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Les Fanfarons du Roi

Les Fanfarons du Roi

de Paul Féval (père)

À M. L. DU MOLAY BACON.

Bien cher ami.

Nous étions jeunes tous tes deux et tu m’aidais déjà de ta science aussi bien que de ton goût si pur en fait d’art. Un soir, tu m’apportas un petit livre d’apparence respectable, au moins par l’âge, qui avait ce long titre :

RELATION des troubles arrivez dans la cour de PORTUGAL en l’année 1667 et en l’année 1668, où l’on voit la renonciation d’Alfonse VI à la couronne, la dissolution de son mariage avec la princesse Marie-Françoise-Isabelle de Savoye et le mariage de la mesme princesse avec le prince Dom Pedro, régent du royaume.

À PARIS, François Clousier, l’aisné, à l’image Nostre-Dame et chez Pierre Auboüin, à la Fleur de lis, près de l’hostel de monseigneur le Premier Président, MDCLXXIV, avec privilége du roy.

C’était l’histoire écrite au jour le jour et par un témoin oculaire de cette lamentable mascarade qui fut le règne du pauvre enfant, Alfonse de Bragance, première victime de l’empoisonnement systématique, pratiqué par la politique anglaise à l’égard de ce vaillant et malheureux pays, le Portugal.

J’avoue que j’hésitai à faire usage de ces documents si curieux, qui montraient jusqu’où la royauté peut tomber quand la plaie du favoritisme est attachée à ses flancs.Mais d’autre part, il y avait dans ces pages naïves une si jeune et belle figure de citoyen, dévoué à la royauté et à la patrie, que jepris la plume tout exprès pour mettre en lumière le dévouementdouloureux du grand seigneur de très-illustre nom que ses amis etses ennemis appelaient Le Moine et qui épargna au Portugall’alternative d’une furieuse révolution ou d’une absorptioncomplète par l’Angleterre.

L’Angleterre, grand peuple qui vit du mald’autrui et qui en mourra, ne se tint pas, il est vrai, pourbattue, et moins de cent ans après, on vit, sous un autremalheureux roi, le marquis de Pombal, autre favori d’hypocrite etsanglante mémoire, feindre la haine contre les Anglais tout enessayant d’introduire le protestantisme dans son pays catholique ettout en proposant à son roi pour héritier présomptif un prince dusang royal d’Angleterre.

Les ennemis du Portugal, à travers sonhistoire, furent les favoris d’abord, ensuite les Espagnols etenfin les Anglais, mais à bien considérer les choses, il faudraitretourner l’ordre et mettre les Anglais en première ligne par cetteraison que les favoris, ces rongeurs de couronnes, furent toujours,en Portugal, soit ouvertement, soit sous le voile, des âmes damnéesde l’Angleterre.

Le Portugal lui est commode : elles’en sert, et si le Portugal dure encore, c’est qu’il a la viebrave et dure.

Après tant d’années, bien cher ami, je terends ce livre que tu m’avais prêté. Puisse cette restitution êtrepour toi comme pour moi un bon, un cordial souvenir.

P.F.

Paris, 15 février 1879.

I – L’ÉDIT

Vers la fin de mai de l’année 1662, à deuxheures de relevée, un brillant cortège déboucha de la rue Neuve etenvahit la place majeure de Ajuda qui était une des plus larges dela vieille ville de Lisbonne. C’étaient tous gens de guerre àcheval, splendidement empanachés, et faisant caracoler leursmontures au grand déplaisir des bourgeois qui se collaient à lamuraille, en grommelant tout autre chose que des bénédictions.

Les gens du cortège ne s’inquiétaient guère desi peu. Ils avançaient toujours, et bientôt le dernier cavalier euttourné l’encoignure de la rue Neuve. Alors, les trompettessonnèrent à grand fracas, et le cortège se rangea en cercle autourd’un seigneur de mine arrogante, lequel toucha négligemment sonfeutre, et déroula un parchemin scellé aux armes de Bragance.

– Trompettes, sonnez ! dit-il d’unevoix rude qui contrastait fort avec son élégante façon dechevaucher, n’avez-vous plus d’haleine ? Par mes ancêtres, quiétaient seigneurs suzerains de Vintimiglia, au beau pays d’Italie,sonnez mieux, ou je vous garde les étrivières au retour !

Et, se tournant vers ses compagnons :

– Ces drôles pensent-ils que je vais lirel’ordre de Sa Majesté le roi pour quelques douzaines de manantseffarés, auxquels la frayeur a ôté les oreilles ? ajouta-t-il.Holà ! sonnez, marauds ! sonnez jusqu’à ce que la placesoit remplie, et qu’il y ait, pour chaque pavé, une tête obtuse debourgeois.

– Bien dit, seigneur Conti de Vintimille,s’écrièrent une douzaine de voix ; respect aux ordres de satrès-redoutée Majesté dom Alfonse de Bragance, roi de Portugal.

– Et obéissance aux volontés de sonpremier ministre ! ajoutèrent quelques uns à voix basse.

Les trompettes redoublèrent leursétourdissants appels. De toutes les rues voisines une foulecommença à déborder sur la place, et bientôt le souhait de Contifut littéralement accompli : au lieu de pavés, on ne voyaitplus qu’une moisson de têtes brunes et rasées sur le devant,suivant la coutume du peuple et des métiers de Lisbonne. Toutes cesfigures exprimaient la terreur et la curiosité. En ce temps, unédit du malheureux roi Alfonse VI, proclamé à son de trompepar la bouche du seigneur Conti, son favori, ne pouvait être qu’unecalamité publique.

Il se faisait un silence de mort dans cettefoule qui augmentait sans cesse. Pas un n’osait ouvrir la bouche,et ceux que le flot poussait jusqu’aux pieds des chevaux ducortège, courbaient la tête et tenaient leurs yeux clones au sol.De ce nombre était un jeune homme à peine sorti de l’enfance, quiportait un ceinturon et une épée, sur le costume d’un ouvrierdrapier. Le hasard ou sa volonté l’avait placé tout près de Conti,dont il n’était séparé que par un garde à cheval.

– Par mes ancêtres ! cria Conti auxtrompettes qui continuaient de sonner, ne comptez-vous point fairesilence, coquins que vous êtes.

Les malheureux, étourdis par leur proprevacarme, n’entendirent pas. Le front de Conti devint pourpre, ilpiqua des deux et frappa rudement l’un des trompettes au visage dupommeau de son épée. Le sang jaillit et les instruments se turent,mais un sourd murmure circula dans la foule.

– Seigneurs, dit Manuel Antunez, officierde la patrouille du roi, voilà ce qui s’appelle une excellenteplaisanterie, n’est-il pas vrai ?

– Excellente ! répondit lechœur.

Le trompette, cependant, étanchait son sangavec ses mains. Il chancelait sur son cheval et était prêt àdéfaillir. Le jeune ouvrier drapier, dont nous avons parlé déjà,fit le tour du cortège et, s’approchant de lui, éleva au bout deson épée un mouchoir de fine toile, que le blessé saisit avidement.En dépliant le mouchoir, il vit au coin un écusson brodé ;mais, empressé d’appliquer la toile sur sa blessure, il n’y pritgarde et se borna à tourner vers l’adolescent un regard dereconnaissance. Celui-ci regagna tranquillement sa place aux côtésde Conti.

– Écoutez ! écoutez ! direntles deux hérauts de la couronne.

Conti se leva sur ses étriers et déployalentement le parchemin ; avant de le lire, il jeta à la rondesur la foule un regard de méprisante ironie.

– Écoutez, bourgeois… vilains…manants ! dit-il avec affectation. Ceci, par mes noblesancêtres ! ne regarde que vous : « Au nom et par lavolonté du très-haut et puissant prince Alfonse, sixième du nom,roi de Portugal et des Algarves, en deçà et au-delà de la mer, enAfrique, souverain de Guinée et des conquêtes de la navigation, ducommerce d’Éthiopie, d’Arabie, de Perse, des Indes et autrescontrées, découvertes ou à découvrir, il a été et il estordonné :

« 1° À tous bourgeois de la bonneville de Lisbonne, d’ouvrir leurs portes après le couvre-feusonné : ceci par esprit de charité, et pour que les mendiants,voyageurs et pèlerins puissent trouver à toute heure et partout unasile ;

« 2° À tous lesdits bourgeois deladite ville, d’enlever les contrevents et jalousies qui défendentnuitamment leurs fenêtres à l’extérieur, lesdits contrevents etjalousies étant des inventions de la méfiance, qui donneraient àpenser qu’il existe dans la ville royale des malveillants et deslarrons.

« Il a été et il est défendu :

« 1° À tous lesdits d’allumer ou defaire allumer comme c’est la coutume, des lanternes et des fanauxau-dessus de leurs portes : ceci par économie et pour ménagerla bourse desdits bourgeois, qui sont les enfants du roi.

« 2° À tous lesdits de porter destorches par la ville, une fois la nuit venue, leur donnant licenced’en faire usage depuis le lever jusqu’au coucher dusoleil ;

« 3° Enfin, à tous lesdits bourgeoisde ladite ville de Lisbonne, de porter aucune arme de taille, oud’estoc, ou à feu, leur permettant uniquement, pour leur défense etsûreté personnelles, de porter des épées solidement rivées à leurfourreau.

« En foi de quoi, ledit très-haut etpuissant prince Alfonse, sixième du nom, roi de Portugal et desAlgarves, en deçà et au-delà de la mer, en Afrique, etc., a signéles présentes qui, en outre, sont scellées de son sceau privé.

« Signé Moi, le roi.

« À tous ceux qui entendent : queDieu vous garde ! »

Conti Vintimille se tut. Pas un mot ne futprononcé dans la foule ; mais chacun n’en connut pas moins laprofonde indignation de son voisin. L’outrage était aussi grandqu’inexcusable : on se servait de la formule antique etrespectée de l’autorité royale pour insulter en plein soleil lessujets du roi. Lorsque Conti donna l’ordre du départ, le flots’écarta avec une morne docilité.

– Allons ! s’écria le favori aveccolère, j’avais espéré que les malotrus regimberaient. Vous verrezqu’ils ne nous donneront pas même l’occasion de prendre avec nosfourreaux, la mesure de leurs épaules !

Comme il finissait ces mots, la tête de soncheval heurta contre un obstacle. C’était le jeune ouvrier aumouchoir brodé, qui plongé dans une rêverie sans doute bienpuissante, ne s’était point rangé comme les autres pour faire placeau cortège ; un sourire narquois vint à la lèvre de Conti.

– Celui-ci payera pour tous, dit-il.

Et il frappa violemment l’adolescent du platde son épée.

– Bien touché ! dit Manuel Antunez,l’officier de la patrouille.

– Je puis faire mieux, reprit en riantConti, qui leva une seconde fois son arme.

Mais tandis que son bras était tendu,l’adolescent bondit en avant, et dégainant avec la promptitude del’éclair, il étendit le cheval de Conti mort à ses pieds ;puis, frappant à son tour le favori en plein visage :

– À toi ! fils d’un boucher, dit-il,le peuple de Lisbonne !

Les gardes, ébahis, restaient immobiles destupeur.

Quand Conti se releva écumant de rage, lejeune ouvrier s’était déjà perdu dans la foule, et il n’était plustemps de le poursuivre.

– Il m’échappe ! murmuraConti ; puis s’adressant au cortège, il ajouta :

– Vous avez entendu cet homme,seigneurs ?

Tous s’inclinèrent en silence.

– Il a dit fils d’un boucher, n’est-cepas ?

– Seigneur, répondit un garde, c’est unecalomnie insensée ; nous savons tous votre noble origine.

– À telles enseignes que j’ai bâtonnéplus d’une fois son illustra père, pensa Antunez, qui reprit touthaut : Seigneur, mieux que personne, je puis attesterl’infamie de ce mensonge !

– N’importe ! vous avez entendu,vous et la foule ; et si parmi vous ou parmi la foule, il estquelqu’un d’assez hardi pour soutenir le dire de ce jeune vagabond,je lui offre le combat singulier.

Le cortège s’inclina de nouveau, et nul nerépondit dans la foule. Après cette bravade inutile, Conti montasur le cheval d’un garde et le cortège quitta la place ; maisavant de tourner l’angle de la rue Neuve, le favori se retourna,et, montrant le poing :

– Cache-toi bien ! dit-il à sonennemi devenu invisible, car, sur mon salut ! je techercherai !

– Je me nomme, s’il plaît à VotreExcellence, murmura une voix à son oreille, Ascanio, Macarone,dell’Acquamonda…

Coati se retourna vivement. Un des hommes dela patrouille du roi, courbé au point de toucher du front lacrinière de son cheval, était auprès de lui.

– Que me fait ton nom ? demandait-ilbrusquement.

– S’il plaît à votre seigneurie, mon nomest celui d’un honnête cavalier de Padoue, maltraité par lafortune, et…

– Cet homme est fou ! s’écriaConti.

Le cortège les avait devancés de quelques pas.L’Italien prit le cheval de Conti par la bride.

– Votre Excellence est bien pressée,dit-il : j’aurais pensé qu’elle eût aimé à connaître le nom dece jeune impertinent…

– Tu le sais ? interrompit Conti.Cinquante ducats pour ce nom !

– Fi !…, de l’argent, àmoi !

– Cinquante pistoles !…

– Votre Excellence me fait injure. Uncavalier de la noble cité de Padoue… cinquante pistoles !

– C’est juste, tu te disgentilhomme : cent doublons !

– C’est moins léger. Tenez, doublez lasomme, et nous nous entendrons.

– Soit ! dit avidement Conti, maisdépêche. Ce nom, il me faut ce nom !

– Eh bien, Excellence…

– Eh bien ?

– Je l’ignore.

– Misérable ! s’écria le favori,oserais-tu bien te jouer de moi ?

– À Dieu ne plaise ! J’ai vouluseulement me mettre en règle, et faire les choses avec méthode. Ons’y prend ainsi à Padoue, et l’on a raison. Cela sauve lesdiscussions. Maintenant, je baise les mains de Votre Excellence etme proclame le plus soumis de ses esclaves. Demain j’aurai lenom ; préparez les pistoles.

À ces mots, l’Italien s’éloigna et Contirejoignit son cortège.

Après le départ de Conti, la foule restaquelques minutes sur la place, muette et immobile. Puis chacunregarda timidement son voisin : on craignait la présence desagents secrets de Conti. Après quelques hésitations, de rapidesparoles s’échangèrent de tous côtés, et ces paroles étaient partoutles mêmes :

– Ce soir, à la taverne d’Alcantara.N’oubliez pas le mot de passe.

Notre jeune ouvrier drapier, qui s’était perdudans la foule et non pas caché, entendait ces mots de tous côtésautour de lui. Il prêtait l’oreille, espérant que quelque bourgeoismoins discret prononcerait enfin le mot de passe.

C’était en vain, on s’encourageaitmutuellement à ne point oublier : voilà tout.

La foule, cependant, s’écoulait lentement. Iln’y avait plus sur la place que trois personnages : unvieillard, nommé Gaspard Orta Vaz, doyen de la corporation destanneurs de Lisbonne ; notre connaissance, Ascanio Macaronedell’Acquamonda, cavalier de Padoue, et l’ouvrier drapier.

– Mon fils, lui dit mystérieusement levieillard, ce soir à la taverne d’Alcantara. N’oublie pas le motd’ordre.

– Je l’ai oublié, dit le jeune homme,payant d’audace.

– Nous l’avons oublié, mon excellentseigneur, ajouta Macarone en s’approchant.

Le vieillard jeta sur l’ouvrier un regard deméfiance.

– Si jeune !… murmura-t-il.

– Eh bien, mon cher seigneur ? ditAscanio ; ce coquin de mot d’ordre, je l’ai sur le bout de lalangue.

– J’ai vu le temps, murmura le vieillard,en montrant du doigt la longue rapière et le feutre râpé duPadouan, où brillait une petite étoile d’argent ; j’ai vu letemps où le mot d’ordre était, dans Lisbonne : « Lapotence pour les espions et les spadassins. » Dieu vous garde,mon maître. Quant à toi, jeune homme, je te souhaite un plushonnête métier.

Le vieillard se retira. L’ouvrier avait croiséles bras sur sa poitrine et semblait rêver profondément, l’Italienl’observait ; il songeait au moyen de gagner ses quatre centspistolet.

– Mon jeune maître, dit-il enfin, ne noussommes-nous déjà point rencontrés quelque part ?

– Non.

– Peste ! il n’est pas bavard,grommela le Padouan. C’est égal, ils se nomment tous Hernan, Ruy ouVasco. Je n’ai qu’à choisir entre les trois… Comment, non, seigneurHernan ?

L’ouvrier s’éloigna sans tourner la tête.

– J’ai mal choisi, pensa Macarone ;c’était Ruy qu’il fallait dire. Holà, seigneur dom Ruy !… pasde réponse encore. Hé bien, donc, dom Vasco !… à la bonneheure ! il s’arrête.

Le jeune ouvrier s’était retourné en effet, ettoisait le bravo d’un regard calme et fier.

– Tu as donc bien envie de connaître monnom ? dit-il.

– Une envie désordonnée, mon jeuneami.

– On t’a promis de te le payer, n’est-cepas ?

– Fi donc ! Ascanio Macaronedell’Acquamonda, – je me nomme ainsi, mon jeune maître, – cavalierde Padoue, – c’est mon pays natal, a, Dieu merci, le cœur trop hautplacé et la bourse trop bien garnie…

– Tais-toi ! je m’appelle Simon.

– C’est un joli nom ; Simonqui ?

– Tais-toi, te dis-je. Va porter ce nom àConti ; dis-lui qu’il me trouvera sans me chercher, etqu’alors il saura ce que vaut le bras d’un… d’un bourgeois deLisbonne. Maître, au revoir !

L’Italien le suivit des yeux, tandis qu’iltournait l’angle de la place et montait la vieille rue du Calvaire,qui conduisait au quartier noble.

– Simon… pensa-t-il, Simon ! À toutprendre, ce n’était ni Vasco, ni Hernan, ni Ruy. J’aurais pariépour Hernan. Mais que dire à ce plébéien parvenu de Conti ?Simon ! c’est la moitié du nom ; il me devrait en bonneconscience deux cents pistoles, mais il ne l’entendra pas commecela… Allons, je me trouverai ce soir à la porte de la taverned’Alcantara. Il y aura là des choses bonnes à voir, et je gageraismon fameux manoir dell’Acquamonda contre un maravédis, que j’yrencontrerai mon jeune maître Simon, qui est, pour le moment, leplus clair de mon patrimoine.

II – ANTOINE CONTI VINTIMILLE

Dona Louise de Guzman, veuve de Jean IVde Bragance, roi de Portugal, tenait la régence, d’après les loisdu royaume et en vertu du testament de son époux. L’histoire de larestauration portugaise est trop connue pour qu’on ignore combiencette forte et noble femme encouragea et soutint le duc Jean danssa lutte contée les Espagnols. Son fils aîné, dom Alfonse, avaitdix-huit ans. C’était un de ces princes que la sévérité célesteimpose parfois aux nations de la terre : il était idiot etméchant.

Son éducation avait été rigide, trop rigidepeut-être pour un esprit aussi débile. Son précepteur Azevedo, puisson gouverneur Odemira, deux hommes austères l’avaient tenu,longtemps après l’enfance, dans une étroite et continuellesujétion. Il s’en dégageait, à l’aide de valets infidèles, raceabominable et toujours foisonnante autour des princes. Par leurssoins il sortait la nuit ; le jour, on amenait près de sapersonne des enfants de bas lieu, qui étaient vraiment ses égauxpar leur brutalité et leur ignorance.

Ce fut ainsi que s’introduisirent au palaisles deux frères Antoine et Jean Conti Vintimille. Leur père,boucher de profession, était originaire de Vintimiglia (État deGênes), et demeurait à Campo Lido. Bien faits et robustes de corps,ils joutaient devant le roi et restaient le plus souvent vainqueursdans les combats que se livrait cette populace enfantine, àlaquelle des valets complaisants ouvraient les jardins dupalais.

Alfonse les remarqua et se prit pour eux d’uneaffection folle. Le malheureux enfant admirait d’autant plus lesexploits de force et d’adresse que lui-même, paralysé à la suited’une chute qu’il avait faite à l’âge de trois ans, était presqueaussi impotent de corps que d’esprit. Il grandissaitcependant ; bientôt il atteignit l’âge d’un homme. Sesdivertissements changèrent et prirent un caractère plusrépréhensible ; mais loin d’oublier les Conti, il rapprocha deplus en plus Antoine de sa personne, jusqu’à en faire son premiergentilhomme et son favori-avoué. Quant à Jean, il le nommaarchidiacre de Sobradella.

Jamais favori ne fut plus universellementredouté que cet Antoine Conti. Chacun le proclamait tout haut bongentilhomme, bien qu’on connût du reste sa plébéienneorigine ; chacun tremblait à son seul nom. S’il lui manquaitquelque chose au monde, c’était l’appui de quelque véritable grandseigneur ; car, malgré tous ses efforts, il n’avait pu encorerallier à lui que les parvenus de la petite noblesse. Néanmoins ilétait tout-puissant, et il avait certes plus de courtisans à luiseul que l’infant dom Pierre, frère d’Alfonse, et leur mère donaLouise de Guzman, reine régente de Portugal.

L’infant était un bel adolescent de fortgrande espérance ; il faisait en tout contraste avec le roi,et l’on disait volontiers dans le peuple que c’était pitié de voirun maniaque sur le trône, tandis que, tout près de ce trône,croissait un héros de sang royal. Mais la régente était sévère, onle savait ; bien qu’elle eût pour dom Pedro beaucoup detendresse, elle aimait davantage encore la loi de légitimehéritage, force et sauvegarde des trônes : Elle serait devenuel’ennemie de dom Pedro le jour où une pensée de trahison auraitpris place en son cœur. L’infant Lui-même d’ailleurs, bon frère etsujet loyal, était dévoué sincèrement et du fond de l’âme auservice de son aîné.

La reine avait, pendant les premières annéesde la minorité d’Alfonse, dirigé l’État dune mainferme ; mais, à mesure que le roi approchait de sa majorité,elle s’était éloignée peu à peu des affaires, sans pourtantabdiquer l’autorité souveraine. Retirée au couvent de la Mère deDieu, elle ne revenait aux choses de ce monde que quand la cour desVingt-quatre, les ministres État, les chefs-d’ordre ou lestitulaires requéraient instamment ses conseils.

Par respect pour son noble caractère, paramour pour sa personne, on lui cachait la plupart des déportementsde son fils aîné, qui allaient sans cesse augmentant. Elle leregardait, dans son ignorance, comme un adolescent faible d’espritet peu capable de commander ; mais elle ne savait pas que lanuit de son esprit et la perversité de son cœur allaient jusqu’à lafolie.

La proclamation insensée que nous avons vufaire sur la place, en plein jour, à son de trompe, n’était point,à cette époque, une chose extraordinaire. Chaque jour Lisbonneétait témoin de quelque spectacle de ce genre, invention perfide deConti, et divertissement du pauvre fou qui s’asseyait sur le trône.Mais c’était peu encore. Quand tombait la nuit, la ville devenaitmille fois pire que la plus mal fréquentée des sierras deCaldeiraon.

Conti avait organisé une troupe nombreusenommée la patrouille du roi, et divisée en deux corps quise distinguaient par le costume. Le premier, qui portait la cotterouge, avec taillades blanches, avait le nom de fermes(fixos). Il était composé de fantassins. Les soldats du seconds’appelaient fanfarons (porradas) et portaient toque, surcot ethaut-de-chausses bleu de ciel, parsemés d’étoiles d’argent.Au-dessus de leur toque brillait, en guise d’aigrette, un croissantaussi d’argent, tout comme s’ils eussent été des païens, adorateursde Termagant ou de Mahomet. On les nommait encore tesgoinfres à cause de leurs habitudes, et les chevaliersdu firmament, en vue de leur costume ; c’était ce derniertitre qu’ils s’appliquaient eux-mêmes. Ce corps de goinfres ou defanfarons se recrutait parmi les gens sans aveu de toutes lesnations. Il suffisait, pour y être admis, de faire preuve descélératesse endurcie.

Le jour, la patrouille du roi, fermeset fanfarons,portait l’uniforme des gardes du palais, avecune petite étoile d’argent à la toque pour seule marquedistinctive. C’est dire assez que notre noble ami, Ascanio Macaronedell’Acquamonda, avait l’honneur de faire partie de cerecommandable corps, dont Conti s’était réservé le commandementsuprême.

Or, grâce à cette patrouille, c’était souventune étrange fête, la nuit, dans les rues de Lisbonne. À onze heuresdu soir, une heure après le couvre-feu, commençait la chasse duroi. Chose incroyable, si l’histoire de Portugal ne faisaitfoi, Fermes et Fanfarons se relayaient dans les rues et carrefours,comme se postent les chasseurs en forêt pour attendre legibier ; et si quelque dame ou bourgeoise attardée rentrait aulogis à cette heure néfaste, malheur à elle ! Les piqueurssonnaient, les fermes donnaient comme les chiens au bois, et lesfanfarons, le roi en tête, appuyaient le courre de toute la vitessede leurs chevaux. Il n’y avait guère de famille qui n’eût à gémirde quelque ignoble insulte, et l’on est rancuneux dans laPéninsule !

Jusqu’alors pourtant, l’amour général pourcette illustre dynastie de Bragance, légitime et si récemmentremontée au trône de ses pères, l’avait emporté sur lemécontentement. Les bourgeois murmuraient, menaçaient etpatientaient.

Au commencement de cette année 1662, lemécontentement avait pris un caractère plus grave : les corpsde métiers s’étaient réunis en sociétés occultes. On doit penserque l’édit royal, lu devant tous en place publique, ne dut pointcontribuer à calmer la colère publique. C’était un acte de tyranniedont on ne trouverait point un second exemple dans les annales desautres nations.

Désormais, les maisons, ouvertes à cettetroupe de malfaiteurs qui parcouraient de nuit la ville sousl’autorité du roi, n’auraient nulle défense contre lepillage ; on supprimait les lanternes et fanaux ; onsupprimait jusqu’au port d’armes, chose inouïe enPortugal !

Aussi, tous les artisans et marchands deLisbonne, gens paisibles d’ordinaire, ressentirent cruellement cedernier coup. Rentrés chez eux, ils répondirent par un mornesilence à la curiosité accoutumée de leurs femmes. La mesure étaitcomble.

III – LE COUVENT DA MAÏ DE DEOS

Le couvent de la Mère de Dieu de Lisbonne,situé vis-à-vis du palais Xabregas, résidence royale, était unvaste édifice, présentant un carré long à l’extérieur, et, àl’intérieur, un ovale ou cloître circulaire, formé par une doublecolonnade. La reine Louise, moitié souveraine et moitié récluse,avait fait construire une galerie couverte qui communiquait ducouvent au palais de Xabregas. De Cette façon, elle pouvaitconsacrer à Dieu tous les instants que ne lui prenaient pas lessoins de son gouvernement.

Elle habitait au couvent une chambre qu’on nepeut appeler cellule à cause de son étendue, mais dontl’ameublement sévère n’avait rien à envier aux retraites modestesdes religieuses : un lit, quelques chaises, un prie-Dieudevant un crucifix, et l’image de saint Antoine, patron deLisbonne, meublaient seuls cette pièce, dont les murailles,couvertes de vieux écussons où dominait la croix de Bragance,absorbait le terne rayon de lumière qui pénétrait à grand’peine parune haute fenêtre à vitraux.

C’est dans cette chambre que nous trouvonsdona Louise de Guzman, mère du roi Alfonse, veuve du roi Jean etrégente de Portugal.

À cette époque de 1662, les jours de lavieillesse étaient venus pour elle ; mais les années, endonnant un reflet d’argent à ses cheveux, n’avaient pu altérer lanoblesse de son port ni la fière expression de sa physionomie. Elleétait belle encore, de cette beauté qui ne brille de tout sonlustre que sous un diadème. On devinait en elle la femme au cœurrobuste, qui, au jour du danger, avait dégainé le glaive de sonépoux dont la main hésitait ; la femme qui avait conquis untrône, et qui s’était assise sur les degrés de ce trône en humbleépouse, en sujette fidèle.

À ses côtés étaient deux femmes, dont l’unearrivée aux limites de l’âge mûr, mais conservant une remarquablebeauté, offrait avec la reine une certaine ressemblance :c’était la même sévérité d’aspect, la même fierté de regard.

Elle se nommait dona Ximena de Vasconcellos ySouza, comtesse de Castelmelhor.

L’autre était une jeune fille de seize ans.Son gracieux visage disparaissait presque sous un demi-voile dedentelle noire. Elle regardait la reine à la dérobée ; alorsses joues devenaient pourpres, et son œil exprimait une vénérationprofonde mêlée de crainte et aussi d’amour. Dona Inès de Cadaval,fille unique et orpheline dus duc de ce nom, était la plus richehéritière du royaume. Sa parente, la comtesse douairière deCastelmelhor, qui était aussi de la maison de Cadaval, l’avait entutelle depuis deux ans.

Dona Ximena était agenouillée près de lareine, qui tenait sa main pressée entre les siennes ; Inèss’asseyait sur un coussin, à leurs pieds.

– Ximena, disait la reine, qu’il y alongtemps que je désirais te revoir, ma fille ! Hélas !toi aussi, te voilà veuve maintenant…

– Votre Majesté et le roi, son fils, ontperdu un sujet fidèle, dit la comtesse, qui tâcha de garder son aircalme et grave, mais dont une larme sillonna lentement lajoue : moi, j’ai perdu…

Elle ne put achever ; sa tête tomba sursa poitrine. La reine se pencha et mit un baiser sur son front.

– Merci, merci, madame, dit la comtesseen se redressant ; Dieu m’a laissé deux fils.

– Toujours forte et pieuse ! murmurala reine ; Dieu l’a bénie en lui donnant des fils dignesd’elle… Parle-moi de tes fils, ajouta-t-elle ; seressemblent-ils toujours comme au temps de leur enfance ?

– Toujours, madame.

– De cœur comme de visage, j’espère…c’était une étonnante ressemblance ! Moi qui tins dom Louissur les fonts du baptême, je ne pouvais le distinguer de sonfrère : c’était la même figure, la même taille, la même voix.Aussi, ne pouvant reconnaître mon filleul, je me suis prise à lesaimer tous les deux également.

La comtesse lui baisa la main avec unerespectueuse tendresse, et dona Louise reprit :

– Je les aime, parce qu’ils sont tesfils, Ximena. N’est-ce pas toi qui as élevé dona Catherine, monenfant chérie ? Tandis que les soins du gouvernementm’occupaient tout entière, tu veillais sur elle, toi, tu luiapprenais à m’aimer… Ce n’est pas vous qui me devez de lareconnaissance, comtesse !

En achevant ces mots, dona Louise passa samain sur son visage. C’était encore là un sujet pénible pour cettegrande reine, dont la vieillesse devait être si malheureuse.Catherine de Bragance, sa fille, venait de partir pour Londres, ets’asseyait maintenant aux côtés de Charles Stuart sur le trôned’Angleterre. On sait si cette union fut triste et remplied’amertume pour Catherine. Peut-être quelque missive d’elleétait-elle déjà venue annoncer à sa mère les chagrins de la jeunereine et les insultants dédains de son mari Charles II.

– Moi aussi, j’ai deux fils, reprit lareine en soupirant. Plût au ciel qu’ils se ressemblassent !car mon Pedro est un loyal gentilhomme.

La comtesse ne répondit pas.

– L’autre aussi, l’autre aussi !s’empressa d’ajouter la reine ; je suis injuste enversAlfonse, auquel je dois respect et obéissance, comme à l’héritierde mon époux. Il fera le bonheur du Portugal… Vous ne dites rien,comtesse ?

– Je prie Dieu qu’il bénisse le roi domAlfonse, madame.

– Il le bénira, ma fille. Alfonse est bonchrétien, quoi qu’on dise, et…

– Quoiqu’on dise !… répéta lacomtesse avec surprise.

– Tu ne sais pas cela, toi, reprit lareine, dont la voix commença à trembler. Il y a si longtemps que tuvis loin de la cour ! On dit… des avis secrets me sont venus…des calomnies, ma fille !… on dit qu’Alfonse mène une viecoupable ; on dit…

– Ce sont des mensonges !

– Oui, oui… et pourtant… Oh ! tul’as dit, ma fille, ce sont des mensonges, des calomnies répanduespar l’Espagne !

– Peut-être, dit timidement la comtesse,Votre Majesté aurait-elle pu approfondir ces bruits…

Elle se tut. La reine la regardait fixement.Il y avait du désespoir et de l’égarement dans ses yeux.

– Je n’ai pas osé ! murmura-t-elleavec effort. Je l’aime tant ! Et puis, c’est faux, je le sais…Le sang de Bragance est pur et ne fait battre que de vaillantscœurs, madame, entendez-vous ! Ils mentent, ils mentent, lescalomniateurs et les infâmes !

Dona Louise prononça cas mots d’une voixbrisée. Vaincue par son émotion, elle se laissa tomber en arrièreet ferma les yeux. La comtesse et sa pupille s’empressèrentaussitôt autour d’elle.

– Laissez, dit la reine, on ne s’évanouitplus quand, depuis des années, on est faite à la souffrance.Pardon, comtesse, je vous ai attristée, ainsi que cette pauvreenfant… Mais cette pensée est si affreuse ! Je ne les croispas, je ne veux pas les croire ; il faudrait que quelqu’un enla foi de qui j’ai pleine confiance, toi, par exemple, Ximena, toiqui n’as jamais menti, vînt me dire que mon fils a manqué, à sesdevoirs de roi et de gentilhomme, qu’il a forfait àl’honneur ! Alors… mais tu ne me le diras jamais, n’est-cepas ?

– À Dieu ne plaise !

– Non, car je te croirais, toi, Ximena,et je mourrais.

Il se fit un long silence, la comtesse, saisied’une respectueuse pitié, n’osait interrompre sa souveraine.Celle-ci parut enfin se réveiller tout à coup, et, s’efforçant desourire :

– En vérité, ma belle mie, dit-elle ens’adressant à dona Inès, nous vous faisons là une lugubreréception… Comtesse, vous avez une charmante pupille, et je vousremercie de l’avoir amenée à la cour du roi, mon fils. Si haute quesoit sa naissance, nous tâcherons de ne point la mésallier.

Inès, dont le beau visage s’était couvert derougeur, pâlit à ces derniers mots.

– Qu’est-ce à dire ? reprit lareine, le front de la senorita se couvre d’un nuage. Aurait-elle ledésir d’entrer en religion ?

– S’il plaît à Votre Majesté, dit lacomtesse, Inès de Cadaval est la fiancée de mon plus jeunefils.

– À la bonne heure ! Ne vousdisais-je point, ma mie, qu’il n’y aurait point pour vous demésalliance ? Cadaval et Vasconcellos ! Il n’est pointaisé d’unir deux plus nobles races… Mais l’aîné de Souza ?

– L’aîné, madame, mon fils dom Louis estcomte de Castelmelhor, et, ce qui mieux est, il a l’honneur d’êtrevotre filleul… L’autre n’avait rien, et dona Inès l’a choisi.

– Comte de Castelmelhor ! c’est unfier titre, Ximena, et qui ne fut jamais porté par un traître… Monfilleul Louis doit être un noble cœur, n’est-ce pas ?

– Je l’espère, madame.

– Heureuse mère ! dit la reine ensoupirant.

Ce mot lui rendit toute sa préoccupation.Avant qu’elle eût repris la parole, la cloche du couvent sonnal’office du soir, et les trois dames entrèrent à la chapelle.Chacun devine ce que dona Louise de Guzman demanda à Dieu cesoir-là, mais Dieu ne l’exauça point. Alfonse de Portugal étaittrop bien surveillé par son favori, pour avoir le temps de serepentir.

IV – LA TAVERNE D’ALCANTARA

La nuit commençait à se faire sombre et leslumières s’éteignaient l’une après l’autre à tous les étages desmaisons de Lisbonne. Le ciel était couvert et sans lune. N’eussentété quelques lanternes qui brillaient de loin en loin au seuil desriches bourgeois, malgré la récente défense portée par l’édit duroi, et quelques cierges brûlant sous les madones, la ville auraitété plongée dans une complète obscurité.

D’ordinaire, à cette heure, les rues étaientdésertes ; c’est à peine si quelques filous faméliques sehasardaient à faire timidement concurrence aux nobles ébats de lapatrouille royale : mais ce soir, on voyait de tous côtés desgroupes nombreux marcher dans l’ombre. Tous suivaient la mêmedirection. Un silence profond régnait parmi ces nocturnespromeneurs. Ils allaient d’un pas rapide, s’arrêtant parfois pourécouter, reprenant aussitôt leur course, sans détourner la tête, etcachant soigneusement leurs visages sous les capuces de leursmanteaux.

Ils traversaient la ville dans le sens de salongueur en remontant le Tage. À mesure qu’ils approchaient dufaubourg d’Alcantara, leur nombre augmentait, et ce fut bientôtcomme une véritable procession. Plus leurs rangs se serraient, plusils semblaient prendre de précautions. Aux carrefours, lorsque deuxbandes se rencontraient, elles passaient l’une près de l’autre sansmot dire, et poursuivaient leur marche silencieuse.

La dernière maison du faubourg était un longet bas édifice bâti en pierres de taille et qui avait dû jadisservir de manège. Il était alors affermé par Miguel Osorio,tavernier, qui faisait doucement sa fortune à vendre des vins deFrance aux gentilshommes de la cour. Ceux-ci, en effet, passaientforcément devant sa porte chaque fois qu’ils se rendaient au palaisde plaisance d’Alcantara, résidence habituelle d’Alfonse VI,et chaque fois qu’ils passaient, le tavernier pouvait compter surune aubaine. Aussi Miguel était-il, en apparence du moins, lepassionné serviteur de Conti, et de tous ceux qui approchaient lapersonne du roi. Il disait à qui voulait l’entendre que le Portugaln’avait jamais été si glorieusement gouverné.

Nonobstant ces opinions intéressées, Miguel nedédaignait point de vendre son vin aux mécontents. Loin delà : quand il était bien sûr qu’aucun seigneur ou valet deseigneur n’était à portée de l’entendre, il changeait subitementd’allures et disait des choses fort attendrissantes sur le tristesort du peuple de Lisbonne. Conti n’était plus alors qu’un manantparvenu, auquel ses dentelles et son velours allaient comme la peaudu lion à l’âne. Ce mignon roturier était la plaie du Portugal, etce serait un jour de bénédiction que celui qui le verrait attachéhaut et court au gibet de la courtine du palais.

Si Miguel venait à faire trêve à ses séditieuxdiscours, on pouvait être certain qu’il avait flairé de loin unfeutre à plumes ou un pourpoint brodé. Pour être juste, nous devonsdire que jamais aubergiste n’eut un flair aussi subtil que lesien.

Ce fut devant la maison de cet homme ques’arrêtèrent les premiers groupes. Ils touchèrent la main du maîtreassis sur le pas de sa porte, prononcèrent un mot à voix basse etentrèrent. Ceux qui suivirent firent de même, et bientôt l’immensesalle commune fut pleine à regorger.

À la même heure, dans l’une des rues de labasse ville, redevenue déserte, un homme allait, puis revenait surses pas, comme s’il se fût égaré dans ce sombre dédale, quel’absence de boutiques et la multiplicité des hôtels faisaientappeler le quartier noble. Derrière lui, à quelque distance, unautre personnage semblait avoir pris à tâche de l’imiterscrupuleusement. Quand le premier s’arrêtait, l’autre faisait demême ; quand celui-ci revenait sur ses pas, celui-là se hâtaitde s’effacer sous quelque porte cochère, laissait passer soncompagnon d’aventures, et recommençait aussitôt à le suivre.

– Il fait noir comme dans un four,pensait le premier. Depuis dix ans que j’ai quitté Lisbonne, etj’étais un enfant alors tout est changé : je ne m’y reconnaisplus.

Le hasard ne m’enverra-t-il pas quelquepassant ou même quelque voleur qui, en échange de ma bourse daignem’enseigner le chemin !

– Mon jeune ami, se disait l’autre, vousayez beau tourner et, retourner, je me suis promis à moi-même sousles serments les plus respectables, que vous me vaudriez quatrecents pistoles, et je ne manque jamais qu’aux serments que je faisà autrui.

Jusqu’alors Simon, l’ouvrier drapier, que lelecteur a sans doute reconnu aux paroles d’Ascanio Macarone,n’avait point pris garde à la présence de ce dernier ; mais,dans un de ses brusques détours, il se trouva face à face avec lePadouan.

– Le chemin de la taverned’Alcantara ? dit-il.

– J’y vais, répondit Macarone endéguisant sa voix.

– S’il vous plaît, seigneur cavalier,nous ferons route ensemble.

– Avec ravissement, mon gentilhomme, carvous êtes gentilhomme, cela se voit du reste, et entregentilshommes, – je le suis aussi, la courtoisie commande de ne sepoint refuser ces légers services.

– C’est mon avis, seigneur cavalier.

Simon prononça ces mots d’un ton sec, etenfonçant son capuce sur sa figure, il doubla le pas ;Macarone l’imita. Vingt fois il fut sur le point de rompre lesilence, mais la crainte de se trahir l’arrêta.

L’Italien était un homme de trente-cinq àquarante ans, grand, maigre, mais bien proportionné. Ses membressouples et musculeux donnaient à penser que la nature les avaittaillés tout exprès pour faire un danseur de corde. Il se donnaiten marchant une allure théâtrale, drapait son manteau et mettaitfréquemment le poing sur la hanche.

Simon était petit, comme presque tous lesPortugais, mais son pas leste, presque bondissant, et la largecarrure de ses épaules disaient assez que sa petite taille n’étaitpoint un symptôme de faiblesse. De temps à autre, le Padouan leconsidérait en-dessous. Peut-être se demandait-il combien leseigneur Conti payerait en sus du marché, pour un coup de styletconvenablement appliqué à cet audacieux inconnu ; mais latémérité, depuis le temps d’Horatius Coclès, a cessé d’être le vicedominant des Italiens ; il fit réflexion que le bout d’unebonne rapière relevait par derrière le bas du manteau de Simon, etse tint tranquille.

– À quoi bon le tuer ? sedisait-il ; il ne m’a pas reconnu. S’il entre à la taverne,j’entre avec lui ; s’il est repoussé, je recommence à lesuivre ; je le suis jusqu’à sa demeure et quand on a découvertla demeure d’un homme, on n’est pas bien loin de connaître sonnom.

Ils arrivaient en ce moment au bout dufaubourg ; la taverne d’Alcantara s’élevait devant eux. Elleétait sombre, aucune lumière ne brillait aux fenêtres ; etl’honnête Miguel Osorio, toujours assis sur le pas de sa porte,fumait ses cigaries avec toute la dignité qui caractérise Espagnolset Portugais, s’acquittant de ce solennel devoir.

– Voilà ! dit le Padouan en montrantl’hôtellerie : entrez-vous ?

– Oui.

– Vous avez donc le mot depasse ?

– Non ; et vous ?

– Oh ! moi, je n’ai pas besoin dumot de passe. Vous allez voir… Miguel, satané coquin ! quiavons-nous aujourd’hui dans la grande salle ?

– Coquin ! s’écria Miguel tremblantde frayeur en reconnaissant la voix de Macarone. Qui ose appelercoquin le tavernier de la cour ? Il n’y a pour cela qu’unmarchand de la haute ville, je parie ! Au large, manants, jene reçois que des gentilshommes !

– C’est bien, c’est bien, brave Miguel,et comme nous sommes gentilshommes, tu vas nous préparer à souperdans la grande salle. Va !

Ce disant, Macarone prit Osorio par lesépaules, le fit tourner sur lui-même et entra ; mais au momentoù il allait passer le seuil de la salle, une main vigoureuse lesaisit à son tour, et lui fit subir une opération analogue.Seulement, comme la secousse fut incomparablement plus forte, ils’en alla tomber à l’autre bout du corridor.

– Au revoir, seigneur Ascanio Macaronedell’Acquamonda, dit la voix moqueuse du jeune ouvrier drapier.Attendez-moi ici, s’il vous plaît : j’ai fermé la porte de larue, et je vais fermer celle de la salle.

Simon entra aussitôt en effet, et referma laporte à double tour.

Ascanio se releva tout meurtri, et tâta sesmembres l’un après l’autre.

– Il m’avait reconnu !grommela-t-il. C’est une bonne idée que j’ai eue de ne pas jouer ducouteau avec ce jeune enragé. Il a un poignet d’Hercule, et jetâcherai désormais de le surveiller à distance. En attendant,voyons s’il a dit vrai.

Il essaya d’ouvrir la porte extérieure :elle était fermée. Quant à la porte de la salle, il n’osa même pastoucher à la serrure ; mais approchant l’oreille du trou, iltâcha d’entendre ce qui se disait à l’intérieur ; ce fut envain. Il reconnut qu’il y avait grand tumulte et que des voixconfuses se croisaient en tous sens.

– Quel coup de filet ! pensa-t-il.Si cette maudite porte n’était pas fermée, j’emprunterais un chevalà ce misérable Miguel, et dans une heure, tous ces bourgeois, ycompris mon jeune camarade, seraient en sûreté dans la prison dupalais.

Au moment où Simon entra dans la salle quiservait de lieu de réunion aux corps de métiers de Lisbonne, ladiscussion était si vivement engagée qu’on ne prit pas garde à lui.Il traversa comme il put la cohue et vint s’asseoir au premierrang, vis-à-vis de la table où se trouvait seul Gaspard Orta Vaz,doyen de la corporation des tanneurs et président del’assemblée.

La réunion était, comme nous l’avons dit,très-nombreuse. Groupés en cercle autour du président, les doyensde corporations formaient le premier rang. Derrière eux venaientles chefs d’ateliers, et derrière encor, les petits marchands etartisans salariés. C’était parmi les doyens de corporations que,dans son ignorance, Simon était venu se placer. Il avait jeté sonmanteau sur son bras, son costume, sans ressembler plus que lematin à celui d’un gentilhomme, lui donnait l’air d’un bourgeoisaisé. Il avait mis un pourpoint neuf de drap de Coïmbre, à crevéset passades de velours ; une lourde chaîne d’or tombait sur sapoitrine.

Quand il jeta les yeux autour de lui et qu’ilse vit entouré de longues barbes blanches et de têtes vénérables,il voulut faire retraite et gagner les rangs inférieurs ; maisil n’était plus temps. La trouée qu’il avait faite à grand renfortde vigoureux coups de coude s’était refermée derrière lui, et letumulte qui s’apaisait peu à peu ne permettait pas d’espérer qu’ilpût recommencer ce jeu avec succès. Il demeura donc à sa place etrabattit son chapeau sur ses yeux.

– Enfants ! disait le vieuxprésident Gaspard, à qui on avait négligé de donner unesonnette ; enfants, écoutez les anciens !

– Mort aux valets de cour !répondaient en chœur les apprentis et petits marchands. Mort aufils du boucher !

– Sans doute, sans doute, mais faites unpeu de silence, reprenait le malheureux Orta Vaz. Je m’enroue, etpour peu que cela continue, je ne pourrai plus vous donner mesconseils.

Simon écoutait et hochait la tête.

– Est-ce bien sur ces vieillardsimpuissants et sur ces enfants bavards qu’il faudrait m’appuyerpour accomplir la mission que m’a imposée mon père à son lit demort ? se demandait-il. Je n’ai pas le choix ; attendons,et la volonté de Dieu se fera.

– Mes amis et concitoyens, reprit GaspardOrta Vaz, saisissant au vol un moment de calme, personne n’ignoreque j’ai soixante-treize ans depuis la fête du glorieux saintAntoine, patron de l’Hôtel de Ville. Depuis onze ans et sept mois,j’ai l’honneur d’être le doyen d’âge de la corporation destanneurs, apprêteurs, corroyeurs, fourreurs, peaussiers etmégissiers de Lisbonne. Ce sont des garanties, mes enfants ;quand on peut dire comme moi : Je suis ceci et cela, et enoutre j’ai cinq ducats, depuis le premier janvier jusqu’à laSaint-Sylvestre, à manger tous les jours, on a le droit…

– Qu’est-ce à dire ! interrompirenten même temps cent voix courroucées ; parce que nous sommespauvres, prétendrait-on nous enlever la parole ?

– Nous a-t-on appelés pour aider àremplacer la tyrannie de l’épée par celle du coffre-fort ?

– Par saint Martin !

– Par saint Gille !…

– Par saint Raphaël ! vous êtes unvieux fou, maître Gaspard Orta Vaz, malgré votre front chauve etles cinq ducats que vous mangez tous les jours !

Le vieux tanneur s’était levé ; ilfrappait dans ses mains et demandait du silence, sans doute pourrétracter ou expliquer ses paroles : mais il avait beau faire,l’agitation de l’assemblée augmentait au lieu de diminuer, etbientôt le vieillard, épuisé, retomba lourdement sur son siège.Alors on se tut, et l’un des doyens alla s’asseoir auprès de luipour le remplacer dans ses fonctions de président.

– Laissez parler Balthazar, dit tout àcoup une voix de stentor dans la foule compacte des derniersrangs ; Balthazar vous tirera d’affaire.

– Qui est ce Balthazar ? demanda leprésident.

– C’est Balthazar, répondit la mêmevoix.

– Bien répondu ! bravo !cria-t-on de toutes parts.

Et un immense éclat de rire fit trembler lesmurailles de la salle, tant il est vrai que rien n’est plus facileque de faire passer une assemblée populaire de la fureur à lagaieté, et réciproquement.

– Approche et parle, dit leprésident.

Aussitôt il se fit un grand mouvement, et unesorte de lourd colosse portant devant soi un tablier de toile,souillé de sang, s’avança vers la barre, renversant tout sur sonpassage.

– Voilà, dit-il en posant son pied surles marches de l’estrade, voilà Balthazar !

– Bravo pour Balthazar ! cria encorela foule.

– Quant à ce que j’ai à vous dire, repritle géant, ce n’est pas long, mais c’est malin. Tout à l’heure onparlait de Conti, le fils du boucher, disait-on. Il y a du vrailà-dedans, car je suis boucher, moi aussi, et j’ai eu l’avantage deservir chez son père, qui est mort de chagrin en voyant que lejeune homme ne voulait pas suivre, l’état… oh !… un bel état,mes garçons !

– Au fait, dit le président.

– C’est juste. Il s’agit de tuerquelqu’un, n’est-ce pas ? Pendant qu’on y est, moi je trouveque c’est dommage de s’arrêter. Conti est un gueux, mais le roi estun fou. Après Conti, un autre favori viendra.

– Il a raison ! appuyèrent quelquesvoix.

– Nous tuerons cet autre-là, repritBalthazar ; mais après lui, un autre viendra encore, si bienque ça n’en finira pas. Le plus simple serait de tuer le roi.

Il se fit dans la salle un silence subit.

– Misérable ! s’écria Simon, quibondit sur son banc, oses-tu biens parler d’assassiner leroi !

– Pourquoi pas ? demandatranquillement Balthazar.

– Par le sang de Souza ! cetteparole sacrilège sera la dernière que prononcera ta bouche !reprit le jeune homme indigné.

Il s’élança vers le géant en brandissant sonépée.

– Trahison ! trahison !cria-t-on de toutes parts. C’est un espion de la cour ! àmort ! à mort !

Entouré de tous côtés à la fois, Simon fut, enun clin d’œil, terrassé et désarmé.

– Il a juré par le sang de Souza,disaient les plus acharnés, c’est sans doute un valet du nouveaucomte de Castelmelhor, arrivé depuis hier à Lisbonne, de ce beauseigneur dont la première visite a été pour Conti.

– Mensonge ! voulut direSimon ; le comte de Castelmelhor est un loyal Portugais quidéteste et méprise Conti comme pas un de vous…

Mais il y avait là plusieurs des fournisseursde Conti ; car un marchand peut fort bien essayer le matin unepaire de bottes ou une veste de velours à l’homme dont, le soir, ildemandera la tête. Quelques-uns de ces fournisseurs avaient vuLouis de Vasconcellos y Souza, comte de Castelmelhor, introduit aupetit le ver du favori, ce dont ils ne manquèrent pas de rendretémoignage. Cette circonstance mit le comble au danger deSimon ; sa mort était déjà résolue.

– À tout seigneur tout honneur, vousautres, dit un apprenti : le rôle d’exécuteur revient de droità Balthazar.

Les maîtres et doyens avaient perdu toutpouvoir de modérer cette foule exaspérée. Il est douteux d’ailleursqu’ils eussent un fort grand désir de sauver cet homme, qui, lelendemain, aurait pu livrer leur tête au bourreau. Ils restaientdonc passifs spectateurs de cette scène. Quant au reste de lafoule, elle accueillit avec transport la motion de l’apprenti.

Balthazar avait les honneurs de la séance etvenait de se créer, sans trop le savoir, une notable popularité. Ontraîna Simon jusqu’à lui, et l’apprenti, présentant par la pointela propre épée du malheureux jeune homme, fit un gestesignificatif.

Le boucher comprit ce signe et prononça uneseconde fois sans sourciller, son flegmatique : Pourquoipas ? Puis, saisissant l’arme, il en examina la trempe enconnaisseur, hocha la tête comme pour dire que l’outil lui semblaitconvenable, et se mit en posture. Ceux qui tenaient Simon firent unpas en arrière ; le boucher leva l’épée.

À ce moment, Simon, dont la tête s’étaitaffaissée sur sa poitrine, se redressa fièrement, et regarda enface son bourreau.

Balthazar laissa échapper l’arme, et se frottales yeux.

– C’est différent, dit-il, c’est biendifférent !

– Qu’a-t-il donc ? demandaitl’assemblée, qui comptait sur une exécution et n’entendait point yrenoncer.

– Il y a, répondit Balthazar, que c’estbien différent.

– Ramasse l’épée, Diego, dit une voix, etfais l’affaire ; cet homme ne sait tuer que des moutons :il a peur.

Deux ou trois apprentis s’avancèrent pourramasser l’arme ; mais Balthazar les prévint, et se posantentre eux et Simon, il fit décrire à l’épée une ou deux douzainesde courbes si efficaces, qu’il y eut bientôt autour de lui un largecercle vide.

– Puisque je vous dis, mes maîtres, quec’est bien différent, répéta-t-il avec un calme imperturbable…Écoutez : si vous tenez à me voir couper une tête,cotisez-vous et fournissez-m’en une autre. Celle-ci est la têted’un brave ; c’est rare ; personne ne touchera un seul deses cheveux : ni moi, ni vous.

– Tu le connais donc ? demanda unancien.

– Si je le connais ? Oui et non…Mais vous-mêmes, qui me faisiez fête tout à l’heure, meconnaissiez-vous ?

– Réponds-tu de lui ?

– Quant à ça, oui, sur ma tête !

– Quel est son nom ?

– Je n’en sais rien.

– Cet homme se joue de nous, dirent lesmaîtres qui songeaient au lendemain avec terreur. Il s’entend avecce jeune inconnu, et tous deux sont des agents du palais.

– Ce n’est que trop vrai ! murmuraGaspard Orta Vaz à l’oreille de son voisin ; j’ai rencontré cematin le jeune drôle sur la place, en compagnie d’un Fanfaron duroi.

– Plus de doute ! Il faut s’emparerd’eux à tout prix !

Balthazar, ayant entendu cela, prît uneposition menaçante.

– Debout, jeune homme ! dit-il àSimon. Prends ton épée ; tu t’en sers comme il faut, je lesais. Moi, j’ai mon couteau… Deux contre mille, ce n’est pasbeaucoup, mais ça s’est vu. En garde !

Les bourgeois s’encourageaient à fondre surces deux hommes, mais nul ne donnait l’exemple. Simon s’étaitrelevé. L’aspect de son visage où se lisait le sang-froid le plusintrépide, augmentait l’hésitation de l’assemblée.

– Allons, mes maîtres, dit Balthazar aubout de quelques minutes, je vois que, pas plus que nous, vousn’avez envie de commencer. Essayons donc de nous entendre,Dites-moi, voulez-vous que je vous régale d’une histoire ?Cela vous aidera à passer une heure, et vos femmes pourront croireque vous avez fait quelque chose cette nuit. Mon histoire est touteneuve ; elle date de ce matin. Vous et moi nous y avons jouéun rôle ; moi, celui de victime ; vous, celui despectateurs peureux et inoffensifs : votre rôle habituel, mesbons maîtres. Quant au rôle du héros, je vous dirai tout à l’heurequi s’en est chargé.

Vous savez que ce matin Conti a fait sonnertoutes les trompettes de la patrouille royale, afin de vous appelersur la place, et de vous braver à la face du ciel. Ceux de vousauxquels la frayeur n’avait pas enlevé l’usage de leurs yeux ont puvoir le favori frapper de son épée un malheureux qui ne pouvait sevenger… L’avez-vous vu ?

– Oui.

– Ce malheureux souffrait. Un homme s’estavancé, sous les yeux de Conti, et a tendu son mouchoir au pauvrediable de trompette, qui a pu étancher son sang et bander sablessure.

– Cet homme est un brave, dit un desdoyens, car il affrontait la colère du favori, et la colère dufavori, c’est la mort. Quel est-il ?

– Vous le saurez. Quant au trompette,c’était moi… Oh ! calmez-vous. Qu’importe ce que j’étais cematin ? Ce soir, je suis garçon boucher et tout à votreservice. D’ailleurs, je vois ici le tailleur de Conti, sontapissier, son armurier ; pourquoi auriez-vous défiance de moiplutôt que de ces gens ? Conti les paye bien ; il mepayait mal ; en le haïssant ils sont ingrats, en l’abhorrant,je suis juste, la balance est en ma faveur, passons. Quand lefavori, après avoir fini de lire son insolente pancarte, a faitmine de se retirer, vous lui avez fait place ; vous vous êtesrangés comme eût fait un troupeau de ces moutons dont vous meparliez tout à l’heure. Un seul homme n’a pas bougé ; un seulhomme a barré le passage à Conti, et quand le parvenu a voulu,suivant sa coutume, lever la main, il a trouvé son maître. Vousl’avez tous vu rouler dans la poussière ; vous avez tousentendu ces paroles : À toi, fils d’un boucher, le peuplede Lisbonne ! Ces mots et cet acte sont-ils ceux d’unagent du palais ?

– Non ! non ! cria la foulecomplètement retournée ; celui qui a frappé Conti est unbrave ; celui qui l’a frappé au nom du peuple de Lisbonne estun vrai Portugais. Son nom ?

– Je vous ai dit déjà que je n’en saisrien. Mais qu’importe son nom ? celui qui a bravé la colère deConti pour me venir en aide, celui qui a terrassé Conti au milieude sa garde, pour vous venger, celui-là est devant vous, et levoilà !

Il touchait l’épaule de Simon.

– C’est vrai, dit un apprenti, je lereconnais.

Et tout, le monde de répéter :

– Je le reconnais, moi aussi, moiaussi.

– Je vous disais bien, mon compère,murmura Gaspard Orta Vaz à l’oreille de son voisin, que j’avais vuce jeune inconnu quelque part.

– Vous prétendiez, répliqua le voisin,qu’il était en compagnie d’un Fanfaron du roi ?…

– L’ai-je prétendu ?… Je me faisvieux, mon compère.

– Et maintenant, reprit Balthazar, undernier mot. Vous avez grand besoin d’un chef intrépide ; cejeune homme a fait ses preuves, qu’il soit notre général !

Une acclamation unanime accueillit cesparoles, et il n’y eut pas une voix pour protester. Tout ce qu’il yavait de jeune dans l’assemblée se sentait pris d’enthousiasme pource vaillant inconnu, et les vieillards étaient bien aises dedécliner, autant que possible, leur part de responsabilité.

Orta Vaz, reprenant son rôle de président,frappa dans ses mains et réclama le silence.

– Étranger, dit-il, tu as bien mérité desbourgeois et métiers de Lisbonne ; saurons-nous le nom denotre défenseur ?

– Simon, répondit celui-ci.

– Eh bien, dom Simon, veux-tu être notrechef ?

– Peut-être. Mais auparavant je ferai mesréserves. Et d’abord, voici mon sauveur, auquel je n’ai point tenduencore la main en signe d’action de grâce.

Balthazar leva sa large main pour saisir celledu jeune homme, qui fit un pas en arrière.

– Pas encore, dit-il. Tu as prononcé desparoles qu’il te faudra rétracter avant que nous soyons amis.

– Tout ce qui vous plaira, seigneurSimon, dit Balthazar d’un ton profondément soumis : je suisprêt.

– Tu as proposé d’assassiner Alfonse dePortugal ; tu vas jurer de le défendre.

– Pourquoi pas ? murmura lecolosse ; puis, enflant sa voix de stentor, il s’écria :Je le jure !

– À la bonne heure ! Maintenantvoici ma main, et je te remercie.

Balthazar s’empara de la main de Simon, et, aulieu de la serrer entre les siennes, il la porta jusqu’à seslèvres. Simon le regardait avec surprise.

– Rassurez-vous, dit tout bas Balthazar,je ne vous connais pas ; mais à l’heure où vous aurez besoind’un homme disposé à mourir sans demander pourquoi, pour vous, bienentendu, et non pas pour un autre, souvenez-vous de Balthazar.

En même temps, il tira de son sein le mouchoirde Simon, teint de sang et déchiré.

– Avec cela, continua-t-il, vous m’avezacheté tout entier, cœur et bras… Place à Balthazar vousautres !

Ce disant, il recommença à jouer des coudes etregagna le banc obscur où il avait siégé d’abord.

– À votre tour, mes maîtres, dit alorsSimon en s’adressant à l’assemblée. Voici ma devise : Guerre àConti ! respect au royal sang de Bragance !l’acceptez-vous ?

Il y eut un instant d’hésitation.

– Nous respectons, nous aimons la soucheroyale, dit enfin un doyen de corps ; mais n’est-ce pas afinde conserver l’arbre qu’on élague les branches desséchées ?…Alfonse VI est incapable de gouverner.

– Alfonse VI est notre légitimesouverain, s’écria Simon d’une voix forte ; des traîtres ontabusé de sa jeunesse, nous devons le délivrer et non le combattre.Guerre à Conti, amour au royal sang de Bragance !

– Soit, nous épargnerons le roi.

– Ce n’est pas assez ; vous ledéfendrez, je le veux !

– Soit, nous le défendrons.

– Alors, je serai votre chef.

L’assemblée prit aussitôt un caractère plusgrave. Simon lui imposa plus d’une fois sa volonté, aidé en celapar le puissant organe de Balthazar, qui appuyait de loin sesmotions. Il fut convenu que chaque bourgeois se fourniraitsecrètement d’armes de guerre, et, séance tenante, les chefs etofficiers de quartier furent institués. Le jour commençait àpoindre lorsque Simon donna le signal du départ.

– Plus d’assemblées, dit-il enfinissant ; à quoi bon ? nous sommes d’accord. Jecommuniquerai avec les chefs de quartier seuls ; ils vousferont connaître mes volontés, et quand l’instant sera venu, honteà qui reculera !

La foule s’écoula en silence, comme elle étaitvenue, et les anciens donnèrent de grandes louanges au vigilantMiguel, qu’on trouva endormi sur le pas de sa porte. Simon sortitle dernier ; il avait oublié le Padouan Macarone, et traversale corridor les yeux baissés et l’esprit perdu dans ses réflexions.À peine avait-il dépassé le seuil extérieur que l’Italien sortit del’enfoncement d’une porte et se mit à le suivre de loin.

– Ces rustres ne se savaient pas si prèsd’un bon gentilhomme, pensait Macarone. Au fait, je n’ai rienentendu, pas même le nom de mon jeune camarade ; et si jecontinue à jouer ainsi de malheur, Conti pourrait bien, au lieu dedeux cents doublons, me faire donner pareil nombre de coups de platd’épée.

Il suivait toujours Simon. Celui-ci traversala ville entière et s’arrêta au bout du quartier noble, devant unhôtel de magnifique apparence.

– Oh ! oh ! se dit Macarone,serait-ce un serviteur du jeune comte de Castelmelhor ?

Simon heurta. Un valet vint ouvrir, qui, à lavue du jeune homme ôta précipitamment sa toque et se courba,jusqu’à terre. Le Padouan tendit le cou. À travers la porteentre-bâillée, il vit Simon traverser la cour, le feutre surl’oreille, tandis que les écuyers et gentilshommes de Souza sedécouvraient sur son pas.

– Par mon patron ! s’écria-t-il aucomble de la surprise, ce n’est rien moins que le comte deCastelmelhor lui-même ! Où diable ai-je mis le pied ?

V – JEAN DE SOUZA

Le feu comte de Castelmelhor, Jean deVasconcellos y Souza, avait été l’un des plus fermes appuis de lamaison de Bragance, lors de l’expulsion des Espagnols en 1640. Ilétait, à cette époque, l’ami intime du duc Jean, qui, après sonavènement au trône, le combla de faveurs.

À la naissance de dona Catherine, fille dunouveau roi, Ximena, comtesse de Castelmelhor fut instituée sagouvernante, et suivit son éducation jusqu’au départ de la jeuneprincesse pour la cour d’Angleterre. Malgré toutes ces causesd’union entre la cour et la maison de Souza, on vit en 1652, dixans avant l’époque où commence notre histoire, le comte deCastelmelhor quitter subitement Lisbonne et se retirer avec sesdeux fils à son château de Vasconcellos, dans la provinced’Estramadure.

Dona Ximena, à l’instante prière de la reine,qui était pour elle une sincère amie, ne suivit point son mari etdemeura près de Catherine de Portugal.

Ce subit départ du comte fut longtemps unsujet de conversation pour les oisifs du palais. Les uns disaientqu’il boudait le roi Jean, parce que ce prince lui avait refusél’investiture du duché de Cadaval, vacant par la mort de NunoAlvarez Pereira, dernier duc, refus d’autant moins équitable queCastelmelhor, outre ses services, avait des droits à l’héritage deCadaval par sa femme, qui était Pereira. Les autres prétendaientque l’infant dom Alfonse (le roi actuel) avait insultégrossièrement le fils aîné de Souza en présence d’une nombreuseassemblée, et n’avait point voulu faire d’excuses. Les uns et lesautres se trompaient. Le roi avait offert de lui-même au comte leduché de Cadaval ; mais celui-ci, modèle de noblesse et degénérosité chevaleresque, avait répondu que ce duché devait resterl’héritage de sa pupille Inès, fille unique du feu duc, qui ledonnerait en mariage à l’époux qu’elle se choisirait, et qu’iln’était pas homme à spolier l’orpheline que la loi mettait sous sagarde. Quant au second motif, il fallait être courtisan pour lemettre en avant puisqu’il était de notoriété que l’infant domAlfonse insultait le premier venu, et n’était point malheureusementde ceux qu’on peut rendre responsables de leurs actes.

Il fallait d’ailleurs un motif plus grave à unhomme comme le comte pour se retirer des affaires et déserter unecour où il était généralement aimé et respecté. Ce motif, c’étaitsa haine éclairée contre l’Angleterre et la connaissance profondequ’il avait de l’odieuse politique de ce gouvernement.

À peine, en effet, le roi Jean avait-il reprispossession du trône de ses pères, que la cour de Londres envoya unambassadeur à Lisbonne, et tâcha de s’immiscer dans les affaires dupays. Cromwell gouvernait alors l’Angleterre sous le titre deprotecteur. Ce monarque de fait, habile autant qu’un homme peutl’être et Anglais de cœur, suivait par instinct la politique desrois, ses devanciers : tout envahir, afin de mieux vendre. Ilavait pris en s’asseyant à la place de Charles Ierassassiné, les allures de cette diplomatie perfide que l’Angleterreimpose depuis des siècles à ses rois. Jean, séduit tout d’abord parces avances d’un peuple puissant, les accueillit avec empressement,malgré les représentations du comte de Castelmelhor et de quelquessages conseillers ; il fit avec l’Angleterre des traités decommerce, avantageux en apparence et ruineux par le fait. Le comtes’y opposa de tout son pouvoir, jusqu’à protester en plein conseilcontre les menées de l’ambassade anglaise. Ce fut inutilement. Nevoulant point sanctionner par sa présence ce qu’il regardait commel’abaissement et la ruine du Portugal, il quitta Lisbonne avant lasignature du traité et ne revit jamais la cour.

Il avait de son mariage avec dona XimenaPereira deux fils jumeaux, Louis et Simon de Souza. Nous savonsdéjà que ces enfants, au physique, se ressemblaient d’une façonextraordinaire : ils étaient tous deux beaux et de noble mine.Au moral, Louis était un jeune homme grave et studieux, maisdissimulé ; Simon au contraire, se montrait vif jusqu’àl’étourderie. Avec l’âge ces deux caractères portèrent leur fruit.De la fougue première de Simon, il ne resta qu’une mâle franchiseet une générosité saris bornes, tandis que dom Louis, cauteleux,plein d’astuce et dévoré d’ambition, cachait sous des dehorsséduisants une âme qui n’était point celle d’un gentilhomme.

Les deux frères s’aimaient, c’est-à-dire queSimon avait pour Louis un dévouement affectueux et à l’épreuve, etque Louis, par habitude ou autrement, tenait son frère en dehors ducercle de haine jalouse et universelle qu’il portait à quiconqueétait son égal ou son supérieur. Un incident arriva, qui, sansporter atteinte à la tendresse de Simon, chassa tout sentimentfraternel du cœur de l’aîné de Souza.

Deux ans avant l’événement que nous avonsrapporté aux précédents chapitres, dona Ximena, comtesse deCastelmelhor, quitta la cour de Lisbonne où sa présence n’étaitplus nécessaire, et vint rejoindre son mari au château deVasconcellos. Elle amenait avec elle sa pupille dona Inès deCadaval.

Inès était belle, nous l’avons dit, et lesgrâces de son esprit surpassaient celles de sa personne. La voir etl’aimer fut pour les deux frères une même chose. Tous deux, par desmotifs différents, se firent mystère l’un à l’autre de ce sentimentnouveau.

Simon, timide, et poussant d’ailleurs ladélicatesse jusqu’au scrupule, aurait cru profaner le secret de soncœur en lui donnant un confident ; Louis, devinant son frèreet espérant le gagner de vitesse, voulait éloigner toute pensée derivalité, afin d’épargner à ses propres démarches une surveillancejalouse et intéressée.

Il advint que ses calculs furent déjoués. DonaInès préféra Simon, à qui elle fut promise par fiançaillessolennelles, dans la chapelle du château de Vasconcellos. Dès lorsune inimitié sourde germa et grandit dans le cœur de dom Louis. Ilentrait dans son désir d’épouser Inès une forte dose de calcul.C’était une immense fortune que lui enlevait le succès de Simon, etil n’était pas homme à pardonner cela. Vaincu de ce côté, mais nonsans espoir, car, après tout, le mariage n’était point encorecélébré, il tourna ses pensées vers l’ambition et se posa ceproblème ; trouver le chemin le plus court pour arriver à lapuissance.

La santé du vieux comte s’affaiblissait dejour en jour. Le moment approchait rapidement où les deux frères,libres de leurs actions, pourraient choisir et leur place et leurrôle sur le théâtre de la vie. Jusqu’alors la volonté de Jean deSouza les avait tenus confinés à Vasconcellos ; mais avec lecomte devait mourir toute autorité qui pût les y retenirencore.

Louis n’ignorait rien de tout cela et agissaiten conséquence. Il s’informait et se tenait, autant que possible,au courant de tout ce qui se passait à la cour. Avec un nom commele sien, de l’adresse et de l’audace, ce n’était pas, pensait-il,une mince fortune que celle qui l’attendait sous un prince ducaractère d’Alfonse VI. Un obstacle se présentait :Conti, cet homme du peuple que le hasard et la folie du souverainavaient fait grand seigneur. Louis se demanda longtemps s’il luifaudrait le servir ou le combattre. Son naturel cauteleux luifournit la réponse à cette question : il résolut de letromper.

Malheureusement, il n’attendit pas longtempsl’occasion de mettre à profit ce résultat de ses réflexions. Lamaladie du comte traînait depuis bien des mois en longueur, maisune crise survint et précipita le dénouement.

Une nuit, les deux frères furent réveillés pardes cris d’alarme.

– Le comte se meurt ! disait-on dansle château. Louis et Simon se précipitèrent dans la chambre de leurpère. Le comte avait quitté son lit et s’était assis dans unantique fauteuil aux armes de Souza, auquel la tradition prêtait lefunèbre privilège d’avoir reçu les derniers soupirs de tous leschefs de cette illustre maison, depuis l’Espagnol Ruy de Souza, quivint de Castille au temps du roi Pelage.

Il était pâle et sans mouvement ; la mortpesait déjà sur son front. La comtesse, agenouillée près de luipleurait et priait ; le chapelain du château récitait àl’oreille du mourant le suprême adieu de l’âme chrétienne à laterre. Les deux frères s’agenouillèrent parmi les serviteurs, etquand le prêtre eût prononcé le dernier verset de l’oraisonmortuaire, ils s’approchèrent à leur tour. Leur présence parutranimer le vieillard dont les yeux retrouvèrent une étincelle devie.

– Adieu, madame, dit-il à la comtesse.Avant de mourir, Dieu me donnera, j’espère, la force d’accomplir undevoir, et il faut nous séparer.

Dona Ximena voulut protester.

– Il faut nous séparer, vousdis-je ; mes instants sont courts et comptés. Adieu !Puissiez-vous être heureuse en cette vie et dans l’autre autant quevous le méritez !

La comtesse déposa un baiser sur la main déjàfroide de celui qui avait été le bonheur de sa vie et se retiralentement. Sur un signe, les serviteurs et les gentilshommes ducomte firent de même.

– Mon père, dit le vieillard auchapelain, vous reviendrez tout à l’heure ; je vous appelleraipour mourir. Laissez-nous.

Quand le prêtre eut quitté la chambre, Jean deSouza resta seul avec ses fils, qui s’agenouillèrent à ses côtés.Le vieillard les considéra un instant l’un après l’autre comme sila mort eût donné à son regard la puissance de lire jusqu’au fondde leur âme.

– Sois prudent, dit-il à Simon. – Soisvaillant, dit-il à Louis.

Puis, fermant les yeux et recueillant sesesprits :

– Vous êtes jeunes, poursuivit-il :un vaste avenir s’ouvre devant vous. Je vous laisse le nom de Souzatel que me le légua mon père, intact et glorieux. Si l’un de vousle souillait jamais… mais c’est impossible ! Il y a dix ansque j’ai quitté la cour, croyant n’y pouvoir demeurer sans forfaireà ma conscience. Peut-être eus-je tort. Le devoir d’un citoyen estde travailler toujours, même lorsqu’il sait que son labeur doitêtre inutile. Réparez ma faute, mes fils, si je commis une faute.Le Portugal est en danger : il a besoin de tous ses enfants.Allez à Lisbonne.

Il y a là, dit-on, un misérable valet qui estplus puissant qu’un grand seigneur. Cet homme exploite la faiblessedu roi. Écrasez cet indigne favori, mais sauvez le roi !

Sauvez le roi, le roi, entendez-vous, quoiqu’il advienne : souffrez pour lui, mourez pour lui !

La voix du vieillard vibrait comme aux joursde sa vigueur. Son regard brillait d’un éclat étrange. Il s’étaitredressé sur l’antique fauteuil où ses ancêtres, avant lui, avaientdicté sans doute leurs derniers ordres à leur famille ; carles Souza ne savaient point mourir dans leur lit : pour rendrel’âme, il leur fallait un champ de bataille ou ce siègetraditionnel. Les deux jeunes gens l’écoutaient tête baissée et leslarmes aux yeux. Louis sentait, à ces graves et nobles paroles,tout ce qu’il y avait en lui de bon sang remonter vers son cœur.Simon faisait tout bas, d’avance, le serment d’obéir à sonpère.

Le comte reprit :

– Des traîtres vous diront : Je suistout-puissant, aide-moi, et tu partageras ma puissance ;fermez l’oreille, dom Louis. Des faux sages viendrontensuite : Le roi est incapable, diront-ils, le roi ne peutrien pour le bonheur, pour la gloire du Portugal ; Simon, tuas pour ton pays un ardent amour, n’écoute pas ces conseilsperfides. Soyez tous deux fidèles, loyaux, inébranlables :souvenez-vous que vous êtes Souza.

Comte de Castelmelhor ! – Louistressaillit et se leva, – et vous dom Simon de Vasconcellos !posez vos mains sur mon cœur, qui dans quelques instants ne battraplus, et jurez de combattre les traîtres qui entourent le trôned’Alfonse VI.

– Je le jure ! dirent en même tempsles deux frères.

– Jurez encore de veiller sur le roi, deprotéger le roi, fut-ce au péril de votre vie.

– Je le jure, dit faiblement domLouis.

– Puisse Dieu me fournir bientôtl’occasion d’accomplir mon serment, s’écria Simon avecenthousiasme : je le jure !

– Et moi je vous bénis, mes chersenfants, murmura Jean de Souza, dont la voix s’affaiblit tout àcoup, comme si la mort eût mesuré au devoir qu’il voulait accomplirses courts instants de répit.

– Mon père, mon bien-aimé père !sanglota Simon en couvrant sa main de baisers.

– Adieu, Simon, dit encore le comte, tuseras loyal. Adieu, dom Louis, je prie Dieu que vous le soyez.Qu’on fasse venir mon chapelain, j’en ai fini avec les choses de cemonde.

Une demi-heure après, le vieux comte n’étaitplus. En exécution de ses ordres, sa veuve et ses deux filspartirent le mois suivant pour Lisbonne avec dona Inès deCadaval.

L’impression qu’avait faite sur le cœur de domLouis la vue de son père mourant fut courte et inefficace. Le jourmême de son arrivée à Lisbonne, avant même d’être présenté au roi,il alla offrir ses hommages à Conti, et tâcha de sonder lecaractère et les dispositions de cet homme. Il découvrit sans peineque son plus ardent désir était de se rattacher les noms de vieilleet véritable noblesse. Il triompha en son cœur à cette découvertequi doublait tout d’un coup ses chances de réussite en lui donnantdès l’abord un moyen d’entrer en négociations avec le favori.

VI – LE ROI

Le lendemain de bonne heure, le jeune comte deCastelmelhor et Simon de Vasconcellos montèrent à cheval pour serendre au palais d’Alcantara, où Henri de Moura Telles, marquis deSaldanha, cousin de leur mère, devait les présenter au roi. Ilstraversèrent la ville, suivis du nombreux cortège de gentilshommesqui convenait à leur fortune et à leur naissance. Le peuples’arrêtait sur leur passage, disant qu’on n’avait point vu depuislongtemps deux jeunes seigneurs de si galante tournure, ni deuxfrères si parfaitement ressemblants.

– Ce sont les jumeaux de Souza,répétait-on de toute part, les fils du vieux Castelmelhor quis’exila autrefois par haine des Anglais maudits : Dieu veuilleque les enfants aient le cœur de leur père !

Au bout du faubourg d’Alcantara, leur escortetrouva le chemin barré par une litière sans armoiries, qui tenaittoute la largeur de la porte. Les gentilshommes de Castelmelhorréclamèrent passage en déclinant, suivant l’usage, les noms ettitres de leur maître. Une voix grondeuse répondit du fond de lalitière :

– Au diable Castelmelhor, Castelreal,Castelbanal et tout autre hidalgo qui ajoute à son nom celui de samasure ! ma litière ne bougera pas d’un pouce… Je sais unmanant qui s’appelait Rodrigue, ni plus ni moins que ce beau dogueque m’a donnée M. de Montaigu, comte de Sandwich, et àl’heure qu’il est, ce manant se dit duc ou comte, ou marquis… quesais-je ?… de Castel-Rodrigo… c’est très-plaisant ! malitière ne bougera pas d’un pouce.

– Voici un obstiné coquin, s’écria Simonde Vasconcellos ; poussez sa litière de côté ?

– Oui-dà mon jeune coq ! dit lavoix. Ceux qui voudront y mettre la main trouveront peut-être quela litière est bien trop lourde pour la pouvoir pousser de côté…Pour en revenir à ce comte, ou marquis, ou duc, quelque chose commecela, de Castel-Rodrigo, je l’ai exilé à Terceire, parce que sonnom me déplaisait.

Le cadet de Souza avait mis pied à terre. Ilse pencha à la portière de la chaise.

– Seigneur, dit-il, qui que vous soyez,ne vous attirez point, par votre faute, une méchante affaire. Nousvoulons passer, nous passerons, et sur l’heure.

– Mon épée, Castro ! mes pistolets,Ménèses ! cria la voix qui tremblait de colère. ParBacchus ! nous allons pourfendre ces traîtres ! Quen’avons-nous seulement ici notre cher Conti et une douzaine dechevaliers du Firmament !… C’est égal, en avant !

La litière s’ouvrit à ces mots, et un pâlejeune homme sortit en chancelant et en boitant. À peine dehors, ilfit feu de ses deux pistolets, qui ne blessèrent personne, et seprécipita l’épée nue sur l’escorte de Castelmelhor.

– Le roi ! Le roi ! ne frappezpas le roi ! crièrent en même temps Castro, Sébastien deMénèses et Jean Cabral de Barros, l’un des quatre grands prévôts dela cour, qui sortaient à la fois de la litière royale.

Il était temps, Simon avait déjà fait sauterd’un revers l’épée d’Alfonse de Bragance, et lui criait de demandermerci.

Les trois seigneurs, compagnons du roi,s’élancèrent pour le relever, et Simon, rempli d’un étonnementdouloureux à la vue du triste maniaque qui tenait le sceptreportugais, se découvrit, croisa les bras sur sa poitrine et baissales yeux. Castelmelhor mit précipitamment pied à terre et tomba auxgenoux du roi.

– Que votre Majesté venge sur moi lecrime de mon frère, dit-il avec une tristesse hypocrite, enprésentant au roi son épée par la poignée.

– Ne suis-je point mort, Cabral ?demanda Alfonse. Sébastien de Ménèses, tu seras pendu, mon ami,pour n’avoir point été quérir le médecin du palais… Çà, comptonsnos blessures.

– Votre Majesté n’en a point reçu,j’espère, dit Cabral de Barros.

– Crois-tu ? Je pensais que ce jeunerustre m’avait passé son épée au travers du corps. Puisqu’il en estautrement, tant mieux ! Poursuivons notre route versAlcantara.

– Sire… voulut dire Castelmelhor.

– Que veux-tu ? Est-ce toi qui nousas désarmé ?

– À Dieu ne plaise !

– C’est donc ton frère ! Comment lenomme-t-on ? car, vous autres hidalgos, vous prenez deshabitudes princières ; il ne vous suffit plus d’un nom pourune famille. C’est très-plaisant !

– Je me nomme dom Simon de Vasconcelloset Souza, dit Simon avec respect.

– Que disais-je ? en voilà un qui adeux noms pour lui seul ! c’est très-plaisant. Eh bien, domSimon de Vasconcellos, etc., je t’ordonne de ne plus jamais temontrer à mes yeux. Va !

– Quant à vous, seigneur comte,poursuivit Alfonse, vous nous semblez agir avec le respectconvenable ; nous vous pardonnons d’être frère de ce paysanmal appris, et nous prierons, Conti, notre cher camarade, des’occuper de vous. Aimez-vous les courses de taureaux ?

– Plus que tout autre chose au monde,sire.

– En vérité ! c’est comme nous. Ehbien, comte, tu nous plais ; remonte à cheval etsuis-nous.

Castelmelhor obéit aussitôt et n’osa même pasjeter un regard sur son frère qui s’éloignait lentement dans ladirection opposée.

– Sois prudent, m’avait dit mon père,pensait Simon, et voilà qu’en deux jours je m’attire la haine duroi et celle de son favori, sans parler de cette conspirationbourgeoise dont je me suis fait étourdiment le chef. Pour Conti,c’est bien, je ne me repens pas, mais le roi !… hélas !pouvais-je penser que ce malheureux prince poussât jusqu’à ce pointla folie ? Pouvais-je penser qu’il se trouvât des serviteursassez lâches pour l’aider en de semblables équipées ? Et monfrère, mon frère, qui m’a publiquement abandonné ! Tantmieux ! la volonté de mon père sera rigoureusementaccomplie : pour le roi, si pauvre homme que soit le roi, jesouffre et je travaille ; pour lui, je mourrai, s’il lefaut !

Tout en rêvant ainsi, le cadet de Souza, danslequel nos lecteurs ont reconnu depuis longtemps l’ouvrier drapierde la veille, s’enfonçait sous les bosquets touffus qui, dans lahaute ville, bordent le cours du Tage. Des pensées consolantesvinrent faire trêve à son chagrin ; il se voyait l’épouxd’Inès de Cadaval, sa belle fiancée, qu’il aimait et qui répondaità son amour.

– Au moins, se disait-il, rien ne peutm’arracher cet espoir ; elle me soutiendra dans ma vied’obscur dévouement, elle m’encouragera aux heures de faiblesse,elle me comprendra et saura, si je meurs à la tâche, ce qu’il y euten moi de loyal courage et de complète abnégation. Que m’importe,si d’autres insultent à ma mémoire ?…

Le roi, cependant, avait repris le chemind’Alcantara, enchanté de son aventure, et se promettant de laraconter en détail à Conti.

En arrivant au palais, il demanda, commec’était son habitude lorsqu’il était de belle humeur, son dogueRodrigue et l’infant dom Pedro son frère.

– Sire, lui dit l’huissier de sa chambre,le secrétaire de vos commandements demande les ordres de VotreMajesté.

– Mes ordres ? Je lui ordonne de neme les plus demander, répondit Alfonse, il m’ennuie. Vous verrez,seigneur comte, ajouta-t-il en s’adressant à Castelmelhor, que cedogue Rodrigo est un bel animal. J’ai voulu le tuer l’autre jourparce qu’il boitait de la façon du monde la plus disgracieuse. Jen’aime pas les boiteux : ils ont l’air de se moquer de moi.Mais j’ai réfléchi, et, à l’heure qu’il est, je donnerais de boncœur l’Alentejo et quelque autre chose, pour ne me point séparer deRodrigue. Conti en est jaloux.

Castelmelhor s’inclinait et souriait, ce qui,dit-on, avec un roi bavard est la plus spirituelle manière desoutenir la conversation. Par une sorte d’instinct que possèdentles gens nés pour la cour, il se sentait grandir dans les bonnesgrâces du roi, et apprenait à chaque mot de son maître quelquesecret pour s’insinuer davantage. Alfonse avait passé son bras sousle sien ; ils traversèrent ensemble la longue galerie quiconduisait aux appartements privés.

– Sur mon âme, seigneur comte, s’écriatout à coup le roi, toi ou moi, nous boitons, c’est révoltant.Voyez !

Castelmelhor rougit. Le roi, par suite del’accident dont nous avons parlé, ne pouvait faire un pas sansimiter les mouvements d’une embarcation tourmentée par le roulis.Le moment était souverainement périlleux pour un courtisannovice.

– Votre Majesté, répondit enfinCastelmelhor, vient de me dire qu’elle déteste les boiteux. Dois-jelui avouer après cela ?…

– Tu boîtes ?… Allons, mon mignon,je te sais gré de ta franchise. Ce doit être une vie fâcheuse quecelle d’un boiteux ; mais tout le monde ne peut ressembler aubeau Narcisse, et, à tout prendre, pour un boiteux, tu n’es pasencore trop mal tourné.

C’était grande pitié de voir ce pauvre enfantmalingre, étique, presque difforme, parler ainsi à l’un des pluscharmants cavaliers qu’eût vus la cour de Lisbonne ; mais s’ilse trompait grossièrement, il le faisait de bonne foi : sescourtisans étaient parvenus à lui persuader qu’il était, auphysique comme au moral, l’idéal de la perfection humaine.Castelmelhor se hâta de s’humilier devant la supériorité prétenduede son souverain.

– La beauté, murmura-t-il, est à sa placesur un trône, et ce serait un acte déloyal que d’envier à son roiles dons précieux que le ciel lui a départis.

– Mes seigneurs, s’écria le roi en seretournant vers la foule des gentilshommes qui l’attendaient à laporte de ses appartements, Bacchus m’est témoin que ce petitboiteux que voilà a plus d’esprit à lui seul que toutes vosépaisses cervelles réunies. Si mon très-cher Conti ne le fait pasassassiner avant huit jours, il pourra bien lui voler sa place…Vous pouvez baiser notre main, seigneur comte.

Et Alfonse, avec un atome de cette dignité quine peut entièrement abandonner les rois, congédia le nouveaucourtisan.

Dom Louis avait besoin de se remettre :au lieu donc de continuer à faire antichambre, il voulut gagner lesjardins pour recueillir ses idées. En se retournant, il aperçutConti, dont l’œil fixé sur lui avait une expression de dépit jalouxet hostile. Castelmelhor avait, infuse, la science de la vie decour. Il poussa droit au favori, le salua fort respectueusement, etdit :

– Plairait-il au seigneur de Vintimigliade m’accorder un instant d’audience ?

– Pas à présent, répondit sèchementConti.

– Je l’entends ainsi, réponditCastelmelhor, qui s’inclina de nouveau jusqu’à terre, mais dont lavoix s’affermit et prit une nuance de fierté ; dans une heure,j’attendrai Votre Seigneurie dans telle partie du jardin qu’Ellelui plaira de m’indiquer.

Conti étonné de ce changement, releva son œilsur le jeune comte, qui soutint ce regard avec hauteur.

– Et si je ne voulais pas vous accorderce rendez-vous, mon jeune seigneur ? demanda le favori.

– Je n’en solliciterais pas unsecond.

– En vérité ?

– Je suis l’aîné de Souza, seigneurConti.

– Et comte de Castelmelhor, je le sais.Moi je ne suis qu’un pauvre gentilhomme ; mais le roi m’a faitchevalier-maître du Christ, gouverneur de l’Algarve, et présidentde la cour des Vingt-Quatre.

– Ce que le roi mineur a fait, la reinerégente pourrait le défaire.

– Elle n’oserait.

– Il ne faut point compter, seigneur deVintimiglia, sur la faiblesse d’une femme qui a conquis untrône.

Mais on nous observe. Où dois-je vous attendredans une heure ?

– Au bosquet d’Apollon, dit Conti ;j’y serai.

Castelmelhor fit aussitôt sa révérence et serendit aux jardins du palais.

– En un jour, gagner l’oreille du roi etcelle du favori ! se disaient les courtisans étonnés.Malpeste ! ce campagnard en sait plus long que nous !

VII – MÉPRISES

Conti, inquiet et préoccupé, avait traversé lafoule des courtisans qui attendaient le bon plaisir du roi, etpassé le seuil des appartements, où il avait à toute heure sesentrées.

– Enfin, je puis joindre VotreExcellence, s’écria Macarone, qui, en costume de garde du palais,faisait faction dans l’antichambre intérieure.

– Que me veux-tu ? dit rudementConti.

– Je veux gagner les quatre centspistoles que m’a promises Votre Munificence, répondit lePadouan.

– Tu m’apportes le nom que je t’aidemandé ?

– J’ai eu de la peine, bien de la peineet j’espère que Votre Excellence me récompensera tout comme si madécouverte n’était pas inutile…

– Inutile ? répéta Conti.

– En ce sens qu’elle vient trop tard,puisque vous savez le nom de notre homme aussi bien que moi.

– Je ne te comprends pas.

– Me suis-je trompé ? tantmieux ! Il me semblait pourtant que Votre Excellences’entretenait tout à l’heure avec le jeune comte deCastelmelhor ?

– Eh bien ?

– Vous ne l’avez pas reconnu ?demanda le Padouan avec un étonnement véritable.

– Reconnu, qui ? le comte !s’écria Conti. Tu es fou…

– Ma foi, dit froidement l’Italien, VotreExcellence a peu de mémoire ! Et si un homme m’avait fait àmoi, qui ne suis qu’un pauvre diable, une marque semblable à cellequi décore votre visage…

– Pas un mot de plus, sur ta vie !murmura Conti, qui pâlit de colère au souvenir de la scène de laveille. Puis il ajouta, comme en se parlant à lui-même : Lecomte ! ce serait le comte !… Au fait, lorsque j’aperçusla figure de cet audacieux inconnu, il me sembla reconnaîtrevaguement… Oui, je me souviens à présent, c’était bienlui !

Au lieu d’entrer chez le roi, Conti se mit àarpenter l’antichambre à grands pas. Plus il réfléchissait, plus ilse perdait dans l’explication de ce fait étrange ; dans quelbut Castelmelhor avait-il pris ce déguisement ? pourquoi cetteinsulte gratuite et sanglante à lui, Conti, que redoutaient lesplus puissants ? Et encore, l’insulte une fois admise,pourquoi cette demande d’entrevue, dans une heure, aux jardins dupalais ?

– Ce fou d’Alfonse a dit vrai,prononça-t-il si bas que le Padouan ne put l’entendre. Si je laissevivre cet enfant, il me perdra… Je ne lui en donnerai pas letemps !

Il vint se poser en face d’Ascanio Macarone etle toisa quelques instants en silence.

– Tu es un espion adroit, dit-ilenfin ; es-tu un spadassin sans peur ?

– À Florence, répondit le Padouan qui mitle poing sur la hanche, j’ai servi le marquis de Santafiore, lequelavait un grand nombre de cohéritiers et cinq procès : j’ai tuécinq cavaliers en quatre mois, et j’ai quitté la ville pour éviterle gibet. À Parme, où je me retirai, la comtesse Aldea Ritti medonna mille piastres pour assassiner un sien cousin qui ne voulaitpas l’épouser. En France, j’ai été valet de M. le duc deBeaufort ; mais là, les gens se défendent, et le métier esttrop dangereux. Je suis venu à Lisbonne en passant par l’Espagne,où chemin faisant, j’ai envoyé en l’autre monde un jeune fatd’oydor qui voulait devenir le gendre d’un alcade malgré ce dignemagistrat. Je n’ai rien fait encore en Portugal, et suis l’humblevalet de Votre Excellence.

Macarone, à ces derniers mots, s’inclinaprofondément, retroussa sa moustache et caressa la garde de salongue rapière.

– C’est bien, dit Conti, qui ne puts’empêcher de sourire. Par mes nobles ancêtres ! si tu maniesaussi dextrement de moitié l’épée que la langue, tu dois être unmerveilleux serviteur. J’aurai besoin de toi, peut-être. Ne quittepas cette place ; et dans une heure tu recevras mesordres.

Le favori tourna le dos ; Macaroneattendit une seconde, espérant toujours qu’il mettrait la main à lapoche ; mais voyant qu’il n’en faisait rien, il s’élança surles pas de Conti et saisit sa main qu’il baisa avec transport.

– Je remercie le hasard, s’écria-t-il,qui m’a fait trouver un si noble maître ! Corbac ! je neme sens pas de joie ! Quand vous me parliez, il me semblaitentendre la voix du généreux marquis de Santafiore, mon ancienpatron ; je croyais sentir encore ma main pleine des beauxducats florentins de Sa Seigneurie !

À ce trait, Conti se dérida tout à fait.

– Tu es un rusé coquin, dit-il. Tiens,prends cet à-compte. Si je suis content de toi, tu ne regretterasni le marquis de Santafiore, ni la comtesse Ritti, ni mêmeM. le duc de Beaufort, qui fait trop bien ses affaireslui-même pour avoir besoin d’un maraud de ta sorte.

Il jeta sa bourse, et Macarone la saisit à lavolée. Quand le favori eut quitté l’antichambre, Macarone se mit àinventorier le contenu de la bourse.

– Deux, quatre, six, murmura-t-il enfaisant glisser les pistoles dans sa main ; décidément, cefils de manant me traite un peu trop sans cérémonie… Huit, dix,douze, quatorze… on dirait qu’il oublie qu’il parle à un bongentilhomme… seize, dix-huit… je l’en ferai souvenir !… vingt…Vingt pistoles seulement ! de par tous les diables ! iln’y a qu’un enfant de boutique pour s’imaginer qu’on puisse êtreinsolent à si bon marché ! Oh ! oh ! vous changerezde façons, mon maître, ou loin de tuer Castelmelhor pour votrecompte, je pourrais bien vous tuer pour le compte deCastelmelhor.

Le Padouan serra la bourse et reprit safaction.

Le palais d’Alcantara, bâti aux portes deLisbonne, au milieu du quinzième siècle par Alfonse, surnommél’Africain à cause de ses nombreuses victoires sur les Maures,était célèbre pour la magnificence de ses jardins. Jean IV,après sa réintégration au trône de ses pères, les avaitrestaurés et embellis au point que les poètes du temps, race peunombreuse en Portugal, mais d’autant plus emphatique, pouvaient lescomparer, sans trop d’exagération, aux fameux jardins desHespérides et autres parterres mythologiques. Suivant la coutume dutemps, ils étaient ornés d’une grande profusion de divinitéspaïennes ; le bosquet d’Apollon, lieu assigné pour lerendez-vous de Castelmelhor et de Conti, empruntait son nom à ungroupe représentant le dieu de la poésie, muni de sa lyre, etentouré des neuf inévitables sœurs.

Longtemps avant que l’heure se fût écoulée, onaurait pu voir le jeune comte errer autour de ce bosquet. Ilmarchait rapidement et à pas saccadés, comme absorbé par sesméditations.

Sa préoccupation n’était point sans motif. Cerendez-vous donné ou plutôt imposé au favori, était une sorte dedéfi qu’il fallait soutenir à tout prix. Mais comment ?Nouveau venu de la veille, sans autre appui à la cour que labienveillance fortuite d’un roi imbécile et qui, à ce momentpeut-être, l’avait oublié déjà, que faire contre un homme assis dèslongtemps à la première place et résolu sans doute à ne reculerdevant aucun moyen pour se maintenir au poste brillant qu’il avaitconquis !

Aussi Castelmelhor ne prétendait-il pointdéclarer la guerre avant d’avoir proposé la paix. Son esprit,froidement réfléchi et audacieux à la fois, comprenait qu’ilmanquait à ce favori plébéien l’appui et l’amitié d’un grandseigneur de naissance, et, sur cette chance, il jetait hardimenttous ses espoirs d’avenir. Il ne se dissimulait nullement cequ’avait de précaire la base de ses espérances, mais en suivant laroute battue, il eût trouvé Conti toujours sur son chemin. Il luiaurait fallu attendre longtemps peut-être, ou se résigner à tenirun rang secondaire : or, cet orgueilleux enfant qui foulaitdédaigneusement et avec réflexion sous ses pieds les rigides vertusde sa race, avait conservé entière dans son cœur l’indomptablefierté des Souza. Il pouvait souffrir un rival, en gardantl’arrière-pensée de le renverser, mais il ne voulait point desupérieur.

Il avait mûrement et longtemps balancé lesinconvénients et les avantages de cette démarche. Ce n’était pointun partage qu’il comptait offrir à Conti. Quelque précieuse que pûtêtre pour le favori l’alliance d’un Souza, Castelmelhor comprenaitqu’il est tel bien qu’on n’aliène à aucun prix. Il avait sonprojet, qui, en apparence, ne pouvait faire ombrage à Conti, etqui, néanmoins, mis à exécution, devait faire de lui, Castelmelhor,l’homme le plus puissant de Portugal après le roi, si fortuneincalculable, haute naissance, talent et audace réunis sont unesource certaine de puissance. Ce projet, il est vrai, détruisaitd’un seul coup le bonheur de Vasconcellos, son frère : maisqu’importe le bonheur d’un frère à l’homme que possède la soif deparvenir !

Telles étaient les pensées de l’aîné de Souza,qui, plein de crainte et d’impatience à la fois, comptait lesminutes en attendant l’heure de l’entrevue. Tandis qu’iltourmentait sa cervelle afin de préparer quelque argument nouveaupour le combat de ruses qui se préparait, le hasard lui forgeaitune arme puissante et sur laquelle il n’avait pu compterjusque-là.

Balthazar, ce trompette de la patrouille, quenous avons vu jouer un rôle dans l’assemblée des métiers deLisbonne à l’auberge d’Alcantara, n’avait point renoncé à sesentrées au palais, bien qu’il eût abdiqué sa dignité de clairon desFanfarons du roi. Sa femme occupait un petit emploid’intérieur ; il s’était dépouillé des signes distinctifs desa nouvelle profession, et se promenait dans les jardins, guettantle moment favorable pour s’introduire au palais et arriver jusqu’àsa moitié.

Au détour d’une allée, il se trouva face àface avec Castelmelhor. L’ancien trompette se découvrit à la vued’un gentilhomme, et allait passer son chemin, lorsque son œilrencontra par hasard le regard du jeune comte. Il poussa uneexclamation de surprise.

– Le seigneur Simon en costume decour ! se dit-il. Allons, j’en étais sûr. L’ouvrier drapierd’hier avait beau faire ; il ne me donnait point lechange : j’avais deviné sous son pourpoint de drap l’hommehabitué à porter la soie et les dentelles… Mais que fait-ilici ?

Balthazar revint sur ses pas et alla se placerau milieu de la route que suivait Castelmelhor.

– Salut à notre vaillant général !dit-il.

Castelmelhor leva les yeux, et voyant uninconnu, tourna le dos avec humeur.

– Holà ! seigneur Simon, repritBalthazar en le suivant, vous ne m’échapperez pas ainsi. Cet habitbrodé a-t-il fait de vous un autre homme ? ou quelques heuresde sommeil ont-elles suffi à vous ôter mémoire de vos amis de laveille ?

Au nom de Simon, le comte avait tressailli. Cen’était pas la première fois qu’on le prenait pour son frère ;il n’eut donc pas de peine à retenir un léger mouvement desurprise, et se retourna vers Balthazar en souriant.

– Ta m’as donc reconnu, mon brave ?dit-il.

– Mon gentilhomme, s’écria gaiementBalthazar, ce n’est pas à moi qu’on en passe ! Et d’abord,depuis quand les ouvriers drapiers portent-ils des chiffons decette sorte ?

Il tira de son sein le mouchoir du cadet deSouza, et l’agita au-dessus de sa tête d’un air de triomphe.Castelmelhor n’avait garde de comprendre ; il reconnaissait labroderie du mouchoir de son frère, mais comment ce mouchoir setrouvait-il au pouvoir de ce rustre ? Sans savoir où lemènerait le manège, un peu par curiosité et beaucoup par habitudede dissimulation, il résolut d’accepter le rôle que lui offrait lehasard, de ne point se faire reconnaître.

– Ah ! tu as gardé monmouchoir ? demanda-t-il.

– Et je le garderai toujours, domSimon ! c’est un gage entre vous et moi, entre le grandseigneur et le pauvre homme, un gage qui me dira, si je venais àl’oublier, qu’il est au monde un noble qui a eu pitié d’un vilain.Et croyez-moi, en sauvant la vie à ce noble, le vilain n’a puacquitter encore qu’une faible partie de sa dette !

– Peste ! pensa dom Louis, ce bravegarçon m’a sauvé la vie !… où diable mon frère a-t-il été sefourrer !

– Je suis heureux de vous avoirrencontré, reprit Balthazar. C’est une entreprise dangereuse quecelle où vous vous êtes engagé. Conti a le bras long, et ceux quil’ont attaqué jusqu’ici sont morts.

Dom Louis était tout oreilles. Ces derniersmots, qui se rapportaient parfaitement à sa propre situation,contenaient un terrible pronostic ; il pâlit.

– Qui t’a dit que je m’attaquais àConti ? demanda-t-il vivement.

Puis, se souvenant de son rôle, il se hâtad’ajouter :

– Vois si je suis prudent ; j’ai pume défier un instant de toi !

– Oui, prononça lentement Balthazar, vousêtes prudent aujourd’hui, mais vous ne l’étiez pas hier : ilme semble voir en vous d’autres changements que celui du costume.Que m’importe ? Le danger est grand, je le répète, car lefavori a des stylets bien affilés à son service, mais nous sommesnombreux, nous, et nous vous avons juré obéissance. Si vous voushâtez de frapper, les autres tiendront leur serment ; que vousvous hâtiez ou non, moi je tiendrai le mien, et puisse Dieupermettre que le jour où le poignard de l’assassin menacera votrepoitrine, Balthazar soit là pour mettre son sein entre le poignardet vous !

Castelmelhor écoutait, plongé dans une muettestupeur. Il comprenait vaguement, maintenant, qu’une conspirations’ourdissait dans l’ombre contre le favori, et que son frère étaitle chef de cette conspiration.

– En deux jours ! se disait-il avecune inexprimable surprise. Dom Simon n’a pas perdu son temps, et ilme faudra courir si je veux le gagner de vitesse ! Mon braveami, reprit-il en s’adressant à Balthazar, je suis touché de tondévouement ; sois sûr qu’il sera généreusement récompensé. Enattendant que je puisse faire mieux, voici pour le service que tume rendis hier…

Le comte avait tiré sa bourse et la tendait àBalthazar. Celui-ci se recula brusquement ; puis revenant d’unsaut, il mit la main sur l’épaule de Castelmelhor et le regarda enface. Le résultat de cet examen ne se fit pas attendre.

Balthazar, doué d’une force extraordinaire,saisit le comte à bras-le-corps et le terrassa comme il eût faitd’un enfant ; puis, appuyant son genou sur sapoitrine :

– De l’or ! murmura-t-il ; domSimon ne m’aurait pas offert de l’or ! Qui es-tu ?

Et avant que dom Louis eût le temps de luirépondre, il mit la main sous ses vêtements et en sortit un longpoignard.

– Écoute, dit-il, si tu n’avais que monsecret, je te le pardonnerais peut-être ; mais tu m’as volécelui de dom Simon, il faut recommander ton âme à Dieu.

– Quoi ! tu m’assassinerais ainsi,dans le jardin du palais ! voulut dire Castelmelhor.

– Pourquoi pas ? répliqua froidementle trompette. Fais ta prière !

Il y avait un calme effrayant sur la figure deBalthazar. Dom Louis se vit perdu.

– Mais, malheureux, dit-il avecdésespoir, je suis son frère, le frère de Simon deVasconcellos.

– Simon de Vasconcellos ! répétaBalthazar, le fils du noble comte de Castelmelhor ! Oh !tu dis vrai, sans doute en lui donnant ce nom ; tel père, telfils ; mais toi, toi, son frère ! toi, l’aîné de Souza…Tu mens !

Il leva son poignard. Dom Louis était brave,mais cette mort indigne et obscure l’épouvanta.

– Pitié ! pitié ! cria-t-ild’une voix déchirante ; au nom de mon frère, pitié !

Balthazar passa la main sur son front d’un airégaré.

– Son frère ! murmura-t-il ;moi, répandre le sang de son frère ! Et si je laisse vivre cethomme, qui me répond de lui ! Que faire, que faire, monDieu ?

– Tiens, regarde, et vois si jemens ! reprit Castelmelhor en montrant son anneau, connais-tul’écusson de Souza ?

– Non, dit Balthazar, mais ton blasonressemble en effet à la broderie du mouchoir de dom Simon.Relevez-vous, seigneur, je ne vous tuerai pas… pas aujourd’hui. Jene vous demande pas même serment de ne rien révéler de ce que vousvenez d’apprendre, car en l’apprenant, vous avez manqué àl’honneur, et je ne croirais pas à votre serment. Mais je veillesur vous, et si jamais vous poussiez l’infamie jusqu’à trahir votrefrère, nous nous reverrions, seigneur, une fois, une seule fois,face à face, comme aujourd’hui, et, sur l’âme de mon père, domSimon serait vengé !

Balthazar lâcha prise et s’éloignalentement.

Comme il disparaissait sous l’ombre d’unmassif, dom Louis vit s’avancer, du côté opposé, le seigneur Contide Vintimille, escorté, suivant son habitude, d’une douzaine deFanfarons du roi, habillés en gardes du palais.

VIII – L’ENTREVUE

Le comte de Castelmelhor eût désiré avoirquelques instants pour se recueillir après ce rude assaut ;mais il ne put faire autre chose que d’aller à la rencontre deConti qui s’approchait rapidement. Le favori venait de passer unedemi-heure avec le roi ; il avait pu voir qu’Alfonse étaitplus soumis que jamais à son influence, et ce fut d’un airdédaigneux et plein de suffisance qu’il aborda l’aîné de Souza.

– Mon jeune seigneur, lui dit-il, bienque je donne communément audience à ceux qui veulent m’entretenirdans mes appartements, et non ailleurs, il m’est venu fantaisie dene point refuser cette entrevue que vous m’avez demandée assezcavalièrement ce matin. Parlez donc, mais soyez bref ; je vousécoute.

– Seigneur de Vintimille, réponditCastelmelhor du même ton, bien que j’aie pour coutume de ne pointm’aboucher, avec d’autres gens que ceux de ma sorte, il m’est venufantaisie de vous assigner cette entrevue que vous avez faillirefuser ce matin. Soyez en repos, je serai bref, parce que je n’aipas de temps à perdre.

– C’est une gageure ? s’écria Contien riant ; vous avez voulu voir jusqu’où pouvait aller mapatience.

– J’ai voulu vous dire, seigneur, quevous marchiez sur une planche suspendue au-dessus d’un précipice,et qu’un geste de moi, (Castelmelhor frappa du pied,) pourraitbriser la planche et vous lancer dans l’abîme.

– Est-ce tout mon jeune maître ?demanda Conti, qui ne put s’empêcher de frémir derrière son calmeaffecté.

Castelmelhor garda un instant le silence. Ilavait rapidement changé dans sa tête son ordre de bataille. Lesecret qu’il venait de découvrir lui fournissait une réservepuissante, et c’était maintenant par la crainte qu’il voulait agirsur le favori.

– Non, ce n’est pas tout, dit-ilfroidement. Ce que j’ai à vous communiquer, nulle autre oreille quela vôtre ne doit l’entendre. Faites éloigner ces hommes.

– Je crois savoir, comte de Castelmelhor,répondit Vintimille, qui le confondait toujours avec son frère, etvoulait faire allusion à la scène de la place ; je croissavoir que votre épée est leste à sortir du fourreau. Ces hommes neme quitteront pas.

Dom Louis laissa errer sur sa lèvre un sourirede mépris et dénoua le ceinturon de son épée, qu’il jeta au loindans le parterre.

– Faites éloigner vos hommes,répéta-t-il.

Sur un geste de Conti, les Fanfarons du roi seretirèrent à distance.

– Maintenant, écoutez, repritCastelmelhor, et n’interrompez pas. Vous avez pour vous l’aveugleaffection d’Alfonse VI, c’est beaucoup ; mais vous avezcontre vous la haine de la noblesse et du peuple : c’estdavantage. Un mot prononcé devant la reine mère peut vous perdre,parce que la reine mère a l’amour du peuple et le respect desnobles ; ma mère, dona Ximena, est l’amie de Louise deGuzman : ce mot, si je veux, sera prononcé demain.

– Et si je veux, moi, dit Conti, dans uneheure !…

– Je vous avais dit de ne me pointinterrompre : tâchez, désormais, de vous en souvenir. Lanoblesse, de son côté, n’attend qu’un signal pour se ruer sur vous.Ce signal, s’il est donné par moi, sera entendu ; car tout bongentilhomme aime et respecte le sang de Souza à l’égal de celui deBragance. D’un autre côté encore, le peuple… ne souriez pas,seigneur de Vintimille, c’est ici que le danger est menaçant etcertain : le peuple conspire.

– Je le sais.

– Vous croyez le savoir. Vous pensezqu’il s’agit ici de quelque tumultueuse assemblée où une centainede bourgeois couards se cotisent pour mettre en action la fabled’Ésope et crient : À mort le tyran ! sans qu’il setrouve un seul conjuré assez brave pour exécuter cette dérisoiresentence ? Vous vous trompez, seigneur de Vintimille. Lefabuliste n’aurait point trouvé matière à raillerie dans laconspiration dont je vous parle, car cette conspiration a une têtepour délibérer, et un bras pour agir. La tête…

– C’est vous, interrompit Conti.

– Non, pas moi, dit avec calmeCastelmelhor, mais un plus redoutable. Le bras, c’est un brasrobuste, seigneur de Vintimille ; et quand ce bras tiendra lepoignard levé sur vous, comme tout à l’heure il le tenait sur moi,un décuple rang de vos grotesques chevaliers ne saurait pas gardervotre poitrine !

Conti répliqua :

– Vous avez dit vrai, seigneur comte,sauf en un point. C’est vous qui êtes le chef de cetteconspiration : comme tel, vous méritez de mourir et vousmourrez. Quand vous serez mort, la conspiration tomberad’elle-même, car le bras ne frappe plus quand la tête a ététranchée.

Castelmelhor hésita. L’erreur de Conti étaitévidente ; mais comment la lui faire apercevoir ?

– Vous ne dites plus rien ? repritle favori. Croyez-moi, ce n’est pas à votre âge qu’il faut jouer satête sur ces chances compliquées des intrigues de cour où se perdl’expérience des vieillards.

– Je me tais, repartit enfin l’aîné deSouza, parce que je réfléchis que l’erreur ou l’entêtement d’unhomme peut déjouer les plans les mieux combinés. Je vous tiens,seigneur de Vintimille ; vous ne pouvez m’échapper qu’en vousperdant vous-même, et vous allez vous perdre en croyant voussauver. Je n’ai plus qu’un mot à dire, écoutez encore : cetteconspiration, je l’ignorais il y a une heure ; je l’aidécouverte, au péril de ma vie, ici même, car elle est vaste et sesagents vous entourent. Si je meurs, l’association verra en moi unmartyr. Demain, ce soir peut-être, je serai vengé ; si vousm’aviez cru, au contraire, vous auriez vaincu la conspiration dupeuple, dominé la noblesse et bravé le pouvoir de la reinemère.

Il y avait dans la voix du jeune comte unefermeté calme qui ne permettait pas de mettre en doute la vérité deses paroles. Conti semblait indécis, Castelmelhor se sentit assuréde la victoire.

– Y aurait-il méprise ? pensait lefavori, et ne serait-ce point lui qu’a suivi le Padouan ?…Seigneur comte, poursuivit-il tout haut, quel âge a Simon deVasconcellos, votre frère !

– Mon âge.

– On dit que vous vous ressemblez devisage ?…

– Au point que vous avez pris, je ledevine, Simon de Vasconcellos pour le comte de Castelmelhor,seigneur de Vintimille.

– C’est donc lui qui est lechef ?…

– Je puis vous le dire maintenant, car ilne restera point à votre merci. Enfin, nous nous entendons,n’est-ce pas ? faisons donc nos conditions. Vous êtes en monpouvoir, vous le savez ; je pourrais vous demander la moitiéde votre faveur et de vos honneurs pour rançon, ce ne serait pastrop… mais je tiens à sauver dom Simon, et n’exige de vous qu’unordre du roi qui commande à dona Inès de Cadaval de me prendre pourépoux.

– Et nous serons amis ? dit vivementVintimille.

– Non pas… nous serons alliés. Vouspourrez vous appuyer sur moi pour regagner la noblesse, et voustenir assuré que la reine mère n’entendra point parler de vous.Quant à la conspiration, je m’en charge, s’il vous plaît.

– Cependant…

– J’y tiens. Dom Simon sera envoyé sainet sauf au château de Vasconcellos, où il restera jusqu’à nouvelordre en exil. Et maintenant, regagnons le palais, et vous me direzen chemin pourquoi vous m’avez forcé de quitter mon épée.

– Cher comte, s’écria le favori, vous m’yfaites songer ; je vous dois à ce sujet réparation.

En tâchant de se donner les façons de lacourtoisie chevaleresque, Conti détacha le ceinturon de sa richeépée et voulut l’attacher au côté de Castelmelhor ; maiscelui-ci esquiva cet honneur douteux, et courant ramasser sarapière, il boucla son ceinturon en disant :

– Il y a trois cents ans, seigneur deVintimille, que Diego de Vasconcellos, mon aïeul, conquit cettearme sur les infidèles… Vous ne me dites pas ce que vous a faitl’épée de mon frère ?

Le front du favori se rembrunit.

– Votre frère, dit-il, m’a outragépubliquement.

– C’est un noble et audacieux enfant,pensa Castelmelhor dont un soupir souleva la poitrine. Il sesouvient, lui, des dernières paroles de notre père ! Etcomment vous a-t-il outragé ? ajouta-t-il tout haut.

– Par mes ancêtres ! s’écria Contifurieux, il m’a appelé fils de boucher.

– Il faut lui pardonner, seigneur deVintimille, dit Castelmelhor avec un méchant sourire ;peut-être ne savait-il point les autres titres de ce dignehomme.

Un éclair de haine illumina le regard deConti, qui s’inclina cérémonieusement en murmurant :

– J’aurais sans doute mauvaise grâce,seigneur comte, à ne point accepter cette excuse, et je vous ensuis reconnaissant autant que je le dois.

Ils montaient le perron du palais.

L’étonnement des courtisans fut au comble envoyant l’aîné de Souza s’appuyer familièrement sur le bras dufavori. Le roi lui-même fut un instant frappé de cettecirconstance.

– Voici, dit-il, notre très-cher Contiqui prend son successeur en croupe de peur de le perdre en chemin.C’est très-plaisant.

Puis, s’adressant aux courtisans :

– Messieurs, je vous engage à gagnerl’amitié de ce bambin de comte, il me plaît, et j’exile… voyons,qui exilerai-je ? j’exile dom Pedro da Cunha, qui boîte, pournommer le petit comte gentilhomme de ma chambre. Séverin, vous enexpédierez ce soir les provisions. Dom Louis de Souza, nous vousdonnons licence de baiser notre main royale.

Conti s’efforça de sourire et complimentagauchement le nouveau dignitaire. Les autres courtisans seconfondirent en félicitations exagérées. Castelmelhor coucha aupalais cette nuit.

En traversant l’antichambre pour gagner sonappartement, Conti trouva le beau cavalier de Padoue quil’attendait de pied ferme.

– Misérable coupe-jarret, lui dit-il, jete chasse !

– Je n’ai pas bien compris VotreExcellence, balbutia Macarone ; elle a dit ?…

– Je te chasse !

– Votre Excellence n’y songe pas…commençait Macarone.

Mais Conti ne l’entendait plus. Sans faireattention au lieu où il était, il se frappait le front avec undépit désespéré.

– Qui donc me vengera de ceCastelmelhor ! murmurait-il.

Le Padouan s’approcha doucement.

– Est-il à l’épreuve de ceci ?demanda-t-il en montrant à demi un stylet italien d’une longueurdémesurée.

– Le tuer ? dit Conti en se parlantà lui-même, non ; mais le tromper et me servir de lui…

– Je puis donner un bon conseil toutaussi bien que frapper un bon coup, insinua l’Italien, qui remitson stylet dans sa manche.

– Peut-être ! s’écria Conti :tu m’as l’air d’un coquin adroit ; tu vas penser pour moicette nuit.

Et saisissant le bras du Padouan, il luiraconta son entrevue avec Castelmelhor et la promesse qu’il luiavait faite d’un ordre du roi pour forcer la jeune héritière deCadaval à lui donner sa main.

– L’ordre est expédié déjà,continua-t-il, ainsi qu’un autre que Castelmelhor m’a égalementextorqué.

– Est-elle bien riche, cette belleenfant ? demanda Macarone.

– Assez riche pour acheter la moitié deLisbonne.

– Alors, vous avez bien fait…

– Tu railles, je crois ! une foispossesseur de cette fortune, Castelmelhor sera tout puissant.

– Votre Excellence ne me laisse pointfinir. Vous avez bien fait de donner cet ordre, mais il faut enempêcher l’exécution.

– Comment ?

– Attendez donc !… Il y aurait mieuxque cela !… Je veux mille pistoles pour le conseil que je vaisdonner à Votre Excellence.

– Tu les auras… parle.

– Avec les trois cent soixante-quinze queVotre Excellence me doit, cela fera treize cent soixante-quinze… ouquatorze cents, afin d’éviter les fractions.

– Ton conseil, drôle ! tonconseil !

– Voilà !… il faut épouser vous-mêmela jeune héritière de Cadaval.

Conti bondit sur son siège à cette idée. Cemariage avec Inès Pereira lui donnait des droits au duché deCadaval ; il devenait d’un même coup le plus haut seigneur etle plus riche gentilhomme de la cour de Portugal.

– Ascanio ! s’écria-t-il d’une voixtremblante ; si tu me donnes un moyen de réaliser cet espoir,je te promets ton poids en or !

– Marché conclu, dit Macarone. J’ai monidée ; je vais y réfléchir… et me peser.

Il prit congé de Son Excellence pourse livrer à cette importante occupation.

Il est bon de dire au lecteur, avant de clorece chapitre, qu’au moment où finissait l’entrevue de Castelmelhoret de Conti, dans le bosquet d’Apollon, Balthazar avait montré àdemi sa large carrure derrière la statue du dieu. Il était parvenuà gagner ce poste en s’aidant des branches d’un chêne-liége quiprojetait ses rameaux autour du groupe mythologique, et de là ilavait assisté à l’entretien. Renonçant à voir sa femme ce jour là,il se précipita sur la route de Lisbonne, et ne s’arrêta qu’auxportes de l’hôtel de Souza.

IX – DONA XIMENA DE SOUZA

Dona Ximena et Inès de Cadaval, sa pupille,étaient seules dans un salon de l’hôtel de Souza. La noble veuvetenait entre ses mains un livre de prières, à fermoirs d’or, etinterrompait de temps à autre sa lecture pour admirer lesminiatures délicates dont quelque peintre excellent et inconnuavait chargé les marges. Inès brodait une écharpe de velours, auxcouleurs de Vasconcellos. Elle était assise près d’une fenêtre, etson regard se tournait bien souvent vers la porte extérieure del’hôtel, qui ouvrait ses deux battants au bout d’une vaste courpavée en dalles de granit.

Le salon où se trouvaient les deux dames,avait comme le reste de l’hôtel, un aspect antique et toutseigneurial. On reconnaissait là cette fière maison qui prétendaitfaire remonter sa généalogie aux temps de la dominationcarthaginoise, et comptait parmi ses ancêtres, en remontant lessiècles, des chefs ibères, des princes visigoths, des rois deCastille, d’Aragon et de Portugal.

Tout autour de la pièce régnait un cordon deces portraits de famille, dont l’étrange beauté fut le secret despeintres de l’école espagnole. Au milieu, vis-à-vis de la ported’entrée, s’élevait un trophée d’armes où la lance chevaleresque secroisait avec l’épée à deux mains, la zagaie et le cimeterrecontourné des Maures de Grenade.

La tapisserie, en cuir de Cordoue,représentait, gravées, en or, sur un fond bleu obscur, des joutes,des fêtes et des batailles rangées. Au dessus de chaque personnage,on voyait son nom et son écu. Les panneaux de cette magnifiquetenture étaient séparés par des colonnettes en demi-reliefsupportant alternativement la croix du Christ et celle qu’on voitaux armoiries de Bragance. Aux deux côtés de la pièce, deux largescheminées, que surmontaient des glaces de Venise aux capricieuxencadrements, étaient chargées de ces bizarres figures deporcelaine chinoise qui de nos jours, atteignent un prix fabuleux,et que l’immense commerce des Portugais leur permettait de seprocurer aisément. Un grand lustre de Braga d’une couleur unique,mais éclatante, complétaient l’ornement de cette pièce.

Dona Ximena avait déposé son livre de prièreset regardait Inès avec une tendresse de mère.

– En ce moment, dit-elle, comme si elleeût été sûre que la pensée d’Inès correspondait à la sienne, en cemoment ils sont auprès de sa Majesté.

– Dieu veuille que le roi les reçoiveselon leurs mérites, murmura la jeune fille.

Puis elle ajouta plus bas encore :

– Dom Simon gagnera le cœur de SaMajesté.

Dona Ximena l’entendit, et un sourire materneldérida la tristesse accoutumée de son visage.

– Dom Simon ? répéta-t-elle enfaisant un signe de caressante raillerie.

– Et dom Louis, s’empressa d’ajouterInès, dont une délicate rougeur vint colorer la joue.

– Oh ! ne t’en défends pas, mafille, reprit dona Ximena d’un ton grave et mélancolique ; queson nom vienne après celui de Dieu, le premier à ta lèvre : Jevoudrais vous voir unis déjà. Le ciel a permis qu’un règnedésastreux suivit en Portugal une ère de bonheur et degloire : ceux qui sont jeunes auront sans doute une vie pleined’amertume ; mais tu auras du moins, toi, le bras et le cœurd’un époux pour te protéger et t’aimer.

– Un bras vaillant, un cœur loyal, ditInès en relevant la tête avec fierté ; vienne le malheur, jene le craindrai pas, madame !

– J’étais ainsi autrefois, reprit encoredona Ximena ; nous nous aimions, Souza et moi, comme vous vousaimerez, mes enfants, d’une tendresse légitime et pure. Je fusheureuse… oh ! bien heureuse ! Maintenant Dieu m’a reprismon noble Castelmelhor, je suis veuve et je pleure.

Des larmes emplissaient en effet les yeux deDona Ximena : mais bientôt sa force d’âme reprit le dessus, etce fut d’un ton ferme qu’elle poursuivit :

– À cette heure, le marquis de Salhanda,notre cousin, doit les avoir présentés au roi. Je ne sais, mais jetremble. On fait de ce jeune prince de si déplorables portraits.Simon est impétueux…

– Ne craignez rien pour lui, ma mère,interrompit Inès ; il est impétueux, mais il est sipassionnément dévoué à dom Alfonse de Portugal, son roilégitime ! Croyez-moi, mon cœur ne peut me tromper : nousallons le revoir heureux et fier…

Elle n’acheva pas ; une pâleur mortellecouvrit tout à coup son front, et sa main se posa sur son cœur pouren comprimer les battements précipités.

– Le voici, murmura-t-elle.

La comtesse se leva aussitôt et se pencha à lafenêtre.

Simon de Vasconcellos venait de passer leseuil de l’hôtel. Il traversait la cour à pas lents et la têtebaissée. Un désespoir morne se lisait dans sa contenance. Les deuxdames le regardèrent en silence : la comtesse fronça lesourcil ; Inès joignit les mains et leva les yeux au ciel.Après une minute d’attente, la porte du salon s’ouvrit, et Simonentra.

– Pourquoi ce retour si prompt,Vasconcellos ? demanda la comtesse.

– Madame, répondit Simon d’une voixétouffée, pour soutenir l’honneur du nom de Souza, il ne vous resteplus qu’un fils : j’ai encouru la disgrâce du roi.

Ximena prit un visage sévère.

– En effet, dit-elle, celui-là seul seramon fils qui gardera pour son souverain respect et amour.

– Ma mère, ne voyez-vous pas qu’ilsouffre ? voulut dire Inès.

Mais la comtesse lui imposa silence d’ungeste, et continua d’une voix solennelle :

– En l’absence de l’aîné de Souza, j’aile droit de vous interroger et je suis votre juge. Quelle fauteavez-vous commise, Simon de Vasconcellos ?

Le jeune homme se recueillit un instant etraconta la scène d’Alcantara, en atténuant autant que possible lestorts du roi. Les deux dames l’interrompirent plusieurs fois pardes exclamations de surprise et de douleur. Quand il eut fini, Inèsprit la main de dona Ximena.

– Je savais bien, moi, dit-elle, qu’iln’était que malheureux !

Simon tourna vers elle un regard plein dereconnaissance et de tendresse. La comtesse gardait le silence.

– Et Castelmelhor, demanda-t-elle enfintout à coup, qu’a-t-il dit ?

– Mon frère a suivi le roi au palais,répondit Simon.

– Peut-être a-t-il bien fait, pensa touthaut la comtesse, et pourtant, à son âge, baiser la main de l’hommequi vient d’insulter un frère !

– Cet homme est le roi, madame,interrompit Vasconcellos.

– Tu as raison ; j’ai tort… mais,vous-même, dom Simon, pourriez-vous pardonner à SaMajesté ?

– Pardonner au roi ! s’écriaVasconcellos avec un étonnement qui peignait mieux que toute parolesa loyauté naïve et sans borne ; pardonner au roi,dites-vous ? Je suis à lui, madame, à lui jusqu’à lamort !

Inès regardait son fiancé avecadmiration ; un subit enthousiasme éclaira le visage de lacomtesse.

– Oh ! tu es bien son fils,toi ! dit-elle en ouvrant ses bras, et que Jean, mon époux,serait fier de t’entendre !

Simon tomba dans les bras de sa mère. Cesouvenir soudain de son père mort, jeté au travers de sa douleurrécente, amollit son cœur et amena une larme à ses yeux.

– Senhora, dit-il à Inès en se relevant,ce matin j’avais un brillant avenir ; la vie se montrait à moipleine de promesses de gloire et de fortune ; j’étais dignepeut-être de prétendre à votre main. Ce soir, je suis un pauvregentilhomme destiné à traîner loin de la cour une existence obscureet inutile. Je suis moins que cela, car j’ai fait un serment, et,pour moi, le jour du péril approche. Vous aviez promis d’être, lafemme du brillant seigneur : le pauvre gentilhomme n’aurapoint la lâcheté de se prévaloir de cette promesse.

Vasconcellos s’arrêta ; il sentait saforce l’abandonner, et s’appuya au dossier d’un siège pour attendrela réponse d’Inès.

– Madame !… ma mère ! s’écriacelle-ci dont la voix s’étouffait sous ses sanglots, vous l’avezentendu ! Suis-je donc si bas tombée à vos yeux,Vasconcellos ? Que vous ai-je fait pour m’attirer cetoutrage ? Oh ! savais-je moi, ce que c’était que cetavenir dont vous me parlez ? et si parfois j’y pensais,était-ce pour un autre que pour vous ?… Mais parlez-lui donc,madame ! Dites-lui qu’il est injuste et cruel : dites-luique s’il voulait repousser ma main, il fallait qu’il le fîthier ; et qu’aujourd’hui, en le voyant souffrir, j’ai le droitde refuser la parole qu’il veut me rendre, et de rester malgré luisa fiancée !

Inès s’était mise à genoux et pressait lesmains de la comtesse. Celle-ci regardait alternativement la jeunefille et Simon, qui, succombant à son émotion, avait perdu laparole et semblait prêt à défaillir.

– Vous êtes faits l’un pour l’autre,dit-elle enfin ; Inès, je te remercie, chère fille. Depuislongtemps mon cœur n’avait point goûté tant de joie ; et toi,Vasconcellos, rends grâce à Dieu, car il t’a envoyé une grandeconsolation.

Simon s’approcha et porta la main d’Inès à seslèvres. Celle-ci prit d’abord un visage irrité ; mais,souriant tout à coup à travers ses larmes, elle cacha sa rougeurdans le sein de dona Ximena.

– Il faut nous hâter, mes enfants, repritcette dernière ; les mauvais jours commencent pour nous. Quisait quels obstacles pourraient, plus tard, s’opposer à votreunion ? Demain, vous serez mariés.

– Demain ! répéta Inès effrayée.

– Demain ! s’écria Vasconcellos avectransport.

– Demain, dit derrière lui une voix basseet rude, il sera trop tard !

Les deux dames poussèrent un cri de terreur,et Vasconcellos se retourna en portant la main sur son épée.Balthazar était debout, immobile sur le seuil de la porte.

– Toi, ici ! s’écria Simon qui lereconnut aussitôt. Qu’y a-t-il ?

– Il y a, répondit tristement Balthazar,que je vous ai trahi et je veux tâcher de vous sauver. Après, vousme tuerez si vous voulez.

– Quel est cet homme, et que veut-ildire ? demanda la comtesse.

– Madame, dit Vasconcellos, je vous aiconfié naguère que je fis un serment au lit de mort de mon père. Ceserment, vous ne pouvez connaître son objet. Cet homme m’étaitétranger hier ; en échange d’un léger service, il m’a déjàsauvé la vie. Ce qu’il veut me dire doit être un secret pourtous.

La comtesse prit la main d’Inès et se dirigeavers la porte. Sur le seuil elle se retourna :

– Je prie Dieu qu’il favorise vosprojets, Vasconcellos, dit-elle, car vos projets ne peuvent êtreque ceux d’un fidèle sujet du roi.

– Au nom du ciel, qu’est-il arrivé !demanda Simon, dès qu’il fut seul avec Balthazar.

– Je vous l’ai dit, répondit celui-ci,Conti sait tout, et cela par ma faute ! Il sait que vous êtesnotre chef, il sait que c’est vous qui l’avez insulté hier. Si j’enavais su moi-même davantage, Conti ne l’eût pas ignoré…

– Qui a pu te porter à metrahir ?

– Le hasard et l’envie que j’avais devous servir. J’ai pris pour vous le comte de Castelmelhor, votrefrère ; je lui ai parlé comme j’aurais fait à vous-même. Lecomte est plus fin que moi : il me laissait dire, si bien quej’ai tout dit…

– C’est un malheur ; mais deCastelmelhor à Conti, il y a loin, mon brave, dit Simon avecconfiance.

– Pas plus loin, mon jeune seigneur, quede ma bouche à votre oreille en ce moment.

– Oserais-tu prétendre ?…

– Oh ! votre frère a fait sesréserves… Vous ne serez pas tué, dom Simon. Votre frère a stipuléqu’on se contenterait de votre exil.

– Mais tu mens ou tu te trompes,Balthazar ! C’est folie à moi de t’écouter plus longtemps.

– Vous m’écouterez pourtant,Vasconcellos, dit Balthazar en se mettant entre la porte et lecadet de Souza ; dussé-je employer la force, vousm’écouterez ! et je réparerai le mal que j’ai fait.

Simon se résigna, il prit un siège ;Balthazar vint se poser devant lui.

– Vous l’aimez bien, n’est-ce pas, cettenoble enfant qui était à la place où vous êtes assismaintenant ? reprit-il d’un ton timide et presque à voixbasse. Oh ! c’est là en effet la femme que doit choisir unhomme comme vous, seigneur ; son front pur reflète la puretéde son âme, et la douce fierté de son regard dit tout ce qu’il y ade vertu dans son cœur. Je la chéris dom Simon, parce que vousl’aimez, et je donnerais ma vie pour épargner une larme à ce grandœil noir qui tout à l’heure se reposait sur vous avectendresse.

– C’est de l’enthousiasme, cela, ditVasconcellos en souriant.

– C’est de la démence, plutôt. Depuishier, je me suis dit cela bien des fois, seigneur ; mais, quevoulez-vous ! je vous aime comme si vous étiez à la fois, monmaître et mon fils. Votre frère souriait aussi quand, le prenantpour vous, je lui parlais de mon dévouement… Ne souriez plus domSimon ; cela vous fait ressembler trop à ceCastelmelhor !

– Parlons sérieusement, en effet, dit lejeune homme, et souviens-toi de garder envers mon frère le respectconvenable.

– Nous reviendrons tout à l’heure à votrefrère, seigneur. Il s’agit maintenant de dona Inès de Cadaval qui,dans quelques heures, auparavant peut-être, va vous êtreenlevée.

– Inès enlevée ! s’écriaVasconcellos en pâlissant. Cet homme me rendra fou… Par pitié,Balthazar, explique-toi !

– Ne devinez-vous donc pas ce qui mereste à vous dire ? Votre frère convoite ardemment son immensefortune. Il a révélé votre nom à Conti.

– Mon frère, un Souza !… c’estimpossible.

– Pour prix de sa trahison, poursuivitlentement Balthazar, Conti lui a promis un ordre du roi qui doitmettre entre ses mains l’héritière de Cadaval : j’étaisprésent au marché.

– Toi… tu as vu, tu as entenducela !

– Je l’ai vu, je l’ai entendu.

Vasconcellos resta comme anéanti. Il voulaitcroire à l’innocence de son frère, mais l’assurance de Balthazar leconfondait.

– Et maintenant, seigneur, reprit cedernier, il n’y a pas de temps à perdre ; il faut, quand lesgens du roi vont venir, qu’ils ne trouvent plus ici Inès deCadaval, mais Inès de Vasconcellos y Cadaval, votre femme.

– Je te crois, je suis forcé de tecroire, dit Simon en baissant la tête, car ce conseil est celuid’un ami… Oh ! Castelmelhor, Castelmelhor !

– Ce n’est pas le moment de gémir,seigneur ; vous avez, Dieu merci ! assez de besogne. Toutde suite, après la cérémonie, il vous faudra prendre la fuite.

– À quoi bon ?

– Ne vous ai-je pas dit que votre frèredans sa clémence a obtenu contre vous un ordre d’exil ? Or,vous savez comment les agents de Conti exécutent ces sortes desentences, vous serez saisi et conduit à votre terre comme uncriminel.

– Et il faut que je reste à Lisbonne, carj’y ai un devoir à remplir ! Tu as encore raison, Balthazar.Merci ! que Dieu pardonne à mon frère.

Une heure après cette entrevue, tout était engrand émoi à l’hôtel de Souza. Simon, sans révéler à sa mère lahonteuse conduite de Castelmelhor, lui avait fait connaître qu’unpéril prochain le menaçait lui-même et qu’il fallait que le mariagefut célébré sur-le-champ. Sa malheureuse aventure de la ported’Alcantara et la folle colère du roi motivaient suffisammentd’ailleurs cette mesure. Inès avait consenti, et s’était retiréepour prier.

La comtesse, Balthazar, Vasconcellos et lechanoine-doyen de Notre-Dame de Grâce, qu’on avait mandé a ceteffet, attendaient au salon. Dans la chapelle tout était disposépour la cérémonie.

Inès parut enfin, appuyée sur ses femmes, pâleet si émue, que le bras de ses caméristes avait peine à lasoutenir. À ce moment même, un grand bruit se fit dans la cour del’hôtel qui, en un clin d’œil, fut remplie de cavaliers.

– Hâtons-nous ! s’écria Simon.

– Il n’est plus temps, dit Balthazar, etil faut fuir.

– Quoi !… l’abandonner ici, sansprotection… Jamais !

– Il faut fuir, vous dis-je ; lescoupe-jarrets du favori montent ; ils sont à vingt pas.

– Qu’ils viennent ! s’écria le jeunehomme en tirant son épée.

On frappa à la porte du salon et une voixdit :

– Ouvrez, au nom du roi !

– Y a-t-il une autre sortie ?demanda Balthazar à la comtesse.

– Cette porte masquée donne sur lesjardins de l’hôtel.

– Il faut fuir ! répéta unetroisième fois Balthazar.

Et, saisissant Vasconcellos, il l’enleva deterre et l’emporta dans ses bras malgré sa résistance, comme sic’eût été un enfant.

Sur un ordre de la comtesse, la caméristed’Inès ouvrit la porte, et Manuel Antunez, l’âme damnée du favori,entra escorté de ses cavaliers. Il jeta son regard autour de lasalle et parut déconcerté de n’y point voir Vasconcellos. Il n’yavait là qu’Inès évanouie, le prêtre de Notre-Dame de Grâce et donaXimena de Souza.

– Qui vous amène ? demanda cettedernière, qui avait recouvré sa contenance hautaine etintrépide.

– Un ordre de Sa Majesté, réponditAntunez en dépliant un parchemin scellé du sceaud’Alfonse VI.

– S’il est un lieu où le bon plaisir deSa Majesté soit une loi sacrée, dit la comtesse, c’est la demeuredes Souza. Faites votre devoir, seigneur.

Antunez et ses chevaliers se regardèrentinterdits.

– Senhora, reprit-il en hésitant, ils’agit de votre fils, dom Simon de Vasconcellos, ceci est unesentence d’exil…

– Mon fils n’est point ici, seigneur.

– On nous a devancés, murmuraAntunez.

Et le dépit lui rendant son insolence, il secouvrit et prit un siège.

La camériste donnait ses soins à Inès deCadaval, qui reprenait lentement.

– Seigneur, dit la comtesse avec un calmeméprisant, il y a plus de serviteurs dans la maison de feu monépoux qu’il n’en faudrait pour vous faire tenir debout et découverten présence de sa veuve, mais je respecte en vous le porteur d’unordre de Sa Majesté. Au lieu de vous chasser, je me retire.

Dona Ximena prit à ces mots la main d’Inès,qui se leva chancelante et s’appuya sur le bras du prêtre ;tous trois traversèrent la salle, Antunez les laissa gagner laporte ; mais au moment où la comtesse allait disparaître, ilse leva, se découvrit, et saluant avec une humilitémoqueuse :

– À Dieu ne plaise, dit-il, que j’oubliemon devoir de cavalier envers vous, noble senhora ; maispuisque vous professez un si profond respect pour les ordres de SaMajesté, veuillez prendre connaissance de celui-ci.

Il tendit un autre parchemin, également marquédu sceau du roi. C’était l’ordre intimé à dona Inès de Cadaval dedonner sa main, dans le délai d’un mois, à Louis de Vasconcellos etSouza, comte de Castelmelhor.

Dona Ximena pâlit en lisant les premièreslignes : quand elle arriva au nom de son fils aîné, le rougede l’indignation lui monta au visage.

– Dieu sauve le roi ! dit-elle enrepliant le parchemin. Je pense, seigneur, que votre mission estaccomplie ?

Antunez, subjugué par cette dignité calme et àl’épreuve s’inclina sans mot dire et sortit.

– Allez, ma fille, allez, dit lacomtesse, d’une voix entrecoupée ; suivez-la, mon père, jeveux être seule.

Dès que dona Ximena fut seule, deux larmes,longtemps contenues, jaillirent de ses yeux. Elle se traîna,chancelante et s’appuyant aux meubles, jusqu’au portrait de Jean deSouza, qui était un de ceux qui pendaient aux lambris, et tombasans force sur ses genoux.

– Mon Dieu ! dit-elle, faites que jeme sois trompée ! faites que le soupçon qui torture et brisemon âme n’ait d’autre fondement que mes inquiétudes de mère !Mais non ! oh ! non, ce n’est que trop vrai ! lesréticences de Vasconcellos, lorsqu’il voulait hâter ce mariage, sonembarras lorsque j’ai voulu l’interroger, tout me dit queCastelmelhor est indigne ! Simon n’osait m’apprendre cettehonte ; son cœur généreux répugnait à accuser sonfrère !… son frère ! Ton fils, Jean de Souza,ajouta-t-elle avec violence en regardant le portrait de son mari,celui qui porte ton nom et attache à son flanc ta noble épée !ton fils est un mauvais frère et un déloyal gentilhomme !

Elle se leva et parcourut la salle à grandspas.

– Et cet ordre du roi ! reprit-elle.Désobéir !… la veuve de Souza désobéir au fils de Jean deBragance ! et cependant dois-je dépouiller Vasconcellos, leseul enfant qui me reste, de sa part de bonheur sur cetteterre ! Dois-je souffrir que ma pupille soit sacrifiée !Ils étaient si heureux ce matin ! Elle est si pure, lui, sinoble ! leur union eût été si fortunée !… Que faire, monDieu ! prenez pitié !

Tout à coup elle s’arrêta, et comme si saprière eût été soudain exaucée, une expression de radieux espoiréclaira la pâleur de son visage.

– La reine ! dit-elle ; donaLouise gouverne encore, dona Louise a le sceau de État et porte lacouronne ! Cet ordre peut être révoqué par son ordre… Je vaisaller me jeter aux genoux de la reine qui m’aime et qui noussauvera !

X – LE LEVER DU ROI

Le lendemain matin, Ascanio Macarone, le beaucavalier de Padoue, avait mis la main sur l’expédient qu’ilcherchait. Il en fit part à Conti, lequel accueillit son idée etlui donna non pas son pesant d’or, mais un très-notable àcompte ; puis le Padouan sortit du palais et gagna la villeafin de prendre les mesures préliminaires qu’exigeait la mise àexécution de son plan.

– Votre Excellence, dit-il à Conti en lequittant, sera, grâce à moi, l’époux de dona Inès et duc deCadaval, par-dessus le marché, ce qui vous fera cousin de SaMajesté.

Nous retrouverons plus tard l’Italien, et lelecteur saura ce que c’était que son expédient.

En attendant, il nous faudra assister au leverde ce roi, plus malheureux encore que pervers, Alfonse VI, dePortugal, qui sans s’en douter, devait jouer un si grand rôle dansla réussite des desseins du rusé Padouan.

Il n’y avait, suivant le cérémonial de la courde Lisbonne, personne dans la pièce où couchait le roi ; maiscette pièce donnait sur une vaste antichambre, dont la porte decommunication restait toujours ouverte, et où veillait chaque nuitun des gentilshommes ordinaires. La porte extérieure étaitclose ; au dedans et au dehors étaient couchés, en traversdeux gardes du palais. Cette coutume avait été introduite parJean IV, qui soupçonnait les Espagnols de le vouloir faireassassiner. Au delà de cette porte régnait une salle d’armes, dontles Fanfarons du roi faisaient le service.

Alfonse VI dormait ; il faisait nuitencore. Le hasard avait voulu que ce fut le tour de veille de domPedro da Gunha, et Castelmelhor, son successeur, avait dû leremplacer. Le jeune comte se promenait de long en large et à paslents dans l’antichambre. Il était pâle et défait, comme on l’estau sortir d’une longue maladie. Était-ce la joie immodérée dusuccès, était-ce le remords qui avait ainsi pesé sur lui durantcette première nuit de veille ? Pas un instant le sommeiln’était venu solliciter sa paupière ; eût-il été dans son lit,il n’aurait point fermé l’œil. La fièvre le brûlait et il rêvaittout haut comme un homme en délire.

– Attends pour méjuger, mon père,murmurait-il en jetant autour de lui ses regards égarés, ne mecondamne pas sans m’entendre. J’ai fait un serment, je m’ensouviens ; je le tiendrai ! Qu’importe la manière dont jem’y prends pour le tenir ? Tu as dit : Veillez sur leroi, combattez le favori ; me voilà veillant au chevet du roi,et quant au favori, je l’ai combattu et vaincu déjà… Je lecombattrai encore, je le vaincrai de nouveau… La ruse, dis-tu,n’est pas l’arme d’un gentilhomme ? La meilleure arme, monpère, est celle qui remporte la victoire… Tu prononces le nom demon frère !

Ici Castelmelhor s’arrêta et tendit les deuxmains en avant, comme pour repousser une vision obsédante.

– Mon frère ! continua-t-il, oui, jelui prends sa fiancée, c’est vrai, mais je lui rendrai sa fortune…Seigneur je vous en donne ma foi ; quand je serai grand etpuissant, le plus grand et le plus puissant de tous, j’appelleraiSimon près de moi, car je l’aime, et je veux qu’il soit un jour siprès du trône qu’il n’y ait que moi entre le trône et lui.

– Qui ose parler dans l’antichambreroyale ? demanda tout à coup la voix grondeuse et casséed’Alfonse VI.

Castelmelhor s’éveilla violemment. La visiondisparut, mais il resta au jeune comte une accablante fatigue decorps et d’âme.

– Gunha ! poursuivit leroi, Pedro da Gunha, vieux boiteux ! j’ai failli êtreassassiné par les Maures de Tanger, et tu seras pendu monami !

Castelmelhor n’osait répondre. Ce nom de Cunhaétait comme une suite de ce rêve plein de remords qu’il venait desubir, car c’était encore le nom d’une victime de son ambition. Leroi s’agita dans son lit, et reprit d’une voixcourroucée :

– Sommes-nous trahi, abandonné, jeté dansquelque palais désert et sans issue, ou bien courons-nous le mondeen mendiant notre pain comme fit, dit-on, le bon roi dom Sébastien,notre prédécesseur ?… Holà ! Pedro je vais lâcher sur toimon seul fidèle serviteur, le chien Rodrigo, qui t’étranglera commeun mécréant que tu es !

Rodrigo, en entendant prononcer son nom, semit à hurler d’une façon menaçante. Castelmelhor entra dans lachambre du roi.

– Enfin ! s’écria celui-ci ; tuas eu grand’peur, n’est-ce pas, vieux Pedro ?… Par la croix deBragance ! il y a trahison ; vous n’êtes pas Pedro daCunha.

Dom Louis s’arrêta et fléchit le genou.

– Il a plu à Votre Majesté, dit-il, de menommer hier gentilhomme de sa chambre.

– Qui toi ?

– Louis de Souza, comte deCastelmelhor.

Le jour commençait à se faire. Alfonse mit samain sur ses yeux, considéra un instant dom Louis, puis partit d’unbruyant éclat de rire.

– C’est ma foi vrai, dit-il, voilà cebambin de comte, et Vintimille, notre ami de cœur, ne l’a pasencore fait assassiner. C’est très-plaisant… Eh bien, Castelmelhor,nous t’avions complètement oublié.

Il s’arrêta et reprit :

– Quel âge as-tu ?

– Dix-neuf ans, sire.

– Un an de plus que moi… tu n’es pasgrand pour ton âge. Sais-tu piquer un taureau ?

– Je puis l’apprendre.

– Moi, je suis le plus brave picador deLisbonne. Sais-tu te battre ?

– Sire, je suis gentilhomme.

– Moi aussi, petit comte, mais je ne lerépète pas si souvent que vous autres… Il faut que je me batte avectoi, ce sera plaisant.

Et avant que Castelmelhor eût ouvert la bouchepour répondre, Alfonse avait passé son haut-de-chausses et saisiune paire d’épées courtoises suspendue à la muraille.

– En garde, seigneur comte, engarde ! s’écria-t-il bouillant d’une impatience enfantine. Unedeux, parez !… à vous !

Et Alfonse, après avoir poussé trois bottesextravagantes coup sur coup, se mit à son tour en défense.Castelmelhor fournit ses trois passes, et eut le bon esprit de nepas toucher le roi.

– On dirait que tu me ménages ! ditcelui-ci en battant un appel de son pied nu ; attends !Parez quarte, et forcez donc le flanc… Touché ! Celas’appelle, bambin de comte, une flanconnade. Tu ne te frotterasplus à moi, n’est-ce pas ?

– Sans la rondelle, Votre Majesté m’eûttraversé de part en part ! dit Castelmelhor.

– C’eût été plaisant.

Alfonse, grelottant de froid, se remit entreses draps et comme le jour était levé tout à fait, il ordonna à domLouis de faire ouvrir.

Les gentilshommes qui avaient licenced’assister au lever du roi entrèrent aussitôt. Conti marchait entête. Tous s’arrêtèrent à distance ; le favori seul marchajusqu’au lit du souverain, dont il porta la main à ses lèvres.

Il ne faut point s’attendre à ce que nousnommions ici les représentants de cette belle noblesse portugaisedu dix-septième siècle, qui ne le cédait à la noblesse d’aucunpays. Tout ce qu’il y avait de grands seigneurs était pour ainsidire exclu de la familiarité d’Alfonse VI. On ne voyait à sacour ni Soto-Mayor, ni le chef de la maison de Castro, ni Vieyra daSylva, ni Mello, ni Soure, ni Abrantès, ni da Costa, niSaint-Vincent.

Ses courtisans étaient des bourgeois anoblisou des faux nobles, comme Conti, ou bien encore quelques petitshidalgos faméliques qu’avait attirés l’espoir d’une fortunefacile.

Le cadet de Castro, celui de Ménèses et unedemi-douzaine d’autres auraient eu seuls le droit de figurer commegentilshommes, au lever du fils de Jean IV.

Alfonse sentait fort bien cela, car il avaitdes éclairs de sagacité dans sa folie, et son esprit extravagantn’était pas dépourvu de finesse. Aussi n’épargnait-il point lesbrocarts à cette foule de seigneurs de contrebande, et il en étaitvenu, par habitude, à mépriser souverainement les titres denoblesse.

Conti, suivant sa coutume, accapara toutd’abord le roi et s’asseyant à son chevet, se mit à l’entretenir àvoix basse.

Pendant ce temps, les courtisans, quiflairaient la faveur naissante de Castelmelhor, l’accablaient deprévenances et d’offres de service.

Ce jour-là, Conti avait plus d’une chose àobtenir du roi. Un mot l’avait frappé surtout, dans ce que luiavait dit la veille Castelmelhor : « Ce que le roi afait, la reine peut le défaire. » C’était vrai, et c’étaitterrible pour un homme dont la précaire puissance reposait toutentière sur la faveur d’Alfonse.

– Que ferons-nous aujourd’hui, monami ? demanda ce dernier.

– Nous ferons un roi, sire, réponditConti en souriant.

– Un roi ?… que veux-tudire ?

– Votre Majesté est majeure, et pourtantle sceau de État n’est point entre ses mains. Une autre main porte,de fait, le sceptre, une autre tête, la couronne. Vos bonsserviteurs, sire, s’affligent de cet état de choses.

Alfonse garda le silence et ébaucha unbâillement.

– Qui sait, continua le favori, ce quipeut résulter de tout ceci ? La reine est rigide et n’approuveguère les nobles passe-temps de Votre Majesté ; le prince domPierre, votre frère, se fait homme ; il a su se concilierl’amour du peuple…

– Seigneur de Vintimille, interrompit leroi avec une sorte de sévérité, nous aimons dom Pedro, notre frère,nous respectons dona Louise de Guzman, notre royale mère. Parlezd’autre chose, s’il vous plaît.

Conti poussa un soupir hypocrite.

– Soit faite la volonté de Votre Majesté,murmura-t-il. Quoi qu’il arrive, j’aurai du moins rempli le devoird’un fidèle serviteur, et je saurai mourir en combattant le mal queje n’aurai pu prévenir.

– Penses-tu donc qu’il y aitvéritablement péril ? dit le roi en se soulevant à demi.

– Je le crains, sire.

Alfonse se laissa retomber et ferma lesyeux.

– Pas moi, dit-il, mais tu m’ennuies.Apporte une feuille de parchemin et mon sceau privé. Je signerai enblanc, tu feras ce que tu voudras ; mais si la reine seplaint, tu seras pendu.

Conti leva sur le roi un regard étonné ;c’était la première fois qu’Alfonse lui faisait, à lui, cettemenace, si banale dans sa bouche à l’égard de tout autre.

– Tu seras pendu, répéta le roi… Mais queferons-nous aujourd’hui ?

– Il est arrivé hier soir quatre taureauxd’Espagne, sire.

– Bravo ! s’écria Alfonse enfrappant dans ses mains ; voilà pour la journée. Et cesoir.

– Il y a longtemps que Votre Majesté n’amené la grande chasse.

– Bravo, encore, bravo !…Entendez-vous ; messieurs ? Ce soir, grande chasse dansma royale forêt de Lisbonne où les taillis sont des hautes etsolides maisons de pierre, et le gibier de bons bourgeois et leursbourgeoises. Mes habits, mes habits ! ce sera une bellejournée, mes fidèles… Conti, quoi qu’il advienne, tu ne seras paspendu, nous te permettons de baiser notre main. Où est ce bambin decomte ?

Castelmelhor fit un pas vers le lit duroi.

– Nous te nommons, pour cette nuit, notregrand veneur petit comte.

Un imperceptible sourire vint froncer à cesmots les lèvres de Conti.

– Par mes nobles ancêtres !murmura-t-il ce nouveau grand veneur ne s’attend guère à la bêtequ’il forcera ce soir ! S’il plaît à Votre Majesté,ajouta-t-il tout haut, le seigneur comte n’est pas chevalier duFirmament, et les règlements s’opposent…

– À cela ne tienne ! interrompit leroi. Sa réception aura lieu avant la chasse, et ce sera une joyeuseplaisanterie de plus.

Alfonse achevait de s’habiller. Conti sortitun instant et revint aussitôt, portant lui-même le sceau royal etune feuille de parchemin. Le roi signa et scella ; il estdouteux qu’il se souvint de l’usage auquel son favori destinait ceblanc-seing : quatre taureaux d’Espagne, une dérisoire parodiedes anciens us chevaleresques, et une équipée nocturne, c’étaitassez de joie pour lui faire perdre le peu de raison que la naturelui avait si parcimonieusement départi.

XI – ASCANIO MACARONE DELL’QUAMONDA

Dom Simon de Vasconcellos, épuisé par lesémotions du jour précédent, avait dormi d’un profond sommeil. Quandil s’éveilla, le soleil était levé déjà depuis longtemps. Il ouvritles yeux et crut rêver encore.

Des poutres noires et sales se croisaientau-dessus de sa tête ; il apercevait le ciel à travers unecrevasse de la toiture. Autour de lui se montraient des objets nonmoins faits pour exciter la surprise d’un homme élevé jusque là ausein d’une magnificence presque princière : une table de boisà peine dégrossi soutenait des pots de terre et les restes d’ungrossier repas ; à dix pas de lui, suspendu à un clou, sebalançait un tablier de cuir couvert de taches de sang, et de labesace duquel sortait la longue lame d’un coutelas.

– Où suis-je ? murmura le fils deSouza en se frottant les yeux.

– Vous êtes auprès d’un serviteur dévoué,seigneur, répondit la rude voix de Balthazar, qui se montralui-même un instant après ; et c’est plus que ne peut dire SaMajesté dom Alfonse, dans son royal palais.

Simon fit effort pour se retrouver lui-même,et les brouillards du sommeil se dissipant peu à peu dans soncerveau, lui rendirent le souvenir des événements de la veille.

– Ce n’est donc point un rêve, dit-ilavec amertume ; et voilà la retraite que Castelmelhor m’alaissée !

– Plût à Dieu qu’il n’eût pas fait pis,seigneur…

– Oui… dona Inès, n’est-ce pas ?Oh ! il faut que je la voie, que je sache…

– Tranquillisez-vous : vous aurez deses nouvelles sans sortir d’ici. Hier soir, je suis retourné àl’hôtel et j’ai su que votre noble mère a renvoyé sans réponse cebrigand d’Antunez et sa suite. Votre fiancée ne sait pas mêmejusqu’où votre frère a poussé la perfidie.

– Qu’elle ne le sache jamais !s’écria Simon ; que personne au monde ne le sache,entends-tu !

– Seigneur, répliqua Balthazar, quelqu’unl’a deviné… Dona Ximena de Souza sait qu’elle n’a plus qu’unfils.

– Dieu m’est témoin que j’aurais voulului épargne cette douleur, dit Vasconcellos ; mais le tempss’écoule, Balthazar, et nul ne veille sur ma fiancée ; je vaissortir.

– Sous votre bon plaisir, vous allezrester seigneur.

– Prétendrais-tu me retenir malgrémoi ?

– Pourquoi pas ? prononçaflegmatiquement Balthazar.

– C’est trop d’audace aussi !s’écria Vasconcellos ; tu m’as servi, je le sais, je t’enremercie : mais vouloir me retenir prisonnier…

– Prisonnier, interrompit Balthazar,c’est le mot. Seigneur, il faudra que vous me passiez votre épée autravers du corps, avant de franchir ce seuil.

– Écoute, dit Simon impatienté, hier tuas usé de violence à mon égard, ton intention était bonne, maisaujourd’hui…

– Aujourd’hui encore, seigneur, monintention est bonne, et si la violence est nécessaire, je seraiforcé de l’employer. Mais auparavant, j’essayerai de la prière.

Il croisa les bras sur sa poitrine etcontinua :

– Ne vous ai-je pas dit, seigneur, que jevous aime à la fois comme mon maître et comme mon fils ? Pourmon maître, je puis mourir, pour mon fils, je dois penser et avoirde la prudence. Ne croyez-vous donc pas à mon dévouement,Vasconcellos ?

– J’y crois, répondit le jeune homme,cachant son émotion sous l’apparence de la mauvaise humeur tondévouement est grand, mais il est tyrannique, et…

– Et je ne veux pas que les gens dufavori s’emparent de vous comme d’une proie facile ! Non,c’est vrai… Mais vous-même, dom Simon, êtes-vous donc en cette viesi libre de tout devoir que vous ayez le droit de jouer ainsi votreliberté pour un vain caprice ? N’avez-vous pas juré la ruinedu traître qui fait de notre roi un tyran ?

– Silence ! dit impérieusementVasconcellos. Pas un mot contre le roi ! Tu as raison, j’aijuré ; ce souvenir que tu me rappelles est plus puissant quetes violences ou tes prières : je resterai.

– À la bonne heure ! moi, je vaislaisser là pour aujourd’hui mon tablier de boucher et reprendre monancien uniforme de trompette de la patrouille royale. Soyeztranquille, seigneur, s’il se machine quelque trahison nouvellecontre vous ou dona Inès de Cadaval, je la découvrirai, et ce qu’unhomme peut faire, je le ferai pour la déjouer.

Balthazar se disposa à sortir.

– Que font les bourgeois deLisbonne ? demanda tout à coup Simon.

– Ils attendent vos ordres.

– Peut-on compter sur eux ?

– Jusqu’à un certain point.

– Sont-ils braves ?

– S’ils sont dix contre un, ils aurontpeur, mais ils frapperont.

Vasconcellos parut réfléchir.

– Je suis exilé, dit-il après unsilence ; je veux obéir à la sentence du roi : mais j’aifait un serment, et je veux aussi l’accomplir. Que les bourgeois deLisbonne se tiennent prêts. Cette nuit, s’ils me secondent, ilsseront délivrés du tyran subalterne qui les a si souvent abreuvésd’outrages ; cette nuit, nous attaquerons cette garde honteusequi déshonore et souille la demeure du Souverain… Veux-tu portermes ordres aux chefs de quartier ?

– De grand cœur.

Simon tira ses tablettes et écrivit plusieursbillets qu’il remit à Balthazar.

– Et maintenant, seigneur, au revoir, ditcelui-ci ; je prévois que ma journée ne sera pas oisive, et jeme hâte de la commencer.

À peine Balthazar, sortant de chez lui,mettait-il le pied dans la rue, qu’il aperçut de loin AscanioMacarone. Celui-ci le vit également, et tous deux eurent à la foisla même pensée.

– Voilà l’homme qu’il me faut ! sedirent-ils.

Balthazar cherchait en effet un valet dupalais, un de ces personnages habitués à tremper dans toutes lesintrigues de haut et bas étage, car il avait besoin d’apprendre lesnouvelles courantes, dans l’intérêt de Vasconcellos et de donaInès. Ascanio Macarone, de son côté, était en quête d’un homme enmême temps robuste et intrépide, osant tout, capable de toutexécuter ; ils ne pouvaient mieux rencontrer l’un etl’autre.

L’Italien continua de s’avancer d’un airindifférent, la tête au vent, la main sur la garde de son épée etle feutre sur l’oreille ; il fredonnait quelque refrain deballet de maître Jean-Baptiste Lulli, surintendant de la musique duroi de France, et semblait penser à toute autre chose qu’à aborderBalthazar. Celui-ci lui donna en passant le salut qu’un militaireaccorde à son camarade, et poursuivit son chemin.

– Par le violon de ce cher monsieur deLulli, dont je chantais tout à l’heure une courante ! s’écriale Padouan, n’est-ce pas là mon bon compagnon le trompetteBalthazar ?

– Lui-même, seigneur Ascanio.

– En conscience, on pourrait ne te pointreconnaître il y a si longtemps qu’on ne t’a vu !

– J’étais avant-hier sur la grande place,dit Balthazar, en montrant sur sa joue la blessure que lui avaitfaite l’épée du favori.

– Et c’est cette égratignure qui t’a faitgarder la chambre depuis, deux jours ? Peste !auriez-vous fait un héritage, seigneur dom Balthazar, que vouspuissiez prendre ainsi du loisir ?

– Et que s’est-il passé pendant ce tempsau palais ? demanda Balthazar, au lieu de répondre.

Le Padouan frappa sur son gousset plein depièces d’or.

– Bien des choses, mon brave, bien deschoses ! répondit-il.

– Contez-moi donc cela, seigneur Ascanio,reprit Balthazar.

– Mon ami, tu me donnes l’occasion defaire ce que nous autres gentilshommes de la cour de Franceappelons un calembour… cela ne se conte pas, ajouta-t-il d’un tonprécieux, en tirant une vingtaine de pistoles de sa poche :cela se compte ! M. de Voiture m’aurait enviécelui-là.

– De l’or ! dit Balthazar, vous avezdû beaucoup travailler pour gagner tout cela ?

– Peuh ! une misère ! J’aiprêté un peu l’épaule à Vintimille, qui m’a mis à même, en retour,de faire une figure convenable à ma naissance… et toi, tu astoujours le diable dans ta bourse, mon pauvre compagnon ?

– J’ai cinq réaux, seigneur Ascanio, maisj’en dois six.

– J’ai su ce que c’était qu’unréal ; je l’ai oublié. Veux-tu gagner cinqquadruples ?

– Je n’ai jamais su ce que c’était qu’unequadruple, je l’apprendrai ; je veux bien.

– Sans savoir ce qu’il te faut faire enéchange ?

– Combien font cinq quadruples !

– Vingt pistoles.

– Sans savoir.

– Voilà qui est parlé ! s’écriaMacarone en riant.

Balthazar garda son imperturbable sérieux. Ilétait simple et ne connaissait point la ruse ; mais dans cettelutte de paroles, son sang-froid lui donnait un avantage évidentsur l’Italien, bavard et étourdi. Depuis le commencement del’entretien, il avait deviné qu’Ascanio avait en tête quelqueprojet patibulaire et devant se rapporter à l’homme que sondévouement, à lui, voulait couvrir.

Ascanio n’avait pas compté réussir aussifacilement ; il connaissait Balthazar et s’était souvent moquéde ce qu’il appelait ses préjugés ; néanmoins, il ne pritpoint de défiance. Profondément corrompu lui-même, il ne pouvaits’étonner de la corruption d’autrui. Seulement ce facile succès luidonna à réfléchir, et il pensa que Balthazar, moins dépourvud’astuce qu’il n’en avait l’air, avait caché son jeu jusque-là.C’était un titre à son estime.

– Touche là, reprit-il. Je voudrais teprendre au mot et te mener les yeux bandés, comme dans les beauxrécits de M. de la Culprenède, aux lieux où tu devrasagir ; mais c’est impossible. Il faut que je te mette au fait.Il y a de par le monde une jeune senhorita qui a nom Inès deCadaval… Écoute bien.

Cette recommandation était complètementsuperflue.

– Elle est jolie, poursuivit Ascanio,plus jolie que la rose à peine éclose, comme eût dit le charmantauteur de la Sylvie, un nourrisson des muses que j’aifréquenté à l’hôtel de Soubise ; elle est pure et candide… jeveux l’enlever.

– Tu veux l’enlever ? répétafroidement Balthazar.

L’Italien prit le bout de sa moustache entrel’index et le pouce, et le tordit en souriant d’un air de suprêmeimpertinence.

– Mon brave, dit-il, je te paye, ne metutoie pas. Oui, je veux l’enlever.

– Ah ! fit Balthazar, et c’est moiqui ?…

– Comme tu dis, c’est toi qui… Cela teconvient-il ?

– Pourquoi pas ?

En prononçant ce mot favori avec son calmehabituel, Balthazar releva son regard sur Ascanio. Il faut croirequ’il y avait dans ce regard quelque chose qui ne plut pas au beaucavalier de Padoue, car il fit un pas en arrière et prit un airsoupçonneux.

– Veux-tu des arrhes ?demanda-t-il.

– Sans doute ; mais je veux aussiune explication. Il ne faut rien dire ou tout dire, seigneurAscanio : il n’y a pas de milieu. Vous avez commencé,finissez.

– Tu n’espères pas, je pense, que je tedise le nom de mon puissant et très noble patron ?

– Si fait : on aime à savoir pourqui l’on travaille.

– Je l’ignore moi-même.

– Alors, seigneur Ascanio, je vais aupalais de ce pas trouver Louis de Souza, comte de Castelmelhor, etlui dire que certain Padouan, valet de Conti, projette d’enlever lafemme que ce même Conti a promise à ce même Louis de Souza, hier aubosquet d’Apollon.

– Comment ! balbutia Macarone aucomble de la surprise, tu sais cela ?

– Ne pensez-vous pas que Conti, pour sedisculper fera pendre le Padouan dont je parle, et que le pauvreBalthazar recevra plus de cinq quadruples pour sarécompense ?

– Je t’en donnerai dix.

Balthazar retint une exclamation de mépris quise pressait sur sa lèvre, et dit avec simplicité :

– Vous avez, seigneur Ascanio, desarguments sans réplique. Où se fera le coup ?

– C’était pour marchander, pensal’Italien ; il est plus intelligent qu’il n’en a l’air… Lelieu est incertain, ajouta-t-il tout haut, mais c’est pour cettenuit, pendant la chasse royale.

– Ah ! il y a chasse royale ?prononça lentement Balthazar ; alors nous travaillerons cesoir pour le roi ?

Le visage du Padouan prit une expressionéquivoque, tandis qu’il répondait :

– Tu as été bien longtemps à devinercela, mon brave.

– Qu’importe, si j’ai fini par ledeviner ? À ce soir, seigneur ; vous pouvez compter surmoi.

Balthazar tourna le dos et voulut se retirer,pensant qu’il n’aurait qu’un mot à dire à la comtesse pour prévenirle mal ; mais le Padouan lui saisit le bras :

– Halte-là, s’il vous plaît !dit-il ; tu sais trop bien où trouver Castelmelhor, pour queje te quitte d’une semelle aujourd’hui.

Il appliqua un sifflet à sa lèvre et soufflade toute sa force. Aux deux extrémités de la rue parurent presqueaussitôt des Fanfarons du roi.

– Ce n’est pas à ton intention, monbrave, que j’avais pris ces précautions, continua Macarone ;j’attendais ici un jeune gentilhomme que les espions de Conti ontsuivi hier jusque dans cette rue, et que je suis chargé d’arrêter.C’est Simon de Vasconcellos, celui qui insulta Conti, tusais ?

– Je sais… Mais prétendrais-tu me retenirprisonnier ?

– Quelque chose d’approchant, jusqu’à cesoir, pour que Castelmelhor ne se vienne point jeter entre nous etson frère.

Balthazar eut un instant l’idée de résister,mais le souvenir de Simon l’arrêta.

– Je succomberais sous le nombre, sedit-il, et je succomberais sans le sauver !

– Ne crains rien, reprit Ascanio, nous teferons une agréable captivité. Tu auras pour prison la cantine deschevaliers du Firmament, et si cela peut t’être agréable, jet’enverrai ta femme pour te désennuyer.

– Tout cela change la question, ditBalthazar d’un air d’insouciance. Une journée est bientôt passée,et le bon vin a son prix. Je vous suis, seigneur Ascanio.

L’Italien ramena son captif au palais et tintsa promesse. Balthazar eut du bon vin et on lui envoya sa femme. Onne peut songer à tout, et le beau cavalier de Padoue oublia dedéfendre à cette dernière la sortie du palais. Aussi prit-ellebientôt le chemin de Lisbonne, chargée des lettres de Vasconcellospour les chefs de quartier et d’un billet de Balthazar pour donaXimena, comtesse de Castelmelhor.

Le premier soin d’Ascanio, en arrivant aupalais, fut de se faire annoncer chez Conti, qui ordonna qu’onl’introduisît sur-le-champ.

– Votre Excellence, demanda le Padouan,a-t-elle fait sa part de besogne ? Aurons-nous chasse royalece soir ?

– Ceci n’est pas une question, réponditle favori ; quand il y a une extravagance à faire, Alfonseest-il jamais en retard ? Mais toi, as-tu réussi ?

– Au-delà de mon espoir. J’ai trouvé unhomme qui, lui tout seul, arracherait une proie défendue par dixcombattants et qui saurait la garder quand dix combattantsessayeraient de la lui ravir.

– C’est un phénix que cet homme.

– Vous le verrez à l’œuvre. Au milieu dutumulte, dona Inès disparaîtra. L’homme qui l’aura enlevée ne serapoint un ravisseur, mais un libérateur qui l’amènera en sûreté sousla puissante protection de Votre Excellence…

– C’est merveilleusement combiné !s’écria Conti. Je devine ton plan !

– Et le moins qu’elle puisse faire, danssa reconnaissance pour son généreux sauveur qui n’exigera rien,mais qui laissera voir respectueusement sa flamme…

– Ce sera de lui donner sa main, ditConti.

– Alors, salut à vous, seigneur duc deCadaval ! s’écria emphatiquement le Padouan.

– J’en accepte l’augure, et tu n’auraspas à te repentir d’avoir prêté la main à ma fortune. La tienne estfaite.

Ascanio se retira la joie au cœur, et sevoyant déjà maître des richesses et dignités que la gratitude dufavori ne pouvait manquer de faire pleuvoir sur lui.

Quand il fut sorti, Vintimille se prit àréfléchir. Voici quel fut le résultat de sa méditation :

– Cet aventurier de bas étage,murmura-t-il, tranche de l’indispensable ! Quand je serai ducde Cadaval, je l’embarquerai pour le Brésil, à moins que je netrouve l’occasion de lui donner un logement à vie dans les cellulesdu Limoeïro. Voilà une affaire réglée.

Le Limoeïro était la Bastille de Lisbonne.

XII – LES CHEVALIERS DU FIRMAMENT

Il y avait au palais d’Alcantara une vastesalle qui, du vivant de Jean IV, avait servi aux conseils etséances des ministres État, réunis, pour les cas d’urgence, auxTitulaires et à la cour des Vingt-Quatre. Depuis la régence, cesassemblées se tenant sous la présidence de la reine, au palais deXabregas, la salle dont nous parlons avait été affectée à un autreusage. Elle servait aux réunions solennelles et bouffonnes à lafois des chevaliers du firmament.

On croit savoir que la création de cet ordredérisoire eut pour prétexte la terreur inspirée au roi enfant parConti qui lui montrait la ville toute hérissée des poignardsdirigés contre sa poitrine. Au siècle suivant un favori plusinfâme, le sinistre Pombal se servit des mêmes craintes chimériquespour entraîner un roi encore plus fou à des excès plus détestablesencore. Conti était de sang italien, Pombal était protestant ensecret et vendu aux Anglais. Comme production de rois imbéciles etde ministres coquins, cet illustre petit pays de Portugal fut, envérité, plus riche qu’il n’est gros.

Alfonse et ses courtisans faisaient touspartie de cet ordre burlesque aussi bien que le dernier soldat dela patrouille. Il est probable que le recrutement d’une pareillemilice, nécessitant au moins au commencement, une apparence demystère, Conti ou quelque autre flatteur du malheureux Alfonseavait songé, pour le distraire, à donner à chaque nouvelleréception une forme imposante et théâtrale.

Les Fermes ou soldats à pied étaient reçus enassemblée de leurs camarades ; les Fanfarons ou cavaliersn’étaient admis que devant toute la milice réunie. Enfin, lesgentilshommes, qui devaient recevoir l’accolade du roi et avoir unparrain de nom noble, étaient reçus par-devant le haut chapitre,composé des dignitaires de l’ordre, assistés d’une députation desimples chevaliers. Alfonse était de droit grand-maître, mais Contiétait le chef réel de cette troupe nombreuse, effroi des bourgeoisde Lisbonne. Quant aux commandeurs et autres dignitaires,c’étaient, les uns, en très-petit nombre, des seigneurs denaissance, qui avaient, par ambition ou par faiblesse, acceptécette ignominie, les autres, des fils de bourgeois déguisés, commeVintimille, en gentilshommes.

Ce n’est pas sans beaucoup de répugnance quenous nous sommes déterminés à mettre sous les yeux du lecteur cettehonteuse parodie d’une chose éminemment noble et belle ensoi : la chevalerie ; mais cette peinture est comme lecomplément nécessaire du tableau de la cour d’Alfonse ; elleservira ! non seulement à éclairer certaines parties de cettehistoire, mais aussi à faire comprendre comment 80 ans plus tard,cette même cour, complice des violences de Pombal, put effrayerVoltaire lui même qui plaignit un jour les Jésuites martyrisés etdonner au monde 50 ans par avance une image du hideux rêve de93.

Le peuple est étranger aux révolutions ;ce sont les Conti et les Pombal, tyrans mécréants qui engendrent lemécréant bourreau Robespierre !

Aujourd’hui la comédie commença dans lachambre du roi. À la nuit tombante, au moment où l’on apportait leslumières, tous les courtisans arrachèrent à la fois, et d’un communmouvement, les décorations qui couvraient leur poitrine. Alfonselui-même mit bas le cordon du Christ et l’ordre de la Toison d’Or,que lui avait envoyé le vieux roi Philippe d’Espagne, son courtoisennemi. Un de ses gentilshommes lui jeta au cou un cordon toutresplendissant de pierreries et composé d’étoiles à cinq flammes,reliées par des croissants demi-pleins.

À ce signal, on vit briller sur toutes lespoitrines une décoration en forme d’étoile, surmontée d’uncroissant les cornes en l’air. Un héraut, vêtu du costume nocturnede la patrouille, que nous avons décrit au commencement de cerécit, éleva une bannière portant sur champ d’azur les insignes del’ordre et dit :

– Messeigneurs de l’Étoile et duCroissant, le Soleil est vaincu. À vous le monde !

– Comment trouves-tu cela petitcomte ? demanda tout bas Alfonse à Castelmelhor, le nouveauchevalier, qui se tenait debout près de son fauteuil.

– C’est un beau spectacle et uneingénieuse allégorie, sire.

– L’idée est de moi. Mais ce n’estrien ; tu vas voir !

À ces mots, le roi se leva. Ce tristesouverain, qui ne savait pas garder sur son trône le sérieux quiconvient à un homme, trouvait dans ces sortes d’occasions unedignité bouffonne et déplacée.

– Bien que ce ne soit ni la première nila centième victoire que nous remportons sur notre insolentcompétiteur, le soleil, dit-il gravement, nous en éprouvons unejoie vive et sincère. Or, maintenant que le monde est à nous, ils’agit de gouverner avec sagesse, et nous allons nous rendre dansla salle de nos délibérations.

Les courtisans se rangèrent en haie, et le roitraversa la chambre d’un pas solennel, appuyé sur le bras deCastelmelhor. Le héraut agitait devant lui sa bannière. Sur lapremière marche de l’escalier, le roi s’arrêta.

– Seigneurs, dit-il, quelqu’un de vousa-t-il vu notre très-cher Conti ?

Personne ne répondit.

– C’est que, reprit Alfonse, voici cebambin de comte qui remplit sa place à merveille. Je veux mourir sije sais pourquoi Vintimille ne l’a pas fait assassiner…

– C’est un oubli qui se peut réparer, ditentre haut et bas le cadet de Castro.

– Entends-tu cela, petit comte ?C’est très-plaisant. À ta place, je remercierais Castro de sonavis.

Le roi descendit les degrés et s’arrêta encoredevant la porte grande ouverte de la salle desdélibérations. Il lâcha le bras de Castelmelhor.

– Seigneur comte, lui dit-il, nosrèglements ordonnent que vous restiez dehors. On vous introduiraquand il en sera temps.

Alfonse entra suivi de son cortège, etCastelmelhor se trouva plongé subitement dans la plus complèteobscurité. Les portes de la salle s’étaient refermées.

Le jeune comte éprouva un mouvement de vagueinquiétude, et sentit battre violemment son cœur, lorsque deuxmains vigoureuses saisissant les siennes dans l’ombre, les tinrentserrées comme si elles eussent été prises dans un étau.

– Traître ! lâche !menteur ! dit une voix si près de lui qu’il sentit sur sonvisage le souffle d’une haleine.

Il fit un effort pour se dégager, mais le brasqui le retenait jouissait d’une force évidemment supérieure ;il se contint, pensant que c’était là une épreuve faisant partie dela grotesque cérémonie où il lui faudrait jouer un rôle.

– Ton frère souffre, reprit lavoix ; ta mère pleure ; ton père te voit et te maudit… etla fortune d’Inès t’échappe !

– Qui es-tu ? s’écria Castelmelhorconfus et effrayé.

– Je suis celui dont le poignard aeffleuré ta poitrine au bosquet d’Apollon. Aujourd’hui comme alors,ta vie est entre mes mains, et j’ai de nouveaux forfaits à venger…Ne tremble pas ainsi, Castelmelhor. Aujourd’hui, comme alors,j’épargnerai ta vie. Pauvre insensé ! tu as stipulé un prixpour trahir ton frère, et l’on t’enlève le prix de tatrahison !

– Qui que tu sois,explique-toi !

– Ce soir, quand tu auras consommé tondéshonneur, quand l’étoile de la honte brillera sur ta poitrine,esquive-toi, seigneur comte ; va frapper à la porte de lamaison de tes pères, et tu verras si la femme dont les titres etles richesses ont tenté ton cœur avide est encore en tonpouvoir.

– Inès enlevée ! s’écria dom Louisen proie à l’agitation la plus violente.

– Pas encore, et tu pourrais lasauver.

– Qu’on introduise le postulant !dit à l’intérieur la voix éclatante du héraut.

– Vite ! reprit Castelmelhor,réponds ; comment la sauver ? comment faire ?

– Quitte le palais, rends toi sur l’heureà l’hôtel de Souza…

– Ouvrez les portes ! dit encore lavoix du héraut.

– Va ! il est temps encore.

Castelmelhor hésita une seconde.

– Va donc ! répéta la voix.

– Je ne te crois pas, murmura lecomte ; prouve-moi…

Une clef joua bruyamment dans la serrure de lagrand’porte, qui s’ouvrit aussitôt.

Le vestibule fut inondé de lumière.Castelmelhor put voir près de lui Balthazar, qui avait redressé sagrande taille et lui montrait la porte d’un geste plein demépris.

– Entre, chevalier déloyal, dit-il, cœurdégénéré ! Un autre que toi veillera sur la fiancée deVasconcellos !

Les trompettes de la patrouille firententendre une fanfare, et deux chevaliers du Firmament vinrentprendre Castelmelhor, qui entra pâle et la mort au cœur. Balthazarentra, lui aussi ; il avait son costume de Fanfaron du Roi.Ascanio, qui se tenait au premier rang de la députation descavaliers, lui fit un signe de bienveillante protection.

On se figurerait difficilement une décorationplus splendide que celle de la salle où fut ainsi introduitCastelmelhor. Alfonse, malgré la différence totale des mœurs, noussemble avoir eu quelques traits de ressemblance avec le bon roiRené d’Anjou. Sil n’eût été constamment mal conseillédurant tout le temps de son règne, il aurait été, non pas un grandmonarque ni même un monarque estimable, mais un de ces débonnaireset faibles souverains auxquels l’histoire, en les blâmant, accordequelque sympathie.

Alfonse, comme René d’Anjou, avait en lui lesentiment intime du beau artistique. Il protégea chaudement lesmédiocres peintres qui florissaient alors à Lisbonne, et montra uneintelligence remarquable dans la restauration qu’il fit des vieuxmonuments portugais. Sa musique, qu’il ne nommait point, comme lesautres rois, sa chapelle, mais son bal, étaitcomposée d’exécutants choisis et appelés à grands frais de toutesles parties de l’Europe. Enfin, pour dernier trait de ressemblance,Alfonse faisait aussi des vers. Il est à peine besoin d’ajouterqu’il eût mieux fait de s’en abstenir.

Quoi qu’il en soit, des qu’il s’agissait defaire preuve de goût artistique, Alfonse devenait un autre homme.Trop étourdi pour songer à la dépense, il jetait l’or à pleinesmains, et poursuivait sans sourciller l’exécution des plans lesplus coûteux.

La salle où se tenait l’assemblée deschevaliers du Firmament semblait, en effet, le palais du dieu de lanuit. La voûte représentait le ciel, diapré de constellationsdiverses, et, immédiatement au-dessus du trône royal, untransparent, doucement illuminé, figurait un gigantesque croissant.Les insignes de l’ordre brillaient partout sur les tentures develours azuré ; les meubles et les tapis offraient les mêmesreprésentations. Toutes ces étoiles, scintillant aux feux de cinqgrands lustres et d’une multitude de candélabres, éblouissaient lavue. On se croyait transporté dans la retraite de quelque géniedont le pouvoir surpassait l’imagination de l’homme.

Au fond, un rideau de velours couvrait uneniche où, en guise de saint, on avait placé Bacchus avec sesattributs païens. Ce rideau ne devait s’ouvrir que dans lescirconstances solennelles.

Alfonse jouit quelque temps de l’étonnement deCastelmelhor à la vue de tant de magnificences ; puis, serenversant sur son fauteuil, placé au haut d’une estraderecouverte, comme tout le reste, de velours étoile, ildit :

– Approchez, seigneur comte, nous avonsfait prévenir notre cher Conti, afin qu’il soit lui-même votreparrain… Mais comme tu es pâle ! À coup sûr, ce bambin a eupeur dans l’antichambre, où nous l’avons laissé sans lumière…

Un éclat de rire universel accueillit cettesaillie d’Alfonse. Castelmelhor rougit d’indignation et ne réponditpas.

– Or çà, continua le roi, notre cherVintimille prend les façons d’une tête couronnée : il se faitattendre. Qui de vous, seigneurs, veut être parrain à saplace ?

Personne ne bougea, tant on craignait lacolère du favori. Mais le roi ayant répété sa demande, un simplechevalier sortit des rangs des Fanfarons et vint se placer au piedde l’estrade, où il exécuta une douzaine de courbettes consécutivesavec un inimitable aplomb.

– S’il plaît à Votre majesté, dit-il enmettant son feutre sous le bras, je suis l’intime ami de cetrès-cher seigneur Antoine Conti de Vintimille, et je me ferai unplaisir de le remplacer.

– Comment vous nomme-t-on, l’ami ?demanda le roi.

– Ascanio Macarone dell’Acquamonda, sire,pour servir Votre Majesté sur terre, sur mer, ailleurs, aussi biencontre les Maures que contre les chrétiens, et tout prêt à passersa propre épée au travers de son propre corps, à cette fin demontrer la dix-millième partie de son ardent et incommensurabledévouement pour le plus grand roi du monde !

Le beau cavalier de Padoue prononça cettepériode sans reprendre haleine.

– Voilà, dit Alfonse, un plaisantoriginal, et il ne fallait rien moins que cela pour compenserl’expression lugubre de la physionomie du petit comte. Comte,veux-tu de cet homme pour ton parrain ? Il parle bien.

– Est-il noble ? balbutiaCastelmelhor.

– Que mes glorieux ascendants vouspardonnent cette question, dom Louis de Souza ! s’écria lePadouan en levant les yeux vers le ciel. Ce fut mon trisaïeul quifit le roi François de France prisonnier à la bataille de Pavie, etle frère de ce vaillant soldat était chevalier de Rhodes, à tellesenseignes qu’il sauva le grand maître Philippe de Villiers del’Isle-d’Adam, dont les illustres seigneurs qui m’entourent n’ontpoint été sans entendre parler quelquefois par hasard.

– Bien trouvé, sur ma parole !s’écria le roi. Dites-moi, seigneur Ascagne, n’êtes-vous pointparent, du pieux Énée et de son fils, qui portait le même nom quevous ?

– J’ai toujours pensé, sire, réponditsérieusement Macarone, que c’était là une grave lacune dans lestitres de ma famille. Le fait est qu’ils ne remontent que jusqu’autemps de Tarquin l’Ancien, cinquième roi de Rome : c’est unmalheur.

– Allons petit comte, dit Alfonse, danstoute la chrétienté tu ne trouverais pas un meilleur gentil homme.Donne-lui l’accolade, et commençons.

Macarone quitta aussitôt le pied de l’estradeet s’avança vers Castelmelhor en tendant le jarret et imitant deson mieux les allures de crânerie affectée qu’il avait admirées àla cour de France où il avait été réellement laquais de quelquegrand seigneur.

Le beau cavalier de Padoue avait faitsomptueuse toilette. Sa main ne s’agitait qu’en soulevant un flotde dentelles, et le panache démesurément long de son feutrebalayait le parquet à chaque pas. Son visage était radieux. Safortune subite et le fonds qu’il faisait sur les promesses de Contilui avaient littéralement tourné la tête. Castelmelhor, le toisad’un regard hautain. À la vue de cette mine de bravache, sonpremier mouvement fut de tourner le dos avec mépris : mais,trop avancé pour reculer, il tendit sa joue avec une répugnancevisible qui réjouit fort Sa Majesté. Macarone se pencha d’une façontoute galante et donna l’accolade.

En levant les yeux, Castelmelhor put voir deloin le regard de Balthazar attaché sur lui avec une expression demépris et de pitié.

Nous passerons sous silence une multituded’épreuves bizarres que le postulant fut obligé de subir, ainsiqu’un long et paternel discours d’Alfonse, qui obtint, comme deraison, les applaudissements de l’assemblée.

L’impatience dévorait Castelmelhor, une sueurfroide découlait de son front. Non-seulement il souffrait de cettesérie d’humiliations qu’on lui imposait devant cette foule où pasun, excepté le roi, n’était son égal ; mais il songeait auxparoles de Balthazar, et tremblait que toute cette honte ne fût enpure perte.

Macarone, au contraire, se complaisait dansson office ; il ne faisait grâce ni d’une formule ni d’uneformalité. Or, il y en avait beaucoup, car ces cérémonies,destinées, comme nous l’avons dit, à divertir le roi,travestissaient à la fois les us et coutumes des associationssecrètes d’Allemagne, d’Angleterre et d’Italie, et les anciennestraditions chevaleresques. On avait mêlé à tout cela des pratiquesqui rappelaient l’origine de l’ordre, c’est-à-dire des assautsd’escrime, de barre, de lutte corps à corps, etc. C’était, on s’ensouvient, par leur habileté dans ces exercices que les frèresConti, véritables instigateurs de ces bouffonneries, s’étaientinsinués auprès du roi.

Castelmelhor, à bout de patience, contenait àgrand’peine son dégoût, lorsqu’un incident vint mettre un terme àson martyre et lui épargner les dernières épreuves. Conti entratout à coup dans la salle, traversa précipitamment la foule ets’élança vers l’estrade royale.

– Tout va bien, murmura-t-il en passant àl’oreille d’Ascanio.

Puis, franchissant les degrés, il mit un genouen terre et parla au roi à voix basse.

Alfonse le reçut d’abord d’un visage sévère,mais il paraît que le favori sut expliquer son absence d’unemanière satisfaisante, car le front d’Alfonse se dérida tout àcoup.

– Ainsi, tu as fait une battuepréparatoire ? demanda-t-il en se frottant les mains.

– Que votre majesté me permette de luiparler en quelques mots de mon entrevue avec la reine sa mère,répliqua le favori.

– Demain, Vintimille, demain, tu meparleras de cela. Ce soir, il s’agit de la chasse ; yaura-t-il du gibier ?

– Le gibier est trouvé, sire, et je saisoù le relancer.

– Quelle ramure ?

– Un cerf dix cors : la perle deLisbonne, la perle du Portugal peut-être, mais il faut sehâter.

– Au diable la réception, alors !…Comte, nous te faisons grâce de la coupe des goinfres du roi, quicontient six pintes de France, et du saut de l’épée, que nous seul,en l’univers, savons fournir d’une façon passable. Avanceici !

Castelmelhor monta les degrés, toujours suividu cavalier de Padoue, son parrain. Alfonse se leva et fit un signeà Conti, qui tira le rideau de velours dont nous avons parlé. Lastatue de Bacchus apparut splendidement illuminée.

– Seigneur comte, reprit le roi, vousjurez fidélité à Bacchus, fils de Jupiter et de Sémélé, notrejoyeux patron ?

– Je le jure, dit dom Louis en essayantde sourire.

– Vous jurez de garder un secretinviolable sur tout ce que vous venez de voir et d’entendre.

– Je le jure, dit encore dom Louis.

– Vous jurez, et c’est le principal, derefuser le secours de votre épée à toute créature inférieurec’est-à-dire au sexe féminin que l’ancienne chevalerie n’avait pashonte de servir : c’est à savoir, dames, demoiselles, duègnes,bourgeoises, sans distinction de noblesse ou de roture, en tantqu’elle sera poursuivie dans la forêt de Lisbonne par vos frères,les chevaliers du firmament, fût cette femme votre mère ou votrefiancée ?

Conti attacha sur le malheureux jeune homme unregard sardonique. Castelmelhor recula et garda le silence.

– Jure pour lui, seigneur Turnus, Diomèdeou tout autre nom héroïque : j’ai oublié le tien.

Ascanio se hâta de faire le sermentdemandé.

– Écrivez qu’il a juré, dit le roi augreffier chargé de rédiger procès-verbal de toutes ces misères.

Puis, saisissant l’épée d’Ascanio, il endéchargea un grand coup sur l’épaule de Castelmelhor, en riant àgorge déployée, et s’écria :

– Au nom de Bacchus, et de parmonseigneur Silène, bambin de comte, je te fais chevalier !…En chasse seigneurs, tayaut ! tayaut !

Les trompettes exécutèrent un bruyantdépart et la foule, le roi en tête s’écoulatumultueusement. Ascanio courut rejoindre Balthazar.

– Voici le moment d’agir, mon brave,dit-il ; suis-moi et tiens-toi prêt.

Balthazar le suivit en silence.

Castelmelhor était resté agenouillé surl’estrade, étourdi, affolé, par ce qui venait de se passer. Maislorsque les derniers sons de la fanfare eurent cessé de retentir àson oreille, il s’éveilla brusquement.

– Est-ce trop d’un trône, murmura-t-il,pour payer tant d’ignominies ! Alfonse ! Alfonse !je serai ton favori d’abord, puis…

Il n’acheva pas, mais l’éclair d’orgueil quibrilla dans son regard eût été, pour un tiers, une traductionsuffisante de sa pensée ambitieuse.

Au lieu de suivre la chasse royale, il fitseller un cheval et prit au grand galop le chemin de l’hôtel deSouza.

XIII – LA CHASSE DU ROI

Nous avons laissé dona Ximena, comtesse deCastelmelhor déterminée à implorer les secours de la reine mère,pour faire révoquer l’exil de Simon de Vasconcellos et l’ordre quiforçait dona Inès de Cadaval à prendre Castelmelhor pour époux.Bien qu’elle eût pour coutume de se rendre tous les soirs aucouvent de la mère de Dieu, résidence habituelle de Louise deGuzman, elle ne put mettre son dessein à exécution le jour même.Elle aimait tendrement ses deux fils : L’idée de voir domLouis se couvrir de honte l’avait frappée au cœur d’un coup siviolent, qu’une fièvre ardente la saisit.

Tant que dura la nuit, la veuve de Jean deSouza demeura en proie à de poignantes pensées. Cette entrevue avecla reine, qui lui était apparue comme une chance de salut,l’effrayait maintenant.

Dona Louise de Guzman avait, pour son filsaîné, un si profond amour ! son ignorance des déportements dece pauvre prince était, grâce à sa réclusion, si entière !Elle allait donc, elle, Ximena, l’amie et la confidente de sasouveraine, changer brusquement son repos en souffrance, et remplird’amertume les derniers jours de sa vie !

Cette idée redoublait sa fièvre. D’un autrecôté, qui, sinon la reine, pouvait la protéger contre le roi ?Ne trouvant aucun moyen de sortir de cette cruelle alternative, lacomtesse sentait sa tête se perdre. Ses inquiétudes au sujet deSimon, calmées un instant par Balthazar, qui était revenu à l’hôtelpour annoncer la mise en lieu sûr du jeune homme, se présentaient àson esprit, plus vives et plus tenaces durant ces heuresd’angoisses. Le jour la trouva éveillée, souffrant et méditantencore.

Enfin sa fièvre se calma. Elle adressa au cielune fervente prière et s’affermit dans sa résolution d’aller sejeter aux pieds de la reine, tout en se promettant de ménager lecœur de cette malheureuse mère et d’épargner près d’elle Alfonseautant que possible.

Quand vint l’heure où elle avait coutume de serendre au couvent de la mère de Dieu, elle se leva, et bien quefaible encore, elle monta dans sa litière avec dona Inès.

D’ordinaire, dona Ximena, en descendant de sachaise, était introduite sur-le-champ chez la reine ; mais,cette fois, les femmes de dona Louise lui refusèrent la porte.Cette dernière était depuis plus de deux heures en conférence avecdeux de ses conseillers intimes et un messager du roi. La comtesseprit un siège dans le parloir qui précédait la chambre de la reineet attendit. Ce messager du roi n’était autre que Antoine Conti deVintimille, qui avait rempli le blanc-seing à lui remis par Alfonseet venait signifier à la veuve de Jean IV que le roi, majeurdepuis plusieurs mois, entendait désormais régner par lui-même etrequérait que sa mère se démit solennellement de son autorité derégente pour lui confier le sceau et la couronne dans les formesvoulues, en présence des grands de Portugal.

La reine, à la lecture du factum de son fils,avait été surprise d’abord, puis ravie. Depuis longtemps ellesoupirait après le moment qui devait la décharger du poids desaffaires publiques et lui permettre de se consacrer à Dieu toutentière. Néanmoins, dans une circonstance si grave, elle ne crutpoint devoir assumer sur elle seule la responsabilité de sadétermination, et envoya quérir son confesseur, dom Miguel de Mellode Torres, grand chantre de l’église cathédrale de Lisbonne, et lemarquis de Saldanha, ses deux conseillers ordinaires.

Le marquis de Saldanha parent et ami du feucomte de Castelmelhor, était un vieillard austère et juste, maisdont l’intelligence, naturellement peu développée ou affaiblie parl’âge, n’était point à la hauteur de la tâche qu’allait lui imposersa souveraine.

Dom Miguel de Mello, au contraire, était unprêtre aussi savant que sage, qui n’avait point été étranger à larésistance que Jean de Souza avait faite autrefois contrel’alliance anglaise, et dont la sagacité était souvent venue enaide à Jean IV dans les crises difficiles qui suivirent sarentrée au trône de ses pères.

Saldanha aimait la reine au point de réglerson opinion exclusivement sur sa volonté ; dom Miguel aimaitassez son pays pour s’exposer à mécontenter temporairement saroyale maîtresse, lorsqu’il croyait, en le faisant, servirl’intérêt public.

Conti exposa de nouveau, devant ces deuxconseillers, le bon plaisir du roi, et donna lecture du factum.Saldanha fut tout de suite d’avis qu’il fallait obtempérer auxdésirs d’Alfonse, lequel avait droit de prendre en main les rênesdu gouvernement, aux termes des lois et constitutions portugaises.Miguel de Mello combattit vivement cette opinion. Sans prétendrecontredire les droits avérés d’Alfonse, il conjura la reine deconvoquer les États du royaume, afin d’aviser à ce qu’il était bonet convenable de faire dans cette circonstance décisive.

– Sil m’était permis d’exprimer monopinion en présence de Sa très-illustre Majesté, dit Conti, jeferais observer que cet avis, adopté, ne serait rien moins qu’unappel aux factions qui divisent le Portugal, et que dom Philipped’Espagne lui-même ne donnerait pas un autre conseil.

– Seigneur Conti, répondit sévèrement domMiguel, il est des circonstances où le conseil d’un mortel ennemivaut mieux que celui d’un ami déloyal. S’il y avait à la courd’Alfonse VI un personnage de moins, – ce personnage, c’estvous, seigneur, – mon avis serait que la reine remit, dès ce soir,son autorité aux mains du roi son fils.

Conti appela sur sa lèvre un sourire insolentet se prépara à répondre.

– Paix, seigneur, dit la reine.

Il y avait chez Louise de Guzman une dignitési vraie, si royale, que le favori baissa la tête aussitôt et gardale silence.

– Marquis de Saldanha, et vous, Miguel deMello, reprit la reine, je vous remercie. Comme vos avis sontpartagés et que j’ai en vous deux une égale confiance, je medéciderai d’après une autre inspiration.

Elle traversa la chambre d’un pas ferme etalla s’agenouiller sur son prie-Dieu, où elle demeura quelquesminutes comme absorbée. Quand elle se leva, sa résolution étaitprise.

– Dom Miguel de Mello de Torres,dit-elle, nous vous donnons charge de convoquer pour demain, àl’heure de midi, l’infant notre fils, les ministres d’État,titulaires, conseillers, gouverneurs de châteaux et villes,seigneurs de terres, gentilshommes, ecclésiastiques, chefs d’ordreet prévôts de la bourgeoisie qui se trouvent actuellement dansLisbonne. Devant tous ces dignitaires rassemblés, au lieu et placedes états généraux du royaume, comme il est prescrit par lesconstitutions pour les cas d’urgence, nous énoncerons notrevolonté.

Elle tendit sa main, que le marquis baisarespectueusement. Dom Miguel s’inclina en croisant ses bras sur sapoitrine ; tous sortirent, suivis de Conti. En traversant leparloir, le favori aperçut la comtesse Ximena et l’héritière deCadaval.

– C’est jour de bonheur !pensa-t-il, dona Inès est hors de l’hôtel de Souza et va traverserde nuit la forêt de Lisbonne… en pleine chasse ! DemainAlfonse sera le maître absolu du Portugal, et moi, je serai lemaître d’Alfonse : ce soir je m’empare de la femme qui servirade dernier échelon à ma fortune, et je me venge en même temps decet odieux Castelmelhor, qui menace de m’enlever la faveur du roi…C’est jour de bonheur.

Il remonta dans son carrosse, et reprit,ventre à terre, le chemin d’Alcantara.

Pour la comtesse, elle resta longtemps encoredans le parloir, espérant que la reine la ferait appeler. Mais donaLouise, absorbée par la grande résolution qu’elle venait deprendre, priait et méditait. Une de ses femmes vint cependant direà la comtesse que la reine ne la recevrait point ce soir.

Les deux dames regagnèrent leur litière ;le couvre-feu était sonné et nulle lumière ne brillait plus dansles rues. Au loin, par la ville, on entendait un bruit étrange etqui eût été inexplicable à pareille heure, partout ailleurs qu’àLisbonne ; c’était comme une fanfare de chasse, interrompue,puis reprise. Chaque fois que le cortège de la veuve de Souzapassait devant une des rues qui mènent au faubourg d’Alcantara,quelques notes éclataient brusquement. La rue passée, onn’entendait plus rien.

Pour ceux qui connaissaient les mœurs de lacour, c’était là un avant-coureur terrible et trop significatif.Mais les gens de Souza arrivaient, comme leur maîtresse, du châteaude Vasconcellos ; ils écoutèrent avec distraction et ne sepressèrent pas. Ils étaient au nombre de douze, outre les porteurs,bien armés et montés, et croyaient n’avoir rien à craindre dans uneville paisible, à cette heure peu avancée de la nuit.

Cependant le bruit approchaitrapidement : on pouvait maintenant distinguer les pas deschevaux. Au détour d’une rue, les cavaliers de Souza virentsoudain, à cent pas en avant, une douzaine d’hommes à cheval,courant au grand galop, en agitant des torches. En même temps,quelques bourgeois, rendus de fatigue et de frayeur, passèrententre la litière et la muraille en criant :

– Sauve qui peut… la chasse duroi !

Ce cri n’était que trop célèbre. Le cortège deSouza comprit enfin le danger et voulut rebrousser chemin. Iln’était plus temps. Les cavaliers, qui l’avaient aperçu,éteignirent aussitôt leurs torches en criant : Tayaut !tayaut ! Au même instant une escouade de Fermes, ou gens depied de la patrouille, arriva de l’autre côté de la rue, et lalitière se trouva environnée de toutes parts.

Le premier choc des Fanfarons à chevalarrivant à toute bride mit le désordre dans la petiteescorte ; mais c’étaient tous vieux et braves soldats, ancienscompagnons d’armes du comte Jean ; ils se reformèrentpromptement. Les quatre porteurs, quittant leurs bâtons, tirèrentl’épée, afin de défendre la portière de la chaise. La mêlée étaitvive, sanglante, et menaçait de se prolonger, car l’obscuritécomplète favorisait le petit nombre ; mais bientôt, des deuxcôtés de la rue, de bruyantes fanfares annoncèrent l’arrivée denouveaux assaillants.

La comtesse, toujours ferme et intrépide,avait mis la tête à la portière.

– Que signifie cette indignité,seigneurs ? dit-elle.

– Tayaut ! tayaut ! répondit àquelque distance la voix aigre d’Alfonse VI lui-même.

– Vous ne savez pas à qui vous vousattaquez, reprit dona Ximena, je suis la comtesse deCastelmelhor.

– Oh ! oh ! s’écria le roi, cebambin de comte ne nous avait pas dit qu’il fût marié. C’esttrahison à son âge… Tayaut ! tayaut !

Et le combat continua, animé par les crisexcitants du roi et des chefs de la patrouille.

Plusieurs des Champions de la comtesse étaienttombés ; les bras des autres commençaient à se lasser,lorsqu’un homme de taille gigantesque, et portant le costume desFanfarons du roi, rompit leur ligne et, faisant sauter l’épée del’un des laquais qui défendait encore le flanc de la litière,secoua violemment la porte et l’ouvrit. Il avança la tête àl’intérieur.

Dona Inès se rejeta en arrière avec horreur.La comtesse elle-même ne put s’empêcher de trembler.

– Laquelle de vous est la fiancée deSimon de Vasconcellos ? demanda le nouveau venu.

– Prétendriez-vous enlever l’héritière deCadaval ? s’écria la comtesse.

– Pourquoi pas ? prononça froidementle Fanfaron du roi.

Dona Ximena se souvint d’avoir entend cettevoix et ce mot quelque part ; mais dans ce moment de troubleet de terreur, elle n’essaya pas de rassembler ses souvenirs, et semit en avant, pour faire à sa pupille un rempart de son corps.

– Pourquoi pas, répéta Balthazar, s’iln’y a que ce moyen de la sauver ? Hâtons-nous, mesdames, letemps presse, et je ne puis sauver que la fiancée de Simon deVasconcellos.

– Qui êtes-vous ?

– Vous ne savez pas mon nom, car je vousai envoyé un billet qui contenait un bon avis, et cet avis, vousl’avez méprisé, puisque vous voilà. Je pense bien que vous êtes lamère, vous qui venez de parler, mais on n’y voit goutte et jecrains de me tromper. Répondez !

La victoire, cependant, était restée auxchasseurs nocturnes, et l’autre portière fut brusquementouverte.

– Où est notre très-cherVintimille ? disait Alfonse. Sonnez la mort, fanfares… C’esttrès-plaisant !

– Ma fille ! ma pauvre enfant !s’écria la comtesse navrée.

Un bras puissant la repoussa de côté. Quandelle se retourna, Inès n’était plus dans la voiture.

Les torches avaient été de nouveau allumées.Il se faisait un assourdissant fracas de jurements, de cris, defanfares et de gémissements. La comtesse se précipita à laportière, cherchant des yeux Inès de Cadaval. Voici ce qu’ellevit.

À vingt pas d’elle, un homme de grande taille,dont elle ne put découvrir le visage, tenait dona Inès d’une mainet une longue épée de l’autre. Il était entouré d’une foulecompacte qui riait, trépignait et cherchait à lui arracher saproie.

– Pitié ! seigneurs, pitié !cria la comtesse défaillante ; c’est ma fille : tuez cethomme qui m’a volé mon enfant !

Mais sa voix se perdait dans le tumulte.

Balthazar, nous avons déjà dit que c’étaitlui, repoussait tranquillement les efforts de ses camarades. Ilprenait son temps et guettait le moment où la foule allaits’éclaircir. La comtesse regardait avec un effroi mortel tous ceshommes qui, la face rougie par la lueur des torches, semblaientautant de démons conjurés contre la pauvre Inès ; elleregardait toujours néanmoins et ne perdait pas tout espoir.

– Le roi, se disait-elle, le roi vavenir.

– Belle dame, dit à ce moment Alfonse,qui s’impatientait à l’autre portière, ne nous montrerez-vous pointvotre charmant visage ?

Il voulut prendre sa main.

– Arrière ! s’écria dona Ximenaretrouvant toute son énergie. Qui es-tu pour toucher la main de laveuve de Jean de Souza ?

– Seulement le fils de son amiJean IV de Portugal, répondit Alfonse avec une ironiquehumilité.

– Le roi ! murmura la comtesseatterrée.

– Laissez passer le gibier du roi !cria en ce moment la voix tonnante de Balthazar, qui bondit enavant.

Dona Ximena tourna la tête et ne vit plusInès.

– Enlevée ! dit-elle, et c’est vous,vous, le roi ! Ah ! maudit soistu, indignefils d’un grand prince !

Et, sa force l’abandonnant avec sa dernièreespérance, elle tomba évanouie au fond de sa chaise.

Un grand tumulte se faisait à l’endroit oùnous avons laissé Balthazar. Celui-ci, en effet, voyant que lafoule, loin de diminuer, augmentait sans cesse autour de lui, pritson parti tout à coup et poussa le cri qu’avait entendu lacomtesse.

En même temps, brandissant sa lourde épée, ils’élança au plus fort de la foule, qu’il perça en ligne droite,comme un boulet de canon percerait les pousses jeunes et serréesd’un épais taillis.

De temps à autre, chaque fois qu’un hommeessayait de lui faire obstacle, il répétait son cri :

– Laissez passer le gibier duroi !

Et chaque fois que son arme levée tombait,l’obstacle tombait aussi.

Bientôt il se trouva dans une rue sombre etdéserte.

Il n’y avait plus personne devant lui, mais unhomme le suivait encore.

– Attends-moi donc, attends-moi donc, monbrave ! criait celui-ci. Les preux de l’Arioste, mon divincompatriote, n’étaient que des enfants auprès de toi. Oh ! labonne comédie ! et comme tu les malmenais, mon excellentcamarade !… Or çà, arrête un peu que je puisse souffler etrire à mon aise.

Balthazar faisait la sourde oreille et couraittoujours.

– Arrête donc ! reprenaitl’autre ; ne reconnais-tu point ton bon compagnon AscanioMacarone, qui t’a promis vingt pistoles neuves et qui a grande hâtede te les compter ?… Arrête donc !

Balthazar ne s’arrêtait point. Ascaniocommença à concevoir des soupçons, car son bon compagnonne courait point dans la direction d’Alcantara, mais bien danscelle de la ville basse. Il redoubla d’efforts. Quelle que fût lavigueur de Balthazar, son fardeau retardait sa course et l’Italienl’eut bientôt atteint.

– As-tu perdu l’esprit, mon excellentcamarade ? dit-il en se plaçant devant lui de manière à luibarrer le passage ; je crois que le combat de géants que tuviens de soutenir t’aura donné le transport. Tourne bride, coursierfougueux ; nous avons une longue traite à faire avantd’arriver au palais.

– Vous allez au palais, vous ?demanda tranquillement Balthazar, qui déposa son fardeau sur unbanc de pierre pour reprendre haleine.

– Sans doute, avec toi, mon brave,répondit le Padouan.

Inès avait perdu connaissance, mais lafraîcheur de la pierre où Balthazar l’avait déposée lui fitreprendre ses sens.

– Ma mère… Simon ! sauvez-moi,murmura-t-elle.

– Tranquillisez-vous, senora, ditBalthazar, vous êtes désormais sous ma garde, et je suis le plusfidèle serviteur de Vasconcellos.

– Merci, oh ! merci ! ditencore Inès, dont les yeux se refermèrent.

– Ce colosse est un trésor ! pensaMacarone ; il frappe comme Hercule et ment presque aussi bienque moi… En route, mon brave, reprit-il tout haut.

– Seigneur Ascanio, répondit Balthazar,je ne suis pas le même chemin que vous.

– Je prendrai celui que tu voudras, moncamarade… en route !

– Je prendrai, moi, celui que vous neprendrez pas, seigneur Ascanio.

– Plaisantes-tu ? s’écria celui-ci,dont les soupçons revinrent.

– Je plaisante rarement, et jamais avecles gens de votre sorte. Vous venez d’entendre ce que j’ai dit àcette jeune dame ; c’est la vérité.

Ascanio regarda en dessous Balthazar et crutqu’il n’était point sur ses gardes. Faisant glisser subtilement sonstylet jusque dans sa main, il visa et lança son arme droit au cœurdu trompette. Par malheur pour Macarone, ce dernier, malgré son aird’indifférence, n’avait pas perdu un seul de ses gestes, il fit unmouvement de côté ; le stylet alla s’enfoncer profondémentdans les battants de chêne d’un portail voisin. Avant que l’Italieneût pu prendre la fuite, Balthazar lui appliqua sur le crâne uncoup du plat de son épée, et le renversa, étourdi, sur le pavé.

Cela fait, il reprit son fardeau et sacourse.

Le roi, cependant, était resté à l’endroit oùnous l’avons laissé, auprès de la litière de la comtesse. Il avaitavancé la tête à l’intérieur et reconnu que dona Ximena étaitseule. Quelques secondes après, Conti vint lui apprendre d’un airsingulièrement confus et affligé, que la plus jeune des deux damess’était échappée. Sous cette apparence chagrine, le favori cachaitune joie qu’il avait peine à contenir ; il croyait l’héritièrede Cadaval en sa puissance. Par le fait, ses mesures avaient étéparfaitement prises, et l’expédient du beau cavalier de Padoueaurait dû réussir suivant toutes les probabilités. Par malheur, onavait compté sans Balthazar.

– Ami Vintimille, dit le roi en bâillant,la mère de ce bambin de comte dit que tu me déshonores, et moi, jecrois que tu ne sais plus m’amuser.

Tous les différents postes qu’on avaitembusqués dans les carrefours des rues comme s’il se fût agi d’unevéritable chasse en forêt, se trouvaient alors réunis à cette haltegénérale, et Conti put voir que cette marque publique de défaveuramenait un sourire sur presque toutes les lèvres.

Il se consola en pensant à son duché deCadaval. Inès, en ce moment, était sans doute en sûreté dans lesappartements qu’il occupait au palais, et le fidèle Ascanio luichantait les louanges du puissant seigneur de Vintimille, quil’avait tirée de vive force des mains du roi, au péril de savie.

– Quand un pareil conte a-t-il manqué soneffet sur le cœur d’une jeune fille ? se disait le favori. Jevais lui apparaître comme un héros, comme un dieu…

– Tu ne sais plus rien faire de bouffon,reprit le roi ; il y a un siècle que je ne t’ai entendu jurerpar tes nobles ancêtres ; c’était très-plaisant.

– Votre Majesté a le droit de railler sondévoué serviteur, dit Conti, dévorant son dépit ; veut-elleque nous poursuivions la chasse ?

Le roi bâilla à se démettre la mâchoire ;c’était un terrible symptôme.

– Je veux dormir, dit-il. Tu es un bonserviteur, Conti ; mais tu n’es pas le fils dequelqu’un (hidalgo) et tu te fais ennuyeux… Ce bambin de comtea plus d’esprit dans son petit doigt que toi dans toute tapersonne.

– Sire… voulut dire Conti.

– Tes nobles ancêtres ne t’ont rienlaissé qu’un peu d’effronterie ; Jean, ton frère, valait mieuxque toi ; mais il ne valait pas grand’chose… Va-t-en, et nereviens plus, mon bon ami, j’ai assez de toi.

Conti s’inclina profondément. Les courtisans,partagés entre l’aversion qu’ils avaient pour le favori, et lacrainte que le roi n’eût oublié le lendemain matin ce momentd’humeur, lui ouvrirent passage avec un froid respect.

– Demain, Alfonse régnera ! sedisait Conti avec rage, en prenant la route d’Alcantara, et il mechasse ! J’ai travaillé pour un autre !

– Et maintenant, reprit le roi, qu’onm’amène ce bambin de comte, mort ou vif ! je le veux ! ilm’amuse… Sûrement, cette dame qui est là dans ce carrosse ne peutêtre sa femme, puisqu’on me fit signer hier certain ordre. C’est samère, seigneurs, je l’ai deviné : il faut que la comtesse deCastelmelhor soit reconduite à l’hôtel de Souza avec tous leshonneurs convenables, et qu’on lui fasse des excuses en notre nomroyal : Ceci, à cause de ce bambin de comte qui auraitpeut-être l’idée de se fâcher… Notre litière, et enroute !

XIV – PROUESSES DES BOURGEOIS DELISBONNE

Dans la salle de l’hôtel de Souza, où déjànous avons introduit le lecteur, le comte de Castelmelhor et Simonde Vasconcellos étaient réunis. Simon avait attendu Balthazar toutle jour. Ne le voyant point revenir, et ne pouvant plus maîtriserson inquiétude, il s’était enveloppé dans son manteau à la nuittombante, et avait pris le chemin de l’hôtel de sa mère. Lorsqu’ilarriva, la comtesse était partie. Sur une table était un billettout ouvert, le billet que Balthazar prisonnier avait dépêché parsa femme à Dona Ximena. Simon le lut.

Il attendit une heure, seul, en proie àl’agitation la plus vive. Au bout d’une heure la portes’ouvrit ; Castelmelhor entra.

Le nouveau favori était pâle, et son regardégaré accusait le désordre de sa pensée. À la vue de Simon, ilrecula comme frappé de la foudre.

– Vous ici ! murmura-t-il.

– Remettez-vous, dom Louis, dit Simonavec calme ; ce n’est pas de moi que vous avez à craindre desreproches. Où est notre mère ? où est Inès ?

– Vous me le demandez ? réponditCastelmelhor. On vient de me dire qu’Inès m’était enlevée, et jevous trouve ici…

– Enlevée ! répéta Vasconcellos.

– Ce n’est donc pas par vous ?

– Mon frère, dit Simon, dont la voixtrembla, vous avez voulu me faire bien du mal ; Dieu veuilleque ce mal ne retombe pas sur la tête de dona Inès !

– Qui vous fait supposer ?…

– Ce billet écrit à ma mère lui conseillede se tenir sur ses gardes, de veiller sur Inès, et surtout de nepoint quitter l’hôtel… Ma mère est sortie. Vous-même, nem’avez-vous pas dit tout à l’heure en parlant d’Inès : elleest enlevée ?

– C’est un faux rapport, sansdoute ; un homme que je ne connais pas, un de ces misérablesqui portent la livrée nocturne d’Alfonse…

– Vous êtes bien sévère pour ceux quiportent la livrée du roi, dom Louis, interrompit Vasconcellos.

En même temps il toucha du doigt l’étoile quibrillait sur la poitrine de son frère. Castelmelhor l’arrachavivement et la foula aux pieds. Simon secoua la tête.

– Une autre fois, dit-il, vous l’ôterezavant d’entrer sous le toit de nos pères. Mais que vous a dit cethomme ?

– Il m’a dit… c’était un mensonge !cet homme est mon ennemi ; il a levé hier son poignard contremoi.

– Ah ! fit Simon en regardantCastelmelhor en face : et ne leva-t-il point le poignardcontre vous parce que vous lui aviez volé son secret en prenant lenom de votre frère ?

Dom Louis baissa les yeux sans répondre.

– Cet homme, est votre ennemi, en effet,seigneur comte, reprit Vasconcellos, car il a jugé infâme qu’unfrère mît sous ses pieds le bonheur de son frère, afin de s’enfaire un échelon pour monter jusqu’à la fortune. Mais ce qu’il vousa dit est vrai ; cet homme ne sait point mentir.

– Alors, murmura Castelmelhor, Inès estperdue !

Vasconcellos demeura immobile près de lafenêtre, et dom Louis continua d’arpenter la chambre à grands pas.Ils ne se parlèrent plus. Des heures se passèrent ainsi, et la nuitétait déjà fort avancée lorsqu’un carrosse s’arrêta devant la portede l’hôtel. Le cœur des deux jeunes gens battit violemment. D’unmouvement instinctif et commun ils s’approchèrent l’un de l’autre,se prirent la main sans savoir et écoutèrent avec anxiété.

Le carrosse entra dans la cour, et bientôt despas se firent entendre dans l’antichambre. La comtesse parut sur leseuil.

Elle était méconnaissable, ses yeux fixes etsecs gardaient encore quelques traces de larmes ; saphysionomie exprimait le courroux le plus violent. Elle traversa lachambre d’un pas saccadé et saisit le bras de ses deux fils, quin’osaient l’interroger.

– Dieu soit loué, dit-elle d’une voixentrecoupée, je vous trouve, je vous trouve tous les deux !car tu es encore mon fils, Castelmelhor ; je te pardonne,eusses-tu traîné dans la fange le nom de ton père, je tepardonne ! Je n’ai pas trop de deux enfants pour venger monoutrage. Oh ! vous me vengerez, n’est-ce pas ?

– Nous vous vengerons ! direntensemble les deux jumeaux de Souza. Parlez, que vous a-t-onfait ?

– Ce qu’on m’a fait ? oui ! ilfaut que je vous le dise. Enfants, on a insulté votre mèrepubliquement, en présence d’une foule de misérables ameutés ;on a arrêté son carrosse, tué ou dispersé ses gentilshommes, enlevésa pupille…

– Inès ! s’écria Simon ; c’estdonc vrai ?… Qui a fait cela, madame ? qui donc a faitcela ?

– Mon nom que j’ai prononcé, le glorieuxnom de votre père, enfants ! n’a excité que la risée et lemépris…

– Mais dites-moi donc qui a faitcela !… rugissait Simon, dont la pâleur était effrayante.

– Tu me demandes qui a fait cela ?Celui qui a fait cela, c’est Alfonse de Portugal ! dit lacomtesse avec un éclat de voix.

Elle se laissa tomber épuisée dans les bras deCastelmelhor.

Au nom du roi, Simon se couvrit le visage deses mains.

– Mon père ! murmura-t-il avec unaccent déchirant.

Puis, la fureur l’emportant sur le souvenir deson serment, juré devant un lit de mort, il s’élança vers la porteet sortit sans prononcer une parole.

La comtesse, à ce moment, regarda autourd’elle d’un air étonné, comme si elle se fût éveillée d’un profondsommeil.

– Où va Simon ? demanda-t-elle d’unevoix brève. Qu’ai-je dit ? Que va-t-il faire ? Puis selevant tout à coup : Je me souviens, j’ai parlé.Courez !… Oh ! arrêtez-le, Castelmelhor ! je leconnais, il va tuer le roi !

Dom Louis essaya de la rassurer.

La comtesse regrettait amèrement déjà lemouvement de fiévreux délire qui l’avait portée à crier vengeance,vengeance contre le roi ; mais elle songea au cœur loyal etdévoué de son fils cadet et prit espoir.

– Ce n’est point par la violence que sedoivent punir de semblables outrages, dit-elle ; ma vengeanceest prête et ne fera point tache à l’écusson de Souza.

Lorsque Vasconcellos sortit de l’hôtel, satête était en feu ; il enfila au hasard une rue, courant commeun furieux. Des paroles sans suite s’échappaient de sa bouche. Laville était tranquille et déserte ; il pouvait être une heuredu matin.

Simon allait toujours, marchant droit devantlui, sans savoir, sans penser. Il arriva ainsi au bout du faubourgd’Alcantara et atteignit les dernières maisons de la ville. Commeil passait devant la taverne de Miguel Osorio, la porte s’ouvritbrusquement et une foule nombreuse se précipita au dehors.

Simon s’arrêta et se pressa le front comme onfait pour ressaisir un souvenir fugitif et rebelle.

– Enfants, dit un de ceux qui sortaient,retournons chez nous, et pas de bruit.

– C’est cela, c’est cela, appuyèrent desvoix nombreuses dans le noir.

– Fi ! s’écrièrent quelques autres,plus hardis et plus jeunes ; n’avez-vous point de honte,maître Gaspard Orta Vaz ! vous, le vénéré doyen des tanneursde Lisbonne ! proposer la retraite quand on est à moitiéchemin de l’ennemi !

Simon écoutait avidement ; son regards’éclairait peu à peu, il se souvenait.

Il se souvenait que, la veille, il avait remisà Balthazar des billets qui portaient ordre aux chefs de quartierde convoquer les mécontents, en armes, à la taverne d’Alcantara. Savengeance était là, sous sa main ; elle lui apparaissaitprompte, sûre et terrible.

– Mes enfants, reprit le vieux Gaspard,je suis aussi brave qu’un autre, à l’occasion ; mais à quoibon aller se briser la tête contre les murs d’Alcantara ? Quinous dirigerait ? Où est notre chef ?

– Le voici ! s’écria tout à coupSimon en s’élançant au milieu de la foule.

Nous prenons sur nous d’affirmer quel’apparition de ce chef, qu’on n’attendait plus et qui était commeun signal de bataille, fit sur les trois quarts et demi de cesexcellents bourgeois une impression éminemment désagréable ;mais les apprentis et ouvriers, jeunes et ardents, poussèrent uncri de joie. L’élan fut donné. Les marchands, chefs et doyens demétier, durent suivre l’impulsion en apparence générale. Le vieuxGaspard Orta Vaz lui-même, qui avait, depuis le premier janvierjusqu’à la Saint-Sylvestre, cinq ducats à manger tous les jours,redressa sa courte taille et mit sur l’épaule sa hallebarderouillée d’une façon passablement militaire.

– À la grâce de Dieu ?murmura-t-il ; le moins que nous puissions attraper dans cettebagarre, c’est un bon rhume de cerveau.

– En avant ! dit Simon.

La troupe se mit en marche.

– Te souviens-tu, Diego, dit un apprentià un autre, de ce grand gaillard de boucher qui, l’autre jour à lataverne, voulait qu’on tuât le roi ?

– Je m’en souviens, Martin, réponditDiego.

– L’idée n’était pas trop mauvaise.

– Moi, je la trouve bonne.

– N’avons-nous pas encore entendu, cesoir, les fanfares de cette chasse diabolique ?…

– Et les cris des victimes…

– Et les insultes des bourreaux !…Le roi est fou, Diego.

– Fou et méchant, Martin.

– Je suis d’avis qu’il faut tuer leroi.

– Moi aussi.

– Moi aussi, répétèrent ceux qui avaiententendu les deux apprentis.

Et cela se propagea de rang en rang avec larapidité de l’éclair.

Simon n’avait pas perdu une parole, son cœurtressaillit d’une joie cruelle ; il n’imposa point silence àceux qui prononçaient de si terribles paroles.

La troupe des insurgés arriva devant le palaisd’Alcantara. Il n’y avait point de sentinelles aux portes, et l’onentendait à l’intérieur les cris joyeux de l’orgie. C’était fête aupalais, comme toujours après les chasses royales.

Les bourgeois de Lisbonne entrèrent sansbruit.

– Où est la chambre du roi ? demandaSimon à voix basse.

Le tapissier du palais qui était parmi lesinsurgés s’avança et offrit de le guider. Arrivé devant la porte,Simon se tourna vers la foule, et dit :

– À vous le favori et sa patrouille, mesmaîtres ; à moi le roi !

– Seigneur Simon, répondit résolument unapprenti, n’espérez pas le sauver.

– Le sauver… moi ! s’écria Simondont l’œil brillait d’un éclat étrange.

– Sa tête ou la tienne ! dit lafoule en chœur.

Vasconcellos disparut, et la porte retomba surlui. Il traversa le corps de garde vide et l’antichambre égalementdéserte : gentilshommes et soldats étaient à table. Il tirason épée et entra dans la chambre du roi.

Alfonse, fatigué, pris d’un ennui subit etinaccoutumé, avait quitté la salle du banquet ; il dormait.Une lampe brûlait près de lui. Vasconcellos s’élança les sourcilsfroncés et l’épée à la main. Au mouvement qu’il fit, Alfonses’éveilla.

– C’est toi, petit comte, dit-il ensouriant, trompé par la ressemblance. Je rêvais que j’étais un bonroi… Je voudrais être un bon roi, petit comte.

La colère de Vasconcellos tomba comme parenchantement, à la vue de ce malheureux enfant, qui n’avait ni lavigueur ni l’intelligence d’un homme, et qui était son roi. Il futpris de pitié et de respect à la fois.

– Une épée ! reprit Alfonse effrayé.Pourquoi cette épée, seigneur comte ?

– Je ne suis pas Castelmelhor, ditlentement Vasconcellos.

– Le roi ! la tête du roi !criait la foule en dehors.

Prompt comme la pensée, Vasconcellos seprécipita vers la porte qu’il ferma solidement.

– Que disent-ils ? s’écria Alfonseavec terreur. Quelles sont ces voix ?… Et tu n’es pasCastelmelhor !

– Je suis Simon de Vasconcellos, sire,que vous avez exilé sans motif, dont vous avez outragé la mère,dont vous avez ravi la fiancée.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurale pauvre enfant, ai-je fait tout cela ?… Mais tu vas donc metuer, Vasconcellos !

– Le roi ! la tête du roi !criait la foule impatientée, qui avait envahi le palais etcommençait à heurter violemment la porte.

– Pitié ! oh ! pitié !balbutia Alfonse en se cachant sous ses couvertures.

Vasconcellos leva les yeux au ciel, joignitles mains et prononça le nom de son père.

– Levez-vous, sire, dit-il ; je vaismourir pour Votre Majesté.

Alfonse obéit et se leva, tremblant :Vasconcellos le conduisit vers la porte et se mit devant lui,l’épée nue à la main, prêt à soutenir le choc des assaillants.

La porte retentissait sans cesse des coupsqu’on frappait au dehors, et commençait à s’ébranler. La fouletrépignait d’impatience et de colère ; le bruit augmentait àchaque instant. Tout à coup une clameur s’éleva.

– Le voilà ! disait-on, voilà notreSamson ! C’est lui qui va briser la porte et tuer le roi.

Puis il se fit un silence, et un dernier coup,furieux, irrésistible, jeta la porte en dedans.

– Vive Balthazar ! rugit la foule ense ruant à l’intérieur.

– Balthazar ! à moi ? criaSimon, auquel ce nom rendit quelque espoir.

En même temps il fit face à la foule, couvranttoujours le roi. Ce moment de péril suprême avait chauffé sonenthousiasme jusqu’au délire ; il se sentait capable decombattre et de vaincre cette multitude. Les premiers qui voulurentl’attaquer tombèrent sous son épée, et leurs corps lui firent unesorte de rempart, derrière lequel il demeura inébranlable.

La foule s’arrêta étonnée.

– Tue ! tue ! criaient lesderniers rangs.

Mais ceux qui se trouvaient en avant ne sepressaient point d’exécuter cet ordre. Cependant, honteux de selaisser arrêter par un seul homme, ils revinrent à la charge, etdix épées menacèrent à la fois la poitrine de Simon, qui, en uninstant, fut couvert de blessures.

– À moi, Balthazar, à moi ! répétal’héroïque jeune homme.

L’assourdissant tumulte avait empêché letrompette d’entendre le premier appel de Vasconcellos. Après avoirjeté bas la porte, il s’était tranquillement assis dans un coin ducorps de garde et laissait faire ses compagnons.

Mais cette fois il entendit, et refoulant lapresse de droite et de gauche, il arriva à temps pour empêcherSimon de recevoir le coup mortel.

– Arrière, dit-il.

Et joignant le geste à la parole, il repoussales bourgeois jusqu’au-delà du seuil.

Ceux-ci étaient trop irrités pour abandonnerleur proie, mais la force herculéenne et bien connue de Balthazarles tint en respect.

– Il nous avait promis la tête du roi,disaient-ils de ce ton que prennent les écoliers mutins vis-à-visde leur maître.

– Et que voulez-vous faire de la tête duroi ? dit Balthazar avec un gros rire ; vous savez bienqu’il n’y a point de cervelle dedans !

Cette plaisanterie, parfaitement appropriée àl’auditoire dérida le front des plus récalcitrants, et commepersonne n’avait sérieusement envie de se mesurer avec Balthazar,on saisit avec empressement cette occasion de parlementer.

– Au moins, dit Gaspard Orta Vaz, quis’était tenu prudemment à l’écart pendant le conflit, comme ilconvenait à un tanneur de son importance, au moins aurons-nous latête du favori ?

– Pas davantage, réponditBalthazar ; je me sens en veine de clémence et veux épargnerce pauvre diable de Conti, qui n’est plus à craindre, puisqu’unautre a la faveur du roi.

– Qu’aurons-nous donc ?

– En fait de têtes ?… ma foi, il y acinq à six cents chevaliers du Firmament qui boivent et chantentdans la grande salle ; si vous vous sentez de force,attaquez-les, je vous les livre.

Les bourgeois hésitèrent.

– Cela ne vous sourit pas ? repritBalthazar ; au fait, les Fanfarons du roi ont de longues épéeset peuvent prendre l’alarme d’un instant à l’autre.

– Si nous nous en allions ? insinual’honnête Gaspard Orta Vaz.

Balthazar avait déchiré le mouchoir de Simon,et tout en parlant, il étanchait le sang de ses blessures, qui setrouvèrent être sans gravité.

Les bourgeois se consultèrent un instant, etun apprenti prit enfin la parole.

– Si nous nous en allons, à quoi auraservi notre révolte ? demanda-t-il.

– C’est juste, dit Balthazar ;vaille que vaille, il faut vous trouver un résultat. Eh bien, vousemmènerez avec vous le seigneur Conti de Vintimille, et l’un de sesvalets, le cavalier Ascanio Macarone dell’Acquamonda ; je mecharge de vous les trouver. Nous les mettrons à bord de ce vaisseauqui est en partance pour le Brésil et ils feront le voyaged’Amérique… Êtes-vous contents ?

– Vive Balthazar ! cria la foule,pour paraître satisfaite ; nous avons vaincu nostyrans !

Le roi et Vasconcellos restèrent seuls.Alfonse était blotti derrière son défenseur. Tant qu’avait duré leconflit, il n’avait osé ni bouger ni respirer. Quand le bruit despas de la foule eut cessé de se faire entendre, il se redressa toutà coup et prit une pose de matamore.

– Voilà une rude affaire, dit-il, et nousles avons chaudement menés ! Je conterai tout cela à Ménèseset à Castro. C’est très-plaisant. Quant à Tavaro qui était cettenuit de service et qui a délaissé son poste, si tu veux jeunehomme, je te donnerai sa place.

– Et c’est là notre roi ! pensaVasconcellos avec douleur.

– Tu ne dis rien, reprit Alfonse ;je crois que tu n’as pas autant d’esprit que ce bambin de comte,ton frère. Va, mon ami, va quérir mes gentilshommes.

– Sire, dit enfin, Vasconcellos, j’ai unerequête à mettre aux pieds de Votre Majesté.

– Quelle requête ?

– Il est une jeune fille qui m’avaitdonné sa foi…

– Et elle t’a planté là ?interrompit le roi. Ça ne m’étonne pas.

Simon rougit d’indignation.

– Sire, reprit-il, cette jeune fille mefut enlevée cette nuit.

– Par qui ?

– J’espérais que Votre Majesté allait mel’apprendre.

Le roi regarda un instant Vasconcellos enface. Il n’avait garde de comprendre. Au bout d’une seconde, iltourna le dos en bâillant.

– Voilà un pauvre garçon, s’écria-t-il,qui est ennuyeux comme la pluie !

– Au nom de tout ce que vous avez de cheret de sacré en ce monde, sire, reprit encore Simon,répondez-moi : N’avez-vous pas fait enlever cette nuit Inès deCadaval ?

– Du tout ! dit vivement Alfonse,c’est la fiancée de ce bambin de comte, et je ne voudrais pas lechagriner quand il s’agirait d’un taureau d’Espagne sansdéfaut !

Simon ne savait que croire. Qui donc avaitenlevé Inès ? et où la retrouver ? Alfonse s’approcha delui :

– Mon ami, dit-il, si tu ne vas pasquérir mes gentilshommes, dis-moi quelque chose d’amusant.

Vasconcellos s’inclina respectueusement etsortit. Sur le seuil, il entendit Alfonse murmurer en se frottantles mains :

– Ces manants vont me débarrasser deConti ; c’est très-plaisant : je leur pardonne en faveurde ce bon office.

Balthazar tint sa promesse. Ceci du moinsétait vrai, car il conduisit les insurgés dans la partie du palaisoù Alfonse avait donné un logement à Conti. On s’empara du favori,mais on ne put trouver le beau cavalier de Padoue. La foule repritle chemin de Lisbonne, portant en triomphe le malheureuxprisonnier, qui dut se livrer, chemin faisant, à de tristesréflexions touchant la faveur des rois et l’instabilité des choseshumaines. Il regrettait surtout son duché de Cadaval et maudissaitce peuple dont le caprice faisait avorter le plus beau projet quieût germé jamais dans la cervelle d’un parvenu.

Le vaisseau sur lequel on l’embarqua mit à lavoile le soir même.

Quant aux bourgeois de Lisbonne, ilsracontèrent à leurs femmes la terrible attaque du châteaud’Alcantara, où six cents chevaliers du Firmament tenaientgarnison. Tout avait dû céder à leur courage ; et s’ilsavaient épargné la vie du roi, c’est que ce prince leur avaitsolennellement promis de se mieux comporter à l’avenir.

XV – REINE ET MÈRE

Revenons un instant sur nos pas. Une fois queBalthazar se fut débarrassé de la poursuite d’Ascanio Macarone àl’aide d’un coup du plat de son épée sur le crâne, il se demanda cequ’il allait faire de dona Inès, et resta fort embarrassé de sonprécieux fardeau.

Ne pouvant savoir combien la puissance deConti était désormais près de sa fin, il n’osa ramener Inès àl’hôtel de Souza, où elle serait plus exposée que partout ailleursaux poursuites du favori. D’un autre côté, sa propre demeure, àpart même la présence de Simon, n’était point une retraiteconvenable pour l’héritière de Cadaval. Il interrogea dona Inès,mais celle-ci n’avait pas la force de lui répondre ; elleprononça seulement, d’une voix faible et à plusieurs reprises, lenom de la comtesse Ximena.

Enfin Balthazar, à force de réfléchir, sesouvint que Vasconcellos, la veille, lui avait dit que c’était lemarquis de Saldanha qui devait le présenter à la cour. Il pritsur-le-champ la route de l’hôtel de ce seigneur, et remit Inèsentre les mains de dona Eléonore de Mendoça, marquise deSaldanha.

Cela fait, il se hâta de gagner sa demeure, oùil avait laissé Simon ; mais Simon n’y était plus. Il serendit à l’hôtel de Souza. Là, au lieu de répondre à ses questions,on lui demanda des nouvelles d’Inès. Balthazar ne voulut pointouvrir la bouche sur ce sujet en présence de Castelmelhor. Ce qu’ilapprit du départ subit et de la colère de Simon lui indiqua où ildevait le chercher désormais, et il arriva au palais d’Alcantara aumoment où la foule irritée essayait en vain de briser les fortesclôtures de l’appartement royal. Nous avons vu ce qui s’ensuivit.

Ce fut seulement lorsque Simon, ayant quittéla chambre du roi, se retrouva seul avec Balthazar qu’il apprit laretraite d’Inès et l’heureux dénoûment des traverses de la nuit.Transporté de joie et plein de reconnaissance pour cet ami d’unjour qui semblait chercher sans cesse les occasions de se dévouerpour lui, Simon le serra dans ses bras et lui demanda quellerécompense pourrait payer tant de services.

Balthazar avait reçu l’accolade de son jeunemaître sans trop s’émouvoir, du moins en apparence ; maisquand Simon parla de payement, le sourcil du géant se fronça.

– C’est un mot semblable, dit-il, qui mefit reconnaître l’autre jour que j’avais affaire à Castelmelhor etnon pas à Vasconcellos…

Il y avait dans ces paroles et dans le tondont elles furent prononcées une dignité simple et sans emphase quialla droit au cœur de Simon.

– Balthazar, dit-il, tu n’es pas, eneffet, de ceux qu’on paie, mais de ceux qu’on aime et qu’onhonore.

Il lui prit la main.

– Touche là, continua-t-il ; je tetiens pour un gentilhomme par le cœur. Que Vasconcellos soitheureux ou malheureux, tu seras son frère et son ami.

L’ancien trompette redressa sa haute taille etfit des efforts désespérés pour garder son impassibilitéhabituelle ; il n’y put réussir : deux grosses larmesjaillirent de ses yeux et roulèrent lentement sur sa joue. Il sepencha sur la main de Simon, qu’il baisa.

– Votre ami, murmura-t-il, votrefrère ! non, oh ! non, seigneur, c’est trop… Mais votreserviteur, par exemple ! continua-t-il en se redressant tout àcoup et avec un sorte d’exaltation ; mais votre garde ducorps, le bouclier que la mort trouvera toujours entre sa main etvotre poitrine… Oh ! oui, Vasconcellos, je veux êtrecela !

Quelques heures après, quand l’horloge dupalais de Xabregas sonna midi, les huissiers de la chambre duconseil ouvrirent les deux battants de la grande porte, et ceux quiavaient droit d’entrer furent introduits.

Au fond de la salle, sous un dais aux armes deBragance, était le trône royal, que dominait, dans sa nichetapissée de velours, un colossal crucifix d’argent massif. À côtédu trône, et aussi sous le dais, était le fauteuil d’Alfonse ;à droite, en dehors du dais, le siège de l’infant dom Pedro, et lebanc destiné aux seigneurs du sang royal ; à gauche, sur lamême ligne que le siège de l’infant, le siège du principal ministreÉtat (c’était alors dom César de Ménèses), et au-dessous le banc deses collègues.

Des deux côtés de la salle, et formant angledroit avec les sièges et bancs que nous venons de nommer,s’élevaient, à droite, l’estrade ecclésiastique, où piégeaient lesprélats, inquisiteurs, chefs d’ordres, titulaires, etc. ; àgauche, le banc noble, rempli par les seigneurs de terres,gouverneurs de châteaux et titulaires séculiers ; enfin, aumilieu, les bancs de la bourgeoisie attendaient les prévôtés etélus du commerce de Lisbonne.

Tous ces sièges et bancs se remplirentsuccessivement, et bientôt on n’attendit plus que les personnesroyales.

Les huissiers frappèrent bruyamment leursmasses contre les dalles de marbre et annoncèrent le roi. DonaLouise de Guzman fit son entrée appuyée sur son fils aîné ;elle avait la couronne en tête. Derrière elle, le secrétaired’État, Melchior de Rego de Andrade, portait les grand et petitsceaux dans une bourse, sur un coussin de velours. L’infant domPedro venait ensuite.

Alfonse était pâle encore des fatigues de lanuit, mais son visage exprimait l’insouciance la plusprofonde ; il ne se souvenait point du blanc-seing qu’il avaitdonné la veille à Conti, et ignorait le but de cette solennelleassemblée.

– Seigneurs, dit dona Louise après avoirpris sa place au trône sous le crucifix ; nous vous avonsconvoqués en conseil général sur le désir manifesté par très-hautet très-puissant prince Alfonse de Portugal, le roi, notrebien-aimé fils.

Alfonse, qui s’était arrangé pour dormir,dressa l’oreille et regarda la reine avec étonnement.

– Ayant reconnu, poursuivit dona Louise,le bon droit de sa demande, et considérant qu’il a dépassé l’âgeauquel notre loi fixe la majorité des héritiers du trône, nousallons remettre l’autorité entre ses mains.

– C’est très-plaisant, murmura leroi.

Miguel de Mello de Torres, confesseur de lareine et grand chantre de la cathédrale, qui siégeait aux bancsecclésiastiques, se leva et salua profondément les personnesroyales.

– Parlez, seigneur prêtre, dit lareine.

– S’il plaît à Votre Majesté, dit domMiguel, le moment n’est peut-être pas favorable pour cet actedécisif. Le peuple n’est pas tranquille ; cette nuit même, uneattaque séditieuse a été dirigée contre le palais d’Alcantara,résidence de Sa Majesté le roi.

– Je le sais : cette révolte est unedes raisons qui me déterminent ; il faut la main d’un hommepour tenir le sceptre dans ces conjonctures difficiles.

– La main d’un homme !… murmuraMello de Torres en soupirant.

Mais il n’osa poursuivre et se rassit.

– Seigneurs, reprit la reine, quelqu’unde vous a-t-il des représentations à faire ?

Tout le monde se tut sur les bancs de lanoblesse et du clergé.

– Et vous ? demanda encore la reineen s’adressant aux bourgeois.

– Que Dieu et la Vierge bénissent VotreMajesté, répondit une voix soumise, le roi, notre maître, etl’infant dom Pedro ! les bourgeois de Lisbonne ont-ilsd’autres désirs que la volonté de leurs souverains ?

Celui qui parlait ainsi était le vieux GaspardOrta Vaz, doyen des tanneurs, corroyeurs, peaussiers, apprêteurs,fourreurs, gantiers et mégissiers de Lisbonne.

– Je connais cette voix-là, ditbrusquement Alfonse.

Gaspard se crut perdu ; il songea àl’échauffourée de la nuit et vit une accusation de haute trahisonsuspendue sur sa tête chauve ; mais le roi repritaussitôt :

– Pardon, madame et très-honorée mère,quand ce bonhomme a parlé, j’ai cru entendre la voix du vieuxMartin Cruz, qui est chargé d’affamée mes dogues pour les combatsd’ours.

Et Alfonse se renversa sur son siège avec unparfait contentement de lui-même.

Une légère rougeur monta au visage de lareine, dont le regard parcourut furtivement l’assemblée, pour voirl’effet produit par cette indécente sortie. Toutes ces figures decourtisans restèrent impassibles. La reine se leva et prit desmains du secrétaire la bourse qui contenait les sceaux.

– Voilà, dit-elle en se tournant vers sonfils, les sceaux dont j’ai été chargée par les états du royaume, envertu du testament du roi, mon seigneur, qui est devant Dieu. Jeles remets entre les mains de Votre Majesté et en même temps legouvernement, que j’ai reçu avec eux des mêmes états. Dieu veuilleque toute chose prospère sous votre conduite, comme je lesouhaite.

Dona Louise prononça ces mots d’un ton fermeet grave. L’assemblée entière fut émue, et il n’y eut personne quine regrettât de voir le sceptre passer des mains de cette noblefemme dans celles d’un enfant privé d’intelligence et entouré deconseillers pervers. Le vieux Gaspard Orta Vaz, croyant devoirenchérir sur la tristesse générale, poussa un sourd gémissement etessuya ses yeux secs à plusieurs reprises.

Alfonse avait écouté le discours de sa mèred’un air indécis et confus. D’ordinaire, dans toute occasion où ildevait parler en public, Conti lui faisait sa leçon d’avance ;mais cette fois il fut pris au dépourvu.

– Je veux mourir, madame, dit-il enfin,s’il était besoin de me faire venir d’Alcantara et de déranger tousces honnêtes seigneurs pour me donner cette bourse de velourscramoisi et les joujoux qu’elle semble contenir. Nonobstant cela,je vous rends grâce et me déclare votre respectueux fils.

– Dieu protège le Portugal ! murmuraMiguel de Mello de Torres.

La reine crut devoir passer outre. Elle ôta deson front la couronne royale et la tint suspendue sur la tête deson fils. C’était le dernier acte de la cérémonie. Une fois lacouronne mise sur la tête d’Alfonse, il était roi, et dona Louiseperdait en même temps ses droits de tutrice et de régente.

Mais au moment où sa main levée s’abaissait,un bruit subit se fit entendre à la porte, et une voix de femme,une voix bien connue, parvint aux oreilles de la reine.

– Je veux voir Sa Majesté sur-le-champ,disait-elle.

Les gardes de la porte refusaient de livrerpassage.

– Au nom de Dieu et du salut de votrepeuple, reine, reprit la voix, qui arriva vibrante et sonorejusqu’au fond de la salle, je vous adjure de me donnerentrée !

Dona Louise, inquiète, étonnée, fit un signede la main et la porte s’ouvrit.

Une femme vêtue de deuil et la tête couverted’un voile noir, traversa la salle d’un pas lent et ferme, et vintmettre un genou en terre sur la première marche du trône. Ellesouleva son voile et le rejeta sur ses épaules. Le nom de lacomtesse de Castelmelhor passa de bouche en bouche ; chacunfit silence dans l’attente de quelque événement extraordinaire.

– Relevez-vous, Ximena, dit lareine ; parlez vite si vous avez besoin d’implorer notre aide,car la dernière minute de notre puissance est venue, et voici lacouronne qui va ceindre le front du roi notre fils.

La comtesse ne se releva point.

– Je n’ai pas besoin d’aide, madame,prononça-t-elle si bas que la reine eut peine à l’entendre. Je neviens pas implorer, mais accuser…

Puis, d’une voix sonore et forte comme celled’un homme, elle ajouta :

– Reprends ta couronne, dona Louise deGuzman, car ton fils a forfait à tous ses devoirs de prince et degentilhomme ; reprends ta couronne, car après avoir touché tonnoble front, elle ne doit pas ceindre celui d’un lâche ravisseur etd’un assassin.

Un tumulte inexprimable suivit ces paroles.Les uns semblaient en voyant le trône ainsi ébranlé jusqu’en sesfondements, les autres prononçaient le mot de trahison. Tousparlaient à voix basse et gesticulaient avec feu. Alfonse seul,comme s’il n’eût point entendu, dardait ses yeux au plafond etbâillait à se démettre la mâchoire.

La reine était d’abord restée atterrée, maisbientôt le courroux lui rendit son énergie accoutumée. Elle imposasilence à tous d’un geste.

– Femme, dit-elle en prononçant chaquemot avec effort, ceux qui accusent le roi risquent leur vie ;tu prouveras ce que tu avances, ici, sur l’heure, ou, par la croixde Bragance, tu mourras.

– Je le prouverai ici, sur l’heure…Celui-là n’est-il pas un lâche, madame, qui insulte une femme sansdéfense ! Celui-là n’est-il pas un ravisseur, qui enlève àmain armée une enfant aux bras de sa mère ? Celui-là n’est-ilpas un assassin, qui aposte ses émissaires dans l’ombre et qui metà mort d’inoffensifs serviteurs, coupables seulement de défendreleur maître ? Alfonse de Portugal a fait tout cela !

– Qui te l’a dit ?

– Si on me l’eût dit, je ne l’aurais pascru. Mais ces serviteurs assassinés, ce sont les miens, donaLouise ; cette fille enlevée, c’est ma fille : cettefemme lâchement outragée, c’est moi !

Une pâleur livide avait couvert le front de lareine ; ses lèvres remuaient sans produire aucun son ;chacun de ses membres tremblait.

– Madame et très-honorée mère, demanda leroi, est-il nécessaire que je reste ici ? J’aimerais, s’ilvous plaît, prendre congé ; afin de me rendre à mon palaisd’Alcantara, où j’attends deux coqs de combat…

– Malheureux enfant ! dit la reine,qui se pencha jusqu’à son oreille, n’as-tu pas entendu ? Ne tedéfendras-tu point ?

– C’est la mère du petit comte, ditAlfonse sans s’émouvoir. Ses gentilshommes se sont bien défendus,et nous avons eu là un fort bel hallali.

– C’est donc vrai ! c’est doncvrai ! cria la reine hors d’elle-même, l’héritier de Braganceest donc un…

Elle n’acheva pas. Faisant sur elle-même unviolent effort, elle parvint à reprendre sa contenance digne ethautaine.

– Seigneurs, dit-elle en remettant sur satête la couronne royale, nous sommes encore la reine, et justicesera faite.

– Nous supplions Votre Majesté,s’écrièrent en même temps plusieurs gentilshommes d’avoirégard…

– Silence ! Sur votre vie !interrompit dona Louise avec violence. Toi, Ximena, relève-toi, àmoins que tu n’aies encore, ajouta-t-elle amèrement, quelqueaccusation à porter contre le sang de tes rois !

La comtesse se releva en silence.

– Et maintenant, dom Alfonse, reprit lareine, qu’avez-vous fait de cette jeune fille ?

– Quelle jeune fille ? demanda leroi.

D’un regard, dona Louise renvoya cettequestion à la comtesse.

– Inès de Cadaval, répondit celle-ci.

– La fiancée de ce bambin de comte,ajouta Alfonse froidement.

À ce moment, un irrévérencieux éclat de rirese fit entendre à l’autre bout de la chambre.

Ecclésiastiques, gentilshommes et bourgeoistressaillirent ; car dans les rares occasions où dona Louisese laissait emporter par son courroux, sa nature se transformaitpour un instant : elle poussait la sévérité jusqu’à lacruauté. Tout le monde tourna les yeux vers le point de la salled’où était parti le bruit. Il y avait près de la porte deux hommesportant le costume de la garde d’Alfonse. Le coupable était l’undeux, et loin d’être effrayé par la faute qu’il venait decommettre, il continuait de rire à la barbe de l’assemblée.

Contre l’attente générale, la reine nes’emporta point, son cœur était trop profondément blessé pourqu’elle pût accorder la moindre attention à ce misérableincident.

– Faites sortir cet homme, dit-elleseulement.

Le garde, au lieu de permettre aux huissiersd’exécuter cet ordre, s’échappa de leurs mains, et traversantlestement la salle, il ne s’arrêta qu’au pied du trône, devantlequel il s’inclina de cette façon galante que tout le monde, voireles laquais, possédait à la cour de France, mais qu’on ne savaitpoint ailleurs.

– S’il m’était permis, dit-il avecemphase, d’élever la voix en présence de cette auguste assemblée,qu’on ne peut comparer qu’au conseil des dieux du paganisme, réunisur le mont Olympe, et présidé, pendant l’absence du puissantJupiter, par Junon, sa noble dame ; s’il était permis, dis-je,à un pauvre gentilhomme d’élever la voix…

– Écoutez ce bon garçon, s’écriajoyeusement Alfonse ; je le reconnais ; il a une histoiretrès-plaisante sur ses glorieux ascendants… Parle, moncompagnon ; tu peux te vanter d’être le moins ennuyeux de noustous, y compris la mère du petit comte, qui est pourtant, je parie,une respectable dame.

Par un instinct semblable à celui de l’hommequi se noie et qui s’accroche à des herbages capables à peine desupporter la centième partie de son poids, la reine se prit àespérer en ce mystérieux inconnu, et au lieu de réitérer sonpremier ordre, elle dit avec douceur :

– Nos moments sont précieux ; parlezsi vous avez quelque chose à nous apprendre, mais soyez bref.

– Je tâcherai de me conformer auxvolontés révérées de Votre très-illustre Majesté, répondit le beaucavalier de Padoue, qui salua de nouveau avec tout plein de grâce.Je n’ai qu’une chose à dire, mais elle est importante. La noblecomtesse de Castelmelhor se trompe ; ce n’est point Sa Majestéle roi dom Alfonse qui a enlevé la jeune héritière de Cadaval.

– Dis-tu vrai ? s’écria lareine.

– Dieu m’est témoin que mon cœur est puret sans artifice.

– Mais, dit Ximena, j’ai vu, j’aientendu.

– Voilà justement le plaisant !…c’est-à-dire, – le ciel me préserve de prononcer en ce lieu, que jevénère à l’égal d’un temple des paroles inconsidérées ! –c’est-à-dire le surprenant ! Vous avez vu, noble comtesse, unhomme portant la livrée royale enlever votre pupille ; vousl’avez entendu prononcer le nom du roi : c’était une ruse decet infernal scélérat, de ce monstre vomi par la bouche la plusfétide du noir Tartare, d’Antoine Conti, en un mot.

– Ne me parlez plus de Conti, dit le roi,qui commençait à sommeiller : il m’ennuyait, voilà tout.

– Antoine Conti, reprit le Padouan, avaitenlevé dona Inès pour lui-même, et j’en puis témoigner, puisqu’ilavait voulu me contraindre, moi qui vais marquer d’un caillou blancle jour où j’ai parlé à ma reine, à le seconder dans ses infâmesprojets… Que mes glorieux ascendants lui pardonnent de m’avoir faitcette injure !

– Qu’on aille chercher ce Conti, dit lareine.

– S’il plaît à Votre majestétrès-illustre, cet ordre ne sera point aisé à exécuter. Voici unhonnête marchand, – il montrait Gaspard Orta Vaz, – qui s’estchargé, en bon citoyen qu’il est, d’embarquer Conti pour le Brésil,lui donnant, en guise de baiser d’adieu, un fort coup de sa vieillehallebarde sur les épaules.

Gaspard aurait voulu être à cent pieds sousterre ; il n’osait lever les yeux, se croyant l’objet del’attention générale. Par le fait, personne ne songeait à lui.

La comtesse s’était agenouillée denouveau.

– Je supplie Votre Majesté de mepardonner, dit-elle. C’est pour Inès que je suis venue. Mon insultepersonnelle n’est rien, et la vie de mes serviteurs appartenait auroi de Portugal. Je rétracte, s’il est besoin, l’accusation quej’ai portée…

– Pas un mot de plus, comtesse ! ditla reine.

– De cette façon, s’écria le Padouanravi, tout s’arrange, et je remercie la fortune de m’avoir mis àmême de rendre à mes souverains ce signalé service.

La reine avait froncé les sourcils et semblaitplongée dans ses réflexions. Alfonse dormait tout de bon.

Dona Louise de Guzman, dans toute l’assemblée,était peut-être la seule qu’eût surprise l’accusation de lacomtesse. On lui avait caché avec soin, comme nous l’avons dit, lesextravagances de son fils, et elle-même avait prolongé son erreuren refusant d’ajouter foi aux avis secrets qui lui arrivaient detoutes parts.

Aussi cette révélation la frappa au cœur. Lesparoles de Macarone, qui d’abord avaient été une sorte de baumepour sa blessure, ne pouvaient lui laisser une impressiondurable.

Qu’importait, en effet, qu’Alfonse, eût ou nonenlevé Inès de Cadaval ? Pour être innocent de ce rapt, enétait-il plus capable d’être roi ? La question était de savoirsi les rapports secrets qu’elle avait regardés jusque-là comme lesproduits de la malveillance ou de la trahison, étaient vrais oufaux, et le témoignage de dona Ximena, en qui elle avait uneentière confiance, lui prouvait surabondamment leur vérité. Lareine, aimait passionnément son fils ; peut-être par cemystérieux et sublime instinct des mères, l’aima-t-elle davantage àce moment où elle le découvrait plus misérable ; mais c’étaitune âme véritablement royale que la sienne, et la pensée de placersur le trône de Jean IV un maniaque tour à tour imbécile etfurieux, la révolta. Elle jeta sur Alfonse endormi un regard d’amerdésespoir, et reprit la parole.

– Seigneurs, dit-elle, nous vous avionsappelés pour assister au couronnement du roi notre fils ; Dieuqui nous a établie gardienne de son droit légitime, semble parleret conseille d’attendre. Nous vous donnons licence de vous séparer,en vous ajournant à l’époque où nous convoquerons les étatsgénéraux du royaume.

Personne n’osa répliquer, et l’assemblée sesépara dans un morne silence.

– Saldanha, dit encore la reine avant desortir, vous nous répondez de la personne de dom Alfonse deBragance. Qu’il ne puisse point quitter le palais de Xabregas.

Dona Louise reprit, appuyée sur le bras del’infant, le chemin du couvent de la Mère de Dieu. Sur son ordre,Miguel de Mello de Torres et la comtesse de Castelmelhor lasuivirent.

On doit penser que l’intention de la reineétait en ce moment, de soumettre la question de succession auxétats généraux assemblés ; peut-être cette mesure eût-elleépargné au Portugal le règne d’Alfonse VI. La Providence enavait décidé autrement.

À peine dona Louise fut-elle rentrée dans sesappartement du couvent de la Mère de Dieu, que sa force factice,résultat d’une volonté puissante, l’abandonna tout à coup. Seuleavec son confesseur et celle que depuis bien longtemps elle nommaitsa fille, elle laissa voir à nu la mortelle profondeur de sablessure. Elle était tombée sur un siège en entrant, et l’œil fixe,les dents serrées, elle ne faisait pas un mouvement. Dona Ximena,debout, auprès d’elle, eût voulu calmer, au prix de sa vie, cedésespoir dont elle était la cause.

De temps à autre, Miguel de Mello tâtait lepouls de la reine et secouait la tête en silence.

Au bout d’une heure, l’œil de Louise de Guzmanperdit un instant sa fixité et se tourna vers la comtesse. Untriste sourire parut alors sur ses lèvres.

– Ximena, dit-elle d’une voix si changéeque le prêtre ne put retenir un geste d’effroi, te souviens-tu, mafille ? Je t’avais dit un jour : Si jamais il manque àses devoirs de roi et de gentilhomme…

– Pitié ! pitié ! murmura lacomtesse navrée.

– Si jamais il forfait à l’honneur,poursuivit la reine, dont la voix faiblissait de plus en plus, neme le dis pas, Ximena, car je te croirais… et jemourrais !

La comtesse se tordait les mains et embrassaitles genoux de la reine.

– Tu me l’as dit pourtant, reprit encorecelle-ci… oui, tu me l’as dit… j’ai cruellement souffert… Adieu, mafille, je t’ai crue et je meurs !

Le prêtre et la comtesse s’agenouillèrent enpleurant, Dona Louise de Guzman n’était plus.

XVI – LES JUMEAUX DE SOUZA

Le lendemain, Alfonse de Bragance futsolennellement couronné en la salle du palais de Xabregas, devantcette même assemblée qui avait assisté à sa honte de la veille. Àses côtés, et si près du trône que les franges du dais caressaientson front, était dom Louis de Souza, comte de Castelmelhor.

Alfonse ne semblait ni joyeux ni chagrin. Ilbâilla bien des fois durant la cérémonie, et se dispensa d’assisterau service funèbre de la reine, sa mère, alléguant pour prétextequ’il y avait deux jours que ses taureaux d’Espagne ne l’avaientvu.

La plupart des grands seigneurs, à demisatisfaits par la disparition de Conti, suivirent le roi au palaisd’Alcantara. Castelmelhor était bien, lui aussi, un favori, maisson illustre naissance faisait, en bonne jurisprudencecourtisanesque, qu’on pouvait sans honte accepter ses caprices etse courber devant sa volonté.

Le roi le nomma, le jour même de soncouronnement, ministre État et gouverneur de Lisbonne.

Quelques jours après la mort de la reine, tousles membres de la maison de Souza se trouvaient rassemblés danscette salle de l’hôtel du même nom, où se sont passées plusieursscènes de ce récit. La comtesse, dona Inès et Vasconcellos étaienten habits de voyage. Castelmelhor portait un magnifique costumed’apparat. Dans la cour plusieurs carrosses attendaient.

– Adieu donc, madame, dit Castelmelhor enbaisant les mains de sa mère ; adieu, mon frère, soyezheureux.

– Dom Louis, répondit la comtesse, jevous ai pardonné. Maintenant que vous voilà puissant, soyezfidèle.

– Dom Louis, dit à son tour Vasconcellos,je ne vous ai point pardonné, moi, car jamais il n’y eut contrevous de colère dans mon cœur. Mais je vous ai jugé : si vousme cédez maintenant la main de dona Inès, c’est que vous vouscroyez trop haut placé pour avoir encore besoin de sa fortune.

– Vasconcellos !… voulut dire domLouis.

– Je vous connais, reprit celui-ci.

Et s’approchant tout à coup il ajouta à voixbasse :

– Adieu, dom Louis ; je vais loind’ici, bien loin, pour n’entendre point parler de vous. Mais si lavoix du peuple de Lisbonne se faisait quelque jour assez forte pourarriver jusqu’à moi, et venait me dire que Souza suit les traces deConti Vintimille, je reviendrai seigneur comte ; car j’ai faitun serment au lit de mort de mon père.

Castelmelhor s’inclina froidement et baisa lamain d’Inès de Cadaval en la nommant sa sœur. Puis il sortit pourse rendre auprès du roi.

Les autres membres de la maison de Souzaprirent place dans un carrosse, et le cocher fouetta leschevaux.

– Y a-t-il bien loin d’ici au château deVasconcellos ? dit un étranger à l’un des valets de lacomtesse qui suivaient à cheval.

– Six jours de marche.

– Pas davantage ?… je vais alleravec vous.

– À pied ? demanda le valetétonné.

– Pourquoi pas ? répondit froidementl’étranger.

À ce moment, le carrosse qui portait les deuxdames et Simon s’ébranla et passa près des deux interlocuteurs.

Simon jeta par hasard un coup d’œil de leurcôté. Il reconnut Balthazar.

– Que Dieu me pardonne moningratitude ! s’écria-t-il, j’allais oublier l’homme qui deuxfois m’a sauvé la vie… et qui a fait plus que cela pour moi,ajouta-t-il en regardant Inès avec tendresse.

Le carrosse s’arrêta. Quand il s’ébranla denouveau, Balthazar, joyeux et confus à la fois, était assis entreSimon et la comtesse, au grand étonnement de la livrée deSouza.

XVII – L’ANTICHAMBRE

Sept années s’étaient écoulées. On était à lafin de l’hiver de l’an 1667. Dans l’antichambre de Sa SeigneurieLord Richard Fanshowe, qui représentait à Lisbonne le roiCharles II d’Angleterre, nous retrouvons deux de nos anciennesconnaissances, Balthazar et le beau Padouan, Ascanio Macaronedell’Acquamonda.

Balthazar n’avait point changé. C’étaittoujours le même visage, simple, franc, un peu naïf, supporté parun torse herculéen et des jambes qui ne déparaient point le torse.Il portait une livrée de drap rouge à revers d’azur, ce quiindiquait qu’il appartenait à milord-ambassadeur.

Ascanio, au contraire, avait sensiblementvieilli. Les boucles non-pareilles de ses magnifiques cheveuxavaient passé du noir au gris pommelé ; ses longues mainsblanches s’étaient ridées ; un vermillon coupé de veinesblanchâtres, à l’instar du marbre des Pyrénées, remplaçait lafraîcheur veloutée de ses joues.

En revanche, il avait gardé son séduisantsourire et l’incomparable agrément de sa tournure. De plus, soncostume avait gagné presque autant que son physique avait perdu. Ilportait toujours le galant uniforme de la patrouille royale ;mais son pourpoint était de velours, ses culottes et son écharpe desoie la plus fine, et ses bottes molles, à éperons d’argent,disparaissaient presque sous un flot écumeux de dentelles. À satoque brillait l’étoile blanche, signe distinctif des chevaliers duFirmament ; mais, au lieu d’être en clinquant, comme jadis,elle jetait des feux ni plus ni moins qu’une étoile véritable,parce qu’elle était formée de cinq pointes de diamants dont chacunevalait bien cent pistoles.

C’est que le beau cavalier de Padoue avaitmonté en grade considérablement. Il n’était maintenant rien moinsque le capitaine des Fanfarons du roi, et se vantait à tout venantde posséder l’entière confiance de son illustre patron, Louis deSouza, comte de Castelmelhor, favori du roi dom Alfonse. Ce princetenait le sceptre comme un enfant négligent brise son jouet, etlaissait Lisbonne livrée à une effrayante anarchie.

La plupart des charges, qui, en Portugal, sonttriennales, étaient remplies par des créatures deCastelmelhor ; mais le peuple était contre lui, et lapatrouille royale elle-même, dont il avait peu à peu diminuél’importance, le voyait de fort mauvais œil. Macarone, dont lelecteur connaît l’excellent caractère, flattait Castelmelhor, etcriait volontiers avec ses camarades : À bas lefavori !

Balthazar et lui s’étaient donc rencontrésdans l’antichambre de lord Richard Fanshowe, où Ascanio attendait,en se promenant de long en large, qu’il plût à Sa Seigneurie de lerecevoir.

– Ami Balthazar, dit-il, j’ai un confussouvenir d’un tour damnable que tu me jouas autrefois, du temps dela feue reine, que Dieu bénisse au ciel, où je la souhaite !Ce fut, mon camarade, une fort mauvaise plaisanterie ; mais jen’ai pas plus de rancune que de fierté… touche là, mon amiBalthazar !

Balthazar tendit sa lourde main et la refermasur les doigts effilés du Padouan.

– À la bonne heure ! s’écria cedernier ; point de fiel entre nous ! Dis-moi, est-ce unebonne condition que tu as là chez milord ?

– Pas mauvaise.

– Tant mieux ! Je t’ai toujoursporté un vif intérêt. Sa Seigneurie est généreuse ?

– Assez.

– Bravo ! Je suis ravi de te voircontent. Ah çà ! qui donc est avec milord en cemoment ?

– Le Moine.

– Le Moine ! s’écria Macarone ;il vient aussi chez l’Anglais ?

– Oui.

– Et… connais-tu ce moine, amiBalthazar ?

– Non.

– C’est étonnant ! Tu n’es pas plusbavard qu’autrefois : Pas mal, assez, oui, non… ce n’est paslà une conversation, mon camarade. Que diable ! après sept ansde séparation, deux bons amis qui se retrouvent… Voyons !assieds-toi là, près de moi, et causons.

Balthazar se laissa entraîner vers un siège ets’assit d’un air profondément indifférent.

– Pendant ces sept années, reprit lePadouan, tu as dû avoir des aventures. Conte-moi ton histoire.

– J’ai suivi dom Simon au château deVasconcellos, dit Balthazar. Après cela, je suis revenu àLisbonne.

– Ton histoire est fort intéressante, moncamarade, et ne contient point de longueurs. Ainsi, tu t’es séparéde dom Simon.

Balthazar fit un signe équivoque.

– Je ne sais s’il vit ou s’il est mort,répondit-il.

– En vérité !

– Quand il eut perdu sa jeune épouse,dona Inès de Cadaval, qui mourut il y a trois ans, la même annéeque la comtesse douairière, dona Ximena, le pauvre seigneur pensadevenir fou, et il y avait de quoi, car dona Inès était un ange. Ilpartit pour la France ; je le suivis mais je revins seul.

– Pourquoi ?

– Je revins seul.

– Toujours discret ! s’écriaMacarone ; mais la discrétion est inutile avec moi, je devine.Dom Simon resta en France à cause de la noble Isabelle deNemours-Savoie, qui est maintenant reine de Portugal.

– Je n’entendis jamais parler decela.

– À d’autres, mon compère !Vasconcellos était le chevalier de la princesse Isabelle ;s’il vit, il est le chevalier de la reine.

L’observateur le plus attentif n’eût pas vus’animer un seul muscle sur le visage de Balthazar, qui se borna àrépondre :

– Dieu veuille qu’il vive, seigneurAscanio.

– Amen ! dit celui-ci ; je n’ymets point d’empêchement. Mais parlons de nous. Nous vivons dans untemps, ami Balthazar, où un bon garçon comme toi peut fairerapidement son chemin. Moi, qui te parle, j’ai fait le mien commetu vois.

Ce disant, le Padouan fit ondoyer les plumesde sa toque, et joua négligemment avec la frange d’argent fin de saceinture.

– Oui, continua-t-il, maintenant je mèneun train assez galant, un train en rapport avec ma noble naissance.Je suis un homme de cour, et le cher comte me tient en grandeamitié.

– Quel comte ? demandaBalthazar.

– Le grand comte ! le frère de tonmaître, Louis de Souza ! il n’y a qu’un comte à Lisbonne, demême qu’il n’y a qu’un Moine… Eh bien, mon enfant, il faut suivremon exemple. Avant qu’il soit un an, tu porteras rapière à gardedorée et pourpoint de velours comme moi.

– Et qu’avez-vous fait pour gagner toutcela ?

– J’ai servi l’un, puis l’autre ;souvent tout le monde à la fois. Tu ne comprends pas ? je vaism’expliquer. À Lisbonne, maintenant, tout le monde conspire :bourgeois, prêtres et gentilshommes se donnent cet innocentplaisir. Compte sur tes doigts : il y a le parti de l’infantfrère cadet du roi, celui de la reine, celui du comte, celui del’Angleterre et celui de l’Espagne.

– Cela fait cinq partis, dit Balthazar,et vous en oubliez un sixième, seigneur.

– Lequel ? demanda le Padouanétonné.

– Celui de dom Alfonse de Bragance, roide Portugal.

Macarone éclata de rire.

– On voit bien, s’écria-t-il, que tureviens de loin, mon camarade ! Le parti du roi ! Enconscience, l’idée est bouffonne… Poursuivons : le parti de lareine est nombreux ; il se compose de la majeure portion de lanoblesse, parce que la reine est belle et que la noblesse estfolle. Le parti du prince infant est faible, mais certains disentqu’il pourrait bien se confondre avec celui de la reine, et alorsil faudrait en tenir compte. Le parti de Castelmelhor est composéde moi et de tous les fonctionnaires ; c’est un partiestimable : il dispose des revenus de État. Le parti del’Angleterre se compose de moi et du peuple ; c’est un partibien payé le lord Richard ne ménage pas trop les guinées… Enfin, leparti de l’Espagne se compose de moi et de la patrouille royale. Ceparti, non plus n’est point à dédaigner, à cause des pistoles deMadrid, qui sont larges, lourdes et d’un titre parfait.

– Ainsi, dit Balthazar, vous servez troismaîtres à la fois ?

– C’est peu, j’en conviens, répliquaMacarone avec modestie ; mais la reine et l’infant n’ont pasun doublon dans leur cassette.

– Et si par hasard, il me prenait enviede rapporter cette conversation à milord ?

– Tu ne ferais que me prévenir, monexcellent ami, dit Ascanio sans se troubler. Je viens ici pourvendre à milord les deux autres partis qui ont l’honneur de meposséder dans leur sein. Crois-moi, ta m’as trompé une fois,n’essaie pas de recommencer.

– Je n’ai garde, réponditBalthazar ; je plaisantais.

– Tes plaisanteries sont médiocres,ami ; c’est égal, j’ai besoin de toi… Veux-tu me prêter tesservices ?

– Non.

– Veux-tu me les vendre !

– Oui… sauf le cas où Vasconcellosreviendrait et réclamerait mon aide, et en tant que ces services necontrarieront point mes devoirs envers milord.

– Soit. Quant à Vasconcellos, je déposemon estime sur sa tombe ; quant à Milord, loin de lui nuire,je prétends faire entrer sous son toit la joie et le bonheur.

Ici, Ascanio frisa sa moustache, arrondit sesbras, se dandina sur place et prit un air sentimental.

– Ô toi, dit-il, heureux Balthazar, quirespires le même air qu’elle, ne me comprends-tupoint ?

– Non, dit encore Balthazar.

– Arrière les froids calculs de lapolitique ! s’écria Macarone en s’échauffant ; lâchonspour un moment le timon de État, et parlons de ce suave sentimentqui est la joie des immortels dans leurs palais du montOlympe !

– J’y suis, interrompit Balthazar :vous soupirez pour la camériste ?

– Fi donc ! épris d’unecamériste ! moi ! Les illustres Macaroni qui sont mortsen Palestine au chevaleresque temps des croisades en frémiraientdans leurs tombeaux !… Mais il y a dans ce que tu dis quelquechose de vrai, cependant. Je suis subjugué… entends-tu ?subjugué !

– J’entends.

– Moi, l’invincible Ascanio, dont le cœursemblait cuirassé, j’ai senti la puissance de ce sentiment qui… Enun mot, mon camarade, je songe à m’établir.

– C’est une idée louable, seigneurAscanio.

– Et j’ai jeté les yeux sur miss ArabellaFanshowe.

– La fille de milord !

– La ravissante fille demilord ?

Balthazar ne put s’empêcher de sourire.

– Ce serait, pensa-t-il, un coupleassorti !

– Eh bien ? fit Ascanio.

– Eh bien ? répéta Balthazar.

– Qu’en dis-tu.

– Rien.

– Ta réserve est éloquente : Tum’approuves et tu consens à me servir ?

– Pourquoi pas ? Que faut-ilfaire ?

– Chut !

Le Padouan, se leva et fit le tour del’antichambre ; sur la pointe des pieds, pour s’assurer queles portes étaient bien closes, et que nulle oreille indiscrète nese tenait aux écoutes.

Ce devoir d’un prétendant délicat étantaccompli, il revint vers Balthazar, et tira de la poche de sonpourpoint un billet délicatement plié et attaché par un fil de soierose. Avant de le remettre à Balthazar, il le baisa sur les deuxcôtés.

– Ami, dit-il, je te confie le bonheur dema vie.

– Il est en bonnes mains, seigneurAscanio, dit Balthazar qui prit la missive et la serra.

Mais, se ravisant, il ajouta :

– Peut-être vous plairait-il que lalettre fût remise sur-le-champ ?

– Tout de suite ! Voilà une penséequi t’honore, Balthazar ; et, sois tranquille, tu n’auras pasobligé un ingrat.

À peine avait-il tourné les talons, queMacarone se précipita vers la porte du cabinet de lord Fanshowe. Ilcolla d’abord son oreille à la serrure, mais il n’entendit rien.Changeant alors de tactique, il mit son œil à la place de sonoreille.

– Le Moine ! murmura-t-il, c’estbien le Moine ! Et toujours son capuchon sur les yeux. Paspossible de voir son visage… Cet homme doit avoir un bien grandintérêt à se cacher !

Il se releva et croisa ses bras sur sapoitrine. Son front était plissé, ses sourcils se rapprochèrent deplus en plus. Tous ses traits exprimaient le travail intérieur d’unhomme, qui fatigue son esprit à chercher le mot d’une énigme.

– Sous un secret, reprit-il, il y atoujours de l’argent. Il y a parfois aussi des coups depoignard ; mais bah ! il faudra que je découvre le secretde ce révérend père.

Il remit l’œil à la serrure.

– C’est étrange ! pensa-t-il, ilgarde son capuchon même en présence de milord ! Ce personnagem’intrigue au dernier point. Partout je le rencontre : chez leroi, chez l’infant, chez le comte lui-même… et chez milordaussi ! cela passe les bornes. Et toujours ce masque debure ! Pour avoir ainsi des rapports avec des hommes de partissi hostiles, il faut… Me ferait-il concurrence ?

Comme il se retirait, il entendit un bruitmétallique de l’autre côté de la porte, et se hâta de coller unetroisième fois son œil curieux au trou de la serrure.

– De l’or ! s’écria-t-il en serrantses deux mains l’une contre l’autre.

L’Anglais avait ouvert un coffre placé en facede la porte. Il y plongea la main à plusieurs reprises, et laretira chaque fois pleine de larges pièces d’or. Le Moine restaitimmobile. Quand Richard Fanshowe eut puisé une somme suffisante, ilprit la peine de la compter lui-même, et l’enfermant dans une richeet longue bourse, il la remit au Moine en s’inclinant.

– Il le salue par-dessus le marché !grommela Macarone. Qui sait ? il va peut-être lui dire :Votre Révérence est bien bonne et je la remercie du fond del’âme.

Lord Richard et le Moine marchèrent en cemenant vers la porte. Le Padouan n’eut que le temps de se jetervivement de côté. La porte s’ouvrit.

– Je suis fort obligé à Votre Révérence,dit Richard Fanshowe, et je la prie d’agréer mes sincèresremercîments.

– À demain, dit le Moine.

– Quand il plaira à VotreRévérence : je suis à ses ordres.

Le Moine sortit. Richard Fanshowe se frottales mains d’un air satisfait. Quant au beau chevalier de Padoue, ildemeura ébahi.

– Il a donné au moins cinq cents guinées,pensa-t-il, et c’est lui qui remercie ! Moi, on ne me traitepas comme cela !

XVIII – LE CABINET

Lord Richard Fanshowe rentra dans son cabinetsans apercevoir le Padouan, qui se faisait petit dans un coin.

– Il a l’air bien joyeux, se ditMacarone ; il est clair qu’il y a ici une intrigue dont jen’ai pas le fil. Est-ce un sixième parti qui se forme ?

En ce moment Balthazar reparut.

– Eh bien ? s’écria vivement lePadouan.

– J’ai remis la lettre.

– A-t-on daigné…

– Sans doute.

– Quoi ! la charmante Arabella a luces caractères tracés par la main du plus humble de sesesclaves ?

– Elle a fait mieux.

– Qu’entends-je ! s’écria Macaroneen se levant ; dois-je espérer tant de bonheur ?Aurait-elle condescendu à faire une réponse ?

– Mieux que cela, dit encoreBalthazar.

Le beau cavalier de Padoue prit une attitudethéâtrale.

– Balthazar, soupira-t-il, parle vite, oumon pauvre cœur va se briser !

– Miss Arabella consent à vous entendreet à vous voir.

– Déjà une entrevue ! Où ?quand ? réponds donc !

– Demain soir, dans les jardins del’hôtel, et voici la clef de la grille.

– Pas possible ! s’écria Macarone ensaisissant la clef ô hymen ! ô hyménée ! Ces Anglaisespensent à tout.

Il mit la clef dans sa poche et il ajoutatrès-froidement :

– Balthazar, mon digne camarade, c’esttoi qui auras fait ce mariage, je me proclame ton débiteur pour lasomme de cinquante réaux. Maintenant, un mot sur un autresujet : le Moine est parti, tu sais ?

– C’est bien ; je vais annoncerVotre Seigneurie.

– Attends. Ce Moine m’intrigue, nepourrais-tu savoir qui il est ?

– Pourquoi pas ?

– Et ce qu’il vient faire chezmilord ? continua Macarone.

– Comme de juste.

– Je te récompenserais royalement, tu meconnais… introduis-moi.

Balthazar obéit.

Lord Richard Fanshowe était un vieillard à laphysionomie froide, et comme effacée. Ses cheveux rares, presqueblancs, étaient plantés sur le derrière de la tête, et laissaientdécouvert un front démesurément haut, mais étroit et fuyant. Sabarbe, taillée suivant la mode anglaise de l’époque, avait ainsique sa moustache tordue, conservé sa couleur naturelle, qui étaitun blond ardent et tirant sur le roux. Il avait un menton pointu,des lèvres minces et pâles ; la distance de son nez à sabouche était hors de toute proportion avec le cadre de son visage.De petits yeux gris, à vue courte et sans cesse demi-clos,lançaient de cauteleux regards du fond de leur orbite creuse dontla saillie était dépourvue de sourcils.

Cet ensemble de traits était complété par unnez planté droit et se relevant perpendiculairement au plan de salèvre supérieure. Ce nez, britannique au premier chef, était unvéritable nez de diplomate. Que l’œil sourît, que la bouche sefronçât, que la couleur blafarde des joues se changeât en vermillonpar l’effet de la joie ou de la colère, le nez restait immobile etblanc comme un membre mort, mais parfaitement conservé. C’était unnez impénétrable.

Aussi lord Richard y tenait-il beaucoup, ceque le lecteur comprendra, s’il veut faire réflexion que ledit lordl’avait acheté dix guinées chez un chirurgien d’York, sa villenatale.

Le nez était en biscuit doublé d’or, et simerveilleusement conditionné, que Fanshowe s’applaudissait tous lesjours d’avoir égaré celui que la nature lui avait primitivementdéparti.

Le reste de la personne de lord Richard étaità l’avenant.

Les Anglais sont beaux d’ordinaire, pourtantils ne sont point agréables à voir. Il y a souvent dans leur aspectune manière de repoussoir qui déplaît et chagrine ; sous leurteint frais, perce l’égoïsme, et leur chevalerie même est roidecomme un chiffre.

N’étant pas séduisant quand il est beau,l’Anglais est odieux quand il est laid.

Lord Fanshowe exagérait ce privilège de sanation. Son aspect inspirait l’aversion et la défiance. Ondevinait, derrière son disgracieux sourire, la dissimulation passéeà l’état chronique. Pour s’habituer à l’expression cauteleuse deson regard, il fallait du temps à l’esprit le moins porté à ladéfiance.

Bien pénétré pourtant de la maximefondamentale, unique, éternelle de la politique anglaise, ilfaisait un passable diplomate et possédait la confiance deBuckingham, qui lui-même tenait l’oreille de Stuart.

Au moment où le beau cavalier de Padoue futintroduit, Fanshowe écrivait une lettre. Il fit un signe au nouveauvenu de prendre patience, et continua son travail.

Macarone répondit à ce geste par une courbettecomme lui seul savait en faire à la cour de Portugal, et se laissatomber dans un fauteuil avec toute l’aisance d’un Italien fourbi àParis.

– Faites, milord, dit-il, faites. Jeserais mortifié si vous faisiez des cérémonies avec moi.

Fanshowe leva sur lui son œil gris,demi-ouvert, et arrêta un instant sa plume. Son front se plissalégèrement. Une ride de dédain se creusa derrière sa moustache.

Macarone se prit à jouer avec les dentelles desa manchette, et adressa à Sa Seigneurie un sourire plein decondescendance, qui semblait dire :

– Entre amis, il n’est pas besoin de segêner.

– Ce drôle est original, pensa Fanshowe.Puis il se remit à écrire.

En écrivant, il oublia bientôt la présence duPadouan, et commença, comme c’est la coutume de bien des gens, à sedicter sa lettre à demi voix.

Macarone était tout oreilles, mais il ne putsaisir que quelques bribes de phrases, dont le sens lui échappaitentièrement. Il comprit seulement que milord s’applaudissaitvivement de la tournure que prenaient les affaires, et comptait enarriver à ses fins.

Quand Fanshowe eut achevé sa lettre, il sonna,et Balthazar parut.

– Porte cet écrit à sir William, monsecrétaire, dit le lord. Quand il l’aura mis au net, tu lerapporteras. Que puis-je faire pour vous ? ajouta-t-il ens’adressant à Macarone.

– Vous pouvez faire beaucoup, milord,répondit le Padouan, qui poussa son siège et s’approcha deFanshowe ; nous pouvons, vous et moi, faire beaucoup l’un pourl’autre.

Lord Richard tira sa montre.

– Je suis pressé, dit-il.

– C’est comme moi. Mais il ne s’agit pasici de bagatelles ; veuillez me prêter attention. Je menomme…

– Je vous connais, passons.

– Ce m’est un appréciable honneur qued’avoir attiré l’attention de Votre Grâce. J’ose croire que vousconnaissez également mon ami, dom Louis de Vasconcellos y Souza,comte de Castelmelhor ?

Fanshowe s’inclina.

– C’est un noble seigneur, repritAscanio ; il est puissant et pourrait le devenir davantage,car il a de grands projets.

– Que m’importe ?

– Il vous importe de les déjouer, milord.Je sais par cœur, voyez-vous, votre politique, à vous, et celle demon illustre ami et patron. Vous avez tous les deux un ennemicommun : la reine ; mais votre but ne peut être le même.Il vous faut à vous, milord, sur le trône de Portugal, unmannequin : Alfonse VI, par exemple ; à Louis deSouza, il faut…

– Que faut-il ? demandaFanshowe.

– Pour le savoir, milord, il vous encoûtera mille guinées.

– C’est cher, pour un secret decomédie.

– L’auriez-vous surpris ?

– Je le savais avant vous… AvantCastelmelhor peut-être.

Macarone jeta sur le lord un regard incrédule,puis son œil se tourna, plein de désespoir, vers le coffre-fort oùFanshowe avait puisé les guinées du moine.

– N’avez-vous point autre chose à medire ? demanda l’Anglais.

– Comme confident du noble comte, je suisréduit au silence, milord, dit tristement Ascanio ; mais commecapitaine des Fanfarons du roi…

Fanshowe lui imposa silence d’un geste. Ilsonna de nouveau, et Balthazar montra son visage à la porteentre-bâillée.

En même temps, l’Anglais fit jouer la serrurede son coffre, qui s’ouvrit et laissa voir, aux yeux éblouisd’Ascanio, un énorme monceau de pièces d’or de toutes tailles.

– Appelez sir William, dit Fanshowe àBalthazar.

Balthazar sortit ; le lord compta centguinées sur un coin de la table. Ascanio, muet de surprise, leregardait faire. Par un mouvement instinctif, sa main s’ouvrait etse refermait, comme pour palper cet or, dont la vue lui montait latête.

À ce moment le secrétaire parut sur le seuild’une porte qui communiquait avec les appartements privés demilord. Il tenait à la main la lettre copiée.

Ascanio tourna les yeux de son côté, etdemeura stupéfait à sa vue. Il allait pousser un cri de surprise,lorsque le secrétaire mit un doigt sur sa bouche.

– Milord m’a fait appeler ? dit-ilen marchant lentement vers Fanshowe : voici sa missive aunet.

– Asseyez-vous, sir William, et écrivezau bas, en forme de post-scriptum :

« Ce soir, la reine Isabelle deSavoie-Nemours a disparu, enlevée par des soldats de la patrouilledu roi.

» Cette troupe est aux gages del’Espagne. Aucun soupçon ne peut planer sur le gouvernement de SaMajesté le roi Charles, que Dieu tienne en joie etsanté. »

Sir William obéit. Ascanio semblaitstupéfait.

– Seigneur capitaine, reprit le lordd’une voix grave, l’Angleterre est une nation généreuse parcequ’elle est puissante. Loin de profiter de la fâcheuse situation duroyaume de Portugal pour y établir sa domination, elle consacretous ses efforts à diminuer les embarras de ce malheureux pays. Lareine était une pierre d’achoppement au milieu des factionssoulevées ; la reine retournera en France… à moins que, sur laroute, quelque accident n’advienne. Nous aviserons ensuite auxmoyens de parfaire notre œuvre en rendant le calme et le bonheur àce pauvre pays, pour lequel l’Angleterre a une affectionmaternelle.

– Et qui enlèvera la reine ? demandaMacarone.

– Ce sera vous, capitaine.

– Milord a l’air bien certain decela.

Fanshowe ne répondit point. Il relutattentivement la lettre et le post-scriptum, puis il signale tout et appela Balthazar, auquel il remit le paquet scellé avecsoin en disant :

– Monte à cheval et porte ceci en toutehâte au commandant Smith, dont le navire est en partance. Qu’ilmette à la voile sur-le-champ, si le vent et la mer lepermettent.

Puis encore, il se tourna vers Ascanio.

– Vous voyez dit-il.

– Je vois que vous annoncez comme faiteune chose qui reste à faire, milord.

Fanshowe caressa la barbe jaune et rigide quidécorait son menton.

– Vous m’avez demandé mille guinées,reprit-il d’un ton bref et impérieux, en voilà cent… Ne les prenezpas encore. Je vous connais, capitaine, et n’ai point en votrebonne foi une confiance illimitée.

– Qu’est-ce à dire ? voulut s’écrierAscanio, qui frisa sa moustache d’un geste belliqueux.

– Silence ! L’Angleterre est unenation généreuse, mais qui n’aime pas à payer en vain… Comment senomme votre lieutenant ?

– Manuel Antunez.

Fanshowe prit la plume, la trempa dansl’écritoire et la tendit au Padouan.

– Écrivez, dit-il.

– Mais…

– Écrivez !

Macarone se mit en posture. Fanshowedicta : « Le seigneur Antunez choisira vingt cavaliersrésolus qu’il conduira ce soir, à huit heures, sur la place dupalais de Xabregas. Un homme se présentera, dont il recevra etexécutera les volontés comme si j’ordonnais moi-même. Cet hommerépondra au nom de sir William…

– Qui est ce sir William, interrompitMacarone.

– C’est moi, dit le secrétaire.

– Vous !… s’écria involontairementle Padouan.

Un signe rapide et péremptoire du secrétairelui coupa la parole.

– Sir William, soit, grommela-t-il ;après ?

– « Il y aura une forterécompense, » dicta Fanshowe. Maintenant, votre signature.

– J’aurai les cent guinées ? demandale Padouan avant de signer.

Fanshowe poussa la pile jusqu’à lui.

Macarone prit et signa.

– Maintenant, dit Fanshowe, vous êtesnotre hôte jusqu’à demain matin. Quant à vous, William, courez àl’hôtel des chevaliers du Firmament.

– William !… murmura Macarone ;le diable, plutôt !

Le secrétaire s’enveloppa d’un long manteauqui cachait son visage et disparut.

Sur le seuil de la porte extérieure, ilrencontra Balthazar qui enfourchait son cheval.

Balthazar piqua des deux et partit au grandgalop ; mais au lieu de descendre vers le port, il enfila lesrues de la ville haute et s’arrêta au seuil d’un sombre et vastebâtiment, à la porte duquel il frappa.

Cet édifice était le couvent des bénédictinsde Lisbonne. Le frère portier vint tirer le guichet.

– Le Moine ! dit Balthazar.

C’était assurément une façon étrange dedemander quelqu’un en un lieu où il n’y avait que des moines.

Et pourtant la porte du couvent s’ouvritaussitôt, comme si, parmi tant de moines, un seul avait eu droit àce nom : LE MOINE.

XIX – LA CELLULE

L’homme que jusqu’ici nous avons appelé lemoine, et qui n’était point connu à Lisbonne sous un autrenom, se trouvait seul dans une pièce de moyenne grandeur et presquenue, qui dépendait de l’appartement de Ruy de Souza de Macedo, abbémitre des bénédictins de Lisbonne.

Par la faveur spéciale du Seigneur abbé, il nemenait point la vie des autres religieux. Il n’y avait point à lachapelle de confessionnal qui portât son nom écrit en lettresgothiques sur le chêne noirci de l’étroit frontispice. Jamais on nel’avait vu célébrer le saint sacrifice de la messe ; et quandsonnaient vêpres ou matines, sa place au chœur restait vide biensouvent.

Il se promenait lentement et de long en largedans sa cellule au moment où nous y entrons. Sa bouche murmurait detemps à autre des mots inarticulés. Était-ce une prière àDieu ? était-ce le résultat d’une préoccupationmondaine ?

Bien que le Moine fût un bon chrétien etservit Dieu comme il faut, nous penchons pour la seconde hypothèse,et le lecteur sera de notre avis, quand il saura que le révérendpère, depuis sa visite à Fanshowe, avait rendu ses devoirs au roi,entretenu l’infant, et passé une heure en secrète conférence avecle comte de Castelmelhor.

Chez ces trois personnages, si haut placés,quoique diversement, il avait été accueilli avec un égal respect.Ce pauvre Alfonse lui-même avait fait trêve à ses imbécilespasse-temps pour lui demander sa bénédiction.

En quelque lieu que ce fût, en présence du roilui-même, le Moine gardait l’énorme capuchon qui couvraitentièrement son visage. Nul ne pouvait se vanter d’avoir jamaisdistingué ses traits. On apercevait seulement, au fond du sombreentonnoir formé par sa cagoule, l’éclair ardent et dominateur deson œil noir et les mèches ondées de sa barbe blanche.

Quand il passait dans les rues, lesgentilshommes s’inclinaient, les bourgeois portaient la main à leurfeutre, et le peuple baisait le bas de son froc : lesgentilshommes le craignaient ; il intriguait lesbourgeois ; sur un geste de sa main, le peuple eût mis le feuà Lisbonne.

Or, le peuple avait singulièrement grandi enforce et en audace pendant les sept années qui venaient des’écouler.

Il était arrivé à Lisbonne ce qui arrive entoute cité aux jours de misère. La noblesse était restée debout ous’était retirée dans ses domaines ; mais la bourgeoisie,décimée par la détresse, avait grossi la masse du peuple. Tel quinaguère faisait l’aumône, vivait à présent de charité.

La cour, dont les finances étaient au pillage,ne pouvait venir en aide au malheur public. Les couvents quêtaientbeaucoup, donnaient davantage sans combler le trou de misère. Lesgrandes familles avaient peine à soutenir leur rang, et d’ailleurs,la plupart d’entre elles, froissées par le favori et mal en courqu’elles étaient, avaient intérêt à précipiter le moment de lacrise.

Aussi c’était pitié de voir le dénûment absoluoù languissaient non-seulement les gens sans aveu, mais les petitsmarchands et les corps de métiers. Chacun, parmi ce qui restait deriches bourgeois, avait condamné la serrure de son coffre-fort. Lesplus égoïstes, qui se proclamaient les plus prudents, avaient ferméla porte de leur boutique et congédié leurs ouvriers.

De ce nombre était, bien entendu, l’honnêteGaspard Orta Vaz, doyen de la corporation des tanneurs, apprêteurs,corroyeurs, peaussiers et mégissiers de Lisbonne. Ses ouvriers,réunis à ceux d’une foule de ses confrères, formaientd’innombrables troupes de vagabonds qui étaient de fait les maîtresde la ville. Leur maître, à eux, était le Moine.

Le Moine était roi de tout ce peuple, parceque tout ce peuple vivait par lui, par lui seul. Il l’avait acheté.Ses bienfaits de tous les jours remplaçaient la prospérité passée.Ses émissaires, qui étaient nombreux et infatigables, avaient desconsolations pour toutes les infortunes, des soulagements pourtoutes les misères.

Et quand ils avaient changé les larmes enjoie, ils disaient :

– Cet or qui apaise votre faim, quiguérit vos blessures, qui sèche les pleurs de vos femmes, quicouvre la nudité de vos enfants, cet or appartient à notre seigneurqui est le moine. Soyez reconnaissants et attendez l’heureoù il aura besoin de vous.

Et ce peuple, sans cesse désespéré et sanscesse rendu à la vie, se prenait d’un fougueux dévouement pour lamain, toujours la même, qui s’ouvrait, bienfaisante, entre lui etla misère. Il aimait d’autant plus ici qu’il haïssait davantageailleurs, et ne savait trouver, si loin que pussent porter sesregards, aucun autre objet à respecter ou à chérir.

Le roi était fou et cruel dans sa folie ;l’infant, retiré dans son palais, passait pour un noble jeunehomme, mais n’avait point su s’entourer de ce prestige que donned’ordinaire une infortune fièrement supportée. Il gardait unsilence chagrin, opposait une froide apathie aux insultescontinuelles du favori, et semblait absorbé dans l’admiration,pleine de tendresse chevaleresque et de profond respect qu’ilportait à la jeune reine.

Cette malheureuse princesse elle-même, sivertueuse, si accomplie, était peu connue de la multitude. Onmaudissait Alfonse pour les indignes traitements qu’il lui faisaitsubir, mais après tout, elle s’était dépourvue en cour de Rome pourfaire déclarer nul son mariage, et les respects de la noblesseavaient de quoi la consoler.

Enfin, Castelmelhor, le favori, était odieuxau peuple comme l’est tout tyran subalterne. On avait oublié samagnifique naissance ; on ne lui tenait point compte de sesbrillantes qualités ; on ne voyait en lui que le favori, etc’est à peine si Vintimille lui-même, au temps de sa puissance,avait été aussi universellement détesté.

Aussi le peuple attendait, il attendaitimpatiemment que l’heure fût venue. Et alors, quel que pût êtrel’ordre émané de la bouche du Moine, le peuple comptaitl’exécuter.

Cet étrange et absolu pouvoir s’augmentaitencore de tout le mystère qui entourait le Moine. Nul n’avait vuson visage. Quand il répandait des bienfaits par lui-même, ilentrait, consolait et disparaissait ; on connaissait seulementla forme de son froc ; on se souvenait des sons graves etpénétrants de sa voix ; on gravait ses paroles au fond ducœur, et le pacte mystérieux se trouvait resserré. Comment lesdivers partis qui divisaient le Portugal n’auraient-ils pas redoutéun pareil homme ? Cependant aucun de ces partis ne lui étaitprécisément hostile. Quelques-uns même servaient, sans s’en douter,son influence, et tous le ménageaient.

Nous avons vu Fanshowe lui ouvrir bénévolementses coffres, et nous pouvons dire tout de suite que l’or del’Angleterre formait la meilleure part de la somme presqueincroyable qu’il fallait réaliser chaque jour pour nourrir ainsitout un peuple.

Fanshowe avait, comme nous pourrons le voir,une entière confiance dans le Moine, qu’il croyait intéressé ausuccès de l’Angleterre. Castelmelhor, au contraire, qui,reprochable en plusieurs points, gardait du moins le mérite devouloir, à tout prix, affranchir le Portugal de la dominationanglaise avait ses raisons pour penser que le Moine haïssait autantque lui les Anglais et leur politique pestiférante. Cette aversioncommune les rapprochait.

D’ailleurs, on ne connaissait pas plus lapensée du Moine que son visage. C’était un homme de paix, prêchantla concorde sans relâche, mais prévoyant la guerre et s’y préparantde longue main. Une fois la guerre allumée entre ces factionsrivales, à qui porterait-il son secours ? chacun espérait poursoi ; mais, en définitive, nul ne savait.

Un seul n’espérait point en lui : c’étaitAlfonse de Bragance, qui n’espérait en personne, parce qu’iln’avait garde de se croire menacé. Ce malheureux prince avaitconsidérablement fléchi depuis quelques années. Sa folie avait prisun caractère de tristesse profonde. S’il se réveillait parfois,c’était pour accomplir quelque extravagance perfidement conseillée.Ses chevaliers du Firmament étaient devenus une sorte de gardeprétorienne qui joignait l’insolence à la trahison. Dans l’opinionde tous, il était notoire qu’Alfonse n’avait pas un seul sujetfidèle, disposé à le défendre au jour du péril.

L’opinion se trompait. Alfonse avait unadhérent, un seul, mais celui-là en valait mille et desmilliers : c’était le Moine.

Ceux qui auraient été à même d’observer deprès ce mystérieux personnage eussent vu que le lien quil’attachait au roi ne partait point du cœur et avait toutel’inflexibilité d’un rigoureux devoir. Ils auraient découvert enmême temps que ce devoir était sans cesse combattu dans sonaccomplissement par un sentiment difficile à vaincre, impossiblepeut-être. La vie du Moine était en effet un long combat, sanstrêve ni relâche. Son cœur, d’accord avec sa raison, battait enbrèche sa conscience. Il luttait franchement et de tout sonpouvoir, mais désirait à peine remporter la victoire. C’était undévouement imposé, fatal. On eût dit, que contre son gré, par excèsd’honneur, il accomplissait la lettre insensée d’un serment qu’ilaurait voulu mettre en oubli.

Car servir le roi, ce n’était point peut-être,à cette triste époque, servir le Portugal. Le Moine savaitcela ; mais il demeurait ferme dans son silencieux et obstinédévouement. Il espérait peut-être qu’Alfonse se redresseraitquelque jours et s’appuyant sur lui chasserait de Lisbonne et duPortugal tous ces factieux qu’encourageait la faiblesse royale.Alors il eût appelé le peuple, son peuple à lui, le peuple qu’ils’était inféodé par ses bienfaits. Il lui eût montré l’ennemi commeon montre au dogue le sanglier qu’il doit terrasser. Il lui eûtdit :

– L’heure est venue, faites la place auroi !

Mais à une proposition semblable, Alfonse, levalétudinaire enfant, eût frémi de tous ses membres. Il n’avaitparlé haut qu’à la reine.

Le Moine savait encore cela ; il lesavait mieux que toute autre chose ; car lorsqu’il venait àsonger aux outrages qu’Isabelle de Savoie-Nemours avait reçus, unéclair d’indignation scintillait sous son froc, et il maudissait enfrémissant le frein qui le retenait.

Deux choses pouvaient sauver lePortugal : l’avénement légitime de l’infant ou la dictature deCastelmelhor. Le Moine avait songé souvent à réaliser la premièrehypothèse. Il voyait alors la reine, débarrassée par la cour deRome des liens qui l’unissaient à Alfonse, s’asseoir, reine par unnouveau choix, aux côtés de dom Pierre de Portugal.

Cette pensée remplissait son cœur de joie,mais aussi de tristesse, et si la joie l’emportait enfin, c’estqu’il se disait :

– Elle serait heureuse…

C’étaient là ses réflexions de toutes lesheures. Elles l’occupaient encore au moment où nous le retrouvonsparcourant à grands pas sa cellule.

Seul, et ne craignant point les regardsindiscrets, il avait jeté en arrière sa cagoule.

C’était un jeune homme. La barbe blanche quicouvrait sa lèvre supérieure et son menton contrastait étrangementavec la chevelure noire qui tombait en boucles larges et lustréessur ses épaules. Il y avait à son front quelques rides, mais cen’étaient point de celles que creuse l’âge, et le feu tout juvénilede son regard disait assez qu’elles n’avaient pour cause que lessoucis ou le malheur.

– L’Espagne d’un côté, murmurait-il enprécipitant sa promenade ; l’Angleterre de l’autre… Au dedans,la guerre civile imminente ; un roi plus mort que s’il dormaitdans la tombe, la trahison qui veille. Et la reine ! la nobleIsabelle jetée hors du trône !…

Cette dernière pensée l’arrêta brusquement. Ilajouta néanmoins, comme pour écraser par un dernier argument uncontradicteur imaginaire :

– Qui sait si la France ne voudra pointvenger un pareil outrage ?

Il allait conclure, lorsque plusieurs voix sefirent entendre à la porte de sa cellule. On frappa.

Le Moine rejeta vivement son capuchon sur sonvisage et ouvrit. Une douzaine d’hommes de costumes divers, parmilesquels se trouvaient quelques uniformes et des livrées auxcouleurs de plusieurs nobles maisons, entrèrent.

Tous en passant le seuil, se découvrirentrespectueusement et restèrent rangés près de la porte ; leMoine les salua de la main.

Le premier arrivé marcha vers lui et lui parlaà voix basse. Il portait la livrée de Castelmelhor.

– Le seigneur comte, dit-il, a appris laprésence à Lisbonne de son frère dom Simon. Il paraît s’inquiéterbeaucoup de ce retour.

– C’est bien, répondit le Moine ;après ?

– Voilà tout.

Le valet de Castelmelhor passa et fut remplacépar un Fanfaron du roi.

– Seigneur, dit-il le capitaine Macaroneveut se vendre, lui et la patrouille royale, à l’Angleterre.

– Que disent vos camarades ?

– Ils demandent combien on lespayera.

– Rendez-vous de ce pas chezCastelmelhor, dit le Moine, et dénoncez-lui ce complot.

– Que me veut Votre Révérence ? ditun autre, qui portait le costume des paysans de l’Alentejo.

Le moine tira la bourse de Fanshowe et glissadeux guinées dans la main du rustre.

– Va au Limoeïro, lui dit-il ; j’aidemandé et obtenu pour toi la place de concierge de la prison.

– Mais Votre Révérence…

– Tu seras là en pays de connaissance. Legeôlier et tous les porte-clefs sont vassaux de Souza… Va.

Le paysan s’inclina et passa. Après lui,vinrent, un à un, des valets, et des bourgeois. Les uns des espionschargés de savoir ce qui se passait à la cour et dans la ville, lesautres des émissaires chargés de distribuer des secours aupeuple.

Le Moine eut plus d’une fois recours à labourse donnée par Fanshowe. Quand le dernier de ses agents se futretiré, la bourse était presque vide.

– Il faudra se décider à agir, pensa-t-ilen pesant la bourse désenflée dans le creux de sa main. Mes propresressources sont épuisées et l’Anglais peut tout découvrir d’un jourà l’autre… Accomplirai-je mon serment, ou sauverai-je lePortugal ?

On frappa de nouveau à la porte. Ce futBalthazar qui entra.

– Quelles nouvelles ? demanda leMoine qui cette fois, ne prit point la peine de cacher lafigure.

Pour toute réponse, Balthazar lui tendit lalettre que venait d’écrire Fanshove et qui était adressée à SaGrâce lord Georges Villiers, duc de Buckingham, à Londres.

Le Moine saisit la lettre et en fit sauter lecachet.

XX – LA LETTRE

La lettre de Fanshowe était ainsiconçue :

« Mon cher lord,

« J’ai reçu avec une satisfaction que jerenonce à vous décrire la missive qu’il vous a plu de m’expédierpar le patron Smith. C’est œuvre charitable que de songer ainsi auxpauvres exilés. Je vous remercie.

« D’après ce que vous me dites, satrès-gracieuse Majesté le roi Charles est satisfaite de messervices en ce pays reculé. J’en suis content et chagrin à la fois.Content, parce que ma seule passion en ce monde est de mériter lesbonnes grâces de notre aimé souverain ; chagrin, parce quecette disposition prolonge mon séjour ici, et que je soupire et medessèche de regrets, mon cher lord, loin de ce paradis qu’onappelle Londres, ciel brillant dont Votre Grâce est la plusbrillante étoile, et dont sa très-gracieuse Majesté le roi Charlesest le soleil.

« Buckingham, ne vous est-il point venuparfois désir d’être le premier quelque part, après avoir été lesecond à Londres ? En l’absence du roi des astres, l’étoile sefait soleil. Lisbonne aussi est une ville souveraine. Le trône vadevenir vacant ; vous seriez bien sur un trône, Buckingham.Mais peut-être vous ne daigneriez pas. Que feriez-vous, en effet,privé des chants de notre cher Wilmot et des enchantements de Nell,notre reine à tous ?

« Moi, si vous ne vouliez pas quitterLondres, et si un plus digne ne se présentait point, je medévouerais, mon cher lord. Je renoncerais en pleurant à l’espoir derevoir notre joyeuse Angleterre. Je m’enterrerais tout vif aupalais d’Alcantara, au palais de Xabregas, ou dans toute autremasure décorée d’un nom interminable, regrettant Saint-James,regrettant Windsor, et me contentant du titre device-roi. »

– Cet homme est fou, murmura le Moine eninterrompant sa lecture.

Balthazar qui se tenait devant lui, debout etdécouvert, ne se permit point de répondre.

Le Moine reprit la lettre.

« Voici ce qui se passe, continuaitFanshowe ; le roi dom Alfonse est assis sur son trône, enéquilibre, pour ainsi dire, entre les partis qui l’entourent. Lepremier qui soufflera dessus le renversera.

« Je n’ai pas besoin de vous dire, moncher lord, que celui-là ne sera point votre ami et serviteur,Richard Fanshowe. Fi donc, à quoi bon ? Sa Seigneurie, lecomte de Castelmelhor, bilieux portugais qui a le mauvais goût dehaïr la noble Angleterre, se chargera de tirer les marrons du feu.Ce comte, parce qu’il a, dit-il, un atome de sang royal dans lesveines se croit destiné au trône, à l’exclusion du frère d’Alfonse,un troubadour qui soupire pour la Française… »

– La reine, sans doute ? dit leMoine en regardant Balthazar.

Balthazar fit un signe affirmatif.

« … Ce petit dom Pedro, reprit le Moineen continuant sa lecture, est un chevalier des anciens jours. Sonfrère le maltraite, mais il ne veut pas détrôner son frère. Jel’approuve ; et vous, cher lord ?

« Reste la Française. Celle-ci a pourelle la noblesse, et derrière elle la France, cette nationodieuse… »

– Anglais ! dit ici le Moine du tondont on prononce une injure, il a oublié que la France a faitl’aumône naguère à son très-gracieux souverain le roi Charles.

« … Mais, continuait la lettre, laFrançaise est femme et n’a point de conseillers ; noustrouverons moyen de la renvoyer à Monsieur son frère.

« Suivez bien, milord : le comtejettera bas le roi. Tous les autres partis se rueront sur le comte,qui tombera ; c’est alors que votre humble ami et serviteur semettra de la partie.

« … J’ai, de par Lisbonne, un ténébreux,auxiliaire qui me coûte fort cher à entretenir, mais qu’on nesaurait trop payer. Il n’a point de nom et se fait appeler leMoine. Je soupçonne que c’est quelque haut dignitaire del’Église, qui veut se venger du mépris où Alfonse laisse lareligion. En tout cas, il est à moi, à nous, milord, parce qu’il secroit sûr d’obtenir la suprématie ecclésiastique en Portugal, lejour où le Portugal sera Anglais. À l’aide de cet homme, je tiensle peuple. Un geste de ma main peut révolutionner Lisbonne. Unefois Alfonse terrassé que la lutte s’engage, j’anéantirai levainqueur. Alors : God save the king ! et vivela foi protestante ! »

– J’en sais assez ! s’écria le Moineen froissant le papier, et je bénis Dieu de m’avoir inspiré lapensée de combattre cet homme avec ses propres armes ? LesAnglais maîtres du Portugal ! Oh ! non, tant qu’unegoutte de sang restera dans mes veines !

Il prononça ces derniers mots avec énergie,mais bientôt sa tête s’affaissa sur sa poitrine.

– To save theking ! murmura-t-il.Fatale devise, qui est aussi la mienne depuis sept années. Sauverle roi ! oui, quand un roi juste lutte vaillamment contre latrahison c’est là un noble rôle ! Entre Stuart mourant etCromwell vainqueur, j’aurais jeté avec joie mon cœur et mon épée.Mais avant le roi, n’y a-t-il pas la patrie ? Est-ce démenceou héroïsme que de laisser périr son pays pour soutenir un enfantmaudit et déshérité du ciel ?

Il pressa son front brûlant entre ses mains ettomba à genoux devant un crucifix pendu au mur de sa cellule.

– Mon Dieu ! dit-il avec passion,éclairez-moi ou donnez-moi la force d’assister, sans devenirparjure, à la ruine du Portugal !

Balthazar était resté immobile à la mêmeplace. Il contemplait le Moine avec un respect mêlé detristesse.

Le Moine demeura longtemps prosterné devant lecrucifix. Il se passait sans doute en lui une lutte cruelle etacharnée, car tout son corps frémissait parfois, tandis que sa jouepâle se colorait d’une subite et fugitive rougeur.

Quand il se releva, un long soupir desoulagement ou de regret souleva sa poitrine. Son visage avaitrepris son calme ordinaire. Il joignit les mains, levales yeux au ciel, et dit d’une voix lente et grave :

– Dieu sauve le Portugal ! Moi, j’aifait un serment, et ma vie est au roi.

Balthazar avait espéré un autre résultat, sansdoute ; car il laissa échapper un geste dedésappointement.

– Seigneur, dit-il, vous n’avez pas toutlu.

Et, ramassant la lettre que le Moine avaitjetée à terre, il l’ouvrit et la tendit à ce dernier.

Le Moine jeta son regard sur lepost-scriptum, mais à peine eut-il parcouru les premiersmots que ses sourcils se froncèrent violemment.

– Dona Isabelle ! Enlevée !s’écria-t-il, de par Dieu, cela ne sera pas !

Il se mit à parcourir la cellule à grands pas.Toute son incertitude semblait revenue. Mais cette fois, la luttefut courte. Un autre sentiment venait en aide au patriotisme et luidonnait la victoire.

– Cela ne sera pas, répéta-t-il avecagitation. La guerre va commencer. Je serai seul contre tous, il mefaut un drapeau… Bragance et Portugal ! Qu’importe un hommequand il s’agit d’une nation ?

Il s’arrêta devant Balthazar.

– Qui doit enlever la reine ?demanda-t-il.

– Les Fanfarons du roi.

– Je devine. J’ai cru reconnaître cebouffon de Padoue dans l’antichambre de Fanshowe.

– Le Padouan est resté en otage chezmilord… Un autre guidera la patrouille.

– Quel est cet autre ?

– Le secrétaire de milord.

Un sourire amer plissa la lèvre du Moine.

– Sir William ? dit-il. Et tu esbien sûr que c’est un nom d’emprunt sous lequel il secache ?

– J’en suis sûr.

Le Moine s’assit et prit une feuille de papiersur la quelle il écrivit :

« Je requiers les ministres de Sa Majestéle roi d’Angleterre d’opérer le rappel de lord Richard Fanshowe,lequel s’est rendu coupable de trahison envers le roi notre maître,en donnant asile et cachant dans sa demeure un criminel banni duroyaume par sentence royale.

« Fait au palais d’Alcantara, etc.

« LE PREMIER MINISTRE DE DOM PIERRE ROI. »

Le moine plia le papier et l’enferma dansl’enveloppe qui contenait naguère la missive de Fanshowe. Ensuiteil examina l’adresse qu’il ne trouva pas opportun de changer, etscella l’enveloppe de son sceau.

Pendant cette expédition, Balthazar étaittoujours impassible.

– Tu peux porter tout cela au capitaineSmith, lui dit le Moine.

Balthazar s’inclina et sortit avec sonobéissance ordinaire.

Une fois seul, le Moine relut la lettre deFanshowe et la serra ; puis se dirigea vers la porte de sacellule. Avant de sortir, il se ravisa, et, ouvrant de nouveau lalettre, il déchira le post-scriptum, qui avait rapport àIsabelle.

– Ceci est entre milord, sir William etmoi, murmura-t-il en souriant sous son épaisse barbe blanche ;le comte de Castelmelhor n’a pas besoin de connaître nossecrets.

Il prit à son chevet un court poignardcastillan, noir, aigu comme un dard d’abeille, et portant à sestrois faces trois profondes rainures. Il cacha cette arme sous sonfroc et sortit.

Louis de Souza, comte de Castelmelhor, étaitalors à l’apogée de sa puissance. Alfonse s’était littéralementfait son esclave et n’agissait que par sa volonté. Depuis sept ansil en était ainsi, Castelmelhor avait brusqué cette conquêteroyale. Dès le premier jour, pour ainsi dire, il lui avait imposéun sacrifice honteux et cruel : la ratification parlettres-patentes du bannissement de Conti Vintimille, chassé deLisbonne par le peuple. Cette épreuve pouvait le tuer, mais unefois faite, elle fondait d’un seul coup son pouvoir. Alfonse, quin’aimait rien, signa, sans sourciller, la sentence d’exil de sonancien favori, tout en jurant que ce bambin de comte avaitde bizarres fantaisies.

Ce point emporté, le comte se sentit fort etne craignit point d’abuser de sa force : il régna.

Son hôtel, ou plutôt son palais, anciennedemeure royale qu’il avait fait restaurer à grands frais, s’élevaitsur la place du Campo-Grande. L’intérieur dépassait de beaucoup enmagnificence les palais d’Alfonse, et c’était la coutume à Lisbonnede dire que Castelmelhor avait voulu surpasser les splendeurs deParis et donner à sa demeure une renommée qui fît oublier celle dufameux palais cardinal.

Une foule de courtisans se pressait à touteheure dans ce somptueux édifice. Alfonse était le premier et leplus assidu de ces courtisans. Il avait ses appartements à l’hôtelCastelmelhor, et une chambre, la plus belle après celle du comte,portait le nom de Chambre du roi.

Le même jour où se passaient les événementsque nous avons racontés, et à l’heure où le Moine quittait soncouvent, le roi donnait audience à l’hôtel Castelmelhor. La courtout entière y était rassemblée.

On voyait là Richard Fanshowe et don César deOdiz, marquis de Ronda, ambassadeur d’Espagne ; les Alarcaon,Sébastien de Ménèses et quelques gentilshommes qui s’étaientralliés à Castelmelhor. Puis venaient des roturiers tenant charges,car, en cela, le comte, malgré son orgueil, avait été obligé desuivre les traces de Conti.

Parmi tous ces seigneurs et gens en place,quelques-uns à peine osaient porter à leur toque demi-cachée etréduite à une petitesse microscopique l’étoile des Chevaliers duFirmament. Cet ordre n’avait point les bonnes grâces ducomte : ses beaux jours semblaient passés.

Alfonse, au contraire, demeurait héroïquementfidèle à cette marotte. Il regrettait dolemment et à tout proposces belles chasses à courre qu’il menait nuitamment jadis dans sabonne ville de Lisbonne, et tourmentait continuellement son favoripour obtenir de lui, ne fut-ce qu’une fois, ce plaisir.

Castelmelhor éludait cette prière sousdifférents prétextes. Il savait, d’une part, que la patrouille duroi lui gardait rancune, et il ne voulait point faire revivre soninfluence. D’autre part, il n’ignorait pas l’effervescence sourdeet menaçante qui régnait parmi le peuple. Une étincelle pouvaitmettre le feu à cet incendie qui couvait dans l’ombre. Qui sait si,dans l’état actuel des choses, les hurlements de la révolten’eussent point répondu aux joyeux cris de la meuteroyale ?

Alfonse n’avait point gagné à prendre del’âge. Loin de là, sa santé s’était affaiblie, en même temps que sapauvre intelligence se voilait de plus en plus. Il pouvait à peinefaire un pas, en boitant, hors de son carrosse, et c’était grandecompassion que de voir cet être misérable se présenter seul pourchampion de la patrie, en face d’une multitude de factions égoïstesou perfidement dévouées à l’étranger.

On rencontre parfois, dit-on, dans les gorgesdes Cévennes, de pauvres enfants, chétifs, lépreux, dont le nom,jeté à la face d’un homme, devient une sanglante injure. Ilsnaissent souvent aveugles et, plus tard, le vent des montagnes leurravit le sens de l’ouïe. Vous les voyez alors errer par lessentiers déserts ; la bise soulève les lambeaux qui lescouvrent et montre leur effrayante maigreur : leurs piedssaignent, déchirés par les cailloux du chemin ; leur maintâtonne et saisit avidement les feuilles des arbres, poursatisfaire une faim qui n’a point de trêve. Ils n’ont ni toit nifamille. Leur père est mort ; ses ossements blanchissent aufond de quelque ravin. Leurs frères ne les connaissent plus. Ehbien ! ces victimes portent en elles un baumeconsolateur : la résignation. Elles ne regrettent point lesoleil qu’elles n’ont jamais vu ; leur ouïe ne leur servaitqu’à entendre le rugissement du vent dans la montagne : ellesaiment mieux ne point entendre. On les voit descendre, en chantantun refrain monotone, la rampe rocheuse de quelque pic ; s’ilss’arrêtent, c’est pour tourner sur eux-mêmes et danser une danseincroyable et sans nom. Ils tournent, ils tournent, jusqu’à ce quele souffle leur manque ou que leur pied, guidé par la clémencedivine, trouve, au lieu du sol, le vide d’un précipice sans fond,où finit leur martyre…

Ainsi était Alfonse. Sa folie lui sauvait ladouleur. Il chantait et dansait sur le bord du précipice.

Ce jour-là surtout, il était tout joyeux. Sessouffrances physiques lui donnaient un peu de repos, et il tâchaitd’utiliser de son mieux ce bien-être.

Castelmelhor qui se montrait parfois bonprince, avait consenti à se prêter au caprice royal, qui était defaire grande réception à l’hôtel. Tout ce qui avait entrée à lacour avait donc été convoqué.

Alfonse était assis sur une manière de trône,ayant à ses pieds deux jeunes dogues, petits-fils de ce fameuxRodrigo, qui a joué un rôle dans la première partie de cettehistoire. Auprès de lui, Castelmelhor était nonchalemment étendudans un fauteuil.

Chacun vint à son tour faire sa cour au roi.L’Espagnol fut accueilli par un gracieux sourire.

– Don César, lui dit Alfonse, jedonnerais l’Estramadure, voire les Algarves, pour votre domained’Andalousie. Quels taureaux, don César, quels taureaux !

– Il m’en reste encore, réponditl’Espagnol, et tous, jusqu’au dernier, sont au service de VotreMajesté.

– C’est bien, dit le roi : enrécompense, je vous ferai, moi, chevalier du Firmament.

Don César fit la grimace et se retira. Ce futFanshowe qui vint après lui.

– Je vous dispense du baise-main, milord,s’écria de loin Alfonse ; Maï de Deos, ajouta-t-il àdemi-voix, ce dogue d’Anglais boite à faire frémir ! Je mependrais si je boitais ainsi !… Milord, comment se porte notrepetite sœur Catherine ?

– Sa Majesté la reine d’Angleterre est enbonne santé, sire.

– Et ce pendard de Charles, notrebeau-frère ?

– Le roi, si c’est lui que Votre Majestédésigne par ces paroles, se porte comme il faut pour le bonheur del’Angleterre.

– Oui-dà ! dit Alfonse ; ehbien, milord, cela m’est égal… Dites-moi, y a-t-il en Angleterrebeaucoup de bossus aussi laids que vous ?

La face de l’Anglais devint livide.

– Votre Majesté, dit-il en essayant desourire, me fait honneur en me traitant avec cette familiarité.J’ai peur de faire ici des jaloux.

Alfonse bâilla et fit un geste de fatigue.

Au moment où l’Anglais se retournait pourregagner son siège, il se trouva face à face avec le Moine, quivenait d’entrer.

– Quelles nouvelles ? dit Fanshowe àvoix basse.

– Chut ! fit le Moine ; je vousrépondrai demain, milord ambassadeur… Et Dieu sait quel titre ilfaudra vous donner demain !

Le front de Fanshowe se dérida ; sonsourire narquois et cauteleux reparut sous les poils de samoustache, tandis qu’un espoir passionné allumait, malgré lui, deséclairs dans sa prunelle.

XXI – ARME DE MOINE

Le Moine continua d’avancer lentement, la têtehaute, mais le capuchon rabattu sur son visage, et traversa le flotdes courtisans, qui s’écartèrent avec un respect mêlé de crainte,pour lui livrer passage. Arrivé devant le roi, il s’arrêta etcroisa les bras sur sa poitrine.

– Que Dieu bénisse Votre Majesté !dit-il.

– Seigneur Moine, répondit Alfonse, jevous rends votre souhait de bon cœur ; que Dieu bénisse VotreRévérence !

Pour la centième fois peut-être, lescourtisans s’interrogèrent du regard et se demandèrent :

– Quel est cet homme ?

Tous firent la question ; aucun ne sut yrépondre.

– Ami, dit Alfonse en se penchant du côtéde Castelmelhor, n’aimerais-tu pas à savoir quel visage se cachesous le capuchon du révérend père ?

L’œil de Castelmelhor brilla de désir. Il secontint pourtant et répondit avec une apparente froideur :

– Les secrets du révérend père nem’importent point, mais pour peu que cela plaise à Votre Majesté,je lui ordonnerai de se découvrir.

– Ce palais est à vous, seigneur,répondit le Moine ; mais cette salle porte le nom duroi ; je suis ici sous sa protection… Si vous ordonniez, jen’obéirais pas.

– Et si le roi lui-même vous ordonnait…commença fièrement le favori.

Le Moine darda son regard sur Alfonse quitressaillit et perdit contenance comme un enfant sous l’œil sévèred’un mentor.

– Sa Majesté n’ordonnera pas, dit-ild’une voix basse et pénétrante.

Castelmelhor pâlit ; le Moine salua etalla s’asseoir sur un banc écarté, derrière le favori.

– Messieurs, s’écria le roi qui sesentait mal à l’aise sous le regard du Moine, on ne respire pasici. Parcourons les jardins de l’hôtel… Donne-moi ton bras, Mello,et allons !

Le roi descendit en boitant les degrés quirehaussaient son fauteuil, et traversa la salle.

– Milord, dit-il en passant près deFanshowe, nous vous avons parlé de votre bosse avec une légèretécondamnable, mais nous n’avons rien dit de vos jambes. Vous noustiendrez compte de notre retenue, j’espère, milord.

– Pardieu, milord ! s’écria donCésar de Odiz en caressant d’un regard moqueur les tibias deFanshowe, Sa Majesté vous en veut !

– Votre Excellence, répondit Fanshowe,entendit-elle parler d’un malotru de l’antiquité qui se nommaitÉsope ?

– Vaguement milord.

– Cet Ésope était un bossu de Thrace, quivivait à la cour du roi Crésus, où il y avait de forts beauxgarçons dont quelques-uns étaient ambassadeurs.

– Que m’importe cela ? demanda donCésar.

– C’est une histoire que je vous conte,seigneur. Ésope était très-laid. Les beaux garçons de la cour deCrésus, dont quelques-uns étaient ambassadeurs, se moquaient delui.

– En vérité ?

– Oui, seigneur. Pour se venger, il leurfaisait entendre, à l’aide de fables ingénieuses, qu’ils étaientdes sots. Je parle des beaux garçons de la cour de Crésus, dontquelques-uns étaient ambassadeurs.

– Qu’est-ce à dire ? s’écria donCésar qui devina la conclusion de l’histoire.

En même temps, il toucha sa longue épée deTolède ; mais Fanshowe lui envoya de loin un sourire railleuret disparut.

Tout le monde était sorti de la salle sur lespas du roi. Castelmelhor seul n’avait point bougé. Il était restéassis à la même place, et, involontairement, sa tête s’étaitpenchée sur sa poitrine.

Il demeura ainsi longtemps, absorbé dans uneméditation profonde et chagrine.

Tout à coup, il releva le front ; son œilétait brillant de colère.

– Je ne vous obéirais pas !murmura-t-il en frappant violemment son pied, contre terre ;il a dit cela ! qui donc ose me parler ainsi dans ma propremaison ? en présence du roi ! devant toute la courassemblée ! quel est cet homme ? j’ai vu quelque partl’éclair qui jaillit de son œil… j’ai souvenir, un souvenir confus,d’avoir entendu sa voix autrefois…

À ces derniers mots, Castelmelhor tressaillitet se retourna.

Une main s’appuyait sur son épaule :c’était la main du Moine.

– Vos souvenirs ne vous trompent pas,seigneur comte, dit-il. Vous m’avez vu, vous m’avez entenduautrefois.

– Qui êtes-vous ? s’écriaCastelmelhor.

– C’est mon secret, seigneur comte.

– Êtes-vous mon ami ? êtes-vous monennemi ?

– Je ne puis être ni l’un ni l’autre.

Le Moine se tut, Castelmelhor, de son côté,garda le silence. Ils restèrent ainsi, face à face, immobiles,comme deux lutteurs qui se mesurent de l’œil avant de commencer lecombat.

La jeunesse de Castelmelhor tenait tout cequ’avait promis son adolescence. Il était beau et le splendidecostume qui recouvrait ses formes irréprochables empruntait unemagnificence nouvelle à la fière façon dont il était porté :son aspect imposait ; son sourire séduisait, son regardhautain ou caressant, inspirait la crainte ou la tendresse.

C’était un courtisan, l’idéal ducourtisan ; mais c’était plus encore, c’était un grandseigneur.

Pourtant, si on le regardait de près, ontrouvait en lui quelque chose d’équivoque et d’indéfinissable quifaisait naître une mystérieuse répulsion.

Son sourire était franc, son frontouvert ; toute sa physionomie respirait la noblesse, mais il yavait derrière cette physionomie, pour ainsi dire, un second visagequi grimaçait et mentait. Sous sa franchise, on découvrait lafatigue d’un rôle appris et péniblement joué ; sous sa nobleaisance perçait le calcul. Il y avait de l’astuce dans sonsourire…

Enfant, je m’approchai une fois d’une belletouffe de roses qui jetaient à la brise des soirs leurs délicieuxparfums. C’était merveille de les voir se balancer sur leur tigemousseuse ; elles oscillaient avec grâce, présentant tour àtour aux quatre points du ciel leurs corolles doucement veloutées.Je restais devant elles, les narines gonflées, l’œil avide,ambitieux de les cueillir.

Mais, du sein de la touffe de roses, entre lesdeux plus belles, une tête verdâtre s’élança, dardant une langueaiguë et bifurquée. Il y avait un serpent sous ces fleurs.

Il y avait, sous le masque brillant du favori,l’égoïsme odieux et glacial.

De loin ce n’étaient que charmes, grâces,parfums ; de près, entre deux sourires, on voyait apparaîtrela pointe empoisonnée du dard.

Le visage du Moine disparaissait entièrementsous son froc, mais on pouvait lire dans son attitude, une fiertépour le moins égale à celle de Castelmelhor, et un calme debeaucoup supérieur.

Tous deux étaient de taille au-dessous de lamoyenne, comme la plupart des Portugais, mais toute la personne deCastelmelhor eût pu servir de modèle à un peintre d’académie, etl’allure ferme du moine donnait à penser que son froc recouvraitagilité et vigueur.

De sorte que si un combat corps à corps eûtété chose possible entre un serviteur de l’Église et un ministred’État, les chances n’auraient point semblé trop inégales.

Ce fut le Moine qui rompit le premier lesilence.

– Seigneur, dit-il, j’ai vu dans vosparoles au roi un défi, j’y ai répondu avec quelque vivacité ;mais en entrant dans ce palais, mes intentions étaient pacifiques.Je venais réclamer de vous un instant d’audience ; vousplaît-il de m’écouter ?

Le comte avait fait sur lui-même un subiteffort, et recouvré son aisance accoutumée.

– Que Votre Révérence me pardonne, dit-ilen souriant ; j’ai agi comme un enfant boudeur qui se fâchelorsqu’on lui refuse l’objet de son caprice. J’ai eu tort, je leconfesse, et j’espère que Votre Révérence voudra bienm’excuser.

Le Moine s’inclina.

– On dit, reprit Castelmelhor, dont lavoix se fit douce et légèrement railleuse, que mon respectableoncle, Ruy de Souza de Macedo, abbé mîtré des bénédictins deLisbonne, vous donne asile à bon escient, que vous soyez moine ounon, et connaît le mystère de votre vie. Cela me suffit, et je neveux voir en Votre Révérence qu’un homme, ami de son pays, et dontj’ai reçu parfois de précieux renseignements sur les traîtres quicomplotent secrètement la ruine du Portugal.

Le Moine s’inclina de nouveau.

– De quelle manière vous vous procurezces renseignements, reprit encore le favori, je l’ignore ;mais que m’importe ?… Parlez, seigneur Moine, je vousécoute.

Castelmelhor avança deux sièges, offrit l’und’un geste courtois, et s’assit lui-même sur l’autre. Le Moineresta debout.

– Seigneur, dit-il, mes instants sontcomptés, et je n’ai point le loisir de m’asseoir.

En même temps, il tira de son sein la lettrede l’Anglais et la tendit au favori.

Castelmelhor la prit et la déplia lentement,en affectant une parfaite indifférence.

– Votre Révérence désire que je lise cetécrit ? dit-il, je suis à ses ordres.

Il jeta un nonchalant coup d’œil sur lamissive. En dépit de tous ses efforts pour garder une contenancetranquille, son sourcil se fronça dès les premières lignes.

– Milord, murmura-t-il, se croit sûr deson coup !

Quand il arriva au passage qui le concernait,un éclair de fureur jaillit de son œil.

– Par le sang de Souza, misérablemarchand de coton, s’écria-t-il, je te prouverai sous peu que tun’as point menti en disant que je hais ta cupide nation ! Lepremier acte de ma puissance sera de te chasser comme unlaquais !

– Vous comptez donc vous faire encoreplus puissant que vous ne l’êtes, seigneur comte ? interrompitla voix grave du moine.

Castelmelhor se mordit la lèvre.

– J’avais cru, poursuivit le Moine, qu’àmoins de vous heurter au trône vous ne pouviez plus monterdésormais.

– Vous vous trompiez, seigneur Moine, ditsèchement Castelmelhor. L’Anglais et tous ceux qui m’accusent deconvoiter l’héritage de Bragance mentent par la gorge ! Jesuis prêt à le prouver l’épée au poing.

– À quoi bon l’épée ? demanda leMoine avec simplicité. Pour prouver qu’on ne veut point monter,seigneur comte, il suffit de rester à sa place.

– Votre Révérence est de bon conseil,répliqua Castelmelhor, dont l’embarras était visible. Souffrez queje poursuive ma lecture.

Le portrait de l’infant, celui de la reineattirèrent un sourire sur la lèvre du favori ; mais ce souriredisparut, lorsque vint le passage relatif au Moine.

Castelmelhor le lut fort attentivement et àplusieurs reprises.

– Je pense, dit-il enfin, que c’est deVotre Révérence que prétend parler lord Fanshowe ?

– Vous ne vous trompez pas, seigneur.

– C’est étrange ! Et puis-je savoirpar quel hasard ce message est tombé entre vos mains !

– Ce n’est point par hasard.

– Trêves de réponses ambiguës, seigneurMoine ! prononça durement Castelmelhor. À mon tour, je vousdirai : Je n’ai pas de loisir. Voulez-vous m’apprendre parquel moyen vous vous êtes emparé de cette lettre ?

– Non, répondit le Moine.

– À votre aise. Je vous dois un avis enéchange de celui que vous m’avez donné tout à l’heure. Levoici : nous vivons dans un temps où le froc est une pitoyablearmure, seigneur moine.

– Je le sais.

– Le capuchon peut cacher un visage, maispour protéger une vie menacée…

– Contre un homme, interrompit le Moine,il suffit d’un bras fort et d’une arme bien trempée ; j’ail’un et l’autre. Contre un parti… Priez Dieu, seigneur comte, den’avoir jamais à lutter contre moi !

Castelmelhor s’était levé. Involontairementdominé par le calme du Moine, il voulut cacher son trouble sous uneaffectation de raillerie.

– Assurément, dit-il, je n’aurais garded’attaquer Votre Révérence. La missive de milord me donne la mesurede vos talents. L’anglais vous suppose capable de révolutionnerLisbonne !

– Le temps marche, répliqua le Moine, etj’ai aujourd’hui plus d’un devoir à remplir. Je vous ai averti,seigneur, parce que dans votre âme dévastée par l’ambition, unsentiment est resté debout qui ressemble au patriotisme. Vous êtesSouza ! vous mentiriez à votre sang si vous ne détestiez pasl’Angleterre. S’il s’était agi d’ailleurs, du Portugal, seulement,je n’aurais rien dit, sûr, de n’être point écouté. Mais il s’agitaussi de vous, et, en vous défendant, vous défendrez le Portugal.J’ai compté sur votre égoïsme, non pas sur votre générosité. QueDieu vous garde.

Le Moine, à ces mots se dirigea vers laporte.

Castelmelhor était d’abord resté stupéfait decette brutale sortie ; mais au moment où le Moine touchait leseuil, il s’élança et le retint violemment par le bras.

– Que Votre Révérence me donne une minuteencore, dit-il avec une fureur concentrée, je puis recevoir desconseils, même quand je ne les ai point demandés ; mais uneinsulte ! Vrai Dieu ! seigneur moine, vous vous êtesintroduit dans ma maison avec une lettre de l’Anglais, une lettreoù l’Anglais lui-même vous dénonce pour être son complice et sonaffidé ; une lettre où vous êtes désigné comme un stipendié del’Angleterre ; et loin de courber le front, vous parlezhaut ; loin de vous disculper, vous outragez !… Avez-vousdonc oublié que je suis le premier dignitaire du royaume, et qu’ungeste de ma main suffirait pour vous écraser ?

– Je n’ai rien oublié, répondit le Moineavec une roideur méprisante. Vous êtes le fils de Jean de Souza quiétait un vaillant cœur et un fidèle sujet : mais Jean deSouza, du haut du ciel, vous renie, Castelmelhor, car vous êtesparjure, car vous êtes traître, car vous serez peut-êtreassassin !

Le visage du comte était d’une effrayantepâleur ; l’écume blanchissait ses lèvres convulsivementserrées.

– Tu mens ! s’écria-t-il en tirantson épée.

Le Moine s’appuya contre la porte, derrièrelaquelle on entendait les éclats de rire des courtisans épars dansla galerie.

– Défends-toi ! reprit Castelmelhoren proie à un véritable délire ; tu m’as parlé d’une arme, tuas une arme ! défends-toi !

Les éclats de rire et les voix des courtisansretentissaient de plus en plus distincts dans la galerie.

– Vous voulez voir mon arme, seigneurcomte ? demanda le moine d’un ton de raillerie ; j’en aiplusieurs.

– Dépêche-toi, ou par le diable, je tecloue aux battants de cette porte !

Par un geste rapide comme l’éclair, le Moine,se faisant un gant de la manche épaisse et flottante de son froc,saisit l’épée par la lame et la brisa ; de l’autre main ilterrassa le comte.

– Voici une de mes armes, dit-il enappuyant sur la gorge de Castelmelhor le petit poignard castillanque nous l’avons vu prendre à son chevet ; c’est la plusmauvaise.

Au lieu de frapper, il se releva et ouvrit lesdeux battants de la porte. Castelmelhor, un genou en terre, setrouva ainsi tout à coup en face d’une vingtaine de gentilshommes,riant et devisant dans la galerie.

– Qu’est-ce cela ? s’écrièrent-ilsen redoublant leurs éclats de rire.

Le Moine se retourna vers Castelmelhor, etfigura par trois fois au-dessus de sa tête le signe de lacroix.

– Voici mon autre arme, seigneur comte,murmura-t-il, c’est la meilleure.

Puis il prononça d’une voix grave les paroleslatines de la bénédiction.

Castelmelhor, frémissant de rage, restaitprosterné et comme cloué au sol. Avant qu’il trouvât la force dedire un mot, de faire un geste, le Moine sortit comme il étaitvenu, lentement et la tête haute.

XXII – LA COUR DE FRANCE !

Isabelle de Savoie-Nemours était de maisonsouveraine et tenait aux Bourbons par ses deux oncles,MM. de Vendôme et de Beaufort. Elle avait dix-huit ans àl’époque où sa main fut demandée pour le roi dom Alfonse dePortugal, par l’entremise du marquis de Sande.

C’était alors, en France, l’époque la plusbrillante du règne de Louis XIV. La cour de Versailles, modèled’élégante et fastueuse grandeur, étalait aux yeux de l’Europejalouse ses gloires sans rivales, ses femmes d’historique beauté,ses magnificences. Tout y était grand, pompeux, incomparable :les guerriers se nommaient Turenne ou Condé : les poètes,Racine ou Molière ; les peintres, Lesueur, Mignard,Lebrun ; les magistrats, Harlay, d’Aguesseau ; lesfemmes, Sévigné, la Vallière. C’était la voix de Bossuet quifaisait retentir en chaire la parole de Dieu sous les voûtes deNotre-Dame ; c’était la poésie de Quinault que Lulli mettaiten musique ; c’était, la main de le Nôtre qui dessinait lesparterres de Versailles. Et tout cela, guerriers, poètes, femmes,artistes, magistrats, formait comme un resplendissant faisceauautour d’un centre qui était le Roi. Le roi était l’âme ; ilrayonnait la vie et la lumière ; toutes ces gloires étaientdes reflets de sa gloire.

Près de lui, l’admiration se changeait enculte. On le peignait en demi-dieu ; il fallait des poètespour écrire son histoire. Son siècle tout entier murmurait à sonoreille des chants adulateurs, et le monde tressaillit d’étonnementquand un prêtre lui envoya ces mots du haut de la tribunesacrée : – Dieu seul est grand !

Et ce mot pourtant, tout écrasant qu’il parût,était encore un prodigieux hommage, puisqu’il impliquait unecomparaison !

La France était tranquille. La Fronde s’étaitévanouie un jour sous un regard de Louis, comme la brume épaissedes matinées s’enfuit devant un rayon de soleil. Le souvenir decette guerre civile héroï-comique ne vivait plus qu’au fond du cœurde quelques vieux mécontents qui ensevelissaient leurs chagrinesbouderies derrière les murailles grises de leurs manoirs. À la courtoute rancune s’était effacée, parce que le maître avaitpardonné.

Ce n’était à Versailles tout neuf que chantsde fêtes et récits héroïques ; puis, à la fin d’un bal, quandles violons du roi s’endormaient sur le final du dernier menuet,une joyeuse nouvelle courait de salle en salle.

Les gentilshommes se parlaient à l’oreille etse serraient la main. Les dames chuchotaient derrière leurséventails aux miroitants reflets. Des sourires venaient de toutesles bouches, des éclairs de tous les regards.

Le murmure allait grandissant, et bientôt,autant que le permettaient le lieu et les personnages, il sefaisait clameur.

– La guerre ! disait-on de toutesparts.

C’est que la guerre alors, c’était lavictoire. L’Angleterre, l’Espagne, la Hollande, l’Autrichefléchissaient tour à tour le genou.

Après la victoire l’ovation ; et comme lavictoire avait été éclatante, on faisait le triomphe splendide, onélevait, à l’aide du butin conquis, un arc monumental ou unegigantesque statue. L’histoire s’écrit aussi avec le granit et lebronze…

Isabelle avait passé sa première jeunesse aumilieu de toutes ces grandeurs. Son père tenait état de prince dusang ; sa mère, Diane de Chevreuse, de la maison de Lorraine,avait eu les bonnes grâces d’Anne d’Autriche. Belle au point debriller dans cette cour où la beauté n’était qu’un titre vulgaire,ayant la dot d’une reine, et pouvant par éventualité devenirhéritière de la couronne de Savoie, Isabelle était entouréed’adorations et d’hommages.

De nombreux prétendants sollicitaient samain ; et quand le marquis de Sande arriva de Portugal, chargéde la demande d’Alfonse, il reçut dès l’abord une réponse tellementfroide, qu’il dut croire sa mission terminée. D’un autre côté,Louis XIV se prononça, et dit que son bon plaisir était quemademoiselle de Savoie prît pour époux un des seigneurs suivant lacour.

Isabelle ne donna point son avis. Rieuse,légère, raffolant des pompes qui étaient sa vie, elle confondaitdans une égale indifférence les courtisans qu’elle connaissait etle roi Alfonse qu’elle ne connaissait point.

Elle avait bien le temps de songer à cesbagatelles ! Pour l’occuper, il fallait quelque chose devraiment extraordinaire comme par exemple ce qui lui arriva au balde la cour où un bel étranger releva son gant, tombé à terre et lelui rendit très-respectueusement sans la regarder.

Il avait de beaux yeux pourtant, quisemblaient ne point savoir sourire. Son noble visage n’avaitd’autre expression qu’une tristesse profonde et morne. Il passaitau travers de toutes ces joies, il passait indifférent etmorne.

C’était la première fois qu’Isabelle de Savoien’était point regardée. Elle voulut savoir pourquoi. Elle appritqu’une immense douleur avait frappé naguère ce jeune étranger aumilieu d’un bonheur sans mélange. Il était Portugais et se nommaitdom Simon de Vasconcellos et Souza. Inès de Cadaval, sa femme,était morte à 22 ans.

Or, Simon avait mis en elle tous ses espoirs.Cette mort l’anéantit, il perdit force et courage, il perditjusqu’au souvenir du serment fait à son père mourant, il s’enfuitde Lisbonne et partit pour la France, indifférent désormais au sortd’Alfonse et à la destinée du Portugal.

Certains se complaisent en leur douleur ;ils aiment les souvenirs et trouvent de douces larmes en songeant àceux qui ne sont plus. D’autres détestent les lieux témoins dubonheur passé ; ils luttent violemment contre leurs regrets,ils mettent le bruit entre eux et leur conscience, ils repoussentavec effroi le souvenir parce que le souvenir les navre et les tue.Ceux-là seuls sont à plaindre, car les premiers sont des résignésque Dieu console ou des rêveurs qui se complaisent en leurslarmes.

La douleur qu’on fuit et qui se cramponne àvotre âme comme le noir souci d’Horace, voilà la seule etvraie douleur.

Celle de Simon était ainsi. Le malheureuxvoulut y faire trêve. Il vint à la cour de France. Le nom qu’ilportait sonnait haut, surtout depuis la faveur deCastelmelhor ; il fut de toutes les fêtes et se jeta à corpsperdu dans le tourbillon.

Mais le remède fut inefficace. Il n’y avaitpoint de fracas qui pût dominer la voix de ses regrets. Satristesse restait là comme un poids qu’on ne peut soulever nisecouer.

C’est une bien petite histoire que l’aventuredu gant, mais Isabelle, l’enfant adulée, remarqua ce pâle jeunehomme qui lui avait rendu un devoir de courtoisie sans même leverles yeux sur elle.

Parmi les prétendants à la main d’Isabelledont le désir exprimé par Louis XIV avait ressuscité l’espoir,se trouvait M. le marquis de Carnavalet, à qui la jeuneprincesse témoignait quelque bienveillance. Ce fut à lui qu’elles’adressa pour satisfaire sa curiosité d’enfant. Elle l’interrogeaau sujet de l’étranger, et M. de Carnavalet, prenantombrage de ces questions, accosta un quart d’heure après dom Simon,pour lui chercher une querelle d’Allemand. Simon voulut savoirpourquoi il se battait, on le lui dit ; il donna un coupd’épée à M. de Carnavalet et n’y songea plus.

Mais le lendemain, il regarda mademoiselle deSavoie-Nemours, et quelque chose de singulier se passa en lui.

Il eut froid dans le cœur. Ses yeux lebrûlèrent, comme il arrive aux enfants qui souffrent et ne veulentpoint pleurer.

– Inès ! murmura-t-il en portant lamain à sa poitrine.

Et il s’enfuit, loin, bien loin, jusqu’à ceque le grand air et le froid de la nuit eussent glacé la sueur deson front.

Soit, qu’il existât entre ces deux femmes uneressemblance réelle, soit que son œil retrouvât partout l’image decelle qu’il avait perdue. Isabelle lui était apparue comme l’ombred’Inès de Cadaval.

Simon de Vasconcellos eut peur et il eut aussicolère. Rentré à son hôtellerie au milieu de la nuit, il donnal’ordre à Balthazar son valet, de tout préparer pour le départ, quieut lieu avant le jour. Il était venu en France chercher le repos,et il emportait à Lisbonne un surcroît de soucis.

M. de Carnavalet en fut pour soncoup d’épée et n’obtint point la main d’Isabelle. Un peu de tempsaprès, M. le marquis de Sande, ayant renouvelé la demanded’Alfonse VI, Louis XIV en référa àMlle de Savoie-Nemours qui consentit à être reinede Portugal.

XXIII – LA COUR DE PORTUGAL

Mademoiselle de Savoie partit donc pourLisbonne où le marquis de Sande la ramena en triomphe. Lorsqu’elledébarqua, il y avait sur la jetée, pour la recevoir, un brillant etnombreux cortège. Ce fut le prince infant, dom Pierre qui lui donnala main. L’infant était alors à peine sorti de l’adolescence. Envoyant la jeune reine si belle, il envia le sort de son frère.

Mademoiselle de Savoie était reine. Ellevoyait ses sujets, mais elle cherchait le roi, l’époux, le maîtrequ’elle avait accepté. Quand Alfonse parut enfin, elle fut prise dedégoût et d’épouvante.

Peut-être eut-elle la pensée de se révoltercontre un sort odieux, mais il était trop tard.

Alfonse parut d’abord enchanté. Il jura parBacchus qu’Isabelle était Vénus sortant de l’onde, et menaçaCastelmelhor de le faire pendre, parce que ce dernier avait parlé àIsabelle sans mettre un genou en terre. Castelmelhor se prosterna,mais il jura dans son cœur une haine mortelle à la jeune reine.

Le troisième jour eut lieu la cérémonie dumariage. Isabelle, pâle, presque mourante, traversa d’un paschancelant la grande nef de la cathédrale. Elle s’appuyait sur lebras de l’infant dom Pierre, qui, pâle, aussi, semblait égalementcourbé sous le poids d’une souffrance.

Arrivée au milieu de la cathédrale, Isabellepoussa un cri étouffé. Elle venait d’apercevoir, dans l’ombre d’unpilier, le visage de Vasconcellos. Il lui sembla voir un ami deFrance en cet homme dont elle ne connaissait même pas la voix.Quand elle voulut lui donner un second regard, Vasconcellos avaitdisparu.

Alors, le cœur d’Isabelle se serra en arrivantà l’autel ses genoux plièrent machinalement ; elle tombaappuyée sur la tablette du prie-Dieu.

Le reste de la cérémonie fut pour elle commeun songe pénible et plein d’angoisse : elle se réveilla femmed’un être misérable, qui tenait le sceptre d’une main capable àpeine de jouer avec un hochet d’enfant. L’infant s’était mis àl’écart. C’était un noble jeune homme auquel les conseils ambitieuxet perfides n’avaient point fait faute, mais qui avait toujoursrejeté loin de lui toute idée de rébellion. En cet instant, pour lapremière fois, il désira une couronne.

Près de l’infant, un homme enveloppé dans unvaste manteau et cachant avec soin son visage, se tenait. C’étaitVasconcellos. Il y avait un grand et pur honneur dans l’âme de cefils des chevaliers. Il était homme, cependant, et quelquefois lescoupables pensées se glissent en nous par la porte de lagénérosité. Vasconcellos ne se défiait point de lui-même, parcequ’il ne découvrait au fond de son cœur qu’une respectueuse etfraternelle pitié pour cette pauvre jeune fille dont il devinait ledésespoir. Il se souvenait de l’avoir admirée si brillante, et illa retrouvait si malheureuse ! Mieux que personne, ilprévoyait le sort qui attendait la reine, au milieu de cette courinféodée au favori, lequel était l’ennemi naturel de tous ceux quiavaient à l’affection du roi des droits naturels et légitimes.

Il savait de quels outrages avait été abreuvél’infant, à qui on refusait tous les avantages dus à sa royalenaissance ; il devinait les humiliations et les mépris quimenaçaient Isabelle, et qui devaient l’accabler dès que seraitpassé l’éphémère caprice d’Alfonse. Dom Simon pensa qu’il avait ledroit de protéger.

Néanmoins, sa loyale conscience, dès cepremier moment, l’avertit de prendre garde, car il se résolut à nejamais paraître en présence d’Isabelle qui ne devait même pasconnaître son mystérieux protecteur. Le mariage accompli, la reinesortit, tête baissée, de l’église. Elle monta dans le carrosseroyal au milieu des acclamations de la multitude, et se trouva entête à tête avec son époux.

– Madame, lui dit le roi avec douceur,lequel préférez-vous, je vous prie, d’une danse d’ours ou d’uncombat de taureaux sauvages du Lennox.

Isabelle ne répondit point, parce qu’ellen’avait pas entendu.

– Vous aimez bien les deux, n’est-ce pas,madame ma reine ? reprit le pauvre Alfonse. En vérité, vousallez être ici une heureuse femme ! Nous avons des bouffonsd’Italie qui avalent des sabres empoisonnés et dansent un menuetsur un fil de laiton, à quinze toises du sol. Je vous donne ma foiroyale qu’il en est ainsi que je vous le dis, madame.

Isabelle mit sa tête entre ses deux mains.

– Ne vous cachez point pour sourire, masouveraine, reprit encore Alfonse ; vos souhaits seront majoie. Maï de Deos ! nous avons bien d’autres choses encore,allez ! Des baladins de France qui marchent sur leurs mains etse courbent en arrière de façon qu’ils baisent leurs talons… Je nevous mens point, Isabelle ! Des histrions qui chantent commeces poissons de la fable, qu’on nommait, je pense… Qu’importe leurnom ? Ils avaient, je m’en souviens, des visages de femme…Entendîtes-vous parler de cela, Isabelle ?

– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurala pauvre femme.

– Je vous comprends, ma reine !s’écria Alfonse ; vous avez grande hâte de voir… Mais je nevous ai point tout dit encore : nous avons un singe africainqui gambade comme jamais créature de Dieu n’a su le faire, et dontchaque grimace vaut dix mille réaux. C’est ce bambin de comte qui afait l’estimation… Comment trouvez-vous le comte ?

Isabelle pensait à la cour de Paris, à samère, à Vasconcellos ; elle se sentait mourir.

– Maï de Deos ! s’écria Alfonse enéclatant de rire, nous avons des gladiateurs gallois qui vousferont rire aux larmes. Ils se battent avec leurs têtes, comme desbéliers, madame, et quand leur têtes se rencontrent, l’une d’elles,parfois toutes les deux, éclatent comme deux pots de terre, c’esttrès-plaisant !… Mais vous souriez en tapinois, ma souveraine,voyons regardez-moi : on dit que je ressemble à monsieur moncousin Louis de France…

Ce disant, il usa d’une douce violence pourécarter, les mains de la reine et découvrit ses yeux en pleurs.

– Qu’est cela ? demanda-t-il, despleurs ? les pleurs m’ennuient.

Et il s’étendit en baillant au fond ducarrosse.

Ce fut le premier et le dernier tête-à-têted’Alfonse avec la reine. Il la rejeta comme un jouet brisé, ou,pour employer son expression favorite en pareille circonstance,comme un taureau malade.

Le soir même, la jeune reine eut unappartement séparé.

Castelmelhor ne comptait pas sur tant debonheur ; il vit qu’il n’aurait même pas besoin d’user de soninfluence acquise pour anéantir celle de la jeune femme : ilétait vainqueur sans avoir combattu. Néanmoins, il garda sa hainecontre Isabelle, cause innocente de l’outrage public qu’il avaitreçu, et ne perdit jamais aucune occasion de lui nuire et del’humilier.

Comme les courtisans se modèlent sur lemaître, et que le vrai maître était Castelmelhor, toute cettetourbe plébéienne en habits nobles qui entourait le roi, se croyaitobligée de mépriser Isabelle et de le lui laisser voir. Le roiferma les yeux d’abord puis enchérit sur les plus insolents.L’enquête en cour de Rome lui reproche des indignités.

Isabelle dépérissait lentement. Autour de sesgrands yeux, un cercle azuré gardait la trace de ses larmes. Sesjoues s’étaient amaigries, et les nombreux rivaux qui sedisputaient autrefois ses sourires n’eussent certes point reconnula reine de beauté des salons de Versailles.

Il y avait bien à la cour un homme dont latendresse respectueuse et dévouée s’efforçait d’apporter à Isabelleconsolations et repos. L’infant la protégeait de tout son pouvoir,mais son pouvoir était si faible ! Castelmelhor prolongeait audelà de toutes bornes la prétendue adolescence de dom Pierre, quirestait soumis à une sorte de tutelle. La jeune reine, d’ailleurs,habitait le palais d’Alfonse, et il n’était permis à l’infant des’y introduire qu’en de rares occasions. Pourtant le dévouement duprince était pour Isabelle un précieux soulagement ; elle seprit à l’aimer comme un frère.

Sur ces entrefaites une catastrophe advint quichangea subitement la position d’Isabelle.

La veille de Noël, il prit fantaisie à Alfonsede faire une bombance dans l’intérieur du palais. La reine,jusqu’alors avait évité le spectacle de ces orgies ; cettefois, Alfonse lui ordonna de présider au banquet. La reine obéit.Vers le milieu du repas, au moment, où les têtes éclataient déjà aufeu de l’ivresse, Castelmelhor se leva :

– Il manque quelque chose ici,dit-il.

Le festin était magnifique ; il y eut uneprotestation unanime.

– Que manque-t-il ? demandacependant le roi.

– Il manque au nectar d’être versé parles mains d’Hébé.

Son regard insolent alla vers la reineimmobile et muette. L’assemblée comprit et applaudit. Le roiréfléchit.

– Au fait, dit-il, nous sommes lesdieux.

Et s’adressant à Isabelle, plus pâle qu’unestatue, il ajouta :

– Reine, verse à boire aux dieux qui ontsoif.

Isabelle prit le flacon sans mot dire etcommença le tour de la table.

Si par hasard il se fût trouvé là, un hommequi eût conservé une étincelle d’honneur au fond de l’âme, ilaurait, certes été saisi d’une respectueuse commisération pourcette femme, fière encore, et digne et admirable sous l’humiliationque lui infligeait son époux. Mais tous ces dieux étaient deslaquais ivres. Chaque fois qu’Isabelle remplissait une coupe, unéclat de rire s’élevait.

Castelmelhor tendit son gobelet le dernier. Aumoment où la reine approchait le flacon, il la saisit àl’improviste et fit bruyamment claquer ses lèvres sur la joue de sasouveraine.

Alfonse poussa un rugissement de joie.

– Bien joué, bambin de comte !s’écria-t-il.

La reine devint si blanche, que ses veinesparurent comme un réseau bleuâtre sur son front. Elle était douce,faible même, mais il y avait en elle une goutte du sangd’Henri IV.

Elle fit deux pas en arrière, et se redressanttout à coup :

– Seigneur, dit-elle, si Dieu m’eût donnéun homme pour époux, je ne lui demanderais point votre vie qui estcelle d’un lâche, mais j’implorerais sa pitié pour qu’il ne vousfît point fouetter par la main du bourreau !

À ces mots elle se retira lentement.

– Comte, dit le roi, tu estouché !

– Et Votre Majesté est publiquementoutragée ! répondit Castelmelhor, qui cachait sous son airenjoué l’ardeur de son ressentiment.

– Toi… fouetté… par le bourreau !c’est très-plaisant !

– Si Dieu lui eût donné un homme pourépoux !… murmura Castelmelhor.

– Maï de Deos ! c’est vrai, elle adit cela ! s’écria le roi : je suis un homme !… Parle sang ! par la mort ! je vais lui faire voir que jesuis un homme ! malheur à elle !… Qu’on mel’amène !

XXIV – MADEMOISELLE DESAVOIE-NEMOURS

Et comme tout le monde restait immobile, leroi répéta avec un redoublement de fureur :

– Qu’on me l’amène ! qu’on la traîneici à l’instant !

– Pourquoi faire ! demandafroidement Castelmelhor.

– Pour que je lui prouve que je suis unhomme ! s’écria le roi, dont la prunelle nageait dans lesang.

En même temps il tira son poignard en grinçantdes dents et le ficha si rudement dans la table, que l’épaisseplanche de chêne fut percée de part et part.

Mais cet effort le brisa, et il tomba épuisésur son fauteuil.

– Castelmelhor, dit-il, va dans sachambre et tue-la.

– Seigneurs, dit Castelmelhor au lieud’obéir, veuillez nous laissez seuls ; Sa Majesté a désir dem’entretenir en particulier.

L’assemblée jeta un regard de regret sur lescoupes à moitié vides ; mais ce n’était pas le roi qui avaitparlé, c’était Castelmelhor, il fallait obéir.

– Sire, reprit le comte, dès que la foulese fut écoulée, Votre Majesté va trop loin. Le marquis de Sande està Lisbonne, et avec lui est venu un Français, qui sans doute estchargé des pouvoirs de son souverain. Le Portugal n’est point detaille à se mesurer avec la France.

– Il y avait longtemps que tu ne m’avaisennuyé ! s’écria le roi en bâillant.

– Sire, mon devoir…

– Petit comte, va chercher les serviteursde mes bassets royaux, et ne reviens pas : tu n’es pas enveine aujourd’hui.

– Encore un mot, sire…

– Peuh ! fit le roi avec ennui.

– Me donnez-vous carte blanche ?

– Sans doute ; à quelsujet ?

– La reine…

– La reine ! interrompit le roi, quiavait déjà oublié la scène du dîner ; que me parles-tu de lareine ?

– Elle a insulté Votre Majesté.

– Vraiment ? Au fait… c’estpossible. Eh bien, fais-en ce que tu voudras, et va-t’en.

Castelmelhor sortit aussitôt.

Depuis qu’il était maître de l’oreille du roiil avait déjà considérablement affaibli la puissance des chevaliersdu Firmament, qu’il avait même éloignés du palais et casernés dansun hôtel ; mais il se croyait néanmoins sûr de leur service àcause d’Ascanio Macarone, qu’il avait fait capitaine des Fanfaronsou cavaliers, et qui affectait pour lui un dévouement sansbornes.

Ce fut près du beau Padouan qu’il se rendit enquittant le roi.

Macarone reçut ordre de choisir dix Fanfaronsparmi les moins scrupuleux, ce qui était énormément dire. Ces dixhommes devaient se poster à une heure après minuit dans la rue dela Conception, qui longe le couvent de ce nom, où la reine avaitcoutume d’accomplir ses devoirs religieux.

C’était, comme nous l’avons dit, la veille deNoël ; la reine devait, suivant toute apparence, se rendre àla messe de minuit. Castelmelhor, qui avait un puissant intérêt àéloigner cette princesse de la cour, saisissait avec ardeur cetteoccasion de commencer

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