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Les Chasseurs de chevelures

Les Chasseurs de chevelures

de Thomas Mayne Reid

INTRODUCTION LES SOLITUDES DE L’OUEST.

Déroulez la mappemonde, et jetez les yeux sur le grand continent de l’Amérique du Nord. Au delà de l’Ouest sauvage, plus loin vers le couchant, portez vos yeux :franchissez les méridiens ; n’arrêtez vos regards que quand ils auront atteint la région où les fleuves aurifères prennent leur source au milieu des pics couverts de neiges éternelles.Arrêtez-les là. Devant vous se déploie un pays dont l’aspect est vierge de tout contact des mains de l’homme, une terre portant encore l’empreinte du moule du Créateur comme le premier jour de la création ; une région dont tous les objets sont marqués à l’image de Dieu. Son esprit, que tout environne, vit dans la silencieuse grandeur des montagnes, et parle dans le mugissement des fleuves. C’est un pays où tout respire le roman, et qui offre de riches réalités à l’esprit d’aventure. Suivez-moi en imagination, à travers des scènes imposantes d’une beauté terrible,d’une sublimité sauvage.

Je m’arrête dans une plaine ouverte. Je me tourne vers le nord, vers le sud, vers l’est et vers l’ouest ;et, de tous côtés, j’aperçois le cercle bleu du ciel qui m’environne. Ni roc, ni arbre ne vient rompre la ligne de l’horizon. De quoi est couverte cette vaste étendue ?d’arbres ? non ; d’eau ? non ; d’herbe ?non ; elle est couverte de fleurs ! Aussi loin que mon œil peut s’étendre, il aperçoit des fleurs, toujours des fleurs,encore des fleurs ! C’est comme une carte coloriée, une peinture brillante, émaillée de toutes les fleurs du prisme.Là-bas, le jaune d’or ; c’est l’hélianthe qui tourne son disque-cadran vers le soleil. À côté l’écarlate ; c’est la mauve qui élève sa rouge bannière. Ici, c’est un parterre de lamonarda pourpre ; là, c’est l’euphorbe étalant ses feuilles d’argent ; plus loin, les fleurs éclatantes de l’asclepia font prédominer l’orangé ; plus loin encore, les yeux s’égarent sur les fleurs roses du cléomé. La brise les agite. Des millions de corolles font flotter leurs étendards éclatants. Les longues tiges des hélianthes se courbent et se relèvent en longues ondulations,comme les vagues d’une mer dorée.

Ce n’est pas tout. L’air est plein de senteurs douces comme les parfums de l’Arabie et de l’Inde. Des myriades d’insectes agitent leurs ailes charmantes, semblables à des fleurs.Les oiseaux-mouches voltigent alentour, brillants comme des rayonségarés du soleil, ou, se tenant en équilibre par l’agitation rapidede leurs ailes, boivent le nectar au fond des corolles ; etl’abeille sauvage, les aisselles chargées, grimpe le long despistils mielleux, ou s’élance vers sa ruche lointaine avec unmurmure joyeux. Qui a planté ces fleurs ? Qui les a mélangéesdans ces riches parterres ? La nature. C’est sa plus belleparure, plus harmonieuse dans ses nuances que les écharpes decachemire. Cette contrée, c’est la mauvaise prairie. Elleest mal nommée : c’est le JARDIN DE DIEU.

La scène change. Je suis, comme auparavant,dans une plaine environnée d’un horizon dont aucun obstacle nebrise le cercle. Qu’ai-je devant les yeux ? des fleurs ?Non ; pas une seule fleur ne se montre, et l’on ne voit qu’unevaste étendue de verdure vivante. Du nord au sud, de l’est àl’ouest, s’étend l’herbe de la prairie, verte comme l’émeraude, etunie comme la surface d’un lac endormi. Le vent rase la plaine,agitant l’herbe soyeuse ; tout est en mouvement, et les tachesd’ombre et de lumière qui courent sur la verdure ressemblent auxnuages pommelés fuyant devant le soleil d’été. Aucun obstaclen’arrête le regard qui rencontre par hasard la forme sombre ethérissée d’un buffalo, ou la silhouette déliée d’uneantilope ; parfois il suit au loin le galop rapide d’un chevalsauvage blanc comme la neige. Cette contrée est la bonneprairie, l’inépuisable pâturage du bison.

La scène change. Le terrain n’est plus uni,mais il est toujours verdoyant et sans arbres. La surface affecteune série d’ondulations parallèles, s’enflant çà et là en doucescollines arrondies. Elle est couverte d’un doux tapis de brillanteverdure. Ces ondulations rappellent celles de l’Océan après unegrande tempête, lorsque les frises d’écume ont disparu des flots etque les grandes vagues s’apaisent. Il semble que ce soient desvagues de cette espèce qui, par un ordre souverain, se sont tout àcoup fixées et transformées en terre. C’est la prairieondulée.

La scène change encore. Je suis entouré deverdure et de fleurs ; mais la vue est brisée par des massifset des bosquets, de bois taillis. Le feuillage est varié, sesteintes sont vives et ses contours sont doux et gracieux. À mesureque j’avance, de nouveaux aspects s’ouvrent à mes yeux ; desvues pittoresques et semblables à celles des plus beaux parcs. Desbandes de buffalos, des troupeaux d’antilopes et deshordes de chevaux sauvages, se mêlent dans le lointain. Des dindonscourent dans le taillis, et des faisans s’envolent avec bruit desbords du sentier. Où sont les propriétaires de ces terres, de ceschamps, de ces troupeaux et de ces faisanderies ? Où sont lesmaisons, les palais desquels dépendent ces parcsseigneuriaux ? Mes yeux se portent en avant, je m’attends àvoir les tourelles de quelque grande habitation percer au-dessusdes bosquets. Mais non. À des centaines de milles alentour, pas unecheminée n’envoie sa fumée au ciel. Malgré son aspect cultivé,cette région n’est foulée que par le mocassin du chasseur ou de sonennemi, l’Indien rouge. Ce sont les MOTTES, les îles de la prairiesemblable à une mer. Je suis dans une forêt profonde. Il est nuit,et le feu illumine de reflets rouges tous les objets qui entourentnotre bivouac. Des troncs gigantesques, pressés les uns contre lesautres, nous entourent ; d’énormes branches, comme les brasgris d’un géant, s’étendent dans toutes les directions. Je remarqueleur écorce ; elle est crevassée et se dessèche en largesécailles qui pendent au dehors. Des parasites, semblables à delongs serpents, s’enroulent d’arbre en arbre, étreignant leurstroncs comme s’ils voulaient les étouffer. Les feuilles ontdisparu, séchées et tombées ; mais la mousse blanche d’Espagnecouvre les branches de ses festons et pend tristement comme lesdraperies d’un lit funèbre. Des troncs abattus de plusieurs yardsde diamètre, et à demi pourris, gisent sur le sol. Aux extrémitéss’ouvrent de vastes cavités où le porc-épic et l’opossum ontcherché un refuge contre le froid. Mes camarades, enveloppés dansleurs couvertures et couchés sur des feuilles mortes, sont plongésdans le sommeil. Ils sont étendus les pieds vers le feu et la têtesur le siège de leurs selles. Les chevaux, réunis autour d’un arbreet attachés à ses plus hautes branches, semblent aussi dormir. Jesuis éveillé et je prête l’oreille. Le vent, qui s’est élevé,siffle à travers les arbres, et agite les longues floques blanchesde la mousse : il fait entendre une mélodie suave etmélancolique. Il y a peu d’autres bruits dans l’air, car c’estl’hiver, la grenouille d’arbre (tree-frog) et la cigale setaisent. J’entends le pétillement du feu, le bruissement desfeuilles sèches roulées par un coup de vent, le cououwuoou-ah duhibou blanc, l’aboiement du rackoon, et, par intervalles,le hurlement des loups. Ce sont les voix nocturnes de la forêt enhiver. Ces bruits ont un caractère sauvage ; cependant, il y adans mon sein une corde qui vibre, sous leur influence, et monesprit s’égare dans des visions romanesques, pendant que je lesécoute, étendu sur la terre.

La forêt, en automne, est encore garnie detout son feuillage. Les feuilles ressemblent à des fleurs, tantleurs couleurs sont brillantes. Le rouge, le brun, le jaune et l’ors’y mélangent. Les bois sont chauds et glorieux maintenant, et lesoiseaux voltigent à travers les branches touffues. L’œil plongeenchanté dans les longues percées qu’égayent les rayons du soleil.Le regard est frappé par l’éclat des plus brillants plumages :le vert doré du perroquet, le bleu du geai et l’aile orange del’oriole. L’oiseau rouge voltige plus bas dans les taillis desverts pawpaws, ou parmi les petites feuilles couleurd’ambre des buissons de hêtre. Des ailes légères, par centaines,s’agitent à travers les ouvertures du feuillage, brillant au soleilde tout l’éclat des pierres précieuses.

La musique flotte dans l’air : douxchants d’amour ; le cri de l’écureuil, le roucoulement descolombes appareillées, le rat-ta-ta du pivert, et le tchirrupperpétuel et mesuré de la cigale, résonnent ensemble. Tout en haut,sur une cime des plus élevées, l’oiseau moqueur pousse sa noteimitative, et semble vouloir éclipser et réduire au silence tousles autres chanteurs. Je suis dans une contrée où la terre, decouleur brune, est accidentée et stérile. Des rochers, des ravinset des plateaux de sol aride ; des végétaux de formes étrangescroissent dans les ravins et pendent des rochers ; d’autres,de figures sphéroïdales, se trouvent sur la surface de la terrebrûlée ; d’autres encore s’élèvent verticalement à une grandehauteur, semblables à de grandes colonnes cannelées etciselées ; quelques-uns étendent des branches poilues ettordues, hérissées de rugueuses feuilles ovales. Cependant, il y adans la forme, dans la couleur, dans le fruit et dans les fleurs detous ces végétaux une sorte d’homogénéité qui les proclame de lamême famille : ce sont des cactus ; c’est une forêt denopals du Mexique. Une autre plante singulière se trouve là. Elleétend de longues feuilles épineuses qui se recourbent vers laterre : c’est l’agave, le célèbre mezcal du Mexique(mezcal-plant). Çà et là, mêlés au cactus, croissent desacacias et des mezquites, arbres indigènes du désert.Aucun objet brillant n’attire les yeux ; le chant d’aucunoiseau ne frappe les oreilles. Le hibou solitaire s’enfonce dansdes fourrés impénétrables, le serpent à sonnettes se glisse sousleur ombre épaisse, et le coyote traverse en rampant lesclairières.

J’ai gravi montagne sur montagne, etj’aperçois encore des pics élevant au loin leur tête couronnée deneiges éternelles. Je m’arrête sur une roche saillante, et mes yeuxse portent sur les abîmes béants, et endormis dans le silence de ladésolation. De gros quartiers de roches y ont roulé, et gisentamoncelés les uns sur les autres. Quelques-uns pendent inclinés etsemblent n’attendre qu’une secousse de l’atmosphère pour rompreleur équilibre. De noirs précipices me glacent de terreur ;une vertigineuse faiblesse me gagne le cerveau ; je m’accrocheà la tige d’un pin ou à l’angle d’un rocher solide. Devant,derrière et tout autour de moi, s’élèvent des montagnes entasséessur des montagnes dans une confusion chaotique. Les unes sontmornes et pelées ; les autres montrent quelques traces devégétation sous formes de pins et de cèdres aux noires aiguilles,dont les troncs rabougris s’élèvent ou pendent des rochers. Ici, unpic en forme de cône s’élance jusqu’à ce que la neige se perde dansles nuages. Là, un sommet élève sa fine dentelure jusqu’auciel ; sur ces flancs gisent de monstrueuses masses de granitqui semblent y avoir été lancées par la main des Titans. Un monstreterrible, l’ours gris, gravit les plus hauts sommets ; lecarcajou se tapit sur les roches avancées, guettant le passage del’élan qui doit aller se désaltérer au cours d’eau inférieur, et lebighorn bondit de roc en roc, cherchant sa timide femelle.Le vautour noir aiguise son bec impur contre les branches du pin,et l’aigle de combat, s’élevant au-dessus de tous, découpe sa vivesilhouette sur l’azur des cieux. Ce sont les montagnes rocheuses,les Andes d’Amérique, les colossales vertèbres du continent.

Tels sont les divers aspects de l’Ouestsauvage ; tel est le théâtre de notre drame. Levons le rideau,et faisons paraître les personnages.

Chapitre 1LES MARCHANDS DE LA PRAIRIE.

 

« New-Orléans, 3 avril 18…

« Mon cher Saint-Vrain,

« Notre jeune ami, M. Henri Haller,part pour Saint-Louis, en quête du pittoresque. Faites ensorte de lui procurer une série complète d’aventures.

« Votre affectionné,

« LOUIS VALTON. »

« À M. Charles Saint-Vrain, Esq.,hôtel des Planteurs, Saint-Louis. » Muni de cette laconiqueépître, que je portais dans la poche de mon gilet, je débarquai àSaint-Louis le 10 avril, et me dirigeai vers l’hôtel des Planteurs.Après avoir déposé mes bagages et fait mettre à l’écurie mon cheval(un cheval favori que j’avais amené avec moi), je changeai delinge, puis, descendant au parloir, je m’enquis deM. Saint-Vrain. Il n’était pas à Saint-Louis : il étaitparti quelques jours avant pour remonter le Missouri. C’était undésappointement : je n’avais aucune autre lettre derecommandation pour Saint-Louis. Je dus me résigner à attendre leretour de M. Saint-Vrain, qui devait revenir dans la semaine.Pour tuer le temps, je parcourus la ville, les remparts et lesprairies environnantes, montant à cheval chaque jour ; jefumai force cigares dans la magnifique cour de l’hôtel ; j’eusaussi recours au sherry et à la lecture des journaux. Il y avait àl’hôtel une société de gentlemen qui paraissaient trèsintimement liés. Je pourrais dire qu’ils formaient uneclique, mais c’est un vilain mot qui rendrait mal mon idéeà leur égard. C’était plutôt une bande d’amis, de joyeuxcompagnons. On les voyait Toujours ensemble flâner par les rues.Ils formaient un groupe à la table d’hôte, et avaient l’habituded’y rester longtemps après que les dîneurs habituels s’étaientretirés. Je remarquai qu’ils buvaient les vins les plus chers etfumaient les meilleurs cigares que l’on pût trouver dans l’hôtel.Mon attention était vivement excitée par ces hommes. J’étais frappéde leurs allures particulières. Il y avait dans leur démarche unmélange de la roideur et du laisser-aller presque enfantin quicaractérise l’Américain de l’Ouest. Vêtus presque de même, habitnoir fin, linge blanc, gilet de satin et épingles de diamants, ilsportaient de larges favoris soigneusement lissés ;quelques-uns avaient des moustaches. Leurs cheveux tombaient enboucles sur leurs épaules. La plupart portaient le col de chemiserabattu, découvrant des cous robustes et bronzés par le soleil. Lerapport de leurs physionomies me frappa ; ils ne seressemblaient pas précisément ; mais il y avait dansl’expression de leurs yeux une remarquable similitude d’expressionqui indiquait sans doute chez eux des occupations et un genre devie pareils. Étaient-ce des chasseurs ? Non. Le chasseur a lesmains moins hâlées et plus chargées de bijoux : son gilet estd’une coupe plus gaie ; tout son habillement vise davantage aufaste et à la super élégance. De plus, le chasseurn’affecte pas ces airs en dehors et pleins de confiance. Il esttrop habitué à la prudence. Quand il est à l’hôtel, il s’y tienttranquille et réservé. Le chasseur est un oiseau de proie, et seshabitudes, comme celles de l’oiseau de proie, sont silencieuses etsolitaires.

– Quels sont ces messieurs ? demandai-jeà quelqu’un assis auprès de moi, en lui indiquant cespersonnages.

– Les hommes de la prairie.

– Les hommes de la prairie ?

– Oui, les marchands de Santa-Fé.

– Les marchands ? répétai-je avecsurprise, ne pouvant concilier une élégance pareille avec aucuneidée de commerce ou de prairies.

– Oui, continua mon interlocuteur ! Cegros homme de bonne mine qui est au milieu est Bent ;Bill-Bent, comme on l’appelle. Le gentleman qui est à sadroite est le jeune Sublette ; l’autre assis à sa gauche, estun des Choteaus ; celui-ci est le grave Jerry Folger.

– Ce sont donc alors ces célèbres marchands dela prairie ?

– Précisément.

Je me mis à les considérer avec une curiositécroissante. Ils m’observaient de leur côté, et je m’aperçus quej’étais moi-même l’objet de leur conversation. À ce moment, l’undeux, un élégant et hardi jeune homme, sortit du groupe, ets’avançant vers moi :

– Ne vous êtes-vous pas enquis deM. Saint-Vrain ? me demanda-t-il.

– Oui monsieur.

– Charles ?

– Oui, c’est cela même.

– C’est moi.

Je tirai ma lettre de recommandation et la luiprésentai. Il en prit connaissance.

– Mon cher ami, me dit-il en me tendantcordialement la main, je suis vraiment désolé de ne pas m’êtretrouvé ici. J’arrive de la haute rivière ce matin. Valton estvraiment stupide de n’avoir pas ajouté sur l’adresse le nom deBill-Bent ! Depuis quand êtes-vous arrivé ?

– Depuis trois jours. Je suis arrivé le10.

– Bon Dieu ! qu’avez-vous pu fairependant tout ce temps-là ! Venez, que je vous présente.Hé ! Bent ! Bill ! Jerry !

Un instant après, j’avais fraternisé avec legroupe entier des marchands de la prairie, dont mon nouvel amiSaint-Vrain faisait partie.

– C’est le premier coup ? demanda l’undes marchands au moment où le mugissement d’un gong retentissaitdans la galerie.

– Oui, répondit Bent après avoir consulté samontre. Nous avons juste le temps de prendre quelque chose :Allons.

Bent se dirigea vers le salon, et noussuivîmes tous nemini dissentiente. On était au milieu duprintemps. La jeune menthe avait poussé, circonstance botaniquedont mes nouveaux amis semblaient avoir une connaissance parfaite,car tous ils demandèrent un julep de menthe. Lapréparation et l’absorption de ce breuvage nous occupèrent jusqu’àce que le second coup du gong nous convoquât pour le dîner.

– Venez prendre place près de nous, monsieurHaller, dit Bent ; je regrette que nous ne vous ayons pasconnu plus tôt. Vous avez été bien seul !

Ce disant, il se dirigea vers la salle àmanger ; nous le suivîmes. Pas n’est besoin de donner ladescription d’un dîner à l’hôtel des Planteurs. Comme àl’ordinaire, les tranches de venaison, les langues debuffalo, les poulets de la prairie, les excellentesgrenouilles du centre de l’Illinois en faisaient le fond. Il estinutile d’entrer dans plus de détails sur le repas, et quant à cequi suivit, je ne saurais en rendre compte. Nous restâmes assisjusqu’à ce qu’il n’y eût plus que nous à table. La nappe fut alorsenlevée, et nous commençâmes à fumer des regalias et àboire du madère à douze dollars la bouteille ! Ce vinétait commandé par l’un des convives, non par simple bouteille,mais par demi-douzaines. Je me rappelle parfaitement cela, et je mesouviens aussi que la carte des vins et le crayon me furentvivement retirés des mains chaque fois que je voulus les prendre.J’ai souvenir d’avoir entendu le récit d’aventures terribles avecles Pawnies, les Comanches, les Pieds-Noirs, et d’y avoir pris ungoût si vif que je devins enthousiaste de la vie de la prairie. Undes marchands, me demanda alors si je ne voudrais pas me joindre àeux dans une de leurs tournées ; sur quoi je fis tout undiscours qui avait pour conclusion l’offre d’accompagner mesnouveaux amis dans leur prochaine expédition. Après cela,Saint-Vrain déclara que j’étais fait pour ce genre de vie, ce quime flatta infiniment. Puis quelqu’un chanta une chanson espagnoleavec accompagnement de guitare, je crois ; un autre exécutaune danse de guerre des Indiens. Enfin nous nous levâmes tous etentonnâmes en chœur : Bannière semée d’étoiles !À partir de ce moment, je ne me rappelle plus rien, jusqu’aulendemain matin, où je me souviens parfaitement que je m’éveillaiavec un violent mal de tête.

J’avais à peine eu le temps de réfléchir surmes folies de la veille, que ma porte s’ouvrit ; Saint-Vrainet une demi-douzaine de mes compagnons de table firent irruptiondans ma chambre. Ils étaient suivis d’un garçon portant plusieursgrands verres entourés de glace, et remplis d’un liquide couleurd’ambre pâle.

– Un coup de sherry, monsieur Haller !cria l’un ; c’est la meilleure chose que vous puissiezprendre ; buvez, mon garçon, cela va vous rafraîchir en unsaut d’écureuil.

J’avalai le fortifiant breuvage.

– Maintenant, mon cher ami, dit Saint-Vrain,vous valez cent pour cent de plus ! Mais, dites-moi :est-ce sérieusement que vous avez parlé de venir avec nous àtravers les plaines ? Nous partons dans une semaine. Je seraisau regret de me séparer de vous sitôt.

– Mais je parlais très sérieusement. Je vaisavec vous, si vous voulez bien m’indiquer ce qu’il faut faire pourcela.

– Rien de plus aisé. Achetez d’abord uncheval.

– J’en ai un.

– Eh bien, quelques articles de vêtement, unrifle, une paire de pistolets, un…

– Bon, bon ! j’ai tout cela. Ce n’est pasça que je vous demande. Voici : vous autres, vous portez desmarchandises à Santa-Fé ; vous doublez ou triplez votre argentpar ce moyen. Or, j’ai 10, 000 dollars ici, à la Banque. Pourquoine combinerais-je pas le profit avec le plaisir, etn’emploierais-je ce capital comme vous faites pour levôtre ?

– Rien ne vous en empêche ; c’est unebonne idée.

– Eh bien, alors, si quelqu’un de vous veutbien venir avec moi et me guider dans le choix des marchandises quiconviennent le mieux pour le marché de Santa-Fé, je paierai son vinà dîner, et ce n’est pas là une petite prime de commission,j’imagine.

Les marchands de la prairie partirent d’ungrand éclat de rire, déclarant qu’ils voulaient tous aller courirles boutiques avec moi. Après le déjeuner nous sortîmes bras dessusbras dessous. Avant l’heure du dîner, j’avais converti mes fonds encalicots, couteaux longs et miroirs, conservant juste assezd’argent pour acheter des mules, des wagons, et engager desvoituriers à Indépendance, notre point de départ pour les prairies.Quelques jours après nous remontions le Missouri ensteam-boat, et nous nous dirigions vers les prairies, sansroutes tracées, du Grand-Ouest.

Chapitre 2LA FIÈVRE DE LA PRAIRIE.

 

Nous employâmes une semaine à nous pourvoir demules et de wagons à Indépendance, puis nous nous mîmes en route àtravers les plaines. La caravane se composait de cent wagonsconduits par environ deux cents hommes. Deux de ces énormesvéhicules contenaient toute ma pacotille. Pour en avoir soin,j’avais engagé deux grands et maigres Missouriens à longueschevelures. J’avais aussi pris avec moi un Canadien nomade, appeléGodé, qui tenait à la fois du serviteur et du compagnon. Que sontdevenus les brillants gentlemen de l’hôtel desPlanteurs ? ont-ils été laissés en arrière ? On ne voitlà que des hommes en blouse de chasse, coiffés de chapeauxrabattus. Oui, mais ces chapeaux recouvrent les mêmes figures, etsous ces blouses grossières on retrouve les joyeux compagnons quenous avons connus. La soie noire et les diamants ont disparu ;les marchands sont parés de leur costume des prairies. Ladescription de ma propre toilette donnera une idée de la leur, carj’avais pris soin de me vêtir comme eux. Figurez-vous une blouse dechasse de daim façonnée. Je ne puis mieux caractériser la forme dece vêtement qu’en le comparant à la tunique des anciens. Il estd’une couleur jaune clair, coquettement orné de piqûres et debroderies ; le collet, car il y a un petit collet, est frangéd’aiguillettes taillées dans le cuir même. La jupe, ample etlongue, est brochée d’une frange semblable. Une paire de jambardsen drap rouge montant jusqu’à la cuisse, emprisonne un fortpantalon et de lourdes bottes armées de grands éperons de cuivre.Une chemise de cotonnade de couleur, une cravate bleue et unchapeau de Guayaquil à larges bords complètent la liste des piècesde mon vêtement. Derrière, moi sur l’arrière de ma selle, on peutvoir un objet d’un rouge vif roulé en cylindre. C’est monmackinaw, pièce essentielle entre toutes, car elle me sertde lit la nuit et de manteau dans toutes les autres occasions. Aumilieu se trouve une petite fente par laquelle je passe ma têtequand il fait froid ou quand il pleut, et je me trouve ainsicouvert jusqu’à la cheville.

Ainsi que je l’ai dit, mes compagnonsde voyage sont habillés comme moi. À quelque différence près dansla couleur de la couverture et des guêtres, dans le tissu de lachemise, la description que j’ai donnée peut être considérée commeun type du costume de la prairie. Nous sommes tous également arméset équipés à peu de chose près de la même manière. Pour ma part, jepuis dire que je suis armé jusqu’aux dents. Mes fontes sont garniesd’une paire de revolvers de Colt, à gros calibre, de six coupschacun. Dans ma ceinture, j’en ai une autre paire de plus petits,de cinq coups chacun. De plus, j’ai mon rifle léger, ce qui me faiten tout vingt-trois coups à tirer en autant de secondes. En outre,je porte dans ma ceinture une longue lame brillante connue sous lenom de bowie-knife (couteau recourbé). Cet instrument esttout à la fois mon couteau de chasse et mon couteau de table, en unmot, mon couteau pour tout faire. Mon équipement se compose d’unegibecière, d’une poire à poudre en bandoulière, d’une forte gourdeet d’un havre-sac pour mes rations. Mais si nous sommes équipés demême, nous sommes diversement montés. Les uns chevauchent sur desmules, les autres sur des mustangs[1] ; peud’entre nous ont emmené leur cheval américain favori. Je suis dunombre de ces derniers.

Je monte un étalon à robe brun foncé, à jambesnoires, et dont le museau a la couleur de la fougère flétrie. C’estun demi-sang arabe, admirablement proportionné. Il répond au nom deMoro, nom espagnol qu’il a reçu, j’ignore pourquoi, du planteurlouisianais de qui je l’ai acheté. J’ai retenu ce nom auquel ilrépond parfaitement. Il est beau, vigoureux et rapide. Plusieurs demes compagnons se prennent de passion pour lui pendant la route, etm’en offrent des prix considérables. Mais je ne suis pas tenté dem’en défaire, mon noble Moro me sert trop bien. De jour en jour jem’attache davantage à lui. Mon chien Alp, un Saint-Bernard que j’aiacheté d’un émigrant suisse à Saint-Louis, possède aussi une grandepart de mes affections. En me reportant à mon livre de notes, jetrouve que nous voyageâmes pendant plusieurs semaines à travers lesprairies, sans aucun incident digne d’intérêt. Pour moi, l’aspectdes choses constituait un intérêt assez grand ; je ne merappelle pas avoir vu un tableau plus émouvant que celui de notrelongue caravane de wagons ; ces navires de la prairie, sedéroulaient sur la plaine, ou grimpant lentement quelque pentedouce, leurs bâches blanches se détachant en contraste sur le vertsombre de l’herbe. La nuit, le camp retranché par la ceinture deswagons et les chevaux attachés à des piquets autour formaient untableau non moins pittoresque. Le paysage, tout nouveau pour moi,m’impressionnait d’une façon toute particulière. Les cours d’eauétaient marqués par de hautes bordures de cotonniers dont lestroncs, semblables à des colonnes, supportaient un épais feuillageargenté. Ces bordures, par leur rencontre en différents points,semblaient former comme des clôtures et divisaient la prairie detelle sorte, que nous paraissions voyager à travers des champsbordés de haies gigantesques. Nous traversâmes plusieurs rivières,les unes à gué, les autres, plus larges et plus profondes, enfaisant flotter nos wagons. De temps en temps nous apercevions desdaims et des antilopes, et nos chasseurs en tuaientquelques-uns ; mais nous n’avions pas encore atteint leterritoire des buffalos.

Parfois nous faisions une halte d’un jour,pour réparer nos forces, dans quelque vallon boisé, garni d’uneherbe épaisse et arrosé d’une eau pure. De temps à autre, nousétions arrêtés pour raccommoder un timon ou un essieu brisé, oupour dégager un wagon embourbé. J’avais peu à m’inquiéter, pour mapart, de mes équipages. Mes Missouriens se trouvaient êtred’adroits et vigoureux compagnons qui savaient se tirer d’affaireen s’aidant l’un l’autre, et sans se lamenter à propos de chaqueaccident, comme si tout eût été perdu. L’herbe était haute ;nos mules et nos bœufs, au lieu de maigrir, devenaient plus gras dejour en jour. Je pouvais disposer de la meilleure part du maïs dontmes wagons étaient pourvus en faveur de Moro, qui se trouvait trèsbien de cette nourriture.

Comme nous approchions de l’Arkansas, nousaperçûmes des hommes à cheval qui disparaissaient derrières descollines. C’étaient des Pawnees, et, pendant plusieurs jours, destroupes de ces farouches guerriers rôdèrent sur les flancs de lacaravane. Mais ils reconnaissaient notre force, et se tenaient horsde portée de nos longues carabines. Chaque jour m’apportait unenouvelle impression, soit incident de voyage, soit aspect dupaysage, Godé, qui avait été successivement voyageur, chasseur,trappeur et coureur de bois, m’avait, dans nosconversations intimes, instruit de plusieurs détails relatifs à lavie de la prairie ; grâce à cela j’étais à même de faire bonnefigure au milieu de mes nouveaux camarades. De son côté,Saint-Vrain, dont le caractère franc et généreux m’avait inspiréune vive sympathie, n’épargnait aucun soin pour me rendre le voyageagréable. De telle sorte que les courses du jour et les histoiresterribles des veillées de nuit m’eurent bientôt inoculé la passionde cette nouvelle vie. J’avais gagné la fièvre de laprairie. C’est ce que mes compagnons me dirent en riant. Jecompris plus tard la signification de ces mots : La fièvrede la prairie ! Oui, j’étais justement en train dem’inoculer cette étrange affection. Elle s’emparait de moirapidement. Les souvenirs de la famille commençaient à s’effacer demon esprit ; et avec eux s’évanouissaient les folles illusionsde l’ambition juvénile. Les plaisirs de la ville n’avaient plusaucun écho dans mon cœur, et je perdais toute mémoire des douxyeux, des tresses soyeuses, des vives émotions de l’amour, sifécondes en tourments ; toutes ces impressions ancienness’effaçaient ; il semblait qu’elles n’eussent jamais existé,que je ne les eusse jamais ressenties ! mes forcesintellectuelles et physiques s’accroissaient ; je sentais unevivacité d’esprit, une vigueur de corps, que je ne m’étais jamaisconnues. Je trouvais du plaisir dans le mouvement. Mon sang coulaitplus chaud et plus rapide dans mes veines, ma vue était devenueplus perçante ; je pouvais regarder fixement le soleil sansbaisser les paupières. Étais-je pénétré d’une portion de l’essencedivine qui remplit, anime ces vastes solitudes qu’elle semble plusparticulièrement habiter ? Qui pourrait répondre à cela ?– La fièvre de la prairie ! – Je la sens à présent !Tandis que j’écris ces mémoires, mes doigts se crispent comme poursaisir les rênes, mes genoux se rapprochent, mes muscles seroidissent comme pour étreindre les flancs de mon noble cheval, etje m’élance à travers les vagues verdoyantes de la mer-prairie.

Chapitre 3COURSE À DOS DE BUFFALO.

 

Il s’était écoulé environ quatre jours quandnous atteignîmes les bords de l’Arkansas, environ six millesau-dessous des Plum-Buttes[2]. Nos wagonsfurent formés en cercle et nous établîmes notre camp. Jusque-lànous n’avions vu qu’un très petit nombre de buffalo ;quelques mâles égarés, tout au plus deux ou trois ensemble, et ilsne se laissaient pas approcher. C’était bien la saison de leurscourses ; mais nous n’avions rencontré encore aucun de cesgrands troupeaux emportés par le rut.

– Là-bas ! cria Saint-Vrain, voilà de laviande fraîche pour notre souper.

Nous tournâmes les yeux vers le nord-ouest,que nous indiquait notre ami. Sur l’escarpement d’un plateau peuélevé, cinq silhouettes noires se découpaient à l’horizon. Il noussuffit d’un coup d’œil pour reconnaître des buffalos. Aumoment où Saint-Vrain parlait, nous étions en train de dessellernos chevaux. Reboucler les sangles, rabattre les étriers, sauter enselle et s’élancer au galop fut l’affaire d’un moment. La moitiéd’entre nous environ partit : quelques-uns, comme moi, pour lesimple plaisir de courir, tandis que d’autres, vieux chasseurs,semblaient sentir la chair fraîche. Nous n’avions fait qu’unefaible journée de marche ; nos chevaux étaient encore toutfrais, et en trois fois l’espace de quelques minutes, les troismilles qui nous séparaient des bêtes fauves furent réduits à un. Lànous fûmes éventés. Plusieurs d’entre nous, et j’étais dunombre, n’ayant pas l’expérience de la prairie, dédaignant lesavis, ayant galopé droit en avant, et les buffalos,ouvrant leurs narines au vent, nous avaient sentis. L’un d’eux levasa tête velue, renifla, frappa le sol de son sabot, se roula parterre, se releva de nouveau, et partit rapidement, suivi de sesquatre compagnons. Il ne nous restait plus d’autre alternative qued’abandonner la chasse, ou de lancer nos chevaux sur les traces desbuffalos. Nous prîmes ce dernier parti, et nous pressâmesnotre galop. Tout à la fois, nous nous dirigions vers une ligne quinous faisait l’effet d’un mur de terre de six pieds de haut.C’était comme une immense marche d’escalier qui séparait deuxplateaux, et qui s’étendait à droite et à gauche aussi loin quel’œil pouvait atteindre, sans la moindre apparence de brèche. Cetobstacle nous força de retenir les rênes et nous fit hésiter.Quelques-uns firent demi-tour et s’en allèrent, tandis qu’unedemi-douzaine, mieux montés, parmi lesquels Saint-Vrain, monvoyageur Godé et moi, ne voulant pas renoncer si aisément à lachasse, nous piquâmes des deux et parvînmes à franchirl’escarpement. De ce point nous eûmes encore à courir cinq millesau grand galop, nos chevaux blanchissant d’écume, pour atteindre ledernier de la bande, une jeune femelle, qui tomba percée d’autantde balles que nous étions de chasseurs à sa poursuite. Comme lesautres avaient gagné pas mal d’avance, et que nous avions assez deviande pour tous, nous nous arrêtâmes, et, descendant de cheval,nous procédâmes au dépouillement de la bête. L’opération futbientôt terminée sous l’habile couteau des chasseurs. Nous avionsalors le loisir de regarder en arrière et de calculer la distanceque nous avions parcourue depuis le camp.

– Huit milles, à un pouce près, s’écrial’un.

– Nous sommes près de la route, ditSaint-Vrain, montrant du doigt d’anciennes traces de wagons quimarquaient le passage des marchands de Santa-Fé.

– Eh bien ?

– Si nous retournons au camp, nous aurons àrevenir sur nos pas demain matin. Cela fera seize milles en pureperte.

– C’est juste.

– Restons ici, alors. Il y a de l’herbe et del’eau. Voici de la viande de buffalo ; nous avons noscouvertures ; que nous faut-il de plus ?

– Je suis d’avis de rester où nous sommes.

– Et moi aussi.

– Et moi aussi.

En un clin d’œil, les sangles furentdébouclées, les selles enlevées, et nos chevaux pantelants semirent à tondre l’herbe de la prairie, dans le cercle de leurslonges. Un ruisseau cristallin, ce que les Espagnols appellent unarroyo, coulait au sud vers l’Arkansas. Sur le bord de ceruisseau, et près d’un escarpement de la rive, nous choisîmes uneplace pour notre bivouac. On ramassa du bois de vache, onalluma du feu, et bientôt des tranches de bosses embrochées sur desbâtons crachèrent leurs jus dans la flamme, en crépitant.Saint-Vrain et moi nous avions heureusement nos gourdes, et commechacune d’elles contenait une pinte de pur cognac, nous étions enmesure pour souper passablement. Les vieux chasseurs s’étaientmunis de leurs pipes et de tabac ; mon ami et moi nous avionsdes cigares, et nous restâmes assis autour du feu jusqu’à une heuretrès avancée, fumant et prêtant l’oreille aux récits terribles desaventures de la montagne. Enfin, la veillée se termina ; onraccourcit les longes, on rapprocha les piquets ; mescamarades, s’enveloppant dans leurs couvertures, posèrent leur têtesur le siège de leurs selles et s’abandonnèrent au sommeil.

Il y avait parmi nous un homme du nom deHibbets, qui, à cause de ses habitudes somnolentes, avait reçu lesobriquet de l’Endormi. Pour cette raison, on lui assignale premier tour de garde, regardant les premières heures de la nuitcomme les moins dangereuses, car les Indiens attaquent rarement uncamp avant l’heure où le sommeil est le plus profond, c’est-à-direun peu avant le point du jour. Hibbets avait gagné son poste, lesommet de l’escarpement, d’où il pouvait apercevoir toute laprairie environnante. Avant la nuit, j’avais remarqué une placecharmante sur le bord de l’arroyo, à environ deux centspas de l’endroit où mes camarades étaient couchés. Muni de monrifle, de mon manteau et de ma couverture, je me dirigeai vers cepoint en criant à l’Endormi, de m’avertir en cas d’alarme.Le terrain, en pente douce, était couvert d’un épais tapis d’herbesèche. J’y étendis mon manteau, et enveloppé dans ma couverture, jeme couchai, le cigare à la bouche, pour m’endormir en fumant. Ilfaisait un admirable clair de lune, si brillant, que je pouvaisdistinguer la couleur des fleurs de la prairie : les euphorbesargentés, les pétales d’or du tournesol, les mauves écarlates quifrangeaient les bords de l’arroyo à mes pieds. Un calmeenchanteur régnait dans l’air ; le silence était rompuseulement par les hurlements intermittents du loup de la prairie,le ronflement lointain de mes compagnons, et le crop-cropde nos chevaux tondant l’herbe.

Je demeurai éveillé jusqu’à ce que mon cigareen vint à me brûler les lèvres (nous les fumions jusqu’au bout dansles prairies) ; puis, je me mis sur le côté, et voyageaibientôt dans le pays des songes. À peine avais-je sommeilléquelques minutes que j’entendis un bruit étrange, quelque chosed’analogue à un tonnerre lointain ou au mugissement d’unecataracte. Le sol semblait trembler sous moi. Nous allons êtretrempés par un orage, – pensai-je, à moitié endormi, mais ayantencore conscience de ce qui se passait autour de moi ; jerassemblai les plis de ma couverture et m’endormis de nouveau. Lebruit devint plus fort et plus distinct ; il me réveilla toutà fait. Je reconnus le roulement de milliers de sabots frappant laterre, mêlé aux mugissements de milliers de bœufs ! La terrerésonnait et tremblait. J’entendis las voix de mes camarades, deSaint-Vrain, et de Godé, ce dernier criant à pleinegorge :

– Sacrrr !… Monsieur, prenez garde !des buffles.

Je vis qu’ils avaient détaché les chevaux etles amenaient au bas de l’escarpement. Je me dressai sur mes pieds,me débarrassant de ma couverture. Un effrayant spectacle s’offrit àmes yeux. Aussi loin que ma vue pouvait s’étendre à l’ouest, laprairie semblait en mouvement. Des vagues noires roulaient sur sescontours ondulés, comme si quelque volcan eût poussé sa lave àtravers la plaine. Des milliers de points brillants étincelaient etdisparaissaient sur cette surface mouvante, semblables à des traitsde feu. Le sol tremblait, les hommes criaient, les chevaux,roidissant leurs longes, hennissaient avec terreur ; mon chienaboyait et hurlait en courant tout autour de moi ! Pendant unmoment je crus être le jouet d’un songe. Mais non ; la scèneétait trop réelle et ne pouvait passer pour une vision. Je vis labordure du flot noir à dix yards de moi et s’approchanttoujours ! Alors, et seulement alors, je reconnus les bossesvelues et les prunelles étincelantes des buffalos.

– Grand Dieu ! pensai-je, ils vont mepasser sur le corps.

Il était trop tard pour chercher mon salutdans la fuite. Je saisis mon rifle et fis feu sur le plus avancé dela bande. L’effet, de ma balle fut insensible. L’eau de l’arroyom’éclaboussa jusqu’à la face ; un bison monstrueux, en tête dutroupeau, furieux et mugissant, s’élançait à travers le courant etregrimpait la rive. Je fus saisi et lancé en l’air. J’avais étéjeté en arrière, et je retombai sur une masse mouvante. Je ne mesentais ni blessé ni étourdi, mais j’étais emporté en avant sur ledos de plusieurs animaux qui, dans cet épais troupeau, couraient ense touchant les flancs. Une pensée soudaine me vint et m’attachantà celui qui était plus immédiatement au-dessous de moi, jel’enfourchai, embrassant sa bosse, et m’accrochant aux longs poilsqui garnissaient son cou. L’animal, terrifié, précipita sa courseet eut bientôt dépassé la bande. C’était justement ce que jedésirais, et nous courûmes ainsi à travers la prairie, au pleingalop du bison qui s’imaginait sans doute qu’une panthère ou uncasamount[3] était surses épaules.

Je n’avais aucune envie de le désabuser, etcraignant même qu’il ne s’aperçût que je n’étais pas un animaldangereux et ne se décidât à faire halte, je tirai mon couteau,dont j’étais heureusement muni, et je le piquai chaque fois qu’ilsemblait ralentir sa course. À chaque coup de cet aiguillon, ilpoussait un rugissement et redoublait de vitesse. Je courais undanger terrible. Le troupeau nous suivait de près, déployant unfront de près d’un mille, et il devait inévitablement me passer surle corps, si mon buffalo venait à s’arrêter et à melaisser sur la prairie. Néanmoins, et quel que fût le péril, je nepouvais m’empêcher de rire intérieurement en pensant à la figuregrotesque que je devais faire. Nous tombâmes au milieu d’un villagede Chiens-de-prairie. Là, je m’imaginai que l’animalallait faire demi-tour et revenir sur ses pas. Cela interrompit monaccès de gaieté ; mais le buffalo a l’habitude decourir droit devant lui, et le mien, heureusement, ne fit pasexception à la règle. Il allait toujours, tombant parfois sur lesgenoux, soufflant et mugissant de rage et de terreur.

Les Plum-Buttes étaient directementdans la ligne de notre course. J’avais remarqué cela depuis notrepoint de départ, et je m’étais dit que si je pouvais les atteindre,je serais sauf. Elles étaient à environ trois milles de l’endroitoù nous avions établi notre bivouac, mais, à la façon dont jefranchis cette distance, il me sembla que j’avais fait dix millesau moins. Un petit monticule s’élevait dans la prairie à quelquescentaines de yards du groupe des hauteurs. Je m’efforçai de dirigerma monture écumante vers cette butte en l’excitant à un derniereffort avec mon couteau. Elle me porta complaisamment à unecentaine de yards de sa base. C’était le moment de prendre congé demon noir compagnon. J’aurais pu facilement le tuer pendant quej’étais sur son dos. La partie la plus vulnérable de son corpsmonstrueux était à portée de mon couteau ; mais, en vérité, jen’aurais pas voulu me rendre coupable de sa mort pour Koh-i-nor.Retirant mes doigts de la toison, je me laissai glisser le long deson dos, et sans prendre plus de temps qu’il n’en fallait pour luidire bonsoir, je m’élançai de toute la vitesse de mes jambes versla hauteur ; j’y grimpai, et m’asseyant sur un quartier deroche, je tournai mes yeux du côté de la prairie. La lune brillaittoujours d’un vif éclat. Mon buffalo avait fait halte nonloin de la place où j’avais pris congé de lui, il s’était arrêté,regardait en arrière et paraissait profondément étonné. Il y avaitquelque chose de si comique dans sa mine que je partis d’un éclatde rire ; j’étais en pleine sécurité sur mon poste élevé. Jeregardai au sud-ouest ; aussi loin que ma vue pouvaits’étendre, la prairie était noire et en mouvement. Les vaguesvivantes venaient roulant vers moi ; je pouvais les contemplerdésormais sans crainte. Ces milliers de prunelles étincelantes,brillant de phosphorescentes lueurs, ne me causaient plus aucuneffroi. Le troupeau était à environ un demi-mille dedistance ; je crus voir quelques éclairs et entendre le bruitde coups de feu au loin sur le flanc gauche de la sombremasse ; ces bruits me donnaient à penser que mes compagnons,sur le sort desquels j’avais conçu quelques inquiétudes, étaientsains et saufs.

Les buffalos approchaient de la buttesur laquelle je m’étais. établi, et, apercevant l’obstacle, il sedivisèrent en deux grands courants, à ma droite et à ma gauche. Jefus frappé, dans ce moment, de voir que mon bison, – mon proprebison, – au lieu d’attendre que ses camarades l’eussent rattrapé etde se joindre à ceux de l’avant-garde, se mit à galoper en secouantla tête, comme si une bande de loups eût été à ses trousses ;il se dirigea obliquement de manière à se mettre en dehors de labande. Quand il eut atteint un point correspondant au flanc de latroupe, il s’en rapprocha un peu et finit par se confondre dans lamasse. Cette étrange tactique me frappa alors d’étonnement, maisj’appris ensuite que c’était une profonde stratégie de la part decet animal. S’il fût resté où je l’avais quitté, lesbuffalos de l’avant-garde auraient pu le prendre pourquelque membre d’une autre tribu, et lui auraient certainement faitun très mauvais parti. Je demeurai assis sur mon rocher environpendant deux heures, attendant tranquillement que le noir torrentse fût écoulé. J’étais comme sur une île au milieu de cette mersombre et couverte d’étincelles. Un moment, je m’imaginai quec’était moi qui étais entraîné, et que la butte flottait en avant,tandis que les buffalos restaient immobiles. Le vertige memonta au cerveau, et je ne pus chasser cette étrange illusion qu’enme dressant sur mes pieds. Le torrent roulait toujours gagnant enavant ; enfin je vis passer l’arrière-garde à moitié débandée.Je descendis de mon asile, et me mis en devoir de chercher ma routeà travers le terrain foulé et devenu noir. Ce qui était auparavantun vert gazon présentait maintenant l’aspect d’une terrefraîchement labourée et trépignée par un troupeau de bœufs. Desanimaux blancs, nombreux et formant comme un troupeau de moutons,passèrent près de moi ; c’étaient des loups poursuivant lestraînards de la bande. Je poussai en avant, me dirigeant vers lesud. Enfin, j’entendis des voix, et, à la clarté de la lune, je visplusieurs cavaliers galopant en cercle à travers la plaine. Jecriai « Halloa ! » Une voix répondit à la mienne, undes cavaliers vint à moi à toute vitesse ; c’estSaint-Vrain.

– Dieu puissant, Haller ! cria-t-il enarrêtant son cheval et se penchant sur sa selle pour mieux mevoir ; est-ce vous ou est-ce votre spectre ? En vérité,c’est lui-même ! et vivant !

– Et qui ne s’est jamais mieux porté,m’écriai-je.

– Mais d’où tombez-vous ? desnuages ? du ciel ? d’où enfin ?

Et ses questions étaient répétées en écho partous les autres, qui, à ce moment, me serraient la main comme s’ilsne m’avaient pas vu depuis un an. Godé paraissait entre tous leplus stupéfait.

– Mon Dieu ! lancé en l’air, foulé auxpieds d’un million de buffles damnés, et pas mort ! Cr-r-rémâtin !

– Nous nous étions mis à la recherche de votrecorps, ou plutôt de ce qui pouvait en rester, dit Saint-Vrain. Nousavons fouillé la prairie pas à pas à un mille à la ronde, et nousétions presque tentés de croire que les bêtes féroces vous avaienttotalement dévoré.

– Dévorer monsieur ! Non ! troismillions de buffles ne l’auraient pas dévoré. Mon Dieu !Ah ! gredin de l’Endormi, que le diable t’emporte !

Cette apostrophe s’adressait à Hibbets, quin’avait pas indiqué à mes camarades l’endroit où j’étais couché, etm’avait ainsi exposé à un danger si terrible.

– Nous vous avons vu lancé en l’air, continuaSaint-Vrain, et retomber dans le plus épais de la bande. Enconséquence, nous vous regardions comme perdu. Mais, au nom deDieu, comment avez-vous pu vous tirer de là ?

Je racontai mon aventure à mes camaradesémerveillés.

– Par Dieu ! cria Godé, c’est unemerveilleuse histoire ! Et voilà un gaillard qui n’est pasmanchot !

À dater de ce moment, je fus considéré commeun capitaine parmi les gens de la prairie. Mes compagnonsavaient fait de la bonne besogne pendant ce temps, et une douzainede masses noires, qui gisaient sur la plaine, en rendaienttémoignage. Ils avaient retrouvé mon rifle et ma couverture ;cette dernière, enfoncée dans la terre par le piétinement.Saint-Vrain avait encore quelques gorgées d’eau-de-vie dans sagourde ; après l’avoir vidée et avoir replacé les vedettes,nous reprîmes nos couches de gazon et passâmes le reste de la nuità dormir.

Chapitre 4UNE POSITION TERRIBLE.

 

Peu de jours après, une autre aventurem’arriva ; et je commençai à penser que j’étais prédestiné àdevenir un héros parmi les montagnards.

Un petit détachement dont je faisais partieavait pris les devants. Notre but était d’arriver à Santa-Fé unjour ou deux avant la caravane, afin de tout arranger avec legouverneur pour l’entrée des wagons dans cette capitale. Nousfaisions route pour le Cimmaron. Pendant une centaine de millesenviron, nous traversâmes un désert stérile, dépourvu de gibier etpresque entièrement privé d’eau. Les buffalos avaientcomplètement disparu, et les daims étaient plus que rares. Ilfallait nous contenter de la viande séchée que nous avions emportéeavec nous des établissements. Nous étions dans le désert del’Artemisia. De temps en temps, nous apercevions une légèreantilope bondissant au loin devant nous, mais se tenant hors detoute portée. Ces animaux semblaient être plus familiers qued’ordinaire. Trois jours après avoir quitté la caravane, comme nouschevauchions près du Cimmaron, je crus voir une tête cornuederrière un pli de la prairie. Mes compagnons refusèrent de mecroire, et aucun d’eux ne voulut m’accompagner. Alors, medétournant de la route, je partis seul. Godé ayant pris lesdevants, l’un de mes camarades se chargea de mon chien que je nevoulais pas emmener, craignant d’effaroucher les antilopes. Moncheval étais frais et plein d’ardeur ; et que je dusse réussirou non, je savais qu’il me serait facile de rejoindre la troupe àson prochain campement. Je piquai droit vers la place où j’avais vudisparaître l’objet, et qui semblait être à un demi-mille environde la route ; mais il se trouva que la distance était beaucoupplus grande ; c’est une illusion commune dans l’atmosphèretransparente de ces régions élevées.

Un singulier accident de terrain, ce qu’onappelle dans ces contrées un couteau des prairies, d’unepetite élévation, coupait la plaine de l’est à l’ouest ; unfourré de cactus couvrait une partie de son sommet. Je me dirigeaivers ce fourré. Je mis pied à terre au bas de la pente, et,conduisant mon cheval au milieu des cactus je l’attachai à une desbranches. Puis je gravis avec précaution, à travers les feuillesépineuses, vers le point où je m’imaginais avoir vu l’animal. À magrande joie, j’aperçus, non pas une antilope, mais un couple de cescharmants animaux, qui broutaient tranquillement, malheureusementtrop loin pour que ma balle pût les atteindre. Ils étaient au moinsà trois cents yards, sur une pente douce et herbeuse. Entre eux etmoi pas le moindre buisson pour me cacher, dans le cas où j’auraisvoulu m’approcher. Quel parti prendre ? Pendant quelquesminutes, je repassai dans mon esprit les différentes ruses dechasse usitées pour prendre l’antilope. Imiterais-je leurcri ? Valait-il mieux chercher à les attirer en élevant monmouchoir ? Elles étaient évidemment trop farouches ; car,de minute en minute, je les voyais dresser leurs jolies petitestêtes et jeter un regard inquiet autour d’elles. Je me rappelai quela couverture de ma selle était rouge. En l’étendant sur lesbranches d’un buisson de cactus, je réussirais peut-être à lesattirer. Ne voyant pas d’autre moyen, j’étais sur le point deretourner prendre ma couverture, quand tout à coup mes yeuxs’arrêtèrent sur une ligne de terre nue qui traversait la prairie,entre moi et l’endroit où les animaux paissaient. C’était unebrisure dans la surface de la plaine, une route de buffaloou le lit d’un arroyo. Dans tout les cas, c’était le couvert dontj’avais besoin, car les antilopes n’en étaient pas à plus de centyards, et s’en rapprochaient tout en broutant. Je quittai lesbuissons et me dirigeai, en me laissant glisser le long de lapente, vers le point où l’enfoncement me paraissait le plus marqué.Là, à ma grande surprise, je me trouvai au bord d’un large arroyo,dont l’eau, claire et peu profonde, coulait doucement sur un lit desable et de gypse. Les bords ne s’élevaient pas à plus de troispieds du niveau, de l’eau, excepté à l’endroit où l’escarpementvenait rencontrer le courant. Là, il y avait une élévation assezforte ; je longeai la base, j’entrai dans le canal et me misen devoir de le remonter. J’arrivai bientôt, comme j’en avaisl’intention, à la place où le courant, après avoir suivi une ligneparallèle à l’escarpement, le traversait en le coupant à pic. Là,je m’arrêtai, et regardai avec toutes sortes de précautionspar-dessus le bord. Les antilopes s’étaient rapprochées à moinsd’une portée de fusil de l’arroyo ; mais elles étaient encoreloin de mon poste. Elles continuaient à brouter tranquillement,insouciantes du danger. Je redescendis, et repris ma marche dansl’eau.

C’était une rude besogne que de marcher danscette voie. Le lit de la ravine était formé d’une terre molle quicédait sous le pied, et il me fallait éviter de faire le moindrebruit, sous peine d’effaroucher le gibier ; mais j’étaissoutenu dans mes efforts par la perspective d’avoir de la venaisonfraîche pour mon souper. Après avoir péniblement parcouru quelquescents yards, je me trouvai en face d’un petit buisson d’absinthequi touchait à la rive.

– Je suis assez près, pensai-je, et ceci meservira de couvert.

Tout doucement je me dressai jusqu’à ce que jepusse voir à travers les feuilles. La position était excellente.J’épaulai mon fusil, et, visant au cœur du mâle, je lâchai ladétente. L’animal fit un bond et retomba sur le flanc, sans vie.J’étais sur le point de m’élancer pour m’assurer de ma proie,lorsque j’observai que la femelle, au lieu de s’enfuir comme je m’yattendais, s’approchait de son compagnon gisant, et flairaitanxieusement toutes les parties de son corps. Elle n’était pas àplus de vingt yards de moi, et je distinguais l’expressiond’inquiétude et d’étonnement dont son regard était empreint. Tout àcoup, elle parut comprendre la triste vérité, et, rejetant sa têteen arrière, elle se mit à pousser des cris plaintifs et à courir enrond autour de son corps inanimé. Mon premier mouvement avait étéde recharger et de tuer la femelle ; mais je me sentaisdésarmé par sa voix plaintive qui me remuait le cœur. En vérité, sij’avais pu prévoir un aussi lamentable spectacle, je ne me seraispoint écarté de la route. Mais la chose était sans remède.

– Je lui ai fait plus de mal que si je l’avaistuée elle-même, pensai-je ; le mieux que je puisse faire pourelle, maintenant, c’est de la tuer aussi.

En vertu de ce principe d’humanité, qui devaitlui être fatal, je restai à mon poste ; je rechargeai monfusil ; je visai de nouveau, et le coup partit. Quand la fuméefut dissipée, je vis la pauvre petite créature sanglante sur legazon, la tête appuyée sur le corps de son mâle inanimé. Je mis monrifle sur l’épaule, et je me disposais à me porter en avant,lorsque, à ma grande surprise, je me sentis pris par les pieds.J’étais fortement retenu, comme si mes jambes eussent été serréesdans un étau ! Je fis un effort pour me dégager, puis unsecond, plus violent, mais sans aucun succès : au troisième,je perdis l’équilibre, et tombai à la renverse dans l’eau. À moitiésuffoqué, je parvins à me mettre debout, mais uniquement pourreconnaître que j’étais retenu aussi fortement qu’auparavant. Denouveau je m’agitai pour dégager mes jambes ; mais je nepouvais les ramener ni en avant, ni en arrière, ni à droite, ni àgauche ; de plus, je m’aperçus que j’enfonçais peu à peu.Alors l’effrayante vérité se fit jour dans mon esprit :j’étais pris dans un sable mouvant !

Un sentiment d’épouvante passa dans tout monêtre. Je renouvelai mes efforts avec toute l’énergie du désespoir.Je me penchais d’un côté, puis de l’autre, tirant à me déboîter lesgenoux. Mes pieds étaient toujours emprisonnés ; impossible deles bouger d’un pouce. Le sable élastique s’était moulé autour demes bottes de peau de cheval, et collait le cuir au-dessus deschevilles, de telle sorte que je ne pouvais en dégager mes jambes,et je sentais que j’enfonçais de plus en plus, peu à peu, maisirrésistiblement, et d’un mouvement continu, comme si quelquemonstre souterrain m’eût tout doucement tiré à lui ! Jefrissonnai d’horreur, et je me mis à crier au secours ! Maisqui pouvait m’entendre ! il n’y avait personne dans un rayonde plusieurs milles, pas un être vivant.

Si pourtant : le hennissement de moncheval me répondit du haut de la colline, semblant se railler demon désespoir. Je me penchai en avant autant que ma position me lepermettait, et, de mes doigts convulsifs, je commençai à creuser lesable. À peine pouvais-je en atteindre la surface, et le légersillon que je traçais était aussitôt comblé que formé. Une idée mevint. Mon fusil mis en travers pourrait me supporter. Je lecherchai autour de moi. On ne le voyait plus. Il était enfoncé dansle sable. Pouvais-je me coucher par terre pour éviter d’enfoncerdavantage ? Non il y avait deux pieds d’eau ; je meserais noyé. Ce dernier espoir m’échappa aussitôt qu’il m’apparut.Je ne voyais plus aucun moyen de salut. J’étais incapable de faireun effort de plus. Une étrange stupeur s’emparait de moi. Ma penséese paralysait. Je me sentais devenir fou. Pendant un moment, maraison fut complètement égarée.

Après un court intervalle, je recouvrai messens. Je fis un effort pour secouer la paralysie de mon esprit,afin du moins d’aborder comme un homme doit le faire, la mort, queje sentais inévitable. Je me dressai tout debout. Mes yeuxatteignaient jusqu’au niveau de la prairie, et s’arrêtèrent sur lesvictimes encore saignantes de ma cruauté. Le cœur me battit à cettevue. Ce qui m’arrivait était-il une punition de Dieu ? Avec unhumble sentiment de repentir, je tournai mon visage vers le ciel,redoutant presque d’apercevoir quelque signe de la colère céleste….Le soleil brillait du même éclat qu’auparavant, et pas un nuage netachait la voûte azurée. Je demeurai les yeux levés au ciel, etpriai avec une ferveur que connaissent ceux-là seulement qui sesont trouvés dans des situations périlleuses analogues à celle oùj’étais.

Comme je continuais à regarder en l’air,quelque chose attira mon attention. Je distinguai sur le fond bleudu ciel la silhouette d’un grand oiseau. Je reconnus bientôtl’immonde oiseau des plaines, le vautour noir. D’oùvenait-il ? Qui pouvait le savoir ? À une distanceinfranchissable pour le regard de l’homme, il avait aperçu ou sentiles cadavres des antilopes, et maintenant sur ses larges ailessilencieuses il descendait vers le festin de la mort. Bientôt unautre, puis encore un, puis une foule d’autres se détachèrent surles champs azurés de la voûte céleste, et, décrivant de largescourbes, s’abaissèrent silencieusement vers la terre. Les premiersarrivés se posèrent sur le bord de la rive, et après avoir jeté uncoup d’œil autour d’eux, se dirigèrent vers leurs proies. Quelquessecondes après, la prairie était noire de ces oiseaux immondes quigrimpaient sur les cadavres des antilopes, et battaient de l’aileen enfonçant leurs becs fétides dans les yeux de leurs proies. Puisvinrent les loups décharnés, affamés, sortant des fourrés de cactuset rampant, comme des lâches, à travers les sinuosités de laprairie. Un combat s’ensuivit, dans lequel les vautours furent misen fuite, puis les loups se jetèrent sur la proie et se ladisputèrent, grondant les uns contre les autres, ets’entre-déchirant.

– Grâce à Dieu ! pensai-je, je n’auraipas du moins à craindre d’être ainsi mis en pièces !

Je fus bientôt délivré de cet affreuxspectacle. Mes yeux n’arrivaient plus au niveau de la berge. Levert tapis de la prairie avait eu mon dernier regard. Je ne pouvaisplus voir maintenant que les murs de terre qui encaissaient leruisseau, et l’eau qui coulait insouciante autour de moi. Une foisencore je levai les yeux au ciel, et avec un cœur plein de prières,je m’efforçai de me résigner à mon destin. En dépit de mes effortspour être calme, les souvenirs des plaisirs terrestres, des amis,du logis, vinrent m’assaillir et provoquèrent par intervalles deviolents paroxysmes pendant lesquels je m’épuisais en effortsréitérés, mais toujours impuissants. J’entendis de nouveau lehennissement de mon cheval. Une idée soudaine frappa mon esprit, etme rendit un nouvel espoir : peut-être mon cheval…. Je neperdis pas un moment. J’élevai ma voix jusqu’à ses cordes les plushautes, et appelai l’animal par son nom. Je l’avais attaché, maislégèrement. Les branches de cactus pouvaient se rompre. J’appelaiencore, répétant les mots auxquels il était habitué. Pendant unmoment tout fut silence, puis j’entendis les sons précipités de sessabots, indiquant que l’animal faisait des efforts pour sedégager ; ensuite je pus reconnaître le bruit cadencé d’ungalop régulier et mesuré. Les sons devenaient plus proches encoreet plus distincts, jusqu’à ce que l’excellente bête se montrât surla rive au-dessus de moi. Là, Moro s’arrêta, secouant la tête, etpoussa un bruyant hennissement. Il paraissait étonné, et regardaitde tous côtés, renâclant avec force. Je savais qu’une fois qu’ilm’aurait aperçu, il ne s’arrêterait pas jusqu’à ce qu’il eût pufrotter son nez contre ma joue, car c’était sa coutume habituelle.Je tendis mes mains vers lui et répétai encore les mots magiques.Alors, regardant en bas, il m’aperçut, et, s’élançant aussitôt, ilsauta dans le canal. Un instant après, je le tenais par labride.

Il n’y avait pas de temps à perdre ;l’eau m’atteignait presque jusqu’aux aisselles. Je saisis la longe,et, la passant sous la sangle de la selle, je la nouai fortement,puis je m’entourai le corps avec l’autre bout. J’avais laissé assezde corde entre moi et la sangle pour pouvoir exciter et guider lecheval dans le cas où il faudrait un grand effort pour me tirerd’où j’étais. Pendant tous ces préparatifs, l’animal muet semblaitcomprendre ce que je faisais. Il connaissait aussi la nature duterrain sur lequel il se trouvait, car, durant toute l’opération,il levait ses pieds l’un après l’autre pour éviter d’être pris. Mesdispositions furent enfin terminées, et avec un sentiment d’anxiététerrible, je donnai à mon cheval le signal de partir. Au lieu des’élancer, l’intelligent animal s’éloigna doucement comme s’ilavait compris ma situation. La longe se tendit, je sentis que moncorps se déplaçait, et, un instant après, j’éprouvai une de cesjouissances profondes impossibles à décrire, en me trouvant dégagéde mon tombeau de sable. Un cri de joie s’échappa de ma poitrine.Je m’élançai vers mon cheval, je lui jetai mes deux bras autour ducou ; je l’embrassai avec autant de délices que s’il eût étéune charmante jeune fille. Il répondit à mes embrassements par unpetit cri plaintif qui me prouva qu’il m’avait compris. Je me misen quête de mon rifle. Heureusement qu’il n’était pas très enfoncé,et je pus le ravoir. Mes bottes étaient restées dans lesable ; mais je ne m’arrêtai point à les chercher. La place oùje les avais perdues m’inspirait un sentiment de profondeterreur.

Sans plus attendre, je quittai les bords del’arroyo, et, montant à cheval je me dirigeai au galop vers laroute. Le soleil était couché quand j’arrivai au camp, où je fusaccueilli par les questions de mes compagnons étonnés :

– Avez-vous trouvé beaucoup de chèvres ?Où sont donc vos bottes ? – Est-ce à la chasse ou à la pêcheque vous avez été ?

Je répondis à toutes ces questions enracontant mon aventure, et cette nuit-là encore je fus le héros dubivouac.

Chapitre 5SANTA-FÉ.

 

Après avoir employé une semaine à gravir lesmontagnes rocheuses, nous descendîmes dans la vallée du Del-Norte,et nous atteignîmes la capitale du Nouveau-Mexique, la célèbreville de Santa-Fé. Le lendemain, la caravane elle-même arriva, carnous avions perdu du temps en prenant la route du sud, et leswagons, en traversant la passe de Raton, avaient suivi la voie laplus rapide. Nous n’eûmes aucune difficulté relativement à l’entréede notre convoi, moyennant une taxe de cinq cents dollarsd’alcavala pour chaque wagon. C’était une extorsion quidépassait le tarif ; mais les marchands étaient forcésd’accepter cet impôt. Santa-Fé est l’entrepôt de la province, et lechef-lieu de son commerce. En l’atteignant, nous fîmes halte etétablîmes notre camp hors des murs.

Saint-Vrain, quelques autres propriétaires etmoi nous nous installâmes à la fonda, où nous cherchâmesdans le délicieux vin d’el Paso l’oubli des fatigues que nousavions endurées à travers les plaines. La nuit de notre arrivée sepassa tout entière en festins et en plaisirs. Le lendemain matin,je fus éveillé par la voix de mon Godé, qui paraissait de joyeusehumeur et chantonnait quelques fragments d’une chanson de batelierscanadiens.

– Ah ! monsieur, me cria-toi ! en mevoyant éveillé, aujourd’hui, ce soir, il y a une grandefuncion, – un bal – ce que les Mexicains appellent lefandago. C’est très beau, monsieur. Vous aurez bien sûr ungrand plaisir à voir un fandago mexicain.

– Non, Godé. Mes compatriotes ne sont pasaussi grands amateurs de la danse que les vôtres.

– C’est vrai, monsieur, mais unfandago ! ça mérite d’être vu. Ça se compose detoutes sortes de pas : le bolero, la valse, lacoûna, et beaucoup d’autres ; le tout mélangé depouchero. Allez ! monsieur, vous verrez plus d’unejolie fille aux yeux noirs et avec de très courts… Ah !diable !… de très courts… comment appelez-vous cela enaméricain ?

– Je ne sais pas de quoi vous voulezparler.

– Cela ! cela, monsieur.

Et il me montrait la jupe de sa blouse dechasse.

– Ah ! pardieu, je le tiens ! –Petticoes, de très courts petticoes. Ah !vraiment, vous verrez, vous verrez ce que c’est qu’unfandago mexicain.

Las niñas de Durango

Conmigo bailandas,

Al cielo saltandas

En el fan-dango – en el fan-dango.

Ah ! voici M. de Saint-Vrain.Il n’a sans doute jamais vu un fandago. Sacristi !comme monsieur danse ! comme un vrai maître de ballets !Mais il est de sangre… de sang français, vraiment. Voyezdonc !

Al cielo saltandas

En el fan-dan-go – en el fan-dang…

– Eh ! Godé ?

– Monsieur.

– Cours à la cantine et demande, prends àcrédit, achète ou chippe une bouteille du meilleur Paso.

– Faut-il essayer de la chipper, monsieurSaint-Vrain ? Demanda Godé avec une grimace significative.

– Non, vieux coquin de Canadien !paie-la, voilà de l’argent. Du meilleur Paso, tu entends ?frais et brillant. Maintenant, vaya !

– Bonjour, mon brave dompteur debuffalos. Encore au lit, à ce que je vois.

– J’ai une migraine qui me fend la tête.

– Ah ! ah ! ah ! C’est commemoi tout à l’heure ; mais Godé est allé chercher le remède.Poil de chien guérit la morsure. Allons, en bas du lit.

– Attendez au moins que j’aie pris une dose devotre médecine.

– C’est juste. Vous vous trouverez mieuxaprès. Dites-moi, comment vous trouvez-vous des plaisirs de laville, hein ?

– Vous appelez cela une ville !

– Mais oui ; c’est ainsi qu’on la nommepartout : la ciudad de Santa-Fé, la fameuse ville deSanta-Fé, la capitale du Nuevo-Mejico, la métropole de laprairie, le paradis des vendeurs, des trappeurs et des voleurs.

– Et voilà le progrès accompli dans unepériode de trois cents ans ! En vérité, ce peuple semble àpeine arrivé aux premiers échelons de la civilisation !

– Dites plutôt qu’il en a dépassé lesderniers. Ici, dans cette oasis lointaine, vous trouverez peinture,poésie, danse, théâtre et musique, fêtes et feux d’artifice ;tous les raffinements de l’art et de l’amour qui caractérisent unenation en déclin. Vous rencontrerez en foule des don Quichottes,soi-disant chevaliers errants, des Roméos, moins le cœur, et desbandits, moins le courage. Vous rencontrerez… toutes sortes dechoses avant de vous croiser avec la vertu ou l’honneur.

– Holà !muchacho !

– Que es señor ?

– Avez-vous du café ?

– Si, señor.

– Apportez deux tasses : dostazas, entendez-vous, et leste ! Aprisa !aprisa !

– Si, señor.

– Ah ! voici le voyageur canadien !Eh bien, vieux Nord-Ouest, apportes-tu le vin ?

– C’est un vin délicieux, monsieurSaint-Vrain ! ça vaut presque les vins Français.

– Il a raison, Haller ! (tsap !tsap !) délicieux, vous pouvez le dire, mon cherGodé ! (tsap ! tsap !) Allons, buvez ;cela va vous rendre fort comme un buffalo. Voyez, ilpétille comme de l’eau de Seltz ![4] commefontaine qui bouille. Eh ! Godé ?

– Oui, monsieur ; absolument commefontaine qui bouille, parbleu ! oui.

– Buvez, mon ami, buvez ! ne craignez pasce vin-là ; c’est pur jus de la vigne. Sentez cela, humez cebouquet. Dieu ! Quel vin les Yankees tireront un jour de cesraisins du Nouveau-Mexique !

– Eh quoi ? croyez-vous que les Yankeesaient des vues sur ce pays ?

– Si je le crois ? je le sais. Etpourquoi pas ! À quoi peut servir cette race de singes dans lacréation ? uniquement à embarrasser la terre. – Eh bien,garçon, vous avez apporté le café ?

– Ya, esta, señor.

– Allons, prenez-moi quelques gorgées de cetteliqueur, cela vous remettra sur pied tout de suite. Ils sont bonspour faire du café, par exemple ; les Espagnols sont passésmaîtres en cela.

– Qu’est-ce que ce fandago dont Godém’a parlé ?

– Ah ! c’est vrai. Nous allons avoir unefameuse soirée, vous y viendrez, sans doute ?

– Par pure curiosité !

– Très bien ! votre curiosité serasatisfaite.

– Le vieux coquin de gouverneur doit honorerle bal de sa présence, et, dit-on, sa charmanteseñora ; mais je ne crois pas que celle-civienne.

– Et pourquoi pas ?

– Il a trop peur qu’un de ces sauvagesamericanos ne prenne fantaisie de l’enlever en croupe.Cela s’est vu quelquefois dans cette vallée. Par sainteMarie ! c’est une charmante créature, – continua Saint-Vrain,se parlant à lui-même, – et je sais quelqu’un… Oh ! le vieuxtyran maudit ! Pensez-y donc un peu !

– À quoi ?

– Mais à la manière dont il nous a traités.Cinq cents dollars par wagon ! et nous en avions uncent ! en tout cinquante mille dollars.

– Mais, est-ce qu’il empoche tout cela ?Est-ce que le gouvernement….

– Le gouvernement ! le gouvernement n’entouche pas un centime. C’est lui qui est le gouvernement ici. Et,grâce aux ressources qu’il tire de ces impôts, il gouverne lesmisérables habitants avec une verge de fer. Pauvresdiables !

– Et ils le haïssent, je suppose ?

– Lui et les siens. Dieu sait s’ils ontraison.

– Pourquoi donc alors ne se révoltent-ilspas ?

– Cela leur arrive quelquefois. Mais quepeuvent faire ces malheureux ? Comme tous les tyrans, il a sules diviser et semer entre eux des haines irréconciliables.

– Mais il ne me semblait pas qu’il ait unearmée bien formidable : il n’a point de gardes du corps.

– Des gardes du corps, s’écria Saint-Vrain enm’interrompant. Regardez dehors les voilà, ses gardes du corps.

– Indios bravos ! lesNavajoès ! s’exclama Godé au même instant.

Je regardai dans la rue. Une demi-douzained’Indiens drapés dans des sérapés[5] rayéspassaient devant l’auberge. Leurs regards sauvages, leur démarchelente et fière, les faisaient facilement distinguer des indiosmanzos, des pueblos, porteurs d’eau et bûcherons.

– Sont-ce des Navajoès ? demandai-je.

– Oui, monsieur, oui, reprit Godé avec quelqueanimation. Sacrr… ! des Navajoès, de véritables et damnésNavajoès !

– Il n’y a pas à s’y tromper, ajoutaSaint-Vrain.

– Mais les Navajoès sont les ennemis déclarésdes Nouveaux-Mexicains. Comment sont-ils ici ?prisonniers ?

– Ont-ils l’air de prisonniers ?

Certes, on ne pouvait apercevoir aucun indicede captivité ni dans leurs regards ni dans leurs allures. Ilsmarchaient fièrement le long du mur, lançant de temps à antre surles passants un coup d’œil sauvage, hautain et méprisant.

– Pourquoi sont-ils ici alors ? Leur paysest bien loin vers l’ouest.

– C’est là un de ces mystères duNouveau-Mexique sur lesquels je vous donnerai quelqueséclaircissements une autre fois. Ils sont maintenant sous laprotection d’un traité de paix qui les lie, tant qu’il ne leurconvient pas de le rompre. Quant à présent, ils sont aussi libresici que vous et moi ; que dis-je ? ils le sont biendavantage. Je ne serais point surpris de les rencontrer ce soir aufandango.

– J’ai entendu dire que les Navajoès étaientcannibales ?

– C’est la vérité. Observez-les uninstant ! Regardez comme ils couvent des yeux ce petit garçonjoufflu, qui paraît instinctivement en avoir peur. Il est heureuxpour ce petit drôle qu’il fasse grand jour, sans cela il pourraitbien être étranglé sous une de ces couvertures rayées.

– Parlez-vous sérieusement,Saint-Vrain !

– Sur ma parole ; je ne plaisantepas ! Si je me trompe, Godé en sait assez pour pouvoirconfirmer ce que j’avance, Eh ! voyageur ?

– C’est vrai, monsieur. J’ai été prisonnierdans la Nation : non pas chez les Navagh, mais chez les damnésd’Apaches. C’est la même chose, pendant trois mois. J’ai vu lessauvages manger, –eat, – un, deux trie, trieenfants rôtis, comme si c’étaient des bosses de buffles. C’estvrai, monsieur, c’est très vrai.

– C’est la vraie vérité : les Apaches etles Navajoès enlèvent des enfants dans la vallée, ici, lors deleurs grandes expéditions ; et ceux qui ont été à même de s’eninstruire assurent qu’ils les font rôtir. Est-ce pour les offrir ensacrifice au dieu féroce Quetzalcoatl ? est-ce par goût pourla chair humaine ? c’est ce qu’on n’a pas encore bien puvérifier. Bien peu parmi ceux qui ont visité leurs villes ont eu,comme Godé, la chance d’en sortir. Pas un homme de ces pays nes’aventure à traverser la sierra de l’ouest.

– Et comment avez-vous fait, monsieur Godépour sauver votre chevelure ?

– Comment, monsieur ? Parce que je n’enai pas. Je ne peux pas être scalpé. Ce que les trappeurs yankeesappellent hur, ma chevelure, est de la fabrication d’unbarbier de Saint-Louis. Voilà, monsieur.

En disant cela, le Canadien ôta sa casquette,et, avec elle, ce que jusqu’à ce moment j’avais pris pour unemagnifique chevelure bouclée, c’était une perruque.

– Maintenant, messieurs, s’écria-t-il d’un tonde bonne humeur, comment ces sauvages pourraient-ils prendre monscalp ? Les Indiens damnés n’en toucheront pas la prime,sacr-r-r… !

Saint-Vrain et moi ne pûmes nous empêcher derire à la transformation comique de la figure du Canadien.

– Allons, Godé ! le moins que vouspuissiez faire après cela, c’est de boire un coup. Tenez,servez-vous.

– Très obligé, monsieur Saint-Vrain, je vousremercie.

Et le voyageur, toujours altéré avala lenectar d’el Paso comme il eût fait d’une tasse de lait.

– Allons, Haller ! Il faut que nousallions voir les wagons. Les affaires d’abord, le plaisir après,autant du moins que nous pourrons nous en procurer au milieu de cestas de briques. Mais nous trouverons de quoi nous distraire àChihuahua.

– Vous pensez que nous ironsjusque-là ?

– Certainement. Nous n’aurons pas acheteursici pour le quart de notre cargaison. Il faudra porter le reste surle marché principal. Au camp ! allons !

Chapitre 6LE FANDANGO.

 

Le soir, j’étais assis dans ma chambre,attendant Saint-Vrain. Il s’annonça du dehors enchantant :

Las niñas de Durango Conmigo bailandas Alcielo… ha !

– Êtes-vous prêt, mon hardicavalier ?

– Pas encore. Asseyez-vous une minute etattendez-moi.

– Dépêchez-vous alors : la dansecommence. Je suis revenu par là. Quoi ! c’est là votre costumede bal ! Ha ! ha ! ha !

Et Saint-Vrain éclata de rire en me voyantvêtu d’un habit bleu et d’un pantalon noir assez bienconservés.

– Eh ! mais sans doute, répondis-je en leregardant, et qu’y trouvez-vous à redire ? – Mais est-ce làvotre habit de bal, à vous ?

Mon ami n’avait rien changé à soncostume ; il portait sa blouse de chasse frangée, ses guêtres,sa ceinture, son couteau et ses pistolets.

– Oui, mon cher dandy, ceci est mon habit debal ; il n’y manque rien, et si vous voulez m’en croire, vousallez remettre ce que vous avez ôté. Voyez-vous un ceinturon et uncouteau autour de ce bel habit bleu à longues basques !Ha ! ha ! ha !

– Mais quel besoin de prendre ceinturon etcouteau ? Vous n’allez pas, peut-être, entrer dans une sallede bal avec vos pistolets à la ceinture ?

– Et de quelle autre manière voulez-vous queje les porte ? dans mes mains ?

– Laissez-les ici.

– Ha ! ha ! cela ferait une belleaffaire ! Non, non. Un bon averti en vaut deux. Vous netrouverez pas un cavalier qui consente à aller à un fandango deSanta-Fé sans ses pistolets à six coups. Allons, remettez votreblouse, couvrez vos jambes comme elles l’étaient, et bouclez-moicela autour de vous. C’est le costume de bal de cepays-ci.

– Du moment que vous m’affirmez que je seraiainsi comme il faut, ça me va.

– Je ne voudrais pas y aller en habit bleu, jevous le jure.

L’habit bleu fut replié et remis dans monportemanteau. Saint-Vrain avait raison. En arrivant au lieu deréunion, une grande sala dans le voisinage de laplaza, nous le trouvâmes rempli de chasseurs, detrappeurs, de marchands, de voituriers, tous costumés comme ils lesont dans la montagne. Parmi eux se trouvaient une soixantained’indigènes avec autant de señoritas, que je reconnus, àleurs costumes, pour être des poblanas, c’est-à-direappartenant à la plus basse classe ; la seule classe de femme,au surplus, que des étrangers pussent rencontrer à Santa-Fé.

Quand nous entrâmes, la plupart des hommess’étaient débarrassés de leurs sérapés pour la danse, etmontraient dans tout leur éclat le velours brodé, le maroquingaufré, et les bérets de couleurs voyantes. Les femmes n’étaientpas moins pittoresques dans leurs brillantes naguas, leursblanches chemisettes, et leurs petits souliers de satin.Quelques-unes étaient en train de sauter une vive polka ; carcette fameuse danse était parvenue jusque dans ces régionsreculées.

– Avez-vous entendu parler du télégrapheélectrique ?

– No, señor.

– Pourriez-vous me dire ce que c’est qu’unchemin de fer ?

– Quien sabe !

– La polka !

– Ah ! señor, la polka ! lapolka ! cosa bonita, tan graciosa ! vaya !

La salle de bal était une grande salaoblongue, garnie de banquettes tout autour. Sur ces banquettes, lesdanseurs prenaient place, roulaient leurs cigarettes, bavardaientet fumaient dans l’intervalle des contredanses. Dans un coin, unedemi-douzaine de fils d’Orphée faisaient résonner des harpes, desguitares et des mandolines ; de temps en temps, ilsrehaussaient cette musique par un chant aigu, à la manièreindienne. Dans un autre angle, les montagnards, altérés, fumaientdes puros en buvant du whisky de Thaos, et faisaientretentir la sala de leurs sauvages exclamations.

– Holà, ma belle enfant !vamos, vamos, à danser ! mucho bueno ! muchobueno ! voulez-vous ?

C’est un grand gaillard à la mine brutale, desix pieds et plus, qui s’adresse à une petite poblanasémillante.

– Mucho bueno, señor Americano !répond la dame.

– Hourra pour vous ! en avant !marche ! Quelle taille légère ! Vous pourriez servir deplumet à mon chapeau. Qu’est-ce que vous voulez boire ? del’aguardiente[6] ? Ou du vin ?

– Copitita de vino, señor. (Un toutpetit verre de vin, monsieur.)

– Voici, ma douce colombe ; avalez-moi çaen un saut d’écureuil !… Maintenant, ma petite, bonne chance,et un bon mari je vous souhaite !

– Gracias, señor Americano !

– Comment ! vous comprenez cela ?usted entiende, vous entendez ?

– Si, señor.

– Bravo donc ! Eh bien, ma petite,connaissez-vous la danse de l’ours ?

– No entiende.

– Vous ne comprenez pas ! tenez, c’estcomme ça.

Et le lourdaud chasseur commence à se balancerdevant sa partenaire, en imitant les allures de l’ours gris.

– Holà, Bill ! crie un camarade,tu vas être pris au piège, si tu ne te tiens pas sur tes gardes.As-tu tes poches bien garnies, au moins ?

– Que je sois un chien, Gim, si je ne suis pasfrappé là, dit le chasseur étendant sa large main sur la région ducœur.

– Prends garde à toi, bonhomme ! c’estune jolie fille, après tout.

– Très jolie ! offre-lui un chapelet, situ veux, et jette-toi à ses pieds !

– Beaux yeux qui ne demandent qu’à serendre ; oh ! les jolies jambes !

– Je voudrais bien savoir ce que son vieuxmagot demanderait pour la céder. J’ai grand besoin d’unefemme ; je n’en ai plus eu depuis celle de la tribu des Crowque j’avais épousée sur les bords du Yeller-Stone.

– Allons donc, bonhomme, tu n’es pas chez lesIndiens. Fais, si tu veux, que la fille y consente, et il ne t’encoûtera qu’un collier de perles.

– Hourra pour le vieux Missouri ! crie unvoiturier.

– Allons, enfant ! montrons-leur un peucomment un Virginien se fraye son chemin. Débarrassez la cuisine,vieilles et jeunes canailles.

– Gare à droite et à gauche ! la vieilleVirginie va toujours de l’avant.

– Viva el Gobernador ! vivaArmijo ! viva, viva !

L’arrivée d’un nouveau personnage faisaitsensation dans la salle. Un gros homme fastueux, à tournure deprêtre, faisait son entrée, accompagné de plusieurs individus.C’était le gouverneur avec sa suite, et un certain nombre decitoyens bien couverts, qui formaient sans doute l’élite de lasociété new-mexicaine. Quelques-uns des nouveaux arrivants étaientdes militaires revêtus d’uniformes brillants et extravagants ;on les vit bientôt pirouetter autour de la salle dans le tourbillonde la valse.

– Où est la señora Armijo ?demandai-je tout bas à Saint-Vrain.

– Je vous l’avais dit : elle n’est pasvenue. Attendez-moi ici je m’en vais pour quelques instants.Procurez-vous une danseuse : et voyez à vous divertir. Jeserai de retour dans un moment. Au revoir.

Sans plus d’explications, Saint-Vrain seglissa à travers la foule et disparut.

Depuis mon entrée, j’étais demeuré assis surune banquette, près de Saint-Vrain, dans un coin écarté de lasalle. Un homme d’un aspect tout particulier occupait la placevoisine de mon compagnon, et était plongé dans l’ombre d’un rideau.J’avais remarqué cet homme tout en entrant, et j’avais remarquéaussi que Saint-Vrain avait causé avec lui ; mais je n’avaispas été présenté, et l’interposition de mon ami avait empêché unexamen plus attentif de ma part, jusqu’à ce que Saint-Vrain se fûtretiré. Nous étions maintenant l’un près de l’autre, et jecommençai à pousser une sorte de reconnaissance angulaire de lafigure et de la tournure qui avaient frappé mon attention par leurétrangeté. Ce n’était pas un Américain ; on le reconnaissait àson vêtement, et cependant sa figure n’était pas mexicaine. Sestraits étaient trop accentués pour un Espagnol, quoique son teint,hâlé par l’air et le soleil, fût brun et bronzé. La figure étaitrasée, à l’exception du menton, qui était garni d’une barbe noiretaillée en pointe. L’œil, autant que je pus le voir sous l’ombred’un chapeau rabattu, était bleu et doux. Les cheveux noirs etondulés, marqués çà et là d’un fil d’argent. Ce n’étaient point làles traits caractéristiques d’un Espagnol, encore moins d’unHispano-Américain ; et, n’eût été son costume, j’auraisassigné à mon voisin une toute autre origine. Mais il étaitentièrement vêtu à la mexicaine, enveloppé d’une mangapourpre, rehaussée de broderies de velours noir le long des bordset autour des ouvertures. Comme ce vêtement le couvrait presque enentier, je ne faisais qu’entrevoir en dessous une paire decalzoneros de velours vert, avec des boutons jaunes et desaiguillettes de rubans blancs comme la neige, pendant le long descoutures. La partie intérieure des calzoneros était garniede basane noire gaufrée, et venait joindre les tiges d’une paire debottes jaunes munies de forts éperons en acier. La large bande decuir piqué qui soutenait les éperons et passait sur le cou-de-pieddonnait à cette partie le contour particulier que l’on remarquedans les portraits des anciens chevaliers armés de toutes pièces.Il portait un sombrero noir à larges bords, entouré d’un largegalon d’or. Une paire de ferrets, également en or, dépassait labordure ; mode du pays. Cet homme avait son sombrero penché ducôté de la lumière, et paraissait vouloir cacher sa figure.Cependant, il n’était pas disgracié sous ce rapport. Saphysionomie, au contraire, était ouverte et attrayante ; sestraits avaient dû être beaux autrefois, avant d’avoir été altérés,et couverts d’un voile de profonde mélancolie par des chagrins quej’ignorais. C’était l’expression de cette tristesse qui m’avaitfrappé au premier aspect. Pendant que je faisais toutes cesremarques, en le regardant de côté, je m’aperçus qu’il m’observaitde la même manière, et avec un intérêt qui semblait égal au mien.Il fit sans doute la même découverte, et nous nous retournâmes enmême temps de manière à nous trouver face à face ; alorsl’étranger tira de sa manga un petit cigarerobrodé de perles et me le présenta gracieusement endisant :

– Quiere a fumar, caballero ?(Désirez-vous fumer, monsieur ?)

– Volontiers, je vous remercie, – répondis-jeen espagnol.

Et en même temps je tirai une cigarette del’étui.

À peine avions-nous allumé, que cet homme, setournant de nouveau vers moi, m’adressa à brûle-pourpoint cettequestion inattendue :

– Voulez-vous vendre votre cheval ?

– Non.

– Pour un bon prix ?

– À aucun prix.

– Je vous en donnerai cinq cents dollars.

– Je ne le donnerais pas pour le double.

– Je vous en donnerai le double.

– Je lui suis attaché. Ce n’est pas unequestion d’argent.

– J’en suis désolé. J’ai fait deux centsmilles pour acheter ce cheval.

Je regardai mon interlocuteur avec étonnementet répétai machinalement ses derniers mots.

– Vous nous avez donc suivis depuisl’Arkansas ?

– Non, je viens du Rio-Abajo.

– Du Rio-Abajo ! du bas duDel-Norte ?

– Oui.

– Alors, mon cher monsieur, il y a erreur.Vous croyez parler à un autre et traiter de quelque autrecheval.

– Oh ! non ; c’est bien du vôtrequ’il s’agit, un étalon noir, avec le nez roux, et à touscrins ; demi-sang arabe. Il a une petite marque au-dessus del’œil gauche.

Ce signalement était assurément celui de Moro,et je commençai à éprouver une sorte de crainte superstitieuse àl’endroit de mon mystérieux voisin.

– En vérité, répliquai-je, c’est tout à faitcela ; mais j’ai acheté cet étalon, il y a plusieurs mois, àun planteur louisianais. Si vous arrivez de deux cents millesau-dessous de Rio-Grande, comment, je vous le demande, avez-vous puavoir la moindre connaissance de moi ou de mon cheval ?

– Dispensadme, caballero ! je neprétends rien de semblable. Je viens de loin au-devant de lacaravane pour acheter un cheval américain. Le vôtre est le seuldans toute la cavalcade qui puisse me convenir, et, à ce qu’ilparait, le seul que je ne puisse me procurer à prix d’argent.

– Je le regrette vivement ; mais j’aiéprouvé les qualités de l’animal. Nous sommes devenus amis, et ilfaudrait un motif bien puissant pour que je consentisse à m’enséparer.

– Ah ! señor, c’est un motifbien puissant qui me rend si désireux de l’acheter. Si vous saviezpourquoi, peut-être… – Il hésita un moment. – Mais non, non,non !

Après avoir murmuré quelques parolesincohérentes au milieu desquelles je pus distinguer les motsbuenas noches, caballero ! l’étranger se leva enconservant les allures mystérieuses qui le caractérisaient, et mequitta. J’entendis le cliquetis de ses éperons pendant qu’il sefrayait lentement un chemin à travers la foule joyeuse, et ildisparut dans l’ombre.

Le siège vacant fut immédiatement occupé parune manola tout en noir, dont la brillante nagua,la chemisette brodée, les fines chevilles et les petits piedschaussés de pantoufles bleues attirèrent mon attention. C’étaittout ce que je pouvais apercevoir de sa personne ; de temps entemps, l’éclair d’un grand œil noir m’arrivait à traversl’ouverture du rebozo tapado (mantille fermée). Peu à peule rebozo devint moins discret, l’ouverture s’agrandit, etil me fut permis d’admirer les contours d’une petite figurecharmante et pleine de malice. L’extrémité de la mantille futadroitement rejetée par-dessus l’épaule gauche, et découvrit unbras nu, arrondi, terminé par une grappe de petits doigts chargésde bijoux, et pendant nonchalamment. Je suis passablementtimide ; mais, à la vue de cette attrayante partenaire, je nepus y tenir plus longtemps, et, me penchant vers elle, je lui disdans mon meilleur espagnol :

– Voulez-vous bien, mademoiselle, m’accorderla faveur d’une valse ?

La malicieuse petite manola baissa d’abord latête en rougissant ; puis, relevant les longs cils de ses yeuxnoirs, me regarda et me répondit avec une douce voix decanari :

– Con gusto, señor (avec plaisir,monsieur).

– Allons ! m’écriai-je, enivré de montriomphe.

Et, saisissant la taille de ma brillantedanseuse, je m’élançai dans le tourbillonnement du bal.

Nous revînmes à nos places, et, après nousêtre rafraîchis avec un verre d’Albuquerque, un massepain et unecigarette, nous reprîmes notre élan. Cet agréable programme futrépété à peu près une demi-douzaine de fois ; seulement, nousalternions la valse avec la polka, car ma manola dansait la polkaaussi bien que si elle fût née en Bohême. Je portais à mon petitdoigt un diamant de cinquante dollars, que ma danseuse semblaittrouver muy buonito. La flamme de ses yeux m’avait touchéle cœur, et les fumées du champagne me montaient à la tête ;je commençai à calculer le résultat que pourrait avoir latranslation de ce diamant de mon petit doigt au médium de sa joliepetite main, où sans doute il aurait produit un charmant effet. Aumême instant je m’aperçus que j’étais surveillé de près par unvigoureux lepero de fort mauvaise mine, un vraipelado qui nous suivait des yeux, et quelquefois de sapersonne, dans toutes les parties de la salle. L’expression de sasombre figure était un mélange de férocité et de jalousie que madanseuse remarquait fort bien, mais qu’elle me semblait assez peusoucieuse de calmer.

– Quel est cet homme ? lui demandai-jetout bas, comme il venait de passer près de nous, enveloppé dansson sérapé rayé.

– Esta mi marido, señor (c’est monmari, monsieur), me répondit-elle froidement.

Je renfonçai ma bague jusqu’à la paume et tinsma main serrée comme un étau. Pendant ce temps, le whisky de Thaosavait produit son effet sur les danseurs. Les trappeurs et lesvoituriers étaient devenus bruyants et querelleurs ! Lesleperos qui remplissaient la salle, excités par le vin, lajalousie, leur vieille haine, et la danse, devenaient de plus enplus sombres et farouches. Les blouses de chasses frangées et lesgrossières blouses brunes trouvaient faveur auprès desmajas aux yeux noirs à qui le courage inspirait autant derespect que de crainte ; et la crainte est souvent un motifd’amour chez ces sortes de créatures.

Quoique les caravanes alimentassent presqueexclusivement le marché de Santa-Fé, et que les habitants eussentun intérêt évident à rester en bons termes avec les marchands, lesdeux races, anglo-américaine et hispano-indienne, se haïssentcordialement ; et cette haine se manifestait en ce moment,d’un côté par un mépris écrasant, et de l’autre par descarajos concentrés et des regards féroces respirant lavengeance.

Je continuais à babiller avec ma gentillepartenaire. Nous étions assis sur la banquette où je m’étais placéen arrivant. En regardant par hasard au-dessus de moi, mes yeuxs’arrêtèrent sur un objet brillant. Il me sembla reconnaître uncouteau dégainé qu’avait à la main su marido, qui setenait debout derrière nous comme l’ombre d’un démon. Je ne fisqu’entrevoir comme un éclair ce dangereux instrument, et je pensaisà me mettre en garde, lorsque quelqu’un me tira par lamanche ; je me retournai et me trouvai en face de monprécédent interlocuteur à la manga pourpre.

– Pardon, monsieur, me dit-il en me saluantgracieusement ; je viens d’apprendre que la caravane poussejusqu’à Chihuahua.

– Oui ; nous n’avons pas acheteurs icipour toutes nos marchandises.

– Vous y allez, naturellement ?

– Certainement, il le faut.

– Reviendrez-vous par ici,señor ?

– C’est très probable. Je n’ai pas d’autreprojet pour le moment.

– Peut-être alors pourrez-vous consentir àcéder votre cheval ? Il vous sera facile d’en trouver un autreaussi bon dans la vallée du Mississipi.

– Cela n’est pas probable.

– Mais señor, si vous y étiezdisposé, voulez-vous me promettre la préférence ?

– Oh ! cela, je vous le promets de toutmon cœur.

Notre conversation fut interrompue par unmaigre et gigantesque Missourien, à moitié ivre, qui, marchantlourdement sur les pieds de l’étranger, cria :

– Allons, heup, vieux marchand degraisse ! donne-moi ta place.

– Y porqué ? (etpourquoi ?) demanda le Mexicain se dressant sur ses pieds.

Et toisant le Missourien avec une surpriseindignée.

– Porky te damne ! Je suisfatigué de danser. J’ai besoin de m’asseoir. Voilà, vieillebête.

Il y avait tant d’insolence et de brutalitédans l’acte de cet homme que je ne pus m’empêcher d’intervenir.

– Allons ! dis-je en m’adressant à lui,vous n’avez pas le droit de prendre la place de cegentleman, et surtout d’agir d’une telle façon.

– Eh ! monsieur, qui diable vous demandevotre avis ? Allons, heup ! je dis.

Et il saisit le Mexicain par le coin de samanga comme pour l’arracher de son siège.

Avant que j’eusse eu le temps de répliquer àcette apostrophe et à ce geste, l’étranger était debout, et d’uncoup de poing bien appliqué envoyait rouler l’insolent à quelquespas.

Ce fut comme un signal. Les querellesatteignirent leur plus haut paroxysme. Un mouvement se fit danstoute la salle. Les clameurs des ivrognes se mêlèrent auxmalédictions dictées par l’esprit de vengeance ; les couteauxbrillèrent hors de l’étui : les femmes jetèrent des crisd’épouvante, et les coups de feu éclatèrent, remplissant la chambred’une épaisse fumée. Les lumières s’éteignirent, et l’on entenditle bruit d’une lutte effroyable dans les ténèbres, la chute decorps pesants, les vociférations, les jurements, etc. La mêlée duraenviron cinq minutes. N’ayant pour ma part aucun motif d’irritationcontre qui que ce fût, je restai debout à ma place sans faire usageni de mon couteau ni de mes pistolets ; ma maja,effrayée, se serrait contre moi en me tenant par la main. Une vivedouleur que je ressentis à l’épaule gauche me fit lâcher tout àcoup ma jolie compagne, et, sous l’empire de cette inexpressiblefaiblesse que provoque toujours une blessure reçue, je m’affaissaisur la banquette. J’y demeurai assis jusqu’à ce que le tumulte fûtapaisé, sentant fort bien qu’un ruisseau de sang s’échappait de mondos et imbibait mes vêtements de dessous.

Je restai dans cette position, dis-je, jusqu’àce que le tumulte eût pris fin ; j’aperçus un grand nombred’hommes vêtus en chasseurs courant çà et là en gesticulant avecviolence. Les uns cherchaient à justifier ce qu’ils appelaient unebagarre, tandis que d’autres, les plus respectables parmi lesmarchands, les blâmaient. Les leperos et les femmesavaient tous disparu, et je vis que les Americanos avaientremporté la victoire. Plusieurs corps gisaient sur leplancher ; c’étaient des hommes morts ou mourants. L’un étaitun Américain, le Missourien, qui avait été la cause immédiate dutumulte ; les autres étaient des pelados. Ma nouvelleconnaissance, l’homme à la manga pourpre n’était plus là.Ma fandanguera avait également disparu, ainsi que sumarido, et, en regardant à ma main gauche, je reconnus que mondiamant aussi avait disparu.

– Saint-Vrain ! Saint-Vrain !criai-je en voyant la figure de mon ami se montrer à la porte.

– Où êtes-vous, Haller, mon vieuxcamarade ? Comment allez-vous ? bien, j’espère ?

– Pas tout à fait, je crains.

– Bon Dieu ! qu’y a-t-il donc ?Aïe ! vous avez reçu un coup de couteau dans les reins !Ce n’est pas dangereux, j’espère. Ôtons vos habits que je voiecela.

– Si nous regagnions d’abord machambre ?

– Allons ! tout de suite, mon chergarçon ; appuyez-vous sur moi ; appuyez,appuyez-vous !

Le fandango était fini.

Chapitre 7SÉGUIN LE CHASSEUR DE SCALPS.

 

J’avais eu précédemment le plaisir de recevoirune blessure sur le champ de bataille. Je dis leplaisir ; sous certains rapports, les blessures ont leurcharme. On vous a transporté sur une civière en lieu desûreté ; un aide de camp, penché sur le cou de son chevalécumant, annonce que l’ennemi est en pleine déroute, et vousdélivre ainsi de la crainte d’être transpercé par quelque lanciermoustachu ; un chirurgien se penche affectueusement vers vous,et, après avoir examiné pendant quelque temps votre blessure, vousdit : Ce n’est qu’une égratignure, et vous serez guéri avantune ou deux semaines. Alors vous apparaissent les visions de lagloire, de la gloire chantée par les gazettes ; le mal présentest oublié dans la contemplation des triomphes futurs, desfélicitations des amis, des tendres sourires de quelque personneplus chère encore. Réconforté par ces espérances, vous restezétendu sur votre dur lit de camp, remerciant presque la balle quivous a traversé la cuisse, ou le coup de sabre qui vous a ouvert lebras. Ces émotions, je les avais ressenties. Combien sontdifférents les sentiments qui vous agitent quand on agonise dessuites d’une blessure due au poignard d’un assassin !

J’étais surtout fort inquiet de savoir quellepouvait être la profondeur de ma blessure. Étais-je mortellementatteint ? Telle est la première question que l’on s’adressequand on s’est senti frappé. Il est rare que le blessé puisse serendre compte du plus ou moins de gravité de son état. La vie peuts’échapper avec le sang à chaque pulsation des artères, sans que lasouffrance dépasse beaucoup celle d’une piqûre d’épingle. Enarrivant à la fonda, je tombai épuisé sur mon lit.Saint-Vrain fendit ma blouse de chasse depuis le haut jusqu’en bas,et commença par examiner la plaie. Je ne pouvais voir la figure demon ami, puisqu’il était derrière moi, et j’attendais avecimpatience.

– Est-ce profond ? demandai-je.

– Pas aussi profond qu’un puits et moins largequ’une voie de wagon, me fut-il répondu. Vous êtes sauf, mon vieuxcamarade. Remerciez-en Dieu, et non l’homme qui vous a coutelé, carle gredin a fait tout ce qu’il a pu pour vous expédier. C’est uncoup de couteau espagnol, et c’est une terrible blessure. Par leSeigneur ! Haller, il s’en est peu fallu ! un pouce deplus, et l’épine dorsale était atteinte, mon garçon ? Maisvous êtes sauf, je vous l’assure. Godé, passez-moi cetteéponge !

– Sacr-rée !… murmura Godé avec toutel’énergie française pendant qu’il tendait l’éponge humide.

Je sentis le frais de l’eau, puis unecompresse de coton fin et tout neuf, ce qu’on put trouver de mieuxdans ma garde-robe, fut appliquée sur la blessure, et fixée avecdes bandes. Le plus adroit chirurgien n’aurait pas fait mieux.

– Voilà qui est bien arrangé, ajoutaSaint-Vrain, en posant la dernière épingle et en me plaçant dans laposition la plus commode. Mais qui donc a provoqué cette bagarre,et comment avez-vous fait pour y jouer un pareil rôle ? Etj’étais dehors, malheureusement !

– Avez-vous remarqué un homme d’une tournureétrange ?

– Qui ? celui qui portait unemanga rouge ?

– Oui.

– Qui était assis près de nous ?

– Oui.

– Ah ! je ne m’étonne pas que vous luiayez trouvé une tournure étrange, et il est plus étrange encorequ’il ne paraît. Je l’ai vu, je le connais, et peut-être suis-je leseul de tous ceux qui étaient là qui puisse en dire autant.Si ; il y en avait un autre, continua Saint-Vrain avec unsingulier sourire ; mais ce qui m’intrigue, c’est de savoirpourquoi il se trouvait là. Armijo ne doit pas l’avoir vu. Maiscontinuez.

Je racontai à Saint-Vrain toute maconversation avec l’étranger, et les incidents qui avaient mis finau fandango.

– C’est bizarre ! très bizarre ! Quediable peut-il avoir tant à faire de votre cheval ? Courirdeux cents milles, et offrir mille dollars !

– Méfiez-vous capitaine ! Godé me donnaitle titre de capitaine depuis mon aventure avec lesbuffalos ; si ce monsieur a fait deux cents mille etveut payer un mille, thousand dollars, pardieu !c’est que Moro lui plaît diablement. Cela montre une grande passionpour ce cheval ! why, pourquoi, puisqu’il en a tantenvie, pourquoi ne le volerait-il pas ?

Je fus frappé de cette supposition, et metournai vers Saint-Vrain.

– Avec la permission du capitaine, je vaiscacher le cheval, – continua le Canadien en se dirigeant vers laporte.

– Ne vous tourmentez pas, vieux Nord-Ouest, dumoins en ce qui concerne ce gentleman. Il ne volera pasvotre cheval. Malgré cela, ce n’est pas une raison pour vousempêcher de suivre votre idée et de cacher l’animal. Il y a assezde coquins à Santa-Fé pour voler les chevaux de tout un régiment.Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de l’attacher tout près decette porte.

Godé après avoir envoyé Santa-Fé et tous seshabitants à un pays où il fait beaucoup plus chaud qu’au Canada,c’est-à-dire à tous les diables, se dirigea vers la porte etdisparut.

– Quel est donc cet homme ? demandai-je,qui semble environné de tant de mystères ?

– Ah ! si vous saviez ! Je vousraconterai, quand l’occasion s’en présentera, quelques épisodesétranges ; mais pas ce soir. Vous n’avez pas besoin d’êtreexcité. C’est le fameux Séguin, le chasseur de scalps.

– Le chasseur de scalps !

– Oui ; vous avez sans doute entenduparler de lui, cela ne peut pas être autrement pour peu que vousayez parcouru la montagne.

– J’en ai entendu parler. L’infâmescélérat ! l’égorgeur sans pitié d’innocentesvictimes !…

Une forme noire s’agita sur le mur, c’étaitl’ombre d’un homme. Je levai les yeux. Séguin était devant moi.Saint-Vrain, en le voyant entrer, s’était retourné, et se tenaitprès de la fenêtre, semblant surveiller la rue. J’étais sur lepoint de continuer ma tirade en lui donnant la forme del’apostrophe, et d’ordonner à cet homme de s’ôter de devant mesyeux ; mais je me sentis impressionné par la nature de sonregard, et je restai muet. Je ne saurais dire s’il m’avait entenduou s’il avait compris à qui s’adressaient les épithètes injurieusesque j’avais proférées ; rien dans sa contenance ne trahissaitqu’il en fût ainsi. Je remarquai seulement le même regard quim’avait tout d’abord attiré, la même expression de mélancolieprofonde. Se pouvait-il que cet homme fût l’abominable bandit dontj’avais entendu parler, l’auteur de tant d’atrocitéshorribles ?

– Monsieur, dit-il, voyant que je gardais lesilence, je suis vivement peiné de ce qui vous est arrivé. J’ai étéla cause involontaire de ce malheur. Votre blessure est-ellegrave ?

– Non, répondis-je avec une sécheresse quisembla le déconcerter.

– J’en suis heureux, reprit-il après unepause. Je venais vous remercier de votre généreuseintervention ; je quitte Santa-Fé dans dix minutes, et jeviens vous faire mes adieux.

Il me tendit la main. Je murmurai le mot« adieu, » mais sans répondre à son geste par un gestesemblable. Les récits des cruautés atroces associées au nom de cethomme me revenaient à l’esprit, et je ressentais une profonderépulsion pour lui. Son bras demeura tendu et sa physionomierevêtit une étrange expression quand il s’aperçut quej’hésitais.

– Je ne puis accepter votre main, lui dis-jeenfin.

– Et pourquoi ? demanda-t-il avecdouceur.

– Pourquoi ? Elle est rouge, elle estrouge de sang. Retirez-vous, monsieur, retirez-vous !

Il arrêta sur moi un regard rempli de douleurdans lequel on n’apercevait aucun symptôme de colère ; ilretira sa main sous les plis de sa manga, et, poussant unprofond soupir, se retourna et sortit lentement de la chambre.Saint-Vrain, qui était revenu sur la fin de cette scène, courutvers la porte, et le suivit des yeux. Je pus, de la place oùj’étais couché, voir le Mexicain au moment où il traversait levestibule. Il s’était enveloppé jusqu’aux yeux dans samanga, et marchait dans l’attitude du plus profondabattement. Un instant après il avait disparu, ayant passé sous leporche et de là dans la rue.

– Il y quelque chose de vraiment mystérieuxchez cet homme. Dites-moi, Saint-Vrain…

– Chut ! chut ! regardezlà-bas ! interrompit mon ami, tandis que sa main était dirigéevers la porte ouverte.

Je regardai, et, à la clarté de la lune, jevis trois formes humaines glissant le long du mur et se dirigeantvers l’entrée de la cour. Leur taille, leur attitude touteparticulière et leurs pas silencieux me convainquirent quec’étaient des Indiens. Un moment après, ils avaient disparu sousl’ombre épaisse du porche.

– Quels sont ces individus ?demandai-je.

– Les ennemis du pauvre Séguin, plus dangereuxpour lui que vous ne le désireriez si vous le connaissiez mieux. Jetremble pour lui si ces bêtes féroces le rencontrent dans la nuit.Mais non ; il est bien sur ses gardes, et il sera secouru s’ilest attaqué ; il le sera. Demeurez tranquille, Harry ! jereviens dans moins d’une seconde.

Disant cela, Saint-Vrain me quitta, et, uninstant après, je le vis traverser rapidement la grande porte. Jerestai plongé dans des réflexions profondes sur l’étrangeté desincidents qui se multipliaient autour de moi, et ces réflexionsn’étaient pas toutes gaies. J’avais outragé un homme qui ne m’avaitfait aucune injure et pour lequel il était évident que mon amiprofessait un grand respect. Le bruit d’un sabot de cheval sur lapierre se fit entendre auprès de moi : c’était Godé avec Moro,et, un instant après, je l’entendis enfoncer un piquet entre lespavés. Presque aussitôt, Saint-Vrain rentra.

– Eh bien, demandai-je, que s’est-ilpassé ?

– Pas grand chose. C’est un renard qui nes’endort jamais. Il était à cheval avant qu’ils fussent près delui, et a bientôt été hors de leur atteinte.

– Mais ne peuvent-ils pas le poursuivre àcheval.

– Ce n’est pas probable. Il a des compagnonsprès d’ici, je vous le garantis. Armijo, c’est lui qui a mis cescoquins-là sur ses traces – Armijo ne dispose pas de forcescapables d’oser le suivre une fois qu’il sera dans sesmontagnes.

– Mais, mon cher Saint-Vrain, dites-moi doncce que vous savez à l’endroit de cet homme extraordinaire. Macuriosité est excitée au plus haut degré.

– Non, pas ce soir, Harry ; pas ce soir.Je ne veux pas vous causer plus d’agitation ; en outre, j’aibesoin de vous quitter en ce moment. À demain, donc. Bonsoir !bonsoir !

Et, ce disant, mon pétulant ami me laissaentre les mains de Godé, au repos de la nuit.

Chapitre 8LAISSÉ EN ARRIÈRE.

 

Le départ de la caravane pour Chihuahua avaitété fixé au troisième jour après le fandango. Ce jour arrivé, je metrouve hors d’état de partir ! Mon chirurgien, abominablesangsue mexicaine, m’affirme que c’est courir à une mort certaineque de me mettre en route. En l’absence de toute preuve contraire,je suis forcé de m’en rapporter à lui. Je n’ai pas d’autrealternative que la triste nécessité d’attendre à Santa-Fé le retourdes marchands.

Cloué sur mon lit par la fièvre, je dis adieuà mes compagnons. Nous nous séparons à regret ; mais surtoutje suis vivement affecté en disant adieu à Saint-Vrain, dont lajoyeuse et cordiale confraternité avait été ma consolation pendantces trois jours de souffrance. Il me donna une nouvelle preuve deson amitié en se chargeant de la conduite de mes wagons et de lavente de mes marchandises sur le marché de Chihuahua.

– Ne vous inquiétez pas, mon garçon, me dit-ilen me quittant. Tâchez de tuer le temps avec le champagne et lepas. Nous serons revenus en un saut d’écureuil ; et,croyez-moi, je vous rapporterai des doublons mexicains de quoicharger une mule. Dieu vous garde ! Adieu !

Je pus me mettre sur mon séant, et, à traversla fenêtre ouverte, voir défiler les bâches blanches des wagons,qui semblaient une chaîne de collines en mouvement. J’entendis leclaquement des fouets et les sonores huo-hya desvoituriers. Je vis les marchands à cheval galoper à la suite, et jeme retournai sur ma couche plein du sentiment de ma solitude et demon abandon. Pendant plusieurs jours, je demeurai couché, inquietet agité, malgré l’influence consolatrice du champagne et les soinsaffectueux, quoique rudes, de mon valet voyageur. Enfin je pus melever, m’habiller et m’asseoir à ma ventana. De là,j’avais une belle vue de la place et des rues adjacentes, voiessablonneuses, bordées de maisons brunes bâties enadobe[7].

Des heures entières s’écoulent pour moi dansla contemplation des gens qui passent. La scène n’est pas dépourvuede nouveauté et de variété. De laides figures basanées se montrentsous les plis de noirs robozos ; des yeux menaçantslancent leurs flammes sous les larges bords des sombreros.Des poblanas en courts jupons et en pantoufles passentsous ma fenêtre. Des groupes d’Indiens soumis, despueblos, arrivent des rancherias (petites fermes)voisines, frappant leurs ânes pour les faire avancer. Ils apportentdes paniers de fruits et de légumes. Ils s’installent au milieu dela place sablonneuse, derrière des tas de poires longues, ou despyramides de tomates et de chile. Les femmes, achetant audétail, ne font que rire, chanter et babiller. Latortillera, à genoux près de son metaté, faitcuire sa pâte de maïs, l’étend en feuilles minces, la pose sur lespierres chaudes et crie : Tortillas !tortillas ! calientes ! (Tortillas touteschaudes). La cocinera épluche les gousses poivrées dechile colorado, agite le liquide rouge avec sa cuiller debois, et allèche les pratiques par ces mots : Chilebueno ! excellente ! – Carbon ! carbon !crie le charbonnier ! – Agua ! agualimpia ! chante le porteur d’eau. – Pan fino !Pan blanco ! hurle le boulanger. Et une foule d’autrescris poussés par les vendeurs d’atole, de huevoset de leche, forment l’ensemble le plus discordant qu’onpuisse imaginer.

Telles sont les voix d’une place publique auMexique. C’est d’abord assez amusant ; mais cela devientmonotone, puis désagréable ; jusqu’à ce qu’enfin j’en soisobsédé au point de ne pouvoir plus les entendre sans en avoir lafièvre.

Quelques jours après, je puis enfin marcher,et je vais me promener avec mon fidèle Godé. Nous parcourons laville. Elle me fait l’effet d’un vaste amas de briques préparéespour recevoir le feu. Partout nous trouvons le même adobebrun, les mêmes leperos de mauvaise mine, flânant auxcoins des rues ; les mêmes jeunes filles aux jambes nues etchaussées de pantoufles ; les mêmes files d’ânes rossés ;les mêmes bruits et les mêmes détestables cris. Nous passons devantune espèce de masure dans un quartier éloigné, et nous sommessalués par des voix sortant de l’intérieur. Elles crient ;Mueran los Yankees ! Abajo los Americanos ! Sansdoute le pelado à qui je suis redevable de ma blessure estparmi les canailles qui garnissent les croisées. Mais je connaistrop l’anarchie du pays pour m’aviser d’en appeler à lajustice ! Les mêmes cris nous suivirent dans une autre rue,puis sur la place. Godé et moi nous rentrâmes à la fonda convaincusqu’il n’était pas sans danger de nous montrer en public. Nousrésolûmes en conséquence de rester dans l’enceinte de l’hôtel.

À aucune époque de ma vie je n’ai autantsouffert de l’ennui que dans cette ville à demi barbare, et confinéentre les murs d’une sale auberge. Et cet ennui était d’autant pluspesant, que je venais de traverser une période toute de gaieté, aumilieu de joyeux garçons que je me représentais à leurs bivouacssur les bords du Del-Norte, buvant, riant en écoutant quelqueterrible histoire des montagnes. Godé partageait mes sentiments etse désespérait comme moi. L’humeur joviale du voyageurdisparaissait. On n’entendait plus la chanson des batelierscanadiens, mais les « s…, » les « f…, » et les« godd… » ronflaient à chaque instant, provoqués par toutce qui tenait du Mexique ou des Mexicains. Je pris enfin larésolution de mettre un terme à nos souffrances.

– Nous ne pourrons jamais nous habituer àcette vie-là, Godé ! dis-je un jour à mon compagnon.

– Ah ! monsieur ! jamais, jamaisnous ne pourrons nous y habituer ! Ah ! c’est assommantplus assommant qu’une assemblée de quakers…

– Je suis décidé à ne pas la mener pluslongtemps.

– Mais qu’est-ce que monsieur prétendfaire ? Quel moyen, capitaine ?

– Je quitte cette maudite ville, et cela pasplus tard que demain.

– Mais monsieur est-il assez fort pour monterà cheval ?

– J’en veux courir le risque, Godé. Si lesforces me manquent, il y a d’autres villes le long de la rivière oùnous pourrions nous arrêter. Où que ce soit, nous serons mieuxqu’ici.

– C’est vrai, capitaine ; il y a de beauxvillages le long de la rivière : Albuquerque, Tomé. Il n’enmanque pas, et, Dieu merci, nous y serons mieux qu’ici. Santa-Féest un repaire d’affreux gredins. C’est fameux de nous en aller,monsieur, fameux.

– Fameux ou non, Godé, je m’en vais. Ainsi,préparez tout cette nuit, même, car je veux quitter la ville avantle lever du soleil.

– Dieu merci, ce sera avec un grand plaisirque je préparerai tout.

Et le Canadien sortit en courant de lachambre, se frottant les mains de joie.

J’avais pris la résolution de quitter Santa-Féà tout prix ; je voulais, si mes forces à moitié rétablies mele permettaient, suivre, et même, s’il était possible, rattraper lacaravane. Je savais qu’elle ne pouvait faire que de courtes étapesà travers les routes sablonneuses du Del-Norte. Si je ne pouvaisparvenir à rejoindre mes amis, je m’arrêterais à Albuquerque ou àEl-Paso, l’un ou l’autre de ces points devant m’offrir unerésidence au moins aussi agréable que celle que je quittais.

Mon chirurgien fit tous ses efforts pour medissuader de partir. Il me représenta que j’étais encore en trèsmauvais état, que ma blessure était loin d’être cicatrisée. Il mefit un tableau très éloquent des dangers de la fièvre, de lagangrène, de l’hémorragie. Voyant que j’étais résolu, il mit fin àses remontrances, et me présenta sa note. Elle montait à la modestesomme de cent dollars ! C’était une véritable extorsion. Maisque pouvais-je faire ? Je criai, je tempêtai. Le Mexicain memenaça de la justice du gouverneur. Godé jura en français, enespagnol, en anglais et en indien ; tout cela fut inutile. Jevis qu’il fallait payer et je payai, quoique avec mauvaisegrâce.

La sangsue disparut, et le maître d’hôtel luisuccéda. Celui-ci, comme le premier, me supplia avec instances dene pas partir. Il me donna quantité d’excellentes raisons pour mefaire changer d’avis.

– Ne partez pas ! sur votre vie,señor, ne partez pas !

– Et pourquoi, mon bon José ?demandai-je.

– Oh ! señor, los lndiosbravos ! los Navajoès ! caramba !

– Mais je ne vais pas du côté des Indiens. Jedescends la rivière ; je traverse les villes duNouveau-Mexique.

– Ah ! señor, les villes !vous n’avez pas de seguridad. Non ! Non ! Nullepart on n’est à l’abri du Navajo. Nous avons des novedades(des nouvelles toutes fraîches). Polvidera ! PobrePolvidera ! elle a été attaquée dimanche dernier.Dimanche, señor, pendant que tout le monde était à lamesse. Et puis, señor, les brigands ont entourél’église ; et… oh ! caramba ! ils onttraîné dehors tous ces pauvres gens, hommes, femmes et enfants.Puis, señor, ils ont tué les hommes, et pour les femmes…Dios de mi alma !

– Eh bien, et les femmes ?

– Oh ! señor, toutes parties,emmenées aux montagnes par les sauvages. Pobresmugeres !

– C’est une lamentable histoire, envérité ! mais les Indiens, à ce que j’ai entendu dire, ne fontde pareils coups qu’à de longs intervalles. J’ai la chance de nepas les rencontrer maintenant. En tout cas, José, j’ai résolu d’encourir le risque.

– Mais, señor, continua Joséabaissant sa voix au diapason de la confidence, il y d’autresvoleurs, outre les Indiens ; il y en a de blancs, muchos,muchissimos ! Ah ! je vous le dis, mi amo,des voleurs blancs ; blancos, blancos y muy feos (etbien dangereux) carrai !

Et José serra les poings comme s’il se fûtdébattu contre un ennemi imaginaire. Tous ses efforts pour éveillermes craintes furent inutiles. Je répondis en montrant mesrevolvers, mon rifle et la ceinture bien garnie de mon domestiqueGodé. Quand le bonhomme mexicain vit que j’étais déterminé à lepriver du seul hôte qu’il eût dans sa maison, il se retira d’un airmaussade et revint un instant après avec sa note. Comme celle dumédecin, elle était hors de toute proportion raisonnable, maisencore une fois je n’y pouvais rien, et je payai. Le lendemain, aupetit jour, j’étais en selle, suivi de Godé et d’une couple demules pesamment chargées ; je quittais la ville maudite etsuivais la route du Rio-Abajo.

Chapitre 9LE DEL-NORTE.

 

Pendant plusieurs jours nous côtoyâmes leDel-Norte en le descendant. Nous traversâmes beaucoup de villages,la plupart semblables à Santa-Fé. Nous eûmes à franchir deszequias, des canaux d’irrigation, et à suivre les borduresde champs nombreux, étalant le vert clair des plantations de maïs.Nous vîmes des vignes et de grandes fermes (haciendas).Celles-ci paraissaient de plus en plus riches à mesure que nousnous avancions au sud de la province, vers le Rio-Abajo. Au loin, àl’est et à l’ouest, nous découvrions de noires montagnes dont leprofil ondulé s’élevait vers le ciel. C’était la double rangée desmontagnes Rocheuses. De longs contre-forts se dirigeaient, dedistance en distance, vers la rivière, et, en certains endroits,semblaient clore la vallée, ajoutant un charme de plus aumagnifique paysage qui se déroulait devant nous à mesure que nousavancions.

Nous vîmes des costumes pittoresques dans lesvillages et sur la route ; les hommes portaient lesérapé à carreaux ou la couverture rayée desNavajoès ; le sombrero conique à larges bords ; lescalzoneros de velours, avec des rangées de brillantesaiguillettes attachées à la veste par l’élégante ceinture. Nousvîmes des mangas et des tilmas, et des hommeschaussés de sandales comme dans les pays orientaux. Chez lesfemmes, nous pûmes admirer le gracieux rebozo, la courtenagua et la chemisette brodée. Nous vîmes encore tous leslourds et grossiers instruments de l’agriculture : lacharrette grinçante avec ses roues pleines ; la charrueprimitive avec sa fourche à trois branches, à peine écorchant lesol ; les bœufs sous le joug, activés par l’aiguillon, leshoues recourbées entre les mains des cerfs-péons. Tout cela,curieux et nouveau pour nous, indiquait un pays où lesconnaissances agricoles n’en étaient qu’aux premiers rudiments.

En route, nous rencontrâmes de nombreuxatajos conduits par leurs arrieros. Les mulesétaient petites, à poil ras, à jambes grêles et rétives. Lesarrieros avaient pour montures des mustangs auxjarrets nerveux. Les selles à hauts pommeaux et à hautes dossières,les brides en corde de crin ; les figures basanées et lesbarbes taillées en pointe des cavaliers ; les énormes éperonssonnant à chaque pas ; les exclamations : Hola !mula ! Malraya ! vaya ! nous remarquâmes toutesces choses, qui étaient pour nous autant d’indices du caractèrehispano-américain des populations que nous traversions. Dans touteautre circonstance, j’eusse été vivement intéressé. Mais alors toutpassait devant moi comme un panorama ou comme les scènes fugitivesd’un rêve prolongé. C’est avec ce caractère que les impressions dece voyage sont restées dans ma mémoire. Je commençais à être sousl’influence du délire et de la fièvre. Ce n’était qu’uncommencement ; néanmoins, cette disposition suffisait pourdénaturer l’image des objets qui m’environnaient et leur donner unaspect étrange et fatigant. Ma blessure me faisait souffrir denouveau ; l’ardeur du soleil, la poussière, la soif, et,par-dessus tout, le misérable gîte que je trouvais dans lesposadas du Nouveau-Mexique m’occasionnaient dessouffrances excessives.

Le cinquième jour, après notre départ deSanta-Fé, nous entrâmes dans le sale petit pueblo deParida. J’avais l’intention d’y passer la nuit, mais j’y trouvai sipeu de chances de m’établir un peu confortablement, que je medécidai à pousser jusqu’à Socorro. C’était le dernier point habitédu Nouveau-Mexique, et nous approchions du terrible désert :la Jornada del muerte (l’étape de la mort). Godé ne connaissait pasle pays, et à Parida je m’étais pourvu d’un guide qui nous étaitindispensable. Cet homme avait offert ses services, et commej’avais appris qu’il ne nous serait pas si facile d’en trouver unautre à Socorro, j’avais été forcé de le garder. C’était ungaillard de mauvaise mine, velu comme un ours et qui m’avaitfortement déplu à première vue ; mais je vis, en arrivant àSocorro, que j’avais été bien informé. Impossible d’y trouver unguide à quelque prix que ce fût, tant était grande la terreurinspirée par la Jornada et ses hôtes fréquents, les Apaches.

Socorro était en pleine rumeur à propos denouvelles incursions des Indiens. Ceux-ci avaient attaqué un convoiprès du passage de Fra-Cristobal, et massacré les arrierosjusqu’au dernier. Le village était consterné. Les habitantsredoutaient une attaque, et me considérèrent comme atteint de foliequand je fis connaître mon intention de traverser le désert. Jecommençais à craindre qu’on ne détournât mon guide de sonengagement ; mais il resta inébranlable, et assura plus quejamais qu’il nous accompagnerait jusqu’au bout. Indépendamment dela chance de rencontrer les Apaches, j’étais en assez mauvaiseposition pour affronter la Jornada. Ma blessure était devenue trèsdouloureuse, et j’étais dévoré par la fièvre. Mais la caravaneavait traversé Socorro, trois jours seulement auparavant, etj’avais l’espoir de rejoindre mes anciens compagnons avant qu’ilseussent atteint El-Paso. Cela me détermina à fixer mon départ aulendemain matin, et à prendre toutes les dispositions nécessairespour une course rapide.

Godé et moi nous nous éveillâmes avant lejour. Mon domestique sortit pour avertir le guide et seller leschevaux et les mules. Je restai dans la maison pour préparer lecafé avant de partir. J’avais pour témoin oisif de cette opérationle maître de l’auberge, qui s’était levé et se promenait gravementdans la salle, enveloppé dans son sérapé. Au beau milieude ma besogne, je fus interrompu par la voix de Godé, qui appelaitdu dehors :

– Mon maître ! mon maître ! legredin s’est sauvé !

– Qu’est-ce que vous dites ? Qui est-cequi s’est sauvé ?

– Oh ! monsieur ! le Mexicain avecla mule ; il l’a volée et s’est sauvé avec. Venez, monsieur,venez.

Rempli d’inquiétude, je suivis le Canadien àl’écurie. Mon cheval !… Dieu merci, il était là. Une des mulesmanquait ; c’était celle que le guide avait montée depuisParida.

– Peut-être n’est-il pas encore parti,hasardai-je ; il peut se faire qu’il soit encore dans laville.

Nous cherchâmes de tous côtés et envoyâmesdans toutes les directions, mais sans succès. Nos doutes furentenfin levés par quelques hommes arrivant pour le marché ; ilsavaient rencontré notre homme beaucoup plus haut, le long de larivière, menant la mule au triple galop…. Que pouvions-nousfaire ? Le poursuivre jusqu’à Parida ? C’était unejournée de perdue. Je pensai bien, d’ailleurs, qu’il n’aurait pasété si sot que de prendre cette direction ; l’eût-il fait,c’eût été peine perdue pour nous que de nous adresser à la justice.En conséquence, je pris le parti de laisser cela jusqu’à ce que leretour de la caravane me mît à même de retrouver le voleur et depoursuivre son châtiment devant les autorités. Mes regrets de laperte de mon mulet furent quelque peu mélangés d’une sorte dereconnaissance envers le coquin qui l’avait volé, lorsque jecaressai de la main le nez de mon bon cheval. Pourquoi n’avait-ilpas pris Moro de préférence à la mule ? C’est une question queje n’ai jamais pu résoudre jusqu’à présent. Je ne puis m’expliquerla préférence de cette canaille qu’en l’attribuant à quelquesscrupules d’un vieux reste d’honnêteté, ou à la stupidité la pluscomplète. Je cherchai à me procurer un autre guide ; jem’adressai à tous les habitants de Socorro ; mais ce fut envain. Ils ne connaissaient pas une âme qui voulût consentir àentreprendre un tel voyage.

– Los Apaches ! LosApaches !

Je m’adressai aux péons, auxmendiants de la place :

– Los Apaches !

Partout où je me tournais, je ne recevaisqu’une réponse : Los Apaches, et un petit mouvementdu doigt indicateur, à la hauteur du nez, ce qui est la façon laplus expressive de dire non dans tout le Mexique.

– Il est clair, Godé, que nous ne trouveronspas de guide. Il faut affronter la Jornada sans ce secours. Qu’endites-vous, voyageur ?

– Je suis prêt, mon maître ;allons !

Suivi de mon fidèle compagnon, avec la seulemule de bagage qui nous restât, je pris la route du désert. Nousdormîmes la nuit suivante au milieu des ruines de Valverde, et lelendemain, partis de très bonne heure, nous entrions dans laJornada del Muerte.

Chapitre 10LA JORNADA DEL MUERTE.

 

Au bout de deux heures, nous avions atteint lepassage de Fra-Cristobal. Là, la route s’éloigne de la rivière etpénètre dans le désert sans eau. Nous entrons dans le gué peuprofond et nous traversons sur la rive orientale. Nous remplissonsnos outres avec grand soin, et nous laissons nos bêtes boire àdiscrétion. Après une courte halte pour nous rafraîchir nous-mêmes,nous reprenons notre marche. Quelques milles sont à peine franchisque nous pouvons vérifier la justesse du nom donné à ce terribledésert. Le sol est jonché d’ossements d’animaux divers. Il y aaussi des ossements humains. Ce sphéroïde blanc, marbré de rainuresgrises et dentelées, c’est un crâne humain : il est placé prèsdu squelette d’un cheval. Le cheval et l’homme sont tombés,ensemble, et ensemble leurs cadavres sont devenus la proie desloups. Au milieu de leur course altérée, ils avaient été abattuspar le désespoir, ignorant que l’eau n’était plus éloignée d’euxque d’un seul effort de plus ! Nous rencontrons le squeletted’une mule, avec son bât encore bouclé, et une vieille couverturelongtemps battue par les vents. D’autres objets, évidemmentapportés là par la main de l’homme, frappent nos yeux à mesure quenous avançons. Un bidon brisé, des tessons de bouteilles, un vieuxchapeau, un morceau de couverture de selle, un éperon couvert derouille, une courroie rompue et tant d’autres vestiges se trouventsous nos pas et racontent de lamentables histoires. Et nousn’étions encore que sur le bord du désert. Nous venions de nousrafraîchir. Qu’adviendrait-il de nous quand, ayant traversé, nousapprocherions de la rive opposée ? Étions-nous destinés àlaisser des souvenirs du même genre !

De tristes pressentiments venaient nousassaillir, lorsque nos yeux mesuraient la vaste plaine aride quis’étendait à l’infini devant nous. Nous ne craignions pas lesApaches. La nature elle-même était notre plus redoutable ennemi.Nous marchions en suivant les traces des wagons. La préoccupationnous rendait muets. Les montagnes de Cristobal s’abaissaientderrière et nous avions presque perdu la terre de vue.Nous apercevions bien les sommets de la Sierra-Blanca, au loin,tout au loin à l’est ; mais devant nous, au sud, l’œil n’étaitarrêté par aucun point saillant, par aucune limite. La chaleurcommençait à être excessive. J’avais prévu cela au moment dudépart, sentant que la matinée avait été très froide, et voyant larivière couverte de brouillards. Dans tout le cours de mes voyagesà travers toutes sortes de climats, j’ai remarqué que de tellesmatinées pronostiquent des heures brûlantes pour le milieu du jour.Les rayons du soleil deviennent de plus en plus torrides à mesurequ’il s’élève. Un vent violent souffle, mais il n’apporte aucunefraîcheur. Au contraire ; il soulève des nuages de sablebrûlant et nous les lance à la face. Il est midi. Le soleil est auzénith. Nous marchons péniblement à travers le sable mouvant.Pendant plusieurs milles nous n’apercevons aucun signe devégétation. Les traces des wagons ne peuvent plus nousguider : le vent les a effacées.

Nous entrons dans une plaine couverted’artemisia et de hideux buissons de plantes grasses. Les branchestordues et entrelacées entravent notre marche. Pendant plusieursheures, nous chevauchons à travers des fourrés de sauge amère, etnous atteignons enfin une autre région, une plaine sablonneuse etondulée. De longs chaînons arides descendent des montagnes etsemblent s’enfoncer dans les vagues du sable amoncelé de chaquecôté. Nous ne sommes plus entravés par les feuilles argentées del’artemisia. Nous ne voyons devant nous que l’espace sans limite,sans chemins tracés et sans arbres. La réverbération de la lumièrepar la surface unie du sol nous aveugle. Le vent souffle moinsfort, et de noirs nuages flottant dans l’air s’éloignent lentement.Tout à coup nous nous arrêtons frappés d’étonnement. Une scèneétrange nous environne. D’énormes colonnes de sable soulevé par destourbillons de vent s’élèvent verticalement jusqu’aux nuages. Cescolonnes se meuvent çà et là à travers la plaine. Elles sont jauneset lumineuses. Le soleil brille à travers les cristaux voltigeants.Elles se meuvent lentement, mais s’approchent incessamment de nous.Je les considère avec un sentiment de terreur. J’ai entenduraconter que des voyageurs, enlevés dans leur tourbillonnementrapide, ont été précipités de hauteurs effrayantes sur le sol. Lamule de bagages, effrayée du phénomène, brise son licol ets’échappe vers les hauteurs. Godé s’élance à sa poursuite. Je resteseul. Neuf ou dix gigantesques colonnes se montrent à présent,rasant la plaine, et m’environnent de leur cercle. Il semble que cesoient des êtres surnaturels, créatures d’un monde de fantômes,animés par le démon. Deux d’entre elles s’approchent l’une del’autre. Un choc court et violent provoque leur mutuelledestruction ; le sable retombe sur la terre, et un nuage depoussière flotte au-dessus, se dissipant peu à peu. Plusieurs sesont rapprochées de moi et me touchent presque. Mon chien hurle etaboie. Le cheval souffle avec effroi et frissonne entre mes jambes,en proie à une profonde terreur. Interdit, incertain, je reste surma selle, attendant l’événement avec une anxiété inexprimable. Mesoreilles sont remplies d’un bourdonnement pareil au bruit d’unegrande machine ; mes yeux sont frappés d’éblouissements aumilieu desquels se mêlent toutes les couleurs ; mon cerveauest en ébullition. D’étranges apparitions voltigent devant moi.J’ai le délire de la fièvre. Les courants chargés se rencontrent etse heurtent dans leur terrible tourbillonnement. Je me sens saisipar une force invincible et arraché de ma selle. Mes yeux, mabouche, mes oreilles sont remplis de poussière. Le sable, lespierres et les branches d’arbres me fouettent la figure, je suislancé avec violence contre le sol.

Un moment, je reste immobile, à moitiéenseveli et aveugle. Je sens que d’épais nuages de sable roulentau-dessus de moi. Je ne suis ni blessé, ni contusionné ;j’essaie de regarder autour de moi, mais il m’est impossible derien distinguer ; je ne puis ouvrir mes yeux, qui me fonthorriblement souffrir. J’étends les bras, cherchant après moncheval. Je l’appelle par son nom. Un petit cri plaintif me répond.Je me dirige du côté d’où vient ce cri, et je pose ma main surl’animal. Il gît couché sur le flanc. Je saisis la bride et il serelève ; mais je sens qu’il tremble comme la feuille. Pendantprès d’une demi-heure, je reste auprès de sa tête, débarrassant mesyeux du sable qui les remplit, et attendant que le simoun soitpassé. Enfin l’atmosphère s’éclaircit, et le ciel se dégage ;mais le sable, encore agité le long des collines, me cache lasurface de la plaine. Godé a disparu. Sans doute il est dans lesenvirons ; je l’appelle à haute voix ; j’écoute, pas deréponse. De nouveau j’appelle avec plus de force… rien ; rienque le sifflement du vent. Aucun indice de la direction qu’il a puprendre ! Je remonte à cheval et parcours la plaine dans tousles sens. Je décrivis un cercle d’un mille environ, en l’appelant àchaque instant. Partout le silence et aucune trace sur le sol. Jecourus pendant une heure, galopant d’une colline à l’autre, maissans apercevoir aucun vestige de mon camarade ou des mules. J’étaisdésespéré. J’avais crié jusqu’à extinction. Je ne pouvais paspousser plus loin mes recherches. Ma gorge était en feu ; jevoulus boire ! Mon Dieu ! ma gourde était brisée, et lamule de bagage avait emporté les outres. Les morceaux de lacalebasse pendaient encore après la courroie, et les dernièresgouttes de l’eau qu’elle avait contenue coulaient le long desflancs de mon cheval. Et j’étais à cinquante milles del’eau !

Vous ne pouvez comprendre toute l’horreur decette situation, vous qui vivez dans des contrées septentrionales,sur une terre remplie de lacs, de rivières et de sources limpides.Vous n’avez jamais ressenti la soif. Vous ne savez pas ce que c’estque d’être privé d’eau ! Elle coule pour vous de toutes leshauteurs, et vous êtes blasé sur ses qualités. Elle est tropcrue ; elle est trop fade ; elle n’est pas assez limpide.Il n’en est pas ainsi pour l’habitant du désert, pour celui quivoyage à travers l’océan des prairies. L’eau est le principal objetde ses soins, de son éternelle inquiétude : l’eau est ladivinité qu’il adore. Il peut lutter contre la faim tant qu’il luireste un lambeau de ses vêtements de cuir. Si le gibier manque, ilpeut attraper des marmottes, chasser le lézard et ramasser lesgrillons de la prairie. Il peut se procurer toutes sortesd’aliments. Donnez-lui de l’eau, il pourra vivre et se tirerd’affaire ; avec du temps il atteindra la limite du désert.Privé d’eau, il essayera de mâcher une bille ou une pierre decalcédoine ; ouvrira les cactus sphéroïdaux et fouillera lesentrailles du buffalo sanglant ; mais il finiratoujours par mourir. Sans eau, eut-il d’ailleurs des provisions enabondance, il faut qu’il meure. Ah vous ne savez pas ce que c’estque la soif ! C’est une terrible chose. Dans les sauvagesdéserts de l’ouest c’est la soif qui tue.

Il était tout naturel que je fusse en proie audésespoir. Je pensais avoir atteint environ le milieu de laJornada. Je savais que, sans eau, il me serait impossibled’atteindre l’autre extrémité. L’angoisse m’avait déjà saisi ;ma langue était desséchée et ma gorge se contractait. La fièvre etla poussière du désert augmentaient encore mes souffrances. Lebesoin, l’atroce besoin de boire, m’accablait d’incessantestortures. Ma présence d’esprit m’avait abandonné et j’étaiscomplètement désorienté. Les montagnes, qui jusqu’alors nousavaient servi de guide, semblaient maintenant se diriger dans tousles sens. J’étais embrouillé au milieu de toutes ces chaînes decollines. Je me rappelais avoir entendu parler d’une fontaine l’Ojodel Muerto, qui, disait-on, se trouvait à l’ouest de la route.Quelquefois il y avait de l’eau dans cette fontaine ; d’autresfois il était arrivé que des voyageurs l’avaient trouvéecomplètement à sec, et avaient laissé leurs os sur ses bords. Voilàdu moins ce qu’on racontait à Socorro. Pendant quelques minutes, jerestai indécis ; puis, tirant presque machinalement la rênedroite, je dirigeai mon cheval vers l’ouest. Je voulais d’abordchercher la fontaine, et si je ne la trouvais pas, pousser vers larivière. C’était revenir sur mes pas, mais il me fallait de l’eausous peine de mort. Je me laissais aller sur ma selle, faible etvacillant, m’abandonnant à l’instinct de mon cheval. Je n’avaisplus l’énergie nécessaire pour le conduire. Il me porta plusieursmilles vers l’ouest, car j’avais le soleil en face. Tout à coup jefus réveillé de ma stupeur. Un spectacle enchanteur frappait mesyeux. Un lac ! – Un lac, dont la surface brillait comme lecristal ! Étais-je bien sûr de le voir ? N’était-ce pasun mirage ? Non, ses contours étaient trop fortement arrêtés.Ils n’avaient pas cette apparence grêle et nuageuse qui caractérisele phénomène. Non ; ce n’était pas un mirage. C’était bien del’eau !

Involontairement mes éperons pressèrent lesflancs de mon cheval ; mais il n’avait pas besoin d’êtreexcité. Il avait vu l’eau et se précipitait vers elle avec uneénergie toute nouvelle. Un moment après, il était dedans jusqu’auventre. Je m’élançai de ma selle et plongeai à mon tour, et j’étaissur le point de puiser l’eau avec le creux de mes mains, lorsquemon attention fut éveillée par l’attitude de mon cheval. Au lieu deboire avidement, il s’était arrêté, secouant la tête, et soufflantavec toutes les apparences du désappointement. Mon chien, luiaussi, refusait de boire et s’éloignait de la rive en se lamentantet en hurlant. Je compris ce que cela signifiait ; mais aveccette obstination qui repousse tous les témoignages et ne s’enrapporte qu’à l’expérience propre, je puisai quelques gouttes dansma main et les portai à mes lèvres. L’eau était salée etbrûlante ! J’aurais pu prévoir cela avant d’arriver au lac,car j’avais traversé des champs de sel qui l’environnaient commed’une ceinture de neige ; mais, à ce moment, la fièvre mebrûlait le cerveau et je n’avais plus ma raison. Il était inutilede rester là plus longtemps. Je sautai sur ma selle. Je m’éloignaidu bord et de sa blanche ceinture de sel. Çà et là le sabot de moncheval sonnait contre les ossements blanchis d’animaux, tristesrestes de nombreuses victimes. Ce lac méritait bien son nom deLaguna del Muerto (lac de la mort). Je me dirigeai versson extrémité méridionale, et pointai de nouveau vers l’ouest, dansl’espoir de gagner la rivière.

À dater de ce moment jusqu’à une époque assezéloignée, où je me trouvai placé au milieu d’une scène toutedifférente, ma mémoire ne me rappelle que des chosesconfuses ; quelques incidents, sans aucune liaison entre eux,mais se rapportant à des faits réels, sont restés dans monsouvenir. Ils sont mêlés dans mon esprit avec d’autres visions tropterribles et trop dépourvues de vraisemblance pour que je puisseles considérer autrement que comme des hallucinations de moncerveau malade. Quelques-unes cependant étaient réelles. De tempsen temps la raison avait dû me revenir, sous l’influence d’uneespèce d’oscillation étrange de mon cerveau. Je me rappelle êtredescendu de cheval sur une hauteur. J’avais dû parcourir auparavantune longue route sans m’en rendre compte, car le soleil était prèsde l’horizon quand je mis pied à terre. C’était un point trèsélevé, au bord d’un précipice, et devant moi je voyais une bellerivière, coulant doucement à travers des bosquets verts commel’émeraude. Il me semblait que ces bosquets étaient remplisd’oiseaux qui chantaient délicieusement. L’air était rempli deparfums et le paysage qui se déroulait devant moi m’offrait tousles enchantements d’un Élysée. Autour de moi tout paraissaitlugubre, stérile et brûlé d’une intolérable chaleur. La soif qui metorturait était surexcitée encore par l’aspect de l’eau. Tout celaétait réel : tout cela était exact.

** * *

Il faut que je boive ! Il faut quej’atteigne la rivière ! c’est de l’eau douce et fraîche…Oh ! il faut que je boive ! Que vois-je ? Le rocherest à pic. Non, je ne puis descendre ici ; je descendrai plusfacilement là-bas. – Qui est là ! – Qui êtes-vous,monsieur ?

– Ah ! c’est toi, mon brave Moro ;c’est toi, Alp, Venez ! Venez ! suivez-moi !descendons ! descendons à la rivière ! – Ah ! Encorece rocher maudit ! – Regardez comme cette eau est belle !Elle nous sourit. On entend son joyeux clapotement ! Allonsboire ! – Non, pas encore ; nous ne pouvons pas encoredescendre. Il faut aller plus loin. Mon Dieu ! il n’est paspossible de sauter d’une telle hauteur ! mais il faut pourtantque nous apaisions notre soif ! Viens. Godé ! viens,Moro, mon vieil ami ! Alp ! Viens ! Allons !nous atteindrons la rivière ; nous boirons. – Qui parle deTantale ? Ah ! ah ! ce n’est pas moi ; ce n’estpas moi ! – Arrière ! démon ! ne me poussezpas ! – Arrière ! arrière ! Vous dis-je. –Oh !… Des formes étranges, des démons innombrables, dansentautour de moi et me tirent vers le bord du rocher. Je perdspied ; je me sens lancé dans l’air, puis tomber, tomber, ettomber encore, et cependant l’eau reste toujours à la même distancede moi, et je la vois au-dessous couler brillante au milieu desarbres verts….

** * *

Je suis sur une roche, sur une masse dedimensions énormes ; mais elle n’est pas en repos ; ellese meut à travers l’espace, tandis que je reste immobile sur elle,étendu, râlant de désespoir et d’impuissance. C’est unaérolithe ! ce ne peut être qu’un aérolithe ! GrandDieu ! quel choc quand il va rencontrer une planète !Horreur ! horreur !

** * *

Le soleil se soulève au-dessous de moi etoscille dans toutes les directions comme secoué par un tremblementde terre !

** * *

La moitié de tout cela était réel ; lamoitié était un rêve, un rêve du genre de ceux dans lesquels vousjettent les premières atteintes d’un empoisonnement.

Chapitre 11ZOÉ

 

Je suis couché, et mes yeux suivent lescontours des figures qui couvrent les rideaux. Ce sont des scènesde l’ancien temps ; des chevaliers revêtus de cottes demaille, le heaume sur la tête, et à cheval, dirigent les uns contreles autres des lances penchées, quelques-uns tombent de leur selle,atteints par le fer mortel. Il y a d’autres scènes encore ; denobles dames, assises sur des palefrois flamands, suivent de l’œille vol de l’émerillon. Elles sont entourées de leurs pages deservice, qui tiennent en laisse des chiens de races curieuses etdisparues. Peut-être n’ont-elles jamais existé que dansl’imagination de quelque artiste à la vieille mode : quoiqu’il en soit, je considère leurs formes étranges avec une sorted’extase à moitié idiote. Les beaux traits des nobles dames mecausent une vive impression. Sont-ils aussi le produit del’imagination du peintre, ou ces divins contours représentent-ilsle type du temps ? Dans ce dernier cas, il n’est pas étonnantque tant de corselets fussent faussés et tant de lances briséespour gagner un de leurs sourires. Des baguettes de métalsoutiennent les rideaux ; elles sont brillantes et serecourbent de manière à former un ciel de lit. Mes yeux courent lelong de ces baguettes, analysant leur configuration et admirant,comme un enfant le pourrait faire, la régularité de leur courbure.Je ne suis pas chez moi. Toutes ces choses me sont étrangères.Cependant, – pensé-je, – j’ai déjà vu quelque chose desemblable ; mais où ? – Oh ! je sais ; avec delarges rayures tissées de soie ; c’était une couverture deNavajo ! – Où étais-je donc ? – dans le New-Mexico ?– Oui. – Maintenant je me souviens ! laJornada ! – Mais comment suis-je venu ici ?

C’est un labyrinthe inextricable ; ilm’est impossible d’en trouver le fil. Mes doigts ! comme ilssont blancs et effilés ! et mes ongles ! longs et bleuscomme les griffes d’un oiseau ! Ma barbe est longue ! jela sens à mon menton ! Comment se fait-il que j’aie unebarbe ? Je n’en ai jamais porté ; je veux la couper… Ceschevaliers ! comme ils se battent ! œuvresanglante ! Celui-là, le plus petit, veut désarçonner l’autre.Oh ! quel élan prend son cheval et comme il est ferme enselle. Le cheval et le cavalier semblent ne faire qu’un seul être.Leurs âmes sont unies par un mystérieux lien. Le même sentiment lesanime. En chargeant ainsi ils ne peuvent manquer de vaincre.Oh ! les belles dames ! Comme celle qui porte le fauconperché sur son poing est brillante ! comme elle estfière ! comme elle est charmante !… Fatigué, jem’endormis de nouveau.

** * *

Mes yeux parcourent encore les scènes peintessur les rideaux ; les chevaliers et les dames, les chiens dechasse, les faucons et les chevaux. Mes idées se sont éclaircies,et j’entends de la musique. Je reste silencieux et j’écoute. Cesont des voix de femmes ; c’est un chant doux et délicatementmodulé. L’une joue d’un instrument à cordes. Je reconnais les sonsde la harpe espagnole, mais la musique est française ; c’estune chanson normande ; les paroles appartiennent à la languede cette contrée romantique. Cela me cause une vive surprise, carla mémoire des derniers évènements m’est revenue, et je sais bienque je suis loin de la France.

La lumière éclairait mon lit, et, endétournant la tête, je m’aperçus que les rideaux étaient ouverts.J’étais couché dans une grande chambre, irrégulièrement, maisélégamment meublée. Des figures humaines étaient devant moi, lesunes debout, les autres assises ; quelques-unes couchées surle plancher ; d’autres occupaient des chaises ou desottomanes ; toutes paraissaient absorbées dans quelqueoccupation. Il me semblait voir un assez grand nombre de personnes,six ou huit pour le moins. Mais c’était Une illusion ; jem’aperçus bientôt que ma rétine malade, doublait les objets, et quechaque chose m’apparaissait sous forme d’un couple dont une imageétait la reproduction de l’autre. Je m’efforçai de raffermir monregard ; ma vue devint plus distincte et plus exacte. Alors jevis qu’il n’y avait que trois personnes dans la chambre, un hommeet deux femmes. Je gardais le silence, ne sachant trop si cettescène ne constituait pas une nouvelle phase de mon rêve. Mesregards passaient d’une personne à l’autre sans s’arrêter suraucune d’elles. La plus rapprochée de moi était une femme d’un âgemûr, assise sur une ottomane très basse. La harpe dont j’avaisentendu les sons était devant elle, et elle continuait à en jouer.Elle devait avoir été, à ce qu’il me parut, d’une rare beauté danssa jeunesse ; et elle était encore belle sous beaucoup derapports. Elle avait conservé des traits pleins de noblesse, maissa figure portait l’empreinte de souffrances morales plusqu’ordinaires. Les soucis plus que le temps avaient ridé le satinde ses joues. C’était une Française ; un ethnologiste pouvaitl’affirmer à première vue. Les lignes caractéristiques de sa raceprivilégiée étaient facilement reconnaissables. Je ne pusm’empêcher de penser qu’il avait été un temps où les sourires decette figure avaient dû faire battre plus d’un cœur. Le sourireavait disparu maintenant, et avait fait place à l’expression d’unetristesse profonde et sympathique. Cette mélancolie se faisaitsentir aussi dans sa voix, dans son chant, dans chacune des notesqui s’échappaient des vibrations de l’instrument.

Mes regards se portèrent plus loin. Un homme,qui avait passé l’âge moyen était assis devant une table, à peuprès au milieu de la chambre. Sa figure était tournée de mon côté,et sa nationalité n’était pas plus difficile à reconnaître quecelle de la dame. Les joues vermeilles, le front large, le mentonproéminent, la petite casquette verte à forme haute et conique, leslunettes bleues étaient autant de signes caractéristiques. C’étaitun Allemand. L’expression de sa physionomie n’était pas trèsintelligente ; mais il avait une de ces figures que l’onretrouve chez bien des hommes dont l’intelligence a brillé dans desrecherches artistiques ou scientifiques de tout genre ;recherches profondes et merveilleuses, dues à des talentsordinaires fécondés par un travail extraordinaire ; travailherculéen qui ne connaît pas de repos : Pélion sur Ossa.L’homme que j’avais devant les yeux me sembla devoir être un de cestravailleurs infatigables. L’occupation à laquelle il se livraitétait également caractéristique. Devant lui, sur la table, etautour de lui, sur le plancher, étaient étendus les objets de sonétude : des plantes et des arbrisseaux de différentes espèces.Il était occupé à les classer, et les plaçait avec précaution entreles feuilles de son herbier. Il était clair que cet homme était unbotaniste. Un regard jeté à droite détourna bien vite mon attentiondu naturaliste et de son travail. J’avais sous les yeux la pluscharmante créature qu’il m’eût jamais été donné de voir ; moncœur bondit dans ma poitrine et je me penchai avec effort en avantfrappé d’admiration. L’iris dans tout son éclat, les teintes roséesde l’aurore, les brillantes nuances de l’oiseau de Junon, sont debelles et douces choses. Réunissez-les ; rassemblez toutes lesbeautés de la nature dans un harmonieux ensemble, et vousn’approcherez pas de la mystérieuse influence qu’exerce sur le cœurde celui qui la contemple l’aspect enchanteur d’une jolie femme.Parmi toutes les choses créées, il n’y a rien d’aussi beau, riend’aussi ravissant qu’une jolie femme ! Cependant ce n’étaitpoint une femme qui tenait ainsi mon regard captif, mais uneenfant, – une jeune fille, une jeune vierge, – à peine au seuil dela puberté, et prête à fleurir aux premiers rayons de l’amour.

Il me sembla que j’avais déjà vu cette figure.Je l’avais vue en, effet, un moment auparavant, lorsque jeregardais la dame plus âgée. C’étaient les mêmes traits, et, si jepuis ainsi parler, le même type transmis de la mère à lafille ; le même front élevé, le même angle facial, la mêmeligne du nez, droite comme un rayon de lumière, et la courbe desnarines, délicatement dessinée en spirale, que l’on retrouve dansles médailles grecques. Leurs cheveux aussi étaient de la mêmecouleur, d’un blond doré ; mais chez la mère l’or étaitmélangé de quelques fils d’argent. Les tresses de la jeune fillesemblaient des rayons du soleil, tombant sur son cou et sur desépaules dont les blancs contours paraissaient avoir été taillésdans un bloc de Carrare. On trouvera sans doute que j’emploie unlangage bien élevé, bien poétique. Il m’est impossible d’écrire oude parler autrement sur ce sujet. Au reste, je m’arrête là, et jesupprime des détails qui auraient peu d’intérêt pour le lecteur. Enéchange, accordez-moi la faveur de croire que la charmantecréature, qui fit alors sur moi une impression désormaisineffaçable, était belle, était adorable.

– Ah ! il serait bien krande lagomblaisance, si matame et matemoiselle ils foulaient chouer laMarseillaise, la krante Marseillaise. Qu’en titmein lieb fraulein ? (Ma chère demoiselle.)

– Zoé ! Zoé ! prends ta mandoline.Oui, docteur, nous allons jouer, pour vous faire plaisir. Vousaimez la musique, et nous aussi. Allons, Zoé.

La jeune fille, qui jusque-là avait suivi avecattention le travail du naturaliste, se dirigea vers un coin de lachambre, et décrochant un instrument qui ressemblait à une guitare,elle retourna s’asseoir près de sa mère. La mandoline fut mised’accord avec la harpe, et les cordes des deux instrumentsretentirent des notes vibrantes de la Marseillaise. Il yavait quelque chose de particulièrement gracieux dans ce petitconcert. L’accompagnement, autant que j’en pus juger, étaitparfaitement exécuté, et les voix, pleines de douceur, s’yharmonisaient admirablement. Mes yeux ne quittaient pas la jeuneZoé, dont la figure, animée par les fortes pensées de l’hymne,s’illuminait de rayons divins ; elle semblait une jeune déessede la liberté jetant le cri : « Aux armes ! »Le botaniste avait interrompu son travail et prêtait l’oreille avecdélices. À chaque retour de l’énergique appel : Aux armes,citoyens ! le brave homme battait des mains et frappaitla mesure avec ses pieds sur le plancher. Le même enthousiasme qui,à cette époque, mettait toute l’Europe en rumeur éclatait dans tousses traits.

– Où suis-je donc ! Des figuresfrançaises, de la musique française, des voix françaises, lacauserie française !-Car le botaniste s’était servi de cettelangue, en s’adressant aux dames, bien qu’avec un fort accent desbords du Rhin, qui m’avait confirmé dans ma première impression,relativement à sa nationalité. – Où suis-je donc ? Mon œilerrait tout autour de la chambre cherchant une réponse à cettequestion. Je reconnaissais le style de l’ameublement ; leschaises de campêche avec les pieds en croix, un rebozo, unpautaté de feuilles de palmier. Ah ! Alp ! Monchien était couché sur le tapis près de mon lit, et il dormait.

– Alp !… Alp !…

– Oh ! maman ! maman !écoutez ! l’étranger appelle.

Le chien s’était dressé ; et, posant sespattes de devant sur le lit frottait son nez contre moi avec dejoyeux petits cris. Je sortis une main de mon lit et le caressai enlui adressant quelques mots de tendresse.

– Oh ! maman ! maman ! il lereconnaît ! Voyez donc !

La dame se leva vivement et s’approcha du lit.L’Allemand me prit le poignet, et repoussa le Saint-Bernard quiétait sur le point de s’élancer sur moi.

– Mon Dieu ! il est mieux. Ses yeux,docteur, quel changement !

– Ya, ya ! beaugoup mieux ;pien beaugoup mieux. Hush ! arrière, tog ! En arrière,mon pon gien !

– Qui ?… quoi ?… dites-moi ?…où suis-je ? qui êtes-vous ?

– Ne craignez rien, nous sommes des amis. Vousavez été bien malade.

– Oui, oui ; nous sommes des amis, répétala jeune fille…

– Ne craignez rien, nous veillerons sur vous.Voici le bon docteur, voici maman, et moi je suis…

– Un ange du ciel, charmante Zoé !

L’enfant me regarda d’un air émerveillé, etrougit en disant :

– Ah ! maman, il sait mon nom !

C’était le premier compliment qu’elle eûtjamais reçu, inspiré par l’amour.

– C’est pon, madame ; il est pienbeaugoup mieux ; il sera pientôt tepout, maindenant. Ote-toide là, mon pon Alp ! Ton maître il fa pien ; pongien : à pas ! à pas !

– Peut-être, docteur, ferions-nous bien de lelaisser. Le bruit…

– Non, non ! je vous en prie, restez avecmoi. La musique ! voulez-vous jouer encore ?

– Oui, la musique, elle est très ponne, trèsponne pour la malatie.

– Oh ! maman, jouons alors.

La mère et la fille reprirent leursinstruments et recommencèrent à jouer. J’écoutais les doucesmélodies, couvant les musiciennes du regard. À la longue, mespaupières s’appesantirent, et les réalités qui m’entouraient seperdirent dans les nuages du rêve.

Mon rêve fut interrompu par la cessationbrusque de la musique. Je crus entendre, à moitié endormi, que l’onouvrait la porte.

Quand je regardai à la place occupée peud’instants avant par les exécutants, je vis qu’ils étaient partis.La mandoline avait été posée sur l’ottomane, mais Ellen’était plus là. Je ne pouvais pas, de la place que j’occupais,voir la chambre tout entière ; mais j’entendis que quelqu’unétait entré par la porte extérieure. Les paroles tendres, que l’onéchange quand un voyageur chéri rentre chez lui, frappèrent monoreille. Elles se mêlaient au bruit particulier des robes de soiefroissées. Les mots : « Papa ! – Ma bonne petiteZoé ! » ceux-ci, articulés par une voix d’homme, sefirent entendre. Ensuite vinrent des explications échangées à voixbasse et que je ne pouvais saisir. Quelques minutess’écoulèrent ; j’écoutai en silence. On marchait dans la salled’entrée. Un cliquetis d’éperons accompagnait le bruit sourd desbottes sur le plancher. Les pas se firent entendre dans la chambreet s’approchèrent de mon lit. Je me retournai ; je levai lesyeux ; le chasseur de chevelures était devant moi !

Chapitre 12SÉGUIN

 

– Vous allez mieux ? vous serez bientôtrétabli ; je suis heureux de voir que vous vous êtes tiré delà.

Il dit cela sans me présenter la main.

– C’est à vous que je dois la vie, n’est-cepas ?

Cela peut paraître étrange, mais dès quej’aperçus cet homme, je demeurai convaincu que je lui devais lavie. Je crois même que cette idée m’avait traversé le cerveauauparavant, dans la courte période qui s’était écoulée depuis quej’avais repris connaissance. L’avais-je rencontré pendant mescourses désespérées à la recherche de l’eau, ou avais-je rêvé delui dans mon délire ?

– Oh ! oui ! me répondit-il ensouriant ; mais vous devez vous rappeler que j’étais redevableenvers vous du risque que vous aviez couru de la perdre pourmoi.

– Voulez-vous accepter ma main ?Voulez-vous me pardonner ?

Après tout, il y a une pointe d’égoïsme mêmedans la reconnaissance.

Quel changement s’était opéré dans messentiments à l’égard de cet homme ! Je lui tendais la main,et, quelques jours auparavant, dans l’orgueil de ma moralité,j’avais repoussé la sienne avec horreur. Mais j’étais alors sousl’influence d’autres pensées. L’homme que j’avais devant les yeuxétait le mari de la dame que j’avais vue ; c’était le père deZoé. Son caractère, son affreux surnom, j’oubliais tout ; et,un instant après, nos mains se serraient dans une étreinteamicale.

– Je n’ai rien à vous pardonner. J’honore lesentiment qui vous a poussé à agir comme vous l’avez fait. Unepareille déclaration peut vous sembler étrange. D’après ce que voussaviez de moi, vous avez bien agi ; mais un jour viendra,monsieur, où vous me connaîtrez mieux, et où les actes qui vousfont horreur non seulement vous sembleront excusables, mais serontjustifiés à vos yeux. Assez pour l’instant. Je suis venu près devous pour vous prier de taire ici ce que vous savez sur moncompte.

Sa voix s’éteignit dans un soupir en me disantces mots, tandis que sa main indiquait en même temps la porte de lachambre.

– Mais, dis-je à Séguin, désirant détourner laconversation d’un sujet qui lui paraissait pénible, comment suis-jevenu dans cette maison ? C’est la vôtre, je suppose ?Comment y suis-je venu ? Où m’avez-vous trouvé ?

– Dans une terrible position, me répondit-ilavec un sourire. Je puis à peine réclamer le mérite de vous avoirsauvé. C’est votre noble cheval que vous devez remercier de votresalut.

– Ah ! mon cheval ! mon brave Moro,je l’ai perdu !

– Votre cheval est ici, attaché à sa mangeoirepleine de maïs, à dix pas de vous. Je crois que vous le trouverezen meilleur état que la dernière fois que vous l’avez vu. Vos mulessont dehors. Vos bagages sont préservés, ils sont là.

Et sa main indiquait le pied du lit.

– Et ?…

– Godé, voulez-vous dire ?interrompit-il ; ne vous inquiétez pas de lui. Il est saufaussi ; il est absent dans ce moment, mais il va bientôtrevenir.

– Comment pourrai-je jamaisreconnaître ?… Oh ! voilà de bonnes nouvelles. Mon braveMoro ? mon bon chien Alp ! Mais que s’est-il doncpassé ? Vous dites que je dois la vie à mon cheval ? Ilme l’a sauvée déjà une fois. Comment cela s’est-il fait ?

– Tout simplement : nous vous avonstrouvé à quelques milles d’ici, sur un rocher qui surplombe leDel-Norte. Vous étiez suspendu par votre lasso, qui, parun hasard heureux, s’était noué autour de votre corps. Le lassoétait attaché par une de ses extrémités à l’anneau du mors, et lenoble animal, arc-bouté sur les pieds de devant et les jarrets dederrière ployés, soutenait votre charge sur son col.

– Brave Moro, quelle situationterrible !

– Terrible ! vous pouvez le dire !Si vous étiez tombé, vous auriez franchi plus de mille pieds avantde vous briser sur les roches inférieures. C’était en vérité uneépouvantable situation.

– J’aurai perdu l’équilibre en cherchant monchemin vers l’eau.

– Dans votre délire, vous vous êtes élancé enavant. Vous auriez recommencé une seconde fois si nous ne vous enavions pas empêché. Quand nous vous eûmes hâlé sur le rocher, vousfîtes tous les efforts imaginables pour retourner en arrière ;vous voyiez l’eau dessous, mais vous ne voyiez pas le précipice. Lasoif est une terrible chose : c’est une véritablefrénésie.

– Je me souviens confusément de tout cela. Jecroyais que c’était un rêve.

– Ne vous tourmentez pas le cerveau. Ledocteur me fait signe qu’il faut que je vous laisse. J’avaisquelque chose à vous dire, je vous l’ai dit (ici un nuage detristesse obscurcit le visage de mon interlocuteur) ;autrement je ne serais pas entré vous voir. Je n’ai pas de temps àperdre ; il faut que je sois loin d’ici cette nuit même. Dansquelques jours, je reviendrai. Pendant ce temps, remettez vosesprits et rétablissez votre corps. Le docteur aura soin que vousne manquiez de rien. Ma femme et ma fille pourvoiront à votrenourriture.

– Merci ! merci !

– Vous ferez bien de rester ici jusqu’à ce quevos amis reviennent de Chihuahua. Ils doivent passer près de cettemaison, et je vous avertirai quand ils approcheront. Vous aimezl’étude ; il y a ici des livres en plusieurs langues ;amusez-vous. On vous fera de la musique. Adieu, monsieur !

– Arrêtez, monsieur, un moment ! Vousparaissiez avoir un caprice bien vif pour mon cheval.

– Ah ! monsieur, ce n’était pas uncaprice ; mais je vous expliquerai cela une autre fois.Peut-être la cause qui me le rendait nécessaire n’existe-t-elleplus.

– Prenez-le si vous voulez ; j’entrouverai un autre qui le remplacera pour moi.

– Non, monsieur. Pouvez-vous croire que jeconsentirais à vous priver d’un animal que vous aimez tant et quevous avez tant de raisons d’aimer ? Non, non ! gardez lebrave Moro ; je ne m’étonne pas de l’attachement que vousportez à ce noble animal.

– Vous dites que vous avez une longue course àfaire cette nuit ; prenez-le au moins pour cettecirconstance.

– Cela, je l’accepte volontiers, car moncheval est presque sur les dents. Je suis resté deux jours enselle. Eh bien, adieu.

Séguin me serra la main et se dirigea vers laporte. Ses bottes armées d’éperons résonnèrent sur leplancher ; un instant après, la porte se ferma derrière lui.Je demeurai seul, écoutant tous les bruits qui me venaient dudehors. Environ une demi-heure après qu’il m’eût quitté, j’entendisle bruit des sabots d’un cheval, et je vis l’ombre d’un cavaliertraverser le champ lumineux de la fenêtre. Il était parti pour sonvoyage ; sans doute pour l’accomplissement de quelqu’une deces œuvres sanglantes qui se rattachaient à son terriblemétier ! Pendant quelque temps je pensai à cet homme étrange,et je ressentis une grande fatigue d’esprit. Puis mes réflexionsfurent interrompues par des voix douces ; devant moi setenaient deux figures aimables, et j’oubliai le chasseur dechevelures.

Chapitre 13AMOUR

 

Je voudrais pouvoir renfermer en dix motsl’histoire des dix jours qui suivirent. Je tiens à ne pas fatiguerle lecteur de tous les détails de mon amour ; de mon amourqui, dans l’espace de quelques heures, avait atteint les limites dela passion la plus ardente et la plus profonde. J’étais jeunealors ; j’étais à l’âge auquel on est le plus vivementimpressionné par des événements romanesques du genre de ceux aumilieu desquels j’avais rencontré cette charmante enfant ; àcet âge où le cœur, sans soucis de l’avenir, s’abandonneirrésistiblement aux attractions électriques de l’amour. Je disélectriques ; je crois en effet que les sympathies que l’amourfait éclater entre les jeunes gens sont des phénomènes purementélectriques. Plus tard, la puissance de ce fluide se perd ; laraison gouverne alors. Nous avons conscience de la mutabilitépossible des affections, car nous avons l’expérience des sermentsrompus, et nous perdons cette douce confiance qui fait toute laforce de l’amour dans la jeunesse. Nous devenons impérieux oujaloux, suivant que nous croyons gagner ou perdre du terrain.L’amour de l’âge mûr est mélangé d’un grossier alliage qui altèreson caractère divin. L’amour que je ressentis alors fut, je puis ledire, ma première passion véritable. J’avais cru quelquefois aimerauparavant, mais j’avais été le jouet d’illusions passagères ;illusions d’écolier de village qui voyait le ciel dans les yeuxbrillants de sa timide compagne de classe, ou qui, par hasard, àquelque pique-nique de famille, dans un vallon romantique, avaitcueilli un baiser sur les joues roses d’une jolie petitecousine.

Mes forces renaissaient avec une rapidité quisurprenait grandement mon savant amateur de plantes. L’amourranimait et alimentait le foyer de la vie. L’esprit réagit sur lamatière, et il est certain, quoi qu’on en puisse dire, que le corpsest soumis à l’influence de la volonté. Le désir de guérir, devivre pour un objet aimé, est souvent le plus efficace de tous lesremèdes : c’était le mien. Ma vigueur revint, et je commençaià pouvoir me lever. Un coup d’œil dans la glace me prouva que jereprenais des couleurs. L’instinct pousse l’oiseau à lisser sesailes et à donner le plus brillant éclat à son plumage, pendanttout le temps où il courtise sa femelle. Le même sentiment merendait très soigneux de ma toilette. Mon portemanteau fut vidé,mes rasoirs tirés de leur étui, ma longue barbe disparut, et mesmoustaches furent réduites à des proportions raisonnables.

Je fais ici ma confession complète. On m’avaitdit que je n’étais pas laid, et je croyais ce que l’on m’avait dit.Je suis homme, et j’ai la vanité de l’homme. N’êtes-vous pasainsi ? Quant à Zoé, enfant de la nature encore endormie dansla plus complète innocence, elle n’avait pas de ces préoccupations.Les artifices de la toilette n’occupaient point sa pensée. Ellen’avait nulle conscience des grâces dont elle était si abondammentpourvue. Son père, le vieux botaniste des pueblos péons etles valets de la maison étaient, à ce que j’appris, les seulshommes qu’elle eût jamais vus jusqu’à mon arrivée. Depuis nombred’années sa mère et elle vivaient dans leur intérieur, aussirenfermées que si elles eussent été recluses dans un couvent. Il yavait là un mystère qui ne me fut révélé que plus tard. C’étaitdonc un cœur virginal, pur et sans tache, un cœur dont les douxrêves n’avaient point encore été troublés par les éclairs de lapassion, contre la sainte innocence duquel le dieu des amoursn’avait encore décoché aucun de ses traits. Appartenez-vous au mêmesexe que moi ? Avez-vous jamais désiré conquérir un cœur commecelui-là ? Si vous pouvez répondre affirmativement à cettequestion, je n’ai pas besoin de vous dire ce dont vous aurez gardé,comme moi, le souvenir : à savoir que tous les efforts quevous aurez pu faire pour arriver à un tel but ont été inutiles.Vous avez été aimé tout de suite, ou vous ne l’avez jamais été. Lecœur de la vierge ne se conquiert pas par les subtilités de lagalanterie. Il ne fait pas de ces demi-avances que vous pouvezrendre décisives par de tendres assiduités. Un objet l’attire ou lerepousse, et l’impression est instantanée comme la foudre. C’est uncoup de dé. Le sort s’est prononcé pour ou contre vous. Dans cedernier cas, ce que vous avez de mieux à faire, c’est de quitter lapartie. Aucun effort ne triomphera de l’obstacle et n’éveillera lesémotions de l’amour. Vous pourrez gagner l’amitié ; l’amour,jamais. Vos coquetteries avec d’autres n’éveilleront aucunsentiment de jalousie ; aucuns sacrifices ne parviendront àvous faire aimer. Vous pouvez conquérir des mondes, mais vousn’aurez aucune action sur les battements silencieux et secrets dece jeune cœur. Vous pouvez devenir un héros chanté dans toutes leslangues, mais celui dont l’image aura rempli la pensée de la jeunefille sera son seul héros, plus grand, plus noble pour elle quetous les autres. Celui qui possédera cette chère petite créature lapossédera tout entière, quelque humble de condition, quelqueindigne qu’il puisse être. Chez elle, il n’y aura ni retenue, niraisonnement, ni prudence, ni finesse. Elle cédera tout simplementaux impulsions mystérieuses de la nature. Sous cette influence,elle portera son cœur tout entier sur l’autel, et se dévouera, s’ille faut, au plus cruel sacrifice. En est-il ainsi des cœurs plusavancés dans la vie, qui ont déjà subi plus d’un assaut ? Avecles belles, les coquettes ? Non, soyez repoussé parune de ces femmes, ce n’est pas un motif pour vous désespérer. Vouspouvez avoir des qualités qui, avec le temps transformeront lesregards sévères en sourires. Vous pouvez faire de grandeschoses ; vous pouvez acquérir de la renommée ; et audédain qui vous a d’abord accueilli succédera peut-être unehumilité qui mettra cette femme à vos pieds. C’est encore del’amour, sans doute, de l’amour violent même, basé sur l’admirationqu’inspire quelque qualité intellectuelle, ou même physique, dontvous aurez fait preuve. C’est un amour qui prend pour guide laraison, et non ce mystérieux instinct auquel obéit seulement lepremier. Quel est celui de ces deux amours dont l’homme doit leplus s’enorgueillir ? Duquel sommes-nous les plus fiers ?Du dernier ? Hélas ! non. Et que celui qui nous a faitsainsi réponde pourquoi ; mais je n’ai jamais rencontré unseul homme qui ne préférât être aimé pour les agréments de sapersonne plutôt que pour les qualités de son esprit. Vouspouvez trouver mauvais que je fasse cette déclaration ; vouspouvez protester contre. Elle n’en reste pas moins vraie. Oh !il n’y a pas de joie plus douce, de triomphe plus enivrant que deserrer contre son sein la tremblante petite captive dont le cœurest agité des innocentes pulsations d’un amour de jeunefille !

Ce sont là des réflexion faites après coup. Àl’époque dont je retrace l’histoire, j’étais trop jeune pourraisonner ainsi ; trop peu familiarisé avec la diplomatie dela passion. Néanmoins, mon esprit, alors, se jeta dans de longuessuites de raisonnements, et je combinai des plans nombreux pourarriver à découvrir si j’étais aimé.

Il y avait une guitare dans la maison. Pendantque j’étais au collège, j’avais appris à jouer de cet instrument,dont les sons charmaient Zoé et sa mère. Je leur disais des airs demon pays, des chants d’amour ; et, le cœur battant, j’épiaissur sa physionomie l’effet que pouvaient produire les phrasesbrûlantes de ces romances. Plus d’une fois, j’avais posé làl’instrument avec un désappointement complet. De jour en jour, mesréflexions devenaient plus tristes. Se pouvait-il qu’elle fût tropjeune pour comprendre la signification du mot amour ? tropjeune pour éprouver ce sentiment ? Elle n’avait que douze ans,il est vrai ; mais c’était une fille des pays chauds, etj’avais vu souvent, sous le ciel brûlant du Mexique, des épouses,des mères de famille qui n’avaient que cet âge. Tous les jours noussortions ensemble. Le botaniste était occupé de ses travaux, et lamère se livrait silencieusement aux soins de l’intérieur. L’amourn’est pas aveugle. Il peut être tout ce que l’on voudra aumonde ; mais pour tout ce qui concerne l’objet aimé, il a sesyeux, toujours éveillés, d’Argus.

** * *

Je maniais habilement le crayon, et j’amusaisma compagne en faisant des croquis sur des carrés de papier et surles feuilles blanches de ses cahiers de musique. La plupart de cescroquis représentaient des figures de femmes, dans toutes sortesd’attitudes et de costumes. Elles se ressemblaient toutes par lestraits du visage. L’enfant, sans en deviner la cause, avaitremarqué cette particularité.

– Pourquoi cela ? demanda-t-elle un jourque nous étions assis l’un près de l’autre. Ces femmes ont toutesdes costumes différents, elles sont de différentes nations,n’est-ce pas ? Et pourtant elles se ressemblent toutes ?Elles ont les mêmes traits ; mais tout à fait les mêmestraits, je crois ?

– C’est votre figure, Zoé ; je ne puispas en dessiner d’autre. Elle leva ses grands yeux, et les fixa surmoi avec une expression d’étonnement naïf ; mais saphysionomie ne trahissait aucun embarras.

– Cela me ressemble ?

– Oui, autant que je puis le faire.

– Et pourquoi ne pouvez-vous pas dessinerd’autres figures ?

– Pourquoi ? parce que je… – Zoé, jecrains que vous ne me compreniez pas.

– Oh ! Henri, croyez-vous donc que jesois une si mauvaise écolière ? Est-ce que je ne comprends pastout ce que vous me racontez des pays lointains que vous avezparcourus ? Sûrement, je comprendrai cela tout aussi bien…

– Alors, je vais vous le dire, Zoé.

Je me penchai en avant, le cœur ému et la voixtremblante.

– C’est parce que votre figure est toujoursdevant mes yeux ; je ne puis pas en dessiner d’autre. C’estque… je vous aime, Zoé !…

– Oh ! c’est là la raison ? Et,quand vous aimez quelqu’un, sa figure est toujours devant vos yeux,que cette personne soit présente ou non ? Est-ceainsi ?

– C’est ainsi, répondis-je, tristementdésappointé.

– Et c’est cela qu’on appelle l’amour,Henri ?

– Oui.

– Alors je dois vous aimer, car, quelque partque je sois, je vois toujours votre figure, comme si elle étaitdevant moi ! Si je savais me servir du crayon comme vous, jesuis sûre que je pourrais la dessiner, quand même vous ne seriezpas là ! Eh bien, alors, est-ce que vous pensez que je vousaime, Henri ?

La plume ne pourrait rendre ce que j’éprouvaien ce moment. Nous étions assis et la feuille de papier surlaquelle étaient les croquis était étendue entre nous deux. Ma mainglissa sur la surface jusqu’à ce que les doigts de ma compagne, quin’opposait aucune résistance, fussent serrés dans les miens. Unecommotion violente résulta de ce contact électrique. Le papiertomba sur le plancher, et le cœur tremblant, mais rempli d’orgueil,j’attirai sur mon sein la charmante créature qui se laissait faire.Nos lèvres se rencontrèrent dans un premier baiser. Je sentis soncœur battre contre ma poitrine. Oh ! bonheur ! joies duciel ! j’étais le souverain de ce cher petitcœur !…

Chapitre 14LUMIÈRE ET OMBRE

 

La maison que nous habitions occupait lemilieu d’un enclos carré qui s’étendait jusqu’au bord de la rivièrede Del-Norte. Cet enclos, qui renfermait un parterre et un jardinanglais, était défendu de tous côtés par de hauts murs enadobe. Le faîte de ces murs était garni d’une rangée decactus dont les grosse branches épineuses formaientd’infranchissables chevaux de frise. On n’arrivait à lamaison et au jardin que par une porte massive munie d’un guichet,laquelle, ainsi que je l’avais remarqué, était toujours fermée etbarricadée. Je n’avais nulle envie d’aller dehors. Le jardin, quiétait fort grand, limitait mes promenades, souvent je m’y promenaisavec Zoé et sa mère, et plus souvent encore avec Zoé seule. Ontrouvait dans cette enceinte plus d’un objet intéressant. Il yavait une ruine, et la maison elle-même gardait encore les tracesd’une ancienne splendeur effacée. C’était un grand bâtiment dans lestyle moresque-espagnol, avec un toit plat (azotea) bordéd’un parapet crénelé sur la façade. Çà et là, l’absence dequelqu’une des dents de pierre de ces créneaux accusait lanégligence et le délabrement. Le jardin était rempli de symptômesanalogues ; mais dans ces ruines mêmes on trouvait un éclatanttémoignage du soin qui avait présidé autrefois à l’installation deces statues brisées, de ces fontaines sans eaux, de ces berceauxeffondrés, de ces grandes allées envahies par les mauvaises herbes,et dont les restes accusaient à la fois la grandeur passée etl’abandon présent. On avait réuni là beaucoup d’arbres d’espècesrares et exotiques ; mais il y avait quelque chose de sauvagedans l’aspect de leurs fruits et de leurs feuillages. Leursbranches entrelacées formaient d’épais fourrés qui dénotaientl’absence de toute culture. Cette sauvagerie n’était pas dénuéed’un certain charme ; en outre, l’odorat était agréablementfrappé par l’arôme de milliers de fleurs, dont l’air étaitcontinuellement embaumé. Les murs du jardin aboutissaient à larivière et s’arrêtaient là ; car la rive, coupée à pic, et laprofondeur de l’eau qui coulait au pied, formaient une défensesuffisante de ce coté. Une épaisse rangée de cotonniers bordait lerivage, et, sous leur ombre, on avait placé de nombreux sièges demaçonnerie vernissée, dans le style propre aux contrées espagnoles.Il y avait un escalier taillé dans la berge, au-dessus duquelpendaient les branches d’arbustes pleureurs, et qui conduisaitjusqu’au bord de l’eau. J’avais remarqué une petite barque amarréesous les saules, auprès de la dernière marche. De ce côtéseulement, les yeux pouvaient franchir les limites de l’enclos. Lepoint de vue était magnifique, et commandait le cours sinueux duDel-Norte à la distance de plusieurs milles.

Le pays, de l’autre côté de la rivière,paraissait inculte et inhabité. Aussi loin que l’œil pouvaits’étendre, le riche feuillage du cotonnier garnissait le paysage,et couvrait la rivière de son ombre. Au sud, près de la ligne del’horizon, une flèche solitaire s’élançait du milieu des massifsd’arbres. C’était l’église d’El-Paso del Norte dont les coteauxcouverts de vignes se confondaient avec les plans intérieurs duciel lointain. À l’est, s’élevaient les hauts pics des montagnesRocheuses ; la chaîne mystérieuse des Organos, dont les lacssombres et élevés, avec leurs flux et reflux, impriment à l’âme duchasseur solitaire une superstitieuse terreur. À l’ouest, tout auloin, et à peine visibles, les rangées jumelles des Mimbres, cesmontagnes d’or, dont les défilés résonnent si rarement sous le pasde l’homme. Le trappeur intrépide lui-même rebrousse chemin quandil approche de ces contrées inconnues qui s’étendent au nord-ouestdu Gila : c’est le pays des Apaches et des Navajoèsanthropophages.

Chaque soir nous allions sous les bosquets decotonniers, et, assis près l’un de l’autre sur un des bancs, nousadmirions ensemble les feux du soleil couchant. À ce moment de lajournée nous étions toujours seuls, moi et ma petite compagne. Jedis ma petite compagne, et cependant, à cette époque, j’avais cruvoir en elle un changement soudain ; il me semblait que sataille s’était élevée, et que les lignes de son corps accusaient deplus en plus les contours de la femme ! À mes yeux, ce n’étaitplus une enfant. Ses formes se développaient, les globes de sonsein soulevaient son corsage par des ondulations plus amples, etses gestes prenaient ces allures féminines qui commandent lerespect. Son teint se rehaussait de plus vives couleurs, et sonvisage revêtait un éclat plus brillant de jour en jour. La flammede l’amour, qui s’échappait de ses grands yeux noirs, ajoutaitencore à leur humide éclat. Il s’opérait une transformation dansson âme et dans son corps, et cette transformation était l’œuvre del’amour. Elle était sous l’influence divine !

Un soir, nous étions assis comme d’habitude,sous l’ombre solennelle d’un bosquet. Nous avions pris avec nous laguitare et la mandoline, mais à peine en avions-nous tiré quelquesnotes, la musique était oubliée et les instruments reposaient surle gazon à nos pieds. Nous préférions à tout, la mélodie de nospropres voix. Nous étions plus charmés par l’expression de nossentiments intimes que par celle des chants les plus tendres. Il yavait assez de musique autour de nous : le bourdonnement del’abeille sauvage, disant adieu aux corolles qui se fermaient, le« whoup » du gruya dans les glaïeuls lointains,et le doux roucoulement des colombes perchées par couples sur lesbranches des arbres voisins et se murmurant comme nous leursamours. Le feuillage des bois avait revêtu les tons chauds etvariés de l’automne. L’ombre des grands arbres se jouait sur lasurface de l’eau, et diaprait le courant calme et silencieux. Lesoleil allait atteindre l’horizon, le clocher d’El-Paso,réfléchissant ses rayons, scintillait comme une étoile d’or. Nosyeux erraient au hasard, et s’arrêtaient sur la girouetteétincelante.

– L’église ! murmura ma compagne, commese parlant à elle-même. C’est à peine si je puis me rappelercomment elle est. Il y a si longtemps que je ne l’ai vue !

– Depuis combien de temps, donc ?

– Oh ! bien des années, bien desannées ; j’étais toute jeune alors.

– Et depuis lors vous n’avez pas dépassél’enceinte de ces murs ?

– Oh ! si fait. Papa nous a conduitessouvent en bateau, en descendant la rivière ; mais pas dansces derniers temps.

– Et vous n’avez pas envie d’aller là-bas dansces grands bois si gais ?

– Je ne le désire pas. Je suis heureuseici.

– Mais serez-vous toujours heureuseici ?

– Et pourquoi pas, Henri ? Quand vousêtes près de moi, comment ne serais-je pas heureuse ?

– Mais quand….

Une triste pensée sembla obscurcir son esprit.Tout entière à l’amour, elle n’avait jamais réfléchi à lapossibilité de mon départ, et je n’y avais pas réfléchi plusqu’elle. Ses joues pâlirent soudainement, et je lus une profondedouleur dans ses yeux qu’elle fixa sur moi ; mais les motsétaient prononcés.

– … Quand il faudra que je vousquitte ?

Elle se jeta entre mes bras avec un cri aigu,comme si elle avait été frappée au cœur, et, d’une voix passionnée,cria :

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! mequitter ! me quitter ! – Oh ! vous ne me quitterezpas vous qui m’avez appris à aimer.

– Oh ! Henri, pourquoi m’avez-vous ditque vous m’aimiez ? Pourquoi m’avez-vous enseignél’amour ?

– Zoé !

– Henri ! Henri ! Dites que vous neme quitterez pas ?

– Jamais ! Zoé ! je vous lejure ! Jamais ! jamais.

– Il me sembla entendre à ce moment le bruitd’un aviron. Mais l’agitation violente de la passion, le contact dema bien-aimée, qui, dans le transport de ses craintes, m’avaitenlacé de ses deux bras, m’empêchèrent de tourner les yeux vers lebord.

C’est sans doute un osprey[8] qui plonge, pensai-je, et, ne m’occupantplus de cela, je me laissai aller à l’extase d’un long et enivrantbaiser. Au moment où je relevais la tête, une forme qui s’élevaitde la rive frappa mes yeux : un noir sombrero bordé d’un galond’or. Un coup d’œil me suffit pour reconnaître celui qui leportait : c’était Séguin. Un instant après, il était près denous.

– Papa ! s’écria Zoé, se levant tout àcoup et se jetant dans ses bras.

Le père la retint auprès de lui en lui prenantles deux mains qu’il tint serrées dans les siennes. Pendant unmoment il garda le silence, fixant sur moi un regard dont je nesaurais rendre l’expression. C’était un mélange de reproche, dedouleur et d’indignation. Je m’étais levé pour aller à sarencontre ; mais ce regard étrange me cloua sur place, et jerestai debout, rougissant et silencieux.

– Et c’est ainsi que vous me récompensez devous avoir sauvé la vie ? Un noble remercîment, mon chermonsieur, qu’en pensez-vous ?

Je ne répondis pas.

– Monsieur, continua-t-il, la voix tremblanted’émotion, vous ne pouviez pas m’offenser plus cruellement.

– Vous vous trompez, monsieur ; je nevous ai point offensé.

– Comment qualifiez-vous votre conduite ?Abuser mon enfant !

– Abuser ? m’écriai-je, sentant moncourage revenir sous cette accusation.

– Oui, abuser !… Ne vous êtes-vous pasfait aimer d’elle ?

– Je me suis fait aimer d’elle loyalement.

– Fi ! monsieur, c’est une enfant et nonpas une femme. Vous en faire aimer loyalement ! Sait-elleseulement ce que c’est que l’amour ?

– Papa, je sais ce que c’est que l’amour. Jele sais depuis plusieurs jours. Ne soyez pas fâché contre Henri,car je l’aime ! oh ! papa ! je l’aime de tout moncœur !

Il se tourna vers elle, et la regarda avecétonnement.

– Qu’est-ce que j’entends, s’écria-t-il ;oh ! mon Dieu ! Mon enfant ! mon enfant !

Sa voix me remua jusqu’au fond du cœur ;elle était pleine de sanglots.

– Écoutez-moi, monsieur, criai-je en meplaçant résolument devant lui. J’ai conquis l’amour de votrefille ; je lui ai donné tout le mien en échange. Nous sommesdu même rang, de la même condition. Quel crime ai-je donccommis ? En quoi vous ai-je offensé ?

Il me regarda quelques instants sans faireaucune réponse.

– Vous seriez donc disposé à l’épouser ?me dit-il enfin, avec un changement évident de ton.

– Si j’avais laissé cet amour se développerainsi sans avoir cette intention, j’aurais mérité tous vosreproches. J’aurais traîtreusement abusé de cette enfant, commevous l’avez dit.

– M’épouser ! s’écria Zoé, avec un air deprofonde surprise.

– Écoutez ! la pauvre enfant ! ellene sait pas même ce que ce mot veut dire !

– Oui, charmante Zoé ! je vousépouserai ; autrement mon cœur, comme le vôtre, serait brisépour jamais !

– Oh ! monsieur !

– C’est bien, monsieur, assez pour l’instant.Vous avez conquis cette enfant sur elle-même ; il vous reste àla conquérir sur moi. Je veux sonder la profondeur de votreattachement. Je veux vous soumettre à une épreuve.

– J’accepte toutes les épreuves que vousvoudrez m’imposer.

– Nous verrons ; venez, rentrons. Viens,Zoé.

Et, la prenant par la main, il la conduisitvers la maison. Je marchai derrière eux.

Comme nous traversions un petit boisd’orangers sauvages, où l’allée se rétrécissait, le père quitta lamain de sa fille et passa en avant. Zoé se trouvait entre nousdeux, et au moment où nous étions au milieu du bosquet, elle seretourna soudainement, et plaçant sa main sur la mienne, murmura entremblant et à voix basse :

– Henri, dites-moi ce que c’estqu’épouser ?

– Chère Zoé ! pas à présent ; celaest trop difficile à expliquer ; plus tard, je….

– Viens Zoé ! ta main, monenfant !

– Papa, me voici !

Chapitre 15UNE AUTOBIOGRAPHIE

 

J’étais seul avec mon hôte dans l’appartementque j’occupais depuis mon arrivée dans la maison. Les femmess’étaient retirées dans une autre pièce. Séguin, en entrant dans lachambre, avait donné un tour de clef et poussé les verrous. Quelleterrible épreuve allait-il imposer à ma loyauté, à mon amour ?Cet homme, connu par tant d’exploits sanguinaires, allait-ils’attaquer à ma vie ? Allait-il me lier à lui par quelqueépouvantable serment ? De sombres appréhensions metraversaient l’esprit ; je demeurais silencieux, mais non sanséprouver quelques craintes. Une bouteille de vin était placée entrenous deux, et Séguin, remplissant deux verres, m’invita à boire.Cette politesse me rassura. Mais le vin n’était-il pas emp… ?Il avait vidé son verre avant que ma pensée n’eût complété saforme.

– Je le calomnie, pensai-je. Cet homme, aprèstout, est incapable d’un pareil acte de trahison.

Je bus, et la chaleur du vin me rendit un peude calme et de tranquillité. Après un moment de silence, il entamala conversation par cette question ex abrupto :

– Que savez-vous de moi ?

– Votre nom et votre surnom ; rien deplus.

– C’est plus qu’on n’en sait ici.

Et sa main indiquait la porte par un gesteexpressif.

– Qui vous a le plus souvent parlé demoi ?

– Un ami que vous avez vu à Santa-Fé.

– Ah ! Saint-Vrain ; un bravegarçon, plein de courage. Je l’ai rencontré autrefois à Chihuahua.Il ne vous a rien dit de plus relativement à moi.

– Non. Il m’avait promis de me donner quelquesdétails sur vous, mais il n’y a plus pensé ; la caravane estpartie et nous nous sommes trouvés séparés.

– Donc, vous avez appris que j’étais Séguin,le chasseur de scalps ; que j’étais employé par les citoyensd’El-Paso pour aller à la chasse des Apaches et des Navajoès, etqu’on me payait une somme déterminée pour chaque chevelure d’Indienclouée à leurs portes ? Vous avez appris cela ?

– Oui.

– Tout cela est vrai.

Je gardai le silence.

– Maintenant, monsieur, reprit-il après unepause, voulez-vous encore épouser ma fille, la fille d’unabominable meurtrier ?

– Vos crimes ne sont pas les siens. Elle estinnocente même de la connaissance de ces crimes, avez-vous dit.Vous pouvez être un démon ; elle, c’est un ange.

Une expression douloureuse se peignit sur safigure, pendant que je parlais ainsi.

– Crimes ! démon ! murmurait-ilcomme se parlant à lui-même ; oui, vous avez le droit deparler ainsi. C’est ainsi que pense le monde. On vous a raconté leshistoires des hommes de la montagne dans toutes leurs exagérationssanglantes. On vous a dit que, pendant une trêve, j’avais invité unvillage d’Apaches à un banquet dont j’avais empoisonné lesviandes ; qu’ainsi j’avais empoisonné tous mes hôtes, hommes,femmes, enfants, et qu’ensuite je les avais scalpés ! On vousa dit que j’avais fait placer en face de la bouche d’un canon deuxcents sauvages qui ignoraient l’effet de cet instrument dedestruction ; que j’avais mis le feu à cette pièce chargée àmitraille, et massacré ainsi ces pauvres gens sans défiance. Onvous a sans doute raconté ces actes de cruauté, et beaucoupd’autres encore.

– C’est vrai. On m’a raconté ces histoireslorsque j’étais parmi les chasseurs de la montagne ; mais jene savais trop si je devais les croire.

– Monsieur, ces histoires sont fausses ;elles sont fausses et dénuées de tout fondement.

– Je suis heureux de vous entendre parlerainsi. Je ne pouvais pas aujourd’hui vous croire capable de pareilsactes de barbarie.

– Et cependant, fussent-elles vraies jusquedans leurs plus horribles détails, elles n’approcheraient pasencore de toutes les cruautés dont les sauvages se sont renduscoupables envers les habitants de ces frontières sans défense. Sivous saviez l’histoire de ce pays pendant les dix dernières années,les massacres et les assassinats, les ravages et les incendies, lesvols et les enlèvements ; des provinces entièrementdépeuplées ; des villages livrés aux flammes ; les hommeségorgés à leur propre foyer ; les femmes les plus charmantes,emmenées captives et livrées aux embrassements de ces voleurs dudésert ! Oh ! Dieu ! et moi aussi, j’ai reçu desatteintes qui m’excuseront à vos yeux, et qui m’excuserontpeut-être aussi devant le tribunal suprême !

En disant ces mots, il cacha sa tête dans sesmains, et s’accouda les deux mains sur la table.

– J’ai besoin de vous faire une courtehistoire de ma vie.

Je fis un signe d’assentiment, et, après avoirrempli et vidé un second verre de vin, il continua en cestermes :

– Je ne suis pas Français, comme on lesuppose ; je suis créole de la Nouvelle-Orléans ; mesparents étaient des réfugiés de Saint-Domingue, où, à la suite dela révolte des nègres, ils avaient vu leurs biens confisqués par lesanguinaire Christophe. Après avoir fait mes études pour êtreingénieur civil, je fus envoyé aux mines de Mexico en cette qualitépar le propriétaire d’une de ces mines, qui connaissait mon père.J’étais jeune alors, et je passai plusieurs années employé dans lesétablissements de Zacatecas et de San-Luis-Potosi. Quand j’euséconomisé quelque argent sur mes appointements, je commençai àpenser à m’établir pour mon propre compte. Le bruit courait depuislongtemps que de riches veines d’or existaient aux bords du Gila etde ses affluents. On avait recueilli dans ces rivières des sablesaurifères, et le quartz laiteux, qui enveloppe ordinairement l’or,se montrait partout à nu dans les montagnes solitaires de cetterégion sauvage. Je partis pour cette contrée avec une trouped’hommes choisis ; et après avoir voyagé pendant plusieurssemaines à travers la chaîne des Mimbres, je trouvai, près de lasource du Gila, de précieux gisements de minerai. J’installai unemine, et, au bout de cinq ans, j’étais riche. Alors je me rappelaila compagne de mon enfance : une belle et charmante cousinequi avait conquis toute ma confiance et m’avait inspiré mon premieramour. Pour moi le premier amour devait être le dernier ; cen’était pas, comme cela arrive si souvent, un sentiment fugitif. Àtravers tous mes voyages, son souvenir m’avait accompagné.M’avait-elle gardé sa foi comme je lui avais gardé la mienne ?Je résolus donc de m’en assurer par moi-même, et, laissant mesaffaires à la garde de mon mayoral, je partis pour ma villenatale.

Adèle avait été fidèle à sa parole, et jerevins à mon établissement avec elle. Je bâtis une maison àValverde, le district le plus voisin de ma mine. Valverde étaitalors une ville florissante ; maintenant elle est en ruine, etvous avez pu voir ce qui en reste en venant ici. Là, nous vécûmesplusieurs années au sein du bonheur et de la richesse. Ces jourspassés m’apparaissent maintenant comme autant de siècles defélicité. Nous nous aimions avec ardeur, et notre union fut béniepar la naissance de deux enfants, de deux filles. La plus jeuneressemblait à sa mère ; l’aînée, m’a-t-on dit tenaitprincipalement de moi. Nous les adorions, trop peut-être ;nous étions trop heureux de les posséder.

À cette époque, un nouveau gouverneur futenvoyé à Santa-Fé ; un homme qui, par son libertinage et satyrannie, a été jusqu’à ce jour la plaie de cette province. Il n’ya pas d’acte si vil, de crime si noir, dont ce monstre ne soitcapable. Il se montra d’abord très aimable, et fut reçu dans toutesles maisons des gens riches de la vallée. Comme j’étais du nombrede ceux-ci, je fus honoré de ses visites, et cela très fréquemment.Il résidait de préférence à Albuquerque, et donnait de grandesfêtes à son palais. Ma femme et moi y étions toujours invités despremiers. En revanche, il venait souvent dans notre maison deValverde, sous le prétexte d’inspecter les différentes parties dela province. Je m’aperçus enfin que ses visites s’adressaient à mafemme, auprès de laquelle il se montrait fort empressé. Je ne vousparlerai pas de la beauté d’Adèle à cette époque. Vous pouvez vousen faire une idée, et votre imagination sera aidée par les grâcesque vous paraissez avoir découvertes dans sa fille, car la petiteZoé est l’exacte reproduction de ce qu’était sa mère, à sonâge.

À l’époque dont je parle, elle était dans toutl’éclat de sa beauté. Tout le monde parlait d’elle, et ces élogesavaient piqué la vanité du tyran libertin. En conséquence, jedevins l’objet de toutes ses prévenances amicales. Rien de toutcela ne m’avait échappé ; mais, confiant dans la vertu de mafemme, je m’inquiétais peu de ce qu’il pourrait faire. Aucuneinsulte apparente, jusque-là n’avait appelé mon attention. À monretour d’une longue absence motivée par les travaux de la mine,Adèle me donna connaissance des tentatives insultantes dont elleavait été l’objet, à différentes époques, de la part de SonExcellence, choses qu’elle m’avait tues jusque-là, pardélicatesse ; elle m’apprit qu’elle avait été particulièrementoutragée dans une visite toute récente, pendant mon absence. C’enétait assez pour le sang d’un créole. Je partis pour Albuquerque,et, en pleine place publique, devant tout le monde assemblé, jechâtiai l’insulteur. Arrêté et jeté en prison, je ne fus rendu à laliberté qu’après plusieurs semaines. Quand je retournai chez moi,je retrouvai ma maison pillée, et ma famille dans le désespoir. Lesféroces Navajoès avaient passé par là. Tout avait été détruit, misen pièces dans mon habitation, et mon enfant !… Dieupuissant ! ma petite Adèle avait été emmenée captive dans lesmontagnes….

– Et votre femme ? et votre autrefille ? demandai-je, brûlant de savoir le reste.

– Elles avaient échappé. Au milieu d’unterrible combat, car mes pauvres péons se défendaientbravement, ma femme, tenant Zoé dans ses bras, s’était sauvée horsde la maison et s’était réfugiée dans une cave qui ouvrait sur lejardin. Je les retrouvai dans la hutte d’un vaquero, aumilieu des bois ; elles s’étaient enfuies jusque-là.

– Et votre fille Adèle, en avez-vous entenduparler depuis ?

– Oui, oui. Je vais y revenir dans un instant.À la même époque, ma mine fut attaquée et ruinée ; la plupartdes ouvriers, tous ceux qui n’avaient pu s’enfuir, furentmassacrés ; l’établissement qui faisait toute ma fortune futdétruit. Avec quelques-uns des mineurs qui avaient échappé etd’autres habitants de Valverde qui, comme moi, avaient souffert,j’organisai une bande et poursuivis les sauvages ; mais nousne pûmes les atteindre et nous revînmes, la plupart le cœur briséet la santé profondément altérée. Oh ! monsieur, vous nepouvez pas savoir ce que c’est que d’avoir perdu une enfantchérie ! Vous ne pouvez pas comprendre l’agonie d’un pèreainsi dépouillé !

Séguin se prit la tête entre les deux mains etgarda un moment le silence. Son attitude accusait la plus profondedouleur.

– Mon histoire sera bientôt terminée, jusqu’àl’époque où nous sommes, du moins. Qui peut en prévoir lasuite ? Pendant des années, j’errai sur les frontières desIndiens, en quête de mon enfant. J’étais aidé par une petite trouped’individus, la plupart aussi malheureux que moi ; les unsayant perdu leurs femmes, les autres leurs filles, de la mêmemanière. Mais nos ressources s’épuisaient, et le désespoir s’emparade nous. Les sentiments de mes compagnons se refroidirent avec letemps. L’un après l’autre, ils me quittèrent. Le gouverneur deNew-Mexico ne nous prêtait aucun secours. Au contraire, onsoupçonnait, et c’est maintenant un fait avéré, on soupçonnait legouverneur lui-même d’être secrètement ligué avec les chefs desNavajoès. Il s’était engagé à ne pas les inquiéter, et, de leurcôté, ils avaient promis de ne piller que ses ennemis.

En apprenant cette horrible trame, je reconnusla main qui m’avait frappé. Furieux de l’affront que je lui avaisinfligé, exaspéré par le mépris de ma femme, le misérable avaittrouvé un moyen de se venger. Deux fois depuis, sa vie a été entremes mains ; mais je n’aurais pu le tuer sans risquer ma propretête, et j’avais des motifs pour tenir à la vie. Le jour viendra oùje pourrai m’acquitter envers lui.

« Comme je vous l’ai dit, ma troupes’était dispersée. Découragé, et sentant le danger qu’il y avaitpour moi à rester plus longtemps dans le New-Mexico, je quittaicette province et traversai la Jornada pour me rendre à El-Paso.Là, je vécus quelque temps, pleurant mon enfant perdue. Je nerestai pas longtemps inactif. Les fréquentes incursions des Apachesdans les provinces de Sonora et de Chihuahua avaient rendu legouvernement plus énergique dans la défense de la frontière. Lespresidios furent mis en meilleur état de défense etreçurent des garnisons plus fortes ; une bande d’aventuriers,de volontaires, fut organisée, dont la paie était proportionnée aunombre de chevelures envoyées aux établissements. On m’offrit lecommandement de cette étrange guérilla, et, dans l’espoir deretrouver ma fille, j’acceptai : je devins chasseur de scalp.C’était une terrible mission, et si la vengeance avait été mon seulobjet, il y a longtemps que j’aurais pu me retirer satisfait. Nousfîmes plus d’une expédition sanglante, et, plus d’une fois, nousexerçâmes d’épouvantables représailles.

Je savais que ma fille était captive chez lesNavajoès. Je l’avais appris, à différentes époques, de la bouchedes prisonniers que j’avais faits ; mais j’étais toujoursarrêté par la faiblesse de ma troupe et des moyens dont jedisposais. Des révolutions successives et la guerre civiledésolaient et ruinaient les États du Mexique ; nous fûmeslaissés de côté. Malgré tous mes efforts, je ne pouvais réunir uneforce suffisante pour pénétrer dans cette contrée déserte quis’étend au nord du Gilla, et au centre de laquelle se trouvent leshuttes des sauvages Navajoès.

– Et vous croyez !…

– Patience, j’aurai bientôt fini. Ma troupeest aujourd’hui plus forte qu’elle n’a jamais été. J’ai reçu d’unhomme récemment échappé des mains des Navajoès l’avis formel queles guerriers des deux tribus sont sur le point de partir pour leSud. Ils réunissent leurs forces dans le but de faire une grandeincursion ; ils veulent pousser, à ce qu’on dit, jusqu’auxportes de Durango. Mon intention est de pénétrer dans leur payspendant qu’ils seront absents, et d’aller y chercher ma fille.

– Et vous croyez qu’elle vit encore ?

– Je le sais. Le même individu qui m’a donnéces nouvelles, et qui, le pauvre diable, y a laissé sa chevelure etses oreilles, l’a vue souvent. Elle est devenue, m’a-t-il dit,parmi ces sauvages, une sorte de reine possédant un pouvoir et desprivilèges particuliers. Oui, elle vit encore, et si je puisparvenir à la retrouver, à la ramener ici, cette scène tragiquesera la dernière à laquelle j’aurai pris part ; je m’en irailoin de ce pays.

J’avais écouté avec une profonde attentionl’étrange récit de Séguin. L’éloignement que j’éprouvais auparavantpour cet homme, d’après ce qu’on m’avait dit de son caractère,s’effaçait et faisait place à la compassion ; quedis-je ? à l’admiration. Il avait tant souffert ! Unetelle infortune expiait ses crimes et les justifiait pleinement àmes yeux. Peut-être étais-je trop indulgent dans mon jugement. Ilétait naturel que je fusse ainsi. Quand cette révélation futterminée, j’éprouvai une vive émotion de plaisir. Je sentis unejoie profonde de savoir qu’elle n’était pas la fille d’un démon,comme je l’avais cru. Séguin sembla pénétrer ma pensée, car unsourire de satisfaction, de triomphe, je pourrais dire, éclaira safigure. Il se pencha sur la table pour atteindre la bouteille.

– Monsieur, cette histoire a dû vous fatiguer.Buvez donc.

Il y eut un moment de silence, pendant quenous vidions nos verres.

– Et maintenant, monsieur, vous connaissez, unpeu mieux qu’auparavant, le père de celle que vous aimez. Êtes-vousencore disposé à l’épouser ?

– Oh ! monsieur ! plus que jamaiselle est un objet sacré pour moi.

– Mais il vous faut la conquérir de moi, commeje vous l’ai dit.

– Alors, monsieur, dites-moi comment ; jesuis prêt à tous les sacrifices qui ne dépasseront pas mesforces.

– Il faut que vous m’aidiez à retrouver sasœur.

– Volontiers.

– Il faut venir avec moi au désert.

– J’y consens.

– C’est assez. Nous partons demain.

Il se leva, et se mit à marcher dans lachambre.

– De bonne heure ? demandai-je, craignantpresque qu’il me refusât une entrevue avec celle que je brûlaisplus que jamais d’embrasser.

– Au point du jour, répondit-il, semblant nepas s’apercevoir de mon inquiétude.

– Il faut que je visite mon cheval et mesarmes, dis-je en me levant et en me dirigeant vers la porte, dansl’espoir de la rencontrer dehors.

– Tout est préparé ; Godé est là. Revenezmon ami ; elle n’est point dans la salle. Restez où vous êtes.Je vais chercher les armes dont vous avez besoin. – Adèle !Zoé ! – Ah ! Docteur, vous êtes revenu avec votre récoltede simples ! C’est bien ! Nous partons demain. Adèle, ducafé, mon amour ! Et puis, faites-nous un peu de musique.Votre hôte vous quitte demain.

Zoé s’élança entre nous deux avec un cri.

– Non, non, non, non ! s’écria-t-elle, setournant vers l’un et vers l’autre avec toute l’énergie d’un cœurau désespoir.

– Allons, ma petite colombe ! dit le pèreen lui prenant les deux mains ; ne t’effarouche pas ainsi.C’est seulement pour une courte absence. Il reviendra.

– Dans combien de temps, papa ? Danscombien de temps, Henri ?

– Mais, dans très peu de temps, et cela meparaîtra plus long qu’à vous, Zoé.

– Oh ! non, non ! Une heure, ceserait longtemps. Combien d’heures serez-vous absent ?

– Oh ! cela durera plusieurs jours, jecrains.

– Plusieurs jours ! Oh ! papa !oh ! Henri ! plusieurs jours !

– Allons, petite fille, ce sera bientôt passé.Va, aide ta mère à faire le café.

– Oh ! papa, plusieurs jours, de longsjours… Ils ne passeront pas vite quand je serai seule.

– Mais tu ne seras pas seule. Ta mère seraavec toi.

– Ah !

Soupirant et d’un air tout préoccupé, ellequitta la chambre pour obéir à l’ordre de son père. En passant laporte, elle pousse un second soupir plus profond encore.

Le docteur observait, silencieux et étonné,toute cette scène, et quand la légère figure eut disparu dans lagrande salle, je l’entendis qui murmurait :

– Oh ! ja ! bovre beditefraulein ! je m’en afais pien toudé !

Chapitre 16LE HAUT DEL-NORTE.

 

Je ne veux pas fatiguer le lecteur par lesdétails d’une scène de départ. Nous étions en selle avant que lesétoiles eussent pâli, et nous suivions la voie sablonneuse. À peude distance de la maison, la route faisait un coude et s’enfonçaitdans un bois épais. Là, j’arrêtai mon cheval, je laissai passer mescompagnons, et, me dressant sur mes étriers, je regardai enarrière. Mes yeux se dirigèrent du côté des vieux murs gris, et seportèrent sur l’azotea.

Sur le bord du parapet, se dessinant à la pâlelueur de l’aurore, était celle que cherchait mon regard. Je nepouvais distinguer ses traits ; mais je reconnaissais lecharmant ovale de sa figure, qui se découpait sur le ciel comme unnoir médaillon. Elle se tenait auprès d’un des palmiers-yucca quicroissaient sur la terrasse. La main appuyée au tronc, elle sepenchait en avant, interrogeant l’ombre de ses yeux. Peut-êtreaperçut-elle les ondulations d’un mouchoir agité ; peut-êtreentendit-elle son nom, et répondit-elle au tendre adieu qui lui futporté par la brise du matin. S’il en est ainsi, sa voix futcouverte par le bruit des piaffements de mon cheval qui, tournantbrusquement sur lui-même, m’emporta sous l’ombre épaisse de laforêt. Plusieurs fois je me retournai pour tâcher d’apercevoirencore cette silhouette chérie, mais d’aucun point la maisonn’était visible. Elle était cachée par les bois sombres etmajestueux. Je ne voyais plus que les longues aiguilles despalmillas pittoresques ; et, la route descendantentre deux collines, ces palmillas eux-mêmes disparurentbientôt à mes yeux.

Je lâchai la bride, et, laissant mon chevalaller à volonté, je tombai dans une suite de pensées à la foisdouces et pénibles. Je sentais que l’amour dont mon cœur étaitrempli occuperait toute ma vie ; que, dorénavant, cet amourserait le pivot de toutes mes espérances, le puissant mobile detoutes mes actions. Je venais d’atteindre l’âge d’homme, et jen’ignorais pas cette vérité, qu’un amour pur comme celui-là étaitle meilleur préservatif contre les écarts de la jeunesse, lameilleure sauvegarde contre tous les entraînements dangereux.J’avais appris cela de celui qui avait présidé à ma premièreéducation, et dont l’expérience m’avait été souvent d’un troppuissant secours pour que je ne lui accordasse pas toute confiance.Plus d’une fois j’avais eu l’occasion de reconnaître la justesse deses avis. La passion que j’avais inspirée à cette jeune filleétait, j’en avais conscience, aussi profonde, aussi ardente quecelle que j’éprouvais moi-même ; peut-être plus viveencore ; car mon cœur avait connu d’autres affections, tandisque le sien n’avait jamais battu que sous l’influence des tendressoins qui avaient entouré son enfance. C’était son premiersentiment puissant, sa première passion. Comment n’aurait-il pasenvahi tout son cœur, dominé toutes ses pensées ? Elle, sibien faite pour l’amour, si semblable à la Vénusmythologique ?

Ces réflexions n’avaient rien qued’agréable ; mais le tableau s’assombrissait quand je cessaisde considérer le passé. Quelque chose, un démon sans doute, medisait tout bas : Tu ne la reverras plus jamais ! Cetteidée toute hypothétique qu’elle fût, suffisait pour me remplirl’esprit de sombres présages, et je me mis à interroger l’avenir.Je n’étais point en route pour une de ces parties de plaisir delaquelle on revient à jour et à heure fixes. J’allais affronter desdangers, les dangers du désert, dont je connaissais toute lagravité. Dans nos plans de la nuit précédente, Séguin n’avait pasdissimulé les périls de notre expédition. Il me les avait détaillésavant de m’imposer l’engagement de le suivre. Quelques semainesauparavant, je m’en serais préoccupé ; ces périls mêmeauraient été pour moi un motif d’excitation de plus. Mais alors messentiments étaient bien changés ; je savais que la vie d’uneautre était attachée à la mienne. Que serait-ce donc si le démondisait vrai ? Ne plus la revoir, jamais ! jamais !…Affreuse pensée – et je cheminais affaissé sur ma selle, sousl’influence d’une amère tristesse. Mais je me sentais porté par moncher Moro qui semblait reconnaître son cavalier ; son dosélastique se soulevait sous moi ; mon âme répondait à lasienne, et les effluves de son ardeur réagissaient sur moi. Uninstant après je rassemblais les rênes et je m’élançais au galoppour rejoindre mes compagnons. La route, bordant la rivière, latraversant de temps en temps au moyen de gués peu profonds,serpentait à travers les vallées garnies de bois touffus.

Le chemin était difficile à cause desbroussailles épaisses ; et quoique les arbres eussent étéentaillés pour établir la route, on n’y voyait aucun signe depassage antérieur, à peine quelques pas, de cheval. Le paysparaissait sauvage et complètement inhabité. Nous en voyions lapreuve dans les rencontres fréquentes de daims et d’antilopes, quitraversaient le chemin et sortaient des taillis sous le nez de noschevaux. De temps en temps, la route s’éloignait beaucoup de larivière pour éviter ses coudes nombreux. Plusieurs fois noustraversâmes de larges espaces où de grands arbres avaient étéabattus, et où des défrichements avaient été pratiqués ; maiscela devait remonter à une époque très reculée, car la terre quiavait été remuée avec la charrue, était maintenant couverte defourrés épais et impénétrables. Quelques troncs brisés et tombanten pourriture, quelques lambeaux de murailles, écroulées, en adobe,indiquaient la place où le rancho du settler avait étéposé. Nous passâmes près d’une église en ruines, dont les vieillestourelles s’écroulaient pierre à pierre. Tout autour, des monceauxd’adobe couvraient la terre sur une étendue de plusieurs acres. Unvillage prospère avait existé là. Qu’était-il devenu ? Oùétaient ses habitants affairés ? Un chat sauvage s’élança dumilieu des ronces qui recouvraient les ruines, et s’enfonça dans laforêt ; un hibou s’envola lourdement du haut d’une coupolecroulante, et voleta autour de nos têtes en poussant son plaintifwoû-hoû-ah ajoutant ainsi un trait de plus à cette scènede désolation. Pendant que nous traversions ces ruines, un silencede mort nous environnait, troublé seulement par le hululement del’oiseau de nuit et par le cronk-cronk des fragments depoteries dont les rues désertes étaient parsemées et qui craquaientsous les pieds de nos chevaux. Mais où donc étaient ceux dontl’écho de ces murs avait autrefois répercuté les voix ? quis’étaient agenouillés sous l’ombre sainte de ces piliers jadisconsacrés ? Ils étaient partis ; pour quel pays ? Etpourquoi ? Je fis ces questions à Séguin qui me réponditlaconiquement :

– Les Indiens !

C’était l’œuvre du sauvage armé de sa lanceredoutable, de son couteau à scalper, de son arc et de sa hache decombat, de ses flèches empoisonnées et de sa torcheincendiaire.

– Les Navajoès ? demandai-je.

– Les Navajoès et les Apaches.

– Mais ne viennent-ils plus par ici ?

Un sentiment d’anxiété m’avait tout à couptraversé l’esprit. Nous étions encore tout près de la maison ;je pensais à ses murailles sans défense. J’attendais la réponseavec anxiété.

– Ils n’y viennent plus.

– Et pourquoi ?

– Ceci est notre territoire, répondit-il d’unton significatif. Nous voici, monsieur, dans un pays où viventd’étranges habitants ; vous verrez. Malheur à l’Apache ou auNavajo qui oserait pénétrer dans ces forêts.

À mesure que nous avancions, la contréedevenait plus ouverte, et nous voyions deux chaînes de hautescollines taillées à pic, s’étendant au nord et au sud sur les deuxrives du fleuve, ces collines se rapprochaient tellement qu’ellessemblaient barrer complètement la rivière. Mais ce n’était qu’uneapparence. En avançant plus loin, nous entrâmes dans un de cesterribles passages que l’on désigne dans le pays sous le nom decañons[9], et que l’on voit indiqués si souventsur les cartes de l’Amérique intertropicale. La rivière, entraversant ce cañon, écumait entre deux immenses rocherstaillés à pic, s’élevant à une hauteur de plus de mille pieds, etdont les profils, à mesure que nous nous en approchions, nousfiguraient deux géants furieux qui, séparés par une main puissante,continuaient de se menacer l’un l’autre. On ne pouvait regardersans un sentiment de terreur, les faces lisses de ses énormesrochers et je sentis un frisson dans mes veines quand je me trouvaisur le seuil de cette porte gigantesque.

– Voyez-vous ce point ? dit Séguin enindiquant une roche qui surplombait la plus haute cime de cetabîme.

Je fis signe que oui, car la question m’étaitadressée.

– Eh bien, voilà le saut que vous étiez sidésireux de faire. Nous vous avons trouvé vous balançant contre cerocher là-haut.

– Grand Dieu ! m’écriai-je, considérantcette effrayante hauteur. Bien que solidement assis sur ma selle,je me sentis pris de vertige à cet aspect, et je fus forcé demarcher quelques pas.

– Et sans votre noble cheval, continua moncompagnon, le docteur que voici aurait pu se perdre dans toutessortes d’hypothèses en examinant ce qui serait resté de vos os.Oh ! Moro ! beau Moro !

– Oh ! mein got !ya ! ya ! dit avec le ton del’assentiment le botaniste, regardant le précipice, et semblantéprouver le même sentiment de malaise que moi.

Séguin était venu se placer à côté de moi, etflattait de la main le cou de mon cheval avec un aird’admiration.

– Mais pourquoi donc, lui dis-je, me rappelantles circonstances de notre première entrevue ; pourquoi doncétiez-vous si désireux de posséder Moro ?

– Une fantaisie.

– Ne puis-je savoir pourquoi ? Il mesemble au fait que vous m’avez dit alors que vous ne pouviez pas mel’apprendre ?

– Oh ! si fait ; je puis facilementvous le dire. Je voulais tenter l’enlèvement de ma fille, etj’avais besoin pour cela du secours de votre cheval.

– Mais, comment ?

– C’était avant que j’eusse entendu parler del’expédition projetée par nos ennemis. Comme je n’avais aucunespoir de la recouvrer autrement, je voulais pénétrer dans le pays,seul ou avec un ami sûr, et recourir à la ruse pour l’enlever.Leurs chevaux sont rapides ; mais ils ne peuvent lutter contreun arabe, ainsi que vous aurez l’occasion de vous en assurer. Avecun animal comme celui-ci, j’aurais pu me sauver, à moins d’êtreentouré ; et, même dans ce cas, j’aurais pu m’en tirer au prixde quelques légères blessures. J’avais l’intention de me déguiseret d’entrer dans leur ville sous la figure d’un de leurs guerriers.Depuis longtemps je possède à fond leur langue.

– C’eût été là une périlleuse entreprise.

– Sans aucun doute ! mais c’était madernière ressource, et je n’y avais recours qu’après avoir épuisétous les efforts ; après tant d’années d’attente, je nepouvais plus y tenir. Je risquais ma vie. C’était un coup dedésespoir, mais, à ce moment, j’y étais pleinement déterminé.

– J’espère que nous réussirons, cettefois.

– J’y compte fermement. Il semble que laProvidence veuille enfin se déclarer en ma faveur. D’un côté,l’absence de ceux qui l’ont enlevée ; de l’autre, le renfortconsidérable qu’a reçu ma troupe d’un gros parti de trappeurs desplaines de l’Est. Les peaux d’ours sont tombées, comme ils disent,à ne pas valoir une bourre de fusil, et ils trouvent que lesPeaux-Rouges rapportent davantage. Ah ! j’espère en venir àbout, cette fois.

Il accompagna ces derniers mots d’un profondsoupir.

Nous arrivions en ce moment à l’entrée d’unegorge, et l’ombre d’un bois de cotonniers nous invitait aurepos.

– Faisons halte ici, dit Séguin.

Nous mîmes pied à terre, et nos chevaux furentattachés de manière à pouvoir paître. Nous prîmes place sur l’épaisgazon, et nous étalâmes les provisions dont nous nous étions munispour le voyage.

Chapitre 17GÉOGRAPHIE ET GÉOLOGIE.

 

Nous nous reposâmes environ une heure sousl’ombre fraîche, pendant que nos chevaux se refaisaient aux dépensde l’excellent pâturage qui croissait abondant autour d’eux. Nouscausions du pays curieux que nous étions en train detraverser ; curieux sous le rapport de sa géographie, de sagéologie, de sa botanique et de son histoire ; curieux enfinsous tous les rapports. Je suis, je puis le dire, un voyageur deprofession. J’éprouvais un vif intérêt à me renseigner sur lescontrées sauvages qui s’étendaient à des centaines de milles autourde nous ; et il n’y avait pas d’homme plus capable dem’instruire à cet égard que mon interlocuteur. Mon voyage en avalde la rivière m’avait très peu initié à la physionomie du pays.J’étais à cette époque, ainsi que je l’ai dit, dévoré par lafièvre ; et ce que j’avais pu voir n’avait laissé dans mamémoire que des souvenirs confus comme ceux d’un songe. Maisj’avais repris possession de toutes mes facultés, et les paysagesque nous traversions tantôt charmants et revêtus des richessesméridionales, tantôt sauvages, accidentés, pittoresques, frappaientvivement mon imagination.

L’idée que cette partie du pays avait étéoccupée autrefois par les compagnons de Cortez, ainsi que leprouvaient de nombreuses ruines ; qu’elle avait été reconquisepar les sauvages, ses anciens possesseurs ; l’évocation desscènes tragiques qui avaient dû accompagner cette reprise depossession, inspiraient une foule de pensées romanesques auxquellesles réalités qui nous environnaient formaient un admirable cadre.Séguin était communicatif, d’une intelligence élevée, et ses vuesétaient pleines de largeur. L’espoir d’embrasser bientôt sonenfant, si longtemps perdue, soutenait en lui la vie. Depuis biendes années, il ne s’était pas senti aussi heureux.

– C’est vrai, dit-il répondant à une de mesquestions, on connaît bien peu de choses de toute cette contrée, audelà des établissements mexicains. Ceux qui auraient pu en dresserla carte géographique n’ont pas accompli cette tâche. Ils étaienttrop absorbés dans la recherche de l’or ; et leurs misérablesdescendants, comme vous avez pu le voir, sont trop occupés à sevoler les uns les autres, pour s’inquiéter d’autre chose. Ils nesavent rien de leur pays au delà des bornes de leurs domaines, etle désert gagne tous les jours sur eux. Tout ce qu’ils en savent,c’est que c’est de ce côté que viennent leurs ennemis, qu’ilsredoutent comme les enfants craignent le loup et Croquemitaine.

– Nous sommes ici, continua Séguin, à peu prèsau centre du continent : au cœur du Sahara américain. LeNouveau-Mexique est une oasis, rien de plus. Le désert l’environned’une ceinture de plusieurs centaines de milles de largeur ;dans certaines directions, vous pouvez faire mille milles, à partirdu Del-Norte, sans rencontrer un point ferme. L’oasis de New-Mexicodoit son existence aux eaux fertilisantes du Del-Norte. C’est leseul point habité par les blancs, entre la rive droite deMississipi et les bords de l’océan Pacifique, en Californie. Vous yêtes arrivé en traversant un désert, n’est-ce pas ?

– Oui. Et, à mesure que nous nous éloignionsdu Mississipi en nous rapprochant des montagnes Rocheuses, le paysdevenait de plus en plus stérile. Pendant les trois cents derniersmilles environ, nous pouvions à peine trouver l’eau et l’herbenécessaires à nos animaux. Mais est-ce qu’il en est ainsi au nordet au sud de la route que nous avons suivie ?

Au nord et au sud, pendant plus d’un millierde milles, depuis les plaines du Texas jusqu’aux lacs du Canada,tout le long de la baie des montagnes Rocheuses, et jusqu’à moitiéchemin des établissements qui bordent le Mississipi, vous netrouverez pas un arbre, pas un brin d’herbe.

– Et à l’ouest des montagnes ?

– Quinze cents milles de désert en longueursur à peu près sept ou huit cents de large. Mais la contrée del’ouest présente un caractère différent. Elle est plus accidentée,plus montagneuse, et, si cela est possible, plus désolée encoredans son aspect. Les feux volcaniques ont eu là une action pluspuissante, et, quoique des milliers d’années se soient écouléesdepuis que les volcans sont éteints, les roches ignées, à beaucoupd’endroits, semblent appartenir à un soulèvement tout récent. Lescouleurs de la lave et des scories qui couvrent les plaines àplusieurs milles d’étendue, dans certains endroits n’ont subiaucune modification sous l’action végétale ou climatérique. Je disque l’action climatérique n’a eu aucun effet, parce qu’ellen’existe pour ainsi dire pas dans cette région centrale.

– Je ne vous comprends pas.

– Voici ce que je veux dire : leschangements atmosphériques sont insensibles ici ; rarement ily a pluie ou tempête. Je connais tels districts où pas une goutted’eau n’est tombée dans le cours de plusieurs années.

– Et pouvez-vous vous rendre compte de cephénomène ?

– J’ai ma théorie ; peut-être nesemblerait-elle pas satisfaisante au météorologiste savant ;mais je veux vous l’exposer.

Je prêtai l’oreille avec attention, car jesavais que mon compagnon était un homme de science, d’expérience etd’observation, et les sujets du genre de ceux qui nous occupaientm’avaient toujours vivement intéressé. Il continua :

– Il ne peut y avoir de pluie s’il n’y a pasde vapeur dans l’air. Il ne peut y avoir de vapeur dans l’air s’iln’y a pas d’eau sur la terre pour la produire. Ici, l’eau est rare,et pour cause.

Cette région du désert est à une grandehauteur ; c’est un plateau très élevé. Le point où nous sommesest à près de 6,000 pieds au-dessus du niveau de la mer. De là, larareté des sources qui, d’après les lois de l’hydraulique, doiventêtre alimentées par des régions encore plus élevées ; or, iln’en existe pas sur ce continent. Supposez que je puisse couvrir cepays d’une vaste mer, entourée comme d’un mur par ces hautesmontagnes qui le traversent ; et cette mer a existé, j’en suisconvaincu, à l’époque de la création de ces bassins. Supposez queje crée une telle mer sans lui laisser aucune voie d’écoulement,sans le moindre ruisseau d’épuisement ; avec le temps, elleirait se perdre dans l’Océan, et laisserait la contrée dans l’étatde sécheresse où vous la voyez aujourd’hui.

– Mais comment cela ! parl’évaporation ?

– Au contraire ; l’absence d’évaporationserait la cause de leur épuisement. Et je crois que c’est ainsi queles choses se sont passées.

– Je ne saurais comprendre cela.

– C’est très simple. Cette région, nousl’avons dit, est très élevée ; en conséquence, l’atmosphèreest froide, et l’évaporation s’y produit avec moins d’énergie quesur les eaux de l’Océan. Maintenant, il s’établira entre l’Océan etcette mer intérieure, un échange de vapeurs par le moyen des ventset des courants d’air ; car c’est ainsi seulement que le peud’eau qui arrive sur ces plateaux peut parvenir. Cet échange seranécessairement en faveur des mers intérieures, puisque leurpuissance d’évaporation est moindre, et pour d’autres causesencore. Nous n’avons pas le temps de procéder à une démonstrationrégulière de ce résultat. Admettez-le, quant à présent, vous yréfléchirez plus tard à loisir.

– J’entrevois la vérité ; je vois ce quise passe.

– Que suit-il de là ? Ces mersintérieures se rempliront graduellement jusqu’à qu’elles débordent.La première petite rigole qui passera par-dessus le bord sera lesignal de leur destruction. L’eau se creusera peu à peu un canal àtravers le mur des montagnes ; tout petit d’abord, puisdevenant de plus en plus large et profond sous l’incessante actiondu flot, jusqu’à ce que, après nombre d’années, – de siècles, – decentaines de siècles, de milliers, peut-être, une grande ouverturecomme celle-ci (et Séguin me montrait le cañon) soitpratiquée ; et bientôt la plaine aride que nous voyonsderrière sera livrée à l’étude du géologue étonné.

– Et vous pensez que les plaines situées entreles Andes et les montagnes Rocheuses sont des lits desséchés demers ?

– Je n’ai pas le moindre doute à cet égard.Après le soulèvement de ses immenses murailles, les cavitésnécessairement remplies par les pluies de l’Océan, formèrent desmers ; d’abord très basses, puis de plus en plus profondes,jusqu’à ce que leur niveau atteignit celui des montagnes qui leurservaient de barrière, et que, comme je vous l’ai expliqué, ellesse frayassent un chemin pour retourner à l’Océan.

– Mais est-ce qu’il n’existe pas encore unemer de ce genre ?

– Le grand Lac Salé ? Oui, c’en est une.Il est situé au nord-ouest de l’endroit où nous sommes. Ce n’estpas seulement une mer, mais tout un système de lacs, de sources, derivières, les unes salées les autres d’eau douce ; et ces eauxn’ont aucun écoulement vers l’Océan. Elles sont barrées par descollines et des montagnes qui constituent dans leur ensemble unsystème géographique complet.

– Est-ce que cela ne détruit pas votrethéorie ?

– Non. Le bassin où ce phénomène se produitest beaucoup moins élevé que la plupart des plateaux du désert. Lapuissance d’évaporation équilibre l’apport de ces sources et de cesrivières, et conséquemment neutralise leur effet, c’est-à-dire quedans l’échange de vapeurs qui se fait avec l’Océan, ce bassin donneautant qu’il reçoit. Cela tient moins encore à son peu d’élévationqu’à l’inclinaison particulière des montagnes qui y versent leurseaux. Placez-le dans une situation plus froide, coeterisparibus, et avec le temps, l’eau se creusera un canald’épuisement. Il en est de ce lac comme de la mer Caspienne, de lamer d’Aral, de la mer Morte. Non, mon ami, l’existence du grand LacSalé ne contrarie pas ma théorie. Autour de ses bords le pays estfertile ; fertile à cause des pluies dont il est redevable auxmasses d’eau qui l’entourent. Ces pluies ne se produisent que dansun rayon assez restreint, et ne peuvent agir sur toute la régiondes déserts qui restent secs et stériles à cause de leur grandedistance de l’Océan.

– Mais les vapeurs qui s’élèvent de l’Océan nepeuvent-elles venir jusqu’au désert ?

– Elles le peuvent, comme je vous l’ai dit,dans une certaine mesure ; autrement il n’y pleuvrait jamais.Quelquefois, sous l’influence de quelque cause extraordinaire,telle que des vents violents, les nuages arrivent par massesjusqu’au centre du continent. Alors vous avez des tempêtes, et deterribles tempêtes ! Mais, généralement, ce sont seulement lesbords des nuages qui arrivent jusque-là, et ces lambeaux de nuagescombinés avec les vapeurs, résultant de l’évaporation propre dessources et des rivières du pays, fournissent toute la pluie qui ytombe. Les grandes masses de vapeur qui s’élèvent du Pacifique etse dirigent vers l’est, s’arrêtent d’abord sur les côtes et ydéposent leurs eaux ; celles qui s’élèvent plus haut etdépassent le sommet des montagnes vont plus loin, mais elles sontarrêtées, à cent milles de là, par les sommets plus élevés de lasierra Nevada, où elles se condensent et retournent en arrière versl’Océan, par les cours du Sacramento et du San-Joachim. Il n’y aque la bordure de ces nuages qui, s’élevant encore plus haut etéchappant à l’attraction de la Nevada, traverse et vient s’abattresur le désert. Qu’en résulte-t-il ? L’eau n’est pas plutôttombée qu’elle est entraînée vers la mer par le Gila et leColorado, dont les ondes grossies fertilisent les pentes de laNevada ; pendant ce temps, quelques fragments, échappésd’autres masses de nuages, apportent un faible tribut d’humiditéaux plateaux arides et élevés de l’intérieur, et se résolvent enpluie ou en neige sur les pics des montagnes Rocheuses. De là lessources des rivières qui coulent à l’est et à l’ouest ; de làles oasis, semblables à des parcs que l’on rencontre au milieu desmontagnes. De là les fertiles vallées du Del-Norte et des autrescours d’eau qui couvrent ces terres centrales de leurs nombreuxméandres. Les nuages qui s’élèvent de l’Atlantique agissent de lamême manière en traversant la chaîne des Alleghanis. Après avoirdécrit un grand arc de cercle autour de la terre, ils se condensentet tombent dans les vallées de l’Ohio et du Mississipi. De quelquecôté que vous abordiez ce grand continent, à mesure que vous Vousapprochez du centre, la fertilité diminue et cela tient uniquementau manque d’eau. En beaucoup d’endroits, partout où l’on peutapercevoir une trace d’herbe, le sol renferme tous les élémentsd’une riche végétation. Le docteur vous le dira : il l’aanalysé.

– Ya ! ya ! cela est vrai,se contenta d’affirmer le docteur.

– Il y a beaucoup d’oasis, continua Séguin, etdès qu’on a de l’eau pour pouvoir arroser, une végétationluxuriante apparaît aussitôt. Vous avez dû remarquer cela ensuivant le cours inférieur de la rivière, et c’est ainsi que leschoses se passaient dans les établissements espagnols sur les rivesdu Gila.

– Mais pourquoi ces établissements ont-ils étéabandonnés ? demandai-je, n’ayant jamais entendu assigneraucune cause raisonnable à la dispersion de ces florissantescolonies.

– Pourquoi ! répondit Séguin avec uneénergie marquée, pourquoi ! Tant qu’une race autre que la raceibérienne n’aura pas pris possession de cette terre, l’Apache, leNavajo et le Comanche, les vaincus de Cortez, et quelquefois sesvainqueurs chasseront les descendants de ces premiers conquérantsdu Mexique. Voyez, les provinces de Sonora, de Chihuahua, à moitiédépeuplées ! Voyez le Nouveau-Mexique : ses habitants nevivent que par tolérance ; il semble qu’ils ne cultivent laterre que pour leurs ennemis, qui prélèvent sur eux un tributannuel ! – Mais, allons ! le soleil nous dit qu’il esttemps de partir ; allons ! Montez à cheval ; nouspouvons suivre la rivière, continua-t-il. Il n’a pas plu depuisquelque temps et l’eau est basse ; autrement il nous auraitfallu faire quinze milles à travers la montagne. Tenez-vous prèsdes rochers ! Marchez derrière moi !

Cet avertissement donné, il entra dans lecañon ; je le suivis, ainsi que Godé et ledocteur.

Chapitre 18LES CHASSEURS DE CHEVELURES

 

Il était presque nuit quand nous arrivâmes aucamp, au camp des chasseurs de scalps. Notre arrivée fut à peineremarquée. Les hommes près desquels nous passions se bornaient àjeter un coup d’œil sur nous. Pas un ne se leva de son siège ou nese dérangea de son occupation. On nous laissa desseller nos chevauxet les placer où nous le jugeâmes à propos.

J’étais fatigué de la course, après avoirpassé si longtemps sans faire usage du cheval. J’étendis macouverture par terre, et je m’assis, le dos appuyé contre un troncd’arbre. J’aurais volontiers dormi, mais l’étrangeté de tous lesobjets qui m’environnaient tenait mon imagination éveillée ;je regardais et j’écoutais avec une vive curiosité. Il me faudraitle secours du pinceau pour vous donner une esquisse de la scène, etencore ne pourrais-je vous en donner qu’une faible idée. Jamaisensemble plus sauvage et plus pittoresque ne frappa la vue d’aucunhomme. Cela me rappelait les gravures où sont représentés lesbivouacs de brigands dans les sombres gorges des Abruzzes. Jedécris d’après des souvenirs qui se rapportent à une époque déjàbien éloignée de ma vie aventureuse. Je ne puis donc reproduire queles points les plus saillants du tableau. Les petits détails m’ontéchappé ; alors cependant les moindres choses me frappaientpar leur nouveauté, et leur étrangeté fixait pendant quelque tempsmon attention. Peu à peu ces choses me devinrent familières, et dèslors, elles s’effacèrent de ma mémoire comme le font les actesordinaires de la vie.

Le camp était établi sur la rive du Del-Norte,dans une clairière environnée de cotonniers dont les troncs lissess’élançaient au-dessus d’un épais fourré de palmiers nains et debaïonnettes espagnoles. Quelques tentes en lambeauxétaient dressées çà et là ; on y voyait aussi des huttes enpeaux de bêtes, à la manière indienne. Mais le plus grand nombredes chasseurs avaient construit leur abri avec une peau debuffalo supportée par quatre piquets debout. Il y avait,dans le fourré, des sortes de cabanes formées de branchages etcouvertes avec des feuilles palmées d’yucca, ou des joncs arrachésau bord de la rivière. Des sentiers frayés à travers le feuillageconduisaient dans toutes les directions. À travers une de cespercées, on apercevait le vert tapis d’une prairie dans laquelleétaient groupés les mules et les mustangs, attachés à despiquets par de longues cordes traînantes. On voyait de tous côtésdes ballots, des selles, des brides, celles-là posées sur destroncs d’arbres, celles-ci suspendues aux branches ; dessabres rouillés se balançaient devant les tentes et leshuttes ; des ustensiles de campement de toutes sortes, telsque casseroles, chaudières, haches, etc., jonchaient le sol. Autourde grands feux, où brillaient des arbres entiers, des groupesd’hommes étaient assis. Ils ne cherchaient pas la chaleur, car latempérature n’était pas froide : ils faisaient griller destranches de venaison ; ou fumaient dans des pipes de toutesformes et de toutes dimensions. Quelques-uns fourbissaient leursarmes ou réparaient leurs vêtements.

Des sons de toutes les langues frappaient monoreille : lambeaux entremêlés de français, d’espagnol,d’anglais et d’indien. Les exclamations se croisaient, chacunecaractérisant la nationalité de ceux qui les proféraient :« Hilloa, Dick ! kung it, old hoss, whot ore ye’bout ? (Holà, Dick ! accroche-moi ça,vieille rosse ; qu’est-ce que tu fais donc ?) » –« Sacrr… ! – Carramba ! » –« Pardieu, monsieur ! » – « By the eternalairthquake ! » (par le tremblement de terreéternel). – « Vaya, hombre, vaya ! » –« Carajo ! » – « ByGosh ! » – « Santissima,Maria ! » – « Sacrr… ! » On aurait pucroire que les différentes nations avaient envoyé là desreprésentants pour établir un concours de jurements.

Trois groupes distincts étaient formés. Danschacun d’eux un langage particulier dominait, et il y avait uneespèce d’homogénéité de costume chez les hommes qui composaientchacun de ces groupes. Le plus voisin de moi parlaitespagnol : c’étaient des Mexicains. Voici, autant que je me lerappelle, la description de l’habillement de l’un d’eux :

Des calzoneros de velours vert,taillés à la manière des culottes de marin ; courts de laceinture, serrés sur les hanches, larges du bas, doublés à lapartie inférieure de cuir noir ornementé de filets gaufrés et debroderies ; fendus à la couture extérieure, depuis la hanchejusqu’à la cuisse ; ornés de tresses, et bordés de rangéesd’aiguillettes à ferrets d’argent. Les fentes sont ouvertes, car lasoirée est chaude, et laissant apercevoir les calzoncillosde mousseline blanche, pendant à larges plis jusqu’autour de lacheville. Les bottes sont en peau de biche tannée, de couleurnaturelle. Le cuir en est rougeâtre ; le bout est arrondi, lestalons sont armés d’éperons, pesant chacun une livre aumoins ; et garnis de molettes de trois pouces dediamètre ! Ces éperons, curieusement travaillés, sont attachésà la botte par des courroies de cuir ouvré. Des petits grelots(campanillas) pendent de chacune des dents de ces molettescolossales, et font entendre leur tintement, à chaque mouvement dupied. Les calzoneros ne sont point soutenus par desbretelles, mais fixés autour de la taille par une ceinture ou uneécharpe de soie écarlate. Cette ceinture fait plusieurs fois letour du corps ; elle se noue par derrière, et les boutsfrangés pendent gracieusement près de la hanche gauche. Pas degilet ; une jaquette d’étoffe brune brodée, juste au corps,courte par derrière, à la grecque, et laissant voir la chemiseelle-même, à large collet, brodée sur le devant, témoigne del’habileté supérieure de quelque poblana à l’œil noir. Lesombrero à larges bords projette son ombre sur tout cetensemble ; c’est un lourd chapeau en cuir verni noir, garnid’une large bordure en galon d’argent. Des glands, également enargent, tombent sur le côté et donnent à cette coiffure un aspecttout particulier. Sur une épaule pend le pittoresquesérapé, à moitié roulé. Un baudrier et une gibecière, uneescopette sur laquelle la main est appuyée, une ceinture de cuirgarnie d’une paire de pistolets de faible calibre, un long couteauespagnol suspendu obliquement sur la hanche gauche, complètent lecostume que j’ai pris pour type de ma description. À quelques menusdétails près, tous les hommes qui composent le groupe le plusrapproché de moi sont vêtus de cette manière. Quelques-uns portentdes calzoneros de peau, avec un spencer ou pourpoint demême matière, fermé par devant et par derrière. D’autres ont, aulieu du sérapé en étoffe peinte, la couverture desNavajoès avec ses larges raies noires. D’autres laissent pendre deleurs épaules la superbe et gracieuse manga. La plupartsont chaussés de mocassins ; un petit nombre, les pluspauvres, n’ont que le simple guarache, la sandale desAztèques. La physionomie de ces hommes est sombre et sauvage ;leurs cheveux longs et roides sont noirs comme l’aile ducorbeau ; des barbes et des moustaches incultes couvrent leursvisages ; des yeux noirs féroces brillent sous les largesbords de leurs chapeaux. Ils sont généralement petits detaille ; mais il y a dans leurs corps une souplesse qui dénotela vigueur et l’activité. Leurs membres, bien découplés, sontendurcis à la fatigue et aux privations. Tous, ou presque tous,sont nés dans les fermes du Mexique ; habitant la frontière,ils ont eu souvent à combattre les Indiens. Ce sont desciboleros, des vaqueros, des rancheroset des monteros, qui, à force de fréquenter lesmontagnards, les chasseurs de races gauloise et saxonne des plainesde l’est, ont acquis un degré d’audace et de courage dont ceux deleur pays sont rarement doués. C’est la chevalerie de la frontièremexicaine. Ils fument des cigarettes, qu’ils roulent entre leursdoigts, dans des feuilles de maïs. Ils jouent au monte surleurs couvertures étendues à terre, et leur enjeu est du tabac. Onentend les malédictions et les « carajo » deceux qui perdent ; les gagnants adressent de ferventes actionsde grâces à la « santissima Virgen » Ils parlentune sorte de patois espagnol ; leurs voix sont rudes etdésagréables.

À une courte distance, un second groupe attiremon attention. Ceux qui le composent diffèrent des précédents soustous les rapports : la voix, l’habillement, le langage et laphysionomie. On reconnaît au premier coup d’œil desAnglo-Américains. Ce sont des trappeurs, des chasseurs de laprairie, des montagnards. Choisissons aussi parmi eux un type quinous servira pour les dépeindre tous.

Il se tient debout, appuyé sur sa longuecarabine, et regarde le feu. Il a six pieds de haut, dans sesmocassins, et sa charpente dénote la force héréditaire du Saxon.Ses bras sont comme des troncs de jeunes chênes ; la main quitient le canon du fusil est large, maigre et musculeuse. Ses joues,larges et fermes, sont en partie cachées sous d’épais favoris quise réunissent sous le menton et viennent rejoindre la barbe quientoure les lèvres. Cette barbe n’est ni blonde ni noire ;mais d’un brun foncé qui s’éclaircit autour de la bouche, oùl’action combinée de l’eau et du soleil lui a donné une teinted’ambre. L’œil est gris ou gris-bleu, petit et légèrement plissévers les coins. Le regard est ferme, et reste généralement fixe. Ilsemble pénétrer jusqu’à votre intérieur. Les cheveux bruns sontmoyennement longs. Ils ont été coupés sans doute lors de ladernière visite à l’entrepôt de commerce, ou auxétablissements ; le teint, quoique bronzé comme celui d’unmulâtre, n’est devenu ainsi que par l’action du hâle. Il étaitautrefois clair comme celui des blonds. La physionomie estempreinte d’un caractère assez imposant. On peut dire qu’elle estbelle. L’expression générale est celle du courage tempéré par labonne humeur et la générosité. L’habillement de l’homme dont jeviens de tracer le portrait sort des manufactures du pays,c’est-à-dire de son pays à lui, la prairie et les parcs de lamontagne déserte. Il s’en est procuré les matériaux avec la ballede son rifle, et l’a façonné de ses propres mains, à moins qu’il nesoit un de ceux qui, dans un de leurs moments de repos, prennent,pour partager leur hutte, quelque fille indienne, des Sioux, desCrows ou des Cheyennes. Ce vêtement consiste en une blouse de peaude daim préparée, rendue souple comme un gant par l’action de lafumée ; de grandes jambières montant jusqu’à la ceinture etdes mocassins de même matière ; ces derniers, garnis d’unesemelle de cuir épais de buffalo. La blouse serrée à lataille, mais ouverte sur la poitrine et au cou, se termine par unélégant collet qui retombe en arrière jusque sur les épaules.Par-dessous on voit une autre chemise de matière plus fine, en peaupréparée d’antilope, de faon ou de daim fauve. Sur sa tête unbonnet de peau de rackoon[10] ornée, àl’avant, du museau de l’animal, et portant à l’arrière sa queuerayée, qui retombe, comme un panache, sur l’épaule gauche.L’équipement se compose d’un sac à balles, en peau non apprêtée dechat des montagnes, et d’une grande corne en forme de croissant surlaquelle sont ciselés d’intéressants souvenirs. Il a pour armes unlong couteau, un bowie (lame recourbée), un lourdpistolet, soigneusement attaché par une courroie qui lui serre lataille. Ajoutez à cela un rifle de cinq pieds de long, du poids deneuf livres, et si droit que la crosse est presque le prolongementde la ligne du canon.

Dans tout cet habillement, cet équipement etcet armement, on s’est peu préoccupé du luxe et del’élégance ; cependant, la coupe de la blouse en forme detunique n’est pas dépourvue de grâce. Les franges du collet et desguêtres ne manquent pas de style, et il y a dans le bonnet de peaude rackoon une certaine coquetterie qui prouve que celuiqui le porte n’est pas tout à fait indifférent aux avantages de sonapparence extérieure. Un petit sac ou sachet gentiment brodé avecdes piquants bariolés de porc-épic pend sur sa poitrine. Parmoments, il le contemple avec un regard de satisfaction :c’est son porte-pipe, gage d’amour de quelque demoiselle aux yeuxnoirs, aux cheveux de jais, sans doute, et habitant comme lui cescontrées sauvages. Tel est l’ensemble d’un trappeur de la montagne.Plusieurs hommes, à peu de chose près vêtus et équipés de même, setiennent autour de celui dont j’ai tracé le portrait. Quelques-unsportent des chapeaux rabattus, de feutre gris ; d’autres desbonnets de peau de chat ; ceux-ci ont des blouses de chasse denuances plus claires et brodées des plus vives couleurs ;ceux-là, au contraire, en portent d’usées et rapiécées, noircies defumée ; mais le caractère général des costumes les faitaisément reconnaître ; il était impossible de se tromper surleur titre de véritables montagnards.

Le troisième des groupes que j’ai signalésétait plus éloigné de la place que j’occupais. Ma curiosité, pourne pas dire mon étonnement, avait été vivement excitée lorsquej’avais reconnu que ce groupe était composé d’Indiens.

– Sont-ils donc prisonniers ? pensai-je.Non ; ils ne sont point enchaînés ; rien dans leurapparence, dans leur attitude, n’indique qu’ils soientcaptifs ; et cependant ce sont des Indiens. Font-ils doncpartie de la bande qui combat contre… ?

Pendant que je faisais mes hypothèses, unchasseur passa près de moi.

– Quels sont ces Indiens ? demandai-je enindiquant le groupe.

– Des Delawares ; quelques Chawnies.

J’avais donc sous les yeux de ces célèbresDelawares, des descendants de cette grande tribu qui, la première,sur les bords de l’Atlantique, avait livré bataille aux visagespâles. C’est une merveilleuse histoire que la leur. La guerre étaitl’école de leurs enfants, la guerre était leur passion favorite,leur délassement, leur profession. Il n’en reste plus maintenantqu’un petit nombre. Leur histoire arrivera bientôt à son dernierchapitre ! Je me levai et m’approchai d’eux avec un vifsentiment d’intérêt. Quelques-uns étaient assis autour du feu, etfumaient dans des pipes d’argile rouge durcie, curieusementciselées. D’autres se promenaient avec cette gravité majestueuse siremarquable chez l’Indien des forêts. Il régnait au milieu d’eux unsilence qui contrastait singulièrement avec le bavardage criard deleurs alliés mexicains. De temps en temps, une question articuléed’une voix basse, mais sonore, recevait une réponse courte etsentencieuse, parfois un simple bruit guttural, un signe de têteplein de dignité, ou un geste de la main ; tout en conversantainsi, ils remplissaient leurs pipes avec du kini-kin-iket se passaient, de l’un à l’autre, les précieux instruments.

Je considérais ces stoïques enfants des forêtsavec une émotion plus forte que celle de la simple curiosité ;avec ce sentiment que l’on éprouve, quand on regarde, pour lapremière fois, une chose dont on a entendu raconter ou dont on a lud’étranges récits. L’histoire de leurs guerres et de leurs courseserrantes était toute fraîche dans ma mémoire. Les acteurs mêmes deces grandes scènes étaient là devant moi, ou du moins des types deleurs races, dans toute la réalité, dans toute la sauvageriepittoresque de leur individualité. C’étaient ces hommes qui chassésde leur pays par les pionniers venus de l’Atlantique, n’avaientcédé qu’à la fatalité, victimes de la destinée de leur race. Aprèsavoir traversé les Apaches, ils avaient disputé pied à pied leterrain, de contrée en contrée, le long des Alleghanis, dans desforêts des bords de l’Ohio, jusqu’au cœur de la terresanglante.[11]

Et toujours les visages pâles étaient surleurs traces, les repoussant, les refoulant sans trêve vers lesoleil couchant. Les combats meurtriers, la foi punique, lestraités rompus, d’année en année, éclaircissaient leurs rangs. Et,toujours refusant de vivre auprès de leurs vainqueurs blancs, ilsreculaient, s’ouvrant un chemin, par de nouveaux combats, à traversdes tribus d’hommes rouges comme eux, et trois fois supérieurs ennombre ! La fourche de la rivière Osage fut leur dernièrehalte. Là, l’usurpateur s’engagea de respecter à tout jamais leurterritoire. Mais cette concession arrivait trop tard. La vieerrante et guerrière était devenue pour eux une nécessité denature ; et, avec un méprisant dédain, ils refusèrent lestravaux pacifiques de la terre. Le reste de leur tribu se réunitsur les bords de l’Osage ; mais, au bout d’une saison, ilsavaient disparu. Tous les guerriers et les jeunes gens étaientpartis, ne laissant sur les territoires concédés que lesvieillards, les femmes et les hommes sans courage. Où étaient-ilsallés ! Où sont-ils maintenant ! Celui qui veut trouverles Delawares doit les chercher dans les grandes prairies, dans lesvallées boisées de la montagne, dans les endroits hantés parl’ours, le castor, le bighorn et le buffalo. Làil les trouvera, par bandes disséminées, seuls ou ligués avec leursanciens ennemis les visages pâles ; trappant et chassant,combattant le Yuta ou le Rapaho, le Crow ou le Cheyenne, le Navajoet l’Apache.

J’étais, je le répète, profondément ému encontemplant ces hommes ; j’analysais leurs traits et leurhabillement pittoresque. Bien qu’on n’en vit pas deux qui fussentvêtus exactement de même, il y avait une certaine similitude decostume entre eux tous. La plupart portaient des blouses de chasse,non en peau de daim comme celles des blancs, mais en calicotimprimé, couvertes de brillants dessins. Ce vêtement, coquettementarrangé et orné de bordures, faisait un singulier effet avecl’équipement de guerre des Indiens. Mais c’était par la coiffurespécialement que le costume des Delawares et des Chawnies sedistinguait de celui de leurs alliés, les blancs. En effet, cettecoiffure se composait d’un turban formé avec une écharpe ou avec unmouchoir de couleur éclatante, comme en portent les brunes créolesd’Haïti. Dans le groupe que j’avais sous les yeux on n’aurait pastrouvé deux de ces turbans qui fussent semblables, mais ils avaienttous le même caractère. Les plus beaux étaient faits avec desmouchoirs rayés de madras. Ils étaient surmontés de panachescomposés avec les plumes brillantes de l’aigle de guerre, ou lesplumes bleues du gruya.[12]

Leur costume était complété par des guêtres depeau de daim et des mocassins à peu près semblables à ceux destrappeurs. Les guêtres de quelques-uns étaient ornées de cheveluresattachées le long de la couture extérieure, et faisant montre dessombres prouesses de celui qui les portait. Je remarquai que leursmocassins avaient une forme particulière, et différaientcomplètement de ceux des Indiens des prairies. Ils étaient cousussur le dessus, sans broderies ni ornements, et bordés d’un doubleourlet.

Ces guerriers étaient armés et équipés commeles chasseurs blancs. Depuis longtemps ils avaient abandonné l’arc,et beaucoup d’entre eux auraient pu rendre des points ou disputerla mouche à leurs associés des montagnes, dans le maniement dufusil. Indépendamment du rifle et du long couteau, la plupartportaient l’ancienne arme traditionnelle de leur race, le terribletomahawk.

J’ai décrit les trois groupes caractéristiquesqui avaient frappé mes yeux dans le camp. Il y avait, en outre, desindividus qui n’appartenaient à aucun des trois et qui semblaientparticiper du caractère de plusieurs. C’étaient des Français, desvoyageurs canadiens, des rôdeurs de la compagnie du nord-ouest,portant des capotes blanches, plaisantant, dansant, et chantantleurs chansons de bateliers, avec tout l’esprit de leur race ;c’étaient des pueblos, des Indios manzos,couverts de leurs gracieuses tilmas, et considérés plutôtcomme des serviteurs que comme des associés par ceux qui lesentouraient. C’étaient des mulâtres aussi, des nègres, noirs commedu jais, échappés des plantations de la Louisiane, et quipréféraient cette vie vagabonde aux coups du fouet sifflant ducommandeur. On voyait encore là des uniformes en lambeaux quidésignaient les déserteurs de quelque poste de la frontière ;des Kanakas des îles Sandwich, qui avaient traversé les déserts dela Californie, etc., etc. On trouvait enfin, rassemblés dans cecamp, des hommes de toutes les couleurs, de tous les pays, parlanttoutes les langues. Les hasards de l’existence, l’amour desaventures les avaient conduits là. Tous ces hommes plus ou moinsétranges formaient la bande la plus extraordinaire qu’il m’aitjamais été donné de voir : la bande des chasseurs dechevelures.

Chapitre 19LUTTE D’ADRESSE.

 

J’avais regagné ma couverture, et j’étais surle point de m’y étendre, quand le cri d’un gruya attiramon attention. Je levai les yeux et j’aperçus un de ces oiseaux quivolait vers le camp. Il venait par une des clairières ouvrant surla rivière, et se tenait à une faible hauteur. Son vol paresseux etses larges ailes appelaient un coup de fusil. Une détonation se fitentendre. Un des Mexicains avait déchargé son escopette, maisl’oiseau continuait à voler, agitant ses ailes avec plus d’énergie,comme pour se mettre hors de portée.

Les trappeurs se mirent à rire, et une voixcria :

– Fichue bête ! est-ce que tu pourraisseulement mettre ta balle dans une couverture étendue, avec cetteespèce d’entonnoir ? Pish !

Je me retournai pour voir l’auteur de cettebrutale apostrophe. Deux hommes épaulaient leurs fusils et visaientl’oiseau. L’un d’eux était le jeune chasseur dont j’ai décrit lecostume, l’autre un Indien que je n’avais pas encore aperçu. Lesdeux détonations n’en firent qu’une, et la grue, abaissant son longcou, tomba en tournant au milieu des arbres, et resta accrochée àune branche. De la position que chacun d’eux occupait, aucun destireurs n’avait pu voir que l’autre avait fait feu. Ils étaientséparés par une tente, et les deux coups étaient partis ensemble.Un trappeur s’écria :

– Bien tiré, Garey ! que Dieu assistetout ce qui se trouve devant la bouche de ton vieux tueurd’ours, quand ton œil est au point de mire !

À ce moment, l’Indien faisait le tour de latente. Il entendit cette phrase, et vit la fumée qui sortait encoredu fusil du jeune chasseur ; il se dirigea vers lui endisant :

– Est-ce que vous avez tiré,monsieur ?

Ces mots furent prononcés avec l’accentanglais le plus pur, le moins mélangé d’indien, et cela seul auraitsuffi pour exciter ma surprise si déjà mon attention n’eût étévivement éveillée sur cet homme.

– Quel est cet Indien ? demandai-je à unde mes voisins.

– Connais pas ; nouvel arrivé, fut toutela réponse.

– Croyez-vous qu’il soit étrangerici ?

– Tout juste ; venu il y a peu detemps ; personne ne le connaît, je crois ; si faitpourtant ; le capitaine. Je les ai vus se serrer la main.

Je regardai l’Indien avec un intérêtcroissant. Il pouvait avoir trente ans environ et n’avait guèremoins de sept pieds (anglais) de taille. Ses proportions vraimentapolloniennes le faisaient paraître moins grand. Sa figure avait letype romain. Un front pur, un nez aquilin, de larges mâchoires,accusaient chez lui l’intelligence aussi bien que la fermeté etl’énergie. Il portait une blouse de chasse, de hautes guêtres etdes mocassins ; mais tous ces vêtements différaientessentiellement de ceux des chasseurs ou des Indiens. Sa blouseétait en peau de daim rouge, préparée autrement que les trappeursn’ont l’habitude de le faire. Presque aussi blanche que la peaudont on fait les gants, elle était fermée sur la poitrine etmagnifiquement brodée avec des piquants de porc-épic ; lesmanches ornées de la même manière ; le collet et la juperehaussés par une garniture d’hermine douce et blanche comme laneige. Une rangée de peaux entières de cet animal formait, toutautour de la jupe, une bordure à la fois coûteuse etremarquablement belle. Mais ce qui distinguait le plusparticulièrement cet homme, c’était sa chevelure. Elle tombaitabondante sur ses épaules et flottait presque jusqu’à terre quandil marchait. Elle avait donc près de sept pieds de longueur. Noire,brillante et plantureuse, elle me rappelait la queue de ces grandschevaux flamands que j’avais vus attelés aux chars funèbres àLondres. Son bonnet était garni d’un cercle complet de plumesd’aigles, ce qui, chez les sauvages, constitue la suprême élégance.Cette magnifique coiffure ajoutait à la majesté de son aspect. Unepeau blanche de buffalo pendait de ses épaules, et ledrapait gracieusement comme une toge. Cette fourrure blanches’harmonisait avec le ton général de l’habillement et formaitrepoussoir à sa noire chevelure. Il portait encore d’autresornements ; l’éclat des métaux resplendissait sur ses armes etsur les différentes pièces de son équipement ; le bois et lacrosse de son fusil étaient richement damasquinés en argent.

Si ma description est aussi minutieuse, celatient à ce que le premier aspect de cet homme me frappa tellementque jamais il ne sortira de ma mémoire. C’était le beauidéal d’un sauvage romantique et pittoresque ; et, deplus, chez lui rien ne rappelait le sauvage, ni son langage, ni sesmanières. Au contraire, la question qu’il venait d’adresser autrappeur avait été faite du ton de la plus exquise politesse. Laréponse ne fut pas aussi courtoise.

– Si j’ai tiré ? N’as-tu pas entendu lecoup ? N’as-tu pas vu tomber la bête ? Regardelà-haut !

Et Garey montrait l’oiseau accroché dansl’arbre.

– Il parait alors que nous avons tirésimultanément.

L’Indien, en disant cela, montrait son fusil,de la bouche duquel la fumée s’échappait encore.

– Voyez-vous, ça, l’Indien ! que nousayons tiré simultanément, ou étrangèrement, ou similairement, jem’en fiche comme de la queue d’un blaireau ; mais j’ai vul’oiseau, je l’ai ajusté, et c’est ma balle qui l’a mis bas.

– Je crois l’avoir touché aussi, répliqual’Indien modestement.

– J’m’en doute, avec cette espèce dejoujou ! dit Garey, jetant un regard de dédain sur le fusil deson compétiteur, et ramenant ses yeux avec orgueil sur le canon,bronzé par le service et les intempéries de son rifle qu’il étaiten train de recharger, après l’avoir essuyé.

– Joujou, si vous voulez, répondit l’Indien,mais il envoie sa balle plus droit et plus loin qu’aucune arme queje connaisse jusqu’à présent. Je garantis que mon coup a porté enplein corps de la grue.

– Voyez-vous ça, môssieu ! car je supposequ’il faut appeler môssieu un gentleman qui parle si bienet qui paraît si bien élevé, quoiqu’il soit Indien. C’est bien aiséà voir qui est-ce qui a touché l’oiseau. Votre machine est dunuméro 50 ou à peu près, mon killbair[13], du90. C’est pas difficile de dire qui est-ce qui a tué la bête. Nousallons bien voir.

Et, en disant cela, le chasseur se dirigeavers l’arbre ou le gruya était accroché.

– Comment vas-tu faire pour l’atteindre ?cria un des chasseurs qui s’était avancé pour être témoin de lacurieuse dispute.

Garey ne répondit rien et se mit en devoird’épauler son fusil. Le coup partit, et la branche, frappée par laballe, s’affaissa sous la charge du gruya. Mais l’oiseauétait pris dans une double fourche et resta suspendu sur la branchebrisée. Un murmure d’approbation suivit ce coup ; et leshommes qui applaudissaient ainsi n’étaient point habitués às’émouvoir pour peu de chose. L’Indien s’approcha à son tour, ayantrechargé son fusil. Il visa, et sa balle atteignit la branche aupoint déjà frappé, et la coupa net. L’oiseau tomba à terre, aumilieu des applaudissements de tous les spectateurs, mais surtoutdes Indiens et des chasseurs mexicains. On le prit et onl’examina ; deux balles lui avaient traversé le corps ;l’une ou l’autre aurait suffi pour le tuer. Un nuage demécontentement se montra sur la figure du jeune trappeur. Êtreainsi égalé, dépassé, dans l’usage de son arme favorite, enprésence de tant de chasseurs de tous les pays, et cela par unIndien, bien plus encore, avec un fusil declinquant ! Les montagnards n’ont aucune confiance dansles fusils à crosses ornées et brillantes. Les rifles à paillettes,disent-ils, c’est comme les rasoirs à paillettes : c’est bonpour amuser les jobards. Il était évident cependant que le rifle del’Indien étranger avait été confectionné pour faire un bon usage.Il fallut tout l’empire que le trappeur avait sur lui-même pourcacher son chagrin. Sans mot dire, il se mit à nettoyer son armeavec ce calme stoïque particulier aux hommes de sa profession. Jeremarquai qu’il le chargeait avec un soin extrême. Évidemment, ilne voulait pas en rester là de cette lutte d’adresse, et il tenaità battre l’Indien ou à être battu par lui complètement. Ilcommuniqua cette intention à voix basse à un de ses camarades. Sonfusil fut bientôt rechargé, et, le tenant incliné à la manière deschasseurs, il se tourna vers la foule, à laquelle on était venu sejoindre de toutes les parties du camp.

– Un coup comme ça, dit-il, ça n’est pas plusdifficile que de mettre dans un tronc d’arbre. Il n’y a pas d’hommequi ne puisse en faire autant, pour peu qu’il sache regarder droitdans son point de mire. Mais je connais une autre espèce de coupqui n’est pas si aisé ; faut savoir tenir ses nerfs.

Le trappeur s’arrêta et regarda l’Indien quirechargeait aussi son fusil.

– Dites donc, étranger ! reprit-il ens’adressant à lui, avez-vous ici un camarade qui connaisse votreforce ?

– Oui ! répondit l’Indien, après unmoment d’hésitation….

– Et ce camarade a-t-il une pleine confiancedans votre adresse ?

– Oh ! je le crois. Pourquoi medemandez-vous cela ?

– Parce que je vas vous montrer un coup quenous avions l’habitude de faire au fort de Bent, pour amuser lesenfants. Ça n’a rien de bien extraordinaire comme coup ; maisça remue un peu les nerfs, faut le dire. Hé ! oh !Rubé !

– Au diable, qu’est-ce que tu veux ?

Ces mots furent prononcés avec une énergie etun ton de mauvaise humeur qui firent tourner tous les yeux versl’endroit d’où ils étaient sortis. Au premier abord, il semblaitqu’il n’y eût personne dans cette direction. Mais, en regardantavec plus de soin à travers les troncs d’arbres et les cépées, ondécouvrait un individu assis auprès d’un des feux. Il aurait étédifficile de reconnaître que c’était un corps humain, n’eût été lemouvement des bras. Le dos était tourné du coté de la foule, et latête, penchée du côté du feu, n’était pas visible. D’où nousétions, cela ressemblait plutôt à un tronc de cotonnier recouvertd’une peau de Chevreuil terreuse qu’à un corps humain. Ens’approchant et en le regardant par devant, on reconnaissait avoiraffaire à un homme très extraordinaire il est vrai, tenant à deuxmains une longue côte de daim, et la rongeant avec ce qui luirestait de dents. L’aspect général de cet individu avait quelquechose de bizarre et de frappant. Son habillement, si on pouvaitappeler cela un habillement, était aussi simple que sauvage. Il secomposait d’une chose qui pouvait avoir été autrefois une blouse dechasse, mais qui ressemblait beaucoup plus alors à un sac de peau,dont on aurait ouvert les bouts et aux côtés duquel on aurait cousudes manches. Ce sac était d’une couleur brun sale ; lesmanches, râpées et froncées aux plis des bras étaient attachéesautour des poignets ; il était graisseux du haut en bas, etémaillé çà et là de plaques de boue ! On n’y voyait aucunessai d’ornements ou de franges. Il y avait eu autrefois un collet,mais on l’avait évidemment rogné, de temps en temps, soit pourrapiécer le reste, soit pour tout autre motif, et à peine enrestait-il vestige. Les guêtres et les mocassins allaient de pairavec la blouse et semblaient sortir de la même pièce. Ils étaientaussi d’un brun sale, rapiécés, râpés et graisseux. Ces deuxparties du vêtement ne se rejoignaient pas, mais laissaient à nuune partie des chevilles qui, elles aussi, étaient d’un brun sale,comme la peau de daim. On ne voyait ni chemise, ni veste, ni aucunautre vêtement, à l’exception d’une étroite casquette qui avait étéautrefois un bonnet de peau de chat, mais dont tous les poilsétaient partis laissant à découvert une surface de peau graisseusequi s’harmonisait parfaitement avec les autres parties del’habillement. Le bonnet, la blouse, les jambards et les mocassins,semblaient n’avoir jamais été ôtés depuis le jour où ils avaientété mis pour la première fois, et cela devait avoir eu lieu nombred’années auparavant. La blouse ouverte laissait à nu la poitrine etle cou qui, aussi bien que la figure, les mains et les chevillesavaient pris, sous l’action du soleil et de la fumée des bivouacs,la couleur du cuivre brut. L’homme tout entier, l’habillementcompris, semblait avoir été enfumé à dessein ! Sa figureannonçait environ soixante ans. Ses traits étaient fins etlégèrement aquilins ; son petit œil noir vif et perçant. Sescheveux noirs étaient coupés courts. Son teint avait du êtreoriginairement brun, et nonobstant, il n’y avait rien de françaisou d’espagnol dans sa physionomie. Il paraissait plutôt appartenirà la race des Saxons bruns.

Pendant que je regardais aussi cet homme verslequel la curiosité m’avait attiré, je crus m’apercevoir qu’il yavait en lui quelque chose de particulièrement étrange, en dehorsde la bizarrerie de son accoutrement. Il semblait qu’il manquâtquelque chose à sa tête. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Jene fus pas longtemps à le découvrir. Lorsque je fus en face de lui,je vis que ce qui lui manquait, c’étaient… ses oreilles. Cettedécouverte me causa une impression voisine de la crainte. Il y aquelque chose de saisissant dans l’aspect d’un homme privé de sesoreilles. Cela éveille l’idée de quelque drame épouvantable, dequelque scène terrible, d’une cruelle vengeance ; cela faitpenser au châtiment de quelque crime affreux. Mon esprit s’égaraitdans diverses hypothèses, lorsque je me rappelai un détailmentionné par Séguin, la nuit précédente. J’avais devant les yeux,sans doute, l’individu dont il m’avait parlé. Je me sentistranquillisé. Après avoir fait la réponse mentionnée plus haut, cethomme singulier resta assis quelques instants, la tête entre lesgenoux, ruminant, marmottant et grognant comme un vieux loup maigredont on troublerait le repas.

– Viens ici, Rubé ! j’ai besoin de toi uninstant, continua Garey d’un ton presque menaçant.

– T’as beau avoir besoin de moi ;l’Enfant ne se dérangera pas qu’il n’ait fini de nettoyer sonos ; il ne peut pas maintenant.

– Allons, vieux chien, dépêche-toialors !

Et l’impatient trappeur, posant la crosse deson fusil à terre, attendit silencieux et de mauvaise humeur. Aprèsavoir marronné, rongé et grogné quelques minutes encore, le vieuxRubé, car c’était le nom sous lequel ce fourreau de cuir étaitconnu, se leva lentement et se dirigea vers la foule.

– Qu’est-ce que tu veux, Billye ?demanda-t-il au trappeur en allant à lui.

– J’ai besoin que tu me tiennes ça, réponditGarey en lui présentant une petite coquille blanche et ronde à peuprès de la dimension d’une montre. La terre à nos pieds étaitcouverte de ces coquillages.

– Est-ce un pari, garçon ?

– Non, ce n’est pas un pari.

– Pourquoi donc user ta poudre alors ? enas-tu trop ?

– J’ai été battu, reprit le trappeur à voixbasse, et battu par cet Indien.

Rubé chercha de l’œil l’Indien, qui se tenaitdroit et majestueux, dans toute la noblesse de son plumage. Aucuneapparence de triomphe ou de fanfaronnade ne se montrait sur safigure ; il s’appuyait sur son rifle dans une attitude à lafois calme et digne. À la manière dont le vieux Rubé le regarda, onpouvait facilement deviner qu’il l’avait déjà vu auparavant, maisailleurs que dans ce camp. Il le toisa du haut en bas, arrêta uninstant les yeux sur ses pieds, et ses lèvres murmurèrent quelquessyllabes inintelligibles qui se terminèrent brusquement par lemot : « Coco ».

– Tu crois que c’est un Coco ? demandal’autre avec un intérêt marqué.

– Est-ce que tu es aveugle, Billye ?Est-ce que tu ne vois pas ses mocassins ?

– Tu as raison ; mais j’ai demeuré chezcette nation, il y a deux ans, et je n’ai pas vu d’homme pareil àcelui-là.

– Il n’y était pas.

– Où était-il donc ?

– Dans un pays où on ne voit guère depeaux-rouges. Il doit bien tirer : autrefois, il couvrait lamouche à tout coup.

– Tu l’as donc connu ?

– Oui, oui, à tout coup. Jolie fille, beaugarçon ! – Où veux-tu que j’aille me mettre ?

Je crus voir que Garey n’aurait pas mieuxdemandé que de continuer la conversation. Il tendit l’oreille avecun intérêt marqué quand l’autre prononça les mots : joliefille. Ces mots éveillaient sans doute en lui un tendresouvenir ; mais, voyant que son camarade se préparait às’éloigner, il lui montra du doigt un sentier ouvert qui sedirigeait vers l’est, et lui répondit simplement :Soixante.

– Prends garde à mes griffes,entends-tu ? Les Indiens m’en ont déjà enlevé une, et l’Enfanta besoin de ménager les autres.

Le vieux trappeur, en disant cela, fit ungeste arrondi de la main droite, et je vis que le petit doigt étaitabsent.

– As pas peur, vieille rosse ! lui fut-ilrépondu.

Sans plus d’observations, l’homme enfumés’éloigna d’un pas lent à la régularité duquel on reconnaissaitqu’il mesurait la distance. Quand il eut marqué le soixantième pas,il se retourna et se redressa en joignant les talons ; puis ilétendit son bras droit de manière que sa main fût au niveau de sonépaule ; il tenait entre deux doigts la coquille dont ilprésentait la face au tireur :

– Allons, Billye, cria-t-il alors, tire ettiens-toi bien.

Le coquillage était légèrement concave, et lecreux était tourné de notre côté. Le pouce et le doigt indicateuren cachaient une partie du bord sur la moitié de la circonférence,et la surface visible pour le tireur ne dépassait pas la largeur dufond d’une montre ordinaire. C’était un émouvant spectacle ;l’on aurait tort de penser, comme quelques voyageurs voudraient lefaire croire, que des faits de ce genre fussent très communs parmiles hommes de la montagne. Un coup pareil prouve doublementl’habileté du tireur, d’abord, en montrant tout l’empire qu’il saitexercer sur lui-même, et, en second lieu, par la confianceéclatante qu’un autre manifeste dans cette adresse, confiance mieuxétablie par une semblable preuve que par tous les serments dumonde. Certes, en pareil cas, il y a au moins autant de mérite àtenir le but qu’à le toucher. Beaucoup de chasseurs consentiraientà risquer le coup, mais bien peu se soucieraient de tenir lacoquille. C’était, dis-je, un émouvant spectacle, et je me sentaisfrémir en le regardant. Plus d’un frémissait comme moi ; maispersonne ne tenta d’intervenir. Peu l’eussent osé, quand bien mêmeles deux hommes se fussent disposés à tirer l’un sur l’autre. Tousdeux étaient considérés parmi leurs camarades, comme d’excellentstireurs, comme des trappeurs de premier ordre. Garey, après avoiraspiré fortement, se planta ferme, le talon de son pied gaucheopposé et un peu en avant de son cou-de-pied droit. Puis, armantson fusil, il laissa tomber le canon dans la main gauche, et cria àson camarade :

– Attention, vieux rongeur d’os, garde àtoi !

Ces mots à peine prononcés, le chasseurmettait en joue. Il se fit un silence de mort ; tous les yeuxétaient fixés sur le but. Le coup partit et l’on vit la coquilleenlevée, brisée en cinquante morceaux ! Il y eut une grandeacclamation de la foule. Le vieux Rubé se baissa pour ramasser undes fragments, et, après l’avoir examiné un moment, cria à hautevoix :

– Plomb centre ! nom d’unepipe.

Le jeune trappeur avait en effet touché aucentre même de la coquille, ainsi que le prouvait la marquebleuâtre faite par la balle.

Chapitre 20UN COUP À LA TELL.

 

Tous les regards se portèrent sur l’Indien.Pendant toute la scène que je viens de décrire, il était demeuréspectateur silencieux et calme, et maintenant il avait les yeuxbaissés vers le sol et semblait chercher quelque chose. Un petitconvolvulus, connu sous le nom de gourde de la prairie,était à ses pieds ; rond de la grosseur environ d’une orange,et à peu près de la même couleur. Il se baissa et le ramassa. Aprèsl’avoir examiné, il le soupesa comme pour en calculer le poids. Queprétend-il faire de cela ? Veut-il le lancer en l’air et letraverser d’une balle pendant qu’il retombera ! Quelle peutêtre son intention ? Chacun observe ses mouvements en silence.Presque tous les chasseurs de scalps, cinquante à soixante, sontgroupés autour de lui. Séguin seul est occupé, avec le docteur etquelques hommes, à dresser une tente à quelque distance. Garey setient de côté, quelque peu fier de son triomphe, mais non exemptd’appréhensions. Le vieux Rubé est retourné à son feu, et s’est misen train de ronger un nouvel os. La petite gourde paraît satisfairel’Indien. Un long morceau d’os, un fémur d’aigle, curieusementsculpté, et percé de trous comme un instrument de musique, estsuspendu à son cou. Il le porte à ses lèvres, en bouche tous lestrous avec ses doigts et fait entendre trois notes aiguës etstridentes, formant une succession étrange. Puis il laisse retomberl’instrument, et regarde à l’est dans la profondeur des bois. Lesyeux de tous les assistants se portent dans la même direction. Leschasseurs, dont la curiosité est excitée par ce mystère, gardent lesilence et ne parlent qu’à voix basse. Les trois notes sontrépétées comme par un écho. Il est évident que l’Indien a uncompagnon dans le bois, et nul parmi ceux qui sont là ne semble enavoir connaissance, à l’exception d’un seul cependant, le vieuxRubé.

– Attention, enfants ! s’écrie celui-ciregardant par-dessus son épaule. Je gagerais cet os contre unegrillade de bœuf que vous allez voir la plus jolie fille que vosyeux aient jamais rencontrée.

Personne ne répond : nous sommes toustrop attentifs à ce qui va se passer. Un bruit se fait entendre,comme celui de buissons qu’on écarte ; puis les pas d’un piedléger, et le craquement des branches sèches. Une apparitionbrillante se montre au milieu du feuillage : une femmes’avance à travers les arbres. C’est une jeune fille indienne dansun costume étrange et pittoresque. Elle sort du fourré et marcherésolument vers la foule. L’étonnement et l’admiration se peignentdans tous les regards. Nous examinons tous sa taille, sa figure etson singulier costume.

Il y a de l’analogie entre ses vêtements etceux de l’Indien, auquel elle ressemble d’ailleurs sous tous lesautres rapports. Sa tunique est d’une étoffe plus fine, en peau defaon, richement ornée et rehaussée de plumes brillantes de toutescouleurs. Cette tunique descend jusqu’au milieu des cuisses et setermine par une bordure de coquillages qui s’entrechoquent, avec unléger bruit de castagnettes, à chacun de ses mouvements. Ses jambessont entourées de guêtres de drap rouge, bordées comme la tunique,et descendant jusqu’aux chevilles où elles rencontrent les attachesdes mocassins blancs, brodés de plumes de couleur et serrant lepied dont la petitesse est remarquable. Une ceinture devampum retient la tunique autour de la taille, faisantvaloir le développement d’un buste bien formé, et les courbesgracieuses d’un beau corps de femme. Sa coiffure est semblable àcelle de son compagnon, mais plus petite et plus légère ; sescheveux, comme ceux de l’Indien, pendent sur ses épaules etdescendent presque jusqu’à terre. Plusieurs colliers de différentescouleurs interrompent seuls la nudité de son cou, de sa gorge etd’une partie de sa poitrine. L’expression de sa physionomie estélevée et noble. La ligne des yeux est oblique ; les lèvresdessinent une double courbure ; le cou est plein et rond. Sonteint est celui des Indiens : mais l’incarnat perce à traversla peau brune de ses joues, et donne à ses traits cette expressionparticulière que l’on remarque chez les quarteronnes des IndesOccidentales. C’est une jeune fille, mais arrivée à son pleindéveloppement ; c’est un type de santé florissante et debeauté sauvage. Elle s’avance au milieu des murmures d’admirationde tous les hommes. Sous ces blouses de chasse plus d’un cœur batqui n’est guère habitué d’ordinaire à s’occuper des charmes de labeauté.

L’attitude de Garey, en ce moment, me frappa.Sa figure est décomposée, le sang a quitté ses joues, ses lèvressont blanches et serrées, et ses yeux s’environnent d’un cerclenoir. Ils expriment la colère et un autre sentiment encore. Est-cede la jalousie ? Oui ! Il s’est placé derrière un de sescamarades comme pour éviter d’être vu. Une de ses mains caresseinvolontairement le manche de son couteau ; l’autre serre lecanon de son fusil comme s’il voulait l’écraser entre sesdoigts.

La jeune fille s’approche. L’Indien luiprésente la gourde, lui dit quelques mots dans une langue qui m’estinconnue. Elle prend la gourde sans faire aucune réponse et sedirige, sur l’indication qui lui en est donnée, vers la placeprécédemment occupée par Rubé. Arrivée auprès de l’arbre qui marquele but, elle s’arrête et se retourne, comme avait fait le trappeur.Il y avait quelque chose de si dramatique, de si théâtral dans toutce qui se passait, que jusque-là nous avions tous attendu ledénoûment en silence. Nous crûmes comprendre alors de quoiil s’agissait, et les hommes commencèrent à échanger quelquesparoles.

– Il va enlever cette gourde d’entre lesdoigts de la fille, dit un chasseur.

– Ce n’est pas une grande affaire, après tout,ajouta un autre ; et telle était l’opinion intime de laplupart de ceux qui étaient là.

– Ouache ! il n’aura pas battu Garey s’ilne fait que ça, s’écrie un troisième.

Quelle fut notre stupéfaction lorsque nousvîmes la jeune fille retirer sa coiffure de plumes, placer lagourde sur sa tête, croiser ses bras sur sa poitrine, et se teniren face de nous aussi calme, aussi immobile que si elle eût étéincrustée dans l’arbre. Un murmure courut dans la foule. L’Indienlevait son fusil pour viser ; tout à coup un homme seprécipite vers lui pour l’empêcher d’ajuster. C’est Garey.

– Non, vous ne ferez pas cela !Non ! crie-t-il, relevant le fusil baissé. – Elle m’a trahi,cela est clair ; mais je ne voudrais pas voir la femme qui m’aaimé autrefois, ou qui m’a dit qu’elle m’aimait, courir un pareildanger. Non ! Bill Garey n’est pas homme à assistertranquillement à un semblable spectacle.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écrie l’Indiend’une voix de tonnerre. Qui donc ose ainsi se mettre devantmoi ?

– Moi, je l’ose, répond Garey. Elle vousappartient maintenant, je suppose. Vous pouvez l’emmener où bonvous semblera, et prendre cela aussi, ajouta-t-il en arrachant deson cou le porte-pipe brodé en le jetant aux pieds de l’Indien,mais vous ne tirerez pas sur elle tant que je serai là pourl’empêcher.

– De quel droit venez-vousm’interrompre ? Ma sœur n’a aucune crainte, et….

– Votre sœur !

– Oui, ma sœur.

– C’est votre sœur ? demanda Garey avecanxiété. Les manières et la physionomie du chasseur ont entièrementchangé d’expression.

– C’est ma sœur ; je vous l’ai dit.

– Êtes-vous donc El-Sol ?

– C’est mon nom.

– Je vous demande pardon ; mais….

– Je vous pardonne. Laissez-moi continuer.

– Oh ! monsieur, ne faites pas cela.Non ! non ! C’est votre sœur, et je reconnais que vousavez tous droits sur elle ; mais ce n’est pas nécessaire. J’aientendu parler de votre adresse ; je me reconnais battu. Pourla grâce de Dieu, ne risquez pas cela ! Par l’attachement quevous lui portez, ne le faites pas !

– Il n’y a aucun danger. Je veux vous le fairevoir.

– Non, non ! Si vous voulez tirer, ehbien, laissez-moi prendre sa place ; je tiendrai lagourde : laissez-moi faire ! dit le chasseur d’une voixentrecoupée et suppliante.

– Holà ! Billye ; de quoidiable t’inquiètes-tu ? dit Rubé intervenant. Ôte-toi delà ! laisse-nous voir le coup. J’en ai déjà entendu parler. Net’effarouche pas, nigaud ! il va enlever cela comme un coup devent, tu verras !

Et le vieux trappeur en disant cela, prit soncamarade par le bras, et le retira de devant l’Indien.

Pendant tout ce temps, la jeune fille étaitrestée en place, semblant ne pas comprendre la cause de cetteinterruption. Garey lui avait tourné le dos, et la distance, jointeà deux années de séparation, l’avait sans doute empêchée de lereconnaître. Avant que Garey eût pu essayer de s’interposer denouveau, le fusil de l’Indien était à l’épaule et abaissé. Sondoigt touchait la détente et son œil fixait le point de mire. Ilétait tard pour intervenir. Tout essai de ce genre eût pu avoir unrésultat mortel. Le chasseur vit cela, en se retournant, et,s’arrêtant soudain par un effort violent, il demeura immobile etsilencieux. Il y eut un moment d’attente terrible pour tous ;un moment d’émotion profonde. Chacun retenait son souffle ;tous les yeux étaient fixés sur le fruit jaune, pas plus grosqu’une orange, ainsi que je l’ai dit. – Mon Dieu ! le coup nepartira-t-il donc pas ? Il partit. L’éclair, la détonation, laligne de feu, un hourra effrayant, l’élan de la foule en avant,tout cela fut simultané. La boule traversée était emportée ;la jeune fille se tenait debout, saine et sauve. Je courus commeles autres. La fumée pour un instant, m’empêcha de voir. J’entendisles notes stridentes du sifflet de l’Indien. Je regardai devantmoi, la jeune fille avait disparu : Nous courûmes vers laplace qu’elle avait occupée ; nous entendîmes un froissementsous le bois, et le bruit des pas qui s’éloignaient. Mais, retenuspar un sentiment délicat de réserve, et craignant de mécontenterson frère, personne de nous ne tenta de la suivre. Les morceaux dela gourde furent trouvés par terre. Ils portaient la marque de laballe qui s’était enfoncée dans le tronc de l’arbre ; l’un deschasseurs se mit en devoir de l’en extraire avec la pointe de soncouteau.

Quand nous revînmes sur nos pas, l’Indiens’était éloigné et se tenait auprès de Séguin, avec qui il causaitfamilièrement. Comme nous rentrions dans le camp, je vis Garey quise baissait et ramassait un objet brillant. C’était son gaged’amour qu’il replaçait avec soin autour de son cou à la placeaccoutumée. À sa physionomie et à la manière dont il le caressaitde la main, on pouvait juger que le chasseur considérait cesouvenir avec plus de complaisance et de respect que jamais.

Chapitre 21DE PLUS FORT EN PLUS FORT.

 

J’étais plongé dans une sorte de rêverie, monesprit repassait les événements dont je venais d’être témoin, quandune voix, que je reconnus pour être celle du vieux Rubé, me tira dema préoccupation.

– Attention, vous autres, garçons ! Lescoups du vieux Rubé ne sont pas à mépriser, et, si je ne fais pasmieux que cet Indien, vous pourrez me couper les oreilles.

Un rire bruyant accueillit cette allusion dutrappeur, à ses oreilles dont, ainsi que je l’ai dit, il était déjàprivé ; elles avaient été coupées de si près qu’il ne restaitplus la moindre prise au couteau ou aux ciseaux.

– Comment vas-tu faire, Rubé ? cria undes chasseurs. Vas-tu tirer le but sur ta propre tête ?

– Attendez un peu, vous allez voir, répliquaRubé, se dirigeant vers un arbre, et tirant de son repos un long etlourd rifle qu’il se mit à essuyer avec soin.

L’attention se porta alors sur les mouvementsdu trappeur. On se mit à bâtir des conjectures sur ce qu’il voulaitfaire. Par quel exploit voulait-il donc éclipser le coup dont onvenait d’être témoin ? Personne ne pouvait le deviner.

– Je le battrai, continua-t-il en rechargeantson fusil, ou bien vous pourrez me couper le petit doigt de la maindroite. Un autre éclat de rire se fit entendre, car chacun pouvaitvoir que ce doigt lui manquait déjà.

– Oui, oui, oui, dit-il encore regardant enface tous ceux qui l’entouraient ; je veux être scalpé si jene fais pas mieux que lui.

À cette dernière boutade, les riresredoublèrent, car, bien que le bonnet de peau de chat lui couvritentièrement la tête, tous ceux qui étaient là savaient que le vieuxRubé avait depuis longtemps perdu la peau de son crâne.

– Mais comment vas-tu t’y prendre ?Dis-nous ça, vieille rosse.

– Vous voyez bien ça, n’est-ce pas ?demanda le trappeur, montrant un petit fruit du cactuspitayaya qu’il venait de cueillir et de débarrasser de sonenveloppe épineuse.

– Oui, oui, firent plusieurs.

– Vous le voyez, n’est-ce pas ? Vousvoyez que ça n’est pas moitié aussi gros que la calebasse del’Indien. Vous voyez bien, n’est-ce pas ?

– Oh ! certainement. Un idiot leverrait.

– Bien, supposez que j’enlève ça à soixantepas, plomb centre.

– La belle affaire ! s’écrièrentplusieurs voix, sur un ton de désappointement.

– Pose ça sur un bâton, et n’importe qui denous l’enlèvera, dit le principal orateur de la troupe. – VoilàBarney qui le ferait avec son vieux mousquet de munition. N’est-ce,pas Barney ?

– Certainement, en visant bien, répondit untout petit homme appuyé sur un mousquet et vêtu d’un uniforme enlambeaux qui avait été autrefois bleu de ciel. J’avais déjàremarqué cet individu, en partie à cause de son costume, mais plusparticulièrement encore à cause de la couleur rouge de ses cheveuxqui étaient les plus rouges que j’eusse jamais vus, et qui, ayantété coupés ras, selon la sévère discipline de la caserne,commençaient à repousser tout autour de sa petite tête ronde, drus,serrés, gros, et de la couleur d’une carotte épluchée. Il étaitimpossible de se tromper sur le pays de Barney. Pour parler lelangage des trappeurs, un idiot pouvait le dire. Qui avaitconduit là cet individu ? Il ne me fut pas difficile de m’eninstruire. Il avait tenu garnison, comme soldat, dans un des postesde la frontière. C’était un des bleus-de-ciel de l’oncleSam. Fatigué de la viande de porc, de la pipe de terre, et desdistributions trop généreuses de couenne de lard, il avait déserté.Je ne sais pas quel était son véritable nom, mais il s’étaitprésenté sous celui de O’Corck : Barney O’Corck.

Un éclat de rire accueillit la réponse à laquestion du chasseur.

– N’importe qui de nous, continua l’orateur,peut enlever cette boulette comme ça. Mais ça fait une petitedifférence quand on voit à travers la mire une jolie fille commecelle de tout à l’heure.

– Tu as raison, Dick, dit un autre chasseur,ça vous fait passer un petit frisson dans les jointures.

– Quelle céleste apparition ! que degrâces ! que de beauté ! s’écria le petit Irlandais, avecune vivacité et une expression qui provoquèrent de nouveaux éclatsde rire.

– Pish ! fit Rubé, qui avait fini decharger, vous êtes un tas de nigauds ; v’là ce que vous êtes.Qu’est-ce qui vous parle d’un pieu ? J’ajusterai sur unesquaw tout aussi bien que l’Indien, et elle ne demanderapas mieux que de porter le but pour l’Enfant ; elle nedemandera pas mieux.

– Une squaw ! Toi ! unesquaw ?

– Oui, rosses, j’ai une squaw que jene changerais pas contre deux des siennes. Je ne voudrais pas, pourrien au monde, faire seulement une égratignure à la pauvre vieille.Tenez-vous tranquilles et attendez un peu ; vous allezvoir.

Ce disant, le vieux goguenard enfumé mit sonfusil sur son épaule et s’enfonça dans le bois.

Moi, et quelques autres nouveaux venus qui neconnaissions pas Rubé, nous crûmes vraiment qu’il avait une vieillecompagne. On ne voyait aucune femme dans le camp, mais elle pouvaitêtre quelque part dans le bois. Les trappeurs, qui le connaissaientmieux, commençaient à comprendre que le vieux bonhomme se préparaità faire quelque farce ; ils y étaient habitués.

Nous ne restâmes pas longtemps en suspens.Quelques minutes après, Rubé revenait côte à côte avec savieille squaw, sous la forme d’un mustang long, maigre,décharné, osseux, et que, vu de plus près, on reconnaissait pourune jument. C’était là la squaw de Rubé, et, de fait, ellelui ressemblait quelque peu, excepté par les oreilles, qu’elleportait fort longues, comme tous ceux de sa race ; cette racemême qui avait fourni le coursier sur lequel don Quichottechargeait les moulins à vent. Ces longues oreilles l’auraient faitprendre pour une mule ; en l’examinant attentivement, onreconnaissait un pur mustang. Sa robe paraissait avoir étéautrefois de cette couleur brun jaunâtre que l’on désigne sous lenom de terre de Sienne ; couleur très commune chez les chevauxmexicains. Mais le temps et les cicatrices l’avaient quelque peumétamorphosée, et le poils gris dominaient sur tout son corps,particulièrement vers la tête et l’encolure. Ces parties étaientd’un gris sale de nuances mélangées. Elle était fortement poussive,et de minute en minute, sous l’action spasmodique des poumons, sondos se soulevait par saccades, comme si elle avait fait un effortimpuissant pour lancer une ruade. Son échine était mince comme unrail, et elle portait sa tête plus basse que ses épaules. Mais il yavait quelque chose dans le scintillement de son œil unique (carelle n’en avait qu’un) qui indiquait de sa part l’intentionformelle de durer encore longtemps. C’était une bonne bête deselle. Telle était la vieille squaw que Rubé avait promisd’exposer à sa balle. Son entrée fut saluée par de retentissantséclats de rire.

– Maintenant, regardez bien, garçons, dit-ilen faisant halte devant la foule, vous pouvez rire, vous pouvezrire, jacassez et blaguez tant qu’il vous plaira ! maisl’Enfant va faire un coup qui surpassera celui de l’Indien ; –il le fera, – ou il n’est qu’une mazette.

Plusieurs des assistants firent observer quela chose ne leur paraissait pas impossible, mais qu’ils désiraientvoir comment il s’y prendrait pour cela. Tous ceux qui leconnaissaient ne doutaient pas que Rubé ne fût, comme il l’était eneffet, un des meilleurs tireurs de la montagne ; aussi fortpeut-être que l’Indien : mais les circonstances et la manièrede procéder avaient donné un grand éclat au coup précédent. On nevoyait pas tous les jours une jeune fille comme celle-là placer satête devant le canon d’un fusil ; et il n’y avait guère dechasseur qui se fût risqué à tirer sur un but ainsi disposé.Comment donc Rubé allait-il s’y prendre pour faire mieux quel’Indien. Telle était la question que chacun adressait à sonvoisin, et qui fut enfin adressée à Rubé lui-même.

– Taisez vos mâchoires, répondit-il, et je vasvous le montrer. D’abord, et d’une, vous voyez tous que ce fruitque voici n’est pas moitié aussi gros que celui del’autre ?

– Oui, certainement, répondirent plusieursvoix. C’était une circonstance en sa faveur évidemment.

– Oui ! oui !

– Bien ; maintenant, autre chose.L’Indien a enlevé le but de dessus la tête. Eh bien, l’Enfant val’enlever de dessus la queue Votre Indien en ferait-ilautant ? Eh ! garçons ?

– Non ! non !

– Ça l’enfonce-t-y ou ça ne l’enfonce-t-ypas ?

– Ça l’enfonce ! Certainement. C’est bienplus fort. Hourra ! vociférèrent plusieurs voix au milieu desconvulsions de rire de tous. Personne ne contesta, car leschasseurs, prenant goût à la farce, désiraient la voir allerjusqu’au bout.

Rubé ne les fit pas longtemps languir.Laissant son fusil entre les mains de son ami Garey, il conduisitla vieille jument vers la place qu’avait occupée la jeune Indienne.Arrivé là, il s’arrêta. Nous nous attendions tous à le voir tournerl’animal, de manière à présenter le flanc, pour mettre son corpshors d’atteinte, mais nous vîmes bientôt que ce n’était pasl’intention du vieux compagnon. En faisant ainsi, il aurait manquél’effet, et nul doute qu’il ne se fût beaucoup préoccupé de la miseen scène. Choisissant une place où le terrain était un peu enpente, il y conduisit le mustang, et le plaça de manière à ce queses pieds de devant fussent en contre-bas. La queue se trouvaitainsi dominer le reste du corps. Après avoir posé l’animal biencarrément, l’arrière tourné vers le camp, il lui dit quelques motstout bas, puis il plaça le fruit sur la courbe la plus élevée de lacroupe, et revint sur ses pas. La jument resterait-elle là sansbouger ? Il n’y avait rien à craindre de ce côté. Elle avaitété dressée à garder l’immobilité la plus complète pendant despériodes plus longues que celle qui lui était imposée en ce moment.La bête, dont on ne voyait que les jambes de derrière et lecroupion, car les mules lui avaient arraché tous les crins de laqueue, présentait un aspect tellement risible, que la plupart desspectateurs en était à se pâmer.

– Taisez vos bêtes de rires,entendez-vous ! dit Rubé, saisissant son fusil et prenantposition.

Les rires cessèrent, nul ne voulant dérangerle coup.

– Maintenant, vieux tar-guts, neperds pas ta charge ! Murmura le vieux trappeur en parlant àson fusil qui, un instant après, était levé, puis abaissé.

Personne ne doutait que Rubé ne dût atteindrel’objet qu’il visait. C’était un coup familier aux tireurs del’Ouest, que de toucher un but à soixante yards. Et certainementRubé l’aurait fait.

Mais juste au moment où il pressait ladétente, le dos de la jument fut soulevé par une de ces convulsionsspasmodiques auxquelles elle était sujette, et le pitahayatomba à terre. La balle était partie, et, rasant l’épaule de labête, elle alla traverser une de ses oreilles. La direction du coupne put être reconnue qu’ensuite ; mais l’effet produit futimmédiatement visible. La jument, touchée en un endroit des plussensibles, poussa un cri presque humain ; et, se retournant debout en bout, se mit à galoper vers le camp, lançant des ruades àtout ce qui se rencontrait sur son chemin. Les cris et les rireséclatants des trappeurs, les sauvages exclamations des Indiens, les« vayas » et « vivas » desMexicains, les jurements terribles du vieux Rubé formèrent unétrange concert dont ma plume est impuissante à reproduirel’effet.

Chapitre 22LE PLAN DE CAMPAGNE.

 

Peu après cet incident, je me trouvais aumilieu de la caballada, cherchant mon cheval, lorsque leson d’un clairon frappa mon oreille. C’était pour tout le monde lesignal de se rassembler, et je retournai sur mes pas. En rentrantau camp, je vis Séguin debout près de la tente, et tenant encore leclairon à la main. Les chasseurs se groupaient autour de lui. Ilsfurent bientôt tous réunis, attendant que le chef parlât.

– Camarades, dit Séguin, demain nous levons lecamp pour une expédition contre nos ennemis. Je vous ai convoquésici pour vous faire connaître mes intentions et vous demander votreavis !

Un murmure approbateur suivit cette annonce.La levée d’un camp est toujours une bonne nouvelle pour des hommesqui font la guerre. On peut voir qu’il en était de même pour cesbandes mélangées de guerilleros. Le chefcontinua :

– Il n’est pas probable que nous ayonsbeaucoup à combattre. Le désert lui-même est le principal dangerque nous aurons à affronter ; mais nous prendrons nosprécautions en conséquence.

J’ai appris de bonne source que nos ennemissont en ce moment même sur le point de partir pour une grandeexpédition qui a pour but le pillage des villes de Sonora et deChihuahua. Ils ont l’intention, s’ils ne sont pas arrêtés par lestroupes du gouvernement, de pousser jusqu’à Durango. Deux tribusont combiné leurs mouvements ; et l’on pense que tous lesguerriers partiront pour le Sud, laissant derrière eux, leurcontrée sans défense. Je me propose donc, aussitôt que j’aurai pum’assurer qu’ils sont partis, d’entrer sur leur territoire, et depénétrer jusqu’à la principale ville des Navajoès.

– Bravo ! – Hourra ! –Bueno ! – Très bien ! – Good aswheat ! (c’est pain béni !) et nombre d’autresexclamations approbatives suivirent cette déclaration.

– Quelques-uns d’entre vous connaissent monbut dans cette expédition. D’autres l’ignorent. Je veux que vous lesachiez tous. C’est de….

– Faire une bonne moisson de chevelures, quoidonc ? S’écria un rude gaillard à l’air brutal, interrompantle chef.

– Non, Kirker ! répliqua Séguin, jetantsur cet homme un regard mécontent, ce n’est pas cela, nous nedevons trouver là-bas que des femmes. Malheur à celui qui feratomber un cheveu de la tête d’une femme indienne. Je payerai pourchaque chevelure de femme ou d’enfants épargnés.

– Quels seront donc nos profits ? Nous nepouvons pas ramener des prisonniers ! Nous aurons assez àfaire pour nous tirer tous seuls du désert en revenant.

Ces observations semblaient exprimer lessentiments de beaucoup de membres de la troupe, qui lesconfirmèrent par un murmure d’assentiment.

– Vous ne perdrez rien. Tous les prisonniersque vous pourrez faire seront comptés sur le terrain, et chacunsera payé en raison du nombre qu’il en aura fait. Quand nous seronsrevenus, je vous en tiendrai compte.

– Oh ! alors, ça suffit, dirent plusieursvoix.

– Que cela soit donc bien entendu ; on netouchera ni aux femmes ni aux enfants. Le butin que vous pourrezfaire vous appartient d’après vos lois ; mais le sang ne doitpas être répandu. Nous en avons assez aux mains déjà. Vousengagez-vous à cela ?

– Yes, yes !

– Si !

– Oui ! oui !

– Ya, ya !

– Tous !

– All.

– Todos, todos crièrent une multitudede voix, chacun répondant dans sa langue.

– Que celui à qui cela ne convient pasparle ?

Un profond silence suivit cet appel. Tousadhéraient au désir de leur chef.

– Je suis heureux de voir que vous êtesunanimes. Je vais maintenant vous exposer mon projet dans sonensemble. Il est juste que vous le connaissiez.

– Oui, voyons ça, dit Kirker ; fautsavoir un peu ce qu’on va faire, puisque ce n’est pas pour ramasserdes scalps.

– Nous allons à la recherche de nos amis et denos parents qui, depuis des années, sont captifs chez nos sauvagesennemis. Il y en a beaucoup parmi nous qui ont perdu des parents,des femmes, des sœurs et des filles.

Un murmure d’assentiment, sorti principalementdes rangs des Mexicains, vint attester la vérité de cetteallégation.

– Moi-même, continua Séguin, et sa voixtremblait en prononçant ces mots, moi-même, je suis de ce nombre.Bien des années, de longues années se sont écoulées, depuis que monenfant, ma fille, m’a été volée par les Navajoès. J’ai acquis toutdernièrement la certitude qu’elle est encore vivante, et qu’elleest dans leur capitale, avec beaucoup d’autres captives blanches.Nous allons donc les délivrer, les rendre à leurs amis, à leursfamilles.

Un cri d’approbation sortit de lafoule :

– Bravo ! nous les délivrerons, vive lecapitaine, viva el gefe !

Quand le silence fut rétabli, Séguincontinua :

– Vous connaissez le but, vous l’approuvez. Jevais maintenant vous faire connaître le plan que j’ai conçu pourl’atteindre, et j’écouterai vos avis.

Ici le chef fit une pause ; les hommesdemeurèrent silencieux et dans l’attente.

– Il y a trois passages, reprit-il enfin, parlesquels nous pouvons pénétrer dans le pays des Indiens en partantd’ici. Il y a d’abord la route du Puerco de l’ouest. Ellenous conduirait directement aux villes des Navajoès.

– Et pourquoi ne pas prendre cetteroute ? demanda un des chasseurs mexicains ; je connaistrès bien le chemin jusqu’aux villes des Pecos.

– Parce que nous ne pourrions pas traverserles villes des Pecos sans être vus par les espions des Navajoès. Ily en a toujours de ce côté. Bien plus, continua Séguin, avec uneexpression qui correspondait à un sentiment caché, nous n’aurionspas atteint le haut Del-Norte, que les Navajoès seraient instruitsde notre approche. Nous avons des ennemis tout près de nous.

– Carrai ! c’est vrai, dit unchasseur, parlant espagnol.

– Qu’ils aient vent de notre arrivée, et,quand bien même leurs guerriers seraient partis pour le Sud, vouspensez bien que notre expédition serait manquée.

– C’est vrai, c’est vrai, crièrent plusieursvoix.

– Pour la même raison, nous ne pouvons pasprendre la passe de Polvidera. En outre, dans cettesaison, nous aurions peu de chance de trouver du gibier sur cesdeux routes. Nous ne sommes pas approvisionnés suffisamment pourune expédition pareille. Il faut que nous trouvions un paysgiboyeux avant d’entrer dans le désert.

– C’est juste, capitaine ; mais il n’y aguère de gibier à rencontrer en prenant par la vieille mine. Quelleautre route pourrons-nous donc suivre ?

– Il y a une autre route meilleure que toutescelles-là, à mon avis. Nous allons nous diriger vers le sud, etensuite vers l’ouest à travers les Llanos[14] de la vieille mission. De là nousremonterons vers le nord, et entrerons dans le pays desApaches.

– Oui, oui, c’est le meilleur chemin,capitaine.

– Notre voyage sera un peu plus long, mais ilsera plus facile. Nous trouverons des troupeaux debuffalos ou de bœufs sauvages sur les Llanos. De plus,nous pourrons choisir notre moment avec sûreté, car en nous tenantcachés dans les montagnes du Pinon, d’où l’on découvre le sentierde guerre des Apaches, nous verrons passer nos ennemis. Quand ilsauront gagné le sud, nous traverserons le Gila, et nous remonteronsl’Azul ou le Prieto. Après avoir atteint le but de notreexpédition, nous reviendrons chez nous par le plus courtchemin.

– Bravo ! Viva ! – C’estbien cela, capitaine ! – C’est là le meilleur plan !

Tous les chasseurs approuvèrent. Il n’y eutpas une seule objection. Le mot Prieto avait frappé leuroreille comme une musique délicieuse. C’était un mot magique :le nom de la fameuse rivière dans les eaux de laquelle les légendesdes trappeurs avaient placé depuis longtemps l’Eldorado,la Montagne-d’Or. Plus d’une histoire sur cette régionrenommée avait été racontée à la lueur des feux de bivouac deschasseurs ; toutes s’accordaient sur ce point que l’or setrouvait là en rognons à la surface du sol, et couvrait de sesgrains brillants le lit de la rivière. Souvent des trappeursavaient dirigé des expéditions vers cette terre inconnue, très peu,disait-on, avaient pu y arriver. On n’en citait pas un seul qui enfût revenu. Les chasseurs entrevoyaient, pour la première fois, lachance de pénétrer dans cette région avec sécurité, et leurimagination se remplissait des visions les plus fantastiques.Beaucoup d’entre eux s’étaient joints à la troupe de Séguin dansl’espoir qu’un jour ou l’autre cette expédition pourrait êtreentreprise, et qu’ils parviendraient ainsi à laMontagne-d’Or. Quelle fut donc leur joie lorsque Séguindéclara son intention de se diriger vers le Prieto ! À ce nom,un bourdonnement significatif courut à travers la foule, et leshommes se regardèrent l’un l’autre avec un air de satisfaction.

– Demain donc, nous nous mettrons en marche,ajouta le chef. Allez maintenant et faites vos préparatifs. Nouspartons au point du jour.

Aussitôt que Séguin eut fini de parler, leschasseurs se séparèrent ; chacun se mit en devoir derassembler ses nippes, besogne bientôt faite, car les rudesgaillards étaient fort peu encombrés d’équipages. Assis sur untronc d’arbre, j’examinai pendant quelque temps les mouvements demes farouches compagnons, et prêtai l’oreille à leurs babéliens etgrossiers dialogues. Le soleil disparut et la nuit se fit, car,dans ces latitudes, le crépuscule ne dure qu’un instant. Denouveaux troncs d’arbres furent placés sur les feux et lancèrentbientôt de grandes flammes. Les hommes s’assirent autour, faisantcuire de la viande, mangeant, fumant, causant à haute voix, etriant aux histoires de leurs propres hauts faits. L’expressionsauvage de ces physionomies était encore rehaussée par la lumière.Les barbes paraissaient plus noires, les dents brillaient plusblanches, les yeux semblaient plus enfoncés, les regards plusperçants et plus diaboliques. Les costumes pittoresques, lesturbans, les chapeaux espagnols, les plumes, les vêtementsmélangés ; les escopettes et les Rifles posés contre lesarbres ; les selles à hauts pommeaux, placées sur des troncsd’arbres et sur des souches ; les brides accrochées auxbranches inférieures ; des guirlandes de viande séchéedisposées en festons devant les tentes, des tranches de venaisonencore fumantes et laissant perler leurs gouttes de jus à moitiécoagulé ; tout cela formait un spectacle des plus curieux etdes plus attachants. On voyait briller, dans la nuit, comme destaches de sang, les couches de vermillon étendues sur les frontsdes guerriers indiens. C’était une peinture à la fois sauvage etbelliqueuse, mais présentant un aspect de férocité qui soulevait lecœur non accoutumé à un tel spectacle. Une semblable peinture nepouvait se rencontrer que dans un bivac de guérilleros, debrigands, de chasseurs d’hommes.

Chapitre 23EL-SOL ET LA LUNA.

 

– Venez, dit Séguin en me touchant le bras,notre souper est prêt, je vois le docteur qui nous appelle.

Je me rendis avec empressement à cetteinvitation, car l’air frais du soir avait aiguisé mon appétit. Nousnous dirigeâmes vers la tente devant laquelle un feu était allumé.Près de ce feu, le docteur, assisté par Godé et un péonpueblo, mettait la dernière main à un savoureux souper, dontune partie avait été déjà transportée sous la tente. Nous suivîmesles plats, et prîmes place sur nos selles, nos couvertures et nosballots qui nous servaient de sièges.

– Vraiment, docteur, dit Séguin, vous avezfait preuve ce soir d’un admirable talent comme cuisinier. C’est unsouper de Lucullus.

– Oh ! mon gabitaine, ch’ai vait de monmieux ; M. Cauté m’a tonné un pon goup te main.

– Eh bien, M. Haller et moi nous feronshonneur à vos plats. Attaquons-le.

– Oui, oui ! bien, monsieur Capitaine,dit Godé arrivant, tout empressé, avec une multitude deviandes.

Le Canadien était dans son élément toutes lesfois qu’il y avait beaucoup à cuire et à manger.

Nous fûmes bientôt aux prises avec de tendresfilets de vache sauvage, des tranches rôties de venaison, deslangues séchées de buffalo, des tortillas et ducafé. Le café et les tortillas étaient l’ouvrage duPueblo, qui était le professeur de Godé dans ces sortes depréparations. Mais Godé avait un plat de choix, un petitmorceau en réserve, qu’il apporta d’un air touttriomphant.

– Voici, messieurs ! s’écria-t-il en leposant devant nous.

– Qu’est-ce que c’est, Godé ?

– Une fricassée, monsieur.

– Fricassée de quoi ?

– De grenouilles : ce que les Yankeesappellent bull-frogs (grenouilles-bœuf)…

– Une fricassée debull-frogs ?

– Oui, oui, mon maître. Envoulez-vous ?

– Non, je vous remercie.

– J’en accepterai, monsieur Godé, ditSéguin.

– Ich, ich ! mons Godé ;les crénouilles sont très pons mancher. Et le docteur tendit sonassiette pour être servi.

Godé, en suivant le bord de la rivière, étaittombé sur une mare pleine de grenouilles énormes, et cettefricassée était le produit de sa récolte. Je n’avais point encoreperdu mon antipathie nationale pour les victimes de l’anathème desaint Patrick, et, au grand étonnement du voyageur, je refusai deprendre part au régal.

Pendant la causerie du souper, je recueillissur l’histoire du docteur quelques détails qui, joints à ce quej’en avais appris déjà, m’inspirèrent pour ce brave naturaliste ungrand intérêt. Jusqu’à ce moment, je n’aurais pas cru qu’un hommede ce caractère pût se trouver dans la compagnie de gens comme leschasseurs de scalps. Quelques détails qui me furent donnés alorsm’expliquèrent cette anomalie. Il s’appelait Reichter, FriedrichReichter. Il était de Strasbourg, et avait exercé la médecine avecsuccès dans cette cité des cloches. L’amour de la science, etparticulièrement de la botanique, l’avait entraîné bien loin de sademeure des bords du Rhin. Il était parti pour lesÉtats-unis ; de là il s’était dirigé vers les régions les plusreculées de l’Ouest, pour faire la classification de la flore deces pays perdus. Il avait passé plusieurs années dans la grandevallée du Mississipi ; et, se joignant à une des caravanes deSaint-Louis, il était venu à travers les prairies jusqu’à l’oasisdu New-Mexico. Dans ses courses scientifiques le long du Del-Norte,il avait rencontré les chasseurs de scalps, et, séduit parl’occasion qui s’offrait à lui de pénétrer dans les régionsinexplorées jusqu’alors par les amants de la science, il avaitoffert de suivre la bande. Cette offre avait été acceptée avecempressement, à cause des services qu’il pouvait rendre commemédecin ; et depuis deux ans, il était avec eux ;partageant leurs fatigues et leurs dangers. Il avait traversé biendes aventures périlleuses, souffert bien des privations, poussé parl’amour de son étude favorite, et peut-être aussi par les rêves dutriomphe que lui vaudrait un jour, parmi les savants de l’Europe,la publication d’une flore inconnue. Pauvre Reichter ! pauvreFriedrich Reichter ! c’était le rêve d’un rêve ; il nedevait pas s’accomplir.

Notre souper se termina enfin, et le dessertfut arrosé par une bouteille de vin d’El-Paso. Le camp en étaitabondamment pourvu, ainsi que de whisky de Taos ; et leséclats joyeux qui nous venaient du dehors prouvaient que leschasseurs faisaient une large consommation de cette dernièreliqueur. Le docteur sortit sa grande pipe, Godé remplit un petitfourneau en terre rouge, pendant que Séguin et moi nous allumionsnos cigarettes.

– Mais, dites-moi, demandai-je à Séguin, quelest cet Indien ? Celui qui a exécuté ce terrible coupd’adresse sur…

– Ah ! El-Sol ; c’est un Coco.

– Un Coco ?

– Oui, de la tribu des Maricopas.

– Mais cela ne m’en apprend pas plusqu’auparavant. Je savais déjà cela.

– Vous saviez cela ? qui vous l’adit ?

– J’ai entendu le vieux Rubé le dire à son amiGarey.

– Ah ! c’est juste ; il doit leconnaître.

Et Séguin garda le silence.

– Eh bien ? repris-je, désirant en savoirdavantage, qu’est-ce que c’est que les Maricopas ? Je n’aijamais entendu parler d’eux.

– C’est une tribu très peu connue ; unenation singulièrement composée. Ils sont ennemis des Apaches et desNavajoès. Leur pays est situé au-dessous du Gila. Ils viennent desbords du Pacifique, des rives de la mer de Californie.

– Mais cet homme a reçu une excellenteéducation, à ce qu’il paraît du moins. Il parle anglais et françaisaussi bien que vous et moi. Il paraît avoir du talent, del’intelligence, de la politesse. En un mot, c’est ungentleman.

– Il est tout ce que vous avez dit.

– Je ne puis comprendre…

– Je vais vous l’expliquer, mon ami. Cet hommea été élevé dans une des plus célèbres universités de l’Europe. Ila été plus loin encore dans ses voyages, et a parcouru plus de paysdifférents, peut-être, qu’aucun de nous.

– Mais comment a-t-il fait ! UnIndien !

– Avec le secours d’un levier qui a souventpermis à des hommes sans valeur personnelle (et El-Sol n’est pas dunombre de ceux-là) d’accomplir de très grandes choses, ou tout aumoins de se donner l’air de les avoir accomplies, avec le secoursde l’or.

– De l’or ? et où donc a-t-il pris toutcet or ? J’ai toujours entendu dire qu’il y en avait très peuchez les Indiens. Les blancs les ont dépouillés de tout celuiqu’ils pouvaient avoir autrefois.

– Cela est vrai, en général, et vrai pour lesMaricopas en particulier… Il fut une époque où ils possédaient l’oren quantités considérables, et des perles aussi, recueillies aufond de la mer Vermeille. Toutes ces richesses ont disparu. Lesrévérends pères jésuites peuvent dire quel chemin elles ontpris.

– Mais cet homme ? El-Sol ?

– C’est un chef. Il n’a pas perdu tout son or.Il en a encore assez pour ses besoins ; et il n’est pas deceux que les padres puissent enjôler avec des chapelets oudu vermillon. Non ; il a vu le monde, et a appris à connaîtretoute la valeur de ce brillant métal.

– Mais sa sœur a-t-elle reçu la même éducationque lui ?

– Non ; la pauvre Luna n’a pas quitté lavie sauvage ; mais il lui a appris beaucoup de choses. Il aété absent plusieurs années, et, depuis peu seulement, il a rejointsa tribu.

– Leurs noms sont étranges : leSoleil ! la Lune !

– Ils leur ont été donnés par les Espagnols deSonora ; mais ils ne sont que la traduction de leurs nomsindiens. Cela est très commun sur les frontières.

– Comment sont-ils ici ?

Je fis cette question avec un peud’hésitation, pensant qu’il pouvait y avoir quelque particularitésur laquelle on ne pouvait me répondre.

– En partie, répondit Séguin, parreconnaissance envers moi, je suppose. J’ai sauvé El-Sol des mainsdes Navajoès quand il était enfant. Peut-être y a-t-il encore uneautre raison. Mais attendez, continua-t-il, semblant vouloirdétourner la conversation vous ferez connaissance avec mes amisIndiens. Vous allez être compagnons pendant un certain temps. C’estun homme instruit ; il vous intéressera. Prenez garde à votrecœur avec la charmante Luna. – Vincent ! Allez à la tente duchef Coco, priez-le de venir prendre un verre d’el-paso avec nous.Dites-lui d’amener sa sœur avec lui.

Le serviteur se mit rapidement en marche àtravers le camp. Pendant son absence, nous nous entretînmes dumerveilleux coup de fusil tiré par l’Indien.

– Je ne l’ai jamais vu tirer, dit Séguin, sansmettre sa balle dans le but. Il y a quelque chose de mystérieuxdans une telle adresse. Son coup est infaillible, et il semble quela balle obéisse à sa volonté. Il faut qu’il y ait une sorte deprincipe dirigeant dans l’esprit, indépendant de la force des nerfset de la puissance de la vue. Lui et un autre sont les seuls à quije connaisse cette singulière puissance.

Ces derniers mots furent prononcés par Séguincomme s’il se parlait à lui-même ; après les avoir prononcés,il garda quelques moments le silence, et parut rêveur. Avant que laconversation eût repris, El-Sol et sa sœur entrèrent dans la tente,et Séguin nous présenta l’un à l’autre. Peu d’instants après,El-Sol, le docteur, Séguin et moi étions engagés dans uneconversation, très animée.

Nous ne parlions ni de chevaux, ni de fusils,ni de scalps, ni de guerre, ni de sang, ni de rien de ce qui avaitrapport à la terrible dénomination du camp. Nous discutions unpoint de la science essentiellement peu guerrière de labotanique : les rapports de famille des différentes espèces decactus ! J’avais étudié cette science, et je reconnus que j’ensavais moins à cet égard que chacun de mes trois interlocuteurs. Jefus frappé de cela sur le moment, et encore plus, lorsque j’yréfléchis plus tard, du simple fait qu’une telle conversation eûtpris place entre nous, dans ce lieu, au milieu des circonstancesqui nous environnaient. Deux heures durant, nous demeurâmestranquillement assis, fumant et causant de sujets du même genre.Pendant que nous étions ainsi occupés, j’observais, à travers latoile, l’ombre d’un homme. Je regardai dehors ce que ma position mepermettait de faire sans me lever, et je reconnus, à la lumière quisortait de la tente, une blouse de chasse avec un porte-pipe brodé,pendant sur la poitrine.

La Luna était assise près de son frère,cousant des semelles épaisses à une paire de mocassins. Jeremarquai qu’elle avait l’air préoccupé, et de temps en tempsjetait un coup d’œil hors de la tente. Au plus fort de notrediscussion, elle se leva silencieusement, quoique sans aucuneapparence de dissimulation, et sortit. Un instant après, ellerevint, et je vis luire dans ses yeux la flamme de l’amour, quandelle se remit à son ouvrage.

El-Sol et sa sœur nous quittèrent enfin, etpeu après, Séguin, le docteur et moi, roulés dans nossérapés, nous nous laissions aller au sommeil.

Chapitre 24LE SENTIER DE LA GUERRE.

 

La troupe était à cheval à l’aube du jour, et,avant que la dernière note du clairon se fût éteinte, nos chevauxétaient dans l’eau, se dirigeant vers l’autre bord de la rivière.Nous débouchâmes bientôt des bois qui couvraient le fond de lavallée, et nous entrâmes dans les plaines sablonneuses quis’étendent à l’ouest vers les montagnes des Mimbres. Nous coupâmesà travers ces plaines dans la direction du sud, gravissant delongues collines de sable qui s’allongeaient de l’est à l’ouest. Lapoussière était amoncelée en couches épaisses, et nos chevauxenfonçaient jusqu’au fanon. Nous traversions alors la partie ouestde la Jornada. Nous marchions en file indienne. L’habitude a faitprévaloir cette disposition parmi les Indiens et les chasseursquand ils sont en marche. Les passages resserrés des forêts et lesdéfilés étroits des montagnes n’en permettent pas d’autre. Et même,lorsque nous étions en pays plat, notre cavalcade occupait unelongueur de près d’un quart de mille. L’atajo[15] suivait sous la conduite desarrieros.

Nous fîmes notre première journée sans nousarrêter. Il n’y avait ni herbe ni eau sur notre route, et une haltesous les rayons ardents du soleil n’aurait pas été de nature à nousrafraîchir. De bonne heure, dans l’après-midi, une ligne noire,traversant la plaine, nous apparut dans le lointain. En nousrapprochant, nous vîmes un mur de verdure devant nous, et nousreconnûmes un bois de cotonniers. Les chasseurs le signalèrentcomme étant le bois de Paloma. Peu après, nous nous engagions sousl’ombre de ces voûtes tremblantes, et nous atteignions les bordsd’un clair ruisseau où nous établîmes notre halte pour la nuit.

Pour installer notre campement, nous n’avionsplus ni tentes ni cabanes ; les tentes dont on s’était servisur le Del-Norte avaient été laissées en arrière et cachées dans lefourré. Une expédition comme la nôtre exigeait que l’on ne fût pasencombré de bagages. Chacun n’avait que sa couverture pour abri,pour lit et pour manteau. On alluma les feux et l’on fit rôtir laviande. Fatigués de notre route (le premier jour de marche àcheval, il en est toujours ainsi), nous fûmes bientôt enveloppésdans nos couvertures et plongés dans un profond sommeil. Lelendemain matin, nous fûmes tirés du repos par les sons du claironqui sonnait le réveil. La troupe avait une sorted’organisation militaire, et chacun obéissait aux sonneries, commedans un régiment de cavalerie légère. Après un déjeuner lestementpréparé et plus lestement avalé, nos chevaux furent détachés deleurs piquets, sellés, enfourchés, et, à un nouveau signal, nousnous mettions en route. Les jours suivants ne furent marqués paraucun incident digne d’être remarqué. Le sol stérile était, çà etlà, couvert de sauge sauvage et de mesquite. Il y avaitaussi des massifs de cactus et d’épais buissons de créosote quiexhalaient leur odeur nauséabonde au choc du sabot de nos montures.Le quatrième soir nous campions près d’une source, l’Ojo de Vaca,située sur la frontière orientale des Llanos. La grande prairie estcoupée à l’ouest par le sentier de guerre des Apaches, qui sedirige au sud vers Sonora. Près du sentier, et le commandant, unehaute montagne s’élève et domine au loin la plaine. C’est le Pinon.Notre intention était de gagner cette montagne et de nous tenircachés au milieu des rochers près d’une source bien connue, jusqu’àce que nos ennemis fussent passés. Mais, pour faire cela, ilfallait traverser le sentier de guerre, et nos traces nous auraientdénoncés. C’était une difficulté que Séguin n’avait pas prévue. LePinon était le seul point duquel nous puissions être aperçus. Ilfallait donc atteindre cette montagne, et comment le faire sanstraverser le sentier qui nous en séparait !

Aussitôt notre arrivée à l’Ojo de Vaca, Séguinréunit les hommes en conseil pour délibérer sur cette gravequestion.

– Déployons-nous sur la prairie, dit unchasseur, et restons très écartés les uns des autres jusqu’à ce quenous ayons traversé le sentier de guerre des Apaches. Ils ne ferontpas attention à quelques traces disséminées çà et là, je leparie.

– Ouais ! compte là-dessus, reprit unautre ; croyez-vous qu’un Indien soit capable de rencontrerune piste de cheval sans la suivre jusqu’au bout ? Cela estimpossible.

– Nous pouvons envelopper les sabots de noschevaux, pour le temps de la traversée, suggéra l’homme qui avaitdéjà parlé.

– Ah ! ouiche ; ça serait encorepire. J’ai essayé de ce moyen-là une fois, et j’ai bien failli yperdre ma chevelure. Il n’y a qu’un Indien aveugle qui pourraitêtre pris à cela. Il ne faut pas nous y risquer.

– Ils ne sont pas si vétilleux quand ilssuivent le sentier de la guerre, je vous le garantis. Et je ne voispas pourquoi nous ne nous contenterions pas de ce moyen.

La plupart des chasseurs parurent être del’avis du second. Les Indiens, pensèrent-ils, ne pourraient manquerde remarquer un si grand nombre de traces de sabots enveloppés, etde flairer quelque chose en l’air. L’idée de tamponner les piedsdes chevaux fut donc abandonnée. Mais que faire ?

Le trappeur Rubé, qui jusque-là n’avait riendit, attira sur lui l’attention générale par cetteexclamation :

– Pish !

– Eh bien, qu’as-tu à dire, vieillerosse ? demanda un des chasseurs.

– Que vous êtes un tas de fichues bêtes, toustant que vous êtes. Je ferais passer autant de chevaux qu’il enpourrait tenir dans cette prairie à travers le sentier des Apachessans laisser une trace que l’Indien le plus fin puisse suivre etparticulièrement un Indien marchant à la guerre, comme ceux quivont passer ici.

– Comment ? demanda Séguin.

– Je vous dirai comment, capitaine, si vousvoulez me dire quel besoin vous avez de traverser le chemin.

– Mais, c’est pour nous cacher dans les gorgesdu Pinon ; voilà tout.

– Et comment rester cachés dans le Pinon sanseau ?

– Il y a une source sur le côté, au pied de lamontagne.

– C’est vrai comme l’Écriture. Je sais trèsbien cela ; mais les Indiens viendront remplir leurs outres àcette source quand ils passeront pour se rendre dans le sud. Etcomment prétendez-vous aller auprès de cette source avec toutecette cavalerie sans laisser de traces ? Voilà ce que l’Enfantne comprend pas bien clairement.

– Vous avez raison, Rubé. Nous ne pouvons pasapprocher de la source du Pinon sans laisser nos traces, et il estévident que l’armée des Indiens fera halte ici.

– Je ne vois rien de mieux à faire pour nousque de traverser la prairie. Nous pourrons chasser des bisons,jusqu’à ce qu’ils soient passés. Ainsi, dans l’idée de l’Enfant, ilsuffit qu’une douzaine de nous se cachent dans le Pinon, etsurveille le passage de ces moricauds. Une douzaine peut faire celaavec sûreté, mais pas un régiment tout entier de cavalerie.

– Et les autres : les laisserez-vousici ?

– Non, pas ici. Qu’ils s’en aillent aunord-est, et coupent, a l’ouest, les hauteurs des Mesquites. Il y alà un ravin, à peu près à vingt milles de ce côté du sentier deguerre. Là, ils trouveront de l’eau et de l’herbe, et pourrontrester cachés jusqu’à ce qu’on aille les prévenir.

– Mais pourquoi ne pas rester ici auprès de ceruisseau, où il y a aussi de l’eau et de l’herbe à foison.

– Parce que, capitaine, il pourrait bienarriver qu’un part d’Indiens prit lui-même cette direction. Et jecrois que nous ferions bien de faire disparaître toutes les tracesde notre passage avant de quitter cette place.

La force des raisonnements de Rubé frappa toutle monde, et principalement Séguin qui résolut de suivreentièrement ses avis. Les hommes qui devaient se mettre enobservation furent choisis, et le reste de la bande, avecl’atajo, prit la direction du nord-est, après que l’on eutenlevé toutes les traces de notre séjour auprès du ruisseau. Lagrande troupe se dirigea vers les monts Mesquites, à dix ou douzemilles au nord-ouest du ruisseau. Là ils devaient rester cachésprès d’un cours d’eau bien connu de la plupart d’entre eux, etattendre jusqu’à ce qu’on vint les chercher pour nous rejoindre. Ledétachement d’observation, dont je faisais partie, se dirigea àl’ouest à travers la prairie. Rubé, Garey, El-Sol et sa sœur, plusSanchez, un ci-devant toréador et une demi-douzaine d’autrescomposaient ce détachement, placé sous la direction de Séguinlui-même.

Avant de quitter l’Ojo de Vaca, nous avionsdéferré nos chevaux et rempli les trous des clous avec de la terre,afin que leurs traces pussent être prises pour celles des mustangssauvages. Cette précaution était nécessaire, car notre vie pouvaitdépendre d’une seule empreinte de fer de cheval. En approchant del’endroit où le sentier de guerre coupait la prairie, nous nousécartâmes à environ un demi-mille les uns des autres. De cettefaçon, nous nous dirigeâmes vers le Pinon, près duquel nous nousréunîmes de nouveau, puis nous suivîmes le pied de la montagne eninclinant vers le nord. Le soleil baissait quand nous atteignîmesla fontaine après avoir couru toute la journée pour traverser laprairie. La position de la source nous fut révélée par un bouquetde cotonniers et de saules. Nous évitâmes de conduire nos chevauxprès de l’eau ; mais ayant gagné une gorge dans l’intérieur dela montagne, nous nous y engageâmes et prîmes notre cachette dansun massif de pins-noyers (nut-pine), où nous passâmes lanuit. Aux premières lueurs du jour, nous fîmes une reconnaissancedes lieux. Devant nous était une arête peu élevée couverte derochers épars et de pins-noyers disséminés. Cette arête formait laséparation entre le défilé et la plaine. De son sommet, couronnépar un massif de pins, nous découvrions l’eau et le sentier, etnotre vue atteignait jusqu’aux Llanos qui s’étendaient au nord, ausud et à l’est. C’était justement l’espèce d’observatoire dont nousavions besoin pour l’occasion. Dès cette matinée, il devintnécessaire de descendre pour faire de l’eau. Dans ce but, nous nousétions munis d’un double baquet mule et d’outres supplémentaires.Nous allâmes à la source, et remplîmes tous nos vases, ayant soinde ne laisser aucune trace de nos pas sur la terre humide. Toute lajournée nous fîmes faction, mais pas un Indien ne se montra. Lesdaims et les antilopes, une petite troupe de buffalos,vinrent boire à une des branches du ruisseau, et retournèrentensuite aux verts pâturages. Il y avait de quoi tenter deschasseurs, car il nous était facile de les approcher à portée defusil ; mais nous n’osions pas les tirer. Nous savions que leschiens des Indiens seraient mis sur la piste par le sang répandu.Sur le soir, nous retournâmes encore à la provision d’eau, et nousfîmes deux fois le voyage, car nos animaux commençaient à souffrirde la soif. Nous prîmes les mêmes précautions que la premièrefois.

Le lendemain, nos yeux restèrent anxieusementfixés sur l’horizon, au nord. Séguin avait une petite lunetted’approche, et nous pouvions découvrir la prairie jusqu’à unedistance de près de trois milles ; mais l’ennemi ne se montrapas plus que la veille. Le troisième jour se passa de même, et nouscommencions à craindre que les ennemis n’eussent pris un autresentier. Une autre circonstance nous inquiétait : nous avionsconsommé presque toutes nos provisions, et nous nous voyionsréduits à manger crues les noix du Pinon. Nous n’osions pas allumerdu feu pour les faire griller. Les Indiens reconnaissent une fuméeà d’énormes distances. Le quatrième jour arriva, et rien ne troublaencore la tranquillité de l’horizon, au nord. Nos provisionsétaient épuisées, et la faim commençait à nous mordre lesentrailles. Les noix ne suffisaient point pour l’apaiser. Le gibierabondait à la source et sur la prairie. Quelqu’un proposa de seglisser à travers les saules et de tirer une antilope ou un daimrayé. Ces animaux se montraient par troupeaux tout autour denous.

– C’est trop dangereux, dit Séguin, leurschiens sentiraient le sang. Cela nous trahirait.

– Je puis vous en procurer un sans verser unegoutte de sang, reprit un chasseur mexicain.

– Comment cela ? demandâmes-nous tousensemble.

L’homme montra son lasso.

– Mais vos traces ? Vos pieds feront deprofondes empreintes dans la lutte.

– Nous pourrons les effacer, capitaine,répondit le chasseur.

– Essayez donc, dit le chef consentant.

Le Mexicain détacha le lasso de sa selle, et,prenant avec lui un compagnon, se dirigea vers la source. Ils seglissèrent à travers les saules et se mirent en embuscade. Nous lessuivions du regard du haut de la crête.

Ils n’étaient pas là depuis un quart d’heure,que nous vîmes un troupeau d’antilopes s’approcher, venant de laplaine. Elles se dirigeaient droit à la source, se suivant à lafile, et furent bientôt tout près des saules où les chasseurss’étaient embusqués. Là, elles s’arrêtèrent tout à coup, levantleurs têtes et reniflant l’air. Elles avaient senti ledanger ; mais il était trop tard pour celle qui était enavant.

– Voilà le lasso parti, cria l’un de nous.

Nous vîmes le nœud traversant l’air et tombantsur le chef de file. Le troupeau fit volte-face, mais la courroieétait enroulée autour du cou du premier de la bande, qui, aprèsdeux ou trois bonds, tomba sur le flanc et demeura sans mouvement.Le chasseur sortit du bouquet de saules, et, chargeant l’animalmort sur ses épaules, revint vers l’entrée du défilé. Son compagnonsuivait, effaçant les traces du chasseur et les siennes propres. Aubout de quelques instants ils nous avaient rejoints. L’antilope futdépouillée et mangée crue, toute saignante.

Nos chevaux, affamés et altérés, maigrissaientà vue d’œil. Nous n’osions pas aller trop souvent à l’eau, bien quenotre prudence se relâchât à mesure que le temps se passait. Deuxautres antilopes furent prises au lasso par l’habile chasseur. Lanuit qui suivit le quatrième jour était éclairée par une lunebrillante. Les Indiens marchent souvent au clair de la lune, etparticulièrement quand ils suivent le sentier de la guerre. Nousavions des vedettes aussi bien la nuit que le jour, et, cettenuit-là, nous exerçâmes une surveillance avec meilleur espoir queprécédemment. C’était une si belle nuit ! pleine de lune,calme et pure. Notre attente ne fut point trompée. Vers minuit, lasentinelle nous éveilla. On distinguait au nord des formes noiresse détachant sur le ciel. Ce pouvaient être des buffalos.Ces objets s’approchaient de nous. Chacun de nous se tient leregard tendu au loin sur le tapis d’herbe argentée, et cherche àpercer l’atmosphère. Nous voyons briller quelque chose : cesont des armes, sans doute, – des chevaux, – des cavaliers, – cesont les Indiens !

– Oh ! Dieu ! camarades, nous sommesfous ! et nos chevaux, s’ils allaient hennir ?….

Nous nous précipitons à la suite de notre chefen bas de la colline, à travers les rochers et les arbres, nouscourons au fourré, où nos animaux sont attachés. Peut-être il esttrop tard, car les chevaux s’entendent les uns les autres àplusieurs milles de distance, et le plus léger bruit se transmet auloin à travers l’atmosphère tranquille de ces hauts plateaux. Nousarrivons près de la caballada. Que fait Séguin ? Il adétaché la couverture qui est à l’arrière de la selle, et ilenveloppe la tête de son cheval. Nous suivons son exemple ;sans échanger une parole, car nous comprenons qu’il n’y a pas autrechose à faire. Au bout de quelques minutes, nous avons reconquisnotre sécurité, et nous remontons à notre poste d’observation.

Nous nous y étions pris à temps, car, enatteignant le sommet, nous entendîmes les exclamations des Indiens,les thoump, thoump des sabots sur le sol résistant de laplaine ; de temps en temps un hennissement annonçant que leurschevaux sentaient l’approche de l’eau. Ceux qui étaient en tête sedirigeaient vers la source ; et nous aperçûmes la longue lignedes cavaliers s’étendant jusqu’au point le plus éloigné del’horizon. Ils approchèrent encore, et nous pûmes distinguer lesbanderoles et les pointes brillantes de leurs lances. Nous voyonsaussi leurs corps demi-nus luire aux rayons de la lune. Au bout dequelques instants, ceux qui étaient en tête atteignaient lesbuissons, faisaient halte, laissaient boire leurs animaux, puis,faisant demi-tour, gagnaient le milieu de la prairie au trot, etlà, sautant à terre, déharnachaient leurs chevaux. Il devenaitévident que leur intention était de camper là pour la nuit. Pendantprès d’une heure, ils défilèrent ainsi, jusqu’à ce que deux centsguerriers fussent réunis dans la plaine sous nos yeux.

Nous observions tous leurs mouvements. Nous necraignions pas d’être vus. Nos corps étaient cachés derrière lesrochers et nos figures masquées par le feuillage des arbres duPinon. Nous pouvions facilement voir et entendre tout ce qui sepassait, les sauvages n’étant pas à plus de trois cents yards denotre poste. Ils commencent par attacher leurs chevaux à despiquets disposés en un large cercle, au loin dans la plaine. Là,l’herbe est plus longue et plus épaisse que dans le voisinage de lasource. Ils détachent et rapportent avec eux les harnais, composésde brides en crin, de couvertures en cuir de buffalo et depeaux d’ours gris. Peu d’entre eux ont des selles. Les Indiensn’ont pas l’habitude de s’en servir dans les expéditions de guerre.Chaque homme plante sa lance dans le sol, et place, auprès de sonbouclier, son arc et son carquois. Il étend à son côté unecouverture de laine, ou une peau de bête, qui lui sert à la fois detente et de lit. Les lances, bien alignées sur la prairie, yforment un front de plusieurs centaines de yards, et en un instantleur camp est formé avec une promptitude et une régularité à fairehonte aux plus vieilles troupes. Leur camp est divisé en deuxparties, correspondant à deux bandes : celle des Apaches etcelle des Navajoès. La dernière est, de beaucoup, la moinsnombreuse, et se trouve la plus éloignée, par rapport à nous. Nousentendons le bruit de leurs tomahawks attaquant les arbres dufourré au pied de la montagne, et nous les voyons retourner vers laplaine, chargés de fagots qu’ils empilent et qu’ils allument. Ungrand nombre de feux brillent bientôt dans la nuit. Les sauvagess’assoient autour et font cuire leur souper. Nous pouvonsdistinguer les peintures dont sont ornés leurs visages et leurspoitrines nues. Il y en a de toutes les couleurs : les unssont peints en rouge, comme s’ils étaient barbouillés desang ; d’autres en noir de jais. Ceux-ci ont la moitié de lafigure peinte en blanc et l’autre moitié en rouge ou en noir.Ceux-là sont marqués comme des chiens de chasse, d’autres sontrayés et zébrés. Leurs joues et leurs poitrines sont tatouées defigures d’animaux : de loups, de panthères, d’ours, debuffalos et autres hideux hiéroglyphes, vivement éclairéspar l’ardente flamme du bois de pin. Quelques-uns portent une mainrouge peinte sur le cœur ; un grand nombre étale comme devisedes têtes de mort ou des os en croix. Chacun d’eux a adopté unsymbole correspondant à son caractère. Ce sont des écussons où lafantaisie joue le même rôle que dans le choix des armoiries quel’on voit sur les portières des voitures, sur les boutons deslivrées, ou sur la médaille de cuivre du facteur de magasin. Lavanité est de tous les pays, et les sauvages, comme les civilisés,ont aussi leurs hochets.

Mais qu’est-ce donc ? des casquesbrillants, de cuivre et d’acier, avec des plumes d’autruche !Une telle coiffure à des sauvages ! Où ont-ils priscela ? Aux cuirassiers de Chihuahua. Pauvres diables, tuésdans quelque rencontre avec ces lanciers du désert.

La viande saignante crépite au feu sur desbroches de bois de saule, les Indiens placent des noix du Pinonsous les cendres, et les en retirent grillées et fumantes ;ils allument leur pipe de terre durcie, et lancent en l’air desnuages de fumée. Ils gesticulent en se racontant les uns aux autresleurs sanglantes aventures. Nous les entendons crier, causer etrire comme de vrais saltimbanques. Combien sont-ils différents desIndiens de la forêt ! Pendant deux heures, nous suivons tousleurs mouvements et nous les écoutons. Enfin les hommes qui doiventgarder les chevaux sont choisis et se dirigent vers lacaballada ; des Indiens, l’un après l’autre, étendentleurs peaux de bêtes, s’enroulent dans leurs couvertures ets’endorment. Les flammes cessent de briller, mais, à la lueur de lalune, nous pouvons distinguer les corps couchés des sauvages. Desformes blanches se meuvent au milieu d’eux ; ce sont leschiens quêtant après les débris du souper. Ils courent çà et là,grondant l’un après l’autre, et aboyant aux coyotes qui rôdent à lalisière du camp. Plus loin, sur la prairie, les chevaux sont encoreéveillés et occupés. Nous entendons le bruit de leurs sabotsfrappant le sol et le craquement de l’herbe touffue, sous leursdents. D’espace en espace nous apercevons la forme droite d’unhomme debout : ce sont les sentinelles de lacaballada.

Chapitre 25TROIS JOURS DANS LA TRAPPE.

 

Nous dûmes nous préoccuper alors de notrepropre situation. Les dangers et les difficultés dont nous étionsentourés apparurent à nos yeux.

– Est-ce que les sauvages vont rester ici pourchasser ?

Cette pensée sembla nous venir à tous au mêmeinstant, et nous échangeâmes des regards inquiets etconsternés.

– Cela n’est pas improbable, dit Séguin à voixbasse, et d’un ton grave ; il est évident qu’ils ne sont pasapprovisionnés de viande ; et comment pourraient-ils sans celaentreprendre la traversée du désert ? Ils chasseront ici ouplus loin. Pourquoi pas ici ?

– S’il en est ainsi, nous sommes dans unejolie trappe ! Interrompit un chasseur montrant successivementl’entrée de la gorge d’un côté et la montagne de l’autre. – Commentsortirons-nous d’ici ? Je serais vraiment curieux de lesavoir.

Nos yeux suivirent les gestes de celui quiparlait. En face de l’ouverture de la ravine, à moins de cent yardsde distance des rochers qui en obstruaient l’entrée, nousapercevions la ligne du camp des Indiens. Plus près encore, il yavait une sentinelle. On n’aurait pu s’aventurer à sortir, lasentinelle fût-elle endormie, sans s’exposer à rencontrer leschiens qui rôdaient en foule dans le camp. Derrière nous, lamontagne se dressait verticalement comme un mur. Elle étaitinaccessible. Nous étions positivement dans une trappe.

– Carraï ! s’écria un deshommes, nous allons crever de faim et de soif s’ils restent icipour chasser !

– Ça sera encore plus tôt fait de nous, repritun autre, s’il leur prend fantaisie de pénétrer dans lagorge !

Cette hypothèse pouvait se réaliser, bienqu’il y eût peu d’apparence. Le ravin formait une espèce decul-de-sac qui entrait de biais dans la montagne et se terminait àun mur de rochers. Rien ne pouvait attirer nos ennemis dans cettedirection, à moins, toutefois, qu’ils ne vinssent y chercher desnoix du Pinon. Quelques-uns de leurs chiens aussi ne pouvaient-ilspas venir de ce côté, en quête de gibier, ou attirés par l’odeur denos chevaux ? Tout cela était possible, et chacune de cesprobabilités nous faisait frissonner.

– S’ils ne nous découvrent pas, dit Séguin,cherchant à nous rassurer, nous pourrons vivre un jour ou deux avecdes noix de pin. Quand les noix nous feront défaut, nous tuerons unde nos chevaux. Quelle quantité d’eau avons-nous ?

– Nous avons de la chance, capitaine, nosoutres sont presque pleines.

– Mais nos pauvres bêtes ? Il n’y aurapas de quoi les abreuver.

– Il n’y a pas à craindre la soif tant quenous aurons de cela, dit El-Sol, regardant à terre et indiquant dupied une grosse masse arrondie qui croissait parmi lesrochers : c’était un cactus sphéroïdal. Voyez, continua-t-il,il y en a par centaines.

Tout le monde comprit ce qu’El-Sol voulaitdire, et les regards se reposèrent avec satisfaction sur lescactus.

– Camarades, reprit Séguin, il ne sert à riende nous désoler. Que ceux qui peuvent dormir dorment. Il suffit deposer une sentinelle là-bas et une autre ici. Allez, Sanchez !Et le chef indiqua en bas de la ravine un poste d’où on pouvaitsurveiller l’entrée.

La sentinelle s’éloigna, et prit son poste ensilence. Les autres descendirent, et, après avoir visité lesmuselières des chevaux, retournèrent à la station de la vedetteplacée sur la crête. Là, nous nous roulâmes dans nos couvertures,et, nous étendant sur les rochers, nous nous endormîmes pour lereste de la nuit.

Avant le jour, nous sommes tous sur pied, etnous guettons à travers le feuillage avec un vif sentimentd’inquiétude. Le camp des Indiens est plongé dans le calme le plusprofond. C’est mauvais signe ! S’ils avaient dû partir, ilsauraient été debout plus tôt. Ils ont l’habitude de se mettre enroute avant l’aube. Ces symptômes augmentent nos alarmes. Une lueurgrise commence à se répandre sur la prairie. Une bande blanche semontre à l’horizon, du côté de l’Orient. Le camp se réveille. Nousentendons des voix. Des formes noires s’agitent au milieu deslances plantées verticalement dans le sol. Des sauvagesgigantesques traversent la plaine. Des peaux de bêtes couvrentleurs épaules et les protègent contre l’air vif du matin. Ilsportent des fagots. Ils rallument les feux. Nos hommes causent àvoix basse, étendus sur les rochers et suivant de l’œil tous leursmouvements.

– Il est évident qu’ils ont l’intention defaire séjour ici.

– Oui, ça y est ; c’est sûr etcertain ! Fichtre ! je voudrais bien savoir combien detemps ils vont y rester.

– Trois jours au moins ; peut-être cinqou six.

– B…igre de chien ! nous serons flambésavant qu’il n’en soit passé la moitié !

– Que diable auraient-ils à faire ici silongtemps ? Je parie, moi, qu’ils vont filer aussitôt qu’ilspourront.

– Sans doute ; mais pourront-ils partirplus tôt ?

– Ils ont bien assez d’un jour pour ramassertoute la viande dont ils ont besoin. Voyez ! il y a là-bas desbuffalos en masse. Regardez ! là-bas, toutlà-bas !

Et celui qui parlait montrait des silhouettesnoires qui se détachaient sur le ciel brillant. C’était un troupeaude buffalos.

– C’est juste. En moins d’une demi-journée,ils auront abattu autant de viande qu’ils en veulent. Mais commentla feront-ils sécher en moins de trois jours. C’est là ce que jeserais bien aise de savoir.

– Es verdad ! dit un desMexicains, un cibolero ; tres dias, almenos !

– Oui, messieurs ! Et gare si le soleilnous joue le mauvais tour de ne pas se montrer.

Ces propos sont échangés entre deux ou troishommes qui parlent à voix basse, mais assez haut cependant pour quenous les entendions. Ils nous révèlent une nouvelle face de laquestion, que nous n’avions pas encore envisagée. Si les Indiensrestent là jusqu’à ce que leurs viandes soient séchées, nous sommesgrandement exposés à mourir de soif ou à être découverts dans notrecachette. Nous savons que l’opération du dessèchement de la viandede buffalo demande trois jours, avec un bon soleil, commeun chasseur l’a insinué. Cela, joint à une première journéeemployée à la chasse, nous fait quatre jours d’emprisonnement dansle ravin ! La perspective est redoutable. Nous pressentons lesatroces et mortelles tortures de la soif. La famine n’est pas àcraindre ; nos chevaux sont là et nous avons nos couteaux. Ilsnous fourniront de la viande, au besoin, pour plusieurs semaines.Mais les cactus suffiront-ils à calmer la soif des hommes et desbêtes pendant trois ou quatre jours ? C’est là une questionque personne ne peut résoudre. Le cactus a souvent soulagé unchasseur pendant quelque temps ; il lui a rendu les forcesnécessaires pour gagner un cours d’eau, mais plusieurs jours !L’épreuve ne tarde pas à commencer. Le jour s’est levé ; lesIndiens sont sur pied. La moitié d’entre eux détachent les chevauxde leurs piquets et les conduisent à l’eau. Ils ajustent lesbrides, prennent leurs lances, bandent leurs arcs, mettent lecarquois sur leurs épaules et sautent à cheval. Après une courteconsultation, ils se dirigent au galop vers l’est. Une demi-heureaprès, nous les voyons poursuivant les buffalos à traversla prairie, les perçant de leurs flèches et les traversant de leurslongues lances. Ceux qui sont restent au camp mènent leurs chevauxà la source, et les reconduisent dans la prairie. Puis ils abattentde jeunes arbres, pour alimenter les feux. Voyez ! les voilàqui enfoncent de longues perches dans la terre, et qui tendent descordes de l’une à l’autre. Dans quel but ? Nous ne le savonsque trop.

– Ah ! regardez là-bas ! murmure undes chasseurs en voyant ces préparatifs ; là-bas, les cordes àsécher la viande ! Maintenant, il n’y a pas à dire, nous voilàen cage pour tout de bon.

– Por todos los santos, esverdad !

– Caramba ! carajo !chingaro ! grommelle le cibolero qui voitparfaitement ce que signifient ces perches et ces cordes.

Nous observons avec un intérêt fiévreux tousles mouvements des sauvages. Le doute ne nous est plus permis. Ilsse disposent à rester là plusieurs jours. Les perches dresséesprésentent un développement de plus de cent yards, devant le frontdu campement. Les sauvages attendent le retour de leurs chasseurs.Quelques-uns montent à cheval et se dirigent au galop vers labattue des buffalos qui fuient au loin dans la plaine.Nous regardons à travers les feuilles en redoublant de précautions,car le jour est éclatant, et les yeux perçants de nos ennemisinterrogent tous les objets qui les entourent. Nous parlons à voixbasse, bien que la distance rende, à la rigueur, cette précautionsuperflue ; mais, dans notre terreur, il nous semble que l’onpeut nous entendre. L’absence des chasseurs indiens a duré environdeux heures. Nous les voyons maintenant revenir à travers laprairie, par groupes séparés. Ils s’avancent lentement. Chacund’eux porte une charge devant lui, sur le garrot de son cheval. Cesont de larges masses de chair rouge, fraîchement dépouillée etfumante. Les uns portent les côtes et les quartiers, les autres lesbosses, ceux-ci les langues, les cœurs, les foies, les petitsmorceaux, enveloppés dans les peaux des animaux tués. Ilsarrivent au camp et jettent leurs chargements sur le sol. Alorscommence une scène de bruit et de confusion. Les sauvages courentçà et là, criant, bavardant, riant et sautant. Avec leurs longscouteaux à scalper, ils coupent de larges tranches et les placentsur les braises ardentes, ils découpent les bosses, et enlèvent lagraisse blanche et remplissent des boudins. Ils déploient les foiesbruns qu’ils mangent crus. Ils brisent les os avec leurs tomahawks,et avalent la moelle savoureuse. Tout cela est accompagné de cris,d’exclamations, de rires bruyants et de folles gambades. Cettescène se prolonge pendant plus d’une heure. Une troupe fraîche dechasseurs monte à cheval et part. Ceux qui restent découpent laviande en longues bandes qu’ils accrochent aux cordes préparéesdans ce but. Ils la laissent ainsi pour être transformée entasajo par l’action du soleil. Nous savons ce qui nousattend ; le péril est extrême ; mais des hommes commeceux qui composent la bande de Séguin ne sont pas gens à abandonnerla partie tant qu’il reste une ombre d’espoir. Il faut qu’un cassoit bien désespéré pour qu’ils se sentent à bout deressources.

– Il n’y a pas besoin de nous tourmenter tantque nous ne sommes pas atteints dans nos œuvres vives, dit un deschasseurs.

– Si c’est être atteint dans ses œuvres vivesque d’avoir le ventre creux, réplique un autre, je le suis, etferme. Je mangerais un âne tout cru, sans lui ôter la peau.

– Allons, garçons, réplique un troisième,ramassons des noix de pin et régalons-nous.

Nous suivons cet avis et nous nous mettons àla recherche des noix. À notre grand désappointement, nousdécouvrons que ce précieux fruit est assez rare. Il n’y a pas surla terre ou sur les arbres de quoi nous soutenir pendant deuxjours.

– Par le diable ! s’écrie un des hommes,nous serons forcés de nous en prendre à nos bêtes.

– Soit, mais nous avons encore le temps, nousattendrons que nous nous soyons un peu rongé les poings avant d’envenir là.

On procède à la distribution de l’eau qui sefait dans une petite tasse. Il n’en reste plus guère dans lesoutres, et nos pauvres chevaux souffrent.

– Occupons-nous d’eux, dit Séguin, se mettanten devoir d’éplucher un cactus avec son couteau.

Chacun de nous en fait autant et enlèvesoigneusement les côtes et les piquants. Un liquide frais etgommeux coule des tissus ouverts. Nous arrachons, en brisant leurscourtes queues, les boules vertes des cactus, nous les portons dansle fourré et les plaçons devant nos animaux. Ceux-ci s’emparentavidement de ces plantes succulentes, les broient entre les dentset avalent le jus et les fibres. Ils y trouvent à boire et àmanger. Dieu merci ! nous pouvons espérer de les sauver. Nousrenouvelons la provision devant eux jusqu’à ce qu’ils en aientassez. Deux sentinelles sont entretenues en permanence, l’une surla crête de la colline, l’autre en vue de l’ouverture du défilé.Les autres restent dans le ravin, et cherchent, sur les flancs, lesfruits coniques du Pinon. C’est ainsi que se passe notre premièrejournée. Jusqu’à une heure très avancée de la soirée, nous voyonsles chasseurs Indiens rentrer dans le camp apportant leur charge dechair de buffalo. Les feux sont partout allumés, et lessauvages, assis autour, passent presque toute la nuit à faire desgrillades et à manger. Le lendemain, ils ne se lèvent que trèstard. C’est un jour de repos et de paresse ; la viande pendaux cordes, et ils ne peuvent qu’attendre la fin de l’opération.Ils flânent dans le camp ; ils arrangent leurs brides et leurslassos, ou passent la visite de leurs armes. Ils mènent boire leurschevaux et les reconduisent au milieu de l’herbe fraîche. Plus decent d’entre eux sont incessamment occupés à faire griller delarges tranches de viandes, et à les manger. C’est un festinperpétuel. Leurs chiens sont fort affairés aussi, après les osdépouillés. Ils ne quitteront probablement pas cette curée, et nousn’avons pas à craindre qu’ils viennent rôder du côté de la ravinetant qu’ils seront ainsi attablés. Cela nous rassure un peu. Lesoleil est chaud pendant toute la seconde journée, et nous rôtitdans notre ravin desséché. Cette chaleur redouble notre soif ;mais nous sommes loin de nous en plaindre, car elle hâtera ledépart des sauvages. Vers le soir, le tasajo commence àprendre une teinte brune et à se racornir. Encore un jour commecela, et il sera bon à empaqueter. Notre eau est épuisée ;nous suçons les feuilles succulentes du cactus, dont l’humiditétrompe notre soif, sans pourtant l’apaiser. La faim se fait sentirde plus en plus vive. Nous avons mangé toutes les noix de pin, etil ne nous reste plus qu’à tuer un de nos chevaux.

– Attendons jusqu’à demain, propose-t-on.Laissons encore une chance aux pauvres bêtes. Qui sait ce qui peutarriver demain matin ?

Cette proposition est acceptée. Il n’y a pasun chasseur qui ne regarde la perte de son cheval comme un des plusgrands malheurs qui puisse l’atteindre dans la prairie. Dévorés parla faim, nous nous couchons, attendant la venue du troisième jour.Le matin arrive, et nous grimpons comme d’habitude à notreobservatoire.

Les sauvages dorment tard comme laveille ; mais ils se lèvent enfin, et, après avoir fait boireleurs chevaux, recommencent à faire cuire de la viande. L’aspectdes tranches saignantes, des côtes juteuses fumant sur la braise,l’odeur savoureuse que nous apporte la brise surexcitent notre faimjusqu’à la rendre intolérable. Nous ne pouvons pas résister pluslongtemps. Il faut qu’un cheval meure ! Lequel ? La loide la montagne en décidera. Onze cailloux blancs et un noir sontplacés dans un seau vide ; l’un après l’autre nous sommesconduits auprès, les yeux bandés. Je tremble, en mettant la maindans le vase autant que s’il s’agissait de ma propre vie.

– Grâce soit rendue au ciel ! mon braveMoro est sauvé !…

Un des Mexicains a pris la pierre noire.

– Nous avons de la chance ! s’écria unchasseur, un bon mustang bien gras vaut mieux qu’un bœufmaigre.

En effet, le cheval désigné par le sort esttrès bien en chair. Les sentinelles sont replacées, et nous nousdirigeons vers le fourré pour exécuter la sentence. On s’approchede la victime avec précaution ; on l’attache à un arbre, et onlui met des entraves aux quatre jambes pour qu’elle ne puisse sedébattre. On se propose de la saigner à blanc. Le ciboleroa dégainé son long couteau ; un homme se tient prêt à recevoirdans un seau le précieux liquide, le sang. Quelques-uns, munis detasses, se préparent à boire aussitôt que le sang coulera. Un bruitinusité nous arrête court. Nous regardons à travers les feuilles.Un gros animal gris, ressemblant à un loup, est sur la lisière dufourré et nous regarde. Est-ce un loup ? Non ; c’est unchien indien. L’exécution est suspendue, chacun de nous s’arme deson couteau. Nous nous approchons doucement de l’animal ; maisil se doute de nos intentions, pousse un sourd grognement, et courtvers l’extrémité du défilé. Nous le suivons des yeux. L’homme enfaction est précisément le propriétaire du cheval voué à la mort.Le chien ne peut regagner la plaine qu’en passant près de lui, etle Mexicain se tient, la lance en arrêt, prêt à le recevoir.L’animal se voit coupé, il se retourne et court en arrière ;puis, prenant un élan désespéré, il essaie de franchir la vedette.Au même moment il pousse un hurlement terrible. Il est empalé surla lance. Nous nous élançons vers la crête pour voir si lehurlement a attiré l’attention des sauvages. Aucun mouvementinusité ne se manifeste parmi eux ; ils n’ont rien entendu. Lechien est dépecé et dévoré avant que la chair palpitante ait eu letemps de se refroidir ! Le cheval est préservé. La récolte descactus rafraîchissants pour nos bêtes nous occupe pendant quelquetemps. Quand nous retournons à notre observatoire, un joyeuxspectacle s’offre à nos yeux. Les guerriers assis autour des feuxrenouvellent les peintures de leurs corps. Nous savons ce que celaveut dire. Le tasajo est devenu noir. Grâce au soleilbrûlant il sera bientôt bon à empaqueter. Quelques-uns des Indienss’occupent à empoisonner les pointes de leurs flèches. Cessymptômes raniment notre courage. Ils se mettront bientôt enmarche, sinon cette nuit, demain au point du jour. Nous nousfélicitons réciproquement, et suivons de l’œil tous les mouvementsdu camp. Nos espérances s’accroissent à la chute du jour. Ah !voici un mouvement inaccoutumé. Un ordre a été donné.Voilà !

– Mira ! Mira ! – See ! –Look ! look ! – Tous les chasseurs s’exclament à lafois, mais à voix basse.

– Par le grand diable vivant ! ils vontpartir à la brune.

Les sauvages détachent le tasajo etle mettent en rouleaux. Puis, chaque homme se dirige vers soncheval, les piquets sont arrachés : les bêtes menées àl’eau ; on les bride, on les harnache et on les sangle. Lesguerriers prennent leurs lances, endossent leur carquois, ramassentleurs boucliers et leurs arcs, et sautent légèrement à cheval. Unmoment après, leur file est formée avec la rapidité de la pensée,et, reprenant leur sentier, ils se dirigent, un par un, vers lesud. La troupe la plus nombreuse est passée. La plus petite, celledes Navajoès, suit la même route. Non, cependant ! cettedernière oblique soudainement vers la gauche et traverse laprairie, se dirigeant à l’est, vers la source de l’Ojo de Vaca.

Chapitre 26LES DIGGERS.Diggers, mot à mot : homme qui creuse, fossoyeur. C’estune race particulière de sauvage de ces montagnes.

 

Notre premier mouvement fut de nous précipiterau bas de la côte, vers la source, pour y satisfaire notre soif, etvers la plaine pour apaiser notre faim avec les os dépouillés deviandes dont le camp était jonché. Néanmoins, la prudence nousretint.

– Attendez qu’ils aient disparu, dit Garey.Ils seront hors de vue en trois sauts de chèvre.

– Oui, restons ici un instant encore, ajouteun autre ; quelques-uns peuvent avoir oublié quelque chose etrevenir sur leurs pas.

Cela n’était pas impossible, et, bien qu’ilnous en coûtât, nous nous résignâmes à rester quelque temps encoredans le défilé. Nous descendîmes au fourré pour faire nospréparatifs de départ : seller nos chevaux et les débarrasserdes couvertures dont leurs têtes étaient emmaillotées. Pauvresbêtes ! Elles semblaient comprendre que nous allions lesdélivrer. Pendant ce temps, notre sentinelle avait gagné le sommetde la colline pour surveiller les deux troupes, et nous avertiraussitôt que les Indiens auraient disparu.

– Je voudrais bien savoir pourquoi lesNavajoès vont par l’Ojo de Vaca, dit notre chef d’un airinquiet ; il est heureux que nos camarades ne soient pasrestés là.

– Ils doivent s’ennuyer de nous attendre oùils sont, ajouta Garey, à moins qu’ils n’aient trouvé dans lesmesquites plus de queues noires que je ne me l’imagine.

– Vaya ! s’écria Sanchez, ilspeuvent rendre grâce à la Santissima de ne pas être restésavec nous. Je suis réduit à l’état de squelette Mira !Carraï !

Nos chevaux étaient sellés et bridés noslassos accrochés ; la sentinelle ne nous avait point encoreavertis. Notre patience était à bout.

– Allons ! dit l’un de nous,avançons : ils sont assez loin maintenant. Ils ne vont pass’amuser à revenir en arrière tout le long de la route. Ce qu’ilscherchent est devant eux, je suppose. Par le diable ! le butinqui les tente est assez beau !

Nous ne pûmes y tenir plus longtemps. Noushélâmes la sentinelle. Elle n’apercevait plus que les têtes dans lelointain.

– Cela suffit, dit Séguin, venez ;emmenez les chevaux !

Les hommes s’empressèrent d’obéir, et nouscourûmes vers le fond de la ravine, avec nos bêtes. Un jeune homme,le pueblo domestique de Séguin, était à quelques pasdevant. Il avait hâte d’arriver à la source. Au moment où ilatteignit l’ouverture de la gorge, nous le vîmes se jeter à terreavec toutes les apparences de l’effroi, tirant son cheval enarrière et s’écriant :

– Mi amo ! mi amo ! todaviason ! (Monsieur ! monsieur ! Ils sont encorelà !)

– Qui ? demande Séguin, se portantrapidement en avant.

– Les Indiens ! monsieur ! lesIndiens !

– Vous êtes fou ! Où lesvoyez-vous ?

– Dans le camp, monsieur. Regardezlà-bas !

Je suivis Séguin vers les rochers quimasquaient l’entrée du défilé. Nous regardâmes avec précautionpar-dessus. Un singulier tableau s’offrit à nos yeux. Le camp étaitdans l’état où les Indiens l’avaient laissé, les perches encoredebout. Les peaux velues de buffalos, les os empilés,couvraient la plaine ; des centaines de coyotes rôdaient çà etlà, grondant l’un après l’autre, ou s’acharnant à poursuivre teld’entre eux qui avait trouvé un meilleur morceau que sescompagnons. Les feux continuaient à brûler, et les loups, galopantà travers les cendres, soulevaient des nuages jaunes. Mais il yavait quelque chose de plus extraordinaire que tout cela, quelquechose qui me frappa d’épouvante. Cinq ou six formes quasi humainess’agitaient auprès des feux, ramassant les débris de peaux et d’os,et les disputant aux loups qui hurlaient en foule tout autourd’eux. Cinq ou six autres figures semblables, assises autour d’unmonceau de bois allumé, rongeaient silencieusement des côtes àmoitié grillées ! Étaient-ce donc des… en vérité, c’étaientbien des êtres humains ! Ce ne fut pas sans une profondestupéfaction que je considérai ces corps rabougris et ridés, cesbras longs comme ceux d’un singe, ces têtes monstrueuses etdisproportionnées d’où pendaient des cheveux noirs et sales,tortillés comme des serpents. Un ou deux paraissaient avoir unlambeau de vêtement, quelque vieux haillon déchiré. Les autresétaient aussi nus que les bêtes fauves qui les entouraient ;nus de la tête aux pieds. C’était un spectacle hideux que celui deces espèces de démons noirs accroupis autour des feux, tenant aubout de leurs longs bras ridés des os à moitié décharnés dont ilsarrachaient la viande avec leurs dents brillantes. C’était horribleà voir, et il se passa quelques instants avant que l’étonnement mepermit de demander, qui ou quoi ils pouvaient être. Je pus enfinarticuler ma question.

– Los Yamparicos, répondit lecibolero.

– Les quoi ? demandai-je encore.

– Los Indios Yamparicos, señor.

– Les Diggers, les Diggers dit un chasseurcroyant mieux expliquer ainsi l’étrange apparition.

– Oui, ce sont des Indiens Diggers, ajoutaSéguin. Avançons. Nous n’avons rien à craindre d’eux.

– Mais nous avons quelque chose à gagner aveceux, ajouta un des chasseurs, d’un air significatif. La peau ducrâne d’un Digger se paie aussi bien qu’une autre, tout autant quecelle d’un chef Pache.

– Que personne ne fasse feu ! dit Séguind’un ton ferme. Il est trop tôt encore : regardezlà-bas !

Et il montra au bout de la plaine deux outrois objets brillants, les casques des guerriers quis’éloignaient, et qu’on apercevait encore au-dessus de l’herbe.

– Et comment pourrons-nous les prendre, alors,capitaine ? demanda le chasseur. Ils nous échapperont dans lesrochers ; ils vont fuir comme des chiens effrayés.

– Mieux vaut les laisser partir, les pauvresdiables ! dit Séguin, semblant désirer que le sang ne fût pasainsi répandu inutilement.

– Non pas, capitaine, reprit le mêmeinterlocuteur. Nous ne ferons pas feu ; mais nous lesattraperons, si nous pouvons, sans cela. Garçons, suivez-moi, parici !

Et l’homme allait diriger son cheval à traversles roches éparpillées, de manière à passer inaperçu entre lesnains et la montagne. Mais il fut trompé dans son attente ;car au moment où El-Sol et sa sœur se montrèrent à l’ouverture,leurs vêtements brillants frappèrent les yeux des Diggers. Commedes daims effarouchés, ceux-ci furent aussitôt sur pied etcoururent ou plutôt volèrent vers le bas de la montagne. Leschasseurs se lancèrent au galop pour leur couper le passage ;mais il était trop tard. Avant qu’ils pussent les joindre, lesDiggers avaient disparu dans une crevasse, et on les voyait grimpercomme des chamois, le long des rochers à pic, à l’abri de touteatteinte. Un seul des chasseurs, Sanchez, réussit à faire uneprise. Sa victime avait atteint une saillie élevée, et rampait toutle long, lorsque le lasso du toréador s’enroula autour de son cou.Un moment après, son corps se brisait sur le roc ! Je couruspour le voir : il était mort sur le coup. Son cadavre neprésentait plus qu’une masse informe, d’un aspect hideux etrepoussant.

Le chasseur, sans pitié, s’occupa fort peu detout cela. Il lança une grossière plaisanterie, se pencha vers latête de sa victime, et, séparant la peau du crâne, il fourra lescalpel tout sanglant et tout fumant dans la poche de sescalzoneros.

Chapitre 27DACOMA.

 

Après cet épisode, nous nous précipitâmes versla source, et, mettant pied à terre, nous laissâmes nos chevauxboire à discrétion. Nous n’avions pas à craindre qu’ils fussenttentés de s’éloigner. Autant qu’eux, nous étions pressés deboire ; et, nous glissant parmi les branches, nous nous mimesà puiser de l’eau à pleines tasses. Il semblait que nous nepourrions jamais venir à bout de nous désaltérer ; mais unautre besoin aussi impérieux nous fit quitter la source, et nouscourûmes vers le camp, à la recherche des moyens d’apaiser notrefaim. Nos cris mirent en fuite les coyotes et les loups blancs, quenous achevâmes de chasser à coups de pierres. Au moment où nousallions ramasser les débris souillés de poussière, une exclamationétrange d’un des chasseurs nous fit brusquement tourner lesyeux.

– Malaray, camarados ; mira elarco !

Le Mexicain qui proférait ces mots montrait unobjet gisant à ses pieds, sur le sol. Nous fûmes bientôt près delui.

– Caspita ! s’écria encore cethomme, c’est un arc blanc !

– Un arc blanc, de par le diable ! répétaGarey.

– Un arc blanc ! crièrent plusieursautres, considérant l’objet avec un air d’étonnement etd’effroi.

– C’est l’arc d’un grand guerrier, je lecertifie, dit Garey.

– Oui, ajouta un autre, et son propriétaire nemanquera pas de revenir pour le chercher aussitôt que…Sacredié ! Regardez là-bas ! Le voilà qui vient, par lescinquante mille diables !

Nos yeux se portèrent tous ensemble àl’extrémité de la prairie, à l’est, du côté qu’indiquait celui quivenait de parler. Tout au bout de l’horizon on voyait poindre commeune étoile brillante en mouvement. C’était tout autre chose ;un regard nous suffit pour reconnaître un casque qui réfléchissaitles rayons du soleil et qui suivait les mouvements réguliers d’uncheval au galop.

– Aux saules ! enfants ! auxsaules ! cria Séguin. Laissez l’arc ! laissez-le à laplace où il était. À vos chevaux ! emmenez-les !leste ! leste !

En un instant chacun de nous tenait son chevalpar la bride et le guidait ou plutôt le traînait vers le fourré desaules. Là nous nous mimes en selle pour être prêts à toutévénement, et restâmes immobiles, guettant à travers lefeuillage.

– Ferons-nous feu quand il approchera,capitaine ? Demanda un des hommes.

– Non.

– Nous pouvons le prendre aisément, quand ilse baissera pour prendre son arc.

– Non, sur votre vie !

– Que faut-il faire alors,capitaine ?

– Laissez-le prendre son arc et s’enaller ! répondit Séguin.

– Pourquoi ça, capitaine ? pourquoi doncça ?

– Insensés ! vous ne voyez pas que toutela tribu serait sur nos talons avant le milieu de la nuit ?Êtes-vous fous ? Laissez-le aller. Il peut ne pas reconnaîtrenos traces, puisque nos chevaux ne sont pas ferrés : s’il neles voit pas, laissez-le aller comme il sera venu, je vous ledis.

– Mais que ferons-nous, s’il jette les yeux dece côté ?

Garey, en disant cela, montrait les rocherssitués au pied de la montagne.

– Malédiction ! le Digger ! s’écriaSéguin en changeant de couleur.

Le cadavre était tout à fait en vue sur ledevant des rochers ; le crâne sanglant tourné en l’air et versle dehors de telle sorte qu’il ne pouvait manquer de frapper lesyeux d’un homme venant du côté de la plaine. Quelques coyotesavaient déjà grimpé sur la plate-forme où était le cadavre, etflairaient tout autour, semblant hésiter devant cette massehideuse.

– Il ne peut pas manquer de le voir,capitaine, ajouta le chasseur.

– S’il le voit, il faudra nous en défaire parla lance ou par le lasso, ou le prendre vivant. Que pas un coup defusil ne soit tiré. Les Indiens pourraient encore l’entendre, etseraient sur notre dos avant que nous eussions fait le tour de lamontagne. Non ! mettez vos fusils en bandoulière ! Queceux qui ont des lances et des lassos se tiennent prêts.

– Quand devrons-nous charger,capitaine ?

– Laissez-moi le soin de choisir le moment.Peut-être mettra-t-il pied à terre pour ramasser son arc, ou bienil viendra à la source pour faire boire son cheval. Dans ce cas,nous l’entourerons. S’il voit le corps du Digger, il s’enapprochera, peut-être, pour l’examiner de plus près. Dans ce casencore, nous pourrons facilement lui couper le chemin. Ayezpatience ! je vous donnerai le signal..

Pendant ce temps, le Navajo arrivait au grandgalop. À la fin du dialogue précédent, il n’était plus qu’à troiscents yards de la source, et avançait sans ralentir son allure. Lesyeux fixés sur lui, nous gardions le silence et retenions notrerespiration. L’homme et le cheval captivaient tous deux notreattention. C’était un beau spectacle. Le cheval était un mustang àlarge encolure, noir comme le charbon, aux yeux ardents, auxnaseaux rouges et ouverts. Sa bouche était pleine d’écume, et deblancs flocons marbraient son cou, son poitrail et ses épaules. Ilétait couvert de sueur, et on voyait reluire ses flancs vigoureux àchacun des élans de sa course. Le cavalier était nu jusqu’à laceinture ; son casque et ses plumes, quelques ornements quibrillaient sur son cou, sur sa poitrine et à ses poignets,interrompaient seuls cette nudité. Une sorte de tunique, de couleurvoyante, toute brodée, couvrait ses hanches et ses cuisses. Lesjambes étaient nues à partir du genou, et les pieds chaussés democassins qui emboîtaient étroitement la cheville. Différent encela des autres Apaches, il n’avait point de peinture sur le corps,et sa peau bronzée resplendissait de tout l’éclat de la santé. Sestraits étaient nobles et belliqueux, son œil fier et perçant, et salongue chevelure noire qui pendait derrière lui allait se mêler àla queue de son cheval. Il était bien assis, sur une selleespagnole, sa lance, posée sur l’étrier et reposant légèrementcontre son bras droit. Son bras gauche était passé dans lesbrassards d’un bouclier blanc, et un carquois plein de flèchesemplumées se balançait sur son épaule. C’était un magnifiquespectacle que de voir ce cheval et ce cavalier se détachant sur lefond vert de la prairie ; un tableau qui rappelait plutôt undes héros d’Homère qu’un sauvage de l’Ouest.

– Wagh ! s’écria un deschasseurs à voix basse, comme ça brille ! regarde cettecoiffure, c’est comme une braise.

– Oui, répliqua Garey, nous pouvons remercierce morceau de métal. Nous serions dans la nasse où il estmaintenant, si nous ne l’avions pas aperçu à temps. Mais, continuale trappeur, sa voix prenant un accent d’exclamation, Dacoma !par l’Éternel c’est Dacoma, le second chef des Navajoès !

Je me tournai vers Séguin pour voir l’effet decette annonce. Le Maricopa était penché vers lui et lui parlait àvoix basse, dans une langue inconnue, en gesticulant avec énergie.Je saisis le nom de Dacoma prononcé, avec une expressionde haine féroce, par le chef indien qui, au même instant, montraitle cavalier qui avançait toujours.

– Eh bien, alors, repartit Séguin, paraissantcéder aux vœux de l’autre, nous ne le laisserons pas échapper,qu’il voie ou non nos traces. Mais ne faites pas usage de votrefusil ; les Indiens ne sont pas à plus de dix millesd’ici ; ils sont encore là-bas, derrière ce pli de terrain.Nous pourrons aisément l’entourer ; si nous le manquons decette façon, je me charge de l’atteindre avec mon cheval et envoici encore un autre qui le gagnera de vitesse.

Séguin, en disant ces derniers mots, indiquaitMoro.

– Silence, continua-t-il, baissant la voix.Ssschht !

Il se fit un silence de mort. Chacun pressaitson cheval entre ses genoux comme pour lui commander l’immobilité.Le Navajo avait atteint la limite du camp abandonné et inclinantvers la gauche, il galopait obliquement, écartant les loups sur sonpassage. Il était penché d’un côté, son regard cherchant à terre.Arrivé en face de notre embuscade, il découvrit l’objet de sesrecherches, et dégageant son pied de l’étrier, dirigea son chevalde manière à passer auprès. Puis, sans retenir les rênes, sansralentir son allure, il se baissa jusqu’à ce que les plumes de soncasque balayassent la terre et, ramassant l’arc, se remitimmédiatement en selle.

– Superbe ! s’écria le toréador.

– Par le diable ! c’est dommage de letuer, murmura un chasseur ; et un sourd murmure d’admirationse fit entendre au milieu de tous ces hommes.

Après quelque temps de galop, l’Indien fitbrusquement volte-face et il était sur le point de repartir, quandson regard fut attiré par le crâne sanglant du Yamparico. Sous lasecousse des rênes, son cheval ploya les jarrets jusqu’à terre, etl’Indien resta immobile, considérant le corps avec surprise.

– Superbe ! superbe ! s’écria encoreSanchez. Caramba, il est superbe !

C’était en effet un des plus beaux tableauxque l’on pût voir. Le cheval avec sa queue étalée à terre, lacrinière hérissée et les naseaux fumants, frémissant de tout soncorps sous le geste de son intrépide cavalier ; le cavalierlui-même avec son casque brillant, aux plumes ondoyantes, sa peaubronzée, son port ferme et gracieux et l’œil fixé sur l’objet quicausait son étonnement.

C’était, comme Sanchez l’avait dit, unmagnifique tableau, une statue vivante, et nous étions tous frappésd’admiration en le regardant. Pas un de nous, à une exception prèscependant, n’aurait voulu tirer le coup destiné à jeter cettestatue en bas de son piédestal. Le cheval et l’homme restèrentquelques moments dans cette attitude. Puis la figure du cavalierchangea tout à coup d’expression. Il jeta autour de lui un regardinquisiteur et presque effrayé. Ses yeux s’arrêtèrent sur l’eauencore troublée par suite du piétinement de nos chevaux. Un coupd’œil lui suffit ; et, sous une nouvelle secousse de la bride,le cheval se releva et partit au galop à travers la prairie. Aumême instant, le signal de charger nous était donné et, nousélançant en avant, nous sortions du fourré tous ensemble. Nousavions à traverser un petit ruisseau. Séguin était à quelques pasdevant ; je vis son cheval butter, broncher sur la rive ettomber, sur le flanc, dans l’eau ! Tous les autres franchirentl’obstacle. Je ne m’arrêtai pas pour regarder en arrière ; laprise de l’Indien était une question de vie ou de mort pour noustous. J’enfonçai l’éperon vigoureusement, continuant la poursuite.Pendant quelque temps, nous galopâmes de front en groupe serré.Quant nous fûmes au milieu de la plaine, nous vîmes l’Indien, à peuprès à douze longueurs de cheval de nous, et nous nous aperçûmesavec inquiétude qu’il conservait sa distance, si même il ne gagnaitpas un peu. Nous avions oublié l’état de nos animaux :affaiblis par la diète, engourdis par un repos si prolongé dans leravin, et, pour comble, sortant de boire avec excès.

La vitesse supérieure de Moro me fit bientôtprendre la tête de mes compagnons. Seul, El-Sol était encore devantmoi, je le vis préparer son lasso, le lancer et donner lasecousse ; mais le nœud revint frapper les flancs de soncheval : il avait manqué son coup. Pendant qu’il rassemblaitsa courroie, je le dépassai et je pus lire sur sa figurel’expression du chagrin et du désappointement. Mon arabes’échauffait à la poursuite, et j’eus bientôt pris une grandeavance sur mes camarades. Je me rapprochais de plus en plus duNavajo ; bientôt nous ne fûmes plus qu’à une douzaine de pasl’un de l’autre. Je ne savais comment faire. Je tenais mon rifle àla main et j’aurais pu facilement tirer sur l’Indien par derrière,mais je me rappelais la recommandation de Séguin et nous étionsencore plus près de l’ennemi ; je ne savais même pas trop sinous n’étions pas déjà en vue de la bande. Je n’osai donc fairefeu. Me servirais-je de mon couteau ? essaierais-je dedésarçonner mon ennemi avec la crosse de mon fusil ? Pendantque je débattais en moi-même cette question, Dacoma, regardantpar-dessus son épaule, vit que j’étais seul près de lui.Immédiatement il fit volte-face et mettant sa lance en arrêt, vintsur moi au galop. Son cheval paraissait obéir à la voix et à lapression des genoux sans le secours des rênes. À peine eus-je letemps de parer, avec mon fusil, le coup qui m’arrivait en pleinepoitrine. Le fer, détourné, m’atteignit au bras et entama leschairs. Mon rifle, violemment choqué par le bois de la lance,échappa de mes mains. La blessure, la secousse et la perte de monarme m’avaient dérangé dans le maniement de mon cheval et il sepassa quelques instants avant que je pusse saisir la bride pour lefaire retourner. Mon antagoniste, lui, avait fait demi-touraussitôt, et je m’en aperçus au sifflement d’une flèche qui mepassa dans les cheveux au-dessus de l’oreille droite. Au moment oùje faisais face de nouveau, une autre flèche était posée sur lacorde, partait et me traversait le bras droit. L’exaspération mefit perdre toute prudence et, tirant un pistolet de mes fontes, jel’armai et galopai en avant. C’était le seul moyen de préserver mavie. Au même moment, l’Indien laissant là son arc, se disposa à mecharger encore avec sa lance, et se précipita à ma rencontre.J’étais décidé à ne tirer qu’à coup sûr et à bout portant.

Nous arrivions l’un sur l’autre au pleingalop. Nos chevaux allaient se toucher ; je visai, je pressaila détente… Le chien s’abattit avec un coup sec ! Le fer de lalance brilla sous mes yeux : la pointe était sur ma poitrine.Quelque chose me frappa violemment en plein visage. C’était lacourroie d’un lasso. Je vis le nœud s’abattre sur les épaules del’Indien et descendre jusqu’à ses coudes : la courroie setendit. Il y eut un cri terrible, une secousse dans tout le corpsde mon adversaire ; la lance tomba de ses mains ; et, aumême instant, il était précipité de sa selle, et restait étendu,sans mouvement, sur le sol. Son cheval heurta le mien avec uneviolence qui fit rouler les deux animaux sur le gazon. Renverséavec Moro, je fus presque aussitôt sur pied. Tout cela s’étaitpassé en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Enme relevant, je vis El-Sol qui se tenait, le couteau à la main,près du Navajo garrotté par le nœud du lasso.

– Le cheval ! le cheval !Assurez-vous du cheval ! cria Séguin.

Et les chasseurs se précipitèrent en foule àla poursuite du mustang, qui, la bride traînante, s’enfuyait àtravers la prairie. Au bout de quelques minutes, l’animal étaitpris au lasso, et ramené à la place qui avait failli être consacréepar ma tombe.

Chapitre 28UN DINER À DEUX SERVICES.

 

El-Sol, ai-je dit, se tenait debout auprès del’Indien étendu à terre. Sa physionomie trahissait deuxsentiments : la haine et le triomphe. Sa sœur arrivait en cemoment, au galop, et sautant en bas de son cheval, elle courut verslui.

– Regarde, lui dit son frère, en montrant lechef Navajo ; regarde le meurtrier de notre mère.

La jeune fille poussa une courte et viveexclamation ; puis, tirant son couteau, elle se précipita surle captif.

– Non, Luna ! cria El-Sol, la tirant enarrière, non ; nous ne sommes pas des assassins. Ce ne seraitpas, d’ailleurs, une vengeance suffisante : il ne doit pasmourir encore. Nous le montrerons vivant aux femmes des Maricopas.Elles danseront la mamanchic autour du grand chef, du fier guerriercapturé sans aucune blessure !

Ces derniers mots, prononcés d’un tonméprisant, produisirent immédiatement leur effet sur le Navajo.

– Chien de Coco ! s’écria-t-il en faisantun effort involontaire pour se débarrasser de ses liens. Chien deCoco ! ligué avec les voleurs blancs. Chien !

– Ah ! tu me reconnais. Dacoma ?C’est bien…

– Chien ! répéta encore le Navajo,l’interrompant.

Les mots sortaient en sifflant à travers sesdents serrées, tandis que son regard brillait d’une férocitésauvage.

– C’est lui ! c’est lui ? cria Rubé,accourant au galop. C’est lui ! C’est un Indien aussi férocequ’un couperet. Assommez-le ! déchirez-le ! écharpez-le àcoups de lanières ; c’est un échappé de l’enfer : quel’enfer le reprenne !

– Voyons votre blessure, monsieur Haller, ditSéguin descendant de cheval, et s’approchant de moi non sansquelque inquiétude, à ce qu’il me parut. Où est-elle ? dansles chairs’ Il n’y a rien de grave, pourvu toutefois que la flèchene soit pas empoisonnée. Je le crains. El-Sol ! ici !vite, mon ami ! Dites-moi si cette pointe n’a pas étéempoisonnée.

– Retirons-la d’abord, répondit le Maricopa,répondant à l’appel. Il ne faut pas perdre de temps pour cela.

La flèche me traversait le bras d’outre enoutre. El-Sol prit à deux mains le bout emplumé, cassa le bois prèsde la plaie, puis, saisissant le dard du côté de la pointe, il leretira doucement de la blessure.

– Laissez saigner, dit-il, pendant que je vaisexaminer la pointe. Il ne semble pas que ce soit une flèche deguerre. Mais les Navajoès emploient un poison excessivement subtil.Heureusement j’ai le moyen de reconnaître sa présence, et j’enpossède l’antidote. En disant cela, il sortit de son sac une touffede coton. Il essuya soigneusement le sang qui tachait la pointe. Ildéboucha ensuite une petite fiole, et, versant quelques gouttes surle métal, observa le résultat. J’attendais avec une vive anxiété.Séguin aussi paraissait inquiet ; et comme je savais que cedernier avait dû souvent être témoin des effets d’une flècheempoisonnée, j’étais peu rassuré par l’inquiétude qu’il manifestaiten suivant l’opération. S’il craignait un danger, c’est que ledanger devait être réel.

– Monsieur Haller, dit enfin El-Sol, vous avezune heureuse chance. Je puis appeler cela une heureuse chance, carincontestablement votre antagoniste doit avoir dans son carquoisdes flèches moins inoffensives que celle-là. Laissez-moi voir,ajouta-t-il.

Et, soulevant le Navajo, il tira une autreflèche du carquois qui était encore attaché derrière le dos del’Indien. Après avoir renouvelé l’épreuve, il s’écria :

– Je vous le disais bien ! Regardezcelle-ci : verte comme du planton ! Il en a tirédeux ; où est l’autre ? Camarades, aidez-moi à latrouver. Il ne faut pas laisser un pareil témoin derrière nous.

Quelques hommes descendirent de cheval etcherchèrent la flèche qui avait été tirée la première. J’indiquai,autant que je le pus, la direction et la distance probable où elledevait se trouver ; un instant après, elle était ramassée.El-Sol la prit, et versa quelques gouttes de sa liqueur sur lapointe. Elle devint verte comme la précédente.

– Vous pouvez remercier vos patrons, monsieurHaller, dit le Coco, de ce que ce ne soit pas celle-ci qui aittraversé votre bras, car il aurait fallu toute la science dudocteur Reichter, et la mienne, pour vous sauver. Mais qu’est-ceque cela ? une autre blessure !… Ah ! il vous atouché à la première charge. Laissez-moi voir.

– Je pense que ce n’est qu’une simpleégratignure.

– Nous sommes ici sous un climat terrible,monsieur Haller. J’ai vu des égratignures de ce genre tourner enblessures mortelles quand on n’en prenait pas un soin suffisant.Luna ! un peu de coton, petite sœur ! Je vais tâcher depanser la vôtre de telle sorte que vous n’ayez à craindre aucunmauvais résultat. Je vous dois bien cela, car sans vous, monsieur,il m’aurait échappé.

– Mais sans vous, monsieur, il m’auraittué.

– Ma foi, reprit le Coco en souriant, il estsupposable que sans moi vous ne vous en seriez pas tiré aussi bien.Votre arme vous a trahi… Ce n’est pas chose facile que de parer uncoup de lance avec la crosse d’un fusil, et vous avezmerveilleusement exécuté cette parade. Je ne m’étonne pas que vousayez eu recours au pistolet à la deuxième rencontre. J’en auraisfait autant, si je l’avais manqué une seconde fois avec mon lasso.Mais nous avons été favorisés tous les deux. Il vous faudra portervotre bras en écharpe pendant un jour ou deux. Luna ! votreécharpe !

– Non ! dis-je, en voyant la jeune filledétacher une magnifique ceinture nouée autour de sa taille ;non, je vous en prie, je trouverai autre chose.

– Tenez, monsieur, si cela peutconvenir ? dit le jeune trappeur Garey intervenant, je suisheureux de pouvoir vous l’offrir.

Garey en disant cela, tira un mouchoir decouleur de dessous sa blouse de chasse, et me le présenta.

– Vous êtes bien bon ; je vous remercie,répondis-je, bien que je comprisse en faveur de qui le mouchoirm’était offert. Vous voudrez bien accepter ceci enretour ?

Et je lui tendis un de mes petitsrevolvers ; c’était une arme qui, dans un pareil moment, etsur un pareil théâtre, valait son poids de perles.

Le montagnard savait bien cela, et acceptaavec reconnaissance le cadeau que je lui offrais. Mais quelquevaleur qu’il pût y attacher, je vis que le simple sourire qu’ilreçut d’un autre côté constituait à ses yeux une récompense plusprécieuse encore, et je devinai que l’écharpe, à quelque prix quece fût, changerait bientôt de propriétaire. J’observais laphysionomie d’El-Sol pour savoir s’il avait remarqué et s’ilapprouvait tout ce petit manège. Aucun signe d’émotion n’apparutsur sa figure. Il était occupé de mes blessures et les pansait avecune adresse qui eût fait la réputation d’un membre de l’Académie demédecine.

– Maintenant, dit-il quand il eut fini, vousserez en état de rentrer en ligne dans une couple de jours au plustard. Vous avez un mauvais mors, monsieur Haller, mais votre chevalest le meilleur que j’aie jamais vu. Je ne m’étonne pas que vousayez refusé de le vendre.

Presque toute la conversation avait eu lieu enanglais. Le chef Coco parlait cette langue avec une admirablenetteté et un accent des plus agréables. Il parlait français,aussi, comme un Parisien ; et c’était ordinairement dans cettelangue qu’il causait avec Séguin. J’en étais émerveillé. Les hommesétaient remontés à cheval et avaient hâte de regagner le camp. Nousmourions littéralement de faim ; nous retournâmes sur nos paspour reprendre le repas interrompu d’une façon si intempestive. Àpeu de distance du camp, nous mimes pied à terre, et, après avoirattaché nos chevaux à des piquets, au milieu de l’herbe, nousprocédâmes à la recherche des débris de viande dont nous avions vudes quantités quelque temps auparavant. Un nouveau déboire nousétait réservé ; pas un lambeau de viande ne restait ! Lescoyotes avaient profité de notre absence, et nous ne trouvions plusque des os entièrement rongés. Les côtes et les cuisses desbuffalos avaient été nettoyées et grattées comme uncouteau. La hideuse carcasse du Digger, elle-même, était réduite àl’état de squelette !

– Bigre ! s’écria un des chasseurs ;du loup maintenant, ou rien.

Et l’homme mit son fusil en joue.

– Arrêtez ! cria Séguin voyant cela.Êtes-vous fou, monsieur !

– Je ne crois pas, capitaine, répliqua lechasseur, relevant son fusil d’un air de mauvaise humeur. Il fautpourtant bien que nous mangions, je suppose. Je ne vois plus quedes loups par ici ; et comment les attraperons-nous sans tirerdessus ?

Séguin ne répondit rien, et se contenta demontrer l’arc qu’El-Sol était en train de bander.

– Oh ! c’est juste ; vous avezraison, capitaine ; je vous demande pardon. J’avais oublié cemorceau d’os.

Le Coco prit une flèche dans le carquois, ensoumit la pointe à l’épreuve de sa liqueur. C’était une flèche dechasse : il l’ajusta sur la corde, et l’envoya à travers lecorps d’un loup blanc qui tomba mort sur le coup. Il retira saflèche, l’essuya, et abattit un autre loup, puis un autre encore,et ainsi, jusqu’à ce que cinq ou six cadavres fussent étendus surle sol.

– Tuez un coyote pendant que vous y êtes, criaun des chasseurs. Des gentlemen comme nous doivent avoirau moins deux services à leur dîner.

Tout le monde se mit à rire à cettesaillie ; El-Sol ne se fit pas prier, et ajouta un coyote auxvictimes déjà sacrifiées.

– Je crois que nous en aurons assez maintenantpour un repas, dit El-Sol, retirant la flèche et la replaçant dansle carquois.

– Oui, reprit le farceur. S’il nous en fautd’autres, nous pourrons retourner à l’office. C’est un genre deviande qui gagne beaucoup à être mangée fraîche.

– Tu as raison, camarade, dit un autre ;pour ma part, j’ai toujours eu un goût particulier pour le loupblanc ; je vas me régaler.

Les chasseurs, tout en riant des plaisanteriesde leur camarade, avaient tiré leurs couteaux brillants, et ilseurent bientôt dépouillé les loups. L’adresse avec laquelle cetteopération fut exécutée prouvait qu’elle n’avait rien de nouveaupour eux. La viande fut aussitôt dépecée, chacun prit son morceauet le fit rôtir.

– Camarades ! comment appellerez-vouscela ? Bœuf ou mouton ? demanda l’un d’eux qui commençaità manger.

– Du mouton-loup, pardieu !répondit-on.

– C’est ma foi un bon manger, tout de même. Lapeau une fois ôtée, c’est tendre comme de l’écureuil.

– Ça vous a un petit goût de chèvre ; netrouvez-vous pas ?

– Ça me rappelle plutôt le chien.

– Ça n’est pas mauvais du tout ; c’estmeilleur que du bœuf maigre comme on en mange si souvent.

– Je le trouverais un peu meilleur si j’étaissûr que celui que je mange n’a pas été dépouiller la carcasse quiest là sur le rocher.

Et l’homme montrait le squelette duDigger.

Cette idée était horrible, et dans toute autrecirconstance elle eût agi sur nous comme de l’émétique.

– Pouah ! s’écria un chasseur, vousm’avez presque soulevé le cœur. J’allais goûter du coyote avant quevous ne parliez. Je ne peux plus maintenant, car je les ai vusflairer autour avant que nous n’allions là-bas.

– Dis donc, vieux gourmand, tu ne t’inquiètesguère de ça toi.

Cette question s’adressait à Rubé, qui étaitsérieusement occupé après une côte, et qui ne fit aucuneréponse.

– Lui ? allons donc, dit un autre,répondant à sa place ; Rubé a mangé plus d’un bon morceau dansson temps. N’est-ce pas, Rubé ?

– Oui, et si vous devez vivre dans la montagneaussi longtemps que l’Enfant, vous serez bien aise de n’avoirjamais à mordre dans une viande plus répugnante que la viande duloup ; croyez-moi, mes petits amours.

– De la chair humaine, peut-être ?

– Oui, c’est ce que Rubé veut dire.

– Garçons, dit Rubé sans faire attention à laremarque, et paraissant de bonne humeur depuis que son appétitétait satisfait, quelle est la chose la plus désagréable, sansparler de la chair humaine, que chacun de vous ait jamaismangée ?

– Eh bien, sans parler de la chair humaine,comme vous dites, répondit un des chasseurs, le rat musqué est laplus détestable viande à laquelle j’aie mis la dent.

– J’ai mangé tout cru un lièvre nourri desauge, dit un autre, et je n’ai jamais rien trouvé d’aussiamer.

– Les hiboux ne valent pas grand-chose, ajoutaun troisième.

– J’ai mangé du chince[16], continua un quatrième, et je dois direqu’il y a bien des choses qui sont meilleures.

– Carajo ! s’écria un Mexicain,et que dites-vous du singe ? J’en ai fait ma nourriturependant assez longtemps dans le Sud.

– Oh ! je crois volontiers que le singeest une nourriture coriace ; mais j’ai usé mes dents après ducuir sec de buffalo, et je vous prie de croire que cen’était pas tendre.

– L’Enfant, reprit Rubé après que chacun eutdit son mot, l’Enfant a mangé de toutes les créatures que vous aveznommées, si ce n’est pourtant du singe. Il n’a pas mangé de singe,parce qu’il n’y en a pas de ce côté-ci. Il ne vous dira pas sic’est coriace, si ça ne l’est pas, si c’est amer ou non ;mais, une fois dans sa vie, le vieux nègre a mangé d’une verminequi ne valait pas mieux, si elle valait autant.

– Qu’est-ce que c’était, Rubé ? qu’est-ceque c’était ? demandèrent-ils tous à la fois, curieux desavoir ce que le vieux chasseur pouvait avoir mangé de plusrépugnant que les viandes déjà mentionnées.

– C’était du vautour noir ; voilà ce quec’était.

– Du vautour noir ! répétèrent-ilstous.

– Pas autre chose.

– Pouah ? Ça ne devait pas sentir bon, sije ne me trompe.

– Ça passe tout ce que vous pouvez dire.

– Et quand avez-vous mangé ce vautour, vieuxcamarade ? demanda un des chasseurs, supposant bien qu’ildevait y avoir quelque histoire relative à ce repas.

– Oui, conte-nous ça, Rubé ! conte-nousça.

– Eh bien, commença Rubé, après un moment desilence, il y a à peu près six ans de cela ; j’avais étélaissé à pied, sur l’Arkansas, par les Rapahoès, à près de deuxcents milles au-dessus de la forêt du Big. Les maudits gueuxm’avaient pris mon cheval, mes peaux de castor et tout. Hé !hé ! continua l’orateur, avec un petit gloussement ;hé ! hé ! ils croyaient bien en avoir fini avec le vieuxRubé, en le laissant ainsi tout seul.

– S’ils l’ont fait, remarqua un chasseur,c’est qu’ils comptaient là-dessus. Eh bien, et levautour ?

– Ainsi donc j’étais dépouillé de tout :il ne me restait juste qu’un pantalon de peau, et j’étais à plus dedeux cents milles de tout pays habité ! Le fort de Bent étaitl’endroit le plus proche : je pris cette direction.

Je n’ai jamais vu de ma vie de gibier aussifarouche. Si j’avais eu mes trappes, je lui en aurais fait voir desgrises ; mais il n’y avait pas une de ces bêtes, depuis lesmineurs aquatiques jusqu’aux buffalos de la prairie, quine parût comprendre à quoi le pauvre nègre en était réduit. Pendantdeux grands jours, je ne pus rien prendre que des lézards, etencore c’est à peine si j’en trouvais.

– Les lézards font un triste plat, remarqua undes auditeurs.

– Vous pouvez le dire. La graisse de cesjointures de cuisse vaut mieux, bien sûr.

Et, en disant cela, Rubé renouvelait sesattaques au mouton-loup.

– Je mangeai les jambes de mes culottes,jusqu’à ce que je fusse aussi nu que la Roche de Chimely.

– Cré nom ! était-ce en hiver ?

– Non. Le temps était doux et assez chaud pourqu’on pût aller ainsi. Je ne me souciais guère de mes jambes depeau à cet endroit ; mais j’aurais voulu en avoir pluslongtemps à manger.

Le troisième jour, je tombai sur une ville derats des sables. Les cheveux du vieux nègre étaient plus longsalors qu’ils ne sont aujourd’hui. J’en fis des collets, etj’attrapai pas mal de rats ; mais ils devinrent farouches, euxaussi, les satanés animaux, et je dus renoncer à cette spéculation.C’était le troisième jour depuis que j’avais été planté là, et j’enavais au moins pour toute une grande semaine. Je commençai à croirequ’il était temps pour l’Enfant de dire adieu à ce monde. Le soleilvenait de se lever, et j’étais assis sur le bord de la rivière,quand je vis quelque chose de drôle qui flottait sur l’eau. Quandça s’approcha, je vis que c’était la carcasse d’un petitbuffalo qui commençait à se gâter, et, dessus, une couplede vautours qui se régalaient à même. Tout ça, c’était loin de larive et l’eau était profonde ; mais je me dis que jel’amènerais à bord. Je ne fus pas long à me déshabiller, vouspensez. Un éclat de rire des chasseurs interrompit Rubé.

– Je me mis à l’eau et gagnai le milieu à lanage. Je n’avais pas fait la moitié du chemin que je sentais lachose à plein nez. En me voyant approcher, les oiseauxs’envolèrent. Je fus bientôt près de la carcasse, mais je vis d’uncoup d’œil qu’elle était trop avancée tout de même.

– Quel malheur ! s’écria un deschasseurs.

– Je n’étais pas d’humeur à avoir pris un bainpour rien : je saisis la queue entre mes dents et me mis ànager vers le bord. Au bout de trois brasses la queue sedétacha ! Je poussai la charogne, en nageant derrière jusqu’àun banc de sable découvert. Elle manqua tomber en pièces quand jela tirai de l’eau. Ça n’était vraiment pasmangeable !

Ici Rubé prit une nouvelle bouchée demouton-loup et garda le silence jusqu’à ce qu’il l’eût avalée. Leschasseurs, vivement intéressés par ce récit, en attendaient lasuite avec impatience. Enfin il reprit :

– Les deux oiseaux de proie voltigeaientalentour, et d’autres arrivaient aussi. Je pensai que je pourraisbien me faire un bon repas avec un d’entre eux. Je me couchai doncauprès de la carcasse et ne bougeai pas plus qu’un opossum. Au boutde quelques instants, les oiseaux arrivèrent se poser sur le bancde sable, et un gros mâle vint se percher sur la bête morte. Avantqu’il n’eût le temps de reprendre son vol, je l’avais agrippé parles pattes.

– Hourra ! bien fait, nom d’unchien !

– L’odeur de la satanée bête n’était guèreplus appétissante que celle de la charogne ; mais jem’inquiétais peu que ce fût du chien mort, du vautour ou duveau ; je plumai et je dépouillai l’oiseau.

– Et tu l’as mangé ?

– Non-on, répondit en traînant Rubé, vexé sansdoute d’être ainsi interrompu, c’est lui qui m’a mangé.

– L’as-tu mangé cru, Rubé ? demanda undes chasseurs.

– Et comment aurait-il fait autrement ?il n’avait pas un brin de feu, et rien pour en allumer….

– Animal bête ! s’écria Rubé seretournant brusquement vers celui qui venait de parler ; jeferais du feu, quand il n’y en aurait pas un brin plus près de moique l’enfer !

Un bruyant éclat de rire suivit cette furieuseapostrophe, et il se passa quelques minutes avant que le trappeurse calmât assez pour reprendre sa narration.

– Les autres oiseaux, continua-t-il enfin,voyant le vieux mâle empoigné, devinrent sauvages, et s’en allèrentde l’autre côté de la rivière. Il n’y avait plus moyen derecommencer le même jeu. Justement alors, j’aperçus un coyote quivenait en rampant le long du bord, puis un autre sur ses talons,puis deux ou trois encore qui suivaient. Je savais bien que ce neserait pas une plaisanterie commode que d’en empoigner un par lajambe ; mais je résolus pourtant d’essayer, et je me recouchaicomme auparavant près de la carcasse. Mais je vis que ça ne prenaitpas. Les bêtes madrées se doutaient du tour et se tenaient àdistance. J’aurais bien pu me cacher sous quelques broussailles quiétaient près de là, et je commençais à y tirer l’appât ; maisune autre idée me vint. Il y avait un amas de bois sur lebord ; j’en ramassai et construisis une trappe tout autour ducadavre. En un clin d’œil de chèvre, j’avais six bêtes prises aupiège.

– Hourra ! tu étais sauvé alors, vieuxtroubadour.

– Je ramassai des pierres, j’en mis un tas surla trappe. Et laissai tomber tout sur eux, et moi par-dessus.Seigneur mon Dieu ! camarades, vous n’avez jamais vu nientendu pareil vacarme, pareils aboiements, hurlements,grognements, remuements : c’était comme si je les avais misdans un bain de poivre. Hé ! hé ! hé ! ho !ho ! ho !

Et le vieux trappeur enfumé riait avec délicesau souvenir de cette aventure.

– Et tu parvins jusqu’au fort de Bent, sain etsauf, j’imagine ?

– Ou-ou-i. J’écorchai les bêtes avec unepierre tranchante, et je me fis une espèce de chemise et une sortede pantalon. Le vieux nègre ne se souciait pas de donner à rire àceux du fort en y arrivant tout nu. Je fis provision de viande deloup pour ma route, et j’arrivai en moins d’une semaine. Bill setrouvait là en personne ; vous connaissez tous BillBent ? Ce n’était pas la première fois que nous nous voyions.Une demi-heure après mon arrivée au fort, j’étais équipé, toutflambant neuf et pourvu d’un nouveau rifle ; ce rifle, c’étaitTar-guts, celui que voilà.

– Ah ! c’est là que tu as eu Tar-guts,alors ?

– C’est là que j’ai eu Tar-guts, et c’est unbon fusil. Hi ! Hi ! hi ! Je ne l’ai pas gardélongtemps à rien faire. Hi ! hi ! hi ! Ho !ho ! ho !

Et Rubé s’abandonna à un nouvel accèsd’hilarité.

– À propos de quoi ris-tu maintenant,Rubé ? demanda un de ses camarades.

– Hi ! hi ! hi ! de quoi jeris ? hi ! hi ! hi ! ho ! ho ! C’estle meilleur de la farce. Hi ! hi ! hi ! de quoi jeris ?

– Oui, dis-nous ça, l’ami.

– Voilà de quoi je ris, reprit Rubé ens’apaisant un peu. Il n’y avait pas trois jours que j’étais au fortde Bent, quand… Devinez qui arriva au fort ?

– Qui ? les Rapahoès,peut-être ?

– Juste, les mêmes Indiens, les mêmes gredinsqui m’avaient fichu à pied. Ils venaient au fort pour faire ducommerce avec Bill, et, avec eux, ma vieille jument et monfusil.

– Tu les as repris, alors ?

– Na-tu-relle-ment. Il y avait là desmontagnards qui n’étaient pas gens à souffrir que l’Enfant eût étéplanté là au milieu de la prairie pour rien. La voilà, la vieillebête ! et Rubé montrait sa jument. – Pour le rifle, je lelaissai à Bill, et je gardai en échange, Tar-guts, voyant qu’ilétait le meilleur.

– Ainsi, tu étais quitte avec lesRapahoès ?

– Quant à ça, mon garçon, ça dépend de ce quetu appelles quitte. Vois-tu ces marques-là, ces coches qui sont àpart ?

Le trappeur montrait une rangée de petitescoches faite sur la crosse de son rifle.

– Oui ! oui ! crièrent plusieursvoix.

– Il y en a cinq, n’est-ce pas ?

– Une, deux, trois… Oui, cinq.

– Autant de Rapahoès !

L’histoire de Rubé était finie.

Chapitre 29LES FAUSSES PISTES. – UNE RUSE DE TRAPPEUR.

 

Pendant ce temps, les hommes avaient terminéleur repas et commençaient à se réunir autour de Séguin dans le butde délibérer sur ce qu’il y avait à faire. On avait déjà envoyé unesentinelle sur les rochers pour surveiller les alentours, et nousavertir au cas où les Indiens se montreraient de nouveau sur laprairie. Nous comprenions tous que notre position était des pluscritiques. Le Navajo, notre prisonnier, était un personnage tropimportant (c’était le second chef de la nation) pour être abandonnéainsi ; les hommes placés directement sous ses ordres, lamoitié de la tribu environ, reviendraient certainement à sarecherche. Ne le trouvant pas à la source, en supposant même qu’ilsne découvrissent pas nos traces, ils retourneraient dans leur payspar le sentier de la guerre. Ceci devait rendre notre expéditionimpraticable, car la bande de Dacoma seule était plus nombreuse quela nôtre ; et si nous rencontrions ces Indiens dans lesdéfilés de leurs montagnes, nous n’aurions aucune chance de leuréchapper. Pendant quelque temps, Séguin garda le silence, etdemeura les yeux fixés sur la terre. Il élaborait évidemmentquelque plan d’action. Aucun des chasseurs ne voulutl’interrompre.

– Camarades, dit-il enfin, c’est un coupmalheureux ; mais nous ne pouvions pas faire autrement. Celaaurait pu tourner plus mal. Au point où en sont les choses, il fautmodifier nos plans. Ils vont, pour sûr, se mettre à la recherche deleur chef, et remonter jusqu’aux villes des Navajoès. Que faire,alors ? Notre bande ne peut ni escalader le Pinon ni traverserle sentier de guerre en aucun point. Ils ne manqueraient pas dedécouvrir nos traces.

– Pourquoi n’irions-nous pas tout droitrejoindre notre troupe où elle est cachée, et ne ferions-nous pasle tour par la vieille mine ? Nous n’aurons pas à traverser lesentier de la guerre.

Cette proposition était faite par un deschasseurs.

– Vaya ! objecta unMexicain ; nous nous trouverions nez à nez avec les Navajoèsen arrivant à leur ville ! Carrai ! ça ne peutpas aller, amigo ! La plupart d’entre nous n’enreviendraient pas. Santissima ! Non !

– Rien ne prouve que nous les rencontrerons,fit observer celui qui avait parlé le premier ; ils ne vontpas rester dans leur ville, quand ils verront que celui qu’ilscherchent n’y est pas revenu.

– C’est juste, dit Séguin ; ils n’yresteront pas. Sans aucun doute, ils reprendront le sentier de laguerre ; mais je connais le pays du côté de la vieillemine….

– Allons par là ! allons par là !crièrent plusieurs voix.

– Il n’y a pas de gibier de ce côté, continuaSéguin. Nous n’avons pas de provisions ; il nous estimpossible de prendre cette route.

– Pas moyen d’aller par là.

– Nous serions morts de faim avant d’avoirtraversé les Mimbres.

– Et il n’y a pas d’eau non plus, sur cetteroute.

– Non, ma foi ; pas de quoi faire boireun rat des sables.

– Il faut chercher autre chose, ditSéguin.

Après une pause de réflexion, il ajouta d’unair sombre :

– Il nous faut traverser le sentier, et allerpar le Prieto, ou renoncer à l’expédition.

Le mot Prieto, placé en regard de cettephrase : renoncer à l’expédition, excita au plus hautdegré l’esprit d’invention chez les chasseurs. On proposa plan surplan ; mais tous avaient pour défaut d’offrir la probabilitésinon la certitude, que nos traces seraient découvertes parl’ennemi et que nous serions rejoints avant d’avoir pu regagner leDel-Norte. Tous furent rejetés les uns après les autres. Pendanttoute cette discussion, le vieux Rubé n’avait pas soufflé mot. Letrappeur essorillé était assis sur l’herbe, accroupi sur sesjarrets, traçant des lignes avec son couteau, et paraissant occupéà tresser le plan de quelque fortification.

– Qu’est-ce que tu fais là, vieux fourreau decuir ? demanda un de ses camarades.

– Je n’ai plus l’oreille aussi fine qu’avantde venir dans ce maudit pays ; mais il me semble avoir entenduquelques-uns dire que nous ne pouvions pas traverser le sentier desPaches sans qu’on fût sur nos talons au bout de deux jours. Çan’est pourtant pas malin.

– Comment vas-tu nous prouver ça, vieux….

– Tais-toi, imbécile ! ta langue remuecomme la queue d’un castor quand le flot monte.

– Pouvez-vous nous indiquer un moyen de noustirer de cette difficulté, Rubé ! J’avoue que je n’en voisaucun.

À cet appel de Séguin, tous les yeux setournèrent vers le trappeur.

– Eh bien, capitaine, je vas vous dire commentje comprends la chose. Vous en prendrez ce que vous voudrez ;mais si vous faites ce que je vas vous dire, il n’y a ni Pache niNavagh qui puisse flairer d’ici à une semaine par où nous seronspassés. S’ils s’y reconnaissent, je veux que l’on me coupe lesoreilles. C’était la plaisanterie favorite de Rubé, et elle nemanquait jamais d’égayer les chasseurs. Séguin lui-même ne putréprimer un sourire et pria le trappeur de continuer.

– D’abord et avant tout, donc, dit Rubé, iln’y a pas de danger qu’on se mette à courir après ce mal blanchiavant deux jours au plus tôt.

– Comment cela ?

– Voici pourquoi : vous savez que cen’est qu’un second chef, et ils peuvent très bien se passer de lui.Mais ce n’est pas tout. Cet Indien a oublié son arc, cette machineblanche. Maintenant, vous savez tous aussi bien que l’Enfant, qu’unpareil oubli est une mauvaise recommandation aux yeux desIndiens.

– Tu as raison en cela, vieux, remarqua unchasseur.

– Eh bien, le gredin sait bien ça. Vouscomprenez maintenant, et c’est aussi clair que le pic duPike, qu’il est revenu sur ses pas sans dire aux autresune syllabe de pourquoi ; il ne le leur a bien sûr pas laissésavoir s’il a pu faire autrement.

– Cela est vraisemblable, dit Séguin ;continuez, Rubé.

– Bien plus encore, continua le trappeur, jeparierais gros qu’il leur a défendu de le suivre, afin que personnene pût voir ce qu’il venait faire. S’il avait eu la pensée qu’on lesoupçonnât, il aurait envoyé quelque autre, et ne serait pas venului-même : voilà ce qu’il aurait fait.

Cela était assez vraisemblable, et laconnaissance que les chasseurs de scalps avaient du caractère desNavajoès les confirma tous dans la même pensée.

– Je suis sûr qu’ils reviendront en arrière,continua Rubé, du moins la moitié de la tribu, celle qu’ilcommande. Mais il se passera trois jours et peut-être quatre avantqu’ils ne boivent l’eau du Pinon.

– Mais ils seront sur nos traces le jourd’après.

– Si nous sommes assez fous pour laisser destraces, ils les suivront, c’est clair.

– Et comment ne pas en laisser ? demandaSéguin.

– Ça n’est pas plus difficile que d’abattre unarbre.

– Comment ? Comment cela ? demandatout le monde à la fois.

– Sans doute, mais quel moyen employer ?demanda Séguin.

– Vraiment, cap’n, il faut que votre chutevous ait brouillé les idées. Je croyais qu’il n’y avait que cesautres brutes capables de ne pas trouver le moyen du premiercoup.

– J’avoue, Rubé, répondit Séguin en souriant,que je ne vois pas comment vous pouvez les mettre sur une faussevoie.

– Eh bien donc, continua le trappeur, quelquepeu flatté de montrer sa supériorité dans les ruses de la prairie,l’Enfant est capable de vous dire comment il peut les mettre surune voie qui les conduira tout droit à tous les diables.

– Hourra pour toi, vieux sac decuir !

– Vous voyez ce carquois sur l’épaule de cetIndien ?

– Oui, oui !

– Il est plein de flèches ou peu s’en faut,n’est-ce pas ?

– Il l’est. Eh bien ?

– Eh bien donc, qu’un de nous enfourche lemustang de l’Indien ; n’importe qui peut faire ça aussi bienque moi ; qu’il traverse le sentier des Paches, et qu’il jetteces flèches la pointe tournée vers le sud, et si les Navaghs nesuivent pas cette direction jusqu’à ce qu’ils aient rejoint lesPaches, l’Enfant vous abandonne sa chevelure pour une pipe du plusmauvais tabac de Kentucky.

– Viva ! Il a raison ! il araison ! Hourra pour le Vieux Rubé ! s’écrièrent tous leschasseurs en même temps.

– Ils ne comprendront pas trop pourquoi il apris ce chemin, mais ça ne fait rien. Ils reconnaîtront lesflèches, ça suffit. Pendant qu’ils s’en retourneront par là-bas,nous irons fouiller dans leur garde-manger ; nous aurons toutle temps nécessaire pour nous tirer tranquillement du guêpier, etrevenir chez nous.

– Oui, c’est cela, par le diable !

– Notre bande, continua Rubé, n’a pas besoinde venir jusqu’à la source du Pinon, ni à présent ni après. Ellepeut traverser le sentier de la guerre, plus haut, vers le Heely,et nous rejoindre de l’autre côté de la montagne, où il y a enmasse du gibier, des buffalos et du bétail de touteespèce. La vieille terre de la Mission en est pleine. Il fautabsolument que nous passions par là ; il n’y a aucune chancede trouver des bisons par ici, après la chasse que les Indiensviennent de leur donner.

– Tout cela est juste, dit Séguin. Il faut quenous fassions le tour de la montagne avant de rencontrer desbuffalos. Les chasseurs indiens les ont fait disparaîtredes Llanos. Ainsi donc, en route ! mettons-nous tout de suiteà l’ouvrage. Nous avons encore deux heures avant le coucher dusoleil. Par quoi devons-nous commencer, Rubé ? Vous avezfourni l’ensemble du plan ; je me fie à vous pour lesdétails.

– Eh bien, dans mon opinion, cap’n, lapremière chose que nous ayons à faire, c’est d’envoyer un homme, augrandissime galop, à la place où la bande est cachée ; il leurfera traverser le sentier.

– Où pensez-vous qu’ils devront letraverser ?

– À peu près à vingt milles au nord d’ici, ily a une place sèche et dure, une bonne place pour ne pas laisser detraces. S’ils savent s’y prendre, ils ne feront pas d’empreintesqu’on puisse voir. Je me chargerais d’y faire passer un convoi dewagons de la compagnie Bent sans que le plus madré des Indiens soitcapable d’en reconnaître la piste ; je m’en chargerais.

– Je vais envoyer immédiatement un homme. Ici,Sanchez ! vous avez un bon cheval, et vous connaissez leterrain. Nos amis sont cachés à vingt milles d’ici, tout auplus ; conduisez-les le long du bord et avec précaution, commeon l’a dit. Vous nous trouverez au nord de la montagne. Vous pouvezcourir toute la nuit, et nous avoir rejoints demain de bonne heure.Allez !

Le torero, sans faire aucune réponse, détachason cheval du piquet, sauta en selle, et prit au galop la directiondu nord-ouest.

– Heureusement, dit Séguin, le suivant del’œil pendant quelques instants, ils ont piétiné le sol toutautour ; autrement, les empreintes de notre dernière lutte enauraient raconté long sur notre compte.

– Il n’y a pas de danger de ce côté, répliquaRubé ; mais quand nous aurons quitté d’ici, cap’n, nous nesuivrons plus leur route. Ils découvriraient bientôt notre piste.Il faut que nous prenions un chemin qui ne garde pas de traces. EtRubé montrait le sentier pierreux qui s’étendait au nord et au sud,contournant le pied de la montagne.

– Oui, nous suivrons ce chemin ; nous n’ylaisserons aucune empreinte. Et puis, après ?

– Ma seconde idée est de nous débarrasser decette machine qui est là-bas.

Et le trappeur, en disant ces mots, indiquaitd’un geste de tête le squelette du Yamporica.

– C’est vrai, j’avais oublié cela.Qu’allons-nous en faire ?

– Enterrons-le, dit un des hommes.

– Ouais ! Non pas. Brûlons-le !conseilla un autre.

– Oui, ça vaut mieux, fit un troisième.

On s’arrêta à ce dernier parti. Le squelettefut amené en bas ; les taches de sang soigneusement effacéesdes rochers ; le crâne brisé d’un coup de tomahawk ; lesossements mis en pièces ; puis le tout fut jeté dans le feumêlé avec un tas d’os de buffalos déjà carbonisés sous lescendres. Un anatomiste seul aurait pu trouver là les vestiges d’unsquelette humain.

– À présent, Rubé, les flèches ?

– Si vous voulez me laisser faire avec BillyGarey, je crois qu’à nous deux nous arrangerons ça de manière àmettre dedans tous les Indiens du pays. Nous aurons à peu prèstrois milles à faire, mais nous serons revenus avant que vous ayezfini de remplir les gourdes, les outres, et tout préparé pour ledépart.

– Très bien ! prenez les flèches.

– C’est assez de quatre attrapes, dit Rubé,tirant quatre flèches du carquois. Gardez le reste. Nous auronsbesoin de viande de loup avant de nous en aller. Nous ne trouveronspas la queue d’une autre bête, tant que nous n’aurons pas fait letour de la montagne. Billy ! enfourche-moi le mustang de ceNavagh. C’est un beau cheval ; mais je ne donnerais pas mavieille jument pour tout un escadron de ses pareils. Prends une deces plumes noires.

Le vieux trappeur arracha une des plumesd’autruche du casque de Dacoma, et continua :

– Garçons ! veillez sur la vieille jumentjusqu’à ce que je revienne ; ne la laissez pas échapper. Il mefaut une couverture. Allons ! ne parlez pas tous à lafois.

– Voilà, Rubé, voilà ! crièrent tous leschasseurs, offrant chacun sa couverture.

– J’en aurai assez d’une. Il ne nous en fautque trois ; celle de Bill, la mienne et une autre. Là, Billy,mets ça devant toi. Maintenant suis le sentier des Paches pendanttrois cents yards à peu près, et ensuite tu traverseras ; nemarche pas dans le frayé ; tiens-toi à mes côtés, et marquebien tes empreintes. Au galop, animal !

Le jeune chasseur appuya ses talons contre lesflancs du mustang, et partit au grand galop en suivant le sentierdes Apaches. Quand il eut couru environ trois cents yards, ils’arrêta, attendant de nouvelles instructions de son camarade.Pendant ce temps, le vieux Rubé prenait une flèche, et, attachantquelques brins de plumes d’autruche à l’extrémité barbelée, il lafichait dans la plus élevée des perches que les Indiens avaientlaissées debout sur le terrain du camp. La pointe était tournéevers le sud du sentier des Apaches, et la flèche était si bien envue, avec sa plume noire, qu’elle ne pouvait manquer de frapper lesyeux de quiconque viendrait du côté des Llanos. Cela fait, ilsuivit son camarade à pied, se tenant à distance du sentier etmarchant avec précaution. En arrivant près de Garey, il posa uneseconde flèche par terre, la pointe tournée aussi vers le sud, etde façon à ce qu’elle pût être aperçue de l’endroit où était lapremière. Garey galopa encore en avant, en suivant le sentier,tandis que Rubé marchait, dans la prairie, sur une ligne parallèleau sentier.

Après avoir fait ainsi deux ou trois milles,Garey ralentit son allure, et mit le mustang au pas. Un peu plusloin, il s’arrêta de nouveau, et mit le cheval au repos dans lapartie battue du chemin. Là, Rubé le rejoignit, et étendit lestrois couvertures sur la terre, bout à bout, dans la direction del’ouest, en travers du chemin. Garey mit pied à terre et conduisitle cheval tout doucement en le faisant marcher sur les couvertures.Comme ses pieds ne portaient que sur deux à la fois, à mesure quecelle de derrière devenait libre, elle était enlevée et replacée enavant. Ce manège fut répété jusqu’à ce que le mustang fût arrivé àenviron cinquante fois sa longueur dans le milieu de la prairie.Tout cela fut exécuté avec une adresse et une élégance égales àcelles que déploya sir Walter Raleigh dans le trait de galanteriequi lui a valu sa réputation. Garey alors ramassa les couvertures,remonta à cheval et revint sur ses pas en suivant le pied de lamontagne ; Rubé était retourné auprès du sentier et avaitplacé une flèche à l’endroit où le mustang l’avait quitté ; etil continuait à marcher vers le sud avec la quatrième. Quand il eutfait près d’un demi-mille, nous le vîmes se baisser au-dessus dusentier, se relever, traverser vers le pied de la montagne etsuivre la route qu’avait prise son compagnon. Les fausses pistesétaient posées ; la ruse était complète.

El-Sol, de son côté, n’était pas restéinactif. Plus d’un loup avait été tué et dépouillé, et la viandeavait été empaquetée dans les peaux. Les gourdes étaient pleines,notre prisonnier solidement garrotté sur une mule, et nousattendions le retour de nos compagnons. Séguin avait résolu delaisser deux hommes en vedette à la source. Ils avaient pourinstructions de tenir leurs chevaux au milieu des rochers et deleur porter à boire avec un seau, de manière à ne pas faired’empreintes fraîches auprès de l’eau. L’un d’eux devait resterconstamment sur une éminence, et observer la prairie avec lalunette. Dès que le retour des Navajoès serait signalé, leurconsigne était de se retirer, sans être vus, en suivant le pied dela montagne ; puis de s’arrêter dix milles plus loin au nord,à une place d’où l’on découvrait encore la plaine. Là, ils devaientdemeurer jusqu’à ce qu’ils eussent pu s’assurer de la directionprise par les Indiens en quittant la source, et alors seulement,venir en toute hâte rejoindre la bande avec leurs nouvelles. Tousces arrangements étaient pris, lorsque Rubé et Gareyrevinrent ; nous montâmes à cheval et nous nous dirigeâmes,par un long circuit, vers le pied de la montagne. Quand nousl’eûmes atteint, nous trouvâmes un chemin pierreux sur lequel lessabots de nos chevaux ne laissaient aucune empreinte. Nousmarchions vers le nord, en suivant une ligne presque parallèle auSentier de la guerre.

Chapitre 30UN TROUPEAU CERNÉ.

 

Une marche de vingt milles nous conduisit à laplace où nous devions être rejoints par le gros de la bande. Nousfîmes halte près d’un petit cours d’eau qui prenait sa source dansle Pinon et courait à l’ouest vers le San-Pedro. Il y avait là dubois pour nous et de l’herbe en abondance pour nos chevaux. Noscamarades arrivèrent le lendemain matin, ayant voyagé toute lanuit. Leurs provisions étaient épuisées aussi bien que les nôtres,et, au lieu de nous arrêter pour reposer nos bêtes fatiguées, nousdûmes pousser en avant, à travers un défilé de la sierra, dansl’espoir de trouver du gibier de l’autre côté. Vers midi, nousdébouchions dans un pays coupé de clairières, de petites prairiesentourées de forêts touffues, et semées d’îlots de bois. Cesprairies étaient couvertes d’un épais gazon, et les traces desbuffalos se montraient tout autour de nous. Nous voyionsleurs sentiers, leurs débris de cornes et leurslits. Nous voyions aussi le bois de vache dubétail sauvage. Nous ne pouvions pas manquer de rencontrer bientôtdes uns ou des autres.

Nous étions encore sur le cours d’eau, prèsduquel nous avions campé la nuit précédente et nous fîmes une halteméridienne pour rafraîchir nos chevaux. Autour de nous, des cactusde toutes formes nous fournissent en abondance des fruits rouges etjaunes. Nous cueillons des poires de pitahaya, et nous lesmangeons avec délices ; nous trouvons des baies de cormier,des yampas et des racines de pomme blanche. Nouscomposons un excellent dîner avec des fruits et des légumes detoutes sortes qu’on ne rencontre à l’état indigène que dans cesrégions sauvages. Mais les estomacs des chasseurs aspirent à leurréfection favorite, les bosses et les boudins debuffalo ; après une halte de deux heures, nous nousdirigions vers les clairières. Il y avait une heure environ quenous marchions entre les chapparals, quand Rubé, qui étaitde quelques pas en avant, nous servant de guide, se retourna sur saselle, et indiqua quelque chose derrière lui.

– Qu’est-ce qu’il y a, Rubé ? demandaSéguin à voix basse.

– Piste fraîche, cap’n ;bisons !

– Combien ? pouvez-vous dire ?

– Un troupeau d’une cinquantaine : Ilsont traversé le fourré là-bas. Je vois le ciel. Il y a uneclairière pas loin de nous, et je parierais qu’il y en a un tasdedans. Je crois que c’est une petite prairie, cap’n.

– Halte ! messieurs, dit Séguin,halte ! et faites silence. Va en avant, Rubé. Venez, monsieurHaller ; vous êtes un amateur de chasse ; venez avecnous !

Je suivis le guide et Séguin à travers lesbuissons, m’avançant tout doucement et silencieusement, comme eux.Au bout de quelques minutes, nous atteignions le bord d’une prairieremplie de hautes herbes. En regardant avec précaution à traversles feuilles d’un prosopis, nous découvrîmes toute la clairière.Les buffalos étaient au milieu. C’était, comme Rubél’avait bien conjecturé, une petite prairie, large d’un mille etdemi environ, et fermée de tous côtés par un épais rideau deforêts. Près du centre il y avait un bouquet d’arbres vigoureux quis’élançait du milieu d’un fourré touffu. Un groupe de saules, ensaillie sur ce petit bois, indiquait la présence de l’eau.

– Il y a une source là-bas, murmuraRubé ; ils sont justement en train d’y rafraîchir leursmufles.

Cela était assez visible ; quelques-unsdes animaux sortaient en ce moment du milieu des saules, et nouspouvions distinguer leurs flancs humides et la salive quidégouttait de leurs babines.

– Comment les prendrons-nous, Rubé ?demanda Séguin ; pensez-vous que nous puissions lesapprocher ?

– Je n’en doute pas, cap’n. L’herbe peut nouscacher facilement, et nous pouvons nous glisser à l’abri desbuissons.

– Mais comment ? Nous ne pourrions pasles poursuivre ; il n’y a pas assez de champ libre. Ils serontdans la forêt au premier bruit. Nous les perdrons tous.

– C’est aussi vrai que l’Écriture.

– Que faut-il faire alors ?

– Le vieux nègre ne voit qu’un moyen àprendre.

– Lequel ?

– Les entourer.

– C’est juste ; si nous pouvons. Commentest le vent ?

– Mort comme un Indien à qui on a coupé latête, répondit le trappeur, prenant une légère plume de son bonnetet la lançant en l’air. Voyez, cap’n, elle retombed’aplomb !

– Oui, c’est vrai !

– Nous pouvons entourer les buffles avantqu’ils ne nous éventent, et nous avons assez de monde pour leurfaire une bonne haie. Mettons-nous vite à la besogne, cap’n ;il y a à marcher d’ici au bout là-bas.

– Divisons nos hommes, alors, dit Séguin,retournant son cheval. Vous en conduirez la moitié à leur poste, jeme chargerai des autres. Monsieur Haller, restez où vousêtes : c’est une place aussi bonne que n’importe quelle autre.Quand vous entendrez le clairon, vous pourrez galoper en avant, etvous ferez de votre mieux. Si nous réussissons, nous aurons duplaisir et un bon souper ; et je suppose que vous devez enavoir besoin.

Ce disant, Séguin me quitta et retourna versses hommes, suivi du vieux Rubé. Leur intention était de partagerla bande en deux parts, d’en conduire une par la gauche, l’autrepar la droite, et de placer les hommes de distance en distance toutautour de la prairie. Ils devaient marcher à couvert sous le boiset ne se montrer qu’au signal convenu. De cette manière, si lesbuffalos voulaient nous donner le temps d’exécuter lamanœuvre, nous étions sûrs de prendre tout le troupeau.

Aussitôt que Séguin m’eut quitté, j’examinaimon rifle, mes pistolets, et renouvelai les capsules. Après celan’ayant plus rien à faire, je me mis à considérer les animaux quipaissaient, insouciants du danger. Un moment après, je vis lesoiseaux s’envoler dans le bois ; et les cris du geai bleum’indiquaient les progrès de la battue. De temps à autre, un vieuxbuffle, sur les flancs du troupeau, secouait sa crinière hérissée,reniflait le vent et frappait vigoureusement le sol de sonsabot ; il avait évidemment un soupçon que tout n’allait pasbien autour de lui. Les autres semblaient ne pas remarquer cesdémonstrations, et continuaient à brouter tranquillement l’herbeluxuriante. Je pensais au beau coup de filet que nous allionsfaire, lorsque mes yeux furent attirés par un objet qui sortait del’îlot de bois. C’était un jeune buffalo qui serapprochait du troupeau. Je trouvais quelque peu étrange qu’il sefût ainsi séparé du reste de la bande, car les jeunes veaux, élevéspar leurs mères dans la crainte du loup, ont l’habitude de resterau milieu des troupeaux.

– Il sera resté en arrière à la source,pensai-je. Peut-être les autres l’ont-ils repoussé du bord etn’a-t-il pu boire que quand ils ont été partis.

Il me sembla qu’il marchait difficilement,comme s’il eût été blessé ; mais, comme il s’avançait aumilieu des hautes herbes, je ne le voyais qu’imparfaitement. Il yavait là une bande de coyotes (il y en a toujours) guettant letroupeau. Ceux-ci, apercevant le veau qui sortait du bois,dirigèrent une attaque simultanée contre lui. Je les vis quil’entouraient, et il me sembla que j’entendais leurs hurlementsféroces ; mais le veau paraissait se frayer chemin, en sedéfendant, à travers le plus épais de cette bande, et, au bout depeu d’instants, je l’aperçus près de ses compagnons et je le perdisde vue au milieu de tous les autres.

– C’est un bon gibier que le jeune bison, medis-je à moi-même ; et je portai mes yeux autour de laceinture du bois pour reconnaître où les chasseurs en étaient de labattue. Je voyais les ailes brillantes des geais miroiter à traversles branches, et j’entendais leurs cris perçants. Jugeant d’aprèsces signes, je reconnus que les hommes s’avançaient assezlentement. Il y avait une demi-heure que Séguin m’avait quitté, etils n’avaient pas encore fait la moitié du tour. Je me mis alors àcalculer combien de temps j’avais encore à attendre, et me livraiau monologue suivant :

– La prairie a un mille et demi dediamètre ; le cercle fait trois fois autant, soit quatremilles et demi. Bah ! le signal ne sera pas donné avant uneheure. Prenons donc patience, et mais qu’est-ce ? les bêtes secouchent ! Bon. Il n’y a pas de danger qu’elles se sauvent.Nous allons faire une fameuse chasse ? Une, deux, trois… envoilà six de couchées. C’est probablement la chaleur et l’eau.Elles auront trop bu. Encore une ! Heureuses bêtes ! Rienautre chose à faire qu’à manger et à dormir, tandis que moi… Et dehuit. Cela va bien. Je vais bientôt me trouver en face d’un bonrepas. Elles s’y prennent d’une drôle de manière pour se coucher.On dirait qu’elles tombent comme blessées. Deux de plus !Elles y seront bientôt toutes. Tant mieux. Nous serons arrivésdessus avant qu’elles n’aient eu le temps de se relever. Oh !je voudrais bien entendre le clairon !

Et tout en roulant ces pensées, j’écoutais sije n’entendais pas le signal, quoique sachant fort bien qu’il nepouvait pas être donné de quelque temps encore. Lesbuffalos s’avançaient lentement, broutant tout enmarchant, et continuant de se coucher l’un après l’autre. Jetrouvais assez étrange de les voir ainsi s’affaissersuccessivement, mais j’avais vu des troupeaux de bétail, près desfermes, en faire autant, et j’étais à cette époque peu familiariséavec les mœurs des buffalos. Quelques-uns semblaients’agiter violemment sur le sol et le frapper avec force de leurspieds. J’avais entendu parler de la manière toute particulière dontces animaux ont l’habitude de se vautrer, et je pensaiqu’ils étaient en train de se livrer à cet exercice. J’aurais voulumieux jouir de la vue de ce curieux spectacle ; mais leshautes herbes m’en empêchaient. Je n’apercevais que les épaulesvelues et, de temps en temps, quelque sabot qui se levait au-dessusde l’herbe. Je suivais ces mouvements avec un grand intérêt, etj’étais certain maintenant que l’enveloppement serait complet avantqu’il ne leur prît fantaisie de se lever. Enfin, le dernier de labande suivit l’exemple de ses compagnons et disparut. Ils étaientalors tous sur le flanc, à moitié ensevelis dans l’herbe. Il mesembla que je voyais le veau encore sur ses pieds ; mais à cemoment le clairon retentit, et des cris partirent de tous les côtésde la prairie. J’appuyai l’éperon sur les flancs de mon cheval etm’élançai dans la plaine. Cinquante autres avaient fait comme moi,poussant des cris en sortant du bois. La bride dans la main gauche,et mon rifle posé en travers devant moi, je galopais avec toutel’ardeur que pouvait inspirer une pareille chasse. Mon fusil étaitarmé, je me tenais prêt, et je tenais à honneur de tirer le premiercoup. Il n’y avait pas loin du poste que j’avais occupé aubuffalo le plus rapproché. Mon cheval allait comme uneflèche, et je fus bientôt à portée.

– Est-ce que la bête est endormie ? Jen’en suis plus qu’à dix pas et elle ne bouge pas ! Ma foi, jevais tirer dessus pendant qu’elle est couchée.

Je levai mon fusil, je mis en joue, etj’appuyai le doigt sur la détente, lorsque quelque chose de rougefrappa mes yeux, c’était du sang ! J’abaissai mon fusil avecun sentiment de terreur et retins les rênes. Mais, avant quej’eusse pu ralentir ma course, je fus porté au milieu du troupeauabattu. Là, mon cheval s’arrêta court, et je restai cloué sur maselle comme sous l’empire d’un charme. Je me sentais saisi d’unesuperstitieuse terreur. Devant moi, autour de moi, du sang !De quelque côté que mes yeux se portassent, du sang, toujours dusang !

Mes camarades se rapprochaient, criant tout encourant ; mais leurs cris cessèrent, et, l’un après l’autre,ils tirèrent la bride, comme j’avais fait, et demeurèrent confonduset consternés. Un pareil spectacle était fait pour étonner, eneffet. Devant nous gisaient les cadavres des buffalos,tous morts ou dans les dernières convulsions de l’agonie. Chacund’eux portait sous la gorge une blessure d’où le sang coulait àgros bouillons, et se répandait sur leurs flancs encore pantelants.Il y en avait des flaques sur le sol de la prairie, et leséclaboussures des coups de pieds convulsifs tachaient le gazon toutautour.

– Mon Dieu ! qu’est-ce que cela veutdire ?

– Whagh ! –Santissima ! – Sacrr… s’écrièrent les chasseurs.

– Ce n’est bien sûr pas la main d’un homme quia fait cela !

– Eh ! ce n’est pas autre chose, cria unevoix bien connue, si toutefois vous appelez un Indien un homme.C’est un tour de Peau-Rouge, et l’Enfant… Tenez !tenez !

En même temps que cette exclamation,j’entendis le craquement d’un fusil que l’on arme. Je meretournai ; Rubé mettait en joue. Je suivis machinalement ladirection du canon, j’aperçus quelque chose qui se remuait dansl’herbe.

– C’est un buffalo qui se débatencore ! pensai-je, voyant une masse velue d’un gris brun, ilveut l’achever… tiens, c’est le veau !

J’avais à peine fait cette remarque, que jevis l’animal se dresser sur ses deux jambes de derrière en poussantun cri sauvage, mais humain. L’enveloppe hérissée tomba, et unsauvage tout nu se montra, tendant ses bras, dans une attitudesuppliante. Je n’aurais pu le sauver. Le chien s’était abattu et laballe était partie ; elle avait percé la brune poitrine ;le sang jaillit et la victime tomba en avant sur le corps d’un desbuffles.

– Whagh ! Rubé ! s’écria un deshommes ; pourquoi ne lui as-tu pas laissé le temps d’écorcherce gibier ? Il s’en serait si bien acquitté pendant qu’ilétait en train….

Et le chasseur éclata de rire après cettesanglante plaisanterie.

– Cherchez là, garçons ! dit Rubémontrant l’îlot. Si vous cherchez bien, vous ferez partir un autreveau ! Je vais m’occuper de la chevelure de celui-ci.

Les chasseurs, sur cet avis, se dirigèrent augalop vers l’îlot avec l’intention de l’entourer. Je ne pusréprimer un sentiment de dégoût en assistant à cette froideeffusion du sang. Je tirai ma bride par un mouvement involontaire,et m’éloignai de la place où le sauvage était tombé. Il étaitcouché sur le ventre nu jusqu’à la ceinture. Le trou par lequel laballe était sortie se trouvait placé sous l’épaule gauche. Lesmembres s’agitaient encore, mais c’étaient les dernièresconvulsions de l’agonie. La peau qui avait servi à son déguisementétait en paquet à la place où il l’avait jetée. Près de cette peause trouvait un arc et plusieurs flèches : celles-ci étaientrouges jusqu’à l’encoche. Les plumes, pleines de sang, étaientcollées au bois. Ces flèches avaient percé d’outre en outre lescorps monstrueux des animaux. Chacune d’elles avait fait plusieursvictimes. Le vieux trappeur se dirigea vers le cadavre, etdescendit posément de cheval.

– Cinquante dollars par chevelure !murmura-t-il, dégainant son couteau, et se baissant vers lecorps : c’est plus que je n’aurais pu tirer de la mienne. Çavaut mieux qu’une peau de castor ! Au diable lescastors ! dit l’Enfant. Tendre des trappes pour ramasser despeaux, c’est un fichu métier, quand bien même le gibier donneraitcomme des mangeurs d’herbe dans la saison des veaux. Allons, toi,nègre ! continua-t-il en saisissant la longue chevelure dusauvage, et retournant sa figure en l’air : je vais te gâterun peu le visage. Hourra ; coyote de Pache !hourra !

Un éclair de triomphe et de vengeance illuminala figure de l’étrange vieillard pendant qu’il poussait ce derniercri.

– Est-ce que c’est un Apache ? demanda undes chasseurs, qui était resté près de Rubé.

– C’en est un, un coyote de Pache, un de cesgredins qui ont coupé les oreilles de l’Enfant ! que l’enferles prenne tous ! Je jure bien d’arranger de la même façontous ceux qui me tomberont dans les griffes. Wou-woughvilain loup ! tu y es, toi ! te v’là propre, hein !En parlant ainsi, il rassemblait les longues boucles de cheveuxdans sa main gauche, et en deux coups de couteau, l’un en quarte,et l’autre en tierce, il décrivit autour du crâne un cercle aussiparfait que s’il eût été tracé au compas. Puis la lame brillantepassa sous la peau et le scalp fut enlevé.

– Et de six, continua-t-il, se parlant àlui-même en plaçant le scalp dans sa ceinture. – Six à cinquante lapièce. Trois cents dollars de chevelures paches. Au diable, ma foi,les trappes et les castors.

Après avoir mis en sûreté le trophée sanglant,il essuya son couteau sur la crinière des buffalos, et semit en devoir de faire, sur la crosse de son fusil, une nouvelleentaille à la suite des cinq qui y étaient déjà marquées. Ces sixcoches indiquaient seulement les Apaches ; car, en regardantle long du bois de l’arme, je vis qu’il y avait plusieurs colonnesà ce terrible registre.

Chapitre 31UN AUTRE COUP.

 

La détonation d’un fusil frappa mes oreilleset détourna mon attention des faits et gestes du vieux trappeur. Enme retournant, je vis un léger nuage bleu flottant sur laprairie ; mais il me fut impossible de deviner sur quoi lecoup avait été tiré. Trente ou quarante chasseurs avaient entourél’îlot et restaient immobiles sur leurs selles, formant une sortede cercle irrégulier. Ils étaient encore à quelque distance dupetit bois, et hors de portée des flèches. Ils tenaient leursfusils en travers et échangeaient des cris. Évidemment, le sauvagen’était pas seul. Il devait avoir un ou plusieurs compagnons dansle fourré. Toutefois, il ne pouvait pas y en avoir en grandnombre ; car les broussailles inférieures n’étaient pascapables de recéler plus d’une douzaine de corps, et les yeuxperçants des chasseurs fouillaient dans toutes les directions. Ilme semblait voir une compagnie de chasseurs dans une bruyère,attendant que le gibier partit ; mais ici, Dieupuissant ! le gibier était de la race humaine ! C’étaitun terrible spectacle. Je tournai les yeux du côté de Séguinpensant qu’il interviendrait peut-être pour arrêter cette atrocebattue. Il vit mon regard interrogateur et détourna latête. Je crus apercevoir qu’il était honteux de l’œuvre à laquelleses compagnons travaillaient ; mais la nécessité commandait detuer ou de prendre tous les Indiens qui pouvaient se trouver dansl’îlot ; je compris que toute observation de ma part seraitabsolument inutile. Quant aux chasseurs eux-mêmes, ils n’auraientfait qu’en rire. C’était leur plaisir et leur profession ; etje suis certain que, dans ce moment, leurs sentiments étaientexactement de la même nature que ceux qui agitent les chasseurs entrain de débusquer un ours de sa tanière. L’intérêt était peut-êtreplus vivement excité encore ; mais à coup sûr il n’y avait pasplus de disposition à la merci. Je retins mon cheval, et attendis,plein d’émotions pénibles, le dénoûment de ce drame sauvage.

– Vaya ! Irlandes !qu’est-ce que vous avez vu ? demanda un des Mexicainss’adressant à Barney. Je reconnus par là que c’était l’Irlandaisqui avait fait feu.

– Une Peau-Rouge, par le diable !répondit celui-ci.

– N’est-ce pas ta propre tête que tu auras vuedans l’eau ? cria un chasseur d’un ton moqueur.

– C’était peut-être le diable,Barney !

– Vraiment, camarades, j’ai vu quelque chosequi lui ressemblait fort, et je l’ai tué tout de même.

– Ha ! ha ! Barney a tué lediable ! Ha ! ha !

– Vaya ! s’écria un trappeur,poussant son cheval vers le fourré ; l’imbécile n’a rien vu dutout. Je parie tout ce qu’on voudra….

– Arrêtez, camarade, cria Garey, prenons desprécautions, méfions-nous des Peaux-Rouges. Il y a des Indienslà-dedans, qu’il en ait vu ou non ; ce gredin-là n’était passeul bien sûr, essayons de voir comme ça….

Le jeune chasseur mit pied à terre, tourna soncheval le flanc vers le bois, et, se mettant du côté opposé, il fitmarcher l’animal en suivant une spirale qui se rapprochait de plusen plus du fourré. De cette manière, son corps était caché, et satête seule pouvait être aperçue derrière le pommeau de la selle,sur laquelle était appuyé son fusil armé et en joue. Plusieursautres, voyant faire Garey, descendirent de cheval et suivirent sonexemple. Le silence se fit de plus en plus profond, à mesure que lediamètre de leur course se resserrait. En peu de temps, ils furenttout près de l’îlot. Pas une flèche n’avait sifflé encore. N’yavait-il donc personne là ? On aurait pu le croire, et leshommes pénétrèrent hardiment dans le fourré. J’observais tout celaavec un intérêt palpitant. Je commençais à espérer que les buissonsétaient vides. Je prêtais l’oreille à tous les sons ;j’entendis le craquement des branches et les murmures des hommes.Il y eut un moment de silence, quand ils pénétrèrent plus avant.Puis une exclamation soudaine, et une voix cria :

– Une peau rouge morte ! Hourra pourBarney !

– La balle de Barney l’a traversé, par tousles diables ! cria un autre. Hilloa ! vieux bleu deciel ! Viens ici voir ce que tu as fait !

Les autres chasseurs et le ci-devant soldat sedirigèrent vers le couvert. Je m’avançai lentement après eux. Enarrivant, je les vis traînant le corps d’un Indien hors du petitbois : un sauvage nu comme l’autre. Il était mort, et on sepréparait à le scalper.

– Allons, Barney ? dit un des hommes d’unton plaisant, la chevelure est à toi. Pourquoi ne la prends-tu pas,gaillard ?

– Elle est à moi, dites-vous ! demandaBarney s’adressant à celui qui venait de parler, et avec un fortaccent irlandais.

– Certainement : tu as tué l’homme ;c’est ton droit.

– Est-ce que ça vaut vraiment cinquantedollars ?

– Ça se paie comme du froment.

– Auriez-vous la complaisance de l’enleverpour moi ?

– Oh ! certainement, avec beaucoup deplaisir, reprit le chasseur, imitant l’accent de Barney, séparanten même temps le scalp et le lui présentant.

Barney prit le hideux trophée, et je parieraisqu’il n’en ressentit pas beaucoup de fierté. Pauvre Celte ! Ilpouvait bien s’être rendu coupable de plus d’un accroc à ladiscipline, dans sa vie de garnison, mais évidemment c’était sonpremier pas dans le commerce du sang humain.

Les chasseurs descendirent tous de cheval etse mirent à fouiller le fourré dans tous les sens. La recherche futtrès minutieuse, car il y avait encore un mystère. Un arc de plus,c’est-à-dire un troisième arc, avait été trouvé avec son carquoiset ses flèches. Où était le propriétaire ? S’était-il échappédu fourré pendant que les hommes étaient occupés auprès desbuffalos morts ? C’était peu probable, mais cen’était pas impossible. Les chasseurs connaissaient l’agilitéextrême des sauvages, et nul n’osait affirmer que celui-ci n’eûtpas gagné la forêt, inaperçu.

– Si cet Indien s’est échappé, dit Garey, nousn’avons pas même le temps d’écorcher ces buffles. Il y a pour sûrune troupe de sa tribu à moins de vingt milles d’ici.

– Cherchez au pied des saules, cria la voix duchef, tout près de l’eau.

Il y avait là une mare. L’eau en étaittroublée et les bords avaient été trépignés par lesbuffalos. D’un côté, elle était profonde, et les saulespenchés laissaient pendre leurs branches jusque sur la surface del’eau. Plusieurs hommes se dirigèrent de ce côté et sondèrent lefourré avec leurs lances et le canon de leurs fusils. Le vieux Rubéétait venu avec les autres, et ôtait le bouchon de sa corne àpoudre avec ses dents, se disposant à recharger. Son petit œil noirlançait des flammes dans toutes les directions, devant, autour delui et jusque dans l’eau. Une pensée subite lui traversa lecerveau. Il repoussa le bouchon de sa corne, prit l’Irlandais, quiétait le plus près de lui, par le bras, et lui glissa dansl’oreille d’un ton pressant :

– Paddy ! Barney ! donnez-moi votrefusil, vite, mon ami, vite !

Sur cette invitation pressante, Barney luipassa immédiatement son arme, et prit le fusil que le trappeur luitendait. Rubé saisit vivement le mousquet, et se tint un momentcomme s’il allait tirer sur quelque objet du côté de la mare. Toutà coup, il fit un demi-tour sans bouger les pieds de place, et,dirigeant le canon de son fusil en l’air, il tira au milieu dufeuillage. Un cri aigu suivit le coup ; un corps pesantdégringola à travers les branches qui se rompaient, et tomba sur lesol à mes pieds. Je sentis sur mes yeux des gouttes chaudes quim’occasionnaient un frémissement : c’était du sang ! J’enétais aveuglé. J’entendis les hommes accourir de tous les points dufourré. Quand j’eus recouvré la vue, j’aperçus un sauvage nu quidisparaissait à travers le feuillage.

– Manqué, s…. mille tonnerres ! cria letrappeur. Au diable soit le fusil de munition ! ajouta-t-il,jetant à terre le mousquet et s’élançant le couteau à la main.

Je suivis comme les autres. Plusieurs coups defeu partirent du milieu des buissons. Quand nous atteignîmes lebord de l’îlot, je vis l’Indien, toujours debout, et courant avecl’agilité d’une antilope. Il ne suivait pas une ligne droite, maissautait de côté et d’autre, en zigzag, de manière à ne pouvoir êtrevisé par ceux qui le poursuivaient. Aucune balle ne l’avait encoreatteint, assez grièvement du moins pour ralentir sa course. Onpouvait voir une traînée de sang sur son corps brun ; mais lablessure, quelle qu’elle fût, ne semblait pas le gêner dans safuite. Pensant qu’il n’avait aucune chance de s’échapper, jen’avais pas l’intention de décharger mon fusil dans cettecirconstance. Je demeurai donc près du buisson, caché derrière lesfeuilles, et suivant les péripéties de la chasse. Quelqueschasseurs continuaient à le poursuivre à pied, tandis que les plusavisés couraient à leurs chevaux. Ceux-ci se trouvaient tous ducôté opposé du petit bois, un seul excepté, la jument du trappeurRubé, qui broutait à la place où Rubé avait mis pied à terre, aumilieu des buffalos morts, précisément dans la directionde l’homme que l’on poursuivait. Le sauvage, en s’approchantd’elle, parut être saisi d’une idée soudaine, et déviant légèrementde sa course, il arracha le piquet, ramassa le lasso avec toute ladextérité d’un Gaucho, et sauta sur le dos de la bête.

C’était une idée fort ingénieuse, mais elletourna bien mal pour l’Indien. À peine était-il en selle qu’un criparticulier se fit entendre, dominant tous les autres bruits ;c’était un appel poussé par le trappeur essorillé. La vieillejument reconnut ce signal, et, au lieu de courir dans la directionimprimée par son cavalier, elle fit demi-tour immédiatement etrevint en arrière au galop. À ce moment, une balle tirée sur lesauvage écorcha la hanche du mustang qui, baissant les oreilles,commença à se cabrer et à ruer avec une telle violence que sesquatre pieds semblaient détachés du sol en même temps. L’Indiencherchait à se jeter en bas de la selle ; mais le mouvement del’avant à l’arrière lui imprimait des secousses terribles. Enfin,il fut désarçonné et tomba par terre sur le dos. Avant qu’il eût puse remettre du coup, un Mexicain était arrivé au galop, et avec salongue lance l’avait cloué sur le sol.

Une scène de jurements, dans laquelle Rubéjouait le principal rôle, suivit cet incident. Sa colère étaitdoublement motivée. Les fusils de munition furent voués à tous lesdiables, et comme le vieux trappeur était inquiet de la blessurereçue par sa jument, les fichues ganaches à l’œil detravers reçurent une large part de ses anathèmes. Le mustangcependant n’avait pas essuyé de dommage sérieux, et, quand Rubé eutvérifié le fait, le bouillonnement sonore de sa colère s’apaisadans un sourd grognement et finit par cesser tout à fait. Aucunsymptôme ne donnait à croire qu’il y eût encore d’autres sauvagesdans les environs, les chasseurs s’occupèrent immédiatement desatisfaire leur faim. Les feux furent allumés, et un plantureuxrepas de viande de buffalo permit à tout le monde de serefaire. Après le repas, on tint conseil. Il fut convenu qu’on sedirigerait vers la vieille Mission que l’on savait être à dixmilles tout au plus de distance. Là, nous pourrions tenirfacilement en cas d’attaque de la part de la tribu des Coyoteros, àlaquelle les trois sauvages tués appartenaient. Au dire de presquetous, nous devions nous attendre à être suivis par cette tribu, età l’avoir sur notre dos avant que nous eussions pu quitter lesruines. Les buffalos furent lestement dépouillés, la chairempaquetée, et, prenant notre course à l’ouest, nous nousdirigeâmes vers la Mission.

Chapitre 32UNE AMÈRE DÉCEPTION.

 

Nous arrivâmes aux ruines un peu après lecoucher du soleil. Les hiboux et les loups effarouchés nouscédèrent la place, et nous installâmes notre camp au milieu desmurs croulants. Nos chevaux furent attachés sur les pelousesdésertes, et dans les vergers depuis longtemps abandonnés, où lesfruits mûrs jonchaient la terre en tas épais. Les feux, bientôtallumés, illuminèrent de leurs reflets brillants les piliersgris ; une partie de la viande fut dépaquetée et cuite pour lesouper. Il y avait là de l’eau en abondance. Une branche duSan-Pedro coulait au pied des murs de la Mission. Il y avait, dansles jardins, des yams, du raisin, des pommes de Grenade, descoings, des melons, des poires, des pêches et des pommes ;nous eûmes de quoi faire un excellent repas. Après le dîner, quifut court, les sentinelles furent placées à tous les chemins quiconduisaient vers les ruines. Les hommes étaient affaiblis etfatigués par le long jeûne qui avait précédé cette réfection, et aubout de peu de temps ils se couchèrent la tête reposant sur leursselles et s’endormirent. Ainsi se passa notre première nuit à laMission de San-Pedro. Nous devions y séjourner trois jours, ou toutau moins attendre que la chair de buffalo fût séchée etbonne à empaqueter.

Ce furent des jours pénibles pour moi.L’oisiveté développait les mauvais instincts de mes associés à demisauvages. Des plaisanteries obscènes et des jurements affreuxrésonnaient continuellement à mes oreilles ; je n’y échappaisqu’en allant courir les bois avec le vieux botaniste, qui passatout ce temps au milieu des joies vives et pures que procurent lesdécouvertes scientifiques. Le Maricopa était aussi pour moi unagréable compagnon. Cet homme étrange avait fait d’excellentesétudes, et connaissait à peu prés tous les auteurs de quelquerenom. Il se tenait sur une très grande réserve toutes les fois quej’essayais de le faire parler de lui. Séguin, pendant ces troisjours, demeura taciturne et solitaire, s’occupant très peu de cequi se passait autour de lui. Il semblait dévoré d’impatience, et,à chaque instant, allait visiter le tasajo. Il passait desheures entières sur les hauteurs voisines, et tenait ses regardsfixés du côté de l’est. C’était le point d’où devaient revenir leshommes que nous avions laissés en observation au Pinon. Uneazotea dominait les ruines. J’avais l’habitude de m’yrendre chaque après-midi, quand le soleil avait perdu de sonardeur. De cette place on jouissait d’une belle vue de lavallée ; mais son principal attrait pour moi résidait dansl’isolement que je pouvais m’y procurer. Les chasseurs montaientrarement là ; leurs propos sauvages et silencieux n’arrivaientpas à cette hauteur. J’avais coutume d’étendre ma couverture prèsdes parapets à demi écroulés, de m’y coucher, et de me livrer, danscette position, à de douces pensées rétrospectives, ou à des rêvesd’avenir plus doux encore. Un seul objet brillait dans mamémoire ; un seul objet occupait mes espérances. Je n’ai pasbesoin de le dire, à ceux du moins qui ont véritablement aimé.

Je suis à ma place favorite, surl’azotea. Il est nuit ; mais on s’en douterait àpeine. Une pleine lune d’automne est au zénith, et se détache surles profondeurs bleues d’un ciel sans nuages. Dans mon payslointain, ce serait la lune des moissons. Ici elle n’éclaire ni lesmoissons ni le logis du moissonneur ; mais cette saison, belledans tous les climats, n’est pas moins charmante dans ces lieuxsauvages et romantiques. La Mission est assise sur un plateau desAndes septentrionales, à plusieurs milliers de pieds au-dessus duniveau de la mer. L’air est vif et sec. On reconnaît son peu dedensité à la netteté des objets qui frappent la vue, à l’aspect desmontagnes que l’on croirait voisines, bien que leur éloignementsoit considérable, à la fermeté des contours qui se détachent surle ciel. Je m’en aperçois encore au peu d’élévation de latempérature, à l’ardeur de mon sang, au jeu facile de mes poumons.Ah ! c’est un pays favorable pour les personnes frappéesd’étisie et de langueur. Si l’on savait cela dans les contréespopuleuses ! L’air, dégagé de vapeurs, est inondé par lalumière pâle de la lune. Mon œil se repose sur des objets curieux,sur des formes de végétation particulières au sol de cette contrée.Leur nouveauté m’intéresse. À la blanche lueur, je vois lesfeuilles lancéolées de l’uyucca, les grandes colonnes du pitahayaet le feuillage dentelé du cactus cochinéal. Des sons flottent dansl’espace ; ce sont les bruits du camp, des hommes et desanimaux ; mais, Dieu merci ! je n’entends qu’unbourdonnement lointain. Une autre voix plus agréable frappe monoreille ; c’est le chant de l’oiseau moqueur, le rossignol dumonde occidental. Il pousse ses notes imitatives du sommet d’unarbre voisin, et remplit l’air d’une douce mélodie. La lune planepar-dessus tout ; je la suis dans sa course élevée. Ellesemble présider aux pensées qui m’occupent, à mon amour ! Quede fois les poètes ont chanté son pouvoir sur cette doucepassion ! Chez eux l’imagination seule parlait : c’étaitune affaire de style ; mais dans tous les temps et dans tousles pays, ce fut et c’est une croyance. D’où vient cettecroyance ? d’où vient la croyance en Dieu ? car cessentiments ont la même source. Cette foi instinctive, sigénéralement répandue, reposerait-elle sur une erreur ? Sepourrait-il que notre esprit ne fût, après tout, que matière,fluide électrique ? Mais, en admettant cela, pourquoi neserait-il pas influencé par la lune ? Pourquoi n’aurait-il passes marées, son flux et son reflux aussi bien que les plaines del’air et celles de l’Océan ?

Couché sur ma couverture et m’abreuvant desrayons de la lune, je m’abandonne à une suite de rêveriessentimentales et philosophiques. J’évoque le souvenir des scènesqui ont dû se passer dans les ruines qui m’environnent ; lesfaits et les méfaits des pères capucins entourés de leurs serfschaussés de sandales. Ce retour au passé n’occupe pas longtemps monesprit. Je traverse rapidement des âges reculés, et ma pensée sereporte sur l’être charmant que j’aime et que j’ai récemmentquitté : Zoé, ma charmante Zoé ! À elle, je pensailongtemps. Pensait-elle à moi dans ce moment ? Souffrait-ellede mon absence ? Aspirait-elle après mon retour ? Sesyeux se remplissaient-ils de larmes quand elle regardait du haut dela terrasse solitaire ? Mon cœur répondait : Oui !battant d’orgueil et de bonheur. Les scènes horribles quej’affrontais pour son salut devaient-elles se terminerbientôt ? De longs jours nous séparaient encore, sans doute.J’aime les aventures ; elles ont fait le charme de toute mavie.

Mais ce qui se passait autour de moi !…Je n’avais pas encore commis de crime ; mais j’avais assistépassif à des crimes, dominé par la nécessité de la situation que jem’étais faite. Ne serais-je pas bientôt entraîné moi-même à tremperdans quelque horrible drame du genre de ceux qui constituaient lavie habituelle des hommes dont j’étais entouré. Dans le programmeque Séguin m’avait développé, je n’avais pas compris les cruautésinutiles dont j’étais forcé d’être le témoin. Il n’était plus tempsde reculer ; il fallait aller en avant, et traverser encored’autres scènes de sang et de brutalité, jusqu’à l’heure où il meserait donné de revoir ma fiancée, et de recevoir comme prix de mesépreuves l’adorable Zoé.

Ma rêverie fut interrompue. J’entendis desvoix et des pas ; on s’approchait de la place où j’étaiscouché. J’aperçus deux hommes engagés dans une conversation animée.Ils ne me voyaient pas, caché que j’étais derrière quelquesfragments de parapet brisé, et dans l’ombre. Quand ils furent plusprès, je reconnus le patois de mon serviteur canadien, et l’on nepouvait pas se tromper à celui de son compagnon. C’était l’accentde Barney, sans aucun doute. Ces dignes garçons, ainsi que je l’aidéjà dit, s’étaient liés comme deux larrons en foire, et ne sequittaient plus. Quelques actes de complaisance avaient attaché lefantassin à son associé, plus fin et plus expérimenté ; – cedernier avait pris l’autre sous son patronage et sous saprotection.

Je fus contrarié de ce dérangement, mais lacuriosité me fit rester immobile et silencieux. Barney parlait aumoment où je commençai à les entendre.

– En vérité, monsieur Gaoudé, je ne donneraispas cette nuit délicieuse pour tout l’or du monde. J’avais remarquéle petit bocal déjà : mais que le diable m’étrangle si j’avaiscru que c’était autre chose que de l’eau claire. Voyez-vousça ! Aurait-on pensé que ce vieux loustic d’Allemand enapporterait un plein bocal et garderait comme ça tout pourlui ! Vous êtes bien sûr que ç’en est ?

– Oui ! oui ! c’est de la bonneliqueur, de l’aguardiente.

– Agouardenty, vous dites ?

– Oui, vraiment, monsieur Barney. Je l’aiflairée plus d’une fois. Ça sent très fort ; c’est fort, c’estbon !

– Mais pourquoi ne l’avez-vous pas prisvous-même ? Vous saviez bien où le docteur fourrait ça, etvous auriez pu l’attraper bien plus facilement que moi.

– Pourquoi, Barney ?

– Parce que, mon ami, je ne veux pas me mettremal avec M. le docteur, il pourrait me soupçonner.

– Je ne vois pas clairement la chose. Il peutvous soupçonner dans tous les cas. Eh bien alors ?

– Oh ! alors, n’importe ! je jureraimes grands dieux que ce n’est pas moi. J’aurai la consciencetranquille.

– Par le ciel ! nous pouvons prendre laliqueur à présent. Voulez-vous, monsieur Gaoudé ; pour moi jene demande pas mieux : c’est dit, n’est-ce pas ?

– Oui, très bien !

– Pour lors, à présent ou jamais ; c’estle bon moment. Le vieux bonhomme est sorti ; je l’ai vu partirmoi-même. La place est bonne ici pour boire. Venez et montrez-moioù il la cache ; et, par saint Patrick, je suis votre hommepour l’attraper !

– Très bien ; allons ! monsieurBarney, allons !

Quelque obscure que cette conversation puisseparaître, je la compris parfaitement. Le naturaliste avait apportéparmi ses bagages un petit bocal d’aguardiente, del’alcool de mezcal, dans le but de conserver quelqueséchantillons rares de la famille des serpents ou des lézards, s’ilavait la chance d’en rencontrer. Je compris donc qu’il nes’agissait de rien moins que d’un complot ayant pour but des’emparer de ce bocal et de vider son contenu.

Mon premier mouvement fut de me lever pourmettre obstacle à leur dessein, et, de plus, administrer un savonsalutaire à mon voyageur ainsi qu’à son compagnon à cheveuxrouges ; mais, après un moment de réflexion, je pensai qu’ilvalait mieux s’y prendre d’une autre façon et les laisser se punireux-mêmes.

Je me rappelais que, quelques jours avantnotre arrivée à l’Ojo de Vaca, le docteur avait pris un serpent dugenre des vipères, deux ou trois sortes de lézards, et une hideusebête baptisée par les chasseurs du nom de grenouille àcornes. Il les avait plongés dans l’alcool pour les conserver.Je l’avais vu faire, et ni mon Français ni l’Irlandais ne sedoutaient de cela. Je résolus donc de les laisser boire une bonnegorgée de l’infusion avant d’intervenir. Je n’attendis paslongtemps. Au bout de peu d’instants, ils remontèrent, et Barneyétait chargé du précieux bocal. Ils s’assirent tout près del’endroit où j’étais couché, puis, débouchant le flacon, ilsremplirent leurs tasses d’étain et commencèrent à goûter. Onn’aurait pas trouvé ailleurs une paire de gaillards plusaltérés ; et d’une seule gorgée, chacun d’eux eut vidé satasse jusqu’au fond.

– Un drôle de goût, ne trouvez-vous pas ?dit Barney après avoir détaché la tasse de ses lèvres.

– Oui, c’est vrai, monsieur.

– Que pensez-vous que ce soit ?

– Je ne sais quoi. Ça sent le… dame le…dame !…

– Le poisson, vous voulez dire ?

– Oui, ça sent comme le poisson : undrôle de bouquet, fichtre !

– Je suppose que les Mexicains mettent quelquechose là dedans pour donner du goût à l’aguardiente. C’estdiablement fort tout de même. Ça ne vaut pas grand’chose et on n’enferait pas grand cas, si on avait à sa portée de la bonne liqueurd’Irlande. Oh ! mère de Moïse ! c’est là une fameuseboisson !

Et l’Irlandais secouait la tête, ajoutantainsi à l’emphase de son admiration pour le whisky de son pays.

– Mais, monsieur Gaoudé, continua-t-il, lewhisky est le whisky, sans aucun doute ; mais, si nous nepouvons avoir de la brioche, ce n’est pas une raison pour dédaignerle pain ; ainsi donc, je vous en demanderai encore uncoup.

Le gaillard tendit sa tasse pour qu’on laremplit de nouveau.

Godé pencha le flacon, et versa une partie deson contenu dans les deux tasses.

Mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a dans matasse ? s’écria-t-il après avoir bu une gorgée.

– Qu’est-ce que c’est ? laissez voir.Ça ! sur mon âme, on dirait d’une bête.

– Sacr-r-r… c’est une vilaine bête du Texas,c’est une grenouille ! C’est donc ça que ça empoisonnait lepoisson. Oh ! o-ouach !

– Oh ! sainte Mère ! il y en a uneautre dans la mienne ! Par le diable ! c’est unscorpion ; un lézard ! Houch ! ouach !ouach !

– Vou-achr ! ha-a-ach ! MonDieu ! ouachr ! ach ! Sacr… ! oachr !ach ! o-oa-a -achr !

– Sacré tonnerre ! Ho-ach ! Le vieuxsatané docteur ! A-ouach !

– Ack ! ackr ! Vierge sainte !ha ! ho ! hohachr ! Poison ! Poison !

Et les deux ivrognes marchèrent avec agitationsur l’azotea, se débarrassant l’estomac, crachant tantqu’ils pouvaient, remplis de terreur, et pensant qu’ils devaientêtre empoisonnés. Je m’étais relevé et riais comme un fou. Meséclats de rire et les exclamations des deux victimes attirèrent unefoule de chasseurs sur la terrasse, et quand ils eurent vu de quoiil s’agissait, les ruines retentirent du fracas de leurs moqueriessauvages. Le docteur, qui était arrivé avec les autres, goûtait peula plaisanterie. Cependant, après une courte recherche, il retrouvases lézards et les remit dans le bocal, qui contenait encore assezd’alcool pour les recouvrir. Il pouvait être tranquille surl’avenir : son flacon était à l’abri des tentatives deschasseurs les plus altérés.

Chapitre 33LA VILLE FANTÔME.

 

Le matin du quatrième jour, les hommes quenous avions laissés en observation rejoignirent, et nous apprîmesd’eux que les Navajoès avaient pris la route du sud. Les Indiens,revenus à la source, le second jour après notre départ, avaientsuivi la direction indiquée par les flèches. C’était la bande deDacoma ; en tout, à peu près, trois cents guerriers. Nousn’avions rien de mieux à faire que de plier bagage le pluspromptement possible et de poursuivre notre marche vers le nord.Une heure après, nous étions en selle et suivions la rive rocheusedu San-Pedro. Une longue journée de marche nous conduisit aux bordsdésolés du Gila ; et nous campâmes, pour la nuit, près dufleuve, au milieu des ruines célèbres qui marquent la seconde haltedes Aztèques lors de leur migration.

À l’exception du botaniste, du chef Coco, demoi et peut-être de Séguin, pas un de la bande ne semblaits’inquiéter de ses intéressantes antiquités. Les traces de l’oursgris, que l’on voyait sur la terre molle, occupaient bien plus leschasseurs que les poteries brisées et leurs peintureshiéroglyphiques. Deux de ces animaux furent découverts près ducamp, et un terrible combat s’ensuivit, dans lequel un desMexicains faillit perdre la vie, et n’échappa qu’après avoir eu latête et le cou en partie dépouillés. Les ours furent tués etservirent à notre souper. Le jour suivant, nous remontâmes le Gilajusqu’à l’embouchure de San Carlos, où nous fîmes halte pour lanuit. Le San-Carlos vient du nord, et Séguin avait résolu deremonter le cours de cette rivière pendant une centaine de milles,et, ensuite, de traverser à l’est vers le pays des Navajoès. Quandil eut fait connaître sa décision, un esprit de révolte semanifesta parmi les hommes, et des murmures de mécontentementgrondèrent de tous côtés. Peu d’instants après, cependant,plusieurs étant descendus et s’étant avancés dans l’eau, à quelquedistance du bord, ramassèrent quelques grains d’or dans le lit dela rivière. On aperçut aussi, parmi les rochers, comme indice duprécieux métal, la quixa, que les Mexicains désignent sousle nom de mère de l’or. Il y avait des mineurs dans latroupe, qui connaissaient très bien cela, et cette découvertesembla les satisfaire. On ne parla plus davantage de gagner lePrieto. Peut-être le San-Carlos se trouverait-il aussi riche. Cetterivière avait, comme l’autre, la réputation d’être aurifère. Entout cas, l’expédition, en se dirigeant vers l’est, devaittraverser le Prieto dans la partie élevée de son cours, et cetteperspective eut pour effet d’apaiser les mutins, du moins pourl’instant. Une autre considération encore contribuait à lescalmer : le caractère de Séguin. Il n’y avait pas un individude la bande qui se souciât de le contrarier en la moindre deschoses. Tous le connaissaient trop bien pour cela ; et ceshommes, qui faisaient généralement bon marché de leur vie quand ilsse croyaient dans le droit consacré par la loi de la montagne,savaient bien que retarder l’expédition dans le but de chercher del’or n’était ni conforme à leur contrat avec lui, ni d’accord avecses désirs. Plus d’un dans la troupe, d’ailleurs, était vivementattiré vers les villes des Navajoès par des motifs semblables àceux qui animaient Séguin. Enfin, dernier argument qui n’échappaitpas à la majorité : la bande de Dacoma devait se mettre ànotre poursuite aussitôt qu’elle aurait rejoint les Apaches. Nousn’avions donc pas de temps à perdre à la recherche de l’or, et leplus simple chasseur de scalps comprenait bien cela. Au point dujour, nous étions de nouveau en route, et nous suivions la rive duSan-Carlos. Nous avions pénétré dans le grand désert qui s’étend aunord depuis le Gila jusqu’aux sources du Colorado. Nous y étionsentrés sans guide, car pas un de la troupe n’avait jamais traverséces régions inconnues. Rubé lui-même ne connaissait nullement cettepartie du pays. Nous n’avions pas de boussole, mais nous pouvionsnous en passer. Presque tous nous étions capables d’indiquer ladirection du nord sans nous tromper d’un degré, et nous savionsreconnaître l’heure exacte, à 10 minutes près, soit de nuit, soitde jour, à la simple inspection du firmament. Avec un ciel clair,avec les indications des arbres et des rochers, nous n’avionsbesoin ni de boussole ni de chronomètre. Une vie passée sous lavoûte étoilée, dans ces prairies élevées et dans ces gorges demontagnes, où rarement un toit leur dérobait la vue de l’azur descieux, avait fait de tous ces rôdeurs insouciants autantd’astronomes. Leur éducation, sous ce rapport, était accomplie, etelle reposait sur une expérience acquise à travers bien des périls.Leur connaissance de ces sortes de choses me paraissait tout à faitinstinctive. Nous avions encore un guide aussi sûr que l’aiguilleaimantée ; nous traversions les régions de la plantepolaire, et à chaque pas la direction des feuilles de cetteplante nous indiquait notre méridien. Notre route en était semée,et nos chevaux les écrasaient en marchant.

Pendant plusieurs jours nous avançâmes vers lenord à travers un pays de montagnes étranges, dont les sommets, deformes fantastiques et bizarrement groupés, s’élevaient jusqu’auciel. Là, nous apercevions des formes hémisphériques comme desdômes d’église ; ici, des tours gothiques se dressaient devantnous ; ailleurs, c’étaient des aiguilles gigantesques dont lapointe semblait percer la voûte bleue. Des rochers, semblables àdes colonnes, en supportaient d’autres posés horizontalement ;d’immenses voûtes taillées dans le roc semblaient des ruinesantédiluviennes, des temples de druides d’une race de géants !Ces formes si singulières étaient encore rehaussées par les plusbrillantes couleurs. Les roches stratifiées étalaient tour à tourle rouge, le blanc, le vert, le jaune et les tons étaient aussivifs que s’ils eussent été tout fraîchement tirés de la paletted’un peintre. Aucune fumée ne les avait ternis depuis qu’ilsavaient émergé de leurs couches souterraines. Aucun nuage nevoilait la netteté de leurs contours. Ce n’était point un pays denuages, et tout le temps que nous le traversâmes, nous n’aperçûmespas une tache au ciel ; rien au-dessus de nous que l’étherbleu et sans limites. Je me rappelai les observations de Séguin. Ily avait quelque chose d’imposant dans la vue de ces éblouissantesmontagnes ; quelque chose de vivant qui nous empêchait deremarquer l’aspect désolé de tout ce qui nous entourait. Parmoment, nous ne pouvions nous empêcher de croire que nous noustrouvions dans un pays très peuplé, très riche et très avancé, sion en jugeait par la grandeur de son architecture. En réalité, noustraversions la partie la plus sauvage du globe, une terre qu’aucunpied humain n’avait jamais foulée, sinon le pied chaussé dumocassin : la région de l’Apache-Loup et du misérableVamparico.

Nous suivions les bords de la rivière ;çà et là, pendant nos haltes, nous cherchions de l’or. Nous n’entrouvions que de très petites quantités, et les chasseurscommençaient à parler tout haut du Prieto. Là, prétendaient-ils,l’or se trouvait en lingots. Quatre jours après avoir quitté leGila, nous arrivâmes à un endroit où le San-Carlos se frayait uncañon à travers une haute sierra. Nous y fîmes halte pourla nuit. Le lendemain matin, nous découvrîmes qu’il nous seraitimpossible de suivre plus longtemps le cours de la rivière sansescalader la montagne. Séguin annonça son intention de la quitteret de se diriger vers l’est. Les chasseurs accueillirent cettedéclaration par de joyeux hourras. La vision de l’or brillait denouveau à leurs yeux. Nous attendîmes au bord du San-Carlos, que lagrande chaleur du jour fût passée, afin que nos chevaux pussent serafraîchir à discrétion. Puis, nous remettant en selle, nouscoupâmes à travers la plaine. Nous avions l’intention de voyagertoute la nuit, ou du moins jusqu’à ce que nous trouvassions del’eau, car une halte sans eau ne pouvait nous procurer aucun repos.Avant que nous eussions marché longtemps, nous nous trouvâmes enface d’une terrible jornada, un de ces déserts redoutés,sans herbe, sans arbre, sans eau. Devant nous, s’étendait du nordau sud une rangée inférieure de montagnes, puis au-dessus une autrechaîne plus élevée et couronnée de sommets neigeux. On voyaitfacilement que ces deux chaînes étaient distinctes, et la pluséloignée devait être d’une prodigieuse élévation. Cela nous étaitrévélé par les neiges éternelles dont ses pics étaient couverts.Une rivière, peut-être celle-là même que nous cherchions, devaitnécessairement se trouver au pied des montagnes neigeuses. Mais ladistance était immense. Si nous ne trouvions pas un cours d’eau enavant des premières montagnes, nous étions grandement exposés àpérir de soif. Telle était notre perspective. Nous marchions sur unsol aride, à travers des plaines de lave et de roches aiguës quiblessaient les pieds de nos chevaux : et, parfois, lescoupaient. Il n’y avait autour de nous d’autre végétation quel’artémise au vert maladif, et le feuillage fétide de la créosote.Aucun Être vivant ne se montrait, à l’exception du hideux lézard,du serpent à sonnettes et des grillons du désert, qui rampaient surle sol dur, par myriades, et que nos chevaux écrasaient sous leurspieds. « De l’eau ! » tel était le cri quicommençait à être proféré dans toutes les langues. –Water ! criait le trappeur suffoquant. – Del’eau ! criait le Canadien. – Agua ! agua !criait le Mexicain.

À moins de vingt milles du San-Carlos, nosgourdes étaient aussi sèches que le rocher. La poussière de laplaine et la chaleur de l’atmosphère avaient provoqué chez nous unesoif intense, et nous avions tout épuisé. Nous étions partis asseztard l’après-midi. Au soleil couchant, les montagnes en face denous semblaient toujours être à la même distance. Nous voyageâmestoute la nuit, et, quand le soleil se leva, nous en étions encoretrès éloignés. Cette illusion se produit toujours dans l’atmosphèretransparente de ces régions élevées. Les hommes mâchonnaient touten causant. Ils tenaient dans leur bouche de petites balles, ou descailloux d’obsidienne, qu’ils mordaient avec des effortsdésespérés. Quand nous atteignîmes les premières montagnes, lesoleil était déjà haut sur l’horizon. À notre grande consternation,nous n’y trouvâmes pas une goutte d’eau ! La chaîne présentaitun front de roches sèches, tellement serrées et stériles, que lesbuissons de créosote eux-mêmes ne trouvaient pas de quoi s’ynourrir. Ces roches étaient aussi dépourvues de végétation que lejour où elles étaient sorties de la terre à l’état de lave. Desdétachements se répandirent dans toutes les directions etgrimpèrent dans les ravins ; mais après avoir perdu beaucoupde temps en recherches infructueuses, nous renonçâmes, désespérés.Il y avait un passage qui paraissait traverser la chaîne. Nous yentrâmes et marchâmes en avant, silencieux et agités de sinistrespensées. Peu après nous débuchions de l’autre côté, et une scèned’un singulier caractère frappait nos yeux. Devant nous une plaineentourée de tous côtés par de hautes montagnes ; à l’extrémitéopposée, les monts neigeux prenaient naissance, et montraient leursénormes rochers s’élevant verticalement à plus de mille pieds dehauteur. Les roches noires apparaissaient amoncelées les unes surles autres, jusqu’à la limite des neiges immaculées dont lessommets étaient recouverts. Mais ce qui causait notre principalétonnement, c’était la surface de la plaine. Elle était aussicouverte d’un manteau d’une éclatante blancheur ; cependant laplace plus élevée que nous occupions était parfaitement nue, etnous y ressentions vivement la chaleur du soleil. Ce que nousvoyions dans la vallée ne pouvait donc pas être de la neige.

L’uniformité de la vallée, les montagneschaotiques, dont elle était environnée, m’impressionnaient vivementpar leur aspect froid et désolé. Il semblait que tout fût mortautour de nous et que la nature fût enveloppée dans son linceul.Mes compagnons paraissaient éprouver la même sensation que moi, ettout le monde se taisait. Nous descendîmes la pente du défilé quiconduisait dans cette singulière vallée. En vain nos yeuxinterrogeaient l’espace : aucune apparence d’eau devant nous.Mais nous n’avions pas le choix : il fallait traverser. Àl’extrémité la plus éloignée, au pied des montagnes neigeuses, nouscrûmes distinguer une ligne noire, comme celle d’une rangéed’arbres, et nous nous dirigeâmes vers ce point. En arrivant sur laplaine nous trouvâmes le sol couvert d’une couche épaisse de soude,blanche comme de la neige. Il y en avait assez là pour satisfaireaux besoins de toute la race humaine ; mais, depuis saformation nulle main ne s’était encore baissée pour la ramasser.Trois ou quatre massifs de rocher se trouvaient sur notre route,près de l’endroit où le défilé débouchait dans la vallée. Pendantque nous les contournions, nos yeux tombèrent sur une largeouverture pratiquée dans les montagnes qui étaient en face de nous.À travers cette ouverture, les rayons du soleil brillaient etcoupaient en écharpe le paysage d’une traînée de lumière jaune.Dans cette lumière, se jouaient par myriades les légers cristaux dela soude soulevés par la brise. Pendant que nous descendions, jeremarquai que les objets prenaient autour de nous un aspect toutdifférent de celui qu’ils nous avaient présenté d’en haut. Commepar enchantement, la blanche surface disparaissait et faisait placeà des champs de verdure au milieu desquels s’élançaient de grandsarbres couverts d’un épais et vert feuillage.

– Des cotonniers ! s’écria un chasseur enregardant les bosquets encore éloignés.

– Ce sont d’énormes sapins, pardieu !s’écria un autre.

– Il y a de l’eau là, camarades, biensûr ! fit remarquer un troisième.

– Oui, messieurs ! il est impossible quede pareilles tiges croissent sur une prairie sèche. Regardez !Hilloa !

– De par tous les diables, voilà une maisonlà-bas !

– Une maison ! une, deux, trois !…Mais c’est tout une ville, ou bien il n’y a pas un seul mur.Tenez ! Jim, regardez là-bas ! Wagh !

Je marchais devant avec Séguin ; le restede la bande atteignait la bouche du défilé derrière nous. J’avaisété absorbé pendant quelques instants dans la contemplation de lablanche efflorescence qui couvrait le sol et je prêtais l’oreilleau craquement de ces incrustations sous le sabot de mon cheval. Cesexclamations me firent lever les yeux. Sous l’impression de ce queje vis, je tirai les deux rênes d’une seule secousse. Séguin avaitfait comme moi, et toute la troupe s’était arrêtée en même temps.Nous venions justement de tourner une des masses qui nousempêchaient de voir la grande ouverture qui se trouvait alorsprécisément en face de nous ; et, près de sa base, du côté dusud, on voyait s’élever les murs et les édifices d’une cité ;d’une vaste cité, si l’on en jugeait par la distance et parl’aspect colossal de son architecture. Les colonnes des temples,les grandes portes, les fenêtres, les balcons, les parapets, lesescaliers tournants nous apparaissaient distinctement. Un grandnombre de tours s’élevaient très haut au-dessus des toits ; aumilieu, un grand édifice ressemblant à un temple et couronné d’undôme massif, dominait toutes les autres constructions. Jeconsidérais cette apparition soudaine avec un sentimentd’incrédulité. C’était un songe, une chimère, un mirage peut-être….Non, cependant le mirage ne présente pas un tableau aussi net. Il yavait là des toits, des cheminées, des murs, des fenêtres. Il yavait des maisons fortifiées avec leurs créneaux réguliers et leursembrasures. Tout cela était réel : c’était une ville. Était-cedonc là la Cibolo des pères espagnols ? Était-ce la ville auxportes d’or et aux tours polies ? Après tout, l’histoireracontée par les prêtres voyageurs ne pouvait-elle pas êtrevraie ? Qui donc avait démontré que ce fût une fable !Qui avait jamais pénétré dans ces régions où les récits des prêtresplaçaient la ville dorée de Cibolo ? Je vis que Séguin était,autant que moi, surpris et embarrassé. Il ne connaissait rien de cepays. Il avait vu souvent des mirages, mais pas un seul quiressemblât à ce que nous avions sous les yeux.

Pendant quelque temps, nous demeurâmesimmobiles sur nos selles, en proie à de singulières émotions.Pousserions-nous en avant ? Sans doute. Il nous fallaitarriver à l’eau. Nous mourions de soif. Aiguillonnés par ce besoin,nous partîmes à toute bride. À peine avions-nous couru quelquespas, qu’un cri simultané fut poussé par tous les chasseurs. Quelquechose de nouveau, – quelque chose de terrible, – était devant nous.Près du pied de la montagne se montrait une ligne de formessombres, en mouvement : c’étaient des hommes àcheval ! Nous arrêtâmes court nos chevaux ; notretroupe entière fit halte au même instant.

– Des Indiens ! telle fut l’exclamationgénérale.

– Il faut que ce soient des Indiens murmuraSéguin : il n’y a pas d’autres créatures humaines par ici. DesIndiens ! mais non. Jamais il n’y eut d’Indiens semblables àcela. Voyez ! ce ne sont pas des hommes ! Regardez leurschevaux monstrueux, leurs énormes fusils : ce sont desgéants ! Par le ciel ! continua-t-il après un momentd’arrêt, ils sont sans corps, ce sont desfantômes !

Il y eut des exclamations de terreur parmi leschasseurs placés en arrière. Étaient-ce là les habitants de lacité ? Il y avait une proportion parfaite entre la taillecolossale des chevaux et celle des cavaliers. Pendant un moment, laterreur m’envahit comme les autres ; mais cela ne dura qu’uninstant. Un souvenir soudain me vint à l’esprit ; je merappelai les montagnes du Hartz et ses démons. Je reconnus que lephénomène que nous avions devant nous devait être le même, uneillusion d’optique, un effet de mirage. Je levai la main au-dessusde ma tête. Le géant qui était devant les autres imita lemouvement. Je piquai de l’éperon les flancs de mon cheval etgalopai en avant. Il fit de même, comme s’il fût venu à marencontre. Après quelque temps de galop, j’avais dépassé l’angleréflecteur, et l’ombre du géant disparut instantanément dans l’air.La ville aussi avait disparu ; mais nous retrouvâmes lescontours de plus d’une forme singulière dans les grandes rochesstratifiées qui bordaient la vallée. Nous ne fûmes pas longtempssans perdre de vue, également, les bouquets d’arbres gigantesques.En revanche, nous vîmes distinctement au pied de la montagne, nonloin de l’ouverture, une ceinture de saules verts et peu élevés,mais des saules réels. Sous leur feuillage, on voyait quelque chosequi brillait au soleil comme des paillettes d’argent, c’étaitde l’eau ! C’était un bras du Prieto. Nos chevauxhennirent à cet aspect ; un instant après, nous avions mispied à terre sur le rivage, et nous étions tous agenouillés auprèsdu courant.

Chapitre 34LA MONTAGNE D’OR.

 

Après une marche si pénible, il étaitnécessaire de faire une halte plus longue que d’habitude. Nousrestâmes près de l’arroyo tout le jour et toute la nuit suivante.Mais les chasseurs avaient hâte de boire les eaux du Prietolui-même ; le lendemain matin, nous levâmes le camp et prîmesnotre direction vers cette rivière. À midi, nous étions sur sesbords. C’était une singulière rivière, traversant une région demontagnes mornes, arides et désolées. Le courant s’était frayé sonchemin à travers ces montagnes, y creusant plusieurscañons, et roulait ses flots dans un lit presque partoutinaccessible. Elle paraissait noire et sombre. Où donc étaient lessables d’or ? Après avoir suivi ses bords pendant quelquetemps, nous nous arrêtâmes à un endroit où l’on pouvait gagner larive. Les chasseurs, sans s’occuper d’autre chose, franchirentpromptement les rochers et descendirent vers l’eau. C’est à peines’ils prirent le temps de boire. Ils fouillèrent dans lesinterstices des rochers tombés des hauteurs ; ils ramassèrentle sable avec leurs mains et se mirent à le laver dans leurstasses ; ils attaquèrent les roches quartzeuses à coups detomahawk et en écrasèrent les fragments entre deux grosses pierres.Ils ne trouvèrent pas une parcelle d’or. Ils avaient pris larivière trop haut, ou bien l’Eldorado se trouvait encore plus aunord.

Harassés, baignés de sueur, furieux, jurant etgrognant, ils obéirent à l’ordre de marcher en avant. Nous suivîmesle cours du fleuve et nous nous arrêtâmes, pour la nuit, à uneautre place où l’eau était accessible pour nos animaux. Là, leschasseurs cherchèrent encore de l’or, et n’en trouvèrent pas plusqu’auparavant. La contrée aurifère était au-dessous, ils n’endoutaient plus. Le chef les avait conduits par le San-Carlos pourles en détourner, craignant que la recherche de l’or ne retardât lamarche. Il n’avait nul souci de leurs intérêts. Il ne pensait qu’aubut particulier qu’il voulait atteindre. Ils s’en retourneraientaussi pauvres qu’ils étaient venus, ça lui était bien égal. Jamaisils ne retrouveraient une occasion pareille. Tels étaient lesmurmures entremêlés de jurements. Séguin n’entendait rien, oufeignait de ne pas entendre. Il avait un de ces caractères quisavent tout supporter, jusqu’à ce que le moment favorable pour agirse présente. Il était naturellement emporté, comme tous lescréoles ; mais le temps et l’adversité avaient amené soncaractère à un calme et à un sang-froid qui convenaientadmirablement au chef d’une semblable troupe. Quand il se décidaità agir, il devenait, comme on dit dans l’Ouest, un hommedangereux, et les chasseurs de scalps savaient cela. Pourl’instant, il ne prenait pas garde à leurs murmures.

Longtemps avant le point du jour, nous nousétions remis en selle, et nous nous dirigions vers le haut Prieto.Nous avions remarqué des feux à une certaine distance pendant lanuit et nous savions que c’étaient ceux des villages des Apaches.Notre intention était de traverser leur pays sans être aperçus, etnous devions, quand le jour aurait paru, nous cacher parmi lesrochers jusqu’à la nuit suivante. Quand l’aube devint claire, nousfîmes halte dans une profonde ravine, et quelques-uns de nousgrimpèrent sur la hauteur pour reconnaître. Nous vîmes la fumées’élever au-dessus des villages, au loin ; mais nous lesavions dépassés pendant l’obscurité, et, au lieu de rester dansnotre cachette, nous continuâmes notre route à travers une largeplaine couverte de sauges et de cactus. De chaque côté lesmontagnes se dressaient, s’élevant rapidement à partir de laplaine, et affectant ces formes fantastiques qui caractérisent lespics de ces régions. En haut des roches à pic, formant d’effrayantsabîmes, on découvrait des plateaux mornes, arides, silencieux. Laplaine arrivait jusqu’à la base même des rochers qui avaient dûnécessairement être baignés par les eaux autrefois. C’étaitévidemment le lit d’un ancien océan. Je me rappelai la théorie deSéguin sur les mers intérieures. Peu après le lever du soleil, ladirection que nous suivions nous conduisit à une route indienne. Lànous traversâmes la rivière avec l’intention de nous en séparer etde marcher à l’est. Nous arrêtâmes nos chevaux au milieu de l’eauet les laissâmes boire à discrétion. Quelques-uns des chasseurs quiétaient portés en avant avaient gravi le bord escarpé. Nous fûmesattirés par des exclamations d’une nature inaccoutumée. En levantles yeux, nous vîmes que plusieurs d’entre eux, sur le haut de lacôte, montraient le nord avec des gestes très animés. Voyaient-ilsles Indiens ?

– Qu’y a-t-il ? cria Séguin, pendant quenous avancions.

– Une montagne d’or ; une montagned’or ! Telle fut la réponse.

Nous pressâmes nos chevaux vers le sommet. Auloin vers le nord, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, unemasse brillante réfléchissait les rayons du soleil. C’était unemontagne, et le long de ses flancs, de la base au sommet, la rocheavait l’éclat et la couleur de l’or ! La réverbération desrayons du soleil sur cette surface nous éblouissait. Était-ce doncune montagne d’or ?

Les chasseurs étaient fous de bonheur !C’était la montagne dont il avait été si souvent question autourdes feux des bivouacs. Lequel d’entre eux n’en avait pas entenduparler, qu’il y eût cru ou non ? Ce n’était donc pas unefable. La montagne était là devant eux, dans toute son éclatantesplendeur ! Je me retournai et regardai Séguin. Il se tenaitles yeux baissés ; sa physionomie exprimait une viveinquiétude. Il comprenait la cause de l’illusion ; leMaricopa, Reichter et moi la comprenions aussi. Au Premier coupd’œil, nous avions reconnu les écailles brillantes de la sélénite.Séguin vit qu’il y avait là une grande difficulté à surmonter.Cette éblouissante hallucination était très loin de notredirection ; mais il était évident que ni menaces ni prières neseraient écoutées. Les hommes étaient tous résolus à aller verscette montagne. Quelques-uns avaient déjà tourné la tête de leurschevaux de ce côté, et s’avançaient dans cette direction. Séguinleur ordonna de revenir. Une dispute terrible s’ensuivit, et peuaprès ce fut une véritable révolte. En vain Séguin fit valoir lanécessité d’arriver le plus promptement possible à la ville ;en vain il représenta le danger que nous courions d’être surprispar la bande de Dacoma, qui pendant ce temps serait sur nostraces ; en vain le chef Coco, le docteur et moi-même,affirmâmes à nos compagnons ignorants que ce qu’ils voyaientn’était que la surface d’un rocher sans valeur. Les hommess’obstinaient. Cette vue, qui répondait à leurs espéranceslongtemps caressées, les avait enivrés. Ils avaient perdu laraison ; ils étaient fous.

– En avant donc ! cria Séguin, faisant uneffort désespéré pour contenir sa fureur. En avant, insensés,suivez votre aveugle passion. Vous payerez cette folie de votrevie !

En disant ces mots, il retourna son cheval etprit sa course vers le phare brillant. Les hommes le suivirent enpoussant de joyeuses et sonores acclamations. Après un long jour decourse nous atteignîmes la base de la montagne. Les chasseurs sejetèrent en bas de cheval et grimpèrent vers les roches brillantes.Ils les atteignirent ; les attaquèrent avec leurs tomahawks,leurs crosses de pistolets ; les grattèrent avec leurscouteaux ; enlevèrent des feuilles de mica et de sélénitetransparente… puis les jetèrent à leurs pieds, honteux etmortifiés ; l’un après l’autre ils revinrent dans la plaine,l’air triste et profondément abattus ; pas un ne ditmot ; ils remontèrent à cheval et suivirent leur chef.

Nous avions perdu un jour à ce voyage sansprofit ; mais nous nous consolions en pensant que les Indiens,suivant nos traces, feraient le même détour. Nous courionsmaintenant au sud-ouest ; mais ayant trouvé une source nonloin du pied de la montagne, nous y restâmes toute la nuit. Aprèsune autre journée de marche au sud-est, Rubé reconnut le profil desmontagnes. Nous approchions de la grande ville des Navajoès. Cettenuit-là, nous campâmes près d’un cours d’eau, un bras du Prieto,qui se dirige vers l’est. Un grand abîme entre deux rochersmarquait le cours de la rivière au-dessus de nous. Le guide montracette ouverture, pendant que nous nous avancions vers le lieu denotre halte.

– Qu’est-ce, Rubé ? demanda Séguin.

– Vous voyez cette gorge en face devous ?

– Oui ; qu’est-ce que c’est ?

– La ville est là.

Chapitre 35NAVAJOA.

 

La soirée du jour suivant était avancée quandnous atteignîmes le pied de la sierra, à l’embouchure ducañon. Nous ne pouvions pas suivre le bord de l’eau plusloin, car il n’y avait dans le chenal ni sentier ni endroitguéable. Il fallait nécessairement franchir l’escarpement quiformait la joue méridionale de l’ouverture. Un chemin frayé àtravers des pins chétifs s’offrait à nous, et, sur les pas de notreguide, nous commençâmes l’ascension de la montagne. Après avoirgravi pendant une heure environ, en suivant une route effrayante aubord de l’abîme. Nous parvînmes à la crête ; nos yeux seportèrent vers l’est. Nous avions atteint le but de notre voyage.La ville des Navajoès était devant nous !

– Voilà ! Mira el pueblo !That’s the town ! Hourra ! s’écrièrent leschasseurs, chacun dans sa langue.

– Oh Dieu ! enfin, la voilà !murmura Séguin dont les traits exprimaient une émotionprofonde ; soyez béni ! mon Dieu ! Halte !camarades, halte !

Nous retînmes les rênes, et, immobiles sur noschevaux fatigués, nous demeurâmes les yeux tournés vers la plaine.Un magnifique panorama, magnifique sous tous les rapports,s’étalait devant nous ; l’intérêt avec lequel nous leconsidérions était encore redoublé par les circonstancesparticulières qui nous avaient amenés à en jouir. Placés àl’extrémité occidentale d’une vallée oblongue, nous la voyons sedérouler dans toute sa longueur. C’est, non pas une valléeproprement dite, bien qu’elle fût ainsi appelée par les Américainsespagnols, mais plutôt une plaine entourée de tout côtés par desmontagnes. Sa forme est elliptique. Le grand axe, ou diamètre desfoyers de cette ellipse, peut avoir dix ou douze milles delongueur ; le petit axe en a cinq ou six. La surface entièreprésente un champ de verdure dont le plan n’est coupé ni debuissons, ni de haies, ni de collines. C’est comme un lactranquille transformé en émeraude. Une ligne d’argent la traversedans toute son étendue, en courbes gracieuses, et marque le coursd’une rivière cristalline. Mais les montagnes ! Quellessauvages montagnes ! surtout celles qui bordent la vallée aunord. Ce sont des masses de granit amoncelées. Quelles convulsionsde la nature doivent avoir présidé à leur naissance ! Leuraspect présente l’idée d’une planète en proie aux douleurs del’enfantement. Des rochers énormes sont suspendus, à peine enéquilibre, au-dessus de précipices affreux. Il semble que le chocd’une plume suffirait pour occasionner la chute de ces massesgigantesques. D’effrayants abîmes montrent dans leurs profondeursde sombres défilés qu’aucun bruit ne trouble. Çà et là, des arbresnoueux, des pins et des cèdres, croissent horizontalement etpendent le long des rochers. Les branches hideuses des cactus, lefeuillage maladif des buissons de créosote, se montrent dans lesfissures, et ajoutent un trait de plus au caractère âpre et mornedu paysage. Telle est la barrière septentrionale de la vallée. Lasierra du midi présente un contraste géologique complet. Pas uneroche de granit ne se montre de ce côté. On y voit aussi desrochers amoncelés, mais blancs comme la neige. Ce sont desmontagnes de quartz laiteux. Elles sont dominées par des pics deformes diverses, nus et brillants ; d’énormes masses pendentsur les profonds abîmes : les ravins, comme les hauteurs, sontdépourvus d’arbres. La végétation qui s’y montre a tous lescaractères de la désolation. Les deux sierras convergent versl’extrémité orientale de la vallée. Du sommet que nous occupons, etqui se trouve à l’ouest, nous découvrons tout le tableau. À l’autrebout de la vallée, nous apercevons une place noire au pied de lamontagne. Nous reconnaissons une forêt de pins, mais elle est tropéloignée pour que nous puissions distinguer les arbres. La rivièresemble sortir de cette forêt, et, sur ses bords, près de la lisièredu bois, nous apercevons un ensemble de constructions pyramidalesétranges. Ce sont des maisons. C’est la ville de Navajoa !

Nos yeux s’arrêtent sur cette ville avec unevive curiosité. Nous distinguons le profil des maisons, bienqu’elles soient à près de dix milles de distance. C’est une étrangearchitecture. Quelques-unes sont séparées des autres, et ont destoits en terrasse, au-dessus desquels nous voyons flotter desbannières. L’une, grande entre toutes, présente l’apparence d’untemple. Elle est dans la plaine ouverte, hors de la ville, et, aumoyen de la lunette, nous apercevons de nombreuses formes qui semeuvent sur son sommet. Ces formes sont des êtres humains. Il y ena aussi sur les toits et les parapets des maisons pluspetites ; nous en voyons beaucoup d’autres, sur la plaine,entre la ville et nous, chassant devant eux des troupes debestiaux, de mules et de mustangs. Quelques-uns sont sur les bordsde la rivière, et nous en apercevons qui plongent dans l’eau.Plusieurs groupes de chevaux, dont les flancs arrondis accusent lebon état d’entretien, pâturent tranquillement dans la prairie. Destroupes de cygnes sauvages, d’oies et de grues bleues suivent ennageant et en voltigeant le courant sinueux de la rivière. Lesoleil baisse ; les montagnes réfléchissent des teintesd’ambre, et les cristaux quartzeux resplendissent sur les pics dela sierra méridionale. La scène est imposante par sa beauté et lesilence qui l’environne. Combien de temps s’écoulera-t-il,pensais-je, avant que ce tableau si calme soit rempli de meurtre etde pillage ?

Nous demeurons quelque temps absorbés dans lacontemplation de la vallée sans proférer un seul mot. C’est lesilence qui précède les résolutions terribles. L’esprit de mescompagnons est agité de pensées et d’émotions diverses, diversespar leur nature et par leur degré de vivacité, et différant autantles unes des autres, que le ciel diffère de l’enfer. Quelques-unesde ces émotions sont saintes. Des hommes ont le regard tendu sur laplaine, croyant ou s’imaginant distinguer, à cette distance, lestraits d’un être aimé, d’une épouse, d’une sœur, d’une fille, oupeut-être d’une personne plus tendrement chérie encore. Non ;cela ne pouvait être ; nul n’était plus profondément affectéque le père cherchant son enfant. De tous les sentiments mis en jeulà, l’amour paternel était le plus fort. Hélas ! il y avaitdes émotions d’une autre nature dans le cœur de ceux quim’entouraient, des passions terribles et impitoyables. Des regardsféroces étaient lancés sur la ville ; les uns respiraient lavengeance, les autres l’amour du pillage ; d’autres encore,vrais regards de démons, la soif du meurtre. On en avait causé àvoix basse tout le long de la route, et les hommes déçus dans leursespérances au sujet de l’or, s’entretenaient du prix deschevelures.

Sur l’ordre de Séguin, les chasseurs seretirèrent sous les arbres et tinrent précipitamment conseil.Comment devait-on s’y prendre pour s’emparer de la ville ?Nous ne pouvions pas approcher en plein jour. Les habitants nousauraient vus longtemps avant que nous eussions franchi la distance,et ils fuiraient vers la forêt. Nous perdrions ainsi tout le fruitde notre expédition. Pouvions-nous envoyer un détachement àl’extrémité orientale de la vallée pour empêcher la fuite ?Non pas à travers la plaine du moins, car les montagnes arrivaientjusqu’à son niveau, sans hauteurs intermédiaires, et sans défiléprès de leurs flancs. À quelques endroits, le rocher s’élevaitverticalement à une hauteur de Mille pieds environ. Cette idée futabandonnée. Pouvions-nous tourner la sierra du sud, et arriver parla forêt elle-même ? De cette manière, nous marchions àcouvert jusqu’auprès des maisons. Le guide, interrogé, répondit quecela était possible ; mais il fallait faire un détourd’environ 50 milles. Nous n’avions pas le temps, et nous yrenonçâmes.

Le seul plan praticable était donc de nousapprocher de la ville pendant la nuit, ou, du moins, c’était celuiqui présentait le plus de chances de succès. On s’y arrêta. Séguinne voulait pas faire une attaque de nuit, mais seulement entourerles maisons en restant à une certaine distance, et se tenir enembuscade jusqu’au matin. La retraite serait ainsi coupée, et nousserions sûrs de retrouver nos prisonniers à la lumière du jour. Leshommes s’étendirent sur le sol, et, le bras passé dans la bride deleurs chevaux, attendirent le coucher du soleil.

Chapitre 36L’EMBUSCADE NOCTURNE

 

Une petite heure se passa ainsi. Le globebrillant disparut derrière nous, et les roches de quartz revêtirentune teinte sombre. Les derniers rayons du soleil illuminèrent unmoment les pics les plus élevés, puis s’éclipsèrent. La nuit étaitvenue. Nous descendîmes la pente rapide en une longue file etatteignîmes la plaine ; puis, tournant à gauche, nous suivîmesle pied de la montagne. Les rochers nous servaient de guides. Nousavancions avec prudence et parlions à voix basse. La route que noussuivions était semée de roches détachées, tombées du haut de lamontagne. Nous étions obligés de contourner des contre-forts quis’avançaient jusque dans la plaine. De temps en temps, nous nousarrêtions pour tenir conseil.

Après avoir marché ainsi pendant dix à douzemilles, nous nous trouvâmes de l’autre côté de la ville. Nous n’enétions pas à plus d’un mille. Nous apercevions les feux allumés surla plaine, et nous entendions les voix de ceux qui étaient autour.Là, nous divisâmes la troupe en deux parts. Un petit détachementresta caché dans un défilé au milieu des rochers. Ce détachementfut chargé de la garde du chef captif et des mules de bagages. Lecorps principal se porta en avant, sous la conduite de Rubé, etsuivit la lisière de la forêt, laissant un poste de distance endistance. Ces postes se cachèrent à leurs stations respectives,gardant un profond silence et attendant le signal du clairon, quidevait être donné au point du jour.

** * *

La nuit s’écoule lente et silencieuse. Lesfeux s’éteignent l’un après l’autre, et la plaine reste enveloppéedes ombres d’une nuit sans lune. De sombres nuages flottent dansl’air, la pluie menace, phénomène rare dans cette région. Le cygnefait entendre son cri discordant, le gruya pousse sa notecuivrée au-dessus de la rivière, le loup hurle sur la lisière duvillage endormi. La voix de la chauve-souris géante traverse lesairs. On entend le flap-flap de ses grandes ailes quandelle descend en vol plané, le sol de la prairie résonne sourdementsous les sabots des chevaux, le craquement de l’herbe se mêle autink-ling des anneaux des mors, car les chevaux mangenttout bridés. Par moments, un chasseur endormi murmure quelquesmots, se débattant en rêve contre quelque terrible ennemi. Ainsi lanuit se passe, traversant les groupes de lumineuxcucujos[17].

Tout se tait au moment où le jour approche.Les loups cessent de hurler ; le cygne et la grue bleue fontsilence ; l’oiseau de proie nocturne a garni sa panse vorace,et s’est perché sur un pin de la montagne ; les mouchesphosphorescentes disparaissent sous l’influence des heures plusfroides ; et les chevaux, ayant pâturé toute l’herbe qui setrouvait à leur portée, sont couchés et endormis.

Une lumière grise commence à se répandre surla vallée ; elle glisse le long des blancs rochers de lamontagne de quartz. L’air frais du matin réveille les chasseurs.L’un après l’autre ils se lèvent. Ils frissonnent en se redressant,et ramassent autour d’eux les plis de leurs manteaux. Ilsparaissent fatigués ; leurs figures sont pâles et blafardes.L’aube grise donne un air de fantôme à leurs faces barbues et nonlavées. Un instant après, ils rassemblent les longes et lesattachent aux anneaux ; visitent les chiens et les amorces deleurs fusils, et rebouclent leurs ceintures ; tirent de leurshavre-sacs des morceaux de tasajo et les mangent crus.Debout auprès de leurs chevaux, ils se tiennent prêts à se mettreen selle. Le moment n’est pas encore venu. La lumière gagne lavallée. Le brouillard bleu qui couvrait la rivière pendant la nuits’élève. Nous distinguons tous les détails des maisons. Quellessingulières constructions ! Les plus élevées ont un, deux, etjusqu’à quatre étages. Toutes affectent la forme d’une pyramidetronquée. Chaque étage est en retraite sur celui qui estau-dessous, d’où résulte une série de terrasses superposées. Lesmaisons sont d’un blanc jaunâtre, couleur de la terre qui a servi àles construire. On n’y voit pas de fenêtres ; des portesouvertes à chaque étage sur le dehors donnent accès dansl’intérieur ; des échelles dressées de terrasse en terrassesont appuyées contre les murs. Sur le sommet de quelques-unes, il ya des perches portant des bannières, ce sont les demeures desprincipaux chefs et des grands guerriers de la nation. Nous voyonsle temple distinctement. Il a la même forme que les maisons, maisil est plus large et plus élevé. De son toit s’élance un grand mâtportant une bannière avec un étrange écusson. Près des maisons sontdes enclos remplis de mules et de mustangs : c’est le bétailde la ville.

Le jour devient plus clair. Nous voyons desformes apparaître sur les toits et se mouvoir le long desterrasses. Ce sont des figures humaines enveloppées de vêtementsflottant comme des robes, en étoffes rayées. Nous reconnaissons lacouverture des Navajoès, avec ses raies alternées, noires etblanches. Avec la lunette, nous apercevons les formes plusdistinctes et nous pouvons reconnaître les sexes. Les cheveuxpendent négligemment sur les épaules et descendent jusqu’au bas desreins. La plupart sont des femmes de différents âges. On aperçoitbeaucoup d’enfants. Il y a des hommes, des vieillards à cheveuxblancs ; d’autres plus jeunes, en petit nombre, mais ce nesont pas des guerriers ; tous les guerriers sont absents. Aumoyen des échelles, ils descendent de terrasse en terrasse, sedirigent vers la plaine et vont rallumer les feux. Quelques-unsportent des vases de terre, des ollas sur leur tête, etvont à la rivière puiser de l’eau. Ils sont à peu près nus. Nousvoyons leurs corps bruns et leurs poitrines découvertes. Ce sontdes esclaves. Ah ! les vieillards se dirigent vers le sommetdu temple. Des femmes et des enfants les suivent ; les uns enblanc, les autres vêtus de couleurs variées. Il y a des jeunesfilles et des jeunes garçons ; ce sont les enfants des chefs.Une centaine environ sont réunis sur le toit le plus élevé. Unautel est dressé près de la hampe du drapeau. La fumée s’élève, laflamme brille : ils ont allumé du feu sur l’autel. Écoutez leschants et les sons du tambour indien ! Le bruit cesse ;tous restent immobiles et silencieux, la face tournée versl’est.

– Qu’est-ce que cela signifie ?

– Ils attendent que le soleil paraisse. Cespeuples adorent le soleil.

Les chasseurs, dont la curiosité est excitée,restent le regard tendu, observant la cérémonie. Le sommet le plusélevé de la montagne quartzeuse s’allume. C’est le premier signe del’arrivée du soleil. La teinte dorée descend le long du pic.D’autres points s’illuminent. Les rayons viennent frapper lesfigures des adorateurs. Voyez ! il y a des blancs parmieux ! Un, deux, plusieurs blancs : ce sont des femmes etdes jeunes filles.

– Oh ! Dieu, faites qu’elle soitlà ! s’écrie Séguin prenant sa lunette avec empressement, etportant le clairon à ses lèvres.

Quelques notes éclatantes résonnent dans lavallée. Les cavaliers entendent le signal. Ils débouchent des boiset des défilés. Ils galopent à travers la plaine, et se déploienten avançant. En peu de minutes nous avons formé un grand arc decercle autour de la ville. Nos chevaux nous mènent vers le pied desmurailles. L’atajo et le chef captif, confiés à la garded’un petit nombre d’hommes, sont restés dans le défilé. Les sons duclairon ont attiré l’attention des habitants. Ils s’arrêtent unmoment, frappés d’immobilité par la surprise. Ils voient la lignequi les enveloppe. Ils aperçoivent les cavaliers qui s’avancent.Serait-ce un jeu de la part de quelque tribu amie ? Non. Cesvoix étrangères, ce clairon, tout cela est nouveau pour lesoreilles des Indiens. Quelques-uns cependant ont déjà entendu cessons, ils reconnaissent la trompette de guerre des visagespâles ! Pendant un moment la consternation les prive de lafaculté d’agir. Ils nous regardent jusqu’à ce que nous soyons toutprès. Ils voient les visages pâles, les armes étranges, les chevauxsingulièrement harnachés. C’est l’ennemi ! ce sont lesblancs ! Ils courent d’une place à l’autre, de rue en rue.Ceux qui portaient de l’eau jettent leurs ollas etprennent leur course, en criant, vers les maisons. Ils montent surles toits et retirent les échelles après eux. Des exclamations sontéchangées ; les hommes, les femmes et les enfants poussent descris affreux. La terreur est peinte sur toutes les figures ;l’épouvante se lit dans tous leurs mouvements. Pendant ce temps,notre ligne s’est resserrée, et nous ne sommes plus qu’à deux centsyards des murs. Nous faisons halte un moment. Vingt hommes sontlaissés pour former une arrière-garde. Les autres se réunissent encorps et se portent en avant sur les pas de leurs chefs.

Chapitre 37ADÈLE.

 

Nous nous dirigeons vers le grand bâtiment,nous l’entourons et nous faisons halte de nouveau. Les vieillardssont toujours sur le toit et garnissent le parapet. Ils sont enproie à la terreur et tremblent comme des enfants.

– Ne craignez rien ; nous venons enamis ! crie Séguin, parlant une langue qui nous est étrangèreet leur faisant des signes.

Sa voix ne peut percer le bruit des crisperçants que l’on entend de tous côtés. Il répète les mêmes mots etrenouvelle ses signes avec plus d’énergie. Les vieillards segroupent au bord du parapet. L’un d’entre eux se distingue aumilieu de tous les autres. Ses cheveux blancs comme la neigetombent jusqu’à sa ceinture. De brillants ornements pendent à sesoreilles et sur sa poitrine. Il est revêtu d’une robe blanche. Il atoute l’apparence d’un chef ; tous les autres lui obéissent.Sur un signe de sa main, les cris cessent. Il se penche au-dessusdu parapet comme pour nous parler.

– Amigos ! amigos !crie-t-il en espagnol.

– Oui, oui, nous sommes des amis, répondSéguin dans la même langue.. Ne craignez rien de nous ! Nousne venons pas pour vous faire du mal.

– Pourquoi nous feriez-vous du mal ? Noussommes en paix avec tous les blancs de l’Est. Nous sommes les filsde Moctezuma. Nous sommes Navajoès. Que voulez-vous denous ?

– Nous venons pour nos parents, vos captivesblanches. Ce sont nos femmes et nos filles.

– Des captives blanches ! vous voustrompez : nous n’avons pas de captives. Celles que vouscherchez sont parmi les Apaches, loin, là-bas, vers le sud.

– Non. Elles sont parmi vous, répond Séguin,j’ai des informations précises et sûres à cet égard. Pas de retard,donc ! Nous avons fait un long voyage pour les retrouver, etnous ne nous en irons pas sans elles.

Le vieillard se tourne vers ses compagnons.Ils parlent à voix basse et échangent des signes. Les figures seretournent du côté de Séguin.

– Croyez-moi, señor chef, dit levieillard, parlant avec emphase, vous avez été mal informé. Nousn’avons pas de captives blanches.

– Pish ! vieux menteur impudent !cria Rubé en sortant de la foule et ôtant son bonnet de peau dechat. Reconnais-tu l’Enfant, le reconnais-tu ?

Le crâne dépouillé se montre aux yeux desIndiens. Un murmure plein d’alarmes se fait entendre parmi eux. Lechef aux cheveux blancs semble déconcerté. Il sait l’histoire decette tête scalpée. De sourds grondements se font entendre aussiparmi les chasseurs. Ils ont vu les femmes blanches en galopantvers la ville. Ce mensonge les irrite, et le bruit menaçant desrifles qu’on arme se fait entendre tout autour de nous.

– Vous avez dit des paroles fausses,vieillard, crie Séguin. Nous savons que vous avez des captivesblanches, rendez-nous-les donc, si vous voulez sauver vostêtes.

– Et vite ! crie Garey, levant son rifleavec un geste menaçant. Plus vite que ça, ou bien je fais sauter lacervelle de ton vieux crâne.

– Patience, amigo, vous verrez nosfemmes blanches ; mais ce ne sont pas des captives. Ce sontnos filles, les enfants de Moctezuma.

L’Indien descend au troisième étage du temple.Il disparaît sous une porte et revient presque aussitôt, amenantavec lui cinq femmes revêtues du costume des Navajoès. Ce sont desfemmes et des jeunes filles et, ainsi qu’on peut le voir au premiercoup d’œil, elles appartiennent à la race hispano-mexicaine.

Mais il y en a parmi nous qui les connaissentplus particulièrement. Trois d’entre elles sont reconnues parautant de chasseurs, et à la vue de ceux-ci, elles se précipitentvers le parapet, tendent leurs bras, et poussent des exclamationsde joie. Les chasseurs les appellent :

– Pepe ! – Rafaela ! –Jesusita ! – entremêlant leurs noms d’expressions detendresse. Ils leur crient de descendre, en leur montrant deséchelles.

– Bajan, niñas, bajan ! aprisa !aprisa ! (Venez en bas, chères filles ; descendezvite, vite !)

Les échelles sont sur les terrasses. Lesjeunes filles ne peuvent les remuer. Leurs maîtres se tiennentauprès d’elles, les sourcils froncés, et silencieux.

– Tendez les échelles ! crie Gareymenaçant de son fusil, tendez les échelles et aidez les jeunesfilles à descendre, ou je fais de l’un de vous un cadavre.

– Les échelles ! les échelles !crient une multitude de voix.

Les Indiens obéissent. Les jeunes fillesdescendent, et, un moment après, tombent dans les bras de leursamis. Deux restaient encore, trois seulement étant descendues.Séguin avait mis pied à terre et les avait examinées toutes lestrois. Aucune d’elles n’était l’objet de sa sollicitude. Il monte àl’échelle, suivi de quelques-uns des hommes. Il s’élance deterrasse en terrasse jusqu’à la troisième, et se porte vivementvers les deux captives. Elles reculent à son approche, et, seméprenant sur ses intentions, poussent des cris de terreur. Séguinles examine d’un regard perçant. Le père interroge ses propresinstincts, sa mémoire confuse. L’une des femmes est tropâgée ; l’autre est affreuse et présente tous les dehors d’uneesclave.

– Mon Dieu ! se pourrait-il !s’écrie-t-il avec un sanglot. Il y avait un signe… Non !non ! cela ne se peut pas ! Il s’élance en avant, saisitla jeune fille par le poignet, mais sans brusquerie, relève lamanche et découvre le bras jusqu’à l’épaule.

– Non ! s’écrie-t-il de nouveau,rien ! Ce n’est pas elle.

Il la quitte et s’élance vers le vieil Indien,qui recule, épouvanté de l’expression terrible de son regard.

– Toutes ne sont pas là ! crie Séguind’une voix de tonnerre ; il y en a d’autres : amène-lesici, vieillard, ou je t’écrase sur la terre.

– Nous n’avons pas ici d’autres femmesblanches, répond l’Indien d’un ton calme et décidé.

– Tu mens ! tu mens ! ta vie m’enrépondra. Ici ! Rubé, viens le confondre.

– Tu mens, vieille canaille ! tes cheveuxblancs ne resteront pas longtemps à leur place, si tu ne l’amènespas bientôt ici. Où est-elle, la jeune reine ?

– Au sud. Et l’Indien indiquait la directiondu midi.

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !s’écrie Séguin, dans sa langue natale, avec l’accent du plusprofond désespoir.

– Ne le croyez pas, cap’n ! J’ai vu biendes Indiens dans ma vie, mais je n’ai jamais vu un menteur pluseffronté que cette vieille vermine. Vous l’avez entendu tout àl’heure à propos des autres filles ?

– C’est vrai, il a menti tout à l’heure ;mais elle !… elle peut être partie.

– Il n’y a pas un mot de vrai dans sesparoles. Il ne sait que mentir. C’est un maître charlatan ; ilne dit que des impostures. La jeune fille est ce qu’ils appellentla reine des mystères. Elle sait beaucoup de choses, et aide cevieux bandit dans toutes ses momeries et dans les sacrifices. Il nese soucie pas de la perdre, elle est ici quelque part, j’en suissûr ; mais elle est cachée, c’est certain.

– Camarades ! crie Séguin se précipitantvers le parapet, prenez des échelles ! fouillez toutes lesmaisons ! faites sortir tout le monde, jeunes et vieux.Conduisez-les au milieu de la plaine. Ne laissez pas un coin sansl’examiner. Ramenez-moi mon enfant.

Les chasseurs s’emparent des échelles. Aveccelles du grand temple, ils sont bientôt en possession des autres.Ils courent de maison en maison et font sortir les habitants, quipoussent des cris d’épouvante. Dans quelques habitations, il y ades hommes, des guerriers traînards, des enfants et desdandys. Ceux qui résistent sont tués, scalpés et jetéspar-dessus les parapets. Les habitants arrivent en foule devant letemple, conduits par les chasseurs : il y a des femmes et desfilles de tous âges. Séguin les examine avec attention ; soncœur est oppressé. À l’arrivée de chaque nouveau groupe, ildécouvre les visages ; c’est en vain ! Plusieurs sontjeunes et jolies, mais brunes comme la feuille qui tombe. On ne l’apas encore trouvée. J’aperçois les trois captives délivrées près deleurs amis mexicains. Elles pourront peut-être indiquer le lieu oùon peut la trouver.

– Interrogez-les ! dis-je tout bas auchef.

– Ah ! vous avez raison. Je n’y pensaispas. Allons, allons !

Nous descendons par les échelles, nous couronsvers les captives. Séguin donne une description rapide de cellequ’il cherche.

– Ce doit être la reine des mystères, ditl’une.

– Oui ! oui ! s’écrie Séguin,tremblant d’anxiété, c’est elle ; c’est la reine desmystères.

– Elle est dans la ville, alors, ajoute uneautre.

– Où ? où ? crie le père hors delui.

– Où ?… où ?… répètent les jeunesfilles s’interrogeant l’une l’autre.

– Je l’ai vue ce matin, il y a peu d’instants,juste avant que vous n’arriviez.

– Je l’ai vu, lui, qui la pressait de rentrer,ajoute une seconde, montrant le vieil Indien. Il l’a cachée.

– Caval ! s’écrie une autre,peut-être dans l’Estufa.

– L’Estufa ? qu’est-ce quec’est ?

C’est l’endroit où brûle le feu sacré, où ilprépare ses médicaments.

– Où est-ce ? Conduisez-moi.

– Ay de mi ! nous ne savons pasle chemin ; c’est un endroit secret oû on brûle lesgens ! Ay de mi !

– Mais, señor, c’est dans le temple,quelque part sous terre. Il le sait bien. Il n’y a quelui qui ait le droit d’y entrer. Ourraï !l’Estufa est un endroit terrible, c’est du moins ce quetout le monde dit.

Une idée vague que sa fille peut être endanger traverse l’esprit de Séguin. Peut-être est-elle morte déjà,ou en proie à quelque terrible agonie. Il est frappé, et nous lesommes comme lui, de l’expression de froide méchanceté qui semontre sur la physionomie du vieux chef-médecin. Il y a dans cettefigure quelque chose de plus que chez les Indiens ordinaires,quelque chose qui indique une détermination entêtée de mourir,plutôt que d’abandonner ce qu’il a mis dans sa tête de conserver.On reconnaît en lui cette ruse démoniaque, caractère distinctif deceux qui, parmi les tribus sauvages, s’élèvent à la position qu’iloccupe. En proie à cette idée, Séguin court vers les échelles,remonte sur le toit, suivi de quelques hommes. Il se jette sur leprêtre imposteur, le saisit par ses longs cheveux.

– Conduis-moi vers elle ! crie-t-il d’unevoix de tonnerre, conduis-moi vers cette reine, la reine desmystères ! Elle est ma fille !

– Votre fille ! la reine desmystères ! répond l’Indien tremblant pour sa vie, maisrésistant encore à la menace. Non, homme blanc, non, elle n’est pasvotre fille, la reine est des nôtres. C’est la fille duSoleil ; c’est l’enfant d’un chef des Navajoès !

– Ne me tente pas davantage, vieillard, ne metente pas, te dis-je. Écoute : si on a touché à un de sescheveux, tous payeront pour elle. Je ne laisserai pas un êtrevivant dans ta ville. Marche ! conduis-moi àl’Estufa.

– À l’Estufa ! àl’Estufa ! – crient les chasseurs.

Des mains vigoureuses empoignent l’Indien parses vêtements et ‘accrochent à ses cheveux. On brandit à ses yeuxles couteaux déjà rouges de sang ; on l’entraîne du toit et onlui fait descendre les échelles. Il n’oppose plus aucunerésistance, car il voit que toute hésitation sera désormais lesignal de sa mort. Moitié traîné, moitié dirigeant la marche, ilatteint le rez-de-chaussée du temple. Il pénètre dans un passagemasqué par des peaux de buffalos. Séguin le suit, ne lequitte pas de l’œil et ne le lâche pas de la main. Nous marchons enfoule derrière, sur les talons les uns des autres. Nous traversonsdes couloirs sombres, qui descendent et forment un labyrintheinextricable. Nous arrivons dans une large pièce faiblementéclairée. Des images fantastiques frappent nos yeux, mystiquessymboles d’une horrible religion. Les murs sont couverts de formeshideuses et de peaux de bêtes sauvages. Nous voyons la tête férocede l’ours gris ; celles du buffalo blanc, ducarcajou, de la panthère, et du loup toujours affamé. Nousreconnaissons les cornes et le frontal de l’élan, du cimmaron, dubuffle farouche. Çà et là sont des figures d’idoles, de formesgrotesques et monstrueuses, grossièrement sculptées, en bois ou enpierre rouge du désert. Une lampe jette une faible lumière ;et sur un brasero, placé à peu près au milieu de la pièce,brille une petite flamme bleuâtre. C’est le feu sacré : le feuqui, depuis des siècles, brûle en l’honneur du dieuQuetzalcoatl ! Nous ne nous arrêtons pas à examiner tous cesobjets. Nous courons dans toutes les directions, renversant lesidoles et arrachant les peaux sacrées. D’énormes serpents rampentsur le sol et s’enroulent autour de nos pieds. Ils ont ététroublés, effrayés par cette invasion inaccoutumée. Nous aussi noussommes épouvantés, car nous entendons la terrible crécelle de laqueue du crotale ! Les chasseurs sautent par-dessus, et lesfrappent de la crosse de leurs fusils ; ils en écrasent ungrand nombre sur le pavé. Tout est cris et confusion. Lesexhalaisons du charbon nous asphyxient ; nous étouffons. Oùest Séguin ? Par où est-il passé ?

Écoutez ! des cris ! c’est la voixd’une femme ! Des voix d’hommes s’y mêlent aussi. Nous nousprécipitons vers le point d’où partent ces cris. Nous écartonsviolemment les cloisons de peaux accrochées. Nous apercevons notrechef. Il tient une femme entre ses bras ; une jeune fille, unebelle jeune fille couverte d’or et de plumes brillantes. Elle crieet se débat pour lui échapper, au moment où nous entrons. Il latient avec force et a relevé la manche de peau de faon de satunique. Il examine son bras gauche, qu’il serre contre sapoitrine.

– C’est elle ! c’est elle !s’écrie-t-il d’une voix tremblante d’émotion. Oh ! mon Dieu,c’est elle ! Adèle, Adèle ! ne me reconnais-tu pas, moi,ton père ?

Elle continue à crier. Elle le repousse, tendles bras à l’Indien, et l’appelle à son secours ! Le père luiparle avec toute l’énergie de la tendresse la plus ardente. Elle nel’écoute pas. Elle détourne son visage et se traîne avec effortjusqu’aux pieds du prêtre, dont elle embrasse les genoux.

– Elle ne me connaît pas ! Oh !Dieu ! mon enfant ! ma fille !

Séguin lui parle encore dans la langue desIndiens, et avec l’accent de la prière.

– Adèle ! Adèle ! je suis tonpère !

– Vous ! qui êtes-vous ? desblancs ! nos ennemis ! Ne me touchez pas ! hommesblancs ! arrière !

– Chère, chère Adèle ; ne me repoussepas, moi, ton père ! Te rappelles-tu….

– Mon père !… mon père était un grandchef. Il est mort. Voici mon père : le Soleil est mon père. Jesuis la fille de Moctezuma ! je suis la reine desNavajoès.

En disant ces mots, un changement s’opère enelle. Elle ne rampe plus. Elle se relève sur ses pieds. Ses crisont cessé, et elle se tient dans une attitude fière etindignée.

– Oh ! Adèle, continue Séguin de plus enplus pressant, regarde-moi ! ne te rappelles-tu pas ?Regarde ma figure ! Oh ! Mon Dieu ! ici !regarde ! regarde ceci, voilà ta mère. Adèle !regarde ; c’est son portrait ; ton ange de mère !Regarde-le ! regarde, oh ! Adèle !

Séguin, tout en parlant, tire une miniature deson sein et la place sous les yeux de sa fille. Cet objet attireson attention. Elle le regarde, mais sans manifester aucunsouvenir. Sa curiosité seule est excitée. Elle semble frappée desaccents énergiques mais suppliants de son père. Elle le considèreavec étonnement. Puis, elle le repousse de nouveau. Il est évidentqu’elle ne le reconnaît pas. Elle a perdu le souvenir de son pèreet de tous les siens. Elle a oublié la langue de son enfance ;parents, Famille, elle a tout oublié !

Je ne puis retenir mes larmes en regardant lafigure de mon malheureux ami. Semblable à un homme atteint d’uneblessure mortelle, mais encore vivant, il se tenait debout, aumilieu du groupe, silencieux et écrasé de douleur. Sa tête étaitretombée sur sa poitrine ; le sang avait abandonné sesjoues ; son œil errait avec une expression d’imbécillitédouloureuse à contempler. Je me faisais facilement une idée duterrible conflit qui s’agitait dans son sein. Il ne fit plus aucuneffort pour persuader sa fille. Il n’essaya pas davantaged’approcher d’elle ; mais il garda pendant quelque temps lamême attitude, sans proférer un mot.

– Emmenez-la ! murmura-t-il enfin d’unevoix rauque et entrecoupée ; emmenez-la ! Peut-être, siDieu le permet, elle se rappellera un jour.

Chapitre 38LE SCALP BLANC

 

Il nous fallut traverser de nouveau l’horriblesalle pour remonter sur la terrasse inférieure du temple. Comme jem’avançais vers le parapet, je vis en bas une scène qui me remplitde crainte. Mon cœur se serra et s’environna comme d’un nuage.L’impression fut soudaine, indéfinissable comme la cause qui laproduisait. Était-ce l’aspect du sang ? (car il y en avait derépandu). Non ; ce ne pouvait être cela. J’avais vu tropsouvent le sang couler dans ces derniers temps ; je m’étaismême habitué à le voir verser sans nécessité. D’autres choses,d’autres bruits, à peine perceptibles à l’œil ou à l’oreille,agissaient sur mon esprit comme de terribles présages. Il y avaitune sorte d’électricité funeste dans l’air, non dansl’atmosphère physique, mais dans l’atmosphère morale, et cetteélectricité exerçait son influence sur moi par un de ces mystérieuxcanaux que la philosophie n’a point encore définis. Réfléchissez unpeu sur ce que vous avez éprouvé vous-même. Ne vous est-il pasarrivé souvent de sentir la colère ou les mauvaises passionséveillées autour de vous, avant qu’aucun symptôme, aucun mot, aucunacte, n’eût manifesté ces dispositions chez ceux qui vousentouraient ? De même que l’animal prévoit la tempête lorsquel’atmosphère est encore tranquille, je sentais instinctivement quequelque chose de terrible allait se passer. Peut-être trouvais-jece présage dans la complète tranquillité même qui nous environnait.Dans le monde physique, la tempête est toujours précédée d’unmoment de calme.

Devant le temple étaient réunies les femmes duvillage, les jeunes filles et les enfants ; en tout, à peuprès deux cents. Elles étaient diversement habillées ;quelques-unes drapées dans des couvertures rayées ; d’autresportant des tilmas, des tuniques de peau de faon brodées,ornées de plumes et teintes de vives couleurs ; d’autres desvêtements de la civilisation : de riches robes de satin quiavaient appartenu aux dames du Del-Norte, des jupes à falbalas quiavaient voltigé autour des chevilles de quelque joyeusemaja passionnée pour la danse. Bon nombre d’entre ellesétaient entièrement nues, n’étant pas même protégées par la simplefeuille de figuier. Toutes étaient indiennes, mais avaient le teintplus ou moins foncé, et elles différaient autant par lacouleur ; quelques unes étaient vieilles, ridées,affreuses ; la plupart étaient jeunes, d’un aspect noble, etvraiment belles. On les voyait groupées dans des attitudesdiverses. Les cris avaient cessé, mais un murmure de sourdes etplaintives exclamations circulait au milieu d’elles.

En regardant, je vis que le sang coulait deleurs oreilles ! Il tachait leur cou, et se répandait surleurs vêtements. J’en eus bientôt reconnu la cause. On leur avaitarraché leurs pendants d’oreilles. Les chasseurs de scalps,descendus de cheval, les entouraient en les serrant de près. Ilscausaient à voix basse. Mon attention fut attirée par des articlescurieux d’ornement ou de toilette qui sortaient à moitié de leurspoches ou de leurs havre-sacs ; des colliers et d’autresbijoux de métal brillant ; – c’était de l’or, – qui pendaientà leurs cous, sur leurs poitrines. Ils avaient fait main basse surla bijouterie des femmes indiennes. D’autres objetsfrappèrent ma vue et me causèrent une impression pénible. Desscalps frais et saignants étaient attachés derrière la ceinture deplusieurs d’entre eux. Les manches de leurs couteaux et leursdoigts étaient rouges ; ils avaient les mains pleines desang ; leurs regards étaient sinistres. Ce tableau étaiteffrayant, de sombres nuages roulant au-dessus de la vallée etcouvrant les montagnes d’un voile opaque, ajoutaient encore àl’horreur de la scène. Des éclairs s’élançaient des différentspics, suivis de détonations rapprochées et terribles dutonnerre.

– Faites venir l’atajo, cria Séguin,descendant l’échelle avec sa fille.

Un signal fut donné, et peu après les mulesconduites par les arrieros arrivèrent au galop à traversla plaine.

– Ramassez toute la viande séchée que vouspourrez trouver. Empaquetez, le plus vite possible.

Devant la plupart des maisons, il y avait descordes garnies de tasajo, accrochées aux murs. Il y avaitaussi des fruits et des légumes secs, du chile, desracines de kamas, et des sacs de peaux remplis de noix depin et de baies. La viande fut bientôt décrochée, réunie, et leshommes aidèrent les arrieros à l’empaqueter.

– C’est à peine si nous en aurons assez, ditSéguin. – Holà, Rubé, continua-t-il, appelant le vieuxtrappeur, choisissez nos prisonniers. Nous ne pouvons en prendreplus de vingt. Vous les connaissez ; prenez ceux quiconviendront le mieux pour négocier des échanges.

Ce disant, le chef se dirigea versl’atajo avec sa fille, dans le but de la faire monter surune des mules. Rubé procédait à l’exécution de l’ordre qu’il avaitreçu. Peu après, il avait choisi un certain nombre de captifs quise laissaient faire, et il les avait fait sortir de la foule.C’étaient principalement des jeunes filles et de jeunes garçons,que leurs traits et leurs vêtements classaient parmi la noblesse dela nation ; c’étaient des enfants de chefs et deguerriers.

– Wagh ! s’écria Kirker, avec sabrutalité accoutumée, il y a là des femmes pour tout le monde,camarades ! pourquoi chacun de nous n’en prendrait-ilpas ? qui nous en empêche ?

– Kirker a raison, ajouta un autre, je me suispromis de m’en donner au moins une.

– Mais comment les nourrirons-nous enroute ? nous n’avons pas assez de viande pour en prendre unechacun.

– Au diable la viande, s’écria celui qui avaitparlé le second. Nous pouvons atteindre le Del-Norte en quatrejours au plus. Qu’avons-nous besoin de tant de viande.

– Il y en a en masse de la viande, ajoutaKirker. Ne croyez donc pas le capitaine ; et puis, d’ailleurs,s’il en manque en route, nous planterons là les donzelles en leurprenant ce qu’elles ont de plus précieux pour nous.

Ces mots furent accompagnés d’un gestesignificatif désignant la chevelure, et dont la féroce expressionétait révoltante à voir.

– Eh bien, camarades, qu’endites-vous ?

– Je pense comme Kirker.

– Moi aussi.

– Moi aussi.

– Je ne donne de conseils à personne, ajoutale brutal ; chacun de vous peut faire comme il luiplaît ; mais quant à moi, je ne me soucie pas de jeûner aumilieu de l’abondance.

– C’est juste, camarade, tu as raison ;c’est juste.

– Eh bien, c’est celui qui a parlé le premierqui choisit le premier, vous le savez ; c’est la loi de lamontagne. Ainsi donc, la vieille, je te prends pour moi. Viens,veux-tu ?

En disant cela, il s’empara d’une desIndiennes, une grosse femme de bonne mine ; il la pritbrutalement par la taille et la conduisit vers l’atajo. Lafemme se mit à crier et à se débattre, effrayée, non pas de cequ’on avait dit, car elle n’en avait pas compris un mot, maisterrifiée par l’expression féroce dont la physionomie de cet hommeétait empreinte.

– Veux-tu bien taire tes mâchoires !cria-t-il, la poussant vers les mules. Je ne vas pas te manger.Wagh ! ne sois donc pas si farouche. Allons !grimpe-moi là. Allons, houpp !

Et, en poussant cette dernière exclamation, ilhissa la femme sur une des mules.

– Si tu ne restes pas tranquille, je vast’attacher ; rappelle-toi de ça.

Et il lui montrait son lasso, en lui indiquantdu geste son intention. Une horrible scène suivit ce premier actede brutalité.

Nombre de chasseurs de scalps suivirentl’exemple de leur scélérat compagnon. Chacun d’eux choisit unejeune fille ou une femme à son goût, et la traîna versl’atajo. Les femmes criaient ; les hommes criaientplus fort et juraient. Quelques-uns se disputaient la même prise,une jeune fille plus belle que ses compagnes ; une querelles’ensuivit. Les imprécations, les menaces furent échangées ;les couteaux brillèrent hors de la gaine, et les pistoletscraquèrent.

– Tirons-la au sort ! s’écria l’und’eux.

– Oui, bravo ! tirons !tirons ! s’écrièrent-ils tous.

La proposition était adoptée ; la loterieeut lieu, et la belle sauvage devint la propriété du gagnant. Peud’instants après, chacune des mules de l’atajo étaitchargée d’une jeune fille indienne. Quelques-uns des chasseursn’avaient pas pris part à cet enlèvement des Sabines. Plusieurs ledésapprouvaient (car tous n’étaient pas méchants) par simple motifd’humanité ; d’autres ne se souciaient pas d’être empêtrésd’une squaw, et se tenaient à part, assistant à cettescène avec des rires sauvages. Pendant tout ce temps, Séguin étaitde l’autre côté du bâtiment avec sa fille. Il l’avait installée surune des mules et couvrait ses épaules avec un sérapé. Ilprocédait à tous ces arrangements de départ avec des soins que luisuggérait sa sollicitude paternelle. À la fin, le bruit attira sonattention et, laissant sa fille aux mains de ses serviteurs, ilcourut vers la façade.

– Camarades ! cria-t-il en voyant lescaptives montées sur les mules, et comprenant ce qui s’était passé.Il y a trop de captifs là. Sont-ce ceux que vous avezchoisis ? ajouta-t-il en se tournant vers le trappeurRubé.

– Non, répondit celui-ci ; les voilà. Etil montra le groupe qu’il avait placé à l’écart.

– Faites descendre ces femmes, alors, etplacez vos prisonniers, sur les mules. Nous avons un désert àtraverser, et c’est tout ce nous pourrons faire que d’en venir àbout avec ce nombre.

Puis, sans paraître remarquer les regardsfurieux de ses compagnons, il se mit en devoir, avec Rubé etquelques autres, d’exécuter l’ordre qu’il avait donné.L’indignation des chasseurs tourna en révolte ouverte. Des regardsfurieux se croisèrent, et des menaces se firent entendre.

– Par le ciel ! cria l’un, j’emmènerai lamienne, ou j’aurai sa chevelure.

– Vaya ! s’écria un autre enespagnol. Pourquoi les emmener ? Elles ne seront que desoccasions d’embarras, après tout. Il n’y en a pas une qui vaille laprime de ses cheveux.

– Prenons les cheveux, alors, et laissons lesmoricaudes ! Proposa un troisième.

– C’est ce que je dis.

– Et moi aussi.

– J’en suis, pardieu !

– Camarades ! dit Séguin, se tournantvers les mutins, et parlant avec beaucoup de douceur, rappelez-vousvotre promesse ; faites le compte de vos prisonniers commecela vous conviendra. Je réponds du payement pour tous.

– Pouvez-vous payer tout de suite ?demanda une voix.

– Vous savez bien que cela n’est paspossible.

– Payez tout de suite ! payez tout desuite ! dit une voix.

– L’argent ou les scalps, voilà !

– Carajo ! où donc le capitainetrouvera-t-il l’argent, quand nous serons à El-Paso, plutôtqu’ici ? Il n’est ni juif ni banquier, que je sache, et jen’ai pas appris qu’il fût devenu si riche. D’où nous tirera-t-iltout cet argent ?

– Pas du cabildo[18],bien sûr, à moins de présenter des scalps. Je le garantis.

– C’est juste, José ! On ne lui donnerapas plus d’argent à lui qu’à nous ; et nous pouvons lerecevoir nous-mêmes si nous présentons les peaux ; nous lepouvons.

– Wagh ! il se soucie bien denous, maintenant qu’il a retrouvé ce qu’il cherchait !

– Il se fiche de nous comme d’un tas denègres ! Il n’a pas voulu nous conduire par le Prieto, où nousaurions ramassé de l’or à poigne-main.

– Maintenant, il veut encore nous ôter cettechance de gagner quelque chose. Nous serions bien bêtes del’écouter.

Je crus en ce moment pouvoir intervenir avecsuccès. L’argent paraissait être le seul mobile des révoltés ;du moins c’était le seul motif qu’ils missent en avant et, plutôtque d’être témoin du drame horrible qui menaçait, j’aurais sacrifiétoute ma fortune.

– Messieurs, criai-je de manière à pouvoirêtre entendu au milieu du bruit, si vous voulez vous en rapporter àma parole, voici ce que j’ai à vous dire : j’ai envoyé unchargement à Chihuahua avec la dernière caravane. Pendant que nousretournerons à El-Paso, les marchands seront revenus et je seraimis en possession de fonds qui dépassent du double ce que vousdemandez. Si vous acceptez ma parole, je me porte garant que vousserez tous payés.

– Wagh ! c’est fort bien, ce quevous dites là ; mais est-ce que nous savons quelque chose devous ou de votre chargement ?

– Vaya ! un oiseau dans la mainvaut mieux que deux sur l’arbre.

– C’est un marchand ! Qui est-ce qui vacroire à sa parole ?

– Au diable son chargement ! les scalpsou de l’argent ; de l’argent ou les scalps, voilà mon avis.Vous pouvez les prendre, vous pouvez les laisser, camarades, maisc’est le seul profit que vous aurez dans tout ceci, soyez-ensûrs.

Les hommes avaient goûté le sang et comme letigre, ils en étaient plus altérés encore. Leurs yeux lançaient desflammes et les figures de quelques-uns portaient l’empreinte d’uneférocité bestiale horrible à voir. La discipline qui avaitjusque-là maintenu cette bande, quelque peu semblable à une bandede brigands, semblait tout à fait brisée ; l’autorité du chefétait méconnue. En face se tenaient les femmes, qui se serraientconfusément les unes contre les autres. Elles ne pouvaientcomprendre ce qui se disait, mais elles voyaient les attitudesmenaçantes et les figures agitées de fureur ; elles voyaientles couteaux nus ; elles entendaient le bruit des fusils etdes pistolets que l’on armait. Le danger leur apparaissait de plusen plus imminent et elles se groupaient en frissonnant. Jusqu’à cemoment, Séguin avait dirigé l’installation des prisonniers sur lesmules. Il paraissait en proie à une étrange préoccupation qui nel’avait pas quitté depuis la scène entre lui et sa fille. Cettegrande douleur, qui lui remplissait le cœur, semblait le rendreinsensible à tout ce qui se passait. Il n’en était pas ainsi.

À peine Kirker (c’était lui qui avait parlé ledernier) eut-il prononcé son dernier mot, qu’il se fit dansl’attitude de Séguin un changement prompt comme l’éclair. Sortanttout à coup de son indifférence apparente, il se porta devant lefront des révoltés.

– Osez ! cria-t-il d’une voix detonnerre, osez enfreindre vos serments ! Par le ciel ! lepremier qui lève son couteau ou son fusil, est un hommemort !

Il y eut une pause, un moment de profondsilence.

– J’ai fait vœu, continua-t-il, que s’ilplaisait à Dieu de me rendre mon enfant, cette main ne verseraitplus une seule goutte de sang. Que personne de vous ne me force àmanquer à ce vœu, ou, par le ciel ! son sang sera le premierrépandu !

Un murmure de vengeance courut dans la foule,mais pas un ne répondit.

– Vous n’êtes qu’une brute sans courage, avectous vos airs matamores, continua-t-il se tournant vers Kirker etle regardant dans le blanc des yeux. Remettez ce couteau tout desuite ! Ou, par le Dieu vivant ! je vous envoie la ballede ce pistolet à travers le cœur !

Séguin avait tiré son pistolet, se tenant prêtà exécuter sa menace. Il semblait qu’il eût grandi ; son œildilaté, brillant et terrible, fit reculer cet homme qui se vitmort, s’il désobéissait ; et, avec un sourd rugissement, ilremit son couteau dans la gaine.

Mais la révolte n’était pas encore apaisée.Ces hommes ne se laissaient pas dompter si facilement. Desexclamations furieuses se firent entendre, et les mutinscherchèrent à s’encourager l’un l’autre par leurs cris.

Je m’étais placé à côté du chef avec mesrevolvers armés, prêt à faire feu et résolu à le soutenir jusqu’àla mort. Beaucoup d’autres avaient fait comme moi, et, parmi eux,Rubé, Garey, Sanchez le torero et le Maricopa. Les deux partis enprésence étaient à peu près égaux en nombre, et si nous en étionsvenus aux mains, le combat eût été terrible ; mais, juste à cemoment, quelque chose apparut dans le lointain qui calma nosfureurs intestines : c’était l’ennemi commun. Tout àl’extrémité occidentale de la vallée, nous aperçûmes des formesnoires, par centaines, accourant à travers la plaine. Bien qu’ellesfussent encore à une grande distance, les yeux exercés deschasseurs les reconnurent au premier regard ; c’étaient descavaliers ; c’étaient des Indiens ; c’étaient lesNavajoès lancés à notre poursuite. Ils arrivaient à plein galop, etse précipitaient à travers la prairie comme des chiens de chasselancés sur une piste. En un instant, ils allaient être surnous.

– Là-bas ! cria Séguin : là-bas,voilà des scalps de quoi vous satisfaire ; mais prenez gardeaux vôtres. Allons, à cheval ! En avantl’atajo ! je vous tiendrai parole. À cheval, bravescompagnons ! à cheval !

Les derniers mots furent prononcés d’un tonconciliant. Mais il n’y avait pas besoin de cela pour activer lesmouvements des chasseurs. L’imminence du danger suffisait. Ilsauraient pu sans doute soutenir l’attaque à l’abri des maisons,mais seulement jusqu’au retour du gros de la tribu, et ilssentaient bien que c’en était fait de leur vie, s’ils étaientatteints. Rester dans la ville eût été folie et personne n’y pensa.En un clin d’œil nous étions tous en selle ; l’atajo,chargé des captifs et des provisions, se dirigeait en toute hâtevers les bois. Nous nous proposions de traverser le défilé quiouvrait du côté de l’est, puisque notre retraite était coupée parles cavaliers, venant de l’autre côté. Séguin avait pris la tête etconduisait la mule sur laquelle sa fille était montée. Les autressuivaient, galopant à travers la plaine sans rang et sans ordre. Jefus des derniers à quitter la ville. J’étais resté en arrière avecintention, craignant quelque mauvais coup et déterminé à l’empêchersi je pouvais.

– Enfin, pensai-je, ils sont touspartis !

Et enfonçant mes éperons dans les flancs demon cheval, je m’élançai après les autres.

Quand j’eus galopé jusqu’à environ cent yardsdes murs, un cri terrible retentit derrière moi ; j’arrêtaimon cheval et me retournai sur ma selle pour voir ce que c’était.Un autre cri plus terrible et plus sauvage encore m’indiqual’endroit d’où était parti le premier. Sur le toit le plus élevé dutemple, deux hommes se débattaient. Je les reconnus au premier coupd’œil ; je vis aussi que c’était une lutte à mort. L’un desdeux hommes était le chef-médecin que je reconnus à ses cheveuxblancs ; la blouse étroite, les jambières, les chevilles nues,le bonnet enfoncé de son antagoniste me le firent facilementreconnaître. C’était le trappeur essorillé. Le combat fut court. Jene l’avais pas vu commencer, mais je vis le dénoûment. Au moment oùje me retournais, le trappeur avait acculé son adversaire contre leparapet et de son bras long et musculeux il le forçait à se pencherpar-dessus le bord ; de l’autre main, il brandissait soncouteau. La lame brilla et disparut dans le corps ; un flotrouge coula sur les vêtements de l’Indien ; ses bras sedétendirent ; son corps, plié en deux sur le bord du parapet,se balança un moment et tomba avec un bruit sourd sur la terrasseau-dessous. Le même hurlement sauvage retentit encore une fois àmes oreilles, et le chasseur disparut du toit. Je me retournai pourreprendre ma route. Je pensai qu’il s’agissait du payement dequelque dette ancienne, de quelque terrible revanche. Le bruit d’uncheval lancé au galop se fit entendre derrière moi, un cavalier mesuivait. Je n’eus pas besoin de me retourner pour comprendre quec’était le trappeur.

– Prêté rendu, c’est légitime, dit-on. C’est,ma foi, une belle chevelure tout de même. – Wagh ! çane peut pas me payer ni me remplacer la mienne ; mais c’estégal, ça fait toujours plaisir.

Je me retournai pour comprendre lasignification de ce discours. Ce que je vis suffit pour m’éclairer.Quelque chose pendait à la ceinture du vieux trappeur : on eutdit un écheveau de lin blanc comme la neige, mais ce n’était pascela ; c’était une chevelure, c’était un scalp. Desgouttes de sang coulaient le long des fils argentés et, en travers,au milieu, on voyait une large bande rouge. C’était la place où letrappeur avait essuyé son couteau !

Chapitre 39COMBAT DANS LE DÉFILÉ.

 

Arrivés au bois, nous suivîmes le chemin desIndiens, en remontant le courant. Nous allions aussi vite quel’atajo le permettait. Après une course de cinq milles,nous atteignîmes l’extrémité orientale de la vallée. Là les sierrasse rapprochent, entrent dans la rivière et forment uncañon. C’est une porte gigantesque semblable à celle quenous avions traversée en entrant dans la vallée par l’ouest, etd’un aspect plus effrayant encore. Il n’y avait de route ni d’uncôté ni de l’autre de la rivière ; en cela ce cañondifférait du premier. La vallée était encaissée par des rochers àpic, et il n’y avait pas d’autre chemin que le lit même de larivière. Celle-ci était peu profonde ; mais dans les momentsde grandes eaux, elle se transformait en torrent, et alors lavallée devenait inaccessible par l’est. Cela arrivait rarement dansces régions sans pluies.

Nous pénétrâmes dans le cañon sansnous arrêter, galopant sur les cailloux, contournant les rochesénormes qui gisaient au milieu. Au-dessus de nous s’élevaient àplus de mille pieds de hauteur, des rochers menaçants qui, parfois,s’avançaient jusqu’au-dessus du courant ; des pins noueux, quiavaient pris racine dans les fentes, pendaient en dessous ;des masses informes de cactus et de mezcals grimpaient lelong des fissures, et ajoutaient à l’aspect sauvage du site parleur feuillage sombre, mais pittoresque. L’ombre projetée desroches surplombantes rendait le défilé très sombre. L’obscuritéétait augmentée encore par les nuages orageux qui descendaientjusqu’au-dessous des cimes. De temps en temps, un éclair déchiraitla nue et se réfléchissait dans l’eau à nos pieds. Les coups detonnerre, brefs, secs, retentissaient dans la ravine, mais il nepleuvait pas encore. Nous avancions en toute hâte à travers l’eaupeu profonde, suivant notre guide. Quelques endroits n’étaient passans dangers, car le courant avait une très grande force aux anglesdes rochers, et son impétuosité faisait perdre pied à noschevaux ; mais nous n’avions pas le choix de la route, et noustraversions pressant nos animaux de la voix et de l’éperon. Aprèsavoir marché ainsi pendant plusieurs centaines de yards, nousatteignîmes l’entrée du cañon et gravîmes les bords.

– Maintenant, cap’n, cria le guide, retenantles rênes, et montrant l’entrée, voilà la place où nous devonsfaire halte. Nous pouvons les retenir ici assez longtemps pour lesdégoûter du passage : voilà ce que nous pouvons faire.

– Vous êtes sûr qu’il n’y a point d’autrepassage que celui-ci pour sortir ?

– Pas même un trou à faire passer unchat ; à moins qu’ils ne fassent le tour par l’autrebout ; et ça leur prendrait, pour sûr, au moins deuxjours.

– Il faut défendre ce passage, alors. Pied àterre, compagnons ! Placez-vous derrière les rochers.

– Si vous voulez m’en croire, cap’n, vousenverrez les mules et les femmes en avant avec un détachement pourles garder ; ça ne galope pas bien, ces bêtes-là. Et il faudrase démener de la tête et de la queue quand nous aurons à déguerpird’ici ; s’ils partent maintenant nous les rattraperonsaisément de l’autre côté sur la prairie.

– Vous avez raison, Rubé ; nous nepourrons pas tenir bien longtemps ici : nos munitionss’épuiseront. Il faut qu’ils aillent en avant. Cette montagneest-elle dans la direction de notre route, pensez-vous ?

Séguin, en disant cela, montrait un piccouvert de neiges, qui dominait la plaine au loin à l’est.

– Le chemin que nous devons suivre pour gagnerla vieille Mine passe tout auprès, cap’n. Au sud-est de cetteneige, il y a un passage ; c’est par là que je me suissauvé.

– Très bien ; le détachement se dirigerasur cette montagne. Je vais donner l’ordre du départ tout desuite.

Vingt hommes environ, ceux qui avaient lesplus mauvais chevaux, furent choisis dans la troupe. On leur confiala garde de l’atajo et des captifs, et ils se dirigèrentimmédiatement vers la montagne neigeuse. El-Sol s’en alla avec cedétachement, se chargeant particulièrement de veiller sur Dacoma etsur la fille de notre chef. Nous autres tous, nous nous préparâmesà défendre le défilé. Les chevaux furent attachés dans une gorge,et nous primes position de manière à commander l’embouchure ducañon avec nos fusils. Nous attendions en silencel’approche de l’ennemi.

Nous n’avions encore entendu aucun cri deguerre ; mais nous savions que ceux qui nous poursuivaient nedevaient pas être loin, et, agenouillés derrière les rochers, noustendions nos regards à travers les ténèbres de la sombre ravine. Ilest difficile de donner avec la plume une idée plus exacte de notreposition. Le lieu que nous avions choisi pour établir notre lignede défense était unique dans sa disposition, et il n’est pas aiséde le décrire. Cependant je ne puis me dispenser de faire connaîtrequelques-uns des caractères particuliers du site, pourl’intelligence de ce qui va suivre.

La rivière, après avoir décrit de nombreuxdétours en suivant un canal sinueux et peu profond, entrait dans lecañon par une vaste ouverture semblable à une porte bordéede deux piliers gigantesques. L’un de ces piliers était formé parl’extrémité escarpée de la chaîne granitique ; l’autre étaitune masse détachée de roches stratifiées. Après cette ouverture, lecanal s’élargissait jusqu’à environ cent yards ; son lit étaitsemé de roches énormes et de monceaux d’arbres à demi submergés. Unpeu plus loin, les montagnes se rapprochaient si près, que deuxcavaliers de front, pouvaient à peine passer ; plus loin, lecanal s’élargissait de nouveau, et le lit de la rivière étaitencore rempli de rochers, énormes fragments qui s’étaient détachésdes montagnes et avaient roulé là. La place que nous avions choisieétait au milieu des rochers et des troncs d’arbres, en dedans ducañon, et au-dessous de la grande ouverture qui en fermaitl’entrée en venant du dehors. La nécessité nous avait fait prendrecette position ; c’était la seule où la rive présentât unepente et un chemin en communication avec le pays ouvert, par où nosennemis pouvaient nous prendre en flanc si nous les laissionsarriver jusque-là. Il fallait, à tout prix, empêcher cela ;nous nous plaçâmes donc de manière à défendre l’étroit passage quiformait le second étranglement du canal. Nous savions que, au delàde ce point, les rochers à pic arrivaient des deux côtés jusquedans l’eau, et qu’il était impossible de les gravir. Si nouspouvions leur interdire l’accès du bord incliné, il ne leur seraitpas possible d’avancer plus loin. Ils n’auraient plus dès lorsd’autre ressource que de nous prendre en flanc, en retournant parla vallée et en faisant le tour par le défilé de l’ouest, ce quinécessitait une course de cinquante milles au moins. En tout cas,nous pouvions les tenir en échec jusqu’à ce que l’atajoeût gagné une bonne avance ; et alors, montant à cheval,forcer de vitesse pour les rattraper pendant la nuit. Nous savionsbien qu’il nous faudrait, à la fin, abandonner la défense, faute demunitions, et nous n’en avions pas pour bien longtemps.

Au commandement de notre chef, nous nousétions jetés au milieu des rochers. Le tonnerre grondait au-dessusde nos têtes et le bruit se répercutait dans le cañon. Denoirs nuages roulaient sur le précipice, déchirés de temps en tempspar les éclairs. De larges gouttes commençaient à tomber sur lespierres. Comme Séguin me l’avait dit, la pluie, le tonnerre et leséclairs sont des phénomènes rares dans ces régions ; mais,lorsqu’ils s’y produisent, c’est avec la violence qui caractériseles tempêtes des tropiques. Les éléments, sortant de leurtranquillité ordinaire, se livrent à de terribles batailles.L’électricité longtemps amassée, rompt son équilibre, semblevouloir tout ravager et substituer un nouveau chaos aux harmoniesde la nature. L’œil du géognosiste, en observant les traits decette terre élevée, ne peut se tromper sur les caractères de sesvariations atmosphériques. Les effrayants cañons, lesprofondes ravines, les rives irrégulières des cours d’eau, leurslits creusés à pic, tout démontre que c’est un pays à inondationssubites. Au loin, à l’est, en amont de la rivière, nous voyions letempête déchaînée dans toute sa fureur. Les montagnes, de ce côté,étaient complètement voilées ; d’épais nuages de pluie lescouvraient, et nous entendions le bruit sourd de l’eau tombant àflots. Nous ne pouvions manquer d’être bientôt atteints.

– Qu’est-ce qui les arrête donc ? demandaune voix.

Ceux qui nous poursuivaient avaient eu letemps d’arriver. Ce retard était inexplicable.

– Dieu seul le sait ! répondit un autre.Je suppose qu’ils ont fait halte à la ville pour se badigeonner àneuf.

– Eh bien, leurs peintures seront lavées,c’est sûr. Prenez garde à vos amorces, vous autres,entendez-vous ?

– Par le diable ! il va en tomber une,d’ondée !

– C’est ce qu’il nous faut, garçons !Hourra pour la pluie ! cria le vieux Rubé.

– Pourquoi ? Est-ce que tu éprouves lebesoin d’être trempé, vieux fourreau de cuir ?

– C’est justement ce que l’Enfant désire.

– Eh bien, pas moi. Je voudrais bien savoirquel tant besoin tu as d’être mouillé. Est-ce que tu veux mettre tavieille carcasse à la lessive ?

– S’il pleut pendant deux heures, voyez-vous,continua Rubé sans prendre garde à cette plaisanterie, nousn’aurons plus besoin de rester ici, voyez-vous !

– Et pourquoi cela, Rubé ? demanda Séguinavec intérêt.

– Pourquoi, cap’n ? répondit leguide : J’ai vu un orage faire de cette gorge un endroit danslequel ni vous ni personne n’auriez voulu vous aventurer.Hourra ! le voici qui vient pour sûr, le voici !hourra !

Comme le trappeur prononçait ces derniersmots, un gros nuage noir arrivait de l’est en roulant etenveloppait de ses replis gigantesques tout le défilé ; leséclairs déchiraient ses flancs et le tonnerre retentissait avecviolence. La pluie, dès lors, se mit à tomber, non pas en gouttes,mais selon les vœux du chasseur, à pleins torrents. Les hommess’empressèrent de couvrir les batteries de leurs fusils avec le pande leurs blouses, et restèrent silencieux sous les assauts de latempête. Un autre bruit, que nous entendîmes entre les piliers,attira notre attention. Ce bruit ressemblait à celui d’un train devoitures passant sur une route de gravier. C’était le piétinementdes chevaux sur le lit de galets du cañon. Les Navajoèsapprochaient. Tout à coup le bruit cessa. Ils avaient fait halte.Dans quel dessein ? Sans doute pour reconnaître. Cettehypothèse se vérifia : peu d’instants après, quelque chose derouge se montra au-dessus d’une roche éloignée. C’était le frontd’un Indien, recouvert de sa couche de vermillon. Il était hors deportée du fusil, et les chasseurs le suivirent de l’œil sansbouger. Bientôt un autre parut, puis un autre, puis, enfin, ungrand nombre de formes noires se glissèrent de roche en roche,s’avançant ainsi à travers le cañon. Ils avaient mis piedà terre et s’approchaient silencieusement.

Nos figures étaient cachées par le varech quicouvrait les rochers, et les Indiens ne nous avaient pas encoreaperçus. Il était évident qu’ils étaient dans le doute sur laquestion de savoir si nous avions marché en avant, et leuravant-garde poussait une reconnaissance. En peu de temps, le plusavancé, tantôt sautant, tantôt courant, était arrivé à la place oùle cañon se resserrait le plus. Il y avait un gros rocherprès de ce point, et le haut de la tête de l’Indien se montra uninstant au-dessus. Au même moment, une demi-douzaine de coups defeu partirent : la tête disparut, et, l’instant d’après, nousvîmes le bras brun du sauvage étendu la paume en l’air. Lesmessagers de mort étaient allés à leur adresse. Nos ennemis avaientdès lors, en perdant un des leurs, il est vrai, acquis la certitudede notre présence et découvert notre position. L’avant-garde battiten retraite avec les mêmes précautions qu’elle avait prises pours’avancer. Les hommes qui avaient tiré rechargèrent leurs armes, etse remettant à genoux, se tinrent l’œil en arrêt et le fusil armé.Un long intervalle de temps s’écoula avant que nous entendissionsrien du côté de l’ennemi, qui, sans doute, était en train dedébattre un plan d’attaque. Il n’y avait pour eux qu’un moyen devenir à bout de nous, c’était d’exécuter une charge par lecañon, et de nous attaquer corps à corps. En faisantainsi, ils avaient la chance de n’essuyer que la première déchargeet d’arriver sur nous avant que nous eussions le temps de rechargernos armes. Comme ils avaient de beaucoup l’avantage du nombre, illeur deviendrait facile de gagner la bataille au moyen de leurslongues lances.

Nous comprenions fort bien tout cela, maisnous savions aussi qu’une première décharge, quand elle est biendirigée, a pour effet certain d’arrêter court une troupe d’Indiens,et nous comptions là-dessus pour notre salut. Nous étions convenusde tirer par pelotons, afin de nous ménager une seconde volée siles Indiens ne battaient pas en retraite à la première. Pendantprès d’une heure, les chasseurs restèrent accroupis sous une pluiebattante, ne s’occupant que de tenir à l’abri les batteries deleurs fusils. L’eau commençait à couler en ruisseaux plus rapidesentre les galets et à tourbillonner autour des roches. Elleremplissait le large canal dans lequel nous étions et nous montaitjusqu’à la cheville. Au-dessus et au-dessous, le courant resserrédans les étranglements du canal courait avec une impétuositécroissante. Le soleil s’était couché, ou du moins avait disparu, etla ravine où nous nous trouvions était complètement obscure. Nousattendions avec impatience que l’ennemi se montrât de nouveau.

– Ils sont peut-être partis pour faire letour ? suggéra un des hommes.

– Non ! ils attendront jusqu’à lanuit ; alors seulement ils attaqueront.

– Laissez-les attendre, alors, si ça leurplaît, murmura Rubé. Encore une demi-heure et ça ira bien ; ouc’est que l’Enfant ne comprend plus rien aux apparences dutemps.

– St ! st ! firent plusieurs hommes,les voici ! ils viennent !

Tous les regards se tendirent vers le passage.Des formes noires, en foule, se montraient à distance, remplissanttout le lit de la rivière. C’étaient les Indiens à cheval. Nouscomprîmes qu’ils voulaient exécuter une charge. Leurs mouvementsnous confirmèrent dans cette idée. Ils s’étaient formés en deuxcorps, et tenaient leurs arcs prêts à lancer une grêle de flèchesau moment où ils prendraient le galop.

– Garde à vous, garçons ! cria Rubé,voilà le moment de bien se tenir ; attention à viser juste, età taper dur, entendez-vous !

Le trappeur n’avait pas achevé de parler qu’unhurlement terrible éclata, poussé par deux cents voix réunies.C’était le cri de guerre des Navajoès. À ces cris menaçants, leschasseurs répondirent par de retentissantes acclamations, au milieudesquelles se faisaient entendre les sauvages hurlements de leursalliés Delawares et Shawnies. Les Indiens s’arrêtèrent un momentderrière l’étranglement du cañon, jusqu’à ce que ceux quiétaient en arrière les eussent rejoints. Puis, poussant de nouveauleur cri de guerre, ils se précipitèrent en avant vers l’étroiteouverture. Leur charge fut si soudaine, que plusieurs l’avaientdépassée avant qu’un coup de feu eût été tiré. Puis on entendit lebruit des coups de fusil, la pétarade des rifles et les détonationsplus fortes des tromblons espagnols, mêlés aux sifflements desflèches indiennes. Les clameurs d’encouragement et de défi secroisaient ; au milieu du bruit l’on distinguait les sourdesimprécations de ceux qu’avait atteints la balle ou la flècheempoisonnée.

Plusieurs Indiens étaient tombés à notrepremière volée, d’autres s’étaient avancés jusqu’au lieu de notreembuscade et nous lançaient leurs flèches à la figure. Mais tousnos fusils n’étaient pas déchargés, et à chaque détonationnouvelle, nous voyions tomber de sa selle un de nos audacieuxennemis. Le gros de la troupe, retourné derrière les rochers, sereformait pour une nouvelle charge. C’était le moment le plusdangereux. Nos fusils étaient vides ; nous ne pouvions plusles empêcher de forcer le passage et d’arriver jusqu’à la plaineouverte. Je vis Séguin tirer son pistolet et se porter en avant,invitant tous ceux qui avaient une arme semblable à suivre sonexemple. Nous nous précipitâmes sur les traces de notre chefjusqu’à l’embouchure du cañon, et là nous attendîmes lacharge. Notre attente ne fut pas longue ; l’ennemi, exaspérépar toutes sortes de raisons, était décidé à nous exterminer coûteque coûte. Nous entendîmes encore le terrible cri de guerre, etpendant qu’il résonnait, répercuté par mille échos, les sauvagess’élancèrent au galop vers l’ouverture.

– Maintenant, à nous ! cria une voix.Feu ! hourra !

La détonation des cinquante pistolets n’en fitqu’une. Les chevaux qui étaient en avant reculèrent et s’abattirenten arrière, se débattant des quatre pieds dans l’étroit passage.Ils tombèrent tous à la fois, et barrèrent entièrement le chenal.D’autres cavaliers arrivaient derrière excitant leurs montures.Plusieurs furent renversés sur les corps amoncelés. Leurs chevauxse relevaient pour retomber encore, foulant aux pieds les morts etles vivants. Quelques-uns parvinrent à se frayer un passage et nousattaquèrent avec leurs lances. Nous les repoussâmes à coups decrosses et en vînmes aux mains avec les couteaux et les tomahawks.Le courant refoulé par le barrage des cadavres d’hommes et dechevaux, se brisait en écumant contre les rochers. Nous nousbattions dans l’eau jusqu’aux cuisses. Le tonnerre grondait sur nostêtes, et nous étions aveuglés par les éclairs. Il semblait que leséléments prissent part au combat. Les cris continuaient plussauvages et plus furieux que jamais. Les jurements sortaient desbouches écumantes, et les hommes s’étouffaient dans desembrassements qui ne se terminaient que par la mort d’un descombattants. Mais l’eau, en montant, soulevait les corps deschevaux qui, jusque-là, avaient obstrué le passage, et lesentraînait au-delà de l’ouverture. Toutes les forces des Indiensallaient nous écraser. Grand Dieu ! ils se réunissent pour unenouvelle charge, et nos fusils sont vides !

À ce moment un nouveau bruit frappe nosoreilles. Ce ne sont pas les cris des hommes, ce ne sont pas lesdétonations des armes à feu ; ce ne sont pas les éclats dutonnerre. C’est le mugissement terrible du torrent. Un cri d’alarmese fait entendre derrière nous. Une voix nous appelle : Fuyez,sur votre vie ! Au rivage ! au rivage ! Je meretourne : je vois mes compagnons se précipiter vers la penteabordable, en poussant des cris de terreur. Au même instant, mesyeux sont attirés par une masse qui s’approche. À moins de vingtyards de la place où je suis, et entrant dans le cañon, jevois une montagne noire et écumante : c’est l’eau, portant surla crête de ses vagues des arbres déracinés et des branchestordues. Il semble que les portes de quelque écluse gigantesque ontété brusquement ouvertes, et que le premier flot s’en échappe. Aumoment où mes yeux l’aperçoivent, elle se heurte contre les piliersde l’entrée du cañon avec un bruit semblable à celui dutonnerre ; puis recule en mugissant et s’élève à une hauteurde vingt pieds. Un instant après, l’eau se précipite à traversl’ouverture. J’entends les cris d’épouvante des Indiens qui fontfaire volte-face à leurs chevaux et prennent la fuite. Je coursvers le bord, à la suite de mes compagnons. Je suis arrêté par leflot qui me monte déjà jusqu’aux cuisses ; mais, par un effortdésespéré, je plonge et fends la vague, jusqu’à ce que j’aieatteint un lieu de sûreté. À peine suis-je parvenu à grimper sur larive que le torrent passe, roulant, sifflant et bouillonnant. Jem’arrête pour le regarder. D’où je suis, je puis apercevoir laravine dans presque toute sa longueur. Les Indiens fuient au grandgalop, et je vois les queues des derniers chevaux disparaître àl’angle du rocher. Les corps des morts et des blessés gisent encoredans le chenal. Il y a parmi eux des chasseurs et des Indiens. Lesblessés poussent des clameurs terribles en voyant le flot quis’avance. Nos camarades nous appellent à leur secours. Mais nous nepouvons rien faire pour les sauver ! Le courant les saisitdans son irrésistible tourbillon ; ils sont enlevés comme desplumes, et emportés avec la rapidité d’un boulet de canon.

– Il y a trois bons compagnons de moins !Wagh !

– Qui sont-ils ? demande Séguin ;les hommes regardent autour d’eux avec anxiété.

– Il y a un Delaware et le gros Jim Harris.puis…

– Quel est le troisième qui manque ?Personne ne peut-il me le dire ?

– Je crois, capitaine, que c’est Kirker.

– C’est Kirker, par l’Éternel ! Je l’aivu tomber, wagh ! Ils auront son scalp, c’estcertain.

– S’ils peuvent le repêcher, ça ne fait pas dedoute.

– Ils auront à en repêcher plus d’un desleurs, j’ose le dire. C’est un furieux coup de marée, sacr… !Je les ai bien vus courir comme le tonnerre ; mais l’eau courtvite et ces moricauds passeront un mauvais quart d’heure si elleleur arrive sur le corps avant qu’ils aient gagné l’autrebout !

Pendant que le trappeur parlait, les corps deses camarades qui se débattaient encore au milieu du flot, étaientemportés à un détour du cañon et tourbillonnaient hors denotre vue. Le chenal était alors rempli par l’eau écumante etjaunâtre qui battait les flancs du rocher et se précipitait enavant. Nous étions pour le moment hors de danger. Le cañonétait devenu impraticable, et après avoir considéré quelquesinstants le torrent, en proie, pour la plupart, à une profondeangoisse, nous fîmes volte-face et gagnâmes l’endroit où nousavions laissé nos chevaux.

Chapitre 40LA BARRANCA.

 

Après avoir conduit nos chevaux versl’ouverture qui donnait sur la plaine, nous revînmes au fourré pourcouper du bois et allumer du feu. Nous nous sentions en sûreté. Nosennemis, en supposant qu’ils eussent échappé dans leur vallée nepouvaient nous atteindre qu’en faisant le tour des montagnes, ou enattendant que la rivière eût repris son niveau. Il est vrai quel’eau devait baisser aussi vite qu’elle s’était élevée si la pluiecessait ; mais, heureusement, l’orage était encore dans toutesa force. Nous savions qu’il nous serait facile de rejoindrepromptement l’atajo, et nous nous déterminâmes à resterquelque temps près du cañon, jusqu’à ce que les hommes etles chevaux eussent pu rafraîchir leurs forces par un repas. Lesuns et les autres avaient besoin de nourriture et les événementsdes jours précédents n’avaient pas permis d’établir un bivouacrégulier. Bientôt les feux flambèrent sous le couvert des rocherssurplombant. Nous fîmes griller de la viande séchée pour notresouper, et nous mangeâmes avec appétit. Nous avions grand besoinaussi de sécher nos vêtements. Plusieurs hommes avaient étéblessés. Ils furent, tant bien que mal, pansés par leurs camarades,le docteur étant allé en avant avec l’atajo.

Nous demeurâmes quelques heures près ducañon. La tempête continuait à mugir autour de nous, etl’eau s’élevait de plus en plus. C’était justement ce que nousdésirions. Nous regardions avec une vive satisfaction le flotmonter à une telle hauteur que, Rubé l’assurait, la rivière nepourrait pas reprendre son niveau avant un intervalle de plusieursheures. Le moment vint enfin de reprendre notre course. Il étaitprès de minuit quand nous montâmes à cheval. La pluie avait presqueeffacé les traces laissées par le détachement d’El-Sol ; maisla plupart des hommes de la troupe étaient d’excellents guides, etRubé, prenant la tête, nous conduisit au grand trot. De temps entemps la lueur d’un éclair nous montrait les pas des mules marquésdans la boue, et le pic blanc qui nous servait de point de mire.Nous marchâmes toute la nuit. Une heure après le lever du soleil,nous rejoignions l’atajo, près de la base de la montagneneigeuse. Nous fîmes halte dans un des défilés, et, après quelquesinstants employés à déjeuner, nous continuâmes notre voyage àtravers la sierra. La route conduisait, par une ravine desséchée,vers une plaine ouverte qui s’étendait à perte de vue à l’est et àl’ouest. C’était un désert.

** * *

Je n’entrerai pas dans le détail de tous lesévénements qui marquèrent la traversée de cette terrible Jornada.Ces événements étaient du même genre que ceux que nous avionsessuyés dans les déserts de l’ouest. Nous eûmes à souffrir de lasoif, car il nous fallut faire une traite de 60 milles sans eau.Nous traversâmes des plaines couvertes de sauge où pas un êtrevivant ne troublait la monotonie mortelle de l’immensité qui nousenvironnait. Nous fûmes obligés de faire cuire nos aliments sansautre combustible que l’artemisia. Puis nos provisionss’épuisèrent, et les mules de bagages tombèrent l’une après l’autresous le couteau des chasseurs affamés. Plusieurs nuits, nous dûmesnous passer de feu. Nous n’osions plus en allumer, car, bien quel’ennemi ne se fût pas encore montré, nous savions qu’il devaitêtre sur nos traces. Nous avions voyagé avec une telle rapiditéqu’il n’avait pu encore parvenir à nous rejoindre. Pendant troisjours, nous nous étions dirigés vers le sud-est. Le soir dutroisième jour, nous découvrîmes les sommets des Mimbres, à labordure orientale du désert. Les pics de ces montagnes étaient bienconnus des chasseurs et servirent désormais à diriger notre marche.Nous nous approchions des Mimbres en suivant une diagonale.

Notre intention était de traverser la sierrapar la route de la Vieille-Mine, l’ancien établissement, siprospère autrefois, de notre chef. Pour lui, chaque détail dupaysage était un souvenir. Je remarquai que son ardeur lui revenaità mesure que nous avancions. Au coucher du soleil, nous atteignîmesla tête de la Barranca del oro, une crevasse immense qui traversaitla plaine où était assise la mine déserte. Cet abîme, qui semblaitavoir été ouvert par quelque tremblement de terre, présentait unelongueur de vingt milles. De chaque côté il y avait un chemin, lesol était plat et s’étendait jusqu’au bord même de la fissurebéante. À peu près à moitié chemin de la mine, sur la rive gauche,le guide connaissait une source, et nous nous dirigeâmes de ce côtéavec l’intention de camper près de l’eau.

Nous marchions péniblement. Il était près deminuit quand nous atteignîmes la source. Nos chevaux furent dételéset attachés au milieu de la plaine. Séguin avait résolu que nousnous reposerions là plus longtemps qu’à l’ordinaire. Il se sentaitrassuré en approchant de ce pays qu’il connaissait si bien. Il yavait un bouquet de cotonniers et de saules qui bordaient lasource, nous allumâmes notre feu au milieu de ce bois. Une mule futencore sacrifiée à la divinité de la faim, et les chasseurs, Aprèss’être repus de cette viande coriace, s’étendirent sur le sol ets’endormirent. L’homme préposé à la garde des chevaux resta seuldebout, s’appuyant sur son rifle, près de la caballada.J’étais couché près du feu, la tête appuyée sur ma selle ;Séguin était près de moi avec sa fille. Les jeunes fillesmexicaines et les Indiennes captives étaient pelotonnées à terre,enveloppées dans leurs tilmas et leurs couvertures rayées.Toutes dormaient ou semblaient dormir.

Comme les autres, j’étais épuisé defatigue ; mais l’agitation de mes pensées me tenait éveillé.Mon esprit contemplait l’avenir brillant. Bientôt, – pensai-je, –bientôt je serai délivré de ces horribles scènes ; bientôt ilme sera permis de respirer une atmosphère plus pure, près de mabien-aimée Zoé. Charmante Zoé ! Dans deux jours je vousretrouverai, je vous serrerai dans mes bras, je sentirai la doucepression de vos lèvres chéries, je vous appellerai : monamour ! mon bien ! ma vie ! Nous reprendrons nospromenades dans le jardin silencieux, sous les allées qui bordentla rivière ; nous nous assiérons encore sur les bancs couvertsde mousse, pendant les heures tranquilles du soir ; nous nousrépéterons ces mots brûlants qui font battre nos cœurs d’un bonheursi profond ! Zoé, innocente enfant ! pure comme lesanges ! Cette question d’une ignorance enfantine :« Henri, qu’est-ce que le mariage ? » Ah !douce Zoé ! vous l’apprendrez bientôt ! Quand doncpourrai-je vous l’enseigner ? Quand donc serez-vousmienne ? mienne pour toujours ! Zoé ! Zoé !êtes-vous éveillée ? êtes-vous étendue sur votre lit en proieà l’insomnie, ou suis-je présent dans vos rêves ? Aspirez-vousaprès mon retour comme j’y aspire moi-même ? Oh ! quanddonc la nuit sera-t-elle passée ! Je ne puis prendre aucunrepos ; j’ai besoin de marcher, de courir sans cesse et sansrelâche, en avant, toujours en avant !

Mon œil était arrêté sur la figure d’Adèle,éclairée par la lueur du feu. J’y retrouvais les traits de sasœur : le front noble, élevé, les sourcils arqués et lesnarines recourbées ; mais la fraîcheur du teint n’y étaitplus ; le sourire de l’innocence angélique avait disparu. Lescheveux étaient noirs, la peau brunie. Il y avait dans le regardune fermeté et une expression sauvage, acquises, sans aucun doute,par la contemplation de plus d’une scène terrible. Elle étaittoujours belle, mais ce n’était plus la beauté éthérée de mabien-aimée. Son sein était soulevé par des pulsations brèves etirrégulières. Une ou deux fois, pendant que je la regardais, elles’éveilla à moitié, et murmura quelques mots dans la langue desIndiens. Son sommeil était inquiet et agité. Pendant le voyage,Séguin avait veillé sur elle avec toute la sollicitude d’unpère ; mais elle avait reçu ses soins avec indifférence, ettout au plus avait-elle adressé un froid remercîment. Il étaitdifficile d’analyser les sentiments qui l’agitaient. La plupart dutemps elle restait immobile et gardait le silence. Le père avaitcherché une ou deux fois à réveiller en elle quelque souvenir deson enfance, mais sans aucun succès ; et chaque fois il avaitdû, le cœur rempli de tristesse, renoncer à ses efforts. Je lecroyais endormi, je me trompais. En le regardant plusattentivement, je vis qu’il avait les yeux fixés sur sa fille avecun intérêt profond, et prêtait l’oreille aux phrases entrecoupéesqui s’échappaient de ses lèvres. Il y avait dans son regard uneexpression de chagrin et d’anxiété qui me toucha jusqu’aux larmes.Parmi les quelques mots, inintelligibles pour moi, qu’Adèle avaitmurmurés tout endormie, j’avais saisi le nom de« Dacoma ». Je vis Séguin tressaillir à ce nom.

– Pauvre enfant ! dit-il, voyant quej’étais éveillé, elle rêve ; elle a des songes agités. J’aipresque envie de l’éveiller.

– Elle a besoin de repos, répondis-je.

– Oui ; mais repose-t-elle ainsi ?Écoutez ! encore Dacoma.

– C’est le nom du chef captif.

– Oui. Ils devaient se marier, conformément àla loi indienne.

– Mais comment savez-vous cela ?

– Par Rubé. Il l’a entendu dire pendant qu’ilétait prisonnier dans leur ville.

– Et l’aimait-elle, pensez-vous ?

– Non ; il est clair que non. Elle avaitété adoptée comme fille par le chef-médecin et Dacoma la réclamaitpour épouse.

Moyennant certaines conditions, elle luiaurait été livrée. Elle le redoutait et ne l’aimait pas, lesparoles entrecoupées de son rêve en font foi. Pauvre enfant !quelle triste destinée que la sienne !

– Encore deux journées de marche et sesépreuves seront terminées. Elle sera rendue à la maison paternelle,à sa mère.

– Ah ! si elle reste dans cet état, lecœur de ma pauvre Adèle en sera brisé !

– Ne craignez pas cela, mon ami. Le temps luirendra la mémoire. Il me semble avoir entendu parler d’une histoiresemblable arrivée dans les établissements frontières duMississipi.

– Oh ! sans doute ; il y en a eubeaucoup de semblables. Espérons que tout se passera bien.

– Une fois chez elle, les objets qui ontentouré son enfance feront vibrer quelque corde du souvenir. Ellepeut encore se rappeler tout le passé. Ne le croyez-vouspas ?

– Espérons ! espérons !

– En tout cas, la société de sa mère et decelle sa sœur effaceront bientôt les idées de la vie sauvage. Necraignez rien ! Elle redeviendra votre fille encore.

Je disais tout cela dans le but de leconsoler. Séguin ne répondit rien ; mais je vis que sa figureconservait la même expression de douleur et d’inquiétude. Mon cœurn’était pas non plus exempt d’alarmes. De noirs pressentimentscommençaient à m’agiter sans que j’en pusse définir la cause. Sespensées étaient-elles du même genre que les miennes ?

– Combien de temps nous faut-il encore,demandai-je, pour atteindre votre maison du Del-Norte ?

Je ne sais pourquoi je fis alors cettequestion. Craignais-je encore que nous pussions être atteints parl’ennemi qui nous poursuivait ?

– Nous pouvons arriver après-demain soir,répondit-il. Fasse le ciel que nous les retrouvions en bonnesanté !

Je tressaillis à ces mots. Ils me dévoilaientla cause de mes inquiétudes ; c’était là le vrai motif de mesvagues pressentiments.

– Vous avez des craintes ? demandai-jeavidement.

– J’ai des craintes.

– Des craintes. De quoi ? dequi ?

– Des Navajoès.

– Des Navajoès ?

– Oui. Je suis inquiet depuis que je les aivus se diriger à l’est du Pinon. Je ne puis comprendre pourquoi ilsont pris cette direction, à moins d’admettre qu’ils méditaient uneattaque contre les établissements qui bordent la vieille route desLlanos. Sinon, je crains qu’ils n’aient fait une descente dans lavallée d’El-Paso, peut-être sur la ville elle-même. Une chose peutles avoir empêché d’attaquer la ville ; c’est le départ de latroupe de Dacoma, qui les a trop affaiblis pour tenter cetteentreprise ; mais le danger n’en sera devenu que plus grandpour les petits établissements qui sont au nord et au sud de cetteville.

Le malaise que j’avais ressenti jusque-là sansm’en rendre compte, provenait d’un mot qui était échappé à Séguin àla source du Pinon. Mon esprit avait creusé cette idée, de temps entemps, pendant que nous traversions le désert ; mais comme iln’avait plus parlé de cela depuis, je pensai qu’il n’y attachaitpas grande importance. Je m’étais grandement trompé.

– Il est plus que probable, continua-t-il, queles habitants d’El-Paso auront pu se défendre. Ils se sont battusdéjà avec plus de courage que ne le font d’ordinaire les habitantsdes autres villes ; aussi, depuis assez longtemps, ils ont étéexempts du pillage, en partie à cause de cela, en partie à cause dela protection qui résultait pour eux du voisinage de notre bande,pendant ces derniers temps, circonstance parfaitement connue dessauvages. Il est à espérer que la crainte de nous rencontrer auraempêché ceux-ci de pénétrer dans la jornada, au nord de laville. S’il en est ainsi, les nôtres auront été préservés.

– Dieu veuille qu’il en soit ainsi !m’écriai-je.

– Dormons, ajouta Séguin, peut-être noscraintes sont-elles chimériques, et, en tout cas, elles ne serventà rien. Demain nous reprendrons notre course, sans plus nousarrêter, si nos bêtes peuvent y suffire. Reposez-vous, monami ; vous n’avez pas trop de temps pour cela.

Ce disant, il appuya sa tête sur sa selle, ets’arrangea pour dormir. Peu d’instants après, comme si cela eût étéun acte de sa volonté, il parut plongé dans un profond sommeil. Iln’en fut pas de même pour moi. Le sommeil avait fui mespaupières ; j’étais dans l’agitation de la fièvre ;j’avais le cerveau rempli d’images effrayantes. Le contraste entreces idées terribles et les rêveries de bonheur, auxquelles jevenais de me livrer quelques instants auparavant, rendait mesappréhensions encore plus vives. Je me représentai les scènesaffreuses qui, peut-être, s’accomplissaient dans ce momentmême ; ma bien-aimée se débattant entre les bras d’un sauvageaudacieux ; car les Indiens du Sud, je le savais, n’étaientnullement doués de ces délicatesses chevaleresques, de cetteréserve froide qui caractérisent les peaux rouges des forêts. Je lavoyais entraînée en esclavage, devenant la squaw dequelque Indien brutal, et dans l’agonie de ces pensées, je medressai sur mes pieds, et me mis à courir à travers la prairie. Àmoitié fou, je marchais sans savoir où j’allais. J’errai ainsipendant plusieurs heures, sans me rendre compte du temps. Jem’arrêtai au bord de la barranca. La lune brillait, maisl’abîme béant, ouvert à mes pieds, était rempli d’ombre et desilence. Mon œil ne pouvait en percer les ténèbres. À une grandedistance au-dessus de moi j’apercevais le camp et lacaballada ; mes forces étaient épuisées, et donnantcours à ma douleur, je m’assis sur le bord même de l’abîme. Lestortures aiguës qui m’avaient donné des forces jusque-là firentplace à un sentiment de profonde lassitude. Le sommeil vainquit ladouleur : je m’endormis.

Chapitre 41L’ENNEMI.

 

Je dormis peut-être une heure ou une heure etdemie. Si mes rêves eussent été des réalités, ils auraient remplil’espace d’un siècle. L’air frais du matin me réveilla toutfrissonnant. La lune était couchée ; je me rappelais l’avoirvue tout près de l’horizon quand le sommeil m’avait pris.Néanmoins, il ne faisait pas très nuit, et je voyais très loin àtravers la brume.

– Peut-être est-ce l’aube, pensai-je, et je metournai du côté de l’est.

En effet, une ligne de lumière bordaitl’horizon de ce côté. Nous étions au matin. Je savais quel’intention de Séguin était de partir de très bonne heure, etj’allais me lever, lorsque des voix frappèrent mon oreille.J’entendais des phrases courtes, comme des exclamations, et lebruit d’une troupe de chevaux sur le sol ferme de la prairie.

– Ils sont levés, pensai-je, et se préparent àpartir.

Dans cette persuasion, je me dressai sur mespieds, et hâtai ma course vers le camp. Au bout de dix pas, jem’aperçus que le bruit des voix venait de derrière moi. Jem’arrêtai pour écouter. Plus de doute, je m’en éloignais.

– Je me suis trompé de direction ! dis-jeen moi-même, et je m’avançai au bord de la barranca pourm’en assurer.

Quel fut mon étonnement lorsque je reconnusque j’étais bien dans la bonne voie, et que cependant le bruitprovenait de l’autre côté ! Ma première idée fut que la troupem’avait laissé là et s’était mise en route.

– Mais non ; Séguin ne m’aurait pas ainsiabandonné. Ah ! Il a sans doute envoyé quelques hommes à marecherche, ce sont eux.

Je criai : Holà ! pour leurfaire savoir où j’étais. Pas de réponse. Je criai de nouveau plusfort que la première fois. Le bruit cessa immédiatement.J’imaginais que les cavaliers prêtaient l’oreille, et je criai unetroisième fois de toutes mes forces. Il y eut un moment desilence ; puis, j’entendis le murmure de plusieurs voix et lebruit du galop des chevaux qui venaient vers moi. Je m’étonnais dece que personne n’eût encore répondu à mon appel ; mais monétonnement fit place à la consternation quand je m’aperçus que latroupe qui s’approchait était de l’autre côté de labarranca. Avant que je fusse revenu de ma surprise, lescavaliers étaient en face de moi et s’arrêtaient sur le bord del’abîme. J’en étais séparé par la largeur de la crevasse, environtrois cents yards, mais je les voyais très distinctement à traversla brume légère. Ils paraissaient être une centaine ; à leurslongues lances, à leurs têtes emplumées, à leurs corps demi-nus, jereconnus, au premier coup d’œil, des Indiens.

Je ne cherchai pas à en savoirdavantage : je m’élançai vers le camp de toute la vitesse demes jambes. Je vis, de l’autre côté, les cavaliers qui galopaientparallèlement. En arrivant à la source, je trouvai les chasseurs,pris au dépourvu, et s’élançant sur leurs selles. Séguin etquelques autres étaient allés au bord de la crevasse, etregardaient d’un autre côté. Il n’y avait plus à penser à uneretraite immédiate pour éviter d’être vus, car l’ennemi, à lafaveur du crépuscule, avait déjà pu reconnaître la force de notretroupe.

Quoique les deux bandes ne fussent séparéesque par une distance de trois cents yards, elles avaient àparcourir au moins vingt milles avant de pouvoir se rencontrer. Enconséquence, Séguin et les chasseurs avaient le temps de sereconnaître. Il fut donc résolu qu’on resterait où l’on était,jusqu’à ce qu’on pût savoir à qui nous avions affaire. Les Indiensavaient fait halte de l’autre côté, en face de nous, et restaienten selle, cherchant à percer la distance. Ils semblaient surpris decette rencontre. L’aube n’était pas encore assez claire pour qu’ilspussent distinguer qui nous étions. Bientôt le jour se fit :nos vêtements, nos équipages nous firent reconnaître, et un crisauvage, le cri de guerre des Navajoès, traversa l’abîme.

– C’est la bande de Dacoma ! cria unevoix. Ils ont pris le mauvais côté de la crevasse.

– Non, cria un autre ; ils ne sont pasassez nombreux pour que ce soit la bande de Dacoma. Ils ne sont pasplus d’une centaine.

– L’eau a peut-être emporté le reste, –suggéra celui qui avait parlé le premier.

– Wagh ! comment auraient-ils pumanquer notre piste qui est aussi claire qu’une voie dewagons ? Ça ne peut pas être eux.

– Qui donc, alors ? Ce sont desNavagh : je les reconnaîtrais les yeux fermés.

– C’est la bande du premier chef, dit Rubé,qui arrivait en ce moment. Regardez, là-bas, le vieux gredinlui-même sur son cheval moucheté.

– Vous croyez que ce sont eux, Rubé ?demanda Séguin.

– Sûr et certain, cap’n.

– Mais où est le reste de la bande ? Ilsne sont pas tous là.

– Ils ne sont pas loin, pour sûr. St !st ! je les entends qui viennent.

– Là-bas, une masse ! Regardez camarades,regardez !

À travers le brouillard qui commençait às’élever, nous voyions s’avancer un corps nombreux et épais decavaliers. Ils accouraient en criant, en hurlant, comme s’ilseussent conduit un troupeau de bétail. En effet, quand lebrouillard se fut dissipé, nous vîmes une grande quantité dechevaux, de bêtes à cornes et des moutons, couvrant la plaine à unegrande distance. Derrière venaient les Indiens à cheval, quigalopaient çà et là, pressant les animaux avec leurs lances et lespoussant en avant.

– Seigneur Dieu ! en voilà unbutin ! s’écria un des chasseurs.

– Oui, les gaillards ont fait quelque chose,eux, dans leur expédition. Nous, nous revenons les mains videscomme nous sommes partis. Wagh !

Jusqu’à ce moment, j’avais été occupé àharnacher mon cheval, et j’arrivais alors. Mes yeux ne se portèrentni sur les Indiens ni sur les bestiaux capturés. Autre choseattirait mes regards, et le sang me refluait au cœur. Loin, enarrière de la troupe qui s’avançait, un petit groupe séparé semontrait. Les vêtements légers flottant au vent indiquaient que cen’étaient pas des indiens. C’étaient des femmes captives ! Ilparaissait y en avoir environ une vingtaine, mais je m’inquiétaipeu de leur nombre. Je vis qu’elles étaient à cheval et que chacuned’elles était gardée par un Indien également à cheval. Le cœurpalpitant, je les regardai attentivement l’une après l’autre ;mais la distance était trop grande pour distinguer les traits. Jeme tournai vers notre chef. Il avait l’œil appliqué à sa lunette.Je le vis tressaillir ; ses joues devinrent pâles, ses lèvress’agitèrent convulsivement, et la lunette tomba de ses mains sur lesol. Il s’affaissa sur lui-même d’un air égaré ens’écriant :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! vous m’avezencore frappé !

Je ramassai la lunette pour m’assurer de lavérité. Mais je n’eus pas besoin de m’en servir. Au moment où je merelevais, un animal qui courait le long du bord opposé frappa mesyeux.

C’était mon chien Alp ! je portai lalunette à mes yeux, et un instant après, je reconnaissais la figurede ma bien-aimée. Elle me paraissait si rapprochée que je pus àpeine m’empêcher de l’appeler. Je distinguais ses beaux traitscouverts de pâleur, ses joues baignées de larmes, sa richechevelure dorée qui pendait, dénouée, sur ses épaules, tombantjusque sur le cou de son cheval. Elle était couverte d’unsérapé. Un jeune Indien marchait à côté d’elle, monté surun magnifique étalon, et vêtu d’un uniforme de hussard mexicain. Jene regardais qu’elle et cependant du même coup d’œil j’aperçus samère au milieu des captives placées derrière.

Le troupeau des chevaux et des bestiaux passa,et les femmes, accompagnées de leurs gardes, arrivèrent en face denous. Les captives furent laissées en arrière dans la prairie,pendant que les guerriers s’avançaient pour rejoindre ceux de leurscamarades qui s’étaient arrêtés sur le bord de labarranca. Il était alors grand jour. Le brouillard s’étaitdissipé, et les deux troupes ennemies s’observaient d’un bord àl’autre de l’abîme.

Chapitre 42NOUVELLES DOULEURS.

 

C’était une singulière rencontre. Là setrouvaient en présence deux troupes d’ennemis acharnés, revenantchacune du pays de l’autre, chargée de butin, et emmenant desprisonniers ! Elles se rencontraient à moitié chemin ;elles se voyaient, à portée de mousquet, animées des sentiments lesplus violents d’hostilité, et cependant un combat était impossible,à moins que les deux partis ne franchissent un espace de près devingt milles. D’un côté, les Navajoès, dont la physionomieexprimait une consternation profonde, car les guerriers avaientreconnu leurs enfants ; de l’autre, les chasseurs de scalps,dont la plupart pouvaient reconnaître, parmi les captives del’ennemi, une femme, une sœur, ou une fille.

Chaque parti jetait sur l’autre des regardsempreints de fureur et de vengeance. S’ils se fussent rencontrés enpleine prairie, ils auraient combattu jusqu’à la mort. Il semblaitque la main de Dieu eût placé entre eux une barrière pour empêcherl’effusion du sang et prévenir une bataille à laquelle la largeurde l’abîme était le seul obstacle. Ma plume est impuissante àrendre les sentiments qui m’agitèrent à ce moment. Je me souviensseulement que je sentis mon courage et ma vigueur corporelle sedoubler instantanément. Jusque-là, je n’avais été que spectateur àpeu près passif des événements de l’expédition. Je n’avais étéexcité par aucun élan de mon propre cœur ; mais maintenant jeme sentais animé de toute l’énergie du désespoir.

Une pensée me vint, et je courus vers leschasseurs pour la leur communiquer. Séguin commençait à se remettredu coup terrible qui venait de le frapper. Les chasseurs avaientappris la cause de son accablement extraordinaire, etl’entouraient ; quelques-uns cherchaient à le consoler. Peud’entre eux connaissaient les affaires de famille de leur chef,mais ils avaient entendu parler de ses anciens malheurs ; laperte de sa mine, la ruine de sa propriété, la captivité de safille. Quand ils surent que, parmi les prisonniers de l’ennemi, setrouvaient sa femme et sa seconde fille, ces cœurs durs eux-mêmesfurent émus de pitié au spectacle d’une telle infortune. Desexclamations sympathiques se firent entendre, et tous exprimèrentla résolution de mourir ou de reprendre les captives. C’était dansl’intention d’exciter cette détermination que je m’étais porté versle groupe. Je voulais, au prix de toute ma fortune, proposer desrécompenses au dévouement et au courage ; mais voyant que desmotifs plus nobles avaient provoqué ce que je voulais obtenir, jegardai le silence. Séguin parut touché du dévouement de sescamarades, et fit preuve de son énergie accoutumée. Les hommess’assemblèrent pour donner leurs avis et écouter ses instructions.Garey prit le premier la parole :

– Nous pouvons en venir à bout, cap’n, mêmecorps à corps ; ils ne sont pas plus de deux cents.

– Juste cent quatre-vingt-seize, dit unchasseur, sans compter les femmes. J’ai fait le calcul ; c’estle nombre exact.

– Eh bien, continua Garey, nous valons un peumieux qu’eux sous le rapport du courage, je suppose, et nousrétablirons l’équilibre du nombre avec nos rifles. Je n’ai jamaiscraint les Indiens à deux contre un, et même quelque chose de plus,si vous voulez.

– Regarde le terrain, Bill ! c’est toutplaine. Qu’est-ce que nous aurons après la première décharge’ Ilsauront l’avantage avec leurs arcs et leurs lances.Wagh ! ils nous embrocheront comme des poulets.

– Je ne dis pas qu’il faut les attaquer sur laprairie. Nous pouvons les suivre jusque dans les montagnes, et nousbattre au milieu des rochers. Voilà ce que je propose.

– Oui. Ils ne peuvent pas nous échapper à lacourse avec tous ces troupeaux, c’est certain.

– Ils n’ont pas la moindre intention de fuir.Ils désirent bien plutôt en venir aux coups.

– C’est justement ce qu’il nous faut, ditGarey ; rien ne nous empêche d’aller là-bas, et de livrerbataille quand la position sera favorable.

Le trappeur, en disant ces mots, montrait lepied des Mimbres, à environ dix milles à l’est.

– Ils pourront bien attendre qu’ils soientencore plus en nombre. La principale troupe est plus nombreuseencore que celle-là. Elle comptait au moins quatre cents hommesquand ils ont passé le Pinon.

– Rubé, où le reste peut-il être ?demanda Séguin ; je découvre d’ici jusqu’à la mine ; ilsne sont pas dans la plaine !

– Il ne doit pas y en avoir par ici, cap’n.Nous avons un peu de chance de ce côté ; le vieux fou a envoyéune partie de sa bande par l’autre route, sur une fausse piste,probablement.

– Et qui vous fait penser qu’ils ont pris parl’autre route ?

– Voici, cap’n ; la raison est toutesimple : s’il y en avait d’autres après eux, nous aurions vuquelques-uns de ces moricauds de l’autre côté, courir en arrièrepour les presser d’arriver ; comprenez-vous ? Or, il n’yen a pas un seul qui ait bougé.

– Vous avez raison, Rubé, répondit Séguin,encouragé par la probabilité de cette assertion. Quel est votreavis ? continua-t-il en s’adressant au vieux trappeur, auxconseils duquel il avait l’habitude de recourir dans les casdifficiles.

– Ma foi, cap’n, c’est un cas qui a besoind’être examiné. Je n’ai encore rien trouvé qui me satisfasse,jusqu’à présent. Si vous voulez me donner une couple de minutes, jetâcherai de vous répondre du mieux que je pourrai.

– Très bien ; nous attendrons votre avis.Camarades, visitez vos armes, et voyez à les mettre en bonétat.

Pendant cette consultation, qui avait prisquelques secondes, l’ennemi paraissait occupé de la même manière,de l’autre côté. Les Indiens s’étaient réunis autour de leur chef,et on pouvait voir, à leurs gestes, qu’ils délibéraient sur un pland’action. En découvrant entre nos mains les enfants de leursprincipaux guerriers, ils avaient été frappés de consternation. Cequ’ils voyaient leur inspirait les plus terribles appréhensions surce qu’ils ne voyaient pas. À leur retour d’une expédition heureuse,chargée de butin et pleins d’idées de fêtes et de triomphes, ilss’apercevaient tout à coup qu’ils avaient été pris dans leur proprepiège. Il était clair pour eux que nous avions pénétré dans laville. Naturellement, ils devaient penser que nous avions pillé etbrûlé leurs maisons, massacré leurs femmes et leurs enfants. Ils nepouvaient s’imaginer autre chose ; c’était ainsi qu’ilsavaient agi eux-mêmes, et ils jugeaient notre conduite d’après laleur. De plus, ils nous voyaient assez nombreux pour défendre, toutau moins contre eux, ce que nous avions pris ; ils savaientbien qu’avec leurs armes à feu, les chasseurs de scalps avaientl’avantage sur eux tant qu’il n’y avait pas une trop fortedisproportion dans le nombre. Ils avaient donc besoin, tout aussibien que nous, de délibérer, et nous comprîmes qu’il se passeraitquelque temps avant qu’ils en vinssent aux actes. Leur embarrasn’était pas moindre que le nôtre.

Les chasseurs, obéissant aux ordres de Séguin,gardaient le silence, attendant que Rubé donnât son avis. Le vieuxtrappeur se tenait à part, appuyé sur son rifle, ses deux mainscontournant l’extrémité du canon. Il avait ôté le bouchon, etregardait dans l’intérieur du fusil, comme s’il eût consulté unoracle au fond de l’étroit cylindre. C’était une des manies deRubé, et ceux qui connaissaient cette habitude l’observaient ensouriant. Après quelques minutes de réflexions silencieuses,l’oracle parut avoir fourni la réponse ; et Rubé, remettant lebouchon à sa place, s’avança lentement vers le chef.

– Billy a raison, cap’n. S’il faut nous battreavec ces Indiens, arrangeons-nous pour que l’affaire ait lieu aumilieu des rochers ou des bois. Ils nous abîmeraient dans laprairie, c’est sûr. Maintenant, il y a deux choses : s’ilsviennent sur nous, notre terrain est là-bas (l’orateur indiquait lecontrefort des Mimbres) ; si, au contraire, nous sommesobligés de les suivre, ça nous sera aussi facile que d’abattre unarbre ; ils ne nous échapperont pas.

– Mais comment ferez-vous pour les provisionsdans ce cas ? Nous ne pouvons pas traverser le désert sanscela.

– Pour ça, capitaine, il n’y a pas la pluspetite difficulté. Dans une prairie sèche, comme il y en a par là,j’empoignerais toute cette cavalcade aussi aisément qu’un troupeaude buffles, et nous en aurons notre bonne part, je m’en vante. Maisil y a quelque chose de pire que tout cela et que l’Enfant flaired’ici.

– Quoi ?

– J’ai peur que nous ne tombions sur la bandede Dacoma, en retournant en arrière ; voilà de quoi j’aipeur.

– C’est vrai ; ce n’est que tropprobable.

– C’est sûr ; à moins qu’ils n’aient ététous noyés dans le cañon, et je ne le crois pas. Ilsconnaissent trop bien le passage.

La probabilité de voir la troupe de Dacoma sejoindre à celle du premier chef, nous frappa tous, et répandit unvoile de découragement sur toutes les figures. Cette troupe étaitcertainement à notre poursuite, et devait bientôt nousrattraper.

– Maintenant, cap’n continua le trappeur, jevous ai dit ce que je pensais de la chose si nous étions disposés ànous battre. Mais j’ai comme une idée que nous pourrons délivrerles femmes sans brûler une amorce.

– Comment ? comment ? demandèrentvivement le chef et les autres.

– Voici le moyen, reprit le trappeur qui, mefaisait bouillir par la prolixité de son style, vous voyez bien cesIndiens qui sont de l’autre côté de la crevasse ?

– Oui, oui, répondit vivement Séguin.

– Très bien ; vous voyez maintenant ceuxqui sont ici et le trappeur montrait nos captifs.

– Oui ! oui !

– Eh bien, ceux que vous voyez là-bas, quoiqueleur peau soit rouge comme du cuivre, ont pour leurs enfants lamême tendresse que s’ils étaient chrétiens. Ils les mangent detemps en temps, c’est vrai, mais ils ont pour cela des motifs dereligion que nous ne comprenons pas trop, je l’avoue.

– Et que voulez-vous que nousfassions ?

– Que nous hissions un chiffon blanc, et quenous offrions un échange de prisonniers. Ils comprendront cela, etentreront en arrangement, j’en suis sûr. Cette jolie petite filleaux longs cheveux est la fille du premier chef, et les autresappartiennent aux principaux de la tribu ; je les ai choisiesà bonne enseigne. En outre, nous avons ici Dacoma et la jeunereine. Ils doivent s’en mordre les ongles jusqu’au sang de les voirentre nos mains. Vous pourrez leur rendre le chef, et négocier pourla reine le mieux que vous pourrez.

– Je suivrai votre avis, s’écria Séguin l’œilbrillant de l’espoir de réussir dans cette négociation.

– Il n’y a pas de temps à perdre alors, cap’n.Si les hommes de Dacoma se montrent, tout ce que je vous ai dit nevaudra pas la peau d’un rat des sables.

– Nous ne perdrons pas un instant.

Et Séguin donna des ordres pour que le signede paix fût arboré.

– Il serait bon avant tout, cap’n, de leurmontrer en plein tout ce que nous avons à eux. Ils n’ont pas vuDacoma encore, ni la reine, qui sont là derrière les buissons.

– C’est juste, répondit Séguin, camarades,amenez-les captifs au bord de la barranca. Amenez le chefNavajo. Amenez la… amenez ma fille.

Les hommes s’empressèrent d’obéir à cet ordre,et peu d’instants après les enfants captifs, Dacoma et la reine desmystères furent placés au bord de l’abîme. Les sérapés quiles enveloppaient furent retirés, et ils restèrent exposés dansleurs costumes habituels aux Indiens. Dacoma avait encore soncasque, et la reine était reconnaissable à sa tunique richementornée de plumes. Ils furent immédiatement reconnus. Un cri d’uneexpression singulière sortit de la poitrine des Navajoès à l’aspectde ces nouveaux témoignages de leur déconfiture.

Les guerriers brandirent leur lances et lesenfoncèrent sur le sol avec une indignation impuissante.Quelques-uns tirèrent des scalps de leur ceinture, les placèrentsur la pointe de leurs lances et les secouèrent devant nousau-dessus de l’abîme. Ils crurent que la bande de Dacoma avait étédétruite ; que leurs femmes et leurs enfants avaient étéégorgés, et ils éclatèrent en imprécations mêlées de cris et degestes violents. En même temps, un mouvement se fit remarquer parmiles principaux guerriers. Ils se consultaient. Leur délibérationterminée, quelques-uns se dirigèrent au galop vers les femmescaptives qu’on avait laissées en arrière dans la plaine.

– Grand Dieu ! m’écriai-je, frappé d’uneidée horrible, ils vont les égorger ! Vite, vite, le drapeauxde paix !

Mais avant que la bannière fût attachée aubâton, les femmes mexicaines étaient descendues de cheval, leursrebozos étaient enlevés, et on les conduisait vers leprécipice. C’était dans le simple but de prendre une revanche, demontrer leurs prisonniers ; car il était évident que lessauvages savaient avoir parmi leurs captives la femme et la fillede notre chef. Elles furent placées en évidence, en avant de toutesles autres, sur le bord même de la barranca.

Chapitre 43LE DRAPEAU DE TRÊVE.

 

Ils auraient pu s’épargner cette peine ;notre agonie était assez grande déjà. Mais, néanmoins, la scène quisuivit renouvela toutes nos douleurs. Jusqu’à ce moment nousn’avions pas été reconnus par les êtres chéris qui étaient si prèsde nous. La distance était trop grande pour l’œil nu, et nosfigures hâlées, nos habits souillés par la route, constituaient unvéritable déguisement. Mais l’amour a l’intelligence prompte et lavue perçante ; les yeux de ma bien-aimée se portèrent surmoi ; je la vis tressaillir et se jeter en avant, j’entendisson cri de désespoir ; elle tendit ses deux bras blancs commela neige et s’affaissa sur le rocher, privée de connaissance. Aumême instant, madame Séguin reconnaissait son mari et l’appelaitpar son nom. Séguin lui répondait d’une voix forte, lui adressaitdes encouragements, et l’engageait à rester calme et silencieuse.Plusieurs autres femmes, toutes jeunes et jolies, avaient reconnuleurs frères, leurs fiancés, et il s’ensuivit une scènedéchirante.

Mes yeux restaient fixés sur Zoé. Ellereprenait ses sens ; le sauvage, vêtu en hussard, étaitdescendu de cheval ; il la prenait dans ses bras et l’emmenaitdans la prairie. Je les suivais d’un regard impuissant. Cet Indienlui rendait les soins les plus tendres ; et j’en étais presquereconnaissant, bien que je reconnusse que ces attentions étaientdictées par l’amour. Peu d’instants après, elle se redressa sur sespieds et revint en courant vers la barranca. J’entendismon nom prononcé ; je lui renvoyai le sien ; mais, à cemoment, la mère et la fille furent entourées par leurs gardiens, etentraînées en arrière. Pendant ce temps, le drapeau blanc avait étépréparé. Séguin s’était placé devant nous, et le tenait élevé. Nousgardions le silence, attendant la réponse avec anxiété. Il y eut unmouvement parmi les Indiens rassemblés. Nous entendions leursvoix : ils parlaient avec animation, et nous vîmes qu’il sepréparait quelque chose au milieu d’eux. Immédiatement, un hommegrand et de belle apparence perça la foule, tenant dans la maingauche un objet blanc : c’était une peau de faon tannée. Danssa main droite il avait une lance. Il plaça la peau de faon sur lefer de la lance et s’avança en l’élevant. C’était la réponse ànotre signal de paix.

– Silence, camarades ! s’écria Séguins’adressant aux chasseurs. Puis, élevant la voix, il s’exprimaainsi en langue indienne :

– Navajoès ! vous savez qui nous sommes.Nous avons traversé votre pays et visité votre principale ville.Notre but était de retrouver nos parents, qui étaient captifs chezvous. Nous en avons retrouvé quelques-uns ; mais il y en abeaucoup que nous n’avons pu découvrir. Pour que ceux-là nousfussent rendus plus tard, nous avons pris des otages, vous levoyez. Nous aurions pu en prendre davantage, mais nous nous sommescontentés de ceux-ci. Nous n’avons pas brûlé votre ville :nous avons respecté la vie de vos femmes, de vos filles, de vosenfants. À l’exception de ces prisonniers, vous trouverez tous lesautres comme vous les avez laissés.

Un murmure circula dans les rangs des Indiens.C’était un murmure de satisfaction. Ils étaient dans la persuasionque leur ville était détruite, leurs femmes massacrées, et lesparoles de Séguin produisirent sur eux une profonde sensation. Nousentendîmes de joyeuses exclamations et les phrases de félicitationsque les guerriers échangeaient. Le silence se rétablit ;Séguin continua :

– Nous voyons que vous avez été dans notrepays. Vous avez, comme nous, fait des prisonniers. Vous êtes deshommes rouges. Les hommes rouges aiment leurs proches comme le fontles hommes blancs. Nous savons cela, et c’est pour cette raison quej’ai élevé la bannière de la paix, afin que nous puissions nousrendre mutuellement nos prisonniers. Cela sera agréable auGrand-Esprit, et nous sera agréable à tous en même temps. Ceux quevous avez pris sont ce qu’il y a de plus cher au monde pour nous,et ceux que nous avons en notre possession vous sont égalementchers. Navajoès ! j’ai dit. J’attends votre réponse.

Quand Séguin eut fini, les guerriers serassemblèrent autour du grand chef, nous les vîmes engagés dans undébat très animé. Il y avait évidemment deux opinionscontraires ; mais le débat fut bientôt terminé, et le grandchef, s’avançant, donna quelques ordres à celui qui tenait ledrapeau. Celui-ci, d’une voix forte, répondit à Séguin en cestermes :

– Chef blanc, tu as bien parlé, et tes parolesont été pesées par nos guerriers. Ce que tu demandes est juste etbon. L’échange de nos prisonniers sera agréable au Grand-Esprit etnous satisfera tous. Mais comment pouvons-nous savoir si tesparoles sont vraies ? Tu dis que vous n’avez pas brûlé notreville et que vous avez épargné nos femmes et nos enfants. Commentsaurons-nous si cela est la vérité ? Notre ville estloin ; nos femmes aussi, si elles sont encore vivantes. Nousne pouvons pas les interroger. Nous n’avons que ta parole ;cela n’est pas assez.

Séguin avait prévu les difficultés, et ilordonna qu’un de ses prisonniers, un jeune garçon très éveillé, fûtamené en avant. Le jeune sauvage se montra un instant après auprèsde lui.

– Interrogez-le ! s’écria-t-il en lemontrant à son interlocuteur.

– Et pourquoi n’adresserions-nous pas nosquestions à notre frère, le chef Dacoma ? Ce garçon est jeune,il peut ne pas nous comprendre. Nous en croirons mieux la parole duchef.

– Dacoma n’était pas avec nous dans la ville.Il ignore ce qui s’y est passé.

– Que Dacoma le dise, alors.

– Mon frère a tort de se méfier ainsi,répondit Séguin mais il aura la réponse de Dacoma. Et il adressaquelques mots au chef Navajo qui était assis sur la terre auprès delui.

La question fut faite directement à Dacoma parl’Indien qui était de l’autre côté. Le fier guerrier, qui semblaitexaspéré par la situation humiliante dans laquelle il se trouvait,répondit négativement par un geste brusque de la main et une courteexclamation.

– Maintenant, frère, continua Séguin, – vousvoyez que j’ai dit la vérité. Questionnez maintenant ce garçon surce que je vous ai avancé.

On demanda au jeune Indien si nous avionsbrûlé la ville et si nous avions fait du mal aux femmes et auxenfants. Aux deux questions, il répondit négativement.

– Eh bien, dit Séguin, mon frère est-ilsatisfait ?

Un temps assez long se passa sans qu’il fûtfait de réponse. Les guerriers se rassemblèrent de nouveau enconseil et se mirent à gesticuler avec violence et rapidité. Nouscomprîmes qu’il y avait un parti opposé à la paix, et qui poussaità tenter la fortune de la guerre. Ce parti était composé des jeunesguerriers ; et je remarquai que l’Indien costumé en hussardqui, comme Rubé me l’apprit, était le fils du grand chef,paraissait être le principal meneur de ceux-là. Si le grand chefn’eût pas été aussi vivement intéressé au résultat desnégociations, les conseils belliqueux l’auraient emporté, car lesguerriers savaient que ce serait pour eux une honte parmi lestribus environnantes de revenir sans prisonniers. De plus, il y enavait plusieurs parmi eux qui avaient un autre motif pour lesretenir ; ils avaient jeté les yeux sur les filles duDel-Norte et les avaient trouvées belles. Mais l’avis des anciensprévalut enfin, et l’orateur reprit :

– Les guerriers Navajoès ont réfléchi sur cequ’ils ont entendu. Ils pensent que le chef blanc a dit lavérité ; et ils consentent à l’échange des prisonniers. Pourque les choses se passent d’une manière convenable, ils proposentque vingt guerriers soient choisis de chaque côté ; que cesguerriers laissent, en présence de tous, leurs armes sur laprairie ; qu’ils conduisent les captifs à l’extrémité de labarranca, du côté de la mine, et que là, ils débattent lesconditions de l’échange. Que tous les autres, des deux côtés,restent où ils sont jusqu’à ce que les guerriers sans armes soientrevenus avec les prisonniers échangés ; alors les drapeauxblancs seront abattus, et les deux camps seront libres de toutengagement. Telles sont les paroles des guerriers Navajoès.

Séguin dut prendre le temps de réfléchir avantde répondre à cette proposition. Elle paraissait assez avantageuse,mais il y avait dans ses termes quelque chose qui nous faisaitsoupçonner un dessein caché. La dernière phrase indiquait chezl’ennemi l’intention formelle d’essayer de reprendre les captifsqui allaient nous être rendus ; mais nous nous inquiétions peude cela, pourvu que nous pussions les avoir une fois avec nous, dumême côté de la barranca. La proposition de faire conduireles prisonniers au lieu de l’échange, par des hommes désarmés,était très raisonnable, et le chiffre indiqué, vingt de chaquecôté, constituait un nombre suffisant. Mais Séguin comprit trèsbien comment les Navajoès interprétaient le mot désarmé.En conséquence, plusieurs des chasseurs reçurent à voix bassel’avis de se retirer derrière les buissons et de cacher couteaux etpistolets sous leurs blouses de chasse. Nous crûmes apercevoir unemanœuvre semblable de l’autre côté, et voir les Indiens cacher demême leurs tomahawks. Nous ne pouvions faire aucune objection auxconditions proposées, et comme Séguin sentait qu’il n’y avait pasde temps à perdre, il se hâta de les accepter.

Aussitôt que cela eut été annoncé auxNavajoès, vingt hommes, déjà désignés sans doute, s’avancèrent aumilieu de la prairie, plantèrent leurs arcs, leurs carquois etleurs boucliers. Nous ne vîmes point de tomahawks, et nouscomprîmes que chaque Navajo avait gardé cette arme. Il ne leuravait pas été difficile de les cacher sur eux, car la plupartportaient des vêtements civilisés, enlevés dans le pillage desétablissements et des fermes. Nous nous en inquiétions peu, étantarmés nous-mêmes. Nous remarquâmes que tous les hommes ainsichoisis étaient d’une force peu commune. C’étaient les principauxguerriers de la tribu. Nous fîmes nos choix en conséquence. El-Sol,Garey, Rubé, le toréador Sanchez en étaient ; Séguin et moiégalement. La plupart des trappeurs et quelques Indiens Delawarescomplétèrent le nombre.

Les vingt hommes désignés se dirigèrent versla prairie, comme les Navajoès avaient fait, et déposèrent leursrifles en présence de l’ennemi. Nous plaçâmes nos captifs sur deschevaux et sur des mules, et nous les disposâmes pour le départ. Lareine et les jeunes filles mexicaines furent réunies auxprisonniers. C’était un coup de tactique de la part de Séguin. Ilsavait que nous avions assez de captifs pour faire l’échange têtecontre tête, sans ces dernières ; mais il comprenait et nouscomprenions comme lui, que laisser la reine en arrière, ce seraitrompre la Négociation et, peut-être, en rendre la repriseimpossible. Il avait résolu en conséquence de l’emmener et denégocier le plus habilement possible, en ce qui la concernait, surle terrain de la conférence. S’il ne réussissait pas, il enappellerait aux armes et il nous savait bien préparés à cetévénement. Les deux détachements furent prêts enfin et s’avancèrentparallèlement de chaque côté de la barranca. Les corpsprincipaux restèrent en observation, échangeant d’un bord â l’autrede l’abîme des regards de haine et de défiance. Pas un mouvement nepouvait être tenté sans être immédiatement aperçu, car les deuxplaines, séparées par la barranca, faisaient partie dumême plateau horizontal. Un seul cavalier, s’éloignant d’une desdeux troupes, aurait été vu par les hommes de l’autre pendant unedistance de plusieurs milles. Les bannières pacifiques flottaienttoujours en l’air, les lances qui les portaient fichées enterre ; mais chacune des deux bandes ennemies tenait seschevaux sellés et bridés, prêts à être montés au premier mouvementsuspect.

Chapitre 44UN TRAITÉ ORAGEUX.

 

Dans la barranca même se trouvait lamine. Les puits d’extraction laborieusement creusés dans le roc, dechaque coté, semblaient autant de caves. Un petit ruisseaupartageait la ravine en deux et se frayait difficilement un cheminà travers les roches qui avaient roulé au fond. Sur le bord duruisseau, on voyait quelques vieilles constructions enfumées, etdes cabanes de mineurs en ruine ; la plupart étaienteffondrées et croulantes de vétusté. Le terrain, tout autour, étaitobstrué, rendu presque impraticable par les ronces, lesmezcals et les cactus ; toutes plantes vigoureuses,touffues et épineuses. En approchant de ce point, les routes, dechaque côté de la barranca, s’abaissaient par une penterapide et convergeaient jusqu’à leur rencontre au milieu desdécombres. Les deux détachements s’arrêtèrent en vue des masures etéchangèrent des signaux.

Après quelques pourparlers, les Navajoèsproposèrent que les captifs resteraient sur le sommet des deuxrives, sous la garde de deux hommes ; les autres, dix-huit dechaque côté, devant descendre au fond de la barranca, seréunir au milieu des maisons, et après avoir fumé le calumet,déterminer les conditions de l’échange. Cette proposition neplaisait ni à Séguin ni à moi. Nous comprenions qu’en cas derupture de négociations (et cette rupture nous paraissait plus queprobable) notre victoire même, en supposant que nous laremportions, ne nous servirait de rien. Avant que nous pussionsrejoindre les prisonnières des Navajoès, en haut de la ravine, lesdeux gardiens les auraient emmenées, et, nous frémissions rien qued’y penser, les auraient peut-être égorgées sur place !C’était une horrible supposition, mais elle n’avait rien d’exagéré.Nous comprenions, en outre, que la cérémonie du calumet nous feraitperdre encore du temps ; et nous étions dans des transescontinuelles au sujet de la bande de Dacoma qui, évidemment, nedevait pas être loin. Mais l’ennemi s’obstinait dans saproposition. Impossible de formuler nos objections sans dévoilernotre arrière-pensée ; force nous fut donc d’accepter.

Nous mîmes pied à terre, laissant nos chevauxà la garde des hommes qui surveillaient les prisonniers et,descendant au fond de la ravine, nous nous trouvâmes face à faceavec les guerriers Navajoès. C’étaient dix-huit hommeschoisis : grands, musculeux, larges des épaules, avec desphysionomies rusées et farouches. On ne voyait pas un sourire surtoutes ces figures, et menteuse eût été la bouche qui aurait essayéd’en grimacer un. Leurs cœurs débordaient de haine et leurs regardsétaient chargés de vengeance. Pendant un moment, les deux partiss’observèrent en silence. Ce n’étaient point des ennemisordinaires ; ce n’était point une hostilité ordinaire quianimait ces hommes, depuis des années, les uns contre lesautres ; ce n’était point un motif ordinaire qui les amenaitpour la première fois à s’aborder autrement que les armes à lamain. Cette attitude pacifique leur était imposée, aux uns commeaux autres, et c’était entre eux quelque chose comme la trêve quis’établit entre le lion et le tigre, lorsqu’ils se rencontrent dansla même avenue d’une forêt touffue, et s’arrêtent en se mesurant duregard. La convention relative aux armes avait été observée desdeux côtés de la même manière, et chacun le savait. Les manches destomahawks, les poignées des couteaux et les crosses brillantes despistolets étaient à peine dissimulés sous les vêtements. D’un côtécomme de l’autre, on avait fait peu d’efforts pour les cacher.Enfin la reconnaissance mutuelle fut terminée, et l’onentama la question. On chercha inutilement une place libre debuissons et de ruines, assez large pour nous réunir assis et fumerle calumet. Séguin indiqua une des maisons, une construction enadobe, qui était dans un état de conservation supportable, et on yentra pour l’examiner. C’était un bâtiment qui avait servi defonderie ; des trucks brisés et divers ustensiles gisaient surle sol. Il n’y avait qu’une seule pièce, pas très grande, avec unbrasero rempli de scories et de cendres froides au milieu. Deuxhommes furent chargés d’allumer du feu sur le brasero ; lesautres prirent place sur les trucks et sur les masses de rochequartzeuse disséminées dans la pièce.

Au moment où j’allais m’asseoir, j’entendisderrière moi un hurlement plaintif qui se termina par un aboiement.Je me retournai, c’était Alp, c’était mon chien. L’animal, dans lafrénésie de sa joie, se jeta sur moi à plusieurs reprises,m’enlaçant de ses pattes, et il se passa quelque temps avant que jeparvinsse à le calmer et à prendre place. Nous nous trouvâmes enfintous installés chaque côté du feu, de chaque groupe formant un arcde cercle et faisant face à l’autre.

Une lourde porte pendait encore sur sesgonds ; mais comme il n’y avait point de fenêtres dans lapièce, on dut la laisser ouverte. Bientôt le feu brilla ; lecalumet de pierre, rempli de kimkinik et allumé, circulade bouche en bouche au milieu du plus profond silence. Nousremarquâmes que chacun des Indiens, contrairement à l’habitude quiconsiste à aspirer une bouffée ou deux, fumait longtemps etlentement. L’intention de traîner la cérémonie en longueur étaitévidente. Ces délais nous mettaient au supplice, Séguin et moi.Arrivé aux chasseurs, le calumet circula rapidement. Cespréliminaires, soi-disant pacifiques, terminés, on entama lanégociation. Dès les premiers mots, je vis poindre un danger. LesNavajoès, et surtout les jeunes guerriers, affectaient un airbravache et une attitude provocante que les chasseurs n’étaient pasd’humeur à pouvoir supporter longtemps, et ils ne l’eussent passupporté un seul instant, n’eût été la circonstance particulière oùleur chef se trouvait placé. Par égard pour lui, ils faisaient tousleurs efforts pour se contenir, mais il était clair qu’il nefaudrait qu’une étincelle pour allumer l’incendie.

La première question à débattre portait sur lenombre de prisonniers. L’ennemi en avait dix-neuf ; tandis quenous, sans compter la reine et les jeunes filles mexicaines, nousen avions vingt et un. L’avantage était de notre côté ; mais ànotre grande surprise, les Indiens, s’appuyant sur ce que laplupart de leurs captifs étaient des femmes, tandis que le plusgrand nombre des nôtres n’étaient que des enfants, élevèrent laprétention de faire l’échange sur le pied de deux des nôtres pourun des leurs. Séguin répondit que nous ne pouvions accepter unepareille absurdité ; mais que, comme il ne voulait conserveraucun prisonnier, il donnerait nos vingt et un pour lesdix-neuf.

– Vingt et un ! s’écria un desguerriers ; qu’est-ce que c’est ? Vous en avezvingt-sept. Nous les avons comptés sur la rive.

– Six de celles que vous avez comptées nousappartiennent. Ce sont des blanches et des Mexicaines.

– Six blanches ! répliqua le sauvage, iln’y en a que cinq. Quelle est donc la sixième ? C’estpeut-être notre reine ? Elle est blanche de teint ; et lechef pâle l’aura prise pour un visage pâle.

– Hal ha ! ha ! firent les sauvageséclatant de rire, notre reine, un visage pâle ! Ha !ha ! ha !

– Votre reine, dit Séguin d’un ton solennel,votre reine, comme vous l’appelez, est ma fille.

– Ha ! ha ! ha ! hurlèrent-ilsde nouveau en chœur et d’un air méprisant : – Sa fille !Ha ! ha ! ha !

Et la chambre retentit de leurs rires dedémons.

– Oui, ajouta-t-il d’une voix forte, maistremblante d’émotion, car il voyait la tournure que les chosesallaient prendre. Oui, c’est ma fille !

– Et comment cela peut-il être ? demandaun des guerriers, un des orateurs de la tribu. Tu as une filleparmi nos captives ; nous savons cela. Elle est blanche commela neige qui couvre le sommet de la montagne. Ses cheveux sontjaunes comme l’or de ses bracelets. La reine a le teint brun. Parmiles femmes de nos tribus il y en a beaucoup qui sont aussi blanchesqu’elle ; ses cheveux sont noirs comme l’aile du vautour.Comment cela se ferait-il ? Chez nous, les enfants d’une mêmefamille sont semblables les uns aux autres. N’en est-il pas de mêmedes vôtres ? Si la reine est ta fille, celle qui a les cheveuxd’or ne l’est donc pas. Tu ne peux pas être le père des deux. Maisnon ! continua le rusé sauvage élevant la voix, la reine n’estpas ta fille. Elle est de notre race. C’est un enfant deMoctezuma ; c’est la reine des Navajoès.

– Il faut que notre reine nous soitrendue ! s’écrièrent les guerriers. Elle est nôtre ! nousla voulons !

En vain Séguin réitéra ses réclamationspaternelles ; en vain il donna tous les détails d’époques etde circonstances relatives à l’enlèvement de sa fille par lesNavajoès eux-mêmes, les guerriers s’obstinèrent àrépéter :

– C’est notre reine, nous voulons qu’elle noussoit rendue !

Séguin, dans un éloquent discours, en appelaaux sentiments du vieux chef dont la fille se trouvait dans unesituation analogue ; mais il était évident que celui-ci, eneût-il la volonté, n’avait pas le pouvoir de calmer la tempête. Lesplus jeunes guerriers répondaient par des cris dérisoires, et l’und’eux s’écria que « le chef blanc extravaguait. » Ilscontinuèrent quelque temps à gesticuler, déclarant, d’un tonformel, qu’à aucune condition, ils ne consentiraient à un échangesi la reine n’en faisait pas partie. Il était facile de voir qu’ilsattachaient une importance mystique à la possession de leur reine.Entre elle et Dacoma lui-même, leur choix n’eût pas étédouteux.

Les exigences se produisaient d’une manière siinsultante que nous en vînmes à nous réjouir intérieurement de leurintention manifeste d’en finir par une bataille. Les rifles,principal objet de leurs craintes, n’étant pas là, ils se croyaientsûrs de la victoire.

Les chasseurs ne demandaient pas mieux qued’en venir aux mains, et se sentaient également certains del’emporter. Seulement, ils attendaient le signal de leur chef.Séguin se tourna vers eux, et baissant la tête, car il parlaitdebout, il leur recommanda à voix basse le calme et la patience.Puis, couvrant ses yeux de sa main, il demeura quelques instantsplongé dans une méditation profonde.

Les chasseurs avaient pleine confiance dansl’intelligence aussi bien que dans le courage de leur chef. Ilscomprirent qu’il combinait un plan d’action quelconque, etattendirent patiemment le résultat. De leur côté, les Indiens ne semontraient nullement pressés. Ils ne s’inquiétaient pas du tempsperdu, espérant toujours l’arrivée de la bande de Dacoma. Ilsdemeuraient tranquilles sur leurs sièges, échangeant leurs penséespar des monosyllabes gutturaux ou de courtes phrases ;quelques-uns coupaient de temps en temps la conversation par deséclats de rire. Ils paraissaient tout à fait à leur aise, et nesemblaient aucunement redouter la chance d’un combat avec nous. Et,en vérité, à considérer les deux partis, chacun aurait dit que,homme contre homme, nous n’étions pas capables de leur résister.Tous, à une ou deux exceptions près, avaient six pieds de taille,quelques-uns plus ; tandis que la plupart de nos chasseursétaient petits et maigres. Mais c’étaient des hommes éprouvés. LesNavajoès se sentaient avantageusement armés pour un combat corps àcorps. Ils savaient bien aussi que nous n’étions pas sansdéfense ; toutefois, ils ne connaissaient pas la nature de nosarmes. Ils avaient vu les couteaux et les pistolets ; mais ilspensaient qu’après une première décharge incertaine et mal dirigée,les couteaux ne seraient pas d’un grand secours contre leursterribles tomahawks. Ils ignoraient que plusieurs d’entre nous, –El-Sol, Séguin, Garey et moi, – avions dans nos ceintures la plusterrible de toutes les armes dans un combat à bout portant :le revolver de Colt. C’était une invention toute récente,et aucun Navajo n’avait encore entendu les détonations successiveset mortelles de cette arme.

– Frères ! dit Séguin reprenant denouveau la parole, vous refusez de croire que je suis père de votrereine. Deux de vos prisonnières, que vous savez bien être ma femmeet ma fille, sont sa mère et sa sœur. Si vous êtes de bonne foi,donc, vous ne pouvez refuser la proposition que je vais vous faire.Que ces deux captives soient amenées ici ; que la jeune reinesoit amenée de son côté. Si elle ne reconnaît pas les siens,j’abandonne mes prétentions, et ma fille sera libre de retourneravec les guerriers Navajoès.

Les chasseurs entendirent cette propositionavec surprise. Ils savaient que tous les efforts de Séguin pouréveiller un souvenir dans la mémoire de sa fille avaient étéinfructueux. Quel espoir y avait-il qu’elle pût reconnaître samère ? Séguin lui-même n’y comptait pas beaucoup, et un momentde réflexion me fit penser que sa proposition était motivée parquelque pensée secrète. Il reconnaissait que l’abandon de la reineétait la condition sine qua non de l’acceptation del’échange par les Indiens ; que, sans cela, les négociationsallaient être brusquement rompues, sa femme et sa fille restantentre les mains de nos ennemis. Il pensait au sort terrible quileur était réservé dans cette captivité, tandis que son autre fillen’y retournerait que pour être entourée d’hommages et de respects.Il fallait les sauver à tout prix ; il fallait sacrifier l’unepour racheter les autres. Mais Séguin avait encore un autre projet.C’était une manœuvre stratégique de sa part une dernière tentativedésespérée. Voici ce qu’il disait :

Si, une fois sa femme et sa fille setrouvaient avec lui dans les ruines, peut-être pourrait-il, aumilieu du désordre d’un combat, les enlever ; peut-êtreréussirait-il, dans ce cas, à enlever la reine elle-même ;c’était une chance à tenter en désespoir de cause. En quelques motsmurmurés à voix basse, il communiqua cette pensée à ceux de sescompagnons qui étaient le plus près de lui, afin de leur inspirerpatience et prudence. Aussitôt que cette proposition fut formulée,les Navajoès quittèrent leurs sièges, et se rassemblèrent dans uncoin de la chambre pour délibérer. Ils parlaient à voix basse. Nousne pouvions par conséquent entendre ce qu’ils disaient. Mais, àl’expression de leurs figures, de leurs gestes, nous comprenionsqu’ils étaient disposés à accepter. Ils avaient observéattentivement la reine pendant qu’elle se promenait sur le bord dela barranca ; ils avaient correspondu par signes avecelle avant que nous eussions pu l’empêcher. Sans aucun doute, elleles avait informés de ce qui s’était passé dans le cañonavec les guerriers de Dacoma, et avait fait connaître laprobabilité de leur arrivée prochaine. Sa longue absence, l’âgeauquel elle avait été emmenée captive, son genre de vie, les bonsprocédés dont on avait usé envers elle, avaient effacé depuislongtemps tout souvenir de sa première enfance et de ses parents.Les rusés sauvages savaient tout cela, et, après une discussionprolongée pendant près d’une heure, ils reprirent leurs sièges etformulèrent leur assentiment à la proposition.

Deux hommes de chaque troupe furent envoyéspour ramener les trois captives, et nous restâmes assis attendantleur arrivée. Peu d’instants après, elles étaient introduites. Ilme serait difficile de décrire la scène qui suivit leur entrée.Séguin, sa femme et sa fille, se retrouvant dans de tellescirconstances ; l’émotion que j’éprouvai en serrant un instantdans mes bras ma bien-aimée, qui sanglotait et se pâmait dedouleur ; la mère reconnaissant son enfant si longtempsperdue ; ses angoisses quand elle vit l’insuccès de sesefforts pour réveiller la mémoire dans ce cœur fermé pourelle ; la fureur et la pitié se partageant le cœur deschasseurs ; les gestes et les exclamations de triomphe desIndiens ; tout cela formait un tableau qui reste toujoursvivant dans ma mémoire, mais que ma plume est impuissante àretracer.

Quelques minutes après, les captives étaientreconduites hors de la maison, confiées à la garde de deux hommesde chaque troupe, et nous reprenions la négociation entamée.

Chapitre 45BATAILLE ENTRE QUATRE MURS.

 

Ce qui venait de se passer n’avait point rendumeilleures les dispositions des deux partis, notamment celles deschasseurs. Les Indiens triomphaient, mais ils ne se relâchaient enrien de leurs prétentions déraisonnables. Ils revinrent sur leuroffre primitive ; pour celles de nos captives qui avaientl’âge de femme, ils consentaient à échanger tête contre tête ;pour Dacoma, ils offraient deux prisonniers ; mais pour lereste, ils exigeaient deux contre un. De cette manière, nous nepouvions délivrer que douze des femmes mexicaines environ ;mais voyant qu’ils étaient décidés à ne pas faire plus, Séguinconsentit enfin à cet arrangement, pourvu que le choix nous fûtaccordé parmi les prisonniers que nous voulions délivrer. Nousfûmes aussi indignés que surpris en voyant cette demande rejetée.Il nous était impossible de douter, désormais, du résultat de lanégociation.

L’air était chargé d’électricité furieuse. Lahaine s’allumait sur toutes les figures, la vengeance éclatait danstous les regards. Les Indiens nous regardaient du coin de l’œild’un air moqueur et menaçant. Ils paraissaient triomphants,convaincus qu’ils étaient de leur supériorité. De l’autre côté, leschasseurs frémissaient sous le coup d’une indignation doublée parle dépit. Jamais ils n’avaient été ainsi bravés par des Indiens.Habitués toute leur vie, moitié par fanfaronnade, moitié parexpérience, à regarder les hommes rouges comme inférieurs à eux enadresse et en courage, ils ne pouvaient souffrir de se voir ainsiexposés à leurs bravades insultantes. C’était cette rage furieusequ’éprouve un supérieur contre l’inférieur qui lui résiste, un lordcontre un serf, le maître contre son esclave qui se révolte sous lefouet et s’attaque à lui. Tout cela s’ajoutait à leur hainetraditionnelle pour les Indiens.

Je jetai un regard sur eux. Jamais figures nefurent animées d’une telle expression. Leurs lèvres blanchesétaient serrées contre leurs dents ; leurs joues pâles, leursyeux démesurément ouverts, semblaient sortir de leurs orbites. Onne voyait sur leurs visages d’autre mouvement que celui de lacontraction des muscles. Leurs mains plongées sous leurs blouses, àdemi-ouvertes sur la poitrine, serraient la poignée de leursarmes ; ils semblaient être, non pas assis, mais accroupiscomme la panthère qui va s’élancer sur sa proie. Il y eut un momentde silence des deux côtés. Un cri se fit entendre, venant dudehors : le cri d’un aigle de guerre.

Nous n’y aurions sans doute pas faitattention, car nous savions que ces oiseaux étaient très communsdans les Mimbres, et l’un d’eux pouvait se trouver au-dessus de laravine ; mais il nous sembla que ce cri faisait une certaineimpression sur nos adversaires. Ceux-ci n’étaient point hommes àlaisser percer une émotion soudaine ; mais leurs regards nousparurent prendre une expression plus hautaine et plus triomphanteencore. Était-ce donc un signal ? Nous prêtâmes l’oreille unmoment. Le cri fut répété, et quoiqu’il ressemblât, à s’y méprendreà celui de l’oiseau que nous connaissions tous très bien (l’aigle àtête blanche), nous n’en restâmes pas moins frappés d’appréhensionssérieuses. Le jeune chef costumé en hussard s’était levé. C’étaitlui qui s’était montré le plus violent et le plus exigeant de tousnos ennemis. Homme d’un fort vilain caractère et de mœurs trèsdépravées, d’après ce que nous avait dit Rubé, il n’en jouissaitpas moins d’un grand crédit parmi les guerriers. C’est lui quiavait refusé la proposition de Séguin, et il se disposait à déduireles raisons de ce refus. Nous les connaissions bien sans qu’il eûtbesoin de nous les dire.

– Pourquoi ? s’écria-t-il en regardantSéguin, pourquoi le chef-pâle est-il si désireux de choisir parminos captives ? Voudrait-il par hasard, reprendre la jeunefille aux cheveux d’or ?

Il s’arrêta un moment comme pour attendre uneréponse, mais Séguin garda le silence.

– Si le chef pâle croit que notre reine est safille, pourquoi ne consentirait-il pas à ce qu’elle fût accompagnéepar sa sœur, qui viendrait avec elle dans notre pays ?

Il fit une pause, mais Séguin se tut commeauparavant. L’orateur continua.

– Pourquoi la jeune fille aux cheveux d’or neresterait-t-elle pas parmi nous et ne deviendrait-elle pas mafemme ? Que suis-je, moi qui parle ainsi ? Un chef parmiles Navajoès, parmi les descendants du grand Moctezuma, le fils deleur roi !

Le sauvage promena autour de lui un regardsuperbe en disant ces mots.

– Qui est-elle ? continua-t-il, celle queje prendrais ainsi pour épouse ? La fille d’un homme qui n’estpas même respecté parmi les siens ; la fille d’unculatta[19]…

Je regardai Séguin. Son corps semblaitgrandir ; les veines de son cou se gonflaient ; ses yeuxbrillaient de ce feu sauvage que j’avais déjà eu occasion deremarquer chez lui. La crise approchait. Le cri de l’aigle retentitencore.

– Mais non ! continua le sauvage, quisemblait puiser une nouvelle audace dans ce signal. Je n’en diraipas plus. J’aime la jeune fille ; elle sera à moi ! etcette nuit même elle dormira sous m….

Il ne termina pas sa phrase. La balle deSéguin l’avait frappé au milieu du front. Je vis la tache ronde etrouge avec le cercle bleu de la poudre, et la victime tomba enavant. Tous au même instant, nous fûmes sur pied. Indiens etchasseurs s’étaient levés comme un seul homme. On n’entendit qu’unseul cri de vengeance et de défi sortant de toutes les poitrines.Les tomahawks, les couteaux et les pistolets furent tirés en mêmetemps. Une seconde après, nous nous battions corps à corps.

Oh ! ce fut un effroyable vacarme ;les coups de pistolets, les éclairs des couteaux, le sifflement destomahawks dans l’air, formaient une épouvantable mêlée. Ilsemblerait qu’au premier choc les deux rangs eussent dû êtreabattus. Il n’en fut pas ainsi. Dans un semblable combat, si lespremiers coups sont terribles, ils sont habituellement parés, et lavie humaine est chose difficile à prendre, surtout quand il s’agitde la vie d’hommes comme ceux qui étaient là. Peu tombèrent.Quelques-uns sortirent de la mêlée blessés et couverts de sang,mais pour reprendre immédiatement part au combat. Plusieurss’étaient saisis corps à corps ; des couples s’étreignaient,qui ne devaient se lâcher que quand l’un des deux serait mort.D’autres se dirigeaient vers la porte dans l’intention de combattreen plein air : le nombre fut petit de ceux qui parvinrent àsortir ; sous le poids de la foule, la porte se ferma, et futbientôt barrée par des cadavres. Nous nous battions dans lesténèbres. Mais il y faisait assez clair cependant pour nousreconnaître. Les pistolets lançaient de fréquents éclairs à lalueur desquels se montrait un horrible spectacle. La lumièretombait sur des figures livides de fureur, sur des armes rouges etpleines de sang, sur des cadavres, sur des combattants dans toutesles attitudes diverses d’un combat à mort.

Les hurlements des Indiens, les cris non moinssauvages de leurs ennemis blancs, ne cessaient pas ; mais lesvoix s’enrouaient, les cris se transformaient en rugissementsétouffés, en jurements, en exclamations brèves et étranglées. Parintervalles on entendait résonner les coups, et le bruit sourd descorps tombant à terre. La chambre se remplissait de fumée, depoussière et de vapeurs sulfureuses ; les combattants étaientà moitié suffoqués.

Dès le commencement de la bataille, armé demon revolver, j’avais tiré à la tête du sauvage qui était le plusrapproché de moi. J’avais tiré coup sur coup et sans compter ;quelquefois au hasard, d’autrefois en visant un ennemi ;enfin, le bruit sec du chien s’abattant sur les cheminées sanscapsules m’avertit que j’avais épuisé mes six canons. Cela s’étaitpassé en quelques secondes. Je replaçai machinalement l’arme vide àma ceinture, et mon premier mouvement fut de courir ouvrir laporte. Avant que je pusse l’atteindre, elle était fermée ;impossible de sortir. Je me retournai, cherchant unadversaire ; je ne fus pas longtemps sans en trouver un. À lalueur d’un coup de pistolet, je vis un Indien se précipitant surmoi la hache levée.

Je ne sais quelle circonstance m’avait empêchéde tirer mon couteau jusqu’à ce moment ; il était trop tard,et, relevant mes bras pour parer le coup, je m’élançai tête baisséecontre le sauvage. Je sentis le froid du fer glissant dans leschairs de mon épaule ; la blessure était légère. Le sauvageavait manqué son coup à cause de mon brusque mouvement ; maisl’élan que j’avais pris nous porta l’un contre l’autre, et nousnous saisîmes corps à corps. Renversés sur les rochers, nous nousdébattions à terre sans pouvoir faire usage d’aucune arme ;nous nous relevâmes, toujours embrassés, puis nous retombâmes avecviolence. Il y eut un choc, un craquement terrible, et nous noustrouvâmes étendus sur le sol, en pleine lumière ! J’étaisébloui, aveuglé. J’entendais derrière moi le bruit des poutres quitombaient ; mais j’étais trop occupé pour chercher à me rendrecompte de ce qui se passait.

Le choc nous avait séparés ; nous étionsdebout au même instant, nous nous saisissions encore pour retomberde nouveau sur la terre. Nous luttions, nous nous débattions aumilieu des épines et des cactus. Je me sentis faiblir, tandis quemon adversaire, habitué à ces sortes de combats, semblait reprendreincessamment de nouvelles forces. Trois fois il m’avait tenu souslui ; mais j’avais toujours réussi à saisir son bras droit età empêcher la hache de descendre. Au moment où nous traversions lamuraille, je venais de saisir mon couteau ; mais mon brasétait retenu aussi, et je ne pouvais en faire usage. À la quatrièmechute, mon adversaire se trouva dessous. Un cri d’agonie sortit deses lèvres ; sa tête s’affaissa dans les buissons, et il restasans mouvement entre mes bras. Je sentis son étreinte se relâcherpeu à peu. Je regardai sa figure : ses yeux étaient vitreux etretournés ; le sang lui sortait de la bouche. Il étaitmort.

J’avais pourtant conscience de ne l’avoirpoint frappé, et j’en étais encore à tâcher de retirer mon bras dedessous lui pour jouer du couteau, quand je sentis qu’il nerésistait plus. Mais je vis alors mon couteau : il était rougede la lame jusqu’au manche ; ma main aussi était rouge. Entombant, la pointe de l’arme s’était trouvée en l’air et l’Indiens’était enferré. Ma pensée se porta sur Zoé ; et medébarrassant de l’étreinte du sauvage, je me dressai sur mes pieds.La masure était en flammes. Le toit était tombé sur le brasero, etles planches sèches avaient pris feu immédiatement. Des hommessortaient du milieu des ruines embrasées, mais non pour fuir ;sous les jets de la flamme, au milieu de la fumée brûlante, ilscontinuaient de combattre, furieux, écumant de rage. Je nem’arrêtai pas à voir qui pouvaient être ces combattants acharnés.Je m’élançai, cherchant de tous côtés les objets de masollicitude.

Des vêtements flottants frappèrent mes yeux,au loin, sur la pente de la ravine, dans la direction du camp desNavajoès. C’étaient elles ! toutes les trois montaientrapidement, chacune accompagnée et pressée par un sauvage. Monpremier mouvement fut de m’élancer après elles ; mais, au mêmeinstant, cinquante cavaliers se montraient sur la hauteur etarrivaient sur nous au galop. C’eût été folie de suivre lesprisonnières ; je me retournai pour battre en retraite du côtéoù nous avions laissé nos captifs et nos chevaux. Comme jetraversais le fond de la ravine, deux coups de feu sifflèrent à mesoreilles, venant de notre côté. Je levai les yeux et vis leschasseurs lancés au grand galop poursuivis par une nuée de sauvagesà cheval. C’était la bande de Dacoma. Ne sachant quel partiprendre, je m’arrêtai un moment à considérer la poursuite.

Les chasseurs, en arrivant aux cabanes, nes’arrêtèrent point ; ils continuèrent leur course par le frontde la vallée, faisant feu tout en fuyant. Un gros d’indiens selança à leur poursuite ; une autre troupe s’arrêta près desruines fumantes et se mit en devoir de fouiller tout autour desmurs. Cependant je m’étais caché dans le fourré de cactus ;mais il était évident que mon asile serait bientôt découvert parles sauvages. Je me glissai vers le bord en rampant sur les mainset sur les genoux, et, en atteignant la pente, je me trouvai enface de l’entrée d’une cave, une étroite galerie de mine ; j’ypénétrai et je m’y blottis.

Chapitre 46SINGULIÈRE RENCONTRE DANS UNE CAVE.

 

La cavité dans laquelle je m’étais réfugiéprésentait une forme irrégulière. Dans les parois du rocher, lesmineurs avaient creusé d’étroites galeries, suivant lesramifications de la quixa…. La cave n’était pasprofonde : la veine s’était trouvée insuffisante, sans doute,et on l’avait abandonnée. Je m’avançai jusque dans la partieobscure, puis, grimpant contre un des flancs, je trouvai une sortede niche où je me blottis. En regardant avec précaution au bord dela roche, je voyais à une certaine distance dehors, jusqu’au fondde la barranca, où les buissons étaient épais etentrelacés. À peine étais-je installé, que mon attention futattirée par une des scènes qui se passaient à l’extérieur. Deuxhommes rampaient sur leurs mains et sur leurs genoux à travers lescactus, précisément devant l’ouverture. Derrière eux unedemi-douzaine de sauvages à cheval fouillaient les buissons, maisne les avaient point encore aperçus. Je reconnus immédiatement Godéet le docteur. Ce dernier était le plus rapproché de moi. Comme ils’avançait sur les galets, quelque chose sortit d’entre les pierresà portée de sa main. C’était, autant que je pus en juger, un petitanimal du genre des armadilles. Je vis le docteur s’allonger, lesaisir, et d’un air tout satisfait, le fourrer dans un petit sacplacé à son côté.

Pendant ce temps, les Indiens, criant ethurlant, n’étaient pas à plus de cinquante yards derrière lui. Sansdoute l’animal appartenait à quelque espèce nouvelle, mais le zélénaturaliste ne put jamais en donner connaissance au monde ; ilavait à peine retiré sa main, qu’un cri de sauvages annonça que luiet Godé venaient d’être aperçus. Un moment après, ils étaientétendus sur le sol, percés de coups de lance, sans mouvement etsans vie ! Leurs meurtriers descendirent de cheval avecl’intention de les scalper. Pauvre Reichter ! son bonnet luifut ôté, le trophée sanglant fut arraché, et il resta gisant, lecrâne dépouillé et rouge, tourné de mon côté. Horriblespectacle ! Un autre Indien se tenait auprès du Canadien, sonlong couteau à la main. Quoique vraiment apitoyé sur le sort de monpauvre compagnon, et fort peu en humeur de rire, je ne pusm’empêcher d’observer avec curiosité ce qui allait se passer. Lesauvage s’arrêta un moment, admirant les magnifiques boucles quiornaient la tête de sa victime. Il pensait sans doute à l’effetsuperbe que produirait une telle bordure attachée à ses jambards.Il paraissait extasié de bonheur, et, aux courbes qu’il dessinaiten l’air avec son couteau, on pouvait juger que son intention étaitde dépouiller la tête tout entière. Il coupa d’abord quelquesmèches à l’entour, puis il saisit une poignée de cheveux ;mais avant que la lame de son couteau eût touché la peau, lachevelure lui resta dans la main et découvrit un crâne blanc etpoli comme du marbre ! Le sauvage poussa un cri de terreur,lâcha la perruque, et, se rejetant en arrière, vint rouler sur lecadavre du docteur. Ses camarades arrivèrent à ce cri ;plusieurs, mettant pied à terre, s’approchèrent, avec un air desurprise, de l’objet étrange et inconnu.

L’un deux, plus courageux que les autres,ramassa la perruque, et ils se mirent tous à l’examiner avec unecuriosité minutieuse. L’un après l’autre, ils vinrent considérer deprès le crâne luisant et passer la main sur sa surface polie, enaccompagnant ces gestes d’exclamations étonnées. Ils replacèrent laperruque dessus, la retirèrent de nouveau, l’ajustant de toutessortes de façons. Enfin, celui qui l’avait réclamée comme étant sapropriété ôta sa coiffure de plumes, et, mettant la perruque sur satête, sens devant derrière, il se mit à marcher fièrement, leslongues boucles pendant sur sa figure. C’était une scène vraimentgrotesque et dont je me serais beaucoup amusé en toute autrecirconstance.

Il y avait quelque chose d’irrésistiblementcomique dans l’étonnement des acteurs ; mais la tragédiem’avait trop ému pour que je fusse disposé à rire de la farce. Tropd’horreurs m’environnaient. Séguin peut-être mort !Elle perdue pour jamais, esclave de quelque sauvagebrutal ! Ma propre situation était terrible aussi ; je nevoyais pas trop comment je pourrais en sortir, et combien de tempsj’échapperais aux recherches. Au surplus, cela m’inquiétaitbeaucoup moins que le reste. Je ne tenais guère à ma proprevie ; mais il y a un instinct de conservation qui agit même endehors de la volonté ; l’espérance me revint bientôt au cœur,et avec elle le désir de vivre. Je me mis à rêver. J’organiseraisune troupe puissante ; j’irais la sauver. Oui ! Quandbien même je devrais employer à cela des années entières,j’accomplirais cette œuvre. Je la retrouverais toujoursfidèle ! Elle ne pouvait pas oublier, Elle !Pauvre Séguin ! les espérances de toute une vie détruitesainsi en une heure ! et le sacrifice scellé de son propresang ! Je ne voulais cependant pas désespérer. Dût mon destinêtre pareil au sien, je reprendrais la tâche où il l’avait laissée.Le rideau se lèverait sur de nouvelles scènes, et je ne quitteraispoint la partie avant d’arriver à un dénoûment heureux ou, dumoins, avant d’avoir tiré de ces maux une effroyable vengeance.

Malheureux Séguin ! Je ne m’étonnais plusqu’il se fût fait chasseur de scalps. Je comprenais maintenant toutce qu’il y avait de saint et de sacré dans sa haine impitoyablepour l’Indien sans pitié. Moi aussi, je ressentais cette haineimplacable. Toutes ces réflexions passèrent rapidement dans monesprit, car la scène que j’ai décrite n’avait pas duré longtemps.Je me mis alors à examiner tout autour de moi pour reconnaître sij’étais suffisamment caché dans ma niche. Il pouvait bien leurvenir à l’idée d’explorer les puits de mine. En cherchant à percerl’ombre qui m’environnait, mon regard rencontra un objet qui me fittressaillir et me donna une sueur froide. Quelque terriblesqu’eussent été les scènes que je venais de traverser, ce que jevoyais me causa une nouvelle épouvante. À l’endroit le plus sombre,je distinguai deux petits points brillants. Ils ne scintillaientpas, mais jetaient une sorte de lueur verdâtre. Je reconnus quec’étaient des yeux. J’étais dans la cave avec une panthère !ou peut-être avec un compagnon plus terrible encore, un oursgris ! Mon premier mouvement fut de me rejeter en arrière dansma cachette. Je me reculai jusqu’à ce que je rencontrasse leroc.

Je n’avais pas l’idée de chercher àm’échapper. C’eût été me jeter dans le feu pour éviter la glace,car les Indiens étaient encore devant la cave. Bien plus, toutetentative de retraite n’aurait fait qu’exciter l’animal, quipeut-être en ce moment se préparait à s’élancer sur moi. J’étaisaccroupi, et je cherchais dans ma ceinture le manche de moncouteau. Je le saisis enfin, et, le dégainant, je me mis enattitude de défense. Pendant tout ce temps, j’avais tenu mon regardfixé sur les deux orbes qui brillaient devant moi. Ils étaientégalement arrêtés sur moi, et me regardaient sans un clignement. Jene pouvais en détacher mes yeux, qui semblaient animés d’unevolonté propre. Je me sentais saisi d’une espèce de fascination, etje m’imaginais que si je cessais de le regarder, l’animals’élancerait sur moi.

J’avais entendu parler de bêtes férocesdominées par le regard de l’homme, et je faisais tous mes effortspour impressionner favorablement mon vis-à-vis. Nous restâmes ainsipendant quelque temps sans bouger ni l’un ni l’autre d’un pouce. Lecorps de l’animal était complètement invisible pour moi ; jen’apercevais que les cercles luisants qui semblaient incrustés dansde l’ébène. Voyant qu’il demeurait si longtemps sans bouger, jesupposai qu’il était couché dans son repaire, et n’attaquerait pastant qu’il serait troublé par le bruit du dehors, tant que lesIndiens ne seraient pas partis. Il me vint à l’idée que je n’avaisrien de mieux à faire que de préparer mes armes. Un couteau nepouvait m’être d’une grande utilité dans un combat avec un oursgris. Mon pistolet était à ma ceinture, mais il était déchargé.L’animal me permettrait-il de le recharger ? Je pris le partid’essayer.

Sans cesser de regarder la bête, je cherchaimon pistolet et ma poire à poudre ; les ayant trouvés, jecommençai à garnir les canons. J’opérais silencieusement, car jesavais que ces animaux y voient dans les ténèbres, et que, sous cerapport, mon vis-à-vis avait l’avantage sur moi. Jebourrai la poudre avec mon doigt. Je plaçai le canon chargé en facede la batterie, et armai le pistolet. Au cliquetis du chien, je visun mouvement dans les yeux. L’animal allait s’élancer ! Promptcomme la pensée, je mis mon doigt sur la détente. Mais avant quej’eusse pu viser, une voix bien connue se fit entendre :

– Un moment donc, s… mille ton… !s’écria-t-elle. Pourquoi diable ne dites-vous pas que vous êtes unblanc ? Je croyais avoir affaire à une canaille d’Indien. Quidiable êtes-vous donc ! Serait-ce Bill Garey ? Oh !non, vous n’êtes pas Billye, bien sûr.

– Non, répondis-je, revenant de ma surprise,ce n’est pas Bill.

– Oh ! je le pensais bien, Bill m’auraitdeviné plus vite que ça. Il aurait reconnu le regard du vieuxnègre, comme j’aurais reconnu le sien. Ah ! pauvreBillye ! je crains bien que le bon trappeur soit flambé !Il n’y en a pas beaucoup qui le vaillent dans les montagnes ;non, il n’y en a pas beaucoup.

– Maudite affaire ! continua la voix avecune expression profonde, voilà ce que c’est que de laisser sonrifle derrière soi. Si j’avais eu Targuts entre les mains, je neserais pas caché ici comme un opossum effrayé. Mais il estperdu le bon fusil ; il est perdu ! et la vieille jumentaussi ; et je suis là, désarmé, démonté ! gredin desort !

Ces derniers mots furent prononcés avec unsifflement pénible, qui résonna dans toute la cave.

– Vous êtes le jeune ami du capitaine,n’est-ce pas ? demanda Rubé en changeant de ton.

– Oui, répondis-je.

– Je ne vous avais pas vu entrer, autrementj’aurais parlé plus tôt. J’ai reçu une égratignure au bras, etj’étais en train d’arranger ça quand vous serez entré. Quipensiez-vous donc que j’étais ?

– Je ne croyais pas que vous fussiez un homme.Je vous prenais pour un ours gris.

– Ha ! ha ! ha ! hé !hi ! hi ! C’est ce que je me disais quand j’ai entenducraquer votre pistolet. Hi ! hi ! hi ! Si jamais jerencontre encore Bill Garey, je le ferai bien rire. Le vieux Rubépris pour un ours gris ! La bonne farce ! Hé !hé ! hé ! hi ! hi ! Hi ! ho !ho ! hoou !

Et le vieux trappeur se livra à un accès degaieté, tout comme s’il eût assisté à quelque farce de tréteaux àcent milles de toute espèce de danger.

– Savez-vous quelque chose de Séguin ?demandai-je, désirant savoir s’il y avait quelque probabilité quemon ami fût encore vivant.

– Si je sais quelque chose ? Oui, je saisquelque chose. Je l’ai perçu un instant. Avez-vous jamais vu uncatamount bondir ?

– Je crois que oui, répondis-je.

– Eh bien, vous pouvez vous le figurer. Ilétait dans la masure quand elle s’est écroulée. J’y étaisaussi ; mais je n’y suis pas resté longtemps après. Je meglissai vers la porte, et je vis alors le capitaine aux prises avecun Indien sur un tas de décombres. Mais ça n’a pas été long. Lecap’n lui a logé quelque chose entre les côtes, et le moricaud esttombé.

– Mais Séguin, l’avez-vous revudepuis ?

– Si je l’ai revu depuis ? Non, je nel’ai pas revu.

– Je crains qu’il n’ait été tué.

– Ça n’est pas probable, jeune homme. Ilconnaît les puits d’ici mieux que personne de nous ; et il adu savoir où se cacher. Il s’est mis à l’abri, sûr et certain.

– Sans doute, il a pu le faire s’il a voulu,dis-je, pensant que Séguin avait peut-être exposé témérairement savie en voulant suivre les captives.

– Ne soyez pas inquiet de lui, jeune homme. Lecap’n n’est pas un gaillard à fourrer ses doigts dans une ruche oùil n’y a pas de miel ; il n’est pas homme à ça.

– Mais où peut-il être allé, puisque vous nel’avez plus revu depuis ce moment-là ?

– Où il peut être allé ? Il y a cinquantechemins qu’il a pu prendre au milieu de la bagarre. Je ne me suispas occupé de regarder par où il passait. Il avait laissé làl’Indien mort sans prendre sa chevelure ; et je m’étais baissépour la cueillir ; quand je me suis relevé, il n’était pluslà, mais l’autre, l’Indien, y était, lui. Cet Indien-là aquelque amulette, c’est sûr.

– De quel Indien voulez-vous parler ?

– Celui qui nous a rejoints sur le Del-Norte,le Coco.

– El-Sol ! que lui est-il arrivé ?est-il tué ?

– Lui, tué ! par ma foi, non ; il nepeut pas être tué : telle est l’opinion de l’Enfant. Il estsorti de la cabane après qu’elle était tombée, et son bel habitétait aussi propre que s’il venait de le tirer d’une armoire. Il yen avait deux après lui ; et, bon Dieu ! fallait voircomme il les a expédiés ! J’arrivai sur un par derrière et jelui plantai mon couteau dans les côtes ; mais la manière dontil a dépêché l’autre était un peu soignée. C’est le plus beau coupque j’aie vu dans les montagnes, où j’en ai vu plus d’un, je peuxle dire.

– Comment donc a-t-il fait ?

– Vous savez que cet Indien, le Coco,combattait avec une hachette !

– Oui.

– Bien, alors ; c’est une fameuse armepour ceux qui savent s’en servir, et il est fort sur cetinstrument-là, lui ; personne ne lui en remontrerait. L’autreavait une hachette aussi ; mais il ne l’a pas gardéelongtemps ; en une minute elle lui avait été arrachée desmains, et le Coco lui a planté un coup de la sienne !Wagh ! c’était un fameux coup, un coup comme on n’envoit pas souvent. La tête du moricaud a été fendue jusqu’auxépaules. Elle a été séparée en deux moitiés comme on n’aurait paspu le faire avec une large hache ! Quand la vermine futétendue à terre on aurait dit qu’elle avait deux têtes. Juste à cemoment, je vis les Indiens qui arrivaient des deux côtés ; etcomme l’Enfant n’avait ni cheval ni armes, si ce n’est un couteau,il pensa que ça n’était pas sain pour lui de rester là pluslongtemps, et il alla se cacher. Voilà !

Chapitre 47ENFUMÉS.

 

Nous avions parlé à voix basse, car lesIndiens se tenaient toujours devant la cave. Un grand nombreétaient venus se joindre aux premiers, et examinaient le crâne duCanadien avec la même curiosité et la même surprise qu’avaientmanifestées leurs camarades. Rubé et moi nous les observions engardant le silence ; le trappeur était venu se placer auprèsde moi, de façon qu’il pouvait voir dehors et me parler tous bas.Je craignais toujours que les sauvages ne dirigeassent leursrecherches du côté de notre puits.

– Ça n’est pas probable, dit moncompagnon ; il y a trop de puits comme ça, voyez-vous ;il y en a une masse, plus de cent, de l’autre côté. De plus,presque tous les hommes qui se sont sauvés ont pris par là, et jecrois que les Indiens suivront la même direction ; ça lesempêchera de… Jésus, mon Dieu, ne voilà-t-il pas ce damné chien,maintenant !

Je ne compris que trop la signification du tonde profonde alarme avec lequel ces derniers mots avaient étéprononcés. En même temps que Rubé j’avais aperçu Alp. Il courait çàet là devant la cave. Le pauvre animal était à ma recherche. Unmoment après il était sur la piste du chemin que j’avais suivi àtravers les cactus, et venait en courant dans la direction del’ouverture. En arrivant près du corps du Canadien, il s’arrêta,parut l’examiner, poussa un hurlement, et passa à celui du docteur,autour duquel il répéta la même démonstration. Il alla plusieursfois de l’un à l’autre, et enfin les quitta ; puisinterrogeant la terre avec son nez, il disparut de nos yeux.

Ses étranges allures avaient attirél’attention des sauvages, qui, tous, l’observaient. Mon compagnonet moi, nous commencions à espérer qu’il avait perdu mes traces,lorsque, à notre grande consternation, il reparut une seconde fois,suivant ma piste comme auparavant. Cette fois il sauta par-dessusles cadavres, et un moment après il s’élançait dans la cave. Lescris des sauvages nous annoncèrent que nous étions découverts. Nousessayâmes de chasser le chien, et nous y réussîmes, Rubé lui ayantdonné un coup de couteau ; mais la blessure elle-même et lesallures de l’animal démontrèrent aux ennemis qu’il y avaitquelqu’un dans l’excavation. L’entrée fut bientôt obscurcie par unemasse de sauvages criant et hurlant.

– Maintenant, jeune homme, dit mon compagnon,voilà le moment de vous servir de votre pistolet. C’est un pistoletdu nouveau genre que vous avez là ! Chargez-en tous lescanons.

– Est-ce que j’aurai le temps de lescharger ?

– Vous aurez tout le temps. Il faut qu’ilsaillent à la masure pour avoir une torche, dépêchez-vous !Mettez-vous en état d’en descendre quelques-uns.

Sans prendre le temps de répondre, je saisisma poudrière et chargeai les cinq autres canons du revolver.

À peine avais-je fini, qu’un des Indiens semontra devant l’ouverture, tenant à la main un brandon qu’il sedisposait à jeter dans la cave.

– À vous maintenant, cria Rubé. F… ichez-moice b…-là par terre ! Allons !

Je tirai, et le sauvage, lâchant la torche,tomba mort dessus !

Un cri de fureur suivit la détonation, et lesIndiens disparurent de l’ouverture. Un instant après, nous vîmes unbras s’allonger, et le cadavre fut retiré de l’entrée.

– Que croyez-vous qu’ils vont fairemaintenant ? demandai-je à mon compagnon.

– Je ne peux pas vous dire exactement ;mais la position n’est pas bonne, j’en conviens. Rechargez votrecoup. Je crois que nous en abattrons plus d’un avant qu’ils neprennent notre peau. Gredin de sort ! mon bon fusilTarguts ! Ah ! si je l’avais seulement avec moi !Vous avez six coups, n’est-ce pas ? bon ! Vous pouvezremplir la cave de leurs carcasses avant qu’ils arrivent jusqu’ànous. C’est une bonne arme que celle-là : on ne peut pas direle contraire. J’ai vu le cap’n s’en servir. Bon Dieu ! quellemusique il lui a fait jouer sur ces moricauds dans la masure !Il y en a plus d’un qu’il a mis à bas avec. Chargez bien, jeunehomme. Vous avez tout le temps. Ils savent qu’il ne fait pas bon des’y frotter.

Pendant tout ce dialogue, aucun des Indiens nese montra ; mais nous les entendions parler de chaque côté del’ouverture, en dehors. Ils étaient en train de discuter un pland’attaque contre nous. Comme Rubé l’avait supposé, ils semblaientse douter que la balle était partie d’un revolver. Probablementquelqu’un des survivants du dernier combat leur avait donnéconnaissance du terrible rôle qu’y avaient joué ces nouveauxpistolets, et ils ne se souciaient pas de s’y exposer.Qu’allaient-ils essayer ? De nous prendre par lafamine ?

– Ça se peut, dit Rubé, répondant à cettequestion, et ça ne leur sera pas difficile. Il n’y a pas un brin devictuaille ici, à moins que nous ne mangions des cailloux. Mais ily a un autre moyen qui nous ferait sortir bien plus vite, s’ils ontl’esprit de l’employer. Ha ! s’écria le trappeur avecénergie ; je m’y attendais bien. Les gueux vont nous enfumer.Regardez là-bas !

Je regardai dehors à une certaine distance, jevis des Indiens venant dans la direction de la cave, et apportantdes brassées de broussailles. Leur intention était claire.

– Mais pourront-ils réussir ?demandai-je, mettant en doute la possibilité de nous enfumer par cemoyen ; – ne pourrons-nous pas supporter la fumée ?

– Supporter la fumée ! Vous êtes jeune,l’ami. Savez-vous quelle sorte de plantes ils vont chercherlà-bas !

– Non ; qu’est-ce que c’estdonc ?

– C’est une plante qui ne sent pas bon :c’est la plante la plus puante que vous ayez jamais sentie, je leparie. Sa fumée ferait sortir un chinche de son trou. Je vous ledis, jeune homme, nous serons forcés de quitter la place, ou nousétoufferons ici. L’Enfant aimerait mieux se battre contre trenteIndiens et plus que de rester à cette fumée. Quand elle commenceraà gagner, je prendrai mon élan dehors ; voilà, ce que jeferai, jeune homme.

– Mais comment ? demandai-je haletant,comment nous y prendrons-nous ?

– Comment ? Nous sommes sûrs d’êtrepincés ici, n’est-ce pas ?

– Je suis décidé à me défendre jusqu’à ladernière extrémité.

– Très bien ; alors voici ce qu’il fautfaire, et il ne faut pas faire autrement : quand la fumées’élèvera de manière qu’ils ne puissent pas nous voir sortir, vousvous jetterez au milieu d’eux. Vous avez le pistolet et vous pouvezaller de l’avant. Tirez sur tous ceux qui vous barreront le chemin,et courez comme un daim ! Je me tiendrai sur vos talons. Siseulement nous pouvons passer au travers, nous gagnerons lesbroussailles, et nous nous fourrons dans les puits de l’autre côté.Les caves communiquent de l’une à l’autre, et nous pourrons lesdépister. J’ai vu le temps où le vieux Rubé savait un peucourir ; mais les jointures sont un peu raides maintenant.Nous pouvons essayer pourtant ; et puis, jeune homme, nousn’avons pas d’autre chance, comprenez-vous ?

Je promis de suivre à la lettre lesinstructions que venait de me donner mon compagnon.

– Ils n’auront pas encore le scalp du vieuxRubé de cette fois, ils ne l’auront pas encore, hi ! hi !hi ! murmura mon camarade, incapable de jamais désespérer.

Je me retournai vers lui. Il riait de sapropre plaisanterie, et, dans une telle situation, cette gaieté mecausa comme une sorte d’épouvante.

Plusieurs charges de broussailles avaient étéempilées à l’embouchure de la cave. Je reconnus des plantes decréosote : l’ideondo. On les avait placées sur latorche encore allumée ; elles prirent feu et dégagèrent unefumée noire et épaisse. D’autres broussailles furent ajoutéespar-dessus, et la vapeur fétide, poussée par l’air du dehors,commença à nous entrer dans les narines et dans la gorge,provoquant chez nous un sentiment subit de faiblesse et desuffocation. Je n’aurais pu supporter longtemps cetteatteinte ; Rubé me cria :

– Allons, voilà le moment, jeune homme !dehors, et tapez dessus !

Sous l’empire d’une résolution désespérée, jem’élançai, le pistolet au poing, à travers les broussaillesfumantes. J’entendis un cri sauvage et terrible. Je me trouvai aumilieu d’une foule d’hommes, – d’ennemis. Je vis les lances, lestomahawks, les couteaux sanglant levés sur moi, et….

Chapitre 48UN NOUVEAU MODE D’ÉQUITATION.

 

Quand je revins à moi, j’étais étendu à terre,et mon chien, la cause innocente de ma captivité, me léchait lafigure. Je n’avais pas dû rester longtemps sans connaissance, carles sauvages étaient encore autour de moi, gesticulant avecviolence. L’un d’eux repoussait les autres en arrière. Je lereconnus, c’était Dacoma. Le chef prononça une courte harangue quiparut apaiser les guerriers. Je ne comprenais pas ce qu’il disait,mais j’entendis plusieurs fois le nom de Quetzalcoatl. C’était lenom de leur dieu ; je ne l’ignorais pas, mais je nem’expliquais pas dans le moment quel rapport il pouvait y avoirentre ce Dieu et la conservation de ma vie. Je crus que Dacoma, enme protégeant, obéissait à quelque sentiment de pitié ou dereconnaissance, et je cherchais à me rappeler quel genre de servicej’avais pu lui rendre pendant qu’il était prisonnier. Je metrompais grossièrement sur les intentions de l’orgueilleuxsauvage.

Une vive douleur que je ressentais à la têtem’inquiétait. Avais-je donc été scalpé ? Je portai la main àmes cheveux pour m’en assurer ; mes boucles brunes étaient àleur place ; mais j’avais eu le derrière de la tête fendu parun coup de tomahawk. J’avais été frappé au moment où je sortais etavant d’avoir pu faire feu. Qu’était devenu Rubé ? Je mesoulevai un peu et regardai autour de moi. Je ne le vis nulle part.S’était-il échappé, comme il en avait annoncé l’intention ?Cela n’était pas possible ; aucun homme n’eût été capable,sans autre arme qu’un couteau, de se frayer passage au milieu detant d’ennemis. De plus, je ne voyais parmi les sauvages aucunsymptôme de l’agitation qu’aurait immanquablement provoqué la fuited’un ennemi. Nul n’avait quitté la place. Qu’était-il doncdevenu ? Ha ! je compris alors le sens de sa plaisanterierelativement à un scalp. Ce mot n’avait pas été, comme àl’ordinaire, à double mais bien à triple entente. Le trappeur, aulieu de me suivre, était resté tranquillement dans le trou, d’où ilm’observait sans aucun doute, sain et sauf, et se félicitant del’avoir ainsi échappé. Les Indiens ne s’imaginant pas que nousfussions deux dans la cave, et satisfaits d’en avoir fait sortirun, n’essayèrent plus de l’enfumer. Je n’avais pas envie de lesdétromper. La mort ou la capture de Rubé ne m’aurait été d’aucunsoulagement ; mais je ne pus m’empêcher de faire quelquesréflexions assez maussades sur le stratagème employé par le vieuxrenard pour se tirer d’affaire.

On ne me laissa pas le temps de m’appesantirbeaucoup sur ce détail : deux des sauvages me saisirent parles bras et m’entraînèrent vers les ruines encore en feu. GrandDieu ! était-ce pour me réserver à ce genre de mort, le pluscruel de tous, que Dacoma m’avait sauvé de leurs tomahawks !Ils me lièrent les pieds et les mains. Plusieurs de mes compagnonsétaient autour de moi et subissaient le même traitement. Jereconnus Sanchez, le toréador, et l’Irlandais aux cheveux rouges.Il y en avait encore trois autres dont je n’ai jamais su les noms.Nous étions sur la place ouverte devant la masure brûlée. Nouspouvions voir tout ce qui se passait alentour. Les Indienscherchaient à dégager les cadavres de leurs amis du milieu despoutres embrasées. Quand j’eus vérifié que Séguin n’était ni parmiles prisonniers ni parmi les morts, je les observai avec moinsd’inquiétude. Le sol de la cabane, déblayé des ruines, présentaitun horrible spectacle. Plus de douze cadavres étaient étendus là, àmoitié brûlés et calcinés. Leurs vêtements étaient consumés ;mais aux lambeaux qui en restaient encore, on pouvait reconnaître àquel parti chacun avait appartenu. Le plus grand nombre étaient desNavajoès. Il y avait aussi plusieurs cadavres de chasseurs fumantsous leurs blouses racornies. Je pensai à Garey ; mais autantque j’en pus juger, à l’aspect de ces restes informes, il n’étaitpoint parmi les morts.

Il n’y avait point de scalps à prendre pourles Indiens. Le feu n’avait pas laissé un cheveu sur la tête deleurs ennemis. Cette circonstance parut leur causer une vivecontrariété, et ils rejetèrent les corps des chasseurs au milieudes flammes, qui s’échappaient encore du milieu des chevronsempilés. Puis, formant un cercle autour, ils entonnèrent, à pleingosier, un chœur de vengeance. Pendant tout ce temps, nous restionsétendus où l’on nous avait mis, gardés par une douzaine desauvages, et en proie à de terribles appréhensions. Nous voyions lefeu encore brûlant au milieu duquel on avait jeté les cadavres àdemi consumés de nos camarades. Nous redoutions un sort pareil.Mais nous reconnûmes bientôt que nous étions réservés pour d’autresdesseins. Six mules furent amenées, et nous y fûmes installés d’unefaçon toute particulière. On nous fit asseoir le visage tourné versla queue ; puis nos pieds furent solidement liés sous le coudes animaux ; ensuite on nous força à nous étendre sur le dosdes mules, le menton reposant sur leur croupe ; dans cetteposition, nos bras furent placés de sorte que nos mains vinssent seréunir par dessous le ventre, et nos poignets furent attachés àleur tour comme l’avaient été nos pieds. La position était fortincommode, et, pour surcroît, les mules, non habituées à desfardeaux de ce genre, se cabraient et ruaient, à la grande joie denos vainqueurs. Ce jeu cruel se prolongea longtemps après que lesmules elles-mêmes en étaient fatiguées, car les sauvagess’amusaient à les exciter avec le fer de leur lance, et en leurplaçant des branches de cactus sous la queue. Nous avions presqueperdu connaissance.

Les Indiens se divisèrent alors en deux bandesqui remontèrent la barranca, chacune d’un côté. Les unsemmenèrent les captives mexicaines avec les filles et les enfantsde la tribu. La troupe la plus nombreuse, sous les ordres deDacoma, devenu principal chef par la mort de l’autre, tué dans ledernier combat, nous prit avec elle. On nous conduisit versl’endroit où se trouvait la source, et arrivé au bord de l’eau, onfit halte pour la nuit. On nous détacha de dessus les mules ;on nous garrotta solidement les uns aux autres, et nous fûmessurveillés, sans interruption, jusqu’au lendemain matin. Puis onnous paqueta de nouveau comme la veille, et nous fûmesemmenés à l’ouest, à travers le désert.

Chapitre 49UNE NUANCE BON TEINT.

 

Après quatre jours de voyage, quatre jours detortures, nous rentrâmes dans la vallée de Navajo. Les captives,emmenées par le premier détachement avec tout le butin, étaientarrivées avant nous, et nous vîmes tout le bétail provenant del’expédition épars dans la plaine. En approchant de la ville nousrencontrâmes une foule de femmes et d’enfants, beaucoup plus quenous n’en avions vu lors de notre première visite. Il en était venudes autres villages des Navajoès, situés plus au nord. Tousaccouraient pour assister à la rentrée triomphale des guerriers, etprendre part aux réjouissances qui suivent toujours le retour d’uneexpédition heureuse.

Je remarquai parmi ces femmes beaucoup defigures du type espagnol. C’étaient des prisonnières qui avaientfini par épouser des guerriers indiens. Elles étaient vêtues commeles autres, et semblaient participer à la joie générale. Ainsi quela fille de Séguin, elles s’étaient indianisées. Il y avaitbeaucoup de métis, sang mêlé, descendant des Indiens et descaptives mexicaines, enfants de ces Sabines américaines. On nousfit traverser les rues et sortir du village par l’extrémité ouest.La foule nous suivait en poussant des exclamations de triomphe, dehaine et de curiosité. On nous conduisit près des bords de larivière, à environ cent yards des maisons. En vain j’avais promenémes regards d’un côté et d’autre, autant que ma position incommodeme le permettait, je n’avais aperçu ni elle, ni les autrescaptives. Où pouvaient-elles être ? Probablement dans letemple. Ce temple, situé de l’autre côté de la ville, était masquépar des maisons. De la place où nous étions, je n’en pouvaisapercevoir que le sommet. On nous détacha, et on nous mit à terre.Ce changement de position nous procura un grand soulagement.C’était un grand bonheur pour nous de pouvoir nous tenirassis ; mais ce bonheur ne dura pas longtemps. Nous nousaperçûmes bientôt qu’on ne nous avait tiré de la glace que pournous mettre dans le feu. Il s’agissait simplement de nousretourner. Jusque-là, nous avions été couchés sur le ventre ;nous allions être couchés sur le dos. En peu d’instants lechangement fut accompli.

Les sauvages nous traitaient avec aussi peu decérémonie que s’il se fût agi de choses inanimées. Et, en vérité,nous ne valions guère mieux. On nous étendit sur le gazon. Autourde chacun de nous, quatre longs piquets formant un parallélogrammeétaient enfoncés dans le sol. On nous attacha les quatre membresavec des courroies qui furent passées autour des piquets, ettendues de telle sorte que nos jointures en craquaient. Nous étionsainsi, gisant la face en l’air, comme des peaux mises au soleilpour sécher. On nous avait disposés sur deux rangs, bout à bout, detelle sorte que la tête de ceux qui étaient en avant se trouvaitentre les jambes de ceux qui étaient sur la même file en arrière.Nous étions six en tout, formant trois couples un peu espacés. Danscette position, et attachés ainsi, nous ne pouvions faire aucunmouvement. La tête seule jouissait d’un peu de liberté ; grâceà la flexibilité du cou, nous pouvions voir ce qui se passait àdroite, à gauche et devant nous.

Aussitôt que notre installation fut terminée,la curiosité me porta à regarder tout autour de moi. Je reconnusque j’occupais l’arrière de la file de droite, et que mon chef defile était le ci-devant soldat O’Cork. Les Indiens chargés de nousgarder commencèrent par nous dépouiller de presque tous nosvêtements, puis ils s’éloignèrent. Les squaws et lesjeunes filles nous entourèrent alors. Je remarquai qu’elles serassemblaient en foule devant moi et formaient un cercle épaisautour de l’Irlandais. Leurs gestes grotesques, leurs exclamationsétranges et l’expression d’étonnement de leur physionomie mefrappèrent.

– Ta-yah ! Ta-yah ! –criaient-elles, accompagnant ces exclamations de bruyants éclats derire.

Qu’est-ce que cela pouvait signifier !Barney était évidemment le sujet de leur gaieté. Mais qu’y avait-ilde si extraordinaire en lui de plus qu’en nous autres ? Jelevai la tête pour savoir de qui il s’agissait ; je compristout immédiatement. Un des Indiens, avant de partir, avait pris lebonnet de l’Irlandais, dont la petite tête rouge restait exposée àtous les yeux. C’était cette tête, placée entre mes deux pieds,qui, semblable à une boule lumineuse, avait attiré l’attention detoutes les femmes. Peu à peu les squaws s’approchèrentjusqu’à ce qu’elles fussent entassées en cercle épais autour ducorps de mon camarade. Enfin, l’une d’elles se baissa et toucha latête, puis retira brusquement sa main, comme si elle se fût brûlée.Ce geste provoqua de nouveaux éclats de rire, et bientôt toutes lesfemmes du village furent réunies autour de l’Irlandais, sepoussant, se bousculant, pour voir de plus près.

On ne s’occupa d’aucun de nous ;seulement on nous foulait aux pieds sans aucun égard. Unedemi-douzaine de squaws fort lourdes se servaient de mesjambes comme de marchepied, pour mieux voir par-dessus les épaulesdes autres. Comme la vue n’était pas interceptée par un grandnombre de jupes, j’apercevais encore la tête de l’Irlandais quibrillait comme un météore au milieu d’une forêt de jambes. Lessquaws devinrent de moins en moins réservées dans leursattouchements, et, prenant des cheveux brin à brin, ellescherchaient à les arracher en riant comme des folles. Je n’étais àcoup sûr ni en position, ni en disposition de m’égayer, mais il yavait dans le derrière de la tête de Barney une telle expression derésignation patiente, qu’elle eût déridé un fossoyeur. Sanchez etles autres riaient aux larmes. Pendant assez longtemps notrecamarade endura le traitement en silence, mais enfin la douleurl’emporta sur la patience, et il commença à parler tout haut.

– Allons, allons, les filles, dit-il d’un tonde prière peu dégagé, ça vous amuse, n’est-ce pas ? Est-ce quevous n’aviez jamais vu des cheveux rouges auparavant ?

Les squaws, en entendant ces mots,qu’elles ne comprirent naturellement pas, se mirent à rire de plusbelle, découvrant leurs dents blanches.

– Vraiment, si je vous avais avec moi dans monvieux manoir d’O’Cork, je pourrais vous en montrer des quantités àvous rendre contentes pour toute votre vie. Allons donc, ôtez-vousde dessus moi ! vous me trépignez les jambes à me broyer lesos ! Aie ! Ne me tirez pas comme ça ! SainteMère ! voulez-vous me laisser tranquille ? Que le diablevous envoie toutes ses… Aie !

Le ton duquel furent prononcés ces derniersmots montrait que O’Cork était sorti de son caractère, mais cela nefit qu’augmenter l’activité de celles qui le tourmentaient, et leurgaieté ne connut plus de bornes. Elles se mirent à l’épiler avecplus d’acharnement que jamais, criant toujours ; de tellesorte que les malédictions incessantes de O’Cork n’arrivaient plusà mes oreilles que par bouffées :

– Mère de Moïse !… Seigneur monDieu !… Sainte Vierge !… et autres exclamations.

La scène dura ainsi pendant quelquesminutes ; puis, tout à coup, il y eût un arrêt ; lesfemmes se consultèrent, préparant sans doute quelque nouveau tour.Plusieurs jeunes filles furent envoyées vers les maisons, etrevinrent avec une large olla et un autre vase plus petit.Que prétendaient-elles faire ? Nous ne fûmes pas longtempssans le savoir. L’olla fut remplie d’eau à la rivière, etl’autre vase placé près de la tête de Barney. Ce dernier contenaitdu savon de yucca, en usage parmi les Mexicains du Nord. Les femmesse proposaient de laver à fond les cheveux pour en faire partir lerouge.

Les lanières qui attachaient les bras del’Irlandais furent relâchées, afin qu’il pût être mis sur sonséant ; on lui couvrit les cheveux d’un emplâtre desavon : deux squaws robustes le prirent chacun parune épaule, puis, imbibant d’eau des bouchons de fibres d’écorce,elles se mirent à frotter vigoureusement. Cette opération parutêtre très peu du goût de Barney, qui se prit à hurler et à remuerla tête dans tous les sens, pour y échapper. Vains efforts. Une dessquaws lui saisit la tête entre ses deux mains et la tintferme, tandis que l’autre, puisant de l’eau fraîche, le savonnaplus énergiquement que jamais. Les Indiennes hurlaient et dansaienttout autour ; au milieu de tout ce bruit, j’entendais Barneyéternuer et crier d’une voix étouffée :

– Sainte mère de Dieu !… htch-tch !vous frotterez bien… tch-itch !… jusqu’à, enlever la…p-tch ! peau, sans que… tch-iteh ! Ça s’en aille. Je vousdis… itch-tch ! que c’est leur couleur !… ça n…ich-tch ! ça ne s’en ira p… itch-tch ! pas… atch-itchhitch !

Mais les protestations du pauvre diable neservaient à rien. Le frottage et le savonnage allèrent leur trainpendant dix minutes au moins. Puis on souleva la grandeolla, et on en versa tout le contenu sur la tête et surles épaules du patient.

Quel fut l’étonnement des femmes, lorsqu’elless’aperçurent qu’au lieu de disparaître, la couleur rouge étaitdevenue, s’il était possible, plus éclatante et plus vive quejamais. Une autre olla pleine d’eau fut vidée en manièrede douche sur les oreilles du pauvre Irlandais ; mais rien n’yfaisait. Barney n’avait pas été si bien débarbouillé depuislongtemps, et il ne serait pas sorti mieux lavé des mains d’unrégiment de barbiers.

Quand les squaws virent que lateinture résistait à tous leurs efforts, elles abandonnèrent lapartie, et notre camarade fut replacé sur le dos. Son lit n’étaitplus aussi sec qu’auparavant, ni le mien non plus, car l’eau avaitimbibé la terre tout autour, et nous étions tous couchés dans laboue. Mais c’était un léger inconvénient au milieu de tout ce quenous avions à supporter. Longtemps encore les femmes et les enfantsdes Indiens restèrent autour de nous, chacun d’eux examinantcurieusement la tête de notre camarade. Nous eûmes notre part deleur curiosité ; mais O’Cork était l’éléphant de laménagerie. Les Indiennes avaient vu des cheveux semblables auxnôtres sur la tête de leurs captives mexicaines ; mais, sansaucun doute, Barney était le premier rouge qui eût pénétréjusque-là dans la vallée des Navajoès. La nuit vint enfin ;les squaws retournèrent au village, nous laissant à lagarde de sentinelles qui ne nous quittèrent pas de l’œil jusqu’aulendemain matin.

Chapitre 50ÉMERVEILLEMENT DES NATURELS.

 

Jusque-là nous étions demeurés dans unecomplète ignorance du sort qui nous était réservé. Mais d’aprèstout ce que nous avions entendu dire des sauvages, et d’après notrepropre expérience, nous nous attendions à de cruelles tortures.Sanchez, qui connaissait un peu la langue, ne nous laissa, ausurplus, aucun doute à cet égard. Au milieu des conversations desfemmes, il avait saisi quelques mots qui l’avaient instruit de cequ’on nous destinait. Quand elles furent parties, il nous fit partdu programme, d’après ce qu’il avait pu comprendre.

– Demain, dit-il, ils vont danser lamamanchic, la grande danse de Moctezuma. C’est la fête desfemmes et des enfants. Après-demain, il y aura un grand tournoidans lequel les guerriers montreront leur adresse à l’arc, à lalutte et à l’équitation. S’ils veulent me laisser faire, je leurmontrerai quelque chose en fait de voltige.

Sanchez n’était pas seulement un toréro depremière force, il avait passé ses jeunes années dans un cirque,et, nous le savions tous, c’était un admirable écuyer.

– Le troisième jour, continua-t-il, nousferons la course des massues ; vous savez ce quec’est ?

Nous en avions tous entendu parler.

– Et le quatrième ?

– Oui, le quatrième !

– On nous fera rôtir.

Cette brusque déclaration nous aurait émusdavantage si l’idée eût été nouvelle pour nous. Mais, depuis notrecapture, nous avions considéré ce dénoûment comme un des plusprobables. Nous savions bien que si l’on nous avait laissé la viesauve à la mine, ce n’était pas pour nous réserver une mort plusdouce ; nous savions aussi que les sauvages ne faisaientjamais des hommes prisonniers pour les garder vivants. Rubéconstituait une rare exception, son histoire était des plusextraordinaire, et il n’avait échappé qu’à force de ruse.

– Leur dieu, continua Sanchez, est celui desMexicains Aztèques ; ces tribus sont de la même race,croit-on ; je suis assez ignorant sur ces matières, mais j’aientendu des gens dire cela. Ce dieu porte un nom diablement dur àprononcer. Carrai ! je ne m’en souviens plus.

– Quetzalcoatl ?

– Caval ! c’est bien ça.Pues, señores, c’est un dieu du feu, très grand amateur dechair humaine, qu’il préfère rôtie, à ce que disent ses adorateurs.C’est pour ça qu’on nous fera rôtir. Ça sera pour lui êtreagréable, et en même temps pour se faire plaisir à eux-mêmes.Dos pajaros a un golpe (deux oiseaux avec une seulepierre)[20].

Il n’était pas seulement probable, mais tout àfait certain que nous serions traités ainsi ; et là-dessus,nous nous endormîmes n’ayant rien de mieux à faire. Le lendemainmatin, nous vîmes tous les Indiens occupés à se peindre le corps età faire leur toilette. Puis la fameuse danse, la mamanchiccommença.

Cette cérémonie eut lieu sur la prairie, àquelque distance en avant de la façade du temple. Préalablement onnous avait détachés de nos piquets et on nous avait conduits sur lethéâtre de la fête, afin que nous pussions voir la nation danstoute sa gloire. Nous étions toujours garrottés, mais nos liensnous laissaient la liberté de nous tenir assis. C’était un grandadoucissement, et ce changement de position nous causa plus deplaisir que la vue du spectacle.

C’est à peine si je pourrais décrire cettedanse quand bien même je l’aurais regardée, et je ne la regardaipoint. Comme Sanchez nous l’avait dit, elle était exécutée par lesfemmes de la tribu seulement. Des processions de jeunes filles,dans des costumes gais et fantastiques, portant des guirlandes defleurs, marchaient en rond et dessinaient toutes sortes de figures.Un guerrier et une jeune fille placés sur une plate-forme élevéereprésentaient Moctezuma et la reine ; autour d’euxs’exécutaient les danses et les chants. La cérémonie se terminaitpar une prosternation en demi-cercle devant le trône qui étaitoccupé, à ce que je vis, par Dacoma et Adèle. Celle-ci me paruttriste.

– Pauvre Séguin ! pensai-je ; ellen’a plus personne pour la protéger à présent. Son prétendu père, lechef-médecin, lui était peut-être attaché ; il n’est plus lànon plus, et….

Je cessai bientôt de penser à Adèle ;d’autres sujets d’alarmes plus vives vinrent m’assaillir. Mon âme,aussi bien que mes yeux, se portait du côté du temple que nouspouvions apercevoir de l’endroit où on nous avait placés. Nous enétions trop loin pour reconnaître les traits de femmes blanches quigarnissaient les terrasses. Elle était là sans doute, maisje ne pouvais la distinguer des autres. Peut-être valait-il mieuxqu’il en fût ainsi. C’est ce que je pensai alors.

Un Indien était au milieu d’elles. J’avaisdéjà vu Dacoma, avant le commencement de la danse, paradantfièrement devant elles dans tout l’éclat de sa robe royale. Cechef, au dire de Rubé, était brave, mais brutal etlicencieux ; mon cœur était douloureusement oppressé, quand onnous reconduisit à la place que nous occupions auparavant. Lessauvages passèrent en festins, la plus grande partie de la nuitsuivante ; il n’en fut pas de même pour nous. On nousfournissait à peine la nourriture suffisante, nous souffrionsbeaucoup de la soif ; nos gardiens se décidaient difficilementà se déranger pour nous donner de l’eau, bien que la rivière coulâtà nos pieds.

Le jour revint et le festin recommença. Denouveaux bestiaux furent sacrifiés et d’énormes quartiers deviandes accrochés au-dessus des flammes. Dès le matin, lesguerriers s’équipèrent, sans revêtir cependant le costume deguerre, et le tournoi commença. On nous conduisit encore sur lethéâtre des jeux, mais on nous plaça plus loin dans la prairie. Jevoyais distinctement sur la terrasse du temple les blancs vêtementsdes captives. Le temple était leur demeure. Sanchez l’avait entendudire par les Indiens qui causaient entre eux : et il mel’avait répété. Elles devaient y rester jusqu’au cinquième jour,lendemain de notre sacrifice. Puis le chef en choisirait une pourlui, et les autres devraient être tirées au sort par lesguerriers ! Oh ! ces heures furent cruelles à passer.

Quelquefois, je désirais la revoir une foisencore avant de mourir ; puis la réflexion me soufflait qu’ilvaudrait mieux ne plus nous rencontrer. La connaissance de monmalheureux destin ne pourrait qu’augmenter l’amertume de sesdouleurs. Oh ! ces heures furent cruelles ! Je me mis àregarder le carrousel des sauvages. Il y avait des passes d’armeset des exercices d’équitation. Des hommes couraient au galop avecun seul pied sur le cheval, et dans cette position lançaient lajaveline ou la flèche droit au but. D’autres exécutaient la voltigesur des chevaux lancés à fond de train, et sautaient de l’un surl’autre. Ceux-ci sautaient à bas de la selle au milieu d’une courserapide ; ceux-là montraient leur adresse à manier le lasso.Puis il y eut des joutes dans lesquelles les guerriers cherchaientà se désarçonner l’un l’autre comme des chevaliers du moyen age.C’était, en fait, un très beau spectacle : un grand hippodromedans le désert. Mais je n’étais point en disposition de m’enamuser. Sanchez y trouvait plus de plaisir que moi. Je le voyaissuivre chaque exercice avec un intérêt croissant. Tout à coup ilparut agité ; sa figure prit une expression étrange :quelque pensée soudaine, quelque résolution subite venait des’emparer de lui.

– Dites à vos guerriers, s’écria-t-il,s’adressant à un de nos gardiens, dans la langue des Navajoès,dites à vos guerriers que je ferais mieux que le plus fort d’entreeux, et que je pourrais leur montrer comment on manœuvre un cheval.Le sauvage répéta ce que le prisonnier avait dit : peu aprèsplusieurs guerriers à cheval l’entourèrent et l’apostrophèrent.

– Toi ! un misérable esclave blanc,lutter avec des guerriers navajoès ! Ha ! ha !ha !

– Savez-vous aller à cheval sur la tète, vousautres ?

– Sur la tête ! comment ?

– Vous tenir sur la tête pendant que le chevalest au galop !

– Non ; ni toi ni personne. Nous sommesles meilleurs cavaliers de toute la contrée, et nous ne lepourrions pas.

– Je le puis, moi, affirma solennellement letoréador.

– Il se vante ! c’est un fou !crièrent-ils tous.

– Laissons-le essayer, cria l’un ;donnez-lui un cheval ; il n’y a pas de danger.

– Donnez-moi mon cheval et je vous le feraivoir.

– Quel est ton cheval ?

– Ce n’est aucun de ceux dont vous vous êtesservis, bien sûr ; mais amenez-moi ce mustang pommelé,donnez-moi un champ de cent fois sa longueur sur la prairie, et jevous apprendrai un nouveau tour.

Le cheval qu’indiquait Sanchez était celui surlequel il était venu depuis Del-Norte. En cherchant à lereconnaître, j’aperçus mon arabe favori, pâturant au milieu desautres.

Les Indiens se consultèrent et consentirent àla demande du toréro. Le cheval qu’il avait désigné fut pris aulasso et amené près de notre camarade, qu’on débarrassa de sesliens. Les Indiens n’avaient pas peur qu’il s’échappât. Ilssavaient bien que leurs chevaux ne seraient pas embarrassésd’atteindre le mustang pommelé ; de plus, il y avait un posteétabli à chacune des entrées de la vallée, de sorte que, Sanchezleur eût-il échappé dans la plaine, il n’aurait pu sortir de lavallée. Celle-ci constituait en elle-même une prison.

Sanchez eut bientôt terminé ses préparatifs.Il noua solidement une peau de buffle sur le dos de son cheval,puis le conduisit par la bride en lui faisant décrire plusieursfois de suite le même rond. Quand l’animal eut reconnu le terrain,le torero lâcha la bride, et fit entendre un cri particulier.Aussitôt le cheval se mit à parcourir le cercle au petit galop.Après deux ou trois tours, Sanchez sauta sur son dos, et exécuta cetour bien connu qui consiste à chevaucher la tête en bas, les piedsen l’air. Mais ce tour de force, s’il n’avait rien d’extraordinairepour les écuyers de profession, était nouveau pour les Navajoès quisemblaient émerveillés et poussaient des cris d’admiration. Ils lefirent recommencer maintes et maintes fois jusqu’à ce que lemustang pommelé fût en nage. Sanchez ne voulut pas quitter lapartie sans donner aux spectateurs un échantillon complet de sonsavoir-faire, et il réussit à les étonner au suprême degré. Quandle carrousel fut terminé et qu’on nous reconduisit au bord de larivière, Sanchez n’était plus avec nous. Il avait gagné la viesauve. Les Navajoès l’avaient pris pour professeurd’équitation.

Chapitre 51LA COURSE AUX MASSUES.

 

Le lendemain arriva. C’était le jour où nousdevions entrer en scène. Nos ennemis procédèrent aux préparatifs.Ils allèrent au bois, en revinrent avec des branches en forme demassues, fraîchement coupées, et s’habillèrent comme pour unecourse ou une partie de paume. Dès le matin, on nous conduisitdevant la façade du temple. En arrivant, mes yeux se portèrent surla terrasse. Ma bien-aimée était là ; elle m’avait reconnu.Mes vêtements en lambeaux étaient souillés de sang et deboue ; mes cheveux pleins de terre ; mes bras, couvertsde cicatrices ; ma figure et mon cou, noirs de poudre ;malgré tout cela, elle m’avait reconnu. Les yeux de l’amourpénètrent tous les voiles.

Je n’essayerai pas de décrire la scène quisuivit. Y eut-il jamais situation plus terrible, émotions pluspoignantes, cœurs plus brisés ! Un amour comme le nôtre,tantalisé par la proximité ! Nous étions presque à portée denous embrasser, et cependant le sort élevait entre nous uneinfranchissable barrière ; nous nous sentions séparés pourjamais ; nous connaissions mutuellement le sort qui nous étaitréservé ; elle était sûre de ma mort ; et moi… Desmilliers de pensées, toutes plus affreuses les unes que les autres,nous remplissaient le cœur. Pourrais-je les énumérer ou lesdire ? Les mots sont impuissants à rendre de pareillesémotions. L’imagination du lecteur y suppléera. Ses cris, sondésespoir, ses sanglots déchirants me brisaient le cœur. Pâle etdéfaite, ses beaux cheveux en désordre, elle se précipitait avecfrénésie vers le parapet comme si elle eût voulu le franchir. Ellese débattait entre les bras de ses compagnes qui cherchaient à laretenir ; puis l’immobilité succédait aux transports. Elleavait perdu connaissance, on l’entraînait hors de ma vue.

J’avais les pieds et les poings liés. Deuxfois pendant cette scène j’avais voulu me dresser, ne pouvantmaîtriser mon émotion : deux fois j’étais retombé. Je cessaimes efforts et restai couché sur le sol dans l’agonie de monimpuissance. Tout cela n’avait pas duré dix secondes ; maisque de souffrances accumulées dans un seul instant ! C’étaitla condensation des misères de toute une vie.

Pendant près d’une demi-heure je ne vis riende ce qui se passait autour de moi. Mon esprit n’était pointabsorbé, mais paralysé, mais tout à fait mort. Je n’avais plus depensée. Enfin, je sortis de ma stupeur. Les sauvages avaient achevéde tout préparer pour leur jeu cruel. Deux rangées d’hommes sedéployaient parallèlement sur une longueur de plusieurs centainesde yards. Ils étaient armés de massues et placés en face les unsdes autres à une distance de trois à quatre pas. Nous devionstraverser en courant l’espace compris entre les deux lignes,recevant les coups de ceux qui pouvaient nous atteindre au passage.Celui qui aurait réussi à franchir toute la ligne et à atteindre lepied de la montagne avant d’être repris, devait avoir la vie sauve.Telle était du moins la promesse !

– Est-ce vrai, Sanchez ! demandai-je toutbas au toréro qui était près de moi.

– Non, me répondit-il sur le même ton. C’estun moyen de vous exciter à mieux courir, afin d’animer le jeu. Vousdevez mourir dans tous les cas. Je les ai entendus causer decela.

En bonne conscience. C’eût été une mincefaveur que de nous accorder la vie à de telles conditions ;car l’homme le plus vigoureux et le plus agile n’aurait pu lesremplir.

– Sanchez, dis-je encore au toréro, Séguinétait votre ami. Vous ferez tout ce que vous pourrez pour elle.

Sanchez savait bien de qui je voulaisparler.

– Je le ferai, je le ferai ! répondit-ilparaissant profondément ému.

– Brave Sanchez ! Dites-lui tout ce quej’ai souffert pour elle… Non, non ; ne lui parlez pas decela !

Je ne savais vraiment plus ce que jedisais.

– Sanchez, ajoutai-je encore, une idée quim’avait déjà traversé l’esprit me revenant, ne pourriez-vous pas…un couteau, une arme… n’importe quoi… ne pourriez-vous pas meprocurer une arme quand on me déliera ?

– Cela ne vous servirait à rien. Vousn’échapperiez pas quand vous en auriez cinquante.

– Cela se peut. Mais j’essayerai. Le pire quipuisse m’arriver, c’est de mourir ; et j’aime mieux mourir aumilieu d’une lutte.

– Ça vaudrait mieux, en effet, murmura letoréro. J’essayerai de vous procurer une arme ; mais jepourrai bien le payer de… Il fit une pause. Regardez derrière vous,continua-t-il d’un ton significatif, tout en levant les yeux commepour examiner le profil des montagnes, vous apercevrez un tomahawk.Je crois qu’il est assez mal gardé, et que vous pourrez facilementvous en emparer.

Je compris et je regardai autour de moi.

Dacoma était à quelques pas, surveillant ledépart des coureurs.

Je vis l’arme à sa ceinture : ellependait négligemment. On pouvait l’arracher.

Je tiens beaucoup à la vie, et je suis capablede déployer une grande énergie pour la défendre. Je n’avais pasencore eu occasion de faire preuve de cette énergie dans lesaventures que nous avions traversées. J’étais resté jusque-làspectateur presque passif des scènes qui avaient eu lieu, etgénéralement, je les avais contemplées avec un certain dégoût.Mais, dans d’autres circonstances, j’ai pu vérifier ce traitdistinctif de mon caractère. Sur le champ de bataille, à maconnaissance, il m’est arrivé trois fois de devoir mon salut à mavive perception du danger et à ma promptitude pour y échapper. Unpeu plus ou un peu moins brave, j’eusse été perdu : cela peutsembler obscur, énigmatique ; mais c’est un faitd’expérience.

Quand j’étais jeune, j’étais renommé pour marapidité à la course. Pour sauter et pour courir, je n’avais jamaisrencontré mon supérieur ; et mes anciens camarades de collègese rappellent encore les prouesses de mes jambes. Ne croyez pas queje cite ces particularités pour m’enorgueillir. La première est unsimple détail de mon caractère, les autres sont des facultésphysiques dont aujourd’hui, parvenu à l’âge mûr, je me sens troppeu fier. Je les rappelle uniquement pour expliquer ce qui vasuivre.

Depuis le moment où j’avais été pris, j’avaisconstamment ruminé des plans d’évasion. Mais je n’avais pas trouvéla plus petite occasion favorable. Tout le long de la route, nousavions été surveillés avec la plus stricte vigilance. J’avais passéla dernière nuit à combiner un nouveau plan qui m’était venu entête en voyant Sanchez sur son cheval. Ce plan, je l’avaiscomplètement mûri, et il n’y manquait que la possession d’une arme.J’avais bon espoir d’échapper ; je n’avais eu ni le temps, nil’occasion de parler de mon projet au toréro, et, d’ailleurs, il nem’eût servi de rien de le lui raconter. Même sans arme,j’entrevoyais la chance de me sauver ; mais, j’avais besoind’en avoir une pour le cas où il se trouverait parmi les sauvagesun meilleur coureur que moi. Je pouvais être tué ; c’étaitmême assez vraisemblable ; mais cette mort était moinsaffreuse que celle qui m’était réservée pour le lendemain. Avec ousans arme, j’étais décidé à tenter l’aventure, au risque d’ypérir.

On déliait O’Cork. C’était lui qui devaitcourir le premier. Il y avait un cercle de sauvages autour du pointde départ : les vieillards et les infirmes du village qui setenaient là pour jouir du spectacle. On n’avait pas peur que nousprissions la fuite ; on n’y pensait même pas ; une valléefermée avec un poste à chaque issue ; des chevaux en quantitétout près de là, et qu’on pouvait monter en un instant. Il étaitimpossible de s’échapper, du moins le pensaient-ils.

O’Cork partit. Pauvre Barnay ; c’était untriste coureur ! Il n’avait pas fait dix pas dans l’avenuevivante, qu’il recevait un coup de massue, et on l’emportaitsanglant et inanimé, au milieu des rires de la foule enchantée. Unsecond subit le même sort, puis un troisième : c’était montour ; on me délia. Je me dressai sur mes pieds, j’employai lepeu d’instants qui m’étaient accordés à me détirer les membres, àconcentrer dans mon âme et dans mon corps toute l’énergie dontj’étais capable pour faire face à une circonstance aussidésespérée. Le signal de se tenir prêt fut donné aux Indiens. Ilsreprirent leurs places, brandissant leurs massues, et impatients deme voir partir.

Dacoma était derrière moi. D’un regard decôté, j’avais mesuré l’espace qui me séparait de lui. Je reculai dequelques pas, feignant de vouloir me donner un peu plusd’élan ; quand je fus sur le point de le toucher, je fisbrusquement volte-face ; avec l’agilité d’un chat et ladextérité d’un voleur, je saisis le tomahawk et l’arrachai de saceinture. J’essayai de le frapper, mais, dans ma précipitation, jele manquai ; je n’avais pas le temps de recommencer ; jeme retournai et pris ma course. Dacoma était immobile de surprise,et j’étais hors de son atteinte avant qu’il eût fait un mouvementpour me suivre.

Je courais, non vers l’avenue formée par lesguerriers, mais vers un côté du cercle des spectateurs qui, je l’aidit, était formé de vieillards et d’infirmes. Ceux-ci avaient tiréleurs couteaux et leurs rangs serrés me barraient le chemin. Aulieu d’essayer de me frayer une voie au milieu d’eux, ce à quoij’aurais pu ne pas réussir, je m’élançai d’un bond terrible etsautai par-dessus leurs épaules. Deux ou trois de ceux qui étaienten arrière cherchèrent à m’arrêter au moment où je passai prèsd’eux ; mais je les évitai, et, un instant après, j’étais aumilieu de la plaine ; le village entier était lancé sur mestraces.

Ma direction était déterminée d’avance dansmon esprit, et sans la ressource que j’avais en vue, je n’auraispas tenté l’aventure : je courais vers l’endroit où étaientles chevaux. Il s’agissait de ma vie, et je n’avais pas besoind’être autrement encouragé à faire de mon mieux. J’eus bientôtdistancé ceux qui étaient le plus près de moi au départ. Mais lesmeilleurs coureurs se trouvaient parmi les guerriers qui avaientformé la haie, et ceux-là commençaient à dépasser les autres.Néanmoins, ils ne gagnaient pas sur moi. J’avais encore mes jambesde collégien. Après un mille de chasse, je vis que j’étais à moinsde la moitié de cette distance de la caballada, et à plusde trois cents yards de ceux qui me poursuivaient ; mais, à magrande terreur, en jetant un regard en arrière, je vis des hommes àcheval. Ils étaient encore bien loin ; mais ils ne tarderaientpas à m’atteindre. Étais-je assez près pour qu’il pûtm’entendre ? Je criai de toute ma force, et sans ralentir macourse : « Moro, Moro ! »

Il se fit un mouvement parmi les chevaux, quise mirent à secouer leurs têtes, puis, j’en vis un sortir des rangset se diriger vers moi au galop. Je le reconnus à son largepoitrail noir et à son museau roux : c’était Moro, mon braveet fidèle Moro ! Les autres suivaient en foule, mais, avantqu’ils fussent arrivés sur moi, j’avais atteint mon cheval, et,tout pantelant, je m’étais élancé sur son dos ! Je n’avais pasde bride, mais ma bonne bête était habituée à obéir à la voix, à lamain et aux genoux ; je la dirigeai à travers le troupeau,vers l’extrémité occidentale de la vallée. J’entendais leshurlements des chasseurs à cheval, pendant que je traversais lacaballada ; je jetai un regard en arrière ; unebande de vingt hommes environ courait après moi au triple galop.Mais je ne les craignais plus maintenant. Je connaissais trop bienMoro. Quand j’eus franchi les douze milles de la vallée et gravi lapente de la Sierra, j’aperçus ceux qui me poursuivaient loinderrière, dans la plaine, à cinq ou six milles pour le moins.

Chapitre 52COMBAT AU BORD D’UN PRÉCIPICE.

 

Un repos de plusieurs jours avait rendu à moncheval toute son énergie, et il gravit la pente rocailleuse d’unpas rapide. Il me communiquait une partie de sa vigueur, et jesentais mes forces revenir. C’était heureux, car j’allais avoirbientôt à m’en servir. J’approchais de l’endroit où le poste étaitétabli. Au moment où je m’étais échappé de la ville, tout entier aupéril immédiat, je ne m’étais plus préoccupé de ce dernier danger.La pensée m’en revint tout à coup, et je commençai à faireprovision de courage pour l’affronter. Je savais qu’il y avait unposte sur la montagne : Sanchez me l’avait appris, et il letenait de la bouche des Indiens.

Combien d’hommes allais-je rencontrerlà ? Deux étaient bien suffisants, plus que suffisants pourmoi, affaibli que j’étais et n’ayant d’autre arme qu’un tomahawkdont j’étais fort peu habile à me servir. Sans aucun doute, ceshommes auraient leurs arcs, leurs lances, leurs tomahawks et leurscouteaux. Toutes les chances étaient contre moi. À quel endroit lestrouverais-je ? En qualité de vedettes, leur principal devoirétait de surveiller le dehors. Ils devaient donc être à une placed’où on pût découvrir cette plaine. Je me rappelais parfaitementbien la route : c’était celle par laquelle nous avions pénétrédans la vallée. Il y avait une plate-forme sur le sommet occidentalde la Sierra. Le souvenir m’en était resté parce que nous y avionsfait halte pendant que notre guide allait en reconnaissance enavant.

Un rocher surplombait cette plate-forme ;je me souvenais aussi de cela ; car, pendant l’absence duguide, Séguin et moi nous avions mis pied à terre et nous l’avionsgravi. De ce rocher, on découvrait tout le pays extérieur au nordet à l’ouest. Sans aucun doute, les vedettes avaient choisi cepoint. Seraient-elles sur le sommet ? Dans ce cas, le meilleurparti à prendre était de passer au galop, de manière à ne pas leurdonner de temps de descendre, et à courir seulement le risque desflèches et des lances. Passer au galop ! Non, cela étaitimpossible ; aux deux extrémités de la plate-forme la route serétrécissait jusqu’à n’avoir pas deux pieds de largeur, bordée d’uncôté par un rocher à pic, et de l’autre par le précipice ducañon. C’était une simple saillie de rocher qu’il étaitdangereux de traverser, même à pied et à pas comptés. De plus, moncheval avait été referré à la Mission. Les fers étaient polis parla marche, et la roche était glissante comme du verre.

Pendant que toutes ces pensées roulaient dansmon esprit, j’approchais du sommet de la Sierra. La perspectiveétait redoutable ; le péril que j’allais affronter étaitextrême, et dans toute autre circonstance, il m’aurait faitreculer. Mais le danger qui était derrière moi ne me permettait pasd’hésiter ; et sans savoir au juste comment je m’y prendrais,je poursuivais mon chemin. Je m’avançais avec précaution, dirigeantmon cheval sur les parties les plus molles de la route, pouramortir le bruit de ses pas. À chaque détour, je m’arrêtais etsondais du regard ; mais je n’avais pas de temps à perdre, etmes haltes étaient courtes. Le sentier s’élevait à travers un boisépais de cèdres et de pins rabougris. Il décrivait un zigzag sur lepenchant de la montagne. Près du sommet, il tournait brusquementvers la droite et entrait dans le cañon. Là commençait lasaillie de roc qui continuait la route et régnait tout le long duprécipice. En atteignant ce point, je découvris le rocher où jem’attendais à voir la sentinelle.

Je ne m’étais point trompé ; elle étaitlà ; et je fus agréablement surpris de voir qu’il n’y avaitqu’un seul homme. Il était assis sur la cime du rocher le plusélevé, et son corps brun se détachait distinctement sur le bleupâle du ciel. La distance qui me séparait de lui était de troiscents yards au plus, et il me fallait suivre la saillie qui merapprochait de lui jusqu’au tiers environ de cette distance. Aumoment où je l’aperçus, je m’arrêtai pour me reconnaître. Il nem’avait encore ni vu ni entendu ; il me tournait le dos etparaissait observer attentivement la plaine du côté de l’ouest. Àcôté de la roche sur laquelle il était assis, sa lance étaitplantée dans le sol ; son bouclier, son arc et son carquois,appuyés contre. Je voyais sur lui le manche d’un couteau et untomahawk.

Mes instants étaient comptés ; en un clind’œil j’eus… je pris ma résolution. C’était d’atteindre le défilé,et de tâcher de le traverser avant que l’Indien eût le temps dedescendre pour me couper le chemin. Je pressai les flancs de moncheval. J’avançai, avec lenteur et prudence, pour deuxraisons : d’abord parce que Moro n’osait pas aller plus vite,et puis, parce que j’espérais ainsi passer sans attirer l’attentionde la sentinelle. Le torrent mugissait au-dessous ; le bruitpouvait étouffer celui des sabots sur le roc. J’allais donc,soutenu par cet espoir. Mon œil passait du périlleux sentier ausauvage, et du sauvage au sentier que mon cheval suivait,frissonnant de terreur. Quand j’eus marché environ vingt pas lelong de la saillie, j’arrivai en vue de la plate-forme ; là,j’aperçus un groupe qui me fit saisir en tremblant la crinière deMoro : c’était un signe par lequel je m’arrêtais toujoursquand je ne voulais pas me servir du mors. Il demeura immobile, etje considérai ce que j’avais devant moi.

Deux chevaux, deux mustangs, et un homme, unIndien ! Les mustangs, sellés et bridés, se tenaienttranquillement sur la plate-forme, et un lasso, attaché à la sellede l’un, était enroulé au poignet de l’Indien. Celui-ci, accroupi,le dos appuyé à un rocher, les bras sur les genoux et la tête surles bras, paraissait endormi. Près de lui, son arc, ses flèches, salance et son bouclier. La situation était terrible. Je ne pouvaisplus passer sans être entendu par celui-là, et il fallaitabsolument passer. Quand même je n’aurais pas été poursuivi, il nem’était plus possible de reculer, car le passage était trop étroitpour que mon cheval pût se retourner. Je pensai à me laisserglisser à terre, à m’avancer à pas de loup, et d’un coup detomahawk… Le moyen était cruel ; mais je n’avais pas le choixet l’instinct de la conservation parlait plus haut que tous lessentiments. Mais il était écrit que je n’aurais pas recours à cetteterrible extrémité. Moro, impatient de sortir d’une position aussidangereuse, renifla et frappa le roc de son sabot. À ce bruit leschevaux espagnols répondirent par un hennissement. Les sauvagesfurent aussitôt sur leurs pieds, et leurs cris simultanésm’apprirent que tous deux m’avaient aperçu. La sentinelle du hautrocher saisit sa lance et se précipita en avant ; mais jem’occupais exclusivement, pour le moment, de son camarade.Celui-ci, en me voyant, avait saisi son arc, et, machinalement,avait sauté sur son cheval ; puis, avec un cri sauvage, ils’était avancé à ma rencontre sur l’étroit sentier. Une flèchesiffla à mes oreilles ; dans sa précipitation, il avait malvisé.

Les têtes de nos chevaux se rencontrèrent. Ilsrestèrent ainsi, les yeux dilatés, soufflant de leurs naseaux. Tousles deux semblaient partager la fureur de leurs cavaliers etcomprendre qu’il s’agissait d’un combat mortel. Ils s’étaientrencontrés dans l’endroit le plus resserré du passage. Ni l’un nil’autre ne pouvait retourner sur ses pas ; il fallait que l’undes deux fût précipité dans l’abîme : une chute de plus demille pieds, et le torrent au fond ! Je m’arrêtai avec unsentiment profond de désespoir. Pas une arme avec laquelle je pusseatteindre mon ennemi ; lui, il avait son arc, et je le voyaisajuster une seconde flèche sur la corde. Au milieu de cette crise,trois idées se croisèrent dans mon cerveau se suivant comme troiséclairs. Mon premier mouvement fut de pousser Moro en avant,comptant sur sa force supérieure pour précipiter l’autre. Sij’avais eu une bride et des éperons, je n’aurais pas hésité ;mais je n’avais ni l’une ni les autres ; la chance était tropredoutable ; puis, je pensai à lancer mon tomahawk à la têtede mon antagoniste. Enfin, je m’arrêtai à ceci : mettre pied àterre et m’attaquer au cheval de l’Indien. C’était évidemment lemeilleur parti : en un instant je me laissai glisser du côtédu rocher. Au moment où je descendais, une flèche me frôla lajoue ; j’avais été préservé par la promptitude de monmouvement.

Je rampai le long des flancs de mon cheval etme plaçai devant le nez du mustang. L’animal, semblant deviner monintention, se cabra en renâclant ; mais il lui fallut bienretomber à la même place. L’Indien préparait une troisième flèche,mais celle-ci ne devait jamais partir. Au moment où les sabots dumustang refrappaient le rocher, mon tomahawk s’abattait entre sesdeux yeux. Je sentis le craquement de l’os sous le fer de lahachette. Immédiatement je vis disparaître dans l’abîme cheval etcavalier, celui-ci poussant un cri terrible et cherchant vainementà s’élancer de la selle. Il y eut un moment de silence, un longmoment ; – ils tombaient, ils tombaient… Enfin, on entendit unbruit sourd, – le choc de leurs corps rencontrant la surface del’eau ! Je n’eus pas la curiosité de regarder au fond, etd’ailleurs je n’en aurais pas eu le temps. Quand je me relevai (carje m’étais mis à genoux pour frapper), je vis l’autre sauvageatteignant la plateforme. Il ne s’arrêta pas un instant, mais vinten courant sur moi et la lance en arrêt. J’allais être traverséd’outre en outre, si je ne réussissais pas à parer le coup.Heureusement la pointe rencontra le fer de ma hache ; la lancedétournée passa derrière moi, et nos corps se rencontrèrent avecune violence qui nous fit rouler tous deux au bord duprécipice.

Aussitôt que j’eus repris mon équilibre, jerecommençai l’attaque, serrant mon adversaire de près, afin qu’ilne pût pas se servir de sa lance. Voyant cela, il abandonna cettearme et saisit son tomahawk. Nous combattions corps à corps, hachecontre hache ! Tour à tour nous avancions ou nous reculions,suivant que nous avions à parer ou à frapper. Plusieurs fois nousnous saisîmes en tâchant de nous précipiter l’un l’autre dansl’abîme ; mais la crainte d’être entraînés retenait nosefforts ; nous nous lâchions et recommencions la lutte automahawk. Pas un mot n’était échangé entre nous. Nous n’avions rienà nous dire ; nous ne pouvions d’ailleurs nous comprendre.Notre seule pensée, notre seul but était de nous débarrasser l’unde l’autre, et il fallait absolument, pour cela, que l’un de nousdeux fût tué. Dès que nous avions été aux prises, l’Indien avaitinterrompu ses cris ; nous nous battions en silence et avecacharnement. De temps en temps une exclamation sourde, lesifflement de nos respirations, le choc de nos tomahawks, lehennissement de nos chevaux et le mugissement continuel dutorrent : tels étaient les seuls bruits de la lutte. Pendantquelques minutes nous combattîmes sur l’étroit sentier ; nousnous étions fait plusieurs blessures, mais ni l’un ni l’autren’était grièvement atteint. Enfin je réussis à faire reculer monadversaire jusqu’à la plate-forme. Là nous avions du champ, et nousnous attaquâmes avec plus d’énergie que jamais. Après quelquescoups échangés, nos tomahawks se rencontrèrent avec une telleviolence, qu’ils nous échappèrent des mains à tous deux. Sanschercher à recouvrer nos armes, nous nous précipitâmes l’un surl’autre, et après une courte lutte corps à corps, nous roulâmes àterre. Je croyais que mon adversaire avait un couteau, mais jem’étais sans doute trompé, car il s’en serait certainement servi.Je reconnus bientôt qu’il était plus vigoureux que moi. Ses brasmusculeux me serraient à me faire craquer les côtes. Nous roulionsensemble, tantôt dessus tantôt dessous. Chaque mouvement nousrapprochait du précipice ! Je ne pouvais me débarrasser de sonétreinte. Ses doigts nerveux étaient serrés autour de moncou ; il m’étranglait… Mes forces m’abandonnèrent ; je nepus résister plus longtemps ; je me sentis mourir. J’étais…je… O Dieu ! Pardon ! – Oh !

Mon évanouissement ne dut pas être long, car,quand la conscience me revint, je sentis encore la sueur de mesefforts précédents, et mes blessures étaient toutes saignantes, lavie reprenait possession de mon être ; j’étais toujours sur laplate-forme ; mais qu’était donc devenu mon adversaire ?Comment ne m’avait-il pas achevé ? Pourquoi ne m’avait-il pasjeté dans l’abîme ? Je me soulevai sur un bras et regardaiautour de moi. Je ne vis d’autre être vivant que mon cheval etcelui de l’Indien galopant sur la plate-forme et se livrant uncombat à coups de tête et à coups de pieds. Mais j’entendais unbruit, le bruit d’une lutte terrible : les rugissementsrauques et entrecoupés d’un chien dévorant un ennemi, mêlés auxcris d’une voix humaine, d’une voix agonisante ! Quesignifiait cela ? Il y avait une crevasse sur la plate-forme,une crevasse assez profonde, et le bruit paraissait sortir de là.Je me dirigeai de ce côté. C’était un affreux spectacle. La ravineavait environ dix pieds de profondeur, et, tout au fond, parmi lesépines et les cactus, un chien énorme était en train de déchirerquelque chose qui criait et se débattait. C’était un homme, unIndien. Tout me fut expliqué. Le chien, c’était Alp ; l’homme,c’était mon dernier adversaire.

Au moment où j’arrivai sur le bord de lacrevasse, le chien tenait son ennemi sous lui et le renversait àchaque nouvel effort que celui-ci faisait pour se relever. Lesauvage criait comme un désespéré. Il me sembla voir l’animalenfonçant ses crocs dans la gorge de l’Indien ; mais d’autrespréoccupations m’empêchèrent de regarder plus longtemps. J’entendisdes voix derrière moi. Les sauvages lancés à ma poursuiteatteignaient le cañon et pressaient leurs chevaux vers lasaillie.

M’élancer sur mon cheval, le diriger vers lasortie, tourner le rocher et descendre la montagne, fut l’affaired’un moment. En approchant du pied, j’entendis du bruit dans lesbuissons qui bordaient la route, un animal en sortait à quelquespas derrière moi : c’était mon Saint-Bernard. En venant auprèsde moi, il poussa un long hurlement et se mit à remuer la queue. Jene comprenais pas comment il avait pu s’échapper, car les Indiensavaient dû atteindre la plate-forme avant qu’il eût pu sortir de laravine ; mais le sang frais lui souillait ses babines et lepoil de sa poitrine, montrait qu’il en avait mis un, tout au moins,hors d’état de le retenir. En arrivant sur la plaine, je jetai uncoup d’œil en arrière. Les Indiens descendaient la pente de laSierra. J’avais près d’un demi-mille d’avance, et, prenant lamontagne Neigeuse pour guide, je me lançai dans la prairie ouvertedevant moi.

Chapitre 53RENCONTRE INESPÉRÉE.

 

Quand je quittai le pied de la montagne, lepic blanc se montrait devant moi à la distance de trente milles.Jusque-là on ne voyait pas une colline, pas un buisson, saufquelques arbrisseaux nains l’artemisia. Il n’était pas encore midi.Pourrais-je atteindre la montagne Neigeuse avant le coucher dusoleil ? Dans ce cas, je me proposais de prendre notreancienne route vers la mine. De là, je gagnerais le Del-Norte ensuivant une branche du Paloma ou quelque autre cours d’eau latéral.Tel était à peu près mon plan.

Je devais m’attendre à être poursuivijusqu’aux portes d’El Paso ; quand j’eus fait un milleenviron, un coup d’œil en arrière me fit voir les Indiensdébouchant dans la plaine et galopant après moi.

Ce n’était plus une question de vitesse. Pasun de leurs chevaux ne pouvait lutter avec le mien. Mais Moroaurait-il le même fond que leurs mustangs ? Je connaissais lanature nerveuse, infatigable de cette race espagnole ; je lessavais capables de galoper sans interruption pendant une journéeentière, et je n’étais pas sans inquiétude sur le résultat d’unelutte prolongée. Pour l’instant, il m’était facile de garder monavance sans presser mon cheval, dont je tenais à ménager lesforces. Tant qu’il ne serait pas rendu, je ne risquais pas d’êtreatteint ; je galopais donc posément, observant les mouvementsdes Indiens et me bornant à conserver ma distance. De temps entemps je sautais à terre pour soulager Moro, et je courais côte àcôte avec lui.

Mon chien suivait, jetant parfois un regardintelligent sur moi et semblant avoir conscience du motif qui mefaisait voyager avec une telle hâte. Pendant tout le jour je restaien vue des Indiens ; je pouvais distinguer leurs armes et lescompter ; ils étaient environ une vingtaine en tout. Lestraînards avaient tourné bride, et les hommes bien montéscontinuaient seuls la poursuite. En approchant du pied de lamontagne Neigeuse, je me rappelai qu’il y avait de l’eau à notreancien campement dans le défilé. Je pressai mon cheval pour gagnerle temps de nous rafraîchir tous les deux. J’avais l’intention defaire une courte halte, de laisser le noble animal reprendrehaleine et se refaire un peu aux dépens de l’herbe grasse quientourait le ruisseau. Mon salut dépendait de la conservation deses forces, et c’était le moyen de les lui conserver.

Le soleil était près de se coucher quandj’atteignis le défilé. Avant de m’engager au milieu des rochers, jejetai un coup d’œil en arrière. J’avais gagné du terrain pendant ladernière heure. Ils étaient au moins à trois milles derrière, etleurs chevaux paraissaient fatigués. Tout en continuant ma course,je me mis à réfléchir. J’étais maintenant sur une routeconnue ; mon courage se ranimait, mes espérances, si longtempsobscurcies, renaissaient brillantes et vivaces. Toute mon énergie,toute ma fortune, toute ma vie, allaient être consacrées à un seulbut. Je lèverais une troupe plus nombreuse que toutes cellesqu’avait commandées Séguin. Je trouverais des hommes parmi lesemployés de la caravane, à son retour ; j’irais fouiller tousles postes de trappeurs et de chasseurs dans la montagne ;j’invoquerais l’appui du gouvernement mexicain ; je luidemanderais des subsides, des troupes. J’en appellerais auxcitoyens d’El Paso, de Chihuahua, de Durango, je…

– Par Josaphat ! voilà un camarade quigalope sans selle et sans bride !

Cinq ou six hommes armés de rifles sortirentdes rochers et m’entourèrent.

– Que je sois mangé par un Indien si ce n’estpas le jeune homme qui m’a pris pour un ours gris !Billye ! regarde donc ! Le voilà, c’est lui, c’estlui-même ! Hi ! hi ! hi ! ho !ho !

– Rubé ! Garey !

– Eh quoi ! par Jupiter ! c’est monami Haller ! hourrah ! Mon vieux camarade ! est-ceque vous ne me reconnaissez pas ?

– Saint-Vrain !

– Lui-même, parbleu ! Est-ce que je suischangé ? Quant à vous, il m’eût été difficile de vousreconnaître, si le vieux trappeur ne nous avait pas instruit detout ce qui vous est arrivé. Mais, dites-moi donc, commentavez-vous pu vous tirer des mains des Philistins ?

– D’abord, dites-moi ce que vous êtes ici, etpourquoi vous y êtes ?

– Oh ! nous sommes un posted’avant-garde ! l’armée est là-bas.

– L’armée ?

– Oui ; nous l’appelons ainsi. Il y a làsix cents hommes : et c’est une véritable armée pour cepays-ci.

– Mais, qui ? Quels sont ceshommes ?

– Il y en a de toutes les sortes et de toutesles couleurs. Il y a des habitants de Chihuahua et d’El Paso, desnègres, des chasseurs, des trappeurs, des voituriers ; votrehumble serviteur commande la troupe de ces derniers. Et puis, il ya la bande de notre ami Séguin.

– Séguin ! est-il…

– Quoi ? C’est notre général en chef.Mais venez : le camp est établi près de la fontaine. Allons-y.Vous paraissez affamé, et j’ai dans mes bagages une provision depaso première qualité. Venez !

– Attendez un instant, je suispoursuivi !

– Poursuivi ! s’écrièrent les chasseurslevant tous en même temps leurs rifles et regardant vers l’entréede la ravine. Combien ?

– Une vingtaine environ.

– Sont-ils sur vos talons ?

– Non.

– Dans combien de temps pourront-ilsarriver ?

– Ils sont à trois milles, avec des chevauxfatigués, comme vous pouvez l’imaginer.

– Trois quarts d’heure, une demi-heure, toutau moins. Venez ! nous avons le temps d’aller là-bas et detout préparer pour les bien recevoir. Rubé ! restez-là avecles autres ; nous serons revenus avant qu’ils arrivent, Venez,Haller ! venez !

Je suivis mon excellent ami, qui me conduisità la source. Là, je trouvai l’armée ; elle en avait bien laphysionomie, car deux ou trois cents hommes étaient enuniforme ; c’étaient les volontaires de Chihuahua et d’ElPaso. La dernière incursion des Indiens avait porté au comblel’exaspération des habitants, et cet armement inaccoutumé en étaitla conséquence. Séguin, avec le reste de sa bande, avait rencontréles volontaires à El Paso, et les avait conduits en toute hâte surles traces des Navajoès. C’est par lui que Saint-Vrain avait su quej’étais prisonnier, et celui-ci, dans l’espoir de me délivrer,s’était joint à l’expédition avec environ quarante ou cinquante desemployés de la caravane. La plupart des hommes de la bande deSéguin avaient échappé au combat de la barranca ;j’appris avec plaisir qu’El Sol et la Luna étaient du nombre. Ilsaccompagnaient Séguin, et je les trouvai dans sa tente.

Séguin m’accueillit comme on accueille leporteur d’heureuses nouvelles. Elles étaient sauves encore. Ce futtout ce que je pus lui dire, et tout ce qu’il voulait savoir. Nousn’avions pas de temps à perdre en vaines paroles.

Cent hommes montèrent immédiatement à chevalet se dirigèrent vers la ravine. En arrivant à l’avant-poste, ilsconduisirent leurs chevaux derrière les rochers et se mirent enembuscade.

L’ordre était de prendre tous les Indiens,morts ou vifs. On avait pour instructions de laisser l’ennemis’engager dans la ravine jusqu’au delà de l’embuscade, de le suivrejusqu’en vue du corps d’armée et de le prendre ainsi entre deuxfeux.

Au-dessus du cours d’eau, la ravine, étaitrocheuse et les chevaux n’y laissaient pas de traces. De plus, lesIndiens, acharnés à ma poursuite, ne s’inquiéteraient pas dechercher des traces jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés près del’eau. Du moment qu’ils auraient eu dépassé l’embuscade, pas un nepourrait s’échapper, car le défilé était bordé de chaque côté pardes rochers à pic. Quand les cent hommes furent partis, cent autresmontèrent à cheval et se placèrent en observation devant lepassage. L’attente ne fut pas longue. Nos arrangements étaient àpeine terminés, qu’un Indien se montra à l’angle du rocher, à peuprès à deux cents yards de la source. C’était le premier de labande des Indiens. Ceux-ci avaient déjà dépassé l’embuscade,immobile et silencieuse. Le sauvage, voyant des hommes armés,s’arrêta brusquement ; puis il poussa un cri, et courut enarrière vers ses camarades. Ceux-ci suivirent son exemple, firentvolte-face ; mais avant qu’ils eussent regagné la ravine, lescavaliers cachés, sortant du milieu des rochers, arrivaient sur euxau galop. Les Indiens se voyant pris et reconnaissant lasupériorité du nombre, jetèrent leurs lances et demandèrent merci.Un instant après, ils étaient tous prisonniers. Tout cela n’avaitpas pris une demi-heure, et nous retournâmes vers la source avecnos captifs solidement garrottés.

Les chefs se réunirent autour de Séguin pourdélibérer sur un plan d’attaque contre la ville. Devions-nouspartir cette nuit même ? On me demanda mon avis ; jerépondis naturellement que le plus tôt serait le mieux pour lesalut des captifs. Mes sentiments, partagés par Séguin, étaientopposés à tout délai. Nos camarades prisonniers devaient mourir lelendemain ; nous pouvions encore arriver à temps pour lessauver. Comment nous y prendrions-nous pour aborder lavallée ? C’était là la première question à discuter.Incontestablement, l’ennemi avait placé des postes aux deuxextrémités.

Un corps aussi important que le nôtre nepouvait s’approcher par la plaine sans être immédiatement signalé.C’était une grave difficulté.

– Divisons-nous, dit un des hommes de lavieille bande de Séguin ; attaquons par les deux bouts, nousles prendrons dans la trappe.

– Wagh ! répondit un autre, çane se peut pas. Il y a dix milles de forts là-dedans. Si nous nousmontrons ainsi à ces moricauds, ils gagneront les bois avec lesfemmes et tout le reste, et nous aurons toutes les peines du mondeà les retrouver.

Celui-ci avait évidemment raison. Nous nedevions pas attaquer ouvertement. Il fallait user de stratagème. Onappela au conseil un homme qui devait bientôt lever ladifficulté : c’était le vieux trappeur sans oreilles et sanschevelure, Rubé.

– Cap’n, dit-il après un moment de réflexion,nous n’avons pas besoin de nous montrer avant de nous être rendusmaîtres du cañon.

– Comment nous en rendrons-nous maîtres ?demanda Séguin.

– Déshabillez ces vingt moricauds, réponditRubé, montrant les prisonniers ; que vingt de nous mettentleurs habits. Nous conduirons avec nous le jeune camarade, celuiqui m’a pris pour un ours gris ! Hi ! hi ! hi !Le vieux Rubé pris pour un ours gris ! Nous le conduironscomme prisonnier. Maintenant, cap’n, vous comprenez ?

– Ces vingt hommes iront en avant, prendrontle poste et attendront le corps d’armée.

– Voilà la chose, c’est justement monidée.

– C’est ce qu’il y a de mieux, c’est la seulechose à faire ; nous agirons ainsi.

Séguin donna immédiatement l’ordre dedépouiller les Indiens de leurs vêtements. La plupart étaientrevêtus d’habits pillés sur les Mexicains. Il y en avait de toutesles formes et de toutes les couleurs.

– Je vous engage, cap’n, dit Rubé voyantSéguin se préparer à choisir les hommes de cette avant-garde, jevous engage à prendre principalement des Delawares. Ces Navaghssont très rusés, et on ne les attrape pas facilement. Ilspourraient reconnaître une peau blanche au clair de la lune. Ceuxde nous qui iront avec eux devront se peindre en Indien, autrementnous serons éventés ; nous le serons sûrement.

Séguin, suivant cet avis, choisit le plus deDelawares et de Chawnies qu’il put, et leur fit revêtir lescostumes des Navajoès. Lui-même. Rubé, Garey et quelques autres,complétèrent le nombre. Quant à moi, je devais naturellement jouerle rôle de prisonnier. Les blancs changèrent d’habits et sepeignirent en Indiens, genre de toilette fort usité dans laprairie, et auquel ils étaient tous habitués. Pour Rubé, la chosene fut pas difficile. Sa couleur naturelle suffisait presque pource déguisement. Il ne se donna pas la peine d’ôter sa blouse et sonpantalon. Il aurait fallu les couper, et il ne se souciait pas desacrifier ainsi son vêtement favori. Il passa les autres habits pardessus, et, peu d’instants après, se montra revêtu decalzoneros tailladés, ornés de boutons brillants depuis lahanche jusqu’à la cheville ; d’une jaquette justaucorps, quilui était échue en partage. Un élégant sombrero posé coquettementsur sa tête acheva de le transformer en un dandy des plusgrotesques. Tous ses camarades accueillirent cette métamorphose parde bruyants éclats de rire, et Rubé lui-même éprouvait un singulierplaisir à se sentir aussi gracieusement harnaché. Avant que lesoleil eût disparu, tout était prêt, et l’avant-garde se mettait enroute. Le corps d’armée, sous la conduite de Saint-Vrain, devaitsuivre à une heure de distance. Quelques hommes seulement, desMexicains, restaient à la source, pour garder les prisonniersnavajoès.

Chapitre 54LA DÉLIVRANCE.

 

Nous coupâmes la plaine droit dans ladirection de l’entrée orientale de la vallée. Nous atteignîmes lecañon à peu près deux heures avant le jour. Tout se passacomme nous le désirions. Il y avait un poste de cinq Indiens àl’extrémité du défilé ; ils se laissèrent approcher sansdéfiance et nous les prîmes sans coup férir. Le corps d’arméearriva bientôt après, et toujours précédé de l’avant-garde,traversa le cañon. Arrivés à la lisière des bois situésprès de la ville, nous fîmes halte et nous nous couchâmes au milieudes arbres.

La ville était éclairée par la lune, unprofond silence régnait dans la vallée. Rien ne remuait à une heureaussi matinale ; mais nous apercevions deux ou trois formesnoires, debout près de la rivière. C’étaient les sentinelles quigardaient nos camarades prisonniers. Cela nous rassura ; ilsétaient donc encore vivants. En ce moment ils ne se doutaientguère, les pauvres diables, que l’heure de la délivrance fût siprès d’eux. Pour les mêmes raisons que la première fois, nousretardions l’attaque jusqu’à ce qu’il fit jour ; nousattendions comme alors, mais la perspective n’était plus la même.La ville était défendue maintenant par six cents guerriers, nombreà peu près égal au nôtre ; et nous devions compter sur uncombat à outrance. Nous ne redoutions pas le résultat, mais nousavions à craindre que les sauvages, par esprit de vengeance, nemissent à mort les prisonniers pendant la bataille. Ils savaientque notre principal but était de les délivrer, et, s’ils étaientvaincus, ils pouvaient se donner l’horrible satisfaction de cemassacre. Tout cela n’était que trop probable, et nous dûmesprendre toutes les mesures possibles pour empêcher un pareilrésultat. Nous étions satisfaits de penser que les femmes captivesétaient toujours dans le temple. Rubé nous assura que c’était leurhabitude constante d’y tenir renfermées les nouvelles prisonnièrespendant plusieurs jours, avant de les distribuer entre lesguerriers. La reine, aussi, demeurait dans ce bâtiment.

Il fut donc décidé que la troupe travestie seporterait en avant, me conduisant comme prisonnier, aux premièreslueurs du jour, et irait entourer le temple ; par ce couphardi, on mettait les captives blanches en sûreté. À un signal duclairon ou au premier coup de feu, l’armée entière devait s’élancerau galop. C’était le meilleur plan et après en avoir arrêté tousles détails, nous attendîmes l’aube. Elle arriva bientôt. Lesrayons de l’aurore se mêlèrent à la lumière de la lune. Les objetsdevinrent plus distincts. Au moment où le quartz laiteux desrochers revêtit ses nuances matinales, nous sortîmes de notrecouvert et nous nous dirigeâmes vers la ville. J’étais en apparencelié sur mon cheval, et gardé entre deux Delawares.

En approchant des maisons, nous vîmesplusieurs hommes sur les toits. Ils se mirent à courir çà et là,appelant les autres ; des groupes nombreux garnirent lesterrasses, et nous fûmes accueillis par des cris de félicitations.Évitant les rues, nous prîmes, au grand trot, la direction dutemple. Dès que nous eûmes atteint la base des murs, nous sautâmesen bas de nos chevaux et grimpâmes aux échelles. Les parapets desterrasses étaient garnis d’un certain nombre de femmes. Parmielles, Séguin reconnut sa fille, la reine. En un clin d’œil ellefut emmenée et mise en sûreté dans l’intérieur. Un instant après jeretrouvais ma bien-aimée auprès de sa mère et je la serrais dansmes bras. Les autres captives étaient là ; sans perdre detemps en explications, nous les fîmes rentrer dans les chambres etnous gardâmes les portes, le pistolet au poing. Tout cela s’étaitfait en moins de deux minutes ; mais avant que nous eussionsfini, un cri sauvage annonçait que la ruse était découverte. Deshurlements de rage éclatèrent dans toute la ville, et lesguerriers, s’élançant de leurs maisons, accoururent ; vers letemple. Les flèches commencèrent à siffler autour de nous ;mais à travers tous les bruits, les sons du clairon, qui donnaientle signal de l’attaque, se firent entendre.

Nos camarades sortirent du bois et ;accoururent au galop. À deux cents yards de la ville, les cavaliersse divisèrent en deux colonnes, qui décrivirent, chacune, un quartde cercle pour attaquer par les deux bouts à la fois. Les Indiensse portèrent à la défense des abords du village ; mais, endépit d’une grêle de flèches qui abattit plusieurs hommes, lescavaliers pénétrèrent dans les rues, et, mettant pied à terre,combattirent les Indiens corps à corps, dans leurs murailles. Lescris, les coups de fusil, les détonations sourdes des escopettes,annoncèrent bientôt que la bataille était engagée partout. Uneforte troupe, commandée par El Sol et Saint-Vrain, était venue augalop jusqu’au temple. Voyant que nous avions mis les captives ensûreté, ces hommes mirent pied à terre à leur tour et attaquèrentla ville de ce côté, pénétrant dans les maisons et forçant à sortirles guerriers qui les défendaient. Le combat devint général. L’airétait ébranlé par les cris et les coups de feu. Chaque terrasseétait une arène où se livraient des luttes mortelles. Des femmes enfoule, poussant des cris d’épouvante, couraient le long desparapets, ou gagnaient le dehors, s’enfuyant vers les bois. Deschevaux effrayés, soufflant, hennissant, galopaient à travers lesrues et se sauvaient dans la prairie, la bride traînante ;d’autres, enfermés dans des parcs, se précipitaient sur lesbarrières et les brisaient. C’était une scène d’effroyableconfusion, un terrible spectacle.

Au milieu de tout cela, j’étais simplespectateur. Je gardais la porte d’une chambre où étaient enferméescelles qui nous étaient chères. De mon poste élevé, je découvraistout le village, et je pouvais suivre les progrès de la bataillesur tous les points. Beaucoup tombaient de part et d’autre, car lessauvages combattaient avec le courage du désespoir. Je ne redoutaispas l’issue de la lutte ; les blancs avaient trop d’injures àlaver, et le souvenir de tous les maux qu’ils avaient souffertsdoublait leur force et leur ardeur. Ils avaient l’avantage desarmes pour ce genre de combat, les sauvages étant principalementredoutables en plaine, avec leurs longues lances. Au moment où mesyeux se portaient sur les terrasses supérieures, une scène terribleattira mon attention et me fit oublier toutes les autres. Sur untoit élevé, deux hommes étaient engagés dans un combat terrible etmortel. À leurs brillants vêtements, je reconnus les combattants.C’étaient Dacoma et le Maricopa ! Le Navajo avait unelance ; l’autre tenait un rifle dont il se servait en guise demassue. Quand mes yeux tombèrent sur eux, ce dernier venait deparer et portait un coup que son antagoniste évita. Dacoma, seretournant subitement, revint à la charge avec sa lance, et avantqu’El Sol pût se retirer, le coup était porté et la lance luitraversait le corps. Involontairement je poussai un cri ; jem’attendais à voir le noble Indien tomber. Quel fut mon étonnementen le voyant brandir son tomahawk au-dessus de sa tête, se porteren avant sur la lance, et abattre le Navajo à ses pieds !Attiré lui-même par l’arme qui le perçait d’outre en outre, iltomba sur son ennemi ; mais, se relevant bientôt, il retira lalance de son corps, et, se penchant au-dessus du parapet, ils’écria :

– Viens, Luna ! viens ici ! Notremère est vengée.

Je vis la jeune fille s’élancer vers le toit,suivie de Garey, et un moment après, le Maricopa tombait, sansconnaissance, entre les bras du trappeur. Rubé, Saint-Vrain etquelques autres arrivèrent à leur tour et examinèrent la blessure.Je les observais avec une anxiété profonde, car le caractère de cethomme singulier m’avait inspiré une vive affection. Quelquesinstants après, Saint-Vrain venait me rejoindre, et j’apprenais quela blessure n’était pas mortelle. On pouvait répondre de la vied’El Sol.

** * *

La bataille était finie. Les guerrierssurvivants avaient fui vers la forêt. On entendait encore par-ci,par-là, un coup de feu isolé et le cri d’un sauvage qu’ondécouvrait caché dans quelque coin. Beaucoup de captives blanchesavaient été trouvées dans la ville, et on les amenait devant lafaçade du temple, gardée par un poste de Mexicains. Les femmesindiennes s’étaient réfugiées dans les bois. C’était heureux ;car les chasseurs et beaucoup de volontaires, exaspérés par leursblessures, échauffés par le combat, couraient partout comme desfurieux. La fumée s’échappait de plus d’une maison, les flammessuivaient, et la plus grande partie de la ville ne montra bientôtplus que des monceaux de ruines fumantes. Nous passâmes la journéeentière à la ville des Navajoès pour refaire nos chevaux et nouspréparer à la traversée du désert. Les troupeaux pillés furentrassemblés. On tua la quantité de bestiaux nécessaire pour lesbesoins immédiats. Le reste fut remis en garde auxvaqueros pour être emmené. La plupart des chevaux desIndiens furent pris au lasso ; les uns servirent aux captivesdélivrées, les autres furent emmenés comme butin. Mais il n’auraitpas été prudent de rester longtemps dans la vallée. Il y avaitd’autres tribus de Navajoès vers le nord, qui pouvaient bientôtêtre sur notre dos. Il y avait aussi leurs alliés : la grandenation des Apaches au sud, et celle des Nijoras à l’ouest.

Nous savions que tous ces Indiens s’uniraientpour se mettre à notre poursuite. Le but de notre expédition étaitatteint : l’intention du chef au moins était entièrementremplie ; un grand nombre de captives que leurs prochesavaient crues perdues pour toujours étaient délivrées. Il sepasserait quelque temps avant que les Indiens tentassent derenouveler les excursions par lesquelles ils avaient coutume deporter chaque année la désolation dans les pueblos de lafrontière. Le lendemain, au lever du soleil, nous avions repassé lecañon et nous nous dirigions vers la montagneNeigeuse.

Chapitre 55EL PASO DEL-NORTE.

 

Je ne décrirai pas notre traversée du désert,et je n’entrerai pas dans le détail des incidents de notre voyageau retour. Toutes les fatigues, toutes les difficultés étaient pourmoi des sources de plaisir. J’avais du bonheur à veiller surelle, et, tout le long de la route, ce fut ma principaleoccupation. Les sourires que je recevais me payaient, et au delà,de mes peines. Mais étaient-ce donc des peines ? était-ce untravail pour moi que de remplir ses gourdes d’eau fraîche à chaquenouveau ruisseau, d’arranger la couverture sur sa selle, de manièreà lui faire un siège commode ; de lui fabriquer un parasolavec les larges feuilles du palmier ; de l’aider à monter àcheval et à en descendre ? Non, ce n’était pas un travail.Nous étions heureux pendant ce voyage. Moi, du moins, j’étaisheureux, car j’avais accompli l’épreuve qui m’avait été imposée, etj’avais gagné ma fiancée.

Le souvenir des périls auxquels nous venionsd’échapper donnait plus de prix encore à notre félicité. Une seulechose assombrissait parfois le ciel de nos pensées : la reine– Adèle ! – Elle revenait au berceau de son enfance, et cen’était pas volontairement ; elle y revenait en prisonnière,prisonnière de ses propres parents, de son père et de samère ! Pendant tout le voyage, ceux-ci veillaient sur elleavec la plus tendre sollicitude, et ne recevaient, en échange deleurs soins, que des regards froids et silencieux. Leur cœur étaitrempli de douleur.

Nous n’étions pas poursuivis, ou du moinsl’ennemi ne se montra pas. Peut-être ne fûmes-nous pas suivis dutout. Le châtiment avait été terrible, et il devait se passerquelque temps avant que les Indiens rassemblassent les forcessuffisantes pour revenir à la charge. Nous ne perdions pas unmoment, d’ailleurs, et voyagions aussi vite que le permettait lacomposition de notre caravane. En cinq jours, nous atteignîmes laBarranca del Oro, et nous traversâmes la vieille mine, théâtre denotre lutte sanglante. Pendant notre halte au milieu des cabanesruinées, je cherchai si je ne trouverais pas quelques vestiges demon pauvre compagnon et du malheureux docteur. À la place oùj’avais vu leurs corps, je trouvai deux squelettes dépouillés parles loups aussi complètement que s’ils avaient été préparés pour uncabinet d’anatomie. C’était tout ce qui restait des deuxinfortunés.

En quittant la Barranca del Oro, nous fîmesroute vers les sources du rio des Mimbres et suivîmes ce coursd’eau jusqu’au Del-Norte. Le jour suivant, nous entrions dans lepueblo d’El-Paso. Notre arrivée provoqua une scène des plusintéressantes. À notre approche de la ville, la population entièrese porta à notre rencontre. Quelques-uns venaient par curiosité,d’autres pour nous faire accueil et prendre part à la joie de notreretour triomphant ; beaucoup étaient poussés par d’autressentiments. Nous avions ramené avec nous un grand nombre decaptives délivrées, environ cinquante, et elles furentimmédiatement entourées d’une foule de citadins. Parmi cette foule,il y avait des mères, des sœurs, des amants, des maris, dont ladouleur n’avait encore pu s’apaiser, et dont notre victoireterminait le deuil.

Les questions se croisaient, les regardscherchaient, l’anxiété était peinte sur toutes les figures. Lesreconnaissances provoquaient des cris de joie. Mais il y avaitaussi des cris de désespoir ; car parmi ceux qui étaientpartis quelques jours auparavant pleins de santé et d’ardeur,beaucoup n’étaient pas revenus. Un épisode entre tous, un épisodebien triste, me frappa. Deux femmes du peuple avaient jeté les yeuxsur une captive, une jeune fille qui me parut avoir dix ansenviron. Chacune se disait la mère de cette enfant ; chacunel’avait saisie par le bras, sans violence, mais avec l’intention dela disputer à l’autre. La foule les entourait, et ces deux femmesfaisaient retentir l’air de leurs cris et de leurs réclamationsplaintives. L’une établissait l’âge de l’enfant, racontaitprécisément l’histoire de sa capture par les sauvages, signalaitcertaines marques sur son corps, et déclarait qu’elle était prête àfaire le serment que c’était sa fille. L’autre en appelait auxspectateurs leur faisait remarquer que l’enfant n’avait pas lescheveux et les yeux de la même couleur que l’autre femme ;elle montrait la ressemblance de la jeune captive avec son autrefille qui était là, et qu’elle disait être la sœur aînée. Toutesles deux parlaient en même temps et embrassaient la pauvre enfant,chacune de son côté, tout en parlant. La petite captive, toutinterdite, se tenait entre les deux, recevant leurs caresses d’unair étonné. C’était une enfant charmante, costumée à l’indienne,brunie par le soleil du désert. Il était évident qu’elle n’avaitnul souvenir d’aucune des deux femmes ; pour elle, il n’yavait pas de mère ! Tout enfant, elle avait été emmenée audésert, et, comme la fille de Séguin, elle avait oublié lesimpressions de ses premières années. Elle avait oublié son père, samère, elle avait tout oublié. C’était, comme je l’ai dit, une scènepénible à voir. L’angoisse des deux femmes, leurs appelspassionnés, leurs caresses extravagantes mais pleines d’amour,leurs cris plaintifs, mêlés de sanglots et de pleurs, remplissaientle cœur de tristesse. Le débat fut terminé, à ce que je pus voir,par l’intervention de l’alcade qui, arrivé sur les lieux, confial’enfant à la police pour être gardée jusqu’à ce que la mèrevéritable eût pu établir les preuves de sa maternité. Je n’aijamais su la fin de ce petit drame.

Le retour de l’expédition à El Paso futcélébré par une ovation triomphale. Salves de canon, carillons detoutes les cloches, feux d’artifice, messes solennelles, musique enplein air dans toute la ville, rien n’y manqua. Les banquets et lesréjouissances suivirent, la nuit fut éclairée par une brillanteillumination de bougies, et un gran funcion de baile – unfandago – compléta la manifestation de l’allégressegénérale.

Le lendemain matin, Séguin se prépara àretourner à sa vieille habitation de Del Norte, avec sa femme etses filles. La maison était encore debout, à ce que nous avionsappris. Elle n’avait pas été pillée. Les sauvages, lorsqu’ils s’enétaient emparés, s’étaient trouvés serrés de près par un gros depaisanos, et avaient dû partir en toute hâte, avec leursprisonnières, laissant les choses dans l’état où ils les avaienttrouvées. Saint-Vrain et moi nous suivions la famille. Le chefavait pour l’avenir des projets dans lesquels tous deux nous étionsintéressés. Nous devions les examiner mûrement à la maison.

Ma spéculation de commerce m’avait rapportéplus que Saint-Vrain ne l’avait présumé. Mes dix mille dollarsavaient été triplés. Saint-Vrain aussi était à la tête d’un jolicapital, et nous pûmes reconnaître largement les services que nosderniers compagnons nous avaient rendus. Mais la plupart d’entreeux avaient déjà reçu un autre salaire. En sortant d’El Paso, jeretournai par hasard la tête, et je vis une longue rangée d’objetsnoirs suspendus au-dessus des portes. Il n’y avait pas à se trompersur la nature de ces objets, à nuls autres semblables :c’étaient des scalps.

Chapitre 56UNE VIBRATION DES CORDES DE LA MÉMOIRE.

 

Le deuxième soir après notre arrivée à lavieille maison du Del Norte, nous étions réunis, Séguin,Saint-Vrain et moi, sur l’azotea. J’ignore dans quel butnotre hôte nous avait conduits là. Peut-être voulait-il contemplerune fois encore cette terre sauvage, théâtre de tant de scènes desa vie aventureuse. Nos plans étaient arrêtés. Nous devions partirle lendemain, traverser les grandes plaines et regagner leMississipi. Elles partaient avec nous.

C’était une belle et chaude soirée.L’atmosphère était légère et élastique comme elle l’est toujourssur les hauts plateaux du monde occidental. Son influence semblaits’étendre sur toute la nature animée ; il y avait de la joiedans le chant des oiseaux, dans le bourdonnement des abeillesdomestiques. La forêt lointaine nous envoyait la mélodie de sondoux murmure ; on n’entendait pas les rugissements habituelsde ses hôtes sauvages et cruels : tout semblait respirer lapaix et l’amour. Les arrieros chantaient gaiement, ens’occupant en bas des préparatifs de départ. Moi aussi, je mesentais joyeux ; depuis plusieurs jours le bonheur était dansmon âme, mais cet air pur, le plus brillant avenir qui s’ouvraitdevant moi, ajoutaient encore â ma félicité.

Il n’en était pas ainsi de mes compagnons.Tous deux semblaient tristes. Séguin gardait le silence. Je croyaisqu’il était monté là pour regarder une dernière fois la bellevallée. Sa pensée était ailleurs. Il marchait de long en large, lesbras croisés, les yeux baissés et fixés sur le ciment de laterrasse. Il ne regardait rien ; il ne voyait rien. L’œil deson esprit seul était éveillé. Ses sourcils froncés accusaient depénibles préoccupations. Je n’en savais que trop la cause.Elle persistait à ne pas le reconnaître. Mais Saint-Vrain,– le spirituel, le brillant, le bouillonnant Saint-Vrain, – quelleinfortune l’avait donc frappé ? quel nuage était venuassombrir le ciel rose de sa destinée ? quel serpent s’étaitglissé dans son cœur ? à quel chagrin si vif pouvait-il êtreen proie, que le pétillant Paso lui-même était impuissant àdissiper ? Saint-Vrain ne parlait plus ; Saint-Vrainsoupirait ; Saint-Vrain était triste ! J’en devinais àmoitié la cause : Saint-Vrain était….

On entend sur l’escalier des pas légers et unfrôlement de robes. Des femmes montent. Nous voyons paraître madameSéguin, Adèle et Zoé. Je regarde la mère ; – sa figure aussiest voilée de tristesse. Pourquoi n’est-elle pas heureuse ?pourquoi n’est-elle pas joyeuse d’avoir retrouvé son enfant silongtemps perdue ! Ah ! C’est qu’elle ne l’a pas encoreretrouvée !

Mes yeux se portent sur la fille – l’aînée –la reine. L’expression de ses traits est des plus étranges.Avez-vous vu l’ocelot captif ? Avez-vous vu l’oiseau sauvagequi refuse de s’apprivoiser, et frappe, de ses ailes saignantes,les barreaux de la cage qui lui sert de prison. Vous pouvez alorsvous imaginer cette expression. Je ne saurais la dépeindre. Elle neporte plus le costume indien. On l’a remplacé par les vêtements dela vie civilisée, qu’elle supporte impatiemment. On s’en aperçoitaux déchirures de la jupe, au corsage béant, découvrant à moitiéson sein qui se soulève, agité par des pensées cruelles. Elle suitsa mère et sa sœur, mais non comme une compagne. Elle sembleprisonnière ; elle est comme un aigle à qui on a coupé lesailes. Elle ne regarde personne. Les tendres attentions dont on l’aentourée ne l’ont point touchée. Dès que sa mère, qui l’a conduitesur l’azotea, lui lâche la main, elle s’éloigne, vas’accroupir à l’écart, et change plusieurs fois de place, sousl’influence d’émotions profondes. Accoudée sur le parapet, àl’extrémité occidentale de l’azotea, elle regarde au loin– du côté des Mimbres. Elle connaît bien ces montagnes, ces pics desélénite brillante, ces sentinelles immobiles du désert ; elleles connaît bien : son cœur suit ses yeux.

Tous nous l’observons, elle est l’objet denotre commune sollicitude. C’est à elle que se rapportent toutesles douleurs. Son père, sa mère, sa sœur, l’observent avec uneprofonde tristesse ; Saint-Vrain aussi. Cependant, chez cedernier l’expression n’est pas la même. Son regard trahit l’….

Elle s’est retournée subitement ; ets’apercevant que tous nos yeux sont fixés sur elle, nous regardel’un après l’autre… Ses yeux rencontrent ceux de Saint-Vrain !Sa physionomie change tout à coup ; elle s’illumine, comme lesoleil se dégageant des nuages. Ses yeux s’allument. Je connaiscette flamme : je l’ai vue déjà, non dans ses yeux, mais dansdes yeux qui ressemblaient aux siens, dans ceux de sa sœur ;je connais cette flamme : c’est celle de l’amour. Saint-Vrain,lui aussi, est en proie à la même émotion. HeureuxSaint-Vrain ! heureux, car son amour est partagé. Il l’ignoreencore, mais je le sais, moi. Je pourrais d’un seul mot combler soncœur de joie.

Quelques moments se passent ainsi. Ils seregardent : leurs yeux échangent des éclairs. Ni l’un nil’autre ne peut les détourner. Ils obéissent à la puissance suprêmede l’amour. L’énergique et fière attitude de la jeune filles’affaisse peu à peu ; ses traits se détendent ; sonregard devient plus doux ; tout son extérieur s’esttransfiguré. Elle se laisse aller sur un banc et s’appuie contre leparapet. Elle ne se tourne plus vers l’est ; ses regards necherchent plus les Mimbres. Son cœur n’est plus au désert ! ila suivi ses yeux qui restent continuellement fixés sur Saint-Vrain.De temps en temps, ils s’abaissent sur les dalles del’azotea ; mais sa pensée les ramène au mêmeobjet ; elle le regarde tendrement, plus tendrement chaquefois qu’elle y revient. L’angoisse de la captivité est oubliée.Elle ne désire plus s’enfuir. L’endroit où il est n’est plus pourelle une prison ; c’est un paradis. On peut maintenant laisserles portes ouvertes. L’oiseau ne fera plus d’efforts pour sortir desa cage : il est apprivoisé. Ce que la mémoire, l’amitié, lescaresses, n’ont pu faire, est accompli par l’amour en uninstant ; la puissance mystérieuse de l’amour a transformé cecœur sauvage ; le temps d’une pulsation a suffi pourcela : les souvenirs du désert sont effacés. Je crus voir queSéguin avait tout remarqué, car il observait avec attention lesmoindres mouvements de sa fille. Il me sembla que cette découvertelui faisait plaisir ; il Paraissait moins tristequ’auparavant. Mais je ne continuai pas à suivre cette scène. Unintérêt plus vif m’attira d’un autre côté, et, obéissant à unedouce attraction, je me dirigeai vers l’angle méridional del’azotea. Je n’étais pas seul. Ma bien-aimée était avecmoi, et nos mains étaient jointes, comme nos cœurs. Notre amourn’avait point à se cacher ; avec Zoé, il n’avait jamais étéquestion de secrets sous ce rapport. Notre passion s’abandonnaitaux impulsions de la nature. Zoé ne savait rien des usagesconventionnels du monde, de la société, des cercles soi-disantraffinés. Elle ignorait que l’amour fût un sentiment dont on pûtavoir à rougir. Jusque-là, nuls témoins ne l’avaient gênée. Laprésence même de ses parents, si redoutable aux amoureux moins pursque nous ne l’étions, n’avait jamais mis le moindre obstacle àl’expression de ses sentiments. Seule ou devant eux, sa conduiteétait la même. Elle ignorait les hypocrisies de la natureconventionnelle ; les scrupules, les intrigues, les luttessimulées. Elle ignorait les terreurs des âmes coupables. Ellesuivait naïvement les impulsions placées en elle par le Créateur.Il n’en était pas tout à fait de même chez moi. J’avais vécu dansla société ; peu, il est vrai, mais assez pour ne pas croireautant à l’innocente pureté de l’amour ; assez pour êtredevenu quelque peu sceptique sur sa sincérité. Grâce à elle, je medébarrassais de ce misérable scepticisme ; mon âme s’ouvrait àl’influence divine : je comprenais toute la noblesse de lapassion. Notre attachement était sanctionné par ceux-là mêmes quiseuls avaient le droit de le sanctionner. Il était sanctifié par sapropre pureté. Nous contemplons le paysage, rendu plus beau par lecoucher du soleil, dont les rayons ne frappent plus la rivière,mais dorent encore le feuillage des cotonniers qui la couvrent, etenvoient, çà et là, une traînée lumineuse sur les flots. La forêtest diaprée des riches nuances de l’automne. Les feuilles vertessont entremêlées de feuilles rouges ; ici elles revêtent lejaune d’or, là le marron foncé. Sous cette brillante mosaïque, lefleuve déploie ses courbes sinueuses, comme un serpent gigantesquedont la tête va se perdre dans les bois sombres qui environnent ElPaso. Tout cela se déroule à nos yeux, car la place que nousoccupons domine le paysage. Nous voyons les maisons brunes duvillage, le clocher brillant de son église.

Combien de fois, dans nos heures d’ivresse,nous avons regardé ce clocher ! Jamais avec autant de bonheurque dans ce moment. Nous sentons que nos cœurs débordent. Nousparlons du passé comme du présent ; car Zoé compte maintenantdes événements dans sa vie. Sombres tableaux, il est vrai ;mais souvent ce sont ceux-là dont on aime le plus à évoquer lesouvenir. Les scènes du désert ont ouvert à son intelligence toutun horizon de pensées nouvelles qui provoquent de sa part desquestions sans nombre. Nous parlons de l’avenir. Il est toutlumière, quoique un long et périlleux voyage nous en sépare encore.Nous n’y pensons pas. Nous regardons au delà ; nous pensons àl’époque où je lui enseignerai, où elle apprendra de moi ce quec’est que le mariage.

Les vibrations d’une mandoline se fontentendre. Nous nous retournons. Madame Séguin est assise sur unbanc ; elle tient l’instrument dans ses mains ; ellel’accorde. Jusqu’à ce moment, elle n’y avait pas touché. Il n’yavait pas eu de musique depuis notre retour. C’est à la demande deSéguin que l’instrument a été apporté, il veut, par la musique,chasser les sombres souvenirs ; ou peut-être espère-t-iladoucir les pensées cruelles qui tourmentent encore son enfant.Madame Séguin se dispose à jouer ; nous nous rapprochons pourentendre. Séguin et Saint-Vrain causent à part. Adèle est encoreassise où nous l’avons laissée, silencieuse, absorbée.

La musique commence ; c’est un airjoyeux, un fandango ; un de ces airs dont les Andalousesaiment à suivre la cadence avec leurs pieds. Séguin et Saint-Vrainse sont retournés ; nous regardons tous la figure d’Adèle.Nous tâchons de lire dans ses traits. Les premières notes l’ontfait tressaillir ; ses yeux vont de l’un à l’autre, del’instrument à celle qui le tient ; elle semble étonnée,curieuse. La musique continue. La jeune fille s’est levée, et parun mouvement machinal, elle se rapproche du banc où sa mère estassise. Elle s’accroupit à ses pieds, place son oreille tout prèsde la boite vibrante, et prête une oreille attentive. Sa figurerevêt une expression singulière.

Je regarde Séguin ; sa physionomie n’estpas moins étrange ; ses yeux sont fixés sur ceux de safille ; il la dévore du regard ; ses lèvres sontentrouvertes ; il semble ne pas respirer. Ses bras pendentsans mouvement, et il se penche vers elle comme pour lire sur sonvisage les pensées qui agitent son âme. Il se relève, comme frappéd’une idée soudaine.

– Oh ! Adèle ! Adèle !s’écrie-t-il d’une voix oppressée ! En s’adressant à sa femme,oh ! chante cette chanson, cette romance si douce, tu terappelles ? cette chanson que tu avais l’habitude de luirépéter si souvent. Tu te la rappelles ? Adèle !Regarde-la ! vite ! vite ! Oh ! mon Dieu !peut-être elle pourra…

La musique l’interrompt. La mère l’a compris,et, avec l’habileté d’une virtuose, elle amène par une modulationsavante un chant d’un caractère tout différent : je reconnaisla douce cantilène espagnole : « La madre a suhija » (La mère à son enfant).

Elle chante en s’accompagnant de la mandoline.Elle y met toute son âme ; l’amour maternel l’inspire. Elledonne aux paroles l’accent le plus passionné, le plustendre :

Tu duermes, cara niña.

Tu duermes en la paz.

Los angeles del cielo

Los angeles guardan,

Guardan Niña mia !

Cara ni…

** * *

Le chant est interrompu par un cri, – un cridont l’expression est impossible à rendre. Les premiers mots de laromance avaient fait tressaillir la jeune fille, et son attentionavait redoublé, s’il était possible. Pendant que le chantcontinuait, l’expression singulière que nous avons remarquée sur safigure devenait de plus en plus visible et marquée. Quand la voixarriva au refrain de la mélodie, une exclamation étrange sortit deses lèvres. Elle se dressa sur ses pieds, regarda avec égarementcelle qui chantait.

Ce fut un éclair ! L’instant d’après,elle criait d’un accent profond et passionné :« Maman ! maman ! » et tombait dans les bras desa mère.

Séguin avait dit vrai lorsqu’il s’étaitécrié : « Peut-être un jour Dieu permettra qu’elle serappelle ! » Elle se rappelait non seulement sa mère,mais, bientôt après, elle le reconnaissait lui aussi. Les cordes dela mémoire avaient vibré, les portes du souvenir s’étaientouvertes. Elle retrouvait les impressions de son enfance. Ellese rappelait tout !

Je ne veux point tenter de décrire la scènequi suivit. Je n’essayerai pas de peindre les sentiments desacteurs de cette scène, les cris de joie céleste mêlés de sanglotset de larmes, larmes de bonheur !

Nous étions tous heureux, ivres de joie ;mais pour Séguin, cette heure était l’heure de sa vie.

FIN

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