinion de ceuxqui se seraient arrêtés devant ce spectacle, que plus d’un, mêmeavec un esprit mathématique, aurait trouvé émouvant. Mervyn, levisage en pleurs, réfléchissait qu’il rencontrait, pour ainsi direà l’entrée de la vie, un soutien précieux dans les futuresadversités. Soyez persuadé que l’autre ne disait rien. Voici cequ’il fit : il déplia le sac qu’il portait, dégageal’ouverture, et, saisissant l’adolescent par la tête, il fit passerle corps entier dans l’enveloppe de toile. Il noua, avec sonmouchoir, l’extrémité qui servait d’introduction. Comme Mervynpoussait des cris aigus, il enleva le sac, ainsi qu’un paquet delinges, et en frappa, à plusieurs reprises, le parapet du pont.Alors, le patient, s’étant aperçu du craquement de ses os, se tut.Scène unique, qu’aucun romancier ne retrouvera ! Un boucherpassait, assis sur la viande de sa charrette. Un individu court àlui, l’engage à s’arrêter, et lui dit : « Voici un chien,enfermé dans ce sac ; il a la gale : abattez-le au plusvite. » L’interpellé se montre complaisant. L’interrupteur, ens’éloignant, aperçoit une jeune fille en haillons qui lui tend lamain. Jusqu’où va donc le comble de l’audace et de l’impiété ?Il lui donne l’aumône ! Dites-moi si vous voulez que je vousintroduise, quelques heures plus tard, à la porte d’un abattoirreculé. Le boucher est revenu, et a dit à ses camarades, en jetantà terre un fardeau : « Dépêchons-nous de tuer ce chiengaleux. » Ils sont quatre, et chacun saisit le marteauaccoutumé. Et, cependant, ils hésitaient, parce que le sac remuaitavec force. « Quelle émotion s’empare de moi ? »cria l’un d’eux en abaissant lentement son bras. « Ce chienpousse, comme un enfant, des gémissements de douleur, dit unautre ; on dirait qu’il comprend le sort qui l’attend. »« C’est leur habitude, répondit un troisième ; même quandils ne sont pas malades, comme c’est le cas ici, il suffit que leurmaître reste quelques jours absent du logis, pour qu’ils se mettentà faire entendre des hurlements qui, véritablement, sont pénibles àsupporter. » « Arrêtez !… arrêtez !… cria lequatrième, avant que tous les bras se fussent levés en cadence pourfrapper résolument, cette fois, sur le sac. Arrêtez, vousdis-je ; il y a ici un fait qui nous échappe. Qui vous dit quecette toile renferme un chien ? Je veux m’en assurer. »Alors, malgré les railleries de ses compagnons, il dénoua lepaquet, et en retira l’un après l’autre les membres deMervyn ! Il était presque étouffé par la gêne de cetteposition. Il s’évanouit en revoyant la lumière. Quelques momentsaprès, il donna des signes indubitables d’existence. Le sauveurdit : « Apprenez, une autre fois, à mettre de la prudencejusque dans votre métier. Vous avez failli remarquer, parvous-mêmes, qu’il ne sert de rien de pratiquer l’inobservance decette loi. » Les bouchers s’enfuirent. Mervyn, le cœur serréet plein de pressentiments funestes, rentre chez soi et s’enfermedans sa chambre. Ai-je besoin d’insister sur cette strophe ?Eh ! qui n’en déplorera les événements consommés !Attendons la fin pour porter un jugement encore plus sévère. Ledénouement va se précipiter ; et, dans ces sortes de récits,où une passion, de quelque genre qu’elle soit, étant donnée,celle-ci ne craint aucun obstacle pour se frayer un passage, il n’ya pas lieu de délayer dans un godet la gomme laque de quatre centspages banales. Ce qui peut être dit dans une demi-douzaine destrophes, il faut le dire, et puis se taire.

VIII

 

Pour construire mécaniquement la cervelle d’unconte somnifère, il ne suffit pas de disséquer des bêtises etabrutir puissamment à doses renouvelées l’intelligence du lecteur,de manière à rendre ses facultés paralytiques pour le reste de savie, par la loi infaillible de la fatigue ; il faut, en outre,avec du bon fluide magnétique, le mettre ingénieusement dansl’impossibilité somnambulique de se mouvoir, en le forçant àobscurcir ses yeux contre son naturel par la fixité des vôtres. Jeveux dire, afin de ne pas me faire mieux comprendre, mais seulementpour développer ma pensée qui intéresse et agace en même temps parune harmonie des plus pénétrantes, que je ne crois pas qu’il soitnécessaire, pour arriver au but que l’on se propose, d’inventer unepoésie tout à fait en dehors de la marche ordinaire de la nature,et dont le souffle pernicieux semble bouleverser même les véritésabsolues ; mais, amener un pareil résultat (conforme, dureste, aux règles de l’esthétique, si l’on y réfléchit bien), celan’est pas aussi facile qu’on le pense : voilà ce que jevoulais dire. C’est pourquoi je ferai tous mes efforts pour yparvenir ! Si la mort arrête la maigreur fantastique des deuxbras longs de mes épaules, employés à l’écrasement lugubre de mongypse littéraire, je veux au moins que le lecteur en deuil puissese dire : « Il faut lui rendre justice. Il m’a beaucoupcrétinisé. Que n’aurait-il pas fait, s’il eût pu vivredavantage ! c’est le meilleur professeur d’hypnotisme que jeconnaisse ! » On gravera ces quelques mots touchants surle marbre de ma tombe, et mes mânes seront satisfaits ! – Jecontinue ! Il y avait une queue de poisson qui remuait au fondd’un trou, à côté d’une botte éculée. Il n’était pas naturel de sedemander : « Où est le poisson ? Je ne vois que laqueue qui remue. » Car, puisque, précisément, l’on avouaitimplicitement ne pas apercevoir le poisson, c’est qu’en réalité iln’y était pas. La pluie avait laissé quelques gouttes d’eau au fondde cet entonnoir, creusé dans le sable. Quant à la botte éculée,quelques-uns ont pensé depuis qu’elle provenait de quelque abandonvolontaire. Le crabe tourteau, par la puissance divine, devaitrenaître de ses atomes résolus. Il retira du puits la queue depoisson et lui promit de la rattacher à son corps perdu, si elleannonçait au Créateur l’impuissance de son mandataire à dominer lesvagues en fureur de la mer maldororienne. Il lui prêta deux ailesd’albatros, et la queue de poisson prit son essor. Mais elles’envola vers la demeure du renégat, pour lui raconter ce qui sepassait et trahir le crabe tourteau. Celui-ci devina le projet del’espion, et, avant que le troisième jour fût parvenu à sa fin, ilperça la queue du poisson d’une flèche envenimée. Le gosier del’espion poussa une faible exclamation, qui rendit le derniersoupir avant de toucher la terre. Alors, une poutre séculaire,placée sur le comble d’un château, se releva de toute sa hauteur,en bondissant sur elle-même, et demanda vengeance à grands cris.Mais le Tout-Puissant, changé en rhinocéros, lui apprit que cettemort était méritée. La poutre s’apaisa, alla se placer au fond dumanoir, reprit sa position horizontale, et rappela les araignéeseffarouchées, afin qu’elles continuassent, comme par le passé, àtisser leur toile à ses coins. L’homme aux lèvres de soufre appritla faiblesse de son alliée ; c’est pourquoi, il commanda aufou couronné de brûler la poutre et de la réduire en cendres.Aghone exécuta cet ordre sévère. « Puisque, d’après vous, lemoment est venu, s’écria-t-il, j’ai été reprendre l’anneau quej’avais enterré sous la pierre, et je l’ai attaché à un des boutsdu câble. Voici le paquet. » Et il présenta une corde épaisse,enroulée sur elle-même, de soixante mètres de longueur. Son maîtrelui demanda ce que faisaient les quatorze poignards. Il réponditqu’ils restaient fidèles et se tenaient prêts à tout événement, sic’était nécessaire. Le forçat inclina sa tête en signe desatisfaction. Il montra de la surprise, et même de l’inquiétude,quand Aghone ajouta qu’il avait vu un coq fendre avec son bec uncandélabre en deux, plonger tour à tour le regard dans chacune desparties, et s’écrier, en battant ses ailes d’un mouvementfrénétique : « Il n’y a pas si loin qu’on le pense depuisla rue de la Paix jusqu’à la place du Panthéon. Bientôt, on enverra la preuve lamentable ! » Le crabe tourteau, montésur un cheval fougueux, courait à toute bride vers la direction del’écueil, le témoin du lancement du bâton par un bras tatoué,l’asile du premier jour de sa descente sur la terre. Une caravanede pèlerins était en marche pour visiter cet endroit, désormaisconsacré par une mort auguste. Il espérait l’atteindre, pour luidemander des secours pressants contre la trame qui se préparait, etdont il avait eu connaissance. Vous verrez quelques lignes plusloin, à l’aide de mon silence glacial, qu’il n’arriva pas à temps,pour leur raconter ce que lui avait rapporté un chiffonnier, cachéderrière l’échafaudage voisin d’une maison en construction, le jouroù le pont du Carrousel, encore empreint de l’humide rosée de lanuit, aperçut avec horreur l’horizon de sa pensée s’élargirconfusément en cercles concentriques, à l’apparition matinale durythmique pétrissage d’un sac icosaèdre, contre son parapetcalcaire ! Avant qu’il stimule leur compassion, par lesouvenir de cet épisode, ils feront bien de détruire en eux lasemence de l’espoir… Pour rompre votre paresse, mettez en usage lesressources d’une bonne volonté, marchez à côté de moi et ne perdezpas de vue ce fou, la tête surmontée d’un vase de nuit, qui pousse,devant lui, la main armée d’un bâton, celui que vous auriez de lapeine à reconnaître, si je ne prenais soin de vous avertir, et derappeler à votre oreille le mot qui se prononce Mervyn. Comme ilest changé ! Les mains liées derrière le dos, il marche devantlui, comme s’il allait à l’échafaud, et, cependant, il n’estcoupable d’aucun forfait. Ils sont arrivés dans l’enceintecirculaire de la place Vendôme. Sur l’entablement de la colonnemassive, appuyé contre la balustrade carrée, à plus de cinquantemètres de hauteur du sol, un homme a lancé et déroulé un câble, quitombe jusqu’à terre, à quelques pas d’Aghone. Avec de l’habitude,on fait vite une chose ; mais, je puis dire que celui-cin’employa pas beaucoup de temps pour attacher les pieds de Mervyn àl’extrémité de la corde. Le rhinocéros avait appris ce qui allaitarriver. Couvert de sueur, il apparut haletant, au coin de la rueCastiglione. Il n’eut même pas la satisfaction d’entreprendre lecombat. L’individu, qui examinait les alentours du haut de lacolonne, arma son revolver, visa avec soin et pressa la détente. Lecommodore qui mendiait par les rues depuis le jour où avaitcommencé ce qu’il croyait être la folie de son fils et la mère,qu’on avait appelée la fille de neige, à cause de sonextrême pâleur, portèrent en avant leur poitrine pour protéger lerhinocéros. Inutile soin. La balle troua sa peau, comme unevrille ; l’on aurait pu croire, avec une apparence de logique,que la mort devait infailliblement apparaître. Mais nous savionsque, dans ce pachyderme, s’était introduite la substance duSeigneur. Il se retira avec chagrin. S’il n’était pas bien prouvéqu’il ne fût trop bon pour une de ses créatures, je plaindraisl’homme de la colonne ! celui-ci, d’un coup sec de poignet,ramène à soi la corde ainsi lestée. Placée hors de la normale, sesoscillations balancent Mervyn, dont la tête regarde le bas. Ilsaisit vivement, avec ses mains, une longue guirlanded’immortelles, qui réunit deux angles consécutifs de la base,contre laquelle il cogne son front. Il emporte avec lui, dans lesairs, ce qui n’était pas un point fixe. Après avoir amoncelé à sespieds, sous forme d’ellipses superposées, une grande partie ducâble, de manière que Mervyn reste suspendu à moitié hauteur del’obélisque de bronze, le forçat évadé fait prendre, de la maindroite, à l’adolescent, un mouvement accéléré de rotation uniforme,dans un plan parallèle à l’axe de la colonne, et ramasse, de lamain gauche, les enroulements serpentins du cordage, qui gisent àses pieds. La fronde siffle dans l’espace ; le corps de Mervynla suit partout, toujours éloigné du centre par la forcecentrifuge, toujours gardant sa position mobile et équidistante,dans une circonférence aérienne, indépendante de la matière. Lesauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu’à l’autre bout, qu’ilretient avec un métacarpe ferme, ce qui ressemble à tort à unebarre d’acier. Il se met à courir autour de la balustrade, en setenant à la rampe par une main. Cette manœuvre a pour effet dechanger le plan primitif de la révolution du câble, et d’augmentersa force de tension, déjà si considérable. Dorénavant, il tournemajestueusement dans un plan horizontal, après avoir successivementpassé, par une marche insensible, à travers plusieurs plansobliques. L’angle droit formé par la colonne et le fil végétal ases côtés égaux ! Le bras du renégat et l’instrument meurtriersont confondus dans l’unité linéaire, comme les élémentsatomistiques d’un rayon de lumière pénétrant dans la chambre noire.Les théorèmes de la mécanique me permettent de parler ainsi ;hélas ! on sait qu’une force, ajoutée à une autre force,engendre une résultante composée des deux forces primitives !Qui oserait prétendre que le cordage linéaire ne se serait déjàrompu, sans la vigueur de l’athlète, sans la bonne qualité duchanvre ? Le corsaire aux cheveux d’or, brusquement et en mêmetemps, arrête sa vitesse acquise, ouvre la main et lâche le câble.Le contre-coup de cette opération, si contraire aux précédentes,fait craquer la balustrade dans ses joints. Mervyn, suivi de lacorde, ressemble à une comète traînant après elle sa queueflamboyante. L’anneau de fer du nœud coulant, miroitant aux rayonsdu soleil, engage à compléter soi-même l’illusion. Dans le parcoursde sa parabole, le condamné à mort fend l’atmosphère jusqu’à larive gauche, la dépasse en vertu de la force d’impulsion que jesuppose infinie, et son corps va frapper le dôme du Panthéon,tandis que la corde étreint, en partie, de ses replis, la paroisupérieure de l’immense coupole. C’est sur sa superficie sphériqueet convexe, qui ne ressemble à une orange que pour la forme, qu’onvoit, à toute heure du jour, un squelette desséché, resté suspendu.Quand le vent le balance, l’on raconte que les étudiants duquartier Latin, dans la crainte d’un pareil sort, font une courteprière : ce sont des bruits insignifiants auxquels on n’estpoint tenu de croire, et propres seulement à faire peur aux petitsenfants. Il tient entre ses mains crispées, comme un grand ruban devieilles fleurs jaunes. Il faut tenir compte de la distance, et nulne peut affirmer, malgré l’attestation de sa bonne vue, que cesoient là, réellement, ces immortelles dont je vous ai parlé, etqu’une lutte inégale, engagée près du nouvel Opéra, vit détacherd’un piédestal grandiose. Il n’en est pas moins vrai que lesdraperies en forme de croissant de lune n’y reçoivent plusl’expression de leur symétrie définitive dans le nombrequaternaire : allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas mecroire.

FIN DU SIXIÈME CHANT

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