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Les Désenchantées

Les Désenchantées

de Pierre Loti

À la chère et vénérée et angoissante mémoire de

LEYLA-AZIZÉ-AÏCHÉ Hanum,

fille de Mehmed Bey J… Z… et de Esma Hanum D…, née le 16Rébi-ul-ahir 1297 à T… (Asie-Mineure), morte le 28 Chebâl 1323 (17décembre 1905) à Ch… Z… (Stamboul).

Pierre Loti.

Avant Propos

C’est une histoire entièrement imaginée. On perdrait sa peine en voulant donner à Djénane, à Zeyneb, à Mélek ou à André, des noms véritables, car ils n’ont jamais existé.

Il n’y a de vrai que la haute culture intellectuelle répandue aujourd’hui dans les harems de Turquie, et la souffrance qui enrésulte.

Cette souffrance-là, apparue peut-être d’une manière plus frappante à mes yeux d’étranger, mes chers amis les Turcs s’en inquiètent déjà et voudraient l’adoucir.

Le remède, je n’ai, bien entendu, aucune prétention à l’avoir découvert, quand de profonds penseurs, là-bas, le cherchent encore.Mais, comme eux, je suis convaincu qu’il existe et se trouvera, car le merveilleux prophète de l’Islam, qui fut avant tout un être de lumière et de charité, ne peut pas vouloir que des règles édictées par lui jadis, deviennent, avec l’inévitable évolution du temps,des motifs de souffrir.

Pierre Loti.

Partie 1

Chapitre 1

André Lhéry, romancier connu, dépouillait avec lassitude son courrier, un pâle matin de printemps, au bord de la mer de Biscaye,dans la maisonnette où sa dernière fantaisie le tenait à peu près fixé depuis le précédent hiver.

« Beaucoup de lettres, ce matin-là, soupirait-il, trop de lettres. »

Il est vrai, les jours où le facteur lui en donnait moins, il n’était pas content non plus, se croyant tout à coup isolé dans la vie. Lettres de femmes, pour la plupart, les unes signées, les autres non, apportant à l’écrivain l’encens des gentilles adorations intellectuelles. Presque toutes commençaient ainsi : « Vous allez être bien étonné, monsieur, envoyant l’écriture d’une femme que vous ne connaissez point. »André souriait de ce début : étonné, ah ! non, depuislongtemps il avait cessé de l’être. Ensuite chaque nouvellecorrespondance, qui se croyait généralement la seule au monde assezaudacieuse pour une telle démarche, ne manquait jamais dedire : « Mon âme est une petite sœur de la vôtre ;personne, je puis vous le certifier, ne vous a jamais compriscomme moi. » Ici, André ne souriait pas, malgré le manqued’imprévu d’une pareille affirmation ; il était touché, aucontraire. Et, du reste, la conscience qu’il prenait de son empiresur tant de créatures, éparses et à jamais lointaines, laconscience de sa part de responsabilité dans leur évolution, lerendait souvent songeur.

Et puis, il y en avait, parmi ces lettres, de si spontanées, siconfiantes, véritables cris d’appel, lancés comme vers un grandfrère qui ne peut manquer d’entendre et de compatir !Celles-là, André Lhéry les mettait de côté, après avoir jeté aupanier les prétentieuses et les banales ; il les gardait avecla ferme intention d’y répondre. Mais, le plus souvent,hélas ! le temps manquait, et les pauvres lettress’entassaient, pour être noyées bientôt sous le flot des suivanteset finir dans l’oubli.

Le courrier de ce matin en contenait une timbrée de Turquie,avec un cachet de la poste où se lisait, net et clair, ce nomtoujours troublant pour André : Stamboul.

Stamboul ! Dans ce seul mot, quel sortilègeévocateur !… Avant de déchirer l’enveloppe de celle-ci, quipouvait fort bien être tout à fait quelconque, André s’arrêta,traversé soudain par ce frisson, toujours le même et d’ordreessentiellement inexprimable, qu’il avait éprouvé chaque fois queStamboul s’évoquait à l’improviste au fond de sa mémoire, après desjours d’oubli. Et, comme déjà si souvent en rêve, une silhouette deville s’esquissa devant ses yeux qui avaient vu toute la terre, quiavaient contemplé l’infinie diversité du monde : la ville desminarets et des dômes, la majestueuse et l’unique, l’incomparableencore dans sa décrépitude sans retour, profilée hautement sur leciel, avec le cercle bleu de la Marmara fermant l’horizon…

Une quinzaine d’années auparavant, il avait compté, parmi sescorrespondantes inconnues, quelques belles désœuvrées des haremsturcs ; les unes lui en voulaient, les autres l’aimaient avecremords pour avoir conté dans un livre de prime jeunesse sonaventure avec une de leurs humbles sœurs, elles lui envoyaientclandestinement des pages intimes en un français incorrect, maissouvent adorable ; ensuite, après l’échange de quelqueslettres, elles se taisaient et retombaient dans l’inviolablemystère, confuses à la réflexion de ce qu’elles venaient d’osercomme si c’eût été péché mortel.

Il déchira enfin l’enveloppe timbrée du cher là-bas, –et le contenu d’abord lui fit hausser les épaules : ah !non, cette dame-là s’amusait de lui, par exemple ! Son langageétait trop moderne, son français trop pur et trop facile. Elleavait beau citer le Coran, se faire appeler Zahidé Hanum, etdemander réponse poste restante avec des précautions de Peau Rougeen maraude, ce devait être quelque voyageuse de passage àConstantinople, ou la femme d’un attaché d’ambassade, quisait ? ou, à la rigueur, une Levantine éduquée àParis ?

La lettre cependant avait un charme qui fut le plus fort, carAndré, presque malgré lui, répondit sur l’heure. Du reste, ilfallait bien témoigner de sa connaissance du monde musulman etdire, avec courtoisie toutefois : « Vous, une dameturque ! Non, vous savez, je ne m’y prendspas !… »

Incontestable, malgré l’invraisemblance, était le charme decette lettre… Jusqu’au lendemain, où, bien entendu, il cessa d’ypenser, André eut le vague sentiment que quelque chose commençaitdans sa vie, quelque chose qui aurait une suite, une suite dedouceur, de danger et de tristesse.

Et puis aussi, c’était comme un appel de la Turquie à l’hommequi l’avait tant aimée jadis, mais qui n’y revenait plus. La mer deBiscaye, ce jour-là, ce jour d’avril indécis, dans la lumièreencore hivernale, se révéla tout à coup d’une mélancolieintolérable à ses yeux, mer pâlement verte avec les grandes volutesde sa houle presque éternelle, ouverture béante sur des immensitéstrop infinies qui attirent et qui inquiètent. Combien la Marmara,revue en souvenir, était plus douce, plus apaisante et endormeuse,avec ce mystère d’Islam tout autour sur ses rives ! Le paysBasque, dont il avait été parfois épris, ne lui paraissait plusvaloir la peine de s’y arrêter ; l’esprit du vieux temps qui,jadis, lui avait semblé vivre encore dans les campagnespyrénéennes, dans les antiques villages d’alentour, – même jusquedevant ses fenêtres, là, dans cette vieille cité de Fontarabie,malgré l’invasion des villas imbéciles, – le vieil esprit basque,non, aujourd’hui il ne le retrouvait plus. Oh ! là-bas àStamboul, combien davantage il y avait de passé et d’ancien rêvehumain, persistant à l’ombre des hautes mosquées, des cimetières oùles veilleuses à petite flamme jaune s’allument le soir parmilliers pour les âmes des morts. Oh ! ces deux rives qui seregardent, l’Europe et l’Asie, se montrant l’une à l’autre desminarets et des palais tout le long du Bosphore, avec de continuelschangements d’aspect, aux jeux de la lumière orientale !Auprès de la féerie du Levant, quoi de plus morne et de plus âpreque ce golfe de Gascogne ! Comment donc y demeurait-il au lieud’être là-bas ? Quelle inconséquence de perdre ici les jourscomptés de la vie, quand là-bas était le pays des enchantementslégers, des griseries tristes et exquises par quoi la fuite dutemps est oubliée !…

Mais c’était ici, au bord de ce golfe incolore, battu par lesrafales et les ondées de l’Océan, que ses yeux s’étaient ouverts auspectacle du monde, ici que la conscience lui avait étédonnée pour quelques saisons furtives ; donc, les chosesd’ici, il les aimait désespérément quand même, et ilsavait bien qu’elles lui manquaient lorsqu’il était ailleurs.

Alors, ce matin d’avril, André Lhéry sentit une fois de plusl’irrémédiable souffrance de s’être éparpillé chez tous lespeuples, d’avoir été un nomade sur toute la terre, s’attachant çàet là par le cœur. Mon Dieu, pourquoi fallait-il qu’il eûtmaintenant deux patries : la sienne propre, et puis l’autre,sa patrie d’Orient ?…

Chapitre 2

 

Un soleil d’avril, du même avril, mais de la semaine suivante,arrivant tamisé de stores et de mousselines, dans la chambre d’unejeune fille endormie. Un soleil de matin, apportant, même à traversdes rideaux, des persiennes, des grillages, cette joie éphémère etcette tromperie éternelle des renouveaux terrestres, à quoi selaissent toujours prendre, depuis le commencement du monde, lesâmes compliquées ou simples des créatures, âmes des hommes, âmesdes bêtes, petites âmes des oiseaux chanteurs.

Au-dehors, on entendait le tapage des hirondelles récemmentarrivées et les coups sourds d’un tambourin frappé au rythmeoriental. De temps à autre, des beuglements comme poussés par demonstrueuses bêtes s’élevaient aussi dans l’air : voix despaquebots empressés, cris des sirènes à vapeur, témoignant qu’unport devait être là, un grand port affolé de mouvement ; maisces appels des navires, on les sentait venir de très loin etd’en bas, ce qui donnait la notion d’être dans une zone detranquillité, sur quelque colline au-dessus de la mer.

Élégante et blanche, la chambre où pénétrait ce soleil et oùdormait cette jeune fille ; très moderne, meublée avec lafausse naïveté et le semblant d’archaïsme qui représentaient encorecette année-là (l’année 1901) l’un des derniers raffinements de nosdécadences, et qui s’appelait « l’art nouveau ». Dans unlit laqué de blanc, – où de vagues fleurs avaient été esquissées,avec un mélange de gaucherie primitive et de préciosité japonaise,par quelque décorateur en vogue de Londres ou de Paris, – la jeunefille dormait toujours : au milieu d’un désordre de cheveuxblonds, tout petit visage, d’un ovale exquis, d’un ovale tellementpur qu’on eût dit une statuette en cire, un peu invraisemblablepour être trop jolie ; tout petit nez aux ailes presque tropdélicates, imperceptiblement courbé en bec de faucon ; grandsyeux de madone et très longs sourcils inclinés vers les tempescomme ceux de la Vierge des Douleurs. Un excès de dentellespeut-être aux draps et aux oreillers, un excès de baguesétincelantes aux mains délicates, abandonnées sur la couverture desatin, trop de richesse, eût-on dit chez nous, pour une enfant decet âge ; à part cela, tout répondait bien, autour d’elle, auxplus récentes conceptions de notre luxe occidental. Cependant il yavait aux fenêtres ces barreaux de fer, et puis ces quadrillages debois, – choses scellées, faites pour ne jamais s’ouvrir, – quijetaient sur cette élégance claire un malaise, presque une angoissede prison.

Avec ce soleil si rayonnant et ce délire joyeux des hirondellesau-dehors, la jeune fille dormait bien tard, du sommeil lourd oùl’on verse tout à coup sur la fin des nuits d’insomnie, et ses yeuxavaient un cerne, comme si elle avait beaucoup pleuré hier.

Sur un petit bureau laqué de blanc, une bougie oubliée brûlaitencore, parmi des feuillets manuscrits, des lettres toutes prêtesdans des enveloppes aux monogrammes dorés. Il y avait là aussi dupapier à musique sur lequel des notes avaient été griffonnées,comme dans la fièvre de composer. Et quelques livres traînaientparmi de frêles bibelots de Saxe : le dernier de la comtessede Noailles, voisinant avec des poésies de Baudelaire et deVerlaine, la philosophie de Kant et celle de Nietzsche… Sans doute,une mère n’était point dans cette maison pour veiller aux lectures,modérer le surchauffage de ce jeune cerveau.

Et, bien étrange dans cette chambre où n’importe quelle petiteParisienne très gâtée se fût trouvée à l’aise, bien inattendueau-dessus de ce lit laqué de blanc, une inscription en caractèresarabes s’étalait, à la place même où chez nous on attacheraitpeut-être encore le crucifix : une inscription brodée de filsd’or sur du velours vert-émir, un passage du livre de Mahomet, auxlettres enroulées avec un art ancien et précieux.

Des chansons plus éperdues que commençaient ensemble deuxhirondelles, effrontément posées au rebord même de la fenêtre,firent coup à coup s’entr’ouvrir de grands yeux, dans le si petitvisage, si petit et si jeune de contours ; des yeux aux largesprunelles d’un brun vert, qui, d’abord indécises et effarées,semblaient demander grâce à la vie, supplier la réalité dechasser au plus tôt quelque intolérable songe.

Mais la réalité sans doute ne restait que trop d’accord avec lemauvais rêve, car le regard se faisait de plus en plus sombre, àmesure que revenaient la pensée et le souvenir ; et ils’abaissa même tout à fait, comme soumis sans espoir àl’inéluctable, lorsqu’il eut rencontré des objets qui probablementétaient des pièces à conviction : dans un écrin ouvert, undiadème jetant ses feux, et, posée sur des chaises, une robe desoie blanche, robe de mariée, avec des fleurs d’oranger jusqu’aubas de sa longue traîne…

En coup de vent, sans frapper, survint une personne maigre, auxyeux ardents et déçus. Robe noire, grand chapeau noir, d’unesimplicité distinguée, sévère avec pourtant un rien d’extravagance,presque une vieille fille, mais cependant pas encore ; quelqueinstitutrice, cela se devinait, très diplômée, et de bonne famillepauvre.

– Je l’ai !… Nous l’avons, chère petite !…dit-elle en français, montrant avec un geste de puéril triomphe unelettre non ouverte, qu’elle venait de prendre à la posterestante.

Et la petite princesse couchée répondit dans la même langue,sans le moindre accent étranger :

– Non, vrai ?

– Mais oui, vrai !… De qui voulez-vous que ce soit,enfant, sinon de lui ?… Y a-t-il ou n’y a-t-il pasZahidé Hanum sur cette enveloppe ?… Eh bien !…Ah ! si vous avez donné le mot de passe à d’autres, c’estdifférent…

– Ça, vous savez que non !…

– Eh bien ! alors…

La jeune fille s’était redressée, les yeux à présent trèsouverts, une lueur rose sur les joues, – comme une enfant quiaurait eu un gros chagrin, mais à qui on viendrait de donner unjouet si extraordinaire que, pour une minute, tout s’oublie. Lejouet, c’était la lettre ; elle la retournait dans ses mains,avide de la toucher, mais effrayée en même temps, comme si rien quecela fût un léger crime. Et puis, prête à déchirer l’enveloppe,elle s’arrêta pour supplier, avec câlinerie :

– Bonne mademoiselle, mignonne mademoiselle, ne vous fâchezpas de ma fantaisie : je voudrais être toute seule pour lalire.

– Décidément, en fait de drôle de petite créature, il n’y apas plus drôle que vous, ma chérie !… Mais vous me lalaisserez voir après, tout de même ? C’est le moins que jemérite, il me semble !… Allons, soit ! Je vais aller ôtermon chapeau, ma voilette, et je reviens…

Très drôle de petite créature en effet, et, de plus, étrangementtimorée, car il lui parut maintenant que les convenancesl’obligeaient à se lever, à se vêtir et à se couvrir lescheveux, avant de décacheter, pour la première fois de sa vie,une lettre d’homme. Ayant donc passé bien vite une« matinée » bleu pastel, venue de la rue de la Paix, dechez le bon faiseur, puis ayant enveloppé sa tête blonde d’un voileen gaze, brodé jadis en Circassie, elle brisa ce cachet, toutetremblante.

Très courte, la lettre ; une dizaine de lignes toutessimples, – avec un passage imprévu qui la fit sourire, malgré sadéconvenue de ne trouver rien de plus confiant ni de plus profond,– une réponse courtoise et gentille, un remerciement où se laissaitentrevoir un peu de lassitude, et voilà tout. Mais quand même, lasignature était là, bien lisible, bien réelle : André Lhéry.Ce nom, écrit par cette main, causait à la jeune fille un troublecomme le vertige. Et, de même que lui, là-bas, au reçu del’enveloppe timbrée de Stamboul, avait eu l’impression quequelque chose commençait, de même elle, ici, présageait onne sait quoi de délicieux et de funeste, à cause de cette réponsearrivée justement un tel jour, la veille du plus grand événement detoute son existence. Cet homme, qui régnait depuis si longtemps surses rêves, cet homme aussi séparé d’elle, aussi inaccessible que sichacun d’eux eût habité une planète différente, venait vraimentd’entrer ce matin-là dans sa vie, du fait seul de ces quelques motsécrits et signés par lui, pour elle.

Et jamais à ce point elle ne s’était sentie prisonnière etrévoltée, avide d’indépendance, d’espace, de courses par le mondeinconnu… Un pas vers ces fenêtres, où elle s’accoudait souvent pourregarder au-dehors : – mais non, là il y avait ces treillagesde bois, ces grilles de fer qui l’exaspéraient. Elle rebroussa versune porte entr’ouverte, écartant d’un coup de pied la traîne de larobe de mariée qui s’étalait sur le somptueux tapis, – la porte deson cabinet de toilette, tout blanc de marbre, plus vaste que lachambre, avec des ouvertures non grillées, très larges, donnant surle jardin aux platanes de cent ans. Toujours tenant sa lettredépliée, c’est à l’une de ces fenêtres qu’elle s’accouda, pour voirdu ciel libre, des arbres, la magnificence des premières roses,exposer ses joues à la caresse de l’air, du soleil… Et pourtant,quels grands murs autour de ce jardin ! Pourquoi ces grandsmurs, comme on en bâtit autour du préau des prisonscellulaires ? De distance en distance, des contreforts pourles soutenir, tant ils étaient démesurément grands : leurhauteur, combinée pour que, des plus hautes maisons voisines, on nepût jamais apercevoir qui se promènerait dans le jardin enclos…

Malgré la tristesse d’un tel enfermement, on l’aimait, cejardin, parce qu’il était très vieux, avec de la mousse et dulichen sur ses pierres, parce qu’il avait des allées envahies parl’herbe entre leurs bordures de buis, un jet d’eau dans un bassinde marbre à la mode ancienne, et un petit kiosque tout déjeté parle temps, pour rêver à l’ombre sous les platanes noueux, tordus,pleins de nids d’oiseaux. Il avait tout cela, ce jardind’autrefois, surtout il avait comme une âme nostalgique et douce,une âme qui peu à peu lui serait venue avec les ans, à force des’être imprégné de nostalgies de jeunes femmes cloîtrées, denostalgies de jeunes beautés doucement captives.

Ce matin, quatre ou cinq hommes, – des nègres aux figuresimberbes, – étaient là, en bras de chemise, qui travaillaient à despréparatifs pour la grande journée de demain, l’un tendant un velumentre des branches, l’autre dépliant par terre d’admirables tapisd’Asie. Ayant aperçu la jeune fille là-haut, ils lui adressèrent,après des petits clignements d’œil pleins de sous-entendus, unbonjour à la fois familier et respectueux, qu’elle s’efforça derendre avec un gai sourire, nullement effarouchée de leurs regards.– Mais tout à coup elle se retira avec épouvante, à cause d’unjeune paysan à moustache blonde, venu pour apporter des mannes defleurs, qui avait presque entrevu son visage…

La lettre ! Elle avait entre les mains une lettre d’AndréLhéry, une vraie. Pour le moment cela primait tout. La précédentesemaine, elle avait commis l’énorme coup de tête de lui écrire,déséquilibrée qu’elle se sentait par la terreur de ce mariage, fixéà demain. Quatre pages d’innocentes confidences, qui lui avaientsemblé, à elle, des choses terribles, et, pour finir, la prière, lasupplication de répondre tout de suite, poste restante, à un nomd’emprunt. Sur l’heure, par crainte d’hésiter en réfléchissant,elle avait expédié cela, un peu au hasard, faute d’adresse précise,avec la complicité et par l’intermédiaire de son ancienneinstitutrice (mademoiselle Esther Bonneau, – Bonneau deSaint-Miron, s’il vous plaît, – agrégée de l’Université, officierde l’Instruction publique), celle qui lui avait appris le français,– en y ajoutant même, pour rire, sur la fin de ses cours, un peud’argot cueilli dans les livres de Gyp.

Et c’était arrivé à destination, ce cri de détresse d’une petitefille, et voici que le romancier avait répondu, avec peut-être unenuance de doute et de badinage, mais gentiment en somme ; unelettre qui pouvait être communiquée aux plus narquoises de sesamies et qui serait pour les rendre jalouses… Alors, tout d’uncoup, l’impatience lui vint de la faire lire à ses cousines (pourelle, comme des sœurs), qui avaient déclaré qu’il ne répondait pas.C’était tout près, leur maison, dans le même quartier hautain etsolitaire ; elle irait donc en « matinée », sansperdre du temps à faire toilette, et vite elle appela, avec unelangueur impérieuse d’enfant qui parle à quelque vieilleservante-gâteau, à quelque vieille nourrice :« Dadi ! »[1] – Puisencore, et plus vivement : « Dadi ! » habituéesans doute à ce qu’on fût toujours là, prêt à ses caprices, et, ladadi ne venant pas, elle toucha du doigt une sonnerieélectrique.

Enfin parut cette dadi, plus imprévue encore dans une tellechambre que le verset du Coran brodé en lettres d’or au-dessus dulit : visage tout noir, tête enveloppée d’un voile laméd’argent, esclave éthiopienne s’appelant Kondja-Gul (Bouton derose). Et la jeune fille se mit à lui parler dans une languelointaine, une langue d’Asie, dont s’étonnaient sûrement lestentures, les meubles et les livres.

– Kondja-Gul, tu n’es jamais là !

Mais c’était dit sur un ton dolent et affectueux qui atténuaitbeaucoup le reproche. Un reproche inique du reste, car Kondja-Gulétait toujours là au contraire, beaucoup trop là, comme un chienfidèle à l’excès, et la jeune fille souffrait plutôt de cet usagede son pays qui veut qu’on n’ait jamais de verrou à sa porte ;que les servantes de la maison entrent à toute heure comme chezelles ; qu’on ne puisse jamais être assurée d’un instant desolitude. Kondja-Gul, sur la pointe du pied, était bien venue vingtfois ce matin pour guetter le réveil de sa jeune maîtresse. Etquelle tentation elle avait eue de souffler cette bougie quibrûlait toujours ! Mais voilà, c’était sur ce bureau où il luiétait interdit de jamais porter la main, qui lui semblait plein dedangereux mystères, et elle avait craint, en éteignant cette petiteflamme, d’interrompre quelque envoûtement peut-être…

– Kondja-Gul, vite mon tcharchaf[2] ! J’ai besoin d’aller chez mes cousines.

Et Kondja-Gul entreprit d’envelopper l’enfant dans des voilesnoirs. Noire, l’espèce de jupe qu’elle posa sur la matinée du bonfaiseur ; noire la longue pèlerine qu’elle jeta sur lesépaules, et sur la tête comme un capuchon ; noir, le voileépais, retenu au capuchon par des épingles, qu’elle fit retomberjusqu’au bas du visage afin de le dissimuler comme sous unecagoule. Pendant ses allées et venues pour ensevelir ainsi la jeunefille, elle disait des choses en langue asiatique, avec un air dese parler à soi-même ou de se chanter une chanson, des chosesenfantines et berceuses, comme ne prenant pas du tout au sérieux ladouleur de la petite fiancée :

– Il est blond, il est joli, le jeune bey qui va venirdemain chercher ma bonne maîtresse. Dans le beau palais où il vanous emmener toutes les deux, oh ! comme nous seronscontentes !

– Tais-toi, dadi, dix fois j’ai défendu qu’on m’enparle !

Et, l’instant d’après :

– Dadi, tu étais là, tu as dû entendre sa voix le jourqu’il était venu causer avec mon père. Alors, dis, commentest-elle, la voix du bey ? Douce un peu ?

– Douce comme la musique de ton piano, comme celle que tufais avec ta main gauche, tu sais, en allant vers le bout où çafinit… Douce comme ça !… Oh ! qu’il est blond et qu’ilest joli, le jeune bey.

– Allons, tant mieux ! – interrompit la jeune fille enfrançais, avec l’accent d’une gouaillerie presque tout à faitparisienne.

Et elle reprit en langue d’Asie :

– Ma grand-mère est-elle levée, sais-tu ?

– Non, la dame a dit qu’elle se reposerait tard, pour êtreplus jolie demain.

– Alors, à son réveil, on lui dira que je suis chez mescousines. Va prévenir le vieux Ismaël pour qu’ilm’accompagne ; c’est toi et lui, vous deux que j’emmène.

Cependant mademoiselle Ester Bonneau (de Saint-Miron), là-hautdans sa chambre, – son ancienne chambre du temps où elle habitaitici et qu’elle venait de reprendre pour assister à la solennité dedemain ; – mademoiselle Ester Bonneau avait des inquiétudes deconscience. Ce n’était pas elle, bien entendu, qui avait introduitsur le bureau laqué de blanc le livre de Kant, ni celui deNietzsche, ni même celui de Baudelaire ; depuis dix-huit moisque l’éducation de la jeune fille était considérée comme finie,elle avait dû aller s’établir chez un autre pacha, pour instruireses petites filles ; alors seulement sa première élève s’étaitainsi émancipée dans ses lectures, n’ayant plus personne pourcontrôler sa fantaisie. C’est égal, elle, l’institutrice, sesentait responsable un peu de l’essor déréglé pris par ce jeuneesprit. Et puis, cette correspondance avec André Lhéry, qu’elleavait favorisée, où ça mènerait-il ? Deux êtres, il est vrai,qui ne se verraient jamais : ça au moins on pouvait en êtresûr ; les usages et les grilles en répondaient… Maiscependant…

Quand elle redescendit enfin, elle se trouva en présence d’unepetite personne accommodée en fantôme noir pour la rue, l’airagité, pressé de sortir :

– Et où allez-vous, ma petite amie ?

– Chez mes cousines, leur montrer ça. (Ça, c’était lalettre.) Vous venez, vous aussi, naturellement. Nous la lironslà-bas ensemble. Allons, trottons-nous !

– Chez vos cousines ? Soit !… Je vais remettre mavoilette et mon chapeau.

– Votre chapeau ! Alors nous en avons pour une heure,zut !

– Voyons, ma petite, voyons !…

– Voyons quoi ?… Avec ça que vous ne le dites pas,vous aussi, zut, quand ça vous prend… Zut pour le chapeau, zut pourla voilette, zut pour le jeune bey, zut pour l’avenir, zut pour lavie et la mort, pour tout zut !

Mademoiselle Bonneau à ce moment pressentit qu’une crise delarmes était proche et, afin d’amener une diversion, joignit lesmains, baissa la tête dans l’attitude consacrée au théâtre pour leremords tragique :

– Et songer, dit-elle, que votre malheureuse grand-mère m’apayée et entretenue sept ans pour une éducationpareille !…

Le petit fantôme noir, éclatant de rire derrière son voile, enun tour de main coiffa mademoiselle Bonneau d’une dentelle sur lescheveux et l’entraîna par la taille :

– Moi, que je m’embobeline, il faut bien, c’est la loi…Mais vous, qui n’êtes pas obligée… Et pour aller à deux pas… Etdans ce quartier où jamais on ne rencontre un chat !…

Elles descendirent l’escalier quatre à quatre. Kondja-Gul et levieux Ismaël, eunuque éthiopien, les attendaient en bas pour leurfaire cortège : – Kondja-Gul empaquetée des pieds à la têtedans une soie verte lamée d’argent : l’eunuque sanglé dans uneredingote noire à l’européenne qui, sans le fez, lui eût donnél’air d’un huissier de campagne.

La lourde porte s’ouvrit ; elles se trouvèrent dehors, surune colline, au clair soleil de onze heures, devant un boisfunéraire, planté de cyprès et de tombes aux dorures mourantes, quidévalait en pente douce jusqu’à un golfe profond chargé denavires.

Et au-delà de ce bras de mer étendu à leurs pieds, au-delà, surl’autre rive à demi cachée par les cyprès du bois triste et doux,se profilait haut, dans la limpidité du ciel, cette silhouette deville qui était depuis vingt ans la hantise nostalgique d’AndréLhéry ; Stamboul trônait ici, non plus vague et crépusculairecomme dans les songes du romancier, mais précis, lumineux etréel.

Réel, et pourtant baigné comme d’un chimérique brouillard bleu,dans un silence et une splendeur de vision, Stamboul, le Stamboulséculaire était bien ici, tel encore que l’avaient contemplé lesvieux Khalifes, tel encore que Soliman le Magnifique en avait jadisconçu et fixé les grandes lignes, en y faisant élever de plussuperbes coupoles. Rien ne semblait en ruine, de cette profusion deminarets et de dômes groupés dans l’air du matin, et cependant il yavait sur tout cela on ne sait quelle indéfinissable empreinte dutemps ; malgré la distance et l’un peu éblouissante lumière,la vétusté s’indiquait extrême. Les yeux ne s’y trompaientpoint : c’était un fantôme, un majestueux fantôme du passé,cette ville encore debout, avec ses innombrables fuseaux de pierre,si sveltes, si élancés qu’on s’étonnait de leur durée. Minarets etmosquées avaient pris, avec les ans, des blancheurs déteintes,tournant aux grisailles neutres ; quant à ces milliers demaisons en bois, tassées à leur ombre, elles étaient couleur d’ocreou de brun rouge, nuances atténuées sous le bleuâtre de la buéepresque éternelle que la mer exhale alentour. Et cet ensembleimmense se reflétait dans le miroir du golfe.

Les deux femmes, celle voilée en fantôme et l’autre avec sadentelle posée à la diable sur les cheveux, marchaient vite,suivies de leur escorte nègre, regardant à peine ce décorprodigieux, qui était pour elle le décor de tous les jours. Ellessuivaient sur cette colline un chemin au pavage en déroute, entred’anciennes et aristocratiques demeures momifiées derrière leursgrilles, et ce cimetière en pente de Khassim-Pacha, qui laissaitapercevoir dans l’intervalle de ses arbres sombres la grande féeried’en face. Les hirondelles, qui avaient partout des nids sous lesbalcons grillés et clos, chantaient en délire, les cyprès sentaientbon la résine, le vieux sol empli d’os de morts sentait bon leprintemps.

En effet, elles ne rencontrèrent personne dans leur courtesortie, personne qu’un porteur d’eau, en costume oriental, venupour remplir son outre à une très vieille fontaine de marbre quiétait sur le chemin, toute sculptée d’exquises arabesques.

Dans une maison aux fenêtres grillées sévèrement, une maison depacha, où un grand diable à moustaches, vêtu de rouge et d’or,pistolets à la ceinture, sans souffler mot leur ouvrit le portail,elles prirent en habituées, sans rien dire non plus, l’escalier duharem.

Au premier étage, une vaste pièce blanche, porte ouverte, d’oùs’échappaient des voix et des rires de jeunes femmes. On s’amusaità parler français là-dedans, sans doute parce qu’on parlaittoilette. Il s’agissait de savoir si certain piquet de roses à uncorsage ferait mieux posé comme ceci ou posé comme cela :

– C’est bonnet blanc, blanc bonnet, disait l’une.

– C’est kif-kif bourricot, – appuyait une autre, une petiterousse au teint de lait, aux yeux narquois, dont l’institutriceavait fréquenté l’Algérie.

C’était la chambre de ces « cousines », deux sœurs deseize et vingt et un ans, à qui la mariée de demain avait réservéla primeur de sa lettre d’homme célèbre. Pour les deux jeunesfilles, deux lits laqués de blanc, chacun ayant son verset arabebrodé en or sur un panneau de velours appliqué au mur. Par terre,d’autres couchages improvisés, matelas et couvertures de satin bleuou rose, pour quatre jeunes invitées à la fête nuptiale. Sur leschaises (laqué blanc et soie Pompadour à petits bouquets) destoilettes pour grand mariage, à peine arrivées de Paris,s’étalaient fraîches et claires. Désordre des veilles de fête,campement, eût-on dit, campement de petites bohémiennes, mais quiseraient élégantes et très riches. (La règle musulmane interdisantaux femmes de sortir après le crépuscule, c’est devenu entre ellesun gentil usage de s’installer ainsi les unes chez les autres,pendant des jours ou même des semaines, à propos de tout et derien, quelquefois pour se faire une simple visite ; et alorson organise gaiement des dortoirs.) Des voiles d’orientaletraînaient aussi çà et là, des parures de fleurs, des bijoux deLalique. Les grilles en fer, les quadrillages en bois aux fenêtresdonnaient un aspect clandestin à tout ce luxe épars, destiné àéblouir ou charmer d’autres femmes, mais que les yeux d’aucun hommeportant moustache n’auraient le droit de voir. Et, dans un coin,deux négresses esclaves, en costume asiatique, assises sans façon,se chantaient des airs de leur pays, scandés sur un petit tambourinqu’elles tapaient en sourdine. (Nos farouches démocrates d’Occidentpourraient venir prendre des leçons de fraternité dans ce paysdébonnaire, qui ne reconnaît en pratique ni castes ni distinctionssociales, et où les plus humbles serviteurs ou servantes sonttoujours traités comme gens de la famille.)

L’entrée de la mariée fit sensation et stupeur. On nel’attendait point ce matin-là. Qui pouvait l’amener ? Toutenoire dans son costume de rue, combien elle paraissait mystérieuseet lugubre au milieu de ces blancs, de ces roses, de ces bleuspâles des soies et de mousselines ! Qu’est-ce qu’elle venaitfaire, comme ça, à l’improviste, chez ses demoisellesd’honneur ?

Elle releva son voile de deuil, découvrit son fin visage et,d’un petit ton détaché, répondit en français – qui était décidémentune langue familière aux harems de Constantinople :

– Une lettre, que je venais vous communiquer !

– De qui, la lettre ?

– Ah ! devinez ?

– De la tante d’Andrinople, je parie, qui t’annonce uneparure de brillants ?

– Non.

– De la tante d’Érivan, qui t’envoie une paire de chatsangora, pour ton cadeau de noces ?

– Non plus. C’est d’une personne étrangère… C’est… d’unmonsieur…

– Un monsieur ! Quelle horreur !… Unmonsieur ! Petit monstre que tu es !…

Et, comme elle tendait sa lettre, contente de son effet, deux outrois jolies têtes blondes, – du blond vrai et du blond faux, – seprécipitèrent ensemble pour voir tout de suite la signature.

– André Lhéry !… Non ! Alors il a répondu ?…C’est de lui ?… Pas possible…

Tout ce petit monde avait été mis dans la confidence de lalettre écrite au romancier. Chez les femmes turques d’aujourd’hui,il y a une telle solidarité de révolte contre le régime sévère desharems, qu’elles ne se trahissent jamais entre elles ; lemanquement fût-il grave, au lieu d’être innocent comme cette fois,ce serait toujours même discrétion, même silence.

On se serra pour lire ensemble, cheveux contre cheveux, ycompris mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, en se tiraillant lepapier. À la troisième phrase, on éclata de rire :

– Oh ! tu as vu !… Il prétend que tu n’es pasTurque !… Impayable, par exemple !… Il s’y connaît mêmesi bien, paraît-il, que le voilà tout à fait sûr que non !

– Eh ! mais c’est un succès, ça, ma chère, – lui ditZeyneb, l’aînée des cousines, – ça prouve que le piquant de tonesprit, l’élégance de ton style…

– Un succès, – contesta la petite rousse au nez en l’air,au minois toujours comiquement moqueur, – un succès !… Sic’est qu’il te prend pour une Pérote, merci de cesuccès-là.

Il fallait entendre comment était dit ce mot Pérote(habitante du quartier de Péra). Rien que dans la façon de leprononcer, elle avait mis tout son dédain de pure fille d’Osmanlispour les Levantins ou Levantines (Arméniens, Grecs ou Juifs) dontle Pérote représente le prototype[3] .

– Ce pauvre Lhéry, – ajouta Kerimé, l’une des jeunesinvitées, – il retarde !… Il en est sûrement resté à la Turquedes romans de 1830 : narguilé, confitures et divan tout lejour.

– Ou même simplement, – reprit Mélek, la petite rousse aubout de nez narquois, – simplement à la Turque du temps de sajeunesse. C’est qu’il doit commencer à être marqué, tu sais, tonpoète !…

C’était pourtant vrai, d’une vérité incontestable, qu’il nepouvait plus être jeune, André Lhéry. Et, pour la première fois,cette constatation s’imposait à l’esprit de sa petite amoureuseinconnue, qui n’avait jamais pensé à cela : constatationplutôt décevante, dérangeant son rêve, voilant de mélancolie sonculte pour lui…

Malgré leurs airs de sourire et de railler, elles l’aimaienttoutes, cet homme lointain et presque impersonnel, toutes cellesqui étaient là ; elles l’aimaient pour avoir parlé avec amourde leur Turquie, et avec respect de leur Islam. Une lettre de luiécrite à l’une d’elles était un événement dans leur vie cloîtréeoù, jusqu’à la grande catastrophe foudroyante du mariage, jamaisrien ne se passe. On la relut à haute voix. Chacune désira toucherce carré de papier où sa main s’était posée. Et puis, étant toutesgraphologues, elles entreprirent de sonder le mystère del’écriture.

Mais une maman survint, la maman des deux sœurs, et vite, avecun changement de conversation, la lettre disparut, escamotée. Nonpas qu’elle fût bien sévère, cette maman-là, au si calme visage,mais elle aurait grondé tout de même, et surtout n’eût pas sucomprendre ; elle était d’une autre génération, parlant peu lefrançais et n’ayant lu qu’Alexandre Dumas père. Entre elle et sesfilles, un abîme s’était creusé, de deux siècles au moins, tant leschoses marchent vite dans la Turquie d’aujourd’hui. Physiquementmême, elle ne leur ressemblait pas, ses beaux yeux reflétaient unepaix un peu naïve qui ne se retrouvait point dans le regard desadmiratrices d’André Lhéry : c’est qu’elle avait borné sonrôle terrestre à être une tendre mère et une épouse impeccable,sans en chercher plus. D’ailleurs, elle s’habillait mal enEuropéenne, et portait gauchement encore des robes tropsurchargées, quand ses enfants au contraire savaient déjà être siélégantes et fines dans des étoffes très simples.

Maintenant se fut l’institutrice française de la maison qui fitson entrée, – genre Esther Bonneau, en plus jeune, en plusromanesque encore. Et comme la chambre était vraiment tropencombrée, avec tant de monde, de robes jetées sur les chaises etde matelas par terre, on passa dans une plus grande pièce voisine,« modern style », qui était le salon du harem.

Surgit alors sans frapper, par la porte toujours ouverte, unegrosse dame allemande à lunettes, en chapeau lourdement empanaché,amenant par la main Fahr-el-Nissâ, la plus jeune des invitées. Et,dans le cercle des jeunes filles, aussitôt on se mit parlerallemand, avec la même aisance que tout à l’heure pour le français.C’était le professeur de musique, cette grosse dame-là, etd’ailleurs une femme de talent incontestable ; avecFahr-el-Nissâ, qui jouait déjà en artiste, elle venait de répéter àdeux pianos un nouvel arrangement des fugues de Bach, et chacune yavait mis toute son âme.

On parlait allemand, mais sans plus de peine on eût parléitalien ou anglais, car ces petites Turques lisaient Dante, ouByron, ou Shakespeare dans le texte original. Plus cultivées que nele sont chez nous la moyenne des jeunes filles du même monde, àcause de la séquestration sans doute et des longues soiréessolitaires, elles dévoraient les classiques anciens et les grandsdétraqués modernes ; en musique se passionnaient pour Gluckaussi bien que pour César Franck ou Wagner, et déchiffraient lespartitions de Vincent d’Indy. Peut-être aussi bénéficiaient-ellesdes longues tranquillités et somnolences mentales de leursascendantes ; dans leur cerveau, composé de matière neuve oulongtemps reposée, tout germait à miracle, comme, en terrainvierge, les hautes herbes folles et les jolies fleursvénéneuses.

Le salon du haremlike, ce matin-là, s’emplissait toujours ;les deux négresses avaient suivi, avec leur petit tambourin. Aprèselles, une vieille dame entra, devant qui toutes se levèrent parrespect : la grand-mère. On se mit alors à parler turc, carelle n’entendait rien aux langues occidentales, – et ce qu’elle sesouciait d’André Lhéry, cette aïeule ! Sa robe brodée d’argentétait de mode ancienne et un voile de Circassie enveloppait sachevelure blanche. Entre elle et ses petites-filles, l’abîmed’incompréhension demeurait absolument insondable, et, pendant lesrepas, plus d’une fois lui arrivait-il de les scandaliser parl’habitude qu’elle avait conservée de manger le riz avec ses doigtscomme les ancêtres, – ce que faisant, elle restait grande damequand même, grande dame jusqu’au bout des ongles, et imposante àtous.

Donc, on s’était mis à parler turc, par déférence pour l’aïeule,et subitement le murmure des voix était devenu plus harmonieux,doux comme de la musique.

Parut maintenant une femme, svelte et ondoyante, qui arrivait dudehors, et ressemblait, bien entendu, à un fantôme tout noir.C’était Alimé Hanum, professeur agrégée de philosophie au lycée dejeunes filles fondé par Sa Majesté Impériale le Sultan ;d’habitude elle venait trois fois par semaine enseigner à Mélek lalittérature arabe et persane. Il va sans dire, pas de leçonaujourd’hui, veille de mariage, jour où les cervelles étaient àl’envers. Mais quand elle eut relevé son voile en cagoule et montrésa jolie figure grave, la conversation tomba sur les vieux poètesde l’Iran, et Mélek, devenue sérieuse, récita un passage du« Pays des roses », de Saadi.

Aucune trace d’odalisques, ni de narguilé, ni de confitures,dans ce harem de pacha, composé de la grand-mère, de la mère, desfilles, et des nièces avec leurs institutrices.

Du reste, à part deux ou trois exceptions peut-être, tous lesharems de Constantinople ressemblent à celui-ci : leharem de nos jours, c’est tout simplement la partieféminine d’une famille constituée comme chez nous, – et éduquéecomme chez nous, sauf la claustration, sauf les voiles épais pourla rue, et l’impossibilité d’échanger une pensée avec un homme,s’il n’est le père, le mari, le frère, ou quelquefois par tolérancele cousin très proche avec qui l’on a joué étant enfant.

On avait recommencé de parler français et de discuter toilettequand une voix humaine, si limpide qu’on eût dit une voix céleste,tout à coup vibra dehors, comme tombant du haut de l’air :l’Imam de la plus voisine mosquée appelait du haut du minaret lesfidèles à la prière méridienne.

Alors la petite fiancée, se rappelant que sa grand-mèredéjeunait à midi, s’échappa comme Cendrillon, avec mademoiselleBonneau, encore plus effarée qu’elle à l’idée que la vieille damepourrait attendre.

Chapitre 3

 

Il fut silencieux son dernier déjeuner dans la maison familiale,entre ces deux femmes sourdement hostiles l’une à l’autre,l’institutrice et l’aïeule sévère.

Après, elle se retira chez elle, où elle eût souhaité s’enfermerà double tour ; mais les chambres des femmes turques n’ontpoint de serrure, il fallut se contenter d’une consigne donnée àKondja-Gul pour toutes les servantes ou esclaves jour et nuit auxaguets, suivant l’usage, dans les vestibules, dans les longscouloirs de son appartement, comme autant de chiens de gardefamiliers et indiscrets.

Pendant cette suprême journée qui lui restait, elle voulait sepréparer comme pour la mort, ranger ses papiers et mille petitssouvenirs, brûler surtout, brûler par crainte des regards del’homme inconnu qui serait dans quelques heures son maître. Ladétresse de son âme était sans recours, et son effroi, sa rébellionallaient croissant.

Elle s’assit devant son bureau, où la bougie fut rallumée pourcommuniquer son feu à tant de mystérieuses petites lettres quidormaient dans les tiroirs de laque blanche ; lettres de sesamies mariées d’hier ou bien tremblant de se marier demain ;lettres en turc, en français, en allemand, en anglais, toutescriant la révolte, et toutes empoisonnées de ce grand pessimismequi, de nos jours, ravage les harems de la Turquie. Parfois ellerelisait un passage, hésitait tristement, et puis, quand même,approchait le feuillet de la petite flamme pâle, que l’on voyait àpeine luire, à cause du soleil. Et tout cela, toutes les penséessecrètes des belles jeunes femmes, leurs indignations refrénées,leurs plaintes vaines, tout cela faisait de la cendre, quis’amassait et se confondait dans un brasero de cuivre, seul meubleoriental de la chambre.

Les tiroirs vidés, les confidences anéanties, restait devantelle un grand buvard à fermoir d’or, qui était bondé de cahiersécrits en français… Brûler cela aussi ?… Non, elle n’ensentait vraiment plus le courage. C’était toute sa vie de jeunefille, c’était son journal intime commencé le jour de ses treizeans, – le jour funèbre où elle avait pris le tcharchaf(pour employer une locution de là-bas), c’est-à-dire le jour où ilavait fallu pour jamais cacher son visage au monde, se cloîtrer,devenir l’un des innombrables fantômes noirs de Constantinople.

Rien d’antérieur à la prise de voile n’était noté dans cejournal. Rien de son enfance de petite princesse barbare, là-bas,au fond des plaines de Circassie, dans le territoire perdu où,depuis deux siècles, régnait sa famille. Rien non plus de sonexistence de petite fille mondaine, quand, vers sa onzième année,son père était venu s’établir avec elle à Constantinople, où ilavait reçu de Sa Majesté le Sultan le titre de maréchal de laCour ; cette période-là avait été toute d’étonnements etd’acclimatation élégante, avec en outre des leçons à apprendre etdes devoirs à faire ; pendant deux ans, on l’avait vue à desfêtes, à des parties de tennis, à des sauteries d’ambassade ;avec les plus difficiles danseurs de la colonie européenne, elleavait valsé tout comme une grande jeune fille, très invitée, soncarnet toujours plein, elle charmait par son délicieux petitvisage, par sa grâce, par son luxe, et aussi par cet air qu’aucuneautre n’eût imité, cet air à la fois vindicatif et doux, à la foistrès timide et très hautain. Et puis, un beau jour, à un bal donnépar l’ambassade anglaise pour les tout jeunes, on avaitdemandé : « Ou est-elle, la petiteCircassienne ? » Et des gens du pays avaient simplementrépondu : « Ah ! vous ne saviez pas ? Ellevient de prendre le tcharchaf. » – (Elle a pris le tcharchaf,autant dire : fini, escamotée d’un coup de baguette ; onne la verra jamais plus ; si par hasard on la rencontre,passant dans quelque voiture fermée, elle ne sera qu’une formenoire, impossible à reconnaître ; elle est comme morte…)

Donc, avec ses treize ans accomplis, elle était entrée, suivantla règle inflexible, dans ce monde voilé, qui, à Constantinople,vit en marge de l’autre, que l’on frôle dans toutes les rues, maisqu’il ne faut pas regarder et qui, dès le coucher du soleil,s’enferme derrière des grilles ; dans ce monde que l’on sentpartout autour de soi, troublant, attirant, mais impénétrable, etqui observe, conjecture, critique, voit beaucoup de choses àtravers son éternel masque de gaze noire, et devine ensuite cequ’il n’a pas vu.

Soudainement captive, à treize ans, entre un père toujours enservice au palais et une aïeule rigide sans tendresse manifestée,seule dans sa grande demeure de Khassim-Pacha, au milieu d’unquartier de vieux hôtels princiers et de cimetières, où, dès lanuit close, tout devenait frayeur et silence, elle s’était adonnéepassionnément à l’étude. Et cela avait duré jusqu’à ses vingt-deuxans aujourd’hui près de sonner, cette ardeur à tout connaître, àtout approfondir, littérature, histoire ou transcendantephilosophie. Parmi tant de jeunes femmes, ses amies, supérieurementcultivées aussi dans la séquestration propice, elle était devenueune sorte de petite étoile dont on citait l’érudition, lesjugements, les innocentes audaces, en même temps que l’on copiaitses élégances coûteuses ; surtout elle était comme leporte-drapeau de l’insurrection féminine contre les sévérités duharem.

Après tout, elle ne le brûlerait pas, ce journal commencé lepremier jour du tcharchaf ! Plutôt elle le confierait, biencacheté, à quelque amie sûre et un peu indépendante, dont lestiroirs n’auraient pas chance d’être fouillés par un mari. Et quisait, dans l’avenir, s’il ne lui serait pas possible de lereprendre et de le prolonger encore ?… Elle y tenait surtoutparce qu’elle y avait presque fixé des choses de sa vie qui allaitfinir demain, des instants heureux d’autrefois, des journées deprintemps plus étrangement lumineuses que d’autres, des soirs deplus délicieuse nostalgie dans le vieux jardin plein de roses, etdes promenades sur le Bosphore féerique, en compagnie de sescousines tendrement chéries. Tout cela lui aurait semblé plusirrévocablement perdu dans l’abîme du temps, une fois le pauvrejournal détruit. L’écrire avait été d’ailleurs sa grande ressourcecontre ses mélancolies de jeune fille emmurée, – et voici que ledésir lui venait de le continuer à présent même, pour tromper ladétresse de ce dernier jour… Elle demeura donc assise à son bureau,et reprit son porte-plume, qui était un bâton d’or cerclé de petitsrubis. Si elle avait adopté notre langue dès le début de cejournal, sur les premiers feuillets déjà vieux de neuf ans, c’étaitsurtout pour être certaine que sa grand-mère, ni personne dans lamaison, ne s’amuserait à le lire. Mais, depuis environ deux années,cette langue française, qu’elle soignait et épurait le pluspossible, était à l’intention d’un lecteur imaginaire. (Un journalde jeune femme est toujours destiné à un lecteur, fictif ou réel,fictif nécessairement s’il s’agit d’une femme turque.) Et lelecteur ici était un personnage lointain, lointain, pour elle à peuprès inexistant : le romancier André Lhéry !… Touts’écrivait maintenant pour lui seul, en imitant même, sans levouloir, un peu sa manière ; cela prenait forme de lettres àlui adressées, et dans lesquelles, pour se donner mieux l’illusionde le connaître, on l’appelait par son nom : André, toutcourt, comme un vrai ami, un grand frère.

Or, ce soir-là, voici ce que commença de tracer la petite mainalourdie par de trop belles bagues :

 

« 18 avril 1901.

« Je ne vous avais jamais parlé de mon enfance, André,n’est-ce pas ? Il faut que vous sachiez pourtant : moi,qui vous parus tellement civilisée, je suis au fond une petitebarbare. Quelque chose restera toujours en moi de la fille deslibres espaces, qui jadis galopait à cheval au cliquetis des armes,ou dansait dans la lumière au tintement des ses ceinturesd’argent.

« Et, malgré tout le vernis de la culture européenne, quandmon âme nouvelle, dont j’étais fière, mon âme d’être qui pense, monâme consciente, quand cette âme donc souffre trop, ce sont lessouvenirs de mon enfance qui reviennent me hanter. Ils reparaissentimpérieux, colorés et brillants ; ils me montrent une terrelumineuse, un paradis perdu, auquel je ne puis plus ni nevoudrais retourner ; un village circassien, bien loin,au-delà de Koniah, qui s’appelle Karadjiamir. Là, ma famille règnedepuis sa venue du Caucase. Mes ancêtres, dans leur pays, étaientdes khans de Kiziltépé, et le sultan d’alors leur donna en fief cepays de Karadjiamir. Là, j’ai vécu jusqu’à l’âge de onze ans.J’étais libre et heureuse. Les jeunes filles circassiennes ne sontpas voilées. Elles dansent et causent avec les jeunes hommes, etchoisissent leur mari selon leur cœur.

« Notre maison était la plus belle du village, et delongues allées d’acacias montaient de tous côtés vers elle. Puisles acacias l’entouraient d’un grand cercle, et, au moindre soufflede vent, ils balançaient leurs branches comme pour unhommage ; alors il neigeait des pétales parfumés. Je revoisdans mes rêves une rivière qui court… De la grande salle, onentendait la voix de ses petits flots pressés. Oh ! comme ilsse hâtaient dans leur course vers les lointains inconnus !Quand j’étais enfant, je riais de les voir se briser contre lesrochers avec colère.

« Du côté du village, devant la maison, s’étend un vasteespace libre. C’est là que nous dansions, sur le rythme circassien,au son de nos vieilles musiques. Deux à deux, ou formant deschaînes ; toutes, drapées de soies blanches, des fleurs enguirlandes dans nos cheveux. Je revois mes compagnes d’alors… Oùsont-elles aujourd’hui ?… Toutes étaient belles et douces,avec de longs yeux et de frais sourires.

« À la tombée du jour, en été, les Circassiens de mon père,tous les jeunes gens du village, laissaient leurs travaux etpartaient à cheval à travers la plaine. Mon père, ancien soldat, semettait à leur tête et les menait comme pour une charge. C’était àl’heure dorée où le soleil va s’endormir. Quand j’étais petite,l’un d’eux me prenait sur sa selle ; alors je m’enivrais decette vitesse, et de cette passion qui tout le jour étaitsourdement montée de la terre en feu pour éclater le soir dans lebruit des armes et dans les chants sauvages. L’heure ensuitechangeait sa nuance ; elle semblait devenue l’heure pourpredes soirs de bataille…, et les cavaliers jetaient au vent deschants de guerre. Puis elle devenait l’heure rose etopaline… »

…  …  …  …  … …  … . .

Elle en était à cette heure « opaline », se demandantsi le mot ne serait pas trop précieux pour plaire à André, quandbrusquement Kondja-Gul, malgré la défense, fit irruption dans sachambre.

– Il est là, maîtresse ! Il est là !…

– Il est là, qui ?

– Lui, le jeune bey !… Il était venu causer avec lepacha, votre père, et il va sortir. Vite, courez à votre fenêtre,vous le verrez remonter à cheval !

À quoi la petite princesse répondit sans bouger, avec unetranquillité glaciale dont la bonne Kondja-Gul demeura commeanéantie :

– Et c’est pour ça que tu me déranges ? Je le verraitoujours trop tôt, celui-là ! Sans compter que j’aurai jusqu’àma vieillesse pour le revoir à discrétion !

Elle disait cela surtout pour bien marquer, devant ladomesticité, son dédain du jeune maître. Mais, sitôt Kondja-Gulpartie en grande confusion, elle s’approcha tremblante de lafenêtre : il venait de remonter à cheval, dans son beluniforme d’officier, et partait au trot, le long des cyprès et destombes, suivi de son ordonnance. Elle eut le temps de voir qu’eneffet sa moustache était blonde, plutôt trop blonde à son gré, maisqu’il était joli garçon, avec une assez fière tournure. Il n’enrestait pas moins l’adversaire, le maître imposé qui jamais neserait admis dans l’intimité de son âme. Et, se refusant às’occuper de lui davantage, elle revint s’asseoir à son bureau, –avec tout de même une montée de sang aux joues, – pour continuer lejournal, la lettre au confident irréel :

 

« … l’heure rose (l’heure rose tout court,décidément ; opaline était biffé), l’heure rose où s’éveillentles souvenirs, et les Circassiens se souvenaient du pays de leursancêtres ; l’un d’eux disait un chant d’exil, et les autresralentissaient l’allure, pour écouter cette voix solitaire etlente. Puis l’heure était violette, et tendre, et douce, et lapleine tout entière entonnait l’hymne d’amour… Alors les cavalierstournaient bride et hâtaient leur galop pour revenir. Sous leurpassage, les fleurs mouraient dans un dernier parfum ; ilsétincelaient, ils semblaient emporter avec eux, sur leurs armes,tout l’argent fluide épars dans le crépuscule d’été.

« Au loin devant eux, une lueur d’incendie marquait lepetit point où les acacias de Karadjiamir se groupaient, au milieudu steppe silencieux et lisse. La lueur grandissait, et bientôt sechangeait en un foyer de flammes hautes qui léchaient les premièresétoiles ; car ceux qui étaient restés au village avaientallumé de grands feux, et, tout autour, c’étaient des danses dejeunes filles, c’étaient des chants, rythmés par l’envol desdraperies blanches et des voiles légers. Les jeunes s’amusaient,tandis que les hommes mûrs étaient assis à fumer dehors, et que lesmères, à travers la dentelle des fenêtres, guettaient venir l’amourvers leurs enfants.

« En ces jours-là, j’étais reine. Tewfik-Pacha mon père etSeniha ma mère m’aimaient par-dessus tout, car leurs autres enfantsétaient morts. J’étais la sultane du village ; nulle autren’avait de si belles robes, ni des ceintures d’or et d’argent siprécieusement ciselées ; et, s’il passait par là un de cesmarchands venus du Caucase avec des pierreries plein des sacs, etdes ballots de fines soies lamées d’or, chacun savait alentour quec’était dans notre maison qu’il devait d’abord entrer ;personne n’eût osé acheter une simple écharpe tant que la fille dupacha n’avait pas elle-même choisi ses parures.

« Ma mère était discrète et douce. Mon père était bon et onle savait juste. Tout étranger de passage pouvait venir frapper ànotre porte, la maison était à lui. Pauvre, il était accueillicomme le Sultan même. Proscrit, fugitif, – j’en ai vu, – l’ombre dela maison l’eût défendu jusqu’à la mort de ses hôtes. Mais malheurà qui eût cherché à se servir de Tewfik-Pacha pour l’aider dansquelque action vile ou seulement louche : mon père, si bon,était aussi un justicier terrible. Je l’ai vu.

« Telle fut mon enfance, André. Puis, nous perdîmes mamère, et mon père alors ne voulant plus rester sans elle auKaradjiamir, m’emmena avec lui à Constantinople, chez mon aïeule,près de mes cousines.

« À présent c’est mon oncle Arif-Bey qui gouverne à saplace là-bas. Mais presque rien n’a changé dans ce coin inconnu dumonde, où les jours continuent à tisser en silence les années. Ona, je crois, construit un moulin sur la rivière ; les petitsflots, qui seulement s’amusaient à paraître terribles, ont dûapprendre à devenir utiles, et je crois les entendre pleurer leurliberté ancienne. Mais la belle maison se dresse toujours parmi lesarbres, et, ce printemps, encore, les acacias auront neigé sur leschemins où j’ai joué enfant. Et sans doute quelque autre petitefille s’en va chevaucher à ma place avec les cavaliers…

« Onze années bientôt ont passé sur tout cela.

« L’enfant insouciante et gaie est devenue une jeune fillequi a déjà beaucoup pleuré. Eût-elle été plus heureuse encontinuant sa vie primitive ?… Mais il était écritqu’elle en sortirait, parce qu’il fallait qu’elle fûtchangée en un être pensant et que son orbite et la vôtre vinssentun jour à se croiser. Oh ! qui nous dira le pourquoi, laraison supérieure de ces rencontres, où les âmes s’effleurent àpeine et que pourtant elles n’oublient plus. Car, vous aussi,André, vous ne m’oublierez plus… »

…  …  …  …  … …  … . .

Elle était lasse d’écrire. Et d’ailleurs le passage du bey avaitmis la déroute dans sa mémoire.

Que faire, pour terminer ce dernier jour ? Ah ! lejardin ! le cher jardin, si imprégné de ses jeunesrêves : c’est là qu’elle irait jusqu’au soir… Tout au fond,certain banc, sous les platanes centenaires, contre le vieux murtapissé de mousse : c’est là qu’elle s’isolerait jusqu’à latombée de ce jour d’avril, qui lui semblait le dernier de sa vie.Et elle sonna Kondja-Gul, pour faire donner le signal qu’exigeaitsa venue : aux jardiniers, cochers, domestiques mâlesquelconques, ordre de disparaître des allées pour ne point profanerpar leurs regards la petite déesse, qui entendait se promener làsans voile…

Mais non, réflexion faite, elle ne descendait pas ; car ily aurait toujours la rencontre possible des eunuques, desservantes, tous avec leurs sourires de circonstance à la mariée, etelle serait dans l’obligation, devant eux, d’avoir l’air ravi,puisque l’étiquette l’exige en pareil cas. Et puis, l’exaspérationde voir ces préparatifs de fête, ces tables dressées sous lesbranches, ces beaux tapis jetés sur la terre…

Alors, elle se réfugia dans un petit salon, voisin de sachambre, où elle avait son piano d’Érard. À la musique aussi, ilfallait dire adieu, puisque, de piano, il n’y en aurait point, danssa nouvelle demeure. La mère du jeune bey, – une 1320[4] , ainsi que les dames vieux jeu sontdésignées, par les petites fleurs de culture intensive écloses dansla Turquie moderne, – une pure 1320 avait, non sans défiance,permis la bibliothèque de livres nouveaux en langue occidentale, etles revues à images ; mais le piano l’avait visiblementchoquée, et on n’osait plus insister. (Elle était venue plusieursfois, cette vieille dame, faire visite à la fiancée, l’accablant depetites chatteries, de petits compliments démodés qui l’agaçaient,et la dévisageant toujours avec une attention soutenue, pourensuite la mieux décrire à son fils.) Donc, plus de piano, dans samaison de demain, là-bas en face, de l’autre côté du golfe, au cœurmême du Vieux-Stamboul… Sur le clavier, ses petites mainsnerveuses, rapides, d’ailleurs merveilleusement exercées etassouplies, se mirent à improviser d’abord de vagues chosesextravagantes, sans queue ni tête, accompagnées de claquementssecs, chaque fois que les trop grosses bagues heurtaient les bémolsou les dièses. Et puis elle les ôta, ces bagues, et, après s’êtrerecueillie, commença de jouer une très difficile transcription deWagner par Liszt, alors, peu à peu elle cessa d’être celle quiépousait demain le capitaine Hamdi-Bey, aide de camp de Sa MajestéImpériale ; elle fut la fiancée d’un jeune guerrier à longuechevelure, qui habitait un château sur des cimes, dans l’obscuritédes nuages au-dessus d’un grand fleuve tragique ; elleentendit la symphonie des vieux temps légendaires, dans lesprofondes forêts du Nord…

Mais quand elle eut cessé de jouer, quand tout cela se futéteint avec les dernières vibrations des cordes, elle remarqua lesrayons du soleil, déjà rouges, qui entraient presquehorizontalement à travers les éternels quadrillages des fenêtres.C’était bien le déclin de ce jour, et l’effroi la prit tout à coupà l’idée d’être seule, – comme elle l’avait souhaité cependant, –pour cette dernière soirée. Vite elle courut chez sa grand-mère,solliciter une permission qu’elle obtint, et vite elle écrivit àses cousines, leur demandant comme en détresse de venir coûte quecoûte lui tenir compagnie ; – mais rien qu’elle deux, pas lesautres petites demoiselles d’honneur campées dans leurchambre ; rien qu’elles deux, Zeyneb et Mélek, ses amiesd’élection, ses confidentes, ses sœurs d’âme. Elle craignait queleur mère ne permît pas, à cause des autres invitées ; ellecraignait que l’heure ne fût trop tardive, le soleil trop bas, lesfemmes turques ne sortant plus quand il est couché. Et, de safenêtre grillée, elle regardait le vieil Ismaël qui courait porterle message.

Depuis quelques jours, même vis-à-vis de ses cousines qui enavaient de la peine, elle était muette sur les sujets graves, elleétait murée et presque hautaine ; même vis-à-vis de cesdeux-là, elle gardait la pudeur de sa souffrance, mais à présentelle ne pouvait plus ; elle les voulait, pour pleurer sur leurépaule.

Comme il baissait vite, ce soleil du dernier soir !Auraient-elles le temps d’arriver ? Au-dessus de la rue, pourvoir de plus loin, elle se penchait autant que le permettaient lesgrilles et les châssis de bois dissimulateurs. C’était maintenant« l’heure pourpre des soirs de bataille », comme elledisait dans son journal d’enfant, et des idées de fuite, de révolteouverte bouleversaient sa petite tête indomptable et charmante…Pourtant, quelle immobilité sereine, quel calme fataliste etrésigné, dans ses entours ! Un parfum d’aromates montait de cegrand bois funéraire, si tranquille devant ses fenêtres, – parfumde la vieille terre turque immuable, parfum de l’herbe rase et destrès petites plantes qui s’étaient chauffées depuis le matin ausoleil d’avril. Les verdures noires des arbres, détachées sur lecouchant qui prenait feu, étaient comme percées de part en part,comme criblées par la lumière et les rayons. Des dorures anciennesbrillaient çà et là, aux couronnements de ces bornes tombales, quel’on avait plantées au hasard dans beaucoup d’espace, que l’onavait clairsemées sous les cyprès. (En Turquie, on n’a pas l’effroides morts, on ne s’en isole point ; au cœur même des villes,partout, on les laisse dormir.) À travers ces choses mélancoliquesdes premiers plans, entre ces gerbes de feuillage sombre qui setenaient droites comme des tours, dans les intervalles de toutcela, les lointains apparaissaient, le grand décorincomparable : tout Stamboul et son golfe, dans leur pleinembrasement des soirs purs. En bas, tout à fait en bas, l’eau de laCorne-d’Or, vers quoi dévalaient ces proches cimetières, étaitrouge, incandescente comme le ciel ; des centaines de caïquesla sillonnaient, – va-et-vient séculaire, à la fermeture desbazars, – mais, de si haut, on n’entendait ni le bruissement deleur sillage, ni l’effort de leurs rameurs ; ils semblaient delongs insectes, défilant sur un miroir. Et la rive d’en face, cetterive de Stamboul, changeait à vue d’œil ; toutes les maisonsavoisinant la mer, tous les étages inférieurs du prodigieux amas,venaient de s’estomper et comme de fuir, sous cette perpétuellebrume violette du soir, qui est de la buée d’eau et de lafumée ; Stamboul changeait comme un mirage ; rien ne s’ydétaillait plus, ni le délabrement, ni la misère, ni la laideur dequelques modernes bâtisses ; ce n’était maintenant qu’unesilhouette, d’un violet profond liséré d’or, une colossaledécoupure de ville toute de flèches et de dômes, posée debout, enécran pour masquer un incendie du ciel. Et les mêmes voix qu’àmidi, les voix claires, les voix célestes se reprenaient à chanterdans l’air, appelant les Osmanlis fidèles au quatrième office dujour : le soleil se couchait.

Alors la petite prisonnière, malgré elle un peu calmée cependantpar tant de paix magnifique, s’inquiétait davantage de Mélek et deZeyneb. Réussiraient-elles à lui arriver, malgré l’heuretardive ?… Plus attentivement elle regardait au bout de cechemin, que bordaient d’un côté les vieilles demeures grillées, del’autre le domaine délicieux des morts…

Ah ! elles venaient !… C’étaient elles, là-bas, cesdeux minces fantômes noirs sans visage, sortis d’une grande portemorose, et qui se hâtaient, escortés de deux nègres à long sabre…Bien vite décidées, bien vites prêtes, les pauvres petites !…Et de les avoir reconnues, accourant ainsi à son appel d’angoisse,elle sentit ses yeux s’embrumer ; des larmes, mais cette foisdes larmes douces, coulèrent sur sa joue.

Dès qu’elles entrèrent, relevant leurs tristes voiles, la mariéese jeta en pleurant dans leurs bras.

Toutes deux la serrèrent contre leur jeune cœur avec la plustendre pitié :

– Nous nous en doutions, va, que tu n’étais pas heureuse…Mais tu ne voulais rien nous dire… T’en parler, nous n’osions pas…Depuis quelques jours, nous te trouvions si cachée avec nous, sifroide.

– Eh ! vous savez bien comment je suis… C’est stupide,j’ai honte que l’on me voie souffrir…

Et elle pleurait maintenant à sanglots.

– Mais pourquoi n’as-tu pas dit « non », machérie ?

– Ah ! j’ai déjà dit « non » tant defois !… Elle est trop longue, à ce qu’il paraît, la liste deceux que j’ai refusés !… Et puis, songez donc :vingt-deux ans, j’étais presque une vieille fille… D’ailleurs,celui-là ou un autre, qu’importe, puisqu’il faudra toujours finirpar en épouser un !

Naguère, elle avait entendu des amies à elle parler ainsi, laveille de leur mariage ; leur passivité l’avait écœurée, etvoici qu’elle finissait de même… « Puisque ce ne sera pascelui que j’aurais choisi et aimé, disait l’une, n’importe qu’ils’appelle Mehmed ou Ahmed ! N’aurai-je pas des enfants, pourme consoler de sa présence ? » Une autre, une toutejeune, qui avait accepté le premier prétendant venu, s’en étaitexcusée en ces termes : « Pourquoi pas le premier au lieudu suivant, que je ne connaîtrais du reste pas davantage ?…Que dire pour le refuser ?… Et puis, quelle histoire, pensedonc, ma chère !… » Ah ! non, l’apathie de cespetites-là lui avait semblé incompréhensible, par exemple : selaisser marier comme des esclaves !… Et voici qu’elle-mêmevenait de consentir à un marché pareil, et c’était demain, le jourterrible de l’échéance. Par lassitude de toujours refuser, detoujours lutter, elle avait, comme les autres, fini par dire ceoui qui l’avait perdue, au lieu du non quil’aurait sauvée, au moins pour quelque temps encore. Et à présent,trop tard pour se reprendre, elle arrivait tout au bord del’abîme : c’était demain !

Maintenant elles pleuraient ensemble, toutes les trois ;elles pleuraient les larmes qui avaient été contenues pendant biendes jours par la fierté de l’épousée ; elles pleuraient leslarmes de la grande séparation, comme si l’une d’elles allaitmourir…

Mélek et Zeyneb, bien entendu, ne rentreraient pas ce soir chezelles, mais coucheraient ici, chez leur cousine, comme c’estl’usage quand on se visite à la tombée de la nuit, et comme ellesl’avaient déjà fait constamment depuis une dizaine d’années.Toujours ensemble, les trois jeunes filles, comme d’inséparablessœurs, elles s’étaient habituées à dormir le plus souvent decompagnie, chez l’une ou chez l’autre, et surtout ici, chez laCircassienne.

Mais cette fois, quand les esclaves, sans même demander lesordres, eurent achevé d’étendre sur les tapis les matelas de soiedes invitées, toutes trois, demeurées seules, eurent le sentimentd’être réunies pour une veillée funéraire. Elles avaient demandé etobtenu la permission de ne pas descendre se mettre à table, et unnègre imberbe, à figure de macaque trop gras, venait de leurapporter, sur un plateau de vermeil, une dînette qu’elles nesongeaient pas à toucher.

En bas, dans la salle à manger, leur commune aïeule, le pacha,père de la mariée, et mademoiselle Bonneau de Saint-Miron,soupaient sans causerie, dans un silence de catastrophe. L’aïeule,plus que jamais outrée par l’attitude de la fille de sa fille,savait bien à qui s’en prendre, accusait l’éducation nouvelle etl’institutrice ; cette petite, née de son sang d’impeccablemusulmane, et puis devenue une sorte d’enfant prodigue dont onn’espérait même plus le retour aux traditions héréditaires, ellel’aimait bien quand même, mais elle avait toujours cru devoir semontrer sévère, et aujourd’hui, devant cette rébellion sourde,incompréhensible, elle voulait encore exagérer la froideur et ladureté. Quant au pacha, lui, qui avait de tout temps comblé et gâtéson enfant unique comme une sultane des Mille et une Nuit,et qui en avait reçu en échange une si douce tendresse, il necomprenait pas mieux que sa vieille belle-mère 1320, et ils’indignait aussi ; non, c’était trop, ce derniercaprice : faire sa petite martyre, parce que, le moment venude lui donner un maître, on lui avait choisi un joli garçon, riche,de grande famille, et en faveur auprès de Sa MajestéImpériale !… Et enfin la pauvre institutrice, qui au moins sesentait innocente de ces fiançailles, qui avait toujours été laconfidente et l’amie, s’étonnait douloureusement en silence :puisque son élève si chère l’avait fait revenir dans la maison pourle mariage, pourquoi ne voulait-elle pas de sa compagnie, là-hautchez elle, pour le dernier soir ?…

Mais non, les trois petites fantasques – ne croyant pasd’ailleurs lui faire tant de peine – avaient désiré être seules, laveille d’une telle séparation.

Finies à jamais, leurs soirées rien qu’à elles trois, dans cettechambre qui serait inhabitée demain et à laquelle il fallait direadieu… Pour que ce fût moins triste, elles avaient allumé toutesles bougies des candélabres, et la grande lampe en colonne, – dontl’abat-jour, suivant une mode encore nouvelle cette année-là, étaitplus large qu’un parasol et fait de pétales de fleurs. Et ellescontinuaient de passer en revue, de ranger, ou parfois de détruiremille petites choses qu’elles avaient longtemps gardées comme dessouvenirs très précieux. C’étaient de ces gerbes de fils d’argentou de fils d’or qu’il est d’usage de mettre dans la chevelure desmariées, et que les demoiselles d’honneur conservent ensuitejusqu’à ce que vienne leur tour ; il y en avait çà et là, quibrillaient, accrochées par des nœuds de ruban aux frontons desglaces, aux parois blanches de la chambre, et elles évoquaient lesjolis et pâles visages d’amies qui souffraient, ou qui étaientmortes. C’étaient, dans une armoire, des poupées que jadis onaimait tendrement ; des jouets brisés, des fleurs desséchées,de pauvres petites reliques de leur enfance, de leur prime jeunessepassée en commun, entre les murs de cette vieille demeure. Il yavait aussi, dans des cadres presque tous peints ou brodés parelles-mêmes, des photographies de jeunes femmes des ambassades, oubien de jeunes musulmanes en robe du soir – que l’on eûtprises pour des Parisiennes élégantes, sans le petit griffonnage encaractères arabes inscrit au bas : pensée ou dédicace. Enfinil y avait d’humbles bibelots, gagnés les précédents hivers à cesloteries de charité que les dames turques organisent pendant lesveillées du Rhamazan, ils n’avaient pas l’ombre de valeur, ceux-là,mais ils rappelaient des instants écoulés de cette vie, dont lafuite sans retour constituait leur grand sujet d’angoisse… Quantaux cadeaux de la corbeille, dont quelques-uns étaient somptueux etque mademoiselle Esther Bonneau avait rangés en exposition dans unsalon voisin, elles s’en souciaient comme d’une guigne.

La revue mélancolique à peine terminée, on entendit encore,au-dessus de la maison, résonner les belles voix claires :elles appelaient les fidèles à la cinquième prière de ce jour.

Alors les jeunes filles, pour mieux les entendre, vinrents’asseoir devant une fenêtre ouverte, et, là, on respirait lafraîcheur suave de la nuit, qui sentait le cyprès, les aromates etl’eau marine. Ouverte, leur fenêtre, mais grillée, il van sansdire, et, en plus de ses barreaux en fer, défendue par les éternelsquadrillages de bois sans lesquels aucune femme turque n’a le droitde regarder à l’extérieur. Les voix aériennes continuaient dechanter alentour, et au loin, d’autres semblaient répondre,quantité d’autres qui tombaient des hauts minarets de Stamboul ettraversaient le golfe endormi, portées par les sonorités de lamer ; on eût dit même que c’était en plein ciel, cettesoudaine exaltation des voix pures qui vous appelaient, envocalises très légères venant de tous les côtés à la fois.

Mais ce fut de courte durée, et quand tous les muezzins eurentlancé, aux quatre vents chacun, la phrase religieuse de traditionimmémoriale, un grand silence tout à coup y succéda. Stamboulmaintenant, dans les intervalles des cyprès tout noirs et toutproches, se découpait en bleuâtre sur le ciel imprégné d’une vaguelumière de lune, un Stamboul vaporeux, agrandi encore, un Stamboulaux coupoles tout à fait géantes, et sa silhouette séculaire,inchangeable, était ponctuée de feux sans nombre qui se reflétaientdans l’eau du golfe. Elles admiraient, les jeunes filles, à traversles mille petits losanges des boiseries emprisonnantes ; ellesse demandaient si ces villes célèbres d’Occident (qu’elles neconnaissaient que par des images et qu’elles ne verraient jamaispuisque les musulmanes n’ont point le droit de quitter la Turquie),si Vienne, Paris, Londres pouvaient donner une pareille impressionde beauté et de grandeur. Il leur arrivait aussi de passer leursdoigts au-dehors, par les trous du quadrillage, comme les captivess’amusent toujours à faire, et une folle envie les prenait devoyager, de connaître le monde, – ou rien que de se promener unefois, par une belle nuit comme celle-ci, dans les rues deConstantinople, – ou même seulement d’aller jusque dans cecimetière, sous leur fenêtre… Mais, le soir, une musulmane n’apoint le droit de sortir…

Le silence, l’absolu silence enveloppait par degrés leur vieuxquartier de Khassim-Pacha, aux maisons closes. Tout se figeaitautour d’elles. La rumeur de Péra, – où il y a une vie nocturnecomme dans les villes d’Europe, – mourait bien avant d’arriver ici.Quant aux voix stridentes de tous ces paquebots, qui fourmillentlà-bas devant la Pointe-du-Sérail, on en est toujours délivré mêmeavant l’heure de la cinquième prière, car la navigation du Bosphores’arrête quand il fait noir. Dans ce calme oriental, que neconnaissent point nos villes, un seul bruit de temps en tempss’élevait, bruit caractéristique des nuits de Constantinople, bruitqui ne ressemble à aucun autre, et que les Turcs des sièclesantérieurs ont dû connaître tout pareil : tac, tac, tac,tac ! sur les vieux pavés ; un tac, tac, amplifié par lasonorité funèbre des rues où ne passait plus personne. C’était leveilleur du quartier, qui, au cours de sa lente promenade enbabouches, frappait les pierres avec son lourd bâton ferré. Et dansle lointain, d’autres veilleurs répondaient en faisant demême ; cela se répercutait de proche en proche, par toute laville immense, d’Eyoub aux Sept-Tours, et, le long du Bosphore, dela Marmara à la Mer Noire, pour dire aux habitants :« Dormez, dormez, nous sommes là, nous, l’œil au guet jusqu’aumatin, épiant les voleurs ou l’incendie. »

Les jeunes filles, par instants, oubliaient que cette soiréeétait la dernière. Comme il arrive à la veille des grandschangements de la vie, elles se laissaient illusionner par latranquillité des choses depuis longtemps connues : dans cettechambre, tout restait à sa place et gardait son aspect de toujours…Mais les rappels ensuite leur causaient chaque fois la petitemort : demain, la séparation, la fin de leur intimité desœurs, l’écroulement de tout le cher passé !

Oh ! ce demain, pour la mariée !… Ce jour entier, àjouer la comédie, ainsi que l’usage le commande, et à la jouerbien, coûte que coûte ! Ce jour entier, à sourire comme uneidole, sourire à des amies par douzaines, sourire à cesinnombrables curieuses qui, à l’occasion des grands mariages,envahissent les maisons. Et il faudrait trouver des mots aimables,recevoir bien les félicitations ; du matin au soir, montrer àtoutes un air très heureux, se figer cela sur les lèvres, dans leregard, malgré le dépit et la terreur… Oh ! oui, ellesourirait quand même ! Sa fierté l’exigeait du reste :paraître là comme une vaincue, ce serait trop humiliant pour elle,l’insoumise, qui s’était tant vantée de ne se laisser marier qu’àson gré, qui avait tant prêché aux autres la croisade féministe…Mais sur quelle ironique et dure journée se lèverait le soleildemain !… « Et si encore, disait-elle, le soir venu, celadevait finir… Mais non, après, il y aura les mois, les ans, toutela vie, à être possédée, piétinée, gâchée par ce maîtreinconnu ! Oh ! songer qu’aucun de mes jours, ni aucune demes nuits ne m’appartiendra plus, et cela à cause de cet homme quia eu la fantaisie d’épouser la fille d’un maréchal de laCour !… »

Les cousines gentilles et douces, la voyant frapper du piednerveusement, demandèrent, comme diversion, que l’on fît de lamusique, une dernière et suprême fois… Alors elles se rendirentensemble dans le boudoir où le piano était resté ouvert. Là,c’était un amas d’objets posés sur les tables, sur les consoles,les tapis, et qui disaient l’état d’esprit de la musulmane moderne,si avide de tout essayer dans sa réclusion, de tout posséder, detout connaître. Il y avait jusqu’à un phonographe (l’ultimeperfectionnement de la chose cette année-là) dont elles s’étaientamusées quelques jours, s’initiant aux bruits d’un théâtreoccidental, aux fadaises d’une opérette, aux inepties d’un caféconcert. Mais, ces bibelots disparates, elles n’y attachaient aucunsouvenir ; où le hasard les avait placés, ils resteraientcomme choses de rebut, pour la plus grande joie des eunuques et desservantes.

La fiancée, assise au piano, hésita d’abord, puis se mit à jouerun « Concerto » composé par elle-même. Ayant d’ailleursétudié l’harmonie avec d’excellents maîtres, elle avait desinspirations qui ne procédaient de personne, un peu farouchessouvent et presque toujours exquises ; en fait deressouvenirs, on y trouvait, par instants peut-être, celui du galopdes cavaliers circassiens dans le steppe natal ; mais pointd’autres. Elle continua par un « Nocturne », encoreinachevé, qui datait de la veillée précédente ; c’était, audébut, une sorte de tourmente sombre, où la paix des cimetièresd’alentour avait cependant fini par s’imposer en souveraine. Et unbruit de l’extérieur venait de loin en loin se mêler à sa musique,ce bruit très particulier de Constantinople : dans lessonorités maintenant sépulcrales de la rue, les coups de bâton duveilleur de nuit.

Zeyneb ensuite s’approcha pour chanter, accompagnée par sa jeunesœur Mélek ; comme presque toutes les femmes turques, elleavait une voix chaude un peu tragique, et qu’elle faisait vibreravec passion, surtout dans ses belles notes graves. Après avoirhésité aussi à choisir, et mis en désordre un casier sans s’êtredécidée, elle ouvrit une partition de Gluck et entonna superbementces imprécations immortelles : « Divinités du Styx,ministres de la Mort ! »

Ceux d’autrefois, qui gisaient dans les cimetières d’en face,ceux de la vieille Turquie qui étaient couchés parmi les racinesdes cyprès, durent s’étonner beaucoup de cette fenêtre éclairée sitard et jetant au milieu de leur domaine obscur sa traînéelumineuse : une fenêtre de harem, sans nul doute, vu songrillage, mais d’où s’échappaient des mélodies pour eux bienétranges…

Zeyneb cependant achevait à peine la phrase sublime :« Je n’invoquerai point votre pitié cruelle », quand lapetite accompagnatrice s’arrêta, saisie, en frappant un accordfaux… Une forme humaine, qu’elle avait été la première àapercevoir, venait de se dresser près du piano ; une formegrande et maigre en vêtements sombres, apparue sans bruit commeapparaissent les revenants !…

Ce n’était point une divinité du Styx, non, mais cela ne valaitguère mieux : à peu près « kif-kif », suivantl’expression qui amusait cette petite Mélek aux cheveux roux.C’était madame Husnugul, la terreur de la maison :« Votre grand-mère, dit celle-ci, vous commande d’aller vouscoucher et d’éteindre les lumières. » Et elle s’en alla, sansbruit comme elle était venue, les laissant glacées toutes lestrois. Elle avait un talent pour arriver toujours et partout sansqu’on eût pu l’entendre ; c’est, il est vrai, plus facilequ’ailleurs, dans les harems, puisque les portes ne s’y fermentjamais.

Une ancienne esclave circassienne, la madame Husnugul (Beauté derose), qui, trente ans plus tôt, était devenue presque de lafamille, pour avoir eu un enfant d’un beau-frère du pacha. L’enfantétait mort, et on l’avait mariée avec un intendant, à la campagne.L’intendant était mort, et un beau jour elle avait reparu, envisite, apportant quantité de hardes, dans des sacs en laine à lamode d’autrefois. Or, cette « visite » durait depuistantôt vingt-cinq ans. Madame Husnugul, moitié dame de compagnie,moitié surveillante et espionne de la jeunesse, était devenue lebras droit de la vieille maîtresse de céans ; d’ailleurs bienélevée, elle faisait maintenant des visites pour son propre comptechez les dames du voisinage ; elle était admise, tant on estindulgent et égalitaire en Turquie, même dans le meilleur monde.Quantité de familles à Constantinople ont ainsi dans leur sein unemadame Husnugul, – ou Gulchinasse (Servante de rose), ou Chemsigul(Rose solaire), ou Purkiémal (La parfaite), ou autre chose dans cegenre, – qui est toujours un fléau. Mais les vieilles dames 1320apprécient les services de ces duègnes, qui suivent les jeunesfilles à la promenade, et puis font leur petit rapport enrentrant.

Il n’y avait pas à discuter l’ordre transmis par madameHusnugul. Les trois petites désolées fermèrent en silence le pianoet soufflèrent les bougies.

Mais, avant de se mettre au lit, elles se jetèrent dans les brasles unes des autres, pour se faire de grands adieux ; elles sepleuraient mutuellement, comme si cette journée de demain allait àtout jamais les séparer. De peur de voir reparaître madameHusnugul, qui devait être aux écoutes derrière la porte seulementpoussée, elles n’osaient point se parler ; quant à dormir,elles ne le pouvaient, et, de temps à autre, on entendait unsoupir, ou un sanglot, soulever une de ces jeunes poitrines.

La fiancée, au milieu de ce profond recueillement nocturne,propice aux lucidités de l’angoisse, s’affolait de plus en plus, àsentir que chaque heure, chaque minute la rapprochaient del’irréparable humiliation, du désastre final. Elle l’abhorrait àprésent, avec sa violence de « barbare », cet étranger,dont elle avait à peine aperçu le visage, mais qui demain auraittous les droits sur sa personne et pour toujours. Puisque rienn’était accompli encore, une tentation plus forte lui venaitd’essayer n’importe quel effort suprême pour lui échapper, même aurisque de tout… Mais quoi ?… Quel secours humain pouvait-elleattendre, qui donc aurait pitié ?… Se jeter aux pieds de sonpère, c’était trop tard, elle ne le fléchirait plus… Bientôtminuit ; la lune envoyait sa lumière spectrale dans lachambre ; ses rayons entraient, dessinant sur la blancheur desmurs les barreaux et l’inexorable quadrillage des fenêtres. Ilséclairaient aussi, au-dessus de la tête de la petite princesse, ceverset du Coran[5] que chaque musulmane doit avoir à sonchevet, qui la suit depuis l’enfance et qui est comme unecontinuelle prière protectrice de sa vie ; son verset, à elle,était, sur fond de velours vert-émir, une ancienne et admirablebroderie d’or, dessinée par un célèbre calligraphe du temps passé,et il disait cette phrase, aussi douce que celles del’Évangile : « Mes péchés sont grands comme les mers,mais ton pardon plus grand encore, ô Allah ! » Longtempsaprès que la jeune fille avait cessé de croire, l’inscriptionsainte, gardienne de son sommeil, avait continué d’agir sur sonâme, et une vague confiance lui était restée en une suprême bonté,un suprême pardon. Mais c’était fini maintenant ; ni avant niaprès la mort, elle n’espérait plus aucune miséricorde, mêmeimprécise : non, seule à souffrir, seule à se défendre, etseule responsable !… En ce moment donc, elle se sentait prêteaux résolutions extrêmes.

Mais encore, quel parti prendre, quoi ?… Fuir ? Maiscomment, et où ?… À minuit, fuir au hasard, par les rueseffrayantes ?… Et chez qui trouver asile, pour n’être pasreprise ?…

Zeyneb cependant, qui ne dormait pas non plus, parla tout bas.Elle venait de se rappeler qu’on était à certain jour de la semainenommé par les Turcs Bazar-Guni (correspondant à notre dimanche) etoù l’on doit, à la veillée, prier pour les morts, ainsi qu’à laveillée du Tcharchembé (qui correspond à notre jeudi). Or, ellesn’avaient jamais manqué à ce devoir-là, c’était même une des seulescoutumes religieuses de l’Islam qu’elles observaient fidèlementencore ; pour le reste, elles étaient comme la plupart desmusulmanes de leur génération et de leur monde, touchées etflétries par le souffle de Darwin, de Schopenhauer et de tantd’autres. Et leur grand-mère souvent leur disait : « Cequi est bien triste à voir pour ma vieillesse, c’est que vous soyezdevenues pires que si vous vous étiez converties au christianisme,car, en somme, Dieu aime tous ceux qui ont une religion. Mais vous,vous êtes ces vraies infidèles dont le Prophète avait sisagement prédit que les temps viendraient. » Infidèles, oui,elles l’étaient, sceptiques et désespérées bien plus que la moyennedes jeunes filles de nos pays. Mais cependant, prier pour les mortsleur restait un devoir auquel elles n’osaient point faillir, etd’ailleurs un devoir très doux : même pendant leurs promenadesd’été, dans ces villages du Bosphore qui ont des cimetières exquis,à l’ombre des cyprès et des chênes, il leur arrivait de s’arrêteret de prier, sur quelque pauvre tombe inconnue.

Donc, elles rallumèrent sans bruit une veilleuse biendiscrète ; la petite fiancée prit son Coran, qui posait surune console, près de son lit art nouveau (ce Coran toujoursenveloppé d’un mouchoir en soie de la Mecque et parfumé au santal,que chaque musulmane doit avoir à son chevet, spécialement pour cesprières-là, qui se disent la nuit), et toutes trois commencèrent àvoix basse, dans un apaisement progressif ; la prière peu àpeu les reposait, comme l’eau fraîche calme la fièvre.

Mais bientôt une grande femme vêtue de sombre, arrivée commetoujours sans bruit de pas, sans bruit de porte ouverte, à lamanière des fantômes, se dressa près d’elles :

– Votre grand-mère commande d’éteindre la veilleuse…

– C’est bien, madame Husnugul. S’il vous plaît, éteignez-lavous-même, puisque nous sommes couchées, et ayez la bontéd’expliquer à notre grand-mère que ce n’était pas pour luidésobéir ; mais nous disions les prières des morts…

Il était bientôt deux heures de la nuit. Une fois la veilleuseéteinte, les trois jeunes filles, épuisées d’émotions, de regretset de révolte, s’endormirent en même temps, d’un bon sommeiltranquille, comme celui des condamnés la veille du matinsuprême.

Partie 2

Chapitre 1

 

Quatre jours après. La nouvelle mariée, au fond de la maisontrès ancienne et tout à fait seigneuriale de son jeune maître, estseule, dans la partie du harem qu’on lui a donnée comme salonparticulier : un salon Louis XVI blanc, or et bleu pâle,fraîchement aménagé pour elle. Sa robe rose, venue de la rue de laPaix, est faite de tissus impalpables qui ont l’air de nuagesenveloppants, ainsi que l’exige la fantaisie de la mode ceprintemps-là, et ses cheveux sont arrangés à la façon la dernièreinventée. Dans un coin, il y a un bureau laqué blanc, à peu prèscomme celui de sa chambre à Khassim-Pacha, et les tiroirs ferment àclef, ce qui était son rêve.

On croirait une Parisienne chez elle, – sans les grillages, bienentendu, et sans les inscriptions d’Islam, brodées sur de vieillessoies précieuses, qui çà et là décorent les panneaux desmurailles : le nom d’Allah, et quelques sentences du Coran. –Il est vrai, il y a aussi un trône, qui surprendrait à Paris :son trône de mariage, très pompeux, surélevé par une estrade à deuxou trois marches, et couronné d’un baldaquin d’où retombent desrideaux de satin bleu, magnifiquement brodés de grappes de fleursen argent. – Pour tout dire, il y a bien encore la bonneKondja-Gul, dont l’aspect n’est pas très parisien ; assiseprès d’une fenêtre, elle chantonne tout bas, tout bas, un air dupays noir.

La mère du bey, la dame 1320 un peu niaise, aux manières devieille chatte, s’est montrée au fond une créature inoffensive,plutôt bonne, et qui pourrait même être excellente, n’était sonidolâtrie aveugle pour son fils. La voici du reste séduite tout àfait par la grâce de sa belle-fille, tellement qu’hier elle estvenue d’elle-même lui offrir le piano tant désiré ; vitealors, en voiture fermée, sous l’escorte d’un eunuque, on a passéle pont de la Corne-d’Or, pour aller en choisir un dans le meilleurmagasin de Péra, et deux relèves de portefaix, avec des mâts decharge, viennent d’être commandées pour l’apporter demain matin, àl’épaule, dans ce haut quartier d’un accès plutôt difficile.

Quant au jeune bey, l’ennemi, – le plus élégantcapitaine de cette armée turque, où il y a tant d’uniformes bienportés, décidément très joli garçon, avec la voix douce queKondja-Gul avait annoncée, et le sourire un peu félin que lui alégué sa mère, – quant au jeune bey, jusqu’ici d’une délicatesseaccomplie, il fait à sa femme, dont la supériorité lui est déjàapparue, une cour discrète, moitié enjouée, moitié respectueuse,et, comme c’est la règle en Orient, dans le monde, il s’efforce dela conquérir avant de la posséder. (Car, si le mariage musulman estbrusque et insuffisamment consenti avant la cérémonie,après en revanche il a des ménagements et des pudeurs quine sont guère dans nos habitudes occidentales.)

De service chaque jour au palais d’Yldiz, Hamdi-Bey rentre àcheval le soir, se fait annoncer chez sa femme et s’y tient d’abordcomme en visite. Après le souper, il s’assied plus intimement surun canapé près d’elle, pour fumer en sa compagnie ses cigarettesblondes, et tous deux alors s’observent et s’épient comme desadversaires en garde ; lui, tendre et câlin, avec des silencespleins de trouble ; elle, spirituelle, éblouissante tant qu’ilne s’agit que d’une causerie, mais tout à coup le désarmant par unerésignation affectée d’esclave, s’il tente de l’attirer sur sapoitrine ou de l’embrasser. Ensuite, quand dix heures sonnent, ilse retire en lui baisant la main… Si c’était elle qui l’eût choisi,elle l’aurait aimé probablement ; mais la petite princesseindomptée de la plaine de Karadjiamir ne fléchirait point devant lemaître imposé… Elle savait du reste que le temps était tout procheet inévitable où ce maître, au lieu de la saluer courtoisement lesoir, la suivrait dans sa chambre. Elle ne tenterait aucunerésistance, ni surtout aucune prière. Elle avait fait de sapersonnalité cette sorte de dédoublement coutumier à beaucoup dejeunes femmes turques de son âge et de son monde, qui disent :« Mon corps a été livré par contrat à un inconnu, et je le luigarde parce que je suis honnête : mais mon âme, qui n’a pasété consultée, m’appartient encore, et je la tiens jalousementclose, en réserve pour quelque amant idéal… que je ne rencontreraipeut-être point, et qui, dans tous les cas, n’en saura sans doutejamais rien. »

Donc, elle est seule chez elle, tout l’après-midi, la jeunemariée.

Aujourd’hui, en attendant que l’ennemi rentre d’Yldiz,l’idée lui vient de continuer pour André son journal interrompu, etde le reprendre à la date fatale du 28 Zil-hidjé 1318 de l’hégire,jour de son mariage. Les anciens feuillets du reste lui reviendrontdemain : elle les a redemandés à l’amie qui en était chargée,trouvant ce nouveau bureau assez sûr pour les déposer là. Et ellecommence d’écrire :

 

« Le 28 Zil-hidjé 1318 (19 avril 1901, à la franque).

« C’est ma grand-mère en personne qui vient me réveiller.(Cette nuit-là, je m’étais endormie si tard !…)« Dépêche-toi, me dit-elle. Tu oublies sans doute que tudevras être prête à neuf heures. On ne dort pas ainsi, le jour deson mariage. »

« Que de dureté dans l’accent ! C’était la dernièrematinée que je passais chez elle, dans ma chère chambre de jeunefille. Ne pouvait-elle s’abstenir d’être sévère, ne fût-ce qu’unseul jour ? En ouvrant les yeux, je vois mes cousines, qui sesont déjà levées sans bruit et qui mettent leur tcharchaf ;c’est pour rentrer vite au logis, commencer leur toilette qui seralongue. Jamais plus nous ne nous éveillerons là, ensemble, et nouséchangeons encore de grands adieux. On entend les hirondelleschanter à cœur joie ; on devine que dehors le printempsresplendit ; une claire journée de soleil se lève sur monsacrifice. Je me sens comme une noyée, à qui personne ne voudraporter secours.

« Bientôt, dans la maison, un vacarme d’enfer. Des portesqui s’ouvrent et qui se ferment, des pas empressés, des bruits detraînes de soie. Des voix de femmes, et puis les voix de faussetdes nègres. Des pleurs et des rires, des sermons et des plaintes.Dans ma chambre, entrées et sorties continuelles : lesparentes, les amies, les esclaves, toute une foule qui vient donnerson avis sur la manière de coiffer la mariée. De temps à autre ungrand nègre de service rappelle à l’ordre et supplie qu’on sedépêche.

« Voici neuf heures ; les voitures sont là ; lecortège attend, la belle-mère, les belles-sœurs, les invitées dujeune bey. Mais la mariée n’est pas prête. Les dames quil’entourent s’empressent alors de lui offrir leurs services. Maisc’est leur présence justement qui complique tout. À la fin,nerveuse, elle les remercie et demande qu’on lui laisse place. Ellese coiffe elle-même, passe fiévreusement sa robe garnie de fleursd’oranger, qui a trois mètres de queue, met ses diamants, son voileet les longs écheveaux de fils d’or à sa coiffure… Il est une seulechose qu’elle n’a pas le droit de toucher : son diadème.

« Ce lourd diadème de brillants, qui remplace chez nous lepiquet de fleurs des Européennes, l’usage veut que, pour le placer,on choisisse parmi les amies présentes une jeune femme nes’étant mariée qu’une fois, n’ayant pas divorcé, et notoirementheureuse en ménage. Elle doit, cette élue, dire d’abord unecourte prière du Coran, puis couronner de ses mains la nouvelleépouse, en lui présentant ses vœux de bonheur, et en lui souhaitantsurtout que pareil couronnement ne lui arrive qu’une fois dansla vie. (En d’autres termes, – vous comprenez bien, André, –ni divorce, ni remariage.)

« Parmi les jeunes femmes présentes, une semblait tellementindiquée, que, à l’unanimité, on la choisit : Djavidé, ma bienchère cousine. Que lui manquait-il, à celle-la ? Jeune, belle,immensément riche, et mariée depuis dix-huit mois à un homme réputési charmant !

« Mais quand elle s’approche, pour frapper sonbonheur sur ma tête, je vois deux grosses larmes perler à sespaupières : « Ma pauvre chérie, me dit-elle, pourquoidonc est-ce moi ?… J’ai beau n’être pas superstitieuse, je nepourrai jamais me consoler de t’avoir donné mon bonheur.Si dans l’avenir tu es appelée à souffrir comme je souffre, il mesemblera que c’est ma faute, mon crime… » Alors, celle-làaussi, en apparence la plus heureuse de toutes, celle-là aussi, endétresse !… Oh ! malheur sur moi !… Avant que jequitte cette maison, personne donc n’entendra mon cri degrâce !…

« Mais le diadème est placé, et je dis : « Jesuis prête. » Un grand nègre s’avance pour prendre ma traînede robe, et, par des couloirs, je m’achemine vers l’escalier. (Ceslongs couloirs, nuit et jour garnis de servantes ou d’esclaves, quiprécèdent toujours nos chambres, André, afin que nous y soyonscomme en souricière.)

« On me conduit en bas, dans le plus grand des salons où jetrouve réunie toute la famille. Mon père d’abord, à qui je doisfaire mes adieux. Je lui baise les mains. Il me dit des choses decirconstance que je n’entends point. On m’a bien recommandé de leremercier ici, publiquement, de toutes ses bontés passées etsurtout de celle d’aujourd’hui, de ce mariage qu’il me fait faire…Mais cela, non, c’est au-dessus de mes forces, je ne peux pas. Jereste devant lui, muette et glacée, détournant les yeux, pas un motne sort de mes lèvres. Il a conclu le pacte, il m’a livrée, perdue,il est responsable de tout. Le remercier, quand au fond de moi-mêmeje le maudis !… Oh ! c’était donc possible, cette choseaffreuse : sentir tout à coup que l’on en veut mortellement àl’être qu’on a le plus chéri !… Oh ! la minute atroce,celle où l’on passe de l’affection la plus tendre à de la hainetoute pure… Et je souriais toujours, André, parce que ce jour-là,il faut sourire…

« Pendant que de vieux oncles me donnent leur bénédiction,les dames du cortège, qui prenaient des rafraîchissements dans lejardin sous les platanes, commencent de mettre leur tcharchaf.

« La mariée seule peut ne pas mettre le sien ; maisles nègres tiennent des draperies en soie de damas, pour lui fairecomme un corridor et la rendre invisible aux gens de la rue, entrela porte de la maison et le landau fermé dont les glaces sontmasquées par des panneaux de bois à petits trous. Il est l’heure departir, et je franchis ce couloir de soie tendue. Zeyneb et Mélek,mes demoiselles d’honneur, toutes deux en domino bleu par-dessusleur toilette de gala, me suivent, montent avec moi, – et nousvoici dans une caisse bien close, impénétrable aux regards.

« Après la « mise en voiture », qui me faitl’effet d’une mise en bière, un grand moment se passe. Mabelle-mère, mes belles-sœurs qui étaient venues me chercher, n’ontpas fini leur verre de sirop et retardent tout le départ… Tantmieux ! C’est autant de gagné ; un quart d’heure de moinsque j’aurai donné à l’autre.

« La longue file de voitures cependant s’ébranle, la mienneen tête, et les cahots commencent sur le pavé des rues. Pas un motne s’échange, entre mes deux compagnes et moi. Dans notre cellulemouvante, nous nous en allons en silence et sans rien voir.Oh ! cette envie de tout casser, de tout mettre en pièces,d’ouvrir les portières et de crier aux passants :« Sauvez-moi ! On me prend mon bonheur, ma jeunesse, mavie ! » Et les mains se convulsent, le teint s’empourpre,les larmes jaillissent, – tandis que les pauvres petites, devantmoi, sont comme terrassées par ma trop visible souffrance.

« Maintenant le bruit change : on roule sur dubois ; c’est l’interminable pont flottant de la Corne-d’Or… Eneffet, je vais devenir une habitante de l’autre rive… Et puiscommencent les pavés du grand Stamboul, et je me sens aussitôt plusaffreusement prisonnière, car je dois approcher beaucoup de monnouveau cloître, d’avance abhorré… Et comme il est loin dans laville ! Par quelles rues nous fait-on passer, par quellesimpossibles rampes !… Mon Dieu, comme il est loin, et combienje vais être sinistrement exilée !

« On s’arrête enfin, et ma voiture s’ouvre. Dans un éclair,j’aperçois une foule qui attend, devant un portail sombre :des nègres en redingote, des cavas chamarrés d’or et dedécorations, des intendants à « chalvar », jusqu’auveilleur de nuit du quartier avec son long bâton. Et puis,crac ! les voiles de damas, tendus à bout de bras ainsi qu’audépart, m’enveloppent ; je redeviens invisible et ne vois plusrien. Je fonce en affolée dans ce nouveau couloir de soie, – ettrouve, au bout, un large vestibule plein de fleurs, où un jeunehomme blond, en grand uniforme de capitaine de cavalerie, vient àma rencontre. Le sourire aux lèvres tous deux, nous échangeons unregard d’interrogation et de défi suprêmes : c’est fait, j’aivu mon maître, et mon maître m’a vue…

« Il s’incline, m’offre le bras, m’emmène au premier étage,où je monte comme emportée ; me conduit, au fond d’un grandsalon, vers un trône à trois marches sur lequel je m’assieds ;puis me resalue et s’en va : son rôle, à lui, est fini jusqu’àce soir… Et je le regarde s’en aller ; il se heurte à un flotde dames, qui envahit les escaliers, les salons ; un flot degazes légères, de pierreries, d’épaules nues ; pas un voilesur ces visages, ni sur ces chevelures endiamantées ; tous lestcharchafs sont tombés dès la porte ; on dirait une fouled’Européennes en toilette du soir, – et le marié, qui n’a jamais vuet ne reverra jamais pareille chose, me semble troublé malgré sonaisance, seul homme perdu au milieu de cette marée féminine, etpoint de mire de tous ces regards qui le détaillent.

« Il a fini, lui ; mais moi, j’en ai pour toute lajournée à faire la bête rare et curieuse, sur mon siège de parade.Près de moi, il y a d’un côté mademoiselle Esther ; del’autre, Zeyneb et Mélek, qui, elles aussi, ont dépouillé letcharchaf, et sont en robe ouverte, fleurs et diamants. Je les aipriées de ne pas me quitter, pendant le défilé devant mon trône,qui sera interminable : les parentes, les amies, les simplesrelations, chacune me posant la question exaspérante :« Eh bien ! chère, comment le trouvez-vous ? »Est-ce que je sais, moi, comment je le trouve ! Un homme dontj’ai à peine entendu la voix, à peine entrevu le visage et que jene reconnaîtrais pas dans la rue… Pas un mot ne me vient pour leurrépondre ; un sourire, seulement, puisque c’est de rigueur, ouplutôt une contradiction des lèvres qui y ressemble. Les unes, enme demandant cela, ont une expression ironique et mauvaise :les aigries, les révoltées. D’autres croient devoir prendre uncertain petit air d’encouragement : les accommodantes, lesrésignées. Mais dans les regards du plus grand nombre, je lissurtout l’incurable tristesse, avec la pitié pour une de leurssœurs qui tombe aujourd’hui dans le gouffre commun, devient leurcompagne d’humiliation et de misère… Et je souris toujours deslèvres… C’était donc bien ce que je pensais, le mariage ! J’enai la certitude à présent ; dans leurs yeux, à toutes, jeviens de le lire ! Alors je commence à songer, sur mon trônede mariée, qu’il y a un moyen, après tout, de se libérer, dereprendre possession de ses actes, de ses pensées, de sa vie ;un moyen qu’Allah et de Prophète ont permis : oui, c’est cela,je divorcerai !… Comment donc n’y avais-je pas pensé plustôt ?… Isolée à présent de la foule et concentrée en moi-même,bien que souriant toujours, je combine ardemment mon nouveau plande campagne, j’escompte déjà le bienheureux divorce ; aprèstout, les mariages, dans notre pays, quand on le veut bien, sedéfont si vite !…

« Mais que c’est joli pourtant, ce défilé ! Je m’yintéresserais vraiment beaucoup, si ce n’était moi-même la tristeidole que toutes ces femmes viennent voir… Rien que des dentelles,de la gaze, des couleurs claires et gaies ; pas un habit noir,il va sans dire, pour faire tache d’encre, comme dans vos galaseuropéens. Et puis, André, d’après le peu que j’en ai vu auxambassades, je ne crois pas que vos fêtes réunissent tant decharmantes figures que les nôtres. Toutes ces Turques, invisiblesaux hommes, sont si fines, élégantes, gracieuses, souples comme deschattes, – j’entends les Turques de la génération nouvelle,naturellement ; – les moins bien ont toujours quelques chosespour elles ; toutes sont agréables à regarder. Il y a aussiles vieilles 1320, évoluant parmi cette jeunesse aux yeuxdélicieusement mélancoliques ou tourmentés, les bonnes vieilles siétonnantes à présent, avec leur visage placide et grave, leurmagnifique chevelure nattée que le travail intellectuel n’a pointéclaircie, leur turban de gaze brodé de fleurettes au crochet, etleurs lourdes soies, toujours achetées à Damas pour ne pas fairegagner les marchands de Lyon qui sont des infidèles… De temps àautres, quand passe une invitée de distinction, je dois me lever,pour lui rendre sa révérence[6] aussiprofonde qu’il lui a plu de me la faire, et si c’est une jeune, laprier de prendre place un instant à mes côtés.

« En vérité, je crois que maintenant je commence à m’amuserpour tout de bon, comme si l’on défilait pour une autre, et que jene fusse point en cause. C’est que le spectacle vient de changersoudain, et, du haut de mon trône, je suis si bien placée pour n’enrien perdre : on a ouvert toutes grandes les portes de larue ; entre qui veut ; invitée ou pas, est admise toutefemme qui a envie de voir la mariée. Et il en vient de siextraordinaires, de ces passantes inconnues, toutes en tcharchaf,ou en yachmak, toutes fantômes, le visage caché suivant la moded’une province ou d’une autre. Les antiques maisons grillées etregrillées d’alentour se vident de leurs habitantes ou de leurshôtesses de hasard, et les étoffes anciennes sont sorties de tousles coffres. Il vient des femmes enveloppées de la tête aux piedsdans des soies asiatiques étrangement lamées d’argent oud’or ; il vient des Syriennes éclatantes et des Persanestoutes drapées de noir ; il passe jusqu’à des vieillescentenaires courbées sur des bâtons. « La galerie descostumes », me dit tout bas Mélek, qui s’amuse aussi.

« À quatre heures, arrivée des dames européennes : ça,c’est l’épisode le plus pénible de la journée. On les a retenueslongtemps au buffet, mangeant des petits fours, buvant du thé oumême fumant des cigarettes ; mais les voilà qui s’avancent encohorte vers le trône de la bête curieuse.

« Il faut vous dire, André, qu’il y a presque toujours avecelles une étrangère imprévue qu’elles s’excusent d’avoir amenée,une touriste anglaise ou américaine de passage, très excitée par lespectacle d’un mariage turc. Elle arrive, celle-ci, en costume devoyage, peut-être même en bottes d’alpiniste. Avec ses mêmes yeuxhagards, qui ont vu la terre du sommet de l’Himalaya ou contemplédu haut du Cap Nord le soleil de minuit, elle dévisage la mariée…Pour comble, ma voyageuse à moi, celle que le destin me réservaiten partage, est une journaliste, qui a gardé aux mains ses gantssales du paquebot : indiscrète, fureteuse, avide de copie pourune feuille nouvellement lancée, elle me pose les questions lesplus stupéfiantes, avec un manque de tact absolu. Mon humiliationn’a plus de bornes.

« Bien déplaisantes et bien vilaines, les dames Pérotes,qui arrivent très empanachées. Elles ont déjà vu cinquantemariages, celles-ci, et savent au bout du doigt comment les chosesse passent. Cela n’empêche point, au contraire, leurs questionsaussi niaises que méchantes :

« – Vous ne connaissez pas encore votre mari, n’est-cepas ?… Comme c’est drôle tout de même !… Quel étrangeusage !… Mais, ma chère amie, vous auriez dû tricher,tout simplement !… Et vous ne l’avez pas fait, bien vrai,non ?… Tout de même, à votre place, moi j’aurais refusénet !…

« Et ce disant, des regards de moquerie, échangés avec unedame grecque, la voisine, également Pérote, et des petitsricanements de pitié… Je souris quand même, puisque c’est laconsigne ; mais il me semble que ces pimbêches me giflent ausang sur les deux joues…

« Enfin elles sont parties, toutes, les visiteuses entcharchaf ou en chapeau. Restent les seules invitées.

« Et les lustres, les lampes qu’on vient d’allumer,n’éclairent plus que des toilettes de grand apparat ; rien denoir puisqu’il n’y a pas d’hommes ; rien de sombre ; unefoule délicieusement colorée et diaprée. Je ne crois pas, André,que vous ayez en Occident des réunions d’un pareil effet ; dumoins ce que j’en ai pu voir dans des bals d’ambassade, quandj’étais petite fille, n’approchait point de ceci comme éclat. Àcôté des admirables soies asiatiques étalées par les grand-mères,quantité de robes parisiennes qui semblent encore plusdiaphanes ; on les dirait faites de brouillard bleu ou debrouillard rose ; toutes les dernières créations devos grands couturiers (pour parler comme ces imbéciles-là), portéesà ravir par ces petites personnes, dont les institutrices ont faitdes Françaises, des Suissesses, des Anglaises, des Allemandes, maisqui s’appellent encore Kadidjé, ou Chéref, ou Fatma, ou Aïché, etqu’aucun homme n’a jamais aperçues.

« Je puis à présent me permettre de descendre de mon trône,où j’ai paradé cinq ou six heures ; je puis même sortir de cesalon bleu, où sont groupées surtout les aïeules, les fanatiques etdédaigneuses 1320 à l’esprit sain et rigide sous les bandeaux à lavierge et le petit turban. J’ai envie plutôt de me mêler à la fouledes jeunes, « déséquilibrées » comme moi, qui se pressentdepuis un moment dans un salon voisin où l’orchestre joue.

« Un orchestre de cordes, accompagnant six chanteurs quidisent à tour de rôle des strophes de Zia-Pacha, d’Hafiz ou deSaâdi. Vous savez, André, ce qu’il y a de mélancolie ou de passiondans notre musique orientale ; d’ailleurs vous avez essayé del’exprimer, bien que ce soit indicible… Les musiciens – des hommes– sont enveloppés hermétiquement d’un immense velum en soie deDamas : songez donc, quel scandale, si l’un d’eux allait nousapercevoir !… Et mes amies, quand j’arrive, viennentd’organiser une séance de « bonne aventure » chantée. (Unjeu qui se fait autour des orchestres, les soirs de mariage ;l’une dit : « La première chanson sera pourmoi » ; l’autre dit : « Je prends la seconde oula troisième », etc. Et chacune considère comme prophétiquespour soi-même les paroles de cette chanson-là.)

« – La mariée prend la cinquième, dis-je enentrant.

« Et, quand cette cinquième va commencer, toutess’approchent, l’oreille tendue pour n’en rien perdre, se serrentcontre le velum de soie, tirent dessus au risque de le fairetomber.

« Moi qui suis l’amour (dit alors la voix du chanteurinvisible), mon geste est trop brûlant !

« Même si je ne fais que passer dans les âmes,

« Toute la vie ne suffit pas à fermer la blessure que j’ylaisse.

« Je passe, mais la trace de mon pas resteéternellement.

« Moi qui suis l’amour, mon geste est tropbrûlant…[7]

« Comme elle est vibrante et belle, la voix de cet homme,que je sens tout proche, mais qui reste caché, et à qui je puisprêter l’aspect, le visage, les yeux qu’il me plaît… J’étais venuelà pour essayer de m’amuser comme les autres : l’horoscope sisouvent suggère quelque interprétation drôle, et on l’accueille pardes rires, malgré la beauté de sa forme. Mais cette fois sans doutel’homme a trop bien et trop passionnément chanté. Les jeunes femmesne rient pas, – non, aucune d’elles, – et me regardent. Quant àmoi, il ne me semble plus, comme j’en avais le sentiment ce matin,que l’on ensevelit aujourd’hui ma jeunesse. Non, d’une façon oud’une autre, je me séparerai de cet homme, à qui on me livre, et jevivrai ma vie ailleurs, je ne sais où, et je rencontrerai« l’amour au geste trop brûlant… » Alors tout me paraîttransfiguré, dans ce salon où je ne vois plus les compagnes quim’entourent ; toutes ces fleurs, dans les grands vases,répandent soudainement des parfums dont je suis grisée, et leslustres de cristal rayonnent comme des astres. Est-ce de fatigue oud’extase, je ne sais plus ; mais ma tête tourne. Je ne voisplus personne, ni ce qui se passe autour de moi ; et toutm’est égal, parce que je sens à présent qu’un jour, sur la route dema vie, je trouverai l’amour, et tant pis si j’en meurs !…

« Un moment après, un moment ou longtemps, je ne sais pas,ma cousine Djavidé, celle qui a ce matin « frappé » sonbonheur sur ma tête, s’avance vers moi :

« – Mais tu es toute seule ! Les autres sontdescendues pour le souper et elles attendent. Que peux-tu bienfaire de si absorbant ?

« C’est pourtant vrai, que je suis seule, et le salon vide…Parties, les autres ?… Et quand donc ?… Je ne m’en suispas aperçue.

« Djavidé est accompagnée du nègre qui doit porter matraîne et crier sur mon passage : « Destour ! »pour faire écarter la foule. Elle prend mon bras, et, tandis quenous descendons l’escalier, me demande tout bas :

« – Je t’en prie, ma chérie, dis-moi la vérité. À quipensais-tu, quand je suis montée ?

« – À André Lhéry.

« – À André Lhéry !… Non !… Tu es folle, outu t’amuses de moi… À André Lhéry ! Alors c’était vrai, cequ’on m’avait conté de ta fantaisie… (Elle riait maintenant, tout àfait rassurée.) – Enfin, avec celui-là, au moins, on est sûr qu’iln’y a pas de rencontre à craindre… Mais moi, à ta place, jerêverais mieux encore : ainsi, tiens, je me suis laissé direque dans la lune on trouvait des hommes charmants… Il faudracreuser cette idée, ma chérie ; un Lunois, tant qu’à faire, ilme semble que, pour une petite maboul comme toi, ce serait plusindiqué.

« Nous avons une vingtaine de marches à descendre, trèsregardées par celles qui nous attendent au bas de l’escalier :nos queues de robe, l’une blanche, et l’autre mauve, réunies àprésent entre les mains gantées de ce singe. Par bonheur, sonLunois, à ma chère Djavidé, son Lunois si imprévu me fait rirecomme elle, et nous voici toutes deux avec la figure qu’il faut,pour notre entrée dans les salles du souper.

« Sur ma prière, il y a tablée à part pour lesjeunes ; autour de la mariée, une cinquantaine de convivesau-dessous de vingt-cinq ans, et presque toutes jolies. Sur maprière aussi, la nappe est couverte de roses blanches, sans tigesni feuillage, posées à se toucher. Vous savez, André, que de nosjours, on ne dresse plus le couvert à la turque ; donc,argenterie française, porcelaine de Sèvres et verrerie de Bohême,le tout marqué à mon nouveau chiffre ; notre vieux fasteoriental, à ce dîner de mariage, ne se retrouve plus guère que dansla profusion des candélabres d’argent, tous pareils, qui sontrangés en guirlande autour de la table, se touchant comme lesroses. Il se retrouve aussi, j’oubliais, dans la quantitéd’esclaves qui nous servent, cinquante pour le moins, rien que pournotre salle des jeunes, toutes Circassiennes, admirablementstylées, et si agréables à regarder : des beautés blondes ettranquilles, évoluant avec une sorte de majesté native, comme desprincesses !

« Parmi les jeunes Turques assises à ma table, – presquetoutes d’une taille moyenne, d’une grâce frêle, avec des yeuxbruns, – les quelques dames du palais impérial qui sont venues, les« Saraylis », se distinguent par leur stature de déesse,leurs admirables épaules et leurs yeux couleur de mer : desCircassiennes encore, celles-ci, des Circassiennes de la montagneou des champs, filles de laboureur ou de berger, achetées toutespetites pour leur beauté, ayant fait leurs années d’esclavage dansquelque sérail, et puis d’un coup de baguette devenues grandesdames avec une grâce stupéfiante, pour avoir épousé tel chambellanou tel autre seigneur. Elles ont des regards de pitié, les bellesSaraylis, pour les petites citadines au corps fragile, aux yeuxcernés, au teint de cire, qu’elles nomment les« dégénérées » ; c’est leur rôle, à elles et à leursmilliers de sœurs que l’on vient vendre ici tous les ans, leur rôled’apporter, dans la vieille cité fatiguée, le trésor de leur sangpur.

« Grande gaieté parmi les convives. On parle et on rit detout. Un souper de mariage, pour nous autres Turques, est toujoursune occasion d’oublier, de se détendre et de s’étourdir.D’ailleurs, André, nous sommes foncièrement gaies, je vousassure ; sitôt qu’un rien nous détourne de nos contraintes, denos humiliations quotidiennes, de nos souffrances, nous nous jetonsvolontiers dans l’enfantillage et le fou rire. – On m’a conté qu’ilen était de même dans les cloîtres d’Occident, les religieuses lesplus murées s’y amusant parfois entre elles à des plaisanteriesd’école primaire. – Et une Française de l’ambassade, sur le pointde retourner à Paris, me disait un jour :

« – C’est fini, jamais plus je ne rirai d’aussi boncœur, ni aussi innocemment du reste, que dans vos harems deConstantinople.

« Le repas ayant pris fin, sur un toast au champagne enl’honneur de la mariée, les jeunes femmes assises à ma tableproposent de laisser reposer l’orchestre turc et de faire de lamusique européenne. Presque toutes sont d’habiles exécutantes, etil s’en trouve de merveilleuses ; leurs doigts, qui ont eutant de loisirs pour s’exercer, arrivent le plus souvent à laperfection impeccable. Beethoven, Grieg, Liszt ou Chopin leur sontfamiliers. Et, pour le chant, c’est Wagner, Saint-Saëns, Holmès oumême Chaminade.

« Hélas ! je suis obligée de répondre, en rougissant,qu’il n’y a point de piano dans ma demeure. Stupéfaction alorsparmi mes invitées, et on me regarde avec un air de dire :« Pauvre petite ! Faut-il qu’on soit assez 1320, chez sonmari !… Eh bien ! ça promet d’être réjouissant,l’existence dans cette maison ! »

« Onze heures. On entend piaffer, sur les pavés dangereux,les chevaux des magnifiques équipages, et la vieille rue montanteest toute pleine de nègres en livrée qui tiennent des lanternes.Les invitées remettent leurs voiles, s’apprêtent à partir. L’heureest même bien tardive pour des musulmanes, et sans la circonstanceexceptionnelle d’un grand mariage, elles ne seraient point dehors.Elles commencent à prendre congé, et la mariée, deboutindéfiniment, doit saluer et remercier chaque dame qui « adaigné assister à cette humble réunion ». Quand ma grand-mère,à son tour, s’avance pour me dire adieu, son air satisfait exprimeclairement : « Enfin nous avons marié cettecapricieuse ! Quelle bonne affaire ! »

« On s’en va, on me laisse seule, dans ma prisonnouvelle ; plus rien pour m’étourdir ; me voici toute ausentiment que l’irrémédiable s’accomplit.

« Zeyneb et Mélek, mes bien-aimées petites sœurs, restéesles dernières, s’approchent maintenant pour m’embrasser ; nousn’osons pas échanger un regard, par crainte des larmes. Elles s’envont, elles aussi, laissant retomber les voiles sur leur visage.C’est fini ; je me sens descendue au fond d’un abîme desolitude et d’inconnu… Mais, ce soir, j’ai la volonté d’ensortir ; plus vivante que ce matin, je suis prête à la lutte,car j’ai entendu l’appel de « l’amour au geste tropbrûlant… »

« On vient m’informer alors que le jeune bey, mon époux, enhaut, dans le salon bleu, attend depuis quelques minutes le plaisirde causer avec moi. (Il arrive de Khassim-Pacha, de chez mon père,où il y avait un dîner d’hommes.) Eh bien ! moi aussi, il metarde de le revoir et de l’affronter. Et je vais à lui le sourireaux lèvres, tout armée de ruse, décidée à l’étonner d’abord, àl’éblouir, mais l’âme emplie de haine et de projets devengeance… »

…  …  …  …  … …  … . .

Un frou-frou de soie derrière elle, tout près, la fittressaillir : sa belle-mère, arrivée à pas veloutés de vieillechatte ! Heureusement elle ne lisait point le français,celle-ci, étant tout à fait vieux jeu, et, de plus, elle avaitoublié son face-à-main.

– Eh bien ! chère petite, c’est trop écrire,ça !… Depuis tantôt trois heures, assise à votrebureau !… C’est que je suis déjà venue souvent, moi, sur lapointe du pied !… Voilà notre Hamdi qui va rentrer d’Yldiz, etvous aurez vos jolis yeux tout fatigués pour le recevoir… Allons,allons ! reposez-vous un peu. Serrez-moi ces papiers jusqu’àdemain…

Pour serrer les papiers, elle ne se fit point prier, – vite lesserrer à clef dans un tiroir, – car une autre personne venaitd’apparaître à la porte du salon, une qui lisait le français et quiavait le regard perçant : la belle Durdané (Grain de perle),cousine d’Hamdi-Bey, récemment divorcée, et en visite dans lamaison depuis avant-hier. Des yeux au henneh, des cheveux auhenneh, un trop joli visage, avec un mauvais sourire. En elle, lapetite mariée avait déjà pressenti une perfide. Inutile de luirecommander, à celle-là, de soigner son aspect pour l’arrivéed’Hamdi, car elle était la coquetterie même, devant son beau cousinsurtout.

– Tenez, ma chère petite, reprit la vieille dame, enprésentant un écrin fané, je vous ai apporté une parure de majeunesse ; comme elle est orientale, vous ne pourrez pas direqu’elle est démodée, et elle fera si bien sur votre robed’aujourd’hui !

C’était un collier ancien, qu’elle lui passa au cou ; desémeraudes, dont le vert en effet s’harmonisait délicieusement avecle rose du costume :

– Oh ! ça vous va, ma chère enfant, ça vous va, c’està ravir !… Notre Hamdi, qui s’y entend si bien aux couleurs,vous trouvera irrésistible ce soir !…

Elle-même y tenait, certainement, à ce que Hamdi la trouvâtplaisante, car elle comptait sur son charme comme principal moyende lutte et de revanche. Mais rien ne l’humiliait plus que cettemanie qu’on avait de la parer du matin au soir : « Machère petite, relevez donc un peu cette gentille mèche, là, surl’oreille ; notre Hamdi vous trouvera encore plus jolie… Machère petite, mettez donc cette rose-thé dans vos cheveux ;c’est la fleur que notre Hamdi préfère… » Tout le temps ainsi,traitée en odalisque, en poupée de luxe, pour le plus grand plaisirdu maître !…

Une rougeur aux joues, elle avait remercié à peine de ce collierd’émeraudes, quand un nègre de service vint dire que le bey étaiten vue, qu’il arrivait à cheval et tournait l’angle de la plusproche mosquée. La vieille dame aussitôt se leva :

– Il n’est que temps de battre en retraite, Durdané, nousautres. Ne gênons pas les nouveaux mariés, ma chère…

Elles prirent la fuite comme deux Cendrillons, et Durdané, seretournant sur le seuil, avant de disparaître, envoya pour adieuson méchant sourire agressif.

La petite mariée alors s’approcha d’un miroir… L’autre jour,elle était entrée chez son mari aussi blanche que sa robe à traîne,aussi pure que l’eau de ses diamants ; pendant sa vieantérieure, toute consacrée à l’étude, loin du contact des jeuneshommes, jamais une image sensuelle n’avait seulement traversé sonimagination. Mais les câlineries de plus en plus enlaçantes de ceHamdi, la senteur saine de son corps, la fumée de ses cigarettes,commençaient, malgré elle, de lui insinuer en pleine chair untrouble que jamais elle n’aurait soupçonné…

Dans l’escalier, le cliquetis d’un sabre de cavalerie, ilarrivait, il était tout près !… Et elle savait imminentel’heure où s’accomplirait, entre leurs deux êtres, cette communionintime, qu’elle ne se représentait du reste qu’imparfaitement… Or,voici qu’elle sentait pour la première fois un désir inavoué de saprésence, – et la honte de désirer quelque chose de cet homme luifaisait monter dans l’âme une poussée nouvelle de révolte et dehaine…

Chapitre 2

 

Trois ans plus tard, en 1904.

André Lhéry, qui était – vaguement et d’une façon intermittente– dans les ambassades, venait de demander, après beaucoupd’hésitations, et d’obtenir un poste d’environ deux années àConstantinople.

S’il avait hésité, c’est parce que d’abord toute positionofficielle représente une chaîne, et qu’il était jaloux de resterlibre ; c’est aussi parce que, deux ans loin de son pays, celalui semblait bien plus long que jadis, au temps où presque toute lavie était en avant de sa route ; c’est enfin et surtout parcequ’il avait peur d’être désenchanté par la Turquie nouvelle.

Il s’était décidé pourtant, et un jour de mars, par un tempssombre et hivernal, un paquebot l’avait déposé sur le quai de laville autrefois tant aimée.

À Constantinople, l’hiver n’en finit plus. Le vent de la MerNoire soufflait ce jour-là furieux et glacé, chassant des floconsde neige. Dans l’abject faubourg cosmopolite où les paquebotsaccostent et qui est là comme pour conseiller aux nouveauxarrivants de vite repartir, les rues étaient des cloaques de bouegluante où pataugeaient des Levantins sordides et des chiensgaleux.

Et André Lhéry, le cœur serré, l’imagination morte, prit placecomme un condamné dans le fiacre qui le conduisit, par des montéesà peine possibles, vers le plus banal des hôtels dits« Palaces ».

Péra, où sa situation l’obligeait d’habiter cette fois, est celamentable pastiche de ville européenne, qu’un bras de mer, etquelques siècles aussi, séparent du grand Stamboul des mosquées etdu rêve. C’est là qu’il dut, malgré son envie de fuir, se résignerà prendre un logis. Dans le quartier le moins prétentieux, il sepercha très haut, non seulement pour s’éloigner davantage, enaltitude au moins, des élégances Pérotes qui sévissaient en bas,mais aussi pour jouir d’une vue immense, apercevoir de toutes sesfenêtres la Corne-d’Or, avec la silhouette de Stamboul, érigée surle ciel, et à l’horizon la ligne sombre des cyprès, les grandscimetières où dort depuis plus de vingt ans, sous une dalle brisée,l’obscure Circassienne qui fut l’amie de sa jeunesse.

Le costume des femmes turques n’était plus le même qu’à sonpremier séjour : c’est là une des choses qui l’avaient frappéd’abord. Au lieu du voile blanc d’autrefois, qui laissait voir lesdeux yeux et qu’elles appelaient yachmak, au lieu du longcamail de couleur claire qu’elles appelaient féradjé,maintenant elles portaient le tcharchaf, une sorte dedomino presque toujours noir, avec un petit voile également noirretombant sur le visage et cachant tout, même les yeux. Il estvrai, elles le relevaient parfois, ce petit voile, et montraientaux passants l’ovale entier de leur figure, – ce qui semblait àAndré Lhéry une subversive innovation. À part cela, elles étaienttoujours les mêmes fantômes, que l’on coudoie partout, mais avecqui la moindre communication est interdite et que l’on ne doit pasmême regarder ; les mêmes cloîtrées dont on ne peut riensavoir ; les inconnaissables, – les inexistantes, pourrait-ondire : d’ailleurs, le charme et le mystère de la Turquie.André Lhéry, jadis, par une suite de hasards favorables,impossibles à rencontrer deux fois dans une existence, avait pu,avec la témérité d’un enfant qui ignore le danger, s’approcher del’une d’elles, – si près qu’il lui avait laissé un morceau de sonâme, accrochée. Mais cette fois, renouveler l’aventure, il n’ysongeait même point, pour mille raisons, et les regardait passercomme on regarde les ombres ou les nuages…

Le vent de la Mer Noire, pendant les premières semaines,continua de souffler tout le temps et la pluie froide de tomber, oubien la neige, et des gens vinrent l’inviter à des dîners, à dessoirées dans des cercles. Alors il sentit que ce monde-là, cettevie-là, non seulement lui rendraient vide et agité son nouveauséjour en Orient, mais risquaient aussi de gâter à jamais sesimpressions d’autrefois, peut-être même d’embrumer l’image de lapauvre petite endormie. Depuis qu’il était à Constantinople, sessouvenirs, d’heure en heure, s’effaçaient davantage, sombraientsous la banalité ambiante ; il lui paraissait que ces gens deson entourage les profanaient chaque jour, piétinaient dessus. Etil décida de s’en aller. Perdre son poste à l’ambassade, bienentendu, lui était secondaire. Il s’en irait.

Depuis l’arrivée, depuis tantôt quinze jours, mille chosesquelconques venaient d’absorber à ce point son loisir qu’il n’avaitmême pas pu passer les ponts de la Corne-d’Or pour aller jusqu’àStamboul. Cette grande ville, qu’il apercevait du haut de sonlogis, le plus souvent noyée dans les brouillards persistants del’hiver, restait pour lui presque aussi lointaine et irréellequ’avant son retour en Turquie. Il s’en irait ; c’était bienrésolu. Le temps de faire un pèlerinage, là-bas, sous les cyprès, àla tombe de Nedjibé, et, laissant tout, il reprendrait le chemin deFrance ; par respect pour le cher passé, par déférencereligieuse pour elle il repartirait avant le plus completdésenchantement.

Le jour où il put mettre enfin le pied à Stamboul était un desplus désespérément glacés et obscurs de toute l’année, bien que cefût un jour d’avril.

De l’autre côté de l’eau, aussitôt le pont franchi, dès qu’il setrouva dans l’ombre de la grande mosquée du seuil, il se sentitredevenir un autre lui-même, un André Lhéry qui serait resté mortpendant des années et à qui auraient été rendues tout à coup laconscience et la jeunesse. Seul, libre, ignoré de tous dans cesfoules, il connaissait les moindres détours de cette ville, commese les rappelant d’une existence précédente. Des mots turcs oubliéslui revenaient à la mémoire ; dans sa tête, des phrasess’assemblaient ; il était de nouveau quelqu’un d’ici, vraimentquelqu’un de Stamboul.

Tout d’abord il éprouva la gêne, presque le ridicule d’êtrecoiffé d’un chapeau. Moins par enfantillage que par crainted’éveiller l’attention de quelque gardien, dans les cimetières, ilacheta un fez, qui fut suivant la coutume soigneusement repassé etconformé à sa tête dans une des mille petites boutiques de la rue.Il acheta un chapelet, pour tenir à la main comme un bon Oriental.Et, pris de hâte maintenant, d’extrême impatience d’arriver à cettetombe, il sauta dans une voiture en disant au cocher :« Edirné kapoussouna guetur ! »(Conduis-moi à la Porte d’Andrinople.)

C’était loin, très loin, cette porte d’Andrinople, percée dansla grande muraille byzantine, au bout de quartiers que l’onabandonne, de rues qui se meurent d’immobilité et de silence. Illui fallait traverser presque tout Stamboul, et on commença parmonter des rampes où les chevaux glissaient. D’abord défilèrent cesquartiers grouillants de monde, pleins de cris et de marchandages,qui avoisinent le bazar et que les touristes fréquentent. Puisvinrent, un peu déserts ce jour-là sous la brise glacée, ces sortesde steppes qui occupent le plateau du centre et d’où l’on aperçoitdes minarets de tous côtés et des dômes. Et après, ce furent lesavenues bordées de tombes, de kiosques funéraires, d’exquisesfontaines, les avenues de jadis où rien n’avait changé ; l’uneaprès l’autre, les grandes mosquées passèrent avec leurs amas decoupoles pâlement grises dans le ciel encore hivernal, avec leursvastes enclos pleins de morts, et leurs places bordées de petitscafés du vieux temps où les rêveurs s’assemblent après la prière.C’était l’heure où les muezzins appelaient au troisième office dujour ; on entendait leurs voix tomber de là-haut, des frêlesgaleries aériennes qui voisinaient avec les nuages froids etsombres… Stamboul existait donc encore… À le retrouver telqu’autrefois, André Lhéry, tout frissonnant d’une indicible etdélicieuse angoisse, se sentait replongé peu à peu dans sa proprejeunesse ; de plus en plus il se sentait quelqu’un quirevivait, après des années d’oubli et de non-être… Etc’était elle, la petite Circassienne au corps aujourd’hui anéantidans la terre, qui avait gardé le pouvoir de jeter un enchantementsur ce pays, elle qui était cause de tout, et qui, à cette heure,triomphait.

À mesure qu’approchait cette porte d’Andrinople, qui ne donneque sur le monde infini des cimetières, la rue se faisait encoreplus tranquille, entre des vieilles maisonnettes grillées, desvieux murs croulants. À cause de ce vent de la Mer Noire, personnen’était assis devant les humbles petits cafés, presque en ruine.Mais les gens de ce quartier, les rares qui passaient, avec desairs gelés, portaient encore la longue robe et le turband’autrefois. Une tristesse d’universelle mort, ce jour-là, émanaitdes choses terrestres, descendait du ciel obscur, sortait departout, une tristesse insoutenable, une tristesse à pleurer.

Arrivé enfin sous l’épaisse voûte brisée de cette porte deville, André, par prudence, congédia sa voiture et sortit seul dansla campagne, – autant dire dans l’immense royaume des tombesabandonnées et des cyprès centenaires. À droite et à gauche, toutle long de cette muraille colossale, dont les donjons à moitiééboulés s’alignaient à perte de vue, rien que des tombes, descimetières sans fin, qui s’enveloppaient de solitude et segrisaient de silence. Assuré que le cocher était reparti, qu’on nele suivrait pas pour l’espionner, André prit à droite, et commençade descendre vers Eyoub, marchant sous ces grands cyprès, auxramures blanches comme les ossements secs, aux feuillages presquenoirs.

Les pierres tombales en Turquie sont des espèces de bornes,coiffées de turbans ou de fleurs, qui de loin prennent vaguementl’aspect humain, qui ont l’air d’avoir une tête et desépaules ; aux premiers temps elles se tiennent debout, biendroites, mais les siècles, les tremblements de terre, les pluiesviennent les déraciner ; elles s’inclinent alors en tous sens,s’appuient les unes contre les autres comme des mourantes,finissent par tomber sur l’herbe où elles restent couchées. Et cestrès anciens cimetières, où André passait, avaient le mornedésarroi des champs de bataille au lendemain de la défaite.

Presque personne en vue aujourd’hui, le long de cette muraille,dans ce vaste pays des morts. Il faisait trop froid. Un berger avecses chèvres, une bande de chiens errants, deux ou trois vieillesmendiantes attendant quelque cortège funèbre pour avoir l’aumône,rien de plus, aucun regard à craindre. Mais les tombes, qui étaientpar milliers, simulaient presque des foules, des foules de petitsêtres grisâtres, penchés, défaillants. Et des corbeaux, quisautillaient sur l’herbe, commençaient à jeter des cris, dans levent d’hiver.

André se dirigeait au moyen d’alignements, pris par luiautrefois, pour retrouver la demeure de celle qu’il avait appelée« Medjé », parmi tant d’autres demeures presque pareillesqui d’un horizon à l’autre couvraient ce désert. C’était bien dansce petit groupe là-bas ; il reconnaissait l’attitude et laforme des cyprès. Et c’était bien celle-ci, malgré son air d’avoircent ans, c’était bien celle-ci dont les stèles déracinées gisaientmaintenant sur le sol… Combien la destruction avait marché vite,depuis la dernière fois qu’il était venu, depuis à peine cinqannées !… Même ces humbles pierres, le temps n’avait pas voulules laisser à la pauvre petite morte, tellement enfoncée déjà dansle néant, que sans doute pas un être en ce pays n’en gardait lesouvenir. Dans sa mémoire à lui seul, mais rien que là, persistaitencore la jeune image, et, quand il serait mort, aucun reflet neresterait nulle part de ce que fut sa beauté, aucune trace au mondede ce que fut son âme anxieuse et candide. Sur la stèle, tombéedans l’herbe, personne ne viendrait lire son nom, son vrai nom quid’ailleurs n’évoquerait plus rien… Souvent autrefois, il s’étaitsenti profanateur, pour avoir livré, quoique sous un nomd’invention, un peu d’elle-même à des milliers d’indifférents, dansun livre trop intime, qui jamais n’aurait dû paraître ;aujourd’hui, au contraire, il était heureux d’avoir fait ainsi, àcause de cette pitié éveillée pour elle et qui continueraitpeut-être de s’éveiller çà et là pendant quelques années encore, aufond d’âmes inconnues ; même il regrettait de n’avoir pas ditcomment elle s’appelait, car alors ces pitiés, lui semblait-il,seraient venues plus directement au cher petit fantôme ; etpuis, qui sait, en passant devant la stèle couchée, quelqu’une deses sœurs de Turquie, lisant ce nom-là, aurait pu s’arrêterpensive…

Sur les cimetières immenses, la lumière baissait hâtivement cesoir, tant le ciel était rempli de nuages entassés, sans uneéchappée nulle part. Devant cette muraille, les débris de cettemuraille sans fin qui semblait d’une ville morte, la solitudedevenait angoissante et à faire peur : une étendue grise,clairsemée de cyprès et toute peuplée comme de petits personnagescaducs, encore debout ou bien penchés, ou gisants, qui étaient desstèles funéraires. Et elle demeurait couchée là depuis des années,la petite Circassienne jadis un peu confiante en le retour de sonami, là depuis des étés, des hivers, et là pour jamais, sedésagrégeant seule dans le silence, seule durant les longues nuitsde décembre, sous les suaires de neige. À présent même, elle devaitn’être plus rien… Il songeait avec terreur à ce qu’elle pouvaitbien être encore, si près de lui sous cette couche de terre :oui, plus rien sans doute, quelques os qui achevaient des’émietter, parmi les racines profondes, et cette sorte de boule,plus résistante que tout, qui représente la tête, le coffret rondoù avaient habité son âme, ses chères pensées…

Vraiment les brisures de cette tombe augmentaient sonattachement désolé et son remords, ne lui étaient plustolérables ; la laisser ainsi, il ne s’y résignait pas… Étantpresque du pays, il savait quelles difficultés, quels dangersoffrait l’entreprise : un chrétien toucher à la tombe d’unemusulmane, dans un saint cimetière… À quelles ruses de malfaiteuril faudrait recourir, malgré l’intention pieuse !… Il décidacependant que cela se ferait ; il resterait donc encore enTurquie, tout le temps nécessaire pour réussir, même des mois aubesoin, et ne repartirait qu’après, quand on aurait changé lespierres brisées, quand tout serait relevé et consolidé pourdurer…

 

Rentré à Péra le soir, il trouva chez lui Jean Renaud, un de sesamis de l’ambassade, un très jeune, qui s’émerveillait ici detoutes choses, et dont il avait fait son intime, à cause de cettecommune adoration pour l’Orient.

Il trouva aussi tout un courrier de France sur sa table, et uneenveloppe timbrée de Stamboul, qu’il ouvrit d’abord.

La lettre disait :

 

« Monsieur,

« Vous rappelez-vous qu’une femme turque vous écrivit unefois pour vous dire les émotions éveillées en son âme par lalecture de Medjé, et solliciter quelques mots de réponsetracés de votre main ?

« Eh bien ! cette même Turque, devenue ambitieuse,veut aujourd’hui plus encore. Elle veut vous voir, elle veutconnaître l’auteur aimé de ce livre, lu cent fois et avec plusd’émotion toujours. Voulez-vous que nous nous rencontrions jeudi àdeux heures et demie au Bosphore, côte d’Asie, entre Chiboukli etPacha-Bagtché ? Vous pourriez m’attendre au petit café qui estprès de la mer, juste au fond de la baie.

« Je viendrai en tcharchaf sombre, dans un talika[8]  ; je quitterai ma voiture, vous mesuivrez, mais vous attendrez que je vous parle la première. Vousconnaissez mon pays, vous savez donc combien je risque. Je sais demon côté que j’ai affaire en vous à un galant homme. Je me fie àvotre discrétion.

« Mais peut-être avez-vous oublié« Medjé » ? Et peut-être ses sœurs ne vousintéressent-elles plus ?

« Si cependant vous désirez lire dans l’âme de la Medjéd’aujourd’hui, répondez-moi, et à jeudi.

« Mme Zahidé

« Poste restante, Galata. »

 

Il tendit en riant la lettre à son ami et passa auxsuivantes.

– Emmenez-moi jeudi avec vous ! – supplia Jean Renaud,dès qu’il eut fini de lire. – Je serai bien sage, – ajouta-t-il, duton d’un enfant, – bien discret ; je ne regarderai pas…

– Vous vous figurez que je vais y aller, mon petitami ?

– Oh !… Manquer cela ?… Vous irez,voyons !

– Jamais de la vie !… c’est quelque attrape… Elle doitêtre Turque comme vous et moi, la dame.

S’il faisait le difficile, c’était bien un peu pour se laisserforcer la main par son jeune confident, car, au fond, tout encontinuant de décacheter son courrier, il était plus préoccupé dela « dame » qu’il ne voulait le paraître. Siinvraisemblable que fût le rendez-vous, il subissait la mêmeattraction irraisonnée qui, trois ans plus tôt, lors de la premièrelettre de cette inconnue, l’avait poussé à répondre. D’ailleurs,quelle chose presque étrange, cet appel qu’on lui adressait au nomde « Medjé », justement ce soir, alors qu’il rentrait àpeine de sa visite au cimetière, l’âme si inquiétée de sonsouvenir !

Chapitre 3

 

Le jeudi 14 avril, avant l’heure fixée, André Lhéry et JeanRenaud étaient venus prendre place devant le petit café, qu’ilsavaient reconnu sans peine, au bord de la mer, rive d’Asie, à uneheure de Constantinople, entre les deux villages indiqués par lamystérieuse Zahidé. C’était un des rares coins solitaires etsauvages du Bosphore qui, presque partout ailleurs, est bordé demaisons et de palais : la dame avait su choisir. Là, uneprairie déserte, quelques platanes de trois ou quatre cents ans, –de ces platanes de Turquie aux ramures de baobab, – et tout près,dévalant de la colline jusque vers la tranquille petite plage, unepointe avancée de ces forêts d’Asie Mineure, qui ont gardé leursbrigands et leurs ours.

Un lieu vraiment à souhait, pour rendez-vous clandestins. Ilsétaient seuls, devant la vieille petite masure en ruine etcomplètement isolée qu’était ce café, tenu par un humble bonhomme àbarbe blanche. Les platanes alentour avaient à peine des feuillesdépliées ; mais la fraîche prairie était déjà si couverte defleurs, et le ciel si beau, qu’on s’étonnait de ce vent glacésoufflant sans trêve, – le presque éternel vent de la Mer Noire,qui gâte tous les printemps de Constantinople ; ici, côté del’Asie, on en était un peu abrité comme toujours ; mais enface il faisait rage, sur cette rive d’Europe que l’on apercevaitlà-bas au soleil, avec ses mille maisons les pieds dans l’eau.

Ils attendaient l’heure dans cette solitude, en fumant desnarguilés de pauvre que le vieux Turc de céans leur avait servis,presque étonné et méfiant de ces deux beaux messieurs à chapeau,dans sa maisonnette pour bateliers ou bergers, à cette saisonencore incertaine et par un vent pareil.

– C’est tellement gentil à vous, disait Jean Renaud,d’avoir accepté ma compagnie.

– Ne vous emballez pas sur la reconnaissance, mon petit. Jevous ai emmené, comprenez donc, c’est pour avoir à qui m’enprendre, si elle ne vient pas, si ça tourne mal, si…

– Oh ! alors il faut que je m’applique à ce que çatourne bien ! – (Il disait cela en faisant l’effaré, avec unde ces sourires tout jeunes qui révélaient en lui une gentille âmed’enfant.) – Tenez, justement là-bas, derrière vous, je parie quec’est elle qui s’amène.

André regarda derrière lui. Un talika, en effet, débouchaitd’une voûte d’arbres, – arrivait cahin-caha, par le sentiermauvais. Entre les rideaux, que le vent remuait, on apercevait deuxou trois formes féminines, qui étaient toutes noires, visagescompris :

– Elles sont au moins une douzaine là-dedans, objectaAndré. Alors vous pensez, mon petit ami, qu’on arrive comme ça, enbande, pour un rendez-vous ?… Une visite de corps ?…

Cependant le talika allait passer devant eux… Quand il fus toutprès, une petite main gantée de blanc sortit des voiles sombres etfit un signe… C’était donc bien cela… Et elles étaient trois !Trois, quelle étonnante aventure !…

– Donc je vous laisse, dit André. Soyez discret, comme vousl’avez promis ; ne regardez pas. Et puis réglez nos dépenses àce vieux bonhomme, ça vous revient.

Il se mit donc à suivre de loin le talika qui, dans le sentiertoujours désert, s’arrêta bientôt à l’abri d’un groupe de platanes.Trois fantômes noirs, noirs de la tête aux pieds, sautèrentaussitôt sur l’herbe, c’étaient des fantômes légers, très sveltes,qui avaient des traînes de soie, ils continuèrent de marcher,contre le vent froid qui soufflait avec violence et leur faisaitbaisser le front ; mais ils allaient de plus en pluslentement, comme pour inviter le suiveur à les rejoindre.

Il faut avoir vécu en Orient pour comprendre l’émotion étonnéed’André, et toute la nouveauté de son amusement, à s’avancer ainsivers des Turques voilées, alors qu’il s’était habitué depuistoujours à considérer cette classe de femmes comme absolumentinapprochables… Était-ce réellement possible ! Elles l’avaientappelé, elles l’attendaient, et on allait se parler !…

Quand elles l’entendirent tout près, elles seretournèrent :

– Monsieur André Lhéry, n’est-ce pas ? – demandal’une, qui avait la voix infiniment douce, timide, fraîche, et quitremblait.

Il salua pour toute réponse ; alors, des trois tcharchafsnoirs, il vit sortir trois petites mains gantées à plusieursboutons, qu’on lui tendait et sur lesquelles il s’inclinasuccessivement.

Elles avaient au moins double voile sur la figure ;c’étaient trois énigmes en deuil, trois Parques impénétrables.

– Excusez-nous, reprit la voix qui avait déjà parlé, sinous ne vous disons rien ou des bêtises : nous sommes mortesde peur… Cela se devinait du reste.

– Si vous saviez, dit la seconde voix, ce qu’il a fallu deruses pour être ici !… En route, ce qu’il a fallu semer degens, de nègres, de négresses !…

– Et ce cocher, dit la troisième, que nous ne connaissonspas et qui peut nous perdre !…

Un silence. Le vent glacé s’engouffrait dans les soiesnoires ; il coupait les respirations. L’eau du Bosphore, qu’onapercevait entre les platanes, était blanche d’écume. Aux arbres,les quelques nouvelles feuilles à peine ouvertes s’arrachaient pours’envoler. Sans les fleurettes du chemin, qui se courbaient sousles robes traînantes, on se serait cru en hiver. Machinalement, ilsfaisaient les cent pas tous ensemble, comme des amis qui sepromènent ; mais ce lieu écarté, ce mauvais temps, tout celaétait un peu lugubre et plutôt de triste présage pour cetterencontre.

Celle qui la première avait ouvert la bouche, et qui semblait lameneuse du périlleux complot, recommença de parler, de diren’importe quelle chose, pour rompre le silenceembarrassant :

– Vous voyez, nous sommes venues trois…

– En effet, je vois ça – répondit André qui ne puts’empêcher de sourire.

– Vous ne nous connaissez pas, et pourtant vous êtes notreami depuis des années.

– Nous vivons avec vos livres, ajouta la seconde.

– Vous nous direz si elle est vraie, l’histoire de« Medjé », demanda la troisième.

Maintenant voici qu’elles parlaient toutes à la fois, après lemutisme du début, comme des petites personnes pressées de fairequantité de questions, dans une entrevue qui ne pouvait être quetrès courte. Leur aisance à s’exprimer en français surprenait AndréLhéry autant que leur audace épeurée. Et, le vent ayant presquesoulevé les voiles d’une figure, il surprit un dessous de menton etle haut d’un cou, choses qui vieillissent le plus vite chez lafemme, et qui là étaient adorablement jeunes, sans l’apparence d’unpli.

Elles parlaient toutes ensemble et leurs voix faisaient comme dela musique ; il est vrai, ce vent et ces doubles voiles yajoutaient une sourdine ; mais le timbre par lui-même en étaitexquis. André, qui, au premier abord, s’était demandé s’il n’étaitpas mystifié par trois Levantines, ne doutait plus maintenantd’avoir affaire à des Turques pour de bon ; la douceur deleurs voix était un certificat d’origine à peu près certain, car,au contraire, trois Pérotes parlant ensemble, cela eût fait songertout de suite au Jardin d’acclimatation, côté des cacatoès[9] .

– Tout à l’heure, – dit celle qui déjà intéressait le plusAndré, – j’ai bien vu que vous avez ri, quand je vous annonçais quenous étions venues trois. Mais aussi, vous ne m’avez pas laisséeconclure. C’était pour en arriver à vous dire que, troisaujourd’hui, trois une prochaine fois, si vous répondez encore ànotre appel, toujours nous serons trois, inséparables comme cesperruches, vous savez, – qui d’ailleurs ne sont que deux… Et puisvous ne verrez point nos visages, jamais… Nous sommes trois petitesombres noires, et voilà tout.

– Des âmes, vous entendez bien ; nousresterons pour vous des âmes, sans plus ; troispauvres âmes en peine, qui ont besoin de votre amitié.

– Inutile de nous distinguer les unes des autres ;mais enfin, pour voir… Qui sait si vous devinerez laquelle de nousvous a écrit, celle qui se nomme Zahidé, vous vous rappelez…Allons, dites un peu, ça nous amusera.

– Vous-même, madame ! – répondit André sans paraîtrehésitant. Et c’était cela, et, derrière les voiles, on les entendits’étonner, en exclamations turques.

– Eh bien ! alors, dit « Zahidé », puisquenous voilà de vieilles connaissances, vous et moi, c’est mon rôle àprésent de vous présenter mes sœurs. Quand ce sera fait, nousserons rentrées dans les limites de la correction la plus parfaite.Écoutez donc bien. Le second domino noir, là, le plus haut entaille, s’appelle Néchédil, – et il est méchant. Le troisième, quimarche en ce moment à l’écart, s’appelle Ikbal, – et il estsournois : défiez-vous. Et, à partir de cette heure, veillez àne pas vous embrouiller entre nous trois.

Tous ces noms, il va sans dire, étaient d’emprunt, et André s’endoutait bien. Il n’y avait plus de Néchédil ou d’Ikbal que deZahidé. Le second tcharchaf cachait le visage régulier, grave auregard un peu visionnaire, de Zeyneb, l’aînée des« cousines » de la mariée. Quant au troisième, ditsournois, si André avait pu soulever l’épais voile de deuil, ilaurait rencontré là-dessous le petit nez en l’air et les grandsyeux rieurs de Mélek, la jeune Turque aux cheveux roux qui avaitprétendu jadis que « le poète devait être plutôtmarqué ». Il est vrai, une Mélek bien changée depuis cetemps-là, par de précoces souffrances et des nuits passées dans leslarmes ; mais une Mélek si foncièrement gaie de tempéramentque, même ses longues détresses n’avaient pu éteindre l’éclat deson rire.

– Quelle idée pouvez-vous bien avoir de nous ? –demanda « Zahidé », après le silence qui suivit lesprésentations. – Quelles sortes de femmes imaginez-vous que noussommes, de quelle classe sociale, de quel monde ?… Allons,dites.

– Mon Dieu,… je vous préciserai mieux ça plus tard… Je nevous le cacherai pas cependant, je commence bien à me douter un peuque vous n’êtes pas des femmes de chambre.

– Ah !… Et notre âge ?… Cela est sans importance,il est vrai, puisque nous ne voulons être que des âmes.Mais enfin, notre devoir est vraiment de vous faire tout de suiteune confidence : nous sommes des vieilles femmes, monsieurLhéry, des très vieilles femmes.

– J’avais parfaitement flairé ça, par exemple.

– N’est-ce pas ?

– N’est-ce pas ? – intervint « Ikbal »(Mélek) d’un ton noyé de mélancolie, avec un chevrotement réussidans la voix, – n’est-ce pas, la vieillesse, hélas ! est unechose qui se flaire toujours comme vous dites, malgré lesprécautions pour dissimuler… Mais précisez un peu… Des chiffres,que nous voyions si vous êtes physionomiste…

À cause des impénétrables voiles, ce mot physionomisteétait prononcé pourtant avec une nuance de drôlerie.

– Des chiffres… Mais ça ne va pas vous blesser, leschiffres que je dirai ?…

– Oh ! pas du tout… Nous avons tellement abdiqué, sivous saviez… Allez-y, monsieur Lhéry.

– Eh bien ! vous m’avez tout de suite représenté desaïeules qui doivent flotter entre – au moins, au moins, au petitmoins, – entre dix-huit et vingt-quatre ans.

Elles riaient sous leurs voiles, pas très au regret d’avoirmanqué leur effet de vieilles, mais trop absolument jeunes pour enêtre flattées.

Dans la tourmente qui soufflait de plus en plus froide, sous leciel balayé et clair, éparpillant des branchettes ou des feuilles,ils se promenaient maintenant comme de vieux amis ; malgré cevent qui coupait des paroles, malgré le tapage de cette mer quis’agitait tout près d’eux au bord du chemin, ils commençaientd’échanger leurs pensées vraies, ayant quitté vite ce ton moitiépersifleur, dont ils s’étaient servis pour masquer l’embarras dudébut. Ils marchaient lentement et l’œil au guet, réduits à sepencher ou à se tourner quand une rafale cinglait trop fort. Andrés’émerveillait de tout ce qu’elles étaient capables de comprendre,et aussi de se sentir déjà presque en confiance avec cesinconnues.

Et au milieu de ce mauvais temps et de cette solitude propices,ils se croyaient à peu près en sûreté quand soudain, devant eux, autournant de la route là-bas, croquemitaine leur apparut, sous lafigure de deux soldats turcs en promenade, avec des badines à lamain comme les soldats de chez nous ont coutume d’en couper dansles palisses. C’était la plus dangereuse des rencontres, car cesbraves garçons, venus pour la plupart du fond des campagnes d’Asie,où l’on ne transige pas sur les vieux principes, étaient capablesde se porter aux violences extrêmes en présence d’une chose aussicriminelle à leurs yeux : des musulmanes avec un hommed’Occident ! Ils s’arrêtèrent, les soldats, cloués de stupeur,et puis, après quelques mots brusques échangés, ils repartirent àtoutes jambes, évidemment pour avertir leurs camarades, ou lapolice ou peut-être ameuter les gens du prochain village… Les troispetites apparitions noires, terrifiées, sautèrent dans leur voiturequi repartit au galop à tout briser, tandis que Jean Renaud, quiavait de loin vu la scène, accourait pour prêter secours, et, dèsque le talika, lancé à fond de train, fut hors de vue parmi lesarbres, les deux amis se jetèrent dans un sentier de traverse quimenait vers la grande brousse.

– Eh bien ! comment sont-elles ? – demandait JeanRenaud un instant plus tard, quand, l’alerte passée, ils s’étaientrepris à cheminer tranquillement sous bois.

– Stupéfiantes, répondit André.

– Stupéfiantes, dans quel sens ?…Gentilles ?…

– Très !… Et encore non, c’est un mot plus sérieux quiconviendrait, car ce sont des âmes, paraît-il, rien quedes âmes… Mon cher ami, j’ai pour la première fois de mavie causé avec des âmes.

– Des âmes !… Mais enfin, sous quelleenveloppe ?… Des femmes honnêtes…

– Oh ! pour honnêtes, tout ce qu’il y a de plus… Sivous aviez arrangé en imagination une belle aventure d’amour pourvotre aîné, vous pouvez remiser ça, mon petit ami, jusqu’à uneautre fois.

André, dans son cœur, s’inquiétait de leur retour. Bienextravagant, ce qu’elles avaient osé là, ces pauvres petitesTurques, contraire à tous les usages de l’Islam ; mais aufond, n’était-ce pas d’une pureté liliale : conserver à trois,sans la plus légère équivoque, causer de choses d’âme avec un hommeà qui l’on ne laisse même pas soupçonner son visage ?… Il eûtdonné beaucoup pour les savoir en sécurité, rentrées derrière leursgrilles de harem… Mais que tenter pour elles ?… Fuir, sedérober comme il venait de le faire, et rien de plus : touteintervention, directe ou détournée, eût assuré leur perte.

Chapitre 4

 

Cette longue lettre fut mystérieusement apportée chez AndréLhéry le lendemain soir.

 

« Hier, vous nous avez dit que vous ne connaissiez pas lafemme turque de nos jours, et nous nous en doutions bien, car quidonc la connaîtrait, quand elle-même s’ignore ?

« D’ailleurs, quels sont les étrangers qui auraient pupénétrer le mystère de son âme ? Elle leur livrerait plusaisément celui de son visage. Quant aux femmes étrangères,quelques-unes, il est vrai, sont entrées chez nous : maiselles n’ont vu que nos salons, aujourd’hui à la moded’Europe ; le côté extérieur de notre vie.

« Eh bien ! voulez-vous que nous vous aidions, vous, ànous déchiffrer, si le déchiffrage est possible ? Nous savons,à présent que l’épreuve est faite, que nous pouvons êtreamis ; car c’était une épreuve : nous voulions nousassurer s’il y avait autre chose que du talent derrière vos phrasesciselées… Nous sommes-nous donc trompées en nous imaginant qu’aumoment de vous éloigner de ces fantômes noirs en danger, quelquechose s’est ému en vous ? curiosité, déception, pitiépeut-être ; mais ce n’était pas l’indifférence laissée par unerencontre banale.

« Et puis surtout vous avez bien senti, nous en sommessûres, que ces paquets sans forme ni grâce n’étaient point desfemmes, ainsi que nous vous le disions nous-mêmes, mais desâmes, une âme : celle de la musulmane nouvelle, dontl’intelligence s’est affranchie, et qui souffre, mais en aimant lasouffrance libératrice, et qui est venue vers nous, son amid’hier.

« Maintenant, pour devenir son ami de demain, il vous fautapprendre à voir autre chose en elle qu’un joli amusement devoyage, une jolie figure marquant une étape enchantée de votre vied’artiste. Qu’elle ne soit pas plus maintenant pour vous l’enfantsur qui vous vous êtes penché, ni l’amante aisément heureuse parl’aumône de votre tendresse. Vous devrez, si vous tenez à cequ’elle vous aime, recueillir les premières vibrations de son âmequi s’éveille enfin.

« Votre « Medjé » est au cimetière. Merci en sonnom, et au nom de toutes, pour les fleurs jetées par vous sur latombe de la petite esclave. En ces jours de votre jeunesse, vousavez cueilli le bonheur sans effort, là où il était à portée devotre main. Mais la petite Circassienne, que l’entraînement jetadans vos bras, ne se retrouve plus, et le temps est venu où, pourla musulmane même, l’amour d’instinct et l’amour d’obéissance ontcédé la place à l’amour de choix.

« Et le temps aussi est venu pour vous de chercher et dedécrire dans l’amour autre chose que le côté pittoresque etsensuel. Essayez, par exemple, d’extérioriser aujourd’hui votrecœur jusqu’à lui faire sentir l’amertume de cette souffrancesuprême qui est la nôtre : ne pouvoir aimer qu’un rêve.

« Car, toutes, nous sommes condamnées à n’aimer quecela.

« On nous marie, vous savez de quelle manière ?… Etpourtant ce semblant de ménage à l’européenne, installé depuis unegénération dans nos demeures occidentalisées, là ou régnaient jadisles divans de satin et les odalisques, représente déjà un progrèsqui nous flatte, – bien que ce soit encore très fragile, un telménage, à toute heure menacé par le caprice d’un époux changeant,qui peut le briser ou bien y introduire une étrangère. – Donc, onnous marie sans notre aveu, comme des brebis ou des pouliches.Souvent, il est vrai, l’homme que le hasard ainsi nous procure estdoux et bon ; mais nous ne l’avons pas choisi. Nousnous attachons à lui, avec le temps, mais cette affection n’est pasde l’amour ; alors des sentiments naissent en nous, quis’envolent et vont se poser parfois bien loin, à jamais ignorés detous excepté de nous-mêmes. Nous aimons ; mais nous aimons,avec notre âme, une autre âme ; notre pensée s’attache à uneautre pensée, notre cœur s’asservit à un autre cœur. Et cet amourreste à l’état de rêve, parce que nous sommes honnêtes, et surtoutparce qu’il nous est trop cher, ce rêve-là, parce que nousrisquions de le perdre en essayant de le réaliser. Et cet amourreste innocent, comme notre promenade d’hier à Pacha-Bagtché, quandil ventait si fort.

« Voilà le secret de l’âme de la musulmane, en Turquie,l’année 1322 de l’hégire. Notre éducation actuelle a amené cedédoublement de notre être.

« Plus extravagante que notre rencontre va vous semblercette déclaration… Nous nous amusions à l’avance de ce qu’allaitêtre votre surprise. D’abord vous avez cru que l’on vousmystifiait. Ensuite vous êtes venu, encore indécis, tenté de croireà une aventure, l’espérant peut-être ; vaguement vous vousattendiez à trouver une Zahidé escortée d’esclaves complaisants,curieuse de voir de près un auteur célèbre, et pas trop rétive àlever son voile.

« Et vous avez rencontré des âmes.

« Et ces âmes seront vos amies, si vous savez être leleur.

« Signé : ZAHIDÉ,NÉCHÉDIL ET IKBAL. »

Partie 3

Chapitre 1

 

L’histoire de « Zahidé » depuis son mariage jusqu’àl’arrivée d’André Lhéry.

Les caresses du jeune bey, qui lui étaient devenues de plus enplus douces, avaient peu à peu endormi ses projets de rébellion.Tout en réservant son âme, elle avait donné très complètement soncorps à ce joli maître, bien qu’il ne fût qu’un grand enfant gâté,d’un égoïsme dissimulé sous beaucoup de grâce mondaine et degentille câlinerie.

Était-ce toujours pour André Lhéry que son âme étaitgardée ? Elle-même ne le savait plus bien, car, avec le temps,l’enfantillage de ce rêve n’avait pas manqué de lui apparaître. Dejour en jour, elle pensait moins à lui.

Son nouveau cloître, elle s’y était presque résignée ; lavie lui serait donc devenue tolérable si ce Hamdi, au bout de saseconde année de mariage, n’avait épousé aussi Durdané, ce qui lefaisait mari de deux femmes, situation aujourd’hui démodée enTurquie. Alors, pour éviter toute scène inélégante, elle avaitsimplement demandé, et obtenu, qu’on lui permît de se retirer deuxmois à Khassim-Pacha, chez sa grand-mère, le temps d’envisagercette situation nouvelle, et de s’y préparer dans le calme.

Un soir donc, elle était silencieusement partie, – d’ailleursdécidée à tout plutôt que de rentrer dans cette maison, pour ytenir le rôle d’odalisque auquel on voulait de plus en plus laplier.

Zeyneb et Mélek venaient aussi toutes deux de retourner àKhassim-Pacha, Mélek, après des mois de torture et de larmes, ayantenfin divorcé avec un mari atroce, Zeyneb, délivrée du sien par lamort, après un an et demi de cohabitation lamentable avec cevalétudinaire qui répugnait à tous ses sens. Irrémédiablementatteintes, presque en même temps, dans leur prime jeunesse,déflorées, lasses, devenues comme des épaves de la vie, ellesavaient cependant pu reprendre et resserrer, dans l’infinidécouragement, leur intimité de sœurs.

La nouvelle de l’arrivée d’André Lhéry à Constantinople,reproduite par les journaux turcs, avait été pour elles tout à faitstupéfiante, et, du même coup, leur Dieu d’autrefois était tombé deson piédestal : ainsi, cet homme était quelqu’un comme tout lemonde ; il servirait là, en sous-ordre, dans uneambassade ; il avait une profession, et surtout il avaitun âge !… Et Mélek alors s’amusait à dépeindre à sacousine le personnage de ses anciens rêves comme un vieux monsieurchauve et vraisemblablement obèse.

– André Lhéry, – leur répondait quelques jours après une deleurs amies de l’ambassade d’Angleterre, qui avait eu l’occasion dele rencontrer et qu’elles interrogeaient sur lui avec insistance, –André Lhéry, eh bien ! mais… il est généralementinsupportable. Chaque fois qu’il desserre les dents, il a l’air devous faire une grâce. Dans le monde, il s’ennuie avec ostentation…Pour obèse, ou déplumé, ça non, par exemple ; je suis forcéede lui accorder que pas du tout…

– Son âge ?

– Son âge… Il n’en a pas… Ça varie de vingt ans d’une heureà l’autre… Avec les recherches excessives de sa personne, il arriveencore à donner l’illusion de la jeunesse, surtout si on réussit àl’amuser, car il a un rire et des gencives d’enfant… Même des yeuxd’enfant, je les lui ai vus dans ces moments-là… Autrement,hautain, poseur, et moitié dans la lune… Il s’est acquis déjà laplus mauvaise presse qu’il soit possible…

Malgré de telles indications, elles avaient fini par se déciderà tenter l’énorme aventure d’aller à lui, pour rompre la monotoniedésespérée de leurs jours. Au fond de leur âme, persistait bienquand même un peu de l’adoration d’autrefois, du temps où il étaitpour elles un être planant, un être dans les nuages. Et en outre,afin de se donner à elles-mêmes un motif raisonnable de courir à cedanger, elles se disaient : « Nous lui demanderonsd’écrire un livre en faveur de la femme turque d’aujourd’hui ;ainsi peut-être serons-nous utiles à des centaines de nos sœurs,que l’on a brisées comme nous. »

Chapitre 2

 

Très vite, depuis la folle équipée de Tchiboukli le printempsétait arrivé, ce printemps brusque, enchanteur et sans durée quiest celui de Constantinople. L’interminable vent glacé de la MerNoire venait de faire trêve tout d’un coup. Alors on avait eu commela surprise de découvrir que ce pays, aussi méridional en somme quele centre de l’Italie ou de l’Espagne, pouvait être à ses heuresdélicieusement lumineux et tiède. Sur le Bosphore, sur les quais demarbre des palais ou sur les vieilles maisonnettes de bois quitrempent dans l’eau, c’était une immense et soudaine griserie desoleil. Et Stamboul, dans l’air devenu sec et limpide, reprenaitson indicible langueur orientale ; le peuple turc, rêveur etcontemplatif, recommençait de vivre dehors, assis devant lesmilliers de petits cafés silencieux autour des saintes mosquées,près des fontaines, sous les treilles aux pampres frais, sous lesglycines, sous les platanes ; des narguilés par myriades, lelong des rues, exhalaient leur fumée enjôleuse, et les hirondellesdéliraient de joie autour des nids. Les vieux tombeaux, les grisescoupoles, baignaient dans un calme sans nom, que l’on eût ditinaltérable, ne devant jamais finir. Et les lointains de la côted’Asie ou de l’immobile Marmara, qu’on apercevait par échappées,resplendissaient.

André Lhéry se reprenait à l’Orient turc, avec plus demélancolie encore peut-être qu’au temps de sa jeunesse, mais avecune aussi intime passion. Et, un jour qu’il était assis à l’ombre,parmi des centaines de rêveurs à turban, très loin de Péra et desagitations modernes, au centre même, au cœur fanatique duVieux-Stamboul, Jean Renaud, maintenant son compagnon ordinaire deturquerie, lui demanda à brûle-pourpoint :

– Eh bien ! et les trois petits fantômes deTchiboukli, plus de nouvelles ?

C’était devant la mosquée de Mehmed-Fatih, sur une grande placedes vieux siècles, où les Européens ne fréquentent jamais, etc’était au moment où les muezzins chantaient, comme juchés dans leciel, tout au bout des gigantesques fuseaux de pierre que sont lesminarets : voix presque lointaines, à force d’être au-dessusdes choses terrestres, d’être perdues dans ces limpidités bleuesd’en haut.

– Ah ! les trois petites Turques, répondit André, non,rien depuis la lettre que je vous ai montrée… Oh ! j’imagineque l’aventure est finie et qu’elles n’y pensent plus.

Pour dire cela, il affectait un air détaché, mais la questionlui avait troublé sa paix contemplative, car les jours quipassaient, sans autre appel de ces inconnues, lui rendaient presquedouloureuse l’idée qu’il ne réentendrait sans doute jamais la voixde « Zahidé », d’un timbre si étrangement doux sous levoile… Le temps n’était plus, où il se sentait sûr de l’impressionqu’il pouvait faire ; rien ne l’angoissait comme la fuite desa jeunesse, et il se disait tristement : « Ellesm’attendaient jeune, et elles ont dû être par tropdéçues… »

Leur dernière lettre se terminait par ces mots :« Nous serons vos amies, si vous voulez. » Certes, il nedemandait pas mieux. Mais, où donc les prendre à présent ?Dans un labyrinthe aussi immense et soupçonneux que celui deConstantinople, rechercher trois femmes turques dont on ne connaitni le nom, ni le visage, autant s’essayer à une de ces tâchesinfaisables et ironiques, comme les mauvais génies en proposaientautrefois aux héros des contes…

Chapitre 3

 

Or, ce même jour, à ce même instant, la pauvre petitemystérieuse qui avait organisé l’escapade à Tchiboukli, s’apprêtaità franchir le seuil redoutable d’Yldiz pour y jouer une partiesuprême. De l’autre côté de la Corne-d’Or, à Khassim-Pacha,derrière ses oppressants grillages, dans son ancienne chambre dejeune fille qu’elle avait reprise, elle était très occupée en faced’un miroir. Une toilette gris et argent, à traîné de cour, arrivéela veille de chez un grand couturier parisien, la faisait plusmince encore que de coutume, plus fine et flexible. Elle voulaitêtre très jolie ce jour-là, et ses deux cousines, aussi anxieusesqu’elle-même de ce qui allait advenir, dans un lourd silencel’aidaient à se parer. Décidément la robe allait bien ; lesrubis allaient bien aussi, sur les grisailles nuageuses du costume.Du reste, c’était l’heure… On releva donc la traîne par un ruban àla ceinture, ce qui est en Turquie une règle d’étiquette pour seprésenter chez les souverains ; car, si cette traîne de courest obligatoire, aucune femme, à moins d’être princesse du sang,n’a le droit de la laisser balayer les somptueux tapis du palais.Ensuite, on enveloppa la tête blonde sous un yachmak, le voile demousseline blanche d’autrefois que les grandes dames portentencore, en voiture ou en caïque, dans certaines occasionsspéciales, et qui est exigé, comme la robe à queue, pour entrer àYldiz, où aucune visiteuse en tcharchaf ne serait reçue.

C’était l’heure ; « Zahidé », après le baiserd’adieu de ses cousines, descendit prendre place dans son coupénoir aux lanternes dorées, attelé de chevaux noirs, avec plaquesd’or sur les harnais. Et elle partit, stores baissés, l’inévitableeunuque trônant à côté du cocher.

Voici de quel malheur, du reste facile à prévoir, elle setrouvait aujourd’hui menacée : les deux mois de retraite,consentis par sa belle-mère, avaient pris fin, et maintenant Hamdiréclamait impérieusement sa femme au domicile conjugal. Question defortune peut-être, mais question d’amour aussi, car il avait biencompris que c’était elle, le charme de sa demeure, malgrél’empire qu’avait exercé l’autre sur ses sens. Et il les voulaittoutes les deux.

Alors, le divorce à tout prix. Mais à qui avoir recours, pourl’obtenir ?… Son père, à qui elle avait peu à peu rendu satendresse, l’aurait protégée, lui, après de Sa MajestéImpériale ; mais il dormait depuis un an, dans le saintcimetière d’Eyoub. Restait sa grand-mère, bien vieille pour detelles démarches, et surtout beaucoup trop 1320 pourcomprendre : de son temps, à celle-là, deux épouses dans unemaison, ou trois, ou même quatre, pourquoi pas ? C’estd’Europe, qu’était venue, – comme les institutrices etl’incroyance, – cette mode nouvelle de n’en vouloirqu’une !…

Dans sa détresse, elle avait donc imaginé d’aller se jeter auxpieds de la Sultane mère, connue pour sa bonté, et l’audience avaitété accordée sans peine à la fille de Tewfik-Pacha, maréchal de lacour.

Une fois franchie la grande enceinte des parcs d’Yldiz, le coupénoir arriva devant une grille fermée, qui était celle des jardinsde la Sultane. Un nègre, avec une grosse clef solide, vint ouvrir,et la voiture, derrière laquelle une bande d’eunuques à la livréede la « Validé » couraient maintenant pour aider lavisiteuse à descendre, s’engagea dans les allées fleuries, pours’arrêter en face du perron d’honneur.

La jolie suppliante connaissait le cérémonial d’introduction,étant déjà venue plusieurs fois, aux grandes réceptions du Baïram,chez la bonne princesse. Dans le vestibule, elle trouva, comme elles’y attendait, une trentaine de petites fées, – des toutes jeunesesclaves, des merveilles de beauté et de grâce, – vêtuespareillement comme des sœurs et alignées en deux files pour larecevoir ; après un grand salut d’ensemble, les petites féess’abattirent sur elle, comme un vol d’oiseaux caressants et légers,et l’entraînèrent dans le « salon des yachmaks », oùchaque dame doit entrer d’abord pour quitter ses voiles. Là, en unclin d’œil, avec une adresse consommée, les fées, sans mot dire,lui eurent enlevé ses mousselines enveloppantes, qui étaientretenues par d’innombrables épingles, et elle se trouva prête, pasune mèche de ses cheveux dérangée, sous le turban de gazeimpondérable qui se pose en diadème très haut, et qui est derigueur à la cour, les princesses du sang ayant seules le droit d’yparaître tête nue. L’aide de camp vint ensuite la saluer et laconduire dans un salon d’attente ; une femme, bien entendu,cet aide de camp, puisqu’il n’y a point d’hommes chez unesultane ; une jeune esclave circassienne, toujours choisiepour sa haute taille et son impeccable beauté, qui porte jaquettede drap militaire à aiguillettes d’or, longue traîne, relevée dansla ceinture, et petit bonnet d’officier galonné d’or. Dans le salond’attente, ce fut Madame la Trésorière, qui vint suivant les riteslui tenir un moment compagnie : une Circassienne encore, il vasans dire, puisqu’on n’accepte aucune Turque au service du palais,mais une Circassienne de bonne famille, pour occuper une chargeaussi hautement considérée ; et, avec celle-ci qui étaitdu monde, même grande dame, il fallut causer… Mortelles,toutes ces lenteurs, et son espoir, son audace de plus en plusfaiblissaient…

Près d’entrer enfin dans le salon, si difficilement pénétrable,où se tenait la mère du Khalife, elle tremblait comme d’une grandefièvre.

Un salon d’un luxe tout européen, hélas ! sauf lesmerveilleux tapis et les inscriptions d’Islam ; un salon gaiet clair, donnant de haut sur le Bosphore, que l’on apercevaitlumineux et resplendissant à travers les grillages des fenêtres.Cinq ou six personnes en tenue de cour, et la bonne princesse,assise au fond, se levant pour recevoir la visiteuse. Les troisgrands saluts, de même que pour les Majestés occidentales ;mais le troisième, un prosternement complet à deux genoux, la têteà toucher terre, comme pour baiser le bas de la robe de la Dame,qui, tout de suite, avec un franc sourire, lui tendait les mainspour la relever. Il y avait là un jeune prince, l’un des fils duSultan (qui ont, tout comme le Sultan lui-même, le droit de voirles femmes à visage découvert). Il y avait deux princesses du sang,frêles et gracieuses, tête nue, la longue traîne éployée. Et enfintrois dames à petit turban sur chevelure très blonde, la traîneretenue captive dans la ceinture ; trois« Saraylis », jadis esclaves de ce palais même, puisgrandes dames de par leur mariage, et qui étaient depuis quelquesjours en visite chez leur ancienne maîtresse et bienfaitrice, ayantconquis le droit, en tant que Saraylis, de venir chez n’importequelle princesse sans invitation, comme on va dans sa proprefamille. (On entend ainsi l’esclavage, en Turquie, et plus d’uneépouse de nos socialistes intransigeants pourrait venir avec fruits’éduquer dans les harems, pour ensuite traiter sa femme dechambre, ou son institutrice, comme les dames turques traitentleurs esclaves.)

C’est un charme qu’ont presque toujours les vraies princesses,d’être accueillantes et simples ; mais aucune sans doute nedépasse celles de Constantinople en simplicité et doucemodestie.

– Ma chère petite, dit gaiement la Sultane à chevelureblanche, je bénis le bon vent qui vous amène. Et, vous savez, nousvous gardons tout le jour ; nous vous mettrons même àcontribution pour nous faire un peu de musique : vous joueztrop délicieusement.

Des fraîches beautés qui n’avaient point encore paru (les jeunesesclaves préposées aux rafraîchissements) firent leur entréeapportant sur des plateaux d’or, dans des tasses d’or, des boîtesd’or, le café, les sirops, les confitures de roses ; et laSultane mit la conversation sur quelqu’un de ces sujets du jour quine manquent jamais de filtrer jusqu’au fond des sérails, même lesplus hermétiquement clos.

Mais le trouble de la visiteuse se dissimulait mal ; elleavait besoin de parler, d’implorer ; cela se voyait trop bien…Avec une gentille discrétion, le prince se retira ; lesprincesses et les belles Saraylis, sous prétexte de regarder je nesais quoi dans les lointains du Bosphore, allèrent s’accouder auxfenêtres grillées d’un salon voisin.

– Qu’y a-t-il, ma chère enfant ? – demanda alors toutbas la grande princesse, penchée maternellement vers« Zahidé », qui se laissa tomber à ses genoux.

Les premières minutes furent d’anxiété croissante et affreuse,quand la petite révoltée qui cherchait avidement sur le visage dela Sultane l’effet de ses confidences, s’aperçut que celle-ci necomprenait pas et s’effarait. Les yeux cependant, toujours bons, nerefusaient point ; mais ils semblaient dire : « Undivorce, et un divorce si peu justifié ! Quelle affairedifficile !… Oui, j’essaierai… Mais, dans des conditionstelles, mon fils jamais n’accordera… »

Et « Zahidé », devant ce refus qui pourtant ne seformulait pas, croyait sentir les tapis, le parquet se dérober sousses genoux, se jugeait perdue, – quand soudain quelque chose commeun frisson de terreur religieuse passa dans le palais toutentier ; on courait, à pas sourds, dans les vestibules ;toutes les esclaves, le long des couloirs, avec des froissements desoie, tombaient prosternées… Et un eunuque se précipita dans lesalon, annonçant, d’une voix que la crainte faisait pluspointue :

– Sa Majesté Impériale !…

Il avait à peine prononcé ce nom à faire courber les têtes,quand, sur le seuil, le Sultan parut. La suppliante, toujoursagenouillée, rencontra et soutint une seconde ce regard, quis’abaissait directement sur le sien, puis perdit connaissance, ets’affaissa comme une morte toute blême, dans le nuage argenté de sabelle robe…

Celui qui venait d’apparaître à cette porte était l’homme surterre le plus inconnaissable pour la masse des âmes occidentales,le Khalife aux responsabilités surhumaines, l’homme qui tient danssa main l’immense Islam et doit le défendre, aussi bien contre lacoalition inavouée des peuples chrétiens que contre le torrent defeu du Temps ; l’homme qui, jusqu’au fond des déserts d’Asie,s’appelle « l’ombre de Dieu ».

Ce jour-là, il voulait simplement visiter sa mère vénérée, quandil rencontra l’angoisse et l’ardente prière dans l’expression de lajeune femme à genoux. Et ce regard pénétra son cœur mystérieux, quedurcit par instants le poids de son lourd sacerdoce, mais qui enrevanche demeure accessible à d’intimes et exquises pitiés, siignorées de tous. D’un signe, il indiqua la suppliante à sesfilles, qui, restant inclinées pour un salut profond, ne l’avaientpas vue s’affaisser, et les deux princesses aux longues traîneséployées relevèrent dans leurs bras, tendrement comme si elle eûtété leur sœur, la jeune femme à la traîne retenue, – qui, sans lesavoir, venait de gagner sa cause avec ses yeux.

Quand « Zahidé » revint à elle, longtemps après, leKhalife était parti. Se rappelant tout à coup, elle regardaalentour, incertaine d’avoir vu en réalité ou d’avoir rêvéseulement la redoutable présence. Non, le Khalife n’était pas là.Mais la Sultane mère, penchée sur elle et lui tenant les mains,affectueusement lui dit :

– Remettez-vous vite, chère enfant, et soyezheureuse : mon fils m’a promis de signer demain un iradé quivous rendra libre.

En redescendant l’escalier de marbre, elle se sentait toutelégère, toute grisée et toute vibrante, comme un oiseau à qui onvient d’ouvrir sa cage. Et elle souriait aux petites fées desyachmaks, en troupe soyeuse derrière elle, qui accouraient pour larecoiffer, et qui, en un tour de main, eurent rétabli, avec centépingles, sur ses cheveux et son visage, le traditionnel édifice degaze blanche.

Cependant, remontée dans son coupé noir et or, tandis que seschevaux trottaient fièrement vers Khassim-Pacha, elle sentit qu’unnuage se levait sur sa joie. Elle était libre, oui, et son orgueil,vengé. Mais, elle s’en apercevait maintenant, un sombre désir latenait encore à ce Hamdi, dont elle croyait s’être affranchie làpour toujours.

« Ceci est une chose basse et humiliante, se dit-ellealors, car cet homme n’a jamais eu ni loyauté ni tendresse, et jene l’aime pas. Il m’a donc bien profanée et avilie sans rémissionpour que je me rappelle encore son étreinte. J’ai eu beau faire, jene m’appartiens plus complètement, puisque je demeure entachée parce souvenir. Et si, plus tard, sur ma route, passe un autre que jevienne à aimer, il ne me reste plus que mon âme, qui soit digne delui être donnée ; et jamais je ne lui donnerai que cela,jamais… »

Chapitre 4

 

Le lendemain, elle avait écrit à André :

 

« S’il fait beau jeudi, voulez-vous que nous nousrencontrions à Eyoub ? Vers deux heures, en caïque, nousarriverons aux degrés qui descendent dans l’eau, juste au bout del’avenue pavée de marbre qui mène à la mosquée. Du petit café quiest là, vous pourrez nous voir débarquer, et, n’est-ce pas, vousreconnaîtrez bien vos nouvelles amies, les trois pauvres petitsfantômes noirs de l’autre jour ? Puisque vous portezvolontiers le fez, mettez-le, ce sera toujours moins dangereux.Nous irons droit à la mosquée, où nous entrerons un moment. Vousnous aurez attendues dans la cour. Alors, marchez, nous voussuivrons. Vous connaissez Eyoub mieux que nous-mêmes ;trouvez-y un coin (peut-être sur les hauteurs du cimetière) où nouspourrons causer en paix. »

 

Et il faisait très beau, ce jeudi-là, sous un ciel de hautemélancolie bleue. Il faisait chaud tout à coup, après ce longhiver, et les senteurs d’Orient, qui avaient dormi dans le froid,s’étaient partout réveillées.

Recommander à André de mettre un fez pour aller à Eyoub étaitbien inutile, car, en souvenir du passé, jamais il n’aurait vouluparaître autrement dans ce quartier qui avait été le sien. Depuisson retour à Constantinople, il revenait là pour la première fois,et, au sortir du caïque, en posant le pied sur ces marches toujoursles mêmes, avec quelle émotion il reconnut toutes choses, dans cerecoin d’élection, si épargné encore ! Le vieux petit café,maisonnette de bois vermoulu, s’avançant sur pilotis vers l’eautranquille, n’avait pas changé depuis l’époque de sa jeunesse. Encompagnie de Jean Renaud, aussi coiffé d’un fez, et qui avait laconsigne de ne pas parler, quand il entra prendre place dansl’antique petite salle, tout ouverte à l’air pur et à la fraîcheurdu golfe, il y avait là, sur les humbles divans recouvertsd’indienne bien lavée, des chats câlins sommeillant au soleil, ettrois ou quatre personnages en longue robe et turban quicontemplaient le ciel bleu. Partout alentour régnaient cetteimmobilité, cette indifférence à la fuite du temps, cette sagesserésignée et très douce, qui ne se trouvent qu’en pays d’Islam, dansle rayonnement isolateur des mosquées saintes et des grandscimetières.

Il s’assit sur les banquettes en indienne, avec son compliced’aventure dangereuse, et bientôt leurs fumées de narguilé semêlèrent à celles des autres rêveurs ; c’étaient des Imans,ces voisins de fumerie, qui les avaient salués à la turque, ne lescroyant point des étrangers, et André s’amusait de leur méprise,favorable à ses projets.

Ils avaient là, bien sous leurs yeux, le tout petit débarcadèretranquille, où sans doute elles allaient arriver ; un bonhommeà barbe blanche, qui en était le surveillant, y faisait une facilepolice, du bout de sa gaffe dirigeant l’accostage des rarescaïques, et on voyait miroiter doucement l’eau de ce golfe trèsenclos, sans marée, toujours baignant les marches séculaires.

C’est le bout du monde, ce fond de la Corne-d’Or ; on n’ypasse point pour se rendre ailleurs, cela ne mène nulle part. Surles berges non plus, il n’y a point de route pour s’avancer plusloin ; tout vient mourir ici, le bras de mer et le mouvementde Constantinople ; tout y est vieux et délaissé, au pied decollines arides, d’une couleur brune de désert, emplies desépultures. Après ce petit café sur pilotis, où ils attendaient,encore quelques maisonnettes en bois déjeté, un vieux couvent dederviches tourneurs, et puis plus rien, que des pierres tombales,dans une solitude.

Ils surveillaient les caïques légers, qui accostaient de temps àautre, venant de la rive de Stamboul ou de celle de Khassim-Pacha,et amenaient des fidèles pour la mosquée, pour les tombeaux, oubien des habitants du paisible faubourg. Ils virent débarquer deuxderviches ; ensuite des dames-fantômes toutes noires, mais quiavaient la démarche lente et courbée ; et ensuite de pieuxvieillards à turban vert. Au-dessus de leurs têtes, les reflets dusoleil sur la surface remuée venaient danser au plafond de bois, ety dessiner comme les réseaux changeants d’une moire, chaque foisqu’un nouveau caïque avait troublé le miroir de l’eau.

Enfin, là-bas quelque chose se montra qui ressemblait beaucoupaux visiteuses attendues : dans un caïque, sur le bleulumineux du golfe, trois petites silhouettes noires, qui, même dansle lointain, avaient de la sveltesse et de l’élégance.

C’était bien cela. Tout près d’eux, elles descendirent, lesreconnurent sans doute à travers leurs triples voiles, ets’acheminèrent lentement sur les dalles blanches, vers la mosquée.Eux, bien entendu, n’avaient pas bronché, osant à peine les suivredes yeux dans cette avenue presque toujours déserte, mais sisacrée, et environnée de tant d’éternels sommeils.

Un long moment après, sans hâte, d’un air indifférent, André seleva, et, lentement comme elles avaient fait, prit la belle avenuedes morts, – qui est bordée tantôt de kiosques funéraires, sortesde rotondes en marbre blanc, tantôt d’arcades, comme des séries deportiques fermés par des grilles de fer… Devant ces kiosques, si ons’arrête pour regarder aux fenêtres, on voit à l’intérieur, dans lapénombre, des compagnies de hauts catafalques vert-émir, quedrapent des broderies anciennes. Et derrière les grilles desarcades, ce sont des tombeaux à ciel ouvert, que l’on aperçoitpartout, en foule étonnamment pressée ; des tombeaux encoremagnifiques, de grandes stèles en marbre qui se dressent les unes àtoucher les autres, mystérieusement exquises de forme, et couvertesd’arabesques, d’inscriptions dorées, au milieu d’un fouillis deverdure, de rosiers roses, de fleurs sauvages et de longues herbes.Entre les dalles aussi de l’avenue sonore, les herbes poussent, et,quand on approche de la mosquée, on est dans la pénombre verte, carles branches des arbres forment une voûte.

En arrivant, André regarda dans la sainte cour, cherchant sielles étaient là. Mais non, encore personne. Très ombreuse, cettecour, sous des arceaux, sous des platanes centenaires ; lesvieilles faïences brillaient çà et là sur les murailles, d’unreflet de soleil filtré entre des feuilles ; par terre sepromenaient des pigeons et des cigognes du voisinage, très enconfiance dans ce lieu calme, où les hommes ne songent qu’à prier.La lourde tenture qui masquait l’entrée du sanctuaire se soulevapourtant, et les trois petits fantômes noirs sortirent.

« Marchez, nous vous suivrons », avait écrit« Zahidé ». Donc, il prit les devants, d’un pas un peuindécis, s’engagea, – par des sentiers funèbres et doux, toujoursentre des arceaux grillés laissant voir la multitude des pierretombales, – dans une partie plus humble, plus ancienne aussi etplus éboulée du cimetière, où les morts sont un peu comme en forêtvierge. Et, arrivé tout de suite au pied de la colline, il se mit àmonter. À une vingtaine de pas, suivaient les trois petitsfantômes, et, beaucoup plus loin, Jean Renaud, chargé de faire leguet et donner l’alarme.

Ils montaient, sans sortir pour cela des cimetières infinis, quicouvrent toutes les hauteurs d’Eyoub. Et, peu à peu, un horizon deMille et une Nuits se déployait alentour ; on allait bientôtrevoir tout Constantinople qui surgissait dans les lointains,au-dessus de l’enchevêtrement des branches, comme pour monter aveceux. Ce n’était plus un bocage, ainsi que dans le bas-fond autourdu sanctuaire, une mêlée d’arbustes et de plantes ; non, surcette colline, l’herbe s’étendait rase, et il n’y avait, parmi lesinnombrables tombes, que des cyprès géants qui laissaient entre euxbeaucoup d’air, beaucoup de vue.

Ils étaient maintenant tout en haut de cette tranquillesolitude ; André s’arrêta, et les trois sveltes formes noiressans visage l’entourèrent :

– Pensiez-vous nos revoir ? – demandèrent-ellespresque ensemble, de leur gentilles voix charmeuses, en lui tendantla main.

À quoi André répondit un peu mélancoliquement :

– Est-ce que je savais, moi, si vous reviendriez ?

– Eh bien ! les revoilà, vos trois petites âmes enpeine, qui ont toutes les audaces… Et, où nousconduisez-vous ?

– Mais, ici même, si vous voulez bien… Tenez, ce carré detombes, il est tout trouvé pour nous y asseoir… Je n’aperçoispersonne d’aucun côté… Et puis, je suis en fez ; nousparlerons turc si quelqu’un passe, et on s’imaginera que vous vouspromenez avec votre père…

– Oh ! rectifia vivement « Zahidé », notremari, vous voulez dire…

Et André la remercia, d’un léger salut.

En Turquie, où les morts sont entourés de tant de respect, onn’hésite pas à s’installer au-dessus d’eux, même sur leurs marbres,et beaucoup de cimetières sont des lieux de promenade et de stationà l’ombre, comme chez nous les jardins et les squares.

– Cette fois, dit « Néchédil », en prenant placesur une stèle qui gisait dans l’herbe, nous n’avons pas voulu vousdonner rendez-vous très loin, comme le premier jour : votrecourtoisie à la fin se serait lassée.

– Un peu fanatique, cet Eyoub, peut-être, pour une aventurecomme la nôtre, observa « Zahidé » ; mais vousl’aimez, vous y êtes chez vous… Et nous aussi, nous l’aimons… etnous y serons chez nous, plus tard, car c’est ici, quand notreheure sera venue, que nous désirons dormir.

André alors les regardait avec une stupeur nouvelle :était-ce possible, ces trois petites créatures, dont il avait sentidéjà le modernisme extrême, qui lisaient madame de Noailles, etpouvaient à l’occasion parler comme les jeunes Parisiennes tropdans le train des livres de Gyp, ces petites fleurs duXXe siècle, étaient appelées, en tant que musulmanes etsans doute de grande famille, à dormir un jour dans ce bois sacré,là, en bas, parmi tous ces morts à turban des vieux siècles del’hégire ; dans quelqu’un de ces inquiétants kiosques demarbre, elles auraient leur catafalque en drap vert, garni d’unvoile de la Mecque sur quoi la poussière s’amasserait bientôt, eton viendrait le soir leur allumer comme aux autres leur petiteveilleuse… Oh ! toujours ce mystère d’Islam, sous lequel cesfemmes restaient enveloppées, même en plein jour, quand le cielétait bleu et quand brillait un soleil de printemps…

Ils causaient, assis sur des tombes très anciennes, les piedsdans un herbe fine, semée de ces fleurettes délicates qui sontamies des terrains secs et tranquilles. Ils avaient là, pour leurconversation, un site merveilleux, un site unique au monde, etconsacré par tout un passé. Quantité de précédentes générations,des empereurs byzantins et des khalifes magnifiques avaienttravaillé pendant des siècles à composer pour eux seuls ce décor deféerie : c’était tout Stamboul, un peu à vol d’oiseau etdécoupant son amas de mosquées sur le bleu lointain de lamer ; un Stamboul vu en raccourci, en enfilade, les dômes, lesminarets chevauchant les uns sur les autres en profusion confuse etsuperbe, avec, par-derrière, la nappe immobile de la Marmaradessinant son vertigineux cercle de lapis. Et aux premiers plans,tout près d’eux, il y avait les milliers de stèles, les unesdroites, avec leurs arabesques dorées, leurs fleurs dorées, leursinscriptions dorées ; il y avait les cyprès de quatre centsans, aux troncs comme des piliers d’église, et d’une couleur depierre, et aux feuillages si sombres qui montaient partout dans cebeau ciel comme des clochers noirs.

Elles semblaient presque gaies aujourd’hui, les trois petitesâmes sans figure, gaies parce qu’elle étaient jeunes, parcequ’elles avaient réussi à s’échapper, qu’elles se sentaient librespour une heure, et parce que l’air ici était suave et léger, avecdes odeurs de printemps.

– Répétez un peu nos noms, commanda « Ikbal »,pour voir si vous ne vous embrouillerez pas.

Et André, les montrant l’une après l’autre du bout de son doigt,prononça comme un écolier qui récite docilement sa leçon :« Zahidé, Néchédil, Ikbal. »

– Oh ! que c’est bien !… Mais nous ne nousappelons pas comme cela du tout, vous savez ?

– Je m’en doutais, croyez-le… D’autant plus que Néchédil,entre autres, est un nom d’esclave.

– Néchédil… En effet, oui… Ah ! vous êtes si fin queça !

Le radieux soleil tombait en plein sur leurs épais voiles, etAndré, à la faveur de cet éclairage à outrance, essayait dedécouvrir quelque chose de leurs traits. Mais non, rien. Trois ouquatre doubles de gaze noire les rendaient indéchiffrables…

Un moment il se laissa dérouter par les modestes tcharchafs, ensoie noire un peu élimée, et les gants un peu défraîchis, qu’ellesavaient cru devoir prendre pour ne pas attirer l’attention :« Après tout, se dit-il, peut-être ne sont-elles pas de sibelles dames que je croyais, les pauvres petites. » Mais sesyeux tombèrent ensuite sur leurs souliers très élégants et leursfins bas de soie… Et puis, cette haute culture dont elles faisaientpreuve, et cette parfaite aisance ?…

– Eh bien ! depuis l’autre jour, demanda l’une,n’avez-vous pas fait quelques perquisitions pour nous« identifier » ?

– Elles seraient commodes, les perquisitions, parexemple !… Et puis, ça m’est égal !… J’ai trois petitesamies charmantes ; ça, je le sais, et, comme indication, jem’en contente…

– Oh ! à présent, proposa « Néchédil », nouspourrions bien lui dire qui nous sommes… La confiance en lui, nousl’avons…

– Non, j’aime mieux pas, interrompit André.

– Gardons-nous-en bien, dit « Ikbal »… C’est toutnotre charme à ses yeux, ça : notre petit mystère… Avouez-le,monsieur Lhéry, si nous n’étions pas des musulmanes voilées, s’ilne fallait pas, à chacun de nos rendez-vous, jouer notre vie, – etpeut-être, vous aussi, la vôtre, – vous diriez :« Qu’est-ce qu’elles me veulent, ces trois petitessottes ? » et vous ne viendriez plus.

– Mais non, voyons…

– Mais si… L’invraisemblance de l’aventure, et le danger,c’est bien tout ce qui vous attire, allez !

– Non, je vous dis… plus maintenant…

– Soit, n’approfondissons pas, – conclut« Zahidé » qui depuis un moment ne disait plus rien, –n’éclaircissons pas le débat ; je préfère… Mais, sans vousmettre au courant de notre état civil, monsieur Lhéry, permettezqu’on vous apprenne nos noms vrais ; tout en nous laissantnotre incognito, il me semble que cela nous rendra plus vosamies…

– Ça, je le veux bien, répondit-il, et je crois que je vousl’aurais demandé… Des noms d’emprunt, c’est comme une barrière…

– Donc, voici. « Néchédil » s’appelleZeyneb : le nom d’une dame pieuse et sage, qui jadis à Bagdadenseignait la théologie ; et cela lui va très bien…« Ikbal » s’appelle Mélek[10] , etcomment ose-t-on usurper un nom pareil, étant la petite pestequ’elle est ?… Quant à moi, « Zahidé », je m’appelleDjénane[11] , et, si vous savez jamais monhistoire, vous verrez quelle dérision, ce nom-là !… Allons,répétez à présent : Zeyneb, Mélek, Djénane.

– Inutile, je n’oublierai pas. D’ailleurs, puisque vousavez tant fait, il vous reste à m’apprendre une choseessentielle : quand on vous parle, est-ce Madamequ’il faut vous dire, ou bien…

– Il faut nous dire rien du tout : Zeyneb, Mélek,Djénane, sans plus.

– Oh ! cependant…

– Cela vous choque… Que voulez-vous, nous sommes despetites barbares… Eh bien ! alors, si vous y tenez, que cesoit Madame,… Madame à toutes les trois, hélas !…Mais nos relations déjà sont tellement contraires à tous lesprotocoles !… Un peu plus ou un peu moins,qu’importerait ? Et puis, voyez combien notre amitié risque den’avoir pas de lendemain : un si terrible danger plane sur nosrencontres que nous ne saurons même pas, en nous quittant tout àl’heure, si nous nous reverrons jamais. Donc, pourquoi, pendant cetinstant qui peut si bien être sans retour dans notre existence,pourquoi ne pas nous donner l’illusion que nous sommes pour vousd’intimes amies ?

Si étrange que ce fût, c’était présenté d’une manièreparfaitement honnête, franche et comme il faut, avec une puretéinattaquable, comme d’âme à âme ; André alors se rappela ledanger, qu’il oubliait en effet, tant ce lieu adorable avait desapparences de paix et de sécurité, et tant cette journée deprintemps était douce ; il se rappela leur courage, qu’ilavait perdu de vue, leur courage d’être ici, leur audace dedésespérées, et, au lieu de sourire d’une telle demande, il sentitce qu’elle avait d’anxieux et de touchant.

– Je dirai comme vous voudrez, répondit-il, et je vousremercie… Mais vous, en échange, vous supprimerezMonsieur, n’est-ce pas ?

– Ah !… et comment dirons-nous donc ?

– Mon Dieu, je ne sais pas trop… Je ne vous vois guèred’autre ressource que de m’appeler André.

Alors Mélek, la plus enfant des trois :

– Pour Djénane, ce ne sera pas la première fois que ça luiarrivera, vous savez !

– Ma petite Mélek, de grâce !

– Si ! laisse-moi lui conter… Vous n’imaginez pas ceque nous avons déjà vécu avec vous, surtout elle, tenez ! Etjadis, dans son journal de jeune fille, écrit sous forme de lettreà votre intention, elle vous appelait André tout le temps.

– C’est un enfant terrible, monsieur Lhéry ; elleexagère beaucoup, je vous assure…

– Ah ! et la photo ! reprit Mélek, passantbrusquement d’un sujet à un autre.

– Quelle photo ? demanda-t-il.

– Vous, avec Djénane. C’est comme chose irréalisable, vouscomprenez, qu’elle a désiré l’avoir… Faisons vite, l’instant ne seretrouvera peut-être jamais plus… Mets-toi près de lui,Djénane.

Djénane, avec sa grâce languide, sa flexibilité harmonieuse, seleva pour s’approcher.

– Savez-vous à quoi vous ressemblez ? lui dit André. Àune élégie, dans tout ce noir qui est léger et qui traîne… et avecla tête penchée, comme je vous vois là, parmi ces tombes.

Dans sa voix même, il y avait de l’élégie, dès qu’elleprononçait une phrase un peu mélancolique ; le timbre en étaitmusical, infiniment doux, et pourtant brisé et comme lointain.

Mais cette petite élégie vivante pouvait tout à coup devenirtrès gaie, moqueuse, et faire des réflexions impayables ; onla sentait capable d’enfantillage et de fou rire.

Près d’André, elle se posait gravement, sans faire mine derelever ses voiles :

– Comment, mais vous allez rester ainsi, toute noire, sansvisage ?

– Bien entendu ! En silhouette. Les âmes, vous savez,n’ont pas besoin d’avoir une figure…

Et Mélek, retirant, de dessous son tcharchaf d’austèremusulmane, un petit kodak du tout dernier système, les mit enjoue : tac ! une première épreuve ; tac ! uneseconde…

Ils ne se doutaient pas combien, plus tard, par la suiteimprévue des jours, elles leur deviendraient chères etdouloureuses, ces vagues petites images, prises en s’amusant, dansun tel lieu, à un instant où il y avait fête de soleil et derenouveau…

Par précaution, Mélek allait prendre un cliché de plus, quandils aperçurent une paire de grosses moustaches sous un bonnetrouge, qui surgissaient tout près d’eux, derrière des stèles :un passant, stupéfait d’entendre parler une langue inconnue et devoir des Turcs faire des photographies dans un saint cimetière.

Pourtant il s’en alla sans protester, mais avec un air dedire : Attendez un peu, je reviens ; on va éclaircircette affaire-là… Comme la première fois, le rendez-vous finit doncpar une fuite des trois gentils fantômes, une fuite éperdue. Et ilétait temps, car, au bas de la colline, ce personnage ameutait dumonde.

Une heure après, quand André et son ami se furent assurés, enépiant de très loin, que les trois petites Turques avaient réussi,par des chemins détournés, à gagner sans encombre une des échellesde la Corne-d’Or et à prendre un caïque, ils s’embarquèrenteux-mêmes, à une échelle différente, pour s’éloigner d’Eyoub.

C’était maintenant la sécurité et le calme, dans cette barqueeffilée, où ils venaient de s’asseoir presque couchés, à la manièrede Constantinople, et ils descendaient ce golfe, tout enclavé dansl’immense ville, à l’heure où la féerie du soir battait son plein.Leur batelier les menait en suivant la rive de Stamboul, dans cetteombre colossale que les amas de maisons et de mosquées projettent,au déclin du soleil, depuis des siècles, sur cette eau toujourscaptive et tranquille. Stamboul au-dessus d’eux commençait des’assombrir et de s’unifier, étalant comme tous les soirs lamagnificence de ses coupoles contre le couchant ivre delumière ; Stamboul redevenait dominateur, lourd de souvenirs,oppressant comme aux grandes époques de son passé, et, sous cettebelle nappe réfléchissante qu’était la surface de la mer, ondevinait, entassés au fond, les cadavres et le déchet de deuxcivilisations somptueuses… Si Stamboul était sombre, en revancheles quartiers qui s’étageaient sur la rive opposée, Khassim-Pacha,Tershané, Galata, avaient l’air de s’incendier, et même le banalPéra, perché tout en haut et enveloppé de rayons couleur de cuivre,jouait son rôle dans cet émerveillement des fins de jour. Il n’y aguère d’autre ville au monde, qui arrive à se magnifier ainsi, dansles lointains et les éclairages propices, pour produire tout à coupgrand spectacle et apothéose.

Pour André Lhéry, ces trajets en caïque le long de la berge,dans l’ombre de Stamboul, avaient été presque quotidiens jadis,quand il habitait au bout de la Corne-d’Or. En ce moment, il luisemblait que c’était hier, ce temps-là ; l’intervalle devingt-cinq années n’existait plus ; il se rappelait jusqu’àd’insignifiantes choses, des détails oubliés, il avait peine àcroire qu’en rebroussant chemin vers Eyoub, il ne retrouverait pasà la place ancienne sa maison clandestine, les visages autrefoisconnus. Et, sans s’expliquer pourquoi, il associait un peu l’humblepetite Circassienne, qui dormait sous sa stèle tombée, à cetteDjénane apparue si nouvellement dans sa vie ; il avait presquele sentiment sacrilège que celle-ci était une continuation decelle-là, et, à cette heure magique où tout était bien-être etbeauté, enchantement et oubli, il n’éprouvait aucun remords de lesconfondre un peu… Que lui voulaient-elles, les trois petitesTurques d’aujourd’hui ? Comment finirait ce jeu qui lecharmait et qui était plein de périls ? Elles n’avaientpresque rien dit, que des choses enfantines ou quelconques, etcependant elles le tenaient déjà, au moins par un lien desollicitude affectueuse… C’étaient leurs voix peut-être ;surtout celle de Djénane, une voix qui avait l’air de venird’ailleurs, du passé peut-être, qui différait, on nesavait par quoi, des habituels sons terrestres…

Ils avançaient toujours ; ils allaient comme étendus surl’eau même, tant on en est près dans ces minces caïques presquesans rebords. Ils avaient dépassé la mosquée de Soliman, qui trôneau-dessus de toutes les autres, au point culminant de Stamboul,dominant tout de ses coupoles géantes. Ils avaient franchi cettepartie de la Corne-d’Or où des voiliers d’autrefois stationnenttoujours en multitude serrée : hautes carènes à peinturlures,inextricable forêt de mâts grêles portant tous le croissant del’Islam sur leurs pavillons rouges. Le golfe commençait de s’ouvrirdevant eux sur l’échappée plus large du Bosphore et de la Marmara,où les paquebots sans nombre leur apparaissaient, transfigurés parl’éloignement favorable. Et maintenant c’était la côte d’Asie quientrait brusquement en scène avec splendeur ; une autre villeencore, Scutari donnait cette illusion, de presque chaque soir,qu’il y avait le feu dans ses vieux quartiers asiatiques : lespetites vitres de ses fenêtres turques, les petites vitres parmyriades, reflétant chacune la suprême fulguration du soleil àmoitié disparu, auraient fait croire, si l’on n’eût été avisé de cetrompe-l’œil coutumier, qu’à l’intérieur toutes les maisons étaienten flammes.

Chapitre 5

 

André Lhéry, la semaine suivante, reçut cette lettre à troisécritures :

 

« Mercredi, 27 avril 1904.

« Nous ne sommes jamais si sottes qu’en votre présence, etaprès, quand vous n’êtes plus là, c’est à en pleurer. Ne nousrefusez pas de venir, encore une fois qui sera la dernière. Nousavons tout combiné pour samedi, et si vous saviez, quellesruses de Machiavel ! Mais ce sera une rencontre d’adieu, carnous allons partir.

« Sans en perdre le fil, suivez bien tout ceci :

« Vous venez à Stamboul, devant Sultan-Selim. Arrivé enface de la mosquée, vous voyez sur votre droite une ruelle qui al’air abandonné, entre un couvent de derviches et un petitcimetière. Vous vous y engagez, et elle vous mène, après centmètres, à la cour de la petite mosquée Tossoun-Agha. Juste en facede vous, en arrivant dans cette cour, il y aura une grande maison,très ancienne, jadis peinte en brun rouge ; contournez-la.Derrière, vous verrez s’ouvrir une impasse un peu obscure, bordéede maisons grillées, avec des balcons fermés qui débordent ;dans la rangée de gauche, la troisième maison, la seule qui ait uneporte à deux battants et un frappoir en cuivre, est celle où nousserons à vous attendre. N’amenez pas votre ami ; venez seul,c’est plus sûr.

« DJÉNANE. »

 

« À partir de deux heures et demie, je serai au guetderrière cette porte entre-bâillée. Mettez encore le fez, et autantque possible un manteau couleur de muraille. Elle sera plus quemodeste, cette toute petite maison de notre rendez-vous d’adieu.Mais nous tâcherons de vous laisser un bon souvenir de ces ombresqui auront passé dans votre vie, si rapides et si légères, quepeut-être douterez-vous, après quelques jours, de leur réalité.

« MÉLEK. »

 

« Et pourtant, si légères, elles ne furent point« plumes au vent », emportées vers vous au gré d’uncaprice. Mais, le premier, vous avez senti que la pauvre Turquepouvait bien avoir une âme, et c’est de cela qu’elles voulurentvous dire merci.

« Et cette « aventure innocente », si courte etpresque irréelle, ne vous aura pas laissé le temps d’arriver à lalassitude. Ce sera, dans votre vie, une page sans verso.

« Samedi, avant de disparaître pour toujours, nous vousdirons bien des choses, si l’entretien n’est pas coupé, comme celuid’Eyoub, par une émotion et une fuite. Donc, à bientôt, notreami.

« ZEYNEB. »

 

« Moi qui suis le grand stratégiste de la bande, on m’achargée de dessiner ce beau plan, que je joins à la lettre, pourque vous vous y retrouviez. Bien que l’endroit ait un peu l’aird’un petit coupe-gorge, que votre ami soit sans inquiétude :rien de plus honnête ni de plus tranquille.

« re-MÉLEK (MÉLEKrursus). »

 

Et André répondit aussitôt, poste restante, au nom de« Zahidé » :

 

« 29 avril 1904.

« Après-demain samedi, à deux heures et demie, dans latenue prescrite, fez et manteau couleur de muraille, j’arriveraidevant la porte au frappoir de cuivre, me mettre aux ordres destrois fantômes noirs.

« Leur ami,

« ANDRÉ LHÉRY. »

Chapitre 6

 

Jean Renaud, qui augurait plutôt mal de l’aventure, avait envain demandé la permission de suivre. André se contenta de luiaccorder qu’on irait, avant l’heure du guet-apens, fumer ensembleun narguilé suprême, sur certaine place qui jadis lui avait étéchère, et qui ne se trouvait qu’à un quart d’heure, à pied, du lieufatal.

C’était à Stamboul, bien entendu, cette place choisie, au cœurmême des quartiers musulmans et devant la grande mosquée deMehmed-Fatih[12] , qui est l’une des plus saintes.Après les ponts franchis, une montée et un long trajet encore pourarriver là, en pleine turquerie des vieux temps ; plusd’Européens, plus de chapeaux, plus de bâtisses modernes ; enapprochant, à travers des petits bazars restés comme à Bagdad, oudans des rues bordées d’exquises fontaines, de kiosques funéraires,d’enclos grillés enfermant des tombes, on se sentait redescendrepeu à peu l’échelle des âges, rétrograder vers les sièclesrévolus.

Ils avaient une bonne heure devant eux, quand, au sortir deruelles ombreuses, ils se retrouvèrent en face de la colossalemosquée blanche, dont les minarets à croissants d’or se perdaientdans le bleu infini du ciel. Devant la haute ogive d’entrée, laplace où ils venaient s’asseoir est comme une sorte de parvisextérieur, que fréquentent surtout les pieux personnages, fidèlesau costume des ancêtres, robe et turban. Des petits caféscentenaires s’ouvrent tout autour, achalandés par les rêveurs quicausent à peine. Il y a aussi des arbres, à l’ombre desquelsd’humbles divans sont disposés, pour ceux qui veulent fumer dehors.Et, dans des cages pendues aux branches, il y a des pinsons, desmerles, des linots, spécialement chargés de la musique, dans celieu naïf et débonnaire.

Ils s’installèrent sur une banquette, où des Imams s’étaientreculés avec courtoisie pour les faire asseoir. Près d’eux, vinrenttour à tour des petits mendiants, des chats affables en quête decaresses, un vieux à turban vert qui offrait du coco « fraiscomme glace », des petites bohémiennes très jolies quivendaient de l’eau de rose et qui dansaient, – tous souriants,discrets et n’insistant pas. Ensuite, sans plus s’occuper d’eux, onles laissa fumer et entendre les oiseaux chanteurs. Il passait desdames en domino tout noir, d’autres enveloppées dans ces voiles deDamas qui sont en soie rouge ou verte avec grands dessinsd’or ; il passait des marchands de « mou », et alorsquelques bons Turcs, même de belle robe et de belle allure, enachetaient gravement un morceau pour leur chat, et l’emportaient àl’épaule, piqué au bout de leur parapluie ; il passait desArabes du Hedjaz, en visite à la ville du Khalife, ou encore desderviches quêteurs, à longs cheveux, qui revenaient de la Mecque.Et un bonhomme, de cent ans, au moins, pour un demi-sou laissaitfaire aux bébés turcs deux fois le tour de la place, dans unecaisse à roulettes qu’il avait très magnifiquement peinturlurée,mais qui cahotait beaucoup, sur l’antique pavage en déroute. Auprèsde ces mille toutes petites choses, indiquant de ce peuple le côtéjeune, simple et bon, la mosquée d’en face se dressait plus grande,majestueuse et calme, superbe de lignes et de blancheur, avec sesdeux flèches pointées dans ce ciel pur du 1er mai.

Oh ! les doux et honnêtes regards, sous ces turbans, lesbelles figures de confiance et de paix, encadrées de barbes noiresou blondes ! Quelle différence avec ces Levantins en vestonqui, à cette même heure, s’agitaient sur les trottoirs de Péra, –ou avec les foules de nos villes occidentales, aux yeux de cupiditéet d’ironie, brûlés d’alcool ! Et comme on se sentait là aumilieu d’un monde heureux, resté presque à l’âge d’or, – pour avoirsu toujours modérer ses désirs, craindre les changements et gardersa foi ! Parmi ces gens assis là sous les arbres, satisfaitsavec la minuscule tasse de café qui coûte un sou, et le narguiléberceur, la plupart étaient des artisans, mais qui travaillaientpour leur compte, chacun de son petit métier d’autrefois, dans samaisonnette ou en plein air. Combien ils plaindraient les pauvresouvriers en troupeau de nos pays de « progrès », quis’épuisent dans l’usine effroyable pour enrichir le maître !Combien leur paraîtraient surprenantes et dignes de pitié lesvociférations avinées de nos bourses du travail, ou les inepties denos parlotes politiques, entre deux verres d’absinthe, aucabaret !…

L’heure approchait ; André Lhéry quitta son compagnon ets’achemina seul vers le quartier plus lointain de Sultan-Selim,toujours en pleine turquerie, mais par des rues plus désertes, oùl’on sentait la désuétude et les ruines. Vieux murs dejardins ; vieilles maisons fermées, maisons de bois commepartout, peintes jadis en ces mêmes ocres foncés ou bruns rougesqui donnent à l’ensemble de Stamboul sa teinte sombre, et fontéclater davantage la blancheur de ses minarets.

Parmi tant et tant de mosquées, celle de Sultan-Selim est unedes très grandes, dont les dômes et les flèches se voient deslointains de la mer, mais c’est aussi une des plus à l’abandon. Surla place qui l’entoure, point de petits cafés, ni de fumeurs ;et aujourd’hui, personne dans ses parages ; devant l’ogived’entrée, un triste désert. Sur sa droite, André vit la ruelleindiquée par Mélek, « entre un couvent de derviches et unpetit cimetière » ; bien sinistre cette ruelle, oùl’herbe verdissait les pavés. En arrivant sur la place de l’humblemosquée Tossoun-Agha, il reconnut la grande maison, certainementhantée, qu’il fallait contourner ; personne non plus sur cetteplace, mais les hirondelles y chantaient le beau mois de mai ;une glycine y formait berceau, une de ces glycines comme on n’envoit qu’en Orient, avec des branches aussi grosses que des câblesde navire, et ses milliers de grappes commençaient à se teinter deviolet tendre. Enfin l’impasse, plus funèbre que tout, avec sonherbe par terre, et ses pavés très en pénombre, sous les vieuxbalcons masqués d’impénétrables grillages. Personne, pas mêmed’hirondelles, et silence absolu. « Le lieu a un peu l’aird’un coupe-gorge », avait écrit Mélek en post-scriptum :oh ! pour ça, oui !

Quand on est un faux Turc et en maraude, presque dans ledommage, cela gêne de s’avancer sous de tels balcons, d’où tantd’yeux invisibles pourraient observer. André marchait avec lenteur,égrenait son chapelet, regardant tout sans en avoir l’air, etcomptait les portes closes. « La cinquième, à deux battants,avec un frappoir de cuivre. » Ah ! celle-ci !… Dureste, on venait de l’entrebâiller, et, par la fente, passait unepetite main gantées qui tambourinait sur le bois, une petite maingantée à plusieurs boutons, très peu chez elle, à ce qu’ilsemblait, dans ce quartier farouche. Il ne fallait pas paraîtreindécis, à cause des regards possibles ; avec assurance donc,André poussa la battant et entra.

Le fantôme noir embusqué derrière et qui avait bien la tournurede Mélek, referma vite à clef, tira le verrou en plus, et ditgaiement :

– Ah ! vous avez trouvé ?… Montez, mes sœurs sontlà-haut, qui vous attendent.

Il monta un escalier sans tapis, obscur et délabré. Là-haut,dans un pauvre petit harem tout simple, aux murailles nues, que lesgrilles en fer et les quadrillages en bois des fenêtres laissaientdans un triste demi-jour, il trouva les deux autres fantômes quilui tendirent la main… Pour la première fois de sa vie, il étaitdans un harem, – chose qui, avec son habitude de l’Orient,lui avait toujours paru l’impossibilité même ; il étaitderrière ces quadrillages des appartements de femmes, cesquadrillages si jaloux, que les hommes, excepté le maître, nevoient jamais que du dehors. Et en bas, la porte étaitverrouillée, et cela se passait au cœur du Vieux-Stamboul, et dansquelle mystérieuse demeure !… Il se demandait, avec une petitefrayeur, pour lui si amusante : « Qu’est-ce que je faisici ? » Tout le côté enfant de sa nature, tout le côtéencore avide de sortir de soi-même, encore amoureux de se dépayseret changer, était servi au-delà de ses souhaits.

Et pourtant, elles ressemblaient à trois spectres de tragédie,les dames de son harem, aussi voilées que l’autre jour à Eyoub, etplus indéchiffrables que jamais, avec le soleil en moins. Quant auharem lui-même, au lieu de luxe oriental, il n’étalait qu’unedécente misère.

Elles le firent asseoir sur un divan aux rayures fanées, et ilpromena les yeux alentour. Si pauvres qu’elles fussent, les damesde céans, elles étaient femmes de goût, car tout dans sa simplicitéextrême restait harmonieux et oriental ; nulle part de cesbibelots de pacotille allemande qui commencent, hélas ! àenvahir les intérieurs turcs.

– Je suis chez vous ? demanda André.

– Oh ! non, répondirent-elles, d’un ton qui indiquaitun vague sourire sous le voile.

– Pardonnez-moi ; ma question était idiote, pour untas de raisons ; la première, c’est que ça me seraitégal ; je suis avec vous, le reste ne m’importe guère.

Il les observait. Elles avaient leurs mêmes tcharchafs quel’autre jour, en soie noire élimée par endroits. Et avec cela,chaussées comme des petites reines. Et puis, leurs gants ôtés, onvoyait scintiller de belles pierres à leurs doigts. Qu’est-ce quec’était que ces femmes-là, et qu’est-ce que c’était que cettemaison ?

Djénane demanda, de sa voix de petite sirène blessée qui vamourir :

– Combien de temps pouvez-vous nous donner ?

– Tout le temps que vous me donnerez vous-mêmes.

– Nous, nous avons à peu près deux heures dequasi-sécurité ; mais vous trouverez que c’est long,peut-être ?

Mélek apportait un de ces tout petits guéridons en usage àConstantinople pour les dînettes que l’on offre toujours auxvisiteurs : café, bonbons et confitures de roses. La nappeétait de satin blanc brodé d’or, avec des violettes de Parme,naturelles, jetées dessus, le service était de filigrane d’or, etcela complétait l’invraisemblance de tout.

– Voici les photos d’Eyoub, lui dit-elle, – en le servantcomme une mignonne esclave, – mais elles sont manquées. Nousrecommencerons aujourd’hui même, puisque nous ne nous reverronsplus ; il y a peu de lumière ; cependant, avec une poseplus longue…

Ce disant, elle présentait deux petites images confuses etgrises, où la silhouette de Djénane se dessinait à peine, et Andréles accepta négligemment, loin de se douter du prix qu’il yattacherait plus tard…

– C’est vrai, demanda-t-il, que vous allezpartir ?

– Très vrai.

– Mais vous reviendrez… et nous nous reverrons ?…

À quoi Djénane répondit par ce mot imprécis et fataliste, queles Orientaux appliquent à toutes les choses de l’avenir :« Inch’Allah !… » Partiraient-elles bien réellement,où était-ce pour mettre fin à l’audacieuse aventure, par craintedes lassitudes peut-être, ou du terrible danger ? Et André,qui, en somme, ne savait rien d’elles, les sentait fuyantes commedes visions, impossibles à retenir ou à retrouver, le jour où leurfantaisie ne serait plus de le revoir.

– Et ce sera bientôt, votre départ ? se risqua-t-il àdemander encore.

– Dans une dizaine de jours, sans doute.

– Alors, il vous reste le temps de me faire signe une autrefois !

Elles tinrent conseil à voix basse, en un turc elliptique, trèsmêlé de mots arabes, très difficile à entendre pourAndré :

– Oui, samedi prochain, dirent-elles, nous essayeronsencore… Et merci de l’avoir désiré. Mais savez-vous bien tout cequ’il nous faut déployer de ruse, acheter de complicités pour vousrecevoir ?

Cela pressait, paraît-il, les photos, à cause d’un rayon desoleil, renvoyé par la triste maison d’en face, et qui jetait sonreflet dans la petite salle grillée, mais qui remontait lentementvers les toits, prêt à fuir. On recommença deux ou trois poses,toujours Djénane auprès d’André, et toujours Djénane sous sesdraperies noires d’élégie.

– Vous représentez-vous bien, leur dit-il, ce que c’estnouveau pour moi, étrange, inquiétant presque, de causer avec desêtres aussi invisibles ? Vos voix mêmes sont comme masquéespar ces triples voiles. À certains moments, il me vient de vous unevague frayeur.

– C’était dans nos conventions, cela, que nous ne serionspour vous que des âmes.

– Oui, mais les âmes se révèlent à une autre âme surtoutpar l’expression des yeux… Vos yeux, à vous, je ne les imagine mêmepas. Je veux croire qu’ils sont francs et limpides, maisseraient-ils même effroyables comme ceux des goules, je n’ensaurais rien. Non, je vous assure, cela me gêne, cela m’intimide etm’éloigne. Au moins, faites une chose ; confiez-moi vosportraits, dévoilées… Sur l’honneur, je vous les rends aussitôt, oubien, si quelque drame nous sépare, je les brûle.

Elles demeurent d’abord silencieuses. Avec leurs longueshérédités musulmanes, révéler son visage leur paraissait une chosemalséante, leur liaison avec André en devenait tout de suite pluscoupable… Et enfin, ce fut Mélek qui s’engagea délibérément pourses sœurs, mais sur un ton un peu narquois, qui donnait àpenser :

– Nos photos sans tcharchaf ni yachmak, vous voulez ?Bien ; le temps de les faire, et la semaine prochaine vous lesaurez… Et maintenant, asseyons-nous tous ; la parole est àDjénane, qui a une grande prière à vous adresser ; allumez unecigarette : vous vous ennuierez toujours moins.

– C’est de notre part, cette prière, dit Djénane, et de lapart de toutes nos sœurs de Turquie… Monsieur Lhéry, prenez notredéfense ; écrivez un livre en faveur de la pauvre musulmane duXXe siècle !… Dites-le au monde, puisque vous lesavez, que, à présent, nous avons une âme ; que ce n’est pluspossible de nous briser comme des choses… Si vous faites cela, nousserons des milliers à vous bénir… Voulez-vous ?

André demeurait silencieux, comme elles tout à l’heure, à lademande du portrait ; ce livre-là, il ne le voyait pas dutout ; et puis il s’était promis de faire l’Oriental àConstantinople, de flâner et non d’écrire…

– Comme c’est difficile, ce que vous attendiez demoi !… Un livre voulant prouver quelque chose, vous quiparaissez m’avoir bien lu et me connaître, vous trouvez que ça meressemble ?… Et puis, la musulmane du XXe siècle,est-ce que je la connais ?

– Nous vous documenterons…

– Vous allez partir…

– Nous vous écrirons…

– Oh ! vous savez, les lettres, les choses écrites… Jene peux jamais raconter à peu près bien que ce j’ai vu et vécu…

– Nous reviendrons !…

– Alors, vous vous compromettrez… On cherchera de qui jeles tiens, ces documents-là. Et on finira bien par trouver…

– Nous sommes prêtes à nous sacrifier pour cettecause !… Quel emploi meilleur pourrions-nous faire de nospauvres petites existences lamentables et sans but ? Nousvoulions nous dévouer toutes les trois à soulager des misères,fonder des œuvres, comme les Européennes… Non, cela même, on nousl’a refusé : il faut rester oisives et cachées, derrière desgrilles. Eh bien ! nous voulons être les inspiratrices dulivre : ce sera notre œuvre de charité, à nous, et tant piss’il faut y perdre notre liberté ou la vie.

André essaya de se défendre encore :

– Pensez aussi que je ne suis pas indépendant, àConstantinople ; j’occupe un poste dans une ambassade… Etpuis, autre chose : je reçois de la part des Turcs unehospitalité si confiante !… Parmi ceux que vous appelez vosoppresseurs, j’ai des amis, qui me sont très chers.

– Ah ! là, par exemple, il faut choisir. Eux ounous ; à prendre ou à laisser. Décidez.

– C’est à ce point ?… Alors, je choisis vous,naturellement. Et j’obéis.

– Enfin !

Et elle lui tendit sa petite main, qu’il baisa avec respect.

Ils causèrent presque deux heures dans un semblant de sécuritéqu’ils n’avaient encore jamais connu.

– N’êtes-vous pas des exceptions ? demandait-il,étonné de les voir montées à ce diapason de désespérance et derévolte.

– Nous sommes la règle. Prenez au hasard vingt femmesturques (femmes du monde, s’entend) ; vous n’en trouverez pasune qui ne parle ainsi !… Élevées en enfants-prodiges, en basbleus, en poupées à musique, objets de luxe et de vanité pour notrepère ou notre maître, et puis traitées en odalisques et enesclaves, comme nos aïeules d’il y a cent ans !… Non, nous nepouvons plus ! nous ne pouvons plus !…

– Prenez garde, si j’allais plaider votre cause à rebours,moi qui suis un homme du passé… J’en serais bien capable,allez ! Guerre aux institutrices, aux professeurstranscendants, à tous ces livres qui élargissent le champ del’angoisse humaine. Retour à la paix heureuse des aïeules.

– Eh bien ! nous nous en contenterions à la rigueur,de ce plaidoyer-là,… d’autant plus que ce retour estimpossible : on ne remonte pas le cours du temps. L’essentiel,pour qu’on s’émeuve et qu’on ait enfin pitié, c’est qu’on sentebien que nous sommes des martyres, nous, les femmes de transitionentre celles d’hier et celles de demain. C’est cela qu’il fautarriver à faire entendre, et, après, vous serez notre ami, àtoutes !…

André espérait encore en quelque imprévu secourable, pour êtredispensé d’écrire leur livre. Mais il subissait avecravissement le charme de leurs belles indignations, de leurs joliesvoix qui vibraient de haine contre la tyrannie des hommes.

Et il s’habituait peu à peu à ce qu’elles n’eussent point devisage. Pour lui apporter le feu de ses cigarettes ou lui servir latasse microscopique où se boit le café turc, elles allaient,venaient autour de lui, élégantes, légères, exaltées, mais toujoursfantômes noirs, – et, quand elles se courbaient, leur voile defigure pendait comme une longue barbe de capucin que l’on auraitajoutée par dérision à ces êtres de grâce et de jeunesse.

La sécurité pour eux était surtout apparente, dans cette maisonet cette impasse, qui, en cas de surprise, eussent constitué uneparfaite souricière. Si par hasard on entendait marcher dehors, surles pavés sertis d’une herbe triste, elles regardaient inquiètes àtravers les quadrillages protecteurs : quelque vieux turbanqui rentrait chez lui, ou bien le marchand d’eau du quartier avecson outre sur les reins.

Théoriquement, ils devaient s’appeler tous les trois par leursnoms, sans plus. Mais aucun d’eux n’avait osé commencer,et ils ne s’appelaient pas.

Une fois, ils eurent le grand frisson : le frappoir decuivre, à la porte extérieure, retentissait sous une mainimpatiente, menant un bruit terrible au milieu de ce silence desmaisons mortes, et ils se précipitèrent tous aux fenêtresgrillées : une dame en tcharchaf de soie noire, appuyée sur unbâton et l’air très courbé par les ans.

– Ce n’est rien de grave, dirent-elles, l’incident étaitprévu. Seulement il va falloir qu’elle entre ici.

– Alors, je me cache ?…

– Ce n’est même pas nécessaire. Va, Mélek, va lui ouvrir,et tu lui diras ce qui est convenu. Elle ne fera que traverser etne reparaîtra plus… Passant devant vous, peut-être demandera-t-elleen turc comment va le petit malade, et vous n’avez qu’àrépondre, en turc aussi bien entendu, qu’il est beaucoup mieuxdepuis ce matin.

L’instant d’après, la vieille dame passa, voile baissé, tâtantles modestes tapis du bout de sa canne-béquille. À André, elle nemanqua bien de demander :

– Eh bien ? il va mieux, ce cher garçon ?

– Beaucoup mieux, répondit-il, depuis ce matin surtout.

– Allons, merci, merci !…

Puis elle disparut par une petite porte au fond du harem.

André d’ailleurs ne sollicita aucune explication. Il était icien pleine invraisemblance de conte oriental ; elles luiauraient dit : « Une fée Carabosse va sortir de dessousle divan, touchera le mur d’un coup de baguette, et ça deviendra unpalais », qu’il aurait admis sans plus de commentaires.

Après le passage de la dame à bâton, il leur restait quelquesminutes pour causer. Quand il fut l’heure, elles le congédièrentavec promesse qu’on se reverrait une fois encore au risque detout :

– Allez, notre ami ; acheminez-vous jusqu’au bout del’impasse, d’une allure lente et rêveuse, en jouant avec votrechapelet ; à travers les grillages, nous surveillerons toutesles trois la dignité de votre sortie.

Chapitre 7

 

Un vieil eunuque, furtif et muet, le jeudi suivant, apporta chezAndré un avis de rendez-vous pour le surlendemain, au même lieu, àla même heure, et aussi des grands cartons, sous pli soigneusementcacheté.

« Ah ! se dit-il, les photos qu’elles m’avaientpromises ! »

Et, dans l’impatience de connaître enfin leurs yeux, il déchiral’enveloppe.

C’étaient bien trois portraits, sans tcharchaf ni yachmak, etdûment signés, s’il vous plaît, en français et en turc, l’unDjénane, l’autre Zeyneb, le troisième Mélek. Ses amies avaient mêmefait toilette pour se présenter : des belles robes du soir,décolletées, tout à fait parisiennes. Mais Zeyneb et Mélek étaientvues de dos, très exactement, ne laissant paraître que le rebord etl’envers de leurs petites oreilles ; quant à Djénane, la seulequi se montrât de face, elle tenait sur son visage un éventail enplumes qui cachait tout, même les cheveux.

 

Le samedi, dans la maison mystérieuse qui les réunit une secondefois, il ne se passa rien de tragique, et aucune fée Carabosse neleur apparut.

– Nous sommes ici, expliqua Djénane, chez ma bonnenourrice, qui n’a jamais su rien me refuser ; l’enfant malade,c’était son fils ; la vieille dame, c’était sa mère ; àqui Mélek vous avait annoncé comme un médecin nouveau.Comprenez-vous la trame ? J’ai du remords pourtant, de luifaire jouer un rôle si dangereux… Mais, puisque c’est notre dernierjour…

Ils causèrent deux heures, sans parler cette fois dulivre ; sans doute craignaient-elles de le lasser, en yrevenant trop. Du reste, il s’était engagé ; c’était donc unpoint acquis.

Et ils avaient tant d’autres choses à se dire, tout un arriéréde choses, semblait-il, car c’était vrai que depuis longtemps ellesvivaient en sa compagnie, par ses livres, et c’était un des casrares où lui (en général si agacé maintenant de s’être livré à desmilliers de gens quelconques) ne regrettait aucune de ses plusintimes confidences. Après tout, combien négligeable le haussementd’épaules de ceux qui ne comprennent pas, auprès de ces affectionsardentes que l’on éveille çà et là, aux deux bouts du monde, dansdes âmes de femmes inconnues, – et qui sont peut-être la seuleraison que l’on ait d’écrire !

Aujourd’hui il y avait confiance, entente et amitié sans nuage,entre André Lhéry et les trois petits fantômes de son harem. Ellessavaient beaucoup de lui, par leurs lectures ; et, comme, lui,ne savait rien d’elles, il écoutait plus qu’il ne parlait. Zeynebet Mélek racontèrent leur décevant mariage, et l’enfermement sansespérance de leur avenir. Djénane au contraire ne livra encore riende précis sur elle-même.

En plus des sympathies confiantes qui les avaient si viterapprochés, il y avait une surprise qu’ils se faisaient les uns auxautres, celle d’être gais. André se laissait charmer par cettegaieté de race et de jeunesse, qui leur était restée envers etcontre tout, et qu’elles montraient mieux, à présent qu’il ne lesintimidait plus. Et lui, qu’elles s’étaient imaginé sombre, etqu’on leur avait annoncé comme si hautain et glacial, voici qu’ilavait ôté tout de suite pour elles ce masque-là, et qu’il leurapparaissait très simple, riant volontiers à propos de tout, restéau fond beaucoup plus jeune que son âge, avec même une pointed’enfantillage mystificateur. C’était la première fois qu’ilcausait avec des femmes turques du monde. Et elles, jamaisde leur vie n’avaient causé avec un homme, quel qu’il fût. Dans cepetit logis, de vétusté et d’ombre, perdu au cœur duVieux-Stamboul, environné de ruines et de sépultures, ilsréalisaient l’impossible, rien qu’en se réunissant pour échangerdes pensées. Et ils s’étonnaient, étant les uns pour les autres deséléments si nouveaux, ils s’étonnaient de ne pas se trouver trèsdissemblables ; mais non, au contraire, en parfaite communiond’idées et d’impressions, comme des amis s’étant toujours connus.Elles, tout ce qu’elles savaient de la vie en général, des chosesd’Europe, de l’évolution des esprits par là-bas, elles l’avaientappris dans la solitude, avec des livres. Et aujourd’hui, causantpar miracle avec un homme d’Occident, et un homme au nom connu,elles se trouvaient de niveau ; et lui, les traitait comme deségales, comme des intelligences, comme des âmes, ce quileur apportait une sorte de griserie de l’esprit jusque-là,inéprouvée.

Zeyneb était aujourd’hui celle qui faisait le service de ladînette, sur la petite table couverte cette fois d’une nappe desatin vert et argent, et semée de roses naturelles, rouges. Quant àDjénane, elle se tenait de plus en plus immobile, assise à l’écart,ne remuant pas un pli de ses voiles d’élégie ; elle causaitpeut-être davantage que les deux autres, et surtout interrogeaitavec plus de profondeur ; mais ne bougeait pas, s’étudiait,semblait-il, à rester la plus intangible des trois, physiquementparlant la plus inexistante. Une fois pourtant, son bras soulevantle tcharchaf laissa entrevoir une de ses manches de robe, trèslarge, très bouillonnée à la mode de ce printemps-là, et faite enune gaze de soie jaune citron à pâles dessins verts, – deux teintesqui devaient rester dans les yeux d’André comme pièces à convictionpour le lendemain.

Autour d’eux tout était plus triste que la semaine passée, carle froid était revenu en plein mois de mai ; on entendait levent de la Mer Noire siffler aux portes comme en hiver ; toutStamboul frissonnait sous un ciel plein de nuages obscurs ; etdans l’humble petit harem grillé, on aurait dit le crépuscule.

Soudain, à la porte extérieure, le frappoir de cuivre, toujoursinquiétant, les fit tressaillir.

– C’est elles, dit Mélek, tout de suite penchée pourregarder à travers les grillages de la fenêtre. C’est elles !Elles ont pu s’échapper, que je suis contente !

Elle descendit en courant pour ouvrir, et bientôt remontaprécédée de deux autres dominos noirs, à voile impénétrable, quisemblaient, eux aussi, élégants et jeunes.

– Monsieur André Lhéry, présenta Djénane. Deux de mesamies ; leurs noms, ça vous est égal, n’est-ce pas ?

– Deux dames-fantômes, tout simplement, ajoutèrent lesarrivantes, appuyant à dessein sur ce mot dont André avait abusépeut-être dans un de ses derniers livres.

Et elles lui tendirent des petites mains gantées de blanc. Ellesparlaient du reste français avec des voix très douces et uneaisance parfaite, ces deux nouvelles ombres.

– Nos amies nous ont annoncé, dit l’une, que vous alliezécrire un livre en faveur de la musulmane du XXe siècle,et nous avons voulu vous en remercier.

– Comment cela s’appellera-t-il ? demanda l’autre, ens’asseyant avec une grâce languissante sur l’humble divandécoloré.

– Mon Dieu, je n’y ai pas songé encore. C’est un projet sirécent, et pour lequel on m’a un peu forcé la main, je l’avoue…Nous allons mettre le titre au concours, si vous voulez bien…Voyons !… Moi, je proposerais : LesDésenchantées.

– « Les Désenchantées », répéta Djénane aveclenteur. On est désenchanté de la vie quand on a vécu ; maisnous au contraire qui ne demanderions qu’à vivre !… Ce n’estpas désenchantées, que nous sommes, c’est annihilées, séquestrées,étouffées…

– Eh bien ! voilà, je l’ai trouvé, le titre, s’écriala petite Mélek, qui n’était pas du tout sérieuse aujourd’hui. Quediriez-vous de : « Les Étouffées » ? Et puis,ça peindrait si bien notre état d’âme sous les voiles épais quenous mettons pour vous recevoir, monsieur Lhéry ! Car vousn’imaginez pas ce que c’est pénible de respirerlà-dessous !…

– Justement, j’allais vous demander pourquoi vous lesmettiez. En présence de votre ami, vous ne pourriez pas vouscontenter d’être comme toutes celles que l’on croise àStamboul : voilées, oui, mais avec une certaine transparencelaissant deviner quelque chose, le profil, l’arcade sourcilière,les prunelles parfois. Tandis que, vous, moins que rien…

– Et, vous savez, cela n’a pas l’air comme il faut du tout,d’être si cachées que ça… Règle générale, quand vous rencontrezdans la rue une mystérieuse à triple voile, vous pouvez dire :Celle-ci va où elle ne devrait pas aller. (Exemple, nous, dureste.) Et c’est tellement connu, que les autres femmes sur sonpassage sourient et se poussent le coude.

– Voyons, Mélek, reprocha doucement Djénane, ne fais pasdes potins comme une petite Pérote… « Lesdésenchantées », oui, la consonance serait joli mais le sensun peu à côté…

– Voici comment je l’entendais. Rappelez-vous les belleslégendes du vieux temps, la Walkyrie qui dormait dans son burgsouterrain ; la princesse-au-bois-dormant, qui dormait dansson château au milieu de la forêt. Mais, hélas ! on brisal’enchantement et elles s’éveillèrent. Eh bien ! vous, lesmusulmanes, vous dormiez depuis des siècles d’un si tranquillesommeil, gardées par les traditions et les dogmes !… Maissoudain le mauvais enchanteur qui est le souffle d’Occident, apassé sur vous et rompu le charme, et toutes en même temps vousvous éveillez ; vous vous éveillez au mal de vivre, à lasouffrance de savoir…

Djénane cependant ne se rendait qu’à moitié. Visiblement, elleavait un titre à elle, mais ne voulait pas le dire encore.

Les nouvelles venues étaient aussi des révoltées, et à outrance.On s’occupait beaucoup à Constantinople, ce printemps-là, d’unejeune femme du monde, qui s’était évadée vers Paris ;l’aventure tournait les têtes, dans les harems, et ces deux petitesdames-fantômes en rêvaient dangereusement.

– Vous, leur disait Djénane, peut-être trouveriez-vous lebonheur là-bas, parce que vous avez dans le sang des héréditésoccidentales. (Leur aïeule, monsieur Lhéry, était une Française quivint à Constantinople, épousa un Turc et embrassa l’Islam.) Maismoi, mais Zeyneb, mais Mélek, quitter notre Turquie ! Non,pour nous trois, c’est un moyen de délivrance à écarter. De pireshumiliations encore, s’il le faut, un pire esclavage. Mais mouririci, et dormir à Eyoub !…

– Et comme vous avez raison ! conclut André.

 

Elles disaient toujours qu’elles allaient s’absenter, partirpour un temps. Était-ce vrai ? Mais André, en les quittantcette fois, emportait la certitude de les revoir : il lestenait à présent par ce livre, et peut-être par quelque chose deplus aussi, par un lien d’ordre encore indéfinissable, mais déjàrésistant et doux, qui commençait de se former surtout entreDjénane et lui.

Mélek, qui s’était instituée l’étonnant petit portier de cettemaison à surprise, fut chargée de le reconduire. Et, pendant lecourt tête-à-tête avec elle, dans l’obscur couloir délabré, il luireprocha vertement la mystification des photos sans visage. Elle nerépondit rien, continua de le suivre jusqu’au milieu du vieilescalier sombre, pour surveiller de là s’il trouverait bien lamanière de faire jouer les verrous et la serrure de la porteextérieure.

Et, quand il se retourna sur le seuil pour lui envoyer sonadieu, il la vit là-haut qui lui souriait de toutes ses joliesdents blanches, qui lui souriait de son petit nez en l’air, moqueursans méchanceté, et de ses beaux grands yeux gris, et de tout sondélicieux petit visage de vingt ans. À deux mains, elle tenaitrelevé son voile jusqu’aux boucles d’or roux qui lui encadraient lefront. Et son sourire disait : « Eh bien ! oui, là,c’est moi, Mélek, votre petite amie Mélek, que je vousprésente ! Moi d’ailleurs, ce n’est pas comme si c’étaient lesautres. Djénane par exemple ; moi, ça n’a aucune importance.Bonjour, André Lhéry, bonjour ! »

Ce fut le temps d’un éclair, et le voile noir retomba. André luicria doucement merci, – en turc, car il était déjà presque dehors,s’engageant dans l’impasse funèbre.

Dehors on avait froid, sous ces nuages épais et ce vent deRussie. La tombée du jour se faisait lugubre comme en décembre.C’était par ces temps que Stamboul, d’une façon plus poignante, luirappelait sa jeunesse, car le court enivrement de son séjour àEyoub, autrefois, avait eu l’hiver pour cadre. Quand il traversa laplace déserte, devant la grande mosquée de Sultan-Selim, il sesouvint tout à coup, avec une netteté cruelle, de l’avoirtraversée, à cette même heure et dans cette même solitude, par unpareil vent du Nord, un soir gris d’il y avait vingt-cinq ans.Alors ce fut l’image de la chère petite morte qui vint tout à coupbalayer entièrement celle de Djénane.

Chapitre 8

 

Le lendemain, il passait par hasard à pied dans la grand-rue dePéra, en compagnie d’aimables gens de son ambassade, qui s’yétaient fourvoyés aussi, les Saint-Énogat, avec lesquels ilcommençait de se lier beaucoup. Un coupé noir vint à les croiser,dans lequel il aperçut distraitement la forme d’une Turque entcharchaf ; madame de Saint-Énogat fit un salut discret à ladame voilée, qui aussitôt ferma un peu nerveusement le store de savoiture, et, dans ce mouvement brusque, André aperçut, sous letcharchaf, une manche en une soie couleur citron à dessins vertsqu’il était sûr d’avoir vue la veille.

– Quoi, vous saluez une dame turque dans la rue ?dit-il.

– Bien incorrect, en effet, ce que je viens de faire,surtout étant avec vous et mon mari.

– Et qui est-ce ?…

– Djénane Tewfik-Pacha, une des fleurs d’élégance de lajeune Turquie.

– Ah !… Jolie ?

– Plus que jolie. Ravissante.

– Et riche, à en juger par l’équipage ?

– On dit qu’elle possède en Asie la valeur d’une province.Justement, une de vos admiratrices, cher maître. – (Elle appuyaitnarquoisement sur le « cher maître », sachant que cetitre l’horripilait.) – La semaine dernière, à la Légation de ***,on avait licencié pour l’après-midi tous les domestiques mâles,vous vous rappelez, afin de donner un thé sans hommes, où desTurques pourraient venir… Elle était venue… Et une femme vousbêchait, mais vous bêchait…

– Vous ?

– Oh ! Dieu, non : ça ne m’amuse que quand vousêtes là… C’était la comtesse d’A… Eh bien ! madameTewfik-Pacha a pris votre défense, mais avec un élan… Je trouved’ailleurs qu’elle a l’air de bien vous intéresser ?

– Moi ! Oh ! comment voulez-vous ? Une femmeturque, vous savez bien que, pour nous, ça n’existe pas ! Non,mais j’ai remarqué ce coupé, très comme il faut, que je rencontresouvent…

– Souvent ? Eh bien ! vous avez de lachance : elle ne sort jamais.

– Mais si, mais si ! Et généralement je vois deuxautres femmes, de tournure jeune, avec elle.

– Ah ! peut-être ses cousines, les petites Mehmed-Bey,les filles de l’ancien ministre.

– Et comment s’appellent-elles, ces petitesMehmed-Bey ?

– L’aînée, Zeyneb… L’autre… Mélek, je crois.

Madame de Saint-Énogat avait sans doute flairé quelquechose ; mais, beaucoup trop gentille et trop sûre pour êtredangereuse.

Chapitre 9

 

Elles avaient bien quitté Constantinople, car André Lhéry,quelques jours après, reçut de Djénane cette lettre, qui portait letimbre de Salonique :

 

« Le 18 mai.

« Notre ami, vous qui tant aimez les roses, que n’êtes-vousavec nous ! Vous qui sentez l’Orient et l’aimez comme nulautre Occidental, oh ! que ne pouvez-vous pénétrer dans lepalais du vieux temps où nous voici installées pour quelquessemaines, derrière de hauts murs sombres et tapissés defleurs !

« Nous sommes chez une de mes aïeules, très loin de laville, en pleine campagne. Autour de nous tout est vieux :êtres et choses. Il n’y a ici que nous de jeunes, avec les fleursdu printemps et nos trois petites esclaves circassiennes, quitrouvent leur sort heureux et ne comprennent pas nos plaintes.

« Depuis cinq ans que nous n’étions pas venues, nousl’avions oubliée, cette vie d’ici, auprès de laquelle notre vie deStamboul paraîtrait presque facile et libre. Rejetées brusquementdans ce milieu, dont toute une génération nous sépare, nous nous ysentons comme des étrangères. On nous aime, et en même temps onhait en nous notre âme nouvelle. Par déférence, par désir de paix,nous cherchons bien à nous soumettre à des formes, à façonner notreapparence sur des modes et des attitudes d’antan. Mais cela nesuffit pas, on la sent tout de même, là-dessous, cette âme néed’hier, qui s’échappe, qui palpite et vibre, et on ne lui pardonnepoint de s’être affranchie, ni même d’exister.

« Pourtant, de combien d’efforts, de sacrifices et dedouleurs ne l’avons-nous pas payé, cet affranchissement-là ?Mais vous n’avez pas dû connaître ces luttes, vous,l’Occidental ; votre âme, à vous, de tout temps sans doute apu se développer à l’aise, dans l’atmosphère qui lui convenait.Vous ne pouvez pas comprendre…

« Oh ! notre ami, combien ici nous vous paraîtrions àla fois incohérentes et harmonieuses ! Si vous pouviez nousvoir, au fond de ces vieux jardins d’où je vous écris, sous cekiosque de bois ajouré, mélangé de faïence, où de l’eau chante dansun bassin de marbre ; tout autour, ce sont des divans à lamode ancienne, recouverts d’une soie rose, fanée, où scintillentencore quelques fils d’argent. Et dehors, c’est une profusion, unefolie de ces roses pâles qui fleurissent par touffes et qu’onappelle chez vous des bouquets de mariée. Vos amies ne portent plusni toilettes européennes, ni modernes tcharchafs ; elles ontrepris le costume de leur mère-grand. Car, André, nous avonsfouillé dans de vieux coffres pour en exhumer des parures quifirent les beaux jours du harem impérial au temps d’Abd-ul-Medjib.(La dame du palais qui les porta était notre bisaïeule.) Vousconnaissez ces robes ? Elles ont de longues traînes, et despans qui traîneraient aussi, mais que l’on relève et croise pourmarcher. Les nôtres furent roses, vertes, jaunes : teintes quisont devenues mortes comme celles des fleurs que l’on conserveentre les feuillets d’un livre ; teintes qui semblent n’êtreplus que des reflets sur le point de s’en aller.

« C’est dans ces robes-là, imprégnées de souvenirs, etc’est sous ce kiosque au bord de l’eau que nous avons lu votredernier livre : « Le pays de Kaboul », – lenôtre, l’exemplaire que vous-même nous avez donné.L’artiste que vous êtes n’aurait pu rêver pour cette lecture uncadre plus à souhait. Les roses innombrables, qui retombaient departout, nous faisaient aux fenêtres d’épais rideaux, et leprintemps de cette province méridionale nous grisait de tiédeurs…Maintenant donc nous avons vu Kaboul.

« Mais c’est égal, ami, j’aime moins ce livre que sesaînés : il n’y a pas assez de vous là-dedans. Je n’aipas pleuré, comme en lisant tant d’autres choses que vous avezécrites, qui ne sont pas tristes toujours, mais qui m’émeuvent etm’angoissent quand même. Oh ! n’écrivez plus seulement avecvotre esprit ! Vous ne voulez plus, je crois, vous mettre enscène… Qu’importe ce que des gens peuvent en dire ? Oh !écrivez encore avec votre cœur, est-il donc si lassé et impassibleà présent, qu’on ne le sente plus battre dans vos livres commeautrefois ?…

« Voici le soir qui vient, et l’heure est si belle, dansces jardins de grand silence, où maintenant les fleurs mêmes ontl’air d’être pensives et de se souvenir. On resterait là sans fin,à écouter la voix du petit filet d’eau dans la vasque de marbre,encore que sa chanson ne soit point variée et ne dise que lamonotonie des jours. Ce lieu, hélas ! pourrait si bien être unparadis ! On sent qu’en soi, comme autour de soi, toutpourrait être si beau ! Que vie et bonheur pourraient n’êtrequ’une seule et même chose, avec la liberté !

« Nous allons rentrer au palais ; il faut, ami, vousdire adieu. Voici venir un grand nègre qui nous cherche, car il sefait tard… et les esclaves ont commencé à chanter et à jouer duluth pour amuser les vieilles dames. On nous obligera tout àl’heure à danser et on nous défendra de parler français, ce quin’empêchera pas chacune de nous de s’endormir avec un de vos livressous son oreiller.

« Adieu, notre ami ; pensez-vous parfois à vos troispetites ombres sans visage ?

« DJÉNANE. »

Chapitre 10

 

Dans le cimetière, là-bas, devant les murailles de Stamboul, laréfection de l’humble tombe était achevée, grâce à des complicitésd’amis turcs. Et André Lhéry, qui n’avait pas osé se montrer dansces parages tant que travaillaient les marbriers, allaitaujourd’hui, le 30 du beau mois de mai, faire sa première visite àla petite morte sous ses dalles neuves.

En arrivant dans le bois funéraire, il aperçut de loin la tombeclandestinement réparée, qui avait un éclat de chose neuve, aumilieu de toute la vétusté grise d’alentour. Les deux petitesstèles de marbre, celle que l’on met à la tête et celle que l’onmet aux pieds, se tenaient bien droites et blanches parmi toutesles autres du voisinage, rongées de lichen, qui se penchaient ouqui étaient tout à fait tombées. On avait aussi renouvelé lapeinture bleue, entre les lettres en relief de l’inscription, quibrillaient maintenant d’or vif, – ces lettres qui disaient, aprèsune courte poésie sur la mort : « Priez pour l’âme deNedjibé, fille de Ali-Djianghir Effendi, morte le 18 Moharrem1297. » On ne voyait déjà plus bien que des ouvriersavaient dû travailler là récemment, car, autour de l’épaisse dalleservant de base, les menthes, les serpolets, toute la petitevégétation odorante des terrains pierreux s’était hâtée de pousser,au soleil de mai. Quant aux grands cyprès, eux qui ont vu coulerdes règnes de kahlifes et des siècles, ils étaient tels absolumentqu’André les avait toujours connus, et sans doute tels que cent ansplus tôt, avec leurs mêmes attitudes, les mêmes gestes pétrifiés deleurs branches couleur d’ossements secs, qu’ils tendent vers leciel comme de longs bras de morts. Et les antiques murailles deStamboul déployaient à perte de vue leur ligne de bastions et decréneaux brisés, dans cette solitude toujours pareille, peut-êtreplus que jamais délaissée.

Il faisait limpidement beau. La terre et les cyprès sentaientbon ; la résignation de ces cimetières sans fin étaitaujourd’hui attirante, douce et persuasive, on avait envie des’attarder là, on souhaitait partager un peu la paix de tous cesdormeurs, au grand repos sous les serpolets et les menthes.

André s’en alla rasséréné et presque heureux, pour avoir enfinpu remplir ce pieux devoir, tellement difficile, qui avait étédepuis longtemps la préoccupation de ses nuits ; pendant desannées, au cours de ses voyages et des agitations de son existenceerrante, même au bout du monde, il avait tant de fois dans sesinsomnies songé à cela, qui ressemblait aux besognes infaisablesdes mauvais rêves : au milieu d’un saint cimetière deStamboul, relever ces humbles marbres qui se désagrégeaient…Aujourd’hui donc, c’était chose accomplie. Et puis elle luisemblait tout à fait sienne, la chère petite tombe, à présentqu’elle était remise debout par sa volonté, et que c’était lui quil’avait fait consolider pour durer.

 

Comme il se sentait l’âme très turque, par ce beau soir delimpidité tiède, où bientôt la pleine lune allait rayonner toutebleue sur la Marmara, il revint à Stamboul quand la nuit fut tombéeet monta au cœur même des quartiers musulmans, pour aller s’asseoirdehors, sur l’esplanade qui lui était redevenue familière, devantla mosquée de Sultan-Fatih. Il voulait songer là, dans la fraîcheurpure du soir et dans la délicieuse paix orientale, en fumant desnarguilés, avec beaucoup de magnificence mourante autour de soi,beaucoup de délabrement, de silence religieux et de prière.

Sur cette place, quand il arriva, tous les petits cafésd’alentour avaient allumé leurs modestes lampes ; deslanternes pendues aux arbres, – des vieilles lanternes à l’huile, –éclairaient aussi, discrètement ; et partout, sur lesbanquettes ou sur les escabeaux, les rêveurs à turban fumaient, encausant peu et à voix basse ; on entendait le petitbruissement spécial de leurs narguilés, qui étaient là parcentaines : l’eau qui s’agite dans la carafe, à l’aspirationlongue et profonde du fumeur. On lui apporta le sien, avec despetites braises vives sur les feuilles du tabac persan, et bientôtcommença pour lui, comme pour tous ces autres qui l’environnaient,une demi-griserie très douce, inoffensive et favorable aux pensées.Sous ces arbres, où s’accrochaient les petites lanternes à peineéclairantes, il était assis juste en face de la mosquée, dont leséparait la largeur de l’esplanade. Vide et très en pénombre, cetteplace, où des dalles déjetées alternaient avec de la terre et destrous ; haute, grande, imposante, cette muraille de mosquée,qui en occupait tout le fond, et sévère comme un rempart, avec uneseule ouverture : l’ogive d’au moins trente pieds donnantaccès dans la sainte cour. Ensuite, de droite et de gauche, dansles lointains, c’était de la nuit confuse, du noir, – des arbrespeut-être, de vagues cyprès indiquant une région pour les morts, –de l’obscurité plus étrange qu’ailleurs, de la paix et du mystèred’Islam. La lune qui, depuis une heure ou deux, s’était levée dederrière les montagnes d’Asie, commençait de poindre au-dessus decette façade de Sultan-Fatih ; lentement elle se dégageait,montait toute ronde, toute en argent bleuâtre, et si libre, siaérienne, au-dessus de cette massive chose terrestre ; donnantsi bien l’impression de son recul infini et de son isolement dansl’espace !… La clarté bleue gagnait de plus en pluspartout ; elle inondait peu à peu les sages et pieux fumeurs,tandis que la place déserte demeurait dans l’ombre des grands murssacrés. En même temps, cette lueur lunaire imprégnait une fraîchebrume de soir, exhalée par la Marmara, qu’on n’avait pas remarquéeplus tôt, tant elle était diaphane, mais qui devenait aussi dubleuâtre clair enveloppant tout, et qui donnait l’aspect vaporeux àcette muraille de mosquée, si lourde tout à l’heure. Et les deuxminarets plantés dans le ciel semblaient transparents, perméablesaux rayons de lune, donnaient le vertige à regarder, dans cebrouillard de lumière bleue, tant ils étaient agrandis,inconsistants et légers…

À cette même heure, il existait de l’autre côté de laCorne-d’Or, – en réalité pas très loin d’ici, mais à une distancequi pourtant semblait incommensurable, – il existait une ville diteeuropéenne et appelée Péra, qui commençait sa vie nocturne. Là, desLevantins de toute race (et quelques jeunes Turcs aussi,hélas !) se croyant parvenus à un enviable degré decivilisation, à cause de leurs habits parisiens (ou à peu près),s’empilaient dans des brasseries, des « beuglants »ineptes, ou autour des tables de poker, dans les cercles de lahaute élégance Pérote… Quels pauvres petits êtres il y a par lemonde !…

Pauvres êtres, ceux-là, agités, déséquilibrés, vides etmesquins, maintenant sans rêve et sans espérance ! Trèspauvres êtres, auprès de ces simples et de ces sages d’ici, quiattendent que le muezzin chante là-haut dans l’air, pour allerpleins de confiance s’agenouiller devant l’inconnaissable Allah, etqui plus tard, l’âme rassurée, mourront comme on part pour un beauvoyage !…

Les voici qui entonnent le chant d’appel, les voix attendues pareux. Des personnages qui habitent le sommet de ces flèches perduesdans la vapeur lumineuse du ciel ; des hôtes de l’air, quidoivent en ce moment voisiner avec la Lune, vocalisent tout à coupcomme des oiseaux, dans une sorte d’extase vibrante qui lespossède. Il a fallu choisir des hommes au gosier rare, pour sefaire entendre du haut de si prodigieux minarets ; on ne perdpas un son ; rien de ce qu’ils disent en chantant ne manque dedescendre sur nous, précis, limpide et facile…

L’un après l’autre, les rêveurs se lèvent, entrent dans la zoned’ombre où l’esplanade est encore plongée, la traversent et sedirigent lentement vers la sainte porte. Par petits groupes d’abordde trois, de quatre, de cinq, les turbans blancs et les longuesrobes s’en vont prier. Et puis il en vient d’autres, de différentscôtés, sortant des entours obscurs, du noir des arbres, du noir desrues et des maisons closes. Ils arrivent en babouches silencieuses,ils marchent calmes, recueillis et graves. Cette haute ogive, quiles attire tous, percée dans la si grande muraille austère, c’estun fanal du vieux temps qui est censé l’éclairer ; il estpendu à l’arceau, et sa petite flamme paraît toute jaune et morte,au-dessous du bel éblouissement lunaire dont le ciel est rempli.Et, tandis que les voix d’en haut chantent toujours, cela devientune procession ininterrompue de têtes enroulées de mousselineblanche, qui s’engouffrent là-bas sous l’immense portique.

Quand les bancs de la place se sont vidés, André Lhéry se dirigeaussi vers la mosquée, le dernier et se sentant le plus misérablede tous, lui qui ne priera pas. Il entre et reste debout près de laporte. Deux ou trois mille turbans sont là, qui d’eux-mêmesviennent de s’aligner sur plusieurs rangs pareils et font face aumihrab. Une voix plane sur leur silence, une voix si plaintive, etd’une mélancolie sans nom, qui vocalise en notes très hautes commeles muezzins, semble mourir épuisée, et puis se ranime, vibre ànouveau en frissonnant sous les vastes coupoles, traîne, traîne,s’éteint comme d’une lente agonie, et meurt, pour recommencerencore. C’est elle, cette voix, qui règle les deux mille prières detous ces hommes attentifs ; à son appel, d’abord ils tombent àgenoux ; ensuite, se prosternent en humilité plus grande, etenfin se jettent le front contre terre, tous en même temps d’unrégulier mouvement d’ensemble, comme fauchés à la fois par ce chanttriste et pourtant si doux, qui passe sur leurs têtes, quis’affaiblit par instants jusqu’à n’être qu’un murmure, mais quiremplit quand même la nef immense.

Très peu éclairé, le vaste sanctuaire ; rien que desveilleuses, pendues à de longs fils qui descendent çà et là desvoûtes sonores ; sans la pure blancheur de toutes les parois,on y verrait à peine. Il se fait par instants des bruitsd’ailes : les pigeons familiers, ceux qu’on laisse nicherlà-haut dans les tribunes ; réveillés par ces petites lumièreset par les frôlements légers de toutes ces robes, ils prennent leurvol et tournoient, mais sans effroi, au-dessus des milliers deturbans assemblés. Et le recueillement est si absolu, la foi siprofonde, quand les fronts se courbent sous l’incantation de lapetite voix haute et tremblante, qu’on croit la sentir monter commeune fumée d’encensoir, leur silencieuse et innombrable prière…

Oh ! puissent Allah et le Khalife protéger et isolerlongtemps le peuple turc religieux et songeur, loyal et bon, l’undes plus nobles de ce monde, et capable d’énergies terribles,d’héroïsmes sublimes sur les champs de bataille, si la terre nataleest en cause, ou si c’est l’Islam et la foi !

La prière finie, André retourna avec les autres fidèless’asseoir et fumer dehors, sous la belle lune qui montait toujours.Il pensait, avec un contentement très calme, à la tombe réparée,qui devait à cette heure se dresser si blanche, droite et jolie,dans la nuit claire, pleine de rayons. Et maintenant, ce devoiraccompli, il aurait pu quitter le pays, puisqu’il s’était ditautrefois qu’il n’attendrait que cela. Mais non, le charme orientall’avait peu à peu repris tout à fait, et puis, ces trois petitesmystérieuses, qui reviendraient bientôt avec l’été de Turquie, ildésirait entendre encore leurs voix. Les premiers temps, il avaiteu des remords de l’aventure, à cause de l’hospitalité confianteque lui donnaient ses amis les Turcs ; ce soir, au contraire,il n’en éprouvait plus : « En somme, se disait-il, je neporte atteinte à l’honneur d’aucun d’eux ; entre cetteDjénane, assez jeune pour être ma fille, et moi qui ne l’ai mêmepas vue et ne la verrai sans doute jamais, comment pourrait-il yavoir de part et d’autre rien de plus qu’une gentille et étrangeamitié ? »

Du reste, il avait reçu dans la journée une lettre d’elle, quisemblait mettre définitivement les choses au point :

 

« Un jour de caprice, – écrivait-elle du fond de son palaisde belle-au-bois-dormant, qui ne l’empêchait plus d’être si bienréveillée, – un jour de caprice et de pire solitude morale,irritées contre cette barrière infranchissable à laquelle nous nousheurtons toujours et qui nous meurtrit, nous sommes partiesbravement à la découverte du personnage que vous pouviez bien être.De tout cela, défi, curiosité, était fait notre premier désird’entrevue.

« Nous avons rencontré un André Lhéry tout autre que nousl’imaginions. Et maintenant, le vrai vous que vous nousavez permis de connaître, jamais nous ne l’oublierons plus. Mais ilfaut pourtant l’expliquer, cette phrase, qui, d’une femme à unhomme, a l’air presque d’une galanterie pitoyable. Nous ne vousoublierons plus parce que, grâce à vous, nous avons connu ce quidoit faire le charme de la vie des femmes occidentales : lecontact intellectuel avec un artiste. Nous ne vous oublieronsjamais parce que vous nous avez témoigné un peu de sympathieaffectueuse, sans même savoir si nous sommes belles ou bien desvieilles masques ; vous vous êtes intéressé à cette meilleurepartie de nous-mêmes, notre âme, que nos maîtres jusqu’iciavaient toujours considérée comme négligeable ; vous nous avezfait entrevoir combien pouvait être précieuse une pure amitiéd’homme. »

 

C’était donc décidément ce qu’il avait pensé : un gentilflirt d’âmes, et rien de plus ; un flirt d’âmes, avec beaucoupde danger autour, mais du danger matériel et aucun danger moral. Ettout cela resterait blanc comme neige, blanc comme ces dômes demosquée au clair de lune.

Il l’avait sur lui, cette lettre de Djénane, reçue tout àl’heure à Péra, et il la reprit, pour la relire plustranquillement, à la lueur du fanal pendu aux branchesvoisines :

 

« Et maintenant, – disait-elle, – maintenant que nous nevous avons plus, quelle tristesse de retomber dans notretorpeur ! Votre existence à vous, si colorée, si palpitante,vous permet-elle de concevoir les nôtres, si pâles, faites d’ansqui se traînent sans laisser de souvenirs. D’avance, nous savonstoujours ce que demain nous apportera, – rien, – et que tous lesdemains, jusqu’à notre mort, glisseront avec la même douceur fade,dans la même tonalité fondue. Nous vivons des jours gris perle,ouatés d’un éternel duvet qui nous donne la nostalgie des caillouxet des épines.

« Dans les romans qui nous arrivent d’Europe, on voittoujours des gens qui, sur le soir de leur vie, pleurent desillusions perdues. Eh bien ! au moins ils en avaient,ceux-là ; ils ont éprouvé une fois l’ivresse de partir pourquelque belle course au mirage ! Tandis que nous, André,jamais on ne nous a laissé la possibilité d’en avoir, et, quandnotre déclin sera venu, il nous manquera même ce mélancoliquepasse-temps, de les pleurer… Oh ! combien nous sentons celaplus vivement depuis votre passage !

« Ces heures, en votre compagnie, dans la vieille maison duquartier de Sultan-Selim !… Nous réalisions là un rêve dontnous n’aurions pas osé autrefois faire une espérance ;posséder André Lhéry à nous seules ; être traitées par luicomme des êtres pensants, et non comme des jouets, et mêmeun peu comme des amies, au point qu’il découvrait pour nous descôtés secrets de son âme ! Si peu que nous connaissions la vieeuropéenne et les usages de votre monde, nous avons senti tout leprix de la confiance avec laquelle vous répondiez à nosindiscrétions. Oh ! de celles-ci, par exemple, nous étionsbien conscientes, et, sans nos voiles, nous n’aurions certes pasété si audacieuses.

« Maintenant, en toute simplicité et sincérité de cœur,nous voulons vous proposer une chose. Vous entendant parler l’autrejour de la tombe qui vous est chère, nous avons eu toutes les troisla même idée, que le même sentiment de crainte nous a retenuesd’exprimer. Mais nous osons maintenant, par lettre… Si nous savionsoù elle est, cette tombe de votre amie, nous pourrions y allerprier quelquefois, et, quand vous serez parti, y veiller, puis vousen donner des nouvelles. Peut-être vous serait-il doux de penserque ce coin de terre, où dort un peu de votre cœur, n’est pasentouré que d’indifférence. Et nous serions si heureuses, nous, dece lien un peu réel avec vous, quand vous serezloin ; le souvenir de votre amie d’autrefois défendraitpeut-être ainsi de l’oubli vos amies d’à présent…

« Et, dans nos prières pour celle qui vous a appris à aimernotre pays, nous prierons aussi pour vous, dont la détresse intimenous est bien apparue, allez !… Comme c’est étrange que je mesente revenir à une espérance, depuis que je vous connais, moi quin’en avais plus ! Est-ce donc à moi de vous rappeler qu’on n’apas le droit de borner son attente et son idéal à la vie, quand ona écrit certaines pages de vos livres…

« DJÉNANE. »

 

Il avait souhaité cela depuis bien longtemps, pouvoirrecommander la tombe de Nedjibé à quelqu’un d’ici qui en auraitsoin ; surtout il avait fait ce rêve, en apparence bienirréalisable, de la confier à des femmes turques, sœurs de lapetite morte par la race et par l’Islam. Donc, la proposition deDjénane, non seulement l’attachait beaucoup à elle, mais comblaitson vœu, achevait de mettre sa conscience en repos vis-à-vis descimetières.

Et, dans l’admirable nuit, il songeait au passé et auprésent ; en général, il lui semblait qu’entre la premièrephase, si enfantine, de sa vie turque, et la période actuelle, letemps avait creusé un abîme ; ce soir, au contraire, était undes moments où il les voyait le plus rapprochées comme en une suiteininterrompue. À se sentir là, encore si vivant et jeune, quandelle, depuis si longtemps, n’était plus rien qu’un peu de terre,parmi d’autre terre dans l’obscurité d’en dessous, il éprouvaittantôt un remords déchirant et une honte, tantôt, – dans son amouréperdu de la vie et de la jeunesse, – presque un sentimentd’égoïste triomphe…

Et, pour la seconde fois, ce soir, il les associait dans sonsouvenir, Nedjibé, Djénane : elles étaient du même paysd’ailleurs, toute deux Circassiennes ; la voix de l’une, àplusieurs reprises, lui avait rappelé celle de l’autre ; il yavait des mots turcs qu’elles prononçaient pareillement…

Il s’aperçut tout à coup qu’il devait être fort tard, enentendant, du côté des arbres en fouillis sombre, des sonnailles demules, – ces sonnailles toujours si argentines et claires dans lesnuits de Stamboul : l’arrivée des maraîchers, apportant lesmannequins de fraises, de fleurs, de fèves, de salades, de toutesces choses de mai, que viennent acheter de grand matin, autour desmosquées, les femmes du peuple au voile blanc. Alors il regardaautour de lui et vit qu’il restait seul et dernier fumeur sur cetteplace. Presque toutes les lanternes des petits cafés s’étaientéteintes. La rosée se déposait sur ses épaules qui se mouillaient,et un jeune garçon, debout derrière lui, adossé à un arbre,attendait docilement qu’il eût fini, pour emporter le narguilé etfermer sa porte.

Près de minuit. Il se leva pour redescendre vers les ponts de laCorne-d’Or et passer sur l’autre rive où il demeurait. Plus aucunevoiture bien entendu, à une heure pareille. Avant de sortir duVieux-Stamboul, endormi sous la lune, un très long trajet à fairedans le silence, au milieu d’une ville de rêve, aux maisonsabsolument muettes et closes, où tout était comme figé maintenantpar les rayons d’une grande lumière spectrale trop blanche. Ilfallait traverser des quartiers où les petites rues descendaient,montaient, s’enlaçaient comme pour égarer le passant attardé, quin’eût trouvé personne du reste pour le remettre dans sonchemin ; mais André en savait par cœur les détours. Il y avaitaussi des places pareilles à des solitudes, autour de mosquées quienchevêtraient leurs dômes et que la lune drapait d’immensessuaires blancs. Et partout il y avait des cimetières, fermés pardes grilles antiques aux dessins arabes, avec des veilleuses àpetite flamme jaune, posées çà et là sur des tombes. Parfois deskiosques de marbre jetaient par leurs fenêtres une vague lueur delampe ; mais c’étaient encore des éclairages pour les morts etil valait mieux ne pas regarder là-dedans : on n’aurait aperçuque des compagnies de hauts catafalques, rongés par la vétuste etcomme poudrés de cendre. Sur les pavés, des chiens, tous fauves,dormaient par tribus, roulés en boule, – de ces chiens de Turquie,aussi débonnaires que les musulmans qui les laissent vivre, etincapables de se fâcher même si on leur marche dessus, pour peuqu’ils comprennent qu’on ne l’a pas fait exprès. Aucun bruit, si cen’est, à de longs intervalles, le heurt, sur quelque pavé sonore,du bâton ferré d’un veilleur. Le Vieux-Stamboul, avec toutes sessépultures, dormait dans sa paix religieuse, tel cette nuit qu’il ya trois cents ans.

Partie 4

Chapitre 1

 

Après les ciels changeants du mois de mai, où le souffle de laMer Noire s’obstine à promener encore tant de nuages chargés depluie froide, le mois de juin avait déployé tout à coup sur laTurquie le bleu profond de l’Orient méridional. Et l’exode annueldes habitants de Constantinople vers le Bosphore s’était accompli.Le long de cette eau, presque tous les jours remuée par le vent,chaque ambassade avait pris possession de sa résidence d’été, surla côte d’Europe ; André Lhéry donc s’était vu obligé desuivre le mouvement et de s’installer à Thérapia, sorte de villagecosmopolite, défiguré par des hôtels monstres où sévissent le soirdes orchestres de café-concert ; mais il vivait surtout enface, sur la côte d’Asie restée délicieusement orientale, ombreuseet paisible.

Il retournait souvent aussi à son cher Stamboul, dont il étaitséparé là par une petite heure de navigation sur ce Bosphore,peuplé de la multitude des navires et des barques qui sans trêvemontent ou descendent.

Au milieu du détroit, entre les deux rives bordées sans fin demaisons ou de palais, c’est le défilé ininterrompu des paquebots,des énormes vapeurs modernes, ou bien des beaux voiliersd’autrefois cheminant par troupes dès que s’élève un ventpropice ; tout ce que produisent et exportent les pays duDanube, le Sud de la Russie, même la Perse lointaine et leBoukhara, s’engouffre dans ce couloir de verdure, avec le courantd’air perpétuel qui va des steppes du Nord à la Méditerranée. Plusprès des berges, c’est le va-et-vient des embarcations de touteforme, yoles, caïques effilés que montent des rameurs brodés d’or,mouches électriques, grandes barques peinturlurées et dorées où deséquipes de pêcheurs rament debout, étendant leurs longs filets quiaccrochent tout au passage. Et, traversant cette mêlée de choses enmarche, de continuels et bruyants bateaux à roues, du matin ausoir, transportent entre les Échelles d’Asie et les Échellesd’Europe, les hommes au fez rouge et les dames au visage caché.

De droite et de gauche, le long de ce Bosphore, vingt kilomètresde maisons, dans les jardins et les arbres, regardent par leursmyriades de fenêtres, ces empressements qui ne cessent jamais surl’eau verte ou bleue. Fenêtres libres, ou fenêtres si grillagéesdes impénétrables harems. Maisons de tous les temps et de tous lesstyles. Du côté d’Europe, hélas ! déjà quelques villasbaroques de Levantins en délire, façades composites ou même artnouveau, écœurantes à côté des harmonieuses demeures de la vieilleTurquie, mais noyées encore et négligeables dans la beauté du grandensemble. Du côté d’Asie, où n’habitent guère que des Turcs,dédaigneux des pacotilles nouvelles et jaloux de silence, on peutsans déception longer de près la terre, car il est intact, lecharme de passé et d’Orient qui plane encore là partout. À chaquedétour de la rive, à chaque petite baie qui s’ouvre au pied descollines boisées, on ne voit apparaître que choses d’autrefois,grands arbres, recoins d’oriental mystère. Point de chemins poursuivre le bord de l’eau, chaque maison, d’après la coutumeancienne, ayant son petit quai de marbre, séparé et fermé, où lesfemmes du harem ont le droit de se tenir, en léger voile, pourregarder à leurs pieds les gentils flots toujours courants et lesfins caïques qui passent, arqués en croissant de lune. De temps àautre, des criques ombreuses, et si calmes, emplies de barques àlongue antenne. De très saints cimetières, dont les stèles doréessemblent s’être mises là bien au bord, pour regarder elles aussicheminer tous ces navires, et se mouvoir en cadence tous cesrameurs. Des mosquées, sous de vénérables platanes plusieurs foiscentenaires. Des places de village, où des filets sèchent, pendusaux ramures qui font voûte, et où des rêveurs à turbans sont assisautour de quelque fontaine de marbre, inaltérablement blanche avecpieuses inscriptions et arabesques d’or.

Quand on descend vers Constantinople, venant de Thérapia et del’embouchure de la Mer Noire, cette féerie légendaire du Bosphorese déroule peu à peu en crescendo de magnificence, jusqu’àl’apothéose finale, qui est au moment où s’ouvre la Marmara :alors sur la gauche apparaît Scutari d’Asie, et, sur la droite,au-dessus des longs quais de marbre et des palais du Sultan, lehaut profil de Stamboul se lève avec ses amas de flèches et decoupoles.

Tel était le décor à changements et à surprises dans lequelAndré Lhéry devait vivre jusqu’à l’automne, et attendre ses amies,les trois petites ombres noires, qui lui avaient dit :« Nous serons aussi pendant l’été au Bosphore », mais quidepuis tant de jours ne donnaient plus signe de vie. Et commentsavoir à présent ce qu’elles étaient devenues, n’ayant pas le motde passe pour leur vieux palais perdu dans les bois deMacédoine ?

Chapitre 2

 

DJÉNANE À ANDRÉ

 

« Bounar-Bachi, près de Salonique,

« 20 juin 1904 (à la franque).

« Votre amie pensait à vous ; mais, pendant dessemaines, elle était trop bien gardée pour écrire.

« Aujourd’hui, elle voudrait vous conter sa pâle petitehistoire, son histoire de mariage ; subissez-la, vous qui avezécouté celles de Zeyneb et de Mélek avec tant de bienveillance, àStamboul, si vous vous rappelez, dans la maisonnette de ma bonnenourrice.

« Moi, l’inconnu que mon père m’avait donné pour mari,André, n’était ni un brutal ni un malade : au contraire, unjoli officier blond, aux manières élégantes et douces, que j’auraispu aimer. Si je l’ai exécré d’abord, en tant que maître imposé parla force, je ne garde plus à présent contre lui aucune haine. Maisje n’ai pas su admettre l’amour comme il l’entendait, lui, un amourqui n’était que du désir et restait si indifférent à la possessionde mon cœur.

« Chez nous, musulmans, vous savez combien, dans une mêmemaison, hommes et femmes vivent séparés. Cela tend à disparaître,il est vrai, et je connais des privilégiées dont l’existence sepasse vraiment avec leur mari. Mais ce n’est point le cas dans lesvieilles familles strictement pratiquantes comme les nôtres, là, leharem où nous devons nous tenir, et le selamlikeoù résident les hommes nos maîtres, sont des demeures tout à faitdistinctes. J’habitais donc notre grand harem princier, avec mabelle-mère, deux belles-sœurs et une jeune cousine de Hamdi, nomméeDurdané, celle-ci jolie, d’une blancheur d’albâtre, avec descheveux au henneh ardent, des yeux glauques, des prunelles commephosphorescentes dont on ne rencontrait jamais le regard.

« Hamdi était fils unique, et sa femme fut très choyée. Onm’avait donné tout un étage du vieil hôtel immense ; j’avaispour moi seule quatre luxueux salons à l’ancienne mode turque, oùje m’ennuyais bien ; pourtant ma chambre à coucher était venuede Paris, ainsi que certain salon Louis XVI, et mon boudoir oùl’on m’avait permis d’apporter mes livres ; – oh ! je merappelle qu’en les rangeant dans des petites armoires de laqueblanche, je me sentais si angoissée à songer que, là où ma vie defemme venait de commencer, elle devrait aussi finir, et qu’ellem’avait déjà donné tout ce que j’en devais attendre !… C’étaitdonc cela, le mariage : des caresses et des baisers qui necherchaient jamais mon âme, de longues heures de solitude,d’enfermement, sans intérêt et sans but, et puis ces autres heuresoù il me fallait jouer un rôle de poupée, – ou de moins encore…

« J’avais essayé de rendre mon boudoir agréable et dedécider Hamdi à y passer ses heures de liberté. Je lisais lesjournaux, je causais avec lui des choses du palais et de l’armée,je tâchais de découvrir ce qui l’intéressait, pour apprendre à enparler. Mais non, cela dérangeait ses idées héréditaires, je le visbien. « Tout cela, disait-il, était bon pour les conversationsentre hommes, au selamlike. » Il ne me demandait que d’êtrejolie et amoureuse… Il me le demanda tant, qu’il me le demandatrop…

« Une qui devait savoir l’être, amoureuse, c’étaitDurdané ! Dans la famille, on l’admirait pour sa grâce, – unegrâce de jeune panthère qui faisait ondoyer tous ses mouvements.Elle dansait le soir, jouait du luth ; elle parlait à peinemais souriait toujours, d’un sourire à la fois prometteur et cruel,qui découvrait ses petites dents pointues.

« Souvent elle entrait chez moi, pour me tenir compagnie,soi-disant. Oh ! le dédain qu’elle affichait alors pour meslivres, mon piano, mes cahiers et mes lettres ! Loin de toutcela elle m’entraînait toujours, dans l’un des salons à la turque,pour s’étendre sur un divan et fumer des cigarettes, en jouant avecun éternel miroir. À elle, qui avait été mariée et qui était jeune,je pouvais, croyais-je, dire mes peines. Mais elle ouvrait sesgrands yeux d’eau et éclatait de rire : « De quoi peux-tute plaindre ? Tu es jeune, jolie, et tu as un mari que tufinis par aimer ! – Non, répondais-je, il n’est pas à moi,puisque je n’ai rien de sa pensée. – Que t’importe sa pensée ?Tu l’as, lui, et tu l’as à toiseule ! » Elle appuyait sur ces derniers mots, lesyeux mauvais.

« Un vrai chagrin pour la mère de Hamdi était que jen’eusse pas d’enfant au bout d’une année de mariage ; certes,disait-elle, on m’avait jeté un sort. Et je refusais de me laisserconduire aux sources, aux mosquées et vers les derviches réputéspour conjurer de tels maléfices : un enfant, non, je n’envoulais point. Si par malheur il nous était né une petite fille,comment l’aurais-je élevée ? En Orientale, comme Durdané, sansautre but dans la vie que les chansons et les caresses ? Oubien comme nous l’avions été, Zeyneb, Mélek et moi-même, et ainsila condamner à cruellement souffrir ?

« Voyez-vous, André, je le sais bien, qu’elle estinévitable, notre souffrance, que nous sommes l’échelon, nous etsans doutes celles qui vont immédiatement suivre, l’échelon parlequel les musulmanes de Turquie sont appelées à monter et às’affranchir. Mais une petite créature de mon sang, et que j’auraisbercée dans mes bras, la vouer à ce rôle sacrifié, je ne m’ensentais pas le courage.

« Hamdi, à cette époque-là, avait l’intention bien arrêtéede demander un poste à l’étranger, dans quelque ambassade.« Je t’emmènerai, me promettait-il, et là-bas tu vivras de lavie des Occidentales, comme la femme de notre ambassadeur à Vienne,ou comme la princesse Éminé en Suède. » Je pensais doncqu’alors, seuls dans une maison plus petite, notre existencedeviendrait forcément plus intime. Je pensais aussi qu’à l’étrangeril serait content, peut-être fier, d’avoir une femme cultivée, aucourant de toutes choses.

« Et comme je m’y appliquais, à être au courant !Toutes les grandes revues françaises, je les lisais, tous lesgrands journaux, et les romans et les pièces de théâtre. C’estalors, André, que j’ai commencé à vous connaître d’une manière siprofonde. Jeune fille, j’avais déjà lu Medjé etquelques-uns de vos livres sur nos pays d’Orient. Je les ai relus,pendant cette période de ma vie, et j’ai mieux compris encorepourquoi nous toutes, les musulmanes, nous vous devons de lareconnaissance, et pourquoi nous vous aimons plus que tantd’autres. C’est que nous nous sommes trouvées en intime parentéd’âme avec vous par votre compréhension de l’Islam. Oh ! notreIslam faussé, méconnu, auquel pourtant nous restons si fidèlementattachées, car ce n’est pas lui qui a voulu nos souffrances !…Oh ! notre Prophète, ce n’est pas lui qui nous a condamnées aumartyre qu’on nous inflige ! Le voile, qu’il nous donna jadis,était une protection, non un signe d’esclavage. Jamais, jamais, iln’a entendu que nous ne fussions que des poupées de plaisir :le pieux Imam qui nous a instruites dans notre saint livre nous l’anettement dit. Vous, dites-le vous-même, André ; dites-le pourl’honneur du Coran et pour la vengeance de celles qui souffrent.Dites-le, enfin, parce que nous vous aimons…

« Après vos livres d’Orient, il m’a fallu tous les autres.Sur chacune de leurs pages est tombée une larme… Les auteurs trèslus, en écrivant, songent-ils à l’infinie diversité des âmes oùs’en ira plonger leur pensée ? Pour les femmes occidentalesqui voient le monde, qui y vivent, les impressionsproduites par un écrivain pénètrent sans doute moins avant. Maispour nous, les éternellement cloîtrées, vous tenez le miroir qui lereflète, ce monde à jamais inconnu ; c’est par vous que nousle voyons. Et c’est à travers vous que nous sentons, que nousvivons ; ne comprenez-vous pas alors que l’écrivain aimédevienne une partie de nous-mêmes ? Je vous ai suivi partoutautour de la terre, et j’ai des albums pleins de coupures dejournaux qui parlaient de vous ; j’en ai entendu dire beaucoupde mal que je n’ai pas cru. Bien avant de vous avoir rencontré,j’avais exactement pressenti l’homme que vous deviez être. Quand jevous ai connu enfin, mais je vous connaissais déjà ! Quandvous m’avez donné vos portraits, mais, André, je les avais tous,dormant au fond d’un coffret secret, dans un sachet desatin !… Et après cet aveu, vous demanderiez à nousrevoir ? Non, ces choses se disent seulement à l’ami qu’onne reverra jamais…

« Mon Dieu, ma petite histoire de mariage, combien m’envoici éloignée !… J’en étais, je crois, à la fin de l’hiverqui suivit la belle fête de mes noces. Un long hiver, cetteannée-là, et Stamboul, deux mois sous la neige. J’avais beaucouppâli et je languissais. La mère de Hamdi, Émiré Hanum, devinaitbien d’ailleurs que je n’étais pas heureuse. Elle s’inquiéta,paraît-il, de me voir si blanche, car un jour les médecins furentmandés, et, sur leurs conseils, elle m’envoya passer deux mois auxîles[13] , où vos amies Zeyneb et Mélek venaientdéjà de s’installer.

« Vous les connaissez, nos îles, et les douceurs de leurprintemps ? C’est l’amour de la vie et l’amour de l’amourqu’on y respire. Dans cet air pur, sous les pins qui embaument, jeme sentais renaître. Les mauvais souvenirs, les notes fausses de mavie de femme, tout se fondit en une langueur tendre. Je me jugeaifolle d’avoir été auprès de mon mari si compliquée et si exigeante.Ce climat et cet avril m’avaient changée. Par les soirs de clair delune, dans le beau jardin de notre villa, je me promenais seule,sans autre désir, sans autre rêve que d’avoir près de moi monHamdi, et, son bras autour de ma taille, de n’être rien qu’uneamoureuse. Je sentais le regret amer des baisers que je n’avais passu rendre, la nostalgie des caresses qui m’avaient ennuyée.

« Avant le délai fixe, sans prévenir, je repartis pourStamboul, suivie seulement de mes esclaves.

« Le bateau qui me ramenait, retardé par des avaries,n’arriva qu’à nuit close, – et vous savez que nous n’avons pas ledroit, nous autres musulmanes, d’être dehors après le coucher dusoleil. Il était bien neuf heures, quand j’entrai sans bruit dansnotre hôtel. Hamdi, à cette heure-là, devait être au selam-like,avec son père et ses amis, comme d’habitude ; ma belle-mère,sans doute enfermée à méditer son Coran, et ma cousine, en train dese faire dire son horoscope par quelque esclave habile à lire dansle marc de café.

« Je montai donc tout droit chez moi, et, en entrant dansma chambre, je ne vis rien autre chose que Durdané entre les brasde mon mari…

« Vous direz, André, qu’elle est bien banale, mon aventure,et très courante en Occident ; aussi ne vous l’ai-je contéeque pour la suite qu’elle comporte.

« Mais je suis fatiguée, ami que je ne dois plus revoir, etcette suite sera pour demain.

« DJÉNANE. »

Chapitre 3

 

Cependant le mois de juillet tout entier s’écoula sans que lasuite annoncée parvînt à André Lhéry, non plus qu’aucune autrenouvelle des trois petites ombres noires.

Comme tous les riverains du Bosphore à cette saison, il vivaitbeaucoup sur l’eau, en va-et-vient de chaque jour entre l’Europe etl’Asie. Étant au moins aussi Oriental qu’un Turc, il avait soncaïque ; et ses rameurs portaient le traditionnelcostume : chemises en gaze de Brousse aux manches flottanteset vestes en velours brodé d’or. Le caïque était blanc, long,effilé, pointu comme une flèche, et le velours des livrées étaitrouge.

Un matin, dans cet équipage, il longeait la rive asiatique,parcourant d’un regard distrait les vieilles demeures avancées toutau bord, les fenêtres closes des harems, la retombée des verdurespar-dessus les grilles des mystérieux jardins, – quand il vit venirdevant lui une barque frêle où ramaient trois femmes drapées desoie blanche ; un eunuque, en redingote correctementboutonnée, se tenait assis à l’arrière, et les trois rameusesdonnaient toute leur force comme pour une joute. Elles lecroisèrent de près et tournèrent la tête vers lui ; ilconstata qu’elles avaient des mains élégantes, mais les voiles demousseline étaient baissés sur les visages, ne laissant devinerrien.

Et il ne se douta point d’avoir rencontré là ses trois petitsfantômes noirs, qui étaient devenus, avec l’été, des fantômesblancs.

Le lendemain, elles lui écrivirent :

 

« Le 3 août 1904.

« Depuis deux jours, vos amies sont revenues s’installer auBosphore, côté d’Asie. Et hier matin, elles étaient montées enbarque, ramant elles-mêmes, comme c’est leur habitude, pour allervers Pacha-Bagtché, où c’est plein de mûres dans les haies, etplein de bleuets dans l’herbe.

« Nous ramions. Au lieu du tcharchaf et du voile noir, nousn’avions qu’un yeldirmé de soie claire et une écharpe de mousselineautour de la tête : au Bosphore, à la campagne, on nous lepermet. Il faisait beau, il faisait jeune, un vrai temps d’amour etd’aube de vie. L’air était frais et léger, et les avirons dans nosmains ne pesaient pas plus que des plumes. Au lieu de jouirpaisiblement de la belle matinée, je ne sais quelle ardeur follenous avait prises de nous hâter, et nous faisions voler notrebarque sur l’eau, comme à la poursuite du bonheur, ou de lamort…

« Ce n’est ni la mort, ni le bonheur que nous avons attrapédans cette course, mais notre ami, qui faisait son pacha, dans unbeau caïque aux rameurs rouges et dorés. Et moi, j’ai croisé enplein vos yeux, qui regardaient dans la direction des miens sansles voir.

« Depuis notre retour ici, nous sommes au peu grisées,comme des captives qui sortiraient de cellule pour reprendre laprison simple : si vous saviez, malgré la magnificence desroses, ce que c’était, là-bas d’où nous venons !… Quand onest, comme vous, quelqu’un de l’Occident fiévreux et libre, est-oncapable de sentir l’horreur de nos existences mortes, de noshorizons où n’apparaît qu’une seule chose : aller là-basdormir à l’ombre d’un cyprès, au cimetière d’Eyoub, après quel’Imam aura bien dit les prières qu’il faut !

« DJÉNANE. »

 

« Nous vivons comme ces verreries précieuses, vous savez,que l’on tient emballées dans des caisses pleines de son. Tous leschocs, on s’imagine ainsi nous les éviter, mais il nous arriventquand même, et alors les cassures vives, avec les deux morceaux enperpétuel contact, nous font un mal sourd, profond et horrible…

« ZEYNEB. »

 

« Je suis la seule personne de bon sens dans le trio, amiAndré, vous vous en êtes certainement déjà aperçu. Les deux autres,– ceci tout à fait entre nous, n’est-ce pas, – sont un peu« maboul ». Surtout Djénane, qui veut bien continuer àvous écrire, mais ne plus vous revoir. Heureusement que je suis là,moi, pour arranger les choses. Répondez-nous à l’ancienne adresse(Madame Zahidé, vous vous rappelez ?). Après-demain nous avonsune amie sûre qui doit aller en ville et passer à la posterestante.

« MÉLEK. »

Chapitre 4

 

André leur écrivit sur l’heure. À Djénane, il disait :« Ne plus vous revoir, – ou mieux ne plus entendre votre voix,car je ne vous ai jamais vue, – et cela parce que vous m’avez faitune gentille déclaration d’amitié intellectuelle ! Quelenfantillage ! J’en reçois bien d’autres, allez, et ça nem’émotionne pas du tout. » Il tenait de prendre la chose enbadinage et de se confirmer dans un rôle de vieil ami, très aîné,un peu paternel. Dans le fond, il était inquiet des résolutionsextrêmes que cette petite âme fière et obstinée était capable deprendre ; il ne s’y fiait pas, et sentait d’ailleurs qu’ellelui était déjà très chère, que ne plus la revoir assombrirait toutson été.

Dans sa lettre, il réclamait aussi la suite de l’histoirepromise, et, en finissant, contait, pour l’acquit de sa conscience,comment par hasard il les avait toutes les trois« identifiées ».

Le surlendemain elles répondirent :

 

« Que vous nous ayez identifiées, est un malheur : cesamies dont vous ne connaîtrez jamais le visage, vousintéressent-elles encore, maintenant que leur petit mystère estusé, percé à jour ?…

« La suite de mon histoire : cela, rien de plusfacile, vous l’aurez.

« Nous revoir, André, c’est moins simple : laissez-moiréfléchir…

« DJÉNANE. »

 

« Eh bien ! moi, je vais m’identifier à fond, en vousapprenant où est notre demeure. Quand vous descendez le Bosphore,côté d’Asie, dans la seconde crique après Tchiboukli, il y a unemosquée ; après la mosquée, un grand yali très vieux style,très grillagé, pompeux et triste, avec toujours quelque aimablenègre en redingote qui rôde sur le quai étroit : c’est cheznous. Au premier étage, qui s’avance en encorbellement sur la mer,les six fenêtres de gauche, défendues par de farouchesquadrillages, sont celles de nos chambres. Puisque vous aimez cettecôte d’Asie, passez là de préférence et regardez à ces fenêtres,sans regarder trop : vos amies, qui reconnaîtront de loinvotre caïque, montreront le bout de leur doigt par un trou, ensigne d’amitié, ou bien le coin de leur mouchoir.

« Ça s’arrange avec Djénane, et comptez sur une entrevue àStamboul pour la semaine prochaine.

« MÉLEK. »

 

Il ne se fit point prier pour « passer là ». Lelendemain précisément se trouvait être un vendredi, jour depromenade élégante aux Eaux-Douces d’Asie où il ne manquait jamaisde se rendre, et la vieille demeure de Djénane, sans doute trèsfacile à reconnaître, était sur le chemin. Étendu dans son caïque,il passa aussi près que la discrétion put l’y autoriser. Le yali,tout en bois suivant la coutume turque, un peu déjeté par le temps,et peint à l’ocre sombre, avait grand air, mais combien triste etsecret ! Par la base, il baignait presque dans le Bosphore, etles fenêtres de ses amies captives surplombaient l’eau marine,qu’agitait l’éternel courant. Derrière, c’étaient des jardins hautmurés, qui montaient se perdre dans les bois du coteau voisin.

Sous la maison s’ouvrait une de ces espèces d’antres voûtés, quiétaient d’usage général dans le vieux temps pour remiser lesembarcations des maîtres, et André, comme il approchait, en vitsortir un beau caïque équipé pour la promenade, rameurs en veste develours bleu brodé d’or, et long tapis de même velours, brodépareillement, qui traînait dans l’eau. Iraient-elles auxEaux-Douces, elles aussi, ses petites amies ? Cela en avaittout l’air.

Il passa, en jetant un coup d’œil aux grillages indiqués ;des doigt fins, chargés de bagues, en sortirent, et le coin d’unmouchoir de dentelles. Rien qu’à la façon enfantine de remuer cesdoigts-là et de faire danser ce bout de mouchoir, André tout desuite reconnut Mélek.

À Constantinople, il y a des Eaux-Douces d’Europe : c’est,dans les arbres et les prairies, une petite rivière où l’on vienten foule, les vendredis de printemps. Et il y a les Eaux-Doucesd’Asie : une rivière encore plus en miniature, presque unruisseau, qui coule des collines asiatiques pour se jeter dans leBosphore, et où l’on se réunit tous les vendredis d’été.

À l’heure où André s’y rendait aujourd’hui, quantité d’autrescaïques y venaient aussi des deux rives, les uns amenant des damesvoilées, les autres des hommes en fez rouge. Au pied d’unefantastique citadelle du moyen âge sarrasin, hérissée de tours etde créneaux, et près d’un somptueux kiosque au quai de marbre,appartenant à Sa Majesté le Sultan, s’ouvre ce petit cours d’eauprivilégié qui attire chaque semaine tant de bellesmystérieuses.

Avant de s’engager là, entre les berges de roseaux et defougères, André s’était retourné pour voir si vraiment ellesvenaient aussi, ses amies, et il avait cru reconnaître, là-bas,loin derrière lui, leurs trois silhouettes en tcharchaf noir, et lalivrée bleu et or de leurs bateliers.

Déjà beaucoup de monde, quand il arriva ; du monde surl’eau ; des barques de toute forme et des livrées de toutecouleur ; du monde alentour, sur ces pelouses presque tropfines et trop jolies qui s’arrangent en amphithéâtre, comme exprèspour les gens qui veulent s’asseoir et regarder ces barques passer.Çà et là, de grands arbres, à l’ombre desquels des petits cafésvenaient de s’établir, et où d’indolents fumeurs de narguilésavaient étendu des nattes sur l’herbe pour s’y reposer àl’orientale. Et des deux côtés, les collines boisées, touffues, unpeu sauvages, enfermaient tout cela entre leurs pentesdélicieusement vertes. C’étaient des femmes surtout, quigarnissaient le haut des gradins naturels, sur les deux charmantspetits rivages, et rien n’est aussi harmonieux qu’une foule defemmes turques à la campagne, sans tcharchafs sombres comme à laville, mais en longs vêtements toujours d’une seule couleur, – desroses, des bleus, des bruns, des rouges, – chacune ayant la têteuniformément enveloppée d’un voile en mousseline blanche.

L’étrangeté amusante de la promenade, c’est cet encombrementmême, sur une eau si tranquille, si enclose et enveloppée deverdure, – avec tant de paires de jolis yeux qui observentalentour, par la fente des voiles. Souvent on n’avance plus, lesavirons se croisent, se mêlent, les rameurs crient, les caïques sefrôlent, et on est stationnaire les uns près des autres, avec toutloisir de se regarder. Il y a des dames sans visage qui restent uneheure rangées contre la berge, leur caïque presque dans les joncset les fleurs d’eau, et qui détaillent avec un face-à-main ceux quipassent. Il en est d’autres qui ne craignent pas de se lancer dansla mêlée, mais toujours impassibles et énigmatiques sous le voilebaissé, tandis que se démènent leurs bateliers chamarrés d’or. Et,si l’on fait cinq ou six cents mètres à peine, en remontant lagentille rivière, on est dans l’épaisseur des branchages, entre desarbres qui se penchent sur vous, on touche les galets blancs dufond, il faut rebrousser chemin, alors on tourne à grand-peine,tant l’étroit caïque a de longueur, et on redescend le fil del’eau, – mais pour le remonter ensuite, et puis le redescendre,comme qui ferait les cent pas dans une allée.

Quand son caïque eut tourné, dans la petite nuit verte où leruisseau finit d’être navigable, André songea : « Je vaissûrement croiser mes amies, qui ont dû arriver aux Eaux-Doucesquelques minutes après moi. » Il ne regarda donc plus lesfemmes assises par groupes sur l’herbe, plus les paires d’yeuxnoirs, gris ou bleus que montraient toutes ces têtes enveloppées deblanc ; il ne s’occupa que de ce qui arrivait à sa rencontresur l’eau. Un défilé encore si joli dans son ensemble, bien que cene soit déjà plus comme aux vieux temps et qu’il faille parfoistourner la tête pour ne pas voir les prétentieuses yolesaméricaines des jeunes Turcs dans le train, ni les vulgairesbarques de louage où des Levantines exhibent d’ahurissantschapeaux. Cependant les caïques dominent encore, et il y en avaitaujourd’hui de remarquables, avec leurs beaux rameurs aux vestes develours très dorées ; là-dedans passaient, à demi étendues,des dames en tcharchaf plus ou moins transparent, et quelquesgrandes élégantes, en yachmak comme pour se rendre à Yldiz,laissant voir leur front et leurs yeux d’ombre. – Au fait, commentdonc n’étaient-elles pas aussi en yachmak, ses petites amies, desfleurs d’élégance pourtant, au lieu d’arriver ici toutes noires,telles qu’il les avait aperçues là-bas ? Sans doute à cause del’obstination de Djénane à rester pour lui une invisible.

À un détour de la rivière, elles apparurent enfin. C’était biencela : trois sveltes fantômes, sur un tapis de velours bleu,qui accrochait les algues en traînant dans l’eau ses franges d’or.Trois, c’est beaucoup pour un caïque ; deux étaient royalementassises à l’arrière sur la banquette de velours, le même veloursque le tapis et la livrée des rameurs, – les aînées sans doute,celles-là, – et la troisième, la plus enfant, se tenait accroupie àleurs pieds. Elles passèrent à le toucher. Il reconnut d’abord, desi près, sous la gaze noire qui aujourd’hui n’était pas triple, cesyeux rieurs de Mélek entrevus un jour dans un escalier, et regardavite les deux autres assises aux bonnes places. L’une avait aussiun voile semi-transparent qui permettait de deviner presque levisage tout jeune, d’une finesse et d’une régularité exquises, maislaissant encore les yeux dans l’imprécision. Il n’hésita pas :ce devrait être Zeyneb, qui consentait enfin à être moins cachée,et la troisième, aussi parfaitement indéchiffrable que toujours,c’était Djénane.

Il va sans dire, ils n’échangèrent ni un salut, ni un signe.Seule, Mélek, la moins sévèrement voilée, lui sourit, mais sidiscrètement qu’il fallait être tout près pour le voir.

Deux autres fois encore ils se croisèrent, et puis ce fut letemps de s’en aller. Le soleil n’éclairait bientôt plus que la cimedes collines et des bois : on sentait la fraîcheur délicieusequi montait de l’eau avec le soir. La petite rivière et ses entoursse dépeuplaient peu à peu, pour redevenir solitaires jusqu’à lasemaine prochaine ; les caïques se dispersaient sur tous lespoints du Bosphore, ramenant les belles promeneuses qui, avant lecrépuscule, doivent être de retour et mélancoliquement enferméesdans tous ces harems disséminés le long du rivage. André laissapartir ses amies bien avant lui, de peur d’avoir l’air de lessuivre ; puis rentra en rasant le bord asiatique, trèslentement pour laisser reposer ses rameurs et voir se lever lalune.

Chapitre 5

 

DJÉNANE À ANDRÉ

 

« Le 17 août 1904 (à la franque).

« Vraiment, André, vous tenez à la suite de ma petitehistoire ? C’est pourtant une bien pauvre aventure, que j’aicommencé de vous conter là.

« Mais combien fait mal un amour qui meurt ! Ah !s’il mourait du moins tout d’un coup ! Mais non, il lutte, ilse débat, et c’est cette agonie qui est cruelle.

« Parce que de mes mains mon petit sac tomba, au bruit d’unflacon à parfum qui se brisait par terre, Durdané tourna vers moila tête. Elle ne fut pas troublée. Ses yeux couleur d’eaus’ouvrirent et elle me fit son joli sourire de panthère. Sans unmot, elle et moi nous regardions. Hamdi encore ne voyait rien. Elleavait un bras passé autour de son cou et, doucement, elle le forçalui aussi à tourner la tête : « Djénane ! »dit-elle, d’une voix indifférente.

« Je ne sais ce qu’il fit, car je me sauvai pour ne plusvoir. D’instinct, c’est auprès de sa mère que j’allai me réfugier.Elle lisait son Coran, et d’abord gronda d’être interrompue dans saméditation, puis se leva effarée, pour aller vers eux, me laissantseule. Quand elle revint, je ne sais combien de minutesaprès : « Rentre dans ton appartement, me dit-elle, avecune douceur tranquille ; va, ma pauvre petite, ils n’y sontplus. »

« Dans mon boudoir, seule, les portes fermées, je me jetaisur une chaise longue, et j’y pleurai jusqu’à m’endormir épuisée.Oh ! ensuite, à l’aube, ce réveil ! Retrouver cela danssa mémoire, recommencer à penser, se dire qu’il faut prendre unparti. J’aurais voulu les haïr, et il n’y avait en moi que de ladouleur, pas de la haine ; de la douleur et de l’amour.

« Il était grand matin, le jour commençait à peine.J’entendis des pas s’approcher de ma porte, ma belle-mère entra, etje vis d’abord que ses yeux avaient pleuré. « Durdané estpartie, me dit-elle ; je l’ai envoyée loin d’ici, chez une denos parentes. » Puis, s’asseyant près de moi, elle ajouta queces choses arrivent tous les jours dans la vie ; que lescaprices d’un homme ont moins de conséquences que ceux duvent ; que je devais rentrer dans ma chambre, me faire trèsbelle, et sourire à Hamdi ce soir, quand il rentrerait dupalais ; il était très malheureux, paraît-il, et ne voulaitpas m’approcher avant que je fusse consolée.

« Dans l’après-midi, on m’apporta des blouses de soie, desdentelles, des éventails, des bijoux.

« Alors, je priai seulement, qu’on me laissât seule dans machambre. Je voulais essayer de voir clair au fond de moi-même.Pensez donc que la veille j’étais rentrée au harem toute vibranted’un sentiment nouveau ; j’y avais apporté tout le printempsdes îles, ses parfums et ses chansons, et les baisers cueillis làdans l’air, et tout le frisson d’un réveil amoureux…

« Le soir Hamdi vint chez moi, tranquille, un peu pâle.Tranquille moi-même, je lui demandai simplement de me dire lavérité : m’aimait-il encore, ou non ? Je serais retournéechez ma grand-mère, pour le laisser libre. Il sourit et me pritdans ses bras. « Quelle enfant tu es, me dit-il ; voyons,pourrais-je cesser de t’aimer ? » Et il me couvrait debaisers, me grisait de caresses.

« Je tentai pourtant de demander comment il avait pu aimerl’autre, s’il m’aimait toujours… Oh ! André, alors j’ai apprisà juger les hommes, – ceux de chez nous du moins : celui-làn’avait même pas le courage de son amour ! Cette Durdané, maisnon il ne l’aimait point. Une fantaisie seulement à cause de sesprunelles vertes, de son corps onduleux lorsqu’elle dansait lesoir. Et puis elle prétendait connaître des arts subtils pourensorceler les hommes, et il avait voulu tenter l’épreuve.D’ailleurs, qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? Sans marentrée à l’improviste, l’aurais-je même su jamais ?

« Oh ! de l’entendre, quelle pitié et quel dégoût aufond de moi-même, pour elle, pour lui, et pour moi quivoulais pardonner ! Je souffrais moins cependant,depuis que j’étais renseignée : ainsi donc, ce corps souple etces yeux d’eau, c’était là tout ce que Hamdi avait aimé chezl’autre ! Eh bien ! je me savais plus joliequ’elle ; moi aussi j’avais des prunelles vertes, d’un vert demer plus sombre et plus rare que le sien, et, s’il suffisait aveclui d’être jolie et amoureuse, j’étais les deux à présent.

« Et la campagne de reconquête commença. Oh ! ce nefut pas long ; le souvenir de Durdané ne pesa plus lourdbientôt sur la mémoire de son amant… Mais jamais de ma vie je n’aiconnu de jours plus lamentables. Je sentais tout ce qui était enmoi de haut et de pur s’en aller, s’effeuiller comme des roses quise fanent près du feu. Je n’avais plus une pensée en dehors decelle-ci : lui plaire, lui faire oublier l’amour de l’autredans un amour plus grand.

« Mais bientôt, quelle horreur de m’apercevoir qu’avec lemépris croissant de moi-même, me venait peu à peu la haine de celuipour qui je m’avilissais ! Car j’étais devenue tout à fait etuniquement une poupée de plaisir. Je ne songeais qu’à être belle, àl’être chaque jour d’une manière différente. À pleines caisses,arrivaient de Paris les toilettes du soir, les« déshabillés », les parfums, les fards ; tous lesartifices de la coquetterie d’Occident et ceux de notre coquetterieorientale étaient devenus mon seul souci. Je n’entrais plus jamaisdans mon boudoir, par crainte des reproches muets de mes livresdélaissés ; là flottaient des pensées si différentes,hélas ! de celles d’à présent…

« La Djénane amoureuse avait beau faire, elle pleurait surla Djénane d’autrefois qui avait essayé d’avoir une âme… Et commentvous exprimer cette torture, quand je sentis enfin bien nettementque mes caresses étaient fausses, que mes baisers mentaient, quechez moi l’amour n’était plus !

« Mais il m’aimait, lui, maintenant, avec une ardeur quidevenait pour moi une épouvante ; quel parti prendre pouréchapper à ses bras, que faire pour ne pas prolonger cettehonte ? Je ne vis d’autre issue que la mort, et je voulusl’avoir là, toujours préparée, et tout près de moi, sur cette tablede toilette devant laquelle à présent j’étais constammentassise ; une mort bien douce et prompte, à portée de ma main,dans un flacon d’argent pareil à mes flacons de parfum.

« C’est là que j’en étais, quand un matin, entrant dans lesalon de ma belle-mère Émiré Hanum, je trouvai deux visiteuses quiremettaient leur tcharchaf pour partir : Durdané et la tanteéloignée qui en avait pris charge. Elle souriait, comme toujours,cette Durdané, mais aujourd’hui avec un petit air de triomphe,tandis que les deux vieilles dames paraissaient bouleversées. Moiau contraire, je me sentais si calme. Je remarquai que sa robe, endrap beige, était un peu flottante, que sa taille semblait épaissieet ses mouvements plus lourds : elle acheva lentement de fixerson tcharchaf, son voile, nous salua et sortit. « Qu’est-ellevenue faire ? » demandai-je simplement, quand nous fûmesseules. Émiré Hanum me fit asseoir près d’elle en me tenant lesmains, hésita avant de répondre, et je vis des larmes couler surses rides : cette Durdané allait avoir un enfant, et ilfallait que mon mari l’épousât ; une femme de leur famille nepouvait être mère sans être épousée, et d’ailleurs une enfant deHamdi avait de droit sa place dans la maison.

« Elle me disait cela en pleurant et m’avait prise dans sesbras. Mais avec quelle tranquillité je l’écoutais ! C’était ladélivrance au contraire qui venait à moi, quand je me croyaisperdue ! Et je répondis aussitôt que je comprenais tout celatrès bien, que Hamdi était libre, que j’étais prête à divorcer surl’heure sans en vouloir à personne.

« – Divorcer ! reprit-elle, avec une explosion delarmes. Divorcer ! Tu veux divorcer ! Mais mon filst’adore. Mais nous t’aimons tous, ici ! Mais tu es la joie denos yeux !

« Pauvre femme, en quittant cette maison, elle est la seuleque j’aie regrettée… Pour me retenir, elle commença de me citerl’exemple des épouses de son temps, qui savaient être heureusesdans des situations semblables. Elle-même, n’avait-elle pas eu àpartager l’amour du pacha avec d’autres ? Dès qu’avait pâli sabeauté, n’avait-elle pas vu une, deux, trois jeunes femmes sesuccéder au harem ? Elle les appelait sessœurs ; jamais aucune ne lui avait manqué d’égards, etc’était toujours à elle-même que revenait le pacha quand il avaitune confidence à faire, un avis à demander, ou bien quand il sesentait malade. De tout cela avait-elle souffert ? À peine,puisqu’elle ne se souvenait plus que d’un seul chagrin dans savie : c’était quand mourut la petite Sahida, la dernière deses rivales, en lui confiant son bébé ! Oui, le plus jeunefrère d’Hamdi, le petit Férid n’était pas son propre fils à elle,mais le fils de la pauvre Sahida ; c’est du reste à cetteheure que je l’apprenais…

« Durdané devait faire le lendemain sa rentrée dans leharem. Que m’importait cette femme, au point où nous enétions ? D’ailleurs Hamdi ne l’aimait plus et ne voulait quemoi. Mais elle était le prétexte qu’il fallait saisir, l’occasionqu’il ne fallait perdre à aucun prix. Pour abréger, par horreur desscènes et plus encore par crainte de Hamdi qui s’affolerait, je fisséance tenante ma demi-soumission. À genoux devant cette mère quipleurait, je demandai seulement, et j’obtins, d’aller passer deuxmois de retraite à Khassim-Pacha, dans ma chambre de jeunefille ; j’avais besoin de cela, disais-je, pour merésigner ; ensuite je reviendrais.

« Et j’étais partie avant que Hamdi ne fût rentréd’Yldiz.

« C’est à ce moment-là, André, que vous arriviez àConstantinople. Les deux mois expirés, mon mari, bien entendu,voulut me reprendre : je lui fis dire qu’il ne m’aurait pasvivante, le petit flacon d’argent ne me quitta plus, et ce fut unelutte atroce, jusqu’au jour où Sa Majesté le Sultan daigna signerl’iradé qui me rendit libre.

« Vous avouerai-je que j’ai souffert encore, les premièressemaines. Contre mon attente, l’image de cet homme, ses baisers quej’avais trop aimés et trop haïs, devaient continuer quelque tempsde me poursuivre.

« Aujourd’hui tout s’apaise. Je lui ai pardonné d’avoirfait de moi presque une courtisane ; il ne m’inspire plus nile désir ni haine ; c’est fini. Un peu de honte me reste pouravoir cru rencontrer l’amour parce qu’un joli garçon me serraitdans ses bras. Mais j’ai reconquis ma dignité, j’ai retrouvé monâme et repris mon essor.

« Maintenant, répondez-moi, André, que je sache si vous mecomprenez, ou bien si, comme tant d’autres, vous me tenez pour unepauvre petite déséquilibrée, en quête de l’impossible.

« DJÉNANE. »

Chapitre 6

 

André répondit à Djénane que son Hamdi lui faisait l’effet deressembler beaucoup à tous les hommes, à ceux d’Occident aussi bienqu’à ceux de Turquie, et que c’était elle, la petite créatured’exception et d’élite. Et puis il la pria de remarquer, – ce quin’était pas neuf, – que rien ne fuyait comme le temps ; lesdeux années de son séjour à Constantinople avaient déjà commencéleur fuite, et ne se retrouveraient jamais plus ; ils devaientdonc en profiter tous deux pour échanger leurs pensées, quiseraient si promptes à s’anéantir, comme les pensées de tous lesêtres, dans les abîmes de la mort.

Et il reçut un avis de rendez-vous pour le jeudi suivant, àStamboul, à Sultan-Selim, dans la vieille maison, au fond del’impasse de silence.

Ce jour-là, il descendit le Bosphore dès le matin, dans unemouche à vapeur, et trouva un Stamboul de grand été, qui semblaits’être rapproché de l’Arabie, tant il y faisait chaud et calme,tant les mosquées étaient blanches sous l’ardent soleil d’août.Comment imaginer aujourd’hui qu’une ville pareille pouvait avoir desi longs hivers et de si persistants linceuls de neige ? Lesrues étaient plus désertes, à cause de tout ce monde qui avaitémigré vers le Bosphore ou les îles de la Marmara, et les senteursorientales s’y exagéraient dans l’atmosphère surchauffée.

Pour attendre l’heure, il alla à Sultan-Fatih, s’asseoir à saplace d’autrefois, sous les arbres, à l’ombre, devant la mosquée.Des imams qui étaient là, et ne l’avaient pas vu depuis tant dejours, lui firent grand accueil ; après quoi, ils retombèrentdans leur rêverie. Et le « cafedji », le traitant commeun habitué, lui apporta, avec le narguilé berceur, la petite Tékir,la chatte de la maison, qui avait été souvent sa compagne auprintemps et qui s’installa tout de suite près de lui, la tête surses genoux pour être caressée. En face, les murs de la mosquéeéblouissaient avec leur réverbération blanche. Des enfantspuisaient l’eau d’une fontaine et la versaient sur les vieux pavés,autour des fumeurs, mais il faisait quand même si chaud que lespinsons et les merles, dans les cages pendues aux branches,restaient muets et somnolents. Des feuilles jaunes cependanttombaient déjà, annonçant que ce bel été ne tarderait pas à courirvers son déclin.

À Sultan-Selim, où il arriva sous l’accablement de deux heures,l’impasse était inquiétante de sonorité et de solitude. Derrière laporte au frappoir de cuivre, il trouva Mélek en faction, qui luisourit comme une bonne petite camarade, heureuse de le revoirenfin. Son voile était mis en simple et sa figure se voyait à peuprès comme celle d’une Européenne en voilette de deuil. En haut, iltrouva Zeyneb arrangée pareillement et, pour la première fois, ilvit briller ses prunelles brunes, il rencontra le regard de sesjeunes yeux graves et doux. Mais, ainsi qu’il s’y attendait,Djénane persistait à n’être qu’une svelte apparition noire,absolument sans visage.

La question qu’elle lui posa, d’un petit ton drôle, dès qu’ilfut assis sur le modeste divan décoloré :

– Eh bien ! comment va votre ami JeanRenaud ?…

– Mais parfaitement, je vous remercie, répondit-il demême ; vous savez son nom ?

– On sait tout, dans les harems. Exemple : je puisvous dire que vous dîniez hier au soir chez madame de Saint-Énogat,à côté d’une personne en robe rose ; que vous vous êtes isolésaprès, tous deux, sur un banc du jardin et qu’elle a accepté une devos cigarettes au clair de lune. Ainsi de suite… Tout ce que vousfaites, tout ce qui vous arrive, nous savons… Alors, vous m’assurezqu’il va toujours bien, monsieur Jean Renaud ?

– Mais oui, je vous dis…

– Alors, Mélek, tu as perdu ta peine : ça n’agitpas.

Il apprit donc que Mélek, depuis quelques jours, avait entreprisdes prières et un envoûtement pour obtenir sa mort, – un peu commeenfantillage et plus encore pour tout de bon, s’étant imaginéequ’il incarnait une influence hostile et maintenait André endéfiance contre elles.

– Voilà, dit Djénane en riant, vous avez voulu connaîtredes Orientales, eh bien ! c’est ainsi que nous sommes. Dèsqu’on gratte un peu le vernis : des petitesbarbares !

– En tout cas, pour celui-ci, vous vous trompiez bien. Maisau contraire, il rêve de vous tout le temps, le pauvre JeanRenaud ! Et tenez, sans lui, nous ne nous connaîtrionspas ; notre premier rendez-vous, à Pacha-Bagtché, le jour dece grand vent, il m’a entraîné, je refusais d’y venir…

– Bon Jean Renaud ! s’écria Mélek. Écoutez, alorsemmenez-le demain vendredi aux Eaux-Douces, dans votre beau caïque,et j’irai tout exprès, moi, pour lui faire un sourire enpassant…

Dans le petit harem triste et semi-obscur, où la splendeur de cejour d’été se devinait à peine, Djénane, plus encore que ladernière fois, faisait son sphinx et ne bougeait pas. On sentaitqu’une timidité nouvelle, une gêne lui étaient venues, pour s’êtretrop livrée dans ses longues lettres, et de la voir ainsi, celarendait André un peu nerveux, par instants, presque agressif.

Aujourd’hui, elle cherchait à maintenir la conversation sur lelivre :

– Ce sera un roman, n’est-ce pas ?…

– Comment saurais-je faire autre chose ? Mais encore,je ne le vois pas du tout ce roman-là.

– Permettez-vous que je vous dise ce que je pensais ?Un roman, oui, et dans lequel vous seriez un peu.

– Ah ! cela non, par exemple.

– Laissez-moi expliquer. Vous ne parleriez pas à lapremière personne, je sais déjà que vous ne le voulez plus. Mais ilpourrait y avoir là-dedans un Européen de passage dans notre pays,un chantre de l’Orient qui verrait avec vos yeux et sentirait avecvotre âme…

– Et on ne me reconnaîtrait pas du tout, soyez-ensûre !

– Qu’est-ce que ça peut vous faire ? Laissez-moicontinuer, voulez-vous… Il aurait rencontré clandestinement, avecles mille dangers inévitables, une de nos sœurs de Turquie et ilsse seraient aimés…

– Ensuite ?

– Ensuite, eh bien ! il part, comme c’est fatal, voilàtout…

– Ce sera tout à fait nouveau dans mon œuvre cette petiteintrigue-là…

– Pardon, il pourrait y avoir ceci de nouveau, que l’amourentre eux deux resterait pur et toujours inavoué…

– Ah !… Et elle après son départ ?

– Elle !… Eh bien ! mais… que voulez-vous qu’ellefasse ? Elle meurt !

Elle meurt… C’était prononcé avec l’accent d’une conviction sipoignante qu’André en reçut comme un choc profond qui le surprit etlui commanda le silence.

Et Zeyneb ensuite fut celle qui recommença de parler :

– Dis-lui, Djénane, le titre auquel tu songeais ; ilnous avait paru si joli, à nous : Le bleu dont onmeurt… Non ? Il n’a pas l’air de vous plaire ?

– Il est gentil, c’est vrai, dit André… Je le trouvepeut-être un peu… Comment dire cela, voyons… Un peu romance…

– Allons, reprit Djénane, dites tout de suite que vous letrouvez 1830… Il est rococo ; passons…

– Un titre qui a des papillotes, ajouta Mélek.

Il comprit alors que, depuis un moment il lui faisait de lapeine en contrecarrant avec demi-moquerie ses petites idéeslittéraires, qu’elle s’était acquises toute seule, avec tantd’effort et parfois avec une intuition merveilleuse. Soudain ellelui parut si naïve et si jeune, elle qu’il jugeait à première vuepeut-être un peu trop frottée de lectures ! il fut désoléd’avoir pu la froisser, même très légèrement, et tout de suitechangea de ton, pour redevenir tout à fait doux, presque avectendresse.

– Mais non, chère petite amie invisible, il n’est pasrococo, il n’est pas ridicule, votre titre, ni rien de ce que vouspouvez imaginer ou dire… Seulement, ne mettons pas de mortlà-dedans, voulez-vous ? D’abord ça changera ; j’en aitant fait mourir dans mes livres ; vous n’y pensez pas, on meprendrait pour le sire de Barbe-Bleue ! Non, pas de mort, dansce livre ; mais au contraire, si possible, de la jeunesse etde la vie… Cette restriction posée, j’essaierai de l’écrire sous laforme qui vous plaira, et nous travaillerons ensemble, comme deuxcollaborateurs bien d’accord, bien camarades, n’est-cepas ?

Et ils se quittèrent beaucoup plus amis qu’ils ne l’avaient étéjusqu’à ce jour.

Chapitre 7

 

DJÉNANE À ANDRÉ

 

« Le 16 septembre 1904.

« J’étais parmi les fleurs du jardin, et je m’y sentais siseule, et si lasse de ma solitude ! Un orage avait passé dansla nuit et saccagé les rosiers. Les roses jonchaient la terre. Demarcher sur ces pétales encore frais, il me semblait piétiner desrêves.

« C’est dans ce jardin-là, au Bosphore, que, depuis monarrivée de Karadjiamir, j’ai passé tous mes étés d’enfant et dejeune fille, avec vos amies Zeyneb et Mélek. En ce temps-là denotre vie, je ne dirai pas que nous fussions malheureuses. Toutétait souriant. Chacun autour de nous goûtait ce bonheur négatif oùl’on se contente de la paix du moment qui passe et de la sécuritépour celui qui vient. Nous n’avions jamais vu saigner des cœurs. Etnos journées qui glissaient douces et lentes, entre nos études etnos petits plaisirs, nous laissaient en demi-sommeil, dans cettetorpeur qu’apportent nos étés toujours chauds : nous n’avionsjamais pensé que nous pourrions être à plaindre. Nos institutricesétrangères avaient beaucoup souffert dans leur pays. Elles setrouvaient bien parmi nous ; ce calme était pour elle commecelui d’un port après la tempête. Et lorsque nous leur disionsparfois nos rêves vagues et nos désirs imprécis : vivre commeles Européennes, voyager, voir, elles nous répondaient en vantantla tranquillité et la douceur dont nous étions entourées.Tranquillité, douceur de la vie des musulmanes, toute notreenfance, nous n’avions pas entendu autre chose. Aussi riend’extérieur ne nous avait préparées à souffrir. La douleur estvenue de nous. L’inquiétude et l’inassouvissable désir sont nés denous-mêmes. Et mon drame à moi a vraiment commencé le jour de monmariage, quand les fils d’argent de mon voile de mariéem’enveloppaient encore…

« Oh ! notre première rencontre, André, dans cesentier, par ce grand vent, vous vous souvenez, auriez-vous penséen ce temps-là que vous seriez si tôt pour nous un ami trèscher ? Et vous, je sens que vous commencez à vous attacher àces petites Turques, bien qu’elles aient déjà perdu l’attraitd’être mystérieuses. Quelque chose d’infiniment doux s’est glisséen moi depuis notre dernière entrevue, depuis l’instant où votrevoix et vos yeux ont changé, parce que vous aviez peur de m’avoirblessée ; alors j’ai compris que vous étiez bon etconsentiriez à être mon confident en même temps que mon ami. Quelbien cela me ferait de vous dire, à vous qui devez le comprendre,tant de choses lourdes que personne n’a jamais entendues ; deschoses dans ma destinée qui me déroutent ; vous qui êtes unhomme et qui savez, vous me les expliqueriezpeut-être.

« J’ai votre portrait, là, tout près, sur ma table àécrire, et il me regarde avec ses yeux clairs. Vous-même, je voussais non loin d’ici, sur l’autre rive ; un coin de Bosphoreseul nous sépare, et cependant, entre nous deux, quelle distancetoujours, quel abîme de difficultés, avec une si constanteincertitude de nous revoir jamais ! Malgré tout cela, jevoudrais, quand vous aurez quitté notre pays, ne plus êtreseulement un vague fantôme dans votre mémoire ; je voudrais aumoins y demeurer comme une réalité, une pauvre, triste petiteréalité.

« Ces roses sur lesquelles je marchais tout à l’heure,savez-vous ce qu’elles me rappelaient ? Un effeuillementpareil, dans les allées de ce même jardin, il y a un peu plus dedeux ans. Mais ce n’était pas une bourrasque d’été, cette fois, quien était cause, c’était bien l’automne. Octobre avait jauni lesarbres, il faisait froid, et nous devions rentrer le lendemain enville, à Khassim-Pacha. Tout était emballé, la maison en désordre.Nous étions allées dire adieu au jardin et cueillir les dernièresfleurs. Un vent aigre gémissait dans les branches. La vieilleIrfané, une de nos esclaves un peu sorcière qui lit dans le marc decafé, avait prétendu que ce jour était favorable pour desprédictions sur notre destinée. Elle vint donc nous apporter ducafé qu’il fallut boire ; cela ce passait au fond du jardin,dans un recoin abrité par la colline, et je la vois encore, assiseà nos pieds, parmi les feuilles mortes, anxieuse de ce qu’elleallait découvrir. Dans les tasses de Zeyneb et Mélek, elle ne vitqu’amusements et cadeaux ; elles étaient encore si jeunes.Mais elle hocha la tête, en lisant dans la mienne :« Oh ! l’amour veille, dit-elle, mais l’amour estperfide. Tu ne reviendras plus au Bosphore de longtemps, et quandtu y reviendras, la fleur de ton bonheur sera envolée. Oh !pauvre, pauvre ! Il n’y a dans ton destin que l’amour et lamort. » Je ne devais en effet revenir ici que cet été, aprèsmon triste mariage. Cependant, est-ce bien la fleur de monbonheur qui s’est envolée, puisque, le bonheur, je ne l’aipoint connu ?… Non, n’est-ce pas ? Mais jamais saprédiction finale ne m’avait frappée autant qu’aujourd’hui :« Il n’y a dans ton destin que l’amour et la mort. »

« DJÉNANE. »

Chapitre 8

 

Ils se rencontrèrent beaucoup, pendant toute cette délicieusefin de l’été. Aux Eaux-Douces d’Asie, chaque semaine au moins unefois, leurs caïques se frôlèrent, eux ne bronchant point, Zeyneb etMélek, dont les traits se voyaient un peu, osant à peine sourire àtravers leurs gazes noires. À Stamboul, chez la bonne nourrice, ilsse revirent aussi ; elles étaient plus libres au Bosphore quedans leurs grandes maisons d’hiver à Khassim-Pacha, trouvaientmille prétextes pour venir en ville et semaient leurs esclaves enroute ; il est vrai, chaque entrevue nouvelle nécessitait destissus d’audaces et de ruses, qui toujours paraissaient près de serompre et de changer en drame l’innocente aventure, mais quitoujours finissaient par réussir miraculeusement. Et le succès leurdonnait plus d’assurance, leur faisait imaginer de plus témérairesentreprises. « Vous pourriez raconter cela dans le monde, àConstantinople, s’amusaient-elles à lui dire, personne ne vouscroirait. »

Dans la petite maison de Stamboul, quand ils étaient ensemble, àcauser comme de vieux amis, il arrivait maintenant que Zeyneb etMélek relevaient leur voile, montraient l’ovale entier de leurvisage, les cheveux seuls restant cachés sous la mante noire, etainsi elles ressemblaient à des petites nonnains, toutes jeunes etélégantes. Djénane seule ne transigeait point ; rien nepouvait se deviner de ses traits, aussi funèbrement enveloppés denoir que le premier jour, et, lui, tremblait d’en faire laremarque, prévoyant quelque réponse absolue qui enlèverait touteespérance de jamais connaître ses yeux.

Il osait aller quelquefois, le soir, après entente avec elles,les écouter faire de la musique, par ces nuits immobiles etperfides du Bosphore, qui n’ont pas un souffle, qui sont tièdes,enjôleuses, mais vous imprègnent tout de suite d’une pénétranterosée froide. Presque chaque jour, l’été, le courant d’air violentde la Mer Noire passe dans ce détroit et le blanchit d’écume ;mais il ne manque jamais de s’apaiser au coucher du soleil, commesi on fermait soudain les écluses du vent ; dès le crépuscule,rien n’agite plus les arbres sur les rives, tout s’immobilise et serecueille ; la surface de la mer devient un miroir sans rides,pour les étoiles, pour la lune, pour les mille lumières des maisonsou des palais ; une langueur orientale se répand, avecl’obscurité, sur ces bords extrêmes de l’Europe et de l’Asie qui seregardent, et l’humidité continuelle de ces parages enveloppe leschoses d’une buée qui les harmonise et les grandit, les chosesproches comme les choses lointaines, les montagnes, les bois, lesmosquées, les villages turcs et les villages grecs, les petitesbaies asiatiques plus silencieuses que celles de la côte européenneet plus figées chaque soir dans leur calme absolu.

Entre Thérapia, où André habitait, et le yali de ses troisamies, il fallait, à l’aviron, presque une demi-heure.

La première fois, il avait pris son caïque, et c’était toujoursun enchantement de circuler, la nuit, en cet équipage, de s’enaller ainsi presque à toucher l’eau même, et comme étendu sur cebeau miroir bleu pâle et argent que devenait la surface apaisée. Larive d’Europe, à mesure qu’on s’en éloignait, reprenait, elleaussi, du mystère et de la paix ; tous ses feux traçaient surle Bosphore d’innombrables petites raies lumineuses qui avaientl’air de descendre jusqu’aux profondeurs d’en dessous ; sesmusiques d’Orient dans les petits cafés en plein air, les vocalisesétranges de ses chanteurs continuaient de vous suivre, portées etembellies par les sonorités de la mer ; même les affreuxorchestres de Thérapia s’adoucissaient dans le lointain et dans lamagie nocturne, jusqu’à être agréables à entendre. Et, là-bas enface, il y avait cette rive d’Asie, vers laquelle on se rendait, sivoluptueusement couché ; ses fouillis d’épaisse verdure, sescollines tapissées d’arbres faisaient des masses noires, quiparaissaient démesurément grandes au-dessus de leurs refletsrenversés ; quant à ses lumières, plus discrètes et plusrares, elles étaient projetées par des fenêtres garnies degrillages, derrière lesquels on devinait la présence des femmesqu’il ne faut pas voir.

Cette fois-là, en caïque, André n’osa pas s’arrêter sous lesfenêtres éclairées de ses amies, et il passa son chemin. Sesrameurs, dont les broderies du reste brillaient trop à la lune, etpouvaient éveiller le soupçon de quelque nègre aux aguets sur larive, ses rameurs étaient des Turcs, et, malgré leur dévouement,capables de le trahir, dans leur indignation, s’ils avaient flairéla moindre connivence entre leur maître européen et les femmes dece harem.

Il revint les autres soirs dans la plus humble de ces barques depêche qui se répandent par milliers toutes les nuits sur leBosphore. Ainsi il put longuement s’arrêter, en faisant mine detendre des filets ; il écouta Zeyneb qui chantait, accompagnéeau piano par Mélek ou Djénane ; il connut sa jeune voixchaude. Une voix si belle et si naturellement posée, surtout en sesnotes graves, – et où l’on sentait par instants une imperceptiblefêlure, qui la rendait peut-être plus prenante encore, en lamarquant pour bientôt mourir.

Vers la mi-septembre, ils osèrent une chose inouïe : gravirensemble une colline toute rose de bruyères et se promener dans unbois. Cela se fit sans encombre au-dessus de Béicos, le point de lacôte d’Asie qui est en face de Thérapia et qu’André avait adoptépour y venir chaque soir, au déclin du soleil. Comment dire lecharme de ce Béicos, qui fit plus tard un de leurs lieux derendez-vous les plus chers et les moins troublés par la crainte… DeThérapia, si niaisement agité avec ses prétentions mondaines, onarrive là, par contraste, dans le silence ombreux des grandsarbres, dans la paix réfléchie du temps passé. Un petit débarcadèreaux vieilles dalles blanches, et tout de suite on trouve une plaineédénique, sous des platanes de quatre cents ans, qui n’ont plusl’air d’appartenir à nos climats, tant ils ont pris avec lessiècles des formes de baobab ou de banian indien. C’est une plaineparfaitement unie, qui est veloutée en automne d’une herbe plusfine que celle des pelouses dans nos jardins les mieux soignés, uneplaine qui a l’air d’avoir été créée exprès pour les promenades deméditation et de sage mélancolie ; elle a juste la grandeurqu’il faut (une demi-lieu à peine) pour rester intime, sans quel’on s’y sente prisonnier ; elle est close de tous côtés pardes collines solitaires, couvertes de bois, – et les Turcs, frappésde son charme unique, l’ont nommée « laVallée-du-Grand-Seigneur ». On ne s’y doute point que leBosphore est là tout près, avec son va-et-vient qui dérangeait lerecueillement ; les collines vous le cachent. On y est isoléde tout, et on n’y entend aucun bruit, si ce n’est, à la tombée dusoir, les chalumeaux des berges qui rassemblent leurs chèvres, dansles montagnes alentour. Les majestueux platanes, qui étendent surla terre leurs racines comme d’énormes serpents, forment à l’entréede cette plaine une sorte de bois sacré ; mais, plus loin, ilss’espacent, puis se rangent en allée, pour laisser libres lesgrandes pelouses où se promènent lentement, le soir, les musulmanesau voile blanc. Il y a aussi un ruisseau qui coule dans cetteVallée-du-Grand-Seigneur, un ruisseau frais, habité par destortues ; des petits ponts en planches le traversent ;sur ses bords, à l’ombre de quelques vieux arbres, les marchands decafé turc s’installent pour l’été dans des cabanes, et c’est là queles hommes prennent place pour fumer leur narguilé, le vendredisurtout, en regardant de loin les femmes voilées qui vont etviennent sur cette prairie des longs rêves. Elles marchent pargroupes de trois, de quatre, de dix, ces femmes, un peu clairseméeslà, un peu perdues, car ces pelouses déploient pour elles de trèsvastes tapis. Elles ont des vêtements tout d’une pièce et toutd’une couleur, – souvent des soies de Damas roses ou bleues, laméesd’or, – qui tombent en plis à l’antique, et des mousselinesblanches enveloppent toutes les têtes ; ces costumes, aumilieu de ce site très particulier, et cette quiétude charméequ’elles ont dans l’allure, font songer, quand approche lecrépuscule, aux Ombres bienheureuses du paganisme se promenant dansles Champs Élyséens…

André était un des fidèles habitués de laVallée-du-Grand-Seigneur ; il y vivait presque journellement,depuis qu’il était censé résider à Thérapia.

À l’heure fixée il avait débarqué là sous les platanes-baobabs,en compagnie de Jean Renaud, chargé encore de faire le guet ets’amusant toujours de ce rôle. Ses domestiques musulmans,impossibles en pareille circonstance, il les avait laissés sur larive d’Europe, pour n’amener qu’un fidèle serviteur français quilui apportait comme d’habitude un fez turc dans un sac de voyage.Depuis ses intimités nouvelles, il était coutumier de ceschangements de coiffure qui avaient jusqu’ici conjuré le danger, etqui se faisaient n’importe où, dans un fiacre, dans une barque, ousimplement au milieu d’une rue déserte.

Il les vit arriver toutes les trois en talika, puis mettre piedà terre ; et, comme des petites personnes qui vont innocemmentse promener, elles prirent à travers la plaine, qui déjà, parplaces, devenait violette sous la floraison des colchiquesd’automne. Zeyneb et Mélek portaient le yeldirmé léger que l’ontolère à la campagne et le voile de gaze blanche qui laisseparaître les yeux ; Djénane seule avait gardé le tcharchafnoir des citadines, pour continuer d’être strictementinvisible.

Quand elles s’engagèrent dans certain sentier, convenu entreeux, un sentier qui grimpe vers la montagne, il les rejoignit,présenta Jean Renaud, – à qui elles avaient désiré toucher le boutdes doigts pour s’excuser d’avoir préparé sa mort, – et qui futenvoyé en avant comme éclaireur. Par l’exquise soirée qu’ilfaisait, ils montèrent gaiement au milieu des châtaigniers et deschênes ; l’herbe autour d’eux était pleine de scabieuses.Bientôt ce fut la région des bruyères, et les dessous de tous cesbois en devinrent entièrement roses. Et puis les lointains peu àpeu se découvrirent. De ce côté-ci du Bosphore, le côté asiatique,c’étaient des forêts et des forêts : à perte de vue, sur lescollines et les montagnes, s’étendait ce superbe et sauvage manteauvert, qui abrite encore ses brigands et ses ours. Ensuite ce fut laMer Noire, qui tout à coup se déploya infinie sous leurspieds ; d’un bleu plus décoloré et plus septentrional quecelui de la Marmara pourtant si voisine, elle paraissaitaujourd’hui doucereusement tranquille et pensive, au soleil de cesderniers beaux jours d’été, comme si elle méditait déjà sescontinuelles fureurs et son tapage de l’hiver, pour quandrecommencerait à se lever le terrible vent de Russie.

Le but de leur promenade était une vieille mosquée des bois,lieu de pèlerinage demi-abandonné, sur un plateau dominant cettemer des tempêtes, et battu en plein par les souffles du Nord. Il yavait là, dans une maison croulante, un petit café bien pauvre,tenu par un bonhomme tout blanc. Ils s’assirent devant la porte,pour regarder dormir au-dessous d’eux cette immensité pâle. Lesquelques arbres, ici, se penchaient échevelés, tous dans la mêmedirection, ayant cédé à la longue sous l’effort continu des mêmesrafales du large. L’air était vif et pur.

Ils ne causèrent point du livre, ni de rien de précis. Il n’yavait aujourd’hui que Zeyneb qui fût un peu grave ; Djénane etMélek étaient toutes à la griserie de cette promenade en fraude,toutes à la contemplation de cette âpre magnificence des montagneset des falaises qui dévalaient sous leurs pieds jusqu’à la mer.Pour être seules ici avec André, les petites révoltées avaient dûsemer dans les villages de la route deux nègres et autant denégresses dont elles payaient le silence ; mais leurs audaces,qui jusqu’ici réussissaient toujours, ne les gênaient plus du tout.Et le bonhomme à barbe blanche leur servit du café dans sesvieilles tasses bleues, là, dehors, devant la triste Mer Noire, nedoutant point d’avoir affaire à un bey authentique, en pèlerinageavec les dames de son harem.

Cependant l’air ici devenait très frais, après la chaleur de lavallée, et Zeyneb fut prise d’une petite toux qu’elle cherchait àdissimuler, mais qui disait la même chose sinistre que la fêlureencore si légère de sa jolie voix. Au regard échangé entre les deuxautres, André comprit qu’il y avait là un sujet d’anxiété déjàancien ; elles voulurent resserrer les plis du costume sur lafrêle poitrine, mais la malade, ou la seulement menacée, haussa lesépaules :

– Laissez donc, dit-elle, du ton de la plus tranquilleindifférence. Eh ! mon Dieu, qu’est-ce que cela peutfaire ?

Cette Zeyneb était la seule du trio qu’André croyait un peuconnaître : une désenchantée dans les deux sens de ce mot-la,une découragée de la vie, ne désirant plus rien, n’attendant plusrien, mais résignée avec une douceur inaltérable ; unecréature toute de lassitude et de tendresse ; exactement l’âmeindiquée par son délicieux visage, si régulier, et par ses yeux quisouriaient avec désespérance. Mélek au contraire, qui semblaitpourtant avoir un bon petit cœur, ne cessait de se montrerfantasque à l’excès, violente, et puis enfant, capable de semoquer, de rire de tout. Quant à Djénane, la plus exquise destrois, combien elle restait mystérieuse, sous son éternel voilenoir, si compliquée, si frottée de toutes les littératures :avec cela, inégale, à la fois soumise et altière, n’hésitant pas,par moments, à se livrer avec une confiance presque déconcertante,et puis rentrant aussitôt après dans sa tour d’ivoire pour yredevenir encore plus lointaine.

« Celle-là, songeait André, je ne démêle ni ce qu’elle meveut, ni pourquoi elle m’est déjà chère ; on dirait parfoisqu’il y ait entre nous des ressouvenirs en commun d’on ne sait quelpassé… Je ne commencerai à la déchiffrer que le jour où j’aurai vuenfin quels yeux elle peut bien avoir ; mais j’ai peur qu’ellene me les montre jamais. »

Il fallut redescendre de bonne heure vers la plaine de Béicospour leur laisser le temps de rassembler leurs esclaves et derentrer avant la nuit. Ils se replongèrent donc bientôt dans lessentiers du bois, et elles voulurent qu’André leur donnât lui-mêmeà chacune un brin de ces bruyères qui faisaient la montagne touterose ; c’était pour le mettre à leur corsage ce soir, parbravade enfantine, pendant le dîner en compagnie des aïeules et desvieux ondes rigides.

En arrivant à la plaine, il les quitta par prudence, mais lessuivit des yeux, marchant un peu loin derrière elles. Peu de mondeaujourd’hui, dans cette Vallée-du-Grand-Seigneur où le soleilprenait déjà ses nuances dorées du soir ; seulement quelquesfemmes, la tête voilée de blanc, assises par terre, en groupesespacés dans le lointain. Elles s’en allaient, les trois petitesaudacieuses, d’un pas harmonieux et lent, Zeyneb et Mélek drapéesde soies à peine teintées, presque blanches, marchant de chaquecôté de Djénane toujours en élégie noire ; leurs vêtementstraînaient sur la pelouse exquise, sur l’herbe courte et fine,froissant les fleurs violettes des colchiques, promenant lesfeuilles jaune d’or tombées déjà des platanes. Elles ressemblaientbien à trois ombres élyséennes, traversant la vallée du grandrepos ; celle du milieu, celle en deuil étant sans doute uneombre encore inconsolée de l’amour terrestre…

Il les perdit de vue quand elles arrivèrent sous les grandsplatanes, dans le bois sacré qui est à l’autre bout de cette plainefermée. Le soleil descendait derrière les collines, disparaissaitlentement de cet éden ; le ciel prenait sa limpidité verte desbeaux soirs d’été et les tout petits nuages, qui le traversaient enqueues de chat, ressemblaient à des flammes orangées. Les autresombres heureuses qui étaient restées longtemps assises, çà et là,sur l’herbe fleurie de colchiques, se levaient toutes pour s’enaller aussi, mais bien doucement comme il sied à des ombres. Lesflûtes des bergers dans le lointain commençaient leur musiquette dutemps passé pour faire rentrer les chèvres. Et tout ce lieu sepréparait à devenir infiniment solitaire, au pied de ces grandsbois, sous une nuit d’étoiles.

André Lhéry se dirigea à regret vers le Bosphore, qui apparutbientôt, comme une nappe d’argent rose, entre les silhouettes déjànoires des platanes géants du rivage. À ses rameurs, il recommandade ne point se presser : il regagnait sans aucune avidité lacôte d’Europe, Thérapia où les grands hôtels allumaient leurs feuxélectriques et accordaient (ou à peu près), pour la soirée diteélégante, leurs orchestres de foire.

Chapitre 9

 

LETTRES QU’ANDRÉ REÇUT LELENDEMAIN

 

« Le 18 septembre 1904.

« Notre ami, savez-vous un thème que vous devriezdévelopper, et qui donnerait bien la page la plus« harem » de tout le livre ? Le sentiment de videqu’amène dans nos existences l’obligation de ne causer qu’avec desfemmes, de n’avoir pour intimes que des femmes, de nous retrouvertoujours entre nous, entre pareilles. Nos amies ? mais, monDieu, elles sont aussi faibles et aussi lasses que nous-mêmes. Dansnos harems, la faiblesse, les faiblesses plutôt, ainsi réunies,amassées, ont mal à l’âme, souffrent davantage d’être ce qu’ellessont et réclament une force. Oh ! quelqu’un avec qui cespauvres créatures oubliées, humiliées, pourraient parler, échangerleurs petites conceptions, le plus souvent craintives etinnocentes ! Nous aurions tant besoin d’un ami homme, d’unemain ferme, mâle, sur laquelle nous appuyer, qui serait assez fortepour nous relever si nous sommes près de choir. Pas un père, pas unmari, pas un frère ; non, un ami, vous dis-je ;un être que nous choisirions très supérieur à nous, qui serait à lafois sévère et bon, tendre et grave, et nous aimerait d’une amitiésurtout protectrice… On trouve des hommes ainsi, dans votre monde,n’est-ce pas ?

« ZEYNEB. »

 

« Des existences où il n’y a rien !Sentez-vous toute l’horreur de cela ? De pauvres âmes, ailéesmaintenant, et que l’on tient captives ; des cœurs oùbouillonne une jeune sève, et auxquels l’action est interdite, quine peuvent rien faire, pas même le bien, qui se dévorent ou s’usenten rêves irréalisables. Vous représentez-vous les jours mornes quecouleraient vos trois amies, si vous n’étiez pas venu, leurs jourstous pareils, sous la tutelle vigilante de vieux oncles, devieilles femmes dont elles sentent constamment peser ladésapprobation muette.

« Du drame de mon mariage que je vous ai conté, il restait,tout au fond de moi-même, la rancune contre l’amour (du moinsl’amour tel qu’on l’entend chez nous), le scepticisme de ses joies,et à mes lèvres une amertume ineffaçable. Cependant je savais à peuprès déjà qu’il était autre en Occident, l’amour qui m’avait tantdéçue, et je me mis à l’étudier avec passion dans les littératures,dans l’histoire, et, comme je l’avais pressenti, je le visinspirateur de folies, mais aussi des plus grandes choses ;c’est lui que je trouvai au cœur de tout ce qu’il y a de mauvaisdans ce monde, mais aussi de tout ce qu’il y a de bon et desublime… Et plus amère devint ma tristesse, à mesure que jepercevais mieux le rayonnement de la femme latine. Ah !qu’elle était heureuse, dans vos pays, cette créature pour quidepuis des siècles on a pensé, lutté et souffert ; qui pouvaitlibrement aimer et choisir, et qui, pour se donner, avait le droitd’exiger qu’on le méritât. Ah ! quelle place elle tenait chezvous dans la vie, et combien était incontestée sa royautéséculaire !

« Tandis que, en nous les musulmanes, presque toutsommeillait encore. La conscience de nous-mêmes, de notre valeurs’éveillait à peine, et autour de nous on était volontairementignorant et suprêmement dédaigneux de l’évolutioncommencée !

« Nulle voix ne s’élèverait donc, pour crier leuraveuglement à ces hommes, pourtant bons et parfois tendres, nospères, nos maris, nos frères ! Toujours, pour le monde entier,la femme turque serait donc l’esclave achetée à cause de sa seulebeauté, ou la Hanum lourde et trop blanche, qui fume des cigaretteset vit dans un kieff perpétuel ?…

« Mais vous êtes venu, et vous savez le reste. Et nousvoici toutes trois à vos ordres, comme de fidèles secrétaires,toutes trois et tant d’autres de nos sœurs si nous ne voussuffisions pas ; nous voici prêtant nos yeux à vos yeux, notrecœur à votre cœur, offrant notre âme tout entière à vousservir…

« Nous pourrons nous rencontrer peut-être une fois ou deux,ici au Bosphore, avant l’époque de redescendre en ville. Nous avonstant d’amies très sûres, disséminées le long de cette côte, ettoujours prêtes à nous aider pour établir nos alibis.

« Mais j’ai peur… Non pas de votre amitié : comme vousl’avez dit, elle est pour nous au-dessus de toute équivoque… Maisj’ai peur du chagrin,… dans la suite, après votre départ.

« Adieu, André, notre ami, mon ami. Que le bonheurvous accompagne !

«  DJÉNANE. »

 

« Djénane ne vous l’a sûrement pas raconté. La dame en rosequi fumait vos cigarettes l’autre soir chez les Saint-Énogat, –madame de Durmont, pour ne pas la nommer, – était venue passerl’après-midi chez nous aujourd’hui, soi-disant pour chanter desduos de Grieg avec Zeyneb. Mais elle a tellement parlé de vous etavec un tel enthousiasme qu’une jeune amie russe, qui se trouvaitlà, n’en revenait pas. La peur nous a prises qu’elle se doutât dequelque chose et voulût nous tendre un piège ; alors nous vousavons bien bêché, en nous mordant les lèvres pour ne pas rire, etelle a donné là-dedans en plein, et vous a défendu avec violence.Autant dire que sa visite n’a été que confrontation etinterrogatoire sur nos sentiments respectifs pour vous. Quelheureux mortel vous faites !

« Nous venons d’imaginer et de combiner un tas de délicieuxprojets pour nous revoir. Votre valet de chambre, celui que vousdites si sûr, sait-il conduire ? En le coiffant lui aussi d’unfez, nous pourrions faire une promenade avec vous en voiturefermée, lui sur le siège. Mais tout cela, il faut le combiner devive voix, la prochaine fois que nous nous verrons.

« Vos trois amies vous envoient beaucoup de choses jolieset tendres.

« MÉLEK. »

 

« Ne manquez pas au moins le jour des Eaux-Douces,demain ; nous tâcherons d’y être aussi. Comme les autres fois,passez avec votre caïque du côté d’Asie, sous nos fenêtres. Si onvous fait voir un coin de mouchoir blanc, par un trou desquadrillages, c’est qu’on ira vous rejoindre ; si le mouchoirest bleu, cela signifiera : « Catastrophe, vos amies sontenfermées. »

« M… »

 

Jusqu’à la fin de la saison, ils eurent donc aux Eaux-Doucesd’Asie leurs rendez-vous muets et dissimulés. Chaque fois que leciel fut beau, le vendredi, – et le mercredi qui est aussi un jourde réunion sur la gentille rivière ombreuse, – le caïque d’Andrécroisa et recroisa celui de ses trois amies, mais sans le plusléger signe de tête qui eût trahi leur intimité pour ces centainesd’yeux féminins, aux aguets sur la rive par l’entrebâillement desmousselines blanches. Si l’instant se présentait favorable, Zeynebet Mélek risquaient un sourire à travers la gaze noire. Quant àDjénane, elle était fidèle à son voile triple, aussi parfaitementdissimulateur qu’un masque ; on s’en étonnait bien un peu,dans les autres caïques où passaient des femmes, mais personnen’osait penser à mal, le lieu étant si impropre à toute entreprisecoupable, et celles qui la reconnaissaient, à la livrée desrameurs, se bornaient à dire sans méchanceté : « Cettepetite Djénane Tewfik Pacha a toujours été uneoriginale. »

Chapitre 10

 

DJÉNANE À ANDRÉ

 

« 28 septembre 1904.

« Pour nous, quelle impression nouvelle de savoir que, dansla foule des Eaux-Douces, on a un ami ! Parmi cesétrangers, qui nous resteront à jamais inconnus et nous considèrentde leur côté comme d’inconnaissables petites bêtes curieuses,savoir que peut-être un regard nous cherche, – nous en particulier,pas les autres pareillement voilées : – savoir que peut-êtreun homme nous envoie une pensée d’affectueuse compassion !Quand nos caïques se sont abordés, vous ne me voyiez point, cachéesous mon voile épais, mais j’étais là pourtant, heureuse d’êtreinvisible, et souriant à vos yeux qui regardaient dans la directiondes miens.

« Est-ce parce que vous avez été si bon et si simple, sibien l’ami tel que je le désirais, l’autre jour, là-haut,devant la Mer Noire, pendant notre entrevue qui fut cependantpresque sans paroles ? Est-ce parce que j’ai senti enfin, sousle laconisme de vos lettres, un peu d’affection vraie etémue ? J’ignore, mais vous ne me semblez plus si lointain.Oh ! André, dans des âmes longtemps comprimées comme lesnôtres, si vous saviez ce qu’est un sentiment idéal, faitd’admiration et de tendresse !…

« DJÉNANE. »

 

Ils correspondaient souvent, à cette fin de saison, pour leurspérilleux rendez-vous. Elles pouvaient encore assez facilement luifaire passer leurs lettres, par quelque nègre fidèle qui arrivaiten barque à Thérapia, ou qui venait le trouver dans l’exquiseVallée-du-Grand-Seigneur le soir. Et lui qui n’avait de possibleque la poste restante de Stamboul, répondait le plus souvent par unsignal secret, en passant dans son caïque, sous leurs fenêtresfarouches. Il fallait profiter de ces derniers jours du Bosphore,avant le retour à Constantinople où la surveillance serait plussévère. Et on sentait venir à grands pas l’automne, surtout dans latristesse des soirs. De gros nuages sombres arrivaient du Nord,avec le vent de Russie, et des averses commençaient de tomber, quimettaient à néant parfois leurs combinaisons les plusingénieusement préparées.

Près de la plaine de Béicos, dans un bas-fond solitaire etignoré, ils avaient découvert une petite forêt vierge, autour d’unmarais plein de nénuphars. C’était un lieu de sécuritémélancolique, enclos entre des pentes abruptes et d’inextricablesverdures ; un seul sentier d’entrée où veillait Jean Renaud,avec un sifflet d’alarme. Ils se rencontrèrent là deux fois, aubord de cette eau verte et dormante, parmi les joncs et lesfougères immenses, dans l’ombre des arbres qui s’effeuillaient.Cette flore ne différait en rien de celle de la France, et cesfougères géantes étaient la grande Osmonde de nos marais ;tout cela plus développé peut-être, à cause de l’atmosphère plushumide et des étés plus chauds. Les trois petits fantômes noirscirculaient au milieu de cette jungle, un peu embarrassés de leurstraînes et de leurs souliers toujours trop fins, et, dans quelqueendroit propice, ils s’asseyaient autour d’André, pour un instantde causerie profonde, ou de silence, inquiets de voir passerau-dessus d’eux les nuages d’octobre, qui parfois assombrissaienttout et menaçaient de quelque lourde ondée. Zeyneb et Mélek, detemps à autre, relevaient leur voile pour sourire à leur ami, leregardant bien dans les yeux, avec un air de franchise et deconfiance. Mais Djénane, jamais.

André, avec tous ses voyages en pays exotiques, n’avait pasdepuis de longues années, vécu ainsi dans l’intimité des plantes denos climats. Or, ces roseaux, ces scolopendres, ces mousses, cesbelles fougères Osmondes, lui rappelaient à s’y méprendre certainmarais de son pays où, pendant son enfance, il s’isolait de longuesheures pour rêver aux forêts vierges, encore jamais vues. Etc’était tellement la même chose, ce marais asiatique et le sien,qu’il lui arrivait de se croire ici chez lui, replongé dans lapremière période de son éveil à la vie… Mais alors, il y avait cestrois petites fées orientales, dont la présence constituait unanachronisme étrange et charmant…

 

Le vendredi 7 octobre 1904 arriva, dernier vendredi desEaux-Douces d’Asie, car les ambassades redescendaient la semainesuivante à Constantinople, et, chez les trois petites Turques, onse disposait à faire de même. Du reste, toutes les maisons duBosphore allaient fermer leurs portes et leurs fenêtres, pour sixmois de vent, de pluie ou de neige.

André et ses amies avaient échangé leur parole de faire tout aumonde pour se revoir ce jour-là aux Eaux-Douces, puisque ce seraitfini ensuite, jusqu’à l’été prochain si entouré d’incertitudes.

Le temps menaçait, et lui, partant quand même dans son caïquepour le rendez-vous, se disait : « On ne les laissera pass’échapper, avec ce vent qui se lève. » Mais lorsqu’il passasous leurs fenêtres, il vit sortir des grillages le coin demouchoir blanc que Mélek faisait danser, et qui signifiait, enlangage convenu : « Allez toujours. On nous a permis.Nous vous suivons. »

Aucun encombrement aujourd’hui sur la petite rivière, ni sur lespelouses environnantes, où les colchiques d’automne fleurissaientparmi la jonchée des feuilles mortes. Peu ou pointd’Européens ; rien que des Turcs, et surtout des femmes. Et,dans les paires de beaux yeux, que laissaient à découvert lesvoiles blancs mis comme à la campagne, on lisait beaucoup demélancolie, sans doute à cause de cette approche de l’hiver, lasaison ou l’austérité des harems bat son plein, et où l’enfermementdevient presque continuel.

Ils se croisèrent deux ou trois fois. Même le regard de Mélek, atravers son voile baissé, son voile noir de citadine, n’exprimaitque de la tristesse ; cette tristesse que donnentuniversellement les saisons au déclin, toutes les choses près definir.

Quand il fut l’heure de s’en aller, le Bosphore, à la sortie desEaux-Douces, leur réservait des aspects de beauté tragique. Laforteresse sarrasine de la rive d’Asie, au pied de laquelle ilfallait passer, toute rougie par le soleil couchant, avait descréneaux couleur de feu. Et au contraire, elle semblait tropsombre, l’autre forteresse, plus colossale, qui lui fait vis-à-vissur la côte d’Europe, avec ses murailles et ses tours, échelonnées,juchées jusqu’en haut de la montagne. La surface de l’eau écumait,toute blanche, fouettée par des rafales déjà froides. Et un ciel decataclysme s’étendait au-dessus de tout cela ; nuages couleurde bronze ou couleur de cuivre, très tourmentés et déchirés sur unfond livide.

Heureusement elles n’avaient pas long chemin à faire, lespetites Turques, en suivant le bord asiatique, pour atteindre leurvieux quai de marbre, toujours si bien gardé, où leurs nègres lesattendaient. Mais André, qui avait à traverser le détroit et à leremonter vent debout, n’arriva qu’à la nuit, ses bateliersruisselants de sueur et d’eau de mer, les vestes de velours, lesbroderies d’or trempées et lamentables. À l’arrière-saison, lesretours des Eaux-Douces ont de ces surprises, qui sont lespremières agressions du vent de Russie, et qui serrent le cœur,comme l’accourcissement des jours.

Chez lui, où il ramenait en hâte ses rameurs transis pour lesréchauffer, il entendit en arrivant une musiquette étrange, quiemplissait la maison ; une musiquette un peu comme celle queles bergers faisaient à l’heure du soleil couchant, en face, dansles bois et les vallées de Béicos d’Asie ; sur des notesgraves, un air monotone, rapide, beaucoup plus vif qu’unetarentelle ou une fugue, et avec cela, lugubre, à en pleurer.C’était un de ses domestiques turcs qui soufflait à pleins poumonsdans une longue flûte, se révélant tout à coup grand virtuose enturlututu plaintif et sauvage.

– Et où as-tu appris ? lui demanda-t-il.

– Dans mon pays, dans la montagne, près d’Eski-Chéhir, jejouais comme ça, le soir, quand je faisais rentrer les chèvres demon père.

Eh bien ! il ne manquait plus qu’une musique pareille, pourcompléter l’angoisse, sans cause et sans nom, d’une tellesoirée…

Et longtemps cet air de flûte, qu’André se faisait rejouer aucrépuscule, conserva le pouvoir d’évoquer pour lui tout l’indiciblede ces choses réunies : le retour des Eaux-Douces pour ladernière fois ; les trois petits fantômes noirs, sur une meragitée, rentrant à la nuit tombante s’ensevelir dans leur sombreharem, au pied de la montagne et des bois ; le premier coup devent d’automne ; les pelouses d’Asie semées de colchiquesviolets et de feuilles jaunes ; la fin de la saison auBosphore, l’agonie de l’été…

Chapitre 11

 

André était réinstallé à Péra depuis une quinzaine de jours etavait pu revoir une fois à Stamboul, dans la vieille maison deSultan-Selim, ses trois amies qui lui avaient amené une gentilleinconnue, une petite personne dissimulée sous de si épais voilesnoirs que le son de sa voix était presque étouffé. Le lendemain, ilreçut cette lettre :

 

« Je suis la petite dame fantôme de la veille, monsieurLhéry ; je n’ai pas su vous parler ; mais, pour le livreque vous nous avez promis à toutes, je vais vous raconter lajournée d’une femme turque en hiver. Ce sera de saison, car voicibientôt novembre, les froids, l’obscurité, tout un surcroît d’ombreet d’ennui s’abattant sur nous… La journée d’une femme turque enhiver. Je commence donc.

« Se lever tard, même très tard. La toilette lente, avecindolence. Toujours de très longs cheveux, de trop épais et lourdscheveux, à arranger. Puis après, se trouver jolie, dans le miroird’argent, se trouver jeune, charmante, et en être attristée.

« Ensuite, passer la revue silencieuse dans les salons,pour vérifier si tout est en ordre ; la visite aux menusobjets aimés, souvenirs, portraits, dont l’entretien prend unegrande importance. Puis déjeuner, souvent seule, dans une grandesalle, entourée de négresses ou d’esclaves circassiennes ;avoir froid aux doigts en touchant l’argenterie éparse sur latable, avoir surtout froid à l’âme ; parler avec les esclaves,leur poser des questions dont on n’écoute pas les réponses…

« Et maintenant, que faire jusqu’à ce soir ? Lesharems du temps jadis, à plusieurs épouses, devaient être moinstristes : on se tenait compagnie entre soi… Que fairedonc ? De l’aquarelle ? (Nous sommes toutes aquarellistesdistinguées, monsieur Lhéry : ce que nous avons peintd’écrans, de paravents, d’éventails !) Ou bien jouer du piano,jouer du luth ? Lire du Paul Bourget, ou de l’AndréLhéry ? Ou bien broder, reprendre quelqu’une de nos longuesbroderies d’or, et s’intéresser toute seule à voir courir sesmains, si fines, si blanches, avec les bagues quiscintillent ?… C’est quelque chose de nouveau que l’onsouhaiterait, et que l’on attend sans espoir, quelque chosed’imprévu qui aurait de l’éclat, qui vibrerait, qui ferait dubruit, mais qui ne viendra jamais… On voudrait aussi se promenermalgré la boue, malgré la neige, n’étant pas sortie depuis quinzejours ; mais aller seule est interdit. Aucune course àimaginer comme excuse ; rien. On manque d’espace, on manqued’air. Même si on a un jardin, il semble qu’on n’y respire pas,parce que les murs en sont trop hauts.

« On sonne ! Oh ! quelle joie si cela pouvaitêtre une catastrophe, ou seulement une visite !

« Une visite ! c’est une visite, car on entend courirles esclaves dans l’escalier. On se lève ; vite une glace,pour s’arranger les yeux avec fièvre. Qui ça peut-il être ?Ah ! une amie jeune et délicieuse, mariée depuis peu. Elleentre. Élans réciproques, mains tendues, baisers des lèvres rougessur les joues mates.

« – Est-ce que je tombe bien ? Que faisiez-vous,ma chère ?

« – Je m’ennuyais.

« – Bon, je viens vous chercher, pour une promenadeensemble, n’importe où.

« Un instant plus tard, une voiture fermée les emmène. Surle siège, à côté du cocher un nègre : Dilaver, l’inévitableDilaver, sans lequel on n’a pas le droit de sortir et qui fera sonrapport sur l’emploi du temps.

« Elles causent, les deux promeneuses :

« – Eh bien ! aimez-vous Ali Bey ?

« – Oui, répond la nouvelle mariée, mais parce qu’ilfaut absolument que j’aime quelqu’un ; j’ai soif d’affection.Ceci est en attendant. Si je trouve mieux plus tard…

« – Eh bien ! moi, je n’aime pas le mien, mais làpas du tout ; aimer par force, non, je ne suis pas de cellesqui se plient…

« Leur voiture roule, au grand trot de deux chevauxmagnifiques. Elles ne devront pas en descendre, ce ne serait pluscomme il faut. Et elles envient les mendiantes libres qui lesregardent passer.

« Elles sont arrivées à la porte du Bazar, où des gens dupeuple achètent des marrons grillés.

« – J’ai bien faim, dit l’une. Avons-nous del’argent ?

« – Non.

« – Dilaver en a.

« – Dilaver, achète-nous des marrons.

« Dans quoi les mettre ? Elles tendent leurs mouchoirsde dentelles, tous les marrons leur reviennent là-dedans, où ilsont pris une odeur d’héliotrope. – Et c’est tout leur grandévénement du jour, cette dînette qu’elles s’amusent à faire làcomme des femmes du peuple mais sous le voile, et en voiturefermée.

« Au retour, en se quittant, elles s’embrassent encore, etéchangent ces éternelles phrases de femmes turques entreelles :

« – Allons, pas de chimères, pas de regrets vains.Réagissez !

« Cependant cela les fait sourire elles-mêmes, tant leconseil en connu et usé.

« La visiteuse est donc partie. C’est le soir. On allume detrès bonne heure, car la nuit tombe plus tôt dans les harems, àcause de ces quadrillages de bois aux fenêtres. Votre nouveaufantôme noir d’hier, monsieur Lhéry, se retrouve seul. Mais voicile bey qui rentre, le maître annoncé par un bruit de sabre dansl’escalier. La pauvre petite dame de céans a encore plus froid àl’âme. Par habitude, elle se regarde dans une glace ; l’imagereflétée lui paraît vraiment bien jolie, et elle pense :« Toute cette beauté, pour lui, quel dommage ! »

« Lui, insolemment étendu sur une pile de coussins,commence une histoire :

« – Vous savez, ma chère, aujourd’hui au palais…

« Oui, le palais, les camarades et les fusils, lesnouvelles armes, c’est tout ce qui l’intéresse ; rien de plus,jamais.

« Elle n’écoute pas, elle a envie de pleurer. Alors, on latraite de « détraquée ». Elle demande la permission de seretirer dans sa chambre, et bientôt elle pleure à sanglots, la têtesur son oreiller de soie, lamé d’or et d’argent, pendant que lesEuropéennes, à Péra, vont au bal ou au théâtre, sont belles etaimées, sous des flots de lumière…

« *** »

Chapitre 12

 

Pour la seconde fois depuis le retour du Bosphore, André et sontrio de fantômes étaient ensemble, dans la maison clandestine, aucœur du Vieux-Stamboul.

– Vous ne savez pas, disait Mélek, notre prochainrendez-vous, ce sera ailleurs, pour changer. Une amie à nous quihabite à Mehmed-Fatih, votre quartier d’élection, nous a offert denous réunir chez elle. Sa maison tout à fait turque, où il n’y aaucun maître, est une vraie trouvaille, calme et sûre. Je vous yprépare du reste une surprise, dans un harem, plus luxueux quecelui-ci et au moins aussi oriental. Vous verrez ça !

André ne l’écoutait pas, décidé à brûler ses vaisseauxaujourd’hui pour essayer de connaître les yeux de Djénane, et trèspréoccupé de l’aventure, sentant que s’il s’y prenait mal, si ellese cabrait dans son refus, avec son caractère incapable de fléchir,ce serait fini à tout jamais. Or, cet éternel voile noir sur cettefigure de jeune femme devenait pour lui un malaise obsédant, unecroissante souffrance, à mesure qu’il s’attachait à elle davantage.Oh ! savoir ce qu’il y avait là-dessous ! Rien qu’uninstant, saisir l’aspect de cette sirène à voix céleste, pour lefixer ensuite dans sa mémoire !… Et puis, pourquoi secachait-elle, et pas ses sœurs ? Quelle différence y avait-ildonc ? À quel sentiment autre et inavoué pouvait-elle bienobéir, la petite âme altière et pure ?… Une explicationparfois lui traversait l’esprit, mais il la chassait aussitôt commeabsurde et entachée de fatuité : « Non, se disait-iltoujours, elle pourrait être ma fille ; ça n’a pas le senscommun. »

Et elle se tenait là tout près de lui ; il n’aurait eu qu’àsoulever de la main ce morceau d’étoffe, qui pendait à peine plusbas que la barbe d’un loup de bal masqué ! Pourquoi fallait-ilque ce geste si tentant, si simple, fût aussi impossible et odieuxqu’un crime !…

L’heure passait, et il serait bientôt temps de les quitter. Lerayon du soleil de novembre s’en allait vers les toits, – toujoursce même rayon sur le mur d’en face, dont le reflet jetait dansl’humble harem un peu de lumière.

– Écoutez-moi, petite amie, dit-il brusquement, il faut àtout prix que je connaisse vos yeux ; je ne peux plus, je vousassure, je ne peux plus continuer comme ça… D’abord la partie estinégale, puisque vous voyez les miens tout le temps, vous, àtravers cette gaze double, ou triple, je ne sais, qui est votrecomplice. Mais rien que vos yeux, si vous voulez, vous m’entendezbien… Au lieu de votre désolant tcharchaf noir, venez en yachmak laprochaine fois ; en yachmak aussi austère qu’il vous plaira,ne découvrant que vos prunelles, – et les sourcils qui concourent àl’expression du regard… Le reste de la figure, j’y consens,cachez-le-moi pour toujours, mais pas vos yeux… Voyez, je vous ledemande, je vous en supplie… Pourquoi faites-vous cela,pourquoi ? Vos sœurs ne le font plus… De votre part, ce n’estque de la méfiance, et c’est mal…

Elle demeura interdite et silencieuse, un moment pendant lequel,lui, entendait battre ses propres artères.

– Tenez, dit-elle enfin, du ton des résolutions graves,regardez, André, si je me méfie !

Et, levant son voile, qu’elle rejeta en arrière, elle découvrittout son visage pour planter bien droit, dans les yeux de son ami,ses jeunes yeux admirables, couleur de mer profonde.

C’était la première fois qu’elle osait l’appeler par son nom,autrement que dans une lettre. Et sa décision, son mouvementavaient quelque chose de si solennel, que les deux autres petitesombres, dans leur surprise, restaient muettes, tandis qu’Andréreculait imperceptiblement sous le regard fixe de cette apparition,comme quand on a un peu peur, ou que l’on est ébloui sans vouloirle paraître.

Partie 5

Chapitre 1

 

Au cœur de Stamboul, sous le ciel de novembre. Le dédale desvieilles rues, bien entendu pleines de silence, et aux pavés sertisd’herbe funèbre, sous les nuages bas et obscurs ;l’enchevêtrement des maisons en bois, jadis peintes d’ocre sombre,toutes déjetées, toutes de travers, avec toujours leurs fenêtres àdoubles grillages impénétrables au regard. – Et c’était tout cela,tout ce délabrement, toute cette vermoulure, qui, vu de loin,figurait dans son ensemble une grande ville féerique, mais qui, vuen détail, eût fortement déçu les touristes des agences. Pour Andrétoutefois et pour quelques autres comme lui, ces choses, même deprès, gardaient leur charme fait d’immuabilité, de recueillement etde prière. Et puis, de temps à autre, un détail exquis : ungroupe de tombes anciennes, très finement ciselées, à un carrefour,sous un platane de trois cents ans ; ou bien une fontaine enmarbre, aux arabesques d’or presque éteint.

André, coiffé du fez des Turcs, s’engageait dans ces quartiersd’après les indications d’une carte faite par Mélek avec notes àl’appui. Une fois, il s’arrêta pour contempler l’une de ces nichéesde petits chiens errants, qui pullulent à Constantinople, etauxquels les bonnes âmes du voisinage avaient, comme d’habitude,fait l’aumône d’une litière en guenille et d’un toit en vieuxtapis. Ils gîtaient là-dessous, avec des minois aimables et joyeux.Cependant il ne les caressa point, de peur de se trahir, car lesOrientaux, s’ils sont pleins de pitié pour les chiens, dédaignentde les toucher, et réservent pour les chats leurs câlineries. Maisla maman vint quand même ramper devant lui, en faisant des grâces,pour bien marquer à quel point elle se sentait honorée de sonattention.

« La quatrième maison à gauche, après un kiosque funéraireet un cyprès », était le lieu où le convoquait aujourd’hui lecaprice de ses trois amies. Un domino noir, au voile baissé et quisemblait n’être pas Mélek, l’attendait derrière la porteentr’ouverte, le fit monter sans mot dire, et le laissa seul dansun petit salon très oriental et très assombri par des grillages deharem : divans tout autour et inscriptions d’Islam décorantles murailles. À côté, on entendait des chuchotements, des paslégers, des frous-frous de soie.

Et, quand le même domino inconnu revint l’appeler d’un signe etl’introduisit dans la salle proche, il put se croire Aladin entrantdans son sérail. Ses trois austères petits fantômes noirsd’autrefois étaient là, métamorphosés en trois odalisques, quiétincelaient de broderies d’or et de paillettes avec unemagnificence adorablement surannée. Des voiles anciens de laMecque, en gaze blanche toute pailletée, tombaient derrière elles,sur leurs épaules, enveloppant leurs cheveux arrangés en longuesnattes ; debout, le visage tout découvert, inclinées devantlui comme devant le maître, elles lui souriaient avec leur fraîchejeunesse aux gencives roses.

C’étaient les costumes, les bijoux des aïeules, exhumés pour luides coffres de cèdre ; encore avaient-elles su, avec leur tactd’élégantes modernes, choisir parmi les satins doucement fanés etles archaïques fleurs d’or brodées en relief pour composer desassemblages particulièrement exquis. Elles lui donnaient là unspectacle que personne ne voit plus et auquel ses yeux d’Européenn’auraient jamais osé prétendre. Derrière elles, plus dans l’ombre,et rangées sur les divans, cinq ou six complices discrètes setenaient immobiles, uniformément noires en tcharchaf et le voilebaissé, leur silencieuse présence augmentant le mystère. Tout cela,qu’on n’eût fait pour aucun autre, était d’une audace inouïe, d’unstupéfiant défi au danger. Et on sentait, autour de cette réuniondéfendue, la tristesse attentive d’un Stamboul enveloppé dans labrume d’hiver, la muette réprobation d’un quartier plein demosquées et de tombeaux.

Elles s’amusèrent à le traiter comme un pacha, et dansèrentdevant lui, – une danse des grand-grand-mères dans les plaines deKaradjiamir, une danse très chaste et très lente, avec des gestesde bras nus, une pastorale d’Asie, que leur jouait sur un luth,dans l’ombre au fond de la salle, une des femmes voilées. Souples,vives et faussement languissantes, elles étaient redevenues, sousces costumes, de pures Orientales, ces trois petitesextra-cultivées, à l’âme si inquiète, qui avaient médité Kant etSchopenhauer.

– Pourquoi n’êtes-vous pas gai aujourd’hui ? demandaDjénane tout bas à André. Cela vous ennuie, ce que nous avionsimaginé pour vous ?

– Mais vous me ravissez au contraire ; mais je neverrai jamais rien d’aussi rare et d’aussi délicieux. Non, ce quim’attriste, je vous le dirai quand les dames noires serontparties ; si cela vous rend songeuse peut-être, au moins jesuis sûr que cela ne vous fera pas de peine.

Les dames noires ne restèrent qu’un moment. Parmi cesinvisibles, – qui étaient toutes des révoltées, il va sans dire, –André reconnut à leur voix, dès que la conversation commença, lesdeux jeunes filles qui étaient venues un jour à Sultan-Selim,celles qui avaient eu une aïeule française et rêvaient d’uneévasion ; Mélek les pressait de relever aussi leur voile, parbravade contre la règle tyrannique ; mais elles refusèrent,disant avec un gentil rire :

– Vous avez bien mis six mois, vous, à relever levôtre !

Il y avait aussi une femme vraisemblablement jeune, qui parlaitle français comme une Parisienne et que le livre promis par AndréLhéry passionnait beaucoup. Elle lui demanda :

– Vous voulez sans doute – et c’est ce que nousvoudrions aussi nous – prendre la femme turque au point actuel deson évolution ? Eh bien, – pardonnez à une ignorante petiteOrientale de donner son avis à André Lhéry, – si vous écrivez unroman impersonnel, en le faisant tourner autour d’une héroïne, oud’un groupe d’héroïnes, ne risquez-vous pas de ne plus resterl’écrivain d’impulsion que nous aimions tant ? Si cela pouvaitêtre plutôt une sorte de suite à Medjé, votre retour enOrient, à des années de distance…

– Je lui avais exactement dit cela, interrompitDjénane ; mais j’ai été si mal accueillie que je n’ose plusguère lui exposer mes petites idées sur ce livre…

– Mal accueillie, oui, répondit-il en riant ; mais,malgré cela, ne vous ai-je pas promis que, sauf me mettre en scène,je ferais tout ce que vous voudriez ? Alors, exposez-les-moibien, au contraire, vos idées, aujourd’hui même, et lesdames-fantômes qui nous écoutent consentiront peut-être à y joindreaussi les leurs…

– Le roman ou le poème d’amour d’une Orientale ne varieguère, reprit la dame noire qui avait déjà parlé. Toujours ce sontdes lettres nombreuses et des entrevues furtives. L’amour plus oumoins complet, et, au bout, la mort ; quelquefois, maisrarement, la fuite. Je parle, bien entendu, de l’amour avec unétranger, le seul dont soit capable l’Orientale cultivée,celle d’aujourd’hui, qui a pris conscience d’elle-même.

– Combien la révolte vous rend injuste pour les hommes devotre pays ! essaya de dire André. Rien que parmi ceux que jeconnais, moi, je pourrais vous en citer de plus intéressants quenous, et de plus…

– La fuite, non, interrompit Djénane, mettons seulement lamort. J’en reviens à ce que je proposais l’autre jour àM. Lhéry ; pourquoi ne pas choisir une forme qui luipermette, sans être absolument en scène, de traduire ses propresimpressions ? Celle-ci par exemple : « Unétranger qui lui ressemblerait comme un frère », un hommegâté comme lui par la vie, et un écrivain très lu par les femmes,revient un jour à Stamboul, qu’il a aimé jadis. Y retrouve-t-il sajeunesse, ses enthousiasmes ?… (À vous de répondre, monsieurLhéry !) Il y rencontre une de nos sœurs qui lui aurait écritprécédemment, comme tant d’autres pauvres petites, éblouies par sonauréole. Et alors ce qui, il y a vingt ans, fût devenu de l’amour,n’est plus chez lui que curiosité artistique. Bien entendu, je neferais pas de lui un de ces hommes fatals qui sont démodés depuis1830, mais seulement un artiste, qu’amusent les impressionsnouvelles et rares. Il accepte donc les entrevues successives,parce qu’elles sont dangereuses et inédites. Et que peut-il enadvenir, si ce n’est l’amour ?… mais en elle, pas en lui, quin’est qu’un dilettante et ne voit là-dedans qu’une aventure…

» Ah ! non, dit-elle tout à coup, en se levant avecune impatience enfantine, vous m’écoutez là, tous, vous me faitespérorer comme un bas bleu… Tenez, je me sens ridicule. Plutôt jevais danser encore une danse de mon village ; je suis enodalisque, et ça m’ira mieux… Toi, Chahendé, je t’en prie, jouecette ronde des pastoures, que nous répétions avant l’arrivée demonsieur Lhéry, tu sais…

Et elle voulut prendre ses deux sœurs par la main pour danser.Mais les assistantes protestèrent, réclamant la fin du scénario.Et, pour la faire se rasseoir, elles s’y mirent toutes, aussi bienles deux autres petites houris pailletées d’or que les fantômes endeuil.

– Oh ! vous m’intimidez à présent !… Vousm’ennuyez bien… La fin de l’histoire ?… Mais il me semblequ’elle était finie… N’avions-nous pas dit tout à l’heure quel’amour d’une musulmane n’avait d’autre issue que la fuite ou lamort ?… Eh bien ?… Mon héroïne à moi est trop fière poursuivre l’étranger. Elle mourra donc, non pas directement de cethomme, mais plutôt, si vous voulez, de ces exigences inflexibles duharem qui ne lui laissent pas le moyen de se consoler de sonamour et de son rêve, par l’action.

André la regardait parler. Aujourd’hui son aspect d’odalisque,dans ses atours qui avaient cent ans, rendait plus inattendu encoreson langage ; ses prunelles vert sombre restaient levéesobstinément vers le vieux plafond compliqué d’arabesques, et elledisait tout cela avec le détachement d’une personne qui invente unjoli conte, mais ne saurait être mise en cause… Elle étaitinsondable…

Ensuite, quand les dames noires s’en furent allées, elles’approcha de lui, toute simple et confiante, comme une bonnepetite camarade :

– Et maintenant qu’elles sont parties,qu’avez-vous ?

– Ce que j’ai… Vos deux cousines peuvent l’entendre,n’est-ce pas ?

– Certainement, répondit-elle, à demi blessée. Quelssecrets pourrions-nous avoir vis-à-vis d’elles, vous et moi ?Ne vous ai-je pas dit, dès le début, que toutes les trois nous neserions jamais pour vous qu’une seule âme ?

– Eh bien ! j’ai qu’en vous regardant je suis charméet presque épouvanté par une ressemblance. L’autre jour déjà, quandvous avez levé votre voile pour la première fois, ne m’avez-vouspas vu reculer devant vous ? Je retrouvais le même ovale duvisage, le même regard, les mêmes sourcils, qu’elle avait coutumede rejoindre par une ligne de henneh. Et encore, cette fois-là, jene connaissais pas vos cheveux, pareils aux siens, que vous memontrez aujourd’hui, nattés comme elle avait coutume de faire…

Elle répondit d’use voix grave :

– Ressembler à votre Nedjibé, moi !… Ah ! j’ensuis aussi troublée que vous, allez !… Si je vous disais,André, que depuis cinq ou six ans c’était mon rêve le pluscher…

Ils se regardaient profondément, muets l’un devantl’autre ; les sourcils de Djénane s’étaient un peu relevés,comme pour laisser les yeux s’ouvrir plus larges, et il voyaitluire ses prunelles couleur de mer sombre, – tandis que les deuxautres jeunes femmes, dans ce harem où commençait hâtivement lecrépuscule, se tenaient à l’écart, respectant cette confrontationmélancolique.

– Restez comme vous êtes là, ne bougez pas, André, dit-elletout à coup. Et vous deux, venez le regarder, notre ami ;placé et éclairé comme il est, on lui donnerait à peine trenteans ?

Lui, alors, qui avait tout à fait oublié son âge, ainsi qu’illui arrivait parfois, et qui se faisait à ce moment l’illusiond’être réellement jeune, reçut un coup cruel, se rappela qu’ilavait commencé de redescendre la vie, et que c’est la seule penteinexorable qu’aucune énergie n’a jamais remontée. « Qu’est-ceque je fais, se demanda-t-il, auprès de ces étranges petites quisont la jeunesse même ? Si innocente qu’elle puisse être,l’aventure où elles m’ont jeté, ce n’est plus une aventure pourmoi… »

Il les quitta plus froidement peut-être que d’habitude, pours’en aller, si seul, par la ville immense où baissait le jourd’automne. Il avait à traverser combien de quartiers différents,combien de foules différentes, et des rues qui montaient, et desrues qui redescendaient, et tout un bras de mer, avant de regagner,sur la hauteur de Péra, son logis de hasard qui lui parut plusdétestable et plus vide que jamais, à la nuit tombante…

Et puis, pourquoi pas de feu chez lui, pas de lumière ? Ildemanda ses domestiques turcs, chargés de ce soin. Son valet dechambre français, qui s’empressait pour les suppléer, arriva levantles bras au ciel :

– Tous partis, faire la fête ! C’est le carnaval desTurcs, qui commence ce soir ; pas eu moyen de les retenir…

Ah ! il avait oublié en effet ; on était au 8novembre, qui correspondait cette année avec l’ouverture de ce moisde Ramazan, pendant lequel il y a jeûne austère tous les jours,mais naïves réjouissances et illuminations toutes les nuits. Ilalla donc à une de ses fenêtres qui regardaient Stamboul, poursavoir si la grande féerie qu’il avait connue dans sa jeunesse, unquart de siècle auparavant, se jouait encore en l’an 1322 del’hégire. – Oui, c’était bien cela, rien n’avait changé ;l’incomparable silhouette de ville, là-bas, dans l’imprécisionnocturne, commençait de briller sur plusieurs points, s’illuminaitrapidement partout à la fois. Tous les minarets, qui venaientd’allumer leurs doubles ou triples couronnes lumineuses,ressemblaient à de gigantesques fuseaux d’ombre, portant, àdifférentes hauteurs dans l’air, des bagues de feu. Et desinscriptions arabes, au-dessus des mosquées, se traçaient dans levide, si grandes et soutenues par de si invisibles fils que, dansce lointain et cette brume, on les eût dites composées avec desétoiles, comme les constellations. Alors il se rappela queStamboul, la ville du silence tout le reste de l’année, était,pendant les nuits du Ramazan, plein de musiques, de chants et dedanses ; parmi ces foules, il est vrai, on n’apercevrait pointles femmes, même pas sous leur forme ordinaire de fantôme qui estencore jolie, puisque toutes, depuis le coucher du soleil, devaientêtre rentrées derrière leurs grilles ; mais il y aurait millecostumes de tous les coins de l’Asie, et des narguilés, et desthéâtres anciens, et des marionnettes, et des ombres chinoises.D’ailleurs, l’élément Pérote, autant par crainte des coups que parinepte incompréhension, n’y serait aucunement représenté. Donc,oubliant encore une fois le nombre de ses années, qui l’avaitrembruni tout à l’heure, il reprit son fez, et, comme sesdomestiques turcs, s’en alla vers cette ville illuminée, de l’autrecôté de l’eau, faire la fête orientale.

Chapitre 2

 

Le 12 novembre, 4 du Ramazan, fut le jour enfin de cette visiteensemble à la tombe de Nedjibé, qu’ils projetaient entre eux depuisdes mois, mais qui était bien une de leurs plus périlleusesentreprises ; ils l’avaient jusqu’ici différée, à cause de sadifficulté même, et à cause de tant d’heures de liberté qu’elleexigeait, le cimetière étant très loin.

La veille, Djénane, en lui donnant ses dernières instructions,lui avait écrit : « Il fait si beau et si bleu, ce matin,j’espère de tout cœur que demain aussi nous sourira. » Et,quant à André, il s’était toujours imaginé ce pèlerinages’accomplissant par une de ces immobiles et nostalgiques journéesde novembre, où le soleil d’ici donne par surprise une tiédeur deserre, dans ce pays en somme très méridional, apporte une illusiond’été, et puis fait Stamboul tout rose le soir, et plusmerveilleusement rose encore l’Asie qui est en face, à l’heure duMoghreb, pour un instant fugitif, avant la nuit qui ramène tout desuite le frisson du Nord.

Mais non, quand s’ouvrirent ses contrevents le matin, il vit leciel chargé et sombre : c’était le vent de la Mer Noire, sansespoir d’accalmie. – Il savait du reste qu’à cette heure même, lesjolis yeux de ses amies cloîtrées devaient aussi interroger letemps avec anxiété, à travers les grillages de leurs fenêtres.

Il n’y avait pas à hésiter cependant, tout cela ayant coûté tantde peine à combiner, avec l’aide de complicités, payées ougratuites, que l’on ne retrouverait peut-être plus. À l’heure dite,une heure et demie, en fez et le chapelet à la main, il était doncà Stamboul, à Sultan-Fatih, devant la porte de cette maison demystère où quatre jours plus tôt elles l’avaient reçu enodalisques. Il les trouva prêtes, toutes noires, impénétrablementvoilées ; Chahendé Hanum, la dame inconnue de céans, avaitvoulu aussi se joindre à elles ; c’était donc quatre fantômesqui se disposaient à le suivre, quatre fantômes un peu émus, un peutremblants de l’audace de ce qu’on allait faire. André, à quireviendrait de prendre la parole en route, soit avec les cochers,soit avec quelque passant imprévu, s’inquiétait aussi de sonlangage, de ses hésitations peut-être, ou de son accent étranger,car le jeu était grave.

– Il vous faudrait un nom turc, dirent-elles, pour le casoù nous aurions besoin de vous parler.

– Eh bien, dit-il, prenons Arif, sans chercher plus. Jadis,je m’amusais à me faire appeler Arif Effendi ; aujourd’hui jepeux bien être monté en grade ; je serai Arif Bey.

L’instant d’après, chose sans précédent à Stamboul, ilscheminaient ensemble dans la rue, l’étranger et les quatremusulmanes, Arif Bey et son harem. Un vent inexorable amenaittoujours des nuages plus noirs, charriait de l’humiditéglacée ; on était transi de froid. Mélek seule restait gaie etappelait son ami : Iki gueuzoum beyim effendim(Monsieur le Bey mes deux yeux, une locution usitée quisignifie : Monsieur le Bey qui m’êtes aussi cher que la vue).Et André lui en voulait de sa gaieté, parce que la figure de lapetite morte, ce jour-là, se tenait obstinément présente à samémoire, comme posée devant lui.

Arrivés à une place où stationnaient des fiacres, ils en prirentdeux, un pour le bey, un pour ses quatre fantômes, les convenancesne permettant guère à un homme de monter dans la même voiture queles femmes de son harem.

Un long trajet, à la file, à travers les vieux quartiersfanatiques, pour arriver enfin, en dehors des murs, dans lasolitude funèbre, dans les grands cimetières, à cette saison pleinsde corbeaux, sous les cyprès noirs.

Entre la porte d’Andrinople et Eyoub, devant les immensesmurailles byzantines, ils descendirent de voiture, la route, jadisdallée, n’étant plus possible. À pied, ils longèrent un moment cesremparts en ruine ; par les éboulements, par les brèches, deschoses de Stamboul se montraient de temps à autre, comme pour mieuximposer à l’esprit la pensée de l’Islam, ici dominateur etexclusif : c’était, plus ou moins dans le lointain, quelqu’unedes souveraines mosquées, dômes superposés en pyramide, minaretsqui pointaient du sol comme une gerbe de fuseaux, blancs sous leciel noir.

Et ce lieu d’imposante désolation, où André passait avec lesquatre jeunes femmes voilées de deuil, pour accomplir le pieuxpèlerinage, était précisément celui où jadis, un quart de siècleauparavant, Nedjibé et lui avaient fait leur seule promenade deplein jour ; c’était là que tous deux, si jeunes et si enivrésl’un de l’autre, avaient osé venir comme deux enfants qui braventle danger ; là qu’ils s’étaient arrêtés une fois, au pâlesoleil d’hiver, pour écouter chanter dans les cyprès une pauvrettede mésange qui se trompait de saison ; là que, sous leursyeux, on avait enterré certaine petite fille grecque au visage decire… Et plus d’un quart de siècle avait passé sur ces infimeschoses, uniques pourtant dans leurs existences, et ineffaçablesdans la mémoire de celui des deux qui continuait de vivre.

Ils quittèrent bientôt le chemin qui longe ces murailles deByzance, pour s’enfoncer en plein domaine des morts, sous un cielde novembre singulièrement obscur, au milieu des cyprès, parmi lapeuplade sans fin des tombes. Le vent de Russie ne leur faisait pasgrâce, leur cinglait le visage, les imprégnait d’humidité toujoursplus froide. Devant eux, les corbeaux fuyaient sans hâte, ensautillant.

Apparurent les stèles de Nedjibé, ces stèles encore bienblanches, qu’André désigna aux jeunes femmes. Les inscriptions,redorées au printemps, brillaient toujours de leur éclat neuf.

Et, à quelques pas de ces humbles marbres, les gentils fantômesvisiteurs, s’étant immobilisés spontanément, se mirent en prière, –dans la pose consacrée de l’Islam, qui est les deux mains ouverteset comme tendues pour quêter une grâce, – en prière fervente pourl’âme de la petite morte. C’était si imprévu d’André et sitouchant, ce qu’elles faisaient là, qu’il sentit ses yeux tout àcoup brouillés de larmes, et, de peur de le laisser voir, il restaà l’écart, lui qui ne priait pas.

Ainsi, il avait réalisé ce rêve qui semblait siimpossible : faire relever cette tombe, et la confier àd’autres femmes turques, capables de la vénérer et de l’entretenir.Les marbres étaient là, bien debout et bien solides, avec leursdorures fraîches ; les femmes turques étaient là aussi, commedes fées du souvenir ramenées auprès de cette pauvre petitesépulture longtemps abandonnée ; – et lui-même y était avecelles, en intime communion de respect et de pitié.

Quand elles eurent fini de réciter la « fathia »,elles s’approchèrent pour lire l’inscription brillante. D’abord lapoésie arabe, qui commençait sur le haut de la stèle, pourdescendre, en lignes inclinées, vers la terre. Ensuite, tout aubas, le nom et la date : « Une prière pour l’âme deNedjibé Hanum, fille de Ali-Djianghir Effendi, morte le 18 Chabaan1297. » Les Circassiens, contrairement aux Turcs, ont un nompatronymique, ou plutôt un nom de tribu. Et Djénane apprit là, avecune émotion intime, le nom de la famille de Nedjibé :

– Mais, dit-elle, les Djianghir habitent mon village !Jadis ils sont venus du Caucase avec mes ancêtres, voici deux centsans qu’ils vivent près de nous !

Cela expliquait mieux encore leur ressemblance, bien étonnantepour n’être qu’un signe de race ; sans doute étaient-elles dumême sang, de par la fantaisie de quelque prince d’autrefois. Etquel mystérieux aïeul, depuis longtemps en poussière, avait légué,à travers qui sait combien de générations, à deux jeunes femmes decaste si différente, ces yeux persistants, ces yeux rares etadmirables ?…

Il faisait un froid mortel aujourd’hui dans ce cimetière, où ilsse tenaient depuis un moment immobiles. Et tout à coup la poitrinede Zeyneb, sous ses voiles noirs, fut secouée d’une touxdéchirante.

– Allons-nous-en, dit André qui s’épouvanta, de grâceallons-nous-en, et maintenant marchons très vite…

Avant de s’en aller, chacune avait voulu prendre une de cesbrindilles de cyprès, dont la tombe était jonchée ; or,pendant que Mélek, toujours la moins voilée de toutes, se baissaitpour ramasser la sienne, il entrevit ses yeux pleins de larmes, –et il lui pardonna bien sa gaieté de tout à l’heure dans larue.

Arrivés à leurs voitures, ils se séparèrent, pour ne pasprolonger inutilement le péril d’être ensemble. Après leur avoirfait promettre de donner au plus tôt des nouvelles de leur retourau harem, dont il s’inquiétait, car la fin de la journée étaitproche, il s’en alla pour Eyoub, tandis que leur cocher lesramenait par la porte d’Andrinople.

 

Six heures maintenant. André rentré chez lui, à Péra. Oh !le sinistre soir ! À travers les vitres de ses fenêtres, ilregardait s’effacer dans la nuit l’immense panorama, qui luidonnait cette fois un des rappels, les plus douloureux qu’il eûtjamais éprouvés, du Constantinople d’autrefois, du Constantinoplede sa jeunesse. La fin du crépuscule. Mais pas encore l’heure oùles minarets allument tous leurs couronnes de feux, pour la féeried’une nuit de Ramazan ; ils n’étaient pour le moment qu’àpeine indiqués, en gris plus sombre, sur le gris presque pareil duciel. Stamboul, ainsi qu’il arrivait souvent, lui montrait unesilhouette aussi estompée et incertaine que dans ses songes, jadisquand il voyageait au loin. Mais à l’extrême horizon, vers l’Ouest,il y avait comme une frange noire assez nettement découpée sur unpeu de rose qui traînait là, dernier reflet du soleil couché, – unefrange noire : les cyprès des grands cimetières. Et ilpensait, les yeux fixés là-bas : elle dort, au milieu de cetinfini de silence et d’abandon, sous ses humbles morceaux demarbre, que cependant par pitié j’ai fait relever et redorer…

Eh bien ! oui, la tombe était réparée et confiée à desmusulmanes, dont les soins pieux avaient chance de se prolongerquelques années encore, car elles étaient jeunes. Et puisaprès ? Est-ce que ça empêcherait cette période de sa vie, cesouvenir de jeunesse et d’amour, de s’éloigner, de tomber toujoursplus effroyablement vite dans l’abîme des temps révolus et deschoses qui sont oubliées de tous ? D’ailleurs, ces cimetièreseux-mêmes, si anciens cependant et si vénérés, à quellecontinuation pouvaient-ils prétendre ? Quand l’Islam, menacéde toutes parts, se replierait sur l’Asie voisine, les nouveauxarrivants que feraient-ils de cet encombrement de vieillestombes ? Les stèles de Nedjibé s’en iraient alors, avec tantde milliers d’autres…

Et voici qu’il lui semblait maintenant que, du fait seul d’avoiraccompli ce devoir si longtemps différé, et d’être quitte pourainsi dire envers la petite morte, il venait de briser le dernierlien avec ce cher passé ; tout était fini plusirrémédiablement…

Il y avait ce soir, à l’ambassade d’Angleterre, dîner et balauxquels il devait se rendre. Bientôt l’heure de sa toilette. Sonvalet de chambre allumait les lampes et lui préparait son frac. –Après la visite dans les bois de cyprès, avec ces petites Turquesen tcharchaf noir, quel changement absolu d’époque, de milieu,d’idées !…

Au moment de quitter sa fenêtre pour aller s’habiller, il vitdes flocons de neige qui commençaient de tomber : la premièreneige… Il neigeait là-bas, sur la solitude des grandscimetières.

 

Le lendemain matin, lui arriva la lettre qu’il avait demandée àses amies, pour avoir des nouvelles de leur retour au harem.

 

« 4 Ramazan, neuf heures du soir.

« Rentrées saines et sauves, ami André, mais non sanstribulations. Il était très tard, juste à limite permise, et puisune de nos amies complices s’était étourdiment coupée. Ça s’estarrangé, mais quand même les vieilles dames de la maison et lesvieilles barbes se méfient.

« Merci de tout notre cœur pour la confiance que vous nousavez témoignée. Maintenant cette tombe nous appartient un peu,n’est-ce pas, et nous irons y priez souvent quand vous aurez quitténotre pays.

« Ce soir je vous sens si loin de moi, et pourtant vousêtes si près ! De ma fenêtre je pourrais voir, là-bas sur lahauteur de Péra, les lumières des salons d’ambassade où vous êtes,et je me demande comment vous pouvez vous distraire, quand noussommes si tristes. Vous direz que je suis bien exigeante ; jele suis en effet, mais pas pour moi, pour une autre.

« Vous êtes gai, en ce moment sans doute, entouré de femmeset de fleurs, l’esprit et les yeux charmés. Et nous, dans un haremà peine éclairé, tiède et bien sombre, nous pleurons.

« Nous pleurons sur notre vie. Oh ! combien triste etvide, ce soir ! Ce soir plus que les autres soirs. Est-ce devous sentir si près et si loin, qui nous rend plusmalheureuses ?

« DJÉNANE. »

 

« Et moi, Mélek, savez-vous ce que je viens vous diremaintenant ? Comment pouvez-vous vous distraire aux lumières,quand nous, devant trois branchettes tombées d’un cyprès, nouspleurons. Elles sont là, posées dans un coffret saint en bois de laMecque ; elles ont une odeur âcre et humide, qui pénètre, quiattriste. Vous savez, n’est-ce pas, où nous les avonsprises ?…

« Oh ! comment pouvez-vous être à un bal ce soir, etne pas vous rappeler les peines que vous créez, les existences quevous avez brisées sur votre route. Je ne peux m’imaginer que vousne pensiez pas à ces choses-là, quand nous, des sœurs étrangères etlointaines, nous en pleurons…

« MÉLEK. »

Chapitre 3

 

Elles lui avaient annoncé que le Ramazan allait les rendre pluscaptives, à cause des prières, des saintes lectures, du jeûne detoute la journée, et surtout à cause de la vie mondaine du soir,qui prend une importance exceptionnelle pendant ce mois decarême : grands dîners d’apparat, nommés Iftars, quisont pour compenser l’abstinence du jour, et auxquels on conviequantité de monde.

Et au contraire, voici que ce Ramazan semblait faciliter leurprojet le plus fantastique, un projet à en frémir : recevoirune fois André Lhéry à Khassim-Pacha même, chez Djénane, à deux pasde madame Husnugul !

Stamboul, en carême d’Islam, ne se reconnaît plus. Le soir,fêtes et milliers de lanternes, rues pleines de monde, mosquéescouronnées de feux, grandes bagues lumineuses partout dans l’air,soutenues par ces minarets qui alors deviennent à peine visiblestant ils ont pris la couleur du ciel et de la nuit. Mais, enrevanche, somnolence générale tant que dure le jour ; la vieorientale est arrêtée, les boutiques sont closes ; dans lesinnombrables petits cafés, qui d’ordinaire ne désemplissent jamais,plus de narguilés, plus de causeries, seulement quelques dormeursallongés, sur les banquettes, la mine fatigué par les veilles etpar le jeûne. Et dans les maisons, jusqu’au coucher du soleil, mêmeaccablement que dehors. Chez Djénane en particulier, où lesdomestiques étaient vieux comme les maîtres, tout le monde dormait,nègres imberbes, ou gardiens moustachus avec pistolets à laceinture.

Le 12 Ramazan 1322, jour fixé pour l’extravagante entreprise, lagrand-mère et les grands-oncles, grippés à point, gardaient lachambre, et, circonstance inespérée, madame Husnugul, depuis deuxjours, était retenue au lit par une indigestion, contractée aucours d’un iftar.

André devait se présenter à deux heures précises, à la minute, àla seconde ; il avait la consigne de raser les murailles, pourn’être point vu des fenêtres surplombantes, et de ne se risquerdans la grande porte que si on lui montrait, à travers les grillesdu premier étage, le coin d’un mouchoir blanc, – le signalhabituel.

Vraiment, cette fois, il avait peur ; peur pour elles, etpeur pour lui-même, non du danger immédiat, mais du scandaleeuropéen, universel, qui ne manquerait point de survenir s’il selaissait prendre. Il arrivait lentement, les yeux au guet.Disposition favorable, la maison de Djénane était sans vis-à-vis etdonnait, comme toutes celles du voisinage, sur le grand cimetièrede cette rive ; en face, rien que les vieux cyprès et lestombes ; aucun regard ne pouvait venir de ce côté-là, quiétait une solitude enveloppée aujourd’hui par la brume denovembre.

Le signal blanc était à son poste ; il ne s’agissait doncplus de reculer. Il entra, comme qui se jette tête baissée dans ungouffre. Un vestibule monumental, vieux style, vide aujourd’hui deses gardiens armés et dorés. Mélek seule, en tcharchaf noirderrière la porte, et qui lui jeta, de sa voix rieuse :

– Vite, vite ! Courez !

Ensemble, ils montèrent un escalier quatre à quatre,traversèrent comme le vent de longs couloirs, et firent irruptiondans l’appartement de Djénane, qui attendait toute palpitante, etreferma sur eux à double tour.

Un éclat de rire, aussitôt : leur rire de gamineriequ’elles lançaient comme un défi à tout et à tous, chaque foisqu’un danger plus immédiat venait d’être conjuré. Et Djénanemontrait d’un amusant petit air de triomphe la clef qu’elle tenaità la main : une clef, une serrure, quelle innovationsubversive, dans un harem ! Elle avait obtenu ça depuis hier,paraît-il, et n’en revenait pas de ce succès. Elle, Djénane, etaussi Zeyneb, puis Mélek lestement débarrassée de son tcharchaf,étaient plus pâles que de coutume, à cause du jeûne sévère.D’ailleurs elles se présentaient à André sous un aspect tout à faitnouveau pour lui, qui ne les avait jamais vues qu’en odalisques ouen fantômes : coiffées et habillées en Européennes trèsélégantes ; seul détail pour les rendre encore un peuOrientales, des tout petits voiles de Circassie, en gaze blanche etargent, posés sur leurs cheveux, descendaient sur leursépaules.

– Je croyais qu’à la maison vous ne mettiez pas de voile dutout, demanda André.

– Si, si, toujours. Mais ces petits-là seulement.

Elles le firent entrer d’abord dans le salon de musique, oùl’attendaient trois autres femmes, conviées à la périlleuseaventure : mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, mademoiselleTardieu, ex-institutrice de Mélek, et enfin une dame-fantôme,Ubeydé Hanum, diplômée de l’école normale et professeur dephilosophie au lycée de jeunes filles, dans une ville d’AsieMineure. Pas rassurées, les deux Françaises, qui étaient restéeslongtemps indécises entre la tentation et la peur de venir. Etmademoiselle de Saint-Miron avait tout l’air de quelqu’un qui sedit à soi-même : « C’est moi, hélas ! la causepremière de cet inénarrable désastre, André Lhéry en personne dansl’appartement de mon élève ! » Elles causèrent cependant,car elles en mouraient d’envie, et il parut à André qu’ellesavaient l’âme à la fois haute et naïve, ces deux demi-vieillesfilles ; du reste, distinguées et supérieurement instruites,mais avec une exaltation romanesque un peu surannée en 1904. Ellescrurent pouvoir lui parler de son livre, dont elles savaient letitre et qui les excitait beaucoup :

– Plusieurs pages de vos Désenchantées sont déjàécrites, maître, n’est-ce pas ?

– Mon Dieu ! non, répondit-il en riant, pas uneseule !

– Et moi, je le préfère, – dit Djénane à André, de sa voixqui surprenait toujours comme une musique extra-terrestre, mêmeaprès d’autres voix déjà très douces. – Vous le composerez une foisparti, ce livre, ainsi au moins il servira encore de lien entrenous pendant quelques mois : quand vous aurez besoin d’êtredocumenté, vous songerez a nous écrire…

André jugeant devoir, par politesse, adresser une fois la paroleà la dame-fantôme, lui demanda le plus banalement du monde si elleétait contente des petites Turques d’Asie, ses élèves. Il prévoyaitquelque réponse de pédagogue, aussi banale que sa question. Mais lavoix sérieuse et douce, qui partait de dessous le voile noir, luidit en pur français ce qu’il n’attendait pas :

– Trop contente, hélas !… Elles n’apprennent que tropvite et sont beaucoup trop intelligentes. Je regrette d’être l’undes instruments qui aura inoculé le microbe de la souffrance à cesfemmes de demain. Je plains toutes ces petites fleurs, qui serontainsi plus tôt fanées que leurs candides aïeules…

Ensuite on parla du Ramazan. Jeûne toute la journée, bienentendu, petits ouvrages pour les pauvres et lecturespieuses ; au cours de ce mois lunaire, une musulmane doitavoir relu son Coran tout entier, sans passer une ligne ;elles n’avaient garde d’y manquer, ces trois petites qui, malgré ledéséquilibrement et l’incroyance, vénéraient avec admiration lelivre sacré de l’Islam ; et leurs Corans étaient là, marquésd’un ruban vert à la page du jour.

Et puis, le soleil couché, ce sont les Iftars. Dans lesélamlike, iftar des hommes, suivi d’une prière pourlaquelle invités, maîtres et serviteurs se réunissent en commundans la grande salle, chacun agenouillé sur son tapis àmihrab ; chez Djénane, paraît-il, cette prière était chantéechaque soir par un des jardiniers, le seul qui fût jeune, et dontla voix de muezzin emplissait toute la demeure.

Dans le harem, iftar des femmes :

– Ces réunions de jeunes Turques, dit Zeyneb, deviennentrarement frivoles en Ramazan, alors que le mysticisme est réveilléau fond de nos âmes, et les questions qu’on y aborde sont de vie etde mort. Toujours la même ardeur, la même fièvre au début. Ettoujours la même tristesse à la fin, le même découragement dontnous sommes prises, quand, après deux heures de discussions, surtous les dogmes et toutes les philosophies, nous nous retrouvons aumême point, avec la conscience de n’être que de faibles,impuissantes et pauvres créatures ! Mais l’espoir est unsentiment si tenace que, malgré la faillite de nos tentatives, ilnous reste la force de reprendre, le lendemain, une autre voie pouressayer encore d’atteindre l’inapprochable but…

– Nous, les jeunes Turques, ajouta Mélek, nous sommes unepoignée de graines d’une très mauvaise plante, qui germe, résisteet se propage, malgré les privations d’eau, les froids, et même les« coupes » répétées.

– Oui, dit Djénane, mais on peut nous diviser en deuxespèces. Celles qui, pour ne pas mourir, saisissent toutes lesoccasions de s’étourdir, d’oublier. Et celles, mieux trempées, quise réfugient dans la charité, comme par exemple Djavidé, notrecousine ; je ne sais pas si, chez vous, les petites sœurs despauvres font plus de bien qu’elle, avec plus de renoncement ;et, dans nos harems, nous en avons tant d’autres qui l’égalent. Ilest vrai, elles sont obligées d’opérer en secret, et quant à formerdes comités de bienfaisance, interdiction absolue, car nos maîtresdésapprouvent ces contacts avec les femmes du peuple, par crainteque nous ne leur communiquions nos pessimismes, nos détraquementset nos doutes.

Mélek, dont les interruptions brusques étaient la spécialité,proposa de faire essayer à André sa cachette en cas de grandealarme : c’était derrière un chevalet d’angle, qui supportaitun tableau et que drapaient des brocarts :

– Un surcroît de précaution, dit-elle cependant, car rienn’arrivera. Le seul valide de la famille en ce moment, c’est monpère, et il ne quittera Yldiz qu’après le coup de canon deMoghreb…

– Oui, mais enfin, objecta André, si quelque chosed’imprévu le ramenait avant l’heure ?

– Eh bien ! dans un harem on n’entre pas sans êtreannoncé. Nous lui ferions dire qu’une dame turque est ici envisite, Ubeydé Hanum, et il se garderait de franchir notre porte.Pas plus difficile que ça, quand on sait s’y prendre… Non, il n’y avraiment que votre sortie, tout à l’heure, qui seradélicate.

Sur le piano traînaient les feuillets manuscrits d’un nocturneque Djénane venait de composer, et André eût aimé se le faire jouerlà par elle, qu’il n’avait jamais entendue que de loin, en passantla nuit sous ses fenêtres au Bosphore. Mais non, en Ramazan, onosait à peine faire de la musique. Et puis, quelle imprudence deréveiller cette grande maison dormeuse, dont le sommeil, en cemoment, était si nécessaire !

Quant à Djénane, elle désirait que son ami se fût accoudé unefois pour écrire à son bureau de jeune fille, – son bureau surlequel jadis, au temps où il n’était à ses yeux qu’un personnage derêve, elle griffonnait son journal en pensant à lui. Donc, ellesl’emmenèrent dans la grande chambre où tout était blanc, luxueux ettrès moderne. Il dut regarder en leur compagnie, par les fenêtresaux persiennes quadrillées toujours closes, ces perspectivesfamilières à leur enfance, et devant lesquelles sans doute la griseet lente vieillesse finirait par venir peu à peu leséteindre ; des cyprès, des stèles de tous les âges ; enbas, comme dans un précipice, l’eau de la Corne-d’Or, aujourd’huiterne et lourde, semblable à une nappe d’étain, et puis, au-delà,Stamboul noyé de brume hivernale. Il du regarder aussi, par lesfenêtres libres qui donnaient à l’intérieur, ce vieux jardin sihaut muré que Djénane lui avait décrit dans ses lettres :« Un jardin tellement solitaire, lui disait-elle, que l’onpeut y errer sans voile. D’ailleurs, chaque fois que nous ydescendons, nos nègres sont là, pour éloigner lesjardiniers. »

En effet, dans le fond là-bas, où les platanes enchevêtraientleurs énorme ramures dépouillées, tristement grisâtres, celaprenait des allures de forêt prisonnière ; elles devaientpouvoir se promener là-dessous sans être aperçues de personne aumonde.

André bénissait le concours d’audaces qui lui permettait deconnaître cette demeure, si interdite à ses yeux… Pauvres petitesamies de quelques mois, rencontrées sur le tard de sa vie errante,et qu’il allait fatalement quitter pour jamais ! Au moinscomme cela, quand il repenserait à elles, le cadre de leurséquestration s’indiquerait précis dans sa mémoire…

Maintenant, c’était l’heure de se retirer, l’heure grave. Andréavait presque oublié, au milieu d’elles, l’invraisemblance de lasituation ; à présent qu’il s’agissait de sortir, le sentimentlui revenait de s’être faufilé tout vif dans une ratière, dontl’issue après son passage se serait rétrécie et hérissée depointes.

Elles firent plusieurs rondes d’exploration ; tout seprésentait bien ; le seul personnage de trop était un certainnègre, du nom de Yousouf, qui gardait avec obstination le grandvestibule. Pour celui-là, il fallait imaginer sur-le-champ unecourse longue et urgente :

– J’ai trouvé, dit tout à coup Mélek. Rentrez dans votrecachette, André. Nous allons le faire comparaître ici même, ce seraun comble !

Et, quand il se présenta :

– Mon bon Yousouf, une commission vraiment pressée. Monte àPéra bien vite, pour nous acheter un livre nouveau, dont je vaist’inscrire le nom sur une carte ; au besoin, tu feras tous leslibraires de la grand-rue, mais surtout ne reviens pasbredouille !

Et voici ce qu’elle écrivit sans rire : « LesDésenchantées, le dernier roman d’André Lhéry. »

Une ronde encore dans les couloirs, après de nouveaux ordresjetés aux uns et aux autres pour les occuper ailleurs ; puiselle vint prendre André par la main, d’une course folle l’entraînajusqu’en bas, et un peu nerveusement le poussa dehors.

Lui s’en alla, rasant de plus près que jamais les vieillesmurailles, se demandant si cette porte, fermée peut-être avec tropde bruit, n’allait pas se rouvrir pour une bande de nègres avecrevolvers et bâtons, lancés à sa poursuite.

Elles lui avouèrent le lendemain leur mensonge, au sujet de cespetits voiles de Circassie. À la maison, elles n’en mettaientpoint. Mais, pour une musulmane, montrer à un homme tous sescheveux, montrer sa nuque surtout, est plus malséantencore que montrer son visage, et elles n’avaient pu s’yrésoudre.

Chapitre 4

 

DJÉNANE À ANDRÉ

 

« 14 du Ramazan 1322 (22 novembre 1905).

« Notre ami, vous savez que demain est la mi-Ramazan, etque toutes les dames turques prennent leur volée. Ne viendrez-vouspas de deux heures à quatre heures à la promenade, à Stamboul, deBayazid à Chazadé-Baché ?

« Nous sommes très occupées en ce moment, avec nosIftars, mais nous allons arranger une belle escapadeensemble à la côte d’Asie, pour bientôt : c’est une inventionde Mélek, et vous verrez comme ce sera bien machiné.

« DJÉNANE. »

 

Ce « demain-là », il y avait vent du Sud et beausoleil d’automne, griserie de tiédeur et de lumière, temps àsouhait pour les belles voilées, qui n’ont par an que deux ou troisjours d’une telle liberté. En voiture fermée, bien entendu, leurpromenade, avec eunuque sur le siège près du cocher ; maiselles avaient le droit de relever les stores, de baisser lesglaces, – et de stationner longuement pour se regarder lesunes les autres, ce qui est interdit les jours ordinaires. DeBayazid à Chazadé-Baché, un parcours d’un kilomètre environ, aucentre de Stamboul, en pleine turquerie, par les rues d’autrefoisqui longent les colossales mosquées, et les enclos ombreux pour lesmorts, et les saintes fontaines. Dans ces quartiers habituellementcalmes, si peu faits pour les élégances modernes, quelle anomalieque ces files de voitures, assemblées le jour de lami-Ramazan ! Par centaines, des coupés des landaus, arrêtés oumarchant au petit pas ; il en était venu de tous les quartiersde l’immense ville, même des palais échelonnés le long du Bosphore.Et là-dedans, rien que des femmes, très parées ; le yachmakqui voile jusqu’aux yeux, assez transparent pour laisser deviner lereste du visage ; toutes les beautés des harems, presquevisibles aujourd’hui par exception, les Circassiennes roses etblondes, les Turques brunes et pâles. Très peu d’hommes rôdantautour des portières ouvertes, et pas un Européen : de l’autrecôté des ponts, à Péra, on ignore toujours ce qui se passe dansStamboul.

André chercha ses trois amies qui, paraît-il, avaient faitgrande toilette pour lui plaire ; il les chercha longtemps, etne put les découvrir, tant il y avait foule. À l’heure où lespromeneuses reprenaient le chemin des harems jaloux, il s’en allaun peu déçu ; mais, pour avoir rencontré le regard de tant debeaux yeux qui souriaient d’aise à cette douce journée, quiexprimaient si naïvement la joie de flâner dehors une fois parhasard, il comprit mieux que jamais, ce soir-là, le mortel ennuides séquestrations.

Chapitre 5

 

Elles connaissaient au bord de la Marmara, du côté asiatique,une petite plage solitaire, très abritée, disaient-elles, de cevent qui désole le Bosphore, et tiède comme une orangerie.Justement une de leurs amies habitait aux environs et s’engageait àfournir un alibi très acceptable, en affirmant mordicus les avoirretenues toute la journée. Donc, elles avaient décidé qu’ontenterait de faire par là une dernière promenade ensemble, avantcette séparation prochaine, qui pouvait si bien être la grande etla définitive : André comptait prendre bientôt un congé dedeux mois pour la France ; Djénane devait aller avec sagrand-mère passer la saison des froids dans son domaine deBounar-Bachi ; entre eux, le revoir ne serait plus qu’auprintemps de l’année suivante, et d’ici là, tant de dramespouvaient advenir…

Le dimanche 12 décembre 1904, jour choisi pour cette promenade,après mille combinaisons et roueries, se trouva être l’un de cesjours de splendeur qui, sous ce climat variable, viennent tout àcoup en plein hiver, entre deux périodes de neige, ramener l’été.Sur le pont de la Corne-d’Or, d’où partent les petits vapeurs pourles Échelles d’Asie, ils se rencontrèrent en plein soleil de midi,mais sans broncher, en voyageurs qui ne se connaissent point, etils prirent comme par hasard le même bateau, où elless’installèrent correctement dans le roufle-harem réservé auxmusulmanes, après avoir congédié nègres et négresses.

À cause de ce beau ciel, il y avait aujourd’hui un monde fou quiallait se promener sur l’autre rive. En même temps qu’eux, étaientparties une cinquantaine de dames-fantômes et, quand on accostal’Échelle de Scutari, André, s’embrouillant au milieu de tous cesvoiles noirs qui débarquaient ensemble, prit d’abord une faussepiste, suivit trois dames qu’il ne fallait pas et risqua d’amenerun affreux scandale. Par bonheur, elles avaient l’allure moinsélégante que le petit trio en marche là-bas, et il les lâcha toutconfus au détour du premier chemin, pour rejoindre ses trois amies,– les vraies, cette fois.

Ils frétèrent une voiture de louage, la même pour eux quatre, cequi est toléré à la campagne. Lui, étant le bey, s’assit à la placed’honneur, contrairement à nos idées occidentales, Djénane à côtéde lui, Zeyneb et Mélek en face, sur la banquette de devant. Et,les chevaux lancés au trot, elles éclatèrent de rire toutes lestrois sous leurs voiles, à cause du tour bien joué, à cause de laliberté conquise jusqu’à ce soir, à cause de leur jeunesse, et dutemps clair, et des lointains bleus. Elles étaient du reste le plussouvent adorables de gaieté enfantine, entre leurs crises sombres,même Zeyneb qui savait oublier son mal et son désir de mourir.C’est avec une souriante aisance de défi qu’elles bravaient tout,la séquestration absolue, l’exil, ou peut-être quelque autrechâtiment plus lourd encore.

À mesure qu’on s’avançait le long de la Marmara, le perpétuelcourant d’air du Bosphore se faisait de moins en moins sentir. Leurpetite baie était loin, mais baignée d’air tiède, comme ellesl’avaient prévu, et si paisible dans sa solitude, si rassurantepour eux dans son absolu délaissement ! Elle s’ouvrait auplein Sud, et une falaise en miniature l’entourait comme un abrifait exprès. Sur ce sable fin, on était chez soi, préservé desregards comme dans le jardin clos d’un harem. On ne voyait riend’autre que la Marmara, sans un navire, sans une ride, avecseulement la ligne des montagnes d’Asie à l’extrême horizon ;une Marmara toute d’immobilité comme aux beaux jours apaisés deseptembre, mais peut-être trop pâlement bleue, car cette pâleurapportait, malgré le soleil, une tristesse d’hiver ; on eûtdit une coulée d’argent qui se refroidit. Et ces montagnes, toutlà-bas, avaient déjà leurs neiges éblouissantes.

En montant sur la petite falaise, on n’apercevait âme qui vive,dans la plaine un peu nue et désolée qui s’étendait alentour. Donc,ayant relevé leur voile jusqu’aux cheveux, toutes trois segrisaient d’air pur ; jamais encore André n’avait vu ausoleil, au grand air, leurs si jeunes visages, un peu pâlis ;jamais encore ils ne s’étaient sentis tous dans une si complètesécurité ensemble, – malgré les risques fous de l’entreprise, etles périls du retour, ce soir.

D’abord, elles s’assirent par terre, pour manger des bonbonsachetés en passant chez le confiseur en vogue de Stamboul. Etensuite elles passèrent en revue tous les recoins de la gentillebaie, devenue leur domaine clandestin pour l’après-midi. Unétonnant concours de circonstances, et de volontés, et d’audaces,avait réuni là, – par cette journée de décembre si étrangementensoleillée, presque inquiétante d’être si belle et d’être sifurtive entre deux crises du vent de Russie, – ces hôtes qui luiarrivaient de mondes très différents et qui semblaient voués parleur destinée première à ne se rencontrer jamais. Et André, enregardant les yeux, le sourire de cette Djénane, qui allaitrepartir après-demain pour son palais de Macédoine, appréciait toutce que l’instant avait de rare et de non retrouvable ; lesimpossibilités qu’il avait fallu déjouer pour se réunir là, devantla pâleur hivernale de cette mer, les impossibilités reparaîtraientencore demain et toujours ; qui sait ? on ne se reverraitpeut-être même jamais plus, au moins avec tant de confiance et lecœur si léger ; c’était donc une heure dans la vie à noter, àgraver, à défendre, autant que faire se pourrait, contre un troprapide oubli…

À tour de rôle, un d’eux montait sur la minuscule falaise, poursignaler les dangers de plus loin. Et une fois, la dame du guet,qui était Zeyneb, annonça un Turc arrivant le long de la mer, encompagnie lui aussi de trois dames au voile relevé. Elles jugèrentque ce n’était pas dangereux, qu’on pouvait affronter larencontre ; seulement elles rabattirent pour un temps lesgazes noires sur leur visage. Quand le Turc passa, sans doutequelque bey authentique promenant les dames de son harem, celles-ciavaient également baissé leur voile, à cause d’André ; maisles deux hommes se regardèrent distraitement, sans méfiance d’uncôté ni de l’autre ; l’inconnu n’avait pas hésité à prendreces gens rencontrés dans cette baie pour les membres d’une mêmefamille.

Des petits cailloux tout plats, comme taillés à souhait, que leflot tranquille de la Marmara avait soigneusement rangés en lignesur le sable, rappelèrent tout à coup à André un jeu de sonenfance ; il apprit donc à ses trois amies la manière de leslancer, pour les faire sautiller longtemps à la surface polie de lamer, et elles s’y mirent avec passion, sans succès du reste… MonDieu ! combien elles étaient enfants, et rieuses, et simples,aujourd’hui, ces trois pauvres petites compliquées, surtout cetteDjénane, qui s’était donné tant de mal pour gâcher savie !

Après cette heure unique, ils allèrent rejoindre leur voiturequi attendait là-bas, loin, pour les ramener à Scutari. Sur lebateau, bien entendu, ils ne se connaissaient plus. Mais pendant lacourte traversée, ils eurent ensemble la réapparition merveilleusede Stamboul, éclairage des soirs limpides. Un Stamboul vu de face,en enfilade ; d’abord les farouches remparts crénelés du VieuxSérail, que baignait la nappe tout en argent rose de laMarmara ; et puis, au-dessus, l’enchevêtrement des minarets etdes coupoles, profilé sur un rose différent, un rose de décembreaussi, mais moins argenté, moins blême que celui de la mer, tirantplutôt sur l’or…

Chapitre 6

 

DJÉNANE À ANDRÉ, LE LENDEMAIN

 

« Encore une fois sauvées ! Nous avons eu de terriblesdifficultés au retour ; mais maintenant il fait calme dans lamaison… Avez-vous remarqué, en arrivant, comme notre Stamboul étaitbeau ?

« Aujourd’hui la pluie, la neige fondue battent nos vitres,le vent glacé joue de la flûte triste sous nos portes. Combien nousaurions été malheureuses, si ce temps-là s’était déchaînéhier ! À présent que notre promenade est dans le passé etqu’il nous en reste comme le souvenir d’un joli rêve, elles peuventsouffler, toutes les tempêtes de la Mer Noire…

« André, nous ne nous reverrons pas avant mon départ, lescirconstances ne permettent plus d’organiser un rendez-vous àStamboul ; c’est donc mon adieu que je vous envoie, sans doutejusqu’au printemps. Mais voulez-vous faire une chose que je vousdemande en grâce ? Dans un mois, quand vous partirez pour laFrance, puisque vous comptez prendre les paquebots, emportez un fezet choisissez la ligne de Salonique ; on s’y arrête quelquesheures, et je sais un moyen de vous y rencontrer. Un de mes nègresviendra vous porter à bord le mot d’ordre. Ne me refusez pas.

« Que le bonheur vous accompagne, André, dans votrepays !…

« DJÉNANE. »

 

Après le départ de Djénane, André resta cinq semaines encore àConstantinople, où il revit Zeyneb et Mélek. Quand le moment vintde prendre son congé de deux mois, il s’en alla par la ligneindiquée, emportant son fez ; mais à Salonique aucun nègre nese présenta au paquebot. La relâche fut donc pour lui toute demélancolie, à cause de cette attente déçue, – et aussi à cause dusouvenir de Nedjibé qui planait encore sur cette ville et sur cesarides montagnes alentour. Et il repartit sans rien savoir de sanouvelle amie.

 

Quelques jours après être arrivé en France, il reçut cettelettre de Djénane :

 

« Bounar-Bachi, près Salonique, 10 janvier 1905.

« Quand et par qui pourrai-je faire jeter à la poste ce queje vais vous écrire, gardée comme je le suis ici ?

« Vous êtes loin et on n’est pas sûr que vous reviendrez.Mes cousines m’ont raconté vos adieux et leur tristesse depuisvotre départ. Quelle étrange chose, André, si on y songe, qu’il yait des êtres dont la destinée soit de traîner la souffrance aveceux, une souffrance qui rayonne sur tout ce qui les approche !Vous êtes ainsi et ce n’est pas votre faute. Vous souffrez depeines infiniment compliquées, ou peut-être infiniment simples.Mais vous souffrez ; les vibrations de votre âme se résolventtoujours en douleur. On vous approche : on vous hait ou l’onvous aime. Et, si l’on vous aime, on souffre avec vous, par vous,de vous. Ces petites de Constantinople, vous avez été cette annéeun rayon dans leur vie ; rayon éphémère, elles le savaientd’avance. Et à présent elles souffrent de la nuit où elles sontretombées.

« Pour moi, ce que vous avez été, peut-être un jour vous ledirai-je. Ma souffrance à moi est moins de ce que vous soyez partique de vous avoir rencontré.

« Vous m’en avez voulu sans doute de n’avoir pas arrangéune entrevue, à votre passage par Salonique. La chose en soi étaitpossible, dans la campagne qui est déserte comme au temps de votreNedjibé. Nous aurions eu dix minutes à nous, pour échanger quelquesmots d’adieu, un serrement de main. Il est vrai, mon chagrin n’enaurait pas été allégé, au contraire. Pour des raisons quim’appartiennent, je me suis abstenue. Mais ce n’est point la peurdu danger qui a pu m’arrêter, oh ! loin de là ; si, pouraller à vous, j’avais su la mort embusquée sur le chemin de monretour, je n’aurais pas eu d’hésitation ni de trouble, et je vousaurais porté alors, André, l’adieu de mon cœur, tel que mon cœurvoudrait vous le dire. Nous autres, femmes turques d’aujourd’hui,nous n’avons pas peur de la mort. N’est-ce pas vers elle quel’amour nous pousse ? Quand donc, pour nous, l’amour a-t-ilété synonyme de vie ?

« DJÉNANE. »

 

Et Mélek, chargée de faire passer cette lettre en France, avaitajouté sous la même enveloppe ces réflexions qui lui étaientvenues :

 

« En songeant longuement à vous, notre ami, j’ai trouvé,j’en suis sûre, plusieurs des causes de votre souffrance. Oh !je vous connais maintenant, allez ! D’abord vous vouleztoujours tout éterniser, et vous ne jouissez jamais pleinement derien, parce que vous vous dites : « Cela va finir. »Et puis la vie vous a tellement comblé, vous avez eu tant de chosesbonnes dans les mains, tant de choses dont une seule suffirait aubonheur d’un autre, que vous les avez toutes laissé tomber, parcequ’il y en avait surabondance. Mais votre plus grand mal, c’estqu’on vous a trop aimé et qu’on vous l’a trop dit ; on vous atrop fait sentir que vous étiez indispensable aux existences danslesquelles vous apparaissiez ; on est toujours venu au-devantde vous ; jamais vous n’avez eu besoin de faire aucun pas dansle chemin d’aucun sentiment : chaque fois, vous avez attendu.À présent vous sentez que tout est vide, parce que vous n’aimezpas vous-même, vous vous laissez aimer. Croyez-moi, aimez àvotre tour, n’importe, une quelconque de vos innombrablesamoureuses, et vous verrez comme ça vous guérira.

« MÉLEK. »

 

La lettre de Djénane déplut à André, qui la jugea pas asseznaturelle. « Si son affection, se disait-il, était siprofonde, elle aurait, avant tout et malgré tout, désiré me direadieu, soit à Stamboul, soit à Salonique ; il y a de lalittérature là-dedans. » Il se sentait déçu ; saconfiance en elle était ébranlée, et il en souffrait. Il oubliaitque c’était une Orientale, plus excessive en tout qu’uneEuropéenne, et d’ailleurs bien plus indéchiffrable.

Il fut sur le point, dans sa réponse, de la traiter en enfant,comme il faisait quelquefois : « Un être qui traîne lasouffrance avec lui ! Alors nous y voilà, à votre hommefatal que vous déclariez vous-même démodé depuis 1830… »Mais il craignit d’aller trop loin et répondit sur un ton sérieux,lui disant qu’elle l’avait péniblement atteint en le laissantpartir ainsi.

Aucune communication directe n’était possible avec elle, àBounar-Bachi, dans son palais de belle-au-bois-dormant ; toutdevait passer par Stamboul, par les mains de Zeyneb ou de Mélek, etde bien d’autres complices encore.

Au bout de trois semaines, il reçut ces quelques mots, dans unelettre de Zeyneb.

 

« André, comment vous blesser de n’importe ce que je puissedire ou faire, moi qui suis un rien auprès de vous ? Nesavez-vous pas que toute ma pensée, toute mon affection est unechose humble, que vos pieds peuvent fouler ; un long tapisancien, aux dessins quand même encore jolis, sur lequel vos piedsont le droit de marcher. Voilà ce que je suis, et vous pourriezvous fâcher contre moi, m’en vouloir ?

« DJÉNANE. »

 

Elle était redevenue Orientale tout entière là-dedans, et André,qui en fut charmé et ému, lui récrivit aussitôt, cette fois avec unélan de douce affection, – d’autant plus que Zeyneb ajoutait :« Djénane est malade là-bas, d’une fièvre nerveuse persistantequi inquiète notre grand-mère, et le médecin ne sait qu’enpenser. »

Des semaines après, Djénane le remercia par cette petite lettre,encore très courte, et orientale autant que laprécédente :

 

« Bounar-Bachi, 21 février 1905.

« Je me disais depuis des jours : Où est-il, le bonremède qui doit me guérir ? Il est arrivé, le bon remède, etmes yeux, qui sont devenus trop grands, l’ont dévoré. Mes pauvresdoigts pâles le tiennent, merci ! Merci de me faire l’aumôned’un peu de vous-même, l’aumône de votre pensée. Soyez béni pour lapaix que votre seconde lettre m’a apportée !

« Je vous souhaite du bonheur, ami, en remerciement del’instant de joie que vous venez de me donner. Je vous souhaite unbonheur profond et doux, un bonheur qui charme votre vie comme unjardin parfumé, comme un matin clair d’été.

« DJÉNANE. »

 

Malade, vaincue par la fièvre, la pauvre petite cloîtréeredevenait quelqu’un de la plaine de Karadjiamir, – comme onredevient enfant. Et, sous cet aspect, antérieur à l’étonnanteculture dont elle était si fière, André l’aimait davantage.

Cette fois encore, au petit mot de Djénane, il y avait unpost-scriptum de Mélek. Après des reproches sur la rareté de seslettres toujours courtes, elle disait :

« Nous admirons votre agitation, en vous demandant commentil faudrait nous y prendre pour être agitées nous aussi, occupées,surmenées, empêchées d’écrire à nos amis. Enseignez-nous le moyen,s’il vous plaît. Nous au contraire, c’est tout le jour que nousavons le temps d’écrire, pour notre malheur et pour le vôtre…

« MÉLEK. »

Chapitre 7

 

Quand André revint en Turquie, son congé terminé, aux premiersjours de mars 1905, Stamboul avait encore son manteau de neige,mais, ce jour-là, c’était sous un ciel admirablement bleu. Autourdu paquebot qui le ramenait, des milliers de goélands et demouettes tourbillonnaient ; le Bosphore était criblé de cesoiseaux comme d’une sorte de neige à plus gros flocons ; desoiseaux fous, innombrables, une nuée de plumes blanches quis’agitaient en avant d’une ville blanche ; un merveilleuxaspect d’hiver, avec l’éclat d’un soleil méridional.

Zeyneb et Mélek qui savaient par quel paquebot il devaitrentrer, lui envoyèrent le soir même, par leur nègre le plusfidèle, leurs sélams de bienvenue, en même temps qu’unelongue lettre de Djénane qui, disaient-elles, était guérie, maisprolongeait encore son séjour dans son vieux palais lointain.

Une fois guérie, la petite barbare de la plaine de Karadjiamirétait redevenue volontaire et compliquée, plus du tout la« chose humble que son ami pouvait fouler aux pieds ».Oh ! non, car elle écrivait maintenant avec rébellion etviolence. C’est qu’il y avait eu, derrière la grille des harems,d’incohérents bavardages sur se livre qu’André préparait ; unejeune femme, que cependant il avait à peine entrevue et seulementsous l’épais voile noir, se serait vantée, prétendaientquelques-unes, d’être son amie, la grande inspiratrice de l’œuvreprojetée ; et Djénane, la pauvre séquestrée là-bas, s’affolaitd’une jalousie un peu sauvage :

 

« André, ne comprenez-vous pas quelle rage d’impuissancedoit nous prendre, quand nous pensons que d’autres peuvent seglisser entre vous et nous ? Et c’est pis encore quand cetterivalité s’exerce sur ce qui est notre domaine : vossouvenirs, vos impressions d’Orient. Ne savez-vous pas, ouavez-vous oublié que nous avons joué notre vie (sans parler denotre repos), et cela uniquement pour vous les donner complètes,ces impressions de notre pays, – car ce n’était même pas pourgagner votre cœur (nous le savions las et fermé) ; non,c’était pour frapper votre sensibilité d’artiste, et lui procurer,si l’on peut dire, une sorte de rêve à demi réel. Afind’arriver à cela, qui semblait impossible, afin de vous montrer ceque, sans nous, vous n’auriez pu qu’imaginer, nous avons risqué,les yeux ouverts, de nous mettre dans l’âme un chagrin et un regretéternels. Croyez-vous que beaucoup d’Européennes en eussent faitautant ?

« Oui, il y a des heures où c’est une torture de songer qued’autres pensées viendront en vous qui chasseront notre souvenir,que d’autres impressions vous seront plus chères que celles denotre Turquie vue avec nous et à travers nous. Et jevoudrais, votre livre fini, que vous n’écriviez plus rien, que vousne pensiez plus, que vos yeux durs et clairs ne s’adoucissentjamais plus pour d’autres. Et quand la vie m’est trop intolérable,je me dis qu’elle ne durera pas longtemps, et qu’alors, si je parsla première et s’il est possible aux âmes libérées d’agir surcelles des vivants, mon âme à moi s’emparera de la vôtre pourl’attirer, et, où je serai, il faudra qu’elle vienne.

« Ce qui me reste à vivre, je le donnerais sur l’heure pourlire dix minutes en vous. Je voudrais avoir la puissance de vousfaire souffrir, – et le savoir, moi qui aurais donné, il ya quelques mois, cette même vie pour vous savoir heureux.

« Mon Dieu, André, êtes-vous donc si riche en amitiés, quevous en soyez si gaspilleur ? Est-ce généreux à vous de fairetant de peine à qui vous aime, et à qui vous aime de si loin, d’unetendresse si désintéressée ? Ne gâtez pas follement uneaffection qui, – pour être un peu exigeante et jalouse, – n’en estpas moins la plus vraie peut-être et la plus profonde que vous ayezrencontrée dans votre vie.

« DJÉNANE. »

 

André se sentit nerveux après avoir lu. Le reproche étaitenfantin et ne tenait pas debout, puisqu’il n’avait parmi lesfemmes turques d’autres amies que ces trois-là. Mais c’est le tongénéral, qui n’allait plus. « Cette fois, il n’y a pas à se ledissimuler, se dit-il, voici une vraie fausse note, un grand éclatdiscord, au milieu de ces trois amitiés sœurs, dont je m’obstinaisà croire la pure harmonie tellement inaltérable… Pauvre petiteDjénane, est-ce possible pourtant ? »

Il essaya d’envisager cette situation nouvelle, qui lui parutsans issue. « Cela ne peut pas être, se dit-il,cela ne sera jamais, parce que je ne veux pas que cela soit.Voilà pour ce qui me concerne ; de mon côté, la question esttranchée. » Et quand on s’est prononcé d’une façon aussinette envers soi-même, cela protège bien contre les penséestroubles et les alanguissements perfides.

Son mérite à se parler ainsi n’était d’ailleurs pas très grand,car il avait la conviction absolue que Djénane, même l’aimât-elle,resterait toujours intangible. Il connaissait à présent cettepetite créature à la fois confiante et hautaine, audacieuse etimmaculée : elle était capable de se livrer loin à un amiqu’elle jugeait décidé à ne pas sortir de son rôle de grand aînéfraternel, mais sans doute elle eût laissé retomber à jamais sonvoile sur son visage, avec une déception irrémédiable, rien quepour une pression de main un peu prolongée ou tremblante…

L’aventure ne lui en paraissait pas moins pleine de menaces. Etdes phrases, dites autrefois par elle et qui l’avaient à peinefrappé, lui revenaient à la mémoire aujourd’hui avec des résonancesgraves : « L’amour d’une musulmane pour un étranger n’ad’autre issue que la fuite ou la mort. »

Mais le lendemain, par un beau temps presque déjà printanier,tout lui sembla beaucoup moins sérieux. Comme l’autre fois, il sedit qu’il y avait peut-être pas mal de « littérature »dans cette lettre, et surtout de l’exagération orientale. Depuisquelques années du reste, pour lui faire entendre qu’on l’aimait,il fallait de lui prouver jusqu’à l’évidence, – tant le chiffre deson âge lui était constamment présent à l’esprit, en obsessioncruelle…

Et, le cœur plus léger qu’hier, il se rendit à Stamboul, àSultan-Selim, où l’attendaient Zeyneb et Mélek qu’il lui tardait derevoir. Stamboul, toujours diversement superbe dans le lointain,était ce jour-là pitoyable à voir de près, sous l’humidité et laboue des grands dégels, et l’impasse où s’ouvrait la maisonnettedes rendez-vous, avait des plaques de neige encore, le long desmurs à l’ombre.

Dans l’humble petit harem, où il faisait froid, elles lereçurent le voile relevé, confiantes et affectueuses, comme onreçoit un grand frère qui revient de voyage. Et tout de suite, ilfut frappé de l’altération de leurs traits. Le visage de Zeyneb,qui restait toujours la finesse et la perfection mêmes, avait prisune pâleur de cire, les yeux s’étaient agrandis et les lèvresdécolorées : l’hiver, très rude cette année-là en Orient,avait dû aggraver beaucoup le mal qu’elle dédaignait de soigner.Quant à Mélek, pâlie elle aussi, un pli douloureux au front, on lasentait concentrée, presque tragique, mûrie soudain pour quelquerésistance suprême.

– Ils veulent encore me marier ! dit-elle, âprement etsans plus en réponse à l’interrogation muette qu’elle avait devinéedans les yeux d’André.

– Et vous ? demanda-t-il à Zeyneb.

– Oh ! moi… j’ai la délivrance là, sous ma main,répondit-elle en touchant sa poitrine, que soulevait de temps àautre une petite toux sinistre.

Toutes deux se préoccupaient de cette lettre de Djénane, quihier venait de passer par leurs mains, et qui étaitcachetée, chose sans précédent entre elles où il n’y avaitjamais eu un mystère.

– Que pouvait-elle bien vous dire ?

– Mon Dieu !… Rien… Des enfantillages… Je ne saisquels absurdes caquets de harem, dont elle s’est émue bien àtort…

– Ah ! sans doute l’histoire de cette nouvelleinspiratrice de votre livre, qui aurait surgi, en dehors denous ?…

– Justement. Et ça ne tient pas debout, je vousassure ; car, en dehors de vous trois et des quelques vaguesfantômes à qui vous m’avez vous-même présenté…

– Nous n’y avons jamais cru, ni ma sœur, ni moi… Mais elle,là-bas, loin de tout… Dans la réclusion, qu’est-ce que vous voulez,on se monte la tête…

– Et elle se l’est montée si bien qu’elle m’en veut trèssérieusement…

– Pas à mort, toujours, interrompit Mélek, ou du moins celan’en a pas l’air… Tenez, regardez plutôt ce qu’elle m’écrit cematin…

Elle lui tendit ce passage de lettre, après avoir replié lafeuille, sur la suite que sans doute il ne devait paslire :

 

« Dites-lui que je pense à lui sans cesse, que ma seulejoie au monde est son souvenir. Ici, je vous envie, c’est tout ceque je fais ; je vous envie pour les moments que vous passezensemble, pour ce qu’il vous donne de sa présence ; je vousenvie de ce que vous êtes si près de lui, de ce que vous pouvezvoir son regard, de ce que vous pouvez serrer sa main. Nem’oubliez pas quand vous êtes ensemble ; je veux ma part devos réunions et de leur danger. »

 

– Évidemment, conclut-il, en rendant la lettre pliée, celan’a pas l’air d’une haine bien mortelle…

Il avait fait son possible pour parler d’un ton léger, mais cesquelques phrases, communiquées par Mélek, le laissaient plusconvaincu et plus troublé que la longue lettre violente à luiadressée. Pas de « littérature » là-dedans ; c’étaittout simple, et si clair !… Et avec quelle candeur elleécrivait à ses cousines ces phrases transparentes, quand elle avaitpris la peine de cacheter si soigneusement ses grands reprochesamoureux de l’autre jour !

Ainsi avait décidément tourné, contre son attente, cette étrangeet paisible amitié de l’année dernière, avec trois femmes, qui, audébut, ne devaient former qu’une indissoluble petite trinité,une seule âme, à jamais sans visage. Ce résultatl’épouvantait bien, mais le charmait aussi ; en ce moment, ilse sentait incapable de dire s’il préférait que ce fût ainsi ou quece ne fût pas…

– Quand revient-elle ? demanda-t-il.

– Aux premiers jours de mai, répondit Zeyneb. Nous devonsnous réinstaller, comme l’année dernière, dans notre yali de lacôte d’Asie. Nos humbles projets sont d’y passer encore un dernierété ensemble, si la volonté de nos maîtres ne vient pas nousséparer par quelque mariage avant l’automne. Je dis dernier, parceque moi, l’hiver sans doute m’emportera, et, dans tous les cas, lesdeux autres, l’été prochain, seront remariées.

– Ça, on verra bien ! dit Mélek, avec un sombredéfi.

Pour André également, ce serait le dernier été du Bosphore. Sonposte à l’ambassade prenait fin en novembre, et il était décidé àsuivre passivement sa destinée, un peu par fatalisme, et puis aussiparce qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas s’entêter àprolonger, surtout lorsqu’elles ne sauraient avoir que dessolutions douloureuses ou coupables. Il entrevoyait donc, avecbeaucoup de mélancolie, le recommencement de cette saison enchantéeau Bosphore, où l’on circule en caïque sur l’eau bleue, le long desdeux rives aux maisons grillagées, ou bien dans laVallée-du-Grand-Seigneur et dans les montagnes de la côte d’Asie,tapissées de bruyères roses. Tout cela reviendrait une suprêmefois, mais pour finir sans aucune espérance de retour. Sur lesrendez-vous avec ses trois amies, pèserait, comme l’année dernière,la continuelle attente des délations, des espionnages capables enune minute de le séparer d’elles pour jamais, de plus, cettecertitude de ne pas revoir l’été suivant serait là pour donner plusd’angoisse à la fuite des beaux jours d’août et de septembre, à lafloraison des colchiques violets, à la jonchée de feuilles desplatanes, à la première pluie d’octobre. Et puis surtout, il yaurait cet élément nouveau si imprévu, l’amour de Djénane, qui,même incomplètement avoué, même tenu en bride comme elle en seraitcapable avec sa petite main de fer, ne manquerait pas de rendreplus haletante et plus cruelle la fin de ce rêve oriental.

Chapitre 8

 

Vers le 10 du mois d’avril, le valet de chambre d’André, en leréveillant le matin, lui annonça d’une voix joyeuse, comme unévénement pour lui faire plaisir :

– J’ai vu deux hirondelles ! Oh ! elleschantaient, mais elles chantaient !…

Déjà les hirondelles étaient à Constantinople ! Et quelchaud soleil entrait ce matin-là par les fenêtres ! Mon Dieu,les jours fuyaient donc encore plus vite qu’autrefois ! Déjàcommencé, le printemps ; déjà une chose entamée, aulieu d’être en réserve pour l’avenir, comme André pouvait se lefigurer hier encore par le temps sombre qu’il faisait, et avant leshirondelles apparues ! Et le prochain été, qui arriveraitdemain, qui arriverait tout de suite, serait le dernier,irrévocablement le dernier de sa vie d’Orient et le dernier sansdoute de sa simili-jeunesse… Retourner en Turquie, plus tard, dansles grisailles crépusculaires de son avenir et de son déclin,…peut-être oui… Mais cependant pour quoi faire ? Quand onrevient, qu’est-ce qu’on trouve, de soi-même et de ce qu’on aaimé ? Quelle décevante aventure, que ces retours, puisquetout est changé ou mort !… Et d’ailleurs, se disait-il, quandj’aurai écrit le livre dont ces pauvres petites m’on arraché lapromesse, ne me serai-je pas fermé à tout jamais ce pays,n’aurai-je pas perdu la confiance de mes amis les Turcs et le droitde cité dans mon cher Stamboul ?…

 

Il passa comme un jour, ce mois d’avril. Pour André, il passa enpèlerinage et rêveries à Stamboul, stations à Eyoub ou àSultan-Fatih, et narguilés de plein air, – malgré les tempsincertains, les reprises du froid et du vent de neige.

Et puis ce fut le 1er mai, et Djénane ne parla pointde quitter son vieux palais inaccessible. Elle écrivait moins quel’an dernier, et des lettres plus courtes. « Excusez monsilence, lui dit-elle une fois. Tâchez de le comprendre, il y atant de choses dedans… »

Zeyneb et Mélek cependant affirmaient toujours qu’elle viendraitet semblaient bien en être sûres.

Ces deux-là aussi, André les voyait moins que l’année dernière.L’une était plus retirée de la vie, et la seconde plus inégale,sous cette menace d’un mariage. En outre, les surveillances avaientredoublé cette année, autour de toutes les femmes en général, – etpeut-être en particulier autour de celles-là, que l’on soupçonnait(oh ! très vaguement encore) d’allées et venues illicites.Elles écrivaient beaucoup à leur ami, qui pourtant les aimait bien,mais se contentait parfois de répondre en esprit,d’intention seulement. Et alors elles lui faisaient des reproches,– et si discrets :

 

« Khassim-Pacha, le 8 mai 1905.

« Cher ami, qu’y a-t-il ? Nous sommes inquiètes, nousvos pauvres amies lointaines et humbles. Quand des jours se passentainsi sans des lettres de vous, un lourd manteau de tristesse nousécrase les épaules, et tout devient terne, et la mer, et le ciel,et nos cœurs.

« Nous ne nous plaignons pas pourtant, je vous assure, etceci n’est que pour vous redire encore une fois une chose déjàvieille et que vous savez du reste, c’est que vous êtes notre grandet seul ami.

« Êtes-vous heureux dans ce moment ? Vos jours ont-ilsdes fleurs ?

« Suivant ce que nous offre la vie, le temps passe vite ouil se traîne. Pour nous, c’est se traîner qu’il fait. Je ne saisvraiment pourquoi nous sommes là, dans ce monde ?… Maispeut-être bien pour l’unique joie d’être vos esclaves trèsdévouées, très fidèles, jusqu’à la mort et au-delà…

« ZEYNEB ET MÉLEK. »

 

Déjà le 8 mai !… Il lut cette lettre à sa fenêtre, par unlong crépuscule tiède qui invitait à s’attarder là, devantl’immense déploiement des lointains et du ciel. Chez lui, onn’était vraiment plus à Péra ; très loin de la« grand’rue » tapageuse, on dominait ce bois de vieuxcyprès odorants, qui est enclavé dans la ville et s’appelle lepetit champ-des-morts, et on avait Stamboul, avec ses dômes, dresséen face de soi sur tout l’horizon.

La nuit descendit peu à peu sur la Turquie, une nuit sans lune,mais très étoilée. Stamboul, dans l’obscurité, se drapa demagnificence, redevint comme chaque soir une imposante découpured’ombre sur le ciel. Et la clameur des chiens, le heurt du bâtonferré des veilleurs, commencèrent de s’entendre dans le silence. Etpuis, ce fut l’heure des muezzins, et, de toute cette villefantastique, étalée là-bas, s’éleva l’habituelle symphonie desvocalises en mineur, hautes, faciles et pures, ailées comme laprière même.

La première nuit, cette année, qui fut une vraie nuit delangueur et d’enchantement. André, de sa fenêtre, l’accueillit avecmoins de joie que de mélancolie : son dernier étécommençait…

Le lendemain, à son ambassade, on lui annonça comme trèsprochaine l’installation de tous les ans à Thérapia. Pour lui, celaéquivalait presque au grand départ de Constantinople, puisqu’il n’yreviendrait que pour quelques tristes journées, à la fin de lasaison, avant de quitter définitivement la Turquie.

D’ailleurs, Turcs et Levantins s’agitaient déjà pourl’émigration annuelle vers le Bosphore ou les îles. Partout, lelong du détroit, rive d’Europe et rive d’Asie, les maisons serouvraient ; sur les quais de pierre ou de marbre, sedémenaient les eunuques préparant la villégiature de leursmaîtresses, apportant, à pleins caïques peinturlurés et dorés, lestentures de soie, les matelas pour les divans, les coussins àbroderies. C’était bien l’été, venu pour André plus vite qued’habitude, et qui fuirait certainement plus vite encore, puisquetoujours les durées semblent de plus en plus diminuer de longueur,à mesure que l’on avance dans la vie.

Chapitre 9

 

Le 1er du beau mois de juin ! Mai n’avait eu aucunedurée ; Djénane n’était d’ailleurs pas revenue, et seslettres, maintenant toujours courtes, n’expliquaient rien.

Le 1er du beau mois de juin ! André qui avaitrepris son appartement de Thérapia, au bord de l’eau, devantl’ouverture de la Mer Noire, s’éveilla dans la splendeur du matin,le cœur plus serré, du seul fait d’être en juin ; rien que cechangement de date lui donnait le sentiment d’un grand pas de plusvers la fin. – D’ailleurs, son mal sans remède, qui étaitl’angoisse de la fuite des jours, ne manquait jamais de s’exaspérerdans l’effarement extra-lucide des réveils. – Ce qu’il sentaitfuir, cette fois, c’était ce printemps oriental, qui le grisaitcomme au temps de sa jeunesse, et qu’il ne retrouverai jamais,jamais plus… Et il songeait : « Demain finira tout cela,demain s’éteindra pour moi ce soleil ; les heures me sonstrictement comptées, avant la vieillesse et le néant… »

Mais comme toujours, quand le réveil fut complet, reparurent àson esprit les mille petites choses amusantes et jolies de la viequotidienne, les mille petits mirages qui font oublier la marche dutemps, et la mort. Pour commencer, ce fut laVallée-du-Grand-Seigneur qui se représenta à son souvenir ;elle était là, en face de lui, derrière ces collines boisées de larive d’Asie qu’il apercevait chaque matin en ouvrant les yeux, etil irait dans l’après-midi s’y asseoir comme l’année dernière àl’abri des platanes, pour fumer des narguilés en regardant de loinpasser sur la prairie les promeneuses voilées qui ressemblent à desombres élyséennes. Ensuite ce fut la préoccupation puérile de sonnouveau caïque ; on l’avertit qu’il venait d’accoster sous lesfenêtres, arrivant tout fraîchement doré de Stamboul, et que lesrameurs demandaient à essayer leurs livrées neuves. Pour sondernier été d’Orient, il voulait paraître en bel équipage, lesvendredis, aux Eaux-Douces, et il avait imaginé une très orientalecombinaison de couleurs ; les vestes des bateliers et le longtapis traînant allaient être en velours capucine brodé d’or, et surce tapis, le domestique assis à la turque, tout au bout de lapetite proue effilée, serait en bleu-de-ciel brodé d’argent. Quandces figurants eurent endossé leurs parures nouvelles, il descenditpour voir l’effet sur l’eau. En ce moment, elle était un miroirimperceptiblement ondulé, cette eau du Bosphore, d’habitude plutôtremuante. Paix infinie dans l’air, fête de juin et de matin dansles verdures des deux rives. André fut content de l’essayage,s’amusa les yeux avec le contraste de ce bonhomme, bleu et argenté,trônant sur ce velours jaune sombre, – dont les broderies doréesreproduisaient un vieux poème arabe consacré à la perfidie del’amour. Et puis il s’étendit dans le caïque, pour aller faire untour jusqu’en Asie, avant l’ardeur du soleil méridien.

Le soir, il reçut une lettre de Zeyneb, qui lui donnaitrendez-vous au prochain jour des Eaux-Douces, rien que pour secroiser en caïque, bien entendu. Tout devenait plus dangereux,disait-elle, la surveillance était redoublée ; on venait ausside leur interdire de se promener le long de la côte, comme l’anpassé dans cette barque légère, où elles ramaient elles-mêmes envoile de mousseline. Par ailleurs, jamais aucune amertume dans sesplaintes, à Zeyneb ; elle était une trop douce créature pours’irriter, et puis aussi trop lasse et tellement résignée à tout,avec cette bonne et prochaine mort, qu’elle avait accueillie danssa poitrine… En post-scriptum elle racontait que le pauvre vieuxMevlut (eunuque d’Éthiopie) venait de se laisser mourir, dans saquatre-vingt-troisième année ; et c’était un vrai malheur, caril les chérissait, les ayant élevées, et ne les aurait trahies nipour or ni pour argent. Elles aussi l’aimaient bien ; il étaitpour ainsi dire quelqu’un de la famille. « Nous l’avonssoigné, écrivait-elle, soigné comme un grand-père. » Mais cedernier mot avait été effacé après coup, et à la place, on lisait,au-dessus, de l’écriture moqueuse de Mélek :« grand-oncle !… »

Le vendredi suivant, il alla donc aux Eaux-Douces, pour lapremière fois de la saison, et dans son équipage aux couleurs plusétranges que l’an passé. Il y croisa et recroisa ses deux amies,qui avaient changé aussi leur livrée bleue pour du vert et or, etqui étaient en tcharchaf noir, voile semi-transparent, mais baissésur le visage. D’autres belles dames, aussi très voilées de noir,tournaient la tête pour le regarder, – des dames qui passaientcomme étendues sur cette eau aujourd’hui si encombréed’énigmatiques promeneuses, entre ses rives de fougères et defleurs : presque toutes ces invisibles s’occupaient de lui,pour avoir lu ses livres, le connaissaient, pour se l’être faitmontrer par d’autres ; peut-être même, avec quelques-unesd’entre elles, avait-il causé l’automne dernier, sans voir leurvisage, pendant ses aventureuses visites à ses petites amies. Ilcueillait çà et là un regard attentif, un gentil sourire, à peineperceptible sous les épaisses gazes noires. Et puis aussi ellesapprouvaient l’assemblage de couleurs qu’il avait imaginé, et quiglissait avec un éclat de capucine et d’hortensia bleu, sur leruisseau vert, entre les prairies vertes et les rideaux ombreux desarbres ; elles s’étonnaient avec sympathie de cet Européen quise révélait un pur Oriental.

Et lui, encore si enfant à ses heures, s’amusait d’attirerl’attention des jolies inconnaissables, et d’avoir parfois régnésecrètement sur leurs pensées, à cause de ses livres qu’on lisaitbeaucoup cette année-là dans les harems. Le ciel de juin étaitadorable de tranquillité et de profondeur. Les spectatrices auxvoiles blancs, qui observaient assises en groupes sur les pelousesdes bords, montraient, par l’entrebâillement des mousselines, dejolis yeux calmes. On sentait la bonne odeur des foins, et celle detous ces narguilés qui se fumaient à l’ombre.

Et on savait que l’été durerait bien trois mois encore, onsavait que la saison des Eaux-Douces commençait à peine ; onreviendrait donc plusieurs vendredis et tout cela aurait en sommeune petite durée, ne finirait pas dès demain…

Quand André remisa pour un temps son beau caïque dans lesherbages, afin d’aller lui aussi fumer un narguilé à l’ombre desarbres, et faire à son tour celui qui regarde passer le monde surl’eau, il était en pleine illusion de jeunesse, et griseried’oubli.

Chapitre 10

 

LETTRE QU’IL REÇUT DE DJÉNANE,

LA SEMAINE SUIVANTE

 

« Le 22 juin 1905.

« Me voici de retour au Bosphore, André, comme je vousl’avais promis, et il me tarde infiniment de vous revoir.Voulez-vous descendre jeudi à Stamboul et venir vers deux heures àSultan-Selim, dans la maison de ma bonne nourrice ? J’aimemieux là que chez notre amie, à Sultan-Fatih, parce que c’était lelieu de nos premières rencontres…

« Mettez votre fez, naturellement, et observez lesprécautions d’autrefois ; mais n’entrez que si notre signalhabituel, le coin d’un mouchoir blanc, sort d’entre les grilles, àl’une des fenêtres du premier étage. Sinon, l’entrevue seramanquée, hélas ! et peut-être pour longtemps ; alorscontinuez votre chemin jusqu’au bout de l’impasse, puis, revenezsur vos pas, de l’air de quelqu’un qui s’est trompé.

« Tout est plus difficile cette année, et nous vivons dansles transes continuelles…

« Votre amie,

« DJÉNANE. »

 

Ce jeudi-là, il sentit plus que jamais, dès son réveil,l’inquiétude de son aspect. « Depuis l’année dernière, sedisait-il, j’ai dû sensiblement vieillir ; il y a des filsargentés dans ma moustache, qui n’y étaient pas quand elle estpartie. » Il eût donné beaucoup pour n’avoir jamais troublé lerepos de son amie ; mais l’idée de déchoir physiquement à sesyeux lui était quand même insupportable.

Les êtres comme lui, qui auraient pu être de grands mystiquesmais n’ont su trouver nulle part la lumière tant cherchée, sereplient avec toute leur ardeur déçue vers l’amour et la jeunesse,s’y accrochent en désespérés quand ils les sentent fuir. Et alorscommencent les puérils et lamentables désespoirs, parce que lescheveux blanchissent et que les yeux s’éteignent ; on épie,dans la terreur désolée, le moment où les femmes détourneront versd’autres leur regard…

Le jeudi venu, André, à travers les désolations charmantes duVieux-Stamboul, sous le beau ciel de juin, s’achemina versSultan-Selim, effrayé de la revoir, et peut-être plus encore d’êtrerevu par elle…

En arrivant à l’impasse funèbre, levant les yeux, il aperçuttout de suite la petite chose blanche indicatrice, qui se détachaitsur les bruns et les ocres sombres des maisons. Et, derrière laporte, il trouva Mélek aux aguets :

– Elles sont là ? demanda-t-il.

– Oui, toutes deux ; elles vousattendent.

À l’entrée du petit harem, de plus en plus pauvre et fané,Zeyneb se tenait le visage découvert.

Au fond, très dans l’ombre, Djénane, qui cependant vint à luiavec un élan tout spontané, tout jeune, lui donner sa main. Elleétait bien là ; il réentendit sa voix de musique lointaine…Mais les yeux couleur d’eau profonde n’y étaient plus, ni lessourcils inclinés comme ceux des madones de douleur, ni l’ovalepur, ni rien : le voile était retombé aussi impénétrablequ’aux premiers jours ; prise d’épouvante pour s’être tropavancée, la petite princesse blanche se retirait dans sa tourd’ivoire… Et André comprit dès l’abord que tout prière seraitinutile, que ce voile ne se relèverait plus jamais, à moinspeut-être que ne survînt quelque circonstance tragique et suprême.Il eut le sentiment que, dans cette affection si défendue, lapériode légère et douce avait pris fin. On marchait à partird’aujourd’hui vers l’inévitable drame.

Partie 6

Chapitre 1

 

Toutefois des jours de calme apparent leur étaient réservésencore.

Il est vrai, juillet passa sans qu’il leur fût possible de serevoir, même de loin, aux Eaux-Douces, – juillet qui est àConstantinople une saison de grand vent et d’orages, une périodependant laquelle le Bosphore, du matin au soir, se couvre d’écumeblanche. Ce mois-là, c’est à peine si Djénane put lui écrire, tantelle était surveillée par une vieille tante revêche, venue d’Erivanpour faire une visite interminable, et qui ne supporterait pas desortir en caïque si l’eau n’était lisse comme un miroir.

Mais la dame, qu’André et ses trois amies appelaient« Peste Hanum », déguerpit au commencement d’août, et lereste de l’été, de leur dernier été, ne cessa plus d’être sibeau ! Août, septembre et octobre, c’est au Bosphore la saisondélicieuse, où le ciel a des limpidités édéniques, où les joursdéclinent, se recueillent et s’apaisent, mais en gardant lasplendeur.

Ils redevinrent les habitués des Eaux-Douces d’Asie, etarrangèrent des entrevues à Stamboul dans la maisonnette deSultan-Selim. Extérieurement, tout se retrouvait pour eux commependant l’été de 1904, même le voile noir baissé à demeure sur levisage de Djénane ; mais il y avait dans leurs âmes dessentiments nouveaux, des sentiments encore inexprimés, dont onn’était pas tout à fait certain, et qui cependant amenaient parfoisau milieu de leurs causeries des silences trop lourds.

Et puis, l’année précédente ils se disaient : « Nousavons un autre été en réserve devant nous. » Tandis quemaintenant tout allait finir, puisque André quittait la Turquie ennovembre ; et constamment ils pensaient à cette séparationprochaine, qui leur apparaissait comme aussi définitive qu’une miseau tombeau. Étant de vieux amis, ils avaient déjà des souvenirs encommun, et ils formaient des projets pour recommenceravant l’inexorable fin, des choses d’antan, promenades oupèlerinages faits naguère à eux quatre : « Il faudraittâcher de revoir ensemble, encore une fois dans la vie, notrepetite forêt vierge de l’automne passé, à Béicos… La tombe deNedjibé, il faudrait y retourner une suprême fois, noustous… »

Pour André, qui cette année-là éprouvait la petite mort chaquefois que changeait le nom du mois, le matin du 1erseptembre marqua un grand échelon franchi, dans cette descente dela vie qui s’accélérait comme une chute. Il lui parut que, depuisla veille, l’air avait soudainement pris sa limpidité et safraîcheur de l’automne, et qu’il était plus sonore aussi, commecela arrive d’habitude à l’arrière-saison ; mieux qu’hier onentendait les trompettes turques, au timbre grave, qui sonnaient enface, sur la côte d’Asie où les soldats ont un poste, à l’ombre desplatanes de Béicos. L’été s’enfuyait décidément, et ils songea,avec un frisson, que les colchiques violets allaient commencer defleurir parmi des feuilles mortes, dans laVallée-du-Grand-Seigneur.

Cependant combien tout était radieux ce matin, et quel calmeinaltéré sur le Bosphore ! Pas un souffle, et, à mesure quemontait le soleil, une tiédeur délicieuse. Sur l’eau passaitmaintenant une longue caravane de navires voiliers, remorqués parun bateau à vapeur ; navires turcs d’autrefois, avec deschâteaux-d’arrière aux peinturlures archaïques, navires comme onn’en voit plus qu’en ces parages ; toute toile serrée, ilss’en allaient docilement ensemble vers la Mer Noire, dont l’entrées’apercevait là-bas entre deux plans d’abruptes montagnes, et quisemblait une mer si tranquille et inoffensive, pour qui ne l’eûtpoint connue. Directement au-dessous de ses fenêtres, André regardale petit quai ensoleillé, le long duquel de beaux caïquesattendaient, entre autres le sien, qui ce soir le conduirait auxEaux-Douces…

Les Eaux-Douces !… Encore cinq ou six fois à reparaître là,en Oriental, sur ce ruisseau bordé de verdure, où il exerçait commeune petite royauté éphémère et où les dames voilées reconnaissaientde loin la livrée de ses rameurs. Et beaucoup de jours encore às’asseoir, au baisser du soleil, sous les platanes géants duGrand-Seigneur, à fumer là des narguilés au milieu d’une paix sansnom, tout en regardant la lente promenade des femmes, des« ombres heureuses », dans les lointains de la prairieélyséenne… Au moins trente ou trente-cinq jours d’été, un répitvraiment acceptable avant la grande fin, qui ne serait tout de mêmepas immédiate… Les collines d’Asie, ce matin-là, au-dessus deBéicos, étaient entièrement roses sous le floraison des bruyères,mais roses comme des rubans roses. Les maisonnettes des villagesturcs qui s’avancent dans l’eau, les grands platanes verts auxbranches desquels depuis trois cents ans les pêcheurs suspendentleurs filets, tout cela, et le ciel bleu, se regardaittranquillement dans la glace du Bosphore qui avait sa netteté desinaltérables beaux jours. Et ces choses ensemble paraissaienttellement confiantes dans la durée de l’été, et du calme, et de lavie, et de la jeunesse, qu’André une fois de plus s’y laissaprendre, oublia la date et ne sentit plus la menace des procheslendemains.

L’après-midi, il alla donc aux Eaux-Douces, où tout rayonnaitdans une lumière idéale ; il y croisa ses trois amies, etcueillit d’autres regards de femmes voilées. Il en revint par unincomparable soir, en longeant la côte d’Asie : vieillesmaisons muettes où l’on ne sait jamais quel drame se passe ;vieux jardins secrets sous des retombées de verdure ; vieuxquais de marbre très gardés, où d’invisibles belles sont toujoursassises les vendredis pour assister au retour des caïques. Entraînépar la cadence vive de ses rameurs, il fendait l’air caressant etsuave ; respirer était une ivresse. Il se sentait reposé, ilavait conscience d’être jeune d’aspect à ce moment, et en luis’éveillait la même ardeur à vivre qu’au temps de sa primejeunesse, la même soif de jouir éperdument de tout ce qui passe.Son âme, qui le plus souvent n’était qu’un obscur abîme delassitude, pouvait ainsi changer, sous le voluptueux enjôlement deschoses extérieures, ou devant quelque fantasmagorie jouée pour sesyeux d’artiste, – changer, redevenir comme neuve, se sentir prêtepour toute une suite d’aventures et d’amours.

Il ramenait dans son caïque Jean Renaud, qui lui confia avec desplaintes brûlantes sa peine d’être amoureux d’une belle dame desambassades, très aimablement indifférente à son désir, et d’êtreamoureux en même temps de Djénane qu’il n’avait jamais vue, maisdont la silhouette et la voix troublaient son sommeil. Et Andréécoutait sans hausser les épaules de tels aveux, qui étaient biendans le ton de cette soirée ; il se sentait au diapason avecce jeune, et préoccupé uniquement des mêmes questions, tout lereste ne comptant plus. L’amour était partout dans l’air.Confidence pour confidence, il avait envie de lui crier, dans unesorte de triomphe : « Eh bien ! moi, tenez, je suisplus aimé que vous !… »

Ils continuèrent leur chemin sans plus se parler, chacun poursoi égoïstement plongé dans ses pensées que dominait l’amour ;et la splendeur d’un soir d’été sur le Bosphore magnifiait leurrêverie. Auprès d’eux, les quais interdits des vieilles demeurescontinuaient de défiler ; des femmes assises tout au bord lesregardaient glisser, dans les rayons maintenant couleur de cuivrerouge, et ils s’amusaient en eux-mêmes de savoir que, pour lesspectatrices voilées, leur passage, leur caïque avec ses nuancesrares, devait faire bien, au milieu de cette apothéose du soleilcouchant.

Chapitre 2

 

Septembre vient de finir !… Maintenant la belle teinte rosedes bruyères, sur les collines d’Asie, se meurt de jour en jour, sechange en une couleur de rouille. Et, dans la vallée de Béicos, lescolchiques violets sont fleuris à profusion parmi l’herbe fine despelouses ; la jonchée des feuilles de platanes, la jonchéed’or est partout répandue. Le soir, pour fumer son narguilé devantla cabane de quelqu’un de ces humbles petits cafetiers qui sontencore là, mais qui vont repartir, on choisit une place au soleil,on recherche la dernière chaleur de l’été déclinant, ensuite, dèsque les rayons commencent à raser la terre et que l’on voit commeun reflet rouge d’incendie sur l’énorme ramure des platanes, onsent une fraîcheur soudaine qui vous saisit et qui esttriste ; on s’en va, et les pas sur l’herbe font bruisser lesfeuilles mortes. À présent, les grandes pluies d’automne, quilaissent la prairie toute détrempée, alternent avec ces joursencore chauds et étrangement limpides, où les abeilles bourdonnentsur les scabieuses d’arrière-saison, mais où des buées froidess’exhalent du sol et des bois quand le soir tombe.

Toutes ces feuilles jaunes par terre, André a déjà connu lespareilles, dans cette même vallée, l’an passé ; – et celaattache à un lieu, d’y avoir vu deux fois la chute des feuilles. Ilsait donc que ce sera une souffrance de quitter pour jamais cepetit coin pastoral de l’Asie, où il est venu presque chaque jourpendant deux étés radieux. Il sait aussi que cette souffrance,comme tant d’autres déjà éprouvées ailleurs, s’oubliera vite,hélas ! dans les grisailles de plus en plus sombres d’unproche avenir…

Toute l’année, ils s’étaient vus dans l’impossibilité de refairepar ici aucune promenade ensemble, André et ses amies. Mais ils enavaient combiné deux, coûte que coûte, pour le 3 et 5 octobre, lesdernières et les suprêmes.

Le but fixé pour celle d’aujourd’hui 3, était la petite forêtvierge découverte par eux en 1904. Et ils se retrouvèrent là tousensemble, au bord de ce marécage dissimulé comme exprès, dans unrecreux de montagne. Ils reprirent leurs places de jadis, sur lesmêmes pierres moussues, près de cette eau dormante d’où sortaientdes roseaux si grands et de si hautes fougères. Osmondes que l’oneût dit une sorte tropicale.

André vit tout de suite qu’elles n’étaient pas comme d’habitude,les pauvres petites, ce soir, mais nerveuses et outrées, chacune àsa manière, Djénane avec une affectation de froideur, Mélek avecviolence :

– Maintenant on veut nous remarier toutes, dirent-elles,pour rompre notre trio de révoltées. Et puis nous avons des allurestrop indépendantes, à ce qu’il paraît, et il nous faut des marisqui sachent nous mater.

– Quant à moi, précisa Mélek, la chose a été arrêtée enconseil de famille samedi, on a désigné le bourreau, un certainOmar Bey, capitaine de cavalerie, un bellâtre au regard dur, quel’on a cependant daigné me montrer un jour de ma fenêtre ;donc ça ne traînera pas…

Et elle frappait du pied, les yeux détournés, en froissant dansses doigts toutes les feuilles à sa portée.

Il ne trouva rien à lui dire et regarda les deux autres. ÀZeyneb, la plus près de lui, il allait demander : « Etvous ? » Mais il craignait la réponse, qu’il devinaittrop bien, le geste doux et navré qu’elle aurait pour lui indiquersa poitrine. Et c’est à Djénane, comme toujours la seule au voilebaissé, qu’il posa la question :

– Et vous ?

– Oh ! moi, répondit-elle, avec cette indifférence unpeu hautaine qui lui était venue depuis quelques jours, moi, il estquestion de me redonner à Hamdi…

– Et alors, qu’est-ce que vous ferez ?

– Mon Dieu, que voulez-vous que je fasse ! Il estprobable que je me soumettrai. Puisqu’il en faut un, n’est-ce pas,autant subir celui-là qui a déjà été mon mari ; la honte mesemblera moindre qu’auprès d’un inconnu…

André l’entendit avec stupeur. L’épais voile noir l’empêchait dureste de lire dans ses yeux ce qu’il y avait de sincère ou non,sous cette résignation soudaine. Ce consentement inespéré à unretour vers Hamdi, c’était ce qu’il pouvait souhaiter de meilleur,pour trancher une situation inextricable ; mais d’abord il ycroyait à peine, et puis il s’apercevait que ce serait plutôt undénouement pour le faire souffrir.

Ils ne dirent plus rien sur ces sujets qui brûlaient, et unsilence plein de pensées s’ensuivit. Ce fut la voix douce deDjénane qui après s’éleva la première, dans ce lieu, si calme quel’on entendait l’une après l’autre tomber chaque feuille. Sur unton bien détaché, bien tranquille, elle reparla du livre :

– Ah ! dit-il en essayant de n’être plus sérieux,c’est vrai, le livre ! Depuis des temps, nous n’y pensionsplus… Voyons, qu’est-ce que je vais raconter ? Que vous voulezaller dans le monde le soir, et porter le jour des beaux chapeaux,avec beaucoup de roses et de plumets dessus, comme les damesPérotes ?

– Non, ne soyez pas moqueur, André, aujourd’hui, si près denotre dernier jour…

Il les écouta donc avec recueillement. Sans s’illusionner lemoins du monde sur la portée de ce qu’il pourrait faire pour elles,il voulait au moins ne pas les présenter sous un jour fantaisiste,ne rien écrire qui ne fût conforme à leurs idées. Il lui parutqu’elles tenaient à la plupart des coutumes de l’Islam, et qu’ellesaimaient infiniment leur voile, à condition de le relever parfoisdevant des amis choisis et à l’épreuve. Le maximum de leursrevendications était qu’on les traitât davantage comme des êtrespensants, libres et responsables ; qu’il leur fût permis derecevoir certains hommes, même voilées si on l’exigeait, et decauser avec eux, – surtout lorsqu’il s’agirait d’un fiancé.

– Avec ces seules concessions, insista Djénane, nous nousestimerions satisfaites, nous et celles qui vont nous suivre,pendant au moins un demi-siècle, jusqu’à une période plus avancéede nos évolutions. Dites-le bien, notre ami, que nous nedemanderions pas plus, afin qu’on ne nous juge point folles etsubversives. D’ailleurs, ce que nous souhaitons là, je défie quel’on trouve dans le livre de notre prophète un texte un peu formelqui s’y oppose.

Quand il prit congé d’elles, le soir approchant, il sentit lapetite main que lui tendit Mélek brûler comme du feu.

– Oh ! lui dit-il, effrayé, mais vous avez une main degrande fièvre !

– Depuis hier, oui, une fièvre qui augmente… Tant pis,hein, pour le capitaine Omar Bey !… Et ce soir, cela ne va pasdu tout ; je sens une lourdeur dans la tête, une lourdeur… Ilfallait bien que ce fût pour vous revoir, sans quoi je ne me seraispas levée aujourd’hui.

Et elle s’appuya au bras de Djénane. Une fois arrivés dans laplaine, ils ne devaient plus avoir l’air de se connaître, – dans laplaine tapissée de fleurs violettes et jonchée de feuilles d’or, –puisqu’il y avait là d’autres promeneurs, et des groupes de femmes,toujours ces groupes harmonieux et lents qui viennent le soirpeupler la Vallée de Béicos. Comme d’habitude, André de loin lesregarda partir, mais avec le sentiment cette fois qu’il nereverrait plus jamais, jamais cela : à l’heure dorée par lesoleil d’automne, ces trois petites créatures de transition et desouffrance, ayant leurs aspects d’ombres païennes et s’éloignant aufond de cette vallée du Repos, sur ces fines pelouses qui n’ont pasl’air réel, l’une dans ses voiles noirs, les deux autres dans leursvoiles blancs…

Quand elles eurent disparu, il se dirigea vers les cabanes deces petits cafetiers turcs, qui sont là sous les arbres, et demandaun narguilé, bien que déjà la fraîcheur du soir d’octobre eûtcommencé de tomber. Dans un dernier rayon de soleil, contre l’undes platanes géants, il s’assit à réfléchir. Pour lui uneffondrement venait de se faire ; cette résignation de Djénaneavait anéanti son rêve, son dernier rêve d’Orient. Sans bien s’enapercevoir, il avait tellement compté que cela durerait après sondépart de Turquie ; une fois séparée de lui, et ne le voyantplus vieillir, elle lui aurait gardé longtemps, avait-il espéré,cette sorte d’amour idéal, qui ainsi serait resté à l’abri desdéceptions par lesquelles meurt l’amour ordinaire. Mais non,reprise maintenant par ce Hamdi, qui était jeune et que sans douteelle n’avait pas cessé de désirer, elle allait être tout à faitperdue pour lui : « Elle ne m’aimait pas tant que ça,songeait-il ; je suis encore bien naïf et présomptueux !C’était très gentil, mais c’était de la « littérature »,et c’est fini, ou plutôt cela n’a jamais existé… J’ai l’âge quej’ai, voilà d’ailleurs ce que ça prouve, et demain, ni pour elle nipour aucune autre, je ne compterai plus. »

Il restait le seul fumeur de narguilé en ce moment sous lesplatanes. Décidément c’était passé, la saison des beaux soirstièdes qui amenaient dans cette vallée tant de rêveursd’alentour ; ce soleil oblique et rose n’avait plus deforce ; il faisait froid : « Je m’obstine à vouloirprolonger ici mon dernier été, se disait-il, mais c’est aussi vainet absurde que de vouloir prolonger ma jeunesse ; le temps deces choses est révolu à jamais… »

Maintenant le soleil s’était couché derrière l’Europe voisine,et dans le lointain les chalumeaux des bergers rappelaient leschèvres ; autour de lui cette plaine, devenue déserte sous sesquelques grands arbres jaunis, prenait cet air tristement sauvagequ’il lui avait déjà connu à l’arrière-saison d’antan… Tristesse ducrépuscule et des jonchées de feuilles sur la terre, tristesse dudépart, tristesse d’avoir perdu Djénane et de redescendre la vie,tout cela ensemble n’était plus tolérable et disait tropl’universelle mort…

Chapitre 3

 

Ils venaient d’imaginer depuis quelques jours un moyen trèsingénieux de correspondre, pour les cas d’urgence. Une de leursamies appelée Kiamouran avait autorisé André à contrefaire sonécriture, très connue de la domesticité soupçonneuse, et à signerde son nom ; de plus, elle avait fourni plusieurs enveloppes àson chiffre, avec l’adresse de Djénane mise de sa propre main. Ilpouvait donc leur écrire ainsi (à mots couverts cependant, parcrainte des indiscrétions), et son valet de chambre, qui avait prisl’habitude du fez et du chapelet, allait porter cela directement auyali des trois petites coupables ; parfois même Andrél’envoyait à une heure précise et convenue d’avance ; l’une deses trois amies se trouvait alors comme par hasard dans levestibule, d’où les nègres venaient d’être écartés, et pouvaitdonner une réponse verbale au messager si sûr.

Le lendemain donc, il risqua une de ces lettres signéesKiamouran, pour s’informer de la fièvre de Mélek et demander si lapromenade à la mosquée de la montagne tiendrait toujours. Et ilreçut le soir un mot de Djénane, disant que Mélek était couchéeavec beaucoup plus de fièvre, et que les deux autres ne pourraients’éloigner d’elle.

 

Seul, il voulut la faire quand même, cette promenade, le 5octobre, jour qu’ils avaient fixé pour monter là une dernière foisensemble.

Et c’était par un temps merveilleux de l’automneméridional ; les bois sentaient bon, les abeillesbourdonnaient. Aujourd’hui, il se croyait moins attaché à sespetites amies turques, même à Djénane, et il avait conscience qu’ilse reprendrait à la vie ailleurs, où elles ne seraientpas. Il lui semblait aussi qu’au départ son regret maintenantserait moins pour elles que pour l’Orient lui-même, pour cet Orientimmobile qu’il avait adoré depuis ses années de prime jeunesse, etpour le bel été d’ici qui s’achevait, pour ce recoin pastoral del’Asie où il venait de passer deux saisons dans le calme des vieuxtemps, dans l’ombre des arbres, dans la senteur des feuilles et desmousses… Oh ! le clair soleil encore aujourd’hui ! Et ceschênes, ces scabieuses, ces fougères aux teintes rougies et dorées,lui rappelaient les bois de son pays de France, à tel point qu’ilretrouvait tout à coup les mêmes impressions que jadis, à la fin deses vacances d’enfant, lorsqu’il fallait à cette même époque del’année quitter la campagne où l’on avait fait tant de jolis jeuxsous le ciel de septembre…

À mesure qu’il s’élevait cependant, par les petits sentiers delichens et de bruyères, à mesure que se découvraient les lointains,s’en allait son illusion de France ; ce n’était plus cela, etla notion du pays turc s’imposait à la place ; les méandresprofonds du Bosphore s’ouvraient à ses pieds, montrant les villagesou les palais des rives, et les caravanes de bateaux en marche.Vers l’intérieur des terres, c’étaient aussi des aspects étrangers,une succession infinie de collines couvertes d’un même et épaismanteau de verdure, des forêts trop grandes et tranquilles, commenotre France n’en connaît plus.

Quand il atteignit enfin ce plateau, battu par tous les soufflesdu large, qui sert de péristyle à la vieille mosquée solitaire,quantité de femmes turques étaient assises là sur l’herbe, venuesen pèlerinage dans de très primitives charrettes à bœufs. Vite, dèsqu’il fut aperçu, vite les mousselines enveloppantes s’abaissèrentpour cacher tous les visages. Et cela devint une muette compagniede fantômes voilés, qui se détachaient, avec une grâce archaïque,sur l’immensité de la Mer Noire, soudainement apparue autour del’horizon.

André se dit alors que, pour lui, le charme de ce pays et de sonmystère résisterait à tout, même à la déception causée par Djénane,même aux désenchantements du déclin de la vie…

Chapitre 4

 

Le lendemain, qui tombait un vendredi, il ne voulut pas manquerd’aller aux Eaux-Douces d’Asie, car c’était bien la dernière desdernières fois : son contrat de la saison, pour le caïque etles rameurs, expirait ce soir-là même, et du reste les ambassadesredescendaient toutes à Constantinople la semaine suivante ;le temps du Bosphore touchait à sa fin.

Et jamais jour de plein été ne fut si lumineux ni sicalme ; à part qu’il y avait moins de barques peut-être lelong de la rive déjà un peu délaissée on aurait pu se croire à unvendredi du beau mois d’août. Par habitude, par attachement aussi,toujours et quand même, il fit passer son caïque sous les fenêtrescloses du yali de ses amies… Le petit signal blanc était là, à sonposte ! Quelle inexplicable surprise ! Est-ce doncqu’elles allaient venir ?…

Là-bas, aux Eaux-Douces, les prairies étaient couleur d’orautour de la gentille rivière, tant il y avait de feuilles mortesen jonchée, et les arbres disaient bien l’automne. Cependant laplupart des caïques élégants, habitués de ce lieu, entraient l’unaprès l’autre, amenant les belles des harems, et André reçut aupassage, encore une fois pour l’adieu final, des sourires discretsqui lui venaient de dessous les voiles.

Longtemps il attendit, regardant de tous côtés ; mais sesamies toujours n’arrivaient point, et la Journée s’avançait, et lespromeneuses commençaient à se retirer.

Il s’en allait donc lui aussi, et il était presque à la sortiede la rivière, lorsqu’il vit poindre dans un beau caïque a livréebleu et or, une femme seule, la tête enveloppée du yachmak blancqui laisse paraître les yeux ; des coussins sans doutel’élevaient, car elle semblait un peu grande et haute sur l’eau,comme s’étant arrangée ainsi pour être mieux vue.

Ils se croisèrent, et elle le regarda fixement :Djénane !… Ces yeux couleur de bronze vert et ces longssourcils roux, que depuis une année elle lui avait cachés,n’étaient comparables à aucuns et ne pouvaient être confondus avecd’autres… Il frissonna devant l’apparition si imprévue qui sedressait à deux pas de lui ; mais il ne fallait pas broncher,à cause des bateliers, et ils passèrent immobiles, sans échanger unsigne.

Cependant il fit retourner son caïque l’instant d’après, pour lacroiser encore tout à l’heure quand elle redescendrait le cours duruisseau. Presque plus personne lorsqu’ils se retrouvèrent prèsl’un de l’autre, dans ce croisement rapide. Et, à cette seconderencontre, la figure qu’enveloppait le yachmak de mousselineblanche se détacha pour lui sur les cyprès sombres et les stèlesd’un vieux cimetière, qui est posé là au bord de l’eau ; – cardans ce pays les cimetières sont partout, sans doute pour maintenirplus présente la pensée de la mort.

Le soleil, déjà bas, et ses rayons, devenus roses, il fallaits’en aller. Leurs deux caïques sortirent presque en même temps del’étroite rivière, et se mirent à remonter le Bosphore, dans lamagnificence du soir, celui d’André à une centaine de mètresderrière celui de Djénane…, Il la vit de loin mettre pied sur sonquai de marbre et rentrer dans son yali sombre.

Ce qu’elle venait de faire en disait très long : seule,être allée aux Eaux-Douces, – de plus, y être allée en yachmak,afin de montrer ses yeux et d’en graver l’expression dans lamémoire de son ami. Mais André, qui d’abord avait senti tout cequ’il y avait là de particulier et de touchant, se rappela soudainun passage de Medjé où il racontait quelque chose d’analogue, àpropos d’un regard solennel échangé dans une barque au moment de laséparation : « C’était très gentil de sa part, se dit-ildonc tristement ; mais c’était encore un peu « littéraire« ; elle voulait imiter Nedjibé… Cela ne l’empêchera pas, dansquelques jours, de rouvrir les bras à son Hamdi.

Et il continua de remonter le Bosphore en longeant de tout prèsla rive d’Asie ; déjà beaucoup de maisons vides,hermétiquement closes ; beaucoup de jardins aux grillesfermées, sous l’enchevêtrement des vignes vierges couleur depourpre ; partout s’indiquait l’automne, le départ, la fin. Çàet là, sur ces petits quais où il est si défendu d’aborder,quelques femmes attardées à la campagne étaient encore venuess’asseoir au bord de l’eau pour ce dernier vendredi de lasaison ; mais leurs yeux (tout ce qu’on voyait de leurvisage), exprimaient la tristesse du retour si prochain au harem dela ville, l’appréhension de l’hiver. Et le soleil couchantéclairait toute cette mélancolie, comme un feu de Bengalerouge.

Lorsque André fut rentré dans sa maison de Thérapia, ses rameursvinrent lui présenter leurs sélams d’adieu ; ils avaientrepris leurs humbles costumes et chacun rapportait, soigneusementpliées, sa belle chemise en gaze de Brousse, et sa belle veste develours capucine. Ils rapportaient aussi le long tapis en veloursde même couleur, recommandant avec naïveté de bien le faire sécherparce qu’il était imprégné d’humidité salée. André regarda cespauvres loques, où les broderies d’or avaient commencé de prendre,sous les embruns et le soleil, la patine des vieilles chosesprécieuses. Qu’en faire ? Les détruire, ne serait-ce pas moinstriste que de les rapporter dans son pays, pour se dire plus tard,dans l’avenir morne, en retrouvant ces reliques, fanées de plus enplus : « C’était la livrée de mon caïque jadis, du tempslumineux où j’habitais au Bosphore… »

Le crépuscule arrivait. Il pria son domestique turc, celui quiétait un ancien berger d’Eski-Chehir, de prendre sa flûte au songrave et de rejouer l’air de l’an dernier, l’espèce de fuguesauvage qui exprimait maintenant pour lui tout l’indicible d’unefin d’été, dans ce lieu, et dans ces circonstances spéciales. Puis,s’étant accoudé à sa fenêtre, il regarda partir son caïque dont lesrameurs étaient redevenus de pauvres bateliers, et qui allaitredescendre par étapes vers Constantinople pour s’y louer à unnouveau maître. Longtemps il suivit des yeux, sur l’eau de plus enplus couleur de nuit, cette longue chose blanche, effilée, dont ladisparition dans les grisailles crépusculaires représentait pourlui la fuite pareille de deux étés d’Orient.

Chapitre 5

 

Le samedi 7 octobre, dernier jour du Bosphore, il reçut un motde Djénane le prévenant que Mélek avait toujours plus de fièvre,que les aïeules étaient inquiètes, et que l’on rentrait en villeaujourd’hui même pour une consultation de médecins.

Toutes les ambassades aussi pliaient bagage. André brusqua sespréparatifs de départ, pour avoir le temps de passer encore unefois sur la rive d’Asie, en face, avant la tombée de la nuit, etfaire ses adieux à la Vallée-du-Grand-Seigneur. Il y arriva tard,sous un ciel où couraient de gros nuages sombres qui jetaient enpassant des gouttes de pluie. La vallée était déserte et, depuis laveille, les petits cafés sous les arbres avaient déménagé. Il ditadieu à deux ou trois humbles âmes en turban qui habitaient là dansdes cabanes ; – ensuite à un bon chien jaune et un bon chatgris, petites âmes aussi de cette vallée, qu’il avait connuespendant deux saisons et qui semblaient comprendre son définitifdépart. Et puis il refit, au petit pas de funérailles, le tour deces tranquilles prairies encloses, désertes ce soir, mais où lesvoiles de ses amies avaient si souvent frôlé l’herbe fine et lesfleurs violettes des colchiques. Et cette promenade le retintjusqu’à l’heure semi-obscure où les étoiles s’allument et oùcommencent de s’entendre les premiers aboiements des chienserrants. Au retour de ce pèlerinage, quand il se retrouva sous lesénormes platanes de l’entrée, qui forment là une sorte de bocagesacré, il faisait déjà vraiment noir, et les pieds butaient contreles racines, allongées comme des serpents sous les amas de feuillesmortes. Dans l’obscurité, il revint au petit embarcadère, dontchaque pavé de granit lui était familier, et monta en caïque pourregagner la côte d’Europe.

Chapitre 6

 

Le vent a hurlé toute la nuit sur le Bosphore, ce vent de la MerNoire dont la voix lugubre s’entendra bientôt d’une façon presquecontinue pendant quatre ou cinq mois d’hiver. Et ce matin il y aredoublement de rafales, qui viennent secouer la maison d’Andrépour ajouter à la tristesse de son dernier réveil à Thérapia.

– Eh bien ! il en fait, un temps ! lui dit sonvalet de chambre, en ouvrant ses fenêtres.

En face, sur les collines d’Asie, on voit des nuages bas etobscurs, qui se traînent, à toucher les arbres échevelés.

Et c’est sous la tourmente sinistre, sous le coup de fouet desaverses qu’il descend aujourd’hui le Bosphore pour la dernièrefois, passant devant le yali de ses amies, où déjà tout est fermé,calfeutré, des envolées de feuilles mortes dansant la farandole surle quai de marbre.

Le soir donc il se réinstalle à Constantinople, oh ! poursi peu de temps avant le grand départ ! Juste cinquante jours,car il a décidé de rentrer en France par mer et de prendre lepaquebot du 30 novembre, ceci afin d’avoir une date fixée d’avance,inchangeable, à laquelle il faudra bien se soumettre.

Et une lettre de Djénane, à la nuit tombante, lui apporte leverdict des médecins : fièvre cérébrale, d’apparence tout desuite très grave ; la pauvre petite Mélek sans doute vamourir, vaincue par tant de surexcitation nerveuse, de révolte,d’épouvante, que lui a causé ce nouveau mariage.

Chapitre 7

 

Ces deux semaines de fin octobre, que dura l’agonie de Mélek,furent de beau temps presque inaltérable et de mélancolique soleil.André, chaque soir, à la manière des écoliers, effaçait maintenantle jour révolu, sur un calendrier où la date du 30 novembre étaitmarquée d’une croix. Il vivait le plus possible à Stamboul, decette vie turque si près de finir pour lui. Mais, ici comme auBosphore, la tristesse de l’automne s’ajoutait à celle du départ siprochain, et il faisait déjà presque froid, pour les rêveries, pourles narguilés de plein air, devant les saintes mosquées, sous lesarbres qui s’effeuillaient.

Naturellement, il ne voyait plus jamais ses amies, car Djénaneet Zeyneb ne s’éloignaient pas de celle qui allait mourir. Sur lafin, elles mettaient pour lui, aux grillages d’une fenêtre, unimperceptible signal blanc qui signifiait : elle vittoujours ; et il était convenu qu’un signal bleusignifierait : tout est fini. Dès le matin donc, et ensuitedeux fois dans la journée, lui-même, ou son ami Jean Renaud, ou sonvalet de chambre, passaient par le cimetière de Khassim-Pacha, pourregarder anxieusement à cette fenêtre.

Pendant ce temps-là, dans la maison de la petite mourante, oùrégnait un attentif silence, des Imams, sur la requête des aïeules,étaient constamment en prière ; l’Islam, le vieil Islamdivinement berceur des agonies, enveloppait de plus en plusl’enfant révoltée, qui cédait par degrés à son influence, ets’endormait sans terreur ; du reste le doute chez elle n’étaitqu’un mal encore curable, une greffe encore récente sur de longueshérédités de calme et de foi. Et voici que peu à peu, même lesobservances naïves, qui sont au Coran ce que chez nous lespratiques de Lourdes sont à l’Évangile, même les superstitions desdeux vénérables aïeules, ne choquaient plus cette petite incréduled’hier, qui acceptait qu’on lui mît des amulettes, et que sesvêtements fussent exorcisés par les derviches ; on faisaitbénir dans la mosquée d’Eyoub ses chemises d’élégante, qui venaientde chez le bon faiseur parisien, ou bien on les envoyait plus loinencore, à Scutari, chez les saints Hurleurs dont le souffle a ledon de guérir, tant qu’ils sont dans l’extase, après leurs longscris vers Allah.

Quand finit le mois d’octobre elle était depuis deux jours sansparoles, et probablement sans connaissance, plongée dans une sortede brûlant et lourd sommeil que les médecins disaient tout prochede la mort.

Chapitre 8

 

Le 2 novembre, Zeyneb, qui était de veille à son chevet, seretourna tout à coup frissonnante, parce que du fond de la chambredemi-obscure, une voix s’élevait au milieu du si continuel silence,une voix très douce, très fraîche, qui disait des prières. Elle nel’avait pas entendu venir, cette jeune fille au voile baissé.Pourquoi était-elle là, son Coran à la main ? – Ah ! oui,elle comprit tout de suite : la prière des morts ! C’estun usage en Turquie, lorsqu’il y a dans une maison quelqu’un quiagonise, que les jeunes filles ou les femmes du quartier viennent àtour de rôle lire les prières : elles entrent comme de droit,sans se nommer, sans lever leur voile, anonymes et fatales ;et leur présence est signe de mort, comme chez nous celle du prêtrequi apporte l’extrême-onction.

Mélek aussi avait compris, et ses yeux depuis longtemps fermésse rouvrirent ; elle était arrivée à ce mieux pleinde mystère qui, chez les mourants, survient presque toujours. Etelle retrouva un peu de sa voix, que l’on aurait pu croire éteintepour jamais :

– Venez plus près, dit-elle à l’inconnue, je n’entends pasassez bien… Ne craignez pas que j’aie peur, venez… Lisez plus haut…que je ne perde pas…

Ensuite elle voulut confesser elle-même la foi musulmane et,ouvrant dans la pose de la prière ses petites mains de cireblanche, elle répéta les paroles sacramentelles :

« Il n’y a de Dieu que Dieu seul, et Mahomet est sonélu[14] … »

Mais, avant la fin de sa confession, insaisissable comme unsouffle, les pauvres mains qui s’étaient tendues venaient deretomber. Alors, celle dont on ne savait pas le nom rouvrit sonCoran pour continuer de lire… Oh ! la douceur rythmée, lebercement de ces prières d’Islam, surtout lorsqu’elles sont ditespar des lèvres de jeune fille sous un voile épais !… Jusqu’àune heure avancée de la nuit, les pieuses inconnues se succédèrent,entrant et se retirant sans bruit comme des ombres, mais il n’y eutpoint de cesse dans l’harmonieuse mélopée qui aide à mourir.

Souvent d’autres personnes aussi entraient sur la pointe dupied, et se penchaient, sans mot dire, vers ce lit de mortelsommeil. C’était la mère, créature passive et bonne, toujours sieffacée qu’elle comptait à peine. C’étaient les deux aïeules, malrésignées, muettes et presque dures dans la concentration de leurdésespoir. Ou c’était le père, Mehmed-Bey, visage bouleversé dedouleur et peut-être de remords ; au fond il l’adorait, safille Mélek, et par son implacable observance des vieillescoutumes, il l’avait conduite à mourir… Ou bien encore, qui entraiten tremblant, c’était la pauvre mademoiselle Tardieu,l’ex-institutrice, mandée les derniers jours parce que Mélekl’avait voulu, mais tolérée avec hostilité comme responsable etnéfaste.

Les yeux de l’enfant agonisante s’étaient refermés ; à partun frémissement des mains quelquefois, ou une crispation deslèvres, elle ne donnait plus signe de vie.

Chapitre 9

 

Environ quatre heures du matin. C’était maintenant Djénane quiveillait. Depuis un instant la visiteuse voilée, dont la prièreemplissait cette chambre de harem, forçait la voix au milieu dusilence plus solennel, lisait avec exaltation comme si elle avaitle sentiment que quelque chose se passait, quelque chosede suprême. Et Djénane, qui tenait toujours une des petites mainstransparentes de Mélek dans les siennes, sans s’apercevoir qu’elledevenait froide, sursauta de terreur, parce qu’on lui frappait surl’épaule : deux petits coups d’avertissement, avec unediscrétion sinistre… Oh ! l’atroce figure de vieille, jamaisvue, qui venait de surgir là derrière elle, entrée sans bruit parcette porte toujours ouverte, une grande vieille, large de carrure,mais décharnée, livide, et qui, sans rien dire, lui faisaitsigne : « Allez-vous-en ! » Elle avait dûlonguement épier dans le couloir, et puis, sûre, avec son tactprofessionnel, que son heure était venue, elle s’approchait pourcommencer son rôle.

– Non ! Non ! dit Djénane, en se jetant sur lapetite morte, pas encore ! Je ne veux pas que vousl’emportiez, non !…

– Là, là, doucement, dit la vieille femme, en l’écartantavec autorité, je ne lui ferai point de mal.

Du reste, il n’y avait aucune méchanceté dans sa laideur, maisplutôt de la compassion morne, et surtout une grande lassitude.Tant et tant de jolies fleurs fauchées dans les harems, tant elleavait dû en emporter, cette vieille aux bras robustes, cette« Laveuse de morte », ainsi qu’on les appelle.

Elle la prit à son cou, comme une enfant malade, et la bellechevelure rousse, dénouée, s’épandit sur son horrible épaule. Deuxde ses aides, – d’autres vieilles praticiennes encore pluseffrayantes, – attendaient dans l’antichambre avec des lumières.Djénane et celle qui priait se mirent à suivre, par les corridorset les vestibules plongés dans le froid silence d’avant-jour, legroupe macabre qui s’en allait, se dirigeant vers l’escalier pourdescendre…

Ainsi la petite Mélek-Sadiha-Saadet, à vingt ans et demi, mourutde la terreur d’être jetée une seconde fois dans les bras d’unmaître imposé…

L’escalier descendu, les vieilles avec leur fardeau arrivèrent àla porte d’une salle du rez-de-chaussée, dans les communs de cetteantique demeure, une sorte d’office pavée de marbre, où il y avaitau milieu une table en bois blanc, une cuve pleine d’eau chaudeencore fumante, et un drap déplié sur un trépied ; dans uncoin, un cercueil, – un léger cercueil aux parois minces comme onles fait en Turquie, – et enfin, par terre, un châle ancien rouléautour d’un bâton, un de ces châles « Validé » quiservent de drap mortuaire pour les riches : toutes ces choses,préparées bien à l’avance, car dans les pays d’Islam, unensevelissement doit marcher très vite.

Quand les vieilles eurent étendu l’enfant sur la table, quiétait courte, les beaux cheveux roux, toujours dénoués,descendirent jusque par terre. Avant de commencer leur besogne,elles firent à Djénane et à l’inconnue voilée un geste qui lescongédiait. Celles-ci d’ailleurs se retiraient d’elles-mêmes, pourattendre dehors. Et Zeyneb, éveillée par quelque intuition de cequi se passait, était venue se joindre à elles, – une Zeyneb qui nepleurait pas, mais qui était plus blanche que la morte, avec desyeux plus cernés de bleuâtre. Toutes les trois restèrent làimmobiles et glacées, suivant en esprit les phases de la toilettesuprême, écoutant les bruits sinistres de l’eau qui ruisselait, desobjets qui se déplaçaient dans cette salle sonore ; et, quandce fut fini, la grande vieille les rappela :

– Venez maintenant la voir.

Elle était blottie dans son étroit cercueil, et tout enveloppéede blanc, sauf le visage, encore découvert pour recevoir lesbaisers d’adieu ; on n’avait pu fermer complètement sespaupières, ni sa bouche ; mais elle était si jeune, et sesdents si blanches, qu’elle demeurait quand même délicieusementjolie, avec une expression d’enfant et une sorte de demi-souriredouloureux.

Alors on alla éveiller tout le monde pour venir l’embrasser, lepère, la mère, les aïeules, les vieux oncles rigides, qui depuisquelques jours ne l’étaient plus, les servantes, les esclaves. Lagrande maison s’emplit de lumières qui s’allumaient, d’effarements,de pas précipités, de soupirs et de sanglots.

Quand arriva l’une des aïeules, la plus violente des deux, cellequi était aussi grand-mère de Djénane et qui, ces derniers jours,campait dans la maison, quand arriva cette vieille cadine 1320,musulmane intransigeante s’il en fut et, ce matin, si exaspéréecontre l’évolution nouvelle qui lui enlevait ses petites-filles, –justement l’institutrice craintive, mademoiselle Tardieu, était là,auprès du cercueil, à genoux. Et les deux femmes se regardèrent uneseconde en silence, l’une terrible, l’autre humble etépouvantée :

– Allez-vous-en ! lui dit l’aïeule dans sa langueturque, en frémissant de haine. Qu’est-ce donc qu’il vous reste àfaire là, vous ? Votre œuvre est finie… Vous m’entendez,allez-vous-en !

Mais la pauvre fille, en reculant devant elle, la regardait avectant de candeur et de désespoir dans des yeux pleins de larmes, quela vieille cadine eut soudainement pitié ; sans doutecomprit-elle, en un éclair, ce que depuis des années elle serefusait à admettre, que l’institutrice dans tout cela n’étaitqu’un instrument irresponsable au service du Temps… Alors elle luitendit les mains, en lui criant : « Pardon !… »Et ces deux femmes, jusque-là si ennemies, pleurèrent à sanglotsdans les bras l’une de l’autre. Des incompatibilités d’idées, deraces et d’époques les avaient séparées longuement ; maistoutes deux étaient bonnes et maternelles, capables de tendresse etde spontané retour.

Cependant un peu de lueur blême à travers les vitres annonçaitla fin de cette nuit de novembre. Djénane donc, se souvenantd’André, monta chercher un bout de ruban bleu comme c’étaitconvenu, et, enlevant l’autre signal, attacha celui-là auxquadrillages de la même fenêtre.

Chapitre 10

 

Ce fut le valet de chambre qui vint regarder au lever du jour,et remonta tout effaré vers Péra :

–  Mademoiselle Mélek doit être morte, dit-il à son maîtreen le réveillant ; elles ont mis un signal bleu, que je viensde voir…

Il avait eu plus d’une fois l’occasion de parler à cette petiteMélek, par quelque fente de porte, lorsqu’il venait faire lesdangereuses commissions d’André ; même elle lui avait montrégentiment son visage en lui disant merci. Et pour lui c’étaitmademoiselle Mélek, tant il lui avait trouvé l’air jeune.

André, informé une heure plus tard par Djénane qu’onl’emporterait à la mosquée vers midi, descendit à Khassim-Pachaavant onze heures. Il avait pris un fez et des vêtements d’homme dupeuple, pour être plus sûr qu’on ne le reconnaîtrait pas, car ilvoulait à un moment donné s’approcher beaucoup, et essayer deremplir un pieux devoir d’Islam envers sa petite amie.

D’abord il attendit à l’écart, dans le cimetière voisin de lamaison. Et bientôt il vit sortir le léger cercueil, porté àl’épaule par des gens quelconques, ainsi que le veut l’usage enTurquie ; un vieux châle l’enveloppait exactement, un châle« Validé » à raies vertes et rouges, et aux minutieuxdessins de cachemire ; un petit voile blanc était posé dessus,du côté de la tête, pour indiquer que c’était une femme, et,innovation surprenante, il y avait aussi un modeste bouquet deroses épinglé au châle.

Chez les Turcs, on se hâte bien plus que chez nous d’enterrerles morts, et on n’envoie point de lettres de faire-part. Vient quiveut, les parents, les amis, chez qui la nouvelle s’est répandue,les voisins, les domestiques. Jamais de femmes dans ces cortègesimprovisés, et surtout point de porteurs : ce sont lespassants qui en font l’office.

Un beau soleil de novembre, une belle journée lumineuse etcalme ; Stamboul, resplendissant là-bas et, prenant son grandair immuable, au-dessus du léger brouillard d’automne quienveloppait à ses pieds la Corne-d’Or.

Bien souvent il passait d’une épaule à une autre, le cercueil deMélek, au gré des gens rencontrés en chemin et qui voulaient tousfaire une action pieuse en portant quelques minutes cette petitemorte inconnue. Devant, marchaient deux prêtres à turbanvert ; une centaine d’hommes suivaient, des hommes de toutesclasses ; et il était venu aussi des vieux derviches, avecleurs bonnets de mages, qui psalmodiaient en route, à voix haute etlugubre, – comme ces cris de loups, les soirs d’hiver dans lesbois.

On se rendit à une antique mosquée, en dehors des maisons,presque à la campagne, dans un bas-fond tout de suite sauvage. Lapetite Mélek fut déposée sur les dalles de la cour, et les Imams,en voix de fausset très douces, chantèrent les prières desmorts.

Dix minutes à peine, et on se remit en marche pour descendrevers le golfe, prendre ensuite des barques, et gagner l’autre rive,les grands cimetières d’Eyoub où serait sa définitive demeure.

En approchant de la Corne-d’Or, dans les quartiers bas où il yavait beaucoup de monde, le cortège se fit plus lent, à cause detous ceux qui voulurent en être. La petite Mélek fut portée là, àtour de rôle, par une quantité de bateliers ou de matelots. André,qui avait hésité jusqu’à cette heure, s’approcha enfin, rassuré parcette foule où il était comme perdu, il toucha de la main le vieuxchâle « Validé », avança l’épaule, et sentit le poids desa petite amie s’y appuyer un peu le temps de faire une vingtainede pas avec elle vers la mer.

Après, il s’éloigna pour tout à fait, de peur que sonobstination à suivre ne fût remarquée…

Chapitre 11

 

Une semaine plus tard, les deux qui restaient, Djénane et Zeynebl’appelèrent à Sultan-Selim. Dans la toujours pareille petitemaison si humble, si cachée, si sombre, ils se retrouvèrentensemble pour l’avant-dernière fois de leur vie, elles toutesnoires et invisibles, sous des voiles également épais et égalementbaissés.

Entre eux, il ne fut guère question que de celle qui étaitpartie, celle qui était « libérée », comme ellesdisaient, et André apprit tous les détails de sa fin. Il lui semblaque leurs voix n’avaient point de larmes sous les masques de gazenoire ; toutes deux se montraient graves et apaisées. De lapart de Zeyneb, rien que de très normal dans ce détachement-là, carelle n’appartenait pour ainsi dire plus à ce monde. Mais Djénanel’étonnait d’être si tranquille. À un moment donné, croyant bienfaire, il lui dit avec beaucoup de douceur affectueuse :« On m’a fait connaître Hamdi Bey, ce dernier vendredi àYldiz ; il est distingué, élégant et de jolie figure. »Mais elle coupa court, s’animant pour la première fois :« Si vous voulez bien, André, nous ne parlerons pas de cethomme. » Il apprit alors par Zeyneb que dans la famille, siatterrée par la mort de Mélek, on ne songeait plus à ce mariagepour le moment.

C’était vrai qu’il avait rencontré Hamdi Bey et l’avait trouvétel. Depuis lors, il s’efforçait même de se dire : « Jesuis très heureux qu’il soit ainsi, le mari de ma chère petiteamie. » Mais cela sonnait faux, car au contraire il souffraitdavantage de l’avoir vu, d’avoir constaté son charme extérieur etsurtout sa jeunesse.

Après les avoir quittées, lorsqu’il refit, comme tant d’autresfois, la si longue route entre cette maison et la sienne, Stamboul,plus que jamais, lui produisit l’effet d’une ville qui s’en va, quipiteusement s’occidentalise, et plonge dans la banalité,l’agitation, la laideur ; après ces rues encore immobiles,autour de Sultan-Selim, dès qu’il atteignit les quartiers bas quisont proches des ponts, il s’écœura au milieu du grouillement desfoules qui, de ce côté, n’a point de cesse ; dans la boue,dans l’obscurité des ruelles étroites, dans le brouillard froid dusoir, tous ces empressés qui vendaient ou achetaient mille pauvreschoses pitoyables et d’immondes victuailles, n’étaient plus desTurcs, mais un mélange de toutes les races levantines. Sauf le fezrouge qu’ils portaient encore, la moitié d’entre eux n’avaient pasla dignité de garder le costume national, et s’affublaient de cesloques européennes, rebuts de nos grandes villes, qui se déversentici à pleins paquebots. Jamais aussi bien que cette fois il n’avaitaperçu les usines, qui fumaient déjà de place en place, ni lesgrandes maisons bêtes, copies en plâtre de celles de nos faubourgs.« Je m’obstine à voir Stamboul comme il n’est plus, sedit-il ; il s’écroule, il est fini. Maintenant il faut faireune complaisante et continuelle sélection de ce qu’on y regarde,des coins que l’on y fréquente ; sur la hauteur, les mosquéestiennent encore, mais tous les bas quartiers sont déjà minés par le« progrès », qui arrive grand train avec sa misère, sonalcool, sa désespérance et ses explosifs. Le mauvais souffled’Occident a passé aussi sur la ville des Khalifes ; la voici« désenchantée » dans le même sens que le seront bientôttoutes les femmes de ses harems… »

Mais ensuite il songea, plus tristement encore :« Après tout, qu’est-ce que ça peut me faire ? Je ne suisdéjà plus quelqu’un d’ici, moi ; il y a une date absolue, quiva arriver très vite, celle du 30 novembre, et qui m’emmènera sansdoute pour jamais. À part les humbles stèles blanches de Nedjibé,là-bas, dont l’avenir m’inquiétera encore, que m’importera tout lereste ? Et moi-même d’ailleurs, dans cinq ans, dans dix ans sil’on veut, que serai-je autre chose qu’un débris ? La vie n’apas de durée, et la mienne est déjà en arrière de ma route, leschoses de ce monde ne me regarderont bientôt plus. Le Temps peutbien continuer sa course à donner le vertige, emporter tout cetOrient que j’aimais, et toutes les beautés de Circassie qui ont degrands yeux couleur de mer, emporter toutes les races humaines etle monde entier, le cosmos immense ; qu’est-ce que ça me fera,puisque je ne le verrai pas, moi qui ai presque fini à présent, etqui demain aurai perdu la conscience d’être… »

À certains moments en revanche, il lui semblait que cette datedu 30 novembre ne pourrait jamais arriver, tant il était chez lui àConstantinople, ancré dans cette ville, et même ancré dans sademeure où rien encore n’avait été dérangé pour le départ. Et encontinuant de marcher parmi ces foules, tandis que s’allumaientd’innombrables lanternes, au milieu des cris, des appels, desmarchandages en toutes les langues du Levant, il se sentait flotterà la dérive entre des impressions contradictoires.

Chapitre 12

 

Novembre allait finir, et ils étaient ensemble la dernière etsuprême fois. Ce toujours même rayon de soleil, sur la maison d’enface, leur envoyait, pour un moment encore avant le soir, dans lepetit harem pauvre et si caché au cœur de Stamboul, sa lueurréfléchie et comme fadice. La pâle Zeyneb au visage dévoilé etl’invisible Djénane perdue dans le noir de ses draperies, causaientavec leur ami André aussi tranquillement qu’au cours de leursentrevues ordinaires ; on eût dit que cette journée aurait deslendemains, que la date du 30 novembre, désignée pour tranchertout, n’était pas si proche, ou peut-être même n’arriveraitpoint ; vraiment, rien n’indiquait que jamais, jamais plus,après cette fois-là, ils ne réentendraient sur terre sonner leursvoix…

Zeyneb, sans apparente émotion, combinait des moyens de s’écrirequand il serait en France : « La poste restante estmaintenant trop surveillée ; en ces temps de terreur que noustraversons, plus personne n’a le droit d’entrer dans les bureauxsans se nommer. Notre correspondance au contraire sera très sûrepar le chemin que j’ai imaginé ; un peu long seulement ;ne vous étonnez donc pas si nous tardons quelquefois quinze jours àvous répondre. »

Djénane exposait avec sang-froid ses plans pour au moinsapercevoir encore son ami, le soir même de ce 30 novembre :« À quatre heures de l’horloge de Top-hané, qui est l’heure oùles paquebots partent, nous passerons toutes deux le long du quai.Ce sera dans la plus ordinaire des voitures de louage, vousm’entendez bien. Nous passerons aussi près que possible dubord ; vous, de la dunette où vous vous tiendrez, veillez bientous les fiacres pour ne pas nous manquer ; il y a toujoursfoule par là, vous savez, et, comme des femmes turques n’ont jamaisle droit de s’arrêter, ça durera le temps d’un éclair, notreadieu… »

Ce soir, c’était leur rayon de soleil en face qui devait leurmarquer le moment précis de la séparation ; quand ildisparaîtrait au faîte du toit, André se lèverait pourpartir : ils étaient convenus de cela dès le début ; ilss’étaient accordé cette limite extrême, après laquelle tout seraitfini.

André, qui d’avance s’était figuré les trouver douloureusementvibrantes, à cette entrevue suprême, restait confondu devant leurcalme. Et puis il avait bien compté revoir les yeux de Djénane, cedernier jour ; mais non, les minutes passaient, et rien nebougeait dans l’arrangement du tcharchaf sévère, ni dans les plisde ce voile, sans doute aussi définitivement baissé que s’il étaitde bronze sur un visage de statue.

Vers trois heures et demie enfin, tandis qu’ils parlaient du« livre » pour dire quelque chose, une presque soudainepénombre vint envahir le petit harem, et tous les trois en mêmetemps firent silence. – « Allons !… » dit simplementZeyneb, de sa jolie voix malade, en montrant de la main lesfenêtres grillagées que n’éclairait plus le reflet de la maisonvoisine… Le rayon venait de se perdre au-dessus des vieuxtoits ; c’était l’heure, et André se leva. Pendant la minutede l’extrême fin, où ils furent debout les uns devant les autres,il eut le temps de penser : « Cette fois était la seule,bien la seule où j’aurais pu la regarder encore, avant que ses yeuxet les miens retournent à la poussière… » Être si absolumentsûr de ne plus jamais la rencontrer, et cependant partir ainsi,sans l’avoir revue, non, il ne s’attendait pas à cela ; maisil en subit la déception et l’angoissante mélancolie sans riendire. Sur la petite main qui lui était tendue, il s’inclinacérémonieusement pour la baiser du bout des lèvres, et ce fut toutl’adieu…

Maintenant, les vieilles rues désertes, les vieilles ruesmortes, par où il s’en allait seul.

« Cela a très bien fini, se disait-il. Pauvre petiteemmurée, cela ne pouvait mieux finir !… Et moi, je m’imaginaisfatuitement que ce serait dramatique… »

C’était même plutôt trop bien, cette fin-là, car il s’en allaitavec un tel sentiment de vide et de solitude !… Et unetentation le prenait de revenir sur ses pas, vers la porte au vieuxfrappoir de cuivre, pendant qu’elles pouvaient y être encore. ÀDjénane il aurait dit : « Ne nous quittons pas ainsi,chère petite amie ; vous qui êtes gentille et bonne, ne mefaites pas cette peine ; montrez-moi vos yeux une dernièrefois, et puis serrez ma main plus fort ; je m’en irai moinstriste… » Bien entendu il n’en fit rien et continua sa route.Mais, à cette heure, il aimait avec détresse tout ce Stamboul, dontles milliers de feux du soir commençaient à se refléter dans lamer ; quelque chose l’y attachait désespérément, il nedéfinissait pas bien quoi, quelque chose qui flottait dans l’airau-dessus de la ville immense et diverse, sans doute une émanationd’âmes féminines, – car dans le fond c’est presque toujours celaqui nous attache aux lieux ou aux objets, – des âmes fémininesqu’il avait aimées et qui se confondaient ; était-ce deNedjibé, ou de Djénane, ou d’elles deux, il ne savait trop…

Chapitre 13

 

Deux lettres du lendemain :

 

ZEYNEB À ANDRÉ

« Vraiment, je n’ai pas compris que nous nous voyions hierpour la dernière fois ; sans cela je me serais traînée commeune pauvre malheureuse, à vos pieds, et je vous aurais supplié dene pas nous laisser ainsi… Oh ! vous nous laissez perdues dansles ténèbres de l’esprit et du cœur. Vous, vous allez à la lumière,à la vie, et nous nous végéterons nos jours lamentables, toujourspareils dans la torpeur de nos harems…

« Après votre départ, nous avons eu des sanglots.Zérichteh, la bonne nourrice de Djénane, est descendue, elle nous agrondées beaucoup et nous a prises dans ses bras ; mais elleaussi, la pauvre bonne âme, pleurait de nous voir pleurer.

« ZEYNEB. »

 

« J’ai fait remettre ce matin chez vous d’humbles souvenirsturcs. La broderie est de la part de Djénane ; c’estl’« ayette », le verset du Coran, qui, depuis sonenfance, veillait au-dessus de son lit. Acceptez les voiles demoi : celui brodé de roses est un voile circassien qui m’a étédonné par mon aïeule ; celui brodé d’argent était dans lescoffres de notre yali : vous les jetterez sur quelque canapé,dans votre maison de France.

« Z… »

 

DJÉNANE À ANDRÉ

« Je voudrais lire en vous, quand le navire doublera laPointe-du-Sérail, quand à chaque tour d’hélice s’enfuiront lescyprès de nos cimetières, nos minarets, nos coupoles… Vous lesregarderez jusqu’à la fin, je le sais. Et puis, plus loin, déjàdans la Marmara, vos yeux chercheront encore, près de la muraillebyzantine, le cimetière abandonné où nous avons prié un jour… Etenfin, pour vos yeux tout se brouillera, les cyprès de Stamboul, ettous les minarets et toutes les coupoles, et, dans votre cœurbientôt, tous les souvenirs…

« Oh ! qu’ils se brouillent donc et que tout seconfonde : la petite maison d’Eyoub qui fut celle de votreamour et l’autre pauvre logis au cœur de Stamboul près d’unemosquée, et la grande demeure triste où vous êtes une fois entré enfraude… Et qu’elles se brouillent aussi, toutes cessilhouettes : l’aimée d’autrefois, qui près de vous allaitdans son feredjé gris, le long de la muraille, parmi les petitesmarguerites de janvier (j’ai suivi son sentier et appelé sonombre), et ces trois autres plus tard, qui voulaient être vosamies. Confondez-les toutes, confondez-les bien et gardez-lesensemble dans votre cœur (dans votre mémoire, ce n’est pas assez).Elles aussi, celles d’aujourd’hui, vous ont aimé, plus que vous nel’avez cru peut-être… Je sais que vos yeux auront des larmes,lorsque disparaîtra le dernier cyprès… et je veux pour moi, unelarme…

« Et là-bas…, quand vous serez arrivé, commentpenserez-vous à vos amies ? Le charme rompu, sous quel aspectvous apparaîtront-elles ? C’est atroce de se dire quepeut-être il ne restera rien, que peut-être vous hausserez lesépaules et vous sourirez en y repensant…

« Quelle hâte et quelle frayeur j’ai de le lire, ce livreoù vous parlerez des femmes turques, – de nous !… Ytrouverai-je ce que je cherche en vain à découvrir depuis que nousnous connaissons : le fond de votre âme, le vrai intime de vossentiments ; tout ce que ne révèlent ni vos lettres brèves, nivos paroles rares. J’ai bien quelquefois senti en vous l’émotion,mais c’était si tôt réprimé, si furtif ! Il y a eu des momentsou j’aurais voulu vous ouvrir la tête et le cœur, pour savoir enfince qu’il y avait derrière vos yeux froids et clairs !…

« Oh ! André, ne dites pas que je divague !… Jesuis malheureuse et seule,… je souffre et me débats dans lanuit !… Adieu. Plaignez-moi. Aimez-moi un peu si vouspouvez.

« DJÉNANE. »

 

André répondit :

 

« Il ne vous reste plus grand-chose à découvrir, allezderrière mes yeux « froids et clairs ». Je sais bienmoins ce qui se passe derrière les vôtres, chère petite énigme…

« Vous me la reprochez toujours, ma manière silencieuse etfermée : c’est que j’ai trop vécu, voyez-vous ; quand ilvous en sera arrivé autant, vous comprendrez mieux…

« Et si vous croyez que vous n’avez pas été glaciale, vous,hier, au moment de nous quitter… !

« Donc, à demain soir quatre heures, au triste quai deGalata. Dans ce tohu-bohu des départs, je veillerai bien ; jen’aurai d’autre préoccupation, je vous assure, que de ne pasmanquer le passage de votre chère silhouette noire,… puisque c’esttout ce que vous me laissez le droit de regarder encore…

…  …  …  …  … …  … . .

ANDRÉ.

Chapitre 14

 

Le jeudi 30 novembre est arrivé, prompt et sans merci, commearriveront empressées toutes les dates décisives ou fatales, nonseulement pour chacun de nous celle où il faudra mourir, maiscelles après qui verront tomber les derniers de notre génération,finir l’Islam et disparaître nos races au déclin, puis cellesencore qui amèneront la consommation des Temps, l’anéantissement etl’oubli des tourbillons de soleils dans les souverainesTénèbres…

Vite, vite il est arrivé ce jeudi 30 novembre, date quelconqueet inaperçue pour la majorité des êtres si divers queConstantinople voit s’agiter dans ses foules ; mais, pourDjénane, pour André, date marquant un de ces tournants brusques oùla vie change.

À l’aube froide et grise, tous deux s’éveillèrent presque enmême temps, tous deux sous le même ciel, dans la même ville pourquelques heures encore, séparés seulement par un ravin emplid’habitations humaines et par un bois de cyprès empli de morts, –mais en réalité très loin l’un de l’autre à cause d’invisiblesbarrières. Lui, fut saisi par l’impression du départ, dès qu’ilrouvrit les yeux, car il n’habitait plus sa maison, mais campait àl’hôtel ; il s’y était du reste perché le plus haut possible,pour fuir le tapage d’en bas, les casquettes des globe-trottersd’Amérique et les élégances des aigrefins de Syrie ; etsurtout pour avoir vue encore sur Stamboul, avec Eyoub aulointain.

Et tous deux, Djénane et André, interrogèrent d’abord l’horizon,l’épaisseur des nuées, la direction du vent d’automne, l’un de safenêtre largement ouverte, l’autre à travers l’oppressant,l’éternel quadrillage de bois où s’emprisonnent les harems.

Ils avaient souhaité pour ce jour un temps lumineux et lerayonnement nostalgique de ce soleil d’arrière-saison, qui parfoisvient épandre sur Stamboul une tiédeur de serre. Lui, c’était pouremporter, dans ses yeux avides et affolés de couleur, une dernièrevision magnifique de la ville aux minarets et aux coupoles.

Elle, c’était pour être plus sûre de réussir à l’apercevoirencore une fois, de ce quai de Galata, en passant le long de sonnavire en partance, – car autrement, rien ne lui causait plusintime mélancolie que ces pâles illuminations roses des beaux soirsde novembre, et depuis longtemps elle s’était dit que s’il fallait,après qu’il serait parti pour jamais, rentrer s’ensevelir chez soipar un de ces couchers de soleil languides et tout en or, ce seraitplus intolérable que sous la morne tombée des crépuscules pluvieux.Mais voilà, par temps de pluie tout deviendrait plus compliqué etplus incertain : quel prétexte inventer alors pour unepromenade, comment échapper à l’espionnage redoublé des eunuquesnoirs et des servantes ?…

Or, la pluie s’annonçait, à n’en pas douter, pour tout le jour.Un ciel obscur, remué et tourmenté par le vent de Russie ; degros nuages qui couraient bas, presque à toucher la terre,enténébrant les lointains et inondant toutes choses ; du froidet de la mouillure.

Et Zeyneb aussi, par sa fenêtre aux vitres ouvertes, regardaitle ciel, indifférente à sa propre conservation, aspirant longuementl’humidité glacée des hivers de Constantinople, qui déjà l’annéeprécédente avait développé dans sa poitrine les germes de la mort.Puis tout à coup il lui sembla qu’elle gaspillait les minutesutiles ; ce n’était pourtant que ce soir à quatre heures, ledépart d’André, mais elle ne se tint pas d’aller chez Djénane,comme elle l’avait promis hier ; toutes deux avaient à revoirensemble leurs plans, a combiner de plus infaillibles ruses, afinde passer bien exactement à l’heure voulue sur ce quai despaquebots. Il demeurait encore là pour presque un jour, lui ;donc, l’agitation causée par sa présence, le trouble et le dangercontinuaient de les soutenir ; elles se sentaient actives etfébriles ; tandis qu’après, oh ! après ce serait lareplongée soudaine dans ce calme où il n’y aurait plus rien…

Pour André au contraire, la journée commençait dans lamélancolie plutôt tranquille. L’immense lassitude d’avoir tantvécu, tant aimé et tant de fois dit adieu, endormait décidément sonâme à l’heure de ce départ, que d’avance il s’était représenté pluscruel. Avec surprise, presque avec remords, il constatait déjà ensoi-même une sorte de détachement avant d’être en route…« D’ailleurs il fallait couper court, se disait-il ;quand je serai loin, tout ira mieux pour elle ; touts’arrangera, hélas ! sous les caresses de Hamdî… »

Mais quel ciel décevant, pour le dernier jour ! Il avaitcompté, dans une flânerie triste et douce au soleil de novembre,aller encore jusqu’à Stamboul. Mais non, impossible, avec ce tempsd’hiver ; ce serait finir sur des images trop décolorées… Ilne passerait donc pas les ponts, – plus jamais, – et resterait dansce Péra insipide et crotté, à s’ennuyer en attendant l’heure.

 

Deux heures, temps de quitter l’hôtel pour se diriger vers lamer. Avant de descendre, il y eut cependant l’infinie tristesse dudernier regard jeté de la fenêtre, vers cet Eyoub et ces grandschamps des morts que l’on n’apercevrait plus d’en bas, ni deGalata, ni de nulle part : tout au loin, dans le brouillard,au-delà de Stamboul, quelque chose comme une crinière noire dresséesur l’horizon, une crinière de mille cyprès que, malgré ladistance, on voyait aujourd’hui remuer, tant le vent lestourmentait…

Après qu’il eut regardé, il descendit donc vers ce quartier basde Galata, toujours encombré d’une vile populace Levantine, qui estla partie de Constantinople la plus ulcérée par le perpétuelcontact des paquebots, et par les gens qu’ils amènent, et par lapacotille moderne qu’ils vomissent sans trêve sur la ville desKhalifes.

Ciel sombre, ruelles feutrées de boue gluante, cabarets immondesempestant la fumée et l’alcool anisé des Grecs, cohue de portefaixen haillons, et troupes de chiens galeux. – De tout cela, le soleilmagicien parvient encore à faire de la beauté, parfois ; maisaujourd’hui, quelle dérision, sous la mouillure del’hiver !

 

Quatre heures maintenant ; on sent déjà baisser le jour denovembre derrière l’épaisseur des nuages. C’est l’heure officielledu départ, – et l’heure aussi où doit passer lentement la voiturede Djénane pour le grand adieu. André, sa cabine choisie, sesbagages placés, se tient à l’arrière sur la dunette, entouréd’aimables gens des ambassades qui sont venus pour le conduire,tantôt distrait de ce qu’on lui dit par l’attente de cette voiture,tantôt oubliant un peu celles qui vont passer, pour répondre enriant à ceux qui lui parlent.

Le quai, comme toujours, est bondé de monde. Il ne pleut plus.L’air est plein du bruit des machines, des treuils à vapeur, et desappels, des cris lancés par les portefaix ou les matelots, entoutes les langues du Levant. Cette foule mouillée, qui hurle et secoudoie, c’est un méli-mélo de costumes turcs et de loqueseuropéennes, mais les fez bien rouges sur toutes les têtes fontquand même l’ensemble encore oriental. Le long de la rue, derrièretout ce monde, les cafés regorgent de Levantins, des figurescoiffées de bonnets rouges garnissent chaque fenêtre de ces maisonsen bois, perpétuellement remplies de musiquettes orientales et defumées de narguilés. Et ces gens regardent, comme toujours, lepaquebot en partance. Mais, au-delà de ce quartier interlope, decette bigarrure de costumes et de ce bruit, au-delà, séparé par leseaux d’un golfe qui supporte une forêt de navires, le grandStamboul érige ses mosquées dans la brume ; sa silhouettetoujours souveraine écrase les laideurs proches, domine de sonsilence le grossier tumulte…

Ne viendront-elles pas, les pauvres petites ?… Voiciqu’André les oublie presque, dans cette griserie inévitable desdéparts, occupé qu’il est à distribuer des poignées de main, àrépondre à des propos d’insouciante gaieté. Et puis, il n’est plusbien certain si c’est lui en personne qui s’en va : tant defois il est monté sur ces mêmes paquebots, en face de ce même quaiet de ces mêmes foules, venant reconduire ou recevoir des amis,comme c’est l’usage à Constantinople. Du reste, cette ville deStamboul, profilée là-bas, est tellement sienne, presque sa ville àlui depuis plus d’un quart de siècle ; est-ce possible qu’illa quitte bien réellement ? Non, il lui semble que demain il yretournera comme d’habitude, retrouvant les endroits si familierset les visages si connus…

Cependant le second coup de la cloche du départ achève desonner ; les amis qui le reconduisaient s’en vont, la dunettese vide ; ceux-là seuls qui doivent prendre la mer restent enface les uns des autres et s’observent. – Il n’y a pas à dire, il atinté un peu lugubrement, ce second coup de cloche, le dernier, –et André alors se ressaisit…

Ah ! cette voiture là-bas, ce doit être cela. Un coupé delouage, – bien quelconque, mais elle l’avait annoncé tel, – et quiavance avec plus de lenteur encore que l’encombrement nel’exigerait. Il va passer tout près ; la glace estbaissée ; là-dedans ce sont bien deux femmes voilées de noir…Et l’une soulève brusquement son voile. Djénane !… Djénane quia voulu être vue ; Djénane qui le regarde, la durée d’uneseconde, avec une de ces expressions d’angoisse qui ne peuvent pluss’oublier jamais…

Ses yeux resplendissaient au milieu de ses larmes ; maisdéjà ils n’y sont plus… Le voile est retombé, et cette fois André asenti que c’était quelque chose de définitif et d’éternel, commelorsqu’on vous cache une figure aimée sous le couvercle d’uncercueil… Elle ne s’est point penchée à la portière, elle n’a pasfait un adieu de la main, pas un signe ; rien que ce regard,qui suffisait du reste pour mettre une femme turque en dangergrave. Et maintenant le coupé de louage continue lentement samarche, il s’éloigne à travers la foule pressée…

Cependant ce regard-là vient de pénétrer plus avant dans le cœurd’André que toutes les paroles et toutes les lettres. Sur le quai,ces groupes de gens, qui lui disent adieu de la main ou du chapeau,n’existent plus pour lui ; il n’y a au monde à présent quecette voiture là-bas, qui s’en retourne lentement vers un harem. Etses yeux, qui voudraient au moins la suivre, tout à coups’embrument, voient les choses comme oscillantes et troubles…

Mais quoi ? alors, c’est qu’il rêve ! La voiture, quicheminait toujours au pas, on dirait qu’elle s’éloigne rapidementquand même, et dans un sens différent de celui où les chevauxmarchent ! Elle s’en va par le travers, comme une image quel’on emporte, et tout s’en va avec elle, les gens, ce grouillementde peuple, les maisons, la ville… Ah ! c’est le paquebot quiest parti !… Sans un bruit, sans une secousse, sans qu’on aitentendu tourner son hélice… La pensée ailleurs, il n’y avait paspris garde… Le grand paquebot, entraîne par des remorqueurs,s’éloigne du quai sans qu’on le sente remuer ; on dirait quec’est le quai qui fuit, qui se dérobe très vite, avec sa laideur,avec ses foules, tandis que le grand Stamboul, étant plus haut etplus lointain, ne bouge pas encore. La clameur des voix se perd, onne distingue plus les mains qui disent adieu, – ni la caisse noirede cette voiture, au milieu des mille points rouges qui sont desfez turcs.

Toujours sans que rien n’ait semblé remuer à bord, et dans unsilence presque soudain que l’on n’attendait pas, Stamboul lui-mêmecommence de s’estomper sous le brouillard et le crépuscule ;toute cette Turquie s’efface, avec une sorte de majesté funèbre,dans le lointain, – bientôt dans le passé.

Et André ne cesse de regarder, aussi longtemps qu’un vaguecontour de Stamboul reste dessiné au fond des grisailles du soir.Pour lui, de ce côté-là de l’horizon, persiste un charme d’âmes etde formes féminines, – de celles qui s’en allaient tout à l’heuredans cette voiture, et des autres déjà dissoutes par la mort…

 

La tombée de la nuit, dans la Marmara…

André songe : « À cette heure-ci, elles viennentd’arriver chez elles. » Et il se représente ce qu’a dû êtreleur trajet de retour, puis leur rentrée à la maison sous desregards inquisiteurs, et enfin leur enfermement, leur solitude cemême soir…

On est encore tout près : ce phare, qui vient de s’allumerà petite distance, et brille sur l’obscurité de la mer, c’est celuide la Pointe-du-Sérail. Mais André a l’impression d’être déjàinfiniment loin ; ce départ a tranché comme d’un coup de hacheles fils qui reliaient sa vie turque à l’heure présente, et alorscette période, en réalité si proche mais qui n’est plus retenue parrien, se détache, tombe, tombe tout à coup au fond de l’abîme oùs’anéantissent les choses absolument passées…

Chapitre 15

 

À son arrivée en France, il reçut ces quelques mots deDjénane :

 

« Quand vous étiez dans notre pays, André, quand nousrespirions le même air, il semblait encore que vous nousapparteniez un peu. Mais à présent vous êtes perdu pour nous ;tout ce qui vous touche, tout ce qui vous entoure nous estinconnu,… et de pus en plus votre cœur, votre pensée distraite nouséchappent. Vous fuyez, – ou plutôt c’est nous qui pâlissons,jusqu’à disparaître bientôt. C’est affreux de tristesse.

« Quelque temps encore votre livre vous obligera de voussouvenir. Mais après ?… J’ai cette grâce à vousdemander : vous m’en enverrez tout de suite les premiersfeuillets manuscrits, n’est-ce pas ? Hâtez-vous. Ils ne mequitteront jamais ; où que j’aille, même dans laterre, je les emporterai avec moi… Oh ! la triste choseque le roman de ce roman : il est aujourd’hui le seul terrainoù je me sente sûre de vous rencontrer ; il sera demain toutce qui survivra d’une période à jamais finie…

« DJÉNANE. »

 

André aussitôt envoya les feuillets demandés. Mais plus deréponse, plus rien pendant cinq semaines, jusqu’à cette lettre deZeyneb :

 

« Khassim-Pacha, le 13 Zilkada 1323.

« André, c’est demain matin que l’on doit conduire notrechère Djénane à Stamboul, dans la maison de Hamdi Bey une secondefois, avec le cérémonial usité pour les mariées. Tout a été conclusingulièrement vite, toutes les difficultés aplanies ; lesdeux familles ont combiné leurs démarches auprès de Sa MajestéImpériale pour que l’iradé de séparation fût rapporté ; ellen’a eu personne pour la défendre.

« Hamdi Bey lui a envoyé aujourd’hui les plus magnifiquesgerbes de roses de Nice ; mais ils ne se sont pas même revusencore, car elle avait chargé Émiré Hanum de lui demander commeseule grâce d’attendre après la cérémonie de demain. Elle a étécomblée de fleurs, si vous pouviez voir sa chambre, où vous êtesentré une fois, elle a voulu les y faire porter toutes, et ondirait un jardin d’enchantement.

« Ce soir, je l’ai trouvée stupéfiante de calme, mais jesens bien que ce n’est que lassitude et résignation. Dans lamatinée de ce jour, où il faisait étrangement beau, je sais qu’ellea pu sortir accompagnée seulement de Kondjé-Gul, pour aller auxtombes de Mélek et de votre Nedjibé, et, sur la hauteur d’Eyoub, àce coin du cimetière où ma pauvre petite sœur vous avaitphotographiés ensemble, vous en souvenez-vous ? Je voulaispasser cette dernière soirée auprès d’elle, nous avions fait ainsi,Mélek et moi, la veille de son premier mariage ; mais j’aicompris qu’elle préférait être seule ; je me suis donc retiréeavant la nuit, le cœur meurtri de détresse.

« Et maintenant me voilà rentrée au logis, dans unisolement affreux ; je la sens plus perdue que la premièrefois, parce que mon influence est suspecte à Hamdi, on me tiendra àl’écart, je ne la verrai plus… Je ne croyais pas, André, que l’onpouvait tant souffrir ; si vous étiez quelqu’un qui prie, jevous dirais priez pour moi ; je me borne à vous dire ayezpitié, une grande pitié de vos humbles amies, des deux quirestent.

« ZEYNEB. »

 

« Oh ! ne croyez pas qu’elle vous oublie ; le 27Ramazan, notre jour des morts, elle a voulu que nous allionsensemble à la tombe de votre Nedjibé, lui porter des fleurs… et nosprières, ce qui nous reste de notre foi perdue… Si vous n’avez pasreçu de lettres depuis plusieurs jours, c’est qu’elle étaitsouffrante et torturée ; mais je sais qu’elle a l’intention devous écrire longuement ce soir, avant de s’endormir ;en me quittant, elle me l’a dit.

« Z… »

Chapitre 16

 

Mais le surlendemain arriva ce faire-part[15]manuscrit, dans lequel André, dès qu’il déchira l’enveloppe, crutreconnaître l’écriture de Djavidé Hanum :

 

« Allah !

« Feridé-Azâdé-Djénane, fille de Tewfik Pacha Darihan Zâdéet de Seniha Hanum Kerissen, vient de mourir ce 14 Zilkada1323.

« Elle était née le 22 Redjeb 1297, à Karadjiamir.

« Suivant sa volonté, elle a été inhumée dans le Turbé desvénérés Sivassi d’Eyoub, pour y dormir son dernier sommeil.

« Mais ses yeux, qui étaient purs et beaux, se sontrouverts déjà, et Dieu, qui l’a beaucoup aimée, a dirigé son regardvers les jardins du paradis, où Mahomet, notre prophète, attend sesfidèles.

« Nous tous qui mourrons, notre prière monte vers toi, ôDjénane-Feridé-Azâdé, et te demande de ne pas nous oublier dans tonappel. Et nous, tes humbles amies, nous suivrons la voie lumineuseque tu nous auras tracée.

« Ô Djénane-Feridé-Azàdé,

« que le rahmet[16] d’Allahdescende sur toi !

« Khassim-Pacha, 15 Zilkada1323. »

 

Il avait lu avec hâte et avec trouble ; d’abord la formeorientale de cette note ne lui était pas familière, et puis, tousces noms différents qu’avait Djénane, il ne les connaissait pas àpremière vue ils le déroutaient… Et il fallut presque des minutesavant qu’il eût bien irrévocablement entendu qu’il s’agissaitd’elle…

Chapitre 17

 

Une longue lettre de Zeyneb lui parvint trois jours après,contenant une enveloppe fermée, sur laquelle son nom,« André », avait été écrit encore de la main deDjénane.

 

LETTRE DE ZEYNEB

« André, toutes mes souffrances, toutes mes détressesn’étaient que joie tant que son sourire les éclairait ; tousmes jours noirs s’illuminaient d’elle : je le comprends àprésent qu’elle n’y est plus…

« Voici une semaine bientôt qu’elle est couchée sous de laterre… Jamais je ne reverrai ses yeux profonds et graves où son âmeparaissait, jamais je n’entendrai plus sa voix, ni son rired’enfant ; tout sera morne autour de moi jusqu’à la fin :Djénane est couchée dans la terre… Je ne le crois pas encore,André, et pourtant j’ai touché ses petites mains froides, j’ai vuson sourire figé, ses dents nacrées entre ses lèvres de marbre…C’est moi qui suis allée près d’elle la première, qui ai pris lasuprême lettre qu’elle avait écrite, la lettre pour vous, froisséeet tordue entre ses doigts… Je ne le crois pas encore, et pourtantje l’ai vue raidie et blanche ; j’ai tenu dans mes mains sesmains de morte… Je ne le crois pas, mais cela est, et je l’ai vu,et j’ai vu son cercueil enveloppé du Validé-Châle, avec un voilevert de la Mecque, et j’ai entendu l’Imam dire pour elle la prièredes morts…

« Jeudi, ce jour même où nous devions la reconduire à HamdiBey, j’ai reçu un mot à l’aube, avec une clef de sa chambre… (Cetteserrure qu’elle était si contente d’avoir obtenue, vous vousrappelez ?) C’est Kondja-Gul qui m’apportait cela, et pourquoide si bonne heure ?… J’avais de l’effroi déjà en déchirantl’enveloppe… Et j’ai lu : « Viens, tu me trouveras morte.Tu entreras la première et seule dans ma chambre ; près de moitu chercheras une lettre ; tu la cacheras dans ta robe, etensuite tu l’enverras à mon ami. »

« Et j’y suis allée en courant, je suis entrée seule danscette chambre… Oh ! André, l’horreur d’entrer là… L’horreur dupremier regard jeté là-dedans !… Où serait-elle ? Dansquelle pose,… tombée, couchée ?… Ah ! là, dans cefauteuil, devant son bureau, cette tête renversée, toute blanche,qui avait l’air de regarder le jour levant… Et je ne devais pasappeler, pas crier… Non, la lettre, je devais chercher la lettre…Des lettres, j’en voyais cinq ou six cachetées sur ce bureau prèsd’elle ; sans doute ses adieux, Mais il y avait aussi desfeuillets épars, ce devait être ça, avec cette enveloppe prête quiportait votre nom… Et le dernier feuillet, celui que vous verrezfroissé, je l’ai pris dans sa main gauche qui le tenait, crispée…J’ai caché tout cela, et, quand j’ai eu fait comme elle voulait,alors seulement j’ai crié de toute ma voix, et on est venu…

« Djénane, mon unique amie, ma sœur… Pour moi, il n’y aplus rien, en dehors d’elle, après elle, ni joie, ni tendresse, nilumière du jour ; elle a tout emporté au fond de sa tombe, oùse dressera bientôt une pierre verte, là-bas, vous savez, dans cetEyoub que vous aimiez tous deux…

« Et elle aurait vécu, si elle était restée la petitebarbare, la petite princesse des plaines d’Asie ! Ellen’aurait rien su du néant des choses… C’est de trop penser et detrop savoir, qui l’a empoisonnée chaque jour un peu… C’estl’Occident qui l’a tuée, André… Si on l’avait laissée primitive etignorante, belle seulement, je la verrais là près de moi, etj’entendrais sa voix… Et mes yeux n’auraient pas pleuré, comme ilspleureront des jours et des nuits encore… Je n’aurais pas eu cedésespoir, André, si elle était restée la petite princesse desplaines d’Asie…

« ZEYNEB. »

 

La lettre de Djénane, André avait une pieuse frayeur del’ouvrir.

Ce n’était plus comme le faire-part, décacheté si distraitement.Cette fois il était averti ; depuis des jours, il avait prisle deuil pour elle ; la tristesse de l’avoir perdue étaitentrée en lui par degrés avec une pénétration lente etprofonde ; il avait eu le temps aussi de méditer sur la partde responsabilité qui lui revenait dans ce désespoir.

Donc, avant de déchirer cette enveloppe, il s’enferma seul, pourn’être troublé par rien dans son tête-à-tête avec elle.

Plusieurs feuillets… Et le dernier, celui d’en dessous, eneffet, les doigts le sentaient tout froissé et meurtri.

D’abord il vit que c’était son écriture des lettres habituelles,toujours sa même écriture aussi nette. Elle avait donc été bienmaîtresse d’elle-même devant la mort ! Et elle commençait parces phrases un peu rythmées qui étaient dans sa manière ; desphrases d’abord si calmes, qu’André eût douté presque, lui qui nel’avait pas vue « raidie et blanche », lui qui n’avaitpas eu le contact de « sa main de morte ».

 

LA LETTRE

« Mon ami, l’heure est venue de nous dire adieu. L’iradépar lequel je me croyais protégée a été rapporté, Zeyneb a dû vousl’apprendre. Ma grand-mère et mes oncles ont tout préparé pour monmariage, et demain doit me rendre à l’homme que vous savez.

« Il en minuit et, dans la paix de la maison close, pointd’autre bruit que le grincement de ma plume ; rien ne veille,hors ma souffrance. Pour moi, le monde s’est évanoui ; j’aidéjà pris congé de tout ce qui m’y était cher, j’ai écrit mesdernières volontés et mes adieux. J’ai débarrassé mon âme de toutce qui n’en est pas l’essence, j’en ai voulu chasser toutes lesimages – pour que rien ne demeure entre vous et moi, pour ne donnerqu’à vous les dernières heures de ma vie, et que ce soit vous seulqui sentiez s’arrêter le dernier battement de mon cœur.

« Car, mon ami, je vais mourir… Oh ! d’une mortpaisible semblable à un sommeil, et qui me gardera jolie. Le repos,l’oubli sont là, dans un flacon à portée de ma main. C’est untoxique arabe très doux qui, dit-on, donne à la mort l’illusion del’amour.

« André, avant de m’en aller de la vie, j’ai fait unpèlerinage à la petite tombe qui vous est chère. J’ai voulu prierlà et demander à celle que vous avez aimée de me secourir à l’heuredu départ, – et aussi de permettre à mon souvenir de se mêler ausien dans votre cœur. Et tantôt je me suis rendue à Eyoub, seuleavec ma vieille esclave, demander aux morts de me faire accueil.Parmi les tombes j’ai erré, choisissant ma place. Dans ce coin oùnous nous étions assis ensemble, je me suis reposée seule. Ce jourd’hiver avait la douceur de l’avril où mon âme, en ce même lieu,s’était donnée… Dans la Corne-d’Or, au retour, du ciel il pleuvaitdes roses. Oh ! mon pays, si beau dans ta pourpre dusoir ! J’ai clos mes yeux pour emporter dans l’autre vie tavision !…

« Zeyneb m’avait conseillé la fuite, quand l’annulation del’iradé nous a été signifiée. Cependant, je n’ai pu m’y résoudre.Peut-être, si j’avais su trouver, sous un autre ciel, l’amour pourm’accueillir… Mais je n’avais droit de prétendre qu’à une pitiéaffectueuse. J’aime mieux la mort, je suis lasse.

« Un calme étrange règne en moi… J’ai fait apporter dans machambre, – ma chambre de jeune fille oh vous êtes entré un jour, –toutes les fleurs envoyées par mes amies pour la « fête »de demain. En les disposant autour de mon lit, de la table surlaquelle j’écris, c’est à vous, ami, que je pense. Je vous évoque.Cette nuit, vous êtes mon compagnon. Si je ferme les yeux, vousvoici, froid, immobile ; mais vos yeux à vous, – ces yeux dontje n’aurai jamais sondé le mystère, – percent mes paupières closeset me brûlent le cœur. Et si je rouvre mes yeux, vous êtes làencore parmi les fleurs, votre portrait me regarde.

« Et votre livre, – notre livre, – à part cesfeuillets que vous m’avez donné et qui me suivront demain, je m’envais donc sans l’avoir lu ! Ainsi je n’aurai pas même su votreexacte pensée. Aurez-vous bien senti la tristesse de notre vie.Aurez-vous bien compris le crime d’éveiller des âmes qui dorment etpuis de les briser si elles s’envolent, l’infamie de réduire desfemmes à la passivité des choses ?… Dites-le, vous, que nosexistences sont comme enlisées dans du sable, et pareilles à delentes agonies… Oh ! dites-le ! Que ma mort serve aumoins à mes sœurs musulmanes ! J’aurais tant voulu leur fairedu bien quand je vivais !… J’avais caressé ce rêve autrefois,de tenter de les réveiller toues… Oh ! non, dormez, dormez,pauvres âmes. Ne vous avisez jamais que vous avez des ailes !…Mais celles-là qui déjà ont pris leur essor, qui ont entrevud’autres horizons que celui du harem, oh ! André, je vous lesconfie ; parlez d’elles et parlez pour elles. Soyez leurdéfenseur dans le monde où l’on pense. Et que leurs larmes àtoutes, que mon angoisse de cette heure, touchent enfin les pauvresaveuglés, qui nous aiment pourtant, mais qui nousoppriment !… »

 

L’écriture maintenant changeait tout à coup, devenait moinsassurée, presque tremblante :

 

« Il est trois heures du matin et je reprends ma lettre.J’ai pleuré, tant pleuré, que je n’y vois plus bien. Oh !André ! André ! est-ce donc possible d’être jeune,d’aimer, et cependant d’être poussée à la mort ? Oh !quelque chose me serre à la gorge et m’étouffe… J’avais le droit devivre et d’être heureuse… Un rêve de vie et de lumière plane encoreautour de moi… Mais demain, le soleil de demain, c’est le maîtrequ’on m’impose, ce sont ses bras qui vont m’enlacer… Et oùsont-ils, les bras que j’aurais aimés… »

 

Un intervalle, témoignant d’un autre temps d’arrêt :l’hésitation suprême sans doute et puis l’accomplissement de l’acteirrévocable. Et la lettre, pour quelques secondes encore, reprenaitsa tranquillité harmonieuse. Mais cette tranquillité-là donnait lefrisson…

 

« C’est fini, il ne fallait qu’un peu de courage. Le petitflacon d’oubli est vide. Je suis déjà une chose du passé. En uneminute, j’ai franchi la vie, il ne m’en reste qu’un goût amer defleurs aux lèvres. La terre me paraît lointaine, et tout sebrouille et de dissout ? – tout sauf l’ami que j’aimais, quej’appelle, que je veux près de moi jusqu’à la fin. »

 

L’écriture commençait à s’en aller de travers comme celle despetits enfants. Puis, vers la fin de la nouvelle page, les ligneschevauchaient tout à fait. La pauvre petite main n’y était plus, nesavait plus, les lettres se rapetissaient trop, ou bien tout à coupdevenaient très grandes, effrayantes d’être si grandes… C’était ledernier feuillet, celui qui avait été tordu et pétri pendant laconvulsion de la mort, et les meurtrissures de ce papier ajoutaientà l’horreur de lire.

 

« … l’ami que j’appelle, que je veux près de moi jusqu’à lafin… Mon bien-aimé, venez vite, car je veux vous le dire… Nesaviez-vous donc pas que je vous chérissais de tout mon être ?Quand on est mort, on peut tout avouer. Les règles du monde, il n’yen a plus. Pourquoi, en m’en allant, ne vous avouerais-je pas queje vous ai aimé ?…

« André, ce jour où vous êtes assis là, devant ce bureau oùje vous écris mon adieu, le hasard, comme je me penchais, m’a faitvous frôler ; alors j’ai fermé les yeux, et derrière mes yeuxclos, quels beaux songes ont tout à coup passé ! Vos bras mepressaient contre votre cœur, et mes mains emplies d’amourtouchaient doucement vos yeux et en chassaient la tristesse.Ah ! la mort aurait pu venir, et elle serait venue en mêmetemps que pour vous la lassitude, mais comme elle eût été douce, etquelle âme joyeuse et reconnaissante elle eût emportée… Ah !tout se brouille et tout se voile… On m’avait dit que je dormirais,mais je n’ai pas encore sommeil, seulement tout remue, tout sedédouble, tout danse, mes bougies sont comme des soleils, mesfleurs ont grandi, grandi, je suis dans une forêt de fleursgéantes…

« Viens, André, viens près de moi, que fais-tu là parmi lesroses ? Viens près de moi pendant que j’écris, je veux tonbras autour de moi et tes chers yeux près de mes lèvres. Là, monamour, c’est ainsi que je veux dormir, tout près de toi, et te direque je t’aime… Approche de moi tes yeux, car, de l’autre vie où jesuis, on peut lire dans les âmes à travers les yeux… Et je suis unemorte, André… Dans tes yeux clairs où je n’ai pas su voir, y a-t-ilpour moi une larme ?… Je ne t’entends pas répondre parce queje suis morte… Pour cela je t’écris, tu n’entendrais pas ma voixlointaine…

« Je t’aime, entends-tu au moins cela, jet’aime… »

 

Oh ! sentir ainsi, comme sous la main, cette agonie !Être celui à qui elle s’était obstinée à parler quand même, pendantla minute de grand mystère où l’âme s’en va… Recueillir la dernièretrace de sa chère pensée qui venait déjà du domaine desmorts !…

 

« Et je m’en vais, je m’envole, serre-moi !…André !… Oh ! t’aimera-t-on encore d’un amour si tendre…Ah ! le sommeil vient et la plume est lourde ?

« Dans tes bras… mon bien-aimé… »

…  …  …  …  … …  … . .

Ils se perdaient, tracés à peine, les derniers mots. Du reste,ni cela, ni rien, celui qui lisait ne pouvait plus lire… Sur lefeuillet, froissé par la pauvre petite main qui ne savait plus, ilappuya les lèvres, pieusement et passionnément. Et ce fut leurgrand et leur seul baiser…

 

Chapitre 18

 

Ô Djénane-Feridé-Azâdé, que le rahmet d’Allah descende surtoi ! Que la paix soit à ton âme fière et blanche ! Etpuissent tes sœurs de Turquie, à mon appel, pendant quelques annéesencore avant l’oubli, redire ton cher nom, le soir dans leursprières !…

FIN

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