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Les Gens de bureau

Les Gens de bureau

d’ Émile Gaboriau
Préface

Il est toujours bon de consulter les hommes spéciaux.

Aussi, avant de livrer ce volume à mon imprimeur, j’ai cru devoir soumettre le manuscrit à un de mes amis, sous-chef dans une de nos administrations publiques.

Huit jours après, il me retournait mon livre avec le billet suivant :

« Je ne sais en vérité, mon cher, où vous avez puisé vos renseignements. Vos personnages n’ont pas la moindre vraisemblance.Ils n’existent pas. Que vous connaissez peu les employés ! Ce sont tous, sans exception, des hommes de mérite, intelligents,laborieux, actifs, fanatiques de leurs devoirs. Savez-vous qu’on n’ouvre pas les portes avant dix heures pour les empêcher d’arriver trop tôt ? Savez-vous que le soir il faut leur faire violence pour les mettre dehors sur le coup de quatre heures ? J’en connais qui ont refusé à la fin du mois de toucher leurs appointements, parce qu’ils ne croyaient pas les avoir assez bien gagnés. Et le mécanisme administratif, quelle singulière idée vous vous en faites ! Y a-t-il exemple d’une seule affaire qui ait traîné en longueur dans n’importe quel ministère ? Et quelle politesse dans tout le personnel, quelle urbanité parfaite, quel savoir-vivre !… Demandez au public. – Quant au favoritisme,chacun sait qu’il n’existe plus depuis les immortels principes de89.

« Donc, puisque vous voulez un conseil, croyez-moi, brûlez ces pages, et venez me demander ma collaboration. À nous deux nousferons quelque chose de bien. »

Ce conseil si désintéressé m’a touché l’âme. Mais je me suissouvenu que M. Josse est toujours orfèvre.

Voilà pourquoi je publie ce volume.

Chapitre 1

 

Romain Caldas, qui n’avait point eu de boules blanches à sesexamens de l’École de droit découvrit un matin qu’il devait êtreadmirablement propre à toutes les administrations.

En conséquence, il prit une grande feuille de papier, et de saplus belle écriture, qui n’était pas belle, il adressa une demanded’emplois à S. Exc. M. le Ministre de l’ÉquilibreNational.

Un vieux monsieur qu’il ne connaissait guère y mit une apostilledans laquelle il déclarait que les talents du soussigné Caldasdevaient être utilisés sans retard au profit de l’État.

En fait d’apostille, il n’y a que la première qui coûte. Romaineut bientôt la satisfaction de voir tout à l’entour de sa pétitionvingt signatures de personnes qu’il ne connaissait pas du tout.

Sa demande envoyée, Caldas se mit à piocher consciencieusementles matières de son examen.

L’administration de l’Équilibre, en effet, outre qu’elle exigedes candidats aux emplois dont elle dispose le diplôme debachelier, les astreint encore à passer un examen spécial.

Peut-être l’administration s’est-elle aperçue que tous lesbacheliers ne savent pas l’orthographe.

D’autres mobiles encore l’ont guidée, lorsqu’elle a inauguré lesystème des épreuves.

D’abord un vif désir de ne pas rester au-dessous de lacivilisation chinoise, qui donne au concours le tablier ducuisinier aussi bien que le bouton de jaspe du général.

Ensuite l’intention bien arrêtée de recruter désormais sonpersonnel dans un choix de sujets hors ligne

Enfin la généreuse pensée de déconcerter à tout jamais lenépotisme et de substituer le règne du mérite au régime de lafaveur.

Pour cette dernière raison sans doute, on est facilement admis àsubir l’examen, pourvu que l’on soit chaudement appuyé par trois ouquatre grands personnages.

Caldas avait déjà légèrement préparé les trois premiers numérosdu programme qui comprend quarante-sept numéros, lorsqu’il reçutl’avis de se rendre au ministère pour y subir les épreuves écriteset orales.

Il s’y rendit fort inquiet. Les matières sur lesquelles ilfallait répondre sont nombreuses et variées.

On demande aux candidats : une page d’écriture, un problème detrigonométrie, une dictée sur les difficultés les plus ardues de lalangue française, une dissertation sur une question de statistique,et la géographie postale de la France.

C’est dans la salle des archives que l’examen a lieu.

Lorsque Caldas y pénétra, cent cinquante à deux centsconcurrents l’y avaient déjà devancé ; il en vint encore prèsdu double après lui.

Tout ce monde s’asseyait en silence, et des garçons de bureaudonnaient à chacun une plume, une écritoire et un cahier de papierblanc.

Modestement placé près de la porte, Caldas considérait cettesingulière assemblée. Il était venu des candidats de toutes lesparoisses : il y en avait de très jeunes qui n’avaient pas encorede barbe, et de très vieux qui n’avaient plus de cheveux ; desgens d’une mise soignée, et des pauvres diables presque enhaillons.

À un moment le silence fut troublé ; les élèves de lapension Labadens, qui prépare à tous les ministères (Trente ans desuccès. – On traite à forfait), venaient de faire leur entrée.

Ces jeunes élèves portaient l’uniforme des lycées et empestaientla pipe et l’absinthe.

L’un d’eux vint s’asseoir à la gauche de Caldas ; déjà ilavait à sa droite un vieillard sexagénaire dont les yeuxs’abritaient derrière des lunettes vertes.

– Tous ces gens-là, pensait Caldas, ont pourtant un protecteur.Ils ont eu une signature illustre. Comment, par quels ressorts, parquels moyens ?… Quelles ont été leurs influences ?Sont-ils dans la manche d’une jolie femme, d’une chambrière, d’unperruquier ou d’un confesseur ? Ce serait, en vérité, unecurieuse statistique.

Dix heures sonnèrent. On ferma les portes.

Un monsieur très décoré, qui occupait au fond de la salle unfauteuil placé sur une estrade, semblait présider l’assemblée.

Ce monsieur se leva et prononça à peu près ce petit discours:

« – Je ne vous cacherai pas, jeunes candidats, les horriblesdifficultés de cet examen ; vous n’aurez cependant à répondrequ’à des questions d’une extrême simplicité. La plus rigoureusesévérité présidera à la correction des compositions ; lesexaminateurs seront d’ailleurs aussi indulgents que possible.Rendons tous grâce à Son Excellence Monsieur le Ministre. »

L’examen commença. Il y eut une question qui embarrassa bienCaldas.

C’était un problème ainsi posé :

« Dire l’influence de la statistique sur la durée moyenne de lavie des hommes depuis dix ans. »

Il s’en tira pourtant en s’inspirant fort à propos d’un passagehumanitaire de la Case de l’oncle Tom.

Du reste, Romain put travailler avec tranquillité. Il ne futdérangé que tous les quarts d’heure par son voisin le lycéen quilui offrait des prises de tabac dans sa queue de rat, et,de temps à autre, par le sexagénaire, qui lui demandait desconseils sur les participes. Trois messieurs, qui copièrentpar-dessus son épaule, ne le gênèrent aucunement.

En rentrant chez lui, Caldas se disait :

– Cet examen est une excellente chose pour les candidats ;au numéro de classement qu’obtient leur mérite, ils peuvent mesurerau juste l’influence de leurs protecteurs.

Chapitre 2

 

Les hautes influences qu’avait fait jour Caldas luigarantissaient sa réception dans un rang honorable. Aussin’essaya-t-il pas d’entreprendre quoi que ce soit, et son tailleurétant venu lui présenter une petite facture, il lui promit de lepayer le jour où il toucherait des appointements.

Et il attendit.

Il attendit huit jours, un mois, six mois…

 

Après quoi il prit son chapeau et se rendit au Ministère afind’avoir des nouvelles de son examen.

– Vous êtes reçu, lui dit un employé très complaisant auquel onl’adressa ; et sans l’écriture qui vous a nui beaucoup, vousétiez reçu le premier, hors ligne ; mais vous écrivez si malque vous vous êtes trouvé rejeté à la quatre-vingt-troisièmeplace.

– Et quand aurai-je un emploi ? demanda Caldas.

– Mais à votre tour ; vous avez le numéro neuf mille centquatre-vingt-sept.

– Ciel ! s’écria Romain épouvanté, j’aurai cent ans quandmon tour viendra.

– Pardon, dit l’employé, depuis l’examen il y a eu cinqnominations.

Romain salua poliment et se retira fort édifié.

Renonçant à dîner du budget, Caldas ne songea plus qu’à déjeunerde la littérature. Dès le lendemain, il envoyait auBilboquet, journal de banque et de littérature mêlées, unarticle de haute fantaisie, qui fit le succès du numéro et lui futpayé un franc trente-cinq centimes.

Attaché à poste fixe à cet organe sérieux, il ne tarda pas avoirse développer devant lui les resplendissants horizons de la fortuneet de la gloire.

Un quart de vaudeville reçu au théâtre de Grenelle mit le sceauà sa réputation.

De ce jour il vécut de sa plume, indépendant et fier…

 

Il y avait dix-neuf mois que Romain mourait de faim, lorsqu’unsoir où, par hasard, il rentrait chez lui, sa portière lui remit unpli estampé d’un timbre officiel.

Il rompit l’enveloppe d’une main fiévreuse, croyant y trouverdes propositions de collaboration à l’un desOfficiels.

Mais la lettre n’était pas de M. A. Wittersheim, ce n’étaitqu’un imprimé. Il lut :

« Le chef du personnel du ministère de l’Équilibrenational a l’honneur d’informer M. Romain Caldas que pardécision de Son Excellence en date du 18 janvier 1869, il a étéappelé à remplir les fonctions d’employé surnuméraire dans lesbureaux de son administration.

« (Signé) LE CAMPION. »

– Je la trouve mauvaise, dit Caldas, qui fréquentait depuisquelque temps un assez vilain monde.

Sur cette réflexion il souffla sa bougie, et s’endormit enpensant aux cheveux blonds de Mlle Célestine, l’ingénue deGrenelle, qui les a rouges.

 

– Toc, toc, toc, toc…

– Qui est là ? dit Caldas, furieux d’être éveillé ensursaut.

– C’est moi, Krugenstern, fit un accent souabe des plusprononcés.

– Mon Dusautoy, murmura Caldas ; et il ouvrit.

Il était joliment en colère, le père Krugenstern, ce matin-là.Il voulait de l’argent, il attendait son argent depuis dix-neufmois.

– Et voilà dix-neuf mois aussi que j’attends ma nomination,s’écria Caldas, et je viens seulement de la recevoir ; tenez,la voici. Mais elle arrive trop tard… quand je n’ai plus d’habits…je vais allumer ma pipe avec ce chiffon.

Krugenstern retint la main de l’insensé. À ce mot de nomination,son cœur de tailleur avait battu plus fort. Il avait compris que dece jour Caldas devenait un débiteur sérieux ; sa créanceallait avoir une base ; l’employé présente une surface, etl’on peut mettre opposition à ses appointements.

Sans mot dire, grave, contenu, M. Krugenstern tira de sa pocheson mètre et son morceau de craie, et prit mesure à Caldas, qu’iltrouva sensiblement maigri.

– Mais… que faites-vous, mon cher ami ? dit Caldasinquiet.

– Che fous vais ein bartessus, ein baldot, ein bandalon et einchilet ; fus aurez tut cela temain, temain madin, te ponneheure.

Et il sortit.

Caldas, qui avait des sentiments délicats, comprit qu’il étaitengagé d’honneur à prendre le grattoir dans la grande armée de lapaperasse.

C’est ainsi qu’un tailleur allemand détermina la vocation d’unadministrateur français.

Chapitre 3

 

Il était beau, il était frais, il était distingué.

Ah ! M. Krugenstern avait bien fait les choses, mais Caldasl’avait bien secondé.

Il avait des bottines vernies avancées sur son compte derédaction par le rédacteur en chef du Bilboquet ; ilavait un chapeau de soie presque tout neuf, résultat intelligent dulibre-échange : toute sa vieille défroque y avait passé.

Même il avait des gants violet-tendre ; mais ces gants luicoûtaient cher. Pour eux il avait vendu à un Porcher duGros-Caillou ses droits d’auteur sur son quart de vaudeville.

Ô France ! reine du monde civilisé ! salue à sonaurore un de tes maîtres futurs !

– Monsieur, dit-il en s’inclinant devant un homme en livréemarron-clair, j’ai reçu la lettre que voici…

L’homme en livrée lisait au coin du poêle un article de M.Dréolle.

À cette voix qui troublait ses délassements intellectuels, ilreleva la tête ; son regard, sous ses lunettes, remontarapidement jusqu’à la boutonnière supérieure du beau pardessus deM. Krugenstern, et comme il n’y vit pas le plus petit bout deruban, sans se donner la peine de dévisager son interlocuteur, ilse replongea dans sa lecture avec un flegme imperturbable.

– Monsieur, recommença Caldas…

– Là-bas, au fond de la galerie, dit l’homme avecinsouciance.

Au fond de la galerie, Caldas trouva deux autres personnages,toujours en marron-clair, qui prenaient leur café.

Jugeant l’occurrence favorable pour glisser sa requête, lenouveau tendit à l’un de ces messieurs sa lettre tout ouverte.

Le moka était réussi, le monsieur de bonne humeur ; ilinvita Caldas à s’asseoir sur une banquette, et posantméthodiquement la lettre d’avis sous un presse-papier, continua àvaguer sans façon à ses occupations gastronomiques.

Au bout de trois petits quarts d’heure, comme Romain sedemandait s’il ne ferait pas mieux d’aller rendre à Krugenstern leshabits qu’il lui avait confiés pour faire fortune, le garçon debureau qui s’était montré si bienveillant pour lui reprit enhochant la tête :

– Monsieur, le chef du personnel ne reçoit jamais avant deuxheures.

– Diable ! dit Caldas, il n’est pas encore midi.

– Oh ! vous pouvez rester, vous ne nous gênez pas…

On étouffait dans cette galerie, mais il gelait dehors ;Caldas resta.

Cette couple d’heures ne fut pas d’ailleurs inutile à sonapprentissage administratif. Il avait eu jusqu’alors des idées toutà fait anglaises sur la valeur du temps, l’oisiveté si occupée deces fonctionnaires marron-clair fut une révélation pour lui ;et concluant de leur fainéantise individuelle à la fainéantiseuniverselle de la gent bureaucratique, il caressa le doux espoir demitiger par le commerce des muses, pendant les heuresréglementaires, l’austère labeur de l’employé.

Un coup de sonnette retentit ; le garçon de bureau, quis’était endormi pendant que Caldas rêvait, se dressa comme mû parun ressort.

– Monsieur, le chef du personnel est visible, dit-il.

Et rendant au nouveau sa lettre d’introduction, que celui-cifourra machinalement dans une de ses poches, il poussa une portièrecapitonnée en maroquin vert et l’introduisit dans une vaste pièceéclairée par deux fenêtres et coupée vers le milieu par un paraventde couleur claire.

Caldas, qui avait l’instinct de la stratégie, eut l’heureuseinspiration de tourner ce bastion, et derrière un vaste bureau ilse trouva face à face avec M. le chef du personnel.

Chapitre 4

 

M. Edme Le Campion, chef du personnel au ministère del’Équilibre, chevalier de l’ordre impérial de la Légion d’honneur,commandeur de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, est un homme detaille moyenne, au front chauve, à l’œil vacillant. Son âge est unmystère que nul n’a pu sonder. Il n’a pas d’âge.

Napoléon Ier connaissait, dit-on, par leurs noms tous lesgrognards de sa vieille garde ; il sait, lui, la biographie detous les officiers, caporaux et soldats de son corps d’arméeadministratif. Il n’ignore pas plus la position intéressante deBalançard, le contrôleur de l’Équilibre de Loudéac, chargé de neufenfants et d’une mère aveugle, que les habitudes vicieuses deFadart, dit Liche-à-l’œil, jeune surnuméraire parisien,qui se galvaude dans tous les caboulots latins.

Bref, le cerveau de M. Le Campion est un véritable bureau àcompartiments, divisé en une infinité de casiers administratifs.Dans les lobes de ce cerveau, chaque employé a son dossier, avecpièces à l’appui. Le tout ferme à secret.

Le secret !… mais c’est la condition même de l’existence duchef du personnel. Aussi, fait-il de la discrétion à outrance. Onl’a quelquefois entendu parler, jamais répondre. Il fuit les motsprécis. Oui et non sont rayés de son vocabulaire. Autant vaudraitinterroger la sibylle de Cumes. Ce n’est qu’avec les précautionsles plus humiliantes pour son interlocuteur, qu’il ouvrira en saprésence le tiroir où il serre ses plumes et ses crayons ; iltremble sans doute de laisser s’évaporer le mystère de l’alchimiebureaucratique…

Cet homme impénétrable est le grand ressort du ministère, unressort d’acier. C’est sur sa présentation que se font toutes lesnominations et toutes les promotions. Il est le dispensateur del’avancement, dispensateur avare ; à lui s’adressent tous lesvœux, à lui toutes les prières ; il est de la part du peupleemployé l’objet d’un culte analogue à celui que le lazzaronenapolitain professe pour son grand saint Janvier. Le fanatisme ytouche de près à l’insulte, l’adoration à l’outrage. Le miracle del’avancement ou de la gratification a-t-il eu lieu, Dieu ne faitpas fleurir assez de roses pour le saint Janvier del’Équilibre ; mais le bienheureux du personnel a-t-il fait lasourde oreille, ce n’est plus du rez-de-chaussée aux combles de lamaison qu’un formidable concert d’invectives et d’imprécations.Impassible, il ne sait rien de cet orage.

Lorsque, du même pas méthodique, son parapluie sous le bras,drapé dans son nuage de mystère, il traverse les corridors, lacrainte et l’espoir ferment toutes les bouches et découvrent toutesles têtes.

La renommée, qui grossit tout, exagère certainementl’omnipotence du chef du personnel, et les employés de provincequi, chaque année, font deux cents lieues pour tenir le bougeoir àson petit lever, n’auraient peut-être pas tort de faire cetteéconomie de bouts de chandelles. Non, Le Campion n’est pastout-puissant ; non, Le Campion ne fait pas tous les jours cequ’il veut ; il est juste, mais il n’est pas le maître ;il propose le plus méritant, et le plus protégé est nommé. Il estjuste, et il fait des injustices ; mais chacune de cesinjustices est comme une épine cruelle qui hérisse son oreiller ettrouble la nuit les rêves de sa conscience.

Chapitre 5

 

Quels pensers agitaient l’homme intérieur dans Caldas depuistantôt trois minutes qu’il se tenait au port d’armes, le chapeau àla main, le cœur palpitant sous son gilet (étoffeanglaise) ?

Il m’en coûte peu de l’avouer. Caldas ne pensait à rien. Lamajesté silencieuse de cette réception avait subitement cristalliséles idées du nouveau.

Le chef du personnel voulut bien enfin s’apercevoir qu’il yavait quelqu’un là. Par habitude il cacha précipitamment unefeuille de papier blanc et son grattoir, souleva légèrement seslunettes et… peut être allait-il parler quand la peur du ridiculedéliant tout à coup la langue de Caldas :

– Monsieur, dit-il, vous m’avez fait l’honneur de m’appeler…

M. Le Campion, qui ne s’est jamais démenti, ne répondit ni ouini non…

Caldas continua :

– Vous avez bien voulu me convoquer par une lettre…

Et il cherchait dans toutes ses poches…

M. Le Campion avança la main.

Caldas cherchait toujours avec rage, avec frénésie, sans rientrouver… Il ne connaissait pas la topographie de son vêtementneuf ; depuis avant-hier on portait les poches de côté sur leshanches, et Krugenstern ne l’avait pas initié à ce détail.

La main de M. Le Campion, toujours tendue vers lui, avait desfrémissements d’impatience ; il le voyait clairement, etl’horreur de cette situation paralysait ses moyens. Il se reprenaità fouiller dans une poche déjà explorée cinq fois.

– Canaille de tailleur ! pensait-il, idiot, Allemand !me pousser dans un habit dont je ne connais pas lesdépendances ! De quoi ai-je l’air ? d’avoir loué unefrusque chez le fripier.

Enfin, abandonnant toute vergogne, il posa son chapeau à terre,et se palpant par devant, par derrière, de droite et de gauche dansun suprême effort, il réussit à trouver la lettre fatale qu’ilglissa respectueusement dans la main toujours tendue de M. le chefdu personnel.

– Vous êtes M. Romain Caldas ? demanda M. Le Campion enjetant les yeux sur cette lettre qui portait sa signature.

– Oui, Monsieur.

M. le chef du personnel toisa rapidement le nouveau : il luiprenait sa mesure administrative. Du reste, pas un pli sur saphysionomie qui pût indiquer s’il était ou non satisfait de sonexamen. Il reprit avec solennité :

– Vous voulez suivre, Monsieur, la carrière del’administration ; c’est une pénible et laborieuse carrière,féconde en déceptions, et que vous ne connaissez sans doute pasencore ; mais vous avez fait votre droit, je crois.

– Je suis licencié, dit Caldas ; en outre, je crois pouvoirme rendre utile dans l’administration… j’ai l’habitude de rédiger,j’ai publié quelques ouvrages.

– Ah ! ah ! fit sur deux tons différents M. le chef dupersonnel, vous vous occupez de littérature.

Et positivement cette fois sa figure exprima quelque chose. Cen’était pas de la satisfaction.

Le nouveau s’aperçut qu’il faisait fausse route.

– De littérature, dit-il d’un air désintéressé, pasprécisément ; quelques travaux sérieux d’économie politique,de statistique…

M. Le Campion, reculant subitement son fauteuil, se leva ets’adossant à la cheminée :

– Notre administration, dit-il en pesant ses paroles, al’honneur de compter dans son sein plusieurs littérateursfrançais…

Il fit une pause.

Caldas se reprenait à espérer.

– Ce sont tous, ajouta le chef du personnel, d’exécrablesemployés.

– Oh ! dit le nouveau, je ne suivrai pas leurstraces ; entré dans l’administration, je ne veux plusm’occuper que d’elle.

Le lâche reniait ses dieux.

– Vous devez cela, et plus encore, reprit l’augustefonctionnaire, à l’éminent protecteur qui vous a si vivementrecommandé à Son Excellence. C’est à lui que vous avez dû de voirvotre demande si rapidement accueillie ; et c’est parconséquent à lui aussi que vous devez d’avoir été reçu à votreexamen.

Romain se demandait en lui-même quel était, parmi les vingtinconnus qui avaient apostillé sa pétition, le protecteur assezpuissant pour la faire aboutir en moins de deux ans.

Il se trouva que c’était un élève en pharmacie qui venait d’êtrenommé rédacteur en chef d’une grande revue.

M. Le Campion tira un cordon de sonnette suspendu justeau-dessus de son bureau.

L’homme marron-clair reparut.

– Conduisez monsieur, dit le chef du personnel, chez M.Mareschal, – votre chef de division, ajoutât-il en s’adressant aunouveau.

Et, comme l’audience était finie, il tourna le dos à Caldas aveccette urbanité parfaite que lui donne l’habitude de recevoir centvingt visites par jour.

Chapitre 6

 

Romain suivit le garçon de bureau.

Ils longèrent un grand corridor sombre, tournèrent à droite,descendirent douze marches, traversèrent deux vestibules, unegalerie, remontèrent un étage et demi, s’engagèrent de nouveau dansun corridor plus sombre que le premier, à la suite duquel setrouvait une grande pièce où deux messieurs en habit noir causaientà un bureau.

Caldas s’apprêtait à les saluer, quand il aperçut à leur coucertaine chaîne d’acier en sautoir.

Ces messieurs étaient deux huissiers de Son Excellence.

– Peste ! il fait bon ici, se dit-il, de remuer trois foisla main avant de la porter à son chapeau. L’habit ne fait pas lechef.

Sur cet aphorisme trouvé, il perdit son guide. Le garçon de M.Le Campion avait brusquement tourné à gauche, Caldas prit à droite,hâtant le pas pour rejoindre son pilote. Il marcha droit devantlui, enfila le corridor B, descendit l’escalier 3, gagna l’ailenord, et comme il n’avait pas eu la précaution en passant le matindans le Luxembourg de ramasser des cailloux à l’instar duPetit-Poucet, il se trouva complètement désorienté dans les paragesdu corridor L.

Un monsieur passa tête nue avec des paperasses sous lebras ; Romain l’aperçut avec plus de joie que Colomb lespremiers oiseaux qui lui annonçaient la terre, et c’est avecl’anxiété du naufragé qu’il le pria de lui indiquer le cabinet deM. Mareschal.

– Attendez, lui dit le monsieur, nous sommes ici dans lecorridor L ; tout au fond à gauche vous prenez l’escalier 5,vous le descendez jusqu’au bas ; vous traversez la cour de lafontaine, le portique, la cour des statues, et puis… mais au fait,non, c’est inutile, vous ne vous y retrouverez jamais.

– Au moins, Monsieur, dit Caldas, je vous en prie, enseignez-moicomment sortir d’ici.

– Toujours devant vous et ensuite toujours à gauche, dit lemonsieur en s’éloignant.

– Bien obligé, lui cria Caldas ! Et il s’assit sur uncoffre à bois.

– Je ne m’étonne plus, pensa-t-il, que la moitié des affairesrestent en chemin ; il y a trop de détours dans ce sérail.

– Ah ! vous voilà, grommela derrière lui une voix demauvaise humeur, par où diable êtes-vous passé ?

Caldas reconnut le profil de son cornac.

– Vous me cherchiez ? demanda-t-il.

– Moi ! pas du tout, répondit le garçon ; mais puisquevous voilà, suivez-moi et tâchez de ne plus me perdre.

Caldas avait presque envie de prendre le pan de l’habitmarron-clair, comme les enfants prennent le pan du tablier de leurbonne ; mais cette précaution fut inutile, et il arriva sansencombre au cabinet du chef de division.

Chapitre 7

 

– Monsieur Romain Caldas, fit M. Mareschal en se levant, vousnous étiez annoncé, Monsieur, et vous êtes le bienvenu.

Charmé de cette façon ouverte et cordiale d’accueillir sonmonde, Romain se sentit tout de suite pris d’une grande sympathiepour son chef de division.

Et vraiment M. Mareschal est l’homme le plus aimable duministère ; il a le don si rare de parler aux petits sans lesécraser.

C’est le vrai signe de la force.

– Romain Caldas ! continua M. Mareschal après avoir faitasseoir son subordonné, eh mais ! j’ai vu ce nom-là quelquepart. Vous écrivez dans les journaux ?

– Non bis in idem, pensa le nouveau qui lisaitquelquefois les feuilletons de Janin ; et il répondit avec uneimpudence qui promettait :

– Je n’ai jamais fait imprimer une ligne, Monsieur.

– Ah ! tant pis, dit le chef de division, nous avons iciquelques gens de lettres, ce sont d’excellents garçons, je les aimebeaucoup.

– Encore une école, se dit Romain ; drôle de boutique, onne sait sur quel pied danser. Et comme il avait soif de faire sonchemin, il se promit d’avoir toujours quelques cocardes de rechangedans sa poche. Il reprit tout haut :

– Me voici maintenant, Monsieur, tout à votre disposition, et jepuis aujourd’hui même, si vous voulez m’indiquer ma besogne…

– Oh ! oh ! fit M. Mareschal en riant avec bonhomie,le feu sacré du premier jour, je connais ça ; il serefroidira.

Caldas mit la main sur son cœur, comme pour prendre le ciel àtémoin de la sincérité de son intention.

Le chef de division continua :

– Écoutez, mon cher monsieur, on ne quitte pas ainsi sesoccupations (car je ne vous fais pas l’injure de supposer que vousn’en eussiez pas), sans avoir quelques dispositions à prendre,quelques transitions à ménager ; je vous accorde huit jours derépit. Le service n’en souffrira pas. Rien ne presse en ce moment,et d’ici là, je trouverai quelque occupation intelligente à lamesure de vos capacités.

– C’est à vous que j’aurai l’honneur de me représenter ?demanda Romain.

– Inutile, répondit M. Mareschal, vous irez droit au bureau duSommier. J’aviserai de votre arrivée votre futur chef, M. Ganivet,un homme charmant, avec qui vous n’aurez que des rapportsagréables. Sans adieu, Monsieur, et à huitaine.

Romain sortit en se confondant en remercîments, convaincuqu’entre son chef de division et lui, c’en était désormais à lavie, à la mort.

Chapitre 8

 

Caldas n’avait pas de transitions à ménager.

On quitte la bohème comme une auberge mal famée, quand et commeon peut ; on part sans dire adieu à personne.

Les huit jours de répit que lui accordait M. Mareschal furentdonc pour lui comme un congé anticipé. Il en profita pour visiterquelques amis de sa famille, de la race de cescorrespondants-amateurs auxquels les gens de province recommandentinstamment leurs fils à surveiller, comme si à Paris on avait letemps de se mêler des affaires des autres.

Du jour où Romain s’était mis à écrire dans les journaux, ilavait cessé de voir ces excellents bourgeois, sachant bien qu’ilsdevaient le considérer comme un homme à la mer.

En entrant dans l’administration, il revenait sur l’eau et ils’empressait d’aller leur faire part de son sauvetage. Peut-êtrel’idée que quelqu’un d’entre eux écrirait à sa famille n’était-ellepas étrangère à sa politesse.

Partout il fut bien reçu, et M. Blandureau, riche négociant quiprofesse pour la littérature l’estime qu’elle mérite, le retint àdîner.

– Vous avez pris un sage parti, jeune homme, lui dit cecommerçant à cheval sur ses principes, en quittant un métier quin’en est pas un. En embrassant la carrière administrative, vousvous rattachez à la société ; vous devenez quelque chose.

– Pardon, interrompit Romain ; dans la littérature j’auraispu devenir quelqu’un.

– Et après ?… continua M. Blandureau ; songez doncqu’aujourd’hui vous avez une position dans le monde. Et tenez, moiqui vous parle, j’aimerais mieux donner ma fille en mariage à unsous-chef de ministère qu’à n’importe quel académicien. Ce sont lespremiers de votre état, et ils gagnent douze cents francs paran !

– Et puis ils sont si vieux ! dit Caldas.

M. Blandureau aurait sans doute ajouté des choses bien plusfortes encore, si Romain ne s’était esquivé pour courir authéâtre.

 

Ce soir-là il y avait première représentation aux Variétés :toute la presse, grande et petite, était dans la salle. C’était laseconde pièce d’un débutant dont on attendait monts etmerveilles.

À onze heures moins le quart, le critique Greluchet fit sonapparition au café du théâtre. Il promena son œil flamboyant autourde la salle, cherchant un visage ami. N’en trouvant pas, il appelale garçon par son petit nom, et se fit servir une chope.Le critique Greluchet, qu’on avait outrageusement refusé aucontrôle, était allé étudier son compte rendu auCasino-Cadet ; parti furieux, il revenait presque gai, ayantrecueilli deux mots méchants sur la pièce nouvelle à encadrer dansson feuilleton.

Bohême incurable, depuis huit jours Greluchet avait vu la fin desa dernière pièce de cent sous, ce qui ne l’empêchait pas d’entrerdans ce café, se fiant, pour payer sa consommation, à la Providencequi déjà tant de fois a bien voulu acquitter ses notes.

Pour tuer le temps, il prit une feuille de théâtre et se mit àétudier la distribution de la pièce.

Déjà sa chope était à moitié vide, lorsque la porte du cafés’entrebâilla discrètement, et une tête barbue apparut quiinterrogeait l’horizon des consommateurs.

Greluchet reconnut cette tête.

Ce n’était pas le messager du Seigneur, le banquier de laProvidence…

C’était Cahusac, le bohême qui travaille quelquefois et quiferait de si charmants articles, s’il prenait la peine de garder lamonnaie de sa conversation. Cahusac cause, il n’écrit pas ;c’est un artiste en mots, il pétille comme un feu d’artifice ;et quand l’esprit lui manque, il se sauve par la méchanceté. C’estdu fiel champanisé.

Greluchet ne connaissait que trop ce Rivarol de brasserie ;son flanc portait encore une plaie ouverte. Cahusac avait lancéplus d’un mot terrible à son adresse.

Greluchet est sans rancune. Il s’ennuyait tout seul, il appelason bourreau.

Cahusac hésita, mais il avait soif aussi, et il entra.

– Hein ! cria Greluchet, est-ce assez infect ?

Trois bourgeois qui jouaient aux dominos levèrent la tête, etGreluchet fut content, il faisait sensation.

– Que pouvez-vous trouver d’infect, vous ? demanda Cahusacavec la dernière insolence…

– La pièce, parbleu !

– Y étiez-vous ?

– J’en sors.

L’œil impitoyable de Cahusac se fixa sur son interlocuteur, quise sentit si décontenancé, qu’il fit servir une canette.

– Racontez-moi donc la pièce, reprit Cahusac.

– Il n’y a pas de pièce.

– Et les mots ?

– Il n’y a pas de mots.

– Mais enfin, de quoi est-il question ?

– Eh ! de rien ? toujours la même rengaine…

– A-t-on sifflé ? a-t-on applaudi ?

– Heu ! heu !

– Bon, dit Cahusac, je suis fixé.

– Sur quoi ? demanda Greluchet surpris.

– Sur vous, parbleu !

Le critique eut presque envie de se fâcher ; mais la barbenoire de Cahusac l’intimidait positivement.

Le mot cependant jeta du froid dans la conversation, et Cahusacse levait déjà pour prendre son chapeau, quand la sortie du théâtrefit affluer dans le café un dernier ban de consommateurs.

Parmi eux, l’œil de lynx de Greluchet distingua, non, devinal’ami Romain Caldas. – « La bière est payée, pensa-t-il, merci, monDieu ! » Et se dressant sur ses maigres jambes, il héla lesauveteur. Du même coup, il fit apporter un moos[1] .

Le trop confiant Romain vint s’asseoir à la table des deuxbohêmes.

– Quel succès ! dit-il ; au dénouement on nous a servil’auteur.

Greluchet n’était pas à la conversation ; il admirait lesbeaux habits de Caldas…

– Ah çà ! te voilà vêtu comme feu Gandin, dit-il avecenvie ; il y a donc de l’or, au Bilboquet ?

– Pas trop, dit Romain, mais j’ai la confiance d’untailleur.

– Un tailleur à tomber, interrompit Cahusac, je demandeson adresse.

– Entendons-nous ; reprit Caldas ; j’ai sa confiance,parce que j’ai une place.

– Une place ! firent en chœur les deux bohêmes.

– Oui, mes amis, j’entre au ministère de l’Équilibre.

– Paye-t-on la copie ? demanda le critique.

– Cent francs par mois, répondit Romain, pour commencer.

– Alors, mordioux ! fit le critique ; saisissant laballe au bond, c’est toi qui régleras la consommation.

– Cent francs, reprit Cahusac, mais c’est la Californie ;je demande une pioche… Voyons, qu’est-ce qu’il faut faire pourgagner tout cet argent-là ?

– Pas grand’chose, en vérité. On arrive au bureau sur les dixheures ; à cinq heures on est libre.

– Ça fait sept heures, observa Cahusac, c’est long !

– Y va-t-on tous les jours ? demanda Greluchet.

– Dame, oui, les dimanches exceptés.

– Ça fait vingt-six jours par mois, remarqua le critique ;c’est beaucoup.

– Je vous trouve superbes, reprit Caldas ; est-ce que vousavez jamais gagné cent francs à travailler dans vosjournaux ?

– D’abord nous ne travaillons pas, répliqua Cahusac.

– Et nous sommes libres, ajouta Greluchet.

– Vous n’allez pas toujours où vous voulez, dit l’autre.

– Pas toujours, mais qu’importe ?

– Il importe si bien, s’écria Cahusac, que de vos cent francs jene veux en aucune sorte, et ne voudrais pas même à ce prix d’untailleur.

Chapitre 9

 

La fable du loup et du chien ne fit point revenir Caldas sur sadétermination. Il allait porter un collier, c’est vrai, mais leblesserait-il plus que le collier de misère, dont il gardait encoreles cicatrices ?

Plein de confiance en l’avenir, il écrivit à son père pour luiannoncer son changement d’existence. Cette lettre, qui devaitcombler de joie la moitié de la population de Céret(Pyrénées-Orientales), faisait honneur aux bons sentiments deRomain, le post-scriptum surtout, où il demandait quelque argent :un fils respectueux n’écrit jamais à ses parents sans leur demanderde l’argent.

Caldas en avait un grand besoin, d’argent. M. Krugenstern, paroubli sans doute, avait négligé de payer le loyer et la pension deson protégé. Une fausse honte avait empêché Romain de lui rappelerce détail important.

Bachi-bouzouk littéraire, Caldas dînait le plus souvent de larazzia de l’imprévu. Il campait au bivouac de l’amitié ou del’amour, – du crédit quelquefois. Incorporé dans les bataillonsréguliers de l’administration, il lui fallait désormais unordinaire et un casernement assurés.

Voilà pourquoi il avait fait traite sur l’amour paternel.

La civilisation, qui s’intéresse aux nègres, n’a pas encoreprohibé la traite des pères.

Chapitre 10

 

En attendant la réponse de Céret, Caldas rêvait aux moyensd’enterrer sa liberté au bruit de cette musique qu’aime Marco. Auxplacers vingt fois remués de son imagination, il réclamait un peud’or, oh ! pas beaucoup ! le prix d’un souper.

Ma foi, il se paya d’audace ; il alla demander « del’ouvrage » au directeur d’un grand journal. Ce directeur, qui faitprofession d’aimer la jeunesse, accueilli avec empressement l’offrede collaboration de Caldas. Sacrifiant pour lui cinq minutes dutemps qu’il consacre à l’éducation des peuples, cet homme politiquene craignit point de lui révéler son dernier mot sur « l’Évêque deRome, » et finit en lui commandant un article sur une nouvelle pâteà faire couper les rasoirs.

En vingt-quatre heures, Romain fit un poème. Le directeur dugrand journal, après avoir lu attentivement l’article, crut pouvoirlui prédire un bel avenir littéraire, et, séance, tenante, lui fitcompter quarante francs.

– J’aime la ligne de ce journal, pensa Caldas.

Muni de ce viatique, il s’élança dans un fiacre :

– À Grenelle, au théâtre ! dit-il au cocher.

Il y avait déjà plus de six semaines que le cœur de Caldas avaitété incendié par la chevelure de mademoiselle Célestine. C’était àla descente de l’Omnibus des Artistes qu’il l’avaitaperçue pour la première fois.

– Le connaissez-vous, monsieur, cet omnibus ? Il a fait lafortune du directeur de génie qui a su appliquer ce véhicule àl’art dramatique.

Ce grand homme a résolu pour le comédien le problème del’ubiquité. Avec une seule troupe, M. Mont-Saint-Jean dessert huitsalles de la banlieue, et, grâce au trot rapide de ses chevaux, lemême « bon fils » peut, le même soir, retrouver sur quatre théâtresaux quatre points cardinaux la même « croix de sa mère. »

Et des esprits chagrins viendront nous dire que l’art est dansle marasme !…

– Non, monsieur, la carrosserie a fait de grands progrès.

Scarron ne donnait qu’une charrette à sa troupe ambulante.Mont-Saint-Jean met à la disposition de ses artistes une voiture àressorts.

C’est égal, l’auteur du Roman comique reconnaîtrait lessiens ; il saluerait plus d’un visage aux vitres del’omnibus.

Du reste, Mont-Saint-Jean est plus fort que lui. Son omnibus adix-huit places ; il y fait tenir trente comédiens.

L’étoile de Caldas brillait ce soir-là du plus vif éclat aufirmament. Il arriva au théâtre, juste comme mademoiselleCélestine, qui venait d’être poignardée par le duc de Buckingham,chaussait ses caoutchoucs pour regagner la loge paternelle.

Cette ingénue avait été cruelle pour Romain : c’est en vainqu’il avait composé pour elle des sonnets de la plus belleeau ; c’est en vain qu’il l’avait opposée dans leBilboquet à mademoiselle Fix de laComédie-Française ; elle avait résisté.

Elle ne résista pas à l’offre d’un souper chez Magny. Mais enpassant devant le Grand-Condé, elle s’aperçut que sa robe étaitdéchirée.

– Ah ! si vous m’aimiez réellement, soupira-t-elle en luiserrant la main.

Caldas n’hésita point, – et pourtant il n’avait pas dîné.Mademoiselle Célestine eut une robe qui fit longtemps le désespoirde sa bonne amie, la forte jeune première amoureuse. Mais le souperdes fiançailles se fit chez Romain. La rôtisseuse de la rueDauphine fournit pour trois francs un frugal menu qui fut arroséd’un petit-bleu largement baptisé.

Il monta pourtant à la tête de Romain, ce cru d’Argenteuil, sibien qu’il commit l’imprudence d’avouer à Célestine sa récentenomination au ministère de l’Équilibre national. Des rêvesd’ambition se mêlaient à ses rêves d’amour. Il ne cacha pas à sonamante que le plus bel avenir administratif lui était réservé. Ilse voyait déjà chef de division et lui faisait présent d’unevoiture attelée de deux chevaux gris pommelés.

– Je t’aimerai toujours, lui dit l’ingénue, et je viendrai cheztoi tous les trente et un du mois.

Chapitre 11

 

Elle avait l’habitude d’aller en voiture, la pensionnaire deMont-Saint-Jean.

Caldas fut héroïque ; il lui restait trente centimes, iloffrit l’omnibus.

Et pourtant le jour qui se levait, était son premier jour deservitude. Pour la première fois il se dit :

– Allons, il faut aller à mon bureau !

Il fallait aller au bureau, en effet, sans avoir déjeuné, sansun sou, sans savoir s’il dînerait le soir…

Il fut sur le point, le misérable, de regretter ses quarantefrancs.

Qu’en restait-il à cette heure ? une vague senteur ambréedans sa chambre de garçon, une épingle noire sur sa cheminée.

Un espoir survivait chez lui, et c’est avec un battement de cœurqu’en passant devant la loge de sa portière il lui jeta ces mots:

– Avez-vous une lettre pour moi ?

La portière haussa les épaules avec mépris.

– C’est fini, se dit-il, je ne dois plus compter sur monpère.

Et serrant d’un cran la boucle de son pantalon, il courut auministère.

M. Ganivet, son chef de bureau, l’attendait ; même il avaitgardé son habit noir pour cette solennité : d’ordinaire, pourabattre de la besogne, il se met en manche de chemise.

Caldas n’avait jamais vu un homme aussi poli que M. Ganivet :poli est trop peu dire ; son geste moelleux, sa voix de miel,l’onction de son sourire, en font l’incarnation vivante de cetteformule stéréotypée : « J’ai l’honneur d’être, monsieur, votre trèshumble et très obéissant serviteur. »

Mais cette urbanité perpétuelle n’est aussi qu’une formule chezM. Ganivet. Très orgueilleux au fond et très fier de sa position,s’il condescend à tant d’amabilité pour les inférieurs, c’est qu’ila fait son profit du mot de Gavarni : « Les petits mordent. »

C’est le credo de sa politique. Cet ambitieux de bureaucherche son levier dans la popularité. Si le ministre était nomméau suffrage universel des employés, il aurait le portefeuille.

Cet homme déconcerta Caldas par ses prévenances. Il lui roula unfauteuil près de la cheminée et le pria de se chauffer les piedssans façon. Ensuite il lui tint un petit discours qui peut serésumer ainsi : « Je vous connais, monsieur, je sais que lesmodestes fonctions qui vous sont assignées ici sont bien au-dessousde vous ; je rougis presque d’avoir à vous tracer une besognesi mesquine. Des employés comme vous, monsieur, rendent biendifficile la position d’un chef ; c’est vous qui devriez êtreà ma place. »

– Oh ! oh ! se dit Caldas, tu me fais poser, monbonhomme.

M. Ganivet ne faisait pas poser Caldas ; il lui récitaitson petit programme, voilà tout.

Le reste de l’entretien fut digne du commencement. Le chef debureau, du ton de l’intérêt le plus profond, s’informa de tout cequi touchait Romain, de son passé, du présent et de sonavenir ; il lui demanda des nouvelles de sa famille, etcombien son père avait eu d’enfants. Il termina en le félicitantd’avoir été nommé au bureau du Sommier, le bureau le mieux composéde tout le ministère. Il lui traça un portrait vraiment flatteur deses collègues, gens spirituels, instruits, aimables et de lameilleure compagnie, tous appelés au plus bel avenir. Il prit lapeine de le conduire lui-même jusqu’à la porte du bureau.

Là, il lui donna une chaude poignée de main, et finit en luidemandant sa protection.

Chapitre 12

 

Seul, au milieu du corridor, Caldas vit avec anxiété s’éloignerM. Ganivet.

L’idée de se présenter à des collègues si remarquablesl’inquiétait sérieusement ; il éprouvait quelque chose decette émotion du jeune poète qui, son manuscrit à la main, vafrapper à la porte du Théâtre-Français et sollicite une lecture deMM. les Sociétaires. Il cherchait un mot aimable, dégagé,spirituel, à dire en entrant, un de ces mots qui posent à toutjamais un homme.

En attendant il restait immobile devant la porte ; ilétudiait la physionomie de ces panneaux derrière lesquels setrouvait l’inconnu. Il lut, sans y rien comprendre, lesénigmatiques désignations que voici :

 

VINGT ET UNIÈME DIVISION.

SECTION 17e SOMMIER 9e BUREAU

———

De la lettre A à la lettre H

LE PUBLIC N’EST ADMIS QUE DE 2 HEURES ¼ À 3 HEURES ½.

 

– Tout ceci ne m’apprend pas grand’chose, murmura Caldas. Bast,entrons !

Il ouvrit la porte… et reçut une pomme cuite sur l’œil.

– Sacrrrrebleu ! s’écria-t-il en portant la main au siègede la douleur.

– Vous ne savez donc pas lire ? lui cria un monsieur arméd’un balai et perché sur une échelle ; le public n’est admisque de deux heures un quart à trois heures et demie.

Deux autres messieurs, dont l’un brandissait des pincettes,tandis que l’autre se faisait un bouclier de son pupitre, luicrièrent aussi :

– Le public n’est admis…

– Mais sapristi ! je ne suis pas le public, riposta Caldas,je suis employé dans ce bureau ; M. Ganivet…

– Tiens, c’est le nouveau, dit le monsieur aux pincettes.

– Vous arrivez à propos, dit le monsieur sur l’échelle, noussommes accablés de besogne.

– Voici votre place, ajouta le monsieur au bouclier, en luimontrant une table non occupée.

Et, profitant d’un moment d’inattention du monsieur auxpincettes, il lui asséna sur les reins un coup de règle plate àassommer un bœuf.

La petite guerre recommença, sans qu’on fit davantage attentionau nouveau, qui s’assit piteusement à sa place.

La victoire ne tarda pas à se déclarer en faveur du monsieur àl’échelle et du monsieur aux pincettes. Forcé dans ses derniersretranchements, l’homme au pupitre lâcha pied et courut se réfugierderrière Caldas pour éviter la bagarre. Le nouveau se levabrusquement ; sa chaise roula à trois pas, et, du coup, il futatteint par les pincettes.

Ma foi, la moutarde lui monta au nez ; il saisit un plumeauet se rangea du côté de l’homme au pupitre, qui, grimpé sur unetable, se défendait courageusement.

Caldas tapait comme un sourd, et le vacarme redoublait.

Tout à coup la porte s’ouvrit ; un quatrième monsieurentra.

C’était un petit homme sec, jaune, bilieux, à l’œil cave. Commeon était au lundi, il était rasé de frais.

M. Rafflard (tel était son nom) ne se fait raser que tous lesdimanches. M. Rafflard s’enrhume facilement ; c’est pourquoiil porte des chaussons fourrés et une calotte ; il y a mêmeune plaisanterie de tradition à ce sujet dans le neuvième bureau :tous les ans, au 1er janvier, les collègues de M. Rafflard luioffrent une calotte de velours ; il s’est fâché la premièreannée, depuis il s’est fait à ce cadeau, peut-être même sefâcherait-il si on négligeait cette prévenance.

Malheureusement on ne lui donne pas de paletot pour remplacercelui qu’il porte à son bureau depuis l’année du retour descendres ; ce paletot a juste deux ans de service de moins queM. Rafflard. C’est en 1838 qu’il fut nommé surnuméraire ; il amis vingt-trois ans à devenir commis principal ; on n’avançaitpas vite de son temps ; il croit qu’il sera sous-chef aumoment de sa retraite ; mais il est le seul à le croire.Rafflard a son bâton de maréchal ; tout le monde sait qu’iln’ira pas plus loin. Et s’il ne va pas plus loin, c’est simplementparce qu’il n’a pas été plus vite.

Son peu de chance dans l’administration a aigri sonhumeur ; il avait le caractère difficile en entrant auministère de l’Équilibre ; il est devenu tout à faitinsupportable. C’est la faute d’une gastrite, produit de sonambition rentrée.

Profondément inintelligent, il rachète son incapacité par unegravité imperturbable. Il est fainéant, mais on ne l’a jamais vuinoccupé. C’est le paresseux le plus actif et la nullité la plussolennelle de l’Équilibre.

M. Rafflard sembla fort choqué de la conduite de sescollègues.

– C’est avec de pareils enfantillages, dit-il, que vous faitesle plus grand tort à tout le bureau. Vous ne serez donc jamaissérieux !

Les fonctions de commis principal, au ministère de l’Équilibre,ne comportent aucune prééminence sur les autres commis ourédacteurs. Il est chargé seulement de distribuer le travailquotidien aux expéditionnaires. Si donc un commis principal a dansun bureau quelque influence, il ne la doit qu’à sa valeurpersonnelle. M. Rafflard n’avait ni l’une ni l’autre.

Trois grognements accueillirent son observation, et l’homme auxpincettes, se glissant derrière le commis principal, lui enlevalestement sa calotte.

– Que c’est bête, monsieur Basquin ! s’écria-t-il, vousallez me faire prendre un rhume.

– On ne lui rendra sa calotte que s’il éternue, dit l’homme àl’échelle.

– Bravo, Nourrisson ! firent les autres ; éternuez mononcle !

« Mon oncle » est une autre plaisanterie traditionnelle dont lalégende se perd dans la nuit des temps.

Le commis principal ne répondit rien. Il gagna d’un air revêchele bureau séparé qu’il occupait auprès de la fenêtre.

– Quand il vous plaira de rendre ma calotte, continua-t-il, vousme le direz.

– Qu’est-ce que tu payes si on te la rend ? demanda l’hommeau pupitre.

– Je ne paye rien ; je n’ai pas douze mille livres de rentecomme toi, Gérondeau. Si je les avais, je ne serais pas ici à fairece métier de galérien.

À ces mots, « douze mille livres de rente, » Caldas laissatomber son plumeau ; il considéra avec curiosité cequadragénaire opulent qui répondait au nom de Gérondeau.

On rendit la calotte à M. Rafflard, qui n’en grogna que plusfort.

– On ne peut jamais travailler ici, c’est dégoûtant. Si vousn’avez rien à faire, moi, j’ai de la besogne : un rapport à fairecopier.

– Voilà votre homme, dit Gérondeau en montrant Caldas ;monsieur est notre nouveau collègue.

Galdas se leva pour prendre des mains du commis principal lerapport en question.

– Vous n’êtes pas dégoûté, vous, dit l’autre, un travail destinéau ministre !

– C’est donc bien difficile ? demanda Romain.

– Parbleu ! il faut avoir été maître d’écriture.

Chapitre 13

 

Tout rentra dans l’ordre peu à peu ; le rapport fut confiéau jeune Basquin qui possède la plus belle ronde del’administration : Gérondeau et Nourrisson s’installèrent à leurpupitre ; l’un se mit à tracer un transparent, et l’autre seplongea dans le feuilleton de la Patrie.

– Je voudrais cependant bien faire quelque chose, hasardaCaldas.

– J’ai là un état de mutation, interrompit vivementGérondeau.

– Et moi un arrêté, minute et ampliation, ajouta Nourrisson.

– Gardez donc votre besogne pour vous, répliqua le commisprincipal. Le chef m’a spécialement recommandé monsieur, je vaislui faire préparer des chemises.

À l’idée que la préparation des chemises allait devenir sonattribution spéciale, Caldas fut saisi d’admiration. Il compritqu’en administration comme en industrie, la division du travail estla loi fondamentale. L’aiguille, avant d’être livrée au commerce, apassé dans les mains de vingt-sept ouvriers. S’il ne fallait quevingt-sept employés pour le parachèvement d’un dossier !

Romain se mit donc consciencieusement à préparer des chemises,en attendant le jour où on le trouverait capable d’en écrire lesintitulés.

Comme il s’escrimait de la règle et du couteau à papier, legarçon du bureau entra.

Une douce intimité régnait entre ce garçon et ses employés.

– Eh bien ! Népomucène, cria Basquin, et les amours, etl’écaillère ?

(Les amours de Népomucène et de l’écaillère, qui ont égayéplusieurs générations au bureau du Sommier, ne sont plusaujourd’hui qu’une rengaine qui peut se traduire ainsi : « quoi deneuf ? »).

Népomucène alla fermer soigneusement la porte qu’il avaitlaissée entrebâillée, et revenant avec un air mystérieux :

– Vous ne savez pas, dit-il, la femme du sous-chef du bureau del’Équilibre médical…

– Eh bien ?

– Je ne vous dis que ça…

– Ah ! bah !

– Et une drôle d’affaire encore !… Faut-il que les femmesaient de la malice… C’est le garçon des lampes qui m’a conté lachose… Dame, il n’est pas beau, M. Ravineux.

– Ne nous faites donc pas languir, Népomucène, ditGérondeau.

– Eh bien ! voilà : M’ame Ravineux, une blonde qui n’estpas piquée des vers, allez, s’en est laissé conter par M. de Gandesdu secrétariat…

– De Gandes, un beau garçon, et qui est riche, fitGérondeau.

– Alors, comme M’ame Ravineux demeure à Auteuil dans une maisonqui n’a pas de concierge, elle avait donné une clef au jeunehomme ; les soirs où M. Ravineux dînait à Paris, M. de Gandesallait à Auteuil. Il était prévenu, et prévenu par le mari, cequ’il y a de superbe…

– Comment ça ? demanda Basquin.

– M. Ravineux porte habituellement des cravates noires ;quand il devait manger en ville, sa femme le matin lui faisaitmettre une cravate blanche, vous comprenez.

– Pas bête, dit Gérondeau ; elle me plaît, cette petitefemme.

– Oui, mais voilà le malheur : jeudi dernier, elle étaitmalade ; M. Ravineux s’habille, il ne trouve pas de cravatenoire, il en met une blanche. M. de Gandes voit le signal, et lesoir il court à Auteuil, ouvre la porte, monte à tâtons l’escalieret tombe sur le mari. Dame, tout se découvre !

– J’aurais été plus adroit, dit Gérondeau.

– Qu’est-ce que vous auriez fait ? il apportait un grosbouquet de camélias… Au fait, voilà deux jours que M. Ravineux n’apas reparu, M. de Gandes non plus. Il paraît que ça finira enpolice correctionnelle.

– Sacredieu ! interrompit M. Rafflard en tapant du poingsur sa table, il n’y a pas moyen de travailler ici !

– Voyons, reprit le garçon de bureau, qu’est-ce que je vaisprendre à ces messieurs pour leur déjeuner ?

Chaque employé donna ses instructions.

– Et vous, monsieur, dit Népomucène en s’adressant à Romain, nevous faut-il rien ?

– Merci, répondit Caldas qui mourait de faim, je n’ai pasd’appétit.

– Moi non plus malheureusement, soupira Gérondeau, mais je mangetout de même, ça m’occupe !

Chapitre 14

 

Au ministère de l’Équilibre national, le déjeuner estl’occupation la plus sérieuse de la journée.

Autrefois on accordait une heure aux employés pour déjeuner audehors. Mais le ministre ayant reconnu l’abus de cette tolérance,décida qu’ils prendraient désormais leur repas dans les bureaux.Aujourd’hui, grâce à cette mesure efficace, le déjeuner n’absorbepas beaucoup plus du tiers des six heures réglementaires.

Il résulte de cette mesure un autre avantage : les miasmes despaperasses se trouvent heureusement combinés avec les parfumsculinaires les plus variés.

Chaque pièce révèle la nationalité gastronomique de ceux quil’occupent : il y a le bureau des Alsaciens qui sent la choucroute,et le bureau des Provençaux qui sent l’ail.

L’étranger qui arrive à Paris et va visiter la ménagerie auJardin des Plantes, ne regarde pas à donner la pièce aux gardienspour assister au repas des bêtes. De même, pour étudier l’employéde l’Équilibre, il faut arriver à l’heure où il prend sanourriture. À ce moment les caractères se dessinent, lespersonnalités s’accusent, les situations se révèlent.

Caldas, qui a bien voulu me servir de cornac quelquefois, m’apromené certain jour dans le dédale de son ministère entre midi ettrois heures ; car tous les employés, depuis la nouvellemesure, ne mangent pas au même moment.

Mon ami m’a fait voir l’employé sobre, qui grignote l’antiquepetit pain d’un sou et se désaltère de l’eau tiède de la carafe quimijote sur la cheminée ; c’est un père de famille gêné, àmoins que ce ne soit un libertin qui nourrit un vice aux dépens deson estomac.

Il m’a montré aussi l’employé goinfre, qui engloutit et digèredes montagnes de charcuterie ; l’employé gourmet, qui traiteson ventre comme un ministre, qui élabore son café, mélanged’amateur, dans une cafetière à condensateur ; l’employé queson épouse soigne, à qui l’on apporte chaque jour une collationchaude ; l’employé à la bouteille de vin, membre du nouveauCaveau ; et l’employé à la bouteille d’eau-de-vie,hélas !…

Ce petit jeune homme a une mère qui le gâte ; il arrive lespoches bourrées de friandises.

Cet employé économe achète chaque mois sa provision de salaisonsà la halle et vit vingt-huit jours sur un jambonneau.

Enfin Caldas m’a fait connaître un ambitieux qui fera son chemin: C’est l’employé qui ne déjeune pas.

Chapitre 15

 

Les quatre employés du bureau du Sommier, collègues de Caldas,étaient éclectiques en gastronomie.

À peine le garçon parti, chacun d’eux prépara sa petite batteriede cuisine.

Grattoirs, plumes et canifs rentrèrent dans les tiroirs pourfaire place aux assiettes, aux verres, aux couteaux, auxfourchettes.

Nourrisson prit dans un carton sur lequel on lisait :Affaires litigieuses, un plat de fer battu et un gril.

Le commis principal tira d’une armoire la casserole où ilprépare son chocolat, et plaça devant le feu la bouilloire où ilfait cuire son œuf mollet.

Gérondeau avait fait table rase ; il mettait la nappe enlinge damassé, ma foi ! Gérondeau a un huilier, une salière,une cafetière et une cave à liqueurs dont la clef ne le quittejamais.

Le calligraphe Basquin rinçait son verre ; du déjeuner ilne soigne que les liquides.

Le garçon de bureau, messager des appétits, rentra ployant sousle poids d’un filet rempli de comestibles divers ; il portaitaussi dans un panier à trois étages la collation de Gérondeau, unedouzaine d’huîtres, un demi perdreau truffé, une barbue aux finesherbes, une tranche de roquefort, une poire duchesse et unebouteille de sauternes. L’addition montait à 11 fr. 50 c.

L’expéditionnaire Gérondeau dépense à son déjeuner lesappointements d’un sous-chef.

– Ouf ! dit le garçon en déposant son filet, j’ai cru queje n’en finirais pas. La dame de comptoir me racontait qu’un desgarçons a volé plus de quatre-vingts bouteilles de vin à la cave.Nous lirons ça dans la Gazette des Tribunaux. Et puis,j’ai eu joliment de peine à trouver des harengs saurs,allez !

– Qu’est-ce qui mange des harengs saurs ? s’écria le commisprincipal d’un ton furieux.

– C’est moi, fit Nourrisson, après ?…

– C’est vraiment intolérable, continua M. Rafflard, vous semblezprendre plaisir à nous empester ! Hier des cervelas à l’ail,aujourd’hui des harengs.

– Vous mangez bien du chocolat purgatif, vous, ça empoisonne lapharmacie !

Au lieu de répondre, le commis principal se précipita vers sabouilloire. Depuis dix minutes qu’il discutait, il avait oublié sonœuf.

– Sacré tonnerre ! s’écria-t-il, je n’ai pas de chance, monœuf est dur !

– Tant mieux, dit Nourrisson, je te l’achète pour ma salade.

– Allez au diable, répondit Rafflard en piétinant avec rage surson œuf.

Népomucène était sorti. Les employés du bureau du Sommiercausaient gaiement la bouche pleine. Au jeu de toutes cesmâchoires, Caldas se sentait défaillir, la faim, que dis-je ?la fringale lui mordait l’estomac ; l’odeur des truffes deGérondeau lui donnait le vertige. Il songeait avec effroi, enlouchant du côté de ces huîtres appétissantes, que ce supplice deCancale allait se renouveler tous les jours, et il se demandaitpourquoi l’administration ne paye pas ses employés chaque soir.

Le déjeuner tirait à sa fin : Gérondeau ouvrait sa cave àliqueurs. Basquin, qui venait de se tailler quelques cure-dentsdans un paquet de plumes à quatre francs, arracha Romain à sessombres réflexions.

– Vous ne dites rien, collègue ; acceptez donc un verre decognac pour vous égayer !

Caldas se sentit profondément humilié ; mais il ne refusapas.

Au même instant, le garçon de bureau rentra pour remplir lacarafe vidée par le seul Rafflard.

– Avec tout ça, dit Basquin, en trinquant avec le nouveau, nousne savons pas encore votre nom.

– Je m’appelle Romain Caldas.

Népomucène dressa l’oreille :

– Comment dites-vous, monsieur ? demanda-t-il.

Romain, un peu surpris de cette familiarité, répéta son nom.

– Eh ! j’ai une lettre pour vous, j’allais la rendre aufacteur.

Caldas ouvrit de grands yeux, mais il les écarquilla biendavantage en reconnaissant l’écriture paternelle.

Il rompit le cachet d’une main fiévreuse, et un mandat rougetomba à ses pieds.

Gérondeau, qui sirotait un verre de chartreuse, se baissa pourramasser le mandat.

– Ah ! ah ! jeune homme ! s’écria-t-il, voilàpour payer votre bienvenue. Cent vingt francs, ajouta-t-il, enrecevez-vous souvent comme cela ?

– Tous les mois, répondit Romain, qui voulait se poser dansl’esprit de ses collègues.

La lettre de M. Caldas le père était ainsi conçue :

« Mon cher Romain,

« Si tu ne m’as point menti, cette lettre te parviendra, et jene regretterai pas l’argent que j’y joins, puisqu’il te sera utilepour t’assurer une position, Si au contraire, comme celamalheureusement t’est arrivé quelquefois, tu avais cherché à m’enimposer cet argent échappera à tes prodigalités.

« Je t’adresse cette lettre au ministère où tu es nommé (à ceque tu me dis), au bureau que tu me désignes. Puisses-tu, mon fils,persévérer dans cette voie, et renoncer à ce dégoûtant métier dejournaliste. La statistique, mon fils, t’apprendra que ce métierpeuple les hôpitaux et parfois les prisons.

« Adieu, ta mère t’embrasse, elle a joint vingt francs aux centque je m’étais proposé de t’envoyer. »

La ruse paternelle affligea sensiblement Caldas, mais les centfrancs étaient un baume à cette blessure.

Il n’eut plus qu’une idée : sortir pour aller manger.

Mais comment faire ? Il n’osait point s’ouvrir à sescollègues. Demander conseil eût été avouer qu’il désiraitpassionnément toucher ce mandat et faire soupçonner qu’il étaitsans le sou. L’insidieuse proposition de Gérondeau lui offrit uneplanche de salut.

– Messieurs, reprit-il, je serais heureux de vous offrir àdîner, mais je voudrais auparavant toucher ce mandat, et je crainsqu’à la fin de la séance le bureau de poste ne soit fermé.

– Parbleu ! allez le toucher tout de suite, dit l’impudentGérondeau.

– Mais n’est-il pas défendu de sortir ?

– Sans doute, mais on sort tout de même, on exécute le tour duchapeau.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Romain.

Basquin bondit de dessus sa chaise et retomba sur ses pieds aubeau milieu de la pièce ; il releva ses manches à la façond’un escamoteur, et de la voix bouffonnement emphatique d’un joueurde gobelets :

– Écoutez bien, jeune homme, dit-il, car je ne parle pas icipour le reste de l’honorable société.

 

LE TOUR DU CHAPEAU

OU

L’ESCAMOTAGE DE L’EMPLOYÉ

Il s’agit d’escamoter un employé sous l’œil de ses supérieurs,et que ceux-ci n’y voient que du feu ! Ça vous paraîtdifficile, jeune homme, c’est l’enfance de l’art. Mais, medirez-vous : « Malin, comment fais-tu donc ce tour duchapeau ? » Rien n’est plus simple, plus aisé, plus commode etplus naturel. Il fait beau, vous voulez prendre l’air, un petitverre ou une queue de billard : vous faites choix d’un collèguesédentaire, – sédentaire, là gît toute la difficulté – d’uncollègue dont la tête soit en rapport avec la vôtre ; vous luiempruntez son gibus et vous filez avec. Vous avez eu soin delaisser le vôtre en évidence sur votre pupitre, avec votre mouchoiret vos gants, si vous en usez. Pendant ce temps-là le chef peutvenir, il voit votre chapeau et vous êtes bien noté. Le tour duchapeau est fait, et le vôtre aussi.

Chapitre 16

 

– Ma foi, dit Caldas, je vais exécuter le tour du chapeau etcourir jusqu’à la poste.

Il essaya alors le couvre-chef de ses collègues. Celui deGérondeau, qui était beaucoup trop grand, ne lui allait pasmal.

Basquin lui enseigna l’art de rétrécir le diamètre d’un chapeauen insérant entre la doublure et le carton quelques feuilles d’unmagnifique papier à lettre.

Nourrisson, qui mange des harengs saurs parce qu’il est coquet,lui offrit une brosse, un peigne et du savon qui sentait lemusc.

Caldas n’accepta pas. Il était trop pressé.

Au moment où il sortait, Basquin l’arrêta.

– Il fait du soleil, lui dit-il, je vais vous accompagner.

La mine de Romain s’allongea à cette proposition. – Si ce diabled’homme vient avec moi, pensait-il, adieu mon déjeuner.

Il n’osa pas cependant décliner l’offre gracieuse.

– Attendez-moi, dit Basquin, le chapeau qui me va est deuxétages plus haut, à la comptabilité. Je vais le chercher.

Gérondeau profita de ce retard pour faire à Caldas quelquesrecommandations suprêmes,

L’opulent expéditionnaire ne voyait pas sans angoisses sonchapeau aller se promener sur la tête d’autrui.

– Ayez-en bien soin, lui dit-il, ne marchez pas trop près desmaisons : il tombe des gouttes d’eau souvent de la toiture, et sivous rencontrez de vos connaissances, évitez de les saluer.

Basquin reparut.

– Faites comme moi, dit-il à Romain.

Et il prit à la main une des chemises que Caldas avaitconfectionnées le matin.

– Pourquoi diable nous embarrassons-nous ainsi de cette feuillede papier ? demanda dans l’escalier le nouveau à soncollègue.

– Mon cher, nous pouvons rencontrer quelqu’un dans les couloirs.Notre chapeau éveillerait des soupçons. Ce passeport administratiffera croire à une commission à l’extérieur.

Précisément parce que le temps était magnifique, beaucoupd’employés avaient éprouvé la même velléité de promenade ; ilsen rencontrèrent un certain nombre qui portaient gravement leurfeuille de papier ; quelques-uns, les plus prudents, s’étaientprécautionnés d’un dossier pour de vrai.

Le bureau de poste n’était pas loin. Romain, lorsqu’il eut sonargent en poche, calcula que, sans faire une trop longue absence,il pouvait inviter le calligraphe à prendre quelque chose, lamonnaie de son petit verre. Il pensait offrir une absinthe et sefaire servir une bavaroise au chocolat.

– Si nous entrions dans un café ? proposa-t-il ; nousavons le temps, n’est-ce pas ?

– Si nous avons le temps ! répondit Basquin, la feuille deprésence ne se signe que demain matin à dix heures ! Jecomptais bien vous proposer une partie de billard ; seulementpermettez-moi de vous conduire à notre café habituel.

Et il le mena au CAFÉ DE L’ÉQUILIBRE

Cet établissement n’est pas le plus luxueux des trois ou quatrede ce genre qui débitent de la chicorée aux environs duministère.

Si les employés lui ont donné leur clientèle, c’est que lepatron a eu l’esprit de mettre aux vitres de sa devanture desrideaux fort épais. Un chef de division peut passer dans la rue, iln’apercevra pas ses subordonnés faisant l’école buissonnière autourd’un billard ou devant un tapis vert.

On a quitté en masse pour cet établissement si discret le caféd’en face.

Un loustic de l’administration avait répandu le bruit que lelimonadier était un mouchard, en relations intimes avec leministre, et qu’il faisait coller ceux dont les notesétaient en retard.

Cette excellente plaisanterie a causé le suicide d’un père defamille, trois faillites, et jeté onze enfants à l’hôpital.

Le Café de l’Équilibre fait des affaires d’or.

Lorsque Caldas y entra avec son collègue, les sallesregorgeaient de monde. Il y avait bien là cent cinquante jeunesgens, tous employés du ministère.

L’animation était grande ; c’était l’heure de lademi-tasse. Il y avait des allées et des venues. À chaque instantla porte s’ouvrait et quelque nouveau consommateur se glissait dansla salle ; d’autres s’enfuyaient sans prendre même le tempsd’essuyer leurs moustaches.

Beaucoup absorbaient leur moka ou avalaient une chope furtivedebout, la tête nue, à la hâte : ceux-là n’avaient pas fait le tourdu chapeau. On reconnaissait les employés escamotés à leurquiétude ; ces derniers jouaient au billard ou comptaient lescents d’une partie de bésigue en trois mille.

L’entrée de Basquin fut saluée d’un hurrah. Comme il esttoujours au café, il est connu de toute l’administration ;même il y avait fait de très bonnes connaissances qui lui donnerontplus tard un coup d’épaule. Des gens en passe de monter très hautont pris de lui des leçons de carambolage ; ce garçon arriverapar le billard.

Ce noble jeu est d’ailleurs, par excellence, un jeuadministratif ; il a donné à la France un secrétaire d’Étatsous Louis XIV, M. de Chamillard, qui n’avait pas son pareil pourcouler sur une bille et pour faire le bloc.

Le premier mot de Basquin fut pour le garçon.

– Retenez-nous un billard, cria-t-il.

Bientôt la partie commença entre les collègues du Sommier.Caldas, qui avait mangé six flûtes au beurre avec sa bavaroise,était d’humeur généreuse et clémente. Dès les premiers coups il vitbien qu’il pouvait rendre quinze points de trente à son adversaire: il ne voulut pas égaliser la partie, il préféra lâcher son jeupour faire à Basquin la politesse de le laisser gagner.

Ils choquèrent longtemps l’ivoire en buvant des grogs et deschopes. Romain ne s’ennuyait pas, le caractère de Basquin luiallait assez. Il avait oublié tout à fait l’Équilibre, lorsqueGérondeau apparut sur le seuil du café, le chapeau de Caldas à lamain.

Il ne l’avait pas mis sur sa tête, parce qu’il était tropétroit. Comme la pluie, depuis tantôt trois heures, avait succédéau beau temps, l’expéditionnaire avait reçu quelques gouttes d’eau,et il arrivait fort mécontent.

– En voilà une fugue ! cria-t-il ; il fallait au moinsnous prévenir, nous serions venus avec vous : ça n’est pasgentil.

Et s’adressant plus particulièrement à Romain, avec un rictusironique :

– M. Nourrisson craignait que vous n’eussiez oublié votre siaimable invitation, et j’ai été obligé de l’amener de force.

– Comment, dit Caldas, il est déjà quatre heures ! Est-ceque nous ne remontons pas au bureau ?

– Eh bien, merci, fit Basquin, vous trouvez peut-être que nousn’avons pas assez donné à l’administration pour ce qu’elle nouspaye.

– La journée est finie, dit Nourrisson, bien finie !

– Et on ne s’est pas aperçu de notre absence ? demandaRomain.

– Non, le chef est venu, on lui a fait voir vos chapeaux.

– Mais j’y pense, dit Caldas à Basquin, vous n’avez pas renducelui de votre ami.

– Mon ami est au-dessus de ça, riposta celui-ci ; nousn’avons qu’une tête à nous deux.

Gérondeau s’informa de ce qu’avaient fait les deux fugitifspendant la journée.

Basquin répondit qu’il avait joué au billard et qu’il avaitgagné sept parties.

– Dame, vous êtes très fort, mon petit, dit Gérondeau à Basquin,qu’il gagne toujours, vous devriez m’en rendre, je suis dupe ;mais si M. Caldas veut me faire le plaisir de jouer l’absinthe…

L’honnêteté de Basquin se révolta de cette proposition,

– Vous n’avez pas de honte ! cria-t-il à Gérondeau.

Et se retournant vers Romain :

– Il est bien plus fort que moi, continua-t-il, n’acceptezpas.

– Qu’importe ! fit Caldas.

Il joua mollement d’abord, en homme qui ne se soucie pas degagner ; au milieu de la partie, Gérondeau, enhardi par uneavance de dix points, lui dit tout à coup :

– Au lieu d’absinthe, êtes-vous homme à tenir quatre bouteillesde vin de champagne pour le dîner ?

– Quelle canaille ! s’écria Basquin.

Caldas hésita un moment ; il trouvait l’offre assezscandaleuse. Il accepta pourtant, mais il soigna son jeu et gagna àun point de différence, en n’en comptant pas trois que sonadversaire lui vola.

Gérondeau était furieux d’avoir perdu. Il reconnaissait bien là,disait-il, sa déveine ordinaire. Comme il est plein d’amour-propre,il ne voulait pas s’avouer la supériorité de Caldas, et, convaincuqu’il devait gagner :

– Me donnez-vous ma revanche ? demanda-t-il.

– Certainement, dit Romain.

C’était à Gérondeau de commencer. Il fit onze points desuite ; la partie était en vingt.

Au onzième carambolage qui ouvrait une série, il fit une secondemotion :

– Tenez, dit-il, je suis bon prince, je joue, contre votredîner, les quatre bouteilles de vin de Champagne que j’ai perdueset toute la consommation. Garçon, une bouteille de madère et deslondrès !…

– Oh ! oh ! pensa Caldas, c’est par trop violent. Nousallons bien voir.

Et comme la joie avait fait manquer à Gérondeau son carambolagesûr, Caldas prit la queue et ne la quitta que la partie gagnée.

L’expéditionnaire aux douze mille livres de rente fut anéantisur le moment. Mais, après réflexion, il dit tout bas à l’élégantNourrisson :

– Je crois qu’il faut se défier de ce jeune homme. C’est unfilou.

Au moment de partir, Caldas s’informa de ce monsieur maigrequ’il avait invité et qui déjeunait de chocolat ; on luirépondit qu’il ne dînait jamais en ville, et Gérondeau ajouta quesa figure lui aurait coupé l’appétit.

Déjà l’expéditionnaire riche était consolé. Il est ainsi fait :sensible à la perte comme à l’extraction d’une dent, il estaussitôt guéri ; il s’exécute de bonne grâce, et, bon convive,remarquable fourchette, le commerce d’un bon dîner lui donnepresque de l’esprit.

Le dîner fut excellent. On se sépara à onze heures du soir,raisonnablement gris.

En rentrant chez lui avec ses cent vingt francs intacts, Caldasfaisait des calculs.

– J’ai pourtant gagné trois francs trente-trois centimesaujourd’hui, murmurait-il, et j’ai fait six chemises, soitcinquante-cinq centimes et demi la chemise. C’est bien payé.

Chapitre 17

 

Au bout de huit jours Caldas, qui commençait à se gratter àl’endroit du collier, savait le fond du sac de ces quatrecollègues.

Il ne les eût pas observés, que M. Lorgelin les lui eûtdéshabillés.

Caldas avait fait connaissance de cet employé un jour qu’ilavait été chargé d’aller faire des recherches au bureau voisin, quicomprend le reste de l’alphabet depuis H jusqu’à Z.

– Nous n’aimions pas beaucoup M. Lorgelin à l’Équilibre, medisait Caldas ; mais nous l’estimions tous. Je dirai plus :nous le respections, bien qu’il ne soit que commis à deux millesept d’appointements.

Lorgelin est un travailleur infatigable ; il y a en luil’étoffe d’un administrateur ; le chef de division lui-même,lorsqu’il se présente quelque question épineuse, ne dédaigne pas deprendre son avis. À tout cela se joignent un extérieur avantageuxet des mœurs inattaquables.

Cependant on dit de lui au ministère : – Lorgelin estrasé comme avancement.

Pourquoi ? comment ? Tout le monde l’ignore, il ne lesait pas lui-même sans doute.

Évidemment il y a quelque chose dans le passé administratif decet homme remarquable.

Quoi ?

Une bévue, une imprudence, un malentendu, moins peut-être.

C’est un mystère que nul n’a jamais pénétré, et voilà vingt ansbientôt que cet homme aux talents inutiles moisit dans les emploissubalternes. Que de nullités lui ont passé sur le dos ! qued’incapables il a vus grandir et prospérer ! devenus seschefs, ils ne se sont plus souvenus de lui.

Il aurait donné sa démission depuis longtemps, à la premièreinjustice, ou à la dixième, s’il n’avait été très pauvre. Ilpouvait gagner beaucoup plus ailleurs, il le croyait ; mais iln’a pas osé risquer sur la seule carte de son intelligence le painde sa vieille mère.

Sa mère est morte. Il est resté, il restera jusqu’à laretraite.

On lui a entendu dire une fois un mot douloureux :

– On crève habituellement les yeux des chevaux qui font tournerles manèges : on a oublié de me les crever, voilà tout.

Cet homme serait peut-être le plus complet de tous ceux que j’aiconnus au ministère, ajoutait Romain, si parfois l’acrimonie ne luiremontait à la gorge. Il a des accès de misanthropie. Alors ildevient aigre, rancunier, méchant ; il s’en prend à ceux quil’entourent ; il passe sa colère, comme on dit.

Pitié ou envie, il est âpre aux jeunes gens ; à cesenthousiastes de la vie, il aime à arracher les illusionsgénéreuses ; il y prend un triste plaisir, comme ces enfantscruels qui plument tout vifs les petits oiseaux.

Lorgelin dit à Caldas, un jour qu’ils se trouvaient seuls :

– Vous devez périr d’ennui et de dégoût dans votre bureau.

– Heu ! répondit Romain, en allongeant prodigieusement lalèvre inférieure.

– Je le conçois et je vous plains. Vous êtes avec de petitesgens. Qu’est-ce que Gérondeau ? un estomac. Et Rafflard ?un estomac détruit. Nourrisson ? un garçon coiffeur ; etBasquin ? un… calligraphe !

– Vous êtes impitoyable, répondit Caldas en riant malgrélui.

– Impitoyable ! s’écria M. Lorgelin en grinçant des dents.Ah ! vous ne connaissez pas ces… Mais non, la colèrem’emporte. Voyons, mon cher ami, regardez-moi ce Gérondeau, il acent mille écus de capital. Que fait-il ici ? Rien, rien,rien ! ! ! Il était agent d’affairesautrefois ; la mort de son père l’a fait riche. Alors il estentré dans l’administration, comme les vieillards pauvres auxPetits-Ménages. Savez-vous pourquoi il reste, pourquoi il y resterajusqu’à ce qu’on le mette dehors ? Parce qu’il a peur de seruiner. Il compte comme le peuple, il ne dit pas : – J’ai douzemille livres de rente ; il dit : J’ai trente-cinq francs àmanger par jour. Eh bien ! il mange ses trente-cinq francs decinq heures du soir à minuit. Il aime le jeu, le vin, la bonnechère, les filles ; tous les jours que Dieu fait, ce poussahchasse à l’ouvrière entre chien et loup. Il appelle lesmalheureuses créatures que la chaîne d’or de son gilet fascine « dugibier. » S’il les payait encore, mais il les escroque sans pudeur,il veut être aimé pour lui-même !… Enfin son bureau, c’estpour lui comme un conseil de famille, ça le tient. Il reçoit centvingt francs par mois ; mais l’argent est la moindreaffaire ; quoique avare, car il est avare, il en donneraitautant pour rester à son pupitre, et il y trouverait encore del’économie… Moi je dis, reprit M. Lorgelin avec une explosiond’indignation, que l’on n’a pas le droit de donner à des gensriches de ces petits emplois. Place aux pauvres !

– J’avoue, répondit Caldas, qu’en entrant ici je ne m’attendaispas à coudoyer des millionnaires.

– Il n’y a pas de millionnaires précisément, continua Lorgelin,mais beaucoup de gens aisés : des timides qui redoutent les luttesde la vie, des paresseux que le travail effraie, des cerveauxfaibles qui ne supporteraient pas l’ivresse de la liberté, éternelsenfants qui ne sauraient marcher sans lisières du berceau à latombe, enfin la tourbe des imbéciles incapables de faire autrechose que ce labeur automatique. Eh bien ! par le fait seul deleur fortune, ces gens arrivent. L’administration aime les employésaisés. – Si je donne des appointements insuffisants, dit-elle,c’est que j’entends bien qu’on ne vive pas seulement desappointements.

– Il est positif, dit Romain, qui songeait, à ses cent francspar mois, qu’il est difficile de se tirer d’affaire avec ce quel’on gagne.

– Dites impossible, et pourtant plus de la moitié des employésréalisent ce miracle. Vous vous plaignez ! vous, jeune homme.Songez à ce que peut faire l’employé marié. Avez-vous pénétré dansun de ces tristes intérieurs ? Le mari, au sortir de sonbureau, prend à peine le temps de manger ; c’est alors quecommence sa nouvelle existence, son existence nocturne. Il tientdes livres pour une maison de commerce, donne des leçons den’importe quoi, même de français, reçoit les contremarques à laporte d’un théâtre, ou racle de la contrebasse dans une guinguettede barrière. J’en sais un qui tient un bazar à treize etvingt-cinq. La femme, de son côté, exerce une petite industrie :elle est mercière ou entrepreneuse de confections pour un magasin.Quand ma mère vivait, moi, j’étais correcteur d’un journal dumatin ; je doublais ainsi mes appointements, mais j’ai perdumes yeux.

– Peut-être, interrompit Caldas, y aurait-il moyen de supprimertoutes ces misères.

– Et lequel ?

– Doubler les appointements et tripler le travail. Nous sommeshuit dans mon bureau, je parie qu’à trois nous faisons la besogne.Qu’on en congédie cinq, et qu’on répartisse leurs traitements entreles autres.

M. Lorgelin se mit à rire :

– Mon cher enfant, dit-il, il n’est pas un jeune surnumérairequi n’ait fait ce raisonnement après huit jours de présence. Jevous engage cependant à le garder pour vous. Diminuer lestraitements et accroître le nombre des employés, c’est l’essencemême de l’administration. Restreindre les places, malheureux !Que feriez-vous des nullités, des déclassés, et des cousins desgrands personnages ? C’est pour eux qu’on a créé le ministèrede l’Équilibre, dont le besoin, croyez-moi, ne se faisait pasautrement sentir. Il y a, voyez vous, deux catégories d’employés :ceux que la prévoyance étroite de la famille y case au sortir ducollège, parce qu’il faut bien qu’un jeune homme fasse quelquechose, et ceux dont la vocation ne se révèle que vers la trentièmeannée, les fruits secs de toutes les carrières, les naufragés detoutes les tempêtes. À votre sens, de ces deux variétés du genrebureaucrate, quelle est celle qui se produit avec le plusd’avantages ?

– Oh ! dit Romain, si j’étais entré à dix-huit ans, jeserais déjà sous-chef.

– Vous seriez probablement encore expéditionnaire, mon cher. Onn’est pas jeune impunément. À vingt ans vous auriez évidemmentdonné plus d’un coup de canif dans le contrat qui vous lie àl’administration, vous auriez fait des écoles ; et lorsqu’àtrente ans, riche d’expérience, l’ambition vous aurait saisi, undossier accablant vous eût à tout jamais cloué au banc de votregalère.

Caldas ne put s’empêcher de sourire de l’emphase de son collègueà cheveux gris.

– Je vous comprends, fit M. Lorgelin, vous trouvez que j’emploiede bien grands mots pour de bien petites choses. Ne vous y trompezpas ; il s’agit de la vie. Rien ne se perd ici. Les suitesd’un bal masqué en 1822 ont empêché l’an dernier la nomination d’unhomme de soixante ans. Ouvrier de la dixième heure, vous avez tousles avantages : vous ne traînez pas le boulet de votre passé etvous ne gâcherez pas sans le savoir votre avenir ; vous êtesvierge et fort.

Ces sombres réflexions n’attristèrent point Caldas, Il n’y vitque le pessimisme d’un homme échoué.

– J’accepte, lui dit-il, votre horoscope ; espérons que jeferai mon chemin.

– Que vous le fassiez ou non, répliqua Lorgelin, vous êtes unhomme perdu.

– Perdu ! fit Romain.

– Oui, si vous ne trouvez en vous la force de réagir contrel’administration. Ah ! vous croyez que dans dix ans vous serezencore ce que vous êtes, vous croyez qu’on respire impunément cetteatmosphère de bureau qui stupéfie comme l’opium, qu’on peut existerà la façon des taupes, claquemuré au milieu des paperasses, tantque le soleil est à l’horizon, lié à quelque besogne écœurante, etdont souvent je vous défierais de m’expliquer l’utilité. Libres,les autres hommes pensent et agissent ; s’ils font un effort,le succès les récompense ou l’espoir les console du revers ;pour nous, rien, ni lutte, ni espoir ; le même résultat attendle travailleur et le paresseux. On confond la nullité et lemérite ; où est le juge ? Quoi que vous fassiez, votresort est écrit. La vie du bureaucrate est un programme tracé àl’avance. Nous le connaissons, et l’on appelle cela avoir sonexistence assurée ! C’est cependant cette assurance contre lesrisques de la vie qui détruit l’homme chez l’employé, qui lui ôte,pièce à pièce, l’individualité, l’énergie, parfois l’intelligence.L’homme libre vit, l’employé végète. Et c’est pour cela que je vousrépète : Réagissez contre l’administration !

– Mais qu’appelez-vous réagir ? demanda Caldas.

– Agir en sens inverse de votre abrutissement.

– Que faire ?

– Peu m’importe ce que vous fassiez ; prenez du plaisir oude la peine, marchez, parlez, lisez, faites de la gymnastique,dansez, mais ne vous écartez pas de ce principe : ne jamais voir endehors du bureau les gens à la société desquels le bureau vouscondamne. N’imitez pas ces malheureux qui, au sortir de leurscabanons empestés, vont s’enfermer avec leurs compagnons de chaînedans un café plus étouffant encore. Fréquentez plutôt des scélératsque des camarades.

– Cela étant, dit Romain, j’irai ce soir au bal masqué, avec desjournalistes.

– Bien ! répondit Lorgelin, très bien, jeune homme !C’est le commencement de la sagesse.

Chapitre 18

 

Cependant Caldas, qui avait de l’ambition, se lassa vite de lafabrication des chemises.

Il conjura M. Rafflard de vouloir bien lui confier quelquetravail où il pût davantage faire briller son intelligence.

Après bien des hésitations, le commis principal lui dit un jour:

– Vous sentez-vous capable d’écrire l’intitulé de ceschemises ?

– Mais, je le pense, répondit Caldas d’un ton suffisant.

– C’est ce que nous allons voir, dit M. Rafflard, avec unsourire incrédule. Je vais vous donner un modèle et vous expliquerce dont il s’agit.

Il s’agissait de reporter sur ces couvertures, de différentescouleurs suivant les séries, les noms, prénoms, âge, demeures etqualités de tous les sujets de l’Empire, contribuables ou non, caril y a cela d’admirable dans l’Équilibre, qu’il s’occupe de gensdont n’a jamais entendu parler le percepteur de l’impôt.

Tous ces noms sont collectionnés sur des registres quiconstituent une bibliothèque de dix mille in-folios.

On confia à Romain le tome premier de la série des DUBOIS, quiva du trois mille septième au trois mille quatre cent trente etunième volume du Répertoire général.

À ce moment, une difficulté se présenta.

Caldas, qui était au ministère depuis dix-sept jours, n’avaitencore ni plume, ni écritoire ; il n’en avait pas eubesoin.

– Tiens, dit Basquin, il n’a pas encore reçu sa fourniture desurnuméraire. Je vais lui faire un bon.

Et, sur une magnifique feuille de papier tellière, il écrivit,en énonçant chaque article :

 

6e DIVISION

Section 17e

– –

9e BUREAU

Sommier

~~~~~~~~

BON POUR :

Une rame de papier à projets, conforme au modèle ci-joint:

Une idem de papier d’expédition ;

Une idem de papier à lettre (Ministre) ;

Deux idem de papier à lettre ordinaire…

 

– Grand Dieu ! interrompit Caldas, que ferai-je de tant depapier ! J’en aurai pour toute ma vie administrative.

– Par exemple, répondit Nourrisson, il m’en faut autant tous lesmois.

– Et le feu à allumer, dit Gérondeau, et les lettres à écrireaux petites dames, farceur !

– Sans compter, ajouta Nourrisson, que rien ne pose commed’employer pour sa correspondance les têtes de lettres duministère.

Basquin continua :

… Six règles, dont deux plates et deux graduées.

– Qu’est-ce qu’une règle graduée ? demanda Caldas.

– Oh ! dit Nourrisson, c’est très joli, c’est en ivoire, etça coûte dix-huit francs.

– Mais à quoi ça sert-il ? insista Romain.

– Ça sert aux architectes.

… Trois canifs ; cinq grattoirs ; deux paires deciseaux ; quatre couteaux à papier ; deux encrierssiphoïdes ; une bouteille d’encre rouge ; une bouteilled’encre bleue ; deux petits flacons en cristaltaillé.

– Deux flacons de cristal ! fit Romain, pourquoifaire ?

– Pour votre toilette, parbleu ! répondit Nourrisson ;j’y mets ma pommade et mes essences, c’est très commode.

… Trois sébiles à poudre ; un paquet de pulvérin bleuet un idem de sciure de bois d’acajou ; unessuie-plumes ; six boites de plumes de fer ; six paquetsde plumes d’oie ; deux douzaines de porte-plumesassortis ; deux boîtes de pains à cacheter ; deuxgrimaces ; une pelote ; une livre d’épingles…

– Êtes-vous marié ? demanda Nourrisson ; on enmettrait deux. … Six paquets de ficelle couleurs variées ;deux poinçons ; trois presse-papiers, dont un à sujet(bronze)…

– Tiens, dit Gérondeau, il faudra que j’en demande un aussi pourla pendule de ma blonde.

… Une livre de cire à cacheter, rouge, bleue, laque, verteet noire.

– On ne sait pas ce qui peut arriver !

… Deux cachets riches aux initiales R. C…

– Si vous étiez noble, dit Nourrisson, nous aurions fait gravervos armes.

… Une grosse de crayons noirs ; trois douzaines decrayons rouges ; deux de bleus ; un paquet de colle àbouche ; deux bouteilles de sandaraque ; six petitescuillers à prendre la poudre ; une grosse d’enveloppesassorties ; une boîte à compas ; six tire-lignes derechange ; un dictionnaire français…

– De qui le voulez-vous ? demanda Basquin,s’interrompant…

– De Bescherelle, répondit Caldas.

– Vous avez grandement raison, c’est le plus cher. Nous disonsdonc : … Un Bescherelle, un dictionnaire de droit ; undictionnaire d’économie politique ; deux buvards de 1 mètre 25sur 95 ; une chancelière…

– Pendant que vous y êtes, interrompit Caldas, je désireraisbien me mettre dans mes meubles…

– Ça viendra, répondit Nourrisson.

– Je crois, dit Basquin, en relisant son bon, que je n’ai rienoublié… Ah ! si, ma foi ! et il ajouta :

… Un porte-allumettes ; une serviette d’avocat, chagrinviolet…

– Voulez-vous, continua-t-il, qu’on y mette votre nom en touteslettres ?

– Oh ! inutile, dit Romain, mon chiffre suffira.

– Fort bien…

… Avec le chiffre ci-dessus, estampé à froid.

– Et vous croyez, demanda Caldas, qu’on va ma donner toutcela ?

– Vous y avez droit, affirma le commis principal.

– Quoi ! tout de suite ?

– D’ici deux heures, répondit Basquin, le temps d’obtenir levisa du sous-chef, le visa du chef de bureau, le visa du chef de lasection, le visa du chef de division, le visa du directeur, le visadu chef de matériel, le visa du chef de la comptabilité, le visa ducontrôleur général, et enfin le visa du secrétariat…

– Mais, demanda Romain, à quoi bon tant de visas ?

– Monsieur, répondit le commis principal, on ne saurait prendretrop de précautions pour empêcher le gaspillage.

Chapitre 19

 

Le reste de la journée se passa pour Caldas à ranger son magasinde papeterie dans ses tiroirs et ses cartons. Il admirait la beautéde tous les articles que fournit le ministère à ses employés.

– Il faut bien nous donner le superflu, puisqu’on nous prive dunécessaire, se disait-il en essayant ses compas et les magnifiquesrègles graduées qui coûtent dix-huit francs.

Quant au papier à lettre, c’est le plus beau qui se fabrique enFrance.

La serviette d’avocat surtout ravit Caldas.

– Il y a cinq ans, pensa-t-il, que je serais au ministère, sij’avais su qu’on donnât aux employés ce meuble magnifique.

Aussitôt il vida dans l’élégant portefeuille ses poches delittérateur bohême ; il y mit toutes ses notes ; sespoésies fugitives, madrigaux, bouquets à Chloris, sonnets,rondeaux, triolets, nouvelles à la main ; ses essaisdramatiques consistant en trois titres de comédie, un prologue dedrame, et un plan de vaudeville ; enfin les trente premiersfeuillets d’un roman réaliste, les Coliques demiserere.

Mais il ne lui vint pas à l’idée d’y glisser quoi que ce fût deses fournitures.

Et c’est ici le lieu de protester contre une atroce calomnie.D’aucuns prétendent que les employés de l’Équilibre ne craignentpoint d’exporter la plus grande partie de leurs fournitures soitpour leur usage privé, soit pour celui de leurs amis. Rien n’estplus faux. Jamais on n’a pratiqué de razzias de ce genre àl’Équilibre, et les employés aimeraient mieux se chauffer toutl’hiver avec le papier de l’administration que d’en emporter uneseule feuille chez eux.

Le lendemain, arrivé avant tout le monde, Caldas se hâta depréparer son travail, et, sur le coup de deux heures, il futheureux d’inscrire sur la première chemise le nom du premier desDUBOIS ; successivement il inscrivit :

DUBOIS, Aaron, 30 ans, marchand d’habits, Paris.

DUBOIS, Abdon, 75 ans, marchand de contre-marques, Paris.

DUBOIS, Abel, 3 ans, sans profession, Longjumeau.

DUBOIS, Abel-Gontran-Zacharie-Apollinaire, 59 ans, paveur,Lyon.

Il commençait à inscrire le cinquième DUBOIS, dont le prénométait Abile, quand un « ah ! ah ! » qui exprimait tout àla fois le désappointement et le mépris, lui fit tourner latête.

M. Rafflard, les bras croisés, était derrière lui :

– Malheureux, quelle besogne faites-vous là ? lui dit cecommis principal.

Caldas était fort satisfait de son ouvrage ; il avaitécrit, en gros de sa plus belle anglaise, d’une écriture qui eûtravi les imprimeurs du Bilboquet.

Elle ne ravit pas M. Rafflard :

– J’avais bien raison de me défier de vous, continua-t-il ;regardez-moi ces chemises, sont-elles présentables ?

– Que leur manque-t-il, s’il vous plaît ? demanda Caldasvexé.

– Ce qui leur manque ! riposta le commis principal, tout.Le nom de famille doit être en grosse bâtarde, le prénom en couléemoyenne, l’âge en lettres moulées, la profession en ronde, et ledomicile en cursive.

Caldas posa sa plume avec un profond découragement.

– Je ne suis que bachelier ès lettres et ès sciences, dit-il,licencié en droit ; je ne sais pas encore toutes ceschoses.

– Eh bien, il faut les apprendre, répondit sèchement M.Rafflard. Vous avez votre éducation à refaire. Dorénavant, vousvous contenterez de préparer les chemises.

Oh ! comme il fut humilié, le pauvre Caldas, si humiliéque, prenant à part le jeune Basquin, il le conjura de vouloir bienlui donner quelques leçons de pleins et de déliés.

Mais Basquin ne donne pas de leçons.

– Je ne suis pas maître d’écriture, dit-il, je me suis donné lepetit talent que j’ai pour attraper quelques travauxsupplémentaires qui ne sont pas mal payés ; je ne saurais pasenseigner ; d’ailleurs toutes mes soirées sont consacrées àla poule. Mais je tiens votre homme ; je vais vousconduire au père Coquillet, le doyen desexpéditionnaires-calligraphes et la plume la plus magistrale del’administration.

Caldas sortait, précédé de l’obligeant Basquin, lorsque, dans lecorridor, il fut arrêté par M. Ganivet, son chef de bureau :

– Monsieur Caldas, dit, cet homme si poli, recevez mescompliments sincères : nous savions déjà que nous avions acquis envous un homme de talent, nous savons aujourd’hui que nous avonsacquis en même temps un travailleur.

Chapitre 20

 

Le bureau de M. Coquillet est situé au troisième étage de l’ailenord, à l’extrémité du corridor S. Ce bureau, qui dépend d’unservice hors cadres, la commission des rapports, est fort petit.Deux employés cependant y tiennent à l’aise en se serrant.

Le collègue de M. Coquillet est un vieux commis d’ordre, fortconnu à l’Équilibre, le bonhomme Cassegrain. Débris d’un autre âge,c’est lui qui usera au ministère la dernière manche delustrine.

Ce vieillard croit avoir des idées ; il passe une partie deses nuits à les rédiger sous la forme de projets dont il accableSon Excellence M. le Ministre.

La pièce où travaillent les deux vieux employés est la plussombre du bâtiment ; aussi y a-t-on installé le prince descalligraphes.

Le prince des calligraphes, M. Coquillet, est un vieillardcomplètement idiot. Hors une belle écriture, il ne voit pas de quoipeut se vanter un homme. S’il est surpris d’une chose, c’est de nepas être ministre, lui qui à main levée dessine autour de lettresd’une admirable rectitude les plus merveilleuses arabesques. Ils’en console cependant, et il est heureux, lorsque, dans ses sixheures réglementaires, il a couvert une page de parchemin decaractères à faire briser ses planches à un graveur de lettres.

La placidité de ce brave homme est inaltérable ; il estnaïf et doux ; la pureté de ses mœurs lui a laissé quelquechose d’enfantin dans l’imagination et presque sur le visage.

Coquillet est un homme de taille moyenne, ni gras ni maigre, ila la joue rose, son gros œil bleu-mat ne dit absolument rien ;c’est bien la fenêtre de son esprit. Son teint uni et clair vousdirait sa sobriété d’anachorète. Ses cheveux jadis blonds ne sontpas encore tout à fait gris.

Sa mise simple, mais propre, indique un homme soigneux ;c’est à la brosse qu’il use ses redingotes. S’il fait quelquesfrais de coquetterie, c’est pour ses mains blanches et poteléesdont il tire vanité.

Il marche difficilement, parce qu’il souffre des pieds. Au piedgauche surtout il a un cor qui lui cause d’intolérables douleursquand le temps doit changer. C’est pour cela qu’à la place de cecor il fait faire un gousset à sa chaussure.

Coquillet parachevait une lettre majuscule, lorsque Basquinentra suivi de Caldas.

Le vieux calligraphe aimait Basquin, un élève qui lui faisaithonneur. Aussi il l’accueillit avec joie.

– Maestro, lui dit Basquin, voici un disciple que je vous amène.Dame, il n’est pas fort, il ne sait pas distinguer la ronde de lacursive.

Coquillet leva les yeux au ciel.

– Comment peut-on, disait ce regard, admettre de pareilles gensau ministère de l’Équilibre ?

– J’avoue mon ignorance, fit Romain en s’inclinant, mais on m’afait espérer, monsieur, que vous voudriez bien me donner desleçons.

– C’est avec plaisir, répondit le calligraphe, d’un ton defausse modestie, que je mettrai à votre disposition tout mon petitsavoir.

Alors, sans doute pour éblouir son nouvel élève, M. Coquilletsortit de son tiroir quelques spécimens de son talent.Véritablement c’était magnifique.

– Hein ! comme c’est pur ! dit Basquin en faisantadmirer la délicatesse de certains déliés.

– Oui, c’est passable, répondit le bonhomme ; peut-êtrearriverez-vous à ce résultat d’ici à quelques années, si vous avezdes dispositions naturelles.

– Il n’en a aucune, reprit Basquin.

– Ah ! dit M. Coquillet, c’est fâcheux, très fâcheux ;je ne pourrai tout au plus vous donner qu’une bonne écriture debureau, mais une bonne écriture vous est absolument nécessaire.

Et sur ce, le vieux calligraphe entreprit de démontrer lesprofits d’une belle main :

Les incapables seuls prétendent qu’une belle cursive est unsigne de bêtise. La mauvaise écriture de Napoléon Ier a faitbeaucoup de tort à la France. Des gens bien doués se sont gâtésvolontairement la main pour imiter l’abominable griffonnage de cegrand homme. C’est sous ce rapport surtout que les études en Francesont d’une choquante infériorité. À quoi pense donc le ministre del’instruction publique ? On peut être reçu bachelier avec unecopie presque illisible. On déforme la main des enfants à leurfaire imiter des caractères étrangers, comme si on ne pouvait pasécrire le grec en belle coulée. En cela nous sommes encore victimesdes Anglais, qui ont débarqué sur nos côtes leurs abominablesplumes métalliques : la plume de fer a tué la calligraphie.

– Elle l’a tuée, continua en s’animant M. Coquillet, mais laplume d’oie n’en restera pas moins l’outil de l’homme detalent.

– Cependant, reprit Basquin, j’ai vu faire de jolies choses avecdes plumes de fer.

– Quoi ! vous aussi, vous, la gloire de mon école ! Oùallons-nous, mon Dieu ! où allons-nous ?

Coquillet se leva sur ces paroles, et s’adressant à Caldas :

– Il faut avant tout que je voie ce dont vous êtescapable ; asseyez-vous sur ma chaise, et écrivez-moi quelquechose.

Caldas prit place devant le pupitre de Coquillet, qui se retirapour causer avec Basquin dans l’embrasure de la croisée.

Le sous-main du prince des calligraphes attira l’œil de Romain.Ce sous-main disait l’homme lui-même ; c’était le confidentindiscret, sinon de ses pensées (Coquillet ne pense pas), du moinsdes sensations qui avaient traversé à un moment donné le vide deson cerveau. Ce sous-main disait les agitations de son âme, sesrêveries, ses passions.

En haut, dans un angle, on apercevait une maison et un arbreexécutés au trait : ce jour-là Coquillet rêvait villégiature. Àcôté, perdu dans des paraphes, on y distinguait un cheval et unchien : on avait parlé chasse devant Coquillet.

Il y avait des volées d’oiseaux de paradis, et de ces têtesbouffies, spécialité des maîtres d’écriture ; des bouts dephrases commencées indiquaient que Coquillet avait essayé une plumenouvelle ; ces mots : Monsieur le Ministre et SonExcellence, se trouvaient répétés une vingtaine de fois.

Au centre de ce monument curieux dans son genre, et comme ladéclaration des principes de cet apôtre de l’écriture, Caldas lutces deux versets de l’évangile du calligraphe :

 

Il n’est pas donné à tout le monde de savoirécrire ;

Ce don vient de Dieu

Soyez béni mon Dieu et faites que je conserve longtemps mamain.

 

Romain fut ébloui, et il osa commettre une action peulouable.

On ne le regardait pas, il saisit un canif, découpa ces deuxphrases dans le papier du sous-main, et les fourra dans sapoche.

Je publie ce fac-simile, fort inférieur à l’original ; jen’ai pas hésité à profiter de l’abus de confiance de mon ami pourprouver au lecteur mon grand amour de la vérité.

– Eh bien, avez-vous fini ? demanda Basquin a Caldas.

– Encore un instant, répondit celui-ci ; et d’inspirationil écrivit ce quatrain, dans le goût des épitaphes anticipées dontil enrichit les colonnes du Bilboquet :

 

Du pèlerin demain je prendrai les coquilles,

Si Dieu veut m’accorder la main de Coquillet.

Pinxit rageait devant ces pages sans coquilles,

Pingebat se racoquillait.

 

– Voilà ! s’écria Romain fort satisfait, en présentant sonœuvre à son futur professeur ; et il attendit l’effet.

Mais l’effet ne répondit pas à son espérance. Coquillet n’y vitque quatre lignes de grandeurs inégales et abominablement malécrites.

Basquin découvrit que c’étaient des vers : même il pénétra lapointe finale et essaya vainement d’en donner la clef au prince descalligraphes.

Une seule chose l’intriguait : quels étaient ces messieursPinxit et Pingebat qu’on accusait de jalouser letalent de son maître ?

– Je connais pourtant ces noms-là, murmurait-il, j’ai vu çaquelque part !… Ah ! j’y suis… ce sont des artistes quifont des tableaux.

– Des tableaux ! répondit Coquillet saisissant le mot auvol ; j’en ai fait aussi, et des chefs-d’œuvre, j’ose ledire.

– Bah ! fit Caldas étonné.

– Je les ai vus, affirma Basquin, qui s’amusait duquiproquo ; il a fait les frais de cadres magnifiques ;c’est le plus bel ornement de son logis.

– Et ces tableaux sont de M. Coquillet ?

– Certainement, ils sont de moi, reprit Coquillet blessé auvif ; j’y ai réuni un spécimen de toutes les écrituresconnues, et je défie personne d’en faire autant.

– Je vous crois, répondit Caldas ; vous êtes, monsieurCoquillet, le Raphaël de la calligraphie.

Chapitre 21

 

Cassegrain, l’homme qui envoie des projets à Son Excellence,n’avait pas ouvert la bouche pendant la visite de Caldas aucalligraphe.

Tous les penseurs sont silencieux.

Romain sorti, il prit des informations sur ce jeune homme. Ellesfurent brillantes ; on lui apprit qu’il était protégé par unpersonnage influent, qu’il était de première force au billard,qu’il recevait des mandats rouges de sa famille, enfin qu’il étaitun des hommes d’État du Bilboquet.

– Un journaliste, pensa-t-il, c’est mon affaire ! Je luiferai part de mes plans, et, puisque le ministre n’en tient pascompte, j’en appellerai au tribunal de l’opinion publique.

En conséquence, lorsque Caldas vint demander à Coquillet unepremière leçon d’écriture, Cassegrain l’accapara.

– J’aurais à vous parler, lui dit-il ; j’ai là (il montraitd’épais cahiers de papier) de quoi changer la face de laFrance ; c’est l’œuvre de ma vie, le résultat de trente annéesde méditations. Je vous dirai tout, vous imprimerez ces mémoires,si vous voulez : et même si vous l’exigez, je vous en abandonneraitoute la gloire et tout le profit. Je ne veux, moi, que le bonheurde ma patrie.

– De quoi s’agit-il ? demanda Caldas intrigué par cedébut.

– Je vais vous livrer mon secret. Nous sommes seuls, carCoquillet ne compte pas. Nous avons du temps devant nous, je puisparler. Mais avant, dites-moi, aimez-vousl’administration ?

– Certainement, répondit diplomatiquement Romain, puisque j’ysuis entré.

– Ce n’est pas une raison, mais peu importe. Vous avez pris leparti le plus sage. Il n’y a qu’une carrière dans notre pays,l’administration. On dit que le Français est léger, rieur,badin ; c’est faux. Le Français est employé. L’administrationmène à tout. Elle vous fera faire un beau mariage ou vous donnerala rédaction en chef d’un grand journal. Soyez fier d’être employé,vous êtes un des deux cent mille souverains de la France. Il peut yavoir une royauté, une république ou un empire ; en réalitéc’est le bureau qui règne.

– Il a lu M. de Cormenin, pensa Caldas.

– Maintenant, continua Cassegrain, reste à savoir pourquoi lesadministrations qui gouvernent semblent inférieures à l’armée quinous obéit en définitive. Vous ne vous en doutez pas, vous êtestrop jeune. Eh bien, je vais vous le dire. Tout gît dansl’uniforme. Il nous faut un uniforme.

– Oh ! fit Caldas, qui se voyait par la pensée revêtu del’habit vert des académiciens ou du pantalon gris-souris des eauxet forêts.

– Je dis qu’il nous faut l’uniforme, et je le prouve, repritCassegrain, sans tenir compte de l’interruption. Qu’est-ce qu’unemployé ? Un soldat, mais un soldat incomplet, puisque rien nele distingue du bourgeois. Complétez-le. Donnez-lui un képi, unbonnet à poil, un casque, quelque chose enfin, et vous doublez savaleur et son importance. Tenez, moi qui vous parle, j’ai proposépour le ministère de l’Équilibre un costume qui nous mettrait aupremier rang : pantalon de casimir vert-clair, tunique bleu-de-roiavec revers jaunes, passepoils amarante et broderies d’argentfigurant des plumes entre-croisées ; l’épée d’acier et leclaque à plumes blanches : qu’en dites-vous ?

– Je dis que ce serait fort pittoresque.

– Vous avez trouvé le mot, dit l’innovateur enchanté ; maisce n’est pas tout. J’ai là le plan d’un projet grandiose quiassimile chaque ministère à un corps d’armée. Qu’est-ce que leministre ? un maréchal de France commandant plusieursdivisions. Laissez-lui donc son titre alors. Partant de ceprincipe, l’expéditionnaire est un simple soldat, soldatadministratif, le commis un caporal, le commis principal unsergent, le sous-chef un lieutenant (sous-chef, lieutenant, cesdeux mots veulent dire la même chose) ; un chef de bureau estun capitaine, toujours administratif (capitaine, chef, mêmeétymologie, caput, tête).

– Vous m’intéressez prodigieusement, dit Caldas.

– Je vois dans vos yeux que vous allez imprimer tout cela,continua Cassegrain ; mais attendez la fin. J’ai là de quoienchaîner à tout jamais l’hydre des révolutions. J’ai résolu d’unseul coup le problème jusqu’alors insoluble de l’ordre social. Etc’est simple ! simple comme l’œuf cassé de Colomb. Faitesporter à chaque Français l’uniforme de sa profession, enrôlez lescitoyens, donnez une bannière à chaque corps d’état ; vousaurez ainsi le régiment des Boulangers et celui des Couvreurs, lerégiment des Cordonniers, des Médecins, des Marchands denouveautés, des Apothicaires et des Journalistes.

– Oh ! oh ! fit Romain.

– J’ai rêvé plus encore. À chaque Français je donne un numéromatricule qui devient son nom de famille et simplifie la tenue desregistres de l’état civil : on ne sera plus M. Caldas ou M.Cassegrain ; appellations qui, soit dit en passant,n’éveillent que des idées triviales ; on sera monsieur troismille sept cent quarante, ou monsieur cent mille centsoixante-treize. C’est là, Monsieur, une des inévitablesconséquences de notre immortelle révolution de 89 ; c’estl’égalité devant le chiffre.

– Allons donc ! dit Caldas, celui qui n’a que vingt sous nesera jamais l’égal de celui qui a cinq francs.

– J’ai prévu l’objection, car je mets à la tête de cette Francenouvelle une administration universelle qui perçoit les revenus dela terre, de l’industrie et du travail, et qui donne à chacun tantpar mois.

– Décidément, pensa Caldas, il n’a pas lu M. de Cormenin.

Et, sous un prétexte quelconque, il s’enfuit au plus vite enmurmurant :

– Est-ce que je ne suis pas dans une maison de fous ?

Chapitre 22

 

On demandait un jour au duc d’Otrante :

– Que faut-il, Monseigneur, pour faire de la bonneadministration.

– De l’exactitude, répondit le ministre de la police, encore del’exactitude, toujours de l’exactitude !

L’exactitude, voilà ce que demandait aussi le ministère del’Équilibre. Malheureusement tous les employés étaientinexacts ; ils sortaient bien le soir à quatre heures précisesou même avant ; mais le matin on ne les voyait jamais venir.Ils arrivaient, qui à dix heures et demie, qui à onze heures, qui àmidi.

Quelques-uns n’arrivaient pas du tout.

En présence d’un tel abus, l’administration prit une mesureradicale. Elle inventa la FEUILLE DE PRÉSENCE.

Cette feuille, qui a fait le désespoir de Caldas et de beaucoupd’autres, sert à constater l’arrivée des employés. C’est une simplefeuille volante, enregistrée et timbrée au secrétariat, surlaquelle un chacun, depuis le sous-chef jusqu’au derniersurnuméraire, doit apposer sa signature. On l’apporte à dix heuresmoins le quart dans les bureaux ; à dix heures sonnant elleest enlevée.

Sont présumés manquants, et manquants par leur faute, ceux quin’ont pas signé. On relève soigneusement leurs noms sur un étatspécial qu’on transmet à la fin du mois à la caisse du serviceintérieur.

Chaque absence emporte une amende de dix francs pour la premièrefois, de quinze francs pour la récidive, et de vingt francs pourtoutes les autres.

Cette mesure prise, l’administration dormit tranquille.

Mais, hélas ! il en est des abus comme de la mauvaiseherbe, qu’on coupe et qui repousse plus vite.

Qu’advint-il ? Les employés de l’Équilibre arrivaient avecune exactitude exemplaire ; ils signaient la feuille deprésence… et ils allaient se promener le reste de la journée.

C’est alors qu’un secrétaire général ingénieux imagina laFEUILLE DE SURPRISE.

Celle-ci vient à l’improviste, à toute heure du jour, maissurtout quand il fait beau ou qu’il y a une revue au Champ-de-Mars.C’est l’épée de Damoclès suspendue sur la tête de tout employé quifile. Le tour du chapeau n’y peut rien.

Il est vrai que le cœur maternel de l’administration semblerépugner à ce guet-apens. On cite les années où l’on a faitcirculer une feuille de surprise, et encore fut-ce sur la demandede chefs sournois et pusillanimes qui ne pouvaient contenir pareux-mêmes leurs subordonnés.

L’homme éminent qui occupe aujourd’hui les fonctions desecrétaire général de l’Équilibre, lorsqu’il a l’intention de fairepasser une feuille de surprise, a toujours soin de l’annoncer laveille.

Aussi se plaint-on fort de sa sévérité.

Mais qui dira les émotions que donne aux employés la feuille dumatin ?

On peut s’en faire une idée en assistant à l’arrivée dupersonnel.

Il faut aller s’installer un matin sous le péristyle duministère de l’Équilibre, situé, comme chacun sait, dans le haut dela Chaussée-d’Antin. Il faut choisir au mois de janvier quelquejour de dégel, lorsqu’il pleut à torrents et qu’on enfoncejusqu’aux genoux dans le macadam.

Attention ! voici que commence le STEEPLE-CHASE À LAFEUILLE DE PRÉSENCE.

Le prix est de dix francs, non à gagner, mais à ne pasperdre.

Il est neuf heures.

Voici d’abord le bataillon des garçons de bureau. Ils sont enbourgeois ; c’est dans l’intérieur seulement qu’ils revêtirontleur livrée marron-clair. Ils arrivent lentement, par petitsgroupes ; leur extérieur trahit l’aisance ; si leurspaletots ne sont pas élégants, ils sont cossus, ce qui vaut mieux.Beaucoup portent la cravate blanche, ce qui leur donne l’air denotaires ; ils ont tous des parapluies. Si quelques lambeauxde leur conversation parviennent jusqu’à vous, vous y distinguerezces mots : primes, reports, fin-courant.

Il est neuf heures et demie.

Un employé débouche de la chaussée. C’est le bon employé qui n’apas de montre. Il arrive une demi-heure trop tôt, dans la crainted’arriver une minute trop tard. Vous croyez peut-être qu’il vaentrer et faire cadeau de son temps à l’administration ? Non,il aime mieux user ses souliers à battre le pavé.

Dix heures moins un quart.

Les employés sérieux commencent à paraître à l’horizon. Ils vontplus ou moins vite, suivant l’âge et en rapport inverse du grade.Un chef de bureau ne fait pas sa lieue à l’heure. Parapluies surtoute la ligne.

Dix heures moins cinq.

L’exactitude ne consiste pas à arriver avant l’heure, mais justeà l’heure.

Voici l’employé exact. Ne pas confondre avec le précédent, quiest l’employé zélé. Ces derniers venus sont sûrs de leur montre. Laveille au soir, ils ont constaté qu’elle marchait toujours d’accordavec l’horloge du ministère. Encore plus de parapluies.

Dix heures moins deux minutes.

Le steeple-chase prend des allures de plus en plus vives etprécipitées. Les parapluies deviennent rares, Au loin, dans toutesles directions, apparaissent les retardataires. Ils vont au pas decourse, l’œil fixé sur l’horloge fatale, les coudes au corps, ilsménagent leur respiration. Ils arriveront.

En voici quatre là-bas qui arriveront peut-être. Ils sont lancésà fond de train, rien ne les arrête, ni le ruisseau grossi ni laflaque de boue.

Ah ! celui-ci n’arrivera pas : il a heurté uncommissionnaire ; il y a eu de la casse ; il perd troissecondes, il est perdu !

Perdu celui là-bas que j’aperçois sur l’omnibus. Il n’y avaitpas de place à l’intérieur, il s’est élancé sur l’étagère. Dixfrancs ou une pleurésie : il n’y avait pas à hésiter.

Il a fait coup double, perdu les dix francs et gagné lapleurésie.

Rapide comme une flèche, crotté jusqu’à l’échine, d’un bond cetautre franchit les dix marches du péristyle, il est sauvé. Merci,mon Dieu ! ! !

Dix heures sonnent.

Tous ces dératés qui fendaient l’air aux quatre points cardinauxs’arrêtent.

Tel le jockey distancé cesse de lutter.

Ils font volte-face et, d’un pas tranquille comme leurconscience, s’acheminent à petites journées vers les cafés duvoisinage.

Longtemps après l’heure encore on en voit poindre dans la brume,qui s’arrêtent aussi, dès qu’ils aperçoivent le cadranofficiel.

L’un, esclave de sa folie, a perdu cinq minutes à suivre – sansespoir – un bas blanc bien tiré.

L’autre a eu une explication le matin avec son épouse.

Ce dernier enfin, les pantalons retroussés jusqu’aux genoux,victime de ses bottines vernies, a triplé son trajet à chercher lespavés luisants où il devait poser le pied.

Tous ces vaincus vont rejoindre leurs confrères aux estaminetsd’alentour.

Caldas n’avait pas de montre, et la pendule de sa chambre garnies’arrêtait quelquefois.

Une nuit que le thermomètre avait marqué dix-sept degrésau-dessous de zéro, elle s’arrêta sur six heures du matin.

Lorsque Romain s’éveilla, il faisait grand jour ; maiscomme l’aiguille restait sur six heures, sa fainéantise en profitapour faire un nouveau somme.

Ce jour-là, il arriva à midi et demi au ministère.

– Nous vous avions cru malade, lui dit Basquin.

– Je me porte comme le Pont-Neuf, répondit-il ; et ilraconta son accident.

– Vous savez que vous avez encouru dix francs d’amende, dit M.Rafflard.

– Comment cela ?

– Vous n’avez pas signé la feuille, reprit Basquin ; mais,rassurez-vous, notre chef, qui est homme du monde, vous auracertainement mis une excuse.

Caldas ouvrit de grands yeux, et Basquin lui analysa les petitsmoyens mis en usage pour se soustraire à la tyrannie de la feuillede présence, la contre-partie des précautions administratives.

– Car, dit Basquin, elle est rusée, l’administration, mais lesemployés sont bien plus rusés encore. Il y a donc deux moyensd’éviter l’amende : il y a le faux en écriture publique, et lacomplaisance de votre supérieur. Si vous nous aviez prévenus hiersoir, j’aurais signé pour vous ce matin.

– Oh ! dit Caldas, c’est grave !

– Cela se fait dans beaucoup de bureaux, mon cher ! Et jesais un chef bien embarrassé aujourd’hui. Il a fait ce métierquinze ans lorsqu’il était commis, que peut-il diremaintenant ?

– Je comprends, fit Romain ; de là vient ce que vousappelez la complaisance supérieure.

– Pas le moins du monde, reprit M. Rafflard ; mais il y ades chefs qui ne craignent pas de pousser la longanimité jusqu’àdéclarer l’absent autorisé ou malade. C’est d’un bien mauvaisexemple, car enfin…

– As-tu fini ? s’écria Basquin, on voit bien que tagastrite t’empêche de dormir et que tu arrives toujours àl’heure.

– M. Ganivet, dit Nourrisson, met toujours une excuse.

– Moi, dit Basquin, je ne m’y fie pas, et quand j’arrive enretard, je vais droit au café ; là j’écris que je suis malade.Caldas en aurait dû faire autant.

– Pourquoi cela ? demanda Romain.

– Parce que de deux choses l’une : ou vous êtes excusé, ou vousne l’êtes pas. Si oui, que faites-vous ici ? Si non, qu’yfaites-vous encore ? prenez-en pour votre argent. La maladie aréponse à tout. Le commissionnaire coûte 50 centimes, bénéfice net: 9 francs 50 centimes.

– Allons, dit Caldas, votre feuille, c’est encore la précautioninutile, et l’administration joue toujours le rôle de Bartholo.

Chapitre 23

 

Le bruit s’était bien vite répandu dans le ministère qu’unrédacteur du Bilboquet s’était faufilé au bureau duSommier.

Ce bureau, où l’amabilité de M. Rafflard attirait peu de monde,fut dès lors assiégé. On y vit accourir tout ce que l’Équilibrecompte d’embryons dramatiques et de chrysalides dejournalistes.

Caldas dut renoncer à sa besogne pour donner des audiences. Onlui lut des vaudevilles, on lui lut des romans, on lui lut despoèmes.

Tous ces affamés de publicité lui auraient formé, s’il l’avaitvoulu, comme une petite cour. Il faisait un geste, onadmirait ; il ouvrait la bouche, on riait d’avance ; ilne s’était jamais cru si drôle.

On recherchait avec empressement les bonnes grâces de cet hommeheureux qui avait un journal où dire du mal de ses camarades.

Caldas, qui était modeste et qui n’avait aucune vocation pourl’état de confident littéraire, fut bien vite assommé desélucubrations de ces messieurs. Son air froid en rebutaquelques-uns ; il renvoya les autres, grâce à quelques motsméchants ; mais il en est deux dont il lui fut impossible dese débarrasser.

Ces deux obstinés étaient le poète Jouvard et l’aimableSansonnet, nouvelliste à la main par vocation.

Quoi que pût faire Romain, Sansonnet ne le lâchait pas plus queson ombre. Deux fois par jour régulièrement il venait le voir à sonbureau, et l’obsédait en lui offrant sans cesse des chopes, desabsinthes, des demi-tasses toujours refusées.

Outre que l’insidieux Sansonnet désirait pouvoir faire parade del’amitié d’un gendelettre, il nourrissait le projetd’arriver par Romain à connaître quelques célébrités, acteurs,actrices, vaudevillistes ; enfin et surtout, il espéraitparvenir jusqu’au Bilboquet et orner de sa prose lescolonnes de ce journal où il s’était juré d’écrire, ou demourir.

Non moins intéressée et toujours pour le même motif étaitl’amitié de Jouvard.

Ce poète, qui ne manque pas d’esprit, a eu le tort de chercherautour de lui les sujets de ses couplets ou de ses satires. Siencore il s’était souvenu de ce mot profond d’un chef del’Équilibre :

– « Écrasons les faibles ! »

Mais non, ce nigaud s’est attaqué à plus fort que lui ; ila chansonné son sous-chef, fait un quatrain, ô imprudence !sur son chef de division, et enfin ridiculisé trois ou quatre grosbonnets par des coq-à-l’âne en vers libres.

Si bien qu’il peut vivre cent ans, il sera cent ansexpéditionnaire.

Sa réputation est faite. Se dit-il un mot méchant, se fait-il unmauvais calembour, tout de suite on l’en accuse. Qu’un sot sur lemur blanc d’un corridor écrive quelques injures, immédiatement ondit :

– C’est Jouvard.

Lui n’en est pas moins gai. Il rime toujours.

Caldas avait eu l’imprudente faiblesse de rire à une deschansons de ce Juvénal bureaucratique.

Ah ! comme il en fut puni !

Un beau matin, Jouvard, qui guettait l’occasion, pénétra dans lebureau du Sommier à un moment où Caldas s’y trouvait seul.

– Je me fie à votre discrétion, lui dit-il, et je viens vouslire une poésie en canif.

– Qu’est-ce que la poésie en canif ? demanda Romainvaguement inquiet.

– Tout simplement des vers monorimes en if. C’est uneréminiscence d’un genre qu’on cultivait sous la Restauration. M.Thiers, dit-on, est l’inventeur de la poésie en canif.

– Bah ! dit Caldas.

– Écoutez, mon cher.

Et, avec une volubilité dont une crécelle donnerait uneimparfaite idée, Jouvard récita ces vers :

 

POÉSIE EN CANIF.

 

Le voyez-vous, ce plumitif,

Qui s’avance d’un pas massif ?

Voyez son œil louche et furtif,

Et son doux air de lénitif.

 

Plus pâle il est qu’un vomitif

Et plus froid qu’un récitatif.

Son aspect réfrigératif

Fait l’effet d’un soporatif.

 

Devant ses chefs il est craintif

Cent fois plus qu’un filou fautif

Qu’on conduit devant le shérif

Après un vol bien positif.

 

 

Cet homme, peu récréatif,

D’un faubourg de Caen est natif.

Un vieux paysan processif

Est, dit-on, son père adoptif.

Ce fait est très explicatif

Et surtout significatif.

 

Ce Normand, rien moins que naïf,

Se masque sous un air fictif ;

Sa bêtise n’est qu’un faux pif.

Oui, son visage dormitif

Ment comme une face de juif.

Son œil, rien moins qu’intuitif,

Cache un esprit alerte et vif.

Il affecte le ton plaintif,

Mais nous connaissons son motif,

Nous tous qui l’avons vu, pensif,

Presser son front méditatif.

 

Cet ambitieux spéculatif

Roule en son cerveau subversif

Plus d’un projet résolutif

Pour lui très rémunératif.

Attentif, décisif, actif,

Doué d’un sens pénétratif,

Il médite un plan offensif

Qui le fera grand, lui chétif.

 

Et ce plan n’est pas évasif,

Excessif, exagératif.

Il est sûr et facultatif,

Et non le rêve convulsif

D’un sous-chef imaginatif.

 

Ce Normand n’est pas expansif

Ni certes communicatif,

Encore moins démonstratif.

 

Mais, sans être interrogatif,

Je suis bien certain qu’un oisif,

S’il était insinuatif,

Adroit, fin, interprétatif,

Partant de son dispositif,

Pour nous assez indicatif,

Saurait son plan définitif.

 

Mais laissons ce plan présomptif.

Lui, va vers son but effectif ;

Il va d’un pas sûr, peu hâtif,

Train continu, s’il est tardif,

Sans penser modificatif ;

Nul obstacle législatif,

Aucun décret prohibitif

N’auront d’effet coercitif.

 

Rusé, mais au superlatif,

Sans heurter contre aucun récif,

Il saura guider son esquif

Vers quelque port très lucratif.

Maître alors, maître exécutif

Du grand corps administratif,

Il n’aura plus l’air abusif

Qu’il donne à son front maladif.

 

Alors, pacha cumulatif,

Incisif, accélératif,

Vindicatif, expéditif,

Il quittera son ton passif.

Nous qui l’avons vu subjonctif

Nous le verrons impératif.

En achevant cette tirade que Romain avait bien essayéd’interrompre par des gestes de protestation, le poète Jouvard selaissa tomber sur une chaise, sans force et sans haleine.

Caldas avait le mal de mer.

– Que le diable vous emporte ! s’écria-t-il, avec votrepoésie en canif.

– Je tiens aussi la poésie en grattoir, reprit l’émule de M.Belmontet, et il recommença avec une volubilité nouvelle :

 

POÉSIE EN GRATTOIR.

 

Venez, et je vous ferai voir

Un flagorneur de tout pouvoir :

Ce petit homme en habit noir,

C’est mon chef… et mon éteignoir.

 

Figure en lame de rasoir,

Il porte sa morgue en sautoir.

Quand les dignités vont pleuvoir,

Il est toujours sous l’arrosoir.

 

S’agit-il de se bien pourvoir,

Aucun ne se fait mieux valoir ;

Il sait manœuvrer l’encensoir.

Aussi l’avons-nous vu s’asseoir

Rapidement sur le juchoir,

Quand plus d’un, qui devrait avoir

Sa place, fait encor trottoir…

 

C’est tout ce que put supporter Romain.

Il sauta à la gorge de son adversaire.

– Tais-toi, lui dit-il, misérable, je vois où tu veux en venir.C’est la publicité du Bilboquet que tu désires.

– Oh ! si vous vouliez, vous, dit Jouvard, tremblant decrainte et d’espoir.

– Tes vers passeront dans le prochain numéro, mais à unecondition : c’est que tu ne m’en liras plus jamais.

– Je le jure !

– Il y aura au moins pour six francs de copie, pensa Caldas,mais je les ai bien gagnés.

Chapitre 24

 

Dans le bureau voisin, séparé de celui du Sommier par une simplecloison, Caldas, du matin au soir, entendait un bruit discordant dequerelles.

Les récriminations et les gros mots éclataient tout d’un coupcomme des bombes et réveillaient les échos somnolents de lagalerie. La détonation des poings violemment frappés sur la tablefaisait tressaillir M. Rafflard ; puis c’étaient des bruits deporte ouverte avec violence, de fenêtre refermée avec fureur.

Caldas alla aux informations, et son enquête lui révéla encoreune des petites misères de la vie administrative.

Ce bureau tapageur est celui de la Vérification.

Dans cette pièce sont rivés côte à côte deux hommes aussidifférents de caractère, d’humeur et d’esprit que detempérament ; chien et chat, si vous voulez.

Naturellement ils en sont venus à se haïr de cette haine férocedes forçats compagnons de chaîne dont le caractère ne sympathisepas.

L’un tuera l’autre, soyez-en sûrs, si on ne les sépare, – et onne les séparera point.

Le premier de ces employés est lymphatique ; le second estsanguin.

L’un est habituellement froid, maussade, compassé ; l’autreest gai, vif, remuant ; tous deux ont l’humeur inégale, maisen sens contraire. Quand l’un est bien disposé, l’autre est dansses mauvais quarts d’heure, et réciproquement.

La température de la pièce est le motif habituel desquerelles.

L’employé lymphatique arrive d’ordinaire le premier, toutemmitouflé, avec un triple étage de pardessus, un châle long pourcache-nez, un plaid sur la poitrine, des bottes fourrées et desgants de peau de lapin.

Il a froid.

Il ajoute une bûche ou deux au feu déjà allumé par le garçon ets’installe devant la cheminée. De temps à autre il se lève pouraller consulter un petit thermomètre placé derrière sonbureau ; il ne commence à être un peu à son aise que quand latempérature dépasse vingt-cinq degrés.

Entre l’employé sanguin, sans cache-nez.

Il a chaud.

– On étouffe ici, s’écrie-t-il dès la porte, et il marche droitvers la fenêtre qu’il ouvre à deux battants.

– Ah ça ! vous êtes fou ! dit le lymphatique, il y asept degrés au-dessous de zéro.

– Allons donc ! réplique le sanguin, il dégèle, voyezplutôt…

Et il montre son thermomètre ; car il en a un, lui aussi,mais placé en dehors de la fenêtre.

– Il dégèle ! ça vous plaît à dire ; mais moi, jemeurs de froid.

– Parbleu ! vous n’êtes pas un homme, vous êtes unver-à-soie !

– Et vous un ours blanc !

– C’est du lait d’amandes douces que vous avez dans lesveines !

– Et vous, avec votre face rouge, on dirait toujours que vousavez bu !

– Monsieur Gillet !

– Eh bien, monsieur Lambrequin ?

La querelle s’envenime, et le lymphatique Gillet s’élance versla fenêtre.

– Je vous déclare, s’écrie-t-il, que je veux la fermer.

– Et moi, je vous affirme qu’elle restera ouverte.

Le pauvre Gillet, qui n’est pas le plus fort, retournetristement à la cheminée qu’il emplit de bois à incendier leministère.

– C’est dégoûtant, ma parole d’honneur ! murmure-t-il,c’est à donner sa démission.

Et il réendosse successivement tous ses pardessus, tandis queLambrequin, qui se met en bras de chemise, lui dit d’un tongoguenard :

– Dites donc, si vous voulez ma redingote ?…

Gillet prend sa revanche à chaque fois que sort Lambrequin quine peut pas tenir en place.

Il ferme tout hermétiquement, et comme le bois est à discrétion,il a vite rétabli une température de serre-chaude.

L’instant d’après, au retour de Lambrequin, la serre-chauderedevient une glacière.

Qu’on s’étonne après cela du coryza chronique de l’employéGillet !

À ces brusques variations de température un thermomètre nerésiste pas.

L’instrument de Gillet, qui oscille perpétuellement entre leclimat de la Sibérie et celui du Sénégal, a besoin d’être renouvelétoutes les six semaines.

– Mais pourquoi ne change-t-on pas de pièce l’un de ces deuxmalheureux ? demanda Romain.

– On s’en garderait bien ! lui fut-il répondu ; ladevise de l’administration est celle de Louis XI : Diviser pourrégner.

Grâce à cette politique habile, on brûle dans ce bureau, bon anmal an, quinze voies de bois.

Il y fait un froid de loup.

Chapitre 25

 

Les armées en marche ont de tout temps été suivies par desbandes nomades de marchands. Ces petits industriels trouvent moyende vivre et de prospérer de la paye du soldat, si minime qu’ellesoit.

Sous le feu des canons russes de Sébastopol, ces bohêmes dunégoce avaient bâti toute une ville de planches et de toilecirée ; ils étaient à Magenta et à Solférino ; ils ontsuivi nos soldats jusqu’au Mexique.

Eh bien ! le ministère de l’Équilibre, comme tous lesministères, a aussi ses fournisseurs ambulants, et la race bénie deJacob a le privilège exclusif de cette industrie.

L’administration, certes, n’est point chiche d’articles debureau ; elle en donne à bouche que veux-tu. Cependant ilvient tous les jours au ministère des marchands de plumes et decrayons qui font des affaires d’or.

Il est vrai que ces marchands sont des marchandes.

Caldas fut très surpris lorsque pour la première fois il vit unejeune et jolie petite juive entrer dans le bureau de Sommier, àl’heure où le public n’entre pas.

Elle était connue des employés, qui accueillirent avec une bonnehumeur galante cette distraction en jupons.

Les grivoiseries de Gérondeau l’effarouchèrent peu, mais ellelui vendit beaucoup de menus bibelots, et le riche expéditionnairepaya une quinzaine de francs au moins le délicat plaisir de débiterde triviales gaudrioles à cette petite vertu.

Nourrisson, qui n’acheta qu’un pain de savon et un pot depommade, s’avisa d’être aussi hardi que son gros compagnon, mais ilfut remis vertement à sa place.

Basquin, qui tenait à dire son mot, en fut quitte pour unedouzaine de plumes à trois becs (l’administration n’en donnepas).

Caldas lui-même, en voyant les beaux cheveux de cettedemoiselle, s’aperçut qu’il avait besoin d’une brosse à ongles.

Seul, M. Rafflard n’acheta rien, et lorsque l’israélite futsortie, il ne craignit point de dire vertement son opinion surcette espèce de négociantes auxquelles l’administration devraitbien fermer la porte.

– Car il me paraît évident, continua-t-il, que le commerce n’estpour elles qu’un prétexte, et que ce n’est point seulement pourleurs crayons qu’elles cherchent un acheteur.

– Il faut faire aller le commerce, dit Gérondeau.

– Au dehors, tant que vous voudrez, reprit le commisprincipal ; mais dans les bureaux je dis, moi, qu’ellesdétournent les employés de leur travail, quand elles ne lesdébauchent pas. Et enfin, qui vous dit qu’elles ne viennent pointici pour surprendre les secrets de notre administration ?

– Supposeriez-vous, demanda Romain, que ces juives sont payéespar les journaux belges ?

M. Rafflard fit un geste de mauvaise humeur, et Nourrissonexpliqua à Romain que les dispositions peu favorables du commisprincipal à l’égard de la postérité féminine d’Abraham date decertain jour où il acheta de l’une d’elles une douzaine demouchoirs de fil qui étaient en coton.

Mais il y a des marchands plus sérieux et bien autrementdangereux pour les employés ; ce sont les marchands àtempérament.

Pour le créancier, l’employé fut toujours le client deprédilection ; avec lui les chances de pertes sont presquenulles.

Apporte-t-il quelque mauvaise volonté ou quelque négligence àacquitter ses dettes, l’opposition aux appointements est là qui leremet vite dans le droit chemin.

Aussi du matin au soir des courtiers de toutes sortesviennent-ils réciter leurs boniments dans les bureaux del’Équilibre.

C’est d’abord le courtier en horlogerie qui tient sous son brasun cahier de modèles pour ceux qui désirent des pendules. Il vend àraison de cent sous par mois, au prix de cent écus, de belles etbonnes montres en or de soixante francs.

Il y a le courtier en librairie, le plus mal vêtu de tous, quiplace les ouvrages en souscription ; il vend les livres qui nese vendent plus, la collection de l’Observateur religieux,les cent vingt volumes de l’Encyclopédie des cuisiniers,et fait les abonnements au Moniteur des sages-femmes. Ilpropose encore les ouvrages à prime, productions remarquables quidonnent droit à un dîner à deux francs au Palais-Royal, à un giletde flanelle, et à une entrée à la salle Valentino.

Il y a enfin le courtier marchand de vins, qui se charge de vouslivrer, au prix que vous coûterait un grand crû de Bourgogne,d’excellent petit mâcon récolté à Argenteuil.

Ces enjôleurs soufflent à l’oreille des employés besogneux latentation du crédit. S’il est timide, ils le rassurent par lalongueur des échéances.

Lorsque, avant de faire une dépense inutile, et ce sont les plusentraînantes, le pauvre garçon pèse et soupèse son budget, ilsl’étourdissent sur l’avenir, ils font luire à ses yeux desressources inattendues, des augmentations qui n’arriveront jamais,des gratifications sur lesquelles il ne faut, hélas ! guèrecompter.

Ces audacieux l’endoctrinent de théories étranges. Ils affirmentque le crédit pose un homme, et qu’on est considéré en raisondirecte de ce que l’on doit.

« Allons, Monsieur, prenez cette montre, non pour savoirl’heure, mais pour cette chaîne d’or qui fait si bien au gilet.

« Prenez ce vin que je vous vends plus cher que le marchand audétail. On a toujours de l’économie à acheter en gros.

« Prenez ces livres à prime ; rien que la prime enreprésente la valeur, et la prime ne vaut rien. Demandez, achetez,prenez ! »

Et l’employé se laisse séduire. Il achète sous prétexte qu’ilpayera à la longue, sans s’en apercevoir. C’est plus cher, maisc’est plus mauvais.

On en a vu, hélas ! qui achetaient pour revendre, et icicommencent les opérations irrégulières qui conduisent au déficitchronique et à l’abîme.

Le commis Chabannette est un exemple vivant de cette existencede désordre en partie double.

Un jour qu’il avait envie de faire une partie fine et qu’ilétait sans argent, le démon lui apparut sous les traits du courtieren horlogerie. Chabannette souscrivit pour trois cent cinquantefrancs de billets, payables de mois en mois, et se trouva ainsipropriétaire d’une superbe montre, dont le soir mêmel’administration du Mont-de-Piété de Paris lui donnait enrechignant deux bons louis d’or.

Il n’y a que le premier pas qui coûte. Ravi d’avoir découvert cemoyen de battre monnaie, Chabannette eut très souvent envie defaire des parties fines.

Il acheta, acheta, acheta : aujourd’hui du vin, demain desinstruments d’optique, et des livres, et des pendules, et desdentelles, et tout ce qu’on lui proposa.

Chaque nouvel achat ne grevait ses appointements mensuels que dedix francs, l’un dans l’autre.

À la dixième partie fine, Chabannette s’aperçut que son revenuétait diminué des deux tiers. Il lui restait juste cinquante francspour la pâtée et la niche. Il est vrai que ses appointementsn’étaient hypothéqués que pour trois ans.

Vivre trois ans avec six cents livres par an, était-cepossible ? À partir de ce moment, Chabannette renonça auxparties fines, mais il fut réduit à continuer d’acheter pourvivre.

Aujourd’hui, sa dette flottante absorbe la totalité de sesrevenus et au delà. Il achète avec désespoir, il ne peut pluss’arrêter sur cette pente fatale ; comme au juif errant, unevoix impitoyable, la voix de la nécessité, lui crie : Achète… et iln’a pas cinq sous dans sa poche.

Si la dette est le signe manifeste de la prospérité d’un homme,on peut dire que Chabannette a un bel avenir.

Chapitre 26

 

Caldas ayant ouvert un livre de statistique, ses yeuxs’arrêtèrent précisément sur cette phrase à l’articlePrisons :

« Sur cent décès de prisonniers, soixante-quinze ont lieu dansles trois premiers mois de la détention. Cette première périodeconstitue le temps critique du régime claustral. Beaucoup detempéraments n’y résistent pas ; mais passé ce terme fatal, lavie moyenne des pénitentiaires excède de trois ans et quatre moisla vie moyenne du reste des habitants de la France. Cet admirablerésultat est dû, on peut le dire hardiment, à l’existence sobre etréglée du détenu, et l’honneur en revient à la sollicitude siéclairée de l’administration supérieure. »

Ce petit alinéa épouvanta Romain.

– Évidemment, se dit-il, je suis dans la période critique. Lemalaise général que j’éprouve, je l’attribuais à l’ennui. Jem’abusais : c’est que je ne m’acclimate pas.

Il se regarda dans la glace, se tira la langue à lui-même et setâta le pouls.

– Certainement, dit-il, je n’irai pas trois mois.

Alors il se prouva qu’il était prudent, puisqu’il avait lafaiblesse de tenir à la vie, de renoncer à la carrièreadministrative. Il y perdrait cent francs par mois, c’estvrai ; mais que n’y gagnerait-il pas en revanche ?

D’abord il ne s’ennuierait plus abominablement, comme il lefaisait depuis son entrée au ministère.

Il pourrait être seul quelquefois, et ne serait plus condamné àcette éternelle cohabitation qui devient insupportable à la longueet fait trouver haïssables les gens que nous sommes le plusdisposés à aimer.

N’a-t-on pas entendu dire que des marins, partis les meilleursamis du monde, en arrivaient, après six mois de navigation, àéchanger des coups de couteau.

Or, Romain était las de naviguer sur le même bord que Gérondeau,que Rafflard, que Sansonnet et que Jouvard le poète.

Il savait bien que la pauvreté l’attendait, qu’il aurait lamalédiction de sa famille. Mais il était résolu à toutsupporter.

Il comptait d’ailleurs s’arranger une existence heureuse, égayéde petits bonheurs négatifs ; et certes au ministère, pendantun mois, il avait fait provision pour l’avenir de ces jouissancespeu coûteuses.

Pourrait-il connaître le spleen désormais après la besogneaffadissante à laquelle il avait été condamné ?

Il lui semblait aujourd’hui qu’il eût écouté sans bâiller uneconférence de M. Frédéric Morin.

Le matin il se lèverait tard ; en se roulant paresseusementsous ses couvertures, il se dirait : Voici l’heure d’aller aubureau ! Rafflard patauge dans la boue, Basquin seramalade.

Dans l’après-midi, autres félicités.

Peut-être ne déjeunerait-il pas ; mais s’il déjeunait, ilne ferait pas sa cuisine lui-même, il mangerait au restaurant, etil ne serait pas exposé par distraction à boire son encrier.

Il irait, il viendrait ; il ne serait point cloué sur sachaise, comme un tailleur sur son établi ; il ne ferait plus,à force de rester assis, des genouillères à son pantalon, ce quiempêche un jeune homme de se produire avantageusement dans lemonde.

Enfin dans les beaux jours il vivrait au grand air, et segriserait de soleil dans la campagne de Paris.

– Voilà donc qui est décidé, conclut-il ; je patientejusqu’à la fin du mois ; je touche mes appointements, et jedis à l’administration : « Tu n’auras pas mes os ! » Avec mescent francs je me lance dans la haute industrie. Heureusement jen’ai plus beaucoup à attendre. Nous sommes le 29, et c’estaprès-demain.

LE JOUR DE L’ÉMARGEMENT

II n’y a que douze jours d’émargement dans l’annéeadministrative, un par mois.

C’est dommage. C’est le seul jour qui offre quelqueagrément.

Aussi comme ils soupirent après, les employés del’Équilibre ! Comme ils comptent avec impatience, à l’instardes écoliers à l’approche des vacances, les heures qui les séparentde ce fortuné moment ! Dès le premier du mois, il y en a quidisent :

– Allons ! dans vingt-neuf jours nous toucherons !

Toucher !… c’est la fin de l’employé sur cette terre.

Toucher !… Que les deux syllabes de ce mot sont caressantespour l’oreille du bureaucrate !

Aussi, à l’Équilibre, ne dit-on pas : « le jour de l’émargement,» c’est le terme officiel ; on ne dit pas : « la paie, » commedans le bâtiment ; on ne dit pas : « la solde ou le prêt, »comme dans l’armée. Non, comme l’ouvrier parisien et comme lagrisette, l’employé de l’Équilibre dit :

 

LA SAINTE TOUCHE

 

Oh ! SAINTE TOUCHE, qu’il est doux de célébrer le jour devotre fête ! Comme il est bon de sentir dans sa pochefrétiller vos médailles !

SAINTE TOUCHE, venez à mon aide ! dit le pauvre diable quivient de voir filer sa dernière pièce de cinq francs.

SAINTE TOUCHE, secourez-moi ! voici mon pantalon quis’effrange, mes souliers qui éclatent de rire, et mon chapeau quirougit, le traître.

SAINTE TOUCHE, soyez-moi propice ! vous savez avec quelleimpatience ma femme attend cette jolie robe de soie qui plaira tantà son cousin Alfred, cette robe de soie qui me ramènera peut-êtreun quart de lune de miel.

SAINTE TOUCHE, écoutez-nous ! le propriétaire s’impatiente,le restaurateur ne veut plus faire crédit, le limonadier demande del’argent.

SAINTE TOUCHE, priez pour nous ! les créanciers hurlent ànos chausses.

SAINTE TOUCHE, ayez pitié de nous !

SAINTE TOUCHE, exaucez-nous !

Sainte Touche a entendu toutes ces voix éplorées qui criaient dufond de l’abîme…

Et c’est aujourd’hui le jour de sa fête.

Dès hier les employés étaient plus frais, plus gais, plusdispos ; beaucoup ont parlé de travailler, quelques-uns mêmeont essayé de se mettre à la besogne.

Tous bâtissaient leurs châteaux en Espagne ; ilsdépensaient l’argent de leur mois. Les hommes d’ordre, avec uncrayon, faisaient leurs petits calculs sur un coin de leursous-main,

Ceux qui ont des dettes s’ingéniaient à trouver un moyen pour nepas les payer. C’est à quoi on songe toujours quand on vient derecevoir de l’argent.

Les gens de plaisir complotaient dans un coin quelque aimablefolie.

Ce matin ils sont tous arrivés à l’heure ; il n’y avait pasde retardataires ; il n’y avait pas de malades.

Braves employés ! ils n’ont pas de bouquets à leurboutonnière, comme les noceux de campagne, mais leur figure estendimanchée.

La bienveillance est à l’ordre du jour ; l’employélymphatique et l’employé sanguin ne se prennent plus auxcheveux ; M. Rafflard est presque aimable, et Lorgelin oublieun peu ses griefs contre l’administration.

L’hôtel du ministère même semble avoir changé d’aspect ; lafigure du portier est moins rébarbative ; les corridors sontmoins sombres, les cours moins humides, les vitres moinspoussiéreuses.

Comme on voit bien qu’on va livrer à tous ces rongeurs unetranche du budget ! Un nuage d’or a crevé au-dessus de lamaison.

Tombe, tombe, manne bénie que produit lecontribuable !…

Il rit, il chante, il est en fête l’hôtel de l’Équilibre ;il est en branle comme un campanile italien pour la sainteMadone ; à tous les étages le carillon de l’or dit sachanson.

Cependant tout le personnel est sens dessus dessous ; lesbureaux sont désertés ; on court, on se heurte dans lescorridors, on monte, on descend, on s’appelle, on crie ; à laporte aboie la meute des créanciers qui flaire la curée.

Hallali ! hallali ! ! !

Seul peut-être au milieu de toutes ces joies, le caissier esttriste.

C’est son mauvais jour.

Le voyez-vous derrière sa grille, maigre, blême ; son œil ades paillettes jaunes, reflet de l’or qu’il manie à la journée.

II grogne comme le dogue à qui l’on arrache un os. C’est qu’onlui arrache son or, à lui ; c’est qu’il ne serait pascaissier, s’il n’éprouvait pas une douleur à l’âme de voir s’enfuirtant d’argent. Il est plus pâle ce jour-là que l’homme dont on acoupé les veines et qui voit se tarir sa vie avec son sang.

Il grogne, le caissier ; il est d’une humeurmassacrante ; il a des paroles bourrues, des regards haineux.Et pourtant, comme ils le saluent, les employés ! comme ilssont obséquieux ! comme ils se font doux et petits garçons enallongeant la main sous le guichet étroit.

Tous ne viennent pas à la caisse, pourtant. Chaque bureaudélègue un homme de confiance, d’une probité reconnue, qui,lorsqu’il y va, muni du reçu de tous ces camarades, ne manquejamais cette plaisanterie :

– Adieu, Messieurs, je pars pour la Belgique.

Il ne va jamais jusqu’en Belgique, mais il va toujours au Caféde l’Équilibre et s’y livre à d’interminables parties debillard.

Comme on s’impatiente en son absence ! comme on lemaudit ! S’il revenait, on pourrait s’en aller. Mais non, lemisérable ne reparaît qu’au moment où quatre heures vontsonner.

Un hurrah salue son entrée. On oublie ses torts en entendant lebruit pesant du sac qu’il jette sur la table. Un religieux silencese fait, tandis qu’il établit le compte de chacun. Puis il paye sesamis en or, les indifférents en argent, et ses victimes moitiémenue monnaie et moitié billon.

Lorsque chacun a reçu ses appointements, l’homme de confiance nemanque jamais de s’apercevoir qu’il s’est trompé de cent sous à sondésavantage. D’un ton de mauvaise humeur, il proteste qu’il ne sechargera plus d’une mission qui ne lui rapporte que desdésagréments et des pertes, et il insiste pour que chacun recompteson argent.

La pièce de cent sous ne se retrouve pas.

Alors, d’un ton furieux et toisant toute la compagnie :

– Je ne soupçonne certes, dit-il, la délicatesse de personne,mais à coup sûr il y a un voleur ici.

Chapitre 27

 

Au bureau du Sommier, c’est ordinairement le jeune Basquin quise charge d’aller toucher les émoluments de ses confrères. Commeles autres, Caldas s’approcha pour mettre sa signature sur lafeuille d’émargement. Basquin l’arrêta.

– Vil surnuméraire, lui dit-il, apprenez que vos pareils nesignent pas à côté de nous sur cet état. Ils vont toucher eux-mêmesà la caisse.

– Pourquoi cette humiliation ? demanda Romain.

– Parce qu’ici, répondit M. Rafflard, les surnuméraires necomptent pas. Les cent francs qu’on vous alloue par mois ne sontpas des appointements, vous les recevrez à titre gracieux del’administration, qui ne vous doit rien.

– Ah ! c’est un peu fort, dit Caldas ; est-ce que jene travaille pas comme les autres ?

– Il est vrai, dit Gérondeau, que vous n’en faites pas plus quenous.

– Enfin, vous auriez tort de vous plaindre, ajoutaBasquin ; le ministère de l’Équilibre est le seul qui paye lessurnuméraires. Allez donc voir à la Guerre et aux Finances. Ainsi,croyez-moi, passez à la caisse, et estimez-vous encore tropheureux.

Caldas se levait pour suivre ce conseil, tout en se disant qu’ilallait goûter du budget pour la première et dernière fois, lorsquela porte s’entre-bâilla et une voix flûtée demanda :

– Pardon, Messieurs, est-ce ici le bureau de M.Caldas ?

Romain fit un bond ; il venait de reconnaître le timbreargentin de Mlle Célestine.

– C’est ici, fit Gérondeau en quittant sa place ; veuillezdonc entrer, Madame.

L’ingénue de Grenelle ne se le fit pas dire deux fois.

Elle avait une toilette étrange et singulièrement tapageuse. Unchapeau noir en tulle avec une énorme rose rouge ponceau sur lecôté, une robe à trente-six volants et un burnous gris-perletraînant sur ses talons. Tout ce luxe sentait le temple à un quartde lieue, mais Gérondeau fut fasciné.

– Caldas est un scélérat, dit-il tout bas à Nourrisson, ça doitêtre une femme du grand monde.

– Je le crois, répondit-il, elle sent l’eau de lavandeambrée.

– Oh ! que j’ai eu de peine à vous trouver, monsieurCaldas, fit Célestine en minaudant, j’ai cru que j’allaisremporter ma veste. Personne ne vous connaissait ici.Heureusement j’ai rencontré un garçon complaisant qui m’a conduiteau chef du secrétariat.

– À M. Le Campion ? fit Romain épouvanté.

– Je crois que oui, un vieux qui a une bonne balle de père nobleavec son paravent comme dans Michel Perrin. En voilà unqui a allumé son gaz en me voyant. Faut dire que j’avaissoigné mon entrée comme dans le père de ladébutante ; je lui ai vendu mon piano, et mevoilà.

– Au fait, pensa Caldas, que m’importe ! je m’en vaisdemain.

Pendant ce commencement d’entretien, Gérondeau, d’habitude sifamilier avec les dames, était resté debout et découvert.

L’argot des coulisses, que parlait Mlle Célestine, lui imposait,et il croyait y deviner le langage des castes privilégiées où iln’est pas admis.

Mlle Célestine avait fait d’un coup d’œil l’inventaire dubureau. Elle reprit en tutoyant Romain, oublieuse du décorumqu’elle avait arboré d’abord :

– Ça n’est pas d’une gaieté folle, ton bocal ! C’est commedans Pierrot bureaucrate. En voilà des cartonsverts ! Qu’est-ce qu’il y a dedans, des souris ?

– Les souris et les grâces y logeraient, Madame, si vous yveniez quelquefois, soupira Gérondeau.

L’ingénue de Grenelle considéra un instant le grosexpéditionnaire, et se penchant à l’oreille de Caldas :

– Il me va, à moi, ce petit père ; il a l’air farce, c’estcomme dans Roger-Bontemps. Mais ris donc un peu, tu n’aspas l’air content. J’ai été gentille pourtant, j’espère que je suisexacte.

– Comme une lettre de change, dit Caldas.

Mlle Célestine ne releva pas cette épigramme.

– Est-ce que nous ne jouerons pas les filles del’air ? continua-t-elle ; d’abord je dîne avec toi,j’ai fait coller une bande sur l’affiche : relâche pour caused’indisposition.

– Saperlotte ! fit Gérondeau suffoqué, uneactrice ! ! ! ô mes rêves ! ! !

– Viens-tu, Romain ? insista l’ingénue.

Comme ils allaient sortir tous les deux, la porte s’ouvritderechef et la tête carrée de M. Krugenstern apparut.

– Monsir Galtas ? demanda-t-il.

Romain, qui ne voulut pas initier davantage ses collègues à savie d’intérieur, jugea à propos de donner audience à son tailleurdans le corridor.

C’est un brave homme que Krugenstern. Quand il eût appris queles appointements de son client n’étaient que de cent francs parmois, il déclara qu’il se contenterait de dix pour cent.

– Suivez-moi donc à la caisse, dit Caldas à son tailleur et àson amie.

Ils étaient à peu près aux trois quarts de l’escalier, lorsqueRomain s’entendit héler par une voix perçante.

Il se retourna et se trouva face à face avec le critiqueGreluchet.

– Enfin, je te repince, s’écria ce littérateur, après t’avoirréclamé aux quatre vents du ciel. Il y a un mois que j’arrête tousles passants dans la rue pour leur demander ton adresse.

– Et c’est le 31 qu’on te l’a donnée, observa Caldas.

– À ne te rien céder, comme on dit à la Comédie-Française,continua Greluchet, ce jour m’a paru propice. Mais quelle est donccette belle enfant ?

L’ingénue se présenta elle-même. Au paletot de Greluchet elleavait flairé un homme de lettres, et ses grandes manières luidonnaient une haute idée de son influence.

– Je suis Mlle Célestine du théâtre de Grenelle, répondit-elleen avançant la bouche en cœur.

– Nous vous aurons un engagement pour le Vaudeville, affirma lecritique.

Et comme Caldas se remettait en marche, il suivit la bande.

Au guichet de la caisse il fallut attendre quelquesinstants.

Quand le tour de Romain fut venu :

– Votre nom ? demanda le caissier.

– Caldas, dit-il.

Le caissier ouvrit un registre.

– Surnuméraire au bureau du Sommier, n’est-ce pas ?

– C’est cela même.

– Eh bien, vous me redevez dix francs.

– Comment, comment cela ? demanda Caldas, qui trouvait laplaisanterie de mauvais goût.

– Oui, dix francs, – une amende du 29.

– Soit, mais il me revient quatre-vingt-dix francs sur mesappointements.

Le caissier haussa les épaules.

– Vous savez bien, reprit-il, que le premier mois de vosappointements est versé à la caisse des retraites, vous letoucherez dans trente-six ans.

– Est-ce sérieux ce que vous dites là ? balbutia Caldasfrappé au cœur.

– Ne me faites donc pas poser, répondit le caissier en refermantbrusquement son guichet.

Alors ce fut un terrible concert d’imprécations et deplaintes.

– C’est une abomination ! criait Caldas, un volmanifeste ! Gardez mon argent, je vous en fais cadeau et neremets plus les pieds dans cette baraque.

Mais Caldas n’était pas le plus indigne.

Qui peindra la fureur de Greluchet le critique ? Sonexaspération se mesurait à la perte qu’il faisait ; et ilperdait à cette déconvenue dix francs qu’il comptait emprunter àRomain, et un bon dîner qu’il était sûr de faire avec lui.

– Il faut leur faire un procès, hurlait-il, leur envoyer deshuissiers.

Krugenstern n’était pas satisfait, mais il semblait supporterphilosophiquement son malheur.

Mlle Célestine, si elle fit une petite moue, reprit vite sabonne humeur.

Elle tira Caldas par la manche.

– Console-toi, lui souffla-t-elle dans l’oreille,Mont-Saint-Jean m’a payé ma semaine ce matin, j’ai sept francs dixsous, c’est moi qui t’invite.

Krugenstern, à son tour, prit Caldas à part. Il le conjura de nepas donner sa démission, de patienter ; et comme Romain luifaisait observer qu’il ne pourrait rester trente jours sans manger,ce tailleur-providence lui offrit sa table et lui glissa vingtfrancs dans la main pour son argent de poche.

Désarmé par tant de générosité, Caldas lui promit de rester dansl’administration.

À ce moment Romain entendit des rires étouffés dans le corridor,et dans la pénombre il aperçut un groupe qui se tenait lescôtes.

C’étaient les bons petits camarades de bureau. Ils s’étaientbien gardés de lui apprendre cette retenue du premier mois, afind’avoir l’agréable spectacle de sa consternation ; etl’événement avait dépassé leur attente.

C’est une mystification qu’à l’Équilibre on réserve toujours àl’innocence du surnuméraire.

Un nouveau personnage apparut tout essoufflé. C’était l’aimableSansonnet.

Ce bon jeune homme, qui venait de toucher ses appointements,avait couru au bureau de Caldas pour l’inviter à dîner. Ayant suqu’il était avec une actrice, il avait pris ses maigres jambes àson cou pour ne pas manquer cette bonne fortune de dîner avec unefemme de théâtre.

– Je vous emmène, dit-il à Caldas.

– Je ne puis, répondit celui-ci ; je suis avec madame etces messieurs, M. Greluchet, un de nos critiques éminents, etmonsieur…

– Mais j’espère, interrompit Sansonnet, que madame et cesmessieurs me feront l’honneur d’accepter mon invitation.

Tout le monde accepta, et Sansonnet, ravi de dîner avec tant degens de lettres, prit le bras du tailleur pour se rendre aurestaurant.

Chapitre 28

 

On ne se résigne pas volontiers à perdre quatre-vingt-dixfrancs, et un honnête homme n’a qu’une parole, même avec sontailleur.

Voilà pourquoi le lendemain retrouva Caldas à son bureau. Maiscomme il n’avait pas encore digéré l’affront de la veille, ils’était procuré les tables de mortalité de Déparcieux afind’étudier la question économique des caisses de retraite.

Ce précieux ouvrage lui apprit que la vie probable d’un hommeparvenu à l’âge de vingt-cinq ans (et Caldas les aurait à laSaint-Jean d’été) est de quatorze ans et huit mois.

– Ah ! dit-il, je vois bien que l’on trompe ici ! Maisconsultons quelque autre statisticien.

Ricardo, Adam Smith et M. Schnitzler, dont il invoqua tour àtour l’autorité, ne s’éloignent guère que de quelques mois duchiffre de Déparcieux.

– Allons, pensa Caldas, mes quatre-vingt-dix francs courentgrand risque d’être flambés ! Mais non, j’en aurai le cœurnet, je veux rattraper mon argent, je resterai ici, je ferai mestrente-six ans, et quand j’aurai ma retraite (je suis décidé àvivre très longtemps) pour vexer l’administration et lui faire dutort, je vivrai plus vieux que le centenaire duConstitutionnel, et l’on mettra ma longévité dans lesfaits-divers !

Cette résolution prise, il concentra toute son intelligence à sedonner l’air et l’esprit bureaucratiques.

Pour commencer, il apporta un vieux paletot, déférant enfin auxobservations de M. Rafflard, qui, à plusieurs reprises, avait paruchoqué de lui voir conserver pour travailler au bureau ses habitsneufs.

Le vêtement de travail, en effet, est aussi nécessaire àl’employé qu’au canotier la vareuse.

Il n’est pas riche, l’employé, en général, et il lui faut fairedes miracles d’industrie pour n’avoir pas des chapeaux trop grasavec des appointements si maigres.

Il est presque toujours très propre. À le voir dans la rue on nedevine pas sa gêne périodique. Il a chaîne d’or vrai ou faux augilet, sa chaussure est soigneusement cirée, et si son couvre-cheflaisse à désirer, c’est que les chapeliers n’ont pas imaginé encorede vendre les chapeaux soixante francs, payables à raison de deuxfrancs par mois.

Le pantalon seul trahit l’employé ; ces plis affreux qui sefont aux genoux sont sa désolation.

Quelques-uns ont essayé de les prévenir. Pour cela, une foisemboîtés dans leur chaise, ils lâchent leurs bretelles etretroussent leurs pantalons jusqu’à mi-jambe. Vains efforts !la genouillère paraît toujours ; seulement, au lieu d’être àsa place ordinaire, elle est vers le milieu des tibias, ce qui leurdonne l’air d’avoir des exostoses.

Cette nécessité d’une mise convenable est une des sept plaies del’employé de l’Équilibre. Il doit être habillé comme un monsieur,lui qui ne gagne pas tant que l’ouvrier.

Et l’ouvrier imbécile qu envie le sort de ce bourgeois enredingote !

Obligé ainsi de sacrifier au paraître, tous, au ministère,depuis le chef de bureau jusqu’au surnuméraire, ont une doublegarde-robe.

La grande tenue, celle du dehors ; la petite tenue, celledu dedans.

Que cette dernière est horrible, grand Dieu !

C’est avec des pincettes, lecteur, que je voudrais te présenterles vieux habits noirs, les redingotes ou les paletots que j’ai vussur le dos de plus d’un collègue de Caldas.

On ne les brosse jamais, ces fidèles serviteurs.

La poussière, l’encre, les taches s’y entassent d’une année àl’autre, si bien qu’un géologue en friperie pourrait, à ces couchessuccessives, assigner, avec précision l’âge de chacune de cesloques.

Car elles ne s’usent jamais ; les vêtements neufs passent,les guenilles restent.

La plupart des gens de bureau se bornent à déposer chaque matindans l’armoire aux habits dont est pourvue chaque pièce, leurredingote, leur pardessus, et le haillon qu’ils endossent à laplace forme un singulier contraste avec leurs pantalons et leursgilets quelquefois élégants.

On dirait un alliage de Brummel et de Chodruc-Duclos.

Cependant il est un genre d’employé qui sait éviter cecontraste ; c’est L’EMPLOYÉ COQUET.

Celui-là met sur son dos tout ce qu’il gagne, comme dit lepeuple ; il a l’air d’un gandin, et dîne à vingt-deuxsous ; il porte la raie au milieu du front ; sa barbe estsoigneusement ratissée ; il fait canne, gants et lorgnon.

L’employé coquet transforme son bureau en cabinet de toilette.Son premier soin, en arrivant, est de changer de tout, – de tout cedont il peut changer. Il quitte ses bottines vernies pour chausserdes savates, et par-dessus sa chemise de batiste il glisse uneblouse de flanelle.

Plus heureux est le sous-chef du bureau n° 10, le d’Orsay del’Équilibre, qui arrive en toute saison avec une fleur à laboutonnière, rose en été, camélia en hiver. Il occupe une pièce àlui seul, et il peut à son aise, en poussant les verrous, – fairepeau sale de la tête aux pieds. Il arrive pimpant, s’enferme cinqminutes dans son cabinet ; lorsqu’il en sort, on lui donneraitun sou.

Le chef du bureau n° 4 est bien heureux aussi d’avoir une piècepour son usage particulier. C’est le ci-devant beau. Il se teintles cheveux, se peint les veines, et réussit presque à réparer desans l’irréparable outrage. Ses dents surtout sont un chef-d’œuvre,et s’il se renferme toujours dans son bureau, c’est qu’il al’habitude, dit-on, de les ôter pour travailler. Ce qu’il y a desûr, c’est qu’il y rend la liberté à son ventre, emprisonné, horsdu bureau, dans un corset énergiquement sanglé.

Cet homme « bien conservé » a eu jadis des succès auprès desfemmes ; il en a encore moyennant une douzaine de mille francspar an. Il roucoulait la romance dans les salons sous laRestauration ; d’aucunes assurent qu’on peut encore le fairechanter aujourd’hui.

Il affectionne les étoffes de couleurs tendres, porte l’habitbleu barbeau à boutons d’or, et l’été se montre avec des pantalonsde nankin.

À côté de ces représentants de la fashion se placenaturellement L’EMPLOYÉ QUI VA DANS LE MONDE.

Celui-ci fait de son bureau un petit pied-à-terre dans Paris oùson budget restreint ne lui permet pas d’habiter ; c’est dansles environs de Montrouge ou de Charonne qu’il a son domicileeffectif.

Sa tenue de danseur est soigneusement pliée dans une petitearmoire fermant à clef. Il y enferme également des chemises que lablanchisseuse vient prendre tous les huit jours.

Lorsqu’il est invité à une soirée ou à un bal, il va dîner sansse presser, passe ensuite une ou deux heures au café, et sur leshuit heures du soir regagne son bureau, où le portier, à qui il adonné le mot et peut-être la pièce, le laisse pénétrer sansdifficultés.

Là il se rase, se peigne, se lave, s’habille et se pomponne.

Les maisons où les fêtes se prolongent jusqu’au jour sont cellesqu’il préfère ; il reste jusqu’au dernier cotillon, et alorsregagne encore son bureau.

Il se déshabille, revêt sa défroque de travail, allume un grandfeu et s’endort. L’arrivée de ses collègues ne le réveillepas ; il les a dressés à respecter son somme.

L’employé qui va dans le monde y va rarement pour son plaisir.C’est une besogne, une tâche qu’il s’impose.

Toujours un motif secret le guide.

Il chasse à l’héritière.

Il cherche des relations et recrute des protecteurs.

Il y en a qui ne vont au bal que pour être invités ensuite àdîner.

Dans tous les cas, l’employé qui va dans le monde est cher à lamaîtresse de maison : c’est le danseur dont les jambes sontinfatigables ; une fois monté, il va toujours, pourvu qu’entrechaque danse il ait le temps d’avaler un rafraîchissement. C’estl’homme précieux et dévoué ; il fait valser des dames quipèsent deux cents, et polke avec les jeunes demoiselles desix ans.

Il est le cavalier servant des dames en turban qui fonttapisserie, et on lui donne, lorsqu’il entre, la liste desquadrilles qu’il devra faire danser.

Le rêve de tous ces danseurs diplomates serait d’être invitésaux bals officiels, aux bals surtout que donne le ministre del’Équilibre. Mais les invitations passent bien au-dessus de leurtête.

On en cite un cependant, simple commis, qui s’avisa l’an passéd’un stratagème qui lui ouvrit l’Eldorado de ses rêves. Cet hommeintrépide avait d’avance revêtu son costume de bal ; ilréussit, à la sortie des bureaux, à se glisser dans le corps delogis occupé par le ministre.

Là il s’enferma dans un de ces réduits où d’ordinaire on restele moins longtemps possible. Il y resta, lui, de quatre heures àdix heures du soir.

À ce moment les salons étaient pleins, et il aurait passéinaperçu sans les émanations subtiles et exotiques qu’il traînaitaprès lui.

Chacun se demandait d’où venait cet homme, plus parfumé qu’uncouplet de M. Clairville.

Un employé supérieur, présent à la fête, éventa ce mystère.

On sut par où avait passé l’intrus pour pénétrer dans lessalons.

Depuis, par ordre supérieur, on n’oublie plus de l’inviter àtous les bals.

Chapitre 29

 

Déterminé à rester à l’Équilibre, Caldas en arriva vite à seposer ce problème :

«À quoi mène l’administration ? »

Parmi les amis qu’il s’était faits au ministère, il avaitdistingué deux fortes têtes, deux commis principaux à peu près dumême âge, appartenant au même bureau, et travaillant dans la mêmepièce.

L’un s’appelle Bizos, et l’autre Sangdemoy.

M. Bizos est un homme de trente-quatre ans, maigre et de hautetaille, à l’air à la fois intelligent et distingué. Il est commisprincipal depuis trois ans et n’a en tout que cinq ans deservice.

Bizos est un déclassé.

Son adolescence a été orageuse, et de toutes les entreprisesqu’il a tentées avant d’entrer dans l’administration, aucune ne luia réussi.

À dix-sept ans, à la suite de fredaines de jeune homme, il s’estengagé dans un régiment de cuirassiers. Après deux ans de service,son père était obligé de le faire remplacer, pour lui épargner lesdésagréments de passer devant un conseil de discipline.

Depuis, successivement, il a été associé d’une fonderie de fer,sous-directeur d’une ferme modèle, commissionnaire en marchandises,et juge suppléant au tribunal d’Oloron, dans le Béarn ; car ila trouvé le moyen de se faire recevoir docteur en droit, tout encourant ces aventures.

En dernier lieu, il avait entrepris l’exploitation d’un brevetpour le dévidage des cocons du ver à soie d’Alicante[2] ; un incendie, une inondation etl’avant-dernière crise sur les soies le frappèrent coup sur coup etfirent avorter toutes ses combinaisons.

C’est après ce dernier désastre, et lorsqu’il allait avoirvingt-neuf ans, que, désespéré, sans positions, sans fortune, il sedécida à entrer dans l’administration.

Pour lui ce n’était pas le port après le naufrage. Il comptaitbien n’y pas rester. Il voulait prendre terre, attendre lesévénements, et se remettre en mer à la première brisefavorable.

Sans doute l’occasion ne s’est pas encore présentée, puisqu’ilest toujours ancré au ministère ; son avancement d’ailleurs aété rapide, et cependant il a perdu toutes ses illusions sur lacarrière bureaucratique.

C’est le type achevé de L’EMPLOYÉ TANT PIS.

Il n’aime pas l’administration ; à tout et toujours iltrouve à redire. Lui demande-t-on comment il s’y prendrait pourfaire mieux, il répond que quand il sera ministre, il dira sonsecret.

En attendant, il n’est pas une décision qu’il ne critique. Danschaque mesure, dans chaque acte émanant de l’autorité supérieure,il voit autant de fautes, autant de pas de clerc.

L’administration a-t-elle eu raison, ce succès le désole ;il hausse les épaules et se remet de plus belle à la chasse desbalourdises et des inadvertances.

Mais si vraiment l’administration s’est trompée, il se frotteles mains, il est radieux.

Il a en médiocre estime le caractère de ses chefs, en plusmédiocre estime encore celui de ses égaux et de ses subordonnés. Iltrouve les premiers insolents et vains, les seconds plats etenvieux.

Lui-même n’est pas envieux. La réussite d’un collègue ne lechagrine aucunement. Il y a beaucoup de mépris dans cetteindulgence. Il rit des petites ambitions qui s’agitent autour delui. Son orgueil en fait comme un géant au milieu des nains.

Il s’est fabriqué une philosophie qui est le contraire de cellede Pangloss : il ne voit les choses que par leur mauvais côté, ets’attend, pour lui-même comme pour les autres, à toutes lesdéconvenues imaginables.

Il prétend qu’en entrant au ministère, il a lu au-dessus de laloge du portier les mots que Dante écrit à la porte de l’enfer : «Laissez ici toute espérance. »

Il faut l’entendre argumenter à perte de vue sur ce sujet, avecson collègue et son voisin.

L’EMPLOYÉ TANT MIEUX.

Celui-ci fait profession de respect et d’amour ; sondévouement est à toute épreuve, et son admiration ne connaît pas debornes.

Depuis qu’il est au ministère, on a déjà cinq ou six fois changéde systèmes, il les a tour à tour défendus avec chaleur, et, quiplus est, avec conviction. Il parle bien, et dans une autreenceinte ferait peut-être un orateur, mais à coup sûr ce serait unorateur du gouvernement.

Peut-être pense-t-il, comme M. G. de Cassagnac, qu’il fauttoujours défendre l’autorité.

Il croit au dogme de l’infaillibilité ministérielle.

Et ce n’est pas un jeu joué, un parti pris, il obéit à latournure de son esprit. Il réalise le type du parfait croyantentrevu par ce mystique docteur du moyen âge, qui s’écriait,brûlant de foi : Credo quia absurdum.

La foi de l’employé Tant Mieux est inébranlable. Homme d’esprit,il a pu jauger certains de ses chefs sans que son respect en fûtaltéré. Un supérieur incapable ne prouve pas plus à ses yeux contrel’excellence du système administratif, qu’un Alexandre VI sur letrône pontifical n’ébranle les convictions d’un catholique.

Victime d’injustices, il ne s’est jamais plaint, et, ce qui vautmieux, ne s’est pas trop attristé. S’il en a souffert, il ne s’enprend pas à ses Dieux, il s’en prend au hasard, à l’inconnu, et ilreste parfaitement convaincu que la réparation ne peut tarder àvenir. Il en est sûr, et il attend.

L’administration sait bien qu’il ne se plaindra pas. C’estl’employé selon son cœur, toujours content, toujours louangeant.Faut-il une victime, c’est lui qu’elle choisit.

Cette vivante contre-partie de M. Bizos est M. Sangdemoy.

Tels sont les deux oracles qu’alla consulter Romain.

– J’ai vingt-cinq ans, leur dit-il, j’ai fait mon droit, etvoilà cinq semaines que je suis entré ici.

– Tant pis, dit M. Bizos.

– Tant mieux, dit M. Sangdemoy.

– Vous avez peut-être raison tous les deux, reprit Caldas, maisenfin puisque j’y suis, que dois-je faire ?

– Donner votre démission tout de suite, dit M. Bizos.

– Rester, travailler, et attendre, dit M. Sangdemoy.

– Pourquoi ? demanda Caldas.

– Nous y voici, reprit M. Bizos. L’administration est uneimpasse, il faut en sortir ; aujourd’hui vous le pouvez,demain il sera trop tard. En trois mois la vie de bureau usel’énergie. On s’habitue à tout, même à recevoir tous les matins unevolée de coups de bâton. Vous prendrez l’habitude de vous ennuyer.Regardez-moi, je vieillis ici d’un an tous les jours, et je n’aipas le courage de m’en aller. Il faudra un événement pour medécider à donner ma démission. La porte vous est encore ouverte :sortez par la porte, et n’attendez pas d’être obligé de sauter parla fenêtre.

– À mon tour, dit Sangdemoy. Il faut rester, parce qu’ailleursvous seriez sans doute plus mal qu’ici. Il vaut mieux tenir quecourir. Vous gagnez peu, mais c’est sûr. Il faut travailler, parceque le travail est l’artisan du succès et qu’on ne s’ennuie jamaisquand on travaille. Il faut attendre, parce que l’administration nepeut manquer de vous récompenser et que chaque heure qui s’écoulevous donne un droit de plus à ses faveurs. L’homme intelligent etactif peut compter sur elle ; l’avancement est pour lui seulen définitive, et si l’on vous dit qu’elle voit du même œil lefainéant et le travailleur, n’en croyez rien ; c’est un bruitque les paresseux font courir.

– Je goûte fort vos raisonnements, dit Caldas ; mais vousêtes resté dans les généralités, et sur ce terrain on plaide avecun égal avantage le pour et le contre. Passons, s’il vous plaît, àmon cas particulier, et puisqu’il s’agit de moi, faites de lapersonnalité.

– Soit, continua M. Bizos. Vous gagnez aujourd’hui douze centsfrancs, dans trois ans vous en gagnerez quinze cents, dans six ansdix-huit, et ainsi de suite. À quarante ans vous aurez untraitement de quatre mille francs, c’est-à-dire à peu près de quoimanger quand vous n’aurez plus de dents. Et notez bien que je vousdore la pilule, je vous suppose de ces gens heureux ou adroits quiretournent le roi cinq fois par partie. Vous ne serez ni heureux niadroit : attendez-vous donc à végéter toute votre vie dans unemploi de mille écus.

– J’admets le calcul de M. Bizos, riposta M. Sangdemoy ;seulement il porte à faux. Si tous les appelés ne sont pas élus,c’est de leur faute. Nous sommes trois mille employés à l’Équilibre: quinze cents resteront copistes, parce qu’ils sont inintelligentsou paresseux ; ce sont les traînards et les éclopés ; ilspeuvent faire leur mea culpa. Mille ne dépasseront pas lesgrades intermédiaires, ce sont les négligents et les insoucieux,c’est le noyau de notre corps d’armée ; mea culpaencore pour ceux-ci. Les cinq cents autres forment l’état-major :avec des capacités et du tact, du tact surtout, on est toujours deceux-là, monsieur Caldas. D’ici trois ans vous devez être commisprincipal, sous-chef dans cinq ans, chef de bureau deux ou troisans plus tard. Vous aurez trente-trois ans et toutes vos dentsencore pour manger vos huit mille francs d’appointements. Arrivélà, l’avenir est à vous. Vous devenez chef de division et enfindirecteur, conseiller d’État, etc. Tous les chefs de bureaudeviennent directeurs : c’est écrit là-haut.

– Parbleu, dit M. Bizos, je vous engage à vous citer pourexemple. Vous êtes un excellent employé, et après dix-huit ans deservice vous avez trois mille francs d’appointements.

– Je puis avoir été négligé en apparence, répondit M. Sangdemoy,mais un dédommagement certain m’attend. Mon avancement, pour avoirété tardif, n’en sera que plus rapide. D’ailleurs vous-même, vousêtes la preuve de ce que j’avance, vous qui en cinq ans, sansprotection et sans intrigue, êtes arrivé au même point que moi.

– Si je vous entends bien, fit Caldas, les chances sont à peuprès égales, comme à la roulette ; et puisque je suis ici, mafoi, j’ai bonne envie d’y rester.

– Ah ! tant mieux, s’écria M. Sangdemoy.

– Ah ! tant pis, s’écria M. Bizos.

– Élucidons encore la question, reprit Caldas. Considérons lachose au point de vue de la vie privée. Un employé de l’Équilibredoit-il se marier ?

– Toujours ! fit M. Sangdemoy.

– Jamais ! fit M. Bizos.

– Parlez, dit Romain.

– Le mariage est une chose grave, reprit M. Bizos. On se mariepar amour ou pour de l’argent. Mais les mariages d’amour ne sontpermis qu’aux millionnaires, qui sont trop raisonnables pour fairecette folie. Donc il vous faut une dot, et les dots ne se jettentpas à la tête des jeunes commis à deux mille quatre. C’est à lafleur du bel âge de cinquante ans que vous pourrez songer à prendrefemme. Si vous vous mariez jeune, ce sera avec une fillepauvre ; vous ne mangerez que des pommes de terre dans votreménage. Si vous vous mariez vieux, vous serez odieux ou ridicule.Dans tous les cas, époux imberbe ou barbon, le métier que vousfaites est dangereux pour un mari. Absent toute la journée, votrefemme s’ennuie ; et quand une femme s’ennuie…

– Est-ce qu’une femme a le temps de s’ennuyer dans lajournée ? répliqua M. Sangdemoy ; elle trouve tropd’occupation dans son intérieur, alors même qu’elle n’aurait pas àses côtés un enfant, ange gardien du foyer. Une femme ne s’ennuieque le soir, quand son mari déserte la maison. Et d’ailleurs, oùsont les hommes qui appartiennent exclusivement à leursfemmes ? Est-ce le médecin, cet homme de dévouement qui n’estmême pas maître de ses nuits ? Est-ce l’avocat, le juge,l’artiste ? Il faut que l’employé se marie, et le plus tôt estle mieux. L’employé marié présente plus de surface, plus degaranties ; c’est un citoyen, tandis qu’on devrait refuser cetitre au célibataire inutile. Et les bons partis ne vous manquerontpas : quel père de famille ne s’estime heureux de donner sa fille àun homme muni d’un emploi sûr ? Ne sait-on pas d’ailleurs quel’administration protège l’employé marié et lui donne del’avancement en raison du nombre de ses enfants ?

– Comme je veux être directeur, dit Caldas, je me marie, et j’aibeaucoup d’enfants.

– Tant mieux ! fit M. Sangdemoy.

– Tant pis ! fit M. Bizos.

– Mille remercîments, messieurs ! dit Caldas. Si l’onsuivait jamais les conseils qu’on demande, je serais vraiment fortembarrassé.

Chapitre 30

 

Une occasion se présenta pour Romain de changer de bureau : ilen profita. Un des employés du Service Extérieur était malade, ilobtint d’être chargé de son travail.

Le chef de ce bureau passe au ministère de l’Équilibre pour unhomme sévère : la ponctualité est sa marotte, et c’est lui qui, en1846, proposa à Son Excellence d’établir un service de voituresqui, tous les matins, auraient été chercher les employés à leurdomicile.

Ce projet allait être adopté lorsque les marchands de soupes’emparèrent de l’idée. L’administration des postes l’utilisa pourses facteurs, mais celle de l’Équilibre recula devant la crainte duridicule.

Les employés de cet homme exact sont par lui mal notés s’ilsn’ont pas de montre. Il prétend qu’un homme sans montre est unhomme incomplet.

Lui-même est un chronomètre, et les petits boutiquiers de sonquartier règlent leurs pendules sur son passage.

Il est d’ailleurs très méticuleux, distribue lui-même la besogneà chacun, et corrige le travail de ses subordonnés avec plus desoin qu’un professeur de quatrième les devoirs de ses élèves.

Ce chef de bureau daigna agréer Caldas.

– Vous allez remplacer momentanément, lui dit-il, un de nosmeilleurs employés, un homme exact, ponctuel, soigneux. C’est untravailleur infatigable, âpre à la besogne, qui en une semaine faitplus que d’autres en six mois. Je ne le remplacerais pas, si jevenais à le perdre. Malheureusement il est d’une complexiondélicate avec des apparences de santé. À travailler sans relâche,il a ruiné son tempérament. Tâchez de marcher sur ses traces.

Cet employé précieux, qui se nomme Ildefonse Brugnolles,travaille seul dans une petite pièce attenant au cabinet de sonchef. C’est là que l’on installa Caldas à une table dont l’ordresymétrique disait les habitudes du propriétaire.

Confiance oblige, dit-on. Romain, qui se sentait fier desuppléer un homme indispensable, prit la résolution sinon de ledépasser, au moins de l’égaler.

– Mon garçon, se dit-il, il s’agit de te bien tenir. Tu as tonavancement au bout de tes doigts. Chaque employé de l’Équilibre ason brevet de directeur dans son écritoire. Il s’agit de l’en fairesortir.

Malheureusement il avait peu à faire pour l’instant, et Caldasdut faire preuve d’un génie fort inventif pour trouver à s’occuperun peu.

Il avait bien copié cinq bonnes pages en huit jours, et sonactivité commençait à faire oublier au chef de bureau son employéabsent, lorsqu’il arriva un matin, cet employé.

M. Brugnolles est un grand et gros garçon à la lèvre épaisse, àl’œil vif, aux cheveux crépus. Sa barbe en éventail, épaisse etforte, tire légèrement sur le roux. Les roses de Provinsfleurissent sur ses joues un peu hâlées. Il a le ventre déjàproéminent, les bras courts, la main grosse, grasse et rouge. Il acette démarche des épaules qui donne en province de l’importance àun homme. Il a la parole facile, le verbe haut, le geste libre etmême un peu casseur. Quand il cause il met ordinairement la maindroite dans la poche de son pantalon, tandis que l’autre jouenégligemment avec une superbe chaîne de montre qui ne fait pasmoins de trois fois le tour de son corps.

En apercevant Caldas, M. Brugnolles fit un geste demécontentement.

– Qui vous a mis là ? demanda-t-il à Romain.

– Le chef de bureau, répondit celui-ci ; je remplace unemployé malade.

– C’est moi qui suis malade, dit M. Brugnolles, et je trouvefort singulier qu’on se soit avisé de me remplacer. Je vaiséclaircir la chose avec le chef.

M. Brugnolles sortit, sans que Caldas songeât à répondre quoique ce soit. Il était stupéfié. Jamais il n’avait vu un malade sibien portant.

Quelle maladie pouvait se cacher sous cet aspect siflorissant ? Romain cherchait encore, lorsque M. Brugnollesrentra.

– Tout est expliqué, dit-il ; notre chef sait qu’il m’estimpossible de me ménager en face de la besogne. Je me « crèverais »si on me laissait faire. Vous m’aiderez ; et, puisque vousdevez rester là, j’espère que nous serons bons amis.

– J’en suis sûr, dit Caldas, à qui la physionomie de cetoriginal revenait.

C’était un rude travailleur, en effet, que ce Brugnolles ;une avalanche de besogne arriva, il sauta dessus comme un affamésur un pain de quatre livres.

Romain ne reconnaissait plus le procédé de ses collègues duSommier, bureaucrates de la vieille roche, qui travaillentlentement pour travailler longtemps, gens prudents qui économisentla besogne afin d’en avoir toujours sur la planche.

Non, Brugnolles travaillait comme un ouvrier à ses pièces, sansrepos ni trêve ; il ne déjeunait pas, il avalait un petit painet sifflait, tout en écrivant, une bouteille de vin. Caldas,lorsqu’il arrivait le matin, le trouvait toujours aux prises avecun dossier, et le soir il faisait allumer une lampe pour piocherjusqu’à six heures.

Deux ou trois fois le chef de bureau était venu, et en présencede tout le travail abattu il s’était fâché :

– Vous êtes incorrigible, mon cher Brugnolles, avait-il dit,vous allez encore vous rendre malade.

Caldas avait beau regarder Brugnolles ; rien sur sa figuren’annonçait l’altération de sa santé.

Cependant ils étaient au mieux ensemble, et pendant une semaine,où Romain fit tous ses efforts pour se tenir à la hauteur de soncollègue, il reçut de lui les meilleurs conseils.

– Vous avez tort, cher confrère, lui disait celui-ci, de suivreles traces de tous ces jeunes étourneaux et de ces vieux enfantsavec lesquels je vous voyais hier soir aller prendre l’absinthe aucafé de l’Équilibre.

– Mais je ne suis pas leurs traces, dit Caldas.

– Vous y arriverez, si vous les fréquentez. Déjà vous allez aucafé de l’Équilibre, ce qui est une faute. On va ailleurs, auboulevard, n’importe où. Vous arriverez en retard, vous écrirez quevous êtes malade, pour éviter l’amende. Vous emploierez toute votrefinesse à vous décharger de travail. Bientôt vous vous absenterezpendant la séance. Qui sait ? vous avez déjà peut-être fait letour du chapeau.

– Je l’avoue, dit Romain.

– Quel enfantillage ! continua M. Brugnolles ; vousvoulez jouer au plus fin avec l’administration, vous pensez «l’enfoncer, » et vous vous croyez bien habile. Que gagnez-vous àcela ? Quelques heures d’oisiveté la haine de vos chefs. Ladupe, c’est vous. Car toutes vos malices sont cousues de fil blanc.On les connaît. Vos supérieurs, qui en ont usé avant vous, feignentde ne s’apercevoir de rien, mais au fond ils sont furieux.

– Vous croyez que cela peut nuire ?

– Parbleu ! fit M. Brugnolles, vous avez le front de me ledemander ! Mais vous ne voyez donc pas plus loin que votrenez ! Il se trouve toujours quelque bouche indiscrète. Toutrevient aux oreilles de l’administration, et, si elle a l’air defermer les yeux, elle ne vous en garde pas moins une dent.

– Peste ! dit Caldas, vos mots ne sont pas tirés par lescheveux ; vous parlez bien notre langue, vous feriez bonnefigure au Bilboquet.

– Je ne lis que ça, j’y suis abonné.

– Ciel ! s’écria Caldas, un homme qui paye pour lire maprose ! Laissez-moi vous admirer !

– Quoi ! vous êtes le célèbre Caldas du Bilboquet,l’auteur des Pensées d’un ferblantier !

– J’ai cet honneur, murmura Romain.

– Il y a longtemps que je vous connais, dit M. Brugnolles, quise mit à réciter à Caldas une dizaine de ses nouvelles à la main.Mais au fait, continua-t-il, vous allez me dire pourquoi, depuistrois mois, on ne voit plus d’articles de vous.

– C’est que depuis trois mois je suis employé del’Équilibre.

– Et c’est là ce qui vous empêche… Mais, mon cher ami, vous netrouverez jamais un bureau plus commode que celui-ci pour faire dela littérature.

– Oh ! fit Caldas révolté, mon temps appartient àl’administration, et je ne voudrais pas nuire à mon avenir. Tout àl’heure vous m’avez dit vous-même…

– Eh ! tout à l’heure je parlais à un collègue quelconque,mais maintenant je sais à qui j’ai affaire, je puis vous ouvrir moncœur et vous livrer mon secret ; vous êtes un homme, et jecompte sur votre discrétion.

– Oh ! soyez sans crainte, dit Caldas.

– Alors écoutez-moi bien, je vais vous initier à la THÉORIE DELA CAROTTE.

Il y a deux espèces de carotte bien distinctes : la petite, etla grande.

On connaît la première. Les carottiers de cette catégorie sontde véritables lycéens, heureux de faire la nique à leursprofesseurs.

Ils s’échappent du bureau pour courir au café.

Ils s’esquivent afin d’aller fumer un cigare.

Ils prétextent un mal de tête ou un mal de dents les jours desoleil, pour avoir leur demi-journée.

Ils se font adresser une lettre de faire-part, encadrée de noir,pour assister à un service funèbre imaginaire, et ils ne manquentjamais d’aller jusqu’au cimetière.

Ils se font envoyer un commissionnaire pour affaire urgente.

Ils ont tous les huit jours un parent à conduire au chemin defer.

Ils exploitent en un mot tous les menus détails de la vieordinaire ; ils mettent les accidents en coupe réglée. Noces,indisposition, baptême, incendie, naissance, garde nationale, prisede voile, déménagement, tirage au sort, enterrement, élections,accouchement, inondation, etc., etc. ; ils savent tirer partide tout aux dépens de l’administration.

Tels sont les carottiers vulgaires, qui semblent bien mesquins àcôté des tireurs de grande carotte.

Les premiers sont des pillards qui filoutent une à une lesheures réglementaires ; les seconds sont des conquérants qui,de par leur audace, s’assurent des mois entiers de liberté.

Au premier abord on pourrait croire que la grande carotte exposeà de plus graves dangers que la petite.

C’est une erreur.

Pour dix petites carottes on a dix mauvaises notes ; unegrande passe presque toujours inaperçue, et, fût-elle découverte,elle ne peut valoir qu’une seule mauvaise note.

Le grand carotteur perd tous les dix-huit mois son père ou samère à deux cents lieues de Paris.

Il a à suivre au fond de l’Allemagne un procès dont dépend toutesa fortune.

Il conduit en Italie une sœur poitrinaire.

Il poursuit en Valachie sa femme qui vient de se faire lever parun boyard qui étudiait en médecine.

Le petit carottier exploitait les accidents del’existence ; le grand carotteur exploite les catastrophes.Les morts, les héritages, les crimes, les procès, autant de cordesà son arc.

– Moi, continua M. Brugnolles, je n’ai qu’une corde à monarc ; mais c’est la corde infaillible. Je suis malade.

– Maladie incurable ! je m’en doutais depuis que je vousécoute, dit Caldas.

– Ne croyez pas que cela soit facile. Il ne s’agit pas de dire :« Je suis malade, je vais prendre un congé ; » il faut arriverà se faire dire : « Vous êtes malade, prenez donc un congé ! »Voilà pourquoi je me tue de travail ici. Chacun sait bien que cesexcès de labeur ont délabré ma santé. Je dois dire du reste qu’enhuit jours je mets mon service au courant pour deux mois. J’ai finima besogne aujourd’hui ; demain je commencerai à éprouver desvertiges. Après-demain mon chef me suppliera d’aller me soigner. Etc’est ainsi, mon cher, que, tout en passant pour un excellentemployé, toujours porté au tableau d’avancement, j’ai trouvé lemoyen de ne venir au ministère que quarante jours par an.

– Mais que faites-vous du reste de votre temps ? demandaCaldas.

– Moi, je suis voyageur de commerce.

Chapitre 31

 

– Allez vous coucher, Brugnolles, allez vous coucher.

Ainsi parla le chef de bureau.

– Je crois en effet que j’ai la fièvre, dit Brugnolles, qui pritson chapeau.

Et, s’approchant de Caldas comme pour le mettre au courant de labesogne :

– Si vous avez des commissions pour Lille, lui souffla-t-il, j’yvais placer des vins.

Romain de nouveau se trouva seul, et de nouveau la besogne luimanqua complètement. Il s’ennuyait sérieusement dans soncabinet.

Comme il ne remplissait au Service Extérieur qu’un emploiintérimaire, un officieux vint lui dire fort à propos que deuxautres places étaient vacantes sous deux chefs différents.

– C’est bien, dit-il, j’y réfléchirai.

Il voulait prendre des renseignements sur les chefs de cesbureaux, et on lui fit connaître tour à tour le chef qui ne faitrien, et le chef qui fait tout.

LE CHEF QUI NE FAIT RIEN.

Paraît au bureau tous les deux ou trois jours, et c’est versdeux heures qu’il y arrive.

Il confère alors dix minutes avec son sous-chef, qui est unhomme capable.

Ensuite, il lit son journal, fait sa correspondanceparticulière, et donne quelques signatures.

Ces signatures à donner l’ennuient beaucoup.

Dans les premiers temps il lisait exactement tout ce qu’on luiprésentait, il redoutait de parapher quelque absurdité. Il s’estfaçonné depuis ; il sait qu’il peut se reposer absolument surson sous-chef, et il signe les yeux fermés. Il signerait, comme ondit, sa condamnation à mort.

Oh ! combien il regrette que l’administration n’autorisepas l’usage des griffes pour les chefs de bureau ! Comme ilserait heureux de confier la sienne à son sous-chef !

Le chef qui ne fait rien est ordinairement gras ; c’est unexcellent père de famille ; il n’a point de vice à proprementparler, sauf qu’il s’occupe parfois de littérature ou de jardinage.C’est lui qui trouvera la verveine noire, et il est encorrespondance avec Alphonse Karr.

Le bureau du chef qui ne fait rien marche admirablement. Sesemployés l’aiment, car ils n’ont pas affaire à lui. Son sous-chefencourage et exploite la nonchalance de son supérieur au profit deson ambition.

On dit dans l’administration que le chef qui ne fait rien a degrandes capacités.

LE CHEF QUI FAIT TOUT.

Arrive de bonne heure, veille tard, et emporte du travail chezlui ;

Ne laisse pas écrire une ligne même à son sous-chef ;

Ne supporte pas qu’un de ses employés travaille, et s’il lui envient un qui soit laborieux, il lui cherche des querellesd’Allemand pour lui faire quitter le bureau.

Cet homme, qui a la manie du travail, se plaît à dire que tousceux qui l’entourent sont des idiots ; il a si peu confianceen eux qu’il fait tout, absolument tout par lui-même. Il rédige,copie et recopie lui-même, fait les projets, les minutes et lesexpéditions.

Son sous-chef le déteste ; les employés, qu’il laisseparfaitement libres, ne savent que faire de leur temps.

On les rencontre un peu partout, excepté dans leur bureau. Ilsn’aiment point leur chef, et disent qu’il accapare toute la besognepour les empêcher de se produire.

Le chef qui fait tout est maigre, soigne peu sa tenue, et porteun parapluie en toute saison.

– Je n’irai certainement dans aucun de ces bureaux, se ditCaldas ; l’important pour moi est de rester seul, et, comme jeveux faire honneur à l’administration, je vais écrire une piècepour le Théâtre-Français.

Chapitre 32

 

Romain travaillait comme un noir à son drame, et déjà il ne luirestait plus à écrire que le cinquième acte, lorsqu’on annonça pourle premier juillet une réorganisation générale du ministère del’Équilibre, arrêtée en principe depuis dix ans.

On avait encore six semaines à attendre ce grand jour, mais dèsl’instant où la décision de l’autorité supérieure fut connue, c’enfut fait de tout travail. À quoi bon s’occuper d’un service qu’onallait peut-être quitter ? On comptait sur des remaniementsgigantesques, sur des promotions nombreuses, sur un avancementfabuleux. Toutes les petites ambitions s’agitèrent, et on les vitéclater comme un incendie qui couve depuis longtemps sous lacendre.

Les employés de l’Équilibre, qui savent parfaitement que pouravancer on ne doit compter que sur son mérite, se répandirent parla ville en quête de protecteurs. Personne dans les bureauxdésertés en masse ; plus de feuille de présence. On nerencontrait dans les corridors que des gentlemen en habit noir, encravate blanche et en gants paille. Les bureaucrates avaient quittéla livrée du travail pour endosser celle du solliciteur, mais ilsne faisaient qu’apparaître, prendre le vent et s’enfuir.

Le ministère de l’Équilibre avait un faux air de la Chambre desnotaires.

Pour cette grave circonstance, M. Brugnolles, qui faisait unetournée sur les bords du Rhin, accourut à son poste.

– Toujours sur la brèche ! lui dit le chef de bureau ;pour Dieu ! monsieur Brugnolles, ménagez-vous.

Caldas crut devoir faire comme tout le monde un petit brin detoilette, et M. Krugenstern, complice de ses menées ambitieuses,lui ayant fourni un habillement de soirée, il se rendit de son piedléger chez son protecteur, l’ancien élève en pharmacie.

Cet homme important avait quitté la direction de sa Revue pourdes fonctions indéfinies qui lui donnaient une grande influence. Ilétait depuis dix-huit mois en train d’ouvrir une enquête sur unequestion économique à l’ordre du jour.

Après deux visites infructueuses, Romain put enfin forcer laporte de son protecteur.

Celui-ci ne reconnut point son protégé. Caldas fut obligé de senommer, et comme son nom n’éveillait aucun souvenir, il eutl’imprudence de rappeler à ce personnage le temps où il élaboraitles ordonnances suivant la formule.

Aussitôt il fut mis à la porte. Romain regagna son ministère,méditant sur le danger qu’il y a de parler aux hommes arrivés deleurs débuts.

Enfin, le grand jour se leva. Dès l’aurore, une armée d’ouvriersprit possession du ministère. On perça des galeries, on en fermad’autres ; on créa sept escaliers ; on fit une salle deconseil d’une enfilade de bureaux, et une enfilade de bureaux de lasalle du conseil. Les employés du second étage furent transportésdu quatrième au rez-de-chaussée, et ceux du rez-de-chaussée dansles combles. Pas une cloison ne resta debout ; là où il yavait des cheminées on mit des poêles, et là où il y avait despoêles on mit des cheminées.

Cette réinstallation fit le plus grand honneur à l’architecte.Le service en fut singulièrement simplifié. Il est vrai que dans ledéménagement une partie des archives fut perdue, mais on comblacette lacune par la création de trois cent quarante nouveauxemplois.

Caldas aussi perdit quelque chose. Il avait laissé le troisièmeacte de son drame dans le tiroir de son bureau, tiroir dont ilavait la clef. Le meuble fut emporté par des hommes de peine à sixheures du matin, et depuis, Romain ne l’a pas retrouvé.

Cette réorganisation des services désorganisa peut-être un peule travail pendant un trimestre.

Mais telle était la simplification qui en résultait, que letemps perdu fut bien vite compensé.

Deux mois après que tout était rentré dans l’ordre, onrencontrait encore dans le corridor des employés qui erraient commedes âmes en peine et qui demandaient à tous ceux qu’ilsrencontraient :

– Pardon, vous ne sauriez pas où est mon bureau ?

Chapitre 33

 

Caldas avait perdu son troisième acte ; mais il fut nommécommis. Ses appointements se trouvèrent du coup presquedoublés.

Il était donc dans les satisfaits ; par contre, il y avaitdes mécontents, M. Rafflard, par exemple, qui venait d’être nomméau bureau des Affaires Prescrites, une impasse définitive, etNourrisson, qui était resté au bureau du Sommier.

M. Bizos, promu au grade de sous-chef était furieux ; M.Sangdemoy, au contraire, n’ayant eu aucun avancement, se frottaitles mains et plus que jamais bénissait l’administration.

Gérondeau, lui aussi, était dans les satisfaits. Cet adroitexpéditionnaire avait réussi à s’emparer de fonctions qu’ilconvoitait depuis longtemps, c’est-à-dire à s’introduire dans unbureau complètement hors cadre, le BUREAU DES VOITURES.

Les employés de ce bureau forment une classe à part dansl’administration. Ce sont des paresseux intelligents. L’autoritésupérieure a su tirer parti de leurs défauts et utiliser des gensjusqu’alors inutiles.

Dans l’intérieur du ministère, ils ne faisaient œuvre de leursdix doigts. Renonçant à combattre leur horreur insurmontable pourle bureau, l’administration les emploie à l’extérieur.

Ils font les courses qui exigent la présence d’un homme entenduet capable ; ils s’occupent des affaires litigieuses ;discutent les transactions, et enfin évitent, pour les affairesurgentes, les lenteurs de la correspondance administrative.

Le nom de ce bureau vient de ce que l’administration autorisetous ces employés à prendre des voitures à son compte. Leurs sixheures réglementaires se passent donc dans un coupé, dontquelques-uns sont heureux d’offrir la moitié aux petites damesqu’ils rencontrent.

D’autres voyagent, dit-on, sur l’impériale des omnibus, etréalisent ainsi d’honnêtes bénéfices.

Gérondeau n’est pas de ceux-là. Il affirme qu’il y met dusien.

 

Basquin n’était ni content, ni mécontent. On l’avait faitpasser, toujours en qualité d’expéditionnaire, à un bureau decréation nouvelle, le BUREAU DE LA CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE.

Ce nouveau service est l’œuvre et l’invention d’un sous-chefrempli d’astuce. Depuis cinq ans il rumine ce projet, depuis troisans il travaille à le faire aboutir.

C’est au portier du ministère que jadis les facteurs de la posteremettaient les lettres particulières adressées à Messieurs lesEmployés.

Le portier les distribuait aux garçons de bureau, lesquels lestransmettaient à leurs destinataires.

Le sous-chef rempli d’astuce vit là matière à centralisation. Ilfit remarquer que le portier empiétait sur les droits del’administration ; il rédigea un projet où il était démontré,clair comme le jour, que la distribution de ces lettres ne devaitpas être dans les attributions du concierge et nuisait à sesfonctions administratives.

Dans un second rapport, il indiqua tous les désavantages de cemode de procéder. Les lettres pouvaient se perdre, et dans ce cas àqui s’en prendrait-on ? Elles pouvaient arriver enretard ; de qui serait-ce la faute ? Où trouver uneresponsabilité ?

En conséquence il proposait une amélioration notable à cet étatde choses, et concluait à la nomination d’un chef de service, auxappointements de huit mille francs. En même temps il s’offrait pourremplir cette mission toute de dévouement.

Ce sous-chef rempli d’astuce avait de nombreusesrelations ; il fit parler, agir, et ma foi, à la faveur de laréorganisation qui venait d’être enfin réalisée, il enleva sanomination.

C’est alors qu’il installa son bureau. Il lui fallait un étatnominatif de tous les employés du ministère de l’Équilibre, avecl’indication du bureau auquel ils appartenaient et de la pièce danslaquelle ils travaillaient.

Pour dresser ces états, il obtint deux expéditionnaires. Ilavait déjà un garçon de bureau chargé de porter les lettres.

Il ne s’en tint pas là. Comme il devait être toujours au courantde toutes les mutations, il se mit en rapport, avec le bureau dupersonnel et se fit donner un commis principal, chargé de tenir àjour un registre des mutations. Le garçon de bureau se trouvantinsuffisant, il en eut deux.

À la tête de ce personnel de cinq individus, il se déclaralittéralement accablé de besogne ; il cria, clabauda, seplaignit amèrement, et enfin se fit accorder un sous-chef.

Ce nouveau venu était un ambitieux ; il fut mécontentd’avoir peu de chose à faire, et résolut d’innover pour se fairevaloir. Il décida qu’on transcrirait sur des registres spéciauxl’adresse de toutes les lettres, y compris la désignation du timbreet du lieu d’expédition.

Ce surcroît de travail n’exigea pas moins de trois employésnouveaux, dont deux commis et un surnuméraire. Depuis lors cebureau fonctionne régulièrement.

Chaque année on dresse un relevé exact de ces registres, etainsi on se rend compte du nombre des lettres reçues et on sait, cequi n’est pas moins important et utile, quel est l’employé dont lacorrespondance est la plus étendue.

Autrefois, lorsque le portier faisait par complaisance leservice de vaguemestre, toutes les lettres arrivaient en tempsutile, aucune ne s’égarait.

Aujourd’hui, on les reçoit très exactement le surlendemain,excepté celles qui se perdent en route.

Chapitre 34

 

Bonheur nuit quelquefois. Caldas nommé commis dut changer debureau. M. Brugnolles, qui a toujours su tirer son épingle du jeu,avait été nommé sous-chef. Il fut remplacé par cinq employés, etRomain dut aller exercer ses fonctions de commis dans un des septbureaux du ministère où l’on travaille, le bureau del’Alimentation.

Le chef de cette branche du service, un des hommes les pluscapables de l’administration, s’appelle Izarn. Il est entré àl’Équilibre au sortir du collège, vers la fin de 1850. Sonavancement, on le voit, a été assez rapide, sans avoir rien descandaleux. Il en est redevable, un peu à son mérite, beaucoup à lapolitique raffinée dont il ne s’est jamais départi un instant.

M. Izarn est le type achevé de L’EMPLOYÉ QUI SE FAIT PETIT.

À quarante ans il est encore petit garçon, très petitgarçon ; il feint devant ses supérieurs une timide etrespectueuse émotion. Loin de chercher à se faire valoir, il cacheses talents administratifs avec plus de soin que les autres n’enmettent à les étaler. Fait-il quelque chose de bien, deremarquable, il laisse tout l’honneur en rejaillir sur son chefimmédiat, et il pousse si loin l’habileté, que celui-ci n’éprouveaucun embarras à se parer des plumes qu’il n’a point trempées dansl’encre.

A-t-il été commis une boulette au contraire, l’employé qui sefait petit n’hésite pas, si étranger qu’il y soit, à en assumer laresponsabilité. Il devient le bouc émissaire, tend le dos à tousles reproches, reçoit volontiers les savons, et sans murmurer selaisse laver la tête.

Ce plan de conduite repose sur une connaissance approfondie ducœur humain. L’homme qui, ***(lacune)*** ment d’humeur, a passé sacolère sur un innocent, éprouve toujours le regret d’avoir été troploin. Il répare, surtout lorsque la réparation ne lui coûterien ; et le supérieur, qui a dit à l’employé qui se faitpetit des choses désagréables, se sent obligé de faire pour lui deschoses qui lui seront utiles.

C’est ainsi que M. Izarn est arrivé à diriger le bureau del’Alimentation. Il y a dix-huit employés sous ses ordres, qui toustravaillent comme des nègres. Dans son service, pas moyen deflâner. S’il n’y a pas de besogne, il en invente, et du matin ausoir il est sur le dos de ses employés, qui le trouvent « taonnant.»

La manière dont M. Izarn a composé ce bureau exceptionnel méritevraiment d’être rapportée.

Il a procédé par élimination. Sur dix employés qu’on luidonnait, il s’en trouvait toujours un qui, bien stylé et exactementsurveillé, faisait à peu près son affaire ; cet hommeprécieux, il le gardait et se débarrassait des autres en faveur deses collègues.

C’est ainsi que, depuis trois ans, il n’est pas passé moins decent quatre-vingts commis et expéditionnaires dans le bureau de M.Izarn ; il en est resté dix-huit ; mais aussi quelspiocheurs ! Chacun d’eux est de la force de dixemployés-vapeur. Aussi n’avancent-ils jamais. Ils sont là àvie.

On sait trop bien que si on venait à les perdre, on ne lesremplacerait pas. L’avancement même de M. Izarn, qui sera chef dedivision avant qu’il soit trois ans, ne les fera pas rentrer dansle droit commun. Il les léguera à son successeur.

On cite de M. Izarn, pour se défaire des employés qui ne luivont pas, des traits héroïques.

Vers 1867, on lui envoya un commis principal qui était le plusparesseux et le plus inexact des bureaucrates ; au bout dehuit jours il en était positivement excédé. Le nouveau venuentravait le travail, débauchait ses camarades et leur soufflaitl’esprit d’insubordination. M. Izarn demanda d’abord sonchangement ; il ne lui fut point accordé.

Alors il proposa purement et simplement la destitution de cecancre. Par malheur ce cancre était bien en cour, si bien qu’il futmaintenu envers et contre son chef de bureau.

Le pauvre chef était au désespoir.

N’osant plus attaquer le taureau par les cornes, il employamille petits moyens pour se dépêtrer de ce commis impossible. Ilrépandit, c’est un fait avéré, des bruits étranges sur lemalheureux ; il insinua que ce pouvait bien être un agentsecret de quelque pouvoir occulte, espérant ainsi le faire malmeneret renvoyer par ses collègues.

La ruse ne réussit pas, et, dans son exaspération, M. Izarn allajusqu’à lui susciter un duel. Le commis principal en sortit sain etsauf.

C’est alors que M. Izarn fit voir de quoi il était capable. Dujour au lendemain il changea de tactique…

Et trois mois après le cancre était nommé sous-chef dans unautre service.

Chapitre 35

 

– Comment sortir de cette galère ? se demandait Caldas.

Et de fait il n’avait plus un instant à lui. Pour achever sapièce et refaire le troisième acte, perdu dans le déménagement,Romain fut réduit à travailler le soir chez lui, sur les genoux deMlle Célestine, ce qui était bien dur.

Autre malheur. Il avait plu à M. Izarn.

Caldas, qui n’avait pas acquis dans la petite presse laréputation d’un Bénédictin, se trouvait, sans faire le moindreeffort, à la hauteur des travailleurs austères du bureau del’Alimentation. N’ayant aucune chance de passer sous-chef, ilsongeait sérieusement à tomber malade.

À ce moment une grande nouvelle mit en émoi tout le bureau. Unchef de division voulait choisir un secrétaire parmi les forçats deM. Izarn. Romain se serait mis sur les rangs, sans les sages avisde M. Lorgelin qu’il était allé consulter.

– Vous voulez donc perdre votre avenir administratif ? luidit celui-ci.

– Mais il me semble, répondit-il, que lorsqu’on s’approche dusoleil…

– On se grille, répliqua M. Lorgelin. De deux choses l’une : ouvous ferez l’affaire de votre chef de division, ou vous ne la ferezpas.

– Je ne vois pas d’autre alternative, observa Caldas.

– Si vous faites son affaire, il vous confisque à son profit, etvous voilà devenu secrétaire perpétuel.

– Comme M. Villemain, mais sans les jetons.

– Si vous ne faites pas son affaire, il vous renvoiehonteusement, et vous voilà noté d’incapacité ou de paresse pour lerestant de votre vie.

– Je vous comprends, reprit Romain, vous me conseillez de ne pasm’enterrer : mais je suis enterré vif dans ce maudit bureau del’Alimentation.

– Vous êtes sous la coupe d’Izarn ? fit M. Lorgelin.

– Oui.

– Et vous lui plaisez ?

– J’ai ce malheur.

– Vous avez donc travaillé ?

– J’ai commis cette imprudence.

– Alors, c’est fini, pourquoi me demandez-vousconseil ?

– C’est que je voudrais sortir à tout prix de cet étouffoir, jen’entends pas renoncer à l’avancement,

– Alors, ne faites plus rien.

Chapitre 36

 

Caldas montra bien qu’il était un ambitieux. Il suivitstrictement les avis de Lorgelin-Mentor. Pendant quinze jours on nele vit pas écrire une seule ligne. Il allait dans la journée fairedes parties de billard au café de l’Équilibre. M. Izarn, qui entrecent fois par jour dans le bureau de ses subordonnés, ne letrouvait jamais à sa place.

Surpris de ce changement à vue, le chef de bureau essaya d’abordde ramener le réfractaire à de meilleurs sentiments ; il luiparla affectueusement, du ton de l’intérêt le mieux senti, ethumecta à propos sa paupière de deux ou trois petites larmes qu’ila à sa disposition. Il lui représenta le désespoir de sa famille,lorsqu’elle apprendrait que par des étourderies de jeune homme ilcompromettait sa carrière. Caldas, que deux ans de bureaucratieavaient vigoureusement trempé, ne s’attendrit point à ces larmes decrocodile. Il promit hypocritement de s’amender, et resta huitjours sans venir.

Pendant sa maladie qui tomba bien, car le temps fut superbe, ilfit savoir adroitement à son chef qu’il écrivait dans lesjournaux.

Lorsqu’il reparut, il trouva sa place prise. Il alla demanderune explication à M. Izarn.

– Je m’étais bien trompé sur votre compte, réponditcelui-ci ; vous êtes, je le vois, de ceux qui désertent devantl’ennemi.

– Quel ennemi ? demanda Caldas.

– Le travail, puisque le travail est votre ennemi, à vousautres, mauvais employés.

Caldas, ravi au fond de l’âme, baissa la tête comme uncoupable.

M. Izarn reprit :

– Vous serez enchanté, j’imagine, de l’emploi qu’on vousdonne ; vous passez au bureau des Duplicatas, on n’y faitabsolument rien, et le chef, M. Deslauriers, est aussi un homme delettres, un homme d’esprit ; on joue des pièces de lui sur lesthéâtres, il vient des actrices le voir pendant la séance. Vousserez au mieux ensemble. Adieu, grand bien vous fasse !

– Deslauriers ! se disait Romain en gagnant le bureau desDuplicatas, Deslauriers, je n’ai jamais vu ce nom sur aucuneaffiche.

Ce chef de bureau, qui s’appelle Deslauriers au ministère etdans la vie privée, signe du nom charmant de Saint-Adolphe leslevers de rideau qu’il fait représenter aux théâtres deflons-flons.

C’est un homme de cinquante-cinq ans, rond comme une pomme, àl’œil vif, à la bouche souriante, et portant au bout du nez ladécoration des membres du Caveau. Quoi qu’en dise M. Izarn, iltravaille et mène fort bien son service. Il est un peu causeur,mais ce n’est pas un défaut, lorsque comme lui surtout on causebien. Il en tire vanité, et n’est jamais plus heureux que lorsqu’iltrouve un auditeur bienveillant qui rie à ses calembours etcomprenne ses mots. Sa mémoire est un inépuisable répertoired’anecdotes mi-partie administratives, mi-partie théâtrales.

M. Deslauriers accueillit admirablement Romain.

– Vous êtes monsieur Caldas, lui dit-il, je suis, parbleu !enchanté de faire votre connaissance. C’est vous qui, dans leBilboquet, avez parlé si avantageusement du Gondolierdes Pyrénées dont je suis l’auteur.

– Quoi ! vous seriez Saint-Adolphe ? dit Caldasabasourdi.

Saint-Adolphe s’inclina modestement.

M. Deslauriers reprit :

– J’espère qu’en entrant dans l’Administration vous ne faitespas d’infidélités à Melpomène.

– Oh ! dit Caldas, quand on veut faire son chemin…

– Eh bien, est-ce que l’un empêche l’autre ? La littératureet la bureaucratie sont sœurs. Que dis-je, l’Administration est lenoviciat des grands hommes.

– Il est vrai, balbutia Romain, rougissant de cette impudenteflagornerie, il est vrai que votre exemple le prouverait.

– Je ne suis pas le seul, continua Saint-Adolphe. Ainsi, nousrevendiquons Dumas père, qui est entré au Théâtre-Français par lePalais-Royal ; Ancelot, qui n’a fait qu’un saut du ministèrede la marine à l’Académie. Ah ! ah ! il aiguisait bienl’épigramme, Ancelot ; connaissez-vous celle qu’il fit à lapremière représentation de la Pie Voleuse ?

– Oh ! oh ! fit Caldas.

– Oui, je sais, c’est un peu leste, mais c’est gai, très gai.Dans les jeunes nous comptons Barrière, l’auteur des FauxBonshommes, un échappé de la Guerre. Nous aurons bientôtCaldas.

– Peut-être, répondit Romain, j’ai en portefeuille une pièce encinq actes que je destine aux Français.

– Quel titre ?

– Les Oisifs.

– Bon ! toute l’Administration ira voir ça. Avez-vouslu ?

– Pas encore, je ne connais personne.

– Eh bien ! je vous donnerai un coup d’épaule. Je ne suispas votre chef de bureau pour rien. Nous irons voir Got et M.Régnier, et puis j’ai dans ma manche certain personnage…

– Oh ! Monsieur, comment vous remercier ! s’écriaCaldas enthousiasmé.

– C’est bon, c’est bon ! vous me remercierez le soir de lapremière représentation. Mais il faudra m’apporter le manuscrit.Vous en êtes content ?

– Ma foi, oui ; il n’y a que le troisième acte quim’inquiète. Je l’avais écrit, il était bon, et puis voilà que je leperds dans le déménagement. Je l’ai refait deux fois, mais il n’estpas aussi bien venu que la première.

M. Deslauriers hocha la tête.

– Ces déménagements, dit-il, amènent toujours descatastrophes.

– Il faut bien s’en consoler, fit Caldas ; et pour tâcherd’oublier mon malheur, je vais aller noyer mon chagrin dans desflots d’encre administrative. Quand on a le tort d’être homme delettres, on a raison de déployer tout son zèle bureaucratique.

– Du zèle ! s’écria M. Deslauriers ; comment, c’estvous, un lettré, qui prononcez ce mot-là ! Vous ne savez doncpas ce qu’a dit Talleyrand ?

– Oui, répondit Romain, je sais : « Surtout pas de zèle ! »Voilà une maxime qui a dû rassurer bien des consciences deparesseux.

– Ne riez pas de ce mot profond. Il est toujours d’actualité. Onpeut être zélé et paresseux. Le zèle, mon cher ami, c’est la plaiede l’Administration. C’est lui qui dénature toutes les intentionset fait des absurdités des choses les plus raisonnables.Connaissez-vous l’histoire des chapeaux gris ?

– Est-elle dans Aristote ? demanda Caldas.

– Ah ! très joli ! fit Saint-Adolphe ; non, c’estune histoire presque contemporaine. Je vais vous la conter. Maistirez donc le verrou, qu’on ne vienne pas nous interrompre.

Caldas obéit.

– Vous devez savoir, reprit M. Deslauriers, que pendant l’été de1829, les adversaires de la Restauration (elle en avait beaucoup)s’avisèrent de porter des chapeaux de feutre gris. C’était, vouscomprenez, un signe de ralliement, une cocarde. Tous ces mécontentsfaisaient ainsi de l’opposition et étaient bien aises de vexer legouvernement sans danger. Ils pouvaient de la sorte se compter, etle gouvernement de Charles X n’avait rien à dire, car, en bonnepolitique, on ne peut arrêter un homme parce qu’il porte un chapeaude feutre gris.

– Mais le zèle ? demanda Caldas.

– Nous y voici. Le ministre de l’Équilibre, qui était à cetteépoque M. le comte de… ma foi, je ne me rappelle pas son nom, futinformé qu’en province, un certain nombre d’employés de son ressortportaient cet emblème du libéralisme.

– Y voyaient-ils malice ?

– Peut-être bien que non. Toujours est-il que le ministre pritune feuille de papier et y griffonna la note que voicitextuellement, car je me la rappelle :

« Prier MM. les chefs de service des départements d’engagerleurs subordonnés à ne point porter de chapeaux de feutre gris.»

– L’avertissement était paternel, remarqua Caldas.

– N’est-ce pas ? Mais la note du ministre tomba entre lesmains de son secrétaire, un homme fort zélé, et il en changealégèrement la rédaction ; il écrivit :

« MM. les chefs de service des départements veilleront à ceque leurs subordonnés ne portent plus à l’avenir de chapeaux defeutre gris. »

Romain sourit.

– L’avis du secrétaire fut transmis à un chef de division, quiétait zélé lui aussi ; il crut saisir la pensée intime duministre et la traduisit de la sorte :

« MM. les chefs de service des départements feront savoir àleurs subordonnés que, conformément aux ordres de Son Excellence,il leur est interdit, sous les peines les plus sévères, de porter àl’avenir des chapeaux de feutre gris. »

– J’aime assez ce crescendo, dit Romain.

– Écoutez le rinforzando, reprit M. Deslauriers. Ledirecteur auquel fut transmise cette circulaire était zéléaussi ; il l’interpréta de la façon que voici :

« MM. les chefs de service des départements notifieront àleurs subordonnés que, par ordre de Son Excellence, il leur estabsolument interdit de porter à l’avenir des chapeaux de feutregris. Les contrevenants seront destitués dans les vingt-quatreheures et poursuivis conformément aux lois. »

– Et qu’arriva-t-il ? demanda Caldas.

– Peu de chose, les journées de Juillet.

– Savez-vous, reprit Romain, qu’il y a dans votre histoire lesujet d’une comédie qu’on appellerait le Zèle ?

– Vous croyez ?

– Permettez-moi de vous apporter le scénario : s’il vousconvient, nous pourrons y travailler ensemble.

– C’est entendu, mon cher ami ; et quand mel’apporterez-vous, ce scénario ?

– Dans deux ou trois jours.

– À l’œuvre alors, vite à l’œuvre, dit le chef de bureau.

Caldas, qui causait depuis trois heures, se leva pour sortir ets’inclina respectueusement devant son supérieur.

– Pas de cérémonies entre nous, je vous en prie, mon chercollaborateur ; devant le monde vous m’appellerez monsieurDeslauriers, mais quand nous serons seuls, tu me diras :Saint-Adolphe !

Chapitre 37

 

Le bureau des Duplicatas, où Caldas était désormais condamné àpasser ses journées, ressemble fort à l’étude d’un lycée. C’est unegrande salle tapissée de cartons, meublée de quelques vieilleschaises dépaillées et de tables malpropres.

Les deux fenêtres donnent sur une cour qui n’est pas moins largequ’un puits ; on y verrait cependant assez clair en plein midisans l’épaisse couche de poussière gluante collée aux vitres.

De même que dans une voiture, l’hiver, le voyageur, pourregarder une jambe qui passe ou voir l’heure d’une horlogepublique, essuie par endroits sur les glaces la vapeur de larespiration, de même les employés du bureau des Duplicatas, pourobserver ce qui se passe dans la galerie voisine, pratiquent desjudas dans la crasse opaque qui recouvre la vitre, avec le bout deleurs doigts légèrement humecté de salive.

Ah ! la poussière ! comme la cendre du Vésuve qui aenseveli Pompéi, elle couvre de son linceul morne cette nécropolebureaucratique, et l’araignée file le crêpe de ce deuil.

D’où vient-elle, cette poussière ?

Les balais des garçons de bureaux sont impuissants à lacombattre ; quant au plumeau mis à leur disposition, comme illeur faudrait lever les bras, ils ne s’en sont jamais servis.

Chaque matin les employés apportent à leurs souliers unéchantillon de toutes les boues de Paris : il y a la boue noire etfétide de la rue du Four-Saint-Germain, cette boue dont M. Bertrontire de l’huile d’olive, et la boue crayeuse de Montmartre ;il y a la boue rouge de la rue de Rivoli et la boue verte duPère-Lachaise.

À la chaleur du poêle toutes ces ordures sèchent et s’émiettenten pulvérin impalpable ; l’atmosphère s’alourditd’évaporations malsaines, de miasmes délétères. Le vent, quand onouvre la porte avec violence, soulève des tourbillons comme lesimoun dans le désert.

La caserne empeste le cuir, le crottin et le tabac ; lasacristie a l’odeur affadissante de la cire et des ciergeséteints ; la gargote empoisonne le graillon, la viande et levin ; l’air nauséabond de l’hôpital soulève l’estomac : ehbien ! les bureaux du ministère de l’Équilibre ont aussi leurodeur sui generis, odeur indescriptible et indéfinissable,où se mêlent et se confondent les plus horribles exhalaisons, l’eauqui cuit sur le poêle, la souris crevée entre deux dossiers, lesdébris en putréfaction des repas quotidiens oubliés dans lescoins ; l’haleine fétide, la sueur des habits qu’on change, lecuir des souliers qui rissolent près du feu, enfin les effluves detoutes les misères, de toutes les corruptions et de toutes lesinfirmités des gens qui y vivent. Aux vapeurs de cet odieux alambics’ajoute la fumée des lampes qu’on allume en plein jour, et l’onest surpris de voir une lumière brûler dans un pareil milieu.

L’étranger qui entre dans le bureau est saisi à la gorge ;il est frappé de vertige et chancelle comme le visiteur dans lagrotte du Chien ; il suffoque et demande de l’air commel’asphyxié. Mais qu’il se garde bien d’ouvrir la fenêtre ; lesemployés furieux la lui feraient refermer : une bouffée de briseles enrhume, et ils ne peuvent plus respirer dès qu’il y a del’air.

Telle est la pièce où travaillait Romain ; on en comptequelques-unes de ce genre dans l’Administration. Cela tient aunombre trop grand d’employés qu’on y entasse pour les avoir toussous la main. Ils étaient là dix qui noircissaient du papier, sanscompter le commis principal installé à une table plus élevée, commeun pion de collège.

Cette cohabitation forcée rend l’existence épouvantable ;il en résulte des rapports dignes du Petit-Bicêtre.

Aussi Caldas dut renoncer à faire quoi que ce soit, il imita sescollègues. Impossible de travailler au milieu du bruit. Si parhasard l’un d’eux voulait se mettre à la besogne, les neuf autrescommençaient une scie, et à force de tapage lui faisaient viteposer la plume.

Pour tuer le temps, Romain se résigna à observer ses collègues,comme un naturaliste observe à la loupe des helminthes. Lacollection était variée.

Le plus ennuyeux de tous était un jeune commis répondant au nomde Gobin. Celui-là faisait le désespoir de Caldas, qui ne pouvaitouvrir son pupitre ou remuer une feuille de papier sans l’avoir surson dos.

 

Gobin est l’EMPLOYÉ CURIEUX.

Cet employé est informé de tout ce qui se passe dans leministère et même ailleurs. Il doit avoir à ses ordres une policesecrète. Dans son pupitre est un état fort exact du personnel. Il ysuit pas à pas les promotions de tout l’Équilibre. En marge del’état sont des notes à l’encre rouge, tout ce qu’il a appris surle compte de Pierre ou de Paul.

On peut l’interroger avec plus de certitude que M. Le Campion,il se fait un plaisir de répondre.

Il sait les noms et prénoms de tous ses collègues, leur âge, lelieu de leur naissance, la date de leur entrée dansl’Administration. Il possède aussi leur biographie.

Il recueille les détails intimes. Il connaît le chiffre defortune de celui-ci, le nombre des enfants de cet autre, iln’ignore pas le nom du protecteur de ce troisième. Il peut vousrenseigner sur les amours de son sous-chef et vous conter lesanecdotes scandaleuses qui circulent sur les femmes de deux outrois commis principaux.

Ce Gobin est l’homme le plus affairé de l’Équilibre.

Le matin il pratique des visites domiciliaires dans les pupitresdes camarades en retard. Pendant le déjeuner il fait sa tournéedans toute la maison.

Les garçons de bureau sont ses amis ; il écoute aux portes,fait bâiller les lettres et ramasse soigneusement tous les petitsmorceaux de papier perdus.

Cet homme dangereux compte pour avancer sur les petits mystèresqu’il a su surprendre. On le redoute. C’est le chiffonnier dessecrets.

 

Un chiffonnier dans un autre genre est l’EMPLOYÉCOLLECTIONNEUR.

Les lauriers de MM. Dusommerard et Sauvageot ont troublé lesidées de ce brave homme.

Il a entendu dire qu’une collection d’objets, de quelque naturequ’ils soient, peut acquérir une grande valeur ; depuis lorsil collectionne.

Il s’est condamné à recueillir les flacons, les fioles et lespots de pommade.

Ce bureaucrate inoffensif arrive tous les matins harassé auministère ; il a fouillé avant de venir les boutiques desinnombrables Auvergnats adonnés au commerce des détritus de Paris.Il dort la moitié du jour, rêvant de pots et de fioleschimériques.

Il est décidé, lorsque sa collection atteindra le numéro d’ordre50, 000, à en faire présent à l’État ; il espère en obtenir enretour un magnifique local au Louvre, vingt mille francsd’appointements, et le titre de Directeur du musée des Pots depommade.

 

L’EMPLOYÉ QUI FRÉQUENTE LES THÉATRES est un être tout à faitassommant. Sa conversation est un habit d’arlequin cousu des piècesqu’il a vu jouer ; il a la spécialité des imitations, commeBrasseur.

Jadis le gnouf-gnouf de Grassot l’avait enthousiasmé, il a dit «mon dieur-je ! » comme Lassagne, et « mordious ! » commeM. Mélingue.

Aujourd’hui il se mouche comme Paulin Ménier dans la Filledu Paysan, il éternue comme Got dans les Effrontés,il remue les jambes comme Dupuis dans la Grande Duchesse,et les bras comme Raynard dans les Chevaliers duPince-nez.

Une seule fois dans sa vie il a su citer à propos, et du Scribeencore ! C’est l’an dernier, lorsqu’on lui a refusé del’avancement.

– Sapristi ! j’y avais pourtant droit. Voilà cinq ans queje le demande !

 

L’EMPLOYÉ MALADE est d’un voisinage plus désagréable encore. Sonpupitre est une pharmacie, et il apporte, dit-on, dans unebouteille certain médicament cher aux malades de Molière.

Comme il est réellement valétudinaire, il passe pour uncarottier.

 

L’EMPLOYÉ TIMIDE est au moins réjouissant. Celui-là a peur detout, et il ne met pas une virgule sans se demander sérieusement sielle ne doit pas nuire à son avenir administratif. C’est sans doutedans la crainte de se compromettre qu’il ne fait absolumentrien.

 

L’EMPLOYÉ FORT DE SES DROITS est l’avocat consultant dubureau ; il donne des conseils aux collègues et voudraitqu’une chambre syndicale de commis contrebalançât le pouvoir absoludu ministre.

On lui reprochait un jour de voler l’Administration en netravaillant pas :

– On me paye, je donne mon temps, répondit-il fièrement, on n’arien à exiger de plus.

 

L’EMPLOYÉ QUI REÇOIT MAL LE PUBLIC est pénétré de sonimportance. Il traite les administrés du haut de son pupitre. C’estdans le bureau de cet employé qu’un jour entra le ministrelui-même ; il ne le connaissait pas, le reçut très mal, etfinit par l’envoyer promener. Le soir même ce bureaucrate incongruétait congédié. Malheureusement on l’a remplacé depuis, et il y alongtemps que le ministre ne s’est promené incognito.

 

L’EMPLOYÉ ANCIEN SOUS-OFFICIER tient sa canne comme un sabre etse coiffe le chapeau sur l’oreille ; ne dit pas : « je vaisdéjeuner, » mais « je vais manger la soupe, » appelle l’heure de lasortie « la retraite » et le ministère « la caserne ; » écritsupérieurement la bâtarde et débauche les autres sous prétexted’aller boire la goutte.

C’est du reste ce qu’on appelle un bon garçon. Et voici unfeuillet arraché au livre de sa dépense mensuelle :

 

JANVIER 1862.

Chambre 9fr. 50c.

Cordonnier et tailleur 14fr. 00c.

Blanchissage 1fr. 15c.

Pension 85fr. 00c.

Tabac 20fr. 00c.

Absinthe, petits verres et autres 70fr. 35c.

Total égal 150fr. 00c.[3]

 

L’EMPLOYÉ QUI A DÉPASSÉ LA LIMITE D’AGE passe sa vie à luttercontre son extrait de naissance.

L’administration, qui n’est pas encore entrée dans les idées deM. Flourens, met à la retraite les employés qui ont plus desoixante-douze ans.

Le bureaucrate qui a franchi cette limite cherchecontinuellement à réparer des ans l’irréparable outrage ; ilaffecte, pour faire croire à sa jeunesse, les airs d’un jouvenceauétourdi.

Il n’est sorte de ruses qu’il ne déploie.

Il y a deux ans, il s’est avisé d’annoncer par une lettreimprimée qu’il épousait une demoiselle de dix-sept ans. L’inventionde ce mariage imaginaire eut un bon résultat, chacun se dit : « Ahça, mais il n’est donc pas si vieux ! »

Cette année-ci il a fait part à toute l’Administration de lanaissance d’un fils aussi fantastique que son mariage, et tout lemonde de s’écrier :

« Voyez-vous, le gaillard ! »

Il a un fils, en effet ; mais ce rejeton, commis principalà l’Équilibre, a quarante-cinq ans.

Quelqu’un disait à ce fils :

– Votre père rajeunit donc tous les ans d’une année ?

– Ne m’en parlez pas, répondit-il ; si cela continue, jeserai bientôt plus vieux que lui.

Chapitre 38

 

– Monsieur, dit le garçon de bureau à Caldas, il y a une damequi vous demande.

D’après les ordres de son ami, Mlle Célestine ne pénétrait plusdans le bureau ; il avait fait ce coup d’État pour éviterd’être classé parmi les Lovelaces bureaucratiques, carl’administration de l’Équilibre est peuplée de Lovelaces. Ce sontde jeunes messieurs bien peignés et bien mis, qu’on prendrait pourdes gandins, n’était la maudite genouillère. Ils donnent dans lajournée des rendez-vous à des dames ébouriffantes de toilette quiviennent avec des petits chiens sous le bras. Ils trouvent que çales pose.

Caldas, qui ne tenait pas à être posé, courut au café del’Équilibre rejoindre l’ingénue de Grenelle.

– Cher Romain, lui dit-elle dès qu’il entra, je viens tedemander un petit service.

– Pourvu qu’il ne soit pas en argenterie, dit Caldas qui a déjàimprimé dix fois le mot dans le Bilboquet.

– Mon ami, c’est aujourd’hui la fête de mon propriétaire.

– Il s’appelle donc Huit Avril, ton propriétaire ?

– Juste, mais il a encore trois autres noms de baptême ; ilse fait souhaiter sa fête quatre fois l’an.

– Et tiens-tu beaucoup à la lui souhaiter, sa fête ?

– Oh ! c’est lui qui paraît tenir à la chose ; il m’afait gracieusement avertir par un de ses amis qui est huissier.

– Bigre ! et combien te faut-il ?

– Il ne me manque que trente-cinq francs.

– C’est grave, dit Romain en portant la main à sa poche avec ungeste désespéré ; est-ce que son ami n’attendraitpas ?

– Oh ! si, il attendra dix jours pour vendre mesmeubles !

– C’est impossible, je ne saurais plus où reposer ma tête.Attends-moi, je remonte négocier un emprunt.

C’est au riche Gérondeau que Caldas s’adressa :

– Vous voulez deux louis, lui dit l’opulent expéditionnaire, jesuis bien gêné dans ce moment-ci, j’ai mis mes boutons de diamantau clou pour payer la différence de mes Nord.

– Pauvre homme ! fit Caldas vexé, je vous plainsbeaucoup.

– Oui, je suis fort à plaindre, en effet, mais je sais mesacrifier pour mes amis, moi ; j’ai trop bon cœur pour vouslaisser dans l’embarras. Asseyez-vous là, faites-moi un billet, etdemain je vous apporterai les fonds.

– Comment, un billet, vous plaisantez ?

– Mon petit, voyez-vous, ce n’est pas que je me défie, mais onne sait ni qui vit ni qui meurt. Si vous veniez à mourir, jepourrais attaquer votre famille.

– Soit, je vais vous donner ma signature, mais il faut del’argent séance tenante.

– Oh ! impossible alors, n’en parlons plus !

Et Gérondeau s’éloigna joyeux en marmottant entre ses dents:

– Je l’ai échappé belle !

Dans sa désolation, Caldas songea à Basquin ; il tombaitmal.

– Pour qui me prenez-vous ? lui dit le calligraphe vit-onjamais employé de l’Équilibre possesseur de trente-cinq francsaprès le six du mois ! Les bureaucrates rangés sont en retardd’un mois seulement, les autres sont en retard d’une année.

– Il me faut de l’argent à tout prix, dit Romain.

– Achetez une montre.

– J’y ai pensé, mais je n’aurais pas le temps de réaliser. Lecréancier attend.

– Écoutez, il y a encore deux moyens : empruntez au garçon debureau usurier, ou faites-vous faire une avance sur la caisse.

– Je ne suis pas financier, dit Caldas, lequel de ces modesd’emprunt vaut le mieux ?

– Cela dépend de la somme et des circonstances. Le garçon debureau usurier est bon enfant ; il aime les employés, et commeil est chagrin de les voir gênés, il se plaît à leur avancer sespetites économies. On le règle en billets à un, deux ou trois mois,ou on lui donne une délégation sur les appointements ; vous levoyez, c’est très commode.

– Honnête garçon de bureau ! dit Caldas, fait-il payer cherses petits services ?

– Oh ! non, il demande à peine vingt pour cent parmois.

– C’est pour rien. Parlons du caissier : il fait donc desavances ?

– Oui, aux gens qu’il connaît, c’est pure obligeance de sa part.Comment, vous ne le saviez pas ?

– Heureusement, dit Romain.

– Eh bien ! je vais vous présenter à lui.

Le caissier refuse rarement aux employés un léger service dansle courant du mois.

Est-il autorisé par l’Administration ? on n’en saitrien.

Mais on n’a pas souvent recours à lui, on préfère s’adresser augarçon de bureau usurier. Il est de fait qu’en tirant sur lacaisse, on contracte une obligation, et la reconnaissance est unfardeau lourd à porter.

Avec le garçon usurier, on a le droit de se croire parfaitementquitte lorsqu’on a payé deux cent quarante pour cent par an.

Le caissier reçut parfaitement Caldas et lui donna gracieusementce dont il avait besoin ; le propriétaire de Mlle Célestinedut être content.

C’est un mauvais service que rendit là Basquin à Caldas. Depuisce jour, celui-ci mangea ses appointements en herbe.

C’est vers le 3, d’ordinaire, qu’il commençait à demander desavances. Mais il comptait, pour rétablir sec affaires, sur sa piècedu Théâtre-Français et sur celle qu’il faisait en collaborationavec Saint-Adolphe.

Il était d’ailleurs au mieux avec le caissier. Parfois il allaitlui tenir compagnie derrière sa grille et il s’amusait à regarderles visages des gens qui venaient toucher.

C’est là qu’un jour d’émargement, il vit un monsieur bien misqui présenta un bon et reçut en échange cinq cents francs.

– Quel est ce monsieur ? demanda-t-il au caissier, etpourquoi lui donne-t-on tout cet argent ?

– Comment pourquoi ? c’est un de nos collègues.

– Mais je ne le connais pas, moi qui connais tout le mondeici ! Ne vient-il donc jamais ?

– Parbleu si, tous les trente ou trente et un du mois.

– Que fait-il alors ? qui est-ce ?

– Mon cher, murmura le caissier, c’est l’EMPLOYÉ QUI REND DESSERVICES.

Chapitre 39

 

Le Zèle, comédie en quatre actes, en prose, par MM.Saint-Adolphe et Romain Caldas, allait être terminé et présenté àM. de Chilly.

M. Deslauriers, qui n’est pas un collaborateur pour rire, avaitvigoureusement pioché. Il avait bel et bien mis pour sa part deuxmots plaisants qui n’étaient pas drôles du tout. De plus il avaitrecopié de sa plus belle écriture les deux premiers actes.

Il achevait la copie du troisième un matin, lorsque Caldasentra.

– Cher Saint-Adolphe, dit le jeune homme, nous n’en, finironsjamais, si vous me laissez dans le bureau où je suis. Il fautabsolument me mettre ailleurs.

– Ah ! si je pouvais te faire travailler dans mon proprebureau, dit tristement Saint-Adolphe, je voudrais faire concurrenceà Sardou et devenir le marquis de Carabas du boulevard.Malheureusement c’est impossible.

– Pourquoi ? demanda Romain.

– Parce que ce n’est pas l’usage, et que l’usage est le tyran del’Équilibre. Ah ! tu ne connais pas nos bureaucrates, monami ! l’usage les guide comme le caniche guide l’aveugle, etils vont en aveugles, en effet. L’usage pour eux, c’est letransparent qu’on donne aux enfants qui s’exercent à écrire. Laroutine est leur foi, ils ont pour l’innovation l’horreurqu’éprouve pour l’eau la bête enragée. Avant de faire la moindrebroutille, l’employé se gratte la tête. Vous croyez qu’ilréfléchit ? non ; il se demande : « – Cela s’est-il déjàfait ? »

Cela s’est-il fait ? voilà le grand mot.

Vous venez proposer quelque chose de grand, de beau, d’utile,d’indispensable, on vous demande d’abord : « – Cela s’est-ilfait ? – Non. – Alors, serviteur. » Vous insistez, vousprouvez qu’il fait jour à midi au mois de juin. À quoi bon ?Cela ne s’est jamais fait. Aussi, chaque année, dans les mêmescirconstances, on voit se reproduire les mêmes boulettes. Celas’est fait, cela se fera. Tout est gravé, stéréotypé, cliché. Vousavez, vous, une lettre de dix lignes à écrire, vous prenez laplume ; votre sous-chef arrive :

« – Malheureux, que faites-vous ? dit-il, il y a unprécédent.

« – À quoi bon ? répondez-vous, la chose est simple commebonjour, j’aurai fini dans cinq minutes.

« – Ce n’est pas ainsi qu’on procède, réplique le sous-chef, ily a un précédent, il faut le trouver. »

On cherche, on fait fouiller vingt bureaux, quatre centscartons, on remue des dunes de poussière, on dérange cinquanteemployés et on ne trouve rien.

– Et que fait-on alors ? demanda Caldas.

– On en revient à votre première idée. La lettre est écrite encinq minutes ; on a perdu trois jours, mais on a sauvegardé LATRADITION ADMINISTRATIVE.

Chapitre 40

 

– Prenez patience, avait dit M. Deslauriers à Caldas, restezencore quelque temps dans la pièce où vous êtes. Je vais m’occuperde vous et tâcher de vous bien caser.

Infortuné chef de bureau !

Il ne réussit pas à obtenir pour Romain la place qu’ildemandait, mais on lui en donna une à lui-même qu’il ne demandaitpas.

Il fut nommé sans avancement au bureau de la Dette. C’est àl’administration de l’Équilibre, qui est très pauvre, le moinschargé de tous les services. On le considère comme un cul-de-sac,et on y fourre les chefs dont on est mécontent.

M. Deslauriers, qui se flattait d’arriver au poste de chef dedivision, fut frappé au cœur de cette disgrâce. Il poussa les hautscris, se remua, réclama. Trop tard. Le pape n’est pas seulinfaillible : Son Excellence avait signé.

Il voulut au moins savoir pourquoi on l’envoyait chez lesSarmates, et, après une enquête souterraine, il apprit toutel’histoire de ce terrible coup de Jarnac. M. Deslauriers, tandisqu’il sommeillait dans la quiétude, avait pour sous-chef un hommeque l’envie empêchait de dormir. Ils avaient toujours été fort bienensemble, car le malheureux chef ne soupçonnait même pas lecaractère cauteleux de son subordonné.

Cet envieux, nommé Cluche, qui réussit longtemps à se fairepasser pour un brave homme, est par excellence le SUPÉRIEURSOURNOIS.

Affable et traitant en apparence son monde sur le pied de lacamaraderie, il se fait un plaisir de desservir dans l’ombre lesnaïfs qui ont eu l’imprudence de se fier à lui. Qu’un employé semette dans son tort, il l’excuse et le rassure, mais à la fin dumois il charge son dossier d’une note accablante. Il accordevolontiers la permission de s’absenter, et si l’on s’absente, il nemanque pas de faire un rapport. C’est l’homme des coups de couteaudans le dos.

Ce Cluche s’ennuyait d’être sous-chef. Il avait plusieurs foisfait valoir ses droits à l’avancement. Il ne lui en était rienrevenu.

C’est alors qu’il jeta les yeux sur la place de M. Deslauriers.On appelle cela à l’Équilibre : convoiter les souliers d’unmort. Certaines gens ne sont à l’aise que dans ceschaussures-là. Cluche imagina une combinaison assez ingénieuse, ildressa ses batteries, et un beau matin l’Administration s’aperçutque le chef du bureau de la Dette avait depuis onze ans dépassé lalimite d’âge. On s’empressa de réparer cet oubli, et on mitl’oublié à la retraite.

L’Administration cherchait sur son Livre-Noir un chef mal noté àenvoyer en disgrâce, lorsqu’elle apprit à propos que Deslauriers,non content de compromettre dans les coulisses la dignité del’Administration, collaborait avec ses propres employés, et ce,pendant la séance, à verrous tirés.

– Voilà l’homme à sacrifier, se dit-elle.

Le jour même où était signée la déportation du vaudevilliste,Cluche arrivait juste à point pour demander sa succession. Ill’aurait obtenue sans un de ces coups de fortune qui renversent lesplans les plus savamment conçus.

Un protecteur influent qu’il avait mourut dans la nuit d’uneindigestion. L’affaire s’était ébruitée dans l’intervalle, et deuxautres sous-chefs arrivèrent à la curée.

Ah ! l’Administration fut bien embarrassée ! Lesprotecteurs des deux nouveaux venus avaient juste autant de créditl’un que l’autre. Devant deux employés d’un mérite si parfaitementégal, on prit un moyen terme, et un quatrième, qui n’avait riendemandé et qui ne s’y attendait guère, eut la place.

Il se trouva qu’il la méritait.

Chapitre 41

 

Cette promotion mit sens dessus dessous le bureau desDuplicatas. M. Castelouze, le nouveau chef, tenait à faireautrement que son prédécesseur. Ce n’est pas qu’il changeât rien aufond, mais il modifia singulièrement la forme : là où on se servaitde fiches, il employa des registres, et réciproquement. Il fit plus: on écrivait sur les répertoires les chiffres d’ordre à droite età l’encre rouge, il décréta qu’on les écrirait à gauche et àl’encre bleue.

Ces réformes si radicales firent crier les mauvais esprits.

En dépit de la routine, tous les chefs en agissent ainsi, àl’Équilibre, afin d’imprimer au travail qu’ils dirigent uncaractère de personnalité.

M. Castelouze, l’homme aux chiffres à gauche, n’est pas lepremier venu. Il a su se créer dans l’Administration la renomméed’un spécialiste. C’est l’homme des affaires litigieuses, descréances douteuses, des négociations délicates.

C’est au bureau qu’il vient de quitter (le service desRecouvrements) qu’il a pris l’habitude de considérer le publiccomme un gibier. Il chasse, pour le compte de l’Administration,avec le désintéressement du chien bien dressé qui rapporte laperdrix dont il n’aura même pas les os.

Il n’est pas de Normand madré, d’avoué retors qu’il ne puisserouler sur son terrain, et il ne s’en fait pas faute. Autrefois,aux débuts de sa carrière, le zèle de Castelouze était toutpolitique. Quand il avait fait rentrer dans la caisse del’Administration un franc dix centimes sur lesquels elle necomptait pas, quand il avait découvert la fraude d’un administré,il s’en réjouissait comme de titres à l’avancement. Avec le temps,il s’est passionné, et ce qu’il en fait maintenant n’est plus dutout dans l’intérêt de son ambition ou dans celui de l’État, ilagit pour son plaisir personnel ; il fait de l’art pour l’art.Mais quel flair ! quelle subtilité ! quelle ardeur !Un rien le met sur la trace ; et quand il tient une piste,arrive toujours jusqu’au gîte. Ah ! qu’il est heureux quand ila levé un lièvre, heureux quand il l’a forcé !

Le lièvre, c’est le débiteur.

Et il ne s’en prend pas seulement aux affaires présentes, ilremonte dans le passé, à dix ans, quinze ans ; il remonteraitau déluge, sans la loi sur la prescription. Il fouille les vieuxdossiers, se roule dans la poussière des cartons oubliés, et cen’est jamais en vain qu’il bat ainsi le passé. Son sens de chasseurne le trompe jamais ; il évente des fumées insaisissables pourtout autre, et comme l’ogre il dit d’un ton joyeux : – Ça sent lachair fraîche !

Et le débiteur, qui dormait paisible sur une fraude vieille dedix ans, est tout surpris un matin de voir arriver un avertissementqui l’engage à se présenter dans la huitaine au bureau pour selibérer.

Pour nombre d’employés qui ne font pas leur devoir, il fait,lui, plus que son devoir. Il outrepasse ses droits, souvent aumépris de la justice ; il abuse de l’ignorance de l’un, de lafaiblesse de celui-ci, et de l’incurie de ce troisième. Il prie, ilmenace, il est impitoyable, et pour que l’Administration ne soitpas lésée, il lèse au besoin le public.

On connaît bien son penchant à l’Équilibre, et un chef dedivision, qui comme M. Dupin cultive le calembour, disait enparlant de Castelouze : Il a le regard fisc.

En réalité Castelouze a l’œil de l’oiseau de proie ; sonnez est busqué comme le bec de l’aigle ; il a la dent blancheet pointue du carnassier ; ses aptitudes morales ont modifiéson physique ; il a la tête fureteuse et des allures delimier ; il ne marche pas, il quête ; sa narine mobilesemble prendre le vent. Quand il se pose, il tombe en arrêt, latête allongée en avant, les épaules infléchies, les jambeslégèrement ployées sur le jarret, les bras prêts à saisir laproie.

Malgré toutes ces qualités de race, les capacités de Castelouzene s’élèvent pas au-dessus d’un certain ordre ; il a les vuesbornées, comme tous les gens qui se passionnent, et il est entêtécomme les hommes à idées fixes. En dépit du mouvement qu’il sedonne et des services qu’il rend, on ne le considère pas en hautlieu comme un des Directeurs de l’avenir.

C’est de lui que le ministre disait :

– Il bat des ailes, mais il ne vole pas.

Chapitre 42

 

Le passe-droit dont M. Deslauriers avait été victime fit àCaldas le plus grand tort.

Quand on est employé, à l’Équilibre, on commet une faute gravesi on se lie d’amitié avec un autre employé, quel qu’il soit,supérieur ou subalterne. Jamais on ne partage, en effet, la bonnefortune de cet ami, si la faveur enfle ses voiles ; on esttoujours éclaboussé par sa disgrâce, s’il vient à sombrer.

Caldas apprit cette belle maxime d’un jeune commis, fils d’ungarçon de bureau, qui avait été élevé par son père dans la craintede Son Excellence et de la hiérarchie.

Ah ! c’était un bon père, ce garçon de bureau, et surtoutun homme convaincu. Du jour où son fils fut nommé commis, il lesalua dans la rue et ne lui parla plus qu’avec vénération.

La Hiérarchie avec la Tradition, voilà les deux pivots del’Équilibre. Aussi l’Administration s’efforce-t-elle de multiplierentre tous les grades les lignes de démarcation, et c’est elle-mêmeautant que l’orgueil personnel qui creuse un abîme entre lesupérieur et son subordonné.

Le caractère national aussi y aide beaucoup, et le Français, quiest fou d’égalité, est bien aise d’avoir quelqu’un à saluer avecdéférence, à la condition d’avoir quelqu’un à regarder avecmépris.

La politesse jette une planche sur ce gouffre qui sépare deuxhommes d’un grade différent, mais c’est une planche pourrie quirompt au moindre effort. Quelle que soit l’urbanité de l’un et del’autre, dans la rue, à table, dans un salon, vous distinguerez àcoup sûr le chef de son inférieur.

La familiarité de ce dernier, quoi qu’il fasse, aura quelquechose de courtisanesque ; ce ne sera qu’une nuance, mais onpourra la saisir, et l’intimité de l’autre aura toujours l’aird’une condescendance.

Entre les hommes, cependant, il faut un observateur pour devinerces sous-entendus. Mais de femmes, quelle hauteur d’un côté, quellehumilité révoltée de l’autre !

En dehors de l’Équilibre, il y a tout un ministère enjupons ; il y a madame la directrice et madame lacheffe de division, la cheffe de bureau et lasous-cheffe ; le reste ne compte pas. On inviteparfois la femme du commis principal, qui ce jour-là met sur sondos trois mois des appointements de son mari, mais c’est uneexception.

Quant aux commis et aux expéditionnaires, on a soin, si on lesinvite, d’oublier mesdames leurs épouses.

La hiérarchie féminine est toujours une puissance, et l’employéde l’Équilibre arrivé par les femmes prouve que les jeunes gens quivont dans le monde n’ont pas tort.

Par malheur le beau sexe est mauvais juge des capacités, et lesdignitaires qu’il fait ne payent souvent que de mine. Ce n’est pasau théâtre seul que l’emploi des jeunes premiers va s’effaçant dejour en jour. Caldas, qui fréquentait peu les salonsadministratifs, ne put observer ces choses que de loin. Iln’espérait point arriver par les femmes ; comme il visait hautcependant, il cherchait à se rendre bien compte de tous les rouagesde l’immense machine bureaucratique. À ses instants perdus il ladémontait, cette machine, pour son instruction particulière, à peuprès comme on démonte un tourne-broche.

Il y découvrit un mouvement très simple, fonctionnant trèsrégulièrement, mais surchargé et entravé par beaucoup de ressortsinutiles et d’engrenages superflus. Peut-être l’Administrationn’a-t-elle pu éviter ces mille et une complications dans sonmécanisme. Dans les bureaux, qui véritablement sont restés lesmêmes depuis Colbert, il s’est toujours trouvé des hommes qui ontsu exploiter à leur profit les besoins du moment. La nécessitépassée, le bureau créé reste, et pour lui donner alors uneapparence d’utilité, on détourne les affaires et on les y faitpasser, à peu près comme on fertilise un champ en saignant unerivière.

Le nombre toujours croissant des services tient encore à deuxcauses :

À la manie qu’a la petite bourgeoisie de pousser ses enfantsdans l’Administration. Elle croit leur avoir donné un état libéralquand elle leur a posé une plume derrière l’oreille. Le négociantenrichi s’imagine grandir dans son héritier quand il a réussi à lefaire entrer au ministère. Ce fils ira dans le monde officiel, ilsera un personnage. Et la croix d’honneur ! il est sûr del’avoir dans un temps donné.

Les ministères assiégés se défendent comme ils peuvent, ilsmultiplient les obstacles devant leurs portes. Ils font tout pourdécourager ; ils exigent des titres nouveaux ; ilsaugmentent chaque année la difficulté des examens. L’ardeur ne seralentit pas. Cependant les ministères semblent crier :

« Bourgeois mesquins, gardez donc vos enfants. N’en savez-vousdonc que faire ? L’agriculture manque moins de bras que detêtes. L’industrie a besoin de renforts ? le commerce vacroissant tous les jours. Que me chantez-vous donc avec votreprofession libérale. L’homme qui gagne six mille francs par an dansun bon métier est financièrement plus riche que l’employé appointéà dix mille. Je ne peux pas vous enrôler tous, il faut bien qu’auxadministrateurs il reste quelques administrés. »

L’autre cause provient de l’esprit de défiance naturel au peuplefrançais. Ce gros mot de concussion est un épouvantail ruineux. Luiqui admire la bureaucratie, voit toujours dans ses cauchemars desemployés puisant à pleines mains dans les caisses publiques, et,pour se délivrer de cette obsession, il a multiplié le contrôle àl’infini. Il paye tous les ans quinze millions dans la craintequ’on ne lui prenne vingt-cinq centimes.

Aussi l’Administration française est la plus régulière et laplus honnête qu’il y ait au monde. Ce résultat coûte un peu cher,mais la France est assez riche pour payer sa vertu.

Pour en revenir à l’Administration de l’Équilibre, elle estminutieuse et fouilleuse, chercheuse, méticuleuse, soigneuse,éplucheuse, ombrageuse, fureteuse, contrôleuse, mais par-dessustout consciencieuse.

Elle est aussi tracassière, paperassière, écrivassière,coutumière, cartonnière, mais avant tout régulière.

Pour obtenir la solution de la moindre affaire, il y faut vingtvisas et quarante contrôles ; le solliciteur est renvoyé dePilate à Caïphe ; chacun reconnaît qu’elle est juste, maispersonne n’épouse sa cause, tous les employés s’en lavent les mains(au figuré), et sa passion dure parfois des années entières.

S’il se fâche, ce bon solliciteur, s’il s’irrite ;

– Votre affaire viendra en son temps, lui répond-on, elle suit :LA FILIÈRE ADMINISTRATIVE

Quand les maçons construisent une maison, pour monter lesbriques ou les moellons du sol jusqu’au dernier étage, ils dressentune échelle, se placent sur les divers échelons et se passent lesbriques de mains en mains. Les maçons sont paresseux, mais lesentrepreneurs sont rusés. On calcule donc les distances et l’on metjuste le nombre d’hommes nécessaire, ni trop ni trop peu, pour queles matériaux arrivent rapidement à leur destination, avec le moinsde fatigue possible pour les travailleurs, afin qu’ils travaillentlonguement.

La filière administrative, au ministère de l’Équilibre, était audébut quelque chose d’analogue : l’organisation du travail, divisépour arriver à une somme de travail plus grande et plus rapide.

Mais les hommes de génie qui ont créé l’administration del’Équilibre comptaient sans les abus.

Chaque année est venue ajouter un rouage inutile à lamachine ; la centralisation, géant aux mille bras, a toutabsorbé et tout compliqué.

Aujourd’hui la filière est un labyrinthe inextricable dont ilest difficile de sortir sans fil conducteur.

Une affaire est présentée à un bureau. Vous croyez peut-êtrequ’elle va s’y traiter ? point ; s’y préparer aumoins ? pas encore. Nous avons, s’il vous plaît, quelquespetites formalités à remplir, oh ! mon Dieu ! moins querien. Il faut d’abord prendre l’avis de trente autres bureaux.Quand on a colligé ces trente avis différents, un grand pas estfait. Nous entrons dans une phase nouvelle, il s’agit maintenant deconsulter les fonctionnaires spéciaux, commissionnés adhoc.

Nouveaux délais ; autres consultations.

Des incidents sans nombre peuvent surgir ; mais passons, etsupposons encore ce temps d’arrêt franchi. Voici enfin le bureausaisi régulièrement avec toutes les pièces à l’appui. Il vas’occuper de vous ; mais patience, il s’en occupera quandvotre tour sera venu. Enfin il est arrivé, votre tour. On traitel’affaire, on en décide. Ce n’est point encore fini. Le bureaupropose, mais le chef dispose. Et quand le chef a disposé, il fautencore que le chef de division confirme, après quoi vous avezgrande chance de voir enfin la chose aboutir, à moins quel’autorité supérieure ne juge qu’on a fait fausse route, auquel castout est à recommencer.

Caldas connut à fond la filière administrative à l’occasion d’unsien cousin qui depuis sept ans activait au ministère del’Équilibre la liquidation d’une indemnité.

Comme ce cousin était pressé, comptant là-dessus pour manger, ilvenait dans les bureaux tous les deux jours. Par bonheur ilrencontra Romain, qui en moins de cinq semaines obtint unesolution.

L’argent arriva fort à propos. Le cousin étant mort de faim laveille, il servit à le faire enterrer.

Chapitre 43

 

Autrefois, lorsque les chemins de fer n’avaient pas détrôné lamalle pour le transport des dépêches, les maîtres de poste et lespostillons distinguaient quatre espèces de chevaux.

D’abord le cheval emporté : celui-là s’épuisait en efforts,tirait comme un diable à plein collier, aux montées, aux descentes,toujours et partout ; il rentrait à l’écurie, trempé d’écumeet de sueur, il durait peu. Pour modérer son ardeur, on tapaitdessus.

Ensuite le cheval quinteux : il tirait ou ne tirait pas, suivantson caprice. Il faisait un mauvais usage. On tapait dessus.

Puis la rosse ; c’était un mauvais cheval qui ne tiraitjamais, il succombait bientôt aux mauvais traitements. On tapait,on tapait dessus.

Enfin le bon cheval : il tirait quelquefois, quand il ne pouvaitfaire autrement, mais il avait toujours l’air de tirer ; ilallait d’un train égal, la tête basse, regardant sournoisement lecheval quinteux qu’on rouait de coups, et le cheval emporté quifaisait toute la besogne. Il rentrait à l’écurie sans un poilmouillé. Eh bien ! il était considéré, on lui donnait doubleration d’avoine ; il durait dix ans : on ne tapait pasdessus.

Quatre bons chevaux attelés à la malle, et la malle n’aurait pasroulé.

Cette parabole peut s’appliquer à l’administration del’Équilibre, si ce n’est que jamais elle n’a tué employé detravail. Sa conscience à cet égard ne lui reproche rien.

Donc, à l’Équilibre, ou divise aussi les bureaucrates eu quatreclasses :

L’EMPLOYÉ FERVENT : il a encore le beau feu de ses débuts.

L’EMPLOYÉ TIÈDE : il se soucie médiocrement de l’Administrationet le laisse voir.

Le MAUVAIS EMPLOYÉ : il a jeté son bonnet par-dessus les moulinset ne compte plus que comme un zéro.

LE BON EMPLOYÉ : il est, pour tout ce qui touchel’Administration, d’un désintéressement sublime ; il se souciede la besogne comme de Colin-Tampon, mais, comme le bon cheval dumaître de poste, il a toujours l’air de tirer ; il estconsidéré, il a l’estime de ses chefs et, ce qui lui plaîtdavantage, des gratifications au jour de l’an.

Caldas, depuis l’affaire Saint-Adolphe, passait pour un employétiède, et, sans doute pour l’encourager à rentrer dans le droitchemin, on le désigna pour faire partie du BUREAU DES MAUVAISSUJETS

Le bureau des Liquidations jouit, depuis la fondation del’Équilibre, de la plus détestable des réputations.

Il est convenu que du matin au soir les employés y font une vied’enfer.

À une certaine époque ce service n’était composé que devieillards tristes et laborieux ; mais telle est la force durenom, que ces pauvres diables passaient pour desdiables-à-quatre.

Ils sont aujourd’hui remplacés par une majorité de jeunes gensqui ont à cœur de ne point faire mentir la tradition.

Ce bureau est le salon de conversation du ministère. C’est lerendez-vous des oisifs ; on y cause, on y joue au bouchon, ony fait la partie de piquet, on y boit de la bière toute la journée.Là s’organisent les pique-niques, se machinent les mauvaisesplaisanteries, s’élaborent les charges. On y blaguel’Administration à outrance ; on y parle politique avec degrands éclats de voix, et souvent on s’y prend aux cheveux.

En dépit du tapage, des conversations à douze, des visitescontinuelles, des chansons en chœur, des batailles, la besognemarche fort bien dans ce bureau, le plus chargé de tout leministère et le seul qui ait à traiter des affaires sérieuses etdélicates.

Le chef de ce bureau est le plus formaliste des hommes. Leshonneurs administratifs lui ont monté au cerveau, et il porte latête comme un Saint-Sacrement. C’est lui qui fait toujours faireantichambre un quart d’heure à tous ses subordonnés, surtout à sonsous-chef, afin de bien établir la ligne de démarcation.

Il est au plus mal avec ses employés, dont il a vainement essayéde réformer la tenue. Il évite d’entrer dans leur pièce ; ilest vrai que s’il y pénètre quelquefois, la présence de cet hommedigne n’arrête ni les jeux, ni les rires. Sa figure glacée ne lesintimide pas plus que les mannequins dans les cerisiersn’effarouchent les oiseaux.

Le sous-chef de ce service passe sa vie à porter des paroles depaix des employés au chef de bureau, et réciproquement ; ildiscute les trêves et les armistices ; c’est le négociateurjuré.

L’entrée de Caldas dans ce bureau inaugura une recrudescence devisites et par conséquent de vacarme.

Il amena toute sa clientèle, Jouvard, l’aimable Sansonnet, lesbureaucrates Tant-pis et Tant-mieux, Gérondeau, Basquin qui venaitquatre fois par jour, et bien d’autres encore.

On comptait sur le rédacteur du Bilboquet pourorganiser des scies désopilantes ; mais il se trouva queRomain goûta modérément les excellentes plaisanteries de sescollègues. Ils venaient de faire mourir de chagrin un pauvre vieilemployé égaré parmi eux. Ils étaient en train d’en envoyer un autreà Charenton.

Le vieillard qui avait succombé aux farces de ces messieursétait un brave homme, isolé, sans famille, qui n’avait que sa placepour vivre.

Il n’était pas fort, et les employés, qui tous pétillentd’esprit comme on sait, sont impitoyables pour les pauvresd’esprit.

Le père Germinal, comme on l’appelait à l’Équilibre, devint leursouffre-douleur. On commença par de petites tracasseries, ontrempait ses plumes dans l’huile, on mettait du sable dans sonécritoire ; on lui attachait des queues de papier au collet desa redingote ; on cousait les poches de son paletot.

Si parfois il s’endormait, on l’éveillait en sursaut en arrosantd’eau froide son crâne dénudé. Mais comme il souffrait en silence,comme il n’osait se plaindre, on passa à des charges plusfortes

On lui persuada que l’Administration était décidée à supprimerson emploi (le pauvre homme n’avait pas droit à la retraite). De cemoment il ne vécut plus.

Comme ses tristesses et ses inquiétudes n’étaient pas encoreassez risibles, on s’arrangea de façon à lui faire croire qu’ilavait à l’Équilibre la réputation d’un mouchard. Soixante employésau moins, qui avaient reçu le mot, trempèrent dans cette excellentebouffonnerie.

Tout d’abord on battit froid au père Germinal ; on setaisait quand il entrait ; on chuchotait en sa présence ;on affectait de le regarder avec défiance ; on évitait sasociété. Inquiet de ces procédés, le bonhomme s’enhardit jusqu’à endemander la cause à celui de tous ses collègues qui l’effrayait lemoins.

Celui-ci haussa les épaules.

– Vous savez bien ce dont il s’agit, lui répondit-il avecmépris.

– Moi, je vous jure que je ne sais rien !

– Allons donc ! reprit l’impitoyable farceur, on sait quevous êtes la créature de notre chef, et on n’ignore pas que vouslui faites des rapports sur nous.

Cette révélation consterna Germinal. Il se voyait, lui innocent,accusé d’infamie, odieux à tous et perdu de réputation. Pendantquatre ou cinq jours, à moitié fou de douleur, il n’osa plusreparaître au ministère ; la réprobation généralel’épouvantait.

Enfin, un matin, il se décida à venir ; fort de saconscience, il voulait se disculper.

Devant tous ses collègues, il entreprit, d’une voix émue et lesyeux pleins de larmes, de prouver l’injustice des soupçons dont ilétait victime.

Son plaidoyer fut vraiment grotesque, mais ne désarma personne.On lui répondit qu’on n’était pas dupe de ses pleurnicheries.

Un des plaisants l’appela :

– Vieux Judas !

Sur ce mot il sortit au milieu des huées, rentra chez lui et sependit.

Ce résultat n’a pas refroidi complètement les farceurs, et c’estmaintenant après M. Givrod qu’ils s’acharnent.

Monsieur Givrod, qui est aussi naïf que feu Germinal, donne têtebaissée dans tous les panneaux qu’on lui tend. Voici la dernièremystification dont il a été victime ; on en rit encore àl’Équilibre.

Un matin un des employés du bureau arrive avec un journal danssa poche. Le feuilleton de ce journal rendait compte d’un concertdonné par un célèbre flûtiste qui porte le même nom qu’un chef dedivision de l’Équilibre.

– Messieurs, commença cet employé, vous savez que notre chef dedivision est de première force sur la flûte.

– Ah bah ! fit Givrod.

– Comment ! vous l’ignorez, continua le farceur. Hier soiril a donné un concert à la salle Herz et a obtenu un succèsétourdissant. Lisez ce qu’en dit M. Scudo.

Le journal passa de main en main et arriva jusqu’à Givrod, quide sa vie n’avait été si étonné.

– Messieurs, proposa alors un camarade, en présence d’un teltriomphe il est, je crois, de notre devoir de complimenter notrechef de division.

– Croyez-vous ! demanda Givrod.

– Nous n’en doutons pas, s’écrièrent tous les autres et, dansl’intérêt de notre avancement, chacun de nous doit aller à son tourle féliciter.

Tous sortirent en effet l’un après l’autre. En revenant tousdéclaraient que le chef de division avait paru extrêmement sensibleà leur démarche.

Givrod veut faire comme tout le monde. Il court au bureau duchef de division, insiste auprès du garçon pour être admis, et a lebonheur enfin d’y pénétrer.

– Ah ! Monsieur ! s’écrie-t-il dès le seuil,permettez-moi de joindre mes félicitations à celles de mescollègues. Quel admirable talent vous avez !

– Que voulez-vous dire ? demande le chef surpris.

– Oh ! ne vous en défendez pas, continue Givrod d’un airfin, j’y étais, je vous ai vu. Quelle embouchure ! queldoigté !

Le chef de division tombait des nues.

– Ah ! c’est plus fort que Tulou, reprend Givrod ; etfaisant le geste d’un homme qui joue de la flûte : Monsieur,laissez-moi vous le dire, vous en pincez comme personne !

Le chef qui n’est pas patient, convaincu que l’infortuné estivre ou fou, sonne et le fait mettre dehors.

Givrod revient au bureau fort piteux, et ses camarades luiprouvent qu’il aura blessé son supérieur par quelque flatteriegrossière et maladroite. Il le croit, et au prochain concert ilcompte bien s’y prendre plus délicatement.

Chapitre 44

 

Le premier jour de son entrée au bureau des Mauvais sujets,Caldas trouva que ses collègues étaient vraiment trop gais. Lesoir, pressé de sortir, il voulut prendre son chapeau, mais lesbords lui restèrent à la main : on avait mis au fond un poids dedix kilos,

Caldas goûta peu la charge, mais il ne dit rien.

Le lendemain, comme il entrait, un carton préparé à l’avance etrempli de poussière lui tomba sur la tête et faillitl’éborgner.

Il trouva la plaisanterie mauvaise, s’épousseta, s’essuya, maisne dit rien.

Dans la journée, ayant eu soif, il voulut boire un verre d’eauet avala d’un trait une rasade d’eau bouillante.

Il fut sur le point de se mettre en colère ; pourtant il nedit rien encore.

Au moment de partir, il ne trouva plus son paletot ; tousles camarades avaient filé sournoisement. Après avoir cherché uneheure, il fut réduit à regagner son domicile avec son habit detravail, une loque immonde.

C’en était trop, et comme il n’aime pas les disputes, il arrivade bonne heure le jour suivant, et au premier qui entra il donnaune paire de calottes.

Le calotté était le seul qui n’eût pas trempé dans laplaisanterie. Aussi fit-il des excuses à Caldas, qui daigna s’encontenter, mais passa dès lors pour un mauvais coucheur.

– Vous n’avez vraiment pas le mot pour rire, lui dit un de sescollègues ; on ne croirait jamais que vous soyez rédacteur duBilboquet.

Cependant cette histoire de soufflet fit beaucoup pour la gloirede Romain et, ce qui vaut mieux, elle assura sa tranquillité. Lesfarces ne s’adressèrent plus à lui.

Une des grandes occupations du bureau des Liquidations, lorsquela charge n’est pas à l’ordre du jour, c’est la politique et ladiscussion des affaires publiques.

La question italienne et la politique de M. de Bismark ont étéétudiées et traitées à fond ; on s’y intéresse même auxévénements intérieurs ; on y a discuté les moyens de défensede Troppmann, et on ne crée pas un impôt nouveau sans que desorateurs s’inscrivent pour ou contre.

Toutes les opinions d’ailleurs, et même toutes les nuancesd’opinions, y ont leurs représentants. En cherchant bien, on ytrouverait quelque adhérent des vieux partis, si jamais les vieuxpartis ont existé ailleurs que dans les causeries littéraires deSainte-Beuve.

Il y a des hommes des anciens régimes, c’est là le plus beléloge qu’on puisse faire de l’Administration de l’Équilibre, quipermet à chacun d’avoir une opinion, pourvu que personne ne s’enaperçoive.

Caldas n’a pas d’opinion, ou plutôt il s’en est composé une defantaisie qu’il développe avec beaucoup de vivacité et deprofondeur ; il s’intitule philosophe-aristocrate-socialiste.Il est d’ailleurs tolérant, et peut causer de quoi que ce soit sansdevenir rouge de colère et sans appeler son adversaire : « Navet, »comme a l’habitude de le faire M. Louis Veuillot.

Aussi, au bureau des Liquidations, le prenait on volontiers pourarbitre lorsqu’on n’était pas d’accord, et on n’était jamaisd’accord.

La divergence des opinions de ces messieurs s’explique.

Deux se cotisent pour s’abonner au Temps ; il y ena un qui ne lit que la Gazette de France ; le plusriche, reçoit le Journal des Débats ; un autre achètele Siècle ; celui-ci adhère auConstitutionnel, cet autre à l’Ami de laReligion. Un dernier n’a d’opinion qu’une fois par semaine, etcela tient à ce que l’Électeur libre est un journalhebdomadaire.

Tous se feraient hacher menu comme chair à pâté pour soutenir ledire de leurs feuilles. Parole imprimée est pour eux paroled’Évangile, et tout rédacteur est un prophète.

Il y a trois employés que la politique touche médiocrement : unqui n’y comprend absolument rien, c’est le plus intelligent detous, et deux qui ont bien d’autres chats à fouetter.

Caldas avait remarqué chez l’employé qui ne comprend rien à lapolitique des allures mystérieuses, il le voyait tirer de temps àautre un petit cahier de son tiroir et y inscrire quelques notes àla dérobée. Son cahier ne le quittait pas. Chaque fois qu’il avaitoccasion de sortir, fût-ce vingt fois par journée, il le mettaitostensiblement dans sa poche en disant : « Au revoir,Messieurs ! » Romain intrigué résolut de pénétrer cetteténébreuse affaire, et, après trois semaines de flagorneriesaudacieuses, l’homme mystérieux lui ouvrit son cœur et soncarnet.

Cet employé assimile le ministère à une ménagerie et il passe savie à chercher des analogies entre ses camarades et les diversanimaux de la création. Il est convaincu que si on trouvait soncahier, il serait destitué par son chef et lapidé par sescollègues. De là toutes ses précautions. Dans ce cahier il compareLorgelin à un ours, Coquiller à une huître, Nourrisson à unperroquet, Rafflard à un hérisson, le Cluche à un serpent àlunettes, Basquin à un ouistiti, le caissier du Service intérieur àun boule-dogue, et Gérondeau à un dindon.

Caldas, comme journaliste, y était inscrit en qualité decaméléon. Il ne fut pas flatté du rapprochement ; aussirépondit-il à ce Van-Amburg de la bureaucratie, qui lui demandaitson avis sur ce petit travail :

– Je ne vous trouve pas Buffon !

L’un des deux employés qui ont bien d’autres chats à fouetterest L’EMPLOYÉ QUI NE DÉPENSE PAS SES APPOINTEMENTS.

Il thésaurise et place à gros intérêt, probablement à la petitesemaine. C’est lui qui organise des loteries dans l’intérieur duministère ; c’est une vieille pendule, une lampe, une montreavec la chaîne en jaseron, qu’il place à un franc le billet. Ilécoule ainsi des rossignols qu’il achète à vil prix.

Depuis vingt ans il est au ministère : il gagne deux millefrancs d’appointements, et, entré avec vingt-cinq francs pour toutefortune, il possède aujourd’hui, sans avoir rien volé à personne,un capital clair et net de plus de cinquante mille francs.

Cet employé a une maîtresse qui lui fait ses pantalons, et ilporte des souliers vernis en moleskine.

L’autre original est un homme bien malheureux, allez ! Safemme est jeune, jolie et coquette, et il est jaloux…

Avant de venir au ministère le matin, il enferme, dit-on, sonépouse ; mais ce n’est pas vrai, et la preuve, c’est que troisou quatre fois par jour il s’esquive et court jusqu’à son domicile,afin de s’assurer de la présence réelle de la dame.

Il a entendu dire (ce doit être un conte bleu) que certainsemployés ont dû aux charmes de leur moitié un avancement rapide. Sacervelle en a été troublée, et l’année dernière, ayant obtenu uneaugmentation d’appointements de soixante-cinq francs par an, il afait une scène horrible à sa femme et battu froid à son chefpendant six mois.

Dans ce bureau des Mauvais sujets, Caldas trouva cependant untype et un ami.

Le type est l’employé qui a une cousine femme du monde etimmensément riche. Il est allé chez elle en soirée, une fois, il ya quelque dix-huit ans ; depuis, il fait chaque semaine lerécit détaillé de cette fête mémorable.

L’ami est l’employé gentilhomme, l’héritier d’un grand nom. Ilest venu chercher au ministère un abri contre l’orage. Quels quesoient les hasards de son existence, son cœur sera toujoursau-dessus de sa fortune. On le trouve fier à l’Équilibre ;cela tient peut-être à ce qu’il est bien élevé.

Au bureau des Mauvais sujets, outre qu’on boit de la bière, onfume du matin au soir. Pipes et cigares cependant sont sévèrementproscrits du ministère. De petites pancartes qu’on lit à tous lesétages, le long de tous les corridors et dans toutes les pièces,l’apprennent aux visiteurs. Ces petites pancartes sont ainsiconçues :

Il est expressément défendu de fumer dans l’intérieur duministère de l’Équilibre

Cet avertissement, comme de juste, n’empêche rien. On cite deschefs incorrigibles qui se renferment pour brûler un cigare. Lesemployés formalistes ne manquent jamais, lorsqu’ils vont « engriller une » dans quelque réduit inaccessible, de laisser surleur pupitre une note au crayon qui explique leur absence.

Même cette note au crayon est le pendant du tour du chapeau.

En voici la teneur ordinaire :

« Je suis au bureau 73 à prendre un renseignement.»

Il n’y a pas d’exemple qu’un chef soit jamais allé vérifier lachose au bureau 73. À l’Équilibre, on aime mieux croire que d’allervoir.

Autre effet de la défense expresse :

Un jour Caldas vit s’escrimer de la pipe un employé que le tabacsemblait incommoder. Il pâlissait à vue d’œil…

– Vous avez tort de fumer, lui dit Romain.

– Eh ! je le sais bien, répondit l’autre ; mais quevoulez-vous ? c’est défendu !

Chapitre 45

 

On était au vingt-neuf décembre. L’espoir de la gratificationagitait tous les cœurs. Comme tous ses collègues, Caldas comptaitsur la munificence de l’Administration. Même il avait d’avancearrêté l’emploi de cet argent.

Et ce n’était certes pas présomption de sa part. Ses droitsvalaient bien les droits des autres. L’Administration d’ailleurs nefait point de jaloux. En bonne mère qu’elle est, elle ouvre sacaisse pour tous ses enfants.

Pour les bons employés, la gratification est unerécompense ; pour les mauvais, c’est un encouragement à mieuxfaire.

Caldas ne fut ni encouragé, ni récompensé.

Le jour des étrennes arriva. Romain se mêla à la foule desbureaucrates qui va chaque année applaudir au petit discours quefait Son Excellence Monsieur le Ministre. Il envoya quarante-troiscartes à un nombre égal de sommités de l’Administration ; etcependant il ne lui fut pas octroyé un sou.

Le pot au lait de ses espérances fut renversé.

Saint-Adolphe, chef de bureau, avait commis une faute, Caldasfut puni. Rien n’est plus juste. Si Caldas avait fait quelque chosede bien, Saint-Adolphe eût été récompensé.

En présence d’un déficit de cent cinquante francs, Romainsongeait très sérieusement à s’arracher les cheveux, lorsque deuxagréables surprises compensèrent ce léger mécompte.

Son père lui envoya encore un mandat rouge, et sa pièce, lesOisifs, fut mise en répétition au Théâtre-Français.

Il n’avait donc plus qu’à attendre. Et il attendit, sans trop decontrainte, sans presque sentir l’ennui ; car il avait beaudire, beau faire, le temps critique était passé, ils’habituait.

Oui, il s’habituait, il prenait les allures d’une montre régléepar Bréguet : il ne retardait plus pour arriver le matin, et poursortir il n’était pas trop en avance.

Il mangeait, buvait à heure fixe, et il y prenait un certainplaisir ; les miasmes du bureau ne l’horripilaient plus.

Tous les dimanches, sous prétexte de respirer l’air pur à lacampagne, il allait se promener dans la poussière à Saint-Cloud ouailleurs.

Il avait surpris le secret de travailler sans rien faire. Ilpouvait s’occuper énormément pendant six heures à écrire soixantemots. Enfin, symptôme plus grave, deux ou trois fois il s’aperçutqu’il souriait aux plaisanteries de ses collègues.

Avouez-le, monsieur, il était temps qu’une crise décisive seproduisît dans son existence.

Donc il était en train de reconquérir la réputation de bonemployé, lorsqu’un matin son garçon de bureau lui remit un petitlivre qui lui était adressé sous pli.

Sur la première page, il aperçut cette dédicace manuscrite :

À monsieur Romain Caldas, rédacteur du BILBOQUET.

HOMMAGE DE L’AUTEUR.

Cette dédicace était signée du nom d’un de sescollègues.

Il tourna le feuillet et lut :

 

CATÉCHISME DE L’EMPLOYÉ

À L’USAGE

DU MINISTERE DE L’ÉQUILIBRE(1)

 

(1)Petit catéchisme des employés des DroitsRéunis,

par J. B. (Justin Bonraignon) ;

Paris 1843, petit in-32,

édité par Guillaume (très rare).

Tout d’abord Caldas crut à une charge.

– Celle-ci est drôle, pensa-t-il.

Mais ce n’était pas une charge, ainsi qu’il s’en put convaincreen poursuivant la lecture du petit livre dont voici un extraitexact :

DEMANDE : – Qui vous a créé et mis au monde del’Administration ?

REPONSE : – Son Excellence Monsieur le Ministre.

D. – Comment ?

R. – Par une simple signature.

D. – Pourquoi ?

R. – Pour toucher des appointements tous les mois, unegratification au jour de l’an, travailler le moins possible, monteren grade s’il se peut, et mériter ainsi une bonne retraite à la finde mes jours.

D. – Qu’est-ce que monsieur le ministre ?

R. – Un être impersonnel que je ne connais pas et queprobablement je ne connaîtrai jamais.

D. – Pourquoi dites-vous qu’il estimpersonnel ?

R. – Parce que le ministre et le portefeuille existentindépendamment de la personne.

D. – Expliquez mieux votre pensée ?

R. – Je reconnais pour ministre l’homme dont la signaturepeut me donner de l’avancement, que ce soit Pierre ouPaul.

D. – Pourquoi dites-vous que vous ne le connaîtrezprobablement jamais ?

R. – Parce que nous ne fréquentons pas les mêmessociétés.

D. – Quels sont vos devoirs envers monsieur leministre ?

R. – Je dois être très raide avec lui, afin de lui inspirerla plus haute idée de l’Administration.

D. – Pourquoi lui inspirer la plus haute idée del’Administration ?

R. – Afin que le pays ne soit jamais induit en tentation dediminuer le nombre des emplois.

D. – Qu’est-ce qu’un emploi ?

R. – Une grâce d’état qui permet de traverser, en paix avecsa conscience et son estomac, cette vallée de larmes qu’on appellela vie.

D. – Tout le monde peut-il remplir un emploi ?

R. – Non.

D. – Que faut-il pour cela ?

R. – Une commission.

D. – Qu’entendez-vous par une commission ?

R. – La commission est une feuille de papier revêtue dusceau officiel qui donne le pouvoir pour faire les fonctionsbureaucratiques et la grâce pour les exercer dignement.

D. – D’où vient ce pouvoir ?

R. – De Son Excellence qui le transmet à ses Directeurs avecfaculté de le communiquer aux autres.

D. – Comment ce pouvoir se transmet-il de SonExcellence jusqu’au dernier employé ?

R. – Ce pouvoir se transmet comme il s’est transmis en touttemps, par une succession qui n’a point été interrompue et quicontinuera dans les bureaux jusqu’à la consommation dessiècles.

D. – En quelle disposition doit-on recevoir sacommission ?

R. – Il y a quatre principales dispositions pour recevoir sacommission.

D. – Quelle est la première ?

R. – La première est d’être en état de grâce.

D. – Quelle est la seconde ?

R. – La seconde est d’y être appelé et de ne s’y pas ingérerde soi-même.

D. – Quelle est la troisième ?

R. – La troisième est d’être irréprochable dans sonécriture.

D. – Quelle est la quatrième ?_

R. – La quatrième est d’être animé du zèle de la gloire del’Administration.

D. – Expliquez ce que c’est quel’Administration ?

R. – L’Administration est l’assemblée des fidèles employés,qui, sous la conduite des supérieurs légitimes, ne font qu’un mêmecorps dont Son Excellence est le chef invisible.

D. – Pourquoi dites-vous invisible ?

R. – Parce qu’il faut des mérites particuliers pour enobtenir une audience.

D. – Qu’entendez-vous par la gloire del’Administration ?

R. – Sa prépondérance universelle.

D. – Comment l’assurez-vous ?

R. – En ne permettant pas que jamais on discute ses actesavec les faibles lumières de la raison. Elle doit être vénéréecomme l’arche sainte. Hors de l’Administration, point desalut !

 

Le catéchisme tomba des mains de Caldas.

– Voilà, dit-il, un fanatique pour qui l’Administration est unereligion. Il dit tout haut ce que la France pense tout bas : c’estun signe des temps.

Chapitre 46

 

Trois mois s’écoulèrent pleins de périls pour Caldas, obligé àla fois d’être présent à son bureau et de suivre les répétitionsdes Oisifs, de ménager la chèvre de l’Administration et lechou du Théâtre-Français.

Comme il s’en allait en catimini sur les deux heures, au détourd’une galerie quelqu’un lui sauta au cou.

C’était un ancien camarade de collège.

– Que fais-tu ici ? demanda-t-il à Romain.

– Rien.

– Tu es donc employé ?

– Tu l’as dit. Mais toi-même ?

– Depuis six mois, mon cher, je suis attaché au cabinet duministre.

– Je te demande ta protection, dit Caldas.

– Tout ce que tu voudras, répondit l’attaché du cabinet. Maisviens jusqu’à mon bureau me présenter ta requête, nous causeronsmieux qu’ici ; j’ai d’excellents londrès.

Romain suivit son ami et pénétra dans un cabinet somptueusementmeublé, où l’on ne sentait nullement l’odeur des paperasses.

– Sais-tu que tu es admirablement logé, dit-il.

– Que veux-tu ? répondit l’ami, il faut bien orner saprison ; et comme je travaille du matin au soir…

– Tu travailles ? dit Romain au comble de l’étonnement. Ontravaille donc quelque part ici ?

– Ah ça ! où crois-tu que se fait toute la besogne carenfin il se fait de la besogne au ministère.

– En es-tu bien sûr ?

L’attaché du cabinet haussa les épaules.

– Voilà bien, dit-il, les petites idées d’un employé à deuxmille francs !

– Je parie d’après ce que j’ai vu, répondit Romain.

– Eh ! tu n’as rien vu, mon cher. Tu n’as pas franchil’horizon des bureaux. Tes collègues sont des fainéants, je lesais. Mais regarde un peu au-dessus de toi. À l’Équilibre, letravail sérieux ne commence qu’au chef de bureau, au sous-chefquelquefois par exception. Et plus on monte, plus la besognedevient âpre et difficile.

– Bravo ! dit Caldas, est-ce pour moi que tu poses ?Dis-moi tout de suite que l’état-major fait toute la besogne.

– Tu crois rire, tu as dit la vérité. Tous nos employéssupérieurs, dont vous jalousez les gros traitements, sont enréalité moins payés que vous, car ils travaillent dix fois, centfois davantage. D’abord ils se réservent toutes les affairesvéritablement importantes, et les autres, celles qu’ils envoientaux bureaux, ils sont, les trois quarts du temps, obligés de lesrefaire. Nos directeurs, nos chefs de division veillent une nuitsur trois. Victimes de la centralisation, tout leur passe entre lesmains et ils sont responsables de tout. Quant au Ministre, iltravaille à lui seul autant que tout le ministère.

– Tu m’épouvantes, dit Romain ; alors je retire ma demandede protection.

– Tu fais aussi bien, répondit l’ami. Où ma protection teconduirait-elle, grand Dieu ! à être sous-chef dans sept ouhuit ans ; et moi-même aurai-je encore une influence dans sixmois ? Que diable es-tu venu faire ici ?

– Faire ma carrière, comme tout le monde ; ne puis-je pasprétendre aux plus hauts emplois ?

– Encore une erreur, reprit l’attaché du cabinet.L’Administration mène à tout, sauf à ses hauts emplois. Celui quiveut y arriver doit commencer par faire toute autre chose.

– Cependant il y a parmi nous des gens très capables et qui onttout ce qu’il faut pour parvenir.

– Je ne te dis pas le contraire ; mais ils ne parviennentpas, et ils ne dépassent pas une fois sur mille le grade de chef debureau.

– À qui la faute ?

– Eh ! le sais-je ?

– On les décourage, reprit Romain. Ainsi, moi, je connais unsimple commis qui ne serait pas déplacé à la tête d’une division,et tout le monde l’avoue. Tu le connais peut-être, un nomméLorgelin. On dit qu’il n’arrivera jamais, personne ne diraitpourquoi.

– Je puis te le dire, moi ! Lorgelin est victime d’unelettre anonyme. C’est le poignard dont s’arment les misérables dansl’administration de l’Équilibre. Il n’y a point de position sûrejusqu’à ce qu’on ait atteint les hautes régions. Vous êtes toujoursà la merci d’un lâche ou d’un goujat.

– Comment peut-on accorder créance à de pareillesdénonciations ! fit Caldas. On fait une enquête, au moins.

– Eh ! mon cher, on jette la lettre au feu, maisl’impression reste.

– Ceci, dit Romain, est la dernière goutte d’eau. Madétermination est prise. On joue demain une pièce de moi auxFrançais. Si je ne suis pas outrageusement sifflé, je donne madémission.

– Comment ! la pièce qu’on donne demain, lesOisifs, est de toi ! Tu as réussi à te faire jouer à laComédie-Française ?

– J’en suis surpris moi-même, mais c’est ainsi.

– Alors, mon cher garçon, ne te plains jamais del’Administration, tu vois bien qu’elle mène à tout.

Chapitre 47

 

C’était le lendemain de la première représentation desOisifs, qui avaient obtenu un immense succès.

Caldas, que l’émotion avait empêché de dîner la veille,déjeunait de bon appétit entre mademoiselle Célestine etSaint-Adolphe. Sa modeste chambre d’hôtel garni était la salle dubanquet, mais le menu avait été fourni par Chevet.

Saint-Adolphe avait la parole :

– Savez-vous, disait-il à son collaborateur, que votre succèsd’hier soir avance diablement mes affaires. L’Odéon met demainnotre pièce en répétition.

– Et j’y aurai un rôle ? demanda mademoiselleCélestine.

– Il y en a un, reprit le galant chef de bureau, que j’ai écritexprès pour vous. Mais revenons à la représentation d’hier. Toutl’Équilibre y était, et par ma foi, j’ai lieu d’être satisfait denos bureaucrates.

– Je parie, dit mademoiselle Célestine, que chacun d’eux croyaitavoir fait la pièce.

– Parbleu ! répondit Saint-Adolphe, qui croyait bien avoirfait la moitié du Zèle. J’ai vu dans des loges undirecteur et deux chefs de division. Got a joué devant un parterrede chefs de bureau.

– Est-ce pour cela, dit Romain, que j’ai entendu deux coups desifflet au troisième acte ?

– C’était mon ancien sous-chef, dit Saint-Adolphe ; quellecanaille !

– J’ai idée, reprit Romain, que ce doit être l’inconnu qui ahérité de mon tiroir et n’a pas jugé à propos de me rendre montroisième acte. Il aura trouvé la seconde épreuve plusfaible que la première ; il a fait preuve de goût.

Mademoiselle Célestine, de sa blanche main, servit le café auxconvives.

Caldas prit une feuille de papier et, sous la dictée deSaint-Adolphe, il commença à écrire sa démission.

À ce moment la porte s’ouvrit, et M. Krugenstern apparut.

Il était radieux aujourd’hui, M. Krugenstern ; il avait euun billet pour la première représentation, un billet defamille ; il y avait mené sa femme et ses deux demoiselles. Ilavait ri, il avait pleuré, il avait applaudi surtout.

Quelque chose de la gloire de Romain rejaillissait sur lui, etil avait dit au foyer, dans un cercle de journalistes :

– C’édre moi gue che l’hapille !

Aussi il venait proposer à son client de lui faire douzehabillements complets.

– Ah ! prenez garde, dit Romain, posant sa plume, c’est queje quitte le ministère.

– Che fus audorise, répondit M. Krugenstern.

La réussite n’a point fait oublier à Caldas son savoir vivre. Ilreconnaît encore ses amis, quand il les rencontre.

Sa démission envoyée officiellement par la poste, il se renditau ministère prendre congé des gens à côté desquels il avaitvécu.

M. Le Campion est le dernier qu’il eut l’honneur de saluer.

Cet homme impénétrable se départit en cette circonstance de sonmutisme habituel :

– J’ai vu votre pièce, lui dit-il ; elle révèle un grandtalent. Vous avez tort pourtant de quitter l’Administration ;votre écriture s’y était beaucoup améliorée.

 

FIN

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