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Les Deux Frères

Les Deux Frères

d’ Erckmann-Chatrian
Chapitre 1

 

À quelques lieues au-dessus de la Maladrie, en remontant la Sarre, vous trouvez, dans une gorge paisible des Vosges, le petit village des Chaumes. Une centaine de maisonnettes hautes, basses, couvertes de bardeaux ou de vieilles tuiles grises,bordent la rivière. De loin en loin un petit pont la traverse, avec ses deux perches où les enfants se penchent pour regarder le fourmillement des ablettes au soleil, autour d’un vermisseau, le mouvement des grandes herbes appelées queues de chat, et le passage des canards qui remontent le courant, en allongeant derrière eux leurs larges pattes jaunes. Ils sont là durant des heures, les cheveux ébouriffés, le pantalon et la veste déchirés, le petit sac d’école à sa ficelle sur la hanche, car le village a son école,mais jamais ils ne se pressent d’y aller. Puis c’est une femme qui passe en jupon, les pieds nus, le cuveau de sapin sur la tête,rempli de linge : Marie-Jeanne ou Catherinette vont au lavoir.Après cela des bœufs et des chèvres défilent ; le vieux Minique, sa pioche sur l’épaule et la tête penchée, va détourner l’eau sur son pré ; M. le curé, la soutane relevée et son tricorne à la main, se dépêche d’aller dire la messe ; ainsi de suite !

Tout cela se voit de loin, dans la grande prairie verdoyante, au milieu des palissades et des haies vives des jardinets, où pend la lessive des ménages.

À gauche, s’élève la colline, avec ses orges,ses avoines, ses champs de seigle et de pommes de terre, ses vieux pommiers tout noueux, déjetés et penchés par le vent.

Depuis cinquante ans que j’habite les Chaumes,je n’ai jamais pu décider les propriétaires à redresser leursarbres ; les trois quarts ne veulent connaître ni la taille nila greffe, et laissent tout pousser à la grâce de Dieu. Cela faitdu fruit bien aigre, mais ils s’en contentent !

Cette culture monte à la lisière des bois,qui, le soir couvrent champs, vergers, village et rivière de leurombre. Il ne reste qu’une bande de lumière sur les prés ; ellediminue toujours et finit par disparaître à la nuit.

C’est l’heure où les troupeaux rentrent, où lacorne du hardier chante, où chèvres et pourceaux courent dans levillage chercher leur logis ; ils ne se trompent jamais deporte, et grognent ou bêlent d’une voix plaintive, jusqu’à ce qu’onvienne leur ouvrir.

Ce bruit s’éteint à son tour.

On n’entend plus dans la vallée que le douxmurmure des crapauds, le long de la rivière, et la grande voixtraînante des grenouilles au milieu du silence.

Alors les petites lumières sont allumées dansles baraques. On soupe, on se repose de la journée. En deux outrois endroits commence la veillée ; et la vieille églisecompte les heures du bavardage, jusqu’au moment où les bonnesfemmes avec leurs rouets, les filles avec leur broderie et leurtricot retournent dormir à la maison.

Voilà le village des Chaumes.

Plus loin, à deux ou trois cents pas, setrouvent les moulins du père Lazare, où l’eau tombe en frangescomme un cristal des vieilles roues moussues, et, plus loin encore,sous bois, dans la gorge étroite, les scieries de Frentselle et duGros-Sapin.

Lorsque je reçus ma nomination d’instituteuraux Chaumes, M. Fortier en était le maire et M. Rigaud,aubergiste Au Pied de Bœuf, l’adjoint ; mais les deuxfrères Rantzau jouissaient d’une grande influence par leur richesseet gouvernaient en quelque sorte le conseil municipal. Le vieuxRantzau, leur père, mort deux ou trois ans avant, avait étécultivateur, marchand de bois et de salin. Il avait gagné del’argent ; ensuite il était mort, comme nous mourrons tous,laissant ses biens à sa fille Catherine, mariée avec Louis Picot,brasseur à Lutzelbourg, et à ses deux fils, Jean et Jacques, quimalheureusement ne trouvaient pas tous les deux le partage à leurconvenance.

C’est du moins ce qui parut alors, car eux,qui s’aimaient du vivant de leur père, qui se soutenaient contretous, et qui s’étaient mariés en même temps avec les deux filles duvieux juge de paix Lefèvre, depuis ce moment-là se détestaient etne pouvaient plus se voir.

Jean, l’aîné, était un grand gaillard chauve,rempli d’orgueil et de l’amour des biens de la terre. Par sontestament le père lui donnait la maison hors part, d’abord commeétant l’aîné de la famille, ensuite pour l’avoir soutenu de sontravail. Ce partage était injuste, car si Jean avait aidé le pèredans sa culture et son commerce de salin, Jacques ne lui avait pasété moins utile pour l’exploitation des coupes.

On ne connaissait pas de plus grande maison aupays que celle du vieux Rantzau, avec hangars, jardin sur larivière, des écuries pour quinze pièces de gros bétail et desgranges pour entasser foin, paille, fourrages de toute sorte,autant qu’il en faut pour toute l’année.

En outre, belles caves, distillerie etbuanderie, enfin une maison superbe, recrépite à neuf et les voletspeints en vert.

Jean était content. Il trouvait tout natureld’avoir la maison du père ; mais cet article du testament neplaisait pas à Jacques, qui fit bâtir aussitôt une maison en facede l’autre, séparée seulement par la rue, hangar contre hangar,grange contre grange, écuries contre écuries, portes contre portes,fenêtres contre fenêtres, avec une place semblable pour le fumier,le fagotage et le bois. – C’était une déclaration de guerre !Jean le comprit. Mais ce qui l’ennuya bien plus, c’est que troismois après Jacques acheta le grand pré de Guîsi, le plus beau prédu vallon, et qu’il le paya comptant douze mille francs, ce qui nes’était jamais vu et ne se reverra sans doute jamais auxChaumes.

Jean, en apprenant cela, devint toutpâle ; il ne dit rien, car les Rantzau sont trop fiers pourcrier contre leur propre famille ; mais les deux frères, l’unen face de l’autre, forcés de se voir vingt fois tous les jours, nes’adressaient plus la parole. Ils allaient et venaient, sans avoirl’air de se connaître. La femme de Jean venait de mettre au mondeune petite fille, celle de Jacques un garçon. Tout le village et lavallée se partageaient entre ces deux hommes, donnant raison outort à Jacques ou à Jean, chacun selon ses intérêts.

C’est dans cet état que je trouvai le pays,sous le règne de Louis XVIII, lorsque je vins remplacer aux Chaumesl’ancien instituteur Labadie, hors de service à cause de son grandâge, et que j’épousai sa fille unique Marie-Anne, à laquelle jedois tout le bonheur de ma vie depuis cinquante ans et qui m’adonné de braves enfants.

Le beau-père et moi nous continuâmes de vivreensemble au logement de la maison d’école ; il m’aidait encorequelquefois dans mon travail, et me prodiguait les meilleursconseils.

« Ne vous mêlez jamais des affaires duvillage, Florence, me disait-il ; n’entrez dans aucunequerelle particulière ; tâchez d’être bien avec tout le monde.Remplissez vos devoirs à l’école, à l’église, à la mairie, aveczèle, et respectez ceux qui peuvent vous donner des ordres. Cela nevous empêchera pas d’avoir votre opinion sur tout, mais n’en ditesrien. De cette manière vous pourrez vivre en paix et faire quelquebien autour de vous. »

Ainsi parlait cet excellent homme. Il meraconta la haine terrible que se portaient les frères Rantzau, merecommandant pour eux, encore plus que pour tous les autres, d’êtreprudent ; recommandation d’autant plus sage, que les enfantsde Jean et de Jacques devaient tôt ou tard venir à mon école, etque la moindre préférence marquée pour l’un ou pour l’autre pouvaitme faire le plus grand tort.

Ces premières années où le jeune homme quitteson pays et va chercher fortune ailleurs sont les plus pénibles dela vie ; heureux celui qui trouve un bon conseiller, il évitesouvent des fautes irréparables. Moi, je n’ai pas eu de regrets parla suite, ayant toujours écouté les conseils de la prudence, et cespremiers temps me reviennent avec plaisir.

Quelle différence entre la plaine, que jequittais, et la montagne où je me trouvais alors ! Mon vieuxmaître de Dieuze en Lorraine, homme instruit pour l’époque, m’avaitdonné le goût des choses naturelles, l’amour des plantes et desinsectes, il m’avait appris le peu de musique qu’il savait. Combiences premières études me furent utiles !… Combien ellesservirent à me faire prendre en patience le travail souvent ingratde l’école !… Tous les soirs, aussitôt après la classe, jepassais la bretelle de mon petit herbier sur l’épaule, et jegrimpais le sentier de la côte. Les grands genêts en fleur, lesbruyères roses, les mille plantes sauvages attachées auxrochers ; les mouches dorées, argentées, couvertes de velourssombre ou de soie éclatante, qui s’élevaient à chaque pas etproduisaient aux derniers rayons du jour, un bourdonnement immense,toutes ces choses me remplissaient le cœur d’attendrissement.

J’allais, je choisissais ; n’ayant pasgrande science, je croyais toujours faire quelque découverte. Etpuis en haut, contre les ruines du vieux château, où les ronces etle vieux lierre de cent ans tout flétri s’étendent sous les jeunescouches vivaces, je m’arrêtais, regardant la vallée calme etpaisible, la rivière miroitante, les petits toits à la file,l’église, la maison de cure avec sa gloriette et son rucher, lemoulin, les scieries lointaines déjà dans l’ombre, et ce spectacleme faisait rêver… Je me disais :

« Voilà le coin du monde où tu vas passerton existence. Regarde ! C’est ici que tu dois rendre serviceà tes semblables, élever les enfants que Dieu te donnera, et puiste reposer dans la paix du Seigneur. Travaille, étudie… Qui sait siparmi les élèves assis sur les bancs de ton école, en guenilles etles pieds nus, pauvres ignorants, presque abandonnés comme lessauvageons de la forêt, qui sait s’il ne se trouvera pas un hommeutile, bienfaisant et même remarquable par ses lumières ? Carle Seigneur ne regarde pas aux conditions, il sème partout le bongrain. Tâche de suivre son exemple ! Beaucoup de tes leçonstomberont dans les ronces, beaucoup sur le rocher ; maispourvu qu’une seule graine utile tombe dans la bonne terre, tuseras heureux. »

Ainsi venait le soir.

Alors je redescendais lentement la côte,songeant aux nouvelles plantes que j’avais recueillies, auxnouveaux insectes que j’avais piqués sur mon chapeau, et tâchant deles classer, non d’après la science, je n’avais pas assez de savoirni de livres pour cela, mais d’après les familles de plantes et lesappellations du pays.

Le beau-père, qui m’attendait sur la porte, enme voyant revenir à la nuit close s’écriait :

« Vous êtes en retard, Florence ;Marie-Anne a la table mise depuis une heure, la soupe ne sera pluschaude. »

Il riait.

« Hé ! monsieur Labadie, luidisais-je, que voulez-vous ? On trouve tant de belles chosesdans vos montagnes !… c’est une vraie bénédiction.

– Allons, montons, montons ! »faisait-il de bonne humeur.

Ma femme était là, souriante. Onsoupait ; on causait, je parlais de botanique et le beau-pères’écriait :

« Oui, je comprends cela ! De montemps c’était affaire de grands savants. Nous autres, dans nosmontagnes, nous n’entendions parler de M. de Billion, deLinné, de Jussieu que par hasard. Ah ! que nous aurionspourtant été bien placés pour étudier l’herbage des Vosges etrendre aux savants de vrais services ; mais on ne pensait pasà nous, et toute la science des plantes, qui devrait être répanduejusqu’au fond des hameaux, est dans les bibliothèques des grandesvilles. »

Il s’égayait, non sans conserver un regret desbelles années perdues au milieu de toutes ces richesses.

Après cela, son amour à lui, c’était lamusique !… Nous avions un petit clavecin de quatre octavesdans la salle à manger et, la nuit venue, les volets fermés, lepère Labadie s’asseyait dans son fauteuil de cuir, ses larges piedssur les pédales et ses mains osseuses sur les touches noires,jouant des requiem, des alleluia, des inexcelsis, accompagnant le plain-chant qu’il se figuraitentendre, et se balançant, les yeux en l’air, avec un véritableattendrissement. Il possédait une caisse pleine de vieilleriesd’anciens maîtres allemands, qu’il élevait jusqu’aux nues, et toutle pays savait que le père Labadie, des Chaumes, était le premierorganiste parmi les catholiques. Les luthériens en ont beaucoup debons, ils s’adonnent à la musique et s’en font un grand honneur. Jen’espérais pas devenir jamais aussi fort que le beau-père ;mais grâce à ses bonnes leçons, j’en sus bientôt autant que Letcherde Dâbo, ce qui suffisait pour tenir l’orgue, même dans lesoccasions solennelles, comme les jours de confirmation, en présencede Mgr de Forbin-Janson, l’évêque de notre diocèse.

Chapitre 2

 

 

C’est au milieu de ces études et de cestravaux que s’écoulèrent mes premières années aux Chaumes. Ma femmevenait de nous donner un petit garçon, qui fut baptisé Paul ;et le père Labadie, depuis ce jour, passait sa vie à le regarder.Il pleurait parfois et s’affaiblissait de plus en plus ; sonoreille devenait dure ; il n’allait plus à l’église ;pourtant il n’eut jamais le malheur de tomber en enfance. Quand onlui parlait fort, soit pour lui demander un renseignement au sujetdes papiers de la mairie, des actes de naissance ou de décès, desdroits forestiers de la commune, et même des délibérations duconseil municipal de quinze et vingt ans avant, après avoir bienécouté, il répondait toujours juste et disait :

« Dans telle case, à tel rayon, dans telendroit, vous trouverez ce qu’il vous faut. »

Je crois qu’il sentait sa fin approcher, etqu’il se réjouissait intérieurement de voir un petit être bienportant venir pour le remplacer en ce monde.

Malgré le grand âge du beau-père et safaiblesse, nous avions donc toutes les raisons d’êtreheureux ; j’avais pris sa place à l’école, à la maison, àl’église, à l’arpentage, aux ventes de coupes ; j’étais adoptépar la commune, qui me donnait trois cents francs de fixe ;avec ce qui me revenait comme organiste, comme chantre, auxbaptêmes, aux mariages, aux décès, et les cinquante sous desparents par élève chaque hiver, les cadeaux du nouvel An et lereste, cela montait bien à huit cents francs. Le petit jardin de lamaison d’école, que ma femme et moi nous cultivions nous-mêmes,nous donnait des légumes pour l’année ; nous élevions aussi unporc, que le hardier Balthazar menait à la glandée, en récompensedes peines que je prenais avec son garçon. Enfin tout allait bien,et je suivais exactement la recommandation du beau-père, de nejamais entrer dans une dispute du village. M. le curéJannequin s’intéressait à nous ; il aimait à me parler de sesabeilles, c’est moi qui sortais le miel de ses ruches en automne,et il ne manquait jamais de nous en envoyer un beau rayon. C’étaitun de ces vieux curés, revenus de l’émigration, pleins d’expérienceet de sagesse, parlant bien, lentement, avec bon sens, faisant desprédications courtes, et tâchant de gagner leur dernière demeuresans nouveaux accidents. Il en avait tant vu… tant vu de toutessortes, que l’exaltation des jeunes prêtres, du père Tarin et desmissionnaires parcourant toute la France pour convertir leshérétiques, lui faisait lever les épaules. Deux ou trois fois étantensemble seuls dans son jardin, derrière le presbytère, au momentoù le facteur venait d’apporter la gazette et qu’il y jetait lesyeux, je l’ai vu devenir blanc comme un linge.

« Florence, me disait-il en levant lamain, ces jeunes gens nous perdront tous. Seigneur Dieu, faut-ildonc que l’expérience des anciens ne profite pas à ceux qui lessuivent ? Nos fautes, si durement expiées, n’ont donc éclairépersonne !… Quel malheur ! »

Et puis, s’arrêtant, il murmurait :

« Songeons à autrechose ! »

Cela ne l’empêchait pas d’être sévère dansl’accomplissement de ses devoirs et de mériter la vénération detout le pays.

Cinq ans après mon arrivée aux Chaumes, lepère Labadie mourut, il s’éteignit doucement un soir. C’est lapremière grande douleur que j’éprouvai dans ma nouvelle famille. Mafemme en tomba faible deux fois ; elle ne put aller àl’enterrement, où toute la montagne accourut ; et moi je fusobligé de tenir l’orgue, pleurant comme un enfant ; je fusobligé de conduire, comme chantre, le cercueil au petit cimetièredu village. Ah ! l’idée de Dieu peut seule nous soulager dansde pareils moments, l’idée de Celui qui récompense la vie du juste,et qui le recueille dans son sein, après le travail pénible, leschagrins et les soucis supportés avec courage en ce monde.

Longtemps la tristesse fut chez nous ; laplace du grand-père était vide, on y portait les yeux enpensant :

« Il n’est plus là… Il ne reviendra plus…Nous ne l’entendrons plus ! »

Et le petit clavecin aussi se taisait ;on avait peur de le toucher et d’entendre frémir ses cordes.

Le malheur nous avait frappés en automne,après la rentrée des regains, quand les enfants mènent le bétail àla pâture. Dans ce temps il ne reste à l’école que cinq ou sixélèves, les enfants des riches. Une grande salle d’école vide, jene sais rien de plus triste ; ceux qui restent ne travaillentplus, ils s’ennuient à regarder le soleil aux fenêtres ; ilsattendent la fin de la classe, ils se font des signes et même ilsse disputent tout bas entre eux. – Alors, la tête entre les mains,je pensais tout le temps au beau-père.

Ce fut un grand soulagement pour moi de voirtomber les premières neiges et les bancs se remplir de nouveau. Lescris des enfants le matin, en entrant à la file et tirant leurpetit bonnet de laine : « Bonjour, monsieurFlorence », me réveillèrent de mes tristes pensées. On seremit à chanter ensemble le B A BA, d’autres idées remplacèrent lesanciennes ; et, le soir seulement, en retrouvant ma femmetoute rêveuse et les yeux rouges, assise près du berceau del’enfant, je me rappelais le brave homme qui nous avait tantaimés.

Il fallut des mois pour adoucir notredouleur ; mais sur la terre rien n’est éternel, et le souvenirdes honnêtes gens ne vous laisse à la fin que l’espérance de lesrevoir et de les aimer encore dans un séjour meilleur.

C’est au commencement de cet hiver que Jean etJacques Rantzau m’envoyèrent leurs enfants : Georges etLouise. Ils avaient à peu près le même âge, de six à sept ans.Louise, la fille de Jean, venait de perdre sa mère, ce qui rendaitma tâche plus grave et plus touchante. Elle était grande, légère,avec de beaux yeux bleus et doux, et des cheveux blonds enabondance. Quand elle allait, dans son petit manteau toujours bienpropre, la tête haute, regardant à droite et à gauche, on auraitdit un de ces jolis faons de biche qui traversent quelquefois lavallée aussi vite que le vent. Georges, son cousin, le fils deJacques, avait le teint pâle et le grand nez crochu des Rantzau,leurs cheveux bruns crépus et leur large menton carré.L’obstination de la famille était peinte dans ses yeux : cequ’il voulait, il le voulait bien ! mais l’esprit de lacousine lui manquait ; elle avait toujours avec lui le derniermot, et le regardait par-dessus l’épaule, d’un petit air dehauteur.

Je mis ces deux enfants, Louise avec lespetites filles et Georges avec les garçons, séparés les uns desautres par une barrière en bois, et, je suis bien forcé de le dire,au milieu de ces pauvres et de ces pauvrettes, dont les guenilleshumides fumaient tout l’hiver autour du grand poêle de fonte, onles aurait crus d’une autre espèce. Ah ! que la misère est unetriste chose et qu’elle rabaisse les malheureux ! Je ne parlepas seulement du teint rose, de l’air confiant que la souffrance etles privations leur font perdre si vite, je parle aussi del’esprit. Mon Dieu, n’est-ce pas tout simple ? Les enfants dubûcheron, du ségare, du flotteur, que voient-ils, qu’entendent-ilsen rentrant dans la hutte, à la nuit ? Ils voient les pauvresparents assis autour d’un tas de pommes de terre et d’un pot delait caillé, le dos courbé, les bras tombant à force de fatigue, latête penchée et les cheveux collés par la sueur sur leur figure,n’ayant plus même le courage de penser. Quelques mots sur la coupe,sur le chemin de schlitte, sur la neige qui tombe et rend ladescente dangereuse, sur Pierre ou Paul qui viennent d’êtreécrasés, voilà tout… Si le dimanche on n’entendait pas M. lecuré parler de Dieu, de la vie éternelle, des devoirs du chrétien,on ne connaîtrait que le froid, la fatigue et la faim.

Chez les autres, au contraire, fils debourgeois, dans la grande salle propre, boisée tout autour àhauteur d’appui, – qu’ils appellent le poêle, – bien éclairée etmeublée, soir et matin, à tous les repas, le père, la mère, lesdomestiques, les étrangers qui vont et viennent, entrent etsortent, parlant de leurs marchés, des nouvelles apportées par laposte ou par les journaux, en apprennent plus aux enfants, que lespauvres n’en sauront jamais. Aussi je le dis et c’est la vérité, lapremière instruction est celle de la maison ; celle de l’écolene vient qu’ensuite.

Georges et Louise profitaient donc à vued’œil ; au bout d’un mois ils savaient épeler ; bientôtils commencèrent à lire, et, chose rare chez nous, à comprendre cequ’ils lisaient. Malgré moi je les prenais en amitié plus qued’autres élèves, qui me donnaient de la peine sans arriver à rien.J’avais du plaisir à les interroger, à voir leurs progrèsextraordinaires. Un seul point me chagrinait, c’est qu’ils sedétestaient comme leurs parents : je ne pouvais louer Georgessans voir Louise serrer les lèvres et cligner des yeux, d’un airennuyé ; ni faire l’éloge de Louise sans que Georges,aussitôt, devînt pâle de jalousie. Les vieux avaient sans douteexcité leurs enfants l’un contre l’autre, en parlant sans cesse àla maison, des champs, des prés, de tous les biens qu’ils auraienteus sans la mauvaise foi du frère, et de la malédiction quiretomberait sur les descendants, s’ils se réconciliaient jamaisensemble.

Je reconnaissais cette mauvaise semence parmila bonne. J’aurais bien voulu l’arracher, mais la recommandation dubeau-père me revenait toujours, et je me disais que cela regardaitplutôt M. le curé ; qu’on verrait à la premièrecommunion ; qu’il faudrait bien alors réciter ensemble laprière enseignée par le Seigneur à ses disciples :

« Pardonnez-nous, comme nous pardonnons àceux qui nous ont offensés. »

Malgré cela, j’étais indigné de ces mauvaissentiments, et même un jour la patience m’échappa.

Vous saurez que dans nos pays de montagnes onest très sévère sur l’observation des fêtes, et principalement pourcelles de l’enfance. D’abord arrive Saint Nicolas, le grand saintde la Lorraine, sa hotte au dos, tenant la sonnette d’une main etla verge trempée de vinaigre de l’autre ; plus tard c’estNoël, avec ses sabres de bois, ses gâteaux, et, chez les gensaisés, son petit sapin chargé de rubans, de sucreries et de noixdorées ; puis le nouvel An et les Rois. La fête des Rois, autemps des grandes neiges, est parmi les plus belles. Alors unetroupe d’enfants courent le village, revêtus de chemises, descouronnes de papier peint sur la tête, un sceptre de bois contrel’épaule, comme les rois des jeux de cartes. L’un d’eux a la figurenoircie avec de la suie, c’est le roi nègre. Ils entrent ainsi danstoutes les maisons et chantent une chanson patoise, si vieillequ’on a de la peine à la comprendre ; et l’air paraît encoreplus vieux :

« Les trois rois ils sont venus,

Pour y adorer Jésus. »

Et dans un moment ils se prosternent, crianten chœur :

« Nous nous mettons àgenoux ! »

Les bonnes gens leur donnent des pruneauxsecs, des pommes, des œufs, du beurre. Naturellement ils n’oublientpas d’entrer à l’école ; ils entrent fièrement, comme desrois, et chantent au milieu de l’admiration universelle, pendantqu’Hérode, caché dans l’allée, attend son tour de paraître. Tousles enfants envient leur sort ; et c’est l’occasion pourl’instituteur, lorsqu’ils sont partis, de raconter la visite desmages d’Orient à Notre-Seigneur, qui venait de naître au petitvillage de Bethléem, en Judée, et se trouvait encore dans sacrèche, au milieu du bétail et des pauvres bergers ; de leurpeindre l’étoile qui marchait devant ces souverains, dont l’unportait de la myrrhe, l’autre de l’or et l’autre de l’encens. Jeleur racontai donc ces choses merveilleuses ; ilsm’écoutaient, les petites filles penchées sur la balustrade, lesyeux grands ouverts, et les petits garçons tout pensifs.

Quelques jours après, voulant m’assurer qu’ilsavaient retenu, j’interrogeai l’école. Aucun garçon ne put répéterl’histoire des mages ; pas même Georges, qui ne savait par oùcommencer ni par où finir. Je dis à Louise de répondre, et tout desuite, d’une voix gentille et sans se presser, elle raconta lavisite des monarques d’Orient au Sauveur du monde, aussi bien etpeut-être mieux que moi.

J’en étais attendri.

« C’est bien, Louise ; c’est bien,mon enfant, lui dis-je, tu peux t’asseoir. Depuis longtemps je n’aipas eu de satisfaction pareille. »

Sa figure brillait de joie, pendant queGeorges devenait tout sombre.

Or, ce même jour, à la fin de l’école, ayantouvert les fenêtres pour renouveler l’air, je regardais les enfantss’en aller en courant dans la neige, et se lancer à la file sur leverglas de notre fontaine ; garçons et filles glissaientensemble, criaient, levant les bras, faisant sonner leurs petitssabots sur la glace, et quelques-uns, les plus adroits, s’asseyantet continuant de glisser sur leurs talons.

Toutes ces figures rondes de petites fillesembéguinées dans leurs haillons, le petit nez rouge hors de lacapuche, et les garçons, plus hardis, se balançant sur les reinspour reprendre l’équilibre, formaient un spectacle réjouissant. Jeles regardais depuis une minute, quand la petite Louise passa surla glissade, toute gaie et riante, au milieu des garçons. Elleallait comme un oiseau, les ailes de son petit manteau déployées,sans méfiance et sans crainte ; mais, dans la même seconde, jevis Georges partir derrière elle aussi vite qu’un tiercelet, et luidonner, en passant, un grand coup de coude qui l’étendit dans laneige. J’étais déjà dehors, indigné, courant la relever etcriant :

« Georges !… Georges !… Arriveici ! »

Elle pleurait à chaudes larmes, mais,heureusement, n’avait aucun mal. Georges aurait bien voulu sesauver.

« Arrive ici, lui dis-je ; arrive,mauvais cœur ! »

Je le pris par le bras et je l’emmenai dans lasalle en criant :

« Tu l’as fait exprès ! »

Lui, tout pâle, ne répondait pas.

« Tu l’as fait exprès ! lui dis-jeencore. – Réponds-moi ! »

Mais il était trop fier pour mentir, et ne ditrien, s’asseyant au bout d’un banc et regardant devant lui, lesyeux farouches.

« Puisque tu ne réponds pas, lui dis-je,c’est vrai : tu voulais faire du mal à Louise, parce qu’elle amieux su l’histoire des mages que toi. C’est abominable… Tu méritesd’être puni… Tu n’iras pas dîner… Je te retiens enprison. »

En même temps je sortis, fermant la porte àdouble tour ; cela m’avait bouleversé.

J’envoyai ma femme prévenir les parents queGeorges était en pénitence ; et, quelques instants avant uneheure, étant descendu, je le trouvai toujours à la même place, lescoudes sur la table, les deux joues relevées sur les poings,regardant au même endroit. On aurait dit le père Jacques songeant àson frère pour le haïr.

« Tu te repens ? » luidemandai-je avec douceur.

Il ne dit rien.

« Tu ne le feras plus, n’est-cepas ? »

Rien ! J’allais et venais dans la salle,tout désolé ! Presque aussitôt, la mère arriva, le dîner del’enfant dans une écuelle, sous le tablier. Elle avait les yeuxgros. Je lui dis tout ! La pauvre femme regardait Georges avectristesse, et finit par mettre l’écuelle devant lui. Il mangea,puis il alla se placer à son pupitre, en attendant l’arrivée descamarades.

« Oh ! monsieur Florence, me dit lamère, dans l’allée, en s’en allant, quel chagrin !… Ils sonttous les mêmes… Ce sont tous des Rantzau ! »

Louise, en rentrant, paraissait joyeuse ;elle jetait de temps en temps, à son cousin, un coup d’œilsatisfait.

Depuis ce jour, durant six semaines, Georges,lorsque je l’interrogeais, ne me regardait plus en face ; ilm’en voulait. Quand les enfants vous en veulent, ils regardent decôté, pour cacher leur ressentiment.

« Regarde-moi, Georges, » luidisais-je.

Il ne voulait pas, et, jusqu’à la fin del’hiver il resta le même, silencieux et sombre. Ce n’est qu’auprintemps, un jour qu’il avait mieux récité son livret que Louise,et que je le montrais comme un modèle à mes autres élèves, qu’illeva les yeux et parut réconcilié.

Chapitre 3

 

 

Des événements plus graves arrivèrent en cetemps, dans notre commune ; notre maire, M. Fortier,mourut. Il avait passé quatre-vingts ans, ayant été soldat,cabaretier, entrepreneur de coupes et finalement maire des Chaumesdurant plusieurs années. Depuis longtemps on attendait safin ; toutes les ménagères du village avaient jeté les yeuxd’avance, l’une sur la grande soupière peinte, l’autre sur lesassiettes ou la marmite, la table ou le buffet de M. le maire,pour le moment de la vente. Mais le père Fortier, malgré sesrhumatismes, traînait toujours, il se cramponnait, quand auxpremiers jours du printemps, un matin, le bruit courut qu’il venaitde mourir dans la nuit, et, cette fois, c’était vrai.

Voilà peut-être une des plus grandes ventesque j’ai vues dans la montagne, et des plus acharnées. Je ne parlepas de l’enterrement ; de la mise et de la levée des scellés,des publications et de toutes les autres cérémonies, qui se fonttoujours ; mais de la vente au plus fort et dernierenchérisseur, où l’exaltation et la fureur des montagnards des’acquérir du bien éclata dans toute sa force.

Ma femme convoitait aussi quelque chose :deux grands chandeliers en cuivre de M. le maire. Elle ypensait depuis trois ans, et me dit le matin de la vente :

« Florence, nous irons ; il nousmanque bien des choses et particulièrement des chandeliers, nous enavons le plus grand besoin. »

Je savais son idée, et je luirépondis :

« C’est bien, Marie-Anne, nous irons àonze heures, après l’école. »

Mais elle n’y tenait plus, et bien des foispendant la classe elle vint regarder au châssis s’il étaittemps.

La vente avait commencé de bon matin ; dema fenêtre je voyais les tables dehors couvertes de millechoses : grils, marmites, chaudrons, vaisselle, chaises,horloges, dévidoirs, linge de table et de lit ; enfin tout cequ’on peut se figurer de biens meubles entassés depuis quarante ansde la cave au grenier. Dieu du ciel, que d’argent il faut dépenserpour garnir des maisons pareilles !… Ce sont de vraisgouffres ; et si l’on écoutait les femmes, elles voudraienttout avoir. Le crieur Lemoine et le notaire Bajolet de Lorquin,avec son premier clerc Schott étaient au milieu de la fouletourbillonnante, et les grands cris de Lemoine, debout sur unetable devant la porte, s’entendaient jusqu’au bout du village.

« Une fois, deux fois… Personne ne ditplus rien ?… Une marmite superbe… trois livres dixsous. »

Il levait la marmite :

« Trois livres dix sous…

– Quatre livres !

– Quatre livres… une fois… deux fois…deux fois, quatre livres… Personne ne dit plus rien ? Deuxfois, quatre livres… Personne ne dit plus rien ?… Et… troisfois… Adjugé à Jean-Pierre Machet. »

Je voyais ces choses, et ma femme quidescendait de temps en temps. Au milieu de semblables pensées, uninstituteur oublie ses leçons. Heureusement cela ne se présente pastous les jours. Les enfants aussi dans ces occasions n’y tiennentplus ; ils sont impatients d’aller regarder, et quand à onzeheures juste je fis réciter la prière, au dernier mot :« Amen ! » vous auriez eu du plaisir à les voirrouler de leurs bancs et courir dehors comme un véritabletroupeau.

« Bonjour, monsieur Florence !Bonjour, monsieur Florence ! »

Ils riaient, et je n’étais pas fâché non plusd’en être débarrassé, car Marie-Anne arrivait déjà etdisait :

« Eh bien, il est temps, Florence.

– C’est bien, me voilà. »

– Nous sortîmes.

Les chandeliers se trouvaient encore là ;quel bonheur ! La vente des petits objets de ménage tiraitpourtant à sa fin ; les assiettes, les verres, les chaudronset toute la batterie de cuisine venaient d’être enlevés ; onpassait aux armoires, aux chaises, aux fauteuils. Il étaittemps ! Marie-Anne me traîna par le bras dans cette foule, quinon seulement remplissait la vieille maison du grenier à la cave,regardant aux fenêtres, s’appelant, tourbillonnant comme un essaim,mais qui fourmillait encore tout autour.

« Hé ! monsieur Florence, me criaM. le garde général Botte, un gros homme tout réjoui, sonlarge ventre serré dans sa capote verte et la figure ronge. –Hé ! monsieur et madame Florence, arrivez donc parici. »

Il nous faisait place avec ses largesépaules.

« Vous avez donc aussi des idées,monsieur Florence, vous voulez aussi miser sur quelquechose ! »

J’allais lui parler des chandeliers, mais mafemme me tira par le bras et répondit :

« Il faut voir, monsieur Botte, il fautvoir ! »

Nous étions alors près de la table, à côté duclerc couché sur son pupitre, pour inscrire les articles, et dunotaire, qui se fâche lorsque les mauvaises payes misent sansprésenter de caution, et qui les fait rayer, malgré les cris et lespoings qui s’élèvent avec menace. Par bonheur le gendarme Lallemandétait là, le coude appuyé sur la poignée de son sabre, et quand lescris redoublaient, il n’avait qu’à tourner la tête et regarder lescriards de travers. Cela suffisait toujours, et les gueux allaientse consoler en buvant le vin de la vente ; car à toutes lesgrandes ventes on boit deux, trois, quatre mesures de rouge ou deblanc. C’était alors la grande mode, cela donnait du cœur auxacheteurs, mais quelquefois, le lendemain, ils trouvaient ce vinbien cher.

Enfin, une fois là nous fûmes asseztranquilles ! les gens du village me saluaient et m’offraientde boire un coup avec eux, causant de leurs achats et parlantsurtout des beaux immeubles qui bientôt allaient avoir leur tour.Mais quant aux immeubles, il ne s’agissait plus de miser des deuxou trois francs, cela devait monter par cent et par mille, et lesacheteurs véritables pouvaient se compter.

On voyait dans le fond de la chambre en basles deux juifs Samuel Lévy et Judas Mayer d’Imling, le bâton deboucher pendu au poignet par un cordon de cuir, et la petitecasquette plate sur les yeux, les frères Restignat du Grand Soldat,M. Barabino du Harberg, M. Georges de Saint-Quirin,M. Ristroph d’Abrecheville, surnommé « le prince » àcause de sa grande fortune, enfin tous les richards desenvirons ; et puis, aux deux côtés de la salle, Jean etJacques Rantzau, debout dans l’ombre, regardant marcher la petitevente d’un air d’ennui : l’un grand, chauve ; l’autrecarré, trapu, les cheveux noirs frisés, la barbe pleine ; ettous les deux pâles, avec leurs grands nez crochus, leurs yeuxluisants, et leurs larges mâchoires serrées. Les juifs leurparlaient ; ils n’avaient pas l’air de les écouter ni de leurrépondre.

Tout cela je le voyais en me redressant unpeu ; ma femme, elle, ne voyait que ses chandeliers et lereste les meubles encore en vente. Tout à coup elle me tira par lebras ; Lemoine venait de prendre les deux chandeliers ;il les levait, debout sur la table, et criait :

« Deux chandeliers en cuivre. »

Sa voix, à force d’avoir crié depuis cinqheures, était devenue tout enrouée.

« Deux beauxchandeliers ! »

Il se baissa pour demander la mise à prix.

« Quarante sous, lui ditM. Bajolet.

– Quarante sous, deux chandeliersmagnifiques, cria Lemoine, en regardant autour de lui. Quarantesous… Allons, mesdames, un peu de courage. »

J’allais dire cinquante sous ; ma femme,plus fine, dit :

« Quarante-cinq sous ! »

Lemoine regarda :

« Quarante-cinq sous… une fois… deuxfois… quarante-cinq sous… personne ne met plus rien ?…quarante-cinq sous… une fois… deux fois… trois fois…Adjugé ! »

Il donna les chandeliers à ma femme, en luidisant de bonne humeur :

« Vous avez fait un bon marché, madameFlorence, ils valent quatre francs comme deux liards. »

Ma femme parut aussitôt bien contente. Moi, lavue de ces choses m’intéressait, et j’attendis pour voir la grandevente, celle où l’on ne misait plus par sous, mais par vingtaineset centaines de francs.

Quand on est au milieu de pareils spectacles,on croirait que votre sang s’échauffe à mesure, et que la fureurd’acquérir qu’on voit chez les autres, leurs frémissements et leurscris vous rendent comme eux. Je restai donc, plein d’impatience,attendant la vente des champs, des prés, des vergers et de lamaison, comme si cela m’avait regardé.

Le père Botte, près de moi, me disait enriant :

« Tout ça, monsieur Florence, n’estencore qu’un petit commencement ; les escarmouches sontfinies, la bataille va venir. » Il avait raison.

Vers onze heures et demie, tous les meublesétant vendus, il fut question de renvoyer la vente des immeubles àl’après-midi, mais le notaire était un fin renard ; il voyaitque la vente allait bien, que les acheteurs s’échauffaient, et toutde suite il s’écria :

« Lemoine, on se reposera demain… Quandle fer est chaud, il faut le battre. Entrons dans lasalle. »

Alors le clerc prit son registre sous le bras,Lemoine le pupitre, et l’on entra dans la grande salle pleine demonde. Le notaire et les autres s’établirent au milieu ; etd’abord M. Bajolet exposa les conditions de la vente : –payable à un an et un jour, avec les intérêts à cinq pour cent, oubien au comptant, au choix des acheteurs, – et la ventecommença.

La foule se pressait autour de la table ;moi, derrière, je ne voyais que les têtes en face : SamuelLévy, Jean et Jacques Rantzau et le grand Judas Mayer.

On vendit d’abord un verger sur la côte,quelques champs ensemencés de blé, d’autres en avoine, ayant soinchaque fois d’annoncer les tenants et les aboutissants. La ventepar cent et par mille avait l’air de languir ; les juifs nes’en mêlaient pas assez. Le notaire, de temps en temps aidaitLemoine, en répétant le prix.

Il sortait aussi crier dehors.

« Tel champ, tel verger va être mis envente. »

Quelques hommes venaient lentement, leursfemmes les prêchaient et les retenaient ; car si les femmesaiment les meubles, les hommes aiment les immeubles, et cela faitdes disputes : l’homme veut, la femme ne veut pas ; biendes fois ils se prennent aux cheveux, et la femme crietoujours :

« Non !… Non !… »

Ceux-là rentraient, leur femme derrière eux,et se penchaient en masse les uns sur les autres, autour de latable.

J’allais me retirer, il était plus de midi,lorsque le notaire, élevant la voix, s’écria :

« Nous allons mettre en vente, à cetteheure, d’un bloc, les cinq jours de pré qui touchent par en bas larivière, et par en haut à la grande prairie de Jacques Rantzau,dite « prairie de Guîsi. » Il est bien entendu que toutmarche ensemble. Lemoine, allez. »

Aussitôt Lemoine, montant sur sa chaise,cria :

« Les cinq jours de prairie, quinze centsfrancs, quinze cents francs les cinq jours, à trois cents francs lejour, les cinq jours quinze cents francs !

– Deux mille, dit un juif.

– Deux mille deux cents, dit l’autre.

– Deux mille deux cents, » répétaLemoine.

Les deux juifs un instant allèrent ainsi,montant par cent francs, jusqu’à trois mille. M. Botte me dità l’oreille :

« Samuel est l’homme de paille de JeanRantzau et Judas celui de Jacques, la bataille est entre les deuxfrères. »

Je regardai : Jacques et Jeanparaissaient calmes, mais sombres. Cela pouvait durer encore unedemi-heure par cinquante francs, car après quatre mille les deuxjuifs se ralentissaient, n’osant plus monter sans regarder à chaqueminute les signes des deux frères, quand tout à coup Jacques eutcomme un éclair sur sa figure :

« Quatre mille cinq cents francs !cria-t-il d’une voix terrible.

– Cinq mille, dit Jean en souriant.

– Six mille, dit Jacques, sans regarderson frère, mais les yeux enfoncés dans la tête et les dentsserrées.

– Sept mille, » dit Jean.

Alors Jacques poussa un éclat de rire etsortit en fendant la presse, les deux poings dans les poches de saveste.

« C’est du bien trop cher pourmoi, » fit-il sur la porte, et il sortit.

Jean, de son côté, dit en passant près de moi,d’un air satisfait :

« C’est un peu cher, mais son grand présur la Sarre aurait été trop beau d’une pièce ; j’en voulaisma part et je l’ai. »

Comme il descendait la rue tranquillement, jesortis aussi. Le juif Samuel l’accompagnait ; et de loinJacques, sur sa porte avec le grand Judas, les regardait venir. Sabonne humeur était passée, il ne riait plus en pensant que son beaupré de Guîsi, qu’il pensait arrondir à la mort du vieux Fortier,était pour ainsi dire coupé en deux par la partie que Jean venaitd’acheter.

Et moi, voyant combien ces deux hommes s’envoulaient, je tremblais en pensant que Jacques devait aussi m’envouloir, depuis que j’avais retenu son fils à cause de Louise.Oui ! cela m’inquiétait d’autant plus qu’il était question dele nommer maire à la place de M. Fortier, et que dans cetteposition il pouvait me faire le plus grand tort. Cette crainte mesuivit jusqu’au milieu de ma classe du soir, et mon embarras entreles enfants d’hommes pareils me paraissait quelque chose de bienpénible. Ils me faisaient aussi peur l’un que l’autre ; jamaisje ne m’étais figuré de caractères aussi dangereux.

Ce même jour, vers sept heures, étant àsouper, j’en parlais justement à ma femme, qui me recommandaitd’être toujours sur mes gardes, quand nous entendîmes quelqu’unmonter l’escalier, puis frapper à la porte.

« Entrez ! » ditMarie-Anne.

Et le petit Georges parut, avec un panier aubras, en disant :

« Bonsoir, monsieur et madame Florence.Voici quelque chose que mes parents vous envoient. »

Ma femme découvrit le panier ; c’étaientde magnifiques côtelettes de porc et des boudins de toute beauté,sur une large assiette, ce qui nous fit pousser un crid’admiration.

« Comment… comment !… dit ma femme,mais nous ne pourrons jamais assez vous remercier.

– Nous avons tué hier, dit Georges, etmon père a bien recommandé de choisir pour vous de beauxmorceaux. »

Nous étions émerveillés.

Je forçai Georges de mettre deux bonnespoignées de noix dans ses poches, et je lui répétai de remerciermille fois ses parents de l’attention qu’ils avaient eue pour nous.Il me le promit et partit tout joyeux.

Ainsi, bien loin d’être mal avecM. Jacques Rantzau, comme nous l’avions craint, nous étions aunombre de ses amis, car on n’envoie de tels présents qu’à desamis.

Je ne vous dirai pas que ces côtelettes et cesboudins étaient des meilleurs que nous ayons jamais goûtés ;venant de Mme Charlotte Rantzau, cela va sansdire ; ce n’est pas dans de pareilles maisons qu’on négligeles assaisonnements, et cette dame avait d’ailleurs la réputationd’être la meilleure cuisinière du pays, avecMme Guérito Limon, la femme du brasseur. Mais cequi me fit encore plus de plaisir, c’est l’assurance d’avoir lapaix avec tout le monde ; sans la paix et la tranquillité toutle reste n’est rien, et l’existence vous paraît amère. Si lesRantzau se haïssaient entre eux, ils avaient au moins le bon espritde laisser les autres en repos, et de regarder l’instruction deleurs enfants comme un bien. M. Jean me saluait chaque foisque j’avais l’honneur de le rencontrer, soit au village, soitailleurs, et son frère me tirait aussi son chapeau, de sorte que jejouissais du plus grand calme dans l’accomplissement de mesdevoirs.

M. le curé Jannequin, lui, par son âge etsa position, avait plus que tout autre le droit de rappeler cesgens notables aux sentiments chrétiens, et je me rappelle avecquelle finesse un jour il dit à M. Jean de grandes vérités,sans avoir l’air de parler pour lui.

C’était environ trois mois après la mort deM. Fortier un jeudi matin, pendant les grandes chaleurs del’été ; M. le curé m’avait fait prévenir qu’il venaitd’arriver un malheur dans la montagne, et que nous allions porterle viatique au hameau des Bruyères.

Le jeudi, dans cette saison, tous les enfantssont au bois à ramasser des myrtilles ; je me trouvais doncbien embarrassé de rencontrer un porte-clochette, quand par bonheurle petit Georges Rantzau vint à passer devant la maisond’école.

« Georges, lui dis-je, va prévenir tonpère que tu viens avec nous porter la clochette desagonisants ; va, dépêche-toi, nous allons auxBruyères. »

Les enfants ne demandent pas mieux que decourir, et surtout d’avoir un rôle dans ces tristes cérémonies. Ilpartit aussitôt et moi j’entrai dans la sacristie pour m’habiller.Georges arriva quelques instants après, je lui mis un petitsurplis, en lui donnant la clochette ; M. Jannequin nousattendait à la maison de cure, et nous partîmes en toute hâte, avecle Saint Sacrement. Le cas était grave, nous n’avions pas uneminute à perdre : Jean-Pierre Abba, bûcheron de M. JeanRantzau, venait de tomber d’un grand sapin, qu’il ébranchait à lacognée, et ses reins ayant porté sur une grosse racine, tout le basdu corps restait comme mort.

Nous marchions donc en allongeant le pas. Lesvieilles gens du village, au bruit de la sonnette, venaient auxfenêtres et récitaient la prière. Une fois sur la côte, dans lepetit sentier sablonneux qui monte à travers les bruyères, lagrande chaleur du jour nous força de ralentir notre marche.Personne ne parlait, mais combien de pensées vous viennent ensongeant à la mort, et comme on s’écrie en soi-même :

« Mon Dieu, que l’homme est peu dechose !… Ces millions d’êtres qui bourdonnent autour de nous,toute cette poussière connaît les joies de la vie, et le pauvremalheureux, notre semblable, est là-bas, étendu sans espoir de serelever… Que serions-nous donc de plus que le dernier de cesinsectes, si la vie éternelle ne nous avait pas étépromise ? »

La sueur nous couvrait le front, et M. lecuré, déjà courbé par l’âge, était forcé de s’arrêter souvent pourreprendre haleine. La tristesse de ce haut pays nous gagnaitaussi ; cette terre sèche, où rien ne pousse que des bruyèreset des ronces, ces grandes roches plates en ligne qui s’avancenttoutes nues dans les airs ; ce silence de midi, si profond quevous entendez à deux cents pas une cigale qui chante, sont deschoses qu’on ne peut ni peindre ni se figurer. Je n’étais jamaisvenu si loin, et l’idée que des êtres humains vivaient là meparaissait étrange ; à chaque instant je medemandais :

« De quoi vivent-ils ? Qu’est-cequ’ils mangent ? »

Et j’avais beau regarder, je ne voyais rien.Je cherchais aussi dans quel endroit ils pouvaient demeurer, etseulement au bout d’une heure, au détour d’une roche en pointe, jevis trois ou quatre vieilles baraques couvertes de bardeaux, avecdes lucarnes, les unes remplies de paille, les autres garnies depetites vitres presque toutes cassées, les portes branlantes, lesescaliers usés et disjoints, enfin quelque chose d’épouvantable etqui ressemblait bien plus à des tanières de bêtes sauvages qu’à deshabitations humaines. Je croyais connaître toutes les misères de cemonde, mais là je changeai d’idée.

Devant une de ces abominables baraques setrouvaient des êtres, hommes et femmes, qui nous regardaientvenir ; les hommes en pantalons de toile percés aux genoux ettombant en loques le long des jambes, les femmes avec des robessemblables et les cheveux sur les épaules, comme du chanvre, enfinqu’est-ce que je puis dire ? C’est ce qu’on appelle lesBruyères. Derrière, sur une petite hauteur, s’étendaient trois ouquatre champs qui paraissaient avoir été remués ; mais fauted’eau rien n’y venait, on avait de la peine à reconnaître quec’étaient des pommes de terre.

En regardant ces choses nous arrivâmes à laporte de Jean-Pierre Abba. Georges s’était remis à sonner, lesmalheureux se prosternaient. Et d’abord nous entrâmes dans uneespèce de cuisine, l’âtre couvert de cendres dans un coin, lespetites poutres du plafond si basses, qu’il fallut nous découvrir.Une vieille femme, la tête toute grise, était assise sur unescabeau, ses deux bras secs et jaunes par-dessus le chignon ;elle ne remuait pas et sanglotait par secousses. M. JeanRantzau et Louise se tenaient debout près d’elle, étant accourustout de suite à la nouvelle du malheur. M. Jeandisait :

« Courage, Zalie, courage !… Je nevous abandonnerai pas… non… jamais… jamais… Jean-Pierre était unbrave homme, un de mes vieux compagnons… un ancien ouvrier de monpère… Ne craignez rien… Comptez sur moi ! »

Cette pauvre vieille, la tête sur les genoux,les pieds nus à terre, ne répondait pas un mot. On n’a jamais rienvu de plus terrible ; j’en devins tout pâle et M. le curéaussi. – M. Jean disait encore :

« Pensez, Zalie, que votre garçon, votrebrave Cyriaque vous reste, et qu’il ne manquera jamaisd’ouvrage ; j’en aurai toujours pour lui ! »

C’est ce que nous entendîmes de la porte, enessuyant la sueur qui coulait de nos joues. Georges secouait lasonnette. Quand nous entrâmes, M. Jean nous salua en sepenchant ; il avait des larmes plein les yeux ; Louiseaussi pleurait. Nous restâmes un instant sans parler, pour nousremettre, et M. Jean, montrant la petite porte au fond, nousdit à voix basse :

« Il est là. »

Alors ayant découvert le Saint Sacrement,M. le curé entra. Je le suivis ; Georges derrière moi,puis M. Jean, Louise et les autres, excepté la pauvre vieille.Tout était sombre, et malgré les deux petites lampes qui brillaientsur la table, à droite et à gauche du petit crucifix en cuivre, del’assiette pleine d’eau bénite, avec une brindille de buis, et del’autre assiette où se trouvait une mèche de coton pour l’huilesainte, malgré ces deux lumières jaunes, on ne voyait rien.Seulement au bout d’une seconde, sur un vieux lit à droite, nousdécouvrîmes le père Abba, couché tout de son long, pâle comme unmort, les joues creusées de larges rides, les yeux enfoncés, etquelques touffes de cheveux gris comme hérissés autour du front. Ilne bougeait pas d’abord, mais au bruit de la sonnette il fit uneffort pour se retourner.

« Restez, Abba, lui dit M. le curé,restez… Dieu vient à vous !… »

En même temps dehors la prière des agonisantscommençait.

« Pouvez-vous encore m’entendre et parlerdemanda M. le curé ?

– Oui, répondit Abba, je vousentends. »

Aussitôt M. le curé se pencha sur le lit,pour recevoir la confession de ce malheureux. Cela dura bien dixminutes. Nous, plus loin, nous étions à nous regarder, pensant quele Seigneur en ce moment même était au milieu de nous ; qu’Ilnous voyait et nous entendait dans ce grand silence, selon sesdivines paroles aux apôtres : « Quand vous serez troisréunis en mon nom, je serai parmi vous. » Ce qui nous faisaittrembler.

Après la confession, Abba reçut l’absolutionet le corps de notre Sauveur. Nous priions tout bas ; dehorsles trois ou quatre femmes priaient aussi ; Zalie seulesanglotait. Le pauvre vieux bûcheron paraissait plus calme, ilregardait le plafond obscur, à la lumière des deux petites lampes.La vue de ce monde s’en allait pour lui ; il avait assezsouffert, l’heure de la rédemption et du salut éternelapprochait.

Nous sortîmes alors et nous reprîmes le chemindu village, redescendant la grande côte bien fatigués ;M. le curé et moi devant, M. Jean et Louise ensuite, etGeorges derrière avec sa clochette, tous pensifs et la têtecourbée. Il pouvait être trois heures et nous approchions de lasapinière au-dessus des Chaumes, quand voilà qu’un bûcheron arrive,son large feutre rabattu et la face pâle, criant d’une voixrude :

« Il n’est pas mort ?

– Non, pas encore, Simon, lui réponditM. le curé ; mais dépêchez-vous.

– Ah ! quel malheur, cria cet homme,quel malheur ! »

Et sans s’arrêter, il se remit à grimper,coupant au court par les ronces. Alors M. le curé souriantavec tristesse, et le regardant s’éloigner comme un sanglier àtravers les épines me dit :

« C’est le beau-frère d’Abba. Depuisquinze ans ils s’en veulent à cause d’un coin de chènevière, quechacun prétendait lui revenir à la mort du père. Ils ont juré centfois de s’exterminer et se sont fait bien du mal !… Maintenantcelui-ci s’arrache les cheveux, en apprenant le malheur de sonparent, et l’autre, qui va paraître devant Dieu, lui pardonne pourqu’il lui soit pardonné !… Seigneur, faut-il donc que la mortseule et la crainte de ta justice nous rapprochent ?… Faut-ilque nous ne soyons réconciliés que dans la terre ? Les biensde ce monde, que sont-ils auprès de l’éternité ? »

M. Jannequin avait l’air de me parler àmoi seul ; mais Jean Rantzau, Louise et Georges entendaienttout et pouvaient en faire leur profit.

Nous eûmes le temps de rêver à ces grandesvérités avant de rentrer au village, sur les quatre heures del’après-midi. Nous mourions de soif et ce fut un véritable plaisirpour nous d’arriver enfin devant la maison de M. Jean, où l’onse sépara. Jacques regardait par sa fenêtre en face ; le petitGeorges courut lui dire qu’il allait revenir tout de suite, aprèsavoir déposé son surplis et sa clochette. Il me suivit aussitôt àl’église, où, nous étant déshabillés, chacun prit le chemin de samaison.

Ma femme avait mis de côté mon dîner ; jeme mis à table, mon petit Paul sur les genoux, et je mangeai de bonappétit. Qu’on est heureux après des fatigues pareilles de sereposer au milieu de ceux que l’on aime !

Chapitre 4

 

 

On voit d’après ce que je viens de raconterque M. le curé ne laissait passer aucune occasion de ramenerM. Jean et M. Jacques Rantzau à leurs devoirs dechrétiens ; mais à quoi servent les bonnes paroles et lesmeilleurs conseils, quand la haine a jeté des racines dans le cœurde gens durs, qui ne voient que leur intérêt dans ce monde ?Et surtout quand ces gens vivent au même village, l’un en face del’autre, et que chaque jour ils trouvent de nouvelles occasions dese détester. C’est ce que nous vîmes bientôt.

En ce temps, il fallait nommer un nouveaumaire à la place de M. Fortier. Tout le pays pensait auxfrères Rantzau ; mais ils avaient déjà refusé cette chargeautrefois, disant que leurs propres affaires les empêcheraient desurveiller celles de la commune. On parlait donc tantôt deM. Rigaud, l’aubergiste du Pied-de-Bœuf, tantôt deM. Limon le brasseur ; mais cela traînait de jour enjour, et rien ne se décidait, quand vers la fin de juin,M. Jacques déclara qu’il accepterait s’il était nommé.

Tout le monde croyait que le choix du préfetse porterait sur lui, et cela n’aurait pas manqué, si M. Jeanne s’était aussitôt mis sur les rangs. Alors on vit ce que peuventles dissensions de familles ; tout le village et la valléefurent troublés par ces deux hommes. Ceux des Chaumes,cultivateurs, journaliers, voituriers, gens de métiers ne voulaientque M. Jean ; l’un menait son foin, l’autre sonfumier ; l’autre travaillait à son labour, fauchait ses prés,ou battait en grange chez lui ; ceux de la vallée, ouvriersdes bois, flotteurs, schlitteurs, bûcherons, ségares, neconnaissaient que M. Jacques, qui leur versait tous lesdimanches des dix, et même des quinze francs pour le travail de lasemaine.

C’est le plus grand trouble dont je mesouvienne ; hommes et femmes s’en mêlaient, jusqu’aux enfantsà l’école. À chaque instant, j’étais forcé de crier silence et demenacer Georges et Louise, qui parlaient à leurs voisins. Tout celavient des parents ; ce que les enfants entendent dire chezeux, ils le répètent dehors. Qu’on se figure ma position au milieude ces disputes, qui s’étendaient jusque dans les dernièresbaraques ; ma place dépendait de celui qui serait maire, je nepouvais donc me prononcer ni pour ni contre.

Je pensais même que des êtres tellement animésfiniraient par se prendre au collet, par s’empoigner au milieu duconseil municipal, et me réduire à verbaliser contre eux, surl’ordre formel de M. l’adjoint Rigaud ; mais les chosesse passèrent avec ordre, car les Rantzau se respectaient eux-mêmes,et ne voulaient pas donner au public le spectacle de leursscandaleuses divisions. M. Jean ayant été nommé, son frère secontenta de donner sa démission de membre du conseil, et duranttoute cette semaine on le vit aller et venir le long de la vallée,son mètre sous le bras, veillant à ses coupes, faisant flotter sonbois et surveillant ses ségares aussi tranquillement qued’habitude. Seulement le lundi suivant, vers sept heures du matin,comme j’attendais les enfants à la porte de l’école, je le vispasser sur son char à bancs, sa grosse tête barbue enfoncée dansles épaules et les yeux à demi fermés, comme un homme quirêve ; ses deux gros chevaux gris-pommelé allaient bon train.Je le saluai, mais il ne me vit pas et se mit à crier :

« Hue, Grisette !… Hue,Charlot ! »

Les chevaux filaient sur le chemin deSarrebourg, bientôt ils disparurent du côté de la Tuilerie. Ceschoses me reviennent maintenant. Le soir, vers huit heures, à lanuit, le char à bancs rentrait et je dis à ma femme :

« C’est M. Jacques qui revient deSarrebourg. Il est bien sûr allé là-bas pour le procès-verbal quele garde forestier Lefèvre a fait l’autre jour à sondomestique. »

Mais le lendemain de bonne heure, avantl’ouverture de la classe, tout le village savait déjà queM. Jean Rantzau venait de recevoir une assignation pourcomparaître en justice de paix à cette fin de s’entendre àl’amiable avec Jacques Rantzau, sur le rétablissement d’un cheminqui devait traverser les cinq jours de prairie qu’il avait achetésquelques mois avant, à la vente du père Fortier ; et pas plusde vingt minutes après, M. Jean, sur sa grande jument, qu’onappelait Zozote, les bords du feutre relevés, ses longs éperonsbouclés aux bottes, son nez crochu recourbé jusque sur le menton,les yeux écarquillés et les joues pâles d’indignation, passaitventre à terre. Il allait consulter l’avocat Colle, à Sarrebourg,et le charger de sa défense ; car le chemin queM. Jacques demandait, devait diminuer de moitié la valeur dela prairie qu’il avait payée si cher, pour empêcher son frère des’arrondir.

Voilà le commencement de ce fameux procès, oùles frères Rantzau nourrirent et enrichirent à leurs dépens desquantités d’avocats, d’huissiers, de greffiers, d’arbitres et dejuges pendant dix-huit mois ; où l’on fit des enquêtes, descontre-enquêtes, des descentes de lieux ; où Colle et Gideprononcèrent de magnifiques discours, s’indignant, se fâchant l’uncontre l’autre ; se moquant de leur ignorance des anciennes etdes nouvelles lois, devant le tribunal ; et puis riant, sesaluant, se donnant la main, quand ils étaient dehors ; lecommencement de ce procès où tous les jours arrivaient des hommesde loi, des experts de toute sorte, qui se gobergeaient tantôt chezJacques, et tantôt chez Jean, leur donnant raison à tous lesdeux ; où Gide gagna d’abord à Sarrebourg ; où Collerappela du jugement à Nancy, et fit à son tour condamnerM. Jacques. Heureusement, la procédure avait un défaut, il putse pourvoir en cassation. Le jugement de Nancy fut cassé etl’affaire jugée de nouveau du côté de Dijon. Finalement au bout dedix-huit mois, Jacques eut son chemin à travers le pré de Jean, quipaya tous les frais ! excepté les avocats de M. Jacques,bien entendu, lesquels, de leur côté, je pense, ne s’étaient pasusé la langue pour rien.

Jacques eut donc son chemin ! Il luidonna le nom de Malgré-Jean et quand on parle de cesentier, les gens du pays disent encore : « Nous allons àla rivière par le chemin de Malgré-Jean. » Jacquesfit même construire un petit pont en bois au bout, sur la Sarre,pour engager le monde à traverser la prairie de son frère, qui nepouvait plus s’y opposer.

C’est ainsi que ces deux frèress’aimaient !

Et cela ne les empêchait pas d’allerrégulièrement à la grand-messe les dimanches ; de se mettredans le banc de la famille, que le père et la mère Rantzau leuravaient laissé en commun ; de s’agenouiller en penchant latête à l’élévation, leur grand chapeau dans les mainsjointes ; et d’écouter attentivement M. le curé, prêchantl’union des familles, le pardon des injures et l’oubli des fautesdu prochain.

Personne n’écoutait mieux qu’eux ! Etpuis en sortant, après avoir pris l’eau bénite, l’un derrièrel’autre, ils se regardaient de travers, ou plutôt ils ne seregardaient pas du tout, et s’en allaient, rêvant au tort qu’ilspouvaient se causer, à la ruine que chacun d’eux souhaitait àl’autre.

Leurs enfants, naturellement, se haïssaient deplus en plus, et je me disais en leur parlant tous les jours devertus chrétiennes, en leur faisant réciter le catéchisme et lespréparant à la première communion, que toutes nos peines étaientperdues ; que ni moi, ni M. le curé, ni personne, nous nepourrions jamais détruire les ronces, les chardons et autresmauvaises herbes, qui jetaient de jour en jour des racines plusfortes dans le cœur de ces pauvres êtres.

J’en étais désolé, mais que voulez-vous ?quand on remplit son devoir, le Seigneur Dieu Lui-même ne peut vousen demander davantage ; il mesure à chacun sa tâche, selon saforce et ses moyens.

Une chose pourtant me donnait encore un peu deconfiance ; la première communion est un acte tellement graveet solennel, que je me disais quelquefois :

« Hé ! ce jour-là, les deux vieux,en voyant leurs enfants si heureux, si recueillis, à genoux sur lesmarches du parvis, en présence de la foule, pour recevoir le corpsde notre Sauveur, se laisseront peut-être attendrir ; et quisait si dans une occasion pareille ils ne voudront pas separdonner ? Il faut si peu de chose, un bon sentiment, unsouvenir du bon temps où l’on s’aimait, une pensée vers ceux qui nesont plus et qui nous regardent ; il ne faut qu’un bonmouvement pour se précipiter dans les bras l’un del’autre ! »

Voilà ce que j’espérais !… Mais,hélas ! ce beau jour arriva ; les enfants en ligne, avecleurs petites robes blanches, leurs habits neufs, leurs cierges, serendirent à l’église ; les pères et mères étaient là,dévotement agenouillés dans leurs bancs ; le curé en chaire,prononça les plus touchantes paroles sur le pardon desinjures ; la mère de Georges sanglotait dans sonmouchoir ; on la prenait en pitié, songeant à ce que la pauvrefemme devait souffrir, on la plaignait ! Et Jean, avec salongue tête chauve, toute luisante sous les vitraux du chœur, lesmains jointes et l’air plein de sentiments pieux, à côté deJacques, également attentif à l’exhortation, les lèvres murmurantdes prières, et son grand nez crochu penché d’un aird’attendrissement, les deux gueux !… – Je suis bien forcé dedire le mot, car c’est la pure vérité… – Oui, malgré leurs minesd’apôtres, les deux malheureux n’étaient pas plus attendris que lesroches de la Ligne-Bâri, où la pluie, la rosée du ciel, la lumière,et toutes les bénédictions d’en haut n’ont jamais pu faire pousserune fleur depuis six mille ans.

C’est ce que j’ai vu moi-même, et tous ceux dupays l’ont vu comme moi.

La première communion ne leur fit rien dutout ; toute la mauvaise race – les jeunes et les vieux –restèrent ce qu’ils étaient avant.

Après la cérémonie, M. Jacques et puisM. Jean remercièrent à part M. le curé de son beaudiscours, ce qui montre encore une hypocrisie terrible et pire queleur haine invétérée ; ils lui témoignèrent soi-disant leursatisfaction du beau sermon qu’il avait fait, en envoyant lesenfants lui présenter des cadeaux très convenables.

Louise et Georges vinrent aussi me remercierdes peines que je m’étais données pour leur instruction. Ilsremirent chacun une pièce de vingt francs en or à ma femme, sommevéritablement trop forte, puisqu’ils avaient payé l’écolage commetous les autres, sans parler des présents nombreux qu’ils m’avaientapportés chaque année, le jour de ma fête et au nouvel An, maiscela ne laissa pas de m’être agréable.

M. Jean et M. Jacques remplirentdonc en apparence tous les devoirs de bons chrétiens ; maisquant au fond, c’était autre chose, leur haine persistait ; ets’il est permis de dire toute ma pensée, je crois qu’à chaqueoccasion semblable, les mauvais sentiments de ces deux hommes nefaisaient que s’accroître, à cause des efforts qu’ils faisaientpour conserver la dignité des Rantzau. L’orgueil seul lesretenait ; ils voulaient avoir l’air calme, parce que des gensde leur sorte ne devaient pas s’emporter en public comme le premiervenu ; ils restaient maîtres d’eux-mêmes par orgueil.

Chapitre 5

 

 

Après les premières communions, tous mes plusgrands élèves partirent, selon l’habitude du pays ; les fillesallèrent s’engager comme servantes dans les maisons bourgeoises, oucomme ouvrières dans les fabriques des environs ; les garçonsdevinrent bûcherons, schlitteurs, cordonniers, sabotiers,cuveliers, tailleurs, selon la profession des parents ; celase renouvelait tous les ans, et bientôt ils avaient oublié ce queje leur avais appris.

C’est le sort du pauvre en ce monde.

Combien auraient voulu continuer leursétudes ! Ils avaient autant de dispositions que les Rantzau etquelquefois plus, mais l’argent, l’argent manquait… C’est toujoursl’argent qui manque, et le pauvre maître d’école ne peut pas endonner.

Enfin, ils partirent ! Vers le moisd’octobre, M. Jacques emmena son fils au collège dePhalsbourg, étudier le grec, le latin, les mathématiques, tout cequ’il fallait pour être reçu bachelier, et puis pour entrer dans lapartie forestière, que le jeune homme aimait, étant élevé dans unpays de bois et de montagnes. Il voulait avoir un bel uniformevert, comme notre garde général Botte, un collet brodé d’argent, uncouteau de chasse sur la cuisse. C’était tout naturel.

Cette idée ne plaisait pas à M. Jacques,il aurait mieux aimé voir son fils prendre la suite de sesaffaires ; mais il n’en disait rien, pensant qu’avec l’âge, laréflexion lui viendrait, et qu’il aimerait mieux alors travaillerpour son propre compte et donner des ordres que d’en recevoir.

Georges vint me raconter ces choses la veillede son départ, pendant le souper ; il était rouge jusqu’auxoreilles et me regardait avec des yeux luisants, comme pour medire :

« Voilà ce que je serai, monsieurFlorence, je vous ferai honneur ; je n’aurai jamais honte devous ! »

Il se voyait dans un état de grandeur. Mafemme, toujours prudente comme son pauvre père, se méfiant d’unepetite remontrance contre l’orgueil, que j’avais sur la langue, mefaisait signe de ne rien dire.

Je me tus par prudence, et le jeune hommefinit par m’embrasser avec une effusion véritable ; je sentaisbien qu’il m’aimait ; et puis il était si content de quitterles Chaumes !

Deux ou trois jours après, Louise vint aussime faire ses adieux. Elle allait au couvent de Molsheim, la maisonla plus recommandable du pays. Toutes les jeunes personnes debonnes familles bourgeoises allaient là. C’est ce que nous expliquaLouise, en petite robe bleue à la mode et grand chapeau de paillesouple, orné d’une rose en cocarde. Elle était vraiment jolie,cette enfant, légère et gracieuse ; ses yeux bleus avaient unegrande finesse. La satisfaction d’aller dans une maison sirecommandable lui donnait un teint rosé ; elle changeait enquelque sorte de couleur à chaque parole, causait bien, regardaitle bout de ses petits souliers d’un air modeste, et puis levait lesyeux pour me dire :

« Oui, monsieur Florence, je vaislà !… Je n’oublierai jamais vos bonnes leçons ; c’est àvous que je devrai tout, mon bon monsieur Florence. »

Elle était tout à fait bonne pour moi ;et finalement nous ayant tous embrassés, elle m’empêcha dedescendre le vieil escalier de bois, pour l’accompagner, car jem’étais levé :

« Restez, monsieur Florence, me dit-elle,ne vous dérangez pas. »

Quelle différence de manières vous donne lafortune ou la pauvreté ; on a beau ne pas le reconnaître,c’est pourtant vrai.

Toute la soirée je ne fis que songer à cesdeux enfants, formant des vœux pour qu’en outre de leurs autresvertus, ils eussent aussi par la suite celle du pardon ; carle Seigneur mettait cette vertu la première, il la recommandait àpart dans son oraison dominicale, et disait aux apôtres depardonner toujours.

Enfin, voilà les pensées qui me vinrentalors.

Le lendemain de grand matin, comme j’ouvraisla salle d’école, à la fraîcheur, j’entendis une voix jeune etdouce me crier :

« Bonjour, monsieur Florence, portez-vousbien. »

M. Jean passait au trot sur son char àbancs avec Louise, qui me saluait de la main, en se retournant surle siège. M. Jean leva son chapeau et je répondis :

« Que le Ciel te conduise, mon enfant,sois toujours bonne et sage. »

J’étais attendri.

La vieille école, avec la moitié de ses bancsvides, me parut alors bien triste. J’allais et venais, me rappelanttous mes anciens élèves qui, faute de quelques sous pour continuerleurs classes, étaient restés dans la dernière misère. Je lesvoyais passer tous les jours, la pioche sur l’épaule, ou le doscourbé sous leurs fagots énormes ; ils me regardaienttristement en dessous, et me disaient d’une voixhaletante :

« Bonjour, monsieur Florence. »

Ah ! plus d’une fois j’en avais eu lecœur déchiré, surtout quand c’étaient de bons sujets et que je lesavais jugés capables de devenir autre chose que des malheureux.

Encore, moi, malgré mon humble condition, jevivais selon mes goûts ; je lisais de temps en temps un bonlivre, quand j’en trouvais par hasard l’occasion ; je meformais des idées sur tout, par le bon sens et la méditation ;au lieu que tant d’autres étaient forcés pour vivre de se livrer auplus grand travail, courbés sur un établi, ou penchés vers la terredu matin au soir jusqu’à la vieillesse. Oui, auprès de ceux-là jem’estimais heureux ; et maintenant encore, que ma tête ablanchi lentement, je dois reconnaître que mon sort était enviablepour le plus grand nombre.

Sans parler des fonctions honorables que jeremplissais comme organiste à l’église, comme secrétaire à lamairie, comme dépositaire du secret des familles, qui venaientfaire écrire chez moi leurs lettres et leurs pétitions ; ni dubonheur d’avoir une brave femme, de voir grandir mon petit Paul etma petite Juliette, est-ce que je n’avais pas mon herbier, mespromenades du jeudi et des dimanches, et toutes les satisfactionsqu’un homme raisonnable peut souhaiter ?

Depuis la mort du beau-père, trois grandsregistres in-folio s’étaient remplis de plantes desséchées ;j’avais aussi des quantités d’insectes piqués sur descartons : hannetons noirs, bruns, jaunes, papillons de toutesles couleurs, mouches des bruyères brillantes comme des étincelles,tout s’y trouvait. Une seule chose m’attristait quelquefois, avecmon volume dépareillé de Linneus, je ne pouvais leur donner que desnoms latins, auxquels je ne comprenais presque rien, et j’enéprouvais une sorte d’humiliation.

Or, cette année-là, au temps des premièresneiges, un matin que ma classe venait de finir, vers onze heures,et que les enfants couraient encore dans la rue, pendant que jerangeais mes papiers dans le tiroir avant de monter, quelqu’un surla porte, un étranger, me cria le bonjour.

C’était le marchand ambulant, le SavoyardMartin, – un roulant, comme on les appelle au pays, – avec sagrosse courroie de cuir sur l’épaule et son énorme panier de livressur les reins. Tous les cinq ou six mois il passait aux Chaumes, etje prenais chez lui tout ce qu’il me fallait : des paquets deplumes, des crayons, de la cire à cacheter, etc. Il était là,levant sa petite casquette et me disant :

« Ça va toujours bien, monsieur ?Est-ce qu’il ne vous faut rien cette fois ?

– Mon Dieu, non, lui répondis-je ;mais entrez tout de même, refermez la porte… nous allonsvoir. »

Alors il referma la porte, et traversalentement la salle, le dos courbé et ses gros souliers massifschargés de neige ; d’un coup d’épaule il tourna son panier etle posa sur le coin de la table, près de la chaire. Puis il leva satoile cirée, et selon l’habitude je me mis à regarder lamarchandise, demandant le prix de ceci et de cela.

MM. les instituteurs étaient sesmeilleures pratiques, après MM. les curés, qui recommandaientses livres, approuvés par M. Frayssinous, ministre del’Instruction publique : l’Histoire dessaints, l’Histoire des martyrs des missions en Chine,les Mœurs des Israélites, par M. l’abbé Fleury, leParoissien et d’autres œuvres édifiantes.

Je regardais, lui ne disait rien, quandau-dessous de tout cela j’aperçus un énorme volume qui n’était plusneuf, large, solide, carré. Je le tirai du papier par curiosité,demandant à l’ambulant ce que c’était.

« Ah ! fit-il, ça c’est d’unevente ; j’en ai beaucoup acheté de ces livres, à la vente d’unparticulier de la montagne ; ça m’a coûté cher, mais je pensem’en défaire à la longue, j’en prendrai quelques-uns à chaquetournée ; ce sont de vieux livres, autorisés comme lesautres. »

Pendant qu’il parlait, j’examinaisl’ouvrage : c’était le Dictionnaire des Sciencesnaturelles, par M. Antoine-Laurent de Jussieu, professeurde botanique au Muséum ; et derrière se trouvait un grandarticle pour le classement des végétaux.

On pense quel effet me produisit la vue d’unlivre pareil, il valait au moins cinquante francs ; j’en étaisdevenu tout pâle. Je ne sais pas si l’ambulant voyait à ma mine quej’en avais envie ; mais comprenant bien que s’il s’en doutaitj’allais le payer bien cher, je remis le dictionnaire à sa place,en disant :

« Ce n’est pas mal relié, c’est du beaupapier de fil ; mais c’est vieux, et puis ces tranches rougesne sont plus à la mode.

– Oh ! que si, fit-il, j’en vendstous les jours. »

Après en avoir retourné quelques autres, jerevins au dictionnaire, en demandant :

« Combien vendez-vous ça ?

– Trois francs, monsieur, dit-il ;rien que pour la reliure et la qualité du papier, ça vaut plus.

– Oh ! oh ! trois francs…Est-ce que vous croyez que j’ai de l’argent à jeter par lesfenêtres ? Ce livre-là, je voudrais l’avoir, parce que dans mabibliothèque il ferait bonne mine, à cause de sa reliure en veau.Écoutez, je vous en donne trente sous.

– Non, fit-il, vous l’aurez à deuxfrancs, et pas un centime de moins. »

J’avais des battements de cœur, le courage memanquait pour oser refuser. Je repris le volume, je le rouvris enallongeant les lèvres, et puis je dis :

« Vous me donnerez encore deux paquets deplumes. »

Alors il répondit :

« Voilà quelques années que noustrafiquons ensemble ; puisque c’est vous, j’y consens ;mais vous m’en tiendrez compte une autre fois. Voici vos deuxpaquets de plumes ; seulement, c’est trop bon marché, beaucouptrop bon marché. »

Il voyait la joie éclater dans mes yeux, etcela pouvait le faire changer d’avis ; c’est pourquoi tout desuite je mis mon dictionnaire sur la chaire et les deux paquets deplumes dans mon tiroir ; après quoi je lui comptai lesquarante sous.

« Vous ne prenez plus rien ? fit-ilpresque de mauvaise humeur, voyant de plus en plus ma satisfaction.Tenez, dit-il, en retournant tout le haut du panier, et prenantau-dessous un grand cahier couvert de papier gris, ceci vient ausside la vente. »

Il ouvrit le cahier au large, c’étaient lesplanches du dictionnaire, représentant tous les insectes,magnifiquement dessinés et gravés, et rangés par ordre :chenilles, cocons, papillons, vers de toute sorte, enfin quelquechose d’admirable ; malgré moi je ne pouvais plus cacher monenthousiasme.

L’ambulant le voyait et dit :

« Oh ! pour ça, c’est beaucoup pluscher ; ça, c’est dessiné !… c’est bien fait… c’est autrechose ! »

Je ne savais quoi lui répondre, car il avaitraison, quand par bonheur ma femme descendit ; ellem’attendait depuis un quart d’heure pour dîner, et voyant quej’achetais des livres, – elle qui voulait avoir une vache et qui neme parlait que de cela depuis six mois, – voyant que je dépensaisnotre argent pour des livres, malgré son bon caractère elle devinttout de suite de mauvaise humeur et se mit à dire :

« Mon Dieu, nous avons assez de livres,Florence ; toute la chambre en haut en est pleine. À quoi celate sert-il d’avoir tant de livres ? Ce qu’il nous fautmaintenant, c’est une vache. »

Le Savoyard était indigné de l’entendre.

« Tu as raison, Marie-Anne, je n’ypensais pas », dis-je, en rendant le cahier au colporteur.

Mais aussitôt, lui, se remettant,s’écria :

« Voyons, moi je tiens à me débarrasserde la marchandise ; que donnez-vous de ça, monsieur le maîtred’école ? J’en ai ma charge, je voudrais rentrer. »

Il me tendait le cahier :

« Mettez trois francs et c’est uneaffaire faite ! »

Quand ma femme entendit parler de troisfrancs, elle en eut presque une faiblesse.

« Trois francs ! dit-elle ; çane vaut pas quatre sous.

– Madame, dit l’ambulant, sans vouloirvous rabaisser, votre mari se connaît mieux en livres que vous.

– Écoutez, dis-je alors, pour ledictionnaire, c’est bon, il est relié en veau, cela donne du prix àl’ouvrage ; mais un cahier qui n’est recouvert que de papiergris, sans aucune reliure, vous comprenez que c’est biendifférent.

– Et qu’en donnez-vous ? dit-il.

– Vingt sous. »

Ma femme était indignée, et le Savoyard levoyant à sa mine me dit :

« Eh bien, le voilà !… Il faut queje me débarrasse. »

Marie-Anne aurait bien voulu casser lemarché ; quand elle me vit mettre la main à la poche etcompter l’argent, elle devint toute pâle ; elle ne dit riencependant, étant élevée dans l’obéissance à son mari, mais elle nepouvait s’empêcher de m’en vouloir.

Quant au Savoyard, comprenant bien qu’avec mafemme auprès de moi nous ne ferions pas de nouvelles affaires, ilrempaquetait déjà ses livres et ficelait dessus sa toilecirée ; puis passant sa courroie sur son épaule :

« Allons, monsieur et madame, dit-il, aurevoir, après l’hiver. Espérons que ce ne sera pas la dernière foisque nous pourrons nous arranger ensemble. »

Il sortit. Je le suivis avec Marie-Anne, etpendant qu’il descendait la rue nous montions notre escalier.

Jamais je n’avais été plus heureux, ni mafemme plus ennuyée. Elle ne me dit pas un mot pendant ledîner ; mais à peine les enfants étaient-ils sortis, qu’ellecommençait à me faire des reproches, lorsque je lui dis, enl’interrompant :

« Je sais tout ce que tu vas me raconterde notre vache… Eh bien, tu l’auras… Oui, tu l’auras… Mais au nomdu ciel, ne me rends pas l’existence amère. Est-ce que je suis undépensier ? Est-ce que je prodigue l’argent pour mesplaisirs ? Est-ce que je ne suis pas toujours attentif àremplir mes devoirs envers tout le monde ? Est-ce qu’on entrouve un autre plus économe que moi, dans le village ? Ehbien, pour une fois que je me donne de la satisfaction, vas-tu medésoler et m’ennuyer pendant des semaines et des mois ? Nedois-tu pas être soumise à mes volontés ! C’est la premièrefois que je veux quelque chose. Ces livres me plaisent… il me lesfallait !… Toi, tu veux une vache ; le juif Élias teparle tous les jours d’une autre vache, et tu voudrais les avoirtoutes ; mais une vache est plus chère que deux volumes qui mereviennent à trois francs ; une vache, la plus petite du pays,coûte au moins cent francs… Où trouver cet argent ? Et puis lefourrage ? »

Alors elle me dit :

« L’argent, je l’ai mis de côté ; etle fourrage nous l’avons au grenier de notre verger derrièrel’école. »

En entendant cela, je fus tout étonné je nesavais pas que nous avions tant d’argent à la maison ; maisc’était une femme économe, à laquelle j’ai toujours rendu justiceen tout, une excellente femme, qui n’a jamais cessé de faire monbonheur ; et voyant qu’elle avait l’argent, je ne dis plusrien ; car dans un ménage comme le nôtre, il fallait du lait,du beurre, du fromage, enfin de tout ; ces choses coûtent cheret j’approuvais en moi-même cette dépense.

« Puisqu’il en est ainsi, lui dis-je,tâche de t’arranger ; je ne suis pas contraire à la vache,mais j’aime aussi mes livres. Fais comme tu voudras, seulementtâche de ne pas te laisser tromper par Élias ; les juifs sontmalins, ils se connaissent mieux que nous au bétail. Notre voisinBouveret a changé trois fois de vache depuis six semaines avecÉlias, en lui donnant chaque fois des dix et quinze francs deretour, et la dernière est encore plus mauvaise que la première.Réfléchis à cela ; et surtout ne me tourmente pas à cause deces livres, qui m’étaient nécessaires, et que je ne rendrais paspour cinq fois ce qu’ils m’ont coûté. »

Marie-Anne alors parut s’apaiser, elle étaitcontente de voir que je ne blâmais pas son idée d’avoir unevache ; et puis ce que je lui disais était vrai, jamais jen’avais fait d’autre dépense extraordinaire que pour ceslivres ; les femmes sont pleines de finesse, et la miennecomprenait bien qu’il ne fallait pas me tourmenter inutilement.

Ce même soir, seul dans mon cabinet, en haut,pendant que les enfants s’amusaient encore dans notre petite salleà manger, et que ma femme lavait la vaisselle, moi, tranquille,accoudé sur la table, en face de ma petite lampe, je lisais déjàmon dictionnaire, ce que je n’ai pas cessé de faire pendantplusieurs années, ayant toujours soin de vérifier sur les plancheset sur mon propre herbier tout ce que je voyais écrit.

Je vis alors pour la première fois ce qu’onpeut appeler la science : la classification des plantes et laclassification des insectes d’après leurs organes, et non d’aprèsleurs dénominations, comme l’avait fait M. Linneus. Et jecompris aussi pour la première fois que les hommes devaient êtreclassés d’après leurs organes, et non d’après leurs noms deprinces, de nobles et de bourgeois, choses qui ne sont pas de lanature, mais simplement de l’orgueil et de la sottise humaine. Oui,la plante qui respire mieux que l’autre est supérieure à l’autre,l’insecte qui par ses trachées aspire plus de vie et prend plus demouvement est aussi, dans l’ordre de la nature, supérieur àl’autre ; et l’homme qui sent plus, qui réfléchit plus, quiproduit plus et mieux que d’autres, qui dépense plus de force, plusde talent, de courage et de volonté, devrait être classé d’aprèscela, dans l’intérêt de tous, et non d’après les règles del’orgueil, de l’égoïsme et de l’avidité. Je me permets de le direhautement, l’Être éternel, Dieu, est avec moi, car c’est ainsiqu’il classe les êtres, depuis le brin d’herbe jusqu’au chêne,depuis le ver de terre jusqu’à l’homme ; c’est là ce qu’ilfait ; et tout ce qu’on veut, tout ce que l’on faitcontrairement à lui, contre sa volonté, contre ses lois, ne sert derien : c’est le désordre, l’injustice, le malheur de tous auprofit de quelques-uns.

Je sais bien qu’un très grand nombre nevoudront pas comprendre ce que dit un pauvre instituteur devillage, mais cela n’empêchera pas la vérité d’être vraie, et celan’empêchera pas le désordre de finir, car l’ordre éternel soumettout à la longue ; la justice vient de Dieu, qui ne changejamais ; il nous donne l’exemple, nous devons le suivre et nereconnaître que l’ordre fondé sur la justice.

Tout cet hiver, après mes classes, je montaiset je lisais les articles magnifiques de M. de Jussieu,de M. Georges Cuvier, sur la subordination des organes, larespiration par trachées ou par branchies, la circulation par lecœur, ou par le vaisseau dorsal, etc.

J’appris ainsi que tous les animaux sontorganisés sur quatre plans, ni plus ni moins, et que ces quatreplans s’appellent les quatre types, ou les quatre embranchements dusystème nerveux : de là, quatre formes de la vie et de lapensée sur notre terre.

Les animaux se divisent en espèces, enfamilles, en classes, comme les êtres humains se divisent ennations. Chaque civilisation crée un organe ; malheureusementil faut des siècles pour que ces organes deviennent parfaits, ets’étendent aux créatures de même ordre.

Mais je m’aperçois que mes idées m’emportenttrop loin ; ce n’est pas ce que je veux vous raconter,non ! je n’ai pas assez de savoir ni de talent pour vousentretenir de ces choses sublimes, j’en reviens à ma proprehistoire, qui me convient mieux.

Seulement, ce que je peux et ce que je doisvous dire, c’est que l’étude alors me fit du bien, et que je mesentis fortifié dans mon âme, étant de plus en plus convaincu d’unejustice profonde dans la nature et d’une vie impérissable quifinira par mettre l’ordre en tout.

Une chose qui me fit comprendre encore en cetemps la supériorité de l’être qui pense sur ceux qui s’abandonnentà leurs instincts de lucre, d’avarice ou de férocité sauvage, commepar exemple les frères Rantzau, c’est ce qui m’arriva durantl’hiver. Toutes les semaines, lorsque ma femme allait fairequelques petites provisions chez l’épicier Claudel, je trouvaisautour de ses paquets de chandelles ou de savon des feuillets depapier magnifique, bien imprimés, ce qui me donna l’idée de leslire. Et quel ne fut pas mon étonnement de voir des quarts, desmoitiés d’articles traitant de l’histoire, du commerce, de lamécanique, des gouvernements, enfin de tout ; et bien mieuxécrits, bien mieux pensés que les livres recommandés parM. Frayssinous.

J’en étais vraiment confondu ; de sorteque la six ou septième fois, n’y tenant plus d’étonnement, un jeudimatin, je mis mon chapeau et je me rendis chez M. Claudel, quise trouvait justement dans sa boutique, en train de servir de lamélasse.

« Monsieur Claudel, lui dis-je, en luimontrant le papier que je venais de lire, au nom du ciel, d’où celavient-il ? Voilà plus de six semaines que ma femme me rapportede ces feuillets de papier autour de votre marchandise. Queldommage, monsieur Claudel, j’en suis désolé !

– Ah ! fit-il, en regardant etdéposant sa canette sur le comptoir, je vois ce que c’est ;cela vient de la bibliothèque de M. Lefèvre, l’ancien juge depaix, le beau-père de MM. Jacques et Jean Rantzau, mort l’étédernier. Il avait beaucoup de vieilleries, et le jour de la vente,étant allé là, pour voir si quelque chose me conviendrait, je mesuis rendu adjudicataire de quelques cents kilos de bouquins, àdeux sous la livre. »

Il disait cela tout souriant dans son collierde barbe, et sa tignasse ébouriffée en toupet, selon la mode dutemps.

« Et vous les découpez cesbouquins ! lui dis-je, les bras tombant de surprise etd’indignation.

– Mon Dieu, oui, dit-il. Je les avaisachetés pour faire des cornets, et j’en fais des cornets. Sans leSavoyard qui passe ici tous les ans, avec son panier de livres surl’épaule, j’aurais tout eu à moitié prix ; mais il étaitjustement à Saint-Quirin, et d’abord il voulut en avoir sa part, legueux ! Il a fallu s’entendre à nous trois : l’épicierClairainval d’Abrecheville, le Savoyard et moi. Cet ambulant-là mecoûte au moins cinquante francs, que j’ai perdus faute de lesgagner ; c’est lui maintenant qui les a dans sa poche, mais ilme payera ça ! Je voudrais bien savoir, monsieur Florence, siles épiciers à grosse patente, comme moi, n’auraient pas le droitd’empêcher des gueux pareils de circuler dans le village ?

– Je n’en sais rien, lui répondis-jeconsterné. Comment, les frères Rantzau vous ont vendu cela aupoids ! Ils n’ont rien gardé de la bibliothèque de leurbeau-père, un homme instruit, un de ces anciens bourgeois quisavaient quelque chose ; ils n’ont rien gardé dutout ?

– Non, rien, les quatre mille volumes yont passé !… Attendez, je me rappelle maintenant :M. Jean a gardé le Code civil du vieux, M. Jacques a prisl’Histoire des comtes de Dabo, les anciens seigneurs dupays, et moi j’ai mis de côté un livre de vieilles chansons ;vous comprenez ? fit-il en clignant de l’œil, des gaudriolesde bergers et de bergères ; c’est amusant, mais ça ne vaut pasBéranger tout de même, ha ! ha ! ha ! »

Il riait, sa large bouche ouverte jusqu’auxoreilles : « Mais entrez donc, monsieur Florence, il faitfroid à la boutique, et puisque personne ne vient, nous seronsmieux à côté du poêle.

– Merci, lui dis-je, je n’ai pas froid –Est-ce que vous ne pourriez pas me faire voir ce qui vous reste deces livres, monsieur Claudel ?

– Hé ! pourquoi pas ?Jean-Baptiste… Jean-Baptiste ! » cria-t-il.

Son garçon entra, un grand innocent encoreplus borné que son maître, et la bouche toujours ouverte, comme unvéritable benêt.

« Jean-Baptiste, conduis M. Florenceau grenier, il veut voir notre vieux papier. Tu ouvriras la lucarnepour qu’on y voie clair. Tu m’entends, Jean-Baptiste ?

– Oui, monsieur », dit legarçon.

Et nous montâmes l’escalier, lui devant,soufflant par le nez ; moi tout pensif et désolé, m’écriant enmoi-même :

« Ils ont tout vendu, tout !… Allezdonc travailler, suer sang et eau, pour des gendres pareils !Si le vieux juge de paix pouvait se réveiller, il les maudiraitjusqu’à la sixième génération !… Et dire qu’on envoie desmissionnaires en Chine, lorsque nous avons de pareils barbares aumilieu de nous, par centaines de mille, qui vendraient tous leschefs-d’œuvre de l’esprit humain, Buffon, Cuvier, Jussieu,l’Encyclopédie et toutes les bibliothèques de l’Europe àdeux sous la livre, s’ils les avaient. Mon Dieu, mon Dieu ! oùen sommes-nous ? »

En me faisant ces tristes réflexions, nousarrivâmes au grenier. Jean-Baptiste leva le couvercle de lalucarne, et je vis là dans un coin, sous les tuiles, tous lesvolumes défaits, les couvercles en tas et le papier découpé parhautes piles en bon ordre. Cette vue me retourna le cœur, jeregardais sans rien dire ; et comme il faisait froid là-haut,comme Jean-Baptiste grelottait, à la fin je lui dis :

« Descendons… C’est assez !… Merci,Jean-Baptiste. Tu remercieras aussi ton patron.

– Oui, monsieur Florence, »fit-il.

En bas, sans traverser la boutique, je sortispar l’allée et je me rendis directement à la maison.

Chapitre 6

 

 

Depuis ce jour-là, jusqu’à la fin de l’hiver,je ne fis plus que m’occuper du classement de mes plantes et de mesinsectes. Je vis qu’il m’en manquait encore un grand nombre, mêmede ceux du pays, mais au moins leur place vide était marquéed’avance dans les cartons et dans l’herbier. Il ne s’agissait plusque de les trouver, et je me promettais bien de battre les bois,les bruyères et la vallée au printemps, pour compléter macollection.

Je reconnus aussi vers ce temps, avec bonheur,que mes enfants avaient le même goût que moi pour l’étude de lanature ; tous les soirs ils venaient me regarder àl’ouvrage ; ils m’aidaient même à étendre les feuilles sèchessans les briser, ce qui demande des mains délicates. Je leurdonnais aussi toutes les explications à la portée de leur âge,qu’ils écoutaient, ouvrant de grands yeux émerveillés.

La petite Juliette surtout comprenaitvite ; mais Paul, lui, retenait mieux ; il avait lamémoire des choses, ce qui vient surtout de la réflexion ;Juliette retenait mieux les noms, elle aurait pu tous les réciter àla file.

Cela m’a fait penser depuis qu’aucune étude neserait meilleure pour l’enfance que celle des végétaux et de toutce qui se rencontre aux champs, dans les fermes et les jardins.Tout est nouveau pour les enfants ; ils en sont plus frappésque nous, et ce qui s’apprend alors se retient toute la vie. Quelleétude aussi pourrait leur être plus utile ? Est-ce que toutesles sciences naturelles, la physique, la chimie, la médecine, ne serattachent pas à celle-là ; et l’esprit lui-même pourrait-iltrouver une nourriture plus saine, plus solide, plusprofitable ?

Ce sont les réflexions que je me fis alors, etje ne crois pas m’être trompé.

Ma femme, elle, pendant ce temps, ne pensaitplus qu’à sa vache ; elle avait mis de l’ordre dans notrepetite étable ; elle avait tout disposé pour que le fourragetombât directement du haut de notre grenier dans le râtelier ;enfin tout était prêt, il ne manquait plus que la bête, et Dieusait le mouvement que Marie-Anne se donnait pour en trouver une àsa convenance.

Tous les mercredis matin, au passage du juifÉlias, elle l’attendait, regardant à la petite fenêtre de sacuisine, et puis elle traversait bien vite la salle à manger, endisant :

« Le voilà !… c’est lui !…Élias est au bout de la rue. »

Le vieux juif, avec sa blouse crasseuse, sonbonnet en peau de mouton râpé, la corde autour des reins et lebâton de cormier pendu au poing par un bout de cuir, était reçucomme un ambassadeur. Marie-Anne courait chercher la bouteilled’eau-de-vie et la miche de pain dans l’armoire, pendant qu’Élias,ses petits yeux rouges plissés, s’asseyait en disant d’un airjoyeux :

« Cette fois-ci, madame Florence, j’aitrouvé votre affaire. »

Malheureusement Marie-Anne voulait tant dequalités pour sa vache, que souvent, en remontant de ma classe dumatin, je les trouvais encore en conférence.

Enfin, ce vieux finaud, qui depuis longtempssans doute aurait pu nous amener une bonne vache, mais qui, voyantl’enthousiasme de ma femme, trouvait agréable de se faire payer lagoutte et de casser une croûte gratis tous les mercredis chez nous,Élias vint un matin avec une grande et belle vache couleur café aulait, deux taches blanches sur le front, le pis ni trop grand nitrop petit, enfin une bête superbe.

Marie-Anne l’avait vu de loin, elle était déjàen bas. J’entendais ses exclamations de satisfaction dans l’allée,chose contraire à sa finesse ordinaire, et qu’Élias allait vouloirme faire payer argent comptant ; mais que voulez-vous ?l’idée d’avoir cette belle bête dans notre écurie, de la conduireboire à la fontaine, à travers le village, lui faisait perdre touteprudence.

Puis elle m’appela :

« Florence !… Florence… viensvoir !… »

Je descendis et je regardai sur la porte cettebelle vache, que le vieux juif tenait par une corde passée dans lescornes. J’en fis le tour. Je reconnus, malgré les paroles et lesexclamations de ma femme, qui voulait absolument m’entraîner dansses idées, je reconnus que cette vache avait au moins dix ans etqu’elle n’était pas fraîche à lait, comme le disait Élias ;mais que sous les autres rapports, elle était bien conformée etforte en chair, ce qui ne manque jamais, lorsque le fourrage, aulieu de faire du lait, fait de la graisse. C’est un bien mauvaissigne !

Et comme je ne m’enthousiasmais pas du tout,Marie-Anne se fâcha presque.

« Allons, s’écria-t-elle, dis donc ce quetu penses ! Est-ce qu’elle ne te plaît pas notrevache ?

– Je pense, lui dis-je, que pour unpeintre qui voudrait peindre une belle vache dans les prés, avecune belle tête, de belles cuisses, un pis pas trop gros et un airmajestueux, cette vache lui conviendrait bien, parce qu’elle estbelle à la vue ; mais pour un fermier, elle ne serait pasbelle.

– Comment, pas belle ! s’écria mafemme.

– Non ! Pour ceux qui veulent avoirdu lait, de la crème, du beurre, du fromage, il faut une vacheautrement faite ; il leur en faut une avec un gros ventre toutrond, de gros pis pendants, une grosse tête ; il faut qu’onvoie les côtes ; il faut que le pied, au lieu d’être ferme etluisant, soit fourchu et presque mou, comme si elle marchait dansdes pantoufles. Ce n’est pas aussi beau qu’une vache qui se promènesur de longues jambes, en allongeant le cou à droite et à gauche,et tournant la tête pour se gratter le dos avec de belles cornespointues ; non, ce n’est pas aussi beau, mais cela vautmieux.

– Mon Dieu, dit ma femme, tu parles commesi tu connaissais quelque chose aux bêtes. Cette vache est trèsbelle et bonne. Ne l’écoutez pas, Élias, mon mari ne connaît rienaux animaux, il est toujours dans son école.

– Je vois bien, dit le vieux juif,souriant et nasillant dans sa barbe grise, que M. Florencen’est pas un connaisseur en vaches. Il a lu tout cela dans seslivres…

– Oui, lui dis-je, c’est vrai.

– Hé ! fit-il en secouant la tête etregardant ma femme, qui s’était mise à rire, j’en étais sûr… j’enétais sûr !… Cette vache-ci, voyez-vous, monsieur Florence,j’en réponds. Elle est fraîche à lait, elle n’a pas encore cinqans ; elle donne sept litres de lait par jour. Encore ellen’était pas jusqu’à présent dans une écurie comme la vôtre, bienpropre, bien aérée ; elle n’avait pas le fourrage qu’elleaurait voulu ; elle n’était pas soignée comme elle le serachez vous.

– Non !… non !… soyez-en sûr,dit Marie-Anne, jamais elle n’aura été si bien.

– Je le sais, madame, dit Élias, et voilàpourquoi je pense qu’au lieu de sept litres, elle en donnera huit.C’est moi qui vous le dis ; depuis trois ans que je connaiscette belle bête, je puis vous la donner de confiance. Je vous enréponds !

– Tu entends ? dit Marie-Anne.

– Oui, j’entends bien, lui répondis-je,et cela me fait plaisir. Du moment que M. Élias enrépond ?…

– Sur ma conscience, dit Élias, enmettant la main sur son cœur.

– Eh bien, du moment qu’il en répond,nous allons faire un petit acte sous seing privé. »

Ma femme devint toute rouge, comme si jefaisais une injure au vieux juif de douter le moins du monde de saparole, et Élias s’écria :

« Voilà plus de cinquante ans que jevends du bétail au pays, et jamais on ne m’a demandé d’écrit…

– Eh bien, lui dis-je, il faut uncommencement à tout.

– Ah ! s’écria ma femme d’un airembarrassé, vous savez, Élias, mon mari est secrétaire de lamairie, il aime à tout écrire…

– Oui, madame, mais cela ne se faitjamais, c’est contre la règle.

– La règle, lui dis-je, c’est que touthomme de bon sens aime voir ses affaires au clair. Je veux biencroire que la vache est ce que vous dites ; mais puisque vousen êtes sûr, puisque vous en répondez, pourquoi refuserd’écrire ?… Moi je vous compte bien mon argent, vous savez quec’est de l’argent, qu’il a toutes les qualités voulues… Eh bien,mettons par écrit toutes les qualités de la vache ; il mesemble que c’est juste, que cela ne peut rien vousfaire ? »

Il n’avait rien à répondre et dit :

« Allons, soit ! mais cela ne sefait jamais. »

Il attacha sa vache au montant de la porte, etnous montâmes tous ensemble dans mon cabinet, où j’écrivis endétail toutes les qualités de la vache, son âge, en quel temps elleavait mis bas, la quantité de lait qu’elle donnait par jour, enfintout. Après quoi Élias signa, ne pouvant faire autrement. Je luicomptai cent vingt francs, et cinq francs pour ses courses ;il m’en donna quittance, et je lui dis alors :

« Vous voyez bien, cela n’a pas coûté dixminutes, et maintenant tout est en règle.

– Oui, dit-il, faisant contre mauvaisefortune bon cœur, tout est en règle. C’était inutile, mais pourvous tranquilliser… quand on est de bonne foi… vouscomprenez ?…

– Je comprends, et je suis tranquille àcette heure ; chacun suit ses habitudes. »

Ma femme, toute joyeuse, était allée prendredans l’armoire une bouteille de kirsch, elle en avait rempli deuxpetits verres ; Élias vida le sien d’un trait, puis prenantson bâton dans un coin :

« Allons, au revoir », fit-il.

Nous descendîmes sur ses talons, ma femme, lesenfants et moi. On conduisit la vache à l’étable, le râtelier étaitdéjà plein de fourrage ; et comme la vache ne voulait pasmanger tout de suite, le juif dit qu’elle était fatiguée de lacourse, mais qu’elle allait s’y mettre, et que nous aurions le soirmême nos trois litres et demi de lait.

Je fis semblant de le croire et il partit.

Marie-Anne était si contente, qu’elle nesongea plus à me reprocher d’avoir douté d’un aussi brave hommequ’Élias. C’était l’heure d’entrer à l’école, Paul et Juliette m’ysuivirent.

Ce même soir la vache nous donna quatre litresde lait ; cela ne m’étonna pas, pensant bien qu’avant del’amener, Élias l’avait laissée deux ou trois jours sans la traire,comme font tous les juifs, pour lui donner un beau pis. Ma femmetriomphait ; je lui dis d’attendre et nous allâmes dormir. Lelendemain, la vache avait mangé très raisonnablement, elle nousdonna deux litres de lait le matin et deux litres le soir ; etdurant huit jours cela continua de même, malgré tous les soins deMarie-Anne, qui ne disait plus un mot. Moi, le huitième jour, jetaillai ma plume et j’écrivis à Élias, qu’il eût à venir reprendresa vache, et à nous en amener une autre, qui donnât pour le moinssept litres de lait, attendu que celle-là, malgré tout, n’endonnait que quatre. Je l’avertis que cela pressait et que nousl’attendions sans faute pour le lendemain.

Le lendemain il arriva sans vache. Ilregarda ; il soutint tout ce qu’il avait avancé d’abord, etprétendit que le fourrage n’était pas bon. Ma femme m’avait laisséseul avec lui. Je lui dis que le fourrage était excellent, qu’onn’en trouvait pas de meilleur au pays ; mais que sa vacheétait vieille, qu’elle avait fait veau depuis longtemps et qu’elleétait épuisée, toutes choses qu’il savait aussi bien que moi.

« Eh bien, dit-il, ce soir ou demain, jevous en amènerai une autre.

– Allons, soit, nousverrons ! »

En effet, le lendemain il arrivait avec uneseconde vache, encore plus vieille que la première, qui mangeaitplus et donnait encore moins de lait.

Marie-Anne était consternée, et moi,l’indignation me gagnait. C’est pourquoi j’écrivis à Élias que s’ilcontinuait à me prendre pour un âne, et s’il ne m’amenait pas unevache jeune, fraîche à lait, ayant toutes les qualités mises parécrit dans notre contrat, je serais forcé de lui envoyer uneassignation à comparaître devant le juge de paix, pour lui demanderl’exécution de ses promesses, avec des dommages-intérêtsproportionnés à la perte que nous avait causée le retard. Je ne luidonnai que deux jours pour s’exécuter, ne voulant pas voir avalertout notre foin par de vieilles bêtes hors de service.

La lettre partit le soir, par le facteur, etle lendemain matin à dix heures Élias était là, nous amenant unepetite vache de la montagne, la tête grosse, les cornes longues,écartées, les yeux vifs, le ventre en forme de tonneau, le pisfort, les jambes courtes un peu cagneuses.

Du premier coup d’œil je vis que nous avionsune bonne bête, et je dis en souriant :

« À la bonne heure, monsieur Élias, à labonne heure, je crois que cette fois vous avez eu la main heureuse.Revenez dans quinze jours, et si…

– Je n’aurai pas besoin de revenir,dit-il, c’est une des meilleures vaches de la montagne ; vousn’en voudrez jamais d’autre. Mais c’est égal, monsieur Florence,vous avez eu tort de m’écrire comme cela, tout le monde peut setromper ou être trompé ; moi je croyais toujours vous amenerune bonne vache ; je n’ai pas eu de chance, voilà tout.

– Cette fois, lui répondis-je, vous enavez eu, j’en suis sûr ; avec de la persévérance, on arrivetôt ou tard. »

Il partit là-dessus, et je crois que notrepetit acte l’avait aidé beaucoup à trouver de la chance. Si tousles paysans faisaient comme moi, les juifs auraient toujours lachance qu’il faut avoir pour remplir ses promesses. Ce n’estpourtant pas difficile d’écrire sur un bout de papier lesconventions que l’on fait et de mettre au bas les signatures, non,c’est tout simple ; mais que voulez-vous ? il faudraitsavoir écrire… et nos révérends pères jésuites veulent seuls savoirécrire, disant qu’on ne doit pas envoyer les enfants à l’école, nis’inquiéter des faux biens de la terre, et les juifs en profitentcomme beaucoup d’autres !

Aussitôt Élias parti, notre petite vache semit à manger de bon appétit ; et le lendemain matin, nousavions trois litres et demi de lait crémeux, le soir autant, etdepuis cela n’a jamais manqué durant des années.

Ma femme, comprenant alors combien j’avais euraison de dresser un écrit, devint encore plus soumise, si c’estpossible. Elle ne faisait plus rien sans me consulter ; et lasatisfaction d’avoir du lait, du beurre, du fromage, sans êtreforcée de courir chaque jour en acheter chez les voisins, larendait parfaitement heureuse.

On peut assurer que rien n’est plus utile,plus nécessaire même aux petits ménages comme le nôtre, que d’avoirune belle vache ; car outre le lait, elle vous donne encore lemeilleur engrais pour la culture.

Chapitre 7

 

 

Je ne crois pas qu’il soit possible d’êtreplus heureux que nous en ce temps, surtout quand les beaux joursfurent revenus et que le petit Paul put m’accompagner dans mespromenades du jeudi.

C’était un plaisir de le voir, tout brun ethâlé, grimpant comme un cabri dans les hautes bruyères, puisrevenant et criant :

« Voici le grand hircussylvestris, mon père ! Voici la belle luciole gris perlede M. Linneus ! Ouvre ta boîte bien vite… Quelle récoltenous allons faire aujourd’hui ! »

Il était encore plus content que moi.

Et cette année-là fut aussi très bonne pourtout le monde ; on fit du blé, du seigle, de l’avoine autantqu’on en voulut ; les foins ne manquèrent pas dans lesvallées, malgré la sécheresse assez grande, ni les pommes de terrenon plus.

La commune aurait donné le spectacle de lapaix et de la prospérité, sans ces malheureux Rantzau, qui nepouvaient s’entendre entre eux, et qui même s’en voulaient encoredavantage, à cause de ce que je vais vous dire.

Au temps des vacances, vers l’automne, lesdeux enfants revinrent de Phalsbourg et de Molsheim, et lelendemain déjà le bruit courait au village queMlle Louise avait eu tous les prix de sa classe àla pension, tandis que Georges n’avait rien remporté du tout dansson collège. C’était malheureusement vrai, et cela me fit beaucoupde peine, car j’aimais ces deux enfants autant l’un que l’autre, etje comprenais que leurs parents allaient s’en vouloir encore bienplus.

Toutes les voisines, toute cette foule decommères qui passent leur temps à jaser sur les portes, sanss’inquiéter de l’ouvrage, se rendirent à la file chez M. Jean,pour voir les beaux livres de Louise et ses couronnes. On neparlait plus que de cela. Le vieux Jean, flatté dans son orgueil,leur disait :

« Regardez… ils sont là sur lacommode. »

Et de temps en temps il levait le rideau de lafenêtre, pour voir ce qui se passait chez Jacques, dont la porterestait fermée ; sa vieille tête chauve souriait.

Ce qui se passait chez Jacques Rantzau,personne n’en sait rien, mais chacun doit comprendre qu’il n’étaitpas content.

Ma femme voulait aussi courir chez M. lemaire ; je lui dis de bien s’en garder, qu’il n’est pas beaude courir tout de suite chez les gens qui réussissent ; quecela ne me plaisait pas, et puis que M. Jacques ne nouspardonnerait jamais.

Tout resta tranquille en apparence.

Deux jours après, Louise vint nous rendrevisite ; elle était dans la joie, nous racontant toutes lesbontés de Mme la supérieure, tous les bons conseilsde sœur Placide, etc., etc., et puis la gloire de son père,lorsqu’elle avait été couronnée cinq fois de suite, en présence dela meilleure société d’Alsace et des Vosges.

Je l’écoutais, tout heureux de son bonheur,car c’était vraiment une charmante jeune fille, une des élèves dontje pouvais être fier. Mais ensuite lui ayant demandé si son cousinGeorges avait été heureux comme elle, et la voyant sourire, enagitant la tête et disant : « Il n’a rien eu, monsieurFlorence, rien du tout ! » j’en fus affecté profondément,sans pourtant lui faire aucun reproche.

Ma femme était émerveillée de ses beauxlivres, pleins d’images de saints, de saintes et de cœurs enflammésde notre sainte Mère des douleurs. Et comme j’allais et venais toutrêveur, j’aperçus Georges qui remontait la rue, la tête penchée,dans son petit uniforme à collet bleu de ciel. Il arrivaitdirectement chez nous ; aussitôt je dis :

« C’est très bien, Louise, tes succèsm’ont fait le plus grand plaisir ; mais quelqu’un arrive, ilfaut que j’aille voir. »

Et je descendis, la laissant avec Marie-Anne.Georges était dans l’allée ; je l’embrassai de bon cœur,d’autant plus que je le voyais tout pâle et malheureux.

« Allons au jardin, lui dis-je ;viens, Georges, nous causerons mieux à l’ombre des pommiers, nousserons seuls. »

Il me suivit ; et comme je lui demandaissi réellement il n’avait rien obtenu, le pauvre garçon se mit àfondre en larmes, ce qui me toucha plus qu’il n’est possible de sele figurer ; j’en étais tout bouleversé.

« Comment cela se peut-il ? luidis-je. Pourtant tu ne manques pas de moyens, tu m’as toujoursdonné de la satisfaction ; je ne comprends pas que tu n’aiesrien obtenu.

– Ah ! fit-il, j’étais avec desgrands, ils avaient déjà fait une année de latin.

– Tu n’as donc pas pu lesrattraper ?

– Non, ils étaient trop forts. »

C’est une grande faute de mettre des enfantsdans la même classe que d’autres plus avancés ; cela nedevrait jamais être, les grands sont retardés et les petits sedécouragent ; c’est quelque chose de triste.

« Bah ! tout cela ne signifie rien,dis-je à Georges, tu les rattraperas l’année prochaine. Ta cousinea eu des prix, mais dans les pensionnats on donne des prix à toutle monde, pour encourager les gens à revenir ; dans lescollèges, c’est différent ; ne te désole pas. Ton père t’abien sûr fait de grands reproches ?

– Oui, il était bien fâché !… Barbonheur, en passant à Lutzelbourg, la tante Catherine l’acalmé ; elle lui a dit les mêmes choses que vous. Il m’envoulait trop.

– Ta tante Catherine est une brave femmepleine de bon sens, lui dis-je ; elle a bien fait d’apaiser lacolère de ton père ; ce n’était pas juste, tous ces prix neveulent rien dire, les plus paresseux en obtiennent avec un peu dechance, et d’autres plus courageux, plus persévérants n’en ontpas ; mais c’est la fin qu’il faut voir en tout. Je te dis,moi, Georges, que tu n’as pas eu de chance ; car je teconnais, je suis sûr que tu as fait tout ton possible.

– Oui, monsieur Florence.

– Eh bien, voilà le principal. Quant aureste, j’en fais peu de cas ; tant d’imbéciles ont de lachance ! »

C’est ainsi que je cherchais à le consoler. Àla fin il me dit :

« Monsieur Florence, je vousremercie ; je vous aime bien ! Voudriez-vous me donnerdes leçons pendant les vacances ?

– Tu ne veux donc pas t’amuser ni tereposer ?

– Non, il faut que je travaille ; jeveux avoir autant de prix que Louise, l’année prochaine. »

Cette résolution me donna bonne opinion de luiet je répondis :

« Arrive tous les soirs après septheures, nous repasserons ensemble l’arithmétique et le commencementde la géométrie. Je ne peux pas t’enseigner le latin, carmalheureusement je n’en connais pas un seul mot ; mais pourl’histoire, la géométrie, la grammaire, tu peux compter sur moi, jet’aiderai.

– Vous êtes bien bon, fit-il. Je n’ai pasbesoin de vous parler du prix des leçons ?

– Non, lui dis-je, j’aime quand ontravaille.

– Ah ! mon père sera bien content…Vous n’aurez qu’à lui demander…

– C’est bon, Georges, ne t’inquiète pasde cela ; plus tu viendras, plus tu me ferasplaisir. »

Alors il m’embrassa de nouveau, et partit enme disant qu’il allait chez M. le curé, le prier de lui rendrele même service pour le latin.

J’étais touché de son chagrin, voyant bien quetout cela ne venait pas de sa faute, puisqu’on l’avait mis avec degrands gaillards qu’un enfant de douze ans ne pouvait surmonter, etpuis son énergie me faisait plaisir.

Enfin il partit, et le lendemain sesrépétitions commencèrent, le matin chez M. le curé, le soirchez moi. Je n’ai jamais vu travailler un enfant avec une volontépareille ; chaque jour il faisait des progrès étonnants j’enétais émerveillé !… Oh ! la volonté est une grandechose.

Mais ce que j’avais prévu touchant la colèrede M. Jacques se vérifia bientôt ; un beau matin, tousceux qui lui devaient de l’argent et dont les femmes étaient alléesvoir les prix de Mlle Louise reçurent unavertissement de payer dans les vingt-quatre heures ; lenombre en était très grand. Tous coururent le supplier d’attendreque leurs seigles fussent battus, leurs regains rentrés, leurspommes de terre arrachées ; mais lui, se promenant de long enlarge, son grand nez crochu dans sa barbe ébouriffée et les mainscroisées au bas du dos, ne leur répondait qu’un mot :

« Payez-moi… Il me faut del’argent !… Payez-moi vite ou dans les huit jours l’huissierDévosges viendra ! »

Ces gens s’en allaient désolés.

En apprenant ces choses, je n’eus qu’àregarder Marie-Anne, elle comprit que j’avais eu raison de luidéfendre d’aller chez M. Jean, et qu’il valait mieux s’êtretenu dans la réserve, avec des caractères aussi dangereux.

M Jacques poussa même la chose si loin, qu’ilrenvoya dans la quinzaine plusieurs bûcherons qui travaillaientdepuis longtemps à ses coupes.

« Voilà votre compte, leur dit-il, allezchercher de l’ouvrage ailleurs.

– Mais, monsieur Rantzau, pourquoi,pourquoi ?

– Je n’ai pas d’explications à vousdonner.

– Mais où trouver de l’ouvragemaintenant, au nom du ciel ?

– Allez chez M. Jean, il en apeut-être ! »

Ils comprirent aussitôt d’où cela venait, etce soir même les malheureux, rentrant furieux et désolés, battirentleurs femmes comme du plâtre ; on entendait les cris jusqu’àtravers les murs dans tout le village.

Il paraît que cela satisfit M. Jacques,car trois ou quatre jours après il fit dire à ces hommes qu’ilspouvaient rentrer à la coupe. Il les reprit tous, mais l’on peut sefigurer si les pauvres femmes, toutes bleues de coups, eurentencore envie d’aller admirer les prix deMlle Louise.

M. Jean, se doutant bien d’où tout celavenait, accepta les créances dont ne voulait plus son frère ;et Jacques, lui, ne prêta jamais plus d’argent à ceux qui n’avaientpas suivi l’exemple de ses bûcherons ; il leurdisait :

« Allez chez M. Jean, il a del’argent pour vous. Je serais bien bête de prêter à mes ennemis…Allez !… »

Il leur montrait la porte et ne voulait rienentendre.

Quelques jours avant la fin des vacances, jele rencontrai allant à ses coupes, le mètre sous le bras ; ilme salua de loin et me demanda des nouvelles de son fils.

« Il va très bien, monsieur Jacques, luidis-je, c’est un très bon sujet, qui fera son chemin, car il a ducourage et de la persévérance et ne manque pas de moyens.

– Vous croyez, monsieurFlorence ?

– J’en suis sûr ! L’affaire des prixne signifie absolument rien. Georges était avec des garçons dequatorze et quinze ans ; comment pouvait-il lutter contreeux ? ce n’était pas possible. Si vous voulez qu’il ait desprix, laissez-le deux ans dans la même classe, alors il écraserales plus jeunes que lui, et n’aura pas fait de progrès.

– Non, non ! Vous avez raison,monsieur Florence, s’écria-t-il ; je me moque des prix, jeveux que mon fils avance, je veux qu’il sache quelquechose. »

Et comme il s’éloignait après m’avoir salué,tout à coup se retournant en m’appelant :

« Monsieur Florence ? »

Je revins.

« À propos, vous savez que les leçonssont à vingt francs par mois ?

– Oh ! monsieur Jacques, moi je nedemande rien ; je donne ces leçons à Georges par amitié pourlui.

– Bon ! c’est aussi comme ça que jel’entends… Vous êtes un brave homme, un savant, vous aimez monfils : raison de plus pour vous payerconvenablement. »

Il me tendit la main ; et qu’on juge demon étonnement il avait mis dedans deux pièces de vingt francs,chose rare à l’époque dans nos villages ; j’en étaisconfondu.

« Et ce n’est pas tout, dit-il ; sijamais vous avez besoin de quelque chose, monsieur Florence, venezhardiment chez moi. Allons, au revoir. »

Il partit avant que j’eusse le temps de leremercier.

Marie-Anne en apprenant cela pencha tout desuite pour M. Jacques, disant que c’était un tout autre hommeque son frère Jean, qu’il était plus riche d’au moins lamoitié.

« Cela ne nous regarde pas, luirépondis-je. Tiens, mets cet argent dans la corbeille, au fond del’armoire ; nous avons de quoi payer maintenant nos pommes deterre pour tout l’hiver ; c’est agréable. Mais retenons notrelangue, car M. Jean est maire de la commune, et s’il sedoutait seulement que tu penses qu’il est moins riche et moinsgénéreux que son frère, il m’en voudrait et pourrait me faireperdre ma place. »

Elle le comprit et se tut, se contentant defiler et de tricoter le soir, pendant que je donnais mes leçons àGeorges. C’est ce qu’elle pouvait faire de mieux.

Bientôt les vacances finirent, Georgesrepartit pour son collège et Louise pour son pensionnat deMolsheim. Puis l’hiver revint, qui fut très rude. C’était en1829 ; les gens ne se souvenaient pas d’en avoir vu de pareil,depuis 1812, à la retraite de Russie. Le vin gela dans lescaves ; on retira les glaçons d’eau pure, et le reste endevenait plus fort. Heureusement les récoltes avaient été bonnes,chacun se tenait enfermé dans sa maison ; malgré cela beaucoupde gens moururent, des vieux et des jeunes ; ils attrapaienttous le point de côté, se mettaient à cracher le sang ; etcomme on n’allait chercher le médecin qu’à la dernière extrémité,suivant la mauvaise habitude des paysans, il arrivait toujours troptard et les gens mouraient.

C’est de cette maladie que mourut, à la fin dedécembre, Mme Picot, née Rantzau, la sœur de Jeanet de Jacques, une personne charitable, qu’on appelait au pays« la bonne madame Catherine » et que tout le mondeaimait ; elle mourut à Lutzelbourg, au cœur de l’hiver. Enapprenant cela, tout notre village fut désolé.

Beaucoup partirent pour son enterrement ;et je n’oublierai jamais que le soir après ma classe, étant appeléà la mairie, je trouvai M. Jean, la figure cachée sur le grandregistre et sa tête chauve entre les mains : cet homme durpleurait comme un enfant ; il sanglotait et je l’entendaiscrier tout bas : « Ah ! pauvre Catherine… pauvresœur… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Je ne te verrai plus… C’estfini ! »

Il gémissait avec tant d’amertume, que je mesentis le cœur arraché, car j’aimais aussi cette brave femme, et jem’assis à ma place ordinaire, pensant :

« Cet homme est pourtant bon… Il aimaitsa sœur ! »

Cela dura bien cinq minutes, le feubourdonnait dans le grand poêle ; finalement M. Jean, selevant et m’adressant la parole, me dit :

« Monsieur Florence, comme un ami de lamaison et secrétaire de la mairie, je vous ai fait appeler, à cettefin de venir avec moi dans les tristes circonstances où noussommes. Il faut que des gens honorables du village viennent à latriste cérémonie, et je vous choisis. Voudrez-vous me faire ceplaisir ?

– Monsieur le maire, lui dis-je, je meferai un honneur de vous accompagner, et puis je dois bien cettemarque de considération à la mémoire d’une personne qui seratoujours regrettée par ceux qui l’ont connue.

– C’est bien, fit-il, je savais que vousne me refuseriez pas. Eh bien donc, demain de bon matin nouspartirons ensemble sur mon traîneau. Vous avez un bonmanteau ?

– Oui, monsieur le maire.

– Ne l’oubliez pas, car il fait bienfroid ; nous aurons aussi deux peaux de mouton pour les pieds.C’est donc entendu pour demain, à six heures du matin, au petitjour ?

– Oui, je vous le promets. »

Alors il me serra les deux mains et me dit ense remettant à gémir :

« Merci ! – Ah ! ma pauvreLouise, qu’est-ce que tu vas dire, en apprenant ce malheur ?…Une tante si bonne… Une si brave… une si digne femme !…Ah ! les gueux restent,… oui, ils restent… les bons seuls s’envont ! »

Il pensait à son frère Jacques ; et commeles mauvais sentiments reprenaient le dessus ; comme je voyaisqu’il allait m’en raconter plus que je ne devais en savoir ;qu’il s’en repentirait ensuite et m’en voudrait, je l’interrompisen lui disant :

« Monsieur le maire, il est près de septheures, ma femme m’attend pour souper…

– Allez, Florence, fit-il ; moi,depuis cette terrible nouvelle, je ne sais plus oùaller. »

Il s’assit en face du poêle, jeta dedans unegrosse bûche, et je sortis.

En rentrant à la maison, je dis à Marie-Anneque M. Jean m’avait prié de l’accompagner le lendemain àLutzelbourg. Nous soupâmes en silence. Les enfants allèrent secoucher ; et, songeant alors qu’il fallait partir de bonneheure, je tirai de l’armoire mes habits des dimanches, une chemiseblanche, des bas de laine, mon feutre et mon manteau. Marie-Annem’aidait, les enfants dormaient bien, leur bonne couverture sur lenez. Enfin, tout étant prêt, rangé sur une chaise en bon ordre,nous nous mîmes au lit, causant quelques instants du froid qu’ilferait avant le jour et des précautions qu’il fallait prendre.

Je dormais encore, lorsqu’un bruit de grelotsqui passaient dans la rue m’éveilla. Je sautai du lit, croyant quec’était le traîneau de M. Jean ; mais le bruits’éloignant, je compris que c’était celui de M. Jacques, cequi ne m’empêcha pas de m’habiller, après avoir fait de la lumière.Un quart d’heure ne s’était pas passé que j’entendais venir letraîneau de M. Jean ; je n’eus qu’à regarder par lafenêtre.

« C’est vous, monsieur lemaire ?

– Oui ! n’oubliez rien. »

Je refermai bien vite et je descendis, enrecommandant à ma femme d’éteindre la lampe, car elle dormaitencore aux trois quarts. Puis, relevant le collet du manteau,j’arrivai dans la petite allée sombre et je sortis.

« Asseyez-vous ici, dit M. Jean, enme faisant place ; couvrez-vous bien les jambes avec cettepeau de mouton. »

C’est ce que je fis, et les chevauxrecommencèrent à trotter dans la neige, avec leur bruit monotone degrelots. M. Jean conduisait, tenant le fouet et les rênes avecses grosses moufles en peau de renard, qui lui remontaientjusqu’aux coudes. Les chevaux avaient aussi des peaux de mouton. Onne voyait que la grande traînée blanche de la route ; au loin,bien loin, on entendait les grelots du traîneau deM. Jacques ; les étoiles se couchaient au fond duciel ; le petit jour pâle commençait à paraître derrière laligne noire des montagnes. De temps en temps un des chevaux, plusvif que l’autre, levait sa croupe, poussant un hennissement bref,comme pour exciter son camarade, qui trottait toujours du même paségal. Nous, le nez et les oreilles dans le collet de nos manteaux,nous n’avions pas envie de parler.

Environ deux heures plus tard, en approchantde l’auberge forestière de Bourdonnais, nous vîmes quelques paysansde Dabo, des hommes et des femmes, avec leurs gros habits bleus àlarges manches des anciens temps, et leurs pèlerines, la capucherelevée sur le bonnet, qui se rendaient aussi àl’enterrement ; ils marchaient lentement sur le rebord duchemin, suivant à la file un étroit sentier tracé dans laneige.

Cela montrait de quelle considération avaitjoui Mme Catherine Picot, pour décider ces gens àvenir de si loin, par un froid aussi rude, assister à soninhumation ; oui, c’était une grande marque d’estime et deregrets. Ils se retournèrent à notre approche, et reconnaissantM. Jean Rantzau, ils levèrent leurs grands chapeaux ensilence. Nous leur répondîmes.

Enfin, sur les neuf heures et demie nousarrivâmes au tournant de la vallée ; et les petites maisons,le long de la rivière couverte de glace, le vieux clocher pointu,les décombres de l’antique château sur la côte se découvrirent ànos yeux.

M. Jean alors, d’une voix sourde,prononça ses premières paroles :

« Voilà !… Voilà la maison deCatherine ! »

Il montrait à gauche du bout de son fouet, nonloin de l’église, la rue montante, déjà pleine de monde.

Au-delà du petit pont, nous débouchâmes justeen face de la porte où reposait le cercueil couvert de son drapblanc, au milieu des cierges. Tous les gens de Lutzelbourg et desenvirons venaient en silence jeter quelques gouttes d’eau bénitesur le cercueil, puis ils entraient dans la grande salle enbas.

Un domestique vint aussitôt prendre le fouetet les rênes des mains de M. Jean, qui ne s’inquiéta plus deses chevaux et se précipita dans la maison. En passant, il avaitseulement regardé le cercueil, en levant les deux bras, les mainsjointes sur sa tête en criant :

« Oh ! oh !… mon Dieu !…mon Dieu !… »

Je jetai l’eau bénite et je le suivis. Degrandes tables étaient dressées à l’intérieur, jusqu’au fond de lacuisine, avec des assiettes innombrables, à côté desquelles setrouvaient des verres et des bouteilles de vin. Cinq ou sixvieilles connaissances de la famille vinrent embrasserM. Jean, et presque aussitôt les cloches se mirent à tinterdans la vallée, ce tintement si triste, que chacun se rappellemalheureusement pour l’avoir entendu dans la douleur affreuse desgrandes séparations. La morte allait partir ; elle allaitquitter cette vieille maison où durant des années la pauvre femmeavait fait tant de bien. Les sanglots éclatèrent de tous les côtés,pendant que les cloches allaient toujours lentement l’une aprèsl’autre, comme pour pleurer avec les affligés.

Dehors arrivait déjà M. le curé avec seschantres. On commençait à se ranger, les plus proches parentsderrière le cercueil : c’était d’abord M. Picot, le maride la défunte, dans une désolation inexprimable, et puis ses deuxfrères, Jean et Jacques Rantzau. Ils ne se regardèrent point, ayanttous les deux une main sur la figure et le grand chapeau dansl’autre ; et les premières prières étant faites, les premierschants s’élevèrent, pendant que les porteurs levaient lecercueil.

On se mit en route.

J’étais dans les premiers ; c’est tout cequi me revient, car à ce spectacle des deux frères marchant côte àcôte derrière leur sœur morte, sans se regarder ni s’adresser uneseule parole, le plus grand trouble m’avait saisi. Je ne faisaisattention qu’à cela, et c’est à peine si je me souviens du nombrede messes hautes et basses qui furent dites. On avait déposé lecercueil dans l’allée du milieu, entre les grands cierges àcandélabres de bois et les six têtes de mort qui signifient notretriste sort à tous, sans exception ; les messes et les chantsse suivaient ; l’église était froide, les vitraux blancs, lafoule nombreuse, et je ne voyais que Jean et Jacques, tantôtagenouillés et tantôt debout.

On sortit enfin ; la terre du cimetière,derrière la nef, était couverte de glace. Le De Profundiscommença, un grand murmure répondit : les genspriaient !… On se dépêchait,… on grelottait ; etseulement quand le fossoyeur et son garçon eurent passé les cordeset que le cercueil se mit à descendre, et que, les cordes étantretirées, les grosses mottes de terre, dures comme du roc,commencèrent à tomber avec un bruit sourd, seulement alors les deuxfrères se regardèrent comme épouvantés, mais ils ne se direntrien.

Quelques parents réunis autour d’eux et dupauvre M. Picot les emmenèrent ; nous suivîmes tous endésordre.

Les invités rentrèrent à la maison ;beaucoup qui ne l’étaient pas les suivirent, et l’on s’assit autourdes tables, où tous les grands mangeurs du pays, en face des soupesgrasses, des énormes quartiers de bœuf, des plats de choux garnisde lard et de saucisses, commencèrent par s’en donner selon leurhabitude, sans s’inquiéter du reste. Chose terrible, les deuxfrères étaient encore placés l’un à côté de l’autre, en tête de lagrande table. Ils ne mangèrent point. Seulement M. Jacquesbuvait de temps en temps un peu de vin, et restait là, les yeuxbaissés, tout sombre. Jean, lui, les bras croisés, regardait sonassiette ; il n’avait l’air de rien voir.

Trois ou quatre vieux amis de la maisonparlaient entre eux à voix basse ; on n’entendait que le bruitdes verres et des fourchettes, quand tout à coup M. Picot, sabonne figure de brave homme toute rouge et les yeux pleins delarmes, dit :

« Jean !… Jacques !… vous avezperdu votre sœur, qui vous aimait tant !… Si elle avait puvous réconcilier, la pauvre âme, ç’aurait été sa plus grandeconsolation dans cette vie et son bonheur dans l’autre !Jusqu’à la dernière minute elle ne parlait que de vous… Elle auraitvoulu vous voir ensemble près de son lit la main dans la main,comme deux bons frères… Elle vous appelait !… Est-ce que vousne voudrez pas vous embrasser en mémoire de Catherine ?… Tousvos vieux amis, qui sont ici, seraient contents ; au milieu dece grand chagrin, nous serions un peu soulagés… Allons, Jacques,…Jean,… Catherine, vous le demande, et moi votre frère, et noustous !… »

Il leur tendait les bras ; beaucoupsanglotaient !… Et dans le même instant les deux frères selevèrent ; ils s’embrassèrent, en se serrant et gémissantd’une manière épouvantable. Et j’ai toujours pensé depuis qu’ilsauraient peut-être été réconciliés, sans ce tas de mangeurs etd’ivrognes qui se trouvaient là, la bouche et l’estomac pleins, etqui se mirent à trépigner, à battre des mains, criant :« À la bonne heure !… À la bonne heure !…Embrassez-vous… C’est ça ! »

Toute la maison en tremblait ; les deuxfrères en furent comme réveillés ; ils se retournèrent toutpâles, regardant ce tumulte.

C’était une honte pour la maisonmortuaire.

De pareils repas, que des gueux attendentquelquefois cinq ou six ans d’avance, disant : « Bientôtun tel ou une telle mourront, et nous pourrons nous goberger auxdépens des héritiers !… » Ces repas sont de véritablesabominations ; mais que voulez-vous, c’est un usage bienantique, ça remonte avant Notre-Seigneur Jésus-Christ, voilà commeon buvait et l’on se régalait dans les bois, à la mort des ancienschefs ; de père en fils il faut que cela continue. À la finl’indignation de Jacques ne put se contenir, ses gros sourcils sefroncèrent et d’une voix de tonnerre il dit :

« Je pars ! »

Il aurait voulu ajouter autre chose et crier àtous ces goinfres de se taire ; mais sans doute parconsidération pour les honnêtes gens, il n’en dit pas davantage etsortit.

J’étais indigné contre la mauvaise race.

M. Jean se rassit et resta quelquesinstants encore au milieu du grand tumulte ; il était blanccomme un linge et tremblait des pieds à la tête.

« Prenez un verre de vin », luidis-je, en lui présentant un verre.

Alors il but et me dit :

« Merci, monsieur Florence. »

M. Jacques passait déjà devant lesfenêtres, sur son traîneau, il retournait aux Chaumes ;M. Picot, qui l’avait reconduit, rentrait dans la salle, toutconsterné, et les amis baissaient la tête sans rien dire ;mais les mangeurs et les braillards, tout en célébrant laréconciliation des deux frères, n’en perdaient pas un coup de dent,je n’ai jamais vu manger comme à cet enterrement. On voyait bienque plusieurs de ces abominables gueux auraient souhaité voirmourir un de leurs soi-disant amis ou connaissances tous les quinzejours, pour recommencer la fête.

Enfin, quand on ne peut pas changer leschoses, il vaut mieux se taire.

Un quart d’heure environ après le départ deM. Jacques, M. Jean me fit signe ; nous sortîmes ànotre tour.

Il attela lui-même les chevaux, et tout étanten ordre, nous reprîmes le chemin du village, où nous rentrâmes surles six heures, sans nous être dit un mot de ce qui venait de sepasser.

Chapitre 8

 

 

Le lendemain, les frères Rantzau ne s’aimaientni plus ni moins qu’avant ; mais comme leurs affaires ne meregardaient pas, je m’occupai tranquillement des miennes.

On eut encore beaucoup à souffrir du froidjusqu’à la fin de mars ; enfin ce rude hiver finit comme lesautres : après les grandes gelées arrivèrent à la fonte desneiges les grandes inondations de la vallée et les balayages de larue ; les scieries et les moulins se remirent à marcher ;et puis un beau matin on entendit la première alouette gazouillerdans le ciel encore pâle sa douce chanson qui vous fait lever lesyeux et penser :

« Voilà le printemps revenu !… Leshaies vont refleurir. Dans quinze jours ou trois semaines lesenfants conduiront les chèvres à la pâture ; ils feront desentailles aux bouleaux, pour boire la sève nouvelle ; et lesjeunes filles, le corsage entouré de rameaux verts, iront encoreune fois de maison en maison chanter en dansant le vieux cantiquedu Tri mâso :

« Tri maso

So lo mâ, et lo tri mâ

So lo tri mâ so ! »

Pas un montagnard qui ne se figure ces chosesd’avance, et qui ne dise le soir, en rentrant, les épaules courbéessous sa petite porte : « Aujourd’hui, j’ai entenduchanter la première alouette ! » Comme on dit enville : « J’ai vu la première hirondelle. »

Mars, avril et mai sont encore bien durs àpasser, alors les pommes de terre, le grain et le fourrage étantpresque épuisés, il faut attendre longtemps les nouvellesrécoltes ; mais c’est égal, on n’a plus froid, et la gaietévous revient avant l’abondance.

Or, tandis que les choses marchaient ainsi,comme elles marcheront encore des centaines et des milliersd’années, lorsque nous n’y serons plus, des bruits nouveauxcommencèrent à courir le pays.

D’abord ce fut une grande histoire touchant ledey d’Alger, qui depuis longtemps arrêtait les voyageurs en mer etles faisait vendre comme esclaves sur les marchés. Ces bruits serépandirent, et l’on apprit aussi que le malheureux avait frappénotre ambassadeur au visage avec son éventail ; c’était unaffront pour la France !

Martin, le Savoyard, en passant aux Chaumes,vendit des quantités d’images d’Épinal, représentant ce deyHussein, son marché d’esclaves, et ses femmes assises à terre, lesjambes croisées comme nos tailleurs, et jouant de la guitare.

Puis, tout à coup, on apprit que notre flotteétait partie, pour réclamer les malheureux chrétiens que le banditretenait au bagne. Ce fut une grande joie ! Chaque soir, à lamairie, après avoir transcrit mes actes de l’état civil, je lisaisles nouvelles dans le Moniteur de la Meurthe. J’avais àl’école une carte d’Afrique, et je montrais à mes élèves l’endroitoù nichaient les pirates, me figurant nos soldats et nos matelotsen pleine mer.

Nous faisions des vœux, comme tout le monde,pour le succès des armées du roi. J’avais même, de mon propre chef,ordonné la prière matin et soir pour nos soldats, dont plusieursétaient du village.

J’expliquai aux enfants que c’était notredevoir de réclamer la justice et de secourir les malheureux. Ils lecomprirent très bien ; c’est naturel à l’homme d’aimer lajustice.

Malheureusement il arriva des coups de vent etd’autres retards qui nous inquiétèrent beaucoup ; puis on fitle débarquement, et l’on se mit à bombarder – non pas la ville,comme font aujourd’hui les Allemands en pays chrétiens ! –mais les forts d’Alger. Les barbares se défendaient bien ; ilscoupaient la tête de nos soldats blessés ; l’indignationaugmentait de jour en jour. Nous avions encore aux Chaumes NicolasGuette, dit l’Égyptien, un vieux soldat qui se plaisait à parlerdes pyramides, des mosquées et de tout ce qu’il avait vu durant sajeunesse. On allait chez lui se faire donner des explications surla campagne ; il mâchait du tabac et n’ignorait de rien. Sabaraque était toujours pleine de gens ; ma femme elle-mêmeallait l’entendre.

Cela traînait ainsi, quand au commencement dejuillet le Moniteur annonça que le fort de l’Empereuravait sauté ; que les Arabes s’étaient sauvés par une porte dederrière, du côté des montagnes, et que le dey d’Alger était pris,avec ses femmes, ses nègres, son bagne et sa ménagerie. La nouvelles’en répandit du jour au lendemain, on criait partout :

« Vive le roi ! »

Triboulet, le percepteur, passa sur son char àbancs, disant qu’il fallait dissoudre la Chambre et faire denouvelles élections. Il avait le mandement de Mgr Forbin-Janson,notre évêque, ordonnant des actions de grâces dans toutes leséglises du diocèse, pour célébrer la victoire de notre saintereligion sur les infidèles.

On annonçait aussi de nouvelles missions dansles départements de l’Est, pour convertir les luthériens et lesjuifs, chose qui me parut bien étonnante, puisqu’ils ne nousfaisaient pas la guerre, étant de notre propre pays.

Ces vieux souvenirs sont encore présents à mamémoire ; je me rappelle que bien des personnes honorablesn’étaient pas contentes ! M. Jacques, notamment, ne segênait pas de dire que les jésuites pourraient chanter leursvictoires, quand ils auraient été se battre eux-mêmes, mais quecelles de la France ne les regardaient pas ; que la France sebattait pour la justice, et non pour le triomphe de la saintecongrégation, qui voulait faire croire que nos armées étaient lessiennes.

Ces propos inconsidérés furent rapportés àM. Jean ; ils l’indignèrent, car depuis sa nomination demaire, il était devenu dévot et ne manquait jamais d’assister à lamesse et à toutes les processions. Cependant il se tut d’abord etquelques jours après seulement, lorsque les premières nouvelles dela révolte des Parisiens contre Charles X arrivèrent, et queNicolas Guette, Jean Limon, l’épicier Claudel, M. Jacques etcinq ou six autres notables réunis le soir à l’auberge duPied-de-Bœuf, se permirent de chanter des chansons deBéranger, contre le roi, le clergé et la noblesse, seulement alors,je vis le véritable caractère de notre maire.

Nous étions seuls à la mairie ; et commeje lui disais que les Parisiens n’avaient égard à rien, qu’ils semoquaient de tout, lui, ne pouvant se contenir d’avantage,s’écria :

« Ce n’est pas seulement à Paris qu’ontrouve des gueux ; il s’en rencontre jusque dans les derniersvillages, capables de se révolter contre les autorités légitimes.Mais gare !… s’écria-t-il, gare ! nous avons l’œil sureux, le brigadier de gendarmerie est prévenu, les menottes sontprêtes… Je ne vous dis que ça, monsieur Florence. »

Il se promenait de long en large dans lasalle ; et s’arrêtant près d’une fenêtre, les yeux tournésvers la maison de M. Jacques, il leva le doigt d’un airmenaçant, les dents serrées, et dit :

« Attends !… Attends,vaurien !… Tu recevras bientôt de mes nouvelles. »

Je n’ai jamais vu de figure plus mauvaise quecelle de M. Jean en ce moment ; j’en frémis, pensant toutbas :

« Comment ! sa haine va jusqu’àdénoncer son frère ! »

Et je crois réellement que la dénonciationétait partie, que les gendarmes devaient venir, quand tout à coupon apprit que les Parisiens avaient massacré les Suisses et lagarde royale ; qu’ils étaient les maîtres partout ; queCharles X se sauvait, et que Louis-Philippe d’Orléans venait d’êtrenommé lieutenant général du royaume.

On apprit presque aussitôt que notre évêqueForbin-Janson était chassé de Nancy, que le peuple avait ravagé sonpalais ; et le surlendemain de ces terribles nouvelles lafureur fut déchaînée chez nous : les montagnards seremuaient ; d’heure en heure, on apprenait du nouveau.

Moi, naturellement, je ne bougeais pas de monécole. Marie-Anne me disait :

« Au nom du ciel, Florence, ne te mêle derien, ne dis rien, ne parle pas ! »

Je n’avais pas envie non plus de parler, ni deme mêler d’affaires pareilles. Oh ! non, j’aurais plutôt voulupouvoir fermer la porte et les fenêtres ; malheureusement ilfallait laisser l’école ouverte, et les trois quarts des bancsétaient vides.

De tous les côtés de la rue, ondisait :

« Les gens de Dabo arrivent… Ils veulentrégler leurs comptes avec la partie forestière… Ils sont en route…Ils sont à Valsch… Ils sont au Grand-Soldat… Ilsapprochent !… »

Finalement cinq ou six garçons, courant piedsnus, traversèrent le village en criant :

« Les voilà !… Lesvoilà !… »

Et, regardant vers la côte, je les vis sortirdu bois par centaines : hommes, femmes, enfants, avec desfusils, des fourches, des haches, et descendre dans le chemin creuxdes Chenevières ; on ne voyait plus que le haut desfourches ; mais il en sortait toujours de la forêt, cela n’enfinissait pas !

Alors entendant sonner dix heures, je renvoyailes enfants, en leur disant de se sauver chez leurs parents. Jefermai la porte et je fis monter Paul et Juliette dans la chambreen haut. La tête des montagnards arrivait déjà par le bout duvillage ; ils criaient en tumulte, comme une bande decorbeaux.

« Les procès-verbaux !… lesprocès-verbaux ! À bas les gardes forestiers !… À bas lescurés… À bas les rats de cave… les percepteurs et tout lereste !… Nous sommes les maîtres !… le bois est ànous !… Vive Lafayette !… »

Ils allaient chez le garde général détruiretous les procès-verbaux qu’on avait dressés contre eux, pensantqu’alors tout serait fini ; les malheureux ne savaient pas quela copie de ces papiers étaient au tribunal de Sarrebourg ;ils ne savaient rien et ne voulaient rien entendre.

C’est ainsi qu’ils arrivèrent sur une file àperte de vue, en blouse, en camisole, en bras de chemise, ensabots, les pieds nus, les cheveux défaits et la fureur peinte dansleurs traits.

Il faisait très chaud ; j’avais fermé lespersiennes, mais je les voyais défiler tout de même par les fentes.Tout le village en était rempli. Qu’on se représente notreinquiétude ; heureusement ils n’en voulaient qu’au gardegénéral. Cela formait un grand bourdonnement au loin ; et puistout à coup nous entendîmes des vitres tomber, des portess’enfoncer, des cris, des disputes. Ma femme tremblait comme unefeuille ; moi je la rassurais, lui disant que cela ne nousregardait pas, qu’on n’attaquait jamais les maîtres d’école. Paulet la petite Juliette, dans leur coin, les yeux tout grandsouverts, me regardaient en écoutant. Je me donnais l’air de ne riencraindre, mais à chaque grand coup dans les portes, croyant quec’était en bas, je ne pouvais m’empêcher de trembler, et puis de mepencher dans l’escalier, prêtant l’oreille.

Midi était passé depuis longtemps et l’onn’avait pas eu l’idée de manger. À la fin pourtant, sur les troisheures, je me hasardai d’entrouvrir un volet, et je vis les bandesse remettre à défiler vers la montagne. Quelques-uns de ces gensétaient ivres ; mais le plus grand nombre semblaient dans leurétat naturel, et criaient tout joyeux :

« Tout est déchiré !… Tout estbrûlé !… Tout est payé !… ViveLafayette !… »

J’attendis là plus d’un bon quartd’heure ; ils se retiraient, se retiraient toujours.

Ma femme, un peu rassurée, avait dressé latable, avec du pain, du fromage, de la viande froide de la veille,pour les enfants. Nous-mêmes nous avions aussi besoin de reprendredes forces, car la frayeur de voir ces bûcherons, ces charbonniers,ces contrebandiers, ces braconniers, toute cette race terrible dedélinquants tomber dans notre pauvre village, nous avaitbouleversés. Bientôt pourtant ne voyant plus que des traînards deloin en loin, avant de manger, je voulus savoir ce qui s’étaitpassé et je sortis.

La mère de notre voisin, Nanette Bouveret,filait tranquillement sur sa porte, comme d’habitude ; en mevoyant elle s’écria toute joyeuse :

« Ne craignez rien, monsieur Florence,ils sont partis !… Quelle débâcle !… »

Cette vieille, qu’on appelait « lajacobine » parce que son mari, feu Nicolas Bouveret, avaitprésidé le club de Saint-Quirin du temps de Robespierre, nes’étonnait pas de ces choses ; elle en avait vu biend’autres !…

« Ça recommence ! faisait-elle enclignant de l’œil, ça recommence !… »

Et sans se faire prier, elle me raconta que lagrande presse était tombée chez le garde général.

M. Botte, prévenu à temps, avait pu sesauver en traversant la Sarre, et gagner le bois des Baraques. Maisalors les montagnards avaient cassé les vitres, enfoncé la porte desa maison, déchiré et brûlé tous les papiers avec une fureurextraordinaire.

Notre maire, M. Jean Rantzau, s’étantprésenté pour faire cesser ce pillage, les gueux l’avaient rudementsecoué, l’appelant calotin et poussant même l’audace jusqu’à luimettre le poing sous le nez. Il avait eu beaucoup de peine às’échapper de leurs mains. Enfin, vers deux heures, M. Jacquesétait sorti de sa maison ; il avait réuni les principaux chefsdans sa cour, leur faisant boire de la bière et manger du fromage,et leur promettant en outre solennellement d’écrire à Lafayette,pour ravoir leurs anciens droits forestiers, ce qui les avaitdécidés à retourner chez eux.

Voilà ce que me raconta la grand-mère Nanetted’un air tout à fait réjoui, et je puis assurer que les révolutionssont terribles, surtout dans la montagne, où les malheureux,dépourvus d’instruction, demandent des choses impossibles et selivrent à tous les excès ; ils n’ont point de religionvéritable, car après chaque révolution, lorsqu’ils se croientdébarrassés des gendarmes, c’est sur les prêtres et tous les gensd’Église qu’ils crient d’abord, en les humiliant de millefaçons.

Ces Daboyens ayant réussi la première fois,pouvaient revenir ; qu’on se figure si cette idée nousréjouissait ; par bonheur ils n’en eurent pas le temps.Louis-Philippe fut tout de suite nommé roi des Français, par lesmêmes députés que Charles X avait voulu renvoyer ; et tousceux qu’on parlait d’arrêter quinze jours avant reçurent desrécompenses : M. Jacques fut nommé maire à la place deson frère Jean, l’épicier Claudel obtint un bureau de tabac, qu’ildemandait depuis longtemps, et Nicolas Guette, quoiqu’il eûtcrié : « Vive le duc de Reichstadt ! » reçutune petite pension de cent cinquante francs, qui calma sonenthousiasme pour le fils de l’Empereur.

Moi, je craignais de perdre ma place à lamairie, mais M. Jacques se souvint de mon amitié pour sonfils ; il me fit appeler et me dit en présence des notablesqu’un homme paisible, instruit, et remplissant comme moi tous sesdevoirs, méritait une augmentation, et qu’il allait la demanderlui-même au conseil municipal.

Ce fut un grand soulagement pour moi de voirque les choses prenaient une si bonne tournure, et j’en remerciainotre nouveau maire de tout mon cœur. – Quelque temps après onm’accorda cent francs d’augmentation, ce qui me fit du bien.

Les montagnards s’étaient mis à couper lesbois de l’État, il fallut envoyer contre eux des troupes et de lagarde nationale. M. Jacques dans cette occasion montra ungrand courage et se rendit seul à Dabo, pour dire aux rebelles ques’ils continuaient leurs ravages, les trois quarts de leur communerisquaient d’aller aux galères. Mais la plupart ne voulurent pas lecroire, ils continuèrent à couper les bois de taillis et de hautefutaie sans distinction, entassant dans les hangars, dans lesjardins, sous leurs échoppes, des quantités de bûches qui montaientjusque par-dessus les toits, et qu’ils se promettaient bien devendre plus tard un bon prix.

Alors les troupes et les gendarmes, les gardesforestiers et tous les fonctionnaires chargés de prêter main-forteà l’autorité, entourèrent leurs villages. Il ne fut pas difficilede constater les délits, puisque tout était là, derrière lesbaraques ; ces gens furent arrêtés en masse et conduits àNancy ; ils y restèrent plus d’un an dans les prisons, etpassèrent ensuite en cour d’assises ; les principaux, ceux quiavaient déchiré et brûlé les papiers du garde général, allèrent àBrest, à Toulon ; les autres, coupables seulement d’avoir prisdu bois dans la forêt, furent renvoyés chez eux, mais ruinés defond en comble ; ces malheureux se firent contrebandiers,braconniers ; au lieu d’être de bons paysans ils devinrent desbandits. Voilà le monde !

Les plus à plaindre en ce temps étaient lescurés ; on en voyait à peine deux ou trois sur la route, avecleurs robes noires et leurs tricornes, que d’un bout de la vallée àl’autre partaient des « Coûa !… coûa !…coûa !… » qui n’en finissaient plus ; hommes,femmes, enfants, tous les travailleurs des champs déposaient lapioche ou le râteau, et les mains devant la bouche, imitaient lecri des corbeaux avec fureur.

Allez donc dire après cela que la religion abeaucoup d’influence, et que les curés soutiennent lesgouvernements ! Moi, sans être bien malin, je crois que si legouvernement ne soutenait pas nos curés et nos évêques, ilsferaient tous maigre chère et que beaucoup quitteraient bientôt lemétier. C’est triste, c’est malheureux, car la vraie religion estun grand bienfait ; mais il faudrait être aveugle, et n’avoirjamais vu de révolution, pour ne pas savoir que le chapeau d’unsimple gendarme fait plus d’effet sur nos paysans, que toutes lessoutanes du diocèse. M. Jannequin s’en plaignait un jouramèrement. Nous revenions d’un baptême, et comme je l’aidais à sedébarrasser de ses ornements dans la sacristie, nous voyant seuls,il me dit :

– Oh ! mon cher monsieur Florence,quel malheur ! Je pensais finir ici paisiblement macarrière ; je n’avais fait de mal à personne, j’avais mêmefait quelque bien, et me voilà peut-être encore forcé de retournerbientôt en émigration. Mais je ne partirai pas… non… il faudraqu’on me tue !

– Mon Dieu, monsieur le curé, lui dis-je,touché profondément de sa peine, personne ne vous en veut ; ilfaudrait avoir bien mauvais cœur pour ne pas vous aimer.

– Ah ! fit-il, vous n’entendez pasles cris de haine qui nous poursuivent !… La France n’est pluscatholique… elle ne croit plus !… Les jésuites ont tué lareligion !…

Et s’animant :

– Quelle faute !… Quellefaute !… s’écria-t-il, et quelle leçon !… Quand lareligion doit servir de marchepied à l’ambition de quelques êtresinsatiables ; quand elle devient un moyen d’abrutissement etde servitude pour le peuple, et de domination pour un ordre abhorréde tous les cœurs honnêtes, alors ces réactions épouvantables sontjustifiées, et les malheureuses victimes telles que nous n’ont pasmême le droit de se plaindre, parce qu’on les a rendues complicesde l’iniquité.

C’est ce que me dit ce brave homme, et j’airetenu ses paroles mot à mot, car longtemps après j’y pensaisencore, plaignant nos malheureux curés, et rejetant la colère dupeuple sur les missions, sur les congrégations, sur les cérémoniespubliques de toute sorte qu’on nous avait forcés de suivre depuisquinze ans, et que M. Jacques devenu maire, appelait « dela comédie ! »

Mais ces choses sont passées ; espéronsqu’elles ne reviendront plus.

 

Chapitre 9

 

 

Après ces grandes secousses, durant quelquesannées il ne fut plus question que de s’enrichir de toutes lesmanières. Alors jusqu’au fond des montagnes, au lieu des anciennesfoires, où les ménagères se rendaient une fois l’an, pour acheterles provisions de leurs ménages, des commis voyageurs par centainesarrivaient de Paris, de Nancy, de Strasbourg, vendant de tout etfaisant crédit à ceux qu’ils jugeaient capables de payer dansquelques mois. On aurait dit qu’ils avaient absolument besoin de sedébarrasser coûte que coûte de leurs marchandises. Et puis on fondades journaux, des revues, qu’on appelait utiles, sur l’agriculture,sur le commerce, sur l’industrie, sur l’éducation. Tous lesmessieurs des villes s’inquiétaient de notre bien-être, de nosprogrès et nous donnaient des conseils, qui leur rapportaient plusd’argent qu’à nous. On établit de nouvelles fabriques dans nosvallées : tissages, forges, verreries, faïenceries, toutmarchait ensemble.

Les frères Rantzau, plus ennemis que jamais,mais tous deux actifs, hardis, entreprenants, avaient des actionsdans toutes les nouvelles usines, jusque du côté deSchirmeck ; ils s’enrichissaient de plus en plus.M. Jacques fut bientôt du conseil d’arrondissement ;M. Jean ne voulut rien être, s’étant déclaré pour les roislégitimes et les droits de notre sainte Église. On ne savait lequeldes deux frères était le plus riche, et les fainéants sedisputaient chaque soir au cabaret sur ce chapitre.

Georges et Louise revenaient d’année en annéede leur collège et de leur pension avec des prix en quantité ;c’étaient les plus beaux jeunes gens et les plus riches du pays.Tous les deux me conservaient leur affection. Je voyais passerLouise en char à bancs, avec son père, toujours plus gracieuse etplus belle ; et Georges à cheval, les épaules carrées, legrand nez en bec d’aigle, ses cheveux noirs un peu crépus,ébouriffés, me criait chaque fois, en passant au galop :

« Bonjour, monsieur Florence. »

Il était fort et hardi comme son père, c’étaitle même homme, avec trente ans de moins. Quelquefois il s’arrêtaità ma porte, pour me demander des nouvelles de ma santé. Louisem’envoyait de petits présents, des paniers de fruits, du raisin etmême d’excellentes confitures qu’elle avait pris la peine de faireelle-même. Je voyais que ces braves enfants m’aimaient bien ;ils ne m’oubliaient pas comme tant d’autres.

Mes enfants grandissaient aussi ; Paulavait d’heureuses dispositions, mais je ne savais à quoi ledestiner, n’ayant pas de fortune. Depuis longtemps c’étaittourment, lorsque M. Jacques, devinant sans doute à matristesse les pensées qui m’occupaient, me dit un soir que nousétions assis tous les deux à la mairie, lui pour me donner desordres et moi pour les remplir :

« Monsieur Florence, quel âge a doncPaul ?

– Quatorze ans bientôt, monsieur lemaire.

– Quatorze ans… Et que voulez-vous enfaire ?… Il faut y songer d’avance.

– J’y pense tous les jours,malheureusement je n’en sais rien, car pour toutes les carrières ona besoin d’argent, et…

– Bah ! fit-il, cet enfant ne manquepas de moyens… Vous êtes content de lui ?

– Depuis le départ de Georges, luirépondis-je, je n’ai pas eu de meilleur élève. »

Il se leva, fit un tour dans la salle,regardant le plancher, les mains croisées sur le dos, et puiss’arrêtant tout à coup :

« Eh bien, dit-il brusquement, il fauttâcher de lui faire obtenir une bourse à l’école normale deNancy : comme instituteur vous avez des droits ; moi,comme maire et membre du conseil d’arrondissement je ne manque pasd’influence. Le jeune homme étant un bon sujet se recommande aussilui-même. Qu’en pensez-vous ?

– Monsieur le maire, lui répondis-je leslarmes aux yeux, je ne puis vous exprimer toute ma reconnaissancepour…

– Alors, vous acceptez ?

– Mon Dieu, c’est tout ce que jedésire.

– Bon, dit-il, c’est donc entendu. Nousavons une grande réunion à Sarrebourg la semaine prochaine, leconseil d’arrondissement vote les centimes additionnels pourl’instruction primaire ; je mettrai la chose en avant, et sic’est nécessaire j’écrirai à notre député ; il a besoin de moipour les nouvelles élections, l’affaire marchera ! »

C’est tout ce qu’il me dit. J’en étais bienému. Je voulais le remercier encore de ses bonnes intentions, maisil avait un caractère brusque et me dit :

« Cela suffit, mon cher monsieurFlorence. Je veux m’employer en faveur de Paul, parce que c’est unbon sujet, et puis pour vous rendre service ; vous le méritezsous tous les rapports. »

Il sortit en me serrant la main.

Six semaines après je vis qu’il avait le braslong : tout ce qu’il m’avait annoncé réussit !M. l’inspecteur Pitte, à son passage, ayant interrogé mon filssur la grammaire, sur l’histoire et la géographie, parutsatisfait ; et bientôt M. Jacques lui-même vintm’annoncer que Paul était admis à l’école normale avec une boursecomplète, ce qui me combla de joie. Je n’aurais jamais cru que cethomme rude me portât tant d’intérêt. Mon seul chagrin était de nepouvoir lui rendre quelque grand service, proportionné à mareconnaissance ; oui, j’y rêvais souvent, mais sans endécouvrir le moyen.

Paul partit à la fin des vacances et je n’eusplus à m’inquiéter de son avenir, car monsieur l’inspecteur, àchacune de ses tournées, me faisait compliment de son intelligenceet de sa bonne conduite ; j’étais le plus heureux deshommes.

Ma pensée se reportait alors vers Juliette,qui venait d’atteindre ses douze ans, et qu’il fallait aussipourvoir ; lorsqu’une inquiétude s’en va, tout aussitôt uneautre arrive. Mais, grâce au ciel, ce nouveau tourment devait aussiavoir son terme. L’industrie s’étendait de plus en plus, et vers cetemps arrivèrent au pays des entrepreneurs de broderie, avec lesmodèles, les étoffes et le fil nécessaires à ce travail délicat,promettant aux jeunes filles qui réussiraient le mieux un salaireconvenable, cela pouvait aller jusqu’à trente et même trente-cinqsous par jour ; seulement il fallait être bien habile, avoirde bons yeux et du goût au travail.

Juliette réussit l’une des premières, et dèslors je fus tranquille.

Mais le commerce et l’industrie auraient faitbien d’autres progrès chez nous, si nous avions eu de bons cheminspour les voyageurs et la marchandise. Malheureusement sous CharlesX et Louis XVIII on n’avait pensé qu’à la plantation des croix demissions, aux processions, aux expiations, à la loi du sacrilège,au droit d’aînesse, en abandonnant tout le reste à la grâce deDieu. De sorte que nos chemins étaient pleins de trous et defondrières, où l’eau croupissait des semaines et des mois. Pas unde nos paysans, qui s’embourbaient chaque jour dans ces mauvaischemins jusqu’aux essieux, et qui se voyaient forcés de traînerleurs chevaux par la bride, pour en sortir, pas un n’aurait eu lebon sens de jeter dedans quelques pelletées de terre et decailloux ; non, ils auraient craint de faire plaisir auprochain.

Les voitures de marchandises pesantes, tellesque la terre de Champagne et le sable, nécessaires pour lafabrication du verre et des creusets, restaient souvent au beaumilieu du village une partie de l’hiver, enfoncées dans des troustels que ni chevaux ni bœufs ne pouvaient les en sortir ; ilfallait attendre le printemps ! Et que de fois les pauvrescommis voyageurs, dans leurs calèches à moitié détraquées par lesmauvais chemins, ne se sont-ils pas emportés contre nous, criantque nous étions abandonnés de la raison, et même du sentiment denos intérêts les plus clairs. Ce qu’ils disaient ou rien c’était lamême chose ; car nos curés, revenus de leur grande peur de1830, bien loin de prêcher qu’il faut s’aider les uns les autres àsortir de la bourbe et de la crasse, disaient en chaire que cetétat nous préservait de la corruption du siècle ; que c’étaitun bienfait du ciel de n’avoir pas de routes ; qu’il valaitmieux être misérables que damnés.

Enfin cela durerait encore, si dans ce tempstoute la France ne s’était mise à faire des chemins vicinaux, et siles Alsaciens nous donnant l’exemple, en se dépêchant d’ouvrir desvoies de communication avec leurs voisins, ne s’étaient attiré toutnotre commerce.

Alors comme ils s’enrichissaient à nos dépens,quelques-uns pensèrent qu’il ne serait pas mauvais de suivre leurexemple, et de faire aussi des routes par la montagne.

M. Jacques se déclara le premier, disantqu’il nous fallait un bon chemin vicinal pour aller à la justice depaix, à la halle aux grains, au tribunal, à lasous-préfecture ; que c’était indispensable et que chacundevait y contribuer pour sa part.

M. Jean comprenait ces choses aussi bienque son frère, cela tombait sous le sens commun, et lui-même étantriche, ayant beaucoup à vendre, devait y trouver un grandavantage ; mais il suffit que M. Jacques en eût eu l’idéepour le décider à se déclarer contre.

« M. le maire, disait-il d’un airmoqueur, ne veut plus que des chemins, il lui faut toujours deschemins ! Quel intérêt peut-il donc avoir à nous imposer desprestations, des corvées, des centimes additionnels ? Il veutse faire bien venir du gouvernement ; il veut attraper lacroix ! »

Ainsi de suite.

Ces paroles de M. Jean couraient levillage ; et comme les ignorants, les êtres irréfléchis sonten majorité partout, il eut tout de suite avec lui la plupart desmembres du conseil municipal.

M Jacques n’en dressa pas moins son plan etdès les premiers beaux jours, un dimanche, il convoqua le conseil,dont j’étais assistant comme secrétaire de la mairie.

C’est ce jour-là, sur les deux heures del’après-midi, dans la grande salle en haut, qu’il fallut entendreles cris d’indignation contre le projet. C’est alors qu’il fallutvoir se lever le grand charron Dominique Bokion, son gros poing surla table et les yeux enflammés, criant que les bois du comte deDabo étaient à nous, qu’il fallait les conserver pour nous ;que si l’on établissait un chemin, ceux de Sarrebourg, de Blamontet de plus loin, jusqu’au fond de la Lorraine, viendraient cherchernotre bois, nos planches, nos bardeaux et nos madriers ! Quele bon bois de charme, qui fait les meilleures roues, lesmeilleures échelles et les meilleures charrues, iraitailleurs ; que le foin, la paille, l’avoine suivraient la mêmeroute ; que nous n’aurions plus de viande, plus de beurre,plus d’œufs, plus de légumes, puisqu’on les vendrait sur lesmarchés de Lorquin et de Sarrebourg ; et que les commisvoyageurs viendraient encore en bien plus grand nombre nous vendrede mauvais drap, de mauvaises toiles de coton, de mauvais outilsfabriqués à la mécanique, de mauvaise eau-de-vie, en emportantnotre bonne marchandise : notre bon kirsch, nos bons outilsforgés sur l’enclume, notre bon fil de chanvre, filé par lesménagères, et notre bonne toile, tissée par nos tisserands et quidure vingt fois plus que l’autre.

Il était furieux ; tous les membres duconseil lui donnaient raison, excepté l’épicier Claudel.M. Jacques, à chaque mot, voulait l’interrompre,criant :

« Et l’argent !… et l’argent !…Si l’on emporte la marchandise, on apportera l’argent. Notre pays atrop de bois, le bois sèche sur pied… nous n’avons pas assezd’argent… »

Personne ne voulait l’entendre ; ontrépignait, on criait :

« Pas de chemin !… Pas decorvées !… Pas de centimes additionnels !… non…non !… Nous sommes bien, il ne faut pas changer… Les autresveulent entrer chez nous… il faut leur fermer la porte… nous avonsassez de chemins comme cela !… »

Moi, dans mon coin, derrière le pupitre,j’admirais le courage de M. Jacques, qui faisait face à tousces êtres furieux, disant :

« Mais nous voulons donc rester dessauvages ? Quand tous les départements voisins se civilisent,nous voulons donc toujours vivre comme des loups, dans nosbois !… »

Et la fureur redoublait.

« Nous ne sommes pas plus des loups queles autres, criaient les plus indignés ; nous voulonsconserver notre bien, nous ne voulons pas êtrevolés ! »

Ce jour-là M. Jacques ne put rienobtenir, pas même d’être entendu. À cinq heures du soir l’affairen’était pas plus avancée qu’à deux heures.

M. Jean en apprenant cela futcontent.

« À la bonne heure, dit-il, je vois quele bon sens n’est pas encore tout à fait perdu dans ce pays. C’esttrès bien ! Ce qu’il nous faut, c’est de la religion ;l’argent nous en avons bien assez ; déjà trop de gueux vendentleur conscience pour des bureaux de tabac, des places, des croix etdes pensions. Ce chemin vicinal serait la ruine des honnêtes genset la gloire des écornifleurs ! »

Il riait, en voyant M. Jacques quipassait devant ses fenêtres et rentrait chez lui tout pensif.

Mais notre maire n’était pas un homme à sedécourager quand il avait entrepris quelque chose ; et l’idéeseule de battre son frère, de l’humilier devant toute la commune,aurait suffit pour l’empêcher de reculer.

Il se rendit le lendemain à la sous-préfectureet puis au chef-lieu du département.

Quatre ou cinq jours après M. Jacquesrevint de Nancy, et le dimanche suivant il réunit de nouveau leconseil, vers une heure. Pas un membre ne manqua la séance,craignant de voir les prestations et les corvées votées en sonabsence. Bornic, le marchand de bois, disait en entrant queM. Claudel voulait un chemin pour avoir ses marchandises àmeilleur compte ; Claudel lui répondait que s’il les obtenaità meilleur compte, il les vendrait aussi moins cher, et que toutela commune en profiterait ; mais Bornic ne voulait pascomprendre ce raisonnement et disait que Claudel mettrait ladifférence dans sa poche.

Dans ce moment M. Jacques entra ;tout le conseil se tut, chacun prit sa place, et M. le mairedans son fauteuil, en tête de la table, me fit signe d’écrire ceque j’allais entendre, puis il se leva et dit :

« Messieurs les membres du conseilmunicipal, j’ai raconté notre dernière délibération à lapréfecture. M. le préfet, son secrétaire général et sonconseil ont été bien étonnés, ils ne pouvaient croire ce que jeleur disais ; mais cette délibération est passée, n’en parlonsplus.

« Voici maintenant ce que je vous dis,moi.

« Notre forêt communale nous rapporte bonan, mal an, mille cordes de bois. Le bois est maintenant, pris dansla forêt, à huit francs la corde ; huit fois mille font huitmille francs. Mais de l’autre côté de Sarrebourg, la corde de boisest à vingt-quatre francs ; mettons par un bon chemin huitfrancs pour le transport, restent donc seize francs, au lieu dehuit. Est-ce que vous voulez changer vos pièces de huit francscontre des pièces de seize francs ? C’est toute la question.Moi, je le veux, ça rentre dans mes idées, mais si vous ne voulezpas, vous êtes libres.

« Ma maison, mes champs, mes prés, messcieries, tout sera dans la même proportion que le bois dechauffage, de huit à seize ! Après que le chemin sera fait,tout vaudra le double. Je me regarderais comme une véritable bête,si je m’y refusais. Chacun sa manière de voir !

« C’est pourquoi j’ai voté ce chemin auconseil d’arrondissement, malgré vos protestations, que jeconnaissais d’avance. Il s’agit ici d’une affaire d’intérêtgénéral. »

Comme il disait cela, l’indignation et lafureur éclatèrent ; mais M. Jacques n’eut pas l’air des’en occuper, il se tut ; et quand la fureur du grand Bokion,de Bornic et des autres fut calmée, il continua :

« Si cela ne vous convient pas, eh bien,donnez votre démission ; un autre conseil sera nommé, quivotera peut-être ce que nous demandons.

« Vous comprenez bien une chose :l’arrondissement et le département tout entier ne peuvent passouffrir de ce qu’une quinzaine d’individus ici s’obstinent à nepas vouloir de chemins. Le département a besoin de chemins ;quatre cent mille personnes ne peuvent être arrêtées par ladécision d’une douzaine de paysans des Chaumes, qui ne comprennentpas leur propre intérêt ; le département et toute la Franceont besoin de bois, de planches, de madriers et de tout ce que nousavons en trop grande quantité.

« On veut nous payer largement. Il mesemble à moi, que si nous étions encore plus encroûtés dans noshabitudes, ce ne serait pas une raison pour toute la France de nepas faire un chemin par ici. Dans votre intérêt, je vous engagedonc à voter ce qui est juste ; nous profiterons le plus de cechemin, donc il est juste d’y contribuer pour notre part.

« Si vous ne votez pas, des gens plusraisonnables et moins égoïstes, au conseil d’arrondissement et auconseil général, voteront, selon l’équité, ce que notre villagedevra payer. Au lieu de pouvoir nous libérer par des prestations etdes corvées, nous payerons en argent ; d’autres avec notreargent se chargeront de piocher la terre, d’amener du sable et despierres à notre place ; et comme ils auront plus de chemin àfaire matin et soir, n’étant pas sur les lieux, ils perdront dutemps et nous payerons davantage.

« Maintenant la chose est claire…Choisissez ! »

On vota, et tous, sauf M. Jacques etClaudel, votèrent contre le chemin.

On se dispersa dans un grand tumulte ;mais cela n’empêcha pas le chemin d’être mis en train ce printempsmême. Des ouvriers arrivèrent de partout, et quinze jours après,tous ceux qui possédaient une voiture aux Chaumes, demandèrent à selibérer en conduisant du sable et des pierres, et les autres enfaisant leurs corvées. M. le maire y consentit volontiers, etl’année suivante, malgré l’opposition de M. Jean et sa colèrerentrée, nous avions, vers la fin du mois de juillet, un excellentchemin vicinal, allant des Chaumes à Sarrebourg, un chemin bienferré, de grosses pierres en dessous pour l’écoulement des eaux,au-dessus de la pierraille, puis de la bonne terre de sable et despierres blanches, les rigoles bien tracées des deux côtés à plusd’un pied de profondeur. Il était en dos d’âne ; on n’en ajamais fait de meilleur, depuis trente ans il dure encore, toujoursen bon état.

Cette année-là, Georges finissait sesclasses ; son père me parlait souvent de lui avecsatisfaction, disant qu’il ne pensait plus à l’école forestière, etqu’aussitôt rentré du collège il se mettrait au commerce de bois.M. Jacques se faisait vieux ; depuis deux ans ilsouffrait d’un rhumatisme dans la jambe gauche, qui l’empêchait desurveiller ses coupes, et l’idée de voir son fils prendre la suitede ses affaires le réjouissait.

Vers la fin du mois d’août, un soir que jesoupais en famille avec de bon lait caillé et des pommes de terre,sans penser à rien, quelqu’un monta l’escalier, ce qui me surprit,car d’ordinaire on ne venait pas si tard. Juliette allait voir,lorsque la porte s’ouvrit et que M. Jacques lui-même parut surle seuil en nous disant :

« Ne vous dérangez pas ; c’est moi,monsieur Florence. Je viens vous demander si vous ne pourriez pasm’accompagner demain à Phalsbourg. C’est la distribution des prix,et Georges m’écrit de vous amener, qu’il veut être couronné parvous ! Est-ce que cela ne vous ferait pas plaisir ?

– Ah ! monsieur le maire, luirépondis-je en me levant tout ému, j’en serais bienheureux ! »

Je lui présentai une chaise, mais il ne voulutpas s’asseoir et me dit :

« Alors, vous acceptez… c’estentendu !… Je viendrai vous prendre demain matin à six heures.Nous irons là-bas en char à bancs, et nous ferons un peu lanoce. »

Il riait, et me serra la main amicalement.

« Au revoir, madame Florence. »

Je voulais l’accompagner, mais il m’enempêcha :

« Restez !… Je trouverai bien lechemin tout seul. »

Juliette l’éclairait du haut del’escalier ; il sortit, et nous rentrâmes bien étonnés :M. le maire n’était jamais entré chez nous, c’était lapremière fois.

Ma femme se dépêcha de préparer mes beauxhabits, et le lendemain, comme il avait été convenu,M. Jacques et moi nous partîmes pour la ville. Son char àbancs, attelé de deux petits chevaux tout ronds, courait comme lamalle-poste. Je n’ai jamais vu M. Jacques aussi joyeux ;à chaque instant il tirait sa montre et s’écriait :

« Voyez !… Nous sommes à Nitting…nous sommes à Hesse ; il nous aurait fallu dans le temps deuxgrandes heures pour arriver ici, et nous y sommes en cinquanteminutes… Nous arriverons avant dix heures. »

Et les chevaux galopaient. La campagne étaitmagnifique ; de tous côtés on voyait les gens fauciller lesblés, des gerbes innombrables se dressaient le long des sillons àperte de vue, et tous ces travailleurs se levaient au milieu desmoissons pour nous regarder.

« Hé ! leur criait M. Jacques,ça roule ! on n’a plus besoin de pousser aux roues !

– Non, monsieur le maire, disaient-ils,ça va bien ! »

À dix heures nous entrions à Phalsbourg, etM. Jacques, tirant pour la dernière fois sa montre,s’écria :

« Qu’est-ce que je vous avais dit ?Nous avons fait en quatre heures le chemin qui nous en auraitdemandé huit ou dix l’année dernière. Voilà ce qui s’appellemarcher. Avec les idées du frère Jean, nous serions encore à Hesse,dans la boue par-dessus les oreilles. Allons, allons, voici la mèreAntoni qui vient nous faire ses compliments. Hue ! »

Le char à bancs traversait alors la place ets’arrêtait devant l’hôtel de la Ville de Bâle, encombré demonde. Tous les parents des élèves, père, mère, frères et sœurs,venant d’Alsace et de Lorraine, s’arrêtaient là ; dans cetemps de chemins vicinaux et de prospérité nouvelle, l’auberge dela Ville de Bâle faisait des affaires considérables ;on n’y dînait pas à moins de trente sous, mais les gros rouliers,les voyageurs de commerce, les riches propriétaires des environs,qui descendaient chaque jour sous la voûte et dans la courencombrée de voitures de ce vaste établissement, ne regardaient pasà la dépense.

Déjà Mme Antoni, une femmesuperbe, grande, brune, avec son haut bonnet blanc, accourait encriant :

« Ah ! monsieur le maire, vous venezdonc encore une fois couronner votre jeune homme !… C’estbien !… C’est bien !… – Kasper… Kasper… viens vitedételer la voiture de M. le maire ; dépêche-toi. – Vousdînerez à la maison, monsieur Rantzau ?

– Oui, madame Antoni, vers deux ou troisheures, après la distribution. Vous mettrez trois couverts.

– Bon, bon !… Je vais vous arrangerça ! »

Quelle activité, quel bon sens avait cettebrave dame, car son mari, M. Nicolas Antoni, ne s’occupait derien, et buvait du vin blanc toute la journée en fumant sapipe.

Comment une simple femme pouvait-elle menerseule une si grande affaire, surveiller la cuisine, les logements,le service, etc., et ne rien oublier dans cette presse ? Jen’en sais rien, et tout ce que je puis dire, c’est que c’était unepersonne très capable.

Elle nous avait à peine quittés, que ledomestique conduisait déjà nos chevaux à l’écurie. Nous autres,ayant secoué la poussière de nos habits, nous allâmes au collègevoir Georges, qui nous attendait depuis le matin.

Je n’ai pas envie de vous peindre cettejournée : le collège, le principal, les professeurs, lesélèves, les discours et la distribution, non, ce serait trop long.Figurez-vous seulement tout ce que vous avez vu de plus beau dansce genre : la musique du régiment qui joue, les pères et mèresassis dans la salle, qui posent des couronnes sur la tête de leursenfants, en pleurant d’attendrissement ; figurez-vous Georges,alors un des grands, les joues et les lèvres garnies d’une légèrebarbe brune, frisée comme celle de son père, les yeux brillants etl’air heureux, qui vient m’embrasser dans la foule, et que jecomble de mes bénédictions, en lui couvrant le front d’unemagnifique couronne de chêne et lui mettant le livre dans lamain ! Ces choses ne peuvent se dire, elles sont troptouchantes.

Et penser que j’avais eu dans mon école cetenfant, qui devenu l’un des premiers du collège, parmi lesphilosophes, songeait encore à moi !… J’en étais attendri… jeme disais qu’il y a pourtant de beaux moments dans l’existence.

Oui, ce fut un des beaux jours de mavie !

Georges avait les prix de discours français,de discours latin, d’histoire naturelle, de géographie et demathématiques ; il en savait dix fois plus que moi ;c’était un savant ! Voilà ce que c’est d’avoir un père riche,qui ne regarde pas à l’argent pour vous faire donner une bonneinstruction. Combien de malheureux remplis de dispositions, quidonneraient, avec un peu de dépense, des hommes utiles et mêmeremarquables, sont privés d’un pareil avantage, et deviennent desêtres dangereux, capables de tout critiquer et renverser ! Ense comparant plus tard à ceux qui les commandent, ils se sententnaturellement supérieurs et trouvent tout mal ! Les autres,au-dessous, les écoutent et les suivent ; j’avais reconnu celatoute ma vie, et notamment en 1830, lors de la grande révolte desmontagnards contre les gardes forestiers. Je me permets de ledire : faute d’une greffe, le meilleur, le plus sain, le plusvigoureux des sauvageons ne donnera jamais que des fruitsaigres !…

Après la distribution, nous revînmes ensembleà l’auberge, chargés de livres et de couronnes ; les gensregardaient en disant :

« Voici le vieux maître d’école !…Voilà le père ! »

J’entendais tout cela et j’en étais fier.

Et puis à l’auberge nous fîmes un dîner…Ah ! quel dîner !… cela n’en finissait plus.M. Jacques, tout glorieux au milieu de ces étrangers, de cesgrands Alsaciens en gilet rouge qui tourbillonnaient autour denous, M. Jacques demandait de tous les vins : dubordeaux, du bourgogne, et même du champagne !

Je ne savais plus à la fin ce que jebuvais ; et si nous n’avions pas été forcés de conserver notredignité, après un pareil triomphe nous nous serions mis à chanter.Oui, moi qui n’avais chanté qu’au lutrin, et qui n’ai jamais danséde ma vie, j’aurais chanté et dansé !… Je poussais de grandséclats de rire sans savoir pourquoi, et j’embrassais mon élève.

Enfin cela peut bien arriver une fois encinquante ans d’être un peu gai ; on a bien eu assez d’ennuiset de misères ; quand un beau jour vous arrive, on s’ensouvient longtemps !

Et là-dessus, vers cinq heures,M. Jacques ayant payé, je ne sais combien, nous partîmes avecles malles et les effets de Georges, qui ne devait plusrevenir.

Grâce au ciel, M. le maire avait encoreune bonne vue ; moi, s’il avait fallu conduire, j’aurais passépardessus les ponts. Je n’y voyais plus ; et seulement au loindans les champs, au grand air, regardant les chevaux galoper et lesarbres défiler, je me dis :

« Cette fois, Florence, tu peux teglorifier d’avoir un peu dépassé ta mesure ordinaire. »

Je me remis tout à fait vers Sarrebourg.

Georges, heureux d’avoir terminé ses classeset de rentrer avec tant de prix, était aussi content de me voir sigai car sur tout le chemin je ne faisais que radoter, racontant àmon élève les moindres détails de sa jeunesse : comme il avaitappris à épeler, à tracer les premiers jambages, à poser lespremiers chiffres au tableau, enfin tout ce qui me revenait ;et lui me répondait : « Oui, monsieur Florence, je m’ensouviens très bien ! » Quant à M. Jacques, de tempsen temps il tapait sur les chevaux en criant :

« Nous avons remporté cinq premiersprix !… Notre nom sera sur le Moniteur de laMeurthe !… On verra si les autres en ont autant !…Comme ça roule… Hue !… »

En trois heures nous fûmes aux Chaumes.

Alors sur ma porte le char à bancs s’arrêtadeux minutes. On se serra la main, je descendis tout joyeux ;et je montais à peine les premières marches de notre escalier, quela voiture continuait déjà sa route par le village au triplegalop.

J’embrassai ma femme comme si je ne l’avaispas vue depuis deux ans. Je riais ; Marie-Anne était toutétonnée ! Mais réfléchissant ensuite que ce n’était pas monhabitude d’agir de la sorte, je compris ce qui se passait, et ayantremis mes vieux habits, je m’assis gravement, quoique joyeuxencore, et je racontai à ma femme, et à Juliette qui venait derentrer, tous les événements de ce jour mémorable. Elles prirentpart à mon bonheur !

Ce soir-là, je me couchai sans souper, et jedormis d’une haleine jusqu’au matin ; Marie-Anne fut obligéede m’éveiller à sept heures, pour l’école.

Je vous ai raconté ce beau jour ; etmaintenant passons à la suite, car un chapitre fini, il faut enrecommencer un autre.

Chapitre 10

 

 

Au commencement de septembre, Louise revint deMolsheim, elle avait aussi fini ses études et nous fit sa petitevisite en arrivant, comme les autres années. C’était alors la plusjolie fille du pays, grande, vive, légère ; on ne pouvait voirde plus magnifiques cheveux blonds que les siens, ni de plus beauxyeux, fins et doux. Et pourtant l’esprit des Rantzau était enelle ; il fallait rire malgré soi de l’entendre parler du bononcle Jacques et de la barbe du cousin Georges, avec un coup d’œilmoqueur. On voyait bien qu’elle revenait de Molsheim, où les chèressœurs, comme disait M. Jannequin, sont confites encharité.

Ma femme, Juliette et moi, nous nous fîmes dubon sang durant cette visite.

Enfin, tout cela n’empêchait pas Louise d’êtrebonne et loyale au fond ; et maintenant que j’avais mes deuxmeilleurs élèves au village, je me promettais une existence plusagréable, en allant les voir de temps en temps. Je les aimais bien,ils m’aimaient aussi, voilà le principal. Chacun en ce monde a sespetits défauts, le meilleur est de ne pas y faire attention.

Deux ou trois jours après, un jeudi, vers uneheure, Mlle Suzanne, la servante de M. lecuré, vint me prévenir que son maître m’attendait au jardin dupresbytère, pour lever le miel de ses ruches, selon notrehabitude.

Je m’y rendis aussitôt. Il faisait un beautemps d’automne assez chaud ; les abeilles tourbillonnaientpar milliers dans l’air.

M. le curé avait déjà préparé les masquesen fil de fer avec leur grand sac retombant sur les épaules, commele capuchon des ramoneurs, et les gants de grosse toile qui vousremontent jusqu’aux coudes. J’avais eu soin de fourrer mon pantalondans mes bottes car ces insectes laborieux n’aiment pas qu’on lespille, ils s’introduisent partout, par esprit de vengeance.

Les grandes cuillères tranchantes et les potsétaient aussi prêts, avec le vieux torchon de linge, pour enfumerles ruches ; c’est toujours par là qu’on commence.

J’arrivai donc tout joyeux et M. le curéme dit en riant :

« Eh bien, monsieur Florence, cette foisnous allons faire un joli butin ; les fleurs n’ont pas manquécette année, ni la miellée non plus, je parierais pour trentelivres de miel par ruche, l’une dans l’autre.

– Il faut voir, il faut voir, monsieur lecuré, lui répondis-je ; bien des fois on se trompe : oncroit n’avoir rien, et l’on a beaucoup ; on croit avoirbeaucoup et l’on n’a rien ! Et puis il faut ménager aussi lanourriture des abeilles pour l’hiver ; après un été si chaud,nous devons avoir un hiver long et rigoureux.

– Vous avez raison, dit-il. Eh bien,habillons-nous. »

Il avait ôté sa soutane. J’ôtai mon habit etje passai ma blouse ; puis ayant mis nos masques, bien rabattunos capuchons, et tiré nos gants, j’avertis Suzanne de fermer lesfenêtres du presbytère, pour ne pas perdre beaucoup d’abeilles, quis’acharnent à suivre les gens jusqu’au fond des chambres. Aprèsquoi, dans la cuisine, je pris quelques braises et noussortîmes.

On aurait dit que les mouches devinaient ceque nous allions faire, car, elles qui nous laissaient approchertous les jours, en une minute nous couvrirent des pieds à latête ; elles bourdonnaient autour de mon masque ; maistout cela ne servait de rien, il fallait y passer !

Je commençai donc à enfumer, promenant monvieux linge sur la pelle avec les braises, devant les trois grossesruches du milieu, pendant que M. le curé soufflait.

À l’odeur de la fumée toutes se mirent àdéguerpir. Alors passant dans le rucher derrière, je retournai lepremier panier ; et les abeilles étant parties, sauf un petitnombre qui restaient là comme engourdies, je me mis à découper lespremiers rayons du dessous. M. le curé me présentait les pots,et je plaçais délicatement les rayons dedans, les uns sur lesautres. – C’était une cire blanche comme de la neige, et le plusbeau miel qu’il soit possible de voir, transparent, couleurd’or.

La chaleur était grande ; beaucoup demouches revinrent, il fallut recommencer à les enfumer.

Nous passâmes ainsi en revue les dix ruches deM. Jannequin, ayant soin de ménager les plus jeunes,nouvellement essaimées, qui n’avaient pas eu le temps de fairetoutes leurs provisions.

Cela ne nous empêcha pas d’approcher destrente livres dont avait parlé M. Jannequin, huit grands potsétaient pleins. J’avais eu soin aussi de ménager les jeunesabeilles, encore sans ailes, et renfermées en forme de petiteschenilles blanches dans les cellules ; c’est l’espoir del’avenir, les maladroits en font périr beaucoup trop.

À la fin nous remîmes tout en place, aprèsavoir enduit le dessous des paniers de terre glaise, pétrie avec dela bouse de vache, qui seule empêche le froid d’entrer. Il n’y apas d’autre mot pour le dire, et c’est pourtant un bon conseil àdonner aux éleveurs.

Et là-dessus, voyant tout en ordre, nousallions rentrer, lorsque sur la route, qui passe derrière lacharmille du jardin, nous entendîmes de grands cris et des coups defouet précipités. Une voiture entrait au village, et nos abeillesfurieuses se vengeaient sur ces gens. Nous les entendionscrier :

« Chiennes de mouches !… Allons…dépêchez-vous donc !… Courez !… que le diable emporte cesmouches !… d’où cela vient-il ? »

C’était un étranger qui parlait, et l’un denos paysans répondait :

« Ça, monsieur, ce sont les mouches deM. le curé.

– Ah ! criait l’autre, je m’endoutais ; ça ne pouvait venir que de là. »

Il ajoutait de gros mots contre les jésuites,contre la prêtraille, de sorte que voyant la voiture s’éloigner,nous ne pûmes nous empêcher de rire, et M. Jannequin lui-mêmedit :

« Allons… Allons… celui-là ne nous ménagepas… Ça doit être quelque ouvrier de fabrique… unétranger ?

– Oui, lui répondis-je, il parle comme unvrai Parisien ; il aura été piqué. »

Tout en disant cela, j’écartai doucement lefeuillage, et je vis à cent pas de nous, derrière le treillis, unegrande voiture, et sur la voiture une caisse énorme en bois blanc.Un domestique de M. Jean, le vieux Dominique, tenait leschevaux par la bride, et plus loin courait un étranger se tenant unmouchoir sous le nez.

Qu’est-ce que cette caisse pouvaitrenfermer ? Je me le demandais en riant, pensant bien qu’elleallait chez M. Jean et qu’elle venait de loin !

Enfin, faisant ces réflexions, je revins finirl’ouvrage. Nous portâmes les pots dans une petite chambre derrière,où M. Jannequin avait ses fleurs en hiver, et ses instrumentsde jardinage.

Suzanne, en nous voyant entrer, se sauva bienvite ; les vitres étaient couvertes de mouches. M. lecuré, riant, criait :

« Suzanne, venez donc goûter notremiel !

– Merci, merci, monsieur le curé,criait-elle derrière la porte ; je le goûterai plustard. »

Et nous égayant de la sorte, après avoir bienenfumé, nous pûmes enfin nous débarrasser de nos masques, de nosgants et de nos ustensiles.

La quantité de miel que nous venions de leverétait énorme ; M. le curé, bien content, alla lui-mêmeprendre une assiette à la cuisine, il mit dessus trois des plusbeaux rayons et me dit :

« Voici pour vous, mon cher monsieurFlorence, je vous remercie du concours que vous avez bien voulu meprêter.

– Je suis toujours à votre service,monsieur le curé, lui répondis-je.

– Je le sais, fit-il, et je vous enremercie. Allons, au revoir ! »

Alors je sortis avec mon assiette, que j’eussoin de couvrir. Quoiqu’il se fût passé près d’une heure depuis lafin de l’opération, des milliers d’abeilles, enivrées par la fumée,tourbillonnaient encore partout ; mais elles commençaientpourtant à rentrer, et c’est à peine si trois ou quatre des plusacharnées me poursuivirent, sentant l’odeur de mon miel et voulantle ravoir. Enfin j’arrivai chez nous et je refermai bien vite laporte.

Ma femme et Juliette furent émerveillées desbeaux rayons que j’apportais, et tout de suite on les mit au fraisdans le garde-manger.

« Est-ce que tu n’as pas vu passer unegrande voiture ? me demanda ma femme, pendant que je me lavaisles mains et la figure dans notre petite cuisine.

– Sans doute ! lui dis-je enriant.

– Ah ! tout le village en parle.

– Est-ce que le conducteur a étépiqué ?

– Oui, sous le nez et dans le cou ;mais ce n’est rien, ce n’est pas de cela qu’on parle ; onparle du beau meuble, du magnifique piano que M. Jean a faitvenir de Paris pour sa fille. Notre voisine,Mme Bouveret et les gens du village disent qu’onn’a jamais rien vu d’aussi beau. »

Comme elle me racontait cela, l’idée me vintaussitôt d’aller voir ; depuis longtemps je désirais connaîtreun vrai piano de Paris ; nous n’en avions chez nous que deHarchkirch, en Lorraine, de petits pianos à trois octaves ; etles facteurs de ce pays, je puis le dire sans leur faire une tropgrande injure, sont de véritables massacres. Leurs pianos netiennent pas l’accord ; il faut toujours avoir la clef enmain, pour remonter les notes d’un demi-ton ; et puis enautomne le bois joue et les cordes filent avec un grincementhorrible. C’est comme les vaches du juif Élias ; avant de lespayer, on ferait bien d’écrire en détail toutes les bonnes qualitésque ces facteurs leur attribuent ; alors peut-être, à force dechanger, on en trouverait un de passable sur cinquante.

Ma femme voulait aussi courir là-bas, mais jelui dis qu’elle aurait le temps d’y aller le lendemain, tandis quemoi je n’avais que mon jeudi, et je sortis, lui promettant d’êtrede retour avant le souper.

En descendant la rue, je voyais déjà quelquesvoisins et voisines devant la maison de M. Jean ;d’autres arrivaient ; des filles rentrant du bois, leursgrands draps de toile grise pleins de feuilles sèches sur la tête,jetaient leur charge à terre ; et tous ces gens se penchaientaux fenêtres ouvertes, regardant ce qui se passait dans la salle enbas.

Il paraît que Louise me voyait venir, car ellesortit en me disant toute souriante :

« Ah ! monsieur Florence, vousarrivez bien… Entrez !… Venez voir le beau piano que mon pèrem’achète.

– C’est pour cela que j’arrive, monenfant », lui dis-je en entrant dans la salle, fraîchementrepeinte et tapissée de papier à grandes fleurs bleu de ciel.

Le piano se trouvait placé entre les deuxfenêtres qui donnent sur la rue. M. Jean, avec son grand frontchauve, les mains croisées sur le dos, se promenait de long enlarge d’un air grave.

« C’est vous, monsieur Florence, dit-il,en s’arrêtant ; vous venez voir notre instrument : Ehbien, regardez… Qu’en dites-vous ? »

Il paraissait tout fier, et non sans raison,car ce meuble, par sa splendeur, dépassait encore monattente ; il était en bois de palissandre, à poignées decuivre doré, haut, droit, en forme de buffet ; il reluisaitcomme un miroir, et rien que par sa forme extérieure on devinaitqu’il devait être excellent. Ce n’est pas pour des pianos deHarchkirch qu’on prodigue un pareil travail. Mais tout ce que jepouvais supposer n’était rien auprès de ce que je devaisentendre.

Louise, bien contente de me montrer son talentpour la musique, s’était dépêchée d’ouvrir ; les bellestouches d’ivoire et les demi-tons en ébène brillaient ausoleil ; et quand ses petites mains blanches se mirent àcourir, montant et descendant les octaves comme l’éclair, et quej’entendis ces sons de flûte, de hautbois, et dans la basse cessons pleins, graves, sonores comme des timbres, alors vraiment jecrus être en paradis.

Louise était bien plus forte que moi ;elle avait un doigté qui montrait tous les soins que les artsd’agrément obtiennent à Molsheim ; oui, on doit rendre justiceaux chères sœurs, elles ne négligent rien sous ce rapport.

Seulement, s’il m’est permis de le dire, laliaison des accords, qu’on ne peut obtenir que par l’exercice del’orgue, où tous les sons doivent être filés ; cette liaison,le passage d’un ton dans un autre, qu’on appelle fugue, et que levieux Labadie connaissait si bien, et quelques autres détailsd’expression lui manquaient encore. Mais elle n’en jouait pas moinsbien pour cela, et la précipitation qu’elle mettait à me montrerson savoir nuisait peut-être aussi un peu à la mesure.

Enfin, je n’avais rien à dire, et je fus ravide l’entendre. Je lui fis compliment, heureux de l’appeler monélève ; ses yeux brillaient de satisfaction.

« Vous êtes content, vraiment content,mon cher monsieur Florence ? disait-elle.

– Je suis fier, lui dis-je, tu me faishonneur sous tous les rapports.

– Eh bien, asseyez-vous, s’écria-t-elle,il faut aussi que je chante. Vous m’accompagnerez, monsieurFlorence, vous chanterez avec moi.

– À quoi penses-tu donc ? lui dis-jealors ; moi chanter avec toi !… Mais je ne connais quedes airs d’église, des Kyrie, des Gloria inexcelsis, des Alléluia…

– C’est égal, c’est égal !… Eh bien,nous chanterons des chants d’église. À la chapelle des chères sœursje chantais le contre-alto. Vous avez une belle basse, monsieurFlorence, il faut que nous chantions ensemble. »

Alors, voyant cela, pour ne pas la contrarier,j’envoyai un de mes élèves, qui regardait à la fenêtre, chercherbien vite le cahier de l’orgue à la maison. Il partit pieds nus,dans la poussière, et revint cinq minutes après, ne s’étant pastrompé.

M. Jean, qui ne connaissait plus que lavolonté de sa fille, paraissait aussi joyeux de nous entendrechanter. Je déployai donc mon cahier sur le pupitre reluisant, jeposai mes pieds sur les belles pédales, et d’un ton ferme, aprèsavoir marqué les trois temps du départ : – une, deux,trois ! – nous partîmes sur un grand Kyrie comme enpleine cathédrale :

« Kyrie… Kyrie… Kyrie… e… e…eleison… »

Jamais je n’aurais cru que Louise avait uneaussi belle voix ; c’était une voix pleine, touchante, et quimontait, qui montait jusqu’au ciel. Dans le premier moment j’en euscomme le frisson ; j’ouvrais de grands yeux, croyant que celamonterait toujours ; heureusement les notes étaient marquées,il fallait les suivre. Et comme rien ne vous anime et vousencourage comme d’être soutenu par une voix magnifique, je ne mesouviens pas non plus d’avoir aussi bien chanté de ma vie ; ilme semblait que ma basse était digne d’accompagner un chantpareil.

Voilà l’effet de l’émulation !… Quandvous chantez sur un vieil orgue asthmatique, dans une petite églisesans écho, où les enfants de chœur poussent des cris perçants etconfus, en présence de vieilles gens dispersés dans les bancs, etqui n’écoutent même pas, parce qu’ils sont devenus sourds, alorsvous avez beau tirer tous les registres, enfler votre voix, presserles grosses pédales, c’est de la misère, de la vraie misère.

Ah ! quelle différence ce jour-là.

M. Jean avait ouvert les fenêtres aularge ; tout le village dehors nous écoutait et nous n’ypensions même pas ; le plaisir de chanter tantôt unAlléluia, tantôt un 0 Salutaris, nous emportaitet nous enthousiasmait. J’étais redevenu comme un enfant, tout ceque voulait Louise, je le faisais ; et la nuit arriva, commes’il ne s’était pas écoulé une minute. Alors seulement je merappelai que l’heure du souper était passée ; je me levai,disant :

« Et ma femme,… Juliette,… quim’attendent ! »

M. Jean riait ; il voulait meretenir pour souper, mais ayant promis de rentrer, cela ne me parutpas convenable. Je sortis donc. Louise et son pèrem’accompagnèrent. Le vieux disait :

« Ça marche !… ça va trèsbien !… Oui, ces Parisiens-là font de fameuxinstruments ; mais aussi, monsieur Florence, ça coûte !…Devinez voir un peu ce que me coûte ce piano-là ?

– Ça ne peut jamais coûter trop cher,monsieur Rantzau, lui répondis-je ; quand une chose estparfaite, elle n’est jamais trop chère.

– Sans doute… sans doute… d’unefaçon » disait-il en riant ; mais un piano de deux millefrancs !…

– Bah ! ce n’est pas une affairepour vous…

– Non !… non !… Je peux bien mepermettre ça !… Mais deux mille francs sont toujours deuxmille francs ; il me faut vendre des quintaux de salin et desvoitures de paille et de foin pour me rattraper… Deux millefrancs !… Les Parisiens ne doivent pas y perdre à faire despianos, ils doivent y trouver leur compte.

– C’est aussi juste, monsieurRantzau ; où se trouve le mérite doit être aussi larécompense.

– Je ne dis pas le contraire. »

En causant ainsi nous étions sur laporte ; les gens se dispersaient. Louise me donna la main,disant :

« Vous reviendrez, monsieur Florence,vous reviendrez ?…

– Cela va sans dire, mon enfant, le plussouvent possible. »

Au moment de partir, derrière la charmille dujardin de Jacques en face, j’aperçus Georges qui s’en allaitlentement, en se baissant comme pour se cacher. Il avait entendu,bien sûr ; peut-être même avait-il écouté. Voilà ce que je medis.

Enfin nous étant souhaité le bonsoir, jepartis, rêvant au plaisir que j’avais eu dans cette journée, et mepromettant bien de profiter des invitations qu’on m’avait faites.Pendant le souper je racontai toutes ces choses en détail à mafemme et à ma fille, et puis nous allâmes dormir à la grâce duSeigneur.

Chapitre 11

 

 

Maintenant tout allait bien. Après vingt-cinqans de travail, je commençais à récolter le fruit de mespeines ; Paul finissait ses études à l’École normale, il nepouvait manquer d’obtenir une bonne place ; Juliette avaitplus d’ouvrage en broderie qu’elle n’en pouvait faire ; mafemme et moi nous nous portions toujours bien, Dieu merci !mes deux meilleurs élèves étaient revenus ; tout le mondem’aimait, qu’est-ce que je pouvais souhaiter de plus ? Je meregardais comme le plus heureux des hommes.

Mais il arriva dans ce temps une chose biendésagréable.

Le jeudi suivant, ayant cherché dans les vieuxcahiers du père Labadie, j’avais découvert plusieurs jolis morceauxde Mozart, et j’allais les porter à Louise, lorsqu’en arrivantlà-bas je trouvai M. Jean dans une indignation extraordinaire.Il était debout auprès de ses fenêtres, et me voyant entrer il medit en écartant les rideaux :

« Venez ici, monsieur Florence,regardez-moi cette figure ; est-ce que vous en avez jamais vude plus abominable ? »

Il me montrait son frère Jacques,tranquillement assis, en manches de chemise, sur un tas de gerbes,au coin de sa grange, et qui prenait une prise de tabac d’un airsouriant.

Je ne savais pas ce que M. Jean pouvaitencore lui vouloir, quand se mettant à marcher dans la salle, ils’écria :

« L’année passée, le gueux faisait battreson grain dans son autre grange, derrière sa maison ; il avaitson évent du même côté, sur le jardin, pour ne pas être étouffé parla poussière, car la poussière entre aussi bien chez lui que cheznous ; mais cette année, pour empêcher ma fille de faire de lamusique, il ordonne de battre trois semaines avant le tempsordinaire, et sa grange est ouverte sur la rue ; il veut nousrendre sourds et nous forcer de fermer nos fenêtres ! Est-cequ’un gueux pareil ne mériterait pas d’aller à Toulon ? Est-cequ’il ne mériterait pas d’avoir le dos pelé tous les jours à coupsde trique ? »

Jamais M. Jean ne m’avait paru plusfurieux, ses joues tremblaient ; et comme malheureusement letic-tac allait toujours son train, comme le bruit et la poussièreremplissaient la rue, il n’y avait rien à répondre.

Au bout d’un instant la réflexion me vint, etje dis :

« Monsieur Rantzau, c’est bienennuyeux ; mais peut-être que M. Jacques ne songe pas àtout cela ; peut-être a-t-il d’autres raisons pour battre songrain sur la rue. Mon Dieu, on ne peut pas savoir ; il fauttoujours penser pour le mieux et ne pas voir les choses du plusmauvais côté…

– Vous êtes un bon homme, interrompitM. Jean, vous voulez être bien avec tout le monde ; dansvotre position vous n’avez pas tort, le bandit serait capable devous retirer votre place à la mairie ; mais je vous dis, moi,que c’est comme cela. Depuis assez longtemps je le connais, il nerêve qu’au mal, il n’a de plaisir qu’à nuire, il ne rumine qued’ennuyer les honnêtes gens ; il est trop bête pour faire ungrand coup, et puis il a peur des galères ; mais s’il avaitaussi bien le courage que la méchanceté, vous en verriez encored’autres, jusqu’au moment, bien entendu, où le coquin se feraitpincer. Ah ! misérable… Et dire que le bon Dieu vous donne desfrères pareils ! Voyez… voyez… est-ce qu’on ne jurerait pas unvieux juif, un vieil usurier qui cherche dans son esprit un moyende ruiner les gens ? »

M. Jean ne pensait pas qu’il ressemblaità son frère, sauf qu’il était chauve et que l’autre avait descheveux gris ; la colère l’aveuglait.

Enfin, voyant cela, et ne voulant pas me mêlerde ces affaires, je posai mon cahier sur le piano et je dis àLouise :

« Écoute, mon enfant, ne te chagrine pastrop ; je t’avais apporté de la musique, mais puisqu’on nepeut pas jouer à cause du bruit, eh bien, je reviendrai dimanche,après vêpres ; M. Jacques ne pourra pas faire battre engrange le saint jour du dimanche, et nous essayerons alors cesnouveaux morceaux. »

Et saluant M. Jean je sortis par la portede derrière, dans la crainte de rencontrer M. Jacques, quim’aurait demandé des nouvelles de ma santé et peut-être donné lamain devant son frère.

Je sortis donc par la ruelle des jardins, enréfléchissant aux extrémités abominables où nous poussent souventles dissensions de famille. Je voyais bien M. Jacques, quiriait, assis sur les gerbes devant sa grange ; oui, je voyaisla mauvaise satisfaction peinte sur sa figure, et pourtant jen’osais croire à tout ce que M. Jean pensait de lui, cela meparaissait trop fort !…

Le même jeudi soir, Georges, revenant devisiter les scieries de son père, du côté de la Sarre-Rouge, entrachez nous après souper et me dit joyeusement :

« Voici quelque chose pour vous, monsieurFlorence, c’est une bruyère blanche de la haute montagne ;elle est rare, j’ai pensé qu’elle vous ferait plaisir.

– Ah ! oui, tu me fais plaisir,Georges, lui répondis-je. Assieds-toi. J’ai déjà plusieurs de cesbruyères ; mais pas la même, celle-ci est une variété trèsrare de la famille. Marie-Anne, va donc chercher nos cerises àl’eau-de-vie ; Georges prendra bien une cerise avec moi.

– Avec plaisir, monsieur Florence, »dit-il en s’asseyant.

Et ma femme ayant servi les cerises, tout encausant des hauts plateaux où croissent les bruyères blanches, enparlant de scieries, de coupes, de ventes de bois, d’estimations,finalement je tombai sur le chapitre de la grange.

« Ah ! çà, lui dis-je, vous faitesbattre maintenant vos avoines et votre seigle sur la rue ;figure-toi que ton oncle Jean croit que c’est pour empêcher Louisede faire de la musique. Tu penses bien que de pareilles idées nepeuvent m’entrer dans la tête : mais lui… »

Alors il éclata de rire tout haut etdit :

« Ma foi, monsieur Florence, écoutez,c’est bien ennuyeux d’entendre crier du matin au soir et tapotersur un piano.

– Comment, Georges, lui dis-je, toi quias appris la musique au collège et qui joues si bien de la flûte,tu peux dire que Louise crie !… Elle chante… elle a beaucoupde goût et même de talent… Sa voix est admirable… »

Ma femme, dans le coin de la fenêtre, mefaisait signe de me taire, mais la vérité m’emportait et je nepouvais entendre cela sans me fâcher.

Georges était devenu tout rouge.

« Hé ! fit-il d’un air embarrassé,c’est possible… je ne dis pas le contraire ! Mais quevoulez-vous, mon père n’aime pas le piano… Chacun fait la musiquequi lui convient… »

Et comme je secouais la tête pour dire :– Tout cela ce sont de mauvaises raisons ! – ilcontinua :

« Cet homme-là depuis longtemps nousennuie… Est-ce que vous croyez que c’est agréable, monsieurFlorence, de voir un gueux pareil, dans la maison du grand-pèrequ’il nous a volée, acheter des pianos de deux mille francs avecnotre argent ?

– Allons, allons, m’écriai-je, malgré lessignes de ma femme, c’est trop fort, ne parlons plus de cela, nousne pourrions nous entendre. Louise ne vous a rien volé dutout ; elle n’est cause de rien… Depuis son retour j’aireconnu en elle toutes les bonnes qualités ; elle estcharmante, je l’aime bien, et cela me chagrine de voir que ton pèreet toi vous lui faites de la peine ! »

Ma femme paraissait tout inquiète, maisj’avais le cœur trop plein pour me taire ; Georges m’écoutaiten me regardant, et je dis encore :

« Je voudrais bien savoir si dans toutl’arrondissement de Sarrebourg on trouverait une jeune fille mieuxélevée que ta cousine et plus jolie. Moi je ne suis pas un Rantzau,je ne veux pas flatter les Rantzau, mais si j’avais l’honneurd’appartenir à la première famille du pays, je ne serais pastoujours à crier contre mon propre sang ; au contraire, jeserais fier de tous ceux qui feraient honneur à ma race. Voilà ceque je pense, et ce que je dirais aussi à Louise, si je l’entendaisparler contre toi ! »

J’étais vraiment désolé.

Tout à coup, Georges, me tendant la main,s’écria :

« Vous ne m’en voulez pas, monsieurFlorence ?

– T’en vouloir, à toi ? non,non ! lui dis-je. J’aime tous mes anciens élèves, surtoutquand je les estime, et je t’estime beaucoup. Voilà pourquoi je mefâche contre ton injustice ; si c’était un autre, ça ne meferait rien. »

Il me regardait comme attendri ; et meserrant la main :

« Eh bien, dit-il, vous avez raison… Jevous en aime encore plus, si c’est possible ; tous les gensdevraient être comme vous. »

Puis se levant :

« Bonsoir, monsieur et madame Florence.Bonne nuit, Juliette. ».

Et s’adressant encore à moi :

« Si vous voulez, nous irons un de cesjours dans la haute montagne, mon cher maître, vous verrez quelbeau pays aux sources de la Sarre !

– Oui, Georges, nous irons, lui dis-je,j’aime toujours causer avec toi. »

Je l’avais accompagné sur la porte. Il meserra la main, en criant :

« Bonne nuit ! » etdescendit.

Alors me rasseyant, j’éprouvai comme unesatisfaction d’avoir dit ce que j’avais sur le cœur ; mais mafemme me faisait des reproches, soutenant qu’à la fin je seraisentre M. Jacques et M. Jean, comme entre l’enclume et lemarteau.

« Eh bien, tant pis, m’écriai-je, celam’est égal ! »

J’avais trop pris de cerises à l’eau-de-vie,et je ne voyais pas le danger.

« Tant pis ! Si ces gens me font dumal parce que je les aime, ça les regarde ; ils s’enrepentiront… le bon Dieu les punira ! »

Voilà ce que c’est que de se laisser séduirepar ses goûts, cela vous pousse aux plus grandes imprudences.

Toute cette nuit-là je me donnai raison ;même en rêvant je m’approuvais moi-même ; mais le lendemain jevis bien que j’avais eu tort, et j’aurais voulu retirer mes parolesimprudentes.

Il ne m’arriva pourtant aucun mal ; et lejeudi suivant, Georges, en blouse et grand chapeau de paille, lebâton à la main vint me prendre pour aller aux scieries. Je nedemandais pas mieux que de courir un peu la montagne. Je mis unecroûte de pain et une petite gourde d’eau-de-vie dans mon sac, etnous partîmes tout joyeux.

Malgré mes cinquante ans, étant d’untempérament sec et même assez nerveux, je marchais encore bien. Labeauté du pays, les grands arbres, les lierres, les mousses, lavive lumière dans le feuillage, la fraîcheur des petits torrentsqui galopent entre les rochers, sur le gravier, les mille insectesqui tourbillonnent dans un rayon de soleil, les papillons veloutésdes bois : tout cela me réveillait, me rendait attentif commeà vingt ans.

Et puis, après une bonne trotte, montant etdescendant à travers les bruyères et les myrtilles desséchées, quelplaisir de découvrir tout à coup au fond de la vallée sombre, oùserpente la rivière, une vieille scierie couverte de bardeauxmoussus : son petit pont, sa roue pesante, son étang, ses tasde planches en éventail, son ségare en train de dégrossir lestroncs à coups de hache, et qui vous regarde venir de loin, le nezen l’air, pendant que le bruit de la scie, le bourdonnement del’eau sous l’écluse remplissent la solitude, et que les éperviers àla chasse tourbillonnent en rond dans le ciel au-dessus dessapinières !

Voilà ce que j’aimais le plus et qui mefaisait oublier mes fatigues.

Quant à Georges, son affaire étaitl’estimation des bois ; il avait un coup d’œil d’estimateurextraordinaire.

« Combien ce sapin peut-il donner deplanches et de stères de bois de chauffage ?

– Tant !

– Et ce vieux hêtre ?

– Tant ! »

Il ne se trompait jamais, ayant reçu dès sapremière jeunesse les leçons de son père, et puis étant aidé par lecalcul et les tables de logarithmes. On voyait que ce serait unfameux marchand de bois, un véritable homme de commerce ; jem’en réjouissais pour lui, songeant pourtant à toute autrechose.

Nous étions partis à cinq heures du matin, àneuf heures nous arrivions au pied de la grande côte de Langin,tout près des sources de la Sarre-Rouge, dans une gorge étroiteremplie de larges places noires, annonçant qu’on venait de faire ducharbon dans cet endroit. Du reste pas une âme aux environs, lesdernières bannes étaient descendues vers les forges de lavallée ; il ne restait que la hutte des charbonniers au borddu ruisseau plein de cresson sauvage.

Georges passa la main dans les fentes de laporte et ouvrit le loquet à l’intérieur ; puis jetant son sacà terre, il entassa sur l’âtre le restant des bûches noircies, avecdes branches de sapin ; ensuite battant le briquet, il secoual’amadou dans une poignée de bruyères desséchées, qui prirent feupresque aussitôt ; et la flamme monta dans l’âtre, la fumée sedéroula sur la solitude des bois.

C’est ainsi qu’ont fait les premiershommes ; mais alors cette fumée montant sur les forêts viergesannonçait que l’âme humaine venait de s’éveiller et que les brutessauvages avaient un maître. – J’ai lu cela quelque part, je ne mesouviens plus où.

Cela fait, Georges tira de son sac deux bonnessaucisses bien fumées, qu’il enterra dans la cendre chaude sous lebrasier ; moi je sortis ma gourde, et nous nous assîmes biencontents. La bonne odeur des saucisses se répandait dans lahutte ; dehors chantaient les grives et les petites mésangesbleues, qui se tiennent volontiers autour des habitationsforestières. Et les saucisses étant cuites à point, nous nous mîmesà manger de bon appétit, chacun ayant son couteau pour fourchette.Une petite brise s’était levée, agitant les feuilles ; cettefraîcheur nous faisait du bien, rien ne nous manquait.

Je ne me souhaiterais pas une autre existenceque celle-là ; ce serait la plus belle, la plus agréable, sil’accomplissement de nos devoirs ne nous rappelait pas auvillage.

Enfin nous nous reposâmes ainsi jusque versonze heures ; puis il fallut reprendre le bâton, et nousredescendîmes tout joyeux vers la première scierie, où Georges fitle relevé des planches, des madriers, des bois en stère et en grumede leur entreprise.

Quelques chargements arrivaient encore de lacoupe voisine : des troncs entiers, couverts de leur écorce etsuspendus par des chaînes sous les chariots, les petits bœufs rouxdevant, l’œil hagard, les pieds cramponnés dans le gravier, tirantde toutes leurs forces. On entendait gémir les essieux et grincerles roues dans le chemin creux, plein de roches, où l’eau de millepetites sources vives courait comme du vif-argent, à l’ombre dessapins. Cette eau rafraîchissait les pieds des pauvresanimaux ; et tout autour de la gorge, les montagnes bleues sedressaient dans le ciel.

On ne pouvait rien voir de plus beau. Leclic-clac des fouets au fond de la vallée, les cris prolongés desschlitteurs et des bûcherons se hélant d’une montagne à l’autre,les grands coups de hache à la cime des airs et de temps en tempsla clochette d’une bête errant à la pâture, tous ces bruits semêlaient au grand murmure de la solitude, au bruissement desfeuilles, au bourdonnement monotone de la rivière.

Quelle existence et quel mouvement, même dansces lieux qu’on croirait abandonnés ! Il faut travailler,toujours travailler… C’est la vie ! Charbonniers, schlitteurs,bûcherons, ségares, bétail, tout travaille, été comme hiver. Maisce grand spectacle donne l’idée du repos, il vous élève l’âme versles choses éternelles.

Tandis que je me faisais ces réflexions, assissur le petit pont, les jambes pendantes et regardant plus loin levieil étang à moitié rempli de sciure de bois, où les flotteursconstruisaient un de ces grands trains de planches qui descendentla Sarre, jusque Sarrebrück, en Prusse, Georges, ayant fini sonouvrage et pris ses notes, me fit signe de la main et nousrepartîmes un peu reposés.

Nous suivions alors le sentier plein deracines qui longe la côte, au-dessus du chemin de voitures. Ilfaisait bien chaud ; les sauterelles, les cigales se levaientde la bruyère par nuages et se croisaient sous nos pieds ;quelques gros lézards verts se pâmaient sur le sable brûlant, ilsavaient peine à traîner leur gros ventre gonflé d’insectes jusqu’àla broussaille voisine. Nous, la sueur nous baignait lefront ; nous marchions en silence sous le feuillage sombre dessapins ; nous rêvions ! Les jours lointains de lajeunesse me revenaient ; je me rappelais les premiers temps demon arrivée dans ce pays, mes premières admirations ; mapremière amitié pour le grand-père Labadie ; mon amourrespectueux pour sa fille, qui travaillait toujours à coudre etréparer les vieux vêtements, me jetant de temps en temps un regardtimide ; et puis les premières paroles, les premièresquestions, lorsqu’elle me retirait doucement sa main et me disaittremblante :

« Monsieur Florence, parlez à monpère. »

Elle se détournait ; j’étais craintif ettremblant comme elle. Et puis les aveux, les promesses, lespromenades solitaires, les rêveries au loin sur la côte :« Que fait-elle ? Pense-t-elle à moi ? »l’amour, le mariage !

Ces bois, où j’avais passé tant de jeudis, merappelaient tout cela.

Quant à Georges, je ne sais pas à quoi ilpensait, il était aussi grave ; et tout à coup de loin, voyantles premières lueurs de la lisière des forêts, il me dit :

« Vous marchez encore bien, monsieurFlorence ; vous n’êtes pas fatigué ?

– Non ! je ne me fatigue pas quandje rêve.

– À quoi rêvez-vous ?

– Ah !… À bien des choses… Aux jourspassés, à la vie… Plus tard, Georges, tu sauras à quoi l’on rêve,quand l’âge arrive. Maintenant tu es encore dans toute la force deta jeunesse, je ne peux pas t’expliquer cela, les jours passés nete regardent pas encore. Mais toi-même à quoi penses-tu ?

– Moi, je n’en saisrien !… »

Et comme nous causions ainsi, nous arrivâmesdans le chemin de notre vallée, bordé d’un côté par la forêt, et del’autre par de grandes haies qui le séparent des prairies, car plusbas, à cent pas coule la rivière, au milieu du grand pré deM. Jean. Et cette année-là étant très chaude, on faisaitencore les regains. Nous entendions depuis longtemps rire etchanter les faneuses. Bientôt à travers les aunes, nous découvrîmesune haute voiture de regain toute chargée, qui se mettait en routede l’autre rive, descendant le chemin sablonneux, pour traverser àgué la rivière alors très basse à cause de la sécheresse, ellen’avait guère plus d’un pied d’eau ; et la voiture descendaitlentement, se balançant à droite et à gauche, à mesure que sesroues s’enfonçaient davantage dans les graviers humides, et que lesornières devenaient plus profondes.

Tout autour, les femmes, le râteau surl’épaule, la regardaient descendre ; les grands bœufs noir etblanc de M. Jean allaient devant d’un pas majestueux ; etplus loin derrière, Louise, en petite robe d’indienne, son grandchapeau de paille à bords souples flottant sur son cou, ses beauxcheveux blonds un peu défaits et les joues animées par l’ardeur dutravail, regardait.

Elle parlait, elle semblait dire auxfaneuses :

« Le chemin est mauvais… la voiturepenche ! »

Mais nous ne l’entendions pas, et nousobservions à travers le feuillage ce beau coup d’œil encadré par laprairie verdoyante et les hautes montagnes.

Georges semblait aussi très attentif, jel’entendais dire :

« C’est mal chargé… çaversera !… »

Il souriait, quand, la voiture une fois dansl’eau, le sable me parut céder.

Alors partit un grand cri de tous les côtés,un cri de femmes épouvantées, levant les mains au ciel ; etdans la même seconde nous eûmes un étrange spectacle : Louiseétait descendue comme le vent ; elle tenait une longuefourche, et, sans s’inquiéter de rien, elle était entrée dans larivière, appuyant sa fourche du côté où penchait la voiture, etcriant :

« Par ici !… par ici !… N’ayezpas peur !… »

Mais les autres voyaient le danger et ne sedépêchaient pas d’accourir.

Son faible effort ne pouvait relever cettemasse ; la voiture risquait de l’écraser, j’enfrémissais !… Quand Georges d’un bond franchit lesbroussailles, et puis en trois ou quatre autres bonds pareils ildescendit la prairie en talus, et, tombant dans l’eau jusqu’auxgenoux, il saisit la fourche des mains de Louise, et d’un effortterrible releva cette avalanche prête à fondre sur eux. Il poussaiten même temps un cri de colère :

« Hue !… hue !… donc, milletonnerres !… Hue !… Tapez donc sur vos bêtes… qu’ellesavancent !… »

Les faneuses, voyant qu’il n’y avait plus rienà craindre, étaient aussi arrivées, appuyant leurs râteaux à lamasse du regain, et le vieux Dominique, devant, tirait ses bœufs etles tapait avec le manche de son fouet.

Les animaux, troublés d’abord par tout cebruit, s’étaient remis à marcher ; la grande voiture,doucement, doucement se redressa et gagna le bord de larivière : le regain était sauvé ! Aussitôt le vallonretentit de cris joyeux, et Georges, tendant la fourche à Louise,lui dit avec un sourire étrange :

« Hein ! il était temps quej’arrive !…

– Oui ! lui répondit Louise, touterouge. Merci, Georges ! »

Puis montrant aux autres le bas de sa robemouillée, et riant comme une folle, elle s’écria :

« Voyez donc comme je suis faite !…mes souliers sont pleins de sable. »

Toutes les autres, autour d’elle, riaient debon cœur.

Alors regardant Georges qui revenait à grandspas, je le vis tout pâle, ses cheveux crépus ébouriffés.

« Eh bien, lui dis-je, que penses-tu,garçon, de cette joueuse de piano ? Elle n’a paspeur !…

– Non, fit-il, c’est uneRantzau. »

Et ramassant son chapeau, qui était tombé dansles broussailles, il dit avec un air de rire :

« Je croyais que tout leur regain allaitdescendre la rivière ; c’est si mal chargé !… On voitbien que la cousine revient du couvent. Est-ce que la grande perchene devrait pas être au milieu et liée plus solidementderrière ? Mais au couvent on n’apprend pas ça… Onchante !…

– Oui, lui dis-je, on chante, et même onchante très bien, ce qui ne vous empêche pas d’avoir ducourage ! »

Je voyais que cela le contrariait, et je nedis plus rien.

Nous reprîmes le chemin du village. La voiturenous suivait à trois ou quatre cents pas ; après avoir replacéla perche au milieu et serré la corde au moyen de la poulie, lefourrage étant bien en équilibre, les faneuses étaient montéesdessus, et je voyais de loin Louise attacher le bouquet de branchesau haut de l’échelle.

Georges, la tête penchée, marchait devant sansrien dire. Je me retournai deux ou trois fois ; lui continuaittoujours son chemin ; mais au détour de la vallée, il laissatomber quelque chose, et s’arrêta cherchant dans les hautes herbes.Plus loin, en me rejoignant il dit :

« J’avais laissé tomber mon couteau… Jel’ai retrouvé… le voici ! »

Nous entrions au village.

« Allons, bonsoir, monsieur Florence, medit-il devant notre porte ; si vous désirez m’accompagner uneautre fois…

– Oui, Georges, nous avons fait un bontour, lui répondis-je, et j’espère que ce ne sera pas ledernier. »

Il s’éloigna et je montai notre escalier. Mafemme et Juliette furent bien contentes de me revoir. J’entrai dansmon cabinet changer de chemise et d’habits ; et comme l’heuredu souper était venue, on se mit à table.

Dehors nous entendîmes un instant le chant desfaneuses qui rentraient ; ma fille courut les voir à lafenêtre, puis elle revint en disant :

« C’est la dernière voiture, elles ont lebouquet ; Mlle Louise est avec les faneuses.Maintenant tous les regains sont au sec, il peutpleuvoir ! »

Chapitre 12

 

 

Dans ce temps mourut le vieux garde généralBotte ; c’était un bon gros homme court, jouissant d’unexcellent appétit jusqu’à la fin. Ses gardes ne manquaient jamaisde lui porter, même en temps prohibé, quelque jeune levraut bientendre, un cuissot de chevreuil, un chapelet de grives, desgelinottes et d’autre gibier délicat :

« C’est bon… c’est bon… leur disait-il,passez à la cuisine, Nicolas ou Jean Claude ; voyez Rosalie,tout cela ne me regarde pas, je ne veux rien ensavoir ! »

Mais ensuite il traitait bien ceux quin’avaient pas oublié Rosalie, et fermait les yeux sur plus d’uneirrégularité dans le service, sur plus d’un pot-de-vin reçucontrairement aux règlements.

Lui-même menait les affaires avec lesmarchands de bois, comme on dit, « à la papa » sansentrer dans les détails ; le tout était de savoir le prendre,de lui dire avant l’adjudication un mot juste et clair dans letuyau de l’oreille ; alors tout allait rondement, à lasatisfaction réciproque des parties.

Le pauvre homme traîna plus de six semaines,ayant une inflammation des intestins ; et ceux auxquels ilavait rendu tant de services riaient, disant :

« Eh bien, il ne veut donc pas quitter sacharge, ce brave M. Botte ? Il y tient !… Hé !hé ! ce n’est pas étonnant ; elle est bonne la place degarde général aux Chaumes. Mais qu’est-ce qu’il a donc ? Il abien sûr une indigestion de planches, de madriers, de bois dechablis ; ça ne veut pas passer… ça racle… ça s’accrochequelque part. »

C’est ainsi qu’on se permettait de parler d’unagent supérieur de l’administration, d’un homme habile et savantdans sa partie. Il avait fait restituer dans son temps sousl’Empire, au sol forestier, toutes les anticipations, tous lespartages, tous les défrichements illicites ; il avait rétablichez nous les futaies détruites par l’abus du pâturage et de laglandée ; il avait entouré les bois de l’État de fossés, pourles garantir du bétail ; il avait tracé des cheminsd’exploitation ; mais voilà, tous les talents du monde nesuffisent pas pour obtenir l’estime des gens, il faut encore serespecter soi-même.

Enfin il mourut. Les gardes, les marchands debois, M. Jacques en tête, assistèrent à son enterrement ;M. Jannequin dit une grand messe ; et huit jours aprèsarrivait un autre garde général, peut-être moins capable queM. Botte, mais qui sur différentes choses avait des idées plusjustes.

Je crois encore le voir arriver à cheval,suivi d’une voiture de Sarrebourg qui portait ses meubles et seslivres. C’était un homme de vingt-cinq ans, petit, sec ; ilavait le teint pâle, les moustaches rousses effilées, le nez fin,les lèvres minces, et portait des espèces de besicles en écaille,pendues à son gilet blanc par un cordonnet de soie. Il regardait lenez en l’air, à droite, à gauche d’un air très attentif et serraitavec ses genoux maigres son grand cheval, qui se mit à trotter dansla poussière.

Les gens l’observaient. Je le suivis desyeux ; il s’arrêta près de l’église, en face de la fontaine,devant la petite maison de M. Botte alors fermée, et quel’administration forestière louait depuis longtemps pour le gardegénéral des Chaumes. Après avoir attaché son cheval à l’anneau dela porte, il mit la clef dans la serrure, entra, poussa les deuxpersiennes en bas, regarda dehors ; puis il monta, lespersiennes en haut s’ouvrirent.

La voiture venait de s’arrêter, le conducteurse mit aussitôt à décharger les livres et les petits objets.L’ancienne servante de M. Botte, la vieille Rosalie, ayantappris cela, vint tout de suite offrir ses services au jeunemaître, qui sans doute les accepta, car elle aida le voiturier dansson ouvrage ; elle appela des voisines, qui vinrent aider àdécharger les gros meubles. Cela se passait vers six heures dusoir, à la nuit.

Le nouveau garde général s’appelaitM. Lebel, on le sut le lendemain ; et deux jours après onsut aussi que toutes les lois et règlements sur la pêche, lachasse, les aménagements, les adjudications, les exploitations, lesdroits d’usage, oubliés par M. Botte, allaient être appliquésdans toute leur rigueur ; que le nombre des porcs à la glandéeserait limité, que chaque porc serait marqué d’un fer chaud ;qu’on ne pourrait plus ramasser de glands, de faînes, de feuillesdans les forêts de l’État, sans permission ; qu’il ne pourraitplus être fait aucun changement à l’assiette des coupes, comme sousM. Botte ; que toute vente faite autrement que paradjudication publique serait considérée comme vente clandestine etdéclarée nulle, sans parler des amendes applicables à chaque délit,pouvant monter jusqu’à six mille francs, etc., etc.

Et puis on apprit que M. Jacques avaitdéjà deux procès-verbaux pour avoir commencé l’exploitation avantle permis d’exploiter, et pour n’avoir pas déposé l’empreinte dumarteau qui sert à marquer les arbres appartenant à chaqueadjudicataire.

Ce fut un cri terrible dans le village.

M. Jacques disait qu’il n’avait pu fairesa déclaration, ni déposer le marteau chez M. Botte, puisqu’ilétait mort ; qu’il n’avait pas pu demander l’autorisationd’exploiter, par la même raison ; mais le nouveau gardegénéral lui répondait qu’il devait attendre son arrivée.

C’était un procès à faire, et l’on perdpresque toujours ses procès contre l’administration forestière,sans parler des vexations de toute sorte qui s’ensuivent.

Quel changement au pays, par l’arrivée de cejeune homme, quelle histoire !…

Trois vieux gardes furent aussitôt mis à laretraite, cinq ou six chasseurs eurent des procès-verbaux, et tousles pêcheurs à la ligne de fond, à la nasse, à la traînée, furentarrêtés et envoyés à Sarrebourg, à cause de je ne sais quelledrogue dont ils s’étaient servis pour amorcer le poisson. Lebrigadier Chrétien et deux gendarmes vinrent eux-mêmes les prendrele soir ; la consternation était partout.

C’est alors qu’on regrettait le pauvre vieuxBotte ; c’est alors qu’on ne riait plus et qu’on ne luireprochait plus d’avoir avalé trop de planches ! on auraitbien voulu le ravoir, et lui faire même une pension : mais ildormait sur la côte, auprès de la vieille église, sans se soucierdes chapelets de grives, ni des levrauts, ni du bon petit vin blancd’Alsace, ni des adjudications. Il était bien tranquille, pendantque le jeune homme, plein d’enthousiasme pour les règlements,exerçait ses ravages.

Le plus indigné, le plus consterné de tousétait M. Jacques ; il disait partout :

« Jamais je n’ai reçu d’affrontpareil ! »

De son côté, M. Jean, qui n’achetait dubois que par occasion, et dont l’affaire principale était laculture de ses terres, M. Jean riait et disait :

« M. le maire est encontravention ; il paraît que la place de maire ne fait plustout comme du temps du père Botte, et que M. le maire seratenu d’obéir à la loi comme tout le monde ; il paraît queM. Lebel, ce digne homme, ne permet pas que les gueuxs’enrichissent aux dépens de l’État, et qu’à la fin des fins toutse découvre, qu’il faut rendre ce qu’on a pris indûment. »

En passant dans la rue, chaque fois qu’ilrencontrait M. Lebel, c’était un grand salut amical. Le gardegénéral n’y répondit d’abord qu’avec défiance, croyant avoiraffaire à quelque marchand de bois trop poli, et pour cause. Maisapprenant bientôt par ses gardes que c’était M. Jean Rantzau,l’ennemi de Jacques son frère, et le père de la jolie personnequ’il avait vue passer, M. Lebel rendit le salut avecempressement.

Ce jeune homme aimait beaucoup lamusique ; il jouait du violon tous les soirs et faisait desfioritures, après avoir appliqué les règlements, destitué sesgardes, et rédigé ses procès-verbaux, comme si de rien n’était.

« Je parie que la musique deM. Lebel ne plaît pas plus à M. le maire que la nôtre,disait M. Jean. Ce jeune homme joue pourtant très bien, maison ne peut pas faire plaisir à tout le monde ; c’estmalheureux, c’est bien malheureux !… »

Ces propos ravivaient encore la haine de sonfrère.

Vers la fin de l’automne, M. Jacquesayant laissé passer les délais fixés par le cahier des charges,pour vider ses coupes et les nettoyer de toutes les épines, ronceset autres arbustes nuisibles, ces travaux furent exécutés à ladiligence de M. le garde général, aux frais bien entendu del’adjudicataire, lequel fut encore poursuivi devant le tribunal deSarrebourg, pour inexécution de ses obligations.

C’était au commencement de décembre, un jourqu’il neigeait, M. Jacques, malade de colère, n’avait pu serendre au tribunal ; son fils Georges s’y trouvait pour lui,et le soir, vers huit heures, nous entendîmes le pauvre garçontaper des pieds dans notre allée, en grommelant des parolesconfuses ; puis il monta l’escalier et parut sur le seuil, lesguêtres couvertes de boue, la blouse et le grand feutre tout blancsde neige.

« C’est moi, monsieur Florence, dit-il,en posant son bâton dans un coin. J’arrive de Sarrebourg ;nous sommes condamnés à cinq cents francs de dommages-intérêts.C’est agréable de se revoir avec d’honnêtes gens, quand on sortd’une caverne de bandits. »

Il avait un peu bu sans doute ; son pèreentrait aussi quelquefois au cabaret, les jours de mauvaisehumeur.

« Donne donc une chaise à Georges, »dis-je à ma femme.

Et m’adressant à lui :

« De qui parles-tu, Georges ? luidemandai-je.

– Hé ! de qui ? fit-il ens’asseyant, du tribunal de Sarrebourg, du président, des juges, desavoués, des avocats. De tous ces gueux qui s’entendent entre euxcomme des larrons en foire pour dépouiller les honnêtes gens.

– Oh ! ho ! lui dis-je, c’estainsi que tu traites les gens chargés d’appliquer nos lois…

– C’est la vérité, fit-il. Et vous pouvezencore y mettre les gardes généraux et les simples gardes, ils fonttous partie de la bande. »

Je pensais : « Ce n’est pas la peined’avoir étudié la rhétorique et la philosophie pour avoir des idéespareilles ! » Mais je ne dis rien, voyant que dans sonétat il aurait été capable de se fâcher.

« Qu’est-ce que tout cela ?disait-il, des vauriens. Ce garde général, d’où vient-il ?Qu’est-ce qu’il sait ? Qu’est-ce qu’il a ? Une place dedix-huit cents francs ! Est-ce que c’est avec dix-huit centsfrancs qu’il peut se donner les airs qu’il se donne ? Jeparierais que c’est le fils d’un savetier. Et des gaillards pareilsveulent tout réformer ; ils font les grands, ils montent àcheval sur une vieille rosse de cavalerie réformée àLunéville ; ils se mettent des lunettes sur le nez ; çava déterrer des règlements qu’on ne connaissait ni d’Ève nid’Adam ; ça vexe, ça tracasse les gens, pour attraper del’avancement, et un beau matin on les trouve les reins cassés dansune ornière. »

Sa figure en ce moment était bien mauvaise,j’avais peur de l’entendre.

« Est-ce que vous avez encore de vosbonnes cerises à l’eau-de-vie ? fit-il.

– Marie-Anne, va chercher lescerises, » dis-je à ma femme.

Elle se dépêcha d’ouvrir l’armoire et de nousservir tous les deux.

« Ça réchauffe ! » dit Georgesen clignant de l’œil.

Et comme je revenais sur l’histoire dujugement, disant que l’ancien garde général Botte avait un peunégligé ses devoirs, qu’il avait laissé tomber de vieilles lois endésuétude, et souvent négligé d’appliquer les nouvelles ; quele nouveau garde général montrait sans doute trop de zèle, maisqu’il faisait son devoir ; tout à coup m’interrompant, ils’écria :

« Ah çà ! est-ce que vous allez ledéfendre ? vous… vous… monsieur Florence !

– Je ne le défends pas, Georges, je faisseulement une petite observation.

– C’est un gueux, dit-il du même ton durque son père, un intrigant ; mais ce n’est pas à lui que j’enveux encore le plus.

– À qui donc ?

– À mon fameux oncle Jean ; c’est làque M. Lebel va prendre des leçons, c’est là qu’on l’excitecontre nous.

– Mais mon Dieu, Georges, m’écriai-je,est-ce qu’un garde général ira jamais écouter quelqu’un d’étrangerà la partie pour ses affaires ? Quelle influence M. Jeanpeut-il avoir sur ce jeune homme ? »

Avant de me répondre sa joue trembla deuxfois ; il regarda ma femme et Juliette, puis il dit :

« Vous ne savez donc pas que ce beaumerle va presque tous les jours chez l’oncle… On ne vous appelleplus, n’est-ce pas, monsieur Florence, pour faire de lamusique ? On se passe de vous maintenant… Louise chante avecun autre… elle ne chante plus d’airs d’église… elle chante desduos… des romances… »

Et levant la main il imita le roucoulement dugarde général d’une façon ridicule, avec ses balancements de tête,et les roulades de Louise. Juliette riait, mais moi je ne riaispas ; je voyais que la colère le possédait, il était toutblanc.

« C’est une honte, dit-il, une honte pourles Rantzau, d’attirer un freluquet pareil dans la famille.

– Mais ce n’est pas ta famille, ça ne teregarde pas, Georges.

– Ça regarde tous les Rantzau, dit-il.Moi je me moque pas mal du père et de la fille ; si cen’étaient pas des Rantzau, je penserais : – qu’ils s’enaillent au diable ! que le vieux donne sa fille à Pierre, àPaul, au hardier, ça m’est égal ! – Mais dans des affairespareilles, tous ceux de la famille ont le droit de s’enmêler. »

J’étais bien étonné de l’entendre.

« C’est Louise qui fait tout ça, dit-ilau bout d’un instant. Je la connais !… je laconnais !…

– Comment Louise ? une jeune fillenaïve, sans connaissance du monde.

– Sans connaissance du monde !fit-il en levant les épaules, c’est la plus fine mouche dupays.

– Louise ?…

– Oui, Louise ! Depuis mon enfanceje la connais ; elle me faisait toujours punir, ellem’attirait tous les désagréments, et vous ne voyiez rien, vous nesaviez rien ; c’est moi qu’on punissait, et c’est elle quifaisait les mauvais coups, avec son air de sainte nitouche.

– Allons… allons… vous n’avez jamais faitde mauvais coups ni l’un ni l’autre, lui dis-je en riant.

– Vous ne la connaissez pas,s’écria-t-il ; elle nous mènerait tous par le bout du nez,vous, moi, mon père, le sien, tout le village, avec le gardegénéral ; elle est remplie de malice ; elle connaît mieuxles affaires de l’oncle que lui.

– Et toi qui me disais qu’elle n’avaitrien appris au couvent, qu’à chanter !… »

Il eut l’air de ne pas m’entendre, et selevant :

« Oui, c’est la vérité, fit-il, ce gardegénéral suit les conseils de l’oncle ; il veut nous ruiner,pour faire plaisir au vieux bandit et épouser sa fille… mais çatournera mal, ça tournera mal… gare !… »

Puis, entendant sonner neuf heures, il meserra la main, souhaita le bonsoir à tout le monde et sortit.

Je regardai ma femme, effrayé de ce que nousvenions d’entendre.

« Que penses-tu de tout cela ? luidis-je. Sais-tu que la haine de ces gens devient tous les joursplus terrible.

– Oui, fit-elle, mais ça lesregarde ! Ne nous mêlons pas de leursaffaires ! »

Je descendis tirer le verrou, ensuite nousallâmes nous coucher.

Chapitre 13

 

 

L’hiver arriva bientôt après, le temps desgrandes neiges, où tous les travailleurs des bois rentrent auvillage et se reposent de leurs fatigues. Alors les exploitationsdes coupes sont suspendues. Les plus pauvres gens seuls vont encorepar petites bandes à la forêt ramasser le bois mort ;quelques-uns portent des balais à la ville, d’autres font dessabots ou tressent des paniers : il leur faut du bois,toujours du bois !

Le garde les attend au retour sur la route, ilvisite leurs fagots et s’assure qu’on n’y trouve pas de brinsverts, puis il les laisse passer. Malgré cela les procès-verbauxsont rares, ces pauvres gardes ne sont pas fâchés non plus de setenir au chaud dans leurs maisonnettes isolées, et de fumer leurpipe au coin de l’âtre ; ce n’est que sur le coup de feu d’unbraconnier à l’affût qu’ils se lèvent, regardent et prennent ladirection, pendant que le coup retentit encore d’échos enéchos ; alors quelquefois ils se mettent en route dans lesneiges, et font le tour du finage ; les traces du délinquantle suivent jusqu’à sa maison. On entre chez lui, mais le plussouvent son gibier a disparu, il est chez un voisin, ou bienenterré derrière quelque broussaille, en attendant qu’on puissealler le chercher, pour le porter en ville.

Ce métier de braconnier est biendangereux ; tôt ou tard les malheureux vont passer cinq ou sixmois en prison, et ne retrouvent, en rentrant à la cabane, que lamisère profonde, la femme et les enfants presque morts de faim.

Décembre et janvier se passèrent ainsi dans lerepos ordinaire, tantôt du vent, tantôt de la neige, du givre, degrandes pluies froides, du verglas.

M. le garde général, sévère comme lesjeunes gens qui ne connaissent que leurs livres, leurs calculs,leurs règlements, sans prendre en considération les misèreshumaines, ne se relâchait pas envers ses gardes, il lui fallait unrapport toutes les semaines.

Il faisait aussi toujours de la musique,allait voir M. Jean et chantait avec Louise ;M. Jacques, de sa maison en face, voyait tout cela.

Un jour qu’il tombait du grésil en masse, metrouvant à la mairie, où la sage-femme Simone et le bûcheronNicolas Cerf, de l’annexe du Grand-Soldat, venaient de présenter unenfant du sexe masculin à l’inscription aux actes de naissance, surle registre de l’état civil, comme ces gens sortaient, M. lemaire entra pour signer l’acte et s’assit auprès de moi, sa grossetabatière en carton noir sur la table.

Je mettais mes actes au net, le feu pétillaitdans le fourneau, quand tout à coup M. Jacques se réveillantme demanda :

« Georges va toujours vous voir, monsieurFlorence ?

– Quelquefois, monsieur le maire ;il vient le soir, nous causons de choses et d’autres.

– De quoi causez-vous ?

– Mon Dieu de tout ; de coupes, deprocès-verbaux, de chômage ; il faut bien passer lasoirée…

– Vous devriez bien engager Georges às’en aller d’ici, dit-il. Ce n’est pas une existence pour un jeunehomme instruit, riche, de bonne famille, de se promener en blouse,une toise sous le bras, de mesurer des bûches, de compter desplanches et de se laisser vexer par un mendiant qui n’a pas de quois’acheter un habit neuf, et qui vous cherche les plus mauvaiseschicanes pour avoir de l’avancement. Non, ça ne peut pas durer, ilfaut que Georges parte ou cela finira mal. »

Je l’écoutais, surpris d’un pareil changement,car il m’avait dit cinquante fois qu’on n’est bien que chez soi,que son fils lui succéderait, qu’il serait son propre maître, qu’ilamènerait ses propres affaires, qu’il surveillerait son proprebien, et que c’était le plus beau sort d’avoir à donner des ordresau lieu d’en recevoir.

Je ne disais rien, et lui, devinant ce que jepensais, continua :

« Dans le temps, sous M. Botte ettous les autres gardes généraux, qui faisaient le soir leur partiede piquet avec les adjudicataires, en prenant une ou deux chopinesde vin blanc, cela pouvait encore aller ; mais aujourd’hui cesnouveaux employés ne pensent qu’à se distinguer ; et plus ilsfont de procès-verbaux, plus ils se distinguent. C’est la nouvelleadministration de Louis-Philippe : il faut tondre sur un œuf,ou vous n’êtes pas capable ! À Sarrebourg, ils appellent çal’esprit moderne, l’esprit du progrès, le positif. Ils veulent tousêtre positifs. À force d’être positifs, ils s’attirent tout lemonde sur le dos, les paysans, les marchands, les ouvriers, et çafinira par une révolution. Enfin ça les regarde ! Mais enattendant le commerce se gâte, les adjudications se font au rabais,les acheteurs se ruinent. Vous me rendriez un grand service,monsieur Florence, d’expliquer tout cela clairement à mon garçon.Mon Dieu, je ne veux pas le forcer à faire plutôt ceci que cela. Àsa place je tâcherais de devenir avocat. Aujourd’hui les avocatssont tout ; ils sont procureurs généraux, députés,ministres ; ils se mettent du foin dans les bottes tant etplus ; ils font le gouvernement et les lois. Ou si Georges neveut pas être avocat, qu’il choisisse autre chose, tout ce qu’ilvoudra, ça m’est égal, mais qu’il s’en aille. Je suis vieux, majambe gauche traîne depuis deux ans, j’aurais souhaité d’avoir legarçon près de moi, de le voir prendre la suite de mesaffaires ; mais les Rantzau ont la tête chaude, ils nesupportent pas l’injustice ; à vingt ans, je me serais révoltécent fois ; il me ressemble… un mauvais coup est sitôtfait !… vous comprenez !… Ce garçon-là doitpartir. »

Je ne savais quoi répondre.

« Tâchez de lui faire comprendre ça,dit-il, car je ne veux pas m’en mêler ; depuis quelque tempsil ne m’écoute plus. J’ai la voix un peu forte, j’ai l’habitudequ’on m’obéisse… je pourrais m’emporter à la fin ; alors luis’en irait peut-être en Amérique, et ne me donnerait plus de sesnouvelles. Nous avons vu cela dans la famille ; ça ne seraitpas la première fois ; le grand-oncle Jean-Baptiste est partile lendemain d’une dispute avec son père, quinze ou vingt ans avantla Révolution ; il est allé du côté de la Pologne, de laTurquie, Dieu sait où, et le pauvre vieux n’a jamais su ce qu’ilétait devenu ; c’était son plus grand chagrin. Et qu’est-cequi me resterait à moi ? Rien que mes rhumatismes et ma femme.J’aurais travaillé toute ma vie pour des gens qui se partageraientmon bien après ma mort. Quand on se connaît, il faut se méfier desoi-même. Voilà, monsieur Florence, ce que j’avais à vousdire ; depuis plusieurs jours j’y pense, j’attendaisl’occasion.

– Mais, monsieur le maire, lui dis-jetout inquiet, est-ce que vous croyez que Georges m’écoutera ?Maintenant il en sait dix fois plus que son vieux maîtred’école…

– Oui, fit-il, Georges vousécoutera ; vous êtes un bon homme, il vous aime ;parlez-lui seulement comme je viens de vous le dire, à votremanière ; j’ai pleine confiance en vous. Mettez un peu d’ordredans tout ça ; moi, quand j’y pense, la colère me gagne toutde suite. Je voudrais déjà le voir à Strasbourg, à Paris, n’importeoù ! Quand ça devrait me coûter cinq mille francs par an, jen’y regarderais pas, pourvu qu’il s’en aille. Mais il ne veut plusm’écouter, on dirait qu’il a peur que je le vole !

– Oh ! monsieur le maire…

– C’est une façon de parler,dit-il ; Dieu merci, Georges n’a ni frères, ni sœurs, tout luireviendra. Mais c’est ainsi qu’il faut nous y prendre ; vousme le promettez, monsieur Florence ?

– Puisque vous avez cette confiance enmoi, monsieur le maire, je ferai mon possible.

– Oui, j’ai la plus grande confiance envous, et je suis bien content de vous avoir expliqué lachose ; ça réussira.

– Peut-être… nous verrons. »

Alors la nuit était venue ; et se levant,M. Jacques ferma la porte du poêle, pour éteindre le feu.

« Ce n’est pas la peine d’allumer lalampe, ni de brûler du bois, dit-il, personne ne viendra plus cesoir. Allons-nous-en. »

Nous sortîmes dans le grand corridor. Jefermai la porte à double tour, mettant la grosse clef dans mapoche, et nous descendîmes en nous souhaitant le bonsoir. Jeretournai chez moi tout pensif et M. Jacques rentra chezlui.

En arrivant à la maison, quelques instantsavant le souper, je trouvai ma femme seule, en train de coudre prèsde la table déjà mise ; Juliette était dans la cuisine. Touten me débarrassant de ma redingote et mettant mon tricot, je luiracontai ce qui venait de se passer ; elle avait déposé sonouvrage près de la lampe et m’écoutait bien étonnée, je voyais quema promesse ne la rendait pas contente.

« Comment, Florence, dit-elle en joignantles mains, comment, tu te laisses mettre des affaires pareilles surles épaules ? Il n’avait qu’à parler lui-même à songarçon ; est-ce que cela nous regarde ? S’il veut queGeorges s’en aille, il n’a qu’à lui dire de s’en aller.

– Bon, bon, Marie-Anne, je sais biença ; c’est ennuyeux, mais j’ai promis.

– Tu as promis ! Mais ce garçon-làne t’écoutera pas ; il pourra se fâcher !… Que M. lemaire s’arrange lui-même, nous ne devons nous mêler de rien.

– Mais j’ai promis !… lui dis-jeencore une fois.

– C’est égal, dit-elle. Au nom du ciel,Florence, reste tranquille ; on ne sait pas où tout cela peutnous mener. »

Alors je me fâchai presque et je luidis :

« Écoute, Marie-Anne, ne me parle jamaiscomme cela ; je ne veux pas qu’on me parle de cettefaçon : un homme n’a que sa parole ! M. Jacques m’arendu plus d’un service ; il m’a conservé ma place, il m’amême fait augmenter de cent francs, je ne pouvais pasrefuser ; j’ai promis, et je tiendrai ma promesse… Tum’entends ? »

Je n’avais jamais parlé d’un pareil tond’autorité à Marie-Anne, mais elle me donnait aussi pour lapremière fois un mauvais conseil, car tout homme doit remplir sespromesses. Elle fut donc tout étonnée ; et comme Julietteentrait justement avec le plat de pommes de terre et le pot de laitcaillé, elle ne dit plus un mot et le souper se passatranquillement.

Le lendemain, le surlendemain, il n’y eut riende nouveau. Il neigeait toujours. Je tenais mon école et je pensaisque la semaine entière se passerait de la sorte, lorsque le samedisoir, après le souper, Georges arriva. Ma femme fut aussitôttroublée ; Juliette, elle, ne sachant rien, était gaie comme àl’ordinaire ; elle se leva tout de suite et, présentant unechaise à Georges, elle lui dit de s’asseoir.

Il fumait selon son habitude une pipe deterre. Je n’aime pas l’odeur du tabac, personne ne fume à lamaison ; mais pour un de mes anciens élèves, j’avais fait uneexception.

« Vous me permettez, monsieurFlorence ? dit-il en souriant.

– Va… va… continue, ne te gêne pas, luidis-je ; c’est du bon tabac, et…

– Oui, fit-il, c’est du caporal à huitsous le paquet ; on n’en vend pas d’autre au village ;mais je n’aime pas la contrebande des Allemands, ils font leurqualité supérieure de tabac avec des trognons de choux ; c’estpour ça que cela sent si mauvais. »

Alors on se mit à causer du mauvais temps. Ilse plaignait du retard dans les coupes, du chômage des scieries, àcause de la quantité d’eau gelée qui restait dans la montagne, aulieu de descendre ; il prévoyait un grand débordement etpeut-être même des inondations à la fonte des neiges.

Moi je l’écoutais, songeant toujours à lamanière d’entamer mon chapitre.

À la fin, comme il disait que l’existenceétait bien ennuyeuse au village pendant l’hiver, je pensai : –Voilà le bon moment ! – et je lui dis :

« Ah ! tu as bien raison !…Quelle existence… Quelle existence !… Surtout quand ça doitdurer des trente, quarante et cinquante ans… Quel ennui !… Àla longue, on est comme des mécaniques qui font toujours les mêmeschoses sans penser à rien. Ce que je ne comprends pas, Georges,c’est qu’un garçon comme toi, riche, instruit, tu viennest’enterrer aux Chaumes. Je ne te cache pas qu’en te voyant aucollège couvert de toutes ces couronnes, jamais je ne me seraisfiguré que tu finirais par être un simple marchand de bois, qui sepromènerait en blouse, dans la boue, dans la neige, à la pluie etau vent, comme le Savoyard Martin et tous les malheureux roulantsde cette espèce. Non ! ça ne me serait jamais entré dansl’esprit. Moi, Georges, je te voyais déjà d’avance dans une grandeville, en train de faire des études de droit ou de médecine, demathématiques ou d’histoire naturelle ; d’écouter d’illustresprofesseurs, et puis après cela de te distinguer dans une carrièrevraiment scientifique. Je croyais déjà lire le nom de GeorgesRantzau dans des écrits savants, et même dans les gazettes. Voilàce que je pensais ! Ça me paraissait très naturel d’avoircette idée, car tous les professeurs reconnaissaient les heureusesdispositions que la nature a mises en toi ; ces germes utilesqu’il faut cultiver pour les voir fructifier ; que tantd’autres voudraient avoir, et qui dépérissent faute de culture,dans un pays comme le nôtre, où l’on n’entend que les raisonsvulgaires et les grossiers propos des naturels du pays. »

Je m’animais moi-même, arrangeant avec art ceque M. Jacques m’avait dit ; lui, m’écoutait en meregardant de côté, son grand nez incliné, sans cligner de l’œil. Mafemme, tout en ayant l’air de suivre sa couture, tremblait commeune feuille ; Juliette, seule, qui ne se doutait de rien,m’observait, ouvrant de grands yeux étonnés, car d’habitude jen’aime pas à parler longuement, j’aime bien mieux écouter lesautres.

Georges, sans rien dire, avait fini par selever et se promenait dans la chambre, en crachant à droite et àgauche, et tirant d’énormes bouffées de sa pipe, comme si mondiscours avait produit sur lui de l’impression.

Pendant plus d’une bonne demi-heure, je ne fisque m’exalter et m’attendrir, lui peignant le beau sort des jeunesgens qui continuent leurs études ; la vie brillante qu’ilsmènent au sein de la civilisation ; le grand opéra, lesthéâtres, les musées, les bibliothèques, les magnifiquescollections du Jardin des Plantes, enfin tout ce que je mereprésentais d’après les descriptions que j’en avais lues ;tout ce que je me serais souhaité d’avance, si j’avais eu lebonheur de naître dans une position élevée ; tout ce qui mefaisait soupirer depuis tant d’années, en pensant que j’en seraisprivé jusqu’à la fin de mes jours.

Je croyais l’avoir touché, lorsqu’il se rassittranquillement et me dit :

« Oui, monsieur Florence, c’est trèsbien ; voilà ce que vous souhaitez pour vous ; mais moije souhaite autre chose.

– Qu’est-ce que tu souhaitesdonc ?

– Je souhaite de rester auxChaumes ; et comme j’y suis, à proprement parler je nesouhaite rien du tout.

– Mais, mon cher Georges, lui dis-je,songe donc à tous les désagréments du commerce de bois, depuisl’arrivée de ce M. Lebel ; songe donc qu’auprès de lui,malgré tes moyens et ta fortune, tu n’as l’air de rien ! Voilàce qui me chagrine le plus. Dans deux ou trois ans, en continuanttes études à Nancy, tu reviendrais avec le même grade que lui, tupourrais lui répondre ; au lieu que de cette façon tu courbesle dos ; c’est lui qui fait les procès-verbaux et c’est toiqui les payes ; c’est lui qui donne des ordres et c’est toiqui obéis. »

Il était devenu tout pâle, ses jouesfrémissaient.

« Monsieur Florence, me dit-ilbrusquement, parlons d’autre chose ; je n’aime pas entendreparler de cet homme.

– Alors, lui dis-je, presque intimidé parson coup d’œil, tu ne veux pas écouter ton vieux maître d’école,qui ne parle que pour ton bien ? Tu veux rester dans ce pays,où tes belles qualités, tes heureuses dispositions…

– Oui, dit-il en m’interrompant d’un tondur, je reste ! »

Et ce mot « je reste ! » nesouffrait aucune réponse ; c’était la voix du père Jacquesdans ses moments de colère. Ma femme me regardait en dessous, entirant le fil au hasard, et je voyais dans son regard une grandeprière de ne pas continuer ; aussi croyant avoir accompli mondevoir, je dis seulement :

« C’est pour ton bien, Georges, que jeparlais ; mais puisque tu ne veux plus rien entendre, il nefaut pas m’en vouloir. »

Lui, penché sur sa chaise, regardait dans lacheminée, les yeux fixes. Et tout à coup, comme on se taisait, ilse tourna de mon côté et me dit d’un ton de bonne humeur :

« Voici bientôt le printemps, monsieurFlorence, nous ferons encore plus d’un bon tour dans lamontagne ; j’espère que cette année vous viendrez plussouvent, car vous avez beau dire, vous aimez ce pays autant quemoi…

– Hé ! je ne dis pas le contraire,Georges ; mais à ton âge, dans ta position… Enfin laissonscela !… Et puisque tu restes, eh bien, oui, tu as raison, nousirons plus souvent nous promener ensemble dans la montagne ;je suis toujours content d’être avec toi.

– À la bonne heure, dit-il en riant,voilà ce qui s’appelle parler ! »

Et durant plus d’une demi-heure laconversation roula sur les fleurs de nos montagnes, sur la bellevallée de la Sarre-Rouge, etc. On aurait cru que riend’extraordinaire ne s’était dit.

Vers neuf heures, Georges se levant, aprèsavoir secoué les cendres de sa pipe, me serra la main d’un airamical et s’écria :

« Monsieur Florence, vous êtes lemeilleur homme que je connaisse ! Si jamais je vous faisais dela peine, il faudrait me pardonner, car ce serait malgrémoi. »

Puis, sans attendre ce que j’allais luirépondre, il dit : « Bonsoir, madame Florence ;bonsoir, Juliette, » et sortit.

Alors ma femme, me regardant,murmura :

« Cela s’est bien passé !… mais avecce garçon, il ne faut pas recommencer, Florence, il est encore plusdur que son père. »

Et quoique Juliette ne sût rien, je visqu’elle était aussi comme épouvantée.

« Allons, dis-je en me levant, puisquetout s’est bien passé, il est temps de dormir. La première chose ence monde, c’est de faire son devoir ; quand on ne réussit pas,cela ne vous regarde plus, la conscience est tranquille. »

Et nous allâmes nous coucher.

Le lendemain, jour de la Quadragésime, jen’eus qu’une minute de conversation avec M. Jacques ;j’allais partir pour la grand-messe, ma femme et Juliette étaientdéjà sorties, et j’ouvrais la porte en bas, lorsque M. lemaire, en habit des dimanches, parut sur le seuil.

« Montons, monsieur le maire, lui dis-je,il fait froid dans l’allée.

– Non ! le dernier coup va sonner. –Vous avez vu Georges hier soir ; vous lui avezparlé ?

– Oui, monsieur le maire, pendant plusd’une heure. J’ai dit tout ce qu’on peut dire, je n’ai rienoublié ; j’ai même ajouté plusieurs choses très fortes.

– Et qu’est-ce qu’il a répondu ?Qu’est-ce qu’il veut faire ?

– Il m’a répondu : « C’estassez… je reste ! »

– Il reste !… Etpourquoi ?…

– Il ne donne aucune raison… ça lui plaîtde rester… il aime ce pays… voilà tout !…

– Ah !… » dit le vieux, enregardant à terre d’un air pensif.

Je voyais sur sa figure quelque chose de graveet même de triste. Tout à coup les cloches se mirent àsonner ; alors se réveillant de ses pensées, M. Jacquesme tendit la main en disant :

« Je vous remercie, monsieur Florence, dela peine que vous vous êtes donnée pour moi.

– C’était de bon cœur, monsieur le maire,lui répondis-je ; j’aurais été bien heureux deréussir. »

Et nous sortîmes dans la rue pleine deneige : lui devant, à trente ou quarante pas, et moi derrière,après avoir refermé la maison, comme des étrangers qui suivent lemême chemin.

En entrant à l’église, je l’aperçus déjà dansle banc des Rantzau, à côté de son frère. Je montai prendre maplace à l’orgue et la messe commença.

Chapitre 14

 

 

Depuis ce jour, Georges ne venait plus chezmoi ; il me criait seulement en passant :

« Bonjour, monsieurFlorence ! »

Je pense qu’il se méfiait de quelque chose,qu’il me croyait d’accord avec son père ; mais que sachant maposition difficile à la mairie, et les ménagements que j’avais àgarder, il ne m’en voulait pas.

Je continuais aussi d’aller de loin en loinchez M. Jean faire de la musique, car après son invitation jene pouvais m’en abstenir tout à fait. M. Lebel ne me plaisaitpas, il était fier et me regardait toujours d’un air d’ennui,lorsque j’entrais. Il traitait nos plus beaux morceaux d’église devieilles rengaines, et cela m’indisposait contre lui.

Ce jeune homme chantait des duos, desromances, en s’accompagnant d’accords plaqués, qui ne montraientpas une grande science de la fugue ni du contrepoint ; mais ilavait une assez jolie voix, et sans ses mines hautaines, j’auraisété plus souvent l’entendre chez M. Jean.

Louise, elle, était toujours heureuse de mevoir ; elle me paraissait triste et un peu pâle. Elle mereconduisait chaque fois à mon départ, jusqu’au bout de l’allée, enme serrant les mains, comme pour me retenir, en me disant avec uneexpression de prière :

« Ah ! monsieur Florence, venez,venez plus souvent ; venez, je vous en prie ; si voussaviez combien vous me faites plaisir ! »

Ces paroles et sa voix me donnaient àpenser ; je me disais qu’elle n’était pas heureuse, que celal’ennuyait de chanter avec M. Lebel ; je n’en étais passûr, mais ces réflexions me suivaient en quelque sorte malgrémoi.

Ainsi se passa l’hiver.

Au commencement du printemps, mon fils Paul,qui venait d’obtenir une place de sous-maître à Dieuze, connaissantmon goût pour les bons livres, m’en envoya deux, que j’ai lus etrelus depuis plus de cent fois.

C’étaient d’abord les Mélanges de moraleet d’économie de Benjamin Franklin, président de laPennsylvanie, dans les États-Unis d’Amérique ; ensuite leDiscours de Georges Cuvier, membre de l’Institut, surles révolutions de notre globe.

J’étais tellement heureux de m’asseoir au fondde mon petit cabinet en haut, pour lire ces deux ouvrages, que j’enoubliais tout le reste ; c’est à peine si je m’aperçus cetteannée-là du retour de la belle saison ; la côte, les jardins,les vergers avaient des fleurs depuis longtemps, que mes jeudis etmes dimanches se passaient encore tout entiers à cette lecture.

Quel bon sens avait ce BenjaminFranklin ! Est-ce qu’on peut voir rien de plus juste, de plusraisonnable que ses préceptes aux ouvriers ? Par exemplelorsqu’il dit :

« L’expérience tient une école dont lesleçons coûtent cher ; mais c’est la seule où les imbécilespuissent s’instruire.

« Les bons ouvriers veulent tous seperfectionner dans leur état ; ils sentent tous le besoin devoyager ; mais pour voyager avec fruit, il ne faut jamais rienlaisser passer sans le bien voir, et sans se demander : – Àquoi cela sert-il ?

« Si tu ne voyages pas comme cela, autantrester dans ton village ; tu verras partout des arbres verts,des maisons blanches et des animaux à quatre pattes.

« Lorsque dans un village tu trouverasbeaucoup de cabarets, sois sûr d’y trouver aussi beaucoup defainéants.

« Quand tu ne rencontreras pas lespaysans aux champs dès l’aurore, sois sûr qu’ils sont à boirejusque minuit.

« Quand tu verras beaucoup de jeunesfilles pâles et maigres, c’est qu’il y a beaucoup de salles dedanse et peu de travail.

« Quand tu verras les marchands faire desparties de plaisir pendant la semaine, gare auxbanqueroutes !

« Quand tu entendras souvent sonner lescloches, mets beaucoup de liards dans ta poche, les mendiants nemanqueront pas.

« Un pays où les routes sont malentretenues n’annonce rien de bon à celui qui cherche del’ouvrage ; passe ton chemin.

« Où tu verras les paysans saluer lesmessieurs jusqu’à terre, ne t’arrête pas : il y a dans lesenvirons un tyran de village ; si tu ne tombes pas sous sagriffe, ses valets te duperont.

« Où tu verras beaucoup d’avocats et demédecins, prends garde d’être malade ou d’avoir des procès.

« Si tu arrives dans un pays où lesroutes sont belles, où l’on ne voit pas de champs en friche, où lesmendiants n’encombrent pas les carrefours, où les étrangers sontreçus cordialement, où les écoles et les hôpitaux sont les plusbeaux bâtiments de la ville, arrête-toi là, mon fils, tu es dans unpays habité par de braves gens, qui ont la tête et le cœur bienplacés.

« Si tu vois au contraire de pauvrescabanes autour d’un beau château, passe vite !… On y pleuresouvent. »

On voudrait pouvoir citer ce livre d’un bout àl’autre !

Quant au Discours de Georges Cuviersur les révolutions du globe, c’est tellement grand ettellement clair, qu’après l’avoir lu, j’en devins pensif pendantdes semaines et des mois. Cela renversait toutes mes idées sur lacréation du monde en six jours. L’Éternel me parut alors encoremille fois plus sublime, puisqu’il n’avait pas créé le monde uneseule fois, mais un grand nombre de fois, en le renouvelant de fonden comble dans sa terre, dans ses rochers, dans ses plantes, dansses animaux, dans ses milliards d’astres, depuis la cime des airs,jusqu’au fond des abîmes, tantôt par le feu, tantôt par ledébordement des mers, tantôt par celui des fleuves et des lacs,tantôt par les glaces ou d’autres moyens inconnus.

Et comme les plantes anéanties, les débris detoute sorte, les ossements des animaux disparus sont restés danschaque couche de terre ou de sable, pour marquer ces révolutionsprodigieuses, personne ne peut nier qu’elles aient eu lieu. Lespreuves en sont encore là, chacun peut les voir.

Aussitôt je résolus de compléter mescollections de plantes par celles des différentes floresantédiluviennes dans notre pays. Le printemps était là, toutbrillant de soleil ; et les montagnes de la Sarre-Blanche etde la Sarre-Rouge, déchirées par des centaines de petits torrents,qui découvrent les couches géologiques jusqu’à mille et douze centsmètres de profondeur au-dessous des sommets, me promettaient uneriche moisson.

Depuis la construction des routes on ouvraitaussi de tous les côtés des carrières ; mes anciens élèves ytravaillaient, j’étais sûr d’être bien reçu par eux.

Tout de suite une longue table de sapin futdisposée dans mon cabinet pour recevoir les trouvailles quej’allais faire. J’avais recouvré toute l’ardeur de ma jeunesse pourla science ; et le jeudi, de grand matin, à la fraîcheur, macroûte de pain et ma petite fiole de kirsch dans le sac, ma boîtede fer-blanc pendue sous le bras, je partais comme à vingt ans.J’allais au loin, dans les gorges de la Sarre et du Blanc-Ru,suivant les ravins, les torrents desséchés, sous le soleil demidi ; car alors ce n’était plus à l’ombre des bois que jepouvais faire mes recherches, sous les mousses, les genêts et lesbruyères, c’était dans les endroits arides, où chaque couche semontre selon sa nature : calcaire, sablonneuse ougranitique.

J’en suais à grosses gouttes ; etsouvent, accablé de fatigue, voyant combien d’habits et de souliersj’usais dans cette rocaille, j’étais forcé de me traiter moi-mêmede vieux fou qui ne sait pas mesurer ses forces et qui s’abandonneà l’entraînement de ses passions.

Tout le pays savait que je cherchais despierres ; et malgré l’amitié que me portaient les gens depuistant d’années, en me voyant revenir avec mon grand chapeau depaille tout usé, le dos courbé, les jambes pliées, les mains, lecou et la figure hâlés comme un pain d’épice, ils se mettaient àrire et s’arrêtaient de faucher en me criant :

« Mon Dieu, monsieur Florence, qu’est-ceque vous cherchez donc à cette heure dans les rochers ?Qu’est-ce que vous font donc toutes ces petites pierres et cescailloux ?… Venez donc vous asseoir, monsieur Florence ;tenez, reposez-vous là, rafraîchissez-vous. »

Ils m’arrangeaient un tas de foin, et mepassaient le pot de lait caillé, qui rafraîchissait dans la sourcevoisine ; cela me faisait du bien.

Pour les récompenser, je leur montrais mespierres, en leur expliquant d’après les différentes empreintes defougères, ou d’autres plantes des créations éteintes, à combien demilliers de siècles cette végétation se rapportait.

Ils m’écoutaient ; ils avaient l’air deme comprendre et finissaient par me dire :

« Vous êtes bien curieux, monsieurFlorence ; qu’est-ce que nous fait tout ça ? Cent milleans avant nous, cent mille ans après, ça revient au même !…Ceux de ce temps-là n’ont plus mal aux dents. »

Ils riaient et se remettaient au travail, sanspenser plus loin.

De mon côté, les histoires du village, lesprocès-verbaux, les discussions de MM. Jean et JacquesRantzau, tous ces événements qui me paraissaient si gravesautrefois, n’avaient plus la moindre importance à mes yeux ;les soulèvements terrestres, les éboulements, les inondations, lescataclysmes absorbaient toute mon attention ; et c’est à peinesi de temps en temps il m’arrivait encore de prêter l’oreille à ceque me racontait ma femme des affaires de ce monde.

Il paraît que Georges, ennuyé des remontrancesde son père, qui voulait lui faire continuer ses études, nerentrait plus régulièrement à la maison ; il ne voyait pluspersonne au pays ; il errait dans les bois et vivait comme uneespèce de sauvage.

La seule chose qui lui restât encore de lafamille, c’était l’âpreté des Rantzau pour leurs affairesd’intérêt ; il allait d’une coupe à l’autre, veillant àl’exécution du cahier des charges, et chassait impitoyablementbûcherons, ségares, schlitteurs, tous les employés de son père,lorsqu’ils osaient lui désobéir ou seulement lui répondre. Voilà ceque ce garçon était devenu depuis quelques mois. Tout le villagecriait contre lui, tout le monde le craignait ; ondisait :

« C’est un Rantzau ; le plus dur, leplus mauvais des Rantzau. »

Dans mes instants de tranquillité pendantl’école, en réfléchissant à cela, j’en devenais tout triste, nepouvant m’expliquer un pareil changement chez ce jeune homme ;car dans le fond Georges m’avait toujours paru bon, généreux ;sa dureté pour les pauvres gens me saignait le cœur.

Ma femme me parlait aussi quelquefois le soirde musique, de concerts, de grands dîners donnés parM. Jean ; un bruit vague de prochain mariage entreM. le garde général et Mlle Louise couraitpartout ; c’est toujours ainsi que cela commence ; lesgens n’y pensaient pas et puis ils sont engagés. Rien n’étaitarrêté sans doute, mais le bruit s’en répandait, et j’en étaisfâché pour Louise ; M. Lebel ne m’aurait pas convenu dutout à sa place, enfin à chacun son goût ; je me disais queles belles manières de M. le garde général et sa jolie voixl’avaient peut-être séduite.

En ce temps, un jour vers la fin de juillet,j’étais allé jusqu’aux carrières de marbre de Frâmont, dontl’exploitation se trouvait alors dirigée par Baptiste Lachambre, unde mes anciens élèves. Il avait mis de côté pour moi, dans le fondde la carrière, tous les débris ayant conservé quelques empreintesde plantes ou de coquilles.

Après avoir admiré ces fouilles profondes, larégularité des couches s’élevant les unes au-dessus des autres àplus de cinquante mètres et qui témoignaient clairement du séjourdes eaux pendant des siècles, dans la haute montagne ; aprèsm’être ensuite reposé longtemps à regarder les travailleurssoulevant des masses de marbre avec leurs crics et leviers, jem’étais remis en route vers une heure, ma boîte toute pleine depétrifications curieuses. Le temps était très chaud, surtout sur leplateau découvert du Chemin-des-Bornes. Ma charge me pesait, jen’en pouvais plus, et je marchais lentement, appuyé sur mon bâtonpour gagner la lisière du bois.

Le soleil descendait du côté de laLorraine ; le ciel au-delà des montagnes était rouge comme dela braise ; pas un insecte, pas même un grillon, – celui detous qui se plaît le plus à la chaleur, – pas un ne bruissait surla terre sèche et crevassée. La sueur me baignait le corps ;et je suivais le sentier aride, la tête penchée, sans avoir plusmême la force de rêver, tant la chaleur m’accablait et me donnaitd’éblouissements. Cela durait depuis une grande heure, lorsqu’enfinj’entrai dans l’ombre des sapins. Le sentier descendait alors àtravers les ronces et les myrtilles ; j’entendais bourdonnerau loin la rivière ; la cime des grands arbres était pourpre,les taillis au-dessous semblaient transparents ; et jedescendais toujours, me réjouissant d’avance à l’idée de boire.

Telles étaient mes pensées et mon désir,lorsqu’au tournant du sentier j’aperçus, à trente pas au-dessous demoi, un homme assis au bord de l’eau, la tête couverte d’un largechapeau de paille roussi par la pluie et le soleil, les épaulescarrées, et le grand bâton ferré entre ses genoux. La vue de cethomme m’inquiéta ; je regardai bien : c’étaitGeorges ! Il était là comme assoupi dans l’ombre du feuillage.À quoi pensait-il ? Dieu seul le sait ! mais il fallaitque sa rêverie fût profonde, car il ne m’avait pas entenduvenir.

Je restai plus d’une minute à l’observer,ensuite je fis du bruit pour attirer son attention. Aussitôt il seretourna brusquement et regarda en l’air, ses grands cheveux crépussur la nuque et le bâton serré dans la main ; ses yeux, sousle large bord du chapeau, brillaient comme ceux d’un loup.

« C’est vous, monsieur Florence ?cria-t-il au bout d’une seconde.

– Oui, Georges, c’est moi. J’arrive descarrières de Frâmont ; je suis bien las. »

Et je descendis. Il me tendit la main ;et comme je me penchais pour boire, il me dit :

« Attendez !… L’eau est trop froide…Vous êtes en sueur… voici du vin. »

Il détacha sa gourde, la plongea dans lasource, puis il me l’offrit et je bus.

« Est-ce que vous voulez vous asseoir,monsieur Florence ? dit-il.

– Non, il faut que je marche, sans celames jambes se raidiraient, je ne pourrais plus avancer.

– Eh bien, donnez ! dit-il enm’enlevant ma boîte et la passant sur son épaule ; ça pèsebien vingt livres.

– Au moins, Georges ; ce sont desfossiles, si je n’y tenais pas tant, je les aurais vidés sur leChemin-des-Bornes ; c’est trop lourd pour moi. »

Il m’écoutait tout rêveur. Nous avions reprisnotre route et je lui racontais la magnifique collection depétrifications que j’étais en train de faire. Il ne répondait pas,et me dit seulement à la fin :

« Vous êtes bien heureux, monsieurFlorence, vous aimez toujours quelque chose.

– Oui, j’ai d’abord eu mes fleurs, luirépandis-je, et puis mes insectes ; maintenant, j’ai mesfossiles. »

Je souriais, réjoui par l’ombre et par le vinque je venais de boire.

« Vous êtes heureux ! »,reprit-il tout pensif.

Nous allions à travers les mille lueurs dusoir tremblotant sur le feuillage. Ce qu’il disait de mon bonheurme faisait réfléchir, et tout à coup je m’écriai :

« Sans doute je suis heureux !… Jene me plains pas, au contraire. Mais toi, Georges, à ton âge, avecta fortune, ton instruction, voilà ce qui s’appelle une existenceagréable.

– Moi, dit-il d’un ton bourru, je n’aimerien, et personne ne m’aime.

– Comment ? comment ?m’écriai-je en le regardant d’un air de reproche, personne net’aime ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Et ton père !et ta mère ! et moi ! et tous tes amis !…

– Oui, je crois bien que vous avez del’affection pour moi, fit-il, je ne dis pas le contraire, mais…

– Mais quoi ?

– Mais tout ça ne vaut pas l’attachementqu’on a pour une brave femme, pour de bons enfants…

– Ah ! voilà de singulières raisons,lui dis-je, étonné ; parce que j’aime ma femme et mes enfants,je ne peux pas en aimer d’autres ! Qu’est-ce qui t’empêche dete marier et d’avoir ces affections-là comme tout le monde ?Mon Dieu, les jeunes gens veulent tout avoir à la fois ; lavie est pourtant assez longue pour leur donner de lapatience. »

J’étais étonné de son peu de bon sens,lorsqu’il dit :

« Je ne me marierai jamais… Je serai ledernier des Rantzau… quand une race produit des monstres, il vautmieux la laisser finir.

– Des monstres !… De qui parles-tudonc, Georges ? lui dis-je stupéfait.

– Hé !… s’écria-t-il, vous le savezbien !… Je parle du vieux bandit qui cherche à nousruiner ; qui nous en veut à mort, et qui n’aurait pas honte dedonner sa fille, son propre sang, à ce misérable garde général,pour nous faire écraser de procès-verbaux, et nous réduire à lamisère, mon père et moi. Est-ce que vous n’avez pas entendu parlerde cela ?

– Oui, lui dis-je ; et toi-même tum’en as déjà parlé ; mais je ne croirai jamais qu’un pèresacrifie son enfant, sa fille unique, à sa haine, à savengeance ; c’est contre nature, c’est impossible.

– Impossible ?… Mais tous les jourscette espèce de comédien arrive ; tous les jours il fait de lamusique ; tous les jours le vieux l’attend et lui fait degrands saluts. « Bonjour, monsieur le garde général… J’ai bienl’honneur, monsieur le garde général… Asseyez-vous, monsieur legarde général !… Louise… Hé… Louise… arrive bien vite !…Louise, où donc es-tu, Louise ? M. le garde général estlà… »

Il criait, il imitait les saluts deM. Jean et les airs ridicules du garde général.

« Mais, lui dis-je avec douceur, siLouise aime ce jeune homme !…

– Louise !… s’écria-t-il ens’arrêtant et me regardant d’un air furieux, Louise aimer un pareilfreluquet, un être minable, sec, le nez pointu, qui s’habille deblanc comme une femme, qui chante en roulant ses yeux au plafond,la main sur le cœur, allons donc, est-ce que vous perdez latête ? Une Rantzau, une fille de bon sens… Allons donc !…allons donc !… »

Il levait les épaules et s’était remis àmarcher. Et comme je le suivais tout pensif, au bout d’un instantil reprit :

« Quand elle meurt de chagrin ; maistous les jours, quand l’autre arrive, elle se sauve ; il fautque le vieux coure après elle ; qu’il l’appelle, qu’il luiparle, pendant qu’elle fait semblant d’arroser ses fleurs aujardin, et qu’elle regarde par-dessus la haie, comme pour appelerau secours ! Vous ne voyez pas cela, vous !… C’est unehonte, une abomination ; je voudrais descendre étrangler levieux et jeter le comédien par la fenêtre… Ah ! si je lestenais… comme je les serrerais… C’est le vieux qui ne rirait pas…et l’autre, le beau merle… c’est lui qui ne sifflerait pluslongtemps… Ah ! malheur !… »

Je le regardais du coin de l’œil, et je voyaisses mâchoires se serrer, son nez se courber, ses yeux reluire etson gros poing serrer le bâton ; je pensais :

« Oui… Oui… si tu les tenais, il neferait pas bon être à leur place ! »

Et puis j’avais des idées étranges ; jem’étonnais de sa colère terrible à propos de Louise, qu’il décriaittant autrefois. Et comme le silence était revenu :

« Tu crois donc qu’elle estmalheureuse ? lui demandais-je.

– Malheureuse ! fit-il, ditesqu’elle est malade, très malade ; elle dépérit, elle devientblanche comme de la cire ; elle si fraîche, si gaie, les yeuxsi vifs, les lèvres si roses l’année dernière en revenant ducouvent ; elle ne vit plus, elle s’en va !… Mais,monsieur Florence, par charité, rien que par charité, vous devriezaller de temps en temps la voir !… Depuis que vous avez votrecollection de fossiles, vous oubliez tout le reste. Elle était sicontente de vous voir arriver ; ça la débarrassait un instantdu chagrin d’être seule avec son père et le comédien ; elleavait le temps de respirer… Vous n’êtes pas fort, mais vous êtes unbon homme, et devant un honnête homme des êtres pareils sont gênés.Vous devriez bien encore aller faire de la musique d’église,chanter des kyrie, des alleluia…

– C’est bon, c’est bon, Georges, luidis-je vraiment attendri et le cœur serré, j’irai et pas plus tardque demain après l’école ; j’irai, sois-en sûr. Comment leschoses en sont venues à ce point ? Mais c’est terrible ce quetu me racontes.

– Ah ! dit-il, moi je vois tout… Etsi cela continue !… »

Il n’ajouta pas un mot.

Nous sortions alors de la forêt, au mêmeendroit où l’année précédente nous avions vu Louise se jeter dansla Sarre pour soutenir seule avec sa fourche la voiture de regain.Ce souvenir revint sans doute aussi à Georges, car il s’arrêta pourbattre le briquet et regarda longtemps la rivière, sans riendire ; ensuite nous continuâmes notre chemin. Mille idées metraversaient l’esprit. Il faisait nuit quand nous arrivâmes auxChaumes. Sur le seuil de ma porte, Georges, me montrant la maisonde M. Jean toute sombre et sans lumière au fond de la rue, medit :

« Regardez comme on s’amuselà-dedans ! C’est l’oncle Jean qui rend sa filleheureuse !… Allons, bonne nuit, monsieurFlorence ! »

Puis il s’éloigna. Je montai. On m’attendaitdepuis longtemps.

« Mon Dieu, Florence, me dit ma femme, enme débarrassant des fossiles, comme tu reviens tard !…Mlle Louise sort d’ici ; elle t’a attendujusqu’à sept heures.

– Louise Rantzau ?

– Oui.

– Ah !… Qu’est-ce qu’elle mevoulait ?

– Je ne sais pas… elle avait quelquechose à te dire… Elle reviendra demain. »

Nous soupâmes ; je n’en pouvais plus defatigue et de sommeil. – Une heure après nous dormions tous à lagrâce de Dieu.

Chapitre 15

 

 

La matinée du lendemain se passa dans le plusgrand calme ; en cette saison de récoltes et de moissons, ilne me restait qu’un petit nombre d’élèves, la salle était presquevide. Les grandes voitures couvertes de gerbes passaient de tempsen temps, jetant leur ombre aux fenêtres ; les enfants,dispersés dans les bancs, s’assoupissaient à la chaleur dejuillet ; ils regardaient voler les mouches ; ilsécoutaient les bruits du dehors : les éclats de rire desmoissonneuses rentrant du travail, les aboiements des chiens, lesourd mugissement des bœufs, cela seul les empêchait de dormir, caron ne peut pas toujours épeler ni réciter le catéchisme.

Moi, dans ma chaire, je traçais mes exemples,je taillais mes plumes, rêvant tristement à la position de Louise,à toutes les satisfactions qu’elle m’avait données autrefois, à sonheureuse mémoire, à son bon cœur, et puis à son départ pour lecouvent de Molsheim, aux visites qu’elle nous faisait pendant lesvacances, au bonheur qu’elle avait de nous apporter de petitsprésents.

Ces souvenirs m’attendrissaient. Je laplaignais d’avoir un père si dur, capable de la sacrifier au gardegénéral, pour satisfaire son esprit de haine contreM. Jacques.

Le temps s’écoulait ainsi ; à chaquepassage de moissonneuses on regardait ; la bonne odeur desrécoltes entrait jusque dans la salle, et j’étais forcé de plaindreles enfants, retenus à l’école dans cette saison où l’on aime àcourir, à se baigner, à vivre en plein air.

Enfin, sur le coup de onze heures, après avoirfait réciter la prière je donnai le signal du départ, et les élèvestout joyeux, leur petit sac sous le bras, sortirent encriant :

« Bonjour, monsieur Florence !bonjour, monsieur Florence ! »

Ils étaient bien heureux de se dégourdir lesjambes et d’aller avant le dîner visiter leurs sauterelles et leurslacets, posés dans tous les buissons de la côte, près desruisselets où viennent boire et se baigner les petits oiseaux.

J’avais serré mes papiers dans le tiroir, etde ma porte je regardais au loin dans la rue cette file de voituresarrêtées devant les granges ; les hommes levant les gerbes aubout de leurs fourches luisantes et les filles en haut, à lalucarne des greniers, les recevant dans leurs bras.

C’était un spectacle d’abondance quiréjouissait la vue, et je ne songeais plus en ce moment à Louise,lorsque je la vis arriver de loin, à l’ombre des vieux hangars,saluant toutes les bonnes gens qui la reconnaissaient. Elle étaiten cheveux ; sa maigreur me fit de la peine. Cela nel’empêchait pas d’être toujours belle. Le grand nez des Rantzau,leur menton allongé lui donnaient quelque chose de fier et dehardi, quelque chose de noble, qu’on ne voit pas souvent auvillage ; mais elle était malade, très malade, et je medisais :

« Mon Dieu, est-ce donc là ma chèreLouise, un tel changement en si peu de temps est-ilpossible ? »

J’en avais le cœur serré. Et quand arrivéeprès de moi elle me tendit ses doigts effilés, enmurmurant :

« Monsieur Florence, j’avais un grandservice à demander, j’ai tout de suite pensé à vous », tout ceque je pus lui répondre, ce fut :

« Montons, mon enfant,montons ! »

Nous montâmes dans la petite salle à manger,où ma femme et Juliette mettaient le couvert ; Louise leur ditquelques paroles à voix basse en passant, et comme je l’attendaissur le seuil de mon cabinet, elle entra et je refermai laporte.

Elle s’assit au coin de ma table, couverte depétrifications, et moi dans mon fauteuil, le dos à la fenêtredonnant sur le jardin. Je la regardais tout inquiet, sa pâleurm’étonnait ; elle réfléchissait, sa joue maigre sur la main,regardant à terre.

« Eh bien, Louise, lui dis-je, tu esvenue hier, j’étais absent.

– Oui, monsieur Florence, je suis venue.Avant de venir j’ai réfléchi ; ce que je vais vous dire estarrêté dans mon esprit ; c’est un grand service que je vousdemande…

– De quoi s’agit-il, Louise ?

– Je veux entrer en religion.

– En religion… toi… Louise… toi… monenfant !…, ne pus-je m’empêcher de m’écrier à demi-voix. – Tuveux te faire religieuse, renoncer à la vie, à la jeunesse, à tousles biens de ce monde ?… Oh ! tu n’y pensespas ! »

Elle essaya de répondre tout de suite, et nele pouvant pas à cause de son émotion, elle sortit un petitmouchoir blanc de sa poche, et le mit sur ses yeux, le coude sur latable ; elle ne pleurait pas, mais elle tremblait.

J’attendis plus d’une minute ; de l’autremain elle relevait ses beaux cheveux et les rejetait sur son cou.Le silence durait, j’étais devenu tout pâle, lorsqu’elle se remitet me dit :

« Il le faut !… J’ai réfléchi, bienréfléchi… Je n’ai jamais été heureuse qu’au couvent, avec leschères sœurs, loin du monde… Il le faut. »

Je voyais combien ces penséesl’agitaient ; moi-même j’étais tout bouleversé, et j’allaislui demander les raisons d’une décision aussi grave, lorsqu’elleajouta :

« Je viens vous prier, monsieur Florence,au nom de l’amitié que vous m’avez toujours portée, de vouloir biendéclarer ma résolution à mon père… Moi, je n’ose pas… je crains… Ilest si violent… »

Elle hésitait, quand, revenant tout à coup àmoi, je lui dis :

« Écoute, tout ça n’est pasnaturel ! D’abord, Louise, tu es malade ; ce n’est pasquand on est malade qu’il est permis de prendre des résolutionspareilles, c’est une injure à Dieu, entends-tu ? Lorsqu’onveut faire un sacrifice à Dieu, il faut être dans son bonsens ; et je dis, moi, que tu n’es pas dans un état de santéqui te permette de juger sainement du sacrifice que tu veux faire.Et puis il doit y avoir autre chose… dis-moiquoi ?… »

Elle se taisait.

« Tu ne veux pas me le dire, repris-jealors pendant qu’elle détournait les yeux, de plus en plus pâle etdésolée, eh bien, je le sais… tout le village le sait : tu neveux pas de M. Lebel pour mari, et tu prends cette résolutiondésespérée pour échapper à la volonté de ton père. Je consens à luifaire la déclaration que tu me demandes, mais ce sera simplementcomme une menace, pour voir ce qu’il répondra, voilàtout !

– Non, monsieur Florence, ma résolutionest sérieuse.

– C’est bon !… c’est bon !…m’écriai-je, je vois maintenant que Georges avait raison ;c’est une abomination, une véritable abomination. »

La colère m’emportait, je n’avais jamais étédans cet état, on devait m’entendre de la chambre voisine et mêmede la rue ; j’allais, je venais, m’étant levé pleind’indignation.

Au nom de Georges, Louise était devenue touterose, ses joues pâles s’étaient colorées.

« Georges a parlé de moi ?fit-elle.

– Oui, il a dit qu’on voulait te forcer àcommettre une mauvaise action ; mais que tu étais une Rantzau,et qu’on ne viendrait pas à bout de ta volonté ; que tu nesacrifierais pas à la haine de ton père contre le sien, que tu neferais jamais de marchés pareils.

– Il a dit cela ?

– Oui, et il a eu raison ! Tout lepays, tous les honnêtes gens sont pour toi. Sois tranquille, j’iraifaire la déclaration… Je verrai… Je n’ai pas peur ! Je diraique tu pars… que tu ne reviendras plus… que tu seras murée dans untombeau toute vivante… pour toujours… toujours !… Il faudrabien alors que ton père revienne à la raison.

– Mais, monsieur Florence, je vous assureque ma résolution est bien réfléchie, que je veux me consacrer àDieu, et que…

– Allons !… Tu feras ensuite ce quetu voudras, lui dis-je de mauvaise humeur ; mais il fautd’abord que tu sois libre, il ne faut pas qu’on te donne à choisirentre le bon Dieu et M. le garde général ! Ce n’est pasainsi qu’on se sacrifie… Non !… Dieu ne veut pas qu’onchoisisse entre Lui et un autre qui vous déplaît, c’est uneprofanation ; ceux qui vous encouragent à de pareilles actionssont marqués pour la damnation éternelle, ils offensent Dieu danssa majesté. Je t’ai déjà dit ça ! Et maintenant tu peux t’enaller ; nous allons dîner, retourne là-bas, à quatre heures,sans faute, j’irai chez ton père. »

Louise n’avait rien à me répondre ; elleme serra la main avec une grande émotion, en disant toutbas :

« Merci, monsieur Florence, merci !…Je savais que vous ne me refuseriez pas. »

Puis elle sortît ; et deux minutes aprèsj’entrais dans la chambre voisine, où la table était mise. Ma femmeet Juliette avaient tout entendu ; elles tremblaient etMarie-Anne me dit :

« J’espère bien, Florence, que tu n’iraspas chez M. Jean ? »

Mais alors je me fâchai et je luirépondis :

« J’irai !… Oui, j’irai !… Etje ne veux pas qu’on me fasse des observations inconvenantes. Cen’est pas beau de la part d’une épouse soumise, de faire à son marides observations semblables. Quand même je n’aurais pas promis, mondevoir serait d’y aller ! Est-ce qu’un homme comme moi, uninstituteur respectable peut laisser dans la désolation une de sesmeilleures élèves, qui ne l’a pas mérité ? Est-ce que je nerougirais pas devant moi-même d’une pareille faiblesse ?

– Mais il te maltraitera,Florence !

– Lui !… qu’il essaye de memaltraiter, dis-je en fermant les poings ; qu’ilessaye ! »

Jamais je ne me serais cru le courage d’alleraffronter un homme si dangereux, dans sa propre maison ;j’avais toujours eu la plus grande prudence, mais l’indignationalors était trop forte, elle emportait tout.

Pendant le dîner je me confirmai dans marésolution ; Juliette et ma femme se regardaient toutes pâles.Après le repas je rentrai dans mon cabinet pour réfléchir ;puis je descendis faire mon école, et à quatre heures je montaim’habiller, mettre une chemise blanche, ma redingote et monchapeau, pour me présenter convenablement devant le barbare etl’influencer autant que possible par mon extérieur, car tous leshommes prennent en considération la bonne tenue de celui qui seprésente.

M le garde général Lebel assistait àSarrebourg aux nouvelles adjudications ; il devait revenir lesoir, je n’avais donc pas de temps à perdre et je descendis aumoment où la demie sonnait à l’église.

Ma femme et ma fille ne disaient plusrien ; mais en arrivant sur la porte en bas j’aperçus, au fondde la ruelle du presbytère, M. Jannequin qui lisait sonbréviaire dans son jardin, tout en surveillant ses abeilles. Ilinterrompit aussitôt sa lecture et me fit signe de venir. La ruelleétait déserte ; et M. le curé, me conduisant à l’ombredes grands arbres, commença par me faire des représentations sur ladémarche imprudente que j’osais entreprendre, disant queM. Jean Rantzau ne me pardonnerait jamais ; qu’il étaitcapable de m’étrangler ; qu’il pouvait demander madestitution ; qu’un père de famille se devait d’abord auxsiens, ainsi de suite.

Je l’écoutais, comprenant bien que ma femmeétait allée le prévenir ; et quand il eut fini, je luirépondis :

« Monsieur le curé, j’aurais peut-êtrebien fait de prendre vos conseils avant de donner ma parole, maiselle est donnée.

– J’en suis fâché, dit-il, car le cas estsérieux.

– Sans doute, monsieur le curé, mais j’aipromis, il faut que je tienne ma promesse. »

Il se tut un instant, et puis sans insister,il ajouta :

« Eh bien, monsieur Florence, puisquevotre résolution est si ferme, allez !… Dieu veuille qu’il nevous arrive rien de grave. »

Je partis indigné contre ma femme, etM. Jannequin se remit à lire son bréviaire.

Combien l’honnête homme a de peine à remplirses devoirs, avec tous ces bons conseils de prudence et desagesse ! C’est à quoi je réfléchissais en remontant la granderue encombrée de voitures chargées de gerbes. Il faisait un tempsmagnifique, une de ces belles soirées de juillet chaudes et rouges,où tout ce qui respire cherche la fraîcheur ; les arbres, leshaies, le long des petits vergers, étaient comme illuminés par lesoleil couchant. Devant la maison de M. Jean stationnaientencore trois grands chariots attendant leur tour d’être déchargés.Le vieux hangar sombre était déjà hérissé de gerbes jusqu’aupignon, et les garçons, les domestiques en fourraient toujours dansles coins et recoins des greniers.

Quelles richesses possède une tellemaison !… Que de bétail dans les écuries !… Que defourrage dans les granges !… Que de vin dans les caves !…Ce n’est pas étonnant que tant de gens se présentent pour épouserla fille avec le reste.

Malgré moi ces réflexions me venaient enpensant au garde général.

Les moissonneurs, les domestiques, lesservantes, presque tous de mes anciens élèves, au milieu de lapresse me criaient :

« Hé ! monsieur Florence, un beautemps pour la rentrée des récoltes ! »

Mais j’étais tellement inquiet d’être mal reçupar M Jean, que je voyais à peine ces choses et que je répondais auhasard :

« Oui… Oui… mes amis, c’est un beautemps… Travaillez bien… Courage !… »

Et plus je m’approchais de la vieille bâtisse,dont les fenêtres et les volets en bas étaient fermés à cause del’ardeur du jour, plus mon trouble augmentait. Sans ma promesse,j’aurais repris le chemin de l’école ; mais j’avais promis, etmalgré mes craintes j’arrivai sur le seuil de l’allée, ouverte aularge pour laisser aller et venir les servantes, qui prêtaient lamain aux moissonneurs.

La première porte à droite était celle dubureau de M. Jean, où les débiteurs allaient lui demander dutemps, renouveler leurs billets, porter leurs rentes, leursfermages, leurs loyers. C’est là que M. Jean tenait seslivres ; et la porte étant entrebâillée je le vis tout desuite au fond de l’ombre, assis devant son petit bureau de noyer.Il me tournait le dos. Le jour chaud, entrant par les fentes desvolets en traînées d’or toutes fourmillantes de poussière,éclairait dans ce coin sa grosse tête chauve, bordée de quelquestouffes grises autour des oreilles, ses larges épaules et son dosrond. Il écrivait ; il alignait dans son registre les voituresde foin, de paille, les sacs de blé, d’orge et d’avoine, à côté deses piles d’écus et de ses créances.

Je le regardais, n’osant plus souffler ;mais comme au bout de cinq ou six minutes un domestique entraitdans l’allée, ne voulant pas être surpris à regarder, je toussaidoucement et je m’avançai le chapeau à la main, endisant :

« Monsieur Rantzau, j’ai bienl’honneur… »

Alors lui, se retournant à demi dans sonfauteuil sans se lever, et me regardant de bas en haut, s’écriad’un ton rude :

« Ah ! c’est vous !… Eh bien,qu’est-ce qui se passe ? On m’a raconté que ma fille est alléevous voir hier, et avant-hier… »

Je vis tout de suite qu’on nous avaitdénoncés, car les rapporteurs ne manquent pas au village, surtoutprès des gens riches, et je fus encore plus troublé.

« Eh bien, reprit-il, qu’est-ce quec’est ?

– Je suis chargé d’une commission bienpénible monsieur Rantzau, lui dis-je ; Louise m’a prié de vousprévenir qu’elle veut entrer en religion.

– En religion ?

– Oui, monsieur Rantzau ; elle veutse faire religieuse, elle veut retourner au couvent et se consacrerau Seigneur. »

Il était devenu tout blanc de colère etlouchait d’une façon terrible ; moi, je bégayais :

« Vous comprenez, monsieur Rantzau, queje ne pouvais refuser à la meilleure de mes élèves, de… »

Mais il ne m’écoutait déjà plus, et se levantil courait dans l’allée, criant comme un loup :

« Louise !…Louise !… »

Puis rentrant, il se mettait à marcher autourde la chambre, la tête penchée, les mains sur le dos, sans plusfaire attention à moi que si je n’avais pas été là. Ses grandssouliers criaient sur le plancher, son nez se courbait, son mentonse serrait.

Tout à coup il s’arrêta pour écouter ;des pas légers descendaient l’escalier ; alors il toussa. Jen’avais plus une goutte de sang dans les veines. Presque aussitôtLouise parut sur le seuil, tremblante comme une feuille. Elle mevit là, presque aussi tremblant qu’elle ; et le vieux,refoulant sa colère, dit en fronçant les sourcils :

« Qu’est-ce que je viensd’apprendre ? Tu vas chez ce maître d’école raconter ce que tune veux pas me dire à moi, ton père ? Tu n’as pas honte dedire des folies à cette vieille bête et à ses deux pies borgnes,qui ne manqueront pas de les répéter dans tout le village !Est-ce que ça ressemble aux Rantzau, cette conduite-là ?M. Florence vient me dire bêtement que tu veux aller aucouvent, que tu veux te consacrer au Seigneur ! Qu’est-ce quec’est que ça : – au Seigneur ?… »

Il avait une figure de mépris abominable enparlant du Seigneur, le vieux gueux ! et pourtant il nemanquait pas d’assister à la messe et aux vêpres tous lesdimanches. C’est en ce moment que je reconnus sa vraiereligion : la religion de l’orgueil, de l’avarice, de tous lesfaux biens de la terre !

« Voyons, cria-t-il, parle donc…Réponds-moi. »

Alors Louise, se redressant, luirépondit :

« Eh bien, oui, je veux retourner aucouvent ! »

Et me regardant :

« Je demande pardon à monsieur Florence,dit-elle, des insultes qu’il vient de recevoir à cause demoi ; il n’a dit que la vérité. Je suis malheureuse ici… Jeveux me consacrer au service de Dieu… Je veux revoir mes chèressœurs de Molsheim… Au moins, là, j’aurai le calme, la tranquillitéde la paix. »

Sa voix frémissait, mais elle était ferme.

M. Jean, en l’écoutant les bras croisés,la regardait du haut en bas comme une mouche ; on aurait ditqu’il allait l’écraser d’un coup ; la sueur m’en coulait dufront, sachant bien que je n’étais pas de force à la défendre. Maisau lieu de s’emporter, avec une véritable ruse de vieux loup, ilcommença d’abord par essayer de l’attendrir, en disant :

« Ainsi, voilà le prix de mes sacrificeset de mon amour pour mon enfant !… Voilà marécompense !… »

Il levait les mains et semblait se plaindre deson malheur.

« J’avais une fille !… Pour cettefille, que j’aimais plus que ma propre vie, j’ai toutsacrifié !… J’aurais pu me remarier, mais je n’ai pas voulului donner une marâtre ; je suis resté veuf à quarante ans.J’ai passé mes jours et mes nuits à la rendre riche, à lui fairedonner de l’instruction. Jamais, jamais il ne m’est arrivé de rienlui refuser ! Elle aimait la musique, elle a eu les meilleursmaîtres !… Elle voulait un piano, il est arrivé de Paris. Ellevoulait des robes, des chapeaux à la mode, je les ai fait venir deStrasbourg !… Rien n’était trop cher pour elle… Elle m’auraitdemandé mon dernier morceau de pain, elle l’aurait eu !… Jen’aimais qu’elle ; je me disais : – C’est Louise !…– et tout était dit. C’était ma gloire, mon bonheur, c’étaittout !… Et voilà… voilà ma récompense !… »

Louise, toute blanche, ne disait rien ;et le vieux, voyant qu’il ne réussirait pas par ce moyen, s’écriabrusquement :

« Alors, c’est décidé, tu veux teconsacrer au bon Dieu ?

– Oui, dit-elle, c’est décidé.

Mais à peine avait-elle dit cela, que d’uncoup de poing ouvrant les volets, et prenant sa fille par l’épaule,il la fit tourner comme une plume, et lui montra la maison en face,criant avec des grincements de dents épouvantables :

« Le bon Dieu… Ha ! ha !ha ! Ton bon Dieu, tiens… le voilà !… C’est le fils dugueux, du bandit qui veut ma ruine, qui m’aigrit le sang depuistrente ans… le voilà, ton bon Dieu !… – Dis donc le contraire…Mens !… mens… puisque tu veux te fairereligieuse !… »

Sa figure était terrible ; Louise, plusmorte que vive, ne répondait pas.

« Est-ce vrai ? criait-il en lasecouant, parle donc… Tu ne dis rien… c’est doncvrai ! »

À la fin, comme elle ne bougeait pas, il lalâcha.

Moi, je ne me tenais plus sur mesjambes ; j’aurais voulu crier : – Sauve-toi… sauve-toi,mon enfant ! – mais je sentais quelque chose m’étouffer, meserrer la gorge.

Et lui, reprenant son air d’attendrissement aubout d’un instant, se remit à marcher.

« Oui, dit-il, pour ma fille j’ai toutsacrifié !… J’aurais trouvé cent partis riches au pays, je nel’ai pas voulu ; mais grâce à Dieu, malgré le bandit quidemandait ma mort, j’ai prospéré dans mes biens. Un honnête homme,le plus honnête et le plus instruit du pays, est venu ; il m’ademandé la main de mon enfant… Quel honneur pour la famille !…J’ai consenti… J’ai donné ma parole… Toute la montagne sait queJean Rantzau n’a qu’une parole !… Tout va bien… Tout estarrêté… Tout ce que j’ai perdu, je l’aurai : – J’aurai despetits-enfants ; nous vivrons dans la paix, dans la joie… Legueux en face ne rira plus… Nous serons les premiers de la commune,de l’arrondissement ; ma fille sera la première dame, la plusconsidérée à dix lieues aux environs ; mon gendre restera cheznous, il sera le maître des Chaumes ; et l’autre, avec sonfainéant, son coureur, son ivrogne, desséchera de colère ! –Je ne veux pas, moi, qu’on vienne me dire non, quand j’ai ditoui ! Tu m’entends ? »

La fureur le reprenait ; et la voyant quise tenait droite contre la porte, les yeux à terre, mais hardie etdécidée comme tous les Rantzau :

« Tu m’entends ! répéta-t-il avecrage. Ose donc refuser… Ose dire non !

– Eh bien, non ! » dit-elle, enle regardant en face.

J’en eus froid dans le dos.

Et comme elle disait non, la grosse main dubarbare tombait sur elle et l’abattait à ses pieds, ses pauvresgenoux frappaient la terre ; elle était écrasée, mais relevantla tête avec des yeux terribles, elle répétait :

« Non !… Jamais !… »

Il allait la frapper encore, lorsque je luisautai sur le bras, en criant :

« Monsieur Rantzau, c’est votreenfant !…

– Ah ! tu viens te mêler de mesaffaires, toi, s’écria-t-il Attends !… »

Et je me sentis enlevé dans ses deux grossesmains, comme dans un étau ; je sentis ma tête frapper le mur,et puis, je ne sais comment, j’arrivai dans l’allée et je tombai enarrière jusqu’au bas des marches, à demi mort d’épouvante.

Je me croyais perdu ; et tandis quej’essayais de me relever, mon chapeau volait dans la rue et laporte se refermait comme un coup de tonnerre. Alors regardantautour de moi, je vis tout le monde se sauver aux environs, et dansla maison j’entendis de grands cris : le vieux scélératbattait sa fille ! Ces cris m’arrachaient le cœur.

J’eus bien de la peine à me redresser, mesreins étaient comme brisés. Je m’assis sur une marche de l’escaliersans avoir même la force de gémir. Tous les moissonneurs et lesdomestiques étaient partis ; personne ne voulait avoir rienvu !

Au bout de quelques minutes, ayant reprishaleine, je pus ramasser mon chapeau et marcher. Je retournai à lamaison. De loin en loin une figure apparaissait aux lucarnes et seretirait aussitôt.

Par bonheur je n’avais rien de cassé dans lecorps ; j’en remerciai Dieu et, me retrouvant à notre porte,je montai l’escalier, j’entrai dans notre petite chambre, et jem’assis sans me plaindre ni rien dire.

Mais tout de suite Juliette et ma femmeavaient vu mon émotion profonde ; j’étais aussi blanc depoussière sur le côté gauche, où j’avais roulé, mon chapeau étaitdéformé ; elles me regardaient toutes saisies, et ma femmes’écria :

« Florence, au nom du ciel, que s’est-ilpassé ?

– Ce n’est rien, lui dis-je, monsieurJean m’a poussé dehors ; je suis tombé, et… »

Alors leurs gémissements éclatèrent.Marie-Anne s’écriait :

Je t’avais bien prévenu, Florence ; tu nevoulais pas me croire… Ah ! mon Dieu, quelmalheur ! »

Et Juliette pleurait.

Bientôt quelques voisines vinrent s’informer.Le bruit se répandait déjà que j’allais être destitué, pour avoirinsulté M. Jean. Les gémissements redoublèrent à lamaison ; mais j’avais pour moi la conscience d’avoir remplimon devoir ; et vers sept heures, au moment du souper, voyantma femme et ma fille désolées, je leur dis de ne riencraindre ; qu’il existait encore une justice en cemonde ; que toutes les menaces de M. Jean et toute lapuissance de M. le garde général ne pourraient me faire ôterma place, parce qu’on serait bien forcé de m’entendre avant deprononcer, et que je serais soutenu par M. Jacques. Elles secalmèrent un peu, mais on pense bien que personne à la maisonn’avait envie de manger, ni même de dormir.

Vers neuf heures nous entendîmes M. legarde général revenir à cheval de Sarrebourg, dans le silence de lanuit ; il allait bientôt tout apprendre et m’en vouloir autantque son futur beau-père.

Georges revint plus tard ; nous venionsde nous coucher, et je racontais tout bas à ma femme ce qui s’étaitdit entre M. Jean et Louise, quand nous entendîmes son char àbancs passer au grand trot devant notre maison.

« Tiens, dis-je à Marie-Anne, le voilàqui revient de la vente des coupes ; s’il savait que Louisel’aime !…

– Tais-toi ! s’écria-t-elleépouvantée. Ne parle jamais de cela, Florence, nous serionsperdus ! ».

Elle était toute tremblante.

Moi, j’avais mal aux reins, mais je ne sentaispas de grandes douleurs ; le lendemain seulement lorsqu’ilfallut me lever pour tenir mon école, il me semblait ne pouvoir envenir à bout, tant la secousse avait été violente. J’aurais bienvoulu garder le lit ce jour-là ; pourtant avec l’aide de mafemme je pus m’habiller et m’asseoir dans le fauteuil.

Quel malheur d’être pauvre et de n’avoir queson état pour vivre !

Ces choses sont passées depuis bien des annéeset rien que d’y penser j’en frémis encore. Je n’avais pas mérité depareilles humiliations ; M. Jean n’aurait pas osé traiterde la sorte un homme riche, capable de se défendre : lajustice sans la force n’est pas assez considérée dans ce monde.

Chapitre 16

 

 

J’étais à peine assis depuis un quart d’heureà la petite fenêtre du pignon qui donne sur la grande rue, et jerêvais aux misères de ce monde, quand Georges arriva tout au loin,avec son chapeau de paille à larges bords, sa blouse et son bâton àpointe de fer. Il paraissait pensif ; les gens en train detirer le fumier des étables, de donner de l’air au bétail, ou delâcher les poules dans les haies, s’arrêtaient tous à leregarder ; lui ne faisait attention à rien. Ma femme, quipréparait notre café au lait dans la cuisine, entra bien vite endisant :

« Florence, voici Georges qui vient cheznous. Il vient savoir ce qui se passe ; mais garde-toi bien delui dire ce que tu m’as raconté hier… M. Jean l’apprendrait,et…

– Écoute, Marie-Anne, lui dis-je en meretournant, mêle-toi de tes affaires. Après avoir été roué decoups, j’ai un peu le droit de me plaindre ! »

L’indignation me possédait. Juliette, quibalayait la chambre, ferma les fenêtres et sortit avec sa mère, etdans le même instant Georges montait l’escalier ; il entra enme disant :

« Bonjour, monsieur Florence ; jevais aux scieries et j’ai voulu vous voir en passant.

– Assieds-toi, Georges, prends unechaise, moi je ne peux pas bouger.

– Oui, fit-il, l’oncle Jean vous amaltraité, je sais ça ! C’est un grand lâche ; ce n’estpas à moi qu’il serait venu s’attaquer ; c’est à un bravehomme sans force et sans fiel qu’il s’en prend ; c’est sapauvre fille qu’il assomme, lui ! Il n’y a pas de danger àcourir au moins. Ah ! vieux gueux, il faut espérer que tontour viendra, et que tu ne seras pas toujours le plusfort. »

Et comme je l’écoutais, pensant qu’il avaitbien raison :

« Savez-vous ce qui se passe maintenant,monsieur Florence ? s’écria-t-il. Tout à l’heure, au moment oùje sortais de chez nous, toute la maison en face était enl’air : l’oncle Jean lui-même courait à l’écurie seller uncheval et criait à son vieux Dominique : « Vite unmédecin… En route… en route chez M. Bourgard, àSarrebourg ! » et l’autre aussitôt est parti ventre àterre, sans même prendre le temps de mettre sa blouse… Vouscomprenez, Louise est au lit, bien malade ; il l’a laisséehier sur place… elle peut en mourir !… »

En parlant, il me regardait, la figurebouleversée de colère et de douleur ; et moi je ne savais quoidire, les cheveux m’en dressaient sur la tête. À la fin jem’écriai :

« Écoute, Georges, tu peux te vanter davoir pour oncle un fameux barbare !

– Ne me parlez pas de lui, dit-il enserrant les dents, je serais capable de retourner là-bas tout desuite et de l’assommer !… C’est pour ça que je pars ; jene me tenais plus ; j’ai mieux aimé courir que de risquer unmauvais coup.

– Et tu as bien fait, lui dis-je, c’estsa fille !… Personne n’a le droit d’entrer dans leur maison,excepté ton père, comme maire de la commune, accompagné d’ungendarme, ou de quelque autre fonctionnaire. Nous autres, nousdevons rester tranquilles ; mais c’est terrible tout demême.

– Oui, c’est terrible ! fit-il en seremettant à marcher lentement tout pensif. Quel malheur que jen’aie pas été là hier, quel malheur !… »

Et me représentant la satisfaction quej’aurais eue de le voir entrer la veille, et prendre son oncle aucollet, je trouvais aussi que c’était bien malheureux.

Nous rêvions à cela, lorsque tout à coups’arrêtant il dit :

« Oui, c’est un fameux bandit !…Mais une chose que je voudrais bien savoir, une chose que je necomprends pas, ce sont les raisons qu’il avait de battre sa fillejusqu’à la tuer ; vous comprenez, monsieur Florence, il devaity avoir des raisons graves !

– Ah ! lui dis-je, c’est qu’ellevoulait se faire religieuse…

– Religieuse ! s’écria-t-ilstupéfait ; Louise… religieuse !…

– Oui, elle voulait retourner au couventde Molsheim, elle voulait renoncer au monde ; elle se trouvaittrop malheureuse, et c’est moi qu’elle avait chargé de le dire àson père ; comme son ancien instituteur, tu comprends,Georges, c’est moi qu’elle avait choisi… »

Il me regardait jusqu’au fond de l’âme.

« Et c’est pour cela qu’il l’abattue ? dit-il au bout d’un instant.

– Ce n’est pas justement à cause decela, » lui répondis-je tout troublé.

Ma femme, qui nous entendait de la cuisine,venait d’accourir, en me faisant des signes selon sonhabitude ; mais alors au lieu de l’écouter, la colèrem’emporta, car on n’aime pas être conduit par sa femme comme unenfant, et je dis :

« Tu veux savoir le fin mot del’histoire… Eh bien, c’est parce qu’elle t’aime !… Le vieux adit qu’elle t’aime !… Il a poussé la fenêtre en criant :« Ton bon Dieu, tiens, le voilà !… le voilà !… c’estle fils du gueux en face ! »

– Il a dit ça… Vous l’avez entendu,monsieur Florence ? fit-il tout pâle.

– Si je l’ai entendu ? Il criaitassez haut !…

– Et elle… qu’est-ce qu’ellerépondait ?…

– Rien ! – Il la secouait encriant : « Réponds-moi donc… Mens… mens… si tul’oses ! »

– Et elle ne répondait pas ?…

– Non, Georges, elle ne voulait pasmentir… C’était la vérité ! »

Je regardais ma femme pour lui dire :« Ça t’apprendras à venir toujours m’ennuyer ; maintenantfais-moi des signes tant que tu voudras ! » C’est aussitrop fort d’être pris par les gens pour un innocent, qui ne saitpas ce qu’il dit ni ce qu’il fait.

Georges était devenu tout rouge ; il nousregardait l’un après l’autre et puis tout à coup ils’écria :

« Eh bien oui, nous nous aimons !…Oui, je l’aime !… Ah ! ce n’est pas d’aujourd’hui, nid’hier… Non !… toujours je l’ai aimée ! Même lorsque jecroyais la haïr, parce qu’on m’avait élevé dans cette idée, jel’aimais déjà… Je criais contre elle, et j’en voulais à ceux qui medonnaient raison. Mais je me défendais… je cachais tout là !…dit-il en posant un doigt sur son cœur. Seulement, depuis lavoiture de regain, vous vous rappelez, monsieur Florence, depuis cejour-là, c’est fini, je ne pense plus qu’à elle !… »

Il avait des larmes dans les yeux ; il metenait la main, et je voyais qu’il avait envie de m’embrasser.

« Ah ! dit-il, que j’étaismalheureux !… que je m’en voulais d’aimer la fille de l’oncleJean ; comme je me maudissais moi-même ; comme je metraitais de lâche ; comme je courais à droite et à gauche dansles bois, en me répétant : « Le vieux a volé tonpère !… Le vieux ne pense qu’à ta ruine !… » Et jedevenais méchant !… – Que voulez-vous, ça me suivaitpartout ; ça m’entrait tout doucement comme une vrille dans lecœur… Je n’en pouvais plus !… Je la voyais toujours : aubois, au village, derrière la haie de leur jardin, dans les blés, àsa fenêtre… À la fin j’ai vu qu’elle était comme moi, monsieurFlorence ; sans nous chercher, sans nous dire un mot, sansnous regarder, sans avoir l’air de nous connaître, nous étionspartout ensemble. – Oui, oui, nous nous aimons ! cria-t-ild’une voix terrible, en frappant le plancher de son bâton ;Louise m’aime !… Elle m’aime… et je l’aurai ! »

Il était devenu comme fou ; on aurait ditun de ces éperviers qui secouent leurs plumes le matin, en poussantleur cri de guerre. J’en étais épouvanté.

« Mais Georges, au nom du ciel, luidis-je, ne crie pas si haut, tout le village va t’entendre !…Et puis tu dis : – Je l’aurai !… je l’aurai ! – maisle garde général ?

– Le garde général, s’écria-t-il enlevant les mains d’un air de pitié ; le garde général… pauvrediable… qu’il vienne !… qu’il vienne !… Ah !ah ! ah !

– Et l’oncle Jean ?

– L’oncle Jean a battu sa fille… Il veutla sacrifier à sa haine… Elle m’aime plus que lui… C’est moiqu’elle aime… Vous le savez bien… Vous l’avez dit…

– Sans doute !… Mais ton père,malheureux ? Tout est contre toi, tout !…

– Écoutez, monsieur Florence, dit-ilbrusquement, vous êtes un honnête homme, vous !… Parce que cesdeux vieux se haïssent depuis trente ans, à propos d’une vieillebaraque ; parce qu’ils se souhaitent la ruine ; parcequ’ils ne peuvent se voir sans frémir, nous devrions faire commeeux ; nous devrions continuer de père en fils à nous ruiner, ànous décrier, à nous mettre des bâtons dans les roues, à nousaigrir le sang, à nous détruire les uns les autres !… Vouscroyez ça, vous, monsieur Florence ?… Vous trouvez çajuste ?…

– Non, Georges, non, je ne dis pas ça,bien au contraire ; mais…

– Il n’y a pas d’autre raison que le bonsens, dit-il ; Louise m’aime… je l’aime !… Eh bien, nousnous marierons ensemble, et nous serons heureux… C’est clairça !… Que les autres fassent ce qu’ils voudront ; c’estleur affaire. »

En même temps il sortit. Je lerappelai :

« Georges ! »

Il remonta deux marches.

« Où vas-tu ?… Qu’est-ce que tu vasfaire ?…

– Je vais déclarer la chose à mon pèretout de suite.

– Mais tu ne parleras pas de moi…

– Non… non… soyez tranquille, dit-il endescendant ; ça me regarde seul ! »

Et il partit.

Malgré mon mal de reins, je ne pus m’empêcherd’aller regarder à la fenêtre. Il remontait lentement la rue, songros bâton à la main et la tête penchée, puis il rentra hardimentchez eux.

Alors je vins me rasseoir tout inquiet ;et pendant le déjeuner, jusqu’au moment de l’école, je ne fis queme représenter ce qui se passait là-bas : le terrible oragequi dans ce moment même éclatait entre le père et le fils, aussihardis, aussi durs, aussi tenaces dans leurs idées l’un quel’autre. Tantôt je me disais que le père, affaibli par l’âge et lesfatigues, céderait ; tantôt qu’il ne lâcherait pas etjetterait son fils à la porte.

Ces deux idées allaient et venaient dans matête. Enfin vers sept heures, regardant encore une fois à lafenêtre et voyant la rue tranquille, je descendis faire ma classedu matin.

Pendant l’école je restai tout le temps dansma chaire, et je vis avec plaisir que pas un de mes élèves neparaissait content de ce qui m’était arrivé : leurs parentsavaient tous donné tort à M. Jean ! et puis tous cesenfants m’aimaient, ils prenaient parti pour moi ; de temps entemps ils m’observaient pardessus leurs livres, mais aussitôt queje les regardais, ils baissaient les yeux, dans la crainte sansdoute de m’humilier.

D’autres instituteurs les auraient peut-êtrevus rire, car les enfants sont remplis de malice à l’égard de ceuxqu’ils ne reconnaissent pas tout à fait justes, mais moi j’eus lagrande satisfaction de les trouver de mon parti, contre celui quim’avait maltraité.

Tout se passa donc dans l’ordreordinaire ; et mon école finie, je n’eus qu’à jeter un coupd’œil dehors, pour me convaincre qu’une grande agitation régnait auvillage. Depuis le matin, différentes nouvelles s’étaientrépandues ; les voisins et les voisines parlaient sur leursportes ; les femmes en bas criaient, les filles en hautécoutaient à leurs fenêtres. On commentait la maladie de Louise, ledépart du vieux Dominique pour chercher un médecin ; on savaitque Louise voulait retourner au couvent de Molsheim, pour ne pasépouser M. Lebel et que son père l’avait battue ; onsavait tout et l’agitation augmentait.

J’entendais la grand-mère Bouveret, notrevoisine, crier dans la rue :

« La pauvre enfant aime mieux s’enterrervivante dans un couvent que d’épouser le rougeaud… et son père l’abattue !… Ah ! mauvais calotin, tu serais depuislongtemps au bout d’une corde s’il y avait encore une justice dansce monde ; mais les hommes n’ont plus de cœur, pourvu qu’ilsgagnent de l’argent, tout le reste leur est égal !… Et cegarde général Lebel, en voilà un beau merle pourMlle Louise… Oui… oui… c’est du propre !…Attends,… on l’a faite pour toi, mauvais muscadin !… Depuisl’arrivée de cet aristocrate au pays, on ne parle plus que deprocès-verbaux ; c’est lui qu’on devrait assommer et jeter àla porte, et non pas ce pauvre M. Florence, cet homme du bonDieu, qui n’a jamais seulement osé claquer unepuce ! »

Elle avait une voix criarde qui s’entendaitd’un bout de la rue à l’autre, et levait son poing maigre en l’air,comme pour menacer la maison de M. Jean.

Son fils, Nicolas Bouveret, le menuisier,cherchait à l’apaiser, en lui disant :

« Taisez-vous, grand-mère,taisez-vous ; ne dites pas de ces choses-là ; nosmessieurs l’apprendraient, et ça pourrait mal tourner pournous !

– Je me moque bien d’eux !criait-elle encore plus haut. Ce n’est pas eux qui m’empêcheront derouir mon chanvre, de le filer et de conduire mes chèvres à lapâture… Qu’est-ce qu’ils peuvent me faire ? Est-ce qu’ils medonnent de l’ouvrage ? Est-ce que je leur dois de l’argent,moi ? Qu’on aille tout leur apporter, tant mieux ! Je disque c’est une honte de forcer une jeune fille d’épouser un hommequ’elle n’aime pas. Je le dirais à Jean Rantzau lui-même ; iln’a qu’à venir, ce n’est pas Nanette Bouveret qui se gênera devantlui. ».

Elle continuait ainsi sans se lasser ;plus loin, d’autres, encouragées par cette vieille, criaientaussi ; le village était en révolution à cause deLouise ; et je vis alors pour la première fois que toutes lesfemmes se soutiennent contre les hommes !

Marie-Anne avait aussi repris courage, voyantbien que tout le pays était avec nous ; ses craintestournaient en colère.

« C’est maintenant, Florence,disait-elle, qu’on reconnaît le doigt de Dieu. Ce vieil avare sidur, à force de mauvaises actions, s’est attiré tout le monde surle dos. Qu’il vienne nous attaquer avec son M. Lebel ;qu’il vienne nous ôter notre place, la montagne descendra pour noussoutenir. »

L’exaltation la gagnait à force d’avoir eupeur, et j’étais forcé de la calmer, en lui disant que ma place àla mairie dépendait de M. Jacques seul ; que tous lesmaires choisissent ceux qui leur conviennent pour ce poste, sansavoir à donner aucune explication, et que je n’avais donc rien àcraindre de M. Jean.

« Tant mieux, Florence, disait-elle, tantmieux !… Mais il t’a battu et je voudrais le voir sur lacharrette ! »

Les femmes n’ont pas de modération ; lemieux est de ne pas leur répondre, car elles trouvent toujours desraisons pires les unes que les autres, et cela n’en finiraitjamais. Je pris donc mon mal en patience, l’écoutant pendant toutle dîner s’emporter contre M. Jean et lui prédire sa perteprochaine, ce qui du reste ne pouvait lui faire aucun mal.

Les choses continuèrent de la sorte, enaugmentant partout jusqu’au soir, et ma classe de l’après-midi futinterrompue bien des fois, par les propos violents des femmes quipassaient devant mes fenêtres, allant jusqu’à dire qu’il fallaitenfoncer la porte du vieux Rantzau et délivrer sa fille.M. Jean le savait sans doute, car plus d’un des siens luirapportait les paroles de ses ennemis ; mais cet hommeorgueilleux n’était pas de ceux qui se laissent intimider par desmenaces, ou qui renoncent facilement à ce qu’ils veulent : ille montra bien en ce jour.

À cinq heures, au moment de fermer mon école,la servante de M. Jacques vint me prévenir que M. lemaire avait à me parler. Je partis tout de suite ; quelquesvoisins voulaient m’aider à marcher, mais je m’y rendis seul, enles remerciant.

La maison de Jean Rantzau était silencieuse,celle de M. Jacques aussi. J’entrai dans la salle à droite, oùM. le maire me faisait quelquefois rédiger ses actes. Il étaitlà seul, assis devant son grand bureau noir, une jambe à cheval surl’autre, les joues longues et l’air défait ; on aurait ditqu’il avait vieilli de dix ans.

« Ah ! c’est vous Florence, dit-il.Tenez, regardez-moi ça ! »

Il me tendit un papier de son frère Jean, unpapier timbré, invitant M. le maire à faire afficher lejour même l’annonce du mariage de M. Paul-LucienLebel, garde général des Eaux et forêts au village des Chaumes,avec Mlle Louise-Amélie Rantzau, fille unique deJean Rantzau, propriétaire au même endroit.

J’étais devenu tout tremblant ; cela meparaissait impossible, abominable. M. Jacques me regardaitavec ses grands yeux gris-jaune ; et comme je restais là,confondu, il me dit :

« Que pensez-vous de ça ?

– C’est terrible, lui dis-je.

– Oui, vous avez raison, fit-il ;mon frère, pour me ruiner, vend sa fille au garde général ; ilsacrifie Louise à sa vengeance ! L’autre accepte tout, promettout, il fera les procès-verbaux qu’on voudra ; il faut êtreun fameux misérable pour conclure des marchés de ce genre ; ilfaut avoir bien envie de s’enrichir… C’est triste… bientriste ! »

Je ne répondais rien.

« Vous pouvez écrire, monsieur Florence,dit-il, l’affiche sera posée ce soir même, tout le monde laverra. »

Je m’assis donc, et, les yeux troubles,j’écrivis l’affiche de ma plus grosse écriture, avec la date et lereste. M. le maire rêvait ; il avait sa tabatière et sonmouchoir sur le bureau, sous la main, et regardait vers la fenêtred’un œil vague. Quand j’eus fini, il jeta lui-même quelques grainsde tabac sur l’écriture et se mit à relire l’acte, puis il medit :

« C’est bien ça ! Posez le cachet dela mairie. »

C’est ce que je fis. Il signa ; et merendant le papier :

« Oui, Florence, dit-il, c’est fortd’assister soi-même à des marchés honteux, passés en vued’atteindre votre propre ruine, c’est fort, n’est-ce pas ? Ehbien, mon ami, ce n’est encore rien auprès de ce qui me reste àvous dire, non, ce n’est rien ! Mon Dieu, ce coup du frèreJean m’aurait forcé de renoncer à mon commerce de bois, voilàtout ! J’en ai bien assez !… J’aurais loué mes scierieset fait autre chose. Mais, s’écria-t-il, ce que vous ne croiriezjamais, Florence, ce que je n’ose dire qu’à vous, un véritablehonnête homme, c’est que mon fils… Georges… aime la fille d’unbrigand pareil !… »

Sa voix montait ; il avait une voixtonnante dans cette grande salle vide ; et moi je disais,ayant l’air de m’étonner.

« Comment, monsieur le maire… est-cepossible ?…

– Oui, s’écria-t-il, c’est possible,c’est vrai !… Lui-même, entendez-vous, lui-même ce matin estvenu me faire cette déclaration. »

Et comme je baissais les yeux, n’osant leregarder, car ses joues se plissaient, ses mâchoires se serraient,et son grand nez touchait presque son menton à force d’indignation,il dit :

« Voilà ce qui m’attendait à lafin ! Mon fils veut épouser la fille de ce cafard, de cet êtreplat, qui m’a volé la maison de mon père, devenu vieux, sourd etcoureur d’eau bénite ; la fille de cet abominable hypocrite,qui n’avait jamais à la maison qu’un mot à la bouche :« Oui papa !… Vous avez raison, papa !… C’est juste,papa !… » et qui flattait le pauvre homme dans ses idéesdévotieuses, en disant toujours : « Amen, papa,amen !… » Ah ! le gueux, il savait bien ce que toutcela devait lui rapporter ! Tandis que moi, mille tonnerres,je ne pouvais pourtant pas faire ça ! cria-t-il en donnant uncoup de poing furieux sur ça la table ; je ne pouvais pas diredu matin au soir : Oui papa !… Amen !… Dieu vousbénisse !… » Ça m’aurait retourné le cœur ; je nepouvais pas !… Il a tout attrapé par ce moyen, et moi j’ai euric-à-rac ce qu’on ne pouvait pas m’ôter, ce que la loi forçait deme donner ; sans ça le cafard, qui parlait toujours de sondroit d’aînesse, m’aurait dépouillé jusqu’à la chemise. »

Sa figure en disant cela étaitépouvantable ; et malgré tout, oui, je comprenais alors mieuxsa haine, sa colère ; je sentais qu’il n’avait pas tout à faittort.

« À vous, Florence, cria-t-il, je peuxdire ça ! Je n’en ai jamais parlé qu’à mon fils ; maisvous êtes un ami, plus qu’un ami ! Voilà comment il m’avolé… »

Je ne disais rien, restant les yeux baissés ettroublé jusqu’au fond de l’âme.

Après ce grand éclat il se calma un peu et diten prenant une prise avec une sorte de rage :

« Oui !… Et maintenant mon fils aimela fille de ce bandit… Avez-vous jamais entendu parler d’un malheurpareil ?… Il l’aime !… Oh ! depuis longtemps,Florence, je m’en méfiais, je voulais le faire partir… Ill’aime !… Il veut l’épouser ! »

Sa colère recommençait, et je ne pusm’empêcher de dire, tout désolé :

« Mais, monsieur le maire, malgré tout,c’est pourtant une bonne fille, une excellente enfant…

– Hé ! s’écria-t-il en s’empoignantles cheveux avec désespoir, qui est-ce qui vous dit lecontraire ? mais c’est la fille de Jean !… »

Alors, je ne dis plus rien, sa désolation metouchait ; et qu’est-ce que j’aurais pu dire ? desmots ! À quoi cela aurait-il servi ?

Il se tut longtemps ; et recommençantd’une voix étouffée :

« Oui, Georges m’a dit ça, fit-il ;et je lui ai donné jusqu’au soir pour changer d’idée, ou pour s’enaller d’ici… Douze heures !… Il renoncera, ou je n’aurai plusde fils !… Je serai seul, toujours seul !… »

La manière dont il disait ça m’arrachaitpresque des larmes, j’avais envie de sangloter.

« Il faudra qu’il m’arrive comme augrand-père qui est mort sans enfants, après en avoir eudouze ; moi je n’en ai qu’un, et je les perds tous à lafois ; je voudrais bien savoir où je l’ai mérité. »

Dans ce moment Georges passait devant lesfenêtres, et M. Jacques, sans se détourner, dit :

« Le voilà ! »

La porte de l’allée s’ouvrit, puis celle de lachambre. C’était lui !… Il s’avança jusque près du bureau, etson père, d’une voix enrouée, lui demanda :

« Eh bien ?

– Eh bien, dit-il, j’ai réfléchi :c’est décidé… ça reste décidé… Je ne peux pas changer.

– Alors tu pars ?

– Non !…

– Tu veux rester dans ma maison, malgrémoi ! dit le père, en le regardant avec de mauvais yeux.

– Je n’ai pas dit cela, répondit Georgesd’un ton ferme. Vous êtes le maître chez vous, mon père ; sivous m’ordonnez de sortir, je sortirai ; mais je ne quitteraipas le village, j’irai m’établir à l’auberge et ça fera duscandale. »

Le vieux frémit !

Georges était rouge, sous sa petite barbecrépue, jusque derrière les oreilles ; il avait les yeux et lecou pleins de sang, mais il restait maître de lui ; son père,assis dans son fauteuil la tête penchée, réfléchissait ; etmoi, car dans le fond j’aimais cet homme, ma poitrine, en voyantson chagrin épouvantable, ma poitrine éclatait ; j’avaismal !

« Ah ! dit-il lentement, quelmalheur !… Parlez-lui donc, Florence ; dites-lui qu’il nepeut pas épouser cette fille… Que je ne peux pas aller la demanderpour lui… Que c’est impossible !

– Je ne vous demande pas ça non plus, monpère, répondit Georges. Je vous ai dit : « J’aimeLouise ; Louise m’aime !… Nous nous sommes défenduslongtemps tous les deux ; mais c’est fini, nous nousaimons !… Vous ferez ce que vous voudrez… et l’oncle Jeanaussi fera ce qu’il voudra ; mais si l’on force Louise d’enépouser un autre, foi de Rantzau, il arrivera de grandsmalheurs ! » Voilà ce que je vous ai dit, mon père, et cesera ! Maintenant, voulez-vous que je quitte votremaison ?…

– Non ! dit le vieux sans bouger, çaferait plaisir à l’autre ; reste !… Mais nous vivronsensemble comme deux étrangers.

– C’est bien, mon père, » fitGeorges.

Il allait sortir, lorsque la mère, la pauvrefemme qui depuis tant d’années ne sortait jamais de sa cuisine, etqui même les grands jours de fête se tenait debout derrière lachaise de son mari, pour le servir, la pauvre mère entra comme uneperdue, le tablier sur les yeux, poussant un cridéchirant :

« Rantzau ! »

Elle ne put en dire davantage : le vieux,sans tourner la tête ni la regarder, lui montra la porte ;elle rentra dans la cuisine en silence ; Georges la suivitlentement et la porte se referma. Le père, lui, restait là dans sonfauteuil, penché, les yeux à terre.

Je compris alors les grandes douleurshumaines.

Au bout de quelques minutes, comme nous étionsdans le silence, il se leva, alla vers l’armoire, et tira d’unecorbeille la petite clef des affiches, en me disant :

« Venez, Florence ! »

Nous sortîmes ensemble jusqu’à lamairie ; il mit lui-même l’affiche dans le cadre et referma lagrille. Ensuite, me souhaitant le bonsoir, il retourna chez lui, etj’allai chez nous.

Chapitre 17

 

 

Depuis l’apposition de cette affiche à lamairie, de jour en jour la maladie de Louise devenait plus grave etretardait le mariage. Des médecins arrivaient de toutes lescommunes environnantes, et tenaient conseil entre eux :c’étaient M. Bourgard, de Sarrebourg, homme d’une grandeexpérience et connu de tout le pays, M. Virlet, de Blâmont,M. Saucerotte, de Lunéville, enfin tous les meilleurs médecinsà dix lieues des Chaumes.

On les regardait aller et venir, aucun bruitde leurs consultations ne se répandait au village.

M. le garde général venait de prendre uncongé, soi-disant pour aller chercher ses papiers. C’était le gardeà cheval Caille, de Saint-Quirin, qui le remplaçait.

L’automne alors était venu, avec sa grandemélancolie, ses grands coups de vent qui passent dans les bois etnous annoncent l’hiver.

Moi, j’allais tous les jours chez M. lemaire après l’école, faire mon service de secrétaire communal.M. Jacques avait son rhumatisme et souffrait en silence, lajambe sur un tabouret, le coude sur son bureau et les yeux tournésvers la fenêtre, où tombaient à chaque coup de vent les feuillesjaunes de la vigne du pignon, et quelques brins de paille duhangar. Tout semblait s’en aller ; les grands peupliers quilongent la route faisaient entendre leur murmure sans fin.

Nous étions là tous les deux ; j’écrivaiset lui rêvait, toussant quelquefois et disant d’une voixenrouée :

« Je me fais vieux, Florence, je me faisvieux !… J’ai trop travaillé !… et pourqui ?… »

À quoi je répondais :

« Ah ! monsieur le maire, vous aurezencore de beaux jours…

– Jamais, disait-il, jamais, c’estfini !… »

Georges, le soir, en revenant de visiter leurscoupes et leurs scieries, passait devant la fenêtre en détournantla tête ; le père et le fils n’avaient plus l’air de seconnaître ; et la mère, toujours les yeux rouges, portait enhaut ses repas au garçon. »

M. Jacques une fois, une seule fois medit avec amertume :

« Florence, maintenant j’ai deux frèresJean : l’un dedans et l’autre dehors ! La maison n’estplus à moi ; je ne suis plus maître ici. »

L’indignation et la douleur perçaient malgrélui dans ses moindres paroles ; et toujours il finissait pardire :

« Ah ! si j’étais seulement couchésur la colline avec les anciens. Ils dorment eux, ils ne saventplus rien de ce monde ! »

Mais si M. Jacques souffrait, de l’autrecôté de la rue c’était encore bien pire. Chaque fois que jepassais, derrière le treillis du jardin, devenu transparent par lachute des feuilles, je voyais M. Jean, en longue camisole delaine grise, se promener dans les allées lentement, la tête nue.Qu’il fît du vent et de la pluie, qu’un dernier rayon de soleiltombât entre les arbres dépouillés, M. Jean se promenaittoujours, ne pouvant vivre dans sa maison, où la vieillegarde-malade Simone, la servante Rosette et les médecins étaientdevenus maîtres.

Cet homme dur s’affaissait ; il sepromenait le dos voûté ; son nez se recourbait, comme onraconte des vieux aigles, qui finissent ainsi par ne plus pouvoirouvrir le bec et meurent de faim, punition naturelle de leurférocité et de leurs carnages.

En voyant cela, je pensaistristement :

« Ah ! tu l’as bien mérité, barbare,et tu le mérites encore tous les jours, par ton obstination àvouloir marier ta pauvre enfant, ta propre fille, ton propre sang,avec un être qu’elle ne peut voir. Ah ! tu mérites ton sort,et je ne te plains pas, l’orgueil et la haine méritent cechâtiment. »

C’est ce que je me disais.

Et dans ce temps, un soir, je le vis prier àl’église ; cette fois il priait bien, regardant laterre ; ce n’était plus de la comédie et je pensai :« Il faut que l’état de Louise soit bien grave : pourqu’un pareil homme prie, il faut des chosesextraordinaires ! »

J’étais allé chercher après l’école un cahierde musique que j’avais oublié le matin à l’orgue ; etregardant de là-haut, dans notre petite église froide et sombre,cet homme terrible agenouillé, et priant tout seul, sa tête chauvesur ses mains jointes, au milieu du grand silence, ces idées mepoursuivaient ; j’élevais ma prière à l’Éternel, pour le salutde ma chère élève, étant convaincu que sa position était presquedésespérée.

Je ne me trompais pas ; en arrivant cheznous, la première chose que Marie-Anne me dit ce fut :

« Tu sais, Florence, que tous lesmédecins ont abandonné Louise, et qu’un autre grand médecin deNancy, M. Ducoudray, doit venir ?

– Non, je ne le savais pas, luirépondis-je ; mais j’avais là quelque chose, un poids sur lecœur qui m’avertissait d’un danger : ce devait êtrecela. »

Et j’entrai dans mon cabinet, plus triste etplus rêveur encore que d’habitude.

Nous ne parlâmes pas de cela pendant lesouper ; mais chacun y pensait, chacun faisait des vœux pourla pauvre enfant que nous avions vue si jeune, si belle, si douce,si bonne pour nous et pour les pauvres, et maintenant à la dernièreextrémité !

Le soir, en me couchant, je priai pourelle ; et le lendemain le grand médecin arriva ; tous lesautres se réunirent.

C’était à la fin de l’automne, le tempss’était remis au beau, après de grandes pluies ; les arbresn’avaient plus de feuilles ; on n’allait plus à la pâture,parce que les pieds des animaux défonçaient les prairies humides,et l’école était pleine d’enfants.

Tout le village savait ce qui se passait chezM. Jean ; tout le monde s’en inquiétait.

Or, l’école du matin étant finie, vers onzeheures, je venais de remonter dans notre chambre et la table étaitmise, nous allions dîner, quand tout à coupMlle Rosette, la servante de M. Jean, entra,criant d’une voix lamentable :

« Monsieur Florence, venez à la maison,on a besoin de vous ; M. Ducoudray, le médecin de Nancy,veut vous voir, il veut vous parler.

– À moi ? lui dis-je étonné. Vousvous trompez, Rosette ; qu’est-ce qu’un si grand savant peutavoir à dire au pauvre maître d’école des Chaumes ?

– Non ! non ! je ne me trompepas, s’écria-t-elle. C’est M. Florence l’instituteur que cesmessieurs demandent. Venez… venez vite ! »

Figurez-vous ma surprise ! – Ayant déjàmis ma camisole pour dîner, je décrochais ma capote derrièrel’armoire, lorsque Marie-Anne entra en criant :

« Où vas-tu, Florence ? Prendsgarde… prends garde… M. Jean est là !… Tu sais comme ilt’a traité !…

– Ah ! Marie-Anne, dit la servantedésolée, ne craignez rien, notre pauvre monsieur, depuis ladernière consultation, n’est plus le même homme ; il tombeensemble, il ne dit plus rien, tout le monde entre et sort.Monsieur Florence, au nom du ciel… »

Je n’entendis pas la fin de tout cela, etprenant mon chapeau je partis en courant. Dehors, je ralentis lepas pour me remettre, et j’arrivai là-bas, réfléchissant à ceschoses étranges.

Comme Rosette l’avait dit, la porte de lamaison était ouverte, entrait et sortait qui voulait. Plusieursdomestiques stationnaient autour des voitures, ils me regardèrententrer ; et dans la grande salle du piano je vis les médecinsréunis : quatre ou cinq vieux en capote, la cravate lâchée,les cheveux ébouriffés, parlant et se disputant entre eux sansgêne, comme de vrais savants qui ne s’inquiètent que de leursaffaires.

Au moment où je paraissais sur le seuil,M. Bourgard, de Sarrebourg, qui me connaissait dit :

« Le voilà ! »

Je les saluai, tout ému.

L’un d’eux, le plus grand, en habit noir etcravate blanche, la figure longue, avec un gros nez, une grandebouche, le front large et haut, et de grandes rides, l’airrespectable comme un de nos inspecteurs de l’université,M. Ducoudray, de Nancy, me demanda très poliment :

« Vous êtes monsieur Florence,l’instituteur des Chaumes ?

– Oui, monsieur.

– Eh bien, monsieur, dit-il d’un airagréable et pourtant très sérieux, nous sommes dans un cassingulier, dont vous seul pouvez nous donner lasolution. »

Et comme je voulais m’excuser, disant quej’étais un pauvre maître d’école, bien incapable d’éclairer desgens aussi instruits, il m’interrompit.

« Attendez ! fit-il. Laissez-moivous expliquer ce dont il s’agit. – Vous savez sans doute,monsieur, que mes confrères ici présents sont plusieurs fois venusaux Chaumes, pour traiter la maladie de Mlle LouiseRantzau, tantôt seuls et tantôt en consultation ?

– Oui, monsieur, lui répondis-je.

– Ils ont cru devoir recourir à meslumières, fit-il en continuant. J’ai vu la malade ; elle estgravement atteinte d’une douleur qui la mine, et qui la tueracertainement, si nous ne parvenons pas à en connaître la cause.J’ai beaucoup insisté pour obtenir d’elle des indications précisesà ce sujet ; mais par un sentiment quelconque de crainte ou depudeur, nous ne pouvons obtenir d’elle les renseignementsindispensables. À la fin, monsieur, sur ma grande insistance, cettejeune et intéressante malade, en pleurant et se cachant la figures’est écriée : « Non ! jamais… jamais je ne pourraidire cela !… Demandez à M. Florence !… » Etpuis elle a paru épouvantée de ce qu’elle venait de nous dire.Maintenant, monsieur, parlez, le sort de la pauvre enfant est entrevos mains ; que savez-vous des causes de cette maladie ?D’après vos indications nous allons diriger le traitement. Soyezclair, je vous prie, et n’hésitez pas ; vous êtes entre gensqui prennent sur eux toutes les responsabilités. »

J’étais devenu très pâle, et quand il eutfini, m’essuyant les yeux, car malgré moi des larmes me coulaientsur les joues, je dis :

« Eh bien, monsieur, quoi qu’il puissem’arriver, quand je devrais perdre ma place et tomber dans lamisère, à cause de ce que je vais vous dire, il faut que voussachiez tout. Louise aime son cousin Georges Rantzau, qui l’aimeaussi et qui donnerait sa vie pour elle ; mais les pères deces deux jeunes gens, – deux frères pourtant ! – se détestentdepuis des années ; ils se sont fait le plus grand tort ;ils ont divisé et scandalisé le pays par leur haine abominable, etjamais ils ne consentiront au mariage de leurs enfants, qui lesavent et sont désespérés… Ma pauvre Louise est désespérée ;elle aime mieux mourir que d’épouser le garde général qu’on veutlui donner de force !… Voilà, messieurs, la vérité ; jevous le dis, c’est cela… vous pouvez me croire !

– Et nous vous croyons, dit alors levieux médecin de Nancy, en regardant ses confrères. Vous le voyez,messieurs, je ne m’étais pas trompé, c’est le second cas de cegenre que je rencontre dans ma pratique : le sentiment del’amour l’emportant même sur l’instinct de conservation !…Fidèle jusqu’à la mort !… »

Comme il finissait de dire cela, en meretournant je vis M. Jean ; il était entré par la petiteporte du cabinet, il avait tout entendu. Mais c’était un homme toutautre que deux mois avant ; il n’avait plus que les os et lapeau, il était voûté, jaune, se laissant aller, ne faisant plusattention à rien, le grand gilet ouvert, la chemise sans cravate,enfin un être en quelque sorte ruiné, sans souci de lui-même, commeon se représente les avares qui ont perdu leur trésor ; lui,il avait perdu son orgueil !

M. Ducoudray s’étant retourné pour luidire :

« Vous venez d’entendre,monsieur ?

– Alors, fit-il, la langue épaisse, vousne pouvez plus rien essayer ? Vous ne savez plus rien ?Vous…

– Nous savons, interrompit le docteurd’un ton bref, que votre pauvre enfant s’éteindra dans quelquessemaines, aux premiers grands froids, si vous ne trouvez pas moyende vous entendre avec votre frère, et de marier ces jeunes gens quis’aiment !… Voilà ce que nous savons !… »

Et prenant son chapeau, avec un petit manteaugris, sur la table, il dit :

« Messieurs, la consultation estterminée, je crois que nous pouvons partir. »

Il sortit, les autres le suivirent ; etles domestiques aussitôt coururent chercher les chevaux à l’écurie,pour atteler.

Moi, j’étais aussi dehors, sur la porte,regardant ce mouvement, et rêvant à ce qui venait de se passer.M. Jean restait seul dans la salle ; je ne sais pasquelle figure il avait, mais il pouvait bien se frapper la poitrineet dire :

« C’est ma faute !… c’est ma trèsgrande faute ! »

Et comme une heure sonnait, je rentrai bienvite casser une croûte de pain, avant d’entrer à l’école, où lesenfants étaient déjà réunis, criant, sifflant et se réjouissant,tout étonnés de mon retard ; depuis vingt-cinq ans cela nem’était jamais arrivé !

Aussitôt que je parus, l’ordre serétablit ; mais on pense bien que je n’avais guère la tête àmes leçons. Tant de chagrin depuis bientôt deux mois m’avait aussirendu malade ; je m’indignais contre le genre humain, jevoyais tout en noir ; mon herbier, mes insectes, mes fossiles,tout était abandonné. Ce jour-là surtout après avoir appris ledanger de Louise, je souffrais beaucoup ; et les questions,les observations de ma femme pendant le souper m’étaientinsupportables.

« Laisse-moi tranquille, lui disais-je,ne me parle pas !… Mon existence n’est-elle pas assezempoisonnée, sans entendre encore toutes ces vainesparoles ! »

Enfin, Marie-Anne et Juliette ayant replié lanappe, lavé la vaisselle et fini leur ouvrage, allèrent se coucher.Moi, dans mon cabinet, je rêvais près de ma lampe, me demandant siM. Jean aurait la barbarie de persister dans sa volontéjusqu’à la fin ; s’il verrait mourir son enfant, plutôt que delui rendre au moins l’espérance, et si Dieu permettrait une sigrande injustice.

Cela me paraissait impossible ; j’enétais révolté ; je maudissais cet homme et je lui souhaitaisdes châtiments proportionnés à sa méchanceté.

Vers onze heures, las de rêver à ces chosesterribles, comme tout le monde dormait, je descendis fermer laporte de notre maison avant d’aller me coucher, selon mon habitude.La nuit était froide, des nuages couvraient le ciel, et sentant quecette fraîcheur me faisait du bien, je me mis à marcher le long dela rue, voyant au loin briller une lumière dans la maison deM. Jean : c’est là que reposait Louise !

La confiance qu’elle avait eue en moi plusqu’en tout autre, lorsqu’elle disait : « Demandez àM. Florence ! » cette confiance me touchait. Je mefigurais qu’en me rapprochant à cette heure silencieuse, la pauvreenfant pouvait deviner ou sentir qu’un ami s’avançait vers elle,c’était une idée superstitieuse, mais cela m’attendrissait.

Bientôt arrivant au haut de la rue, je viscinq ou six cordes de bois de chauffage entassées au coin de lamaison du maire ; et derrière ce bois, un peu plus loin,j’aperçus de la lumière dans le bureau ; M. Jacquesveillait donc aussi !… Il ne pouvait pas dormir non plus,lui !…

Je m’arrêtai près de ce tas de bûches,regardant en face la fenêtre de la chambre où je me représentaisLouise abandonnée des médecins, sans un mot de consolation, sans unami pour lui tenir la main dans ce moment terrible où la vie s’enva ; entre la vieille garde-malade, – qui tricote toujours aupied du lit des mourants, en écoutant leurs longs soupirs aveccalme, pourvu qu’elle ait sa petite bouteille d’eau-de-vie sur lacheminée, et M. Jean assis là, le regard sombre, indigné devoir qu’on aimait mieux mourir que d’épouser son garde général.

Ces idées m’aigrissaient le sang ; et moiqui ne suis pas un méchant homme, qui n’ai jamais frappé de ma vieun enfant à l’école, je me souhaitais la force de châtier cemonstre de la nature, me disant que Georges ferait bien del’exterminer.

Mais comme au bout de quelques minutes rien nebougeait ; comme les deux lumières restaient immobiles dansl’ombre et que tout semblait devoir continuer ainsi jusqu’au matin,j’allais me retirer, quand un bruit attira mon attention.

On marchait chez M. Jean ; uneseconde lumière parut à l’autre extrémité du bâtiment, puis elles’éteignit ; un pas lourd se mit à descendre l’escalier, et laporte de l’allée en bas s’ouvrit avec précaution. Dans cette nuitnoire, je ne voyais rien ; mais bientôt j’entendis quelqu’untraverser la rue et venir de mon côté. J’eus peur. – C’étaitpeut-être M. Jean !… S’il allait me trouver là ! –J’entendis qu’on s’arrêtait… qu’on écoutait… Et tout à coup lagrande taille de Jean Rantzau se dressa devant la fenêtre éclairéede M. Jacques. Il regardait, il se penchait pour voir àl’intérieur. Qu’est-ce qu’il voulait faire ? Je le croyaiscapable de commettre un crime ; mon cœur battait avec force.Il regarda longtemps et finit par toquer doucement à l’une desvitres.

Aussitôt une voix rude, celle deM. Jacques, qu’on reconnaissait très bien au milieu de cegrand silence, cria :

« Qui est là ?

– C’est moi, fit M. Jean ;ouvre ! »

La lumière s’approcha et la fenêtre s’ouvrit.Les deux frères, après trente ans de haine, se retrouvaient face àface : Jacques, la lampe en l’air, ses grands yeux écarquillésde surprise, ses cheveux gris ébouriffés, l’air dur ; et Jean,le front penché comme un malheureux.

« Que veux-tu ? fit brusquementM. Jacques.

– J’ai à te parler, » répondit Jeand’une voix humble.

Et comme son frère ne bougeait pas et leregardait, la mine hautaine, il ajouta tout bas :

« Jacques…, ma fille vamourir !… »

Jacques ne dit pas un mot ; il referma safenêtre et sortit ouvrir la porte de la maison ; puis ilsentrèrent tous deux en silence comme des ombres. Un instant après,M. Jacques rouvrit sa fenêtre et tira les volets.

J’attendis encore un bon quart d’heure,prêtant l’oreille ; mais aucun bruit, aucune parole n’arrivantau-dehors, je repris le chemin de la maison, bien étonné de lascène étrange qui venait de se passer sous mes yeux. J’y rêvaitoute la nuit ; ces deux figures, éclairées subitement aumilieu des ténèbres, étaient comme peintes dans mon cerveau, et jeme demandais :

« Qu’est-ce que cela signifie ?…Qu’est-ce qu’ils avaient à se dire ?… Qu’allons-nous apprendremaintenant ? »

Je finis par m’endormir.

Le lendemain, jeudi, jour de congé, vers huitheures, ayant déjeuné, la curiosité me poussa d’aller voirM. Jacques, espérant découvrir quelque chose sur safigure.

Je partis donc. J’avais quelques actes del’état civil à expédier. Comme j’arrivais dans l’allée,Mme Rantzau descendait l’escalier avec une pile dechemises sur son bras ; la porte de la grande salle en basétait ouverte, et sur le plancher s’étalait une grande malle decuir, déjà pleine d’un côté d’effets de toute sorte, habits, giletsde flanelle, brosses, souliers enveloppés de journaux ; il nerestait qu’à remplir le gros couvercle à double fond, et la bonnefemme continua son ouvrage.

M. Jacques, lui, en bras de chemisedevant le petit miroir pendu à la fenêtre, finissait de se peignerla barbe.

Aussitôt qu’il me vit, il s’écria d’un tonbrusque :

« Ah ! c’est vous !… J’allaisvous faire appeler… Je pars !… Je vais à Sarrebrück… Un de meshommes, là-bas, un gueux, vient de lever le pied ; il a faitbanqueroute !… On ne trouve plus que des bandits, desmisérables sur son chemin… Allez donc vous lier aux gens !…Canaille !… L’adjoint est prévenu…, il va venir… Ah ! levoilà !…

– Bonjour, monsieur le maire, dit le pèreRigaud en entrant. Vous m’avez envoyé chercher ; qu’est-ce quise passe ?

– Il se passe qu’on veut me voler, ditM. Jacques ; un gueux, un marchand de bois de Sarrebrück,a filé du côté de Hambourg ou du Havre, après avoir vendu mon boiset empoché l’argent… Voilà !… Il faut maintenant que je coureaprès lui, avec mon rhumatisme, et que je tâche de faire arrêter lebandit avant qu’il soit sur mer.

– Ah ! dit Rigaud, c’est bien tristedes choses pareilles… Et quand pensez-vous revenir ?

– Est-ce que je sais ? criaM. Jacques furieux. Si je mets la main sur mon homme, ilfaudra nommer des syndics à la faillite, plaider, graisser la pattedes uns et des autres… Qui dit Prussien, dit voleur ! Et si lebandit a passé en Amérique, comme tous les banqueroutiersallemands, il faudra repêcher à droite et à gauche ce qu’il aura pulaisser, voir s’il a touché tout l’argent, mettre des oppositions…Ces affaires-là ne finissent jamais… C’est le diable pour en tirerquelque chose. »

Ainsi parlait M. Jacques d’un airindigné. Nous ne disions rien, nous regardant tout stupéfaits.

Quand il eut passé les manches de sa capote,ouvrant le bureau, il dit à Rigaud :

« Vous allez me remplacer enattendant ; prenez le timbre de la mairie. Vous n’oublierezpas les publications pour la taxe des grains et le prix du pain.Vous signerez les bons du bureau des pauvres, les passeports et lereste. Florence vous mettra tout de suite au courant.

– Ah ! dit Rigaud, c’est pourtantbien ennuyeux de partir quand le temps menace ; voyez, lapluie commence déjà.

– Hé ! cria le maire, à quoi bonparler de ça ?… quand il faut, il faut !… »

Et prenant dans le secrétaire une grosselettre cachetée aux quatre coins, il me dit :

« Monsieur Florence, mon beau-frèrePicot, de Lutzelbourg, viendra ce soir ou demain : vous luiremettrez ça de ma part, vous m’entendez ?

– Oui, monsieur le maire.

– Ne l’oubliez pas !… C’est uneaffaire entre nous, une affaire sérieuse…

– Vous savez bien, monsieur le maire, queje n’oublie jamais rien. »

Alors regardant autour de lui, et voyant lamalle faite, il en demanda la clef ; puis il se tâta lespoches, jeta sur ses épaules le gros manteau de voyage à fermoird’argent, s’enfonça sur les oreilles le bonnet de fourrure etsortit brusquement.

Sur la porte, le char à bancs attelé, avec sagrosse capote de cuir et ses rideaux à lunette, attendait ; lapluie commençait. Le domestique entra prendre la malle et la ficeladerrière, tirant la bâche par-dessus.

Nous étions tous dans l’allée à regarder. Labonne mère Charlotte espérait au moins une embrassade ; maisM. Jacques était de si mauvaise humeur, qu’il n’y pensa pas etsortit, grimpant le marchepied et rassemblant les rênes dans sesmains, en criant :

« N’oubliez rien !…Hue !… »

Comme la voiture partait, Georges, son largefeutre rabattu, le caban sur les épaules et le grand bâton à lamain, sortait de l’allée ; il passa tout sombre, sans dire nibonjour ni bonsoir à personne et remonta la rue pour se rendre aubois. Le vieux lui lança de côté un coup d’œil ; mais Georgescontinua son chemin sans tourner la tête, et la voiture passa prèsde lui, sans qu’il eût l’air de la voir.

M. Rigaud et moi nous attendîmes quelquesinstants encore que le plus gros de l’averse fût tombé, et nousnous rendîmes ensuite à la mairie tout pensifs.

Chapitre 18

 

 

Le départ de M. Jacques pour courir aprèsson marchand de bois n’étonna personne ; c’était tout naturel,chacun en aurait fait autant à sa place. Marie-Anne et ma filles’indignèrent même beaucoup le soir contre le gueux de Prussien quiforçait un pauvre vieux à se mettre en route par un si mauvaistemps, malgré son rhumatisme, et je leur donnai raison.

Mais qu’on se figure la surprise des gens,lorsque le lendemain matin, au petit jour, on vit passer uneseconde voiture couverte de paquets, semblable à l’autre,M. Jean au fond du soufflet, son gros carrick sur les épaules,le bonnet de peau de renard sur les yeux, le tablier du char àbancs relevé jusqu’au menton, regardant de tous côtés du coin del’œil, et fouettant les chevaux à tour de bras, comme un êtrehonteux qui se sauve et craint d’être vu.

Alors s’élevèrent de grandes rumeurs auvillage ; les gens accouraient des allées, des granges, deshangars ; des figures se penchaient à toutes les lucarnes, etde ma chambre où je m’habillais j’entendis la voix perçante de lagrand-mère Bouveret crier comme une trompette :

« Voilà le vieux hibou quis’envole !… c’est mauvais signe !… quand ces oiseaux-làpartent, c’est signe de mort à la maison !… Ah ! bandit,tu te sauves maintenant, ton mauvais coup est fait !… Tun’oses pas rester pour l’enterrement… Tu crains d’être assommé… Tut’en vas… et la pauvre enfant reste seule avec la mort… Il n’y aplus de ressources et tu pars !… Et dire que pas un honnêtebraconnier ne tire sur cet oiseau de malheur !… Ah ! leshommes de ce temps sont bien lâches !… Hue !… Hue !…Criez… sifflez, vous autres… qu’il entende au moins qu’on lemaudit, qu’on l’abomine, et qu’il ne revienne plus aupays. »

Et la vieille Nanette Bouveret, sa tignassegrise défaite, ses bras maigres et jaunes en l’air, les poingsfermés, poussait des cris à vous faire dresser les cheveux sur latête. La voiture était déjà loin, je ne sais si M. Jeanpouvait l’entendre ; mais de tous les coins et recoins, dansles ruelles, sous les échoppes, on criait, on sifflait, les chiensaboyaient, tout était en révolution.

Ainsi s’échappa M. Jean ; et nouspensions tous, comme la vieille chanvrière, que c’était un mauvaissigne ; une tristesse profonde s’empara de mon âme, je medisais :

« Florence, il n’y a plus d’espérance,sans cela le vieux ne s’en irait pas… C’est fini !… »

Je n’avais pas faim, je ne pouvaisdéjeuner ; et, rêvant aux grandes misères humaines, à cettepauvre Louise, à cette fleur de jeunesse et d’amour, sacrifiée à lahaine d’un vieillard, je me disais que les lois de l’Éternel sontimpénétrables ; je m’écriais en moi-même : « Quevotre sainte volonté soit faite, ô Seigneur ! » sanspouvoir obtenir la résignation de mon cœur, car l’extinction de labeauté, de la jeunesse, de l’amour, de tout ce qui donne et faitaimer la vie, est en quelque sorte contre nature ; notrefaible esprit ne peut le concevoir. – Et puis je pensais à Georges,et mon cœur se déchirait !…

Or, Marie-Anne étant sortie chercher desnouvelles, revint tout essoufflée à sept heures, en medisant :

« Florence, est-ce que tu n’as pas unelettre pour M. Picot.

– Oui, lui répondis-je ; elle estlà, serrée dans mon tiroir.

– Eh bien ! dit-elle, va bien vitechez M. Jean ; M. Picot est arrivé hier soir pour leremplacer ; va lui porter la lettre, nous saurons ce qui sepasse ; dépêche-toi, Florence ! »

C’était la curiosité qui faisait parler mafemme ; mais étant moi-même très inquiet, je me dépêchai desuivre son conseil. Ayant donc mis la lettre dans ma poche, jesortis au milieu de l’émotion générale.

Tout le monde me regardait passer ;quelques-uns, voyant que je me dirigeais vers la maison deM. Jean, voulaient m’arrêter et me poser des questions, maisje ne les écoutais pas, et je poursuivais mon chemin.

La première chose qui me frappa, ce fut lecalme de cette grande demeure, où rien ne bougeait, tandis quedehors tout était en mouvement.

Je trouvai M. Picot, avec sa large capotede molleton et ses cheveux gris qui tombaient en boucles derrièrela nuque, tranquillement assis devant le petit secrétaire de lasalle en bas, en train d’écrire une lettre. Il semblait paisible,sa bonne figure honnête et franche respirait une sorte desatisfaction intérieure ; et, me voyant entrer, il dit ensouriant :

« Ah ! c’est vous, monsieurFlorence ; vous arrivez bien ! Je suis content de vousvoir, asseyez-vous.

– Comment va Louise, monsieurPicot ? lui demandai-je tremblant, ne pouvant modérer monimpatience.

– Bien !… aussi bien quepossible !… » fit-il en continuant d’écrire.

Puis, ayant fini sa lettre, tout en allumantla bougie pour la cacheter, il ajouta, ses gros yeux humides delarmes :

« Oui, tout va bien maintenant ; lapauvre enfant est remise de ses horribles secousses… Elle estencore faible, bien faible !… c’est tout naturel ; maiselle se remettra, mon cher monsieur Florence, dans quinze jours outrois semaines, j’espère la voir sur pied.

– Ah ! Dieu vous entende, monsieurPicot, vous me rendez la vie par cette bonne nouvelle !…Depuis la dernière consultation, je croyais Louise à la dernièreextrémité !… C’est un miracle !…

– Oui dit le brave homme, un vraimiracle !… » Ensuite après avoir fait goutter la cire etmis le cachet se retournant vers moi, la figure joyeuse :

« Vous avez quelque chose pour moi, dubeau-frère Jacques ?

– Oui, une lettre, la voici.

– Ah ! bon, bon, » fit-il enl’ouvrant et chaussant ses besicles de corne sur son nez. Ils’approcha de la fenêtre, et lut très attentivement ; puisrevenant s’asseoir au secrétaire, et posant sa grosse main sur lalettre ouverte, il s’écria tout joyeux :

« Vous ne devineriez pas ce qu’il y alà-dedans, monsieur Florence ; je vous le donne en cent.

– Non, je ne sais pas deviner.

– Eh bien ! dit-il, c’est leconsentement du beau-frère Jacques au mariage de son fils avec lafille de Jean…

– Comment !… m’écriai-je tout pâle,est-ce possible ?

– Lisez vous-même. »

Et je lus, les yeux troubles : « Àces conditions, je donne mon consentement au mariage de Georgesavec Louise. »

Les conditions étaient que la maison dugrand-père Martin serait constituée en dot à Louise, et que Jeanlui restituerait à lui, Jacques, la quotité disponible dont leurpère l’avait frustré au profit de son frère ; ladite quotitéportant intérêts à raison de cinq pour cent, depuis l’entrée deJean en jouissance !

Comme l’inquiétude me revenait en lisant cesconditions, et que, tout ébahi, je lui rendais la lettre,disant :

« C’est bien !… mais… mais, monsieurPicot… l’autre… l’autre n’acceptera jamais… »

Il se mit à rire, et, ouvrant un tiroir, il metendit une autre lettre en silence. Du premier coup d’œil, jereconnus l’écriture de M. Jean : – Il acceptaittout !… – Et pour la première fois depuis longtemps mon cœurs’épanouit ; je me mis à crier :

« Ah ! maintenant je comprends laguérison de Louise… La bataille est gagnée !…

– Oui, dit M. Picot, les deux vieuxentêtés sont en déroute !… Ils sont partis comme desdéserteurs, plutôt que d’assister au bonheur de leursenfants ; il aurait fallu se réconcilier, reconnaître qu’ilsavaient eu tort de se haïr depuis trente ans, et d’empoisonnernotre existence à tous, la mienne, celle de ma pauvre Catherine,leur sœur, celle de leurs enfants, de leurs amis et même deshonnêtes gens de ce village… Il aurait fallu s’embrasser devanttout le monde !… L’orgueil, cet abominable orgueil qui estcause de toutes leurs misères, l’orgueil les a fait se sauver. Cesont des barbares, de vrais barbares !… Enfin, voilà !…On se passera d’eux. Vous, monsieur Florence, vous remplacerez lepère de Georges à la noce, – c’est la volonté de Jacques ! –et moi, je remplacerai le père de Louise. La fête n’en sera pasmoins agréable ; au contraire, car ce ne serait pas déjà sigai de voir là un Attila au bout de la table, et un Gengis-Kan àl’autre bout ! »

Il riait ; moi j’avais envie dedanser.

En ce moment, une sorte de tumulte s’élevadehors, un bruit de pas, et M. Picot, se levant,dit :

« Ça doit être lui ! »

C’était Georges, parti de grand matin au bois,et que M. Picot avait envoyé chercher en toute hâte par lesdomestiques de son père. On avait eu de la peine à le trouver.M. Picot, ouvrant la fenêtre, lui cria :

« Par ici, Georges, par ici !…Arrive donc… on t’attend depuis longtemps. »

Georges, avec son grand feutre et ses hautesguêtres, restait là tout étonné.

« Entre… entre donc, lui ditM. Picot en riant ; l’oncle Jean est parti, nous sommesles maîtres de la maison. »

Et comme Georges entrait, endemandant :

« Eh bien ! me voilà !… De quois’agit-il, mon oncle ?

– Il s’agit de te marier avec Louise, luidit M. Picot, en le regardant par-dessus ses lunettes.Hein !… qu’est-ce que tu penses de ça ? J’espère que nousne ferons pas d’opposition, nous, puisque les deux vieux entêtésconsentent… »

Il lui tendit les deux lettres ; maisGeorges, d’un coup, était devenu pâle comme un mort, ses genouxpliaient ; et si moi, son pauvre vieux maître d’école, je nel’avais pas soutenu dans mes bras, il serait tombé.

« Allons… allons… Georges, lui disais-je,voyons… à cette heure, vas-tu te trouver mal ?

– Ah ! fit-il, monsieur Florence, sivous saviez ce que j’ai souffert !… Je croyais Louise perdue…je venais… et maintenant…

– Diable ! dit M. Picotattendri, je t’ai peut-être annoncé la chose trop brusquement…J’aurais dû te faire prévenir… mais je voulais t’annoncer la bonnenouvelle moi-même !… J’espère que ça ne t’empêchera pas dem’embrasser, neveu ? »

Alors ils tombèrent dans les bras l’un del’autre ; puis ce fut mon tour ; ensuite Georges,s’asseyant, lut les deux lettres, tellement ému qu’il ne pouvaitdire un mot, et nous regardait comme en rêve.

« Et Louise ! faisait-il,Louise !… Louise !…

– Ah ! oui, Louise ! ditM. Picot en riant : il faut aussi qu’elleconsente ! »

Et ouvrant la porte à côté il cria :

« Louise, est-ce qu’on peutentrer ?… Est-ce qu’il est temps ?…

– Oui, entrez ! » répondit unevoix faible.

Georges se précipita dans la chambre. Nous lesuivîmes. Il était déjà aux pieds de Louise, assise, bien faible etpâle, dans un grand fauteuil, et vêtue de cette même petite robebleue qu’elle portait le jour de la voiture de regain. La pauvreenfant avait voulu revêtir cette robe, qui lui rappelait sonpremier souvenir d’amour, et Mme Jacques Rantzauelle-même la lui avait mise. Elle tenait dans ses petites mainsblanches la grosse tête crépue de Georges ; elle avait lesyeux fermés, et deux larmes brillantes coulaient sur ses jouespâles. Je n’ai jamais eu l’idée d’un bonheur pareil. Georgessanglotait tout bas ; il poussait de petits cris comme unenfant. Sa mère, debout derrière le fauteuil de Louise, pleuraitles mains sur sa figure ; la pauvre femme, après tant d’annéesde servitude, avait aussi un jour de bonheur.

À la fin, Georges se leva, la figure inondéede larmes, et ils s’embrassèrent longtemps.

M. Picot et moi, debout à côté d’eux,nous étions graves, recueillis, nous rappelant tous les deux desjoies semblables dans le lointain de la vie ; de ces joies quiressemblent, au milieu des douleurs sans fin de l’existence, deschagrins, des inquiétudes, à ces étoiles brillantes qu’on voittoujours luire derrière les nuages ; les nuages passent,sombres, tristes, ils vont, ils viennent, et l’on se dit : –l’étoile est là… toujours là ! – Aux moments les plus sombres,elle reparaît éclatante et limpide. Ainsi de l’amour et de sonsouvenir !…

Ai-je besoin maintenant de vous raconter lereste : le rétablissement de Louise, l’apposition de nouvellesaffiches, les publications au prône et la célébration dumariage ? Ai-je besoin de vous peindre le père Florence, songros bouquet à la boutonnière, jouant et chantant aux orgues avecun enthousiasme extraordinaire ? Et la grande table de noce,magnifiquement servie, entourée de joyeuses figures, riant, buvant,au milieu du cliquetis des verres et des bouteilles, pendant que latroupe de bohémiens, dans la salle voisine, exécute des airs, tourà tour attendrissants et joyeux ? Non ! toutes ces chosessont connues ; qu’est-ce qui n’a pas assisté à quelque noce,s’il n’a pas eu le bonheur d’en célébrer une pour son proprecompte ?

Je ne parlerai donc pas de cela, ni du bonheurde Georges et de Louise dans cette occasion mémorable.

Ils ne voulurent pas rester dans la maison deM. Jean, et s’établirent dès le lendemain dans une joliemaisonnette au bout du village, le petit jardin derrière sur laSarre. Cette demeure un peu retirée, avec ses persiennes vertes etson balcon, au bord de la rivière, leur plaisait mieux ; etpuis Georges ne voulait pas chasser son beau-père de sa vieillemaison, cela lui paraissait injuste.

C’est donc là qu’ils s’établirent.

Georges, heureux, redevint très bon ; ilrétablit dans leurs places tous les bûcherons, les ségares et lesschlitteurs qu’il avait renvoyés. – Il ôta ses gros souliersferrés, son grand feutre râpé, ses vieilles guenilles, et s’habillad’une façon cossue, selon les usages du pays et le goût deLouise.

Tous les jeudis j’étais invité chez eux, et jejouais sur le bon piano de Paris, qu’on avait transporté là, desairs d’Obéron, de la Flûte enchantée, ou deRobin des bois, qui nous aidaient à passer les après-midide l’hiver. Louise et Georges chantaient ; moi je lesaccompagnais dans la joie de mon âme ; nous ne trouvionsjamais le temps trop long.

Toutes ces choses sont naturelles, je pourraisme dispenser de les dire. Mais ce que je ne veux pas oublier, etqui vous paraîtra bien extraordinaire, c’est que les deux vieuxétant revenus dans leurs maisons, quinze jours ou trois semainesaprès le mariage, ne s’aimèrent pas plus et ne se firent pasmeilleure mine qu’avant.

Ils vieillirent vite ! Ils perdirent leurinfluence ! Tout s’en allait vers les jeunes gens, quidevaient succéder à tous les biens ; c’est là, sur la Sarre,que se portaient toutes les affaires ; c’est là qu’on allaitemprunter, qu’on payait les rentes, les fermages, qu’on proposaitl’achat des coupes ; enfin la vie se retirait des anciens etse portait vers la jeunesse : chose éternelle ! La mèrede Georges était souvent avec ses enfants ; elle commençait àjouir d’une petite part de bonheur ; d’autant plus queM. Jacques se plaisait dans la solitude, et qu’il avait mêmedonné sa démission de maire, pour être seul.

Au milieu de tout cela, vers la fin del’automne suivant, brilla tout à coup un rayon de soleil pour cesdeux vieux rois détrônés ; car c’est comme cela que je les aitoujours regardés, ces Rantzau ! C’est comme cela que je mesuis toujours figuré les Clovis, les Childéric, les Childebert,dont nous sommes chargés d’enseigner la belle histoire auxenfants : – Tout pour moi, rien pour les autres ! – Voilàle fond de leur justice !… Quelquefois, mais rarement, ilslaissaient une petite part à saint Christophe ou à saint Magloire,qui leur donnait l’absolution de leurs crimes, lorsque la coliquevenait à les prendre, et qu’ils voyaient reluire de loin lesflammes de l’enfer !

Ces deux vieux monarques déchus apprirentqu’un descendant mâle venait de leur naître sur la Sarre ; ilstressaillirent de joie, mais sans quitter leurs palais pour allerle voir ; ils avaient peur de se rencontrer là-bas ! Ilfallut donc que la vieille sage-femme Ména leur portât cesuccesseur de la bonne race.

Il paraît que la figure de ce nouveau Rantzauleur plut, car depuis ce moment tous les deux se ledisputèrent ; ils se firent la guerre d’une nouvellefaçon : le petit Jean-Jacques, comme on l’avait nommé, devaitrester autant chez l’un que chez l’autre ; et tant qu’il étaitchez l’un, l’autre l’attendait avec impatience, regardant derrièreses rideaux. Et pour l’avoir un peu plus longtemps, chacun d’eux seprocurait tout ce qui pouvait lui plaire ; ils avaient dansleurs armoires un magasin de bébés, de jouets et deconfitures ! De sorte que Jean-Jacques, avant de savoirparler, était déjà leur maître, et que ces deux vieux orgueilleuxse mettaient à quatre pattes pour le faire rire, et galopaient dansla chambre, le bambin sur le dos.

C’est ce que j’ai vu de mes propresyeux !

Quand Jean-Jacques poussait un cri, sanssavoir encore lui-même ce qu’il voulait, tous les domestiques dugrand-père Jean ou du grand-père Jacques étaient égarésd’inquiétude.

Ainsi la haine de ces deux hommes ne pouvaits’éteindre, même par l’union de leurs enfants ; après lesavoir rendus misérables toute leur vie, cette haine terrible auraitencore fait le malheur de leur petit-fils, si Georges et Louise n’yavaient mis bon ordre.

Voilà ce que produit l’injustice des pères defamille qui favorisent un de leurs enfants au détriment desautres ! Cela montre combien sont insensés, et j’ose même diredépourvus de cœur et de tout sens commun, ceux qui voudraientrétablir chez nous l’inégalité des partages, en donnant aux père etmère le droit de tester, sans autre loi que leur caprice ou leurorgueil ; de dépouiller ceux qui ne penseraient pas comme eux,au profit de celui qui crierait toujours : « Ouipapa !… Vous avez raison, papa !… » Autant dire quede suite les frères se massacreraient entre eux, et que nos ennemisles Allemands n’auraient plus qu’à profiter de nos dissensions pourse précipiter sur nous et nous asservir. Tous les déshérités, et ceserait le grand nombre, n’iraient certainement pas se battre, pourdéfendre le bien des hypocrites et des égoïstes qui les auraientvolés !

C’est par là que je finis, en m’excusantd’avoir parlé trop longtemps. Un mot encore.

Les frères Rantzau ne devinrent pas trèsvieux, comme leur père Martin et leur grand-père Antoine. Jeanmourut le premier, à l’âge de soixante-quatre ans. Alors Jacquesfut tranquille, mais son bonheur ne dura pas longtemps : deuxans plus tard il mourut à son tour. Maintenant ils dorment l’un àcôté de l’autre sur la colline de la vieille église, d’où l’ondécouvre la vallée de la Sarre, avec ses prairies verdoyantes, et,dans le fond à gauche, les sapinières toutes noires montent jusquedans le ciel.

Tout près d’eux reposeMme Charlotte Rantzau.

Georges est l’homme le plus riche dupays ; par ses grandes spéculations sur les bois, depuisl’établissement du canal de la Marne au Rhin et du chemin de fer deParis à Strasbourg, il a presque décuplé sa fortune. Il aimetoujours Louise et Louise l’aime toujours. La bénédiction duSeigneur repose sur eux : ils ont des enfants enquantité !

Moi, je suis grand-grand-père et je vis de mesrentes !… C’est extraordinaire en France, un vieux maîtred’école qui ne végète pas dans la misère, après avoir passé toutesa vie à instruire ses semblables, et pourtant rien n’est plusvrai : – je suis rentier !… – Mon fils Paul, devenu, parson travail, inspecteur des écoles primaires, me fait unerente !… Sans lui je serais bien malheureux, car les centvingt francs de pension que me donne l’État et mes pauvres petiteséconomies ne me suffiraient pas pour vivre honorablement.

C’est un bon fils !… Je le bénis, lui etles siens !…

Et maintenant, mes amis, avant de vous quitterpour toujours, je voudrais bien vous dire que je m’occupe encored’histoire naturelle, malgré mes quatre-vingts ans ; maisMarie-Anne, de plus en plus prudente, me défend de parler de monâge, elle dit que la mort pourrait m’entendre…

Adieu donc, vivez en paix dans l’honnêteté etla justice ; tout le reste n’est rien !…

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