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Les Conteurs à la ronde

Les Conteurs à la ronde

de Charles Dickens
I – L’HISTOIRE DU PARENT PAUVRE.

 

Il lui répugnait beaucoup d’avoir la préséance sur tant de membres honorables de la famille, en commençant la première des histoires qu’ils allaient raconter chacun à leur tour,assis en demi-cercle auprès du feu de Noël, et, modestement, il suggéra qu’il serait plus convenable que ce fût d’abord John,« notre estimable hôte, » dont il demandait à porter la santé. « Quant à lui, dit-il, il était si peu fait à se mettre, en avant, qu’en vérité… » Mais ici tous s’écrièrent d’une voix unanime qu’il devait commencer, et ils furent d’accord pour répéter qu’il le pouvait, qu’il le devait, qu’il le ferait. Il discontinua donc de se frotter les mains, retira ses jambes de dessous son fauteuil et commença :

Je ne doute point, dit le parent pauvre, que par la confession que je vais vous faire, je surprendrai les membres réunis de notre famille, et particulièrement John, notre estimable hôte, à qui nous avons une si grande obligation pour l’hospitalité magnifique avec laquelle il nous a traités aujourd’hui. Mais si vous me faites l’honneur d’être surpris de n’importe ce qui vient d’un membre de la famille aussi insignifiant que moi, tout ce que je peux vous dire, c’est que je serai d’une scrupuleuse exactitude dans tout ce que je vous raconterai.

Je ne suis, point ce qu’on me suppose être. Jesuis tout autre. Peut-être avant d’aller plus loin, serait-ce mieuxd’indiquer d’abord ce que l’on suppose que je suis.

On suppose, ou je me trompe fort, – lesmembres réunis de notre famille me relèveront si je commets uneerreur, ce qui est bien probable (ici, le parent pauvre promenaautour de lui un regard plein de douceur pour encourager lacontradiction), – on suppose que je ne suis l’ennemi de personneque de moi-même et que je n’ai jamais réussi en rien. Si j’ai faitde mauvaises affaires, c’est, dit-on, parce que j’étais impropreaux affaires et trop crédule pour pénétrer les desseins intéressésde mon associé ; – si j’échouai dans mes projets de mariage,c’est parce que, dans ma confiance ridicule, je regardais commeimpossible que Christiana consentît à me tromper ; – si mononcle Chill, dont j’attendais une belle fortune, me donna moncongé, c’est parce qu’il ne me trouva pas l’intelligencecommerciale dont il m’aurait voulu voir doué. Enfin, je passe pouravoir été toute ma vie continuellement dupe et désappointé, à quoion ajoute que je suis à présent un vieux garçon âgé decinquante-neuf ans et bien près de soixante, qui vit d’un revenulimité sous la forme de pension payée par quartier, – chose àlaquelle je vois que notre estimable hôte John ne veut pas que jefasse davantage allusion. Voilà pour le passé. Voici ce qu’onsuppose encore de mes habitudes et de mon genre de vieactuel :

J’occupe un logement garni à Clapham-Road, –petite chambre très propre, sur le derrière, dans une maisonrespectable, – où on ne s’attend pas à me trouver pendant lajournée, à moins que je ne sois indisposé, car je sors tous lesmatins à neuf heures, sous prétexte d’aller à mes affaires. Jeprends mon déjeuner, une tasse de café au lait avec un petit painet du beurre, – à l’antique café situé près du pont deWestminster ; je vais ensuite dans la Cité, – je ne sais troppourquoi ; – je m’assois au café de Garraway, puis sur lesbancs de la Bourse ; et de là, poursuivant ma promenade,j’entre dans quelques bureaux et quelques comptoirs, où quelquesparents et quelques vieilles connaissances ont la bonté de metolérer, et où je me tiens debout contre la cheminée si la saisonest froide. Je remplis ainsi ma journée jusqu’à cinq heures :je dîne alors, dépensant pour le repas, la moyenne d’un shellingtrois pences. Ayant toujours quelque argent de poche pour messoirées, je m’arrête, avant de rentrer chez moi, à l’antique cafédu pont de Westminster où je prends ma tasse de thé et peut-être matartine de pain rôti. Enfin, quand l’aiguille de l’horloge serapproche de minuit, je me dirige vers Clapham-Road et, à peinerentré dans ma chambre, je me mets au lit, – le feu étant chosecoûteuse et mes propriétaires ne se souciant pas que j’en fasseparce qu’il faudrait qu’on eût la peine de me l’allumer et que celasalit une chambre.

Quelquefois, un de mes parents ou une de mesconnaissances m’invite à dîner. Ces invitations sont mes jours defête, et ces jours-là, je vais généralement me promener dansHyde-Park. Je suis un homme solitaire, et il est rare que je mepromène avec un compagnon ; non pas qu’on m’évite parce que jesuis mal vêtu, – car j’ai toujours une mise décente, toujours vêtude noir (ou plutôt de cette nuance connue sous le nom de drapd’Oxford qui fait l’effet d’être noir et qui est de meilleurusage) ; mais j’ai contracté l’habitude de parler bas, jegarde volontiers le silence, et n’étant pas d’un caractère trèsgai, je sens que je ne suis pas d’une société très séduisante.

La seule exception à cette règle générale estl’enfant de mon cousin germain, le petit Frank. J’ai une affectionparticulière pour cet enfant et il est très bon pour moi. C’est unenfant naturellement timide, qui s’efface bientôt dans une réunionnombreuse et y est oublié. Lui et moi cependant nous sommesparfaitement ensemble. Je crois deviner que, dans l’avenir, lepauvre enfant succédera à ma position dans la famille. Nous causonspeu, et cependant nous nous comprenons. Nous faisons notrepromenade en nous tenant par la main et sans beaucoup parler ;il sait ce que je veux dire comme je sais ce qu’il veut dire.Lorsqu’il était plus petit enfant, je le conduisais aux étalagesdes boutiques et lui montrais les joujoux. C’est extraordinairecomme il eut bientôt deviné que je lui aurais fait beaucoup decadeaux, si j’avais été dans une situation de fortune à pouvoir leslui faire.

Le petit Frank et moi nous allons faire letour de la colonne monumentale de la Cité, – il aime beaucoup cettecolonne  – nous allons sur les ponts, nous allons partout oùl’on peut aller sans payer.

Deux fois, au jour anniversaire de manaissance, nous avons fait un petit dîner avec du bœuf à la mode,pour aller ensuite au spectacle à moitié prix, et cette partie nousa vivement intéressés.

Je me promenais un jour avec Frank dansLombard-Street, que nous visitons souvent parce que je lui airaconté que c’est une rue qui contient de grandes richesses, – etil aime beaucoup Lombard-Street. Un passant m’arrête et medit : « Monsieur, votre jeune fils a laissé tomber songant. » Excusez-moi de vous faire part d’une circonstance sitriviale… ; je sentis mon cœur vivement ému en entendantainsi, par hasard, appeler l’enfant mon fils ; et les larmesm’en vinrent aux yeux.

Lorsque l’on enverra Frank en pension àquelques lieues de Londres, je ne saurai trop que devenir ;mais je me propose d’aller l’y voir une fois tous les mois et depasser avec lui un demi-congé. Ces jours-là, les écoliers jouentsur la bruyère ; si on m’objectait que mes visites dérangentles études de l’enfant je pourrai toujours le regarder de loin,pendant la récréation, sans qu’il m’aperçoive, et je retournerai lesoir ici. Sa mère est d’une famille qui a un certain rangaristocratique et elle n’approuve pas, on m’en a prévenu, que noussoyons trop souvent ensemble. Je sais que je ne suis point d’unehumeur à rendre le caractère de Frank moins timide et plusgai ; mais je me persuade qu’il me regretterait quelquefois sinous étions tout-à-fait séparés.

Lorsque je mourrai dans ma chambre deClapham-Road, je ne laisserai pas grand’chose en ce monde, d’où jen’emporterai pas grand’chose non plus ; cependant je me trouveposséder la miniature d’un enfant à l’air radieux, aux cheveuxfrisés, avec chemise à collerette ouverte, que ma mère disait êtremon portrait, mais que j’ai peine à croire avoir été jamaisressemblant. Cette miniature ne se vendrait pas cher et je prieraiqu’elle soit donnée à Frank. J’ai écrit d’avance une petite lettreà mon enfant chéri pour lui être remise en même temps : je luiexprime là combien cela me fait de peine de le quitter, quoiqueforcé d’avouer que je ne sais trop pourquoi je resterais en ce basmonde. Je lui donne quelques courts avis afin de le mettre en gardecontre les conséquences d’un caractère, qui fait qu’on n’estl’ennemi de personne que de soi-même, et je m’efforce de leconsoler d’une séparation… qui l’affligera, j’en suis sûr… en luiprouvant que j’étais ici de trop pour tous, excepté pour lui, etque, n’ayant pas su comment trouver ma place dans cette grandefoule, mieux vaut pour moi en être dehors : telle estl’impression générale relativement à moi, dit le parent pauvre enélevant un peu plus la parole, après avoir toussé pour s’éclaircirla voix. – Eh bien, cette impression n’est pas exacte, et c’estafin de vous la démontrer que je vais vous raconter ma véritablehistoire et les habitudes de ma vie qu’on croit connaître et qu’onne connaît pas. Ainsi d’abord, on suppose que je demeure dans unechambre à Clapham-Road. Comparativement parlant, j’y suis trèsrarement. La plupart du temps je réside, – j’éprouve quelque pudeurà prononcer le mot, tant ce mot semble prétentieux… je réside dansun château. Je ne veux pas dire que ce soit un château baronnial,mais ce n’en est pas moins un édifice, connu de tous sous le nom deCHÂTEAU. Là, je conserve le texte de la véritable histoire de mavie et la voici :

J’avais vingt-cinq ans. Je venais de prendrepour associé John Spatter, qui avait été mon commis, et j’habitaisencore dans la maison de mon oncle Chill, dont j’attendais unegrande fortune, lorsque je demandai Christiana en mariage. J’aimaisChristiana depuis longtemps ; elle était d’une rare beautéattrayante sous tous les rapports. Je me défiais bien un peu de laveuve, sa mère, qui était d’un caractère intrigant et trèsintéressé ; mais je tachais d’avoir d’elle la meilleureopinion possible à cause de Christiana. Je n’avais jamais aimé queChristiana et, dès l’enfance, elle avait été pour moi l’universtout entier, que dis-je ? plus encore.

Christiana m’accepta pour son prétendu avec leconsentement de sa mère, et je me crus le plus heureux des mortels.Je vivais assez durement chez mon oncle Chill, fort à l’étroit etfort triste dans une chambre nue, espèce de grenier sous lescombles ; aussi froide qu’aucune chambre de donjon dans lesvieilles forteresses du Nord. Mais, possédant l’amour deChristiana, je n’avais plus besoin de rien sur la terre. Jen’aurais pas changé mon sort contre celui d’aucun être humain.

L’avarice était malheureusement le vicedominant de mon oncle Chill. Tout riche qu’il était, il vivaitmisérablement et semblait avoir toujours peur de mourir de faim.Comme Christiana n’avait pas de dot ; j’hésitai longtemps àlui avouer notre engagement mutuel ; à la fin, je me décidai àlui écrire pour lui : apprendre toute la vérité. Je lui remismoi-même, ma lettre un soir, en allant me coucher.

Le lendemain, je descendis, par une matinée dedécembre : le froid se faisait sentir plus sévèrement encoredans la maison jamais chauffée de mon oncle  que dans la rueoù brillait quelquefois du moins le soleil d’hiver ; et qui, àtout événement s’abîmait des visages souriants et de la voix despassants. Ce fut avec un poids de glace sur le cœur que je medirigeai vers la salle basse où mon oncle prenait ses repas, largepièce avec une étroite cheminée une fenêtre cintrée, sur les vitresde laquelle les gouttes de la pluie, tombée pendant la nuit,ressemblaient aux larmes des pauvres sans asile. Cette fenêtres’éclairait du jour d’une cour solitaire aux dallescrevassées ; et qu’une grille, aux barreaux rouillés, séparaitd’un vieux corps de logis ayant servi de salle de dissection augrand chirurgien qui avait vendu la maison à mon oncle.

Nous nous levions toujours de si bonne heure,qu’à cette saison de l’année nous déjeunions à la lumière. Aumoment où j’entrai, mon oncle était si crispé par le froid, siramassé sur lui-même dans son fauteuil derrière la chandelle, queje ne l’aperçus qu’en touchant la table.

Je lui tendis la main… mais, lui, il saisit sacanne (étant infirme il allait toujours avec une canne dans lamaison), fit comme s’il allait m’en frapper et me dit  :Imbécile !

– Mon oncle, répondis-je, je ne m’attendaispas à vous trouver si irrité… En effet, je ne m’y attendais pas,quoi que je connusse son humeur irascible et sa dureténaturelle.

–Vous ne vous y attendiez pas !répliqua-t-il. Quand vous êtes-vous donc attendu à quelquechose ? Quand avez-vous jamais su calculer ou songer aulendemain, méprisable idiot !

– Ce sont là de dures paroles, mon oncle.

– De dures paroles ! Ce sont des douceursquand elles s’adressent à un niais de votre espèce, dit-il. Venez,venez ici, Betsy Snap, regardez-le donc ? »

Betsy Snap était une vieille femme au teintjaunâtre, aux traits ridés, notre unique servante, dontl’invariable occupation, à cette heure du jour, consistait àfrictionner les jambes de mon oncle. En lui criant de me regarder,mon oncle lui appuya sa maigre main sur le crâne, et elle, toujoursagenouillée, tourna les yeux de mon côté. Au milieu de mon anxiété,l’aspect de ce groupe me rappela la salle de dissection tellequ’elle devait être du temps du chirurgien anatomiste, notreprédécesseur dans la maison.

– Regardez ce niais, cet innocent, continuamon oncle. Voilà celui dont les gens vous disent qu’il n’estl’ennemi de personne que de lui-même. Voilà le sot qui ne sait pasdire non. Voilà l’imbécile qui fait de si gros bénéfices dans soncommerce, qu’il a été forcé de prendre un associé l’autre jour.Voilà le beau neveu qui va épouser une femme sans le sou, et quitombe entre les mains de deux Jézabel spéculant sur mamort. »

Je vis alors jusqu’où allait la rage de mononcle ; car il fallait qu’il fût réellement hors de lui pourse servir de ce dernier mot, qui lui causait une telle répugnance,que nulle personne au monde n’aurait osé s’en servir ou y faireallusion devant lui.

– Sur ma mort ! répéta-t-il comme s’il mebravait moi ou bravant son horreur du mot… Sur ma mort… mort…mort ! mais je ferai avorter la spéculation. Faites votredernier repas sous ce toit, nigaud que vous êtes, et puisse-t-ilvous étouffer ! »

Vous devez bien penser que je n’apportai pasun grand appétit pour le déjeuner auquel j’étais convié en cestermes ; mais je pris à table ma place accoutumée. C’en étaitfait, je vis bien que désormais mon oncle me reniait pour sonneveu… Je pouvais supporter tout cela et pire encore … je possédaisle cœur de Christiana.

Il vida, comme d’habitude, sa jatte de lait,évitant toujours de la poser sur la table et la tenant sur sesgenoux, comme pour me montrer son aversion pour moi. Quand il eutfini, il éteignit la chandelle, et nous fûmes éclairés par la ternelueur de cette froide matinée de décembre.

– Maintenant, monsieur Michel, dit-il, avantde nous séparer, je voudrais dire un mot, devant vous, à cesdames.

– Comme vous voudrez, monsieur, reprisje ; mais vous vous trompez vous-même et nous faites unecruelle injure, si vous supposez qu’il y ait dans cet engagementréciproque d’autre sentiment que l’amour le plus désintéressé et leplus fidèle.

– Mensonge ! » répliqua-t-il, et cemot fut sa seule réponse.

Il tombait une neige à moitié fondue et unepluie à moitié gelée. Nous nous rendîmes à la maison où demeuraitChristiana et sa mère. Mon oncle les connaissait. Elles étaientassises à la table du déjeuner et elles furent surprises de nousvoir à cette heure.

– Votre serviteur, madame, dit mon oncle à lamère. Vous devinez le motif de ma visite, je présume, madame.J’apprends qu’il y a dans cette maison tout un monde d’amour pur,désintéressé et fidèle. Je suis heureux de vous amener ce qu’il ymanque pour compléter le reste. Je vous amène votre gendre, madame…et à vous votre mari, miss. Le fiancé est un étranger pourmoi ; mais je lui fais mon compliment de son excellenteaffaire. »

Il me lança, en partant, un ricanementcynique, et je ne le revis plus.

C’est une complète erreur (poursuivit leparent pauvre) de supposer de ma chère Christiana, cédant àl’influence persuasive de sa mère, épousa un homme riche qui passesouvent devant moi en voiture et m’éclabousse… non, non… c’est moiqu’elle a épousé.

Voici comment il se fit que nous nous mariâmesbeaucoup plus tôt que nous n’en avions le projet. J’avais pris unlogement modeste, je faisais des économies et je spéculais dansl’avenir pour lui offrir une honnête et heureuse aisance, lorsqu’unjour elle me dit avec un grand sérieux :

– Michel, je vous ai donné mon cœur. J’aidéclaré que je vous aimais et je me suis engagée à être votrefemme. J’ai toujours été à vous à travers les bonnes et lesmauvaises chances, aussi véritablement à vous que si nous nousétions épousés le jour où nous échangeâmes nos promesses. Je vousconnais bien… Je sais bien que si nous étions séparés, si notreunion était rompue tout-à-coup, votre vie serait à jamaisassombrie, et il vous resterait à peine l’ombre de cette force queDieu vous a donnée pour soutenir la lutte avec ce monde.

– Que Dieu me vienne en aide, Christiana,répondis-je. Vous dites la vérité.

– Michel, dit-elle en mettant sa main dans lamienne avec la candeur de son dévouement virginal, ne vivons pluschacun de notre côté. Je vous assure que je puis très bien mecontenter du peu que vous avez, comme vous vous en contentezvous-même. Vous êtes heureux, je veux être heureuse avec vous. Jevous parle du fond de mon cœur. Ne travaillez plus seul, réunissonsnos efforts dans la lutte. Mon cher Michel, ce n’est pas bien à moide vous cacher ce dont vous n’avez aucun soupçon, ce qui fait lemalheur de ma vie. Ma mère… sans considérer que ce que vous avezperdu vous l’avez perdu pour moi et parce que vous avez cru à monaffection… ma mère veut que je fasse un riche mariage et elle necraint pas de m’en proposer un qui me rendrait misérable. Je nepuis souffrir cela, car le souffrir ce serait manquer à la foi queje vous ai donnée. Je préfère partager votre travail de tous lesjours, plutôt que d’aspirer à une brillante fortune. Je n’ai pasbesoin d’une meilleure maison que celle que vous pouvez m’offrir.Je sais que vous travaillerez avec un double courage et une plusdouce espérance, si je suis tout entière à vous… que ce soit doncquand vous voudrez. »

Je fus, en effet, dans le ravissement cejour-là ; nous nous mariâmes peu de temps après, et jeconduisis ma femme sous mon heureux toit. Ce fut le commencement dela belle résidence dont je vous ai parlé ; le château où nousavons, depuis lors, toujours vécu ensemble, date de cette époque.Tous nos enfants y sont nés. Notre premier enfant fut une petitefille, aujourd’hui mariée, et que nous nommâmes Christiana comme samère. Son fils ressemble tellement au petit Franck, que j’ai peineà les distinguer l’un de l’autre.

C’est encore une idée erronée que celle qu’ons’est faite de la conduite de mon associé à mon égard. Il necommença pas à me traiter froidement, comme un pauvre imbécile,lorsque mon oncle et moi nous eûmes cette querelle si fatale. Iln’est pas vrai, non plus, que, par la suite, il parvintgraduellement à s’emparer de notre maison de commerce et àm’éliminer ; au contraire, il fut un modèle d’honneur et deprobité.

Voici comment les choses se passèrent :Le jour où mon oncle me donna mon congé, et même avant l’arrivée demes malles (qu’il renvoya, port non payé), je descendis au bureauque nous avions au bord de la Tamise, et, là, je racontai à JohnSpatter ce qui venait d’avoir lieu. John ne me fit pas cetteréponse que les riches parents étaient des faits palpables, tandisque l’amour et le sentiment n’étaient que clair de lune etfiction ; non, il m’adressa ces paroles :

– Michel, nous avons été à l’école ensemble,j’avais le tact d’obtenir de meilleures places que vous dans laclasse, et de me faire une réputation de bon écolier.

– Cela est vrai, John, répondis-je.

– Quoique j’empruntasse vos livres et lesperdisse, dit John ; quoique j’empruntasse l’argent de vosmenus plaisirs et ne le rendisse jamais ; quoique je vousrevendisse mes couteaux et mes canifs ébréchés plus cher qu’ils nem’avaient coûté neufs ; quoique je vous fisse payer lescarreaux de vitres que j’avais brisés…

– Tout cela ne vaut pas la peine qu’on enparle, John Spatter, remarquai-je, mais tout cela est vrai.

– Quand vous vous fûtes établi dans cettemaison de commerce, qui promet si bien de prospérer, poursuivitJohn, je vins me présenter à vous après avoir vainement parcourutoute la Cité pour trouver un emploi, et vous me fîtes votrecommis.

– Tout cela ne vaut pas la peine qu’on enparle, mon cher John Spatter, répétai-je ; mais tout cela estencore vrai. »

John Spatter reprit sans être arrêté par moninterruption : – Puis, quand vous reconnûtes que j’avais unebonne tête pour les affaires et que j’étais vraiment utile à votremaison, vous ne voulûtes pas me laisser simplement votre commis, etbientôt vous pensâtes n’être que juste en me faisant votreassocié.

– À quoi bon rappeler encore cescirconstances, John Spatter ? m’écriai-je. J’appréciais,j’apprécie toujours votre capacité, supérieure à lamienne. »

John, à ces mots, passa son bras sous le mien,comme il avait coutume de le faire à l’école, et, les yeux tournésvers le fleuve, nous pûmes, à travers les croisées de notrecomptoir en forme de proue ; remarquer deux navires quivoguaient de conserve avec la marée, à peu près comme nousdescendions nous-mêmes amicalement le fleuve de la vie. Nous fîmesmentalement, tous les deux, la même comparaison en souriant, etJohn ajouta :

– Mon ami, nous avons commencé sous cesheureux auspices ; qu’ils nous accompagnent pendant tout lareste : du voyage, jusqu’à, ce que le but commun soitatteint ; marchons toujours d’accord, soyons toujours francsl’un pour l’autre, et que cette explication prévienne toutmalentendu. Michel, vous êtes, trop facile. Vous, n’êtes l’ennemide personne que de vous même. Si j’allais-vous faire cetteréputation fâcheuse parmi ceux avec qui nous entretenons desrelations d’affaires, en haussant les épaules, en hochant la têteavec un soupir, et si j’abusais de votre confiance avec moi…

– Mais vous n’en abuserez jamais, Johnjamais…

– Jamais, sans doute, Michel, mon ami ;mais je fais une supposition… Si j’abusais de votre confiance encachant ceci, en mettant cela au grand jour, et puis en plaçantceci dans un jour douteux, je fortifierais ma position etj’affaiblirais la vôtre, jusqu’à ce qu’enfin je me trouverais seullancé sur la voie de la fortune et vous laisserais perdu surquelque rive déserte, loin, bien loin derrière moi.

– C’est ce qui arriverait, en effet,John !

– Afin de prévenir cela, Michel, dit JohnSpatter, pour rendre la chose à peu près impossible, il doit yavoir une entière franchise entre nous ; nous ne devons riennous dissimuler l’un à l’autre, nous ne devons avoir qu’un seul etmême intérêt.

– Mon cher John Spatter, je vous assure quec’est là précisément comme je l’entends.

– Et quand vous serez trop facile, poursuivitJohn, dont les yeux s’animèrent de la divine flamme de l’amitié, ilfaut que vous m’autorisiez à faire en sorte que personne ne prenneavantage de ce défaut de votre caractère ; vous ne devez pasexiger que je le flatte et le favorise, n’est-ce pas ?…

– Mon cher John Spatter, interrompis-je, jesuis loin d’exiger cela. Je veux, au contraire, que vous m’aidiez àle corriger.

– C’est bien là mon intention.

– Nous sommes d’accord, m’écriai-je, nousavons tous les deux le même but devant nous, nous y marchonsensemble, nous cherchons à l’atteindre honorablement ; mêmesvues, un seul et même intérêt ; nous sommes deux amisconfiants l’un dans l’autre, notre association ne peut donc qu’êtreheureuse.

– J’en suis assuré, reprit John Spatter, etnous nous secouâmes la main très affectueusement. »

J’emmenai John à mon château, et nous ypassâmes une journée de bonheur. Notre association prospéra. Monami suppléa à tout ce qui me manquait, comme je l’avais bienprévu ; il m’aida à me corriger en m’aidant à faire fortune,et montra ainsi largement sa reconnaissance de ce que j’avaismoi-même fait pour lui en l’associant à moi au lieu de le laissermon commis.

Je ne suis pas cependant très riche, car jen’ai jamais eu l’ambition de le devenir, dit le parent pauvre enjetant un coup d’œil sur le feu et se frottant les mains ;mais j’en ai assez. Je suis au-dessus de tous les besoins et detous les soucis, grâce à ma modération. Mon château n’est pas unmagnifique château ; mais il est très confortable : l’airy est doux, on y goûte tous les charmes du bien-êtredomestique.

Notre fille aînée, qui ressemble beaucoup à samère, a épousé le fils aîné de John Spatter. Nos deux familles sontdoublement unies par les liens de l’amitié et de la parenté.Quelles soirées agréables que celles où, étant rassemblés devant lemême feu, comme cela nous arrive souvent, nous nous entretenons,John et moi, de notre jeunesse et du même intérêt qui nous atoujours attachés l’un à l’autre !

Je ne sais pas réellement, dans mon château,ce que c’est que la solitude. J’y vois toujours arriverquelques-uns de nos enfants et de nos petits-enfants. Délicieusessont ces voix enfantines, et elles réveillent un délicieux échodans mon cœur. Ma très chère femme, toujours dévouée, toujoursfidèle, toujours tendre, toujours attentive et empressée, est laprincipale bénédiction de ma maison, celle à qui je dois la sourcede toutes les autres. Nous sommes une famille musicienne, etlorsque Christiana me voit parfois un peu fatigué ou prêt à devenirtriste, elle se glisse au piano et me chante un air qui me charmaitjadis, à l’époque de nos fiançailles. J’ai la faiblesse de nepouvoir entendre chanter cet air par tout autre qu’elle. On le jouaun soir au théâtre où j’avais conduit le petit Franck, et l’enfantme dit, tout surpris : « Cousin Michel, de quels yeux ceslarmes brûlantes sont elles tombées sur ma main ? »

Tel est mon château et telles sont lesparticularités réelles de ma vie. J’y amène quelquefois le petitFranck. Il est le bienvenu de mes petits-enfants et ils jouentensemble. À cette époque de l’année, – à Noël et au jour de l’An, –je suis rarement hors de mon château. Car les coutumes et lessouvenirs de cette saison semblent m’y retenir ; les préceptesde ces fêtes chrétiennes semblent me rappeler qu’il est bon d’êtredans mon château.

Et ce, château est ? – observa une grandeet bienveillante voix de la famille. – Oui, je vais vous le dire,répondit le parent pauvre secouant la tête et regardant le feu, –mon Château est un château en l’air[1]. John,notre estimable hôte, l’a deviné. Mon château est dans l’air. J’aifini, soyez indulgents pour mon histoire.

II – L’HISTOIRE DE L’ENFANT.

 

Il y avait une fois un voyageur, il y a decela bien des années, et le voyageur partit pour un voyage. C’étaitun voyage magique, qui devait sembler très long lorsqu’il lecommença et très court lorsqu’il eut fait la moitié du chemin.

Pendant quelque temps il voyagea le long d’unsentier assez sombre, sans rien rencontrer, jusqu’à ce qu’enfin ilaperçût un joli petit enfant ; le voyageur demanda àl’enfant : « Que fais-tu ici ? » Et l’enfantrépondit : « Je suis toujours à jouer, viens jouer avecmoi. »

Le voyageur joua avec cet enfant toute lajournée, et ils menèrent joyeuse vie tous les deux. Le ciel étaitsi bleu, le soleil était si brillant, l’eau était si étincelante,les feuilles étaient si vertes, les fleurs étaient si fraîches, ilsentendirent chanter tant d’oiseaux et virent tant de papillons, quetout leur paraissait superbe. C’était la saison du printemps. Quandil pleuvait, ils aimaient à regarder tomber les gouttes de la pluieet à respirer les odeurs des plantes. Quand il ventait, c’étaitcharmant d’écouter le vent et d’imaginer qu’il se parlait àlui-même ou à ceux qui pouvaient le comprendre. D’où vient-ilainsi ? se demandaient le voyageur et l’enfant, tandis qu’ilsifflait, hurlait, poussait les nuages  devant lui, courbaitles arbres, tourbillonnait dans les cheminées, ébranlait la maisonet soulevait les vagues d’une mer furieuse. Mais neigeait-il ?encore mieux, car ils n’aimaient rien tant que de regarderdescendre les flocons de neige semblables au duvet qui sedétacherait de la poitrine d’une myriade d’oiseaux blancs, et quelplaisir de voir cette belle neige s’épaissir sur la terre, puisd’écouter le silence sur les routes et les sentiers de lacampagne !

Ils avaient en abondance les plus beauxjoujoux du monde et les plus admirables livres d’images, des livresqui étaient remplis de cimeterres, de babouches et de turbans, denains, de génies et de fées, de Barbes-Bleues, de fèvesmerveilleuses, de trésors, de cavernes et de forêts, de Valentinset d’Orsons… toutes choses nouvelles et bien vraies !

Mais un jour, tout-à-coup, le voyageur perditl’enfant. Il l’appela, l’appela encore, et il n’obtint aucuneréponse. Alors il reprit sa route et chemina quelque temps sansrien rencontrer, jusqu’à ce qu’enfin il aperçût un beau jeunegarçon ; à ce jeune garçon le voyageur demanda : «Quefais-tu là ?» Et le jeune garçon lui répondit : « Jesuis toujours à apprendre. Viens apprendre avec moi. »

Le voyageur apprit, avec ce jeune garçon, cequ’étaient Jupiter et Junon, les Grecs et les Romains, d’autreschoses encore et plus que je n’en pourrais dire, ni lui non plus,car il en eut bientôt oublié beaucoup. Mais ils n’apprenaient pastoujours, ils avaient les jeux les plus amusants qu’on ait jamaisjoués, ils ramaient sur la rivière en été, ils patinaient sur laglace en hiver. Ils se promenaient à pied et ils se promenaient àcheval ; ils jouaient à la paume et à tous les jeux de balle,aux barres, au cheval fondu, à saute-mouton, à plus de jeux que jen’en puis dire, et personne n’était plus fort qu’eux à cesjeux-là ; ils avaient aussi des congés et des vacances, desgâteaux du jour des Rois, des bals où ils dansaient jusqu’à minuit,et de vrais théâtres où ils voyaient de vrais palais en vrai or eten vrai argent sortir de la terre ; bref ils y voyaient tousles prodiges du monde en quelques heures. Quant à des amis, ilsavaient de si tendres amis et un si grand nombre de ces amis que letemps me manque pour les compter. Ils étaient tous jeunes comme lejeune garçon et se promettaient de ne jamais rester étrangers l’unà l’autre pendant tout le reste de la vie.

Cependant, un jour, au milieu de tous cesplaisirs, le voyageur perdit le jeune garçon, comme il avait perdul’enfant, et après l’avoir appelé en vain, il poursuivit sonvoyage. Il chemina pendant un peu de temps sans rien rencontrer,jusqu’à ce qu’enfin il vît un jeune homme. Il demanda donc au jeunehomme : « Que faites-vous ici ? » Et le jeunehomme répondit : « Je suis toujours à faire l’amour.Viens faire l’amour avec moi »

Le voyageur alla avec ce jeune homme, et ilss’en furent auprès d’une des plus jolies filles qu’on ait jamaisvues, juste comme Fanny, là dans le coin, – elle avait les yeuxcomme Fanny, des cheveux comme Fanny, des fossettes aux joues commeFanny, et elle riait et rougissait juste comme Fanny pendant que jeparle d’elle. Alors le jeune homme devint tout de suite amoureux, –juste comme quelqu’un que je ne veux pas nommer, la première foisqu’il vint ici, devint amoureux de Fanny. Eh bien ! il étaittaquiné quelquefois, juste comme quelqu’un était taquiné parFanny ; ils se querellaient quelquefois, juste comme quelqu’unet Fanny ; puis ils se raccommodaient, allaient chuchoter dansles coins, s’écrivaient des lettres toute la journée, se disaientmalheureux quand ils étaient loin l’un de l’autre, se cherchaientsans cesse en prétendant ne pas se chercher. Noël vint, ils furentfiancés, s’assirent l’un à côté de l’autre auprès du feu, et ilsdevaient bientôt se marier… exactement comme quelqu’un que je neveux pas nommer et Fanny.

Mais le voyageur les perdit de vue un jour,comme il avait perdu l’enfant et le jeune garçon : il lesappela, ils ne revinrent ni ne répondirent, et il reprit sonchemin. Il voyagea donc pendant un peu de temps sans rienrencontrer, jusqu’à ce qu’il aperçût un homme d’un âge mûr, et ildemanda à cet homme : « Que faites-vous ici ! »Et la réponse fut : « Je suis toujours occupé, venez vousoccuper avec moi. »

Il alla donc travailler avec cet homme, et,pour cela, ils se rendirent à la forêt. La forêt qu’ilsparcoururent était longue ; au commencement, les arbresétaient verts comme ceux d’un bois printanier ; puis Iefeuillage s’épaissit comme un bois d’été ; quelques-uns despetits arbres les plus pressés de verdir brunissaient aussi lespremiers. L’homme n’était pas seul ; il avait une femme dumême âge que lui, qui était sa femme, et ils avaient des enfantsqui étaient aussi avec eux. C’est ainsi qu’ils s’en allèrent tousensemble à travers le bois, abattant les arbres, se frayant dessentiers entre les branches et les feuilles abattues, portant desfagots et travaillant sans cesse.

Quelquefois ils arrivaient à une longue avenuequi aboutissait à des taillis plus sombres, et alors ilsentendaient une petite voix qui leur criait de loin : «Père,père, je suis un autre enfant, attendez-moi. » Et, au mêmeinstant, ils apercevaient une petite créature qui grandissait àmesure qu’ils avançaient et qui courait pour les rejoindre. Quandle nouveau-venu était auprès d’eux, ils s’empressaient tous autourde lui, le baisaient, le caressaient, et tous se remettaient enmarche.

Quelquefois ils s’arrêtaient à quelquecarrefour de la forêt d’où partaient différentes avenues, et l’undes enfants disait : « Père, je vais à lamer ; » un autre : «Père, je vais auxIndes ; » un autre : « Père, je vais allerchercher fortune où je pourrai ; » un autre enfin :« Père, je vais au ciel. » C’est ainsi qu’après bien deslarmes au moment de la séparation, chacun des ces enfants prenaitune des avenues et il s’éloignait solitaire ; mais l’enfantqui avait dit : « Je vais au ciel, » s’élevait dansl’air et y disparaissait.

Chaque fois qu’avait lieu une de cesséparations, le voyageur regardait le père qui levait les yeuxau-dessus des arbres où le jour commençait à décliner et le soleilà descendre sur l’horizon. Il remarquait aussi que ses cheveuxgrisonnaient ; mais ils ne pouvaient s’arrêter longtemps, carils avaient un long voyage devant eux, et il leur fallaittravailler sans cesse.

À la fin, il y avait eu tant de séparationsqu’il ne restait plus un seul des enfants. Le père, la mère et levoyageur se trouvèrent seuls à continuer leur route. Le bois étaitdevenu jaune, puis il avait bruni et déjà les feuilles tombaientd’elles-mêmes.

Ils arrivaient à une avenue plus sombre queles autres, et ils pressaient le pas sans y jeter un regard, quandla femme s’arrêta.

– Mon mari, dit-elle, on m’appelle.

Ils écoutèrent, et entendirent dans la sombreavenue une voix qui criait de loin : « Mère,mère ! »

C’était la voix du premier enfant qui avaitdit ; « Je vais au ciel. » Et le père luirépondit : « Pas encore, je vous prie, pas encore ;le soleil va se coucher, pas encore. »

Mais la voix répétait : « Mère,mère ! » sans faire attention à ce qu’avait dit le père,quoique ses cheveux fussent alors tout à fait blancs, et quoiqu’ilversât des larmes.

Alors la mère qui, déjà enveloppée à moitiédes ombres de l’avenue, tenait encore son mari embrassé, luidit : «Mon ami, il faut que je parte, je suis appelée. »Et elle partit, et le voyageur resta seul avec le père.

Ils reprirent leur chemin ensemble jusqu’à cequ’ils fussent arrivés presque à la limite de la forêt, de manièreà apercevoir, au-delà, le soleil qui colorait l’horizon de saflamme mourante.

Là encore, cependant, tandis qu’il s’ouvraitune voie à travers les branches, le voyageur perdit son compagnon.Il appela, il appela… point de réponse, et lorsqu’il eut franchil’extrême lisière du bois, au moment où du soleil couchant il nerestait plus que la trace brillante dans un ciel de pourpre, ilrencontra un vieillard assis sur un arbre abattu. » Quefaites-vous ici ? » demanda-t-il à ce vieillard ; etle vieillard lui répondit avec un sourire paisible : « Jesuis toujours à me souvenir. Venez-vous souvenir avecmoi. »

Le voyageur alors s’assit auprès du vieillard,à la lueur d’un beau soleil couchant, et tous ses précédentscompagnons de route vinrent doucement se placer debout devantlui : le joli enfant, le beau jeune garçon, le jeune amoureux,le père, la mère et tous leurs enfants ; tous étaient là et iln’en avait perdu aucun. Donc il les aima tous, bon et indulgentpour tous, toujours charmé de les revoir, et eux ils l’honoraientet l’aimaient tous. Je crois que vous devez être ce voyageur,grand-papa ; car c’est ce que vous faites pour nous, et c’estce que nous faisons pour vous.

III – L’HISTOIRE DE QUELQU’UN – ou – Lalégende des deux rivières.

 

On ferait une année entière des jours de Noëlqui se sont succédé depuis qu’un riche tonnelier, nommé JacobElsen, fut élu syndic de la corporation des tonneliers deStromthal, ville de l’Allemagne méridionale. Le nom de sa famillene se retrouve peut-être nulle part aujourd’hui ; la villeelle-même n’existe plus. À une époque postérieure, les habitantsaccusèrent injustement les Juifs d’avoir égorgé de petits enfantschrétiens. Ils les expulsèrent de la ville, et leur firent défensed’en franchir les portes ; mais les Juifs prirenttranquillement leur revanche, car ils bâtirent une seconde ville àune certaine distance de la première, et ils y attirèrent tout lecommerce, en sorte que la ville nouvelle vit graduellement croîtreses richesses, tandis que l’ancienne se vit peu à peu réduite àrien.

Toutefois Jacob Elsen ne connut pas cettepersécution. De son temps, les Juifs circulaient dans les ruessombres et tortueuses, trafiquaient sur la place du marché,tenaient des boutiques et jouissaient, comme tous les autreshabitants, des privilèges de la bourgeoisie.

Une rivière coulait à travers la ville deStromthal, rivière étroite, sinueuse, mais navigable pour lespetits bateaux. On l’appelle encore la « Klar ». Commel’eau de la « Klar» est très pure, très agréable à boire, etque la rivière est fort utile au commerce, les habitants du paysl’avaient surnommée la « grande amie» de Stromthal. Ils luiattribuaient la propriété de guérir les maux de l’esprit aussi bienque ceux du corps, et de nos jours encore, bien que beaucoup depersonnes, affligées des uns ou des autres, s’y soient plongées ouaient bu de son onde sans s’en trouver beaucoup mieux, leur foireste la même. Ils lui donnent aussi des noms féminins, comme sic’était une femme, une déesse. La « Klar » est le sujetd’innombrables ballades et histoires qu’ils savent par cœur, ouplutôt qu’ils savaient du temps de Jacob Elsen, car il y avaitalors très peu de livres et encore moins de lecteurs à Stromthal.On célébrait aussi une fête annuelle, nommée « la fête de laKlar, » pendant laquelle on jetait dans le courant des fleurset des rubans qui flottaient à travers les prairies jusqu’à lagrande rivière où la « Klar » se jette.

– La Klar, disait une de ces balladespopulaires, n’est-elle pas une merveille entre les rivières ?Les autres courants sont alimentés, goutte à goutte, par les roséeset les pluies ; mais la « Klar » descend toutegrande des montagnes. » Et ce n’était pas une invention despoètes, car personne ne connaissait la source de cette rivière. Envain le conseil municipal avait offert une récompense de cinq centsbrins d’or à celui qui la découvrirait ; tous ceux qui avaientessayé de remonter la « Klar » étaient arrivés à uncertain endroit situé à un grand nombre de lieues au-dessus deStromthal, où son onde s’échappait entre des rochers escarpés, etoù son courant était si rapide, que ni voiles ni rames ne pouvaientlutter contre lui. Au-delà de ces rochers se trouvaient lesmontagnes nommées « Himmel-gebirge », et l’on supposaitque la « Klar »prenait naissance dans ces régionsinaccessibles.

Si les gens de Stromthal honoraient leurrivière, ils aimaient encore plus leur commerce. Au lieu de planterdes promenades publiques sur les rives, ils avaient bâti la plupartde leurs maisons tout au bord de l’eau. Quelques habitations dansles faubourgs avaient bien des jardins, mais, au centre de laville, le courant ne reflétait d’autres ombres que celles desmagasins et des façades en surplomb des vieilles maisons de bois.La demeure de Jacob Elsen était de ce nombre. Elle s’ouvrait sur unpetit embarcadère garni de pieux de bouleau, et ses fondementsétaient creusés si près de l’eau, qu’en ouvrant la porte del’atelier, on pouvait remplir une cruche à la rivière.

L’intérieur de Jacob Elsen se composait detrois personnes sans le compter ; à savoir, sa filleMarguerite, son apprenti Carl et une vieille servante. Il avait desouvriers, mais qui ne couchaient pas chez lui. Carl était un jeunehomme de dix-huit ans, et la fille de son maître étant un peu plusjeune, il s’éprit d’elle comme tous les apprentis dans ce temps-là.L’amour de Carl pour Marguerite était pur et profond. Jacob laconnaissait, mais il ne disait rien ; il avait foi dans laprudence de sa fille.

Marguerite aimait-elle alors Carl ? Elleseule le savait. Tous les dimanches, il allait avec elle àl’église ; et là, tandis que ses prières devenaientquelquefois des sons insignifiants pour lui, parce qu’il pensait àelle et épiait tous ses mouvements, il l’entendait murmurerdévotement les siennes ; ou, lorsque le prédicateur parlait etque la figure de Marguerite restait fixée sur la chaire, il étaitpresque jaloux de voir qu’elle écoutait si bien. Assise à tableavec lui, jamais elle ne perdait son calme, tandis qu’il se sentaittoujours troublé et maladroit. Souvent elle semblait trop occupéepour penser à l’apprenti. À la fin, son apprentissage étant achevé,le temps vint pour Carl de quitter la maison d’Elsen pour voyager,comme tous les ouvriers allemands sont tenus de le faire par leslois de leur compagnonnage. Il résolut de parler de son amour àMarguerite avant de partir. Pouvait-il, pour cela, choisir unmeilleur temps qu’une soirée d’été où Marguerite était venue parhasard dans l’atelier, après la sortie des compagnons ? Ilappela la jeune fille près de la porte qui donnait sur la rivière,pour regarder le coucher du soleil, et il lui parla longtemps de la« Klar » et de sa source mystérieuse. Lorsqu il commençaà faire noir et qu’il n’y eut plus moyen de tarder davantage, sonsecret lui échappa, et Marguerite lui révéla à son tour le sien,qui était qu’elle l’aimait aussi : Mais, ajouta-t-elle, jedois le dire à mon père.

Ce soir-là même, après le souper, les deuxjeunes gens racontèrent à Jacob Elsen ce qui s’était passé entreeux. Jacob était un homme dans toute la fleur de l’âge ; iln’était pas avare, mais prudent en toutes choses. « Que Carl,dit-il, revienne après son temps de voyage avec cinquante florinsd’or, et alors, ma fille, si vous voulez vous marier avec lui, jele ferai recevoir maître tonnelier. » Carl n’en demandait pasdavantage. Il ne doutait pas de pouvoir rapporter cette somme, etil savait que la loi ne lui permettait pas de se marier avant sonvoyage pour se perfectionner dans son métier ; il lui tardaitdonc de partir pour revenir bientôt, et le lendemain, de grandmatin, il prit congé de Marguerite avant qu’il y eût encore aucunmouvement dans les rues.

Carl était plein d’espérance, mais Margueritepleurait tandis qu’il se tenait sur le seuil. « Trois années,dit-elle, opèrent quelquefois de si grands changements en nous, quenous ne sommes plus les mêmes !

– Elles me feront vous aimer davantage,répondit Carl.

–Vous en rencontrerez de plus belles que moidans les pays où vous irez ; et je penserai encore à vous danscette maison, longtemps après que vous l’aurez oubliée.

– Maintenant, je suis certain de votreaffection, Marguerite, dit Carl avec joie, mais il ne faut pasdouter de moi pendant mon absence ; aussi certainement que jevous aime, je reviendrai, avec les cinquante florins d’or, réclamerde votre père l’accomplissement de sa promesse. »

Marguerite resta longtemps sur le seuil, etCarl regarda bien des fois en arrière avant de tourner l’angle dela rue. Malgré cette séparation, il se sentait le cœur assez léger,car il avait toujours envisagé ce voyage comme le moyen d’obtenirla main de la fille de son patron. « Il ne faut pas perdre detemps, pensait-il, et pourtant ce serait une grande chose, si jedécouvrais la source de notre rivière. Je fais justement route versle Sud, j’essaierai ! »

Le troisième jour, il prit un bateau dans unpetit village et remonta le courant ; mais, dans l’après-midi,il arriva près des rochers, et ce courant devint plus fort. Ilcontinuait pourtant de ramer. Le double mur de roche grisâtregrandissait toujours sur l’une et l’autre rive, et lorsqu’ilregardait en l’air, il ne voyait plus qu’une étroite bande du ciel.À la fin, toute la vigueur de ses bras suffisait à peine pourmaintenir le bateau en place. De temps en temps, et par un effortsoudain, il avançait bien de quelques brasses, mais il ne pouvaitconserver l’espace qu’il avait gagné, et cédant à la lassitude, ilfut obligé de se laisser aller à la dérive. Ainsi donc, pensa-t-il,ce qu’on disait des rochers et de l’impétuosité du courant estvrai, je puis au moins l’attester. »

Carl erra bien des jours avant de trouver del’ouvrage, et quand il en trouva, cet ouvrage était mal payé etsuffisait à peine à le faire vivre ; il fut donc obligé de seremettre en route. Déjà la moitié du terme prescrit s’était écoulé,et quoiqu’il eût fait bien des centaines de lieues et travaillédans bien des villes, il avait à peine épargné dix florins d’or.Force lui fut de chercher encore fortune ailleurs. Après plusieursjournées de marche, il arriva dans une petite ville située sur lebord d’une rivière, dont les eaux étaient si transparentes qu’ellesle firent penser à celles de la «Klar.» La ville elle-mêmeressemblait tellement à Stromthal, qu’il pouvait presque s’imaginerêtre revenu à son point de départ, après un long circuit ;mais il ne pouvait être encore question pour Carl de rentrer danssa ville natale. Le terme n’était qu’à moitié expiré, et ses dixflorins d’or, dont l’un venait de s’entamer en voyage, feraient,pensait-il, pauvre figure après qu’il s’était vanté d’en rapportercinquante. Il ne se sentait plus le cœur aussi léger que le jour oùil avait quitté Marguerite sur Ie seuil de la maison de son père.Combien le monde était différent de son attente ! La duretédes étrangers avait aigri son cœur, et il éprouvait plutôt de lapeine que du plaisir à se rappeler Stromthal ce jour-là. Sans lafatigue qui l’accablait, il aurait tourné le dos à la ville, etcontinué son chemin sans s’arrêter ; mais le soir étant venu,il avait besoin de réparer ses forces. Il entra donc dans des ruestortueuses qui lui rappelaient de plus en plus Stromthal, et gagnala place du marché, au milieu de laquelle s’élevait une grande etblanche statue, représentant une fortune qui tenait une branched’olivier à la main ; sa tête, était nue : mais les plisd’une draperie l’enveloppaient de la ceinture aux pieds…

– Quelle est cette statue ? demanda Carlà un passant.

Le passant répondit dans un dialecte étranger,qui fut pourtant compris de Carl :

– C’est la statue de notre rivière.

– Et comment nomme-t-on votrerivière ?

– Le « Geber » (Le Bienfaiteur),parce qu’elle enrichit la ville et lui permet de trafiquer avecbeaucoup de grandes cités.

– Et pourquoi cette statue a-t-elle la têtenue et les pieds cachés ?

– Parce que nous savons où la rivière prend sasource ; mais tout le monde ignore où elle aboutit.

– Ne peut-on savoir où aboutit lecourant ?

– C’est une entreprise dangereuse. Le courantdevient très impétueux ; resserré longtemps entre des rochersescarpés ; il finit par se précipiter dans une profondecaverne où il se perd.

– C’est bien étrange, pensa Carl, que cette,ville ressemble sous tant de rapports à la mienne. »

Il n’était pas au bout de ses surprises.

Un peu plus loin, dans une rue étroite, ilaperçut, une maison de bois avec un petit tonneau suspenduau-dessus de la porte en guise d’enseigne. Cette maison ressemblaittellement à celle de Jacob Elsen, que si les mots Peter Schonfuss,tonnelier du Duc, n’avaient pas été inscrits au-dessus de la porte,il aurait cru qu’il y avait de la magie.

Carl frappa, et une jeune femme vint ouvrir.Ici finissait la ressemblance, car il suffit d’un regard pour voirque Marguerite était cent fois plus belle.

– Je ne sais pas si mon père a besoind’ouvriers, dit la jeune femme, mais si vous êtes un voyageur, vouspouvez vous reposer et vous rafraîchir en l’attendant. »

Carl la remercia et entra. La cuisine, auplafond très bas comme celle de Jacob Elsen, ne l’étonna point, carla plupart des maisons étaient ainsi bâties à cette époque. Lafille du tonnelier mit une nappe blanche, lui donna de la viande etdu pain, et lui apporta de l’eau pour se laver ; mais tandisqu’il mangeait, elle lui fit beaucoup de questions sur le lieu d’oùil venait et sur ceux qu’il avait déjà parcourus. Jamais ellen’avait entendu parler de Stromthal, et elle ne savait rien du payssitué au-delà du Himmelgebirge. Quand son père entra, Carl vitqu’il était beaucoup plus vieux que Jacob Elsen.

– Ainsi donc vous cherchez du travail ?demanda le père.

Carl, qui se tenait debout le bonnet à lamain, s’inclina.

En ce cas, suivez-moi. Le vieillard marchadevant lui et le fit entrer dans un atelier au fond duquel une,porte entr’ouverte laissait voir la rivière. Il mit les outils dansles mains de Carl, et lui dit de continuer une tonne à moitiéfaite. Carl maniait si habilement ces outils, que Peter Schonfussle reconnut tout de suite pour un bon ouvrier, et lui offrit demeilleurs gages qu’il n’en avait eu jusqu’alors.

Carl resta chez son nouveau maître jusqu’àl’expiration des trois années ; mais un jour il dit à BerthaSchonfuss :

– Mon temps est fini, Berthe ; demain jeretournerai dans mon pays.

–Je prierai Dieu de vous accorder un bonvoyage, répondit Bertha, et de vous faire trouver la joie aulogis.

–Voyez-vous, Bertha, dit Carl, j’ai épargnésoixante-dix florins d’or ; sans cette somme, je n’auraisjamais pu retourner au pays et épouser Marguerite, dont je vous aitant parlé. Sans vous, je n’aurais pas gagné cela. Ne dois-je pasen être reconnaissant toute ma vie ?

–Et revenir nous voir un jour, repritBertha ; cela va sans dire.

–Sûrement, dit Carl, en nouant son argent dansle coin de son mouchoir.

–Attendez ! S’écria Bertha. Il y a dudanger à porter beaucoup d’argent sur soi dans cette partie dupays ; les routes sont infestées de voleurs.

– Je fabriquerai une boîte pour mettrel’argent, dit Carl.

– Non, mettez-le plutôt dans le manche creuxd’un de vos outils. Il est tout naturel, pour un ouvrier, de porterdes outils ; personne ne songera à y regarder.

– Aucun manche ne serait assez grand pour lescontenir, répliqua Carl, Je vais fabriquer un maillet creux, et jeles mettrai dans le corps du maillet.

– C’est une bonne idée, s’écria Bertha.

Carl se mit à l’œuvre le lendemain et fit unlarge maillet, dans lequel il pratiqua un trou, bouché par unecheville, où il enferma cinquante pièces d’or. Le reste de sontrésor lui sembla bon à garder pour les dépenses du voyage etl’achat d’habits et d’autres objets ; car il pouvaitmaintenant se permettre quelques prodigalités. Quand tout fut prêt,il loua un bateau pour descendre la rivière et faire ainsi unepartie de son voyage. Le vieillard lui dit adieu affectueusementsur le petit embarcadère de sa boutique ; Carl embrassaBertha, et Bertha lui recommanda d’avoir bien soin de sonmaillet.

Le batelier qui devait le conduire était bienle plus laid garçon qu’on puisse imaginer. Il avait les jambes trèscourtes et une très large carrure. On ne lui voyait guère de cou,mais ce cou portait une tête volumineuse, et sa grande figure rondeétait percée de deux petits yeux étincelants. Ses cheveux étaientnoirs et hérissés ; ses bras très longs, comme ceux d’unsinge. Carl n’aimait pas son air quand il avait fait marché aveclui, et il était sur le point d’en choisir un autre dans la fouledes bateliers sur le port ; mais, réfléchissant à l’injusticequ’ il y aurait de refuser du travail au pauvre diable à cause desa laideur, il retourna sur ses pas et loua son bateau.

Carl s’était assis près du gouvernail ;le batelier se mit à ramer. Tour à tour il se penchait tellement enavant, que son visage touchait presque ses pieds ; et il serejetait presque à plat sur son dos, donnant de telles poussées auxrames avec ses longs bras, que le bateau volait comme un corbeau.Carl ne s’en plaignait pas, car il lui tardait d’arriver àStromthal ; mais la licence enhardissait l’étrangebatelier : Tantôt il faisait de si horribles grimaces enpassant près d’autres bateaux, que ses confrères lui jetaienttoutes sortes de projectiles ; tantôt il levait ses rames pourfrapper un poisson jouant à la surface, et chaque fois Carl voyaitmonter sur l’eau le poisson mort et renversé sur le dos. En vainordonnait-il au hideux garçon de ramer tranquillement, le drôle luirépliquait dans un langage bizarre, à peine compréhensible, et lemoment d’après il recommençait ses tours. Une fois, Carl le vit, àson grand étonnement, s’élancer de sa place et courir le long del’étroit rebord du bateau, comme s’il avait les pieds palmés.

– Continuez de ramer, vilain singe !s’écria Carl en lui donnant un léger coup.

L’étrange batelier s’assit d’un air sombre, seremit à ramer et ne fit plus de mauvais tours ce jour là. Carlchanta une des chansons inspirées par la «Klar, » pendant quele bateau poursuivait sa route à travers des prairies dont lesrives étaient bordées de joncs, et souvent autour de petites îles,jusqu’à ce que la brume descendît du ciel. La surface de la rivièrebrillait d’une faible lueur blanchâtre ; les arbres du borddevenaient de plus en plus sombres, et les étoiles se montraient àl’ouest. Carl regardait les poissons, qui faisaient des cerclesdans le courant et, laissant pendre sa main au-dessus du bord, ilsentait avec plaisir l’eau glisser rapidement entre ses doigts. Lafatigue finit par le gagner ; il s’enveloppa dans son manteau,plaça son maillet à côté de lui, s’étendit sur l’arrière du bateauet s’endormit. La ville où ils devaient s’arrêter cette nuit-làétait plus loin qu’ils ne l’avaient cru. Carl dormit longtemps eteut un rêve ; dans son sommeil, il entendit un bruit tout prèsde sa tête, comme le bruit d’un corps qui fait rejaillir l’eau entombant, et il s’éveilla. D’abord il crut que c’était le batelierqui venait de tomber à la rivière, mais il le vit debout au milieudu bateau.

– Qu’y a-t-il donc ? demanda Carl.

– J’ai laissé tomber votre maillet dans lecourant, répondit le batelier.

– Misérable ! s’écria Carl en s’élançantsur lui, qu’as-tu fait là ?

– Épargnez-moi, maître, répondit le batelieravec une affreuse grimace ; votre maillet s’est échappé de mamain au moment où je voulais frapper une chauve-souris qui volaitautour de ma tête » Carl, furieux, porta plusieurs coups aubatelier ; mais celui-ci les évita, et, glissant sous sonbras, il se mit de nouveau à courir sur le rebord du bateau. Deplus en plus furieux, Carl finit par l’atteindre et par se jetersur lui si violemment, que le bateau chavira et qu’ils tombèrenttous deux dans la rivière. S’apercevant alors que le batelier nesavait pas nager, Carl oublia son maillet pour saisir le pauvrediable et gagner la rive avec lui. Le courant était si fort, qu’illes entraîna bien plus loin ; mais ils finirent par arriver àterre. On pouvait alors apercevoir les lumières de la ville, quiétait proche. Carl se mit en marche, le cœur triste, après avoirordonné au batelier de le suivre. Mais quand, arrivé près desportes, il se retourna, le batelier avait disparu. Il l’appela àhaute voix et revint un peu sur ses pas pour l’appeler encore, sansrecevoir aucune réponse. À la fin il se décida à gagner la ville,et il n’entendit plus jamais parler du batelier.

Comme on le pense bien, Carl ne ferma pasl’œil cette nuit-là. Au point du jour, il offrit presque toutl’argent qui lui restait pour un bateau, et il descendit seul larivière. Il pensait que son maillet avait pu flotter sur l’eau,malgré le poids des pièces d’or, et il espérait encore lerattraper. Mais il eut beau regarder de tous côtés et ramer tout lejour sans prendre de repos, il ne découvrit rien. Le Geber baignaitmaintenant des îles plus nombreuses. Ses deux rives prenaient unaspect tout-à-fait solitaire et désolé. Le vent tomba. L’eaudevenait aussi noire que si le ciel était couvert d’une nuéeorageuse, et la rivière courait toujours plus rapide, serpentant,comme la « Klar, » entre des rochers. Ces muraillesgrisâtres devenaient de plus en plus hautes, et le bateau allait deplus en plus vite, en sorte que Carl semblait descendre dansl’intérieur de la terre, quand il aperçut l’entrée de la cavernedont l’étranger lui avait parlé. Au même moment, il vit son mailletflottant à quelques brasses devant lui. Mais le bateau commençait àtournoyer dans un tourbillon. Carl sentait sa tête et son cœurtourner aussi. Cependant le maillet entrait dans la caverne et lebateau approchait de son embouchure. Alors, l’instinct de sa propreconservation l’emportant, Carl s’accrocha aux anfractuosités desrochers et s’arrêta. Plongeant les yeux dans les ténèbres, il vitplusieurs petites flammes flotter et reluire dans l’obscurité, maisil ne voyait rien de plus, et il entendait les eaux se précipiter,comme une cascade, avec de grands mugissements. Ce n’était pas toutde renoncer à la poursuite de son maillet, il fallait remonter lecourant, et la tâche était difficile, les rames ne pouvant plus luiêtre d’aucun secours pour cela. Il serra cependant la rive où lecourant était le plus faible, et, se cramponnant aux saillies desrochers, il parvint à rebrousser chemin. Durant toute la nuit ilavança ainsi lentement, et un peu avant l’aube du jour il se trouvahors des murailles de pierre. Harassé de fatigue, il amarra sonbateau, descendit sur la rive, se coucha sur la terre nue ets’endormit. À son réveil, il mangea un petit pain dont il s’étaitmuni, et il poursuivit son voyage.

Durant bien des jours, Carl erra dans desrégions désolées ; il parcourut bien des forêts, traversa biendes rivières, et ses souliers étaient usés avant qu’il eût retrouvéle bon chemin de Stromthal. Un moment il fut tenté de retournertravailler huit ans chez Peter Schonfuss, mais il ne put se déciderà rebrousser chemin sans avoir vu Marguerite. D’ailleurs ;pensait-il, Jacob Elsen est un brave homme ; quand il sauraque j’ai travaillé et gagné les cinquante florins d’or, quoique jene les aie plus, il me donnera sa fille.

Il rôda longtemps dans les rues et rencontrabeaucoup de ses anciennes connaissances, qui l’avaient oublié. À lafin, il entra hardiment dans la rue où habitait Jacob et frappa àla vieille maison. Jacob vint lui-même ouvrir la porte.

– Le Wanderbusche est revenu ! s’écriaJacob en l’embrassant ; le cœur de Marguerite serajoyeux. »

Carl suivait le tonnelier en silence et latête basse, comme s’il eût été coupable d’une mauvaise action. Àpeine osait-il commencer l’histoire de son maillet perdu.

– Comme vous êtes pâle, et comme vous avezmaigri, dit Jacob. J’espère pourtant que vous avez mené une viehonnête ? Les beaux habits ! mais ils ne conviennentguère à un jeune ouvrier. Sûrement vous avez trouvé untrésor ?

– Non, répondit Carl, j’ai tout perdu, mêmeles cinquante florins d’or que j’avais gagnés par le travail de mesmains. »

Le front du vieillard s’obscurcit. Le regardinquiet et égaré de Carl, ses habits élégants souillés par levoyage, sa confusion et son silence, éveillaient les soupçons duprudent Jacob Elsen, et quand le jeune homme raconta son histoire,elle lui parut si étrange et si improbable qu’il hocha la tête.

– Carl, dit-il, vous avez habité de mauvaisesvilles. Mieux vaudrait être mort lorsque vous appreniez à raboterune douve, que de vivre pour devenir menteur !»

Carl ne répondit rien ; mais il regagnala rue. Sur le seuil, il trouva Marguerite et, au grand étonnementde la jeune fille, il passa près d’elle sans lui parler. Duranttoute la nuit, il rôda dans les rues de la ville. L’envie ne luimanquait pas de retourner dans la maison du vieux Peter Schonfusset de sa fille Bertha ; mais l’orgueil l’en empêchait ;Il résolut donc de partir et d’aller chercher du travail ailleurs.Cependant, la froideur de sa conduite avec Marguerite pesait sur saconscience. Il voulait la revoir avant de s’éloigner. Dans cedessein, il se tint dans la rue, après le lever du soleil, jusqu’àce qu’elle ouvrît la porte. Alors il s’avança vers elle.

– Ô Carl ! lui dit Marguerite, est-ce làce qui m’était réservé après trois années d’attente ?

– Écoutez-moi, chère Marguerite !répliqua Carl.

– Je n’ose, dit Marguerite, mon père me l’adéfendu. Je ne puis que vous dire adieu et prier le ciel pour quemon père reconnaisse un jour qu’il a tort.

– Je lui ai dit l’exacte vérité, s’écriaCarl ; mais Marguerite rentra et le laissa sur le seuil. Carlattendit un moment, et résolut de la suivre pour la convaincre aumoins de son innocence avant son départ. Il leva donc le loquet,entra dans la maison et passa dans la cour en traversant lacuisine. Marguerite n’y était pas. Il entra alors dans l’atelier oùil se trouva également seul, les compagnons n’étant pas encorevenus ; Marguerite était toujours la première personne levéedans la maison. Les malheurs de Carl et l’injustice qu’il avaitéprouvée, lui venaient à l’esprit, et il lui semblait qu’une voixmurmurait à son oreille : » Le monde entier estcontre toi. C’est plus que je n’en puis supporter, dit-il, mieuxvaut mourir ! »

Il leva le loquet de la porte de bois quidonnait sur la rivière, et ouvrit cette porte toute grande à laclarté du jour qui se répandit dans l’atelier. C’était une belle etfraîche matinée ; la Klar, grossie par les pluies de laveille, coulait à pleins bords. «De toutes mes espérances, de malongue patience, de mon industrie, de mon ardeur au travail, detout ce que j’ai souffert et de mon profond amour pour Marguerite,voilà donc la misérable fin ! s’écria Carl en s’avançant versla rivière.

Mais il s’arrêta soudain, son regard venait desaisir un objet arrêté entre les pieux de bouleaux et la rive.« Chose étrange, dit-il, c’est un maillet et il ressemblebeaucoup à celui que j’ai perdu ! Sûrement, l’un ou l’autredes compagnons de Jacob Elsen l’aura laissé tomber là. »

Ce maillet était plus grand qu’un mailletordinaire, et, bien que ce fût une folle imagination, il pensatout-à-coup qu’une puissance surnaturelle avait apporté là sonmaillet à temps pour le détourner de son fatal dessein. «Oui, c’estmon maillet ! » s’écria-t-il ; car, en se penchant,il venait de voir la marque du trou qu’il avait foré. Sans prendrele temps de le ramasser, en le voyant solidement arrêté là, ilcourut dans la maison et rencontra Jacob Elsen qui descendaitl’escalier.

– J’ai retrouvé mon maillet ! s’écriaCarl. Où est Marguerite ?» Le tonnelier parut d’abordincrédule. Marguerite entendit la voix de son fiancé, et descenditen toute hâte les escaliers.

– Par ici, dit Carl en les conduisant tous lesdeux à travers la boutique. – Par ici !Regardez ! »

Alors Marguerite et son père aperçurent lemaillet Carl se baissa pour le ramasser, et, ôtant la cheville ilsecoua toutes les pièces d’or sur le plancher. Jacob lui serra lamain en le priant de lui pardonner ses injustes soupçons.Marguerite versa des larmes de joie.

– Il est arrivé à temps pour sauver ma vie,dit Carl. D’heureux jours reviendront avec lui !

– Mais comment ce maillet a-t-il pu arriverici ! demanda Jacob cherchant le mot de l’énigme.

– Je commence à le deviner, répondit Carl.J’ai découvert l’origine de la Klar, les deux rivières n’en fontqu’une. »

Après avoir écrit l’histoire de ses aventures,Carl en fit présent au conseil municipal, qui chargea tous lessavants de Stromthal de démontrer, par une série d’expériences,l’identité des deux rivières. Cela fait, il y eut de grandesréjouissances dans la ville. Le jour où Carl épousa Marguerite, ilreçut la récompense promise de cinq cents florins d’or, et, depuiscette époque, le jour où il avait retrouvé son maillet fut célébrécomme celui d’une fête par les habitants de toutes les villessituées sur le Geber et la Klar.

IV – L’HISTOIRE DE LA VIEILLE MARIE –Bonne d’enfant.

 

Vous savez, mes chers amis, que votre mèreétait orpheline et fille unique. Vous n’ignorez pas non plus, j’ensuis bien sûre, que votre grand-père était ministre de l’Évangiledans le Westmoreland, d’où je viens moi-même. J’étais encore unepetite fille à l’école du village, quand, un jour votre grand’mèreentra pour demander à la maîtresse si elle pouvait lui recommanderune de ses écolières pour bonne d’enfant. Je fus bien fière, jepeux vous le dire, quand la maîtresse m’appela et parla de moicomme d’une honnête fille, habile aux travaux d’aiguille, d’uncaractère posé, et dont les parents étaient respectables, quoiquepauvres. Je pensai tout de suite que je ne pourrais jamais rienfaire de mieux que de servir cette jeune et jolie dame. Ellerougissait autant que moi en parlant de l’enfant qui allait veniret dont je serais la bonne. Mais cette première partie de monhistoire, je le sais bien, vous intéresse beaucoup moins que celleque vous attendez. Je vous dirai donc tout de suite que je fusengagée et installée au presbytère avant la naissance de missRosemonde : c’était l’enfant attendu, et c’est aujourd’huivotre mère. J’avais, en vérité, bien peu de chose à faire avecelle, quand elle vint au monde ; car elle ne sortait jamaisdes bras de sa mère, et dormait toute la nuit près d’elle. Aussi,étais-je toute fière quand ma maîtresse me la confiait quelquefoisun moment. Jamais il n’y eut un pareil enfant, ni avant cetemps-là, ni depuis, ni quoique vous ayez tous été d’assez beauxpoupons chacun à votre tour ; mais pour les manières douces etengageantes, aucun de vous n’a jamais égalé votre mère. Elle tenaitcela de sa mère à elle, qui était, par sa naissance, une grandedame, une miss Furnivall, petite-fille de lord Furnivall dans leNorthumberland. Je crois qu’elle n’avait ni frère, ni sœur, etqu’elle avait été élevée dans la famille de milord, jusqu’à sonmariage avec votre grand-père, qui venait d’obtenir une cure.C’était le fils d’un marchand de Carlisle, mais un homme savant etaccompli, toujours à l’œuvre dans sa paroisse très vaste et toutedispersée sur les Fells[2] duWestmoreland. Votre mère, la petite miss Rosemonde, avait environquatre ou cinq ans, lorsque ses père et mère moururent dans la mêmequinzaine, l’un après l’autre. Ah ! ce fut un triste temps. Majeune maîtresse et moi nous attendions un autre poupon, quand monmaître revint à la maison après une de ses longues courses àcheval. Trempé de pluie, harassé, il avait attrapé la fièvre dontil mourut. Votre mère, depuis lors, ne releva plus la tête ;elle ne lui survécut que pour voir son second enfant, qui mourutpeu d’instants après sa naissance, et qu’elle tint un instant surson sein avant de rendre elle même le dernier soupir. Ma maîtressem’avait priée, sur son lit de mort, de ne jamais quitterRosemonde ; mais elle ne m’en aurait point dit un mot, que jen’en aurais pas moins suivi cette chère petite au bout dumonde.

Nous avions à peine eu le temps d’étouffer nossanglots, lorsque les tuteurs et les exécuteurs testamentairesvinrent pour le règlement de l’héritage. C’étaient le propre cousinde ma pauvre jeune maîtresse, lord Furnivall, et M. Esthwaite,le frère de mon maître, marchand de Manchester ; il n’étaitpas alors dans d’aussi bonnes conditions qu’aujourd’hui, et ilavait une grande famille à élever. Je ne sais s’ils réglèrent leschoses ainsi, d’eux-mêmes, ou si ce fut par suite d’une lettre quema maîtresse avait écrite de son lit de mort à son cousin, milordFurnivall ; mais on décida que nous partirions, miss Rosemondeet moi, pour le manoir de Furnivall dans le Northumberland. D’aprèsce que milord sembla dire, le désir de ma maîtresse était quel’enfant vécût dans sa famille et il n’avait pas, quand à lui,d’objections à faire à cela, une ou deux personnes de plus nesignifiant rien dans une si grande maison. Ce n’était pas là,certes, la manière dont j’aurais voulu voir envisager l’arrivée dema belle et charmante petite, qui ne pouvait manquer d’animer commeun rayon de soleil toutes les familles, même les plusgrandes ; mais je n’en fus pas moins satisfaite de voir tousles gens de la vallée ouvrir de grands yeux étonnés, quand ilsapprirent que j’allais être la bonne de la petite lady chez lordFurnivall, dans le manoir de Furnivall.

Je me trompais cependant en croyant que nousallions habiter avec le milord. Il parait que sa famille avaitquitté le manoir de Furnivall depuis cinquante ans et même plus.Jamais en effet je n’avais entendu dire que ma pauvre jeunemaîtresse l’eût habité, quoiqu’elle eût été élevée dans sa famille.Cela me contraria, car j’aurais voulu que la jeunesse de missRosemonde se passât où s’était passée celle de sa mère.

Le valet de chambre de milord, auquelj’adressai le plus de questions que j’osais, me dit que le manoirde Furnivall, était situé au pied des Fells du Cumberlandet que c’était un très vaste domaine. Une miss Furnivall,grande-tante de milord l’habitait seule avec un petit nombre deserviteurs. L’air y était sain ; milord avait pensé que missRosemonde y serait très bien pendant quelques années, et que saprésence pourrait aussi amuser sa vieille tante.

Milord m’ordonna donc de tenir prêts pour uncertain jour tous les effets de miss Rosemonde. C’était un hommefin et impérieux, comme le sont, à ce qu’on assure, tous les lordsFurnivalls[3] ; il ne disait jamais un mot detrop. On prétendait qu’il avait aimé ma pauvre jeune maîtresse,mais comme elle savait que le père de milord ne consentirait pas àce mariage, elle n’avait jamais voulu l’écouter, et elle avaitépousé M. Esthwaite. Je ne sais pas ce qu’il y avait de vrailà-dedans. Milord ne s’occupa jamais beaucoup de miss Rosemonde, cequ’il eût fait s’il avait gardé un profond souvenir de sa mèremorte. Il envoya son valet de chambre avec nous au manoir, en luiordonnant de le rejoindre le soir même à Newcastle, en sorte qu’iln’eut guère le temps de nous faire connaître à tant de personnesétrangères avant de nous quitter. Nous voilà donc abandonnées,deux, véritables enfants, je n’avais que dix-huit ans, dansl’immense manoir. Il me semble que c’était hier. Nous avions quittéde grand matin notre cher presbytère et nous avions pleuré toutesles deux à cœur fendre. Nous voyagions pourtant dans le carrosse demilord, dont je m’étais fait autrefois une si grande idée.L’après-dîner d’un jour de septembre était fort avancée lorsquenous nous arrêtâmes pour changer une dernière fois de chevaux dansune petite ville enfumée, toute remplie de charbonniers et demineurs. Miss Rosemonde s’était endormie, mais M. Henry me ditde la réveiller pour lui faire voir le parc et le manoir dont nousapprochions. Je pensais que c’était grand dommage de réveiller unenfant dormant si bien, mais je fis ce qu’il m’ordonnait, de peurqu’il ne se plaignît de moi à milord. Nous avions laissé derrièrenous toute trace de villes et même des villages, et nous étionsmaintenant en dedans des portes d’un grand parc d’un aspectsauvage, ne ressemblant pas du tout aux parcs du sud del’Angleterre, mais rempli de rochers, d’eaux torrentueuses,d’aubépines au tronc noueux et de vieux chênes tout blancs etdépouillés de leur écorce par la vieillesse.

Le chemin montait à travers l’immense parcpendant deux milles environ ; on arrivait alors devant unvaste et majestueux édifice, entouré de beaucoup d’arbres sirapprochés qu’en certains endroits leurs branches se heurtaientcontre les murs quand le vent soufflait. Quelques-unes étaientbrisées et pendantes ; car personne ne semblait prendre soinde les émonder et d’entretenir la route couverte de mousse.Seulement devant la façade tout était bien entretenu. On ne voyaitpas une mauvaise herbe dans le grand ovale destiné autrefois à lacirculation des voitures ; et on ne laissait croître aucunarbre, aucune plante grimpante contre cette longue façade auxnombreuses croisées. De chaque côté se projetait une aile formantl’extrémité d’autres façades latérales, car cette demeure désoléeétait plus vaste encore que je ne m’y attendais. Derrières’élevaient les Fells qui semblaient assez nus et sans clôture et àgauche du manoir vu de face, il y existait, comme je m’en aperçusplus tard, un petit parterre à la vieille mode. Une porte de lafaçade occidentale ouvrait sur ce parterre, taillé sans doute dansl’épaisse et sombre masse de verdure pour quelque ancienne ladyFurnivall ; mais les branches des arbres de la forêt étaientrepoussées et lui masquaient de nouveau le soleil en toutesaison ; aussi bien peu de fleurs trouvaient-elles moyen d’yvivre.

Cependant le carrosse s’arrêta devant la portede la principale façade, et on nous fit entrer dans la grandesalle. Je crus que nous étions perdues, tant elle était vaste etspacieuse. Un lustre de bronze suspendu au milieu de la voûte, futun objet d’étonnement et d’admiration pour moi qui n’en avaisjamais vu. À l’extrémité de la suie s’élevait une anciennecheminée, aussi haute que les murs des maisons dans mon pays, avecd’énormes chenets pour tenir le bois ; et près de la cheminée,s’étendaient de larges sophas de forme antique. À l’extrémitéopposée de la salle, à gauche en entrant et du côté de l’ouest, onvoyait un orgue scellé dans le mur, et si grand qu’il remplissaitla majeure partie de cette extrémité. Au-delà, du même côté, il yavait une Porte ; et à l’opposite, de chaque côté de lacheminée, se trouvaient d’autres portes conduisant à la façadeorientale ; mais comme je ne traversai jamais ces portesdurant mon séjour au manoir de Furnivall, je ne puis dire ce qu’ily avait au-delà.

L’après-midi touchait à sa fin, et la salle oùil n’y avait pas de feu semblait sombre et lugubre : on nenous y fit pas rester un seul instant. Le vieux serviteur qui nousavait ouvert s’inclina devant M. Henry ; puis il nousconduisit par la porte située à l’autre extrémité du grand orgue, àtravers plusieurs salles plus petites et plusieurs corridors, dansle salon occidental où se tenait miss Furnivall. La pauvre petiteRosemonde se serrait contre moi, comme épouvantée et perdue dans unsi grand édifice. Je ne me sentais pas beaucoup plus à l’aise. Lesalon occidental avait un aspect beaucoup plus agréable ; on yfaisait bon feu, et il était garni de meubles commodes. MissFurnivall pouvait être âgée de quatre-vingts ans environ, mais jene l’affirmerai pas. Elle était grande et maigre, et son visageétait plissé de rides aussi fines que si on les avait tracées avecla pointe d’une aiguille. Ses yeux semblaient très vigilants, pourcompenser, je suppose, la surdité profonde qui l’obligeait de seservir d’un cornet acoustique. À côté d’elle, et travaillant aumême grand ouvrage de tapisserie, se tenait assise mistress Stark,sa femme de chambre et sa dame de compagnie, presque aussi vieille.Mistress Stark vivait avec miss Furnivall depuis leur jeunesse àtoutes les deux, et elle était plutôt considérée comme son amie quecomme sa servante. Elle paraissait aussi froide, aussi impassiblequ’une statue de pierre : jamais elle n’avait rien aimé. Je nepense pas non plus, qu’à l’exception de sa maîtresse, elles’inquiétât de quelqu’un au monde ; mais cette dernière étantsourde, elle la traitait à peu de chose près comme un enfant. Aprèsavoir délivré le message de milord, M. Henry prit congé denous tous, en s’inclinant respectueusement, sans prendre garde à lamain mignonne que lui tendait ma chère petite Rosemonde. Il nouslaissa debout au milieu de la salle, où les deux dames nousregardaient à loisir à travers leurs lunettes.

Ce fut une grande satisfaction pour moi quand,ayant sonné le vieux valet qui nous avait introduites, elles luidirent de nous mener dans nos chambres. Il nous fit donc sortir dece grand salon, entrer dans une autre pièce, sortir encore decelle-ci, montrer un grand escalier et suivre une large galerie,qui devait être une bibliothèque, car tout un côté était rempli delivres, l’autre de tables à écrire entre les croisées. Enfin, nousarrivâmes dans nos chambres. Je ne fus pas fâchée de savoirqu’elles étaient situées au-dessus des cuisines, car je commençaisà craindre de me perdre dans ce désert de maison. Il y avaitd’abord la vieille chambre où tous les petits lords et toutes lespetites ladies avaient été élevés pendant bien des années. Un feujoyeux brûlait dans la grille ; la bouilloire chantait déjà,et tout ce qui est nécessaire pour prendre le thé était rangé surla table. De cette chambre, on passait dans le dortoir d’enfants,où on avait placé un petit lit pour miss Rosemonde, tout près dumien. Le vieux James appela sa femme Dorothée pour nous faire leshonneurs de la maison, et tous les deux se montrèrent sihospitaliers, si prévenants, qu’insensiblement, miss Rosemonde etmoi, nous nous trouvâmes tout à fait chez nous. Après le thé, machère petite s’assit sur les genoux de Dorothée, babillant aussivite que sa petite langue pouvait aller. Je sus bientôt queDorothée était du Westmoreland, ce qui acheva de nous lier.Souhaiter de rencontrer de meilleures gens que James et sa femme,ce serait être bien difficile ! James avait passé presquetoute sa vie dans la famille de milord ; il ne croyait pasqu’il y eût nulle part d’aussi grands personnages, et il regardaitun peu sa femme du haut de sa grandeur, parce que, avant de semarier avec lui, elle avait toujours vécu dans une ferme. À celaprès, il l’aimait beaucoup. Ils avaient sous leurs ordres, pourfaire le gros de l’ouvrage, une servante nommée Agnès. Elle et moi,James et Dorothée, miss Furnivall et mistress Stark, nouscomposions toute la maison, sans oublier ma chère petite Rosemonde.Je me demandais parfois comment on avait pu faire avant sonarrivée, tant on en faisait cas maintenant. À la cuisine et ausalon, c’était la même chose. La sévère, la triste miss Furnivallet la froide mistress Stark paraissaient également charméeslorsqu’elles la voyaient voltiger comme un oiseau, jouant etsautillant, avec son bourdonnement, continuel et son joyeux babil.Plus d’une fois, j’en suis certaine, il leur faisait peine de lavoir s’en aller dans la cuisine quoique trop fières pour luidemander de rester avec elles, et un peu surprises de cettepréférence. Cependant, comme disait mistress Stark, il n’y avait làrien d’étonnant, si on se rappelait d’où son père était venu.L’antique et spacieux manoir était un fameux endroit pour ma petitemiss Rosemonde. Elle y faisait des expéditions de tous côtés,m’ayant toujours sur ses talons ; de tous côtés, à l’exceptionpourtant de l’aile orientale qu’on n’ouvrait jamais et où nousn’avions jamais eu l’idée d’aller. Mais dans la partie occidentaleet septentrionale, il y avait beaucoup de belles chambres pleinesde choses qui étaient des curiosités pour nous, sans l’êtrepeut-être pour des gens qui avaient vu plus curieux encore. Lesfenêtres étaient obscurcies par les rameaux agités des arbres et lelierre qui les recouvrait ; mais, dans ce demi-jour vert, nousdistinguions très bien les vieux vases en porcelaine de Chine, lesboites d’ivoire sculpté, les grands livres et surtout les vieuxtableaux !

Un jour, je m’en souviens, ma mignonne forçaDorothée à venir avec nous pour nous expliquer les portraits.C’étaient tous des portraits de membres de la famille, maisDorothée ne savait pas bien les noms. Après avoir visité la plupartdes chambres, nous arrivâmes dans le vieux salon de réception,au-dessus de la grande salle. Il y avait là un portrait de missFurnivall ; ou comme on l’appelait dans ce temps-là, missGrace, car elle était la sœur cadette. Ça avait dû être unebeauté ! Mais quel regard fixe et fier ! Quel dédain dansses beaux yeux ! Leurs sourcils mêmes semblaient se relever,comme si elle s’étonnait qu’on eût l’impertinence de laregarder ; et sa lèvre se plissait. Elle avait un costume dontje n’avais jamais vu le pareil ; mais c’était la mode dans cetemps-là, disait Dorothée. Son chapeau, d’une espèce de castorblanc, était un peu relevé au-dessus du front et orné d’unemagnifique plume qui en faisait le tour ; sa robe, de satinblanc, laissait voir un corsage blanc richement brodé.

« Assurément ! me dis-je après avoirbien regardé ce portrait, la créature de Dieu se fane commel’herbe, ainsi qu’il est écrit ; mais qui croirait jamais, àvoir miss Furnivall, qu’elle a pu être une beauté siremarquable ?

« Oui, dit Dorothée. Les gens changentbien tristement ; mais, si ce que Ie père de mon maître al’habitude de dire est vrai, miss Furnivall, la sœur aînée, étaitplus belle encore que miss Grace. Son portrait est ici quelquepart ; mais, si je vous le montre, il ne faut jamais dire,même à James, que vous l’avez vu. Croyez-vous que la petite fillepuisse garder le secret ? » ajouta-t-elle.

Je n’en étais pas certaine, car jamais il n’yeut d’enfant si vive, si hardie, si franche ! J’aimais mieuxlui dire de se cacher, lui promettant de chercher après elle. Alorsj’aidai Dorothée à retourner un grand tableau appuyé contre le mur,au lieu d’être suspendu comme les autres. Ce portrait l’emportaitencore en beauté sur miss Grace, comme pour l’air altier etdédaigneux ; mais, sous ce dernier rapport, il était difficilede choisir. Je l’aurais regardé pendant une heure, si Dorothée,tout effrayée de me l’avoir montré, ne se fût hâtée de le remettreen place, en me conseillant d’aller tout de suite à la recherche demiss Rosemonde, « car il y avait, disait-elle, dans la maisonde vilaines places où elle ne voudrait pas voir l’enfantaller. » J’étais une fille courageuse : je m’inquiétaipeu de ce que disait la vieille femme, car j’aimais à jouer àcache-cache comme pas un enfant dans la paroisse. Je couruscependant chercher ma, petite.

L’hiver approchait ; les jours devenaientde plus en plus courts. Il me semblait parfois entendre un bruitsingulier, comme si quelqu’un jouait de l’orgue dans la grandesalle. J’étais presque certaine de ne pas être trompée par monoreille. Je n’entendais pas ce bruit tous les soirs ; maistrès souvent, et d’ordinaire, quand, assis près de miss Rosemonde,après l’avoir mise au lit, je restais tranquille et silencieusedans la chambre à coucher, c’est alors que j’entendais les sons del’orgue résonner dans la distance. Le premier soir, quand jedescendis pour souper, je demandai à Dorothée qui avait fait de lamusique, et James dit d’un ton très bref que j’étais bien simple deprendre pour de la musique les murmures du vent dans les arbres.Dorothée regarda son mari d’un air effaré, et Bessy, la fille decuisine, après avoir marmonné quelque chose, s’en alla toute pâle.Voyant bien que ma question ne leur plaisait pas, je pris le partide me taire, en attendant d’être seule avec Dorothée, dont jepourrais tirer bien des choses. Le lendemain, j’épiai donc lemoment favorable, et, après l’avoir amadouée, je lui demandai quijouait de l’orgue ; car, si je m’étais tue devant James, jesavais très bien que je n’avais pris le bruit du vent pour de lamusique. Mais James avait fait la leçon à Dorothée, dont je ne pusarracher un mot. J’essayai alors de Bessy, que j’avais toujourstenue un peu à distance, car j’étais sur un pied d’égalité avecJames et Dorothée, dont elle n’était guère que la servante. Elle mefit bien promettre de n’en jamais rien dire à personne, et sijamais je le disais, de ne jamais dire que c’était elle qui mel’avait dit ; mais c’était un bruit bien étrange, et bien desfois elle l’avait entendu, surtout dans les nuits d’hiver et avantles tempêtes. On disait dans le pays que c’était le vieux lord quijouait sur l’orgue de la grande salle, comme il aimait à jouer deson vivant ; mais qui était le vieux lord ? ou pourquoijouait-il, et de préférence dans les soirées d’hiver à l’approchedes tempêtes ? c’est ce qu’elle ne pouvait ou ne voulait pasme dire. Je vous ai dit que j’étais une fille courageuse ; ehbien ! je m’amusai assez d’entendre cette grande musiquerésonner dans le manoir quel que fût celui qui jouait. Tantôt elles’élevait au-dessus des bouffées de vent, gémissait ou semblaittriompher comme une créature vivante ; tantôt elle redevenaitd’une complète douceur ; mais c’était toujours de la musiqueet des accords… il était ridicule d’appeler cela le vent. Je pensaid’abord que miss Furnivall, jouait peut-être à l’insu deBessy ; mais un jour que j’étais seule dans la grande salle,j’ouvris et je l’examinai bien de tous côtés, comme on m’avait faitvoir celui de l’église de Grosthwaite, et je vis qu’il était toutbrisé et détruit à l’intérieur, malgré sa belle apparence. Alors,quoiqu’on fût en plein midi, ma chair commença à se crisper ;je me hâtai de fermer l’orgue et je regagnai lestement ma chambred’enfant, où il faisait toujours si clair. À partir de ce temps, jen’aimai pas plus la musique que James et Dorothée ne l’aimaient.Dans l’intervalle, miss Rosemonde se faisait aimer de plus en plus.Les vieilles dames se faisaient une fête de l’avoir à table à leurpremier dîner. James se tenait derrière la chaise de missFurnivall, et moi derrière miss Rosemonde, en grande cérémonie.Après le repas, elle jouait dans un coin du grand salon, sans faireplus de bruit qu’une souris, tandis que miss Furnivall dormait etque je dînais à la cuisine. Cependant elle revenait volontiers àmoi dans la chambre d’enfant : car miss Furnivall était sitriste, disait-elle, et mistress Stark si ennuyeuse ! Nousétions, au contraire, assez gaies toutes les deux. Peu à peu je nem’inquiétai plus de cette musique étrange ; si on ne savaitpas d’où elle venait, du moins elle ne faisait de mal àpersonne.

L’hiver fut très froid. Au milieu d’octobre,les gelées commencèrent et durèrent bien des semaines. Je merappelle qu’un jour, à dîner, miss Furnivall, levant ses yeuxtristes, et appesantis, dit à, mistress Stark : «J’ai peur quenous n’ayons un terrible hiver ! Le ton dont elle disait cesparoles semblait leur donner un sens mystérieux. Mistress Stark fitsemblant de ne pas entendre et parla très haut de toute autrechose. Ma petite lady et moi, nous nous inquiétions peu de la geléeet même pas du tout. Pourvu qu’il fît sec, nous grimpions lespentes escarpées, derrière la maison ; nous montions dans lesFells qui étaient assez tristes et assez nus, et là nousfaisions assaut de vitesse dans l’air frais et vif. Un jour nousredescendîmes par un nouveau sentier qui nous mena au-delà des deuxvieux houx noueux, situés à moitié environ de la descente, du côtéoriental du manoir. Les jours raccourcissaient à vue d’œil et levieux lord, si c’était lui, jouait d’une manière de plus en pluslugubre et tempétueuse sur le grand orgue. Un dimanche après-midi,ce devait être vers la fin de novembre, je priai Dorothée de secharger de ma petite lady, lorsqu’elle sortirait du salon, après lesomme habituel de miss Furnivall ; car il faisait trop froidpour la mener avec moi à l’église où je devais pourtant aller.Dorothée me promit de grand cœur ce que je lui demandais. Elleaimait tant l’enfant que je pouvais être tranquille. Nous nousmîmes donc en chemin sans tarder, Bessy et moi. Un ciel lourd etnoir couvrait la terre blanchie par la gelée, comme si la nuit nes’était pas complètement dissipée ce jour-là, et l’air, quoiquecalme, était très piquant.

« Nous aurons de la neige aujourd’hui, medit Bessy. En effet, nous étions encore à l’église, lorsque laneige commença à tomber par gros flocons, et si épaisse, qu’elleinterceptait presque le jour des croisées. À notre sortie del’église, il ne neigeait plus, mais nos pieds enfonçaient dans unecouche de neige douce et profonde. Avant notre arrivée au manoir,la lune se leva, et je crois qu’il faisait plus clair alors, avecla lune et la neige éblouissante, que lorsque nous étions partispour l’église, entre deux et trois heures. Je ne vous ai pas encoredit que miss Furnivall et mistress Stark n’allaient jamais àl’église ; elles avaient pris l’habitude de lire ensembleleurs prières, comme elles faisaient tout, tranquillement ettristement. Le dimanche leur semblait bien long, car il lesempêchait de travailler à leur grande tapisserie. Aussi, lorsquej’allai trouver Dorothée dans la cuisine pour lui redemanderRosemonde et faire monter cette chère enfant avec moi, je nem’étonnai pas de lui entendre dire que les dames avaient dû garderla petite, car elle n’était pas venue à la cuisine, comme je luiavais recommandé de le faire dès qu’elle s’ennuierait d’être sageau salon. Je me débarrassai donc de ma pelisse et de mon chapeau,et j’entrai dans le salon, où je trouvai les deux damestranquillement assises comme à leur ordinaire, laissant tomber unmot, par-ci, par-là, mais n’ayant pas du tout l’air d’avoir auprèsd’elles un être aussi vif ; aussi joyeux que miss Rosemonde.Je pensais d’abord que l’enfant se cachait : c’était une deses petites malices. Peut-être avait-elle recommandé aux deux damesde faire semblant d’ignorer où elle était. Je me mis à regardertout doucement derrière ce sopha, derrière ce fauteuil, sous cerideau, me donnant l’air très effrayé de ne pas la trouver.

« Qu’y a-t-il donc, Hester ? demandasèchement mistress Stark. Je ne sais si miss Furnivall m’avait vue.Comme je vous l’ai dit, elle était très sourde et elle restaittranquillement assise, regardant le feu d’un air désœuvré et pleinde désolation. « Je cherche ma petite Rose, »répondis-je, pensant toujours que l’enfant était là, cachée, toutprès de moi.

« Miss Rosemonde n’est pas ici, réponditmistress Stark. Elle nous a quittées, il y a plus d’une heure,selon son habitude, pour aller retrouver Dorothée. » Cela dit,elle me tourna le dos pour regarder le feu comme sa maîtresse.

Mon cœur commençait à battre. Combien jeregrettais d’avoir quitté, même pour un instant mon enfantchérie ! Retournée près de Dorothée, je lui dis ce quiarrivait. James était sorti pour toute la journée ; mais elleet moi, suivies de Bessy, nous prîmes des lumières, et, après êtremontées d’abord dans les chambres d’enfants, nous parcourûmes toutela maison appelant miss Rosemonde, la suppliant de ne pas nouscauser une peur mortelle, et de sortir de sa cachette. Aucuneréponse ! aucun son !

« Bon Dieu ! me dis-je enfin,serait-elle allée se cacher dans l’aile droite ? »

« Cela est impossible, me réponditDorothée ; je n’y suis jamais allée moi-même ; les portesrestent constamment fermées ; l’intendant de milord en a lesclés, à ce que je crois. Dans tous les cas, ni moi ni James ne lesavons jamais vues.

« Il ne me reste donc, m’écriai-je, qu’àretourner voir si elle ne s’est pas cachée dans le salon de cesdames, sans être remarquée d’elles. Oh ! si je l’y trouve, jela fouetterai bien pour la frayeur qu’elle m’a donnée. » Jedisais cela, mais je n’avais pas la moindre intention de le faire.Me voilà rentrée dans le salon occidental, où je dis à mistressStark que, n’ayant pu trouver nulle part miss Rosemonde, je lapriais de me laisser bien chercher derrière les meubles et lesrideaux. Je commençais à croire que la pauvre petite avait pu seblottir dans quelque coin bien chaud et s’y laisser gagner par lesommeil. Nous regardâmes de tous côtés ; miss Furnivall seleva et regarda aussi ; elle tremblait de tous sesmembres : miss Rosemonde n’était bien certainement dans aucunrecoin du salon, Nous voilà de nouveau en campagne, et cette foistout le monde dans la maison, cherchant partout où nous avions déjàcherché, mais sans rien trouver. Miss Furnivall tremblait etfrissonnait tellement, que mistress Stark la reconduisit dans lesalon toujours bien chauffé, après m’avoir fait promettre de leuramener l’enfant dès qu’elle serait retrouvée. Miséricorde ! Jecommençais à croire que nous ne la retrouverions pas, quand jem’imaginai de regarder dans la cour de la grande façade, toutecouverte de neige. J’étais alors au premier étage ; mais ilfaisait un si beau clair de lune, que je distinguai très bienl’empreinte de deux petits pieds, dont on pouvait suivre la tracedepuis la porte de la grande salle jusqu’au coin de l’aileorientale. Je descendis comme un éclair ; je ne sais comment.J’ouvris, par un violent effort, la roide et lourde porte de lasalle, et, rejetant par-dessus ma tête la jupe de ma robe en guisede manteau, je me mis à courir. Je tournai le coin oriental, et làune grande ombre noire couvrait la neige ; mais parvenue denouveau sous le clair de lune, je retrouvai l’empreinte des petitspas montant vers les Fells. Il faisait un froid rigoureux,si rigoureux, que l’air enlevait presque la peau de mon visagetandis que je courais ; mais je n’en courais pas moins,pleurant à la pensée de l’épouvante et du péril où devait être monenfant chérie. J’étais en vue des deux houx, quand j’aperçus unberger qui descendait la colline, et portait un objet enveloppédans son manteau. Ce berger cria après moi et me demanda si jen’avais pas perdu un enfant. Les pleurs et le vent étouffaient mavoix. Il s’approcha de moi, et je vis miss Rosemonde étendue dansses bras, immobile, blanche et roide comme si elle était morte. Leberger me dit qu’il était monté aux Fells pour rassemblerson troupeau avant le froid intense de la nuit, et que dans leshoux (grandes marques noires sur le flanc de la colline, où on nevoyait pas d’autre buisson à plusieurs milles à la ronde) il avaittrouvé ma petite lady, mon agneau, ma reine, déjà roide et dans lefatal sommeil que produit la gelée. Je pleurais de joie en latenant de nouveau dans mes bras, car je ne voulus pas la laisserporter au berger ; je la pris sous mon manteau et la tinscontre mon cœur. Je la réchauffai là tendrement, et je sentais lavie rentrer avec la chaleur dans ses petits membres ; maiselle était encore insensible à notre arrivée dans le manoir. Jen’avais pas moi-même assez d’haleine pour parler. J’entrai par laporte de la cuisine.

« Apportez vite la bassinoire, » futtout ce que je pus dire. Je montai miss Rosemonde dans notrechambre, où je me mis à la déshabiller près du feu, que Bessy avaitentretenu. J’appelai mon petit agneau des plus doux noms et desplus gais que je pouvais imaginer, et cependant j’étais presqueaveuglée par les larmes. À la fin, oh ! à la fin, elle ouvritses grands yeux bleus. Alors je la mis dans le lit bien chaud, etj’envoyai Dorothée prévenir miss Furnivall que nous l’avionsretrouvée et que tout allait bien. Je résolus de passer la nuitentière à côté du lit de ma petite. Elle tomba dans un profondsommeil aussitôt que sa jolie tête eut touché l’oreiller, et je laveillai jusqu’au matin. Quand elle s’éveilla, son visage étaitaussi frais, aussi clair que ses idées ; je le croyais dumoins alors, et, mes chers amis, je le crois encoreaujourd’hui.

Elle me raconta qu’elle avait eu le désird’aller près de Dorothée, parce que les deux vieilles damess’étaient endormies, et qu’il faisait triste dans le salon. Entraversant le corridor de l’ouest, elle avait aperçu, à travers lacroisée élevée, la neige qui tombait à gros flocons. Cela lui avaitdonné le désir de voir la terre toute blanche, et elle était entréepour cela dans la grande salle où, s’approchant des croisées, elleavait vu, en effet, la terrasse couverte d’une neige éblouissante.Une petite fille lui était apparue, du même âge à peu près qu’elle,« mais si jolie, disait ma mignonne, si jolie ! Et cettepetite fille m’a fait signe de sortir. Et elle avait l’air d’êtresi bonne, que je ne pouvais lui refuser. »

Alors l’autre petite fille l’avait prise parla main et elles avaient tourné toutes les deux le coin de l’aileorientale.

« Vous êtes une méchante petite fille,dis-je à miss Rosemonde, car vous me contez des histoires. Quedirait votre chère maman qui est au ciel et qui n’a jamais dit unmensonge de sa vie, si elle entendait sa petite Rosemonde raconterde pareils contes ! »

« En vérité, Hester, dit en sanglotant mapetite lady ; je vous dis la vérité. Ne me dites pascela ! lui répondis-je d’un ton sévère. J’ai suivi la trace devos pas sur la neige. On n’en voyait pas d’autre ; et si vousaviez tenu une petite fille par la main pour monter sur cettecolline, n’aurait-elle pas laissé l’empreinte de ses pieds à côtédes vôtres ? »

« Ce n’est pas ma faute, chère Hester,dit-elle en pleurant, si vous ne les avez pas vus ; je n’aijamais regardé à ses pieds ; mais elle tenait ma main serréedans sa petite main, et elle était froide, très froide.

Elle m’a conduite en haut du chemin desFells jusqu’aux deux houx. Là, j’ai vu une dame quipleurait et poussait des sanglots ; mais dès qu’elle m’a vue,elle a cessé de pleurer ; elle m’a souri d’un air fier etnoble ; elle m’a prise sur ses genoux et a commencé à mebercer pour m’endormir. C’est là, tout, Hester, mais c’est bien lavérité ; et ma chère maman le sait, dit-elle en fondant enlarmes. Alors je pensai que l’enfant avait la fièvre et je fissemblant de croire à son histoire, qu’elle me répéta, mainte etmainte fois, sans y rien changer.

À la fin, Dorothée frappa à la porte avec ledéjeuner de miss Rosemonde, et me dit que les vieilles damesétaient descendues dans la salle à manger où elles désiraient meparler. La veille au soir toutes les deux étaient montées dansnotre chambre à coucher, mais trouvant la petite endormie, elless’étaient contentées de la regarder, sans me faire de question.

« Je ne l’échapperai pas, pensai-je enmoi-même en traversant la galerie du nord, et pourtant je reprenaiscourage, car j’avais confié l’enfant à une garde. Elles seulesétaient à blâmer de l’avoir laissée courir toute seule. J’entraidonc hardiment et je racontai toute l’histoire à mistress Stark. Jela racontai aussi à miss Furnivall en criant de toutes mes forcescontre son oreille ; mais quand je parlai de l’autre petitefille qui avait attiré miss Rosemonde dehors dans la neige etl’avait conduite à la grande et belle dame près des houx, missFurnivall jeta les bras en l’air, ses vieux bras amaigris ets’écria… Ô ciel ! pardonne ! ayez miséricorde,Seigneur ! »

Mistress Stark la retint dans son fauteuil,assez rudement à ce qu’il me parut ; mais mistress Stark n’enétait plus  maîtresse, et miss Furnivall me parla d’un tond’autorité mêlé d’une étrange anxiété.

« Hester ! gardez-la bien de cetenfant ! cet enfant l’entraînerait à la mort ! Enfant demalheur ! Dites bien à Rosemonde qu’elle s’en défie ; carc’est un enfant méchant et pervers ! Alors, mistress Stark mefit sortir de la salle à manger et je n’étais pas fâchée d’êtredehors, mais miss Furnivall continuait de crier : oh !aie pitié de moi ! ne pardonneras-tu jamais ! Il y a tantd’années, tant d’années ! »

Comme vous le pensez bien, mon esprit nepouvait être en repos après cet événement. Je n’osais quitter missRosemonde, ni le jour ni la nuit. Ne pouvait-elle pas s’échapper denouveau pour courir après quelque imagination ? J’avais cru,d’ailleurs, m’apercevoir d’après certaines bizarreries de missFurnivall, qu’elle avait le cerveau dérangé. Je redoutais quelquechose de semblable pour ma chère petite, car cela, vous le savez,peut tenir de famille.

Il ne cessait de geler à pierre fendre ettoutes les fois que la nuit était plus orageuse qu’a l’ordinaire,entre les bouffées de vent nous entendions le vieux lord jouer dugrand orgue. Mais vieux lord ou non, partout où allait missRosemonde, je la suivais ; car mon amour pour elle, pauvrepetite orpheline, était plus fort que ma peur de cette terriblemusique. C’était à moi, d’ailleurs, de l’amuser et de la tenir engaîté, comme il convenait à son âge. Nous jouions donc ensemble,nous courions ensemble, par-ci, par-là, partout ; car jen’osais jamais la perdre de vue dans cette grande et solitairedemeure. Un certain après-midi, peu de jours avant la Noël, nousjouions toutes les deux sur le tapis du billard dans la grandesalle. Nous ne savions pas le jeu bien entendu, mais elle aimait àfaire rouler les douces billes d’ivoire avec ses petites mains, etj’aimais à faire tout ce qu’elle faisait ; peu à peu, sans quenous y prissions garde, il commença à faire noir dans la salle,quoiqu’il fît clair encore en plein air. Je songeais à lareconduire dans notre chambre, quand tout-à-coup elles’écria :

« Regarde, Hester,regarde ! Voilà encore ma pauvre petite fille dehorsdans la neige ! »

Je me tournai vers les longues et étroitescroisées ; et là, je vis, comme je vous vois, une petitefille, moins grande que miss Rosemonde, habillée tout autrementqu’elle aurait dit l’être pour sortir par une si rude soirée,pleurant et tapant contre les carreaux de vitre, comme si ellevoulait qu’on la laissât entrer. Elle semblait sangloter et missRosemonde n’y pouvant plus tenir, courait à la porte pour l’ouvrirquand tout-à-coup et tout près de nous le grand orgue retentitcomme un tonnerre.

Je tremblai tout de bon, et avec d’autant plusde raison que, dans le calme d’une si forte gelée, je n’avais pasentendu le son des petites mains tapant sur les vitres, quoiquel’enfant fantôme semblât y mettre toute sa force. Je l’avais vueaussi crier et pleurer sans que le moindre son parvînt à monoreille. Je ne sais si je remarquai tout cela dans le moment même,tant les sons du grand orgue m’avaient frappé de terreur ;mais ce que je sais, c’est que je saisis ma petite miss Rosemondedans mes bras au moment où elle s’avançait vers la porte et que lel’emportai malgré ses cris et ses efforts pour m’échapper, dans lagrande et claire cuisine, où Dorothée et Agnès éminçaient desviandes pour faire des pâtés.

« Qu’y a-t-il, ma petitebelle ? » s’écria Dorothée, en voyant miss Rosemondesangloter dans mes bras comme si son cœur allait se briser.

« Elle n’a pas voulu, » réponditcette chère enfant, « me laisser ouvrir la porte pour faireentrer ma pauvre petite fille, qui mourra bien sûrement si ellereste dehors toute la nuit sur les Fells. Cruelle,méchante Hester ! » Et en parlant ainsi, elle me battaitde ses petites mains ; mais elle aurait pu frapper bien plusfort, car j’avais vu sur le visage de Dorothée une expressiond’épouvante mortelle qui glaçait mon sang dans mes veines.

« Fermez la porte del’arrière-cuisine ; mettez bien le verrou, » dit-elle àAgnès, et sans en dire davantage, elle me donna des raisins et desamandes pour apaiser miss Rosemonde ; mais ma petite ladysanglotait toujours en pensant à la petite fille restée dans laneige et elle ne voulait toucher à aucune friandise. Je m’estimaibien heureuse quand elle se fut enfin endormie en pleurant dans sonlit. Alors je descendis tout doucement dans la cuisine, où je dis àDorothée que ma résolution était prise et que j’emmènerais ma chèrepetite dans la maison de mon père à Applethwaite, où, si nousvivions humblement, nous vivrions au moins en paix. Je lui disencore que j’étais déjà bien assez effrayée par le vieux lord,quand il jouait de l’orgue. Maintenant j’avais vu de mes yeuxl’étrange petite fille, dont les pieds ne laissaient pasd’empreinte sur la neige ; je l’avais vue habillée comme aucunenfant ne pouvait l’être dans le voisinage, pleurant, criant etfrappant sur les vitres, mais sans faire entendre aucun bruit,aucun son. J’avais même aperçu sur son épaule droite, car elleavait les épaules et les bras nus malgré la rigueur du froid, uneblessure toute noire. Miss Rosemonde avait reconnu en elle l’enfantfantôme qui, comme Dorothée le savait bien, avait faillil’entraîner à sa perte. C’était plus que je n’en pouvaissupporter.

À ce récit, je vis Dorothée changer de couleurplusieurs fois. « Je ne crois pas, » me dit-elle,« qu’on vous laisse emmener miss Rosemonde, puisqu’elle est lapupille de milord et que vous n’avez aucun droit sur elle. »Dorothée me demanda ensuite si je pourrais me résoudre à quitterl’enfant dont j’étais si folle, pour de vains sons et des visionsqui, en définitive, ne pouvaient faire aucun mal, et auxquels ilsavaient dû s’habituer chacun à leur tour. J’avais la têtemontée ; je tremblais presque de colère. Je lui dis qu’ilétait bien aisé à elle de parler ainsi ; à elle qui savait ceque signifiaient cette musique et ces prétendues visions, et quiavait eu peut-être quelque chose à démêler avec l’enfant fantôme deson vivant. Ainsi provoquée, Dorothée finit par me tout dire, etalors j’aurais voulu qu’elle ne m’eût rien dit, car je fus pluseffrayée que jamais.

Elle me dit donc qu’elle avait entenduraconter cette lugubre histoire par des vieillards des environsdans le commencement de son mariage. Alors on venait encore auchâteau qui n’avait pas sa mauvaise réputation d’aujourd’hui. Aprèstout, elle ne pouvait dire si c’était vrai ou faux, mais voici cequ’on répétait.

Le vieux lord qui jouait de l’orgue était lepère le miss Furnivall, ou plutôt de miss Grace, comme l’appelaitDorothée, car miss Maude, étant l’aînée, portait de droit le titrede miss Furnivall. Le vieux lord était dévoré d’orgueil. Jamais onne vit, jamais on n’entendit parler d’un homme aussi fier, et sesfilles étaient comme lui. Personne ne leur semblait assez bon pourdevenir leur mari. Cependant le choix ne leur manquait pas, carc’étaient les plus grandes beautés de leurs temps, comme j’avais pule voir par leurs portraits dans le salon de cérémonie. Mais, ditle vieux proverbe, « l’orgueil aura sa chute. » Ces deuxbeautés hautaines devinrent amoureuses du même homme, et ce n’étaitqu’un musicien étranger, amené de Londres par leur père pour fairede la musique avec lui dans son manoir. Par dessus toutes choses,l’orgueil de famille excepté, le vieux lord aimait lamusique ; il en était fou et savait jouer de presque tous lesinstruments ; mais cela n’avait adouci en rien son caractèrefarouche. Le fier et dur vieillard avait fait, dit-on, mourir safemme de chagrin. Il appela donc près de lui un étranger quifaisait de la musique si harmonieuse que les oiseaux mêmes sur lesarbres suspendaient leurs chants pour l’écouter. Par degrés, lenouveau venu s’empara si bien de l’esprit du vieux lord quecelui-ci le rappelait chaque année à Furnivall. Ce fut lui qui fitvenir l’orgue de Hollande et qui l’installa dans la grande salle oùil était encore de mon temps. Il apprit au vieux seigneur à enjouer ; mais bien des fois, lorsque lord Furnivall ne pensaitqu’à son bel orgue et aux accords qu’il en tirait, l’étranger auteint brun et aux cheveux noirs se promenait dans les bois avecl’une des jeunes dames ; tantôt avec miss Maude, tantôt avecmiss Grâce.

Miss Maude, pour son malheur, finit paremporter le prix. Ils se marièrent secrètement, et avant laprochaine visite annuelle de l’étranger, elle donna le jour à unepetite fille dans une ferme au milieu des bruyères, tandis que sonpère et miss Grâce la croyaient aux courses de Doncastre.Maintenant épouse et mère, son caractère ne s’adoucit pas le moinsdu monde ; elle resta tout aussi hautaine, tout aussipassionnée que jamais, et peut-être davantage, car elle étaitjalouse de miss Grâce à qui le musicien étranger faisait une courassidue, pour détourner les soupçons, disait-il. Mais miss Grâce,triomphant avec affectation de sa victoire apparente sur missMaude, celle-ci s’exaspérait de plus en plus contre son mari etcontre sa sœur. Il était facile au premier de secouer un joug quilui devenait désagréable, et de chercher dans les pays étrangers unrefuge contre la jalousie des deux sœurs. Il partit cet été-là unmois avant l’époque habituelle de son départ en donnant à entendrequ’il pourrait bien ne pas revenir. Dans l’intervalle, la petitefille fut laissée à la ferme, et sa mère avait l’habitude de faireseller son cheval et de galoper au loin sur les collines, enapparence sans aucun but, mais en réalité pour voir son enfant unefois au moins par semaine, car lorsqu’elle aimait, elle aimaitbien, comme elle ne savait pas haïr à demi. Le vieux lordcontinuait de jouer de son orgue ; et les serviteurs pensaientque la musique avait fini par adoucir son redoutable caractère,dont toujours, au dire de Dorothée, on racontait de bien terribleshistoires. Il devint infirme et fut obligé de se servir d’unebéquille pour marcher. Son fils aîné, le père du lord Furnivallactuel, était alors avec l’armée en Amérique, et l’autre fils enmer, en sorte que miss Maude faisait à peu près à sa mode, et, dejour en jour, il y avait plus de froideur et d’amertume entre elleet miss Grace. Elles finirent par se parler à peine, si ce n’est enprésence du vieux lord. Le musicien étranger revint encore l’étésuivant, mais ce fut la dernière fois ; car, avec leursjalousies et leurs colères, les deux sœurs lui faisaient mener unetelle vie qu’il s’en lassa. Il partit donc, et on n’en entenditplus parler. Miss Maude, qui avait toujours eu l’intention de faireconnaître son mariage quand son père serait mort, se voyaitmaintenant abandonnée avec un enfant qu’elle n’osait avouer, maisdont elle était folle, redoutant son père, haïssant sa sœur etforcée de vivre avec eux. L’été suivant se passe donc sans qu’onvît reparaître l’étranger. Miss Maude et miss Grace, devenuestristes et sombres toutes les deux, étaient aussi belles quejamais, mais il y avait quelque chose d’égaré dans leur regard. Peuà peu cependant le front de miss Maude s’éclaircit. Son père, dontles infirmités augmentaient toujours, se laissait de plus en plusabsorber par sa musique. Miss Grace et sa sœur vivaient presque àpart, occupant des appartements séparés, miss Grace dans l’aileoccidentale, miss Maude dans l’aile orientale, les chambres mêmesqu’on avait depuis condamnées. Cette dernière crut donc pouvoirprendre sa fille avec elle, sans que personne en sût rien, exceptéceux qui n’oseraient en parler et seraient tenus de croire, sur saparole, que c’était l’enfant d’une villageoise, pour lequel elleavait pris un caprice. Tout cela, disait Dorothée, était assez bienconnu ; mais personne ne savait ce qui était arrivé ensuite,si ce n’est miss Grace et mistress Stark qui, attachée dès cetemps-là à sa personne, comme femme de chambre, était beaucoup plusson amie que sa propre sœur. Mais, d’après certains mots échappésçà et là, les domestiques supposaient que miss Maude s’était vantéeà miss Grace de son triomphe et l’avait aisément convaincue que lemusicien étranger s’était joué d’elle avec son amour prétendu,puisqu’il en avait épousé une autre en secret. À dater de ce jour,les joues et les lèvres de miss Grace perdirent leur éclat ;on l’entendit souvent répéter qu’elle se vengerait tôt ou tard.Mistress Stark, de son côté, ne cessait d’épier ce qui se passaitdans les appartements de l’aile orientale.

Par une affreuse nuit, juste après le nouvelAn, la terre était déjà, couverte d’une neige épaisse et profonde,et les flocons tombaient encore assez vite pour aveugler ceux quipouvaient être dehors. Tout-à-coup on entendit un grand bruit, unviolent tumulte et la voix du vieux lord qui dominait tout, serépondait en invectives et en malédictions. On entendit aussi lescris d’un petit enfant, le hautain défi d’une femme irritée, le sond’un coup sourd et suivi d’un silence de mort ; puis despleurs et des gémissements qui finirent par s’éteindre sur lacolline. Alors le vieux lord appela tous ses serviteurs. Il leurdit avec de terribles serments et des menaces plus terribles encoreque sa fille l’ayant déshonoré, il l’avait chassée de sa maison,elle et son enfant, et que si quelqu’un d’entr’eux osait leurprêter secours, leur donner de la nourriture ou un abri, ilprierait Dieu de l’exclure à jamais du paradis. Pendant tout cetemps-là, miss Grace se tenait à côté de son père pâle et immobilecomme la pierre, et quand il eut fini, elle poussa un grand soupir,comme si elle se sentait soulagée d’une grande crainte, et commepour dire que son œuvre était faite, son but accompli. Le vieuxlord ne toucha plus à son orgue et mourut dans l’année. Cela n’arien d’étonnant, et sans doute le remords le tua, car le lendemainde cette sombre, et cruelle, nuit, les bergers descendant lesFells, trouvèrent miss Maude assise, avec le rire de lafolie, sous les houx et caressant un enfant mort, qui avait surl’épaule droite une horrible meurtrissure. Mais ce ne fut pas ellequi tua l’enfant. D’après ce que disait Dorothée ; ce furentle froid et la gelée. Toutes les bêtes sauvages étaient renferméesdans leurs trous et tous les animaux domestiques dans leursétables, à l’heure où la mère et l’enfant furent chassés du manoiret réduits à errer sur les Fells ! Maintenant voussavez tout, ajouta Dorothée, et je serais bien étonnée si vousétiez moins effrayée que moi ? »

J’étais plus effrayée que jamais ; maisje lui dis que je ne l’étais pas. J’aurais voulu nous voir à jamaisdehors miss Rosemonde et moi, de cette horrible maison. Cependantje ne voulais pas quitter ma chère enfant et je n’osais l’emmeneravec moi. Oh ! comme je la surveillais ! Comme je faisaisbonne garde autour d’elle ! Nous mettions tous les verrous desportes et nous fermions les volets une heure au moins avant qu’ilfit nuit, de peur de les laisser ouverts cinq minutes trop tard.Mais ma petite lady entendait toujours la fatale petite fillepleurant et gémissant ; et tout ce que nous pouvions faire oudire ne l’empêchait pas de vouloir aller vers l’enfant fantôme pourle mettre à l’abri de la neige et du vent. Durant tout ce temps, jeme tenais le plus éloignée possible de miss Furnivall et demistress Stark, car elles me faisaient peur aussi. Il n’y avaitrien de bon à gagner près d’elles avec leurs sombres et dursvisages, leurs yeux distraits et hagards regardant toujours dansles années sinistres du passé. Malgré mon effroi, j’avais une sortede pitié pour miss Furnivall. Les gens descendus dans la fosse nepeuvent avoir un aspect plus désolé que celui qui était toujoursempreint sur son visage. À la fin je me sentis émue de tant depitié pour cette vieille dame qui ne disait jamais un mot sansqu’il lui fût arraché, que je priai Dieu pour elle. J’appris à missRosemonde à prier aussi pour une personne qui avait fait un péchémortel ; mais au moment où ma chère petite arrivait à cesmots, elle prêtait souvent l’oreille et quittait sa positionagenouillée pour me dire : « Hester, j’entends ma petitefille qui pleure et se plaint si tristement ! Oh !laisse-la entrer ou elle mourra ! »

Une nuit, justement après l’arrivée tantattendue du nouvel An, et lorsque le pire d’un long hiver étaitpassé, je l’espérais du moins, j’entendis la sonnette du salonoccidental sonner trois fois, ce qui était le signal particulierpour moi. Je ne voulais pas laisser miss Rosemonde toute seule,quoiqu’elle fût endormie, car le vieux lord avait joué avec plus deforce que jamais et je craignais que ma mignonne ne se réveillâtpour entendre l’enfant fantôme.

Quant à le voir, c’était impossible. J’avaistrop bien fermé les fenêtres pour cela. Je la pris donc hors deson lit, l’enveloppai dans les premiers vêtements quime tombèrent sous la main et je la portai dans le salon où jetrouvai les deux vieilles dames travaillant selon leur habitude, àleur tapisserie. Elles levèrent les yeux au moment oùj’entrai, et mistress Stark me demanda d’un air fortétonné : « Pourquoi j’apportais missRosemonde qui serait beaucoup mieux dans son lit bienchaud ? Parce que… parce que, commençai-je à murmurer,j’avais peur qu’elle ne cédât à la tentation de sortir pendant monabsence, pour suivre l’enfant dans la neige, » mais missStark m’arrêta court par un clin-d’œil significatif et me dit quemiss Furnivall avait besoin de moi pour défaire un ouvragequ’elle avait mal fait, et que ni l’une ni l’autre ne savaientdépiquer, à cause de leurs mauvais yeux. Je déposai ma mignonne surle sopha, et je m’assis près des deux vieilles sur untabouret. Le vent, qui commençait à mugir, rendait moncœur plus dur pour elles, en songeant au mal dont ellesavaient été cause.

Cependant miss Rosemonde dormait dumeilleur cœur. Miss Furnivall ne disait mot; elle neregardait jamais autour d’elle quand les bouffées duvent ébranlaient les fenêtres ; mais soudain ellese dressa de toute sa hauteur, et leva une des mains commepour nous faire signe d’écouter.

« J’entends des voix, dit-elle. J’entendsdes cris terribles… J’entends la voix de mon père ! »

Dans le même instant, ma chérie se réveillacomme en sursaut. « Ma petite fille pleure, dit-elle,oh ! comme elle pleure ! » Et elle essaya de selever pour aller à elle ; mais ses pieds se prirent dans lacouverture, et je l’enlevai dans mes bras, car ma chair commençaità se crisper, en songeant aux bruits que l’on entendait, tandis queje ne pourrais saisir aucun son. Mais, au bout d’une minute oudeux, le bruit se rapprocha, grandit et remplit nos oreilles. Nousentendîmes aussi des voix et des cris, et le vent d’hiver quimugissait dehors se tut soudainement. Mistress Stark me regarda etje la regardai ; mais nous n’osions parler. Tout-à-coup missFurnivall s’avança vers la porte du salon, passa dansl’antichambre, traversa le corridor de l’ouest, et ouvrit la portequi donnait dans la grande salle. Mistress Stark la suivit, et jen’osai rester derrière, quoique l’épouvante empêchât presque moncœur de battre. J’enveloppai bien ma chère enfant ; je laserrai dans mes bras, et je marchai derrière les vieilles dames.Dans la salle, les cris étaient plus forts que jamais ; ilssemblaient venir de l’aile orientale, et s’approchaient de plus enplus des deux portes qui restaient constamment fermées. Alors jeremarquai que le grand lustre de bronze était tout allumé, quoiquela salle fût pleine d’ombre, et qu’un grand feu brûlât dans lavaste cheminée sans répandre aucune chaleur. Je frissonnaid’horreur, et je serrai de toutes mes forces miss Rosemonde contrema poitrine. En ce moment la porte orientale semblait ébranlée surses gonds, et ma chérie, luttant pour se dégager de mes bras,s’écriait de toutes ses forces : « Hester !laisse-moi aller ! Ma pauvre petite est là ; jel’entends ; elle vient ! Hester, laisse-moialler ! »

C’était le moment de la bien tenir. Je seraiplutôt morte que de lâcher prise, tant ma résolution était forte.Miss Furnivall écoutait et entendait malgré sa surdité habituelle.Ni l’une ni l’autre des vieilles dames ne prenaient garde àRosemonde qui m’avait forcée de la mettre à terre ; maisagenouillée devant elle, je tenais sa ceinture enlacée dans mesdeux bras, tandis qu’elle continuait de pleurer et de lutter pourm’échapper.

Tout-à-coup la porte orientale s’ouvrit avecun bruit de tonnerre, comme si elle fléchissait sous un furieuxeffort ; et l’on vit apparaître, dans une vague et mystérieuseclarté, l’effigie d’un grand vieillard en cheveux blancs et dontles yeux étincelaient. Il chassait devant lui, avec des gestesd’implacable haine, une femme d’une grande beauté et au regardfier, qu’un petit enfant tenait par sa robe.

« Oh ! Hester !Hester ! criait miss Rosemonde. C’est la dame ! ladame qui était sous les houx ; et ma petite est avecelle ! Hester ! Hester ! laisse-moi aller. Ellesm’attirent près d’elles. Je le sens. Je le sens. Laissez-moialler. »

Ses efforts pour m’échapper la faisaientpresque tomber en convulsions ; mais je la tenais de plus enplus serrée, au point d’avoir peur de lui faire mal. Mieux valaitcourir ce risque que la laisser entraîner par ces terriblesfantômes. Ils avançaient toujours vers la porte de la grande salle,où les vents hurlaient comme des loups qui attendent leur proie.Tout-à-coup la dame se retourna, et je vis qu’elle lançait auvieillard un hautain défi ; mais presque au même instant, toutson corps frémit d’épouvante. Elle étendit les bras d’un air égaréet suppliant, pour garantir son enfant, son petit enfant, d’un coupde la béquille que le vieux lord tenait levée.

Miss Rosemonde, entraînée par une puissancesurnaturelle, continuait de se tordre dans mes bras et desangloter ; mais je sentais ses forces faiblir, et je lalaissais crier :

« Elles veulent que j’aille avec ellessur les Fells. Elles m’attirent à elles ! Ô ma petitefille ! Je viendrais si la méchante, la cruelle Hester ne meretenait de force. »

Enfin, quand elle vit la béquille levée surl’enfant, elle s’évanouit, et j’en rendis grâces à Dieu.

Au moment où le grand vieillard, dont lescheveux flottaient comme sous le vent d’une fournaise, allaitfrapper la pauvre petite toute tremblante, miss Furnivall, lavieille dame que j’avais à mes côtés, s’écriait d’un tonlamentable : « Ô mon père ! mon père ! épargnezcette pauvre enfant ! » Mais alors même, je vis, nousvîmes tous un autre fantôme se détacher de la lumière bleue etvague qui remplissait la salle. C’était une autre dame qui setenait debout près du vieillard avec un regard de cruelle rancuneet de mépris triomphant. Sa beauté était remarquable ; seslèvres rouges et dédaigneuses. Un chapeau de castor blanc, ornéd’une longue plume, couvrait son front altier. Elle portait unerobe de satin bleu ouverte sur la poitrine. J’avais déjà vu cettefigure. C’était la ressemblance de miss Furnivall dans sajeunesse.

Les fantômes continuaient de se mouvoir versla porte de la grande salle, sans prendre garde aux ardentessupplications de la vieille miss Furnivall ; et quand labéquille que brandissait le vieux lord tomba sur l’épaule droite del’enfant, la sérénité de marbre de la cruelle jeune fille n’enparut pas même altérée. Soudain ces lumières étranges qui nedissipaient pas les ténèbres, ce feu qui ne répandait aucunechaleur, s’éteignirent d’eux-mêmes ; et nous vîmes la vieillemiss Furnivall gisante à nos pieds, mortellement frappée.

On la porta dans son lit, d’où elle ne devaitpas se relever. Durant son agonie, elle tenait son regard tournévers la muraille, murmurant tout bas, mais ne cessant demurmurer : « Hélas ! Hélas ! la vieillesse nepeut réparer le mal qu’a fait la jeunesse. Non, jamais, on ne peutla réparer ! »

V – L’HISTOIRE DE L’HÔTE.

 

Il y avait une fois, comme disent les contesd’enfants, un marchand qui revint des contrées lointaines dans sonpays natal, où il rapportait, dans un petit coffret, des diamantsqui auraient suffi pour la rançon d’un roi. Ce marchand avaitvieilli dans son commerce. Tous les instincts généreux avaientdisparu de son cœur refroidi, et les cendres du feu de la jeunessecouvraient ce cœur qui ne connaissait plus ni joie, ni pitié. Enrevanche, il était toujours habile et dur en affaires, ne calculantque le tant pour cent. Pour enfler ses bénéfices ou sauver undenier, il eût vu d’un œil sec tous ses enfants descendre autombeau s’il avait eu des enfants. Comme un bloc de pierre, ilsemblait complet en lui-même, isolé de tout ; ni sang ni sèvene couraient dans ses veines ; mais il avait la soif de l’or,comme la terre béante après la malédiction d’une longue sécheresse,aspire après la pluie ; et lorsqu’il voyait un autre marchandaussi riche que lui, il brûlait du désir de le dépouiller, par laforce ou la ruse.

Le voilà descendu sur le rivage sablonneux dela mer, une fois de plus, il foule le sol natal. Il reconnaît tousles rochers de l’aride plage ; il reconnaît la rivière quiserpente au loin. Il revoit  des scènes qui lui sontfamilières ; il entend parler une langue qui l’est égalementpour lui. Il s’arrête. Peut-être que les années ont un instantlaissé son cerveau libre, comme le reflux de la mer découvre lagrève, et qu’il va se retrouver jeune un instant ? Peut-être,par une émotion étrange et toute nouvelle pour lui, l’amour de lapatrie va-t-il rafraîchir son cœur comme une rosée ?Hélas ! non, il ne pense qu’une chose, au moyen de se couchercette nuit sans qu’il lui en coûte rien.

Il gravit donc le chemin tortueux de la petiteville ; là il entend parler du renom d’un prince marchand quihabite le voisinage, et dont la libéralité égale le luxe royal. Onlit ces mots, inscrits sur la porte toujours ouverte de sa demeurehospitalière :

« Ici, tout le monde est bien venu, richeou pauvre ! » Notre avare se hâte de tourner ses pas dece côté. Bientôt il aperçoit dans un agréable lieu, entouré demasses de feuillages où murmure la brise, les reflets du marbreblanc au milieu des sombres arbres. En approchant plus près, ilvoit s’élever des murs d’une architecture splendide, percés denombreuses croisées qui étincellent comme des yeux, et ornés destatues, qui de la hauteur où elles sont placées, ressemblent à desanges faisant halte un instant dans leur vol vers le ciel. Iladmire de longs rangs de colonnades, des lampes d’or sous desportiques, de vastes terrasses couronnant l’édifice et offrant depaisibles retraites au milieu des airs : tel était le palaisdu prince marchand.

À travers les vastes portes, on entendaitretentir sans cesse les sons des instruments de musique, cesaccords qui, portés sur des ailes légères, semblent planer autourde nous et murmurer des choses d’un monde lointain dans une languedivine et inconnue.

Le marchand avare entra dans la salle, etvoyant le maître assis à table, il lui cria : « Ô nobleet grand prince, tu vois à tes pieds un pauvre marchand ruiné, quiimplore de ta miséricorde un peu de nourriture, pour ne pas mourirde faim sur la grand’route. C’est à ta gracieuse charité qu’il arecours, et il s’agenouille devant toi. » L’hôte se leva, pritle marchand par la main avec un sourire de bonté, lui parla avecchaleur d’âme, et lui donna à boire et à manger de ses mains. Maisl’avare regardait tout ce qui l’entourait d’un œil de convoitise,et bientôt la splendeur éclatante de cette maison, toute cetteprodigalité de richesse, toutes ces merveilles du luxe, l’orétincelant partout, les pierres précieuses dans l’air scintillantcomme des étoiles, éveillèrent en lui une pensée infernale del’enfer, suspendirent sa respiration, précipitèrent le mouvement deson sang et souillèrent dans son oreille un diabolique conseil.« Quand toute la maison reposera, se dit-il ; quand lesommeil aura scellé toutes les oreilles et tous les yeux ;quand, fatigués par l’éclat et le bruit du festin, tous les sensseront assoupis, je me lèverai, je saisirai tout ce que je pourraisaisir et je le placerai en sûreté dans la cour d’honneur jusqu’àl’aube. Puis pour m’échapper sans éveiller les soupçons, je mettraile feu à ce palais ; je brûlerai le phénix dans son lit deparfums. »

Quand la fête fut finie, tout le monde seretira pour se livrer au repos, et le vieux marchand, aux lèvresperfides, dit à l’hôte : « Mon doux seigneur ! unesprit blessé vient d’être guéri par le baume de votre amour.Puisse celui qui règne dans les cieux augmenter encore vosrichesses. Cette nuit même contribuera peut-être à remplir voscoffres-forts. Pourquoi me regarder d’un air incrédule ?Souvent le ciel accomplit son œuvre dans les ténèbres et durant lesommeil. Oui, j’en ai le pressentiment, ma langue vient deprophétiser. »

L’hôte lui répondit du ton le plus courtois.On conduisit les convives dans les chambres préparées pour lesrecevoir. La lumière et la gaîté s’évanouirent à la fois de lasalle, et le sommeil appesantit toutes les paupières, hors cellesdu meurtrier. Le voyez-vous assis, les yeux fixés sur la largeflamme de la lampe, qui vacille et secoue les ombres comme la maind’un spectre. Il pense au noir dessein qu’il a formé, il écoute lesilence qui l’entoure ; il entend au dehors souffler la bise,chanter le grillon et gémir le solitaire oiseau de la bruyèrevoisine, Enfin il prend sa lampe et sort furtivement de sa chambreLa maison silencieuse semble sa complice. Les ombres s’agitent lelong des escaliers et ses pas comme des démons couverts d’unlinceul noir. Les colonnes de marbre, avec leur blancheur despectre, semblent, du milieu des ténèbres, venir au-devant de lalumière. Un silence sinistre règne partout. Personnification del’avarice ou visage astucieux, le criminel marchand entre dans lasalle du banquet, maintenant froide et déserte. Il remplit un sacde vaisselle d’or, de bijoux et de pierreries ; il prend toutce qu’il trouve à sa fantaisie, et joignant à son butin la caissequi renferme ses propres diamants, il cache tout dans un coin de lacour d’honneur.

Et maintenant, réveillez-vous, imprudents quidormez ; car autour de vous, le meurtre rôde. Un démon s’estglissé dans la maison hospitalière, et pendant votre sommeil, ilrampe autour des fondements de l’édifice ; il amasse lesfagots et la paille ; il y met le feu. Bientôt les flammes,prenant de la force, feront éclater ces pierres massives ;elles les envelopperont d’un épais manteau de fumée, et leur clartésinistre déchirera la nuit. Déjà la Terreur montre sa tête hideuse.Le crime, enfant, grandit et se fortifie. Adieu la joie !adieu les fêtes ! Les flammes mordent et dévorent les poutres,s’élancent à travers les croisées et se tordent comme des serpents.Les énormes colonnes sont embrasées ; les conduits de plomb sefondent et coulent comme des ruisseaux ; le feu agile s’élanceau sommet de l’édifice et trace dans le ciel des arabesques d’unrouge sanglant. Partout bondissant des flammes, partout éclatentdes gerbes d’étincelles. La nuit s’est enfuie !

Aux premières rumeurs de l’incendie, l’hôte,ses convives et tous ses serviteurs se précipitent pêle-mêle, entumulte, hors de la maison et dans la vaste cour. Alors seulementils osent regarder derrière eux ; ils voient l’édificehospitalier dévoré par des serpents de feu ; ils pleurent etse tordent les mains ; ils invoquent le ciel !

Cependant le marchand criminel, qu’au milieumême de l’incendie l’avarice dévore, cherche encore du butin dansles chambres désertées par les plus riches convives, et que le feun’a pas encore atteintes. Enfin, il songe à fuir et regarde dans lacour, mais il est trop tard ; la cour est pleine de monde, cequi lui ôte l’espoir de parvenir, en ce moment du moins, jusqu’autrésor qu’il a caché. « Je suis perdu ! s’écrie-t-il, jesuis perdu ! » La maison n’a pas de porte dérobée qu’ilconnaisse, et quand il essaie de franchir le seuil hospitalier, unfeu vengeur se dresse devant lui et le tient, pour ainsi dire, enarrêt comme un limier. C’est le feu maintenant qui est le maître dulogis, et lui l’esclave. Il fuit, il court comme un insensé ;il va et revient sur ses pas ; il implore du secours, mais ilsait qu’il ne peut lui en venir ; il grince des dents commeune bête féroce en cage. Les flammes impitoyables rugissent autourde lui et brûlent déjà ses vêtements. Il hurle à son tour :« Je ne puis plus fuir : le feu que j’ai allumé me tientemprisonné. » Les dalles sont brûlantes ; l’air mêmes’embrase et siffle. Pour sauver sa vie, il monte au haut de lamaison ; il court à une fenêtre de derrière et voit au loin leciel rouge comme du sang. C’est la seule chance qui lui reste. Ils’élance par la croisée au milieu des arbres ; tout meurtri età demi-étourdi par sa chute, il se lève de nouveau, proférantd’étranges paroles et se maudissant lui-même. La tête lui tourne,il bronche à chaque pas ; mais cependant il poursuit sa courseet finit par disparaître dans l’obscurité lointaine.

Le bruit et les clameurs ont enfin réveillétous les voisins, qui aperçoivent la clarté sinistre et la fumée.Ils se lèvent, ils accourent ; ils jettent de l’eau sur lesflammes, et bientôt l’incendie se laisse maîtriser. La lueurrougeâtre du ciel se dissipe et la nuit revient. Les fenêtresvides, avec leur feu intérieur, ressemblent encore à des yeuxluisants dans les ténèbres. Ces yeux scintillent longtemps etfinissent par se fermer. Alors, avec des cris joyeux, les fugitifsrentrent dans la maison, dont la plus grande partie est restéeintacte, et tous se réjouissent en leur cœur que les ravages nesoient pas plus grands. Le maître de ce brillant palais regardeautour de lui, et voit que tous ses convives, tous ses serviteurssont sains et saufs ; personne n’a perdu un cheveu. Il nemanque que le vieux marchand ; lui seul ne répond pas àl’appel ; on ne trouve nulle part ses traces, quoiqu’oncherche dans toutes les salles vides et sous les ruines fumantesamoncelées contre les murs. On aurait fini par croire qu’il nes’était pas réveillé à temps pour fuir, lorsque, sous un monceau debois calciné, la lanterne est découverte. C’est par là que le fou acommencé ; alors ils se disent entre eux : « C’estdonc cet homme qui a allumé l’incendie où nous avons failli périrtous. » Et, dans le même instant, d’autres personnes trouventdans la cour le butin que le misérable avait amassé. Mais, ôsurprise étrange ! ce butin est prodigieusement augmenté parun petit coffret où sont enfermés les plus beaux diamants del’Orient, diamants plus précieux qu’une couronne !

Une proclamation fut faite dans tout le paysd’alentour, pour savoir si personne ne réclamait ces richespierreries ; mais personne ne les réclama. Leur véritablepossesseur se gardait bien de reparaître pour faire valoir sestitres. Ils finirent donc par appartenir bien légitimement à celuique leur premier propriétaire avait payé d’une si noireingratitude ; et leur valeur était préférable mille fois auxdommages causés par l’incendie.

Ce fut ainsi qu’une joie nouvelle sortit d’unecalamité imprévue ; et l’avare marchand, qui croyait mentir,avait été prophète malgré lui.

VI – L’HISTOIRE DU GRAND-PÈRE.

 

Lorsque j’occupai pour la première fois uneplace de commis dans notre banque, le pays jouissait de bien moinsde sécurité qu’aujourd’hui. Non seulement les routes, attendant laréforme de Macadam, étaient fatales, en beaucoup d’endroits, auxroues et aux essieux ; mais ce qui était plus alarmant encoreil fallait s’y prémunir contre les insultes et les vols auxquelsétaient exposés les voyageurs. Les incidents de la guerre où nousvenions d’entrer agitaient tous les esprits ; le commerceétait interrompu, le crédit anéanti et la détresse commençait à semanifester dans des classes entières de la population qui avaientjusqu’ici vécu dans l’abondance. La loi, malgré son applicationdraconienne, semblait n’avoir pas d’épouvante pour les malfaiteurs,et il est certain que la cruauté, sans discernement, du Livre desStatuts, allait contre son but en punissant tous les crimes desmêmes peines. Du reste, un temps de pénurie financière n’est pasune mauvaise saison pour une banque. La nôtre florissait au milieude la grande gêne du pays, et les énormes bénéfices réalisés àcette époque par les banquiers, bénéfices qui leur permirentd’acheter de vastes propriétés et d’éclipser la vieillearistocratie territoriale, rendaient la profession aussiimpopulaire parmi les hautes classes qu’elle l’était depuislongtemps parmi les masses irréfléchies. Un banquier leur semblaitune sorte de faussaire patenté, qui créait d’énormes sommesd’argent en signant des chiffons de papier ; et le vol d’unebanque, j’en suis persuadé, aurait été considéré par beaucoup degens comme une action tour aussi méritoire que la dispersion d’unebande de faux-monnayeurs. Tels n’étaient pas, bien entendu, lessentiments des commis de la banque. Nous sentions, au contraire,que nous appartenions à une corporation puissante, du bon vouloirde laquelle dépendait la prospérité de la moitié des maisons ducommerce du pays. Nous nous regardions comme un véritablegouvernement exécutif, et nous remplissions les devoirs de notrecharge avec toute la dignité et tout l’orgueil que peuvent déployerdes secrétaires d’État. Nous nous promenions même dans les ruesd’un air de matamore, comme si nos poches étaient rempliesd’or ; si deux d’entre nous louaient un cabriolet pour faireune excursion à la campagne, nous affections de regarder à chaqueinstant sous la banquette, comme pour voir si nos trésors étaienten sûreté ; puis nous examinions avec attention nos pistoletspour montrer que nous étions résolus à les défendre jusqu’à lamort. Souvent ces précautions étaient réellement requises ;car lorsqu’il y avait disette de numéraire chez nos clients, onexpédiait deux des plus courageux commis avec les fondsnécessaires, dans des sacoches de cuir déposées sous le siége ducabriolet. En raison de la vigueur physique dont j’étais doué, oupeut-être dans l’idée qu’étant peu fanfaron, de mon naturel, jepossédais réellement la dose de hardiesse demandée, j’étais souventchoisi pour l’un des gardes de ces précieuses cargaisons ;pour preuve de leur impartialité, sans doute, outre le plussilencieux et le plus bavard de leurs employés, les directeursm’adjoignaient d’ordinaire, pour ce service, le plus grand hâbleur,le plus grand rodomont le plus grand crâne et le meilleur cœur quej’aie jamais connu. Vous avez, la plupart, entendu parler du fameuxorateur et meneur d’élections. Tom Ruddle, qui se présentait àtoutes les vacances pour le comté et le bourg, et passait sa vieentière entre deux élections, à solliciter des suffrages pour luiou pour ses amis. Eh bien, Tom Ruddle était précisément moncollègue à l’époque dont je vous parle ; jeune comme moi et lecompagnon habituel de mes excursions, lorsqu’il s’agissait deconvoyer des trésors.

« Que feriez-vous, disais je à Tom, sinous étions attaqués ? »

«S’il faut vous le dire ? répondait Tom,dont c’était là le préambule favori et la formule, s’il faut vousle dire ? je leur enverrais une balle dans la tête. »

« Vous pensez donc qu’il y en aurait plusd’un ? »

« S’il faut vous le dire ? je lecrois, disait Tom ; mais s’il n’y en avait qu’un, je sauteraisà bas du cabriolet et lui donnerais une bonne volée. Ne serait-cepas le juste châtiment de son impertinence ? »

« Et si une demi-douzaine s’enmêlaient ? »

« Je les tuerais tous. »

Jamais les sacoches d’or, on le voit,n’avaient été sous la garde d’un plus déterminé champion que TomRuddle, jeune alors comme moi.

Par une froide soirée de décembre, on nous fitsoudain mettre en route avec trois sacoches d’or que nous devionsdélivrer à des clients de la banque, à dix ou douze milles de laville. L’air éclairci par la gelée nous portait à la bellehumeur ; notre courage était excité par la rapidité dumouvement, la dignité de notre charge, l’importance de notreresponsabilité et une paire de pistolets d’arçon couchés en traversdu tablier.

S’il faut vous le dire ? me dit Tom, enprenant un des pistolets dont il arma la double détente, comme jem’en aperçus plus tard, je ne serais pas fâché de rencontrerquelques voleurs, certain que je suis de les arranger comme j’aiarrangé ces trois soldats licenciés. »

« Comment cela ? »

« Ah ! il vaut autant, dit Tom,affectant de prendre un air soucieux, ne pas parler de cesmalheureux accidents. Le sang versé est toujours une terrible chosepour la conscience, c’est un vilain spectacle que celui d’unecervelle qu’on a fait sauter ; mais s’il faut vous ledire ? je suis prêt à recommencer. C’est une chance quecourent tous les gens qui risquent leur vie, mon garçon. »

En parlant ainsi, Tom arma de même l’autrepistolet, et regardant d’un air d’audace des deux côtés de laroute, il semblait porter, aux bandits qui pouvaient y être cachés,le défi de se montrer et de venir recevoir la récompense de leursforfaits. Quant à l’histoire des trois soldats et aux sanglantesallusions à un acte de justice sommaire accompli sur l’un d’eux ousur tous les trois, c’était une prodigieuse rodomontade. Tom avaitle cœur si tendre, que le meurtre d’un petit chat l’aurait rendumalheureux toute une semaine ! Cependant, à l’entendre, vousl’auriez pris pour un Richard III civil, sans amour, pitié, nipeur. » Ses favoris n’étaient pas moins féroces que sesparoles et lui donnaient l’air d’un homme ne voulant entendre quebatailles, meurtre et ruine ! Il continua donc de jouer avecson pistolet et de se poser en implacable exécuteur des vengeancesdes lois, jusqu’à ce que nous eussions atteint la petite ville oùrésidait un de nos clients et où l’un de nous devait descendre pourporter une des sacoches à sa destination. Tom entreprit cettetâche. Le village ou devaient être délivrées les autres sacochesn’étant situé qu’à un mille plus loin, il fut convenu qu’il merejoindrait à travers champs, après s’être débarrassé de l’argent.Avant de me quitter, il visita soigneusement l’amorce de sonpistolet, l’enfonça d’un air crâne dans la poche extérieure de sonpar-dessus et s’éloigna d’un pas majestueux, tenant la sacoche à lamain.

Resté seul, je fis sentir le fouet au chevalet je trottai gaîment vers ma destination, ne songeant pas le moinsdu monde aux voleurs, malgré la conversation de Tom Ruddle.

Notre second client habitait à l’entrée duvillage ; c’était un fermier dont les opérations agricolesexigeaient l’emploi de beaucoup de numéraire. Je m’arrêtai au coinde la petite rue étroite et sombre qui conduisait à sa maison, etmon absence ne pouvant se prolonger au-delà de quelques minutes, jequittai le cabriolet pour porter plus vite une des sacoches à sondestinataire. Cette opération faite, je pris congé de lui, aprèsavoir refusé stoïquement toutes ses invitations, tant il me tardaitd’être dans mon cabriolet. Tout-à-coup, j’aperçus à la clarté desétoiles, car la nuit était venue, un homme monté sur le marche-piedet fouillant sous le siège. Je m’élançai sur lui. L’homme, alarmépar mon approche, se retourna rapidement, et, me présentant lecanon d’un pistolet, il fit feu si près de mes yeux qu’un instantje restai comme aveuglé. L’action fut si soudaine et ma surprise sigrande, que, durant quelques minutes aussi, je fus tout hors demoi, sachant à peine si j’étais vivant ou mort !

Quant au vieux cheval, il ne bronchait jamaislorsqu’il entendait la détonation d’une arme à feu. J’appuyai mamain sur la jante de la roue, tâchant de recouvrer mon assietteordinaire. La première chose dont je pus m’assurer, c’est quel’homme avait disparu. Je me hâtai alors de regarder sous le siège,et, à mon grand soulagement, je vis que la troisième et dernièresacoche était bien en place ; mais il y avait une coupure quisemblait faite avec un couteau : apparemment le voleur s’étaitproposé d’emporter l’or sans l’accompagnement dangereux du sac quipouvait mettre sur ses traces.

« S’il faut vous le dire ? dit unevoix tout près de moi, au moment où j’achevais ma recherche, jen’aime pas les mauvaises plaisanteries. Décharger des pistoletspour faire peur aux gens ! Cela a-t-il le sens commun ?Vous aurez jeté l’alarme dans tout le village. »

« Tom, lui répondis-je, voici le momentde montrer votre courage. Un homme a volé l’argent resté dans lecabriolet, ou du moins tenté de le faire ; et il a fait feusur moi presque à bout portant. »

Tom devint visiblement pâle à cette nouvelle« N’y en avait-il qu’un ? » demanda-t-il.

« Un seul ! »

« Alors ses complices sont près d’ici.Que faut-il faire ? Si je réveillais le fermier Malins pourlui dire de venir à notre aide avec tout sonmonde ! »

« Non, gardez-vous-en bien, luirépondis-je. J’aimerais mieux affronter une douzaine de balles depistolet que de faire connaître à la banque mon manque deprévoyance. Cela me ruinerait pour la vie. Comptons d’abordl’argent de la sacoche : remettons-la tranquillement, si lecompte est juste, à son destinataire qui habite aussi près d’ici,cherchons ensuite les traces du voleur. »

Ce n’était qu’une sacoche de centguinées ; nous ne les comptâmes pas néanmoins sans untremblement nerveux. Il y manquait trois guinées, que nous pouvionsheureusement suppléer de notre poche, grâce à nos appointementstrimestriels tout récemment touchés. Je laissai Tom un instantseul, je remis la sacoche à sa destination, sans dire un mot duvol, et rejoignis mon compagnon.

« Maintenant il s’agit de savoir par oùil s’en est allé ! » dit Tom, reprenant un peu de sonancien air et brandissant sou pistolet comme le chef d’un chœur debandits dans un mélodrame.

Je lui avais dit que, dans ma premièrestupéfaction, je n’avais pas remarqué de quel côté le voleurbattait en retraite. Tom était un braconnier expérimenté, quoiquefils d’un ecclésiastique : il eût pu donner un meilleurexemple.

« J’ai entendu un lièvre bouger à centpas de distance, me répondit-il en collant son oreille contre laterre gelée ; fût-il à un quart de mille, j’entendrai notrevoleur se mouvoir. » Je me couchai à terre comme lui. Nousfîmes longtemps silence ; on n’entendait que notre respirationet celle de notre vieux cheval.

« Chut ! dit enfin Tom, il sort deson couvert ; j’entends les pas d’un homme, bien loin àgauche. Prenez votre pistolet et venez avec moi.

Je pris donc le pistolet, dont je trouvai lapierre abaissée sur le bassinet ; le voleur avait tiré sur moiavec ma propre arme. Il n’était pas étonnant qu’il eût tiré si viteet si mal, car Tom avoua qu’il croyait se souvenir d’avoir oubliéde désarmer le pistolet.

« Que cela ne vous inquiète pas, ditTom ; s’il faut vous le dire ? mon intention est de luibrûler d’abord la cervelle avec mon pistolet. Vous pouvez ensuitelui briser le crâne avec la crosse du vôtre. S’il faut vous ledire ? il ne sert à rien d’épargner ces malfaiteurs. Je faisfeu dès que je le vois. »

« Attendez au moins que je vous dise sic’est le voleur ou non. »

« Croyez-vous lereconnaître ? »

« À la lueur de l’amorce, j’ai vu deuxyeux hagards que je n’oublierai jamais…»

« En avant donc ! dit Tom, prenant,comme on dit, son courage à deux mains ; nous gagnerons lestrois cents livres sterling de récompense, et nous aurons de plusla satisfaction de voir prendre le vaurien.

Nous nous acheminâmes donc à pas de loup dansla direction indiquée par Tom. De temps en temps, il appliquait sonoreille à terre et murmurait toujours : «Nous le tenons !nous le tenons ! Il continuait d’avancer avec les mêmesprécautions. Tout-à-coup Tom s’arrêta et dit : Il nous a donnéle change ; après nous avoir attirés tout ce temps sur lamauvaise piste, il a rebroussé chemin vers le village. »

« Alors notre plan, lui dis-je, doit êtrede l’y devancer. De cette manière il ne saurait échapper, et jesuis certain de constater son identité, si je le vois à la lueurd’une chandelle.

« S’il faut vous le dire ? c’est làle bon plan, répliqua mon compagnon, nous le guetterons à l’entréedu village et nous le happerons dès qu’il y rentrera. »

Nous nous glissâmes donc par une ouverture dela haie et nous regagnâmes la route directe du village ; Ilétait maintenant très tard et il faisait un froid si intense quetout le monde restait renfermé chez soi ; on n’entendaitd’autre son dans le village que celui de l’horloge de l’église,dont le carillon sonnant les quarts d’heure au haut des airs,produisait sur nos esprits et nos sens surexcités l’effet de salvesd’artillerie. Tout près de l’église, qui semblait garder l’entréedu village, avec ses vieux contreforts et sa vieille tour, setrouvait un cottage en ruines, avançant assez loin dans la rue,pour ne laisser entre l’église et cette misérable hutte qu’unespace de huit à neuf pieds. Une idée nous frappa au même instant,c’est que si nous pouvions nous y loger, il serait impossible àl’homme en question de se glisser dans le village sans être aperçupar nous.

Après avoir écouté un moment aux fenêtres etaux portes du cottage, nous conclûmes qu’il était inhabité.Poussant alors doucement la porte, nous montâmes un étroit escalierde pierre et nous nous dirigions à tâtons vers une croisée percéedans un pignon que nous avions remarquée de la route et qui devaitcommander l’approche du village, quand nous entendîmes une voixmurmurer ces mots :

« Est-ce vous, William ? » aumoment même où nous entrions dans le galetas.

Après nous être arrêtés une minute ou deux,retenant notre haleine et désappointant l’attente de la personnequi parlait, nous nous plaçâmes à notre poste d’observation.Plusieurs quarts d’heure carillonnés par l’horloge s’étaientévanouis « dans les mélodies éternelles » au sommet de latour, et je commençais à désespérer de voir apparaître l’objet denos recherches, quand Tom m’allongea en silence un coup decoude.

« S’il faut vous le dire ?murmura-t-il tout bas, j’entends des pas autour du coin. Regardez.Il y a derrière la haie un homme qui a la tête levée vers lafenêtre voisine. Le voilà qui bouge. Suivons-le. Non, ne bougezpas. Attendons. Il traverse la rue. Il vient dans cette maisonmême ! »

Je vis en effet une figure d’homme se glissersilencieusement à travers la route et disparaître sous le porche duvieux cottage. Notre embarras était grand. Nous n’avions pas delumière et nous ne connaissions aucunement les dispositions deslieux. Un autre quart d’heure carillonné par l’horloge, nousavertit que la nuit s’écoulait rapidement. Nous avions presquerésolu de retourner sur nos pas si faire se pouvait, et de regagnerl’endroit où nous avions laissé notre infortuné cheval, quand jesentis de nouveau dans mes côtes les coudes de mon ami Tom.

« S’il faut vous le dire ? »murmura-t-il, « il se passe quelque chose ici ; » etil me montra une faible lueur réfléchie sur les charpentesintérieures du toit, au-dessus de nos têtes.

Cette lueur sortait de la chambre voisine, lemur de séparation n’ayant pas été élevé plus haut que les solivestransversales ; en sorte que la toiture était commune aux deuxchambres. Le mur même n’avait guère que sept ou huit pieds de haut.Nous pouvions donc entendre tout ce qu’on disait ; mais on nedisait rien, et notre oreille épiait en vain le moindre son.Cependant la lumière continuait de brûler ; on la voyaitvaciller au-dessus du mur et se jouer dans le sombre chaume.

« S’il faut vous le dire ? dit Tom,il nous serait aisé de voir dans la chambre voisine, en grimpantsur ces vieilles solives. Tenez mon pistolet tant que j’y soismonté ; et, s’il faut vous le dire ? il me sera aisé dele tuer de là. »

« Au nom du ciel, Tom ! lui dis-je,prenez garde à ce que vous faites. Laissez-moi voir d’abord sic’est bien le voleur. »

« Alors, grimpez aussi, » dit Tom,qui, déjà à cheval sur une des solives, me tendit la main pourm’aider à monter. Nous étions tous deux de niveau avec le mur deséparation, et, en allongeant un peu la tête, nous pouvions voirtout ce qui se passait dans la chambre voisine. C’était une bienmisérable chambre. Il y avait une petite table ronde et une couplede vieilles chaises ; mais la plus profonde misère était letrait caractéristique de ce galetas désolé, sans feu, malgré lerigoureux hiver.

Une femme, bravant apparemment le froid, étaitassise près de la table et lisait un livre. La petite lampe, quiavait été allumée sans bruit, projetait à peine sa lueur sur levisage de la lectrice et sur son livre. Ses traits étaient pâles etdéfaits ; mais elle était encore jeune et belle, ou du moinsle mystère et l’étrangeté de cet incident répandaient un si grandintérêt sur sa personne, que je la trouvai telle. Ses vêtementsétaient pauvres, et le châle ; étroitement serré sur sesépaules, manifestait plutôt qu’il ne cachait leur exiguïté. Tout àcoup nous vîmes à l’autre extrémité de la chambre une figure sortirde l’obscurité ; Tom serra son pistolet d’une main plus fermeet l’arma, en prévenant le bruit avec son pouce. L’homme se tenaitsur le seuil, comme s’il ne savait s’il devait entrer. Il regardalongtemps la femme qui continuait de lire ; puis il s’approchad’elle en silence. Elle entendit ses pas, leva la tête, et leregarda en face sans dire un mot. Je n’avais vu de ma vie unefigure si pâle et si émue.

« Nous partirons demain, dit-il ;j’ai quelque argent comme je l’espérais. » Et, en disant cesmots, il déposa sur la table, devant elle, trois guinées d’or.Cependant elle continua de se taire, et elle épiait ses traits labouche à demi-béante.

« S’il faut vous le dire ? dit Tom,à n’en pas douter, c’est notre argent. Est-ce bien làl’homme ? »

« Je ne le sais pas encore. Il faut queje voie ses yeux. »

Cependant la conversation continuait endessous de nous.

« J’ai emprunté ces trois pièces à unami, » continua l’homme, comme pour répondre au regard fixésur lui ; « à un ami, m’entendez-vous ? J’aurais puen avoir davantage, mais je n’ai voulu en prendre que trois. Celasuffit pour nous conduire à Liverpool, et une fois là, nous sommessûrs de trouver un passage pour l’Ouest. Une fois dans l’Ouest, lemonde est devant nous. Je puis travailler, Marie. Nous sommesjeunes. Un homme pauvre n’a pas de chance ici, mais nous pouvonspasser en Amérique avec des espérances toutes fraîches.

« Et une bonne conscience aussi !dit la femme à voix basse, mais d’un ton interrogatif et aussiprofondément tragique que celui de lady Macbeth.

L’homme restait silencieux. À la fin,pourtant, il sembla s’irriter de la fixité de son regard. Pourquoime regardez-vous ainsi ? lui dit-il. Je vous dis que nouspartirons demain. »

« Et l’argent ? » dit lafemme.

« Je le renverrai à celui à qui je l’aiemprunté, sur mes premiers gains. Je n’ai pris que trois guinées,de peur de le gêner en prenant davantage.

« Je veux voir cet ami moi-même, ditMarie, avant de toucher à l’argent. »

« S’il faut vous le dire ? demandade nouveau Tom, c’est bien-sûr là, notre homme ! »

« Chut ! lui dis-je ;écoutons. »

« J’ai reconnu un de mes amis dans l’undes commis de la banque de Melfield. C’est de lui que je tiens cesguinées. Je vous en donne ma parole. »

« S’il faut vous le dire ?qu’attendons-nous ? Il avoue tout, dit Tom. Tombons sur lui àl’improviste. Je n’ai jamais vu un plus laid scélérat. »

« Avec cette somme, continua l’homme,voyez tout ce que nous pouvons faire. Elle nous tirera de ladétresse où nous sommes tombés, Marie ; vous savez qu’en celaje dis la vérité, sans qu’il y ait de ma part d’autre faute qu’uneexcessive confiance dans un faux ami. Je ne puis vous voir mourirde faim. Je ne puis voir notre petit enfant, né dans une positionconfortable, réduit à coucher sur la paille, au fond d’une grangecomme cette maison. Non, je ne le puis, je ne le veuxpas. »

Il poursuivit, se passionnant davantage àmesure qu’il parlait. « À tout prix, je veux vous rendre unechance de confort et d’indépendance.

« Et la paix d’esprit ? répliquaMarie. Oh ! William ! je dois vous dire les horriblescraintes qui ont rempli mon âme pendant votre absence, durant cetteterrible nuit. J’ai lu et prié. J’ai demandé des consolations auciel. Oh ! William ! rendez l’argent à votre ami. – Je nedis rien de l’emprunt ; – rendez cet argent. Je ne puis leregarder. Manquons de tout ; mourons, s’il le faut, maisrendez cet argent.

Tom Ruddle désarma tout doucement son pistoletet passa la manche de son pardessus sur ses yeux.

« Ayons confiance en Dieu, William,poursuivit la femme, et la délivrance viendra. Le temps est trèsfroid, ajouta-t-elle. Il n’y a plus d’espérance visible, mais je nepuis désespérer de tout à cette époque de l’année. Cette grange,comme vous l’appelez, William, n’est pas un séjour plus humble quela crèche de Bethléem, dont je viens de lire la touchantehistoire. »

En ce moment, les cloches de la vieille églisesonnèrent à pleine volée. Nous étions si près de la tour que leursvibrations ébranlaient les solives sur lesquelles nous nous tenionsà cheval et remplissaient tout le cottage de leur rude harmonie.« Écoutez ! s’écria l’homme étonné, qu’est-ce que c’estque cela ? – C’est le matin de Noël, répondit la femme.Ah ! William, William ! dans quel esprit nous devrionsaccueillir ce jour ! dans quel esprit différent nous l’avonsmaintes et maintes fois accueilli dans des temps plusheureux ! »

L’homme prêta l’oreille aux cloches pendantune minute ou deux ; puis il s’agenouilla et cacha sa tête surles genoux de sa femme. Il se fit un profond silence, sauf lamusique de Noël. « S’il faut vous le dire ? dit Tom, jeme rappelle qu’à cette heure nous chantions toujours un hymne dansla maison de mon père. Allons-nous-en : je ne voudrais paspour mille guinées troubler ces pauvres gens.

Nos préparatifs pour descendre firent un peude bruit. L’homme regarda en l’air, tandis que la femme restaitabsorbée dans ses prières. Comme ma tête dépassait juste le niveaudu mur, nos yeux se rencontrèrent. C’étaient bien les mêmes yeuxqui étincelaient d’un éclat sauvage, quand le coup de pistoletétait parti du cabriolet. Nous continuâmes notre descente. L’hommese releva tranquillement de sa position agenouillée et mit sondoigt sur sa bouche. En descendant les escaliers, nous le trouvâmesqui nous attendait sur le seuil de la porte. « Non pas devantelle, dit-il. Je veux lui épargner ce triste spectacle, si je puis.Je suis coupable du vol, mais je ne voulais pas vous faire mal,monsieur. Le pistolet est parti dès que je l’ai touché. Au nom duciel, dites-le-lui avec des ménagements quand vous m’aurezemmené ! »

« S’il faut vous le dire ? dit TomRuddle, dont les dispositions belliqueuses s’étaient tout-à-faitévanouies, le pistolet était mon erreur, et tout ceci est uneerreur aussi. Venez me voir, mon ami et moi, à la banque, aprèsdemain, et s’il faut vous le dire ? le diable de vent !il est si piquant qu’il me fait venir les larmes aux yeux ;oui, s’il faut vous le dire, nous nous arrangerons pour vous enprêter davantage.»

Les cloches continuaient de sonner dans l’air.Il était près de minuit, et notre retour au logis à travers leschemins durcis par la gelée fut la plus agréable promenade envoiture que nous eussions faite de notre vie.

VII – L’HISTOIRE DE LA FEMME DEJOURNÉE.

 

Une personne n’est pas sans éprouver uncertain embarras, quand elle se voit appelée par les maîtres dansla salle à manger, pour y porter de joyeux toasts de Noël ; etDieu sait si je souhaite à toutes les personnes présentes autant debonnes fêtes qu’elles peuvent s’en souhaiter à elles-mêmes ;mais aussi on me demande mon histoire du Revenant. Vraiment !…ce n’est pas aussi aisé qu’on le croirait de se rappeler tout desuite, comme cela, les circonstances d’une apparition qu’on a vueet vue de ses propres yeux ! Heureusement je n’ai pasprécisément vu moi-même la chose, car ce fut Thomas qui la vit etqui l’entendit. Cependant, puisque l’histoire du Revenant sembleêtre arrivée aux oreilles des jeunes ladies par la bonne, etqu’elles veulent en savoir les détails exacts, je vais vous lesdire.

J’étais cuisinière chez l’alderman Playford,quand il mourut subitement ; et nous eûmes un bien beau deuil,nous autres, les domestiques. Je dis nous, quoique je ne sois plusaujourd’hui qu’une femme de journée, gagnant péniblement ma pauvrevie.

L’alderman tenait deux maisons sa maison deville à Dewcester, pour son commerce et sa maison de campagne àBrownham, à cinq ou six milles de distance. J’étais à Brownham, etje préférais y être, parce que les jeunes ladies le préféreraientaussi ; c’étaient de vraies ladies, sur mon âme. Tout étaitconfortable à Brownham ; je puis même dire dans le grandstyle : il y avait des jardins, des étangs pleins de poissons,une brasserie, une laiterie, sans parler des écuries et de tout cequi suit.

Dans les dernières années, l’alderman passaitaussi la plus grande partie de son temps à Brownham. Thomas, lecocher, le conduisait et le ramenait quand il était obligé d’allerà Dewcester, où il couchait quelquefois, s’il y avait une affaireimportante en train dans la chambre des aldermen ou une prochaineélection dans le district ; car l’alderman, vous le savez,était fameux pour les élections. Mais Thomas revenait toujours à lamaison, et son maître, lors même qu’il restait à Dewcester, lerenvoyait à Brownham pour nous protéger, nous autres femmes, etfaire son service.

Maintenant il faut vous dire que l’aldermanavait eu une attaque de paralysie peu d’années auparavant, et quedepuis lors, malgré son rétablissement, il avait conservé unemanière de marcher très curieuse, car un de ses souliers faisaitentendre un craquement singulier, ne ressemblant à aucun autrebruit. Lorsqu’il descendait l’allée de gravier devant la façade ouqu’il allait d’un endroit à l’autre dans la maison, son souliercraquait, craquait si bien, que sans voir l’alderman on savaittoujours où il était. Il ne marchait ni lourdement, ni vite, etlongtemps avant qu’il fût en vue nous étions avertis qu’il arrivaitpar le craquement de son soulier, même avant d’entendre le bruit deses pas. J’ai bien entendu des souliers craquer en ma vie, maisjamais comme celui-là !

Nous étions très bons amis, Thomas et moi.J’ai cru longtemps qu’il avait des intentions plus sérieuses, et jene peux penser, même aujourd’hui, que ce fut uniquement de l’amourà l’office, comme on dit, mais il y avait quelque chose de cela.Qui peut dire ce qui fût arrivé, s’il n’avait pas épousé la veuveRogers que tout le monde croyait si bien pourvue après la mort deson défunt, et qui, pourtant, n’avait rien. Pauvre Thomas ! Lelendemain de ses noces fut un triste jour pour lui ; mais iln’y avait plus à revenir là-dessus. Nous n’en restâmes pas moinsbons amis à Brownham, comme il convient aux personnes attachées aumême service. J’étais maîtresse absolue dans ma cuisine, et il n’enfaisait pas plus mauvaise chère.

Un soir, il était revenu de conduirel’alderman à Dewcester, et il devait aller le chercher le lendemaindans l’après-midi. La nuit était humide et pluvieuse ; ilfaisait grand vent. Assis dans la cuisine, nous entendions battrela pluie contre les volets et l’eau ruisseler des gouttières. Levent s’époumonait comme un homme en colère, et tourbillonnaitautour de la maison comme s’il cherchait un endroit pour ypénétrer. Thomas avait ôté ses grandes guêtres et ses autres effetsmouillés pour mettre ses habits de service. Rassemblés tous autourdu feu, nous bavardions un peu plus tard qu’à l’ordinaire. Lesjeunes ladies étaient déjà montées se coucher et les autresservantes finirent par gagner leur lit, nous laissant un moment ànous-mêmes, Thomas et moi. Alors nous recommençâmes à causer de lafamille et des voisins. Je pensai que Thomas profiterait del’occasion pour me faire ses confidences ; mais il fut commetous les jours. Quand l’horloge de la cuisine marqua minuit moinsun quart, je pris ma chandelle et je lui dis : «Bonsoir,Thomas, je vais me coucher. – Bonne nuit, dit-il, cuisinière. Aprèsavoir débarrassé la table dans la salle à manger, je gagnerai aussimon lit, car je suis très fatigué. »

Je n’étais pas montée depuis plus d’un quartd’heure, et je n’avais pas fini de me déshabiller, lorsquej’entendis tapoter à ma porte. « Qui est là ? Demandai-jeun peu effrayée. – C’est moi, cuisinière, répondit Thomas, j’aibesoin de vous parler. » Je ne pouvais m’imaginer ce qu’il mevoulait, car il avait eu tout le temps de me dire les choses lesplus particulières. J’avais d’ailleurs un peu raison de croirequ’il avait vu la veuve Rogers cette après-midi là même. Je merhabillai donc et je sortis dans le corridor, où se tenait Thomasd’un air plus grave que je ne lui avais jamais vu, même à l’église.« Descendez, cuisinière. murmura-t-il, j’ai quelque chose àvous dire ; » tout cela d’un air si solennel que je nepouvais vraiment deviner ce dont il était question.

Nous voilà donc descendus dans la cuisine. Jeranimai le feu et je m’assis tout près ; Thomas prit unechaise et se plaça de l’autre côté. Il avait l’air d’être à unenterrement. « Cuisinière, dit-il, je suis certain que vousapprendrez bientôt du nouveau. – Bon Dieu, Thomas, lui répondis-je,qu’apprendrai je donc ? – Eh bien ! dit-il, vousapprendrez que l’alderman est mort. – Mort ! m’écriai-je,voilà qui est bien étrange ! »

« Pas à moitié si étrange que ce que jeviens d’entendre, cuisinière, ajouta Thomas d’une vois sépulcrale,je viens d’entendre le spectre de l’alderman et je suis certain quenous ne le reverrons plus en vie ! En entrant dans la salle àmanger pour débarrasser le souper des jeunes ladies, j’ai trouvé ungrand verre de punch au milieu du plateau. Vous savez que c’est lamanière dont elles s’y prennent souvent quand je reviens trempéaprès avoir conduit l’alderman. (Pour de véritables ladies commeelles, il eût été trop familier de dire : Thomas, voilà unverre de punch pour vous). J’allais donc boire le verre de punch àla santé de l’alderman, poursuivit Thomas, lorsque j’entends laporte du vestibule s’ouvrir et crac, crac, crac, le son des pas del’alderman qui le traverse. D’abord je ne trouvai rien de bienextraordinaire à son retour à Brownham, malgré l’heure avancée dela nuit. Je déposai donc mon verre de punch, et prenant unechandelle, je sortis de la salle à manger pour éclairer. Je ne visrien du tout ; mais les pas de mon maître me devançaient,crac, crac, crac, et montaient l’escalier. Je les suivis jusqu’aupremier palier ; mais là encore, je n’aperçus pas d’alderman,rien absolument. Bon Dieu ! monsieur, m’écriai-je alors, oùêtes-vous ? Ne faites pas cela pour me faire peur ! Jem’arrêtai et j’écoutai ; aucune réponse, aucun son que lecrac, crac, crac ! Les pas montèrent jusqu’à la porte de lachambre à coucher de l’alderman ; je l’entendis s’ouvrir et sefermer ; puis je n’entendis plus rien. Mais, cuisinière,toutes les portes extérieures sont fermées et barrées pour la nuit.Comment donc l’alderman aurait-il pu entrer dans la maison ?Aussi sûr que vous êtes en vie, c’est son spectre que j’aientendu ! »

Je le crus aussi dans le moment, et maintenantj’en suis certaine. Nous passâmes toute la nuit assis au coin dufeu, pour être prêts quand la nouvelle viendrait de Dewcester. Lelendemain, de grand matin, il arriva un exprès. Thomas le fitentrer, et avant qu’il nous eût expliqué ce qui l’amenait àBrownham, Thomas lui dit : «L’alderman Playford estmort. » Le messager fut fort étonné, comme vous le pensezbien. Miséricorde ! s’écria-t-il, comment donc lesavez-vous ?… – Il est mort, la nuit dernière, repartitThomas, au moment où l’horloge sonnait minuit. J’ai entendu ses pasdans le vestibule et sur l’escalier. Le pas de l’alderman neressemble à aucun autre, et j’ai su par là qu’il devait êtremort.

Je nous souhaite à tous en attendant l’autremonde, une vie longue et heureuse en celui-ci.

VIII – L’HISTOIRE DE L’ÉCOLIERSOURD.

 

Je ne sais comment vous avez fait tous, ni ceque vous avez raconté. Je pensais pendant ce temps-là à ce que jepourrais vous dire à mon tour d’intéressant ; mais je ne saisrien de bien particulier qui me soit arrivé, si ce n’est pourtanttout ce qui concerne Charley Felkin, et comment il m’invita à allerchez lui. Je vous dirai cette histoire si vous voulez.

Charley, vous le savez, est d’une année plusjeune que moi. J’étais depuis douze mois chez le docteur Owen quandil y arriva. Il devait être dans ma salle d’études et dans mondortoir ; il ne savait rien des usages des écoles, ce qui lemit d’abord fort mal à son aise, comme la plupart des nouveaux. Cefut moi qui fus chargé de le mettre au courant, et nous eûmesbeaucoup de rapports ensemble. Bientôt sa tristesse sedissipa ; il prit son parti comme les autres ; nousdevînmes grands amis. Il prit goût à nos jeux, et il cessa d’êtremélancolique. Nous avions de longues causeries les jours de pluieet pendant les grandes promenades de l’été ; mais nosmeilleures conversations avaient toujours lieu quand nous étionscouchés. Je n’étais pas sourd alors. Oh ! comme nous aimions àparler de la maison paternelle, à raconter des histoires derevenants Et toutes sortes d’autres histoires. Personne, que jesache, ne nous entendit jamais, sauf une seule fois ; encoreen fûmes-nous quittes pour un terrible roulement sur la porte, etl’ordre du docteur de nous endormir à l’instant.

Les choses allèrent ainsi assez longtemps,jusqu’à l’époque où je commençai à avoir mon mal d’oreille. D’abordCharley fut très bon pour moi. Je me rappelle qu’un jour il me ditde m’appuyer sur son épaule, et me tint la tête chaudement jusqu’àce que la douleur fût passée : pendant tout ce temps-là il nebougea pas. Peut-être finit-il par se fatiguer de toutes sescomplaisances ; peut-être bien aussi ce fut moi qui eus tort.Je sentais mon caractère s’altérer ; je redoublais mes effortspour me contenir ; mais quelquefois la douleur était si viveet durait si longtemps, que j’aurais voulu être mort. Je crois bienqu’alors je devais être d’une fâcheuse humeur ou taciturne, ce queles écoliers aiment encore moins. Charley ne semblait pas croireque j’eusse aucun motif d’être ainsi. J’avais pris l’habitude degrimper sur le pommier et de là sur le mur, où je faisais semblantde dormir, pour me débarrasser des autres ; mais eux ilsaccouraient tout exprès de ce côté, et disaient : « Voilàencore le boudeur assis sur son mur, comme Humpty Dumpty. » Unjour que j’entendais Charley en dire autant, je lui criai, d’un tonde reproche, ces deux mots : « Oh !Charley ! » Et il me répondit : « Pourquoigrimpez-vous toujours là pour bouder ? » Il prétendaitaussi que je faisais beaucoup d’embarras pour rien. Je sais qu’ilne le croyait pas réellement, mais il s’impatientait de me voircomme cela. Je le sais, parce qu’il était toujours si bon pour moi,si joyeux quand mon mal semblait s’apaiser et que je revenais joueravec les autres. Alors, j’étais content aussi, et je croyais quej’avais eu tort de penser ce que j’avais pensé. Nous n’avions doncjamais d’explications ; cela nous aurait pourtant épargné biendes choses arrivées plus tard. Plût à Dieu que nous nous fussionsfranchement expliqués tous les deux.

Charley, à son arrivée chez le docteur Owen,était fort en arrière de moi, car il avait une année de moins, etc’était sa première pension. Je croyais alors pouvoir me mainteniren tête de toute la classe, à l’exception de trois élèves, et jefaisais de grands efforts pour cela ; mais, au bout d’uncertain temps, je commençai à descendre. J’apprenais aussi bien mesleçons qu’auparavant, mais les autres écoliers étaient plus promptsdans leurs réponses, et il y en eut bientôt six qui s’emparèrent dema place habituelle avant que je susse comment cela se faisait. Ledocteur Owen, m’apercevant un jour au dernier rang de la classe,dit qu’il ne m’avait jamais vu là. Le sous-maître ajouta quej’étais stupide, mais le docteur préféra attribuer la chose à maparesse. Les autres élèves en diront autant et me donnèrent dessobriquets. Je commençais moi-même à croire comme eux, et j’enressentis bien de la peine. Charley entra dans notre classe avantque j’eusse été moi-même jugé capable d’entrer dans une autre, etle fait est que je n’en sortis jamais. Je crois que son père et samère m’avaient d’abord cité à lui comme un exemple, car il avait dûlui-même bien parler de moi quand il m’aimait.

À la fin, il parut s’appliquer à me repasserdans la classe. Je fis tout mon possible pour l’en empêcher. Ils’en aperçut et redoubla d’application. Je ne pouvais guère l’aimeralors. J’avoue même que j’étais de très mauvaise humeur, et celal’exaspérait à son tour. J’avais beau me fatiguer jusqu’à tombermalade pour bien apprendre mes leçons et bien répondre auxquestions du maître, Charley l’emportait sur moi et abusait de sontriomphe. Je ne voulais pas me battre avec lui, parce qu’il n’étaitpas aussi fort que moi ; et d’ailleurs, je devais convenirqu’il savait mieux ses leçons. Nous allions nous coucher sans nousdire un mot. C’en était fait depuis longtemps des histoires quenous nous racontions la nuit. Un matin, Charley me dit en se levantque j’étais l’être le plus morose qu’il ait jamais vu. Je craignaisbien depuis quelque temps de devenir morose, mais je ne voyaisaucune raison pour qu’il me le dît justement ce matin-là. Il y enavait une pourtant, comme je le sus plus tard. Je lui dis tout ceque je pensais, c’est-à-dire qu’il était devenu très malveillantpour moi, et que s’il ne se conduisait pas comme autrefois, je nesupporterais pas son injustice. Il me répondit que, lorsqu’ilessayait de le faire, je le boudais. Je ne savais pas alors laraison qu’il avait pour le dire, ni ce que signifiait tout cela. Lavérité est, qu’éprouvant la veille au soir du remords de saconduite envers moi en une circonstance, il m’avait parlé àl’oreille pour me demander pardon ; mais il faisait noir, ilparlait bas : je n’avais rien vu, rien entendu. Il m’avaitprié de me retourner et de lui parler ; mais, naturellement,je n’avais pas bougé, et il avait dû croire que je lui gardaisrancune. Tout cela est très fâcheux : je passe à d’autreschoses.

Mistress Owen étant un jour dans le verger, etvenant à regarder par-dessus la haie, me vit couché la face contreterre. J’avais pris l’habitude de me coucher ainsi, car j’étaisstupide à tous les jeux où l’on devait s’appeler, et les autresélèves se moquaient de moi. Mistress Owen avertit le docteur :le docteur dit que je n’étais certainement pas dans mon étatnormal, et que pour sa satisfaction personnelle, il consulteraitM. Prat. M. Prat vint en effet me voir, et trouva quej’étais sourd, sans pouvoir dire ce que j’avais aux oreilles. Ilconseillait une application de ventouses, et je ne sais quoiencore ; mais le docteur fit observer que, vu la proximité desvacances, il valait mieux attendre mon retour chez mes parents. J’ygagnai, toutefois, de n’avoir plus à disputer les places. Ledocteur dit à tous les écoliers qu’on voyait bien maintenantpourquoi j’avais semblé tant reculer. Non seulement il s’en faisaitun reproche à lui-même, disait-il, mais il s’étonnait que personnen’eût découvert plus tôt la véritable raison.

Le premier de la classe était toujours le plusrapproché du sous-maître ou du docteur, quand il faisait réciterlui-même les leçons. Cette place me fut assignée d’une manièrepermanente. Je n’eus plus à la disputer contre personne. Aprèscela, tous les élèves, et Charley en particulier, se montrèrent denouveau bons pour moi ; et j’ose dire que, si j’avais eu unmeilleur caractère, tout serait bien allé ; mais je ne saispourquoi tout semblait aller de travers partout où j’étais, et jedésirais toujours être ailleurs. Il me tardait maintenant de voirarriver les vacances. Tous les écoliers, sans doute, les désiraientcomme moi, mais moi plus que tous les autres, parce que tout à lamaison me semblait si gai, si distinct, si brillant, dans monsouvenir au moins, comparativement à l’école pendant ce derniersemestre. On eût dit que tout le monde avait appris à parler bas.La plupart des oiseaux semblaient s’être exilés, ce qui me faisaitd’autant plus désirer de voir mes tourterelles, dont Peggy m’avaitpromis de prendre soin. La cloche même de l’église paraissaitassourdie ; et quand l’orgue jouait, il y avait dans lamusique de grandes lacunes qui me faisaient penser qu’il vaudraitmieux ne pas entendre de musique du tout. Mais ces souvenirs-làsont trop désagréables. J’en reviens à Charley.

Son père et sa mère m’invitèrent à venirpasser la première semaine des vacances avec lui. Mon père me ditd’y aller ; j’obéis, et jamais de ma vie je ne fus si mal àmon aise. Je n’entendais pas ce qu’ils se disaient les uns auxautres, à moins d’être tout à fait au milieu d’eux, et je nepouvais manquer d’avoir l’air stupide quand ils riaient aux éclatset que je ne savais pas même ce dont il s’agissait. J’étais sûr queles sœurs de Charley se moquaient de moi, Catherine en particulier.Il me semblait toujours que tout le monde me regardait et je saisqu’on parlait quelquefois de moi ; je le sais par quelquechose que j’entendis dire à mistress Felkin, un jour qu’il y avaitdu bruit dans la rue, et qu’elle parlait très haut sans le savoir,« on ne nous a jamais prévenus, disait-elle, que ce pauvreenfant était sourd.» Je ne sais pourquoi, mais cela me parutinsupportable ; et à dater de ce moment, plusieurs personnesprirent l’habitude de me dire les moindres choses d’un ton sicriard que tout le monde se retournait pour me regarder. Parfoisaussi je me trompais sur ce qu’on me disait ; et une de mesbévues fut si ridicule que je vis Catherine se tourner pour rire etelle ne cessa plus de rire pendant bien longtemps. C’était plus queje n’en pouvais supporter ; je m’enfuis. Il y avait sans doutefolie à moi d’agir ainsi. Je sais que j’avais fini par avoir untrès mauvais caractère, je sais que M. et mistress Felkindurent trouver qu’ils s’étaient bien trompés à mon égard et dansleur choix d’un camarade pour Charley ; mais que me servait-ilde rester plus longtemps pour être l’objet de la commisération oudu ridicule, sans faire de bien à personne ? Je m’enfuis doncau bout de trois jours ; j’aspirais au moment d’être de retourà la maison, car là, je n’en doutais pas, je trouverais tous lesconforts réunis. Je savais où passait la diligence, à un mille etdemi de l’habitation de M. Felkin, de très grand matin. Jesortis donc par la croisée du cabinet d’étude, et je me mis àcourir ; j’avais tort d’être si effrayé, car personne n’étaitencore levé dans la maison ; je fus seulement forcé dedemander au jardinier la clé de la porte de derrière, qu’il me jetapar la croisée de sa loge. Une fois dehors je lui criai derecommander à Charley de m’envoyer mes effets chez mon père. Aubord de la route, il y avait un étang au pied d’une grande haie quecouvraient des arbres très sombres ; il me vint subitementl’idée de m’y noyer, de n’être plus un embarras pour personne etd’en finir avec mes peines. Ah ! quand j’aperçus le clocher denotre église, je n’en fus pas moins heureux ! et quand je visla porte de notre maison, je crus à la durée de cebonheur !

Mon espoir s’évanouit bientôt. Je n’entendaispas ce que murmurait ma mère quand elle m’embrassait. Toutes lesvoix étaient confuses et tout me semblait devenu plus silencieux etplus triste ; j’aurais dû savoir cela d’avance, mais je ne m’yattendais pas. J’avais été vexé d’être appelé sourd par lesFelkins, et maintenant je me sentais blessé de la manière dont mesfrères et mes sœurs me trouvaient en faute, parce que jen’entendais pas toujours. « Il n’y a pire sourd que celui quine veut pas entendre ; » me dit un jour Ned, et ma mèrerépétait sans cesse que c’était pure faute d’attention ; quesi je n’avais pas l’esprit distrait j’entendrais aussi bien quepersonne. Je ne crois pas que je fusse jamais distrait ; jedésirais tellement entendre, je faisais tant d’efforts pour cela,que souvent les larmes m’en venaient aux yeux ; alors jecourais m’enfermer dans ma chambre pour pleurer tout à mon aise.Sûrement j’étais à moitié fou alors, à en juger par ce que je fis àmes tourterelles dans un moment de fureur. Peggy en avait prisgrand soin pendant mon absence ; elles me reconnurent tout desuite et vinrent, selon leur ancienne habitude, percher sur ma têteet mes épaules, comme si je n’avais jamais quitté la maison ;mais leurs roucoulements quand elles n’étaient pas sur moi, neressemblaient plus du tout à ce qu’ils avaient été. Pour lesentendre j’étais forcé de mettre ma tête contre leur cage ;j’entendais cependant bien d’autres oiseaux. Je m’imaginai quec’était la faute des tourterelles et qu’elles ne voulaient plusroucouler pour moi. Un jour j’en pris une hors de la cage ; jela caressai d’abord et j’employai tous les moyens de douceur. À lafin je pressai un peu son cou dans mon impatience, puis saisi d’unaccès de frénésie parce qu’elle s’obstinait à ne pas roucouler, jela tuai… oui, je lui tordis le cou ! Vous vous rappelez touscette triste histoire-là, comme je fus puni sévèrement etjustement, et ce qui s’en suivit ; mais personne ne sutcombien je me sentais misérable, je me faisais horreur à moi-mêmepour ma cruauté. Je n’en dirai pas davantage, et si j’ai faitmention de ce malheur, c’est pour expliquer ses conséquences.

La première chose qui en résulta fut que toutela famille eut plus ou moins peur de moi. Les servantess’enfuyaient à ma vue et ne me laissaient jamais jouer avec la plusjeune enfant, comme si j’allais l’étrangler ! J’affectais dene redouter aucun châtiment et je me conduisais, je le sais, d’unemanière horrible. Une chose très désagréable dont je m’aperçus,c’est que mon père et ma mère ne savaient pas tout. Jusqu’alorsj’avais toujours cru le contraire, mais maintenant ils mecomprenaient, et me conduisant comme je le faisais, cela n’avaitrien d’étonnant. Souvent ils me conseillaient de faire des chosesimpossibles, de demander, par exemple, ce que tout le mondedisait ; mais nous passions tous les dimanches près de latombe de la vieille miss Chapman ; et je me rappelais bien cequi avait lieu lorsqu’on la voyait de son vivant approcher de laporte : « Miséricorde ! » criait-on de touscôtés, « voilà encore miss Chapman ! Qu’allons-nousfaire ? elle va rester jusqu’au dîner et nous serons enrouéspour une semaine. Ne faut-il pas lui dire tout ce qu’elledemande ? Jamais elle n’est contente, quel fléau ! »Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle entrât. Tout cela parcequ’elle voulait savoir ce que chacun disait. Je ne pouvaissupporter l’idée d’être comme elle, mais je ne pouvais comprendrenon plus pourquoi on se plaignait tant d’elle, moi tout le premier.C’était par une sorte d’instinct que je ne faisais pas alors ce quemon père et ma mère me disaient de faire, et je suis sûr qu’ils n’ycomprenaient rien. Maintenant je vois bien pourquoi et eux aussi.Un sourd ne peut savoir ce qui mérite d’être répété et ce qui ne lemérite pas. S’il ne demande rien, quelqu’un prend toujours la peinede lui dire ce qui vaut la peine d’être dit ; mais s’il faitsans cesse d’ennuyeuses questions, on est bientôt aussi las de luique nous l’étions de la pauvre miss Chapman.

Forcé de me suffire à moi-même, j’employaisd’ordinaire une grande partie de la journée à lire dans un coin. Jefaisais tout seul de grandes promenades sur la bruyère, tandis queles autres se promenaient ensemble dans les prairies ou sur leschemins. Mon père m’ordonnait souvent de faire comme les autres, etalors je changeais le lieu de mes excursions, mais je ne m’enisolais pas moins. Il y avait sur la bruyère un étang si semblableà celui dont j’ai parlé, que les mêmes idées m’étaientrevenues ; je m’asseyais des heures entières sur les bords decet étang et j’y jetais des cailloux. Alors je commençai àm’imaginer que je serai plus heureux après mon retour chez ledocteur Owen. C’était une idée très sotte puisque la maison mêmeavait réellement désappointé mes espérances ; mais tout lemonde, je pense, espère toujours une chose ou une autre, et je nevoyais rien moi, à espérer… mais me voilà encore dans lestristesses, oubliant de parler de Charley.

Un jour, à l’heure où les grandes personnessongeaient elles-mêmes à aller se coucher, je descendis avec meshabits de nuit, marchant dans mon sommeil, les yeux grands ouverts.Les dalles de pierre de la salle, si froides pour mes pieds nus, meréveillèrent ; mais alors même je ne pouvais être complètementéveillé, car j’entrai dans la cuisine au lieu de retourner dans monlit, et je me rappelle fort peu ce qui se passa cette nuit. On ditque pendant tout le temps j’écarquillais les yeux devant leschandelles. Je me rappelle cependant que le docteur Robinson étaitlà. Je me réveillais souvent en sursaut et je rêvaistoujours ; je rêvais de toutes sortes de musique, du vent quisoufflait, de gens qui parlaient de toutes les peines quej’éprouvais à ne pouvoir entendre personne. Beaucoup de mes rêvesfinissaient par une querelle avec Charley que je renversais à terred’un coup de poing. Ma mère ne savait rien de cela ; elle futaussi effrayée de mon somnambulisme que si j’étais devenu fou. Ledocteur Robinson conseilla de me renvoyer en pension pour unsemestre et de voir comment j’irais après l’essai de quelquesremèdes pour mes oreilles.

Charley arriva chez le docteur Owen deuxheures après moi ; il ne parut pas souhaiter de me serrer lesmains et s’écarta à l’instant. Voyant bien qu’il n’avait plusl’intention « d’être amis, » je supposai qu’il regardaitma faute comme un affront pour la maison de son père ; mais jene sus, ni alors, ni quelque temps après, toutes les raisons qu’ilavait de m’en vouloir. Quand plus tard, nous redevînmes camarades,j’appris que Catherine avait vu combien ses rires m’avaient offenséet que, fort affligée de m’avoir fait de la peine, elle étaitmontée plusieurs fois pour frapper à la porte de ma chambre et pourme prier de lui pardonner ou du moins de lui parler. « Elleavait frappé si fort que j’avais dû certainement l’entendre, »disait-elle ; mais je ne l’avais pas entendue du tout. Lesecond grief était ma fuite. Naturellement Charley ne pouvait me lapardonner ; je n’avais pas maintenant de plus grand ennemi quelui. En classe, il me battait, cela va sans dire ; tout lemonde pouvait en faire autant, mais il me restait une chance dansles choses qui ne se faisaient pas en classe et où l’oreillen’était pour rien, dans la composition latine, par exemple, pour unprix que Charley tenait beaucoup à gagner ; et il comptaitbien l’avoir, quoique plus jeune, parce qu’il était bien avant moidans la classe. J’obtins pourtant le prix. Alors quelques-uns desélèves crièrent à l’injustice ; ils attribuaient mon succès àla faveur, et en apparence ils avaient raison, car j’étais devenustupide ; ils disaient cela et Charley le disait aussi.Charley me provoquait de toutes les manières, plutôt à cause del’injure faite à Catherine, que pour la sienne propre, comme il mele dit plus tard. Un jour, il m’insulta tellement dans la cour derécréation, que je le renversai à terre d’un coup de poing. Jen’avais plus de raison pour ne pas le faire ; car il avaitbeaucoup grandi ; il était aussi fort que je l’avais jamaisété, tandis que j’étais bien loin de l’être moi-même autantqu’avant cette époque et que je le suis redevenu depuis. Dès qu’ilse fut relevé, il s’élança sur moi dans la plus grande rage qu’onpuisse voir. J’étais comme lui, et nous nous fîmes du mal tous lesdeux, je vous assure, au point que mistress Owen vint nous voirdans nos chambres, car on nous avait donné des chambres séparéesdurant ce semestre. Nous n’avions pas besoin de rien dire àmistress Owen et nous n’aurions pas voulu avoir l’air de chercher àla mettre dans nos intérêts ; mais elle s’aperçut bien demanière et d’autre que je me sentais très isolé et que j’étais bienmalheureux. Ce fut, grâce à elle, j’en suis certain, que le cher etprudent docteur me manifesta tant d’amitié quand je retournai dansla classe, sans cesser d’être bienveillant pour Charley. Il medemanda même, une après-dînée, de faire une promenade avec lui dansson cabriolet, me donnant pour prétexte que ses affaires leconduisaient près de l’endroit où ils avaient été en classeensemble, lui et mon père ; mais c’était plutôt, je le crois,pour avoir une longue conversation avec moi sans être dérangé.

Nous parlâmes beaucoup de certains héros del’antiquité et ensuite de plusieurs martyrs. Il dit et rienassurément n’est plus vrai, qu’il est avantageux pour l’homme devoir clairement, du commencement à la fin, en quoi doit consisterson héroïsme, afin qu’il puisse s’armer de courage et de patience,se garantir des surprises, etc. Je commençai à penser à moi-même,sans toutefois supposer qu’il y pensât aussi ; mais cela vintpar degrés. À son avis, disait-il, la surdité et la cécité étaientpeut-être de tous les fardeaux les plus lourds à porter.

Il les appelait des calamités. Je ne puis vousrapporter tout ce qu’il me dit, son intention n’était pas non plusque cela allât plus loin que nous ; mais il me dit les plustristes choses et il me les dit à dessein. Il ne me déguisa pas quemon mal était sans remède ; il énuméra toutes les privationsque me causerait mon infirmité ; mais rien de tout cela,ajouta-t-il, ne pouvait m’empêcher d’être un héros, et, sous cerapport, j’avais devant moi une large et belle carrière, non pourla renommée qui s’y attache, mais pour la chose en elle-même. Jem’étonnai de n’avoir pas plus tôt pensé à tout cela, mais je necrois pas que je l’oublierai jamais.

À notre retour, je vis Charley rôdant autourde la porte et nous attendant, cela était clair. Il me demanda sije voulais être encore son ami ; je n’avais plus,certainement, la moindre rancune. Comme on ne devait souper quedans une heure, nous allâmes nous asseoir sur le mur sous le grandpoirier, et nous reparlâmes de tout ce qui s’était passé.J’entendais tout, bien qu’il ne criât pas. Il nous fut aisé dereconnaître que nous nous étions bien trompés tous les deux etqu’en réalité nous ne nous étions jamais haïs. Depuis lors jel’aime plus que je ne l’avais aimé, et ce n’est pas peu dire. Il netriomphe plus de moi, et tous les jours il me dit cinquante chosesauxquelles il ne pensait jamais ; par exemple, que j’avaisd’habitude, l’air de ne pas vouloir qu’on me parlât ; mais jeme suis merveilleusement défait de cet air-là. Je sais que bien desfois il a renoncé à la satisfaction de son amour-propre et à sonplaisir pour me prêter son aide et rester près de moi. Il n’auraplus cette peine en classe, car je ne retournerai pas chez ledocteur Owen ; mais je sais comment cela ira cette fois dansla maison de Charley. Je le sais parce qu’il m’a dit que Catherinene rirait plus jamais de moi. Du reste, elle pourrait le faire sansinconvénient. Je crois, du moins, que je saurais supporterdésormais les rires de tout le monde. Mon père et ma mère savent,vous savez tous que tout est bien changé et que nous ne nousquerellerons plus jamais Charley et moi. Je ne m’enfuirai plus desa maison, ni d’aucune autre maison. Oh ! il vaut bien mieuxregarder les choses en face. Comme vous faites tous un signe detête affirmatif comme vous êtes tous d’accord avec moi.

IX – HISTOIRE DE L’INVITÉ.

 

Je fus placé, il y a vingt ans, comme clerc,pour faire mon noviciat de la profession légale, dans le petit portde mer de Muddleborough. Habitée en partie par des agriculteurs, enpartie par des pêcheurs, cette petite ville a conservé quelquesrestes d’une contrebande autrefois lucrative et certainesréminiscences des courses heureuses de ses corsaires, auxquels laprincipale rue et plusieurs auberges doivent leur fondation. Lerecteur, le banquier, le procureur, mon patron, qui tenaitenfermées dans des boîtes en fer blanc les affaires litigieuses dela moitié du comté, et à qui une salle à manger poudreuse servaitd’étude, le docteur et le propriétaire des deux bricks et duschooner, dont se composait la marine marchande du port, étaientsans conteste les sommités de l’endroit.

Du banquier ou de mon maître, le procureur,Lequel était le plus haut personnage entre tous ? grandequestion restée obscure. Le banquier Isaac Scrawby passait pourimmensément riche. Les banques provinciales par actionsn’existaient pas encore, et il n’était pas un fermier ou un pécheurqui ne préférât les bons déchirés et crasseux de Scrawby auxbillets les plus neufs de la banque d’Angleterre ; son papiergarnissait donc les petits sacs de toile à voile des pêcheurs, etles vieilles femmes le thésaurisaient dans leurs bas de laine,comme on le vit bien lorsque, forcé de suspendre ses paiements dansla première crise après le bill de Peel, il donna à ses créancierstrois shellings pour livre. Mais, d’un autre côté, le procureurCloseleigh, mon patron, outre qu’il pouvait faire prêter del’argent à tout le monde, connaissait tous les secrets du comté etavait la main en toute chose, sauf pourtant les naissances,spécialité qu’il laissait au docteur.

Trois ou quatre clercs, sans me compter,faisaient cahin-caha la besogne de l’étude. Le vieux Closeleighportait généralement un habit vert garni de boutons d’or àcoquille, des culottes courtes et des bottes à retroussis. Rarementil s’asseyait ou prenait une plume, si ce n’est pour écrire unelettre à un client du premier ordre ; mais il tenait audienceles jours de marché, et dans les saisons des chasses ilinstrumentait aussi en plein air, dans les rendez-vous deschasseurs.

La forte prime payée pour mon apprentissage medonnait naturellement le droit de ne rien faire. Un effort fut biententé, quand j’étais tout à fait novice, par le vieux Foumart, leclerc plus spécialement chargé de la procédure, pour me décider àporter des assignations ; mais, cette tentative ayant échoué,on me laissa prendre soin d’une des deux chambres de la maisondéserte où nous avions notre office, et causer avec les clientstandis qu’ils attendaient leur tour.

La monotonie et la» respectabilité »étaient les traits caractéristiques de notre ville. Nous avions peude pauvres, ou du moins nous n’en entendions guère parler. Lesmêmes gens se livraient aux mêmes occupations, et se permettaientles mêmes amusements plus ou moins graves tout le long de l’année.Le commencement de la saison des pêches et la foire annuelleétaient nos seuls événements. Personne ne faisait fortune, et nulne perdait celle qu’il pouvait avoir. La contrebande, sous l’empiredes nouveaux règlements, était devenue trop hasardeuse et trop peulucrative pour que des gens respectables voulussent s’y aventurer.On racontait pourtant de singulières histoires au sujet des risquescourus en ce genre par les pères de la génération actuelle.

Chaque année, les jeunes hommes les plusremuants et les plus ambitieux de toutes les classes partaientcomme un essaim pour des régions où l’industrie était plus active.En un mot, notre ville était bien la plus tranquille, la plussomnolente réunion imaginable de gens routiniers, économes, ennemisde toute spéculation. Leurs plus grands efforts collectifsaboutissaient à peine à entretenir la fontaine publique et latoiture de l’hôtel-de-ville ; mais jamais on ne put lesdécider à faire les fonds nécessaires pour construire une jetée,bien qu’on en sentit l’impérieux besoin, ni à faire remise desdroits d’octroi à un bateau à vapeur d’invention récente, quipassait devant notre port, pour le décider à s’y arrêter et àentrer en concurrence avec les lents caboteurs dont dépendent noscommunications avec la ville voisine.

Dans ce recoin des domaines du Sommeil… arrivaun jour par terre ou par mer, dans un bateau de pêcheur ou sur sesjambes nerveuses, on n’en sut jamais rien, un homme grand, maigre,pâle, bronzé, semblant être un ancien soldat, âgé de quarante àcinquante ans, n’ayant qu’une seule main, et pour remplacer l’autreun crochet de fer vissé dans un bloc de bois ; pauvrement,salement vêtu, du reste, et dont l’accoutrement ne ressemblait pasmal à celui d’un garde-chasse.

Une compagnie composée du recteur, du docteuret de mon patron, maître Closeleigh, partait précisément pour allerchasser dans une réserve abondante de coqs de bruyère, et déploraitamèrement l’absence du vieux Phil Snare, le meilleur batteur ducomté, quand le manchot offrit ses services d’une manière siconvenable, si polie, si respectueuse, qu’ils furent acceptésmalgré leur léger assaisonnement d’accent irlandais, mauvaiserecommandation dans notre comté, où les fils de l’Irlande n’étaientpas en grande faveur. Une longue baguette de noisetier fut bientôtdans les mains du nouveau venu, et avant la fin de la journée, lemanchot Peter était universellement reconnu pour le meilleurbatteur et le drôle le plus amusant qu’aucun des chasseurs eûtjamais connu. D’après son histoire, il jouissait d’une pension deretraite, et s’en allait rendre visite à un parent qu’il espéraittrouver bien établi dans une autre ville, à cent milles au nord deMuddleborough. Un verre de grog achevant de délier sa langue, ilraconta avec beaucoup de verve et de tact quelques-unes de sesaventures.

À dater de ce jour, Peter devint le factotumde la ville, et chacun de s’étonner qu’on eût pu se passer silongtemps d’un personnage si indispensable. Il portait leslettres ; il nettoyait les fusils et fabriquait des mouchespour la pêche ; il guérissait les chiens malades ; ilportait, dans une singulière enveloppe de son invention, lesmessages des femmes aux maris qui s’attardaient aux dîners duclub ; il suppléait au besoin l’aide du docteur et portait lesassignations du procureur. En un mot, Peter était toujours à ladisposition de tout le monde, avec son visage sérieux et sesréparties comiques. Jamais il ne semblait fatigué ; rarementil avait l’air pressé. Il allait et venait dans toutes les maisonscomme un chat familier, et il faisait d’opulentes affaires, commetous les gens qui savent se rendre indispensables pour la solutionde mille petites difficultés que chaque jour amène. En très peu detemps Peter sortit ainsi, comme un véritable papillon, de son coconou de sa chrysalide. La jaquette de chasse déguenillée fut mise àla réforme et remplacée par un habit vert d’ample dimension, garnid’une infinité de poches et assez pimpant pour être porté par lepremier garde-chasse de milord Browse. Son gilet ouvert laissaitvoir un linge d’une blancheur irréprochable. De la tête aux pieds,il était un exemple de ce que l’on gagnait à être en crédit prèsdes principaux marchands, et cependant il ne s’était pas donné demaître. Il commença même à ne plus se charger de simplescommissions, excepté pour les gens de qualité. Un état-major dejeunes garçons manœuvrait sous ses ordres ; et lorsqu’ilaccompagnait une partie de chasse, pourvu lui-même d’un excellentfusil que lui prêtait un aubergiste chasseur, il avait tout l’aird’être là pour sa santé, pour prendre de l’exercice et se livrer auplaisir du sport. Rien ne rappelait en lui le pauvre diabledépenaillé et mourant de faim qui s’estimait trop heureux decoucher dans une grange et d’accepter une assiettée de débris deviande.

La faveur dont jouissait Peter n’était paslimitée à nos amateurs de sport. Il semblait également dans laconfiance de personnes qui n’avaient jamais manié un fusil, ni jetéune mouche à une truite. S’il commença par les petits marchands,bientôt il devint indispensable aux boutiquiers les plus huppés.M. Tammy, le marchand de nouveautés de la place du Marché,M. Tammy qui portait toujours une cravate blanche et desescarpins, se promena un soir dans son jardin, pendant plus d’uneheure, avec Peter ; miss Spark le regardait par un trou de laporte ; elle ne le perdit pas un seul instant de vue, et elledéclara à qui voulait l’entendre que Peter avait donné une petitetape sur l’épaule de Tammy en la quittant… à Tammy, élu marguillierpour l’année courante ! Cette histoire trouva d’abord desincrédules ; mais on ne put s’empêcher de remarquer que lesprogrès de la toilette de Peter, en fait de linge, dataient decette promenade. Peu de temps après, Kinine, notre principalpharmacien et droguiste, grand orateur dans les meetings de laparoisse et première autorité scientifique de l’endroit, futobservé à son tour. Son garçon de pharmacie le vit étudier lagéographie avec une vaste carte sous les yeux. Peter était souventavec lui, et le crochet de fer voyageait rapidement sur la carte. Àdater de ce moment, la ville entière sembla saisie d’une véritablerage, celle de rafraîchir ses études géographiques. L’Espagne et lePortugal étaient les localités spécialement en faveur. Tout lemonde demandait au cabinet de lecture des livres sur la guerre dela Péninsule ; et le libraire de la place du Marché reçut enune seule semaine l’ordre de faire venir plus de troisdictionnaires portugais.

Quant à Peter, il devint le lion de l’endroit.Il déjeunait avec Smoker, l’aubergiste, amateur de chasse, dînaitavec Tiles, le cordonnier, prenait le thé avec Jolly, le boucher,soupait avec Kinine, le droguiste, et se livrait à de longuescauseries avec le barbier et avec M. Closeleigh lui-même. Onle priait de raconter l’histoire de ses campagnes, tâche dont ils’acquittait avec une grande onction. Chose assez étrange !les gens ne semblaient jamais se fatiguer d’entendre les marches etles contre-marches de Peter, les batailles livrées par Peter, etcomment Peter avait perdu sa main. Seulement les curieux faisaientremarquer qu’à la fin de ces récits, Peter était toujours conduitavec mystère dans quelque arrière-salle ou dans le jardin, et quelà il chuchotait une heure ou deux avec le maître de la maison enfumant une pipe et en buvant quelques verres de grog ; jamaison n’avait vu Peter s’en trouver plus mal, ni s’en tenir moinsd’aplomb. Il semblait au contraire s’imprégner de silence ensablant les liqueurs fortes.

Cependant, malgré les plus rigoureux effortspour garder le mystère, on ne put l’empêcher de s’ébruiter ;et on commençait à se dire à l’oreille que Peter possédait uninappréciable secret, concernant un trésor enterré durant lesguerres. Les personnes qui n’étaient pas encore dans sa confidenceaffectaient un doute railleur ; mais le nombre des amis dePeter croissait tous les jours.

Pour ma part, je n’étais pas encore arrivé àl’âge où l’on court après l’argent. Mon cœur appartenait toutentier aux chevaux, aux chiens, aux gilets brodés, aux toilettes defantaisie, tout cela mêlé à des songes de Gulnares, de Medoras etde la jolie Anne Blondie, la fille du recteur. Un trésor cachém’eût fait bien moins désirer le patronage de Peter, que sonhabileté à fabriquer une mouche de mai ; et ce fut, en effet,à ma passion pour la pêche que je dus d’être à mon tour initié augrand secret, qui depuis longtemps déjà courait les principalesrues de la ville.

Par une belle soirée d’été, j’avais épuisé enpure perte toute ma science pour capturer une grande truite dequatre livres au moins, qui s’amusait à monter et à descendrenonchalamment à l’extrémité d’un étang profond, sous les racinesd’un saule noueux à demi déterré ; lorsque Peter se glissantsans bruit, avec ses grandes enjambées, à travers la prairie, fitsoudain son apparition derrière mon coude :

« Voulez-vous me laisser essayer. masterCharles, si je serais plus heureux que vous avec cette grossefriponne ? »

Je ne demandais pas mieux : Peter jeta ouplutôt laissa tomber la mouche, une mouche de son invention, aussilégère que le duvet du chardon, juste derrière la grosse truite,qui la goba en un clin d’œil ; ce ne fut qu’un bond et unplongeon ; mais dix minutes après, captive sous mon filet dedébarquement, elle exhalait sa vie en palpitant dans l’herbe.

« Il faut toujours jeter la mouchederrière ces grosses truites, master Charles, si vous voulezqu’elles mordent. Jamais elles ne se donnent la peine de regarderune mouche placée devant leur museau. »

« C’est comme les gensriches ! » ajouta Peter avec un gros éclat de rire.

La capture de la truite devint l’occasiond’une causerie sur l’herbe, et, petit à petit, nous arrivâmes auxcampagnes de Peter en Espagne et en Portugal. Je ne saurais rendrela flatterie onctueuse du personnage, la sympathie qu’il exprimaitpour un véritable gentleman et un véritable amateur de sport, commemoi, ne ressemblant en rien à ces mendiants de colporteurs et deboutiquiers. Il me fit aisément comprendre que j’étais homme àdépenser de l’argent dans le grand style, si j’avais cetargent ; et, après m’avoir donné à entendre qu’une belle jeunedame du voisinage avait confié à Peter (tout le monde faisait desconfidences à Peter) sa préférence pour master Charles, il meconfia, non sans beaucoup de circonlocutions artificieuses,l’histoire suivante, clé de la faveur qu’il avait acquise dans lesrangs de l’honnête population de Muddleborough.

Durant la retraite sur Torres-Vedras on luiavait confié, ainsi qu’à deux de ses camarades, un fourgon chargéde caisses pleines de doublons d’or ; mais à la suite d’unevive escarmouche, ils avaient dû se replier sur un couvent dans lepuits profond duquel il avait fallu jeter pour le soustraire àl’ennemi le chargement du fourgon, sauf une seule caisse. Le mêmejour tous les compagnons de Peter avaient été tués ; Peterlui-même blessé et porté à l’hôpital. En cet endroit de sonhistoire, il me montra une terrible cicatrice dans son côté.

Le contenu de la dernière caisse avait été enpartie divisé entre eux, en partie enterré. Après sa lenteguérison, Peter était allé rejoindre son régiment, alors en marchesur les Pyrénées. C’est à Toulouse qu’il avait perdu sa main. À sonarrivée en Angleterre, on lui avait donné son congé et une pension.Ici il produisit ses papiers. Après bien des épreuves, il étaitenfin parvenu à retourner en Portugal, où il avait trouvé lecouvent déserté et le puits à demi comblé de décombres. Il avaitdécouvert aussi les quelques rouleaux de doublons enterrés, mais ils’était bien convaincu que, sans l’influence et le concours dequelque véritable gentleman, il ne parviendrait jamais à sortir letrésor du puits et du pays. Arrivé à ce dernier chapitre del’histoire, Peter tira d’une des profondeurs de ses vêtements, unvéritable doublon d’or, enveloppé dans une infinité dechiffons.

Comment ne pas ajouter foi à une histoireaussi circonstanciée, avec de pareilles pièces à l’appui ! Ilpoursuivit en me disant que l’aubergiste, le droguiste, lecordonnier, l’armurier et beaucoup d’autres notables habitantsétaient désireux de s’associer avec lui et de partir pour lePortugal. Tammy, le marguillier, ne se montrait pas moins disposé àmettre une somme ronde dans une aussi bonne spéculation ; maislui, Peter, préférait avoir affaire à un jeune gentlemanintelligent et entreprenant ; et si je pouvais décider mariche tante à avancer l’argent nécessaire au voyage, une bagatellede deux cents livres sterlings, il était prêt à renoncer aux plusbelles offres de Tammy, de Kinine, de Tiles, de Smoker et de toutla monde enfin pour partir avec moi tout seul et dévaliser cettenouvelle caverne d’Aladin,. Tous les plans étaient faitsd’avance : nous devions louer un vignoble, dépendant desanciens domaines du couvent, et après avoir retiré le trésor dupuits, le bien empaqueter dans des barriques de vin de Porto, àdouble fond, et revenir en Angleterre partager le butin.J’épouserais alors une belle lady ; j’entretiendrais une meuteet je serais à la tête des gentilshommes du comté ; quant àPeter, il était plus modeste et il se contenterait d’avoir uncheval, un couple de chiens d’arrêt et de mener la vie d’un squirede campagne.

Le roman n’était pas mal agencé et Peter leracontait de la manière la plus insinuante ; mais j’étais tropgai et trop plein de petits projets à moi, pour mordre à l’hameçon.Il était fort douteux d’ailleurs que ma tante Rebecca consentît àme donner deux cents livres sterlings, pour suivre en Portugal unIrlandais venu on ne savait d’où. L’idée d’abandonner Anne Blondie,ma favorite, aux soins exclusifs de mon rival, le jeune vicaireanglican, ne pouvait non plus me sourire. En conséquence, aprèsavoir donné à Peter ma parole d’honneur de ne parler à âme qui vived’un secret si important, je me séparai de lui à la Taverne duPêcheur, où je lui payai quelques verres de grog et où je luidonnai pour le récompenser d’avoir contribué à la prise de latruite, l’unique demi-souverain dont j’aurais sans doute à disposerpendant toute la semaine.

Dans le cours du mois, Peter disparut. Onobserva que tous ceux qui l’avaient pris sous leur patronage,Smoker et Tiles, Jolly, Kinine, et Tammy, semblaientparticulièrement charmés et prenaient un air mystérieux, quand ilsentendaient le reste du public s’étonner de cette disparition sanstambour ni trompette.

Une semaine environ après le départ de Peter,mistress Jolly s’en vint trouver mistress Smoker pour lui demandersi elle avait entendu parler de son mari. Mistress Smoker n’avaitaucune nouvelle à donner, mais elle demanda à son tour à mistressJolly si elle savait ce que pouvait être devenue cette brute deSmoker ? Les deux femmes vérifièrent alors leur situationfinancière. Les deux maris avaient fait des ventes à leur insu etlevé de l’argent. Smoker avait mis en loterie sa jument favoriteSlap Bang, et Jolly non-content d’encaisser les plus grossesfactures de la Saint-Jean avait encore enlevé le pot d’argent dugrand-père de mistress Jolly. Tous les deux avaient emporté leurshabits des dimanches, leurs selles et leurs pistolets. Ce fut unterrible scandale et un cri de haro général que ne purent apaiserles lettres écrites par les deux maris disparus. L’une était datéede Londres, l’autre de Liverpool. Tous les deux disaient qu’ilsavaient trouvé un moyen unique de faire fortune, sans courir derisque, et qu’ils seraient de retour dans trois mois. Les soupçonss’étaient un instant portés sur Peter : mais chosesingulière ! tous les deux demandaient précisément de sesnouvelles et priaient, l’un qu’on ne lui fît pas payer son verred’ale quand il viendrait trinquer avec les buveurs, l’autre qu’ondonnât un morceau de bœuf ou de mouton à son chien toutes les foisque cela lui serait agréable.

Au milieu du tollé général, Peter descendit unbeau matin de l’impériale de la diligence de la ville voisine deMuddleborough, et se glissa à l’improviste dans le cercle descommères de la taverne du Cheval et du Jockey. Son histoire étaitcourte cette fois et positive. Il ne s’était absenté que pour allertoucher sa pension. Il avait aperçu au Théâtre royal deCovent-Garden, Jolly dans un état complet d’ivresse, mais ils’était abstenu de lui parler. Moins d’une heure après son arrivée,Peter était enfermé avec Kinine dans le laboratoire du pharmacienet il passa la soirée entière avec Tammy, le marguillier.

La semaine d’ensuite on annonça queM. Kinine vendait sa pharmacie et quittait la ville pour n’yplus revenir. Les uns disaient qu’il allait étudier pour se fairerecevoir médecin ; d’autres qu’il avait fait unhéritage ; d’autres enfin qu’il était ruiné. Le fait est qu’ilpartit et qu’on ne le revit plus à Muddleborough. La dernière foisque j’entendis parler de lui, il faisait un cours public surl’électro-biologie, ou sur toute autre chose, – entrée deux pencepar personne.

Par une coïncidence assez bizarre, dans lamême semaine où Kinine céda la place à son successeur Bluster, quitient encore sa pharmacie, Tammy, le marguillier, partit pourManchester, sous prétexte d’acheter des marchandises, mais cen’était pas l’époque de ses achats annuels. Il laissa la directiondu magasin au jeune Binks, qui devait plus tard épouser mistressTammy. M. Tammy fut absent six mois. Durant ce temps, lapauvre mistress Tammy disait à qui voulait l’entendre qu’elle enavait perdu la tête ; et quand il revint, il était« aussi maigre qu’une belette, aussi chauve qu’un vautour etaussi jaune qu’une guinée. » Ainsi le déclarait missSpark ; mais très peu de gens le virent, car il se mit au litet mourut, ne parlant dans son délire que de fourgons, de trésor,de doublons d’Espagne et du traître Peter. Le jour de sonenterrement, tout fut connu. Tammy était allé en Portugal avecPeter, qui, après l’avoir conduit au milieu du pays, l’avaitdénoncé à la police comme un espion hérétique et était décampé avecles mules, le bagage et tout l’argent destiné à l’achat de lavigne, des barriques à double fond, des voitures et de tous lescompléments de l’entreprise.

Le pauvre Tammy, après sa mise en liberté,s’était vu forcé de regagner Oporto à pied et presque en mendiant.Arrivé dans cette ville, la première personne dont il avait faitrencontre, au bureau de la police, était son compatriote Kinine entrain de demander des renseignements sur ce coquin de Peter, qui,après une bombance à Londres, avait disparu avec ses malles et sesbillets de banque, produits de la vente de son fond de commerce,pour rejoindre Tammy en Portugal.

Quand la pauvre mistress Tammy raconta cettetriste histoire au déjeuner des funérailles, la bombe éclata. Peteravait pris pour dupe la ville tout entière ; chacun, depuis lesavetier jusqu’au recteur, avait placé des fonds sur le trésorportugais caché dans un puits. Smoker tomba en faillite ;Jolly fui forcé de congédier son garçon boucher et de tuer sesbêtes lui-même. Tout le monde avait payé plus ou moins cher leplaisir d’écouter les histoires de Peter. Il avait escamoté lesépargnes enfouies dans les bas des vieilles femmes, l’argentéconomisé par les jeunes servantes pour s’acheter des rubans ;il avait reçu cinquante livres sterlings et plusieurs traitésbibliques du recteur et deux fois autant, plus un fusil tout neuf,de M. Closeleigh, mon patron. Le banquier lui avait donné centlivres sterlings, en ses propres bons d’une livre chaque. Enfin lemaître d’école du village voisin lui avait prêté ses seules etuniques cinq livres. Somme toute, Peter avait trouvé dans notreville une véritable banque de crédulité et il l’avait mise àsec.

Cependant Peter n’avait commis aucun délittombant sous le coup de la loi anglaise. Il s’était borné à diredes mensonges et à emprunter de l’argent. J’avais continuéd’entendre parler de lui de temps en temps, et toujours comme d’unhomme à qui tout réussissait, lorsqu’il y a quelques années, il fitla bévue de conduire à Oporto un Américain avide de trésors, maisdifficile à jouer, dont il avait fait rencontre dans un wagon dechemin de fer. En cette occasion, l’Américain revint, et ce futPeter qui ne revint pas, Quand on demanda à l’Américain desnouvelles de son compagnon de voyage, il répondit avec le plusgrand sang-froid, « qu’ayant eu des difficultés avec Peter, ilavait dû lui brûler la cervelle. »

X – L’HISTOIRE DE LA MÈRE.

 

Le voyageur… c’était un vieillard à l’aspectvénérable, qui dès sa première jeunesse avait été errant sur laface du globe. Hôte des déserts, hôte des forêts, maintes fois ilavait échappé aux périls de l’incendie, de l’inondation, destremblements de terre. Mais aux étranges aventures de ce longpèlerinage, aux émotions de cette vie agitée avait succédé enfin lerepos d’une belle vieillesse, comme après les ardeurs et lestempêtes d’un jour d’été viennent la sérénité du soir et lapaisible lumière de l’astre des nuits. Dans ces courses incessantesle voyageur avait conquis tout un monde de souvenirs, au milieudesquels sa mémoire, sympathique et bienveillante, aimait depréférence à retrouver un de ces écrits qui parlent au cœur et lecharment comme la source que le pèlerin rencontre après une marchepénible à travers les sables. Il aurait pu faire trembler et pâlirceux qui l’écoutaient par quelque histoire terrible aux incidentesdramatiques ; mais ce vieillard, simple comme un enfant, assisà notre foyer, aima mieux faire couler nos larmes par l’histoiretouchante des douleurs et des consolations d’une mère.

Le hasard, nous dit-il, me fit rencontrer dansles forêts du far-west américain un homme avec lequel je contractaiune chère et fidèle amitié. Souvent parmi les vastes déserts ontrouve plus tôt un ami que dans notre vieux monde. Le mien était unhomme de noble race, qui, conduit par une humeur romanesque, avaitfixé sa demeure sous la hutte du chasseur. Jeune, beau, doué desplus heureux dons, à la démarche libre et fière, au regard vif, àla physionomie pleine de loyauté, il s’appelait Claude d’Estrelle.Il avait choisi parmi les Indiennes une compagne qui embellit pourlui ces solitudes ; c’était la fille d’un chasseur, comme luilaissée orpheline dans la tribu de sa mère. Cette jeune fillel’avait rencontré mourant dans la prairie déserte ; elle avaitrelevé sa tête délirante pour l’appuyer sur son sein ; elleavait rafraîchi son front brûlant au contact de ses mains. Revenu àla conscience de lui-même, Claude d’Estrelle l’avait aperçuepenchée sur lui comme le bon génie de la solitude ; dans sesyeux noirs il avait vu luire le premier regard de l’espérance, ceregard où le sourire brille à travers une larme, double expressionde la joie et de la crainte. Cette apparition avait fait naître enlui le premier sentiment de sa passion pour celle dont la pitiésecourable l’arrachait à la mort, et il avait déjà prononcé toutbas le serment de lui consacrer le reste de sa vie si ses soinsparvenaient à la prolonger. Aussi avant que l’été se fût écoulé, lenoble Claude d’Estrelle avait pris pour femme l’Indienne Léna.

Par une des soirées empourprées de l’automneaméricain, quand les forêts sont dans toute leur magnificence, aumilieu de la riche variété du feuillage, je vis pour la premièrefois la jeune femme de mon ami. Nous nous rencontrâmes dans uneclairière, où de longues perspectives de feuillages aux teintesvariées allaient se perdre dans le ciel ; et tandis que nousregardions, une obscure arcade de verdure s’illuminait soudain desrayons du couchant ; des bosquets d’orangers semblaient lutterd’éclat avec les nuages ; ça et là, le feuillage de certainsarbres, d’un rouge écarlate, prenait des teintes plus foncées dansl’air couleur d’ambre ; une pluie d’or tombait sur d’autresarbres toujours verts ; la cascade rejaillissait en richespierreries, et le lac étincelait comme un grand rubis sur le seinverdoyant de la forêt. Toute cette splendeur du désert avait lecalme d’un songe. On entendait le frôlement même d’une feuille quitombait, tant la forêt entière restait silencieuse ! La figurede Léna se détachait flexible, élancée, sur ce fond lumineux.Claude avait bien raison de demander si, de toutes les dames quifoulent les somptueuses salles des cours, une seule pouvaitrivaliser avec cette fille de la forêt, portant pour toute couronneses riches bandeaux de jais, aux reflets ondoyants. L’œil de Lénaétait aussi doux que celui du faon ; son teint, d’un brunclair, ressemblait aux dernières teintes rougeâtres du soleilcouchant sur le ciel envahi par le crépuscule. Que de longues etdélicieuses soirées je passai près de Claude, dans sa buttesolitaire, à côté d’un bon feu de pin, tandis que la gracieuse Lénal’entourait de ses caresses, comme une vigne sauvage pare de seslianes le chêne de sa forêt natale. L’étrange magie de l’amourmétamorphosait en palais cette retraite agreste. Nous interrompionsnos causeries pour écouter le bruit des daims bondissant à traversle feuillage, ou le son de la cascade lointaine ; et Léna,heureuse comme un enfant, nous prodiguait les richesses de soncœur, les fleurs du désert, les mélodieuses effusions d’une penséenaïve, la profonde poésie qu’avait développée dans son âme un longisolement. Claude souriait avec amour à sa chère enthousiaste. Ilsavourait le parfum de ces fleurs sauvages, sans songer à quellerude épreuve le monde pourrait mettre un jour cette âme vierge etprimitive. Il suffisait d’observer le regard de Léna pour sentirqu’elle était destinée à de grandes souffrances, car la fatalepuissance d’aimer, hélas ! semble n’être donnée par laProvidence qu’aux élus de la douleur, qui sont aussi les élus deDieu.

Ce temps d’épreuve arriva enfin : cinqannées de délices s’étaient écoulées pour Claude et Léna ;j’errais alors loin de leur demeure. Pour la seconde fois, Claudeappuya sa tête fiévreuse sur ce sein fidèle, mais il ne la relevaplus… Pour obéir aux volontés du mourant, Léna alla trouver lefrère aîné de Claude d’Estrelle avec ses deux enfants, présent quidevait être bien accueilli d’une orgueilleuse famille privéed’héritiers. Le frère prit les enfants, mais il n’eut que desregards dédaigneux pour la mère, dont le visage portait l’empreintede la souffrance. Il lui ordonna durement de s’éloigner, si ellevoulait que ces mêmes enfants oubliassent un jour la tache de leurnaissance ; car l’union d’un blanc avec une Indienne nepouvait être plus légitime, à ses yeux, que celle d’un blanc avecune négresse ; cette union ne répugnait pas moins à l’orgueildu mauvais frère. Quoi ! les abandonner ! abandonner leprécieux legs de Claude ! Non, rien ne saurait étoufferl’amour maternel ! Cependant, d’un regard résigné, car ledésespoir lui enseignait tout à coup la feinte, Léna demanda àrester quelques instants encore. La nuit venue, elle vola sesenfants et les cacha dans la forêt. Pendant sept jours et septnuits, elle endura bien des souffrances, forcée d’aller chercherleur nourriture en secret ; mais un soir, elle trouva son nidvide. Les cris de la mère, redemandant ses enfants, ne purentfléchir la volonté de fer du frère de Claude ; mais pour n’enplus être importuné, il donna Léna au chef d’une tribu indienne,qui, pour un peu d’or, se chargea de la tenir dans un humiliantesclavage, car, parmi les siens, le sang blanc de son père faisaitsa honte ; mais le cœur de la femme, de quelque nom qu’on lanomme, Indienne ou Anglaise, est toujours le même. Une mère compritles douleurs de Léna et lui rendit la liberté.

La pauvre Indienne se mit alors à la recherchede ses enfants, à travers des régions sauvages, et hérissées depérils ! Parvenue dans l’État lointain de l’Union, où habitaitle tyran de sa destinée, elle le pria de l’admettre au nombre deses esclaves, et de lui laisser respirer au moins le même air queses enfants bien-aimés. Comme elle se résignait à ne plus porter lenom de mère, il consentit d’abord à lui laisser prendre sa part dutravail sur le sol arrosé des sueurs et des larmes des autresesclaves. Mais il savait si peu ce que c’est que le cœur d’unemère, qu’il crut le dompter par le travail. Plus fort que lavolonté du maître, l’instinct des enfants ne les trompait pas. Poureffacer dans leur esprit jusqu’à la mémoire de leur mère, il fitsecrètement transporter Léna dans une plantation lointaine, sous leciel brûlant et meurtrier de l’Afrique, horrible lieu, tout pleinde misère et de larme. Comment put-elle y vivre vingt années ?Dieu seul le sait, Dieu, qui pour adoucir son cruel exil, luienvoyait toutes les nuits un songe où elle revoyait Claude et sespetits enfants (car dans son cœur, ils ne grandissaient jamais).Oh ! dans quelle amertume s’écoulèrent son printemps et sonâge mûr ! Que le temps lui parut long et qu’il exerça sur ellede ravages ! Ses cheveux noirs blanchirent. Le feu de ses yeuxs’éteignit dans les larmes ; mais son opiniâtre et robusteespérance grandissait à mesure que les années détachaient les plusfrêles rameaux de la tige. La fuite du temps ne pouvait rien contreson amour ; l’absence ne faisait que le nourrir ; seslarmes mêmes l’entouraient d’une espèce d’auréole. Les fatigues,les douleurs, la cruauté ne l’éprouvaient que pour montrer que cetamour ne pouvait périr. La vie de Léna se résumait dans une seulepensée : revoir ses enfants ! Durant vingt années, ellelutta donc contre le désespoir, et le désespoir fut vaincu. Enfin,elle atteignit le rivage de l’Amérique. Le ciel mit dans le cœurd’un pauvre marin plus de générosité que dans celui d’un despuissants du monde ; il prit Léna à son bord sans lui demanderle prix du passage.

Léna atteignit le sol natal au déclin del’année. Étaient-ils morts ces chers enfants ? L’avaient-ilsoubliée ?… oublier leur mère ! Oh ! non, cela estimpossible ! Elle allait, demandant son chemin ; l’ardeurdu but la rendait forte. Des étrangers insouciants lui donnaientdes nouvelles qui la faisaient tour-à-tour brûler et frissonner.Ils lui disaient qu’au bout d’un certain nombre d’années, son cruelpersécuteur était mort ; qu’un autre frère de Clauded’Estrelle, également célibataire, avait voulu alors prendre chezlui les deux enfants ; mais que le fils avait préféré, commeson père, la forêt sauvage à une chaîne dorée, et qu’il étaitdevenu habile chasseur. D’autres le disaient mort en bas âge. Quantà sa fille, elle, était l’orgueil de l’opulente maison de sononcle, et partout on citait sa rare beauté. Léna n’a pas besoind’en savoir davantage. Ce n’est donc pas en vain qu’elle serarevenue. Ses yeux se remplissent de larmes. L’un, au moins, de sesenfants vit encore.

Bientôt Léna debout devant une belle jeunefemme dans un splendide salon, admire les longues boucles de sachevelure. Cependant elle réprime à peine un soupir en pensantcombien elle était folle de croire qu’un petit enfant accourrait àsa rencontre sur le seuil de la porte, se laisserait couvrir decaresses et retrouverait son nid sur le sein de sa mère comme auxjours d’autrefois. Ce n’en est pas moins avec un joyeuxtressaillement d’orgueil qu’elle voyait sa fille si grande et sibelle. « Léna ! » c’est le nom de sa mère et lesien, mais la jeune femme ne se retourne pas à ce nom ; ni auson de cette voix. Pauvre mère ! Cette froide surprise !Ce doute ! Quoi ! si peu émue ! Elle a pourtant lesyeux de son père. Comment avec ces yeux-là, peut-elle regarder d’unair si étrange le visage que Claude aimait tant ? Pauvremère ! Léna a perdu le petit enfant de ses songes et peut-êtrene trouvera-t-elle pas une nouvelle fille. Non, c’estimpossible !

Elle a tant de souvenirs à évoquer pourréveiller son instinct filial. Sûrement il lui suffira de luiapprendre qui elle est.

Elle ne lui avait pas encore dit son nom. Elleembrasse ses genoux et cherche à attendrir son orgueil en lapressant des plus touchantes questions de l’amour maternel ; àchacune, elle s’arrête pour épier quelque émotion dans ce regard sifroid ! n’a-t-elle donc pas vu, l’oublieuse jeune fille, cesmêmes yeux la contempler lorsque dans son enfance elle trouvait àson réveil une femme penchée sur son berceau. Ces mêmes mainsn’ont-elles pas orné souvent sa tête enfantine d’une guirlande desfleurs de la forêt, et cet air, cet air que son père aimait,combien de fois elle s’est endormie en l’écoutant !

Une inspiration soudaine venait de fairejaillir cet air de la poitrine de Léna. Ce n’était qu’un chant pourfaire dormir les enfants ; mais elle voulait essayer de soninfluence. La douce et vieille mélodie réveillerait peut-être lessympathies assoupies de la nature. Imagination bizarre en apparenceet née de la crédulité de l’amour ! Cet air ! oh, commela voix de Léna tremblait en le chantant ! on eût dit un longet douloureux soupir, le dernier adieu de l’Espérance à la Joie età l’Amour. Ce ne pouvait être un air banal, que cette mélodie àlaquelle Claude d’Estrelle lui-même avait adapté de naïves paroles.Ces paroles et cette mélodie, ce visage si rêveur et si doux, cetœil plein de tendresse, ces joues qui changeaient de couleurexerçaient un charme bien puissant. La main de Léna s’était poséeavec amour sur la tête hautaine de sa fille émue et sa fille ne larepoussait pas. Oui, les souvenirs de son enfance semblaient à lafin se réveiller. Mais silence ! on entend des pas surl’escalier, ce sont les pas de l’homme que la fille de Léna aime etqui fier de son sang ne voudrait jamais s’allier au sang indien. Ily a lutte entre l’orgueil de la jeune femme et le charme dont ellesent déjà l’influence : c’est son orgueil qui l’emporte enfinet son orgueil l’égare jusqu’à lui faire dire à sa mère :« Nous ne devons jamais nous revoir ! » Après cetadieu cruel elle offrit d’acheter le secret avec de l’or.

La pauvre mère s’enfuit comme épouvantée.Durant deux jours et deux nuits, elle poursuit sa route. Ses piedsbrûlants ne s’arrêtent plus. On était à l’époque de la nativité duSauveur ; les portes et les cœurs étaient ouvertspartout ; les amis resserraient les liens de leur amitié etles ennemis se réconciliaient. Partout les lumières et les foyersétincelaient autour de Léna ; mais son sentier n’en était pasmoins glacé, triste emblème de sa destinée ! Cependant l’œilqui jamais ne se ferme et qui guide les oiseaux dans le ciel,observait aussi ses pas.

Léna tomba enfin de lassitude, dans latroisième nuit, sous un vieux chêne nu et dépouillé, ignorant oùelle était. Pour son imagination souffrante et malade, la neigesemblait être la seule chose qui n’eût pas changé en cemonde ; et ce fut sur la neige qu’elle posa sa tête pourmourir.

Encore un peu plus loin, pauvre amiedésolée ! soutiens seulement tes pas qui chancellent jusqu’aupremier coude du chemin. Mourir ici serait une trop dure destinée.Tu n’es plus qu’à une portée de flèche du bonheur. Écoute !Quelle mélodie s’élève dans l’air glacé de la nuit. C’est un hymnede Noël dont les doux sons parviennent sous le vieux chêne etexcitent dans Léna au milieu de l’isolement de la mort le vaguesentiment qu’un peu plus loin quelqu’un pourra recevoir son derniersoupir ; peut-être son corps épuisé fut-il un instant ranimépar la puissante et mystérieuse impulsion de celui qui l’avaitconduit là. Ses pieds la traînèrent encore jusqu’à l’entrée d’ungrand village écarté, à la porte d’une maison de prières. D’abordelle ne put voir, car l’éclat soudain des lumières aveuglait sesyeux appesantis ; elle ne put voir la foule composée dePeaux-Rouges et de Pâles-Visages, s’agiter, sous le soufflepuissant d’un jeune et éloquent ministre de l’Évangile, comme lesépis de blé sous le vent.

À la fin, son oreille saisit ces parolesconsolantes :

« Une mère même peut oublier, mais moi,je n’oublierai point, dit le Seigneur. » Et la grande etpoétique langue indienne sortant à flots harmonieux de la bouche dujeune prédicateur, tandis que son imagination essayait de peindrecet amour auquel le Sauveur divin comparait celui qu’il éprouvaitpour ses élus, le plus dévoué des amours terrestres, l’amour d’unemère.

Il racontait une histoire gravée dans samémoire et si semblable à celle de Léna, que Léna ferma les yeux depeur de dissiper en le regardant un bienheureux songe. Car tandisque son oreille savourait les sons de cette voix, une folleespérance s’élevait ou s’abaissait avec elle dans son cœur :« Et moi aussi j’avais une mère, dit-il en finissant. Plût auciel que je connusse sa destinée ! J’ignore si elle vit àl’heure où je parle, mais ce que je sais bien c’est que, souffranteencore en cette vallée de larmes ou en paix dans le ciel, elle n’apoint oublié Claude d’Estrelle ! » En entendant ce nom,Léna ne poussa aucun cri, mais sa tête s’affaissa un peu plus sursa poitrine. Son existence fut un instant suspendue et c’était unegrâce de Dieu, car l’émotion l’eût tuée : ni les paroles duministre, ni les prières, ni les hymnes, ni le bruit des pas nepurent la tirer de sa longue extase et quand elle reprit ses sens,elle se trouva appuyée sur le bras de son fils ; elle vit songrand œil noir fixé sur elle et rayonnant de tendresse ; elleétait sous le charme de ce regard, elle eût voulu toujours resterainsi. Son cœur se trouvait sans force contre l’excès du bonheur.Tout ce qu’elle put dire fut de répéter les dernières paroles dujeune ministre : «Non, elle n’a pas oublié Clauded’Estrelle ! » Alors, ses mains tremblantes cherchèrent àécarter les cheveux du front de son fils, pour mieux contempler sonvisage. Tout en lui rappelait celui qui n’était plus. La vie dujeune homme, consacrée à la nature et à Dieu, lui avait donné devives perceptions. Son cœur était trop plein pour qu’il pûtparler ; mais il serrait sa mère dans ses bras en versant dedélicieuses larmes. Les femmes sanglotaient à ce spectacle et leshommes d’une écorce plus rude ne se sentaient pas moinsattendris ; les Indiens mêmes des forêts voisines pleuraientcomme des enfants, quand un vieillard, plein de sagesse et dereconnaissance pour l’auteur de tous ces biens, calma toute cettefoule émue par un seul mot : « Prions ! »

Quelle douce soirée après tantd’infortunes ! Claude et sa femme, jeune et belle,s’empressaient autour de Léna avec une joie fière. Le récit de sesmalheurs passés faisait couler leurs larmes ; ils pansaientses pieds meurtris ; ils la faisaient asseoir entre eux deux,et la jeune femme pressait ce front halé, empreint de tant desouffrances contre ses cheveux blonds soyeux ou ses joueséclatantes de fraîcheur ; Claude ne pouvait non plus se lasserde baiser ce pauvre front. Jamais foyer domestique ne vit une plusbrillante, une plus heureuse nuit de Noël !

J’appris la fin de cette histoire, à monretour dans le pays, en partie par le fils de Claude et de Léna, enpartie par une femme qui ne pouvait prononcer le nom de sa mèresans une profonde amertume, sans une rougeur plus brûlante que lafièvre, alors que tous les faux amis et tous les gens à gagesavaient fui loin d’elle, et que l’homme qui l’avait épousée pourl’or de son oncle, n’osait approcher d’un lit contagieux. Oh !combien elle regrettait alors ce visage aimant qu’elle avait sidurement repoussé ! Cette mélodie si triste et si touchante,qui avait autrefois charmé le sommeil dans son berceau, hantait sonsouvenir au milieu de ses douleurs. J’allai chercher Léna, et Lénavint. Son amour était l’amour véritable qui souffre en silence etn’oublie que le mal. Léna pressait de ses lèvres cette bouchebrûlante, la disputant aux baisers de la mort. Elle répandit surcet esprit en proie au remords, la rosée du pardon ; lacolombe céleste finit par se poser sur la couche fatale avec unrameau d’olivier. Il restait un dernier désir à la mourante, celuid’entendre l’air qui l’avait bercée. Léna ne voulut pas lui refusercette consolation. Elle chanta donc au milieu de la chambre lugubreoù commençait à s’étendre l’ombre de la mort ; elle chanta sonair favori ; mais si sa voix s’efforçait d’être calme, soncœur saignait, car elle savait que celle qui l’écoutait, mourraitavec les derniers accords. Quand le chant qui berçait l’enfance dela malade eut cessé de résonner, nous la trouvâmes endormie dudernier sommeil.

Nous devions encore nous rencontrer souvent,Léna et moi. Sa vieillesse ressemblait à une belle soirée après unejournée de pluie et d’orage. Elle lisait d’un œil serein le Livrede la Vie arrivé pour elle à ses dernières pages. Entourée de sespetits enfants et de tous les petits enfants comme le divin maître,cette femme simple et naïve, mais grande par l’amour et la foi,semblait déjà appartenir au ciel.

XI – LE RETOUR DE L’ÉMIGRANT – ou – Noëlaprès quinze ans d’absence.

 

Seize ans sont écoulés depuis le jour où,turbulent et mécontent jeune homme, je quittai l’Angleterre pourl’Australie. Pour la première fois j’étudiai sérieusement lagéographie, quand je fis pivoter un grand globe terrestre, afin d’ychercher l’Australie méridionale, la colonie alors à la mode. Mestuteurs, j’étais orphelin, furent charmés de se débarrasser d’unpersonnage si tracassier ; je me trouvai donc bientôt le fierpossesseur d’un lot de terre urbaine et d’un lot de terre ruraledans la colonie modèle de l’Australie méridionale.

Mon voyage fut assez agréable sur un excellentnavire, avec la meilleure table tous les jours, et personne pour medire : « Charles, c’est assez de vin commecela ! » C’était dans des circonstances bien différentesque se trouvaient beaucoup de mes compagnons d’émigration. Parmieux des pères et des mères de famille, avec leur enfants, avaientquitté de confortables demeures, de bons petits revenus, de joliespropriétés ou des professions respectables, séduits par lesorateurs des meetings publics ou par ces éblouissants prospectusqui décrivent les charmes de la vie coloniale dans une coloniemodèle.

J’appris à fumer, à boire du grog et à briserd’une balle de fusil ou de pistolet une bouteille suspendue à unbout de vergue. Nous avions à bord de très aimables vauriens, desex-cornettes, des ex-lieutenants, des anciens employés dugouvernement, des avocats sans cause, des médecins sans malades,des fruits-secs d’Oxford, la bourse aussi vide que la tête pour laplupart, mais de bonne mine et bien mis. Bon nombre avaient fumédans de magnifiques pipes d’écume de mer, sablé le champagne, lebourgogne et le vin du Rhin, échangé des coups d’épée ou depistolet, galopé dans les courses au clocher, et contracté desdettes dans toutes les capitales de l’Europe. Ces fils de famillefumèrent mes cigares, me permirent de leur payer du champagne, etm’enseignèrent, moyennant quelques menus frais, l’art de jouer auwhist, à l’écarté et à la mouche dans le style fashionable ;ils m’apprirent aussi à recevoir avec la hauteur convenable lesavances des passagers du second ordre.

À la fin des cent jours de notre traversée,j’étais remarquablement changé, mais valais-je mieux ? Làétait la question : car mes nouveaux amis m’avaient inculquéleurs grands principes : regarder tout travail commedégradant, et les dettes comme séant à merveille à un gentleman.Les idées que je m’étais faites d’une colonie modèle, avec tous leséléments de la civilisation, telle qu’on nous la promettait àLondres, furent un peu renversées quand j’aperçus en débarquant,dans l’espace même que devait envahir la marée haute et sur laplage sablonneuse, des monceaux de meubles, un ou deux pianos, ungrand nombre d’armoires et de commodes, et, – je m’en souvienssurtout, – un grand coffre en chêne bardé de fer, à moitié plein desable, et vide du reste. La cause de cet abandon de mobilier me futclairement expliquée par la demande qu’on me fit de dix livressterlings pour transporter mes bagages à, la ville d’Adélaïde,distante de sept milles du port, sur un chariot attelé de bœufs.Notez que lesdits bagages ne formaient pas la moitié du chargement.La ville même d’Adélaïde, si magnifique en aquarelle dans lessalons de la Société d’émigration à Londres, n’était à cette époquequ’un amas pittoresque, si l’on veut, mais à coup sûr très peuconfortable, de tentes en toile, de huttes en boue, et de cottagesen bois, un peu plus grands que le chenil d’un chien deTerre-neuve, mais dont la location coûtait aussi cher que celled’un manoir rural dans n’importe quel comté d’Angleterre.

Mon intention n’est pas de raconter ici larapide décadence de la colonie modèle et des colons de l’Australieméridionale, ni l’élévation et le progrès des mines de cuivre. Jene restai pas assez longtemps à Adélaïde pour être témoin de cesdoux événements. Dans le premier sauve-qui-peut général, j’acceptail’offre d’un homme qui, sous une rude enveloppe, avait de grandesqualités, une espèce de diamant brut, un colon de la vieillecolonie, qui avait traversé tout le pays pour venir vendre auxAdélaïdiens un lot de bêtes à cornes et de chevaux. Je fusredevable de sa faveur à l’habileté que j’avais déployée ensaignant un poulain de prix dans un moment critique. C’était l’unedes rares choses utiles que j’eusse apprises en Angleterre. Tandisque mes fashionables compagnons, cruellement désappointéss’enivraient jusqu’à se donner le delirium tremens, s’enrôlaientdans la police, acceptaient des emplois de bergers, piquaientl’assiette de gens de rien, suppliaient les capitaines en partancede les laisser regagner l’Angleterre sur le gaillard d’avant, ilm’offrit de m’emmener avec lui sur sa terre dans l’intérieur, et defaire de moi un homme. Tournant le dos à l’Australie méridionale,j’abandonnai à la nature mon lot rural, situé sur une hauteurinaccessible, et je vendis mon lot urbain pour cinq livres. Letravail, je commençai à m’en apercevoir, était le seul moyen de setirer d’affaire dans une colonie, plus encore qu’ailleurs.

Me voilà donc parti pour le Bush lointain etles plaines solitaires d’un district où la colonisation en était àses débuts ; constamment exposé aux attaques des sauvagesIndiens, constamment occupé à surveiller les bergers presque aussisauvages du gros et du petit bétail de mon nouveau patron, tantôtpassant des jours entiers à cheval, tantôt forcé de donner toutemon attention aux détails d’un vaste établissement agricole, j’eusbientôt fait « peau neuve. »

Mes prétentions fashionables se trouvaientmises à néant ; ma vie devint une réalité qui dépendait de mespropres efforts. Ce fut alors que mon cœur changea à sontour ; ce fut alors que je commençai à penser tendrement auxfrères et aux sœurs que j’avais laissés derrière moi et tantnégligés aux jours de mon égoïsme. Rarement l’occasion de leurfaire parvenir mes lettres s’offrait plus de deux fois l’an ;mais la plume, qui me répugnait tant jadis, devint ma granderessource aux heures de loisir. Combien de fois, assis dans mahutte, j’ai passé une partie de la nuit à confier au papier mespensées, mes sentiments, mes regrets ! Cependant le feu allumédevant cette hutte et autour duquel étaient étendus mes hommesendormis, me faisait souvenir que je n’étais pas seul dans le granddésert pastoral qui se déroulait à plusieurs centaines de millesautour de moi. Puis soudain des sons étranges parlaient à monesprit comme la voix de ces contrées étranges où j’étaistransplanté. C’étaient le hurlement du dingo, espèce de chien-loup,rôdant autour de nos bergeries ; l’aboiement de défi deschiens vigilants ; le cri des oiseaux nocturnes ; leschants sauvages des indigènes exécutant sur les hauteursmontagneuses leurs danses fantastiques, et jouant des drames où ilsreprésentaient le meurtre de l’homme blanc et le pillage de sestroupeaux. Quand ces bruits parvenaient à mon oreille, mes yeux seportaient instinctivement sur le râtelier auquel étaient suspenduesmes armes chargées, et hors de la hutte, à l’endroit où le rebelleirlandais O’Donohue et l’ancien braconnier Giles Brown, transformésen sentinelles fidèles, se promenaient en long et en large, lefusil sur l’épaule, prêts à mourir plutôt que de se rendre. Dans cevaste désert, tous les petits soucis de la vie des cités, toutesles petites roueries de la spéculation, tous les petits moyens degarder les apparences, devenaient inutiles et s’oubliaient bientôt.Non seulement je lus et relus le peu de livres que je possédais,mais je les appris par cœur. Si, dans la matinée, je fatiguais leschevaux pour faire mes rondes, si je maintenais la paix entre meshommes par de rudes paroles et même par des coups ; assis àl’écart, dans la soirée, j’ouvrais la Bible et je me laissaisabsorber tout entier dans les pérégrinations d’Abraham, lesépreuves de Job ou les Psaumes de David ; puis, passant de laloi ancienne à la loi nouvelle, je suivais saint Jean dans undésert qui n’était pas sans ressemblance avec celui que j’avaissous les yeux ; ou j’écoutais, loin des villes, « leSermon sur la montagne. » D’autres fois, lorsque je traversaisà pied les forêts, j’y répétais le dialogue des personnages deShakespeare ou, à l’aide d’une traduction de Pope, les discours deshéros d’Homère, que je pouvais souvent m’appliquer àmoi-même ; car, dans ces régions solitaires, comme ces héros,j’étais chef guerrier et presque prêtre. En effet, survenait-il unemort, je lisais le service funèbre. Ce fut ainsi que je refis monéducation.

Aux heures où je me rappelais mes amisnégligés, les occasions perdues et les scènes riantes de mon comténatal, j’aimais surtout à me figurer que j’assistais encore auxfêtes de Noël dans ma vieille Angleterre bien-aimée.

Pendant notre été brûlant du mois de décembre,en Australie, quand la grande rivière qui arrosait et bornait nospâturages n’était plus qu’une suite d’étangs, en grande partiedesséchés, quand nos troupeaux pantelaient autour de moi, à l’heuretranquille du soir ; quand les étoiles, brillant d’un éclatinconnu aux climats septentrionaux, réalisaient l’idée de la nuitbienheureuse où l’étoile de Bethléem apparut et guida les roisd’Orient dans leur pieux pèlerinage, mes pensées voyageaient àtravers la mer. Je ne sentais plus la chaleur étouffante ; jen’entendais plus le cri des oiseaux de nuit ni les hurlements dudingo. J’étais au-delà des mers, au milieu de ceux qui célébraientla Noël ; je voyais les joyeux visages de mes proches et demes amis rayonner autour de la table de Noël ; on disait lesgrâces ; on proposait un toast… un toast aux absents ;lorsqu’on prononçait mon nom, les plus gais visages devenaienttristes. Alors je me réveillais de mon rêve ; je me retrouvaisseul et je pleurais. Mais une vie d’action ne laisse pas de tempspour les chagrins inutiles, bien qu’elle en laisse assez pour lesréflexions et les projets d’avenir. Je résolus donc, après beaucoupde visions semblables, qu’un temps viendrait où par une bellesoirée de Noël, l’Australien lui-même répondrait au toastporté : « aux amis absents ! »

Ce temps est, en effet, venu, l’année même quia terminé le dernier demi-siècle. Un travail sérieux, une sageéconomie m’avaient fait prospérer. Le riche district, dont j’avaisété l’un des premiers pionniers, s’était colonisé et pacifié surtoute l’étendue qu’embrasse la rivière. Les sauvages Myalss’étaient laissé apprivoiser, avaient renoncé à leur indépendanceet s’offraient eux-mêmes pour garder nos troupeaux. Des milliers debêtes à laine sur les collines et de bêtes à cornes dans les richesprairies m’appartenaient ; la hutte d’écorce s’était changéeen un cottage entouré de balcons comme les chalets suisses.Intérieurement les livres et les tableaux ne formaient pas uneinsignifiante part du mobilier. J’avais des voisins à la distanced’une promenade à cheval ; et de douces voix d’enfantsréveillaient souvent l’écho du rivage.

Alors je me dis à moi-même :« maintenant je puis retourner… non pour ne plus revenir, carla terre que j’ai conquise sur le désert sera ma demeure pour lereste de ma vie ; mais je retournerai pour serrer les mainsqui depuis tant d’années désirent serrer les miennes ; poursécher les larmes que des sœurs chéries répandent, quand ellespensent à moi, le banni volontaire ; pour prendre sur mesgenoux ces pauvres petites à qui l’on apprend à prier pour leuroncle dans un lointain pays au-delà de la vaste et profondemer. » Peut-être avais-je aussi l’arrière-pensée de déciderquelque visage de la vieille Angleterre, quelque vrai cœur anglais,à partager ma demeure pastorale.

Je retournai donc, et je foulai de nouveau lesol de la mère-patrie. La, folle attente du jeune homme avait étédéçue ; mais j’avais réalisé de meilleures espérances. Si jene revenais pas chargé de trésors ; pour rivaliser avec lesobjets de ma juvénile et jalouse vanité, je revenais reconnaissant,satisfait de moi-même, indépendant, pour revoir une fois encore monpays natal et retourner me fixer sur la terre de mon adoption.

On était au milieu de l’hiver, quand jedébarquai à un petit port de l’extrémité occidentale del’Angleterre, car mon impatience me fit profiter, durant un calmedans le canal d’Irlande, du premier bateau de pêcheur qui nousaccosta.

Plus nous approchions, plus croissait monimpatience d’être à terre. Je voulus absolument me mettre à l’unedes rames, et, à peine le bateau eut-il touché le fond, que mejetant dans l’eau, je gagnai à gué le rivage. Oh ! gens dugrand monde à qui la vie est si facile ! il y a des plaisirsque vous ne goûterez jamais, et parmi ces plaisirs-là,l’enthousiasme, l’admiration profondément sentie de l’habitant desplaines pastorales, quand il se retrouve sur le sol paternel, aumilieu des jardins de l’Angleterre.

Oui, jardin est le seul mot qui exprime bienl’aspect de notre Angleterre, surtout dans l’ouest où le myrteconserve sa feuille verte et lustrée, tout l’hiver, et où lesroutes, près de toutes les villes, sont bordées de charmantscottages. Je trouvais, à chaque mille, un nouvel objetd’admiration ; j’admirais surtout le coloris frais et sain desgens du peuple. Les robustes jeunes filles, au teint pourtant sidélicat, revenant en grand nombre du marché le panier à la main,n’étaient pas la moins attrayante des surprises, pour un hommehabitué, depuis longtemps, à vivre dans une contrée où l’arrivéed’un joli visage blanc et rose était un événement.

L’approche de la première grande ville me futsignalée par des indices moins agréables, et même très pénibles.Des mendiants, couverts de haillons, se tenaient sur mon passage etinvoquaient la charité du voyageur ; d’autres personnes d’unextérieur non moins digne de pitié, ne mendiaient pas, maissemblaient si exténuées, si souffreteuses que mon cœur saignait. Iln’y eut aucune des mains tendues vers moi qui ne reçût mon aumône.Je donnais également à celles qui n’osaient la réclamer, au grandétonnement du cocher, qui s’étonna bien davantage quand je lui disque je venais d’un pays où il n’y avait d’autres pauvres que lesivrognes et les fainéants.

À mon entrée dans une grande ville, letumulte, le tourbillon des passants à pied, à cheval, en véhiculesde toutes sortes, m’étourdit. J’eus une espèce de cauchemar. Lessignes extérieurs de la richesse, les conforts de la civilisation,allant au-devant de tous les besoins imaginables, avaient un airtout à fait étrange pour moi qui sortais d’un pays où le travailvalide était constamment requis ; où on n’hésitait pas àentreprendre le plus long voyage, à travers des déserts non frayés,avec une couverture et un pot d’étain, pour tout équipement et toutappareil culinaire.

Je consultai le maître de l’auberge pour luidemander si je pourrais gagner en deux jours le Yorkshire, car ilme tardait d’être avec mes amis. « Si vous couchez ici cesoir, » me répondit-il, « vous pourrez arriver à tempsdemain, par le chemin de fer, pour prendre votre part de la fête deNoël… » Jamais je ne me serais imaginé cela, et je ne mefaisais qu’une idée bien vague de ce que pouvait être un chemin defer.

Arrivé, le lendemain matin, au débarcadère,juste à temps pour prendre place dans le train de départ, je fus unpeu déconcerté quand, au bruit strident d’un sifflet, la locomotivese mit en mouvement et nous nous sentîmes emportés comme dans untourbillon. J’avais honte de ma peur, et pourtant bien des gensdans ce convoi auraient reculé durant un voyage de mer comme celuique je venais de faire et trouvé peut-être plus effrayant encore undes solitaires voyages à cheval dans le Bush de l’Australie, qui mesemblaient à moi tout naturels. J’atteignis sans accident lastation voisine d’York. Là je devais prendre un moyen de transportparticulier pour atteindre, par une route de traverse, la maison oùl’un de mes frères faisait valoir une ferme de quelques centainesd’acres de ses propres terres, et réunissait, je le savais, àl’époque de la Noël, le plus grand nombre possible des membres dela famille.

La petite auberge, dans laquelle j’étaisdescendu, me fournit un cabriolet conduit par un postillon,visiblement tombé en décadence. Quand je voulus le questionner, jeretrouvai dans mon nouveau compagnon une ancienne connaissance.Cependant je ne lui révélai pas tout d’abord qui j’étais. Mon aînéde quelques années seulement, mais aigri par la perte de sonmétier, menacé de la misère, n’ayant plus qu’une santé ruinée, lepauvre postillon envisageait la vie d’un tout autre point de vueque tous ceux avec qui j’avais lié conversation. Sur toute ma routeà travers l’Angleterre, l’état de prospérité visible des voyageursde première classe m’avait frappé. Pour lui, au contraire, il avaittout perdu, son emploi et sa gloire ; il était obligé« de faire tout, de porter tout, » au lieu de son anciencostume si pimpant, de son ancien métier si agréable ! Adieula veste écarlate, adieu le joyeux galop, les généreux pourboiresdes voyageurs, les bons dîners des hôtels où s’arrêtaient leschaises de poste ! Dans son humour noir, l’infortuné avait àraconter vingt histoires plus tristes que la sienne et dont leshéros étaient d’anciens maîtres de postes réduits à entrer au dépôtde mendicité, des cochers mendiant leur pain avec la main quiconduisait naguère quatre chevaux à longues guides, des fermiersdescendus au métier de laboureurs salariés : ces récits seterminaient par une lamentation sur la destinée de ceux quin’étaient pas assez forts pour suivre la course du progrès enAngleterre. Je commençai alors à reconnaître moi-même qu’il pouvaity avoir deux faces à ce séduisant tableau qu’on admire à traversles glaces d’un wagon de première classe.

Les jouissances du luxe, les douceurs de lavie que procurent les taxes et les droits payés pour les barrières,valent bien ce qu’elles coûtent pour ceux qui peuvent les payer.Mais ceux qui ne le peuvent pas, feront mieux de chercher fortuneaux colonies. Pensant et parlant ainsi, à mesure que j’approchaisde l’endroit où je devais apparaître à l’improviste devant uneréunion de mes parents, je sentais mon premier enthousiasmes’évanouir. Mon cœur avait d’abord été rempli d’une joie expansivepar la fière conscience d’avoir été l’artisan de ma fortune, et parla beauté des scènes de l’hiver, car l’hiver couvrant de sesblanches stalactites les arbres et le feuillage, avait uneéblouissante beauté pour des yeux accoutumés, comme les miens, à laperpétuelle et brune verdure de l’Australie semi-tropicale. Jerépondais gaiement au « bonsoir, monsieur, » des paysansqui passaient à côté de nous, et les vigoureuses bouffées de mapipe favorite mêlaient leurs nuages à ceux qu’exhalait notre hôteen sueur. Mais les tristes histoires que le postillon se plaisait àraconter avaient refroidi beaucoup ma bonne humeur. Je laissai mapipe s’épuiser et s’éteindre ; mon menton retomba tristementsur ma poitrine. Puis tout-à-coup je lui demandai s’il connaissaitles Barnards ? « Oh ! oui, il les connaissait tous.M. John avait eu une chance toute particulière, car le cheminde fer passait à travers une de ses fermes. Il avait mené unmonsieur et sa dame aux noces de miss Marguerite et conduit unevoiture de deuil à l’enterrement de miss Marie. La jument ducabriolet avait appartenu à M. John ; et ça avait étéautrefois un fameux cheval de chasse. M. Robert l’avait traitélui-même pour des rhumatismes. » Je lui demandai s’il neconnaissait pas d’autres membres de la famille. Oh ! si fait,je connais, c’est-à-dire, je connaissais aussiM. Charles ; mais celui-là, est parti pour les paysétrangers. Les uns disent qu’il y est mort, qu’il s’est fait tuer,pendre… ou quelque chose d’approchant ; d’autres assurentqu’il a fait fortune. C’était un fameux gaillard, celui-là. Biendes fois il s’est mis en campagne avec quelqu’un de ma connaissancetoute particulière pour tendre des pièges aux lièvres ou enfumerdes faisans. Je porte encore au front la marque d’un coup que jereçus en tombant le jour où celui que je veux dire mit un bouchonde genêts épineux dans la queue d’un cheval que je dressais.C’était un drôle de corps, sur mon âme ! Il ne restait guèrede bon sentiment dans le cœur du pauvre diable de postillon. Laperte de son emploi, la misère, la boisson, avaient terriblementchangé le beau et vigoureux gaillard qui paraissait avoir à peinedix ans de plus que moi, à l’époque de mon départ d’Angleterre.« Eh quoi ! Joe, » lui dis-je en me tournant tout àfait vers lui, vous ne semblez pas vous souvenir de moi. Je suisCharles Barnard. « Bon Dieu, monsieur ! » merépondit-il d’un ton pleureur et servile : « Je vous endemande bien pardon, Vous êtes devenu un homme si important !J’étais toujours sûr que vous iriez loin. Ainsi donc vous allezdîner avec M. John ! Ah çà, monsieur, j’espère qu’enfaveur de la vieille connaissance, vous n’oublierez pas ma tirelirede Noël ? » Je me sentis repoussé par ces paroles ;j’aurais voulu être déjà de retour eu Australie. Mon espritcommençait à concevoir des craintes sur la sagesse de ma visiteimprévue à ma famille.

Il faisait un beau clair de lune quand notrecabriolet entra dans le village. J’avais encore un mille à faire àpied, car je voulais me débarrasser du bavardage peu récréatif deJoe. Laissant donc l’ex-postillon se régaler d’un souper chaud etnoyer ses soucis dans des flots d’ale, je marchai rapidementjusqu’à proximité de la vieille maison, autrefois le manoirpatrimonial ; mais les terres en avaient été depuis longtempsdivisées. Je m’arrêtai. Mon courage faiblit au moment où jetraversai la grille, dont le bruit fit aboyer violemment leschiens. J’étais un étranger pour eux, Les chiens qui meconnaissaient étaient morts depuis longtemps. Deux fois je fis letour de la maison, réprimant avec peine mon émotion, avant detrouver le courage d’approcher de la porte. Les éclats de rire, lajoyeuse musique qui résonnait de temps en temps, les lumières quivoltigeaient d’une croisée à l’autre dans les chambres d’en haut,me remplissaient d’émotions à la fois douces et pénibles qui depuislongtemps m’étaient inconnues. Il y avait du roman dans mamystérieuse arrivée ; mais le roman a toujours sa part dansune vie de solitude. Très déraisonnablement, j’éprouvai d’abord unecertaine vexation de voir qu’on était si joyeux en monabsence ; mais, l’instant d’après, de meilleurs sentimentsprévalurent. Je m’approchai de la porte que je reconnaissais sibien, et je frappai un grand coup. La servante ouvrit sans me fairede question, car on attendait beaucoup de convives. Au moment où jeme baissais pour me débarrasser de mon manteau et de mon chapeau,une jolie enfant en robe blanche descendit l’escalier en courant,jeta ses bras autour de mon cou, m’appliqua un gros baiser ets’écria : « Je vous ai attrapé sous le gui, cousinAlfred. » Puis, presque aussitôt, en me regardant avec sesgrands yeux bruns timides : « Qui êtes-vous donc ?êtes-vous encore un nouvel oncle ? » Oh ! combienmon cœur se sentit soulagé ! L’enfant avait saisi uneressemblance ; je ne serais donc pas méconnu par lesmiens ! Tous mes plans, tous mes préparatifs furentoubliés ; j’étais au milieu d’eux ; et je voyais, aprèsquinze ans, le foyer de Noël, la table de Noël, les visages de Noëldont j’avais si souvent rêvé.

Décrire cette nuit-là me serait impossible.Longtemps après minuit, nous étions encore assis tous ensemble. Lesenfants ne voulaient pas quitter mes genoux pour aller aulit ; mes frères ne se lassaient pas de me regarder ; messœurs étaient groupées autour de moi, baisaient mes joues barbueset brunies, et pressaient mes mains brûlées du soleil. Je verraipeut-être encore bien de nouvelles et riantes scènes de Noël, maisjamais une Noël semblable à celle qui accueillit le bannivolontaire à son retour.

Cependant, quoique l’Angleterre ait sesbienheureuses saisons et ses joyeuses fêtes, en tête desquellesfigure la Noël, et quoique cette Noël-là doive bien des fois encorerevivre dans ma mémoire, je ne puis rester en Angleterre. Ma vie apris le moule de mon pays adoptif. Là où j’ai fait ma fortune, làje dois en jouir. Les entraves, les conventions, les liens crééspar les divisions infinies de la société, sont plus que je ne puissupporter. Le souci semble siéger sur tous les fronts, et, sur untrop grand nombre, le dédaigneux orgueil d’une supériorité socialeimaginaire.

J’ai trouvé le visage au teint de rose et leloyal cœur de l’inconnue dont j’avais souvent rêvé dans mes nuitssolitaires. Une jeune personne écoutait d’une oreille attentive,émue, durant la semaine de Noël, les récits de l’Australien, quemes amis ne se lassaient pas d’entendre ; elle est prête àtout quitter pour me suivre dans ma demeure pastorale. Je faisactuellement mes préparatifs de départ, et ni la société, ni leslivres, ni la musique ne manqueront dans ce qui n’était, quand j’yarrivai pour la première fois, qu’une forêt et un désertd’herbages, peuplé d’oiseaux sauvages et de kangourous. Prés devingt parents m’accompagnent, dont plusieurs passablementpauvres ; mais là-bas peu importe. Dans quelques années, vousverrez figurer l’établissement de Barnard-Town sur toutes lescartes d’Australie ; et là, au temps de la Noël, comme en touttemps, les hommes au cœur franc, les femmes au bon cœur, trouveronttoujours aide et sympathique accueil, car je n’oublierai jamaiscomment j’ai débuté moi-même dans ce monde lointain, berger perdudans la solitude, regardant luire les étoiles dans un ciel sansnuages.

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