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Les Contemplations

Les Contemplations

de Victor Hugo

PRÉFACE

 

Si un auteur pouvait avoir quelque droit d’influer sur la disposition d’esprit des lecteurs qui ouvrent son livre, l’auteur des Contemplations se bornerait à dire ceci : Ce livre doit être lu comme on lirait le livre d’un mort.

Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes.Grande mortalis ævi spatium. L’auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l’a déposé dans son cœur. Ceux qui s’y pencheront retrouveront leur propre image dans cette eau profonde et triste, qui s’est lentement amassée là, au fond d’une âme.

Qu’est-ce que les Contemplations ? C’est ce qu’on pourrait appeler, si le mot n’avait quelque prétention, les Mémoires d’une âme.

Ce sont, en effet, toutes les impressions,tous les souvenirs, toutes les réalités, tous les fantômes vagues,riants ou funèbres, que peut contenir une conscience, revenus et rappelés, rayon à rayon, soupir à soupir, et mêlés dans la même nuée sombre. C’est l’existence humaine sortant de l’énigme du berceau et aboutissant à l’énigme du cercueil ; c’est un esprit qui marche de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse, l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir, et qui s’arrête éperdu « au bord de l’infini ». Cela commence par un sourire, continue par un sanglot, et finit par un bruit du clairon de l’abîme.

Une destinée est écrite là jour à jour.

Est-ce donc la vie d’un homme ? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de nous n’a l’honneur d’avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre vie est la mienne, vous vivez ce que je vis ; la destinée est une. Prenez donc ce miroir, et regardez-vous-y. On se plaint quelquefois des écrivains qui disent moi. Parlez-nous de nous, leur crie-t-on.Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous.Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !

Ce livre contient, nous le répétons, autant l’individualité du lecteur que celle de l’auteur. Homosum. Traverser le tumulte, la rumeur, le rêve, la lutte, le plaisir, le travail, la douleur, le silence ; se reposer dans le sacrifice, et, là, contempler Dieu ; commencer à Foule et finir à Solitude, n’est-ce pas, les proportions individuelles réservées, l’histoire de tous ?

On ne s’étonnera donc pas de voir, nuance ànuance, ces deux volumes s’assombrir pour arriver, cependant, àl’azur d’une vie meilleure. La joie, cette fleur rapide de lajeunesse, s’effeuille page à page dans le tome premier, qui estl’espérance, et disparaît dans le tome second, qui est le deuil.Quel deuil ? Le vrai, l’unique : la mort ; la pertedes être chers.

Nous venons de le dire, c’est une âme qui seraconte dans ces deux volumes. Autrefois, Aujourd’hui. Unabîme les sépare, le tombeau.

 

V.H.

Guernesey, mars 1856.

TOME I  – AUTREFOIS – 1830-1843

Un jour…

 

Un jour je vis, debout au bord des flotsmouvants,

Passer, gonflant ses voiles,

Un rapide navire enveloppé de vents,

De vagues et d’étoiles ;

Et j’entendis, penché sur l’abîme descieux,

Que l’autre abîme touche,

Me parler à l’oreille une voix dont mesyeux

Ne voyaient pas la bouche :

« Poëte, tu fais bien ! Poëte autriste front,

Tu rêves près des ondes,

Et tu tires des mers bien des choses quisont

Sous les vagues profondes !

La mer, c’est le Seigneur, que, misère oubonheur,

Tout destin montre et nomme ;

Le vent, c’est le Seigneur ; l’astre,c’est le Seigneur ;

Le navire, c’est l’homme. »

Juin 1839.

LIVRE PREMIER – AURORE

I. – À ma fille

 

Ô mon enfant, tu vois, je me soumets.

Fais comme moi : vis du mondeéloignée ;

Heureuse ? non ; triomphante ?jamais.

– Résignée ! –

Sois bonne et douce, et lève un frontpieux.

Comme le jour dans les cieux met saflamme,

Toi, mon enfant, dans l’azur de tes yeux

Mets ton âme !

Nul n’est heureux et nul n’est triomphant.

L’heure est pour tous une choseincomplète ;

L’heure est une ombre, et notre vie,enfant,

En est faite.

Oui, de leur sort tous les hommes sontlas.

Pour être heureux, à tous, – destinmorose ! –

Tout a manqué. Tout, c’est-à-dire,hélas !

Peu de chose.

Ce peu de chose est ce que, pour sa part,

Dans l’univers chacun cherche etdésire :

Un mot, un nom, un peu d’or, un regard,

Un sourire !

La gaîté manque au grand roi sansamours ;

La goutte d’eau manque au désert immense.

L’homme est un puits où le vide toujours

Recommence.

Vois ces penseurs que nous divinisons,

Vois ces héros dont les fronts nousdominent,

Noms dont toujours nos sombres horizons

S’illuminent !

Après avoir, comme fait un flambeau,

Ébloui tout de leurs rayons sans nombre,

Ils sont allés chercher dans le tombeau

Un peu d’ombre.

Le ciel, qui sait nos maux et nosdouleurs,

Prend en pitié nos jours vains et sonores.

Chaque matin, il baigne de ses pleurs

Nos aurores.

Dieu nous éclaire, à chacun de nos pas,

Sur ce qu’il est et sur ce que noussommes ;

Une loi sort des choses d’ici-bas,

Et des hommes !

Cette loi sainte, il faut s’y conformer.

Et la voici, toute âme y peutatteindre :

Ne rien haïr, mon enfant ; toutaimer,

Ou tout plaindre !

Paris, octobre 1842.

II.

 

Le poëte s’en va dans les champs ; iladmire,

Il adore ; il écoute en lui-même unelyre ;

Et, le voyant venir, les fleurs, toutes lesfleurs,

Celles qui des rubis font pâlir lescouleurs,

Celles qui des paons même éclipseraient lesqueues,

Les petites fleurs d’or, les petites fleursbleues,

Prennent, pour l’accueillir agitant leursbouquets,

De petits airs penchés ou de grands airscoquets,

Et, familièrement, car cela sied auxbelles :

« Tiens ! c’est notre amoureux quipasse ! » disent-elles.

Et, pleins de jour et d’ombre et de confusesvoix,

Les grands arbres profonds qui vivent dans lesbois,

Tous ces vieillards, les ifs, les tilleuls,les érables,

Les saules tout ridés, les chênesvénérables,

L’orme au branchage noir, de mousseappesanti,

Comme les ulémas quand paraît le muphti,

Lui font de grands saluts et courbent jusqu’àterre

Leurs têtes de feuillée et leurs barbes delierre,

Contemplent de son front la sereine lueur,

Et murmurent tout bas : C’est lui !c’est le rêveur !

LesRoches, juin 1831.

III. – Mes deux filles

 

Dans le frais clair-obscur du soir charmantqui tombe,

L’une pareille au cygne et l’autre à lacolombe,

Belles, et toutes deux joyeuses, ôdouceur !

Voyez, la grande sœur et la petite sœur

Sont assises au seuil du jardin, et surelles

Un bouquet d’œillets blancs aux longues tigesfrêles,

Dans une urne de marbre agité par le vent,

Se penche, et les regarde, immobile etvivant,

Et frissonne dans l’ombre, et semble, au borddu vase,

Un vol de papillons arrêté dans l’extase.

LaTerrasse, près Enghien, juin 1842.

IV.

 

Le firmament est plein de la vasteclarté ;

Tout est joie, innocence, espoir, bonheur,bonté.

Le beau lac brille au fond du vallon qui lemure ;

Le champ sera fécond, la vigne seramûre ;

Tout regorge de sève et de vie et debruit,

De rameaux verts, d’azur frissonnant, d’eauqui luit,

Et de petits oiseaux qui se cherchentquerelle.

Qu’a donc le papillon ? qu’a donc lasauterelle ?

La sauterelle a l’herbe, et le papillonl’air ;

Et tous deux ont avril, qui rit dans le cielclair.

Un refrain joyeux sort de la natureentière ;

Chanson qui doucement monte et devientprière.

Le poussin court, l’enfant joue et danse,l’agneau

Saute, et, laissant tomber goutte à goutte soneau,

Le vieux antre, attendri, pleure comme unvisage ;

Le vent lit à quelqu’un d’invisible unpassage

Du poëme inouï de la création ;

L’oiseau parle au parfum ; la fleur parleau rayon ;

Les pins sur les étangs dressent leur verteombelle ;

Les nids ont chaud, l’azur trouve la terrebelle,

Onde et sphère, à la fois tous les climatsflottants ;

Ici l’automne, ici l’été ; là leprintemps.

Ô coteaux ! ô sillons ! souffles,soupirs, haleines !

L’hosanna des forêts, des fleuves et desplaines,

S’élève gravement vers Dieu, père dujour ;

Et toutes les blancheurs sont des strophesd’amour ;

Le cygne dit : Lumière ! et le lysdit : Clémence !

Le ciel s’ouvre à ce chant comme une oreilleimmense.

Le soir vient ; et le globe à son tours’éblouit,

Devient un œil énorme et regarde lanuit ;

Il savoure, éperdu, l’immensité sacrée,

La contemplation du splendide empyrée,

Les nuages de crêpe et d’argent, lezénith,

Qui, formidable, brille et flamboie etbénit,

Les constellations, ces hydres étoilées,

Les effluves du sombre et du profond,mêlées

À vos effusions, astres de diamant,

Et toute l’ombre avec tout lerayonnement !

L’infini tout entier d’extase sesoulève ?

Et, pendant ce temps-là, Satan, l’envieux,rêve.

LaTerrasse, avril 1840.

V. – À André Chénier

 

Oui, mon vers croit pouvoir, sans semésallier,

Prendre à la prose un peu de son airfamilier.

André, c’est vrai, je ris quelquefois sur lalyre.

Voici pourquoi. Tout jeune encor, tâchant delire

Dans le livre effrayant des forêts et deseaux,

J’habitais un parc sombre où jasaient desoiseaux,

Où des pleurs souriaient dans l’œil bleu despervenches ;

Un jour que je songeais seul au milieu desbranches,

Un bouvreuil qui faisait le feuilleton dubois

M’a dit : « Il faut marcher à terrequelquefois.

« La nature est un peu moqueuse autourdes hommes ;

« Ô poëte, tes chants, ou ce qu’ainsi tunommes,

« Lui ressembleraient mieux si tu lesdégonflais.

« Les bois ont des soupirs, mais ils ontdes sifflets.

« L’azur luit, quand parfois la gaîté ledéchire ;

« L’Olympe reste grand en éclatant derire ;

« Ne crois pas que l’esprit du poëtedescend

« Lorsque entre deux grands vers un motpasse en dansant.

« Ce n’est pas un pleureur que le vent endémence ;

« Le flot profond n’est pas un chanteurde romance ;

« Et la nature, au fond des siècles etdes nuits,

« Accouplant Rabelais à Dante pleind’ennuis,

« Et l’Ugolin sinistre au Grandgousierdifforme,

« Près de l’immense deuil montre le rireénorme. »

LesRoches, juillet 1830.

VI. – La vie aux champs

 

Le soir, à la campagne, on sort, on sepromène,

Le pauvre dans son champ, le riche en sondomaine ;

Moi, je vais devant moi : le poëte entout lieu

Se sent chez lui, sentant qu’il est partoutchez Dieu.

Je vais volontiers seul. Je médite ouj’écoute.

Pourtant, si quelqu’un veut m’accompagner enroute,

J’accepte. Chacun a quelque chose enl’esprit ;

Et tout homme est un livre où Dieu lui-mêmeécrit.

Chaque fois qu’en mes mains un de ces livrestombe,

Volume où vit une âme et que scelle latombe,

J’y lis.

Chaque soir donc, je m’en vais, j’aicongé,

Je sors. J’entre en passant chez des amis quej’ai.

On prend le frais, au fond du jardin, enfamille.

Le serein mouille un peu les bancs sous lacharmille ;

N’importe : je m’assieds, et je ne saispourquoi

Tous les petits enfants viennent autour demoi.

Dès que je suis assis, les voilà tous quiviennent.

C’est qu’ils savent que j’ai leursgoûts ; ils se souviennent

Que j’aime comme eux l’air, les fleurs, lespapillons

Et les bêtes qu’on voit courir dans lessillons.

Ils savent que je suis un homme qui lesaime,

Un être auprès duquel on peut jouer, etmême

Crier, faire du bruit, parler à hautevoix ;

Que je riais comme eux et plus qu’euxautrefois.

Et aujourd’hui, sitôt qu’à leurs ébatsj’assiste,

Je leur souris encor, bien que je sois plustriste ;

Ils disent, doux amis, que je ne saisjamais

Me fâcher ; qu’on s’amuse avec moi ;que je fais

Des choses en carton, des dessins à laplume ;

Que je raconte, à l’heure où la lampes’allume,

Oh ! des contes charmants qui vous fontpeur la nuit ;

Et qu’enfin je suis doux, pas fier et fortinstruit.

Aussi, dès qu’on m’a vu : « Levoilà ! » tous accourent.

Ils quittent jeux, cerceaux et balles ;ils m’entourent

Avec leurs beaux grands yeux d’enfants, sanspeur, sans fiel,

Qui semblent toujours bleus, tant on y voit leciel !

Les petits – quand on est petit, on est trèsbrave –

Grimpent sur mes genoux ; les grands ontun air grave ;

Ils m’apportent des nids de merles qu’ils ontpris,

Des albums, des crayons qui viennent deParis ;

On me consulte, on a cent choses à medire,

On parle, on cause, on rit surtout ; –j’aime le rire,

Non le rire ironique aux sarcasmesmoqueurs,

Mais le doux rire honnête ouvrant bouches etcœurs,

Qui montre en même temps des âmes et desperles.

J’admire les crayons, l’album, les nids demerles ;

Et quelquefois on dit quand j’ai bienadmiré :

« Il est du même avis que monsieur lecuré. »

Puis, lorsqu’ils ont jasé tous ensemble à leuraise,

Ils font soudain, les grands s’appuyant à machaise,

Et les petits toujours groupés sur mesgenoux,

Un silence, et cela veut dire :« Parle-nous. »

Je leur parle de tout. Mes discours en euxsèment

Ou l’idée ou le fait. Comme ils m’aiment, ilsaiment

Tout ce que je leur dis. Je leur montre dudoigt

Le ciel, Dieu qui s’y cache, et l’astre qu’ony voit.

Tout, jusqu’à leur regard, m’écoute. Je discomme

Il faut penser, rêver, chercher. Dieu bénitl’homme,

Non pour avoir trouvé, mais pour avoircherché.

Je dis : Donnez l’aumône au pauvre humbleet penché ;

Recevez doucement la leçon ou le blâme.

Donner et recevoir, c’est faire vivrel’âme !

Je leur conte la vie, et que, dans nosdouleurs,

Il faut que la bonté soit au fond de nospleurs,

Et que, dans nos bonheurs, et que, dans nosdélires,

Il faut que la bonté soit au fond de nosrires ;

Qu’être bon, c’est bon vivre, et quel’adversité

Peut tout chasser d’une âme, excepté labonté ;

Et qu’ainsi les méchants, dans leur haineprofonde,

Ont tort d’accuser Dieu. Grand Dieu ! nulhomme au monde

N’a droit, en choisissant sa route, en ymarchant,

De dire que c’est toi qui l’as renduméchant ;

Car le méchant, Seigneur, ne t’est pasnécessaire !

Je leur raconte aussi l’histoire ; lamisère

Du peuple juif, maudit qu’il faut enfinbénir ;

La Grèce, rayonnant jusque dansl’avenir ;

Rome ; l’antique Égypte et ses plainessans ombre,

Et tout ce qu’on y voit de sinistre et desombre.

Lieux effrayants ! tout meurt ; lebruit humain finit.

Tous ces démons taillés dans des blocs degranit,

Olympe monstrueux des époques obscures,

Les Sphinxs, les Anubis, les Ammons, lesMercures,

Sont assis au désert depuis quatre milleans ;

Autour d’eux le vent souffle, et les sablesbrûlants

Montent comme une mer d’où sort leur têteénorme ;

La pierre mutilée a gardé quelque forme

De statue ou de spectre, et rappelled’abord

Les plis que fait un drap sur la face d’unmort ;

On y distingue encor le front, le nez, labouche,

Les yeux, je ne sais quoi d’horrible et defarouche

Qui regarde et qui vit, masque vague ethideux.

Le voyageur de nuit, qui passe à côtéd’eux,

S’épouvante, et croit voir, aux lueurs desétoiles,

Des géants enchaînés et muets sous desvoiles.

LaTerrasse, août 1840.

VII. – Réponse à un acted’accusation

 

Donc, c’est moi qui suis l’ogre et le boucémissaire.

Dans ce chaos du siècle où votre cœur seserre,

J’ai foulé le bon goût et l’ancien versfrançois

Sous mes pieds, et, hideux, j’ai dit àl’ombre : « Sois ! »

Et l’ombre fut. – Voilà votreréquisitoire.

Langue, tragédie, art, dogmes,conservatoire,

Toute cette clarté s’est éteinte, et jesuis

Le responsable, et j’ai vidé l’urne desnuits.

De la chute de tout je suis la piocheinepte ;

C’est votre point de vue. Eh bien, soit, jel’accepte ;

C’est moi que votre prose en colère achoisi ;

Vous me criez : Racca ; moi, je vousdis : Merci !

Cette marche du temps, qui ne sort d’uneéglise

Que pour entrer dans l’autre, et qui secivilise ;

Ces grandes questions d’art et de liberté,

Voyons-les, j’y consens, par le moindrecôté,

Et par le petit bout de la lorgnette. Ensomme,

J’en conviens, oui, je suis cet abominablehomme ;

Et, quoique, en vérité, je pense avoircommis

D’autres crimes encor que vous avez omis,

Avoir un peu touché les questionsobscures,

Avoir sondé les maux, avoir cherché lescures,

De la vieille ânerie insulté les vieuxbâts,

Secoué le passé du haut jusques en bas,

Et saccagé le fond tout autant que laforme,

Je me borne à ceci : je suis ce monstreénorme

Je suis le démagogue horrible et débordé,

Et le dévastateur du vieil A B C D ;

Causons.

Quand je sortis du collège, du thème,

Des vers latins, farouche, espèce d’enfantblême

Et grave, au front penchant, aux membresappauvris ;

Quand, tâchant de comprendre et de juger,j’ouvris

Les yeux sur la nature et sur l’art,l’idiome,

Peuple et noblesse, était l’image duroyaume ;

La poésie était la monarchie ; un mot

Était un duc et pair, ou n’était qu’ungrimaud ;

Les syllabes, pas plus que Paris et queLondres,

Ne se mêlaient ; ainsi marchent sans seconfondre

Piétons et cavaliers traversant le pontNeuf ;

La langue était l’État avantquatre-vingt-neuf ;

Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués encastes ;

Les uns, nobles, hantant les Phèdres, lesJocastes,

Les Méropes, ayant le décorum pour loi,

Et montant à Versaille aux carrosses duroi ;

Les autres, tas de gueux, drôlespatibulaires,

Habitant les patois ; quelques-uns auxgalères

Dans l’argot ; dévoués à tous les genresbas,

Déchirés en haillons dans les halles ;sans bas,

Sans perruque ; créés pour la prose et lafarce ;

Populace du style au fond de l’ombreéparse ;

Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas leurchef

Dans le bagne Lexique avait marqués d’uneF ;

N’exprimant que la vie abjecte etfamilière,

Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pourMolière.

Racine regardait ces marauds detravers ;

Si Corneille en trouvait un blotti dans sonvers,

Il le gardait, trop grand pour dire :Qu’il s’en aille ;

Et Voltaire criait : Corneilles’encanaille !

Le bonhomme Corneille, humble, se tenaitcoi.

Alors, brigand, je vins ; jem’écriai : Pourquoi

Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujoursderrière ?

Et sur l’Académie, aïeule et douairière,

Cachant sous ses jupons les tropeseffarés,

Et sur les bataillons d’alexandrinscarrés,

Je fis souffler un vent révolutionnaire.

Je mis un bonnet rouge au vieuxdictionnaire.

Plus de mot sénateur ! plus de motroturier !

Je fis une tempête au fond de l’encrier,

Et je mêlai, parmi les ombres débordées,

Au peuple noir des mots l’essaim blanc desidées ;

Et je dis : Pas de mot où l’idée au volpur

Ne puisse se poser, tout humided’azur !

Discours affreux ! – Syllepse, hypallage,litote,

Frémirent ; je montai sur la borneAristote,

Et déclarai les mots égaux, libres,majeurs.

Tous les envahisseurs et tous lesravageurs,

Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et lesDaces,

N’étaient que des toutous auprès de mesaudaces ;

Je bondis hors du cercle et brisai lecompas.

Je nommai le cochon par son nom ;pourquoi pas ?

Guichardin a nommé le Borgia ! Tacite

Le Vitellius ! Fauve, implacable,explicite,

J’ôtai du cou du chien stupéfait soncollier

D’épithètes ; dans l’herbe, à l’ombre duhallier,

Je fis fraterniser la vache et la génisse,

L’une étant Margoton et l’autre Bérénice.

Alors, l’ode, embrassant Rabelais,s’enivra ;

Sur le sommet du Pinde on dansait Çaira ;

Les neuf muses, seins nus, chantaient laCarmagnole ;

L’emphase frissonna dans sa fraiseespagnole ;

Jean, l’ânier, épousa la bergère Myrtil.

On entendit un roi dire : « Quelleheure est-il ? »

Je massacrai l’albâtre, et la neige, etl’ivoire,

Je retirai le jais de la prunelle noire,

Et j’osai dire au bras : Sois blanc, toutsimplement.

Je violai du vers le cadavre fumant ;

J’y fis entrer le chiffre ; ôterreur ! Mithridate

Du siège de Cyzique eût pu citer la date.

Jours d’effroi ! les Laïs devinrent descatins.

Force mots, par Restaut peignés tous lesmatins,

Et de Louis-Quatorze ayant gardé l’allure,

Portaient encor perruque ; à cettechevelure

La Révolution, du haut de son beffroi,

Cria : « Transforme ! c’estl’heure. Remplis-toi

De l’âme de ces mots que tu tiensprisonnière ! »

Et la perruque alors rugit, et futcrinière.

Liberté ! c’est ainsi qu’en nosrébellions,

Avec des épagneuls nous fîmes des lions,

Et que, sous l’ouragan maudit que noussoufflâmes,

Toutes sortes de mots se couvrirent deflammes.

J’affichai sur Lhomond des proclamations.

On y lisait : « Il faut que nous enfinissions !

« Au panier les Bouhours, les Batteux,les Brossettes !

« À la pensée humaine ils ont mis lespoucettes.

« Aux armes, prose et vers ! formezvos bataillons !

« Voyez où l’on en est : la strophea des bâillons !

« L’ode a les fers aux pieds, le drameest en cellule.

« Sur le Racine mort le Campistronpullule ! »

Boileau grinça des dents ; je luidis : Ci-devant,

Silence ! et je criai dans la foudre etle vent :

Guerre à la rhétorique et paix à lasyntaxe !

Et tout quatre-vingt-treize éclata. Sur leuraxe,

On vit trembler l’athos, l’ithos et lepathos.

Les matassins, lâchant Pourceaugnac etCathos,

Poursuivant Dumarsais dans leur hideuxbastringue,

Des ondes du Permesse emplirent leurseringue.

La syllabe, enjambant la loi qui la tria,

Le substantif manant, le verbe paria,

Accoururent. On but l’horreur jusqu’à lalie.

On les vit déterrer le songed’Athalie ;

Ils jetèrent au vent les cendres du récit

De Théramène ; et l’astre Instituts’obscurcit.

Oui, de l’ancien régime ils ont fait tablesrases,

Et j’ai battu des mains, buveur du sang desphrases,

Quand j’ai vu par la strophe écumante etdisant

Les choses dans un style énorme etrugissant,

L’Art poétique pris au collet dans la rue,

Et quand j’ai vu, parmi la foule qui serue,

Pendre, par tous les mots que le bon goûtproscrit,

La lettre aristocrate à la lanterneesprit.

Oui, je suis ce Danton ! je suis ceRobespierre !

J’ai, contre le mot noble à la longuerapière,

Insurgé le vocable ignoble, son valet,

Et j’ai, sur Dangeau mort, égorgéRichelet.

Oui, c’est vrai, ce sont là quelques-uns demes crimes.

J’ai pris et démoli la bastille des rimes.

J’ai fait plus : j’ai brisé tous lescarcans de fer

Qui liaient le mot peuple, et tiré del’enfer

Tous les vieux mots damnés, légionssépulcrales ;

J’ai de la périphrase écrasé les spirales,

Et mêlé, confondu, nivelé sous le ciel

L’alphabet, sombre tour qui naquit deBabel ;

Et je n’ignorais pas que la maincourroucée

Qui délivre le mot, délivre la pensée.

L’unité, des efforts de l’homme estl’attribut.

Tout est la même flèche et frappe au mêmebut.

Donc, j’en conviens, voilà, déduits en stylehonnête,

Plusieurs de mes forfaits, et j’apporte matête.

Vous devez être vieux, par conséquent,papa,

Pour la dixième fois j’en fais meaculpa.

Oui, si Beauzée est dieu, c’est vrai, je suisathée.

La langue était en ordre, auguste,époussetée,

Fleurs-de-lis d’or, Tristan et Boileau,plafond bleu,

Les quarante fauteuils et le trône aumilieu ;

Je l’ai troublée, et j’ai, dans ce salonillustre,

Même un peu cassé tout ; le mot propre,ce rustre,

N’était que caporal : je l’ai faitcolonel ;

J’ai fait un jacobin du pronom personnel,

Du participe, esclave à la tête blanchie,

Une hyène, et du verbe une hydred’anarchie.

Vous tenez le reum confitentem.Tonnez !

J’ai dit à la narine : Eh mais ! tun’es qu’un nez !

J’ai dit au long fruit d’or : Mais tun’es qu’une poire !

J’ai dit à Vaugelas : Tu n’es qu’unemâchoire !

J’ai dit aux mots : Soyezrépublique ! soyez

La fourmilière immense, et travaillez !Croyez,

Aimez, vivez ! – J’ai mis tout en branle,et, morose,

J’ai jeté le vers noble aux chiens noirs de laprose.

Et, ce que je faisais, d’autres l’ont faitaussi ;

Mieux que moi. Calliope, Euterpe au tontransi,

Polymnie, ont perdu leur gravité postiche.

Nous faisons basculer la balancehémistiche.

C’est vrai, maudissez-nous. Le vers, qui, surson front

Jadis portait toujours douze plumes enrond,

Et sans cesse sautait sur la doubleraquette

Qu’on nomme prosodie et qu’on nommeétiquette,

Rompt désormais la règle et trompe leciseau,

Et s’échappe, volant qui se change enoiseau,

De la cage césure, et fuit vers la ravine,

Et vole dans les cieux, alouette divine.

Tous les mots à présent planent dans laclarté.

Les écrivains ont mis la langue enliberté.

Et, grâce à ces bandits, grâce à cesterroristes,

Le vrai, chassant l’essaim des pédagoguestristes,

L’imagination, tapageuse aux cent voix,

Qui casse des carreaux dans l’esprit desbourgeois ;

La poésie au front triple, qui rit,soupire

Et chante ; raille et croit ; quePlaute et que Shakspeare

Semaient, l’un sur la plèbe, et l’autre sur lemob ;

Qui verse aux nations la sagesse de Job

Et la raison d’Horace à travers sadémence ;

Qu’enivre de l’azur la frénésie immense,

Et qui, folle sacrée aux regardséclatants,

Monte à l’éternité par les degrés dutemps,

La muse reparaît, nous reprend, nousramène,

Se remet à pleurer sur la misère humaine,

Frappe et console, va du zénith au nadir,

Et fait sur tous les fronts reluire etresplendir

Son vol, tourbillon, lyre, ouragand’étincelles,

Et ses millions d’yeux sur ses millionsd’ailes.

Le mouvement complète ainsi son action.

Grâce à toi, progrès saint, la Révolution

Vibre aujourd’hui dans l’air, dans la voix,dans le livre ;

Dans le mot palpitant le lecteur la sentvivre ;

Elle crie, elle chante, elle enseigne, ellerit.

Sa langue est déliée ainsi que son esprit.

Elle est dans le roman, parlant tout bas auxfemmes.

Elle ouvre maintenant deux yeux où sont deuxflammes,

L’un sur le citoyen, l’autre sur lepenseur.

Elle prend par la main la Liberté, sasœur,

Et la fait dans tout homme entrer par tous lespores.

Les préjugés, formés, comme lesmadrépores,

Du sombre entassement des abus sous lestemps,

Se dissolvent au choc de tous les motsflottants,

Pleins de sa volonté, de son but, de sonâme.

Elle est la prose, elle est le vers, elle estle drame ;

Elle est l’expression, elle est lesentiment,

Lanterne dans la rue, étoile au firmament.

Elle entre aux profondeurs du langageinsondable ;

Elle souffle dans l’art, porte-voixformidable ;

Et, c’est Dieu qui le veut, après avoirrempli

De ses fiertés le peuple, effacé le vieuxpli

Des fronts, et relevé la foule dégradée,

Et s’être faite droit, elle se faitidée !

Paris, janvier 1834.

VIII. – Suite

 

Car le mot, qu’on le sache, est un êtrevivant.

La main du songeur vibre et tremble enl’écrivant ;

La plume, qui d’une aile allongeaitl’envergure,

Frémit sur le papier quand sort cettefigure,

Le mot, le terme, type on ne sait d’oùvenu,

Face de l’invisible, aspect del’inconnu ;

Créé, par qui ? forgé, par qui ?jailli de l’ombre ;

Montant et descendant dans notre têtesombre,

Trouvant toujours le sens comme l’eau leniveau ;

Formule des lueurs flottantes du cerveau.

Oui, vous tous, comprenez que les mots sontdes choses.

Ils roulent pêle-mêle au gouffre obscur desproses,

Ou font gronder le vers, orageuse forêt.

Du sphinx Esprit Humain le mot sait lesecret.

Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée oubacchante,

S’offre, se donne ou fuit ; devant Néronqui chante

Ou Charles-Neuf qui rime, il reculehagard ;

Tel mot est un sourire, et tel autre unregard ;

De quelque mot profond tout homme est ledisciple ;

Toute force ici-bas a le mot pourmultiple ;

Moulé sur le cerveau, vif ou lent, grave oubref,

Le creux du crâne humain lui donne sonrelief ;

La vieille empreinte y reste auprès de lanouvelle ;

Ce qu’un mot ne sait pas, un autre lerévèle ;

Les mots heurtent le front comme l’eau lerécif ;

Ils fourmillent, ouvrant dans notre espritpensif

Des griffes ou des mains, et quelques-uns desailes ;

Comme en un âtre noir errent desétincelles,

Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres,doux,

Sombre peuple, les mots vont et viennent ennous ;

Les mots sont les passants mystérieux del’âme.

Chacun d’eux porte une ombre ou secoue uneflamme ;

Chacun d’eux du cerveau garde unerégion ;

Pourquoi ? c’est que le mot s’appelleLégion,

C’est que chacun, selon l’éclair qui letraverse,

Dans le labeur commun fait une œuvrediverse ;

C’est que de ce troupeau de signes et desons

Qu’écrivant ou parlant, devant nous nouschassons,

Naissent les cris, les chants, les soupirs,les harangues ;

C’est que, présent partout, nain caché sousles langues,

Le mot tient sous ses pieds le globe etl’asservit ;

Et, de même que l’homme est l’animal oùvit

L’âme, clarté d’en haut par le corpspossédée,

C’est que Dieu fait du mot la bête del’idée.

Le mot fait vibrer tout au fond de nosesprits.

Il remue, en disant : Béatrix,Lycoris,

Dante au Campo-Santo, Virgile auPausilippe.

De l’océan pensée il est noir polype.

Quand un livre jaillit d’Eschyle ou deManou,

Quand saint Jean à Patmos écrit sur songenou,

On voit, parmi leurs vers pleins d’hydres etde stryges

Des mots monstres ramper dans ces œuvresprodiges.

Ô main de l’impalpable ! ô pouvoirsurprenant !

Mets un mot sur un homme, et l’hommefrissonnant

Sèche et meurt, pénétré par la forceprofonde ;

Attache un mot vengeur au flanc de tout unmonde,

Et le monde, entraînant pavois, glaive,échafaud,

Ses lois, ses mœurs, ses dieux, s’écroule sousle mot.

Cette toute-puissance immense sort desbouches.

La terre est sous les mots comme un champ sousles mouches

Le mot dévore, et rien ne résiste à sadent.

À son haleine, l’âme et la lumière aidant,

L’obscure énormité lentement s’exfolie.

Il met sa force sombre en ceux que rien neplie ;

Caton a dans les reins cette syllabe :NON.

Tous les grands obstinés, Brutus, Colomb,Zénon,

Ont ce mot flamboyant qui luit sous leurpaupière :

ESPÉRANCE ! – Il entr’ouvre une bouche depierre

Dans l’enclos formidable où les morts ont leurlit,

Et voilà que don Juan pétrifiépâlit !

Il fait le marbre spectre, il fait l’hommestatue.

Il frappe, il blesse, il marque, ilressuscite, il tue ;

Nemrod dit : « Guerre ! »alors, du Gange à l’Illissus,

Le fer luit, le sang coule.« Aimez-vous ! » dit Jésus.

Et ce mot à jamais brille et se réverbère

Dans le vaste univers, sur tous, sur toi,Tibère,

Dans les cieux, sur les fleurs, sur l’hommerajeuni,

Comme le flamboiement d’amour del’infini !

Quand, aux jours où la terre entr’ouvrait sacorolle,

Le premier homme dit la première parole,

Le mot né de sa lèvre, et que toutentendit,

Rencontra dans les cieux la lumière, et luidit :

« Ma sœur !

« Envole-toi ! plane ! soiséternelle !

« Allume l’astre ! emplis à jamaisla prunelle !

« Échauffe éthers, azurs, sphères, globesardents ;

« Claire le dehors, j’éclaire lededans.

« Tu vas être une vie, et je vais êtrel’autre.

« Sois la langue de feu, ma sœur, je suisl’apôtre.

« Surgis, effare l’ombre, éblouisl’horizon,

« Sois l’aube ; je te vaux, car jesuis la raison ;

« À toi les yeux, à moi les fronts. Ô masœur blonde,

« Sous le réseau Clarté tu vas saisir lemonde ;

« Avec tes rayons d’or, tu vas lier entreeux

« Les terres, les soleils, les fleurs,les flots vitreux,

« Les champs, les cieux ; et moi, jevais lier les bouches ;

« Et sur l’homme, emporté par milleessors farouches,

« Tisser, avec des fils d’harmonie et dejour,

« Pour prendre tous les cœurs, l’immensetoile Amour.

« J’existais avant l’âme, Adam n’est pasmon père.

« J’étais même avant toi ; tun’aurais pu, lumière,

« Sortir sans moi du gouffre où toutrampe enchaîné ;

« Mon nom est FIAT LUX, et je suis tonaîné ! »

Oui, tout-puissant ! tel est le mot. Fouqui s’en joue !

Quand l’erreur fait un nœud dans l’homme, ille dénoue.

Il est foudre dans l’ombre et ver dans lefruit mûr.

Il sort d’une trompette, il tremble sur unmur,

Et Balthazar chancelle, et Jérichos’écoule.

Il s’incorpore au peuple, étant lui-mêmefoule.

Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu,feu ;

Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’estDieu.

Jersey, juin 1855.

IX.

 

Le poëme éploré se lamente ; le drame

Souffre, et par vingt acteurs répand à flotsson âme ;

Et la foule accoudée un moments’attendrit,

Puis reprend : « Bah ! l’auteurest un homme d’esprit,

« Qui, sur de faux héros lançant de fauxtonnerres,

« Rit de nous voir pleurer leurs mauximaginaires.

« Ma femme, calme-toi ; sèche tesyeux, ma sœur. »

La foule a tort : l’esprit, c’est lecœur ; le penseur

Souffre de sa pensée et se brûle à saflamme.

Le poëte a saigné le sang qui sort dudrame ;

Tous ces êtres qu’il fait l’étreignent deleurs nœuds ;

Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt eneux ;

Dans sa création le poëtetressaille ;

Il est elle, elle est lui ; quand dansl’ombre il travaille,

Il pleure, et s’arrachant les entrailles, lesmet

Dans son drame, et, sculpteur, seul sur sonnoir sommet

Pétrit sa propre chair dans l’argilesacrée ;

Il y renaît sans cesse, et ce songeur quicrée

Othello d’une larme, Alceste d’un sanglot,

Avec eux pêle-mêle en ses œuvres éclôt.

Dans sa genèse immense et vraie, une etdiverse,

Lui, le souffrant du mal éternel, il severse,

Sans épuiser son flanc d’où sort uneclarté.

Ce qui fait qu’il est dieu, c’est plusd’humanité.

Il est génie, étant, plus que les autres,homme.

Corneille est à Rouen, mais son âme est àRome ;

Son front des vieux Catons porte le mâleennui.

Comme Shakspeare est pâle ! avant Hamlet,c’est lui

Que le fantôme attend sur l’âpreplate-forme,

Pendant qu’à l’horizon surgit la luneénorme.

Du mal dont rêve Argan, Poquelin estmourant ;

Il rit : oui, peuple, il râle ! AvecUlysse errant,

Homère éperdu fuit dans la brume marine.

Saint Jean frissonne : au fond de sasombre poitrine,

L’Apocalypse horrible agite son tocsin.

Eschyle ! Oreste marche et rugit dans tonsein,

Et c’est, ô noir poëte à la lèvre irritée,

Sur ton crâne géant qu’est clouéProméthée.

Paris, janvier 1834.

X. – À Madame D. G. de G.

 

Jadis je vous disais : – Vivez, régnez,Madame !

Le salon vous attend ! le succès vousréclame !

Le bal éblouissant pâlit quand vouspartez !

Soyez illustre et belle ! aimez !riez ! chantez !

Vous avez la splendeur des astres et desroses !

Votre regard charmant, où je lis tant dechoses,

Commente vos discours légers et gracieux.

Ce que dit votre bouche étincelle en vosyeux.

Il semble, quand parfois un chagrin vousalarme,

Qu’ils versent une perle et non pas unelarme.

Même quand vous rêvez, vous souriez encor.

Vivez, fêtée et fière, ô belle aux cheveuxd’or !

Maintenant vous voilà pâle, grave, muette,

Morte, et transfigurée, et je vous dis :– Poëte !

Viens me chercher ! Archange ! êtremystérieux !

Fais pour moi transparents et la terre et lescieux !

Révèle-moi, d’un mot de ta boucheprofonde,

La grande énigme humaine et le secret dumonde !

Confirme en mon esprit Descartes ouSpinosa !

Car tu sais le vrai nom de celui quiperça,

Pour que nous puissions voir sa lumière sansvoiles,

Ces trous du noir plafond qu’on nomme lesétoiles !

Car je te sens flotter sous mes rameauxpenchants ;

Car ta lyre invisible a de sublimeschants !

Car mon sombre océan, où l’esquifs’aventure,

T’épouvante et te plaît ; car la saintenature,

La nature éternelle, et les champs, et lesbois,

Parlent à ta grande âme avec leur grandevoix !

Paris, 1840. – Jersey, 1855.

XI. – Lise

 

J’avais douze ans ; elle en avait bienseize.

Elle était grande, et, moi, j’étais petit.

Pour lui parler le soir plus à mon aise,

Moi, j’attendais que sa mère sortît ;

Puis je venais m’asseoir près de sa chaise

Pour lui parler le soir plus à mon aise.

Que de printemps passés avec leursfleurs !

Que de feux morts, et que de tombescloses !

Se souvient-on qu’il fut jadis descœurs ?

Se souvient-on qu’il fut jadis desroses ?

Elle m’aimait. Je l’aimais. Nous étions

Deux purs enfants, deux parfums, deuxrayons.

Dieu l’avait faite ange, fée et princesse.

Comme elle était bien plus grande que moi,

Je lui faisais des questions sans cesse

Pour le plaisir de lui dire :Pourquoi ?

Et, par moments, elle évitait, craintive,

Mon œil rêveur qui la rendait pensive.

Puis j’étalais mon savoir enfantin,

Mes jeux, la balle et la toupieagile ;

J’étais tout fier d’apprendre lelatin ;

Je lui montrais mon Phèdre et monVirgile ;

Je bravais tout ; rien ne me faisaitmal ;

Je lui disais : Mon père est général.

Quoiqu’on soit femme, il faut parfois qu’onlise

Dans le latin, qu’on épèle enrêvant ;

Pour lui traduire un verset, à l’église,

Je me penchais sur son livre souvent.

Un ange ouvrait sur nous son aile blanche

Quand nous étions à vêpres le dimanche.

Elle disait de moi : C’est unenfant !

Je l’appelais mademoiselle Lise ;

Pour lui traduire un psaume, bien souvent,

Je me penchais sur son livre àl’église ;

Si bien qu’un jour, vous le vîtes, monDieu !

Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.

Jeunes amours, si vite épanouies,

Vous êtes l’aube et le matin du cœur.

Charmez l’enfant, extases inouïes !

Et, quand le soir vient avec la douleur,

Charmez encor nos âmes éblouies,

Jeunes amours, si vite évanouies !

Mai1843.

XII. – Vere novo

 

Comme le matin rit sur les roses enpleurs !

Oh ! les charmants petits amoureux qu’ontles fleurs !

Ce n’est dans les jasmins, ce n’est dans lespervenches

Qu’un éblouissement de folles ailesblanches

Qui vont, viennent, s’en vont, reviennent, sefermant,

Se rouvrant, dans un vaste et douxfrémissement.

Ô printemps ! quand on songe à toutes lesmissives

Qui des amants rêveurs vont aux bellespensives,

À ces cœurs confiés au papier, à ce tas

De lettres que le feutre écrit autaffetas,

Aux messages d’amour, d’ivresse et dedélire

Qu’on reçoit en avril et qu’en mai l’ondéchire,

On croit voir s’envoler, au gré du ventjoyeux,

Dans les prés, dans les bois, sur les eaux,dans les cieux,

Et rôder en tous lieux, cherchant partout uneâme,

Et courir à la fleur en sortant de lafemme,

Les petits morceaux blancs, chassés entourbillons,

De tous les billets doux, devenuspapillons.

Mai1831.

XIII. – À propos d’Horace

 

Marchands de grec ! marchands delatin ! cuistres ! dogues !

Philistins ! magisters ! je voushais, pédagogues !

Car, dans votre aplomb grave, infaillible,hébété,

Vous niez l’idéal, la grâce et labeauté !

Car vos textes, vos lois, vos règles sontfossiles !

Car, avec l’air profond, vous êtesimbéciles !

Car vous enseignez tout, et vous ignoreztout !

Car vous êtes mauvais et méchants ! – Monsang bout

Rien qu’à songer au temps où, rêveusebourrique,

Grand diable de seize ans, j’étais enrhétorique !

Que d’ennuis ! de fureurs ! debêtises ! – gredins ! –

Que de froids châtiments et que de chocssoudains !

« Dimanche en retenue et cinq cents versd’Horace ! »

Je regardais le monstre aux ongles noirs decrasse,

Et je balbutiais : « Monsieur… – Pasde raisons !

« Vingt fois l’ode à Plancus et l’épîtreaux Pisons ! »

Or, j’avais justement, ce jour-là, – douceidée

Qui me faisait rêver d’Armide et d’Haydée,–

Un rendez-vous avec la fille du portier.

Grand Dieu ! perdre un tel jour ! leperdre tout entier !

Je devais, en parlant d’amour, extasepure !

En l’enivrant avec le ciel et la nature,

La mener, si le temps n’était pas tropmauvais,

Manger de la galette aux buttesSaint-Gervais !

Rêve heureux ! je voyais, dans ma colèrebleue,

Tout cet Eden, congé, les lilas, labanlieue,

Et j’entendais, parmi le thym et lemuguet,

Les vagues violons de la mèreSaguet !

Ô douleur ! furieux, je montais à machambre,

Fournaise au mois de juin, et glacière endécembre ;

Et, là, je m’écriais :

– Horace ! ô bon garçon !

Qui vivais dans le calme et selon laraison,

Et qui t’allais poser, dans ta sagessefranche,

Sur tout, comme l’oiseau se pose sur labranche,

Sans peser, sans rester, ne demandant auxdieux

Que le temps de chanter ton chant libre etjoyeux !

Tu marchais, écoutant le soir, sous lescharmilles,

Les rires étouffés des folles jeunesfilles,

Les doux chuchotements dans l’angle obscur dubois ;

Tu courtisais ta belle esclavequelquefois,

Myrtale aux blonds cheveux, qui s’irrite et secabre

Comme la mer creusant les golfes deCalabre,

Ou bien tu t’accoudais à table, buvant sec

Ton vin que tu mettais toi-même en un potgrec.

Pégase te soufflait des vers de sanarine ;

Tu songeais ; tu faisais des odes àBarine,

À Mécène, à Virgile, à ton champ de Tibur,

À Chloë, qui passait le long de ton vieuxmur,

Portant sur son beau front l’amphoredélicate.

La nuit, lorsque Phœbé devient la sombreHécate,

Les halliers s’emplissaient pour toi devisions ;

Tu voyais des lueurs, des formes, desrayons,

Cerbère se frotter, la queue entre lesjambes,

À Bacchus, dieu des vins et père desïambes ;

Silène digérer dans sa grotte,pensif ;

Et se glisser dans l’ombre, et s’enivrer,lascif,

Aux blanches nudités des nymphes peuvêtues,

Le faune aux pieds de chèvre, aux oreillespointues !

Horace, quand grisé d’un petit vin sabin,

Tu surprenais Glycère ou Lycoris au bain,

Qui t’eût dit, ô Flaccus ! quand tupeignais à Rome

Les jeunes chevaliers courant dansl’hippodrome,

Comme Molière a peint en France lesmarquis,

Que tu faisais ces vers charmants, profonds,exquis,

Pour servir, dans le siècle odieux où noussommes,

D’instruments de torture à d’horriblesbonshommes,

Mal peignés, mal vêtus, qui mâchent, lourdspédants,

Comme un singe une fleur, ton nom entre leursdents !

Grimauds hideux qui n’ont, tant leur tête estvidée,

Jamais eu de maîtresse et jamais eud’idée !

Puis j’ajoutais, farouche :

– Ô cancres ! qui mettez

Une soutane aux dieux de l’éther irrités,

Un béguin à Diane, et qui de vos tricornes

Coiffez sinistrement les olympiens mornes,

Eunuques, tourmenteurs, crétins, soyezmaudits !

Car vous êtes les vieux, les noirs, lesengourdis,

Car vous êtes l’hiver ; car vous êtes, ôcruches !

L’ours qui va dans les bois cherchant un arbreà ruches,

L’ombre, le plomb, la mort, la tombe, lenéant !

Nul ne vit près de vous dressé sur sonséant ;

Et vous pétrifiez d’une haleine sordide

Le jeune homme naïf, étincelant,splendide ;

Et vous vous approchez de l’aurore,endormeurs !

À Pindare serein plein d’épiques rumeurs,

À Sophocle, à Térence, à Plaute, àl’ambroisie,

Ô traîtres, vous mêlez l’antiquehypocrisie,

Vos ténèbres, vos mœurs, vos jougs, vosexeats,

Et l’assoupissement des noirs couventsbéats ;

Vos coups d’ongle rayant tous les sublimeslivres,

Vos préjugés qui font vos yeux de brouillardivres,

L’horreur de l’avenir, la haine duprogrès ;

Et vous faites, sans peur, sans pitié, sansregrets,

À la jeunesse, aux cœurs vierges, àl’espérance,

Boire dans votre nuit ce vieil opiumrance !

Ô fermoirs de la bible humaine !sacristains

De l’art, de la science, et des maîtreslointains,

Et de la vérité que l’homme aux cieuxépèle,

Vous changez ce grand temple en petitechapelle !

Guichetiers de l’esprit, faquins dont le goûtsûr

Mène en laisse le beau ; porte-clefs del’azur,

Vous prenez Théocrite, Eschyle aux sacrésvoiles,

Tibulle plein d’amour, Virgile pleind’étoiles ;

Vous faites de l’enfer avec cesparadis !

Et, ma rage croissant, je reprenais :

– Maudits,

Ces monastères sourds ! bouges !prisons haïes !

Oh ! comme on fit jadis au pédant deVeïes,

Culotte bas, vieux tigre !Écoliers ! écoliers !

Accourez par essaims, par bandes, parmilliers,

Du gamin de Paris au grœculus de Rome,

Et coupez du bois vert, et fouaillez-moi cethomme !

Jeunes bouches, mordez le metteur debâillons !

Le mannequin sur qui l’on drape deshaillons

A tout autant d’esprit que ce cuistre en sonantre,

Et tout autant de cœur ; et l’un a dansle ventre

Du latin et du grec comme l’autre a dufoin.

Ah ! je prends Phyllodoce et Xanthis àtémoin

Que je suis amoureux de leurs clairestuniques ;

Mais je hais l’affreux tas des vils pédantsiniques !

Confier un enfant, je vous demande un peu,

À tous ces êtres noirs ! autant mettre,morbleu !

La mouche en pension chez unetarentule !

Ces moines, expliquer Platon, lireCatulle,

Tacite racontant le grand Agricola,

Lucrèce ! eux, déchiffrer Homère, cesgens-là !

Ces diacres ! ces bedeaux dont le groinrenifle !

Crânes d’où sort la nuit, pattes d’où sort lagifle,

Vieux dadais à l’air rogue, au sourciltriomphant,

Qui ne savent pas même épeler unenfant !

Ils ignorent comment l’âme naît et veutcroître.

Cela vous a Laharpe et Nonotte pourcloître !

Ils en sont à l’A, B, C, D, du cœurhumain ;

Ils sont l’horrible Hier qui veut tuerDemain ;

Ils offrent à l’aiglon leurs règlesd’écrevisses.

Et puis ces noirs tessons ont une odeur devices.

Ô vieux pots égueulés des soifs qu’on ne ditpas !

Le pluriel met une S à leurs measculpas,

Les boucs mystérieux, en les voyant,s’indignent,

Et, quand on dit :« Amour ! » terre et cieux ! ils sesignent.

Leur vieux viscère mort insulte au cœurnaissant.

Ils le prennent de haut avec l’adolescent,

Et ne tolèrent pas le jour entrant dansl’âme

Sous la forme pensée ou sous la formefemme.

Quand la muse apparaît, ces hurleurs deholà

Disent : « Qu’est-ce que c’est quecette folle-là ? »

Et, devant ses beautés, de ses rayonsaccrues,

Ils reprennent : « Couleurs dures,nuances crues ;

Vapeurs, illusions, rêves ; et queltravers

Avez-vous de fourrer l’arc-en-ciel dans vosvers ? »

Ils raillent les enfants, ils raillent lespoëtes ;

Ils font aux rossignols leurs gros yeux dechouettes ;

L’enfant est l’ignorant, ils sontl’ignorantin ;

Ils raturent l’esprit, la splendeur, lematin ;

Ils sarclent l’idéal ainsi qu’unbarbarisme,

Et ces culs de bouteille ont le dédain duprisme !

Ainsi l’on m’entendait dans ma geôlecrier.

Le monologue avait le temps de varier.

Et je m’exaspérais, faisant la fauteénorme,

Ayant raison au fond, d’avoir tort dans laforme.

Après l’abbé Tuet, je maudissaisBezout ;

Car, outre les pensums où l’esprit sedissout,

J’étais alors en proie à la mathématique.

Temps sombre ! enfant ému du frissonpoétique,

Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mesbarreaux,

On me livrait tout vif aux chiffres, noirsbourreaux ;

On me faisait de force ingurgiterl’algèbre ;

On me liait au fond d’un Boisbertrandfunèbre ;

On me tordait, depuis les ailes jusqu’aubec,

Sur l’affreux chevalet des X et desY ;

Hélas ! on me fourrait sous les osmaxillaires

Le théorème orné de tous sescorollaires ;

Et je me débattais, lugubre patient

Du diviseur prêtant main-forte auquotient.

De là mes cris.

Un jour, quand l’homme sera sage,

Lorsqu’on n’instruira plus les oiseaux par lacage,

Quand les sociétés difformes sentiront

Dans l’enfant mieux compris se redresser leurfront,

Que, des libres essors ayant sondé lesrègles,

On connaîtra la loi de croissance desaigles,

Et que le plein midi rayonnera pour tous,

Savoir étant sublime, apprendre sera doux.

Alors, tout en laissant au sommet desétudes

Les grands livres latins et grecs, cessolitudes

Où l’éclair gronde, où luit la mer, où l’astrerit,

Et qu’emplissent les vents immenses del’esprit,

C’est en les pénétrant d’explicationtendre,

En les faisant aimer, qu’on les feracomprendre.

Homère emportera dans son vaste reflux

L’écolier ébloui ; l’enfant ne seraplus

Une bête de somme attelée à Virgile ;

Et l’on ne verra plus ce vif esprit agile

Devenir, sous le fouet d’un cuistre ou d’unabbé,

Le lourd cheval poussif du pensumembourbé.

Chaque village aura, dans un templerustique,

Dans la lumière, au lieu du magisterantique,

Trop noir pour que jamais le jour ypénétrât,

L’instituteur lucide et grave, magistrat

Du progrès, médecin de l’ignorance, etprêtre

De l’idée ; et dans l’ombre on verradisparaître

L’éternel écolier et l’éternel pédant.

L’aube vient en chantant, et non pas engrondant.

Nos fils riront de nous dans cette blanchesphère ;

Ils se demanderont ce que nous pouvionsfaire

Enseigner au moineau par le hibou hagard.

Alors, le jeune esprit et le jeune regard

Se lèveront avec une clarté sereine

Vers la science auguste, aimable etsouveraine ;

Alors, plus de grimoire obscur, fade,étouffant ;

Le maître, doux apôtre incliné surl’enfant,

Fera, lui versant Dieu, l’azur etl’harmonie,

Boire la petite âme à la coupe infinie.

Alors, tout sera vrai, lois, dogmes, droits,devoirs.

Tu laisseras passer dans tes jambagesnoirs

Une pure lueur, de jour en jour moinssombre,

Ô nature, alphabet des grandes lettresd’ombre !

Paris, mai 1831.

XIV. – À Granville, en 1836

 

Voici juin. Le moineau raille

Dans les champs les amoureux ;

Le rossignol de muraille

Chante dans son nid pierreux.

Les herbes et les branchages,

Pleins de soupirs et d’abois,

Font de charmants rabâchages

Dans la profondeur des bois.

La grive et la tourterelle

Prolongent, dans les nids sourds,

La ravissante querelle

Des baisers et des amours.

Sous les treilles de la plaine,

Dans l’antre où verdit l’osier,

Virgile enivre Silène,

Et Rabelais Grandgousier.

Ô Virgile, verse à boire !

Verse à boire, ô Rabelais !

La forêt est une gloire ;

La caverne est un palais !

Il n’est pas de lac ni d’île

Qui ne nous prenne au gluau,

Qui n’improvise une idylle,

Ou qui ne chante un duo.

Car l’amour chasse aux bocages,

Et l’amour pêche aux ruisseaux,

Car les belles sont les cages

Dont nos cœurs sont les oiseaux.

De la source, sa cuvette,

La fleur, faisant son miroir,

Dit : « Bonjour », à lafauvette,

Et dit au hibou :« Bonsoir. »

Le toit espère la gerbe,

Pain d’abord et chaume après ;

La croupe du bœuf dans l’herbe

Semble un mont dans les forêts.

L’étang rit à la macreuse,

Le pré rit au loriot,

Pendant que l’ornière creuse

Gronde le lourd chariot.

L’or fleurit en giroflée ;

L’ancien zéphyr fabuleux

Souffle avec sa joue enflée

Au fond des nuages bleus.

Jersey, sur l’onde docile,

Se drape d’un beau ciel pur,

Et prend des airs de Sicile

Dans un grand haillon d’azur.

Partout l’églogue est écrite ;

Même en la froide Albion,

L’air est plein de Théocrite,

Le vent sait par cœur Bion ;

Et redit, mélancolique,

La chanson que fredonna

Moschus, grillon bucolique

De la cheminée Etna.

L’hiver tousse, vieux phthisique,

Et s’en va ; la brume fond ;

Les vagues font la musique

Des vers que les arbres font.

Toute la nature sombre

Verse un mystérieux jour ;

L’âme qui rêve a plus d’ombre

Et la fleur a plus d’amour.

L’herbe éclate en pâquerettes ;

Les parfums, qu’on croit muets,

Content les peines secrètes

Des liserons aux bleuets.

Les petites ailes blanches

Sur les eaux et les sillons

S’abattent en avalanches ;

Il neige des papillons.

Et sur la mer, qui reflète

L’aube au sourire d’émail,

La bruyère violette

Met au vieux mont un camail ;

Afin qu’il puisse, à l’abîme

Qu’il contient et qu’il bénit,

Dire sa messe sublime

Sous sa mitre de granit.

Granville, juin 1836.

XV. – La coccinelle

 

Elle me dit : « Quelque chose

Me tourmente. » Et j’aperçus

Son cou de neige, et, dessus,

Un petit insecte rose.

J’aurais dû – mais, sage ou fou,

À seize ans, on est farouche, –

Voir le baiser sur sa bouche

Plus que l’insecte à son cou.

On eût dit un coquillage ;

Dos rose et taché de noir.

Les fauvettes pour nous voir

Se penchaient dans le feuillage.

Sa bouche fraîche était là :

Je me courbai sur la belle,

Et je pris la coccinelle ;

Mais le baiser s’envola.

« Fils, apprends comme on menomme »,

Dit l’insecte du ciel bleu,

« Les bêtes sont au bon Dieu ;

Mais la bêtise est à l’homme. »

Paris, mai 1830.

XVI. – Vers 1820

 

Denise, ton mari, notre vieux pédagogue,

Se promène ; il s’en va troubler lafraîche églogue

Du bel adolescent Avril dans laforêt ;

Tout tremble et tout devient pédant, dès qu’ilparaît :

L’âne bougonne un thème au bœuf soncamarade ;

Le vent fait sa tartine, et l’arbre satirade ;

L’églantier verdissant, doux garçon quigrandit,

Déclame le récit de Théramène, etdit :

Son front large est armé de cornesmenaçantes.

Denise, cependant, tu rêves et tu chantes,

À l’âge où l’innocence ouvre sa vaguefleur ;

Et, d’un œil ignorant, sans joie et sansdouleur,

Sans crainte et sans désir, tu vois, à l’heureoù rentre

L’étudiant en classe et le docteur dansl’antre,

Venir à toi, montant ensemble l’escalier,

L’ennui, maître d’école, et l’amour,écolier.

XVII. – À M. Froment Meurice

 

Nous sommes frères : la fleur

Par deux arts peut être faite.

Le poëte est ciseleur ;

Le ciseleur est poëte.

Poëtes ou ciseleurs,

Par nous l’esprit se révèle.

Nous rendons les bons meilleurs,

Tu rends la beauté plus belle.

Sur son bras ou sur son cou,

Tu fais de tes rêveries,

Statuaire du bijou,

Des palais de pierreries !

Ne dis pas : « Mon art n’estrien… »

Sors de la route tracée,

Ouvrier magicien,

Et mêle à l’or la pensée !

Tous les penseurs, sans chercher

Qui finit ou qui commence,

Sculptent le même rocher :

Ce rocher, c’est l’art immense.

Michel-Ange, grand vieillard,

En larges blocs qu’il nous jette,

Le fait jaillir au hasard ;

Benvenuto nous l’émiette.

Et, devant l’art infini,

Dont jamais la loi ne change,

La miette de Cellini

Vaut le bloc de Michel-Ange

Tout est grand ; sombre ou vermeil,

Tout feu qui brille est une âme.

L’étoile vaut le soleil ;

L’étincelle vaut la flamme.

Paris, octobre 1841.

XVIII. – Les oiseaux

 

Je rêvais dans un grand cimetièredésert ;

De mon âme et des morts j’écoutais leconcert,

Parmi les fleurs de l’herbe et les croix de latombe.

Dieu veut que ce qui naît sorte de ce quitombe.

Et l’ombre m’emplissait.

Autour de moi, nombreux,

Gais, sans avoir souci de mon frontténébreux,

Dans ce champ, lit fatal de la siestedernière,

Des moineaux francs faisaient l’écolebuissonnière.

C’était l’éternité que taquine l’instant.

Ils allaient et venaient, chantant, volant,sautant,

Égratignant la mort de leurs griffespointues,

Lissant leur bec au nez lugubre desstatues,

Becquetant les tombeaux, ces grainsmystérieux.

Je pris ces tapageurs ailés ausérieux ;

Je criai : – Paix aux morts ! vousêtes des harpies.

– Nous sommes des moineaux, me dirent cesimpies.

– Silence ! allez-vous-en !repris-je, peu clément.

Ils s’enfuirent ; j’étais le plus fort.Seulement,

Un d’eux resta derrière, et, pour toutemusique,

Dressa la queue, et dit : – Quel est cevieux classique ?

Comme ils s’en allaient tous, furieux,maugréant,

Criant, et regardant de travers le géant,

Un houx noir qui songeait près d’une tombe, unsage,

M’arrêta brusquement par la manche aupassage,

Et me dit : – Ces oiseaux sont dans leurfonction.

Laisse-les. Nous avons besoin de ce rayon.

Dieu les envoie. Ils font vivre lecimetière.

Homme, ils sont la gaîté de la natureentière ;

Ils prennent son murmure au ruisseau, saclarté

À l’astre, son sourire au matinenchanté ;

Partout où rit un sage, ils lui prennent sajoie,

Et nous l’apportent ; l’ombre en lesvoyant flamboie ;

Ils emplissent leurs becs des cris desécoliers ;

À travers l’homme et l’herbe, et l’onde, etles halliers,

Ils vont pillant la joie en l’universimmense.

Ils ont cette raison qui te sembledémence.

Ils ont pitié de nous qui loin d’euxlanguissons ;

Et, lorsqu’ils sont bien pleins de jeux et dechansons,

D’églogues, de baisers, de tous lescommérages

Que les nids en avril font sous les vertsombrages,

Ils accourent, joyeux, charmants, légers,bruyants,

Nous jeter tout cela dans nos trouseffrayants ;

Et viennent, des palais, des bois, de lachaumière,

Vider dans notre nuit toute cettelumière !

Quand mai nous les ramène, ô songeur, nousdisons :

« Les voilà ! » tout s’émeut,pierres, tertres, gazons ;

Le moindre arbrisseau parle, et l’herbe est enextase ;

Le saule pleureur chante en achevant saphrase ;

Ils confessent les ifs, devenusbabillards ;

Ils jasent de la vie avec lescorbillards ;

Des linceuls trop pompeux ils décrochentl’agrafe ;

Ils se moquent du marbre ; ils saventl’orthographe ;

Et, moi qui suis ici le vieux chardonboudeur,

Devant qui le mensonge étale sa laideur,

Et ne se gêne pas, me traitant comme unhôte,

Je trouve juste, ami, qu’en lisant à voixhaute

L’épitaphe où le mort est toujours bon etbeau,

Ils fassent éclater de rire le tombeau.

Paris, mai 1835.

XIX. – Vieille chanson du jeunetemps

 

Je ne songeais pas à Rose ;

Rose au bois vint avec moi ;

Nous parlions de quelque chose,

Mais je ne sais plus de quoi.

J’étais froid comme les marbres ;

Je marchais à pas distraits ;

Je parlais des fleurs, des arbres ;

Son œil semblait dire :« Après ? »

La rosée offrait ses perles,

Le taillis ses parasols ;

J’allais ; j’écoutais les merles,

Et Rose les rossignols.

Moi, seize ans, et l’air morose ;

Elle, vingt ; ses yeux brillaient.

Les rossignols chantaient Rose,

Et les merles me sifflaient.

Rose, droite sur ses hanches,

Leva son beau bras tremblant

Pour prendre une mûre aux branches ;

Je ne vis pas son bras blanc.

Une eau courait, fraîche et creuse

Sur les mousses de velours ;

Et la nature amoureuse

Dormait dans les grands bois sourds.

Rose défit sa chaussure,

Et mit, d’un air ingénu,

Son petit pied dans l’eau pure ;

Je ne vis pas son pied nu.

Je ne savais que lui dire ;

Je la suivais dans le bois,

La voyant parfois sourire

Et soupirer quelquefois.

Je ne vis qu’elle était belle

Qu’en sortant des grands bois sourds.

« Soit ; n’y pensonsplus ! » dit-elle.

Depuis, j’y pense toujours.

Paris, juin 1831.

XX. – À un poëte aveugle

 

Merci, poëte ! – au seuil de mes larespieux,

Comme un hôte divin, tu viens et tedévoiles ;

Et l’auréole d’or de tes vers radieux

Brille autour de mon nom comme un cercled’étoiles.

Chante ! Milton chantait ;chante ! Homère a chanté.

Le poëte des sens perce la tristebrume ;

L’aveugle voit dans l’ombre un monde declarté.

Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil del’esprit s’allume.

Paris, mai 1842.

XXI.

 

Elle était déchaussée, elle étaitdécoiffée,

Assise, les pieds nus, parmi les joncspenchants ;

Moi qui passais par là, je crus voir unefée,

Et je lui dis : Veux-tu t’en venir dansles champs ?

Elle me regarda de ce regard suprême

Qui reste à la beauté quand nous entriomphons,

Et je lui dis : Veux-tu, c’est le mois oùl’on aime,

Veux-tu nous en aller sous les arbresprofonds ?

Elle essuya ses pieds à l’herbe de larive ;

Elle me regarda pour la seconde fois,

Et la belle folâtre alors devint pensive.

Oh ! comme les oiseaux chantaient au fonddes bois !

Comme l’eau caressait doucement lerivage !

Je vis venir à moi, dans les grands roseauxverts,

La belle fille heureuse, effarée etsauvage,

Ses cheveux dans ses yeux, et riant autravers.

Mont.-l’Am., juin 183…

XXII. – La fête chez Thérèse

 

La chose fut exquise et fort bienordonnée.

C’était au mois d’avril, et dans unejournée

Si douce, qu’on eût dit qu’amour l’eût faiteexprès.

Thérèse la duchesse à qui je donnerais,

Si j’étais roi, Paris, si j’étais Dieu, lemonde,

Quand elle ne serait que Thérèse lablonde ;

Cette belle Thérèse, aux yeux de diamant,

Nous avait conviés dans son jardincharmant.

On était peu nombreux. Le choix faisait lafête.

Nous étions tous ensemble et chacun tête àtête.

Des couples pas à pas erraient de touscôtés.

C’étaient les fiers seigneurs et les raresbeautés,

Les Amyntas rêvant auprès des Léonores,

Les marquises riant avec lesmonsignores ;

Et l’on voyait rôder dans les grandsescaliers

Un nain qui dérobait leur bourse auxcavaliers.

À midi, le spectacle avec la mélodie.

Pourquoi jouer Plautus la nuit ? Lacomédie

Est une belle fille, et rit mieux au grandjour.

Or, on avait bâti, comme un templed’amour,

Près d’un bassin dans l’ombre habité par uncygne,

Un théâtre en treillage où grimpait unevigne.

Un cintre à claire-voie en anse de panier,

Cage verte où sifflait un bouvreuilprisonnier,

Couvrait toute la scène, et, sur leurs gorgesblanches,

Les actrices sentaient errer l’ombre desbranches.

On entendait au loin de magiquesaccords ;

Et, tout en haut, sortant de la frise àmi-corps,

Pour attirer la foule aux lazzis qu’ilrépète,

Le blanc Pulcinella sonnait de latrompette.

Deux faunes soutenaient le manteaud’Arlequin ;

Trivelin leur riait au nez comme unfaquin.

Parmi les ornements sculptés dans letreillage,

Colombine dormait dans un gros coquillage,

Et, quand elle montrait son sein et ses brasnus,

On eût cru voir la conque, et l’on eût ditVénus.

Le seigneur Pantalon, dans une niche, àdroite,

Vendait des limons doux sur une tableétroite,

Et criait par instants :« Seigneurs, l’homme est divin.

Dieu n’avait fait que l’eau, mais l’homme afait le vin ! »

Scaramouche en un coin harcelait de sabatte

Le tragique Alcantor, suivi du tristeArbate ;

Crispin, vêtu de noir, jouait del’éventail ;

Perché, jambe pendante, au sommet duportail,

Carlino se penchait, écoutant les aubades,

Et son pied ébauchait de rêveusesgambades.

Le soleil tenait lieu de lustre ; lasaison

Avait brodé de fleurs un immense gazon,

Vert tapis déroulé sous maint groupefolâtre.

Rangés des deux côtés de l’agrestethéâtre,

Les vrais arbres du parc, les sorbiers, leslilas,

Les ébéniers qu’avril charge de falbalas,

De leur sève embaumée exhalant lesdélices,

Semblaient se divertir à faire lescoulisses,

Et, pour nous voir, ouvrant leurs fleurs commedes yeux,

Joignaient aux violons leur murmurejoyeux ;

Si bien qu’à ce concert gracieux etclassique,

La nature mêlait un peu de sa musique.

Tout nous charmait, les bois, le jour serein,l’air pur,

Les femmes tout amour, et le ciel toutazur.

Pour la pièce, elle était fort bonne, quoiqueancienne.

C’était, nonchalamment assis surl’avant-scène,

Pierrot, qui haranguait, dans un graveentretien,

Un singe timbalier à cheval sur un chien.

Rien de plus. C’était simple et beau. – Parintervalles,

Le singe faisait rage et cognait sestimbales ;

Puis Pierrot répliquait. – Écoutait quivoulait.

L’un faisait apporter des glaces auvalet ;

L’autre, galant drapé d’une capefantasque,

Parlait bas à sa dame en lui nouant sonmasque ;

Trois marquis attablés chantaient unechanson ;

Thérèse était assise à l’ombre d’unbuisson :

Les roses pâlissaient à côté de sa joue,

Et, la voyant si belle, un paon faisait laroue.

Moi, j’écoutais, pensif, un profanecouplet

Que fredonnait dans l’ombre un abbéviolet.

La nuit vint, tout se tut ; les flambeauxs’éteignirent ;

Dans les bois assombris les sources seplaignirent ;

Le rossignol, caché dans son nidténébreux,

Chanta comme un poëte et comme unamoureux.

Chacun se dispersa sous les profondsfeuillages ;

Les folles en riant entraînèrent lessages ;

L’amante s’en alla dans l’ombre avecl’amant ;

Et, troublés comme on l’est en songe,vaguement,

Ils sentaient par degrés se mêler à leurâme,

À leurs discours secrets, à leurs regards deflamme ;

À leur cœur, à leurs sens, à leur molleraison,

Le clair de lune bleu qui baignaitl’horizon.

Avril 18…

XXIII. – L’enfance

 

L’enfant chantait ; la mère au lit,exténuée,

Agonisait, beau front dans l’ombre sepenchant ;

La mort au-dessus d’elle errait dans lanuée ;

Et j’écoutais ce râle, et j’entendais cechant.

L’enfant avait cinq ans, et, près de lafenêtre,

Ses rires et ses jeux faisaient un charmantbruit ;

Et la mère, à côté de ce pauvre doux être

Qui chantait tout le jour, toussait toute lanuit.

La mère alla dormir sous les dalles ducloître ;

Et le petit enfant se remit à chanter…

La douleur est un fruit : Dieu ne le faitpas croître

Sur la branche trop faible encor pour leporter.

Paris, janvier 1835.

XXIV.

 

Heureux l’homme, occupé de l’éterneldestin,

Qui, tel qu’un voyageur qui part de grandmatin,

Se réveille, l’esprit rempli de rêverie,

Et, dès l’aube du jour, se met à lire etprie !

À mesure qu’il lit, le jour vientlentement

Et se fait dans son âme ainsi qu’aufirmament.

Il voit distinctement, à cette clartéblême,

Des choses dans sa chambre et d’autres enlui-même ;

Tout dort dans la maison ; il est seul,il le croit ;

Et, cependant, fermant leur bouche de leurdoigt,

Derrière lui, tandis que l’extasel’enivre,

Les anges souriants se penchent sur sonlivre.

Paris, septembre 1842.

XXV. – Unité

 

Par-dessus l’horizon aux collines brunies,

Le soleil, cette fleur des splendeursinfinies,

Se penchait sur la terre à l’heure ducouchant ;

Une humble marguerite, éclose au bord d’unchamp,

Sur un mur gris, croulant parmi l’avoinefolle,

Blanche, épanouissait sa candideauréole ;

Et la petite fleur, par-dessus le vieuxmur,

Regardait fixement, dans l’éternel azur,

Le grand astre épanchant sa lumièreimmortelle.

« Et, moi, j’ai des rayonsaussi ! » lui disait-elle.

Granville, juillet 1836

XXVI. – Quelques mots à un autre

 

On y revient ; il faut y revenirmoi-même.

Ce qu’on attaque en moi, c’est mon temps, etje l’aime.

Certe, on me laisserait en paix, passantobscur,

Si je ne contenais, atome de l’azur,

Un peu du grand rayon dont notre époque estfaite.

Hier le citoyen, aujourd’hui lepoëte ;

Le « romantique » après le« libéral ». – Allons,

Soit ; dans mes deux sentiers mordez mesdeux talons.

Je suis le ténébreux par qui toutdégénère.

Sur mon autre côté lancez l’autretonnerre.

Vous aussi, vous m’avez vu tout jeune, etvoici

Que vous me dénoncez, bonhomme, vousaussi ;

Me déchirant le plus allégrement du monde,

Par attendrissement pour mon enfanceblonde.

Vous me criez : « Comment,Monsieur ! qu’est-ce que c’est ?

« La stance va nu-pieds ! le drameest sans corset !

« La muse jette au vent sa robed’innocence !

« Et l’art crève la règle et dit :C’est la croissance ! »

Géronte littéraire aux aboiementsplaintifs,

Vous vous ébahissez, en versrétrospectifs,

Que ma voix trouble l’ordre, et que ceromantique

Vive, et que ce petit, à qui l’ArtPoétique

Avec tant de bonté donna le pain et l’eau,

Devienne si pesant aux genoux deBoileau !

Vous regardez mes vers, pourvus d’ongles etd’ailes,

Refusant de marcher derrière les modèles,

Comme après les doyens marchent les petitsclercs ;

Vous en voyez sortir de sinistreséclairs ;

Horreur ! et vous voilà poussant des crisd’hyène

À travers les barreaux de la Quotidienne.

Vous épuisez sur moi tout votre calepin,

Et le père Bouhours et le pèreRapin ;

Et, m’écrasant avec tous les noms qu’onvénère,

Vous lâchez le grand mot :Révolutionnaire.

Et, sur ce, les pédants en chœur disent :Amen !

On m’empoigne ; on me fait passer monexamen ;

La Sorbonne bredouille et l’écolegriffonne ;

De vingt plumes jaillit la colèrebouffonne :

« Que veulent ces affreuxnovateurs ? ça, des vers ?

« Devant leurs livres noirs, la nuit,dans l’ombre ouverts,

« Les lectrices ont peur au fond de leursalcôves.

« Le Pinde entend rugir leurs rimes bêtesfauves,

« Et frémit. Par leur faute, aujourd’huitout est mort ;

« L’alexandrin saisit la césure, et lamord ;

« Comme le sanglier dans l’herbe et dansla sauge,

« Au beau milieu du vers l’enjambementpatauge ;

« Que va-t-on devenir ? Richelets’obscurcit.

« Il faut à toute chose un magisterdixit.

« Revenons à la règle, et sortons del’opprobre ;

« L’Hippocrène est de l’eau ; donc,le beau, c’est le sobre.

« Les vrais sages, ayant la raison pourlien,

« Ont toujours consulté, sur l’art,Quintilien ;

« Sur l’algèbre, Leibnitz ; sur laguerre, Végèce. »

Quand l’impuissance écrit, elle signe :Sagesse.

Je ne vois pas pourquoi je ne vous diraispoint

Ce qu’à d’autres j’ai dit sans leur montrer lepoing.

Eh bien, démasquons-nous ! c’est vrai,notre âme est noire.

Sortons du domino nommé forme oratoire.

On nous a vus, poussant vers un autrehorizon

La langue, avec la rime entraînant laraison,

Lancer au pas de charge, en bataillesrangées,

Sur Laharpe éperdu, toutes ces insurgées.

Nous avons au vieux style attaché cebrûlot :

Liberté ! Nous avons, dans le mêmecomplot,

Mis l’esprit, pauvre diable, et le mot, pauvrehère ;

Nous avons déchiré le capuchon, la haire,

Le froc, dont on couvrait l’Idée aux yeuxdivins.

Tous ont fait rage en foule. Orateurs,écrivains,

Poëtes, nous avons, du doigt avançantl’heure,

Dit à la rhétorique : – Allons, fillemajeure ;

Lève les yeux ! – et j’ai, chantant,luttant, bravant,

Tordu plus d’une grille au parloir ducouvent ;

J’ai, torche en main, ouvert les deux battantsdu drame :

Pirates, nous avons, à la voile, à larame,

De la triple unité pris l’aridearchipel ;

Sur l’Hélicon tremblant j’ai battu lerappel.

Tout est perdu ! le vers vague sansmuselière !

À Racine effaré nous préféronsMolière ;

Ô pédants ! à Ducis nous préféronsRotrou.

Lucrèce Borgia sort brusquement d’un trou,

Et mêle des poisons hideux à vosguimauves ;

Le drame échevelé fait peur à vos frontschauves ;

C’est horrible ! oui, brigand, jacobin,malandrin,

J’ai disloqué ce grand niaisd’alexandrin ;

Les mots de qualité, les syllabesmarquises,

Vivaient ensemble au fond de leurs grottesexquises,

Faisant la bouche en cœur et ne parlantqu’entre eux,

J’ai dit aux mots d’en bas : Manchots,boiteux, goitreux,

Redressez-vous ! planez, et mêlez-vous,sans règles,

Dans la caverne immense et farouche desaigles !

J’ai déjà confessé ce tas decrimes-là ;

Oui, je suis Papavoine, Erostrate,Attila :

Après ?

Emportez-vous, et criez à la garde,

Brave homme ! tempêtez, tonnez ! jevous regarde.

Nos progrès prétendus vous semblentoutrageants ;

Vous détestez ce siècle où, quand il parle auxgens,

Le vers des trois saluts d’usage sedispense ;

Temps sombre où, sans pudeur, on écrit commeon pense,

Où l’on est philosophe et poëte crûment,

Où de ton vin sincère, adorable, écumant,

Ô sévère idéal, tous les songeurs sontivres.

Vous couvrez d’abat-jour, quand vous ouvreznos livres,

Vos yeux, par la clarté du mot proprebrûlés ;

Vous exécrez nos vers francs et vrais ;vous hurlez

De fureur en voyant nos strophes toutesnues.

Mais où donc est le temps des nymphesingénues,

Qui couraient dans les bois, et dont lanudité

Dansait dans la lueur des vagues soirsd’été ?

Sur l’aube nue et blanche, entr’ouvrant safenêtre,

Faut-il plisser la brume honnête et prude, etmettre

Une feuille de vigne à l’astre dansl’azur ?

Le flot, conque d’amour, est-il d’un goût peusûr ?

Ô Virgile, Pindare, Orphée ! est-ce qu’ongaze,

Comme une obscénité, les ailes de Pégase,

Qui semble, les ouvrant au haut du montbéni,

L’immense papillon du baiser infini ?

Est-ce que le soleil splendide est uncynique ?

La fleur a-t-elle tort d’écarter satunique ?

Calliope, planant derrière un pan descieux,

Fait donc mal de montrer à Dante soucieux

Ses seins éblouissants à travers lesétoiles ?

Vous êtes un ancien d’hier. Libre et sansvoiles,

Le grand Olympe nu vous ferait dire :Fi !

Vous mettez une jupe au Cupidonbouffi ;

Au clinquant, aux neuf sœurs en atours, auParnasse

De Titon du Tillet, votre goût esttenace ;

Les Ménades pour vous danseraient lecancan ;

Apollon vous ferait l’effet d’unMohican ;

Vous prendriez Vénus pour une sauvagesse.

L’âge – c’est là souvent toute notre sagesse–

A beau vous bougonner tout bas :« Vous avez tort,

« Vous vous ferez tousser si vous criezsi fort ;

« Pour quelques nouveautés sauvages etfortuites,

« Monsieur, ne troublez pas la paix devos pituites.

« Ces gens-ci vont leur train ;qu’est-ce que ça vous fait ?

« Ils ne trouvent que cendre au feu quivous chauffait.

« Pourquoi déclarez-vous la guerre à leurtapage ?

« Ce siècle est libéral comme vous fûtespage.

« Fermez bien vos volets, tirez bien vosrideaux,

« Soufflez votre chandelle, ettournez-lui le dos !

« Qu’est l’âme du vrai sage ? Unesourde-muette.

« Que vous importe, à vous, que tel outel poëte,

« Comme l’oiseau des cieux, veuille avoirsa chanson ;

« Et que tel garnement du Pinde,nourrisson

« Des Muses, au milieu d’un bruit decorybante,

« Marmot sombre, ait mordu leur gorge unpeu tombante ? »

Vous n’en tenez nul compte, et vous n’écoutezrien.

Voltaire, en vain, grand homme et peuvoltairien,

Vous murmure à l’oreille : « Ami, tunous assommes ! »

– Vous écumez ! – partant dececi : que nous, hommes

De ce temps d’anarchie et d’enfer, nousdonnons

L’assaut au grand Louis juché sur vingt grandsnoms ;

Vous dites qu’après tout nous perdons notrepeine,

Que haute est l’escalade et courte notrehaleine ;

Que c’est dit, que jamais nous neréussirons ;

Que Batteux nous regarde avec ses gros yeuxronds,

Que Tancrède est de bronze et qu’Hamlet est desable.

Vous déclarez Boileau perruqueindéfrisable ;

Et, coiffé de lauriers, d’un coup d’œil detravers,

Vous indiquez le tas d’ordures de nosvers,

Fumier où la laideur de ce siècle seguinde

Au pauvre vieux bon goût, ce balayeur duPinde ;

Et même, allant plus loin, vaillant, vous nouscriez :

« Je vais vous balayermoi-même ! »

Balayez.

Paris, novembre 1834.

XXVII.

 

Oui, je suis le rêveur ; je suis lecamarade

Des petites fleurs d’or du mur qui sedégrade,

Et l’interlocuteur des arbres et du vent.

Tout cela me connaît, voyez-vous. J’aisouvent,

En mai, quand de parfums les branches sontgonflées,

Des conversations avec lesgiroflées ;

Je reçois des conseils du lierre et dubleuet.

L’être mystérieux, que vous croyez muet,

Sur moi se penche, et vient avec ma plumeécrire.

J’entends ce qu’entendit Rabelais ; jevois rire

Et pleurer ; et j’entends ce qu’Orphéeentendit.

Ne vous étonnez pas de tout ce que me dit

La nature aux soupirs ineffables. Je cause

Avec toutes les voix de la métempsycose.

Avant de commencer le grand concert sacré,

Le moineau, le buisson, l’eau vive dans lepré,

La forêt, basse énorme, et l’aile et lacorolle,

Tous ces doux instruments, m’adressent laparole ;

Je suis l’habitué de l’orchestredivin ;

Si je n’étais songeur, j’aurais étésylvain.

J’ai fini, grâce au calme en qui je merecueille,

À force de parler doucement à la feuille,

À la goutte de pluie, à la plume, aurayon,

Par descendre à ce point dans la création,

Cet abîme où frissonne un tremblementfarouche,

Que je ne fais plus même envoler unemouche !

Le brin d’herbe, vibrant d’un éternelémoi,

S’apprivoise et devient familier avec moi,

Et, sans s’apercevoir que je suis là, lesroses

Font avec les bourdons toutes sortes dechoses ;

Quelquefois, à travers les doux rameauxbénis,

J’avance largement ma face sur les nids,

Et le petit oiseau, mère inquiète etsainte,

N’a pas plus peur de moi que nous n’aurions decrainte,

Nous, si l’œil du bon Dieu regardait dans nostrous ;

Le lis prude me voit approcher sanscourroux,

Quand il s’ouvre aux baisers du jour ; laviolette

La plus pudique fait devant moi satoilette ;

Je suis pour ces beautés l’ami discret etsûr ;

Et le frais papillon, libertin de l’azur,

Qui chiffonne gaîment une fleur demi-nue,

Si je viens à passer dans l’ombre,continue,

Et, si la fleur se veut cacher dans legazon,

Il lui dit : « Es-tu bête ! Ilest de la maison. »

LesRoches, août 1835.

XXVIII.

 

Il faut que le poëte, épris d’ombre etd’azur,

Esprit doux et splendide, au rayonnementpur,

Qui marche devant tous, éclairant ceux quidoutent,

Chanteur mystérieux qu’en tressaillantécoutent

Les femmes, les songeurs, les sages, lesamants,

Devienne formidable à de certains moments.

Parfois, lorsqu’on se met à rêver sur sonlivre,

Où tout berce, éblouit, calme, caresse,enivre,

Où l’âme, à chaque pas, trouve à faire sonmiel,

Où les coins les plus noirs ont des lueurs duciel ;

Au milieu de cette humble et haute poésie,

Dans cette paix sacrée où croît la fleurchoisie,

Où l’on entend couler les sources et lespleurs,

Où les strophes, oiseaux peints de millecouleurs,

Volent chantant l’amour, l’espérance et lajoie ;

Il faut que, par instants, on frissonne, etqu’on voie

Tout à coup, sombre, grave et terrible aupassant,

Un vers fauve sortir de l’ombre enrugissant !

Il faut que le poëte, aux semencesfécondes,

Soit comme ces forêts vertes, fraîches,profondes,

Pleines de chants, amour du vent et durayon,

Charmantes, où, soudain, l’on rencontre unlion.

Paris, mai 1842.

XXIX. – Halte en marchant

 

Une brume couvrait l’horizon ;maintenant,

Voici le clair midi qui surgitrayonnant ;

Le brouillard se dissout en perles sur lesbranches,

Et brille, diamant, au collier despervenches.

Le vent souffle à travers les arbres, sur lestoits

Du hameau noir cachant ses chaumes dans lesbois ;

Et l’on voit tressaillir, épars dans lesramées,

Le vague arrachement des tremblantesfumées ;

Un ruisseau court dans l’herbe, entre deuxhauts talus,

Sous l’agitation des sauleschevelus ;

Un orme, un hêtre, anciens du vallon, arbresfrères

Qui se donnent la main des deux rivescontraires,

Semblent, sous le ciel bleu, dire : À labonne foi !

L’oiseau chante son chant plein d’amour etd’effroi,

Et du frémissement des feuilles et desailes ;

L’étang luit sous le vol des vertesdemoiselles.

Un bouge est là, montrant, dans la sauge et lethym,

Un vieux saint souriant parmi des brocsd’étain,

Avec tant de rayons et de fleurs sur laberge,

Que c’est peut-être un temple ou peut-être uneauberge.

Que notre bouche ait soif, ou que ce soit lecœur,

Gloire au Dieu bon qui tend la coupe auvoyageur !

Nous entrons. « Qu’avez-vous ? – Desœufs frais, de l’eau fraîche. »

On croit voir l’humble toit effondré d’unecrèche.

À la source du pré, qu’abrite un vertrideau,

Une enfant blonde alla remplir sa jarred’eau,

Joyeuse et soulevant son jupon de futaine.

Pendant qu’elle plongeait sa cruche à lafontaine,

L’eau semblait admirer, gazouillantdoucement,

Cette belle petite aux yeux de firmament.

Et moi, près du grand lit drapé de vieillesserges,

Pensif, je regardais un Christ battu deverges.

Eh ! qu’importe l’outrage aux martyrséclatants,

Affront de tous les lieux, crachat de tous lestemps,

Vaine clameur d’aveugle, éternelle huée

Où la foule toujours s’est follementruée !

Plus tard, le vagabond flagellé devientDieu.

Ce front noir et saignant semble fait de cielbleu,

Et, dans l’ombre, éclairant palais, temple,masure,

Le crucifix blanchit et Jésus-Christs’azure.

La foule un jour suivra vos pas ; allez,saignez,

Souffrez, penseurs, des pleurs de vosbourreaux baignés !

Le deuil sacre les saints, les sages, lesgénies ;

La tremblante auréole éclôt aux gémonies,

Et, sur ce vil marais, flotte, lueur duciel,

Du cloaque de sang feu follet éternel.

Toujours au même but le même sortramène :

Il est, au plus profond de notre histoirehumaine,

Une sorte de gouffre, où viennent, tour àtour,

Tomber tous ceux qui sont de la vie et dujour,

Les bons, les purs, les grands, les divins,les célèbres,

Flambeaux échevelés au souffle desténèbres ;

Là se sont engloutis les Dantes disparus,

Socrate, Scipion, Milton, Thomas Morus,

Eschyle, ayant aux mains des palmesfrissonnantes.

Nuit d’où l’on voit sortir leurs mémoiresplanantes !

Car ils ne sont complets qu’après qu’ils sontdéchus.

De l’exil d’Aristide au bûcher de JeanHuss,

Le genre humain pensif – c’est ainsi que noussommes –

Rêve ébloui devant l’abîme des grandshommes.

Ils sont, telle est la loi des hauts destinspenchant,

Tes semblables, soleil ! leur gloire estleur couchant ;

Et, fier Niagara dont le flot gronde etlutte,

Tes pareils : ce qu’ils ont de plus beau,c’est leur chute.

Un de ceux qui liaient Jésus-Christ aupoteau,

Et qui, sur son dos nu, jetaient un vilmanteau,

Arracha de ce front tranquille une poignée

De cheveux qu’inondait la sueur résignée,

Et dit : « Je vais montrer à Caïphecela ! »

Et, crispant son poing noir, cet homme s’enalla.

La nuit était venue et la rue étaitsombre ;

L’homme marchait ; soudain, il s’arrêtadans l’ombre,

Stupéfait, pâle, et comme en proie auxvisions,

Frémissant ! – Il avait dans la main desrayons.

Forêt de Compiègne, juin 1837.

LIVRE DEUXIÈME – L’ÂME EN FLEUR

I. – Premier Mai

 

Tout conjugue le verbe aimer. Voici lesroses.

Je ne suis pas en train de parler d’autreschoses ;

Premier mai ! l’amour gai, triste,brûlant, jaloux,

Fait soupirer les bois, les nids, les fleurs,les loups ;

L’arbre où j’ai, l’autre automne, écrit unedevise,

La redit pour son compte, et croit qu’ill’improvise ;

Les vieux antres pensifs, dont rit le geaimoqueur,

Clignent leurs gros sourcils et font la boucheen cœur ;

L’atmosphère, embaumée et tendre, semblepleine

Des déclarations qu’au Printemps fait laplaine,

Et que l’herbe amoureuse adresse au cielcharmant.

À chaque pas du jour dans le bleufirmament,

La campagne éperdue, et toujours pluséprise,

Prodigue les senteurs, et, dans la tièdebrise,

Envoie au renouveau ses baisersodorants ;

Tous ses bouquets, azurs, carmins, pourpres,safrans,

Dont l’haleine s’envole en murmurant : Jet’aime !

Sur le ravin, l’étang, le pré, le sillonmême,

Font des taches partout de toutes lescouleurs ;

Et, donnant les parfums, elle a gardé lesfleurs ;

Comme si ses soupirs et ses tendresmissives

Au mois de mai, qui rit dans les brancheslascives,

Et tous les billets doux de son amourbavard,

Avaient laissé leur trace aux pages dubuvard !

Les oiseaux dans les bois, molles voixétouffées,

Chantent des triolets et des rondeaux auxfées ;

Tout semble confier à l’ombre un douxsecret ;

Tout aime, et tout l’avoue à voix basse ;on dirait

Qu’au nord, au sud brûlant, au couchant, àl’aurore,

La haie en fleur, le lierre et la sourcesonore,

Les monts, les champs, les lacs et les chênesmouvants,

Répètent un quatrain fait par les quatrevents.

Saint-Germain, 1er mai 18…

II.

 

Mes vers fuiraient, doux et frêles,

Vers votre jardin si beau,

Si mes vers avaient des ailes,

Des ailes comme l’oiseau.

Ils voleraient, étincelles,

Vers votre foyer qui rit,

Si mes vers avaient des ailes,

Des ailes comme l’esprit.

Près de vous, purs et fidèles,

Ils accourraient nuit et jour,

Si mes vers avaient des ailes,

Des ailes comme l’amour.

Paris, mars 18…

III. – Le rouet d’Omphale

 

Il est dans l’atrium, le beau rouetd’ivoire.

La roue agile est blanche, et la quenouilleest noire ;

La quenouille est d’ébène incrusté delapis.

Il est dans l’atrium sur un riche tapis.

Un ouvrier d’Égine a sculpté sur laplinthe

Europe, dont un dieu n’écoute pas laplainte.

Le taureau blanc l’emporte. Europe, sansespoir,

Crie, et baissant les yeux, s’épouvante devoir

L’Océan monstrueux qui baise ses piedsroses.

Des aiguilles, du fil, des boîtesdemi-closes,

Les laines de Milet, peintes de pourpre etd’or,

Emplissent un panier près du rouet quidort.

Cependant, odieux, effroyables, énormes,

Dans le fond du palais, vingt fantômesdifformes,

Vingt monstres tout sanglants, qu’on ne voitqu’à demi,

Errent en foule autour du rouetendormi :

Le lion néméen, l’hydre affreuse de Lerne,

Cacus, le noir brigand de la noirecaverne,

Le triple Géryon, et les typhons des eaux,

Qui, le soir, à grand bruit, soufflent dansles roseaux ;

De la massue au front tous ont l’empreintehorrible

Et tous, sans approcher, rôdant d’un airterrible,

Sur le rouet, où pend un fil souple etlié,

Fixent de loin, dans l’ombre, un œilhumilié.

Juin, 18…

IV. – Chanson

 

Si vous n’avez rien à me dire,

Pourquoi venir auprès de moi ?

Pourquoi me faire ce sourire

Qui tournerait la tête au roi ?

Si vous n’avez rien à me dire,

Pourquoi venir auprès de moi ?

Si vous n’avez rien à m’apprendre,

Pourquoi me pressez-vous la main ?

Sur le rêve angélique et tendre,

Auquel vous songez en chemin,

Si vous n’avez rien à m’apprendre,

Pourquoi me pressez-vous la main ?

Si vous voulez que je m’en aille,

Pourquoi passez-vous par ici ?

Lorsque je vous vois, je tressaille :

C’est ma joie et c’est mon souci.

Si vous voulez que je m’en aille,

Pourquoi passez-vous par ici ?

Mai, 18…

V. – Hier au soir

 

Hier, le vent du soir, dont le soufflecaresse,

Nous apportait l’odeur des fleurs quis’ouvrent tard ;

La nuit tombait ; l’oiseau dormait dansl’ombre épaisse.

Le printemps embaumait, moins que votrejeunesse ;

Les astres rayonnaient, moins que votreregard.

Moi, je parlais tout bas. C’est l’heuresolennelle

Où l’âme aime à chanter son hymne le plusdoux.

Voyant la nuit si pure, et vous voyant sibelle,

J’ai dit aux astres d’or : Versez le cielsur elle !

Et j’ai dit à vos yeux : Versez l’amoursur nous !

Mai18…

VI. – Lettre

 

Tu vois cela d’ici. Des ocres et descraies ;

Plaines où les sillons croisent leurs milleraies,

Chaumes à fleur de terre et que masque unbuisson ;

Quelques meules de foin debout sur legazon ;

De vieux toits enfumant le paysagebistre ;

Un fleuve qui n’est pas le Gange ou leCaystre,

Pauvre cours d’eau normand troublé de selsmarins ;

À droite, vers le nord, de bizarresterrains

Pleins d’angles qu’on dirait façonnés à lapelle ;

Voilà les premiers plans ; une anciennechapelle

Y mêle son aiguille, et range à ses côtés

Quelques ormes tortus, aux profilsirrités,

Qui semblent, fatigués du Zéphyr qui s’enjoue,

Faire une remontrance au vent qui lessecoue.

Une grosse charrette, au coin de mamaison,

Se rouille ; et, devant moi, j’ai levaste horizon,

Dont la mer bleue emplit toutes leséchancrures ;

Des poules et des coqs, étalant leursdorures,

Causent sous ma fenêtre, et les greniers destoits

Me jettent, par instants, des chansons enpatois.

Dans mon allée habite un cordierpatriarche,

Vieux qui fait bruyamment tourner sa roue, etmarche

À reculons, son chanvre autour des reinstordu.

J’aime ces flots où court le grand ventéperdu ;

Les champs à promener tout le jour meconvient ;

Les petits villageois, leur livre en main,m’envient,

Chez le maître d’école où je me suis logé,

Comme un grand écolier abusant d’un congé.

Le ciel rit, l’air est pur ; tout lejour, chez mon hôte,

C’est un doux bruit d’enfants épelant à voixhaute ;

L’eau coule, un verdier passe ; et moi,je dis : Merci !

Merci, Dieu tout-puissant ! – Ainsi jevis ; ainsi,

Paisible, heure par heure, à petit bruit,j’épanche

Mes jours, tout en songeant à vous, ma beautéblanche !

J’écoute les enfants jaser, et, parmoment,

Je vois en pleine mer, passer superbement,

Au-dessus des pignons du tranquillevillage,

Quelque navire ailé qui fait un longvoyage,

Et fuit, sur l’Océan, par tous les ventstraqué,

Qui, naguère, dormait au port, le long duquai,

Et que n’ont retenu, loin des vaguesjalouses,

Ni les pleurs des parents, ni l’effroi desépouses,

Ni le sombre reflet des écueils dans leseaux,

Ni l’importunité des sinistres oiseaux.

Près le Tréport, juin 18…

VII.

 

Nous allions au verger cueillir desbigarreaux.

Avec ses beaux bras blancs en marbre deParos,

Elle montait dans l’arbre et courbait unebranche ;

Les feuilles frissonnaient au vent ; sagorge blanche,

Ô Virgile, ondoyait dans l’ombre et lesoleil ;

Ses petits doigts allaient chercher le fruitvermeil,

Semblable au feu qu’on voit dans le buissonqui flambe.

Je montais derrière elle ; elle montraitsa jambe,

Et disait :« Taisez-vous ! » à mes regards ardents ;

Et chantait. Par moments, entre ses bellesdents,

Pareille, aux chansons près, à Dianefarouche,

Penchée, elle m’offrait la cerise à sabouche ;

Et ma bouche riait, et venait s’y poser,

Et laissait la cerise et prenait lebaiser.

Triel, juillet 18…

VIII.

 

Tu peux, comme il te plaît, me faire jeune ouvieux.

Comme le soleil fait serein ou pluvieux

L’azur dont il est l’âme et que sa clartédore,

Tu peux m’emplir de brume ou m’inonderd’aurore,

Du haut de ta splendeur, si pure qu’en sesplis,

Tu sembles une femme enfermée en un lis,

Et qu’à d’autres moments, l’œil qu’éblouit tonâme

Croit voir, en te voyant, un lis dans unefemme.

Si tu m’as souri, Dieu ! tout mon êtrebondit !

Si, Madame, au milieu de tous, vous m’avezdit,

À haute voix : « Bonjour,Monsieur », et bas : « Je t’aime ! »

Si tu m’as caressé de ton regard suprême,

Je vis ! je suis léger, je suis fier, jesuis grand ;

Ta prunelle m’éclaire en metransfigurant ;

J’ai le reflet charmant des yeux dont tum’accueilles ;

Comme on sent dans un bois des ailes sous lesfeuilles,

On sent de la gaîté sous chacun de mesmots ;

Je cours, je vais, je ris ; plusd’ennuis, plus de maux ;

Et je chante, et voilà sur mon front lajeunesse !

Mais que ton cœur injuste, un jour, meméconnaisse ;

Qu’il me faille porter en moi, jusqu’àdemain,

L’énigme de ta main retirée à mamain ;

– Qu’ai-je fait ?qu’avait-elle ? Elle avait quelque chose.

Pourquoi, dans la rumeur du salon où l’oncause,

Personne n’entendant, me disait-ellevous ? –

Si je ne sais quel froid dans ton regard sidoux

A passé comme passe au ciel une nuée,

Je sens mon âme en moi toutediminuée ;

Je m’en vais, courbé, las, sombre comme unaïeul ;

Il semble que sur moi, secouant sonlinceul,

Se soit soudain penché le noir vieillardDécembre ;

Comme un loup dans son trou, je rentre dans machambre :

Le chagrin – âge et deuil, hélas ! ont lemême air, –

Assombrit chaque trait de mon visage amer,

Et m’y creuse une ride avec sa mainpesante.

Joyeux, j’ai vingt-cinq ans ; triste,j’en ai soixante.

Paris, juin 18…

IX. – En écoutant les oiseaux

 

Oh ! quand donc aurez-vous fini, petitsoiseaux,

De jaser au milieu des branches et deseaux,

Que nous nous expliquions et que je vousquerelle ?

Rouge-gorge, verdier, fauvette,tourterelle,

Oiseaux, je vous entends, je vous connais.Sachez

Que je ne suis pas dupe, ô doux ténorscachés,

De votre mélodie et de votre langage.

Celle que j’aime est loin et pense àmoi : je gage,

Ô rossignol dont l’hymne, exquis etgracieux,

Donne un frémissement à l’astre dans lescieux,

Que ce que tu dis là, c’est le chant de sonâme.

Vous guettez les soupirs de l’homme et de lafemme,

Oiseaux ; quand nous aimons et quand noustriomphons,

Quand notre être, tout bas, s’exhale en chantsprofonds,

Vous, attentifs, parmi les boisinaccessibles,

Vous saisissez au vol ces strophesinvisibles,

Et vous les répétez tout haut, comme devous ;

Et vous mêlez, pour rendre encor l’hymne plusdoux,

À la chanson des cœurs, le battement desailes ;

Si bien qu’on vous admire, écouteursinfidèles,

Et que le noir sapin murmure aux vieuxtilleuls :

« Sont-ils charmants d’avoir trouvé celatout seuls ! »

Et que l’eau, palpitant sous le chant quil’effleure,

Baise avec un sanglot le beau saule quipleure ;

Et que le dur tronc d’arbre a des airsattendris ;

Et que l’épervier rêve, oubliant laperdrix ;

Et que les loups s’en vont songer auprès deslouves !

« Divin ! » dit le hibou ;le moineau dit : « Tu trouves ? »

Amour, lorsqu’en nos cœurs tu te réfugias,

L’oiseau vint y puiser ; ce sont cesplagiats,

Ces chants qu’un rossignol, belles, prend survos bouches

Qui font que les grands bois courbent leursfronts farouches

Et que les lourds rochers, stupides etravis,

Se penchent, les laissant piller lechènevis,

Et ne distinguent plus, dans leurs rêvesétranges,

La langue des oiseaux de la langue desanges.

Caudebec, septembre 183.

X.

 

Mon bras pressait ta taille frêle

Et souple comme le roseau ;

Ton sein palpitait comme l’aile

D’un jeune oiseau.

Longtemps muets, nous contemplâmes

Le ciel où s’éteignait le jour.

Que se passait-il dans nos âmes ?

Amour ! amour !

Comme un ange qui se dévoile,

Tu me regardais, dans ma nuit,

Avec ton beau regard d’étoile,

Qui m’éblouit.

Forêt de Fontainebleau, juillet 18…

XI.

 

Les femmes sont sur la terre

Pour tout idéaliser ;

L’univers est un mystère

Que commente leur baiser.

C’est l’amour qui, pour ceinture,

À l’onde et le firmament,

Et dont toute la nature,

N’est, au fond, que l’ornement.

Tout ce qui brille offre à l’âme

Son parfum ou sa couleur ;

Si Dieu n’avait fait la femme,

Il n’aurait pas fait la fleur.

À quoi bon vos étincelles,

Bleus saphirs, sans les yeux doux ?

Les diamants, sans les belles,

Ne sont plus que des cailloux ;

Et, dans les charmilles vertes,

Les roses dorment debout,

Et sont des bouches ouvertes

Pour ne rien dire du tout.

Tout objet qui charme ou rêve

Tient des femmes sa clarté ;

La perle blanche, sans Ève,

Sans toi, ma fière beauté,

Ressemblant, tout enlaidie,

À mon amour qui te fuit,

N’est plus que la maladie

D’une bête dans la nuit.

Paris, avril 18…

XII. – Églogue

 

Nous errions ; elle et moi, dans lesmonts de Sicile.

Elle est fière pour tous et pour moi seuldocile.

Les cieux et nos pensers rayonnaient à lafois.

Oh ! comme aux lieux déserts les cœurssont peu farouches !

Que de fleurs aux buissons, que de baisers auxbouches,

Quand on est dans l’ombre des bois !

Pareils à deux oiseaux qui vont de cime encime,

Nous parvînmes enfin tout au bord d’unabîme.

Elle osa s’approcher de ce sombreentonnoir ;

Et, quoique mainte épine offensât ses mainsblanches,

Nous tâchâmes, penchés et nous tenant auxbranches,

D’en voir le fond lugubre et noir.

En ce même moment, un titan centenaire,

Qui venait d’y rouler sous vingt coups detonnerre,

Se tordait dans ce gouffre où le jour n’oseentrer ;

Et d’horribles vautours au becimpitoyable,

Attirés par le bruit de sa chuteeffroyable,

Commençaient à le dévorer.

Alors, elle me dit : « J’ai peurqu’on ne nous voie !

Cherchons un autre afin d’y cacher notrejoie !

Vois ce pauvre géant ! nous aurions notretour !

Car les dieux envieux qui l’ont faitdisparaître,

Et qui furent jaloux de sa grandeur,peut-être

Seraient jaloux de notreamour ! »

Septembre 18…

XIII.

 

Viens ! – une flûte invisible

Soupire dans les vergers. –

La chanson la plus paisible.

Est la chanson des bergers.

Le vent ride, sous l’yeuse,

Le sombre miroir des eaux. –

La chanson la plus joyeuse

Est la chanson des oiseaux.

Que nul soin ne te tourmente.

Aimons-nous ! aimons toujours !–

La chanson la plus charmante

Est la chanson des amours.

LesMetz, août 18…

XIV. – Billet du matin

 

Si les liens des cœurs ne sont pas desmensonges,

Oh ! dites, vous devez avoir eu de douxsonges,

Je n’ai fait que rêver de vous toute lanuit.

Et nous nous aimions tant ! vous medisiez : « Tout fuit,

Tout s’éteint, tout s’en va ; ta seuleimage reste. »

Nous devions être morts dans ce rêvecéleste ;

Il semblait que c’était déjà le paradis.

Oh ! oui, nous étions morts, biensûr ; je vous le dis.

Nous avions tous les deux la forme de nosâmes.

Tout ce que, l’un de l’autre, ici-bas nousaimâmes

Composait notre corps de flamme et derayons,

Et, naturellement, nous nousreconnaissions.

Il nous apparaissait des visages d’aurore

Qui nous disaient : « C’estmoi ! » la lumière sonore

Chantait ; et nous étions des frissons etdes voix.

Vous me disiez :« Écoute ! » et je répondais :« Vois ! »

Je disais : « Viens-nous-en dans lesprofondeurs sombres,

Vivons ; c’est autrefois que nous étionsdes ombres. »

Et, mêlant nos appels et nos cris :« Viens ! oh ! viens !

Et moi, je me rappelle, et toi, tu tesouviens. »

Éblouis, nous chantions : – C’estnous-mêmes qui sommes

Tout ce qui nous semblait, sur la terre deshommes,

Bon, juste, grand, sublime, ineffable etcharmant ;

Nous sommes le regard et lerayonnement ;

Le sourire de l’aube et l’odeur de larose,

C’est nous ; l’astre est le nid où notreaile se pose ;

Nous avons l’infini pour sphère et pourmilieu,

L’éternité pour âge ; et, notre amour,c’est Dieu.

Paris, juin 18…

XV. – Paroles dans l’ombre

 

Elle disait : C’est vrai, j’ai tort devouloir mieux ;

Les heures sont ainsi très doucementpassées ;

Vous êtes là ; mes yeux ne quittent pasvos yeux,

Où je regarde aller et venir vos pensées.

Vous voir est un bonheur ; je ne l’ai pascomplet.

Sans doute, c’est encor bien charmant de lasorte !

Je veille, car je sais tout ce qui vousdéplaît,

À ce que nul fâcheux ne vienne ouvrir laporte ;

Je me fais bien petite, en mon coin, près devous ;

Vous êtes mon lion, je suis votrecolombe ;

J’entends de vos papiers le bruit paisible etdoux ;

Je ramasse parfois votre plume quitombe ;

Sans doute, je vous ai ; sans doute, jevous voi.

La pensée est un vin dont les rêveurs sontivres,

Je le sais ; mais, pourtant, je veuxqu’on songe à moi.

Quand vous êtes ainsi tout un soir dans voslivres,

Sans relever la tête et sans me dire unmot,

Une ombre reste au fond de mon cœur qui vousaime ;

Et, pour que je vous voie entièrement, ilfaut

Me regarder un peu, de temps en temps,vous-même.

Paris, octobre 18…

XVI.

 

L’hirondelle au printemps cherche les vieillestours,

Débris où n’est plus l’homme, où la vie esttoujours ;

La fauvette en avril cherche, ô mabien-aimée,

La forêt sombre et fraîche et l’épaisseramée,

La mousse, et, dans les nœuds des branches,les doux toits

Qu’en se superposant font les feuilles desbois.

Ainsi fait l’oiseau. Nous, nous cherchons,dans la ville,

Le coin désert, l’abri solitaire ettranquille,

Le seuil qui n’a pas d’yeux obliques etméchants,

La rue où les volets sont fermés ; dansles champs,

Nous cherchons le sentier du pâtre et dupoëte ;

Dans les bois, la clairière inconnue etmuette

Où le silence éteint les bruits lointains etsourds.

L’oiseau cache son nid, nous cachons nosamours.

Fontainebleau, juin 18…

XVII. – Sous les arbres

 

Ils marchaient à côté l’un de l’autre ;des danses

Troublaient le bois joyeux ; ilsmarchaient, s’arrêtaient,

Parlaient, s’interrompaient, et, pendant lessilences,

Leurs bouches se taisant, leurs âmeschuchotaient.

Ils songeaient ; ces deux cœurs, que lemystère écoute,

Sur la création au sourire innocent

Penchés, et s’y versant dans l’ombre goutte àgoutte,

Disaient à chaque fleur quelque chose enpassant.

Elle sait tous les noms des fleurs qu’en sacorbeille

Mai nous rapporte avec la joie et les beauxjours ;

Elle les lui nommait comme eût fait uneabeille,

Puis elle reprenait : « Parlons denos amours.

Je suis en haut, je suis en bas », luidisait-elle,

« Et je veille sur vous, d’en bas commed’en haut. »

Il demandait comment chaque plantes’appelle,

Se faisant expliquer le printemps mot àmot.

Ô champs ! il savourait ces fleurs etcette femme.

Ô bois ! ô prés ! nature où touts’absorbe en un,

Le parfum de la fleur est votre petiteâme,

Et l’âme de la femme est votre grandparfum !

La nuit tombait ; au tronc d’un chêne,noir pilastre,

Il s’adossait pensif ; elle disait :« Voyez

Ma prière toujours dans vos cieux comme unastre,

Et mon amour toujours comme un chien à tespieds. »

Juin 18…

XVIII.

 

Je sais bien qu’il est d’usage

D’aller en tous lieux criant

Que l’homme est d’autant plus sage

Qu’il rêve plus de néant ;

D’applaudir la grandeur noire,

Les héros, le fer qui luit,

Et la guerre, cette gloire

Qu’on fait avec de la nuit ;

D’admirer les coups d’épée,

Et la fortune, ce char

Dont une roue est Pompée,

Dont l’autre roue est César ;

Et Pharsale et Trasimène,

Et tout ce que les Nérons

Font voler de cendre humaine

Dans le souffle des clairons !

Je sais que c’est la coutume

D’adorer ces nains géants

Qui, parce qu’ils sont écume,

Se supposent océans ;

Et de croire à la poussière,

À la fanfare qui fuit,

Aux pyramides de pierre,

Aux avalanches de bruit.

Moi, je préfère, ô fontaines !

Moi, je préfère, ô ruisseaux !

Au Dieu des grands capitaines,

Le Dieu des petits oiseaux !

Ô mon doux ange, en ces ombres

Où, nous aimant, nous brillons,

Au Dieu des ouragans sombres

Qui poussent les bataillons,

Au Dieu des vastes armées,

Des canons au lourd essieu,

Des flammes et des fumées,

Je préfère le bon Dieu !

Le bon Dieu, qui veut qu’on aime,

Qui met au cœur de l’amant

Le premier vers du poëme,

Le dernier au firmament !

Qui songe à l’aile qui pousse,

Aux œufs blancs, au nid troublé,

Si la caille a de la mousse,

Et si la grive a du blé ;

Et qui fait, pour les Orphées,

Tenir, immense et subtil,

Tout le doux monde des fées

Dans le vert bourgeon d’avril !

Si bien, que cela s’envole

Et se disperse au printemps,

Et qu’une vague auréole

Sort de tous les nids chantants !

Vois-tu, quoique notre gloire

Brille en ce que nous créons,

Et dans notre grande histoire

Pleine de grands panthéons ;

Quoique nous ayons des glaives,

Des temples, Chéops, Babel,

Des tours, des palais, des rêves,

Et des tombeaux jusqu’au ciel ;

Il resterait peu de choses

À l’homme, qui vit un jour,

Si Dieu nous ôtait les roses,

Si Dieu nous ôtait l’amour !

Chelles, septembre 18…

XIX. – N’envions rien

 

Ô femme, pensée aimante

Et cœur souffrant,

Vous trouvez la fleur charmante

Et l’oiseau grand ;

Vous enviez la pelouse

Aux fleurs de miel ;

Vous voulez que je jalouse

L’oiseau du ciel.

Vous dites, beauté superbe

Au front terni,

Regardant tour à tour l’herbe

Et l’infini :

« Leur existence est la bonne ;

« Là, tout est beau ;

« Là, sur la fleur qui rayonne,

« Plane l’oiseau !

« Près de vous, aile bénie,

« Lis enchanté,

« Qu’est-ce, hélas ! que legénie

« Et la beauté ?

« Fleur pure, alouette agile,

« À vous le prix !

« Toi, tu dépasses Virgile ;

« Toi, Lycoris !

« Quel vol profond dans l’airsombre !

« Quels doux parfums ! – »

Et des pleurs brillent sous l’ombre

De vos cils bruns.

Oui, contemplez l’hirondelle,

Les liserons ;

Mais ne vous plaignez pas, belle,

Car nous mourrons !

Car nous irons dans la sphère

De l’éther pur ;

La femme y sera lumière,

Et l’homme azur ;

Et les roses sont moins belles

Que les houris ;

Et les oiseaux ont moins d’ailes

Que les esprits !

Août 18…

XX. – Il fait froid

 

L’hiver blanchit le dur chemin.

Tes jours aux méchants sont en proie.

La bise mord ta douce main ;

La haine souffle sur ta joie.

La neige emplit le noir sillon.

La lumière est diminuée… –

Ferme ta porte à l’aquilon !

Ferme ta vitre à la nuée !

Et puis laisse ton cœur ouvert !

Le cœur, c’est la sainte fenêtre.

Le soleil de brume est couvert ;

Mais Dieu va rayonner peut-être !

Doute du bonheur, fruit mortel ;

Doute de l’homme plein d’envie ;

Doute du prêtre et de l’autel ;

Mais crois à l’amour, ô ma vie !

Crois à l’amour, toujours entier,

Toujours brillant sous tous lesvoiles !

À l’amour, tison du foyer !

À l’amour, rayon des étoiles !

Aime et ne désespère pas.

Dans ton âme où parfois je passe,

Où mes vers chuchotent tout bas,

Laisse chaque chose à sa place.

La fidélité sans ennui,

La paix des vertus élevées,

Et l’indulgence pour autrui,

Éponge des fautes lavées.

Dans ta pensée où tout est beau,

Que rien ne tombe ou ne recule.

Fais de ton amour ton flambeau.

On s’éclaire de ce qui brûle.

À ces démons d’inimitié,

Oppose ta douceur sereine,

Et reverse-leur en pitié

Tout ce qu’ils t’ont vomi de haine.

La haine, c’est l’hiver du cœur.

Plains-les ! mais garde ton courage.

Garde ton sourire vainqueur ;

Bel arc-en-ciel, sors de l’orage !

Garde ton amour éternel.

L’hiver, l’astre éteint-il saflamme ?

Dieu ne retire rien du ciel ;

Ne retire rien de ton âme !

Décembre 18…

XXI.

 

Il lui disait : « Vois-tu, si tousdeux nous pouvions,

« L’âme pleine de foi, le cœur plein derayons,

« Ivres de douce extase et demélancolie,

« Rompre les mille nœuds dont la villenous lie ;

« Si nous pouvions quitter ce Paristriste et fou,

« Nous fuirions ; nous irionsquelque part, n’importe où,

« Chercher loin des vains bruits, loindes haines jalouses,

« Un coin où aurions des arbres, despelouses,

« Une maison petite avec des fleurs, unpeu

« De solitude, un peu de silence, un cielbleu,

« La chanson d’un oiseau qui sur le toitse pose,

« De l’ombre ; – et quel besoinavons-nous d’autre chose ? »

Juillet 18…

XXII.

 

– Aimons toujours ! aimonsencore !

Quand l’amour s’en va, l’espoir fuit.

L’amour, c’est le cri de l’aurore,

L’amour, c’est l’hymne de la nuit.

Ce que le flot dit aux rivages,

Ce que le vent dit aux vieux monts,

Ce que l’astre dit aux nuages,

C’est le mot ineffable :Aimons !

L’amour fait songer, vivre et croire.

Il a, pour réchauffer le cœur,

Un rayon de plus que la gloire,

Et ce rayon, c’est le bonheur !

Aime ! qu’on les loue ou les blâme,

Toujours les grands cœurs aimeront :

Joins cette jeunesse de l’âme

À la jeunesse de ton front !

Aime, afin de charmer tes heures !

Afin qu’on voie en tes beaux yeux

Des voluptés intérieures

Le sourire mystérieux !

Aimons-nous toujours davantage !

Unissons-nous mieux chaque jour.

Les arbres croissent en feuillage ;

Que notre âme croisse en amour !

Soyons le miroir et l’image !

Soyons la fleur et le parfum !

Les amants, qui, seuls sous l’ombrage,

Se sentent deux et ne sont qu’un !

Les poëtes cherchent les belles.

La femme, ange aux chastes faveurs,

Aime à rafraîchir sous ses ailes

Ces grands fronts brûlants et rêveurs.

Venez à nous, beautés touchantes !

Viens à moi, toi, mon bien, ma loi !

Ange ! viens à moi quand tu chantes,

Et, quand tu pleures, viens à moi !

Nous seuls comprenons vos extases ;

Car notre esprit n’est pointmoqueur ;

Car les poëtes sont les vases

Où les femmes versent leur cœur.

Moi qui ne cherche dans ce monde

Que la seule réalité,

Moi qui laisse fuir comme l’onde

Tout ce qui n’est que vanité,

Je préfère, aux biens dont s’enivre

L’orgueil du soldat ou du roi,

L’ombre que tu fais sur mon livre

Quand ton front se penche sur moi.

Toute ambition allumée

Dans notre esprit, brasier subtil,

Tombe en cendre ou vole en fumée,

Et l’on se dit : « Qu’enreste-t-il ? »

Tout plaisir, fleur à peine éclose

Dans notre avril sombre et terni,

S’effeuille et meurt, lis, myrte ou rose,

Et l’on se dit : « C’est doncfini ! »

L’amour seul reste. Ô noble femme,

Si tu veux, dans ce vil séjour,

Garder ta foi, garder ton âme,

Garder ton Dieu, garde l’amour !

Conserve en ton cœur, sans rien craindre,

Dusses-tu pleurer et souffrir,

La flamme qui ne peut s’éteindre

Et la fleur qui ne peut mourir !

Mai18…

XXIII. – Après l’hiver

 

Tout revit, ma bien-aimée !

Le ciel gris perd sa pâleur ;

Quand la terre est embaumée,

Le cœur de l’homme est meilleur.

En haut, d’où l’amour ruisselle,

En bas, où meurt la douleur,

La même immense étincelle

Allume l’astre et la fleur.

L’hiver fuit, saison d’alarmes,

Noir avril mystérieux

Où l’âpre sève des larmes

Coule, et du cœur monte aux yeux.

Ô douce désuétude

De souffrir et de pleurer !

Veux-tu, dans la solitude,

Nous mettre à nous adorer ?

La branche au soleil se dore

Et penche, pour l’abriter,

Ses boutons qui vont éclore

Sur l’oiseau qui va chanter.

L’aurore où nous nous aimâmes

Semble renaître à nos yeux ;

Et mai sourit dans nos âmes

Comme il sourit dans les cieux.

On entend rire, on voit luire

Tous les êtres tour à tour,

La nuit, les astres bruire,

Et les abeilles, le jour.

Et partout nos regards lisent,

Et, dans l’herbe et dans les nids,

De petites voix nous disent :

« Les aimants sont lesbénis ! »

L’air enivre ; tu reposes

À mon cou tes bras vainqueurs. –

Sur les rosiers que de roses !

Que de soupirs dans nos cœurs !

Comme l’aube, tu me charmes ;

Ta bouche et tes yeux chéris

Ont, quand tu pleures, ses larmes,

Et ses perles quand tu ris.

La nature, sœur jumelle

Ève et d’Adam et du jour,

Nous aime, nous berce et mêle

Son mystère à notre amour.

Il suffit que tu paraisses

Pour que le ciel, t’adorant,

Te contemple ; et, nos caresses,

Toute l’ombre nous les rend !

Clartés et parfums nous-mêmes,

Nous baignons nos cœurs heureux

Dans les effluves suprêmes

Des éléments amoureux.

Et, sans qu’un souci t’oppresse,

Sans que ce soit mon tourment,

J’ai l’étoile pour maîtresse ;

Le soleil est ton amant ;

Et nous donnons notre fièvre

Aux fleurs où nous appuyons

Nos bouches, et notre lèvre

Sent le baiser des rayons.

Juin 18…

XXIV.

 

Que le sort, quel qu’il soit, vous trouvetoujours grande !

Que demain soit doux comme hier !

Qu’en vous, ô ma beauté, jamais ne serépande

Le découragement amer,

Ni le fiel, ni l’ennui des cœurs qui sedénouent,

Ni cette cendre, hélas ! que sur un frontpâli,

Dans l’ombre, à petit bruit secouent

Les froides ailes de l’oubli !

Laissez, laissez brûler pour vous, ô vous quej’aime !

Mes chants dans mon âme allumés !

Vivez pour la nature, et le ciel, etmoi-même !

Après avoir souffert, aimez !

Laissez entrer en vous, après nos deuilsfunèbres,

L’aube, fille des nuits, l’amour, fils desdouleurs,

Tout ce qui luit dans les ténèbres,

Tout ce qui sourit dans les pleurs !

Octobre 18…

XXV.

 

Je respire où tu palpites,

Tu sais ; à quoi bon, hélas !

Rester là si tu me quittes,

Et vivre si tu t’en vas ?

À quoi bon vivre, étant l’ombre

De cet ange qui s’enfuit ?

À quoi bon, sous le ciel sombre,

N’être plus que de la nuit ?

Je suis la fleur des murailles,

Dont avril est le seul bien.

Il suffit que tu t’en ailles

Pour qu’il ne reste plus rien.

Tu m’entoures d’auréoles ;

Te voir est mon seul souci.

Il suffit que tu t’envoles

Pour que je m’envole aussi.

Si tu pars, mon front se penche ;

Mon âme au ciel, son berceau,

Fuira, car dans ta main blanche

Tu tiens ce sauvage oiseau.

Que veux-tu que je devienne,

Si je n’entends plus ton pas ?

Est-ce ta vie ou la mienne

Qui s’en va ? Je ne sais pas.

Quand mon courage succombe,

J’en reprends dans ton cœur pur ;

Je suis comme la colombe

Qui vient boire au lac d’azur.

L’amour fait comprendre à l’âme

L’univers, sombre et béni ;

Et cette petite flamme

Seule éclaire l’infini.

Sans toi, toute la nature

N’est plus qu’un cachot fermé,

Où je vais à l’aventure,

Pâle et n’étant plus aimé.

Sans toi, tout s’effeuille et tombe ;

L’ombre emplit mon noir sourcil ;

Une fête est une tombe,

La patrie est un exil.

Je t’implore et te réclame ;

Ne fuis pas loin de mes maux,

Ô fauvette de mon âme

Qui chantes dans mes rameaux !

De quoi puis-je avoir envie,

De quoi puis-je avoir effroi,

Que ferai-je de la vie,

Si tu n’es plus près de moi ?

Tu portes dans la lumière,

Tu portes dans les buissons,

Sur une aile ma prière,

Et sur l’autre mes chansons.

Que dirai-je aux champs que voile

L’inconsolable douleur ?

Que ferai-je de l’étoile ?

Que ferai-je de la fleur ?

Que dirai-je au bois morose

Qu’illuminait ta douceur ?

Que répondrai-je à la rose

Disant : « Où donc est masœur ? »

J’en mourrai ; fuis, si tu l’oses.

À quoi bon, jours révolus !

Regarder toutes ces choses

Qu’elle ne regarde plus ?

Que ferai-je de la lyre,

De la vertu, du destin ?

Hélas ! et, sans ton sourire,

Que ferai-je du matin ?

Que ferai-je, seul, farouche,

Sans toi, du jour et des cieux,

De mes baisers sans ta bouche,

Et de mes pleurs sans tes yeux !

Août 18…

XXVI. – Crépuscule

 

L’étang mystérieux, suaire aux blanchesmoires,

Frissonne ; au fond du bois, la clairièreapparaît ;

Les arbres sont profonds et les branches sontnoires ;

Avez-vous vu Vénus à travers laforêt ?

Avez-vous vu Vénus au sommet descollines ?

Vous qui passez dans l’ombre, êtes-vous desamants ?

Les sentiers bruns sont pleins de blanchesmousselines ;

L’herbe s’éveille et parle aux sépulcresdormants.

Que dit-il, le brin d’herbe ? et querépond la tombe ?

Aimez, vous qui vivez ! on a froid sousles ifs.

Lèvre, cherche la bouche !aimez-vous ! la nuit tombe ;

Soyez heureux pendant que nous sommespensifs.

Dieu veut qu’on ait aimé. Vivez ! faitesenvie,

Ô couples qui passez sous le vertcoudrier.

Tout ce que dans la tombe, en sortant de lavie,

On emporta d’amour, on l’emploie à prier.

Les mortes d’aujourd’hui furent jadis lesbelles.

Le ver luisant dans l’ombre erre avec sonflambeau.

Le vent fait tressaillir, au milieu desjavelles,

Le brin d’herbe, et Dieu fait tressaillir letombeau.

La forme d’un toit noir dessine unechaumière ;

On entend dans les prés le pas lourd dufaucheur ;

L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur delumière,

Ouvre et fait rayonner sa splendidefraîcheur.

Aimez-vous ! c’est le mois où les fraisessont mûres.

L’ange du soir rêveur, qui flotte dans lesvents,

Mêle, en les emportant sur ses ailesobscures,

Les prières des morts aux baisers desvivants.

Chelles, août 18…

XXVII. – La nichée sous le portail

 

Oui, va prier à l’église,

Va ; mais regarde en passant,

Sous la vieille voûte grise,

Ce petit nid innocent.

Aux grands temples où l’on prie,

Le martinet, frais et pur,

Suspend la maçonnerie

Qui contient le plus d’azur.

La couvée est dans la mousse

Du portail qui s’attendrit ;

Elle sent la chaleur douce

Des ailes de Jésus-Christ.

L’église, où l’ombre flamboie,

Vibre, émue à ce doux bruit ;

Les oiseaux sont pleins de joie,

La pierre est pleine de nuit.

Les saints, graves personnages

Sous les porches palpitants,

Aiment ces doux voisinages

Du baiser et du printemps.

Les vierges et les prophètes

Se penchent dans l’âpre tour,

Sur ces ruches d’oiseaux faites

Pour le divin miel amour.

L’oiseau se perche sur l’ange ;

L’apôtre rit sous l’arceau.

« Bonjour, saint ! » dit lamésange.

Le saint dit : « Bonjour,oiseau ! »

Les cathédrales sont belles

Et hautes sous le ciel bleu ;

Mais le nid des hirondelles

Est l’édifice de Dieu.

Lagny, juin 18…

XXVIII. – Un soir que je regardais leciel

 

Elle me dit, un soir, en souriant :

– Ami, pourquoi contemplez-vous sanscesse

Le jour qui fuit, ou l’ombre quis’abaisse,

Ou l’astre d’or qui monte àl’orient ?

Que font vos yeux là-haut ? je lesréclame.

Quittez le ciel ; regardez dans monâme !

Dans ce ciel vaste, ombre où vous vousplaisez,

Où vos regards démesurés vont lire,

Qu’apprendrez-vous qui vaille monsourire ?

Qu’apprendras-tu qui vaille nosbaisers ?

Oh ! de mon cœur lève les chastesvoiles.

Si tu savais comme il est pleind’étoiles !

Que de soleils ! vois-tu, quand nousaimons,

Tout est en nous un radieux spectacle.

Le dévouement, rayonnant sur l’obstacle,

Vaut bien Vénus qui brille sur les monts.

Le vaste azur n’est rien, je tel’atteste ;

Le ciel que j’ai dans l’âme est pluscéleste !

C’est beau de voir un astre s’allumer.

Le monde est plein de merveilleuseschoses.

Douce est l’aurore, et douces sont lesroses.

Rien n’est si doux que le charmed’aimer !

La clarté vraie et la meilleure flamme,

C’est le rayon qui va de l’âme àl’âme !

L’amour vaux mieux, au fond des antresfrais,

Que ces soleils qu’on ignore et qu’onnomme.

Dieu mit, sachant ce qui convient àl’homme,

Le ciel bien loin et la femme tout près.

Il dit à ceux qui scrutent l’azursombre :

« Vivez ! aimez ! le reste,c’est mon ombre ! »

Aimons ! c’est tout. Et Dieu le veutainsi.

Laisse ton ciel que de froids rayonsdorent !

Tu trouveras, dans deux yeux quit’adorent,

Plus de beauté, plus de lumièreaussi !

Aimer, c’est voir, sentir, rêver,comprendre.

L’esprit plus grand s’ajoute au cœur plustendre.

Viens, bien-aimé ! n’entends-tu pastoujours

Dans nos transports une harmonieétrange ?

Autour de nous la nature se change

En une lyre et chante nos amours !

Viens ! aimons-nous ! errons sur lapelouse.

Ne songe plus au ciel ! j’en suisjalouse ! –

Ma bien-aimée ainsi tout bas parlait,

Avec son front posé sur sa main blanche,

Et l’œil rêveur d’un ange qui se penche,

Et sa voix grave, et cet air qui meplaît ;

Belle et tranquille, et de me voircharmée,

Ainsi tout bas parlait ma bien-aimée.

Nos cœurs battaient ; l’extasem’étouffait ;

Les fleurs du soir entr’ouvraient leurscorolles…

Qu’avez-vous fait, arbres, de nosparoles ?

De nos soupirs, rochers, qu’avez-vousfait ?

C’est un destin bien triste que le nôtre,

Puisqu’un tel jour s’envole comme unautre !

Ô souvenir ! trésor dans l’ombreaccru !

Sombre horizon des anciennespensées !

Chère lueur des choses éclipsées !

Rayonnement du passé disparu !

Comme du seuil et du dehors d’un temple,

L’œil de l’esprit en rêvant vouscontemple !

Quand les beaux jours font place aux joursamers,

De tout bonheur il faut quitterl’idée ;

Quand l’espérance est tout à fait vidée,

Laissons tomber la coupe au fond des mers.

L’oubli ! l’oubli ! c’est l’onde oùtout se noie ;

C’est la mer sombre où l’on jette sa joie.

Montf., septembre 18… – Brux…, janvier 18…

LIVRE TROISIÈME – LES LUTTES ET LESRÊVES

I. – Écrit sur un exemplaire de la DivinaCommedia

 

Un soir, dans le chemin je vis passer unhomme

Vêtu d’un grand manteau comme un consul deRome,

Et qui me semblait noir sur la clarté descieux.

Ce passant s’arrêta, fixant sur moi sesyeux

Brillants, et si profonds, qu’ils en étaientsauvages,

Et me dit : « J’ai d’abord été, dansles vieux âges,

« Une haute montagne emplissantl’horizon ;

« Puis, âme encore aveugle et brisant maprison,

« Je montai d’un degré dans l’échelle desêtres,

« Je fus un chêne, et j’eus des autels etdes prêtres,

« Et je jetai des bruits étranges dansles airs ;

« Puis je fus un lion rêvant dans lesdéserts,

« Parlant à la nuit sombre avec sa voixgrondante ;

« Maintenant, je suis homme, et jem’appelle Dante. »

Juillet 1843.

II. – Melancholia

 

Écoutez. Une femme au profil décharné,

Maigre, blême, portant un enfant étonné,

Est là qui se lamente au milieu de la rue.

La foule, pour l’entendre, autour d’elle serue.

Elle accuse quelqu’un, une autre femme, oubien

Son mari. Ses enfants ont faim. Elle n’arien ;

Pas d’argent ; pas de pain ; à peineun lit de paille.

L’homme est au cabaret pendant qu’elletravaille.

Elle pleure, et s’en va. Quand ce spectre apassé,

Ô penseurs, au milieu de ce groupe amassé,

Qui vient de voir le fond d’un cœur qui sedéchire,

Qu’entendez-vous toujours ? Un long éclatde rire.

Cette fille au doux front a cru peut-être, unjour,

Avoir droit au bonheur, à la joie, àl’amour.

Mais elle est seule, elle est sans parents,pauvre fille !

Seule ! – n’importe ! elle a ducourage, une aiguille,

Elle travaille, et peut gagner dans sonréduit,

En travaillant le jour, en travaillant lanuit,

Un peu de pain, un gîte, une jupe detoile.

Le soir, elle regarde en rêvant quelqueétoile,

Et chante au bord du toit tant que durel’été.

Mais l’hiver vient. Il fait bien froid, envérité,

Dans ce logis mal clos tout en haut de larampe ;

Les jours sont courts, il faut allumer unelampe ;

L’huile est chère, le bois est cher, le painest cher.

Ô jeunesse ! printemps ! aube !en proie à l’hiver !

La faim passe bientôt sa griffe sous laporte,

Décroche un vieux manteau, saisit la montre,emporte

Les meubles, prend enfin quelque humble bagued’or ;

Tout est vendu ! L’enfant travaille etlutte encor ;

Elle est honnête ; mais elle a, quandelle veille,

La misère, démon, qui lui parle àl’oreille.

L’ouvrage manque, hélas ! cela se voitsouvent.

Que devenir ! Un jour, ô joursombre ! elle vend

La pauvre croix d’honneur de son vieux père,et pleure ;

Elle tousse, elle a froid. Il faut doncqu’elle meure !

À dix-sept ans ! grand Dieu ! maisque faire ?… – Voilà

Ce qui fait qu’un matin la douce fillealla

Droit au gouffre, et qu’enfin, à présent, cequi monte

À son front, ce n’est plus la pudeur, c’est lahonte.

Hélas ! et maintenant, deuil et pleurséternels !

C’est fini. Les enfants, ces innocentscruels,

La suivent dans la rue avec des cris dejoie.

Malheureuse ! elle traîne une robe desoie,

Elle chante, elle rit… ah ! pauvre âmeaux abois !

Et le peuple sévère, avec sa grande voix,

Souffle qui courbe un homme et qui brise unefemme,

Lui dit quand elle vient : « C’esttoi ? Va-t’en, infâme ! »

Un homme s’est fait riche en vendant à fauxpoids ;

La loi le fait juré. L’hiver, dans les tempsfroids ;

Un pauvre a pris un pain pour nourrir safamille.

Regardez cette salle où le peuplefourmille ;

Ce riche y vient juger ce pauvre. Écoutezbien.

C’est juste, puisque l’un a tout et l’autrerien.

Ce juge, – ce marchand, – fâché de perdre uneheure,

Jette un regard distrait sur cet homme quipleure,

L’envoie au bagne, et part pour sa maison deschamps.

Tous s’en vont en disant : « C’estbien ! » bons et méchants ;

Et rien ne reste là qu’un Christ pensif etpâle,

Levant les bras au ciel dans le fond de lasalle.

Un homme de génie apparaît. Il est doux,

Il est fort, il est grand ; il est utileà tous ;

Comme l’aube au-dessus de l’océan quiroule,

Il dore d’un rayon tous les fronts de lafoule ;

Il luit ; le jour qu’il jette est un jouréclatant ;

Il apporte une idée au siècle quil’attend ;

Il fait son œuvre ; il veut des chosesnécessaires,

Agrandir les esprits, amoindrir lesmisères ;

Heureux, dans ses travaux dont les cieux sonttémoins,

Si l’on pense un peu plus, si l’on souffre unpeu moins !

Il vient. – Certe, on le va couronner ! –On le hue !

Scribes, savants, rhéteurs, les salons, lacohue,

Ceux qui n’ignorent rien, ceux qui doutent detout,

Ceux qui flattent le roi, ceux qui flattentl’égout,

Tous hurlent à la fois et font un bruitsinistre.

Si c’est un orateur ou si c’est unministre,

On le siffle. Si c’est un poëte, il entend

Ce chœur : « Absurde !faux ! monstrueux ! révoltant ! »

Lui, cependant, tandis qu’on bave sur sapalme,

Debout, les bras croisés, le front levé, l’œilcalme,

Il contemple, serein, l’idéal et lebeau ;

Il rêve ; et, par moments, il secoue unflambeau

Qui, sous ses pieds, dans l’ombre, éblouissantla haine,

Claire tout à coup le fond de l’âmehumaine ;

Ou, ministre, il prodigue et ses nuits et sesjours ;

Orateur, il entasse efforts, travaux,discours ;

Il marche, il lutte ! Hélas !l’injure ardente et triste,

À chaque pas qu’il fait, se transforme etpersiste.

Nul abri. Ce serait un ennemi public,

Un monstre fabuleux, dragon ou basilic,

Qu’il serait moins traqué de toutes lesmanières,

Moins entouré de gens armés de grossespierres,

Moins haï ! – Pour eux tous et pour ceuxqui viendront,

Il va semant la gloire, il recueillel’affront.

Le progrès est son but, le bien est saboussole ;

Pilote, sur l’avant du navire ils’isole ;

Tout marin, pour dompter les vents et lescourants,

Met tour à tour le cap sur des pointsdifférents,

Et, pour mieux arriver, dévie enapparence ;

Il fait de même ; aussi blâme etcris ; l’ignorance

Sait tout, dénonce tout ; il allait versle nord,

Il avait tort ; il va vers le sud, il atort ;

Si le temps devient noir, que de rage et dejoie !

Cependant, sous le faix sa tête à la finploie,

L’âge vient, il couvait un mal profond etlent,

Il meurt. L’envie alors, ce démonvigilant,

Accourt, le reconnaît, lui ferme lapaupière,

Prend soin de le clouer de ses mains dans labière,

Se penche, écoute, épie en cette sombrenuit

S’il est vraiment bien mort, s’il ne fait pasde bruit,

S’il ne peut plus savoir de quel nom on lenomme,

Et, s’essuyant les yeux, dit :« C’était un grand homme ! »

Où vont tous ces enfants dont pas un seul nerit ?

Ces doux êtres pensifs, que la fièvremaigrit ?

Ces filles de huit ans qu’on voit cheminerseules ?

Ils s’en vont travailler quinze heures sousdes meules ;

Ils vont, de l’aube au soir, faireéternellement

Dans la même prison le même mouvement.

Accroupis sous les dents d’une machinesombre,

Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dansl’ombre,

Innocents dans un bagne, anges dans unenfer,

Ils travaillent. Tout est d’airain, tout estde fer.

Jamais on ne s’arrête et jamais on nejoue.

Aussi quelle pâleur ! la cendre est surleur joue.

Il fait à peine jour, ils sont déjà bienlas.

Ils ne comprennent rien à leur destin,hélas !

Ils semblent dire à Dieu : « Petitscomme nous sommes,

Notre père, voyez ce que nous font leshommes ! »

Ô servitude infâme imposée àl’enfant !

Rachitisme ! travail dont le souffleétouffant

Défait ce qu’a fait Dieu ; qui tue, œuvreinsensée,

La beauté sur les fronts, dans les cœurs lapensée,

Et qui ferait – c’est là son fruit le pluscertain –

D’Apollon un bossu, de Voltaire uncrétin !

Travail mauvais qui prend l’âge tendre en saserre,

Qui produit la richesse en créant lamisère,

Qui se sert d’un enfant ainsi que d’unoutil !

Progrès dont on demande : « Oùva-t-il ? que veut-il ? »

Qui brise la jeunesse en fleur ! quidonne, en somme,

Une âme à la machine et la retire àl’homme !

Que ce travail, haï des mères, soitmaudit !

Maudit comme le vice où l’on s’abâtardit,

Maudit comme l’opprobre et comme leblasphème !

Ô Dieu ! qu’il soit maudit au nom dutravail même,

Au nom du vrai travail, saint, fécond,généreux,

Qui fait le peuple libre et qui rend l’hommeheureux !

Le pesant chariot porte une énormepierre ;

Le limonier, suant du mors à la croupière,

Tire, et le roulier fouette, et le pavéglissant

Monte, et le cheval triste a le poitrail ensang.

Il tire, traîne, geint, tire encore ets’arrête ;

Le fouet noir tourbillonne au-dessus de satête ;

C’est lundi ; l’homme hier buvait auxPorcherons

Un vin plein de fureur, de cris et dejurons ;

Oh ! quelle est donc la loi formidablequi livre

L’être à l’être, et la bête effarée à l’hommeivre !

L’animal éperdu ne peut plus faire unpas ;

Il sent l’ombre sur lui peser ; il nesait pas,

Sous le bloc qui l’écrase et le fouet quil’assomme,

Ce que lui veut la pierre et ce que lui veutl’homme.

Et le roulier n’est plus qu’un orage decoups

Tombant sur ce forçat qui traîne leslicous,

Qui souffre et ne connaît ni repos nidimanche.

Si la corde se casse, il frappe avec lemanche,

Et, si le fouet se casse, il frappe avec lepié ;

Et le cheval, tremblant, hagard, estropié,

Baisse son cou lugubre et sa têteégarée ;

On entend, sous les coups de la botteferrée,

Sonner le ventre nu du pauvre êtremuet !

Il râle ; tout à l’heure encore ilremuait ;

Mais il ne bouge plus, et sa force estfinie ;

Et les coups furieux pleuvent ; sonagonie

Tente un dernier effort ; son pied faitun écart,

Il tombe, et le voilà brisé sous lebrancard ;

Et, dans l’ombre, pendant que son bourreauredouble,

Il regarde Quelqu’un de sa prunelletrouble ;

Et l’on voit lentement s’éteindre, humble etterni,

Son œil plein des stupeurs sombres del’infini,

Où luit vaguement l’âme effrayante deschoses.

Hélas !

Cet avocat plaide toutes les causes ;

Il rit des généreux qui désirent savoir

Si blanc n’a pas raison, avant de direnoir ;

Calme, en sa conscience il met ce qu’ilrencontre,

Ou le sac d’argent Pour, ou le sac d’argentContre ;

Le sac pèse pour lui ce que la cause vaut.

Embusqué, plume au poing, dans un journaldévot,

Comme un bandit tuerait, cet écrivaindiffame.

La foule hait cet homme et proscrit cettefemme ;

Ils sont maudits. Quel est leur crime ?Ils ont aimé.

L’opinion rampante accable l’opprimé,

Et, chatte aux pieds des forts, pour le faibleest tigresse.

De l’inventeur mourant le parasiteengraisse.

Le monde parle, assure, affirme, jure,ment,

Triche, et rit d’escroquer la dupeDévouement.

Le puissant resplendit et du destin sejoue ;

Derrière lui, tandis qu’il marche et fait laroue,

Sa fiente épanouie engendre son flatteur.

Les nains sont dédaigneux de toute leurhauteur.

Ô hideux coins de rue où le chiffonniermorne

Va, tenant à la main sa lanterne de corne,

Vos tas d’ordures sont moins noirs que lesvivants !

Qui, des vents ou des cœurs, est le plussûr ? Les vents.

Cet homme ne croit rien et fait semblant decroire ;

Il a l’œil clair, le front gracieux, l’âmenoire ;

Il se courbe ; il sera votre maîtredemain.

Tu casses des cailloux, vieillard, sur lechemin ;

Ton feutre humble et troué s’ouvre à l’air quile mouille ;

Sous la pluie et le temps ton crâne nu serouille ;

Le chaud est ton tyran, le froid est tonbourreau ;

Ton vieux corps grelottant tremble sous tonsarrau ;

Ta cahute, au niveau du fossé de la route,

Offre son toit de mousse à la chèvre quibroute ;

Tu gagnes dans ton jour juste assez de painnoir

Pour manger le matin et pour jeûner lesoir ;

Et, fantôme suspect devant qui l’onrecule,

Regardé de travers quand vient lecrépuscule,

Pauvre au point d’alarmer les allants etvenants,

Frère sombre et pensif des arbresfrissonnants,

Tu laisses choir tes ans ainsi qu’eux leurfeuillage ;

Autrefois, homme alors dans la force del’âge,

Quand tu vis que l’Europe implacablevenait,

Et menaçait Paris et notre aube qui naît,

Et, mer d’hommes, roulait vers la Franceeffarée,

Et le Russe et le Hun sur la terre sacrée

Se ruer, et le nord revomir Attila,

Tu te levas, tu pris ta fourche ; en cestemps-là,

Tu fus, devant les rois qui tenaient lacampagne,

Un des grands paysans de la grandeChampagne.

C’est bien. Mais, vois, là-bas, le long duvert sillon,

Une calèche arrive, et, comme untourbillon,

Dans la poudre du soir qu’à ton front tusecoues,

Mêle l’éclair du fouet au tonnerre desroues.

Un homme y dort. Vieillard, chapeau bas !Ce passant

Fit sa fortune à l’heure où tu versais tonsang ;

Il jouait à la baisse, et montait à mesure

Que notre chute était plus profonde et plussûre ;

Il fallait un vautour à nos morts ; il lefut ;

Il fit, travailleur âpre et toujours àl’affût,

Suer à nos malheurs des châteaux et desrentes ;

Moscou remplit ses prés de meulesodorantes ;

Pour lui, Leipsick payait des chiens et desvalets,

Et la Bérésina charriait un palais ;

Pour lui, pour que cet homme ait des fleurs,des charmilles,

Des parcs dans Paris même ouvrant leurs largesgrilles,

Des jardins où l’on voit le cygne errer surl’eau,

Un million joyeux sortit deWaterloo ;

Si bien que du désastre il a fait savictoire,

Et que, pour la manger, et la tordre, et laboire,

Ce Shaylock, avec le sabre de Blucher,

A coupé sur la France une livre de chair.

Or, de vous deux, c’est toi qu’on hait, luiqu’on vénère ;

Vieillard, tu n’es qu’un gueux, et cemillionnaire,

C’est l’honnête homme. Allons, debout, etchapeau bas !

Les carrefours sont pleins de chocs et decombats.

Les multitudes vont et viennent dans lesrues.

Foules ! sillons creusés par ces mornescharrues :

Nuit, douleur, deuil ! champ triste oùsouvent a germé

Un épi qui fait peur à ceux qui l’ontsemé !

Vie et mort ! onde où l’hydre à l’infinis’enlace !

Peuple océan jetant l’écumepopulace !

Là sont tous les chaos et toutes lesgrandeurs ;

Là, fauve, avec ses maux, ses horreurs, seslaideurs,

Ses larves, désespoirs, haines, désirs,souffrances,

Qu’on distingue à travers de vaguestransparences,

Ses rudes appétits, redoutables aimants,

Ses prostitutions, ses avilissements,

Et la fatalité de ses mœurs imperdables,

La misère épaissit ses couchesformidables.

Les malheureux sont là, dans le malheurreclus.

L’indigence, flux noir, l’ignorance,reflux,

Montent, marée affreuse, et, parmi lesdécombres,

Roulent l’obscur filet des pénalitéssombres.

Le besoin fuit le mal qui le tente et lesuit,

Et l’homme cherche l’homme à tâtons ; ilfait nuit ;

Les petits enfants nus tendent leurs mainsfunèbres ;

Le crime, antre béant, s’ouvre dans cesténèbres ;

Le vent secoue et pousse, en ses froidstourbillons,

Les âmes en lambeaux dans les corps enhaillons ;

Pas de cœur où ne croisse une aveuglechimère.

Qui grince des dents ? L’homme. Et quipleure ? La mère.

Qui sanglote ? La vierge aux yeux hagardset doux.

Qui dit : « J’ai froid ? »L’aïeule. Et qui dit : « J’ai faim ? »Tous !

Et le fond est horreur, et la surface estjoie.

Au-dessus de la faim, le festin quiflamboie,

Et sur le pâle amas des cris et desdouleurs,

Les chansons et le rire et les chapeaux defleurs !

Ceux-là sont les heureux. Ils n’ont qu’unepensée :

À quel néant jeter la journéeinsensée ?

Chiens, voitures, chevaux ! cendre aureflet vermeil !

Poussière dont les grains semblent d’or ausoleil !

Leur vie est aux plaisirs sans fin, sans but,sans trêve,

Et se passe à tâcher d’oublier dans unrêve

L’enfer au-dessous d’eux et le cielau-dessus.

Quand on voile Lazare, on efface Jésus.

Ils ne regardent pas dans les ombresmoroses.

Ils n’admettent que l’air tout parfumé deroses,

La volupté, l’orgueil, l’ivresse, et lelaquais,

Ce spectre galonné du pauvre, à leursbanquets.

Les fleurs couvrent les seins et débordent desvases.

Le bal, tout frissonnant de souffles etd’extases,

Rayonne, étourdissant ce quis’évanouit ;

Eden étrange fait de lumière et de nuit.

Les lustres aux plafonds laissent pendre leursflammes,

Et semblent la racine ardente et pleined’âmes

De quelque arbre céleste épanoui plushaut.

Noir paradis dansant sur l’immensecachot !

Ils savourent, ravis, l’éblouissementsombre

Des beautés, des splendeurs, des quadrillessans nombre,

Des couples, des amours, des yeux bleus, desyeux noirs.

Les valses, visions, passent dans lesmiroirs.

Parfois, comme aux forêts la fuite descavales,

Les galops effrénés courent ; parintervalles,

Le bal reprend haleine ; on s’interrompt,on fuit,

On erre, deux à deux, sous les arbres sansbruit ;

Puis, folle, et rappelant les ombreséloignées,

La musique, jetant les notes à poignées,

Revient, et les regards s’allument, etl’archet,

Bondissant, ressaisit la foule quimarchait.

Ô délire ! et, d’encens et de bruitenivrées,

L’heure emporte en riant les rapidessoirées.

Et les nuits et les jours, feuilles mortes descieux.

D’autres, toute la nuit, roulent les désjoyeux,

Ou bien, âpre, et mêlant les cartes qu’ilscaressent,

Où des spectres riants ou sanglantsapparaissent,

Leur soif de l’or, penchée autour d’un tapisvert,

Jusqu’à ce qu’au volet le jour bâilleentr’ouvert,

Poursuit le pharaon, le lansquenet oul’hombre ;

Et, pendant qu’on gémit et qu’on frémit dansl’ombre,

Pendant que les greniers grelottent sous lestoits,

Que les fleuves, passants pleins de lugubresvoix,

Heurtent aux grands quais blancs les glaçonsqu’ils charrient,

Tous ces hommes contents de vivre, boivent,rient,

Chantent ; et, par moments, on voit,au-dessus d’eux,

Deux poteaux soutenant un triangle hideux,

Qui sortent lentement du noir pavé des villes…–

Ô forêts ! bois profonds !solitudes ! asiles !

Paris, juillet 1838.

III. – Saturne

 

I

 

Il est des jours de brume et de lumièrevague,

Où l’homme, que la vie à chaque instantconfond,

Étudiant la plante, ou l’étoile, ou lavague,

S’accoude au bord croulant du problème sansfond ;

Où le songeur, pareil aux antiquesaugures,

Cherchant Dieu, que jadis plus d’un voyantsurprit,

Médite en regardant fixement les figures

Qu’on a dans l’ombre de l’esprit ;

Où, comme en s’éveillant on voit, en refletssombres,

Des spectres du dehors errer sur leplafond,

Il sonde le destin, et contemple lesombres

Que nos rêves jetés parmi les chosesfont !

Des heures où, pourvu qu’on ait à safenêtre

Une montagne, un bois, l’océan qui dittout,

Le jour prêt à mourir ou l’aube prête ànaître,

En soi-même on voit tout à coup

Sur l’amour, sur les biens qui tous nousabandonnent,

Sur l’homme, masque vide et fantôme rieur,

Éclore des clartés effrayantes qui donnent

Des éblouissements à l’œilintérieur ;

De sorte qu’une fois que ces visionsglissent

Devant notre paupière en ce vallon d’exil,

Elles n’en sortent plus et pour jamaisemplissent

L’arcade sombre du sourcil !

II

 

Donc, puisque j’ai parlé de ces heures dedoute

Où l’un trouve le calme et l’autre leremords.

Je ne cacherai pas au peuple qui m’écoute

Que je songe souvent à ce que font lesmorts ;

Et que j’en suis venu – tant la nuitétoilée

A fatigué de fois mes regards et mes vœux,

Et tant une pensée inquiète est mêlée

Aux racines de mes cheveux ! –

À croire qu’à la mort, continuant saroute,

L’âme, se souvenant de son humanité,

Envolée à jamais sous la céleste voûte,

À franchir l’infini passaitl’éternité !

Et que les morts voyaient l’extase et laprière,

Nos deux rayons, pour eux grandir bien plusencor,

Et qu’ils étaient pareils à la moucheouvrière,

Au vol rayonnant, aux pieds d’or,

Qui, visitant les fleurs pleines de chastesgouttes,

Semble une âme visible en ce monde réel,

Et, leur disant tout bas quelque mystère àtoutes,

Leur laisse le parfum en leur prenant lemiel !

Et qu’ainsi, faits vivants par le sépulcremême,

Nous irons tous un jour, dans l’espacevermeil,

Lire l’œuvre infinie et l’éternel poëme,

Vers à vers, soleil à soleil !

Admirer tout système en ses formesfécondes,

Toute création dans sa variété,

Et comparant à Dieu chaque face desmondes,

Avec l’âme de tout confronter leurbeauté !

Et que chacun ferait ce voyage des âmes,

Pourvu qu’il ait souffert, pourvu qu’il aitpleuré.

Tous ! hormis les méchants, dont lesesprits infâmes

Sont comme un livre déchiré.

Ceux-là, Saturne, un globe horrible etsolitaire,

Les prendra pour le temps où Dieu voudrapunir,

Châtiés à la fois par le ciel et la terre,

Par l’aspiration et par le souvenir !

III

 

Saturne ! sphère énorme ! astre auxaspects funèbres !

Bagne du ciel ! prison dont le soupirailluit !

Monde en proie à la brume, aux souffles, auxténèbres !

Enfer fait d’hiver et de nuit !

Son atmosphère flotte en zones tortueuses.

Deux anneaux flamboyants, tournant avecfureur,

Font, dans son ciel d’airain, deux archesmonstrueuses

D’où tombe une éternelle et profondeterreur.

Ainsi qu’une araignée au centre de satoile,

Il tient sept lunes d’or qu’il lie à sesessieux ;

Pour lui, notre soleil, qui n’est plus qu’uneétoile,

Se perd, sinistre, au fond descieux !

Les autres univers, l’entrevoyant dansl’ombre,

Se sont épouvantés de ce globe hideux.

Tremblants, ils l’ont peuplé de chimères sansnombre,

En le voyant errer formidable autourd’eux !

IV

 

Oh ! ce serait vraiment un mystèresublime

Que ce ciel si profond, si lumineux, sibeau,

Qui flamboie à nos yeux ouvert comme unabîme,

Fût l’intérieur du tombeau !

Que tout se révélât à nos paupièrescloses !

Que, morts, ces grands destins nous fussentréservés !…

Qu’en est-il de ce rêve et de bien d’autreschoses ?

Il est certain, Seigneur, que seul vous lesavez.

V

 

Il est certain aussi que, jadis, sur laterre,

Le patriarche, ému d’un redoutable effroi,

Et les saints qui peuplaient la Thébaïdeaustère

Ont fait des songes comme moi ;

Que, dans sa solitude auguste, le prophète

Voyait, pour son regard plein d’étrangesrayons,

Par la même fêlure aux réalités faite,

S’ouvrir le monde obscur des pâlesvisions ;

Et qu’à l’heure où le jour devant la nuitrecule,

Ces sages que jamais l’homme, hélas ! necomprit,

Mêlaient, silencieux, au morne crépuscule

Le trouble de leur sombre esprit ;

Tandis que l’eau sortait des sourcescristallines,

Et que les grands lions, de moments enmoments,

Vaguement apparus au sommet des collines,

Poussaient dans le désert de longsrugissements !

Avril 1839.

IV. – Écrit au bas d’un crucifix

 

Vous qui pleurez, venez à ce Dieu, car ilpleure.

Vous qui souffrez, venez à lui, car ilguérit.

Vous qui tremblez, venez à lui, car ilsourit.

Vous qui passez, venez à lui, car ildemeure.

Mars 1842.

V. – Quia pulvis es

 

Ceux-ci partent, ceux-là demeurent.

Sous le sombre aquilon, dont les mille voixpleurent,

Poussière et genre humain, tout s’envole à lafois.

Hélas ! le même vent souffle, en l’ombreoù nous sommes,

Sur toutes les têtes des hommes,

Sur toutes les feuilles des bois.

Ceux qui restent à ceux qui passent

Disent : – Infortunés ! déjà vosfronts s’effacent.

Quoi ! vous n’entendrez plus la parole etle bruit !

Quoi ! vous ne verrez plus ni le ciel niles arbres !

Vous allez dormir sous les marbres !

Vous allez tomber dans la nuit ! –

Ceux qui passent à ceux qui restent

Disent : – Vous n’avez rien à vous !vos pleurs l’attestent !

Pour vous, gloire et bonheur sont des motsdécevants.

Dieu donne aux morts les biens réels, lesvrais royaumes.

Vivants ! vous êtes desfantômes ;

C’est nous qui sommes les vivants ! –

Février 1843.

VI. – La source

 

Un lion habitait près d’une source ; unaigle

Y venait boire aussi.

Or, deux héros un jour, deux rois – souventDieu règle

La destinée ainsi –

Vinrent à cette source, où des palmiersattirent

Le passant hasardeux,

Et, s’étant reconnus, ces hommes sebattirent

Et tombèrent tous deux.

L’aigle, comme ils mouraient, vint planer surleurs têtes,

Et leur dit, rayonnant :

– Vous trouviez l’univers trop petit, etvous n’êtes

Qu’une ombre maintenant !

Ô princes ! et vos os, hier pleins dejeunesse,

Ne seront plus demain

Que des cailloux mêlés, sans qu’on lesreconnaisse,

Aux pierres du chemin !

Insensés ! à quoi bon cette guerre âpreet rude,

Ce duel, ce talion ?… –

Je vis en paix, moi, l’aigle, en cettesolitude

Avec lui, le lion.

Nous venons tous deux boire à la mêmefontaine,

Rois dans les mêmes lieux ;

Je lui laisse le bois, la montagne et laplaine,

Et je garde les cieux.

Octobre 1846.

VII. – La statue

 

Quand l’Empire romain tomba désespéré,

– Car, ô Rome, l’abîme où Carthage asombré

Attendait que tu la suivisses ! –

Quand, n’ayant rien en lui de grand qu’iln’eût brisé,

Ce monde agonisa, triste, ayant épuisé

Tous les Césars et tous les vices ;

Quand il expira, vide et riche commeTyr ;

Tas d’esclaves ayant pour gloire de sentir

Le pied du maître sur leurs nuques ;

Ivre de vin, de sang et d’or ;continuant

Caton par Tigellin, l’astre par le néant,

Et les géants par les eunuques ;

Ce fut un noir spectacle et dont ons’enfuyait.

Le pâle cénobite y songeait, inquiet,

Dans les antres visionnaires ;

Et, pendant trois cents ans, dans l’ombre onentendit

Sur ce monde damné, sur ce festin maudit,

Un écroulement de tonnerres.

Et Luxure, Paresse, Envie, Orgie, Orgueil,

Avarice et Colère, au-dessus de ce deuil,

Planèrent avec des huées ;

Et, comme des éclairs sous le plafond dessoirs,

Les glaives monstrueux des sept archangesnoirs

Flamboyèrent dans les nuées.

Juvénal, qui peignit ce gouffre universel,

Est statue aujourd’hui ; la statue est desel,

Seule sous le nocturne dôme ;

Pas un arbre à ses pieds ; pas d’herbe etde rameaux ;

Et dans son œil sinistre on lit ces sombresmots :

Pour avoir regardé Sodome.

Février 1843.

VIII.

 

Je lisais. Que lisais-je ? Oh ! levieux livre austère,

Le poëme éternel ! – La Bible ? –Non, la terre.

Platon, tous les matins, quand revit le cielbleu,

Lisait les vers d’Homère, et moi les fleurs deDieu.

J’épelle les buissons, les brins d’herbe, lessources ;

Et je n’ai pas besoin d’emporter dans mescourses

Mon livre sous mon bras, car je l’ai sous mespieds.

Je m’en vais devant moi dans les lieux nonfrayés,

Et j’étudie à fond le texte, et je mepenche,

Cherchant à déchiffrer la corolle et labranche.

Donc, courbé, – c’est ainsi qu’en marchant jetraduis

La lumière en idée, en syllabes les bruits,–

J’étais en train de lire un champ, pagefleurie.

Je fus interrompu dans cetterêverie ;

Un doux martinet noir avec un ventre blanc

Me parlait ; il disait : – Ô pauvrehomme, tremblant

Entre le doute morne et la foi quidélivre,

Je t’approuve. Il est bon de lire dans celivre.

Lis toujours, lis sans cesse, ô penseuragité,

Et que les champs profonds t’emplissent declarté !

Il est sain de toujours feuilleter lanature,

Car c’est la grande lettre et la grandeécriture ;

Car la terre, cantique où nous nousabîmons,

A pour versets les bois et pour strophes lesmonts !

Lis. Il n’est rien dans tout ce que peutsonder l’homme

Qui, bien questionné par l’âme, ne senomme.

Médite. Tout est plein de jour, même lanuit ;

Et tout ce qui travaille, éclaire, aime oudétruit,

A des rayons : la roue au dur moyeu,l’étoile,

La fleur, et l’araignée au centre de satoile.

Rends-toi compte de Dieu. Comprendre, c’estaimer.

Les plaines où le ciel aide l’herbe àgermer,

L’eau, les prés, sont autant de phrases où lesage

Voit serpenter des sens qu’il saisit aupassage.

Marche au vrai. Le réel, c’est le juste,vois-tu ;

Et voir la vérité, c’est trouver la vertu.

Bien lire l’univers, c’est bien lire lavie.

Le monde est l’œuvre où rien ne ment et nedévie,

Et dont les mots sacrés répandent del’encens.

L’homme injuste est celui qui fait descontre-sens.

Oui, la création tout entière, les choses,

Les êtres, les rapports, les éléments, lescauses,

Rameaux dont le ciel clair perce le réseaunoir,

L’arabesque des bois sur les cuivres dusoir,

La bête, le rocher, l’épi d’or, l’ailepeinte,

Tout cet ensemble obscur, végétationsainte,

Compose en se croisant ce chiffreénorme : DIEU.

L’éternel est écrit dans ce qui durepeu ;

Toute l’immensité, sombre, bleue, étoilée,

Traverse l’humble fleur, du penseurcontemplée ;

On voit les champs, mais c’est de Dieu qu’ons’éblouit.

Le lys que tu comprends en tois’épanouit ;

Les roses que tu lis s’ajoutent à ton âme.

Les fleurs chastes, d’où sort une invisibleflamme,

Sont les conseils que Dieu sème sur lechemin ;

C’est l’âme qui les doit cueillir, et non lamain.

Ainsi tu fais ; aussi l’aube est sur tonfront sombre ;

Aussi tu deviens bon, juste et sage ; etdans l’ombre

Tu reprends la candeur sublime du berceau.–

Je répondis : – Hélas ! tu tetrompes, oiseau.

Ma chair, faite de cendre, à chaque instantsuccombe ;

Mon âme ne sera blanche que dans latombe ;

Car l’homme, quoi qu’il fasse, est aveugle ouméchant.

Et je continuai la lecture du champ.

Juillet 1843.

IX.

 

Jeune fille, la grâce emplit tes dix-septans.

Ton regard dit : Matin, et ton frontdit : Printemps.

Il semble que ta main porte un lysinvisible.

Don Juan te voit passer et murmure :« Impossible ! »

Sois belle. Sois bénie, enfant, dans tabeauté.

La nature s’égaye à toute ta clarté ;

Tu fais une lueur sous les arbres ; laguêpe

Touche ta joue en fleur de son aile decrêpe ;

La mouche à tes yeux vole ainsi qu’à desflambeaux.

Ton souffle est un encens qui monte au ciel.Lesbos

Et les marins d’Hydra, s’ils te voyaient sansvoiles,

Te prendraient pour l’Aurore aux cheveuxpleins d’étoiles.

Les êtres de l’azur froncent leur pursourcil,

Quand l’homme, spectre obscur du mal et del’exil,

Ose approcher ton âme, aux rayons fiancée.

Sois belle. Tu te sens par l’ombrecaressée,

Un ange vient baiser ton pied quand il estnu,

Et c’est ce qui te fait ton sourireingénu.

Février 1843.

X. – Amour

 

Amour ! « Loi », dit Jésus.« Mystère », dit Platon.

Sait-on quel fil nous lie au firmament ?Sait-on

Ce que les mains de Dieu dans l’immensitésèment ?

Est-on maître d’aimer ? Pourquoi deuxêtres s’aiment,

Demande à l’eau qui court, demande à l’air quifuit,

Au moucheron qui vole à la flamme la nuit,

Au rayon d’or qui vient baiser la grappemûre !

Demande à ce qui chante, appelle, attend,murmure !

Demande aux nids profonds qu’avril met enémoi !

Le cœur éperdu crie : Est-ce que je sais,moi ?

Cette femme a passé : je suis fou. C’estl’histoire.

Ses cheveux étaient blonds, sa prunelle étaitnoire ;

En plein midi, joyeuse, une fleur aucorset,

Illumination du jour, elle passait ;

Elle allait, la charmante, et riait, lasuperbe ;

Ses petits pieds semblaient chuchoter avecl’herbe ;

Un oiseau bleu volait dans l’air, et meparla ;

Et comment voulez-vous que j’échappe àcela ?

Est-ce que je sais, moi ? C’était autemps des roses ;

Les arbres se disaient tout bas de douceschoses ;

Les ruisseaux l’ont voulu, les fleurs l’ontcomploté.

J’aime ! – Ô Bodin, Vouglans,Delancre ! prévôté,

Bailliage, châtelet, grand’chambre,saint-office,

Demandez le secret de ce doux maléfice

Aux vents, au frais printemps chassant l’hiverhagard,

Au philtre qu’un regard boit dans l’autreregard,

Au sourire qui rêve, à la voix quicaresse,

À ce magicien, à cette charmeresse !

Demandez aux sentiers traîtres qui, dans lesbois,

Vous font recommencer les mêmes pas centfois,

À la branche de mai, cette Armide quiguette,

Et fait tourner sur nous en cercle sabaguette !

Demandez à la vie, à la nature, aux cieux,

Au vague enchantement des champsmystérieux !

Exorcisez le pré tentateur, l’antre,l’orme !

Faites, Cujas au poing, un bon procès enforme

Aux sources dont le cœur écoute lessanglots,

Au soupir éternel des forêts et des flots.

Dressez procès-verbal contre lespâquerettes

Qui laissent les bourdons froisser leurscollerettes ;

Instrumentez ; tonnez. Prouvez que deuxamants

Livraient leur âme aux fleurs, aux bois, auxlacs dormants,

Et qu’ils ont fait un pacte avec la lunesombre,

Avec l’illusion, l’espérance aux yeuxd’ombre,

Et l’extase chantant des hymnes inconnus,

Et qu’ils allaient tous deux, dès que brillaitVénus,

Sur l’herbe que la brise agite parbouffées,

Danser au bleu sabbat de ces nocturnesfées,

Éperdus, possédés d’un adorable ennui,

Elle n’étant plus elle et lui n’étant pluslui !

Quoi ! nous sommes encore aux temps où laTournelle,

Déclarant la magie impie et criminelle,

Lui dressait un bûcher par arrêt de lacour,

Et le dernier sorcier qu’on brûle, c’estl’Amour !

Juillet 1843.

XI. – ?

 

Une terre au flanc maigre, âpre, avare,inclément,

Où les vivants pensifs travaillenttristement,

Et qui donne à regret à cette race humaine

Un peu de pain pour tant de labeur et depeine ;

Des hommes durs, éclos sur ces sillonsingrats ;

Des cités d’où s’en vont, en se tordant lesbras,

La charité, la paix, la foi, sœursvénérables ;

L’orgueil chez les puissants et chez lesmisérables ;

La haine au cœur de tous ; la mort,spectre sans yeux,

Frappant sur les meilleurs des coupsmystérieux ;

Sur tous les hauts sommets des brumesrépandues ;

Deux vierges, la justice et la pudeur,vendues ;

Toutes les passions engendrant tous lesmaux ;

Des forêts abritant des loups sous leursrameaux ;

Là le désert torride, ici les froidspolaires ;

Des océans émus de subites colères,

Pleins de mâts frissonnants qui sombrent dansla nuit ;

Des continents couverts de fumée et debruit,

Où, deux torches aux mains, rugit la guerreinfâme,

Où toujours quelque part fume une ville enflamme,

Où se heurtent sanglants les peuplesfurieux ; –

Et que tout cela fasse un astre dans lescieux !

Octobre 1840.

XII. – Explication

 

La terre est au soleil ce que l’homme est àl’ange.

L’un est fait de splendeur ; l’autre estpétri de fange.

Toute étoile est soleil ; tout astre estparadis.

Autour des globes purs sont les mondesmaudits ;

Et dans l’ombre, où l’esprit voit mieux que lalunette,

Le soleil paradis traîne l’enfer planète.

L’ange habitant de l’astre estfaillible ; et, séduit,

Il peut devenir l’homme habitant de lanuit.

Voilà ce que le vent m’a dit sur lamontagne.

Tout globe obscur gémit ; toute terre estun bagne

Où la vie en pleurant, jusqu’au jour duréveil,

Vient écrouer l’esprit qui tombe dusoleil.

Plus le globe est lointain, plus le bagne estterrible.

La mort est là, vannant les âmes dans uncrible,

Qui juge, et, de la vie invisible témoin,

Rapporte l’ange à l’astre ou le jette plusloin.

Ô globes sans rayons et presque sansaurores !

Énorme Jupiter fouetté de météores,

Mars qui semble de loin la bouche d’unvolcan,

Ô nocturne Uranus, ô Saturne aucarcan !

Châtiments inconnus ! rédemptions !mystères !

Deuils ! ô lunes encor plus mortes queles terres !

Ils souffrent ; ils sont noirs ; etqui sait ce qu’ils font ?

L’ombre entend par moments leur cri rauque etprofond,

Comme on entend, le soir, la plainte descigales.

Mondes spectres, tirant des chaînesinégales,

Ils vont, blêmes, pareils au rêve quis’enfuit.

Rougis confusément d’un reflet dans lanuit,

Implorant un messie, espérant des apôtres,

Seuls, séparés, les uns en arrière desautres,

Tristes, échevelés par des souffleshagards,

Jetant à la clarté de farouches regards,

Ceux-ci, vagues, roulant dans les profondeursmornes,

Ceux-là, presque engloutis dans l’infini sansbornes,

Ténébreux, frissonnants, froids, glacés,pluvieux,

Autour du paradis ils tournentenvieux ;

Et, du soleil, parmi les brumes et lesombres,

On voit passer au loin toutes ces facessombres.

Novembre 1840.

XIII. – La chouette

 

Une chouette était sur la porteclouée ;

Larve de l’ombre au toit des hommeséchouée.

La nature, qui mêle une âme aux rameauxverts,

Qui remplit tout, et vit, à des degrésdivers,

Dans la bête sauvage et la bête de somme,

Toujours en dialogue avec l’esprit del’homme,

Lui donne à déchiffrer les animaux, quisont

Ses signes, alphabet formidable etprofond ;

Et, sombre, ayant pour mots l’oiseau, le ver,l’insecte,

Parle deux langues : l’une, admirable etcorrecte,

L’autre, obscur bégaiement. L’éléphant auxpieds lourds,

Le lion, ce grand front de l’antre, l’aigle,l’ours,

Le taureau, le cheval, le tigre au bondsuperbe,

Sont le langage altier et splendide, leverbe ;

Et la chauve-souris, le crapaud, leputois,

Le crabe, le hibou, le porc, sont lepatois.

Or, j’étais là, pensif, bienveillant, presquetendre,

Épelant ce squelette, et tâchant decomprendre

Ce qu’entre les trois clous où son spectrependait,

Aux vivants, aux souffrants, au bœuf triste,au baudet,

Disait, hélas ! la pauvre et sinistrechouette,

Du côté noir de l’être informe silhouette.

*

Elle disait :

– Sur son front sombre

Comme la brume se répand !

Il remplit tout le fond de l’ombre.

Comme sa tête morte pend !

De ses yeux coulent ses pensées.

Ses pieds troués, ses mains percées

Bleuissent à l’air glacial.

Oh ! comme il saigne dans legouffre !

Lui qui faisait le bien, il souffre

Comme moi qui faisais le mal.

Une lumière à son front tremble.

Et la nuit dit au vent : Soufflons

Sur cette flamme ! et, tous ensemble,

Les ténèbres, les aquilons,

La pluie et l’horreur, froides bouches,

Soufflent, hagards, hideux, farouches,

Et dans la tempête et le bruit

La clarté reparaît grandie… –

Tu peux éteindre un incendie,

Mais pas une auréole, ô nuit !

Cette âme arriva sur la terre,

Qu’assombrit le soir incertain ;

Elle entra dans l’obscur mystère

Que l’homme appelle son destin ;

Au mensonge, aux forfaits sans nombre,

À tout l’horrible essaim de l’ombre,

Elle livrait de saints combats ;

Elle volait, et ses prunelles

Semblaient deux lueurs éternelles

Qui passaient dans la nuit d’en bas.

Elle allait parmi les ténèbres,

Poursuivant, chassant, dévorant

Les vices, ces taupes funèbres,

Le crime, ce phalène errant ;

Arrachant de leurs trous la haine,

L’orgueil, la fraude qui se traîne,

L’âpre envie, aspic du chemin,

Les vers de terre et les vipères,

Que la nuit cache dans les pierres

Et le mal dans le cœur humain !

Elle cherchait ces infidèles,

L’Achab, le Nemrod, le Mathan,

Que, dans son temple et sous ses ailes,

Réchauffe le faux dieu Satan,

Les vendeurs cachés sous les porches,

Le brûleur allumant ses torches

Au même feu que l’encensoir ;

Et, quand elle l’avait trouvée,

Toute la sinistre couvée

Se hérissait sous l’autel noir.

Elle allait, délivrant les hommes

De leurs ennemis ténébreux ;

Les hommes, noirs comme nous sommes,

Prirent l’esprit luttant pour eux ;

Puis ils clouèrent, les infâmes,

L’âme qui défendait leurs âmes,

L’être dont l’œil jetait du jour ;

Et leur foule, dans sa démence,

Railla cette chouette immense

De la lumière et de l’amour !

Race qui frappes et lapides,

Je te plains ! hommes, je vousplains !

Hélas ! je plains vos poingsstupides,

D’affreux clous et de marteauxpleins !

Vous persécutez pêle-mêle

Le mal, le bien, la griffe et l’aile,

Chasseurs sans but, bourreaux sansyeux !

Vous clouez de vos mains mal sûres

Les hiboux au seuil des masures,

Et Christ sur la porte descieux !

Mai1843.

XIV. – À la mère de l’enfant mort

 

Oh ! vous aurez trop dit au pauvre petitange

Qu’il est d’autres anges là-haut,

Que rien ne souffre au ciel, que jamais rienn’y change,

Qu’il est doux d’y rentrer bientôt ;

Que le ciel est un dôme aux merveilleuxpilastres,

Une tente aux riches couleurs,

Un jardin bleu rempli de lis qui sont desastres,

Et d’étoiles qui sont des fleurs ;

Que c’est un lieu joyeux plus qu’on ne sauraitdire,

Où toujours, se laissant charmer,

On a les chérubins pour jouer et pourrire,

Et le bon Dieu pour nous aimer ;

Qu’il est doux d’être un cœur qui brûle commeun cierge,

Et de vivre, en toute saison,

Près de l’enfant Jésus et de la sainteVierge

Dans une si belle maison !

Et puis vous n’aurez pas assez dit, pauvremère,

À ce fils si frêle et si doux,

Que vous étiez à lui dans cette vie amère,

Mais aussi qu’il était à vous ;

Que, tant qu’on est petit, la mère sur nousveille,

Mais que plus tard on la défend ;

Et qu’elle aura besoin, quand elle seravieille,

D’un homme qui soit son enfant ;

Vous n’aurez point assez dit à cette jeuneâme

Que Dieu veut qu’on reste ici-bas,

La femme guidant l’homme et l’homme aidant lafemme,

Pour les douleurs et les combats ;

Si bien qu’un jour, ô deuil ! irréparableperte !

Le doux être s’en est allé !… –

Hélas ! vous avez donc laissé la cageouverte,

Que votre oiseau s’est envolé !

Avril 1843.

XV. – Épitaphe

 

Il vivait, il jouait, riante créature.

Que te sert d’avoir pris cet enfant, ônature ?

N’as-tu pas les oiseaux peints de millecouleurs,

Les astres, les grands bois, le ciel bleu,l’onde amère ?

Que te sert d’avoir pris cet enfant à samère,

Et de l’avoir caché sous des touffes defleurs ?

Pour cet enfant de plus tu n’es pas pluspeuplée,

Tu n’es pas plus joyeuse, ô natureétoilée !

Et le cœur de la mère en proie à tant desoins,

Ce cœur où toute joie engendre unetorture,

Cet abîme aussi grand que toi-même, ônature,

Est vide et désolé pour cet enfant demoins !

Mai1843.

XVI. – Le maître d’études

 

Ne le tourmentez pas, il souffre. Il estcelui

Sur qui, jusqu’à ce jour, pas un rayon n’alui ;

Oh ! ne confondez pas l’esclave avec lemaître !

Et, quand vous le voyez dans vos rangsapparaître,

Humble et calme, et s’asseoir la tête dans sesmains,

Ayant peut-être en lui l’esprit des vieuxRomains

Dont il vous dit les noms, dont il vous litles livres,

Écoliers, frais enfants de joie et d’auroreivres,

Ne le tourmentez pas ! soyez doux, soyezbons.

Tous nous portons la vie et tous nous nouscourbons ;

Mais, lui, c’est le flambeau qui la nuit seconsomme ;

L’ombre le tient captif, et ce pâle jeunehomme,

Enfermé plus que vous, plus que vousenchaîné,

Votre frère, écoliers, et votre frèreaîné,

Destin tronqué, matin noyé dans lesténèbres,

Ayant l’ennui sans fin devant ses yeuxfunèbres,

Indigent, chancelant, et cependantvainqueur,

Sans oiseaux dans son ciel, sans amours dansson cœur,

À l’heure du plein jour, attend que l’aubenaisse.

Enfance, ayez pitié de la sombrejeunesse !

Apprenez à connaître, enfants qu’attendl’effort,

Les inégalités des âmes et du sort ;

Respectez-le deux fois, dans le deuil qui lemine,

Puisque de deux sommets, enfants, il vousdomine,

Puisqu’il est le plus pauvre et qu’il est leplus grand.

Songez que, triste, en butte au soucidévorant,

À travers ses douleurs, ce fils de lachaumière

Vous verse la raison, le savoir, lalumière,

Et qu’il vous donne l’or, et qu’il n’a pas depain.

Oh ! dans la longue salle aux tables desapin,

Enfants, faites silence à la lueur deslampes !

Voyez, la morne angoisse a fait blêmir sestempes :

Songez qu’il saigne, hélas ! sous sespauvres habits.

L’herbe que mord la dent cruelle desbrebis,

C’est lui ; vous riez, vous, et vous luirongez l’âme.

Songez qu’il agonise, amer, sans air, sansflamme ;

Que sa colère dit : Plaignez-moi ;que ses pleurs

Ne peuvent pas couler devant vos yeuxrailleurs !

Aux heures du travail votre ennui ledévore,

Aux heures du plaisir vous le rongezencore ;

Sa pensée, arrachée et froissée, est àvous,

Et, pareille au papier qu’on distribue àtous,

Page blanche d’abord, devient lentementnoire.

Vous feuilletez son cœur, vous videz samémoire ;

Vos mains, jetant chacune un bruit, untrouble, un mot,

Et raturant l’idée en lui dès qu’elleéclôt,

Toutes en même temps dans son espritécrivent.

Si des rêves, parfois, jusqu’à son frontarrivent,

Vous répandez votre encre à flots sur cetazur ;

Vos plumes, tas d’oiseaux hideux au volobscur,

De leurs mille becs noirs lui fouillent lacervelle.

Le nuage d’ennui passe et se renouvelle.

Dormir, il ne le peut ; penser, il ne lepeut.

Chaque enfant est un fil dont son cœur sent lenœud.

Oui, s’il veut songer, fuir, oublier, franchirl’ombre,

Laisser voler son âme aux chimères sansnombre,

Ces écoliers joueurs, vifs, légers, doux,aimants,

Pèsent sur lui, de l’aube au soir, à tousmoments,

Et le font retomber des voûtesimmortelles ;

Et tous ces papillons sont le plomb de sesailes.

Saint et grave martyr changeant dechevalet ;

Crucifié par vous, bourreaux charmants, ilest

Votre souffre-douleurs et votresouffre-joies ;

Ses nuits sont vos hochets et ses jours sontvos proies,

Il porte sur son front votre essaimorageux ;

Il a toujours vos bruits, vos rires et vosjeux,

Tourbillonnant sur lui comme une âpretempête.

Hélas ! il est le deuil dont vous êtes lafête ;

Hélas ! il est le cri dont vous êtes lechant.

Et, qui sait ? sans rien dire, austère,et se cachant

De sa bonne action comme d’une mauvaise,

Ce pauvre être qui rêve accoudé sur sachaise,

Mal nourri, mal vêtu, qu’un mendiantplaindrait,

Peut-être a des parents qu’il soutient ensecret,

Et fait de ses labeurs, de sa faim, de sesveilles,

Des siècles dont sa voix vous traduit lesmerveilles,

Et de cette sueur qui coule sur sa chair,

Des rubans au printemps, un peu de feul’hiver,

Pour quelque jeune sœur ou quelque vieillemère ;

Changeant en goutte d’eau la sombre larmeamère ;

De sorte que, vivant à son ombre sansbruit,

Une colombe vient la boire dans lanuit !

Songez que pour cette œuvre, enfants, il sedévoue,

Brûle ses yeux, meurtrit son cœur, tourne laroue,

Traîne la chaîne ! hélas, pour lui, pourson destin,

Pour ses espoirs perdus à l’horizonlointain,

Pour ses vœux, pour son âme aux fers, pour saprunelle,

Votre cage d’un jour est prisonéternelle !

Songez que c’est sur lui que marchent tous vospas !

Songez qu’il ne rit pas, songez qu’il ne vitpas !

L’avenir, cet avril plein de fleurs, vousconvie ;

Vous vous envolerez demain en pleinevie ;

Vous sortirez de l’ombre, il restera. Pourlui,

Demain sera muet et sourd commeaujourd’hui ;

Demain, même en juillet, sera toujoursdécembre,

Toujours l’étroit préau, toujours la pauvrechambre,

Toujours le ciel glacé, gris, blafard,pluvieux ;

Et, quand vous serez grands, enfants, il seravieux.

Et, si quelque heureux vent ne souffle et nel’emporte,

Toujours il sera là, seul sous la sombreporte,

Gardant les beaux enfants sous ce murredouté,

Ayant tout de leur peine et rien de leurgaîté.

Oh ! que votre pensée aime, console,encense

Ce sublime forçat du bagned’innocence !

Pesez ce qu’il prodigue avec ce qu’ilreçoit.

Oh ! qu’il se transfigure à vos yeux, etqu’il soit

Celui qui vous grandit, celui qui vousélève,

Qui donne à vos raisons les deux tranchants duglaive,

Art et science, afin qu’en marchant autombeau,

Vous viviez pour le vrai, vous luttiez pour lebeau !

Oh ! qu’il vous soit sacré dans cettetâche auguste

De conduire à l’utile, au sage, au grand, aujuste,

Vos âmes en tumulte à qui le cielsourit !

Quand les cœurs sont troupeau, le berger estesprit.

Et, pendant qu’il est là, triste, et que dansla classe

Un chuchotement vague endort son âmelasse,

Oh ! des poëtes purs entr’ouverts sur vosbancs,

Qu’il sorte, dans le bruit confus des soirstombants,

Qu’il sorte de Platon, qu’il sorted’Euripide,

Et de Virgile, cygne errant du verslimpide,

Et d’Eschyle, lion du drame monstrueux,

Et d’Horace, et d’Homère à demi dans lescieux,

Qu’il sorte, pour sa tête aux saints travauxbaissée,

Pour l’humble défricheur de la jeunepensée,

Qu’il sorte, pour ce front qui se penche et sefend

Sur ce sillon humain qu’on appellel’enfant,

De tous ces livres pleins de hautesharmonies,

La bénédiction sereine des génies !

Juin 1843.

XVII. – Chose vue un jour deprintemps

 

Entendant des sanglots, je poussai cetteporte.

Les quatre enfants pleuraient et la mère étaitmorte.

Tout dans ce lieu lugubre effrayait leregard.

Sur le grabat gisait le cadavrehagard ;

C’était déjà la tombe et déjà le fantôme.

Pas de feu ; le plafond laissait passerle chaume.

Les quatre enfants songeaient comme quatrevieillards.

On voyait, comme une aube à travers desbrouillards,

Aux lèvres de la morte un sinistresourire ;

Et l’aîné, qui n’avait que six ans, semblaitdire :

« Regardez donc cette ombre où le sortnous a mis ! »

Un crime en cette chambre avait étécommis.

Ce crime, le voici : – Sous le ciel quirayonne,

Une femme est candide, intelligente,bonne ;

Dieu, qui la suit d’en haut d’un regardattendri,

La fit pour être heureuse. Humble, elle a pourmari

Un ouvrier ; tous deux, sans aigreur,sans envie,

Tirent d’un pas égal le licou de la vie.

Le choléra lui prend son mari ; lavoilà

Veuve avec la misère et quatre enfants qu’ellea.

Alors, elle se met au labeur comme unhomme.

Elle est active, propre, attentive,économe ;

Pas de drap à son lit, pas d’âtre à sonfoyer ;

Elle ne se plaint pas, sert qui veutl’employer,

Ravaude de vieux bas, fait des nattes depaille,

Tricote, file, coud, passe les nuits,travaille

Pour nourrir ses enfants ; elle esthonnête enfin.

Un jour, on va chez elle, elle est morte defaim.

Oui, les buissons étaient remplis derouges-gorges,

Les lourds marteaux sonnaient dans la lueurdes forges,

Les masques abondaient dans les bals, etpartout

Les baisers soulevaient la dentelle duloup ;

Tout vivait ; les marchands comptaient degrosses sommes ;

On entendait rouler les chars, rire leshommes ;

Les wagons ébranlaient les plaines ; lesteamer

Secouait son panache au-dessus de lamer ;

Et, dans cette rumeur de joie et delumière,

Cette femme étant seule au fond de sachaumière,

La faim, goule effarée aux hurlementsplaintifs,

Maigre et féroce, était entrée à pasfurtifs,

Sans bruit, et l’avait prise à la gorge, ettuée.

La faim, c’est le regard de la prostituée,

C’est le bâton ferré du bandit, c’est lamain

Du pâle enfant volant un pain sur lechemin,

C’est la fièvre du pauvre oublié, c’est lerâle

Du grabat naufragé dans l’ombresépulcrale.

Ô Dieu ! la sève abonde, et, dans sesflancs troublés,

La terre est pleine d’herbe et de fruits et deblés,

Dès que l’arbre a fini, le sillonrecommence ;

Et, pendant que tout vit, ô Dieu, dans taclémence,

Que la mouche connaît la feuille dusureau,

Pendant que l’étang donne à boire aupassereau,

Pendant que le tombeau nourrit les vautourschauves,

Pendant que la nature, en ses profondeursfauves,

Fait manger le chacal, l’once et lebasilic,

L’homme expire ! – Oh ! la faim,c’est le crime public ;

C’est l’immense assassin qui sort de nosténèbres.

Dieu ! pourquoi l’orphelin, dans seslanges funèbres,

Dit-il : « J’ai faim ! »L’enfant, n’est-ce pas un oiseau ?

Pourquoi le nid a-t-il ce qui manque auberceau ?

Avril 1840.

XVIII. – Intérieur

 

La querelle irritée, amère, à l’œilardent,

Vipère dont la haine empoisonne la dent,

Siffle et trouble le toit d’une pauvredemeure.

Les mots heurtent les mots. L’enfant s’effraieet pleure.

La femme et le mari laissent l’enfantcrier.

– D’où viens-tu ? – Qu’as-tufait ? – Oh ! mauvais ouvrier !

Il vit dans la débauche et mourra sur lapaille.

– Femme vaine et sans cœur qui jamais netravaille !

– Tu sors du cabaret ? – Quelqueamant est venu ?

– L’enfant pleure, l’enfant a faim,l’enfant est nu.

Pas de pain. – Elle a peur de salir ses mainsblanches !

– Où cours-tu tous les jours ? – Ettoi, tous les dimanches ?

– Va boire ! – Va danser ! – Iln’a ni feu ni lieu !

– Ta fille seulement ne sait pas prierDieu !

– Et ta mère, bandit, c’est toi qui l’astuée !

– Paix ! – Silence, assassin !– Tais-toi, prostituée !

Un beau soleil couchant, empourprant letaudis,

Embrasait la fenêtre et le plafond, tandis

Que ce couple hideux, que rend deux foisinfâme

La misère du cœur et la laideur de l’âme,

Étalait son ulcère et ses difformités

Sans honte, et sans pudeur montrait sesnudités.

Et leur vitre, où pendait un vieux haillon detoile,

Était, grâce au soleil, une éclatanteétoile

Qui, dans ce même instant, vive et purelueur,

Éblouissait au loin quelque passantrêveur !

Septembre 1841.

XIX. – Baraques de la foire

 

Lion ! j’étais pensif, ô bêteprisonnière,

Devant la majesté de ta gravecrinière ;

Du plafond de ta cage elle faisait undais.

Nous songions tous les deux, et tu meregardais.

Ton regard était beau, lion. Nous autreshommes,

Le peu que nous faisons et le rien que noussommes,

Emplit notre pensée, et dans nos regardsvains

Brillent nos plans chétifs que nous croyonsdivins,

Nos vœux, nos passions que notre orgueilencense,

Et notre petitesse, ivre de sapuissance ;

Et, bouffis d’ignorance ou gonflés devenin,

Notre prunelle éclate et dit : Je suis cenain !

Nous avons dans nos yeux notre moimisérable.

Mais la bête qui vit sous le chêne etl’érable,

Qui paît le thym, ou fuit dans les halliersprofonds,

Qui dans les champs, où nous, hommes, nousétouffons,

Respire, solitaire, avec l’astre et larose,

L’être sauvage, obscur et tranquille quicause

Avec la roche énorme et les petitesfleurs,

Qui, parmi les vallons et les sources enpleurs,

Plonge son mufle roux aux herbes nonfoulées,

La brute qui rugit sous les nuitsconstellées,

Qui rêve et dont les pas fauves etfamiliers

De l’antre formidable ébranlent lespiliers,

Et qui se sent à peine en ces profondeurssombres,

A sous son fier sourcil les monts, les vastesombres,

Les étoiles, les prés, le lac serein, lescieux,

Et le mystère obscur des bois silencieux,

Et porte en son œil calme, où l’infinicommence,

Le regard éternel de la nature immense.

Juin 1842.

XX. – Insomnie

 

Quand une lueur pâle à l’orient se lève,

Quand la porte du jour, vague et pareille aurêve,

Commence à s’entr’ouvrir et blanchitl’horizon,

Comme l’espoir blanchit le seuil d’uneprison,

Se réveiller, c’est bien, et travailler, c’estjuste.

Quand le matin à Dieu chante son hymneauguste,

Le travail, saint tribut dû par l’hommemortel,

Est la strophe sacrée au pied du sombreautel ;

Le soc murmure un psaume ; et c’est unchant sublime

Qui, dès l’aurore, au fond des forêts, surl’abîme,

Au bruit de la cognée, au choc desavirons,

Sort des durs matelots et des noirsbûcherons.

Mais, au milieu des nuits, s’éveiller !quel mystère !

Songer, sinistre et seul, quand tout dort surla terre !

Quand pas un œil vivant ne veille, pas unfeu ;

Quand les sept chevaux d’or du grand chariotbleu

Rentrent à l’écurie et descendent au pôle,

Se sentir dans son lit soudain toucherl’épaule

Par quelqu’un d’inconnu qui dit :Allons ! c’est moi !

Travaillons ! – La chair gronde etdemande pourquoi.

– Je dors. Je suis très las de la coursedernière ;

Ma paupière est encor du sommeprisonnière ;

Maître mystérieux, grâce ! que meveux-tu ?

Certe, il faut que tu sois un démon bientêtu

De venir m’éveiller toujours quand toutrepose !

Aie un peu de raison. Il est encor nuitclose ;

Regarde, j’ouvre l’œil puisque cela teplaît ;

Pas la moindre lueur aux fentes duvolet ;

Va-t’en ! je dors, j’ai chaud, je rêve àma maîtresse.

Elle faisait flotter sur moi sa longuetresse,

D’où pleuvaient sur mon front des astres etdes fleurs.

Va-t’en, tu reviendras demain, au jour,ailleurs.

Je te tourne le dos, je ne veux pas !décampe !

Ne pose pas ton doigt de braise sur matempe.

La biche illusion me mangeait dans lecreux

De la main ; tu l’as fait enfuir. J’étaisheureux,

Je ronflais comme un bœuf ; laisse-moi.C’est stupide.

Ciel ! déjà ma pensée, inquiète etrapide,

Fil sans bout, se dévide et tourne à tonfuseau.

Tu m’apportes un vers, étrange et fauveoiseau

Que tu viens de saisir dans les pâlesnuées.

Je n’en veux pas. Le vent, de ses tristeshuées,

Emplit l’antre des cieux ; les souffles,noirs dragons,

Passent en secouant ma porte sur sesgonds.

– Paix-là ! va-t’en, bourreau !quant au vers, je le lâche. –

Je veux toute la nuit dormir comme un vieuxlâche ;

Voyons, ménage un peu ton pauvrecompagnon.

Je suis las, je suis mort, laisse-moidormir !

– Non !

Est-ce que je dors, moi ? dit l’idéeimplacable.

Penseur, subis ta loi ; forçat, tire toncâble.

Quoi ! cette bête a goût au vil foin dusommeil !

L’orient est pour moi toujours clair etvermeil.

Que m’importe le corps ! qu’il marche,souffre et meure !

Horrible esclave, allons, travaille !c’est mon heure.

Et l’ange étreint Jacob, et l’âme tient lecorps ;

Nul moyen de lutter ; et tout revientalors,

Le drame commencé dont l’ébauchefrissonne,

Ruy Blas, Marion, Job, Sylva, son cor quisonne,

Ou le roman pleurant avec des yeuxhumains,

Ou l’ode qui s’enfonce en deux profondschemins,

Dans l’azur près d’Horace et dans l’ombre avecDante ;

Il faut dans ces labeurs rentrer la têteardente ;

Dans ces grands horizons subitementrouverts,

Il faut de strophe en strophe, il faut de versen vers,

S’en aller devant soi, pensif, ivre del’ombre ;

Il faut, rêveur nocturne en proie à l’espritsombre,

Gravir le dur sentier del’inspiration ;

Poursuivre la lointaine et blanche vision,

Traverser, effaré, les clairièresdésertes,

Le champ plein de tombeaux, les eaux, lesherbes vertes,

Et franchir la forêt, le torrent, lehallier,

Noir cheval galopant sous le noircavalier.

1843, nuit.

XXI. – Écrit sur la plinthe d’unbas-relief antique

– À Mademoiselle Louise B. –

La musique est dans tout. Un hymne sort dumonde.

Rumeur de la galère aux flancs lavés parl’onde,

Bruits des villes, pitié de la sœur pour lasœur,

Passion des amants jeunes et beaux,douceur

Des vieux époux usés ensemble par la vie,

Fanfare de la plaine émaillée et ravie,

Mots échangés le soir sur les seuilsfraternels,

Sombre tressaillement des chênes éternels,

Vous êtes l’harmonie et la musiquemême !

Vous êtes les soupirs qui font le chantsuprême !

Pour notre âme, les jours, la vie et lessaisons,

Les songes de nos cœurs, les plis deshorizons,

L’aube et ses pleurs, le soir et ses grandsincendies,

Flottent dans un réseau de vaguesmélodies ;

Une voix dans les champs nous parle, une autrevoix

Dit à l’homme autre chose et chante dans lesbois.

Par moment, un troupeau bêle, une clochetinte.

Quand par l’ombre, la nuit, la colline estatteinte,

De toutes parts on voit danser etresplendir,

Dans le ciel étoilé du zénith au nadir,

Dans la voix des oiseaux, dans le cri descigales,

Le groupe éblouissant des notes inégales.

Toujours avec notre âme un doux bruits’accoupla ;

La nature nous dit : Chante ! etc’est pour cela

Qu’un statuaire ancien sculpta sur cettepierre

Un pâtre sur sa flûte abaissant sapaupière.

Juin 1833.

XXII.

 

La clarté du dehors ne distrait pas monâme.

La plaine chante et rit comme une jeunefemme ;

Le nid palpite dans les houx ;

Partout la gaîté luit dans les bouchesouvertes ;

Mai, couché dans la mousse au fond des grottesvertes,

Fait aux amoureux les yeux doux.

Dans les champs de luzerne et dans les champsde fèves,

Les vagues papillons errent pareils auxrêves ;

Le blé vert sort des sillons bruns ;

Et les abeilles d’or courent à lapervenche,

Au thym, au liseron, qui tend son urneblanche

À ces buveuses de parfums.

La nue étale au ciel ses pourpres et sescuivres ;

Les arbres, tout gonflés de printemps,semblent ivres ;

Les branches, dans leurs doux ébats,

Se jettent les oiseaux du bout de leursraquettes ;

Le bourdon galonné fait aux rosescoquettes

Des propositions tout bas.

Moi, je laisse voler les senteurs et lesbaumes,

Je laisse chuchoter les fleurs, ces douxfantômes,

Et l’aube dire : Vous vivrez !

Je regarde en moi-même, et, seul, oubliantl’heure,

L’œil plein des visions de l’ombreintérieure,

Je songe aux morts, ces délivrés !

Encore un peu de temps, encore, ô mersuperbe,

Quelques reflux ; j’aurai ma tombe aussidans l’herbe,

Blanche au milieu du frais gazon,

À l’ombre de quelque arbre où le lierres’attache ;

On y lira : – Passant, cette pierre tecache

La ruine d’une prison.

Ingouville, mai 1843.

XXIII. – Le revenant

 

Mères en deuil, vos cris là-haut sontentendus.

Dieu, qui tient dans sa main tous les oiseauxperdus,

Parfois au même nid rend la même colombe.

Ô mères, le berceau communique à la tombe.

L’éternité contient plus d’un divinsecret.

La mère dont je vais vous parler demeurait

À Blois ; je l’ai connue en un temps plusprospère ;

Et sa maison touchait à celle de mon père.

Elle avait tous les biens que Dieu donne oupermet.

On l’avait mariée à l’homme qu’elleaimait.

Elle eut un fils ; ce fut une ineffablejoie.

Ce premier-né couchait dans un berceau desoie ;

Sa mère l’allaitait ; il faisait un douxbruit

À côté du chevet nuptial ; et, lanuit,

La mère ouvrait son âme aux chimères sansnombre,

Pauvre mère, et ses yeux resplendissaient dansl’ombre,

Quand, sans souffle, sans voix, renonçant ausommeil,

Penchée, elle écoutait dormir l’enfantvermeil.

Dès l’aube, elle chantait, ravie et toutefière.

Elle se renversait sur sa chaise enarrière,

Son fichu laissant voir son sein gonflé delait,

Et souriait au faible enfant, etl’appelait

Ange, trésor, amour ; et mille folleschoses.

Oh ! comme elle baisait ces beaux petitspieds roses !

Comme elle leur parlait ! l’enfant,charmant et nu,

Riait, et, par ses mains sous les brassoutenu,

Joyeux, de ses genoux montait jusqu’à sabouche.

Tremblant comme le daim qu’une feuilleeffarouche,

Il grandit. Pour l’enfant, grandir, c’estchanceler.

Il se mit à marcher, il se mit à parler,

Il eut trois ans ; doux âge, où déjà laparole,

Comme le jeune oiseau, bat de l’aile ets’envole.

Et la mère disait : « Monfils ! » et reprenait :

« Voyez comme il est grand ! ilapprend ; il connaît

Ses lettres. C’est un diable ! Il veutque je l’habille

En homme ; il ne veut plus de ses robesde fille ;

C’est déjà très méchant, ces petitshommes-là !

C’est égal, il lit bien ; il iraloin ; il a

De l’esprit ; je lui fais épelerl’Évangile. » –

Et ses yeux adoraient cette tête fragile,

Et, femme heureuse, et mère au regardtriomphant,

Elle sentait son cœur battre dans sonenfant.

Un jour, – nous avons tous de ces datesfunèbres ! –

Le croup, monstre hideux, épervier desténèbres,

Sur la blanche maison brusquements’abattit,

Horrible, et, se ruant sur le pauvrepetit,

Le saisit à la gorge ; ô noiremaladie !

De l’air par qui l’on vit sinistreperfidie !

Qui n’a vu se débattre, hélas ! ces douxenfants

Qu’étreint le croup féroce en ses doigtsétouffants !

Ils luttent ; l’ombre emplit lentementleurs yeux d’ange,

Et de leur bouche froide il sort un râleétrange,

Et si mystérieux, qu’il semble qu’onentend,

Dans leur poitrine, où meurt le soufflehaletant,

L’affreux coq du tombeau chanter son aubeobscure.

Tel qu’un fruit qui du givre a senti lapiqûre,

L’enfant mourut. La mort entra comme unvoleur

Et le prit. – Une mère ; un père, ladouleur,

Le noir cercueil, le front qui se heurte auxmurailles,

Les lugubres sanglots qui sortent desentrailles,

Oh ! la parole expire où commence lecri ;

Silence aux mots humains !

La mère au cœur meurtri,

Pendant qu’à ses côtés pleurait le pèresombre,

Resta trois mois sinistre, immobile dansl’ombre,

L’œil fixe, murmurant on ne sait quoid’obscur,

Et regardant toujours le même angle dumur.

Elle ne mangeait pas ; sa vie était safièvre ;

Elle ne répondait à personne ; salèvre

Tremblait ; on l’entendait, avec un morneeffroi,

Qui disait à voix basse à quelqu’un : –Rends-le-moi ! –

Et le médecin dit au père : – Il fautdistraire

Ce cœur triste, et donner à l’enfant mort unfrère. –

Le temps passa ; les jours, les semaines,les mois.

Elle se sentit mère une seconde fois.

Devant le berceau froid de son angeéphémère,

Se rappelant l’accent dont il disait : –Ma mère, –

Elle songeait, muette, assise sur son lit.

Le jour où, tout à coup, dans son flanctressaillit

L’être inconnu promis à notre aubemortelle,

Elle pâlit. – Quel est cet étranger ?dit-elle.

Puis elle cria, sombre et tombant àgenoux :

– Non, non, je ne veux pas !non ! tu serais jaloux !

Ô mon doux endormi, toi que la terreglace,

Tu dirais : « On m’oublie ; unautre a pris ma place ;

« Ma mère l’aime, et rit ; elle letrouve beau,

« Elle l’embrasse, et, moi, je suis dansmon tombeau ! »

Non, non ! –

Ainsi pleurait cette douleur profonde.

Le jour vint ; elle mit un autre enfantau monde,

Et le père joyeux cria : – C’est ungarçon.

Mais le père était seul joyeux dans lamaison ;

La mère restait morne, et la pâleaccouchée,

Sur l’ancien souvenir tout entièrepenchée,

Rêvait ; on lui porta l’enfant sur uncoussin ;

Elle se laissa faire et lui donna lesein ;

Et tout à coup, pendant que, farouche,accablée,

Pensant au fils nouveau moins qu’à l’âmeenvolée,

Hélas ! et songeant moins aux langesqu’au linceul,

Elle disait : – Cet ange en son sépulcreest seul !

– Ô doux miracle ! ô mère au bonheurrevenue ! –

Elle entendit, avec une voix bien connue,

Le nouveau-né parler dans l’ombre entre sesbras,

Et tout bas murmurer : – C’est moi. Ne ledis pas.

Août 1843.

XXIV. – Aux arbres

 

Arbres de la forêt, vous connaissez monâme !

Au gré des envieux la foule loue etblâme ;

Vous me connaissez, vous ! – vous m’avezvu souvent,

Seul dans vos profondeurs, regardant etrêvant.

Vous le savez, la pierre où court unscarabée,

Une humble goutte d’eau de fleur en fleurtombée,

Un nuage, un oiseau, m’occupent tout unjour.

La contemplation m’emplit le cœur d’amour.

Vous m’avez vu cent fois, dans la valléeobscure,

Avec ces mots que dit l’esprit à lanature,

Questionner tout bas vos rameauxpalpitants,

Et du même regard poursuivre en mêmetemps,

Pensif, le front baissé, l’œil dans l’herbeprofonde,

L’étude d’un atome et l’étude du monde.

Attentif à vos bruits qui parlent tous unpeu,

Arbres, vous m’avez vu fuir l’homme etchercher Dieu !

Feuilles qui tressaillez à la pointe desbranches,

Nids dont le vent au loin sème les plumesblanches,

Clairières, vallons verts, déserts sombres etdoux,

Vous savez que je suis calme et pur commevous.

Comme au ciel vos parfums, mon culte à Dieus’élance,

Et je suis plein d’oubli comme vous desilence !

La haine sur mon nom répand en vain sonfiel ;

Toujours, – je vous atteste, ô bois aimés duciel ! –

J’ai chassé loin de moi toute penséeamère,

Et mon cœur est encor tel que le fit mamère !

Arbres de ces grands bois qui frissonneztoujours,

Je vous aime, et vous, lierre au seuil desantres sourds,

Ravins où l’on entend filtrer les sourcesvives,

Buissons que les oiseaux pillent, joyeuxconvives !

Quand je suis parmi vous, arbres de ces grandsbois,

Dans tout ce qui m’entoure et me cache à lafois,

Dans votre solitude où je rentre enmoi-même,

Je sens quelqu’un de grand qui m’écoute et quim’aime !

Aussi, taillis sacrés où Dieu mêmeapparaît,

Arbres religieux, chênes, mousses, forêt,

Forêt ! c’est dans votre ombre et dansvotre mystère,

C’est sous votre branchage auguste etsolitaire,

Que je veux abriter mon sépulcre ignoré,

Et que je veux dormir quand jem’endormirai.

Juin 1843.

XXV.

 

L’enfant, voyant l’aïeule à filer occupée,

Veut faire une quenouille à sa grandepoupée.

L’aïeule s’assoupit un peu ; c’est lemoment.

L’enfant vient par derrière et tiredoucement

Un brin de la quenouille où le fuseautournoie,

Puis s’enfuit triomphante, emportant avecjoie

La belle laine d’or que le safran jaunit,

Autant qu’en pourrait prendre un oiseau pourson nid.

Cauteretz, août 1843.

XXVI. – Joies du soir

 

Le soleil, dans les monts où sa clartés’étale,

Ajuste à son arc d’or sa flèchehorizontale ;

Les hauts taillis sont pleins de biches et defaons ;

Là rit dans les rochers, veinés comme desmarbres,

Une chaumière heureuse ; en haut, unbouquet d’arbres ;

Au-dessous, un bouquet d’enfants.

C’est l’instant de songer aux chosesredoutables.

On entend les buveurs danser autour destables ;

– Tandis que, gais, joyeux, heurtant lesescabeaux,

Ils mêlent aux refrains leurs amours peufarouches,

Les lettres des chansons qui sortent de leursbouches

Vont écrire autour d’eux leurs noms sur leurstombeaux.

– Mourir ! demandons-nous, à touteheure, en nous-même :

– Comment passerons-nous le passagesuprême ? –

Finir avec grandeur est un illustreeffort.

Le moment est lugubre et l’âme estaccablée ;

Quel pas que la sortie ! – Oh !l’affreuse vallée

Que l’embuscade de la mort !

Quel frisson dans les os de l’agonisantblême !

Autour de lui tout marche et vit, tout rit,tout aime ;

La fleur luit, l’oiseau chante en son palaisd’été,

Tandis que le mourant, en qui décroît laflamme,

Frémit sous ce grand ciel, précipice del’âme,

Abîme effrayant d’ombre et detranquillité !

Souvent, me rappelant le front étrange etpâle

De tous ceux que j’ai vus à cette heurefatale,

Êtres qui ne sont plus, frères, amis,parents,

Aux instants où l’esprit à rêver sehasarde,

Souvent je me suis dit : Qu’est-ce doncqu’il regarde

Cet œil effaré des mourants ?

Que voit-il ?… – Ô terreur ! deténébreuses routes,

Un chaos composé de spectres et de doutes,

La terre vision, le ver réalité,

Un jour oblique et noir qui, troublant l’âmeerrante,

Mêle au dernier rayon de la vie expirante

Ta première lueur, sinistreéternité !

On croit sentir dans l’ombre une horriblepiqûre.

Tout ce qu’on fit s’en va comme une fêteobscure,

Et tout ce qui riait devient peine ouremord.

Quel moment, même, hélas ! pour l’âme laplus haute,

Quand le vrai tout à coup paraît, quand la vieôte

Son masque, et dit : « Je suis lamort ! »

Ah ! si tu fais trembler même un cœursans reproche,

Sépulcre ! le méchant avec horreurt’approche.

Ton seuil profond lui semble une rougeur defeu ;

Sur ton vide pour lui quand ta pierre selève,

Il s’y penche ; il y voit, ainsi que dansun rêve,

La face vague et sombre et l’œil fixe deDieu.

Biarritz, juillet 1843.

XXVII.

 

J’aime l’araignée et j’aime l’ortie,

Parce qu’on les hait ;

Et que rien n’exauce et que tout châtie

Leur morne souhait ;

Parce qu’elles sont maudites, chétives,

Noirs êtres rampants ;

Parce qu’elles sont les tristes captives

De leur guet-apens ;

Parce qu’elles sont prises dans leurœuvre ;

Ô sort ! fatals nœuds !

Parce que l’ortie est une couleuvre,

L’araignée un gueux ;

Parce qu’elles ont l’ombre des abîmes,

Parce qu’on les fuit,

Parce qu’elles sont toutes deux victimes

De la sombre nuit.

Passants, faites grâce à la planteobscure,

Au pauvre animal.

Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,

Oh ! plaignez le mal !

Il n’est rien qui n’ait samélancolie ;

Tout veut un baiser.

Dans leur fauve horreur, pour peu qu’onoublie

De les écraser,

Pour peu qu’on leur jette un œil moinssuperbe,

Tout bas, loin du jour,

La vilaine bête et la mauvaise herbe

Murmurent : Amour !

Juillet 1842.

XXVIII. – Le poëte

 

Shakspeare songe ; loin du Versailleéclatant,

Des buis taillés, des ifs peignés, où l’onentend

Gémir la tragédie éplorée et prolixe,

Il contemple la foule avec son regardfixe,

Et toute la forêt frissonne devant lui.

Pâle, il marche, au dedans de lui-mêmeébloui ;

Il va, farouche, fauve, et, comme unecrinière,

Secouant sur sa tête un haillon delumière.

Son crâne transparent est plein d’âmes, decorps,

De rêves, dont on voit la lueur dudehors ;

Le monde tout entier passe à travers soncrible ;

Il tient toute la vie en son poignetterrible ;

Il fait sortir de l’homme un sanglotsurhumain.

Dans ce génie étrange où l’on perd sonchemin,

Comme dans une mer, notre esprit parfoissombre,

Nous sentons, frémissants, dans son théâtresombre,

Passer sur nous le vent de sa bouchesoufflant,

Et ses doigts nous ouvrir et nous fouiller leflanc.

Jamais il ne recule ; il est géant ;il dompte

Richard-Trois, léopard, Caliban,mastodonte ;

L’idéal est le vin que verse ce Bacchus.

Les sujets monstrueux qu’il a pris etvaincus

Râlent autour de lui, splendides oudifformes ;

Il étreint Lear, Brutus, Hamlet, êtresénormes,

Capulet, Montaigu, César, et, tour à tour,

Les stryges dans le bois, le spectre sur latour ;

Et, même après Eschyle, effarantMelpomène,

Sinistre, ayant aux mains des lambeaux d’âmehumaine,

De la chair d’Othello, des restes deMacbeth,

Dans son œuvre, du drame effrayantalphabet,

Il se repose ; ainsi le noir lion desjongles

S’endort dans l’antre immense avec du sang auxongles.

Paris, avril 1835.

XXIX. – La nature

 

La terre est de granit, les ruisseaux sont demarbre ;

C’est l’hiver ; nous avons bien froid.Veux-tu, bon arbre,

Être dans mon foyer la bûche deNoël ?

– Bois, je viens de la terre, et, feu, jemonte au ciel.

Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme,femme,

Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieuvotre âme.

Aimez, vivez. – Veux-tu, bon arbre, êtretimon

De charrue ? – Oui, je veux creuser lenoir limon,

Et tirer l’épi d’or de la terre profonde.

Quand le soc a passé, la plaine devientblonde,

La paix aux doux yeux sort du sillonentr’ouvert.

Et l’aube en pleurs sourit. – Veux-tu, belarbre vert.

Arbre du hallier sombre où le chevreuils’échappe,

De la maison de l’homme être le pilier ?– Frappe.

Je puis porter les toits, ayant porté lesnids.

Ta demeure est sacrée, homme, et je labénis ;

Là, dans l’ombre et l’amour, pensif, tu terecueilles ;

Et le bruit des enfants ressemble au bruit desfeuilles.

– Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mâtde vaisseau ?

– Frappe, bon charpentier. Je veux bienêtre oiseau.

Le navire est pour moi, dans l’immensemystère,

Ce qu’est pour vous la tombe ; ilm’arrache à la terre,

Et, frissonnant, m’emporte à traversl’infini.

J’irai voir ces grands cieux d’où l’hiver estbanni,

Et dont plus d’un essaim me parle à sonpassage.

Pas plus que le tombeau n’épouvante lesage,

Le profond Océan, d’obscurité vêtu,

Ne m’épouvante point : oui, frappe. –Arbre, veux-tu

Être gibet ? – Silence, homme !va-t’en, cognée !

J’appartiens à la vie, à la vieindignée !

Va-t’en, bourreau ! va-t’en, juge !fuyez, démons !

Je suis l’arbre des bois, je suis l’arbre desmonts ;

Je porte les fruits mûrs, j’abrite lespervenches ;

Laissez-moi ma racine et laissez-moi mesbranches !

Arrière ! hommes, tuez ! ouvriers dutrépas,

Soyez sanglants, mauvais, durs ; mais nevenez pas,

Ne venez pas, traînant des cordes et deschaînes,

Vous chercher un complice au milieu des grandschênes !

Ne faites pas servir à vos crimes,vivants,

L’arbre mystérieux à qui parlent lesvents !

Vos lois portent la nuit sur leurs ailesfunèbres.

Je suis fils du soleil, soyez fils desténèbres.

Allez-vous-en ! laissez l’arbre dans sesdéserts.

À vos plaisirs, aux jeux, aux festins, auxconcerts,

Accouplez l’échafaud et le supplice :faites.

Soit. Vivez et tuez. Tuez, entre deuxfêtes,

Le malheureux, chargé de fautes et demaux ;

Moi, je ne mêle pas de spectre à mesrameaux !

Janvier 1843.

XXX. – Magnitudo parvi

 

I

 

Le jour mourait ; j’étais près des mers,sur la grève.

Je tenais par la main ma fille, enfant quirêve,

Jeune esprit qui se tait !

La terre, s’inclinant comme un vaisseau quisombre,

En tournant dans l’espace allait plongeantdans l’ombre ;

La pâle nuit montait.

La pâle nuit levait son front dans lesnuées ;

Les choses s’effaçaient, blêmes,diminuées,

Sans forme et sans couleur ;

Quand il monte de l’ombre, il tombe de lacendre ;

On sentait à la fois la tristessedescendre

Et monter la douleur.

Ceux dont les yeux pensifs contemplent lanature

Voyaient l’urne d’en haut, vague rondeurobscure,

Se pencher dans les cieux,

Et verser sur les monts, sur les campagnesblondes,

Et sur les flots confus pleins de rumeursprofondes,

Le soir silencieux !

Les nuages rampaient le long despromontoires ;

Mon âme, où se mêlaient ces ombres et cesgloires,

Sentait confusément

De tout cet océan, de toute cette terre,

Sortir sous l’œil de Dieu je ne sais quoid’austère,

D’auguste et de charmant !

J’avais à mes côtés ma fille bien-aimée.

La nuit se répandait ainsi qu’une fumée.

Rêveur, ô Jéhovah,

Je regardais en moi, les paupièresbaissées,

Cette ombre qui se fait aussi dans nospensées

Quand ton soleil s’en va !

Soudain l’enfant bénie, ange au regard defemme,

Dont je tenais la main et qui tenait monâme,

Me parla, douce voix !

Et, me montrant l’eau sombre et la rive âpreet brune,

Et deux points lumineux qui tremblaient sur ladune :

– Père, dit-elle, vois,

Vois donc, là-bas, où l’ombre aux flancs descoteaux rampe,

Ces feux jumeaux briller comme une doublelampe

Qui remuerait au vent !

Quels sont ces deux foyers qu’au loin la brumevoile ?

– L’un est un feu de pâtre et l’autre estune étoile ;

Deux mondes, mon enfant !

II

 

*

Deux mondes ! – l’un est dansl’espace,

Dans les ténèbres de l’azur,

Dans l’étendue où tout s’efface,

Radieux gouffre ! abîme obscur !

Enfant, comme deux hirondelles,

Oh ! si tous deux, âmes fidèles,

Nous pouvions fuir à tire-d’ailes,

Et plonger dans cette épaisseur

D’où la création découle,

Où flotte, vit, meurt, brille et roule

L’astre imperceptible à la foule,

Incommensurable au penseur ;

Si nous pouvions franchir ces solitudesmornes,

Si nous pouvions passer les bleusseptentrions,

Si nous pouvions atteindre au fond des cieuxsans bornes

Jusqu’à ce qu’à la fin, éperdus, nousvoyions,

Comme un navire en mer croît, monte, et sembleéclore,

Cette petite étoile, atome de phosphore,

Devenir par degrés un monstre derayons ;

S’il nous était donné de faire

Ce voyage démesuré,

Et de voler, de sphère en sphère,

À ce grand soleil ignoré ;

Si, par un archange qui l’aime,

L’homme aveugle, frémissant, blême,

Dans les profondeurs du problème,

Vivant, pouvait être introduit ;

Si nous pouvions fuir notre centre,

Et, forçant l’ombre où Dieu seul entre,

Aller voir de près dans leur antre

Ces énormités de la nuit ;

Ce qui t’apparaîtrait te ferait trembler,ange !

Rien, pas de vision, pas de songe insensé,

Qui ne fût dépassé par ce spectacleétrange,

Monde informe, et d’un tel mystèrecomposé,

Que son rayon fondrait nos chairs, cirevivante,

Et qu’il ne resterait de nous dansl’épouvante

Qu’un regard ébloui sous un fronthérissé !

*

Ô contemplation splendide !

Oh ! de pôles, d’axes, de feux,

De la matière et du fluide,

Balancement prodigieux !

D’aimant qui lutte, d’air qui vibre,

De force esclave et d’éther libre,

Vaste et magnifique équilibre !

Monde rêve ! idéal réel !

Lueurs ! tonnerres ! jets desoufre !

Mystère qui chante et qui souffre !

Formule nouvelle du gouffre !

Mot nouveau du noir livre ciel !

Tu verrais ! – un soleil ; autour delui des mondes,

Centres eux-mêmes, ayant des lunes autourd’eux ;

Là, des fourmillements de sphèresvagabondes ;

Là, des globes jumeaux qui tournent deux àdeux ;

Au milieu, cette étoile, effrayante,agrandie ;

D’un coin de l’infini formidable incendie,

Rayonnement sublime ou flamboiementhideux !

Regardons, puisque nous y sommes !

Figure-toi ! figure-toi !

Plus rien des choses que tu nommes !

Un autre monde ! une autre loi !

La terre a fui dans l’étendue ;

Derrière nous elle est perdue !

Jour nouveau ! nuit inattendue !

D’autres groupes d’astres au ciel !

Une nature qu’on ignore,

Qui, s’ils voyaient sa fauve aurore,

Ferait accourir Pythagore

Et reculer Ézéchiel !

Ce qu’on prend pour un mont est unehydre ; ces arbres

Sont des bêtes ; ces rocs hurlent avecfureur ;

Le feu chante ; le sang coule aux veinesdes marbres.

Ce monde est-il le vrai ? le nôtre est-ill’erreur ?

Ô possibles qui sont pour nous lesimpossibles !

Réverbérations des chimèresvisibles !

Le baiser de la vie ici nous fait horreur.

Et, si nous pouvions voir les hommes,

Les ébauches, les embryons,

Qui sont là ce qu’ailleurs nous sommes,

Comme, eux et nous, nous frémirions !

Rencontre inexprimable et sombre !

Nous nous regarderions dans l’ombre

De monstre à monstre, fils du nombre

Et du temps qui s’évanouit ;

Et, si nos langages funèbres

Pouvaient échanger leurs algèbres,

Nous dirions : « Qu’êtes-vous,ténèbres ? »

Ils diraient : « D’où venez-vous,nuit ? »

*

Sont-ils aussi des cœurs, des cerveaux, desentrailles ?

Cherchent-ils comme nous le mot jamaistrouvé ?

Ont-ils des Spinosa qui frappent auxmurailles,

Des Lucrèce niant tout ce qu’on a rêvé,

Qui, du noir infini feuilletant lesregistres,

Ont écrit : Rien, au bas de ses pagessinistres ;

Et, penchés sur l’abîme, ont dit :« L’œil est crevé ! »

Tous ces êtres, comme nous-même,

S’en vont en pâles tourbillons ;

La création mêle et sème

Leur cendre à de nouveaux sillons ;

Un vient, un autre le remplace,

Et passe sans laisser de trace ;

Le souffle les crée et les chasse ;

Le gouffre en proie aux quatre vents,

Comme la mer aux vastes lames,

Mêle éternellement ses flammes

À ce sombre écroulement d’âmes,

De fantômes et de vivants !

L’abîme semble fou sous l’ouragan del’être.

Quelle tempête autour de l’astreradieux !

Tout ne doit que surgir, flotter etdisparaître,

Jusqu’à ce que la nuit ferme à son tour sesyeux ;

Car, un jour, il faudra que l’étoile aussitombe ;

L’étoile voit neiger les âmes dans latombe,

L’âme verra neiger les astres dans lescieux !

*

Par instants, dans le vague espace,

Regarde, enfant ! tu vas lavoir !

Une brusque planète passe ;

C’est d’abord au loin un point noir ;

Plus prompte que la trombe folle,

Elle vient, court, approche, vole ;

À peine a lui son auréole,

Que déjà, remplissant le ciel,

Sa rondeur farouche commence

À cacher le gouffre en démence,

Et semble ton couvercle immense,

Ô puits du vertige éternel !

C’est elle ! éclair ! voilà salivide surface

Avec tous les frissons de ses océansverts !

Elle apparaît, s’en va, décroît, pâlit,s’efface,

Et rentre, atome obscur, aux cieux d’ombrecouverts,

Et tout s’évanouit, vaste aspect, bruitsublime… –

Quel est ce projectile inouï del’abîme ?

Ô boulets monstrueux qui sont desunivers !

Dans un éloignement nocturne,

Roule avec un râle effrayant

Quelque épouvantable Saturne

Tournant son anneau flamboyant ;

La braise en pleut comme d’uncrible ;

Jean de Patmos, l’esprit terrible,

Vit en songe cet astre horrible

Et tomba presque évanoui ;

Car, rêvant sa noire épopée,

Il crut, d’éclairs enveloppée,

Voir fuir une roue, échappée

Au sombre char d’Adonaï !

Et, par instants encor, – tout va-t-il sedissoudre ? –

Parmi ces mondes, fauve, accourant à grandbruit,

Une comète aux crins de flamme, aux yeux defoudre,

Surgit, et les regarde, et, blême, approche etluit ;

Puis s’évade en hurlant, pâle etsurnaturelle,

Traînant sa chevelure éparse derrièreelle,

Comme une Canidie affreuse qui s’enfuit.

Quelques-uns de ces globes meurent ;

Dans le semoun et le mistral

Leurs mers sanglotent, leurs flotspleurent ;

Leur flanc crache un brasier central.

Sphères par la neige engourdies,

Ils ont d’étranges maladies,

Pestes, déluges, incendies,

Tremblements profonds et fréquents ;

Leur propre abîme les consume ;

Leur haleine flamboie et fume ;

On entend de loin dans leur brume

La toux lugubre des volcans.

*

Ils sont ! ils vont ! ceux-cibrillants, ceux-là difformes,

Tous portant des vivants et descréations !

Ils jettent dans l’azur des cônes d’ombreénormes,

Ténèbres qui des cieux traversent lesrayons,

Où le regard, ainsi que des flambeauxfarouches

L’un après l’autre éteints par d’invisiblesbouches,

Voit plonger tour à tour lesconstellations !

Quel Zorobabel formidable,

Quel Dédale vertigineux,

Cieux ! a bâti dans l’insondable

Tout ce noir chaos lumineux ?

Soleils, astres aux larges queues,

Gouffres ! ô millions delieues !

Sombres architectures bleues !

Quel bras a fait, créé, produit

Ces tours d’or que nuls yeux ne comptent,

Ces firmaments qui se confrontent,

Ces Babels d’étoiles qui montent

Dans ces Babylones de nuit ?

Qui, dans l’ombre vivante et l’aubesépulcrale,

Qui, dans l’horreur fatale et dans l’amourprofond,

A tordu ta splendide et sinistre spirale,

Ciel, où les univers se font et sedéfont ?

Un double précipice à la fois les réclame.

« Immensité ! » dit l’être.« Éternité ! » dit l’âme.

À jamais ! le sans fin roule dans le sansfond.

*

L’Inconnu, celui dont maint sage

Dans la brume obscure a douté,

L’immobile et muet visage,

Le voile de l’éternité,

A, pour montrer son ombre au crime,

Sa flamme au juste magnanime,

Jeté pêle-mêle à l’abîme

Tous ses masques, noirs ou vermeils ;

Dans les éthers inaccessibles,

Ils flottent, cachés ou visibles ;

Et ce sont ces masques terribles

Que nous appelons les soleils !

Et les peuples ont vu passer dans lesténèbres

Ces spectres de la nuit que nul nepénétra ;

Et flamines, santons, brahmanes, mages,guèbres,

Ont crié : Jupiter ! Allah !Vishnou ! Mithra !

Un jour, dans les lieux bas, sur les hauteurssuprêmes,

Tous ces masques hagards s’effacerontd’eux-mêmes ;

Alors, la face immense et calmeapparaîtra !

III

 

*

Enfant ! l’autre de ces deux mondes,

C’est le cœur d’un homme ! – parfois,

Comme une perle au fond des ondes,

Dieu cache une âme au fond des bois.

Dieu cache un homme sous les chênes ;

Et le sacre en d’austères lieux

Avec le silence des plaines,

L’ombre des monts, l’azur des cieux !

Ô ma fille ! avec son mystère

Le soir envahit pas à pas

L’esprit d’un prêtre involontaire,

Près de ce feu qui luit là-bas !

Cet homme, dans quelque ruine,

Avec la ronce et le lézard,

Vit sous la brume et la bruine,

Fruit tombé de l’arbre hasard !

Il est devenu presque fauve ;

Son bâton est son seul appui.

En le voyant, l’homme se sauve ;

La bête seule vient à lui.

Il est l’être crépusculaire.

On a peur de l’apercevoir ;

Pâtre tant que le jour l’éclaire,

Fantôme dès que vient le soir.

La faneuse dans la clairière

Le voit quand il fait, par moment,

Comme une ombre hors de sa bière,

Un pas hors de l’isolement.

Son vêtement dans ces décombres,

C’est un sac de cendre et de deuil,

Linceul troué par les clous sombres

De la misère, ce cercueil.

Le pommier lui jette ses pommes ;

Il vit dans l’ombre enseveli ;

C’est un pauvre homme loin des hommes,

C’est un habitant de l’oubli ;

C’est un indigent sous la bure,

Un vieux front de la pauvreté,

Un haillon dans une masure,

Un esprit dans l’immensité !

*

Dans la nature transparente,

C’est l’œil des regards ingénus,

Un penseur à l’âme ignorante,

Un grave marcheur aux pieds nus !

Oui, c’est un cœur, une prunelle,

C’est un souffrant, c’est un songeur,

Sur qui la lueur éternelle

Fait trembler sa vague rougeur.

Il est là, l’âme aux cieux ravie,

Et, près d’un branchage enflammé,

Pense, lui-même par la vie

Tison à demi consumé.

Il est calme en cette ombre épaisse ;

Il aura bien toujours un peu

D’herbe pour que son bétail paisse,

De bois pour attiser son feu.

Nos luttes, nos chocs, nos désastres,

Il les ignore ; il ne veut rien

Que, la nuit, le regard des astres,

Le jour, le regard de son chien.

Son troupeau gît sur l’herbe unie ;

Il est là, lui, pasteur, ami,

Seul éveillé, comme un génie

À côté d’un peuple endormi.

Ses brebis, d’un rien remuées,

Ouvrant l’œil près du feu qui luit,

Aperçoivent sous les nuées

Sa forme droite dans la nuit ;

Et, bouc qui bêle, agneau qui danse,

Dorment dans les bois hasardeux

Sous ce grand spectre Providence

Qu’ils sentent debout auprès d’eux.

*

Le pâtre songe, solitaire,

Pauvre et nu, mangeant son pain bis ;

Il ne connaît rien de la terre

Que ce que broute la brebis.

Pourtant, il sait que l’hommesouffre ;

Mais il sonde l’éther profond.

Toute solitude est un gouffre,

Toute solitude est un mont.

Dès qu’il est debout sur ce faîte,

Le ciel reprend cet étranger ;

La Judée avait le prophète,

La Chaldée avait le berger.

Ils tâtaient le ciel l’un etl’autre ;

Et, plus tard, sous le feu divin,

Du prophète naquit l’apôtre,

Du pâtre naquit le devin.

La foule raillait leur démence ;

Et l’homme dut, aux jours passés,

À ces ignorants la science,

La sagesse à ces insensés.

La nuit voyait, témoin austère,

Se rencontrer sur les hauteurs,

Face à face dans le mystère,

Les prophètes et les pasteurs.

– Où marchez-vous, tremblantsprophètes ?

– Où courez-vous, pâtrestroublés ?

Ainsi parlaient ces sombres têtes,

Et l’ombre leur criait : Allez !

Aujourd’hui, l’on ne sait plus même

Qui monta le plus de degrés

Des Zoroastres au front blême

Ou des Abrahams effarés.

Et, quand nos yeux, qui les admirent,

Veulent mesurer leur chemin,

Et savoir quels sont ceux qui mirent

Le plus de jour dans l’œil humain,

Du noir passé perçant les voiles,

Notre esprit flotte sans repos

Entre tous ces compteurs d’étoiles

Et tous ces compteurs de troupeaux.

*

Dans nos temps, où l’aube enfin dore

Les bords du terrestre ravin,

Le rêve humain s’approche encore

Plus près de l’idéal divin.

L’homme que la brume enveloppe,

Dans le ciel que Jésus ouvrit,

Comme à travers un télescope

Regarde à travers son esprit.

L’âme humaine, après le Calvaire,

A plus d’ampleur et de rayon ;

Le grossissement de ce verre

Grandit encor la vision.

La solitude vénérable

Mène aujourd’hui l’homme sacré

Plus avant dans l’impénétrable,

Plus loin dans le démesuré.

Oui, si dans l’homme, que le nombre

Et le temps trompent tour à tour,

La foule dégorge de l’ombre,

La solitude fait le jour.

Le désert au ciel nous convie.

Ô seuil de l’azur ! l’homme seul,

Vivant qui voit hors de la vie,

Lève d’avance son linceul.

Il parle aux voix que Dieu fit taire,

Mêlant sur son front pastoral

Aux lueurs troubles de la terre

Le serein rayon sépulcral.

Dans le désert, l’esprit qui pense

Subit par degrés sous les cieux

La dilatation immense

De l’infini mystérieux.

Il plonge au fond. Calme, il savoure

Le réel, le vrai, l’élément.

Toute la grandeur qui l’entoure

Le pénètre confusément.

Sans qu’il s’en doute, il va, se dompte,

Marche, et, grandissant en raison,

Croît comme l’herbe aux champs, et monte

Comme l’aurore à l’horizon.

Il voit, il adore, il s’effare ;

Il entend le clairon du ciel,

Et l’universelle fanfare

Dans le silence universel.

Avec ses fleurs au pur calice,

Avec sa mer pleine de deuil,

Qui donne un baiser de complice

À l’âpre bouche de l’écueil,

Avec sa plaine, vaste bible,

Son mont noir, son brouillard fuyant,

Regards du visage invisible,

Syllabes du mot flamboyant ;

Avec sa paix, avec son trouble,

Son bois voilé, son rocher nu,

Avec son écho qui redouble

Toutes les voix de l’inconnu,

La solitude éclaire, enflamme,

Attire l’homme aux grands aimants,

Et lentement compose une âme

De tous les éblouissements !

L’homme en son sein palpite et vibre,

Ouvrant son aile, ouvrant ses yeux,

Étrange oiseau d’autant plus libre

Que le mystère le tient mieux.

Il sent croître en lui, d’heure en heure,

L’humble foi, l’amour recueilli,

Et la mémoire antérieure

Qui le remplit d’un vaste oubli.

Il a des soifs inassouvies ;

Dans son passé vertigineux,

Il sent revivre d’autres vies ;

De son âme il compte les nœuds.

Il cherche au fond des sombres dômes

Sous quelles formes il a lui ;

Il entend ses propres fantômes

Qui lui parlent derrière lui.

Il sent que l’humaine aventure

N’est rien qu’une apparition ;

Il se dit : – Chaque créature

Est toute la création.

Il se dit : – Mourir, c’estconnaître ;

Nous cherchons l’issue à tâtons.

J’étais, je suis, et je dois être.

L’ombre est une échelle. Montons. –

Il se dit : – Le vrai, c’est lecentre.

Le reste est apparence ou bruit.

Cherchons le lion, et non l’antre ;

Allons où l’œil fixe reluit. –

Il sent plus que l’homme en luinaître ;

Il sent, jusque dans ses sommeils,

Lueur à lueur, dans son être,

L’infiltration des soleils.

Ils cessent d’être son problème ;

Un astre est un voile. Il veutmieux ;

Il reçoit de leur rayon même

Le regard qui va plus loin qu’eux.

*

Pendant que, nous, hommes des villes,

Nous croyons prendre un vaste essor

Lorsqu’entre en nos prunelles viles

Le spectre d’une étoile d’or ;

Que, savants dont la vue est basse,

Nous nous ruons et nous brûlons

Dans le premier astre qui passe,

Comme aux lampes les papillons,

Et qu’oubliant le nécessaire,

Nous contentant de l’incomplet,

Croyant éclairés, ô misère !

Ceux qu’éclaire le feu follet,

Prenant pour l’être et pour l’essence

Les fantômes du ciel profond,

Voulant nous faire une science

Avec des formes qui s’en vont,

Ne comprenant, pour nous distraire

De la terre, où l’homme est damné,

Qu’un autre monde, sombre frère

De notre globe infortuné,

Comme l’oiseau né dans la cage,

Qui, s’il fuit, n’a qu’un vol étroit,

Ne sait pas trouver le bocage,

Et va d’un toit à l’autre toit ;

Chercheurs que le néant captive,

Qui, dans l’ombre, avons en passant

La curiosité chétive

Du ciron pour le ver luisant,

Poussière admirant la poussière,

Nous poursuivons obstinément,

Grains de cendre, un grain de lumière

En fuite dans le firmament !

Pendant que notre âme humble et lasse

S’arrête au seuil du ciel béni,

Et va becqueter dans l’espace

Une miette de l’infini,

Lui, ce berger, ce passant frêle,

Ce pauvre gardeur de bétail

Que la cathédrale éternelle

Abrite sous son noir portail,

Cet homme qui ne sait pas lire,

Cet hôte des arbres mouvants,

Qui ne connaît pas d’autre lyre

Que les grands bois et les grands vents,

Lui, dont l’âme semble étouffée,

Il s’envole, et, touchant le but,

Boit avec la coupe d’Orphée

À la source où Moïse but !

Lui, ce pâtre, en sa Thébaïde,

Cet ignorant, cet indigent,

Sans docteur, sans maître, sans guide,

Fouillant, scrutant, interrogeant

De sa roche où la paix séjourne,

Les cieux noirs, les bleus horizons,

Double ornière où sans cesse tourne

La roue énorme des saisons ;

Seul, quand mai vide sa corbeille,

Quand octobre emplit son panier ;

Seul, quand l’hiver à notre oreille

Vient siffler, gronder, et nier ;

Quand sur notre terre, où se joue

Le blanc flocon flottant sans bruit,

La mort, spectre vierge, secoue,

Ses ailes pâles dans la nuit ;

Quand, nous glaçant jusqu’aux vertèbres,

Nous jetant la neige en rêvant,

Ce sombre cygne des ténèbres

Laisse tomber sa plume au vent ;

Quand la mer tourmente la barque ;

Quand la plaine est là, ressemblant

À la morte dont un drap marque

L’obscur profil sinistre et blanc ;

Seul sur cet âpre monticule,

À l’heure où, sous le ciel dormant,

Les méduses du crépuscule

Montrent leur face vaguement ;

Seul la nuit, quand dorment ses chèvres,

Quand la terre et l’immensité

Se referment comme deux lèvres

Après que le psaume est chanté ;

Seul, quand renaît le jour sonore,

À l’heure où sur le mont lointain

Flamboie et frissonne l’aurore,

Crête rouge du coq matin ;

Seul, toujours seul, l’été,l’automne ;

Front sans remords et sans effroi

À qui le nuage qui tonne

Dit tout bas : Ce n’est pas pourtoi !

Oubliant dans ces grandes choses

Les trous de ses pauvres habits,

Comparant la douceur des roses

À la douceur de la brebis,

Sondant l’être, la loi fatale ;

L’amour, la mort, la fleur, lefruit ;

Voyant l’auréole idéale

Sortir de toute cette nuit,

Il sent, faisant passer le monde

Par sa pensée à chaque instant,

Dans cette obscurité profonde

Son œil devenir éclatant ;

Et, dépassant la créature,

Montant toujours, toujours accru,

Il regarde tant la nature,

Que la nature a disparu !

Car, des effets allant aux causes,

L’œil perce et franchit le miroir,

Enfant ; et contempler les choses,

C’est finir par ne plus les voir.

La matière tombe détruite

Devant l’esprit aux yeux de lynx ;

Voir, c’est rejeter ; la poursuite

De l’énigme est l’oubli du sphynx.

Il ne voit plus le ver qui rampe,

La feuille morte émue au vent,

Le pré, la source où l’oiseau trempe

Son petit pied rose en buvant ;

Ni l’araignée, hydre étoilée,

Au centre du mal se tenant,

Ni l’abeille, lumière ailée,

Ni la fleur, parfum rayonnant ;

Ni l’arbre où sur l’écorce dure

L’amant grave un chiffre d’un jour,

Que les ans font croître à mesure

Qu’ils font décroître son amour.

Il ne voit plus la vigne mûre,

La ville, large toit fumant,

Ni la campagne, ce murmure,

Ni la mer, ce rugissement ;

Ni l’aube dorant les prairies,

Ni le couchant aux longs rayons,

Ni tous ces tas de pierreries

Qu’on nomme constellations,

Que l’éther de son ombre couvre,

Et qu’entrevoit notre œil terni

Quand la nuit curieuse entr’ouvre

Le sombre écrin de l’infini ;

Il ne voit plus Saturne pâle,

Mars écarlate, Arcturus bleu,

Sirius, couronne d’opale,

Aldebaran, turban de feu ;

Ni les mondes, esquifs sans voiles,

Ni, dans le grand ciel sans milieu,

Toute cette cendre d’étoiles ;

Il voit l’astre unique ; il voitDieu !

*

Il le regarde, il le contemple ;

Vision que rien n’interrompt !

Il devient tombe, il devient temple,

Le mystère flambe à son front.

Œil serein dans l’ombre ondoyante,

Il a conquis, il a compris,

Il aime ; il est l’âme voyante

Parmi nos ténébreux esprits.

Il marche, heureux et plein d’aurore,

De plain-pied avec l’élément ;

Il croit, il accepte. Il ignore

Le doute, notre escarpement ;

Le doute, qu’entourent les vides,

Bord que nul ne peut enjamber,

Où nous nous arrêtons stupides,

Disant : Avancer, c’est tomber !

Le doute, roche où nos pensées

Errent loin du pré qui fleurit,

Où vont et viennent, dispersées,

Toutes ces chèvres de l’esprit !

Quand Hobbes dit : « Quelle est labase ? »

Quand Locke dit : « Quelle est laloi ? »

Que font à sa splendide extase

Ces dialogues de l’effroi ?

Qu’importe à cet anachorète

De la caverne Vérité,

L’homme qui dans l’homme s’arrête,

La nuit qui croit à sa clarté ?

Que lui fait la philosophie,

Calcul, algèbre, orgueil puni,

Que sur les cimes pétrifie

L’effarement de l’infini !

Lueurs que couvre la fumée !

Sciences disant : Que sait-on ?

Qui, de l’aveugle Ptolémée,

Montent au myope Newton !

Que lui font les choses bornées,

Grands, petits, couronnes, carcans ?

L’ombre qui sort des cheminées

Vaut l’ombre qui sort des volcans.

Que lui font la larve et la cendre,

Et, dans les tourbillons mouvants,

Toutes les formes que peut prendre

L’obscur nuage des vivants ?

Que lui fait l’assurance triste

Des créatures dans leurs nuits ?

La terre s’écriant : J’existe !

Le soleil répliquant : Je suis !

Quand le spectre, dans le mystère,

S’affirme à l’apparition,

Qu’importe à cet œil solitaire

Qui s’éblouit du seul rayon ?

Que lui fait l’astre, autel et prêtre

De sa propre religion,

Qui dit : Rien hors de moi ! – quandl’être

Se nomme Gouffre et Légion !

Que lui font, sur son sacré faîte,

Les démentis audacieux

Que donne aux soleils la comète,

Cette hérésiarque des cieux ?

Que lui fait le temps, cette brume ?

L’espace, cette illusion ?

Que lui fait l’éternelle écume

De l’océan Création ?

Il boit, hors de l’inabordable,

Du surhumain, du sidéral,

Les délices du formidable,

L’âpre ivresse de l’idéal ;

Son être, dont rien ne surnage,

S’engloutit dans le gouffre bleu ;

Il fait ce sublime naufrage ;

Et, murmurant sans cesse : – Dieu, –

Parmi les feuillages farouches,

Il songe, l’âme et l’œil là-haut,

À l’imbécillité des bouches

Qui prononcent un autre mot !

*

Il le voit, ce soleil unique,

Fécondant, travaillant, créant,

Par le rayon qu’il communique

Égalant l’atome au géant,

Semant de feux, de souffles, d’ondes,

Les tourbillons d’obscurité,

Emplissant d’étincelles mondes

L’épouvantable immensité ;

Remuant, dans l’ombre et les brumes,

De sombres forces dans les cieux

Qui font comme des bruits d’enclumes

Sous des marteaux mystérieux,

Doux pour le nid du rouge-gorge,

Terrible aux satans qu’il détruit ;

Et, comme aux lueurs d’une forge,

Un mur s’éclaire dans la nuit,

On distingue en l’ombre où nous sommes,

On reconnaît dans ce bas lieu,

À sa clarté parmi les hommes,

L’âme qui réverbère Dieu !

Et ce pâtre devient auguste ;

Jusqu’à l’auréole monté,

Étant le sage, il est le juste ;

Ô ma fille, cette clarté

Sœur du grand flambeau des génies,

Faite de tous les rayons purs

Et de toutes les harmonies

Qui flottent dans tous les azurs,

Plus belle dans une chaumière,

Éclairant hier par demain,

Cette éblouissante lumière,

Cette blancheur du cœur humain

S’appelle en ce monde, où l’honnête

Et le vrai des vents est battu,

Innocence avant la tempête,

Après la tempête vertu !

*

Voilà donc ce que fait la solitude àl’homme ;

Elle lui montre Dieu, le dévoile et lenomme ;

Sacre l’obscurité,

Pénètre de splendeur le pâtre qui s’yplonge,

Et, dans les profondeurs de son immensesonge.

T’allume, ô vérité !

Elle emplit l’ignorant de la scienceénorme ;

Ce que le cèdre voit, ce que devinel’orme,

Ce que le chêne sent,

Dieu, l’être, l’infini, l’éternité,l’abîme,

Dans l’ombre elle le mêle à la candeursublime

D’un pâtre frémissant.

L’homme n’est qu’une lampe, elle en fait uneétoile.

Et ce pâtre devient, sous son haillon detoile,

Un mage ; et, par moments,

Aux fleurs, parfums du temple, aux arbres,noirs pilastres,

Apparaît couronné d’une tiare d’astres,

Vêtu de flamboiements !

Il ne se doute pas de cette grandeursombre :

Assis près de son feu que la broussailleencombre,

Devant l’être béant,

Humble, il pense ; et, chétif, sansorgueil, sans envie,

Il se courbe, et sent mieux, près du gouffrede vie,

Son gouffre de néant.

Quand il sort de son rêve, il revoit lanature.

Il parle à la nuée, errant à l’aventure,

Dans l’azur émigrant ;

Il dit : « Que ton encens estchaste, ô clématite ! »

Il dit au doux oiseau : « Que tonaile est petite,

« Mais que ton vol estgrand ! »

Le soir, quand il voit l’homme aller vers lesvillages,

Glaneuses, bûcherons qui traînent desfeuillages,

Et les pauvres chevaux

Que le laboureur bat et fouette aveccolère,

Sans songer que le vent va le rendre à sonfrère

Le marin sur les flots ;

Quand il voit les forçats passer, portant leurcharge,

Les soldats, les pêcheurs pris par la nuit, aularge,

Et hâtant leur retour,

Il leur envoie à tous, du haut du montnocturne,

La bénédiction qu’il a puisée à l’urne

De l’insondable amour !

Et, tandis qu’il est là, vivant sur sacolline,

Content, se prosternant dans tout ce quis’incline,

Doux rêveur bienfaisant,

Emplissant le vallon, le champ, le toit demousse,

Et l’herbe et le rocher de la majestédouce

De son cœur innocent,

S’il passe par hasard, près de sa paixféconde,

Un de ces grands esprits en butte aux flots dumonde

Révolté devant eux,

Qui craignent à la fois, sur ces vaguesfunèbres,

La terre de granit et le ciel de ténèbres,

L’homme ingrat, Dieu douteux ;

Peut-être, à son insu, que ce pasteurpaisible,

Et dont l’obscurité rend la lueur visible,

Homme heureux sans effort,

Entrevu par cette âme en proie au choc del’onde,

Va lui jeter soudain quelque clartéprofonde

Qui lui montre le port !

Ainsi ce feu peut-être, aux flancs du rochersombre,

Là-bas est aperçu par quelque nef quisombre

Entre le ciel et l’eau ;

Humble, il la guide au loin de son refletrougeâtre,

Et du même rayon dont il réchauffe unpâtre,

Il sauve un grand vaisseau !

IV

 

Et je repris, montrant à l’enfant adorée

L’obscur feu du pasteur et l’étoilesacrée :

De ces deux feux, perçant le soir quis’assombrit,

L’un révèle un soleil, l’autre annonce unesprit.

C’est l’infini que notre œil sonde ;

Mesurons tout à Dieu, qui seul crée etconçoit !

C’est l’astre qui le prouve et l’esprit qui levoit ;

Une âme est plus grande qu’un monde.

Enfant, ce feu de pâtre à cette âme mêlé,

Et cet astre, splendeur du plafondconstellé

Que l’éclair et la foudre gardent,

Ces deux phares du gouffre où l’être flotte etfuit,

Ces deux clartés du deuil, ces deux yeux de lanuit,

Dans l’immensité se regardent.

Ils se connaissent ; l’astre envoie aufeu des bois

Toute l’énormité de l’abîme à la fois,

Les baisers de l’azur superbe,

Et l’éblouissement des visionsd’Endor ;

Et le doux feu de pâtre envoie à l’astred’or

Le frémissement du brin d’herbe.

Le feu de pâtre dit : – La mère pleure,hélas !

L’enfant a froid, le père a faim, l’aïeul estlas ;

Tout est noir ; la montée estrude ;

Le pas tremble, éclairé par un tremblantflambeau ;

L’homme au berceau chancelle et trébuche autombeau.

L’étoile répond : – Certitude !

De chacun d’eux s’envole un rayonfraternel,

L’un plein d’humanité, l’autre rempli deciel ;

Dieu les prend, et joint leur lumière,

Et sa main, sous qui l’âme, aigle de flamme,éclôt,

Fait du rayon d’en bas et du rayon d’enhaut

Les deux ailes de la prière.

Ingouville, août 1839.

FIN DU TOME PREMIER.

TOME II – AUJOURD’HUI – 1843-1856

LIVRE QUATRIÈME – PAUCA MEÆ

I.

 

Pure Innocence ! Vertu sainte !

Ô les deux sommets d’ici-bas !

Où croissent, sans ombre et sans crainte,

Les deux palmes des deux combats !

Palme du combat Ignorance !

Palme du combat Vérité !

L’âme, à travers sa transparence,

Voit trembler leur double clarté.

Innocence ! Vertu ! sublimes

Même pour l’œil mort du méchant !

On voit dans l’azur ces deux cimes,

L’une au levant, l’autre au couchant.

Elles guident la nef qui sombre ;

L’une est phare, et l’autre estflambeau ;

L’une a le berceau dans son ombre,

L’autre en son ombre a le tombeau.

C’est sous la terre infortunée

Que commence, obscure à nos yeux,

La ligne de la destinée ;

Elles l’achèvent dans les cieux.

Elles montrent, malgré les voiles

Et l’ombre du fatal milieu,

Nos âmes touchant les étoiles

Et la candeur mêlée au bleu.

Elles éclairent les problèmes ;

Elles disent le lendemain ;

Elles sont les blancheurs suprêmes

De tout le sombre gouffre humain.

L’archange effleure de son aile

Ce faîte où Jéhovah s’assied ;

Et sur cette neige éternelle

On voit l’empreinte d’un seul pied.

Cette trace qui nous enseigne,

Ce pied blanc, ce pied fait de jour,

Ce pied rose, hélas ! car il saigne,

Ce pied nu, c’est le tien, amour !

Janvier 1843.

II. – 15 février 1843

 

Aime celui qui t’aime, et sois heureuse enlui.

– Adieu ! – sois son trésor, ô toiqui fus le nôtre !

Va, mon enfant béni, d’une famille àl’autre.

Emporte le bonheur et laisse-nousl’ennui !

Ici, l’on te retient ; là-bas, on tedésire.

Fille, épouse, ange, enfant, fais ton doubledevoir.

Donne-nous un regret, donne-leur unespoir,

Sors avec une larme ! entre avec unsourire !

Dans l’église, 15 février 1843.

4 septembre 1843

……………

III. Trois ans après

 

Il est temps que je me repose ;

Je suis terrassé par le sort.

Ne me parlez pas d’autre chose

Que des ténèbres où l’on dort !

Que veut-on que je recommence ?

Je ne demande désormais

À la création immense

Qu’un peu de silence et de paix !

Pourquoi m’appelez-vous encore ?

J’ai fait ma tâche et mon devoir.

Qui travaillait avant l’aurore,

Peut s’en aller avant le soir.

À vingt ans, deuil et solitude !

Mes yeux, baissés vers le gazon,

Perdirent la douce habitude

De voir ma mère à la maison.

Elle nous quitta pour la tombe ;

Et vous savez bien qu’aujourd’hui

Je cherche, en cette nuit qui tombe,

Un autre ange qui s’est enfui !

Vous savez que je désespère,

Que ma force en vain se défend,

Et que je souffre comme père,

Moi qui souffris tant comme enfant !

Mon œuvre n’est pas terminée,

Dites-vous. Comme Adam banni,

Je regarde ma destinée,

Et je vois bien que j’ai fini.

L’humble enfant que Dieu m’a ravie

Rien qu’en m’aimant savait m’aider ;

C’était le bonheur de ma vie

De voir ses yeux me regarder.

Si ce Dieu n’a pas voulu clore

L’œuvre qu’il me fit commencer,

S’il veut que je travaille encore,

Il n’avait qu’à me la laisser !

Il n’avait qu’à me laisser vivre

Avec ma fille à mes côtés,

Dans cette extase où je m’enivre

De mystérieuses clartés !

Ces clartés, jour d’une autre sphère,

Ô Dieu jaloux, tu nous les vends !

Pourquoi m’as-tu pris la lumière

Que j’avais parmi les vivants ?

As-tu donc pensé, fatal maître,

Qu’à force de te contempler,

Je ne voyais plus ce doux être,

Et qu’il pouvait bien s’en aller !

T’es-tu dit que l’homme, vaine ombre,

Hélas ! perd son humanité

À trop voir cette splendeur sombre

Qu’on appelle la vérité ?

Qu’on peut le frapper sans qu’il souffre,

Que son cœur est mort dans l’ennui,

Et qu’à force de voir le gouffre,

Il n’a plus qu’un abîme en lui ?

Qu’il va, stoïque, où tu l’envoies,

Et que désormais, endurci,

N’ayant plus ici-bas de joies,

Il n’a plus de douleurs aussi ?

As-tu pensé qu’une âme tendre

S’ouvre à toi pour se mieux fermer,

Et que ceux qui veulent comprendre

Finissent par ne plus aimer ?

Ô Dieu ! vraiment, as-tu pu croire

Que je préférais, sous les cieux,

L’effrayant rayon de ta gloire

Aux douces lueurs de ses yeux !

Si j’avais su tes lois moroses,

Et qu’au même esprit enchanté

Tu ne donnes point ces deux choses,

Le bonheur et la vérité,

Plutôt que de lever tes voiles,

Et de chercher, cœur triste et pur,

À te voir au fond des étoiles,

Ô Dieu sombre d’un monde obscur,

J’eusse aimé mieux, loin de ta face,

Suivre, heureux, un étroit chemin,

Et n’être qu’un homme qui passe

Tenant son enfant par la main !

Maintenant, je veux qu’on me laisse !

J’ai fini ! le sort est vainqueur.

Que vient-on rallumer sans cesse

Dans l’ombre qui m’emplit le cœur ?

Vous qui me parlez, vous me dites

Qu’il faut, rappelant ma raison,

Guider les foules décrépites

Vers les lueurs de l’horizon ;

Qu’à l’heure où les peuples se lèvent,

Tout penseur suit un but profond ;

Qu’il se doit à tous ceux qui rêvent,

Qu’il se doit à tous ceux qui vont !

Qu’une âme, qu’un feu pur anime,

Doit hâter, avec sa clarté,

L’épanouissement sublime

De la future humanité ;

Qu’il faut prendre part, cœurs fidèles,

Sans redouter les océans,

Aux fêtes des choses nouvelles,

Aux combats des esprits géants !

Vous voyez des pleurs sur ma joue,

Et vous m’abordez mécontents,

Comme par le bras on secoue

Un homme qui dort trop longtemps.

Mais songez à ce que vous faites !

Hélas ! cet ange au front si beau,

Quand vous m’appelez à vos fêtes,

Peut-être a froid dans son tombeau.

Peut-être, livide et pâlie,

Dit-elle dans son lit étroit :

« Est-ce que mon père m’oublie

Et n’est plus là, que j’ai sifroid ? »

Quoi ! lorsqu’à peine je résiste

Aux choses dont je me souviens,

Quand je suis brisé, las et triste,

Quand je l’entends qui me dit :« Viens ! »

Quoi ! vous voulez que je souhaite,

Moi, plié par un coup soudain,

La rumeur qui suit le poëte,

Le bruit que fait le paladin !

Vous voulez que j’aspire encore

Aux triomphes doux et dorés !

Que j’annonce aux dormeurs l’aurore !

Que je crie : « Allez !espérez ! »

Vous voulez que, dans la mêlée,

Je rentre ardent parmi les forts,

Les yeux à la voûte étoilée… –

Oh ! l’herbe épaisse où sont lesmorts !

Novembre 1846.

IV.

 

Oh ! je fus comme fou dans le premiermoment,

Hélas ! et je pleurai trois joursamèrement.

Vous tous à qui Dieu prit votre chèreespérance,

Pères, mères, dont l’âme a souffert masouffrance,

Tout ce que j’éprouvais, l’avez-vouséprouvé ?

Je voulais me briser le front sur lepavé ;

Puis je me révoltais, et, par moments,terrible,

Je fixais mes regards sur cette chosehorrible,

Et je n’y croyais pas, et je m’écriais :Non !

– Est-ce que Dieu permet de ces malheurssans nom

Qui font que dans le cœur le désespoir selève ? –

Il me semblait que tout n’était qu’un affreuxrêve,

Qu’elle ne pouvait pas m’avoir ainsiquitté,

Que je l’entendais rire en la chambre àcôté,

Que c’était impossible enfin qu’elle fûtmorte,

Et que j’allais la voir entrer par cetteporte !

Oh ! que de fois j’ai dit :Silence ! elle a parlé !

Tenez ! voici le bruit de sa main sur laclé !

Attendez ! elle vient ! laissez-moi,que j’écoute !

Car elle est quelque part dans la maison sansdoute !

Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.

V.

 

Elle avait pris ce pli dans son âgeenfantin

De venir dans ma chambre un peu chaquematin ;

Je l’attendais ainsi qu’un rayon qu’onespère ;

Elle entrait et disait : « Bonjour,mon petit père « ;

Prenait ma plume, ouvrait mes livres,s’asseyait

Sur mon lit, dérangeait mes papiers, etriait,

Puis soudain s’en allait comme un oiseau quipasse.

Alors, je reprenais, la tête un peu moinslasse,

Mon œuvre interrompue, et, tout enécrivant,

Parmi mes manuscrits je rencontraissouvent

Quelque arabesque folle et qu’elle avaittracée,

Et mainte page blanche entre ses mainsfroissée

Où, je ne sais comment, venaient mes plus douxvers.

Elle aimait Dieu, les fleurs, les astres, lesprés verts,

Et c’était un esprit avant d’être unefemme.

Son regard reflétait la clarté de son âme.

Elle me consultait sur tout à tousmoments.

Oh ! que de soirs d’hiver radieux etcharmants,

Passés à raisonner langue, histoire etgrammaire,

Mes quatre enfants groupés sur mes genoux,leur mère

Tout près, quelques amis causant au coin dufeu !

J’appelais cette vie être content depeu !

Et dire qu’elle est morte ! hélas !que Dieu m’assiste !

Je n’étais jamais gai quand je la sentaistriste ;

J’étais morne au milieu du bal le plusjoyeux

Si j’avais, en partant, vu quelque ombre enses yeux.

Novembre 1846, jour des morts.

VI.

 

Quand nous habitions tous ensemble

Sur nos collines d’autrefois,

Où l’eau court, où le buisson tremble,

Dans la maison qui touche aux bois,

Elle avait dix ans, et moi trente ;

J’étais pour elle l’univers.

Oh ! comme l’herbe est odorante

Sous les arbres profonds et verts !

Elle faisait mon sort prospère,

Mon travail léger, mon ciel bleu.

Lorsqu’elle me disait : Mon père,

Tout mon cœur s’écriait : MonDieu !

À travers mes songes sans nombre,

J’écoutais son parler joyeux,

Et mon front s’éclairait dans l’ombre

À la lumière de ses yeux.

Elle avait l’air d’une princesse

Quand je la tenais par la main ;

Elle cherchait des fleurs sans cesse

Et des pauvres dans le chemin.

Elle donnait comme on dérobe,

En se cachant aux yeux de tous.

Oh ! la belle petite robe

Qu’elle avait, vous rappelez-vous ?

Le soir, auprès de ma bougie,

Elle jasait à petit bruit,

Tandis qu’à la vitre rougie

Heurtaient les papillons de nuit.

Les anges se miraient en elle.

Que son bonjour était charmant !

Le ciel mettait dans sa prunelle

Ce regard qui jamais ne ment.

Oh ! je l’avais, si jeune encore,

Vue apparaître en mon destin !

C’était l’enfant de mon aurore,

Et mon étoile du matin !

Quand la lune claire et sereine

Brillait aux cieux, dans ces beaux mois,

Comme nous allions dans la plaine !

Comme nous courions dans les bois !

Puis, vers la lumière isolée

Étoilant le logis obscur,

Nous revenions par la vallée

En tournant le coin du vieux mur ;

Nous revenions, cœurs pleins de flamme,

En parlant des splendeurs du ciel.

Je composais cette jeune âme

Comme l’abeille fait son miel.

Doux ange aux candides pensées,

Elle était gaie en arrivant… –

Toutes ces choses sont passées

Comme l’ombre et comme le vent !

Villequier, 4 septembre 1844.

VII.

 

Elle était pâle, et pourtant rose,

Petite avec de grands cheveux.

Elle disait souvent : Je n’ose,

Et ne disait jamais : Je veux.

Le soir, elle prenait ma Bible

Pour y faire épeler sa sœur,

Et, comme une lampe paisible,

Elle éclairait ce jeune cœur.

Sur le saint livre que j’admire,

Leurs yeux purs venaient se fixer ;

Livre où l’une apprenait à lire,

Où l’autre apprenait à penser !

Sur l’enfant, qui n’eût pas lu seule,

Elle penchait son front charmant,

Et l’on aurait dit une aïeule

Tant elle parlait doucement !

Elle lui disait : « Sois biensage ! »

Sans jamais nommer le démon ;

Leurs mains erraient de page en page

Sur Moïse et sur Salomon,

Sur Cyrus qui vint de la Perse,

Sur Moloch et Léviathan,

Sur l’enfer que Jésus traverse,

Sur l’éden où rampe Satan !

Moi, j’écoutais… – Ô joie immense

De voir la sœur près de la sœur !

Mes yeux s’enivraient en silence

De cette ineffable douceur.

Et, dans la chambre humble et déserte

Où nous sentions, cachés tous trois,

Entrer par la fenêtre ouverte

Les souffles des nuits et des bois,

Tandis que, dans le texte auguste,

Leurs cœurs, lisant avec ferveur,

Puisaient le beau, le vrai, le juste,

Il me semblait, à moi, rêveur,

Entendre chanter des louanges

Autour de nous, comme au saint lieu,

Et voir sous les doigts de ces anges

Tressaillir le livre de Dieu !

Octobre 1846.

VIII.

 

À qui donc sommes-nous ? Qui nousa ? qui nous mène ?

Vautour fatalité, tiens-tu la racehumaine ?

Oh ! parlez, cieux vermeils,

L’âme sans fond tient-elle aux étoiles sansnombre ?

Chaque rayon d’en haut est-il un fil del’ombre

Liant l’homme aux soleils ?

Est-ce qu’en nos esprits, que l’ombre a pourrepaires,

Nous allons voir rentrer les songes de nospères ?

Destin, lugubre assaut !

Ô vivants, serions-nous l’objet d’unedispute ?

L’un veut-il notre gloire, et l’autre notrechute ?

Combien sont-ils là-haut ?

Jadis, au fond du ciel, aux yeux du magesombre,

Deux joueurs effrayants apparaissaient dansl’ombre.

Qui craindre ? qui prier ?

Les Manès frissonnants, les pâlesZoroastres

Voyaient deux grandes mains qui déplaçaientles astres

Sur le noir échiquier.

Songe horrible ! le bien, le mal, decette voûte

Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu,tire-moi du doute !

Ô sphinx, dis-moi le mot !

Cet affreux rêve pèse à nos yeux quisommeillent,

Noirs vivants ! heureux ceux qui tout àcoup s’éveillent

Et meurent en sursaut !

Villequier, 4 septembre 1845.

IX.

 

Ô souvenirs ! printemps !aurore !

Doux rayon triste et réchauffant !

– Lorsqu’elle était petite encore,

Que sa sœur était tout enfant… –

Connaissez-vous sur la colline

Qui joint Montlignon à Saint-Leu,

Une terrasse qui s’incline

Entre un bois sombre et le cielbleu ?

– C’est là que nous vivions. –Pénètre,

Mon cœur, dans ce passé charmant ! –

Je l’entendais sous ma fenêtre

Jouer le matin doucement.

Elle courait dans la rosée,

Sans bruit, de peur de m’éveiller ;

Moi, je n’ouvrais pas ma croisée,

De peur de la faire envoler.

Ses frères riaient… – Aube pure !

Tout chantait sous ces frais berceaux,

Ma famille avec la nature,

Mes enfants avec les oiseaux ! –

Je toussais, on devenait brave ;

Elle montait à petits pas,

Et me disait d’un air très grave :

« J’ai laissé les enfants enbas. »

Qu’elle fût bien ou mal coiffée,

Que mon cœur fût triste ou joyeux,

Je l’admirais. C’était ma fée,

Et le doux astre de mes yeux !

Nous jouions toute la journée.

Ô jeux charmants ! chersentretiens !

Le soir, comme elle était l’aînée,

Elle me disait : « Père,viens !

Nous allons t’apporter ta chaise,

Conte-nous une histoire, dis ! »–

Et je voyais rayonner d’aise

Tous ces regards du paradis.

Alors, prodiguant les carnages,

J’inventais un conte profond

Dont je trouvais les personnages

Parmi les ombres du plafond.

Toujours, ces quatre douces têtes

Riaient, comme à cet âge on rit,

De voir d’affreux géants très bêtes

Vaincus par des nains pleins d’esprit.

J’étais l’Arioste et l’Homère

D’un poëme éclos d’un seul jet ;

Pendant que je parlais, leur mère

Les regardait rire, et songeait.

Leur aïeul, qui lisait dans l’ombre,

Sur eux parfois levait les yeux,

Et, moi, par la fenêtre sombre

J’entrevoyais un coin des cieux !

Villequier, 4 septembre 1846.

X.

 

Pendant que le marin, qui calcule et quidoute,

Demande son chemin auxconstellations ;

Pendant que le berger, l’œil plein devisions,

Cherche au milieu des bois son étoile et saroute ;

Pendant que l’astronome, inondé de rayons,

Pèse un globe à travers des millions delieues,

Moi, je cherche autre chose en ce ciel vasteet pur.

Mais que ce saphir sombre est un abîmeobscur !

On ne peut distinguer, la nuit, les robesbleues

Des anges frissonnants qui glissent dansl’azur.

Avril 1847.

XI.

 

On vit, on parle, on a le ciel et lesnuages

Sur la tête ; on se plaît aux livres desvieux sages ;

On lit Virgile et Dante ; on vajoyeusement

En voiture publique à quelque endroitcharmant,

En riant aux éclats de l’auberge et dugîte ;

Le regard d’une femme en passant vousagite ;

On aime, on est aimé, bonheur qui manque auxrois !

On écoute le chant des oiseaux dans lesbois ;

Le matin, on s’éveille, et toute unefamille

Vous embrasse, une mère, une sœur, unefille !

On déjeune en lisant son journal. Tout lejour

On mêle à sa pensée espoir, travail,amour ;

La vie arrive avec ses passionstroublées ;

On jette sa parole aux sombresassemblées ;

Devant le but qu’on veut et le sort qui vousprend,

On se sent faible et fort, on est petit etgrand ;

On est flot dans la foule, âme dans latempête ;

Tout vient et passe ; on est en deuil, onest en fête ;

On arrive, on recule, on lutte avec effort…–

Puis, le vaste et profond silence de lamort !

11juillet 1846, en revenant du cimetière.

XII. – À quoi songeaient les deuxcavaliers dans la forêt

 

La nuit était fort noire et la forêt trèssombre.

Hermann à mes côtés me paraissait uneombre.

Nos chevaux galopaient. À la garde deDieu !

Les nuages du ciel ressemblaient à desmarbres.

Les étoiles volaient dans les branches desarbres

Comme un essaim d’oiseaux de feu.

Je suis plein de regrets. Brisé par lasouffrance,

L’esprit profond d’Hermann est vided’espérance.

Je suis plein de regrets. Ô mes amours,dormez !

Or, tout en traversant ces solitudesvertes,

Hermann me dit : « Je songe auxtombes entr’ouvertes. »

Et je lui dis : « Je pense auxtombeaux refermés ! »

Lui regarde en avant : je regarde enarrière.

Nos chevaux galopaient à travers laclairière ;

Le vent nous apportait de lointainsangelus ;

Il dit : « Je songe à ceux quel’existence afflige,

À ceux qui sont, à ceux qui vivent. –Moi », lui dis-je,

« Je pense à ceux qui ne sontplus ! »

Les fontaines chantaient. Que disaient lesfontaines ?

Les chênes murmuraient. Que murmuraient leschênes ?

Les buissons chuchotaient comme d’anciensamis.

Hermann me dit : « Jamais lesvivants ne sommeillent.

En ce moment, des yeux pleurent, d’autres yeuxveillent. »

Et je lui dis : « Hélas !d’autres sont endormis ! »

Hermann reprit alors : « Le malheur,c’est la vie.

Les morts ne souffrent plus. Ils sontheureux ! j’envie

Leur fosse où l’herbe pousse, où s’effeuillentles bois.

Car la nuit les caresse avec ses doucesflammes ;

Car le ciel rayonnant calme toutes lesâmes

Dans tous les tombeaux à lafois ! »

Et je lui dis : « Tais-toi !respect au noir mystère !

Les morts gisent couchés sous nos pieds dansla terre.

Les morts, ce sont les cœurs qui t’aimaientautrefois !

C’est ton ange expiré ! c’est ton père etta mère !

Ne les attristons point par l’ironieamère.

Comme à travers un rêve ils entendent nosvoix ! »

Octobre 1853.

XIII. – Veni, vidi, vixi

 

J’ai bien assez vécu, puisque dans mesdouleurs

Je marche, sans trouver de bras qui mesecourent,

Puisque je ris à peine aux enfants quim’entourent,

Puisque je ne suis plus réjoui par lesfleurs ;

Puisqu’au printemps, quand Dieu met la natureen fête,

J’assiste, esprit sans joie, à ce splendideamour ;

Puisque je suis à l’heure où l’homme fuit lejour,

Hélas ! et sent de tout la tristessesecrète ;

Puisque l’espoir serein dans mon âme estvaincu ;

Puisqu’en cette saison des parfums et desroses,

Ô ma fille ! j’aspire à l’ombre où tureposes,

Puisque mon cœur est mort, j’ai bien assezvécu.

Je n’ai pas refusé ma tâche sur la terre.

Mon sillon ? Le voilà. Ma gerbe ? Lavoici.

J’ai vécu souriant, toujours plus adouci,

Debout, mais incliné du côté du mystère.

J’ai fait ce que j’ai pu ; j’ai servi,j’ai veillé,

Et j’ai vu bien souvent qu’on riait de mapeine.

Je me suis étonné d’être un objet dehaine,

Ayant beaucoup souffert et beaucouptravaillé.

Dans ce bagne terrestre où ne s’ouvre aucuneaile,

Sans me plaindre, saignant, et tombant sur lesmains,

Morne, épuisé, raillé par les forçatshumains,

J’ai porté mon chaînon de la chaîneéternelle.

Maintenant, mon regard ne s’ouvre qu’àdemi ;

Je ne me tourne plus même quand on menomme ;

Je suis plein de stupeur et d’ennui, comme unhomme

Qui se lève avant l’aube et qui n’a pasdormi.

Je ne daigne plus même, en ma sombreparesse,

Répondre à l’envieux dont la bouche menuit.

Ô Seigneur ! ouvrez-moi les portes de lanuit,

Afin que je m’en aille et que jedisparaisse !

Avril 1848.

XIV.

 

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit lacampagne,

Je partirai. Vois-tu, je sais que tum’attends.

J’irai par la forêt, j’irai par lamontagne.

Je ne puis demeurer loin de toi pluslongtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mespensées,

Sans rien voir au dehors, sans entendre aucunbruit,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mainscroisées,

Triste, et le jour pour moi sera comme lanuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir quitombe,

Ni les voiles au loin descendant versHarfleur,

Et, quand j’arriverai, je mettrai sur tatombe

Un bouquet de houx vert et de bruyère enfleur.

3septembre 1847.

XV. – À Villequier

 

Maintenant que Paris, ses pavés et sesmarbres,

Et sa brume et ses toits sont bien loin de mesyeux ;

Maintenant que je suis sous les branches desarbres,

Et que je puis songer à la beauté descieux ;

Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âmeobscure

Je sors, pâle et vainqueur,

Et que je sens la paix de la grande nature

Qui m’entre dans le cœur ;

Maintenant que je puis, assis au bord desondes,

HEmu par ce superbe et tranquille horizon,

Examiner en moi les vérités profondes

Et regarder les fleurs qui sont dans legazon ;

Maintenant, ô mon Dieu ! que j’ai cecalme sombre

De pouvoir désormais

Voir de mes yeux la pierre où je sais que dansl’ombre

Elle dort pour jamais ;

Maintenant qu’attendri par ces divinsspectacles,

Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuveargenté,

Voyant ma petitesse et voyant vosmiracles,

Je reprends ma raison devantl’immensité ;

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il fautcroire ;

Je vous porte, apaisé,

Les morceaux de ce cœur tout plein de votregloire

Que vous avez brisé ;

Je viens à vous, Seigneur ! confessantque vous êtes

Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieuvivant !

Je conviens que vous seul savez ce que vousfaites,

Et que l’homme n’est rien qu’un jonc quitremble au vent ;

Je dis que le tombeau qui sur les morts seferme

Ouvre le firmament ;

Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour leterme

Est le commencement ;

Je conviens à genoux que vous seul, pèreauguste,

Possédez l’infini, le réel,l’absolu ;

Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’ilest juste

Que mon cœur ait saigné, puisque Dieu l’avoulu !

Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive

Par votre volonté.

L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive enrive,

Roule à l’éternité.

Nous ne voyons jamais qu’un seul côté deschoses ;

L’autre plonge en la nuit d’un mystèreeffrayant.

L’homme subit le joug sans connaître lescauses.

Tout ce qu’il voit est court, inutile etfuyant.

Vous faites revenir toujours la solitude

Autour de tous ses pas.

Vous n’avez pas voulu qu’il eût lacertitude

Ni la joie ici-bas !

Dès qu’il possède un bien, le sort le luiretire.

Rien ne lui fut donné, dans ses rapidesjours,

Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, etdire :

C’est ici ma maison, mon champ et mesamours !

Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeuxvoient ;

Il vieillit sans soutiens.

Puisque ces choses sont, c’est qu’il fautqu’elles soient ;

J’en conviens, j’en conviens !

Le monde est sombre, ô Dieu ! l’immuableharmonie

Se compose des pleurs aussi bien que deschants ;

L’homme n’est qu’un atome en cette ombreinfinie,

Nuit où montent les bons, où tombent lesméchants.

Je sais que vous avez bien autre chose àfaire

Que de nous plaindre tous,

Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de samère,

Ne vous fait rien, à vous !

Je sais que le fruit tombe au vent qui lesecoue ;

Que l’oiseau perd sa plume et la fleur sonparfum ;

Que la création est une grande roue

Qui ne peut se mouvoir sans écraserquelqu’un ;

Les mois, les jours, les flots des mers, lesyeux qui pleurent,

Passent sous le ciel bleu ;

Il faut que l’herbe pousse et que les enfantsmeurent ;

Je le sais, ô mon Dieu !

Dans vos cieux, au delà de la sphère desnues,

Au fond de cet azur immobile et dormant,

Peut-être faites-vous des choses inconnues

Où la douleur de l’homme entre commeélément.

Peut-être est-il utile à vos desseins sansnombre

Que des êtres charmants

S’en aillent, emportés par le tourbillonsombre

Des noirs événements.

Nos destins ténébreux vont sous des loisimmenses

Que rien ne déconcerte et que rienn’attendrit.

Vous ne pouvez avoir de subites clémences

Qui dérangent le monde, ô Dieu, tranquilleesprit !

Je vous supplie, ô Dieu ! de regarder monâme,

Et de considérer

Qu’humble comme un enfant et doux comme unefemme,

Je viens vous adorer !

Considérez encor que j’avais, dèsl’aurore,

Travaillé, combattu, pensé, marché, lutté,

Expliquant la nature à l’homme quil’ignore,

Éclairant toute chose avec votreclarté ;

Que j’avais, affrontant la haine et lacolère,

Fait ma tâche ici-bas,

Que je ne pouvais pas m’attendre à cesalaire,

Que je ne pouvais pas

Prévoir que, vous aussi, sur ma tête quiploie,

Vous appesantiriez votre bras triomphant,

Et que, vous qui voyiez comme j’ai peu dejoie,

Vous me reprendriez si vite monenfant !

Qu’une âme ainsi frappée à se plaindre estsujette,

Que j’ai pu blasphémer,

Et vous jeter mes cris comme un enfant quijette

Une pierre à la mer !

Considérez qu’on doute, ô mon Dieu !quand on souffre,

Que l’œil qui pleure trop finit pars’aveugler,

Qu’un être que son deuil plonge au plus noirdu gouffre,

Quand il ne vous voit plus, ne peut vouscontempler,

Et qu’il ne se peut pas que l’homme, lorsqu’ilsombre

Dans les afflictions,

Ait présente à l’esprit la sérénité sombre

Des constellations !

Aujourd’hui, moi qui fus faible comme unemère,

Je me courbe à vos pieds devant vos cieuxouverts.

Je me sens éclairé dans ma douleur amère

Par un meilleur regard jeté sur l’univers.

Seigneur, je reconnais que l’homme est endélire,

S’il ose murmurer ;

Je cesse d’accuser, je cesse de maudire,

Mais laissez-moi pleurer !

Hélas ! laissez les pleurs couler de mapaupière,

Puisque vous avez fait les hommes pourcela !

Laissez-moi me pencher sur cette froidepierre

Et dire à mon enfant : Sens-tu que jesuis là ?

Laissez-moi lui parler, incliné sur sesrestes,

Le soir, quand tout se tait,

Comme si, dans sa nuit rouvrant ses yeuxcélestes,

Cet ange m’écoutait !

Hélas ! vers le passé tournant un œild’envie,

Sans que rien ici-bas puisse m’enconsoler,

Je regarde toujours ce moment de ma vie

Où je l’ai vue ouvrir son aile ets’envoler !

Je verrai cet instant jusqu’à ce que jemeure,

L’instant, pleurs superflus !

Où je criai : L’enfant que j’avais tout àl’heure,

Quoi donc ! je ne l’ai plus !

Ne vous irritez pas que je sois de lasorte,

Ô mon Dieu ! cette plaie a si longtempssaigné !

L’angoisse dans mon âme est toujours la plusforte,

Et mon cœur est soumis, mais n’est pasrésigné.

Ne vous irritez pas ! fronts que le deuilréclame,

Mortels sujets aux pleurs,

Il nous est malaisé de retirer notre âme

De ces grandes douleurs.

Voyez-vous, nos enfants nous sont biennécessaires,

Seigneur ; quand on a vu dans sa vie, unmatin,

Au milieu des ennuis, des peines, desmisères,

Et de l’ombre que fait sur nous notredestin,

Apparaître un enfant, tête chère etsacrée,

Petit être joyeux,

Si beau, qu’on a cru voir s’ouvrir à sonentrée

Une porte des cieux ;

Quand on a vu, seize ans, de cet autresoi-même

Croître la grâce aimable et la douceraison,

Lorsqu’on a reconnu que cet enfant qu’onaime

Fait le jour dans notre âme et dans notremaison,

Que c’est la seule joie ici-bas quipersiste

De tout ce qu’on rêva,

Considérez que c’est une chose bien triste

De le voir qui s’en va !

Villequier, 4 septembre 1847.

XVI. – Mors

 

Je vis cette faucheuse. Elle était dans sonchamp.

Elle allait à grands pas moissonnant etfauchant,

Noir squelette laissant passer lecrépuscule.

Dans l’ombre où l’on dirait que tout trembleet recule,

L’homme suivait des yeux les lueurs de lafaulx.

Et les triomphateurs sous les arcstriomphaux

Tombaient ; elle changeait en désertBabylone,

Le trône en échafaud et l’échafaud entrône,

Les roses en fumier, les enfants enoiseaux,

L’or en cendre, et les yeux des mères enruisseaux.

Et les femmes criaient : – Rends-nous cepetit être.

Pour le faire mourir, pourquoi l’avoir faitnaître ? –

Ce n’était qu’un sanglot sur terre, en haut,en bas ;

Des mains aux doigts osseux sortaient desnoirs grabats ;

Un vent froid bruissait dans les linceuls sansnombre ;

Les peuples éperdus semblaient sous la faulxsombre

Un troupeau frissonnant qui dans l’ombres’enfuit ;

Tout était sous ses pieds deuil, épouvante etnuit.

Derrière elle, le front baigné de doucesflammes,

Un ange souriant portait la gerbe d’âmes.

Mars 1854.

XVII. – Charles Vacquerie

 

Il ne sera pas dit que ce jeune homme, ôdeuil !

Se sera de ses mains ouvert l’affreuxcercueil

Où séjourne l’ombre abhorrée,

Hélas ! et qu’il aura lui-même dans lamort

De ses jours généreux, encor pleins jusqu’aubord,

Renversé la coupe dorée,

Et que sa mère, pâle et perdant la raison,

Aura vu rapporter au seuil de sa maison,

Sous un suaire aux plis funèbres,

Ce fils, naguère encor pareil au jour quinaît,

Maintenant blême et froid, tel que la mortvenait

De le faire pour les ténèbres ;

Il ne sera pas dit qu’il sera mort ainsi,

Qu’il aura, cœur profond et par l’amoursaisi,

Donné sa vie à ma colombe,

Et qu’il l’aura suivie au lieu morne etvoilé,

Sans que la voix du père à genoux aitparlé

À cette âme dans cette tombe !

En présence de tant d’amour et de vertu,

Il ne sera pas dit que je me serai tu,

Moi qu’attendent les maux sansnombre !

Que je n’aurai point mis sur sa bière unflambeau,

Et que je n’aurai pas devant son noirtombeau

Fait asseoir une strophe sombre !

N’ayant pu la sauver, il a voulu mourir.

Sois béni, toi qui, jeune, à l’âge où vients’offrir

L’espérance joyeuse encore,

Pouvant rester, survivre, épuiser tesprintemps,

Ayant devant les yeux l’azur de tes vingtans

Et le sourire de l’aurore,

À tout ce que promet la jeunesse, auxplaisirs,

Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs

Par qui toute peine est bannie,

À l’avenir, trésor des jours à peineéclos,

À la vie, au soleil, préféras sous lesflots

L’étreinte de cette agonie !

Oh ! quelle sombre joie à cet êtrecharmant

De se voir embrassée au suprême moment,

Par ton doux désespoir fidèle !

La pauvre âme a souri dans l’angoisse, ensentant

À travers l’eau sinistre et l’effroyableinstant

Que tu t’en venais avec elle !

Leurs âmes se parlaient sous les vaguesrumeurs.

– Que fais-tu ? disait-elle. – Etlui, disait : – Tu meurs ;

Il faut bien aussi que je meure ! –

Et, les bras enlacés, doux couplefrissonnant,

Ils se sont en allés dans l’ombre ; et,maintenant,

On entend le fleuve qui pleure.

Puisque tu fus si grand, puisque tu fus sidoux

Que de vouloir mourir, jeune homme, amant,époux,

Qu’à jamais l’aube en ta nuitbrille !

Aie à jamais sur toi l’ombre de Dieupenché !

Sois béni sous la pierre où te voilàcouché !

Dors, mon fils, auprès de ma fille !

Sois béni ! que la brise et que l’oiseaudes bois,

Passants mystérieux, de leur plus doucevoix

Te parlent dans ta maison sombre !

Que la source te pleure avec sa goutted’eau !

Que le frais liseron se glisse en tontombeau

Comme une caresse de l’ombre !

Oh ! s’immoler, sortir avec l’ange quisort,

Suivre ce qu’on aima dans l’horreur de lamort,

Dans le sépulcre ou sur les claies,

Donner ses jours, son sang et sesillusions !… –

Jésus baise en pleurant ces saintesactions

Avec les lèvres de ses plaies.

Rien n’égale ici-bas, rien n’atteint sous lescieux

Ces héros, doucement saignants et radieux,

Amour, qui n’ont que toi pour règle ;

Le génie à l’œil fixe, au vaste élanvainqueur,

Lui-même est dépassé par ces essors ducœur ;

L’ange vole plus haut que l’aigle.

Dors ! – Ô mes douloureux et sombresbien-aimés !

Dormez le chaste hymen du sépulcre !dormez !

Dormez au bruit du flot qui gronde,

Tandis que l’homme souffre, et que le ventlointain

Chasse les noirs vivants à travers ledestin,

Et les marins à travers l’onde !

Ou plutôt, car la mort n’est pas un lourdsommeil,

Envolez-vous tous deux dans l’abîmevermeil,

Dans les profonds gouffres de joie,

Où le juste qui meurt semble un soleillevant,

Où la morte au front pâle est comme un lysvivant,

Où l’ange frissonnant flamboie !

Fuyez, mes doux oiseaux ! évadez-voustous deux

Loin de notre nuit froide et loin du malhideux !

Franchissez l’éther d’un coupd’aile !

Volez loin de ce monde, âpre hiver sansclarté,

Vers cette radieuse et bleue éternité,

Dont l’âme humaine est l’hirondelle !

Ô chers êtres absents, on ne vous verraplus

Marcher au vert penchant des coteauxchevelus,

Disant tout bas de douces choses !

Dans le mois des chansons, des nids et deslilas,

Vous n’irez plus semant des sourires,hélas !

Vous n’irez plus cueillant desroses !

On ne vous verra plus, dans ces sentiersjoyeux,

Errer, et, comme si vous évitiez les yeux

De l’horizon vaste et superbe,

Chercher l’obscur asile et le taillisprofond

Où passent des rayons qui tremblent et quifont

Des taches de soleil sur l’herbe !

Villequier, Caudebec, et tous ces fraisvallons,

Ne vous entendront plus vous écrier :« Allons,

Le vent est bon, la Seine estbelle ! »

Comme ces lieux charmants vont être pleinsd’ennui !

Les hardis goélands ne diront plus :C’est lui !

Les fleurs ne diront plus : C’estelle !

Dieu, qui ferme la vie et rouvre l’idéal,

Fait flotter à jamais votre lit nuptial

Sous le grand dôme aux clairspilastres ;

En vous prenant la terre, il vous prit lesdouleurs ;

Ce père souriant, pour les champs pleins defleurs,

Vous donne les cieux remplisd’astres !

Allez des esprits purs accroître la tribu.

De cette coupe amère où vous n’avez pasbu,

Hélas ! nous viderons le reste.

Pendant que nous pleurons, de sanglotsabreuvés,

Vous, heureux, enivrés de vous-mêmes,vivez

Dans l’éblouissement céleste !

Vivez ! aimez ! ayez les bonheursinfinis.

Oh ! les anges pensifs, bénissant etbénis,

Savent seuls, sous les sacrés voiles,

Ce qu’il entre d’extase, et d’ombre, et deciel bleu,

Dans l’éternel baiser de deux âmes queDieu

Tout à coup change en deux étoiles !

Jersey, 4 septembre 1852.

LIVRE CINQUIÈME – EN MARCHE

I. – À Aug. V.

 

Et toi, son frère, sois le frère de mesfils.

Cœur fier, qui du destin relèves lesdéfis,

Suis à côté de moi la voie inexorable.

Que ta mère au front gris soit ma sœurvénérable !

Ton frère dort couché dans le sépulcrenoir ;

Nous, dans la nuit du sort, dans l’ombre dudevoir,

Marchons à la clarté qui sort de cettepierre.

Qu’il dorme, voyant l’aube à travers sapaupière !

Un jour, quand on lira nos tempsmystérieux,

Les songeurs attendris promèneront leursyeux

De toi, le dévouement, à lui, lesacrifice.

Nous habitons du sphinx le lugubreédifice ;

Nous sommes, cœurs liés au mornepiédestal,

Tous la fatale énigme et tous le motfatal.

Ah ! famille ! ah !douleur ! ô sœur ! ô mère ! ô veuve !

Ô sombres lieux, qu’emplit le murmure dufleuve !

Chaste tombe jumelle au pied du coteauvert !

Poëte, quand mon sort s’est brusquementouvert,

Tu n’as pas reculé devant les noiresportes,

Et, sans pâlir, avec le flambeau que tuportes,

Tes chants, ton avenir que l’absenceinterrompt,

Et le frémissement lumineux de ton front,

Trouvant la chute belle et le malheurpropice,

Calme, tu t’es jeté dans le grandprécipice !

Hélas ! c’est par les deuils que nousnous enchaînons.

Ô frères, que vos noms soient mêlés à nosnoms !

Dieu vous fait des rayons de toutes nosténèbres.

Car vous êtes entrés sous nos voûtesfunèbres ;

Car vous avez été tous deux vaillants etdoux ;

Car vous avez tous deux, vous rapprochant denous

À l’heure où vers nos fronts roulait legouffre d’ombre,

Accepté notre sort dans ce qu’il a desombre,

Et suivi, dédaignant l’abîme et le péril,

Lui, la fille au tombeau, toi, le père àl’exil !

Jersey, Marine-Terrace, 4 septembre 1852.

II. – Au fils d’un poëte

 

Enfant, laisse aux mers inquiètes

Le naufragé, tribun ou roi ;

Laisse s’en aller les poëtes !

La poésie est près de toi.

Elle t’échauffe, elle t’inspire,

Ô cher enfant, doux alcyon,

Car ta mère en est le sourire,

Et ton père en est le rayon.

Les yeux en pleurs, tu me demandes

Où je vais, et pourquoi je pars.

Je n’en sais rien ; les mers sontgrandes ;

L’exil s’ouvre de toutes parts.

Ce que Dieu nous donne, il nous l’ôte.

Adieu, patrie ! adieu, Sion !

Le proscrit n’est pas même un hôte,

Enfant, c’est une vision.

Il entre, il s’assied, puis se lève,

Reprend son bâton et s’en va.

Sa vie erre de grève en grève

Sous le souffle de Jéhovah.

Il fuit sur les vagues profondes,

Sans repos, toujours en avant.

Qu’importe ce qu’en font les ondes !

Qu’importe ce qu’en fait le vent !

Garde, enfant, dans ta jeune tête

Ce souvenir mystérieux,

Tu l’as vu dans une tempête

Passer comme l’éclair des cieux.

Son âme aux chocs habituée

Traversait l’orage et le bruit.

D’où sortait-il ? De la nuée.

Où s’enfonçait-il ? Dans la nuit.

Bruxelles, juillet 1852.

III. – Écrit en 1846

 

« … Je vous ai vu enfant, monsieur, chezvotre respectable mère, et nous sommes même un peu parents, jecrois. J’ai applaudi à vos premières odes, la Vendée, LouisXVII… Dès 1827, dans votre ode dite À la colonne,vous désertiez les saines doctrines, vous abjuriez lalégitimité ; la faction libérale battait des mains à votreapostasie. J’en gémissais… Vous êtes aujourd’hui, monsieur, endémagogie pure, en plein jacobinisme. Votre discours d’anarchistesur les affaires de Galicie est plus digne du tréteau d’uneConvention que de la tribune d’une chambre des pairs. Vous en êtesà la carmagnole… Vous vous perdez, je vous le dis. Quelle est doncvotre ambition ? Depuis ces beaux jours de votre adolescencemonarchique, qu’avez-vous fait ? oùallez-vous ?… »

(Lemarquis du C. d’E… – Lettre à Victor Hugo, Paris,1846.)

I

 

Marquis, je m’en souviens, vous veniez chez mamère.

Vous me faisiez parfois réciter magrammaire ;

Vous m’apportiez toujours quelque bonbonexquis ;

Et nous étions cousins quand on étaitmarquis.

Vous étiez vieux, j’étais enfant ; contrevos jambes

Vous me preniez, et puis, entre deuxdithyrambes

En l’honneur de Coblentz et des rois, vouscontiez

Quelque histoire de loups, de peupleschâtiés,

D’ogres, de jacobins, authentique etformelle,

Que j’avalais avec vos bonbons, pêle-mêle,

Et que je dévorais de fort bon appétit

Quand j’étais royaliste et quand j’étaispetit.

J’étais un doux enfant, le grain d’honnêtehomme.

Quand, plein d’illusions, crédule, simple, ensomme,

Droit et pur, mes deux yeux sur l’idéalouverts,

Je bégayais, songeur naïf, mes premiersvers,

Marquis, vous leur trouviez un arrière-goûtfauve,

Les Grâces vous ayant nourri dans leuralcôve ;

Mais vous disiez : « Pas mal !bien ! c’est quelqu’un qui naît ! »

Et, souvenir sacré ! ma mèrerayonnait.

Je me rappelle encor de quel accent mamère

Vous disait : « Bonjour. »Aube ! avril ! joie éphémère !

Où donc est ce sourire ? où donc estcette voix ?

Vous fuyez donc ainsi que les feuilles desbois,

Ô baisers d’une mère ! aujourd’hui, monfront sombre,

Le même front, est là, pensif, avec del’ombre,

Et les baisers de moins et les rides deplus !

Vous aviez de l’esprit, marquis. Flux etreflux,

Heur, malheur, vous avaient laissé l’âme asseznette ;

Riche, pauvre, écuyer de Marie-Antoinette,

Émigré, vous aviez, dans ce tempsincertain,

Bien supporté le chaud et le froid dudestin.

Vous haïssiez Rousseau, mais vous aimiezVoltaire.

Pigault-Lebrun allait à votre goûtaustère,

Mais Diderot était digne du pilori.

Vous détestiez, c’est vrai, madameDubarry,

Tout en divinisant Gabrielle d’Estrée.

Pas plus que Sévigné, la marquise lettrée,

Ne s’étonnait de voir, douce femme rêvant,

Blêmir au clair de lune et trembler dans levent,

Aux arbres du chemin, parmi les feuillesjaunes,

Les paysans pendus par ce bon duc deChaulnes,

Vous ne preniez souci des manants qu’onabat

Par la force, et du pauvre écrasé sous lebât.

Avant quatre-vingt-neuf, galantincendiaire,

Vous portiez votre épée en quart decivadière ;

La poudre blanchissait votre dos develours ;

Vous marchiez sur le peuple à pas légers – etlourds.

Quoique les vieux abus n’eussent rien qui vousblesse,

Jeune, vous aviez eu, vous, toute lanoblesse,

Montmorency, Choiseul, Noaille, espritscharmants,

Avec la royauté des querellesd’amants ;

Brouilles, roucoulements ; Bérénice avecTite.

La Révolution vous plut toutepetite ;

Vous emboîtiez le pas derrièreTalleyrand ;

Le monstre vous sembla d’abord forttransparent,

Et vous l’aviez tenu sur les fonts debaptême.

Joyeux, vous aviez dit au nouveau-né : Jet’aime !

Ligue ou Fronde, remède au déficit,protêt,

Vous ne saviez pas trop au fond ce quec’était ;

Mais vous battiez des mains gaîment, quandLafayette

Fit à Léviathan sa première layette.

Plus tard, la peur vous prit quand surgit leflambeau.

Vous vîtes la beauté du tigre Mirabeau.

Vous nous disiez, le soir, près du feu quipétille,

Paris de sa poitrine arrachant laBastille,

Le faubourg Saint-Antoine accourant ensabots,

Et ce grand peuple, ainsi qu’un spectre destombeaux,

Sortant, tout effaré, de son antiqueopprobre,

Et le vingt juin, le dix août, le sixoctobre,

Et vous nous récitiez les quatrains queBoufflers

Mêlait en souriant à ces blêmes éclairs.

Car vous étiez de ceux qui, d’abord, necomprirent

Ni le flot, ni la nuit, ni la France, et quirirent ;

Qui prenaient tout cela pour des jeuxinnocents ;

Qui, dans l’amas plaintif des sièclesrugissants

Et des hommes hagards, ne voyaient qu’unemeute ;

Qui, légers, à la foule, à la faim, àl’émeute,

Donnaient à deviner l’énigme dusalon ;

Et qui, quand le ciel noir s’emplissaitd’aquilon,

Quand, accroupie au seuil du mystèreinsondable,

La Révolution se dressait formidable,

Sceptiques, sans voir l’ongle et l’œil fauvequi luit,

Distinguant mal sa face étrange dans lanuit,

Presque prêts à railler l’obscuritédifforme,

Jouaient à la charade avec le sphinxénorme.

Vous nous disiez : « Queldeuil ! les gueux, les mécontents,

« Ont fait rage ; on n’a pas sus’arrêter à temps.

« Une transaction eût tout sauvépeut-être.

« Ne peut-on être libre et le roi restermaître ?

« Le peuple conservant le trône eût étégrand. »

Puis vous deveniez triste et morne ; et,murmurant :

« Les plus sages n’ont pu sauver ce bonvieux trône.

« Tout est mort ; ces grands rois,ce Paris Babylone,

« Montespan et Marly, Maintenon etSaint-Cyr ! »

Vous pleuriez. – Et, grand Dieu !pouvaient-ils réussir,

Ces hommes qui voulaient, combinant vingtrégimes,

La loi qui nous froissa, l’abus dont nousrougîmes,

Vieux codes, vieilles mœurs, droit divin,nation,

Chausser de royauté la Révolution ?

La patte du lion creva cettepantoufle !

II

 

Puis vous m’avez perdu de vue ; un ventqui souffle

Disperse nos destins, nos jours, notreraison,

Nos cœurs, aux quatre coins du lividehorizon ;

Chaque homme dans sa nuit s’en va vers salumière.

La seconde âme en nous se greffe à lapremière ;

Toujours la même tige avec une autrefleur.

J’ai connu le combat, le labeur, ladouleur,

Les faux amis, ces nœuds qui deviennentcouleuvres ;

J’ai porté deuils sur deuils ; j’ai misœuvres sur œuvres ;

Vous ayant oublié, je ne le cache pas,

Marquis ; soudain j’entends dans mamaison un pas,

C’est le vôtre, et j’entends une voix, c’estla vôtre,

Qui m’appelle apostat, moi qui me crusapôtre !

Oui, c’est bien vous ; ayant peur jusqu’àla fureur,

Fronsac vieux, le marquis happé par laTerreur,

Haranguant à mi-corps dans l’hydre quil’avale.

L’âge ayant entre nous conservél’intervalle

Qui fait que l’homme reste enfant pour levieillard,

Ne me voyant d’ailleurs qu’à travers unbrouillard,

Vous criez, l’œil hagard et vous fâchant toutrouge :

« Ah ! çà ! qu’est-ce que c’estque ce brigand ? Il bouge ! »

Et du poing, non du doigt, vous montrez vosaïeux ;

Et vous me rappelez ma mère, furieux.

– Je vous baise, ô pieds froids de mamère endormie !

Et, vous exclamant : « Honte !anarchie ! infamie !

« Siècle effroyable où nul ne veut setenir coi ! »

Me demandant comment, me demandantpourquoi,

Remuant tous les morts qui gisent sous lapierre,

Citant Lambesc, Marat, Charette etRobespierre,

Vous me dites d’un ton qui n’a plus riend’urbain :

« Ce gueux est libéral ! ce montreest jacobin !

« Sa voix à des chansons de carrefours’éraille.

« Pourquoi regardes-tu par-dessus lamuraille ?

« Où vas-tu ? d’où viens-tu ?qui te rend si hardi ?

« Depuis qu’on ne t’a vu, qu’as-tufait ? »

J’ai grandi.

Quoi ! parce que je suis né dans ungroupe d’hommes

Qui ne voyaient qu’enfers, Gomorrhes etSodomes,

Hors des anciennes mœurs et des antiquesfois ;

Quoi ! parce que ma mère, en Vendéeautrefois,

Sauva dans un seul jour la vie à douzeprêtres ;

Parce qu’enfant sorti de l’ombre desancêtres,

Je n’ai su tout d’abord que ce qu’ils m’ontappris,

Qu’oiseau dans le passé comme en un filetpris,

Avant de m’échapper à travers le bocage,

J’ai dû laisser pousser mes plumes dans macage ;

Parce que j’ai pleuré, – j’en pleure encor,qui sait ? –

Sur ce pauvre petit nommé LouisDix-Sept ;

Parce qu’adolescent, âme à faux jourguidée,

J’ai trop peu vu la France et trop vu laVendée ;

Parce que j’ai loué l’héroïsme breton,

Chouan et non Marceau, Stofflet et nonDanton,

Que les grands paysans m’ont caché les grandshommes,

Et que j’ai fort mal lu, d’abord, l’ère oùnous sommes,

Parce que j’ai vagi des chants de royauté,

Suis-je à toujours rivé dansl’imbécillité ?

Dois-je crier : Arrière ! à monsiècle ; – à l’idée :

Non ! – à la vérité : Va-t’en,dévergondée ! –

L’arbre doit-il pour moi n’être qu’ungoupillon ?

Au sein de la nature, immense tourbillon,

Dois-je vivre, portant l’ignorance enécharpe,

Cloîtré dans Loriquet et muré dansLaharpe ?

Dois-je exister sans être et regarder sansvoir ?

Et faut-il qu’à jamais pour moi, quand vientle soir,

Au lieu de s’étoiler, le ciel sefleurdelise ?

III

 

Car le roi masque Dieu même dans sonéglise,

L’azur,

IV

 

Écoutez-moi.J’ai vécu ; j’ai songé.

La vie en larmes m’a doucement corrigé.

Vous teniez mon berceau dans vos mains, etvous fîtes

Ma pensée et ma tête en vos rêvesconfites.

Hélas ! j’étais la roue et vous étiezl’essieu.

Sur la vérité sainte, et la justice, etDieu,

Sur toutes les clartés que la raison nousdonne,

Par vous, par vos pareils, – et je vous lepardonne,

Marquis, – j’avais été tout de traversplacé.

J’étais en porte-à-faux, je me suisredressé.

La pensée est le droit sévère de la vie.

Dieu prend par la main l’homme enfant, et leconvie

À la classe qu’au fond des champs, au sein desbois,

Il fait dans l’ombre à tous les êtres à lafois.

J’ai pensé. J’ai rêvé près des flots, dans lesherbes,

Et les premiers courroux de mes odesimberbes

Sont d’eux-même en marchant tombés derrièremoi.

La nature devint ma joie et moneffroi ;

Oui, dans le même temps où vous faussiez malyre,

Marquis, je m’échappais et j’apprenais àlire

Dans cet hiéroglyphe énorme :l’univers.

Oui, j’allais feuilleter les champs toutgrands ouverts ;

Tout enfant, j’essayais d’épeler cettebible

Où se mêle, éperdu, le charmant auterrible ;

Livre écrit dans l’azur, sur l’onde et lechemin,

Avec la fleur, le vent, l’étoile ; etqu’en sa main

Tient la création au regard destatue ;

Prodigieux poëme où la foudre accentue

La nuit, où l’océan souligne l’infini.

Aux champs, entre les bras du grand chênebéni,

J’étais plus fort, j’étais plus doux, j’étaisplus libre ;

Je me mettais avec le monde enéquilibre ;

Je tâchais de savoir, tremblant, pâle,ébloui,

Si c’est Non que dit l’ombre à l’astre qui ditOui ;

Je cherchais à saisir le sens des phrasessombres

Qu’écrivaient sous mes yeux les formes et lesnombres ;

J’ai vu partout grandeur, vie, amour,liberté ;

Et j’ai dit : – Texte : Dieu ;contre-sens : royauté. –

La nature est un drame avec despersonnages :

J’y vivais ; j’écoutais, comme destémoignages,

L’oiseau, le lys, l’eau vive et la nuit quitombait.

Puis je me suis penché sur l’homme, autrealphabet.

Le mal m’est apparu, puissant, joyeux,robuste,

Triomphant ; je n’avais qu’unesoif : être juste ;

Comme on arrête un gueux volant sur lechemin,

Justicier indigné, j’ai pris le cœurhumain

Au collet, et j’ai dit : Pourquoi lefiel, l’envie,

La haine ? Et j’ai vidé les poches de lavie.

Je n’ai trouvé dedans que deuil, misère,ennui.

J’ai vu le loup mangeant l’agneau, dire :Il m’a nui !

Le vrai boitant ; l’erreur haute de centcoudées ;

Tous les cailloux jetés à toutes lesidées.

Hélas ! j’ai vu la nuit reine, et, defers chargés,

Christ, Socrate, Jean Huss, Colomb ; lespréjugés

Sont pareils aux buissons que dans lasolitude

On brise pour passer : toute lamultitude

Se redresse et vous mord pendant qu’on encourbe un.

Ah ! malheur à l’apôtre et malheur autribun !

On avait eu bien soin de me cacherl’histoire ;

J’ai lu ; j’ai comparé l’aube avec lanuit noire

Et les quatre-vingt-treize auxSaint-Barthélemy ;

Car ce quatre-vingt-treize où vous avezfrémi,

Qui dut être, et que rien ne peut plus faireéclore,

C’est la lueur de sang qui se mêle àl’aurore.

Les Révolutions, qui viennent tout venger,

Font un bien éternel dans leur malpassager.

Les Révolutions ne sont que la formule

De l’horreur qui, pendant vingt règness’accumule.

Quand la souffrance a pris de lugubresampleurs ;

Quand les maîtres longtemps ont fait, surl’homme en pleurs,

Tourner le Bas-Empire avec le Moyen Age,

Du midi dans le nord formidableengrenage ;

Quand l’histoire n’est plus qu’un tas noir detombeaux,

De Crécys, de Rosbachs, becquetés descorbeaux ;

Quand le pied des méchants règne et courbe latête

Du pauvre partageant dans l’auge avec labête ;

Lorsqu’on voit aux deux bouts de l’affreuseBabel

Louis Onze et Tristan, Louis Quinze etLebel ;

Quand le harem est prince et l’échafaudministre ;

Quand toute chair gémit ; quand la lunesinistre

Trouve qu’assez longtemps l’herbe humaine afléchi,

Et qu’assez d’ossements aux gibets ontblanchi ;

Quand le sang de Jésus tombe en vain, goutte àgoutte,

Depuis dix-huit cents ans, dans l’ombre quil’écoute ;

Quand l’ignorance a même aveuglél’avenir ;

Quand, ne pouvant plus rien saisir et rientenir,

L’espérance n’est plus que le tronçon del’homme ;

Quand partout le supplice à la fois seconsomme,

Quand la guerre est partout, quand la haineest partout,

Alors, subitement, un jour, debout,debout !

Les réclamations de l’ombre misérable,

La géante douleur, spectreincommensurable,

Sortent du gouffre ; un cri s’entend surles hauteurs ;

Les mondes sociaux heurtent leurséquateurs ;

Tout le bagne effrayant des parias selève ;

Et l’on entend sonner les fouets, les fers, leglaive,

Le meurtre, le sanglot, la faim, lehurlement,

Tout le bruit du passé, dans cedéchaînement !

Dieu dit au peuple : Va ! l’ardenttocsin qui râle,

Secoue avec sa corde obscure et sépulcrale

L’église et son clocher, le Louvre et sonbeffroi ;

Luther brise le pape et Mirabeau leroi !

Tout est dit. C’est ainsi que les vieux mondescroulent.

Oh ! l’heure vient toujours ! desflots sourds au loin roulent.

À travers les rumeurs, les cadavres, lesdeuils,

L’écume, et les sommets qui deviennentécueils,

Les siècles devant eux poussent,désespérées,

Les Révolutions, monstrueuses marées,

Océans faits des pleurs de tout le genrehumain.

V

 

Ce sont les rois qui font les gouffres ;mais la main

Qui sema, ne veut pas accepter larécolte ;

Le fer dit que le sang qui jaillit, serévolte.

Voilà ce que m’apprit l’histoire. Oui, c’estcruel,

Ma raison a tué mon royalisme en duel.

Me voici jacobin. Que veut-on que j’yfasse ?

Le revers du louis dont vous aimez laface,

M’a fait peur. En allant librement devantmoi,

En marchant, je le sais, j’afflige votrefoi,

Votre religion, votre cause éternelle,

Vos dogmes, vos aïeux, vos dieux, votreflanelle,

Et dans vos bons vieux os, faitsd’immobilité,

Le rhumatisme antique appelé royauté.

Je n’y puis rien. Malgré menins etmajordomes,

Je ne crois plus aux rois propriétairesd’hommes ;

N’y croyant plus, je fais mon devoir, je ledis.

Marc-Aurèle écrivait : « Je metrompai jadis ;

« Mais je ne laisse pas, allant au juste,au sage,

« Mes erreurs d’autrefois me barrer lepassage. »

Je ne suis qu’un atome, et je fais commelui ;

Marquis, depuis vingt ans, je n’ai, commeaujourd’hui,

Qu’une idée en l’esprit : servir la causehumaine.

La vie est une cour d’assises ; onamène

Les faibles à la barre accouplés auxpervers.

J’ai, dans le livre, avec le drame, en prose,en vers,

Plaidé pour les petits et pour lesmisérables ;

Suppliant les heureux et lesinexorables ;

J’ai réhabilité le bouffon, l’histrion,

Tous les damnés humains, Triboulet,Marion,

Le laquais, le forçat et laprostituée ;

Et j’ai collé ma bouche à toute âme tuée,

Comme font les enfants, anges aux cheveuxd’or,

Sur la mouche qui meurt, pour qu’elle voleencor.

Je me suis incliné sur tout ce quichancelle,

Tendre, et j’ai demandé la grâceuniverselle ;

Et, comme j’irritais beaucoup de gensainsi,

Tandis qu’en bas peut-être on me disait :Merci,

J’ai recueilli souvent, passant dans lesnuées,

L’applaudissement fauve et sombre deshuées ;

J’ai réclamé des droits pour la femme etl’enfant ;

J’ai tâché d’éclairer l’homme en leréchauffant ;

J’allais criant : Science !écriture ! parole !

Je voulais résorber le bagne parl’école ;

Les coupables pour moi n’étaient que destémoins.

Rêvant tous les progrès, je voyais luiremoins

Que le front de Paris la tiare de Rome.

J’ai vu l’esprit humain libre, et le cœur del’homme

Esclave ; et j’ai voulu l’affranchir àson tour,

Et j’ai tâché de mettre en libertél’amour.

Enfin, j’ai fait la guerre à la Grèvehomicide,

J’ai combattu la mort, comme l’antiqueAlcide ;

Et me voilà ; marchant toujours, ayantconquis,

Perdu, lutté, souffert. – Encore un mot,marquis,

Puisque nous sommes là causant entre deuxportes.

On peut être appelé renégat de deuxsortes :

En se faisant païen, en se faisantchrétien.

L’erreur est d’un aimable et galantentretien.

Qu’on la quitte, elle met les deux poings sursa hanche.

La vérité, si douce aux bons, mais rude etfranche,

Quand pour l’or, le pouvoir, la pourpre qu’onrevêt,

On la trahit, devient le spectre duchevet.

L’une est la harengère, et l’autre estl’euménide.

Et ne nous fâchons point. Bonjour,Epiménide.

Le passé ne veut pas s’en aller. Ilrevient

Sans cesse sur ses pas, reveut, reprend,retient,

Use à tout ressaisir ses ongles noirs ;fait rage ;

Il gonfle son vieux flot, souffle son vieilorage,

Vomit sa vieille nuit, crie : Àbas ! crie : À mort !

Pleure, tonne, tempête, éclate, hurle,mord.

L’avenir souriant lui dit : Passe,bonhomme.

L’immense renégat d’Hier, marquis, senomme

Demain ; mai tourne bride et plante làl’hiver ;

Qu’est-ce qu’un papillon ? le déserteurdu ver ;

Falstaff se range ? il est l’apostat desribotes ;

Mes pieds, ces renégats, quittent mes vieillesbottes ;

Ah ! le doux renégat des haines, c’estl’amour.

À l’heure où, débordant d’incendie et dejour,

Splendide, il s’évada de leurs cachotsfunèbres,

Le soleil frémissant renia les ténèbres.

Ô marquis peu semblable aux anciens baronsloups,

Ô Français renégat du Celte,embrassons-nous.

Vous voyez bien, marquis, que vous aviez tropd’ire.

VI

 

Rien, au fond de mon cœur, puisqu’il faut leredire,

Non, rien n’a varié ; je suis toujourscelui

Qui va droit au devoir, dès que l’honnête alui,

Qui, comme Job, frissonne aux vents, fragilearbuste,

Mais veut le bien, le vrai, le beau, le grand,le juste.

Je suis cet homme-là, je suis cetenfant-là.

Seulement, un matin, mon esprit s’envola,

Je vis l’espace large et pur qui nousréclame ;

L’horizon a changé, marquis, mais non pasl’âme.

Rien au dedans de moi, mais tout autour demoi.

L’histoire m’apparut, et je compris la loi

Des générations, cherchant Dieu, portantl’arche,

Et montant l’escalier immense marche àmarche.

Je restai le même œil, voyant un autreciel.

Est-ce ma faute, à moi, si l’azur éternel

Est plus grand et plus bleu qu’un plafond deVersailles ?

Est-ce ma faute, à moi, mon Dieu, si tutressailles

Dans mon cœur frémissant, à ce cri :Liberté !

L’œil de cet homme a plus d’aurore et declarté,

Tant pis ! prenez-vous-en à l’aubesolennelle.

C’est la faute au soleil et non à laprunelle.

Vous dites : Où vas-tu ? Jel’ignore ; et j’y vais.

Quand le chemin est droit, jamais il n’estmauvais.

J’ai devant moi le jour et j’ai la nuitderrière ;

Et cela me suffit ; je brise labarrière.

Je vois, et rien de plus ; je crois, etrien de moins.

Mon avenir à moi n’est pas un de messoins.

Les hommes du passé, les combattants del’ombre,

M’assaillent ; je tiens tête, et sanscompter leur nombre,

À ce choc inégal et parfois hasardeux.

Mais, Longwood et Goritz m’en sont témoinstous deux,

Jamais je n’outrageai la proscriptionsainte.

Le malheur, c’est la nuit ; dans cetteauguste enceinte,

Les hommes et les cieux paraissentétoilés.

Les derniers rois l’ont su quand ils s’en sontallés.

Jamais je ne refuse, alors que le soirtombe,

Mes larmes à l’exil, mes genoux à latombe ;

J’ai toujours consolé qui s’estévanoui ;

Et, dans leurs noirs cercueils, leur tête medit oui.

Ma mère aussi le sait ! et de plus, avecjoie,

Elle sait les devoirs nouveaux que Dieum’envoie ;

Car, étant dans la fosse, elle aussi voit levrai.

Oui, l’homme sur la terre est un ange àl’essai ;

Aimons ! servons ! aidons !luttons ! souffrons ! Ma mère

Sait qu’à présent je vis hors de toutechimère ;

Elle sait que mes yeux au progrès sontouverts,

Que j’attends les périls, l’épreuve, lesrevers,

Que je suis toujours prêt, et que je hâtel’heure

De ce grand lendemain : l’humanitémeilleure !

Qu’heureux, triste, applaudi, chassé, vaincu,vainqueur,

Rien de ce but profond ne distraira moncœur,

Ma volonté, mes pas, mes cris, mes vœux, maflamme !

Ô saint tombeau, tu vois dans le fond de monâme !

Oh ! jamais, quel que soit le sort, ledeuil, l’affront,

La conscience en moi ne baissera lefront ;

Elle marche sereine, indestructible etfière ;

Car j’aperçois toujours, conseil lointain,lumière,

À travers mon destin, quel que soit lemoment,

Quel que soit le désastre oul’éblouissement,

Dans le bruit, dans le vent orageux quim’emporte,

Dans l’aube, dans la nuit, l’œil de ma mèremorte !

Paris, juin 1846.

Écrit en 1855

 

J’ajoute un post-scriptum après neuf ans.J’écoute ;

Êtes-vous toujours là ? Vous êtes mortsans doute,

Marquis ; mais d’où je suis on peutparler aux morts.

Ah ! votre cercueil s’ouvre : – Oùdonc es-tu ? – Dehors.

Comme vous. – Es-tu mort ? – Presque.J’habite l’ombre ;

Je suis sur un rocher qu’environne l’eausombre,

Écueil rongé des flots, de ténèbreschargé,

Où s’assied, ruisselant, le blêmenaufragé.

– Eh bien, me dites-vous, après ? –La solitude

Autour de moi toujours a la mêmeattitude ;

Je ne vois que l’abîme, et la mer, et lescieux,

Et les nuages noirs qui vontsilencieux ;

Mon toit, la nuit, frissonne, et l’ouragan lemêle

Aux souffles effrénés de l’onde et de lagrêle ;

Quelqu’un semble clouer un crêpe àl’horizon ;

L’insulte bat de loin le seuil de mamaison ;

Le roc croule sous moi dès que mon pied s’ypose ;

Le vent semble avoir peur de m’approcher, etn’ose

Me dire qu’en baissant la voix et qu’àdemi

L’adieu mystérieux que me jette un ami.

La rumeur des vivants s’éteint diminuée.

Tout ce que j’ai rêvé s’est envolé,nuée !

Sur mes jours devenus fantômes, pâle etseul,

Je regarde tomber l’infini, ce linceul. –

Et vous dites : – Après ? – Sous unmont qui surplombe,

Près des flots, j’ai marqué la place de matombe ;

Ici, le bruit du gouffre est tout ce qu’onentend ;

Tout est horreur et nuit. – Après ? – Jesuis content.

Jersey, janvier 1855.

IV.

 

La source tombait du rocher

Goutte à goutte à la mer affreuse.

L’Océan, fatal au nocher,

Lui dit : « Que me veux-tu,pleureuse ?

Je suis la tempête et l’effroi ;

Je finis où le ciel commence.

Est-ce que j’ai besoin de toi,

Petite, moi qui suisl’immense ? »

La source dit au gouffre amer :

« Je te donne, sans bruit ni gloire,

Ce qui te manque, ô vaste mer !

Une goutte d’eau qu’on peut boire. »

Avril 1854.

V. – À mademoiselle Louise B.

 

Ô vous l’âme profonde ! ô vous la saintelyre !

Vous souvient-il des temps d’extase et dedélire,

Et des jeux triomphants,

Et du soir qui tombait des collinesprochaines ?

Vous souvient-il des jours ? voussouvient-il des chênes

Et des petits enfants ?

Et vous rappelez-vous les amis, et latable,

Et le rire éclatant du père respectable,

Et nos cris querelleurs,

Le pré, l’étang, la barque, et la lune, et labrise,

Et les chants qui sortaient de votre cœur,Louise,

En attendant les pleurs !

Le parc avait des fleurs et n’avait pas demarbres.

Oh ! comme il était beau, le vieillard,sous les arbres !

Je le voyais parfois

Dès l’aube sur un banc s’asseoir tenant unlivre ;

Je sentais, j’entendais l’ombre autour de luivivre

Et chanter dans les bois !

Il lisait, puis dormait au baiser del’aurore ;

Et je le regardais dormir, plus calmeencore

Que ce paisible lieu,

Avec son front serein d’où sortait uneflamme,

Son livre ouvert devant le soleil, et sonâme

Ouverte devant Dieu !

Et du fond de leur nid, sous l’orme et sousl’érable,

Les oiseaux admiraient sa tête vénérable,

Et, gais chanteurs tremblants,

Ils guettaient, s’approchaient, etsouhaitaient dans l’ombre

D’avoir, pour augmenter la douceur du nidsombre,

Un de ses cheveux blancs !

Puis il se réveillait, s’en allait vers lagrille,

S’arrêtait pour parler à ma petite fille,

Et ces temps sont passés !

Le vieillard et l’enfant jasaient de millechoses…

Vous ne voyiez donc pas ces deux êtres, ôroses,

Que vous refleurissez !

Avez-vous bien le cœur, ô roses, derenaître

Dans le même bosquet, sous la mêmefenêtre ?

Où sont-ils, ces fronts purs ?

N’était-ce pas vos sœurs, ces deux âmesperdues

Qui vivaient, et se sont si viteconfondues

Aux éternels azurs !

Est-ce que leur sourire, est-ce que leursparoles,

Ô roses, n’allaient pas réjouir voscorolles

Dans l’air silencieux,

Et ne s’ajoutaient pas à vos chastesdélices,

Et ne devenaient pas parfums dans voscalices,

Et rayons dans vos cieux ?

Ingrates ! vous n’avez ni regrets, nimémoire.

Vous vous réjouissez dans toute votregloire ;

Vous n’avez point pâli.

Ah ! je ne suis qu’un homme et qu’unroseau qui ploie,

Mais je ne voudrais pas, quant à moi, d’unejoie

Faite de tant d’oubli !

Oh ! qu’est-ce que le sort a fait de toutce rêve ?

Où donc a-t-il jeté l’humble cœur quis’élève,

Le foyer réchauffant,

Ô Louise, et la vierge, et le vieillardprospère,

Et tous ces vœux profonds, de moi pour votrepère,

De vous pour mon enfant !

Où sont-ils, les amis de ce temps quej’adore ?

Ceux qu’a pris l’ombre, et ceux qui ne sontpas encore

Tombés au flot sans bords ;

Eux, les évanouis, qu’un autre cielréclame,

Et vous, les demeurés, qui vivez dans monâme,

Mais pas plus que les morts !

Quelquefois, je voyais, de la colline enface,

Mes quatre enfants jouer, tableau que rienn’efface !

Et j’entendais leurs chants ;

Ému, je contemplais ces aubes de moi-même

Qui se levaient là-bas dans la douceursuprême

Des vallons et des champs !

Ils couraient, s’appelaient dans lesfleurs ; et les femmes

Se mêlaient à leurs jeux comme de blanchesâmes ;

Et tu riais, Armand !

Et, dans l’hymen obscur qui sans fin seconsomme,

La nature sentait que ce qui sort del’homme

Est divin et charmant !

Où sont-ils ? Mère, frère, à son tourchacun sombre.

Je saigne et vous saignez. Mêmesdouleurs ! même ombre !

Ô jours trop tôt décrus !

Ils vont se marier ; faites venir unprêtre ;

Qu’il revienne ! ils sont morts. Et, letemps d’apparaître,

Les voilà disparus !

Nous vivons tous penchés sur un océantriste.

L’onde est sombre. Qui donc survit ? quidonc existe ?

Ce bruit sourd, c’est le glas.

Chaque flot est une âme ; et tout fuit.Rien ne brille.

Un sanglot dit : Mon père ! unsanglot dit : Ma fille !

Un sanglot dit : Hélas !

Marine-Terrace, juin 1855.

VI. – À vous qui êtes là

 

Vous, qui l’avez suivi dans sa blêmevallée,

Au bord de cette mer d’écueils noirsconstellée,

Sous la pâle nuée éternelle qui sort

Des flots, de l’horizon, de l’orage et dusort ;

Vous qui l’avez suivi dans cette Thébaïde,

Sur cette grève nue, aigre, isolée etvide,

Où l’on ne voit qu’espace âpre etsilencieux,

Solitude sur terre et solitude auxcieux ;

Vous qui l’avez suivi dans ce brouillardqu’épanche

Sur le roc, sur la vague et sur l’écumeblanche,

La profonde tempête aux souffles inconnus,

Recevez, dans la nuit où vous êtes venus,

Ô chers êtres ! cœurs vrais, lierres deses décombres,

La bénédiction de tous ces désertssombres !

Ces désolations vous aiment ; ceshorreurs,

Ces brisants, cette mer où les ventslaboureurs

Tirent sans fin le soc monstrueux desnuages,

Ces houles revenant comme de grandsrouages,

Vous aiment ; ces exils sont joyeux devous voir ;

Recevez la caresse immense du lieunoir !

Ô forçats de l’amour ! ô compagnons,compagnes,

Qui l’aidez à traîner son boulet dans cesbagnes,

Ô groupe indestructible et fidèle entretous

D’âmes et de bons cœurs et d’esprits fiers etdoux,

Mère, fille, et vous, fils, vous ami, vousencore,

Recevez le soupir du soir vague et sonore,

Recevez le sourire et les pleurs du matin,

Recevez la chanson des mers, l’adieulointain

Du pauvre mât penché parmi les lamesbrunes !

Soyez les bienvenus pour l’âpre fleur desdunes,

Et pour l’aigle qui fuit les hommesimportuns,

Âmes, et que les champs vous rendent vosparfums,

Et que, votre clarté, les astres vous larendent !

Et qu’en vous admirant, les vastes flotsdemandent :

Qu’est-ce donc que ces cœurs qui n’ont pas dereflux !

Ô tendres survivants de tout ce qui n’estplus !

Rayonnements masquant la grande éclipse àl’âme !

Sourires éclairant, comme une douceflamme,

L’abîme qui se fait, hélas ! dans lesongeur !

Gaîtés saintes chassant le souvenirrongeur !

Quand le proscrit saignant se tourne, âmemeurtrie

Vers l’horizon, et crie en pleurant :« La patrie ! »

La famille, mensonge auguste, dit :« C’est moi ! »

Oh ! suivre hors du jour, suivre hors dela loi,

Hors du monde, au delà de la dernièreporte,

L’être mystérieux qu’un vent fatalemporte,

C’est beau. C’est beau de suivre unexilé ! le jour

Où ce banni sortit de France, pleind’amour

Et d’angoisse, au moment de quitter cettemère,

Il s’arrêta longtemps sur la limiteamère ;

Il voyait, de sa course à venir déjà las,

Que dans l’œil des passants il n’était plus,hélas !

Qu’une ombre, et qu’il allait entrer au sourdroyaume

Où l’homme qui s’en va flotte et devientfantôme ;

Il disait aux ruisseaux :« Retiendrez-vous mon nom,

Ruisseaux ? » Et les ruisseauxcoulaient en disant : « Non. »

Il disait aux oiseaux de France :« Je vous quitte,

Doux oiseaux ; je m’en vais aux lieux oùl’on meurt vite,

Au noir pays d’exil où le ciel estétroit ;

Vous viendrez, n’est-ce pas, vous nicher dansmon toit ? »

Et les oiseaux fuyaient au fond des brumesgrises.

Il disait aux forêts :« M’enverrez-vous vos brises ? »

Les arbres lui faisaient des signes derefus.

Car le proscrit est seul ; la foule auxpas confus

Ne comprend que plus tard, d’un rayonéclairée,

Cet habitant du gouffre et de l’ombresacrée.

Marine-Terrace, janvier 1855.

VII.

 

Pour l’erreur, éclairer, c’est apostasier.

Aujourd’hui ne naît pas impunément d’hier.

L’aube sort de la nuit, qui la déclareingrate.

Anitus criait : « Mort à l’apostatSocrate ! »

Caïphe disait : « Mort au renégatJésus ! »

Courbant son front pendant que l’on crachedessus,

Galilée, apostat à la terre immobile,

Songe et la sent frémir sous son genoudébile.

Destin ! sinistre éclat de rire ! Envérité,

J’admire, ô cieux profonds ! que ç’aittoujours été

La volonté de Dieu qu’en ce monde où noussommes

On donnât sa pensée et son labeur auxhommes,

Ses entrailles, ses jours et ses nuits, sasueur,

Son sommeil, ce qu’on a dans les yeux delueur,

Et son cœur et son âme, et tout ce qu’on entire,

Sans reculer devant n’importe quelmartyre,

Et qu’on se répandît, et qu’on seprodiguât,

Pour être au fond du gouffre appelérenégat !

Marine-Terrace, novembre 1854.

VIII. – À Jules J.

 

Je dormais en effet, et tu me réveillas.

Je te criai : « Salut ! »et tu me dis : « Hélas ! »

Et cet instant fut doux, et nous nousembrassâmes ;

Nous mêlâmes tes pleurs, mon sourire et nosâmes.

Ces temps sont déjà loin ; où donc alorsroulait

Ma vie ? et ce destin sévère qui meplaît,

Qu’est-ce donc qu’il faisait de cette feuillemorte

Que je suis, et qu’un vent pousse, et qu’unvent remporte ?

J’habitais au milieu des hauts pignonsflamands ;

Tout le jour, dans l’azur, sur les vieux toitsfumants,

Je regardais voler les grands nuagesivres ;

Tandis que je songeais, le coude sur meslivres,

De moments en moments, ce noir passantailé,

Le temps, ce sourd tonnerre à nos rumeursmêlé,

D’où les heures s’en vont en sombresétincelles,

Ébranlait sur mon front le beffroi deBruxelles.

Tout ce qui peut tenter un cœur ambitieux

Était là, devant moi, sur terre et dans lescieux ;

Sous mes yeux, dans l’austère et gigantesqueplace,

J’avais les quatre points cardinaux del’espace,

Qui font songer à l’aigle, à l’astre, au flot,au mont,

Et les quatre pavés de l’échafaudd’Egmont.

Aujourd’hui, dans une île, en butte aux eauxsans nombre,

Où l’on ne me voit plus, tant j’y suis couvertd’ombre,

Au milieu de la vaste aventure des flots,

Des rocs, des mers, brisant barques etmatelots,

Debout, échevelé sur le cap ou le môle

Par le souffle qui sort de la bouche dupôle,

Parmi les chocs, les bruits, les naufragesprofonds,

Morne histoire d’écueils, de gouffres, detyphons,

Dont le vent est la plume et la nuit leregistre,

J’erre, et de l’horizon je suis la voixsinistre.

Et voilà qu’à travers ces brumes et ceseaux,

Tes volumes exquis m’arrivent, blancsoiseaux,

M’apportant le rameau qu’apportent lescolombes

Aux arches, et le chant que le cygne offre auxtombes,

Et jetant à mes rocs tout l’éblouissement

De Paris glorieux et de Parischarmant !

Et je lis, et mon front s’éclaire, et jesavoure

Ton style, ta gaîté, ta douleur, tabravoure.

Merci, toi dont le cœur aima, sentit,comprit !

Merci, devin ! merci, frère, poëte,esprit,

Qui viens chanter cet hymne à côté de mavie !

Qui vois mon destin sombre et qui n’as pasd’envie !

Et qui dans cette épreuve où je marche,portant

L’abandon à chaque heure et l’ombre à chaqueinstant,

M’as vu boire le fiel sans y mêler lahaine !

Tu changes en blancheur la nuit de magéhenne,

Et tu fais un autel de lumière inondé

Du tas de pierres noir dont on m’a lapidé.

Je ne suis rien ; je viens et je m’envais ; mais gloire

À ceux qui n’ont pas peur des vaincus del’histoire

Et des contagions du malheur toujoursfui !

Gloire aux fermes penseurs inclinés surcelui

Que le sort, geôlier triste, au fond de l’exilpousse !

Ils ressemblent à l’aube, ils ont la forcedouce,

Ils sont grands ; leur esprit parfois,avec un mot,

Dore en arc triomphal la voûte ducachot !

Le ciel s’est éclairci sur mon île sonore,

Et ton livre en venant a fait venirl’aurore ;

Seul aux bois avec toi, je lis, et mesouviens,

Et je songe, oubliant les monts diluviens,

L’onde, et l’aigle de mer qui plane sur monaire ;

Et, pendant que je lis, mon œilvisionnaire,

À qui tout apparaît comme dans un réveil,

Dans les ombres que font les feuilles ausoleil,

Sur tes pages où rit l’idée, où vit lagrâce,

Croit voir se dessiner le pur profild’Horace,

Comme si, se mirant au livre où je te voi,

Ce doux songeur ravi lisait derrièremoi !

Marine-Terrace, décembre 1854.

IX. – Le mendiant

 

Un pauvre homme passait dans le givre et levent.

Je cognai sur ma vitre ; il s’arrêtadevant

Ma porte, que j’ouvris d’une façon civile.

Les ânes revenaient du marché de la ville,

Portant les paysans accroupis sur leursbâts.

C’était le vieux qui vit dans une niche aubas

De la montée, et rêve, attendant,solitaire,

Un rayon du ciel triste, un liard de laterre,

Tendant les mains pour l’homme et les joignantpour Dieu.

Je lui criai : « Venez vousréchauffer un peu.

Comment vous nommez-vous ? » Il medit : « Je me nomme

Le pauvre. – Je lui pris la main :« Entrez, brave homme. »

Et je lui fis donner une jatte de lait.

Le vieillard grelottait de froid ; il meparlait,

Et je lui répondais, pensif et sansl’entendre.

« Vos habits sont mouillés »,dis-je, « il faut les étendre

Devant la cheminée. » Il s’approcha dufeu.

Son manteau, tout mangé des vers, et jadisbleu,

Étalé largement sur la chaude fournaise,

Piqué de mille trous par la lueur debraise,

Couvrait l’âtre, et semblait un ciel noirétoilé.

Et, pendant qu’il séchait ce haillondésolé

D’où ruisselaient la pluie et l’eau desfondrières,

Je songeais que cet homme était plein deprières,

Et je regardais, sourd à ce que nousdisions,

Sa bure où je voyais des constellations.

Décembre 1834.

X. – Aux feuillantines

 

Mes deux frères et moi, nous étions toutenfants.

Notre mère disait : « Jouez, mais jedéfends

Qu’on marche dans les fleurs et qu’on monteaux échelles. »

Abel était l’aîné, j’étais le plus petit.

Nous mangions notre pain de si bonappétit,

Que les femmes riaient quand nous passionsprès d’elles.

Nous montions pour jouer au grenier ducouvent.

Et, là, tout en jouant, nous regardionssouvent,

Sur le haut d’une armoire, un livreinaccessible.

Nous grimpâmes un jour jusqu’à ce livrenoir ;

Je ne sais pas comment nous fîmes pourl’avoir,

Mais je me souviens bien que c’était uneBible.

Ce vieux livre sentait une odeurd’encensoir.

Nous allâmes ravis dans un coin nousasseoir ;

Des estampes partout ! quelbonheur ! quel délire !

Nous l’ouvrîmes alors tout grand sur nosgenoux,

Et, dès le premier mot, il nous parut sidoux,

Qu’oubliant de jouer, nous nous mîmes àlire.

Nous lûmes tous les trois ainsi tout lematin,

Joseph, Ruth et Booz, le bon Samaritain,

Et, toujours plus charmés, le soir nous lerelûmes.

Tels des enfants, s’ils ont pris un oiseau descieux,

S’appellent en riant et s’étonnent,joyeux,

De sentir dans leur main la douceur de sesplumes.

Marine-Terrace, août 1855.

XI. – Ponto

 

Je dis à mon chien noir : « Viens,Ponto, viens-nous-en ! »

Et je vais dans les bois, mis comme unpaysan ;

Je vais dans les grands bois, lisant dans lesvieux livres.

L’hiver, quand la ramée est un écrin degivres,

Ou l’été, quand tout rit, même l’aurore enpleurs,

Quand toute l’herbe n’est qu’un triomphe defleurs,

Je prends Froissart, Montluc, Tacite, quelquehistoire,

Et je marche, effaré des crimes de lagloire.

Hélas ! l’horreur partout, même chez lesmeilleurs !

Toujours l’homme en sa nuit trahi par sesveilleurs !

Toutes les grandes mains, hélas ! de sangrougies !

Alexandre ivre et fou, César perdud’orgies,

Et, le poing sur Didier, le pied surVitikind,

Charlemagne souvent semblable àCharles-Quint ;

Caton de chair humaine engraissant lamurène ;

Titus crucifiant Jérusalem ; Turenne,

Héros, comme Bayard et comme Catinat,

À Nordlingue, bandit dans lePalatinat ;

Le duel de Jarnac, le duel deCarrouge ;

Louis Neuf tenaillant les langues d’un ferrouge ;

Cromwell trompant Milton, Calvin brûlantServet.

Que de spectres, ô gloire ! autour de tonchevet !

Ô triste humanité, je fuis dans lanature !

Et, pendant que je dis : « Tout estleurre, imposture,

Mensonge, iniquité, mal de splendeurvêtu ! »

Mon chien Ponto me suit. Le chien, c’est lavertu

Qui, ne pouvant se faire homme, s’est faitebête.

Et Ponto me regarde avec son œil honnête.

Marine-Terrace, mars 1855.

XII. – Dolorosæ

 

Mère, voilà douze ans que notre fille estmorte ;

Et depuis, moi le père et vous la femmeforte,

Nous n’avons pas été, Dieu le sait, un seuljour

Sans parfumer son nom de prière etd’amour.

Nous avons pris la sombre et charmantehabitude

De voir son ombre vivre en notre solitude,

De la sentir passer et de l’entendreerrer,

Et nous sommes restés à genoux à pleurer.

Nous avons persisté dans cette douleurdouce,

Et nous vivons penchés sur ce cher nid demousse

Emporté dans l’orage avec les deuxoiseaux.

Mère, nous n’avons pas plié, quoiqueroseaux,

Ni perdu la bonté vis-à-vis l’un del’autre,

Ni demandé la fin de mon deuil et du vôtre

À cette lâcheté qu’on appelle l’oubli.

Oui, depuis ce jour triste où pour nous ontpâli

Les cieux, les champs, les fleurs, l’étoile,l’aube pure,

Et toutes les splendeurs de la sombrenature,

Avec les trois enfants qui nous restent,trésor

De courage et d’amour que Dieu nous laisseencor,

Nous avons essuyé des fortunes diverses,

Ce qu’on nomme malheur, adversité,traverses,

Sans trembler, sans fléchir, sans haïr lesécueils,

Donnant aux deuils du cœur, à l’absence, auxcercueils,

Aux souffrances dont saigne ou l’âme ou lafamille,

Aux êtres chers enfuis ou morts, à notrefille,

Aux vieux parents repris par un mondemeilleur,

Nos pleurs, et le sourire à toute autredouleur.

Marine-Terrace, août 1855.

XIII. – Paroles sur la dune

 

Maintenant que mon temps décroît comme unflambeau,

Que mes tâches sont terminées ;

Maintenant que voici que je touche autombeau

Par les deuils et par les années,

Et qu’au fond de ce ciel que mon essorrêva,

Je vois fuir, vers l’ombre entraînées,

Comme le tourbillon du passé qui s’en va,

Tant de belles heures sonnées ;

Maintenant que je dis : – Un jour, noustriomphons ;

Le lendemain, tout est mensonge ! –

Je suis triste, et je marche au bord des flotsprofonds,

Courbé comme celui qui songe.

Je regarde, au-dessus du mont et duvallon,

Et des mers sans fin remuées,

S’envoler sous le bec du vautour aquilon,

Toute la toison des nuées ;

J’entends le vent dans l’air, la mer sur lerécif,

L’homme liant la gerbe mûre ;

J’écoute, et je confronte en mon espritpensif

Ce qui parle à ce qui murmure ;

Et je reste parfois couché sans me lever

Sur l’herbe rare de la dune,

Jusqu’à l’heure où l’on voit apparaître etrêver

Les yeux sinistres de la lune.

Elle monte, elle jette un long rayondormant

À l’espace, au mystère, au gouffre ;

Et nous nous regardons tous les deuxfixement,

Elle qui brille et moi qui souffre.

Où donc s’en sont allés mes joursévanouis ?

Est-il quelqu’un qui me connaisse ?

Ai-je encor quelque chose en mes yeuxéblouis,

De la clarté de ma jeunesse ?

Tout s’est-il envolé ? Je suis seul, jesuis las ;

J’appelle sans qu’on me réponde ;

Ô vents ! ô flots ! ne suis-je aussiqu’un souffle, hélas !

Hélas ! ne suis-je aussi qu’uneonde ?

Ne verrai-je plus rien de tout ce quej’aimais ?

Au dedans de moi le soir tombe.

Ô terre, dont la brume efface les sommets,

Suis-je le spectre, et toi la tombe ?

Ai-je donc vidé tout, vie, amour, joie,espoir ?

J’attends, je demande, j’implore ;

Je penche tour à tour mes urnes pour avoir

De chacune une goutte encore !

Comme le souvenir est voisin duremord !

Comme à pleurer tout nous ramène !

Et que je te sens froide en te touchant, ômort,

Noir verrou de la porte humaine !

Et je pense, écoutant gémir le vent amer,

Et l’onde aux plis infranchissables ;

L’été rit, et l’on voit sur le bord de lamer

Fleurir le chardon bleu des sables.

5août 1854, anniversaire de mon arrivée à Jersey.

XIV. – Claire P.

 

Quel âge hier ? Vingt ans. Et quel âgeaujourd’hui ?

L’éternité. Ce front pendant une heure alui.

Elle avait les doux chants et les grâcessuperbes ;

Elle semblait porter de radieusesgerbes ;

Rien qu’à la voir passer, on lui disait :Merci !

Qu’est-ce donc que la vie, hélas ! pourmettre ainsi

Les êtres les plus purs et les meilleurs enfuite ?

Et, moi, je l’avais vue encor toutepetite.

Elle me disait vous, et je lui disais tu.

Son accent ineffable avait cette vertu

De faire en mon esprit, douces voixéloignées,

Chanter le vague chœur de mes jeunesannées.

Il n’a brillé qu’un jour, ce beau frontingénu.

Elle était fiancée à l’hymen inconnu.

À qui mariez-vous, mon Dieu, toutes cesvierges ?

Un vague et pur reflet de la lueur descierges

Flottait dans son regard céleste etrayonnant ;

Elle était grande et blanche et gaie ;et, maintenant,

Allez à Saint-Mandé, cherchez dans le champsombre,

Vous trouverez le lit de sa noce avecl’ombre ;

Vous trouverez la tombe où gît ce lysvermeil ;

Et c’est là que tu fais ton éternelsommeil,

Toi qui, dans ta beauté naïve etrecueillie,

Mêlais à la madone auguste d’Italie

La Flamande qui rit à travers leshoublons,

Douce Claire aux yeux noirs avec des cheveuxblonds.

Elle s’en est allée avant d’être unefemme ;

N’étant qu’un ange encor ; le ciel a prisson âme

Pour la rendre en rayons à nos regards enpleurs,

Et l’herbe, sa beauté, pour nous la rendre enfleurs.

Les êtres étoilés que nous nommonsarchanges

La bercent dans leurs bras au milieu deslouanges,

Et, parmi les clartés, les lyres, leschansons,

D’en haut elle sourit à nous quigémissons.

Elle sourit, et dit aux anges sous leursvoiles :

Est-ce qu’il est permis de cueillir desétoiles ?

Et chante, et, se voyant elle-mêmeflambeau,

Murmure dans l’azur : Comme le ciel estbeau !

Mais cela ne fait rien à sa mère quipleure ;

La mère ne veut pas que son doux enfantmeure

Et s’en aille, laissant ses fleurs sur legazon,

Hélas ! et le silence au seuil de lamaison !

Son père, le sculpteur, s’écriait : –Qu’elle est belle !

Je ferai sa statue aussi charmantequ’elle.

C’est pour elle qu’avril fleurit les vertssentiers.

Je la contemplerai pendant des moisentiers

Et je ferai venir du marbre de Carrare.

Ce bloc prendra sa forme éblouissante etrare ;

Elle restera chaste et candide à côté.

On dira : « Le sculpteur a deuxfilles : Beauté

« Et Pudeur ; Ombre et Jour ;la Vierge et la Déesse ;

« Quel est cet ouvrier de Rome ou de laGrèce

« Qui, trouvant dans son art des secretsinconnus,

« En copiant Marie, a su faireVénus ? »

Le marbre restera dans la montagneblanche,

Hélas ! car c’est à l’heure où tout rit,que tout penche ;

Car nos mains gardent mal tout ce qui nous estcher ;

Car celle qu’on croyait d’azur était dechair ;

Et celui qui taillait le marbre était deverre ;

Et voilà que le vent a soufflé, Dieusévère,

Sur la vierge au front pur, sur le maître aubras fort ;

Et que la fille est morte, et que le père estmort !

Claire, tu dors. Ta mère, assise sur tafosse,

Dit : – Le parfum des fleurs est faux,l’aurore est fausse,

L’oiseau qui chante au bois ment, et le cygnement,

L’étoile n’est pas vraie au fond dufirmament,

Le ciel n’est pas le ciel et là-haut rien nebrille,

Puisque, lorsque je crie à ma fille :« Ma fille,

Je suis là. Lève-toi ! » quelqu’unle lui défend ;

Et que je ne puis pas réveiller monenfant ! –

Juin 1854.

XV. – À Alexandre D.

(Réponse à la dédicace de son drame La Conscience)

Merci du bord des mers à celui qui setourne

Vers la rive où le deuil, tranquille et noir,séjourne,

Qui défait de sa tête, où le rayondescend,

La couronne, et la jette au spectre del’absent,

Et qui, dans le triomphe et la rumeur,dédie

Son drame à l’immobile et pâletragédie !

Je n’ai pas oublié le quai d’Anvers, ami,

Ni le groupe vaillant, toujours plusraffermi,

D’amis chers, de fronts purs, ni toi, ni cettefoule.

Le canot du steamer soulevé par la houle

Vint me prendre, et ce fut un longembrassement.

Je montai sur l’avant du paquebot fumant,

La roue ouvrit la vague, et nous nousappelâmes :

– Adieu ! – Puis, dans les vents,dans les flots, dans les lames,

Toi debout sur le quai, moi debout sur lepont,

Vibrant comme deux luths dont la voix serépond,

Aussi longtemps qu’on put se voir, nousregardâmes

L’un vers l’autre, faisant comme un échanged’âmes ;

Et le vaisseau fuyait, et la terredécrut ;

L’horizon entre nous monta, toutdisparut ;

Une brume couvrit l’ondeincommensurable ;

Tu rentras dans ton œuvre éclatante,innombrable,

Multiple, éblouissante, heureuse, où le jourluit ;

Et, moi, dans l’unité sinistre de la nuit.

Marine-Terrace, décembre 1854.

XVI. – Lueur au couchant

 

Lorsque j’étais en France, et que le peuple enfête

Répandait dans Paris sa grande joiehonnête,

Si c’était un des jours glorieux etvainqueurs

Où les fiers souvenirs, désaltérant lescœurs,

S’offrent à notre soif comme de largescoupes,

J’allais errer tout seul parmi les riantsgroupes,

Ne parlant à personne et pourtant calme etdoux,

Trouvant ainsi moyen d’être un et d’êtretous,

Et d’accorder en moi, pour une doubleétude,

L’amour du peuple avec mon goût desolitude.

Rêveur, j’étais heureux ; muet, j’étaisprésent.

Parfois je m’asseyais un livre en main,lisant.

Virgile, Horace, Eschyle, ou bien Dante, leurfrère ;

Puis je m’interrompais, et, me laissantdistraire

Des poëtes par toi, poésie, et content,

Je savourais l’azur, le soleil éclatant,

Paris, les seuils sacrés, et la Seine quicoule,

Et cette auguste paix qui sortait de lafoule.

Dès lors pourtant des voix murmuraient :Anankè.

Je passais ; et partout, sur le pont, surle quai,

Et jusque dans les champs, étincelait lerire,

Haillon d’or que la joie en bondissantdéchire.

Le Panthéon brillait comme une vision.

La gaîté d’une altière et libre nation

Dansait sous le ciel bleu dans les placespubliques ;

Un rayon qui semblait venir des tempsbibliques

Illuminait Paris calme etpatriarcal ;

Ce lion dont l’œil met en fuite le chacal,

Le peuple des faubourgs se promenaittranquille.

Le soir, je revenais ; et dans toute laville,

Les passants, éclatant en strophes, enrefrains,

Ayant leurs doux instincts de liberté pourfreins,

Du Louvre au Champ-de-Mars, de Chaillot à laGrève,

Fourmillaient ; et, pendant que monesprit, qui rêve

Dans la sereine nuit des penseurs étoilés,

Et dresse ses rameaux à leurs lueursmêlés,

S’ouvrait à tous ces cris charmants commel’aurore,

À toute cette ivresse innocente et sonore,

Paisibles, se penchant, noirs et tout semésd’yeux,

Sous le ciel constellé, sur le peuplejoyeux,

Les grands arbres pensifs des vieuxChamps-Élysées,

Pleins d’astres, consentaient à s’emplir defusées.

Et j’allais, et mon cœur chantait ; etles enfants

Embarrassaient mes pas de leurs jeuxtriomphants,

Où s’épanouissaient les mères defamille ;

Le frère avec la sœur, le père avec lafille,

Causaient ; je contemplais tous ces hautsmonuments

Qui semblent au songeur rayonnants oufumants,

Et qui font de Paris la deuxième desRomes ;

J’entendais près de moi rire les jeuneshommes

Et les graves vieillards dire : « Jeme souviens. »

Ô patrie ! ô concorde entre lescitoyens !

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVII. – Mugitusque Boum

 

Mugissement des bœufs, au temps du douxVirgile,

Comme aujourd’hui, le soir, quand fuit la nuitagile,

Ou, le matin, quand l’aube aux champsextasiés

Verse à flots la rosée et le jour, vousdisiez :

« Mûrissez, blés mouvants ! prés,emplissez-vous d’herbes !

« Que la terre, agitant son panache degerbes,

« Chante dans l’onde d’or d’une richemoisson !

« Vis, bête ; vis, caillou ;vis, homme ; vis, buisson ;

« À l’heure où le soleil se couche, oùl’herbe est pleine

« Des grands fantômes noirs des arbres dela plaine

« Jusqu’aux lointains coteaux rampant etgrandissant,

« Quand le brun laboureur des collinesdescend

« Et retourne à son toit d’où sort unefumée,

« Que la soif de revoir sa femmebien-aimée

« Et l’enfant qu’en ses bras hier ilréchauffait,

« Que ce désir, croissant à chaque pasqu’il fait,

« Imite dans son cœur l’allongement del’ombre !

« Êtres ! choses ! vivez !sans peur, sans deuil, sans nombre !

« Que tout s’épanouisse en sourirevermeil !

« Que l’homme ait le repos et le bœuf lesommeil !

« Vivez ! croissez ! semez legrain à l’aventure !

« Qu’on sent frissonner dans toute lanature,

« Sous la feuille des nids, au seuilblanc des maisons,

« Dans l’obscur tremblement des profondshorizons,

« Un vaste emportement d’aimer, dansl’herbe verte,

« Dans l’antre, dans l’étang, dans laclairière ouverte,

« D’aimer sans fin, d’aimer toujours,d’aimer encor,

« Sous la sérénité des sombres astresd’or !

« Faites tressaillir l’air, le flot,l’aile, la bouche,

« Ô palpitations du grand amourfarouche !

« Qu’on sente le baiser de l’êtreillimité !

« Et, paix, vertu, bonheur, espérance,bonté,

« Ô fruits divins, tombez des brancheséternelles ! »

Ainsi vous parliez, voix, grandes voixsolennelles ;

Et Virgile écoutait comme j’écoute, etl’eau

Voyait passer le cygne auguste, et lebouleau

Le vent, et le rocher l’écume, et le cielsombre

L’homme… Ô nature ! abîme !immensité de l’ombre !

Marine-Terrace, juillet 1855.

XVIII. – Apparition

 

Je vis un ange blanc qui passait sur matête ;

Son vol éblouissant apaisait la tempête,

Et faisait taire au loin la mer pleine debruit.

– Qu’est-ce que tu viens faire, ange,dans cette nuit ?

Lui dis-je. Il répondit : – Je viensprendre ton âme.

Et j’eus peur, car je vis que c’était unefemme ;

Et je lui dis, tremblant et lui tendant lesbras :

– Que me restera-t-il ? car tut’envoleras.

Il ne répondit pas ; le ciel que l’ombreassiège

S’éteignait… – Si tu prends mon âme,m’écriai-je,

Où l’emporteras-tu ? montre-moi dans quellieu.

Il se taisait toujours. – Ô passant du cielbleu,

Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tula vie ?

Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,

Et l’ange devint noir, et dit : – Je suisl’amour.

Mais son front sombre était plus charmant quele jour,

Et je voyais, dans l’ombre où brillaient sesprunelles,

Les astres à travers les plumes de sesailes.

Jersey, septembre 1855.

XIX. – Au poëte qui m’envoie une plumed’aigle

 

Oui, c’est une heure solennelle !

Mon esprit en ce jour serein

Croit qu’un peu de gloire éternelle

Se mêle au bruit contemporain,

Puisque, dans mon humble retraite,

Je ramasse, sans me courber,

Ce qu’y laisse choir le poëte,

Ce que l’aigle y laisse tomber !

Puisque sur ma tête fidèle

Ils ont jeté, couple vainqueur,

L’un, une plume de son aile,

L’autre, une strophe de son cœur !

Oh ! soyez donc les bienvenues,

Plume ! strophe ! envoiglorieux !

Vous avez erré dans les nues,

Vous avez plané dans les cieux !

11décembre.

XX. – Cérigo

 

I

 

Tout homme qui vieillit est ce rocsolitaire

Et triste, Cérigo, qui fut jadis Cythère,

Cythère aux nids charmants, Cythère aux myrtesverts,

La conque de Cypris sacrée au sein desmers.

La vie auguste, goutte à goutte, heure parheure,

S’épand sur ce qui passe et sur ce quidemeure ;

Là-bas, la Grèce brille agonisante, etl’œil

S’emplit en la voyant de lumière et dedeuil ;

La terre luit ; la nue est de l’encensqui fume ;

Des vols d’oiseaux de mer se mêlent àl’écume ;

L’azur frissonne ; l’eau palpite ;et les rumeurs

Sortent des vents, des flots, des barques, desrameurs ;

Au loin court quelque voile hellène oucandiote.

Cythère est là, lugubre, épuisée, idiote,

Tête de mort du rêve amour, et crâne nu

Du plaisir, ce chanteur masqué, spectreinconnu.

C’est toi ? qu’as-tu donc fait de tablanche tunique ?

Cache ta gorge impure et ta laideurcynique,

Ô sirène ridée et dont l’hymne s’esttu !

Où donc êtes-vous, âme ? étoile, où donces-tu ?

L’île qu’on adorait de Lemnos à Lépante,

Où se tordait d’amour la chimère rampante,

Où la brise baisait les arbresfrémissants,

Où l’ombre disait : J’aime ! oùl’herbe avait des sens,

Qu’en a-t-on fait ? où donc sont-ils, oùdonc sont-elles,

Eux, les olympiens, elles, lesimmortelles ?

Où donc est Mars ? où donc Éros ? oùdonc Psyché ?

Où donc le doux oiseau bonheur,effarouché ?

Qu’en as-tu fait, rocher, et qu’as-tu fait desroses ?

Qu’as-tu fait des chansons dans les soupirsécloses,

Des danses, des gazons, des boismélodieux,

De l’ombre que faisait le passage desdieux ?

Plus d’autels ; ô passé ! splendeursévanouies !

Plus de vierges au seuil des antreséblouies ;

Plus d’abeilles buvant la rosée et lethym.

Mais toujours le ciel bleu. C’est-à-dire, ôdestin !

Sur l’homme, jeune ou vieux, harmonie ousouffrance,

Toujours la même mort et la mêmeespérance.

Cérigo, qu’as-tu fait de Cythère ?Nuit ! deuil !

L’éden s’est éclipsé, laissant à nul’écueil.

Ô naufragée, hélas ! c’est donc là que tutombes !

Les hiboux même ont peur de l’île descolombes.

Île, ô toi qu’on cherchait ! ô toi quenous fuyons,

Ô spectre des baisers, masure des rayons,

Tu t’appelles oubli ! tu meurs, sombrecaptive !

Et, tandis qu’abritant quelque yolefurtive,

Ton cap, où rayonnaient les templesfabuleux,

Voit passer à son ombre et sur les grandsflots bleus

Le pirate qui guette ou le pêcheurd’éponges

Qui rôde, à l’horizon Vénus fuit dans lessonges.

II

 

Vénus ! Que parles-tu de Vénus ?elle est là.

Lève les yeux. Le jour où Dieu la dévoila

Pour la première fois dans l’aubeuniverselle,

Elle ne brillait pas plus qu’ellen’étincelle.

Si tu veux voir l’étoile, homme, lève lesyeux.

L’île des mers s’éteint, mais non l’île descieux ;

Les astres sont vivants et ne sont pas deschoses

Qui s’effeuillent, un soir d’été, comme lesroses.

Oui, meurs, plaisir, mais vis, amour ! ôvision,

Flambeau, nid de l’azur dont l’ange estl’alcyon,

Beauté de l’âme humaine et de l’âmedivine,

Amour, l’adolescent dans l’ombre tedevine,

Ô splendeur ! et tu fais le vieillardlumineux.

Chacun de tes rayons tient un homme en sesnœuds.

Oh ! vivez et brillez dans la brume quitremble,

Hymens mystérieux, cœurs vieillissantensemble,

Malheurs de l’un par l’autre avec joieadoptés,

Dévouement, sacrifice, austères voluptés,

Car vous êtes l’amour, la lueuréternelle !

L’astre sacré que voit l’âme, sainteprunelle,

Le phare de toute heure, et, sur l’horizonnoir,

L’étoile du matin et l’étoile dusoir !

Ce monde inférieur, où tout rampe ets’altère,

À ce qui disparaît et s’efface, Cythère,

Le jardin qui se change en rocher aux flancsnus ;

La terre a Cérigo ; mais le ciel aVénus.

Juin 1855.

XXI. – À Paul M.

Auteur du drame Paris

Tu graves au fronton sévère de ton œuvre

Un nom proscrit que mord en sifflant lacouleuvre ;

Au malheur, dont le flanc saigne et dont l’œilsourit, noire

À la proscription, et non pas au proscrit,

– Car le proscrit n’est rien que del’ombre, moins

Que l’autre ombre qu’on nomme éclat, bonheur,victoire ; –

À l’exil pâle et nu, cloué sur des débris,

Tu donnes ton grand drame où vit le grandParis,

Cette cité de feu, de nuit, d’airain, deverre,

Et tu fais saluer par Rome le Calvaire.

Sois loué, doux penseur, toi qui prends dansta main

Le passé, l’avenir, tout le progrèshumain,

La lumière, l’histoire, et la ville, et laFrance,

Tous les dictames saints qui calment lasouffrance,

Raison, justice, espoir, vertu, foi,vérité,

Le parfum poésie et le vin liberté,

Et qui sur le vaincu, cœur meurtri, noirfantôme,

Te penches, et répands l’idéal comme unbaume !

Paul, il me semble, grâce à ce fiersouvenir

Dont tu viens nous bercer, nous sacrer, nousbénir,

Que dans ma plaie, où dort la douleur, ôpoëte !

Je sens de la charpie avec un drapeaufaite.

Marine-Terrace, août 1855.

XXII.

 

Je payai le pêcheur qui passa son chemin,

Et je pris cette bête horrible dans mamain ;

C’était un être obscur comme l’onde enapporte,

Qui, plus grand, serait hydre, et, plus petit,cloporte ;

Sans forme comme l’ombre, et, comme Dieu, sansnom.

Il ouvrait une bouche affreuse, un noirmoignon

Sortait de son écaille ; il tâchait de memordre ;

Dieu, dans l’immensité formidable del’ordre,

Donne une place sombre à ces spectreshideux ;

Il tâchait de me mordre, et nous luttions tousdeux ;

Ses dents cherchaient mes doigts qu’effrayaitleur approche ;

L’homme qui me l’avait vendu tourna laroche ;

Comme il disparaissait, le crabe memordit ;

Je lui dis : « Vis ! et soisbéni, pauvre maudit ! »

Et je le rejetai dans la vague profonde,

Afin qu’il allât dire à l’océan quigronde,

Et qui sert au soleil de vase baptismal,

Que l’homme rend le bien au monstre pour lemal.

Jersey, grève d’Azette, juillet 1855.

XXIII. – Pasteurs et troupeaux

ÀMadame Louise C.

Le vallon où je vais tous les jours estcharmant,

Serein, abandonné, seul sous le firmament,

Plein de ronces en fleurs ; c’est unsourire triste.

Il vous fait oublier que quelque choseexiste,

Et, sans le bruit des champs remplis detravailleurs,

On ne saurait plus là si quelqu’un vitailleurs.

Là, l’ombre fait l’amour ; l’idyllenaturelle

Rit ; le bouvreuil avec le verdier s’yquerelle,

Et la fauvette y met de travers sonbonnet ;

C’est tantôt l’aubépine et tantôt legenêt ;

De noirs granits bourrus, puis des moussesriantes ;

Car Dieu fait un poëme avec desvariantes ;

Comme le vieil Homère, il rabâche parfois,

Mais c’est avec les fleurs, les monts, l’ondeet les bois !

Une petite mare est là, ridant sa face,

Prenant des airs de flot pour la fourmi quipasse,

Ironie étalée au milieu du gazon,

Qu’ignore l’océan grondant à l’horizon.

J’y rencontre parfois sur la roche hideuse

Un doux être ; quinze ans, yeux bleus,pieds nus, gardeuse

De chèvres, habitant, au fond d’un ravinnoir,

Un vieux chaume croulant qui s’étoile lesoir ;

Ses sœurs sont au logis et filent leurquenouille ;

Elle essuie aux roseaux ses pieds que l’étangmouille ;

Chèvres, brebis, béliers, paissent ;quand, sombre esprit,

J’apparais, le pauvre ange a peur, et mesourit ;

Et moi, je la salue, elle étantl’innocence.

Ses agneaux, dans le pré plein de fleurs quil’encense,

Bondissent, et chacun, au soleils’empourprant,

Laisse aux buissons, à qui la bise lereprend,

Un peu de sa toison, comme un flocond’écume.

Je passe ; enfant, troupeau, s’effacentdans la brume ;

Le crépuscule étend sur les longs sillonsgris

Ses ailes de fantôme et dechauve-souris ;

J’entends encore au loin dans la plaineouvrière

Chanter derrière moi la douce chevrière,

Et, là-bas, devant moi, le vieux gardienpensif

De l’écume, du flot, de l’algue, du récif,

Et des vagues sans trêve et sans finremuées,

Le pâtre promontoire au chapeau de nuées,

S’accoude et rêve au bruit de tous lesinfinis,

Et, dans l’ascension des nuages bénis,

Regarde se lever la lune triomphale,

Pendant que l’ombre tremble, et que l’âprerafale

Disperse à tous les vents avec son souffleamer

La laine des moutons sinistres de la mer.

Jersey, Grouville, avril 1855.

XXIV.

 

J’ai cueilli cette fleur pour toi sur lacolline.

Dans l’âpre escarpement qui sur le flots’incline,

Que l’aigle connaît seul et seul peutapprocher,

Paisible, elle croissait aux fentes durocher.

L’ombre baignait les flancs du mornepromontoire ;

Je voyais, comme on dresse au lieu d’unevictoire

Un grand arc de triomphe éclatant etvermeil,

À l’endroit où s’était englouti le soleil,

La sombre nuit bâtir un porche de nuées.

Des voiles s’enfuyaient, au loindiminuées ;

Quelques toits, s’éclairant au fond d’unentonnoir,

Semblaient craindre de luire et de se laisservoir.

J’ai cueilli cette fleur pour toi, mabien-aimée.

Elle est pâle et n’a pas de corolleembaumée.

Sa racine n’a pris sur la crête des monts

Que l’amère senteur des glauquesgoémons ;

Moi, j’ai dit : « Pauvre fleur, duhaut de cette cime,

Tu devais t’en aller dans cet immenseabîme

Où l’algue et le nuage et les voiles s’envont.

Va mourir sur un cœur, abîme plus profond.

Fane-toi sur ce sein en qui palpite unmonde.

Le ciel, qui te créa pour t’effeuiller dansl’onde,

Te fit pour l’océan, je te donne àl’amour. »

Le vent mêlait les flots ; il ne restaitdu jour

Qu’une vague lueur, lentement effacée.

Oh ! comme j’étais triste au fond de mapensée

Tandis que je songeais, et que le gouffrenoir

M’entrait dans l’âme avec tous les frissons dusoir !

Îlede Serk, août 1855.

XXV.

 

Ô strophe du poëte, autrefois, dans lesfleurs,

Jetant mille baisers à leurs millecouleurs,

Tu jouais, et d’avril tu pillais lacorbeille ;

Papillon pour la rose et pour la rucheabeille,

Tu semais de l’amour et tu faisais dumiel ;

Ton âme bleue était presque mêlée auciel ;

Ta robe était d’azur et ton œil delumière ;

Tu criais aux chansons, tes sœurs :« Venez ! chaumière,

Hameau, ruisseau, forêt, tout chante. L’aube alui ! »

Et, douce, tu courais et tu riais. Maislui,

Le sévère habitant de la blême caverne

Qu’en haut le jour blanchit, qu’en bas rougitl’Averne,

Le poëte qu’ont fait avant l’heurevieillard

La douleur dans la vie et le drame dansl’art,

Lui, le chercheur du gouffre obscur, lechasseur d’ombres,

Il a levé la tête un jour hors desdécombres,

Et t’a saisie au vol dans l’herbe et dans lesblés,

Et, malgré tes effrois et tes crisredoublés,

Toute en pleurs, il t’a prise à l’idyllejoyeuse ;

Il t’a ravie aux champs, à la source, àl’yeuse,

Aux amours dans les bois près des nidspalpitants ;

Et maintenant, captive et reine en mêmetemps,

Prisonnière au plus noir de son âmeprofonde,

Parmi les visions qui flottent commel’onde,

Sous son crâne à la fois céleste etsouterrain,

Assise, et t’accoudant sur un trôned’airain,

Voyant dans ta mémoire, ainsi qu’une ombrevaine,

Fuir l’éblouissement du jour et de laplaine,

Par le maître gardée, et calme, et sansespoir,

Tandis que, près de toi, les drames, groupenoir,

Des sombres passions feuillettent leregistre,

Tu rêves dans sa nuit, Proserpinesinistre.

Jersey, novembre 1854.

XXVI. – Les malheureux

Àmes enfants

Puisque déjà l’épreuve aux luttes vousconvie,

Ô mes enfants ! parlons un peu de cettevie.

Je me souviens qu’un jour, marchant dans unbois noir

Où des ravins creusaient un faroucheentonnoir,

Dans un de ces endroits où sous l’herbe et laronce

Le chemin disparaît et le ruisseaus’enfonce,

Je vis, parmi les grès, les houx, lessauvageons,

Fumer un toit bâti de chaumes et de joncs.

La fumée avait peine à monter dans lesbranches ;

Les fenêtres étaient les crevasses desplanches ;

On eût dit que les rocs cachaient avecennui

Ce logis tremblant, triste, humble ; etque c’était lui

Que les petits oiseaux, sous le hêtre etl’érable,

Plaignaient, tant il était chétif etmisérable !

Pensif, dans les buissons j’en cherchais lesentier.

Comme je regardais ce chaume, un muletier

Passa, chantant, fouettant quelques bêtes desomme.

« Qui donc demeure là ? »demandai-je à cet homme.

L’homme, tout en chantant, me dit :« Un malheureux. »

J’allai vers la masure au fond du ravincreux ;

Un arbre, de sa branche où brillait unegoutte,

Sembla se faire un doigt pour m’en montrer laroute,

Et le vent m’en ouvrit la porte ; et j’ytrouvai

Un vieux, vêtu de bure, assis sur un pavé.

Ce vieillard, près d’un âtre où séchaientquelques toiles,

Dans ce bouge aux passants ouvert, comme auxétoiles,

Vivait, seul jour et nuit, sans clôture, sanschien,

Sans clef ; la pauvreté garde ceux quin’ont rien.

J’entrai ; le vieux soupait d’un peud’eau, d’une pomme ;

Sans pain ; et je me mis à plaindre cepauvre homme.

– Comment pouvait-il vivre ainsi ?Qu’il était dur

De n’avoir même pas un volet à sonmur ;

L’hiver doit être affreux dans ce lieusolitaire ;

Et pas même un grabat ! il couchait doncà terre ?

Là ! sur ce tas de paille, et dans cecoin étroit !

Vous devez être mal, vous devez avoirfroid,

Bon père, et c’est un sort bien triste que levôtre !

« – Fils », dit-il doucement,« allez en plaindre un autre.

« Je suis dans ces grands bois et sous leciel vermeil,

« Et je n’ai pas de lit, fils, mais j’aile sommeil.

« Quand l’aube luit pour moi, quand jeregarde vivre

« Toute cette forêt dont la senteurm’enivre,

« Ces sources et ces fleurs, je n’ai pasde raison

« De me plaindre, je suis le fils de lamaison.

« Je n’ai point fait de mal. Calme, avecl’indigence

« Et les haillons, je vis en bonneintelligence,

« Et je fais bon ménage avec Dieu monvoisin.

« Je le sens près de moi dans le nid,dans l’essaim,

« Dans les arbres profonds où parle unevoix douce,

« Dans l’azur où la vie à chaque instantnous pousse,

« Et dans cette ombre vaste et sainte oùje suis né.

« Je ne demande à Dieu rien de trop, carje n’ai

« Pas grande ambition, et, pourvu quej’atteigne

« Jusqu’à la branche où pend la mûre oula châtaigne,

« Il est content de moi, je suis contentde lui.

« Je suis heureux. »

*

J’étais jadis, comme aujourd’hui,

Le passant qui regarde en bas, l’homme dessonges.

Mes enfants, à travers les brumes, lesmensonges,

Les lueurs des tombeaux, les spectres deschevets,

Les apparences d’ombre et de clarté, jevais

Méditant, et toujours un instinct meramène

À connaître le fond de la souffrancehumaine.

L’abîme des douleurs m’attire. D’autressont

Les sondeurs frémissants de l’océanprofond ;

Ils fouillent, vent des cieux, l’onde que tubalaies ;

Ils plongent dans les mers ; je plongedans les plaies.

Leur gouffre est effrayant, mais pas plus quele mien.

Je descends plus bas qu’eux, ne leur enviantrien,

Sachant qu’à tout chercheur Dieu garde unelargesse,

Content s’ils ont la perle et si j’ai lasagesse.

Or, il semble, à qui voit tout ce gouffre enrêvant,

Que les justes, parmi la nuée et le vent,

Sont un vol frissonnant d’aigles et decolombes.

*

J’ai souvent, à genoux que je suis sur lestombes,

La grande vision du sort ; et parmoment

Le destin m’apparaît, ainsi qu’unfirmament

Où l’on verrait, au lieu des étoiles, desâmes.

Tout ce qu’on nomme angoisse, adversité, lesflammes,

Les brasiers, les billots, bien souvent toutcela

Dans mon noir crépuscule, enfants,étincela.

J’ai vu, dans cette obscure et mornetransparence,

Passer l’homme de Rome et l’homme deFlorence,

Caton au manteau blanc, et Dante au fiersourcil,

L’un ayant le poignard au flanc, l’autrel’exil ;

Caton était joyeux et Dante étaittranquille.

J’ai vu Jeanne au poteau qu’on brûlait dans laville,

Et j’ai dit : Jeanne d’Arc, ton noirbûcher fumant

À moins de flamboiement que derayonnement.

J’ai vu Campanella songer dans la torture,

Et faire à sa pensée une âpre nourriture

Des chevalets, des crocs, des pinces, desréchauds,

Et de l’horreur qui flotte au plafond descachots.

J’ai vu Thomas Morus, Lavoisier,Loiserolle,

Jane Grey, bouche ouverte ainsi qu’unecorolle,

Toi, Charlotte Corday, vous, madameRoland,

Camille Desmoulins, saignant etcontemplant,

Robespierre à l’œil froid, Danton aux crissuperbes ;

J’ai vu Jean qui parlait au désert,Malesherbes,

Egmont, André Chénier, rêveur des purssommets ;

Et mes yeux resteront éblouis à jamais

Du sourire serein de ces têtes coupées.

Coligny, sous l’éclair farouche des épées,

Resplendissait devant mon regard éperdu.

Livide et radieux, Socrate m’a tendu

Sa coupe en me disant : – As-tusoif ? bois la vie.

Huss, me voyant pleurer, m’a dit : –Est-ce d’envie ?

Et Thraséas, s’ouvrant les veines dans sonbain,

Chantait : – Rome est le fruit du vieuxrameau sabin ;

Le soleil est le fruit de ces branchesfunèbres

Que la nuit sur nous croise et qu’on nommeténèbres,

Et la joie est le fruit du grand arbredouleur. –

Colomb, l’envahisseur des vagues,l’oiseleur

Du sombre aigle Amérique, et l’homme que Dieumène,

Celui qui donne un monde et reçoit unechaîne,

Colomb aux fers criait : – Tout est bien.En avant !

Saint-Just sanglant m’a dit : – Je suislibre et vivant.

Phocion m’a jeté, mourant, cetteparole :

– Je crois, et je rends grâce auxDieux ! – Savonarole,

Comme je m’approchais du brasier d’où samain

Sortait, brûlée et noire et montrant lechemin,

M’a dit, en faisant signe aux flammes de setaire :

– Ne crains pas de mourir. Qu’est-ce quecette terre ?

Est-ce ton corps qui fait ta joie et qui t’estcher ?

La véritable vie est où n’est plus lachair.

Ne crains pas de mourir. Créatureplaintive,

Ne sens-tu pas en toi comme une ailecaptive ?

Sous ton crâne, caveau muré, ne sens-tupas

Comme un ange enfermé qui sanglote toutbas ?

Qui meurt, grandit. Le corps, époux impur del’âme,

Plein des vils appétits d’où naît le viceinfâme,

Pesant, fétide, abject, malade à tousmoments,

Branlant sur sa charpente affreused’ossements,

Gonflé d’humeurs, couvert d’une peau qui seride,

Souffrant le froid, le chaud, la faim, la soifaride,

Traîne un ventre hideux, s’assouvit, mange etdort.

Mais il vieillit enfin, et, lorsque vient lamort,

L’âme, vers la lumière éclatante et dorée,

S’envole, de ce monstre horrible délivrée.–

Une nuit que j’avais, devant mes yeuxobscurs,

Un fantôme de ville et des spectres demurs,

J’ai, comme au fond d’un rêve où rien n’a plusde forme,

Entendu, près des tours d’un temple au dômeénorme,

Une voix qui sortait de dessous un monceau

De blocs noirs d’où le sang coulait en longruisseau ;

Cette voix murmurait des chants et desprières.

C’était le lapidé qui bénissait lespierres ;

Etienne le martyr, qui disait : – Ô monfront,

Rayonne ! Désormais les hommess’aimeront ;

Jésus règne. Ô mon Dieu, récompensez leshommes !

Ce sont eux qui nous font les élus que noussommes.

Joie ! amour ! pierre à pierre, ôDieu, je vous le dis,

Mes frères m’ont jeté le seuil duparadis ! –

*

Elle était là debout, la mère douloureuse.

L’obscurité farouche, aveugle, sourde,affreuse,

Pleurait de toutes parts autour duGolgotha.

Christ, le jour devint noir quand on vous enôta,

Et votre dernier souffle emporta lalumière.

Elle était là debout près du gibet, lamère !

Et je me dis : Voilà la douleur ! etje vins.

– Qu’avez-vous donc, lui dis-je, entrevos doigts divins ?

Alors, aux pieds du fils saignant du coup delance,

Elle leva sa droite et l’ouvrit ensilence,

Et je vis dans sa main l’étoile du matin.

Quoi ! ce deuil-là, Seigneur, n’est pasmême certain !

Et la mère, qui râle au bas de la croixsombre,

Est consolée, ayant les soleils dans sonombre,

Et, tandis que ses yeux hagards pleurent dusang,

Elle sent une joie immense en sedisant :

– Mon fils est Dieu ! mon fils sauvela vie au monde ! –

Et pourtant où trouver plus d’épouvanteimmonde,

Plus d’effroi ; plus d’angoisse et plusde désespoir

Que dans ce temps lugubre où le genre humainnoir,

Frissonnant du banquet autant que dumartyre,

Entend pleurer Marie et Trimalcionrire !

*

Mais la foule s’écrie : – Oui, sansdoute, c’est beau,

Le martyre, la mort, quand c’est un grandtombeau !

Quand on est un Socrate, un Jean Huss, unMessie !

Quand on s’appelle vie, avenir,prophétie !

Quand l’encensoir s’allume au feu qui vousbrûla,

Quand les siècles, les temps et les peuplessont là

Qui vous dressent, parmi leurs brumes et leursvoiles,

Un cénotaphe énorme au milieu des étoiles,

Si bien que la nuit semble être le drap dudeuil,

Et que les astres sont les cierges ducercueil !

Le billot tenterait même le plus timide

Si sa bière dormait sous une pyramide.

Quand on marche à la mort, recueillant enchemin

La bénédiction de tout le genre humain,

Quand des groupes en pleurs baisent vos tracesfières,

Quand on s’entend crier par les murs, par lespierres,

Et jusque par les gonds du seuil de saprison :

« Tu vas de ta mémoire éclairerl’horizon ;

Fantôme éblouissant, tu vas dorerl’histoire,

Et, vêtu de ta mort comme d’une victoire,

T’asseoir au fronton bleu des hommesimmortels ! »

Lorsque les échafauds ont des aspectsd’autels,

Qu’on se sent admiré du bourreau qui voustue,

Que le cadavre va se relever statue,

Mourant plein de clarté, d’aube, defirmament,

D’éclat, d’honneur, de gloire, on meurtfacilement !

L’homme est si vaniteux, qu’il rit à latorture

Quand c’est une royale et tragiqueaventure,

Quand c’est une tenaille immense qui lemord.

Quand les durs instruments d’agonie et demort

Sortent de quelque forge inouïe et géante,

Notre orgueil, oubliant la blessurebéante,

Se console des clous en voyant le marteau.

Avoir une montagne auguste pour poteau,

Être battu des flots ou battu des nuées,

Entendre l’univers plein de vagues huées

Murmurer : – Regardez ce colosse !les nœuds,

Les fers et les carcans le font pluslumineux !

C’est le vaincu Rayon, le damnéMétéore !

Il a volé la foudre et dérobé l’aurore !–

Être un supplicié du gouffre illimité,

Être un titan cloué sur une énormité,

Cela plaît. On veut bien des maux qui sontsublimes ;

Et l’on se dit : Souffrons, maissouffrons sur les cimes !

Eh bien, non ! – Le sublime est en bas.Le grand choix,

C’est de choisir l’affront. De même queparfois

La pourpre est déshonneur, souvent la fangeest lustre.

La boue imméritée atteignant l’âmeillustre,

L’opprobre, ce cachot d’où l’auréole sort,

Le cul de basse-fosse où nous jette lesort,

Le fond noir de l’épreuve où le malheur noustraîne,

Sont le comble éclatant de la grandeursereine.

Et, quand, dans le supplice où nous devonslutter,

Le lâche destin va jusqu’à nous insulter,

Quand sur nous il entasse outrage, rire,blâme,

Et tant de contre-sens entre le sort etl’âme

Que notre vie arrive à la difformité,

La laideur de l’épreuve en devient labeauté.

C’est Samson à Gaza, c’est Épictète àRome ;

L’abjection du sort fait la gloire del’homme.

Plus de brume ne fait que couvrir plusd’azur.

Ce que l’homme ici-bas peut avoir de pluspur,

De plus beau, de plus noble en ce monde oùl’on pleure,

C’est chute, abaissement, misèreextérieure,

Acceptés pour garder la grandeur dudedans.

Oui, tous les chiens de l’ombre autour de vousgrondants,

Le blâme ingrat, la haine aux fureurscoutumière ;

Oui, tomber dans la nuit quand c’est pour lalumière,

Faire horreur, n’être plus qu’un ulcère,indigner

L’homme heureux, et qu’on raille en vousvoyant saigner,

Et qu’on marche sur vous, qu’on vous crache auvisage,

Quand c’est pour la vertu, pour le vrai, pourle sage,

Pour le bien, pour l’honneur, il n’est rien deplus doux.

Quelle splendeur qu’un juste abandonné detous,

N’ayant plus qu’un haillon dans le mal qui lemine,

Et jetant aux dédains, au deuil, à lavermine,

À sa plaie, aux douleurs, de tranquillesdéfis !

Même quand Prométhée est là, Job, tusuffis

Pour faire le fumier plus haut que leCaucase.

Le juste, méprisé comme un ver qu’onécrase,

M’éblouit d’autant plus que nous leblasphémons.

Ce que les froids bourreaux à faces dedémons

Mêlent avec leur main monstrueuse etservile

À l’exécution pour la rendre plus vile,

Grandit le patient au regard de l’esprit.

Ô croix ! les deux voleurs sont deuxrayons du Christ !

*

Ainsi, tous les souffrants m’ont apparusplendides,

Satisfaits, radieux, doux, souverains,candides,

Heureux, la plaie au sein, la joie aucœur ; les uns

Jetés dans la fournaise et devenantparfums,

Ceux-là jetés aux nuits et devenantaurores ;

Les croyants, dévorés dans les cirquessonores,

Râlaient un chant, aux pieds des bêtesétouffés ;

Les penseurs souriaient aux noirsautodafés,

Aux glaives, aux carcans, aux chemises desoufre ;

Et je me suis alors écrié : Qui doncsouffre ?

Pour qui donc, si le sort, ô Dieu, n’est pasmoqueur,

Toute cette pitié que tu m’as mise aucœur ?

Qu’en dois-je faire ? à qui faut-il queje la garde ?

Où sont les malheureux ? – et Dieu m’adit : – Regarde.

*

Et j’ai vu des palais, des fêtes, desfestins,

Des femmes qui mêlaient leurs blancheurs auxsatins,

Des murs hautains ayant des jaspes pourécorces,

Des serpents d’or roulés dans des colonnestorses,

Avec de vastes dais pendant aux grandsplafonds ;

Et j’entendais chanter : –Jouissons ! triomphons ! –

Et les lyres, les luths, les clairons dont lecuivre

À l’air de se dissoudre en fanfare et devivre,

Et l’orgue, devant qui l’ombre écoute et setait,

Tout un orchestre énorme et monstrueuxchantait ;

Et ce triomphe était rempli d’hommessuperbes

Qui riaient et portaient toute la terre engerbes,

Et dont les fronts dorés, brillants,audacieux,

Fiers, semblaient s’achever en astres dans lescieux.

Et, pendant qu’autour d’eux des voixcriaient : – Victoire

À jamais ! à jamais force, puissance etgloire !

Et fête dans la ville ! et joie à lamaison ! –

Je voyais, au-dessus du livide horizon,

Trembler le glaive immense et sombre del’archange.

Ils s’épanouissaient dans une auroreétrange,

Ils vivaient dans l’orgueil comme dans leurcité,

Et semblaient ne sentir que leur félicité.

Et Dieu les a tous pris alors l’un aprèsl’autre,

Le puissant, le repu, l’assouvi qui sevautre,

Le czar dans son Kremlin, l’iman au bord duNil,

Comme on prend les petits d’un chien dans unchenil,

Et, comme il fait le jour sous les vaguesmarines,

M’ouvrant avec ses mains ces profondespoitrines,

Et, fouillant de son doigt de rayonspénétré

Leurs entrailles, leur foie et leurs reins,m’a montré

Des hydres qui rongeaient le dedans de cesâmes.

Et j’ai vu tressaillir ces hommes et cesfemmes ;

Leur visage riant comme un masque esttombé,

Et leur pensée, un monstre effroyable etcourbé,

Une naine hagarde, inquiète, bourrue,

Assise sous leur crâne affreux, m’estapparue.

Alors, tremblant, sentant chanceler mesgenoux,

Je leur ai demandé : « Mais qui doncêtes-vous ? »

Et ces êtres n’ayant presque plus faced’homme

M’ont dit : « Nous sommes ceux quifont le mal ; et, comme

« C’est nous qui le faisons, c’est nousqui le souffrons ! »

*

Oh ! le nuage vain des pleurs et desaffronts

S’envole, et la douleur passe en criant :Espère !

Vous me l’avez fait voir et toucher, ô vous,Père,

Juge, vous le grand juste et vous le grandclément !

Le rire du succès et du triomphement ;

Un invisible doigt caressant se promène

Sous chacun des chaînons de la misèrehumaine ;

L’adversité soutient ceux qu’elle faitlutter ;

L’indigence est un bien pour qui sait lagoûter ;

L’harmonie éternelle autour du pauvrevibre

Et le berce ; l’esclave, étant une âme,est libre,

Et le mendiant dit : Je suis riche, ayantDieu.

L’innocence aux tourments jette ce cri :C’est peu.

La difformité rit dans Ésope, et la fièvre

Dans Scarron ; l’agonie ouvre aux hymnessa lèvre ;

Quand je dis : « La douleur est-elleun mal ? » Zénon

Se dresse devant moi, paisible, et medit : « Non. »

Oh ! le martyre est joie et transport, lesupplice

Est volupté, les feux du bûcher sontdélice,

La souffrance est plaisir, la torture estbonheur ;

Il n’est qu’un malheureux : c’est leméchant, Seigneur.

*

Aux premiers jours du monde, alors que lanuée,

Surprise, contemplait chaque chose créée,

Alors que sur le globe, où le mal avaitcrû,

Flottait une lueur de l’Eden disparu,

Quand tout encor semblait être remplid’aurore,

Quand sur l’arbre du temps les ans venaientd’éclore,

Sur la terre, où la chair avec l’esprit sefond,

Il se faisait le soir un silence profond,

Et le désert, les bois, l’onde aux vastesrivages,

Et les herbes des champs, et les bêtessauvages,

Émus, et les rochers, ces ténébreuxcachots,

Voyaient, d’un antre obscur couvert d’arbressi hauts

Que nos chênes auprès sembleraient desarbustes,

Sortir deux grands vieillards, nus, sinistres,augustes.

C’étaient Ève aux cheveux blanchis, et sonmari,

Le pâle Adam, pensif, par le travailmeurtri,

Ayant la vision de Dieu sous sa paupière.

Ils venaient tous les deux s’asseoir sur unepierre,

En présence des monts fauves et soucieux,

Et de l’éternité formidable des cieux.

Leur œil triste rendait la naturefarouche ;

Et là, sans qu’il sortît un souffle de leurbouche,

Les mains sur leurs genoux et se tournant ledos,

Accablés comme ceux qui portent desfardeaux,

Sans autre mouvement de vie extérieure

Que de baisser plus bas la tête d’heure enheure,

Dans une stupeur morne et fatale absorbés,

Froids, livides, hagards, ils regardaient,courbés

Sous l’être illimité sans figure et sansnombre,

L’un, décroître le jour, et l’autre, grandirl’ombre,

Et, tandis que montaient lesconstellations,

Et que la première onde aux premiersalcyons

Donnait sous l’infini le long baisernocturne,

Et qu’ainsi que des fleurs tombant à flotsd’une urne,

Les astres fourmillants emplissaient le cielnoir,

Ils songeaient, et, rêveurs, sans entendre,sans voir,

Sourds aux rumeurs des mers d’où l’ouragans’élance,

Toute la nuit, dans l’ombre, ils pleuraient ensilence ;

Ils pleuraient tous les deux, aïeux du genrehumain,

Le père sur Abel, la mère sur Caïn.

Marine-Terrace, septembre 1855.

LIVRE SIXIÈME – AU BORD DE L’INFINI

I. – Le pont

 

J’avais devant les yeux les ténèbres.L’abîme

Qui n’a pas de rivage et qui n’a pas decime,

Était là, morne, immense ; et rien n’yremuait.

Je me sentais perdu dans l’infini muet.

Au fond, à travers l’ombre, impénétrablevoile,

On apercevait Dieu comme une sombreétoile.

Je m’écriai : – Mon âme, ô mon âme !il faudrait,

Pour traverser ce gouffre où nul bordn’apparaît,

Et pour qu’en cette nuit jusqu’à ton Dieu tumarches,

Bâtir un pont géant sur des millionsd’arches.

Qui le pourra jamais ? Personne ! ôdeuil ! effroi !

Pleure ! – Un fantôme blanc se dressadevant moi

Pendant que je jetais sur l’ombre un œild’alarme,

Et ce fantôme avait la forme d’unelarme ;

C’était un front de vierge avec des mainsd’enfant ;

Il ressemblait au lys que la blancheurdéfend ;

Ses mains en se joignant faisaient de lalumière.

Il me montra l’abîme où va toutepoussière,

Si profond, que jamais un écho n’yrépond ;

Et me dit : – Si tu veux je bâtirai lepont.

Vers ce pâle inconnu je levai ma paupière.

– Quel est ton nom ? lui dis-je. Ilme dit : – La prière.

Jersey, décembre 1852.

II. – Ibo

 

Dites, pourquoi, dans l’insondable

Au mur d’airain,

Dans l’obscurité formidable

Du ciel serein,

Pourquoi, dans ce grand sanctuaire

Sourd et béni,

Pourquoi, sous l’immense suaire

De l’infini,

Enfouir vos lois éternelles

Et vos clartés ?

Vous savez bien que j’ai des ailes,

Ô vérités !

Pourquoi vous cachez-vous dans l’ombre

Qui nous confond ?

Pourquoi fuyez-vous l’homme sombre

Au vol profond ?

Que le mal détruise ou bâtisse,

Rampe ou soit roi,

Tu sais bien que j’irai, Justice,

J’irai vers toi !

Beauté sainte, Idéal qui germes

Chez les souffrants,

Toi par qui les esprits sont fermes

Et les cœurs grands,

Vous le savez, vous que j’adore,

Amour, Raison,

Qui vous levez comme l’aurore

Sur l’horizon,

Foi, ceinte d’un cercle d’étoiles,

Droit, bien de tous,

J’irai, Liberté qui te voiles,

J’irai vers vous !

Vous avez beau, sans fin, sans borne,

Lueurs de Dieu,

Habiter la profondeur morne

Du gouffre bleu,

Âme à l’abîme habituée

Dès le berceau,

Je n’ai pas peur de la nuée ;

Je suis oiseau.

Je suis oiseau comme cet être

Qu’Amos rêvait,

Que saint Marc voyait apparaître

À son chevet,

Qui mêlait sur sa tête fière,

Dans les rayons,

L’aile de l’aigle à la crinière

Des grands lions.

J’ai des ailes. J’aspire au faîte ;

Mon vol est sûr ;

J’ai des ailes pour la tempête

Et pour l’azur.

Je gravis les marches sans nombre.

Je veux savoir ;

Quand la science serait sombre

Comme le soir !

Vous savez bien que l’âme affronte

Ce noir degré,

Et que, si haut qu’il faut qu’on monte,

J’y monterai !

Vous savez bien que l’âme est forte

Et ne craint rien

Quand le souffle de Dieu l’emporte !

Vous savez bien

Que j’irai jusqu’aux bleus pilastres,

Et que mon pas,

Sur l’échelle qui monte aux astres,

Ne tremble pas !

L’homme, en cette époque agitée,

Sombre océan,

Doit faire comme Prométhée

Et comme Adam.

Il doit ravir au ciel austère

L’éternel feu ;

Conquérir son propre mystère,

Et voler Dieu.

L’homme a besoin, dans sa chaumière,

Des vents battu,

D’une loi qui soit sa lumière

Et sa vertu.

Toujours ignorance et misère !

L’homme en vain fuit,

Le sort le tient ; toujours laserre !

Toujours la nuit !

Il faut que le peuple s’arrache

Au dur décret,

Et qu’enfin ce grand martyr sache

Le grand secret !

Déjà l’amour, dans l’ère obscure

Qui va finir,

Dessine la vague figure

De l’avenir.

Les lois de nos destins sur terre,

Dieu les écrit ;

Et, si ces lois sont le mystère,

Je suis l’esprit.

Je suis celui que rien n’arrête,

Celui qui va,

Celui dont l’âme est toujours prête

À Jéhovah ;

Je suis le poëte farouche,

L’homme devoir,

Le souffle des douleurs, la bouche

Du clairon noir ;

Le rêveur qui sur ses registres

Met les vivants,

Qui mêle des strophes sinistres

Aux quatre vents ;

Le songeur ailé, l’âpre athlète

Au bras nerveux,

Et je traînerais la comète

Par les cheveux.

Donc, les lois de notre problème,

Je les aurai ;

J’irai vers elles, penseur blême,

Mage effaré !

Pourquoi cacher ces lois profondes ?

Rien n’est muré.

Dans vos flammes et dans vos ondes

Je passerai ;

J’irai lire la grande bible ;

J’entrerai nu

Jusqu’au tabernacle terrible

De l’inconnu,

Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,

Gouffres ouverts

Que garde la meute livide

Des noirs éclairs,

Jusqu’aux portes visionnaires

Du ciel sacré ;

Et, si vous aboyez, tonnerres,

Je rugirai.

Audolmen de Rozel, janvier 1853.

III.

 

Un spectre m’attendait dans un grand angled’ombre,

Et m’a dit :

– Le muet habite dans le sombre.

L’infini rêve, avec un visage irrité.

L’homme parle et dispute avec l’obscurité,

Et la larme de l’œil rit du bruit de labouche.

Tout ce qui vous emporte est rapide etfarouche.

Sais-tu pourquoi tu vis ? sais-tupourquoi tu meurs ?

Les vivants orageux passent dans lesrumeurs,

Chiffres tumultueux, flots de l’océanNombre.

Vous n’avez rien à vous qu’un souffle dans del’ombre ;

L’homme est à peine né, qu’il est déjàpassé,

Et c’est avoir fini que d’avoir commencé.

Derrière le mur blanc, parmi les herbesvertes,

La fosse obscure attend l’homme, lèvresouvertes.

La mort est le baiser de la bouchetombeau.

Tâche de faire un peu de bien, coupe unlambeau

D’une bonne action dans cette nuit quigronde ;

Ce sera ton linceul dans la terreprofonde.

Beaucoup s’en sont allés qui ne reviendrontplus

Qu’à l’heure de l’immense et lugubrereflux ;

Alors, on entendra des cris. Tâche devivre ;

Crois. Tant que l’homme vit, Dieu pensif litson livre.

L’homme meurt quand Dieu fait au coin du livreun pli.

L’espace sait, regarde, écoute. Il estrempli

D’oreilles sous la tombe, et d’yeux dans lesténèbres.

Les morts ne marchant plus, dressent leurspieds funèbres ;

Les feuilles sèches vont et roulent sous lescieux.

Ne sens-tu pas souffler le ventmystérieux ?

Audolmen de Rozel, avril 1853.

IV.

 

Écoutez Je suis Jean. J’ai vu des chosessombres.

J’ai vu l’ombre infinie où se perdent lesnombres,

J’ai vu les visions que les réprouvésfont,

Les engloutissements de l’abîme sansfond ;

J’ai vu le ciel, l’éther, le chaos etl’espace.

Vivants ! puisque j’en viens, je sais cequi s’y passe ;

Je vous affirme à tous, écoutez bien mavoix,

J’affirme même à ceux qui vivent dans lesbois,

Que le Seigneur, le Dieu des esprits desprophètes,

Voit ce que vous pensez et sait ce que vousfaites.

C’est bien. Continuez, grands, petits, jeunes,vieux !

Que l’avare soit tout à l’or, quel’envieux

Rampe et morde en rampant, que le gloutondévore,

Que celui qui faisait le mal, le fasseencore,

Que celui qui fut lâche et vil, le soittoujours !

Voyant vos passions, vos fureurs, vosamours,

J’ai dit à Dieu : « Seigneur, jugezoù nous en sommes.

Considérez la terre et regardez leshommes.

Ils brisent tous les nœuds qui devaient lesunir. »

Et Dieu m’a répondu : « Certes, jevais venir ! »

Serk, juillet 1853.

V. – Croire, mais pas en nous

 

Parce qu’on a porté du pain, du lingeblanc,

À quelque humble logis sous les comblestremblant

Comme le nid parmi les feuillesinquiètes ;

Parce qu’on a jeté ses restes et sesmiettes

Au petit enfant maigre, au vieillardpâlissant,

Au pauvre qui contient l’éterneltout-puissant ;

Parce qu’on a laissé Dieu manger sous satable,

On se croit vertueux, on se croitcharitable !

On dit : « Je suis parfait !louez-moi ; me voilà ! »

Et, tout en blâmant Dieu de ceci, de cela,

De ce qu’il pleut, du mal dont on le dit lacause,

Du chaud, du froid, on fait sa propreapothéose.

Le riche qui, gorgé, repu, fier,paresseux,

Laisse un peu d’or rouler de son palais surceux

Que le noir janvier glace et que la faimharcèle,

Ce riche-là, qui brille et donne uneparcelle

De ce qu’il a de trop à qui n’a pas assez,

Et qui, pour quelques sous du pauvreramassés,

S’admire et ferme l’œil sur sa propremisère,

S’il a le superflu, n’a pas lenécessaire :

La justice ; et le loup rit dans l’ombreen marchant

De voir qu’il se croit bon pour n’être pasméchant.

Nous bons ! nous fraternels ! ôfange et pourriture !

Mais tournez donc vos yeux vers la mèrenature !

Que sommes-nous, cœurs froids où l’égoïsmebout,

Auprès de la bonté suprême éparse entout ?

Toutes nos actions ne valent pas la rose.

Dès que nous avons fait par hasard quelquechose,

Nous nous vantons, hélas ! vains soufflesqui fuyons !

Dieu donne l’aube au ciel sans compter lesrayons,

Et la rosée aux fleurs sans mesurer lesgouttes ;

Nous sommes le néant ; nos vertustiendraient toutes

Dans le creux de la pierre où vient boirel’oiseau.

L’homme est l’orgueil du cèdre emplissant leroseau.

Le meilleur n’est pas bon, vraiment, tantl’homme est frêle ;

Et tant notre fumée à nos vertus semêle !

Le bienfait par nos mains pompeusementjeté

S’évapore aussitôt dans notrevanité ;

Même en le prodiguant aux pauvres d’un airtendre,

Nous avons tant d’orgueil que notre or devientcendre ;

Le bien que nous faisons est spectre commenous.

L’Incréé, seul vivant, seul terrible et seuldoux,

Qui juge, aime, pardonne, engendre, construit,fonde,

Voit nos hauteurs avec une pitié profonde.

Ah ! rapides passants ! ne comptonspas sur nous,

Comptons sur lui. Pensons et vivons àgenoux ;

Tâchons d’être sagesse, humilité,lumière ;

Ne faisons point un pas qui n’aille à laprière ;

Car nos perfections rayonneront bien peu

Après la mort, devant l’étoile et le cielbleu.

Dieu seul peut nous sauver. C’est un rêve decroire

Que nos lueurs d’en bas sont là-haut de lagloire ;

Si lumineux qu’il ait paru dans notrehorreur,

Si doux qu’il ait été pour nos cœurs pleinsd’erreur,

Quoi qu’il ait fait, celui que sur la terre onnomme

Juste, excellent, pur, sage et grand, là-hautest l’homme,

C’est-à-dire la nuit en présence dujour ;

Son amour semble haine auprès du grandamour ;

Et toutes ses splendeurs, poussant des crisfunèbres,

Disent en voyant Dieu : Nous sommes lesténèbres !

Dieu, c’est le seul azur dont le monde aitbesoin.

L’abîme en en parlant prend l’atome àtémoin.

Dieu seul est grand ! c’est là le psaumedu brin d’herbe ;

Dieu seul est vrai ! c’est là l’hymne duflot superbe ;

Dieu seul est bon ! c’est là le murmuredes vents ;

Ah ! ne vous faites pas d’illusions,vivants !

Et d’où sortez-vous donc, pour croire que vousêtes

Meilleurs que Dieu, qui met les astres sur vostêtes,

Et qui vous éblouit, à l’heure du réveil,

De ce prodigieux sourire, le soleil !

Marine-Terrace, décembre 1854.

VI. – Pleurs dans la nuit

 

I

 

Je suis l’être incliné qui jette ce qu’ilpense ;

Qui demande à la nuit le secret dusilence ;

Dont la brume emplit l’œil ;

Dans une ombre sans fond mes parolesdescendent,

Et les choses sur qui tombent mes strophesrendent

Le son creux du cercueil.

Mon esprit, qui du doute a senti lapiqûre,

Habite, âpre songeur, la rêverie obscure

Aux flots plombés et bleus,

Lac hideux où l’horreur tord ses bras, pâlenymphe,

Et qui fait boire une eau morte comme lalymphe

Aux rochers scrofuleux.

Le Doute, fils bâtard de l’aïeule Sagesse,

Crie : – À quoi bon ? – devantl’éternelle largesse,

Nous fait tout oublier,

S’offre à nous, morne abri, dans nos marchessans nombre,

Nous dit : – Es-tu las ?Viens ! – et l’homme dort à l’ombre

De ce mancenillier.

L’effet pleure et sans cesse interroge lacause.

La création semble attendre quelque chose.

L’homme à l’homme est obscur.

Où donc commence l’âme ? où donc finit lavie ?

Nous voudrions, c’est là notre incurableenvie,

Voir par-dessus le mur.

Nous rampons, oiseaux pris sous le filet del’être ;

Libres et prisonniers, l’immuable pénètre

Toutes nos volontés ;

Captifs sous le réseau des chosesnécessaires,

Nous sentons se lier des fils à nosmisères

Dans les immensités.

II

 

Nous sommes au cachot ; la porte estinflexible ;

Mais, dans une main sombre, inconnue,invisible,

Qui passe par moment,

À travers l’ombre, espoir des âmessérieuses,

On entend le trousseau des clefsmystérieuses

Sonner confusément.

La vision de l’être emplit les yeux del’homme.

Un mariage obscur sans cesse se consomme

De l’ombre avec le jour ;

Ce monde, est-ce un éden tombé dans lagéhenne ?

Nous avons dans le cœur des ténèbres dehaine

Et des clartés d’amour.

La création n’a qu’une prunelle trouble.

L’être éternellement montre sa facedouble,

Mal et bien, glace et feu ;

L’homme sent à la fois, âme pure et chairsombre,

La morsure du ver de terre au fond del’ombre

Et le baiser de Dieu.

Mais à de certains jours, l’âme est comme uneveuve.

Nous entendons gémir les vivants dansl’épreuve.

Nous doutons, nous tremblons,

Pendant que l’aube épand ses lumièressacrées

Et que mai sur nos seuils mêle les fleursdorées

Avec les enfants blonds.

Qu’importe la lumière, et l’aurore, et lesastres,

Fleurs des chapiteaux bleus, diamants despilastres

Du profond firmament,

Et mai qui nous caresse, et l’enfant qui nouscharme,

Si tout n’est qu’un soupir, si tout n’estqu’une larme,

Si tout n’est qu’un moment !

III

 

Le sort nous use au jour, triste meule quitourne.

L’homme inquiet et vain croit marcher, ilséjourne ;

Il expire en créant.

Nous avons la seconde et nous rêvonsl’année ;

Et la dimension de notre destinée,

C’est poussière et néant.

L’abîme, où les soleils sont les égaux desmouches,

Nous tient ; nous n’entendons que dessanglots farouches

Ou des rires moqueurs ;

Vers la cible d’en haut qui dans l’azurs’élève,

Nous lançons nos projets, nos vœux, l’espoir,le rêve,

Ces flèches de nos cœurs.

Nous voulons durer, vivre, être éternels. Ôcendre !

Où donc est la fourmi qu’on appelleAlexandre ?

Où donc le ver César ?

En tombant sur nos fronts, la minute noustue.

Nous passons, noir essaim, foule de deuilvêtue,

Comme le bruit d’un char.

Nous montons à l’assaut du temps comme unearmée.

Sur nos groupes confus que voile la fumée

Des jours évanouis,

L’énorme éternité luit, splendide etstagnante ;

Le cadran, bouclier de l’heure rayonnante,

Nous terrasse éblouis !

IV

 

À l’instant où l’on dit : Vivons !tout se déchire.

Les pleurs subitement descendent sur lerire.

Tête nue ! à genoux !

Tes fils sont morts, mon père est mort, leurmère est morte.

Ô deuil ! qui passe là ? C’est uncercueil qu’on porte.

À qui le portez-vous ?

Ils le portent à l’ombre, au silence, à laterre ;

Ils le portent au calme obscur, à l’aubeaustère,

À la brume sans bords,

Au mystère qui tord ses anneaux sous desvoiles,

Au serpent inconnu qui lèche les étoiles

Et qui baise les morts !

V

 

Ils le portent aux vers, au néant, àPeut-Être !

Car la plupart d’entre eux n’ont point vu lejour naître ;

Sceptiques et bornés,

La négation morne et la matière hostile,

Flambeaux d’aveuglement, troublent l’âmeinutile

De ces infortunés.

Pour eux le ciel ment, l’homme est un songe etcroit vivre ;

Ils ont beau feuilleter page à page lelivre,

Ils ne comprennent pas ;

Ils vivent en hochant la tête, et, dans levide.

L’écheveau ténébreux que le doute dévide

Se mêle sous leurs pas.

Pour eux l’âme naufrage avec le corps quisombre.

Leur rêve a les yeux creux et regarde del’ombre ;

Rien est le mot du sort ;

Et chacun d’eux, riant de la voûteétoilée,

Porte en son cœur, au lieu de l’espéranceailée,

Une tête de mort.

Sourds à l’hymne des bois, au sombre cri del’orgue,

Chacun d’eux est un champ plein de cendre, unemorgue

Où pendent des lambeaux,

Un cimetière où l’œil des frémissantspoëtes

Voit planer l’ironie et toutes seschouettes,

L’ombre et tous ses corbeaux.

Quand l’astre et le roseau leur disent :Il faut croire ;

Ils disent au jonc vert, à l’astre en sa nuitnoire :

Vous êtes insensés !

Quand l’arbre leur murmure à l’oreille :Il existe ;

Ces fous répondent : Non ! et, si lechêne insiste,

Ils lui disent : Assez !

Quelle nuit ! le semeur nié par lasemence !

L’univers n’est pour eux qu’une vastedémence,

Sans but et sans milieu ;

Leur âme, en agitant l’immensité profonde,

N’y sent même pas l’être, et dans le grelotmonde

N’entend pas sonner Dieu !

VI

 

Le corbillard franchit le seuil ducimetière.

Le gai matin, qui rit à la nature entière,

Resplendit sur ce deuil ;

Tout être a son mystère où l’on sent l’âmeéclore,

Et l’offre à l’infini ; l’astre apportel’aurore,

Et l’homme le cercueil.

Le dedans de la fosse apparaît, tristecrèche.

Des pierres par endroits percent la terrefraîche ;

Et l’on entend le glas ;

Elles semblent s’ouvrir ainsi que despaupières,

Et le papillon blanc dit : « Qu’ontdonc fait ces pierres ? »

Et la fleur dit :« Hélas ! »

VII

 

Est-ce que par hasard ces pierres sontpunies,

Dieu vivant, pour subir de tellesagonies ?

Ah ! ce que nous souffrons

N’est rien. – Plus bas que l’arbre en proieaux froides bises,

Sous cette forme horrible, est-ce que lesCambyses,

Est-ce que les Nérons,

Après avoir tenu les peuples dans leurserre,

Et crucifié l’homme au noir gibet misère,

Mis le monde en lambeaux,

Souillé l’âme, et changé, sous le vent desdésastres,

L’univers en charnier, et fait monter auxastres

La vapeur des tombeaux,

Après avoir passé joyeux dans la victoire,

Dans l’orgueil, et partout imprimé surl’histoire

Leurs ongles furieux,

Et, monstres qu’entrevoit l’homme en sesléthargies,

Après avoir sur terre été les effigies

Du mal mystérieux,

Après avoir peuplé les prisons élargies,

Et versé tant de meurtre aux vastes mersrougies,

Tant de morts, glaive au flanc,

Tant d’ombre, et de carnage, et d’horreursinconnues,

Que le soleil, le soir, hésitait dans lesnues

Devant ce bain sanglant !

Après avoir mordu le troupeau que Dieumène,

Et tourné tour à tour de la torturehumaine

L’atroce cabestan,

Et régné sous la pourpre et sous lelaticlave,

Et plié six mille ans Adam, le vieilesclave,

Sous le vieux roi Satan,

Est-ce que le chasseur Nemrod, Sforce lepâtre,

Est-ce que Messaline, est-ce queCléopâtre,

Caligula, Macrin,

Et les Achabs, par qui renaissaient lesSodomes,

Et Phalaris, qui fit du hurlement deshommes

La clameur de l’airain,

Est-ce que Charles Neuf, Constantin, LouisOnze,

Vitellius, la fange, et Busiris, lebronze,

Les Cyrus dévorants,

Les Égystes montrés du doigt par lesÉlectres,

Seraient dans cette nuit, d’hommes devenusspectres,

Et pierres de tyrans ?

Est-ce que ces cailloux, tout pénétrés decrimes,

Dans l’horreur étouffés, scellés dans lesabîmes,

Enviant l’ossement,

Sans air, sans mouvement, sans jour, sansyeux, sans bouche,

Entre l’herbe sinistre et le cercueilfarouche,

Vivraient affreusement ?

Est-ce que ce seraient des âmescondamnées,

Des maudits qui, pendant des millionsd’années,

Seuls avec le remords,

Au lieu de voir, des yeux de l’astresolitaire,

Sortir les rayons d’or, verraient les vers deterre

Sortir des yeux des morts ?

Homme et roche, exister, noir dans l’ombrevivante !

Songer, pétrifié dans sa propreépouvante !

Rêver l’éternité !

Dévorer ses fureurs, confusémentrugies !

Être pris, ouragan de crimes et d’orgies,

Dans l’immobilité !

Punition ! problème obscur !questions sombres !

Quoi ! ce caillou dirait : – J’aimis Thèbe en décombres !

J’ai vu Suse à genoux !

J’étais Bélus à Tyr ! j’étais Sylla dansRome ! –

Noire captivité des vieux démons del’homme !

Ô pierres, qu’êtes-vous ?

Qu’a fait ce bloc, béant dans la fosseinsalubre ?

Glacé du froid profond de la terrelugubre,

Informe et châtié,

Aveugle, même aux feux que la nuitréverbère,

Il pense et se souvient… – Quoi ! cen’est que Tibère !

Seigneur, ayez pitié !

Ce dur silex noyé dans la terre, âpre,fruste,

Couvert d’ombre, pendant que le ciel s’ouvreau juste

Qui s’y réfugia,

Jaloux du chien qui jappe et de l’âne quipasse,

Songe et dit : Je suis là ! – Dieuvivant, faites grâce !

Ce n’est que Borgia !

Ô Dieu bon, penchez-vous sur tous cesmisérables !

Sauvez ces submergés, aimez cesexécrables !

Ouvrez les soupiraux.

Au nom des innocents, Dieu, pardonnez auxcrimes.

Père, fermez l’enfer. Juge, au nom desvictimes,

Grâce pour les bourreaux !

De toutes parts s’élève un cri :Miséricorde !

Les peuples nus, liés, fouettés à coups decorde,

Lugubres travailleurs,

Voyant leur maître en proie aux châtimentssublimes,

Ont pitié du despote, et, saignant de sescrimes,

Pleurent de ses douleurs ;

Les pâles nations regardent dans legouffre,

Et ces grands suppliants, pour le tyran quisouffre,

T’implorent, Dieu jaloux ;

L’esclave mis en croix, l’opprimé sur laclaie,

Plaint le satrape au fond de l’abîme, et laplaie

Dit : Grâce pour les clous !

Dieu serein, regardez d’un regardsalutaire

Ces reclus ténébreux qu’emprisonne laterre

Pleine d’obscurs verrous,

Ces forçats dont le bagne est le dedans despierres,

Et levez, à la voix des justes en prières,

Ces effrayants écrous.

Père, prenez pitié du monstre et de laroche.

De tous les condamnés que le pardons’approche !

Jadis, rois des combats,

Ces bandits sur la terre ont fait unetempête ;

Étant montés plus haut dans l’horreur que labête,

Ils sont tombés plus bas.

Grâce pour eux ! clémence, espoir,pardon, refuge,

Au jonc qui fut un prince, au ver qui fut unjuge !

Le méchant, c’est le fou.

Dieu, rouvrez au maudit ! Dieu, relevezl’infâme !

Rendez à tous l’azur. Donnez au tigre uneâme,

Des ailes au caillou !

Mystère ! obsession de tout esprit quipense !

Échelle de la peine et de larécompense !

Nuit qui monte en clarté !

Sourire épanoui sur la tortureamère !

Vision du sépulcre ! êtes-vous lachimère,

Ou la réalité ?

VIII

 

La fosse, plaie au flanc de la terre, estouverte,

Et, béante, elle fait frissonner l’herbeverte

Et le buisson jauni ;

Elle est là, froide, calme, étroite,inanimée,

Et l’âme en voit sortir, ainsi qu’unefumée,

L’ombre de l’infini.

Et les oiseaux de l’air, qui, planant sur lescimes,

Volant sous tous les cieux, comparent lesabîmes

Dans les courses qu’ils font,

Songent au noir Vésuve, à l’Océan superbe,

Et disent, en voyant cette fosse dansl’herbe :

Voici le plus profond !

IX

 

L’âme est partie, on rend le corps à lanature.

La vie a disparu sous cettecréature ;

Mort, où sont tes appuis ?

Le voilà hors du temps, de l’espace et dunombre.

On le descend avec une corde dans l’ombre

Comme un seau dans un puits.

Que voulez-vous puiser dans ce puitsformidable ?

Et pourquoi jetez-vous la sonde àl’insondable ?

Qu’y voulez-vous puiser ?

Est-ce l’adieu lointain et doux de ceux qu’onaime ?

Est-ce un regard ? hélas ! est-ce unsoupir suprême ?

Est-ce un dernier baiser ?

Qu’y voulez-vous puiser, vivants, essaimfrivole ?

Est-ce un frémissement du vide où touts’envole,

Un bruit, une clarté,

Une lettre du mot que Dieu seul peutécrire ?

Est-ce, pour le mêler à vos éclats derire,

Un peu d’éternité ?

Dans ce gouffre où la larve entr’ouvre son œilterne,

Dans cette épouvantable et livide citerne,

Abîme de douleurs,

Dans ce cratère obscur des muettesdemeures,

Que voulez-vous puiser, ô passants de peud’heures,

Hommes de peu de pleurs ?

Est-ce le secret sombre ? est-ce lafroide goutte

Qui, larme du néant, suinte de l’âprevoûte

Sans aube et sans flambeau ?

Est-ce quelque lueur effarée ethagarde ?

Est-ce le cri jeté par tout ce qui regarde

Derrière le tombeau ?

Vous ne puiserez rien. Les morts tombent. Lafosse

Les voit descendre, avec leur âme juste oufausse,

Leur nom, leurs pas, leur bruit.

Un jour, quand souffleront les célesteshaleines,

Dieu seul remontera toutes ces urnespleines

De l’éternelle nuit.

X

 

Et la terre, agitant la ronce à sasurface,

Dit : – L’homme est mort ; c’estbien ; que veut-on que j’en fasse ?

Pourquoi me le rend-on ? –

Terre ! fais-en des fleurs ! des lysque l’aube arrose !

De cette bouche aux dents béantes, fais larose

Entr’ouvrant son bouton !

Fais ruisseler ce sang dans tes sources d’eauxvives,

Et fais-le boire aux bœufs mugissants, tesconvives ;

Prends ces chairs en haillons ;

Fais de ces seins bleuis sortir desviolettes,

Et couvre de ces yeux que t’offrent lessquelettes

L’aile des papillons.

Fais avec tous ces morts une joyeuse vie.

Fais-en le fier torrent qui gronde et quidévie.

La mousse aux frais tapis !

Fais-en des rocs, des joncs, des fruits, desvignes mûres,

Des brises, des parfums, des bois pleins demurmures,

Des sillons pleins d’épis !

Fais-en des buissons verts, fais-en de grandesherbes !

Et qu’en ton sein profond d’où se lèvent lesgerbes,

À travers leur sommeil,

Les effroyables morts sans souffle et sansparoles

Se sentent frissonner dans toutes cescorolles

Qui tremblent au soleil !

XI

 

La terre, sur la bière où le mort pâleécoute,

Tombe, et le nid gazouille, et, là-bas, sur laroute

Siffle le paysan ;

Et ces fils, ces amis que le regret amène,

N’attendent même pas que la fosse soitpleine

Pour dire : Allons-nous-en !

Le fossoyeur, payé par ces douleurshâtées,

Jette sur le cercueil la terre àpelletées.

Toi qui, dans ton linceul,

Rêvais le deuil sans fin, cette blanchecolombe,

Avec cet homme allant et venant sur tatombe,

Ô mort, te voilà seul !

Commencement de l’âpre et mornesolitude !

Tu ne changeras plus de lit nid’attitude ;

L’heure aux pas solennels

Ne sonne plus pour toi ; l’ombre te faitterrible ;

L’immobile suaire a sur ta forme horrible

Mis ses plis éternels.

Et puis le fossoyeur s’en va boire lafosse.

Il vient de voir des dents que la terredéchausse,

Il rit, il mange, il mord ;

Et prend, en murmurant des chansonshébétées,

Un verre dans ses mains à chaque instantheurtées

Aux choses de la mort.

Le soir vient ; l’horizon s’emplitd’inquiétude ;

L’herbe tremble et bruit comme unemultitude ;

Le fleuve blanc reluit ;

Le paysage obscur prend les veines desmarbres ;

Ces hydres que, le jour, on appelle desarbres,

Se tordent dans la nuit.

Le mort est seul. Il sent la nuit qui ledévore.

Quand naît le doux matin, tout l’azur del’aurore,

Tous ses rayons si beaux,

Tout l’amour des oiseaux et leurs chansonssans nombre,

Vont aux berceaux dorés ; et, la nuit,toute l’ombre

Aboutit aux tombeaux.

Il entend des soupirs dans les fossesvoisines ;

Il sent la chevelure affreuse des racines

Entrer dans son cercueil ;

Il est l’être vaincu dont s’empare lachose ;

Il sent un doigt obscur, sous sa paupièreclose,

Lui retirer son œil.

Il a froid ; car le soir, qui mêle à sonhaleine

Les ténèbres, l’horreur, le spectre et lephalène,

Glace ces durs grabats ;

Le cadavre, lié de bandelettes blanches,

Grelotte, et dans sa bière entend les quatreplanches

Qui lui parlent tout bas.

L’une dit : – Je fermais ton coffre-fort.– Et l’autre

Dit : – J’ai servi de porte au toit quifut le nôtre. –

L’autre dit : – Aux beaux jours,

La table où rit l’ivresse et que le vinencombre,

C’était moi. – L’autre dit : – J’étais lechevet sombre

Du lit de tes amours.

Allez, vivants ! riez, chantez ; lejour flamboie.

Laissez derrière vous, derrière votre joie

Sans nuage et sans pli,

Derrière la fanfare et le bal quis’élance,

Tous ces morts qu’enfouit dans la fossesilence

Le fossoyeur oubli !

XII

 

Tous y viendront.

XIII

 

Assez ! et levez-vous de table.

Chacun prend à son tour la routeredoutable ;

Chacun sort en tremblant ;

Chantez, riez ; soyez heureux, soyezcélèbres ;

Chacun de vous sera bientôt dans lesténèbres

Le spectre au regard blanc.

La foule vous admire et l’azur vouséclaire ;

Vous êtes riche, grand, glorieux,populaire,

Puissant, fier, encensé ;

Vos licteurs, devant vous, graves, portent lahache ;

Et vous vous en irez sans que personnesache

Où vous avez passé.

Jeunes filles, hélas ! qui donc croit àl’aurore ?

Votre lèvre pâlit pendant qu’on danseencore

Dans le bal enchanté ;

Dans les lustres blêmis on voit grandir lecierge ;

La mort met sur vos fronts ce grand voile devierge

Qu’on nomme éternité.

Le conquérant, debout dans une aubeenflammée,

Penche, et voit s’en aller son épée enfumée ;

L’amante avec l’amant

Passe ; le berceau prend une voixsépulcrale ;

L’enfant rose devient larve horrible, et lerâle

Sort du vagissement.

Ce qu’ils disaient hier, le savent-ilseux-mêmes ?

Des chimères, des vœux, des cris, de vainsproblèmes !

Ô néant inouï !

Rien ne reste ; ils ont tout oublié dansla fuite

Des choses que Dieu pousse et qui courent sivite

Que l’homme est ébloui !

Ô promesses ! espoirs ! cherchez-lesdans l’espace.

La bouche qui promet est un oiseau quipasse.

Fou qui s’y confierait !

Les promesses s’en vont où va le vent desplaines,

Où vont les flots, où vont les obscureshaleines

Du soir dans la forêt !

Songe à la profondeur du néant où noussommes.

Quand tu seras couché sous la terre où leshommes

S’enfoncent pas à pas,

Tes enfants, épuisant les jours que Dieu leurcompte,

Seront dans la lumière ou seront dans lahonte ;

Tu ne le sauras pas !

Ce que vous rêvez tombe avec ce que vousfaites.

Voyez ces grands palais ; voyez ces charsde fêtes

Aux tournoyants essieux ;

Voyez ces longs fusils qui suivent lerivage ;

Voyez ces chevaux, noirs comme un héronsauvage

Qui vole sous les cieux,

Tout cela passera comme une voixchantante.

Pyramide, à tes pieds tu regardes latente,

Sous l’éclatant zénith ;

Tu l’entends frissonner au vent comme unevoile,

Chéops, et tu te sens, en la voyant detoile,

Fière d’être en granit ;

Et toi, tente, tu dis : Gloire à lapyramide !

Mais, un jour, hennissant comme un chevalnumide,

L’ouragan libyen

Soufflera sur ce sable où sont les tentesfrêles,

Et Chéops roulera pêle-mêle avec elles

En s’écriant : Eh bien !

Tu périras, malgré ton enceinte murée,

Et tu ne seras plus, ville, ô villesacrée,

Qu’un triste amas fumant,

Et ceux qui t’ont servie et ceux qui t’ontaimée

Frapperont leur poitrine en voyant lafumée

De ton embrasement.

Ils diront : – Ô douleur ! ôdeuil ! guerre civile !

Quelle ville a jamais égalé cetteville ?

Ses tours montaient dans l’air ;

Elle riait aux chants de sesprostituées ;

Elle faisait courir ainsi que des nuées

Ses vaisseaux sur la mer.

Ville ! où sont tes docteurs quit’enseignaient à lire ?

Tes dompteurs de lions qui jouaient de lalyre,

Tes lutteurs jamais las ?

Ville ! est-ce qu’un voleur, la nuit, t’adérobée ?

Où donc est Babylone ? Hélas ! elleest tombée !

Elle est tombée, hélas !

On n’entend plus chez toi le bruit que fait lameule.

Pas un marteau n’y frappe un clou. Te voilàseule.

Ville, où sont tes bouffons ?

Nul passant désormais ne montera tesrampes ;

Et l’on ne verra plus la lumière deslampes

Luire sous tes plafonds.

Brillez pour disparaître et montez pourdescendre.

Le grain de sable dit dans l’ombre au grain decendre :

Il faut tout engloutir.

Où donc est Thèbes ? dit Babylonepensive.

Thèbes demande : Où donc estNinive ? et Ninive

S’écrie : Où donc est Tyr ?

En laissant fuir les mots de sa langueprolixe,

L’homme s’agite et va, suivi par un œilfixe ;

Dieu n’ignore aucun toit ;

Tous les jours d’ici-bas ont des aubesfunèbres ;

Malheur à ceux qui font le mal dans lesténèbres

En disant : Qui nous voit ?

Tous tombent ; l’un au bout d’une courseinsensée,

L’autre à son premier pas ; l’homme sursa pensée,

La mère sur son nid ;

Et le porteur de sceptre et le joueur deflûte

S’en vont ; et rien ne dure ; et lepère qui lutte

Suit l’aïeul qui bénit.

Les races vont au but qu’ici-bas toutrévèle.

Quand l’ancienne commence à pâlir, lanouvelle

A déjà le même air ;

Dans l’éternité, gouffre où se vide latombe,

L’homme coule sans fin, sombre fleuve quitombe

Dans une sombre mer.

Tout escalier, que l’ombre ou la splendeur lecouvre,

Descend au tombeau calme, et toute portes’ouvre

Sur le dernier moment ;

Votre sépulcre emplit la maison où vousêtes ;

Et tout plafond, croisant ses poutres sur nostêtes,

Est fait d’écroulement.

Veillez, veillez ! Songez à ceux que vousperdîtes ;

Parlez moins haut, prenez garde à ce que vousdites,

Contemplez à genoux ;

L’aigle trépas du bout de l’aile nouseffleure ;

Et toute notre vie, en fuite heure parheure,

S’en va derrière nous.

Ô coups soudains ! départsvertigineux ! mystère !

Combien qui ne croyaient parler que pour laterre,

Front haut, cœur fier, bras fort,

Tout à coup, comme un mur subitements’écroule,

Au milieu d’une phrase adressée à lafoule,

Sont entrés dans la mort,

Et, sous l’immensité qui n’est qu’un œilsublime,

Ont pâli, stupéfaits de voir, dans cetabîme

D’astres et de ciel bleu,

Où le masqué se montre, où l’inconnu senomme,

Que le mot qu’ils avaient commencé devantl’homme

S’achevait devant Dieu !

Un spectre au seuil de tout tient le doigt sursa bouche.

Les morts partent. La nuit de sa verge lestouche.

Ils vont, l’antre est profond,

Nus, et se dissipant, et l’on ne voit rienluire.

Où donc sont-ils allés ? On n’a rien àvous dire.

Ceux qui s’en vont, s’en vont.

Sur quoi donc marchent-ils ? surl’énigme, sur l’ombre,

Sur l’être. Ils font un pas : comme lanef qui sombre,

Leur blancheur disparaît ;

Et l’on n’entend plus rien dans l’ombreinaccessible,

Que le bruit sourd que fait dans le gouffreinvisible

L’invisible forêt.

L’infini, route noire et de brume remplie,

Et qui joint l’âme à Dieu, monte, fuit,multiplie

Ses cintres tortueux,

Et s’efface… – et l’horreur effare nospupilles

Quand nous entrevoyons les arches et lespiles

De ce pont monstrueux.

Ô sort ! obscurité ! nuée ! onrêve, on souffre.

Les êtres, dispersés à tous les vents dugouffre,

Ne savent ce qu’ils font.

Les vivants sont hagards. Les morts sont dansleurs couches.

Pendant que nous songeons, des pleurs, gouttesfarouches,

Tombent du noir plafond.

XIV

 

On brave l’immuable ; et l’un seréfugie

Dans l’assoupissement, et l’autre dansl’orgie.

Cet autre va criant :

– À bas vertu, devoir et foi !l’homme est un ventre ! –

Dans ce lugubre esprit, comme un tigre en sonantre,

Habite le néant.

Écoutez : – Jouir est tout. L’heure estrapide.

Le sacrifice est fou, le martyre eststupide ;

Vivre est l’essentiel.

L’immensité ricane et la tombe grimace.

La vie est un caillou que le sage ramasse

Pour lapider le ciel. –

Il souffle, forçat noir, sa vermine surl’ange.

Il est content, il est hideux ; il boit,il mange ;

Il rit, la lèvre en feu,

Tous les rires que peut inventer ladémence ;

Il dit tout ce que peut dire en sa haineimmense

Le ver de terre à Dieu.

Il dit : Non ! à celui sous quitremble le pôle.

Soudain l’ange muet met la main surl’épaule

Du railleur effronté ;

La mort derrière lui surgit pendant qu’ilchante ;

Dieu remplit tout à coup cette bouchecrachante

Avec l’éternité.

XV

 

Qu’est-ce que tu feras de tant d’herbesfauchées,

Ô vent ? que feras-tu des paillesdesséchées

Et de l’arbre abattu ?

Que feras-tu de ceux qui s’en vont avantl’heure,

Et de celui qui rit et de celui quipleure,

Ô vent, qu’en feras-tu ?

Que feras-tu des cœurs ! que feras-tu desâmes ?

Nous aimâmes, hélas ! nous crûmes, nouspensâmes :

Un moment nous brillons ;

Puis, sur les panthéons ou sur lesossuaires,

Nous frissonnons, ceux-ci drapeaux, ceux-làsuaires,

Tous, lambeaux et haillons !

Et ton souffle nous tient, nous arrache etnous ronge !

Et nous étions la vie, et nous sommes lesonge !

Et voilà que tout fuit !

Et nous ne savons plus qui nous pousse et nousmène,

Et nous questionnons en vain notre âmepleine

De tonnerre et de nuit !

Ô vent, que feras-tu de ces tourbillonsd’êtres,

Hommes, femmes, vieillards, enfants, esclaves,maîtres,

Souffrant, priant, aimant,

Doutant, peut-être cendre et peut-êtresemence,

Qui roulent, frémissants et pâles, versl’immense

Évanouissement !

XVI

 

L’arbre Éternité vit sans faîte et sansracines.

Ses branches sont partout, proches du ver,voisines

Du grand astre doré ;

L’espace voit sans fin croître la brancheNombre,

Et la branche Destin, végétation sombre,

Emplit l’homme effaré.

Nous la sentons ramper et grandir sous noscrânes,

Lier Deutz à Judas, Nemrod àSchinderhannes,

Tordre ses mille nœuds,

Et, passants pénétrés de fibreséternelles,

Tremblants, nous la voyons croiser dans nosprunelles

Ses fils vertigineux.

Et nous apercevons, dans le plus noir del’arbre,

Les Hobbes contemplant avec des yeux demarbre,

Les Kant aux larges fronts ;

Leur cognée à la main, le pied sur lesproblèmes,

Immobiles ; la mort a fait des spectresblêmes

De tous ces bûcherons.

Ils sont là, stupéfaits et chacun sur sabranche.

L’un se redresse, et l’autre, épouvanté, sepenche.

L’un voulut, l’autre osa,

Tous se sont arrêtés en voyant le mystère.

Zénon rêve tourné vers Pyrrhon, etVoltaire

Regarde Spinosa.

Qu’avez-vous donc trouvé, dites, chercheurssublimes ?

Quels nids avez-vous vus, noirs comme desabîmes,

Sur ces rameaux noueux ?

Cachaient-ils des essaims d’ailes sombres oublanches ?

Dites, avez-vous fait envoler de cesbranches

Quelque aigle monstrueux ?

De quelqu’un qui se tait nous sommes lesministres ;

Le noir réseau du sort trouble nos yeuxsinistres ;

Le vent nous courbe tous ;

L’ombre des mêmes nuits mêle toutes lestêtes.

Qui donc sait le secret ? le savez-vous,tempêtes ?

Gouffres, en parlez-vous ?

Le problème muet gonfle la mer sonore,

Et, sans cesse oscillant, va du soir àl’aurore

Et de la taupe au lynx ;

L’énigme aux yeux profonds nous regardeobstinée ;

Dans l’ombre nous voyons sur notredestinée

Les deux griffes du sphinx.

Le mot, c’est Dieu. Ce mot luit dans les âmesveuves ;

Il tremble dans la flamme ; onde, ilcoule en tes fleuves,

Homme, il coule en ton sang ;

Les constellations le disent ausilence ;

Et le volcan, mortier de l’infini, lelance

Aux astres en passant.

Ne doutons pas. Croyons. Emplissonsl’étendue

De notre confiance, humble, ailée,éperdue.

Soyons l’immense Oui.

Que notre cécité ne soit pas unobstacle ;

À la création donnons ce grand spectacle

D’un aveugle ébloui.

Car, je vous le redis, votre oreille étantdure,

Non est un précipice. Ô vivants ! rien nedure ;

La chair est aux corbeaux ;

La vie autour de vous croule comme un vieuxcloître ;

Et l’herbe est formidable, et l’on y voitmoins croître

De fleurs que de tombeaux.

Tout, dès que nous doutons, devient triste etfarouche.

Quand il veut, spectre gai, le sarcasme à labouche

Et l’ombre dans les yeux,

Rire avec l’infini, pauvre âmeaventurière,

L’homme frissonnant voit les arbres enprière

Et les monts sérieux ;

Le chêne ému fait signe au cèdre quicontemple ;

Le rocher rêveur semble un prêtre dans letemple

Pleurant un déshonneur ;

L’araignée, immobile au centre de sestoiles,

Médite ; et le lion, songeant sous lesétoiles,

Rugit : Pardon, Seigneur !

Jersey, cimetière de Saint-Jean, avril 1854.

VII.

 

Un jour, le morne esprit, le prophètesublime

Qui rêvait à Patmos,

Et lisait, frémissant, sur le mur del’abîme

De si lugubres mots,

Dit à son aigle : « Ô monstre !il faut que tu m’emportes.

Je veux voir Jéhovah. »

L’aigle obéit. Des cieux ils franchirent lesportes ;

Enfin, Jean arriva ;

Il vit l’endroit sans nom dont nul archangen’ose

Traverser le milieu,

Et ce lieu redoutable était plein d’ombre, àcause

De la grandeur de Dieu.

Jersey, septembre 1855.

VIII. – Claire

 

Quoi donc ! la vôtre aussi ! lavôtre suit la mienne !

Ô mère au cœur profond, mère, vous avezbeau

Laisser la porte ouverte afin qu’ellerevienne,

Cette pierre là-bas dans l’herbe est untombeau !

La mienne disparut dans les flots qui semêlent ;

Alors, ce fut ton tour, Claire, et tut’envolas.

Est-ce donc que là-haut dans l’ombre elless’appellent,

Qu’elles s’en vont ainsi l’une après l’autre,hélas ?

Enfant qui rayonnais, qui chassais latristesse,

Que ta mère jadis berçait de sa chanson,

Qui d’abord la charmas avec ta petitesse

Et plus tard lui remplis de clartél’horizon,

Voilà donc que tu dors sous cette pierregrise !

Voilà que tu n’es plus, ayant à peineété !

L’astre attire le lys, et te voilàreprise,

Ô vierge, par l’azur, cettevirginité !

Te voilà remontée au firmament sublime,

Échappée aux grands cieux comme la grive auxbois,

Et, flamme, aile, hymne, odeur, replongée àl’abîme

Des rayons, des amours, des parfums et desvoix !

Nous ne t’entendrons plus rire en notre nuitnoire.

Nous voyons seulement, comme pour nousbénir,

Errer dans notre ciel et dans notremémoire

Ta figure, nuage, et ton nom,souvenir !

Pressentais-tu déjà ton sombreépithalame ?

Marchant sur notre monde à pas silencieux,

De tous les idéals tu composais ton âme,

Comme si tu faisais un bouquet pour lescieux !

En te voyant si calme et toute lumineuse,

Les cœurs les plus saignants ne haïssaientplus rien.

Tu passais parmi nous comme Ruth laglaneuse,

Et, comme Ruth l’épi, tu ramassais lebien.

La nature, ô front pur, versait sur toi sagrâce,

L’aurore sa candeur, et les champs leurbonté ;

Et nous retrouvions, nous sur qui la douleurpasse,

Toute cette douceur dans toute tabeauté !

Chaste, elle paraissait ne pas être autrechose

Que la forme qui sort des cieuxéblouissants ;

Et de tous les rosiers elle semblait larose,

Et de tous les amours elle semblaitl’encens.

Ceux qui n’ont pas connu cette charmantefille

Ne peuvent pas savoir ce qu’était ceregard

Transparent comme l’eau qui s’égaye et quibrille

Quand l’étoile surgit sur l’océan hagard.

Elle était simple, franche, humble, naïve etbonne ;

Chantant à demi-voix son chant d’illusion,

Ayant je ne sais quoi dans toute sapersonne

De vague et de lointain comme la vision.

On sentait qu’elle avait peu de temps sur laterre,

Qu’elle n’apparaissait que pours’évanouir,

Et qu’elle acceptait peu sa vieinvolontaire ;

Et la tombe semblait par momentsl’éblouir.

Elle a passé dans l’ombre où l’homme serésigne ;

Le vent sombre soufflait ; elle a passésans bruit,

Belle, candide, ainsi qu’une plume decygne

Qui reste blanche, même en traversant lanuit !

Elle s’en est allée à l’aube qui se lève,

Lueur dans le matin, vertu dans le cielbleu,

Bouche qui n’a connu que le baiser durêve,

Âme qui n’a dormi que dans le lit deDieu !

Nous voici maintenant en proie aux deuils sansbornes,

Mère, à genoux tous deux sur des cercueilssacrés,

Regardant à jamais dans les ténèbresmornes

La disparition des êtres adorés !

Croire qu’ils resteraient ! quelsonge ! Dieu les presse.

Même quand leurs bras blancs sont autour denos cous,

Un vent du ciel profond fait frissonner sanscesse

Ces fantômes charmants que nous croyons ànous.

Ils sont là, près de nous, jouant sur notreroute ;

Ils ne dédaignent pas notre soleil obscur,

Et derrière eux, et sans que leur candeur s’endoute,

Leurs ailes font parfois de l’ombre sur lemur.

Ils viennent sous nos toits ; avec nousils demeurent ;

Nous leur disons : Ma fille !ou : Mon fils ! ils sont doux,

Riants, joyeux, nous font une caresse, etmeurent. –

Ô mère, ce sont là les anges,voyez-vous !

C’est une volonté du sort, pour noussévère,

Qu’ils rentrent vite au ciel resté pour euxouvert ;

Et qu’avant d’avoir mis leur lèvre à notreverre,

Avant d’avoir rien fait et d’avoir riensouffert,

Ils partent radieux ; et qu’ignorantl’envie,

L’erreur, l’orgueil, le mal, la haine, ladouleur,

Tous ces êtres bénis s’envolent de la vie

À l’âge où la prunelle innocente est enfleur !

Nous qui sommes démons ou qui sommesapôtres,

Nous devons travailler, attendre,préparer ;

Pensifs, nous expions pour nous-même ou pourd’autres ;

Notre chair doit saigner, nos yeux doiventpleurer.

Eux, ils sont l’air qui fuit, l’oiseau qui nese pose

Qu’un instant, le soupir qui vole, avrilvermeil

Qui brille et passe ; ils sont le parfumde la rose

Qui va rejoindre aux cieux le rayon dusoleil !

Ils ont ce grand dégoût mystérieux del’âme

Pour notre chair coupable et pour notredestin ;

Ils ont, êtres rêveurs qu’un autre azurréclame,

Je ne sais quelle soif de mourir lematin !

Ils sont l’étoile d’or se couchant dansl’aurore,

Mourant pour nous, naissant pour l’autrefirmament ;

Car la mort, quand un astre en son sein vientéclore,

Continue, au delà, l’épanouissement !

Oui, mère, ce sont là les élus du mystère,

Les envoyés divins, les ailés, lesvainqueurs,

À qui Dieu n’a permis que d’effleurer laterre

Pour faire un peu de joie à quelques pauvrescœurs.

Comme l’ange à Jacob, comme Jésus àPierre,

Ils viennent jusqu’à nous qui loin d’euxétouffons,

Beaux, purs, et chacun d’eux portant sous sapaupière

La sereine clarté des paradis profonds.

Puis, quand ils ont, pieux, baisé toutes lesplaies,

Pansé notre douleur, azuré nos raisons,

Et fait luire un moment l’aube à travers nosclaies,

Et chanté la chanson du ciel dans nosmaisons,

Ils retournent là-haut parler à Dieu deshommes,

Et, pour lui faire voir quel est notrechemin,

Tout ce que nous souffrons et tout ce que noussommes,

S’en vont avec un peu de terre dans lamain.

Ils s’en vont ; c’est tantôt l’éclair quiles emporte,

Tantôt un mal plus fort que nos soinssuperflus.

Alors, nous, pâles, froids, l’œil fixé sur laporte,

Nous ne savons plus rien, sinon qu’ils ne sontplus.

Nous disons : – À quoi bon l’âtre sansétincelles ?

À quoi bon la maison où ne sont plus leurspas ?

À quoi bon la ramée où ne sont plus lesailes ?

Qui donc attendons-nous s’ils ne reviendrontpas ? –

Ils sont partis, pareils au bruit qui sort deslyres.

Et nous restons là, seuls, près du gouffre oùtout fuit,

Tristes ; et la lueur de leurs charmantssourires

Parfois nous apparaît vaguement dans lanuit.

Car ils sont revenus, et c’est là lemystère ;

Nous entendons quelqu’un flotter, un souffleerrer,

Des robes effleurer notre seuil solitaire,

Et cela fait alors que nous pouvonspleurer.

Nous sentons frissonner leurs cheveux dansnotre ombre ;

Nous sentons, lorsqu’ayant la lassitude ennous,

Nous nous levons après quelque prièresombre,

Leurs blanches mains toucher doucement nosgenoux.

Ils nous disent tout bas de leur voix la plustendre :

« Mon père ! encore un peu ! mamère ! encore un jour !

« M’entends-tu ? je suis là, jereste pour t’attendre

« Sur l’échelon d’en bas de l’échelled’amour.

« Je t’attends pour pouvoir nous en allerensemble.

« Cette vie est amère, et tu vas ensortir.

« Pauvre cœur, ne crains rien, Dieuvit ! la mort rassemble.

« Tu redeviendras ange ayant étémartyr. »

Oh ! quand donc viendrez-vous ? vousretrouver, c’est naître.

Quand verrons-nous, ainsi qu’un idéalflambeau,

La douce étoile mort, rayonnante,apparaître

À ce noir horizon qu’on nomme letombeau ?

Quand nous en irons-nous où vous êtes,colombes !

Où sont les enfants morts et les printempsenfuis,

Et tous les chers amours dont nous sommes lestombes,

Et toutes les clartés dont nous sommes lesnuits ?

Vers ce grand ciel clément où sont tous lesdictames,

Les aimés, les absents, les êtres purs etdoux,

Les baisers des esprits et les regards desâmes,

Quand nous en irons-nous ? quand nous enirons-nous ?

Quand nous en irons-nous où sont l’aube et lafoudre ?

Quand verrons-nous, déjà libres, hommesencor,

Notre chair ténébreuse en rayons sedissoudre,

Et nos pieds faits de nuit éclore en ailesd’or ?

Quand nous enfuirons-nous dans la joieinfinie

Où les hymnes vivants sont des angesvoilés,

Où l’on voit, à travers l’azur del’harmonie,

La strophe bleue errer sur les luthsétoilés ?

Quand viendrez-vous chercher notre humble cœurqui sombre ?

Quand nous reprendrez-vous à ce mondecharnel,

Pour nous bercer ensemble aux profondeurs del’ombre,

Sous l’éblouissement du regardéternel ?

Décembre 1846.

IX. – À la fenêtre pendant la nuit

 

I

 

Les étoiles, points d’or, percent les branchesnoires ;

Le flot huileux et lourd décompose sesmoires

Sur l’océan blêmi ;

Les nuages ont l’air d’oiseaux prenant lafuite ;

Par moments le vent parle, et dit des motssans suite,

Comme un homme endormi.

Tout s’en va. La nature est l’urne malfermée.

La tempête est écume et la flamme estfumée.

Rien n’est hors du moment,

L’homme n’a rien qu’il prenne, et qu’iltienne, et qu’il garde.

Il tombe heure par heure, et, ruine, ilregarde

Le monde, écroulement.

L’astre est-il le point fixe en ce mouvantproblème ?

Ce ciel que nous voyons fut-il toujours lemême ?

Le sera-t-il toujours ?

L’homme a-t-il sur son front des clartéséternelles ?

Et verra-t-il toujours les mêmessentinelles

Monter aux mêmes tours ?

II

 

Nuits, serez-vous pour nous toujours ce quevous êtes ?

Pour toute vision, aurons-nous sur nostêtes

Toujours les mêmes cieux ?

Dis, larve Aldebaran, réponds, spectreSaturne,

Ne verrons-nous jamais sur le masquenocturne

S’ouvrir de nouveaux yeux ?

Ne verrons-nous jamais briller de nouveauxastres ?

Et des cintres nouveaux, et de nouveauxpilastres

Luire à notre œil mortel,

Dans cette cathédrale aux formidablesporches

Dont le septentrion éclaire avec septtorches,

L’effrayant maître-autel ?

A-t-il cessé, le vent qui fit naître cesroses,

Sirius, Orion, toi, Vénus, qui reposes

Notre œil dans le péril ?

Ne verrons-nous jamais sous ces grandeshaleines

D’autres fleurs de lumière éclore dans lesplaines

De l’éternel avril ?

Savons-nous où le monde en est de sonmystère ?

Qui nous dit, à nous, joncs du marais, vers deterre

Dont la bave reluit,

À nous qui n’avons pas nous-mêmes notrepreuve,

Que Dieu ne va pas mettre une tiare neuve

Sur le front de la nuit ?

III

 

Dieu n’a-t-il plus de flamme à ses lèvresprofondes ?

N’en fait-il plus jaillir des tourbillons demondes ?

Parlez, Nord et Midi !

N’emplit-il plus de lui sa créationsainte ?

Et ne souffle-t-il plus que d’une boucheéteinte

Sur l’être refroidi ?

Quand les comètes vont et viennent,formidables,

Apportant la lueur des gouffresinsondables

À nos fronts soucieux,

Brûlant, volant, peut-être âmes, peut-êtremondes,

Savons-nous ce que font toutes cesvagabondes

Qui courent dans nos cieux ?

Qui donc a vu la source et connaîtl’origine ?

Qui donc, ayant sondé l’abîme, s’imagine

En être mage et roi ?

Ah ! fantômes humains, courbés sous lesdésastres !

Qui donc a dit : – C’est bien, Éternel.Assez d’astres.

N’en fais plus. Calme-toi ! –

L’effet séditieux limiterait lacause ?

Quelle bouche ici-bas peut dire à quelquechose :

Tu n’iras pas plus loin ?

Sous l’élargissement sans fin, la borneplie ;

La création vit, croît et semultiplie ;

L’homme n’est qu’un témoin.

L’homme n’est qu’un témoin frémissantd’épouvante.

Les firmaments sont pleins de la sèvevivante

Comme les animaux.

L’arbre prodigieux croise, agrandit,transforme,

Et mêle aux cieux profonds, comme une gerbeénorme,

Ses ténébreux rameaux.

Car la création est devant, Dieu derrière.

L’homme, du côté noir de l’obscurebarrière,

Vit, rôdeur curieux ;

Il suffit que son front se lève pour qu’ilvoie

À travers la sinistre et morne claire-voie

Cet œil mystérieux.

IV

 

Donc ne nous disons pas : – Nous avonsnos étoiles –

Des flottes de soleils peut-être à pleinesvoiles

Viennent en ce moment ;

Peut-être que demain le Créateur terrible,

Refaisant notre nuit, va contre un autrecrible

Changer le firmament.

Qui sait ? que savons-nous ? surnotre horizon sombre,

Que la création impénétrable encombre

Des ses taillis sacrés,

Muraille obscure où vient battre le flot del’être,

Peut-être allons-nous voir brusquementapparaître

Des astres effarés ;

Des astres éperdus arrivant des abîmes,

Venant des profondeurs ou descendant descimes,

Et, sous nos noirs arceaux,

Entrant en foule, épars, ardents, pareils aurêve,

Comme dans un grand vent s’abat sur unegrève

Une troupe d’oiseaux ;

Surgissant, clairs flambeaux, feux purs,rouges fournaises,

Aigrettes de rubis ou tourbillons debraises,

Sur nos bords, sur nos monts,

Et nous pétrifiant de leurs aspectsétranges ;

Car dans le gouffre énorme il est des mondesanges

Et des soleils démons !

Peut-être en ce moment, du fond des nuitsfunèbres,

Montant vers nous, gonflant ses vagues deténèbres

Et ses flots de rayons,

Le muet Infini, sombre mer ignorée,

Roule vers notre ciel une grande marée

De constellations !

Marine-Terrace, avril 1854.

X. – Éclaircie

 

L’Océan resplendit sous sa vaste nuée.

L’onde, de son combat sans fin exténuée,

S’assoupit, et, laissant l’écueil sereposer,

Fait de toute la rive un immense baiser.

On dirait qu’en tous lieux, en même temps, lavie

Dissout le mal, le deuil, l’hiver, la nuit,l’envie,

Et que le mort couché dit au vivantdebout :

Aime ! et qu’une âme obscure, épanouie entout,

Avance doucement sa bouche vers noslèvres.

L’être, éteignant dans l’ombre et l’extase sesfièvres,

Ouvrant ses flancs, ses seins, ses yeux, sescœurs épars,

Dans ses pores profonds reçoit de toutesparts

La pénétration de la sève sacrée.

La grande paix d’en haut vient comme unemarée.

Le brin d’herbe palpite aux fentes dupavé ;

Et l’âme a chaud. On sent que le nid estcouvé.

L’infini semble plein d’un frisson defeuillée.

On croit être à cette heure où la terreéveillée

Entend le bruit que fait l’ouverture dujour,

Le premier pas du vent, du travail, del’amour,

De l’homme, et le verrou de la portesonore,

Et le hennissement du blanc cheval aurore.

Le moineau d’un coup d’aile, ainsi qu’un folesprit,

Vient taquiner le flot monstrueux quisourit ;

L’air joue avec la mouche et l’écume avecl’aigle ;

Le grave laboureur fait ses sillons etrègle

La page où s’écrira le poëme desblés ;

Des pêcheurs sont là-bas sous un pampreattablés ;

L’horizon semble un rêve éblouissant oùnage

L’écaille de la mer, la plume du nuage,

Car l’Océan est hydre et le nuage oiseau.

Une lueur, rayon vague, part du berceau

Qu’une femme balance au seuil d’unechaumière,

Dore les champs, les fleurs, l’onde et devientlumière

En touchant un tombeau qui dort près duclocher.

Le jour plonge au plus noir du gouffre, et vachercher

L’ombre, et la baise au front sous l’eausombre et hagarde.

Tout est doux, calme, heureux, apaisé ;Dieu regarde.

Marine-Terrace, juillet 1855.

XI.

 

Oh ! par nos vils plaisirs, nos appétits,nos fanges,

Que de fois nous devons vous attrister,archanges !

C’est vraiment une chose amère de songer

Qu’en ce monde où l’esprit n’est qu’un morneétranger,

Où la volupté rit, jeune, et sidécrépite !

Où dans les lits profonds l’aile d’en baspalpite,

Quand, pâmé, dans un nimbe ou bien dans unéclair,

On tend sa bouche ardente aux coupes de lachair

À l’heure où l’on s’enivre aux lèvres d’unefemme,

De ce qu’on croit l’amour, de ce qu’on prendpour l’âme,

Sang du cœur, vin des sens âcre etdélicieux,

On fait rougir là-haut quelque passant descieux !

Juin 1855.

XII. – Aux anges qui nous voient

 

– Passant, qu’es-tu ? je teconnais.

Mais, étant spectre, ombre et nuage,

Tu n’as plus de sexe ni d’âge.

– Je suis ta mère, et jevenais !

– Et toi dont l’aile hésite etbrille,

Dont l’œil est noyé de douceur,

Qu’es-tu, passant ? – Je suis tasœur.

– Et toi, qu’es-tu ? – Je suis tafille.

– Et toi, qu’es-tu, passant ? – Jesuis

Celle à qui tu disais : « Jet’aime ! »

– Et toi ? – Je suis ton âme même.–

Oh ! cachez-moi, profondesnuits !

Juin 1855.

XIII. – Cadaver

 

Ô mort ! heure splendide ! ô rayonsmortuaires !

Avez-vous quelquefois soulevé dessuaires ?

Et, pendant qu’on pleurait, et qu’au chevet dulit,

Frères, amis, enfants, la mère qui pâlit,

Éperdus, sanglotaient dans le deuil qui lesnavre,

Avez-vous regardé sourire lecadavre ?

Tout à l’heure il râlait, se tordait,étouffait ;

Maintenant il rayonne. Abîme ! qui doncfait

Cette lueur qu’a l’homme en entrant dans lesombres ?

Qu’est-ce que le sépulcre ? et d’oùvient, penseurs sombres,

Cette sérénité formidable des morts ?

C’est que le secret s’ouvre et que l’être estdehors ;

C’est que l’âme – qui voit, puis brille, puisflamboie, –

Rit, et que le corps même a sa terriblejoie.

La chair se dit : – Je vais être terre,et germer,

Et fleurir comme sève, et, comme fleur,aimer !

Je vais me rajeunir dans la jeunesseénorme

Du buisson, de l’eau vive, et du chêne, et del’orme,

Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts,aux prés,

Aux rochers, aux splendeurs des grandscouchants pourprés,

Aux ravins, aux halliers, aux brises de lanue,

Aux murmures profonds de la vieinconnue !

Je vais être oiseau, vent, cri des eaux, bruitdes cieux,

Et palpitation du tout prodigieux ! –

Tous ces atomes las, dont l’homme était lemaître,

Sont joyeux d’être mis en liberté dansl’être,

De vivre, et de rentrer au gouffre qui leurplaît.

L’haleine, que la fièvre aigrissait etbrûlait,

Va devenir parfum, et la voixharmonie ;

Le sang va retourner à la veine infinie,

Et couler, ruisseau clair, aux champs où lebœuf roux

Mugit le soir avec l’herbe jusqu’auxgenoux ;

Les os ont déjà pris la majesté desmarbres ;

La chevelure sent le grand frisson desarbres,

Et songe aux cerfs errants, au lierre, auxnids chantants

Qui vont l’emplir du souffle adoré duprintemps.

Et voyez le regard, qu’une ombre étrangevoile,

Et qui, mystérieux, semble un leverd’étoile !

Oui, Dieu le veut, la mort, c’est l’ineffablechant

De l’âme et de la bête à la fin selâchant ;

C’est une double issue ouverte à l’êtredouble.

Dieu disperse, à cette heure inexprimable ettrouble,

Le corps dans l’univers et l’âme dansl’amour.

Une espèce d’azur que dore un vague jour,

L’air de l’éternité, puissant, calme,salubre,

Frémit et resplendit sous le linceullugubre ;

Et des plis du drap noir tombent tous nosennuis.

La mort est bleue. Ô mort ! ô paix !l’ombre des nuits,

Le roseau des étangs, le roc du monticule,

L’épanouissement sombre du crépuscule,

Le vent, souffle farouche ou providentiel,

L’air, la terre, le feu, l’eau, tout, même leciel,

Se mêle à cette chair qui devientsolennelle.

Un commencement d’astre éclôt dans laprunelle.

Aucimetière, août 1855.

XIV.

 

Ô gouffre ! l’âme plonge et rapporte ledoute.

Nous entendons sur nous les heures, goutte àgoutte,

Tomber comme l’eau sur les plombs ;

L’homme est brumeux, le monde est noir, leciel est sombre ;

Les formes de la nuit vont et viennent dansl’ombre ;

Et nous, pâles, nous contemplons.

Nous contemplons l’obscur, l’inconnu,l’invisible.

Nous sondons le réel, l’idéal, lepossible,

L’être, spectre toujours présent.

Nous regardons trembler l’ombreindéterminée.

Nous sommes accoudés sur notre destinée,

L’œil fixe et l’esprit frémissant.

Nous épions des bruits dans ces videsfunèbres ;

Nous écoutons le souffle, errant dans lesténèbres,

Dont frissonne l’obscurité ;

Et, par moments, perdus dans les nuitsinsondables,

Nous voyons s’éclairer de lueursformidables

La vitre de l’éternité.

Marine-Terrace, septembre 1853.

XV. – À celle qui est voilée

 

Tu me parles du fond d’un rêve

Comme une âme parle aux vivants.

Comme l’écume de la grève,

Ta robe flotte dans les vents.

Je suis l’algue des flots sans nombre,

Le captif du destin vainqueur ;

Je suis celui que toute l’ombre

Couvre sans éteindre son cœur.

Mon esprit ressemble à cette île,

Et mon sort à cet océan ;

Et je suis l’habitant tranquille

De la foudre et de l’ouragan.

Je suis le proscrit qui se voile,

Qui songe, et chante loin du bruit,

Avec la chouette et l’étoile,

La sombre chanson de la nuit.

Toi, n’es-tu pas, comme moi-même,

Flambeau dans ce monde âpre et vil.

Âme, c’est-à-dire problème,

Et femme, c’est-à-dire exil ?

Sors du nuage, ombre charmante.

Ô fantôme, laisse-toi voir !

Sois un phare dans ma tourmente,

Sois un regard dans mon ciel noir !

Cherche-moi parmi les mouettes !

Dresse un rayon sur mon récif,

Et, dans mes profondeurs muettes,

La blancheur de l’ange pensif !

Sois l’aile qui passe et se mêle

Aux grandes vagues en courroux.

Oh ! viens ! tu dois être bienbelle,

Car ton chant lointain est biendoux ;

Car la nuit engendre l’aurore ;

C’est peut-être une loi des cieux

Que mon noir destin fasse éclore

Ton sourire mystérieux !

Dans ce ténébreux monde où j’erre,

Nous devons nous apercevoir,

Toi, toute faite de lumière,

Moi, tout composé de devoir !

Tu me dis de loin que tu m’aimes,

Et que, la nuit, à l’horizon,

Tu viens voir sur les grèves blêmes

Le spectre blanc de ma maison.

Là, méditant sous le grand dôme,

Près du flot sans trêve agité,

Surprise de trouver l’atome

Ressemblant à l’immensité,

Tu compares, sans me connaître,

L’onde à l’homme, l’ombre au banni,

Ma lampe étoilant ma fenêtre

À l’astre étoilant l’infini !

Parfois, comme au fond d’une tombe,

Je te sens sur mon front fatal,

Bouche de l’Inconnu d’où tombe

Le pur baiser de l’Idéal.

À ton souffle, vers Dieu poussées,

Je sens en moi, douce frayeur,

Frissonner toutes mes pensées,

Feuilles de l’arbre intérieur.

Mais tu ne veux pas qu’on te voie ;

Tu viens et tu fuis tour à tour ;

Tu ne veux pas te nommer joie,

Ayant dit : Je m’appelle amour.

Oh ! fais un pas de plus ! viens,entre,

Si nul devoir ne le défend ;

Viens voir mon âme dans son antre,

L’esprit lion, le cœur enfant ;

Viens voir le désert où j’habite,

Seul sous mon plafond effrayant ;

Sois l’ange chez le cénobite,

Sois la clarté chez le voyant.

Change en perles dans mes décombres

Toutes mes gouttes de sueur !

Viens poser sur mes œuvres sombres

Ton doigt d’où sort une lueur !

Du bord des sinistres ravines

Du rêve et de la vision,

J’entrevois les choses divines… –

Complète l’apparition !

Viens voir le songeur qui s’enflamme

À mesure qu’il se détruit,

Et de jour en jour dans son âme

À plus de mort et moins de nuit !

Viens ! viens dans ma brume hagarde,

Où naît la foi, d’où l’esprit sort,

Où confusément je regarde

Les formes obscures du sort.

Tout s’éclaire aux lueurs funèbres ;

Dieu, pour le penseur attristé,

Ouvre toujours dans les ténèbres

De brusques gouffres de clarté.

Avant d’être sur cette terre,

Je sens que jadis j’ai plané ;

J’étais l’archange solitaire,

Et mon malheur, c’est d’être né.

Sur mon âme, qui fut colombe,

Viens, toi qui des cieux as le sceau.

Quelquefois une plume tombe

Sur le cadavre d’un oiseau.

Oui, mon malheur irréparable,

C’est de pendre aux deux éléments,

C’est d’avoir en moi, misérable,

De la fange et des firmaments !

Hélas ! hélas ! c’est d’être unhomme ;

C’est de songer que j’étais beau,

D’ignorer comment je me nomme,

D’être un ciel et d’être un tombeau !

C’est d’être un forçat qui promène

Son vil labeur sous le ciel bleu ;

C’est de porter la hotte humaine

Où j’avais vos ailes, mon Dieu !

C’est de traîner de la matière ;

C’est d’être plein, moi, fils du jour,

De la terre du cimetière,

Même quand je m’écrie : Amour !

Marine-Terrace, janvier 1854.

XVI. – Horror

 

I

 

Esprit mystérieux qui, le doigt sur tabouche,

Passes… ne t’en va pas ! parle à l’hommefarouche

Ivre d’ombre et d’immensité,

Parle-moi, toi, front blanc qui dans ma nuitte penches ;

Réponds-moi, toi qui luis et marches sous lesbranches,

Comme un souffle de la clarté !

Est-ce toi que chez moi minuit parfoisapporte ?

Est-ce toi qui heurtais l’autre nuit à maporte,

Pendant que je ne dormais pas ?

C’est donc vers moi que vient lentement talumière ?

La pierre de mon seuil peut-être est lapremière

Des sombres marches du trépas.

Peut-être qu’à ma porte ouvrant sur l’ombreimmense,

L’invisible escalier des ténèbrescommence ;

Peut-être, ô pâles échappés,

Quand vous montez du fond de l’horreursépulcrale,

Ô morts, quand vous sortez de la froidespirale,

Est-ce chez moi que vous frappez !

Car la maison d’exil, mêlée auxcatacombes,

Est adossée au mur de la ville des tombes.

Le proscrit est celui qui sort ;

Il flotte submergé comme la nef quisombre ;

Le jour le voit à peine et dit : Quelleest cette ombre ?

Et la nuit dit : Quel est cemort ?

Sois la bienvenue, ombre ! ô masœur ! ô figure

Qui me fais signe alors que sur l’énigmeobscure

Je me penche, sinistre et seul ;

Et qui viens, m’effrayant de ta lueursublime,

Essuyer sur mon front la sueur de l’abîme

Avec un pan de ton linceul !

II

 

Oh ! que le gouffre est noir, et quel’œil est débile !

Nous avons devant nous le silenceimmobile.

Qui sommes-nous ? oùsommes-nous ?

Faut-il jouir ? faut-il pleurer ?Ceux qu’on rencontre

Passent. Quelle est la loi ? La prièrenous montre

L’écorchure de ses genoux.

D’où viens-tu ? – Je ne sais. – Oùvas-tu ? – Je l’ignore.

L’homme ainsi parle à l’homme et l’onde auflot sonore.

Tout va, tout vient, tout ment, tout fuit.

Parfois nous devenons pâles, hommes etfemmes,

Comme si nous sentions se fermer sur nosâmes

La main de la géante nuit.

Nous voyons fuir la flèche et l’ombre est surla cible.

L’homme est lancé. Par qui ? versqui ? Dans l’invisible.

L’arc ténébreux siffle dans l’air.

En voyant ceux qu’on aime en nos bras sedissoudre,

Nous demandons si c’est pour la mort, coup defoudre,

Qu’est faite, hélas ! la vieéclair !

Nous demandons, vivants douteux qu’un linceulcouvre,

Si le profond tombeau qui devant nouss’entr’ouvre,

Abîme, espoir, asile, écueil,

N’est pas le firmament plein d’étoiles sansnombre,

Et si tous les clous d’or qu’on voit au cieldans l’ombre

Ne sont pas les clous du cercueil ?

Nous sommes là ; nos dents tressaillent,nos vertèbres

Frémissent ; on dirait parfois que lesténèbres,

Ô terreur ! sont pleines de pas.

Qu’est-ce que l’ouragan, nuit ? – C’estquelqu’un qui passe.

Nous entendons souffler les chevaux del’espace

Traînant le char qu’on ne voit pas.

L’ombre semble absorbée en une idéeunique.

L’eau sanglote ; à l’esprit la forêtcommunique

Un tremblement contagieux ;

Et tout semble éclairé, dans la brume où toutpenche,

Du reflet que ferait la grande pierreblanche

D’un sépulcre prodigieux.

III

 

La chose est pour la chose ici-bas unproblème.

L’être pour l’être est sphinx. L’aube au jourparaît blême ;

L’éclair est noir pour le rayon.

Dans la création vague et crépusculaire,

Les objets effarés qu’un jour sinistreéclaire

Sont l’un pour l’autre vision.

La cendre ne sait pas ce que pense lemarbre ;

L’écueil écoute en vain le flot ; labranche d’arbre

Ne sait pas ce que dit le vent.

Qui punit-on ici ? Passez sans vousconnaître !

Est-ce toi le coupable, enfant qui viens denaître ?

Ô mort, est-ce toi le vivant ?

Nous avons dans l’esprit des sommets, nosidées,

Nos rêves, nos vertus, d’escarpementsbordées,

Et nos espoirs construits si tôt ;

Nous tâchons d’appliquer à ces cimesétranges

L’âpre échelle de feu par où montent lesanges ;

Job est en bas, Christ est en haut.

Nous aimons. À quoi bon ? Nous souffrons.Pourquoi faire ?

Je préfère mourir et m’en aller. Préfère.

Allez, choisissez vos chemins.

L’être effrayant se tait au fond du cielnocturne,

Et regarde tomber de la bouche de l’urne

Le flot livide des humains.

Nous pensons. Après ? Rampe,esprit ! garde tes chaînes.

Quand vous vous promenez le soir parmi leschênes

Et les rochers aux vagues yeux,

Ne sentez-vous pas l’ombre où vos regards seplongent

Reculer ? Savez-vous seulement à quoisongent

Tous ces muets mystérieux ?

Nous jugeons. Nous dressons l’échafaud.L’homme tue

Et meurt. Le genre humain, foule d’erreurvêtue,

Condamne, extermine, détruit,

Puis s’en va. Le poteau du gibet, ôdémence !

Ô deuil ! est le bâton de cet aveugleimmense

Marchant dans cette immense nuit.

Crime ! enfer ! quel zénitheffrayant que le nôtre,

Où les douze Césars toujours l’un aprèsl’autre

Reviennent, noirs soleils errants !

L’homme, au-dessus de lui, du fond des mauxsans borne,

Voit éternellement tourner dans son cielmorne

Ce zodiaque de tyrans.

IV

 

Depuis quatre mille ans que, courbé sous lahaine,

Perçant sa tombe avec les débris de sachaîne,

Fouillant le bas, creusant le haut,

Il cherche à s’évader à travers la nature,

L’esprit forçat n’a pas encor faitd’ouverture

À la voûte du ciel cachot.

Oui, le penseur en vain, dans ses essorsfunèbres,

Heurte son âme d’ombre au plafond deténèbres ;

Il tombe, il meurt ; son temps estcourt ;

Et nous n’entendons rien, dans la nuit qu’ilnous lègue,

Que ce que dit tout bas la création bègue

À l’oreille du tombeau sourd.

Nous sommes les passants, les foules et lesraces.

Nous sentons, frissonnants, des souffles surnos faces.

Nous sommes le gouffre agité ;

Nous sommes ce que l’air chasse au vent de sonaile ;

Nous sommes les flocons de la neigeéternelle

Dans l’éternelle obscurité.

Pour qui luis-tu, Vénus ? Où roules-tu,Saturne ?

Ils vont : rien ne répond dans l’éthertaciturne.

L’homme grelotte, seul et nu.

L’étendue aux flots noirs déborde, d’horreurpleine :

L’énigme a peur du mot ; l’infini sembleà peine

Pouvoir contenir l’inconnu.

Toujours la nuit ! jamais l’azur !jamais l’aurore !

Nous marchons. Nous n’avons point fait un pasencore !

Nous rêvons ce qu’Adam rêva ;

La création flotte et fuit, des ventsbattue ;

Nous distinguons dans l’ombre une immensestatue

Et nous lui disons : Jéhovah !

Marine-Terrace, nuit du 30 mars 1854.

XVII. – Dolor

 

Création ! figure en deuil ! Isisaustère !

Peut-être l’homme est-il son trouble et sonmystère ?

Peut-être qu’elle nous craint tous,

Et qu’à l’heure où, ployés sous notre loimortelle,

Hagards et stupéfaits, nous tremblons devantelle,

Elle frissonne devant nous !

Ne riez point. Souffrez gravement. Soyonsdignes,

Corbeaux, hiboux, vautours, de redevenircygnes !

Courbons-nous sous l’obscure loi.

Ne jetons pas le doute aux flots comme unesonde.

Marchons sans savoir où, parlons sans qu’onréponde,

Et pleurons sans savoir pourquoi.

Homme, n’exige pas qu’on rompe lesilence ;

Dis-toi : Je suis puni. Baisse la tête etpense.

C’est assez de ce que tu vois.

Une parole peut sortir du puitsfarouche ;

Ne la demande pas. Si l’abîme est labouche,

Ô Dieu, qu’est-ce donc que la voix ?

Ne nous irritons pas. Il n’est pas bon defaire,

Vers la clarté qui luit au centre de lasphère,

À travers les cieux transparents,

Voler l’affront, les cris, le rire et lasatire,

Et que le chandelier à sept branchesattire

Tous ces noirs phalènes errants.

Nais, grandis, rêve, souffre, aime, vis,vieillis, tombe.

L’explication sainte et calme est dans latombe.

Ô vivants ! ne blasphémons point.

Qu’importe à l’Incréé, qui, soulevant sesvoiles,

Nous offre le grand ciel, les mondes, lesétoiles,

Qu’une ombre lui montre le poing ?

Nous figurons-nous donc qu’à l’heure où toutle prie,

Pendant qu’il crée et vit, pendant qu’ilapproprie

À chaque astre une humanité,

Nous pouvons de nos cris troubler saplénitude,

Cracher notre néant jusqu’en sa solitude,

Et lui gâter l’éternité ?

Être ! quand dans l’éther tu dessinas lesformes,

Partout où tu traças les orbites énormes

Des univers qui n’étaient pas,

Des soleils ont jailli, fleurs de flamme, etsans nombre,

Des trous qu’au firmament, en s’y posant dansl’ombre,

Fit la pointe de ton compas !

Qui sommes-nous ? La nuit, la mort,l’oubli, personne.

Il est. Cette splendeur suffit pour qu’onfrissonne.

C’est lui l’amour, c’est lui le feu.

Quand les fleurs en avril éclatentpêle-mêle,

C’est lui. C’est lui qui gonfle, ainsi qu’unemamelle,

La rondeur de l’océan bleu.

Le penseur cherche l’homme et trouve de lacendre.

Il trouve l’orgueil froid, le mal, l’amour àvendre,

L’erreur, le sac d’or effronté,

La haine et son couteau, l’envie et sonsuaire,

En mettant au hasard la main dansl’ossuaire

Que nous nommons humanité.

Parce que nous souffrons, noirs et sans rienconnaître,

Stupide, l’homme dit : – Je ne veux pasde Être !

Je souffre ; donc, Être n’est pas !–

Tu n’admires que toi, vil passant, dans cemonde !

Tu prends pour de l’argent, ô ver, ta baveimmonde

Marquant la place où tu rampas !

Notre nuit veut rayer ce jour qui nouséclaire ;

Nous crispons sur ce nom nos doigts pleins decolère ;

Rage d’enfant qui coûte cher !

Et nous nous figurons, race imbécile etdure,

Que nous avons un peu de Dieu dans notreordure

Entre notre ongle et notre chair !

Nier Être ! à quoi bon ? L’ironieâpre et noire

Peut-elle se pencher sur le gouffre et leboire,

Comme elle boit son propre fiel ?

Quand notre orgueil le tait, notre douleur lenomme.

Le sarcasme peut-il, en crevant l’œil àl’homme,

Crever les étoiles au ciel ?

Ah ! quand nous le frappons, c’est pournous qu’est la plaie.

Pensons, croyons. Voit-on l’océan quibégaie,

Mordre avec rage son bâillon ?

Adorons-le dans l’astre, et la fleur, et lafemme.

Ô vivants, la pensée est la pourpre del’âme ;

Le blasphème en est le haillon.

Ne raillons pas. Nos cœurs sont les pavés dutemple,

Il nous regarde, lui que l’infinicontemple.

Insensé qui nie et qui mord !

Dans un rire imprudent, ne faisons pas, filsÈve,

Apparaître nos dents devant son œil quirêve,

Comme elles seront dans la mort.

La femme nue, ayant les hanchesdécouvertes,

Chair qui tente l’esprit, rit sous lesfeuilles vertes ;

N’allons pas rire à son côté.

Ne chantons pas : – Jouir est tout. Leciel est vide,

La nuit a peur, vous dis-je ! elledevient livide

En contemplant l’immensité.

Ô douleur ! clef des cieux !l’ironie est fumée.

L’expiation rouvre une porte fermée ;

Les souffrances sont des faveurs.

Regardons, au-dessus des multitudesfolles,

Monter vers les gibets et vers lesauréoles

Les grands sacrifiés rêveurs.

Monter, c’est s’immoler. Toute cime estsévère.

L’Olympe lentement se transforme enCalvaire ;

Partout le martyre est écrit ;

Une immense croix gît dans notre nuitprofonde ;

Et nous voyons saigner aux quatre coins dumonde

Les quatre clous de Jésus-Christ.

Ah ! vivants, vous doutez !ah ! vous riez, squelettes !

Lorsque l’aube apparaît, ceinte debandelettes

D’or, d’émeraude et de carmin,

Vous huez, vous prenez, larves que le jourdore,

Pour la jeter au front céleste del’aurore,

De la cendre dans votre main.

Vous criez : – Tout est mal. L’aigle vautle reptile ;

Tout ce que nous voyons n’est qu’une ombreinutile.

La vie au néant nous vomit.

Rien avant, rien après. Le sage doute etraille. –

Et, pendant ce temps-là, le brin d’herbetressaille,

L’aube pleure, et le vent gémit.

Chaque fois qu’ici-bas l’homme, en proie auxdésastres,

Rit, blasphème, et secoue, en regardant lesastres,

Le sarcasme, ce vil lambeau,

Les morts se dressent froids au fond du caveausombre,

Et de leur doigt de spectre écrivent – DIEU –dans l’ombre,

Sous la pierre de leur tombeau.

Marine-Terrace, 31 mars 1854.

XVIII.

 

Hélas ! tout est sépulcre. On en sort, ony tombe :

La nuit est la muraille immense de latombe.

Les astres, dont luit la clarté,

Orion, Sirius, Mars, Jupiter, Mercure,

Sont les cailloux qu’on voit dans ta tranchéeobscure,

Ô sombre fosse Éternité !

Une nuit, un esprit me parla dans un rêve,

Et me dit : – Je suis aigle en un ciel oùse lève

Un soleil qui t’est inconnu.

J’ai voulu soulever un coin du vastevoile ;

J’ai voulu voir de près ton ciel et tonétoile ;

Et c’est pourquoi je suis venu ;

Et, quand j’ai traversé les cieux grands etterribles,

Quand j’ai vu le monceau des ténèbreshorribles

Et l’abîme énorme où l’œil fuit,

Je me suis demandé si cette ombre où l’onsouffre

Pourrait jamais combler ce puits, et si cegouffre

Pourrait contenir cette nuit !

Et, moi, l’aigle lointain, épouvanté,j’arrive.

Et je crie, et je viens m’abattre sur tarive,

Près de toi, songeur sans flambeau.

Connais-tu ces frissons, cette horreur, cevertige,

Toi, l’autre aigle de l’autre azur ? – Jesuis, lui dis-je,

L’autre ver de l’autre tombeau.

Audolmen de la Corbière, juin 1855.

XIX. – Voyage de nuit

 

On conteste, on dispute, on proclame, onignore.

Chaque religion est une tour sonore ;

Ce qu’un prêtre édifie, un prêtre ledétruit ;

Chaque temple, tirant sa corde dans lanuit,

Fait, dans l’obscurité sinistre etsolennelle,

Rendre un son différent à la clocheéternelle.

Nul ne connaît le fond, nul ne voit lesommet.

Tout l’équipage humain semble endémence ; on met

Un aveugle en vigie, un manchot à labarre,

À peine a-t-on passé du sauvage aubarbare,

À peine a-t-on franchi le plus noir del’horreur,

À peine a-t-on, parmi le vertige etl’erreur,

Dans ce brouillard où l’homme attend, songe etsoupire,

Sans sortir du mauvais, fait un pas hors dupire,

Que le vieux temps revient et nous mord lestalons,

Et nous crie : Arrêtez ! Socratedit : Allons !

Jésus-Christ dit : Plus loin ! et lesage et l’apôtre

S’en vont se demander dans le ciel l’un àl’autre

Quel goût a la ciguë et quel goût a lefiel.

Par moments, voyant l’homme ingrat, fourbe etcruel,

Satan lui prend la main sous le linceul del’ombre.

Nous appelons science un tâtonnementsombre.

L’abîme, autour de nous, lugubretremblement,

S’ouvre et se ferme ; et l’œil s’effraieégalement

De ce qui s’engloutit et de ce quisurnage.

Sans cesse le progrès, roue au doubleengrenage,

Fait marcher quelque chose en écrasantquelqu’un.

Le mal peut être joie, et le poisonparfum.

Le crime avec la loi, morne etmélancolique,

Lutte ; le poignard parle, et l’échafaudréplique.

Nous entendons, sans voir la source ni lafin,

Derrière notre nuit, derrière notre faim,

Rire l’ombre Ignorance et la larve Misère.

Le lys a-t-il raison ? et l’astre est-ilsincère ?

Je dis oui, tu dis non. Ténèbres et rayons

Affirment à la fois. Doute, Adam ! nousvoyons

De la nuit dans l’enfant, de la nuit dans lafemme ;

Et sur notre avenir nous querellons notreâme ;

Et, brûlé, puis glacé, chaos, semoun,frimas,

L’homme de l’infini traverse les climats.

Tout est brume ; le vent souffle avec deshuées,

Et de nos passions arrache desnuées ;

Rousseau dit : L’homme monte ; et deMaistre : Il descend !

Mais, ô Dieu ! le navire énorme etfrémissant,

Le monstrueux vaisseau sans agrès et sansvoiles,

Qui flotte, globe noir, dans la mer desétoiles,

Et qui porte nos maux, fourmillementhumain,

Va, marche, vogue et roule, et connaît sonchemin ;

Le ciel sombre, où parfois la blancheur sembleéclore,

À l’effrayant roulis mêle un frissond’aurore,

De moment en moment le sort est moinsobscur,

Et l’on sent bien qu’on est emporté versl’azur.

Marine-Terrace, octobre 1855.

XX. – Relligio

 

L’ombre venait ; le soir tombait, calmeet terrible.

Hermann me dit : – Quelle est ta foi,quelle est ta bible ?

Parle. Es-tu ton propre géant ?

Si tes vers ne sont pas de vains floconsd’écume,

Si ta strophe n’est pas un tison noir quifume

Sur le tas de cendre Néant,

Si tu n’es pas une âme en l’abîmeengloutie,

Quel est donc ton ciboire et toneucharistie ?

Quelle est donc la source où tu bois ?–

Je me taisais ; il dit : – Songeurqui civilises,

Pourquoi ne vas-tu pas prier dans leséglises ? –

Nous marchions tous deux dans les bois.

Et je lui dis : – Je prie. – Hermanndit : – Dans quel temple ?

Quel est le célébrant que ton âmecontemple,

Et l’autel qu’elle réfléchit ?

Devant quel confesseur la fais-tucomparaître ?

– L’église, c’est l’azur, luidis-je ; et quant au prêtre… –

En ce moment le ciel blanchit.

La lune à l’horizon montait, hostieénorme ;

Tout avait le frisson, le pin, le cèdre etl’orme,

Le loup, et l’aigle, et l’alcyon ;

Lui montrant l’astre d’or sur la terreobscurcie,

Je lui dis : – Courbe-toi. Dieu lui-mêmeofficie,

Et voici l’élévation.

Marine-Terrace, octobre 1855.

XXI. – Spes

 

De partout, de l’abîme où n’est pasJéhovah,

Jusqu’au zénith, plafond où l’espérance va

Se casser l’aile et d’où redescend laprière,

En bas, en haut, au fond, en avant, enarrière,

L’énorme obscurité qu’agitent tous lesvents,

Enveloppe, linceul, les morts et lesvivants,

Et sur le monstrueux, sur l’impur, surl’horrible,

Laisse tomber les pans de son rideauterrible ;

Si l’on parle à la brume effrayante quifuit,

L’immensité dit : Mort ! L’éternitédit : Nuit !

L’âme, sans lire un mot, feuillette un noirregistre ;

L’univers tout entier est un géantsinistre ;

L’aveugle est d’autant plus affreux qu’il estplus grand ;

Tout semble le chevet d’un immensemourant ;

Tout est l’ombre ; pareille au refletd’une lampe,

Au fond, une lueur imperceptiblerampe ;

C’est à peine un coin blanc, pas même unerougeur.

Un seul homme debout, qu’ils nomment lesongeur,

Regarde la clarté du haut de lacolline ;

Et tout, hormis le coq à la voixsibylline,

Raille et nie ; et, passants confus,marcheurs nombreux,

Toute la foule éclate en rires ténébreux

Quand ce vivant, qui n’a d’autre signelui-même

Parmi tous ces fronts noirs que d’être lefront blême,

Dit en montrant ce point vague et lointain quiluit :

Cette blancheur est plus que toute cettenuit !

Janvier 1856.

XXII. – Ce que c’est que la mort

 

Ne dites pas : mourir ; dites :naître. Croyez.

On voit ce que je vois et ce que vousvoyez ;

On est l’homme mauvais que je suis, que vousêtes ;

On se rue aux plaisirs, aux tourbillons, auxfêtes ;

On tâche d’oublier le bas, la fin,l’écueil,

La sombre égalité du mal et ducercueil ;

Quoique le plus petit vaille le plusprospère ;

Car tous les hommes sont les fils du mêmepère ;

Ils sont la même larme et sortent du mêmeœil.

On vit, usant ses jours à se remplird’orgueil ;

On marche, on court, on rêve, on souffre, onpenche, on tombe,

On monte. Quelle est donc cette aube ?C’est la tombe.

Où suis-je ? Dans la mort. Viens !Un vent inconnu

Vous jette au seuil des cieux. Ontremble ; on se voit nu,

Impur, hideux, noué des mille nœudsfunèbres

De ses torts, de ses maux honteux, de sesténèbres ;

Et soudain on entend quelqu’un dansl’infini

Qui chante, et par quelqu’un on sent qu’on estbéni,

Sans voir la main d’où tombe à notre âmeméchante

L’amour, et sans savoir quelle est la voix quichante.

On arrive homme, deuil, glaçon, neige ;on se sent

Fondre et vivre ; et, d’extase et d’azurs’emplissant,

Tout notre être frémit de la défaiteétrange

Du monstre qui devient dans la lumière unange.

Audolmen de la tour Blanche, jour des Morts, novembre 1854.

XXIII. – Les mages

 

I

 

Pourquoi donc faites-vous des prêtres

Quand vous en avez parmi vous ?

Les esprits conducteurs des êtres

Portent un signe sombre et doux.

Nous naissons tous ce que nous sommes.

Dieu de ses mains sacre des hommes

Dans les ténèbres des berceaux ;

Son effrayant doigt invisible

Écrit sous leur crâne la bible

Des arbres, des monts et des eaux.

Ces hommes, ce sont les poëtes ;

Ceux dont l’aile monte et descend ;

Toutes les bouches inquiètes

Qu’ouvre le verbe frémissant ;

Les Virgiles, les Isaïes ;

Toutes les âmes envahies

Par les grandes brumes du sort ;

Tous ceux en qui Dieu se concentre ;

Tous les yeux où la lumière entre,

Tous les fronts d’où le rayon sort.

Ce sont ceux qu’attend Dieu propice

Sur les Horebs et les Thabors ;

Ceux que l’horrible précipice

Retient blêmissants à ses bords ;

Ceux qui sentent la pierre vivre ;

Ceux que Pan formidable enivre ;

Ceux qui sont tout pensifs devant

Les nuages, ces solitudes

Où passent en mille attitudes

Les groupes sonores du vent.

Ce sont les sévères artistes

Que l’aube attire à ses blancheurs,

Les savants, les inventeurs tristes,

Les puiseurs d’ombre, les chercheurs,

Qui ramassent dans les ténèbres

Les faits, les chiffres, les algèbres,

Le nombre où tout est contenu,

Le doute où nos calculs succombent,

Et tous les morceaux noirs qui tombent

Du grand fronton de l’inconnu !

Ce sont les têtes fécondées

Vers qui monte et croît pas à pas

L’océan confus des idées,

Flux que la foule ne voit pas,

Mer de tous les infinis pleine,

Que Dieu suit, que la nuit amène,

Qui remplit l’homme de clarté,

Jette aux rochers l’écume amère,

Et lave les pieds nus d’Homère

Avec un flot d’éternité !

Le poëte s’adosse à l’arche.

David chante et voit Dieu de près ;

Hésiode médite et marche,

Grand prêtre fauve des forêts ;

Moïse, immense créature,

Étend ses mains sur la nature ;

Manès parle au gouffre puni,

Écouté des astres sans nombre… –

Génie ! ô tiare de l’ombre !

Pontificat de l’infini !

L’un à Patmos, l’autre à Tyane ;

D’autres criant : Demain !demain !

D’autres qui sonnent la diane

Dans les sommeils du genre humain ;

L’un fatal, l’autre qui pardonne ;

Eschyle en qui frémit Dodone,

Milton, songeur de Whitehall,

Toi, vieux Shakspeare, âmeéternelle ;

Ô figures dont la prunelle

Est la vitre de l’idéal !

Avec sa spirale sublime,

Archimède sur son sommet

Rouvrirait le puits de l’abîme

Si jamais Dieu le refermait ;

Euclide a les lois sous sa garde ;

Kopernic éperdu regarde,

Dans les grands cieux aux mers pareils,

Gouffre où voguent des nefs sans proues,

Tourner toutes ces sombres roues

Dont les moyeux sont des soleils.

Les Thalès, puis les Pythagores ;

Et l’homme, parmi ses erreurs,

Comme dans l’herbe les fulgores,

Voit passer ces grands éclaireurs.

Aristophane rit des sages ;

Lucrèce, pour franchir les âges,

Crée un poëme dont l’œil luit,

Et donne à ce monstre sonore

Toutes les ailes de l’aurore,

Toutes les griffes de la nuit.

Rites profonds de la nature !

Quelques-uns de ces inspirés

Acceptent l’étrange aventure

Des monts noirs et des bois sacrés ;

Ils vont aux Thébaïdes sombres,

Et, là, blêmes dans les décombres,

Ils courbent le tigre fuyant,

L’hyène rampant sur le ventre,

L’océan, la montagne et l’antre,

Sous leur sacerdoce effrayant !

Tes cheveux sont gris sur l’abîme,

Jérôme, ô vieillard du désert !

Élie, un pâle esprit t’anime,

Un ange épouvanté te sert.

Amos, aux lieux inaccessibles,

Des sombres clairons invisibles

Ton oreille entend les accords ;

Ton âme, sur qui Dieu surplombe,

Est déjà toute dans la tombe,

Et tu vis absent de ton corps.

Tu gourmandes l’âme échappée,

Saint Paul, ô lutteur redouté,

Immense apôtre de l’épée,

Grand vaincu de l’éternité !

Tu luis, tu frappes, tu réprouves ;

Et tu chasses du doigt ces louves,

Cythérée, Isis, Astarté ;

Tu veux punir et non absoudre,

Géant, et tu vois dans la foudre

Plus de glaive que de clarté.

Orphée est courbé sur le monde ;

L’éblouissant est ébloui ;

La création est profonde

Et monstrueuse autour de lui ;

Les rochers, ces rudes hercules,

Combattent dans les crépuscules

L’ouragan, sinistre inconnu ;

La mer en pleurs dans la mêlée

Tremble, et la vague échevelée

Se cramponne à leur torse nu.

Baruch au juste dans la peine

Dit : – Frère ! vos os sontmeurtris ;

Votre vertu dans nos murs traîne

La chaîne affreuse du mépris ;

Mais comptez sur la délivrance,

Mettez en Dieu votre espérance,

Et de cette nuit du destin,

Demain, si vous avez su croire,

Vous vous lèverez plein de gloire,

Comme l’étoile du matin ! –

L’âme des Pindares se hausse

À la hauteur des Pélions ;

Daniel chante dans la fosse

Et fait sortir Dieu des lions.

Tacite sculpte l’infamie ;

Perse, Archiloque et Jérémie

Ont le même éclair dans les yeux ;

Car le crime à sa suite attire

Les âpres chiens de la satire

Et le grand tonnerre des cieux.

Et voilà les prêtres du rire,

Scarron, noué dans les douleurs,

Ésope, que le fouet déchire,

Cervante aux fers, Molière enpleurs !

Le désespoir et l’espérance !

Entre Démocrite et Térence,

Rabelais, que nul ne comprit ;

Il berce Adam pour qu’il s’endorme,

Et son éclat de rire énorme

Est un des gouffres de l’esprit !

Et Plaute, à qui parlent les chèvres,

Arioste chantant Médor,

Catulle, Horace, dont les lèvres

Font venir les abeilles d’or ;

Comme le double Dioscure,

Anacréon près d’Épicure,

Bion, tout pénétré de jour,

Moschus, sur qui l’Etna flamboie,

Voilà les prêtres de la joie !

Voilà les prêtres de l’amour !

Gluck et Beethoven sont à l’aise

Sous l’ange où Jacob se débat ;

Mozart sourit, et Pergolèse

Murmure ce grand mot : Stabat !

Le noir cerveau de Piranèse

Est une béante fournaise

Où se mêlent l’arche et le ciel,

L’escalier, la tour, la colonne ;

Où croît, monte, s’enfle et bouillonne

L’incommensurable Babel !

L’envie à leur ombre ricane.

Ces demi-dieux signent leur nom,

Bramante sur la Vaticane,

Phidias sur le Parthénon ;

Sur Jésus dans sa crèche blanche,

L’altier Buonarotti se penche

Comme un mage et comme un aïeul,

Et dans tes mains, ô Michel-Ange,

L’enfant devient spectre, et le lange

Est plus sombre que le linceul !

Chacun d’eux écrit un chapitre

Du rituel universel ;

Les uns sculptent le saint pupitre,

Les autres dorent le missel ;

Chacun fait son verset du psaume ;

Lysippe, debout sur l’Ithome,

Fait sa strophe en marbre serein,

Rembrandt à l’ardente paupière,

En toile, Primatice en pierre,

Job en fumier, Dante en airain.

Et toutes ces strophes ensemble

Chantent l’être et montent à Dieu ;

L’une adore et luit, l’autretremble ;

Toutes sont les griffons de feu ;

Toutes sont le cri des abîmes,

L’appel d’en bas, la voix des cimes,

Le frisson de notre lambeau,

L’hymne instinctif ou volontaire,

L’explication du mystère

Et l’ouverture du tombeau !

À nous qui ne vivons qu’une heure,

Elles font voir les profondeurs,

Et la misère intérieure,

Ciel, à côté de vos grandeurs !

L’homme, esprit captif, les écoute,

Pendant qu’en son cerveau le doute,

Bête aveugle aux lueurs d’en haut,

Pour y prendre l’âme indignée,

Suspend sa toile d’araignée

Au crâne, plafond du cachot.

Elles consolent, aiment, pleurent,

Et, mariant l’idée aux sens,

Ceux qui restent à ceux qui meurent,

Les grains de cendre aux grains d’encens,

Mêlant le sable aux pyramides,

Rendent en même temps humides,

Rappelant à l’un que tout fuit,

À l’autre sa splendeur première,

L’œil de l’astre dans la lumière,

Et l’œil du monstre dans la nuit !

II

 

Oui, c’est un prêtre que Socrate !

Oui, c’est un prêtre que Caton !

Quand Juvénal fuit Rome ingrate,

Nul sceptre ne vaut son bâton ;

Ce sont des prêtres, les Tyrtées,

Les Solons aux lois respectées,

Les Platons et les Raphaëls !

Fronts d’inspirés, d’esprits,d’arbitres !

Plus resplendissants que les mitres

Dans l’auréole des Noëls !

Vous voyez, fils de la nature,

Apparaître à votre flambeau

Des faces de lumière pure,

Larves du vrai, spectres du beau ;

Le mystère, en Grèce, en Chaldée,

Penseurs, grave à vos fronts l’idée

Et l’hiéroglyphe à vos murs ;

Et les Indes et les Égyptes

Dans les ténèbres de vos cryptes

S’enfoncent en porches obscurs !

Quand les cigognes du Caÿstre

S’envolent aux souffles des soirs ;

Quand la lune apparaît sinistre

Derrière les grands dômes noirs ;

Quand la trombe aux vagues s’appuie ;

Quand l’orage, l’horreur, la pluie,

Que tordent les bises d’hiver,

Répandent avec des huées

Toutes les larmes des nuées

Sur tous les sanglots de la mer ;

Quand dans les tombeaux les vents jouent

Avec les os des rois défunts ;

Quand les hautes herbes secouent

Leur chevelure de parfums ;

Quand sur nos deuils et sur nos fêtes

Toutes les cloches des tempêtes

Sonnent au suprême beffroi ;

Quand l’aube étale ses opales,

C’est pour ces contemplateurs pâles

Penchés dans l’éternel effroi !

Ils savent ce que le soir calme

Pense des morts qui vont partir ;

Et ce que préfère la palme,

Du conquérant ou du martyr ;

Ils entendent ce que murmure

La voile, la gerbe, l’armure,

Ce que dit, dans le mois joyeux

Des longs jours et des fleurs écloses,

La petite bouche des roses

À l’oreille immense des cieux.

Les vents, les flots, les cris sauvages,

L’azur, l’horreur du bois jauni,

Sont les formidables breuvages

De ces altérés d’infini ;

Ils ajoutent, rêveurs austères,

À leur âme tous les mystères,

Toute la matière à leurs sens ;

Ils s’enivrent de l’étendue ;

L’ombre est une coupe tendue

Où boivent ces sombres passants.

Comme ils regardent, ces messies !

Oh ! comme ils songent effarés !

Dans les ténèbres épaissies

Quels spectateurs démesurés !

Oh ! que de têtes stupéfaites !

Poëtes, apôtres, prophètes,

Méditant, parlant, écrivant,

Sous des suaires, sous des voiles,

Les plis des robes pleins d’étoiles,

Les barbes au gouffre du vent !

III

 

Savent-ils ce qu’ils font eux-mêmes,

Ces acteurs du drame profond ?

Savent-ils leur propre problème ?

Ils sont. Savent-ils ce qu’ils sont ?

Ils sortent du grand vestiaire

Où, pour s’habiller de matière,

Parfois l’ange même est venu.

Graves, tristes, joyeux, fantasques,

Ne sont-ils pas les sombres masques

De quelque prodige inconnu ?

La joie ou la douleur les farde ;

Ils projettent confusément,

Plus loin que la terre blafarde,

Leurs ombres sur le firmament ;

Leurs gestes étonnent l’abîme ;

Pendant qu’aux hommes, tourbe infime,

Ils parlent le langage humain,

Dans des profondeurs qu’on ignore,

Ils font surgir l’ombre ou l’aurore,

Chaque fois qu’ils lèvent la main.

Ils ont leur rôle ; ils ont leurforme ;

Ils vont, vêtus d’humanité,

Jouant la comédie énorme

De l’homme et de l’éternité ;

Ils tiennent la torche ou la coupe ;

Nous tremblerions si dans leur groupe,

Nous, troupeau, nous pénétrions !

Les astres d’or et la nuit sombre

Se font des questions dans l’ombre

Sur ces splendides histrions.

IV

 

Ah ! ce qu’ils font est l’œuvreauguste.

Ces histrions sont les héros !

Ils sont le vrai, le saint, le juste,

Apparaissant à nos barreaux.

Nous sentons, dans la nuit mortelle,

La cage en même temps que l’aile ;

Ils nous font espérer un peu ;

Ils sont lumière et nourriture ;

Ils donnent aux cœurs la pâture,

Ils émiettent aux âmes Dieu !

Devant notre race asservie

Le ciel se tait, et rien n’en sort.

Est-ce le rideau de la vie ?

Est-ce le voile de la mort ?

Ténèbres ! l’âme en vain s’élance,

L’Inconnu garde le silence,

Et l’homme, qui se sent banni,

Ne sait s’il redoute ou s’il aime

Cette lividité suprême

De l’énigme et de l’infini.

Eux, ils parlent à ce mystère !

Ils interrogent l’éternel,

Ils appellent le solitaire,

Ils montent, ils frappent au ciel,

Disent : Es-tu là ? dans latombe,

Volent, pareils à la colombe

Offrant le rameau qu’elle tient,

Et leur voix est grave, humble ou tendre,

Et par moments on croit entendre

Le pas sourd de quelqu’un qui vient.

V

 

Nous vivons, debout à l’entrée

De la mort, gouffre illimité,

Nus, tremblants, la chair pénétrée

Du frisson de l’énormité ;

Nos morts sont dans cette marée ;

Nous entendons, foule égarée

Dont le vent souffle le flambeau,

Sans voir de voiles ni de rames,

Le bruit que font ces vagues d’âmes

Sous la falaise du tombeau.

Nous regardons la noire écume,

L’aspect hideux, le fond bruni ;

Nous regardons la nuit, la brume,

L’onde du sépulcre infini ;

Comme un oiseau de mer effleure

La haute rive où gronde et pleure

L’océan plein de Jéhovah,

De temps en temps, blanc et sublime,

Par-dessus le mur de l’abîme

Un ange paraît et s’en va.

Quelquefois une plume tombe

De l’aile où l’ange se berçait ;

Retourne-t-elle dans la tombe ?

Que devient-elle ? On ne le sait.

Se mêle-t-elle à notre fange ?

Et qu’a donc crié cet archange ?

A-t-il dit non ? a-t-il ditoui ?

Et la foule cherche, accourue,

En bas la plume disparue,

En haut l’archange évanoui !

Puis, après qu’ont fui comme un rêve

Bien des cœurs morts, bien des yeux clos,

Après qu’on a vu sur la grève

Passer des flots, des flots, des flots,

Dans quelque grotte fatidique,

Sous un doigt de feu qui l’indique,

On trouve un homme surhumain

Traçant des lettres enflammées

Sur un livre plein de fumées,

La plume de l’ange à la main !

Il songe, il calcule, il soupire,

Son poing puissant sous son menton ;

Et l’homme dit : Je suis Shakspeare.

Et l’homme dit : Je suis Newton.

L’homme dit : Je suis Ptolémée ;

Et dans sa grande main fermée

Il tient le globe de la nuit.

L’homme dit : Je suisZoroastre ;

Et son sourcil abrite un astre,

Et sous son crâne un ciel bleuit !

VI

 

Oui, grâce aux penseurs, à ces sages,

À ces fous qui disent : Jevois !

Les ténèbres sont des visages,

Le silence s’emplit de voix !

L’homme, comme âme, en Dieu palpite,

Et comme être, se précipite

Dans le progrès audacieux ;

Le muet renonce à se taire ;

Tout luit ; la noirceur de la terre

S’éclaire à la blancheur des cieux.

Ils tirent de la créature

Dieu par l’esprit et le scalpel ;

Le grand caché de la nature

Vient hors de l’antre à leur appel ;

À leur voix, l’ombre symbolique

Parle, le mystère s’explique

La nuit est pleine d’yeux de lynx ;

Sortant de force, le problème

Ouvre les ténèbres lui-même,

Et l’énigme éventre le sphinx.

Oui, grâce à ces hommes suprêmes,

Grâce à ces poëtes vainqueurs,

Construisant des autels poëmes

Et prenant pour pierres les cœurs,

Comme un fleuve d’âme commune,

Du blanc pilône à l’âpre rune,

Du brahme au flamine romain,

De l’hiérophante au druide,

Une sorte de Dieu fluide

Coule aux veines du genre humain.

VII

 

Le noir cromlech, épars dans l’herbe,

Est sur le mont silencieux ;

L’archipel est sur l’eau superbe ;

Les pléiades sont dans les cieux ;

Ô mont ! ô mer ! voûtesereine !

L’herbe, la mouette, l’âme humaine,

Que l’hiver désole ou poursuit,

Interrogent, sombres proscrites ;

Ces trois phrases dans l’ombre écrites

Sur les trois pages de la nuit.

– Ô vieux cromlech de la Bretagne,

Qu’on évite comme un récif,

Qu’écris-tu donc sur la montagne ?

– Nuit ! répond le cromlechpensif.

– Archipel où la vague fume,

Quel mot jettes-tu dans la brume ?

– Mort ! dit la roche àl’alcyon.

– Pléiades qui percez nos voiles,

Qu’est-ce que disent vos étoiles ?

– Dieu ! dit la constellation.

C’est, ô noirs témoins de l’espace,

Dans trois langues le même mot !

Tout ce qui s’obscurcit, vit, passe,

S’effeuille et meurt, tombe là-haut.

Nous faisons tous la même course.

Être abîme, c’est être source.

Le crêpe de la nuit en deuil,

La pierre de la tombe obscure,

Le rayon de l’étoile pure

Sont les paupières du même œil !

L’unité reste, l’aspect change ;

Pour becqueter le fruit vermeil,

Les oiseaux volent à l’orange

Et les comètes au soleil ;

Tout est l’atome et tout estl’astre ;

La paille porte, humble pilastre,

L’épi d’où naissent les cités ;

La fauvette à la tête blonde

Dans la goutte d’eau boit un monde…

Immensités ! immensités !

Seul, la nuit, sur sa plate-forme,

Herschell poursuit l’être central

À travers la lentille énorme,

Cristallin de l’œil sidéral ;

Il voit en haut Dieu dans les mondes,

Tandis que, des hydres profondes

Scrutant les monstrueux combats,

Le microscope formidable,

Plein de l’horreur de l’insondable,

Regarde l’infini d’en bas !

VIII

 

Dieu, triple feu, triple harmonie,

Amour, puissance, volonté,

Prunelle énorme d’insomnie,

De flamboiement et de bonté,

Vu dans toute l’épaisseur noire,

Montrant ses trois faces de gloire

À l’âme, à l’être, au firmament,

Effarant les yeux et les bouches,

Emplit les profondeurs farouches

D’un immense éblouissement.

Tous ces mages, l’un qui réclame,

L’autre qui voulut ou couva,

Ont un rayon qui de leur âme

Va jusqu’à l’œil de Jéhovah ;

Sur leur trône leur esprit songe ;

Une lueur qui d’en haut plonge,

Qui descend du ciel sur les monts

Et de Dieu sur l’homme qui souffre,

Rattache au triangle du gouffre

L’escarboucle des Salomons.

IX

 

Ils parlent à la solitude,

Et la solitude comprend ;

Ils parlent à la multitude,

Et font écumer ce torrent ;

Ils font vibrer les édifices ;

Ils inspirent les sacrifices

Et les inébranlables fois ;

Sombres, ils ont en eux, pour muse,

La palpitation confuse

De tous les êtres à la fois.

Comment naît un peuple ?Mystère !

À de certains moments, tout bruit

A disparu ; toute la terre

Semble une plaine de la nuit ;

Toute lueur s’est éclipsée ;

Pas de verbe, pas de pensée,

Rien dans l’ombre et rien dans le ciel,

Pas un œil n’ouvre ses paupières… –

Le désert blême est plein de pierres,

Ézéchiel ! Ézéchiel !

Mais un vent sort des cieux sans bornes,

Grondant comme les grandes eaux,

Et souffle sur ces pierres mornes,

Et de ces pierres fait des os ;

Ces os frémissent, tas sonore ;

Et le vent souffle, et souffle encore

Sur ce triste amas agité,

Et de ces os il fait des hommes,

Et nous nous levons et nous sommes,

Et ce vent, c’est la liberté !

Ainsi s’accomplit la genèse

Du grand rien d’où naît le grand tout.

Dieu pensif dit : Je suis bien aise

Que ce qui gisait soit debout.

Le néant dit : J’étaissouffrance ;

La douleur dit : Je suis laFrance !

Ô formidable vision !

Ainsi tombe le noir suaire ;

Le désert devient ossuaire,

Et l’ossuaire nation.

X

 

Tout est la mort, l’horreur, laguerre ;

L’homme par l’ombre est éclipsé ;

L’Ouragan par toute la terre

Court comme un enfant insensé.

Il brise à l’hiver les feuillages,

L’éclair aux cimes, l’onde aux plages,

À la tempête le rayon ;

Car c’est l’ouragan qui gouverne

Toute cette étrange caverne

Que nous nommons Création.

L’ouragan, qui broie et torture,

S’alimente, monstre croissant,

De tout ce que l’âpre nature

A d’horrible et de menaçant ;

La lave en feu le désaltère ;

Il va de Quito, blanc cratère

Qu’entoure un éternel glaçon,

Jusqu’à l’Hékla, mont, gouffre et geôle,

Bout de la mamelle du pôle

Que tette ce noir nourrisson !

L’ouragan est la force aveugle,

L’agitateur du grand linceul ;

Il rugit, hurle, siffle, beugle,

Étant toute l’hydre à lui seul ;

Il flétrit ce qui veut éclore ;

Il dit au printemps, à l’aurore,

À la paix, à l’amour : Va-t’en !

Il est rage et foudre ; il se nomme

Barbarie et crime pour l’homme,

Nuit pour les cieux, pour Dieu Satan.

C’est le souffle de la matière,

De toute la nature craint ;

L’Esprit, ouragan de lumière,

Le poursuit, le saisit, l’étreint ;

L’Esprit terrasse, abat, dissipe

Le principe par le principe ;

Il combat, en criant : Allons !

Les chaos par les harmonies,

Les éléments par les génies,

Par les aigles les aquilons !

Ils sont là, hauts de cent coudées,

Christ en tête, Homère au milieu,

Tous les combattants des idées,

Tous les gladiateurs de Dieu ;

Chaque fois qu’agitant le glaive,

Une forme du mal se lève

Comme un forçat dans son préau,

Dieu, dans leur phalange complète,

Désigne quelque grand athlète

De la stature du fléau.

Surgis, Volta ! dompte en ton aire

Les Fluides, noir phlégéton !

Viens, Franklin ! voici le Tonnerre.

Le Flot gronde ; parais,Fulton !

Rousseau ! prends corps à corps laHaine.

L’Esclavage agite sa chaîne ;

Ô Voltaire ! aide au paria !

La Grève rit, Tyburn flamboie,

L’affreux chien Montfaucon aboie,

On meurt… – Debout, Beccaria !

Il n’est rien que l’homme ne tente.

La foudre craint cet oiseleur.

Dans la blessure palpitante

Il dit : Silence ! à la douleur.

Sa vergue peut-être est une aile ;

Partout où parvient sa prunelle,

L’âme emporte ses pieds de plomb ;

L’étoile, dans sa solitude,

Regarde avec inquiétude

Blanchir la voile de Colomb.

Près de la science l’art flotte,

Les yeux sur le double horizon ;

La poésie est un pilote ;

Orphée accompagne Jason.

Un jour, une barque perdue

Vit à la fois dans l’étendue

Un oiseau dans l’air spacieux,

Un rameau dans l’eau solitaire ;

Alors, Gama cria : La terre !

Et Camoëns cria : Les cieux !

Ainsi s’entassent les conquêtes.

Les songeurs sont les inventeurs.

Parlez, dites ce que vous êtes,

Forces, ondes, aimants, moteurs !

Tout est stupéfait dans l’abîme,

L’ombre, de nous voir sur la cime,

Les monstres, qu’on les ait bravés

Dans les cavernes étonnées,

Les perles, d’être devinées,

Et les mondes d’être trouvés !

Dans l’ombre immense du Caucase,

Depuis des siècles, en rêvant,

Conduit par les hommes d’extase,

Le genre humain marche en avant ;

Il marche sur la terre ; il passe,

Il va, dans la nuit, dans l’espace,

Dans l’infini, dans le borné,

Dans l’azur, dans l’onde irritée,

À la lueur de Prométhée,

Le libérateur enchaîné !

XI

 

Oh ! vous êtes les seuls pontifes,

Penseurs, lutteurs des grands espoirs,

Dompteurs des fauves hippogriffes,

Cavaliers des pégases noirs !

Âmes devant Dieu toutes nues,

Voyants des choses inconnues,

Vous savez la religion !

Quand votre esprit veut fuir dans l’ombre,

La nuée aux croupes sans nombre

Lui dit : Me voici, Légion !

Et, quand vous sortez du problème,

Célébrateurs, révélateurs !

Quand, rentrant dans la foule blême,

Vous redescendez des hauteurs,

Hommes que le jour divin gagne,

Ayant mêlé sur la montagne

Où montent vos chants et nos vœux,

Votre front au front de l’aurore,

Ô géants ! vous avez encore

De ses rayons dans les cheveux !

Allez tous à la découverte !

Entrez au nuage grondant !

Et rapportez à l’herbe verte,

Et rapportez au sable ardent,

Rapportez, quel que soit l’abîme,

À l’Enfer, que Satan opprime,

Au Tartare, où saigne Ixion,

Aux cœurs bons, à l’âme méchante,

À tout ce qui rit, mord ou chante,

La grande bénédiction !

Oh ! tous à la fois, aigles, âmes,

Esprits, oiseaux, essors, raisons,

Pour prendre en vos serres les flammes,

Pour connaître les horizons,

À travers l’ombre et les tempêtes,

Ayant au-dessus de vos têtes

Mondes et soleils, au-dessous

Inde, Égypte, Grèce et Judée,

De la montagne et de l’idée,

Envolez-vous ! envolez-vous !

N’est-ce pas que c’est ineffable

De se sentir immensité,

D’éclairer ce qu’on croyait fable

À ce qu’on trouve vérité,

De voir le fond du grand cratère,

De sentir en soi du mystère

Entrer tout le frisson obscur,

D’aller aux astres, étincelle,

Et de se dire : Je suis l’aile !

Et de se dire : J’ai l’azur !

Allez, prêtres ! allez, génies !

Cherchez la note humaine, allez,

Dans les suprêmes symphonies

Des grands abîmes étoilés !

En attendant l’heure dorée,

L’extase de la mort sacrée,

Loin de nous, troupeaux soucieux,

Loin des lois que nous établîmes,

Allez goûter, vivants sublimes,

L’évanouissement des cieux !

Janvier 1856.

XXIV. – En frappant à une porte

 

J’ai perdu mon père et ma mère,

Mon premier né, bien jeune, hélas !

Et pour moi la nature entière

Sonne le glas.

Je dormais entre mes deux frères ;

Enfants, nous étions trois oiseaux ;

Hélas ! le sort change en deux bières

Leurs deux berceaux.

Je t’ai perdue, ô fille chère,

Toi qui remplis, ô mon orgueil,

Tout mon destin de la lumière

De ton cercueil !

J’ai su monter, j’ai su descendre.

J’ai vu l’aube et l’ombre en mes cieux.

J’ai connu la pourpre, et la cendre

Qui me va mieux.

J’ai connu les ardeurs profondes,

J’ai connu les sombres amours ;

J’ai vu fuir les ailes, les ondes,

Les vents, les jours.

J’ai sur ma tête des orfraies ;

J’ai sur tous mes travaux l’affront,

Aux pieds la poudre, au cœur des plaies,

L’épine au front.

J’ai des pleurs mon œil qui pense,

Des trous à ma robe en lambeau ;

Je n’ai rien à la conscience ;

Ouvre, tombeau.

Marine-Terrace, 4 septembre 1855.

XXV. – Nomen, numen, lumen

 

Quand il eut terminé, quand les soleilsépars,

Éblouis, du chaos montant de toutes parts,

Se furent tous rangés à leur placeprofonde,

Il sentit le besoin de se nommer aumonde ;

Et l’être formidable et serein seleva ;

Il se dressa sur l’ombre et cria :JÉHOVAH !

Et dans l’immensité ces sept lettrestombèrent ;

Et ce sont, dans les cieux que nos yeuxréverbèrent,

Au-dessus de nos fronts tremblants sous leurrayon,

Les sept astres géants du noirseptentrion.

Minuit, au dolmen du Faldouet, mars 1855.

XXVI. – Ce que dit la bouche d’ombre

 

L’homme en songeant descend au gouffreuniversel.

J’errais près du dolmen qui domine Rozel,

À l’endroit où le cap se prolonge enpresqu’île.

Le spectre m’attendait ; l’être sombre ettranquille

Me prit par les cheveux dans sa main quigrandit,

M’emporta sur le haut du rocher, et medit :

*

Sache que tout connaît sa loi, son but, saroute ;

Que, de l’astre au ciron, l’immensités’écoute ;

Que tout a conscience en lacréation ;

Et l’oreille pourrait avoir sa vision,

Car les choses et l’être ont un granddialogue.

Tout parle ; l’air qui passe et l’alcyonqui vogue,

Le brin d’herbe, la fleur, le germe,l’élément.

T’imaginais-tu donc l’universautrement ?

Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort dunombre,

Aurait fait à jamais sonner la forêtsombre,

L’orage, le torrent roulant de noirslimons,

Le rocher dans les flots, la bête dans lesmonts,

La mouche, le buisson, la ronce où croît lamûre,

Et qu’il n’aurait rien mis dans l’éternelmurmure ?

Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres desbois,

S’ils n’avaient rien à dire, élèveraient lavoix ?

Prends-tu le vent des mers pour un joueur deflûte ?

Crois-tu que l’océan, qui se gonfle et quilutte,

Serait content d’ouvrir sa gueule jour etnuit

Pour souffler dans le vide une vapeur debruit,

Et qu’il voudrait rugir, sous l’ouragan quivole,

Si son rugissement n’était uneparole ?

Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuitvêtu,

Ne soit rien qu’un silence ? et tefigures-tu

Que la création profonde, qui compose

Sa rumeur des frissons du lys et de larose,

De la foudre, des flots, des souffles du cielbleu,

Ne sait ce qu’elle dit quand elle parle àDieu ?

Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langueépaissie ?

Crois-tu que la nature énorme balbutie,

Et que Dieu se serait, dans son immensité,

Donné pour tout plaisir, pendantl’éternité,

D’entendre bégayer unesourde-muette ?

Non, l’abîme est un prêtre et l’ombre est unpoëte ;

Non, tout est une voix et tout est unparfum ;

Tout dit dans l’infini quelque chose àquelqu’un ;

Une pensée emplit le tumulte superbe.

Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler leVerbe.

Tout, comme toi, gémit, ou chante commemoi ;

Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tupourquoi

Tout parle ? Écoute bien. C’est quevents, ondes, flammes,

Arbres, roseaux, rochers, tout vit !

Tout est plein d’âmes.

Mais comment ? Oh ! voilà le mystèreinouï.

Puisque tu ne t’es pas en route évanoui,

Causons.

*

Dieu n’a créé que l’être impondérable.

Il le fit radieux, beau, candide,adorable,

Mais imparfait ; sans quoi, sur la mêmehauteur,

La créature étant égale au créateur,

Cette perfection, dans l’infini perdue,

Se serait avec Dieu mêlée et confondue,

Et la création, à force de clarté,

En lui serait rentrée et n’aurait pas été.

La création sainte où rêve le prophète,

Pour être, ô profondeur ! devait êtreimparfaite.

Donc, Dieu fit l’univers, l’univers fit lemal.

L’être créé, paré du rayon baptismal,

En des temps dont nous seuls conservons lamémoire,

Planait dans la splendeur sur des ailes degloire ;

Tout était chant, encens, flamme,éblouissement ;

L’être errait, aile d’or, dans un rayoncharmant,

Et de tous les parfums tour à tour étaitl’hôte ;

Tout nageait, tout volait.

Or, la première faute

Fut le premier poids.

Dieu sentit une douleur.

Le poids prit une forme, et, commel’oiseleur

Fuit emportant l’oiseau qui frisonne et quilutte,

Il tomba, traînant l’ange éperdu dans sachute.

Le mal était fait. Puis tout allas’aggravant ;

Et l’éther devint l’air, et l’air devint levent ;

L’ange devint l’esprit, et l’esprit devintl’homme.

L’âme tomba, des maux multipliant lasomme,

Dans la brute, dans l’arbre, et même,au-dessous d’eux,

Dans le caillou pensif, cet aveuglehideux.

Êtres vils qu’à regret les angesénumèrent !

Et de tous ces amas des globes seformèrent,

Et derrière ces blocs naquit la sombrenuit.

Le mal, c’est la matière. Arbre noir, fatalfruit.

*

Ne réfléchis-tu pas lorsque tu vois tonombre ?

Cette forme de toi, rampante, horrible,sombre,

Qui, liée à tes pas comme un spectrevivant,

Va tantôt en arrière et tantôt en avant,

Qui se mêle à la nuit, sa grande sœurfuneste,

Et qui contre le jour, noire et dure,proteste,

D’où vient-elle ? De toi, de ta chair, dulimon

Dont l’esprit se revêt en devenantdémon ;

De ce corps qui, créé par ta fautepremière,

Ayant rejeté Dieu, résiste à lalumière ;

De ta matière, hélas ! de toniniquité.

Cette ombre dit : – Je suis l’êtred’infirmité ;

Je suis tombé déjà ; je puis tomberencore. –

L’ange laisse passer à travers luil’aurore ;

Nul simulacre obscur ne suit l’êtrearomal ;

Homme, tout ce qui fait de l’ombre a fait lemal.

*

Maintenant, c’est ici le rocher fatidique,

Et je vais t’expliquer tout ce que jet’indique ;

Je vais t’emplir les yeux de nuit et delueurs.

Prépare-toi, front triste, aux funèbressueurs.

Le vent d’en haut sur moi passe, et, ce qu’ilm’arrache,

Je te le jette ; prends, et vois.

Et, d’abord, sache

Que le monde où tu vis est un mondeeffrayant

Devant qui le songeur, sous l’infiniployant,

Lève les bras au ciel et recule terrible.

Ton soleil est lugubre et ta terre esthorrible.

Vous habitez le seuil du monde châtiment.

Mais vous n’êtes pas hors de Dieucomplètement ;

Dieu, soleil dans l’azur, dans la cendreétincelle,

N’est hors de rien, étant la finuniverselle ;

L’éclair est son regard, autant que lerayon ;

Et tout, même le mal, est la création,

Car le dedans du masque est encor lafigure.

– Ô sombre aile invisible à l’immenseenvergure !

Esprit ! esprit ! esprit !m’écriai-je éperdu.

Le spectre poursuivit sans m’avoirentendu :

*

Faisons un pas de plus dans ces chosesprofondes.

Homme, tu veux, tu fais, tu construis et tufondes,

Et tu dis : – Je suis seul, car je suisle penseur.

L’univers n’a que moi dans sa morneépaisseur.

En deçà, c’est la nuit ; au delà, c’estle rêve.

L’idéal est un œil que la science crève.

C’est moi qui suis la fin et qui suis lesommet. –

Voyons ; observes-tu le bœuf qui sesoumet ?

Écoutes-tu le bruit de ton pas sur lesmarbres ?

Interroges-tu l’onde ? et, quand tu voisdes arbres,

Parles-tu quelquefois à cesreligieux ?

Comme sur le versant d’un mont prodigieux,

Vaste mêlée aux bruits confus, du fond del’ombre,

Tu vois monter à toi la création sombre.

Le rocher est plus loin, l’animal est plusprès.

Comme le faîte altier et vivant, tuparais !

Mais, dis, crois-tu que l’être illogique noustrompe ?

L’échelle que tu vois, crois-tu qu’elle serompe ?

Crois-tu, toi dont les sens d’en haut sontéclairés,

Que la création qui, lente et par degrés,

S’élève à la lumière, et, dans sa marcheentière,

Fait de plus de clarté luire moins dematière

Et mêle plus d’instincts au monstredécroissant,

Crois-tu que cette vie énorme, remplissant

De souffles le feuillage et de lueurs latête,

Qui va du roc à l’arbre et de l’arbre à labête,

Et de la pierre à toi monteinsensiblement,

S’arrête sur l’abîme à l’homme,escarpement ?

Non, elle continue, invincible, admirable,

Entre dans l’invisible et dansl’impondérable,

Y disparaît pour toi, chair vile, emplitl’azur

D’un monde éblouissant, miroir du mondeobscur,

D’êtres voisins de l’homme et d’autres quis’éloignent,

D’esprits purs, de voyants dont les splendeurstémoignent,

D’anges faits de rayons comme l’hommed’instincts ;

Elle plonge à travers les cieux jamaisatteints,

Sublime ascension d’échelles étoilées,

Des démons enchaînés monte aux âmesailées,

Fait toucher le front sombre au radieuxorteil,

Rattache l’astre esprit à l’archangesoleil,

Relie, en traversant des millions delieues,

Les groupes constellés et les légionsbleues,

Peuple le haut, le bas, les bords et lemilieu,

Et dans les profondeurs s’évanouit enDieu !

Cette échelle apparaît vaguement dans lavie

Et dans la mort. Toujours les justes l’ontgravie :

Jacob en la voyant, et Caton sans la voir.

Ses échelons sont deuil, sagesse, exil,devoir.

Et cette échelle vient de plus loin que laterre.

Sache qu’elle commence aux mondes dumystère,

Aux mondes des terreurs et desperditions ;

Et qu’elle vient, parmi les pâles visions,

Du précipice où sont les larves et lescrimes,

Où la création, effrayant les abîmes,

Se prolonge dans l’ombre en spectreindéfini.

Car, au-dessous du globe où vit l’hommebanni,

Hommes, plus bas que vous, dans le nadirlivide,

Dans cette plénitude horrible qu’on croitvide,

Le mal, qui par la chair, hélas ! vousasservit,

Dégorge une vapeur monstrueuse quivit !

Là, sombre et s’engloutit, dans des flots dedésastres,

L’hydre Univers tordant son corps écailléd’astres ;

Là, tout flotte et s’en va dans un naufrageobscur ;

Dans ce gouffre sans bord, sans soupirail,sans mur,

De tout ce qui vécut pleut sans cesse lacendre ;

Et l’on voit tout au fond, quand l’œil ose ydescendre,

Au delà de la vie, et du souffle et dubruit,

Un affreux soleil noir d’où rayonne lanuit !

*

Donc, la matière pend à l’idéal, et tire

L’esprit vers l’animal, l’ange vers lesatyre,

Le sommet vers le bas, l’amour versl’appétit.

Avec le grand qui croule elle fait lepetit.

Comment de tant d’azur tant de terreurs’engendre,

Comment le jour fait l’ombre et le feu pur lacendre,

Comment la cécité peut naître du voyant,

Comment le ténébreux descend duflamboyant,

Comment du monstre esprit naît le monstrematière,

Un jour, dans le tombeau, sinistrevestiaire,

Tu le sauras ; la tombe est faite poursavoir ;

Tu verras ; aujourd’hui, tu ne peuxqu’entrevoir ;

Mais, puisque Dieu permet que ma voixt’avertisse,

Je te parle.

Et, d’abord, qu’est-ce que lajustice ?

Qui la rend ? qui la fait ?où ? quand ? à quel moment ?

Qui donc pèse la faute ? et qui lechâtiment ?

*

L’être créé se meut dans la lumièreimmense.

Libre, il sait où le bien cesse, où le malcommence ;

Il a ses actions pour juges.

Il suffit

Qu’il soit méchant ou bon ; tout est dit.Ce qu’on fit,

Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nousdélivre.

L’être ouvre à son insu de lui-même lelivre ;

Sa conscience calme y marque avec le doigt

Ce que l’ombre lui garde ou ce que Dieu luidoit.

On agit, et l’on gagne ou l’on perd àmesure ;

On peut être étincelle ou bienéclaboussure ;

Lumière ou fange, archange au vol d’aigle oubandit ;

L’échelle vaste est là. Comme je te l’aidit,

Par des zones sans fin la vie universelle

Monte, et par des degrés innombrablesruisselle,

Depuis l’infâme nuit jusqu’au charmantazur.

L’être en la traversant devient mauvais oupur.

En haut plane la joie ; en bas l’horreurse traîne.

Selon que l’âme, aimante, humble, bonne,sereine,

Aspire à la lumière et tend vers l’idéal,

Ou s’alourdit, immonde, au poids croissant dumal,

Dans la vie infinie on monte et l’ons’élance,

Ou l’on tombe ; et tout être est sapropre balance.

Dieu ne nous juge point. Vivant tous à lafois,

Nous pesons, et chacun descend selon sonpoids.

*

Homme ! nous n’approchons que lespaupières closes,

De ces immensités d’en bas.

Viens, si tu l’oses !

Regarde dans ce puits morne etvertigineux,

De la création compte les sombres nœuds,

Viens, vois, sonde :

Au-dessous de l’homme qui contemple,

Qui peut être un cloaque ou qui peut être untemple,

Être en qui l’instinct vit dans la raisondissous,

Est l’animal courbé vers la terre ;au-dessous

De la brute est la plante inerte, sanspaupière

Et sans cris ; au-dessous de la planteest la pierre ;

Au-dessous de la pierre est le chaos sansnom.

Avançons dans cette ombre et sois moncompagnon.

*

Toute faute qu’on fait est un cachot qu’ons’ouvre.

Les mauvais, ignorant quel mystère lescouvre,

Les êtres de fureur, de sang, de trahison,

Avec leurs actions bâtissent leurprison ;

Tout bandit, quand la mort vient lui toucherl’épaule

Et l’éveille, hagard, se retrouve en lageôle

Que lui fit son forfait derrière luirampant ;

Tibère en un rocher, Séjan dans unserpent.

L’homme marche sans voir ce qu’il fait dansl’abîme.

L’assassin pâlirait s’il voyait savictime ;

C’est lui. L’oppresseur vil, le tyran sombreet fou,

En frappant sans pitié sur tous, forge leclou

Qui le clouera dans l’ombre au fond de lamatière.

Les tombeaux sont les trous du criblecimetière,

D’où tombe, graine obscure en un ténébreuxchamp,

L’effrayant tourbillon des âmes.

*

Tout méchant

Fait naître en expirant le monstre de savie,

Qui le saisit. L’horreur par l’horreur estsuivie.

Nemrod gronde enfermé dans la montagne àpic ;

Quand Dalila descend dans la tombe, unaspic

Sort des plis du linceul, emportant l’âmefausse ;

Phryné meurt, un crapaud saute hors de lafosse ;

Ce scorpion au fond d’une pierre dormant,

C’est Clytemnestre aux bras d’Égisthe sonamant ;

Du tombeau d’Anitus il sort uneciguë ;

Le houx sombre et l’ortie à la piqûreaiguë

Pleurent quand l’aquilon les fouette, etl’aquilon

Leur dit : Tais-toi, Zoïle ! etsouffre, Ganelon !

Dieu livre, choc affreux dont la plaine auloin gronde,

Au cheval Brunehaut le pavéFrédégonde ;

La pince qui rougit dans le brasier hideux

Est faite du duc d’Albe et de PhilippeDeux ;

Farinace est le croc des noiresboucheries ;

L’orfraie au fond de l’ombre a les yeux deJeffryes ;

Tristan est au secret dans le bois d’ungibet.

Quand tombent dans la mort tous ces brigands,Macbeth,

Ezzelin, Richard Trois, Carrier, LudovicSforce,

La matière leur met la chemise de force.

Oh ! comme en son bonheur, qui masque unsombre arrêt,

Messaline ou l’horrible Isabeau frémirait

Si, dans ses actions du sépulcre voisines,

Cette femme sentait qu’il lui vient desracines,

Et qu’ayant été monstre, elle deviendrafleur !

À chacun son forfait ! à chacun sadouleur !

Claude est l’algue que l’eau traîne de havreen havre ;

Xercès est excrément, Charles Neuf estcadavre ;

Hérode, c’est l’osier des berceauxvagissants ;

L’âme du noir Judas, depuis dix-huit centsans,

Se disperse et renaît dans les crachats deshommes ;

Et le vent qui jadis soufflait sur lesSodomes

Mêle, dans l’âtre abject et sous le vilchaudron,

La fumée Erostrate à la flamme Néron.

*

Et tout, bête, arbre et roche, étant vivantsur terre,

Tout est monstre, excepté l’homme, espritsolitaire.

L’âme que sa noirceur chasse du firmament

Descend dans les degrés divers duchâtiment

Selon que plus ou moins d’obscurité lagagne.

L’homme en est la prison, la bête en est lebagne,

L’arbre en est le cachot, la pierre en estl’enfer.

Le ciel d’en haut, le seul qui soit splendideet clair,

La suit des yeux dans l’ombre, et, lui jetantl’aurore,

Tâche, en la regardant, de l’attirerencore.

Ô chute ! dans la bête, à travers lesbarreaux

De l’instinct, obstruant de pâlessoupiraux,

Ayant encor la voix, l’essor et laprunelle,

L’âme entrevoit de loin la lueuréternelle ;

Dans l’arbre elle frissonne, et, sans jour etsans yeux,

Sent encor dans le vent quelque chose descieux ;

Dans la pierre elle rampe, immobile,muette,

Ne voyant même plus l’obscure silhouette

Du monde qui s’éclipse et qui s’évanouit,

Et face à face avec son crime dans lanuit.

L’âme en ces trois cachots traîne sa fautenoire.

Comme elle en a la forme, elle en a lamémoire ;

Elle sait ce qu’elle est ; et, tombantsans appuis,

Voit la clarté décroître à la paroi dupuits ;

Elle assiste à sa chute ; et, dur caillouqui roule,

Pense : Je suis Octave ; et, vilchardon qu’on foule,

Crie au talon : Je suis Attila legéant ;

Et, ver de terre au fond du charnier, etrongeant

Un crâne infect et noir, dit : Je suisCléopâtre.

Et, hibou, malgré l’aube, ours, en bravant lepâtre,

Elle accomplit la loi qui l’enchaîne d’enhaut ;

Pierre, elle écrase ; épine, ellepique ; il le faut.

Le monstre est enfermé dans son horreurvivante.

Il aurait beau vouloir dépouillerl’épouvante ;

Il faut qu’il reste horrible et restechâtié ;

Ô mystère ! le tigre a peut-êtrepitié !

Le tigre sur son dos, qui peut-être eut uneaile,

À l’ombre des barreaux de la cageéternelle ;

Un invisible fil lie aux noirs échafauds

Le noir corbeau dont l’aile est en forme defaulx ;

L’âme louve ne peut s’empêcher d’êtrelouve,

Car le monstre est tenu, sous le ciel quil’éprouve,

Dans l’expiation par la fatalité.

Jadis, sans la comprendre et d’un œilhébété,

L’Inde a presque entrevu cettemétempsycose.

La ronce devient griffe, et la feuille derose

Devient langue de chat, et, dans l’ombre etles cris,

Horrible, lèche et boit le sang de lasouris ;

Qui donc connaît le monstre appelémandragore ?

Qui sait ce que, le soir, éclaire lefulgore,

Être en qui la laideur devient uneclarté ?

Ce qui se passe en l’ombre où croît la fleurd’été

Efface la terreur des antiques avernes

Étages effrayants ! cavernes surcavernes.

Ruche obscure du mal, du crime et duremord !

Donc, une bête va, vient, rugit, hurle,mord ;

Un arbre est là, dressant ses brancheshérissées,

Une dalle s’effondre au milieu deschaussées

Que la charrette écrase et que l’hiverdétruit,

Et, sous ces épaisseurs de matière et denuit,

Arbre, bête, pavé, poids que rien nesoulève,

Dans cette profondeur terrible, une âmerêve !

Que fait-elle ? Elle songe àDieu !

*

Fatalité !

Échéance ! retour ! revers !autre côté !

Ô loi ! pendant qu’assis à table, joyeuxgroupes,

Les pervers, les puissants, vidant toutes lescoupes,

Oubliant qu’aujourd’hui par demain estguetté,

Étalent leur mâchoire en leur folle gaîté,

Voilà ce qu’en sa nuit muette etcolossale,

Montrant comme eux ses dents tout au fond dela salle,

Leur réserve la mort, ce sinistrerieur !

Nous avons, nous, voyants du cielsupérieur,

Le spectacle inouï de vos régions basses.

Ô songeur, fallait-il qu’en ces nuits tutombasses !

Nous écoutons le cri de l’immense malheur.

Au-dessus d’un rocher, d’un loup ou d’unefleur,

Parfois nous apparaît l’âme à mi-corpssortie,

Pauvre ombre en pleurs qui lutte, hélas !presque engloutie ;

Le loup la tient, le roc étreint ses piedsqu’il tord,

Et la fleur implacable et féroce la mord.

Nous entendons le bruit du rayon que Dieulance,

La voix de ce que l’homme appelle lesilence,

Et vos soupirs profonds, caillouxdésespérés !

Nous voyons la pâleur de tous les frontsmurés.

À travers la matière, affreux caveau sansportes,

L’ange est pour nous visible avec ses ailesmortes.

Nous assistons aux deuils, au blasphème, auxregrets,

Aux fureurs ; et, la nuit, nous voyonsles forêts,

D’où cherchent à s’enfuir les larvesenfermées,

S’écheveler dans l’ombre en lugubresfumées.

Partout, partout, partout ! dans lesflots, dans les bois,

Dans l’herbe en fleurs, dans l’or qui sert desceptre aux rois,

Dans le jonc dont Hermès se fait unebaguette,

Partout le châtiment contemple, observe ouguette,

Sourd aux questions, triste, affreux, pensif,hagard ;

Et tout est l’œil d’où sort ce terribleregard.

Ô châtiment ! dédale aux spiralesfunèbres !

Construction d’en bas qui cherche lesténèbres,

Plonge au-dessous du monde et descend dans lanuit,

Et, Babel renversée, au fond de l’ombrefuit !

L’homme qui plane et rampe, êtrecrépusculaire,

En est le milieu.

*

L’homme est clémence et colère ;

Fond vil du puits, plateau radieux de latour ;

Degré d’en haut pour l’ombre, et d’en bas pourle jour.

L’ange y descend, la bête après la mort ymonte ;

Pour la bête, il est gloire, et, pour l’ange,il est honte ;

Dieu mêle en votre race, hommesinfortunés,

Les demi-dieux punis aux monstrespardonnés.

De là vient que, parfois, – mystère que Dieumène ! –

On entend d’une bouche en apparencehumaine

Sortir des mots pareils à desrugissements,

Et que, dans d’autres lieux et dans d’autresmoments,

On croit voir sur un front s’ouvrir des ailesd’ange.

Roi forçat, l’homme, esprit, pense, et,matière, mange.

L’âme en lui ne se peut dresser sur sonséant.

L’homme, comme la brute abreuvé de néant,

Vide toutes les nuits le verre noir dusomme.

La chaîne de l’enfer, liée au pied del’homme,

Ramène chaque jour vers le cloaque impur

La beauté, le génie, envolés dans l’azur,

Mêle la peste au souffle idéal despoitrines,

Et traîne, avec Socrate, Aspasie auxlatrines.

*

Par un côté pourtant l’homme est illimité.

Le monstre a le carcan, l’homme a laliberté.

Songeur, retiens ceci : l’homme est unéquilibre.

L’homme est une prison où l’âme restelibre.

L’âme, dans l’homme, agit, fait le bien, faitle mal,

Remonte vers l’esprit, retombe àl’animal ;

Et, pour que, dans son vol vers les cieux,rien ne lie

Sa conscience ailée et de Dieu seulremplie,

Dieu, quand une âme éclôt dans l’homme au bienpoussé,

Casse en son souvenir le fil de sonpassé ;

De là vient que la nuit en sait plus quel’aurore.

Le monstre se connaît lorsque l’hommes’ignore.

Le monstre est la souffrance, et l’homme estl’action.

L’homme est l’unique point de la création

Où, pour demeurer libre en se faisantmeilleure,

L’âme doive oublier sa vie antérieure.

Mystère ! au seuil de tout l’esprit rêveébloui.

*

L’homme ne voit pas Dieu, mais peut aller àlui,

En suivant la clarté du bien, toujoursprésente ;

Le monstre, arbre, rocher ou bêterugissante,

Voit Dieu, c’est là sa peine, et resteenchaîné loin.

L’homme a l’amour pour aile, et pour joug lebesoin.

L’ombre est sur ce qu’il voit par lui-mêmesemée ;

La nuit sort de son œil ainsi qu’unefumée ;

Homme, tu ne sais rien ; tu marches,pâlissant !

Parfois le voile obscur qui te couvre, ôpassant !

S’envole et flotte au vent soufflant d’uneautre sphère,

Gonfle un moment ses plis jusque dans lalumière,

Puis retombe sur toi, spectre, et redevientnoir.

Tes sages, tes penseurs ont essayé devoir ;

Qu’ont-ils vu ? qu’ont-ils fait ?qu’ont-ils dit, ces fils Ève ?

Rien.

Homme ! autour de toi la créationrêve.

Mille êtres inconnus t’entourent dans tonmur.

Tu vas, tu viens, tu dors sous leur regardobscur,

Et tu ne les sens pas vivre autour de tavie :

Toute une légion d’âmes t’estasservie ;

Pendant qu’elle te plaint, tu la foules auxpieds.

Tous tes pas vers le jour sont par l’ombreépiés.

Ce que tu nommes chose, objet, naturemorte,

Sait, pense, écoute, entend. Le verrou de taporte

Voit arriver ta faute et voudrait sefermer.

Ta vitre connaît l’aube, et dit :Voir ! croire ! aimer !

Les rideaux de ton lit frissonnent de tessonges.

Dans les mauvais desseins quand, rêveur, tu teplonges,

La cendre dit au fond de l’âtresépulcral :

Regarde-moi ; je suis ce qui reste dumal.

Hélas ! l’homme imprudent trahit,torture, opprime.

La bête en son enfer voit les deux bouts ducrime ;

Un loup pourrait donner des conseils àNéron.

Homme ! homme ! aigle aveuglé,moindre qu’un moucheron !

Pendant que dans ton Louvre ou bien dans tachaumière,

Tu vis, sans même avoir épelé la première

Des constellations, sombre alphabet quiluit

Et tremble sur la page immense de la nuit,

Pendant que tu maudis et pendant que tunies,

Pendant que tu dis : Non ! auxastres ; aux génies :

Non ! à l’idéal : Non ! à lavertu : Pourquoi ?

Pendant que tu te tiens en dehors de laloi,

Copiant les dédains inquiets ou robustes

De ces sages qu’on voit rêver dans les vieuxbustes,

Et que tu dis : Que sais-je ? amer,froid, mécréant,

Prostituant ta bouche au rire du néant,

À travers le taillis de la nature énorme,

Flairant l’éternité de son museaudifforme,

Là, dans l’ombre, à tes pieds, homme, tonchien voit Dieu.

Ah ! je t’entends. Tu dis : – Queldeuil ! la bête est peu,

L’homme n’est rien. Ô loi misérable !ombre ! abîme ! –

*

Ô songeur ! cette loi misérable estsublime.

Il faut donc tout redire à ton espritchétif !

À la fatalité, loi du monstre captif,

Succède le devoir, fatalité de l’homme.

Ainsi de toutes parts l’épreuve seconsomme,

Dans le monstre passif, dans l’hommeintelligent,

La nécessité morne en devoir se changeant,

Et l’âme, remontant à sa beauté première,

Va de l’ombre fatale à la libre lumière.

Or, je te le redis, pour se transfigurer,

Et pour se racheter, l’homme doit ignorer.

Il doit être aveuglé par toutes lespoussières.

Sans quoi, comme l’enfant guidé par deslisières,

L’homme vivrait, marchant droit à lavision.

Douter est sa puissance et sa punition.

Il voit la rose, et nie ; il voitl’aurore, et doute ;

Où serait le mérite à retrouver sa route,

Si l’homme, voyant clair, roi de savolonté,

Avait la certitude, ayant laliberté ?

Non. Il faut qu’il hésite en la vastenature,

Qu’il traverse du choix l’effrayanteaventure,

Et qu’il compare au vice agitant sonmiroir,

Au crime, aux voluptés, l’œil en pleurs dudevoir ;

Il faut qu’il doute ! Hier croyant demainimpie ;

Il court du mal au bien ; il scrute,sonde, épie,

Va, revient, et, tremblant, agenouillé,debout,

Les bras étendus, triste, il cherche Dieupartout ;

Il tâte l’infini jusqu’à ce qu’il l’ysente ;

Alors, son âme ailée éclatefrémissante ;

L’ange éblouissant luit dans l’hommetransparent.

Le doute le fait libre, et la liberté,grand.

La captivité sait ; la libertésuppose,

Creuse, saisit l’effet, le compare à lacause,

Croit vouloir le bien-être et veut lefirmament ;

Et, cherchant le caillou, trouve lediamant.

C’est ainsi que du ciel l’âme à pas lentss’empare.

Dans le monstre, elle expie ; en l’homme,elle répare.

*

Oui, ton fauve univers est le forçat deDieu.

Les constellations, sombres lettres defeu,

Sont les marques du bagne à l’épaule dumonde.

Dans votre région tant d’épouvante abonde,

Que, pour l’homme, marqué lui-même du ferchaud,

Quand il lève les yeux vers les astres,là-haut,

Le cancer resplendit, le scorpionflamboie,

Et dans l’immensité le chien sinistreaboie !

Ces soleils inconnus se groupent sur sonfront

Comme l’effroi, le deuil, la menace etl’affront ;

De toutes parts s’étend l’ombreincommensurable ;

En bas l’obscur, l’impur, le mauvais,l’exécrable,

Le pire, tas hideux, fourmillent ; toutau fond,

Ils échangent entre eux dans l’ombre ce qu’ilsfont ;

Typhon donne l’horreur, Satan donne lecrime ;

Lugubre intimité du mal et del’abîme !

Amours de l’âme monstre et du monstreunivers !

Baiser triste ! et l’informe engendré dupervers,

La matière, le bloc, la fange, la géhenne,

L’écume, le chaos, l’hiver, nés de lahaine,

Les faces de beauté qu’habitent desdémons,

Tous les êtres maudits, mêlés aux vilslimons,

Pris par la plante fauve et la bêteféroce,

Le grincement de dents, la peur, le rireatroce,

L’orgueil, que l’infini courbe sous sonniveau,

Rampent, noirs prisonniers, dans la nuit, noircaveau.

La porte, affreuse et faite avec de l’ombre,est lourde ;

Par moments, on entend, dans la profondeursourde,

Les efforts que les monts, les flots, lesouragans,

Les volcans, les forêts, les animauxbrigands,

Et tous les monstres font pour soulever lepêne ;

Et sur cet amas d’ombre, et de crime, et depeine,

Ce grand ciel formidable est le scellé deDieu.

Voilà pourquoi, songeur dont la mort est levœu,

Tant d’angoisse est empreinte au front descénobites !

Je viens de te montrer le gouffre. Tul’habites.

*

Les mondes, dans la nuit que vous nommezl’azur,

Par les brèches que fait la mort blême à leurmur,

Se jettent en fuyant l’un à l’autre desâmes.

Dans votre globe où sont tant de geôlesinfâmes,

Vous avez des méchants de tous lesunivers,

Condamnés qui, venus des cieux les plusdivers,

Rêvent dans vos rochers, ou dans vos arbresploient ;

Tellement stupéfaits de ce monde qu’ilsvoient,

Qu’eussent-ils la parole, ils ne pourraientparler.

On en sent quelques-uns frissonner ettrembler.

De là les songes vains du bonze et del’augure.

Donc, représente-toi cette sombrefigure :

Ce gouffre, c’est l’égout du maluniversel.

Ici vient aboutir de tous les points duciel

La chute des punis, ténébreuse traînée.

Dans cette profondeur, morne, âpre,infortunée,

De chaque globe il tombe un flotvertigineux

D’âmes, d’esprits malsains et d’êtresvénéneux,

Flot que l’éternité voit sans fin serépandre.

Chaque étoile au front d’or qui brille, laissependre

Sa chevelure d’ombre en ce puitseffrayant.

Âme immortelle, vois, et frémis envoyant :

Voilà le précipice exécrable où tusombres.

*

Oh ! qui que vous soyez, qui passez dansces ombres,

Versez votre pitié sur ces douleurs sansfond !

Dans ce gouffre, où l’abîme en l’abîme sefond,

Se tordent les forfaits, transformés ensupplices,

L’effroi, le deuil, le mal, les ténèbrescomplices,

Les pleurs sous la toison, le soupirexpiré

Dans la fleur, et le cri dans la pierremuré !

Oh ! qui que vous soyez, pleurez sur cesmisères !

Pour Dieu seul, qui sait tout, elles sontnécessaires ;

Mais vous pouvez pleurer sur l’énormecachot

Sans déranger le sombre équilibre d’enhaut !

Hélas ! hélas ! hélas ! toutest vivant ! tout pense !

La mémoire est la peine, étant larécompense.

Oh ! comme ici l’on souffre et comme onse souvient !

Torture de l’esprit que la matièretient !

La brute et le granit, quel chevalet pourl’âme !

Ce mulet fut sultan, ce cloporte étaitfemme.

L’arbre est un exilé, la roche est unproscrit.

Est-ce que, quelque part, par hasard,quelqu’un rit

Quand ces réalités sont là, remplissantl’ombre ?

La ruine, la mort, l’ossement, ledécombre,

Sont vivants. Un remords songe dans undébris.

Pour l’œil profond qui voit, les antres sontdes cris :

Hélas ! le cygne est noir, le lys songe àses crimes ;

La perle est nuit ; la neige est la fangedes cimes ;

Le même gouffre, horrible et fauve, et sansabri,

S’ouvre dans la chouette et dans lecolibri ;

La mouche, âme, s’envole et se brûle à laflamme ;

Et la flamme, esprit, brûle avec angoisse uneâme ;

L’horreur fait frissonner les plumes del’oiseau ;

Tout est douleur.

Les fleurs souffrent sous le ciseau,

Et se ferment ainsi que des paupièrescloses :

Toutes les femmes sont teintes du sang desroses ;

La vierge au bal, qui danse, ange aux fraîchescouleurs,

Et qui porte en sa main une touffe defleurs,

Respire en souriant un bouquet d’agonies.

Pleurez sur les laideurs et lesignominies,

Pleurez sur l’araignée immonde, sur lever,

Sur la limace au dos mouillé commel’hiver,

Sur le vil puceron qu’on voit aux feuillespendre,

Sur le crabe hideux, sur l’affreuxscolopendre,

Sur l’effrayant crapaud, pauvre monstre auxdoux yeux,

Qui regarde toujours le cielmystérieux !

Plaignez l’oiseau de crime et la bête deproie.

Ce que Domitien, César, fit avec joie,

Tigre, il le continue avec horreur.Verrès,

Qui fut loup sous la pourpre, est loup dansles forêts ;

Il descend, réveillé, l’autre côté durêve :

Son rire, au fond des bois, en hurlements’achève ;

Pleurez sur ce qui hurle et pleurez surVerrès.

Sur ces tombeaux vivants, marqués d’obscursarrêts,

Penchez-vous attendri ! versez votreprière !

La pitié fait sortir des rayons de lapierre.

Plaignez le louveteau, plaignez lelionceau.

La matière, affreux bloc, n’est que le lourdmonceau

Des effets monstrueux, sortis des sombrescauses.

Ayez pitié ! voyez des âmes dans leschoses.

Hélas ! le cabanon subit aussil’écrou ;

Plaignez le prisonnier, mais plaignez leverrou ;

Plaignez la chaîne au fond des bagnesinsalubres ;

La hache et le billot sont deux êtreslugubres ;

La hache souffre autant que le corps, lebillot

Souffre autant que la tête ; ô mystèresd’en haut !

Ils se livrent une âpre et hideusebataille ;

Il ébrèche la hache et la hachel’entaille ;

Ils se disent tout bas l’un à l’autre :Assassin !

Et la hache maudit les hommes, sombreessaim,

Quand, le soir, sur le dos du bourreau, sonministre,

Elle revient dans l’ombre, et luit, miroirsinistre,

Ruisselante de sang et reflétant lescieux ;

Et, la nuit, dans l’étal morne etsilencieux,

Le cadavre au cou rouge, effrayant, glacé,blême,

Seul, sait ce que lui dit le billot, tronclui-même.

Oh ! que la terre est froide et que lesrocs sont durs !

Quelle muette horreur dans les halliersobscurs !

Les pleurs noirs de la nuit sur la colombeblanche

Tombent ; le vent met nue et torture labranche ;

Quel monologue affreux dans l’arbre auxrameaux verts !

Quel frisson dans l’herbe ! Oh !quels yeux fixes ouverts

Dans les cailloux profonds, oubliettes desâmes !

C’est une âme que l’eau scie en ses froideslames ;

C’est une âme que fait ruisseler lepressoir.

Ténèbres ! l’univers est hagard. Chaquesoir,

Le noir horizon monte et la nuit noiretombe ;

Tous deux, à l’occident, d’un mouvement detombe,

Ils vont se rapprochant, et, dans lefirmament,

Ô terreur ! sur le jour, écrasélentement,

La tenaille de l’ombre effroyable seferme.

Oh ! les berceaux font peur. Un bagne estdans un germe.

Ayez pitié, vous tous et qui que voussoyez !

Les hideux châtiments, l’un sur l’autrebroyés,

Roulent, submergeant tout, excepté lesmémoires.

Parfois on voit passer dans ces profondeursnoires

Comme un rayon lointain de l’éternelamour ;

Alors, l’hyène Atrée et le chacal Timour,

Et l’épine Caïphe et le roseau Pilate,

Le volcan Alaric à la gueule écarlate,

L’ours Henri Huit, pour qui Morus en vainpria,

Le sanglier Selim et le porc Borgia,

Poussent des cris vers Être adorable ; etles bêtes

Qui portèrent jadis des mitres sur leurstêtes,

Les grains de sable rois, les brins d’herbeempereurs,

Tous les hideux orgueils et toutes lesfureurs,

Se brisent ; la douceur saisit le plusfarouche ;

Le chat lèche l’oiseau, l’oiseau baise lamouche ;

Le vautour dit dans l’ombre aupassereau : Pardon !

Une caresse sort du houx et duchardon ;

Tous les rugissements se fondent enprières ;

On entend s’accuser de leurs forfaits lespierres ;

Tous ces sombres cachots qu’on appelle lesfleurs

Tressaillent ; le rocher se met à fondreen pleurs ;

Des bras se lèvent hors de la tombedormante ;

Le vent gémit, la nuit se plaint, l’eau selamente,

Et, sous l’œil attendri qui regarde d’enhaut,

Tout l’abîme n’est plus qu’un immensesanglot.

*

Espérez ! espérez ! espérez,misérables !

Pas de deuil infini, pas de mauxincurables,

Pas d’enfer éternel !

Les douleurs vont à Dieu, comme la flèche auxcibles ;

Les bonnes actions sont les gondsinvisibles

De la porte du ciel.

Le deuil est la vertu, le remords est lepôle

Des monstres garrottés dont le gouffre est lageôle ;

Quand, devant Jéhovah,

Un vivant reste pur dans les ombrescharnelles,

La mort, ange attendri, rapporte ses deuxailes

À l’homme qui s’en va.

Les enfers se refont édens ; c’est làleur tâche.

Tout globe est un oiseau que le mal tient etlâche.

Vivants, je vous le dis,

Les vertus, parmi vous, font ce labeurauguste

D’augmenter sur vos fronts le ciel ;quiconque est juste

Travaille au paradis.

L’heure approche. Espérez. Rallumez l’âmeéteinte !

Aimez-vous ! aimez-vous ! car c’estla chaleur sainte,

C’est le feu du vrai jour.

Le sombre univers, froid, glacé, pesant,réclame

La sublimation de l’être par la flamme,

De l’homme par l’amour !

Déjà, dans l’océan d’ombre que Dieudomine,

L’archipel ténébreux des bagness’illumine ;

Dieu, c’est le grand aimant ;

Et les globes, ouvrant leur sinistreprunelle,

Vers les immensités de l’aurore éternelle

Se tournent lentement !

Oh ! comme vont chanter toutes lesharmonies,

Comme rayonneront dans les sphères bénies

Les faces de clarté,

Comme les firmaments se fondront endélires,

Comme tressailleront toutes les grandeslyres

De la sérénité,

Quand, du monstre matière ouvrant toutes lesserres,

Faisant évanouir en splendeurs lesmisères,

Changeant l’absinthe en miel,

Inondant de beauté la nuit diminuée,

Ainsi que le soleil tire à lui la nuée

Et l’emplit d’arcs-en-ciel,

Dieu, de son regard fixe attirant lesténèbres,

Voyant vers lui, du fond des cloaquesfunèbres

Où le mal le pria,

Monter l’énormité, bégayant des louanges,

Fera rentrer, parmi les univers archanges,

L’univers paria !

On verra palpiter les fanges éclairées,

Et briller les laideurs les plusdésespérées

Au faîte le plus haut,

L’araignée éclatante au seuil des bleuspilastres,

Luire, et se redresser, portant des épisd’astres,

La paille du cachot !

La clarté montera dans tout comme unesève ;

On verra rayonner au front du bœuf quirêve

Le céleste croissant ;

Le charnier chantera dans l’horreur quil’encombre,

Et sur tous les fumiers apparaîtra dansl’ombre

Un Job resplendissant !

Ô disparition de l’antique anathème !

La profondeur disant à la hauteur : Jet’aime !

Ô retour du banni !

Quel éblouissement au fond des cieuxsublimes !

Quel surcroît de clarté que l’ombre desabîmes

S’écriant : Sois béni !

On verra le troupeau des hydresformidables

Sortir, monter du fond des brumesinsondables

Et se transfigurer ;

Des étoiles éclore aux trous noirs de leurscrânes,

Dieu juste ! et, par degrés devenantdiaphanes,

Les monstres s’azurer !

Ils viendront, sans pouvoir ni parler nirépondre,

Éperdus ! on verra des auréolesfondre

Les cornes de leur front ;

Ils tiendront dans leur griffe, au milieu descieux calmes,

Des rayons frissonnants semblables à despalmes ;

Les gueules baiseront !

Ils viendront ! ils viendront,tremblants, brisés d’extase,

Chacun d’eux débordant de sanglots comme unvase,

Mais pourtant sans effroi ;

On leur tendra les bras de la hautedemeure,

Et Jésus, se penchant sur Bélial quipleure,

Lui dira : C’est donc toi !

Et vers Dieu par la main il conduira cefrère !

Et, quand ils seront près des degrés delumière

Par nous seuls aperçus,

Tous deux seront si beaux, que Dieu dont l’œilflamboie

Ne pourra distinguer, père ébloui de joie,

Bélial de Jésus !

Tout sera dit. Le mal expirera, les larmes

Tariront ; plus de fers, plus de deuils,plus d’alarmes ;

L’affreux gouffre inclément

Cessera d’être sourd, et bégaiera :Qu’entends-je ?

Les douleurs finiront dans toutel’ombre : un ange

Criera : Commencement !

Jersey, 1855.

FIN

À celle qui est restée en France

 

I

 

Mets-toi sur ton séant, lève tes yeux,dérange

Ce drap glacé qui fait des plis sur ton frontd’ange,

Ouvre tes mains, et prends ce livre : ilest à toi.

Ce livre où vit mon âme, espoir, deuil, rêve,effroi,

Ce livre qui contient le spectre de mavie,

Mes angoisses, mon aube, hélas ! depleurs suivie,

L’ombre et son ouragan, la rose et sonpistil,

Ce livre azuré, triste, orageux, d’oùsort-il ?

D’où sort le blême éclair qui déchire labrume ?

Depuis quatre ans, j’habite un tourbillond’écume ;

Ce livre en a jailli. Dieu dictait,j’écrivais ;

Car je suis paille au vent : Va !dit l’esprit. Je vais.

Et, quand j’eus terminé ces pages, quand celivre

Se mit à palpiter, à respirer, à vivre,

Une église des champs que le lierreverdit,

Dont la tour sonne l’heure à mon néant, m’adit :

Ton cantique est fini ; donne-le-moi,poëte.

Je le réclame, a dit la forêtinquiète ;

Et le doux pré fleuri m’a dit :Donne-le-moi.

La mer, en le voyant frémir, m’a dit :Pourquoi

Ne pas me le jeter, puisque c’est unevoile !

C’est à moi qu’appartient cet hymne, a ditl’étoile.

Donne-le-nous, songeur, ont crié les grandsvents.

Et les oiseaux m’ont dit : Vas-tu pas auxvivants

Offrir ce livre, éclos si loin de leursquerelles ?

Laisse-nous l’emporter dans nos nids sur nosailes !

Mais le vent n’aura point mon livre, ô cieuxprofonds !

Ni la sauvage mer, livrée aux noirstyphons,

Ouvrant et refermant ses flots, âpresembûches ;

Ni la verte forêt qu’emplit un bruit deruches,

Ni l’église où le temps fait tourner soncompas ;

Le pré ne l’aura pas, l’astre ne l’aurapas,

L’oiseau ne l’aura pas, qu’il soit aigle oucolombe,

Les nids ne l’auront pas ; je le donne àla tombe.

II

 

Autrefois, quand septembre en larmesrevenait,

Je partais, je quittais tout ce qui meconnaît,

Je m’évadais ; Paris s’effaçait ;rien, personne !

J’allais, je n’étais plus qu’une ombre quifrissonne,

Je fuyais, seul, sans voir, sans penser, sansparler,

Sachant bien que j’irais où je devaisaller ;

Hélas ! je n’aurais pu même dire :Je souffre !

Et, comme subissant l’attraction d’ungouffre,

Que le chemin fût beau, pluvieux, froid,mauvais,

J’ignorais, je marchais devant moi,j’arrivais.

Ô souvenirs ! ô forme horrible descollines !

Et, pendant que la mère et la sœur,orphelines,

Pleuraient dans la maison, je cherchais lelieu noir

Avec l’avidité morne du désespoir ;

Puis j’allais au champ triste à côté del’église ;

Tête nue, à pas lents, les cheveux dans labise,

L’œil aux cieux, j’approchais ;l’accablement soutient ;

Les arbres murmuraient : C’est le pèrequi vient !

Les ronces écartaient leurs branchesdesséchées ;

Je marchais à travers les humbles croixpenchées,

Disant je ne sais quels doux et funèbresmots ;

Et je m’agenouillais au milieu des rameaux

Sur la pierre qu’on voit blanche dans laverdure.

Pourquoi donc dormais-tu d’une façon sidure,

Que tu n’entendais pas lorsque jet’appelais ?

Et les pêcheurs passaient en traînant leursfilets,

Et disaient : Qu’est-ce donc que cethomme qui songe ?

Et le jour, et le soir, et l’ombre quis’allonge,

Et Vénus, qui pour moi jadis étincela,

Tout avait disparu que j’étais encor là.

J’étais là, suppliant celui qui nousexauce ;

J’adorais, je laissais tomber sur cettefosse,

Hélas ! où j’avais vu s’évanouir mescieux,

Tout mon cœur goutte à goutte en pleurssilencieux ;

J’effeuillais de la sauge et de laclématite ;

Je me la rappelais quand elle étaitpetite,

Quand elle m’apportait des lys et desjasmins,

Ou quand elle prenait ma plume dans sesmains,

Gaie, et riant d’avoir de l’encre à ses doigtsroses ;

Je respirais les fleurs sur cette cendreécloses,

Je fixais mon regard sur ces froids gazonverts,

Et par moments, ô Dieu, je voyais, àtravers

La pierre du tombeau, comme une lueurd’âme !

Oui, jadis, quand cette heure en deuil qui meréclame

Tintait dans le ciel triste et dans mon cœursaignant,

Rien ne me retenait, et j’allais ;maintenant,

Hélas !… – Ô fleuve ! ô bois !vallons dont je fus l’hôte,

Elle sait, n’est-ce pas ? que ce n’estpas ma faute

Si, depuis ces quatre ans, pauvre cœur sansflambeau,

Je ne suis pas allé prier sur sontombeau !

III

 

Ainsi, ce noir chemin que je faisais, cemarbre

Que je contemplais, pâle, adossé contre unarbre,

Ce tombeau sur lequel mes pieds pouvaientmarcher,

La nuit, que je voyais lentementapprocher,

Ces ifs, ce crépuscule avec ce cimetière,

Ces sanglots, qui du moins tombaient sur cettepierre,

Ô mon Dieu, tout cela, c’était donc dubonheur !

Dis, qu’as-tu fait pendant tout cetemps-là ? – Seigneur,

Qu’a-t-elle fait ? – Vois-tu la vie envos demeures ?

À quelle horloge d’ombre as-tu compté lesheures ?

As-tu sans bruit parfois poussé l’autreendormi ?

Et t’es-tu, m’attendant, réveillée àdemi ?

T’es-tu, pâle, accoudée à l’obscurefenêtre

De l’infini, cherchant dans l’ombre àreconnaître

Un passant, à travers le noir cercueil maljoint,

Attentive, écoutant si tu n’entendaispoint

Quelqu’un marcher vers toi dans l’éternitésombre ?

Et t’es-tu recouchée ainsi qu’un mât quisombre,

En disant : Qu’est-ce donc ? monpère ne vient pas !

Avez-vous tous les deux parlé de moi toutbas ?

Que de fois j’ai choisi, tout mouillés derosée,

Des lys dans mon jardin, des lys dans mapensée !

Que de fois j’ai cueilli de l’aubépine enfleur !

Que de fois j’ai, là-bas, cherché la tourd’Harfleur,

Murmurant : C’est demain que jepars ! et, stupide,

Je calculais le vent et la voile rapide,

Puis ma main s’ouvrait triste, et jedisais : Tout fuit !

Et le bouquet tombait, sinistre, dans lanuit !

Oh ! que de fois, sentant qu’elle devaitm’attendre,

J’ai pris ce que j’avais dans le cœur de plustendre

Pour en charger quelqu’un qui passerait parlà !

Lazare ouvrit les yeux quand Jésusl’appela ;

Quand je lui parle, hélas ! pourquoi lesferme-t-elle ?

Où serait donc le mal quand de l’ombremortelle

L’amour violerait deux fois le noirsecret,

Et quand, ce qu’un dieu fit, un père leferait ?

IV

 

Que ce livre, du moins, obscur message,arrive,

Murmure, à ce silence, et, flot, à cetterive !

Qu’il y tombe, sanglot, soupir, larmed’amour !

Qu’il entre en ce sépulcre où sont entrés unjour

Le baiser, la jeunesse, et l’aube, et larosée,

Et le rire adoré de la fraîche épousée,

Et la joie, et mon cœur, qui n’est pasressorti !

Qu’il soit le cri d’espoir qui n’a jamaismenti,

Le chant du deuil, la voix du pâle adieu quipleure,

Le rêve dont on sent l’aile qui nouseffleure !

Qu’elle dise : Quelqu’un est là ;j’entends du bruit !

Qu’il soit comme le pas de mon âme en sanuit !

Ce livre, légion tournoyante et sansnombre

D’oiseaux blancs dans l’aurore et d’oiseauxnoirs dans l’ombre,

Ce vol de souvenirs fuyant à l’horizon,

Cet essaim que je lâche au seuil de maprison,

Je vous le confie, air, souffles, nuée,espace !

Que ce fauve océan qui me parle à voixbasse,

Lui soit clément, l’épargne et le laissepasser !

Et que le vent ait soin de n’en riendisperser,

Et jusqu’au froid caveau fidèlementapporte

Ce don mystérieux de l’absent à lamorte !

Ô Dieu ! puisqu’en effet, dans cessombres feuillets,

Dans ces strophes qu’au fond de vos cieux jecueillais,

Dans ces chants murmurés comme unépithalame

Pendant que vous tourniez les pages de monâme,

Puisque j’ai, dans ce livre, enregistré mesjours,

Mes maux, mes deuils, mes cris dans lesproblèmes sourds,

Mes amours, mes travaux, ma vie heure parheure ;

Puisque vous ne voulez pas encor que jemeure,

Et qu’il faut bien pourtant que j’aille luiparler ;

Puisque je sens le vent de l’infinisouffler

Sur ce livre qu’emplit l’orage et lemystère ;

Puisque j’ai versé là toutes vos ombres,terre,

Humanité, douleur, dont je suis lepassant ;

Puisque de mon esprit, de mon cœur, de monsang,

J’ai fait l’âcre parfum de ces versetsfunèbres,

Va-t’en, livre, à l’azur, à travers lesténèbres !

Fuis vers la brume où tout à pas lents estconduit !

Oui, qu’il vole à la fosse, à la tombe, à lanuit,

Comme une feuille d’arbre ou comme une âmed’homme !

Qu’il roule au gouffre où va tout ce que lavoix nomme !

Qu’il tombe au plus profond du sépulcrehagard,

À côté d’elle, ô mort ! et que, là, leregard,

Près de l’ange qui dort, lumineux etsublime,

Le voie épanoui, sombre fleur del’abîme !

V

 

Ô doux commencements d’azur qui metrompiez !

Ô bonheurs ! je vous ai durementexpiés ;

J’ai le droit aujourd’hui d’être, quand lanuit tombe,

Un de ceux qui se font écouter de latombe,

Et qui font, en parlant aux morts blêmes etseuls,

Remuer lentement les plis noirs deslinceuls,

Et dont la parole, âpre ou tendre, émeut lespierres,

Les grains dans les sillons, les ombres dansles bières,

La vague et la nuée, et devient une voix

De la nature, ainsi que la rumeur desbois.

Car voilà, n’est-ce pas, tombeaux ? biendes années,

Que je marche au milieu des croixinfortunées,

Échevelé parmi les ifs et les cyprès,

L’âme au bord de la nuit, et m’approchant toutprès ;

Et que je vais, courbé sur le cercueilaustère,

Questionnant le plomb, les clous, le ver deterre

Qui pour moi sort des yeux de la tête demort,

Le squelette qui rit, le squelette quimord,

Les mains aux doigts noueux, les crânes, lespoussières,

Et les os des genoux qui savent desprières !

Hélas ! j’ai fouillé tout. J’ai vouluvoir le fond,

Pourquoi le mal en nous avec le bien sefond,

J’ai voulu le savoir. J’ai dit : Quefaut-il croire ?

J’ai creusé la lumière, et l’aurore, et lagloire,

L’enfant joyeux, la vierge et sa chastefrayeur,

Et l’amour, et la vie, et l’âme, –fossoyeur.

Qu’ai-je appris ? J’ai, pensif, toutsaisi sans rien prendre ;

J’ai vu beaucoup de nuit et fait beaucoup decendre.

Qui sommes-nous ? que veut dire cemot : Toujours ?

J’ai tout enseveli, songes, espoirs,amours,

Dans la fosse que j’ai creusée en mapoitrine.

Qui donc a la science ? où donc est ladoctrine ?

Oh ! que ne suis-je encor le rêveurd’autrefois,

Qui s’égarait dans l’herbe, et les prés, etles bois,

Qui marchait souriant, le soir, quand le cielbrille,

Tenant la main petite et blanche de safille,

Et qui, joyeux, laissant luire lefirmament,

Laissant l’enfant parler, se sentaitlentement

Emplir de cet azur et de cetteinnocence !

Entre Dieu qui flamboie et l’ange quil’encense,

J’ai vécu, j’ai lutté, sans crainte, sansremord.

Puis ma porte soudain s’ouvrit devant lamort,

Cette visite brusque et terrible del’ombre.

Tu passes en laissant le vide et ledécombre,

Ô spectre ! tu saisis mon ange et tufrappas.

Un tombeau fut dès lors le but de tous mespas.

VI

 

Je ne puis plus reprendre aujourd’hui dans laplaine

Mon sentier d’autrefois qui descend vers laSeine ;

Je ne puis plus aller où j’allais ; je nepuis,

Pareil à la laveuse assise au bord dupuits,

Que m’accouder au mur de l’éternelabîme ;

Paris m’est éclipsé par l’énormeSolime ;

La haute Notre-Dame à présent, qui meluit,

C’est l’ombre ayant deux tours, le silence etla nuit,

Et laissant des clartés trouer ses fatalsvoiles ;

Et je vois sur mon front un panthéond’étoiles ;

Si j’appelle Rouen, Villequier, Caudebec,

Toute l’ombre me crie : Horeb, Cédron,Balbeck !

Et, si je pars, m’arrête à la premièrelieue,

Et me dit : Tourne-toi vers l’immensitébleue !

Et me dit : Les chemins où tu marchaissont clos.

Penche-toi sur les nuits, sur les vents, surles flots !

À quoi penses-tu donc ? que fais-tu,solitaire ?

Crois-tu donc sous tes pieds avoir encor laterre ?

Où vas-tu de la sorte etmachinalement ?

Ô songeur ! penche-toi sur l’être etl’élément !

Écoute la rumeur des âmes dans lesondes !

Contemple, s’il te faut de la cendre, lesmondes ;

Cherche au moins la poussière immense, si tuveux

Mêler de la poussière à tes sombrescheveux,

Et regarde, en dehors de ton propremartyre,

Le grand néant, si c’est le néant quit’attire !

Sois tout à ces soleils où turemonteras !

Laisse là ton vil coin de terre. Tends lesbras,

Ô proscrit de l’azur, vers les astrespatries !

Revois-y refleurir tes auroresflétries ;

Deviens le grand œil fixe ouvert sur le grandtout.

Penche-toi sur l’énigme où l’être sedissout,

Sur tout ce qui naît, vit, marche, s’éteint,succombe,

Sur tout le genre humain et sur toute latombe !

Mais mon cœur toujours saigne et du mêmecôté.

C’est en vain que les cieux, les nuits,l’éternité,

Veulent distraire une âme et calmer unatome.

Tout l’éblouissement des lumières du dôme

M’ôte-t-il une larme ? Ah !l’étendue a beau

Me parler, me montrer l’universel tombeau,

Les soirs sereins, les bois rêveurs, la luneamie ;

J’écoute, et je reviens à la douceendormie.

VII

 

Des fleurs ! oh ! si j’avais desfleurs ! si je pouvais

Aller semer des lys sur ces deux froidschevets !

Si je pouvais couvrir de fleurs mon angepâle !

Les fleurs sont l’or, l’azur, l’émeraude,l’opale !

Le cercueil au milieu des fleurs veut secoucher ;

Les fleurs aiment la mort, et Dieu les faittoucher

Par leur racine aux os, par leur parfum auxâmes !

Puisque je ne le puis, aux lieux que nousaimâmes,

Puisque Dieu ne veut pas nous laisserrevenir,

Puisqu’il nous fait lâcher ce qu’on croyaittenir,

Puisque le froid destin, dans ma geôleprofonde,

Sur la première porte en scelle uneseconde,

Et, sur le père triste et sur l’enfant quidort,

Ferme l’exil après avoir fermé la mort,

Puisqu’il est impossible à présent que jejette

Même un brin de bruyère à sa fosse muette,

C’est bien le moins qu’elle ait mon âme,n’est-ce pas ?

Ô vent noir dont j’entends sur mon plafond lepas !

Tempête, hiver, qui bats ma vitre de tagrêle !

Mers, nuits ! et je l’ai mise en ce livrepour elle !

Prends ce livre ; et dis-toi : Cecivient du vivant

Que nous avons laissé derrière nous,rêvant.

Prends. Et quoique de loin, reconnais ma voix,âme !

Oh ! ta cendre est le lit de mon reste deflamme ;

Ta tombe est mon espoir, ma charité, mafoi ;

Ton linceul toujours flotte entre la vie etmoi.

Prends ce livre, et fais-en sortir un divinpsaume !

Qu’entre tes vagues mains il deviennefantôme !

Qu’il blanchisse, pareil à l’aube quipâlit,

À mesure que l’œil de mon ange le lit,

Et qu’il s’évanouisse, et flotte, etdisparaisse,

Ainsi qu’un âtre obscur qu’un souffle errantcaresse,

Ainsi qu’une lueur qu’on voit passer lesoir,

Ainsi qu’un tourbillon de feu del’encensoir,

Et que, sous ton regard éblouissant etsombre,

Chaque page s’en aille en étoiles dansl’ombre !

VIII

 

Oh ! quoi que nous fassions et quoi quenous disions,

Soit que notre âme plane au vent desvisions,

Soit qu’elle se cramponne à l’argilenatale,

Toujours nous arrivons à ta grotte fatale,

Gethsémani, qu’éclaire une vaguelueur !

Ô rocher de l’étrange et funèbresueur !

Cave où l’esprit combat le destin !ouverture

Sur les profonds effrois de la sombrenature !

Antre d’où le lion sort rêveur, en voyant

Quelqu’un de plus sinistre et de pluseffrayant,

La douleur, entrer, pâle, amère,échevelée !

Ô chute ! asile ! ô seuil de latrouble vallée

D’où nous apercevons nos ans fuyants etcourts,

Nos propres pas marqués dans la fange desjours,

L’échelle où le mal pèse et monte, spectrelouche,

L’âpre frémissement de la palme farouche,

Les degrés noirs tirant en bas les blancsdegrés,

Et les frissons aux fronts des angeseffarés !

Toujours nous arrivons à cette solitude,

Et, là, nous nous taisons, sentant laplénitude !

Paix à l’Ombre ! Dormez !dormez ! dormez ! dormez !

Êtres, groupes confus lentementtransformés !

Dormez, les champs ! dormez, lesfleurs ! dormez, les tombes !

Toits, murs, seuils des maisons, pierres descatacombes,

Feuilles au fond des bois, plumes au fond desnids,

Dormez ! dormez, brins d’herbe, etdormez, infinis !

Calmez-vous, forêts, chêne, érable frêne,yeuse !

Silence sur la grande horreur religieuse,

Sur l’Océan qui lutte et qui ronge sonmors,

Et sur l’apaisement insondable desmorts !

Paix à l’obscurité muette etredoutée !

Paix au doute effrayant, à l’immense ombreathée,

À toi, nature, cercle et centre, âme etmilieu,

Fourmillement de tout, solitude deDieu !

Ô générations aux brumeuses haleines,

Reposez-vous ! pas noirs qui marchez dansles plaines !

Dormez, vous qui saignez ; dormez, vousqui pleurez !

Douleurs, douleurs, douleurs, fermez vos yeuxsacrés !

Tout est religion et rien n’est imposture.

Que sur toute existence et toute créature,

Vivant du souffle humain ou du souffleanimal,

Debout au seuil du bien, croulante au bord dumal,

Tendre ou farouche, immonde ou splendide,humble ou grande,

La vaste paix des cieux de toutes partsdescende !

Que les enfers dormants rêvent lesparadis !

Assoupissez-vous, flots, mers, vents, âmes,tandis

Qu’assis sur la montagne en présence deÊtre,

Précipice où l’on voit pêle-mêleapparaître

Les créations, l’astre et l’homme, lesessieux

De ces chars de soleils que nous nommons lescieux,

Les globes, fruits vermeils des divinesramées,

Les comètes d’argent dans un champ noirsemées,

Larmes blanches du drap mortuaire desnuits,

Les chaos, les hivers, ces lugubresennuis,

Pâle, ivre d’ignorance, ébloui deténèbres,

Voyant dans l’infini s’écrire desalgèbres,

Le contemplateur, triste et meurtri, maisserein,

Mesure le problème aux murailles d’airain,

Cherche à distinguer l’aube à travers lesprodiges,

Se penche, frémissant, au puits des grandsvertiges,

Suit de l’œil des blancheurs qui passent,alcyons,

Et regarde, pensif, s’étoiler de rayons,

De clartés, de lueurs, vaguementenflammées,

Le gouffre monstrueux plein d’énormesfumées.

Guernesey, 2 novembre 1855, jour des morts.

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Tags: Victor Hugo