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Les Errants de nuit

Les Errants de nuit

de Paul Féval (père)

Partie 1
LE CONDAMNÉ À MORT

Chapitre 1 LES SAUDEURS

Ce sont des paysages magnifiques et variés à l’infini : de grandes forêts, des rivières, des montagnes.Cela s’appelle les Ardennes ; c’est plein de souvenirs. Et nul ne saurait dire pourquoi la poésie s’est retirée de ces admirables campagnes.

Est-ce l’odeur des moulins à foulons, ou la fumée noire des cheminées de la fabrique ? Cette charmante rivière, la Meuse, coule tout doucement et sans jamais faire de folies parmi les belles prairies un peu fades. On voit bien déjà qu’elle est prédestinée à baigner les fanges grasses de la pacifique Hollande.

Ce n’est pas la Loire, celle-là, riante aussi,mais si fière ! Ce n’est pas le Rhône, ce dieu fougueux !Ce n’est pas la Seine, l’élégante, la française, qui baigne tant de palais et tant de cathédrales !

C’est bien la France encore, mais une France à part. La poésie n’est pas là comme en d’autres campagnes de notre pays, moins pittoresques, assurément, ni comme en d’autres villes moins riches. Le caractère manque ici parce que la ville a envahi la campagne, et la campagne la ville par la porte de la fabrique.Autant le paysan était beau sous son brave costume et même sous lablouse de travail, autant il est, gauche et lourd sous lafarauderie de sa terrible redingote mal faite.

Et pourtant, c’était le comté de Champagne. Laforêt des Ardennes est parsemée des pages de notre histoire.

Et d’autres souvenirs plus lointains encoreabondent : c’était le rendez-vous de la chevalerie. Là-haut,vers Francheval, le fier coursier des quatre fils Aymon n’a-t-ilpas laissé l’empreinte de son sabot ? VoiciChâteau-Renaud ! voici la Roche-Aymon !Les noms sont une mémoire obstinée.

Mais ce ne sont plus que des noms.

Sedan a oublié Turenne et vit dans la gloirede ses casimirs noirs.

J’aurais renoncé à vous dire cette histoire,s’il nous avait fallu rester au bord de la Meuse, et voir toujoursà l’horizon Sedan, la ville minutieuse et soigneuse. La plume estcomme le pinceau : il lui faut un peu d’imprévu, un peu dedésordre, un grain de poussière. On ne peut pas faire un tableauavec un monsieur bien, brossé et tiré à quatre épingles ; nonplus avec un parterre à compartiments réguliers, bordés de buistaillés au cordeau. Sedan trop balayé nous gênerait.

Mais Sedan ne nous gênera pas. La forêt desArdennes est là tout près. Le terrible balai n’a pas encore conquisces sentiers perdus, et ces arbres énormes sont à l’abri dubadigeon. Notre récit s’en va traversant la forêt séculaire ;il passe la frontière du Luxembourg, il va chercher, dans l’anciencomté de Chiny, les derniers paysans et les larges aspects de cepays illustre qui s’appelle encore la vallée d’Orval. Grandesruines faites par la guerre et les révolutions ! Thébaïdeopulente et hospitalière que, le canon stupide a broyée ?

Aurea Vallis : Orval ! leval d’or ! Pactole caché derrière son rempart de chênesmonstrueux, reliques pieuses et mystérieuses où les décombres, laterre et l’eau recouvrent, dit-on, d’incalculables trésors…

 

C’était le premier dimanche de carême enl’année 1832. La nuit des Sauderies était commencée. Onsaudait d’un bout à l’autre de la ville, malgré la neigefine qui tombait tourbillonnant au vent d’hiver. C’est là untrès-vieil usage, absolument particulier au pays de Sedan.Sauder (on prononce ainsi le verbe souder dans lapatrie de Turenne) veut dire ici fiancer dans le sens actif dumot.

Les jeunes gens du pays se donnent à eux-mêmesce titre la jeunesse. C’est un détail, mais qui rentrebien dans la physionomie de cette colonie endimanchée. Lajeunesse ! ce seul mot vous a une bonne odeur delibéralisme naïf. Une contrée assez heureuse pour posséder une« jeunesse » est mûre pour fêter la Raison et adorerl’Être suprême, au lieu du bon Dieu. Quand ces gros garçons rougesvous disent avec une fierté modeste : Je m’ai mis dans lajeunesse, on voit bien que la guitare de Jean-Jacques faitencore danser les moellons, et qu’il se pourrait trouver un dernieraréopage pour couronner des rosières de la religion naturelle.

La sauderie appartient en propre à lajeunesse, qui s’adjoint, pour la circonstance, les polissons de laville et des villages voisins. C’est en quelque sorte le parafeapposé au bas des farces du carnaval. Dès que la nuit est tombée,on entend dans les rues le son rauque et discord des cornets àbouquins. La ville est aux saudeurs qui la parcourent, divisés enpetites escouades de dix à douze mystificateurs. Tous sont armés dela redoutable conque. Chaque troupe a son chef.

Mais voici que la troupe s’arrête à la ported’une maison de bonne apparence. Les cornets sonnent, puis le chefde la bande crie d’une voix retentissante :

– Saudés ! saudés ! –Qui ? demandent ensemble ses compagnons. – M. un tel avecMlle une telle. – Sont-ils bien saudés ? –Oui ! répond bruyamment le chœur. Et les cornets à bouquinsd’offenser les oreilles du voisinage.

Telle est la sauderie au pays deSedan. Il n’y a rien de plus, rien de moins. Les paroles de cesburlesques accordailles sont sacramentelles. Ailleurs, l’usage estun thème sur lequel l’entrain ou la fantaisie peuvent broder desmilliers de variations, mais ici nous n’inventons rien. Notreesprit est muré comme nos villes : toutes ces citadelles etces grandes maisons d’alentour sont faites pour fabriquer du drap,non des calembredaines.

Cela n’empêche pas l’usage d’être fort curieuxet véritablement utile. Les érudits prétendent qu’il a été inventéau XVe siècle par une vieille fille qui se nommaitMlle Mesnard ou la Mesnarde. Cette bonne personnene trouvait pas à se marier, bien qu’elle en eût une considérableenvie. Voyant l’âge venir elle consulta un clerc de l’abbayed’Orval, qui lui dit de prendre patience. En revenant à son logis,elle rencontra sur la route, entre Douzy et Bazeille, le bedeau deSaint-Laurent de Sedan, qui allait de ci de là pour avoir eu tropsoif. C’était un mardi-gras. La Mesnarde lui conta son cas et lebedeau lui dit :

– Que donneriez-vous bien, commère, àM. Saint-Laurent de Sedan, s’il sonnait vos noces ? – Dixsous d’or de Brabant, répondit la Mesnarde sans hésiter.

Le bedeau fit le compte. Dix sous d’or deBrabant valaient juste trente écus de Flandres à dix-sept pour lalivre, chaque livre donnant vingt sous tournois de douze deniers.En ce temps, la pinte de bière ne coûtait qu’un denier. Le bedeautrouva qu’il y avait juste cent vingt-deux mille quatre centspintes de bière dans le mariage de la Mesnarde.

– À dimanche, ma commère !dit-il ; M. Saint-Laurent vous accordera !

Pendant toute la semaine il songea. Le matindu premier dimanche de carême, il n’avait, pas encore trouvé moyend’intéresser Saint-Laurent au mariage de la vieille fille. La peurle prit. Quand il avait peur, il bavait double, pour tâcher de serassurer. Après vêpres, il s’était rassuré comme cela tant et sibien que ses jambes ne pouvaient plus le porter. Il s’en allaitbattant les murailles et répétant :

– Je voudrais pourtant bien la sauder… lasauder… la sauder !

Les jeunes gens qui passaient, le voyant ivre,l’arrêtaient et lui demandaient :

– Bedeau, qui veux-tu sauder ? – Cen’est pas moi, mes amis, c’est Saint-Laurent. – Qui, bedeau, qui,qui ? – Je vous dis M. Saint-Laurent, mes amis. – Avecqui, bedeau ? – Avec la Mesnarde ma commère.

Or, il y avait à Sedan un procureur crasseux,cinq fois marqué au B, comme on dit, car il était borgne, bossu,boiteux, bègue et brèche-dents. Ce procureur avait nom maîtreSaint-Laurent. Des jeunes gens de la ville, trouvant qu’il faisaitbien la paire avec la Mesnarde, qui était un peu plus laide qu’unpéché mortel, prirent leurs cornets à bouquins et se rendirent sousses fenêtres, afin de lui donner une sérénade.

Le bedeau était rentré à son logis et dormaitde désespoir.

C’est en dormant que vient la fortune. Toutela nuit, le procureur borgne, bossu, boiteux, bègue et brèche-dentsavait entendu qu’on criait sous ses fenêtres :

– Saudés ! saudés ! maîtreSaint-Laurent et la Mesnarde ! Saudés ! saudés ! laMesnarde et Maître Saint-Laurent ! Le vilain n’avait jamaissongé à mal, mais le diable marieur vint le tenter.

Dès le matin, il mit ses chausses neuves et serendit chez la Mesnarde. La Mesnarde était partie déjà pourdemander au bedeau le mari qu’il lui devait. Le procureur, ayanttrouvé porte close, prit sa course vers la cathédrale, boitant etcahotant. Sur sa route, tout le monde lui riait au nez, et il enétait content, car il n’avait point coutume de rencontrer tant devisages gais dans la rue. Il poussa la porte entr’ouverte du bedeauque la Mesnarde venait de battre comme plâtre parce qu’il n’avaitpoint tenu sa promesse.

– Or çà ! lui dit le vilain, nepourrai-je point rejoindre cette Mesnarde ? – Allez sur lechemin de l’enfer… commença le bedeau.

Mais, se ravisant :

– Que lui voulez-vous, à macommère ? – Je veux l’épouser ! répondit le procureur. –Ô grand Saint-Laurent ! fit dévotement le pauvre bedeau. –C’est mon nom, en effet, repartit le vilain. Donnez-moi, je vousprie, des renseignements sur la Mesnarde, votre commère.

Le bedeau était un homme prudent. Au lieu dedire que la Mesnarde était bavarde comme une pie, menteuse,rechignée, médisante, etc., il répliqua :

– Mon maître, la Mesnarde est douce,modeste et bonne. Elle vaut dix sous d’or de Brabant. – Je vous lesdonnerai, s’écria le vilain, si vous parlez pour moi, bedeau, monami bedeau ! – Ô grand Saint-Laurent ! fit encorel’ivrogne, qui vit s’allonger devant lui, en perspectiveéblouissante, deux cent quarante-quatre mille pintes de bièrecervoise.

Le procureur épousa la Mesnarde vers la Pâque.Il en eut pour tous les péchés qu’il avait commis. Quand ilspassaient tous deux, on disait :

– Voilà Saint-Laurent et son gril.

Toutes les vieilles demoiselles de Sedanvoulurent être saudées.Sedan devint le purgatoire desprocureurs, greffiers, maltôtiers et autres. Et l’usage est resté.Pour quelques francs, les grands benêts de « lajeunesse » se font sauder avec les demoiselles descontre-maîtres. Le bedeau de Saint-Laurent a pour héritiers etsuccesseurs tous les gamins de la ville.

Mais ce n’est pas tout à fait pour raconterl’histoire du bedeau que nous avons parlé des sauderies. Arrivons ànotre drame.

Il était environ dix heures du soir. Les ruescommençaient à se faire silencieuses ; c’est à peine si detemps en temps on pouvait ouïr encore la fanfare des cornets àbouquins, précédant le dialogue sacramentel. La fanfare avait finicette année beaucoup plus tôt que de coutume, parce qu’une gravepréoccupation pesait sur la ville. Le lendemain, lundi, au point dujour, on devait fusiller un homme au champ de Mars.

Un soldat, le plus beau chasseur du régimentde Vauguyon, un enfant de vingt ans, un enfant de Sedan, que chacunavait connu ouvrier dans la maison Legagneur, et qui portait déjàles galons de maréchal des logis, après six mois de service. Il senommait Hector, le bel Hector, comme ils disaient tous. Il n’avaitpas d’autre nom.

Mais des bruits singuliers couraient depuisson arrestation, qui avait eu lieu en forêt, du côté de Francheval.Le pays connaissait traditionnellement les étranges aventures de lafamille de Soleuvre, dont l’aîné, le plus haut personnage de lacontrée, après l’aîné de Bazeille, portait toujours, de père enfils, ce nom d’Hector. Il y avait même des gens pour prétendre quele bel Hector ressemblait au dernier baron de Soleuvre, qui s’étaitfait négociant à la fin de l’Empire et qui avait disparu, laissantsa maison aux mains des Legagneur.

Les Legagneur étaient une famille puissantedans l’industrie et puissante aussi près de l’administration,depuis les événements de 1830. C’était un Legagneur, major aurégiment de Vauguyon, qui avait fait condamner Hector. Il y avaiteu, de la part du jeune homme, voies de fait envers un supérieur.On pensait qu’une rivalité était sous jeu.

Les Legagneur, Belges d’origine et venus dupays de Namur, passaient pour être fort riches, mais ils avaientplus de crédit commercial que de considération. Ils étaient sortisavec bonheur de certaines affaires qui n’étaient pas nettes. Desbruits singuliers et presque lugubres couraient sur leur passé.Personne ne les accusait hautement, mais il semblait acquis queleur ceinture dorée valait mieux que leur renommée. On allaitjusqu’à s’étonner de voir un Legagneur porter l’épaulette dansl’armée française.

Je dois ajouter ici que le commerce de Sedanest proverbialement respectable. Les vieilles famillesindustrielles de la ville et des alentours font assaut d’honneur etde probité. Les Legagneur, malgré leur réputation d’opulence,restaient isolés parmi leurs pairs.

Ils étaient nombreux. Ils avaient, outre leurfabrique, une maison de banque à Sedan et des succursales dans lesdépartements voisins. Le second frère, Jean Legagneur, était établien Belgique, à Namur. On disait que ses deux fils faisaient lacontrebande en grand.

Je saisis l’occasion de faire remarquer que,la Belgique, comme la France, venait de subir une révolution.Assurément, la postérité rangera parmi les curiosités historiquesce pays, si passionnément imitateur. Bruxelles avait eu ses troisjournées, à l’instar de Paris, et de sourdes agitations, quin’avaient rien de politique, régnaient le long de la frontière.

Il y a toujours là-bas de bonnes gens qui sontenchantés quand l’eau se trouble. C’est l’heure de pêcher. Toutesles industries interlopes se développent alors outre mesure, et letravail déserté cède une moitié de ses soldats aux aventures.

C’était ainsi à l’époque où nousparlons ; jamais on n’avait vu tant de contrebandiers ni debraconniers. La jeunesse de certains villages partait enmasse au milieu de la nuit pour mettre en coupe réglée les forêtsdu Luxembourg. Le bois, disaient ces casuistes, était à tout lemonde, comme l’air et l’eau : système ingénieux qui ne peutêtre réfuté que par la gendarmerie. Enfin, chose rare dans cesdistricts laborieux et tranquilles, les grands chemins étaientinfestés de malfaiteurs.

L’opinion publique se préoccupait en outrebeaucoup d’une sorte d’association mystérieuse dont on neconnaissait bien ni le but ni l’organisation. Les uns luiattribuaient tous les méfaits commis à dix lieues à la ronde, lesautres voyaient en elle seulement une confrérie instituée pour larecherche des trésors.

Il n’est pas possible de vous dire combien estenracinée, dans cette partie des Ardennes, la croyance aux trésorscachés. Cette foi n’existe pas seulement chez la classe populaire,on cite des exemples de négociants, de lettrés, de légistes, qui sesont ruinés à interroger le sol pour lui arracher son secret.

Je ne sais pourquoi le nom des Legagneur étaitmêlé parfois aux vagues et bizarres histoires qui se racontaienttouchant les Errants de nuit. Ils n’étaient pas gens àcourir les aventures, et cependant on prétendait que les deuxneveux de Michel Legagneur, le grand Legagneur de Sedan, qu’onappelait aussi le baron Michel, avaient été rencontrés enconférence nocturne avec le piémontais Battaglia, dont la baguette,allait droit à l’or comme l’aimant va au fer.

On disait même que l’ancien tondeur de drap,Nicolas Souquet, surnommé le cloqueur, qui passait pourfaire pis que la contrebande, s’était vanté dans les cabaretsd’avoir un compte-courant chez les Legagneur. Une cloqueàSedan est une grève à Paris. Nicolas Souquet avait démontéune douzaine de fabriques en sa vie. C’était un homme célèbre, uncloqueur !

Ce fut devant la maison Legagneur que s’arrêtala dernière bande de gens faisant la sauderie. La bande étaitcomposée de onze personnes, y compris le chef, grand gaillard à latournure débraillée. Quelques enfants attardés la suivaient àdistance.

La maison Legagneur, située non loin del’arsenal, était presque un monument. Bien des gens l’appelaientencore l’hôtel Soleuvre, quoique le grand Legagneur, le baronMichel, y eût établi sa demeure. La façade, datant de la fin duXVIe siècle, présentait sur la rue un développementénorme. Au premier étage, le centre de cette façade était occupépar un grand balcon de fer forgé, aux chiffres réunis des deuxmaisons incessamment alliées : Soleuvre et Bazeille.

Il y avait cette nuit de la lumière auxfenêtres. On dansait chez le baron Michel. Les demeures voisinesétaient noires, sauf une habitation de pauvre apparence, élevéed’un seul étage, dont les croisées du rez-de-chaussée laissaientpasser une lueur pâle.

Quelques minutes avant l’arrivée des saudeurs,vous eussiez entendu, parmi le silence qui emplissait la rue, deuxbruits d’espèce bien différente. Du côté de la maison Legagneur, leson du violon ; du côté de la masure, une sourde et lentepsalmodie.

À droite, chez le baron, derrière lamousseline des rideaux, on devinait des ombres qui allaient aumouvement balancé de la contredanse. À gauche, dans la masure, pourapercevoir quelque chose, il eût fallu s’approcher de bien près etcoller son œil au châssis, car une serge épaisse était au-devantdes vitres.

Si quelqu’un eût fait cela, il aurait vu un deces contrastes frappants auxquels chacun de nos pas se heurte dansla vie. Dans une salle basse, triste et nue, un vieillard suait sonagonie. Il tenait à la main le crucifix, et sa face ravagéeexprimait la résignation du chrétien.

Autour de lui, cinq personnes serangeaient : un prêtre, deux enfants de chœur, un homme àlongs cheveux blancs qui semblait singulièrement robuste encore,malgré son grand âge, et une femme de soixante-ans, à figuremasculine, droite sur ses hanches, et campée comme un soldat.C’étaient le mari et la femme, on sentait cela : un beaucouple paysan, sain, vigoureux, solide. La bonne femme étaitpropre, mais humble dans son costume ; l’homme portait avecune sorte de fierté grave sa veste de drap fin, amplement taillée àla mode de la campagne, et ses culottes courtes de velours quidessinaient une jambe robuste.

Au village, on rentre dans la loi de nature,qui a fait le mâle plus brillant que la femelle. Dans nos villes,c’est le contraire.

Aux premiers sons du cornet à bouquins dessaudeurs l’agonisant rendit une plainte. Le paysan dit à safemme :

– Julienne, allez sur la porte et faitestaire ces chats-huants !

– Oui, la Victoire, répliqua la bonnefemme avec une respectueuse déférence.

Elle serra le chapelet qu’elle tenait à lamain et se dirigea vers le seuil. Le mourant fit un signe.

– Restez, Julienne ! ordonna lepaysan. Il paraît que ce n’est pas l’idée de frère Arsène.

La bonne femme s’arrêta aussitôt. Le prêtreavant d’entamer les prières qui accompagnent le dernier sacrement,disait, sur la demande du mourant, le Dies iræ que sondoigt décharné avait désigné dans le livre.

Ç’avait été une longue agonie que celle del’homme qui s’éteignait sur le grabat. Il y avait plus de douzeheures qu’il ne parlait plus. En ce moment, la bande joyeusearrivait sous les fenêtres des Legagneur.

– Saudés ! saudés ! cria lechef de sa voix enrouée.

Le paysan à cheveux blancs se prit àécouter.

– Vous entendez mieux que moi, Julienne…murmura-t-il.

– C’est la voix de Nicolas Souquet, laVictoire, répondit la bonne femme, si vous voulez.

Une étincelle semblait se ranimer dans lesyeux du mourant.

– Qui ? demanda cependant la bande.Qui, qui ?

Le prêtre disait en latin, continuant lepsaume :

« – La trompette fera entendre sonterrible éclat, qui pénétrera au fond des sépulcres, pour réunirtous les morts devant le trône. »

– M. le major Antoine Legagneur,répondit le chef des saudeurs, et Mlle Honorine deBlamont !

Le prêtre continua encore deréciter :

« – Quand-le juge sera sur son siège,tout ce qui est caché apparaîtra, et aucun crime ne restera sansvengeance. »

– Sont-ils bien saudés ? ajouta lechef, selon la formule.

Le mourant répondit d’une voix creuse, maisdistincte :

– Non, Dieu ne permettra pascela !

Puis, continuant lui-même la prose du Diesiræ, il récita, les lèvres sur les pieds ducrucifix :

« – Roi de la majesté redoutable, sauveurqui ne reçois point de salaire, source de miséricorde,sauve-moi ! »

Le chœur criait à tue-tête, audehors :

– Oui ! oui ! ils sont biensaudés !

Et la fanfare cornait dans la villesilencieuse.

Chapitre 2LE COFFRE DE FER

Il y avait dans cette pauvre chambre mortuairedeux chaises, une table de sapin et un coffre massif couvertd’admirables sculptures. Vous l’eussiez pris d’abord pour un meubleen bois de chêne noirci, mais la rouille qui s’amoncelait dans lescreux et le froid toucher annonçaient le fer.

On trouve dans quelques châteaux voisins de lafrontière de ces pièces en fer forgé d’une valeur inestimable. Lemarteau de frère Amand Robin, de Chauvency-le-Château, qui avaitforgé les féeriques ornements de l’église neuve, en l’abbayed’Orval, était plus délicat que le burin des ciseleurs. Maispourquoi ce coffre merveilleux dans cet indigent asile ?

Au-dessus du coffre pendait comme un trophéede haillons où l’on avait peine à reconnaître les débris d’uncostume monacal.

Dans la rue, les cornets des saudeurs seturent subitement. Les fenêtres de la maison Legagneur, quidonnaient sur le balcon, venaient de s’ouvrir. Le riche baronMichel apparaissait, comme un roi qui vient saluer son peuple,suivi de serviteurs portant des flambeaux et d’une partie de lafamille. Le major Antoine vint s’accouder à la balustrade.

– Merci, mes bons amis, merci !dit-il.

Puis il lança plusieurs poignées de pièces demonnaie qui tintèrent sur le pavé.

– C’est de l’argent, dit Julienne, quiprêtait l’oreille.

– Du temps que cette maison-là étaitl’hôtel de Soleuvre, répondit le beau vieux paysan à cheveuxblancs, j’ai vu les deux Hector, que Dieu les bénisse ! Hectorde Bazeille, Hector de Soleuvre, jeter les pièces d’or comme unepluie sur tous ceux qui passaient.

La voix du mourant répéta comme unécho :

– Hector de Soleuvre !…

Le prêtre ouvrait la boîte qui contient lessaintes huiles. Les saudeurs criaient vivat ! audehors. En un moment où le silence régnait à la fois dans la rue etdans la chambre funèbre, des pas se firent entendre tout contre lacroisée. On se prit à parler à voix basse. Quelques mots seulementvinrent aux oreilles de ceux qui entouraient le lit. Ondisait :

– Dessécher l’étang… faire des fouilles…les Errants de nuit…

Le paysan et sa femme échangèrent un rapideregard. Le prêtre récitait déjà la prière magnifique qui accompagnel’extrême-onction. Tout le monde s’agenouilla. Au dehors, lesfenêtres de la maison Legagneur se refermaient et la fanfareéclatait en s’éloignant.

Quelques minutes après, il ne restait plusauprès du moribond que le paysan la Victoire. Sa femme Julienneavait pris son bâton pour servir d’escorte au prêtre jusqu’àl’église voisine. Elle n’avait pas peur de deux hommes.

Le paysan s’appelait Jean Guern. Ce n’est pasun nom de buveur de bière. Jean Guern venait de Lamballe, au paysde Bretagne. Il avait soixante-quinze ans. Quatre hommes, voilà samesure. Quand Julienne et lui revenaient le soir par les sentiers,à travers champs, frappant le sol de leur pas lent et sûr, il n’eûtpas fait bon à une demi-douzaine de mal-voulants de leur barrer lepassage.

Jean Guern avait été dragon de Cluny, avant larévolution de 1789. C’était au régiment qu’il avait gagné son nomde la Victoire. Il n’y avait que Julienne, sa femme, pour avoir ledroit de l’appeler ainsi. Les autres devaient dire :Monsieur Guern ; il n’admettait point defamiliarité.

Il y avait quarante-cinq ans que Jean Guerndemeurait dans le pays, au gros village de Bazeille, où il exerçaitla profession de sellier-carrossier. On venait à lui de bien loin.C’était, dans son genre, un artiste sans rival. Il disait parfois,quand ses quatre grands fils étaient au logis, assemblés autour dela vaste cheminée :

– Qui vit de peu est toujours assezriche. Mais si j’avais autant de cent francs de rente que j’aienvoyé de carrosses rouler sur le pavé de Paris, on ne ferait plusde drap au château de Bazeille car je l’achèterais !

Il avait conservé aux anciens seigneurs deBazeille un attachement qui tenait du culte. Souvenez-vous qu’ilétait de Bretagne, où le dévouement s’obstine.

Malgré son dire, il vivait de peu et iln’était pas riche. Les marchands, qui avaient remplacé partout,dans le pays, les gentilshommes vaincus, ne l’aimaient point, parcequ’il n’était pas homme à cacher ses regrets. Il avait été, endéfinitive, l’ami des Soleuvre, des Bazeille, des Blamont etautres, comme Benvenuto était l’ami deFrançois Ier. Il ne voulait pas être l’ami de leurssuccesseurs.

Et ses outils se rouillaient dans son atelierdésert. Julienne avait eu parfois bien de la peine à donner du painaux enfants. Mais elle n’avait garde de se plaindre, la rude etbonne femme : la Victoire ne pouvait pas avoir tort. Dans ceménage, aux allures hautement patriarcales, le rôle de la femmeétait tout entier d’obéissance et d’abnégation. Hors du ménage,Julienne redevenait la femme forte, la femme un peu trop forte.

Jean Guern racontait volontiers comme il avaiteu l’idée d’épouser Julienne, au temps jadis. Tous les goûts sontdans la nature. Bien des gens se seraient effrayés de ce qui futpour lui un appât irrésistible.

Une fois que Julienne était à repasser dulinge, dans la ferme de son père, il vint trois dragons de Clunydemander à boire, Julienne avait seize ans. Elle donna à boire auxdragons de Cluny. L’un d’eux, grand gaillard habitué à traiter levillage en pays conquis, voulut prendre la taille de Julienne. Ellelui dit : Ne vous y fiez mie l’homme ! Le dragonpersista. Elle lui dit encore : Ne faut mie me fâcher !Le dragon téméraire fit mine de l’embrasser.

– Nichetée ! T’as fronté lafille à m’père ! s’écria-t-elle en redressant sa têteau-dessus de celle du dragon. C’est péché !

Il y avait deux tisons qui brûlottaient dansl’âtre. Julienne empoigna le dragon, traversa la chambre en letenant dans ses bras et le jeta dans le feu comme une brassée decopeaux. Puis elle mit son pied dessus, repoussant des deux mains,à dix pas, les deux camarades terrifiés. S’il y avait eu un bonbrasier sous le chaudron, le troupier y passait.

La Victoire entendit parler de cela.

– Voilà une femme ! se dit-il.

Il vint faire sa cour, et fut agréé. Sur cesentrefaites, Mgr de Cluny, archevêque de Lyon, l’appela près de luipour lui faire un sort. C’était un prélat magnifique ; il nevoulait pas d’autres carrosses que ceux de Jean Guern. La pauvreJulienne le reconduisit jusqu’au détour du chemin enpleurant :

– La Victoire, lui dit-elle, va loêtre moult riche, après le temps ; ne nous ronaîtrezplus ! (vous allez être bien riche : vous ne nousconnaîtrez plus !)

Mais la Victoire était un chevalier. Il épousaJulienne et ne fit pas fortune.

Il y avait quantité de raisons pour qu’il nefît pas fortune.

Le général L*** le fit venir une fois sur lagrande route, où sa chaise était brisée. La Victoire se mit àtravailler, et le général lui disait :

– Je donnerais cent écus pour être àSedan avant la nuit !

Quand la Victoire eut achevé, le général luidemanda :

– Qu’est-ce pour votre peine,l’ami ? – Un louis d’or, répondit Jean Guern. – Comment,coquin ! s’écria le général L***.

Il n’acheva pas. D’un seul coup de son couteaude bourrelier, la Victoire avait tranché le ressort de la chaise.Le général vint sur lui la canne levée. Jean Guern brisa la cannesur son genou.

– Morbleu ! lui dit l’autre, je nesuis pas le plus fort, Raccommode-moi cela, et tu auras dixlouis !

Jean Guern ne bougea pas.

– Les veux-tu d’avance ? – Je veuxque vous restiez là, mon général lui répondit Jean Guern ensoulevant son grand chapeau : vous m’avez appelé coquin, c’estpéché. Voici l’heure de la soupe, à vous revoir. Qui vit de peu esttoujours assez riche.

Il raconta cela à Julienne qui dit :

– Vous avez bien fait, la Victoire, sivous voulez, mais nous n’amasserons jamais de quoi !

Il y avait quarante ans de cela, et laprédiction de la bonne femme s’était réalisée. Jean Guern, àl’heure où nous sommes, vivait de si peu, qu’il devait se trouverbien riche. Mais il avait gardé ses goûts de grande tenue, et vousn’eussiez trouvé dans le village de Bazeille ni un métayer, ni untisseur pour avoir si haute mine que lui. Il s’assit sur l’une deschaises, au pied du lit du mourant, qui était maintenant immobile.Jean Guern réfléchissait.

– Bien des gens croient qu’il a perdu laraison depuis des années, pensait-il, mais il connaît plus d’unsecret…

– Frère Arsène, ajouta-t-il doucement ilest grand temps de me dire pourquoi vous m’avez fait venir cettenuit.

Il n’eut point de réponse.

– Ne pouvez-vous parler ? demanda lepaysan.

Point de réponse encore.

Jean Guern croisa ses bras, et tout naïvementil interrogea disant : Frère Arsène, êtes-vous mort ?

Cette fois, les paupières du moribond eurentun battement. Au mouvement de ses lèvres, Jean Guern crut devinerqu’il lui disait : Approchez-vous de moi.

Il se leva et obéit.

– Donnez-moi une goutte d’eau, lui dit lemalade. Jean Guern avisa la cruche. Il versa deux ou trois gorgéesdans la tasse de faïence qui était par terre auprès du lit, et yajouta un doigt d’eau-de-vie. L’eau-de-vie était à Jean Guern. Ilen portait toujours sur lui dans une demi-pinte vêtue de jonctressé. Le mourant mouilla ses lèvres à ce breuvage. Puis il futdeux ou trois secondes dans le recueillement.

– Monsieur Jean, dit-il tout à coup d’unevoix distincte, j’ai confiance en vous parce que vous êtes unchrétien. Il y a là-bas, sous la terre et sous l’eau, dans lesruines d’Orval, de quoi reconstruire le monastère plus grand etplus beau qu’il n’était au moment de sa chute. Mais la prophétieannonce que les temps ne sont pas venus. À quoi bon dire : lestrésors sont ici ou là, si les trésors doivent tomber aux mains desdamnés ? Le coffre de fer appartient à l’abbaye. Il était dansl’oratoire de dom Lucas de Trêves, notre dernier abbé. Il yretournera un temps qui sera. Dans le coffre, c’est la fortune deSoleuvre qui git.

Il s’arrêta. Jean Guern l’écoutaitattentivement.

Les prophéties du solitaire d’Orval sontcélèbres dans l’Ardennes, à ce point que personne n’en ignore lateneur. La révolution de juillet 1830, qui s’y trouve prédite entermes exprès, leur avait donné récemment aux yeux des habitants deces campagnes une valeur extraordinaire.

– Là… là… reprit le mourant, dont la mainmontrait le coffre de fer.

Son bras retomba. Une idée pénible travaillaitson cerveau.

– Le soldat prisonnier…continua-t-il ; j’ai envoyé l’argent… la lime… le diamant… ettout… Il y a longtemps… mais le désespoir est aussi une chaîne… Onlui a dit : Elle t’a oublié… et il reste dans son cachot… etil attend la mort…

Il parlait si bas désormais, que Jean Guernavait peine à entendre.

– Mon frère, dit ce dernier, de quelsoldat parlez-vous ?

L’agonisant ne répondit pas, mais ilmurmura :

– Elle dont le cœur est encore plus beauque le visage !

– Je ne vous comprends pas, mon frère,fit Jean Guern, qui avait de la sueur aux tempes, par l’effortqu’il faisait pour deviner la pensée obscure du mourant.

Celui-ci eut un spasme qui faillit l’emporter.Jean Guern rapprocha la tasse de ses lèvres.

– Je suis bien vieux, reprit-il en mêmetemps, mais j’ai Dieu merci ! du bon sang dans les veines. Siquelque chose peut être fait pour la mémoire deMM. de Soleuvre et de Bazeille, me voilà !

– Oui, murmura vivement le malade ;sans la prédiction, aurais-je attendu si longtemps ? Il estbien tard ! Quelque chose peut encore être fait. S’ils avaienteu leur argent autrefois… mais je ne m’en suis pas servi, monsieurGuern.

Il s’interrompit pour réciter :

« – Sauveur qui ne reçois point desalaire, source de miséricorde, sauvez-moi ! »

Ses yeux roulèrent tout effarés.

– On a écrit ! reprit-il avecégarement ; on a écrit au roi et à ses ministres… A-t-on reçula grâce ? il faut aller à la prison ! Il faut ledélivrer… à tout prix…

Il essaya de parler encore, mais l’agonie ledomptait.

Il entr’ouvrit, par un effort désespéré, sachemise de grosse toile, et montra une clef qui pendait à son couparmi des médailles bénies.

– Là ! répéta-t-il, tandis que sesyeux ternes essayaient encore de se retourner vers le coffre ;là ! tout est là !

Sa main froide et mouillée rencontra la bonnegrosse main de Jean Guern et s’y cramponna. Puis ses doigtslâchèrent prise. Il ne respira plus.

– Requiescat in pace !murmura Jean Guern.

Il ferma les yeux du mort, après s’être assuréque son cœur ne battait plus, et lui jeta le drap sur le visage.Julienne rentrait.

– C’est donc fini ?demanda-t-elle.

– Il était le dernier, répondit JeanGuern ; il avait vingt ans quand le couvent fut saccagé. Ilsavait où sont les trésors.

– Vous l’a-t-il dit, laVictoire ?

– Non ! il ne me l’a pas dit.

– Dieu ait son âme !

Ils se mirent tous deux à genoux et récitèrentle De profundis. Après cela, Jean Guern dit :

– Julienne, coupez le cordon qui retientcette clef.

Il venait de découvrir la poitrine du mort.Julienne se signa, toute tremblante, mais elle obéit. Jean Guernprit la clef et ouvrit le coffre de fer.

– Tenez la lumière Julienne,ordonna-t-il.

– Oui, la Victoire, si vous le voulez,répondit la bonne femme, dont les dents claquaient.

Ce n’était pas la frayeur. Mais elle n’avaitpas entendu frère Arsène nommer Jean Guern son exécuteurtestamentaire. Elle ne soupçonnait pas son mari, Julienne, non.Mais son cœur se serrait. Avant de soulever le couvercle ducoffre-fort, Jean Guern dit :

– Voici les dernières paroles de frèreArsène : « La fortune des Soleuvre est làdedans. ».

– Merci ! la Victoire, murmura labonne femme, dont la main ne trembla plus. Puis elle ajouta :– C’est Mlle Honorine qui est l’héritièremaintenant.

Tous deux se penchèrent avec curiosité,pendant que Jean Guern levait le couvercle. Il y avait dans lecoffre un petit tas de papiers, une plume, un crayon, uneécritoire. Jean Guern prit tous les papiers d’une seule poignée. Illes étala sur la table, après avoir refermé le coffre.

– M’est avis, dit-il, qu’il y a là dedansde l’embarras pour nous.

– Ça se peut, la Victoire, repartitJulienne, mais la mère de Mlle Honorine était uneBazeille.

Jean Guern tendit sa main. La bonne femme luidonna une étreinte toute virile.

– Tiens ! s’écria-t-elle, pendantque son mari dépliait deux feuilles de papier, réunies à l’aided’une épingle, on dirait des images !

Jean Guern examinait les deux papiersattentivement.

– La Victoire, demanda Julienneimpatiente, car elle ne savait pas lire, qu’est-ce donc quecela ?

– Le premier papier, répondit levieillard avec recueillement, est le plan de l’abbaye d’Orval. J’aivu ces grands palais debout. C’était la merveille du monde !Le second papier, porte deux écussons : celui de l’abbaye àdroite, celui de Soleuvre à gauche avec sa devise latine :Solum opus. C’est tout.

– Et là, dans le coin, la Victoire, qu’ya-t-il d’écrit ?

Jean Guern se courba. L’écriture étaittrès-fine. Il lut avec effort :

– Ne vendez pas le Christ pour trentedeniers.

– Que signifient ces paroles ?murmura la bonne femme.

Jean Guern songeait. Sa large main était poséesur les deux papiers ouverts. Les rides de son front se creusaient.« Ne vendez pas le Christ pour trente deniers ! »Évidemment, ces mots se rapportaient aux armoiries de la maison deSoleuvre, qui étaient des armes parlantes et quiportaient : d’azur à la main d’argent, issant d’un nuagede même et supportant un crucifix d’or. C’est ma seuleœuvre, disait la devise : Solum opus. Jean Guernresta muet pendant plusieurs minutes.

– Il y a quelque chose, Julienne, dit-ilenfin, c’est une devinaille. Nous chercherons.

– Oui, la Victoire, nous chercherons.Mais pourquoi ce point rouge dans la poitrine du Christ ?

Jean Guern tressaillit. À la place où,d’ordinaire, on voit la blessure faite par la lance, on avaitdessiné un tout petit cœur écarlate. Jean Guern songea encore etrépéta :

– Il y a quelque chose ;cherchons !

Il prit au hasard un papier dans le tas.C’était un chiffon jauni sur lequel était collée une mince bande deparchemin qui portait en caractères presque effacés :« Le cœur est d’or, il vaut six cent mille écus. »

Guern lut tout haut. Julienne s’écria enjoignant les mains :

– Y a-t-il tant d’argent sur laterre ?

La sueur perçait sous les cheveux blancs deJean Guern.

– Me voilà bien vieux, pensa-t-il touthaut, pour me jeter là dedans ! et la raison du pauvre frèreArsène Scholtus n’était pas solide…

Machinalement, il avait ouvert un autrepapier. Celui-ci portait en tête : Pour Jean Guern.Il était de l’écriture du mort. Frère Arsène y disait :« Je m’adresse à Jean Guern, parce que je l’ai toujours vubrave, généreux, prudent et fort…

– Cela est vrai, la Victoire, interrompitjulienne.

– Silence ! femme… « jem’adresse à Jean Guern, parce qu’il a été l’ami et le serviteur deBazeille, le serviteur et l’ami de Soleuvre. L’enfant a dans sesveines le sang de Bazeille et de Soleuvre. On ne sait ni qui vit,ni qui meurt. Je ne suis qu’un pauvre vieillard, et mes secrets mepèsent. « Je certifie sur les trois portes ouvertes parNotre-Seigneur au salut de l’homme pécheur, sur la Foi, surl’Espérance et sur la Charité, que le jeune homme portant le nomd’Hector, maréchal des logis au deuxième régiment de Vauguyon,comme on l’appelle, est né du légitime mariage du baron de Soleuvreet de Constance de Bazeille… Les preuves de sa naissance sont avecles six cent mille écus qui forment son héritage. »

Julienne se leva toute droite,criant :

– Constance !m’nafant ! (mon enfant.)

Les bras du vieillard tombaient. Julienneavait nourri de son lait les deux sœurs jumelles : les deuxdernières Bazeille, cette Constance, dont parlait le billet defrère Arsène, et Mathilde, mère d’Honorine de Blamont. De grosseslarmes étaient sur la joue rude de la bonne femme. Constance étaitmorte, Mathilde était morte, toutes deux bien jeunes et sibelles ! toutes deux malheureuses et loin du pays !

– M’nafant ! M’nafant !répétait-elle, revenant au patois dans l’excès de son émotion.

Puis, soudain plus blême que le visage dumort :

– La Victoire, mon homme !prononça-t-elle d’une voix étranglée ; comment l’appellent-ilsdonc, celui-là qui sera fusillé demain ?

La t

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