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Les Chouans

Les Chouans

d’ Honoré de Balzac

Chapitre 1 L’Embuscade

Dans les premiers jours de l’an VIII, au commencement de vendémiaire, ou, pour se conformer au calendrier actuel, vers la fin du mois de septembre 1799, une centaine de paysans et un assez grand nombre de bourgeois, partis le matin de Fougères pour se rendre à Mayenne, gravissaient la montagne de La Pellerine située à mi-chemin environ de Fougères à Ernée, petite ville où les voyageurs ont coutume de se reposer. Ce détachement, divisé en groupes plus ou moins nombreux, offrait une collection de costumes si bizarres et une réunion d’individus appartenant à des localités ou à des professions si diverses, qu’il ne sera pas inutile de décrire leurs différences caractéristiques pour donner à cette histoire les couleurs vives auxquelles on met tant de prix aujourd’hui&|160;; quoique, selon certains critiques, elles nuisent à la peinture des sentiments.

Quelques-uns des paysans, et c’était le plus grand nombre,allaient pieds nus, ayant pour tout vêtement une grande peau de chèvre qui les couvrait depuis le col jusqu’aux genoux, et un pantalon de toile blanche très grossière, dont le fil mal tondu accusait l’incurie industrielle du pays. Les mèches plates de leurs longs cheveux s’unissaient si habituellement aux poils de la peau de chèvre et cachaient si complètement leurs visages baissés vers la terre, qu’on pouvait facilement prendre cette peau pour la leur,et confondre, à la première vue, ces malheureux avec les animaux dont les dépouilles leur servaient de vêtement. Mais à travers ces cheveux l’on voyait bientôt briller leurs yeux comme des gouttes de rosée dans une épaisse verdure&|160;; et leurs regards, tout en annonçant l’intelligence humaine, causaient certainement plus de terreur que de plaisir. Leurs têtes étaient surmontées d’une sale toque en laine rouge, semblable à ce bonnet phrygien que laRépublique adoptait alors comme emblème de la liberté. Tous avaientsur l’épaule un gros bâton de chêne noueux, au bout duquel pendaitun long bissac de toile, peu garni. D’autres portaient, par-dessusleur bonnet, un grossier chapeau de feutre à larges bords et ornéd’une espèce de chenille en laine de diverses couleurs qui enentourait la forme. Ceux-ci, entièrement vêtus de la même toiledont étaient faits les pantalons et les bissacs des premiers,n’offraient presque rien dans leur costume qui appartînt à lacivilisation nouvelle. Leurs longs cheveux retombaient sur lecollet d’une veste ronde à petites poches latérales et carrées quin’allait que jusqu’aux hanches, vêtement particulier aux paysans del’Ouest. Sous cette veste ouverte on distinguait un gilet de mêmetoile, à gros boutons. Quelques-uns d’entre eux marchaient avec dessabots&|160;; tandis que, par économie, d’autres tenaient leurssouliers à la main. Ce costume, sali par un long usage, noirci parla sueur ou par la poussière, et moins original que le précédent,avait pour mérite historique de servir de transition àl’habillement presque somptueux de quelques hommes qui, dispersésçà et là, au milieu de la troupe, y brillaient comme des fleurs. Eneffet, leurs pantalons de toile bleue, leurs gilets rouges oujaunes ornés de deux rangées de boutons de cuivre parallèles, etsemblables à des cuirasses carrées, tranchaient aussi vivement surles vêtements blancs et les peaux de leurs compagnons, que desbleuets et des coquelicots dans un champ de blé. Quelques-unsétaient chaussés avec ces sabots que les paysans de la Bretagnesavent faire eux-mêmes&|160;; mais presque tous avaient de grossouliers ferrés et des habits de drap fort grossier, taillés commeles anciens habits français, dont la forme est encorereligieusement gardée par nos paysans. Le col de leur chemise étaitattaché par des boutons d’argent qui figuraient ou des cœurs ou desancres. Enfin, leurs bissacs paraissaient mieux fournis que nel’étaient ceux de leurs compagnons&|160;; puis, plusieurs d’entreeux joignaient à leur équipage de route une gourde sans doutepleine d’eau-de-vie, et suspendue par une ficelle à leur cou.Quelques citadins apparaissaient au milieu de ces hommes à demisauvages, comme pour marquer le dernier terme de la civilisation deces contrées. Coiffés de chapeaux ronds, de claques ou decasquettes, ayant des bottes à revers ou des souliers maintenus pardes guêtres, ils présentaient comme les paysans des différencesremarquables dans leurs costumes. Une dizaine d’entre eux portaientcette veste républicaine connue sous le nom de carmagnole .D’autres, de riches artisans sans doute, étaient vêtus de la têteaux pieds en drap de la même couleur. Les plus recherchés dans leurmise se distinguaient par des fracs et des redingotes de drap bleuou vert plus ou moins râpé. Ceux-là, véritables personnages,portaient des bottes de diverses formes, et badinaient avec degrosses cannes en gens qui font contre fortune bon cœur. Quelquestêtes soigneusement poudrées, des queues assez bien tresséesannonçaient cette espèce de recherche que nous inspire uncommencement de fortune ou d’éducation. En considérant ces hommesétonnés de se voir ensemble, et ramassés comme au hasard, on eûtdit la population d’un bourg chassée de ses foyers par un incendie.Mais l’époque et les lieux donnaient un tout autre intérêt à cettemasse d’hommes. Un observateur initié au secret des discordesciviles qui agitaient alors la France aurait pu facilementreconnaître le petit nombre de citoyens sur la fidélité desquels laRépublique devait compter dans cette troupe, presque entièrementcomposée de gens qui, quatre ans auparavant, avaient guerroyécontre elle. Un dernier trait assez saillant ne laissait aucundoute sur les opinions qui divisaient ce rassemblement. Lesrépublicains seuls marchaient avec une sorte de gaieté. Quant auxautres individus de la troupe, s’ils offraient des différencessensibles dans leurs costumes, ils montraient sur leurs figures etdans leurs attitudes cette expression uniforme que donne lemalheur. Bourgeois et paysans, tous gardaient l’empreinte d’unemélancolie profonde&|160;; leur silence avait quelque chose defarouche, et ils semblaient courbés sous le joug d’une même pensée,terrible sans doute, mais soigneusement cachée, car leurs figuresétaient impénétrables&|160;; seulement, la lenteur peu ordinaire deleur marche pouvait trahir de secrets calculs. De temps en temps,quelques-uns d’entre eux, remarquables par des chapelets suspendusà leur cou, malgré le danger qu’ils couraient à conserver ce signed’une religion plutôt supprimée que détruite, secouaient leurscheveux et relevaient la tête avec défiance. Ils examinaient alorsà la dérobée les bois, les sentiers et les rochers qui encaissaientla route, mais de l’air avec lequel un chien, mettant le nez auvent, essaie de subodorer le gibier&|160;; puis, en n’entendant quele bruit monotone des pas de leurs silencieux compagnons, ilsbaissaient de nouveau leurs têtes et reprenaient leur contenance dedésespoir, semblables à des criminels emmenés au bagne pour yvivre, pour y mourir.

La marche de cette colonne sur Mayenne, les éléments hétérogènesqui la composaient et les divers sentiments qu’elle exprimaits’expliquaient assez naturellement par la présence d’une autretroupe formant la tête du détachement. Cent cinquante soldatsenviron marchaient en avant avec armes et bagages, sous lecommandement d’un chef de demi-brigade. Il n’est pas inutile defaire observer à ceux qui n’ont pas assisté au drame de laRévolution, que cette dénomination remplaçait le titre de colonel,proscrit par les patriotes comme trop aristocratique. Ces soldatsappartenaient au dépôt d’une demi-brigade d’infanterie en séjour àMayenne. Dans ces temps de discordes, les habitants de l’Ouestavaient appelé tous les soldats de la République, des Bleus. Cesurnom était dû à ces premiers uniformes bleus et rouges dont lesouvenir est encore assez frais pour rendre leur descriptionsuperflue. Le détachement des Bleus servait donc d’escorte à cerassemblement d’hommes presque tous mécontents d’être dirigés surMayenne, où la discipline militaire devait promptement leur donnerun même esprit, une même livrée et l’uniformité d’allure qui leurmanquait alors si complètement.

Cette colonne était le contingent péniblement obtenu du districtde Fougères, et dû par lui dans la levée que le Directoire exécutifde la République française avait ordonnée par une loi du 10messidor précédents . Le gouvernement avait demandé cent millionset cent mille hommes, afin d’envoyer de prompts secours à sesarmées, alors battues par les Autrichiens en Italie, par lesPrussiens en Allemagne, et menacées en Suisse par les Russes,auxquels Souvarov faisait espérer la conquête de la France. Lesdépartements de l’Ouest, connus sous le nom de Vendée, la Bretagneet une portion de la Basse-Normandie, pacifiés depuis trois ans parles soins du général Hoche après une guerre de quatre années,paraissaient avoir saisi ce moment pour recommencer la lutte. Enprésence de tant d’agressions, la République retrouva sa primitiveénergie. Elle avait d’abord pourvu à la défense des départementsattaqués, en en remettant le soin aux habitants patriotes par undes articles de cette loi de messidor. En effet, le gouvernement,n’ayant ni troupes ni argent dont il pût disposer à l’intérieur,éluda la difficulté par une gasconnade législative : ne pouvantrien envoyer aux départements insurgés, il leur donnait saconfiance. Peut-être espérait-il aussi que cette mesure, en armantles citoyens les uns contre les autres, étoufferait l’insurrectiondans son principe. Cet article, source de funestes représailles,était ainsi conçu : Il sera organisé des compagnies franches dansles départements de l’Ouest. Cette disposition impolitique fitprendre à l’Ouest une attitude si hostile, que le Directoiredésespéra d’en triompher de prime abord. Aussi, peu de jours après,demanda-t-il aux Assemblées des mesures particulières relativementaux légers contingents dus en vertu de l’article qui autorisait lescompagnies franches. Donc, une nouvelle loi promulguée quelquesjours avant le commencement de cette histoire, et rendue letroisième jour complémentaire de l’an VII, ordonnait d’organiser enlégions ces faibles levées d’hommes. Les légions devaient porter lenom des départements de la Sarthe, de l’Orne, de la Mayenne,d’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, de la Loire-Inférieure et deMaine-et-Loire. Ces légions, disait la loi, spécialement employéesà combattre les Chouans, ne pourraient, sous aucun prétexte, êtreportées aux frontières. Ces détails fastidieux, mais ignorés,expliquent à la fois l’état de faiblesse où se trouva le Directoireet la marche de ce troupeau d’hommes conduit par les Bleus. Aussi,peut-être n’est-il pas superflu d’ajouter que ces belles etpatriotiques déterminations directoriales n’ont jamais reçu d’autreexécution que leur insertion au Bulletin des Lois. N’étant plussoutenus par de grandes idées morales, par le patriotisme ou par laterreur, qui les rendait naguère exécutoires, les décrets de laRépublique créaient des millions et des soldats dont rien n’entraitni au trésor ni à l’armée. Le ressort de la Révolution s’était uséen des mains inhabiles, et les lois recevaient dans leurapplication l’empreinte des circonstances au lieu de lesdominer.

Les départements de la Mayenne et d’Ille-et-Vilaine étaientalors commandés par un vieil officier qui, jugeant sur les lieux del’opportunité des mesures à prendre, voulut essayer d’arracher à laBretagne ses contingents, et surtout celui de Fougères, l’un desplus redoutables foyers de la chouannerie. Il espérait ainsiaffaiblir les forces de ces districts menaçants. Ce militairedévoué profita des prévisions illusoires de la loi pour affirmerqu’il équiperait et armerait sur-le-champ les réquisitionnaires etqu’il tenait à leur disposition un mois de la solde promise par legouvernement à ces troupes d’exception. Quoique la Bretagne serefusât alors à toute espèce de service militaire, l’opérationréussit tout d’abord sur la foi de ces promesses, et avec tant depromptitude que cet officier s’en alarma. Mais c’était un de cesvieux chiens de guérite difficiles à surprendre. Aussitôt qu’il vitaccourir au district une partie des contingents, il soupçonnaquelque motif secret à cette prompte réunion d’hommes, et peut-êtredevina-t-il bien en croyant qu’ils voulaient se procurer des armes.Sans attendre les retardataires, il prit alors des mesures pourtâcher d’effectuer sa retraite sur Alençon, afin de se rapprocherdes pays soumis&|160;; quoique l’insurrection croissante de cescontrées rendît le succès de ce projet très problématique. Cetofficier, qui, selon ses instructions, gardait le plus profondsecret sur les malheurs de nos armées et sur les nouvelles peurassurantes parvenues de la Vendée, avait donc tenté, dans lamatinée où commence cette histoire, d’arriver par une marche forcéeà Mayenne, où il se promettait bien d’exécuter la loi suivant sonbon vouloir, en remplissant les cadres de sa demi-brigade avec sesconscrits bretons. Ce mot de conscrit, devenu plus tard si célèbre,avait remplacé pour la première fois, dans les lois, le nom deréquisitionnaires, primitivement donné aux recrues républicaines.Avant de quitter Fougères, le commandant avait fait prendresecrètement à ses soldats les cartouches et les rations de painnécessaires à tout son monde, afin de ne pas éveiller l’attentiondes conscrits sur la longueur de la route&|160;; et il comptaitbien ne pas s’arrêter à l’étape d’Ernée où, revenus de leurétonnement, les hommes du contingent auraient pu s’entendre avecles Chouans, sans doute répandus dans les campagnes voisines. Lemorne silence qui régnait dans la troupe des réquisitionnairessurpris par la manœuvre du vieux républicain, et la lenteur de leurmarche sur cette montagne, excitaient au plus haut degré ladéfiance de ce chef de demi-brigade, nommé Hulot&|160;; les traitsles plus saillants de la description qui précède étaient pour luid’un vif intérêt&|160;; aussi marchait-il silencieusement au milieude cinq jeunes officiers qui, tous, respectaient la préoccupationde leur chef. Mais au moment où Hulot parvint au faîte de LaPellerine, il tourna tout à coup la tête, comme par instinct, pourinspecter les visages inquiets des réquisitionnaires, et ne tardapas à rompre le silence. En effet, le retard progressif de cesBretons avait déjà mis entre eux et leur escorte une distanced’environ deux cents pas. Hulot fit alors une grimace qui lui étaitparticulière.

– Que diable ont donc tous ces muscadins-là&|160;! s’écria-t-ild’une voix sonore. Nos conscrits ferment le compas au lieu del’ouvrir, je crois&|160;!

À ces mots, les officiers qui l’accompagnaient se retournèrentpar un mouvement spontané assez semblable au réveil en sursaut quecause un bruit soudain. Les sergents, les caporaux les imitèrent,et la compagnie s’arrêta sans avoir entendu le mot souhaité de : –Halte&|160;! Si d’abord les officiers jetèrent un regard sur ledétachement qui, semblable à une longue tortue, gravissait lamontagne de La Pellerine, ces jeunes gens, que la défense de lapatrie avait arrachés, comme tant d’autres, à des étudesdistinguées, et chez lesquels la guerre n’avait pas encore éteintle sentiment des arts, furent assez frappés du spectacle quis’offrit à leurs regards pour laisser sans réponse une observationdont l’importance leur était inconnue. Quoiqu’ils vinssent deFougères, où le tableau qui se présentait alors à leurs yeux sevoit également, mais avec les différences que le changement deperspective lui fait subir, ils ne purent se refuser à l’admirerune dernière fois, semblables à ces dilettanti auxquels une musiquedonne d’autant plus de jouissances qu’ils en connaissent mieux lesdétails.

Du sommet de La Pellerine apparaît aux yeux du voyageur lagrande vallée du Couesnon, dont l’un des points culminants estoccupé à l’horizon par la ville de Fougères. Son château domine, enhaut du rocher où il est bâti, trois au quatre routes importantes,position qui la rendait jadis une des clés de la Bretagne. De làles officiers découvrirent, dans toute son étendue, ce bassin aussiremarquable par la prodigieuse fertilité de son sol que par lavariété de ses aspects. De toutes parts, des montagnes de schistes’élèvent en amphithéâtre, elles déguisent leurs flancs rougeâtressous des forêts de chênes, et recèlent dans leurs versants desvallons pleins de fraîcheur. Ces rochers décrivent une vasteenceinte, circulaire en apparence, au fond de laquelle s’étend avecmollesse une immense prairie dessinée comme un jardin anglais. Lamultitude de haies vives qui entourent d’irréguliers et de nombreuxhéritages, tous plantés d’arbres, donnent à ce tapis de verdure unephysionomie rare parmi les paysages de la France, et il enferme deféconds secrets de beauté dans ses contrastes multipliés dont leseffets sont assez larges pour saisir les âmes les plus froides. Ence moment, la vue de ce pays était animée de cet éclat fugitif parlequel la nature se plaît à rehausser parfois ses impérissablescréations. Pendant que le détachement traversait la vallée, lesoleil levant avait lentement dissipé ces vapeurs blanches etlégères qui dans les matinées de septembre, voltigent sur lesprairies. À l’instant où les soldats se retournèrent, une invisiblemain semblait enlever à ce paysage le dernier des voiles dont ellel’aurait enveloppé, nuées fines, semblables à ce linceul de gazediaphane qui couvre les bijoux précieux et à travers lequel ilsexcitent la curiosité. Dans le vaste horizon que les officiersembrassèrent, le ciel n’offrait pas le plus léger nuage qui pûtfaire croire, par sa clarté d’argent, que cette immense voûte bleuefût le firmament. C’était plutôt un dais de soie supporté par lescimes inégales des montagnes, et, placé dans les airs pour protégercette magnifique réunion de champs, de prairies, de ruisseaux et debocages. Les officiers ne se lassaient pas d’examiner cet espace oùjaillissent tant de beautés champêtres. Les uns hésitaientlongtemps avant d’arrêter leurs regards parmi l’étonnantemultiplicité de ces bosquets que les teintes sévères de quelquestouffes jaunies enrichissaient des couleurs du , bronze, et que levert émeraude des prés irrégulièrement coupés faisait encoreressortir. Les autres s’attachaient aux contrastes offerts par deschamps rougeâtres où le sarrasin récolté se dressait en gerbesconiques semblables aux faisceaux d’armes que le soldat amoncelleau bivouac, et séparés par d’autres champs que doraient les guéretsdes seigles moissonnés. Çà et là, l’ardoise sombre de quelquestoits d’où sortaient de blanches fumées&|160;; puis les tranchéesvives et argentées que produisaient les ruisseaux tortueux duCouesnon, attiraient l’oeil par quelques-uns de ces piègesd’optique qui rendent, sans qu’on sache pourquoi, l’âme indécise etrêveuse. La fraîcheur embaumée des brises d’automne, la fortesenteur des forêts, s’élevaient comme un nuage d’encens etenivraient les admirateurs de ce beau pays, qui contemplaient avecravissement ses fleurs inconnues, sa végétation vigoureuse, saverdure rivale de celle d’Angleterre, sa voisine dont le nom estcommun aux deux pays. Quelques bestiaux animaient cette scène déjàsi dramatique. Les oiseaux chantaient, et faisaient ainsi rendre àla vallée une suave, une sourde mélodie qui frémissait dans lesairs. Si l’imagination recueillie veut apercevoir pleinement lesriches accidents d’ombre et de lumière, les horizons vaporeux desmontagnes, les fantastiques perspectives qui naissaient des placesoù manquaient les arbres, où s’étendaient les eaux, où fuyaient decoquettes sinuosités&|160;; si le souvenir colorie, pour ainsidire, ce dessin aussi fugace que le moment où il est pris, lespersonnes pour lesquelles ces tableaux ne sont pas sans mériteauront une image imparfaite du magique spectacle par lequel l’âmeencore impressionnable des jeunes officiers fut comme surprise.

Pensant alors que ces pauvres gens abandonnaient à regret leurpays et leurs chères coutumes pour aller mourir peut-être en desterres étrangères, ils leur pardonnèrent involontairement un retardqu’ils comprirent. Puis, avec cette générosité naturelle auxsoldats, ils déguisèrent leur condescendance sous un feint désird’examiner les positions militaires de cette belle contrée. MaisHulot, qu’il est nécessaire d’appeler le Commandant, pour éviter delui donner le nom peu harmonieux de Chef de demi-brigade, était unde ces militaires qui, dans un danger pressant, ne sont pas hommesà se laisser prendre aux charmes des paysages, quand même ceseraient ceux du paradis terrestre. Il secoua donc la tête par ungeste négatif, et contracta deux gros sourcils noirs qui donnaientune expression sévère à sa physionomie.

– Pourquoi diable ne viennent-ils pas&|160;? demanda-t-il pourla seconde fois de sa voix grossie par les fatigues de la guerre.Se trouve-t-il dans le village quelque bonne Vierge à laquelle ilsdonnent une poignée de main&|160;?

– Tu demandes pourquoi&|160;? répondit une voix.

En entendant des sons qui semblaient partir de la corne aveclaquelle les paysans de ces vallons rassemblent leurs troupeaux, lecommandant se retourna brusquement comme s’il eût senti la pointed’une épée, et vit à deux pas un personnage encore plus bizarrequ’aucun de ceux emmenés à Mayenne pour servir la République. Cetinconnu, homme trapu, large des épaules, lui montrait une têtepresque aussi grosse que celle d’un bœuf, avec laquelle elle avaitplus d’une ressemblance. Des narines épaisses faisaient paraîtreson nez encore plus court qu’il ne l’était. Ses larges lèvresretroussées par des dents blanches comme de la neige, ses grands etronds yeux noirs garnis de sourcils menaçants, ses oreillespendantes et ses cheveux roux appartenaient moins a notre bellerace caucasienne qu’au genre des herbivores. Enfin l’absencecomplète des autres caractères de l’homme social rendait cette têtenue plus remarquable encore. La face, comme bronzée par le soleilet dont les anguleux contours offraient une vague analogie avec legranit qui forme le sol de ces contrées, était a seule partievisible du corps de cet être singulier. À partir du cou, il étaitenveloppé d’un sarreau, espèce de blouse en toile rousse plusgrossière encore que celle des pantalons des conscrits les moinsfortunés. Ce sarreau, dans lequel un antiquaire aurait reconnu lasaye (saga) ou le sayon des Gaulois, finissait à mi-corps, en serattachant à deux fourreaux de peau de chèvre par des morceaux debois grossièrement travaillés et dont quelques-uns gardaient leurécorce. Les peaux de bique, pour parler la langue du pays, qui luigarnissaient les jambes et les cuisses, ne laissaient distingueraucune forme humaine. Des sabots énormes lui cachaient les pieds.Ses longs cheveux luisants, semblables aux poils de ses peaux dechèvres, tombaient de chaque côté de sa figure, séparés en deuxparties égales, et pareils aux chevelures de ces statues du MoyenAge qu’on voit encore dans quelques cathédrales. Au lieu du bâtonnoueux que les conscrits portaient sur leurs épaules, il tenaitappuyé sur sa poitrine, en guise de fusil, un gros fouet dont lecuir habilement tressé paraissait avoir une longueur double decelle des fouets ordinaires. La brusque apparition de cet êtrebizarre semblait facile à expliquer. Au premier aspect, quelquesofficiers supposèrent que l’inconnu était un réquisitionnaire ouconscrit (l’un se disait encore pour l’autre) qui se repliait surla colonne en la voyant arrêtée. Néanmoins, l’arrivée de cet hommeétonna singulièrement le commandant&|160;; s’il n’en parut pas lemoins du monde intimidé, son front devint soucieux&|160;; et, aprèsavoir toisé l’étranger, il répéta machinalement et comme occupé depensées sinistres :

– Oui, pourquoi ne viennent-ils pas&|160;? le sais-tu,toi&|160;?

– C’est que, répondit le sombre interlocuteur avec un accent quiprouvait une assez grande difficulté de parler français, c’est quelà, dit-il en étendant sa rude et large main vers Ernée, là est leMaine, et là finit la Bretagne.

Puis il frappa fortement le sol en jetant le pesant manche deson fouet aux pieds du commandant. L’impression produite sur lesspectateurs de cette scène par la harangue laconique de l’inconnu,ressemblait assez à celle que donnerait un coup de tam-tam frappéau milieu d’une musique. Le mot de harangue suffit à peine pourrendre la haine, les désirs de vengeance qu’exprimèrent un gestehautain, une parole brève et la contenance empreinte d’une énergiefarouche et froide. La grossièreté de cet homme taillé comme àcoups de hache, sa noueuse écorce, la stupide ignorance gravée surses traits, en faisaient une sorte de demi-dieu barbare. Il gardaitune attitude prophétique et apparaissait là comme le génie même dela Bretagne, qui se relevait d’un sommeil de trois années, pourrecommencer une guerre où la victoire ne se montra jamais sans dedoubles crêpes.

– Voilà un Joli coco, dit Hulot en se parlant à lui-même. Il m’al’air d’être l’ambassadeur de gens qui s’apprêtent à parlementer àcoups de fusil.

Après avoir grommelé ces paroles entre ses dents, le commandantpromena successivement ses regards de cet homme au paysage, dupaysage au détachement, du détachement sur les talus abrupts de laroute, dont les crêtes étaient ombragées par les hauts genêts de laBretagne, puis il les reporta tout à coup sur l’inconnu, auquel ilfit subir comme un muet interrogatoire qu’il termina en luidemandant brusquement : – D’où viens-tu&|160;?

Son oeil avide et perçant cherchait à deviner les secrets de cevisage impénétrable qui, pendant cet intervalle, avait pris laniaise expression de torpeur dont s’enveloppe un paysan aurepos.

– Du pays des Gars, répondit l’homme sans manifester aucuntrouble.

– Ton nom&|160;?

– Marche-à-terre.

– Pourquoi portes-tu, malgré la loi, ton surnom deChouan&|160;?

Marche-à-terre, puisqu’il se donnait ce nom, regarda lecommandant d’un air d’imbécillité si profondément vraie, que lemilitaire crut n’avoir pas été compris.

– Fais-tu partie de la réquisition de Fougères&|160;?

À cette demande, Marche-à-terre répondit par un de ces je nesais pas, dont l’inflexion désespérante arrête tout entretien. Ils’assit tranquillement sur le bord du chemin, tira de son sarrauquelques morceaux d’une mince et noire galette de sarrasin, repasnational dont les tristes délices ne peuvent être comprises que desBretons, et se mit à manger avec une indifférence stupide. Ilfaisait croire à une absence si complète de toute intelligence, queles officiers le comparèrent tour à tour, dans cette situation, àun des animaux qui broutaient les gras pâturages de la vallée, auxsauvages de l’Amérique ou à quelque naturel du cap deBonne-Espérance. Trompé par cette attitude, le commandant lui-mêmen’écoutait déjà plus ses inquiétudes, lorsque, jetant un dernierregard de prudence à l’homme qu’il soupçonnait d’être le hérautd’un prochain carnage, il en vit les cheveux, le sarrau, les peauxde chèvre couverts d’épines, de débris de feuilles, de brins debois et de broussailles, comme si ce Chouan eût fait une longueroute à travers les halliers. Il lança un coup d’oeil significatifà son adjudant Gérard, près duquel il se trouvait, lui serrafortement la main et dit à voix basse : – Nous sommes alléschercher de la laine, et nous allons revenir tondus.

Les officiers étonnés se regardèrent en silence.

Il convient de placer ici une digression pour faire partager lescraintes du commandant Hulot à certaines personnes casanièreshabituées à douter de tout, parce qu’elles ne voient rien, et quipourraient contredire l’existence de Marche-à-terre et des paysansde l’Ouest dont alors la conduite fut sublime.

Le mot gars, que l’on prononce gâ, est un débris de la langueceltique, Il a passé du bas-breton dans le français, et ce mot est,de notre langage actuel, celui qui contient le plus de souvenirsantiques. Le gais était l’arme principale des Gaëls ouGaulois&|160;; gaisde signifiait armé&|160;; gais, bravoure&|160;;gas, force. Ces rapprochements prouvent la parenté du mot gars avecces expressions de la langue de nos ancêtres. Ce mot a del’analogie avec le mot latin vir, homme, racine de virtus, force,courage. Cette dissertation trouve son excuse dans sa nationalitépuis, peut-être, servira-t-elle à réhabiliter, dans l’esprit dequelques personnes, les mots : gars, garçon, garçonnette, garce,garcette, généralement proscrits du discours Comme mal séants, maisdont l’origine est si guerrière et qui se montreront çà et là dansle cours de cette histoire.  » C’est une fameuse garce&|160;!  » estun éloge peu compris que recueillit madame de Staël dans un petitcanton de Vendômois où elle passa quelques jours d’exil. LaBretagne est, de toute la France, le pays où les mœurs gauloisesont laissé les plus fortes empreintes. Les parties de cetteprovince où, de nos jours encore, la vie sauvage et l’espritsuperstitieux de nos rudes aïeux sont restés, pour ainsi dire,flagrants, se nomment le pays des Gars. Lorsqu’un canton est habitépar nombre de Sauvages semblables à celui qui vient de comparaîtredans cette Scène, les gens de la contrée disent : Les Gars de telleparoisse&|160;; et ce nom classique est comme une récompense de lafidélité avec laquelle ils s’efforcent de conserver les traditionsdu langage et des mœurs gaëliques&|160;; aussi leur viegarde-t-elle de profonds vestiges des croyances et des pratiquessuperstitieuses des anciens temps. Là, les coutumes féodales sontencore respectées. Là, les antiquaires retrouvent debout lesmonuments des Druides. Là, le génie de la civilisation modernes’effraie de pénétrer à travers d’immenses forêts primordiales. Uneincroyable férocité, un entêtement brutal, mais aussi la foi duserment&|160;; l’absence complète de nos lois, de nos mœurs, denotre habillement, de nos monnaies nouvelles, de notre langage,mais aussi la simplicité patriarcale et d’héroïques vertuss’accordent à rendre les habitants de ces campagnes plus pauvres decombinaisons intellectuelles que ne le sont les Mohicans et lesPeaux rouges de l’Amérique septentrionale, mais aussi grands, aussirusés, aussi durs qu’eux. La place que la Bretagne occupe au centrede l’Europe la rend beaucoup plus curieuse à observer que ne l’estle Canada. Entouré de lumières dont la bienfaisante chaleur nel’atteint pas, ce pays ressemble à un charbon glacé qui resteraitobscur et noir au sein d’un brillant foyer. Les efforts tentés parquelques grands esprits pour conquérir à la vie sociale et à laprospérité cette belle partie de la France, si riche de trésorsignorés, tout, même les tentatives du gouvernement, meurt au seinde l’immobilité d’une population vouée aux pratiques d’uneimmémoriale routine. Ce malheur s’explique assez par la nature d’unsol encore sillonné de ravins, de torrents, de lacs et demarais&|160;; hérissé de haies, espèces de bastions en terre quifont, de chaque champ, une citadelle&|160;; privé de routes et decanaux&|160;; puis, par l’esprit d’une population ignorante, livréeà des préjugés dont les dangers seront accusés par les détails decette histoire, et qui ne veut pas de notre moderne agriculture. Ladisposition pittoresque de ce pays, les superstitions de seshabitants excluent et la concentration des individus et lesbienfaits amenés par la comparaison, par l’échange des idées. Làpoint de villages. Les constructions précaires que l’on nomme deslogis sont clairsemées à travers la contrée. Chaque famille y vitcomme dans un désert. Les seules réunions connues sont lesassemblées éphémères que le dimanche ou les fêtes de la religionconsacrent à la paroisse. Ces réunions silencieuses, dominées parle Recteur, le seul maître de ces esprits grossiers, ne durent quequelques heures. Après avoir entendu la voix terrible de ce prêtre,le paysan retourne pour une semaine dans sa demeureinsalubre&|160;; il en sort pour le travail, il y rentre pourdormir. S’il y est visité, c’est par ce recteur, l’âme de lacontrée. Aussi, fut-ce à la voix de ce prêtre que des milliersd’hommes se ruèrent sur la République, et que ces parties de laBretagne fournirent cinq ans avant l’époque à laquelle commencecette histoire, des masses de soldats à la première chouannerie.Les frères Cottereau, hardis contrebandiers qui donnèrent leur nomà cette guerre, exerçaient leur périlleux métier de Laval àFougères. Mais les insurrections de ces campagnes n’eurent rien denoble et l’on peut dire avec assurance que si la Vendée fit dubrigandage une guerre, la Bretagne fit de la guerre un brigandage.La proscription des princes, la religion détruite ne furent pourles Chouans que des prétextes de pillage, et les événements decette lutte intestine contractèrent quelque chose de la sauvageâpreté qu’ont les mœurs en ces contrées. Quand de vrais défenseursde la monarchie vinrent recruter des soldats parmi ces populationsignorantes et belliqueuses, ils essayèrent mais en vain, de donner,sous le drapeau blanc, quelque grandeur à ces entreprises quiavaient rendu la chouannerie odieuse et les Chouans sont restéscomme un mémorable exemple du danger de remuer les masses peucivilisées d’un pays. Le tableau de la première vallée offerte parla Bretagne aux yeux du voyageur, la peinture des hommes quicomposaient le détachement des réquisitionnaires, la description dugars apparu sur le sommet de La Pellerine, donnent en raccourci unefidèle image de la province et de ses habitants. Une imaginationexercée peut, d’après ces détails, concevoir le théâtre et lesinstruments de la guerre&|160;; là en étaient les éléments. Leshaies si fleuries de ces belles vallées cachaient alorsd’invisibles agresseurs. Chaque champ était alors une forteresse,chaque arbre méditait un piège, chaque vieux tronc de saule creuxgardait un stratagème. Le lieu du combat était partout. Les fusilsattendaient au coin des routes les Bleus que de jeunes fillesattiraient en riant sous le feu des canons, sans croire êtreperfides&|160;; elles allaient en pèlerinage avec leurs pères etleurs frères demander des ruses et des absolutions à des vierges debois vermoulu. La religion ou plutôt le fétichisme de ces créaturesignorantes désarmait le meurtre de ses remords. Aussi une foiscette lutte engagée, tout dans le pays devenait-il dangereux : lebruit comme le silence, la grâce comme la terreur, le foyerdomestique comme le grand chemin. Il y avait de la conviction dansces trahisons. C’était des Sauvages qui servaient Dieu et le roi, àla manière dont les Mohicans font la guerre. Mais pour rendreexacte et vraie en tout point la peinture de cette lutte,l’historien doit ajouter qu’au moment où la paix de Hoche futsignée, la contrée entière redevint et riante et amie. Lesfamilles, qui, la veille, se déchiraient encore, le lendemainsoupèrent sans danger sous le même toit.

À l’instant où Hulot reconnut les perfidies secrètes quetrahissait la peau de chèvre de Marche-à-terre, il resta convaincude la rupture de cette heureuse paix due au génie de Hoche et dontle maintien lui parut impossible. Ainsi la guerre renaissait sansdoute plus terrible qu’autrefois, à la suite d’une inaction detrois années. La Révolution, adoucie depuis le 9 thermidor, allaitpeut-être reprendre le caractère de terreur qui la rendit haïssableaux bons esprits. L’or des Anglais avait donc, comme toujours, aidéaux discordes de la France. La République, abandonnée du jeuneBonaparte, qui semblait en être le génie tutélaire, semblait horsd’état de résister à tant d’ennemis, et le plus cruel se montraitle dernier. La guerre civile, annoncée par mille petitssoulèvements partiels, prenait un caractère de gravité toutnouveau, du moment où les Chouans concevaient le dessein d’attaquerune si forte escorte. Telles étaient les réflexions qui sedéroulèrent dans l’esprit de Hulot, quoique d’une manière beaucoupmoins succincte, dès qu’il crut apercevoir, dans l’apparition deMarche-à-terre, l’indice d’une embuscade habilement préparée, carlui seul fut d’abord dans le secret de son danger.

Le silence qui suivit la phrase prophétique du commandant àGérard, et qui termine la scène précédente, servit à Hulot pourrecouvrer son sang-froid. Le vieux soldat avait presque chancelé.Il ne put chasser les nuages qui couvrirent son front quand il vintà penser qu’il était environné déjà des horreurs d’une guerre dontles atrocités eussent été peut-être reniées par les Cannibales. Lecapitaine Merle et l’adjudant Gérard, ses deux amis, cherchaient às’expliquer la crainte, si nouvelle pour eux, dont témoignait lafigure de leur chef, et contemplaient Marche-à-terre mangeant sagalette au bord du chemin, sans pouvoir établir le moindre rapportentre cette espèce d’animal et l’inquiétude de leur intrépidecommandant.

Mais le visage de Hulot s’éclaircit bientôt. Tout en déplorantles malheurs de la République, il se réjouit d’avoir à combattrepour elle, il se promit joyeusement de ne pas être la dupe desChouans et de pénétrer l’homme si ténébreusement rusé qu’ils luifaisaient l’honneur d’employer contre lui. Avant de prendre aucunerésolution, il se mit à examiner la position dans laquelle sesennemis voulaient le surprendre. En voyant que le chemin au milieuduquel il se trouvait engagé passait dans une espèce de gorge peuprofonde à la vérité, mais flanquée de bois, et où aboutissaientplusieurs sentiers, il fronça fortement ses gros sourcils noirs,puis il dit à ses amis d’une voix sourde et très émue :

– Nous sommes dans un drôle de guêpier.

– Et de quoi donc avez-vous peur&|160;? demanda Gérard.

– Peur&|160;?&|160;… reprit le commandant, oui, peur. J’aitoujours eu peur d’être fusillé comme un chien au détour d’un boissans qu’on vous crie : Qui vive&|160;!

– Bah&|160;! dit Merle en riant, qui vive&|160;! est aussi unabus.

– Nous sommes donc vraiment en danger&|160;? demanda Gérardaussi étonné du sang-froid de Hulot qu’il l’avait été de sapassagère terreur.

– Chut&|160;! dit le commandant, nous sommes dans la gueule duloup, il y fait noir comme dans un four, et il faut y allumer unechandelle. Heureusement, reprit-il, que nous tenons le haut decette côte&|160;? il la décora d’une épithète énergique, et ajouta: – Je finirai peut-être bien par y voir clair. Le commandant,attirant à lui les deux officiers, cerna Marche-à-terre&|160;; leGars feignit de croire qu’il les gênait, il se leva promptement. –Reste là, chenapan&|160;! lui cria Hulot en le poussant et lefaisant retomber sur le talus où il s’était assis. Dès ce moment,le chef de demi-brigade ne cessa de regarder attentivementl’insouciant Breton. – Mes amis, reprit-il alors en parlant à voixbasse aux deux officiers, il est temps de vous dire que la boutiqueest enfoncée là-bas. Le Directoire, par suite d’un remue-ménage quia eu lieu aux Assemblées, a encore donné un coup de balai à nosaffaires. Ces pentarques, ou pantins, c’est plus français, dedirecteurs viennent de perdre une bonne lame, Bernadotte n’en veutplus.

– Qui le remplace&|160;? demanda vivement Gérard.

– Milet-Mureau, une vieille perruque. On choisit là un bienmauvais temps pour laisser naviguer des mâchoires&|160;! Voilà desfusées anglaises qui partent sur les côtes. Tous ces hannetons deVendéens et de Chouans sont en l’air, et ceux qui sont derrière cesmarionnettes-là ont bien su prendre le moment où noussuccombons.

– Comment&|160;! dit Merle.

– Nos armées sont battues sur tous les points, reprit Hulot enétouffant sa voix de plus en plus. Les Chouans ont déjà interceptédeux fois les courriers, et je n’ai reçu mes dépêches et lesderniers décrets qu’au moyen d’un exprès envoyé par Bernadotte aumoment où il quittait le Ministère. Des amis m’ont heureusementécrit confidentiellement sur cette débâcle. Fouché a découvert quele tyran Louis XVIII a été averti par des traîtres de Parisd’envoyer un chef à ses canards de l’intérieur. On pense que Barrastrahit la République. Bref, Pitt et les princes ont envoyé, ici, unci-devant, homme vigoureux, plein de talent, qui voudrait, enréunissant les efforts des Vendéens à ceux des Chouans, abattre lebonnet de la République. Ce camarade-là a débarqué dans leMorbihan, je l’ai su le premier, je l’ai appris aux malins deParis, le Gars est le nom qu’il s’est donné. Tous ces animaux-là,dit-il en montrant Marche-à-terre, chaussent des noms quidonneraient la colique à un honnête patriote s’il les portait. Or,notre homme est dans ce district. L’arrivée de ce Chouan-là, et ilindiqua de nouveau Marche-à-terre, m’annonce qu’il est sur notredos. Mais on n’apprend pas à un vieux singe à faire la grimace, etvous allez m’aider à ramener mes linottes à la cage et pus vite queça&|160;! Je serais un joli coco si je me laissais engluer commeune corneille par ce ci-devant qui arrive de Londres sous prétexted’avoir à épousseter nos chapeaux&|160;!

En apprenant ces circonstances secrètes et critiques les deuxofficiers, sachant que leur commandant ne s’alarmait jamais envain, prirent alors cette contenance grave qu’ont les militaires aufort du danger, lorsqu’ils sont fortement trempés et habitués àvoir un peu loin dans les affaires humaines. Gérard que son grade,supprimé depuis, rapprochait de son chef, voulut répondre, etdemander toutes les nouvelles politiques dont une partie étaitévidemment passée sous silence&|160;; mais un signe de Hulot luiimposa silence&|160;; et tous les trois ils se mirent à regarderMarche-à-terre. Ce Chouan ne donna pas la moindre marque d’émotionen se voyant sous la surveillance de ces hommes aussi redoutablespar leur intelligence que par leur force corporelle. La curiositédes deux officiers, pour lesquels cette sorte de guerre étaitnouvelle, fut vivement excitée par le commencement d’une affairequi offrait un intérêt presque romanesque&|160;; aussivoulurent-ils en plaisanter&|160;; mais, au premier mot qui leuréchappa, Hulot les regarda gravement et leur dit : – Tonnerre deDieu&|160;! n’allons pas fumer sur le tonneau de poudre, citoyens.C’est s’amuser à porter de l’eau dans un panier que d’avoir ducourage hors de propos. – Gérard, dit-il ensuite en se penchant àl’oreille de son adjudant, approchez-vous insensiblement de cebrigand&|160;; et au moindre mouvement suspect, soyez prêt à luipasser votre épée au travers du corps. Quant à moi, je vais prendredes mesures pour soutenir la conversation, si nos inconnus veulentbien l’entamer.

Gérard inclina légèrement la tête en signe d’obéissance, puis ilse mit à contempler les points de vue de cette vallée avec laquelleon a pu se familiariser&|160;; il parut vouloir les examiner plusattentivement et marcha pour ainsi dire sur lui-même et sansaffectation&|160;; mais on pense bien que le paysage était ladernière chose qu’il observa. De son côté, Marche-à-terre laissacomplètement ignorer si la manœuvre de l’officier le mettait enpéril&|160;; à la manière dont il jouait avec le bout de son fouet,on eût dit qu’il pêchait à la ligne dans le fossé.

Pendant que Gérard essayait ainsi de prendre position devant leChouan, le commandant dit tout bas à Merle : – Donnez dix hommesd’élite à un sergent et allez les poster vous-même au-dessus denous, à l’endroit du sommet de cette côte où le chemin s’élargit enformant un plateau, et d’où vous apercevrez un bon ruban de queuede la route d’Ernée. Choisissez une place où le chemin ne soit pasflanqué de bois et d’où le sergent puisse surveiller la campagne.Appelez La-clef-des-cœurs, il est intelligent. Il n’y a point dequoi rire, je ne donnerai pas un décime de notre peau, si nous neprenons pas notre bisque.

Pendant que le capitaine Merle exécutait cet ordre avec unepromptitude dont l’importance fut comprise, le commandant agita lamain droite pour réclamer un profond silence des soldats quil’entouraient et causaient en jouant. Il ordonna, par un autregeste, de reprendre les armes. Lorsque le calme fut établi, ilporta les yeux d’un côté de la route à l’autre, écoutant avec uneattention inquiète, comme s’il espérait surprendre quelque bruitétouffé, quelques sons d’armes ou des pas précurseurs de la lutteattendue. Son oeil noir et perçant semblait sonder les bois à desprofondeurs extraordinaires&|160;; mais ne recueillant aucunindice, il consulta le sable de la route, à la manière desSauvages, pour tâcher de découvrir quelques traces de cesinvisibles ennemis dont l’audace lui était connue. Désespéré de nerien apercevoir qui justifiât ses craintes, il s’avança vers lescôtés de la route, en gravit les légères collines avec peine, puisil en parcourut lentement les sommets. Tout à coup, il sentitcombien son expérience était utile au salut de sa troupe, etdescendit. Son visage devint plus sombre&|160;; car, dans cestemps-là, les chefs regrettaient toujours de ne pas garder pour euxseuls la tâche la plus périlleuse. Les autres officiers et lessoldats, ayant remarqué la préoccupation d’un chef dont lecaractère leur plaisait et dont la valeur était connue, pensèrentalors que son extrême attention annonçait un danger&|160;; maisincapables d’en soupçonner la gravité, s’ils restèrent immobiles etretinrent presque leur respiration, ce fut par instinct. Semblablesà ces chiens qui cherchent à deviner les intentions de l’habilechasseur dont l’ordre est incompréhensible, mais qui lui obéissentponctuellement, ces soldats regardèrent alternativement la valléedu Couesnon, les bois de la route et la figure sévère de leurcommandant, en tâchant d’y lire leur sort. Ils se consultaient desyeux, et plus d’un sourire se répétait de bouche en bouche.

Quand Hulot fit la grimace, Beau-pied, jeune sergent qui passaitpour le bel esprit de la compagnie, dit à voix basse : – Où diablenous sommes-nous donc fourrés pour que ce vieux troupier de Hulotnous fasse une mine si marécageuse, il a l’air d’un conseil deguerre.

Hulot ayant jeté sur Beau-pied un regard sévère, le silenceexigé sous les armes régna tout à coup. Au milieu de ce silencesolennel, les pas tardifs des conscrits, sous les pieds desquels lesable criait sourdement, rendaient un son régulier qui ajoutait unevague émotion à cette anxiété générale. Ce sentiment indéfinissablesera compris seulement de ceux qui, en proie à une attente cruelle,ont senti dans le silence des nuits les larges battements de leurcœur, redoublés par quelque bruit dont le retour monotone semblaitleur verser la terreur, goutte à goutte. En se replaçant au milieude la route, le commandant commençait à se demander : – Metrompé-je&|160;? Il regardait déjà avec une colère concentrée, quilui sortait en éclairs par les yeux, le tranquille et stupideMarche-à-terre&|160;; mais l’ironie sauvage qu’il sut démêler dansle regard terne du Chouan lui persuada de ne pas discontinuer deprendre ses mesures salutaires. En ce moment, après avoir accompliles ordres de Hulot, le capitaine Merle revint auprès de lui. Lesmuets acteurs de cette scène, semblable à mille autres quirendirent cette guerre la plus dramatique de toutes, attendirentalors avec impatience de nouvelles impressions, curieux de voirs’illuminer par d’autres manœuvres les points obscurs de leursituation militaire.

– Nous avons bien fait, capitaine, dit le commandant, de mettreà la queue du détachement le petit nombre de patriotes que nouscomptons parmi ces réquisitionnaires. Prenez encore une douzaine debons lurons, à la tête desquels vous mettrez le sous-lieutenantLebrun, et vous les conduirez rapidement à la queue dudétachement&|160;; ils appuieront les patriotes qui s’y trouvent,et feront avancer, et vivement, toute la troupe de ces oiseaux-là,afin de la ramasser en deux temps vers la hauteur occupée par lescamarades. Je vous attends.

Le capitaine disparut au milieu de la troupe. Le commandantregarda tour à tour quatre hommes intrépides dont l’adresse etl’agilité lui étaient connues, il les appela silencieusement en lesdésignant du doigt et leur faisant ce signe amical qui consiste àramener l’index vers le nez, par un mouvement rapide etrépété&|160;; ils vinrent.

– Vous avez servi avec moi sous Hoche, leur dit-il, quand nousavons mis à la raison ces brigands qui s’appellent les Chasseurs duRoi&|160;; vous savez comment ils se cachaient pour canarder lesBleus.

À cet éloge de leur savoir-faire, les quatre soldats hochèrentla tête en faisant une moue significative. Ils montraient de cesfigures héroïquement martiales dont l’insouciante résignationannonçait que, depuis la lutte commencée entre la France etl’Europe, leurs idées n’avaient pas dépassé leur giberne en arrièreet leur baïonnette en avant. Les lèvres ramassées comme une boursedont on serre les cordons, ils regardaient leur commandant d’un airattentif et curieux.

– Eh&|160;! bien, reprit Hulot, qui possédait éminemment l’artde parler la langue pittoresque du soldat, il ne faut pas que debons lapins comme nous se laissent embêter par des Chouans, et il yen a ici, ou je ne me nomme pas Hulot. Vous allez, à vous quatre,battre les deux côtés de cette route. Le détachement va filer lecâble. Ainsi, suivez ferme, tâchez de ne pas descendre la garde, etéclairez-moi cela vivement&|160;!

Puis il leur montra les dangereux sommets du chemin. Tous, enguise de remerciement, portèrent le revers de la main devant leursvieux chapeaux à trois cornes dont le haut bord, battu par la pluieet affaibli par l’âge, se courbait sur la forme. L’un d’eux, nomméLarose, caporal connu de Hulot, lui dit en faisant sonner son fusil: – On va leur siffler un air de clarinette, mon commandant.

Ils partirent les uns à droite, les autres à gauche. Ce ne futpas sans une émotion secrète que la compagnie les vit disparaîtredes deux côtés de la route. Cette anxiété fut partagée par lecommandant, qui croyait les envoyer à une mort certaine. Il eutmême un frisson involontaire lorsqu’il ne vit plus la pointe deleurs chapeaux. Officiers et soldats écoutèrent le bruitgraduellement affaibli des pas dans les feuilles sèches, avec unsentiment d’autant plus aigu qu’il était caché plus profondément.Il se rencontre à la guerre des scènes où quatre hommes risquéscausent plus d’effroi que les milliers de morts étendus à Jemmapes.Ces physionomies militaires ont des expressions si multipliées, sifugitives, que leurs peintres sont obligés d’en appeler auxsouvenirs des soldats, et de laisser les esprits pacifiques étudierces figures si dramatiques, car ces orages si riches en détails nepourraient être complètement décrits sans d’interminableslongueurs.

Au moment où les baïonnettes des quatre soldats ne brillèrentplus, le capitaine Merle revenait, après avoir accompli les ordresdu commandant avec la rapidité de l’éclair. Hulot, par deux outrois commandements, mit alors le reste de sa troupe en bataille aumilieu du chemin&|160;; puis il ordonna de regagner le sommet de LaPellerine où stationnait sa petite avant-garde&|160;; mais ilmarcha le dernier et à reculons, afin d’observer les plus légerschangements qui surviendraient sur tous les points de cette scèneque la nature avait faite si ravissante, et que l’homme rendait siterrible. Il atteignit l’endroit où Gérard gardait Marche-à-terre,lorsque ce dernier, qui avait suivi, d’un oeil indifférent enapparence, toutes les manœuvres du commandant, mais qui regardaitalors avec une incroyable intelligence les deux soldats engagésdans les bois situés sur la droite de la route, se mit à sifflertrois ou quatre fois de manière à produire le cri clair et perçantde la chouette. Les trois célèbres contrebandiers dont les noms ontdéjà été cités employaient ainsi, pendant la nuit, certainesintonations de ce cri pour s’avertir des embuscades, de leursdangers et de tout ce qui les intéressait. De là leur était venu lesurnom de Chuin, qui signifie chouette ou hibou dans le patois dece pays. Ce mot corrompu servit à nommer ceux qui dans la premièreguerre imitèrent les allures et les signaux de ces trois frères. Enentendant ce sifflement suspect, le commandant s’arrêta pourregarder fixement Marche-à-terre. Il feignit d’être la dupe de laniaise attitude du Chouan, afin de le garder près de lui comme unbaromètre qui lui indiquât les mouvements de l’ennemi. Aussiarrêta-t-il la main de Gérard qui s’apprêtait à dépêcher le Chouan.Puis il plaça deux soldats à quelques pas de l’espion, et leurordonna, à haute et intelligible voix, de se tenir prêts à lefusiller au moindre signe qui lui échapperait. Malgré son imminentdanger, Marche-à-terre ne laissa paraître aucune émotion et lecommandant, qui l’étudiait, s’aperçut de cette insensibilité. – Leserin n’en sait pas long, dit-il à Gérard. Ah&|160;! Ah&|160;! iln’est pas facile de lire sur la figure d’un Chouan&|160;; maiscelui-ci s’est trahi par le désir de montrer son intrépidité.Vois-tu, Gérard, s’il avait joué la terreur, j’allais le prendrepour un imbécile. Lui et moi nous aurions fait la paire. J’étais aubout de ma gamme. Oh&|160;! nous allons être attaqués&|160;! Maisqu’ils viennent, maintenant je suis prêt.

Après avoir prononcé ces paroles à voix basse et d’un air detriomphe, le vieux militaire se frotta les mains, regardaMarche-à-terre d’un air goguenard&|160;; puis il se croisa les brassur la poitrine, resta au milieu du chemin entre ses deux officiersfavoris, et attendit le résultat de ses dispositions. Sûr ducombat, il contempla ses soldats d’un air calme.

– Oh&|160;! il va y avoir du foutreau, dit Beau-pied à voixbasse, le commandant s’est frotté les mains.

La situation critique dans laquelle se trouvaient placés lecommandant Hulot et son détachement est une de celles où la vie estsi réellement mise au jeu que les hommes d’énergie tiennent àhonneur de s’y montrer pleins de sang-froid et libres d’esprit. Làse jugent les hommes en dernier ressort. Aussi le commandant, plusinstruit du danger que ses deux officiers, mit-il de l’amour-propreà paraître le plus tranquille. Les yeux tour à tour fixés surMarche-à-terre, sur le chemin et sur les bois, il n’attendait passans angoisse le bruit de la décharge générale des Chouans qu’ilcroyait cachés, comme des lutins, autour de lui&|160;; mais safigure restait impassible. Au moment où tous les yeux des soldatsétaient attachés sur les siens, il plissa légèrement ses jouesbrunes marquées de petite vérole, retroussa fortement sa lèvredroite, cligna des yeux, grimace toujours prise pour un sourire parses soldats&|160;; puis, il frappa Gérard sur l’épaule en luidisant : – Maintenant nous voilà calmes, que vouliez-vous me diretout à l’heure&|160;?

– Dans quelle crise nouvelle sommes-nous donc, moncommandant&|160;?

– La chose n’est pas neuve, reprit-il à voix basse. L’Europe esttoute contre nous, et cette fois elle a beau jeu. Pendant que lesDirecteurs se battent entre eux comme des chevaux sans avoine dansune écurie, et que tout tombe par lambeaux dans leur gouvernement,ils laissent les armées sans secours. Nous sommes abîmés enItalie&|160;! Oui, mes amis, nous avons évacué Mantoue à la suitedes désastres de la Trébia, et Joubert vient de perdre la bataillede Novi. J’espère que Masséna gardera les défilés de la Suisseenvahie par Souvarov. Nous sommes enfoncés sur le Rhin. LeDirectoire y a envoyé Moreau. Ce lapin défendra-t-il lesfrontières&|160;?&|160;… je le veux bien&|160;; mais la coalitionfinira par nous écraser, et malheureusement le seul général quipuisse nous sauver est au diable, là-bas, en Égypte&|160;! Commentreviendrait-il, au surplus&|160;? l’Angleterre est maîtresse de lamer.

– L’absence de Bonaparte ne m’inquiète pas, commandant, réponditle jeune adjudant Gérard chez qui une éducation soignée avaitdéveloppé un esprit supérieur. Notre révolution s’arrêteraitdonc&|160;? Ah&|160;! nous ne sommes pas seulement chargés dedéfendre le territoire de la France, nous avons une double mission.Ne devons-nous pas aussi conserver l’âme du pays, ces principesgénéreux de liberté, d’indépendance, cette raison humaine,réveillée par nos Assemblées, et qui gagnera, j’espère, de procheen proche&|160;? La France est comme un voyageur chargé de porterune lumière, elle la garde d’une main et se défend del’autre&|160;; si vos nouvelles sont vraies, jamais, depuis dixans, nous n’aurions été entourés de plus de gens qui cherchent à lasouffler. Doctrines et pays, tout est près de périr.

– Hélas oui&|160;! dit en soupirant le commandant Hulot. Cespolichinelles de Directeurs ont su se brouiller avec tous leshommes qui pouvaient bien mener la barque. Bernadotte, Carnot,tout, jusqu’au citoyen Talleyrand, nous a quittés. Bref, il nereste plus qu’un seul bon patriote, l’ami Fouché qui tient tout parla police&|160;; voilà un homme&|160;! Aussi est-ce lui qui m’afait prévenir à temps de cette insurrection. Encore nous voilàpris, j’en suis sûr, dans quelque traquenard.

– Oh&|160;! si l’armée ne se mêle pas un peu de notregouvernement, dit Gérard, les avocats nous remettront plus mal quenous ne l’étions avant la Révolution. Est-ce que ces chafouins-làs’entendent à commander&|160;!

– J’ai toujours peur, reprit Hulot, d’apprendre qu’ils traitentavec les Bourbons. Tonnerre de Dieu&|160;! s’ils s’entendaient,dans quelle passe nous serions ici, nous autres&|160;?

– Non, non, commandant, nous n’en viendrons pas là, dit Gérard.L’armée, comme vous le dites élèvera la voix, et, pourvu qu’elle neprenne pas ses expressions dans le vocabulaire de Pichegru,j’espère que nous ne nous serons pas hachés pendant dix ans pour,après tout, faire pousser du lin et le voir filer à d’autres.

– Oh&|160;! oui, s’écria le commandant, il nous en afurieusement coûté pour changer de costume.

– Eh&|160;! bien, dit le capitaine Merle, agissons toujours icien bons patriotes, et tâchons d’empêcher nos Chouans de communiqueravec la Vendée&|160;; car s’ils s’entendent et que l’Angleterres’en mêle, cette fois je ne répondrais pas du bonnet de laRépublique, une et indivisible.

Là, le cri de la chouette, qui se fit entendre à une distanceassez éloignée, interrompit la conversation. Le commandant plusinquiet, examina derechef Marche-à-terre, dont la figure impassiblene donnait, pour ainsi dire, pas signe de vie. Les conscrits,rassemblés par un officier, étaient réunis comme un troupeau debétail au milieu de la route, à trente pas environ de la compagnieen bataille. Puis derrière eux, à dix pas, se trouvaient lessoldats et les patriotes commandés par le lieutenant Lebrun. Lecommandant jeta les yeux sur cet ordre de bataille et regarda unedernière fois le piquet d’hommes postés en avant sur la route.Content de ses dispositions, il se retournait pour ordonner de semettre en marche, lorsqu’il aperçut les cocardes tricolores desdeux soldats qui revenaient après avoir fouillé les bois situés surla gauche. Le commandant, ne voyant point reparaître les deuxéclaireurs de droite, voulut attendre leur retour.

– Peut-être, est-ce de là que la bombe va partir, dit-il à sesdeux officiers en leur montrant le bois où ses deux enfants perdusétaient comme ensevelis.

Pendant que les deux tirailleurs lui faisaient une espèce derapport, Hulot cessa de regarder Marche-à-terre. Le Chouan se mitalors à siffler vivement, de manière à faire retentir son cri à unedistance prodigieuse&|160;; puis, avant qu’aucun de sessurveillants ne l’eût même couché en joue, il leur avait appliquéun coup de fouet qui les renversa sur la berme. Aussitôt, des crisou plutôt des hurlements sauvages surprirent les Républicains. Unedécharge terrible, partie du bois qui surmontait le talus où leChouan s’était assis, abattit sept ou huit soldats. Marche-à-terre,sur lequel cinq ou six hommes tirèrent sans l’atteindre, disparutdans le bois après avoir grimpé le talus avec la rapidité d’un chatsauvage&|160;; ses sabots roulèrent dans le fossé, et il fut aiséde lui voir alors aux pieds les gros souliers ferrés que portaienthabituellement les Chasseurs du Roi. Aux premiers cris jetés parles Chouans, tous les conscrits sautèrent dans le bois à droite,semblables à ces troupes d’oiseaux qui s’envolent à l’approche d’unvoyageur.

– Feu sur ces mâtins-là&|160;! cria le commandant.

La compagnie tira sur eux, mais les conscrits avaient su semettre tous à l’abri de cette fusillade en s’adossant à desarbres&|160;; et, avant que les armes eussent été rechargées, ilsavaient disparu.

– Décrétez donc des légions départementales&|160;! hein&|160;?dit Hulot à Gérard. Il faut être bête comme un Directoire pourvouloir compter sur la réquisition de ce pays-ci. Les Assembléesferaient mieux de ne pas nous voter tant d’habits, d’argent, demunitions, et de nous en donner.

– Voilà des crapauds qui aiment mieux leurs galettes que le painde munition, dit Beau-pied, le malin de la compagnie.

À ces mots, des huées et des éclats de rire partis du sein de latroupe républicaine honnirent les déserteurs, mais le silence serétablit tout à coup. Les soldats virent descendre péniblement dutalus les deux chasseurs que le commandant avait envoyés battre lesbois de la droite. Le moins blessé des deux soutenait son camarade,qui abreuvait le terrain de son sang. Les deux pauvres soldatsétaient parvenus à moitié de la pente lorsque Marche-à-terre montrasa face hideuse, il ajusta si bien les deux Bleus qu’il les achevad’un seul coup, et ils roulèrent pesamment dans le fossé. À peineavait-on vu sa grosse tête que trente canons de fusils selevèrent&|160;; mais semblable à une figure fantasmagorique, ilavait disparu derrière les fatales touffes de genêts. Cesévénements, qui exigent tant de mots, se passèrent en unmoment&|160;; puis, en un moment aussi, les patriotes et lessoldats de l’arrière-garde rejoignirent le reste de l’escorte.

– En avant&|160;! s’écria Hulot.

La compagnie se porta rapidement à l’endroit élevé et découvertoù le piquet avait été placé. Là, le commandant mit la compagnie enbataille&|160;; mais il n’aperçut aucune démonstration hostile dela part des Chouans, et crut que la délivrance des conscrits étaitle seul but de cette embuscade.

– Leurs cris, dit-il à ses deux amis, m’annoncent qu’ils ne sontpas nombreux. Marchons au pas accéléré, nous atteindrons peut-êtreErnée sans les avoir sur le dos.

Ces mots furent entendus d’un conscrit patriote qui sortit desrangs et se présenta devant Hulot.

– Mon général, dit-il, j’ai déjà fait cette guerre-là encontre-chouan. Peut-on vous toucher deux mots&|160;?

– C’est un avocat, cela se croit toujours à l’audience, dit lecommandant à l’oreille de Merle.

– Allons, plaide, répondit-il au jeune Fougerais.

– Mon commandant, les Chouans ont sans doute apporté des armesaux hommes avec lesquels ils viennent de se recruter. Or, si nouslevons la semelle devant eux, ils iront nous attendre à chaque coinde bois, et nous tueront jusqu’au dernier avant que nous arrivionsà Ernée. Il faut plaider, comme tu le dis, mais avec descartouches. Pendant l’escarmouche, qui durera encore plus de tempsque tu ne le crois, l’un de mes camarades ira chercher la gardenationale et les compagnies franches de Fougères. Quoique nous nesoyons que des conscrits, tu verras alors si nous sommes de la racedes corbeaux.

– Tu crois donc les Chouans bien nombreux&|160;?

– Juges-en toi-même, citoyen commandant&|160;!

Il amena Hulot à un endroit du plateau où le sable avait étéremué comme avec un râteau&|160;; puis, après le lui avoir faitremarquer, il le conduisit assez avant dans un sentier où ilsvirent les vestiges du passage d’un grand nombre d’hommes. Lesfeuilles y étaient empreintes dans la terre battue.

– Ceux-là sont les Gars de Vitré, dit le Fougerais, ils sontallés se joindre aux Bas-Normands.

– Comment te nommes-tu, citoyen&|160;? demanda Hulot.

– Gudin, mon commandant.

– Eh&|160;! bien, Gudin, je te fais caporal de tes bourgeois. Tum’as l’air d’un homme solide. Je te charge de choisir celui de tescamarades qu’il faut envoyer à Fougères. Tu te tiendras à côté demoi. D’abord, va avec tes réquisitionnaires prendre les fusils, lesgibernes et les habits de nos pauvres camarades que ces brigandsviennent de coucher dans le chemin. Vous ne resterez pas ici àmanger des coups de fusil sans en rendre.

Les intrépides Fougerais allèrent chercher la dépouille desmorts, et la compagnie entière les protégea par un feu bien nourridirigé sur le bois de manière qu’ils réussirent à dépouiller lesmorts sans perdre un seul homme.

– Ces Bretons-là, dit Hulot à Gérard, feront de fameuxfantassins, si jamais la gamelle leur va.

L’émissaire de Gudin partit en courant par un sentier détournédans les bois de gauche. Les soldats, occupés à visiter leursarmes, s’apprêtèrent au combat, le commandant les passa en revue,leur sourit, alla se planter à quelques pas en avant avec ses deuxofficiers favoris, et attendit de pied ferme l’attaque des Chouans.Le silence régna de nouveau pendant un instant, mais il ne fut pasde longue durée. Trois cents Chouans, dont les costumes étaientidentiques avec ceux des réquisitionnaires, débouchèrent par lesbois de la droite et vinrent sans ordre, en poussant de véritableshurlements, occuper toute la route devant le faible bataillon desBleus. Le commandant rangea ses soldats en deux parties égales quiprésentaient chacune un front de dix hommes. Il plaça au milieu deces deux troupes ses douze réquisitionnaires équipés en toute hâte,et se mit à leur tête. Cette petite armée était protégée par deuxailes de vingt-cinq hommes chacune, qui manœuvrèrent sur les deuxcôtés du chemin sous les ordres de Gérard et de Merle. Ces deuxofficiers devaient prendre à propos les Chouans en flanc et lesempêcher de s’égailler. Ce mot du patois de ces contrées exprimel’action de se répandre dans la campagne, où chaque paysan allaitse poster de manière à tirer les Bleus sans danger&|160;; lestroupes républicaines ne savaient plus alors où prendre leursennemis.

Ces dispositions, ordonnées par le commandant avec la rapiditévoulue en cette circonstance, communiquèrent sa confiance auxsoldats, et tous marchèrent en silence sur les Chouans. Au bout dequelques minutes exigées par la marche des deux corps l’un versl’autre, il se fit une décharge à bout portant qui répandit la mortdans les deux troupes. En ce moment, les deux ailes républicainesauxquelles les Chouans n’avaient pu rien opposer, arrivèrent surleurs flancs, et par une fusillade vive et serrée, semèrent la mortet le désordre au milieu de leurs ennemis. Cette manœuvre rétablitpresque l’équilibre numérique entre les deux partis. Mais lecaractère des Chouans comportait une intrépidité et une constance àtoute épreuve&|160;; ils ne bougèrent pas, leur perte ne lesébranla point, ils se serrèrent et tâchèrent d’envelopper la petitetroupe noire et bien alignée des Bleus, qui tenait si peu d’espacequ’elle ressemblait à une reine d’abeilles au milieu d’un essaim.Il s’engagea donc un de ces combats horribles où le bruit de lamousqueterie, rarement entendu, est remplacé par le cliquetis deces luttes à armes blanches pendant lesquelles on se bat corps àcorps, et où, à courage égal, le nombre décide de la victoire. LesChouans l’auraient emporté de prime abord si les deux ailes,commandées par Merle et Gérard, n’avaient réussi à opérer deux outrois décharges qui prirent en écharpe la queue de leurs ennemis.Les Bleus de ces deux ailes auraient dû rester dans leurs positionset continuer ainsi d’ajuster avec adresse leurs terriblesadversaires&|160;; mais, animés par la vue des dangers que couraitcet héroïque bataillon de soldats alors complètement entouré parles Chasseurs du Roi, ils se jetèrent sur la route comme desfurieux, la baïonnette en avant, et rendirent la partie plus égalepour quelques instants. Les deux troupes se livrèrent alors à unacharnement aiguisé par toute la fureur et la cruauté de l’espritde parti qui firent de cette guerre une exception. Chacun, attentifà son danger, devint silencieux. La scène fut sombre et froidecomme la mort. Au milieu de ce silence, on n’entendait, à traversle cliquetis des armes et le grincement du sable sous les pieds,que les exclamations sourdes et graves échappées à ceux qui,blessés grièvement ou mourants, tombaient à terre. Au sein du partirépublicain, les douze réquisitionnaires défendaient avec un telcourage le commandant, occupé à donner des avis et des ordresmultipliés, que plus d’une fois deux ou trois soldats crièrent : –Bravo&|160;! les recrues.

Hulot, impassible et l’oeil à tout, remarqua bientôt parmi lesChouans un homme qui, entouré comme lui d’une troupe d’élite,devait être le chef. Il lui parut nécessaire de bien connaître cetofficier&|160;; mais il fit à plusieurs reprises de vains effortspour en distinguer les traits que lui dérobaient toujours lesbonnets rouges et les chapeaux à grands bords. Seulement, ilaperçut Marche-à-terre qui, placé à côté de son général, répétaitles ordres d’une voix rauque, et dont la carabine ne restait jamaisinactive. Le commandant s’impatienta de cette contrariétérenaissante. Il mit l’épée à la main, anima ses réquisitionnaires,chargea sur le centre des Chouans avec une telle furie qu’il troualeur masse et put entrevoir le chef, dont malheureusement la figureétait entièrement cachée par un grand feutre à cocarde blanche.Mais l’inconnu, surpris d’une si audacieuse attaque, fit unmouvement rétrograde en relevant son chapeau avec brusquerie&|160;;alors il fut permis à Hulot de prendre à la hâte le signalement dece personnage. Ce jeune chef, auquel Hulot ne donna pas plus devingt-cinq ans, portait une veste de chasse en drap vert. Saceinture blanche contenait des pistolets. Ses gros souliers étaientferrés comme ceux des Chouans. Des guêtres de chasseur montantjusqu’aux genoux et s’adaptant à une culotte de coutil trèsgrossier complétaient ce costume qui laissait voir une taillemoyenne, mais svelte et bien prise. Furieux de voir les Bleusarrivés jusqu’à sa personne, il abaissa son chapeau et s’avançavers eux&|160;; mais il fut promptement entouré par Marche-à-terreet par quelques Chouans alarmés. Hulot crut apercevoir, à traversles intervalles laissés par les têtes qui se pressaient autour dece jeune homme, un large cordon rouge sur une veste entrouverte.Les yeux du commandant, attirés d’abord par cette royaledécoration, alors complètement oubliée, se portèrent soudain sur unvisage qu’il perdit bientôt de vue, forcé par les accidents ducombat de veiller à la sûreté et aux évolutions de sa petitetroupe. Aussi, à peine vit-il des yeux étincelants dont la couleurlui échappa, des cheveux blonds et des traits assez délicats,brunis par le soleil. Cependant il fut frappé de l’éclat d’un counu dont la blancheur était rehaussée par une cravate noire, lâcheet négligemment nouée. L’attitude fougueuse et animée du jeune chefétait militaire, à la manière de ceux qui veulent dans un combatune certaine poésie de convention. Sa main bien gantée agitait enl’air une épée qui flamboyait au soleil. Sa contenance accusaittout à la fois de l’élégance et de la force. Son exaltationconsciencieuse, relevée encore par les charmes de la jeunesse, pardes manières distinguées, faisait de cet émigré une gracieuse imagede la noblesse française&|160;; il contrastait vivement avec Hulot,qui, à quatre pas de lui, offrait à son tour une image vivante decette énergique République pour laquelle ce vieux soldatcombattait, et dont la figure sévère, l’uniforme bleu à reversrouges usés, les épaulettes noircies et pendant derrière lesépaules, peignaient si bien les besoins et le caractère.

La pose gracieuse et l’expression du jeune homme n’échappèrentpas à Hulot, qui s’écria en voulant le joindre : – Allons, danseurd’Opéra, avance donc que je te démolisse.

Le chef royaliste, courroucé de son désavantage momentané,s’avança par un mouvement de désespoir&|160;; mais au moment où sesgens le virent se hasardant ainsi, tous se ruèrent sur les Bleus.Soudain une voix douce et claire domina le bruit du combat : – Icisaint Lescure est mort&|160;! Ne le vengerez-vous pas&|160;?

À ces mots magiques, l’effort des Chouans devint terrible, etles soldats de la République eurent grande peine à se maintenir,sans rompre leur petit ordre de bataille.

– Si ce n’était pas un jeune homme, se disait Hulot enrétrogradant pied à pied, nous n’aurions pas été attaqués. A-t-onjamais vu les Chouans livrant bataille&|160;? Mais tant mieux, onne nous tuera pas comme des chiens le long de la route. Puis,élevant la voix de manière à faire retentir les bois : – Allons,vivement, mes lapins&|160;! Allons-nous nous laisser embêter pardes brigands&|160;?

Le verbe par lequel nous remplaçons ici l’expression dont seservit le brave commandant, n’en est qu’un faible équivalent&|160;;mais les vétérans sauront y substituer le véritable, qui certes estd’un plus haut goût soldatesque.

– Gérard, Merle, reprit le commandant, rappelez vos hommes,formez-les en bataillon, reformez-vous en arrière, tirez sur ceschiens-là et finissons-en.

L’ordre de Hulot fut difficilement exécuté&|160;; car enentendant la voix de son adversaire, le jeune chef s’écria : – Parsainte Anne d’Auray, ne les lâchez pas&|160;! égaillez-vous, mesgars.

Quand les deux ailes commandées par Merle et Gérard seséparèrent du gros de la mêlée, chaque petit bataillon fut alorssuivi par des Chouans obstinés et bien supérieurs en nombre. Cesvieilles peaux de biques entourèrent de toutes parts les soldats deMerle et de Gérard, en poussant de nouveau leurs cris sinistres etpareils à des hurlements.

– Taisez-vous donc, messieurs, on ne s’entend pas tuer&|160;!s’écria Beau-pied.

Cette plaisanterie ranima le courage des Bleus. Au lieu de sebattre sur un seul point, les Républicains se défendirent sur troisendroits différents du plateau de La Pellerine, et le bruit de lafusillade éveilla tous les échos de ces vallées naguère sipaisibles. La victoire aurait pu rester indécise des heuresentières, ou la lutte se serait terminée faute de combattants.Bleus et Chouans déployaient une égale valeur. La furie allaitcroissant de part et d’autre, lorsque dans le lointain un tambourrésonna faiblement, et, d’après la direction du bruit, le corpsqu’il annonçait devait traverser la vallée du Couesnon.

– C’est la garde nationale de Fougères&|160;! s’écria Gudind’une voix forte, Vannier l’aura rencontrée.

À cette exclamation qui parvint à l’oreille du jeune chef desChouans et de son féroce aide de camp, les royalistes firent unmouvement rétrograde, que réprima bientôt un cri bestial jeté parMarche-à-terre. Sur deux ou trois ordres donnés à voix basse par lechef et transmis par Marche-à-terre aux Chouans en bas-breton ilsopérèrent leur retraite avec une habileté qui déconcerta lesRépublicains et même leur commandant. Au premier ordre, les plusvalides des Chouans se mirent en ligne et présentèrent un frontrespectable, derrière lequel les blessés et le reste des leurs seretirèrent pour charger leurs fusils. Puis tout à coup, avec cetteagilité dont l’exemple a déjà été donné par Marche-à-terre, lesblessés gagnèrent le haut de l’éminence qui flanquait la route àdroite, et y furent suivis par la moitié des Chouans qui lagravirent lestement pour en occuper le sommet, en ne montrant plusaux Bleus que leurs têtes énergiques. Là, ils se firent un rempartdes arbres, et dirigèrent les canons de leurs fusils sur le restede l’escorte qui, d’après les commandements réitérés de Hulot,s’était rapidement mis en ligne, afin d’opposer sur la route unfront égal à celui des Chouans. Ceux-ci reculèrent lentement etdéfendirent le terrain en pivotant de manière à se ranger sous lefeu de leurs camarades. Quand ils atteignirent le fossé qui bordaitla route, ils grimpèrent à leur tour le talus élevé dont la lisièreétait occupée par les leurs, et les rejoignirent en essuyantbravement le feu des Républicains qui les fusillèrent avec assezd’adresse pour joncher de corps le fossé. Les gens qui couronnaientl’escarpement répondirent par un feu non moins meurtrier. En cemoment, la garde nationale de Fougères arriva sur le lieu du combatau pas de course, et sa présence termina l’affaire. Les gardesnationaux et quelques soldats échauffés dépassaient déjà la bermede la route pour s’engager dans les bois&|160;; mais le commandantleur cria de sa voix martiale : – Voulez-vous vous faire démolirlà-bas&|160;!

Ils rejoignirent alors le bataillon de la République, à qui lechamp de bataille était resté non sans de grandes pertes. Tous lesvieux chapeaux furent mis au bout des baïonnettes, les fusils sehissèrent, et les soldats crièrent unanimement, à deux reprises :Vive la République&|160;! Les blessés eux-mêmes, assis surl’accotement de la route, partagèrent cet enthousiasme, et Hulotpressa la main de Gérard en lui disant : – Hein&|160;! voilà ce quis’appelle des lapins&|160;?

Merle fut chargé d’ensevelir les morts dans un ravin de laroute. D’autres soldats s’occupèrent du transport des blessés. Lescharrettes et les chevaux des fermes voisines furent mis enréquisition, et l’on s’empressa d’y placer les camarades souffrantssur les dépouilles des morts. Avant de partir, la garde nationalede Fougères remit à Hulot un Chouan dangereusement blessé qu’elleavait pris au bas de la côte abrupte par où s’échappèrent lesChouans, et où il avait roulé, trahi par ses forces expirantes.

– Merci de votre coup de main, citoyens, dit le commandant.Tonnerre de Dieu&|160;! sans vous, nous pouvions passer un rudequart d’heure. Prenez garde à vous&|160;! la guerre est commencée.Adieu, mes braves. Puis, Hulot se tournant vers le prisonnier. –Quel est le nom de ton général&|160;? lui demanda-t-il.

– Le Gars.

– Qui&|160;? Marche-à-terre.

– Non, le Gars.

– D’où le Gars est-il venu&|160;?

À cette question, le Chasseur du Roi, dont la figure rude etsauvage était abattue par la douleur, garda le silence, prit sonchapelet et se mit à réciter des prières.

– Le Gars est sans doute ce jeune ci-devant à cravatenoire&|160;? Il a été envoyé par le tyran et ses alliés Pitt etCobourg.

À ces mots, le Chouan, qui n’en savait pas si long, relevafièrement la tête : – Envoyé par Dieu et le Roi&|160;! Il prononçaces paroles avec une énergie qui épuisa ses forces. Le commandantvit qu’il était difficile de questionner un homme mourant donttoute la contenance trahissait un fanatisme obscur, et détourna latête en fronçant le sourcil. Deux soldats, amis de ceux queMarche-à-terre avait si brutalement dépêchés d’un coup de fouet surl’accotement de la route, car ils y étaient morts, se reculèrent dequelques pas, ajustèrent le Chouan, dont les yeux fixes ne sebaissèrent pas devant les canons dirigés sur lui, le tirèrent àbout portant, et il tomba. Lorsque les soldats s’approchèrent pourdépouiller le mort, il cria fortement encore : – Vive le Roi.

– Oui, oui, sournois, dit La-clef-des-cœurs, va-t’en manger dela galette chez ta bonne Vierge. Ne vient-il pas nous crier au nezvive le tyran, quand on le croit frit&|160;!

– Tenez, mon commandant, dit Beau-pied, voici les papiers dubrigand.

– Oh&|160;! oh&|160;! s’écria La-clef-des-cœurs, venez donc voirce fantassin du bon Dieu qui a des couleurs surl’estomac&|160;?

Hulot et quelques soldats vinrent entourer le corps entièrementnu du Chouan, et ils aperçurent sur sa poitrine une espèce detatouage de couleur bleuâtre qui représentait un cœur enflammé.C’était le signe de ralliement des initiés de la confrérie duSacré-Cœur. Au-dessous de cette image Hulot put lire : MarieLambrequin, sans doute le nom du Chouan.

– Tu vois bien, La-clef-des-cœurs&|160;! dit Beau-pied.Eh&|160;! bien, tu resterais cent décades sans deviner à quoi sertce fourniment-là.

– Est-ce que je me connais aux uniformes du pape&|160;! répliquaLa-clef-des-cœurs.

– Méchant pousse-caillou, tu ne t’instruiras donc jamais&|160;!reprit Beau-pied. Comment ne vois-tu pas qu’on a promis à cecoco-là qu’il ressusciterait, et qu’il s’est peint le gésier pourse reconnaître.

À cette saillie, qui n’était pas sans fondement, Hulot lui-mêmene put s’empêcher de partager l’hilarité générale. En ce momentMerle avait achevé de faire ensevelir les morts, et les blessésavaient été, tant bien que mal, arrangés dans deux charrettes parleurs camarades. Les autres soldats, rangés d’eux-mêmes sur deuxfiles le long de ces ambulances improvisées, descendaient le reversde la montagne qui regarde le Maine, et d’où l’on aperçoit la bellevallée de La Pellerine, rivale de celle du Couesnon. Hulot,accompagné de ses deux amis, Merle et Gérard, suivit alorslentement ses soldats, en souhaitant d’arriver sans malheur àErnée, où les blessés devaient trouver des secours. Ce combat,presque ignoré au milieu des grands événements qui se préparaienten France, prit le nom du lieu où il fut livré. Cependant il obtintquelque attention dans l’Ouest, dont les habitants occupés de cetteseconde prise d’armes y remarquèrent un changement dans la manièredont les Chouans recommençaient la guerre. Autrefois ces gens-làn’eussent pas attaqué des détachements si considérables. Selon lesconjectures de Hulot, le jeune royaliste qu’il avait aperçu devaitêtre le Gars, nouveau général envoyé en France par les princes, etqui, selon la coutume des chefs royalistes, cachait son titre etson nom sous un de ces sobriquets appelés noms de guerre.

Cette circonstance rendait le commandant aussi inquiet après savictoire qu’au moment où il soupçonna l’embuscade, il se retourna àplusieurs reprises pour contempler le plateau de La Pellerine qu’illaissait derrière lui, et d’où arrivait encore, par intervalles, leson étouffé des tambours de la garde nationale qui descendait dansla vallée de Couesnon en même temps que les Bleus descendaient dansla vallée de La Pellerine.

– Y a-t-il un de vous, dit-il brusquement à ses deux amis, quipuisse deviner le motif de l’attaque des Chouans&|160;? Pour eux,les coups de fusil sont un commerce, et je ne vois pas encore cequ’ils gagnent à ceux-ci. Ils auront au moins perdu cent hommes, etnous, ajouta-t-il en retroussant sa joue droite et clignant desyeux pour sourire, nous n’en avons pas perdu soixante. Tonnerre deDieu&|160;! je ne comprends pas la spéculation. Les drôlespouvaient bien se dispenser de nous attaquer, nous aurions passécomme des lettres à la poste, et je ne vois pas à quoi leur a servide trouer nos hommes. Et il montra par un geste triste les deuxcharrettes de blessés. – Ils auront peut-être voulu nous direbonjour, ajouta-t-il.

– Mais, mon commandant, ils y ont gagné nos cent cinquanteserins, répondit Merle.

– Les réquisitionnaires auraient sauté comme des grenouillesdans le bois que nous ne serions pas allés les y repêcher, surtoutaprès avoir essuyé une bordée, répliqua Hulot. – Non, non,reprit-il, il y a quelque chose là-dessous. Il se retourna encorevers La Pellerine.

– Tenez, s’écria-t-il, voyez&|160;?

Quoique les trois officiers fussent déjà éloignés de ce fatalplateau, leurs yeux exercés reconnurent facilement Marche-à-terreet quelques Chouans qui l’occupaient de nouveau.

– Allez au pas accéléré&|160;! cria Hulot à sa troupe, ouvrez lecompas et faites marcher vos chevaux plus vite que ça. Ont-ils lesjambes gelées&|160;? Ces bêtes-là seraient-elles aussi des Pitt etCobourg&|160;?

Ces paroles imprimèrent à la petite troupe un mouvementrapide.

– Quant au mystère dont l’obscurité me paraît difficile àpercer, Dieu veuille, mes amis, dit-il aux deux officiers, qu’il nese débrouille point par des coups de fusil à Ernée. J’ai bien peurd’apprendre que la route de Mayenne nous est encore coupée par lessujets du roi.

Le problème de stratégie qui hérissait la moustache ducommandant Hulot ne causait pas, en ce moment, une moins viveinquiétude aux gens qu’il avait aperçus sur le sommet de LaPellerine. Aussitôt que le bruit du tambour de la garde nationalefougeraise n’y retentit plus, et que Marche-à-terre eut aperçu lesBleus au bas de la longue rampe qu’ils avaient descendue, il fitentendre gaiement le cri de la chouette et les Chouans reparurent,mais moins nombreux. Plusieurs d’entre eux étaient sans douteoccupés à placer les blessés dans le village de La Pellerine, situésur le revers de la montagne qui regarde la vallée de Couesnon.Deux ou trois chefs des Chasseurs du Roi vinrent auprès deMarche-à-terre. À quatre pas d’eux, le jeune noble, assis sur uneroche de granit, semblait absorbé dans les nombreuses penséesexcitées par les difficultés que son entreprise présentait déjà.Marche-à-terre fit avec sa main une espèce d’auvent au-dessus deson front pour se garantir les yeux de l’éclat du soleil, etcontempla tristement la route que suivaient les Républicains àtravers la vallée de La Pellerine. Ses petits veux noirs etperçants essayaient de découvrir ce qui se passait sur l’autrerampe, à l’horizon de la vallée.

– Les Bleus vont intercepter le courrier, dit d’une voixfarouche celui des chefs qui se trouvait le plus près deMarche-à-terre.

– Par sainte Anne d’Auray&|160;! reprit un autre, pourquoi nousas-tu fait battre&|160;? Etait-ce pour sauver ta peau&|160;?

Marche-à-terre lança sur le questionneur un regard commevenimeux et frappa le sol de sa lourde carabine.

– Suis-je le chef&|160;? demanda-t-il. Puis après une pause : –Si vous vous étiez battus tous comme moi, pas un de ces Bleus-làn’aurait échappé, reprit-il en montrant les restes du détachementde Hulot. Peut-être, la voiture serait-elle alors arrivéejusqu’ici.

– Crois-tu, reprit un troisième, qu’ils penseraient à l’escorterou à la retenir, si nous les avions laissé passertranquillement&|160;? Tu as voulu sauver ta peau de chien, parceque tu ne croyais pas les Bleus en route. – Pour la santé de songroin, ajouta l’orateur en se tournant vers les autres, il nous afait saigner, et nous perdrons encore vingt mille francs de bonor…

– Groin toi-même&|160;! s’écria Marche-à-terre en se reculant detrois pas et ajustant son agresseur. Ce n’est pas les Bleus que tuhais, c’est l’or que tu aimes. Tiens, tu mourras sans confession,vilain damné, qui n’as pas communié cette année.

Cette insulte irrita le Chouan au point de le faire pâlir, et unsourd grognement sortit de sa poitrine pendant qu’il se mit enmesure d’ajuster Marche-à-terre. Le jeune chef s’élança entre eux,il leur fit tomber les armes des mains en frappant leurs carabinesavec le canon de la sienne&|160;; puis il demanda l’explication decette dispute, car la conversation avait été tenue en bas-breton,idiome qui ne lui était pas très familier.

– Monsieur le marquis, dit Marche-à-terre en achevant sondiscours, c’est d’autant plus mal à eux de m’en vouloir que j’ailaissé en arrière Pille-miche qui saura peut-être sauver la voituredes griffes des voleurs.

Et il montra les Bleus qui, pour ces fidèles serviteurs del’Autel et du Trône étaient tous les assassins de Louis XVI et desbrigands.

– Comment&|160;! s’écria le jeune homme en colère, c’est doncpour arrêter une voiture que vous restez encore ici, lâches quin’avez pu remporter une victoire dans le premier combat où j’aicommandé&|160;! Mais comment triompherait-on avec de semblablesintentions&|160;? Les défenseurs de Dieu et du Roi sont-ils doncdes pillards&|160;? Par sainte Anne d’Auray&|160;! nous avons àfaire la guerre à la République et non aux diligences. Ceux quidésormais se rendront coupables d’attaques si honteuses nerecevront pas l’absolution et ne profiteront pas des faveursréservées aux braves serviteurs du Roi.

Un sourd murmure s’éleva du sein de cette troupe. Il étaitfacile de voir que l’autorité du nouveau chef, si difficile àétablir sur ces hordes indisciplinées, allait être compromise. Lejeune homme, auquel ce mouvement n’avait pas échappé, cherchaitdéjà à sauver l’honneur du commandement, lorsque le trot d’uncheval retentit au milieu du silence. Toutes les têtes setournèrent dans la direction présumée du personnage qui survenait.C’était une jeune femme assise en travers sur un petit chevalbreton, qu’elle mit au galop pour arriver promptement auprès de latroupe des Chouans en y apercevant le jeune homme.

– Qu’avez-vous donc&|160;? demanda-t-elle en regardant tour àtour les Chouans et leur chef.

– Croiriez-vous, madame, qu’ils attendent la correspondance deMayenne à Fougères, dans l’intention de la piller, quand nousvenons d’avoir, pour délivrer nos gars de Fougères, une escarmouchequi nous a coûté beaucoup d’hommes sans que nous ayons pu détruireles Bleus.

– Eh&|160;! bien, où est le mal&|160;? demanda la jeune dame àlaquelle un tact naturel aux femmes révéla le secret de la scène.Vous avez perdu des hommes, nous n’en manquerons jamais. Lecourrier porte de l’argent, et nous en manquerons toujours&|160;!Nous enterrerons nos hommes qui iront au ciel, et nous prendronsl’argent qui ira dans les poches de tous ces braves gens. Où est ladifficulté&|160;!

Les Chouans approuvèrent ce discours par des souriresunanimes.

– N’y a-t-il donc rien là-dedans qui vous fasse rougir&|160;?demanda le jeune homme à voix basse. Êtes-vous donc dans un telbesoin d’argent qu’il vous faille en prendre sur lesroutes&|160;?

– J’en suis tellement affamée, marquis, que je mettrais, jecrois, mon cœur en gage s’il n’était pas pris, dit-elle en luisouriant avec coquetterie. Mais d’où venez-vous donc, pour croireque vous vous servirez des Chouans sans leur laisser piller par-cipar-là quelques Bleus&|160;? Ne savez-vous pas le proverbe : Voleurcomme une chouette. Or, qu’est-ce qu’un Chouan&|160;? D’ailleurs,dit-elle en élevant la voix, n’est-ce pas une action juste LesBleus n’ont-ils pas pris tous les biens de l’Eglise et lesnôtres&|160;?

Un autre murmure, bien différent du grognement par lequel lesChouans avaient répondu au marquis, accueillit ces paroles. Lejeune homme, dont le front se rembrunissait, prit alors la jeunedame à part et lui dit avec la vive bouderie d’un homme bien élevé: – Ces messieurs viendront-ils à la Vivetière au jourfixé&|160;?

– Oui, dit-elle, tous, l’Intimé, Grand-Jacques et peut-êtreFerdinand.

– Permettez donc que j’y retourne&|160;; car je ne sauraissanctionner de tels brigandages par ma présence. Oui, madame, J’aidit brigandage. Il y a de la noblesse à être volé, mais…

– Eh&|160;! bien, dit-elle en l’interrompant, j’aurai votrepart, et je vous remercie de me l’abandonner. Ce surplus de priseme fera grand bien. Ma mère a tellement tardé à m’envoyer del’argent que je suis au désespoir.

– Adieu, s’écria le marquis.

Et il disparut&|160;; mais la jeune dame courut vivement aprèslui.

– Pourquoi ne restez-vous pas avec moi&|160;? demanda-t-elle enlui lança le regard à demi despotique, à demi caressant par lequelles femmes qui ont des droits au respect d’un homme savent si bienexprimer leurs désirs.

– N’allez-vous pas piller la voiture&|160;?

– Piller&|160;? reprit-elle, quel singulier terme&|160;!Laissez-moi vous expliquer…

– Rien, dit-il en lui prenant les mains et en les lui baisantavec la galanterie superficielle d’un courtisan. – Ecoutez-moi,reprit-il après une pause, si je demeurais là pendant la capture decette diligence, nos gens me tueraient, car je les…

– Vous ne les tueriez pas, reprit-elle vivement, car ils vouslieraient les mains avec les égards dus à votre rang&|160;; et,après avoir levé sur les Républicains une contribution nécessaire àleur équipement, à leur subsistance, à des achats de poudre, ilsvous obéiraient aveuglément.

– Et vous voulez que je commande ici&|160;? Si ma vie estnécessaire à la cause que je défends, permettez-moi de sauverl’honneur de mon pouvoir. En me retirant, je puis ignorer cettelâcheté. Je reviendrai pour vous accompagner.

Et il s’éloigna rapidement. La jeune dame écouta le bruit despas avec un sensible déplaisir. Quand le bruissement des feuillesséchées eut insensiblement cessé, elle resta comme interdite, puiselle revint en grande hâte vers les Chouans. Elle laissabrusquement échapper un geste de dédains, et dit à Marche-à-terre,qui l’aidait à descendre de cheval : – Ce jeune homme-là voudraitpouvoir faire une guerre régulière à la République&|160;!&|160;…ah&|160;! bien, encore quelques jours, et il changera d’opinion. –Comme il m’a traitée, se dit-elle après une pause.

Elle s’assit sur la roche qui avait servi de siège au marquis,et attendit en silence l’arrivée de la voiture. Ce n’était pas undes moindres phénomènes de l’époque que cette jeune dame noblejetée par de violentes passions dans la lutte des monarchies contrel’esprit du siècle, et poussée par la vivacité de ses sentiments àdes actions dont pour ainsi dire elle n’était pas complice&|160;;semblable en cela à tant d’autres qui furent entraînées par uneexaltation souvent fertile en grandes choses. Comme elle, beaucoupde femmes jouèrent des rôles ou héroïques ou blâmables dans cettetourmente. La cause royaliste ne trouva pas d’émissaires ni plusdévoués ni plus actifs que ces femmes, mais aucune des héroïnes dece parti ne paya les erreurs du dévouement, ou le malheur de cessituations interdites à leur sexe, par une expiation aussi terribleque le fut le désespoir de cette dame, lorsque, assise sur legranit de la route, elle ne put refuser son admiration au nobledédain et à la loyauté du jeune chef. Insensiblement, elle tombadans une profonde rêverie. D’amers souvenirs lui firent désirerl’innocence de ses premières années et regretter de n’avoir pas étéune victime de cette révolution dont la marche, alors victorieuse,ne pouvait pas être arrêtée par de si faibles mains.

La voiture qui entrait pour quelque chose dans l’attaque desChouans avait quitté la petite ville d’Ernée quelques instantsavant l’escarmouche des deux partis. Rien ne peint mieux un paysque l’état de son matériel social. Sous ce rapport, cette voituremérite une mention honorable. La Révolution elle-même n’eut pas lepouvoir de la détruire, elle roule encore de nos jours. LorsqueTurgot remboursa le privilège qu’une compagnie obtint sous LouisXIV de transporter exclusivement les voyageurs par tout le royaume,et qu’il institua les entreprises nommées les turgotines, les vieuxcarrosses des sieurs de Vouges, Chanteclaire et veuve Lacomberefluèrent dans les provinces. Une de ces mauvaises voituresétablissait donc la communication entre Mayenne et Fougères.Quelques entêtés l’avaient jadis nommée, par antiphrase, laturgotine, pour singer Paris ou en haine d’un ministre qui tentaitdes innovations. Cette turgotine était un méchant cabriolet à deuxroues très hautes, au fond duquel deux personnes un peu grassesauraient difficilement tenu. L’exiguïté de cette frêle machine nepermettant pas de la charger beaucoup, et le coffre qui formait lesiège étant exclusivement réservé au service de la poste, si lesvoyageurs avaient quelque bagage, ils étaient obligés de le garderentre leurs jambes déjà torturées dans une petite caisse que saforme faisait assez ressembler à un soufflet. Sa couleur primitiveet celle des roues fournissait aux voyageurs une insoluble énigme.Deux rideaux de cuir, peu maniables malgré de longs service,devaient protéger les patients contre le froid et la pluie. Leconducteur, assis sur une banquette semblable à celle des plusmauvais coucous parisiens, participait forcément à la conversationpar la manière dont il était placé entre ses victimes bipèdes etquadrupèdes. Cet équipage offrait de fantastiques similitudes avecces vieillards décrépits qui ont essuyé bon nombre de catarrhes,d’apoplexies, et que la mort semble respecter, il geignait enmarchant, il criait par moments. Semblable à un voyageur pris parun lourd sommeil, il se penchait alternativement en arrière et enavant, comme s’il eût essayé de résister à l’action violente dedeux petits chevaux bretons qui le traînaient sur une routepassablement raboteuse. Ce monument d’un autre âge contenait troisvoyageurs qui, à la sortie d’Ernée, où l’on avait relayé,continuèrent avec le conducteur une conversation entamée avant lerelais.

– Comment voulez-vous que les Chouans se soient montrés parici&|160;? disait le conducteur. Ceux d’Ernée viennent de me direque le commandant Hulot n’a pas encore quitté Fougères.

– Oh&|160;! oh&|160;! l’ami, lui répondit le moins âgé desvoyageurs, tu ne risques que ta carcasse&|160;! Si tu avais, commemoi, trois cents écus sur toi, et que tu fusses connu pour être unbon patriote, tu ne serais pas si tranquille.

– Vous êtes en tout cas bien bavard, répondit le conducteur enhochant la tête.

– Brebis comptées, le loup les mange, reprit le secondpersonnage.

Ce dernier, vêtu de noir, paraissait avoir une quarantained’années et devait être quelque recteur des environs. Son mentons’appuyait sur un double étage, et son teint fleuri devaitappartenir à l’ordre ecclésiastique. Quoique gros et court, ildéployait une certaine agilité chaque fois qu’il fallait descendrede voiture ou y remonter.

– Seriez-vous des Chouans&|160;? s’écria l’homme aux trois centsécus dont l’opulente peau de bique couvrait un pantalon de bon drapet une veste fort propre qui annonçaient quelque riche cultivateur.Par l’âme de saint Robespierre, je jure que vous seriez malreçus.

Puis, il promena ses yeux gris du conducteur au voyageur, enleur montrant deux pistolets à sa ceinture.

– Les Bretons n’ont pas peur de cela, dit avec dédain lerecteur. D’ailleurs avons-nous l’air d’en vouloir à votreargent&|160;?

Chaque fois que le mot argent était prononcé, le conducteurdevenait taciturne, et le recteur avait précisément assez d’espritpour douter que le patriote eût des écus et pour croire que leurguide en portait.

– Es-tu chargé aujourd’hui, Coupiau&|160;? demanda l’abbé.

– Oh&|160;! monsieur Gudin, je n’ai quasiment rin, répondit leconducteur.

L’abbé Gudin ayant interrogé la figure du patriote et celle deCouplau, les trouva, pendant cette réponse, égalementimperturbables.

– Tant mieux pour toi, répliqua le patriote, je pourrai prendrealors mes mesures pour sauver mon avoir en cas de malheur.

Une dictature si despotiquement réclamée révolta Couplau, quireprit brutalement : – Je suis le maître de ma voiture, et pourvuque je vous conduise…

– Es-tu patriote, es-tu Chouan&|160;? lui demanda vivement sonadversaire en l’interrompant.

– Ni l’un ni l’autre, lui répondit Coupiau. Je suis postillon,et Breton qui plus est&|160;; partant, je ne crains ni les Bleus niles gentilshommes.

– Tu veux dire les gens-pille-hommes, reprit le patriote avecironie.

– Ils ne font que reprendre ce qu’on leur a ôté, dit vivement lerecteur.

Les deux voyageurs se regardèrent, s’il est permis d’emprunterce terme à la conversation, jusque dans le blanc des yeux. Ilexistait au fond de la voiture un troisième voyageur qui gardait,au milieu de ces débats, le plus profond silence. Le conducteur, lepatriote et même Gudin ne faisaient aucune attention à ce muetpersonnage. C’était en effet un de ces voyageurs incommodes et peusociables qui sont dans une voiture comme un veau résigné que l’onmène, les pattes liées, au marché voisin. Ils commencent pars’emparer de toute leur place légale, et finissent par dormir sansaucun respect humain sur les épaules de leurs voisins. Le patriote,Gudin et le conducteur l’avaient donc laissé à lui-même sur la foide son sommeil, après s’être aperçus qu’il était inutile de parlerà un homme dont la figure pétrifiée annonçait une vie passée àmesurer des aunes de toiles et une intelligence occupée à lesvendre tout bonnement plus cher qu’elles ne coûtaient. Ce grospetit homme, pelotonné dans son coin, ouvrait de temps en temps sespetits yeux d’un bleu-faïence, et les avait successivement portéssur chaque interlocuteur avec des expressions d’effroi, de doute etde défiance pendant cette discussion. Mais il paraissait necraindre que ses compagnons de voyage et se soucier fort peu desChouans. Quand il regardait le conducteur, on eût dit de deuxfrancs-maçons. En ce moment la fusillade de La Pellerine commença.Coupiau, déconcerté, arrêta sa voiture.

– Oh&|160;! oh&|160;! dit l’ecclésiastique qui paraissait s’yconnaître, c’est un engagement sérieux, il y a beaucoup demonde.

– L’embarrassant, monsieur Gudin, est de savoir quil’emportera&|160;? s’écria Coupiau.

Cette fois les figures furent unanimes dans leur anxiété.

– Entrons la voiture, dit le patriote, dans cette aubergelà-bas, et nous l’y cacherons en attendant le résultat de labataille.

Cet avis parut si sage que Coupiau s’y rendit. Le patriote aidale conducteur à cacher la voiture à tous les regards, derrière untas de fagots. Le prétendu recteur saisit une occasion de dire toutbas à Coupiau :

– Est-ce qu’il aurait réellement de l’argent&|160;?

– Hé&|160;! monsieur Gudin, si ce qu’il en a entrait dans lespoches de Votre Révérence, elles ne seraient pas lourdes.

Les Républicains, pressés de gagner Ernée, passèrent devantl’auberge sans y entrer. Au bruit de leur marche précipitée, Gudinet l’aubergiste stimulés par la curiosité avancèrent sur la portede la cour pour les voir. Tout à coup le gros ecclésiastique courutà un soldat qui restait en arrière.

– Eh&|160;! bien, Gudin&|160;! s’écria-t-il, entêté, tu vas doncavec les Bleus. Mon enfant, y penses-tu&|160;?

– Oui, mon oncle, répondit le caporal. J’ai juré de défendre laFrance.

– Eh&|160;! malheureux, tu perds ton âme&|160;! dit l’oncle enessayant de réveiller chez son neveu les sentiments religieux sipuissants dans le cœur des Bretons.

– Mon oncle, si le Roi s’était mis à la tête de ses armées, jene dis pas que…

– Eh&|160;! imbécile, qui te parle du Roi&|160;? Ta Républiquedonne-t-elle des abbayes&|160;? Elle a tout renversé. À quoiveux-tu parvenir&|160;? Reste avec nous, nous triompherons, un jourou l’autre, et tu deviendras conseiller à quelque parlement.

– Des parlements&|160;… dit Gudin d’un ton moqueur. Adieu, mononcle.

– Tu n’auras pas de moi trois louis vaillant, dit l’oncle encolère. Je te déshérite&|160;!

– Merci, dit le Républicain.

Ils se séparèrent. Les fumées du cidre versé par le patriote àCoupiau pendant le passage de la petite troupe avaient réussi àobscurcir l’intelligence du conducteur&|160;; mais il se réveillatout joyeux quand l’aubergiste, après s’être informé du résultat dela lutte, annonça que les Bleus avaient eu l’avantage. Coupiauremit alors en route sa voiture qui ne tarda pas à se montrer aufond de la vallée de La Pellerine où il était facile del’apercevoir et des plateaux du Maine et de ceux de la Bretagne,semblable à un débris de vaisseau qui nage sur les flots après unetempête.

Arrivé sur le sommet d’une côte que les Bleus gravissaient alorset d’où l’on apercevait encore La Pellerine dans le lointain, Hulotse retourna pour voir si les Chouans y séjournaient toujours&|160;;le soleil, qui faisait reluire les canons de leurs fusils, les luiindiqua comme des points brillants. En jetant un dernier regard surla vallée qu’il allait quitter pour entrer dans celle d’Ernée, ilcrut distinguer sur la grande route l’équipage de Coupiau.

– N’est-ce pas la voiture de Mayenne&|160;? demanda-t-il à sesdeux amis.

Les deux officiers, qui dirigèrent leurs regards sur la vieilleturgotine, la reconnurent parfaitement.

– Hé&|160;! bien, dit Hulot, comment ne l’avons-nous pasrencontrée&|160;?

Ils se regardèrent en silence.

– Voilà encore une énigme&|160;? s’écria le commandant. Jecommence à entrevoir la vérité cependant.

En ce moment Marche-à-terre, qui reconnaissait aussi laturgotine, la signala à ses camarades, et les éclats d’une joiegénérale tirèrent la jeune dame de sa rêverie. L’inconnue s’avançaet vit la voiture qui s’approchait du revers de La Pellerine avecune fatale rapidité. La malheureuse turgotine arriva bientôt sur leplateau. Les Chouans, qui s’y étaient cachés de nouveau, fondirentalors sur leur proie avec une avide célérité. Le voyageur muet selaissa couler au fond de la voiture et se blottit soudain encherchant à garder l’apparence d’un ballot.

– Ah&|160;! bien, s’écria Coupiau de dessus son siège en leurdésignant le paysan, vous avez senti le patriote que voilà, car ila de l’or, un plein sac&|160;!

Les Chouans accueillirent ces paroles par un éclat de riregénéral et s’écrièrent Pille-miche&|160;! Pille-miche&|160;!Pille-miche&|160;!

Au milieu de ce rire, auquel Pille-miche lui-même répondit commeun écho, Coupiau descendit tout honteux de son siège. Lorsque lefameux Cibot, dit Pille-miche, aida son voisin à quitter lavoiture, il s’éleva un murmure de respect.

– C’est l’abbé Gudin&|160;! crièrent plusieurs hommes.

À ce nom respecté, tous les chapeaux furent ôtés, les Chouanss’agenouillèrent devant le prêtre et lui demandèrent sabénédiction, que l’abbé leur donna gravement.

– Il tromperait saint Pierre et lui volerait les clefs duparadis, dit le recteur en frappant sur l’épaule de Pille-miche.Sans lui, les Bleus nous interceptaient.

Mais, en apercevant la jeune dame, l’abbé Gudin allas’entretenir avec elle à quelques pas de là. Marche-à-terre, quiavait ouvert lestement le coffre du cabriolet, fit voir avec unejoie sauvage un sac dont la forme annonçait des rouleaux d’or. Ilne resta pas longtemps à faire les parts. Chaque Chouan reçut delui son contingent avec une telle exactitude, que ce partagen’excita pas la moindre querelle. Puis il s’avança vers la jeunedame et le prêtre, en leur présentant six mille francs environ.

– Puis-je accepter en conscience, monsieur Gudin&|160;? dit-elleen sentant le besoin d’une approbation.

– Comment donc, madame&|160;? l’Eglise n’a-t-elle pas autrefoisapprouvé la confiscation du bien des Protestants&|160;; à plusforte raison, celles des Révolutionnaires qui renient Dieu,détruisent les chapelles et persécutent la religion. L’abbé Gudinjoignit l’exemple à la prédication, en acceptant sans scrupule ladîme de nouvelle espèce que lui offrait Marche-à-terre. – Au reste,ajouta-t-il, je pins maintenant consacrer tout ce que je possède àla défense de Dieu et du Roi. Mon neveu part avec lesBleus&|160;!

Coupiau se lamentait et criait qu’il était ruiné.

– Viens avec nous, lui dit Marche-à-terre, tu auras ta part.

– Mais on croira que j’ai fait exprès de me laisser voler, si jereviens sans avoir essuyé de violence.

– N’est-ce que ça&|160;?&|160;… dit Marche-à-terre.

Il fit un signal et une décharge cribla la turgotine. À cettefusillade imprévue, la vieille voiture poussa un cri si lamentable,que les Chouans, naturellement superstitieux, reculèrentd’effroi&|160;; mais Marche-à-terre avait vu sauter et retomberdans un coin de la caisse la figure pâle du voyageur taciturne.

– Tu as encore une volaille dans ton poulailler, dit tout basMarche-à-terre à Couplau.

Pille-miche, qui comprit la question, cligna des yeux en signed’intelligence.

– Oui, répondit le conducteur&|160;; mais je mets pour conditionà mon enrôlement avec vous autres, que vous me laisserez conduirece brave homme sain et sauf à Fougères. Je m’y suis engagé au nomde la sainte d’Auray.

– Qui est-ce&|160;? demanda Pille-miche.

– Je ne puis pas vous le dire, répondit Coupiau.

– Laisse-le donc&|160;! reprit Marche-à-terre en poussantPille-miche par le coude, il a juré par Sainte-Anne d’Auray, fautqu’il tienne ses promesses.

– Mais, dit le Chouan en s’adressant à Coupiau, ne descends pastrop vite la montagne, nous allons te rejoindre, et pour cause. Jeveux voir le museau de ton voyageur, et nous lui donnerons unpasseport.

En ce moment on entendit le galop d’un cheval dont le bruit serapprochait vivement de La Pellerine. Bientôt le jeune chefapparut. La dame cacha promptement le sac qu’elle tenait à lamain.

– Vous pouvez garder cet argent sans scrupule, dit le jeunehomme en ramenant en avant le bras de la dame. Voici une lettre quej’ai trouvée pour vous parmi celles qui m’attendaient à laVivetière, elle est de madame votre mère. Après avoir tour à tourregardé les Chouans qui regagnaient le bois, et la voiture quidescendait la vallée du Couesnon, il ajouta : – Malgré madiligence, je ne suis pas arrivé à temps. Fasse le ciel que je mesois trompé dans mes soupçons&|160;!

– C’est l’argent de ma pauvre mère, s’écria la dame après avoirdécacheté la lettre dont les premières lignes lui arrachèrent cetteexclamation.

Quelques rires étouffés retentirent dans le bois. Le jeune hommelui-même ne put s’empêcher de sourire en voyant la dame gardant àla main le sac qui renfermait sa part dans le pillage de son propreargent. Elle-même se mit à rire.

– Eh&|160;! bien, marquis, Dieu soit loué&|160;! pour cette foisje m’en tire sans blâme, dit-elle au chef.

– Vous mettez donc de la légèreté en toute chose, même dans vosremords&|160;?&|160;… dit le jeune homme.

Elle rougit et regarda le marquis avec une contrition sivéritable, qu’il en fut désarmé. L’abbé rendit poliment, mais d’unair équivoque, la dîme qu’il venait d’accepter&|160;; puis ilsuivit le jeune chef qui se dirigeait vers le chemin détourné parlequel il était venu. Avant de les rejoindre, la jeune dame fit unsigne à Marche-à-terre, qui vint près d’elle.

– Vous vous porterez en avant de Mortagne, lui dit-elle à voixbasse. Je sais que les Bleus doivent envoyer incessamment à Alençonune forte somme en numéraire pour subvenir aux préparatifs de laguerre. Si j’abandonne à tes camarades la prise d’aujourd’hui,c’est à condition qu’ils sauront m’en indemniser. Surtout que leGars ne sache rien du but de cette expédition, peut-être s’yopposerait-il&|160;; mais, en cas de malheur, je l’adoucirai.

– Madame, dit le marquis, sur le cheval duquel elle se mit encroupe en abandonnant le sien à l’abbé, nos amis de Parism’écrivent de prendre garde à nous. La République veut essayer denous combattre par la ruse et par la trahison.

– Ce n’est pas trop mal, répondit-elle. Ils ont d’assez bonnesidées, ces gens-là&|160;! je pourrai prendre part à la guerre ettrouver des adversaires.

– Je le crois, s’écria le marquis. Pichegru m’engage à êtrescrupuleux et circonspect dans mes amitiés de toute espèce. LaRépublique me fait l’honneur de me supposer plus dangereux que tousles Vendéens ensemble, et compte sur mes faiblesses pour s’emparerde ma personne.

– Vous défieriez-vous de moi&|160;? dit-elle en lui frappant lecœur avec la main par laquelle elle se cramponnait à lui.

– Seriez-vous là&|160;?&|160;… madame, dit-il en tournant verselle son front qu’elle embrassa.

– Ainsi, reprit l’abbé, la police de Fouché sera plus dangereusepour nous que ne le sont les bataillons mobiles et lescontre-Chouans.

– Comme vous le dites, mon révérend.

– Ha&|160;! ha&|160;! s’écria la dame, Fouché va donc envoyerdes femmes contre vous&|160;?&|160;… je les attends, ajouta-t-elled’un son de voix profond et après une légère pause.

À trois ou quatre portées de fusil du plateau désert que leschefs abandonnaient, il se passait une de ces scènes qui, pendantquelque temps encore, devinrent assez fréquentes sur les grandesroutes. Au sortir du petit village de La Pellerine, Pille-miche etMarche-à-terre avaient arrêté de nouveau la voiture dans unenfoncement du chemin. Couplau était descendu de son siège aprèsune molle résistance. Le voyageur taciturne, exhumé de sa cachettepar les deux Chouans, se trouvait agenouillé dans un genêt.

– Qui es-tu&|160;? lui demanda Marche-à-terre d’une voixsinistre.

Le voyageur gardait le silence, lorsque Pille-miche recommençala question en lui donnant un coup de crosse.

– Je suis, dit-il alors en jetant un regard sur Coupiau, JacquesPinaud, un pauvre marchand de toile.

Coupiau fit un signe négatif, sans croire enfreindre sespromesses. Ce signe éclaira Pille-miche, qui ajusta le voyageur,pendant que Marche-à-terre lui signifia catégoriquement ce terribleultimatum : – Tu es trop gras pour avoir les soucis despauvres&|160;! Si tu te fais encore demander une fois ton véritablenom, voici mon ami Pille-miche qui par un seul coup de fusilacquerra l’estime et la reconnaissance de tes héritiers. – Quies-tu&|160;? ajouta-t-il après une pause.

– Je suis d’Orgemont de Fougères.

– Ah&|160;! ah&|160;! s’écrièrent les deux Chouans.

– Ce n’est pas moi qui vous ai nommé, monsieur d’Orgemont, ditCoupiau. La sainte Vierge m’est témoin que je vous ai biendéfendu.

– Puisque vous êtes monsieur d’Orgemont de Fougères, repritMarche-à-terre d’un air respectueusement ironique, nous allons vouslaisser aller bien tranquillement. Mais comme vous n’êtes ni un bonChouan, ni un vrai Bleu, quoique ce soit vous qui ayez acheté lesbiens de l’abbaye de Juvigny, vous nous payerez, ajouta le Chouanen ayant l’air de compter ses associés, trois cents écus de sixfrancs pour votre rançon. La neutralité vaut bien cela.

– Trois cents écus de six francs&|160;! répétèrent en chœur lemalheureux banquier, Pille-miche et Coupiau, mais avec desexpressions diverses.

– Hélas&|160;! mon cher monsieur, continua d’Orgemont, je suisruiné. L’emprunt forcé de cent millions fait par cette Républiquedu diable, qui me taxe à une somme énorme, m’a mis à sec.

– Combien t’a-t-elle donc demandé, ta République&|160;?

– Mille écus, mon cher monsieur, répondit le banquier d’un airpiteux en croyant obtenir une remise.

– Si ta République t’arrache des emprunts forcés siconsidérables, tu vois bien qu’il y a tout à gagner avec nousautres, notre gouvernement est moins cher. Trois cents écus, est-cedonc trop pour ta peau&|160;?

– Où les prendrai-je&|160;?

– Dans ta caisse, dit Pille-miche. Et que tes écus ne soient pasrognés, ou nous te rognerons les ongles au feu.

– Où vous les paierai-je&|160;? demanda d’Orgemont.

– Ta maison de campagne de Fougères n’est pas loin de la fermede Gibarry, où demeure mon cousin Galope-Chopine, autrement dit legrand Cibot, tu les lui remettras, dit Pille-miche.

– Ce n’est pas régulier, dit d’Orgemont.

– Qu’est-ce que cela nous fait&|160;? reprit Marche-à-terre.Songe que, s’ils ne sont pas remis à Galope-Chopine d’ici à quinzejours, nous te rendrons une petite visite qui te guérira de lagoutte, si tu l’as aux pieds.

– Quant à toi, Coupiau, reprit Marche-à-terre, ton nom désormaissera Mène-à-bien.

À ces mots les deux Chouans s’éloignèrent. Le voyageur remontadans la voiture, qui, grâce au fouet de Couplau, se dirigearapidement vers Fougères.

– Si vous aviez eu des armes, lui dit Coupiau, nous aurions punous défendre un peu mieux.

– Imbécile, j’ai dix mille francs là, reprit d’Orgemont enmontrant ses gros souliers. Est-ce qu’on peut se défendre avec unesi forte somme sur soi&|160;?

Mène-à-bien se gratta l’oreille et regarda derrière lui, maisses nouveaux camarades avaient complètement disparu.

Hulot et ses soldats s’arrêtèrent à Ernée pour déposer lesblessés à l’hôpital de cette petite ville&|160;; puis, sans que nulévénement fâcheux interrompît la marche des troupes républicaines,elles arrivèrent à Mayenne. Là le commandant put, le lendemain,résoudre tous ses doutes relativement à la marche dumessager&|160;; car le lendemain, les habitants apprirent lepillage de la voiture. Peu de jours après, les autorités dirigèrentsur Mayenne assez de conscrits patriotes pour que Hulot pût yremplir le cadre de sa demi-brigade. Bientôt se succédèrent desouï-dire peu rassurants sur l’insurrection. La révolte étaitcomplète sur tous les points où, pendant la dernière guerre, lesChouans et les Vendéens avaient établi les principaux foyers de cetincendie. En Bretagne, les royalistes s’étaient rendus maîtres dePontorson, afin de se mettre en communication avec la mer. Lapetite ville de Saint-James, située entre Pontorson et Fougères,avait été prise par eux, et ils paraissaient vouloir en fairemomentanément leur place d’armes, le centre de leurs magasins ou deleurs opérations. De là, ils pouvaient correspondre sans dangeravec la Normandie et le Morbihan. Les chefs subalternesparcouraient ces trois pays pour y soulever les partisans de lamonarchie et arriver à mettre de l’ensemble dans leur entreprise.Ces menées coïncidaient avec les nouvelles de la Vendée, où desintrigues semblables agitaient la contrée, sous l’influence dequatre chefs célèbres, messieurs l’abbé Vernal, le comte deFontaine, de Châtillon et Suzannet. Le chevalier de Valois, lemarquis d’Esgrignon et les Troisville étaient, disait-on, leurscorrespondants dans le département de l’Orne. Le chef du vaste pland’opérations qui se déroulait lentement, mais d’une manièreformidable, était réellement le Gars, surnom donné par les Chouansà monsieur le marquis de Montauran, lors de son débarquement. Lesrenseignements transmis aux ministres par Hulot se trouvaientexacts en tout point. L’autorité de ce chef envoyé du dehors avaitété aussitôt reconnue. Le marquis prenait même assez d’empire surles Chouans pour leur faire concevoir le véritable but de la guerreet leur persuader que les excès dont ils se rendaient coupablessouillaient la cause généreuse qu’ils avaient embrassée. Lecaractère hardi, la bravoure, le sang-froid, la capacité de cejeune seigneur réveillaient les espérances des ennemis de laRépublique et flattaient si vivement la sombre exaltation de cescontrées que les moins zélés coopéraient à y préparer desévénements décisifs pour la monarchie abattue. Hulot ne recevaitaucune réponse aux demandes et aux rapports réitérés qu’iladressait à Paris. Ce silence étonnant annonçait, sans doute, unenouvelle crise révolutionnaire.

– En serait-il maintenant, disait le vieux chef à ses amis, enfait de gouvernement comme en fait d’argent, met-on néant à toutesles pétitions&|160;?

Mais le bruit du magique retour du général Bonaparte et desévénements du Dix-huit Brumaire ne tarda pas à se répandre. Lescommandants militaires de l’Ouest comprirent alors le silence desministres. Néanmoins ces chefs n’en furent que plus impatientsd’être délivrés de la responsabilité qui pesait sur eux, etdevinrent assez curieux de connaître les mesures qu’allait prendrele nouveau gouvernement. En apprenant que le général Bonaparteavait été nommé premier consul de la République, les militaireséprouvèrent une joie très vive : ils voyaient, pour la premièrefois, un des leurs arrivant au maniement des affaires. La France,qui avait fait une idole de ce jeune général, tressaillitd’espérance. L’énergie de la nation se renouvela. La capitale,fatiguée de sa sombre attitude, se livra aux fêtes et aux plaisirsdesquels elle était depuis si longtemps sevrée. Les premiers actesdu Consulat ne diminuèrent aucun espoir, et la Liberté ne s’eneffaroucha pas. Le premier consul fit une proclamation auxhabitants de l’Ouest. Les éloquentes allocutions adressées auxmasses et que Bonaparte avait, pour ainsi dire, inventées,produisaient, dans ces temps de patriotisme et de miracles, deseffets prodigieux. Sa voix retentissait dans le monde comme la voixd’un prophète, car aucune de ses proclamations n’avait encore étédémentie par la victoire.

 » HABITANTS,

Une guerre impie embrase une seconde fois les départements del’Ouest.

Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus àl’Anglais ou des brigands qui ne cherchent dans les discordesciviles que l’aliment et l’impunité de leurs forfaits.

À de tels hommes le gouvernement ne doit ni ménagements nidéclaration de ses principes.

Mais il est des citoyens chers à la patrie qui ont été séduitspar leurs artifices&|160;; c’est à ces citoyens que sont dues leslumières et la vérité.

Des lois injustes ont été promulguées et exécutées&|160;; desactes arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la libertédes consciences&|160;; partout des inscriptions hasardées sur deslistes d’émigrés ont frappé des citoyens&|160;; enfin de grandsprincipes d’ordre social ont été violés.

Les consuls déclarent que la liberté des cultes étant garantiepar la Constitution, la loi du 11 prairial an III, qui laisse auxcitoyens l’usage des édifices destinés aux cultes religieux, seraexécutée.

Le gouvernement pardonnera : il fera grâce au repentir,l’indulgence sera entière et absolue&|160;; mais il frapperaquiconque, après cette déclaration, oserait encore résister à lasouveraineté nationale.  »

– Eh&|160;! bien, disait Hulot après la lecture publique de cediscours consulaire, est-ce assez paternel&|160;? Vous verrezcependant que pas un brigand royaliste ne changera d’opinion.

Le commandant avait raison. Cette proclamation ne servit qu’àraffermir chacun dans son parti. Quelques jours après, Hulot et sescollègues reçurent des renforts. Le nouveau ministre de la guerreleur manda que le général Brune était désigné pour aller prendre lecommandement des troupes dans l’ouest de la France. Hulot, dontl’expérience était connue, eut provisoirement l’autorité dans lesdépartements de l’Orne et de la Mayenne. Une activité inconnueanima bientôt tous les ressorts du gouvernement. Une circulaire duministre de la Guerre et du ministre de la Police Générale annonçaque des mesures vigoureuses confiées aux chefs des commandementsmilitaires avaient été prises pour étouffer l’insurrection dans sonprincipe. Mais les Chouans et les Vendéens avaient déjà profité del’inaction de la République pour soulever les campagnes et s’enemparer entièrement. Aussi, une nouvelle proclamation consulairefut-elle adressée. Cette fois le général parlait aux troupes.

 » SOLDATS,

Il ne reste plus dans l’Ouest que des brigands, des émigrés, desstipendiés de l’Angleterre.

L’armée est composée de plus de soixante mille braves&|160;; quej’apprenne bientôt que les chefs des rebelles ont vécu. La gloirene s’acquiert que par les fatigues&|160;; si on pouvait l’acquériren tenant son quartier général dans les grandes villes, qui n’enaurait pas&|160;?&|160;…

Soldats, quel que soit le rang que vous occupiez dans l’armée,la reconnaissance de la nation vous attend. Pour en être dignes, ilfaut braver l’intempérie des saisons, les glaces, les neiges, lefroid excessif des nuits&|160;; surprendre vos ennemis à la pointedu jour et exterminer ces misérables, le déshonneur du nomfrançais.

Faites une campagne courte et bonne&|160;; soyez inexorablespour les brigands, mais observez une discipline sévère.

Gardes nationales, joignez les efforts de vos bras à celui destroupes de ligne.

Si vous connaissez parmi vous des hommes partisans des brigands,arrêtez-les&|160;! Que nulle part ils ne trouvent d’asile contre lesoldat qui va les poursuivre&|160;; et s’il était des traîtres quiosassent les recevoir et les défendre, qu’ils périssent aveceux&|160;!  »

– Quel compère&|160;! s’écria Hulot, c’est comme à l’arméed’Italie, il sonne la messe et il la dit. Est-ce parler,cela&|160;?

– Oui, mais il parle tout seul et en son nom, dit Gérard, quicommençait à s’alarmer des suites du Dix-huit Brumaire.

– Hé&|160;! sainte guérite, qu’est-ce que cela fait, puisquec’est un militaire, s’écria Merle.

À quelques pas de là, plusieurs soldats s’étaient attroupésdevant la proclamation affichée sur le mur.

Or, comme pas un d’eux ne savait lire, ils la contemplaient, lesuns d’un air insouciant, les autres avec curiosité, pendant quedeux ou trois cherchaient parmi les passants un citoyen qui eût lamine d’un savant.

– Vois donc, La-clef-des-cœurs, ce que c’est que ce chiffon depapier-là, dit Beau-pied d’un air goguenard à son camarade.

– C’est bien facile à deviner, répondit La-clef-des-cœurs.

À ces mots, tous regardèrent les deux camarades toujours prêts àjouer leurs rôles.

– Tiens, regarde, reprit La-clef-des-cœurs en montrant en têtede la proclamation une grossière vignette où, depuis peu de jours,un compas remplaçait le niveau de 1793. Cela veut dire qu’il faudraque, nous autres troupiers, nous marchions ferme&|160;! Ils ont mislà un compas toujours ouvert, c’est un emblème.

– Mon garçon, ça ne te va pas de faire le savant, cela s’appelleun problème. J’ai servi d’abord dans l’artillerie, repritBeau-pied, mes officiers ne mangeaient que de ça.

– C’est un emblème.

– C’est un problème.

– Gageons&|160;!

– Quoi&|160;!

– Ta pipe allemande&|160;!

– Tope&|160;!

– Sans vous commander, mon adjudant, n’est-ce pas que c’est unemblème, et non un problème, demanda La-clef-des-cœurs à Gérard,qui, tout pensif, suivait Hulot et Merle.

– C’est l’un et l’autre, répondit-il gravement.

– L’adjudant s’est moqué de nous, reprit Beau-pied. Ce papier-làveut dire que notre général d’Italie est passé consul, ce qui estun fameux grade, et que nous allons avoir des capotes et dessouliers.

Chapitre 2Une idée de Fouché

Vers les derniers jours du mois de brumaire, au moment où,pendant la matinée, Hulot faisait manœuvrer sa demi-brigade,entièrement concentrée à Mayenne par des ordres supérieurs, unexprès venu d’Alençon lui remit des dépêches pendant la lecturedesquelles une assez forte contrariété se peignit sur safigure.

– Allons, en avant&|160;! s’écria-t-il avec humeur en serrantles papiers au fond de son chapeau. Deux compagnies vont se mettreen marche avec moi et se diriger sur Mortagne. Les Chouans ysont.

– Vous m’accompagnerez, dit-il à Merle et à Gérard. Si jecomprends un mot à ma dépêche, je veux être fait noble. Je ne suispeut-être qu’une bête, n’importe, en avant&|160;! Il n’y a pas detemps à perdre.

– Mon commandant, qu’y a-t-il donc de si barbare dans cettecarnassière-là&|160;! dit Merle en montrant du bout de sa bottel’enveloppe ministérielle de la dépêche.

– Tonnerre de Dieu&|160;! il n’y a rien si ce n’est qu’on nousembête.

Lorsque le commandant laissait échapper cette expressionmilitaire, déjà l’objet d’une réserve, elle annonçait toujoursquelque tempête. Les diverses intonations de cette phrase formaientdes espèces de degrés qui, pour la demi-brigade, étaient un sûrthermomètre de la patience du chef&|160;; et la franchise de cevieux soldat en avait rendu la connaissance si facile, que le plusméchant tambour savait bientôt son Hulot par cœur, en observant lesvariations de la petite grimace par laquelle le commandantretroussait sa joue et clignait des yeux. Cette fois, le ton de lasourde colère par lequel il accompagna ce mot rendit les deux amissilencieux et circonspects. Les marques mêmes de petite vérole quisillonnaient ce visage guerrier parurent plus profondes et le teintplus brun que de coutume. Sa large queue bordée de tresses étantrevenue sur une des épaulettes quand il remit son chapeau à troiscornes, Hulot la rejeta avec tant de fureur que les cadenettes enfurent dérangées. Cependant comme il restait immobile, les poingsfermés, les bras croisés avec force sur la poitrine, la moustachehérissée, Merle se hasarda à lui demander : – Part-on surl’heure&|160;?

– Oui, si les gibernes sont garnies, répondit-il engrommelant.

– Elles le sont.

– Portez arme&|160;! par file à gauche, en avant, marche&|160;!dit Gérard à un geste de son chef.

Et les tambours se mirent en tête des deux compagnies désignéespar Gérard. Au son du tambour, le commandant plongé dans sesréflexions parut se réveiller, et il sortit de la ville accompagnéde ses deux amis, auxquels il ne dit pas un mot. Merle et Gérard seregardèrent silencieusement à plusieurs reprises comme pour sedemander : – Nous tiendra-t-il longtemps rigueur&|160;? Et, tout enmarchant, ils jetèrent à la dérobée des regards observateurs surHulot qui continuait à dire entre ses dents de vagues paroles.Plusieurs fois ces phrases résonnèrent comme des jurements auxoreilles des soldats&|160;; mais pas un d’eux n’osa soufflermot&|160;; car, dans l’occasion, tous savaient garder la disciplinesévère à laquelle étaient habitués les troupiers jadis commandés enItalie par Bonaparte. La plupart d’entre eux étaient comme Hulot,les restes de ces fameux bataillons qui capitulèrent à Mayence sousla promesse de ne pas être employés sur les frontières, et l’arméeles avait nommés les Mayençais. Il était difficile de rencontrerdes soldats et des chefs qui se comprissent mieux.

Le lendemain de leur départ, Hulot et ses deux amis setrouvaient de grand matin sur la route d’Alençon, à une lieueenviron de cette dernière ville, vers Mortagne, dans la partie duchemin qui côtoie les pâturages arrosés par la Sarthe. Les vuespittoresques de ces prairies se déployant successivement sur lagauche, tandis que la droite, flanquée des bois épais qui serattachent à la grande forêt de Menil-Broust, forme, s’il estpermis d’emprunter ce terme à la peinture, un repoussoir auxdélicieux aspects de la rivière. Les bermes du chemin sontencaissées par des fossés dont les terres sans cesse rejetées surles champs y produisent de hauts talus couronnés d’ajoncs, nomdonné dans tout l’Ouest au genêt épineux. Cet arbuste, qui s’étaleen buissons épais, fournit pendant l’hiver une excellentenourriture aux chevaux et aux bestiaux&|160;; mais tant qu’iln’était pas récolté, les Chouans se cachaient derrière ses touffesd’un vert sombre. Ces talus et ces ajoncs, qui annoncent auvoyageur l’approche de la Bretagne, rendaient donc alors cettepartie de la route aussi dangereuse qu’elle est belle. Les périlsqui devaient se rencontrer dans le trajet de Mortagne à Alençon etd’Alençon à Mayenne, étaient la cause du départ de Hulot&|160;; etlà, le secret de sa colère finit par lui échapper. Il escortaitalors une vieille malle traînée par des chevaux de poste que sessoldats fatigués obligeaient à marcher lentement. Les compagnies deBleus appartenant à la garnison de Mortagne et qui avaientaccompagné cette horrible voiture jusqu’aux limites de leur étape,où Hulot était venu les remplacer dans ce service, à juste titrenommé par ses soldats une scie patriotique, retournaient à Mortagneet se voyaient dans le lointain comme des points noirs. Une desdeux compagnies du vieux Républicain se tenait à quelques pas enarrière, et l’autre en avant de cette calèche. Hulot, qui se trouvaentre Merle et Gérard, à moitié chemin de l’avant-garde et de lavoiture, leur dit, tout à coup : – Mille tonnerres&|160;!croiriez-vous que c’est pour accompagner les deux cotillons quisont dans ce vieux fourgon que le général nous a détachés deMayenne&|160;?

– Mais, mon commandant, quand nous avons pris position tout àl’heure auprès des citoyennes, répondit Gérard, vous les avezsaluées d’un air qui n’était pas déjà si gauche.

– Hé&|160;! voilà l’infamie. Ces muscadins de Paris ne nousrecommandent-ils pas les plus grands égards pour leurs damnéesfemelles&|160;! Peut-on déshonorer de bons et braves patriotescomme nous, en les mettant à la suite d’une jupe. Oh&|160;! moi, jevais droit mon chemin et n’aime pas les zigzags chez les autres.Quand j’ai vu à Danton des maîtresses, à Barras des maîtresses, jeleur ai dit : –  » Citoyens, quand la République vous a requis de lagouverner, ce n’était pas pour autoriser les amusements de l’ancienrégime.  » Vous me direz à cela que les femmes&|160;? Oh&|160;! on ades femmes&|160;! c’est juste. À de bons lapins, voyez-vous, ilfaut des femmes et de bonnes femmes. Mais, assez causé quand vientle danger. À quoi donc aurait servi de balayer les abus de l’ancientemps si les patriotes les recommençaient. Voyez le premier consul,c’est là un homme : pas de femmes, toujours à son affaire. Jeparierais ma moustache gauche qu’il ignore le sot métier qu’on nousfait faire ici.

– Ma foi, commandant, répondit Merle en riant, j’ai aperçu lebout du nez de la jeune dame cachée au fond de la malle, et j’avoueque tout le monde pourrait sans déshonneur se sentir, comme jel’éprouve, la démangeaison d’aller tourner autour de cette voiturepour nouer avec les voyageurs un petit bout de conversation.

– Gare à toi, Merle, dit Gérard. Les corneilles coiffées sontaccompagnées d’un citoyen assez rusé pour te prendre dans unpiège.

– Qui&|160;? Cet incroyable dont les petits yeux vontincessamment d’un côté du chemin à l’autre, comme s’il y voyait desChouans&|160;; ce muscadin à qui on aperçoit à peine lesjambes&|160;; et qui, dans le moment où celles de son cheval sontcachées par la voiture, a l’air d’un canard dont la tête sort d’unpâté&|160;! Si ce dadais-là m’empêche jamais de caresser sa joliefauvette…

– Canard, fauvette&|160;! Oh&|160;! mon pauvre Merle, tu esfurieusement dans les volatiles. Mais ne te fie pas aucanard&|160;! Ses yeux verts me paraissent perfides comme ceuxd’une vipère et fins comme ceux d’une femme qui pardonne à sonmari. Je me défie moins des Chouans que de ces avocats dont lesfigures ressemblent à des carafes de limonade.

– Bah&|160;! s’écria Merle gaiement, avec la permission ducommandant, je me risque&|160;! Cette femme-là a des yeux qui sontcomme des étoiles, on peut tout mettre au jeu pour les voir.

– Il est pris le camarade, dit Gérard au commandant, il commenceà dire des bêtises.

Hulot fit la grimace, haussa les épaules et répondit :

– Avant de prendre le potage, je lui conseille de le sentir.

– Brave Merle, reprit Gérard en jugeant à la lenteur de samarche qu’il manœuvrait pour se laisser graduellement gagner par lamalle, est-il gai&|160;! C’est le seul homme qui puisse rire de lamort d’un camarade sans être taxé d’insensibilité.

– C’est le vrai soldat français, dit Hulot d’un ton grave.

– Oh&|160;! le voici qui ramène ses épaulettes sur son épaulepour faire voir qu’il est capitaine, s’écria Gérard en riant, commesi le grade y faisait quelque chose.

La voiture vers laquelle pivotait l’officier renfermait en effetdeux femmes, dont l’une semblait être la servante de l’autre.

– Ces femmes-là vont toujours deux par deux, disait Hulot.

Un petit homme sec et maigre caracolait, tantôt en avant, tantôten arrière de la voiture&|160;; mais quoiqu’il parût accompagnerles deux voyageuses privilégiées, personne ne l’avait encore vuleur adressant la parole.

Ce silence, preuve de dédain ou de respect, les bagagesnombreux, et les cartons de celle que le commandant appelait uneprincesse, tout, jusqu’au costume de son cavalier servant, avaitencore irrité la bile de Hulot. Le costume de cet inconnuprésentait un exact tableau de la mode qui valut en ce temps lescaricatures des Incroyables . Qu’on se figure ce personnage affubléd’un habit dont les basques étaient si courtes, qu’elles laissaientpasser cinq à six pouces du gilet, et les pans si longs quelsressemblaient à une queue de morue, terme alors employé pour lesdésigner. Une cravate énorme décrivait autour de son cou de sinombreux contours, que la petite tête qui sortait de ce labyrinthede mousseline justifiait presque la comparaison gastronomique ducapitaine Merle. L’inconnu portait un pantalon collant et desbottes à la Souvarov. Un immense camée blanc et bleu servaitd’épingle à sa chemise. Deux chaînes de montre s’échappaientparallèlement de sa ceinture&|160;; puis ses cheveux, pendant entire-bouchons de chaque côté des faces lui couvraient presque toutle front. Enfin, pour dernier enjolivement, le col de sa chemise etcelui de l’habit montaient si haut, que sa tête paraissaitenveloppée comme un bouquet dans un cornet de papier. Ajoutez a cesgrêles accessoires qui juraient entre eux sans produire d’ensemble,l’opposition burlesque des couleurs du pantalon jaune, du giletrouge, de l’habit cannelle, et l’on aura une image fidèle dusuprême bon ton auquel obéissaient les élégants au commencement duConsulat. Ce costume, tout à fait baroque, semblait avoir étéinventé pour servir d’épreuve à la grâce, et montrer qu’il n’y arien de si ridicule que la mode ne sache consacrer. Le cavalierparaissait avoir atteint l’âge de trente ans, mais il en avait àpeine vingt-deux&|160;; peut-être devait-il cette apparence soit àla débauche, soit aux périls de cette époque. Malgré cette toiletted’empirique, sa tournure accusait une certaine élégance de manièresà laquelle on reconnaissait un homme bien élevé. Lorsque lecapitaine se trouva près de la calèche, le muscadin parut devinerson dessein, et le favorisa en retardant le pas de soncheval&|160;; Merle, qui lui avait jeté un regard sardonique,rencontra un de ces visages impénétrables, accoutumés par lesvicissitudes de la Révolution à cacher toutes les émotions, mêmeles moindres. Au moment où le bout recourbé du vieux chapeautriangulaire et l’épaulette du capitaine furent aperçus par lesdames, une voix d’une angélique douceur lui demanda :

– Monsieur l’officier, auriez-vous la bonté de nous dire en quelendroit de la route nous nous trouvons&|160;?

Il existe un charme inexprimable dans une question faite par unevoyageuse inconnue, le moindre mot semble alors contenir toute uneaventure&|160;; mais si la femme sollicite quelque protection, ens’appuyant sur sa faiblesse et sur une certaine ignorance deschoses, chaque homme n’est-il pas légèrement enclin à bâtir unefable impossible où il se fait heureux&|160;? Aussi les mots de « Monsieur l’officier « , la forme polie de la demande, portèrent-ilsun trouble inconnu dans le cœur du capitaine. Il essaya d’examinerla voyageuse et fut singulièrement désappointé, car un voile jalouxlui en cachait les traits&|160;; à peine même put-il en voir lesyeux, qui, à travers la gaze, brillaient comme deux onyx frappéspar le soleil.

– Vous êtes maintenant à une lieue d’Alençon, madame.

– Alençon, déjà&|160;! Et la dame inconnue se rejeta, ou plutôtse laissa aller au fond de la voiture, sans plus rien répondre.

– Alençon, répéta l’autre femme en paraissant se réveiller. Vousallez revoir le pays.

Elle regarda le capitaine et se tut. Merle, trompé dans sonespérance de voir la belle inconnue, se mit à en examiner lacompagne. C’était une fille d’environ vingt-six ans, blonde, d’unejolie taille, et dont le teint avait cette fraîcheur de peau, cetéclat nourri qui distingue les femmes de Valognes, de Bayeux et desenvirons d’Alençon. Le regard de ses yeux bleus n’annonçait pasd’esprit, mais une certaine fermeté mêlée de tendresse. Elleportait une robe d’étoffe commune. Ses cheveux, relevés sous unpetit bonnet à la mode cauchoise, et sans aucune prétention,rendaient sa figure charmante de simplicité. Son attitude, sansavoir la noblesse convenue des salons, n’était pas dénuée de cettedignité naturelle à une jeune fille modeste qui pouvait contemplerle tableau de sa vie passée sans y trouver un seul sujet derepentir. D’un coup d’œil, Merle sut deviner en elle une de cesfleurs champêtres qui, transportée dans les serres parisiennes oùse concentrent tant de rayons flétrissants, n’avait rien perdu deses couleurs pures ni de sa rustique franchise. L’attitude naïve dela jeune fille et la modestie de son regard apprirent à Merlequ’elle ne voulait pas d’auditeur. En effet, quand il s’éloigna,les deux inconnues commencèrent à voix basse une conversation dontle murmure parvint à peine à son oreille.

– Vous êtes partie si précipitamment, dit la jeune campagnarde,que vous n’avez pas seulement pris le temps de vous habiller. Vousvoilà belle&|160;! Si nous allons plus loin qu’Alençon, il faudranécessairement y faire une autre toilette…

– Oh&|160;! oh&|160;! Francine, s’écria l’inconnue.

– Plaît-il&|160;?

– Voici la troisième tentative que tu fais pour apprendre leterme et la cause de ce voyage.

– Ai-je dit la moindre chose qui puisse me valoir cereproche…

– Oh&|160;! j’ai bien remarqué ton petit manège. De candide etsimple que tu étais, tu as pris un peu de ruse à mon école. Tucommences à avoir les interrogations en horreur. Tu as bien raison,mon enfant. De toutes les manières connues d’arracher un secret,c’est, à mon avis, la plus niaise.

– Eh&|160;! bien, reprit Francine, puisqu’on ne peut rien vouscacher, convenez-en, Marie&|160;? votre conduite n’exciterait-ellepas la curiosité d’un saint. Hier matin sans ressources,aujourd’hui les mains pleines d’or, on vous donne à Mortagne lamalle-poste pillée dont le conducteur a été tué, vous êtes protégéepar les troupes du gouvernement, et suivie par un homme que jeregarde comme votre mauvais génie…

– Qui, Corentin&|160;?&|160;… demanda la jeune inconnue enaccentuant ces deux mots par deux inflexions de voix pleines d’unmépris qui déborda même dans le geste par lequel elle montra lecavalier. Ecoute, Francine, reprit-elle, te souviens-tu dePalniote, ce singe que j’avais habitué à contrefaire Danton, et quinous amusait tant.

– Oui, mademoiselle.

– Eh&|160;! bien, en avais-tu peur&|160;?

– Il était enchaîné.

– Mais Corentin est muselé, mon enfant.

– Nous badinions avec Patriote pendant des heures entières, ditFrancine, je le sais, mais il finissait toujours par nous jouerquelque mauvais tour. À ces mots, Francine se rejeta vivement aufond de la voiture, près de sa maîtresse, lui prit les mains pourles caresser avec des manières câlines, en lui disant d’une voixaffectueuse : – Mais vous m’avez devinée, Marie, et vous ne merépondez pas. Comment, après ces tristesses qui m’ont fait tant demal, oh&|160;! bien du mal, pouvez-vous en vingt-quatre heuresdevenir d’une gaieté folle, comme lorsque vous parliez de voustuer. D’où vient ce changement. J’ai le droit de vous demander unpeu compte de votre âme. Elle est à moi avant d’être à qui que cesoit, car jamais vous ne serez mieux aimée que vous ne l’êtes parmoi. Parlez, mademoiselle.

– Eh bien&|160;! Francine, ne vois-tu pas autour de nous lesecret de ma gaieté. Regarde les houppes jaunies de ces arbreslointains&|160;? pas une ne se ressemble. À les contempler de loin,ne dirait-on pas une vieille tapisserie de château. Vois ces haiesderrière lesquelles il peut se rencontrer des Chouans à chaqueinstant. Quand je regarde ces ajoncs, il me semble apercevoir descanons de fusil. J’aime ce renaissant péril qui nous environne.Toutes les fois que la route prend un aspect sombre, je suppose quenous allons entendre des détonations, alors mon cœur bat, unesensation inconnue m’agite. Et ce n’est ni les tremblements de lapeur, ni les émotions du plaisir&|160;; non, c’est mieux, c’est lejeu de tout ce qui se meut en moi, c’est la vie. Quand je ne seraisjoyeuse que d’avoir un peu animé ma vie&|160;!

– Ah&|160;! vous ne me dites rien, cruelle. Sainte Vierge,ajouta Francine en levant les yeux au ciel avec douleur, à qui seconfessera-t-elle, si elle se tait avec moi&|160;?

– Francine, reprit l’inconnue d’un ton grave, je ne peux past’avouer mon entreprise. Cette fois-ci, c’est horrible.

– Pourquoi faire le mal en connaissance de cause&|160;?

– Que veux-tu, je me surprends à penser comme si j’avaiscinquante ans, et à agir comme si j’en avais encore quinze. Tu astoujours été ma raison, ma pauvre fille&|160;; mais dans cetteaffaire-ci, je dois étouffer ma conscience. Et, dit-elle après unepause, en laissant échapper un soupir, je n’y parviens pas. Or,comment veux-tu que j’aille encore mettre après moi un confesseuraussi rigide que toi&|160;? Et elle lui frappa doucement dans lamain.

– Hé&|160;! quand vous ai-je reproché vos actions&|160;? s’écriaFrancine. Le mal en vous a de la grâce. Oui, sainte Anne d’Auray,que je prie tant pour votre salut, vous absoudrait de tout. Enfinne suis-je pas à vos côtés sur cette route, sans savoir où vousallez&|160;? Et dans son effusion, elle lui baisa les mains.

– Mais, reprit Marie, tu peux m’abandonner, si taconscience…

– Allons, taisez-vous, madame, reprit Francine en faisant unepetite moue chagrine. Oh&|160;! ne me direz-vous pas…

– Rien, dit la jeune demoiselle d’une voix ferme. Seulementsache-le bien&|160;! je hais cette entreprise encore plus que celuidont la langue dorée me l’a expliquée. Je veux être franche, jet’avouerai que je ne me serais pas rendue à leurs désirs, si jen’avais entrevu dans cette ignoble farce un mélange de terreur etd’amour qui m’a tentée. Puis, je n’ai pas voulu m’en aller de cebas monde sans avoir essayé d’y cueillir les fleurs que j’enespère, dussé-je périr&|160;! Mais souviens-toi, pour l’honneur dema mémoire, que si j’avais été heureuse, l’aspect de leur groscouteau prêt à tomber sur ma tête ne m’aurait pas fait accepter unrôle dans cette tragédie, car c’est une tragédie. Maintenant,reprit-elle en laissant échapper un geste de dégoût, si elle étaitdécommandée, je me jetterais à l’instant dans la Sarthe&|160;; etce ne serait point un suicide, je n’ai pas encore vécu.

– Oh&|160;! sainte Vierge d’Auray, pardonnez-lui&|160;!

– De quoi t’effraies-tu&|160;? Les plates vicissitudes de la viedomestique n’excitent pas mes passions, tu le sais. Cela est malpour une femme&|160;; mais mon âme s’est fait une sensibilité plusélevée, pour supporter de plus fortes épreuves. J’aurais étépeut-être, comme toi, une douce créature. Pourquoi me suis-jeélevée au-dessus ou abaissée au-dessous de mon sexe&|160;?Ah&|160;! que la femme du général Bonaparte est heureuse. Tiens, jemourrai jeune, puisque j’en suis déjà venue à ne pas m’effrayerd’une partie de plaisir où il y a du sang à boire, comme disait cepauvre Danton. Mais oublie ce que je te dis&|160;; c’est la femmede cinquante ans qui a parlé. Dieu merci&|160;! la jeune fille dequinze ans va bientôt reparaître.

La jeune campagnarde frémit. Elle seule connaissait le caractèrebouillant et impétueux de sa maîtresse. Elle seule était initiéeaux mystères de cette âme riche d’exaltation, aux sentiments decette créature qui, jusque-là, avait vu passer la vie comme uneombre insaisissable, en voulant toujours la saisir. Après avoirsemé à pleines mains sans rien récolter, cette femme était restéevierge , mais irritée par une multitude de désirs trompés. Lasséed’une lutte sans adversaire, elle arrivait alors dans son désespoirà préférer le bien au mal quand il s’offrait comme une jouissance,le mal au bien quand il présentait quelque poésie, la misère à lamédiocrité comme quelque chose de plus grand, l’avenir sombre etinconnu de la mort à une vie pauvre d’espérances ou même desouffrances. Jamais tant de poudre ne s’était amassée pourl’étincelle, jamais tant de richesses à dévorer pour l’amour, enfinjamais aucune fille d’Eve n’avait été pétrie avec plus d’or dansson argile. Semblable à un ange terrestre, Francine veillait surcet être en qui elle adorait la perfection, croyant accomplir uncéleste message si elle le conservait au chœur des séraphins d’oùil semblait banni en expiation d’un péché d’orgueil.

– Voici le clocher d’Alençon, dit le cavalier en s’approchant dela voiture.

– Je le vois, répondit sèchement la jeune dame.

– Ah&|160;! bien, dit-il en s’éloignant avec les marques d’unesoumission servile malgré son désappointement.

– Allez, allez plus vite, dit la dame au postillon. Maintenantil n’y a rien à craindre. Allez au grand trot ou au galop, si vouspouvez. Ne sommes-nous pas sur le pavé d’Alençon.

En passant devant le commandant elle lui cria d’une voix douce:

– Nous nous retrouverons à l’auberge, commandant. Venez m’yvoir.

– C’est cela, répliqua le commandant. À l’auberge&|160;! Venezme voir&|160;! Comme ça vous parlerez à un chef dedemi-brigade…

Et il montrait du poing la voiture qui roulait rapidement sur laroute.

– Ne vous en plaignez pas, commandant, elle a votre grade degénéral dans sa manche, dit en riant Corentin qui essayait demettre son cheval au galop pour rejoindre la voiture.

– Ah&|160;! je ne me laisserai pas embêter par cesparoissiens-là, dit Hulot à ses deux amis en grognant. J’aimeraismieux jeter l’habit de général dans un fossé que de le gagner dansun lit. Que veulent-ils donc, ces canards-là&|160;? Ycomprenez-vous quelque chose, vous autres&|160;?

– Oh&|160;! oui, dit Merle, je sais que c’est la femme la plusbelle que j’aie jamais vue&|160;! je crois que vous entendez mal lamétaphore. C’est la femme du premier consul, peut-être&|160;?

– Bah&|160;! la femme du premier consul est vieille, et celle-ciest jeune, reprit Hulot. D’ailleurs, l’ordre que j’ai reçu duministre m’apprend qu’elle se nomme mademoiselle de Verneuil. C’estune ci-devant. Est-ce que je ne connais pas ça&|160;! Avant larévolution, elles faisaient toutes ce métier-là&|160;; on devenaitalors, en deux temps et six mouvements, chef de demi-brigade, il nes’agissait que de leur bien dire deux ou trois fois : Moncœur&|160;!

Pendant que chaque soldat ouvrait le compas, pour employerl’expression du commandant, la voiture horrible qui servait alorsde malle avait promptement atteint l’hôtel des Trois-Maures, situéau milieu de la grande rue d’Alençon. Le bruit de ferraille querendait cette informe voiture amena l’hôte sur le pas de la porte.C’était un hasard auquel personne dans Alençon ne devait s’attendreque la descente de la malle à l’auberge des Trois-Maures&|160;;mais l’affreux événement de Mortagne la fit suivre par tant demonde, que les deux voyageuses, pour se dérober à la curiositégénérale, entrèrent lestement dans la cuisine, inévitableantichambre des auberges dans tout l’Ouest&|160;; et l’hôte sedisposait à les suivre après avoir examiné la voiture, lorsque lepostillon l’arrêta par le bras.

– Attention, citoyen Brutus, dit-il, il y a escorte de Bleus.Comme il n’y a ni conducteur ni dépêches, c’est moi qui t’amène lescitoyennes, elles paieront sans doute comme de ci-devantprincesses, ainsi…

– Ainsi, nous boirons un verre de vin ensemble tout à l’heure,mon garçon, lui dit l’hôte.

Après avoir jeté un coup d’œil sur cette cuisine noircie par lafumée et sur une table ensanglantée par des viandes crues,mademoiselle de Verneuil se sauva dans la salle voisine avec lalégèreté d’un oiseau, car elle craignit l’aspect et l’odeur decette cuisine, autant que la curiosité d’un chef malpropre et d’unepetite femme grasse qui déjà l’examinaient avec attention.

– Comment allons-nous faire, ma femme&|160;? dit l’hôte. Quidiable pouvait croire que nous aurions tant de monde par le tempsqui court&|160;? Avant que je puisse lui servir un déjeunerconvenable, cette femme-là va s’impatienter. Ma foi, il me vientune bonne idée : puisque c’est des gens comme il faut, je vais leurproposer de se réunir à la personne que nous avons là-haut.Hein&|160;?

Quand l’hôte chercha la nouvelle arrivée, il ne vit plus queFrancine, à laquelle il dit à voix basse en l’emmenant au fond dela cuisine du côté de la cour pour l’éloigner de ceux qui pouvaientl’écouter : – Si ces dames désirent se faire servir à part, commeje n’en doute point, j’ai un repas très délicat tout préparé pourune dame et pour son fils. Ces voyageurs ne s’opposeront sans doutepas à partager leur déjeuner avec vous, ajouta-t-il d’un airmystérieux. C’est des personnes de condition.

À peine avait-il achevé sa dernière phrase, que l’hôte se sentitappliquer dans le dos un léger coup de manche de fouet, il seretourna brusquement, et vit derrière lui un petit homme trapu,sorti sans bruit d’un cabinet voisin, et dont l’apparition avaitglacé de terreur la grosse femme, le chef et son marmiton. L’hôtepâlit en retournant la tête. Le petit homme secoua ses cheveux quilui cachaient entièrement le front et les yeux, se dressa sur sespieds pour atteindre à l’oreille de l’hôte, et lui dit : – Voussavez ce que vaut une imprudence, une dénonciation, et de quellecouleur est la monnaie avec laquelle nous les payons. Nous sommesgénéreux.

Il joignit à ses paroles un geste qui en fut un épouvantablecommentaire. Quoique la vue de ce personnage fût dérobée à Francinepar la rotondité de l’hôte, elle saisit quelques mots des phrasesqu’il avait sourdement prononcées, et resta comme frappée par lafoudre en entendant les sons rauques d’une voix bretonne. Au milieude la terreur générale, elle s’élança vers le petit homme&|160;;mais celui-ci, qui semblait se mouvoir avec l’agilité d’un animalsauvage, sortait déjà par une porte latérale donnant sur la cour.Francine crut s’être trompée dans ses conjectures, car ellen’aperçut que la peau fauve et noire d’un ours de moyenne taille.Etonnée, elle courut à la fenêtre. À travers les vitres jaunies parla fumée, elle regarda l’inconnu qui gagnait l’écurie d’un pastraînant. Avant d’y entrer, il dirigea deux yeux noirs sur lepremier étage de l’auberge, et, de là, sur la malle, comme s’ilvoulait faire part à un ami de quelque importante observationrelative à cette voiture. Malgré les peaux de biques, et grâce à cemouvement qui lui permit de distinguer le visage de cet homme,Francine reconnut alors à son énorme fouet et à sa démarcherampante, quoique agile dans l’occasion, le Chouan surnomméMarche-à-terre&|160;; elle l’examina, mais indistinctement, àtravers l’obscurité de l’écurie où il se coucha dans la paille enprenant une position d’où il pouvait observer tout ce qui sepasserait dans l’auberge. Marche-à-terre était ramassé de tellesorte que, de loin comme de près, l’espion le plus rusé l’auraitfacilement pris pour un de ces gros chiens de routier, tapis enrond et qui dorment, la gueule placée sur leurs pattes. La conduitede Marche-à-terre prouvait à Francine que le Chouan ne l’avait pasreconnue. Or, dans les circonstances délicates où se trouvait samaîtresse, elle ne sut pas si elle devait s’en applaudir ou s’enchagriner. Mais le mystérieux rapport qui existait entrel’observation menaçante du Chouan et l’offre de l’hôte, assezcommune chez les aubergistes qui cherchent toujours à tirer deuxmoutures du sac, piqua sa curiosité&|160;; elle quitta la vitrecrasseuse d’où elle regardait la masse informe et noire qui, dansl’obscurité, lui indiquait la place occupée par Marche-à-terre, seretourna vers l’aubergiste, et le vit dans l’attitude d’un hommequi a fait un pas de clerc et ne sait comment s’y prendre pourrevenir en arrière. Le geste du Chouan avait pétrifié ce pauvrehomme. Personne, dans l’Ouest, n’ignorait les cruels raffinementsdes supplices par lesquels les Chasseurs du Roi punissaient lesgens soupçonnés seulement d’indiscrétion, aussi l’hôte croyait-ildéjà sentir leurs couteaux sur son cou. Le chef regardait avecterreur l’âtre du feu où souvent ils chauffaient les pieds de leursdénonciateurs. La grosse petite femme tenait un couteau de cuisined’une main, de l’autre une pomme de terre à moitié coupée, etcontemplait son mari d’un air hébété. Enfin le marmiton cherchaitle secret, inconnu pour lui, de cette silencieuse terreur. Lacuriosité de Francine s’anima naturellement à cette scène muette,dont l’acteur principal était vu par tous, quoique absent. La jeunefille fut flattée de la terrible puissance du Chouan, et encorequ’il n’entrât guère dans son humble caractère de faire des malicesde femme de chambre, elle était cette fois trop fortementintéressée à pénétrer ce mystère pour ne pas profiter de sesavantages.

– Eh&|160;! bien, mademoiselle accepte votre proposition,dit-elle gravement à l’hôte, qui fut comme réveillé en sursaut parces paroles.

– Laquelle&|160;? demanda-t-il avec une surprise réelle.

– Laquelle&|160;? demanda Corentin survenant.

– Laquelle&|160;? demanda mademoiselle de Verneuil.

– Laquelle&|160;? demanda un quatrième personnage qui setrouvait sur la dernière marche de l’escalier et qui sautalégèrement dans la cuisine.

– Eh bien&|160;! de déjeuner avec vos personnes de distinction,répondit Francine impatiente.

– De distinction, reprit d’une voix mordante et ironique lepersonnage arrivé par l’escalier. Ceci, mon cher, me semble unemauvaise plaisanterie d’auberge&|160;; mais si c’est cette jeunecitoyenne que tu veux nous donner pour convive, il faudrait êtrefou pour s’y refuser, brave homme, dit-il en regardant mademoisellede Verneuil. En l’absence de ma mère, j’accepte, ajouta-t-il enfrappant sur l’épaule de l’aubergiste stupéfait.

La gracieuse étourderie de la jeunesse déguisa la hauteurinsolente de ces paroles qui attira naturellement l’attention detous les acteurs de cette scène sur ce nouveau personnage. L’hôteprit alors la contenance de Pilate cherchant à se laver les mainsde la mort de Jésus-Christ, il rétrograda de deux pas vers sagrosse femme, et lui dit à l’oreille : – Tu es témoin que, s’ilarrive quelque malheur, ce ne sera pas ma faute. Mais au surplus,ajouta-t-il encore plus bas, va prévenir de tout ça monsieurMarche-à-terre.

Le voyageur, jeune homme de moyenne taille, portait un habitbleu et de grandes guêtres noires qui lui montaient au-dessus dugenou, sur une culotte de drap également bleu. Cet uniforme simpleet sans épaulettes appartenait aux élèves de l’Ecole polytechnique.D’un seul regard, mademoiselle de Verneuil sut distinguer sous cecostume sombre des formes élégantes et ce je ne sais quoi quiannoncent une noblesse native. Assez ordinaire au premier aspect,la figure du jeune homme se faisait bientôt remarquer par laconformation de quelques traits où se révélait une âme capable degrandes choses. Un teint bruni, des cheveux blonds et bouclés, desyeux bleus étincelants, un nez fin, des mouvements pleinsd’aisance&|160;; en lui, tout décelait et une vie dirigée par dessentiments élevés et l’habitude du commandement. Mais les signesles plus caractéristiques de son génie se trouvaient dans un mentonà la Bonaparte, et dans sa lèvre inférieure qui se joignait à lasupérieure en décrivant la courbe gracieuse de la feuille d’acanthesous le chapiteau corinthien. La nature avait mis dans ces deuxtraits d’irrésistibles enchantements. – Ce jeune homme estsingulièrement distingué pour un républicain, se dit mademoisellede Verneuil. Voir tout cela d’un clin d’œil, s’animer par l’enviede plaire, pencher mollement la tête de côté, sourire aveccoquetterie, lancer un de ces regards veloutés qui ranimeraient uncœur mort à l’amour&|160;; voiler ses longs yeux noirs sous delarges paupières dont les cils fournis et recourbés dessinèrent uneligne brune sur sa joue&|160;; chercher les sons les plus mélodieuxde sa voix pour donner un charme pénétrant à cette phrase banale : » – Nous vous sommes bien obligées, monsieur&|160;?  » tout cemanège n’employa pas le temps nécessaire à le décrire. Puismademoiselle de Verneuil, s’adressant à l’hôte, demanda sonappartement, vit l’escalier, et disparut avec Francine en laissantà l’étranger le soin de deviner si cette réponse contenait uneacceptation ou un refus.

– Quelle est cette femme-là&|160;? demanda lestement l’élève del’Ecole polytechnique à l’hôte immobile et de plus en plusstupéfait.

– C’est la citoyenne Verneuil, répondit aigrement Corentin entoisant le jeune homme avec jalousie, une ci-devant, qu’en veux-tufaire&|160;?

L’inconnu, qui fredonnait une chanson républicaine, leva la têteavec fierté vers Corentin. Les deux jeunes gens se regardèrentalors pendant un moment comme deux coqs prêts à se battre, et ceregard fit éclore la haine entre eux pour toujours. Autant l’œilbleu du militaire était franc, autant l’œil vert de Corentinannonçait de malice et de fausseté&|160;; l’un possédait nativementdes manières nobles, l’autre n’avait que des façonsinsinuantes&|160;; l’un s’élançait, l’autre se courbait&|160;; l’uncommandait le respect, l’autre cherchait à l’obtenir&|160;; l’undevait dire : Conquérons&|160;! l’autre : Partageons&|160;?

– Le citoyen du Gua-Saint-Cyr est-il ici&|160;? dit un paysan enentrant.

– Que lui veux-tu&|160;? répondit le jeune homme ens’avançant.

Le paysan salua profondément, et remit une lettre que le jeuneélève jeta dans le feu après l’avoir lue&|160;; pour toute réponse,il inclina la tête, et l’homme partit.

– Tu viens sans doute de Paris, citoyen&|160;? dit alorsCorentin en s’avançant vers l’étranger avec une certaine aisance demanières, avec un air souple et liant qui parurent êtreinsupportables au citoyen du Gua.

– Oui, répondit-il sèchement.

– Et tu es sans doute promu à quelque grade dansl’artillerie&|160;?

– Non, citoyen, dans la marine.

– Ah&|160;! tu te rends à Brest&|160;? demanda Corentin d’un toninsouciant.

Mais le jeune marin tourna lestement sur les talons de sessouliers sans vouloir répondre, et démentit bientôt les bellesespérances que sa figure avait fait concevoir à mademoiselle deVerneuil. Il s’occupa de son déjeuner avec une légèreté enfantine,questionna le chef et l’hôtesse sur leurs recettes, s’étonna deshabitudes de province en Parisien arraché à sa coque enchantée,manifesta des répugnances de petite-maîtresse, et montra enfind’autant moins de caractère que sa figure et ses manières enannonçaient davantage&|160;; Corentin sourit de pitié en lui voyantfaire la grimace quand il goûta le meilleur cidre de Normandie.

– Pouah&|160;! s’écria-t-il, comment pouvez-vous avaler cela,vous autres&|160;? Il y a là-dedans à boire et à manger. LaRépublique a bien raison de se défier d’une province où l’onvendange à coup de gaule et où l’on fusille sournoisement lesvoyageurs sur les routes. N’allez pas nous mettre sur la table unecarafe de cette médecine-là, mais de bon vin de Bordeaux blanc etrouge. Allez voir surtout s’il y a bon feu là-haut. Ces gens-làm’ont l’air d’être bien retardés en fait de civilisation. –Ah&|160;! reprit-il en soupirant, il n’y a qu’un Paris au monde, etc’est grand dommage qu’on ne puisse pas l’emmener en mer&|160;! –Comment, gâte-sauce, dit-il au chef, tu mets du vinaigre dans cettefricassée de poulet, quand tu as là des citrons… – Quant à vous,madame l’hôtesse, vous m’avez donné des draps si gros que je n’aipas fermé l’œil pendant cette nuit. Puis il se mit à jouer avec unegrosse canne en exécutant avec un soin puéril des évolutions dontle plus ou le moins de fini et d’habileté annonçaient le degré plusou moins honorable qu’un jeune homme occupait dans la classe desIncroyables.

– Et c’est avec des muscadins comme ça, dit confidentiellementCorentin à l’hôte en en épiant le visage, qu’on espère relever lamarine de la République&|160;?

– Cet homme-là, disait le jeune marin à l’oreille de l’hôtesse,est quelque espion de Fouché. Il a la police gravée sur la figure,et je jurerais que la tache qu’il conserve au menton est de la bouede Paris. Mais à bon chat, bon…

En ce moment une dame, vers laquelle le marin s’élança avec tousles signes d’un respect extérieur, entra dans la cuisine del’auberge.

– Ma chère maman, lui dit-il, arrivez donc. Je crois avoir, envotre absence, recruté des convives.

– Des convives, lui répondit-elle, quelle folie&|160;!

– C’est mademoiselle de Verneuil, reprit-il à voix basse.

– Elle a péri sur l’échafaud après l’affaire de Savenay, elleétait venue au Mans pour sauver son frère le prince de Loudon, luidit brusquement sa mère.

– Vous vous trompez, madame, reprit avec douceur Corentin enappuyant sur le mot madame, il y a deux demoiselles de Verneuil,les grandes maisons ont toujours plusieurs branches.

L’étrangère, surprise de cette familiarité, se recula dequelques pas comme pour examiner cet interlocuteur inattendu&|160;;elle arrêta sur lui ses yeux noirs pleins de cette vive sagacité sinaturelle aux femmes, et parut chercher dans quel intérêt il venaitaffirmer l’existence de mademoiselle de Verneuil. En même tempsCorentin, qui étudiait cette dame à la dérobée, la destitua de tousles plaisirs de la maternité pour lui accorder ceux del’amour&|160;; il refusa galamment le bonheur d’avoir un fils devingt ans à une femme dont la peau éblouissante, les sourcilsarqués, encore bien fournis, les cils peu dégarnis furent l’objetde son admiration, et dont les abondants cheveux noirs séparés endeux bandeaux sur le front, faisaient ressortir la jeunesse d’unetête spirituelle. Les faibles rides du front, loin d’annoncer lesannées, trahissaient des passions jeunes. Enfin, si les yeuxperçants étaient un peu voilés, on ne savait si cette altérationvenait de la fatigue du voyage ou de la trop fréquente expressiondu plaisir. Enfin Corentin remarqua que l’inconnue était enveloppéedans une mante d’étoffe anglaise, et que la forme de son chapeau,sans doute étrangère, n’appartenait à aucune des modes dites à lagrecque qui régissaient encore les toilettes parisiennes. Corentinétait un de ces êtres portés par leur caractère à toujourssoupçonner le mal plutôt que le bien, et il conçut à l’instant desdoutes sur le civisme des deux voyageurs. De son côté, la dame, quiavait aussi fait avec une égale rapidité ses observations sur lapersonne de Corentin, se tourna vers son fils avec un airsignificatif assez fidèlement traduit par ces mots : – Quel est cetoriginal-là&|160;? Est-il de notre bord&|160;? À cette mentaleinterrogation, le jeune marin répondit par une attitude, par unregard et par un geste de main qui disaient : – Je n’en sais, mafoi, rien, et il m’est encore plus suspect qu’à vous. Puis,laissant à sa mère le soin de deviner ce mystère, il se tourna versl’hôtesse, à laquelle il dit à l’oreille :

– Tâchez donc de savoir ce qu’est ce drôle-là, s’il accompagneeffectivement cette demoiselle et pourquoi.

– Ainsi, dit madame du Gua en regardant Corentin, tu es sûr,citoyen, que mademoiselle de Verneuil existe&|160;?

– Elle existe aussi certainement en chair et en os, madame, quele citoyen du Gua Saint-Cyr.

Cette réponse renfermait une profonde ironie dont le secretn’était connu que de la dame et toute autre qu’elle en aurait étédéconcertée. Son fils regarda tout à coup fixement Corentin quitirait froidement sa montre sans paraître se douter du trouble queproduisait sa réponse. La dame, inquiète et curieuse de savoirsur-le-champ si cette phrase couvrait une perfidie, ou si elleétait seulement l’effet du hasard, dit à Corentin de l’air le plusnaturel : – Mon Dieu&|160;! combien les routes sont peusûres&|160;! Nous avons été attaqués au-delà de Mortagne par lesChouans. Mon fils a manqué de rester sur la place, il a reçu deuxballes dans son chapeau en me défendant.

– Comment, madame, vous étiez dans le courrier que les brigandsont dévalisé malgré l’escorte, et qui vient de nous amener&|160;?Vous devez connaître alors la voiture&|160;! On m’a dit à monpassage à Mortagne, que les Chouans s’étaient trouvés au nombre dedeux mille à l’attaque de la malle et que tout le monde avait péri,même les voyageurs. Voilà comme on écrit l’histoire&|160;! Le tonmusard que prit Corentin et son air niais le firent en ce momentressembler à un habitué de la petite Provence qui reconnaîtraitavec douleur la fausseté d’une nouvelle politique. – Hélas&|160;!madame, continua-t-il, si l’on assassine les voyageurs si près deParis, jugez combien les routes de la Bretagne vont êtredangereuses. Ma foi, je vais retourner à Paris sans vouloir allerplus loin.

– Mademoiselle de Verneuil est-elle belle et jeune&|160;?demanda la dame frappée d’une idée soudaine et s’adressant àl’hôtesse.

En ce moment l’hôte interrompit cette conversation dontl’intérêt avait quelque chose de cruel pour ces trois personnages,en annonçant que le déjeuner était servi. Le jeune marin offrit lamain à sa mère avec une fausse familiarité qui confirma lessoupçons de Corentin, auquel il dit tout haut en se dirigeant versl’escalier : – Citoyen, si tu accompagnes la citoyenne Verneuil etqu’elle accepte la proposition de l’hôte, ne te gêne pas…

Quoique ces paroles fussent prononcées d’un ton leste et peuengageant, Corentin monta. Le jeune homme serra vivement la main dela dame, et quand ils furent séparés du Parisien par sept à huitmarches :

– Voilà, dit-il à voix basse, à quels dangers sans gloire nousexposent vos imprudentes entreprises. Si nous sommes découverts,comment pourrons-nous échapper&|160;? Et quel rôle me faites-vousjouer&|160;!

Tous trois arrivèrent dans une chambre assez vaste. Il nefallait pas avoir beaucoup cheminé dans l’Ouest pour reconnaîtreque l’aubergiste avait prodigué pour recevoir ses hôtes tous sestrésors et un luxe peu ordinaire. La table était soigneusementservie. La chaleur d’un grand feu avait chassé l’humidité del’appartement. Enfin, le linge, les sièges, la vaisselle, n’étaientpas trop malpropres. Aussi Corentin s’aperçut-il que l’aubergistes’était, pour nous servir d’une expression populaire, mis enquatre, afin de plaire aux étrangers. – Donc, se dit-il, ces gensne sont pas ce qu’ils veulent paraître. Ce petit jeune homme estrusé&|160;; je le prenais pour un sot, mais maintenant je le croisaussi fin que je puis l’être moi-même.

Le jeune marin, sa mère et Corentin attendirent mademoiselle deVerneuil que l’hôte alla prévenir. Mais la belle voyageuse ne parutpas. L’élève de l’Ecole polytechnique se douta bien qu’elle devaitfaire des difficultés, il sortit en fredonnant Veillons au salut del’empire et se dirigea vers la chambre de mademoiselle de Verneuil,dominé par un piquant désir de vaincre ses scrupules et de l’ameneravec lui. Peut-être voulait-il résoudre les doutes qui l’agitaient,ou peut-être essayer sur cette inconnue le pouvoir que tout homme ala prétention d’exercer sur une jolie femme.

– Si c’est là un républicain, se dit Corentin en le voyantsortir, je veux être pendu&|160;! Il a dans les épaules lemouvement des gens de cour. Et si c’est là sa mère, se dit-ilencore en regardant madame du Gua, je suis le pape&|160;! Je tiensdes Chouans. Assurons-nous de leur qualité&|160;?

La porte s’ouvrit bientôt, et le jeune marin parut en tenant parla main mademoiselle de Verneuil, qu’il conduisit à table avec unesuffisance pleine de courtoisie. L’heure qui venait de s’écoulern’avait pas été perdue pour le diable. Aidée par Francine,mademoiselle de Verneuil s’était armée d’une toilette de voyageplus redoutable peut-être que ne l’est une parure de bal. Sasimplicité avait cet attrait qui procède de l’art avec lequel unefemme, assez belle pour se passer d’ornements, sait réduire latoilette à n’être plus qu’un agrément secondaire. Elle portait unerobe verte dont la jolie coupe, dont le spencer orné debrandebourgs dessinaient ses formes avec une affectation peuconvenable à une jeune fille, et laissaient voir sa taille souple,son corsage élégant et ses gracieux mouvements. Elle entra ensouriant avec cette aménité naturelle aux femmes qui peuventmontrer, dans une bouche rose, des dents bien rangées aussitransparentes que la porcelaine, et sur leurs joues, deux fossettesaussi fraîches que celles d’un enfant. Ayant quitté la capote quil’avait d’abord presque dérobée aux regards du jeune marin, elleput employer aisément les mille petits artifices, si naïfs enapparence, par lesquels une femme fait ressortir et admirer toutesles beautés de son visage et les grâces de sa tête. Un certainaccord entre ses manières et sa toilette la rajeunissait si bienque madame du Gua se crut libérale en lui donnant vingt ans. Lacoquetterie de cette toilette, évidemment faite pour plaire, devaitinspirer de l’espoir au jeune homme&|160;; mais mademoiselle deVerneuil le salua par une molle inclinaison de tête sans leregarder, et parut l’abandonner avec une folâtre insouciance qui ledéconcerta. Cette réserve n’annonçait aux yeux des étrangers niprécaution ni coquetterie, mais une indifférence naturelle oufeinte. L’expression candide que la voyageuse sut donner à sonvisage le rendit impénétrable. Elle ne laissa paraître aucunepréméditation de triomphe et sembla douée de ces jolies petitesmanières qui séduisent, et qui avaient dupé déjà l’amour-propre dujeune marin. Aussi l’inconnu regagna-t-il sa place avec une sortede dépit.

Mademoiselle de Verneuil prit Francine par la main, ets’adressant à madame du Gua : – Madame, lui dit-elle d’une voixcaressante, auriez-vous la bonté de permettre que cette fille, enqui je vois plutôt une amie qu’une servante, dîne avec nous&|160;?Dans ces temps d’orage, le dévouement ne peut se payer que par lecœur, et d’ailleurs, n’est-ce pas tout ce qui nous reste&|160;?

Madame du Gua répondit à cette dernière phrase, prononcée à voixbasse, par une demi-révérence un peu cérémonieuse, qui révélait sondésappointement de rencontrer une femme si jolie. Puis se penchantà l’oreille de son fils : – Oh&|160;! temps d’orage, dévouement,madame, et la servante&|160;! dit-elle, ce ne doit pas êtremademoiselle de Verneuil, mais une fille envoyée par Fouché.

Les convives allaient s’asseoir, lorsque mademoiselle deVerneuil aperçut Corentin, qui continuait de soumettre à une sévèreanalyse les deux inconnus, assez inquiets de ses regards.

– Citoyen, lui dit-elle, tu es sans doute trop bien élevé poursuivre ainsi mes pas. En envoyant mes parents à l’échafaud, laRépublique n’a pas eu la magnanimité de me donner de tuteur. Si,par une galanterie chevaleresque, inouïe, tu m’as accompagnéemalgré moi (et là elle laissa échapper un soupir), je suis décidéeà ne pas souffrir que les soins protecteurs dont tu es si prodigueaillent jusqu’à te causer de la gêne. Je suis en sûreté ici, tupeux m’y laisser.

Elle lui lança un regard fixe et méprisant. Elle fut comprise,Corentin réprima un sourire qui fronçait presque les coins de seslèvres rusées, et la salua d’une manière respectueuse.

– Citoyenne, dit-il, je me ferai toujours un honneur de t’obéir.La beauté est la seule reine qu’un vrai républicain puissevolontiers servir.

En le voyant partir, les yeux de mademoiselle de Verneuilbrillèrent d’une joie si naïve, elle regarda Francine avec unsourire d’intelligence empreint de tant de bonheur, que madame duGua, devenue prudente en devenant jalouse, se sentit disposée àabandonner les soupçons que la parfaite beauté de mademoiselle deVerneuil venait de lui faire concevoir.

– C’est peut-être mademoiselle de Verneuil, dit-elle à l’oreillede son fils.

– Et l’escorte&|160;? lui répondit le jeune homme, que le dépitrendait sage. Est-elle prisonnière ou protégée, amie ou ennemie dugouvernement&|160;?

Madame du Gua cligna des veux comme pour dire qu’elle sauraitbien éclaircir ce mystère. Cependant le départ de Corentin semblatempérer la défiance du marin, dont la figure perdit son expressionsévère, et il jeta sur mademoiselle de Verneuil des regards où serévélait un amour immodéré des femmes et non la respectueuse ardeurd’une passion naissante. La jeune fille n’en devint que pluscirconspecte et réserva ses paroles affectueuses pour madame duGua. Le jeune homme, se fâchant à lui tout seul, essaya, dans sonamer dépit, de jouer aussi l’insensibilité. Mademoiselle deVerneuil ne parut pas s’apercevoir de ce manège, et se montrasimple sans timidité, réservée sans pruderie. Cette rencontre depersonnes qui ne paraissaient pas destinées à se lier, n’éveilladonc aucune sympathie bien vive. Il y eut même un embarrasvulgaire, une gêne qui détruisirent tout le plaisir quemademoiselle de Verneuil et le jeune marin s’étaient promis unmoment auparavant. Mais les femmes ont entre elles un si admirabletact des convenances, des liens si intimes ou de si vifs désirsd’émotions, qu’elles savent toujours rompre la glace dans cesoccasions. Tout à coup, comme si les deux belles convives eussenteu la même pensée, elles se mirent à plaisanter innocemment leurunique cavalier, et rivalisèrent à son égard de moqueries,d’attentions et de soins&|160;; cette unanimité d’esprit leslaissait libres. Un regard ou un mot qui, échappés dans la gêne,ont de la valeur, devenaient alors insignifiants. Bref, au boutd’une demi-heure, ces deux femmes, déjà secrètement ennemies,parurent être les meilleures amies du monde. Le jeune marin sesurprit alors à en vouloir autant à mademoiselle de Verneuil de saliberté d’esprit que de sa réserve. Il était tellement contrarié,qu’il regrettait avec une sourde colère d’avoir partagé sondéjeuner avec elle.

– Madame, dit mademoiselle de Verneuil à madame du Gua, monsieurvotre fils est-il toujours aussi triste qu’en ce moment&|160;?

– Mademoiselle, répondit-il, je me demandais à quoi sert unbonheur qui va s’enfuir. Le secret de ma tristesse est dans lavivacité de mon plaisir.

– Voilà des madrigaux, reprit-elle en riant, qui sentent plus laCour que l’Ecole polytechnique.

– Il n’a fait qu’exprimer une pensée bien naturelle,mademoiselle, dit madame du Gua, qui avait ses raisons pourapprivoiser l’inconnue.

– Allons, riez donc, reprit mademoiselle de Verneuil en souriantau jeune homme. Comment êtes-vous donc quand vous pleurez, si cequ’il vous plaît d’appeler un bonheur vous attristeainsi&|160;?

Ce sourire, accompagné d’un regard agressif qui détruisitl’harmonie de ce masque de candeur, rendit un peu d’espoir aumarin. Mais inspirée par sa nature qui entraîne la femme à toujoursfaire trop ou trop peu, tantôt mademoiselle de Verneuil semblaits’emparer de ce jeune homme par un coup d’œil où brillaient lesfécondes promesses de l’amour&|160;; puis, tantôt elle opposait àses galantes expressions une modestie froide et sévère&|160;;vulgaire manège sous lequel les femmes cachent leurs véritablesémotions. Un moment, un seul, où chacun d’eux crut trouver chezl’autre des paupières baissées, ils se communiquèrent leursvéritables pensées&|160;; mais ils furent aussi prompts à voilerleurs regards qu’ils l’avaient été à confondre cette lumière quibouleversa leurs cœurs en les éclairant. Honteux de s’être dit tantde choses en un seul coup d’œil, ils n’osèrent plus se regarder.Mademoiselle de Verneuil, jalouse de détromper l’inconnu, serenferma dans une froide politesse, et parut même attendre la findu repas avec impatience.

– Mademoiselle, vous avez dû bien souffrir en prison&|160;? luidemanda madame du Gua.

– Hélas&|160;! madame, il me semble que je n’ai pas cessé d’yêtre.

– Votre escorte est-elle destinée à vous protéger, mademoiselle,ou à vous surveiller&|160;? Êtes-vous précieuse ou suspecte à laRépublique&|160;?

Mademoiselle de Verneuil comprit instinctivement qu’elleinspirait peu d’intérêt à madame du Gua, et s’effaroucha de cettequestion.

– Madame, répondit-elle, je ne sais pas bien précisément quelleest en ce moment la nature de mes relations avec la République.

– Vous la faites peut-être trembler&|160;? dit le jeune hommeavec un peu d’ironie.

– Pourquoi ne pas respecter les secrets de mademoiselle&|160;?reprit madame du Gua.

– Oh&|160;! madame, les secrets d’une jeune personne qui neconnaît encore de la vie que ses malheurs, ne sont pas biencurieux.

– Mais, répondit madame du Gua pour continuer une conversationqui pouvait lui apprendre ce qu’elle voulait savoir, le premierconsul paraît avoir des intentions parfaites. Ne va-t-il pas,dit-on, arrêter l’effet des lois contre les émigrés&|160;?

– C’est vrai, madame, dit-elle avec trop de vivacitépeut-être&|160;; mais alors pourquoi soulevons-nous la Vendée et laBretagne&|160;? pourquoi donc incendier la France&|160;?&|160;…

Ce cri généreux, par lequel elle semblait se faire un reproche àelle-même, causa un tressaillement au marin. Il regarda fortattentivement mademoiselle de Verneuil, mais il ne put découvrirsur sa figure ni haine ni amour. Cette peau dont le colorisattestait la finesse était impénétrable. Une curiosité invinciblel’attacha soudain à cette singulière créature vers laquelle ilétait attiré déjà par de violents désirs.

– Mais, dit-elle en continuant après une pause, madame,allez-vous à Mayenne&|160;?

– Oui, mademoiselle, répondit le jeune homme d’un airinterrogateur.

– Eh&|160;! bien, madame, continua mademoiselle de Verneuil,puisque monsieur votre fils sert la République… Elle prononça cesparoles d’un air indifférent en apparence, mais elle jeta sur lesdeux inconnus un de ces regards furtifs qui n’appartiennent qu’auxfemmes et aux diplomates. – Vous devez redouter les Chouans&|160;?reprit-elle, une escorte n’est pas à dédaigner. Nous sommes devenuspresque compagnons de voyage, venez avec nous jusqu’à Mayenne.

Le fils et la mère hésitèrent et parurent se consulter.

– Je ne sais, mademoiselle, répondit le jeune homme, s’il estbien prudent de vous avouer que des intérêts d’une haute importanceexigent pour cette nuit notre présence aux environs de Fougères, etque nous n’avons pas encore trouvé de moyens de transport&|160;;mais les femmes sont si naturellement généreuses que j’aurais hontede ne pas me confier à vous. Néanmoins, ajouta-t-il, avant de nousremettre entre vos mains, au moins devons-nous savoir si nouspourrons en sortir sains et saufs. Êtes-vous la reine ou l’esclavede votre escorte républicaine&|160;? excusez la franchise d’unjeune marin, mais je ne vois dans votre situation rien de biennaturel…

– Nous vivons dans un temps, monsieur, où rien de ce qui sepasse n’est naturel. Ainsi vous pouvez accepter sans scrupule,croyez-le bien. Et surtout, ajouta-t-elle en appuyant sur sesparoles, vous n’avez à craindre aucune trahison dans une offrefaite avec simplicité par une personne qui n’épouse point leshaines politiques.

– Le voyage ainsi fait ne sera pas sans danger, reprit-il enmettant dans son regard une finesse qui donnait de l’esprit à cettevulgaire réponse.

– Que craignez-vous donc encore, demanda-t-elle avec un souriremoqueur, je ne vois de périls pour personne.

La femme qui parle ainsi est-elle la même dont le regardpartageait mes désirs, se disait le jeune homme. Quel accent&|160;!Elle me tend quelque piège.

En ce moment, le cri clair et perçant d’une chouette quisemblait perchée sur le sommet de la cheminée, vibra comme unsombre avis.

– Qu’est ceci&|160;? dit mademoiselle de Verneuil. Notre voyagene commencera pas sous d’heureux présages. Mais comment setrouve-t-il ici des chouettes qui chantent en plein jour&|160;?demanda-t-elle en faisant un geste de surprise.

– Cela peut arriver quelquefois, dit le jeune homme froidement.– Mademoiselle, reprit-il, nous vous porterions peut-être malheur.N’est-ce pas là votre pensée&|160;? Ne voyageons donc pasensemble.

Ces paroles furent dites avec un calme et une réserve quisurprirent mademoiselle de Verneuil.

– Monsieur, dit-elle avec une impertinence tout aristocratique,je suis loin de vouloir vous contraindre. Gardons le peu de libertéque nous laisse la République. Si madame était seule,j’insisterais…

Les pas pesants d’un militaire retentirent dans le corridor, etle commandant Hulot montra bientôt une mine renfrognée :

– Venez ici, mon colonel, dit en souriant mademoiselle deVerneuil qui lui indiqua de la main une chaise auprès d’elle. –Occupons-nous, puisqu’il le faut, des affaires de l’Etat. Mais riezdonc&|160;? Qu’avez-vous&|160;? Y a-t-il des Chouans ici&|160;?

Le commandant était resté béant à l’aspect du jeune inconnuqu’il contemplait avec une singulière attention.

– Ma mère, désirez-vous encore du lièvre&|160;? Mademoiselle,vous ne mangez pas, disait à Francine le marin en s’occupant desconvives.

Mais la surprise de Hulot et l’attention de mademoiselle deVerneuil avaient quelque chose de cruellement sérieux qu’il étaitdangereux de méconnaître.

– Qu’as-tu donc, commandant, est-ce que tu me connaîtrais&|160;?reprit brusquement le jeune homme.

– Peut-être, répondit le républicain.

– En effet, je crois t’avoir vu venir à l’Ecole.

– Je ne suis jamais allé à l’école, répliqua brusquement lecommandant.

– Et de quelle école sors-tu donc, toi&|160;?

– De l’Ecole polytechnique.

– Ah&|160;! ah&|160;! oui, de cette caserne où l’on veut fairedes militaires dans des dortoirs, répondit le commandant dontl’aversion était insurmontable pour les officiers sortis de cettesavante pépinière. Mais dans quel corps sers-tu&|160;?

– Dans la marine.

– Ah&|160;! dit Hulot en riant avec malice. Connais-tu beaucoupd’élèves de cette Ecole-là dans la marine. – Il n’en sort,reprit-il d’un accent grave, que des officiers d’artillerie et dugénie.

Le jeune homme ne se déconcerta pas. J’ai fait exception à causedu nom que je porte, répondit-il. Nous avons tous été marins dansnotre famille.

– Ah&|160;! reprit Hulot, quel est donc ton nom de famille,citoyen&|160;?

– Du Gua Saint-Cyr.

– Tu n’as donc pas été assassiné à Mortagne&|160;?

– Ah&|160;! il s’en est de bien peu fallu, dit vivement madamedu Gua, mon fils a reçu deux balles…

– Et as-tu des papiers&|160;? dit Hulot sans écouter lamère.

– Est-ce que vous voulez les lire, demanda impertinemment lejeune marin dont l’œil bleu plein de malice étudiaitalternativement la sombre figure du commandant et celle demademoiselle de Verneuil.

– Un blanc-bec comme toi voudrait-il m’embêter, parhasard&|160;? Allons, donne-moi tes papiers, ou sinon, enroute&|160;!

– La, la, mon brave, je ne suis pas un serin. Ai-je donc besoinde te répondre&|160;! Qui es-tu&|160;?

– Le commandant du département, reprit Hulot.

– Oh&|160;! alors mon cas peut devenir très grave, je seraispris les armes à la main. Et il tendit un verre de vin de Bordeauxau commandant.

– Je n’ai pas soif, répondit Hulot. Allons, voyons, tespapiers.

En ce moment, un bruit d’armes et les pas de quelques soldatsayant retenti dans la rue, Hulot s’approcha de la fenêtre et pritun air satisfait qui fit trembler mademoiselle de Verneuil. Cesigne d’intérêt réchauffa le jeune homme, dont la figure étaitdevenue froide et fière. Après avoir fouillé dans la poche de sonhabite il tira d’un élégant portefeuille et offrit au commandantdes papiers que Hulot se mit à lire lentement, en comparant lesignalement du passeport avec le visage du voyageur suspect.Pendant cet examen, le cri de la chouette recommença&|160;; maiscette fois il ne fut pas difficile d’y distinguer l’accent et lesjeux d’une voix humaine. Le commandant rendit alors au jeune hommeles papiers d’un air moqueur.

– Tout cela est bel et bon, lui dit-il, mais il faut me suivreau District. Je n’aime pas la musique, moi&|160;!

– Pourquoi l’emmenez-vous au District&|160;? demandamademoiselle de Verneuil d’une voix altérée.

– Ma petite fille, répondit le commandant en faisant sa grimacehabituelle, cela ne vous regarde pas.

Irritée du ton, de l’expression du vieux militaire, et plusencore de cette espèce d’humiliation subie devant un homme à quielle plaisait, mademoiselle de Verneuil se leva, quitta tout à coupl’attitude de candeur et de modestie dans laquelle elle s’étaittenue jusqu’alors, son teint s’anima, et ses yeux brillèrent.

– Dites-moi, ce jeune homme a-t-il satisfait à tout ce qu’exigela loi&|160;? s’écria-t-elle doucement, mais avec une sorte detremblement dans la voix.

– Oui, en apparence, répondit ironiquement Hulot.

– Eh&|160;! bien, j’entends que vous le laissiez tranquille enapparence, reprit-elle. Avez-vous peur qu’il ne vous échappe&|160;?vous allez l’escorter avec moi jusqu’à Mayenne, il sera dans lamalle avec madame sa mère. Pas d’observation, je le veux. – Ehbien&|160;! quoi&|160;?&|160;… reprit-elle en voyant Hulot qui sepermit de faire sa petite grimace, le trouvez-vous encoresuspect&|160;?

– Mais un peu, je pense.

– Que voulez-vous donc en faire&|160;?

– Rien, si ce n’est de lui rafraîchir la tête avec un peu deplomb. C’est un étourdi, reprit le commandant avec ironie.

– Plaisantez-vous, colonel&|160;? s’écria mademoiselle deVerneuil.

– Allons, camarade, dit le commandant en faisant un signe detête au marin. Allons, dépêchons&|160;!

À cette impertinence de Hulot, mademoiselle de Verneuil devintcalme et sourit.

– N’avancez pas, dit-elle au jeune homme qu’elle protégea par ungeste plein de dignité.

– Oh&|160;! la belle tête, dit le marin à l’oreille de sa mère,qui fronça les sourcils.

Le dépit et mille sentiments irrités mais combattus déployaientalors des beautés nouvelles sur le visage de la Parisienne.Francine, madame du Gua, son fils, s’étaient levés tous.Mademoiselle de Verneuil se plaça vivement entre eux et lecommandant qui souriait, et défit lestement deux brandebourgs deson spencer. Puis, agissant par suite de cet aveuglement dont lesfemmes sont saisies lorsqu’on attaque fortement leur amour-propre,mais flattée ou impatiente aussi d’exercer son pouvoir comme unenfant peut l’être d’essayer le nouveau jouet qu’on lui a donné,elle présenta vivement au commandant une lettre ouverte.

– Lisez, lui dit-elle avec un sourire sardonique.

Elle se retourna vers le jeune homme, à qui, dans l’ivresse dutriomphe, elle lança un regard où la malice se mêlait à uneexpression amoureuse. Chez tous deux, les frontss’éclaircirent&|160;; la joie colora leurs figures agitées, etmille pensées contradictoires s’élevèrent dans leurs âmes. Par unseul regard, madame du Gua parut attribuer bien plus à l’amour qu’àla charité la générosité de mademoiselle de Verneuil, et certeselle avait raison. La jolie voyageuse rougit d’abord et baissamodestement les paupières en devinant tout ce que disait ce regardde femme. Devant cette menaçante accusation, elle releva fièrementla tête et défia tous les yeux. Le commandant, pétrifié, renditcette lettre contre-signée des ministres, et qui enjoignait àtoutes les autorités d’obéir aux ordres de cette mystérieusepersonne&|160;; mais, il tira son épée du fourreau, la prit, lacassa sur son genou, et jeta les morceaux.

– Mademoiselle, vous savez probablement bien ce que vous avez àfaire&|160;; mais un républicain a ses idées et sa fierté, dit-il.Je ne sais pas servir là où les belles filles commandent&|160;; lepremier Consul aura, dès ce soir, ma démission, et d’autres queHulot vous obéiront. Là où je ne comprends plus, je m’arrête&|160;;surtout, quand je suis tenu de comprendre.

Il y eut un moment de silence&|160;; mais il fut bientôt rompupar la jeune Parisienne qui marcha au commandant, lui tendit lamain et lui dit : – Colonel, quoique votre barbe soit un peulongue, vous pouvez m’embrasser, vous êtes un homme.

– Et je m’en flatte, mademoiselle, répondit-il en déposant assezgauchement un baiser sur la main de cette singulière fille. – Quantà toi, camarade, ajouta-t-il en menaçant du doigt le jeune homme,tu en reviens d’une belle&|160;!

– Mon commandant, reprit en riant l’inconnu, il est temps que laplaisanterie finisse, et si tu le veux, je vais te suivre auDistrict.

– Y viendras-tu avec ton siffleur invisible, Marche-à-terre…

– Qui, Marche-à-terre&|160;? demanda le marin avec tous lessignes de la surprise la plus vraie.

– N’a-t-on pas sifflé tout à l’heure&|160;?

– Eh&|160;! bien, reprit l’étranger, qu’a de commun cesifflement et moi, je te le demande. J’ai cru que les soldats quetu avais commandés, pour m’arrêter sans doute, te prévenaient ainside leur arrivée.

– Vraiment, tu as cru cela&|160;!

– Eh&|160;! mon Dieu, oui. Mais bois donc ton verre de vin deBordeaux, il est délicieux.

Surpris de l’étonnement naturel du marin, de l’incroyablelégèreté de ses manières, de la jeunesse de sa figure, querendaient presque enfantine les boucles de ses cheveux blondssoigneusement frisés, le commandant flottait entre mille soupçons.Il remarqua madame du Gua qui essayait de surprendre le secret desregards que son fils jetait à mademoiselle de Verneuil, et luidemanda brusquement : – Votre âge, citoyenne&|160;?

– Hélas&|160;! monsieur l’officier, les lois de notre Républiquedeviennent bien cruelles&|160;! j’ai trente-huit ans.

– Quand on devrait me fusiller, je n’en croirais rien encore.Marche-à-terre est ici, il a sifflé, vous êtes des Chouansdéguisés. Tonnerre de Dieu, je vais faire entièrement cerner etfouiller l’auberge.

En ce moment, un sifflement irrégulier, assez semblable à ceuxqu’on avait entendus, et qui partait de la cour de l’auberge, coupala parole au commandant&|160;; il se précipita fort heureusementdans le corridor, et n’aperçut point la pâleur que ses parolesavaient répandue sur la figure de madame du Gua. Hulot vit, dans lesiffleur, un postillon qui attelait ses chevaux à la malle&|160;;il déposa ses soupçons, tant il lui sembla ridicule que des Chouansse hasardassent au milieu d’Alençon, et il revint confus.

– Je lui pardonne, mais plus tard il paiera cher le moment qu’ilnous fait passer ici, dit gravement la mère à l’oreille de son filsau moment où Hulot rentrait dans la chambre.

Le brave officier offrait sur sa figure embarrassée l’expressionde la lutte que la sévérité de ses devoirs livrait dans son cœur àsa bonté naturelle. Il conserva son air bourru, peut-être parcequ’il croyait alors s’être trompé&|160;; mais il prit le verre devin de Bordeaux et dit : – Camarade, excuse-moi, mais ton Ecoleenvoie à l’armée des officiers si jeunes…

– Les brigands en ont donc de plus jeunes encore&|160;? demandaen riant le prétendu marin.

– Pour qui preniez-vous donc mon fils&|160;? reprit madame duGua.

– Pour le Gars, le chef envoyé aux Chouans et aux Vendéens parle cabinet de Londres, et qu’on nomme le marquis de Montauran.

Le commandant épia encore attentivement la figure de ces deuxpersonnages suspects, qui se regardèrent avec cette singulièreexpression de physionomie que prennent successivement deuxignorants présomptueux et qu’on peut traduire par ce dialogue : –Connais-tu cela&|160;? – Non. Et toi&|160;? – Connais pas, du tout.– Qu’est-ce qu’il nous dit donc là&|160;? – Il rêve. Puis le rireinsultant et goguenard de la sottise quand elle croittriompher.

La subite altération des manières et la torpeur de Marie deVerneuil, en entendant prononcer le nom du général royaliste, nefurent sensibles que pour Francine, la seule à qui fussent connuesles imperceptibles nuances de cette jeune figure. Tout à fait misen déroute, le commandant ramassa les deux morceaux de son épée,regarda mademoiselle de Verneuil, dont la chaleureuse expressionavait trouvé le secret d’émouvoir son cœur, et lui dit : – Quant àvous, mademoiselle, je ne m’en dédis pas, et demain, les tronçonsde mon épée parviendront à Bonaparte, à moins que…

– Eh&|160;! que me fait Bonaparte, votre République, lesChouans, le Roi et le Gars&|160;! s’écria-t-elle en réprimant assezmal un emportement de mauvais goût.

Des caprices inconnus ou la passion donnèrent à cette figure descouleurs étincelantes, et l’on vit que le monde entier ne devaitplus être rien pour cette jeune fille du moment où elle ydistinguait une créature&|160;; mais tout à coup elle rentra dansun calme forcé en se voyant, comme un acteur sublime, l’objet desregards de tous les spectateurs. Le commandant se leva brusquement.Inquiète et agitée, mademoiselle de Verneuil le suivit, l’arrêtadans le corridor, et lui demanda d’un ton solennel : – Vous aviezdonc de bien fortes raisons de soupçonner ce jeune homme d’être leGars&|160;?

– Tonnerre de Dieu, mademoiselle, le fantassin qui vousaccompagne est venu me prévenir que les voyageurs et le courrieravaient été assassinés par les Chouans, ce que je savais&|160;;mais ce que je ne savais pas, c’était les noms des voyageurs morts,et ils s’appelaient du Gua Saint-Cyr&|160;!

– Oh&|160;! s’il y a du Corentin là-dedans, je ne m’étonne plusde rien, s’écria-t-elle avec un mouvement de dégoût.

Le commandant s’éloigna, sans oser regarder mademoiselle deVerneuil dont la dangereuse beauté lui troublait déjà le cœur.

– Si j’étais resté deux minutes de plus, j’aurais fait lasottise de reprendre mon épée pour l’escorter, se disait-il endescendant l’escalier.

En voyant le jeune homme les yeux attachés sur la porte par oùmademoiselle de Verneuil était sortie, madame du Gua lui dit àl’oreille : – Toujours le même&|160;! Vous ne périrez que par lafemme. Une poupée vous fait tout oublier. Pourquoi donc avez-voussouffert qu’elle déjeunât avec nous. Qu’est-ce qu’une demoiselle deVerneuil qui accepte le déjeuner de gens inconnus, que les Bleusescortent, et qui les désarme avec une lettre mise en réserve commeun billet doux, dans son spencer&|160;? C’est une de ces mauvaisescréatures à l’aide desquelles Fouché veut s’emparer de vous, et lalettre qu’elle a montrée est donnée pour requérir les Bleus contrevous.

– Eh&|160;! madame, répondit le jeune homme d’un ton aigre quiperça le cœur de la dame et la fit pâlir, sa générosité démentvotre supposition. Souvenez-vous bien que l’intérêt seul du Roinous rassemble. Après avoir eu Charette à vos pieds, l’univers neserait-il donc pas vide pour vous&|160;? Ne vivriez-vous déjà pluspour le venger&|160;?

La dame resta pensive et debout comme un homme qui, du rivage,contemple le naufrage de ses trésors, et n’en convoite que plusardemment sa fortune perdue. Mademoiselle de Verneuil rentra, lejeune marin échangea avec elle un sourire et un regard empreint dedouce moquerie. Quelque incertain que parût l’avenir, quelqueéphémère que fût leur union, les prophéties de cet espoir n’enétaient que plus caressantes. Quoique rapide, ce regard ne putéchapper à l’œil sagace de madame du Gua, qui le comprit :aussitôt, son front se contracta légèrement, et sa physionomie neput entièrement cacher de jalouses pensées. Francine observaitcette femme&|160;; elle en vit les yeux briller, les jouess’animer&|160;; elle crut apercevoir un esprit infernal animer cevisage en proie à quelque révolution terrible&|160;; mais l’éclairn’est pas plus vif, ni la mort plus prompte que ne le fut cetteexpression passagère&|160;; madame du Gua reprit son air enjoué,avec un tel aplomb que Francine crut avoir rêvé. Néanmoins, enreconnaissant chez cette femme une violence au moins égale à cellede mademoiselle de Verneuil, elle frémit en prévoyant les terribleschocs qui devaient survenir entre deux esprits de cette trempe, etfrissonna quand elle vit mademoiselle de Verneuil allant vers lejeune officier, lui jetant un de ces regards passionnés quienivrent, lui prenant les deux mains, l’attirant à elle et lemenant au jour par un geste de coquetterie pleine de malice.

– Maintenant, avouez-le-moi, dit-elle en cherchant à lire dansses yeux, vous n’êtes pas le citoyen du Gua Saint-Cyr.

– Si, mademoiselle.

– Mais sa mère et lui ont été tués avant-hier.

– J’en suis désolé, répondit-il en riant. Quoi qu’il en soit, jene vous en ai pas moins une obligation pour laquelle je vousconserverai toujours une grande reconnaissance, et je voudrais êtreà même de vous la témoigner.

– J’ai cru sauver un émigré, mais je vous aime mieuxrépublicain.

À ces mots, échappés de ses lèvres comme par étourderie, elledevint confuse&|160;; ses yeux semblèrent rougir, et il n’y eutplus dans sa contenance qu’une délicieuse naïveté desentiment&|160;; elle quitta mollement les mains de l’officier,poussée non par la honte de les avoir pressées, mais par une penséetrop lourde à porter dans son cœur, et elle le laissa ivred’espérance. Tout à coup elle parut s’en vouloir à elle seule decette liberté, autorisée peut-être par ces fugitives aventures devoyage&|160;; elle reprit son attitude de convention, salua sesdeux compagnons de voyage et disparut avec Francine. En arrivantdans leur chambre, Francine se croisa les doigts, retourna lespaumes de ses mains en se tordant les bras, et contempla samaîtresse en lui disant : – Ah&|160;! Marie, combien de choses enpeu de temps&|160;? il n’y a que vous pour ceshistoires-là&|160;!

Mademoiselle de Verneuil bondit et sauta au cou de Francine.

– Ah&|160;! voilà la vie, je suis dans le ciel&|160;!

– Dans l’enfer, peut-être, répliqua Francine.

– Oh&|160;! va pour l’enfer&|160;! reprit mademoiselle deVerneuil avec gaieté. Tiens, donne-moi ta main. Sens mon cœur,comme il bat. J’ai la fièvre. Le monde entier est maintenant peu dechose&|160;! Combien de fois n’ai-je pas vu cet homme dans mesrêves&|160;! oh&|160;! comme sa tête est belle et quel regardétincelant

– Vous aimera-t-il&|160;? demanda d’une voix affaiblie la naïveet simple paysanne, dont le visage s’était empreint demélancolie.

– Tu le demandes&|160;? répondit mademoiselle de Verneuil.

– Mais dis-donc, Francine, ajouta-t-elle en se montrant à elledans une attitude moitié sérieuse, moitié comique, il serait doncdifficile.

– Oui, mais vous aimera-t-il toujours&|160;? reprit Francine ensouriant.

Elles se regardèrent un moment comme interdites, Francine derévéler tant d’expérience, Marie d’apercevoir pour la première foisun avenir de bonheur dans la passion&|160;; aussi resta-t-ellecomme penchée sur un précipice dont elle aurait voulu sonder laprofondeur en attendant le bruit d’une pierre jetée d’abord avecinsouciance.

– Hé&|160;! c’est mon affaire, dit-elle en laissant échapper legeste d’un joueur au désespoir. Je ne plaindrai jamais une femmetrahie, elle ne doit s’en prendre qu’à elle-même de son abandon. Jesaurai bien garder, vivant ou mort, l’homme dont le cœur m’auraappartenu. – Mais, dit-elle avec surprise et après un moment desilence, d’où te vient tant de science, Francine&|160;?&|160;…

– Mademoiselle, répondit vivement la paysanne, j’entends des pasdans le corridor.

– Ah&|160;! dit-elle en écoutant, ce n’est pas lui&|160;! –Mais, reprit-elle, voilà comment tu réponds&|160;! je te comprends: je t’attendrai ou je te devinerai.

Francine avait raison. Trois coups frappés à la porteinterrompirent cette conversation. Le capitaine Merle se montrabientôt, après avoir entendu l’invitation d’entrer que lui adressamademoiselle de Verneuil.

En faisant un salut militaire à mademoiselle de Verneuil, lecapitaine hasarda de lui jeter une œillade, et tout ébloui par sabeauté, il ne trouva rien autre chose à lui dire que : –Mademoiselle, je suis à vos ordres&|160;!

– Vous êtes donc devenu mon protecteur par la démission de votrechef de demi-brigade. Votre régiment ne s’appelle-t-il pasainsi&|160;?

– Mon supérieur est l’adjudant-major Gérard qui m’envoie.

– Votre commandant a donc bien peur de moi, demanda-t-elle.

– Faites excuse, mademoiselle, Hulot n’a pas peur&|160;; maisles femmes, voyez-vous, ça n’est pas son affaire&|160;; et ça l’achiffonné de trouver son général en cornette.

– Cependant, reprit mademoiselle de Verneuil, son devoir étaitd’obéir à ses supérieurs&|160;! J’aime la subordination, je vous enpréviens, et je ne veux pas qu’on me résiste.

– Cela serait difficile, répondit Merle.

– Tenons conseil, reprit mademoiselle de Verneuil. Vous avez icides troupes fraîches, elles m’accompagneront à Mayenne, où je puisarriver ce soir. Pouvons-nous y trouver de nouveaux soldats pour enrepartir sans nous y arrêter&|160;? Les Chouans ignorent notrepetite expédition. En voyageant ainsi nuitamment, nous aurions biendu malheur si nous les rencontrions en assez grand nombre pour êtreattaqués. Voyons, dites, croyez-vous que ce soitpossible&|160;?

– Oui, mademoiselle.

– Comment est le chemin de Mayenne à Fougère&|160;?

– Rude. Il faut toujours monter et descendre, un vrai paysd’écureuil.

– Partons, partons, dit-elle&|160;; et comme nous n’avons pas dedangers à redouter en sortant d’Alençon, allez en avant&|160;; nousvous rejoindrons bien.

– On dirait qu’elle a dix ans de grade, se dit Merle en sortant.Hulot se trompe, cette jeune fille-là n’est pas de celles qui sefont des rentes avec un lit de plume. Et, mille cartouches, si lecapitaine Merle veut devenir adjudant-major, je ne lui conseillepas de prendre saint Michel pour le diable.

Pendant la conférence de mademoiselle de Verneuil avec lecapitaine, Francine était sortie dans l’intention d’examiner parune fenêtre du corridor un point de la cour vers lequel uneirrésistible curiosité l’entraînait depuis son arrivée dansl’auberge. Elle contemplait la paille de l’écurie avec uneattention si profonde qu’on l’aurait pu croire en prières devantune bonne vierge. Bientôt elle aperçut madame du Gua se dirigeantvers Marche-à-terre avec les précautions d’un chat qui ne veut passe mouiller les pattes. En voyant cette dame, le Chouan se leva etgarda devant elle l’attitude du plus profond respect. Cette étrangecirconstance éveilla la curiosité de Francine, qui s’élança dans lacour, se glissa le long des murs de manière à ne point être vue parmadame du Gua, et tâcha de se cacher derrière la porte del’écurie&|160;; elle marcha sur la pointe du pied, retint sonhaleine, évita de faire le moindre bruit, et réussit à se poserprès de Marche-à-terre sans avoir excité son attention.

– Et si, après toutes ces informations, disait l’inconnue auChouan, ce n’est pas son nom, tu tireras dessus sans pitié, commesur une chienne enragée.

– Entendu, répondit Marche-à-terre.

La dame s’éloigna. Le Chouan remit son bonnet de laine rouge surla tête, resta debout, et se grattait l’oreille à la manière desgens embarrassés, lorsqu’il vit Francine lui apparaître comme parmagie.

– Sainte Anne d’Auray&|160;! s’écria-t-il. Tout à coup il laissatomber son fouet, joignit les mains et demeura en extase. Unefaible rougeur illumina son visage grossier, et ses yeux brillèrentcomme des diamants perdus dans de la fange. – Est-ce bien la garceà Cottin&|160;? dit-il d’une voix si sourde que lui seul pouvaits’entendre. – Êtes-vous godaine&|160;! reprit-il après unepause.

Ce mot assez bizarre de godain, godaine, est un superlatif dupatois de ces contrées qui sert aux amoureux à exprimer l’accordd’une riche toilette et de la beauté.

– Je n’oserais point vous toucher, ajouta Marche-à-terre enavançant néanmoins sa large main vers Francine comme pour s’assurerdu poids d’une grosse chaîne d’or qui tournait autour de son cou,et descendait jusqu’à sa taille.

– Et vous feriez bien, Pierre, répondit Francine inspirée parcet instinct de la femme qui la rend despote quand elle n’est pasopprimée. Elle se recula avec hauteur après avoir joui de lasurprise du Chouan&|160;; mais elle compensa la dureté de sesparoles par un regard plein de douceur, et se rapprocha delui&|160;? – Pierre, reprit-elle, cette dame-là te parlait de lajeune demoiselle que je sers n’est-ce pas&|160;?

Marche-à-terre resta muet et sa figure lutta comme l’auroreentre les ténèbres et la lumière. Il regarda tour à tour Francine,le gros fouet qu’il avait laissé tomber et la chaîne d’or quiparaissait exercer sur lui des séductions aussi puissantes que levisage de la Bretonne&|160;; puis, comme pour mettre un terme à soninquiétude, il ramassa son fouet et garda le silence.

– Oh&|160;! il n’est pas difficile de deviner que cette dame t’aordonné de tuer ma maîtresse, reprit Francine qui connaissait ladiscrète fidélité du gars et qui voulut en dissiper lesscrupules.

Marche-à-terre baissa la tête d’une manière significative. Pourla garce à Cottin, ce fut une réponse.

– Eh&|160;! bien, Pierre, s’il lui arrive le moindre malheur, siun seul cheveu de sa tête est arraché, nous nous serons vus icipour la dernière fois et pour l’éternité, car je serai dans leparadis, moi&|160;! et toi, tu iras en enfer.

Le possédé que l’Eglise allait jadis exorciser en grande pompen’était pas plus agité que Marche-à-terre ne le fut sous cetteprédiction prononcée avec une croyance qui lui donnait une sorte decertitude. Ses regards, d’abord empreints d’une tendresse sauvage,puis combattus par les devoirs d’un fanatisme aussi exigeant quecelui de l’amour, devinrent tout à coup farouches quand il aperçutl’air impérieux de l’innocente maîtresse qu’il s’était jadisdonnée. Francine interpréta le silence du Chouan à sa manière.

– Tu ne veux donc rien faire pour moi&|160;? lui dit-elle d’unton de reproche.

À ces mots, le Chouan jeta sur sa maîtresse un coup d’œil aussinoir que l’aile d’un corbeau.

– Es-tu libre&|160;? demanda-t-il par un grognement que Francineseule pouvait entendre.

– Serais-je là&|160;?&|160;… répondit-elle avec indignation.Mais toi, que fais-tu ici&|160;? Tu chouannes encore, tu cours parles chemins comme une bête enragée qui cherche à mordre. Oh&|160;!Pierre, si tu étais sage, tu viendrais avec moi. Cette belledemoiselle qui, je puis te le dire, a été jadis nourrie chez nous,a eu soin de moi. J’ai maintenant deux cents livres de bonnesrentes. Enfin mademoiselle m’a acheté pour cinq cents écus lagrande maison à mon oncle Thomas, et j’ai deux mille livresd’économies.

Mais son sourire et l’énumération de ses trésors échouèrentdevant l’impénétrable expression de Marche-à-terre.

– Les Recteurs ont dit de se mettre en guerre, répondit-il.Chaque Bleu jeté par terre vaut une indulgence.

– Mais les Bleus te tueront peut-être.

Il répondit en laissant aller ses bras comme pour regretter lamodicité de l’offrande qu’il faisait à Dieu et au Roi.

– Et que deviendrais-je, moi&|160;? demanda douloureusement lajeune fille.

Marche-à-terre regarda Francine avec stupidité&|160;; ses yeuxsemblèrent s’agrandir, il s’en échappa deux larmes qui roulèrentparallèlement de ses joues velues sur les peaux de chèvre dont ilétait couvert, et un sourd gémissement sortit de sa poitrine.

– Sainte Anne d’Auray&|160;!&|160;… Pierre, voilà donc tout ceque tu me diras après une séparation de sept ans.

Tu as bien changé.

– Je t’aime toujours, répondit le Chouan d’une voix brusque.

– Non, lui dit-elle à l’oreille, le Roi passe avant moi.

– Si tu me regardes ainsi, reprit-il, je m’en vais.

– Eh&|160;! bien, adieu, reprit-elle avec tristesse.

– Adieu, répéta Marche-à-terre.

Il saisit la main de Francine, la serra, la baisa, fit un signede croix, et se sauva dans l’écurie, comme un chien qui vient dedérober un os.

Pille-miche, dit-il à son camarade, je n’y vois goutte. As-tu tachinchoire&|160;?

– Oh&|160;! cré bleu&|160;!&|160;… la belle chaîne, réponditPille-miche en fouillant dans une poche pratiquée sous sa peau debique.

Il tendit à Marche-à-terre ce petit cône en corne de bœuf danslequel les Bretons mettent le tabac fin qu’ils lévigent eux-mêmespendant les longues soirées d’hiver. Le Chouan leva le pouce demanière à former dans son poignet gauche ce creux où les invalidesse mesurent leurs prises de tabac, il y secoua fortement lachinchoire dont la pointe avait été dévissée par Pille-miche. Unepoussière impalpable tomba lentement par le petit trou quiterminait le cône de ce meuble breton. Marche-à-terre recommençasept ou huit fois ce manège silencieux, comme si cette poudre eûtpossédé le pouvoir de changer la nature de ses pensées. Tout àcoup, il laissa échapper un geste désespéré, jeta la chinchoire àPille-miche et ramassa une carabine cachée dans la paille.

– Sept à huit chinchées comme ça de suite, ça ne vaut rin, ditl’avare Pille-miche.

– En route, s’écria Marche-à-terre d’une voix rauque. Nous avonsde la besogne.

Une trentaine de Chouans qui dormaient sous les râteliers etdans la paille, levèrent la tête, virent Marche-à-terre debout, etdisparurent aussitôt par une porte qui donnait sur des jardins etd’où l’on pouvait gagner les champs. Lorsque Francine sortit del’écurie, elle trouva la malle en état de partir. Mademoiselle deVerneuil et ses deux compagnons de voyage y étaient déjà montés. LaBretonne frémit en voyant sa maîtresse au fond de la voiture à côtéde la femme qui venait d’en ordonner la mort. Le Suspect se mit enavant de Marie, et aussitôt que Francine se fut assise, la lourdevoiture partit au grand trot.

Le soleil avait dissipé les nuages gris de l’automne, et sesrayons animaient la mélancolie des champs par un certain air defête et de jeunesse. Beaucoup d’amants prennent ces hasards du cielpour des présages. Francine fut étrangement surprise du silence quirégna d’abord entre les voyageurs. Mademoiselle de Verneuil avaitrepris son air froid, et se tenait les yeux baissés, la têtedoucement inclinée, et les mains cachées sous une espèce de mantedans laquelle elle s’enveloppa. Si elle leva les yeux, ce fut pourvoir les paysages qui s’enfuyaient en tournoyant avec rapidité.Certaine d’être admirée, elle se refusait à l’admiration&|160;;mais son apparente insouciance accusait plus de coquetterie que decandeur. La touchante pureté qui donne tant d’harmonie aux diversesexpressions par lesquelles se révèlent les âmes faibles, semblaitne pas pouvoir prêter son charme à une créature que ses vivesimpressions destinaient aux orages de l’amour. En proie au plaisirque donnent les commencements d’une intrigue, l’inconnu necherchait pas encore a s’expliquer la discordance qui existaitentre la coquetterie et l’exaltation de cette singulière fille.Cette candeur jouée ne lui permettait-elle pas de contempler à sonaise une figure que le calme embellissait alors autant qu’ellevenait de l’être par l’agitation. Nous n’accusons guère la sourcede nos jouissances.

Il est difficile à une jolie femme de se soustraire, en voiture,aux regards de ses compagnons, dont les yeux s’attachent sur ellecomme pour y chercher une distraction de plus à la monotonie duvoyage. Aussi, très heureux de pouvoir satisfaire l’avidité de sapassion naissante, sans que l’inconnue évitât son regard ous’offensât de sa persistance, le jeune officier se plut-il àétudier les lignes pures et brillantes qui dessinaient les contoursde ce visage. Ce fut pour lui comme un tableau. Tantôt le jourfaisait ressortir la transparence rose des narines, et le doublearc qui unissait le nez à la lèvre supérieure&|160;; tantôt un pâlerayon de soleil mettait en lumière les nuances du teint, nacréessous les yeux et autour de la bouche, rosées sur les joues, matesvers les tempes et sur le cou. Il admira les oppositions de clairet d’ombre produites par des cheveux dont les rouleaux noirsenvironnaient la figure, en y imprimant une grâce éphémère&|160;;car tout est si fugitif chez la femme&|160;! sa beautéd’aujourd’hui n’est souvent pas celle d’hier, heureusement pourelle peut-être&|160;! Encore dans l’âge où l’homme peut jouir deces riens qui sont tout l’amour, le soi-disant marin attendait avecbonheur le mouvement répété des paupières et les jeux séduisantsque la respiration donnait au corsage. Parfois, au gré de sespensées, il épiait un accord entre l’expression des yeux etl’imperceptible inflexion des lèvres. Chaque geste lui livrait uneâme, chaque mouvement une face nouvelle de cette jeune fille. Siquelques idées venaient agiter ces traits mobiles, si quelquesoudaine rougeur s’y infusait, si le sourire y répandait la vie, ilsavourait mille délices en cherchant à deviner les secrets de cettefemme mystérieuse. Tout était piège pour l’âme, piège pour lessens. Enfin le silence, loin d’élever des obstacles à l’entente descœurs, devenait un lien commun pour les pensées. Plusieurs regardsoù ses yeux rencontrèrent ceux de l’étranger apprirent à Marie deVerneuil que ce silence allait la compromettre&|160;; elle fitalors à madame du Gua quelques-unes de ces demandes insignifiantesqui préludent aux conversations, mais elle ne put s’empêcher d’ymêler le fils.

– Madame, comment avez-vous pu, disait-elle, vous décider àmettre monsieur votre fils dans la marine&|160;? N’est-ce pas vouscondamner à de perpétuelles inquiétudes&|160;?

– Mademoiselle, le destin des femmes, des mères, veux-je dire,est de toujours trembler pour leurs plus chers trésors.

– Monsieur vous ressemble beaucoup.

– Vous trouvez, mademoiselle.

Cette innocente légitimation de l’âge que madame du Gua s’étaitdonné, fit sourire le jeune homme et inspira à sa prétendue mère unnouveau dépit. La haine de cette femme grandissait à chaque regardpassionné que jetait son fils sur Marie. Le silence, le discours,tout allumait en elle une effroyable rage déguisée sous lesmanières les plus affectueuses.

– Mademoiselle, dit alors l’inconnu, vous êtes dans l’erreur.Les marins ne sont pas plus exposés que ne le sont les autresmilitaires. Les femmes ne devraient pas haïr la marine :n’avons-nous pas sur les troupes de terre l’immense avantage derester fidèles à nos maîtresses&|160;?

– Oh&|160;! de force, répondit en riant mademoiselle deVerneuil.

– C’est toujours de la fidélité, répliqua madame du Gua d’un tonpresque sombre.

La conversation s’anima, se porta sur des sujets qui n’étaientintéressants que pour les trois voyageurs&|160;; car, en ces sortesde circonstances, les gens d’esprit donnent aux banalités dessignifications neuves&|160;; mais l’entretien, frivole enapparence, par lequel ces inconnus se plurent à s’interrogermutuellement, cacha les désirs, les passions et les espérances quiles agitaient. La finesse et la malice de Marie, qui futconstamment sur ses gardes, apprirent à madame du Gua que lacalomnie et la trahison pourraient seules la faire triompher d’unerivale aussi redoutable par son esprit que par sa beauté. Lesvoyageurs atteignirent l’escorte, et la voiture alla moinsrapidement. Le jeune marin aperçut une longue côte à monter etproposa une promenade à mademoiselle de Verneuil. Le bon goût,l’affectueuse politesse du jeune homme semblèrent décider laParisienne, et son consentement le flatta.

– Madame est-elle de notre avis&|160;? demanda-t-elle à madamedu Gua. Veut-elle aussi se promener&|160;?

– Coquette&|160;! dit la dame en descendant de voiture.

Marie et l’inconnu marchèrent ensemble mais séparés. Le marin,déjà saisi par de violents désirs, fut jaloux de faire tomber laréserve qu’on lui opposait, et de laquelle il n’était pas la dupe.Il crut pouvoir y réussir en badinant avec l’inconnue à la faveurde cette amabilité française, de cet esprit parfois léger, parfoissérieux, toujours chevaleresque, souvent moqueur qui distinguaitles hommes remarquables de l’aristocratie exilée. Mais la rieuseParisienne plaisanta si malicieusement le jeune Républicain, sutlui reprocher ses intentions de frivolité si dédaigneusement ens’attachant de préférence aux idées fortes et à l’exaltation quiperçaient malgré lui dans ses discours, qu’il devina facilement lesecret de plaire. La conversation changea donc. L’étranger réalisadès lors les espérances que donnait sa figure expressive. De momenten moment, il éprouvait de nouvelles difficultés en voulantapprécier la sirène de laquelle il s’éprenait de plus en plus, etfut forcé de suspendre ses jugements sur une fille qui se faisaitun jeu de les infirmer tous. Après avoir été séduit par lacontemplation de la beauté, il fut donc entraîné vers cette âmeinconnue par une curiosité que Marie se plut à exciter. Cetentretien prit insensiblement un caractère d’intimité très étrangerau ton d’indifférence que mademoiselle de Verneuil s’efforça d’yimprimer sans pouvoir y parvenir. Quoique madame du Gua eût suiviles deux amoureux, ils avaient insensiblement marché plus vitequ’elle, et ils s’en trouvèrent bientôt séparés par une centaine depas environ. Ces deux charmants êtres foulaient le sable fin de laroute, emportés par le charme enfantin d’unir le légerretentissement de leurs pas, heureux de se voir enveloppés par unmême rayon de lumière qui paraissait appartenir au soleil duprintemps, et de respirer ensemble ces parfums d’automne chargés detant de dépouilles végétales, qu’ils semblent une nourritureapportée par les airs à la mélancolie de l’amour naissant.Quoiqu’ils ne parussent voir l’un et l’autre qu’une aventureordinaire dans leur union momentanée, le ciel, le site et la saisoncommuniquèrent à leurs sentiments une teinte de gravité qui leurdonna l’apparence de la passion. Ils commencèrent à faire l’élogede la journée, de sa beauté&|160;; puis ils parlèrent de leurétrange rencontre, de la rupture prochaine d’une liaison si douceet de la facilité qu’on met en voyage à s’épancher avec lespersonnes aussitôt perdues qu’entrevues. À cette dernièreobservation, le jeune homme profita de la permission tacite quisemblait l’autoriser à faire quelques douces confidences, et essayade risquer des aveux, en homme accoutumé à de semblablessituations.

– Remarquez-vous, mademoiselle, lui dit-il, combien lessentiments suivent peu la route commune, dans le temps de terreuroù nous vivons&|160;? Autour de nous, tout n’est-il pas frappéd’une inexplicable soudaineté. Aujourd’hui, nous aimons, noushaïssons sur la foi d’un regard. L’on s’unit pour la vie ou l’on sequitte avec la célérité dont on marche à la mort. On se dépêche entoute chose, comme la Nation dans ses tumultes. Au milieu desdangers, les étreintes doivent être plus vives que dans le trainordinaire de la vie. À Paris, dernièrement, chacun a su, comme surun champ de bataille, tout ce que pouvait dire une poignée demain.

– On sentait la nécessité de vivre vite et beaucoup,répondit-elle, parce qu’on avait alors peu de temps à vivre. Etaprès avoir lancé à son jeune compagnon un regard qui semblait luimontrer le terme de leur court voyage, elle ajouta malicieusementVous êtes bien instruit des choses de la vie, pour un jeune hommequi sort de l’Ecole&|160;?

– Que pensez-vous de moi&|160;? demanda-t-il après un moment desilence. Dites-moi votre opinion sans ménagements.

– Vous voulez sans doute acquérir ainsi le droit de me parler demoi&|160;?&|160;… répliqua-t-elle en riant.

– Vous ne répondez pas, reprit-il après une légère pause. Prenezgarde, le silence est souvent une réponse.

– Ne deviné-je pas tout ce que vous voudriez pouvoir medire&|160;? Hé&|160;! mon dieu, vous avez déjà trop parlé.

– Oh&|160;! si nous nous entendons, reprit-il en riant,j’obtiens plus que je n’osais espérer.

Elle se mit à sourire si gracieusement qu’elle parut accepter lalutte courtoise de laquelle tout homme se plaît à menacer unefemme. Ils se persuadèrent alors, autant sérieusement que parplaisanterie, qu’il leur était impossible d’être jamais l’un pourl’autre autre chose que ce qu’ils étaient en ce moment. Le jeunehomme pouvait se livrer à une passion qui n’avait point d’avenir,et Marie pouvait en rire. Puis quand ils eurent élevé ainsi entreeux une barrière imaginaire, ils parurent l’un et l’autre fortempressés de mettre à profit la dangereuse liberté qu’ils venaientde stipuler. Marie heurta tout à coup une pierre et fit un fauxpas.

– Prenez mon bras, dit l’inconnu.

– Il le faut bien, étourdi&|160;! Vous seriez trop fier si jerefusais. N’aurais-je pas l’air de vous craindre&|160;?

– Ah&|160;! mademoiselle, répondit-il en lui pressant le braspour lui faire sentir les battements de son cœur, vous allez merendre fier de cette faveur.

– Eh&|160;! bien, ma facilité vous ôtera vos illusions.

– Voulez-vous déjà me défendre contre le danger des émotions quevous causez&|160;?

– Cessez, je vous prie, dit-elle, de m’entortiller dans cespetites idées de boudoir, dans ces logogriphes de ruelle. Je n’aimepas à rencontrer chez un homme de votre caractère, l’esprit que lessots peuvent avoir. Voyez&|160;?&|160;… nous sommes sous un beauciel, en pleine campagne&|160;; devant nous, au-dessus de nous,tout est grand. Vous voulez me dire que je suis belle, n’est-cepas&|160;? mais vos yeux me le prouvent, et d’ailleurs, je lesais&|160;; mais je ne suis pas une femme que des complimentspuissent flatter. Voudriez-vous, par hasard, me parler de vossentiments&|160;? dit-elle avec une emphase sardonique. Mesupposeriez-vous donc la simplicité de croire à des sympathiessoudaines assez fortes pour dominer une vie entière par le souvenird’une matinée.

– Non pas d’une matinée, répondit-il, mais d’une belle femme quis’est montrée généreuse.

– Vous oubliez, reprit-elle en riant, de bien plus grandsattraits, une femme inconnue, et chez laquelle tout doit semblerbizarre, le nom, la qualité, la situation, la liberté d’esprit etde manières.

– Vous ne m’êtes point inconnue, s’écria-t-il, j’ai su vousdeviner, et ne voudrais rien ajouter à vos perfections, si ce n’estun peu plus de foi dans l’amour que vous inspirez tout d’abord.

– Ah&|160;! mon pauvre enfant de dix-sept ans, vous parlez déjàd’amour&|160;? dit-elle en souriant. Eh bien&|160;! soit,reprit-elle. C’est là un secret de conversation entre deuxpersonnes, comme la pluie et le beau temps quand nous faisons unevisite, prenons-le&|160;? Vous ne trouverez en moi, ni faussemodestie, ni petitesse. Je puis écouter ce mot sans rougir, il m’aété tant de fois prononcé sans l’accent du cœur, qu’il est devenupresque insignifiant pour moi. Il m’a été répété au théâtre, dansles livres, dans le monde, partout&|160;; mais je n’ai jamais rienrencontré qui ressemblât à ce magnifique sentiment.

– L’avez-vous cherché&|160;?

– Oui.

Ce mot fut prononcé avec tant de laisser-aller, que le jeunehomme fit un geste de surprise et regarda fixement Marie comme s’ileût tout à coup changé d’opinion sur son caractère et sa véritablesituation.

– Mademoiselle, dit-il avec une émotion mal déguisée, êtes-vousfille ou femme, ange ou démon&|160;?

– Je suis l’un et l’autre, reprit-elle en riant. N’y a-t-il pastoujours quelque chose de diabolique et d’angélique chez une jeunefille qui n’a point aimé, qui n’aime pas, et qui n’aimera peut-êtrejamais&|160;?

– Et vous trouvez-vous heureuse ainsi&|160;?&|160;… dit-il enprenant un ton et des manières libres, comme s’il eût déjà conçumoins d’estime pour sa libératrice.

– Oh&|160;! heureuse, reprit-elle, non. Si je viens à penser queje suis seule, dominée par des conventions sociales qui me rendentnécessairement artificieuse, j’envie les privilèges de l’homme.Mais, si je songe à tous les moyens que la nature nous a donnéspour vous envelopper, vous autres, pour vous enlacer dans lesfilets invisibles d’une puissance à laquelle aucun de vous ne peutrésister, alors mon rôle ici-bas me sourit&|160;; Puis, tout àcoup, il me semble petit, et je sens que je mépriserais un homme,s’il était la dupe de séductions vulgaires. Enfin tantôt j’aperçoisnotre joug, et il me plaît, puis il me semble horrible et je m’yrefuse&|160;; tantôt je sens en moi ce désir de dévouement qui rendla femme si noblement belle, puis j’éprouve un désir de dominationqui me dévore. Peut-être, est-ce le combat naturel du bon et dumauvais principe qui fait vivre toute créature ici-bas. Ange oudémon, vous l’avez dit. Ah&|160;! ce n’est pas d’aujourd’hui que jereconnais ma double nature. Mais, nous autres femmes, nouscomprenons encore mieux que vous notre insuffisance. N’avons-nouspas un instinct qui nous fait pressentir en toute chose uneperfection à laquelle il est sans doute impossible d’atteindre.Mais, ajouta-t-elle en regardant le ciel et jetant un soupir, cequi nous grandit à vos yeux…

– C’est&|160;?&|160;… dit-il.

– Eh&|160;! bien, répondit-elle, c’est que nous luttons toutes,plus ou moins, contre une destinée incomplète.

– Mademoiselle, pourquoi donc nous quittons-nous cesoir&|160;?

– Ah&|160;! dit-elle en souriant au regard passionné que luilança le jeune homme, remontons en voiture, le grand air ne nousvaut rien.

Marie se retourna brusquement, l’inconnu la suivit, et lui serrale bras par un mouvement peu respectueux, mais qui exprima tout àla fois d’impérieux désirs et de l’admiration. Elle marcha plusvite&|160;; le marin devina qu’elle voulait fuir une déclarationpeut-être importune, il n’en devint que plus ardent, risqua toutpour arracher une première faveur à cette femme, et il lui dit enle regardant avec finesse :

– Voulez-vous que je vous apprenne un secret&|160;?

– Oh&|160;! dites promptement, s’il vous concerne&|160;?

– Je ne suis point au service de la République. Oùallez-vous&|160;? j’irai.

À cette phrase, Marie trembla violemment, elle retira son bras,et se couvrit le visage de ses deux mains pour dérober la rougeurou la pâleur peut-être qui en altéra les traits&|160;; mais elledégagea tout à coup sa figure, et dit d’une voix attendrie : – Vousavez donc débuté comme vous auriez fini, vous m’aveztrompée&|160;?

– Oui, dit-il.

À cette réponse, elle tourna le dos à la grosse malle verslaquelle ils se dirigeaient, et se mit à courir presque.

– Mais, reprit l’inconnu, l’air ne nous valaitrien&|160;?&|160;…

– Oh&|160;! il a changé, dit-elle avec un son de voix grave encontinuant à marcher en proie à des pensées orageuses.

– Vous vous taisez, demanda l’étranger, dont le cœur se remplitde cette douce appréhension que donne l’attente du plaisir.

– Oh&|160;! dit-elle d’un accent bref, la tragédie a bienpromptement commencé.

– De quelle tragédie parlez-vous&|160;? demanda-t-il.

Elle s’arrêta, toisa l’élève d’abord d’un air empreint d’unedouble expression de crainte et de curiosité&|160;; puis elle cachasous un calme impénétrable les sentiments qui l’agitaient, etmontra que, pour une jeune fille, elle avait une grande habitude dela vie.

– Qui êtes-vous&|160;? reprit-elle&|160;; mais je le sais&|160;!En vous voyant, je m’en étais doutée, vous êtes le chef royalistenommé le Gars&|160;? L’ex-évêque d’Autun a bien raison, en nousdisant de toujours croire aux pressentiments qui annoncent desmalheurs.

– Quel intérêt avez-vous donc à connaître cegarçon-là&|160;?

– Quel intérêt aurait-il donc à se cacher de moi, si je lui aidéjà sauvé la vie&|160;? Elle se mit à rire, mais forcément. – J’aisagement fait de vous empêcher de me dire que vous m’aimez.Sachez-le bien, monsieur, je vous abhorre. Je suis républicaine,vous êtes royaliste, et je vous livrerais si vous n’aviez maparole, si je ne vous avais déjà sauvé une fois, et si… Elles’arrêta. Ces violents retours sur elle-même, ces combats qu’ellene se donnait plus la peine de déguiser, inquiétèrent l’inconnu,qui tâcha, mais vainement, de l’observer. – Quittons-nous àl’instant, je le veux, adieu, dit-elle. Elle se retourna vivement,fit quelques pas et revint. – Mais non, j’ai un immense intérêt àapprendre qui vous êtes, reprit-elle. Ne me cachez rien, etdites-moi la vérité., Qui êtes-vous, car vous n’êtes pas plus unélève de l’Ecole que vous n’avez dix-sept ans…

– Je suis un marin, tout prêt à quitter l’Océan pour vous suivrepartout où votre imagination voudra me guider. Si j’ai le bonheurde vous offrir quelque mystère, je me garderai bien de détruirevotre curiosité. Pourquoi mêler les graves intérêts de la vieréelle à la vie du cœur, où nous commencions à si bien nouscomprendre.

– Nos âmes auraient pu s’entendre, dit-elle d’un ton grave.Mais, monsieur, je n’ai pas le droit d’exiger votre confiance. Vousne connaîtrez jamais l’étendue de vos obligations envers moi : jeme tairai.

Ils avancèrent de quelques pas dans le plus profond silence.

– Combien ma vie vous intéresse&|160;! reprit l’inconnu.

– Monsieur, dit-elle, de grâce, votre nom, ou taisez-vous. Vousêtes un enfant, ajouta-t-elle en haussant les épaules, et vous mefaites pitié.

L’obstination que la voyageuse mettait à connaître son secretfit hésiter le Prétendu marin entre la prudence et ses désirs. Ledépit d’une femme souhaitée a de bien puissants attraits&|160;; sasoumission comme sa colère est si impérieuse, elle attaque tant defibres dans le cœur de l’homme, elle le pénètre et le subjugue.Etait-ce chez mademoiselle de Verneuil une coquetterie deplus&|160;? Malgré sa passion, l’étranger eut la force de se défierd’une femme qui voulait lui violemment arracher un secret de vie oude mort.

– Pourquoi, lui dit-il en lui prenant la main qu’elle laissaprendre par distraction, pourquoi mon indiscrétion, qui donnait unavenir à cette journée, en a-t-elle détruit le charme&|160;?

Mademoiselle de Verneuil, qui paraissait souffrante, garda lesilence.

– En quoi puis-je vous affliger, reprit-il, et que puis-je fairepour vous apaiser&|160;?

– Dites-moi votre nom.

À son tour il marcha en silence, et ils avancèrent de quelquespas. Tout à coup mademoiselle de Verneuil s’arrêta, comme unepersonne qui a pris une importante détermination.

– Monsieur le marquis de Montauran, dit-elle avec dignité sanspouvoir entièrement déguiser une agitation qui donnait une sorte detremblement nerveux à ses traits, quoi qu’il puisse m’en coûter, jesuis heureuse de vous rendre un bon office. Ici nous allons nousséparer. L’escorte et la malle sont trop nécessaires à votre sûretépour que vous n’acceptiez pas l’une et l’autre. Ne craignez riendes Républicains : tous ces soldats, voyez-vous, sont des hommesd’honneur, et je vais donner à l’adjudant des ordres qu’ilexécutera fidèlement. Quant à moi, je puis regagner Alençon à piedavec ma femme de chambre, quelques soldats nous accompagneront.Ecoutez-moi bien, car il s’agit de votre tête. Si vous rencontriez,avant d’être en sûreté, l’horrible muscadin que vous avez vu dansl’auberge, fuyez, car il vous livrerait aussitôt. Quant à moi… –Elle fit une pause. – Quant à moi, je me rejette avec orgueil dansles misères de la vie, reprit-elle à voix basse en retenant sespleurs. Adieu, monsieur. Puissiez-vous être heureux&|160;!Adieu.

Et elle fit un signe au capitaine Merle qui atteignait alors lehaut de la colline. Le jeune homme ne s’attendait pas à un sibrusque dénouement.

– Attendez&|160;! cria-t-il avec une sorte de désespoir assezbien joué.

Ce singulier caprice d’une fille pour laquelle il aurait alorssacrifié sa vie surprit tellement l’inconnu, qu’il inventa unedéplorable ruse pour tout à la fois cacher son nom et satisfaire lacuriosité de mademoiselle de Verneuil.

– Vous avez presque deviné, dit-il, je suis émigré, condamné àmort, et je me nomme le vicomte de Bauvan. L’amour de mon pays m’aramené en France, près de mon frère. J’espère être radié de laliste par l’influence de madame de Beauharnais, aujourd’hui lafemme du premier Consul&|160;; mais si j’échoue, alors je veuxmourir sur la terre de mon pays en combattant auprès de Montauran,mon ami. Je vais d’abord en secret, à l’aide d’un passeport qu’ilm’a fait parvenir, savoir s’il me reste quelques propriétés enBretagne.

Pendant que le jeune gentilhomme parlait, mademoiselle deVerneuil l’examinait d’un œil perçant. Elle essaya de douter de lavérité de ces paroles, mais crédule et confiante, elle repritlentement une expression de sérénité, et s’écria : – Monsieur, ceque vous me dites en ce moment est-il vrai&|160;?

– Parfaitement vrai, répéta l’inconnu qui paraissait mettre peude probité dans ses relations avec les femmes.

Mademoiselle de Verneuil soupira fortement comme une personnequi revient à la vie.

– Ah&|160;! s’écria-t-elle, je suis bien heureuse.

– Vous haïssez donc bien mon pauvre Montauran.

– Non, dit-elle, vous ne sauriez me comprendre. Je n’aurais pasvoulu que vous fussiez menacé des dangers contre lesquels je vaistâcher de le défendre, puisqu’il est votre ami.

– Qui vous a dit que Montauran fût en danger&|160;?

– Hé&|160;! monsieur, si je ne venais pas de Paris, où il n’estquestion que de son entreprise, le commandant d’Alençon nous en adit assez sur lui, je pense.

– Je vous demanderai alors comment vous pourriez le préserver detout danger.

– Et si je ne voulais pas répondre&|160;? dit-elle avec cet airdédaigneux sous lequel les femmes savent si bien cacher leursémotions. De quel droit voulez-vous connaître messecrets&|160;?

– Du droit que doit avoir un homme qui vous aime.

– Déjà&|160;?&|160;… dit-elle. Non, vous ne m’aimez pas,monsieur, vous voyez en moi l’objet d’une galanterie passagère,voilà tout. Ne vous ai-je pas sur-le-champ deviné&|160;? Unepersonne qui a quelque habitude de la bonne compagnie peut-elle,par les mœurs qui courent, se tromper en entendant un élève del’Ecole polytechnique se servir d’expressions choisies, etdéguiser, aussi mal que vous l’avez fait, les manières d’un grandseigneur sous l’écorce des républicains mais vos cheveux ont unreste de poudre, et vous avez un parfum de gentilhomme que doitsentir tout d’abord une femme du monde. Aussi, tremblant pour vousque mon surveillant, qui a toute la finesse d’une femme, ne vousreconnût, l’ai-je promptement congédié. Monsieur, un véritableofficier républicain sorti de l’Ecole ne se croirait pas près demoi en bonne fortune, et ne me prendrait pas pour une jolieintrigante. Permettez-moi, monsieur de Bauvan, de vous soumettre àce propos un léger raisonnement de femme. Êtes-vous si jeune, quevous ne sachiez pas que, de toutes les créatures de notre sexe, laplus difficile à soumettre est celle dont la valeur est chiffrée etqui s’ennuie du plaisir. Cette sorte de femme exige, m’a-t-on dit,d’immenses séductions, ne cède qu’à ses caprices&|160;; et,prétendre lui plaire, est chez un homme la plus grande desfatuités. Mettons à part cette classe de femmes dans laquelle vousme faites la galanterie de me ranger, car elles sont tenues toutesd’être belles, vous devez comprendre qu’une jeune femme noble,belle, spirituelle (vous m’accordez ces avantages), ne se vend pas,et ne peut s’obtenir que d’une seule façon, quand elle est aimée.Vous m’entendez&|160;! Si elle aime, et qu’elle veuille faire unefolie, elle doit être justifiée par quelque grandeur. Pardonnez-moice luxe de logique, si rare chez les personnes de notre sexe&|160;;mais, pour votre honneur et… le mien, dit-elle en s’inclinant, jene voudrais pas que nous nous trompassions sur notre mérite, ou quevous crussiez mademoiselle de Verneuil, ange ou démon, fille oufemme, capable de se laisser prendre à de banales galanteries.

– Mademoiselle, dit le marquis dont la surprise quoiquedissimulée fut extrême et qui redevint tout à coup homme de grandecompagnie, je vous supplie de croire que je vous accepte comme unetrès noble personne, pleine de cœur et de sentiments élevés, ou…comme une bonne fille, à votre choix&|160;!

– Je ne vous demande pas tant, monsieur, dit-elle en riant.Laissez-moi mon incognito. D’ailleurs, mon masque est mieux mis quele vôtre, et il me plaît à moi de le garder, ne fût-ce que poursavoir si les gens qui me parlent d’amour sont sincères… Ne voushasardez donc pas légèrement près de moi. – Monsieur, écoutez, luidit-elle en lui saisissant le bras avec force, si vous pouviez meprouver un véritable amour, aucune puissance humaine ne nousséparerait. Oui, je voudrais m’associer à quelque grande existenced’homme, épouser une vaste ambition, de belles pensées. Les noblescœurs ne sont pas infidèles, car la constance est une force quileur va&|160;; je serais donc toujours aimée, toujoursheureuse&|160;; mais aussi, ne serais-je pas toujours prête à fairede mon corps une marche pour élever l’homme qui aurait mesaffections, à me sacrifier pour lui, à tout supporter de lui, àl’aimer toujours, même quand il ne m’aimerait plus. Je n’ai jamaisosé confier à un autre cœur ni les souhaits du mien, ni les élanspassionnés de l’exaltation qui me dévore&|160;; mais je puis bienvous en dire quelque chose, puisque nous allons nous quitteraussitôt que vous serez en sûreté.

– Nous quitter&|160;?&|160;… jamais&|160;! dit-il électrisé parles sons que rendait cette âme vigoureuse qui semblait se débattrecontre quelque immense pensée.

– Êtes-vous libre&|160;? reprit-elle en lui jetant un regarddédaigneux qui le rapetissa.

– Oh&|160;! pour libre… oui, sauf la condamnation à mort.

Elle lui dit alors d’une voix pleine de sentiments amers : – Sitout ceci n’était pas un songe, quelle belle vie serait lavôtre&|160;?&|160;… Mais si j’ai dit des folies, n’en faisons pas.Quand je pense à tout ce que vous devriez être pour m’apprécier àma juste valeur, je doute de tout.

– Et moi je ne douterais de rien, si vous vouliez m’appar…

– Chut&|160;! s’écria-t-elle en entendant cette phrase dite avecun véritable accent de passion, l’air ne nous vaut décidément plusrien, allons retrouver nos chaperons.

La malle ne tarda pas à rejoindre ces deux personnages, quireprirent leurs places et firent quelques lieues dans le plusprofond silence&|160;; s’ils avaient l’un et l’autre trouvé matièreà d’amples réflexions, leurs yeux ne craignirent plus désormais dese rencontrer. Tous deux, ils semblaient avoir un égal intérêt às’observer et à se cacher un secret important&|160;; mais il sesentaient entraînés l’un vers l’autre par un même désir, qui,depuis leur entretien, contractait l’étendue de la passion&|160;;car ils avaient réciproquement reconnu chez eux des qualités quirehaussaient encore à leurs yeux les plaisirs qu’ils sepromettaient de leur lutte ou de leur union. Peut-être chacund’eux, embarqué dans une vie aventureuse, était-il arrivé à cettesingulière situation morale où, soit par lassitude, soit pourdéfier le sort, on se refuse à des réflexions sérieuses, et où l’onse livre aux chances du hasard en poursuivant une entreprise,précisément parce qu’elle n’offre aucune issue et qu’on veut envoir le dénouement nécessaire. La nature morale n’a-t-elle pas,comme la nature physique, ses gouffres et ses abîmes où lescaractères forts aiment à se plonger en risquant leur vie, comme unjoueur aime à jouer sa fortune&|160;? Le gentilhomme etmademoiselle de Verneuil eurent en quelque sorte une révélation deces idées, qui leur furent communes après l’entretien dont ellesétaient la conséquence, et ils firent ainsi tout à coup un pasimmense, car la sympathie des âmes suivit celle de leurs sens.Néanmoins plus ils se sentirent fatalement entraînés l’un versl’autre, plus ils furent intéressés à s’étudier, ne fût-ce que pouraugmenter, par un involontaire calcul, la somme de leursjouissances futures. Le jeune homme encore étonné de la profondeurdes idées de cette fille bizarre, se demanda tout d’abord commentelle pouvait allier tant de connaissances acquises à tant defraîcheur et de jeunesse. Il crut découvrir alors un extrême désirde paraître chaste, dans l’extrême chasteté que Marie cherchait àdonner à ses attitudes&|160;; il la soupçonna de feinte, sequerella sur son plaisir, et ne voulut plus voir dans cetteinconnue qu’une habile comédienne : il avait raison. Mademoisellede Verneuil, comme toutes les filles du monde, devenue d’autantplus modeste qu’elle ressentait plus d’ardeur, prenait fortnaturellement cette contenance de pruderie sous laquelle les femmessavent si bien voiler leurs excessifs désirs. Toutes voudraients’offrir vierges à la passion&|160;; et, si elles ne le sont pas,leur dissimulation est toujours un hommage qu’elles rendent à leuramour. Ces réflexions passèrent rapidement dans l’âme dugentilhomme, et lui firent plaisir. En effet, pour tous deux, cetexamen devait être un progrès, et l’amant en vint bientôt à cettephase de la passion où un homme trouve dans les défauts de samaîtresse des raisons pour l’aimer davantage. Mademoiselle deVerneuil resta plus longtemps pensive que ne le fut l’émigré&|160;;peut-être son imagination lui faisait-elle franchir une plus grandeétendue de l’avenir. Le jeune homme obéissait à quelqu’un des millesentiments qu’il devait éprouver dans sa vie d’homme, et la jeunefille apercevait toute une vie en se complaisant à l’arrangerbelle, à la remplir de bonheur, de grands et de nobles sentiments.Heureuse en idée, éprise autant de ses chimères que de la réalité,autant de l’avenir que du présent, Marie essaya de revenir sur sespas pour mieux établir son pouvoir sur ce jeune cœur, agissant encela instinctivement, comme agissent toutes les femmes. Après êtreconvenue avec elle-même de se donner tout entière, elle désirait,pour ainsi dire, se disputer en détail, elle aurait voulu pouvoirreprendre dans le passé toutes ses actions, ses paroles, sesregards pour les mettre en harmonie avec la dignité de la femmeaimée. Aussi, ses yeux exprimèrent-ils parfois une sorte deterreur, quand elle songeait à l’entretien qu’elle venait d’avoiret où elle s’était montrée si agressive. Mais, en contemplant cettefigure empreinte de force, elle se dit qu’un être si puissantdevait être généreux, et s’applaudit de rencontrer une part plusbelle que celle de beaucoup d’autres femmes, en trouvant dans sonamant un homme de caractère, un homme condamné à mort qui venaitjouer lui-même sa tête et faire la guerre à la République. Lapensée de pouvoir occuper sans partage une telle âme prêta bientôtà toutes les choses une physionomie différente. Entre le moment où,cinq heures auparavant, elle composa son visage et sa voix pouragacer le gentilhomme, et le moment actuel où elle pouvait lebouleverser d’un regard, il y eut la différence de l’univers mort àun vivant univers. De bons rires, de joyeuses coquetteriescachèrent une immense passion qui se présenta comme le malheur, ensouriant. Dans les dispositions d’âme où se trouvait mademoisellede Verneuil, la vie extérieure prit donc pour elle le caractèred’une fantasmagorie. La calèche passa par des villages, par desvallons, par des montagnes dont aucune image ne s’imprima dans samémoire. Elle arriva dans Mayenne, les soldats de l’escortechangèrent, Merle lui parla, elle répondit, traversa toute uneville, et se remit en route&|160;; mais les figures, les maisons,les rues, les paysages, les hommes furent emportés comme les formesindistinctes d’un rêve. La nuit vint. Marie voyagea sous un ciel dediamants, enveloppée d’une douce lumière, et sur la route deFougères, sans qu’il lui vînt dans la pensée que le ciel eût changéd’aspect, sans savoir ce qu’était ni Mayenne ni Fougères, ni oùelle allait. Qu’elle pût quitter dans peu d’heures l’homme de sonchoix et par qui elle se croyait choisie, n’était pas, pour elle,une chose possible. L’amour est la seule passion qui ne souffre nipassé ni avenir. Si parfois sa pensée se trahissait par desparoles, elle laissait échapper des phrases presque dénuées desens, mais qui résonnaient dans le cœur de son amant comme despromesses de plaisir. Aux yeux des deux témoins de cette passionnaissante, elle prenait une marche effrayante. Francine connaissaitMarie aussi bien que l’étrangère connaissait le jeune homme, etcette expérience du passé leur faisait attendre en silence quelqueterrible dénouement. En effet, elles ne tardèrent pas à voir finirce drame que mademoiselle de Verneuil avait si tristement, sans lesavoir peut-être, nommé une tragédie.

Quand les quatre voyageurs eurent fait environ une lieue hors deMayenne, ils entendirent un homme à cheval qui se dirigeait verseux avec une excessive rapidité&|160;; lorsqu’il atteignit lavoiture, il se pencha pour y regarder mademoiselle de Verneuil, quireconnut Corentin&|160;; ce sinistre personnage se permit de luiadresser un signe d’intelligence dont la familiarité eut quelquechose de flétrissant pour elle, et il s’enfuit après l’avoir glacéepar ce signe empreint de bassesse. L’émigré parut désagréablementaffecté de cette circonstance qui n’échappa certes point à saprétendue mère&|160;; mais Marie le pressa légèrement, et sembla seréfugier par un regard dans son cœur, comme dans le seul asilequ’elle eût sur terre. Le front du jeune homme s’éclaircit alors ensavourant l’émotion que lui fit éprouver le geste par lequel samaîtresse lui avait révélé, comme par mégarde, l’étendue de sonattachement. Une inexplicable peur avait fait évanouir toutecoquetterie, et l’amour se montra pendant un moment sans voile. Ilsse turent comme pour prolonger la douceur de ce moment.Malheureusement au milieu d’eux madame du Gua voyait tout&|160;;et, comme un avare qui donne un festin, elle paraissait leurcompter les morceaux et leur mesurer la vie. En proie à leurbonheur, les deux amants arrivèrent, sans se douter du cheminqu’ils avaient fait, à la partie de la route qui se trouve au fondde la vallée d’Ernée, et qui forme le premier des trois bassins àtravers lesquels se sont passés les événements qui serventd’exposition à cette histoire. Là, Francine aperçut et montrad’étranges figures qui semblaient se mouvoir comme des ombres àtravers les arbres et dans les ajoncs dont les champs étaiententourés. Quand la voiture arriva dans la direction de ces ombres,une décharge générale, dont les balles passèrent en sifflantau-dessus des têtes, apprit aux voyageurs que tout était positifdans cette apparition. L’escorte tombait dans une embuscade.

À cette vive fusillade, le capitaine Merle regretta vivementd’avoir partagé l’erreur de mademoiselle de Verneuil, qui, croyantà la sécurité d’un voyage nocturne et rapide, ne lui avait laisséprendre qu’une soixantaine d’hommes. Aussitôt le capitaine,commandé par Gérard, divisa la petite troupe en deux colonnes pourtenir les deux côtés de la route, et chacun des officiers sedirigea vivement au pas de course à travers les champs de genêts etd’ajoncs, en cherchant à combattre les assaillants avant de lescompter. Les Bleus se mirent à battre à droite et à gauche cesépais buissons avec une intrépidité pleine d’imprudence, etrépondirent à l’attaque des Chouans par un feu soutenu dans lesgenêts, d’où partaient les coups de fusil. Le premier mouvement demademoiselle de Verneuil avait été de sauter hors de la calèche etde courir assez loin en arrière pour s’éloigner du champ debataille&|160;; mais, honteuse de sa peur, et mue par ce sentimentqui porte à se grandir aux yeux de l’être aimé, elle demeuraimmobile et tâcha d’examiner froidement le combat.

L’émigré la suivit, lui prit la main et la plaça sur soncœur.

– J’ai eu peur, dit-elle en souriant : mais maintenant…

En ce moment sa femme de chambre effrayée lui cria : – Marie,prenez garde&|160;! Mais Francine, qui voulait s’élancer hors de lavoiture, s’y sentit arrêtée par une main vigoureuse. Le poids decette main énorme lui arracha un cri violent, elle se retourna etgarda le silence en reconnaissant la figure de Marche-à-terre.

– Je devrai donc à vos terreurs, disait l’étranger àmademoiselle de Verneuil, la révélation des plus doux secrets ducœur. Grâce à Francine, j’apprends que vous portez le nom gracieuxde Marie. Marie, le nom que j’ai prononcé dans toutes mesangoisses&|160;! Marie, le nom que je prononcerai désormais dans lajoie, et que je ne dirai plus maintenant sans faire un sacrilège,en confondant la religion et l’amour. Mais serait-ce donc un crimeque de prier et d’aimer tout ensemble&|160;?

À ces mots, ils se serrèrent fortement la main, se regardèrenten silence, et l’excès de leurs sensations leur ôta la force et lepouvoir de les exprimer.

– Ce n’est pas pour vous autres qu’il y a du danger&|160;! ditbrutalement Marche-à-terre à Francine en donnant aux sons rauqueset gutturaux de sa voix une sinistre expression de reproche etappuyant sur chaque mot de manière à jeter l’innocente paysannedans la stupeur.

Pour la première fois la pauvre fille apercevait de la férocitédans les regards de Marche-à-terre. La lueur de la lune semblaitêtre la seule qui convînt à cette figure. Ce sauvage Breton tenantson bonnet d’une main, sa lourde carabine de l’autre, ramassé commeun gnome et enveloppé par cette blanche lumière dont les flotsdonnent aux formes de si bizarres aspects appartenaient ainsiplutôt à la féerie qu’à la vérité. Cette apparition et son reprocheeurent quelque chose de la rapidité des fantômes. Il se tournabrusquement vers madame du Gua, avec laquelle il échangea de vivesparoles, et Francine, qui avait un peu oublié le bas-breton, ne puty rien comprendre. La dame paraissait donner à Marche-à-terre desordres multipliés. Cette courte conférence fut terminée par ungeste impérieux de cette femme qui désignait au Chouan les deuxamants. Avant d’obéir, Marche-à-terre jeta un dernier regard àFrancine, qu’il semblait plaindre, il aurait voulu luiparler&|160;; mais la Bretonne sut que le silence de son amantétait imposé. La peau rude et tannée de cet homme parvint à seplisser sur son front, et ses sourcils se rapprochèrent violemment.Résistait-il à l’ordre renouvelé de tuer mademoiselle deVerneuil&|160;? Cette grimace le rendit sans doute plus hideux àmadame du Gua, mais l’éclair de ses yeux devint presque doux pourFrancine, qui, devinant par ce regard qu’elle pourrait faire plierl’énergie de ce sauvage sous sa volonté de femme, espéra régnerencore, après Dieu, sur ce cœur grossier.

Le doux entretien de Marie fut interrompu par madame du Gua quivint la prendre en criant comme si quelque danger la menaçait, maiselle voulait uniquement laisser l’un des membres du comitéroyaliste d’Alençon qu’elle reconnut, libre de parler àl’émigré.

– Défiez-vous de la fille que vous avez rencontrée à l’hôtel desTrois-Maures.

Après avoir dit cette phrase à l’oreille du jeune homme lechevalier de Valois qui montait un petit cheval breton disparutdans les genêts d’où il venait de sortir. En ce moment, le feuroulait avec une étonnante vivacité, mais sans que les deux partisen vinssent aux mains.

– Mon adjudant, ne serait-ce pas une fausse attaque pour enlevernos voyageurs et leur imposer une rançon&|160;?&|160;… ditLa-clef-des-cœurs.

– Tu as les pieds dans leurs souliers ou le diable m’emporte,répondit Gérard en volant sur la route.

En ce moment, le feu des Chouans se ralentit, car lacommunication faite au chef par le chevalier était le seul but deleur escarmouche&|160;; Merle, qui les vit se sauvant en petitnombre à travers les haies, ne jugea pas à propos de s’engager dansune lutte inutilement dangereuse. Gérard, en deux mots, fitreprendre à l’escorte sa position sur le chemin, et se remit enmarche sans voir essuyé de perte. Le capitaine put offrir la main àmademoiselle de Verneuil pour remonter en voiture, car legentilhomme resta comme frappé de la foudre. La Parisienne étonnéemonta sans accepter la politesse du Républicain&|160;; elle tournala tête vers son amant, le vit immobile, et fut stupéfaite duchangement subit que les mystérieuses paroles du cavalier venaientd’opérer en lui. Le jeune émigré revint lentement, et son attitudedécelait un profond sentiment de dégoût.

– N’avais-je pas raison&|160;? dit à l’oreille du jeune hommemadame du Gua en le ramenant à la voiture, nous sommes certes entreles mains d’une créature avec laquelle on a trafiqué de votretête&|160;; mais puisqu’elle est assez sotte pour s’amouracher devous, au lieu de faire son métier, n’allez pas vous conduire enenfant, et feignez de l’aimer jusqu’à ce que nous ayons gagné laVivetière… Une fois là&|160;!&|160;…

– Mais l’aimerait-il donc déjà&|160;?&|160;… se dit-elle envoyant le jeune homme à sa place, dans l’attitude d’un hommeendormi.

La calèche roula sourdement sur le sable de la route. Au premierregard que mademoiselle de Verneuil jeta autour d’elle, tout luiparut avoir changé. La mort se glissait déjà dans son amour. Cen’était peut-être que des nuances&|160;; mais aux yeux de toutefemme qui aime, ces nuances sont aussi tranchées que de vivescouleurs. Francine avait compris, par le regard de Marche-à-terre,que le destin de mademoiselle de Verneuil sur laquelle elle luiavait ordonné de veiller, était entre d’autres mains que lessiennes, et offrait un visage pâle, sans pouvoir retenir ses larmesquand sa maîtresse la regardait. La dame inconnue cachait mal sousde faux sourires la malice d’une vengeance féminine, et le subitchangement que son obséquieuse bonté pour mademoiselle de Verneuilintroduisit dans son maintien, dans sa voix et sa physionomie,était de nature à donner des craintes à une personne perspicace.Aussi mademoiselle de Verneuil frissonna-t-elle par instinct en sedemandant : – Pourquoi frissonné-je&|160;?&|160;… C’est sa mère.Mais elle trembla de tous ses membres en se disant tout à coup : –Est-ce bien sa mère&|160;? Elle vit un abîme qu’un dernier coupd’œil jeté sur l’inconnue acheva d’éclairer. – Cette femmel’aime&|160;! pensa-t-elle. Mais pourquoi m’accabler deprévenances, après m’avoir témoigné tant de froideur&|160;? Suis-jeperdue&|160;? Aurait-elle peur de moi&|160;?

Quant au gentilhomme, il pâlissait, rougissait tour à tour, etgardait une attitude calme en baissant les yeux pour dérober lesétranges émotions qui l’agitaient. Une compression violentedétruisait la gracieuse courbure de ses lèvres, et son teintjaunissait sous les efforts d’une orageuse pensée. Mademoiselle deVerneuil ne pouvait même plus deviner s’il y avait encore del’amour dans sa fureur. Le chemin, flanqué de bois en cet endroit,devint sombre et empêcha ces muets acteurs de s’interroger desyeux. Le murmure du vent, le bruissement des touffes d’arbres, lebruit des pas mesurés de l’escorte, donnèrent à cette scène cecaractère solennel qui accélère les battements du cœur.Mademoiselle de Verneuil ne pouvait pas chercher en vain la causede ce changement. Le souvenir de Corentin passa comme un éclair, etlui apporta l’image de sa véritable destinée qui lui apparut tout àcoup. Pour la première fois depuis la matinée, elle réfléchitsérieusement à sa situation. Jusqu’en ce moment, elle s’étaitlaissée aller au bonheur d’aimer, sans penser ni à elle, ni àl’avenir. Incapable de supporter plus longtemps ses angoisses, ellechercha, elle attendit, avec la douce patience de l’amour, un desregards du jeune homme, et le supplia si vivement, sa pâleur et sonfrisson eurent une éloquence si pénétrante qu’il chancela mais lachute n’en fut que plus complète.

– Souffririez-vous, mademoiselle&|160;? demanda-t-il.

Cette voix dépouillée de douceur, la demande elle-même, leregard, le geste, tout servit à convaincre la pauvre fille que lesévénements de cette journée appartenaient à un mirage de l’âme quise dissipait alors comme ces nuages à demi formés que le ventemporte.

– Si je souffre&|160;?&|160;… reprit-elle en riant forcément,j’allais vous faire la même question.

– Je croyais que vous vous entendiez, dit madame du Gua avec unefausse bonhomie.

Ni le gentilhomme ni mademoiselle de Verneuil ne répondirent. Lajeune fille doublement outragée, se dépita de voir sa puissantebeauté sans puissance. Elle savait pouvoir apprendre au moment oùelle le voudrait la cause de cette situation&|160;; mais, peucurieuse de la pénétrer, pour la première fois, peut-être, unefemme recula devant un secret. La vie humaine est tristementfertile en situations où, par suite, soit d’une méditation tropforte, soit d’une catastrophe, nos idées ne tiennent plus à rien,sont sans substance, sans point de départ, où le présent ne trouveplus de liens pour se rattacher au passé, ni dans l’avenir. Tel futl’état de mademoiselle de Verneuil. Penchée dans le fond de lavoiture, elle y resta comme un arbuste déraciné. Muette etsouffrante, elle ne regarda plus personne, s’enveloppa de sadouleur, et demeura avec tant de volonté dans le monde inconnu oùse réfugient les malheureux, qu’elle ne vit plus rien. Des corbeauxpassèrent en croassant au-dessus d’eux&|160;; mais quoique,semblable à toutes les âmes fortes, elle eût un coin du cœur pourles superstitions, elle n’y fit aucune attention. Les voyageurscheminèrent quelque temps en silence. – Déjà séparés se disaitmademoiselle de Verneuil. Cependant rien autour de moi n’a parlé.Serait-ce Corentin&|160;? Ce n’est pas son intérêt. Qui donc a puse lever pour m’accuser&|160;? À peine aimée, voici déjà l’horreurde l’abandon. Je sème l’amour et je recueille le mépris. Il seradonc toujours dans ma destinée de toujours voir le bonheur et detoujours le perdre&|160;! Elle sentit alors dans son cœur destroubles inconnus, car elle aimait réellement et pour la premièrefois. Cependant elle ne s’était pas tellement livrée qu’elle ne pûttrouver des ressources contre sa douleur dans la fierté naturelle àune femme jeune et belle. Le secret de son amour, ce secret souventgardé dans les tortures, ne lui était pas échappé. Elle se releva,et honteuse de donner la mesure de sa passion par sa silencieusesouffrance, elle secoua la tête par un mouvement de gaieté, montraun visage ou plutôt un masque riant, puis elle força sa voix pouren déguiser l’altération.

– Où sommes-nous&|160;? demanda-t-elle au capitaine Merle, quise tenait toujours à une certaine distance de la voiture.

– À trois lieues et demie de Fougères, mademoiselle.

– Nous allons donc y arriver bientôt&|160;? lui dit-elle pourl’encourager à lier une conversation où elle se promettait bien detémoigner quelque estime au jeune capitaine.

– Ces lieues-là, reprit Merle tout joyeux, ne sont pas larges,seulement elles se permettent dans ce pays-ci de ne jamais finir.Lorsque vous serez sur le plateau de la côte que nous gravissons,vous apercevrez une vallée semblable à celle que nous allonsquitter, et à l’horizon vous pourrez alors voir le sommet de LaPellerine. Plaise à Dieu que les Chouans ne veuillent pas y prendreleur revanche&|160;! Or, vous concevez qu’à monter et descendreainsi l’on n’avance guère. De La Pellerine, vous découvrirezencore…

À ce mot l’émigré tressaillit pour la seconde fois, mais silégèrement, que mademoiselle de Verneuil fut seule à remarquer cetressaillement.

– Qu’est-ce donc que cette Pellerine&|160;? demanda vivement lajeune fille en interrompant le capitaine engagé dans sa topographiebretonne.

– C’est, reprit Merle, le sommet d’une montagne qui donne sonnom à la vallée du Maine dans laquelle nous allons entrer, et quisépare cette province de la vallée du Couesnon, à l’extrémité delaquelle est située Fougères, la première ville de Bretagne. Nousnous y sommes battus à la fin de vendémiaire avec le Gars et sesbrigands. Nous emmenions des conscrits qui, pour ne pas quitterleur pays, ont voulu nous tuer sur la limite&|160;; mais Hulot estun rude chrétien qui leur a donné…

– Alors vous avez dû voir le Gars&|160;? demanda-t-elle. Quelhomme est-ce&|160;?&|160;…

Ses yeux perçants et malicieux ne quittèrent pas la Figure dufaux vicomte de Bauvan.

– Oh&|160;! mon Dieu&|160;! mademoiselle, répondit Merletoujours interrompu, il ressemble tellement au citoyen du Gua, que,s’il ne portait pas l’uniforme de l’Ecole polytechnique, legagerais que c’est lui.

Mademoiselle de Verneuil regarda fixement le froid et immobilejeune homme qui la dédaignait, mais elle ne vit rien en lui qui pûttrahir un sentiment de crainte&|160;; elle l’instruisit par unsourire amer de la découverte qu’elle faisait en ce moment dusecret si traîtreusement gardé par lui&|160;; puis, d’une voixrailleuse, les narines enflées de joie, la tête de côté pourexaminer le gentilhomme et voir Merle tout à la fois, elle dit auRépublicain : – Ce chef-là, capitaine, donne bien des inquiétudesau premier Consul. Il a de la hardiesse, dit-on&|160;; seulement ils aventure dans certaines entreprises comme un étourneau, surtoutauprès des femmes.

– Nous comptons bien là-dessus, reprit le capitaine, pour soldernotre compte avec lui. Si nous le tenons seulement deux heures,nous lui mettrons un peu de plomb dans la tête. S’il nousrencontrait, le Coblentz en ferait autant de nous, et nous mettraità l’ombre&|160;; ainsi, par pari…

– Oh&|160;! dit l’émigré, nous n’avons rien à craindre&|160;!Vos soldats n’iront pas jusqu’à La Pellerine, ils sont tropfatigués, et si vous y consentez, ils pourront se reposer à deuxpas d’ici. Ma mère descend à la Vivetière, et en voici le chemin, àquelques portées de fusil. Ces deux dames voudront s’y reposer,elles doivent être lasses d’être venues d’une seule traited’Alençon, ici. – Et puisque mademoiselle, dit-il avec unepolitesse forcée en se tournant vers sa maîtresse, a eu lagénérosité de donner à notre voyage autant de sécurité qued’agrément, elle daignera peut-être accepter à souper chez ma mère.– Enfin, capitaine, ajouta-t-il en s’adressant à Merle, les tempsne sont pas si malheureux qu’il ne puisse se trouver encore à laVivetière une Pièce de cidre à défoncer pour vos hommes. Allez, leGars n’y aura pas tout pris&|160;; du moins, ma mère le croit…

– Votre mère&|160;?&|160;… reprit mademoiselle de Verneuil eninterrompant avec ironie et sans répondre à la singulièreinvitation qu’on lui faisait.

– Mon âge ne vous semble donc plus croyable ce soir,mademoiselle, répondit madame du Gua. J’ai eu le malheur d’êtremariée fort jeune, j’ai eu mon fils à quinze ans…

– Ne vous trompez-vous pas, madame&|160;; ne serait-ce pas àtrente&|160;?

Madame du Gua pâlit en dévorant ce sarcasme, elle aurait voulupouvoir se venger, et se trouvait forcée de sourire, car elledésira reconnaître à tout prix, même à de plus cruelles épigrammes,le sentiment dont la jeune fille était animée&|160;; aussifeignit-elle de ne l’avoir pas comprise.

– Jamais les Chouans n’ont eu de chef plus cruel que celui-là,s’il faut ajouter foi aux bruits qui courent sur lui, dit-elle ens’adressant à la fois à Francine et à sa maîtresse.

– Oh&|160;! pour cruel, je ne crois pas, répondit mademoisellede Verneuil&|160;; mais il sait mentir et me semble fort crédule :un chef de parti ne doit être le jouet de personne.

– Vous le connaissez&|160;? demanda froidement le jeuneémigré.

– Non, répliqua-t-elle en lui lançant un regard de mépris, jecroyais le connaître…

– Oh&|160;! mademoiselle, c’est décidément un malin, reprit lecapitaine en hochant la tête, et donnant par un geste expressif laphysionomie particulière que ce mot avait alors et qu’il a perduedepuis. Ces vieilles familles poussent quelquefois de vigoureuxrejetons. Il revient d’un pays où les ci-devant n’ont pas eu,dit-on, toutes leurs aises, et les hommes, voyez-vous, sont commeles nèfles, ils mûrissent sur la paille. Si ce garçon-là esthabile, il pourra nous faire courir longtemps. Il a bien su opposerdes compagnies légères à nos compagnies franches et neutraliser lesefforts du gouvernement. Si l’on brûle un village aux Royalistes,il en fait brûler deux aux Républicains. Il se développe sur uneimmense étendue, et nous force ainsi à employer un nombreconsidérable de troupes dans un moment où nous n’en avons pas detrop&|160;! Oh&|160;! il entend les affaires.

– Il assassine sa patrie, dit Gérard d’une voix forte eninterrompant le capitaine.

– Mais, répliqua le gentilhomme, si sa mort délivre le pays,fusillez-le donc bien vite.

Puis il sonda par un regard l’âme de mademoiselle de Verneuil,et il se passa entre eux une de ces scènes muettes dont le langagene peut reproduire que très imparfaitement la vivacité dramatiqueet la fugitive finesse. Le danger rend intéressant. Quand il s’agitde mort, le criminel le plus vil excite toujours un peu de pitié.Or, quoique mademoiselle de Verneuil fût alors certaine que l’amantqui la dédaignait était ce chef dangereux, elle ne voulait pasencore s’en assurer par son supplice&|160;; elle avait une toutautre curiosité à satisfaire. Elle préféra donc douter ou croireselon sa passion, et se mit à jouer avec le péril. Son regard,empreint d’une perfidie moqueuse, montrait les soldats au jeunechef d’un air de triomphe&|160;; en lui présentant ainsi l’image deson danger, elle se plaisait à lui faire durement sentir que sa viedépendait d’un seul mot, et déjà ses lèvres paraissaient se mouvoirpour le prononcer. Semblable à un sauvage d’Amérique, elleinterrogeait les fibres du visage de son ennemi lié au poteau, etbrandissait le casse-tête avec grâce, savourant une vengeance touteinnocente, et punissant comme une maîtresse qui aime encore.

– Si j’avais un fils comme le vôtre, madame, dit-elle àl’étrangère visiblement épouvantée, je porterais son deuil le jouroù je l’aurais livré aux dangers.

Elle ne reçut point de réponse. Elle tourna vingt fois la têtevers les officiers et la retourna brusquement vers madame du Gua,sans surprendre entre elle et le Gars aucun signe secret qui pûtlui confirmer une intimité qu’elle soupçonnait et dont elle voulaitdouter. Une femme aime tant à hésiter dans une lutte de vie et demort, quand elle tient l’arrêt. Le jeune général souriait de l’airle plus calme, et soutenait sans trembler la torture quemademoiselle de Verneuil lui faisait subir&|160;; son attitude etl’expression de sa physionomie annonçaient un homme nonchalant desdangers auxquels il s’était soumis, et parfois il semblait lui dire:  » Voici l’occasion de venger votre vanité blessée,saisissez-la&|160;! Je serais au désespoir de revenir de mon méprispour vous.  » Mademoiselle de Verneuil se mit à examiner le chef detoute la hauteur de sa position avec une impertinence et unedignité apparente, car, au fond de son cœur, elle en admirait lecourage et la tranquillité. Joyeuse de découvrir que son amantportait un vieux titre, dont les privilèges plaisent à toutes lesfemmes, elle éprouvait quelque plaisir à le rencontrer dans unesituation où, champion d’une cause ennoblie par le malheur, illuttait avec toutes les facultés d’une âme forte contre unerépublique tant de fois victorieuse, et de le voir aux prises avecle danger, déployant cette bravoure si puissante sur le cœur desfemmes&|160;; elle le mit vingt fois à l’épreuve, en obéissantpeut-être à cet instinct qui porte la femme à jouer avec sa proiecomme le chat joue avec la souris qu’il a prise.

– En vertu de quelle loi condamnez-vous donc les Chouans àmort&|160;? demanda-t-elle à Merle.

– Mais, celle du 14 fructidor dernier, qui met hors la loi lesdépartements insurgés et y institue des conseils de guerre,répondit le républicain.

– À quoi dois-je maintenant l’honneur d’attirer vosregards&|160;? dit-elle au jeune chef qui l’examinaitattentivement.

– À un sentiment qu’un galant homme ne saurait exprimer àquelque femme que ce puisse être, répondit le marquis de Montauranà voix basse en se penchant vers elle. Il fallait, dit-il à hautevoix, vivre en ce temps pour voir des filles faisant l’office dubourreau, et enchérissant sur lui par la manière dont elles jouentavec la hache…

Elle regarda Montauran fixement&|160;; puis, ravie d’êtreinsultée par cet homme au moment où elle en tenait la vie entre sesmains, elle lui dit à l’oreille, en riant avec une douce malice : –Vous avez une trop mauvaise tête, les bourreaux n’en voudront pas,je la garde.

Le marquis stupéfait contempla pendant un moment cetteinexplicable fille dont l’amour triomphait de tout, même des pluspiquantes injures, et qui se vengeait par le pardon d’une offenseque les femmes ne pardonnent jamais. Ses yeux furent moins sévères,moins froids, et même une expression de mélancolie se glissa dansses traits. Sa passion était déjà plus forte qu’il ne le croyaitlui-même. Mademoiselle de Verneuil, satisfaite de ce faible gaged’une réconciliation cherchée, regarda le chef tendrement, lui jetaun sourire qui ressemblait à un baiser&|160;; puis elle se penchadans le fond de la voiture, et ne voulut plus risquer l’avenir dece drame de bonheur, croyant en avoir rattaché le nœud par cesourire. Elle était si belle&|160;! Elle savait si bien triompherdes obstacles en amour&|160;! Elle était si fort habituée à sejouer de tout, à marcher au hasard&|160;! Elle aimait tantl’imprévu et les orages de la vie&|160;!

Bientôt, par l’ordre du marquis, la voiture quitta la granderoute et se dirigea vers la Vivetière, à travers un chemin creuxencaissé de hauts talus plantés de pommiers qui en faisaient plutôtun fossé qu’une route. Les voyageurs laissèrent les Bleus gagnerlentement à leur suite le manoir dont les faîtes grisâtresapparaissaient et disparaissaient tour à tour entre les arbres decette route où quelques soldats restèrent occupés à en disputerleurs souliers à sa forte argile.

– Cela ressemble furieusement au chemin du paradis, s’écriaBeau-pied.

Grâce à l’expérience du postillon, mademoiselle de Verneuil netarda pas à voir le château de la Vivetière. Cette maison, situéesur la croupe d’une espèce de promontoire, était enveloppée pardeux étangs profonds qui ne permettaient d’y arriver qu’en suivantune étroite chaussée. La partie de cette péninsule où se trouvaientles habitations et les jardins était protégée à une certainedistance derrière le château, par un large fossé où se déchargeaitl’eau superflue des étangs avec lesquels il communiquait, etformait ainsi réellement une île presque inexpugnable, retraiteprécieuse pour un chef qui ne pouvait être surpris que partrahison. En entendant crier les gonds rouillés de la porte et enpassant sous la voûte en ogive d’un portail ruiné par la guerreprécédente, mademoiselle de Verneuil avança la tête. Les couleurssinistres du tableau qui s’offrit à ses regards effacèrent presqueles pensées d’amour et de coquetterie entre lesquelles elle seberçait. La voiture entra dans une grande cour presque carrée etfermée par les rives abruptes des étangs. Ces berges sauvages,baignées par des eaux couvertes de grandes taches vertes, avaientpour tout ornement des arbres aquatiques dépouillés de feuilles,dont les troncs rabougris, les têtes énormes et chenues, élevéesau-dessus des roseaux et des broussailles, ressemblaient à desmarmousets grotesques. Ces haies disgracieuses parurent s’animer etparler quand les grenouilles les désertèrent en coassant, et quedes poules d’eau, réveillées par le bruit de la voiture, volèrenten barbotant sur la surface des étangs. La cour entourée d’herbeshautes et flétries, d’ajoncs, d’arbustes nains ou parasites,excluait toute idée d’ordre et de splendeur. Le château semblaitabandonné depuis longtemps. Les toits paraissaient plier sous lepoids des végétations qui y croissaient. Les murs, quoiqueconstruits de ces pierres schisteuses et solides dont abonde lesol, offraient de nombreuses lézardes où le lierre attachait sesgriffes. Deux corps de bâtiment réunis en équerre à une haute touret qui faisaient face à l’étang, composaient tout le château, dontles portes et les volets pendants et pourris, les balustradesrouillées, les fenêtres ruinées, paraissaient devoir tomber aupremier souffle d’une tempête. La bise sifflait alors à travers cesruines auxquelles la lune prêtait, par sa lumière indécise, lecaractère et la physionomie d’un grand spectre. Il faut avoir vules couleurs de ces pierres granitiques grises et bleues, mariéesaux schistes noirs et fauves, pour savoir combien est vraie l’imageque suggérait la vue de cette carcasse vide et sombre. Ses pierresdisjointes, ses croisées sans vitres, sa tour à créneaux, ses toitsà jour lui donnaient tout à fait l’air d’un squelette&|160;; et lesoiseaux de proie qui s’envolèrent en criant ajoutaient un trait deplus à cette vague ressemblance. Quelques hauts sapins plantésderrière la maison balançaient au-dessus des toits leur feuillagesombre, et quelques ifs, taillés pour en décorer les angles,l’encadraient de tristes festons, semblables aux tentures d’unconvoi. Enfin, la forme des portes, la grossièreté des ornements,le peu d’ensemble des constructions, tout annonçait un de cesmanoirs féodaux dont s’enorgueillit la Bretagne, avec raisonpeut-être, car ils forment sur cette terre gaélique une espèced’histoire monumentale des temps nébuleux qui précèdentl’établissement de la monarchie. Mademoiselle de Verneuil, dansl’imagination de laquelle le mot de château réveillait toujours lesformes d’un type convenu, frappée de la physionomie funèbre de cetableau, sauta légèrement hors de la calèche, et le contempla touteseule avec terreur, en songeant au parti qu’elle devait prendre.Francine entendit pousser à madame du Gua un soupir de joie en setrouvant hors de l’atteinte des Bleus, et une exclamationinvolontaire lui échappa quand le portail fut fermé et qu’elle sevit dans cette espèce de forteresse naturelle. Montauran s’étaitvivement élancé vers mademoiselle de Verneuil en devinant lespensées qui la préoccupaient.

– Ce château, dit-il avec une légère tristesse, a été ruiné parla guerre, comme les projets que j’élevais pour notre bonheur l’ontété par vous.

– Et comment, demanda-t-elle toute surprise.

– Êtes-vous une jeune femme belle, NOBLE et spirituelle, dit-ilavec un accent d’ironie en lui répétant les paroles qu’elle luiavait si coquettement prononcées dans leur conversation sur laroute.

– Qui vous a dit le contraire&|160;?

– Des amis dignes de foi qui s’intéressent à ma sûreté etveillent à déjouer les trahisons.

– Des trahisons&|160;! dit-elle d’un air moqueur. Alençon etHulot sont-ils donc déjà si loin&|160;? Vous n’avez pas de mémoire,un défaut dangereux pour un chef de parti&|160;! – Mais du momentoù des amis, ajouta-t-elle avec une rare impertinence, règnent sipuissamment dans votre cœur, gardez vos amis. Rien n’est comparableaux plaisirs de l’amitié. Adieu, ni moi ni les soldats de laRépublique nous n’entrerons ici.

Elle s’élança vers le portail par un mouvement de fierté blesséeet de dédain, mais elle déploya dans sa démarche une noblesse et undésespoir qui changèrent toutes les idées du marquis, à qui il encoûtait trop de renoncer à ses désirs pour qu’il ne fût pasimprudent et crédule. Lui aussi aimait déjà. Ces deux amantsn’avaient donc envie ni l’un ni l’autre de se querellerlongtemps.

– Ajoutez un mot et je vous crois, dit-il d’une voixsuppliante.

– Un mot, reprit-elle avec ironie en serrant ses lèvres, unmot&|160;? pas seulement un geste.

– Au moins grondez-moi, demanda-t-il en essayant de prendre unemain qu’elle retira&|160;; si toutefois vous osez bouder un chef derebelles, maintenant aussi défiant et sombre qu’il était joyeux etconfiant naguère.

Marie ayant regardé le marquis sans colère, il ajouta : – Vousavez mon secret, et je n’ai pas le vôtre.

À ces mots, le front d’albâtre sembla devenu brun, Marie jeta unregard d’humeur au chef et répondit : – Mon secret&|160;?jamais.

En amour, chaque parole, chaque coup d’œil, ont leur éloquencedu moment&|160;; mais là mademoiselle de Verneuil n’exprima rien deprécis, et quelque habile que fût Montauran, le secret de cetteexclamation resta impénétrable, quoique la voix de cette femme eûttrahi des émotions peu ordinaires, qui durent vivement piquer sacuriosité.

– Vous avez, reprit-il, une plaisante manière de dissiper lessoupçons.

– En conservez-vous donc&|160;? demanda-t-elle en le toisant desyeux comme si elle lui eût dit : – Avez-vous quelques droits surmoi&|160;?

– Mademoiselle, répondit le jeune homme d’un air soumis etferme, le pouvoir que vous exercez sur les troupes républicaines,cette escorte…

– Ah&|160;! vous m’y faites penser. Mon escorte et moi luidemanda-t-elle avec une légère ironie, vos protecteurs enfin,seront-ils en sûreté ici&|160;?

– Oui, foi de gentilhomme&|160;! Qui que vous soyez, vous et lesvôtres, vous n’avez rien à craindre chez moi.

Ce serment fut prononcé par un mouvement si loyal et sigénéreux, que mademoiselle de Verneuil dut avoir une entièresécurité sur le sort des Républicains. Elle allait parler, quandl’arrivée de madame du Gua lui imposa silence. Cette dame avait puentendre ou deviner une partie de la conversation des deux amants,et ne concevait pas de médiocres inquiétudes en les apercevant dansune position qui n’accusait plus la moindre inimitié. En voyantcette femme, le marquis offrit la main à mademoiselle de Verneuil,et s’avança vers la maison avec vivacité comme pour se défaired’une importune compagnie.

– Je le gêne, se dit l’inconnu en restant immobile à sa place.Elle regarda les deux amants réconciliés s’en allant lentement versle perron, où ils s’arrêtèrent pour causer aussitôt qu’ils eurentmis entre elle et eux un certain espace. – Oui, oui, je les gêne,reprit-elle en se parlant à elle-même, mais dans peu cettecréature-là ne me gênera plus&|160;; l’étang sera, par Dieu, sontombeau&|160;! Ne tiendrai-je pas bien ta parole degentilhomme&|160;? une fois sous cette eau, qu’a-t-on àcraindre&|160;? n’y sera-t-elle pas en sûreté&|160;?

Elle regardait d’un œil fixe le miroir calme du petit lac dedroite, quand tout à coup elle entendit bruire les ronces de laberge et aperçut au clair de la lune la figure de Marche-à-terrequi se dressa par-dessus la noueuse écorce d’un vieux saule. Ilfallait connaître le Chouan pour le distinguer au milieu de cetteassemblée de truisses branchées parmi lesquelles la sienne seconfondait si facilement. Madame du Gua jeta d’abord autour d’elleun regard de défiance&|160;; elle vit le postillon conduisant seschevaux à une écurie située dans celle des deux ailes du châteauqui faisait face à la rive où Marche-à-terre était caché&|160;;Francine allait vers les deux amants qui, dans ce moment,oubliaient toute la terre&|160;; alors, l’inconnue s’avança,mettant un doigt sur ses lèvres pour réclamer un profondsilence&|160;; puis, le Chouan comprit plutôt qu’il n’entendit lesparoles suivantes : – Combien êtes-vous, ici&|160;?

– Quatre-vingt-sept.

– Ils ne sont que soixante-cinq, je les ai comptés.

– Bien, reprit le sauvage avec une satisfaction farouche.

Attentif aux moindres gestes de Francine, le Chouan disparutdans l’écorce du saule en la voyant se retourner pour chercher desyeux l’ennemie sur laquelle elle veillait par instinct.

Sept ou huit personnes, attirées par le bruit de la voiture, semontrèrent en haut du principal perron et s’écrièrent : – C’est leGars&|160;! c’est lui, le voici&|160;! À ces exclamations, d’autreshommes accoururent, et leur présence interrompit la conversationdes deux amants. Le marquis de Montauran s’avança précipitammentvers les gentilshommes, leur fit un signe impératif pour leurimposer silence, et leur indiqua le haut de l’avenue par laquelledébouchaient les soldats républicains. À l’aspect de ces uniformesbleus à revers rouges si connus, et de ces baïonnettes luisantes,les conspirateurs étonnés s’écrièrent Seriez-vous donc venu pournous trahir&|160;?

– Je ne vous avertirais pas du danger, répondit le marquis ensouriant avec amertume. – Ces Bleus, reprit-il après une pause,forment l’escorte de cette jeune dame dont la générosité nous amiraculeusement délivrés d’un péril auquel nous avons faillisuccomber dans une auberge d’Alençon. Nous vous conterons cetteaventure. Mademoiselle et son escorte sont ici sur ma parole, etdoivent être reçus en amis.

Madame du Gua et Francine étaient arrivées jusqu’au perron, lemarquis présenta galamment la main à mademoiselle de Verneuil, legroupe de gentilshommes se partagea en deux haies pour les laisserpasser, et tous essayèrent d’apercevoir les traits del’inconnue&|160;; car madame du Gua avait déjà rendu leur curiositéplus vive en leur faisant quelques signes à la dérobée.Mademoiselle de Verneuil vit dans la première salle une grandetable parfaitement servie, et préparée pour une vingtaine deconvives. Cette salle à manger communiquait à un vaste salon oùl’assemblée se trouva bientôt réunie. Ces deux pièces étaient enharmonie avec le spectacle de destruction qu’offraient les dehorsdu château. Les boiseries de noyer poli, mais de formes rudes etgrossières, saillantes, mal travaillées, étaient disjointes etsemblaient près de tomber. Leur couleur sombre ajoutait encore à latristesse de ces salles sans glaces ni rideaux, où quelques meublesséculaires et en ruine s’harmoniaient avec cet ensemble de débris.Marie aperçut des cartes géographiques, et des plans déroulés surune grande table&|160;; puis, dans les angles de l’appartement, desarmes et des carabines amoncelées. Tout témoignait d’une conférenceimportante entre les chefs des Vendéens et ceux des Chouans. Lemarquis conduisit mademoiselle de Verneuil à un immense fauteuilvermoulu qui se trouvait auprès de la cheminée, et Francine vint seplacer derrière sa maîtresse en s’appuyant sur le dossier de cemeuble antique.

– Vous me permettrez bien de faire un moment le maître demaison, dit le marquis en quittant les deux étrangères pour semêler aux groupes formés par ses hôtes.

Francine vit tous les chefs, sur quelques mots de Montauran,s’empressant de cacher leurs armes, les cartes et tout ce quipouvait éveiller les soupçons des officiers républicains&|160;;quelques-uns quittèrent de larges ceintures de peau contenant despistolets et des couteaux de chasse. Le marquis recommanda la plusgrande discrétion, et sortit en s’excusant sur la nécessité depourvoir à la réception des hôtes gênants que le hasard luidonnait. Mademoiselle de Verneuil, qui avait levé ses pieds vers lefeu en s’occupant à les chauffer, laissa partir Mautauran sansretourner la tête, et trompa l’attente des assistants, qui tousdésiraient la voir. Francine fut donc seule témoin du changementque produisit dans l’assemblée le départ du jeune chef. Lesgentilshommes se groupèrent autour de la dame inconnue, et, pendantla sourde conversation qu’elle tint avec eux, il n’y en eut pas unqui ne regardât à plusieurs reprises les deux étrangères.

– Vous connaissez Montauran, leur disait-elle, il s’estamouraché en un moment de cette fille, et vous comprenez bien que,dans ma bouche, les meilleurs avis lui ont été suspects. Les amisque nous avons à Paris, messieurs de Valois et d’Esgrignond’Alençon, tous l’ont prévenu du piège qu’on veut lui tendre en luijetant à la tête une créature, et il se coiffe de la première qu’ilrencontre&|160;; d’une fille qui, suivant des renseignements quej’ai fait prendre, s’empare d’un grand nom pour le souiller, qui,etc., etc.

Cette dame, dans laquelle on a pu reconnaître la femme quidécida l’attaque de la turgotine, conservera désormais dans cettehistoire le nom qui lui servit à échapper aux dangers de sonpassage par Alençon. La publication du vrai nom ne pourraitqu’offenser une noble famille, déjà profondément affligée par lesécarts de cette jeune dame, dont la destinée a d’ailleurs été lesujet d’une autre Scène. Bientôt l’attitude de curiosité que pritl’assemblée devint impertinente et presque hostile. Quelquesexclamations assez dures parvinrent à l’oreille de Francine, qui,après avoir dit un mot à sa maîtresse, se réfugia dans l’embrasured’une croisée. Marie se leva, se tourna vers le groupe insolent, yjeta quelques regards pleins de dignité, de mépris même. Sa beauté,l’élégance de ses manières et sa fierté, changèrent tout à coup lesdispositions de ses ennemis et lui valurent un murmure flatteur quileur échappa. Deux ou trois hommes, dont l’extérieur trahissait leshabitudes de politesse et de galanterie qui s’acquièrent dans lasphère élevée des cours, s’approchèrent de Marie avec bonnegrâce&|160;; sa décence leur imposa le respect, aucun d’eux n’osalui adresser la parole, et loin d’être accusée par eux, ce fut ellequi sembla les juger. Les chefs de cette guerre entreprise pourDieu et le Roi ressemblaient bien peu aux portraits de fantaisiequ’elle s’était plu à tracer. Cette lutte, véritablement grande, serétrécit et prit des proportions mesquines, quand elle vit, saufdeux ou trois figures vigoureuses, ces gentilshommes de province,tous dénués d’expression et de vie. Après avoir fait de la poésie,Marie tomba tout à coup dans le vrai. Ces physionomies paraissaientannoncer d’abord plutôt un besoin d’intrigue que l’amour de lagloire, l’intérêt mettait bien réellement à tous ces gentilshommesles armes à la main&|160;; mais s’ils devenaient héroïques dansl’action, là ils se montraient à nu. La perte de ses illusionsrendit mademoiselle de Verneuil injuste et l’empêcha de reconnaîtrele dévouement vrai qui rendit plusieurs de ces hommes siremarquables. Cependant la plupart d’entre eux montraient desmanières communes. Si quelques têtes originales se faisaientdistinguer entre les autres, elles étaient rapetissées par lesformules et par l’étiquette de l’aristocratie. Si Marie accordagénéralement de la finesse et de l’esprit à ces hommes, elle trouvachez eux une absence complète de cette simplicité, de ce grandioseauquel les triomphes et les hommes de la République l’habituaient.Cette assemblée nocturne, au milieu de ce vieux castel en ruine etsous ces ornements contournées assez bien assortis aux figures, lafit sourire, elle voulut y voir un tableau symbolique de lamonarchie. Elle pensa bientôt avec délices qu’au moins le marquisjouait le premier rôle parmi ces gens dont le seul mérite, pourelle, était de se dévouer à une cause perdue. Elle dessina lafigure de son amant sur cette masse, se plut à l’en faireressortir, et ne vit plus dans ces figures maigres et grêles queles instruments de ses nobles desseins. En ce moment, les pas dumarquis retentirent dans la salle voisine. Tout à coup lesconspirateurs se séparèrent en plusieurs groupes, et leschuchotements cessèrent. Semblables à des écoliers qui ont complotéquelque malice en l’absence de leur maître, ils s’empressèrentd’affecter l’ordre et le silence. Montauran entra, Marie eut lebonheur de l’admirer au milieu de ces gens parmi lesquels il étaitle plus jeune, le plus beau, le premier. Comme un roi dans sa cour,il alla de groupe en groupe, distribua de légers coups de tête, desserrements de main, des regards, des paroles d’intelligence ou dereproche, en faisant son métier de chef de parti avec une grâce etun aplomb difficiles à supposer dans ce jeune homme d’abord accusépar elle d’étourderie. La présence du marquis mit un terme à lacuriosité qui s’était attachée à mademoiselle de Verneuil&|160;;mais, bientôt, les méchancetés de madame du Gua produisirent leureffet. Le baron du Génie, surnommé l’Intimé, qui, parmi tous ceshommes rassemblés par de graves intérêts, paraissait autorisé parson nom et par son rang à traiter familièrement Montauran, le pritpar le bras et l’emmena dans un coin.

– Ecoute, mon cher marquis, lui dit-il, nous te voyons tous avecpeine sur le point de faire une insigne folie.

– Qu’entends-tu par ces paroles&|160;?

– Mais sais-tu bien d’où vient cette fille, qui elle estréellement, et quels sont ses desseins sur toi&|160;?

– Mon cher l’Intimé, entre nous soit dit, demain matin, mafantaisie sera passée.

– D’accord, mais si cette créature te livre avant lejour&|160;?&|160;…

– Je te répondrai quand tu m’auras dit pourquoi elle ne l’a pasdéjà fait, répliqua Montauran, qui prit par badinage un air defatuité.

– Oui, mais si tu lui plais, elle ne veut peut-être pas tetrahir avant que sa fantaisie, à elle, soit passée.

– Mon cher, regarde cette charmante fille, étudie ses manières,et ose dire que ce n’est pas une femme de distinction&|160;? Sielle jetait sur toi des regards favorables, ne sentirais-tu pas, aufond de ton âme, quelque respect pour elle. Une dame vous a déjàprévenus contre cette personne&|160;; mais, après ce que nous noussommes dit l’un à l’autre, si c’était une de ces créatures perduesdont nous ont parlé nos amis, je la tuerais…

– Croyez-vous, dit madame du Gua, qui intervint, Fouché assezbête pour vous envoyer une fille prise au coin d’une rue&|160;? ila proportionné les séductions à votre mérite. Mais si vous êtesaveugle, vos amis auront les yeux ouverts pour veiller survous.

– Madame, répondit le Gars en lui dardant des regards de colère,songez à ne rien entreprendre contre cette personne, ni contre sonescorte, ou rien ne vous garantirait de ma vengeance. Je veux quemademoiselle soit traitée avec les plus grands égards et comme unefemme qui m’appartient. Nous sommes, je crois, alliés auxVerneuil.

L’opposition que rencontrait le marquis produisit l’effetordinaire que font sur les jeunes gens de semblables obstacles.Quoiqu’il eût en apparence traité fort légèrement mademoiselle deVerneuil et fait croire que sa passion pour elle était un caprice,il venait, par un sentiment d’orgueil, de franchir un espaceimmense. En avouant cette femme, il trouva son honneur intéressé àce qu’elle fût respectée&|160;; il alla donc, de groupe en groupe,assurant, en homme qu’il eût été dangereux de froisser, que cetteinconnue était réellement mademoiselle de Verneuil. Aussitôt,toutes les rumeurs s’apaisèrent. Lorsque Montauran eut établi uneespèce d’harmonie dans le salon et satisfait à toutes lesexigences, il se rapprocha de sa maîtresse avec empressement, etlui dit à voix basse : – Ces gens-là m’ont volé un moment debonheur.

– Je suis bien contente de vous avoir près de moi, répondit-elleen riant. Je vous préviens que je suis curieuse&|160;; ainsi, nevous fatiguez pas trop de mes questions. Dites-moi d’abord quel estce bonhomme qui porte une veste de drap vert.

– C’est le fameux major Brigaut, un homme du Marais, compagnonde feu Mercier, dit La Vendée.

– Mais quel est le gros ecclésiastique à face rubiconde aveclequel il cause maintenant de moi&|160;? reprit mademoiselle deVerneuil.

– Savez-vous ce qu’ils disent&|160;?

– Si je veux le savoir&|160;?&|160;… Est-ce unequestion&|160;?

– Mais je ne pourrais vous en instruire sans vous offenser.

– Du moment où vous me laissez offenser sans tirer vengeance desinjures que je reçois chez vous, adieu, marquis&|160;! Je ne veuxpas rester un moment ici. J’ai déjà quelques remords de tromper cespauvres Républicains, si loyaux et si confiants.

Elle fit quelques pas, et le marquis la suivit.

– Ma chère Marie, écoutez-moi. Sur mon honneur, j’ai imposésilence à leurs méchants propos avant de savoir s’ils étaient fauxou vrais. Néanmoins dans ma situation, quand les amis que nousavons dans les ministères à Paris m’ont averti de me défier detoute espèce de femme qui se trouverait sur mon chemin, enm’annonçant que Fouché voulait employer contre moi une Judith desrues, il est permis à mes meilleurs amis de penser que vous êtestrop belle pour être une honnête femme…

En parlant, le marquis plongeait son regard dans les yeux demademoiselle de Verneuil qui rougit, et ne put retenir quelquespleurs.

– J’ai mérité ces injures, dit-elle. Je voudrais vous voirpersuadé que je suis une méprisable créature et me savoir aimée…alors je ne douterais plus de vous. Moi je vous ai cru quand vousme trompiez, et vous ne me croyez pas quand je suis vraie. Brisonslà, monsieur, dit-elle en fronçant le sourcil et pâlissant commeune femme qui va mourir. Adieu.

Elle s’élança hors de la salle à manger par un mouvement dedésespoir.

– Marie, ma vie est à vous, lui dit le jeune marquis àl’oreille.

Elle s’arrêta, le regarda.

– Non, non, dit-elle, je serai généreuse. Adieu. Je ne pensais,en vous suivant, ni à mon passé, ni à votre avenir, j’étaisfolle.

– Comment, vous me quittez au moment où je vous offre mavie&|160;!&|160;…

– Vous l’offrez dans un moment de passion, de désir.

– Sans regret, et pour toujours, dit-il.

Elle rentra. Pour cacher ses émotions, le marquis continual’entretien.

– Ce gros homme de qui vous me demandiez le nom est un hommeredoutable, l’abbé Gudin, un de ces jésuites assez obstinés, assezdévoués peut-être pour rester en France malgré l’édit de 1763 quiles en a bannis. Il est le boute-feu de la guerre dans ces contréeset le propagateur de l’association religieuse dite du Sacré-Cœur.Habitué à se servir de la religion comme d’un instrument, ilpersuade à ses affiliés quels ressusciteront, et sait entretenirleur fanatisme par d’adroites prédications. Vous le voyez : il fautemployer les intérêts particuliers de chacun pour arriver à ungrand but. Là sont tous les secrets de la politique.

– Et ce vieillard encore vert, tout musculeux, dont la figureest si repoussante&|160;? Tenez, là, l’homme habillé avec leslambeaux d’une robe d’avocat.

– Avocat&|160;? il prétend au grade de maréchal de camp.N’avez-vous pas entendu parler de Longuy&|160;?

– Ce serait lui&|160;! dit mademoiselle de Verneuil effrayée.Vous vous servez de ces hommes

– Chut&|160;! il peut vous entendre. Voyez-vous cet autre enconversation criminelle avec madame du Gua…

– Cet homme en noir qui ressemble à un juge

– C’est un de nos négociateurs, la Billardière fils d’unconseiller au parlement de Bretagne, dont lé nom est quelque chosecomme Flamet&|160;; mais il a la confiance des princes.

– Et son voisin, celui qui serre en ce moment sa pipe de terreblanche, et qui appuie tous les doigts de sa main droite sur lepanneau comme un pacant dit mademoiselle de Verneuil en riant.

– Vous l’avez, pardieu, deviné, c’est l’ancien garde-chasse dudéfunt mari de cette dame. Il commande une des compagnies quej’oppose aux bataillons mobiles. Lui et Marche-à-terre sontpeut-être les plus consciencieux serviteurs que le Roi ait ici.

– Mais elle, qui est-elle&|160;?

– Elle, reprit le marquis, elle est la dernière maîtresse qu’aiteut Charette. Elle possède une grande influence sur tout cemonde.

– Lui est-elle restée fidèle&|160;?

Pour toute réponse le marquis fit une petite mouedubitative.

– Et l’estimez-vous&|160;?

– Vous êtes effectivement bien curieuse.

– Elle est mon ennemie parce qu’elle ne peut plus être marivale, dit en riant mademoiselle de Verneuil, je lui pardonne seserreurs passées, qu’elle me pardonne les miennes. Et cet officier àmoustaches&|160;?

– Permettez-moi de ne pas le nommer. Il veut se défaire dupremier Consul en l’attaquant à main armée&|160;? Qu’il réussisseou non, vous le connaîtrez, il deviendra célèbre.

– Et vous êtes venu commander à de pareilles gens&|160;?&|160;…dit-elle avec horreur. Voilà les défenseurs du Roi&|160;? Où sontdonc les gentilshommes et les seigneurs&|160;?

– Mais, dit le marquis avec impertinence, ils sont répandus danstoutes les cours de l’Europe. Qui donc enrôle les rois, leurscabinets, leurs armées, au service de la maison de Bourbon, et leslance sur cette République qui menace de mort toutes les monarchieset l’ordre social d’une destruction complète&|160;?&|160;…

– Ah&|160;! répondit-elle avec une généreuse émotion, soyezdésormais la source pure où je puiserai les idées que je doisencore acquérir… J’y consens. Mais laissez-moi penser que vous êtesle seul noble qui fasse son devoir en attaquant la France avec desFrançais, et non à l’aide de l’étranger. Je suis femme, et sens quesi mon enfant me frappait dans sa colère, je pourrais luipardonner&|160;; mais s’il me voyait de sang-froid déchirée par uninconnu, je le regarderais comme un monstre.

– Vous serez toujours Républicaine, dit le marquis en proie àune délicieuse ivresse excitée par les généreux accents qui leconfirmaient dans ses présomptions.

– Républicaine&|160;? Non, je ne le suis plus. Je ne vousestimerais pas si vous vous soumettiez au premier Consul,reprit-elle&|160;; mais je ne voudrais pas non plus vous voir à latête de gens qui pillent un coin de la France au lieu d’assaillirtoute la République. Pour qui vous battez-vous&|160;?Qu’attendez-vous d’un roi rétabli sur le trône par vos mains&|160;?Une femme a déjà entrepris ce beau chef-d’œuvre, le roi libéré l’alaissé brûler vive . Ces hommes-là sont les oints du Seigneur, etil y a du danger à toucher aux choses consacrées. Laissez Dieu seulles placer, les déplacer, les replacer sur leurs tabourets depourpre. Si vous avez pesé la récompense qui vous en reviendra,vous êtes à mes yeux dix fois plus grand que je ne vouscroyais&|160;; foulez-moi alors si vous le voulez aux pieds, jevous le permets, je serai heureuse.

– Vous êtes ravissante&|160;! N’essayez pas d’endoctriner cesmessieurs, je serais sans soldats.

– Ah&|160;! si vous vouliez me laisser vous convertir, nousirions à mille lieues d’ici.

– Ces hommes que vous paraissez mépriser sauront périr dans lalutte, répliqua le marquis d’un ton plus grave, et leurs tortsseront oubliés. D’ailleurs, si mes efforts sont couronnés dequelques succès, les lauriers du triomphe ne cacheront-ils pastout&|160;?

– Il n’y a que vous ici à qui je voie risquer quelque chose.

– Je ne suis pas le seul, reprit-il avec une modestie vraie.Voici là-bas deux nouveaux chefs de la Vendée. Le premier, que vousavez entendu nommer le Grand-Jacques, est le comte de Fontaine, etl’autre la Billardière, que je vous ai déjà montré.

– Et oubliez-vous Quiberon, où la Billardière a joué le rôle leplus singulier&|160;?&|160;… répondit-elle frappée d’unsouvenir.

– La Billardière a beaucoup pris sur lui, croyez-moi. Ce n’estpas être sur des roses que de servir les princes…

– Ah&|160;! vous me faites frémir&|160;! s’écria Marie. Marquis,reprit-elle d’un ton qui semblait annoncer une réticence dont lemystère lui était personnel, il suffit d’un instant pour détruireune illusion et dévoiler des secrets d’où dépendent la vie et lebonheur de bien des gens… Elle s’arrêta comme si elle eût craintd’en trop dire, et ajouta : – Je voudrais savoir les soldats de laRépublique en sûreté.

– Je serai prudent, dit-il en souriant pour déguiser sonémotion, mais ne me parlez plus de vos soldats, je vous ai répondusur ma foi de gentilhomme.

– Et après tout, de quel droit voudrais-je vous conduire&|160;?reprit-elle. Entre nous soyez toujours le maître. Ne vous ai-je pasdit que je serais au désespoir de régner sur un esclave&|160;?

– Monsieur le marquis, dit respectueusement le major Brigaut eninterrompant cette conversation, les Bleus resteront-ils donclongtemps ici&|160;?

– Ils partiront aussitôt qu’ils se seront reposés, s’écriaMarie.

Le marquis lança des regards scrutateurs sur l’assemblée, yremarqua de l’agitation, quitta mademoiselle de Verneuil, et laissamadame du Gua venir le remplacer auprès d’elle. Cette femmeapportait un masque riant et perfide que le sourire amer du jeunechef ne déconcerta point. En ce moment Francine jeta un cripromptement étouffé. Mademoiselle de Verneuil, qui vit avecétonnement sa fidèle campagnarde s’élancent vers la salle à manger,regarda madame du Gua, et sa surprise augmenta à l’aspect de lapâleur répandue sur le visage de son ennemie. Curieuse de pénétrerle secret de ce brusque départ, elle s’avança vers l’embrasure dela fenêtre où sa rivale la suivit afin de détruire les soupçonsqu’une imprudence pouvait avoir éveillés et lui sourit avec uneindéfinissable malice quand, après avoir jeté toutes deux un regardsur le paysage du lac, elles revinrent ensemble à la cheminée,Marie sans avoir rien aperçu qui justifiât la fuite de Francine,madame du Gua satisfaite d’être obéie. Le lac au bord duquelMarche-à-terre avait comparu dans la cour à l’évocation de cettefemme, allait rejoindre le fossé d’enceinte qui protégeait lesjardins, en décrivant de vaporeuses sinuosités, tantôt larges commedes étangs, tantôt resserrées comme les rivières artificielles d’unparc. Le rivage rapide et incliné que baignaient ces eaux clairespassait à quelques toises de la croisée. Occupée à contempler, surla surface des eaux, les lignes noires qu’y projetaient les têtesde quelques vieux saules, Francine observait assez insouciammentl’uniformité de courbure qu’une brise légère imprimait à leursbranchages. Tout à coup elle crut apercevoir une de leurs figuresremuant sur le miroir des eaux par quelques-uns de ces mouvementsirréguliers et spontanés qui trahissent la vie. Cette figure,quelque vague qu’elle fût, semblait être celle d’un homme. Francineattribua d’abord sa vision aux imparfaites configurations queproduisait la lumière de la lune, à travers les feuillages&|160;;mais bientôt une seconde tête se montra&|160;; puis d’autresapparurent encore dans le lointain. Les petits arbustes de la bergese courbèrent et se relevèrent avec violence. Francine vit alorscette longue haie insensiblement agitée comme un de ces grandsserpents indiens aux formes fabuleuses. Puis, çà et là, dans lesgenêts et les hautes épines, plusieurs points lumineux brillèrentet se déplacèrent. En redoublant d’attention, l’amante deMarche-à-terre crut reconnaître la première des figures noires quiallaient au sein de ce mouvant rivage. Quelque indistinctes quefussent les formes de cet homme, le battement de son cœur luipersuada qu’elle voyait en lui Marche-à-terre. Eclairée par ungeste, et impatiente de savoir si cette marche mystérieuse necachait pas quelque perfidie, elle s’élança vers la cour. Arrivéeau milieu de ce plateau de verdure, elle regarda tour à tour lesdeux corps de logis et les deux berges sans découvrir dans cellequi faisait face à l’aile inhabitée aucune trace de ce sourdmouvement. Elle prêta une oreille attentive, et entendit un légerbruissement semblable à celui que peuvent produire les pas d’unebête fauve dans le silence des forêts&|160;; elle tressaillit et netrembla pas. Quoique jeune et innocente encore, la curiosité luiinspira promptement une ruse. Elle aperçut la voiture, courut s’yblottir, et ne leva sa tête qu’avec la précaution du lièvre auxoreilles duquel résonne le bruit d’une chasse lointaine. Elle vitPille-miche qui sortit de l’écurie. Ce Chouan était accompagné dedeux paysans, et tous trois portaient des bottes de paille&|160;;ils les étalèrent de manière à former une longue litière devant lecorps de bâtiment inhabité parallèle à la berge bordée d’arbresnains, où les Chouans marchaient avec un silence qui trahissait lesapprêts de quelque horrible stratagème.

– Tu leur donnes de la paille comme s’ils devaient réellementdormir là. Assez, Pille-miche, assez, dit une voix rauque et sourdeque Francine reconnut.

– N’y dormiront-ils pas&|160;? reprit Pille-miche en laissantéchapper un gros rire bête. Mais ne crains-tu pas que le Gars ne sefâche&|160;? ajouta-t-il si bas que Francine n’entendit rien.

– Eh&|160;! bien, il se fâchera, répondit à demi-voixMarche-à-terre&|160;; mais nous aurons tué les Bleus, tout de même.– Voilà, reprit-il, une voiture qu’il faut rentrer à nous deux.

Pille-miche tira la voiture par le timon, et Marche-à-terre lapoussa par une des roues avec une telle prestesse que Francine setrouva dans la grange et sur le point d’y rester enfermée, avantd’avoir eu le temps de réfléchir à sa situation. Pille-miche sortitpour aider à amener la pièce de cidre que le marquis avait ordonnéde distribuer aux soldats de l’escorte. Marche-à-terre passait lelong de la calèche pour se retirer et fermer la porte, quand il sesentit arrêté par une main qui saisit les longs crins de sa peau dechèvre. Il reconnut des yeux dont la douceur exerçait sur lui lapuissance du magnétisme, et demeura pendant un moment comme charmé.Francine sauta vivement hors de la voiture, et lui dit de cettevoix agressive qui va merveilleusement à une femme irritée : –Pierre, quelles nouvelles as-tu donc apportées sur le chemin àcette dame et à son fils&|160;? Que fait-on ici&|160;? Pourquoi tecaches-tu&|160;? je veux tout savoir. Ces mots donnèrent au visagedu Chouan une expression que Francine ne lui connaissait pas. LeBreton amena son innocente maîtresse sur le seuil de laporte&|160;; là, il la tourna vers la lueur blanchissante de lalune, et lui répondit en la regardant avec des yeux terribles :

– Oui, par ma damnation&|160;! Francine, je te le dirai, maisquand tu m’auras juré sur ce chapelet… Et il tira un vieux chapeletde dessous sa peau de bique.

– Sur cette relique que tu connais, reprit-il, de me répondrevérité à une seule demande. Francine rougit en regardant cechapelet qui, sans doute, était un gage de leur amour. – C’estlà-dessus, reprit le Chouan tout ému, que tu as juré…

Il n’acheva pas. La paysanne appliqua sa main sur les lèvres deson sauvage amant pour lui imposer silence.

– Ai-je donc besoin de jurer&|160;? dit-elle.

Il prit sa maîtresse doucement par la main, la contempla pendantun instant, et reprit : – La demoiselle que tu sers se nomme-t-elleréellement mademoiselle de Verneuil&|160;?

Francine demeura les bras pendants, les paupières baissées, latête inclinée, pâle, interdite.

– C’est une cataud&|160;! reprit Marche-à-terre dîne voixterrible.

À ce mot, la jolie main lui couvrit encore les lèvres, maiscette fois il se recula violemment. La petite Bretonne ne vit plusd’amant, mais bien une bête féroce dans toute l’horreur de sanature. Les sourcils du Chouan étaient violemment serrés, seslèvres se contractèrent, et il montra les dents comme un chien quidéfend son maître.

– Je t’ai laissée fleur et je te retrouve fumier. Ah&|160;!pourquoi t’ai-je abandonnée&|160;! Vous venez pour nous trahir,pour livrer le Gars.

Ces phrases furent plutôt des rugissements que des paroles.Quoique Francine eût peur, à ce dernier reproche, elle osacontempler ce visage farouche, leva sur lui des yeux angéliques etrépondit avec calme : – Je gage mon salut que cela est faux. C’estdes idées de ta dame.

À son tour il baissa la tête&|160;; puis elle lui prit la main,se tourna vers elle par un mouvement mignon, et lui dit : – Pierre,pourquoi sommes-nous dans tout ça&|160;? Ecoute, je ne sais pascomment toi tu peux y comprendre quelque chose, car je n’y entendsrien&|160;! Mais souviens-toi que cette belle et noble demoiselleest ma bienfaitrice&|160;; elle est aussi la tienne, et nous vivonsquasiment comme deux sœurs. Il ne doit jamais lui arriver rien demal là où nous serons avec elle, de notre vivant du moins.Jure-le-moi donc&|160;! Ici je n’ai confiance qu’en toi.

– Je ne commande pas ici, répondit le Chouan d’un tonbourru.

Son visage devint sombre. Elle lui prit ses grosses oreillespendantes, et les lui tordit doucement, comme si elle caressait unchat.

– Eh&|160;! bien, promets-moi, reprit-elle en le voyant moinssévère, d’employer à la sûreté de notre bienfaitrice tout lepouvoir que tu as.

Il remua la tête comme s’il doutait du succès, et ce geste fitfrémir la Bretonne. En ce moment critique, l’escorte était parvenueà la chaussée. Le pas des soldats et le bruit de leurs armesréveillèrent les échos de la cour et parurent mettre un terme àl’indécision de Marche-à-terre.

– Je la sauverai peut-être, dit-il à sa maîtresse, si tu peux lafaire demeurer dans la maison. – Et, ajouta-t-il, quoi qu’il puissearriver, restes-y avec elle et garde le silence le plusprofond&|160;; sans quoi, rin.

– Je te le promets, répondit-elle dans son effroi.

– Eh&|160;! bien, rentre. Rentre à l’instant et cache ta peur àtout le monde, même à ta maîtresse.

– Oui.

Elle serra la main du Chouan, qui la regarda d’un air paternelcourant avec la légèreté d’un oiseau vers le perron&|160;; puis ilse coula dans sa haie, comme un acteur qui se sauve vers lacoulisse au moment où se lève le rideau tragique.

– Sais-tu, Merle, que cet endroit-ci m’a l’air d’une véritablesouricière, dit Gérard en arrivant au château.

– Je le vois bien, répondit le capitaine soucieux.

Les deux officiers s’empressèrent de placer des sentinelles pours’assurer de la chaussée et du portail, puis ils jetèrent desregards de défiance sur les berges et les alentours du paysage.

– Bah&|160;! dit Merle, il faut nous livrer à cette baraque-làen toute confiance ou ne pas y entrer.

– Entrons, répondit Gérard.

Les soldats, rendus à la liberté par un mot de leur chef, sehâtèrent de déposer leurs fusils en faisceaux coniques et formèrentun petit front de bandière devant la litière de paille, au milieude laquelle figurait la pièce de cidre. Ils se divisèrent engroupes auxquels deux paysans commencèrent à distribuer du beurreet du pain de seigle. Le marquis vint au-devant des deux officierset les emmena au salon. Quand Gérard eut monté le perron, et qu’ilregarda les deux ailes où les vieux mélèzes étendaient leursbranches noires, il appela Beau-pied et La-clef-des-cœurs.

– Vous allez, à vous deux, faire une reconnaissance dans lesjardins et fouiller les haies, entendez-vous&|160;? Puis, vousplacerez une sentinelle devant votre front de bandière…

– Pouvons-nous allumer notre feu avant de nous mettre en chasse,mon adjudant&|160;? dit La-clef-des-cœurs.

Gérard inclina la tête.

– Tu le vois bien, La-clef-des-cœurs, dit Beau-pied, l’adjudanta tort de se fourrer dans ce guêpier. Si Hulot nous commandait, ilne se serait jamais acculé ici&|160;; nous sommes là comme dans unemarmite.

– Es-tu bête&|160;? répondit La-clef-des-cœurs, comment, toi, leroi des malins, tu ne devines pas que cette guérite est le châteaude l’aimable particulière auprès de laquelle siffle notre joyeuxMerle, le plus fini des capitaines, et il l’épousera, cela estclair comme une baïonnette bien fourbie. Ça fera honneur à lademi-brigade, une femme comme ça.

– C’est vrai, reprit Beau-pied. Tu peux encore ajouter que voilàde bon cidre, mais je ne le bois pas avec plaisir devant ceschiennes de haies-là. Il me semble toujours voir dégringoler Laroseet Vieux-Chapeau dans le fossé de la Pellerine. Je me souviendraitoute ma vie de la queue de ce pauvre Larose, elle allait comme unmarteau de grande porte.

– Beau-pied, mon ami, tu as trop d’émagination pour un soldat.Tu devrais faire des chansons à l’Institut national.

– Si j’ai trop d’imagination, lui répliqua Beau-pied, tu n’en asguère, toi, et il te faudra du temps pour passer consul.

Le rire de la troupe mit fin à la discussion, carLa-clef-des-cœurs ne trouva rien dans sa giberne pour riposter àson antagoniste.

– Viens-tu faire ta ronde&|160;? je vais prendre à droite, moi,lui dit Beau-pied.

– Eh&|160;! bien, je prendrai la gauche, répondit son camarade.Mais avant, minute&|160;! je veux boire un verre de cidre, mongosier s’est collé comme le taffetas gommé qui enveloppe le beauchapeau de Hulot.

Le côté gauche des jardins que La-clef-des-cœurs négligeaitd’aller explorer immédiatement était par malheur la bergedangereuse où Francine avait observé un mouvement d’hommes. Toutest hasard à la guerre. En entrant dans le salon et en saluant lacompagnie, Gérard jeta un regard pénétrant sur les hommes qui lacomposaient. Le soupçon revint avec plus de force dans son âme, ilalla tout à coup vers mademoiselle de Verneuil et lui dit à voixbasse : – Je crois qu’il faut vous retirer promptement, nous nesommes pas en sûreté ici.

– Craindriez-vous quelque chose chez moi&|160;? demanda-t-elleen riant. Vous êtes plus en sûreté ici, que vous ne le seriez àMayenne.

Une femme répond toujours de son amant avec assurance. Les deuxofficiers furent rassurés. En ce moment la compagnie passa dans lasalle à manger, malgré quelques phrases insignifiantes relatives àun convive assez important qui se faisait attendre. Mademoiselle deVerneuil put, à la faveur du silence qui règne toujours aucommencement des repas, donner quelque attention à cette réunioncurieuse dans les circonstances présentes, et de laquelle elleétait en quelque sorte la cause par suite de cette ignorance queles femmes, accoutumées à se jouer de tout, portent dans lesactions les plus critiques de la vie. Un fait la surprit soudain.Les deux officiers républicains dominaient cette assemblée par lecaractère imposant de leurs physionomies. Leurs longs cheveux,tirés des tempes et réunis dans une queue énorme derrière le cou,dessinaient sur leurs fronts ces lignes qui donnent tant de candeuret de noblesse à de jeunes têtes. Leurs uniformes bleus râpés, àparements rouges usés, tout, jusqu’à leurs épaulettes rejetées enarrière par les marches et qui accusaient dans toute l’armée, mêmechez les chefs, le manque de capotes, faisait ressortir ces deuxmilitaires, des hommes au milieu desquels ils se trouvaient. –Oh&|160;! là est la nation, la liberté, se dit-elle. Puis, jetantun regard sur les royalistes : – Et, là est un homme, un roi, desprivilèges. Elle ne put se refuser à admirer la figure de Merle,tant ce gai soldat répondait complètement aux idées qu’on peutavoir de ces troupiers français, qui savent siffler un air aumilieu des balles et n’oublient pas de faire un lazzi sur lecamarade qui tombe mal. Gérard imposait. Grave et plein desang-froid, il paraissait avoir une de ces âmes vraimentrépublicaines qui, à cette époque, se rencontrèrent en foule dansles armées françaises auxquelles des dévouements noblement obscursimprimaient une énergie jusqu’alors inconnue. – Voilà un de meshommes à grandes vues, se dit mademoiselle de Verneuil. Appuyés surle présent qu’ils dominent, ils ruinent le passé, mais au profit del’avenir… Cette pensée l’attrista, parce qu’elle ne se rapportaitpas à son amant, vers lequel elle se tourna pour se venger, par uneautre admiration, de la République qu’elle haïssait déjà. En voyantle marquis entouré de ces hommes assez hardis, assez fanatiques,assez calculateurs de l’avenir, pour attaquer une Républiquevictorieuse dans l’espoir de relever une monarchie morte, unereligion mise en interdit, des princes errants et des privilègesexpirés. – Celui-ci, se dit-elle, n’a pas moins de portée quel’autre&|160;; car, accroupi sur des décombres, il veut faire dupassé, l’avenir. Son esprit nourri d’images hésitait alors entreles jeunes et les vieilles ruines. Sa conscience lui criait bienque l’un se battait pour un homme, l’autre pour un pays&|160;; maiselle était arrivée par le sentiment au point où l’on arrive par laraison, à reconnaître que le roi, c’est le pays.

En entendant retentir dans le salon les pas d’un homme, lemarquis se leva pour aller à sa rencontre. Il reconnut le conviveattendu qui, surpris de la compagnie, voulut parler&|160;; mais leGars déroba aux Républicains le signe qu’il lui fit pour l’engagerà se taire et à prendre place au festin. À mesure que les deuxofficiers républicains analysaient les physionomies de leurs hôtes,les soupçons qu’ils avaient conçus d’abord renaissaient. Levêtement ecclésiastique de l’abbé Gudin et la bizarrerie descostumes chouans éveillèrent leur prudence&|160;; ils redoublèrentalors d’attention et découvrirent de plaisants contrastes entre lesmanières des convives et leurs discours. Autant le républicanismemanifesté par quelques-uns d’entre eux était exagéré, autant lesfaçons de quelques autres étaient aristocratiques. Certains coupsd’œil surpris entre le marquis et ses hôtes, certains mots à doublesens imprudemment prononcés, mais surtout la ceinture de barbe dontle cou de quelques convives était garni et qu’ils cachaient assezmal dans leurs cravates, finirent par apprendre aux deux officiersune vérité qui les frappa en même temps. Ils se révélèrent leurscommunes pensées par un même regard, car madame du Gua les avaithabilement séparés et ils en étaient réduits au langage de leursyeux. Leur situation commandait d’agir avec adresse, ils nesavaient s’ils étaient les maîtres du château, ou s’ils y avaientété attirés dans une embûche&|160;; si mademoiselle de Verneuilétait la dupe ou la complice de cette inexplicable aventure&|160;;mais un événement imprévu précipita la crise, avant qu’ils pussenten connaître toute la gravité. Le nouveau convive était un de ceshommes carrés de base comme de hauteur, dont le teint est fortementcoloré, qui se penchent en arrière quand ils marchent, qui semblentdéplacer beaucoup d’air autour d’eux, et croient qu’il faut à toutle monde plus d’un regard pour les voir. Malgré sa noblesse, ilavait pris la vie comme une plaisanterie dont on doit tirer lemeilleur parti possible&|160;; mais, tout en s’agenouillant devantlui-même, il était bon, poli et spirituel à la manière de cesgentilshommes qui, après avoir fini leur éducation à la cour,reviennent dans leurs terres, et ne veulent jamais supposer qu’ilsont pu, au bout de vingt ans, s’y rouiller. Ces sortes de gensmanquent de tact avec un aplomb imperturbable, disentspirituellement une sottise, se défient du bien avec beaucoupd’adresse, et prennent d’incroyables peines pour donner dans unpiège. Lorsque par un jeu de fourchette qui annonçait un grandmangeur, il eut regagné le temps perdu, il leva les yeux sur lacompagnie. Son étonnement redoubla en voyant les deux officiers, etil interrogea d’un regard madame du Gua, qui, pour toute réponse,lui montra mademoiselle de Verneuil. En apercevant la sirène dontla beauté commençait à imposer silence aux sentiments d’abordexcités par madame du Gua dans l’âme des convives, le gros inconnulaissa échapper un de ces sourires impertinents et moqueurs quisemblent contenir toute une histoire graveleuse. Il se pencha àl’oreille de son voisin auquel il dit deux ou trois mots, et cesmots, qui restèrent un secret pour les officiers et pour Marie,voyagèrent d’oreille en oreille, de bouche en bouche, jusqu’au cœurde celui qu’ils devaient frapper à mort. Les chefs des Vendéens etdes Chouans tournèrent leurs regards sur le marquis de Montauranavec une curiosité cruelle. Les yeux de madame du Gua allèrent dumarquis à mademoiselle de Verneuil étonnée, en lançant des éclairsde joie. Les officiers inquiets se consultèrent en attendant lerésultat de cette scène bizarre. Puis, en un moment, lesfourchettes demeurèrent inactives dans toutes les mains, le silencerégna dans la salle, et tous les regards se concentrèrent sur leGars. Une effroyable rage éclata sur ce visage colère et sanguin,qui prit une teinte de cire. Le jeune chef se tourna vers leconvive d’où ce serpenteau était parti, et d’une voix qui semblacouverte d’un crêpe : – Mort de mon âme, comte, cela est-ilvrai&|160;? demanda-t-il.

– Sur mon honneur, répondit le comte en s’inclinant avecgravité.

Le marquis baissa les yeux un moment, et il les releva bientôtpour les reporter sur Marie, qui, attentive à ce débat, recueillitce regard plein de mort.

– Je donnerais ma vie, dit-il à voix basse, pour me venger surl’heure.

Madame du Gua comprit cette phrase au mouvement seul des lèvreset sourit au jeune homme, comme on sourit à un ami dont ledésespoir va cesser. Le mépris général pour mademoiselle deVerneuil, peint sur toutes les figures, mit le comble àl’indignation des deux Républicains, qui se levèrentbrusquement.

– Que désirez-vous, citoyens&|160;? demanda madame du Gua.

– Nos épées, citoyennes, répondit ironiquement Gérard.

– Vous n’en avez pas besoin à table, dit le marquisfroidement.

– Non, mais nous allons jouer à un jeu que vous connaissez,répondit Gérard en reparaissant. Nous nous verrons ici d’un peuplus près qu’à La Pellerine.

L’assemblée resta stupéfaite. En ce moment une décharge faiteavec un ensemble terrible pour les oreilles des deux officiers,retentit dans la cour. Les deux officiers s’élancèrent sur leperron&|160;; là, ils virent une centaine de Chouans qui ajustaientquelques soldats survivant à leur première décharge, et quitiraient sur eux comme sur des lièvres. Ces Bretons sortaient de larive où Marche-à-terre les avait postés au péril de leur vie&|160;;car, dans cette évolution et après les derniers coups de fusil, onentendit, à travers les cris des mourants, quelques Chouans tombantdans les eaux, où ils roulèrent comme des pierres dans un gouffre.Pille-miche visait Gérard, Marche-à-terre tenait Merle enrespect.

– Capitaine, dit froidement le marquis à Merle en lui répétantles paroles que le Républicain avait dites de lui, voyez-vous, leshommes sont comme les nèfles, ils mûrissent sur la paille. Et, parun geste de main, il montra l’escorte entière des Bleus couchée surla litière ensanglantée, où les Chouans achevaient les vivants, etdépouillaient les morts avec une incroyable célérité. – J’avaisbien raison de vous dire que vos soldats n’iraient pas jusqu’à LaPellerine, ajouta le marquis. Je crois aussi que votre tête serapleine de plomb avant la mienne, qu’en dites-vous&|160;?

Montauran éprouvait un horrible besoin de satisfaire sa rage.Son ironie envers le vaincu, la férocité, la perfidie même de cetteexécution militaire faite sans son ordre et qu’il avouait alors,répondaient aux vœux secrets de son cœur. Dans sa fureur, il auraitvoulu anéantir la France. Les Bleus égorgés, les deux officiersvivants, tous innocents du crime dont il demandait vengeance,étaient entre ses mains comme les cartes que dévore un joueur audésespoir.

– J’aime mieux périr ainsi que de triompher comme vous, ditGérard. Puis, en voyant ses soldats nus et sanglants, il s’écria :– Les avoir assassinés lâchement, froidement&|160;!

– Comme le fut Louis XVI, monsieur, répondit vivement lemarquis.

– Monsieur, répliqua Gérard avec hauteur, il existe dans leprocès d’un roi des mystères que vous ne comprendrez jamais.

– Accuser le roi&|160;! s’écria le marquis hors de lui.

– Combattre la France&|160;! répondit Gérard d’un ton demépris.

– Niaiserie, dit le marquis.

– Parricide&|160;! reprit le Républicain.

– Régicide&|160;!

– Eh&|160;! bien, vas-tu prendre le moment de ta mort pour tedisputer&|160;? s’écria gaiement Merle.

– C’est vrai, dit froidement Gérard en se retournant vers lemarquis. Monsieur, si votre intention est de nous donner la mort,reprit-il, faites-nous au moins la grâce de nous fusillersur-le-champ.

– Te voilà bien&|160;! reprit le capitaine, toujours pressé d’enfinir. Mais, mon ami, quand on va loin et qu’on ne pourra pasdéjeuner le lendemain, on soupe.

Gérard s’élança fièrement et sans mot dire vers lamuraille&|160;; Pille-miche l’ajusta en regardant le marquisimmobile, prit le silence de son chef pour un ordre, etl’adjudant-major tomba comme un arbre. Marche-à-terre courutpartager cette nouvelle dépouille avec Pille-miche. Comme deuxcorbeaux affamés, ils eurent un débat et grognèrent sur le cadavreencore chaud.

– Si vous voulez achever de souper, capitaine, vous êtes librede venir avec moi, dit le marquis à Merle, qu’il voulut garder pourfaire des échanges.

Le capitaine rentra machinalement avec le marquis, en disant àvoix basse, comme s’il s’adressait un reproche : – C’est cettediablesse de fille qui est cause de ça. Que dira Hulot&|160;?

– Cette fille&|160;! s’écria le marquis d’un ton sourd. C’estdonc bien décidément une fille&|160;!

Le capitaine semblait avoir tué Montauran, qui le suivait toutpâle, défait, morne, et d’un pas chancelant. Il s’était passé dansla salle à manger une autre scène qui, par l’absence du marquis,prit un caractère tellement sinistre, que Marie, se trouvant sansson protecteur, put croire à l’arrêt de mort écrit dans les yeux desa rivale. Au bruit de la décharge, tous les convives s’étaientlevés, moins madame du Gua.

– Rasseyez-vous, dit-elle, ce n’est rien, nos gens tuent lesBleus. Lorsqu’elle vit le marquis dehors, elle se leva. –Mademoiselle que voici, s’écria-t-elle avec le calme d’une sourderage, venait nous enlever le Gars&|160;! Elle venait essayer de lelivrer à la République.

– Depuis ce matin je l’aurais pu livrer vingt fois, et je lui aisauvé la vie, répliqua mademoiselle de Verneuil.

Madame du Gua s’élança sur sa rivale avec la rapidité del’éclair&|160;; elle brisa, dans son aveugle emportement, lesfaibles brandebourgs du spencer de la jeune fille surprise parcette soudaine irruption, viola d’une main brutale l’asile sacré oùla lettre était cachée, déchira l’étoffe, les broderies, le corset,la chemise&|160;; puis elle profita de cette recherche pourassouvir sa jalousie, et sut froisser avec tant d’adresse et defureur la gorge palpitante de sa rivale, qu’elle y laissa lestraces sanglantes de ses ongles, en éprouvant un sombre plaisir àlui faire subir une si odieuse prostitution. Dans la faible lutteque Marie opposa à cette femme furieuse, sa capote dénouée tomba,ses cheveux rompirent leurs liens et s’échappèrent en bouclesondoyantes&|160;; son visage rayonna de pudeur, puis deux larmestracèrent un chemin humide et brûlant le long de ses joues etrendirent le feu de ses yeux plus vifs&|160;; enfin, letressaillement de la honte la livra frémissante aux regards desconvives. Des juges même endurcis auraient cru à son innocence envoyant sa douleur.

La haine calcule si mal, que madame du Gua ne s’aperçut pasqu’elle n’était écoutée de personne pendant que, triomphante, elles’écriait : – Voyez, messieurs, ai-je donc calomnié cette horriblecréature&|160;?

– Pas si horrible, dit à voix basse le gros convive auteur dudésastre. J’aime prodigieusement ces horreurs-là, moi.

– Voici, reprit la cruelle Vendéenne, un ordre signé Laplace etcontre-signé Dubois. À ces noms quelques personnes levèrent latête. – Et en voici la teneur, dit en continuant madame du Gua:

 » Les citoyens commandants militaires de tout grade,administrateurs de district, les procureurs-syndics, etc., desdépartements insurgés, et particulièrement ceux des localités où setrouvera le ci-devant marquis de Alontauran, chef de brigands etsurnommé le Gars, devront prêter secours et assistance à lacitoyenne Marie Verneuil et se conformer aux ordres qu’elle pourraleur donner, chacun en ce qui le concerne, etc.  »

– Une fille d’Opéra prendre un nom illustre pour le souiller decette infamie&|160;! ajouta-t-elle.

Un mouvement de surprise se manifesta dans l’assemblée.

– La partie n’est pas égale si la République emploie de sijolies femmes contre nous, dit gaiement le baron du Guénic.

– Surtout des filles qui ne mettent rien au jeu, répliqua madamedu Gua.

– Rien&|160;? dit le chevalier du Vissard, mademoiselle acependant un domaine qui doit lui rapporter de bien grossesrentes&|160;!

– La République aime donc bien à rire, pour nous envoyer desfilles de joie en ambassade, s’écria l’abbé Gudin.

– Mais mademoiselle recherche malheureusement des plaisirs quituent, reprit madame du Gua avec une horrible expression de joiequi indiquait le terme de ces plaisanteries.

– Comment donc vivez-vous encore, madame&|160;? dit la victimeen se relevant après avoir réparé le désordre de sa toilette.

Cette sanglante épigramme imprima une sorte de respect pour unesi fière victime et imposa silence à l’assemblée. Madame du Gua viterrer sur les lèvres des chefs un sourire dont l’ironie la mit enfureur&|160;; et alors, sans apercevoir le marquis ni le capitainequi survinrent – Pille-miche, emporte-la, dit-elle au Chouan en luidésignant mademoiselle de Verneuil, c’est ma part du butin, je tela donne, fais-en tout ce que tu voudras.

À ce mot tout prononcé par cette femme, l’assemblée entièrefrissonna, car les têtes hideuses de Marche-à-terre et dePille-miche se montrèrent derrière le marquis, et le suppliceapparut dans toute son horreur.

Francine debout, les mains jointes, les yeux pleins de larmes,restait comme frappée de la foudre. Mademoiselle de Verneuil, quirecouvra dans le danger toute sa présence d’esprit, jeta surl’assemblée un regard de mépris, ressaisit la lettre que tenaitmadame du Gua, leva la tête, et l’œil sec, mais fulgurant, elles’élança vers la porte où l’épée de Merle était restée. Là ellerencontra le marquis froid et immobile comme une statue. Rien neplaidait pour elle sur ce visage dont tous les traits étaient fixeset fermes. Blessée dans son cœur, la vie lui devint odieuse.L’homme qui lui avait témoigné tant d’amour avait donc entendu lesplaisanteries dont elle venait d’être accablée, et restait letémoin glacé de la prostitution qu’elle venait d’endurer lorsqueles beautés qu’une femme réserve à l’amour essuyèrent tous lesregards&|160;! Peut-être aurait-elle pardonné à Montauran sessentiments de mépris, mais elle s’indigna d’avoir été vue par luidans une infâme situation&|160;; elle lui lança un regard stupideet plein de haine, car elle sentit naître dans son cœurd’effroyables désirs de vengeance. En voyant la mort derrière elle,son impuissance l’étouffa. Il s’éleva dans sa tête comme untourbillon de folle&|160;; son sang bouillonnant lui fit voir lemonde comme un incendie&|160;; alors, au lieu de se tuer, ellesaisit l’épée, la brandit sur le marquis, la lui enfonça jusqu’à lagarde&|160;; mais l’épée ayant glissée entre le bras et le flanc,le Gars arrêta Marie par le poignet et l’entraîna hors de la salle,aidé par Pille-miche, qui se jeta sur cette créature furieuse aumoment où elle essaya de tuer le marquis. À ce spectacle, Francinejeta des cris perçants. – Pierre&|160;! Pierre&|160;! Pierre&|160;!s’écria-t-elle avec des accents lamentables.

Et tout en criant elle suivit sa maîtresse.

Le marquis laissa l’assemblée stupéfaite, et sortit en fermantla porte de la salle. Quand il arriva sur le perron, il tenaitencore le poignet de cette femme et le serrait par un mouvementconvulsif, tandis que les doigts nerveux de Pille-miche enbrisaient presque l’os du bras&|160;; mais elle ne sentait que lamain brûlante du jeune chef, qu’elle regarda froidement.

– Monsieur, vous me faites mal&|160;!

Pour toute réponse, le marquis contempla pendant un moment samaîtresse.

– Avez-vous donc quelque chose à venger bassement comme cettefemme a fait&|160;? dit-elle. Puis, apercevant les cadavres étendussur la paille, elle s’écria en frissonnant : – La foi d’ungentilhomme&|160;! ah&|160;! ah&|160;! ah&|160;! Après ce rire, quifut affreux, elle ajouta : – La belle journée&|160;!

– Oui, belle, répéta-t-il, et sans lendemain.

Il abandonna la main de mademoiselle de Verneuil, après avoircontemplé d’un dernier, d’un long regard, cette ravissante créatureà laquelle il lui était presque impossible de renoncer. Aucun deces deux esprits altiers ne voulut fléchir. Le marquis attendaitpeut-être une larme&|160;; mais les yeux de la jeune fillerestèrent secs et fiers. Il se retourna vivement en laissant àPille-miche sa victime.

– Dieu m’entendra marquis, je lui demanderai pour vous une bellejournée sans lendemain&|160;!

Pille-miche, embarrassé d’une si belle proie, l’entraîna avecune douceur mêlée de respect et d’ironie. Le marquis poussa unsoupir, rentra dans la salle, et offrit à ses hôtes un visagesemblable à celui d’un mort dont les yeux n’auraient pas étéfermés.

La présence du capitaine Merle était inexplicable pour lesacteurs de cette tragédie&|160;; aussi tous le contemplèrent-ilsavec surprise en s’interrogeant du regard. Merle s’aperçut del’étonnement des Chouans, et, sans sortir de son caractère, il leurdit en souriant tristement : – Je ne crois pas, messieurs, que vousrefusiez un verre de vin à un homme qui va faire sa dernièreétape.

Ce fut au moment où l’assemblée était calmée par ces parolesprononcées avec une étourderie française qui devait plaire auxVendéens, que Montauran reparut, et sa figure pâle, son regardfixe, glacèrent tous les convives.

– Vous allez voir, dit le capitaine, que le mort va mettre lesvivants en train.

– Ah&|160;! dit le marquis en laissant échapper le geste d’unhomme qui s’éveille, vous voilà, mon cher conseil deguerre&|160;!

Et il lui tendit une bouteille de vin de Grave, comme pour luiverser à boire.

– Oh&|160;! merci, citoyen marquis, je pourrais m’étourdir,voyez-vous.

À cette saillie, madame du Gua dit aux convives en souriant : –Allons, épargnons-lui le dessert.

– Vous êtes bien cruelle dans vos vengeances, madame, réponditle capitaine. Vous oubliez mon ami assassiné, qui m’attend, et jene manque pas à mes rendez-vous.

– Capitaine, dit alors le marquis en lui jetant son gant, vousêtes libre&|160;! Tenez, voilà un passeport. Les Chasseurs du Roisavent qu’on ne doit pas tuer tout le gibier.

– Va pour la vie&|160;! répondit Merle, mais vous avez tort, jevous réponds de jouer serré avec vous, je ne vous ferai pas degrâce. Vous pouvez être très habile, mais vous ne valez pas Gérard.Quoique votre tête ne puisse jamais me payer la sienne, il me lafaudra, et je l’aurai.

– Il était donc bien pressé, reprit le marquis.

– Adieu&|160;! je pouvais trinquer avec mes bourreaux, je nereste pas avec les assassins de mon ami, dit le capitaine quidisparut en laissant les convives étonnés.

– Eh&|160;! bien, messieurs, que dites-vous des échevins, deschirurgiens et des avocats qui dirigent la République&|160;?demanda froidement le Gars.

– Par la mort-dieu, marquis, répondit le comte de Bauvan, ilssont en tout cas bien mal élevés. Celui-ci nous a fait, je crois,une impertinence.

La brusque retraite du capitaine avait un secret motif. Lacréature si dédaignée, si humiliée, et qui succombait peut-être ence moment, lui avait offert dans cette scène des beautés sidifficiles à oublier qu’il se disait en sortant : – Si c’est unefille, ce n’est pas une fille ordinaire, et j’en ferai certes bienma femme… Il désespérait si peu de la sauver des mains de cessauvages, que sa première pensée, en ayant la vie sauve, avait étéde la prendre désormais sous sa protection. Malheureusement enarrivant sur le perron, le capitaine trouva la cour déserte. Iljeta les yeux autour de lui, écouta le silence et n’entendit rienque les rires bruyants et lointains des Chouans qui buvaient dansles jardins, en partageant leur butin. Il se hasarda à tournerl’aile fatale devant laquelle ses soldats avaient étéfusillés&|160;; et, de ce coin, à la faible lueur de quelqueschandelles, il distingua les différents groupes que formaient lesChasseurs du Roi. Ni Pille-miche, ni Marche-à-terre, ni la jeunefille ne s’y trouvaient&|160;; mais en ce moment, il se sentitdoucement tiré par le pan de son uniforme, se retourna et vitFrancine à genoux.

– Où est-elle&|160;? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, Pierre m’a chassée en m’ordonnant de ne pasbouger.

– Par où sont-ils allés&|160;?

– Par là, répondit-elle en montrant la chaussée.

Le capitaine et Francine aperçurent alors dans cette directionquelques ombres projetées sur les eaux du lac par la lumière de lalune, et reconnurent des formes féminines dont la finesse quoiqueindistincte leur fit battre le cœur.

– Oh&|160;! c’est elle, dit la Bretonne.

Mademoiselle de Verneuil paraissait être debout, et résignée aumilieu de quelques figures dont les mouvements accusaient undébat.

– Ils sont plusieurs, s’écria le capitaine. C’est égal,marchons&|160;!

– Vous allez vous faire tuer inutilement, dit Francine.

– Je suis déjà mort une fois aujourd’hui, répondit-ilgaiement.

Et tous deux s’acheminèrent vers le portail sombre derrièrelequel la scène se passait. Au milieu de la route, Francines’arrêta.

Non, je n’irai pas plus loin&|160;! s’écria-t-elle doucement,Pierre m’a dit de ne pas m’en mêler&|160;; je le connais&|160;!nous allons tout gâter. Faites ce que vous voudrez, monsieurl’officier, mais éloignez-vous. Si Pierre vous voyait auprès demoi, il vous tuerait.

En ce moment, Pille-miche se montra hors du portail, appela lepostillon resté dans l’écurie, aperçut le capitaine et s’écria endirigeant son fusil sur lui : – Sainte Anne d’Auray&|160;! lerecteur d’Antrain avait bien raison de nous dire que les Bleussignent des pactes avec le diable. Attends, attends, je m’en v aiste faire ressusciter, moi&|160;!

– Hé&|160;! j’ai la vie sauve, lui cria Merle en se voyantmenacé. Voici le gant de ton chef.

– Oui, voilà bien les esprits, reprit le Chouan. Je ne te ladonne pas, moi, la vie, Ave Maria&|160;!

Il tira. Le coup de feu atteignit à la tête le capitaine, quitomba. Quand Francine s’approcha de Merle, elle l’entenditprononcer indistinctement ces paroles : – J’aime encore mieuxrester avec eux que de revenir sans eux.

Le Chouan s’élança sur le Bleu pour le dépouiller en disant : –Il y a cela de bon chez ces revenants, qu’ils ressuscitent avecleurs habits. En voyant dans la main du capitaine qui avait fait legeste de montrer le gant du Gars, cette sauvegarde sacrée, il restastupéfait. – Je ne voudrais pas être dans la peau du fils de mamère, s’écria-t-il. Puis il disparut avec la rapidité d’unoiseau.

– Pour comprendre cette rencontre si fatale au capitaine, il estnécessaire de suivre mademoiselle de Verneuil quand le marquis, enproie au désespoir et à la rage, l’eut quittée en l’abandonnant àPille-miche.

Francine saisit alors, par un mouvement convulsif, le bras deMarche-à-terre, et réclama, les yeux pleins de larmes, la promessequ’il lui avait faite. À quelques pas d’eux, Pille-miche entraînaitsa victime comme s’il eût tiré après lui quelque fardeau grossier.Marie, les cheveux épars, la tête penchée, tourna les yeux vers lelac&|160;; mais, retenue par un poignet d’acier, elle fut forcée desuivre lentement le Chouan, qui se retourna plusieurs fois pour laregarder ou pour lui faire hâter sa marche, et chaque fois unepensée joviale dessina sur cette figure un épouvantablesourire.

– Est-elle godaine&|160;!&|160;… s’écria-t-il avec une grossièreemphase.

En entendant ces mots, Francine recouvra la parole.

– Pierre&|160;?

– Eh&|160;! bien.

– Il va donc tuer mademoiselle.

– Pas tout de suite, répondit Marche-à-terre.

– Mais elle ne se laissera pas faire, et si elle meurt jemourrai.

– Ha&|160;! ben, tu l’aimes trop, qu’elle meure&|160;! ditMarche-à-terre.

– Si nous sommes riches et heureux, c’est à elle que nousdevrons notre bonheur&|160;; mais qu’importe, n’as-tu pas promis dela sauver de tout malheur&|160;?

– Je vais essayer, mais reste là, ne bouge pas.

Sur-le-champ le bras de Marche-à-terre resta libre, et Francine,en proie à la plus horrible inquiétude, attendit dans la cour.Marche-à-terre rejoignit son camarade au moment où ce dernier,après être entré dans la grange, avait contraint sa victime àmonter en voiture. Pille-miche réclama le secours de son compagnonpour sortir la calèche.

– Que veux-tu faire de tout cela&|160;? lui demandaMarche-à-terre.

– Ben&|160;! la grande garce m’a donné la femme, et tout ce quiest à elle est à mé.

– Bon pour la voiture, tu en feras des sous&|160;; mais lafemme&|160;? elle te sautera au visage comme un chat.

Pille-miche partit d’un éclat de rire bruyant et répondit : –Quien, je l’emporte itou chez mé, je l’attacherai.

– Hé&|160;! ben, attelons les chevaux, dit Marche-à-terre.

Un moment après, Marche-à-terre, qui avait laissé son camaradegardant sa proie, mena la calèche hors du portail, sur la chaussée,et Pille-miche monta près de mademoiselle de Verneuil, sanss’apercevoir qu’elle prenait son élan pour se précipiter dansl’étang.

– Ho&|160;! Pille-miche, cria Marche-à-terre.

– Quoi&|160;?

– Je t’achète tout ton butin.

– Gausses-tu&|160;? demanda le Chouan en tirant sa prisonnièrepar les jupons comme un boucher ferait d’un veau qui s’échappe.

– Laisse-la-moi voir, je te dirai un prix.

L’infortunée fut contrainte de descendre et demeura entre lesdeux Chouans, qui la tinrent chacun par une main, en la contemplantcomme les deux vieillards durent regarder Suzanne dans sonbain.

– Veux-tu, dit Marche-à-terre en poussant un soupir, veux-tutrente livres de bonne rente&|160;?

– Ben vrai.

– Tope, lui dit Marche-à-terre en lui tendant la main.

– Oh&|160;! je tope, il y a de quoi avoir des Bretonnes avec ça,et des godaines&|160;! Mais la voiture, à qui qué sera&|160;?reprit Pille-miche en se ravisant.

– À moi, s’écria Marche-à-terre d’un son de voix terrible quiannonça l’espèce de supériorité que son caractère féroce luidonnait sur tous ses compagnons.

– Mais s’il y avait de l’or dans la voiture&|160;?

– N’as-tu pas topé&|160;?

– Oui, j’ai topé.

– Eh&|160;! bien, va chercher le postillon qui est garrotté dansl’écurie.

– Mais s’il y avait de l’or dans…

– Y en a-t-il&|160;? demanda brutalement Marche-à-terre à Marieen lui secouant le bras.

– J’ai une centaine d’écus, répondit mademoiselle deVerneuil.

À ces mots les deux Chouans se regardèrent.

– Eh&|160;! mon bon ami, ne nous brouillons pas pour une Bleue,dit Pille-miche à l’oreille de Marche-à-terre, boutons-la dansl’étang avec une pierre au cou, et partageons les cent écus.

– Je te donne les cent écus dans ma part de la rançon ded’Orgemont, s’écria Marche-à-terre en étouffant un grognement causépar ce sacrifice.

Pille-miche poussa une espèce de cri rauque, alla chercher lepostillon, et sa joie porta malheur au capitaine qu’il rencontra.En entendant le coup de feu, Marche-à-terre s’élança vivement àl’endroit où Francine, encore épouvantée, priait à genoux, lesmains jointes auprès du pauvre capitaine, tant le spectacle d’unmeurtre l’avait vivement frappée.

– Cours à ta maîtresse, lui dit brusquement le Chouan, elle estsauvée&|160;!

Il courut chercher lui-même le postillon, revint avec larapidité de l’éclair, et, en passant de nouveau devant le corps deMerle, il aperçut le gant du Gars que la main morte serraitconvulsivement encore.

– Oh&|160;! oh&|160;! s’écria-t-il, Pille-miche a fait là untraître coup&|160;! Il n’est pas sûr de vivre de ses rentes.

Il arracha le gant et dit à mademoiselle de Verneuil, quis’était déjà placée dans la calèche avec Francine : – Tenez, prenezce gant. Si dans la route nos hommes vous attaquaient, criezOh&|160;! le Gars&|160;! Montrez ce passeport-là, rien de mal nevous arrivera. – Francine, dit-il en se tournant vers elle et luisaisissant fortement la main, nous sommes quittes avec cettefemme-là, viens avec moi et que le diable l’emporte.

– Tu veux que je l’abandonne en ce moment&|160;! réponditFrancine d’une voix douloureuse.

Marche-à-terre se gratta l’oreille et le front&|160;; puis, illeva la tête, et fit voir des yeux armés d’une expression féroce :– C’est juste, dit-il. Je te laisse à elle huit jours&|160;; sipassé ce terme, tu ne viens pas avec moi… Il n’acheva pas, mais ildonna un violent coup du plat de sa main sur l’embouchure de sacarabine. Après avoir fait le geste d’ajuster sa maîtresse, ils’échappa sans vouloir entendre de réponse.

Aussitôt que le Chouan fut parti, une voix qui semblait sortirde l’étang cria sourdement – Madame, madame.

Le postillon et les deux femmes tressaillirent d’horreur, carquelques cadavres avaient flotté jusque-là. Un Bleu caché derrièreun arbre se montra.

– Laissez-moi monter sur la giberne de votre fourgon, ou je suisun homme mort. Le damné verre de cidre que La-clef-des-cœurs avoulu boire a coûté plus d’une pinte de sang&|160;! s’il m’avaitimité et fait sa ronde, les pauvres camarades ne seraient pas là,flottant comme des galiotes.

Pendant que ces événements se passaient au-dehors, les chefsenvoyés de la Vendée et ceux des Chouans délibéraient, le verre àla main, sous la présidence du marquis de Montauran. De fréquenteslibations de vin de Bordeaux animèrent cette discussion, qui devintimportante et grave à la fin du repas. Au dessert, au moment où laligne commune des opérations militaires était décidée, lesroyalistes portèrent une santé aux Bourbons. Là, le coup de feu dePille-miche retentit comme un écho de la guerre désastreuse que cesgais et ces nobles conspirateurs voulaient faire à la République.Madame du Gua tressaillit&|160;; et, au mouvement que lui causa leplaisir de se savoir débarrassée de sa rivale, les convives seregardèrent en silence. Le marquis se leva de table et sortit.

– Il l’aimait pourtant&|160;! dit ironiquement madame du Gua.Allez donc lui tenir compagnie, monsieur de Fontaine, il seraennuyeux comme les mouches, si on lui laisse broyer du noir.

Elle alla à la fenêtre qui donnait sur la cour, pour tâcher devoir le cadavre de Marie. De là, elle put distinguer, aux derniersrayons de la lune qui se couchait, la calèche gravissant l’avenuede pommiers avec une célérité incroyable. Le voile de mademoisellede Verneuil, emporté par le vent, flottait hors de la calèche. Àcet aspect, madame du Gua furieuse quitta l’assemblée. Le marquis,appuyé sur le perron et plongé dans une sombre méditation,contemplait cent cinquante Chouans environ qui, après avoir procédédans les jardins au partage du butin, étaient revenus achever lapièce de cidre et le pain promis aux Bleus. Ces soldats de nouvelleespèce et sur lesquels se fondaient les espérances de la monarchie,buvaient par groupes, tandis que, sur la berge qui faisait face auperron, sept ou huit d’entre eux s’amusaient à lancer dans les eauxles cadavres des Bleus auxquels ils attachaient des pierres. Cespectacle, joint aux différents tableaux que présentaient lesbizarres costumes et les sauvages expressions de ces garsinsouciants et barbares, était si extraordinaire et si nouveau pourmonsieur de Fontaine, à qui les troupes vendéennes avaient offertquelque chose de noble et de régulier, qu’il saisit cette occasionpour dire au marquis de Montauran Qu’espérez-vous pouvoir faireavec de semblables bêtes&|160;?

– Pas grand-chose, n’est-ce pas, cher comte&|160;! répondit leGars.

– Sauront-ils jamais manœuvrer en présence desRépublicains&|160;?

– Jamais.

– Pourront-ils seulement comprendre et exécuter vosordres&|160;?

– Jamais.

– À quoi donc vous seront-ils bons&|160;?

– À plonger mon épée dans le ventre de la République, reprit lemarquis d’une voix tonnante, à me donner Fougères en trois jours ettoute la Bretagne en dix&|160;! Allez, monsieur, dit-il d’une voixplus douce, partez pour la Vendée&|160;; que d’Autichamp, Suzannet,l’abbé Bernier marchent seulement aussi rapidement que moi&|160;;qu’ils ne traitent pas avec le premier Consul, comme on me le faitcraindre (là il serra fortement la main du Vendéen), nous seronsalors dans vingt jours à trente lieues de Paris.

– Mais la République envoie contre nous soixante mille hommes etle général Brune.

– Soixante mille hommes&|160;! vraiment&|160;? reprit le marquisavec un rire moqueur. Et avec quoi Bonaparte ferait-il la campagned’Italie&|160;? Quant au général Brune, il ne viendra pas,Bonaparte l’a dirigé contre les Anglais en Hollande, et le généralHédouville, l’ami de notre ami Barras, le remplace ici. Mecomprenez-vous&|160;?

En l’entendant parler ainsi, monsieur de Fontaine regarda lemarquis de Montauran d’un air fin et spirituel qui semblait luireprocher de ne pas comprendre lui-même le sens des parolesmystérieuses qui lui étaient adressées. Les deux gentilshommess’entendirent alors parfaitement, mais le jeune chef répondit avecun indéfinissable sourire aux pensées qu’ils s’exprimèrent des yeux: – Monsieur de Fontaine, connaissez-vous mes armes&|160;? madevise est : Persévérer jusqu’à la mort.

Le comte de Fontaine prit la main de Montauran et la lui serraen disant : – J’ai été laissé pour mort aux Quatre-Chemins, ainsivous ne doutez pas de moi&|160;; mais croyez à mon expérience, lestemps sont changés.

– Oh&|160;! oui, dit La Billardière qui survint. Vous êtesjeune, marquis. Ecoutez-moi&|160;? vos biens n’ont pas tous étévendus…

– Ah&|160;! concevez-vous le dévouement sans sacrifice&|160;!dit Montauran.

– Connaissez-vous bien le Roi&|160;? dit La Billardière.

– Oui&|160;!

– Je vous admire.

– Le Roi, répondit le jeune chef, c’est le prêtre, et je me batspour la Foi&|160;!

Ils se séparèrent, le Vendéen convaincu de la nécessité de serésigner aux événements en gardant sa foi dans son cœur, LaBillardière pour retourner en Angleterre, Montauran pour combattreavec acharnement et forcer par les triomphes qu’il rêvait lesVendéens à coopérer à son entreprise.

Ces événements avaient excité tant d’émotions dans l’âme demademoiselle de Verneuil, qu’elle se pencha tout abattue, et commemorte, au fond de la voiture, en donnant l’ordre d’aller àFougères. Francine imita le silence de sa maîtresse. Le postillon,qui craignit quelque nouvelle aventure, se hâta de gagner la granderoute, et arriva bientôt au sommet de La Pellerine.

Marie de Verneuil traversa, dans le brouillard épais etblanchâtre du matin, la belle et large vallée du Couesnon, où cettehistoire a commencé, et entrevit à peine, du haut de La Pellerine,le rocher de schiste sur lequel est bâtie la ville de Fougères. Lestrois voyageurs en étaient encore séparés d’environ deux lieues. Ense sentant transie de froid, mademoiselle de Verneuil pensa aupauvre fantassin qui se trouvait derrière la voiture, et voulutabsolument, malgré ses refus, qu’il montât près de Francine. La vuede Fougères la tira pour un moment de ses réflexions. D’ailleurs,le poste placé à la porte Saint-Léonard ayant refusé l’entrée de laville à des inconnus, elle fut obligée d’exhiber sa lettreministérielle&|160;; elle se vit alors à l’abri de toute entreprisehostile en entrant dans cette place, dont, pour le moment, leshabitants étaient les seuls défenseurs. Le postillon ne lui trouvapas d’autre asile que l’auberge de la Poste.

– Madame, dit le Bleu qu’elle avait sauvé, si vous avez jamaisbesoin d’administrer un coup de sabre à un particulier, ma vie està vous. Je suis bon là. Je me nomme Jean Falcon, dit Beau-pied,sergent à la première compagnie des lapins de Hulot,soixante-douzième demi-brigade, surnommée la Mayençaise. Faitesexcuse de ma condescendance et de ma vanité&|160;; mais je ne puisvous offrir que l’âme d’un sergent, je n’ai que ça, pour le quartd’heure, à votre service.

Il tourna sur ses talons et s’en alla en sifflant.

– Plus bas on descend dans la société, dit amèrement Marie, pluson y trouve de sentiments généreux sans ostentation. Un marquis medonne la mort pour la vie, et un sergent… Enfin, laissons cela.

Lorsque la belle Parisienne fut couchée dans un lit bien chaud,sa fidèle Francine attendit en vain le mot affectueux auquel elleétait habituée&|160;; mais en la voyant inquiète et debout, samaîtresse fit un signe empreint de tristesse.

– On nomme cela une journée, Francine, dit-elle. Je suis de dixans plus vieille.

Le lendemain matin, à son lever, Corentin se présenta pour voirMarie, qui lui permit d’entrer.

– Francine, dit-elle, mon malheur est donc immense, la vue deCorentin ne m’est pas trop désagréable.

Néanmoins, en revoyant cet homme, elle éprouva pour la millièmefois une répugnance instinctive que deux ans de connaissancen’avaient pu adoucir.

– Eh&|160;! bien, dit-il en souriant, j’ai cru à la réussite. Cen’était donc pas lui que vous teniez&|160;?

– Corentin, répondit-elle avec une lente expression de douleur,ne me parlez de cette affaire que quand j’en parlerai moi-même.

Cet homme se promena dans la chambre et jeta sur mademoiselle deVerneuil des regards obliques, en essayant de deviner les penséessecrètes de cette singulière fille, dont le coup d’œil avait assezde portée pour déconcerter, par instants, les hommes les plushabiles.

– J’ai prévu cet échec, reprit-il après un moment de silence.S’il vous plaisait d’établir votre quartier général dans cetteville, j’ai déjà pris des informations. Nous sommes au cœur de lachouannerie. Voulez-vous y rester&|160;? Elle répondit par un signede tête affirmatif qui donna lieu à Corentin d’établir desconjectures, en partie vraies, sur les événements de la veille. –J’ai loué pour vous une maison nationale invendue. Ils sont bienpeu avancés dans ce pays-ci. Personne n’a osé acheter cettebaraque, parce qu’elle appartient à un émigré qui passe pourbrutal. Elle est située auprès de l’église Saint-Léonard&|160;; etma paole d’hôneur, on y jouit d’une vue ravissante. On peut tirerparti de ce chenil, il est logeable, voulez-vous y venir&|160;?

– À l’instant, s’écria-t-elle.

– Mais il me faut encore quelques heures pour y mettre del’ordre et de la propreté, afin que vous y trouviez tout à votregoût.

– Qu’importe, dit-elle, j’habiterais un cloître, une prison sanspeine. Néanmoins, faites en sorte que, ce soir, je puisse y reposerdans la plus profonde solitude. Allez, laissez-moi. Votre présencem’est insupportable. Je veux rester seule avec Francine, jem’entendrai mieux avec elle qu’avec moi-même peut-être… Adieu.Allez&|160;! allez donc.

Ces paroles, prononcées avec volubilité, et tour à tourempreintes de coquetterie, de despotisme ou de passion, annoncèrenten elle une tranquillité parfaite. Le sommeil avait sans doutelentement classé les impressions de la journée précédente, et laréflexion lui avait conseillé la vengeance. Si quelques sombresexpressions se peignaient encore parfois sur son visage, ellessemblaient attester la faculté que possèdent certaines femmesd’ensevelir dans leur âme les sentiments les plus exaltés, et cettedissimulation qui leur permet de sourire avec grâce en calculant laperte de leur victime. Elle demeura seule occupée à cherchercomment elle pourrait amener entre ses mains le marquis toutvivant. Pour la première fois, cette femme avait vécu selon sesdésirs&|160;; mais, de cette vie, il ne lui restait qu’unsentiment, celui de la vengeance, d’une vengeance infinie,complète. C’était sa seule pensée, son unique passion. Les paroleset les attentions de Francine trouvèrent Marie muette, elle sembladormir les yeux ouverts&|160;; et cette longue journée s’écoulasans qu’un geste ou une action indiquassent cette vie extérieurequi rend témoignage de nos pensées. Elle resta couchée sur uneottomane qu’elle avait faite avec des chaises et des oreillers. Lesoir, seulement, elle laissa tomber négligemment ces mots, enregardant Francine.

– Mon enfant, j’ai compris hier qu’on vécût pour aimer, et jecomprends aujourd’hui qu’on puisse mourir pour se venger. Oui, pourl’aller chercher là où il sera, pour de nouveau le rencontrer, leséduire et l’avoir à moi, je donnerais ma vie&|160;; mais si jen’ai pas, dans peu de jours, sous mes pieds, humble et soumis cethomme qui m’a méprisée, si Je n’en fais pas mon valet&|160;; maisje serai au-dessous de tout, je ne serai plus une femme, je neserai plus moi&|160;!&|160;…

La maison que Corentin avait proposée à mademoiselle de Verneuillui offrit assez de ressources pour satisfaire le goût de luxe etd’élégance inné dans cette fille&|160;; il rassembla tout ce qu’ilsavait devoir lui plaire avec l’empressement d’un amant pour samaîtresse, ou mieux encore avec la servilité d’un homme puissantqui cherche à courtiser quelque subalterne dont il a besoin. Lelendemain il vint proposer à mademoiselle de Verneuil de se rendreà cet hôtel improvisé.

Bien qu’elle ne fit que passer de sa mauvaise ottomane sur unantique sopha que Corentin avait su lui trouver, la fantasqueParisienne prit possession de cette maison comme d’une chose quilui aurait appartenu. Ce fut une insouciance royale pour tout cequ’elle y vit, une sympathie soudaine pour les moindres meublesqu’elle s’appropria tout à coup comme s’ils lui eussent été connusdepuis longtemps&|160;; détails vulgaires, mais qui ne sont pasindifférents à la peinture de ces caractères exceptionnels. Ilsemblait qu’un rêve l’eût familiarisée par avance avec cettedemeure où elle vécut de sa haine comme elle y aurait vécu de sonamour.

– Je n’ai pas du moins, se disait-elle, excité en lui cetteinsultante pitié qui tue, je ne lui dois pas la vie. Ô mon premier,mon seul et mon dernier amour, quel dénouement&|160;! Elle s’élançad’un bond sur Francine effrayée : – Aimes-tu&|160;? Oh&|160;? oui,tu aimes, je m’en souviens. Ah&|160;! je suis bien heureuse d’avoirauprès de moi une femme qui me comprenne. Eh bien&|160;! ma pauvreFrancette, l’homme ne te semble-t-il pas une effroyablecréature&|160;? Hein, il disait m’aimer, et il n’a pas résisté à laplus légère des épreuves. Mais si le monde entier l’avait repoussé,pour lui mon âme eût été un asile&|160;; si l’univers l’avaitaccusé, je l’aurais défendu. Autrefois, le voyais le monde remplid’êtres qui allaient et venaient, ils ne m’étaientqu’indifférents&|160;; le monde était triste et non pashorrible&|160;; mais maintenant, qu’est le monde sans lui&|160;? Ilva donc vivre sans que je sois près de lui, sans que je le voie,que je lui parle, que je le sente, que je le tienne, que je leserre… Ah&|160;! je l’égorgerai plutôt moi-même dans sonsommeil.

Francine épouvantée la contempla un moment en silence.

– Tuer celui qu’on aime&|160;?&|160;… dit-elle d’une voixdouce.

– Ah&|160;! certes, quand il n’aime plus.

Mais après ces épouvantables paroles elle se cacha le visagedans ses mains, se rassit et garda le silence.

Le lendemain, un homme se présenta brusquement devant elle sansêtre annoncé. Il avait un visage sévère. C’était Hulot. Elle levales yeux et frémit.

– Vous venez, dit-elle, me demander compte de vos amis&|160;?Ils sont morts.

– Je le sais, répondit-il. Ce n’est pas au service de laRépublique.

– Pour moi et par moi, reprit-elle. Vous allez me parler de lapatrie&|160;! La patrie rend-elle la vie à ceux qui meurent pourelle, les venge-t-elle seulement&|160;? Moi, je les vengerai,s’écria-t-elle. Les lugubres images de la catastrophe dont elleavait été la victime s’étant tout à coup développées à sonimagination, cet être gracieux qui mettait la pudeur en premierdans les artifices de la femme, eut un mouvement de folie et marchad’un pas saccadé vers le commandant stupéfait.

– Pour quelques soldats égorgés, j’amènerai sous la hache de voséchafauds une tête qui vaut des milliers de têtes, dit-elle. Lesfemmes font rarement la guerre&|160;; mais vous pourrez, quelquevieux que vous soyez, apprendre à mon école de bons stratagèmes. Jelivrerai à vos baïonnettes une famille entière : ses aïeux et lui,son avenir, son passé. Autant j’ai été bonne et vraie pour lui,autant je serai perfide et fausse. Oui, commandant, je veux amenerce petit gentilhomme dans mon lit et il en sortira pour marcher àla mort. C’est cela, je n’aurai jamais de rivale. Le misérable aprononcé lui-même son arrêt un jour sans lendemain&|160;! VotreRépublique et moi nous serons vengées. La République&|160;!reprit-elle d’une voix dont les intonations bizarres effrayèrentHulot, mais le rebelle mourra donc pour avoir porté les armescontre son pays&|160;? La France me volerait donc mavengeance&|160;! Ah&|160;! qu’une vie est peu de chose, une mortn’expie qu’un crime&|160;! Mais si ce monsieur n’a qu’une tête àdonner, j’aurai une nuit pour lui faire penser qu’il perd plusd’une vie. Sur toute chose, commandant, vous qui le tuerez (ellelaissa échapper un soupir), faites en sorte que rien ne trahisse matrahison, et qu’il meure convaincu de ma fidélité. Je ne vousdemande que cela. Qu’il ne voie que moi, moi et mescaresses&|160;!

Là, elle se tut&|160;; mais à travers la pourpre de son visage,Hulot et Corentin s’aperçurent que la colère et le déliren’étouffaient pas entièrement la pudeur. Marie frissonna violemmenten disant les derniers mots&|160;; elle les écouta de nouveau commesi elle eût douté de les avoir prononcés, et tressaillit naïvementen faisant les gestes involontaires d’une femme à laquelle un voileéchappe.

– Mais vous l’avez eu entre les mains, dit Corentin.

– Probablement, répondit-elle avec amertume.

– Pourquoi m’avoir arrêté quand je le tenais, reprit Hulot.

– Eh&|160;! commandant, nous ne savions pas que ce serait lui.Tout à coup, cette femme agitée, qui se promenait à pas précipitésen jetant des regards dévorants aux deux spectateurs de cet orage,se calma. – Je ne me reconnais pas, dit-elle d’un ton d’homme.Pourquoi parler, il faut l’aller chercher&|160;!

– L’aller chercher, dit Hulot&|160;; mais, ma chère enfant,prenez-y garde, nous ne sommes pas maîtres des campagnes, et, sivous vous hasardiez à sortir de la ville, vous seriez prise ou tuéeà cent pas.

– Il n’y a jamais de dangers pour ceux qui veulent se venger,répondit-elle en faisant un geste de dédain pour bannir de saprésence ces deux hommes qu’elle avait honte de voir.

– Quelle femme&|160;! s’écria Hulot en se retirant avecCorentin. Quelle idée ils ont eue à Paris, ces gens depolice&|160;! Mais elle ne nous le livrera jamais, ajouta-t-il enhochant la tête.

– Oh&|160;! si&|160;! répliqua Corentin.

– Ne voyez-vous pas qu’elle l’aime&|160;? reprit Hulot.

– C’est précisément pour cela. D’ailleurs, dit Corentin enregardant le commandant étonné, je suis là pour l’empêcher de fairedes sottises, car, selon moi, camarade, il n’y a pas d’amour quivaille trois cent mille francs.

Quand ce diplomate de l’intérieur quitta le soldat, ce dernierle suivit des yeux&|160;; et, lorsqu’il n’entendit plus le bruit deses pas, il poussa un soupir en se disant à lui-même : – Il y adonc quelquefois du bonheur à n’être qu’une bête comme moi&|160;!Tonnerre de Dieu, si je rencontre le Gars, nous nous battrons corpsà corps, ou je ne me nomme pas Hulot, car si ce renard-là mel’amenait à juger, maintenant qu’ils ont créé des conseils deguerre, je croirais ma conscience aussi sale que la chemise d’unjeune troupier qui entend le feu pour la première fois.

Le massacre de la Vivetière et le désir de venger ses deux amisavaient autant contribué à faire reprendre à Hulot le commandementde sa demi-brigade, que la réponse par laquelle un nouveauministre, Berthier, lui déclarait que sa démission n’était pasacceptable dans les circonstances présentes. À la dépêcheministérielle était jointe une lettre confidentielle où, sansl’instruire de la mission dont était chargée mademoiselle deVerneuil, il lui écrivait que cet incident, complètement en dehorsde la guerre, n’en devait pas arrêter les opérations. Laparticipation des chefs militaires devait, disait-il, se borner,dans cette affaire, à seconder cette honorable citoyenne, s’il yavait lieu. En apprenant par ses rapports que les mouvements desChouans annonçaient une concentration de leurs forces versFougères, Hulot avait secrètement ramené, par une marche forcée,deux bataillons de sa demi-brigade sur cette place importante. Ledanger de la patrie, la haine de l’aristocratie, dont les partisansmenaçaient une étendue de pays considérable, l’amitié, tout avaitcontribué à rendre au vieux militaire le feu de sa jeunesse.

– Voilà donc cette vie que je désirais, s’écria mademoiselle deVerneuil quand elle se trouva seule avec Francine, quelques rapidesque soient les heures, elles sont pour moi comme des siècles depensées.

Elle prit tout à coup la main de Francine, et sa voix, commecelle du premier rouge-gorge qui chante après l’orage, laissaéchapper lentement ces paroles.

– J’ai beau faire, mon enfant, je vois toujours ces deux lèvresdélicieuses, ce menton court et légèrement relevé, ces yeux de feu,et j’entends encore le – hue&|160;! – du postillon. Enfin, je rêve…et pourquoi donc tant de haine au réveil&|160;?

Elle poussa un long soupir, se leva&|160;; puis, pour lapremière fois, elle se mit à regarder le pays livré à la guerrecivile par ce cruel gentilhomme qu’elle voulait attaquer, à elleseule. Séduite par la vue du paysage, elle sortit pour respirerplus à l’aise sous le ciel, et si elle suivit son chemin àl’aventure, elle fut certes conduite vers la Promenade de la villepar ce maléfice de notre âme qui nous fait chercher des espérancesdans l’absurde. Les pensées conçues sous l’empire de ce charme seréalisent souvent&|160;; mais on en attribue alors la prévision àcette puissance appelée le pressentiment&|160;; pouvoir inexpliqué,mais réel, que les passions trouvent toujours complaisant comme unflatteur qui, à travers ses mensonges, dit parfois la vérité.

Chapitre 3Un jour sans lendemain

Les derniers événements de cette histoire ayant dépendu de ladisposition des lieux où ils se passèrent, il est indispensabled’en donner ici une minutieuse description, sans laquelle ledénouement serait d’une compréhension difficile.

La ville de Fougères est assise en partie sur un rocher deschiste que l’on dirait tombé en avant des montagnes qui ferment aucouchant la grande vallée du Couesnon, et prennent différents nomssuivant les localités. À cette exposition, la ville est séparée deces montagnes par une gorge au fond de laquelle coule une petiterivière appelée le Nançon. La portion du rocher qui regarde l’est apour point de vue le paysage dont on jouit au sommet de LaPellerine, et celle qui regarde l’ouest a pour toute vue latortueuse vallée du Nançon&|160;; mais il existe un endroit d’oùl’on peut embrasser à la fois un segment du cercle formé par lagrande vallée, et les jolis détours de la petite qui vient s’yfondre. Ce lieu, choisi par les habitants pour leur promenade, etoù allait se rendre mademoiselle de Verneuil, fut précisément lethéâtre où devait se dénouer le drame commencé à la Vivetière.Ainsi, quelque pittoresques que soient les autres parties deFougères, l’attention doit être exclusivement portée sur lesaccidents du pays que l’on découvre en haut de la Promenade.

Pour donner une idée de l’aspect que présente le rocher deFougères vue de ce côté, on peut le comparer à l’une de cesimmenses tours en dehors desquelles les architectes sarrasins ontfait tourner d’étage en étage de larges balcons joints entre euxpar des escaliers en spirale. En effet, cette roche est terminéepar une église gothique dont les petites flèches, le clocher, lesarcs-boutants en rendent presque parfaite sa forme en pain desucre. Devant la porte de cette église, dédiée à saint Léonard, setrouve une petite place irrégulière dont les terres sont soutenuespar un mur exhaussé en forme de balustrade, et qui communique parune rampe à la Promenade. Semblable à une seconde corniche, cetteesplanade se développe circulairement autour du rocher, à quelquestoises en dessous de la place Saint-Léonard, et offre un largeterrain planté d’arbres, qui vient aboutir aux fortifications de laville. Puis, à dix toises des murailles et des roches quisupportent cette terrasse due à une heureuse disposition desschistes et à une patiente industrie, il existe un chemin tournantnommé l’Escalier de la Reine, pratiqué dans le roc, et qui conduità un pont bâti sur le Nançon par Anne de Bretagne. Enfin, sous cechemin, qui figure une troisième corniche, des jardins descendentde terrasse en terrasse jusqu’à la rivière, et ressemblent à desgradins chargés de fleurs.

Parallèlement à la Promenade, de hautes roches qui prennent lenom du faubourg de la ville où elles s’élèvent, et qu’on appelleles montagnes de Saint-Sulpice, s’étendent le long de la rivière ets’abaissent en pentes douces dans la grande vallée, où ellesdécrivent un brusque contour vers le nord. Ces roches droites,incultes et sombres, semblent toucher aux schistes de laPromenade&|160;; en quelques endroits, elles en sont à une portéede fusil, et garantissent contre les vents du nord une étroitevallée, profonde de cent toises, où le Nançon se partage en troisbras qui arrosent une prairie chargée de fabriques etdélicieusement plantée.

Vers le sud, à l’endroit où finit la ville proprement dite, etoù commence le faubourg Saint-Léonard, le rocher de Fougères faitun pli, s’adoucit, diminue de hauteur et tourne dans la grandevallée en suivant la rivière, qu’il serre ainsi contre lesmontagnes de Saint-Sulpice, en formant un col, d’où elle s’échappeen deux ruisseaux vers le Couesnon, où elle va se jeter. Ce joligroupe de collines rocailleuses est appelé le Nid-aux-crocs, lavallée qu’elles dessinent se nomme le val de Gibany, et ses grassesprairies fournissent une grande partie du beurre connu des gourmetssous le nom de beurre de la Prée-Valaye.

À l’endroit où la Promenade aboutit aux fortifications s’élèveune tour nommée la tour du Papegaut. À partir de cette constructioncarrée, sur laquelle était bâtie la maison où logeait mademoisellede Verneuil, règne tantôt une muraille, tantôt le roc quand iloffre des tables droites&|160;; et la partie de la ville, assisesur cette haute base inexpugnable, décrit une vaste demi-lune, aubout de laquelle les roches s’inclinent et se creusent pour laisserpassage au Nançon. Là, est située la porte qui mène au faubourg deSaint-Sulpice, dont le nom est commun à la porte et au faubourg.Puis, sur un mamelon de granit qui domine trois vallons danslesquels se réunissent plusieurs routes, surgissent les vieuxcréneaux et les tours féodales du château de Fougères, l’une desplus immenses constructions faites par les ducs de Bretagne,murailles hautes de quinze toises, épaisses de quinze pieds&|160;;fortifiée à l’est par un étang d’où sort le Nançon qui coule dansses fossés et fait tourner des moulins entre la porte Saint-Sulpiceet les ponts-levis de la forteresse&|160;; défendue à l’ouest parla roideur des blocs de granit sur lesquels elle repose.

Ainsi, depuis la Promenade jusqu’à ce magnifique débris du MoyenAge, enveloppé de ses manteaux de lierre, paré de ses tours carréesou rondes, où peut se loger dans chacune un régiment entier, lechâteau, la ville et son rocher, protégés par des murailles à pansdroits, ou par des escarpements taillés à pic, forment un vaste ferà cheval garni de précipices sur lesquels, à l’aide du temps, lesBretons ont tracé quelques étroits sentiers. Çà et là, des blocss’avancent comme des ornements. Ici, les eaux suintent par descassures d’où sortent des arbres rachitiques. Plus loin, quelquestables de granit moins droites que les autres nourrissent de laverdure qui attire les chèvres. Puis, partout des bruyères, venuesentre plusieurs fentes humides, tapissent de leurs guirlandes rosesde noires anfractuosités. Au fond de cet immense entonnoir, lapetite rivière serpente dans une prairie toujours fraîche etmollement posée comme un tapis.

Au pied du château et entre plusieurs masses de granit, s’élèvel’église dédiée à Saint-Sulpice, qui donne son nom à un faubourgsitué par-delà le Nançon. Ce faubourg, comme jeté au fond d’unabîme, et son église dont le clocher pointu n’arrive pas à lahauteur des roches qui semblent près de tomber sur elle et sur leschaumières qui l’entourent, sont pittoresquement baignés parquelques affluents du Nançon, ombragés par des arbres et décoréspar des jardins&|160;; ils coupent irrégulièrement la demi-lune quedécrivent la Promenade, la ville et le château, et produisent, parleurs détails, de naïves oppositions avec les graves spectacles del’amphithéâtre, auquel ils font face. Enfin Fougères tout entier,ses faubourgs et ses églises, les montagnes même de Saint-Sulpice,sont encadrés par les hauteurs de Rillé, qui font partie del’enceinte générale de la grande vallée du Couesnon.

Tels sont les traits les plus saillants de cette nature dont leprincipal caractère est une âpreté sauvage, adoucie par de riantsmotifs, par un heureux mélange des travaux les plus magnifiques del’homme, avec les caprices d’un sol tourmenté par des oppositionsinattendues, par je ne sais quoi d’imprévu qui surprend, étonne etconfond. Nulle part en France le voyageur ne rencontre decontrastes aussi grandioses que ceux offerts par le grand bassin duCouesnon et par les vallées perdues entre les rochers de Fougèreset les hauteurs de Rillé. C’est de ces beautés inouïes où le hasardtriomphe, et auxquelles ne manquent aucune des harmonies de lanature . Là des eaux claires, limpides, courantes&|160;; desmontagnes, vêtues par la puissante végétation de cescontrées&|160;; des rochers sombres et des fabriquesélégantes&|160;; des fortifications élevées par la nature et destours de granit bâties par les hommes&|160;; puis, tous lesartifices de la lumière et de l’ombre, toutes les oppositions entreles différents feuillages, tant prisées par les dessinateurs&|160;;des groupes de maisons où foisonne une population active, et desplaces désertes, où le granit ne souffre pas même les moussesblanches qui s’accrochent aux pierres&|160;; enfin toutes les idéesqu’on demande à un paysage&|160;: de la grâce et de l’horreur, unpoème plein de renaissantes magies, de tableaux sublimes, dedélicieuses rusticités&|160;! La Bretagne est là dans sa fleur.

La tour dite du Papegaut, sur laquelle est bâtie la maisonoccupée par mademoiselle de Verneuil, a sa base au fond même duprécipice, et s’élève jusqu’à l’esplanade pratiquée en cornichedevant l’église de Saint-Léonard. De cette maison isolée sur troiscôtés, on embrasse à la fois le grand fer à cheval qui commence àla tour même, la vallée tortueuse du Nançon, et la placeSaint-Léonard. Elle fait partie d’une rangée de logis trois foisséculaires, et construits en bois, situés sur une ligne parallèleau flanc septentrional de l’église avec laquelle ils forment uneimpasse dont la sortie donne dans une rue en pente qui longel’église et mène à la porte Saint-Léonard, vers laquelle descendaitmademoiselle de Verneuil.

Marie négligea naturellement d’entrer sur la place de l’égliseau-dessous de laquelle elle était, et se dirigea vers la Promenade.Lorsqu’elle eut franchi la petite barrière peinte en vert qui setrouvait devant le poste alors établi dans la tour de la porteSaint-Léonard, la magnificence du spectacle rendit un instant sespassions muettes. Elle admira la vaste portion de la grande valléedu Couesnon que ses yeux embrassaient depuis le sommet de LaPellerine jusqu’au plateau par où passe le chemin de Vitré&|160;;puis ses yeux se reposèrent sur le Nid-aux-crocs et sur lessinuosités du val de Gibarry, dont les crêtes étaient baignées parles lueurs vaporeuses du soleil couchant. Elle fut presque effrayéepar la profondeur de la vallée du Nançon dont les plus hautspeupliers atteignaient à peine aux murs des jardins situésau-dessous de l’escalier de la Reine. Enfin, elle marcha desurprise en surprise jusqu’au point d’où elle put apercevoir et lagrande vallée, à travers le val de Gibarry, et le délicieux paysageencadré par le fer à cheval de la ville, par les rochers deSaint-Sulpice et par les hauteurs de Rillé. À cette heure du jour,la fumée des maisons du faubourg et des vallées formait dans lesairs un nuage qui ne laissait poindre les objets qu’à travers undais bleuâtre&|160;; les teintes trop vives du jour commençaient às’abolir&|160;; le firmament prenait un ton gris de perle&|160;; lalune jetait ses voiles de lumière sur ce bel abîme&|160;; toutenfin tendait à plonger l’âme dans la rêverie et l’aider à évoquerles êtres chers. Tout à coup, ni les toits en bardeau du faubourgSaint-Sulpice, ni son église, dont la flèche audacieuse se perddans la profondeur de la vallée, ni les manteaux séculaires delierre et de clématite dont s’enveloppent les murailles de lavieille forteresse à travers laquelle le Nançon bouillonne sous laroue des moulins, enfin rien dans ce paysage ne l’intéressa plus.En vain le soleil couchant jeta-t-il sa poussière d’or et sesnappes rouges sur les gracieuses habitations semées dans lesrochers, au fond des eaux et sur les prés, elle resta immobiledevant les roches de Saint-Sulpice. L’espérance insensée quil’avait amenée sur la Promenade s’était miraculeusement réalisée. Àtravers les ajoncs et les genêts qui croissent sur les sommetsopposés, elle crut reconnaître, malgré la peau de bique dont ilsétaient vêtus, plusieurs convives de la Vivetière, parmi lesquelsse distinguait le Gars, dont les moindres mouvements se dessinèrentdans la lumière adoucie du soleil couchant. À quelques pas enarrière du groupe principal, elle vit sa redoutable ennemie, madamedu Gua. Pendant un moment mademoiselle de Verneuil put penserqu’elle rêvait&|160;; mais la haine de sa rivale lui prouva bientôtque tout vivait dans ce rêve. L’attention profonde qu’excitait enelle le plus petit geste du marquis l’empêcha de remarquer le soinavec lequel madame du Gua la mirait avec un long fusil. Bientôt uncoup de feu réveilla les échos des montagnes, et la balle quisiffla près de Marie lui révéla l’adresse de sa rivale. — Ellem’envoie sa carte&|160;! se dit-elle en souriant. À l’instant denombreux qui vive retentirent, de sentinelle en sentinelle, depuisle château jusqu’à la porte Saint-Léonard, et trahirent aux Chouansla prudence des Fougerais, puisque la partie la moins vulnérable deleurs remparts était si bien gardée. — C’est elle et c’est lui, sedit Marie.

Aller à la recherche du marquis, le suivre, le surprendre, futune idée conçue avec la rapidité de l’éclair. — Je suis sans arme,s’écria-t-elle. Elle songea qu’au moment de son départ à Paris,elle avait jeté, dans un de ses cartons, un élégant poignard, jadisporté par une sultane et dont elle voulut se munir en venant sur lethéâtre de la guerre, comme ces plaisants qui s’approvisionnentd’albums pour les idées qu’ils auront en voyage&|160;; mais ellefut alors moins séduite par la perspective d’avoir du sang àrépandre, que par le plaisir de porter un joli cangiar orné depierreries, et de jouer avec cette lame pure comme un regard. Troisjours auparavant elle avait bien vivement regretté d’avoir laissécette arme dans ses cartons, quand, pour se soustraire à l’odieuxsupplice que lui réservait sa rivale, elle avait souhaité de setuer. En un instant elle retourna chez elle, trouva le poignard, lemit à sa ceinture, serra autour de ses épaules et de sa taille ungrand châle, enveloppa ses cheveux d’une dentelle noire, se couvritla tête d’un de ces chapeaux à larges bords que portaient lesChouans et qui appartenait à un domestique de sa maison, et aveccette présence d’esprit que prêtent parfois les passions, elle pritle gant du marquis donné par Marche-à-terre comme unpasseport&|160;; puis, après avoir répondu à Francine effrayée —Que veux-tu&|160;? j’irais le chercher dans l’enfer&|160;! ellerevint sur la Promenade.

Le Gars était encore à la même place, mais seul. D’après ladirection de sa longue-vue, il paraissait examiner, avecl’attention scrupuleuse d’un homme de guerre, les différentspassages du Nançon, l’Escalier de la Reine, et le chemin qui, de laporte Saint-Sulpice, tourne entre cette église et va rejoindre lesgrandes routes sous le feu du château. Mademoiselle de Verneuils’élança dans les petits sentiers tracés par les chèvres et leurspâtres sur le versant de la Promenade, gagna l’escalier de laReine, arriva au fond du précipice, passa le Nançon, traversa lefaubourg, devina, comme l’oiseau dans le désert, sa route au milieudes dangereux escarpements des roches de Saint-Sulpice, atteignitbientôt une route glissante tracée sur des blocs de granit, et,malgré les genêts, les ajoncs piquants, les rocailles qui lahérissaient, elle se mit à la gravir avec ce degré d’énergieinconnu peut-être à l’homme, mais que la femme entraînée par lapassion possède momentanément. La nuit surprit Marie à l’instantoù, parvenue sur les sommets, elle tâchait de reconnaître, à lafaveur des pâles rayons de la lune, le chemin qu’avait dû prendrele marquis&|160;; une recherche obstinée faite sans aucun succès,et le silence qui régnait dans la campagne, lui apprirent laretraite des Chouans et de leur chef. Cet effort de passion tombatout à coup avec l’espoir qui l’avait inspiré. En se trouvantseule, pendant la nuit, au milieu d’un pays inconnu, en proie à laguerre, elle se mit à réfléchir, et les recommandations de Hulot,le coup de feu de madame du Gua, la firent frissonner de peur. Lecalme de la nuit, si profond sur les montagnes, lui permitd’entendre la moindre feuille errante même à de grandes distanceset ces bruits légers vibraient dans les airs comme pour donner unetriste mesure de la solitude ou du silence. Le vent agissait sur lahaute région et emportait les nuages avec violence, en produisantdes alternatives d’ombre et de lumière dont les effets augmentèrentsa terreur, en donnant des apparences fantastiques et terribles auxobjets les plus inoffensifs. Elle tourna les yeux vers les maisonsde Fougères dont les lueurs domestiques brillaient comme autantd’étoiles terrestres, et tout à coup elle vit distinctement la tourdu Papegaut. Elle n’avait qu’une faible distance à parcourir pourretourner chez elle, mais cette distance était un précipice. Ellese souvenait assez des abîmes qui bordaient l’étroit sentier par oùelle était venue, pour savoir qu’elle courait plus de risques envoulant revenir à Fougères qu’en poursuivant son entreprise. Ellepensa que le gant du marquis écarterait tous les périls de sapromenade nocturne, si les Chouans tenaient la campagne. Madame duGua seule pouvait être redoutable. À cette idée, Marie pressa sonpoignard, et tâcha de se diriger vers une maison de campagne dontelle avait entrevu les toits en arrivant sur les rochers deSaint-Sulpice&|160;; mais elle marcha lentement, car elle avaitjusqu’alors ignoré la sombre majesté qui pèse sur un être solitairependant la nuit, au milieu d’un site sauvage où de toutes parts dehautes montagnes penchent leurs têtes comme des géants assemblés.Le frôlement de sa robe, arrêtée par des ajoncs, la fit tressaillirplus d’une fois, et plus d’une fois elle hâta le pas pour leralentir encore en croyant sa dernière heure venue. Mais bientôtles circonstances prirent un caractère auquel les hommes les plusintrépides n’eussent peut-être pas résisté, et plongèrentmademoiselle de Verneuil dans une de ces terreurs qui pressenttellement les ressorts de la vie, qu’alors tout est extrême chezles individus, la force comme la faiblesse. Les êtres les plusfaibles font alors des actes d’une force inouïe, et les plus fortsdeviennent fous de peur. Marie entendit à une faible distance desbruits étranges&|160;; distincts et vagues tout à la fois, comme lanuit était tour à tour sombre et lumineuse, ils annonçaient de laconfusion, du tumulte, et l’oreille se fatiguait à lespercevoir&|160;; ils sortaient du sein de la terre, qui semblaitébranlée sous les pieds d’une immense multitude d’hommes en marche.Un moment de clarté permit à mademoiselle de Verneuil d’apercevoirà quelques pas d’elle une longue file de hideuses figures quis’agitaient comme les épis d’un champ et glissaient à la manièredes fantômes&|160;; mais elle les vit à peine, car aussitôtl’obscurité retomba comme un rideau noir, et lui déroba cetépouvantable tableau plein d’yeux jaunes et brillants. Elle serecula vivement et courut sur le haut d’un talus, pour échapper àtrois de ces horribles figures qui venaient à elle.

— L’as-tu vu&|160;? demanda l’un.

— J’ai senti un vent froid quand il a passé près de moi,répondit une voix rauque.

— Et moi j’ai respiré l’air humide et l’odeur des cimetières,dit le troisième.

— Est-il blanc&|160;? reprit le premier.

— Pourquoi, dit le second, est-il revenu seul de tous ceux quisont morts à La Pellerine&|160;?

— Ah&|160;! pourquoi, répondit le troisième. Pourquoi fait-ondes préférences à ceux qui sont du Sacré-Cœur. Au surplus, j’aimemieux mourir sans confession, que d’errer comme lui, sans boire nimanger, sans avoir ni sang dans les veines, ni chair sur lesos.

— Ah&|160;!&|160;…

Cette exclamation, ou plutôt ce cri terrible partit du groupe,quand un des trois Chouans montra du doigt les formes sveltes et levisage pâle de mademoiselle de Verneuil qui se sauvait avec uneeffrayante rapidité, sans qu’ils entendissent le moindre bruit.

— Le voilà. — Le voici. — Où est-il&|160;? — Là. — Ici. — Il estparti. — Non . — Si. — Le vois-tu&|160;?

Ces phrases retentirent comme le murmure monotone des vagues surla grève.

Mademoiselle de Verneuil marcha courageusement dans la directionde la maison, et vit les figures indistinctes d’une multitude quifuyait à son approche en donnant les signes d’une frayeur panique.Elle était comme emportée par une puissance inconnue dontl’influence la matait&|160;; la légèreté de son corps, qui luisemblait inexplicable, devenait un nouveau sujet d’effroi pourelle-même. Ces figures, qui se levaient par masses à son approcheet comme de dessous terre où elles lui paraissaient couchées,laissaient échapper des gémissements qui n’avaient rien d’humain.Enfin elle arriva, non sans peine, dans un jardin dévasté dont leshaies et les barrières étaient brisées. Arrêtée par une sentinelle,elle lui montra son gant. La lune ayant alors éclairé sa figure, lacarabine échappa des mains du Chouan qui déjà mettait Marie enjoue, mais qui, à son aspect, jeta le cri rauque dont retentissaitla campagne. Elle aperçut de grands bâtiments où quelques lueursindiquaient des pièces habitées, et parvint auprès des murs sansrencontrer d’obstacles. Par la première fenêtre vers laquelle ellese dirigea, elle vit madame du Gua avec les chefs convoqués à laVivetière. Etourdie et par cet aspect et par le sentiment de sondanger, elle se rejeta violemment sur une petite ouverture défenduepar de gros barreaux de fer, et distingua, dans une longue sallevoûtée, le marquis seul et triste, à deux pas d’elle. Les refletsdu feu, devant lequel il occupait une chaise grossière,illuminaient son visage de teintes rougeâtres et vacillantes quiimprimaient à cette scène le caractère d’une vision&|160;; immobileet tremblante, la pauvre fille se colla aux barreaux, et, par lesilence profond qui régnait, elle espéra l’entendre s’ilparlait&|160;; en le voyant abattu, découragé, pâle, elle se flattad’être une des causes de sa tristesse&|160;; puis sa colère sechangea en commisération, sa commisération en tendresse, et ellesentit soudain qu’elle n’avait pas été amenée jusque-là par lavengeance seulement. Le marquis se leva, tourna la tête, et restastupéfait en apercevant, comme dans un nuage, la figure demademoiselle de Verneuil&|160;; il laissa échapper un gested’impatience et de dédain en s’écriant&|160;: — Je vois doncpartout cette diablesse, même quand je veille&|160;! Ce profondmépris, conçu pour elle, arracha à la pauvre fille un rired’égarement qui fit tressaillir le jeune chef, et il s’élança versla croisée. Mademoiselle de Verneuil se sauva. Elle entendit prèsd’elle les pas d’un homme qu’elle crut être&|160;; Montauran et,pour le fuir, elle ne connut plus d’obstacles, elle eût traverséles murs et volé dans les airs, elle aurait trouvé le chemin del’enfer pour éviter de relire en traits de flamme ces mots&|160;:Il te méprise&|160;! écrits sur le front de cet homme, et qu’unevoix intérieure lui criait alors avec l’éclat d’une trompette.Après avoir marché sans savoir par où elle passait, elle s’arrêtaen se sentant pénétrée par un air humide. Effrayée par le bruit despas de plusieurs personnes, et poussée par la peur, elle descenditun escalier qui la mena au fond d’une cave. Arrivée à la dernièremarche, elle prêta l’oreille pour tâcher de reconnaître ladirection que prenaient ceux qui la poursuivaient&|160;; mais,malgré des rumeurs extérieures assez vives, elle entendit leslugubres gémissements d’une voix humaine qui ajoutèrent à sonhorreur. Un jet de lumière parti du haut de l’escalier lui fitcraindre que sa retraite ne fût connue de ses persécuteurs&|160;;et, pour leur échapper elle trouva de nouvelles forces. Il lui futtrès difficile de s’expliquer, quelques instants après et quandelle recueillit ses idées, par quels moyens elle avait pu grimpersur le petit mur où elle s’était cachée. Elle ne s’aperçut même pasd’abord de la gêne que la position de son corps lui fitéprouver&|160;; mais cette gêne finit par devenir intolérable, carelle ressemblait, sous l’arceau d’une voûte, à la Vénus accroupiequ’un amateur aurait placée dans une niche trop étroite. Ce murassez large et construit en granit formait une séparation entre lepassage d’un escalier et un caveau d’où partaient les gémissements.Elle vit bientôt un inconnu couvert de peaux de chèvre descendantau-dessous d’elle et tournant sous la voûte sans faire le moindremouvement qui annonçât une recherche empressée. Impatiente desavoir s’il se présenterait quelque chance de salut pour elle,mademoiselle de Verneuil attendit avec anxiété que la lumièreportée par l’inconnu éclairât le caveau où elle apercevait à terreune masse informe, mais animée, qui essayait d’atteindre à unecertaine partie de la muraille par des mouvements violents etrépétés, semblables aux brusques contorsions d’une carpe mise horsde l’eau sur la rive.

Une petite torche de résine répandit bientôt sa lueur bleuâtreet incertaine dans le caveau. Malgré la sombre poésie quel’imagination de mademoiselle de Verneuil répandait sur ces voûtesqui répercutaient les sons d’une prière douloureuse, elle futobligée de reconnaître qu’elle se trouvait dans une cuisinesouterraine, abandonnée depuis longtemps. Eclairée, la masseinforme devint un petit homme très gros dont tous les membresavaient été attachés avec précaution, mais qui semblait avoir étélaissé sur les dalles humides sans aucun soin par ceux qui s’enétaient emparés. À l’aspect de l’étranger tenant d’une main latorche, et de l’autre un fagot, le captif poussa un gémissementprofond qui attaqua si vivement la sensibilité de mademoiselle deVerneuil, qu’elle oublia sa propre terreur, son désespoir, la gênehorrible de tous ses membres pliés qui s’engourdissaient&|160;;elle tâcha de rester immobile. Le Chouan jeta son fagot dans lacheminée après s’être assuré de la solidité d’une vieillecrémaillère qui pendait le long d’une haute plaque en fonte, et mitle feu au bois avec sa torche. Mademoiselle de Verneuil ne reconnutpas alors sans effroi ce rusé Pille-miche auquel sa rivale l’avaitlivrée, et dont la figure, illuminée par la flamme, ressemblait àcelle de ces petits hommes de buis, grotesquement sculptés enAllemagne. La plainte échappée à son prisonnier produisit un rireimmense sur ce visage sillonné de rides et brûlé par le soleil.

— Tu vois, dit-il au patient, que nous autres chrétiens nous nemanquons pas comme toi à notre parole. Ce feu-là va te dégourdirles jambes, la langue et les mains. Quien&|160;! quien&|160;! je nevois point de lèchefrite à te mettre sous les pieds, ils sont sidodus, que la graisse pourrait éteindre le feu. Ta maison est doncbien mal montée qu’on n’y trouve pas de quoi donner au maîtretoutes ses aises quand il se chauffe.

La victime jeta un cri aigu, comme si elle eût espéré se faireentendre par-delà les voûtes et attirer un libérateur.

— Oh&|160;! vous pouvez chanter à gogo, monsieurd’Orgemont&|160;! ils sont tous couchés là-haut, et Marche-à-terreme suit, il fermera la porte de la cave.

Tout en parlant, Pille-miche sondait, du bout de sa carabine, lemanteau de la cheminée, les dalles qui pavaient la cuisine, lesmurs et les fourneaux, pour essayer de découvrir la cachette oùl’avare avait mis son or. Cette recherche se faisait avec une tellehabileté que d’Orgemont demeura silencieux, comme s’il eût craintd’avoir été trahi par quelque serviteur effrayé&|160;; car,quoiqu’il ne se fût confié à personne, ses habitudes auraient pudonner lieu à des inductions vraies. Pille-miche se retournaitparfois brusquement en regardant sa victime comme dans ce jeu oùles enfants essaient de deviner, par l’expression naïve de celuiqui a caché un objet convenu, s’ils s’en approchent ou s’ils s’enéloignent. D’Orgemont feignit quelque terreur en voyant le Chouanfrappant les fourneaux qui rendirent un son creux, et parut vouloiramuser ainsi pendant quelque temps l’avide crédulité dePille-miche. En ce moment, trois autres Chouans, qui seprécipitèrent dans l’escalier, entrèrent tout à coup dans lacuisine. À l’aspect de Marche-à-terre, Pille-miche discontinua sarecherche, après avoir jeté sur d’Orgemont un regard empreint detoute la férocité que réveillait son avarice trompée.

— Marie Lambrequin est ressuscité, dit Marche-à-terre en gardantune attitude qui annonçait que tout autre intérêt pâlissait devantune si grave nouvelle.

— Ça ne m’étonne pas, répondit Pille-miche, il communiait sisouvent&|160;! le bon Dieu semblait n’être qu’à lui.

— Ah&|160;! ah&|160;! reprit Mène-à-bien, ça lui a servi commedes souliers à un mort. Voilà-t-il pas qu’il n’avait pas reçul’absolution avant cette affaire de La Pellerine&|160;; il amargaudé la fille à Goguelu, et s’est trouvé sous le coup d’unpéché mortel. Donc l’abbé Gudin dit comme ça qu’il va rester deuxmois comme un esprit avant de revenir tout à fait&|160;! Nousl’avons vu tretous passer devant nous, il est pâle, il est froid,il est léger, il sent le cimetière.

— Et Sa Révérence a bien dit que si l’esprit pouvait s’emparerde quelqu’un, il s’en ferait un compagnon, reprit le quatrièmeChouan.

La figure grotesque de ce dernier interlocuteur tiraMarche-à-terre de la rêverie religieuse où l’avait plongél’accomplissement d’un miracle que la ferveur pouvait, selon l’abbéGudin, renouveler chez tout pieux défenseur de la Religion et duRoi.

— Tu vois, Galope-chopine, dit-il au néophyte avec une certainegravité, à quoi nous mènent les plus légères omissions des devoirscommandés par notre sainte religion. C’est un avis que nous donnesainte Anne d’Auray, d’être inexorables entre nous pour lesmoindres fautes. Ton cousin Pille-miche a demandé pour toi lasurveillance de Fougères, le Gars consent à te la confier, et tuseras bien payé&|160;; mais tu sais de quelle farine nouspétrissons la galette des traîtres&|160;?

— Oui, monsieur Marche-à-terre.

— Tu sais pourquoi je te dis cela. Quelques-uns prétendent quetu aimes le cidre et les gros sous&|160;; mais il ne s’agit pas icide tondre sur les œufs, il faut n’être qu’à nous.

— Révérence parler, monsieur Marche-à-terre, le cidre et lessous sont deux bonnes chouses qui n’empêchent point le salut.

— Si le cousin fait quelque sottise, dit Pille-miche, ce serapar ignorance.

— De quelque manière qu’un malheur vienne, s’écriaMarche-à-terre d’un son de voix qui fit trembler la voûte, je ne lemanquerai pas. — Tu m’en réponds, ajouta-t-il en se tournant versPille-miche, car s’il tombe en faute, je m’en prendrai à ce quidouble ta peau de bique.

— Mais, sous votre respect, monsieur Marche-à-terre, repritGalope-chopine, est-ce qu’il ne vous est pas souvent arrivé decroire que les contre-chuins étaient des chuins.

— Mon ami, répliqua Marche-à-terre d’un ton sec, que ça net’arrive plus, ou je te couperais en deux comme un navet. Quant auxenvoyés du Gars, ils auront son gant. Mais, depuis cette affaire dela Vivetière, la Grande Garce y boute un ruban vert.

Pille-miche poussa vivement le coude de son camarade en luimontrant d’Orgemont qui feignait de dormir&|160;; maisMarche-à-terre et Pille-miche savaient par expérience que personnen’avait encore sommeillé au coin de leur feu&|160;; et, quoique lesdernières paroles dites à Galope-chopine eussent été prononcées àvoix basse, comme elles pouvaient avoir été comprises par lepatient, les quatre Chouans le regardèrent tous pendant un momentet pensèrent sans doute que la peur lui avait ôté l’usage de sessens. Tout à coup, sur un léger signe de Marche-à-terre,Pille-miche ôta les souliers et les bas de d’Orgemont, Mène-à-bienet Galope-chopine le saisirent à bras-le-corps, le portèrent aufeu&|160;; puis Marche-à-terre prit un des liens du fagot, etattacha les pieds de l’avare à la crémaillère. L’ensemble de cesmouvements et leur incroyable célérité firent pousser à la victimedes cris qui devinrent déchirants quand Pille-miche eut rassemblédes charbons sous les jambes.

— Mes amis, mes bons amis, s’écria d’Orgemont, vous allez mefaire mal, je suis chrétien comme vous.

— Tu mens par ta gorge, lui répondit Marche-à-terre. Ton frère arenié Dieu. Quant à toi, tu as acheté l’abbaye de Juvigny. L’abbéGudin dit que l’on peut, sans scrupule, rôtir les apostats.

— Mais, mes frères en Dieu, je ne refuse pas de vous payer.

— Nous t’avions donné quinze jours, deux mois se sont passés, etvoilà Galope-chopine qui n’a rien reçu.

— Tu n’as donc rien reçu, Galope-chopine&|160;? demanda l’avareavec désespoir.

— Rin&|160;! monsieur d’Orgemont, répondit Galope-chopineeffrayé.

Les cris, qui s’étaient convertis en un grognement, continucomme le râle d’un mourant, recommencèrent avec une violenceinouïe. Aussi habitués à ce spectacle qu’à voir marcher leurschiens sans sabots, les quatre Chouans contemplaient si froidementd’Orgemont qui se tortillait et hurlait, qu’ils ressemblaient à desvoyageurs attendant devant la cheminée d’une auberge si le rôt estassez cuit pour être mangé.

— Je meurs&|160;! je meurs&|160;! cria la victime… et vousn’aurez pas mon argent.

Malgré la violence de ces cris, Pille-miche s’aperçut que le feune mordait pas encore la peau&|160;; l’on attisa donc trèsartistement les charbons de manière à faire légèrement flamber lefeu, d’Orgemont dit alors d’une voix abattue&|160;: — Mes amis,déliez-moi. Que voulez-vous&|160;? cent écus, mille écus, dix milleécus, cent mille écus, je vous offre deux cents écus…

Cette voix était si lamentable que mademoiselle de Verneuiloublia son propre danger, et laissa échapper une exclamation.

— Qui a parlé&|160;? demanda Marche-à-terre.

Les Chouans jetèrent autour d’eux des regards effarés. Ceshommes, si braves sous la bouche meurtrière des canons, ne tenaientpas devant un esprit. Pille-miche seul écoutait sans distraction laconfession que des douleurs croissantes arrachaient à savictime.

— Cinq cents écus, oui, je les donne, disait l’avare. —Bah&|160;! Où sont-ils&|160;? lui répondit tranquillementPille-miche.

— Hein, ils sont sous le premier pommier. Sainte Vierge&|160;!au fond du jardin, à gauche… Vous êtes des brigands… des voleurs…Ah&|160;! je meurs… il y a là dix mille francs.

— Je ne veux pas des francs, reprit Marche-à-terre, il nous fautdes livres. Les écus de ta République ont des figures païennes quin’auront jamais cours.

— Ils sont en livres, en bons louis d’or. Mais déliez-moi,déliez-moi… vous savez où est ma vie… mon trésor.

Les quatre Chouans se regardèrent en cherchant celui d’entre euxauquel ils pouvaient se fier pour l’envoyer déterrer la somme. Ence moment, cette cruauté de cannibales fit tellement horreur àmademoiselle de Verneuil, que, sans savoir si le rôle que luiassignait sa figure pâle la préserverait encore de tout danger,elle s’écria courageusement d’un son de voix grave&|160;: — Necraignez-vous pas la colère de Dieu&|160;? Détachez-le,barbares&|160;!

Les Chouans levèrent la tête, ils aperçurent dans les airs desyeux qui brillaient comme deux étoiles, et s’enfuirent épouvantés.Mademoiselle de Verneuil sauta dans la cuisine, courut àd’Orgemont, le tira si violemment du feu, que les liens du fagotcédèrent&|160;; puis, du tranchant de son poignard, elle coupa lescordes avec lesquelles il avait été garrotté. Quand l’avare futlibre et debout, la première expression de son visage fut un riredouloureux, mais sardonique.

— Allez, allez au pommier, brigands&|160;! dit-il. Oh&|160;!oh&|160;! voilà deux fois que je les leurre&|160;; aussi ne mereprendront-ils pas une troisième&|160;!

En ce moment, une voix de femme retentit au dehors.

— Un esprit&|160;! un esprit&|160;! criait madame du Gua,imbéciles, c’est elle. Mille écus à qui m’apportera la tête decette catin&|160;!

Mademoiselle de Verneuil pâlit&|160;; mais l’avare sourit, luiprit la main, l’attira sous le manteau de la cheminée, l’empêcha delaisser les traces de son passage en la conduisant de manière à nepas déranger le feu qui n’occupait qu’un très petit espace&|160;;il fit partir un ressort, la plaque de fonte s’enleva et quandleurs ennemis communs rentrèrent dans le caveau, la lourde porte dela cachette était déjà retombée sans bruit. La Parisienne compritalors le but des mouvements de carpe qu’elle avait vu faire aumalheureux banquier.

— Voyez-vous, madame, s’écria Marche-à-terre, l’esprit a pris leBleu pour compagnon.

L’effroi dut être grand, car ces paroles furent suivies d’un siprofond silence, que d’Orgemont et sa compagne entendirent lesChouans prononçant à voix basse&|160;: — Ave Sancta Anna Auriacagratia plena, Dominus tecum, etc.

— Ils prient, les imbéciles, s’écria d’Orgemont.

— N’avez-vous pas peur, dit mademoiselle de Verneuil eninterrompant son compagnon, de faire découvrir notre…

Un rire du vieil avare dissipa les craintes de la jeuneParisienne.

— La plaque est dans une table de granit qui a dix pouces deprofondeur. Nous les entendons, et ils ne nous entendent pas.

Puis il prit doucement la main de sa libératrice, la plaça versune fissure par où sortaient les bouffées de vent frais, et elledevina que cette ouverture avait été pratiquée dans le tuyau de lacheminée.

— Ah&|160;! ah&|160;! reprit d’Orgemont. Diable&|160;! lesjambes me cuisent un peu&|160;! Cette Jument de Charrette, comme onl’appelle à Nantes, n’est pas assez sotte pour contredire sesfidèles&|160;: elle sait bien que, s’ils n’étaient pas si brutes,ils ne se battraient pas contre leurs intérêts. La voilà qui prieaussi. Elle doit être bonne à voir en disant son ave à sainte Anned’Auray. Elle ferait mieux de détrousser quelque diligence pour merembourser les quatre mille francs qu’elle me doit. Avec lesintérêts, les frais, ça va bien à quatre mille sept centquatre-vingts francs et des centimes…

La prière finie, les Chouans se levèrent et partirent. Le vieuxd’Orgemont serra la main de mademoiselle de Verneuil, comme pour laprévenir que néanmoins le danger existait toujours.

— Non, madame, s’écria Pille-miche après quelques minutes desilence, vous resteriez là dix ans, ils ne reviendront pas.

— Mais elle n’est pas sortie, elle doit être ici, ditobstinément la Jument de Charrette.

— Non, madame, non, ils se sont envolés à travers les murs. Lediable n’a-t-il pas déjà emporté là, devant nous, unassermenté&|160;?

— Comment&|160;! toi, Pille-miche, avare comme lui, nedevines-tu pas que le vieux cancre aura bien pu dépenser quelquesmilliers de livres pour construire dans les fondations de cettevoûte un réduit dont l’entrée est cachée par un secret&|160;?

L’avare et la jeune fille entendirent un gros rire échappé àPille-miche.

— Ben vrai, dit-il.

— Reste ici, reprit madame du Gua. Attends-les à la sortie. Pourun seul coup de fusil je te donnerai tout ce que tu trouveras dansle trésor de notre usurier. Si tu veux que je te pardonne d’avoirvendu cette fille quand je t’avais dit de la tuer, obéis-moi.

— Usurier&|160;! dit le vieux d’Orgemont, je ne lui ai pourtantprêté qu’à neuf pour cent. Il est vrai que j’ai une cautionhypothécaire&|160;! Mais enfin, voyez comme elle estreconnaissante&|160;! Allez, madame, si Dieu nous punit du mal, lediable est là pour nous punir du bien, et l’homme placé entre cesdeux termes-là, sans rien savoir de l’avenir, m’a toujours faitl’effet d’une règle de trois dont l’X est introuvable.

Il laissa échapper un soupir creux qui lui était particulier,car, en passant par son larynx, l’air semblait y rencontrer etattaquer deux vieilles cordes détendues. Le bruit que firentPille-miche et madame du Gua en sondant de nouveau les murs, lesvoûtes et les dalles, parut rassurer d’Orgemont, qui saisit la mainde sa libératrice pour l’aider à monter une étroite visSaint-Gilles, pratiquée dans l’épaisseur d’un mur en granit. Aprèsavoir gravi une vingtaine de marches, la lueur d’une lampe éclairafaiblement leurs têtes. L’avare s’arrêta, se tourna vers sacompagne, en examina le visage comme s’il eût regardé, manié etremanié une lettre de change douteuse à escompter, et poussa sonterrible soupir.

— En vous mettant ici, dit-il après un moment de silence, jevous ai remboursé intégralement le service que vous m’avezrendu&|160;; donc, je ne vois pas pourquoi je vous donnerais…

— Monsieur, laissez-moi là, je ne vous demande rien,dit-elle.

Ces derniers mots, et peut-être le dédain qu’exprima cette bellefigure, rassurèrent le petit vieillard, car il répondit, non sansun soupir Ah&|160;! en vous conduisant ici, j’en ai trop fait pourne pas continuer…

Il aida poliment Marie à monter quelques marches assezsingulièrement disposées, et l’introduisit moitié de bonne grâce,moitié rechignant, dans un petit cabinet de quatre pieds carrés,éclairé par une lampe suspendue à la voûte. Il était facile de voirque l’avare avait pris toutes ses précautions pour passer plus d’unjour dans cette retraite, si les événements de la guerre civilel’eussent contraint à y rester longtemps.

— N’approchez pas du mur, vous pourriez vous blanchir, dit toutà coup d’Orgemont.

Et il mit avec assez de précipitation sa main entre le châle dela jeune fille et la muraille, qui semblait fraîchement recrépie.Le geste du vieil avare produisit un effet tout contraire à celuiqu’il en attendait. Mademoiselle de Verneuil regarda soudain devantelle, et vit dans un angle une sorte de construction dont la formelui arracha un cri de terreur, car elle devina qu’une créaturehumaine avait été enduite de mortier et placée là debout&|160;;d’Orgemont lui fit un signe effrayant pour l’engager à se taire, etses petits yeux d’un bleu de faïence annoncèrent autant d’effroique ceux de sa compagne.

— Sotte, croyez-vous que je l’aie assassiné&|160;?&|160;… C’estmon frère, dit-il en variant son soupir d’une manière lugubre.C’est le premier recteur qui se soit assermenté. Voilà le seulasile où il ait été en sûreté contre la fureur des Chouans et desautres prêtres. Poursuivre un digne homme qui avait tantd’ordre&|160;! C’était mon aîné, lui seul a eu la patience dem’apprendre le calcul décimal. Oh&|160;! c’était un bonprêtre&|160;! Il avait de l’économie et savait amasser. Il y aquatre ans qu’il est mort, je ne sais pas de quelle maladie&|160;;mais voyez-vous, ces prêtres, ça a l’habitude de s’agenouiller detemps en temps pour prier, et il n’a peut-être pas pu s’accoutumerà rester ici debout comme moi… je l’ai mis là, autre part ilsl’auraient déterré. Un jour je pourrai l’ensevelir en terre sainte,comme disait ce pauvre homme, qui ne s’est assermenté que parpeur.

Une larme roula dans les yeux secs du petit vieillard, dontalors la perruque rousse parut moins laide à la jeune fille, quidétourna les yeux par un secret respect pour cette douleur&|160;;mais, malgré cet attendrissement, d’Orgemont lui dit encore&|160;:— N’approchez pas du mur, vous…

Et ses yeux ne quittèrent pas ceux de mademoiselle de Verneuil,en espérant ainsi l’empêcher d’examiner plus attentivement lesparois de ce cabinet, où l’air trop raréfié ne suffisait pas au jeudes poumons. Cependant Marie réussit à dérober un coup d’œil à sonargus, et, d’après les bizarres proéminences des murs, elle supposaque l’avare les avait bâtis lui-même avec des sacs d’argent oud’or. Depuis un moment, d’Orgemont était plongé dans un ravissementgrotesque. La douleur que la cuisson lui faisait souffrir auxjambes, et sa terreur en voyant un être humain au milieu de sestrésors, se lisaient dans chacunes de ses rides&|160;; mais en mêmetemps ses yeux arides exprimaient, par un feu inaccoutumé, lagénéreuse émotion qu’excitait en lui le périlleux voisinage de salibératrice, dont la joue rose et blanche attirait le baiser, dontle regard noir et velouté lui amenait au cœur des vagues de sang sichaudes, qu’il ne savait plus si c’était signe de vie ou demort.

— Êtes-vous mariée&|160;? lui demanda-t-il d’une voixtremblante.

— Non, dit-elle en souriant.

— J’ai quelque chose, reprit-il en poussant son soupir, quoiqueje ne sois pas aussi riche qu’ils le disent tous. Une jeune fillecomme vous doit aimer les diamants, les bijoux, les équipages,l’or, ajouta-t-il en regardant d’un air effaré autour de lui. J’aitout cela à donner, après ma mort. Hé&|160;! si vous vouliez…

L’œil du vieillard décelait tant de calcul, même dans cet amouréphémère, qu’en agitant sa tête par un mouvement négatif,mademoiselle de Verneuil ne put s’empêcher de penser que l’avare nesongeait à l’épouser que pour enterrer son secret dans le cœur d’unautre lui-même.

— L’argent, dit-elle en jetant à d’Orgemont un regard pleind’ironie qui le rendit à la fois heureux et fâché, l’argent n’estrien pour moi . Vous seriez trois fois plus riche que vous nel’êtes, si tout l’or que j’ai refusé était là.

— N’approchez pas du m…

— Et l’on ne me demandait cependant qu’un regard, ajouta-t-elleavec une incroyable fierté.

— Vous avez eu tort, c’était une excellente spéculation. Maissongez donc…

— Songez, reprit mademoiselle de Verneuil, que je viensd’entendre retentir là une voix dont un seul accent a pour moi plusde prix que toutes vos richesses.

— Vous ne les connaissez pas…

Avant que l’avare n’eût pu l’en empêcher, Marie fit mouvoir, enla touchant du doigt, une petite gravure enluminée qui représentaitLouis XV à cheval, et vit tout à coup au-dessous d’elle le marquisoccupé à charger un tromblon. L’ouverture cachée par le petitpanneau sur lequel l’estampe était collée semblait répondre àquelque ornement dans le plafond de la chambre voisine, où sansdoute couchait le général royaliste. D’Orgemont repoussa avec laplus grande précaution la vieille estampe, et regarda la jeunefille d’un air sévère.

— Ne dites pas un mot, si vous aimez la vie. Vous n’avez pasjeté, lui dit-il à l’oreille après une pause, votre grappin sur unpetit bâtiment. Savez-vous que le marquis de Montauran possède pourcent mille livres de revenus en terres affermées qui n’ont pasencore été vendues. Or, un décret des Consuls, que j’ai lu dans LePrimidi de l’Ille-et-Vilaine, vient d’arrêter les séquestres.Ah&|160;! ah&|160;! vous trouvez ce gars-là maintenant plus jolihomme, n’est-ce pas&|160;? Vos yeux brillent comme deux louis d’ortout neufs.

Les regards de mademoiselle de Verneuil s’étaient fortementanimés en entendant résonner de nouveau une voix bien connue.Depuis qu’elle était là, debout, comme enfouie dans une mined’argent, le ressort de son âme courbée sous ces événements s’étaitredressé. Elle semblait avoir pris une résolution sinistre etentrevoir les moyens de la mettre à exécution.

— On ne revient pas d’un tel mépris, se dit-elle, et s’il nedoit plus m’aimer, je veux le tuer, aucune femme ne l’aura.

— Non, l’abbé, non, s’écriait le jeune chef dont la voix se fîtentendre, il faut que cela soit ainsi.

— Monsieur le marquis, reprit l’abbé Gudin avec hauteur, vousscandaliserez toute la Bretagne en donnant ce bal à Saint-James.C’est des prédicateurs, et non des danseurs qui remueront nosvillages. Ayez des fusils et non des violons.

— L’abbé, vous avez assez d’esprit pour savoir que ce n’est quedans une assemblée générale de tous nos partisans que je verrai ceque je puis entreprendre avec eux. Un dîner me semble plusfavorable pour examiner leurs physionomies et connaître leursintentions que tous les espionnages possibles, dont, au surplus,j’ai horreur&|160;; nous les ferons causer le verre en main.

Marie tressaillit en entendant ces paroles, car elle conçut leprojet d’aller à ce bal, et de s’y venger.

— Me prenez-vous pour un idiot avec votre sermon sur la danse,reprit Montauran. Ne figureriez-vous pas de bon cœur dans unechaconne pour vous retrouver rétablis sous votre nouveau nom dePères de la Foi&|160;!&|160;… Ignorez-vous que les Bretons sortentde la messe pour aller danser&|160;! Ignorez-vous aussi quemessieurs Hyde de Neuville et d’Andigné ont eu il y a cinq joursune conférence avec le premier Consul sur la question de rétablirSa Majesté Louis XVIII. Si je m’apprête en ce moment pour allerrisquer un coup de main si téméraire, c’est uniquement pour ajouterà ces négociations le poids de nos souliers ferrés. Ignorez-vousque tous les chefs de la Vendée et même Fontaine parlent de sesoumettre. Ah&|160;! monsieur, l’on a évidemment trompé les princessur l’état de la France. Les dévouements dont on les entretientsont des dévouements de position. L’abbé, si j’ai mis le pied dansle sang, je ne veux m’y mettre jusqu’à la ceinture qu’à bonescient. Je me suis dévoué au Roi et non pas à quatre cerveauxbrûlés, à des hommes perdus de dettes comme Rifoël, à deschauffeurs, à…

— Dites tout de suite, monsieur, à des abbés qui perçoivent descontributions sur le grand chemin pour soutenir la guerre, repritl’abbé Gudin.

— Pourquoi ne le dirais-je pas&|160;? répondit aigrement lemarquis. Je dirai plus, les temps héroïques de la Vendée sontpassés…

— Monsieur le marquis, nous saurons faire des miracles sansvous.

— Oui, comme celui de Marie Lambrequin, répondit en riant lemarquis. Allons, sans rancune, l’abbé&|160;! Je sais que vous payezde votre personne, et tirez un Bleu aussi bien que vous dites unoremus. Dieu aidant, j’espère vous faire assister, une mître entête, au sacre du Roi.

Cette dernière phrase eut sans doute un pouvoir magique surl’abbé, car on entendit sonner une carabine, et il s’écria&|160;: —J’ai cinquante cartouches dans mes poches, monsieur le marquis, etma vie est au Roi.

— Voilà encore un de mes débiteurs, dit l’avare à mademoisellede Verneuil. Je ne parle pas de cinq à six cents malheureux écusqu’il m’a empruntés, mais d’une dette de sang qui, j’espère,s’acquittera. Il ne lui arrivera jamais autant de mal que je lui ensouhaite, à ce sacré jésuite&|160;; il avait juré la mort de monfrère, et soulevait le pays contre lui. Pourquoi&|160;? parce quele pauvre homme avait eu peur des nouvelles lois. Après avoirappliqué son oreille à un certain endroit de sa cachette&|160;: —Les voilà qui décampent, tous ces brigands-là, dit-il. Ils vontfaire encore quelque miracle&|160;! Pourvu qu’ils n’essaient pas deme dire adieu comme la dernière fois, en mettant le feu à lamaison.

Après environ une demi-heure, pendant laquelle mademoiselle deVerneuil et d’Orgemont se regardèrent comme si chacun d’eux eûtregardé un tableau, la voix rude et grossière de Galope-chopinecria doucement&|160;: — Il n’y a plus de danger, monsieurd’Orgemont. Mais cette fois-ci, j’ai ben gagné mes trente écus.

— Mon enfant, dit l’avare, jurez-moi de fermer les yeux.

Mademoiselle de Verneuil plaça une de ses mains sur sespaupières&|160;; mais, pour plus de secret, le vieillard souffla lalampe, prit sa libératrice par la main, l’aida à faire sept ou huitpas dans un passage difficile&|160;; au bout de quelques minutes,il lui dérangea doucement la main, elle se vit dans la chambre quele marquis de Montauran venait de quitter et qui était celle del’avare.

— Ma chère enfant, lui dit le vieillard, vous pouvez partir. Neregardez pas ainsi autour de vous. Vous n’avez sans doute pasd’argent&|160;? Tenez, voici dix écus&|160;; il y en a de rognés,mais ils passeront. En sortant du jardin, vous trouverez un sentierqui conduit à la ville, ou, comme on dit maintenant, au District.Mais les Chouans sont à Fougères, il n’est pas présumable que vouspuissiez y rentrer de sitôt&|160;; ainsi, vous pourrez avoir besoind’un sûr asile. Retenez bien ce que je vais vous dire, et n’enprofitez que dans un extrême danger. Vous Verrez sur le chemin quimène au Nid-aux-crocs par le val de Gibarry, une ferme où demeurele Grand-Cibot, dit Galope-chopine, entrez-y en disant à safemme&|160;: — bonjour, Bécanière&|160;! et Barbette vous cachera.Si Galope-chopine vous découvrait, ou il vous prendra pourl’esprit, s’il fait nuit&|160;; ou dix écus l’attendriront, s’ilfait jour. Adieu&|160;! nos comptes sont soldés. Si vous vouliez,dit-il en montrant par un geste les champs qui entouraient samaison, tout cela serait à vous&|160;!

Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de remerciement à cetêtre singulier, et réussit à lui arracher un soupir dont les tonsfurent très variés.

— Vous me rendrez sans doute mes dix écus, remarquez bien que jene parle pas d’intérêts, vous les remettrez à mon crédit chezmaître Patrat, le notaire de Fougères qui, si vous le vouliez,ferait notre contrat, beau trésor. Adieu.

— Adieu, dit-elle en souriant et le saluant de la main.

— S’il vous faut de l’argent, lui cria-t-il, je vous en prêteraià cinq&|160;! Oui, à cinq seulement. Ai-je dit cinq&|160;? Elleétait partie. — Ça m’a l’air d’être une bonne fille&|160;;cependant, je changerai le secret de ma cheminée. Puis il prit unpain de douze livres, un jambon et rentra dans sa cachette.

Lorsque mademoiselle de Verneuil marcha dans la campagne, ellecrut renaître, la fraîcheur du matin ranima son visage qui depuisquelques heures lui semblait frappé par une atmosphère brûlante.Elle essaya de trouver le sentier indiqué par l’avare&|160;; mais,depuis le coucher de la lune, l’obscurité était devenue si forte,qu’elle fut forcée d’aller au hasard. Bientôt la crainte de tomberdans les précipices la prit au cœur, et lui sauva la vie&|160;; carelle s’arrêta tout à coup en pressentant que la terre luimanquerait si elle faisait un pas de plus. Un vent plus frais quicaressait ses cheveux, le murmure des eaux, l’instinct, tout servità lui indiquer qu’elle se trouvait au bout des rochers deSaint-Sulpice. Elle passa les bras autour d’un arbre, et attenditl’aurore en de vives anxiétés, car elle entendait un bruit d’armes,de chevaux et de voix humaines. Elle rendit grâces à la nuit qui lapréservait du danger de tomber entre les mains des Chouans, si,comme le lui avait dit l’avare, ils entouraient Fougères.

Semblables à des feux nuitamment allumés pour un signal deliberté, quelques lueurs légèrement pourprées passèrent par-dessusles montagnes dont les bases conservèrent des teintes bleuâtres quicontrastèrent avec les nuages de rosée flottant sur les vallons.Bientôt un disque de rubis s’éleva lentement à l’horizon, les cieuxle reconnurent&|160;; les accidents du paysage, le clocher deSaint-Léonard, les rochers, les prés ensevelis dans l’ombrereparurent insensiblement, et les arbres situés sur les cimes sedessinèrent dans ses feux naissants. Le soleil se dégagea par ungracieux élan du milieu de ses rubans de feu, d’ocre et de saphir.Sa vive lumière s’harmonie par lignes égales, de colline encolline, déborda de vallons en vallons. Les ténèbres sedissipèrent, le jour accabla la nature. Une brise piquantefrissonna dans l’air, les oiseaux chantèrent, la vie se réveillapartout. Mais à peine la jeune fille avait-elle eu le tempsd’abaisser ses regards sur les masses de ce paysage si curieux,que, par un phénomène assez fréquent dans ces fraîches contrées,des vapeurs s’étendirent en nappes, comblèrent les vallées,montèrent jusqu’aux plus hautes collines, ensevelirent ce richebassin sous un manteau de neige. Bientôt mademoiselle de Verneuilcrut revoir une de ces mers de glace qui meublent les Alpes. Puiscette nuageuse atmosphère roula des vagues comme l’Océan, soulevades lames impénétrables qui se balancèrent avec mollesse,ondoyèrent, tourbillonnèrent violemment, contractèrent aux rayonsdu soleil des teintes d’un rose vif, en offrant çà et là lestransparences d’un lac d’argent fluide. Tout à coup le vent du nordsouffla sur cette fantasmagorie et dissipa les brouillards quidéposèrent une rosée pleine d’oxyde sur les gazons. Mademoiselle deVerneuil put alors apercevoir une immense masse brune placée surles rochers de Fougères. Sept à huit cents Chouans arméss’agitaient dans le faubourg Saint-Sulpice comme des fourmis dansune fourmilière. Les environs du château occupés par trois millehommes arrivés comme par magie furent attaqués avec fureur. Cetteville endormie, malgré ses remparts verdoyants et ses vieillestours grises, aurait succombé, si Hulot n’eût pas veillé. Unebatterie cachée sur une éminence qui se trouve au fond de lacuvette que forment les remparts, répondit au premier feu desChouans en les prenant en écharpe sur le chemin du château. Lamitraille nettoya la route, et la balaya. Puis la compagnie sortitde la porte Saint-Sulpice, profita de l’étonnement des Chouans, semit en bataille sur le chemin et commença sur eux un feu meurtrier.Les Chouans n’essayèrent pas de résister, en voyant les remparts duchâteau se couvrir de soldats comme si l’art du machiniste y eûtappliqué des lignes bleues, et le feu de la forteresse protégercelui des tirailleurs républicains. Cependant d’autres Chouans,maîtres de la petite vallée du Nançon, avaient gravi les galeriesdu rocher et parvenaient à la Promenade, où ils montèrent&|160;;elle fut couverte de peaux de bique qui lui donnèrent l’apparenced’un toit de chaume bruni par le temps. Au même moment, deviolentes détonations se firent entendre dans la partie de la villequi regardait la vallée du Couesnon. Evidemment Fougères, attaquésur tous les points, était entièrement cerné. Le feu qui semanifesta sur le revers oriental du rocher prouvait même que lesChouans incendiaient les faubourgs. Cependant les flammèches quis’élevaient des toits de genêt ou de bardeau cessèrent bientôt, etquelques colonnes de fumée noire indiquèrent que l’incendies’éteignait. Des nuages blancs et bruns dérobèrent encore une foiscette scène à mademoiselle de Verneuil, mais le vent dissipabientôt ce brouillard de poudre. Déjà, le commandant républicainavait fait changer la direction de sa batterie de manière à pouvoirprendre successivement en file la vallée du Nançon, le sentier dela Reine et le rocher, quand du haut de la Promenade, il vit sespremiers ordres admirablement bien exécutés. Deux pièces placées auposte de la porte Saint-Léonard abattirent la fourmilière deChouans qui s’étaient emparés de cette position&|160;; tandis queles gardes nationaux de Fougères, accourus en hâte sur la place del’Eglise, achevèrent de chasser l’ennemi. Ce combat ne dura pas unedemi-heure et ne coûta pas cent hommes aux Bleus. Déjà, dans toutesles directions, les Chouans battus et écrasés se retiraient d’aprèsles ordres réitérés du Gars, dont le hardi coup de main échouait ,sans qu’il le sût, par suite de l’affaire de la Vivetière qui avaitsi secrètement ramené Hulot à Fougères. L’artillerie n’y étaitarrivée que pendant cette nuit, car la seule nouvelle d’untransport de munitions aurait suffi pour faire abandonner parMontauran cette entreprise qui, éventée, ne pouvait avoir qu’unemauvaise issue. En effet, Hulot désirait autant donner une leçonsévère au Gars, que le Gars pouvait souhaiter de réussir dans sapointe pour influer sur les déterminations du premier Consul. Aupremier coup de canon, le marquis comprit donc qu’il y aurait de lafolie à poursuivre par amour-propre une surprise manquée. Aussi,pour ne pas faire tuer inutilement ses Chouans, se hâta-t-ild’envoyer sept ou huit émissaires porter des instructions pouropérer promptement la retraite sur tous les points. Le commandant,ayant aperçu son adversaire entouré d’un nombreux conseil au milieuduquel était madame du Gua, essaya de tirer sur eux une volée surle rocher de Saint-Sulpice&|160;; mais la place avait été trophabilement choisie pour que le jeune chef n’y fût pas en sûreté.Hulot changea de rôle tout à coup, et d’attaqué devint agresseur.Aux premiers mouvements qui indiquèrent les intentions du marquis,la compagnie placée sous les murs du château se mit en devoir decouper la retraite aux Chouans en s’emparant des issues supérieuresde la vallée du Nançon.

Malgré sa haine, mademoiselle de Verneuil épousa la cause deshommes que commandait son amant, et se tourna vivement vers l’autreissue pour voir si elle était libre&|160;; mais elle aperçut lesBleus, sans doute vainqueurs de l’autre côté de Fougères, quirevenaient de la vallée du Couesnon par le Val-de-Gibarry pours’emparer du Nid-aux-Crocs et de la partie des rochersSaint-Sulpice où se trouvaient les issues inférieures de la valléedu Nançon. Ainsi les Chouans, renfermés dans l’étroite prairie decette gorge, semblaient devoir périr jusqu’au dernier, tant lesprévisions du vieux commandant républicain avaient été justes etses mesures habilement prises. Mais sur ces deux points, les canonsqui avaient si bien servi Hulot furent impuissants, il s’y établitdes luttes acharnées, et la ville de Fougères une fois préservée,l’affaire prit le caractère d’un engagement auquel les Chouansétaient habitués. Mademoiselle de Verneuil comprit alors laprésence des masses d’hommes qu’elle avait aperçues dans lacampagne, la réunion des chefs chez d’Orgemont et tous lesévénements de cette nuit, sans savoir comment elle avait puéchapper à tant de dangers. Cette entreprise, dictée par ledésespoir, l’intéressa si vivement qu’elle resta immobile àcontempler les tableaux animés qui s’offrirent à ses regards.Bientôt, le combat qui avait lieu au bas des montagnes deSaint-Sulpice eut, pour elle, un intérêt de plus. En voyant lesBleus presque maîtres des Chouans, le marquis et ses amiss’élancèrent dans la vallée du Nançon afin de leur porter dusecours. Le pied des roches fut couvert d’une multitude de groupesfurieux où se décidèrent des questions de vie et de mort sur unterrain et avec des armes plus favorables aux Peaux-de-bique.Insensiblement, cette arène mouvante s’étendit dans l’espace. LesChouans, en s’égaillant, envahirent les rochers à l’aide desarbustes qui y croissent çà et là. Mademoiselle de Verneuil eut unmoment d’effroi en voyant un peu tard ses ennemis remontés sur lessommets, où ils défendirent avec fureur les sentiers dangereux parlesquels on y arrivait. Toutes les issues de cette montagne étantoccupées par les deux partis, elle eut peur de se trouver au milieud’eux, elle quitta le gros arbre derrière lequel elle s’étaittenue, et se mit à fuir en pensant à mettre à profit lesrecommandations du vieil avare. Après avoir couru pendant longtempssur le versant des montagnes de Saint-Sulpice qui regarde la grandevallée du Couesnon, elle aperçut de loin une étable et jugeaqu’elle dépendait de la maison de Galope-chopine, qui devait avoirlaissé sa femme toute seule pendant le combat. Encouragée par cessuppositions, mademoiselle de Verneuil espéra être bien reçue danscette habitation, et pouvoir y passer quelques heures, jusqu’à cequ’il lui fût possible de retourner sans danger à Fougères. Selontoute apparence, Hulot allait triompher. Les Chouans fuyaient sirapidement qu’elle entendit des coups de feu tout autour d’elle, etla peur d’être atteinte par quelques balles lui fit promptementgagner la chaumière dont la cheminée lui servait de jalon. Lesentier qu’elle avait suivi aboutissait à une espèce de hangar dontle toit, couvert en genêt, était soutenu par quatre gros arbresencore garnis de leurs écorces. Un mur en torchis formait le fondde ce hangar, sous lequel se trouvaient un pressoir à cidre, uneaire à battre le sarrasin, et quelques instruments aratoires. Elles’arrêta contre l’un de ces poteaux sans se décider à franchir lemarais fangeux qui servait de cour à cette maison que, de loin, envéritable Parisienne, elle avait prise pour une étable.

Cette cabane, garantie des vents du nord par une éminence quis’élevait au-dessus du toit et à laquelle elle s’appuyait, nemanquait pas de poésie, car des pousses d’ormes, des bruyères etles fleurs du rocher la couronnaient de leurs guirlandes. Unescalier champêtre pratiqué entre le hangar et la maison permettaitaux habitants d’aller respirer un air pur sur le haut de cetteroche. À gauche de la cabane, l’éminence s’abaissait brusquement,et laissait voir une suite de champs dont le premier dépendait sansdoute de cette ferme. Ces champs dessinaient de gracieux bocagesséparés par des haies en terre, plantées d’arbres, et dont lapremière achevait l’enceinte de la cour. Le chemin qui conduisait àces champs était fermé par un gros tronc d’arbre à moitié pourri,clôture bretonne dont le nom fournira plus tard une digression quiachèvera de caractériser ce pays. Entre l’escalier creusé dans lesschistes et le sentier fermé par ce gros arbre, devant le marais etsous cette roche pendante, quelques pierres de granit grossièrementtaillées, superposées les unes aux autres, formaient les quatreangles de cette chaumière, et maintenaient le mauvais pisé, lesplanches et les cailloux dont étaient bâties les murailles. Unemoitié du toit couverte de genêt en guise de paille, et l’autre enbardeau, espèce de merrain taillé en forme d’ardoise annonçaientdeux divisions&|160;; et, en effet, l’une close par une méchanteclaie servait d’étable, et les maîtres habitaient l’autre. Quoiquecette cabane dût au voisinage de la ville quelques améliorationscomplètement perdues à deux lieues plus loin, elle expliquait bienl’instabilité de la vie à laquelle les guerres et les usages de laFéodalité avaient si fortement subordonné les mœurs du serf,qu’aujourd’hui beaucoup de paysans appellent encore en ces contréesune demeure, le château habité par leurs seigneurs. Enfin, enexaminant ces lieux avec un étonnement assez facile à concevoir,mademoiselle de Verneuil remarqua çà et là, dans la fange de lacour, des fragments de granit disposés de manière à tracer versl’habitation un chemin qui présentait plus d’un danger&|160;; maisen entendant le bruit de la mousqueterie qui se rapprochaitsensiblement, elle sauta de pierre en pierre, comme si elletraversait un ruisseau, pour demander un asile. Cette maison étaitfermée par une de ces portes qui se composent de deux partiesséparées, dont l’inférieure est en bois plein et massif, et dont lasupérieure est défendue par un volet qui sert de fenêtre. Dansplusieurs boutiques de certaines petites villes en France, on voitle type de cette porte, mais beaucoup plus orné et armé à la partieinférieure d’une sonnette d’alarme&|160;; celle-ci s’ouvrait aumoyen d’un loquet de bois digne de l’âge d’or, et la partiesupérieure ne se fermait que pendant la nuit, car le jour nepouvait pénétrer dans la chambre que par cette ouverture. Ilexistait bien une grossière croisée, mais ces vitres ressemblaientà des fonds de bouteille, et les massives branches de plomb qui lesretenaient prenaient tant de place qu’elle semblait plutôt destinéeà intercepter qu’à laisser passer la lumière. Quand mademoiselle deVerneuil fit tourner la porte sur ses gonds criards, elle sentitd’effroyables vapeurs alcalines sorties par bouffées de cettechaumière, et vit que les quadrupèdes avaient ruiné à coups de piedle mur intérieur qui les séparait de la chambre. Ainsi l’intérieurde la ferme, car c’était une ferme, n’en démentait pas l’extérieur.Mademoiselle de Verneuil se demandait s’il était possible que desêtres humains vécussent dans cette fange organisée, quand un petitgars en haillons et qui paraissait avoir huit ou neuf ans, luiprésenta tout à coup sa figure fraîche, blanche et rose, des jouesbouffies, des yeux vifs, des dents d’ivoire et une chevelure blondequi tombait par écheveaux sur ses épaules demi-nues&|160;; sesmembres étaient vigoureux, et son attitude avait cette grâced’étonnement, cette naïveté sauvage qui agrandit les yeux desenfants. Ce petit gars était sublime de beauté.

— Où est ta mère&|160;? dit Marie d’une voix douce et en sebaissant pour lui baiser les yeux.

Après avoir reçu le baiser, l’enfant glissa comme une anguille,et disparut derrière un tas de fumier qui se trouvait entre lesentier et la maison, sur la croupe de l’éminence. En effet, commebeaucoup de cultivateurs bretons, Galope-chopine mettait, par unsystème d’agriculture qui leur est particulier, ses engrais dansdes lieux élevés, en sorte que quand ils s’en servent, les eauxpluviales les ont dépouillés de toutes leur qualités. Maîtresse dulogis pour quelques instants, Marie en eut promptement faitl’inventaire. La chambre où elle attendait Barbette composait toutela maison. L’objet le plus apparent et le plus pompeux était uneimmense cheminée dont le manteau était formé par une pierre degranit bleu. L’étymologie de ce mot avait sa preuve dans un lambeaude serge verte bordée d’un ruban vert pâle, découpée en rond, quipendait le long de cette tablette au milieu de laquelle s’élevaitune bonne vierge en plâtre colorié. Sur le socle de la statue,mademoiselle de Verneuil lut deux vers d’une poésie religieuse fortrépandue dans le pays&|160;:

Je suis la Mère de Dieu,

Protectrice de ce lieu.

Derrière la vierge une effroyable image tachée de rouge et debleu, sous prétexte de peinture, représentait saint Labre. Un litde serge verte, dit en tombeau, une informe couchette d’enfant, unrouet, des chaises grossières, un bahut sculpté garni de quelquesustensiles, complétaient, à peu de chose près, le mobilier deGalope-chopine. Devant la croisée, se trouvait une longue table dechâtaignier accompagnée de deux bancs en même bois, auxquels lejour des vitres donnait les sombres teintes de l’acajou vieux. Uneimmense pièce de cidre, sous le bondon de laquelle mademoiselle deVerneuil remarqua une boue jaunâtre dont l’humidité décomposait leplancher quoiqu’il fût formé de morceaux de granit assemblés par unargile roux, prouvait que le maître du logis n’avait pas volé sonsurnom de Chouan. Mademoiselle de Verneuil leva les yeux comme pourfuir ce spectacle, et alors, il lui sembla avoir vu toutes leschauves-souris de la terre, tant étaient nombreuses les toilesd’araignée qui pendaient au plancher. Deux énormes pichés, pleinsde cidre, se trouvaient sur la longue table. Ces ustensiles sontdes espèces de cruches en terre brune, dont le modèle existe dansplusieurs pays de la France, et qu’un Parisien peut se figurer ensupposant aux pots dans lesquels les gourmets servent le beurre deBretagne, un ventre plus arrondi, verni par places inégales etnuancé de taches fauves comme celles de quelques coquillages. Cettecruche est terminée par une espèce de gueule, assez semblable à latête d’une grenouille prenant l’air hors de l’eau. L’attention deMarie avait fini par se porter sur ces deux pichés&|160;; mais lebruit du combat, qui devint tout à coup plus distinct, la força dechercher un endroit propre à se cacher sans attendre Barbette,quand cette femme se montra tout à coup.

— Bonjour, Bécanière, lui dit-elle en retenant un sourireinvolontaire à l’aspect d’une figure qui ressemblait assez auxtêtes que les architectes placent comme ornement aux clefs descroisées.

— Ah&|160;! ah&|160;! vous venez d’Orgemont, répondit Barbetted’un air peu empressé.

— Où allez-vous me mettre&|160;? car voici les Chouans…

— Là, reprit Barbette, aussi stupéfaite de la beauté que del’étrange accoutrement d’une créature qu’elle n’osait comprendreparmi celles de son sexe. Là&|160;! dans la cachette du prêtre.

Elle la conduisit à la tête de son lit, la fit entrer dans laruelle&|160;; mais elles furent tout interdites, en croyantentendre un inconnu qui sauta dans le marais. Barbette eut à peinele temps de détacher un rideau du lit et d’y envelopper Marie,qu’elle se trouva face à face avec un Chouan fugitif.

— La vieille, où peut-on se cacher ici&|160;? je suis le comtede Bauvan.

Mademoiselle de Verneuil tressaillit en reconnaissant la voix duconvive dont quelques paroles, restées un secret pour elle, avaientcausé la catastrophe de la Vivetière.

— Hélas&|160;! vous voyez, monseigneur. Il n’y a rin ici&|160;!Ce que je peux faire de mieux est de sortir, je veillerai. Si lesBleus viennent, j’avertirai. Si je restais et qu’ils me trouvassentavec vous, ils brûleraient ma maison.

Et Barbette sortit, car elle n’avait pas assez d’intelligencepour concilier les intérêts de deux ennemis ayant un droit égal àla cachette, en vertu du double rôle que jouait son mari.

— J’ai deux coups à tirer, dit le comte avec désespoir&|160;;mais ils m’ont déjà dépassé. Bah&|160;! j’aurais bien du malheursi, en revenant par ici, il leur prenait fantaisie de regarder sousle lit.

Il déposa légèrement son fusil auprès de la colonne où Marie setenait debout enveloppée dans la serge verte, et il se baissa pours’assurer s’il pouvait passer sous le lit. Il allaitinfailliblement voir les pieds de la réfugiée, qui, dans ce momentdésespéré, saisit le fusil, sauta vivement dans la chaumière, etmenaça le comte&|160;; mais il partit d’un éclat de rire en lareconnaissant&|160;; car, pour se cacher, Marie avait quitté sonvaste chapeau de Chouan, et ses cheveux s’échappaient en grossestouffes de dessous une espèce de résille en dentelle.

— Ne riez pas, comte, vous êtes mon prisonnier. Si vous faitesun geste, vous saurez ce dont est capable une femme offensée.

Au moment où le comte et Marie se regardaient avec de biendiverses émotions, des voix confuses criaient dans lesrochers&|160;: — Sauvez le Gars&|160;! Egaillez-vous&|160;! sauvezle Gars&|160;! Egaillez-vous&|160;!&|160;…

La voix de Barbette domina le tumulte extérieur et fut entenduedans la chaumière avec des sensations bien différentes par les deuxennemis, car elle parlait moins à son fils qu’à eux.

— Ne vois-tu pas les Bleus&|160;? s’écriait aigrement Barbette.Viens-tu ici, petit méchant gars, ou je vais à toi&|160;! Veux-tudonc attraper des coups de fusil. Allons, sauve-toi vivement.

Pendant tous ces petits événements qui se passèrent rapidement,un Bleu sauta dans le marais.

— Beau-pied, lui cria mademoiselle de Verneuil.

Beau-pied accourut à cette voix et ajusta le comte un peu mieuxque ne le faisait sa libératrice.

— Aristocrate, dit le malin soldat, ne bouge pas ou je tedémolis comme la Bastille, en deux temps.

— Monsieur Beau-pied, reprit mademoiselle de Verneuil d’une voixcaressante, vous me répondez de ce prisonnier. Faites comme vousvoudrez, mais il faudra me le rendre sain et sauf à Fougères.

— Suffit, madame.

— La route jusqu’à Fougères est-elle libre maintenant&|160;?

— Elle est sûre, à moins que les Chouans ne ressuscitent.

Mademoiselle de Verneuil s’arma gaiement du léger fusil dechasse, sourit avec ironie en disant à son prisonnier&|160;: —Adieu, monsieur le comte, au revoir&|160;! et s’élança dans lesentier après avoir repris son large chapeau.

— J’apprends un peu trop tard, dit amèrement le comte de Bauvan,qu’il ne faut jamais plaisanter avec l’honneur de celles qui n’enont plus.

— Aristocrate, s’écria durement Beau-pied, si tu ne veux pas queje t’envoie dans ton ci-devant paradis, ne dis rien contre cettebelle dame.

Mademoiselle de Verneuil revint à Fougères par les sentiers quijoignent les roches de Saint-Sulpice au Nid-aux-crocs. Quand elleatteignit cette dernière éminence et qu’elle courut à travers lechemin tortueux pratiqué sur les aspérités du granit, elle admiracette jolie petite vallée du Nançon naguère si turbulente, alorsparfaitement tranquille. Vu de là, le vallon ressemblait à une ruede verdure. Mademoiselle de Verneuil rentra par la porteSaint-Léonard, à laquelle aboutissait ce petit sentier. Leshabitants, encore inquiets du combat qui, d’après les coups defusil entendus dans le lointain, semblait devoir durer pendant lajournée, y attendaient le retour de la garde nationale pourreconnaître l’étendue de leurs pertes. En voyant cette fille dansson bizarre costume, les cheveux en désordre, un fusil à la main,son châle et sa robe frottés contre les murs, souillés par la boueet mouillé par la rosée, la curiosité des Fourgerais fut d’autantplus vivement excitée, que le pouvoir, la beauté, la singularité decette Parisienne, défrayaient déjà toutes leurs conversations.

Francine, en proie à d’horribles inquiétudes, avait attendu samaîtresse pendant toute la nuit&|160;; et quand elle la revit, ellevoulut parler, mais un geste amical lui imposa silence.

— Je ne suis pas morte, mon enfant, dit Marie. Ah&|160;! jevoulais des émotions en partant de Paris&|160;?&|160;… j’en ai eu,ajouta-t-elle après une pause.

Francine voulut sortir pour commander un repas, en faisantobserver à sa maîtresse qu’elle devait en avoir grand besoin.

— Oh&|160;! dit mademoiselle de Verneuil, un bain, unbain&|160;! La toilette avant tout.

Francine ne fut pas médiocrement surprise d’entendre samaîtresse lui demandant les modes les plus élégantes de cellesqu’elle avait emballées. Après avoir déjeuné, Marie fit sa toiletteavec la recherche et les soins minutieux qu’une femme met à cetteœuvre capitale, quand elle doit se montrer aux yeux d’une personnechère, au milieu d’un bal. Francine ne s’expliquait point la gaietémoqueuse de sa maîtresse. Ce n’était pas la joie de l’amour, unefemme ne se trompe pas à cette expression, c’était une maliceconcentrée d’assez mauvais augure. Marie drapa elle-même lesrideaux de la, fenêtre par où les yeux plongeaient sur un richepanorama, puis elle approcha le canapé de la cheminée, le mit dansun jour favorable à sa figure, et dit à Francine de se procurer desfleurs, afin de donner à sa chambre un air de fête. LorsqueFrancine eut apporté des fleurs, Marie en dirigea l’emploi de lamanière la plus pittoresque. Quand elle eut jeté un dernier regardde satisfaction sur son appartement, elle dit à Francine d’envoyerréclamer son prisonnier chez le commandant. Elle se couchavoluptueusement sur le canapé, autant pour se reposer que pourprendre une attitude de grâce et de faiblesse dont le pouvoir estirrésistible chez certaines femmes. Une molle langueur, la poseprovoquante de ses pieds, dont la pointe perçait à peine sous lesplis de la robe, l’abandon du corps, la courbure du col, tout,jusqu’à l’inclinaison des doigts effilés de sa main, qui pendaitd’un oreiller comme les clochettes d’une touffe de jasmin, touts’accordait avec son regard pour exciter des séductions. Elle brûlades parfums afin de répandre dans l’air ces douces émanations quiattaquent si puissamment les fibres de l’homme, et préparentsouvent les triomphes que les femmes veulent obtenir sans lessolliciter. Quelques instants après, les pas pesants du vieuxmilitaire retentirent dans le salon qui précédait la chambre.

— Eh&|160;! bien, commandant, où est mon captif&|160;?

— Je viens de commander un piquet de douze hommes pour lefusiller comme pris les armes à la main.

— Vous avez disposé de mon prisonnier&|160;! dit-elle. Ecoutez,commandant. La mort d’un homme ne doit pas être, après le combat,quelque chose de bien satisfaisant pour vous, si j’en crois votrephysionomie.

— Eh bien&|160;! rendez-moi mon Chouan, et mettez à sa mort unsursis que je prends sur mon compte. Je vous déclare que cetaristocrate m’est devenu très essentiel, et va coopérer àl’accomplissement de nos projets. Au surplus, fusiller cet amateurde chouannerie serait commettre un acte aussi absurde que de tirersur un ballon quand il ne faut qu’un coup d’épingle pour ledésenfler. Pour Dieu, laissez les cruautés à l’aristocratie. Lesrépubliques doivent être généreuses. N’auriez-vous pas pardonné,vous, aux victimes de Quiberon et à tant d’autres. Allons, envoyezvos douze hommes faire une ronde, et venez dîner chez moi avec monprisonnier. Il n’y a plus qu’une heure de jour, et voyez-vous,ajouta-t-elle en souriant, si vous tardiez, ma toilette manqueraittout son effet.

— Mais, mademoiselle, dit le commandant surpris…

— Eh&|160;! bien, quoi&|160;? je vous entends. Allez, le comtene vous échappera point. Tôt ou tard, ce gros papillon-là viendrase brûler à vos feux de peloton.

Le commandant haussa légèrement les épaules comme un homme forcéd’obéir, malgré tout, aux désirs d’une jolie femme, et il revintune demi-heure après, suivi du comte de Bauvan.

Mademoiselle de Verneuil feignit d’être surprise par ses deuxconvives, et parut confuse d’avoir été vue par le comte sinégligemment couchée&|160;; mais après avoir lu dans les yeux dugentilhomme que le premier effet était produit, elle se leva ets’occupa d’eux avec une grâce, avec une politesse parfaites. Riend’étudié ni de forcé dans les poses, le sourire, la démarche ou lavoix, ne trahissait sa préméditation ou ses desseins. Tout était enharmonie, et aucun trait trop saillant ne donnait à penser qu’elleaffectât les manières d’un monde où elle n’eût pas vécu. Quand leRoyaliste et le Républicain furent assis, elle regarda le comted’un air sévère. Le gentilhomme connaissait assez les femmes poursavoir que l’offense commise envers celle-ci vaudrait un arrêt demort. Malgré ce soupçon, sans être ni gai, ni triste, il eut l’aird’un homme qui ne comptait pas sur de si brusques dénouements.Bientôt, il lui sembla ridicule d’avoir peur de la mort devant unejolie femme. Enfin l’air sévère de Marie lui donna des idées.

— Et qui sait, pensait-il, si une couronne de comte à prendre nelui plaira pas mieux qu’une couronne de marquis perdue&|160;?Montauran est sec comme un clou, et moi… Il se regarda d’un airsatisfait. Or, le moins qui puisse m’arriver est de sauver matête.

Ces réflexions diplomatiques furent bien inutiles. Le désir quele comte se promettait de feindre pour mademoiselle de Verneuildevint un violent caprice que cette dangereuse créature se plut àentretenir.

— Monsieur le comte, dit-elle, vous êtes mon prisonnier, et j’aile droit de disposer de vous. Votre exécution n’aura lieu que demon consentement, et j’ai trop de curiosité pour vous laisserfusiller maintenant.

— Et si j’allais m’entêter à garder le silence, répondit-ilgaiement.

— Avec une femme honnête, peut-être, mais avec une fille&|160;!allons donc, monsieur le comte, impossible. Ces mots, remplis d’uneironie amère, furent sifflés, comme dit Sully en parlant de laduchesse de Beaufort, d’un bec si affilé, que le gentilhomme,étonné, se contenta de regarder sa cruelle antagoniste. — Tenez,reprit-elle d’un air moqueur, pour ne pas vous démentir, je vaisêtre comme ces créatures-là, bonne fille. Voici d’abord votrecarabine. Et elle lui présenta son arme par un geste doucementmoqueur.

— Foi de gentilhomme, vous agissez, mademoiselle…

— Ah&|160;! dit-elle en l’interrompant, j’ai assez de la foi desgentilshommes. C’est sur cette parole que je suis entrée à laVivetière. Votre chef m’avait juré que moi et mes gens nous yserions en sûreté.

— Quelle infamie&|160;! s’écria Hulot en fronçant lessourcils.

— La faute en est à M. le comte, reprit-elle en montrant legentilhomme à Hulot. Certes, le Gars avait bonne envie de tenir saparole&|160;; mais monsieur a répandu sur moi je ne sais quellecalomnie qui a confirmé toutes celles qu’il avait plu à la Jumentde Charette de supposer…

— Mademoiselle, dit le comte tout troublé, la tête sous lahache, j’affirmerais n’avoir dit que la vérité…

— En disant quoi&|160;?

— Que vous aviez été la…

— Dites le mot, la maîtresse…

— Du marquis de Lenoncourt, aujourd’hui le duc, l’un de mesamis, répondit le comte.

— Maintenant je pourrais vous laisser aller au supplice,reprit-elle sans paraître émue de l’accusation consciencieuse ducomte, qui resta stupéfait de l’insouciance apparente ou feintequ’elle montrait pour ce reproche. Mais, reprit-elle en riant,écartez pour toujours la sinistre image de ces morceaux de plomb,car vous ne m’avez pas plus offensée que cet ami de qui vous voulezque j’aie été… fi donc&|160;! Ecoutez monsieur le comte,n’êtes-vous pas venu chez mon père, le duc de Verneuil&|160;?Eh&|160;! bien&|160;?

Jugeant sans doute que Hulot était de trop pour une confidenceaussi importante que celle qu’elle avait à faire, mademoiselle deVerneuil attira le comte à elle par un geste, et lui dit quelquesmots à l’oreille. M. de Bauvan laissa échapper une sourdeexclamation de surprise, et regarda d’un air hébété Marie, qui toutà coup compléta le souvenir qu’elle venait d’évoquer en s’appuyantà la cheminée dans l’attitude d’innocence et de naïveté d’unenfant. Le comte fléchit un genou.

— Mademoiselle, s’écria-t-il, je vous supplie de m’accorder monpardon, quelque indigne que j’en suis.

— Je n’ai rien à pardonner, dit-elle. Vous n’avez pas plusraison maintenant dans votre repentir que dans votre insolentesupposition à la Vivetière. Mais ces mystères sont au-dessus devotre intelligence. Sachez seulement, monsieur le comte,reprit-elle gravement, que la fille du duc de Verneuil a tropd’élévation dans l’âme pour ne pas vivement s’intéresser àvous.

— Même après une insulte, dit le comte avec une sorte deregret.

— Certaines personnes ne sont-elles pas trop haut situées pourque l’insulte les atteigne&|160;? monsieur le comte, je suis dunombre.

En prononçant ces paroles, la jeune fille prit une attitude denoblesse et de fierté qui imposa au prisonnier et rendit toutecette intrigue beaucoup moins claire pour Hulot. Le commandant mitla main à sa moustache pour la retrousser, et regarda d’un airinquiet mademoiselle de Verneuil, qui lui fit un signed’intelligence comme pour avertir qu’elle ne s’écartait pas de sonplan.

— Maintenant, reprit-elle après une pause, causons. Francine,donne-nous des lumières, ma fille.

Elle amena fort adroitement la conversation sur le temps quiétait, en si peu d’années, devenu l’ancien régime. Elle reporta sibien le comte à cette époque par la vivacité de ses observations etde ses tableaux&|160;; elle donna tant d’occasions au gentilhommed’avoir de l’esprit, par la complaisante finesse avec laquelle ellelui ménagea des reparties, que le comte finit par trouver qu’iln’avait jamais été si aimable, et cette idée l’ayant rajeuni, ilessaya de faire partager à cette séduisante personne la bonneopinion qu’il avait de lui-même. Cette malicieuse fille se plut àessayer sur le comte tous les ressorts de sa coquetterie, elle puty mettre d’autant plus d’adresse que c’était un jeu pour elle.Ainsi, tantôt elle laissait croire à de rapides sentiment qu’elleéprouvait, elle manifestait une froideur qui charmait le comte, etqui servait à augmenter insensiblement cette passion impromptu.Elle ressemblait parfaitement à un pêcheur qui de temps en tempslève sa ligne pour reconnaître si le poisson mord à l’appât. Lepauvre comte se laissa prendre à la manière innocente dont salibératrice avait accepté deux ou trois compliments assez bientournés. L’émigration, la République, la Bretagne et les Chouans setrouvèrent alors à mille lieues de sa pensée. Hulot se tenaitdroit, immobile et silencieux comme le dieu Terme. Son défautd’instruction le rendait tout à fait inhabile à ce genre deconversation, il se doutait bien que les deux interlocuteursdevaient être très spirituels&|160;; mais tous les efforts de sonintelligence ne tendaient qu’à les comprendre, afin de savoir s’ilsne complotaient pas à mots couverts contre la République.

— Montauran, mademoiselle, disait le comte, a de la naissance,il est bien élevé, joli garçon&|160;; mais il ne connaît pas dutout la galanterie. Il est trop jeune pour avoir vu Versailles. Sonéducation a été manquée, et, au lieu de faire des noirceurs, ildonnera des coups de couteau. Il peut aimer violemment, mais iln’aura jamais cette fine fleur de manières qui distinguait Lauzun,Adhémar, Coigny, comme tant d’autres&|160;!&|160;… Il n’a pointl’art aimable de dire aux femmes de ces jolis riens qui, aprèstout, leur conviennent mieux que ces élans de passion par lesquelson les a bientôt fatiguées. Oui, quoique ce soit un homme à bonnesfortunes, il n’en a ni le laisser-aller, ni la grâce.

— Je m’en suis bien aperçue, répondit Marie.

— Ah&|160;! se dit le comte, elle a eu une inflexion de voix etun regard qui prouvent que je ne tarderai pas à être du dernierbien avec elle&|160;; et ma foi, pour lui appartenir, je croiraitout ce qu’elle voudra que je croie.

Il lui offrit la main, le dîner était servi. Mademoiselle deVerneuil fit les honneurs du repas avec une politesse et un tactqui ne pouvaient avoir été acquis que par l’éducation et dans lavie recherché de la cour.

— Allez-vous-en, dit-elle à Hulot en sortant de table, vous luiferiez peur, tandis que si je suis seule avec lui je saurai bientôttout ce que j’ai besoin d’apprendre&|160;; il en est au point où unhomme me dit tout ce qu’il pense et ne voit plus que par mesyeux.

— Et après&|160;? demanda le commandant en ayant l’air deréclamer le prisonnier.

— Oh&|160;! libre, répondit-elle, il sera libre comme l’air.

— Il a cependant été pris les armes à la main. — Non, dit-ellepar une de ces plaisanteries sophistiques que les femmes seplaisent à opposer à une raison péremptoire, je l’avais désarmé. —Comte, dit-elle au gentilhomme en rentrant, je viens d’obtenirvotre liberté&|160;; mais rien pour rien, ajouta-t-elle en souriantet mettant sa tête de côté comme pour l’interroger.

— Demandez-moi tout, même mon nom et mon honneur&|160;!s’écria-t-il dans son ivresse, je mets tout à vos pieds.

Et il s’avança pour lui saisir la main, en essayant de lui faireprendre ses désirs pour de la reconnaissance&|160;; maismademoiselle de Verneuil n’était pas fille à s’y méprendre. Aussi,tout en souriant de manière à donner quelque espérance à ce nouvelamant&|160;:

— Me feriez-vous repentir de ma confiance&|160;? dit-elle en sereculant de quelques pas.

— L’imagination d’une jeune fille va plus vite que celle d’unefemme, répondit-il en riant.

— Une jeune fille a plus à perdre que la femme. — C’est vrai,l’on doit être défiant quand on porte un trésor.

— Quittons ce langage-là, reprit-elle, et parlons sérieusement.Vous donnez un bal à Saint-James. J’ai entendu dire que vous aviezétabli là vos magasins, vos arsenaux et le siège de votregouvernement. À quand le bal&|160;?

— À demain soir.

— Vous ne vous étonnerez pas, monsieur, qu’une femme calomniéeveuille, avec l’obstination d’une femme, obtenir une éclatanteréparation des injures qu’elle a subies en présence de ceux qui enfurent les témoins. J’irai donc à votre bal. Je vous demande dem’accorder votre protection du moment où j’y paraîtrai jusqu’aumoment où j’en sortirai. — Je ne veux pas de votre parole, dit-elleen lui voyant se mettre la main sur le cœur. J’abhorre lesserments, ils ont trop l’air d’une précaution. Dites-moi simplementque vous vous engagez à garantir ma personne de toute entreprisecriminelle ou honteuse. Promettez-moi de réparer votre tort enproclamant que je suis bien la fille du duc de Verneuil, mais entaisant tous les malheurs que j’ai dus à un défaut de protectionpaternelle&|160;: nous serons quittes. Hé&|160;! deux heures deprotection accordées à une femme au milieu d’un bal, est-ce unerançon chère&|160;?&|160;… Allez, vous ne valez pas une obole deplus… Et, par un sourire, elle ôta toute amertume à cesparoles.

— Que demanderez-vous pour la carabine&|160;? dit le comte enriant.

— Oh&|160;! plus que pour vous.

— Quoi&|160;?

— Le secret. Croyez-moi, Bauvan, la femme ne peut être devinéeque par une femme. Je suis certaine que si vous dites un mot, jepuis périr en chemin. Hier quelques balles m’ont avertie desdangers que j’ai à courir sur la route. Oh&|160;! cette dame estaussi habile à la chasse que leste à la toilette. Jamais femme dechambre ne m’a si promptement déshabillée. Ah&|160;! de grâce,dit-elle, faites en sorte que je n’aie rien de semblable à craindreau bal…

— Vous y serez sous ma protection, répondit le comte avecorgueil. Mais viendrez-vous donc à Saint-James pourMontauran&|160;? demanda-t-il d’un air triste. — Vous voulez êtreplus instruit que je ne le suis, dit-elle en riant. Maintenant,sortez, ajouta-t-elle après une pause. Je vais vous conduiremoi-même hors de la ville, car vous vous faites ici une guerre decannibales.

— Vous vous intéressez donc un peu à moi&|160;? s’écria lecomte. Ah&|160;! mademoiselle, permettez-moi d’espérer que vous neserez pas insensible à mon amitié&|160;; car il faut se contenterde ce sentiment, n’est-ce pas&|160;? ajouta-t-il d’un air defatuité.

— Allez, devin&|160;! dit-elle avec cette joyeuse expression queprend une femme pour faire un aveu qui ne compromet ni sa digniténi son secret.

Puis, elle mit une pelisse et accompagna le comte jusqu’auNid-aux-crocs. Arrivée au bout du sentier, elle lui dit&|160;: —Monsieur, soyez absolument discret, même avec le marquis. Et ellemit un doigt sur ses deux lèvres.

Le comte, enhardi par l’air de bonté de mademoiselle deVerneuil, lui prit la main, elle la lui laissa prendre comme unegrande faveur, et il la lui baisa tendrement.

— Oh&|160;! mademoiselle, comptez sur moi à la vie, à la mort,s’écria-t-il en se voyant hors de tout danger. Quoique je vousdoive une reconnaissance presque égale à celle que je dois à mamère, il me sera bien difficile de n’avoir pour vous que durespect…

Il s’élança dans le sentier&|160;; après l’avoir vu gagnant lesrochers de Saint-Sulpice, Marie remua la tête en signe desatisfaction et se dit à elle-même à voix basse&|160;: — Ce grosgarçon-là m’a livré plus que sa vie pour sa vie&|160;! j’en feraisma créature à bien peu de frais&|160;! Une créature ou un créateur,voilà donc toute la différence qui existe entre un homme et unautre&|160;!

Elle n’acheva pas, jeta un regard de désespoir vers le ciel, etregagna lentement la porte Saint-Léonard, où l’attendaient Hulot etCorentin.

— Encore deux jours, s’écria-t-elle, et… Elle s’arrêta en voyantqu’ils n’étaient pas seuls, et il tombera sous vos fusils, dit-elleà l’oreille de Hulot.

Le commandant recula d’un pas et regarda d’un air degoguenarderie difficile à rendre cette fille dont la contenance etle visage n’accusaient aucun remords. Il y a cela d’admirable chezles femmes qu’elles ne raisonnent jamais leurs actions les plusblâmables, le sentiment les entraîne&|160;; il y a du naturel mêmedans leur dissimulation, et c’est chez elles seules que le crime serencontre sans bassesse, la plupart du temps elles ne savent pascomment cela s’est fait.

— Je vais à Saint-James, au bal donné par les Chouans, et…

— Mais, dit Corentin en interrompant, il y a cinq lieues,voulez-vous que je vous y accompagne&|160;?

— Vous vous occupez beaucoup, lui dit-elle, d’une chose àlaquelle je ne pense jamais… de vous.

Le mépris que Marie témoignait à Corentin plut singulièrement àHulot, qui fit sa grimace en la voyant disparaître versSaint-Léonard&|160;; Corentin la suivit des yeux en laissantéclater sur sa figure une sourde conscience de la fatalesupériorité qu’il croyait pouvoir exercer sur cette charmantecréature, en en gouvernant les passions sur lesquelles il comptaitpour la trouver un jour à lui. Mademoiselle de Verneuil, de retourchez elle, s’empressa de délibérer sur ses parures de bal.Francine, habituée à obéir sans jamais comprendre les fins de samaîtresse, fouilla les cartons et proposa une parure grecque. Toutsubissait alors le système grec. La toilette agréée par Marie puttenir dans un carton facile à porter.

— Francine, mon enfant, je vais courir les champs&|160;; vois situ veux rester ici ou me suivre.

— Rester, s’écria Francine. Et qui vous habillerait&|160;?

— Où as-tu mis le gant que je t’ai rendu ce matin&|160;?

— Le voici.

— Couds à ce gant-là un ruban vert, et surtout prends del’argent. En s’apercevant que Francine tenait des piècesnouvellement frappées, elle s’écria&|160;: — Il ne faut que celapour nous faire assassiner. Envoie Jérémie éveiller Corentin. Non,le misérable nous suivrait&|160;! Envoie plutôt chez le commandantdemander de ma part des écus de six francs.

Avec cette sagacité féminine qui embrasse les plus petitsdétails, elle pensait à tout. Pendant que Francine achevait lespréparatifs de son inconcevable départ, elle se mit à essayer decontrefaire le cri de la chouette, et parvint à imiter le signal deMarche-à-terre de manière à pouvoir faire illusion. À l’heure deminuit, elle sortit par la porte Saint-Léonard, gagna le petitsentier du Nid-aux-crocs, et s’aventura suivie de Francine àtravers le val de Gibarry, en allant d’un pas ferme, car elle étaitanimée par cette volonté forte qui donne à la démarche et au corpsje ne sais quel caractère de puissance. Sortir d’un bal de manièreà éviter un rhume, est pour les femmes une affaireimportante&|160;; mais qu’elles aient une passion dans le cœur,leur corps devient de bronze. Cette entreprise aurait longtempsflotté dans l’âme d’un homme audacieux&|160;; et à peine avait-ellesouri à mademoiselle de Verneuil que les dangers devenaient pourelle autant d’attraits.

— Vous partez sans vous recommander à Dieu, dit Francine quis’était retournée pour contempler le clocher de Saint-Léonard.

La pieuse Bretonne s’arrêta, joignit les mains, et dit un Ave àsainte Anne d’Auray, en la suppliant de rendre ce voyage heureux,tandis que sa maîtresse resta pensive en regardant tour à tour etla pose naïve de sa femme de chambre qui priait avec ferveur, etles effets de la nuageuse lumière de la lune qui, en se glissant àtravers les découpures de l’église, donnait au granit la légèretéd’un ouvrage en filigrane. Les deux voyageurs arrivèrentpromptement à la chaumière de Galope-chopine. Quelque léger que fûtle bruit de leurs pas, il éveilla l’un de ces gros chiens à lafidélité desquels les Bretons confient la garde du simple loquet debois qui ferme leurs portes. Le chien accourut vers les deuxétrangères, et ses aboiements devinrent si menaçants qu’ellesfurent forcées d’appeler au secours en rétrogradant de quelquespas&|160;; mais rien ne bougea. Mademoiselle de Verneuil siffla lecri de la chouette, aussitôt les gonds rouillés de la porte dulogis rendirent un son aigu, et Galope-chopine, levé en toute hâte,montra sa mine ténébreuse.

— Il faut, dit Marie en présentant au Surveillant de Fougères legant du marquis de Montauran, que je me rende promptement àSaint-James. M. le comte de Bauvan m’a dit que ce serait toi quim’y conduirais et qui me servirais de défenseur. Ainsi, mon cherGalope-chopine, procure-nous deux ânes pour monture, et prépare-toià nous accompagner. Le temps est précieux, car si nous n’arrivonspas avant demain soir à Saint-James, nous ne verrons ni le Gars, nile bal.

Galope-chopine, tout ébaubi, prit le gant, le tourna, leretourna, et alluma une chandelle en résine, grosse comme le petitdoigt et de la couleur du pain d’épice. Cette marchandise importéeen Bretagne du nord de l’Europe accuse, comme tout ce qui seprésente aux regards dans ce singulier pays, une ignorance de tousles principes commerciaux, même les plus vulgaires. Après avoir vule ruban vert, et regardé mademoiselle de Verneuil, s’être grattél’oreille, avoir bu un piché de cidre en en offrant un verre à labelle dame, Galope-chopine la laissa devant la table sur le banc dechâtaignier poli, et alla chercher deux ânes. La lueur violette quejetait la chandelle exotique, n’était pas assez forte pour dominerles jets capricieux de la lune qui nuançaient par des pointslumineux les tons noirs du plancher et des meubles de la chaumièreenfumée. Le petit gars avait levé sa jolie tête étonnée, etau-dessus de ses beaux cheveux, deux vaches montraient, à traversles trous du mur de l’étable, leurs mufles roses et leurs gros yeuxbrillants. Le grand chien, dont la physionomie n’était pas la moinsintelligente de la famille, semblait examiner les deux étrangèresavec autant de curiosité qu’en annonçait l’enfant. Un peintreaurait admiré longtemps les effets de nuit de ce tableau&|160;;mais, peu curieuse d’entrer en conversation avec Barbette qui sedressait sur son séant comme un spectre et commençait à ouvrir degrands yeux en la reconnaissant, Marie sortit pour échapper à l’airempesté de ce taudis et aux questions que la Bécanière allait luifaire. Elle monta lestement l’escalier du rocher qui abritait lahutte de Galope-chopine, et y admira les immenses détails de cepaysage, dont les points de vue subissaient autant de changementsque l’on faisait de pas en avant ou en arrière, vers le haut dessommets ou le bas des vallées. La lumière de la lune enveloppaitalors, comme d’une brume lumineuse, la vallée du Couesnon. Certes,une femme qui portait en son cœur un amour méconnu devait savourerla mélancolie que cette lueur douce fait naître dans l’âme, par lesapparences fantastiques imprimées aux masses, et par les couleursdont elle nuance les eaux. En ce moment le silence fut troublé parle cri des ânes&|160;; Marie redescendit promptement à la cabane duChouan, et ils partirent aussitôt. Galope-chopine, armé d’un fusilde chasse à deux coups, portait une longue peau de bique qui luidonnait l’air de Robinson Crusoé. Son visage bourgeonné et plein derides se voyait à peine sous le large chapeau que les paysansconservent encore comme une tradition des anciens temps,orgueilleux d’avoir conquis à travers leur servitude l’antiqueornement des têtes seigneuriales. Cette nocturne caravane, protégéepar ce guide dont le costume, l’attitude et la figure avaientquelque chose de patriarcal, ressemblait à cette scène de la fuiteen Egypte due aux sombres pinceaux de Rembrandt. Galope-chopineévita soigneusement la grande route, et guida les deux étrangères àtravers l’immense dédale de chemins de traverse de la Bretagne.

Mademoiselle de Verneuil comprit alors la guerre des Chouans. Enparcourant ces routes elle put mieux apprécier l’état de cescampagnes qui, vues d’un point élevé, lui avaient paru siravissantes&|160;; mais dans lesquelles il faut s’enfoncer pour enconcevoir et les dangers et les inextricables difficultés. Autourde chaque champ, et depuis un temps immémorial, les paysans ontélevé un mur en terre, haut de six pieds, de forme prismatique, surle faîte duquel croissent des châtaigniers, des chênes, ou deshêtres. Ce mur, ainsi planté, s’appelle une haie (la haienormande), et les longues branches des arbres qui la couronnent,presque toujours rejetées sur le chemin, décrivent au-dessus unimmense berceau. Les chemins, tristement encaissés par ces murstirés d’un sol argileux, ressemblent aux fossés des places fortes,et lorsque le granit qui, dans ces contrées, arrive presquetoujours à fleur de terre, n’y fait pas une espèce de pavéraboteux, ils deviennent alors tellement impraticables que lamoindre charrette ne peut y rouler qu’à l’aide de deux paires debœufs et de deux chevaux petits, mais généralement vigoureux. Ceschemins sont si habituellement marécageux, que l’usage a forcémentétabli pour les piétons dans le champ et le long de la haie unsentier nommé une rote, qui commence et finit avec chaque pièce deterre. Pour passer d’un champ dans un autre, il faut donc remonterla haie au moyen de plusieurs marches que la pluie rend souventglissantes.

Les voyageurs avaient encore bien d’autres obstacles à vaincredans ces routes tortueuses. Ainsi fortifié, chaque morceau de terrea son entrée qui, large de dix pieds environ, est fermée par cequ’on nomme dans l’Ouest un échalier. L’échalier est un tronc ouune forte branche d’arbre dont un des bouts, percé de part en part,s’emmanche dans une autre pièce de bois informe qui lui sert depivot. L’extrémité de l’échalier se prolonge un peu au-delà de cepivot, de manière à recevoir une charge assez pesante pour formerun contrepoids et permettre à un enfant de manœuvrer cettesingulière fermeture champêtre dont l’autre extrémité repose dansun trou fait à la partie intérieure de la haie. Quelquefois lespaysans économisent la pierre du contrepoids en laissant dépasserle gros bout du tronc de l’arbre ou de la branche. Cette clôturevarie suivant le génie de chaque propriétaire. Souvent l’échalierconsiste en une seule branche d’arbre dont les deux bouts sontscellés par de la terre dans la haie. Souvent il a l’apparenced’une porte carrée, composée de plusieurs menues branches d’arbres,placées de distance en distance, comme les bâtons d’une échellemise en travers. Cette porte tourne alors comme un échalier etroule à l’autre bout sur une petite roue pleine. Ces haies et ceséchaliers donnent au sol la physionomie d’un immense échiquier dontchaque champ forme une case parfaitement isolée des autres, closecomme une forteresse, protégée comme elle par des remparts. Laporte, facile à défendre, offre à des assaillants la pluspérilleuse de toutes les conquêtes. En effet, le paysan bretoncroit engraisser la terre qui se repose, en y encourageant la venuede genêts immenses, arbuste si bien traité dans ces contrées qu’ily arrive en peu de temps à hauteur d’homme. Ce préjugé, digne degens qui placent leurs fumiers dans la partie la plus élevée deleurs cours, entretient sur le sol et dans la proportion d’un champsur quatre, des forêts de genêts, au milieu desquelles on peutdresser mille embûches. Enfin il n’existe peut-être pas de champ oùil ne se trouve quelques vieux pommiers à cidre qui y abaissentleurs branches basses et par conséquent mortelles aux productionsdu sol qu’elles couvrent&|160;; or, si vous venez à songer au peud’étendue des champs dont toutes les haies supportent d’immensesarbres à racines gourmandes qui prennent le quart du terrain, vousaurez une idée de la culture et de la physionomie du pays queparcourait alors mademoiselle de Verneuil.

On ne sait si le besoin d’éviter les contestations a, plus quel’usage si favorable à la paresse d’enfermer les bestiaux sans lesgarder, conseillé de construire ces clôtures formidables dont lespermanents obstacles rendent le pays imprenable, et la guerre desmasses impossible. Quand on a, pas à pas, analysé cette dispositiondu terrain, alors se révèle l’insuccès nécessaire d’une lutte entredes troupes régulières et des partisans&|160;; car cinq centshommes peuvent défier les troupes d’un royaume. Là était tout lesecret de la guerre des Chouans. Mademoiselle de Verneuil compritalors la nécessité où se trouvait la République d’étouffer ladiscorde plutôt par des moyens de police et de diplomatie, que parl’inutile emploi de la force militaire. Que faire en effet contredes gens assez habiles pour mépriser la possession des villes ets’assurer celle de ces campagnes à fortifications indestructibles.Comment ne pas négocier lorsque toute la force de ces paysansaveuglés résidait dans un chef habile et entreprenant&|160;? Elleadmira le génie du ministre qui devinait du fond d’un cabinet lesecret de la paix. Elle crut entrevoir les considérations quiagissent sur les hommes assez puissants pour voir tout un empired’un regard, et dont les actions, criminelles aux yeux de la foule,ne sont que les jeux d’une pensée immense. Il y a chez ces âmesterribles, on ne sait quel partage entre le pouvoir de la fatalitéet celui du destin, on ne sait quelle prescience dont les signesles élèvent tout à coup&|160;; la foule les cherche un moment parmielle, elle lève les yeux et les voit planant. Ces penséessemblaient justifier et même ennoblir les désirs de vengeanceformés par mademoiselle de Verneuil&|160;; puis, ce travail de sonâme et ses espérances lui communiquaient assez d’énergie pour luifaire supporter les étranges fatigues de son voyage. Au bout dechaque héritage, Galope-chopine était forcé de faire descendre lesdeux voyageuses pour les aider à gravir les passages difficiles, etlorsque les rotes cessaient, elles étaient obligées de reprendreleurs montures et de se hasarder dans ces chemins fangeux qui seressentaient de l’approche de l’hiver. La combinaison de ces grandsarbres, des chemins creux et des clôtures, entretenait dans lesbas-fonds une humidité qui souvent enveloppait les trois voyageursd’un manteau de glace. Après de pénibles fatigues, ilsatteignirent, au lever du soleil, les bois de Marignay. Le voyagedevint alors moins difficile dans le large sentier de la forêt. Lavoûte formée par les branches, l’épaisseur des arbres, mirent lesvoyageurs à l’abri de l’inclémence du ciel, et les difficultésmultipliées quels avaient eu à surmonter d’abord ne sereprésentèrent plus.

À peine avaient-ils fait une lieue environ à travers ces bois,qu’ils entendirent dans le lointain un murmure confus de voix et lebruit d’une sonnette dont les sons argentins n’avaient pas cettemonotonie que leur imprime la marche des bestiaux. Tout encheminant, Galope-chopine écouta cette mélodie avec beaucoupd’attention, bientôt une bouffée de vent lui apporta quelques motspsalmodiés dont l’harmonie parut agir fortement sur lui, car ildirigea les montures fatiguées dans un sentier qui devait écarterles voyageurs du chemin de Saint-James, et il fit la sourde oreilleaux représentations de mademoiselle de Verneuil, dont lesappréhensions s’accrurent en raison de la sombre disposition deslieux. À droite et à gauche, d’énormes rochers de granit, posés lesuns sur les autres, offraient de bizarres configurations. À traversces blocs, d’immenses racines semblables à de gros serpents seglissaient pour aller chercher au loin les sucs nourriciers dequelques hêtres séculaires. Les deux côtés de la routeressemblaient à ces grottes souterraines, célèbres par leursstalactites. D’énormes festons de pierre où la sombre verdure duhoux et des fougères s’alliait aux taches verdâtres ou blanchâtresdes mousses, cachaient des précipices et l’entrée de quelquesprofondes cavernes. Quand les trois voyageurs eurent fait quelquespas dans un étroit sentier, le plus étonnant des spectacles vinttout à coup s’offrir aux regards de mademoiselle de Verneuil, etlui fit concevoir l’obstination de Galope-chopine.

Un bassin demi-circulaire, entièrement composé de quartiers degranit, formait un amphithéâtre dans les informes gradins duquel dehauts sapins noirs et des châtaigniers jaunis s’élevaient les unssur les autres en présentant l’aspect d’un grand cirque, où lesoleil de l’hiver semblait plutôt verser de pâles couleursqu’épancher sa lumière et où l’automne avait partout jeté le tapisfauve de ses feuilles séchées. Au centre de cette salle quisemblait avoir eu le déluge pour architecte, s’élevaient troisénormes pierres druidiques, vaste autel sur lequel était fixée uneancienne bannière d’église. Une centaine d’hommes agenouillés, etla tête nue, priaient avec ferveur dans cette enceinte où unprêtre, assisté de deux autres ecclésiastiques, disait la messe. Lapauvreté des vêtements sacerdotaux, la faible voix du prêtre quiretentissait comme un murmure dans l’espace, ces hommes pleins deconviction, unis par un même sentiment et prosternés devant unautel sans pompe, la nudité de la croix, l’agreste énergie dutemple, l’heure, le lieu, tout donnait à cette scène le caractèrede naïveté qui distingua les premières époques du christianisme.Mademoiselle de Verneuil resta frappée d’admiration. Cette messedite au fond des bois, ce culte renvoyé par la persécution vers sasource, la poésie des anciens temps hardiment jetée au milieu d’unenature capricieuse et bizarre, ces Chouans armés et désarmés,cruels et priant, à la fois hommes et enfants, tout cela neressemblait à rien de ce qu’elle avait encore vu ou imaginé. Ellese souvenait bien d’avoir admiré dans son enfance les pompes decette église romaine si flatteuses pour les sens&|160;; mais ellene connaissait pas encore Dieu tout seul, sa croix sur l’autel, sonautel sur la terre&|160;; au lieu des feuillages découpés qui dansles cathédrales couronnent les arceaux gothiques, les arbres del’automne soutenant le dôme du ciel&|160;; au lieu des millecouleurs projetées par les vitraux, le soleil glissant à peine sesrayons rougeâtres et ses reflets assombris sur l’autel, sur leprêtre et sur les assistants. Les hommes n’étaient plus là qu’unfait et non un système, c’était une prière et non une religion.Mais les passions humaines, dont la compression momentanée laissaità ce tableau toutes ses harmonies, apparurent bientôt dans cettescène mystérieuse et l’animèrent puissamment.

À l’arrivée de mademoiselle de Verneuil, l’évangile s’achevait.Elle reconnut en l’officiant, non sans quelque effroi, l’abbéGudin, et se déroba précipitamment à ses regards en profitant d’unimmense fragment de granit qui lui fit une cachette où elle attiravivement Francine&|160;; mais elle essaya vainement d’arracherGalope-chopine de la place qu’il avait choisie pour participer auxbienfaits de cette cérémonie. Elle espéra pouvoir échapper audanger qui la menaçait en remarquant que la nature du terrain luipermettrait de se retirer avant tous les assistants. À la faveurd’une large fissure du rocher, elle vit l’abbé Gudin, montant surun quartier de granit qui lui servit de chaire, et il y commençason prône en ces termes&|160;: In nomine Patris et Filii, etSpiritus Sancti.

À ces mots, les assistants firent tous et pieusement le signe dela croix.

— Mes chers frères, reprit l’abbé d’une voix forte, nousprierons d’abord pour les trépassés&|160;: Jean Cochegrue, NicolasLaferté, Joseph Brouet, François Parquoi, Sulpice Coupiau, tous decette paroisse et morts des blessures qu’ils ont reçues au combatde La Pellerine et au siège de Fougères. De profundis, etc.

Ce psaume fut récité, suivant l’usage, par les assistants et parles prêtres, qui disaient alternativement un verset avec uneferveur de bon augure pour le succès de la prédication. Lorsque lepsaume des morts fut achevé, l’abbé Gudin continua d’une voix dontla violence alla toujours en croissant, car l’ancien jésuiten’ignorait pas que la véhémence du débit était le plus puissant desarguments pour persuader ses sauvages auditeurs.

— Ces défenseurs de Dieu, chrétiens, vous ont donné l’exemple dudevoir, dit-il. N’êtes-vous pas honteux de ce qu’on peut dire devous dans le paradis&|160;? Sans ces bienheureux qui ont dû y êtrereçus à bras ouverts par tous les saints, Notre-Seigneur pourraitcroire que votre paroisse est habitée par desMahumétisches&|160;!&|160;… Savez-vous, mes gars, ce qu’on dit devous dans la Bretagne, et chez le roi&|160;?&|160;… Vous ne lesavez point, n’est-ce pas&|160;? Je vais vous le dire —  » Comment,les Bleus ont renversé les autels, ils ont tué les recteurs, ilsont assassiné le roi et la reine, ils veulent prendre tous lesparoissiens de Bretagne pour en faire des Bleus comme eux et lesenvoyer se battre hors de leurs paroisses, dans des pays bienéloignés où l’on court le risque de mourir sans confession etd’aller ainsi pour l’éternité dans l’enfer, et les gars deMarignay, à qui l’on a brûlé leur église, sont restés les brasballants&|160;? Oh&|160;! oh&|160;! Cette République de damnés avendu à l’encan les biens de Dieu et ceux des seigneurs, elle en apartagé le prix entre ses Bleus&|160;; puis, pour se nourrird’argent comme elle se nourrit de sang, elle vient de décréter deprendre trois livres sur les écus de six francs, comme elle veutemmener trois hommes sur six, et les gars de Marignay n’ont paspris leurs fusils pour chasser les Bleus de Bretagne&|160;?Ah&|160;! ah&|160;!&|160;… le paradis leur sera refusé, et ils nepourront jamais faire leur salut&|160;!  » Voilà ce qu’on dit devous. C’est donc de votre salut, chrétiens, qu’il s’agit. C’estvotre âme que vous sauverez en combattant pour la religion et pourle roi. Sainte Anne d’Auray elle-même m’est apparue avant-hier àdeux heures et demie. Elle m’a dit comme je vous le dis&|160;:  » Tues un prêtre de Marignay&|160;? — Oui, madame, prêt à vous servir.— Eh&|160;! bien, je suis sainte Anne d’Auray, tante de Dieu, à lamode de Bretagne. Je suis toujours à Auray et encore ici, parce queje suis venue pour que tu dises aux gars de Marignay qu’il n’y apas de salut à espérer pour eux s’ils ne s’arment pas. Aussi, leurrefuseras-tu l’absolution de leurs péché, à moins qu’ils ne serventDieu. Tu béniras leurs fusils, et les gars qui seront sans péché nemanqueront pas les Bleus, parce que leurs fusils sontconsacrés&|160;!&|160;…  » Elle a disparu en laissant sous le chênede la Patte-d’oie, une odeur d’encens. J’ai marqué l’endroit. Unebelle vierge de bois y a été placée par M. le recteur deSaint-James. Or, la mère de Pierre Leroi dit Marche-à-terre, étantvenue prier le soir, a été guérie de ses douleurs, a cause desbonnes œuvres de son fils. La voilà au milieu de vous et vous laverrez de vos yeux marchant toute seule. C’est un miracle fait,comme la résurrection du bienheureux Marie Lambrequin, pour vousprouver que Dieu n’abandonnera jamais la cause des Bretons quandils combattront pour ses serviteurs et pour le roi. Ainsi, meschers frères, si vous voulez faire votre salut et vous montrer lesdéfenseurs du Roi notre seigneur, vous devez obéir à tout ce quevous commandera celui que le roi a envoyé et que nous nommons leGars. Alors vous ne serez plus comme des Mahumétisches, et vousvous trouverez avec tous les gars de toute la Bretagne, sous labannière de Dieu. Vous pourrez reprendre dans les poches des Bleustout l’argent qu’ils auront volé&|160;; car, si pendant que vousfaites la guerre vos champs ne sont pas semés, le Seigneur et leRoi vous abandonnent les dépouilles de leurs ennemis. Voulez-vous,chrétiens, qu’il soit dit que les gars de Marignay sont en arrièredes gars du Morbihan, les gars de Saint-Georges, de ceux de Vitré,d’Antrain, qui tous sont au service de Dieu et du Roi&|160;? Leurlaisserez-vous tout prendre&|160;? Resterez-vous comme deshérétiques, les bras croisés, quand tant de Bretons font leur salutet sauvent leur Roi&|160;? — Vous abandonnerez tout pour moi&|160;!a dit l’Evangile. N’avons-nous pas déjà abandonné les dîmes, nousautres&|160;! Abandonnez donc tout pour faire cette guerresainte&|160;! Vous serez comme les Macchabées. Enfin tout vous serapardonné. Vous trouverez au milieu de vous les recteurs et leurscurés, et vous triompherez&|160;! Faites attention à ceci,chrétiens, dit-il en terminant, pour aujourd’hui seulement nousavons le pouvoir de bénir vos fusils. Ceux qui ne profiteront pasde cette faveur, ne retrouveront plus la sainte d’Auray aussimiséricordieuse, et elle ne les écouterait plus comme elle l’a faitdans la guerre précédente.

Cette prédication soutenue par l’éclat d’un organe emphatique etpar des gestes multipliés qui mirent l’orateur tout en eau,produisit en apparence peu d’effet. Les paysans immobiles etdebout, les yeux attachés sur l’orateur, ressemblaient à desstatues&|160;; mais mademoiselle de Verneuil remarqua bientôt quecette attitude générale était le résultat d’un charme jeté parl’abbé sur cette foule. Il avait, à la manière des grands acteurs,manié tout son public comme un seul homme, en parlant aux intérêtset aux passions. N’avait-il pas absous d’avance les excès, et déliéles seuls liens qui retinssent ces hommes grossiers dansl’observation des préceptes religieux et sociaux. Il avaitprostitué le sacerdoce aux intérêts politiques&|160;; mais, dansces temps de révolution, chacun faisait, au profit de son parti,une arme de ce qu’il possédait, et la croix pacifique de Jésusdevenait un instrument de guerre aussi bien que le soc nourricierdes charrues. Ne rencontrant aucun être avec lequel elle pûts’entendre, mademoiselle de Verneuil se retourna pour regarderFrancine, et ne fut pas médiocrement surprise de lui voir partagercet enthousiasme, car elle disait dévotieusement son chapelet surcelui de Galope-chopine qui le lui avait sans doute abandonnépendant la prédication.

— Francine&|160;! lui dit-elle à voix basse, tu as donc peurd’être une Mahumétische&|160;?

— Oh&|160;! mademoiselle, répliqua la Bretonne, voyez donclà-bas la mère de Pierre qui marche…

L’attitude de Francine annonçait une conviction si profonde, queMarie comprit alors tout le secret de ce prône, l’influence duclergé sur les campagnes, et les prodigieux effets de la scène quicommença. Les paysans les plus voisins de l’autel s’avancèrent un àun, et s’agenouillèrent en offrant leurs fusils au prédicateur quiles remettait sur l’autel. Galope-chopine se hâta d’aller présentersa vieille canardière. Les trois prêtres chantèrent l’hymne du VeniCreator tandis que le célébrant enveloppait ces instruments de mortdans un nuage de fumée bleuâtre, en décrivant des dessins quisemblaient s’entrelacer. Lorsque la brise eut dissipé la vapeur del’encens, les fusils furent distribués par ordre. Chaque hommereçut le sien à genoux, de la main des prêtres qui récitaient uneprière latine en les leur rendant. Lorsque les hommes armésrevinrent à leurs places, le profond enthousiasme de l’assistance,jusque-là muette, éclata d’une manière formidable, maisattendrissante.

— Domine, salvum fac regem&|160;!&|160;…

Telle était la prière que le prédicateur entonna d’une voixretentissante et qui fut par deux fois violemment chantée. Ces criseurent quelque chose de sauvage et de guerrier. Les deux notes dumot regem, facilement traduit par ces paysans, furent attaquéesavec tant d’énergie, que mademoiselle de Verneuil ne put s’empêcherde reporter ses pensées avec attendrissement sur la famille desBourbons exilés. Ces souvenirs éveillèrent ceux de sa vie passée.Sa mémoire lui retraça les fêtes de cette cour maintenantdispersée, et au sein desquelles elle avait brillé. La figure dumarquis s’introduisit dans cette rêverie. Avec cette mobiliténaturelle à l’esprit d’une femme, elle oublia le tableau quis’offrait à ses regards, et revint alors à ses projets de vengeanceoù il s’en allait de sa vie, mais qui pouvaient échouer devant unregard. En pensant à paraître belle, dans ce moment le plus décisifde son existence, elle songea qu’elle n’avait pas d’ornements pourparer sa tête au bal, et fut séduite par l’idée de se coiffer avecune branche de houx, dont les feuilles crispées et les baies rougesattiraient en ce moment son attention.

— Oh&|160;! oh&|160;! mon fusil pourra rater si je tire sur desoiseaux, mais sur des Bleus… jamais&|160;! dit Galope-chopine enhochant la tête en signe de satisfaction.

Marie examina plus attentivement le visage de son guide, et ytrouva le type de tous ceux qu’elle venait de voir. Ce vieux Chouanne trahissait certes pas autant d’idées qu’il y en aurait eu chezun enfant. Une joie naïve ridait ses joues et son front quand ilregardait son fusil&|160;; mais une religieuse conviction jetaitalors dans l’expression de sa joie une teinte de fanatisme qui,pour un moment, laissait éclater sur cette sauvage figure les vicesde la civilisation. Ils atteignirent bientôt un village,c’est-à-dire la réunion de quatre ou cinq habitations semblables àcelle de Galope-chopine, ou les Chouans nouvellement recrutésarrivèrent, pendant que mademoiselle de Verneuil achevait un repasdont le beurre, le pain et le laitage firent tous les frais. Cettetroupe irrégulière était conduite par le recteur, qui tenait à lamain une croix grossière transformée en drapeau, et que suivait ungars tout fier de porter la bannière de la paroisse. Mademoisellede Verneuil se trouva forcément réunie à ce détachement qui serendait comme elle à Saint-James, et qui la protégea naturellementcontre toute espèce de danger, du moment où Galope-chopine eut faitl’heureuse indiscrétion de dire au chef de cette troupe, que labelle garce à laquelle il servait de guide était la bonne amie duGars.

Vers le coucher du soleil, les trois voyageurs arrivèrent àSaint-James, petite ville qui doit son nom aux Anglais, parlesquels elle fut bâtie au XIVème siècle, pendant leur dominationen Bretagne. Avant d’y entrer, mademoiselle de Verneuil fut témoind’une étrange scène de guerre à laquelle elle ne donna pas beaucoupd’attention, elle craignit d’être reconnue par quelques-uns de sesennemis, et cette peur lui fit hâter sa marche. Cinq à six millepaysans étaient campés dans un champ. Leurs costumes, assezsemblables à ceux des réquisitionnaires de La Pellerine excluaienttoute idée de guerre. Cette tumultueuse réunion d’hommesressemblait à celle d’une grande foire. Il fallait même quelqueattention pour découvrir que ces Bretons étaient armés, car leurspeaux de bique si diversement façonnées cachaient presque leursfusils, et l’arme la plus visible était la faux par laquellequelques-uns remplaçaient les fusils qu’on devait leur distribuer.Les uns buvaient et mangeaient, les autres se battaient ou sedisputaient à haute voix&|160;; mais la plupart dormaient couchéspar terre. Il n’y avait aucune apparence d’ordre et de discipline.Un officier, portant un uniforme rouge, attira l’attention demademoiselle de Verneuil, elle le supposa devoir être au serviced’Angleterre. Plus loin, deux autres officiers paraissaient vouloirapprendre à quelques Chouans, plus intelligents que les autres, àmanœuvrer deux pièces de canon qui semblaient former toutel’artillerie de la future armée royaliste. Des hurlementsaccueillirent l’arrivée des gars de Marignay qui furent reconnus àleur bannière. À la faveur du mouvement que cette troupe et lesrecteurs excitèrent dans le camp, mademoiselle de Verneuil put letraverser sans danger et s’introduisit dans la ville. Elleatteignit une auberge de peu d’apparence et qui n’était pas trèséloignée de la maison où se donnait le bal. La ville était envahiepar tant de monde, qu’après toutes les peines imaginables, ellen’obtint qu’une mauvaise petite chambre. Lorsqu’elle y futinstallée, et que Galope-chopine eut remis à Francine les cartonsqui contenaient la toilette de sa maîtresse, il resta debout dansune attitude d’attente et d’irrésolution indescriptible. En toutautre moment, mademoiselle de Verneuil se serait amusée à voir cequ’est un paysan breton sorti de sa paroisse&|160;; mais ellerompit le charme en tirant de sa bourse quatre écus de six francsqu’elle lui présenta.

— Prends donc&|160;! dit-elle à Galope-chopine&|160;; et, si tuveux m’obliger, tu retourneras sur-le-champ à Fougères, sans passerpar le camp et sans goûter au cidre.

Le Chouan, étonné d’une telle libéralité, regardait tour à tourles quatre écus qu’il avait pris et mademoiselle de Verneuil&|160;;mais elle fit un geste de main, et il disparut.

— Comment pouvez-vous le renvoyer, mademoiselle&|160;! demandaFrancine. N’avez-vous pas vu comme la ville est entourée, commentla quitterons-nous, et qui vous protégera ici&|160;?&|160;…

— N’as-tu pas ton protecteur&|160;? dit mademoiselle de Verneuilen sifflant sourdement d’une manière moqueuse à la manière deMarche-à-terre, de qui elle essaya de contrefaire l’attitude.

Francine rougit et sourit tristement de la gaieté de samaîtresse.

— Mais où est le vôtre&|160;? demanda-t-elle.

Mademoiselle de Verneuil tira brusquement son poignard, et lemontra à la Bretonne effrayée qui se laissa aller sur une chaise,en joignant les mains.

— Qu’êtes-vous donc venue chercher ici, Marie&|160;!s’écria-t-elle d’une voix suppliante qui ne demandait pas deréponse.

Mademoiselle de Verneuil était occupée à contourner les branchesde houx qu’elle avait cueillies, et disait&|160;: — Je ne sais passi ce houx sera bien joli dans les cheveux. Un visage aussiéclatant que le mien peut seul supporter une si sombre coiffure,qu’en dis-tu, Francine&|160;?

Plusieurs propos semblables annoncèrent la plus grande libertéd’esprit chez cette singulière fille pendant qu’elle fit satoilette. Qui l’eût écoutée, aurait difficilement cru à la gravitéde ce moment où elle jouait sa vie. Une robe de mousseline desIndes, assez courte et semblable à un linge mouillé, révéla lescontours délicats de ses formes&|160;; puis elle mit un pardessusrouge dont les plis nombreux et graduellement plus allongés àmesure qu’ils tombaient sur le côté, dessinèrent le cintre gracieuxdes tuniques grecques. Ce voluptueux vêtement des prêtressespaïennes rendit moins indécent ce costume que la mode de cetteépoque permettait aux femmes de porter. Pour atténuer l’impudeur dela mode, Marie couvrit d’une gaze ses blanches épaules que latunique laissait à nu beaucoup trop bas. Elle tourna les longuesnattes de ses cheveux de manière à leur faire former derrière latête ce cône imparfait et aplati qui donne tant de grâce à lafigure de quelques statues antiques par une prolongation factice dela tête, et quelques boucles réservées au-dessus du frontretombèrent de chaque côté de son visage en longs rouleauxbrillants. Ainsi vêtue, ainsi coiffée, elle offrit une ressemblanceparfaite avec les plus illustres chefs-d’œuvre du ciseau grec.Quand elle eut, par un sourire, donné son approbation à cettecoiffure dont les moindres dispositions faisaient ressortir lesbeautés de son visage, elle y posa la couronne de houx qu’elleavait préparée et dont les nombreuses baies rouges répétèrentheureusement dans ses cheveux la couleur de la tunique. Tout entortillant quelques feuilles pour produire des oppositionscapricieuses entre leur sens et le revers, mademoiselle de Verneuilregarda dans une glace l’ensemble de sa toilette pour juger de soneffet.

— Je suis horrible ce soir&|160;! dit-elle comme si elle eût étéentourée de flatteurs. J’ai l’air d’une statue de la Liberté.

Elle plaça soigneusement son poignard au milieu de son corset enlaissant passer les rubis qui en ornaient le bout et dont lesreflets rougeâtres devaient attirer les yeux sur les trésors que sarivale avait si indignement prostitués. Francine ne put se résoudreà quitter sa maîtresse. Quand elle la vit près de partir, elle suttrouver, pour l’accompagner, des prétextes dans tous les obstaclesque les femmes ont à surmonter en allant à une fête dans une petiteville de la Basse-Bretagne. Ne fallait-il pas qu’elle débarrassâtmademoiselle de Verneuil de son manteau, de la double chaussure quela boue et le fumier de la rue l’avaient obligée à mettre,quoiqu’on l’eût fait sabler, et du voile de gaze sous lequel ellecachait sa tête aux regards des Chouans que la curiosité attiraitautour de la maison où la fête avait lieu. La foule était sinombreuse, qu’elles marchèrent entre deux haies de Chouans.Francine n’essaya plus de retenir sa maîtresse, mais après luiavoir rendu les derniers services exigés par une toilette dont lemérite consistait dans une extrême fraîcheur, elle resta dans lacour pour ne pas l’abandonner aux hasards de sa destinée sans êtreà même de voler à son secours, car la pauvre Bretonne ne prévoyaitque des malheurs.

Une scène assez étrange avait lieu dans l’appartement deMontauran, au moment où Marie de Verneuil se rendait à la fête. Lejeune marquis achevait sa toilette et passait le large ruban rougequi devait servir à le faire reconnaître comme le premierpersonnage de cette assemblée, lorsque l’abbé Gudin entra d’un airinquiet.

— Monsieur le marquis, venez vite, lui dit-il. Vous seul pourrezcalmer l’orage qui s’est élevé, je ne sais à quel propos, entre leschefs. Ils parlent de quitter le service du Roi. Je crois que cediable de Rifoël est cause de tout le tumulte. Ces querelles-làsont toujours causées par une niaiserie. Madame du Gua lui areproché, m’a-t-on dit, d’arriver très mal mis au bal.

— Il faut que cette femme soit folle, s’écria le marquis, pourvouloir…

— Le chevalier du Vissard, reprit l’abbé en interrompant lechef, a répliqué que si vous lui aviez donné l’argent promis au nomdu Roi…

— Assez, assez, monsieur l’abbé. Je comprends tout, maintenant.Cette scène a été convenue, n’est-ce pas, et vous êtesl’ambassadeur…

— Moi, monsieur le marquis&|160;! reprit l’abbé en interrompantencore, je vais vous appuyer vigoureusement, et vous me rendrez,j’espère, la justice de croire que le rétablissement de nos autelsen France, celui du Roi sur le trône de ses pères, sont pour meshumbles travaux de bien plus puissants attraits que cet évêché deRennes que vous…

L’abbé n’osa poursuivre, car a ces mots le marquis s’était mis àsourire avec amertume. Mais le jeune chef réprima aussitôt latristesse des réflexions qu’il faisait, son front prit uneexpression sévère, et il suivit l’abbé Gudin dans une salle oùretentissaient de violentes clameurs.

— Je ne reconnais ici l’autorité de personne, s’écriait Rifoëlen jetant des regards enflammés à tous ceux qui l’entouraient et enportant la main à la poignée de son sabre.

— Reconnaissez-vous celle du bon sens&|160;? lui demandafroidement le marquis.

Le jeune chevalier du Vissard, plus connu sous son nompatronymique de Rifoël, garda le silence devant le général desarmées catholiques.

— Qu’y a-t-il donc, messieurs&|160;? dit le jeune chef enexaminant tous les visages.

— Il y a, monsieur le marquis, reprit un célèbre contrebandierembarrassé comme un homme du peuple qui reste d’abord sous le jougdu préjugé devant un grand seigneur, mais qui ne connaît plus debornes aussitôt qu’il a franchi la barrière qui l’en sépare, parcequ’il ne voit alors en lui qu’un égal&|160;; il y a, dit-il quevous venez fort à propos. Je ne sais pas dire des’ paroles dorées,aussi m’expliquerai-je rondement. J’ai commandé cinq cents hommespendant tout le temps de la dernière guerre. Depuis que nous avonsrepris les armes, j’ai su trouver pour le service du Roi milletêtes aussi dures que la mienne. Voici sept ans que je risque mavie pour la bonne cause, je ne vous le reproche pas, mais toutepeine mérite salaire. Or, pour commencer, je veux qu’on m’appellemonsieur de Cottereau. Je veux que le grade de colonel me soitreconnu, sinon je traite de ma soumission avec le premier Consul.Voyez-vous, monsieur le marquis, mes hommes et moi nous avons uncréancier diablement importun et qu’il faut toujourssatisfaire&|160;! — Le voilà&|160;! ajouta-t-il en se frappant leventre.

— Les violons sont-ils venus&|160;? demanda le marquis à madamedu Gua avec un accent moqueur.

Mais le contrebandier avait traité brutalement un sujet tropimportant, et ces esprits aussi calculateurs qu’ambitieux étaientdepuis trop longtemps en suspens sur ce qu’ils avaient à espérer duRoi, pour que le dédain du jeune chef pût mettre un terme à cettescène. Le jeune et ardent chevalier du Vissard se plaça vivementdevant Montauran, et lui prit la main pour l’obliger à rester.

— Prenez garde, monsieur le marquis, lui dit-il, vous traiteztrop légèrement des hommes qui ont quelque droit à lareconnaissance de celui que vous représentez ici. Nous savons queSa Majesté vous a donné tout pouvoir pour attester nos services,qui doivent trouver leur récompense dans ce monde ou dans l’autre,car chaque jour l’échafaud est dressé pour nous. Je sais, quant àmoi, que la grade de maréchal de camp…

— Vous voulez dire colonel…

— Non, monsieur le marquis, Charette m’a nommé colonel. Le gradedont je parle ne pouvant pas m’être contesté, je ne plaide point ence moment pour moi, mais pour tous mes intrépides frères d’armesdont les services ont besoin d’être constatés. Votre signature etvos promesses leur suffiront aujourd’hui, et, dit-il tout bas,j’avoue qu’ils se contentent de peu de chose. Mais, reprit-il enhaussant la voix, quand le soleil se lèvera dans le château deVersailles pour éclairer les jours heureux de la monarchie, alorsles fidèles qui auront aidé le Roi à conquérir la France, enFrance, pourront-ils facilement obtenir des grâces pour leursfamilles, des pensions pour les veuves, et la restitution des biensqu’on leur a si mal à propos confisqués. J’en doute. Aussi,monsieur le marquis, les preuves des services rendus ne seront-ilspas alors inutiles. Je ne me défierai jamais du Roi, mais bien deces cormorans de ministres et de courtisans qui lui corneront auxoreilles des considérations sur le bien public, l’honneur de laFrance, les intérêts de la couronne, et mille autres billevesées.Puis l’on se moquera d’un loyal Vendéen ou d’un brave Chouan, parcequ’il sera vieux, et que la brette qu’il aura tirée pour la bonnecause lui battra dans des jambes amaigries par les souffrances…Trouvez-vous que nous ayons tort&|160;?

— Vous parlez admirablement bien, monsieur du Vissard, mais unpeu trop tôt, répondit le marquis.

— Ecoutez donc, marquis, lui dit le comte de Bauvan à voixbasse, Rifoël a, par ma foi, débité de fort bonnes choses. Vousêtes sûr, vous, de toujours avoir l’oreille du Roi&|160;; mais nousautres, nous n’irons voir le maître que de loin en loin&|160;; etje vous avoue que si vous ne me donniez pas votre parole degentilhomme de me faire obtenir en temps et lieu la charge deGrand-maître des Eaux-et-forêts de France, du diable si jerisquerais mon cou. Conquérir la Normandie au Roi, ce n’est pas unepetite tâche, aussi espéré-je bien avoir l’Ordre. — Mais,ajouta-t-il en rougissant, nous avons le temps de penser à cela.Dieu me préserve d’imiter ces pauvres hères et de vous harceler.Vous parlerez de moi au Roi, et tout sera dit.

Chacun des chefs trouva le moyen de faire savoir au marquis,d’une manière plus ou moins ingénieuse, le prix exagéré qu’ilattendait de ses services. L’un demandait modestement legouvernement de Bretagne, l’autre une baronnie, celui-ci un grade,celui-là un commandement&|160;; tous voulaient des pensions.

— Eh&|160;! bien, baron, dit le marquis à monsieur du Guénic,vous ne voulez donc rien&|160;?

— Ma foi, marquis, ces messieurs ne me laissent que la couronnede France, mais je pourrais bien m’en accommoder…

— Eh&|160;! messieurs, dit l’abbé Gudin d’une voix tonnante,songez donc que si vous êtes si empressés, vous gâterez tout aujour de la victoire. Le Roi ne sera-t-il pas obligé de faire desconcessions aux révolutionnaires&|160;?

— Aux jacobins, s’écria le contrebandier. Ah&|160;! que le Roime laisse faire, je réponds d’employer mes mille hommes à lespendre, et nous en serons bientôt débarrassés.

— Monsieur de Cottereau, reprit le marquis, je vois entrerquelques personnes invitées à se rendre ici. Nous devons rivaliserde zèle et de soins pour les décider à coopérer à notre sainteentreprise, et vous comprenez que ce n’est pas le moment de nousoccuper de vos demandes, fussent-elles justes.

En parlant ainsi, le marquis s’avançait vers la porte, commepour aller au-devant de quelques nobles des pays voisins qu’ilavait entrevus&|160;; mais le hardi contrebandier lui barra lepassage d’un air soumis et respectueux.

— Non, non, monsieur le marquis, excusez-moi&|160;; mais lesjacobins nous ont trop bien appris, en 1793, que ce n’est pas celuiqui fait la moisson qui mange la galette. Signez-moi ce chiffon depapier, et demain je vous amène quinze cents gars&|160;; sinon, jetraite avec le premier Consul.

Après avoir regardé fièrement autour de lui, le marquis vit quela hardiesse du vieux partisan et son air résolu ne déplaisaient àaucun des spectateurs de ce débat. Un seul homme assis dans un coinsemblait ne prendre aucune part à la scène, et s’occupait à chargerde tabac une pipe en terre blanche. L’air de mépris qu’iltémoignait pour les orateurs, son attitude modeste, et le regardcompatissant que le marquis rencontra dans ses yeux, lui firentexaminer ce serviteur généreux, dans lequel il reconnut le majorBrigaut&|160;; le chef alla brusquement à lui.

— Et toi, lui dit-il, que demandes-tu&|160;?

— Oh&|160;! monsieur le marquis, si le Roi revient, je suiscontent.

— Mais toi&|160;?

— Oh&|160;! moi… Monseigneur veut rire.

Le marquis serra la main calleuse du Breton, et dit à madame duGua, dont il s’était rapproché&|160;:

— Madame, je puis périr dans mon entreprise avant d’avoir eu letemps de faire parvenir au Roi un rapport fidèle sur les arméescatholiques de la Bretagne. Si vous voyez la Restauration,n’oubliez ni ce brave homme ni le baron du Guénic. Il y a plus dedévouement en eux que dans tous ces gens-là.

Et il montra les chefs qui attendaient avec une certaineimpatience que le jeune marquis fit droit à leurs demandes. Toustenaient à la main des papiers déployés, où leurs services avaientsans doute été constatés par les généraux royalistes des guerresprécédentes, et tous commençaient à murmurer. Au milieu d’eux,l’abbé Gudin, le comte de Bauvan, le baron du Guénic seconsultaient pour aider le marquis à repousser des prétentions siexagérées, car ils trouvaient la position du jeune chef trèsdélicate.

Tout à coup le marquis promena ses yeux bleus, brillantsd’ironie, sur cette assemblée, et dit d’une voix claire&|160;: —Messieurs, je ne sais pas si les pouvoirs que le Roi a daigné meconfier sont assez étendus pour que je puisse satisfaire à vosdemandes. Il n’a peut-être pas prévu tant de zèle, ni tant dedévouement. Vous allez juger vous-même de mes devoirs, et peut-êtresaurai-je les accomplir.

Il disparut et revint promptement en tenant à la main une lettredéployée, revêtue du sceau et de la signature royale.

— Voici les lettres patentes en vertu desquelles vous devezm’obéir, dit-il. Elles m’autorisent à gouverner les provinces deBretagne, de Normandie, du Maine et de l’Anjou, au nom du Roi, et àreconnaître les services des officiers qui se seront distinguésdans ses armées.

Un mouvement de satisfaction éclata dans l’assemblée. LesChouans s’avancèrent vers le marquis, en décrivant autour de lui uncercle respectueux. Tous les yeux étaient attachés sur la signaturedu Roi. Le jeune chef, qui se tenait debout devant la cheminée,jeta les lettres dans le feu, où elles furent consumées en un clind’œil.

— Je ne veux plus commander, s’écria le jeune homme, qu’à ceuxqui verront un Roi dans le roi, et non une proie à dévorer. Vousêtes libres, messieurs, de m’abandonner…

Madame du Gua, l’abbé Gudin, le major Brigaut, le chevalier duVissard, le baron du Guénic, le comte de Bauvan enthousiasmés,firent entendre le cri de vive le Roi&|160;! Si d’abord les autreschefs hésitèrent un moment à répéter ce cri, bientôt entraînés parla noble action du marquis, ils le prièrent d’oublier ce qui venaitde se passer, en l’assurant que, sans lettres patentes, il seraittoujours leur chef.

— Allons danser, s’écria le comte de Bauvan, et advienne quepourra&|160;! Après tout, ajouta-t-il gaiement, il vaut mieux, mesamis, s’adresser à Dieu qu’à ses saints. Battons-nous d’abord, etnous verrons après.

— Ah&|160;! c’est vrai, ça. Sauf votre respect, monsieur lebaron, dit Brigaut à voix basse en s’adressant au loyal du Guénic,je n’ai jamais vu réclamer dès le matin le prix de la journée.

L’assemblée se dispersa dans les salons où quelques personnesétaient déjà réunies. Le marquis essaya vainement de quitter l’airsombre qui altéra son visage, les chefs aperçurent aisément lesimpressions défavorables que cette scène avait produites sur unhomme dont le dévouement était encore accompagné des bellesillusions de la jeunesse, et ils en furent honteux.

Une joie enivrante éclatait dans cette réunion composée despersonnes les plus exaltées du parti royaliste, qui, n’ayant jamaispu juger, du fond d’une province insoumise, les événements de laRévolution, devaient prendre les espérances les plus hypothétiquespour des réalités. Les opérations hardies commencées par Montauran,son nom, sa fortune, sa capacité, relevaient tous les courages, etcausaient cette ivresse politique, la plus dangereuse de toutes, ence qu’elle ne se refroidit que dans des torrents de sang presquetoujours inutilement versés. Pour toutes les personnes présentes,la Révolution n’était qu’un trouble passager dans le royaume deFrance, où, pour elles, rien ne paraissait changé. Ces campagnesappartenaient toujours à la maison de Bourbon. Les royalistes yrégnaient si complètement que quatre années auparavant, Hoche yobtint moins la paix qu’un armistice.

Les nobles traitaient donc fort légèrement lesRévolutionnaires&|160;: pour eux, Bonaparte était un Marceau plusheureux que son devancier. Aussi les femmes se disposaient-ellesfort gaiement à danser. Quelques-uns des chefs qui s’étaient battusavec les Bleus connaissaient seuls la gravité de la crise actuelle,et sachant que s’ils parlaient du premier Consul et de sa puissanceà leurs compatriotes arriérés, ils n’en seraient pas compris, touscausaient entre eux en regardant les femmes avec une insouciancedont elles se vengeaient en se critiquant entre elles. Madame duGua, qui semblait faire les honneurs du bal, essayait de tromperl’impatience des danseurs en adressant successivement à chacuned’elles les flatteries d’usage. Déjà l’on entendait les sonscriards des instruments que l’on mettait d’accord, lorsque madamedu Gua aperçut le marquis dont la figure conservait encore uneexpression de tristesse&|160;; elle alla brusquement à lui.

— Ce n’est pas, j’ose l’espérer, la scène très ordinaire quevous avez eue avec ces manants qui peut vous accabler, luidit-elle.

Elle n’obtint pas de réponse, le marquis absorbé dans sa rêveriecroyait entendre quelques-unes des raisons que, d’une voixprophétique, Marie lui avait données au milieu de ces mêmes chefs àla Vivetière, pour l’engager à abandonner la lutte des rois contreles peuples. Mais ce jeune homme avait trop d’élévation dans l’âme,trop d’orgueil, trop de conviction peut-être pour délaisser l’œuvrecommencée, et il se décidait en ce moment à la poursuivrecourageusement malgré les obstacles. Il releva la tête avec fierté,et alors il comprit ce que lui disait madame du Gua.

— Vous êtes sans doute à Fougères, disait-elle avec une amertumequi révélait l’inutilité des efforts qu’elle avait tentés pourdistraire le marquis. Ah&|160;! monsieur, je donnerais mon sangpour vous la mettre entre les mains et vous voir heureux avecelle.

— Pourquoi donc avoir tiré sur elle avec tantd’adresse&|160;?

— Parce que je la voudrais morte où dans vos bras. Oui,monsieur, j’ai pu aimer le marquis de Montauran le jour où j’ai cruvoir en lui un héros. Maintenant je n’ai plus pour lui qu’unedouloureuse amitié, je le vois séparé de la gloire par le cœurnomade d’une fille d’Opéra.

— Pour de l’amour, reprit le marquis avec l’accent de l’ironie,vous me jugez bien mal&|160;! Si j’aimais cette fille-là, madame,je la désirerais moins… et, sans vous, peut-être, n’y penserais-jedéjà plus.

— La voici&|160;! dit brusquement madame du Gua.

La précipitation que mit le marquis à tourner la tête fit un malaffreux à cette pauvre femme&|160;; mais la vive lumière desbougies lui permettant de bien apercevoir les plus légerschangements qui se firent dans les traits de cet homme siviolemment aimé, elle crut y découvrir quelques espérances deretour, lorsqu’il ramena sa tête vers elle, en souriant de cetteruse de femme.

— De quoi riez-vous donc&|160;? demanda le comte de Bauvan.

— D’une bulle de savon qui s’évapore&|160;! répondit madame duGua joyeuse. Le marquis, s’il faut l’en croire, s’étonneaujourd’hui d’avoir senti son cœur battre un instant pour cettefille qui se disait mademoiselle de Verneuil. Vous savez&|160;?

— Cette fille&|160;?&|160;… reprit le comte avec un accent dereproche. Madame, c’est à l’auteur du mal à le réparer, et je vousdonne ma parole d’honneur qu’elle est bien réellement la fille duduc de Verneuil.

— Monsieur le comte, dit le marquis d’une voix profondémentaltérée, laquelle de vos deux paroles croire, celle de la Vivetièreou celle de Saint-James&|160;?

Une voix éclatante annonça mademoiselle de Verneuil. Le comtes’élança vers la porte, offrit la main à la belle inconnue avec lesmarques du plus profond respect&|160;; et, la présentant à traversla foule curieuse au marquis et à madame du Gua&|160;: — Ne croireque celle d’aujourd’hui, répondit-il au jeune chef stupéfait.

Madame du Gua pâlit à l’aspect de cette malencontreuse fille,qui resta debout un moment en jetant des regards orgueilleux surcette assemblée où elle chercha les convives de la Vivetière. Elleattendit la salutation forcée de sa rivale, et, sans regarder lemarquis, se laissa conduire à une place d’honneur par le comte quila fit asseoir près de madame du Gua, à laquelle elle rendit unléger salut de protection, mais qui, par un instinct de femme, nes’en fâcha point et prit aussitôt un air riant et amical. La miseextraordinaire et la beauté de mademoiselle de Verneuil excitèrentun moment les murmures de l’assemblée. Lorsque le marquis et madamedu Gua tournèrent leurs regards sur les convives de la Vivetière,ils les trouvèrent dans une attitude de respect qui ne paraissaitpas être jouée, chacun d’eux semblait chercher les moyens derentrer en grâce auprès de la jeune Parisiennne méconnue. Lesennemis étaient donc en présence.

— Mais c’est une magie, mademoiselle&|160;! Il n’y a que vous aumonde pour surprendre ainsi les gens. Comment, venir touteseule&|160;? disait madame du Gua.

— Toute seule, répéta mademoiselle de Verneuil&|160;; ainsi,madame, vous n’aurez que moi, ce soir, a tuer.

— Soyez indulgente, reprit madame du Gua. Je ne puis vousexprimer combien j’éprouve de plaisir à vous revoir. Vraimentj’étais accablée par le souvenir de mes torts envers vous, et jecherchais une occasion qui me permît de les réparer.

— Quant à vos torts, madame, je vous pardonne facilement ceuxque vous avez eus envers moi&|160;; mais j’ai sur le cœur la mortdes Bleus que vous avez assassinés. Je pourrais peut-être encore meplaindre de la roideur de votre correspondance… Eh bien&|160;!j’excuse tout, grâce au service que vous m’avez rendu.

Madame du Gua perdit contenance en se sentant presser la mainpar sa belle rivale qui lui souriait avec une grâce insultance. Lemarquis était resté immobile, mais en ce moment il saisit fortementle bras du comte.

— Vous m’avez indignement trompé, lui dit-il, et vous avezcompromis jusqu’à mon honneur&|160;; je ne suis pas un Géronte decomédie, et il me faut votre vie ou vous aurez la mienne.

— Marquis, reprit le comte avec hauteur, je suis prêt à vousdonner toutes les explications que vous désirerez.

Et ils se dirigèrent vers la pièce voisine. Les personnes lesmoins initiées au secret de cette scène commençaient à encomprendre l’intérêt, en sorte que quand les violons donnèrent lesignal de la danse, personne ne bougea.

— Mademoiselle, quel service assez important ai-je donc eul’honneur de vous rendre, pour mériter… reprit madame du Gua en sepinçant les lèvres avec une sorte de rage.

— Madame, ne m’avez-vous pas éclairée sur le vrai caractère dumarquis de Montauran. Avec quelle impassibilité cet homme affreuxme laissait périr. Je vous l’abandonne bien volontiers.

— Que venez-vous donc chercher ici&|160;? dit vivement madame duGua.

— L’estime et la considération que vous m’aviez enlevées à laVivetière, madame. Quant au reste, soyez bien tranquille. Si lemarquis revenait à moi, vous devez savoir qu’un retour n’est jamaisde l’amour.

Madame du Gua prit alors la main de mademoiselle de Verneuilavec cette affectueuse gentillesse de mouvement que les femmesdéploient volontiers entre elles, surtout en présence deshommes.

— Eh bien&|160;! ma pauvre petite, je suis enchantée de vousvoir si raisonnable. Si le service que je vous ai rendu a étéd’abord bien rude, dit-elle en pressant la main qu’elle tenaitquoiqu’elle éprouvât l’envie de la déchirer lorsque ses doigts luien révélèrent la moelleuse finesse, il sera du moins complet.Ecoutez, je connais le caractère du Gars, dit-elle avec un sourireperfide, eh bien&|160;! il vous aurait trompée, il ne veut et nepeut épouser personne.

— Ah&|160;!&|160;…

— Oui, mademoiselle, il n’a accepté sa dangereuse mission quepour mériter la main de mademoiselle d’Uxelles, alliance pourlaquelle Sa Majesté lui a promis tout son appui.

— Ah&|160;! ah&|160;!&|160;…

Mademoiselle de Verneuil n’ajouta pas un mot à cette railleuseexclamation. Le jeune et beau chevalier du Vissard, impatient de sefaire pardonner la plaisanterie qui avait donné le signal desinjures à la Vivetière, s’avança vers elle en l’invitantrespectueusement à danser, elle lui tendit la main et s’élança pourprendre place au quadrille où figurait madame du Gua. La mise deces femmes dont les toilettes rappelaient les modes de la courexilée, qui toutes avaient de la poudre ou les cheveux crêpés,sembla ridicule aussitôt qu’on put la comparer au costume à la foisélégant, riche et sévère que la mode autorisait mademoiselle deVerneuil à porter, qui fut proscrit à haute voix, mais envié inpetto par les femmes. Les hommes ne se lassaient pas d’admirer labeauté d’une chevelure naturelle, et les détails d’un ajustementdont la grâce était toute dans celle des proportions qu’ilrévélait.

En ce moment le marquis et le comte rentrèrent dans la salle debal et arrivèrent derrière mademoiselle de Verneuil qui ne seretourna pas. Si une glace, placée vis-à-vis d’elle, ne lui eût pasappris la présence du marquis, elle l’eût devinée par la contenancede madame du Gua qui cachait mal, sous un air indifférent enapparence, l’impatience avec laquelle elle attendait la lutte qui,tôt ou tard, devait se déclarer entre les deux amants. Quoique lemarquis s’entretînt avec le comte et deux autres personnes, il putnéanmoins entendre les propos des cavaliers et des danseuses qui,selon les caprices de la contredanse, venaient occupermomentanément la place de mademoiselle de Verneuil et de sesvoisins.

— Oh&|160;! mon Dieu, oui, madame, elle est venue seule, disaitl’un.

— Il faut être bien hardie, répondit la danseuse.

— Mais si j’étais habillée ainsi, je me croirais nue, dit uneautre dame.

— Oh&|160;! ce n’est pas un costume décent, répliquait lecavalier, mais elle est si belle, et il lui va si bien&|160;!

— Voyez, je suis honteuse pour elle de la perfection de sadanse. Ne trouvez-vous pas qu’elle a tout à fait l’air d’une filled’Opéra&|160;? répliqua la dame jalouse.

— Croyez-vous qu’elle vienne ici pour traiter au nom du premierConsul&|160;? demandait une troisième dame.

— Quelle plaisanterie, répondit le cavalier.

— Elle n’apportera guère d’innocence en dot, dit en riant ladanseuse.

Le Gars se retourna brusquement pour voir la femme qui sepermettait cette épigramme, et alors madame de Gua le regarda d’unair qui disait évidemment&|160;: — Vous voyez ce qu’on enpense&|160;!

— Madame, dit en riant le comte à l’ennemie de Marie, il n’y aencore que les dames qui la lui ont ôtée…

Le marquis pardonna intérieurement au comte tous ses torts.Lorsqu’il se hasarda à jeter un regard sur sa maîtresse dont lesgrâces étaient, comme celles de presque toutes les femmes, mises enrelief par la lumière des bougies, elle lui tourna le dos enrevenant à sa place, et s’entretint avec son cavalier en laissantparvenir à l’oreille du marquis les sons les plus caressants de savoix.

— Le premier Consul nous envoie des ambassadeurs bien dangereux,lui disait son danseur.

— Monsieur, reprit-elle, on a déjà dit cela à la Vivetière.

— Mais vous avez autant de mémoire que le Roi, repartit legentilhomme mécontent de sa maladresse.

— Pour pardonner les injures, il faut bien s’en souvenir,reprit-elle vivement en le tirant d’embarras par un sourire.

— Sommes-nous tous compris dans cette amnistie&|160;? luidemanda le marquis.

Mais elle s’élança pour danser avec une ivresse enfantine en lelaissant interdit et sans réponse&|160;; il la contempla avec unefroide mélancolie, elle s’en aperçut, et alors elle pencha la têtepar une de ces coquettes attitudes que lui permettait la gracieuseproportion de son col, et n’oublia certes aucun des mouvements quipouvaient attester la rare perfection de son corps. Marie attiraitcomme l’espoir, elle échappait comme un souvenir. La voir ainsi,c’était vouloir la posséder à tout prix. Elle le savait, et laconscience qu’elle eut alors de sa beauté répandit sur sa figure uncharme inexprimable. Le marquis sentit s’élever dans son cœur untourbillon d’amour, de rage et de folle, il serra violemment lamain du comte et s’éloigna.

— Eh&|160;! bien, il est donc parti&|160;? demanda mademoisellede Verneuil en revenant à sa place.

Le comte s’élança dans la salle voisine, et fit à sa protégée unsigne d’intelligence en lui ramenant le Gars.

— Il est à moi, se dit-elle en examinant dans la glace lemarquis dont la figure doucement agitée rayonnait d’espérance.

Elle reçut le jeune chef en boudant et sans mot dire, mais ellele quitta en souriant&|160;; elle le voyait si supérieur, qu’ellese sentit fière de pouvoir le tyranniser, et voulut lui faireacheter chèrement quelques douces paroles pour lui en apprendretout le prix, suivant un instinct de femme auquel toutes obéissentplus ou moins. La contredanse finie, tous les gentilshommes de laVivetière vinrent entourer Marie, et chacun d’eux sollicita lepardon de son erreur par des flatteries plus ou moins biendébitées&|160;; mais celui qu’elle aurait voulu voir à ses piedsn’approcha pas du groupe où elle régnait.

— Il se croit encore aimé, se dit-elle, il ne veut pas êtreconfondu avec les indifférents.

Elle refusa de danser. Puis, comme si cette fête eût été donnéepour elle, elle alla de quadrille en quadrille, appuyée sur le brasdu comte de Bauvan, auquel elle se plut à témoigner quelquefamiliarité. L’aventure de la Vivetière était alors connue de toutel’assemblée dans ses moindres détails, grâce aux soins de madame duGua qui espérait, en affichant ainsi mademoiselle de Verneuil et lemarquis, mettre un obstacle de plus à leur réunion&|160;; aussi lesdeux amants brouillés étaient-ils devenus l’objet de l’attentiongénérale. Montauran n’osait aborder sa maîtresse, car le sentimentde ses torts et la violence de ses désirs rallumés la lui rendaientpresque terrible&|160;; et, de son côté, la jeune fille en épiaitle figure faussement calme, tout en paraissant contempler lebal.

— Il fait horriblement chaud ici, dit-elle à son cavalier. Jevois le front de monsieur de Montauran tout humide. Menez-moi del’autre côté, que je puisse respirer, j’étouffe.

Et, d’un geste de tête, elle désigna au comte le salon voisin oùse trouvaient quelques joueurs. Le marquis y suivit sa maîtresse,dont les paroles avaient été devinées au seul mouvement des lèvres.Il osa espérer qu’elle ne s’éloignait de la foule que pour lerevoir, et cette faveur supposée rendit à sa passion une violenceinconnue&|160;; car son amour avait grandi de toutes lesrésistances qu’il croyait devoir lui opposer depuis quelques jours.Mademoiselle de Verneuil se plut à tourmenter le jeune chef, sonregard, si doux, si velouté pour le comte, devenait sec et sombrequand par hasard il rencontrait les yeux du marquis. Montauranparut faire un effort pénible, et dit d’une voix sourde&|160;: — Neme pardonnerez-vous donc pas&|160;?

— L’amour, lui répondit-elle avec froideur, ne pardonne rien, oupardonne tout. Mais, reprit-elle, en lui voyant faire un mouvementde joie, il faut aimer.

Elle avait repris le bras du comte et s’était élancée dans uneespèce de boudoir attenant à la salle de jeu. Le marquis y suivitMarie.

— Vous m’écouterez, s’écria-t-il.

— Vous feriez croire, monsieur, répondit-elle, que je suis venueici pour vous et non par respect pour moi-même. Si vous ne cessezcette odieuse poursuite, je me retire.

— Eh&|160;! bien, dit-il en se souvenant d’une des plus follesactions du dernier duc de Lorraine, laissez-moi vous parlerseulement pendant le temps que je pourrai garder dans la main cecharbon.

Il se baissa vers le foyer, saisit un bout de tison et le serraviolemment. Mademoiselle de Verneuil rougit, dégagea vivement sonbras de celui du comte et regarda le marquis avec étonnement. Lecomte s’éloigna doucement et laissa les deux amants seuls. Une sifolle action avait ébranlé le cœur de Marie, car, en amour, il n’ya rien de plus persuasif qu’une courageuse bêtise.

— Vous me prouvez là, dit-elle en essayant de lui faire jeter lecharbon, que vous me livreriez au plus cruel de tous les supplices.Vous êtes extrême en tout. Sur la foi d’un sot et les calomniesd’une femme, vous avez soupçonné celle qui venait de vous sauver lavie d’être capable de vous vendre.

— Oui, dit-il en souriant, j’ai été cruel envers vous&|160;;mais oubliez-le toujours, je ne l’oublierai jamais. Ecoutez-moi.J’ai été indignement trompé, mais tant de circonstances dans cettefatale journée se sont trouvées contre vous.

— Et ces circonstances suffisaient pour éteindre votreamour&|160;?

Il hésitait à répondre, elle fit un geste de dédain, et seleva.

— Oh&|160;! Marie, maintenant je ne veux plus croire quevous…

— Mais jetez donc ce feu&|160;! Vous êtes fou. Ouvrez votremain, je le veux.

Il se plut à opposer une molle résistance aux doux efforts de samaîtresse, pour prolonger le plaisir aigu qu’il éprouvait à êtrefortement pressé par ses doigts mignons et caressants&|160;; maiselle réussit enfin à ouvrir cette main qu’elle aurait voulu pouvoirbaiser. Le sang avait éteint le charbon.

— Eh&|160;! bien, à quoi cela vous a-t-il servi&|160;?&|160;…dit-elle.

Elle fit de la charpie avec son mouchoir, et en garnit une plaiepeu profonde que le marquis couvrit bientôt de son gant. Madame duGua arriva sur la pointe du pied dans le salon de jeu, et jeta defurtifs regards sur les deux amants, aux yeux desquels elle échappaavec adresse en se penchant en arrière à leurs moindresmouvements&|160;; mais il lui était certes difficile de s’expliquerles propos des deux amants par ce qu’elle leur voyait faire.

— Si tout ce qu’on vous a dit de moi était vrai, avouez qu’en cemoment je serais bien vengée, dit Marie avec une expression demalignité qui fit pâlir le marquis.

— Et par quel sentiment avez-vous donc été amenée ici&|160;?

— Mais, mon cher enfant, vous êtes un bien grand fat. Vouscroyez donc pouvoir impunément mépriser une femme comme moi&|160;?— Je venais et pour vous et pour moi, reprit-elle après une pauseen mettant la main sur la touffe de rubis qui se trouvait au milieude sa poitrine, et lui montrant la lame de son poignard.

— Qu’est-ce que tout cela signifie&|160;? pensait madame duGua.

— Mais, dit-elle en continuant, vous m’aimez encore&|160;! Vousme désirez toujours du moins, et la sottise que vous venez defaire, ajouta-t-elle en lui prenant la main, m’en a donné lapreuve. Je suis redevenue ce que je voulais être, et je parsheureuse. Qui nous aime est toujours absous. Quant à moi, je suisaimée, j’ai reconquis l’estime de l’homme qui représente à mes yeuxle monde entier, je puis mourir.

— Vous m’aimez donc encore&|160;? dit le marquis.

— Ai-je dit cela&|160;? répondit-elle d’un air moqueur ensuivant avec joie les progrès de l’affreuse torture que dès sonarrivée elle avait commencé à faire subir au marquis. N’ai-je pasdû faire des sacrifices pour venir ici&|160;! J’ai sauvé M. deBauvan de la mort, et, plus reconnaissant, il m’a offert, enéchange de ma protection, sa fortune et son nom. Vous n’avez jamaiseu cette pensée.

Le marquis, étourdi par ces derniers mots, réprima la plusviolente colère à laquelle il eût encore été en proie, en secroyant joué par le comte, et il ne répondit pas.

— Ha&|160;!&|160;… vous réfléchissez&|160;? reprit-elle avec unsourire amer.

— Mademoiselle, reprit le jeune homme, votre doute justifie lemien.

— Monsieur, sortons d’ici, s’écria mademoiselle de Verneuil enapercevant un coin de la robe de madame du Gua, et elle seleva&|160;; mais le désir de désespérer sa rivale la fit hésiter às’en aller.

— Voulez-vous donc me plonger dans l’enfer, reprit le marquis enlui prenant la main et la pressant avec force.

— Ne m’y avez-vous pas jetée depuis cinq jours&|160;? En cemoment même, ne me laissez-vous pas dans la plus cruelleincertitude sur la sincérité de votre amour&|160;?

— Mais sais-je si vous ne poussez pas votre vengeance jusqu’àvous emparer de toute ma vie, pour la ternir, au lieu de vouloir mamort…

— Ah&|160;! vous ne m’aimez pas, vous pensez à vous et non àmoi, dit-elle avec rage en versant quelques larmes.

La coquette connaissait bien la puissance de ses yeux quand ilsétaient noyés de pleurs.

— Eh bien&|160;! dit-il hors de lui, prends ma vie, mais sèchetes larmes&|160;!

— Oh&|160;! mon amour, s’écria-t-elle d’une voix étouffée, voiciles paroles, l’accent et le regard que j’attendais, pour préférerton bonheur au mien&|160;! Mais, monsieur, reprit-elle, je vousdemande une dernière preuve de votre affection, que vous dites sigrande. Je ne veux rester ici que le temps nécessaire pour y bienfaire savoir que vous êtes à moi. Je ne prendrais même pas un verred’eau dans la maison où demeure une femme qui deux fois a tenté deme tuer, qui complote peut-être encore quelque trahison contrenous, et qui dans ce moment nous écoute, ajouta-t-elle en montrantdu doigt au marquis les plis flottants de la robe de madame du Gua.Puis, elle essuya ses larmes, se pencha jusqu’à l’oreille du jeunechef qui tressaillit en se sentant caresser par la douce moiteur deson haleine. — Préparez tout pour notre départ, dit-elle, vous mereconduirez à Fougères, et là seulement vous saurez bien si je vousaime&|160;! Pour la seconde fois, je me fie à vous. Vousfierez-vous une seconde fois à moi&|160;?

— Ah&|160;! Marie, vous m’avez amené au point de ne plus savoirce que je fais&|160;! je suis enivré par vos paroles, par vosregards, par vous enfin, et suis prêt à vous satisfaire.

— Hé&|160;! bien, rendez-moi, pendant un moment, bienheureuse&|160;! Faites-moi jouir du seul triomphe que j’aie désiré.Je veux respirer en plein air, dans la vie que j’ai rêvée, et merepaître de mes illusions avant qu’elles ne se dissipent. Allons,venez, et dansez avec moi.

Ils revinrent ensemble dans la salle de bal, et quoiquemademoiselle de Verneuil fût aussi complètement flattée dans soncœur et dans sa vanité que puisse l’être une femme, l’impénétrabledouceur de ses yeux, le fin sourire de ses lèvres, la rapidité desmouvements d’une danse animée, gardèrent le secret de ses pensées,comme la mer celui du criminel qui lui confie un pesant cadavre.Néanmoins l’assemblée laissa échapper un murmure d’admiration quandelle se roula dans les bras de son amant pour valser, et que, l’œilsous le sien, tous deux voluptueusement entrelacés, les yeuxmourants, la tête lourde, ils tournoyèrent en se serrant l’unl’autre avec une sorte de frénésie, et révélant ainsi tous lesplaisirs qu’ils espéraient d’une plus intime union.

— Comte, dit madame du Gua à monsieur de Bauvan, allez savoir siPille-miche est au camp, amenez-le-moi&|160;; et soyez certaind’obtenir de moi, pour ce léger service, tout ce que vous voudrez,même ma main. — Ma vengeance me coûtera cher, dit-elle en le voyants’éloigner&|160;; mais, pour cette fois, je ne la manqueraipas.

Quelques moments après cette scène, mademoiselle de Verneuil etle marquis étaient au fond d’une berline attelée de quatre chevauxvigoureux. Surprise de voir ces deux prétendus ennemis les mainsentrelacées et de les trouver en si bon accord, Francine restaitmuette, sans oser se demander si, chez sa maîtresse, c’était de laperfidie ou de l’amour. Grâce au silence et à l’obscurité de lanuit, le marquis ne put remarquer l’agitation de mademoiselle deVerneuil à mesure qu’elle approchait de Fougères. Les faiblesteintes du crépuscule permirent d’apercevoir dans le lointain leclocher de Saint-Léonard. En ce moment Marie se dit&|160;: — Jevais mourir&|160;! À la première montagne, les deux amants eurent àla fois la même pensée, ils descendirent de voiture et gravirent àpied la colline, comme en souvenir de leur première rencontre.Lorsque Marie eut pris le bras du marquis et fait quelques pas,elle remercia le jeune homme par un sourire, de ce qu’il avaitrespecté son silence&|160;; puis, en arrivant sur le sommet duplateau, d’où l’on découvrait Fougères, elle sortit tout à fait desa rêverie.

— N’allez pas plus avant, dit-elle, mon pouvoir ne voussauverait plus des Bleus aujourd’hui.

Montauran lui marqua quelque surprise, elle sourit tristement,lui montra du doigt un quartier de roche, comme pour lui ordonnerde s’asseoir, et resta debout dans une attitude de mélancolie. Lesdéchirantes émotions de son âme ne lui permettaient plus dedéployer ces artifices qu’elle avait prodigués. En ce moment, ellese serait agenouillée sur des charbons ardents, sans les plussentir que le marquis n’avait senti le tison dont il s’était saisipour attester la violence de sa passion. Ce fut après avoircontemplé son amant par un regard empreint de la plus profondedouleur, qu’elle lui dit ces affreuses paroles&|160;: — Tout ce quevous avez soupçonné de moi est vrai&|160;! Le marquis laissaéchapper un geste. — Ah&|160;! par grâce, dit-elle en joignant lesmains, écoutez-moi sans m’interrompre. — Je suis réellement,reprit-elle d’une voix émue, la fille du duc de Verneuil, mais safille naturelle. Ma mère, une demoiselle de Casteran, qui s’estfaite religieuse pour échapper aux tortures qu’on lui préparaitdans sa famille, expia sa faute par quinze années de larmes etmourut à Sées. À son lit de mort seulement, cette chère abbesseimplora pour moi l’homme qui l’avait abandonnée, car elle me savaitsans amis, sans fortune, sans avenir… Cet homme, toujours présentsous le toit de la mère de Francine, aux soins de qui je fusremise, avait oublié son enfant. Néanmoins le duc m’accueillit avecplaisir, et me reconnut parce que j’étais belle, et que peut-êtreil se revoyait jeune en moi. C’était un de ces seigneurs qui, sousle règne précédent, mirent leur gloire à montrer comment on pouvaitse faire pardonner un crime en le commettant avec grâce. Jen’ajouterai rien, il fut mon père&|160;! Cependant laissez-moi vousexpliquer comment mon séjour à Paris a dû me gâter l’âme. Lasociété du duc de Verneuil et celle où il m’introduisit étaientengouées de cette philosophie moqueuse dont s’enthousiasmait laFrance, parce qu’on l’y professait partout avec esprit. Lesbrillantes conversations qui flattèrent mon oreille serecommandaient par la finesse des aperçus, ou par un méprisspirituellement formulé pour ce qui était religieux et vrai. Leshommes, en se moquant des sentiments, les peignaient d’autant mieuxqu’ils ne les éprouvaient pas&|160;; et ils séduisaient autant parleurs expressions épigrammatiques que par la bonhomie avec laquelleils savaient mettre toute une aventure dans un mot&|160;; maissouvent ils péchaient par trop d’esprit, et fatiguaient les femmesen faisant de l’amour un art plutôt qu’une affaire de cœur. J’aifaiblement résisté à ce torrent. Cependant mon âme, pardonnez-moicet orgueil, était assez passionnée pour sentir que l’esprit avaitdesséché tous les cœurs&|160;; mais la vie que j’ai menée alors aeu pour résultat d’établir une lutte perpétuelle entre messentiments naturels et les habitudes vicieuses que j’y aicontractées. Quelques gens supérieurs s’étaient plu à développer enmoi cette liberté de pensée, ce mépris de l’opinion publique quiravissent à la femme une certaine modestie d’âme sans laquelle elleperd son charme. Hélas&|160;! le malheur n’a pas eu le pouvoir dedétruire les défauts que me donna l’opulence. — Mon père,poursuivit-elle après avoir laissé échapper un soupir, le duc deVerneuil, mourut après m’avoir reconnue et avantagée par untestament qui diminuait considérablement la fortune de mon frère,son fils légitime. Je me trouvai un matin sans asile ni protecteur.Mon frère attaquait le testament qui me faisait riche. Trois annéespassées auprès d’une famille opulente avaient développé ma vanité.En satisfaisant à toutes mes fantaisies, mon père m’avait créé desbesoins de luxe, des habitudes desquelles mon âme encore jeune etnaïve ne s’expliquait ni les dangers ni la tyrannie. Un ami de monpère, le maréchal duc de Lenoncourt, âgé de soixante-dix ans,s’offrit à me servir de tuteur. J’acceptai&|160;; je me retrouvai,quelques jours après le commencement de cet odieux procès, dans unemaison brillante où je jouissais de tous les avantages que lacruauté d’un frère me refusait sur le cercueil de notre père. Tousles soirs, le vieux maréchal venait passer auprès de moi quelquesheures, pendant lesquelles ce vieillard ne me faisait entendre quedes paroles douces et consolantes. Ses cheveux blancs, et toutesles preuves touchantes qu’il me donnait d’une tendresse paternelle,m’engageaient à reporter sur son cœur les sentiments du mien, et jeme plus à me croire sa fille. J’acceptais les parures qu’ilm’offrait, et je ne lui cachais aucun de mes caprices, en le voyantsi heureux de les satisfaire. Un soir, j’appris que tout Paris mecroyait la maîtresse de ce pauvre vieillard. On me prouva qu’ilétait hors de mon pouvoir de reconquérir une innocence de laquellechacun me dépouillait gratuitement. L’homme qui avait abusé de moninexpérience ne pouvait pas être un amant, et ne voulait pas êtremon mari. Dans la semaine où je fis cette horrible découverte, laveille du jour fixé pour mon union avec celui de qui je sus exigerle nom, seule réparation qu’il me pût offrir, il partit pourCoblentz. Je fus honteusement chassée de la petite maison où lemaréchal m’avait mise, et qui ne lui appartenait pas. Jusqu’àprésent, je vous ai dit la vérité comme si j’étais devantDieu&|160;; mais maintenant, ne demandez pas à une infortunée lecompte des souffrances ensevelies dans sa mémoire. Un jour,monsieur, je me trouvai mariée à Danton. Quelques jours plus tard,l’ouragan renversait le chêne immense autour duquel j’avais tournémes bras. En me revoyant plongée dans la plus profonde misère, jerésolus cette fois de mourir. Je ne sais si l’amour de la vie, sil’espoir de fatiguer le malheur et de trouver au fond de cet abîmesans fin un bonheur qui me fuyait, furent à mon insu mesconseillers, ou si je fus séduite par les raisonnements d’un jeunehomme de Vendôme qui, depuis deux ans, s’est attaché à moi comme unserpent à un arbre, en croyant sans doute qu’un extrême malheurpeut me donner à lui&|160;; enfin j’ignore comment j’ai acceptél’odieuse mission d’aller, pour trois cent mille francs, me faireaimer d’un inconnu que je devais livrer. Je vous ai vu, monsieur,et vous ai reconnu tout d’abord par un de ces pressentiments qui nenous trompent jamais&|160;; cependant je me plaisais à douter, carplus je vous aimais, plus la certitude m’était affreuse. En voussauvant des mains du commandant Hulot, j’abjurai donc mon rôle, etrésolus de tromper les bourreaux au lieu de tromper leur victime.J’ai eu tort de me jouer ainsi des hommes, de leur vie, de leurpolitique et de moi-même avec l’insouciance d’une fille qui ne voitque des sentiments dans le monde. Je me suis crue aimée, et me suislaissée aller à l’espoir de recommencer ma vie&|160;; mais tout, etjusqu’à moi-même peut-être, a trahi mes désordres passés, car vousavez dû vous défier d’une femme aussi passionnée que je le suis.Hélas&|160;! qui n’excuserait pas et mon amour et madissimulation&|160;? Oui, monsieur, il me sembla que j’avais faitun pénible sommeil, et qu’en me réveillant je me retrouvais à seizeans. N’étais-je pas dans Alençon, où mon enfance me livrait seschastes et purs souvenirs&|160;? J’ai eu la folle simplicité decroire que l’amour me donnerait un baptême d’innocence. Pendant unmoment j’ai pensé que j’étais vierge encore puisque je n’avais pasencore aimé. Mais hier au soir, votre passion m’a paru vraie, etune voix m’a crié&|160;: Pourquoi le tromper&|160;? — Sachez-ledonc, monsieur le marquis, reprit-elle d’une voix gutturale quisollicitait une réprobation avec fierté, sachez-le bien, je ne suisqu’une créature déshonorée, indigne de vous. Dès ce moment, jereprends mon rôle de fille perdue, fatiguée que je suis de jouercelui d’une femme que vous aviez rendue à toutes les saintetés ducœur. La vertu me pèse. Je vous mépriserais si vous aviez lafaiblesse de m’épouser. C’est une sottise que peut faire un comtede Bauvan&|160;; mais vous, monsieur, soyez digne de votre aveniret quittez-moi sans regret. La courtisane, voyez-vous, serait tropexigeante, elle vous aimerait tout autrement que la jeune enfantsimple et naïve qui s’est senti au cœur pendant un moment ladélicieuse espérance de pouvoir être votre compagne, de vous rendretoujours heureux, de vous faire honneur, de devenir une noble, unegrande épouse, et qui a puisé dans ce sentiment le courage deranimer sa mauvaise nature de vice et d’infamie, afin de mettreentre elle et vous une éternelle barrière. Je vous sacrifie honneuret fortune. L’orgueil que me donne ce sacrifice me soutiendra dansma misère, et le destin peut disposer de mon sort à son gré. Je nevous livrerai jamais. Je retourne à Paris. Là, votre nom sera pourmoi tout un autre moi-même, et la magnifique valeur que vous saurezlui imprimer me consolera de tous mes chagrins. Quant à vous, vousêtes homme, vous m’oublierez. Adieu.

Elle s’élança dans la direction des vallées de Saint-Sulpice, etdisparut avant que le marquis se fût levé pour la retenir&|160;;mais elle revint sur ses pas, profita des cavités d’une roche pourse cacher, leva la tête, examina le marquis avec une curiositémêlée de doute, et le vit marchant sans savoir où il allait, commeun homme accablé. — Serait-ce donc une tête faible&|160;?&|160;… sedit-elle lorsqu’il eut disparu et qu’elle se sentit séparée de lui.Me comprendra-t-il&|160;? Elle tressaillit. Puis tout à coup ellese dirigea seule vers Fougères à grands pas, comme si elle eûtcraint d’être suivie par le marquis dans cette ville où il auraittrouvé la mort. — Eh&|160;! bien, Francine, que t’a-t-ildit&|160;?&|160;… demanda-t-elle à sa fidèle Bretonne lorsqu’ellesfurent réunies.

— Hélas&|160;! Marie, il m’a fait pitié. Vous autres grandesdames, vous poignardez un homme à coups de langue.

— Comment donc était-il en t’abordant&|160;?

— Est-ce qu’il m’a vue&|160;? Oh&|160;! Marie, ilt’aime&|160;!

— Oh&|160;! il m’aime ou il ne m’aime pas&|160;! répondit-elle,deux mots qui pour moi sont le paradis ou l’enfer. Entre ces deuxextrêmes, je ne trouve pas une place où je puisse poser monpied.

Après avoir ainsi accompli son terrible destin, Marie puts’abandonner à toute sa douleur, et sa figure, jusque-là soutenuepar tant de sentiments divers, s’altéra si rapidement, qu’après unejournée pendant laquelle elle flotta sans cesse entre unpressentiment de bonheur et le désespoir, elle perdit l’éclat de sabeauté et cette fraîcheur dont le principe est dans l’absence detoute passion ou dans l’ivresse de la félicité. Curieux deconnaître le résultat de sa folle entreprise, Hulot et Corentinétait venus voir Marie peu de temps après son arrivée&|160;; elleles reçut d’un air riant.

— Eh&|160;! bien, dit-elle au commandant, dont la figuresoucieuse avait une expression très interrogative, le renardrevient à portée de vos fusils, et vous allez bientôt remporter unebien glorieuse victoire.

— Qu’est-il donc arrivé&|160;? demanda négligemment Corentin enjetant à mademoiselle de Verneuil un de ces regards obliques parlesquels ces espèces de diplomates espionnent la pensée.

— Ah&|160;! répondit-elle, le Gars est plus que jamais épris dema personne, et je l’ai contraint à nous accompagner jusqu’auxportes de Fougères.

— Il paraît que votre pouvoir a cessé là, reprit Corentin, etque la peur du ci-devant surpasse encore l’amour que vous luiinspirez.

Mademoiselle de Verneuil jeta un regard de mépris àCorentin.

— Vous le jugez d’après vous-même, lui répondit-elle.

— Eh&|160;! bien, dit-il sans s’émouvoir, pourquoi nel’avez-vous pas amené jusque chez vous&|160;?

— S’il m’aimait véritablement, commandant, dit-elle à Hulot enlui jetant un regard plein de malice, m’en voudriez-vous beaucoupde le sauver, en l’emmenant hors de France&|160;?

Le vieux soldat s’avança vivement vers elle et lui prit la mainpour la baiser, avec une sorte d’enthousiasme&|160;; puis il laregarda fixement et lui dit d’un air sombre&|160;: — Vous oubliezmes deux amis et mes soixante-trois hommes.

— Ah&|160;! commandant, dit-elle avec toute la naïveté de lapassion, il n’en est pas comptable, il a été joué par une mauvaisefemme, la maîtresse de Charette qui boirait, je crois, le sang desBleus…

— Allons, Marie, reprit Corentin, ne vous moquez pas ducommandant, il n’est pas encore au fait de vos plaisanteries.

— Taisez-vous, lui répondit-elle, et sachez que le jour où vousm’aurez un peu trop déplu, n’aura pas de lendemain pour vous.

— Je vois, mademoiselle, dit Hulot sans amertume, que je doism’apprêter à combattre.

— Vous n’êtes pas en mesure, cher colonel. Je leur ai vu plus desix mille hommes à Saint-James, des troupes régulières, del’artillerie et des officiers anglais. Mais que deviendraient cesgens-là sans lui&|160;? je pense comme Fouché, sa tête esttout.

— Eh&|160;! bien, l’aurons-nous&|160;? demanda Corentinimpatienté.

— Je ne sais pas, répondit-elle avec insouciance.

— Des Anglais&|160;!&|160;… cria Hulot en colère, il ne luimanquait plus que ça pour être un brigand fini&|160;! Ah&|160;! jevais t’en donner, moi, des Anglais&|160;!&|160;…

— Il paraît, citoyen diplomate, que tu te laisses périodiquementmettre en déroute par cette fille-là, dit Hulot à Corentin quandils se trouvèrent à quelques pas de la maison.

— Il est tout naturel, citoyen commandant, répliqua Corentind’un air pensif, que dans tout ce qu’elle nous a dit, tu n’aies vuque du feu. Vous autres troupiers, vous ne savez pas qu’il existeplusieurs manières de guerroyer. Employer habilement les passionsdes hommes ou des femmes comme des ressorts que l’on fait mouvoirau profit de l’Etat, mettre les rouages à leur place dans cettegrande machine que nous appelons un gouvernement, et se plaire à yrenfermer les plus indomptables sentiments comme des détentes quel’on s’amuse à surveiller, n’est-ce pas créer, et, comme Dieu, seplacer au centre de l’univers&|160;?&|160;…

— Tu me permettras de préférer mon métier au tien, répliquasèchement le militaire. Ainsi, vous ferez tout ce que vous voudrezavec vos rouages&|160;; mais je ne connais d’autre supérieur que leministre de la Guerre, j’ai mes ordres, je vais me mettre encampagne avec des lapins qui ne boudent pas, et prendre en facel’ennemi que tu veux saisir par-derrière.

— Oh&|160;! tu peux te préparer à marcher, reprit Corentin.D’après ce que cette fille m’a laissé deviner, quelque impénétrablequ’elle te semble, tu vas avoir à t’escarmoucher, et je teprocurerai avant peu le plaisir d’un tête-à-tête avec le chef deces brigands.

— Comment ça&|160;? demanda Hulot en reculant pour mieuxregarder cet étrange personnage.

— Mademoiselle de Verneuil aime le Gars, reprit Corentin d’unevoix sourde, et peut-être en est-elle aimée&|160;! Un marquis,cordon-rouge, jeune et spirituel, qui sait même s’il n’est pasriche encore, combien de tentations&|160;! Elle serait bien sottede ne pas agir pour son compte, en tâchant de l’épouser plutôt quede nous le livrer&|160;! Elle cherche à nous amuser. Mais j’ai ludans les yeux de cette fille quelque incertitude. Les deux amantsauront vraisemblablement un rendez-vous, et peut-être est-il déjàdonné. Eh&|160;! bien, demain je tiendrai mon homme par les deuxoreilles. Jusqu’à présent, il n’était que l’ennemi de laRépublique, mais il est devenu le mien depuis quelquesinstants&|160;; or, ceux qui se sont avisés de se mettre entrecette fille moi sont tous morts sur l’échafaud.

En achevant ces paroles, Corentin retomba dans des réflexionsqui ne lui permirent pas de voir le profond dégoût qui se peignitsur le visage du loyal militaire au moment où il découvrit laprofondeur de cette intrigue et le mécanisme des ressorts employéspar Fouché. Aussi, Hulot résolut-il de contrarier Corentin en toutce qui ne nuirait pas essentiellement aux succès et aux vœux dugouvernement, et de laisser à l’ennemi de la République les moyensde périr avec honneur les armes à la main, avant d’être la proie dubourreau de qui ce sbire de la haute police s’avouait être lepourvoyeur.

— Si le premier Consul m’écoutait, dit-il en tournant le dos àCorentin, il laisserait ces renards-là combattre les aristocrates,ils sont dignes les uns des autres, et il emploierait les soldats àtoute autre chose.

Corentin regarda froidement le militaire, dont la pensée avaitéclairé le visage, et alors ses yeux reprirent une expressionsardonique qui révéla la supériorité de ce Machiavelsubalterne.

— Donnez trois aunes de drap bleu à ces animaux-là, etmettez-leur un morceau de fer au côté, se dit-il, ils s’imaginentqu’en politique on ne doit tuer les hommes que d’une façon. Puis,il se promena lentement pendant quelques minutes, et se dit tout àcoup&|160;: — Oui, le moment est venu, cette femme sera donc àmoi&|160;! depuis cinq ans le cercle que je trace autour d’elles’est insensiblement rétréci, je la tiens, et avec elle J’arriveraidans le gouvernement aussi haut que Fouché. — Oui, si elle perd leseul homme qu’elle ait aimé, la douleur me la livrera corps et âme.Il ne s’agit plus que de veiller nuit et jour pour surprendre sonsecret.

Un moment après, un observateur aurait distingué la figure pâlede cet homme, à travers la fenêtre d’une maison d’où il pouvaitapercevoir tout ce qui entrait dans l’impasse formée par la rangéede maisons parallèle à Saint-Léonard. Avec la patience du chat quiguette la souris, Corentin était encore, le lendemain matin,attentif au moindre bruit et occupé à soumettre chaque passant auplus sévère examen. La journée qui commençait était un jour demarché. Quoique, dans ce temps calamiteux, les paysans sehasardassent difficilement à venir en ville, Corentin vit un petithomme à figure ténébreuse, couvert d’une peau de bique, et quiportait à son bras un petit panier rond de forme écrasée, sedirigeant vers la maison de mademoiselle de Verneuil, après avoirjeté autour de lui des regards assez insouciants. Corentindescendit dans l’intention d’attendre le paysan à sa sortie&|160;;mais, tout à coup, il sentit que s’il pouvait arriver àl’improviste chez mademoiselle de Verneuil, il surprendraitpeut-être d’un seul regard les secrets cachés dans le panier de cetémissaire. D’ailleurs la renommée lui avait appris qu’il étaitpresque impossible de lutter avec succès contre les impénétrablesréponses des Bretons et des Normands.

— Galope-chopine&|160;! s’écria mademoiselle de Verneuil lorsqueFrancine introduisit le Chouan. — Serais-je donc aimée&|160;? sedit-elle à voix basse.

Un espoir instinctif répandit les plus brillantes couleurs surson teint et la joie dans son cœur. Galope-chopine regardaalternativement la maîtresse du logis et Francine, en jetant surcette dernière des yeux de méfiance&|160;; mais un signe demademoiselle de Verneuil le rassura.

— Madame, dit-il, approchant deux heures, il sera chez moi, etvous y attendra.

L’émotion ne permit pas à mademoiselle de Verneuil de faired’autre réponse qu’un signe de tête&|160;; mais un Samoyède en eûtcompris toute la portée. En ce moment, les pas de Corentinretentirent dans le salon. Galope-chopine ne se troubla pas lemoins du monde lorsque le regard autant que le tressaillement demademoiselle de Verneuil lui indiquèrent un danger, et dès quel’espion montra sa face rusée, le Chouan éleva la voix de manière àfendre la tête.

— Ah&|160;! ah&|160;! disait-il à Francine, il y a beurre deBretagne et beurre de Bretagne. Vous voulez du Gibarry et vous nedonnez que onze sous de la livre&|160;? il ne fallait pas m’envoyerquérir&|160;! C’est de bon beurre ça, dit-il en découvrant sonpanier pour montrer deux petites mottes de beurre façonnées parBarbette. — Faut être juste, ma bonne dame, allons, mettez un soude plus.

Sa voix caverneuse ne trahit aucune émotion, et ses yeux verts,ombragés de gros sourcils grisonnants, soutinrent sans faiblir leregard perçant de Corentin.

— Allons, tais-toi, bon homme, tu n’es pas venu ici vendre dubeurre, car tu as affaire à une femme qui n’a jamais rien marchandéde sa vie. Le métier que tu fais, mon vieux, te rendra quelque jourplus court de la tête. Et Corentin le frappant amicalement surl’épaule, ajouta&|160;: — On ne peut pas être longtemps à la foisl’homme des Chouans et l’homme des Bleus.

Galope-chopine eut besoin de toute sa présence d’esprit pourdévorer sa rage et ne pas repousser cette accusation que sonavarice rendait juste. Il se contenta de répondre&|160;: — Monsieurveut se gausser de moi.

Corentin avait tourné le dos au Chouan&|160;; mais, tout ensaluant mademoiselle de Verneuil dont le cœur se serra, il pouvaitfacilement l’examiner dans la glace. Galope-chopine, qui ne se crutplus vu par l’espion, consulta par un regard Francine, et Francinelui indiqua la porte en disant&|160;: — Venez avec moi, mon bonhomme, nous nous arrangerons toujours bien.

Rien n’avait échappé à Corentin, ni la contraction que lesourire de mademoiselle de Verneuil déguisait mal, ni sa rougeur etle changement de ses traits, ni l’inquiétude du Chouan, ni le gestede Francine, il avait tout aperçu. Convaincu que Galope-chopineétait un émissaire du marquis, il l’arrêta par les longs poils desa peau de chèvre au moment où il sortait, le ramena devant lui, etle regarda fixement en lui disant&|160;: — Où demeures-tu, mon cherami&|160;? J’ai besoin de beurre…

— Mon bon monsieur, répondait le Chouan, tout Fougères sait oùje demeure, je suis quasiment de…

— Corentin&|160;! s’écria mademoiselle de Verneuil eninterrompant la réponse de Galope-chopine, vous êtes bien hardi devenir chez moi à cette heure, et de me surprendre ainsi&|160;? Àpeine suis-je habillée… Laissez ce paysan tranquille, il necomprend pas plus vos ruses que je n’en conçois les motifs. Allez,brave homme&|160;!

Galope-chopine hésita un instant à partir. L’indécisionnaturelle ou jouée d’un pauvre diable qui ne savait à qui obéir,trompait déjà Corentin, lorsque le Chouan, sur un geste impératifde la jeune fille, s’éloigna à pas pesants. En ce moment,mademoiselle de Verneuil et Corentin se contemplèrent en silence.Cette fois, les yeux limpides de Marie ne purent soutenir l’éclatdu feu sec que distillait le regard de cet homme. L’air résolu aveclequel l’espion pénétra dans la chambre, une expression de visageque Marie ne lui connaissait pas, le son mat de sa voix grêle, sadémarche, tout l’effraya&|160;; elle comprit qu’une lutte secrètecommençait entre eux, et qu’il déployait contre elle tous lespouvoirs de sa sinistre influence&|160;; mais si elle eut en cemoment une vue distincte et complète de l’abîme au fond duquel ellese précipitait, elle puisa des forces dans son amour pour secouerle froid glacial de ses pressentiments.

— Corentin, reprit-elle avec une sorte de gaieté, j’espère quevous allez me laisser faire ma toilette.

— Marie, dit-il, oui, permettez-moi de vous nommer ainsi. Vousne me connaissez pas encore&|160;! Ecoutez, un homme moinsperspicace que je ne le suis aurait déjà découvert votre amour pourle marquis de Montauran. Je vous ai à plusieurs reprises offert etmon cœur et ma main. Vous ne m’avez pas trouvé digne de vous&|160;;et peut-être avez-vous raison&|160;; mais si vous vous trouvez trophaut placée, trop belle, ou trop grande pour moi, je saurai bienvous faire descendre jusqu’à moi. Mon ambition et mes maximes vousont donné peu d’estime pour moi&|160;; et, franchement, vous aveztort. Les hommes ne valent que ce que je les estime, presque rien.J’arriverai certes à une haute position dont les honneurs vousflatteront. Qui pourra mieux vous aimer, qui vous laissera plussouverainement maîtresse de lui, si ce n’est l’homme par qui vousêtes aimée depuis cinq ans&|160;? Quoique je risque de vous voirprendre de moi une idée qui me sera défavorable, car vous neconcevez pas qu’on puisse renoncer par excès d’amour à la personnequ’on idolâtre, je vais vous donner la mesure du désintéressementavec lequel je vous adore. N’agitez pas ainsi votre jolie tête. Sile marquis vous aime, épousez-le&|160;; mais auparavant,assurez-vous bien de sa sincérité. Je serai au désespoir de voussavoir trompée, car je préfère votre bonheur au mien. Ma résolutionpeut vous étonner, mais ne l’attribuez qu’à la prudence d’un hommequi n’est pas assez niais pour vouloir posséder une femme malgréelle. Aussi est-ce moi et non vous que j’accuse de l’inutilité demes efforts. J’ai espéré vous conquérir à force de soumission et dedévouement, car depuis longtemps, vous le savez, je cherche à vousrendre heureuse suivant mes principes&|160;; mais vous n’avez voulume récompenser de rien.

— Je vous ai souffert près de moi, dit-elle avec hauteur.

— Ajoutez que vous vous en repentez…

— Après l’infâme entreprise dans laquelle vous m’avez engagée,dois-je encore vous remercier…

— En vous proposant une entreprise qui n’était pas exempte deblâme pour des esprits timorés, reprit-il audacieusement, jen’avais que votre fortune en vue. Pour moi, que le réussisse ou quej’échoue, je saurai faire servir maintenant toute espèce derésultat au succès de mes desseins. Si vous épousiez Montauran, jeserais charmé de servir utilement la cause des Bourbons, à Paris,où je suis membre du club de Clichy. Or, une circonstance qui memettrait en correspondance avec les princes, me déciderait àabandonner les intérêts d’une République qui marche à sa décadence.Le général Bonaparte est trop habile pour ne pas sentir qu’il luiest impossible d’être à la fois en Allemagne, en Italie, et ici oùla Révolution succombe. Il n’a fait sans doute le Dix-Huit Brumaireque pour obtenir des Bourbons de plus forts avantages en traitantde la France avec eux, car c’est un garçon très spirituel et qui nemanque pas de portée&|160;; mais les hommes politiques doivent ledevancer dans la voie où il s’engage. Trahir la France est encoreun de ces scrupules que, nous autres gens supérieurs, laissons auxsots. Je ne vous cache pas que j’ai les pouvoirs nécessaires pourentamer des négociations avec les chefs des Chouans, aussi bien quepour les faire périr&|160;; car Fouché mon protecteur est un hommeassez profond, il a toujours joué en double jeu&|160;; pendant laTerreur il était à la fois pour Robespierre et pour Danton.

— Que vous avez lâchement abandonné, dit-elle.

— Niaiserie, répondit Corentin&|160;; il est mort, oubliez-le.Allons, parlez-moi à cœur ouvert, je vous en donne l’exemple. Cechef de demi-brigade est plus rusé qu’il ne le paraît, et, si vousvouliez tromper sa surveillance, je ne vous serais pas inutile.Songez qu’il a infesté les vallées de Contre-Chouans etsurprendrait bien promptement vos rendez-vous&|160;! En restantici, sous ses yeux, vous êtes à la merci de sa police. Voyez avecquelle rapidité il a su que ce Chouan était chez vous&|160;! Sasagacité militaire ne doit-elle pas lui faire comprendre que vosmoindres mouvements lui indiqueront ceux du marquis, si vous enêtes aimée&|160;?

Mademoiselle de Verneuil n’avait jamais entendu de voix sidoucement affectueuse, Corentin était tout bonne foi, et paraissaitplein de confiance. Le cœur de la pauvre fille recevait sifacilement des impressions généreuses qu’elle allait livrer sonsecret au serpent qui l’enveloppait dans ses replis&|160;;cependant, elle pensa que rien ne prouvait la sincérité de cetartificieux langage, elle ne se fit donc aucun scrupule de tromperson surveillant.

— Eh&|160;! bien, répondit-elle, vous avez deviné, Corentin.Oui, j’aime le marquis&|160;; mais je n’en suis pas aimée&|160;! dumoins je le crains&|160;; aussi, le rendez-vous qu’il me donne mesemble-t-il cacher quelque piège.

— Mais, répliqua Corentin, vous nous avez dit hier qu’il vousavait accompagnée jusqu’à Fougères… S’il eût voulu exercer desviolences contre vous, vous ne seriez pas ici.

— Vous avez le cœur sec, Corentin. Vous pouvez établir desavantes combinaisons sur les événements de la vie humaine, et nonsur ceux d’une passion. Voilà peut-être d’où vient la constanterépugnance que vous m’inspirez. Puisque vous êtes si clairvoyant,cherchez à comprendre comment un homme de qui je me suis séparéeviolemment avant-hier, m’attend avec impatience aujourd’hui, sur laroute de Mayenne, dans une maison de Florigny, vers le soir…

À cet aveu qui semblait échappé dans un emportement asseznaturel à cette créature franche et passionnée, Corentin rougit,car il était encore jeune&|160;; mais il jeta sur elle et à ladérobée un de ces regards perçants qui vont chercher l’âme. Lanaïveté de mademoiselle de Verneuil était si bien jouée qu’elletrompa l’espion, et il répondit avec une bonhomie factice&|160;: —Voulez-vous que je vous accompagne de loin&|160;? j’aurais avec moides soldats déguisés, et nous serions prêts à vous obéir.

— J’y consens, dit-elle&|160;; mais promettez-moi, sur votrehonneur… Oh&|160;! non, je n’y crois pas&|160;! par votre salut,mais vous ne croyez pas en Dieu&|160;! par votre âme, vous n’enavez peut-être pas. Quelle assurance pouvez-vous donc me donner devotre fidélité&|160;? Et je me fie à vous, cependant, et je remetsen vos mains plus que ma vie, ou mon amour ou mavengeance&|160;!

Le léger sourire qui apparut sur la figure blafarde de Corentinfit connaître à mademoiselle de Verneuil le danger qu’elle venaitd’éviter. Le sbire, dont les narines se contractaient au lieu de sedilater, prit la main de sa victime, la baisa avec les marques durespect le plus profond, et la quitta en lui faisant un salut quin’était pas dénué de grâce.

Trois heures après cette scène, mademoiselle de Verneuil, quicraignait le retour de Corentin, sortit furtivement par la porteSaint-Léonard, et gagna le petit sentier du Nid-aux-Crocs quiconduisait dans la vallée du Nançon. Elle se crut sauvée enmarchant sans témoins à travers le dédale des sentiers qui menaientà la cabane de Galope-chopine où elle allait gaiement, conduite parl’espoir de trouver enfin le bonheur, et par le désir de soustraireson amant au sort qui le menaçait. Pendant ce temps, Corentin étaità la recherche du commandant. Il eut de la peine à reconnaîtreHulot, en le trouvant sur une petite place où il s’occupait dequelques préparatifs militaires. En effet, le brave vétéran avaitfait un sacrifice dont le mérite sera difficilement apprécié. Saqueue et ses moustaches étaient coupées, et ses cheveux, soumis aurégime ecclésiastique, avaient un œil de poudre. Chaussé de grossouliers ferrés, ayant troqué son vieil uniforme bleu et son épéecontre une peau de bique, armé d’une ceinture de pistolets et d’unelourde carabine, il passait en revue deux cents habitants deFougères, dont les costumes auraient pu tromper l’œil du Chouan leplus exercé. L’esprit belliqueux de cette petite ville et lecaractère breton se déployaient dans cette scène, qui n’était pasnouvelle. Çà et là, quelques mères, quelques sœurs, apportaient àleurs fils, à leurs frères, une gourde d’eau-de-vie ou despistolets oubliés. Plusieurs vieillards s’enquéraient du nombre etde la bonté des cartouches de ces gardes nationaux déguisés enContre-Chouans, et dont la gaieté annonçait plutôt une partie dechasse qu’une expédition dangereuse. Pour eux, les rencontres de lachouannerie, où les Bretons des villes se battaient avec lesBretons des campagnes, semblaient avoir remplacé les tournois de lachevalerie. Cet enthousiasme patriotique avait peut-être pourprincipe quelques acquisitions de biens nationaux. Néanmoins lesbienfaits de la Révolution mieux appréciés dans les villes,l’esprit de parti, un certain amour national pour la guerreentraient aussi pour beaucoup dans cette ardeur. Hulot émerveilléparcourait les rangs en demandant des renseignements à Gudin, surlequel il avait reporté tous les sentiments d’amitié jadis voués àMerle et à Gérard. Un grand nombre d’habitants examinaient lespréparatifs de l’expédition, en comparant la tenue de leurstumultueux compatriotes à celle d’un bataillon de la demi-brigadede Hulot. Tous immobiles et silencieusement alignés, les Bleusattendaient, sous la conduite de leurs officiers, les ordres ducommandant, que les yeux de chaque soldat suivaient de groupe engroupe. En parvenant auprès du vieux chef de demi-brigade, Corentinne put s’empêcher de sourire du changement opéré sur la figure deHulot. Il avait l’air d’un portrait qui ne ressemble plus àl’original.

— Qu’y a-t-il donc de nouveau&|160;? lui demanda Corentin.

— Viens faire avec nous le coup de fusil et tu le sauras, luirépondit le commandant.

— Oh&|160;! je ne suis pas de Fougères, répliqua Corentin.

— Cela se voit bien, citoyen, lui dit Gudin.

Quelques rires moqueurs partirent de tous les groupesvoisins.

— Crois-tu, reprit Corentin, qu’on ne puisse servir la Francequ’avec des baïonnettes&|160;?&|160;…

Puis il tourna le dos aux rieurs, et s’adressa à une femme pourapprendre le but et la destination de cette expédition.

— Hélas&|160;! mon bon homme, les Chouans sont déjà àFlorigny&|160;! On dit qu’ils sont plus de trois mille ets’avancent pour prendre Fougères.

— Florigny&|160;! s’écria Corentin pâlissant. Le rendez-vousn’est pas là&|160;! Est-ce bien, reprit-il, Florigny sur la routede Mayenne&|160;?

— Il n’y a pas deux Florigny, lui répondit la femme en luimontrant le chemin terminé par le sommet de La Pellerine.

— Est-ce le marquis de Montauran que vous cherchez&|160;?demanda Corentin au commandant.

— Un peu, répondit brusquement Hulot. — Il n’est pas à Florigny,répliqua Corentin. Dirigez sur ce point votre bataillon et la gardenationale, mais gardez avec vous quelques-uns de vos Contre-Chouanset attendez-moi.

— Il est trop malin pour être fou, s’écria le commandant envoyant Corentin s’éloigner à grands pas. C’est bien le roi desespions&|160;!

En ce moment, Hulot donna l’ordre du départ à son bataillon. Lessoldats républicains marchèrent sans tambour et silencieusement lelong du faubourg étroit qui mène à la route de Mayenne, endessinant une longue ligne bleue et rouge à travers les arbres etles maisons&|160;; les gardes nationaux déguisés lessuivaient&|160;; mais Hulot resta sur la petite place avec Gudin etune vingtaine des plus adroits jeunes gens de la ville, enattendant Corentin dont l’air mystérieux avait piqué sa curiosité.Francine apprit elle-même le départ de mademoiselle de Verneuil àcet espion sagace, dont tous les soupçons se changèrent encertitude, et qui sortit aussitôt pour recueillir des lumières surune fuite à bon droit suspecte. Instruit par les soldats de gardeau poste Saint-Léonard, du passage de la belle inconnue par leNid-aux-Crocs, Corentin courut sur la promenade, et y arrivamalheureusement assez à propos pour apercevoir de là les moindresmouvements de Marie. Quoiqu’elle eût mis une robe et une capotevertes pour être vue moins facilement, les soubresauts de sa marchepresque folle faisaient reconnaître, à travers les haiesdépouillées de feuilles et blanches de givre, le point vers lequelses pas se dirigeaient.

— Ah&|160;! s’écria-t-il, tu dois aller à Florigny et tudescends dans le val de Gibarry&|160;! je ne suis qu’un sot, ellem’a joué. Mais patience, j’allume ma lampe le jour aussi bien quela nuit.

Corentin, devinant alors à peu près le lieu du rendez-vous desdeux amants, accourut sur la place au moment où Hulot allait laquitter et rejoindre ses troupes.

— Halte, mon général&|160;! cria-t-il au commandant qui seretourna.

En un instant, Corentin instruisit le soldat des événements dontla trame, quoique cachée, laissait voir quelques-uns de ses fils,et Hulot, frappé par la perspicacité du diplomate, lui saisitvivement le bras.

— Mille tonnerres&|160;! citoyen curieux, tu as raison. Lesbrigands font là-bas une fausse attaque&|160;! Les deux colonnesmobiles que j’ai envoyées inspecter les environs, entre la routed’Antrain et de Vitré, ne sont pas encore revenues&|160;; ainsi,nous trouverons dans la campagne des renforts qui ne nous serontsans doute pas inutiles, car le Gars n’est pas assez niais pour serisquer sans avoir avec lui ses sacrées chouettes.

— Gudin, dit-il au jeune Fougerais, cours avertir le capitaineLebrun qu’il peut se passer de moi à Florigny pour y frotter lesbrigands, et reviens plus vite que ça. Tu connais les sentiers, jet’attends pour aller à la chasse du ci-devant et venger lesassassinats de la Vivetière. — Tonnerre de Dieu, comme ilcourt&|160;! reprit-il en voyant partir Gudin qui disparut commepar enchantement. Gérard aurait-il aimé ce garçon-là&|160;!

À son retour, Gudin trouva la petite troupe de Hulot augmentéede quelques soldats pris aux différents postes de la ville. Lecommandant dit au jeune Fougerais de choisir une douzaine de sescompatriotes les mieux dressés au difficile métier deContre-Chouan, et lui ordonna de se diriger par la porteSaint-Léonard, afin de longer le revers des montagnes deSaint-Sulpice qui regardait la grande vallée du Couesnon, et surlequel était située la cabane de Galope-chopine&|160;; puis il semit lui-même à la tête du reste de la troupe, et sortit par laporte Saint-Sulpice pour aborder les montagnes à leur sommet, où,suivant ses calculs, il devait rencontrer les gens de Beau-piedqu’il se proposait d’employer à renforcer un cordon de sentinelleschargées de garder les rochers, depuis le faubourg Saint-Sulpicejusqu’au Nid-aux-Crocs. Corentin, certain d’avoir remis la destinéedu chef des Chouans entre les mains de ses plus implacablesennemis, se rendit promptement sur la Promenade pour mieux saisirl’ensemble des dispositions militaires de Hulot. Il ne tarda pas àvoir la petite escouade de Gudin débouchant par la vallée du Nançonet suivant les rochers du côté de la grande vallée du Couesnon,tandis que Hulot, débusquant le long du château de Fougères,gravissait le sentier périlleux qui conduisait sur le sommet desmontagnes de Saint-Sulpice. Ainsi, les deux troupes se déployaientsur deux lignes parallèles. Tous les arbres et les buissons,décorés par le givre de riches arabesques, jetaient sur la campagneun reflet blanchâtre qui permettait de bien voir, comme des lignesgrises, ces deux petits corps d’armée en mouvement. Arrivé sur leplateau des rochers, Hulot détacha de sa troupe tous les soldatsqui étaient en uniforme, et Corentin les vit établissant, par lesordres de l’habile commandant, une ligne de sentinelles ambulantesséparées chacune par un espace convenable, dont la première devaitcorrespondre avec Gudin et la dernière avec Hulot, de manièrequ’aucun buisson ne devait échapper aux baïonnettes de ces troislignes mouvantes qui allaient traquer le Gars à travers lesmontagnes et les champs.

— Il est rusé, ce vieux loup de guérite, s’écria Corentin enperdant de vue les dernières pointes de fusil qui brillèrent dansles ajoncs, le Gars est cuit. Si Marie avait livré ce damnémarquis, nous eussions, elle et moi, été unis par le plus fort desliens, une infamie… Mais elle sera bien à moi&|160;!&|160;…

Les douze jeunes Fougerais conduits par le sous-lieutenant Gudinatteignirent bientôt le versant que forment les rochers deSaint-Sulpice, en s’abaissant par petites collines dans la valléede Gibarry. Gudin, lui, quitta les chemins, sauta lestementl’échalier du premier champ de genêts qu’il rencontra, et où il futsuivi par six de ses compatriotes&|160;; les six autres sedirigèrent, d’après ses ordres, dans les champs de droite, afind’opérer les recherches de chaque côté des chemins. Gudin s’élançavivement vers un pommier qui se trouvait au milieu du genêt. Aubruissement produit par la marche des six Contre-Chouans qu’ilconduisait à travers cette forêt de genêts en tâchant de ne pas enagiter les touffes givrées, sept ou huit hommes à la tête desquelsétait Beau-pied, se cachèrent derrière quelques châtaigniers parlesquels la haie de ce champ était couronnée. Malgré le refletblanc qui éclairait la campagne et malgré leur vue exercée, lesFougerais n’aperçurent pas d’abord leurs adversaires qui s’étaientfait un rempart des arbres.

— Chut&|160;! les voici, dit Beau-pied qui le premier leva latête. Les brigands nous ont excédés, mais, puisque nous les avonsau bout de nos fusils, ne les manquons pas, ou, nom d’unepipe&|160;! nous ne serions pas susceptibles d’être soldats dupape&|160;!

Cependant les yeux perçants de Gudin avaient fini par découvrirquelques canons de fusil dirigés vers sa petite escouade. En cemoment, par une amère dérision, huit grosses voix crièrent quivive&|160;! et huit coups de fusil partirent aussitôt. Les ballessifflèrent autour des Contre-Chouans. L’un d’eux en reçut une dansle bras et un autre tomba. Les cinq Fougerais qui restaient sainset saufs ripostèrent par une décharge en répondant&|160;: —Amis&|160;! Puis, ils marchèrent rapidement sur les ennemis, afinde les atteindre avant qu’ils n’eussent rechargé leurs armes.

— Nous ne savions pas si bien dire, s’écria le jeunesous-lieutenant en reconnaissant les uniformes et les vieuxchapeaux de sa demi-brigade. Nous avons agi en vrais Bretons, nousnous sommes battus avant de nous expliquer.

Les huit soldats restèrent stupéfaits en reconnaissantGudin.

— Dame&|160;! mon officier, qui diable ne vous prendrait paspour des brigands sous vos peaux de bique, s’écria douloureusementBeau-pied.

— C’est un malheur, et nous en sommes tous innocents, puisquevous n’étiez pas prévenus de la sortie de nos Contre-Chouans. Maisoù en êtes-vous&|160;? lui demanda Gudin.

— Mon officier, nous sommes à la recherche d’une douzaine deChouans qui s’amusent à nous échiner. Nous courons comme des ratsempoisonnés&|160;; mais, à force de sauter ces échaliers et ceshaies que le tonnerre confonde, nos compas s’étaient rouillés etnous nous reposions. Je crois que les brigands doivent êtremaintenant dans les environs de cette grande baraque d’où vousvoyez sortir de la fumée.

— Bon&|160;! s’écria Gudin. Vous autres, dit-il aux huit soldatset à Beau-pied, vous allez vous replier sur les rochers deSaint-Sulpice, à travers les champs, et vous y appuierez la lignede sentinelles que le commandant y a établie. Il ne faut pas quevous restiez avec nous autres, puisque vous êtes en uniforme. Nousvoulons, mille cartouches&|160;! venir à bout de ces chiens-là, leGars est avec eux&|160;! Les camarades vous en diront plus long queje ne vous en dis. Filez sur la droite, et n’administrez pas decoups de fusil à six de nos peaux de bique que vous pourrezrencontrer. Vous reconnaîtrez nos Contre-Chouans à leurs cravatesqui sont roulées en corde sans nœud.

Gudin laissa ses deux blessés sous le pommier, en se dirigeantvers la maison de Galope-chopine, que Beau-pied venait de luiindiquer et dont la fumée lui servit de boussole. Pendant que lejeune officier était mis sur la piste des Chouans par une rencontreassez commune dans cette guerre, mais qui aurait pu devenir plusmeurtrière, le petit détachement que commandait Hulot avait atteintsur sa ligne d’opérations un point parallèle à celui où Gudin étaitparvenu sur la sienne. Le vieux militaire, à la tête de sesContre-Chouans, se glissait silencieusement le long des haies avectoute l’ardeur d’un jeune homme, il sautait les échaliers encoreassez légèrement en jetant ses yeux fauves sur toutes les hauteurs,et prêtant, comme un chasseur, l’oreille au moindre bruit. Autroisième champ dans lequel il entra, il aperçut une femme d’unetrentaine d’années, occupée à labourer la terre à la houe, et qui,toute courbée, travaillait avec courage&|160;; tandis qu’un petitgarçon âgé d’environ sept à huit ans, armé d’une serpe, secouait legivre de quelques ajoncs qui avaient poussé çà et là, les coupaitet les mettait en tas. Au bruit que fit Hulot en retombantlourdement de l’autre côté de l’échalier, le petit gars et sa mèrelevèrent la tête. Hulot prit facilement cette jeune femme pour unevieille. Des rides venues avant le temps sillonnaient le front etla peau du cou de la Bretonne, elle était si grotesquement vêtued’une peau de bique usée, que sans une robe de toile jaune et sale,marque distinctive de son sexe, Hulot n’aurait su à quel sexe lapaysanne appartenait, car les longues mèches de ses cheveux noirsétaient cachées sous un bonnet de laine rouge. Les haillons dont lepetit gars était à peine couvert en laissaient voir la peau.

— Ho&|160;! la vieille, cria Hulot d’un ton bas à cette femme ens’approchant d’elle, où est le Gars&|160;?

En ce moment les vingt Contre-Chouans qui suivaient Hulotfranchirent les enceintes du champ.

— Ah&|160;! pour aller au Gars, faut que vous retourniez d’oùvous venez, répondit la femme après avoir jeté un regard dedéfiance sur la troupe.

— Est-ce que je te demande le chemin du faubourg du Gars àFougères, vieille carcasse&|160;? répliqua brutalement Hulot. Parsainte Anne d’Auray, as-tu vu passer le Gars&|160;?

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répondit la femme ense courbant pour reprendre son travail.

— Garce damnée, veux-tu donc nous faire avaler par les Bleus quinous poursuivent&|160;? s’écria Hulot.

À ces paroles la femme releva la tête et jeta un nouveau regardde méfiance sur les Contre-Chouans en leur répondant&|160;: —Comment les Bleus peuvent-ils être à vos trousses&|160;? j’en viensde voir passer sept à huit qui regagnent Fougères par le chemind’en bas.

— Ne dirait-on pas qu’elle va nous mordre avec son nez&|160;?reprit Hulot. Tiens, regarde, vieille bique.

Et le commandant lui montra du doigt, à une cinquantaine de pasen arrière, trois ou quatre de ses sentinelles dont les chapeaux,les uniformes et les fusils étaient faciles à reconnaître.

— Veux-tu laisser égorger ceux que Marche-à-terre envoie ausecours du Gars que les Fougerais veulent prendre&|160;? reprit-ilavec colère.

— Ah&|160;! excusez, reprit la femme&|160;; mais il est sifacile d’être trompé&|160;! De quelle paroisse êtes-vousdonc&|160;? demanda-t-elle.

— De Saint-Georges, s’écrièrent deux ou trois Fougerais enbas-breton, et nous mourons de faim.

— Eh&|160;! bien, tenez, répondit la femme, voyez-vous cettefumée, là-bas&|160;? c’est ma maison. En suivant les routins dedroite, vous y arriverez par en haut. Vous trouverez peut-être monhomme en route. Galope-chopine doit faire le guet pour avertir leGars, puisque vous savez qu’il vient aujourd’hui chez nous,ajouta-t-elle avec orgueil.

— Merci, bonne femme, répondit Hulot. — En avant, vous autres,tonnerre de Dieu&|160;! ajouta-t-il en parlant à ses hommes, nousle tenons&|160;!

À ces mots, le détachement suivit au pas de course lecommandant, qui s’engagea dans les sentiers indiqués. En entendantle juron si peu catholique du soi-disant Chouan, la femme deGalope-chopine pâlit. Elle regarda les guêtres et les peaux debique des jeunes Fougerais, s’assit par terre, serra son enfantdans ses bras et dit&|160;: — Que la sainte vierge d’Auray et lebienheureux saint Labre aient pitié de nous&|160;! Je ne crois pasque ce soient nos gens, leurs souliers sont sans clous. Cours parle chemin d’en bas prévenir ton père, il s’agit de sa tête,dit-elle au petit garçon, qui disparut comme un daim à travers lesgenêts et les ajoncs.

Cependant mademoiselle de Verneuil n’avait rencontré sur saroute aucun des partis Bleus ou Chouans qui se pourchassaient lesuns les autres dans le labyrinthe de champs situés autour de lacabane de Galope-chopine. En apercevant une colonne bleuâtres’élevant du tuyau à demi détruit de la cheminée de cette tristehabitation, son cœur éprouva une de ces violentes palpitations dontles coups précipités et sonores semblent monter dans le cou commepar flots. Elle s’arrêta, s’appuya de la main sur une branched’arbre, et contempla cette fumée qui devait également servir defanal aux amis et aux ennemis du jeune chef. Jamais elle n’avaitressenti d’émotion si écrasante. — Ah&|160;! je l’aime trop, sedit-elle avec une sorte de désespoir&|160;; aujourd’hui je ne seraipeut-être plus maîtresse de moi. Tout à coup elle franchit l’espacequi la séparait de la chaumière, et se trouva dans la cour, dont lafange avait été durcie par la gelée. Le gros chien s’élança encorecontre elle en aboyant&|160;; mais, sur un seul mot prononcé parGalope-chopine, il remua la queue et se tut. En entrant dans lachaumine, mademoiselle de Verneuil y jeta un de ces regards quiembrassent tout. Le marquis n’y était pas. Marie respira pluslibrement. Elle reconnut avec plaisir que le Chouan s’était efforcéde restituer quelque propreté à la sale et unique chambre de satanière. Galope-chopine saisit sa canardière, salua silencieusementson hôtesse et sortit avec son chien&|160;; elle le suivit jusquesur le seuil, et le vit s’en allant par le sentier qui commençait àdroite de sa cabane, et dont l’entrée était défendue par un grosarbre pourri en y formant un échalier presque ruiné. De là, elleput apercevoir une suite de champs dont les échaliers présentaientà l’œil comme une enfilade de portes, car la nudité des arbres etdes haies permettait de bien voir les moindres accidents dupaysage. Quand le large chapeau de Galope-chopine eut tout à faitdisparu, mademoiselle de Verneuil se retourna vers la gauche pourvoir l’église de Fougères&|160;; mais le hangar la lui cachaitentièrement. Elle jeta les yeux sur la vallée du Couesnon quis’offrait à ses regards, comme une vaste nappe de mousseline dontla blancheur rendait plus terne encore un ciel gris et chargé deneige. C’était une de ces journées où la nature semble muette, etoù les bruits sont absorbés par l’atmosphère. Aussi, quoique lesBleus et leurs Contre-Chouans marchassent dans la campagne surtrois lignes, en formant un triangle qu’ils resserraient ens’approchant de la cabane, le silence était si profond quemademoiselle de Verneuil se sentit émue par des circonstances quiajoutaient à ses angoisses une sorte de tristesse physique. Il yavait du malheur dans l’air. Enfin, à l’endroit où un petit rideaude bois terminait l’enfilade d’échaliers, elle vit un jeune hommesautant les barrières comme un écureuil, et courant avec uneétonnante rapidité. — C’est lui, se dit-elle. Simplement vêtu commeun Chouan, le Gars portait son tromblon en bandoulière derrière sapeau de bique, et, sans la grâce de ses mouvements, il aurait étéméconnaissable. Marie se retira précipitamment dans la cabane, enobéissant à l’une de ces déterminations instinctives aussi peuexplicables que l’est la peur&|160;; mais bientôt le jeune chef futà deux pas d’elle devant la cheminée, où brillait un feu clair etanimé. Tous deux se trouvèrent sans voix, craignirent de seregarder, ou de faire un mouvement. Une même espérance unissaitleur pensée, un même doute les séparait, c’était une angoisse,c’était une volupté.

— Monsieur, dit enfin mademoiselle de Verneuil d’une voix émue,le soin de votre sûreté m’a seul amenée ici.

— Ma sûreté&|160;! reprit-il avec amertume.

— Oui, répondit-elle, tant que je resterai à Fougères, votre vieest compromise, et je vous aime trop pour n’en pas partir cesoir&|160;; ne m’y cherchez donc plus.

— Partir, chère ange&|160;! je vous suivrai.

— Me suivre&|160;! y pensez-vous&|160;? et les Bleus&|160;?

— Eh&|160;! ma chère Marie, qu’y a-t-il de commun entre lesBleus et notre amour&|160;?

— Mais il me semble qu’il est difficile que vous restiez enFrance, près de moi, et plus difficile encore que vous la quittiezavec moi.

— Y a-t-il donc quelque chose d’impossible à qui aimebien&|160;?

— Ah&|160;! oui, je crois que tout est possible. N’ai-je pas eule courage de renoncer à vous, pour vous&|160;!

— Quoi&|160;! vous vous êtes donnée à un être affreux que vousn’aimiez pas, et vous ne voulez pas faire le bonheur d’un homme quivous adore, de qui vous remplirez la vie, et qui jure de n’êtrejamais qu’à vous&|160;? Ecoute-moi, Marie, m’aimes-tu&|160;?

— Oui, dit-elle.

— Eh&|160;! bien, sois à moi.

— Avez-vous oublié que j’ai repris le rôle infâme d’unecourtisane, et que c’est vous qui devez être à moi&|160;? Si Jeveux vous fuir, c’est pour ne pas laisser retomber sur votre têtele mépris que je pourrais encourir&|160;; sans cette crainte,peut-être…

— Mais si je ne redoute rien…

— Et qui m’en assurera&|160;? je suis défiante. Dans masituation, qui ne le serait pas&|160;?&|160;… Si l’amour que nousinspirons ne dure pas, au moins doit-il être complet, et nous fairesupporter avec joie l’injustice du monde. Qu’avez-vous fait pourmoi&|160;?&|160;… Vous me désirez. Croyez-vous vous être élevé parlà bien au-dessus de ceux qui m’ont vue jusqu’à présent&|160;?Avez-vous risqué, pour une heure de plaisir, vos Chouans, sans plusvous en soucier que je ne m’inquiétais des Bleus massacrés quandtout fut perdu pour moi&|160;? Et si je vous ordonnais de renoncerà toutes vos idées, à vos espérances, à votre Roi qui m’offusque etqui peut-être se moquera de vous quand vous périrez pour lui&|160;;tandis que je saurais mourir pour vous avec un saint respect&|160;!Enfin, si je voulais que vous envoyassiez votre soumission aupremier Consul pour que vous pussiez me suivre àParis&|160;?&|160;… si j’exigeais que nous allassions en Amérique yvivre loin d’un monde où tout est vanité, afin de savoir si vousm’aimez bien pour moi-même, comme en ce moment je vous aime&|160;!Pour tout dire en un mot, si je voulais, au lieu de m’élever àvous, que vous tombassiez jusqu’à moi, que feriez-vous&|160;?

— Tais-toi, Marie, ne te calomnie pas. Pauvre enfant, je t’aidevinée&|160;! Va, si mon premier désir est devenu de la passion,ma passion est maintenant de l’amour. Chère âme de mon âme, je lesais, tu es aussi noble que ton nom, aussi grande que belle&|160;;je suis assez noble et me sens assez grand moi-même pour imposer aumonde. Est-ce parce que je pressens en toi des voluptés inouïes etincessantes&|160;?&|160;… est-ce parce que je crois rencontrer enton âme ces précieuses qualités qui nous font toujours aimer lamême femme&|160;? J’en ignore la cause, mais mon amour est sansbornes, et il me semble que je ne puis plus me passer de toi. Oui,ma vie serait pleine de dégoût si tu n’étais toujours près demoi…

— Comment près de vous&|160;?

— Oh&|160;! Marie, tu ne veux donc pas deviner tonAlphonse&|160;?

— Ah&|160;! croiriez-vous me flatter beaucoup en m’offrant votrenom, votre main&|160;? dit-elle avec un apparent dédain mais enregardant fixement le marquis pour en surprendre les moindrespensées. Et savez-vous si vous m’aimerez dans six mois, et alorsquel serait mon avenir&|160;?&|160;… Non, non, une maîtresse est laseule femme qui soit sûre des sentiments qu’un homme luitémoigne&|160;; car le devoir, les lois, le monde, l’intérêt desenfants, n’en sont pas les tristes auxiliaires, et si son pouvoirest durable, elle y trouve des flatteries et un bonheur qui fontaccepter les plus grands chagrins du monde. Être votre femme etavoir la chance de vous peser un jour&|160;!&|160;… À cette crainteje préfère un amour passager, mais vrai, quand même la mort et lamisère en seraient la fin. Oui, je pourrais être, mieux que toutautre, une mère vertueuse, une épouse dévouée&|160;; mais pourentretenir de tels sentiments dans l’âme d’une femme, il ne fautpas qu’un homme l’épouse dans un accès de passion. D’ailleurs,sais-je moi-même si vous me plairez demain&|160;? Non, je ne veuxpas faire votre malheur, je quitte la Bretagne, dit-elle enapercevant de l’hésitation dans son regard, je retourne à Fougères,et vous ne viendrez pas me chercher là…

— Eh&|160;! bien, après demain, si dès le matin tu vois de lafumée sur les roches de Saint-Sulpice, le soir je serai chez toi,amant, époux, ce que tu voudras que je sois. J’aurai toutbravé.

— Mais, Alphonse, tu m’aimes donc bien, dit-elle avec ivresse,pour risquer ainsi ta vie avant de me la donner&|160;?&|160;…

Il ne répondit pas, il la regarda, elle baissa les yeux&|160;;mais il lut sur l’ardent visage de sa maîtresse un délire égal ausien, et alors il lui tendit les bras. Une sorte de folie entraînaMarie, qui alla tomber mollement sur le sein du marquis, décidée às’abandonner à lui pour faire de cette faute le plus grand desbonheurs, en y risquant tout son avenir, qu’elle rendait pluscertain si elle sortait victorieuse de cette dernière épreuve. Maisà peine sa tête s’était-elle posée sur l’épaule de son amant, qu’unléger bruit retentit au-dehors. Elle s’arracha de ses bras comme sielle se fût réveillée, et s’élança hors de la chaumière. Elle putalors recouvrer un peu de sang-froid et penser à sa situation.

— Il m’aurait acceptée et se serait moqué de moi, peut-être, sedit-elle. Ah&|160;! si je pouvais le croire, je le tuerais. —Ah&|160;! pas encore cependant, reprit-elle en apercevantBeau-pied, à qui elle fit un signe que le soldat comprit àmerveille.

Le pauvre garçon tourna brusquement sur ses talons, en feignantde n’avoir rien vu. Tout à coup, mademoiselle de Verneuil rentradans le salon en invitant le jeune chef à garder le plus profondsilence, par la manière dont elle se pressa les lèvres sous l’indexde sa main droite.

— Ils sont là, dit-elle avec terreur et d’une voix sourde.

— Qui&|160;?

— Les Bleus.

— Ah&|160;! je ne mourrai pas sans avoir…

— Oui, prends…

Il la saisit froide et sans défense, et cueillit sur ses lèvresun baiser plein d’horreur et de plaisir, car il pouvait être à lafois le premier et le dernier. Puis ils allèrent ensemble sur leseuil de la porte, en y plaçant leurs têtes de manière à toutexaminer sans être vus. Le marquis aperçut Gudin à la tête d’unedouzaine d’hommes qui tenaient le bas de la vallée du Couesnon. Ilse tourna vers l’enfilade des échaliers, le gros tronc d’arbrepourri était gardé par sept soldats. Il monta sur la pièce decidre, enfonça le toit de bardeau pour sauter sur l’éminence&|160;;mais il retira précipitamment sa tête du trou qu’il venait defaire&|160;: Hulot couronnait la hauteur et lui coupait le cheminde Fougères. En ce moment, il regarda sa maîtresse qui jeta un cride désespoir&|160;: elle entendait les trépignements des troisdétachements réunis autour de la maison.

— Sors la première, lui dit-il, tu me préserveras.

En entendant ce mot, pour elle sublime, elle se plaça toutheureuse en face de la porte, pendant que le marquis armait sontromblon. Après avoir mesuré l’espace qui existait entre le seuilde la cabane et le gros tronc d’arbre, le Gars se jeta devant lessept Bleus, les cribla de sa mitraille et se fit un passage aumilieu d’eux. Les trois troupes se précipitèrent autour del’échalier que le chef avait sauté, et le virent alors courant dansle champ avec une incroyable célérité.

— Feu, feu, mille noms d’un diable&|160;! Vous n’êtes pasFrançais, feu donc, mâtins&|160;! cria Hulot d’une voixtonnante.

Au moment où il prononçait ces paroles du haut de l’éminence,ses hommes et ceux de Gudin firent une décharge générale quiheureusement fut mal dirigée. Déjà le marquis arrivait à l’échalierqui terminait le premier champ&|160;; mais au moment où il passaitdans le second, il faillit être atteint par Gudin qui s’étaitélancé sur ses pas avec violence. En entendant ce redoutableadversaire à quelques toises, le Gars redoubla de vitesse.Néanmoins, Gudin et le marquis arrivèrent presque en même temps àl’échalier&|160;; mais Montauran lança si adroitement son tromblonà la tête de Gudin, qu’il le frappa et en retarda la marche. Il estimpossible de dépeindre l’anxiété de Marie et l’intérêt quemanifestaient à ce spectacle Hulot et sa troupe. Tous, ilsrépétaient silencieusement, à leur insu, les gestes des deuxcoureurs. Le Gars et Gudin parvinrent ensemble au rideau blanc degivre formé par le petit bois&|160;; mais l’officier rétrogradatout à coup et s’effaça derrière un pommier. Une vingtaine deChouans, qui n’avaient pas tiré de peur de tuer leur chef, semontrèrent et criblèrent l’arbre de balles. Toute la petite troupede Hulot s’élança au pas de course pour sauver Gudin, qui, setrouvant sans armes, revenait de pommier en pommier, en saisissant,pour courir, le moment où les Chasseurs du Roi chargeaient leursarmes. Son danger dura peu. Les Contre-Chouans mêlés aux Bleus, etHulot à leur tête, vinrent soutenir le jeune officier à la place oùle marquis avait jeté son tromblon. En ce moment, Gudin aperçut sonadversaire tout épuisé, assis sous un des arbres du petit bouquetde bois&|160;; il laissa ses camarades se canardant avec lesChouans retranchés derrière une haie latérale du champ, il lestourna et se dirigea vers le marquis avec la vivacité d’une bêtefauve. En voyant cette manœuvre, les Chasseurs du Roi poussèrentd’effroyables cris pour avertir leur chef&|160;; puis, après avoirtiré sur les Contre-Chouans avec le bonheur qu’ont les braconniers,ils essayèrent de leur tenir tête&|160;; mais ceux-ci gravirentcourageusement la haie qui servait de remparts à leurs ennemis, ety prirent une sanglante revanche. Les Chouans gagnèrent alors lechemin qui longeait le champ dans l’enceinte duquel cette scèneavait lieu, et s’emparèrent des hauteurs que Hulot avait commis lafaute d’abandonner. Avant que les Bleus eussent eu le temps de sereconnaître, les Chouans avaient pris pour retranchements lesbrisures que formaient les arêtes de ces rochers à l’abri desquelsils pouvaient tirer sans danger sur les soldats de Hulot, siceux-ci faisaient quelque démonstration de vouloir venir les ycombattre. Pendant que Hulot, suivi de quelques soldats, allaitlentement vers le petit bois pour y chercher Gudin, les Fougeraisdemeurèrent pour dépouiller les Chouans morts et achever lesvivants. Dans cette épouvantable guerre, les deux partis nefaisaient pas de prisonniers. Le marquis sauvé, les Chouans et lesBleus reconnurent mutuellement la force de leurs positionsrespectives et l’inutilité de la lutte, en sorte que chacun nesongea plus qu’à se retirer.

— Si je perds ce jeune homme-là, s’écria Hulot en regardant lebois avec attention, je ne veux plus faire d’amis&|160;!

— Ah&|160;! ah&|160;! dit un des jeunes gens de Fougères occupéà dépouiller les morts, voilà un oiseau qui a des plumesjaunes.

Et il montrait à ses compatriotes une bourse pleine de piècesd’or qu’il venait de trouver dans la poche d’un gros homme vêtu denoir.

— Mais qu’a-t-il donc là&|160;? reprit un autre qui tira unbréviaire de la redingote du défunt.

— C’est pain bénit, c’est un prêtre&|160;! s’écria-t-il enjetant le bréviaire à terre.

— Le voleur, il nous fait banqueroute, dit un troisième en netrouvant que deux écus de six francs dans les poches du Chouanqu’il déshabillait.

— Oui, mais il a une fameuse paire de souliers, répondit unsoldat qui se mit en devoir de les prendre.

— Tu les auras s’ils tombent dans ton lot, lui répliqua l’un desFougerais, en les arrachant des pieds du mort et les lançant au tasdes effets déjà rassemblés.

Un quatrième Contre-Chouan recevait l’argent, afin de faire lesparts lorsque tous les soldats de l’expédition seraient réunis.Quand Hulot revint avec le jeune officier, dont la dernièreentreprise pour joindre le Gars avait été aussi périlleusequ’inutile, il trouva une vingtaine de ses soldats et une trentainede Contre-Chouans devant onze ennemis morts dont les corps avaientété jetés dans un sillon tracé au bas de la haie.

— Soldats, s’écria Hulot d’une voix sévère, je vous défends departager ces haillons. Formez vos rangs, et plus vite que ça.

— Mon commandant, dit un soldat en montrant à Hulot sessouliers, au bout desquels les cinq doigts de ses pieds se voyaientà nu, bon pour l’argent&|160;; mais cette chaussure-là, ajouta-t-ilen montrant avec la crosse de son fusil la paire de souliersferrés, cette chaussure-là, mon commandant, m’irait comme ungant.

— Tu veux à tes pieds des souliers anglais&|160;! lui répliquaHulot.

— Commandant, dit respectueusement un des Fougerais, nous avons,depuis la guerre, toujours partagé le butin.

— Je ne vous empêche pas, vous autres, de suivre vos usages,répliqua durement Hulot en l’interrompant.

— Tiens, Gudin, voilà une bourse là qui contient trois louis, tuas eu de la peine, ton chef ne s’opposera pas à ce que tu laprennes, dit à l’officier l’un de ses anciens camarades.

Hulot regarda Gudin de travers, et le vit pâlissant.

— C’est la bourse de mon oncle, s’écria le jeune homme.

Tout épuisé qu’il était par la fatigue, il fit quelques pas versle monceau de cadavres, et le premier corps qui s’offrit à sesregards fut précisément celui de son oncle&|160;; mais à peine envit-il le visage rubicond sillonné de bandes bleuâtres, les brasroidis, et la plaie faite par le coup de feu, qu’il jeta un criétouffé et s’écria — Marchons, mon commandant.

La troupe de Bleus se mit en route. Hulot soutenait son jeuneami en lui donnant le bras.

— Tonnerre de Dieu, cela ne sera rien, lui disait le vieuxsoldat.

— Mais il est mort, répondit Gudin, mort&|160;! C’était mon seulparent, et, malgré ses malédictions, il m’aimait. Le Roi revenu,tout le pays aurait voulu ma tête, le bonhomme m’aurait caché soussa soutane.

— Est-il bête&|160;! disaient les gardes nationaux restés à separtager les dépouilles&|160;; le bonhomme est riche, et comme ça,il n’a pas eu le temps de faire un testament par lequel il l’auraitdéshérité.

Le partage fait, les Contre-Chouans rejoignirent le petitbataillon de Bleus et le suivirent de loin.

Une horrible inquiétude se glissa, vers la nuit, dans lachaumière de Galope-chopine, où jusqu’alors la vie avait été sinaïvement insoucieuse. Barbette et son petit gars portant tous deuxsur leur dos, l’une sa pesante charge d’ajoncs, l’autre uneprovision d’herbes pour les bestiaux, revinrent à l’heure où lafamille prenait le repas du soir. En entrant au logis, la mère etle fils cherchèrent en vain Galope-chopine&|160;; et jamais cettemisérable chambre ne leur parut si grande, tant elle était vide. Lefoyer sans feu, l’obscurité, le silence, tout leur prédisaitquelque malheur. Quand la nuit fut venue, Barbette s’empressad’allumer un feu clair et deux oribus, nom donné aux chandelles derésine dans le pays compris entre les rivages de l’Armoriquejusqu’en haut de la Loire, et encore usité en deçà d’Amboise dansles campagnes du Vendômois. Barbette mettait à ces apprêts lalenteur dont sont frappées les actions quand un sentiment profondles domine&|160;; elle écoutait le moindre bruit&|160;; maissouvent trompée par le sifflement des rafales, elle allait sur laporte de sa misérable hutte et en revenait toute triste. Ellenettoya deux pichés, les remplit de cidre et les posa sur la longuetable de noyer. À plusieurs reprises, elle regarda son garçon quisurveillait la cuisson des galettes de sarrasin, mais sans pouvoirlui parler. Un instant les yeux du petit gars s’arrêtèrent sur lesdeux clous qui servaient à supporter la canardière de son père, etBarbette frissonna en voyant comme lui cette place vide. Le silencen’était interrompu que par les mugissements des vaches, ou par lesgouttes de cidre qui tombaient périodiquement de la bonde dutonneau. La pauvre femme soupira en apprêtant dans trois écuellesde terre brune une espèce de soupe composée de lait, de galettecoupée par petits morceaux et de châtaignes cuites.

— Ils se sont battus dans la pièce qui dépend de la Béraudière,dit le petit gars.

— Vas-y donc voir, répondit la mère.

Le gars y courut, reconnut au clair de lune le monceau decadavres, n’y trouva point son père, et revint tout joyeux ensifflant&|160;: il avait ramassé quelques pièces de cent sousfoulées aux pieds par les vainqueurs et oubliées dans la boue. Iltrouva sa mère assise sur une escabelle et occupée à filer duchanvre au coin du feu. Il fit un signe négatif à Barbette, quin’osa croire à quelque chose d’heureux&|160;; puis, dix heuresayant sonné à Saint-Léonard, le petit gars se coucha après avoirmarmotté une prière à la sainte vierge d’Auray. Au jour, Barbette,qui n’avait pas dormi, poussa un cri de joie, en entendant retentirdans le lointain un bruit de gros souliers ferrés qu’elle reconnut,et Galope-chopine montra bientôt sa mine renfrognée.

— Grâces à saint Labre à qui j’ai promis un beau cierge, le Garsa été sauvé&|160;! N’oublie pas que nous devons maintenant troiscierges au saint.

Puis, Galope-chopine saisit un piché et l’avala tout entier sansreprendre haleine. Lorsque sa femme lui eut servi sa soupe, l’eutdébarrassé de sa canardière et qu’il se fut assis sur le banc denoyer, il dit en s’approchant du feu&|160;: — Comment les Bleus etles Contre-Chouans sont-ils donc venus ici&|160;? On se battait àFlorigny. Quel diable a pu leur dire que le Gars était cheznous&|160;? car il n’y avait que lui, sa belle garce et nous qui lesavions.

La femme pâlit.

— Les Contre-Chouans m’ont persuadé qu’ils étaient des gars deSaint-Georges, répondit-elle en tremblant, et c’est moi qui leur aidit où était le Gars.

Galope-chopine pâlit à son tour, et laissa son écuelle sur lebord de la table.

— Je t’ai envoyé not’ gars pour te prévenir, reprit Barbetteeffrayée, il ne t’a pas rencontré.

Le Chouan se leva, et frappa si violemment sa femme, qu’ellealla tomber pâle comme un mort sur le lit.

— Garce maudite, tu m’as tué, dit-il. Mais saisi d’épouvante, ilprit sa femme dans ses bras

— Barbette&|160;? s’écria-t-il, Barbette&|160;? SainteVierge&|160;! j’ai eu la main trop lourde.

— Crois-tu, lui dit-elle en ouvrant les yeux, que Marche-à-terrevienne à le savoir&|160;?

— Le Gars, répondit le Chouan, a dit de s’enquérir d’où venaitcette trahison.

— L’a-t-il dit à Marche-à-terre&|160;?

— Pille-miche et Marche-à-terre étaient à Florigny.

Barbette respira plus librement.

— S’ils touchent à un seul cheveu de ta tête, dit-elle, jerincerai leurs verres avec du vinaigre.

— Ah&|160;! je n’ai plus faim, s’écria tristementGalope-chopine.

Sa femme poussa devant lui l’autre piché plein, il n’y fit pasmême attention. Deux grosses larmes sillonnèrent alors les joues deBarbette et humectèrent les rides de son visage fané.

— Ecoute, ma femme, il faudra demain matin amasser des fagots audret de Saint-Léonard sur les rochers de Saint-Sulpice et y mettrele feu. C’est le signal convenu entre le Gars et le vieux recteurde Saint-Georges qui viendra lui dire une messe.

— Il ira donc à Fougères&|160;?

— Oui, chez sa belle garce. J’ai à courir aujourd’hui à cause deça&|160;! je crois bien qu’il va l’épouser et l’enlever, car il m’adit d’aller louer des chevaux et de les égailler sur la route deSaint-Malo.

Là-dessus, Galope-chopine fatigué se coucha pour quelques heureset se remit en course. Le lendemain matin il rentra après s’êtresoigneusement acquitté des commissions que le marquis lui avaitconfiées. En apprenant que Marche-à-terre et Pille-miche nes’étaient pas présentés, il dissipa les inquiétudes de sa femme,qui partit presque rassurée pour les roches de Saint-Sulpice, où laveille elle avait préparé sur le mamelon qui faisait face àSaint-Léonard quelques fagots couverts de givre. Elle emmena par lamain son petit gars qui portait du feu dans un sabot cassé. À peineson fils et sa femme avaient-ils disparu derrière le toit duhangar, que Galope-chopine entendit deux hommes sautant le dernierdes échaliers en enfilade, et insensiblement il vit à travers unbrouillard assez épais des formes anguleuses se dessinant comme desombres indistinctes. — C’est Pille-miche et Marche-à-terre, sedit-il mentalement. Et il tressaillit. Les deux Chouans montrèrentdans la petite cour leurs visages ténébreux qui ressemblaientassez, sous leurs grands chapeaux usés, à ces figures que desgraveurs ont faites avec des paysages.

— Bonjour, Galope-chopine, dit gravement Marche-à-terre.

— Bonjour, monsieur Marche-à-terre, répondit humblement le maride Barbette. Voulez-vous entrer ici et vider quelques pichés&|160;?J’ai de la galette froide et du beurre fraîchement battu.

— Ce n’est pas de refus, mon cousin, dit Pille-miche.

Les deux Chouans entrèrent. Ce début n’avait rien d’effrayantpour le maître du logis, qui s’empressa d’aller à sa grosse tonneemplir trois pichés, pendant que Marche-à-terre et Pille-miche,assis de chaque côté de la longue table sur un des bancs luisants,se coupèrent des galettes et les garnirent d’un beurre gras etjaunâtre qui, sous le couteau, laissait jaillir de petites bullesde lait. Galope-chopine posa les pichés pleins de cidre etcouronnés de mousse devant ses hôtes, et les trois Chouans semirent à manger&|160;; mais de temps en temps le maître du logisjetait un regard de côté sur Marche-à-terre en s’empressant desatisfaire sa soif.

— Donne-moi ta chinchoire, dit Marche-à-terre à Pille-miche.

Et après en avoir secoué fortement plusieurs chinchées dans lecreux de sa main, le Breton aspira son tabac en homme qui voulaitse préparer à quelque action grave.

— Il fait froid, dit Pille-miche en se levant pour aller fermerla partie supérieure de la porte.

Le jour terni par le brouillard ne pénétra plus dans la chambreque par la petite fenêtre, et n’éclaira que faiblement la table etles deux bancs&|160;; mais le feu y répandit des lueurs rougeâtres.En ce moment, Galope-chopine, qui avait achevé de remplir uneseconde fois les pichés de ses hôtes, les mettait devant eux&|160;;mais ils refusèrent de boire, jetèrent leurs larges chapeaux etprirent tout à coup un air solennel. Leurs gestes et le regard parlequel ils se consultèrent firent frissonner Galope-chopine, quicrut apercevoir du sang sous les bonnets de laine rouge dont ilsétaient coiffés.

— Apporte-nous ton couperet, dit Marche-à-terre.

— Mais, monsieur Marche-à-terre, qu’en voulez-vous doncfaire&|160;?

— Allons, cousin, tu le sais bien, dit Pille-miche en serrant sachinchoire que lui rendit Marche-à-terre, tu es jugé.

Les deux Chouans se levèrent ensemble en saisissant leurscarabines.

— Monsieur Marche-à-terre, je n’ai rin dit sur le Gars…

— Je te dis d’aller chercher ton couperet, répondit leChouan.

Le malheureux Galope-chopine heurta le bois grossier de lacouche de son garçon, et trois pièces de cent sous roulèrent sur leplancher&|160;; Pille-miche les ramassa.

— Oh&|160;! oh&|160;! les Bleus t’ont donné des pièces neuves,s’écria Marche-à-terre.

— Aussi vrai que voilà l’image de saint Labre, repritGalope-chopine, je n’ai rin dit. Barbette a pris les Contre-Chouanspour les gars de Saint-Georges, voilà tout.

— Pourquoi parles-tu d’affaires à ta femme, répondit brutalementMarche-à-terre.

— D’ailleurs, cousin, nous ne te demandons pas de raisons, maiston couperet. Tu es jugé.

À un signe de son compagnon, Pille-miche l’aida à saisir lavictime. En se trouvant entre les mains des deux Chouans,Galope-chopine perdit toute force, tomba sur ses genoux, et levavers ses bourreaux des mains désespérées&|160;: — Mes bons amis,mon cousin, que voulez-vous que devienne mon petit gars&|160;?

— J’en prendrai soin, dit Marche-à-terre.

— Mes chers camarades, reprit Galope-chopine devenu blême, je nesuis pas en état de mourir. Me laisserez-vous partir sansconfession&|160;? Vous avez le droit de prendre ma vie, mais noncelui de me faire perdre la bienheureuse éternité.

— C’est juste, dit Marche-à-terre en regardant Pille-miche.

Les deux Chouans restèrent un moment dans le plus grand embarraset sans pouvoir résoudre ce cas de conscience. Galope-chopineécouta le moindre bruit causé par le vent, comme s’il eût conservéquelque espérance. Le son de la goutte de cidre qui tombaitpériodiquement du tonneau lui fit jeter un regard machinal sur lapièce et soupirer tristement. Tout à coup, Pille-miche prit lepatient par un bras, l’entraîna dans un coin et lui dit&|160;: —Confesse-moi tous tes péchés, je les redirai à un prêtre de lavéritable Eglise, il me donnera l’absolution&|160;; et s’il y a despénitences à faire, je les ferai pour toi.

Galope-chopine obtint quelque répit, par sa manière d’accuserses péchés&|160;; mais, malgré le nombre et les circonstances descrimes, il finit par atteindre au bout de son chapelet.

— Hélas&|160;! dit-il en terminant, après tout, mon cousin,puisque je te parle comme à un confesseur, je t’assure par le saintnom de Dieu, que je n’ai guère à me reprocher que d’avoir, par-cipar-là, un peu trop beurré mon pain, et j’atteste saint Labre quevoici au-dessus de la cheminée, que je n’ai rin dit sur le Gars.Non, mes bons amis, je n’ai pas trahi.

— Allons, c’est bon, cousin, relève-toi, tu t’entendras sur toutcela avec le bon Dieu, dans le temps comme dans le temps.

— Mais laissez-moi dire un petit brin d’adieu à Barbe…

— Allons, répondit Marche-à-terre, si tu veux qu’on ne t’enveuille pas plus qu’il ne faut, comporte toi en Breton, et finisproprement.

Les deux Chouans saisirent de nouveau Galope-chopine, lecouchèrent sur le banc, où il ne donna plus d’autres signes derésistance que ces mouvements convulsifs produits par l’instinct del’animal&|160;; enfin il poussa quelques hurlements sourds quicessèrent aussitôt que le son lourd du couperet eut retenti. Latête fut tranchée d’un seul coup. Marche-à-terre prit cette têtepar une touffe de cheveux, sortit de la chaumière, chercha ettrouva dans le grossier chambranle de la porte un grand clou autourduquel il tortilla les cheveux qu’il tenait, et y laissa pendrecette tête sanglante à laquelle il ne ferma seulement pas les yeux.Les deux Chouans se lavèrent les mains sans aucune précipitation,dans une grande terrine pleine d’eau, reprirent leurs chapeaux,leurs carabines, et franchirent l’échalier en sifflant l’air de laballade du Capitaine. Pille-miche entonna d’une voix enrouée, aubout du champ, ces strophes prises au hasard dans cette naïvechanson dont les rustiques cadences furent emportées par levent.

À la première ville,

Son amant l’habille

Tout en satin blanc&|160;;

À la seconde ville,

Son amant l’habille

En or, en argent.

Elle était si belle

Qu’on lui tendait les voiles

Dans tout le régiment.

Cette mélodie devint insensiblement confuse à mesure que lesdeux Chouans s’éloignaient&|160;; mais le silence de la campagneétait si profond, que plusieurs notes parvinrent à l’oreille deBarbette, qui revenait alors au logis en tenant son petit gars parla main. Une paysanne n’entend jamais froidement ce chant, sipopulaire dans l’ouest de la France aussi Barbette commença-t-elleinvolontairement les premières strophes de la ballade.

Allons, partons, belle,

Partons pour la guerre,

Partons, il est temps.

Brave capitaine,

Que ça ne te fasse pas de peine

Ma fille n’est pas pour toi.

Tu ne l’auras sur terre,

Tu ne l’auras sur mer,

Si ce n’est par trahison.

Le père prend sa fille

Qui la déshabille

Et la jette à l’eau.

Capitaine plus sage,

Se jette à la nage,

La ramène à bord.

Allons, partons, belle,

Partons pour la guerre,

Partons, il est temps.

À la première ville, etc.

Au moment où Barbette se retrouvait en chantant à la reprise dela ballade par où avait commencé Pille-miche, elle était arrivéedans sa cour, sa langue se glaça, elle resta immobile, et un grandcri, soudain réprimé, sortit de sa bouche béante.

— Qu’as-tu donc, ma chère mère&|160;? demanda l’enfant.

— Marche tout seul, s’écria sourdement Barbette en lui retirantla main et le poussant avec une incroyable rudesse, tu n’as plus nipère ni mère.

L’enfant, qui se frottait l’épaule en criant, vit la têteclouée, et son frais, visage garda silencieusement la convulsionnerveuse que les pleurs donnent aux traits. Il ouvrit de grandsyeux, regarda longtemps la tête de son père avec un air stupide quine trahissait aucune émotion&|160;; puis sa figure, abrutie parl’ignorance, arriva jusqu’à exprimer une curiosité sauvage. Tout àcoup Barbette reprit la main de son enfant, la serra violemment, etl’entraîna d’un pas rapide dans la maison. Pendant que Pille-micheet Marche-à-terre couchaient Galope-chopine sur le banc, un de sessouliers était tombé sous son cou de manière à se remplir de sang,et ce fut le premier objet que vit sa veuve.

— Ote ton sabot, dit la mère à son fils. Mets ton piedlà-dedans. Bien. Souviens-toi toujours, s’écria-t-elle d’un son devoix lugubre, du soulier de ton père, et ne t’en mets jamais un auxpieds sans te rappeler celui qui était plein du sang versé par lesChuins, et tue les Chuins.

En ce moment, elle agita sa tête par un mouvement si convulsif,que les mèches de ses cheveux noirs retombèrent sur son cou etdonnèrent à sa figure une expression sinistre.

— J’atteste saint Labre, reprit-elle, que je te voue aux Bleus.Tu seras soldat pour venger ton père. Tue, tue les Chuins, et faiscomme moi. Ah&|160;! ils ont pris la tête de mon homme, je vaisdonner celle du Gars aux Bleus.

Elle sauta d’un seul bond sur le lit, s’empara d’un petit sacd’argent dans une cachette, reprit la main de son fils étonné,l’entraîna violemment sans lui laisser le temps de reprendre sonsabot, et ils marchèrent tous deux d’un pas rapide vers Fougères,sans que l’un ou l’autre retournât la tête vers la chaumière qu’ilsabandonnaient. Quand ils arrivèrent sur le sommet des rochers deSaint-Sulpice, Barbette attisa le feu des fagots, et son garsl’aida à les couvrir de genêts verts chargés de givre, afin d’enrendre la fumée plus forte.

— Ça durera plus que ton père, plus que moi et plus que le Gars,dit Barbette d’un air farouche en montrant le feu à son fils.

Au moment où la veuve de Galope-chopine et son fils au piedsanglant regardaient, avec une sombre expression de vengeance et decuriosité, tourbillonner la fumée, mademoiselle de Verneuil avaitles yeux attachés sur cette roche, et tâchait, mais en vain, d’ydécouvrir le signal annoncé par le marquis. Le brouillard, quis’était insensiblement accru, ensevelissait toute la région sous unvoile dont les teintes grises cachaient les masses du paysage lesplus près de la ville. Elle contemplait tour à tour, avec une douceanxiété, les rochers, le château, les édifices, qui ressemblaientdans ce brouillard à des brouillards plus noirs encore. Auprès desa fenêtre, quelques arbres se détachaient de ce fond bleuâtrecomme ces madrépores que la mer laisse entrevoir quand elle estcalme. Le soleil donnait au ciel la couleur blafarde de l’argentterni, ses rayons coloraient d’une rougeur douteuse les branchesnues des arbres, où se balançaient encore quelques dernièresfeuilles. Mais des sentiments trop délicieux agitaient l’âme deMarie, pour qu’elle vît de mauvais présages dans ce spectacle, endésaccord avec le bonheur dont elle se repaissait par avance.Depuis deux jours, ses idées s’étaient étrangement modifiées.L’âpreté, les éclats désordonnés de ses passions avaient lentementsubi l’influence de l’égale température que donne à la vie unvéritable amour. La certitude d’être aimée, qu’elle était alléechercher à travers tant de périls, avait fait naître en elle ledésir de rentrer dans les conditions sociales qui sanctionnent lebonheur, et d’où elle n’était sortie que par désespoir. N’aimer quependant un moment lui sembla de l’impuissance. Puis elle se vitsoudain reportée, du fond de la société où le malheur l’avaitplongée, dans le haut rang où son père l’avait un moment placée. Savanité, comprimée par les cruelles alternatives d’une passion tourà tour heureuse ou méconnue, s’éveilla, lui fit voir tous lesbénéfices d’une grande position. En quelque sorte née marquise,épouser Montauran, n’était-ce pas pour elle agir et vivre dans lasphère qui lui était propre. Après avoir connu les hasards d’unevie tout aventureuse, elle pouvait mieux qu’une autre femmeapprécier la grandeur des sentiments qui font la famille. Puis lemariage, la maternité et ses soins, étaient pour elle moins unetâche qu’un repos. Elle aimait cette vie vertueuse et calmeentrevue à travers ce dernier orage, comme une femme lasse de lavertu peut jeter un regard de convoitise sur une passion illicite.La vertu était pour elle une nouvelle séduction.

— Peut-être, dit-elle en revenant de la croisée sans avoir vu defeu sur la roche de Saint-Sulpice, ai-je été bien coquette aveclui&|160;? Mais aussi n’ai-je pas su combien je suisaimée&|160;?&|160;… Francine, ce n’est plus un songe&|160;! jeserai ce soir la marquise de Montauran. Qu’ai-je donc fait pourmériter un si complet bonheur. Oh&|160;! je l’aime, et l’amour seulpeut payer l’amour. Néanmoins, Dieu veut sans doute me récompenserd’avoir conservé tant de cœur malgré tant de misères et me faireoublier mes souffrances&|160;; car, tu le sais, mon enfant, j’aibien souffert.

— Ce soir, marquise de Montauran, vous, Marie&|160;! Ah&|160;!tant que ce ne sera pas fait, moi je croirai rêver. Qui donc lui adit tout ce que vous valez&|160;?

— Mais, ma chère enfant, il n’a pas seulement de beaux yeux, ila aussi une âme. Si tu l’avais vu comme moi dans le danger&|160;!Oh&|160;! il doit bien savoir aimer, il est si courageux&|160;!

— Si vous l’aimez tant, pourquoi souffrez-vous donc qu’il vienneà Fougères&|160;?

— Est-ce que nous avons eu le temps de nous dire un mot quandnous avons été surpris. D’ailleurs, n’est-ce pas une preuved’amour&|160;? Et en a-t-on jamais assez&|160;! En attendant,coiffe-moi.

Mais elle dérangea cent fois, par des mouvements commeélectriques, les heureuses combinaisons de sa coiffure, en mêlantdes pensées encore orageuses à tous les soins de la coquetterie. Encrêpant les cheveux d’une boucle, ou en rendant ses nattes plusbrillantes, elle se demandait, par un reste de défiance, si lemarquis ne la trompait pas, et alors elle pensait qu’une semblablerouerie devait être impénétrable, puisqu’il s’exposaitaudacieusement à une vengeance immédiate en venant la trouver àFougères. En étudiant malicieusement à son miroir les effets d’unregard oblique, d’un sourire, d’un léger pli du front, d’uneattitude de colère, d’amour ou de dédain, elle cherchait une rusede femme pour sonder jusqu’au dernier moment le cœur du jeunechef.

— Tu as raison&|160;! Francine, dit-elle, je voudrais comme toique ce mariage fût fait. Ce jour est le dernier de mes joursnébuleux, il est gros de ma mort ou de notre bonheur. Le brouillardest odieux, ajouta-t-elle en regardant de nouveau vers les sommetsde Saint-Sulpice toujours voilés.

Elle se mit à draper elle-même les rideaux de soie et demousseline qui décoraient la fenêtre, en se plaisant à intercepterle jour de manière à produire dans la chambre un voluptueuxclair-obscur.

— Francine, dit-elle, ôte ces babioles qui encombrent lacheminée, et n’y laisse que la pendule et les deux vases de Saxedans lesquels j’arrangerai moi-même les fleurs d’hiver que Corentinm’a trouvées… Sors toutes les chaises, je ne veux voir ici que lecanapé et un fauteuil. Quand tu auras fini, mon enfant, tubrosseras le tapis de manière à en ranimer les couleurs, puis tugarniras de bougies les bras de cheminée et les flambeaux…

Marie regarda longtemps et avec attention la vieille tapisserietendue sur les murs de cette chambre. Guidée par un goût inné, ellesut trouver, parmi les brillantes nuances de la haute-lisse, lesteintes qui pouvaient servir à lier cette antique décoration auxmeubles et aux accessoires de ce boudoir par l’harmonie descouleurs ou par le charme des oppositions. La même pensée dirigeal’arrangement des fleurs dont elle chargea les vases contournés quiornaient la chambre. Le canapé fut placé près du feu. De chaquecôté du lit, qui occupait la paroi parallèle à celle où était lacheminée, elle mit, sur deux petites tables dorées, de grands vasesde Saxe remplis de feuillages et de fleurs qui exhalèrent les plusdoux parfums. Elle tressaillit plus d’une fois en disposant lesplis onduleux du lampas vert au-dessus du lit, et en étudiant lessinuosités de la draperie à fleurs sous laquelle elle le cacha. Desemblables préparatifs ont toujours un indéfinissable secret debonheur, et amènent une irritation si délicieuse, que souvent, aumilieu de ces voluptueux apprêts, une femme oublie tous ses doutes,comme mademoiselle de Verneuil oubliait alors les siens.N’existe-t-il pas un sentiment religieux dans cette multitude desoins pris pour un être aimé qui n’est pas là pour les voir et lesrécompenser, mais qui doit les payer plus tard par ce sourireapprobateur qu’obtiennent ces gracieux préparatifs, toujours sibien compris. Les femmes se livrent alors pour ainsi dire paravance à l’amour, et il n’en est pas une seule qui ne se dise,comme mademoiselle de Verneuil le pensait&|160;: — Ce soir je seraibien heureuse&|160;! La plus innocente d’entre elles inscrit alorscette suave espérance dans les plis les moins saillants de la soieou de la mousseline&|160;; puis, insensiblement, l’harmonie qu’elleétablit autour d’elle imprime à tout une physionomie où respirel’amour. Au sein de cette sphère voluptueuse, pour elle, les chosesdeviennent des êtres, des témoins&|160;; et déjà elle en fait lescomplices de toutes ses joies futures. À chaque mouvement, à chaquepensée, elle s’enhardit à voler l’avenir. Bientôt elle n’attendplus, elle n’espère pas, mais elle accuse le silence, et le moindrebruit lui doit un présage&|160;; enfin le doute vient poser sur soncœur une main crochue, elle brûle, elle s’agite, elle se senttordue par une pensée qui se déploie comme une force purementphysique&|160;; c’est tour à tour un triomphe et un supplice, quesans l’espoir du plaisir elle ne supporterait point. Vingt fois,mademoiselle de Verneuil avait soulevé les rideaux, dansl’espérance de voir une colonne de fumée s’élevant au-dessus desrochers&|160;; mais le brouillard semblait de moment en momentprendre de nouvelles teintes grises dans lesquelles son imaginationfinit par lui montrer de sinistres présages. Enfin, dans un momentd’impatience, elle laissa tomber le rideau, en se promettant biende ne plus venir le relever. Elle regarda d’un air boudeur cettechambre à laquelle elle avait donné une âme et une voix, se demandasi ce serait en vain, et cette pensée la fit songer à tout.

— Ma petite, dit-elle à Francine en l’attirant dans un cabinetde toilette contigu à sa chambre et qui était éclairé par unœil-de-bœuf donnant sur l’angle obscur où les fortifications de laville se joignaient aux rochers de la promenade, range-moi cela,que tout soit propre&|160;! Quant au salon, tu le laisseras, si tuveux, en désordre, ajouta-t-elle en accompagnant ces mots d’un deces sourires que les femmes réservent pour leur intimité, et dontjamais les hommes ne peuvent connaître la piquante finesse.

— Ah&|160;! combien vous êtes jolie&|160;! s’écria la petiteBretonne.

— Eh&|160;! folles que nous sommes toutes, notre amant nesera-t-il pas toujours notre plus belle parure.

Francine la laissa mollement couchée sur l’ottomane, et seretira pas à pas, en devinant que, aimée ou non, sa maîtresse nelivrerait jamais Montauran.

— Es-tu sûre de ce que tu me débites là, ma vieille, disaitHulot à Barbette qui l’avait reconnu en entrant à Fougères.

— Avez-vous des yeux&|160;? Tenez, regardez les rochers deSaint-Sulpice, là, mon bon homme, au dret de Saint-Léonard.

Corentin tourna les yeux vers le sommet, dans la directionindiquée par le doigt de Barbette&|160;; et, comme le brouillardcommençait à se dissiper, il put voir assez distinctement lacolonne de fumée blanchâtre dont avait parlé la femme deGalope-chopine.

— Mais quand viendra-t-il, hé&|160;! la vieille&|160;? Sera-cece soir ou cette nuit&|160;?

— Mon bon homme, reprit Barbette, je n’en sais rin.

— Pourquoi trahis-tu ton parti&|160;? dit vivement Hulot aprèsavoir attiré la paysanne à quelques pas de Corentin.

— Ah&|160;! monseigneur le général, voyez le pied de mongars&|160;! Eh&|160;! bien, il est trempé dans le sang de mon hommetué par les Chuins, sous votre respect, comme un veau, pour lepunir des trois mots que vous m’avez arrachés, avant-hier, quand jelabourais. Prenez mon gars, puisque vous lui avez ôté son père etsa mère, mais faites-en un vrai Bleu, mon bon homme, et qu’ilpuisse tuer beaucoup de Chuins. Tenez, voilà deux cents écus,gardez-les-lui&|160;; en les ménageant il ira loin avec ça, puisqueson père a été douze ans à les amasser.

Hulot regarda avec étonnement cette paysanne pâle et ridée dontles yeux étaient secs.

— Mais toi, dit-il, toi, la mère, que vas-tu devenir&|160;? Ilvaut mieux que tu conserves cet argent.

— Moi, répondit-elle en branlant la tête avec tristesse, je n’aiplus besoin de rin&|160;! Vous me clancheriez au fin fond de latour de Mélusine (et elle montra une des tours du château), que lesChuins sauraient ben m’y venir tuer&|160;!

Elle embrassa son gars avec une sombre expression de douleur, leregarda, versa deux larmes, le regarda encore, et disparut.

— Commandant, dit Corentin, voici une de ces occasions qui, pourêtre mises à profit, demandent plutôt deux bonnes têtes qu’une.Nous savons tout et nous ne savons rien. Faire cerner, dès àprésent, la maison de mademoiselle de Verneuil, ce serait la mettrecontre nous. Nous ne sommes pas, toi, moi, tes Contre-Chouans ettes deux bataillons, de force à lutter contre cette fille-là, sielle se met en tête de sauver son ci-devant. Ce garçon est homme decour, et par conséquent rusé&|160;; c’est un jeune homme, et il adu cœur. Nous ne pourrons jamais nous en emparer à son entrée àFougères. Il s’y trouve d’ailleurs peut-être déjà. Faire desvisites domiciliaires&|160;? Absurdité&|160;! Ça n’apprend rien, çadonne l’éveil, et ça tourmente les habitants.

— Je m’en vais, dit Hulot impatienté, donner au factionnaire duposte Saint-Léonard la consigne d’avancer sa promenade de trois pasde plus, et il arrivera ainsi en face de la maison de mademoisellede Verneuil. Je conviendrai d’un signe avec chaque sentinelle, jeme tiendrai au corps de garde, et quand on m’aura signalé l’entréed’un jeune homme quelconque, je prends un caporal et quatre hommes,et…

— Et, reprit Corentin en interrompant l’impétueux soldat, si lejeune homme n’est pas le marquis, si le marquis n’entre pas par laporte, s’il est déjà chez mademoiselle de Verneuil, si, si…

Là, Corentin regarda le commandant avec un air de supérioritéqui avait quelque chose de si insultant, que le vieux militaires’écria&|160;: — Mille tonnerres de Dieu&|160;! va te promener,citoyen de l’enfer. Est-ce que tout cela me regarde&|160;! Si cehanneton-là vient tomber dans un de mes corps-de-garde, il faudrabien que je le fusille&|160;; si j’apprends qu’il est dans unemaison, il faudra bien aussi que j’aille le cerner, le prendre etle fusiller&|160;! Mais, du diable si je me creuse la cervelle pourmettre de la boue sur mon uniforme.

— Commandant, la lettre des trois ministres t’ordonne d’obéir àmademoiselle de Verneuil.

— Citoyen, qu’elle vienne elle-même, je verrai ce que j’aurai àfaire.

— Eh&|160;! bien, citoyen, répliqua Corentin avec hauteur, ellene tardera pas. Elle te dira, elle-même, l’heure et le moment où leci-devant sera entré. Peut-être, même, ne sera-t-elle tranquilleque quand elle t’aura vu posant les sentinelles et cernant samaison.

— Le diable s’est fait homme, se dit douloureusement le vieuxchef de demi-brigade en voyant Corentin qui remontait à grands pasl’escalier de la Reine où cette scène avait eu lieu et quiregagnait la porte Saint-Léonard. — Il me livrera le citoyenMontauran, pieds et poings liés, reprit Hulot en se parlant àlui-même, et je me trouverai embêté d’un conseil de guerre àprésider. — Après tout, dit-il en haussant les épaules, le Gars estun ennemi de la République, il m’a tué mon pauvre Gérard, et cesera toujours un noble de moins. Au diable&|160;!

Il tourna lestement sur les talons de ses bottes, et allavisiter tous les postes de la ville en sifflant laMarseillaise.

Mademoiselle de Verneuil était plongée dans une de cesméditations dont les mystères restent comme ensevelis dans lesabîmes de l’âme, et dont les mille sentiments contradictoires ontsouvent prouvé à ceux qui en ont été la proie qu’on peut avoir unevie orageuse et passionnée entre quatre murs, sans même quitterl’ottomane sur laquelle se consume alors l’existence. Arrivée audénouement du drame qu’elle était venue chercher, cette fille enfaisait tour à tour passer devant elle les scènes d’amour et decolère qui avaient si puissamment animé sa vie pendant les dixjours écoulés depuis sa première rencontre avec le marquis. En cemoment le bruit d’un pas d’homme retentit dans le salon quiprécédait sa chambre, elle tressaillit&|160;; la porte s’ouvrit,elle tourna vivement la tête, et vit Corentin.

— Petite tricheuse&|160;! dit en riant l’agent supérieur de lapolice, l’envie de me tromper vous prendra-t-elle encore&|160;?Ah&|160;! Marie&|160;! Marie&|160;! vous jouez un jeu biendangereux en ne m’intéressant pas à votre partie, en en décidantles coups sans me consulter. Si le marquis a échappé à sonsort…

— Cela n’a pas été votre faute, n’est-ce pas&|160;? réponditmademoiselle de Verneuil avec une ironie profonde. Monsieur,reprit-elle d’une voix grave, de quel droit venez-vous encore chezmoi&|160;?

— Chez vous&|160;? demanda-t-il d’un ton amer.

— Vous m’y faites songer, répliqua-t-elle avec noblesse, je nesuis pas chez moi. Vous avez peut-être sciemment choisi cettemaison pour y commettre plus sûrement vos assassinats, je vais ensortir. J’irais dans un désert pour ne plus voir des…

— Des espions, dites, reprit Corentin. Mais cette maison n’estni à vous ni à moi, elle est au gouvernement&|160;; et, quant à ensortir, vous n’en feriez rien, ajouta-t-il en lui lançant un regarddiabolique.

Mademoiselle de Verneuil se leva par un mouvement d’indignation,s’avança de quelques pas&|160;; mais tout à coup elle s’arrêta envoyant Corentin qui releva le rideau de la fenêtre et se prit àsourire en l’invitant à venir près de lui.

— Voyez-vous cette colonne de fumée&|160;? dit-il avec le calmeprofond qu’il savait conserver sur sa figure blême quelqueprofondes que fussent ses émotions.

— Quel rapport peut-il exister entre mon départ et de mauvaisesherbes auxquelles on a mis le feu&|160;? demanda-t-elle.

— Pourquoi votre voix est-elle si altérée&|160;? repritCorentin. Pauvre petite&|160;! ajouta-t-il d’une voix douce, jesais tout. Le marquis vient aujourd’hui à Fougères, et ce n’est pasdans l’intention de nous le livrer que vous avez arrangé sivoluptueusement ce boudoir, ces fleurs et ces bougies.

Mademoiselle de Verneuil pâlit en voyant la mort du marquisécrite dans les yeux de ce tigre à face humaine, et ressentit pourson amant un amour qui tenait du délire. Chacun de ses cheveux luiversa dans la tête une atroce douleur qu’elle ne put soutenir, etelle tomba sur l’ottomane. Corentin resta un moment les brascroisés sur la poitrine, moitié content d’une torture qui levengeait de tous les sarcasmes et du dédain par lesquels cettefemme l’avait accablé, moitié chagrin de voir souffrir une créaturedont le joug lui plaisait toujours, quelque lourd qu’il fût.

— Elle l’aime, se dit-il d’une voix sourde.

— L’aimer, s’écria-t-elle, eh&|160;! qu’est-ce que signifie cemot&|160;? Corentin&|160;! il est ma vie, mon âme, mon souffle.Elle se jeta aux pieds de cet homme dont le calme l’épouvantait. —Ame de boue, lui dit-elle, j’aime mieux m’avilir pour lui obtenirla vie, que de m’avilir pour la lui ôter. Je veux le sauver au prixde tout mon sang. Parle, que te faut-il&|160;?

Corentin tressaillit.

— Je venais prendre vos ordres, Marie, dit-il d’un son de voixplein de douceur et en la relevant avec une gracieuse politesse.Oui, Marie, vos injures ne m’empêcheront pas d’être tout à vous,pourvu que vous ne me trompiez plus. Vous savez, Marie, qu’on ne medupe jamais impunément.

— Ah&|160;! si vous voulez que je vous aime, Corentin, aidez-moià le sauver.

— Eh&|160;! bien, à quelle heure vient le marquis, dit-il ens’efforçant de faire cette demande d’un ton calme.

— Hélas&|160;! je n’en sais rien.

Ils se regardèrent tous deux en silence.

— Je suis perdue, se disait mademoiselle de Verneuil.

— Elle me trompe, pensait Corentin. — Marie, reprit-il, j’aideux maximes. L’une, de ne jamais croire un mot de ce que disentles femmes, c’est le moyen de ne pas être leur dupe&|160;; l’autre,de toujours chercher si elles n’ont pas quelque intérêt à faire lecontraire de ce qu’elles ont dit et à se conduire en sens inversedes actions dont elles veulent bien nous confier le secret. Jecrois que nous nous entendons maintenant.

— À merveille, répliqua mademoiselle de Verneuil. Vous voulezdes preuves de ma bonne foi&|160;; mais je les réserve pour lemoment où vous m’en aurez donné de la vôtre.

— Adieu mademoiselle, dit sèchement Corentin.

— Allons, reprit la jeune fille en souriant, asseyez-vous,mettez-vous là et ne boudez pas, sinon je saurais bien me passer devous pour sauver le marquis. Quant aux trois cent mille francs quevous voyez toujours étalés devant vous, je puis vous les mettre enor, là, sur cette cheminée, à l’instant où le marquis sera ensûreté.

Corentin se leva, recula de quelques pas et regarda mademoisellede Verneuil.

Vous êtes devenue riche en peu de temps, dit-il d’un ton dontl’amertume était mal déguisée.

— Montauran, reprit-elle en souriant de pitié, pourra vousoffrir lui-même bien davantage pour sa rançon. Ainsi, prouvez-moique vous avez les moyens de le garantir de tout danger, et…

— Ne pouvez-vous pas, s’écria tout à coup Corentin, le faireévader au moment même de son arrivée puisque Hulot en ignorel’heure et… Il s’arrêta comme s’il se reprochait à lui-même d’entrop dire.

— Mais est-ce bien vous qui me demandez une ruse, reprit-il ensouriant de la manière la plus naturelle&|160;? Ecoutez, Marie, jesuis certain de votre loyauté. Promettez-moi de me dédommager detout ce que je perds en vous servant, et j’endormirai si bien cettebuse de commandant, que le marquis sera libre à Fougères comme àSaint-James.

— Je vous le promets, répondit la jeune fille avec une sorte desolennité.

— Non pas ainsi, reprit-il, jurez-le-moi par votre mère.

Mademoiselle de Verneuil tressaillit&|160;; et, levant une maintremblante, elle fit le serment demandé par cet homme dont lesmanières venaient de changer subitement.

— Vous pouvez disposer de moi, dit Corentin. Ne me trompez pas,et vous me bénirez ce soir.

— Je vous crois, Corentin, s’écria mademoiselle de Verneuil toutattendrie. Elle le salua par une douce inclination de tête, et luisourit avec une bonté mêlée de surprise en lui voyant sur la figureune expression de tendresse mélancolique.

— Quelle ravissante créature&|160;! s’écria Corentin ens’éloignant. Ne l’aurais-je donc jamais, pour en faire à la fois,l’instrument de ma fortune et la source de mes plaisirs&|160;? Semettre à mes pieds, elle&|160;!&|160;… Oh&|160;! oui, le marquispérira. Et si je ne puis obtenir cette femme qu’en la plongeantdans un bourbier, je l’y plongerai. — Enfin, se dit-il à lui-mêmeen arrivant sur la place où ses pas le conduisirent à son insu,elle ne se défie peut-être plus de moi. Cent mille écus àl’instant&|160;! Elle me croit avare. C’est une ruse, ou elle l’aépousé. Corentin, perdu dans ses pensées, n’osait prendre unerésolution. Le brouillard que le soleil avait dissipé vers lemilieu du jour, reprenait insensiblement toute sa force et devintsi épais que Corentin n’apercevait plus les arbres même à unefaible distance. — Voilà un nouveau malheur, se dit-il en rentrantà pas lents chez lui. Il est impossible d’y voir à six pas. Letemps protège nos amants. Surveillez donc une maison gardée par untel brouillard. — Qui vive, s’écria-t-il en saisissant le bras d’uninconnu qui semblait avoir grimpé sur la promenade à travers lesroches les plus périlleuses.

— C’est moi, répondit naïvement une voix enfantine.

— Ah&|160;! c’est le petit gars au pied rouge. Ne veux-tu pasvenger ton père, lui demanda Corentin.

— Oui&|160;! dit l’enfant.

— C’est bien. Connais-tu le Gars&|160;?

— Oui.

— C’est encore mieux. Eh&|160;! bien, ne me quitte pas, soisexact à faire tout ce que je te dirai, tu achèveras l’ouvrage de tamère, et tu gagneras des gros sous. Aimes-tu les grossous&|160;?

— Oui.

— Tu aimes les gros sous et tu veux tuer le Gars, je prendraisoin de toi. — Allons, se dit en lui-même Corentin après une pause,Marie, tu nous le livreras toi-même&|160;! Elle est trop violentepour juger le coup que je m’en vais lui porter&|160;; d’ailleurs,la passion ne réfléchit jamais. Elle ne connaît pas l’écriture dumarquis, voici donc le moment de tendre le piège dans lequel soncaractère la fera donner tête baissée. Mais pour assurer le succèsde ma ruse, Hulot m’est nécessaire, et je cours le voir.

En ce moment, mademoiselle de Verneuil et Francine délibéraientsur les moyens de soustraire le marquis à la douteuse générosité deCorentin et aux baïonnettes de Hulot.

— Je vais aller le prévenir, s’écriait la petite Bretonne.

— Folle, sais-tu donc où il est&|160;? Moi-même, aidée par toutl’instinct du cœur, je pourrais bien le chercher longtemps sans lerencontrer.

Après avoir inventé bon nombre de ces projets insensés, sifaciles à exécuter au coin du feu, mademoiselle de Verneuils’écria&|160;: — Quand je le verrai, son danger m’inspirera.

Puis elle se plut, comme tous les esprits ardents, à ne vouloirprendre son parti qu’au dernier moment, se fiant à son étoile ou àcet instinct d’adresse qui abandonne rarement les femmes. Jamaispeut-être son cœur n’avait subi de si fortes contractions. Tantôtelle restait comme stupide, les yeux fixes, et tantôt, au moindrebruit, elle tressaillait comme ces arbres presque déracinés que lesbûcherons agitent fortement avec une corde pour en hâter la chute.Tout à coup une détonation violente, produite par la décharge d’unedouzaine de fusils, retentit dans le lointain. Mademoiselle deVerneuil pâlit, saisit la main de Francine, et lui dit&|160;: — Jemeurs, ils me l’ont tué.

Le pas pesant d’un soldat se fit entendre dans le salon.Francine épouvantée se leva et introduisit un caporal. LeRépublicain, après avoir fait un salut militaire à mademoiselle deVerneuil, lui présenta des lettres dont le papier n’était pas trèspropre. Le soldat, ne recevant aucune réponse de la jeune fille,lui dit en se retirant&|160;: — Madame, c’est de la part ducommandant.

Mademoiselle de Verneuil, en proie à de sinistrespressentiments, lisait une lettre écrite probablement à la hâte parHulot.

 » Mademoiselle, mes Contre-Chouans viennent de s’emparer d’undes messagers du Gars qui vient d’être fusillé. Parmi les lettresinterceptées, celle que je vous transmets peut vous être de quelqueutilité, etc.  » — Grâce au ciel, ce n’est pas lui qu’ils viennentde tuer, s’écria-t-elle en jetant cette lettre au feu.

Elle respira plus librement et lut avec avidité le billet qu’onvenait de lui envoyer&|160;; il était du marquis et semblaitadressé à madame du Gua.

 » Non, mon ange, je n’irai pas ce soir à la Vivetière. Ce soir,vous perdez votre gageure avec le comte et je triomphe de laRépublique en la personne de cette fille délicieuse, qui vautcertes bien une nuit, convenez-en. Ce sera le seul avantage réelque je remporterai dans cette campagne, car la Vendée se soumet. Iln’y a plus rien à faire en France, et nous repartirons sans douteensemble pour l’Angleterre. Mais à demain les affaires sérieuses. »

Le billet lui échappa des mains, elle ferma les yeux, garda unprofond silence, et resta penchée en arrière, la tête appuyée surun coussin. Après une longue pause, elle leva les yeux sur lapendule qui alors marquait quatre heures.

— Et monsieur se fait attendre, dit-elle avec une cruelleironie.

— Oh&|160;! s’il pouvait ne pas venir, reprit Francine.

— S’il ne venait pas, dit Marie d’une voix sourde, j’iraisau-devant de lui, moi&|160;! Mais non, il ne peut tardermaintenant. Francine, suis-je bien belle&|160;?

— Vous êtes bien pâle&|160;!

— Vois, reprit mademoiselle de Verneuil, cette chambre parfumée,ces fleurs, ces lumières, cette vapeur enivrante, tout icipourra-t-il bien donner l’idée d’une vie céleste à celui que jeveux plonger cette nuit dans les délices de l’amour.

— Qu’y a-t-il donc, mademoiselle&|160;?

— Je suis trahie, trompée, abusée, jouée, rouée, perdue, et jeveux le tuer, le déchirer. Mais oui, il y avait toujours dans sesmanières un mépris qu’il cachait mal, et que je ne voulais pasvoir&|160;! Oh&|160;! j’en mourrai&|160;! — Sotte que je suis,dit-elle en riant, il vient, j’ai la nuit pour lui apprendre que,mariée ou non, un homme qui m’a possédée ne peut plus m’abandonner.Je lui mesurerai la vengeance à l’offense, et il périra désespéré.Je lui croyais quelque grandeur dans l’âme, mais c’est sans doutele fils d’un laquais&|160;! Il m’a certes bien habilement trompée,car j’ai peine à croire encore que l’homme capable de me livrer àPille-miche sans pitié puisse descendre à des fourberies dignes deScapin. Il est si facile de se jouer d’une femme aimante, que c’estla dernière des lâchetés. Qu’il me tue, bien&|160;; mais mentir,lui que j’avais tant grandi&|160;! À l’échafaud&|160;! àl’échafaud&|160;! Ah&|160;! je voudrais le voir guillotiner.Suis-je donc si cruelle&|160;? Il ira mourir couvert de caresses,de baisers qui lui auront valu vingt ans de vie…

— Marie, reprit Francine avec une douceur angélique, comme tantd’autres, soyez victime de votre amant, mais ne vous faites ni samaîtresse ni son bourreau. Gardez son image au fond de votre cœur,sans vous la rendre à vous-même cruelle. S’il n’y avait aucune joiedans un amour sans espoir, que deviendrions-nous, pauvres femmesque nous sommes&|160;! Ce Dieu, Marie, auquel vous ne pensezjamais, nous récompensera d’avoir obéi à notre vocation sur laterre&|160;: aimer et souffrir&|160;!

— Petite chatte, répondit mademoiselle de Verneuil en caressantla main de Francine, ta voix est bien douce et bienséduisante&|160;! La raison a bien des attraits sous taforme&|160;! Je voudrais bien t’obéir…

— Vous lui pardonnez, vous ne le livrerez pas&|160;!

— Tais-toi, ne me parle plus de cet homme-là. Comparé à lui,Corentin est une noble créature. Me comprends-tu&|160;?

Elle se leva en cachant, sous une figure horriblement calme, etl’égarement qui la saisit et une soif inextinguible de vengeance.Sa démarche lente et mesurée annonçait je ne sais quoid’irrévocable dans ses résolutions. En proie à ses pensées,décorant son injure, et trop fière pour avouer le moindre de sestourments, elle alla au poste de la porte Saint-Léonard pour ydemander la demeure du commandant. À peine était-elle sortie de samaison que Corentin y entra.

— Oh&|160;! monsieur Corentin, s’écria Francine, si vous vousintéressez à ce jeune homme, sauvez-le, mademoiselle va le livrer.Ce misérable papier a tout détruit.

Corentin prit négligemment la lettre en demandant&|160;: — Et oùest-elle allée&|160;?

— Je ne sais.

— Je cours, dit-il, la sauver de son propre désespoir.

Il disparut en emportant la lettre, franchit la maison avecrapidité, et dit au petit gars qui jouait devant la porte&|160;: —Par où s’est dirigée la dame qui vient de sortir&|160;?

Le fils de Galope-Chopine fit quelques pas avec Corentin pourlui montrer la rue en pente qui menait à la porteSaint-Léonard.

— C’est par là, dit-il, sans hésiter en obéissant à la vengeanceque sa mère lui avait soufflée au cœur.

En ce moment, quatre hommes déguisés entrèrent chez mademoisellede Verneuil sans avoir été vus ni par le petit gars ni parCorentin.

— Retourne à ton poste, répondit l’espion. Aie l’air de t’amuserà faire tourner le loqueteau des persiennes, mais veille bien, etregarde partout, même sur les toits.

Corentin s’élança rapidement dans la direction indiquée par lepetit gars, crut reconnaître mademoiselle de Verneuil au milieu dubrouillard, et la rejoignit effectivement au moment où elleatteignait le poste Saint-Léonard.

— Où allez-vous&|160;? dit-il en lui offrant le bras, vous êtespâle, qu’est-il donc arrivé&|160;? Est-il convenable de sortirainsi toute seule, prenez mon bras.

— Où est le commandant&|160;? lui demanda-t-elle.

À peine mademoiselle de Verneuil avait-elle achevé sa phrase,qu’elle entendit le mouvement d’une reconnaissance militaire endehors de la porte Saint-Léonard, et distingua bientôt la grossevoix de Hulot au milieu du tumulte.

— Tonnerre de Dieu&|160;! s’écria-t-il, jamais je n’ai vu moinsclair qu’en ce moment à faire la ronde. Ce ci-devant a commandé letemps.

— De quoi vous plaignez-vous, répondit mademoiselle de Verneuilen lui serrant fortement le bras, ce brouillard peut cacher lavengeance aussi bien que la perfidie. Commandant, ajouta-t-elle àvoix basse, il s’agit de prendre avec moi des mesures telles que leGars ne puisse pas échapper aujourd’hui.

— Est-il chez vous&|160;? lui demanda-t-il d’une voix dontl’émotion accusait son étonnement.

— Non, répondit-elle, mais vous me donnerez un homme sûr, et jel’enverrai vous avertir de l’arrivée de ce marquis.

— Qu’allez-vous faire&|160;? dit Corentin avec empressement àMarie, un soldat chez vous l’effaroucherait, mais un enfant, etj’en trouverai un, n’inspirera pas de défiance…

— Commandant, reprit mademoiselle de Verneuil, grâce à cebrouillard que vous maudissez, vous pouvez, dès à présent, cernerma maison. Mettez des soldats partout. Placez un poste dansl’église Saint-Léonard pour vous assurer de l’esplanade surlaquelle donnent les fenêtres de mon salon. Apostez des hommes surla promenade&|160;; car, quoique la fenêtre de ma chambre soit àvingt pieds du sol, le désespoir prête quelquefois la force defranchir les distances les plus périlleuses. Ecoutez&|160;! Jeferai probablement sortir ce monsieur par la porte de mamaison&|160;; ainsi, ne donnez qu’à un homme courageux la missionde la surveiller&|160;; car, dit-elle en poussant un soupir, on nepeut pas lui refuser de la bravoure, et il se défendra&|160;!

— Gudin&|160;! s’écria le commandant.

Aussitôt le jeune Fougerais s’élança du milieu de la trouperevenue avec Hulot et qui avait gardé ses rangs à une certainedistance.

— Ecoute, mon garçon, lui dit le vieux militaire à voix basse,ce tonnerre de fille nous livre le Gars sans que je sache pourquoi,c’est égal, ça n’est pas notre affaire. Tu prendras dix hommes avectoi et tu te placeras de manière à garder le cul-de-sac au fondduquel est la maison de cette fille&|160;; mais arrange-toi pourqu’on ne voie ni toi ni tes hommes.

— Oui, mon commandant, je connais le terrain.

— Eh&|160;! bien, mon enfant, reprit Hulot, Beau-pied viendrat’avertir de ma part du moment où il faudra jouer du bancal. Tâchede joindre toi-même le marquis, et si tu peux le tuer, afin que jen’aie pas à le fusiller juridiquement, tu seras lieutenant dansquinze jours, ou je ne me nomme pas Hulot. — Tenez, mademoiselle,voici un lapin qui ne boudera pas, dit-il à la jeune fille en luimontrant Gudin. Il fera bonne garde devant votre maison, et si leci-devant en sort ou veut y entrer, il ne le manquera pas.

Gudin partit avec une dizaine de soldats.

— Savez-vous bien ce que vous faites&|160;? disait tout basCorentin à mademoiselle de Verneuil.

Elle ne lui répondit pas, et vit partir avec une sorte decontentement les hommes qui, sous les ordres du sous-lieutenant,allèrent se placer sur la Promenade, et ceux qui, suivant lesinstructions de Hulot, se postèrent le long des flancs obscurs del’église Saint-Léonard.

— Il y a des maisons qui tiennent à la mienne, dit-elle aucommandant, cernez-les aussi. Ne nous préparons pas de repentir ennégligeant une seule des précautions à prendre.

— Elle est enragée, pensa Hulot.

— Ne suis-je pas prophète, lui dit Corentin à l’oreille. Quant àcelui que je vais mettre chez elle, c’est le petit gars au piedsanglant&|160;; ainsi…

Il n’acheva pas. Mademoiselle de Verneuil s’était par unmouvement soudain élancée vers sa maison, où il la suivit ensifflant comme un homme heureux&|160;; quand il la rejoignit, elleavait déjà atteint le seuil de la porte où Corentin retrouva lefils de Galope-chopine.

— Mademoiselle, lui dit-il, prenez avec vous ce petit garçon,vous ne pouvez pas avoir d’émissaire plus innocent ni plus actifque lui. — Quand tu auras vu le Gars entré, quelque chose qu’on tedise, sauve-toi, viens me trouver au corps de garde, je te donneraide quoi manger de la galette pendant toute ta vie.

À ces mots, soufflés pour ainsi dire dans l’oreille du petitgars, Corentin se sentit presser fortement la main par le jeuneBreton, qui suivit mademoiselle de Verneuil.

— Maintenant, mes bons amis, expliquez-vous quand vousvoudrez&|160;! s’écria Corentin lorsque la porte se ferma, si tufais l’amour, mon petit marquis, ce sera sur ton suaire.

Mais Corentin, qui ne put se résoudre à quitter de vue cettemaison fatale, se rendit sur la Promenade, où il trouva lecommandant occupé à donner quelques ordres. Bientôt la nuit vint.Deux heures s’écoulèrent sans que les différentes sentinellesplacées de distance en distance, eussent rien aperçu qui pût fairesoupçonner que le marquis avait franchi la triple enceinte d’hommesattentifs et cachés qui cernaient les trois côtés par lesquels latour du Papegaut était accessible. Vingt fois Corentin était alléde la Promenade au corps de garde, vingt fois son attente avait ététrompée, et son jeune émissaire n’était pas encore venu le trouver.Abîmé dans ses pensées, l’espion marchait lentement sur laPromenade en éprouvant le martyre que lui faisaient subir troispassions terribles dans leur choc&|160;: l’amour, l’avarice,l’ambition. Huit heures sonnèrent à toutes les horloges. La lune selevait fort tard. Le brouillard et la nuit enveloppaient donc dansd’effroyables ténèbres les lieux où le drame conçu par cet hommeallait se dénouer. L’agent supérieur de la police sut imposersilence à ses passions, il se croisa fortement les bras sur lapoitrine, et ne quitta pas des yeux la fenêtre qui s’élevait commeun fantôme lumineux au-dessus de cette tour. Quand sa marche leconduisait du côté des vallées au bord des précipices, il épiaitmachinalement le brouillard sillonné par les lueurs pâles dequelques lumières qui brillaient çà et là dans les maisons de laville ou des faubourgs, au-dessus et au-dessous du rempart. Lesilence profond qui régnait n’était troublé que par le murmure duNançon, par les coups lugubres et périodiques du beffroi, par lespas lourds des sentinelles, ou par le bruit des armes, quand onvenait d’heure en heure relever les postes. Tout était devenusolennel, les hommes et la Nature.

— Il fait noir comme dans la gueule d’un loup, dit en ce momentPille-miche.

— Va toujours, répondit Marche-à-terre, et ne parle pas plusqu’un chien mort.

— J’ose à peine respirer, répliqua le Chouan.

— Si celui qui vient de laisser rouler une pierre veut que soncœur serve de gaine à mon couteau, il n’a qu’à recommencer, ditMarche-à-terre d’une voix si basse qu’elle se confondait avec lefrissonnement des eaux du Nançon.

— Mais c’est moi, dit Pille-miche.

— Eh&|160;! bien, vieux sac à sous, reprit le chef, glisse surton ventre comme une anguille de haie, sinon nous allons laisser lànos carcasses plutôt qu’il ne le faudra.

— Hé&|160;! Marche-à-terre, dit en continuant l’incorrigiblePille-miche, qui s’aida de ses mains pour se hisser sur le ventreet arriva sur la ligne où se trouvait son camarade à l’oreilleduquel il parla d’une voix si étouffée que les Chouans par lesquelsils étaient suivis n’entendirent pas une syllabe. — Hé&|160;!Marche-à-terre, s’il faut en croire notre Grande Garce, il doit yavoir un fier butin là-haut. Veux-tu faire part à nousdeux&|160;?

— Ecoute, Pille-miche&|160;! dit Marche-à-terre en s’arrêtant àplat ventre.

Toute la troupe imita ce mouvement, tant les Chouans étaientexcédés par les difficultés que le précipice opposait à leurmarche.

— Je te connais, reprit Marche-à-terre, pour être un de ces bonsJean-prend-tout, qui aiment autant donner des coups que d’enrecevoir, quand il n’y a que cela à choisir. Nous ne venons pas icipour chausser les souliers des morts, nous sommes diables contrediables, et malheur à ceux qui auront les griffes courtes. LaGrande Garce nous envoie ici pour sauver le Gars. Il est là, tiens,lève ton nez de chien et regarde cette fenêtre, au-dessus de latour&|160;?

En ce moment minuit sonna. La lune se leva et donna aubrouillard l’apparence d’une fumée blanche. Pille-miche serraviolemment le bras de Marche-à-terre et lui montra silencieusement,à dix pieds au-dessus d’eux, le fer triangulaire de quelquesbaïonnettes luisantes.

— Les Bleus y sont déjà, dit Pille-miche, nous n’aurons rien deforce.

— Patience, répondit Marche-à-terre, si j’ai bien tout examinéce matin, nous devons trouver au bas de la tour du Papegaut, entreles remparts et la Promenade, une petite place où l’on met toujoursdu fumier, et l’on peut se laisser tomber là-dessus comme sur unlit.

— Si saint Labre, dit Pille-miche, voulait changer en bon cidrele sang qui va couler, les Fougerais en trouveraient demain unebien bonne provision.

Marche-à-terre couvrit de sa large main la bouche de sonami&|160;; puis, un avis sourdement donné par lui courut de rang enrang jusqu’au dernier des Chouans suspendus dans les airs sur lesbruyères des schistes. En effet, Corentin avait une oreille tropexercée pour n’avoir pas entendu le froissement de quelquesarbustes tourmentés par les Chouans, ou le bruit léger des caillouxqui roulèrent au bas du précipice, et il était au bord del’esplanade. Marche-à-terre, qui semblait posséder le don de voirdans l’obscurité, ou dont les sens continuellement en mouvementdevaient avoir acquis la finesse de ceux des Sauvages, avaitentrevu Corentin&|160;; comme un chien bien dressé, peut-êtrel’avait-il senti. Le diplomate de la police eut beau écouter lesilence et regarder le mur naturel formé par les schistes, il n’yput rien découvrir. Si la lueur douteuse du brouillard lui permitd’apercevoir quelques Chouans, il les prit pour des fragments durocher, tant ces corps humains gardèrent bien l’apparence d’unenature inerte. Le danger de la troupe dura peu. Corentin fut attirépar un bruit très distinct qui se fit entendre à l’autre extrémitéde la Promenade, au point où cessait le mur de soutènement et oùcommençait la pente rapide du rocher. Un sentier tracé sur le borddes schistes et qui communiquait à l’escalier de la Reineaboutissait précisément à ce point d’intersection. Au moment oùCorentin y arriva, il vit une figure s’élevant comme parenchantement, et quand il avança la main pour s’emparer de cet êtrefantastique ou réel auquel il ne supposait pas de bonnesintentions, il rencontra les formes rondes et moelleuses d’unefemme.

— Que le diable vous emporte, ma bonne&|160;! dit-il enmurmurant. Si vous n’aviez pas eu affaire à moi, vous auriez puattraper une balle dans la tête… Mais d’où venez-vous et oùallez-vous à cette heure-ci&|160;? Êtes-vous muette&|160;? — C’estcependant bien une femme, se dit-il à lui-même.

Le silence devenant suspect, l’inconnue répondit d’une voix quiannonçait un grand effroi&|160;: — Ah&|160;! mon bon homme, jerevenons de la veillée. — C’est la prétendue mère du marquis, sedit Corentin. Voyons ce qu’elle va faire.

— Eh&|160;! bien, allez par là, la vieille, reprit-il à hautevoix, en feignant de ne pas la reconnaître. À gauche donc, si vousne voulez pas être fusillée&|160;!

Il resta immobile&|160;; mais en voyant madame du Gua qui sedirigea vers la tour du Papegaut, il la suivit de loin avec uneadresse diabolique. Pendant cette fatale rencontre, les Chouanss’étaient très habilement postés sur les tas de fumier verslesquels Marche-à-terre les avait guidés.

— Voilà la Grande Garce&|160;! se dit tout bas Marche-à-terre ense dressant sur ses pieds le long de la tour comme aurait pu faireun ours.

— Nous sommes là, dit-il à la dame.

— Bien&|160;! répondit madame du Gua. Si tu peux trouver uneéchelle dans la maison dont le jardin aboutit à six piedsau-dessous du fumier, le Gars serait sauvé. Vois-tu cet œil-de-bœuflà-haut&|160;? il donne dans un cabinet de toilette attenant à lachambre à coucher, c’est là qu’il faut arriver. Ce pan de la tourau bas duquel vous êtes, est le seul qui ne soit pas cerné. Leschevaux sont prêts, et si tu as gardé le passage du Nançon, en unquart d’heure nous devons le mettre hors de danger, malgré safolie. Mais si cette catin veut le suivre, poignardez-la.

Corentin, apercevant dans l’ombre quelques-unes des formesindistinctes qu’il avait d’abord prises pour des pierres, semouvoir avec adresse, alla sur-le-champ au poste de la porteSaint-Léonard, où il trouva le commandant dormant tout habillé surle lit de camp.

— Laissez-le donc, dit brutalement Beau-pied à Corentin, il nefait que de se poser là.

— Les Chouans sont ici, cria Corentin dans l’oreille deHulot.

— Impossible, mais tant mieux&|160;! s’écria le commandant toutendormi qu’il était, au moins l’on se battra.

Lorsque Hulot arriva sur la Promenade, Corentin lui montra dansl’ombre la singulière position occupée par les Chouans.

— Ils auront trompé ou étouffé les sentinelles que j’ai placéesentre l’escalier de la Reine et le château, s’écria le commandant.Ah&|160;! quel tonnerre de brouillard. Mais patience&|160;! je vaisenvoyer, au pied du rocher, une cinquantaine d’hommes, sous laconduite d’un lieutenant. Il ne faut pas les attaquer là, car cesanimaux-là sont si durs qu’ils se laisseraient rouler jusqu’en basdu précipice comme des pierres sans se casser un membre.

La cloche fêlée du beffroi sonna deux heures lorsque lecommandant revint sur la Promenade, après avoir pris lesprécautions militaires les plus sévères, afin de se saisir desChouans commandés par Marche-à-terre. En ce moment, tous les postesayant été doublés, la maison de mademoiselle de Verneuil étaitdevenue le centre d’une petite armée. Le commandant trouva Corentinabsorbé dans la contemplation de la fenêtre qui dominait la tour duPapegaut.

— Citoyen, lui dit Hulot, je crois que le ci-devant nous embête,car rien n’a encore bougé.

— Il est là, s’écria Corentin en montrant la fenêtre. J’ai vul’ombre d’un homme sur les rideaux&|160;! Je ne comprends pas cequ’est devenu mon petit gars. Ils l’auront tué ou séduit. Tiens,commandant, vois-tu&|160;? Voici un homme&|160;!marchons&|160;!

— Je n’irai pas le saisir au lit, tonnerre de Dieu&|160;! Ilsortira, s’il est entré&|160;; Gudin ne le manquera pas, s’écriaHulot, qui avait ses raisons pour attendre.

— Allons, commandant, je t’enjoins, au nom de la loi, de marcherà l’instant sur cette maison.

— Tu es encore un joli coco pour vouloir me faire aller.

Sans s’émouvoir de la colère du commandant, Corentin lui ditfroidement&|160;: — Tu m’obéiras&|160;! Voici un ordre en bonneforme, signe du ministre de la guerre, qui t’y forcera, reprit-il,en tirant de sa poche un papier. Est-ce que tu t’imagines que noussommes assez simples pour laisser cette fille agir comme ellel’entend. C’est la guerre civile que nous étouffons, et la grandeurdu résultat absout la petitesse des moyens.

— Je prends la liberté, citoyen, de t’envoyer faire… tu mecomprends&|160;? Suffit. Pars du pied gauche, laisse-moi tranquilleet plus vite que ça.

— Mais lis, dit Corentin.

— Ne m’embête pas de tes fonctions, s’écria Hulot indigné derecevoir des ordres d’un être qu’il trouvait si méprisable.

En ce moment, le fils de Galope-chopine se trouva au milieud’eux comme un rat qui serait sorti de terre.

— Le Gars est en route, s’écria-t-il.

— Par où…

— Par la rue Saint-Léonard.

— Beau-pied, dit Hulot à l’oreille du caporal qui se trouvaitauprès de lui, cours prévenir ton lieutenant de s’avancer sur lamaison et de faire un joli petit feu de file, tu m’entends&|160;! —Par file à gauche, en avant sur la tour, vous autres, s’écria lecommandant.

Pour la parfaite intelligence du dénouement, il est nécessairede rentrer dans la maison de mademoiselle de Verneuil avecelle.

Quand les passions arrivent à une catastrophe, elles noussoumettent à une puissance d’enivrement bien supérieure auxmesquines irritations du vin ou de l’opium. La lucidité quecontractent alors les idées, la délicatesse des sens trop exaltés,produisent les effets les plus étranges et les plus inattendus. Ense trouvant sous la tyrannie d’une même pensée, certaines personnesaperçoivent clairement les objets les moins perceptibles, tandisque les choses les plus palpables sont pour elles comme si ellesn’existaient pas. Mademoiselle de Verneuil était en proie à cetteespèce d’ivresse qui fait de la vie réelle une vie semblable àcelle des somnambules, lorsqu’après avoir lu la lettre du marquiselle s’empressa de tout ordonner pour qu’il ne pût échapper à savengeance, comme naguère elle avait tout préparé pour la premièrefête de son amour. Mais quand elle vit sa maison soigneusemententourée par ses ordres d’un triple rang de baïonnettes, une lueursoudaine brilla dans son âme. Elle jugea sa propre conduite etpensa avec une sorte d’horreur qu’elle venait de commettre uncrime. Dans un premier mouvement d’anxiété, elle s’élança vivementvers le seuil de sa porte, et y resta pendant un moment immobile,en s’efforçant de réfléchir sans pouvoir achever un raisonnement.Elle doutait si complètement de ce qu’elle venait de faire, qu’ellechercha pourquoi elle se trouvait dans l’antichambre de sa maison,en tenant un enfant inconnu par la main. Devant elle, des milliersd’étincelles nageaient en l’air comme des langues de feu. Elle semit à marcher pour secouer l’horrible torpeur dont elle étaitenveloppée&|160;; mais, semblable à une personne qui sommeille,aucun objet ne lui apparaissait avec sa forme ou sous ses couleursvraies. Elle serrait la main du petit garçon avec une violence quine lui était pas ordinaire, et l’entraînait par une marche siprécipitée, qu’elle semblait avoir l’activité d’une folle. Elle nevit rien de tout ce qui était dans le salon quand elle le traversa,et cependant elle y fut saluée par trois hommes qui se séparèrentpour lui donner passage.

— La voici, dit l’un d’eux.

— Elle est bien belle, s’écria le prêtre.

— Oui, répondit le premier&|160;; mais comme elle est pâle etagitée…

— Et distraite, ajouta le troisième, elle ne nous voit pas.

À la porte de sa chambre, mademoiselle de Verneuil aperçut lafigure douce et joyeuse de Francine qui lui dit à l’oreille&|160;:— Il est là, Marie.

Mademoiselle de Verneuil se réveilla, put réfléchir, regardal’enfant qu’elle tenait, le reconnut et répondit à Francine&|160;:— Enferme ce petit garçon, et, si tu veux que je vive, garde-toibien de le laisser s’évader.

En prononçant ces paroles avec lenteur, elle avait fixé les yeuxsur la porte de sa chambre, où ils restèrent attachés avec une sieffrayante immobilité, qu’on eût dit qu’elle voyait sa victime àtravers l’épaisseur des panneaux. Elle poussa doucement la porte,et la ferma sans se retourner, car elle aperçut le marquis deboutdevant la cheminée. Sans être trop recherchée, la toilette dugentilhomme avait un certain air de fête et de parure qui ajoutaitencore à l’éclat que toutes les femmes trouvent à leurs amants. Àcet aspect, mademoiselle de Verneuil retrouva toute sa présenced’esprit. Ses lèvres, fortement contractées quoique entrouvertes,laissèrent voir l’émail de ses dents blanches et dessinèrent unsourire arrêté dont l’expression était plus terrible quevoluptueuse. Elle marcha d’un pas lent vers le jeune homme, et luimontrant du doigt la pendule&|160;:

— Un homme digne d’amour vaut bien la peine qu’on l’attende,dit-elle avec une fausse gaieté.

Mais, abattue par la violence de ses sentiments, elle tomba surle sopha qui se trouvait auprès de la cheminée.

— Ma chère Marie, vous êtes bien séduisante quand vous êtes encolère&|160;! dit le marquis en s’asseyant auprès d’elle, luiprenant une main qu’elle ’laissa prendre et implorant un regardqu’elle refusait. J’espère, continua-t-il d’une voix tendre etcaressante, que Marie sera dans un instant bien chagrine d’avoirdérobé sa tête à son heureux mari.

En entendant ces mots, elle se tourna brusquement et le regardadans les yeux.

— Que signifie ce regard terrible&|160;? reprit-il en riant.Mais ta main est brûlante&|160;! mon amour, qu’as-tu&|160;?

— Mon amour&|160;! répondit-elle d’une voix sourde etaltérée.

— Oui, dit-il en se mettant à genoux devant elle et lui prenantles deux mains qu’il couvrit de baisers, oui, mon amour, je suis àtoi pour la vie.

Elle le poussa violemment et se leva. Ses traits secontractèrent, elle rit comme rient les fous et lui dit&|160;:

— Tu n’en crois pas un mot, homme plus fourbe que le plusignoble scélérat. Elle sauta vivement sur le poignard qui setrouvait auprès d’un vase de fleurs, et le fit briller à deuxdoigts de la poitrine du jeune homme surpris. — Bah&|160;! dit-elleen jetant cette arme, je ne t’estime pas assez pour te tuer&|160;!Ton sang est même trop vil pour être versé par des soldats, et jene vois pour toi que le bourreau.

Ces paroles furent péniblement prononcées d’un ton bas, et elletrépignait des pieds comme un enfant gâté qui s’impatiente. Lemarquis s’approcha d’elle en cherchant à la saisir.

— Ne me touchez pas&|160;! s’écria-t-elle en se reculant par unmouvement d’horreur.

— Elle est folle, se dit le marquis au désespoir.

— Oui, folle, répéta-t-elle, mais pas encore assez pour être tonjouet. Que ne pardonnerais-je pas à la passion&|160;; mais vouloirme posséder sans amour, et l’écrire à cette…

— À qui donc ai-je écrit&|160;? demanda-t-il avec un étonnementqui certes n’était pas joué.

— À cette femme chaste qui voulait me tuer.

Là, le marquis pâlit, serra le dos du fauteuil qu’il tenait, demanière à le briser, et s’écria&|160;: — Si madame du Gua a étécapable de quelque noirceur…

Mademoiselle de Verneuil chercha la lettre, ne la retrouva plus,appela Francine, et la Bretonne vint.

— Où est cette lettre&|160;?

— Monsieur Corentin l’a prise.

— Corentin&|160;! Ah&|160;! je comprends tout, il a fait lalettre, et m’a trompée comme il trompe, avec un art diabolique.

Après avoir jeté un cri perçant, elle alla tomber sur le sopha,et un déluge de larmes sortit de ses yeux. Le doute comme lacertitude était horrible. Le marquis se précipita aux pieds de samaîtresse, la serra contre son cœur en lui répétant dix fois cesmots, les seuls qu’il pût prononcer&|160;: — Pourquoi pleurer, monange&|160;? où est le mal&|160;? Tes injures sont pleines d’amour.Ne pleure donc pas, je t’aime&|160;! je t’aime toujours.

Tout à coup il se sentit presser par elle avec une forcesurnaturelle, et, au milieu de ses sanglots — Tu m’aimesencore&|160;?&|160;… dit-elle.

— Tu en doutes, répondit-il d’un ton presque mélancolique.

Elle se dégagea brusquement de ses bras et se sauva, commeeffrayée et confuse, à deux pas de lui.

— Si j’en doute&|160;?&|160;… s’écria-t-elle.

Elle vit le marquis souriant avec une si douce ironie, que lesparoles expirèrent sur ses lèvres. Elle se laissa prendre par lamain et conduire jusque sur le seuil de la porte. Marie aperçut aufond du salon un autel dressé à la hâte pendant son absence. Leprêtre était en ce moment revêtu de son costume sacerdotal. Descierges allumés jetaient sur le plafond un éclat aussi doux quel’espérance. Elle reconnut, dans les deux hommes qui l’avaientsaluée, le comte de Bauvan et le baron du Guénic, deux témoinschoisis par Montauran.

— Me refuseras-tu toujours&|160;? lui dit tout bas lemarquis.

À cet aspect elle fit tout à coup un pas en arrière pourregagner sa chambre, tomba sur les genoux, leva les mains vers lemarquis et lui cria&|160;: — Ah&|160;! pardon&|160;! pardon&|160;!pardon&|160;!

Sa voix s’éteignit, sa tête se pencha en arrière, ses yeux sefermèrent, et elle resta entre les bras du marquis et de Francinecomme si elle eût expiré. Quand elle ouvrit les yeux, ellerencontra le regard du jeune chef, un regard plein d’une amoureusebonté.

— Marie, patience&|160;! cet orage est le dernier, dit-il.

— Le dernier&|160;! répéta-t-elle.

Francine et le marquis se regardèrent avec surprise, mais elleleur imposa silence par un geste.

— Appelez le prêtre, dit-elle, et laissez-moi seule aveclui.

Ils se retirèrent.

— Mon père, dit-elle au prêtre qui apparut soudain devant elle,mon père, dans mon enfance, un vieillard à cheveux blancs,semblable à vous, me répétait souvent qu’avec une foi bien vive onobtenait tout de Dieu, est-ce vrai&|160;?

— C’est vrai, répondit le prêtre. Tout est possible à celui quia tout créé.

Mademoiselle de Verneuil se précipita à genoux avec unincroyable enthousiasme&|160;: — Ô mon Dieu&|160;! dit-elle dansson extase, ma foi en toi est égale à mon amour pour lui&|160;!inspire-moi&|160;! Fais ici un miracle ou prends ma vie.

— Vous serez exaucée, dit le prêtre.

Mademoiselle de Verneuil vint s’offrir à tous les regards ens’appuyant sur le bras de ce vieux prêtre à cheveux blancs. Uneémotion profonde et secrète la livrait à l’amour d’un amant, plusbrillante qu’en aucun jour passé, car une sérénité pareille à celleque les peintres se plaisent à donner aux martyrs imprimait à safigure un caractère imposant. Elle tendit la main au marquis, etils s’avancèrent ensemble vers l’autel, où ils s’agenouillèrent. Cemariage qui allait être béni à deux pas du lit nuptial, cet autelélevé à la hâte, cette croix, ces vases, ce calice apportéssecrètement par un prêtre, cette fumée d’encens répandue sous descorniches qui n’avaient encore vu que la fumée des repas&|160;; ceprêtre qui ne portait qu’une étole par-dessus sa soutane&|160;; cescierges dans un salon, tout formait une scène touchante et bizarrequi achève de peindre ces temps de triste mémoire où la discordecivile avait renversé les institutions les plus saintes. Lescérémonies religieuses avaient alors toute la grâce des mystères.Les enfants étaient ondoyés dans les chambres où gémissaient encoreles mères. Comme autrefois, le Seigneur allait, simple et pauvre,consoler les mourants. Enfin les jeunes filles recevaient pour lapremière fois le pain sacré dans le lieu même où elles jouaient laveille. L’union du marquis et de mademoiselle de Verneuil allaitêtre consacrée, comme tant d’autres unions, par un acte contraire àla législation nouvelle&|160;; mais plus tard, ces mariages, bénispour la plupart au pied des chênes, furent tous scrupuleusementreconnus. Le prêtre qui conservait ainsi les anciens usagesjusqu’au dernier moment, était un de ces hommes fidèles à leursprincipes au fort des orages. Sa voix, pure du serment exigé par laRépublique, ne répandait à travers la tempête que des paroles depaix. Il n’attisait pas, comme l’avait fait l’abbé Gudin, le feu del’incendie&|160;; mais il s’était, avec beaucoup d’autres, voué àla dangereuse mission d’accomplir les devoirs du sacerdoce pour lesâmes restées catholiques. Afin de réussir dans ce périlleuxministère, il usait de tous les pieux artifices nécessités par lapersécution, et le marquis n’avait pu le trouver que dans une deces excavations qui, de nos jours encore, portent le nom de lacachette du prêtre. La vue de cette figure pâle et souffranteinspirait si bien la prière et le respect, qu’elle suffisait pourdonner à cette salle mondaine l’aspect d’un saint lieu. L’acte demalheur et de joie était tout prêt. Avant de commencer lacérémonie, le prêtre demanda, au milieu d’un profond silence, lesnoms de la fiancée.

— Marie-Nathalie, fille de mademoiselle Blanche de Castéran,décédée abbesse de Notre-Dame de Sées et de Victor-Amédée, duc deVerneuil.

— Née&|160;?

— À La Chasterie, près d’Alençon.

— Je ne croyais pas, dit tout bas le baron au comte, queMontauran ferait la sottise de l’épouser&|160;! La fille naturelled’un duc, fi donc&|160;!

— Si c’était du roi, encore passe, répondit le comte de Bauvanen souriant, mais ce n’est pas moi qui le blâmerai&|160;; l’autreme plaît, et ce sera sur cette Jument de Charrette que je vaismaintenant faire la guerre. Elle ne roucoule pas,celle-là&|160;!&|160;…

Les noms du marquis avaient été remplis à l’avance, les deuxamants signèrent et les témoins après. La cérémonie commença. En cemoment, Marie entendit seule le bruit des fusils et celui de lamarche lourde et régulière des soldats qui venaient sans douterelever le poste de Bleus qu’elle avait fait placer dans l’église.Elle tressaillit et leva les yeux sur la croix de l’autel.

— La voilà une sainte, dit tout bas Francine.

— Qu’on me donne de ces saintes-là, et je serai diablementdévot, ajouta le comte à voix basse.

Lorsque le prêtre fit à mademoiselle de Verneuil la questiond’usage, elle répondit par un oui accompagné d’un soupir profond.Elle se pencha à l’oreille de son mari et lui dit&|160;: — Dans peuvous saurez pourquoi je manque au serment que j’avais fait de nejamais vous épouser.

Lorsqu’après la cérémonie, l’assemblée passa dans une salle oùle dîner avait été servi, et au moment où les convives s’assirent,Jérémie arriva tout épouvanté. La pauvre mariée se levabrusquement, alla au-devant de lui, suivie de Francine, et, sur unde ces prétextes que les femmes savent si bien trouver, elle priale marquis de faire tout seul pendant un moment les honneurs durepas, et emmena le domestique avant qu’il eût commis uneindiscrétion qui serait devenue fatale.

— Ah&|160;! Francine, se sentir mourir, et ne pas pouvoirdire&|160;: je meurs&|160;!&|160;… s’écria mademoiselle de Verneuilqui ne reparut plus.

Cette absence pouvait trouver sa justification dans la cérémoniequi venait d’avoir lieu. À la fin du repas, et au moment oùl’inquiétude du marquis était au comble, Marie revint dans toutl’éclat du vêtement des mariées. Sa figure était joyeuse et calme,tandis que Francine qui l’accompagnait avait une terreur siprofonde empreinte sur tous les traits, qu’il semblait aux convivesvoir dans ces deux figures un tableau bizarre où l’extravagantpinceau de Salvator Rosa aurait représenté la vie et la mort setenant par la main.

— Messieurs, dit-elle au prêtre, au baron, au comte, vous serezmes hôtes pour ce soir, car il y aurait trop de danger pour vous àsortir de Fougères. Cette bonne fille a mes instructions etconduira chacun de vous dans son appartement.

— Pas de rébellion, dit-elle au prêtre qui allait parler,j’espère que vous ne désobéirez pas à une femme le jour de sesnoces.

Une heure après, elle se trouva seule avec son amant dans lachambre voluptueuse qu’elle avait si gracieusement disposée. Ilsarrivèrent enfin à ce lit fatal où, comme dans un tombeau, sebrisent tant d’espérances, où le réveil à une belle vie est siincertain, où meurt, où naît l’amour, suivant la portée descaractères qui ne s’éprouvent que là. Marie regarda la pendule, etse dit&|160;: Six heures à vivre.

— J’ai donc pu dormir, s’écria-t-elle vers le matin réveillée ensursaut par un de ces mouvements soudains qui nous font tressaillirlorsqu’on a fait la veille un pacte en soi-même afin de s’éveillerle lendemain à une certaine heure. — Oui, j’ai dormi, répéta-t-elleen voyant à la lueur des bougies que l’aiguille de la penduleallait bientôt marquer deux heures du matin. Elle se retourna etcontempla le marquis endormi, la tête appuyée sur une de ses mains,à la manière des enfants, et de l’autre serrant celle de sa femmeen souriant à demi, comme s’il se fût endormi au milieu d’unbaiser.

— Ah&|160;! se dit-elle à voix basse, il a le sommeil d’unenfant&|160;! Mais pouvait-il se défier de moi, de moi qui lui doisun bonheur sans nom&|160;?

Elle le poussa légèrement, il se réveilla et acheva de sourire.Il baisa la main qu’il tenait, et regarda cette malheureuse femmeavec des yeux si étincelants, que, n’en pouvant soutenir levoluptueux éclat, elle déroula lentement ses larges paupières,comme pour s’interdire à elle-même une dangereusecontemplation&|160;; mais en voilant ainsi le feu de ses regards,elle excitait si bien le désir en paraissant s’y refuser, que sielle n’avait pas eu de profondes terreurs à cacher, son mari auraitpu l’accuser d’une trop grande coquetterie. Ils relevèrent ensembleleurs têtes charmantes, et se firent mutuellement un signe dereconnaissance plein des plaisirs qu’ils avaient goûtés&|160;; maisaprès un rapide examen du délicieux tableau que lui offrait lafigure de sa femme, le marquis, attribuant à un sentiment demélancolie les nuages répandus sur le front de Marie, lui dit d’unevoix douce&|160;: — Pourquoi cette ombre de tristesse, monamour&|160;?

— Pauvre Alphonse, où crois-tu donc que je t’aie mené,demanda-t-elle en tremblant.

— Au bonheur.

— À la mort.

Et tressaillant d’horreur, elle s’élança hors du lit&|160;; lemarquis étonné la suivit, sa femme l’amena près de la fenêtre.Après un geste délirant qui lui échappa, Marie releva les rideauxde la croisée, et lui montra du doigt sur la place une vingtaine desoldats. La lune, avant dissipé le brouillard, éclairait de sablanche lumière les habits, les fusils, l’impassible Corentin quiallait et venait comme un chacal attendant sa proie, et lecommandant, les bras croisés, immobile, le nez en l’air, les lèvresretroussées, attentif et chagrin.

— Eh&|160;! laissons-les, Marie, et reviens.

— Pourquoi ris-tu, Alphonse&|160;? c’est moi qui les ai placéslà.

— Tu rêves&|160;?

— Non&|160;!

Ils se regardèrent un moment, le marquis devina tout, et laserrant dans ses bras Va&|160;! je t’aime toujours, dit-il.

— Tout n’est donc pas perdu, s’écria Marie. — Alphonse, dit-elleaprès une pause, il y a de l’espoir.

En ce moment, ils entendirent distinctement le cri sourd de lachouette, et Francine sortit tout à coup du cabinet detoilette.

— Pierre est là, dit-elle avec une joie qui tenait dudélire.

La marquise et Francine revêtirent Montauran d’un costume deChouan, avec cette étonnante promptitude qui n’appartient qu’auxfemmes. Lorsque la marquise vit son mari occupé à charger les armesque Francine apporta, elle s’esquiva lestement après avoir fait unsigne d’intelligence à sa fidèle Bretonne. Francine conduisit alorsle marquis dans le cabinet de toilette attenant à la chambre. Lejeune chef, en voyant une grande quantité de draps fortementattachés, put se convaincre de l’active sollicitude avec laquellela Bretonne avait travaillé à tromper la vigilance des soldats.

— Jamais je ne pourrai passer par là, dit le marquis enexaminant l’étroite baie de l’œil-de-bœuf.

En ce moment une grosse figure noire en remplit entièrementl’ovale, et une voix rauque, bien connue de Francine, criadoucement Dépêchez-vous, mon général, ces crapauds de Bleus seremuent.

— Oh&|160;! encore un baiser, dit une voix tremblante etdouce.

Le marquis, dont les pieds atteignaient l’échelle libératrice,mais qui avait encore une partie du corps engagée dansl’œil-de-bœuf, se sentit pressé par une étreinte de désespoir. Iljeta un cri en reconnaissant ainsi que sa femme avait pris seshabits&|160;; il voulut la retenir, mais elle s’arracha brusquementde ses bras, et il se trouva forcé de descendre. Il gardait à lamain un lambeau d’étoffe, et la lueur de la lune venant àl’éclairer soudain, il s’aperçut que ce lambeau devait appartenirau gilet qu’il avait porté la veille.

— Halte&|160;! feu de peloton.

Ces mots, prononcés par Hulot au milieu d’un silence qui avaitquelque chose d’horrible, rompirent le charme sous l’empire duquelsemblaient être les hommes et les lieux. Une salve de ballesarrivant du fond de la vallée jusqu’au pied de la tour succéda auxdécharges que firent les Bleus placés sur la Promenade. Le feu desRépublicains n’offrit aucune interruption et fut horrible,impitoyable. Les victimes ne jetèrent pas un cri. Entre chaquedécharge le silence était effrayant.

Cependant Corentin, ayant entendu tomber du haut de l’échelle undes personnages aériens qu’il avait signalés au commandant,soupçonna quelque piège.

— Pas un de ces animaux-là ne chante, dit-il à Hulot, nos deuxamants sont bien capables de nous amuser ici par quelque ruse,tandis qu’ils se sauvent peut-être par un autre côté…

L’espion, impatient d’éclaircir le mystère, envoya le fils deGalope-chopine chercher des torches. La supposition de Corentinavait été si bien comprise de Hulot, que le vieux soldat, préoccupépar le bruit d’un engagement très sérieux qui avait lieu devant leposte de Saint-Léonard, s’écria&|160;: — C’est vrai, ils ne peuventpas être deux.

Et il s’élança vers le corps de garde.

— On lui a lavé la tête avec du plomb, mon commandant, lui ditBeau-pied qui venait à la rencontre de Hulot&|160;; mais il a tuéGudin et blessé deux hommes. Ah&|160;! l’enragé&|160;! il avaitenfoncé trois rangées de nos lapins, et aurait gagné les champssans le factionnaire de la porte Saint-Léonard qui l’a embrochéavec sa baïonnette.

En entendant ces paroles, le commandant se précipita dans lecorps de garde, et vit sur le lit de camp un corps ensanglanté quel’on venait d’y placer&|160;; il s’approcha du prétendu marquis,leva le chapeau qui en couvrait la figure, et tomba sur unechaise.

— Je m’en doutais, s’écria-t-il en se croisant les bras avecforce&|160;; elle l’avait, sacré tonnerre, gardé troplongtemps.

Tous les soldats restèrent immobiles. Le commandant avait faitdérouler les longs cheveux noirs d’une femme. Tout à coup lesilence fut interrompu par le bruit d’une multitude armée. Corentinentra dans le corps de garde en précédant quatre soldats qui, surleurs fusils placés en forme de civière, portaient Montauran,auquel plusieurs coups de feu avaient cassé les deux cuisses et lesbras. Le marquis fut déposé sur le lit de camp auprès de sa femme,il l’aperçut et trouva la force de lui prendre la main par un gesteconvulsif. La mourante tourna péniblement la tête, reconnut sonmari, frissonna par une secousse horrible à voir, et murmura cesparoles d’une voix presque éteinte&|160;: — Un jour sanslendemain&|160;!&|160;… Dieu m’a trop bien exaucée.

— Commandant, dit le marquis en rassemblant toutes ses forces etsans quitter la main de Marie, je compte sur votre probité pourannoncer ma mort à mon jeune frère qui se trouve à Londres,écrivez-lui que s’il veut obéir à mes dernières paroles, il neportera pas les armes contre la France, sans néanmoins abandonnerle service du Roi.

— Ce sera fait, dit Hulot en serrant la main du mourant.

— Portez-les à l’hôpital voisin, s’écria Corentin.

Hulot prit l’espion par le bras, de manière à lui laisserl’empreinte de ses ongles dans la chair, et lui dit&|160;: —Puisque ta besogne est finie par ici, fiche-moi le camp, et regardebien la figure du commandant Hulot, pour ne jamais te trouver surson passage, si tu ne veux pas qu’il fasse de ton ventre lefourreau de son bancal.

Et déjà le vieux soldat tirait son sabre.

— Voila encore un de mes honnêtes gens qui ne feront jamaisfortune, se dit Corentin quand il fut loin du corps de garde.

Le marquis put encore remercier par un signe de tête sonadversaire, en lui témoignant cette estime que les soldats ont pourde loyaux ennemis.

En 1827, un vieil homme accompagné de sa femme marchandait desbestiaux sur le marcher de Fougère, et personne ne lui disait rienquoiqu’il eut tué plus de cent personnes, on ne lui rappelai mêmeplus son surnom de Marche-à-Terre&|160;; la personne à qui l’ondoit de précieux renseignements sur tout les personnages de cettescène, le vit emmenant une vache et allant de cet air simple,ingénu qui fait dire&|160;: — Voilà un bien brave homme&|160;!

Quand à Cibot, dit Pille-Miche, on a déjà vu comment il a fini.Peut-être Marche-à-Terre essaya-t-il, mais vainement, d’arracherson compagnon à l’échafaud, et se trouvait-il sur la placed’Alençon, lors de l’effroyable tumulte qui fut un des événement dufameux procès Rifoël, Bryond et La Chanterie.

Fougères, août 1827

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