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Les Hauts du Hurle-vent

Les Hauts du Hurle-vent

d’ Emily Brontë
AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR

Le roman qu’on va lire occupe dans la littérature anglaise du XIXe siècle une place tout à fait à part. Ses personnages ne ressemblent en rien à ceux qui sortent de la boîte de poupées à laquelle, selon Stevenson, les auteurs anglais de l’ère victorienne, « muselés comme des chiens », étaient condamnés à emprunter les héros de leurs récits.

Ce livre est l’œuvre d’une jeune fille qui n’avait pas encore atteint sa trentième année quand elle le composa et dont c’était, à l’exception de quelques pièces de vers, la première œuvre littéraire. Elle ne connaissait guère le monde,ayant toujours vécu au fond d’une province reculée et dans une réclusion presque absolue. Fille d’un pasteur irlandais et d’une mère anglaise qu’elle perdit en bas âge, sa courte vie s’écoula presque entière dans un village du Yorkshire, avec ses deux sœurs et un frère, triste sire qui s’enivrait régulièrement tous les soirs. Les trois sœurs Brontë trouvèrent dans la littérature un adoucissement à la rigueur d’une existence toujours austère et souvent très pénible. Après avoir publié un recueil de vers en commun, sans grand succès, elles s’essayèrent au roman. Tandis que Charlotte composait Jane Eyre, qui obtenait rapidement la faveur du public, Emily écrivait Wuthering Heights,qu’elle parvint, non sans peine, à faire éditer, sous le pseudonymed’Ellis Bell, vers la fin de 1847, un an à peine avant sa mort (19décembre 1848). Cette œuvre, âpre et rude comme la contrée qui l’ainspirée, choqua les lecteurs anglais de l’époque par la dureté despeintures morales et le dédain des conventions alors généralementadmises dans le roman d’outre-Manche. Elle ne fut pas appréciée àsa valeur ; on ne devait lui rendre justice que plus tard. EnFrance, ce roman n’est guère connu. Il mérite pourtant de l’être.Un bon juge, Léon Daudet, parlant du « tragiqueintérieur » dans la littérature anglaise, n’a pas craint dementionner Wuthering Heights à côté de Hamlet.

 

NOTE POUR LA DEUXIÈME ÉDITION

Cette nouvelle édition a été revue etcorrigée avec soin. Je tiens à remercier ici M. le commandantBeauvais du concours si éclairé et si bienveillant qu’il m’aapporté dans cette tâche.

F.D.

Chapitre 1

 

18o1. – Je viens de rentrer après une visite àmon propriétaire, l’unique voisin dont j’aie à m’inquiéter. Envérité, ce pays-ci est merveilleux ! Je ne crois pas quej’eusse pu trouver, dans toute l’Angleterre, un endroit pluscomplètement à l’écart de l’agitation mondaine. Un vrai paradispour un misanthrope : et Mr Heathcliff et moi sommes sibien faits pour nous partager ce désert ! Quel hommeadmirable ! Il ne se doutait guère de la sympathie que j’airessentie pour lui quand j’ai vu ses yeux noirs s’enfoncer avectant de suspicion dans leurs orbites, au moment où j’arrêtais moncheval, et ses doigts plonger, avec une farouche résolution, encoreplus profondément dans son gilet, comme je déclinais mon nom.

– Mr. Heathcliff ? ai-je dit.

Un signe de tête a été sa réponse.

– Mr Lockwood, votre nouveaulocataire, monsieur. Je me suis donné l’honneur de vous rendrevisite, aussitôt que possible après mon arrivée, pour vous exprimerl’espoir de ne pas vous avoir gêné par mon insistance à vouloiroccuper Thrushcross Grange ; j’ai entendu dire hier que vousaviez quelque idée.

– Thrushcross Grange m’appartient,monsieur, a-t-il interrompu en regimbant. Je ne me laisse gêner parpersonne, quand j’ai le moyen de m’y opposer… Entrez !

Cet « entrez » était prononcé lesdents serrées et exprimait le sentiment : « allez audiable ! » La barrière même sur laquelle il s’appuyait nedécelait aucun mouvement qui s’accordât avec les paroles. Je croisque cette circonstance m’a déterminé à accepter l’invitation. Jem’intéressais à un homme dont la réserve semblait encore plusexagérée que la mienne.

Quand il a vu le poitrail de mon chevalpousser tranquillement la barrière, il a sorti la main de sa pochepour enlever la chaîne et m’a précédé de mauvaise grâce sur lachaussée. Comme nous entrions dans la cour, il a crié :

– Joseph, prenez le cheval deMr Lockwood ; et montez du vin.

« Voilà toute la gent domestique, jesuppose ». Telle était la réflexion que me suggérait cet ordrecomposite. « Il n’est pas surprenant que l’herbe croisse entreles dalles, et les bestiaux sont sans doute seuls à tailler leshaies. »

Joseph est un homme d’un certain âge, ou, pourmieux dire, âgé : très âgé, peut-être, bien que robuste etvigoureux. « Le Seigneur nous assiste ! »marmottait-il en aparté d’un ton de mécontentement bourru, pendantqu’il me débarrassait de mon cheval. Il me dévisageait en mêmetemps d’un air si rébarbatif que j’ai charitablement conjecturéqu’il devait avoir besoin de l’assistance divine pour digérer sondîner et que sa pieuse exclamation ne se rapportait pas à monarrivée inopinée.

Wuthering Heights (Les Hauts de Hurle-Vent),tel est le nom de l’habitation de Mr Heathcliff :« wuthering » est un provincialisme qui rend d’une façonexpressive le tumulte de l’atmosphère auquel sa situation exposecette demeure en temps d’ouragan[1]. Certes ondoit avoir là-haut un air pur et salubre en toute saison : laforce avec laquelle le vent du nord souffle par-dessus la crête sedevine à l’inclinaison excessive de quelques sapins rabougrisplantés à l’extrémité de la maison, et à une rangée de maigresépines qui toutes étendent leurs rameaux du même côté, comme sielles imploraient l’aumône du soleil. Heureusement l’architecte aeu la précaution de bâtir solidement : les fenêtres étroitessont profondément enfoncées dans le mur et les angles protégés parde grandes pierres en saillie.

Avant de franchir le seuil, je me suis arrêtépour admirer une quantité de sculptures grotesques prodiguées surla façade, spécialement autour de la porte principale. Au-dessus decelle-ci, et au milieu d’une nuée de griffons délabrés et debambins éhontés, j’ai découvert la date « 1500 » et lenom « Hareton Earnshaw ». J’aurais bien fait quelquescommentaires et demandé au revêche propriétaire une histoiresuccincte du domaine ; mais son attitude à la porte semblaitexiger de moi une entrée rapide ou un départ définitif, et je nevoulais pas aggraver son impatience avant d’avoir inspectél’intérieur.

Une marche nous a conduits dans la salle defamille, sans aucun couloir ou corridor d’entrée. Cette salle estce qu’on appelle ici « la maison » par excellence. Ellesert en général à la fois de cuisine et de pièce de réception. Maisje crois qu’à Hurle-Vent la cuisine a dû battre en retraite dansune autre partie du bâtiment, car j’ai perçu au loin, dansl’intérieur, un babil de langues et un cliquetis d’ustensilesculinaires : puis je n’ai remarqué, près de la spacieusecheminée, aucun instrument pour faire rôtir ou bouillir, ni pourfaire cuire le pain, non plus qu’aucun reflet de casseroles decuivre ou de passoires de fer-blanc le long des murs. À uneextrémité, il est vrai, la lumière et la chaleur réverbéraientmagnifiquement sur des rangées d’immenses plats d’étain entremêlésde cruches et de pots d’argent, s’élevant les uns au-dessus desautres sur un grand buffet de chêne, jusqu’au plafond. Ce dernierest apparent : son anatomie entière s’offre à un œilinquisiteur, sauf à un endroit où elle est masquée par un cadre debois chargé de gâteaux d’avoine et d’une grappe de cuisseaux debœuf, de gigots et de jambons. Au-dessus de la cheminée sontaccrochés quelques mauvais vieux fusils et une paire de pistoletsd’arçon ; en guise d’ornement, trois boîtes à thé décorées decouleurs voyantes sont disposées sur le rebord. Le sol est depierre blanche polie ; les chaises, à hauts dossiers, deformes anciennes, peintes en vert ; une ou deux, plus massiveset noires, se devenaient dans l’ombre. À l’abri d’une voûte queforme le buffet reposait une grosse chienne jaunâtre de l’espècepointer, entourée d’une nichée de petits qui piaillaient ;d’autres chiens occupaient d’autres recoins.

L’appartement et l’ameublement n’auraient rieneu d’extraordinaire s’ils eussent appartenu à un brave fermier duNord, à l’air têtu, aux membres vigoureux mis en valeur par uneculotte et des guêtres. Vous rencontrerez ce personnage, assis dansson fauteuil, un pot d’ale mousseuse devant lui sur une tableronde, au cours d’une tournée quelconque de cinq ou six milles danscette région montagneuse, pourvu que vous la fassiez à l’heureconvenable après le dîner. Mais Mr Heathcliff présente unsingulier contraste avec sa demeure et son genre de vie. Il a lephysique d’un bohémien au teint basané, le vêtement et les manièresd’un gentleman ; tout autant, du moins, que la plupart despropriétaires campagnards. Un peu négligé dans sa mise, peut-être,mais cette négligence ne lui messied pas, parce qu’il se tientdroit et que sa tournure est élégante ; l’aspect plutôtmorose. D’aucuns pourraient le suspecter d’un certain orgueil demauvais ton : une voix intérieure me dit qu’il n’y a chez luirien de semblable. Je sais, par instinct, que sa réserve provientd’une aversion pour les étalages de sentiments… pour lesmanifestations d’amabilité réciproque. Il aimera comme il haïra,sans en rien laisser paraître, il regardera comme une sorted’impertinence l’amour ou la haine qu’il recevra en retour. Non, jevais trop vite ; je lui prête trop libéralement mes propresattributs. Mr Heathcliff peut avoir, pour retenir sa mainquand il rencontre quelqu’un qui ne demande qu’à lui tendre lasienne, des raisons entièrement différentes de celles qui medéterminent. Espérons que ma constitution m’est presque spéciale.Ma chère mère avait l’habitude de dire que je n’aurais jamais unfoyer confortable ; et, pas plus tard que l’été dernier, j’aimontré que j’étais parfaitement indigne d’en avoir un.

Je jouissais d’un mois de beau temps au bordde la mer, quand je fis connaissance de la plus fascinante descréatures : une vraie déesse à mes yeux, tant qu’elle ne parutpas me remarquer. Je « ne lui dis jamais mon amour » enparoles ; pourtant, si les regards ont un langage, la plussimple d’esprit aurait pu deviner que j’étais amoureux fou. Elle mecomprit enfin et à son tour me lança un regard… le plus doux detous les regards imaginables. Que fis-je alors ? Je l’avoue àma honte, je me repliai glacialement sur moi-même, comme uncolimaçon ; à chaque regard, je me refroidissais et rentraisun peu plus avant dans ma coquille, si bien qu’à la fin la pauvreinnocente se mit à douter de ses propres sens et, accablée deconfusion à la pensée de son erreur supposée, persuada sa maman dedécamper. Cette curieuse tournure d’esprit m’a valu une réputationde cruauté intentionnelle, qui est bien injustifiée ; mais moiseul en puis juger.

J’ai pris un siège au coin du feu opposé àcelui vers lequel mon propriétaire se dirigeait, et j’ai occupé unmoment de silence à essayer de caresser la chienne, qui avaitquitté ses petits et rôdait comme une louve autour de mes mollets,la lèvre retroussée, ses dents blanches humides prêtes à mordre. Macaresse a provoqué un long grognement guttural.

– Je vous conseille de laisser la chiennetranquille, a grogné Mr Heathcliff à l’unisson, en arrêtantd’un coup de pied des démonstrations plus dangereuses. Elle n’estpas habituée à être gâtée… elle n’a pas été élevée pourl’agrément.

Puis, se dirigeant vers une porte latérale, ila appelé de nouveau : « Joseph ! »

Joseph a grommelé indistinctement dans lesprofondeurs de la cave, mais sans donner aucun signe deréapparition, de sorte que son maître a plongé pour l’allerchercher, me laissant vis-à-vis de la scélérate de chienne et d’unepaire d’affreux chiens de bergers à poils longs, qui exerçaientavec elle une surveillance jalouse sur tous mes mouvements. Peudésireux de prendre contact avec leurs crocs, je suis resté assissans bouger, mais, pensant qu’ils ne comprendraient sans doute pasdes insultes tacites, je me suis malheureusement permis de clignerde l’œil et de faire des grimaces au trio, et l’une de mesexpressions de physionomie a tellement irrité madame qu’elle estentrée soudain en furie et a sauté sur mes genoux. Je l’airepoussée et me suis hâté d’interposer la table entre nous deux.Cette manœuvre a mis en émoi toute la meute : unedemi-douzaine de démons à quatre pattes, de tailles et d’âgesvariés, sont sortis de leurs repaires cachés et se sont rassemblés.J’ai senti que mes talons et les basques de mon habit étaient lesbuts particuliers de l’assaut et, tenant de mon mieux les plusforts des combattants en respect avec le tisonnier, je me suis vucontraint de demander tout haut l’assistance de quelqu’un de lamaison pour rétablir la paix.

Mr Heathcliff et son domestique ont graviles marches de la cave avec un flegme mortifiant : je ne croispas qu’ils aient mis une seconde de moins qu’à l’accoutumée, bienqu’autour de la cheminée une tempête d’aboiements et deglapissements fît rage. Par bonheur, un habitant de la cuisine amontré plus de hâte. Une forte gaillarde, la robe retroussée, lesbras nus, les joues rougies par le feu, s’est précipitée au milieude nous en brandissant une poêle à frire. Elle a manié cette arme,ainsi que sa langue, avec tant d’à-propos que la tourmente s’estapaisée comme par enchantement et qu’elle demeurait seule,haletante comme la mer après un ouragan, quand son maître est entrésur la scène.

– Que diable se passe-t-il ? a-t-ildemandé en me regardant d’un air que j’ai eu quelque peine àsupporter après ce traitement inhospitalier.

– Que diable ! en effet, ai-jegrommelé. Le troupeau de pourceaux possédés du démon[2] ne pouvait avoir en lui de pires espritsque n’en recèlent vos animaux que voilà, monsieur. Autant vaudraitlaisser un étranger avec une portée de tigres !

– Ils n’inquiètent pas les gens qui netouchent à rien, a-t-il remarqué en posant la bouteille devant moiet remettant la table en place. Les chiens font bien d’êtrevigilants Un verre de vin ?

– Non, merci.

– Pas été mordu ?

– Si je l’eusse été, j’aurais laissé monempreinte sur le mordeur.

Un sourire grimaçant a détendu les traits deHeathcliff.

– Allons, allons, vous êtes troublé,Mr Lockwood. Voyons, prenez un peu de vin. Les hôtes sonttellement rares dans cette maison que mes chiens et moi, je lereconnais volontiers, ne savons guère les recevoir. À votre santé,monsieur !

Je me suis incliné en rendant la politesse. Jecommençais à m’apercevoir qu’il serait absurde de bouder à cause dela mauvaise conduite d’une bande de méchants chiens. En outre, jen’avais pas envie de continuer à fournir à cet individu del’amusement à mes dépens ; car c’était le tour que prenait sonhumeur. Lui, mû probablement par la prudente considération que ceserait folie d’offenser un bon locataire, a atténué un peu lelaconisme de son style d’où les pronoms et les verbes auxiliairesétaient exclus, et a entrepris un sujet qu’il supposait devoirm’intéresser, un discours sur les avantages et les inconvénients demon lieu de retraite actuel. Je l’ai trouvé très informé desquestions que nous avons abordées ; et, avant de rentrer chezmoi, je me suis enhardi à proposer de renouveler ma visite demain.Il ne désirait évidemment pas voir mon intrusion se répéter. J’irainéanmoins. Je m’étonne de me sentir si sociable en comparaison delui.

Chapitre 2

 

Hier, l’après-midi s’annonçait brumeuse etfroide. J’avais envie de la passer au coin du feu dans mon cabinetde travail, au lieu de patauger dans la bruyère et dans la bouejusqu’à Hurle-Vent. Après le dîner, je remontai. (N-B. –Je dîne entre midi et une heure : la femme de charge,respectable matrone que j’ai prise avec la maison comme un immeublepar destination, n’a pas pu, ou n’a pas voulu, comprendre larequête que je lui avais adressée pour être servi à cinq heures).Je gravis donc l’escalier dans cette intention paresseuse ;mais, en entrant dans la pièce, je vis une servante à genoux,entourée de brosses et de seaux à charbon ; elle soulevait unepoussière infernale en éteignant les flammes sous des monceaux decendres. Ce spectacle me fit aussitôt reculer. Je pris mon chapeauet, après une course de quatre milles, j’arrivai à la porte dujardin de Heathcliff juste à temps pour échapper aux premiersflocons d’une averse de neige.

Sur ce sommet découvert, la terre était durciepar une gelée noire et le vent me fit frissonner jusqu’à la moelle.Ne parvenant pas à enlever la chaîne, je sautai par-dessus labarrière, montai en courant la chaussée dallée bordée çà et là degroseilliers, et frappai en vain pour me faire admettre, tant et sibien que les jointures des doigts me cuisaient et que les chiens semirent à hurler.

« Misérables habitants de cettedemeure ! proférai-je mentalement, vous mériteriez, pour votregrossière inhospitalité, de rester à perpétuité isolés de vossemblables. Vous pourriez au moins ne pas tenir vos portesbarricadées en plein jour. Peu importe :j’entrerai ! » Cette résolution prise, je saisis leloquet et le secouai violemment. La tête et la face vinaigrée deJoseph se montrèrent à une lucarne ronde de la grange.

– Qué qu’vous voulez ? cria-t-il. Lemaître a descendu au parc à moutons. Faites l’tour par le bout d’lagrange, si c’est qu’vous voulez lui parler.

– N’y a-t-il personne à l’intérieur pourouvrir la porte ? lui criai-je en réponse.

– N’y a personne qu’la maîtresse, et én’ouvrira point, quand même que vous feriez votre vacarme infernaljusqu’à la nuit.

– Pourquoi ? Ne pourriez-vous luidire qui je suis, hein ! Joseph ?

– Moi ? que nenni ! J’voulionspoint m’en mêler, grommela la tête, qui disparut.

La neige commençait à tomber dru. Jesaisissais la poignée du loquet pour faire un nouvel essai, quandun jeune homme sans veste, et portant une fourche sur l’épaule,apparut dans la cour derrière la maison. Il me héla en me faisantsigne de le suivre et, après avoir traversé une buanderie et unecour pavée contenant un magasin à charbon, une pompe et unpigeonnier, nous arrivâmes enfin dans la grande pièce, chaude etgaie, où j’avais déjà été reçu. Elle resplendissait délicieusementà la lueur d’un immense feu de charbon, de tourbe et de bois ;près de la table mise pour un plantureux repas du soir, je fuscharmé d’apercevoir « La maîtresse », personne dont jen’avais pas encore soupçonné l’existence. Je saluai et j’attendis,pensant qu’elle me prierait de prendre un siège. Elle me regarda ens’appuyant sur le dossier de sa chaise, mais resta immobile etmuette.

– Vilain temps ! remarquai-je. Jecrains, Mrs Heathcliff, que la porte n’ait à se ressentir desconséquences du service un peu relâché de vos domestiques ;j’ai eu de la peine à me faire entendre d’eux.

Elle ne desserrait pas les lèvres. J’ouvris degrands yeux… elle ouvrit de grands yeux aussi ; ou plutôt ellefixa sur moi un regard froid, indifférent, excessivementembarrassant et désagréable.

– Asseyez-vous, dit le jeune homme d’unton bourru. Il va bientôt rentrer.

J’obéis, je toussai, j’appelai la gredine deJunon qui daigna, à cette seconde entrevue, remuer l’extrémité dela queue en signe de reconnaissance.

– Un bien bel animal, repris-je.Avez-vous l’intention de vous séparer de ses petits,madame ?

– Ils ne sont pas à moi, dit l’aimablehôtesse d’un ton encore moins engageant que celui que Heathclifflui-même aurait pu mettre à cette réponse.

– Ah ! vos favoris sont sans douteparmi ceux-ci ? continuai-je en me tournant vers un coussindans l’ombre, couvert de quelque chose qui ressemblait à deschats.

– Étrange choix de favoris !observa-t-elle avec mépris.

Pas de chance ! c’était un tas de lapinsmorts. Je toussai une fois de plus et me rapprochai de l’âtre,renouvelant mes commentaires sur le triste temps de cettesoirée.

– Vous n’auriez pas dû sortir, dit-elleen se levant pour prendre sur la cheminée deux des boîtes à thépeintes.

Jusqu’alors, elle avait été abritée de lalumière ; maintenant je distinguais nettement sa silhouette etson visage. Elle était élancée, en apparence à peine sortie del’adolescence ; admirablement faite, et avec la plus exquisepetite figure que j’aie jamais eu le plaisir de contempler ;des traits fins, très réguliers ; des boucles blondes, ouplutôt dorées, qui pendaient librement sur son cou délicat ;et des yeux qui eussent été irrésistibles, si l’expression en eûtété agréable. Heureusement pour mon cœur sensible, le seulsentiment qu’ils révélaient tenait le milieu entre le dédain et unesorte de désespoir, qu’on était étrangement surpris d’y découvrir.Les boîtes étaient presque hors de sa portée ; je fis unmouvement pour l’aider : elle se tourna vers moi du même airqu’aurait un avare si quelqu’un voulait essayer de l’aider àcompter son or.

– Je n’ai pas besoin de votre assistance,dit-elle sèchement, je peux les atteindre toute seule.

– Je vous demande pardon, me hâtai-je derépliquer.

– Vous a-t-on invité à prendre lethé ? demanda-t-elle en attachant un tablier sur sa robe noiretrès propre. Elle balançait une cuillerée de thé au dessus de lathéière.

– J’en prendrai une tasse avecplaisir.

– Vous a-t-on invité ?répéta-t-elle.

– Non, dis-je en souriant à demi. Maisvous êtes tout indiquée pour le faire.

Elle rejeta le thé, la cuiller et tout lereste et se rassit sur sa chaise avec un mouvement de dépit, lefront plissé, la lèvre inférieure, rouge, en avant, comme celled’un enfant prêt à pleurer.

Cependant le jeune homme avait jeté sur sondos une veste extrêmement usée ; debout devant le feu, il meregardait du coin de l’œil, d’une mine à jurer qu’il y avait entrenous deux une haine mortelle inassouvie. Je commençais à medemander si c’était ou non un domestique. Son costume et sonlangage étaient grossiers, tout à fait dépourvus de la supérioritéqu’indiquaient ceux de Mr et de Mrs Heathcliff ; sesépaisses boucles brunes étaient négligées et hirsutes, sa moustacheempiétait sur ses joues à la manière de celle d’un ours, ses mainsétaient hâlées comme celles d’un simple laboureur. Pourtant sonattitude était dégagée, presque hautaine, et il ne montrait pasl’assiduité d’un domestique à servir la maîtresse de maison. Enl’absence de preuves certaines de sa condition, je jugeaipréférable de ne pas prêter attention à sa conduite bizarre. Aubout de cinq minutes, l’entrée de Heathcliff apporta, dans unecertaine mesure, un soulagement à ma situation embarrassée.

– Vous voyez, monsieur, que je suis venucomme je l’avais promis ! m’écriai-je avec un feintenjouement, et je crains que la neige ne me retienne chez vouspendant une demi-heure, si vous pouvez m’accorder abri pendant celaps de temps.

– Une demi-heure ? dit-il ensecouant les blancs flocons qui couvraient ses vêtements. Je medemande pourquoi vous avez choisi le fort d’une tourmente de neigepour venir vous promener jusqu’ici. Savez-vous que vous courez lerisque de vous perdre dans les marais ? Des gens familiersavec ces landes s’égarent souvent par de pareilles soirées ;et je puis vous annoncer qu’il n’y a aucun espoir de changementpour le moment.

– Je pourrais peut-être trouver parmi vosvalets de ferme un guide, qui resterait à la Grange jusqu’à demain…si vous pouviez m’en prêter un ?

– Non, je ne pourrais pas.

– Oh ! vraiment ! Ehbien ! alors, j’en serai réduit à ma seule sagacité.

– Hum !

– Allez-vous faire l’thé ? demandal’homme à l’habit râpé, détournant de moi son farouche regard pourle diriger sur la jeune femme.

– Faut-il en faire pourlui ? demanda-t-elle en s’adressant à Heathcliff.

– Préparez-le, voulez-vous ? fut laréponse, faite d’une façon si brutale que je tressaillis. Le tondont ces mots furent prononcés révélait une nature foncièrementmauvaise. Je n’avais plus envie d’appeler Heathcliff un hommeadmirable.

Quand les préparatifs furent terminés, ilm’invita :

– Maintenant, monsieur, avancez votrechaise.

Et tous, y compris le rustique jeune homme,s’approchèrent de la table. Un austère silence régna pendant quenous prenions notre repas.

Je pensai que, si ma présence avait jeté unfroid, il était de mon devoir de faire un effort pour le dissiper.Il n’était pas possible que ces gens fussent tous les jours aussisombres et aussi taciturnes ; il n’était pas possible, simauvais caractère qu’ils eussent, que cet air renfrogné qu’ilsavaient tous fût leur air de tous les jours.

– Il est étrange, commençai-je dansl’intervalle entre une tasse de thé et une autre, il est étrangeque l’habitude puisse ainsi façonner nos goûts et nos idées.Beaucoup de gens seraient incapables de concevoir l’existence dubonheur dans une vie aussi complètement retirée que la vôtre,Mr Heathcliff ; pourtant j’oserai dire que, entouré devotre famille, avec votre aimable épouse comme génie tutélaire devotre foyer et de votre cœur…

– Mon aimable épouse !interrompit-il avec un ricanement presque diabolique. Où est-elle,mon aimable épouse ?

– Mrs Heathcliff, votre femme,veux-je dire.

– Ah ! bon, oui… Vous voulez sansdoute faire entendre que son esprit a pris le rôle d’ange gardienet veille sur le sort de Hurle-Vent, même quand son corps l’aquitté. Est-ce cela ?

M’apercevant que je commettais une bévue,j’essayai de la rattraper, j’aurais dû voir qu’il y avait une tropgrande disproportion d’âge entre eux deux pour qu’ils pussent avecvraisemblance être mari et femme. L’un avait environ quaranteans : un âge de vigueur mentale où les hommes nourrissentrarement l’illusion d’être épousés par amour par des jeunesfilles ; ce rêve est réservé comme consolation au déclin denos années. L’autre ne paraissait pas dix-sept ans.

J’eus une inspiration soudaine. « Lelourdaud qui est à côté de moi, qui boit son thé dans une jatte etmange son pain avec des mains sales, pourrait bien être sonmari : Heathcliff junior, sans doute. Voilà ce qui arrivequand on s’enterre vivante : elle s’est jetée sur ce rustrepar simple ignorance de l’existence d’êtres supérieurs ! C’estbien dommage… il faut que je tâche de lui faire regretter sonchoix… »… Cette dernière réflexion peut sembler d’unfat : elle ne l’était pas. Mon voisin me frappait comme unêtre presque repoussant ; je savais, par expérience, que jen’étais pas sans séduction.

– Mrs Heathcliff est ma belle-fille,dit Heathcliff, ce qui confirma ma supposition. Il dirigea surelle, en parlant, un singulier regard : un regard chargé dehaine… à moins que, par l’effet d’une disposition anormale, sesmuscles faciaux n’interprètent pas, comme ceux des autres humains,le langage de son âme.

– Ah ! certainement… je comprendsmaintenant : vous êtes l’heureux possesseur de cette féebienfaisante, remarquai-je en me tournant vers mon voisin.

Ce fut encore pis. Le jeune homme devintécarlate et ferma le poing, en donnant tous les signes depréméditation d’un assaut. Mais il parut se ressaisir presqueaussitôt et étouffa l’orage sous un brutal juron, grommelé à monadresse et que, bien entendu, j’eus soin d’ignorer.

– Pas de chances dans vos conjectures,monsieur, observa mon hôte. Aucun de nous n’a le privilège deposséder votre bonne fée ; son époux est mort. J’ai ditqu’elle était ma belle-fille ; il faut donc qu’elle ait épousémon fils.

– Et ce jeune homme n’est…

– Pas mon fils assurément.

Heathcliff sourit encore, comme si c’eût étéune plaisanterie un peu trop forte de lui attribuer la paternité decet ours.

– Mon nom est Hareton Earnshaw, bougonnal’autre ; et je vous conseille de le respecter !

– Je n’ai fait preuve d’aucuneirrévérence, répondis-je, en riant intérieurement de la dignitéavec laquelle il se présentait lui-même.

Avant qu’il eût cessé de tenir les yeux fixéssur moi, j’avais détourné de lui mon regard, de crainte d’êtretenté de le gifler, ou de donner cours à mon hilarité. Jecommençais à me sentir indubitablement peu à ma place dans cetagréable cercle de famille. Le sentiment de bien-être physique quej’éprouvais était plus que neutralisé par la lugubre atmosphèrespirituelle qui régnait là. Je résolus de réfléchir avant dem’aventurer sous ce toit une troisième fois.

Le repas terminé, et personne ne manifestantd’un mot la moindre sociabilité, je m’approchai de la fenêtre pourexaminer le temps. Un triste spectacle s’offrit à ma vue : unenuit obscure tombait prématurément, le ciel et les collines seconfondaient dans un violent tourbillon de vent et de neigeépaisse.

– Je ne crois pas qu’il me soit possiblemaintenant de rentrer chez moi sans un guide, ne pus-je m’empêcherde m’écrier. Les routes doivent avoir déjà disparu ; si mêmeelles étaient découvertes, je verrais à peine où mettre lepied.

– Hareton, conduis cette douzaine demoutons sous le porche de la grange. Ils vont être enfouis si onles laisse dans leur parc toute la nuit : et mets une planchedevant eux, dit Heathcliff.

– Que faire ? continuai-je avec uneirritation croissante.

Ma question demeura sans réponse. En jetant unregard autour de moi, je ne vis que Joseph qui apportait un seau deporridge[3] pour les chiens, et Mrs Heathcliffpenchée sur le feu, qui s’amusait à faire brûler un paquetd’allumettes tombé du rebord de la cheminée quand elle avait remisla boîte à thé à sa place. Après avoir déposé son fardeau, Josephpassa l’inspection de la pièce et grinça d’une voixchevrotante :

– Je m’demandions comment qu’vous pouvezrester là, à n’rien faire et à vous chauffer, quand tous y sontdehors ! Mais vous n’êtes qu’eune prop’à rien, et c’est pas lapeine d’user sa salive… vous n’amenderez jamais vos môvaisesmanières et vous irez dret chez l’diable, comme vot’mère avantvous !

Je m’imaginai un instant que ce morceaud’éloquence était à mon adresse. Passablement en colère, jem’avançai vers le vieux drôle avec l’intention de le jeter dehors àcoups de pied. Mrs Heathcliff m’arrêta par sa réponse.

– Vieil hypocrite médisant !répliqua-t-elle. N’avez-vous pas peur d’être emporté vous-mêmequand vous prononcez le nom du diable ? Je vous conseilled’éviter de m’irriter, ou je solliciterai votre enlèvement commeune faveur spéciale. Arrêtez ! Regardez un peu, Joseph,continua-t-elle en prenant sur un rayon un grand livre foncé. Jevais vous montrer mes progrès dans la magie noire : je seraibientôt en état de faire par elle maison nette. Ce n’est pas parhasard que la vache rouge est morte ; et votre rhumatisme nepeut guère être compté comme une grâce providentielle.

– Oh ! môvaise ! môvaise !haleta le vieux ; le Seigneur nous délivre du mal !

– Non, impie ! vous êtes unréprouvé… allez vous-en, ou vous pâtirez sérieusement. Vous sereztous modelés en cire et en argile ; et le premier quitransgressera les bornes que je fixe sera… je ne veux pas dire cequ’il lui arrivera… mais vous verrez. Allez ! j’ai l’œil survous !

La petite sorcière mit une feinte malignitédans ses beaux yeux, et Joseph, tremblant d’une sincère horreur,s’enfuit en priant et en répétant :« môvaise ! » Je pensai que la jeune femme avait dûse livrer à une sorte de sinistre plaisanterie ; à présent quenous étions seuls, j’essayai de l’intéresser à ma détresse.

– Mrs Heathcliff, dis-jesérieusement, veuillez m’excuser de vous déranger. Je prends cetteliberté parce qu’avec un pareil visage je suis sûr que vous nepouvez pas ne pas avoir bon cœur. Indiquez-moi quelques repères quime permettent de retrouver mon chemin pour rentrer chez moi :je n’ai pas plus d’idée de la manière de m’y prendre que vous n’enauriez si vous deviez aller à Londres !

– Suivez le chemin par lequel vous êtesvenu, répondit-elle en s’installant sur une chaise, avec unechandelle et le grand livre ouvert devant elle. C’est un conseilbref, mais c’est le meilleur que je puisse vous donner.

– Alors, si vous entendez dire qu’on m’adécouvert mort dans une fondrière ou dans un trou plein de neige,votre conscience ne murmurera pas que c’est en partie votrefaute ?

– Pourquoi ? Je ne peux pas vousescorter. Ils ne me laisseraient pas aller jusqu’au bout du mur dujardin.

– Vous ! Je serais désolé de vousdemander, pour ma commodité, de franchir le seuil, par une nuitpareille, m’écriai-je. Je vous demande de me dire quel est monchemin, et non de me le montrer ; ou, sinon, de persuaderMr Heathcliff de me donner un guide.

– Qui ? Il y a lui, Earnshaw,Joseph, Zillah et moi. Qui voudriez-vous prendre ?

– Il n’y a pas de valets à laferme ?

– Non ; personne, hormis ceux que jeviens de nommer.

– Alors, il en résulte que je suis forcéde rester.

– Vous pourrez vous entendre à ce sujetavec votre hôte. Cela ne me regarde pas.

– J’espère que ce sera pour vous uneleçon de ne plus entreprendre à la légère d’excursions dans cesmontagnes, cria de l’entrée de la cuisine la voix forte deHeathcliff. Quant à ce qui est de rester ici, je n’ai pasd’installation pour les visiteurs ; il faudra que vouspartagiez le lit de Hareton ou de Joseph, si vous restez.

– Je peux passer la nuit sur une chaisedans cette chambre, proposai-je.

– Non ! non ! Un étranger estun étranger, qu’il soit riche ou pauvre. Il ne me convient pas delaisser à quelqu’un la libre disposition de la pièce quand je nesuis pas là pour surveiller, dit le grossier coquin.

Cette insulte mit ma patience à bout. Jelaissai échapper une exclamation de dégoût et, passant devant lui,je me précipitai dans la cour. Dans ma hâte, je me heurtai contreEarnshaw. Il faisait si sombre que je ne pus trouver la sortie.Comme je tournais tout autour de la maison, j’eus un autre spécimende leur charmante manière de se traiter entre eux. Au début, lejeune homme parut sur le point de s’intéresser à mon sort.

– Je vais aller avec lui jusqu’à l’entréedu parc, dit-il.

– Tu iras avec lui en enfer !s’écria son maître (si c’est là le terme qui convient à leurssituations respectives). Et qui soignera les chevaux,hein ?

– La vie d’un homme a plus d’importancequ’une négligence d’un soir pour les chevaux ; il faut quequelqu’un y aille, murmura Mrs Heathcliff, avec plus debienveillance que je n’en aurais attendu d’elle.

– Pas sur votre ordre ! ripostaHareton. Si vous vous intéressez à son sort, je vous conseille devous tenir tranquille.

– Alors j’espère que son spectre voushantera ; et j’espère que Mr Heathcliff n’aura jamaisd’autre locataire tant que la Grange sera debout, répondit-elled’un ton tranchant.

– Écoutez, écoutez, la v’là qui lesmaudit ! marmotta Joseph, vers qui je m’étais dirigé.

Il était assis assez près pour entendre,occupé à traire les vaches à la lueur d’une lanterne, que je saisissans cérémonie ; je lui criai que je la renverrais lelendemain, et je courus à la porte de sortie la plus proche.

– Maître, maître ! y vole lalanterne, cria le vieux en me poursuivant dans ma retraite.Hé ! Gnasher ! Hé ! chien ! Hé !Wolf ! t’nez-le bon, t’nez-le bon !

Comme j’ouvrais la petite porte, deux monstresvelus me sautèrent à la gorge, me renversèrent, et la lumières’éteignit pendant que le gros rire de Heathcliff et de Haretonmettait le comble à ma rage et à mon humiliation. Heureusement, lesbêtes paraissaient plus enclines à allonger les pattes, à bâilleret à agiter la queue qu’à me dévorer vif ; mais elles netoléraient pas que je ressuscitasse, et je dus rester à terrejusqu’à ce qu’il plût à leurs malicieux maîtres de me délivrer.Alors, sans chapeau et tremblant de colère, j’ordonnai à cesmécréants de me laisser sortir – s’ils me retenaient une minute deplus, c’était à leurs risques et périls – avec des menaces dereprésailles aussi incohérentes que variées et qui, par laprofondeur et le vague de leur virulence, faisaient songer au RoiLear.

La véhémence de mon agitation amena un copieuxsaignement de nez ; Heathcliff continuait de rire, moi depester. Je ne sais ce qui aurait mis fin à la scène, s’il n’y avaiteu à proximité une personne plus raisonnable que moi-même et plusbienveillante que mon hôte. C’était Zillah, la robuste femme decharge qui, finit par sortir pour s’enquérir de la nature dutumulte. Elle crut que l’un d’eux m’avait fait violence ; et,n’osant s’attaquer à son maître, elle dirigea son artillerie vocalecontre le plus jeune des deux drôles.

– Eh bien ! Mr Earnshaw,s’écria-t-elle, je me demande ce que vous pourrez bien inventer,bientôt ! Allons-nous massacrer les gens sur le seuil de notreporte ? Je vois que cette maison ne me conviendra jamais…regardez le pauvre garçon, il étouffe, ma foi ! Chut !Chut ! il ne faut pas continuer ainsi. Entrez, et je vaisguérir cela. Allons, calmez-vous.

À ces mots, elle me versa tout à coup unepinte d’eau glacée dans le cou et me poussa dans la cuisine.Mr Heathcliff m’y suivit et sa gaieté accidentelle disparutrapidement pour faire place à son habituelle morosité.

Je me sentais extrêmement mal, la tête metournait et j’étais faible ; ainsi je me voyais obligé malgrémoi d’accepter l’hospitalité sous ce toit. Mon hôte dit à Zillah deme donner un verre de brandy, puis passa dans l’autre pièce. Touten me témoignant sa sympathie pour ma triste situation, Zillahexécuta les ordres de son maître, ce qui me ranima un peu, puis meconduisit à un lit.

Chapitre 3

 

Tandis qu’elle me guidait dans l’escalier elleme recommanda de masquer la chandelle et de ne pas faire debruit ; car son maître avait des idées bizarres au sujet de lachambre où elle allait me mettre, et il n’y laissait jamaisvolontiers loger quelqu’un. J’en demandai la raison. Ellel’ignorait, me répondit-elle ; il n’y avait qu’un an ou deuxqu’elle était là, et ils avaient tant d’étranges manières qu’ellen’en finirait jamais si elle se mettait à être curieuse. Trophébété pour être curieux moi-même, je fermai la porte et regardaiautour de moi en cherchant le lit. Tout l’ameublement consistait enune chaise, une armoire et une grande caisse de chêne avec desouvertures carrées dans le haut, qui ressemblaient à des fenêtresde voitures. Je m’approchai de cet édifice, jetai un coup d’œil àl’intérieur, et reconnus que c’était une singulière couchette devieux modèle, très bien comprise pour dispenser chaque membre de lafamille d’avoir une chambre séparée. En fait, cela formait un petitcabinet, et le rebord d’une fenêtre qui y était incluse servait detable. Je fis glisser les panneaux de côté, entrai avec ma lumière,les refermai, et me sentis en sûreté contre la vigilance deHeathcliff ou de tout autre.

Sur le rebord de la fenêtre où je plaçai machandelle, se trouvaient empilés dans un coin quelques livresrongés d’humidité ; ce rebord était couvert d’inscriptionsfaites avec la pointe d’un couteau sur la peinture. Cesinscriptions, d’ailleurs, répétaient toutes le même nom en toutessortes de caractères, grands et petits, CatherineEarnshaw, çà et là changé en Catherine Heathcliff,puis encore en Catherine Linton.

Dans ma pesante apathie, j’appuyai la têtecontre la fenêtre et continuai à épeler CatherineEarnshaw… Heathcliff… Linton… mes yeuxfinirent par se fermer. Mais ils n’étaient pas clos depuis cinqminutes qu’un éblouissement de lettres blanches jaillit del’obscurité, éclatantes comme des spectres… l’air fourmillait deCatherines. En me soulevant pour chasser ce nom obsédant, jem’aperçus que la mèche de ma chandelle s’inclinait sur un desantiques volumes, d’où se dégageait un parfum de cuir de veaubrûlé. Je la mouchai et, très mal à l’aise sous l’influence dufroid et d’une nausée persistante, je me mis sur mon séant etouvris le volume qui avait souffert, en l’appuyant sur mon genou.C’était une Bible, en caractères fins, sentant terriblement lemoisi ; la page de garde portait l’inscription« Catherine Earnshaw, son livre », et une date remontantà un quart de siècle environ. Je refermai le volume, en pris unautre, puis un autre, et les examinai tous ainsi à tour de rôle. Labibliothèque de Catherine était choisie et son état de délabrementprouvait qu’on en avait fait un usage fort ample, sinon tout à faitlégitime : presque aucun chapitre n’avait échappé à uncommentaire à la plume ou au crayon – ou du moins à ce qui semblaiten être un – qui couvrait chaque parcelle de blanc laissée par lecompositeur. Il y avait des phrases détachées ; ailleurs, celaprenait la forme d’un journal en règle, griffonné d’une maininhabile d’enfant. En haut d’une page blanche (un vrai trésor,probablement quand on la découvrit), je me divertis beaucoup entrouvant une excellente caricature de mon ami Joseph, d’un crayongrossier, mais vigoureux. Je conçus sur-le-champ de l’intérêt pourla Catherine inconnue et me mis aussitôt à déchiffrer seshiéroglyphes à moitié passés.

« Un horrible dimanche ! Ainsidébutait le paragraphe qui suivait. Je voudrais que mon père pûtrevenir parmi nous. Hindley est un détestable remplaçant… saconduite envers Heathcliff est atroce… H. et moi allons nousrévolter… Nous avons fait le premier pas ce soir.

« Toute la journée il a plu à torrents.Nous n’avons pu aller à l’église, de sorte que Joseph a dû réunirles fidèles dans le grenier. Pendant que Hindley et sa femme sechauffaient en bas devant un bon feu – occupés à n’importe quoi,sauf à lire leur Bible, j’en jurerais – Heathcliff, moi-même et lepauvre valet de charrue recevions l’ordre de prendre nos livres deprière et de monter. Placés en rang, sur un sac de grain, nousmaugréions et nous grelottions, tout en espérant que Josephgrelotterait aussi, afin que son propre intérêt le poussât àraccourcir son homélie. Quelle erreur ! Le service a duréexactement trois heures ; et pourtant mon frère a eu le frontde s’écrier, en nous voyant descendre : « Quoi ?déjà fini ! » Autrefois, le dimanche après-midi, on nouspermettait de jouer, pourvu que nous ne fissions pas trop debruit ; maintenant, le moindre rire étouffé suffit à nousfaire envoyer dans le coin !

« – Vous oubliez que vous avez un maîtreici, dit le tyran. Je démolirai le premier qui me mettra encolère ! J’exige une sagesse et un silence parfaits. Oh !mon garçon c’est toi qui as fait cela ? Frances, ma chère,tirez-lui les cheveux en passant ; je l’ai entendu faireclaquer ses doigts.

« Frances lui a tiré vigoureusement lescheveux, puis est allée s’asseoir sur les genoux de son mari. Ilssont restés là comme deux bébés à s’embrasser et à dire pendant uneheure des niaiseries… vaines et absurdes paroles dont nous serionshonteux. Nous nous sommes blottis aussi confortablement quepossible sous la voûte du dressoir. Je venais d’attacher ensemblenos tabliers et de les suspendre en guise de rideau, quand estentré Joseph qui revenait d’une tournée aux écuries. Il a arrachémon rideau, m’a giflée et a croassé :

« – Le maître est à peine enterré, lejour du Sabbat n’est point fini, le son de l’Évangile est co’dansvos oreilles, et vous osez jouer ! Honte à vous !Seyez-vous, méchants enfants ! Y a assez de bons livres sivous voulez lire ; seyez-vous, et pensez à vos âmes.

« En prononçant ces paroles, il nous aforcés de rectifier nos positions, de manière à recevoir du feulointain un vague rayon de lumière qui nous permît de distinguer letexte du fatras dont il nous accabla. Je n’ai pu supporter cetteoccupation. J’ai pris mon volume crasseux par le dos et l’ai lancédans le chenil en protestant que j’avais horreur d’un bon livre.Heathcliff a envoyé le sien d’un coup de pied au même endroit. Ilfallait entendre le tintamarre !

« – M’sieu Hindley ! hurlait notrechapelain, M’sieu v’nez par ici ! Miss Cathy a déchiré l’dosdu Casque du Salut et Heathcliff a passé sa rage su’lapremière partie de Tout dret à la perdition !Quemisère qu’vous leu laissiez continuer c’te vie-là ! Ah !le vieillard y les aurait rossés comme y faut… mais y n’est puslà !

« S’arrachant à son paradis au coin dufeu, Hindley a saisi l’un de nous au collet, l’autre par le bras,et nous a jetés tous deux dans la cuisine où, assurait Joseph,« le vieux Nick[4] »viendrait nous prendre, aussi sûr que nous étions vivants ;ainsi réconfortés, nous avons cherché chacun de notre côté un coinpour attendre son arrivée. J’ai attrapé ce livre-ci, et unebouteille d’encre sur le rayon, j’ai entr’ouvert la porte donnantsur l’extérieur pour avoir un peu de lumière, et j’ai passé vingtminutes à écrire. Mais mon compagnon est impatient ! ilpropose de nous approprier le manteau de la laitière et de nousabriter dessous pour filer dans la lande. Bonne idée… et puis, sile vieux grognon arrive, il pourra croire que sa prophétie estréalisée… Nous ne pourrons pas être plus à l’humidité ni avoir plusfroid sous la pluie qu’ici. »

******

Je suppose que Catherine mit son projet àexécution, car dans la phrase suivante elle abordait un autresujet ; elle prenait le ton plaintif.

« Comme je me doutais peu que Hindley meferait jamais tant pleurer ! écrivait-elle. J’ai mal à latête, au point de ne pouvoir la garder sur l’oreiller, et pourtantje ne peux pas céder. Pauvre Heathcliff ! Hindley le traite devagabond et ne veut plus qu’il reste ni qu’il mange avecnous ; il prétend que lui et moi ne devons plus jouer ensembleet menace de le chasser de la maison si nous enfreignons sesordres. Il a blâmé notre père (comment a-t-il osé ?) pouravoir traité H. avec trop de bienveillance, et il jure qu’il leremettra à sa vraie place. »

*****

Je commençais à somnoler et à laisser tomberle nez sur la page à moitié effacée. Mon œil passa du manuscrit àl’imprimé. Je vis un titre rouge ornementé « Septante foissept[5] et le Premier de la septante etunième[6]. Pieux discours prononcé par le RévérendJabes Branderham, dans la chapelle de Gimmerton Sough »Pendant que, dans une demi-inconscience, je me creusais la cervellepour deviner ce que Jabes Branderham avait pu tirer de son sujet,je retombai allongé dans mon lit et m’endormis. Hélas !tristes effets du mauvais thé et de la mauvaise humeur !Quelles autres causes auraient pu me faire passer une si terriblenuit ? Je n’ai souvenir d’aucune qui lui soit comparabledepuis que j’ai le sentiment de la souffrance.

Je commençai à rêver presque avant d’avoircessé de me rendre compte de l’endroit où je me trouvais. Il mesemblait que c’était le matin ; je m’étais mis en route pourrentrer chez moi, avec Joseph comme guide. Une épaisseur deplusieurs mètres de neige couvrait notre chemin. Comme nousavancions péniblement, mon compagnon m’accablait d’incessantsreproches parce que je n’avais pas pris un bâton de pèlerin ;il m’assurait que je ne pourrais jamais pénétrer dans la maisonsans en avoir un, et brandissait fièrement un gourdin à lourdepoignée, auquel je compris qu’il donnait ce nom. Pendant uninstant, je considérai qu’il était absurde que j’eusse besoin d’unepareille arme pour obtenir accès à ma propre demeure. Puis uneautre idée me traversa l’esprit. Ce n’est pas là quej’allais : nous étions partis pour aller entendre le célèbreJabes Branderham prêcher sur le texte Septante foissept ; l’un de nous – Joseph, le prédicateur ou moi –avait commis le Premier de la septante et unième, etdevait être publiquement dénoncé et excommunié. Nous arrivâmes à lachapelle. J’ai passé devant en réalité, dans mes promenades, deuxou trois fois ; elle est située dans un pli de terrain, entredeux collines, à une assez grande altitude, près d’un marais dontla boue tourbeuse convient très bien, paraît-il, pour embaumer lesquelques cadavres déposés là. Le toit est resté entierjusqu’ici ; mais comme le traitement du pasteur n’est que devingt livres par an, avec la jouissance d’une maison composée dedeux pièces qui menacent de se réduire rapidement à une seule,aucun pasteur ne veut accepter les devoirs de cette charge,d’autant plus qu’on dit couramment que ses ouailles le laisseraientmourir de faim plutôt que d’augmenter son revenu d’un penny deleurs poches. Quoi qu’il en soit, dans mon rêve Jabes avait unauditoire nombreux et attentif ; et il prêchait… grandDieu ! quel sermon ! divisé en quatre centquatre-vingt dix parties, chacune de la longueur d’un sermonordinaire, et chacune traitant d’un péché particulier ! Où ilallait les chercher, je n’en sais rien. Il avait sa manière à luid’interpréter le texte, et il paraissait nécessaire que le fidèlecommît à chaque occasion des péchés différents. Ceux-ci étaient desplus curieux : de bizarres infractions que je n’avais encorejamais imaginées.

Oh ! que j’étais fatigué ! Comme jeme tortillais, bâillais, m’assoupissais, et me réveillais !Comme je me pinçais, me piquais, me frottais les yeux, me levais,me rasseyais, et poussais du coude Joseph afin qu’il me dît si leprédicateur aurait jamais fini ! J’étais condamné à toutentendre jusqu’au bout. Enfin, il aborda le Premier de laseptante et unième. À cet instant critique, j’eus uneinspiration soudaine, sous l’empire de laquelle je me levai pourdénoncer Jabes Branderham comme l’auteur du péché qu’un chrétienn’est pas tenu de pardonner.

– Monsieur, m’écriai-je, assis entre cesquatre murs j’ai enduré et toléré sans interruption les quatre centquatre-vingt-dix parties de votre sermon. Septante fois sept foisj’ai pris mon chapeau et j’ai été sur le point de m’en aller…septante fois sept fois vous m’avez déraisonnablement obligé dereprendre mon siège. La quatre cent quatre-vingt-onzième foisdépasse les bornes. Compagnons de martyre, sus à lui !Faites-le dégringoler, et réduisez-le en atomes, pour que les lieuxqui l’ont connu ne puissent plus le connaître !

– Tu es l’Homme ! s’écriaJabes, après une pause solennelle, en se penchant par-dessus soncoussin. Septante fois sept fois tu as tordu ton visage enbâillant… septante fois sept fois j’ai tenu conseil en moi-même…Bah ! ai-je pensé, c’est de la faiblesse humaine, cela encorepeut être absous. Mais voici le Premier de la septante etunième. Frères, exécutez sur lui le jugement qui est écrit.C’est un honneur qui revient à tous les bons chrétiens !

Sur cette parole finale, tous les membres del’assemblée, levant leurs bâtons de pèlerins, m’assaillirent encercle d’un même mouvement. N’ayant pas d’arme à leur opposer pourma défense, je commençai à me colleter avec Joseph, mon assaillantle plus proche et le plus féroce, pour lui enlever le sien. Dans laconfusion de la mêlée, plusieurs gourdins se rencontrèrent ;des coups qui m’étaient destinés tombèrent sur d’autres crânes.Bientôt la chapelle entière retentit du bruit des attaques et desripostes. Chacun se mit à cogner sur son voisin ; etBranderham, ne voulant pas rester oisif, épancha son zèle en unepluie de tapes bruyantes sur le rebord de la chaire, qui résonnaitsi fort qu’à la fin, à mon indicible soulagement, je me réveillai.Et qu’était-ce qui m’avait fait croire à ce terrible vacarme ?Qui avait joué le rôle de Jabes dans cette bagarre ?Simplement la branche de sapin qui touchait ma fenêtre quand desrafales de vent soufflaient de ce côté-là, et qui frottait sespommes desséchées contre les vitres ! J’écoutai un instant,encore dans le doute ; je découvris la cause du bruit, puis meretournai, sommeillai, et rêvai de nouveau, d’une manière encoreplus désagréable qu’avant, s’il est possible.

Cette fois, je me souvenais que j’étais couchédans le cabinet de chêne et j’entendais distinctement les rafalesde vent et la neige qui fouettait. J’entendais aussi le bruitagaçant et persistant de la branche de sapin, et je l’attribuais àsa véritable cause. Mais ce bruit m’exaspérait tellement que jerésolus de le faire cesser, s’il y avait moyen ; et jem’imaginai que je me levais et que j’essayais d’ouvrir la croisée.La poignée était soudée dans la gâche : particularité quej’avais observée étant éveillé, mais que j’avais oubliée. « Ilfaut pourtant que je l’arrête ! » murmurai-je. J’enfonçaile poing à travers la vitre et allongeai le bras en dehors poursaisir la branche importune ; mais, au lieu de la trouver, mesdoigts se refermèrent sur les doigts d’une petite main froide commela glace ! L’intense horreur du cauchemar m’envahit, j’essayaide retirer mon bras, mais la main s’y accrochait et une voix d’unemélancolie infinie sanglotait : « Laissez-moientrer ! laissez-moi entrer ! – Quiêtes-vous ? » demandai-je tout en continuant de lutterpour me dégager. « Catherine Linton », répondit la voixen tremblant (pourquoi pensais-je à Linton ? J’avaislu Earnshaw vingt fois pour Linton une fois).« Me voilà revenue à la maison : je m’étais perdue dansla lande ! » La voix parlait encore, quand je distinguaivaguement une figure d’enfant qui regardait à travers la fenêtre.La terreur me rendit cruel. Voyant qu’il était inutile d’essayer deme dégager de son étreinte, j’attirai son poignet sur la vitrebrisée et le frottai dessus jusqu’à ce que le sang coulât etinondât les draps du lit. La voix gémissait toujours :« Laissez-moi entrer ! » et l’étreinte obstinée nese relâchait pas, me rendant presque fou de terreur. « Commentle puis-je ? » dis-je enfin ; « lâchez-moi, sivous voulez que je vous fasse entrer ! » Les doigts sedesserrèrent, je retirai vivement les miens hors du trou,j’entassai en hâte les livres en pyramide pour me défendre, et jeme bouchai les oreilles pour ne plus entendre la lamentable prière.Il me sembla que je restais ainsi pendant plus d’un quart d’heure.Mais, dès que je recommençai d’écouter, j’entendis le douloureuxgémissement qui continuait !« Allez-vous-en ! » criai-je, « je ne vouslaisserai jamais entrer, dussiez-vous supplier pendant vingt ans. –Il y a vingt ans », gémit la voix, « vingt ans, il y avingt ans que je suis errante. » Puis j’entendis un légergrattement au dehors et la pile de livres bougea comme si elleétait poussée en avant. J’essayai de me lever, mais je ne pusremuer un seul membre, et je me mis à hurler tout haut, en proie àune terreur folle. À ma grande confusion, je me suis aperçu que meshurlements étaient bien réels. Des pas rapides approchaient de laporte de la chambre ; quelqu’un l’a poussée d’une mainénergique et une lumière a brillé à travers les ouvertures carréesen haut du lit. J’étais assis encore tout tremblant, essuyant lasueur qui coulait sur mon front ; l’intrus semblait hésiter etse parler à voix basse à soi-même. Enfin il a murmuré, évidemmentsans attendre de réponse : « Y a-t-il quelqu’unici ? » J’ai jugé qu’il valait mieux confesser maprésence, car j’avais reconnu la voix de Heathcliff et je craignaisqu’il ne poussât sa recherche plus avant, si je demeurais coi. Enconséquence, je me suis tourné et j’ai ouvert les panneaux. Jen’oublierai pas de sitôt l’effet que j’ai produit ainsi.

Heathcliff se tenait près de l’entrée, enchemise et en pantalon ; une chandelle lui coulait sur lesdoigts et sa figure était aussi blanche que le mur derrière lui. Lepremier craquement du chêne l’a fait tressaillir comme sous unedécharge électrique ; la chandelle lui a échappé et estretombée à quelques pieds de distance ; son agitation étaittelle qu’il a pu à peine la ramasser.

– Ce n’est que votre hôte, monsieur, luicriai-je, désireux de lui épargner l’humiliation de laisser voirplus longtemps sa poltronnerie, j’ai eu le malheur de pousser descris dans mon sommeil, en proie que j’étais à un terriblecauchemar. Je regrette de vous avoir dérangé.

– Oh ! Dieu vous confonde,Mr Lockwood ! Je voudrais que vous fussiez au… a commencémon hôte, en posant la chandelle sur une chaise, parce qu’il serendait compte qu’il lui était impossible de la tenir fixe. Et quivous a introduit dans cette chambre ? a-t-il continué enenfonçant ses ongles dans les paumes de ses mains, et en grinçantdes dents pour réprimer des convulsions maxillaires. Quiest-ce ? J’ai bien envie de jeter le coupable dehorsimmédiatement.

– C’est votre servante Zillah,répondis-je, en sautant sur le plancher et remettant rapidement mesvêtements. Je n’y verrais pas d’inconvénient, pour ma part, elle lemérite bien. Je suppose qu’elle a voulu avoir à mes dépens unenouvelle preuve que la pièce est hantée. Eh bien ! elle l’est…elle fourmille de spectres et de fantômes ! Vous avez raisonde la tenir fermée, je vous assure. Personne ne vous remerciera delui avoir procuré un somme dans un antre pareil !

– Que voulez-vous dire et quefaites-vous ? Recouchez-vous et finissez votre nuit, puisquevous êtes ici ; mais pour l’amour du ciel, ne recommencez pascet horrible vacarme, que rien ne saurait excuser, à moins qu’on nefût en train de vous couper la gorge.

– Si le petit démon était entré par lafenêtre, il est probable qu’elle m’aurait étranglé ! ai-jeriposté. Je ne tiens pas à continuer de subir les persécutions devos hospitaliers ancêtres. Le Révérend Jabes Branderham n’était-ilpas votre allié du côté maternel ? Et cette péronnelle,Catherine Limon, ou Earnshaw, ou je ne sais quoi… elle devait êtrebien sotte… méchante petite âme ! Elle m’a dit qu’elle erraitsur la terre depuis vingt ans : juste punition de ses péchésmortels, j’en suis sûr.

Je n’avais pas plus tôt prononcé ces mots queje me suis rappelé l’association, dans le livre, du nom deHeathcliff, à celui de Catherine. Cette particularité, qui étaitcomplètement sortie de ma mémoire, venait d’y reparaître soudain.J’ai rougi de ma légèreté. Mais, sans manifester autrement quej’eusse conscience de l’avoir offensé, je me suis hâtéd’ajouter : « La vérité est, monsieur, que j’ai passé lapremière partie de la nuit à… » ; je m’arrêtai encore.J’allais dire : « … à parcourir ces vieux volumes »,ce qui aurait révélé que j’avais connaissance de leur contenumanuscrit, aussi bien que de leur contenu imprimé. Aussi, mereprenant, j’ai poursuivi : « … à déchiffrer les nomsinscrits sur le rebord de la fenêtre. Occupation monotone, àlaquelle je me livrais pour m’endormir, de même qu’on compteou… »

– À quoi songez-vous de me parler de lasorte, à moi ? a dit Heathcliff d’une voix tonnante et avecune sauvage véhémence. Comment… comment osez-vous ? Sous montoit ?… Dieu, il faut qu’il soit fou pour parlerainsi !

Et il se frappait le front avec rage.

Je ne savais trop si je devais me fâcher de celangage ou continuer mon explication. Mais il semblait tellementaffecté que j’ai eu pitié de lui et ai repris l’histoire de mesrêves, affirmant que je n’avais jamais entendu auparavant le nom de« Catherine Linton », mais qu’à force de le lire et de lerelire ce nom avait produit sur moi une impression qui s’étaitpersonnifiée quand j’eus perdu le contrôle de mon imagination.Tandis que je parlais, Heathcliff reculait peu à peu dans lerenfoncement où se trouvait le lit ; finalement il s’estassis, presque entièrement caché derrière. Je devinai néanmoins, àsa respiration irrégulière et entrecoupée, qu’il luttait contre uneviolente émotion. Ne voulant pas lui laisser voir que je me rendaiscompte de son conflit intérieur, j’ai achevé ma toilette assezbruyamment, regardé ma montre et fait un monologue sur la longueurde la nuit :

– Pas encore trois heures ! j’auraisjuré qu’il en était six. Le temps n’avance pas ici : nous noussommes certainement retirés pour reposer à huit heures !

– Toujours à neuf heures en hiver, etlever à quatre, a dit mon hôte en réprimant un gémissement ;et j’ai jugé, au mouvement de l’ombre de son bras, qu’il essuyaitune larme. Mr Lockwood, a-t-il ajouté, vous pouvez aller dansma chambre ; vous ne feriez que gêner en descendant de sibonne heure : et vos cris puérils ont envoyé le sommeil audiable pour moi.

– Pour moi aussi, ai-je répliqué. Je vaisme promener dans la cour jusqu’au jour, alors je partirai ; etvous n’avez pas à craindre de nouvelle intrusion de ma part. Jesuis maintenant tout à fait guéri de l’envie de chercher du plaisirdans la société, que ce soit à la campagne ou à la ville. Un hommesensé doit trouver une compagnie suffisante en soi-même.

– Délicieuse compagnie ! a grommeléMr Heathcliff. Prenez la chandelle et allez où vous voudrez.Je vous rejoins dans l’instant. Évitez la cour, toutefois, car leschiens sont lâches ; quant à la salle… Junon y monte safaction et… non, vous ne pouvez qu’errer dans l’escalier et dansles couloirs. Mais sortez ! Je viens dans deux minutes.

J’ai obéi, du moins à l’ordre de quitter lachambre ; puis, ne sachant où me conduisait l’étroit corridor,je me suis arrêté, et mon propriétaire m’a rendu témoininvolontaire d’une scène de superstition qui démentait étrangementson bon sens apparent. Il s’est approché du lit, a ouvert lafenêtre en la forçant et, pendant qu’il tirait dessus, a été prisd’une crise de larmes qu’il n’a pu maîtriser. « Viens,viens ! » sanglotait-il. « Cathy, viens !Oh ! viens… une fois seulement ! Oh ! chérie de moncœur ! écoute-moi cette fois-ci enfin, Catherine ! »Le spectre a témoigné de l’ordinaire caprice des spectres : iln’a donné aucun signe d’existence. Mais la neige et le vent ontpénétré en tourbillons furieux, parvenant même jusqu’à moi etéteignant ma lumière.

Il y avait une telle angoisse dans l’explosionde douleur qui accompagnait ce délire que la compassion m’a faitoublier sa folie. Je me suis éloigné, à moitié fâché d’avoirécouté, si peu que ce fût, et regrettant d’avoir raconté monridicule cauchemar, qui avait déterminé cette crise, bien que je nepusse comprendre pourquoi. Je suis descendu avec précaution dansles régions inférieures et ai atterri dans la cuisine, où quelquestisons que j’ai rassemblés avec soin m’ont permis de rallumer machandelle. Rien ne bougeait, sauf un chat gris moucheté, qui estsorti lentement des cendres et m’a salué d’un miaulementplaintif.

Deux bancs en forme d’arcs de cercleentouraient presque complètement le foyer ; je me suis allongésur l’un et Grimalkin[7] a grimpésur l’autre. Nous commencions à nous assoupir tous deux quandquelqu’un a envahi notre retraite ; c’était Joseph quidescendait péniblement une échelle de bois dont le hautdisparaissait dans le plafond, à travers une trappe : l’entréede son galetas, je suppose. Il a jeté un regard sinistre sur lapetite flamme que j’avais réussi à ranimer entre les barreauxcintrés de la grille du foyer, a chassé le chat de son poste élevé,s’est installé à sa place et s’est mis à bourrer une pipe de troispouces. Ma présence dans son sanctuaire était évidemment considéréecomme une impudence trop éhontée pour être relevée : il aappliqué silencieusement le tuyau à ses lèvres, s’est croisé lesbras et a envoyé des bouffées en l’air. Je l’ai laissé savourer savolupté sans le troubler. Après avoir lancé sa dernière bouffée etpoussé un profond soupir, il s’est levé et s’est retiré avec autantde dignité qu’il était venu.

J’ai entendu ensuite un pas plus élastique.J’ouvrais déjà la bouche pour un « bonjour », mais jel’ai refermée sans achever mon salut, car Hareton Earnshaw faisaitses oraison sotto voce, sous forme d’une suite de juronsadressés à chaque objet qu’il touchait, tout en fourrageant dans uncoin à la recherche d’une bêche ou d’une pelle pour faire deschemins dans la neige. Il a jeté un regard par-dessus le dossier dubanc, en dilatant les narines, et il songeait aussi peu à unéchange de politesses avec moi qu’avec mon compagnon le chat. J’aideviné, à ses préparatifs, que la sortie était permise et, quittantma dure couchette, j’ai fait un mouvement pour le suivre. Il l’aremarqué et a cogné sur une porte intérieure avec l’extrémité de sabêche, en indiquant par un son inarticulé que c’était là que jedevais aller, si je voulais changer de résidence.

La porte donnait dans la salle où les femmesétaient déjà à l’œuvre. Zillah développait dans la cheminée untourbillon de flammes à l’aide d’un soufflet colossal ;Mrs Heathcliff, agenouillée près de l’âtre, lisait un livre àla lueur du feu. Elle tenait la main interposée entre la chaleur dufoyer et ses yeux et paraissait absorbée dans son occupation. Ellene s’interrompait que pour gronder la servante qui la couvraitd’étincelles, ou pour repousser de temps à autre un chien quivenait appuyer un peu trop familièrement le nez sur sa figure. J’aiété surpris de voir là Heathcliff aussi. Il était debout près dufeu, me tournant le dos, et venait de faire une scène violente à lapauvre Zillah qui, par instants, suspendait son travail pourrelever le coin de son tablier et pousser un gémissementindigné.

– Et vous, vous misérable –, criait-il aumoment où j’entrais, en se tournant vers sa belle-fille etemployant une épithète aussi inoffensive que poulette ou brebis,mais généralement représentée par un tiret, vous voilà encore à vosoiseuses manigances ? Tous les autres gagnent leur pain… vous,vous vivez de ma charité ! Mettez-moi ces bêtises de côté ettrouvez le moyen de vous rendre utile. Je vous ferai payer le fléaude votre perpétuelle présence, entendez-vous, odieusecoquine ?

– Je mettrai mes bêtises de côté, parceque vous pouvez m’y contraindre, si je refuse, a répondu la jeunefemme en fermant son livre et en le jetant sur une chaise. Maisquand vous useriez votre langue à jurer, je ne ferai que ce que jevoudrai !

Heathcliff a levé la main, et elle s’estsauvée à distance respectueuse : elle en connaissaitcertainement le poids. N’ayant nulle envie d’être régalé d’uncombat entre chien et chat, je me suis vivement avancé comme sij’étais pressé de partager la chaleur du foyer et tout à faitignorant de la dispute interrompue. Chacun d’eux a eu assez dedécorum pour suspendre les hostilités. Heathcliff a placé sespoings à l’abri de la tentation dans ses poches ;Mrs Heathcliff a fait la moue et est allée prendre un siègeéloigné, où elle a tenu sa parole en jouant le rôle d’une statuependant le temps que je suis resté là. Ce n’a pas été long :j’ai décliné leur invitation à déjeuner et, dès que l’aube acommencé de pointer, j’ai saisi la première occasion de m’échapperau grand air, maintenant clair, calme et froid comme de la glaceimpalpable.

Avant que j’aie eu atteint le fond du jardin,mon propriétaire m’a crié de m’arrêter, et a offert dem’accompagner à travers la lande. Ça été une heureuse inspirationde sa part, car tout le versant de la colline n’était qu’un océande vagues blanches ; les hauts et les bas n’indiquaient pasd’élévations ou de dépressions correspondantes dans leterrain ; de nombreux trous étaient entièrement comblés par laneige ; et des rangées entières de buttes, formées des résidusde l’extraction des carrières, étaient effacées de la carte que mapromenade de la veille avait laissée peinte dans mon esprit.J’avais remarqué sur un des côtés de la route, à intervalles de sixà sept mètres, une ligne de pierres dressées debout, qui seprolongeait sur toute la longueur du terrain dénudé : ellesavaient été placées et peintes à la chaux pour servir de repèresdans l’obscurité, et aussi quand une chute de neige, comme àprésent, ne permettait pas de distinguer la chaussée ferme desprofonds marécages qui la bordent des deux côtés. Mais àl’exception d’une tache sombre émergeant çà et là, toute trace del’existence de ces pierres avait disparu et mon compagnon a dûm’avertir fréquemment d’appuyer à droite ou à gauche alors que jeme figurais suivre correctement les sinuosités de la route.

Nous avons échangé peu de paroles, et il s’estarrêté à l’entrée du parc de Thrushcross en me disant que je nepouvais plus me tromper. Nos adieux se sont bornés à un rapidesalut, puis j’ai continué ma marche, réduit à mes seulesressources ; car la loge du portier est inoccupée jusqu’àprésent. La distance de la porte du parc à la Grange est de deuxmilles ; je crois que je suis bien arrivé à en faire quatre,en me perdant au milieu des arbres et enfonçant jusqu’au cou dansla neige : désagrément que seuls peuvent apprécier ceux quil’ont expérimenté. En tout cas, quels qu’aient été mes tours etdétours, midi sonnait comme j’entrais dans la maison, ce quifaisait exactement une heure pour chaque mille du chemin ordinairedepuis les Hauts de Hurle-Vent.

Ma femme de charge et ses satellites se sontprécipitées pour m’accueillir, s’écriant avec volubilité qu’ellesme croyaient complètement perdu. Tout le monde supposait quej’avais péri la nuit précédente et elles se demandaient comment s’yprendre pour se mettre à la recherche de mes restes. Je leur ai ditde se calmer, puisqu’elles me voyaient revenu, et, transi jusqu’àla moelle, je me suis traîné en haut. Après avoir mis des vêtementssecs et marché de long en large pendant trente à quarante minutes,pour restaurer la chaleur animale, je me suis retiré dans moncabinet de travail, faible comme un petit chat : presque tropfaible pour jouir du feu pétillant et du café fumant que laservante m’a préparé pour me remonter.

Chapitre 4

 

Quelles pauvres girouettes nous sommes !Moi qui avais résolu de me libérer de tous rapports sociaux et quibénissais ma bonne étoile de m’avoir fait enfin découvrir unendroit où de tels rapports sont à peu près impossibles, moi,faible créature, après avoir lutté jusqu’au crépuscule contrel’abattement et la solitude, j’ai été vaincu et forcé d’amener monpavillon. Sous prétexte de demander des indications sur ce quiétait nécessaire à mon installation, j’ai prié Mrs Dean, quandelle a apporté mon souper, de s’asseoir pendant que je mangeais.J’espérais sincèrement que j’allais trouver en elle une vraiecommère et que, si elle ne me tirait pas de ma torpeur, ellefinirait au moins par m’endormir.

– Vous êtes ici depuis très longtemps,ai-je commencé. N’avez-vous pas dit depuis seize ans ?

– Dix-huit, monsieur. Je suis arrivée aumoment où ma maîtresse se mariait, pour faire son service ;après sa mort, le maître m’a conservée comme femme de charge.

– Vraiment.

Un silence a suivi. Elfe n’était pas fortbavarde, craignais-je, sauf peut-être quand il s’agissait de sespropres affaires, qui pouvaient difficilement m’intéresser.Cependant, après s’être recueillie un instant, un poing sur chaquegenou, un nuage méditatif sur sa figure rubiconde, elle s’estécriée :

– Ah ! les temps ont bien changédepuis lors !

– Oui, ai-je remarqué, vous avez dû voirbeaucoup de transformations, je suppose ?

– Sans doute ; et de souffrancesaussi.

« Oh ! je vais amener laconversation sur la famille de mon propriétaire », ai-jepensé. « Bon sujet à mettre sur le tapis ! J’aimerais àsavoir l’histoire de cette jeune et jolie veuve. Est-elle native decette contrée ou, comme il est plus probable, est-ce une étrangèreque les indigènes hargneux ne veulent pas reconnaître comme desleurs ? » Dans cette intention, j’ai demandé àMrs Dean pourquoi Heathcliff louait Thrushcross Grange etpréférait de vivre dans une situation et une demeure siinférieures.

– N’est-il pas assez riche pourentretenir convenablement la propriété ?

– Riche, monsieur ! Personne ne saitce qu’il a d’argent et chaque année sa fortune s’accroît, Oui, oui,il est assez riche pour vivre dans une maison plus luxueuse mêmeque celle-ci ; mais il est plutôt… serré. S’il avait eul’intention de venir s’installer à Thrushcross Grange, il auraitsuffi qu’il entendît parler d’un bon locataire pour qu’il ne pût serésigner à laisser échapper la chance de gagner quelques centainesd’écus de plus. Il est étrange qu’on puisse être aussi cupide quandon est seul en ce monde !

– Il avait un fils, je crois ?

– Oui, il en avait un… il est mort.

– Et cette jeune dame,Mrs Heathcliff, est la veuve de ce fils ?

– Oui.

– D’où est-elle originaire ?

– C’est la fille de mon défunt maître,monsieur : Catherine Linton était son nom de jeune fille. Jel’ai élevée, la pauvre enfant ! J’aurais souhaité queMr Heathcliff vînt habiter ici, pour que nous nous fussionstrouvées réunies.

– Quoi ! Catherine Linton ? mesuis-je écrié avec étonnement. Mais une minute de réflexion m’aconvaincu que ce n’était pas mon fantôme de Catherine. Alors, ai-jepoursuivi, mon prédécesseur s’appelait Linton ?

– Parfaitement.

– Et qui est cet Earnshaw… HaretonEarnshaw, qui habite avec Mr Heathcliff’? Sont-ilsparents ?

– Non, c’est le neveu de feuMrs Linton.

– Le cousin de la jeune femme, parconséquent ?

– Oui ; et son mari était son cousinaussi : l’un du côté de la mère, l’autre du côté du père.Heathcliff a épousé la sœur de Mr Linton.

– J’ai vu à Hurle-Vent le nom« Earnshaw » gravé au-dessus de la porte principale.Est-ce une vieille famille ?

– Très vieille, monsieur. Hareton en estle dernier rejeton, comme notre Miss Cathy est le dernier de lanôtre… je veux dire de celle des Linton. Vous avez été àHurle-Vent ? Je vous demande pardon de ma curiosité ;mais je serais contente de savoir comment elle va.

– Mrs Heathcliff ? Elle avaitl’air fort bien portante, et c’est une jolie femme ; pourtantelle ne paraît pas très heureuse.

– Oh ! Dieu ! cela ne m’étonnepas ! Et qu’avez-vous pensé du maître ?

– Un gaillard plutôt rude, Mrs Dean.N’est-ce pas là sa caractéristique ?

– Rude comme un tranchant de scie, durcomme du basalte ! Moins vous aurez affaire à lui, mieux vousvous en trouverez.

– Il doit avoir eu des hauts et des basdans l’existence pour être devenu si hargneux. Connaissez-vousquelque chose de son histoire ?

– C’est celle du coucou, monsieur. Je laconnais tout entière, sauf que j’ignore où il est né, qui étaientses parents, et comment il a fait sa fortune dans le début. Haretona été jeté hors de son nid comme un jeune moineau ! Lemalheureux garçon est le seul dans toute la paroisse à ne pas sedouter de la manière dont il a été frustré.

– Eh bien ! Mrs Dean, ce seraitfaire œuvre charitable que de me raconter quelque chose de mesvoisins. Je sens que je ne dormirai pas si je vais me coucher,ainsi donc, soyez assez aimable pour vous asseoir et bavarder uneheure.

– Oh ! certainement, Monsieur. Jevais aller chercher mon ouvrage et je resterai ensuite autant qu’ilvous plaira. Mais vous avez pris froid ; je vous ai vugrelotter, et il vous faut un peu de gruau pour chasser le mal.

La digne femme est sortie d’un air affairé etje me suis rapproché du feu ; j’avais la tête brûlante et lereste du corps glacé. De plus, mes nerfs et mon cerveau étaient enproie à une surexcitation voisine de l’égarement. J’en éprouvais,non pas un sentiment de malaise, mais plutôt la crainte (que jeressens encore maintenant) d’effets sérieux consécutifs auxincidents d’aujourd’hui et d’hier. Mrs Dean est revenuebientôt, avec un pot fumant et sa corbeille à ouvrage. Elle a placéle pot sur la grille de la cheminée et rapproché sa chaise,manifestement heureuse de me trouver si sociable.

Avant de venir habiter ici, a-t-elle commencésans attendre une nouvelle invitation à raconter son histoire,j’étais presque toujours à Hurle-Vent. Ma mère avait élevéMr Hindley Earnshaw, le père de Hareton, et j’avais prisl’habitude de jouer avec les enfants ; je faisais aussi lescommissions, j’aidais aux foins et je rôdais autour de la ferme,prête à tout travail qu’on voudrait me donner. Une belle matinéed’été – c’était au début de la moisson, je me rappelle –Mr Earnshaw, le vieux maître, descendit en tenue de voyage.Après avoir indiqué à Joseph sa tâche pour la journée, il se tournavers Hindley, vers Cathy et vers moi – j’étais en effet assise àprendre mon porridge avec eux – et dit en s’adressant à sonfils : « Eh bien ! mon bonhomme, je m’en vais àLiverpool aujourd’hui, que faut-il te rapporter ? Tu peuxchoisir œ que tu voudras ; mais que ce ne soit pas gros, carj’irai et reviendrai à pied : soixante milles dans chaquesens, c’est une longue étape ! » Hindley demanda unviolon, puis Miss Cathy fut interrogée à son tour : elle avaità peine six ans, mais elle était capable de monter tous les chevauxde l’écurie et elle choisit une cravache. Le maître ne m’oubliapas, car il avait bon cœur, bien qu’il fût parfois assez sévère. Ilpromit de me rapporter des pommes et des poires plein sa poche,puis il embrassa ses enfants, nous dit au revoir et partit.

Les trois jours que dura son absence nousparurent à tous bien longs et souvent la petite Cathy demandaitquand son père rentrerait. Mrs Earnshaw l’attendait pour lesouper, le troisième soir, et elle retarda le repas d’heure enheure ; mais il n’arrivait toujours pas et à la longue lesenfants se fatiguèrent de courir à la porte d’entrée pour regarder.La nuit vint ; leur mère aurait voulu les coucher, mais ilsl’attendrirent par leurs supplications pour rester. À onze heures,le loquet de la porte se souleva doucement et le maître entra. Ilse jeta sur une chaise, moitié riant, moitié grognant, et leurenjoignit à tous de ne pas approcher, car il était quasi mort… onlui offrirait les trois royaumes qu’il ne recommencerait pas unepareille course.

– Et avec cela, être chargé à enpérir ! dit-il, en ouvrant son manteau, qu’il tenait roulédans ses bras. Vois, ma femme ! Je n’ai jamais été si exténuéde ma vie ; mais il te faut accepter mon fardeau comme unprésent de Dieu, bien qu’il soit presque aussi noir que s’ilsortait de chez le diable.

Nous fîmes cercle et, par-dessus la tête deMiss Cathy, j’aperçus un enfant malpropre, déguenillé, aux cheveuxnoirs, assez grand pour marcher et parler. À son visage, on l’eûtmême jugé plus âgé que Catherine ; pourtant, quand il fut surses pieds, il se borna à regarder d’un air étonné autour de lui età baragouiner indéfiniment quelque chose que personne ne putcomprendre. J’étais effrayée et Mrs Earnshaw était toute prêteà le jeter à la porte. Elle s’emporta, demandant quelle idée sonmari avait eue d’amener chez lui ce petit bohémien, quand ilsavaient leurs propres enfants à nourrir et à élever. Quecomptait-il en faire ? Était-il devenu fou ? Le maîtreessaya de s’expliquer. Mais il était vraiment recru de fatigue ettout ce que je pus comprendre, au milieu des récriminations de safemme, c’est qu’il avait rencontré l’enfant mourant de faim,abandonné, et pour ainsi dire muet, dans les rues deLiverpool : Il l’avait recueilli et s’était enquis de sonpropriétaire. Pas une âme ne savait à qui il appartenait,dit-il ; et l’argent comme le temps dont il disposait étantlimités, il jugea préférable de le ramener sur-le-champ chez lui,plutôt que de se livrer à de vaines et dispendieuses démarcheslà-bas : car il était résolu de ne pas le laisser dans l’étatoù il l’avait trouvé. En fin de compte ma maîtresse se calma enmaugréant, et Mr Earnshaw me dit de le laver, de lui donnerdes effets propres et de le faire dormir avec les autresenfants.

Hindley et Cathy se contentèrent de regarderet d’écouter jusqu’à ce que la paix fût rétablie ; alors tousdeux se mirent à explorer les poches de leur père pour y trouverles cadeaux qu’il leur avait promis. Hindley était un garçon dequatorze ans ; mais en retirant ce qui avait été un violon,écrasé et réduit en miettes dans le manteau, il pleura à chaudeslarmes. Quant à Cathy, lorsqu’elle apprit que le maître avait perdusa cravache en s’occupant de l’intrus, elle témoigna son déplaisiren faisant des grimaces et en crachant dans la direction de lastupide petite créature, ce qui lui valut une bonne gifle de sonpère pour lui apprendre à avoir des manières plus convenables. L’unet l’autre refusèrent absolument de partager leur lit, et même leurchambre avec lui ; je ne fis pas preuve de plus de bon sens enle mettant sur le palier de l’escalier, avec l’espoir qu’il seraitpeut-être parti le matin. Soit par hasard, soit qu’il eût étéattiré en entendant la voix de Mr Earnshaw, il se glissa à laporte de ce dernier, qui l’y trouva quand il sortit de sa chambre.Une enquête fut ouverte pour savoir comment il était arrivélà : je fus obligée de faire des aveux et, en récompense de mapoltronnerie et de mon inhumanité, je fus renvoyée de lamaison.

Telle fut l’entrée de Heathcliff dans lafamille. Quand je revins quelques jours après (car je neconsidérais pas que mon bannissement dût être éternel), j’apprisqu’on l’avait baptisé « Heathcliff » : c’était lenom d’un fils mort en bas âge, nom qui, dès lors, lui servitensemble de nom de baptême et de nom de famille. Miss Cathy et luifaisaient maintenant fort bon ménage ; mais Hindley ledétestait et, pour dire la vérité, j’éprouvais pour lui le mêmesentiment. Nous le tourmentions et nous le traitions d’une manièreindigne ; car je n’étais pas assez raisonnable pour comprendremon manque d’équité et la maîtresse n’intervenait jamais en safaveur quand elle le voyait victime d’une injustice.

Il avait l’air d’un enfant morose etrésigné ; endurci, peut-être, contre les mauvais traitements,il recevait les coups de Hindley sans sourciller, sans verser unelarme, et mes pinçons n’avaient d’autre effet que de lui fairepousser un soupir et ouvrir de grands yeux, comme s’il se fût faitmal par hasard et que personne ne fût à blâmer. Ce stoïcismemettait le vieil Earnshaw en fureur, quand il surprenait son fils àpersécuter le pauvre orphelin, comme il l’appelait. Il se pritd’une affection singulière pour Heathcliff, croyant tout ce qu’ildisait (il disait d’ailleurs fort peu de choses, et généralement lavérité), et le gâtant bien plus que Cathy, qui était tropindisciplinée et trop entêtée pour être sa favorite.

Ainsi, dès le début, Heathcliff fut la causede dissentiments dans la maison. À la mort de Mrs Earnshaw,qui survint moins de deux ans après, le jeune maître regardait sonpère comme un tyran plus que comme un ami, et Heathcliff commel’usurpateur de l’affection de son père et de ses privilèges ;il s’aigrit peu à peu à force de songer à ces dénis de justice. Jesympathisai quelque temps avec lui. Mais quand les enfants eurentla rougeole, que je dus les soigner et assumer tout d’un coup lesdevoirs d’une femme, mes idées changèrent. Heathcliff futdangereusement atteint ; dans la période où il fut le plusmal, il voulait que je fusse constamment à son chevet : jesuppose qu’il sentait que je faisais beaucoup pour lui, et iln’était pas capable de deviner que j’y étais obligée. Quoi qu’il ensoit, je dois dire que c’était l’enfant le plus tranquille qu’unegarde ait jamais eu à veiller. La différence que je constataisentre lui et les deux autres me força d’être moins partiale. Cathyet son frère me fatiguaient terriblement, lui ne se plaignait pasplus qu’un agneau, bien que le peu de souci qu’il me donnait tînt àsa dureté au mal et non à sa douceur de caractère. Il triompha dela maladie : le docteur affirma que c’était dans une largemesure grâce à moi et me félicita de mes soins. Je fus flattée deces éloges, je devins plus indulgente pour l’être qui me les avaitvalus, et c’est ainsi que Hindley perdit son dernier allié.Pourtant je n’étais pas férue de Heathcliff et je me demandaissouvent ce que mon maître trouvait tant à admirer dans ce garçontaciturne, qui jamais, à ma connaissance, ne donna le moindre signede gratitude pour reconnaître sa bienveillance. Il n’était pasinsolent envers son bienfaiteur, il était simplement insensible,tout en sachant parfaitement l’empire qu’il avait sur le cœur decelui-ci et en comprenant qu’il n’avait qu’à parler pour que toutela maison fût forcée de se plier à ses désirs. Par exemple, il mesouvient que Mr Earnshaw avait acheté un jour une paire depoulains à la foire de la paroisse et en avait donné un à chacundes deux garçons. Heathcliff prit le plus beau, mais celui-ci tombabientôt boiteux ; quand il s’en aperçut, il dit àHindley :

– Il faut que tu changes de cheval avecmoi : je n’aime pas le mien. Si tu ne veux pas, je dirai à tonpère que tu m’as battu trois fois cette semaine et je lui montreraimon bras qui est noir jusqu’à l’épaule.

Hindley lui tira la langue et lui donna uneclaque.

– Tu ferais mieux de t’exécuter sanstarder, insista Heathcliff en s’échappant sous le porche (ilsétaient dans l’écurie) ; tu y seras forcé et, si je parle deces coups, ils te seront rendus avec intérêts.

– Sauve-toi, vaurien ! cria Hindleyen le menaçant avec un poids de fer qui servait à peser les pommesde terre et le foin.

– Lance-le, répliqua l’autre sans bouger,et alors je raconterai comment tu t’es vanté de me jeter dehors dèsque ton père sera mort, et nous verrons si ce n’est pas toi quiseras jeté dehors sur-le-champ.

Hindley lança le poids, qui atteignitHeathcliff en pleine poitrine ; il tomba, mais se relevaaussitôt, chancelant, pâle et la respiration coupée. Si je ne l’eneusse empêché, il serait allé droit au maître et aurait obtenucomplète vengeance en laissant son état parler pour lui et enfaisant deviner le coupable.

– Prends mon poulain, maintenant,bohémien, dit le jeune Earnshaw. Je souhaite qu’il te rompe lecou : prends-le, et va-t’en au diable, misérable intrus !et soutire à mon père, à force de cajoleries, tout ce qu’il a.Seulement, ensuite, montre-lui ce que tu es, suppôt de Satan…Tiens, attrape cela, et puisse une ruade te fendre lecrâne !

Heathcliff s’était avancé pour détacher labête et la changer de stalle ; il passait derrière elle quandHindley termina son discours en le renversant sous les pieds ducheval et, sans s’arrêter pour examiner si ses espérances étaientréalisées, s’enfuit à toutes jambes. Je fus surprise de voir avecquel sang-froid l’enfant se releva et continua ce qu’il avaitcommencé. Il fit l’échange des selles et de tout le harnachement,puis s’assit sur une botte de foin pour se remettre, avant derentrer dans la maison, du malaise occasionné par le violent coupqu’il avait reçu. Je le persuadai aisément de me laisser attribuerses meurtrissures au cheval : il se souciait peu de ce quel’on pouvait raconter, du moment qu’il avait eu ce qu’il voulait.Il se plaignait si rarement, du reste, de bagarres de ce genre, quevraiment je ne le croyais pas vindicatif : je me trompaiscomplètement, comme vous verrez.

Chapitre 5

 

Avec l’âge, Mr Earnshaw déclina. Il avaitété actif et d’une santé florissante, pourtant ses forcesl’abandonnèrent tout d’un coup. Quand il fut confiné au coin dufeu, il devint extrêmement irritable. Un rien le fâchait ; leseul soupçon que son autorité fût méconnue le mettait presque horsdes gonds C’était particulièrement sensible lorsque quelqu’unessayait d’en imposer à son favori ou de lui commander un peurudement. L’idée qu’on pourrait dire à ce dernier un motdésagréable créait chez lui une pénible inquiétude. Il semblaits’être mis dans la tête que, parce qu’il aimait Heathcliff, tous lehaïssaient et ne pensaient qu’à lui jouer de mauvais tours. Celanuisait à l’enfant, car les mieux intentionnés parmi nous nevoulaient pas contrarier le maître, de sorte que nous flattions sapartialité, et cette flatterie fut un riche aliment pour l’orgueilde Heathcliff et pour son caractère farouche. Mais c’était devenuune sorte de nécessité : deux ou trois fois, une manifestationde mépris de Hindley, dont s’aperçut son père, mit le vieillard enfureur ; il saisit sa canne pour le frapper et frémit de rageen s’y voyant impuissant.

Enfin notre ministre (nous avions alors unministre qui arrivait à joindre les deux bouts en donnant desleçons aux petits Linton et aux petits Earnshaw, et en cultivantlui-même son lopin de terre) conseilla d’envoyer le jeune homme aucollège. Mr Earnshaw y consentit, bien qu’à contre-cœur, caril déclara : « Hindley n’est bon à rien et n’arriverajamais à rien, où qu’il aille ».

J’espérais sincèrement que nous aurionsdésormais la paix. Il m’était pénible de penser que sa bonne actionpût rendre mon maître malheureux. Je m’imaginais que sonirritabilité, résultat de l’âge et de la maladie, ne provenait quede ses ennuis de famille, comme il voulait lui-même le fairecroire. En réalité, vous savez, monsieur, c’est l’affaiblissementde sa constitution qui en était cause. Nous aurions cependant pucontinuer de vivre assez tranquillement, sans deux personnes, MissCathy et Joseph, le domestique. Vous avez vu celui-ci là-haut, jepense. C’était, et c’est encore très vraisemblablement le plusodieux et le plus infatué pharisien qui ait jamais torturé uneBible afin d’en recueillir les promesses pour lui-même et d’enjeter les malédictions sur ses voisins. Par son adresse à sermonneret à tenir de pieux propos, il avait trouvé moyen de faire grandeimpression sur Mr Earnshaw ; et, plus le maîtres’affaiblissait, plus l’influence de Joseph se développait. Il letourmentait impitoyablement pour l’engager à s’occuper du salut deson âme et à élever ses enfants avec rigidité. Il l’encourageait àregarder Hindley comme un réprouvé, et tous les soirs il dévidaitrégulièrement un long chapelet d’histoires contre Heathcliff etCatherine ; il prenait toujours soin de flatter la faiblessed’Earnshaw en chargeant surtout la dernière.

Certes, elle avait des manières à elle, commeje n’en avais encore jamais vu chez un enfant. Elle mettait à boutla patience de tous cinquante fois et plus par jour : depuisle moment où elle descendait jusqu’à celui où elle allait secoucher, il n’y avait pas de minute où nous n’eussions à craindrequelque méfait de sa part. Elle était toujours excitée, sa languetoujours en train… elle chantait, riait, taquinait tous ceux qui nefaisaient pas comme elle. C’était une indomptable petite friponne,mais elle avait l’œil le plus gai, le sourire le plus caressant etle pied le plus léger de toute la paroisse. Et, en fin de compte,je crois qu’elle n’avait pas de mauvaises intentions. Car,lorsqu’elle était arrivée à vous faire pleurer pour de bon, ilétait rare qu’elle ne voulût pas vous tenir compagnie et ne vousobligeât pas de vous calmer pour la consoler. Elle était beaucouptrop entichée de Heathcliff. La plus grande punition que nouspuissions inventer pour elle était de la tenir séparée decelui-ci ; pourtant elle était grondée plus qu’aucun de nous àcause de lui. Dans ses jeux, elle aimait énormément faire la petitemaîtresse ; elle avait la main leste, et commandait à sescamarades. Elle essaya de me traiter ainsi, mais je ne voulus pasme charger de ses commissions ni me plier à ses exigences, et je lelui fis savoir.

Quant à Mr Earnshaw, il n’entendait pasla plaisanterie de la part de ses enfants ; il avait toujoursété strict et grave avec eux. Catherine, de son côté, ne comprenaitpas que son père fût plus irritable et moins patient dans son étatmaladif qu’il ne l’était au temps de sa vigueur. Ses maussadesréprimandes faisaient naître en elle un malicieux plaisir àl’irriter. Elle n’était jamais aussi contente que quand nous lagrondions tous ensemble et qu’elle nous défiait de son regardeffronté, impertinent, et de ses réponses toujours prêtes. Elletournait en ridicule les malédictions sacrées de Joseph, metaquinait, et faisait juste ce que son père détestait le plus, enmontrant comment son insolence affectée, qu’il croyait réelle,avait plus d’effet sur Heathcliff que la bonté que lui-même luitémoignait ; comment le jeune garçon obéissait, à elle, entout, et n’obéissait à lui que quand son obéissance s’accordaitavec sa propre volonté. Après s’être conduite aussi mal quepossible pendant toute la journée, elle venait quelquefois câlinerle vieillard, le soir, pour se raccommoder avec lui. « Non,Cathy », disait-il, « je ne veux pas t’aimer, tu es pireque ton frère. Va dire tes prières, mon enfant, et demande pardon àDieu. Je crains que ta mère et moi n’ayons pas lieu de nousféliciter de t’avoir élevée ! » Cela la faisait pleurer,au début, puis, à force d’être repoussée, elle s’endurcit et elleriait quand je lui conseillais de dire qu’elle regrettait sesfautes et de demander pardon.

Mais enfin sonna l’heure qui mit un terme auxépreuves de Mr Earnshaw ici-bas. Il mourut paisiblement, unsoir d’octobre, assis au coin du feu. Un grand vent soufflaitautour de la maison et rugissait dans la cheminée : c’était unbruit de tempête, d’ouragan, pourtant, il ne faisait pas froid.Nous étions tous réunis, moi un peu éloignée du foyer, occupée àtricoter, et Joseph à lire sa Bible près de la table (car lesserviteurs se tenaient à l’ordinaire dans la salle quand leurtravail était fini). Miss Cathy avait été souffrante à cause dequoi elle restait tranquille ; elle était appuyée contre lajambe de son père et Heathcliff était allongé par terre, la têtesur les genoux de Cathy. Je me rappelle que le maître, avant des’assoupir, caressa ses jolis cheveux – il n’avait pas souvent leplaisir de la voir gentille – et dit : « Pourquoi nepeux-tu toujours être une bonne fille, Cathy ? » Elleleva la tête vers lui et répondit en riant : « Pourquoine pouvez-vous pas toujours être un bon homme, papa ? »Mais dès qu’elle le vit de nouveau fâché, elle lui baisa la main etdit qu’elle allait lui chanter une chanson pour l’endormir. Ellecommença de chanter très bas, jusqu’au moment où les doigts de sonpère abandonnèrent les siens et où sa tête tomba sur sa poitrine.Je lui dis alors de se taire et de ne pas bouger de peur del’éveiller. Nous restâmes tous muets comme des souris pendant unebonne demi-heure, et nous aurions continué encore plus longtemps siJoseph, ayant fini son chapitre, ne se fût levé en déclarant qu’ilallait éveiller le maître afin que celui-ci dît ses prières etallât se coucher. Il s’approcha, l’appela par son nom et lui touchal’épaule ; mais, comme le maître ne remuait pas, Joseph pritla chandelle et le regarda. Je devinai qu’un malheur était arrivéquand il reposa la lumière et que, saisissant les enfants chacunpar un bras, il leur dit tout bas « de monter, de ne pas fairede bruit… ils pouvaient réciter leurs prières tout seuls ce soir…lui-même avait quelque chose à faire ».

« Je veux d’abord dire bonsoir àpapa », répliqua Catherine en lui mettant les bras autour ducou avant que nous eussions pu l’arrêter. La pauvre enfants’aperçut aussitôt de la perte qu’elle venait d’éprouver. Elles’écria : « Oh ! il est mort !Heathcliff ! il est mort ! » Et tous deux jetèrentun cri déchirant.

Mes lamentations se joignirent aux leurs,bruyantes et douloureuses. Mais Joseph nous demanda à quoi nouspensions de pousser de pareils hurlements sur un saint qui était auciel. Il me dit de mettre mon manteau et de courir à Gimmerton pourchercher le docteur et le pasteur. Je ne voyais pas quels servicesils pourraient rendre l’un ou l’autre, maintenant. J’y allai,néanmoins, par le vent et la pluie, et ramenai l’un d’eux, ledocteur ; l’autre dit qu’il viendrait dans la matinée.Laissant Joseph expliquer ce qui s’était passé, je courus à lachambre des enfants. Leur porte était entre-bâillée et je visqu’ils n’étaient pas couchés, bien qu’il fût plus de minuit ;mais ils étaient plus calmes et je n’eus pas besoin de lesconsoler. Les petits êtres se réconfortaient l’un l’autre avec demeilleures pensées que je n’en aurais pu trouver. Jamais pasteurn’a dépeint le ciel aussi beau qu’ils le faisaient dans leurinnocent babillage ; et, tandis que j’écoutais en sanglotant,je ne pouvais m’empêcher de souhaiter que nous y fussions tousréunis en sûreté.

Chapitre 6

 

Mr Hindley revint pour lesfunérailles ; et, chose qui nous stupéfia et fit jaser lesvoisins de droite et de gauche, il nous revint avec une femme. Quielle était, où elle était née, c’est ce dont il ne nous fit jamaispart. Sans doute n’avait-elle ni dot ni nom qui la recommandassent,sans quoi il n’aurait pas dissimulé cette union à son père.

Elle n’était pas femme à apporter parelle-même beaucoup de trouble dans la maison. Tout ce qu’elle vit,du moment qu’elle eut franchi le seuil, parut la ravir, ainsi quetout ce qui se passait autour d’elle, hormis les préparatifs del’enterrement et la présence des veilleurs funèbres. Je la jugeai àmoitié stupide, d’après sa conduite en cette occasion. Elle courutà sa chambre, m’y entraîna, bien que j’eusse à habiller lesenfants, et s’assit toute frissonnante, les mains jointes,demandant sans cesse : « Sont-ils partis ? »Puis elle se mit à décrire avec une émotion hystérique l’effet quelui produisait la vue du noir ; elle frémissait, tremblait,finit par se mettre à pleurer et, quand je lui demandai ce qu’elleavait, me répondit qu’elle ne savait pas, mais qu’elle avait sigrand peur de mourir ! Je pensais qu’elle n’était pas plusmenacée de mourir que moi-même. Elle était plutôt mince, maisjeune, avec des couleurs vives et des yeux qui étincelaient commedes diamants. J’avais remarqué, il est vrai, qu’elle s’essoufflaiten montant l’escalier, que le moindre bruit soudain la faisaittressaillir, et qu’elle toussait parfois d’une façon inquiétante.Mais je n’avais pas idée de ce que signifiaient ces symptômes et neme sentais pas portée à sympathiser avec elle. Nous ne nousattachons pas en général aux étrangers, ici, Mr Lockwood, àmoins qu’ils ne s’attachent à nous d’abord.

Le jeune Earnshaw avait beaucoup changépendant ses trois années d’absence. Il avait maigri, avait perduses couleurs, parlait et s’habillait tout différemment. Le jourmême de son retour il nous enjoignit, à Joseph et à moi, de nouscantonner à l’avenir dans la cuisine et de lui laisser la salle. Ilaurait même voulu faire mettre un tapis et du papier dans unechambre disponible pour en faire un petit salon. Mais sa femmeétait si enchantée du dallage blanc, de la grande cheminéebrillante, des plats d’étain, de la case aux faïences, du chenil,et du vaste espace dont on disposait dans cette salle où ils setenaient d’habitude, qu’il jugea la réalisation de ce projetinutile à son bien-être et qu’il l’abandonna.

Elle manifesta aussi le plaisir qu’elle avaità trouver une sœur parmi ses nouvelles relations ; ellebavarda avec Catherine, l’embrassa, courut partout avec elle et luifit quantité de présents, au début. Son affection se fatigua bienvite cependant et, quand elle devint maussade, Hindley devinttyrannique. Quelques mots, laissant paraître que Heathcliffdéplaisait à sa femme, suffirent pour réveiller en lui toute sahaine pour le garçon. Il le repoussa de leur société dans celle desdomestiques, le priva des enseignements du ministre, voulut qu’ilsfussent remplacés par des travaux au dehors et exigea de lui lemême labeur que d’un valet de ferme.

Heathcliff supporta son avilissement assezbien dans les premiers temps, parce que Cathy lui enseignait cequ’elle apprenait, travaillait et jouait avec lui dans les champs.Tous deux promettaient vraiment de devenir aussi rudes que dessauvages ; le jeune maître ne s’occupait en rien de la manièredont ils se conduisaient, ni de ce qu’ils faisaient, pourvu qu’ilne les vît point. Il n’aurait même pas tenu la main à ce qu’ilsallassent à l’église le dimanche si Joseph et le ministre ne luieussent adressé des remontrances sur son indifférence à l’égard deleurs absences ; ce qui lui faisait souvenir d’ordonner lefouet pour Heathcliff et une privation de dîner ou de souper pourCatherine. Mais c’était un de leurs grands amusements que de sesauver dans la lande dès le matin et d’y rester toute lajournée ; la punition subséquente n’était plus qu’un objet demoqueries. Le ministre pouvait donner autant de chapitres qu’ilvoulait à apprendre par cœur à Catherine, et Joseph pouvaitfouetter Heathcliff jusqu’à en avoir le bras engourdi : ilsoubliaient tout dès qu’ils étaient de nouveau réunis, ou du moinsdès qu’ils avaient combiné quelque vilain plan de vengeance. Biensouvent je pleurais à part moi de les voir devenir chaque jour pluseffrontés, et je n’osais pourtant prononcer une syllabe, parcrainte de perdre le peu d’empire que j’avais encore sur ces deuxêtres privés d’affection.

Un dimanche soir, il arriva qu’ils furentchassés de la salle pour avoir fait du bruit, ou pour quelquepeccadille du même genre. Quand j’allai les appeler pour le souper,je ne pus les découvrir nulle part. Nous fouillâmes la maison duhaut en bas, la cour et les écuries : ils demeuraientinvisibles. À la fin, Hindley, en furie, nous ordonna deverrouiller les portes et interdit à qui que ce fût de les laisserrentrer cette nuit-là. Tout le monde alla se mettre au lit. Pourmoi, l’inquiétude m’empêchant de rester couchée, j’ouvris mafenêtre et passai la tête au dehors pour écouter, bien qu’ilplût : j’étais déterminée à leur ouvrir malgré la défense,s’ils revenaient. Au bout de quelque temps, j’entendis des pas surla route et la lumière d’une lanterne brilla à travers la barrière.Je jetai un châle sur ma tête et courus pour les empêcherd’éveiller Mr Earnshaw en frappant. C’était Heathcliff seul,et je tressaillis en ne voyant que lui.

– Où est Miss Catherine ? luicriai-je vivement. Pas d’accident, j’espère ?

– À Thrushcross Grange, répondit-il, etj’y serais aussi, s’ils avaient eu la politesse de me demander derester.

– Eh bien ! vous verrez ce que celavous coûtera. Vous ne serez content que quand vous vous serez faitchasser. Que pouviez-vous bien faire à rôder du côté de ThrushcrossGrange ?

– Laissez-moi enlever mes vêtementsmouillés, et je vous raconterai tout, Nelly.

Je lui recommandai de prendre garde deréveiller le maître et, pendant qu’il se déshabillait et quej’attendais pour souffler la chandelle, il poursuivit :

– Cathy et moi nous étions échappés parla buanderie pour nous promener à notre fantaisie. Apercevant leslumières de la Grange, nous avons eu l’idée d’aller voir si lesLinton passaient leurs soirées du dimanche à grelotter dans lescoins pendant que leurs parents mangeaient, buvaient, chantaient,riaient et se brûlaient les yeux devant le feu. Croyez-vous qu’ilen soit ainsi ? Ou qu’ils lisent des sermons, qu’un vieuxdomestique les catéchise et qu’on leur donne à apprendre unecolonne de noms de l’Écriture s’ils ne répondent pasconvenablement ?

– Probablement pas. Ce sont des enfantssages, sans doute, et ils ne méritent pas le traitement qu’on vousinflige pour votre mauvaise conduite.

– Oh ! pas de prêche, Nelly ;sottises que tout cela ! Nous avons couru sans nous arrêterdepuis le sommet des Hauts jusqu’au parc… Catherine complètementbattue dans la course, car elle était nu-pieds. Vous pourrezchercher ses souliers dans les fondrières demain. Nous nous sommesglissés par un trou de haie, nous avons suivi à tâtons le sentieret nous nous sommes plantés sur une plate-bande de fleurs sous lafenêtre du salon. C’est de là que venait la lumière ; onn’avait pas fermé les volets et les rideaux n’étaient qu’àdemi-tirés. Nous pouvions regarder à l’intérieur tous les deux ennous tenant debout sur le soubassement et en nous accrochant aurebord de la fenêtre, et nous avons vu… ah ! c’étaitmagnifique… une splendide pièce avec un tapis rouge, des chaises etdes tables couvertes en rouge, un plafond d’un blanc éclatant bordéd’or et, au milieu, une pluie de lames de verre suspendues par deschaînes d’argent et illuminées par la douce lueur de petitesbougies. Le vieux Mr et la vieille Mrs Linton n’étaientpas là. Edgar et sa sœur étaient tout seuls. N’auraient-il pas dûêtre heureux ? Nous nous serions crus au ciel, nous ! Ehbien ! savez-vous ce que faisaient vos enfants sages ?Isabelle – je crois qu’elle a onze ans, un an de moins que Cathy –était couchée sur le parquet à l’extrémité de la pièce, criantcomme si des sorcières la lardaient avec des aiguilles chauffées àblanc ; Edgar, près du feu, pleurait en silence. Au milieu dela table était assis un petit chien qui secouait sa patte et quiglapissait ; à leurs mutuelles accusations, nous comprîmesqu’ils l’avaient presque écartelé à eux deux. Les idiots !Voilà à quoi ils s’amusaient ! Se disputer un paquet de poilschauds et se mettre à pleurer parce que tous deux, après s’êtrebattus pour l’avoir, refusaient de le prendre ! Nous avons ride bon cœur à la vue de ces enfants gâtés : quel mépris nousavions pour eux ! Quand me verrez-vous désirer d’avoir ce quedésire Catherine ? Ou quand nous trouverez-vous tous deuxseuls nous amusant à sangloter, à nous rouler par terre chacun à unbout de la chambre ? Je ne changerais pour rien au monde masituation ici pour celle d’Edgar Linton à Thrushcross Grange… pasmême si j’y gagnais le privilège de pouvoir jeter Joseph du haut dupignon le plus élevé et badigeonner la façade de la maison avec lesang de Hindley !

– Assez ! assez !interrompis-je. Vous ne m’avez toujours pas dit, Heathcliff,comment vous aviez laissé Catherine là-bas.

– Je vous disais que nous riions,reprit-il. Les Linton nous ont entendus et, d’un même mouvement, sesont précipités à la porte comme des flèches. Il y a eu un silence,puis un cri : « Oh ! maman, maman ! Oh !papa ! Oh ! maman ! venez ! Oh ! papa,oh ! » Réellement, ils ont vociféré quelque chose dans cegoût-là. Nous avons fait un bruit terrible pour les effrayer encoreplus, puis nous avons lâché le rebord de la fenêtre parce quequelqu’un tirait les barres et que nous sentions qu’il valait mieuxnous enfuir. Je tenais Cathy par la main et la pressais, quand toutà coup elle est tombée par terre. « Sauve-toi, Heathcliff,sauve-toi ! » a-t-elle chuchoté ; « ils ontlancé le bouledogue et il me tient ! » Le démon l’avaitsaisie par la cheville, Nelly : j’entendais son abominablegrognement. Elle n’a pas poussé un cri… non ! elle en auraitrougi, eût-elle été embrochée sur les cornes d’une vache en furie.Mais moi, j’ai crié ; j’ai proféré assez de malédictions pouranéantir tous les démons de la chrétienté : saisissant unepierre, je l’ai fourrée entre les mâchoires du chien et j’ai essayéde toute ma force de l’enfoncer dans sa gorge. Un animal dedomestique a fini par arriver avec une lanterne en criant :« Tiens bon, Skulker, tiens bon ! » Il a changé deton, cependant, quand il a vu la proie de Skulker et lui a faitlâcher prise en le suffoquant ; la langue pourpre de la bêtependait d’un demi-pied hors de sa gueule, et de ses lèvres coulaitune bave sanglante. L’homme a relevé Cathy ; elle se sentaitmal, non de crainte, j’en suis certain, mais de douleur. Il l’aportée dans la maison ; je suivais en poussant desimprécations et des cris de vengeance. « Qu’a-t-il attrapé,Robert ? » a crié Linton de l’entrée. « Skulker aattrapé une petite fille, monsieur, et voilà un garçon »,a-t-il ajouté, en me montrant le poing, « qui m’a tout l’aird’être un éclaireur ! Vraisemblablement les voleurs voulaientles faire passer par la fenêtre pour ouvrir les portes à la bandequand tout le monde aurait été endormi, afin de pouvoir nousassassiner à leur aise. Taisez-vous, voleur mal embouché, cela vousvaudra la potence. Mr Linton, ne quittez pas votre fusil. –Non, non, Robert », dit le vieil imbécile ; « lescoquins savaient qu’hier était le jour de mes loyers, ils ont crufaire un bon coup. Entrez : je vais leur offrir une réception.Là, John, attachez la chaîne. Donnez un peu d’eau à Skulker, Jenny.Défier un magistrat dans sa forteresse, et un jour de Sabbat,encore ! Où s’arrêtera leur insolence ? Oh ! machère Mary, regardez ! N’ayez pas peur, ce n’est qu’un gamin…pourtant la scélératesse est bien peinte sur son visage. Neserait-ce pas un bienfait pour le pays de le pendre sur-le-champ,avant que son naturel, révélé par ses traits, se manifeste par desactes ? » Il m’a poussé sous le lustre, Mrs Linton achaussé ses lunettes et levé les mains avec un geste d’horreur. Lespoltrons d’enfants se sont rapprochés aussi ; Isabellebalbutiait : « Quel être affreux ! Mettez-le dans lacave, papa. Il ressemble tout à fait au fils de la diseuse de bonneaventure, qui m’a volé mon faisan apprivoisé. N’est-ce pas,Edgar ? »

Pendant qu’ils m’examinaient, Cathy estarrivée ; elle avait entendu ces dernières paroles et elles’est mise à rire. Edgar Linton, après lui avoir lancé un regardinquisiteur, a repris suffisamment ses esprits pour la reconnaître.Ils nous voient à l’église, vous savez, et nous ne les rencontronsd’ailleurs que là. « C’est Miss Earnshaw », disait-iltout bas à sa mère, et regardez comme Skulker l’a mordue… comme sonpied saigne ! »

« Miss Earnshaw ? quellebêtise ! » s’est écriée la dame. « Miss Earnshawbattant le pays avec un bohémien ! Et pourtant c’est vrai,l’enfant est en deuil… sûrement c’est elle… et elle est peut-êtreestropiée pour la vie ! »

« Quelle coupable négligence de la partde son frère ! » a gémi Mr Linton, me quittant pourse tourner vers Catherine. « J’ai entendu dire parShielders » (c’était le pasteur, monsieur) « qu’il lalaisse croître dans l’impiété la plus complète. Mais qui estl’autre ? Où a-t-elle ramassé ce compagnon ? Oh !oh ! c’est certainement cette étrange acquisition que feu monvoisin avait faite lors de son voyage à Liverpool… un petit Lascar,ou quelque rebut de l’Amérique ou de l’Espagne. » « Unméchant garçon, en tout cas », a observé la vieille dame,« et tout à fait déplacé dans une maison honnête. Avez-vousremarqué son langage, Linton ? Je suis scandalisée que mesenfants l’aient entendu. » J’ai recommencé à jurer… ne vousfâchez pas, Nelly… et Robert a reçu l’ordre de me mettre dehors.J’ai refusé de m’en aller sans Cathy ; il m’a traîné dans lejardin, m’a forcé de prendre la lanterne, m’a assuré queMr Earnshaw serait informé de ma conduite et, m’enjoignant deme mettre en route sur-le-champ, a refermé la porte. Les rideauxétaient encore relevés dans un coin et j’ai repris mon posted’observation ; car, si Cathy avait désiré repartir, et qu’ilsn’eussent pas voulu la laisser sortir, j’avais l’intention debriser leurs grandes vitres en un million de morceaux. Elle étaittranquillement assise sur le sofa. Mrs Linton lui a enlevé lemanteau gris de la laitière que nous avions emprunté pour notreexcursion, en secouant la tête et en lui adressant desremontrances, je suppose : Cathy était une jeune fille debonne naissance, et ils faisaient une distinction entre lesmanières de nous traiter, elle ou moi. Puis la femme de chambre aapporté une cuvette d’eau chaude et lui a lavé les pieds ;Mr Linton lui a préparé un grand verre de negus[8], Isabelle lui a vidé une assiette degâteaux sur les genoux, pendant qu’Edgar, bouche bée, la regardaitde loin. Ensuite, ils ont séché et peigné ses beaux cheveux, luiont donné une paire d’énormes pantoufles et l’ont poussée près dufeu. Je l’ai laissée, aussi gaie qu’elle pouvait l’être, en trainde partager ses gâteaux au petit chien et à Skulker dont ellepinçait le nez pendant qu’il mangeait ; sa vue faisait luiredans les ternes yeux bleus des Linton une étincelle de vie, vaguereflet de sa figure enchanteresse. Je voyais qu’ils étaient remplisd’une admiration stupide : elle est si démesurément supérieureà eux… à n’importe qui sur terre, n’est-ce pas, Nelly ?

– Cette histoire-là aura plus de suitesque vous ne croyez, répondis-je en bordant son lit et en éteignantla lumière. Vous êtes incorrigible, Heathcliff, et Mr Hindleysera obligé d’en venir à des mesures extrêmes, vous verrez.

Mes paroles se trouvèrent plus vraies que jene le désirais. Cette malencontreuse aventure rendit Earnshawfurieux. Puis Mr Linton, pour arranger les choses, nous renditvisite le lendemain et fit au jeune maître une telle leçon sur safaçon de diriger sa famille que ce dernier se décida à s’occupersérieusement de ce qui se passait chez lui. Heathcliff ne fut pasfouetté, mais il fut averti qu’au premier mot qu’il adresserait àMiss Catherine il serait infailliblement chassé. De son côté,Mrs Earnshaw entreprit de discipliner un peu sa belle-sœur,quand celle-ci rentra à la maison. Elle usa d’adresse et non deforce : par la force elle ne serait arrivée à rien.

Chapitre 7

 

Cathy resta à Thrushcross Grange cinqsemaines, jusqu’à Noël. Durant ce laps de temps, sa cheville seguérit complètement et ses manières s’améliorèrent beaucoup. Mamaîtresse lui rendit de fréquentes visites pendant cette période etcommença l’application de son plan de réforme en essayantd’éveiller chez elle l’amour-propre par des vêtements élégants etdes flatteries qu’elle accepta volontiers. Si bien qu’au lieu d’unepetite sauvageonne entrant nu-tête, en coup de vent, dans la maisonet se précipitant pour nous étouffer sous ses embrassements, nousvîmes descendre d’un joli poney noir une personne très digne, avecdes boucles brunes qui pendaient sous un chapeau de castor àplumes, et un long vêtement de drap qu’elle était obligée derelever avec les deux mains pour pouvoir marcher. Hindley l’enlevade cheval en s’écriant d’un air ravi :

– Mais Cathy, te voilà une vraiebeauté ! C’est à peine si je t’aurais reconnue : tu asl’air d’une dame maintenant. Isabelle Linton ne soutiendrait pas lacomparaison avec elle, n’est-ce pas, Frances ?

– Isabelle n’a pas les mêmes avantagesnaturels, répondit Mrs Earnshaw ; mais il faut que Cathyfasse attention et ne reprenne pas ici ses manières de sauvage.Hélène, aidez Miss Catherine à se dévêtir… ne bougez pas, ma chère,vous allez déranger vos boucles… laissez-moi vous retirer votrechapeau.

Je la débarrassai de son habit de cheval, souslequel apparurent une belle robe de soie écossaise et un pantalonblanc tombant sur des souliers reluisants. Quand les chiensarrivèrent en bondissant pour lui faire fête, ses yeux étincelèrentde joie, mais elle osa à peine les toucher, de crainte qu’ils nemissent leurs pattes sur ses magnifiques atours. Elle me donna unbaiser discret : j’étais couverte de farine, car j’étais aprèsà faire un gâteau de Noël, et ce n’était pas le moment de me serrerdans ses bras ; puis elle chercha autour d’elle Heathcliff.Mr et Mrs Earnshaw attendaient avec anxiété leurrencontre, qui, pensaient-ils, leur permettrait d’apprécier dansune certaine mesure si leur espoir d’arriver à séparer les deuxamis était fondé.

On eut d’abord du mal à découvrir Heathcliff.S’il était insouciant, et si l’on se souciait peu de lui, avantl’absence de Catherine, c’était devenu dix fois pis maintenant.Personne d’autre que moi n’avait même la bonté de lui dire qu’ilétait sale et de l’obliger à se laver au moins une fois parsemaine ; et les enfants de son âge ne sont en général pasnaturellement portés à trouver plaisir au savon et à l’eau. Aussi,sans parler de ses vêtements qu’il traînait depuis trois mois dansla boue et dans la poussière, ni de son épaisse chevelure hirsute,sa figure et ses mains étaient-elles fâcheusement obscurcies. Iln’avait pas tort de se cacher derrière le banc, en voyant entrerdans la salle une si brillante et gracieuse demoiselle, au lieu dela réplique ébouriffée de lui-même qu’il attendait.« Heathcliff n’est-il pas ici ? » demanda-t-elle enôtant ses gants et montrant des doigts qui avaientextraordinairement blanchi grâce à l’oisiveté et à lareclusion.

– Heathcliff, tu peux venir, criaMr Hindley, enchanté de sa déconfiture et très content de voirqu’il était forcé de se présenter comme un jeune polissonrepoussant. Tu peux venir souhaiter la bienvenue à Miss Catherine,comme les autres domestiques.

Cathy, apercevant son ami dans sa cachette, ycourut pour l’embrasser ; elle lui appliqua sept ou huitbaisers sur chaque joue en une seconde, puis s’arrêta et, reculant,éclata de rire en s’écriant :

– Oh ! que tu as l’air sinistre etde mauvaise humeur ! et que tu es drôle et vilain ! Maisc’est parce que je suis habituée à Edgar et à Isabelle Linton. Ehbien ! Heathcliff, m’as-tu oubliée ?

Elle avait quelque sujet de lui poser cettequestion, car la honte et l’orgueil assombrissaient doublement sonvisage et le tenaient immobile.

– Donne-lui la main, Heathcliff, ditMr Earnshaw avec condescendance ; une fois en passant,c’est permis.

– Je ne veux pas, répliqua le jeunegarçon retrouvant enfin sa langue. Je ne resterai pas ici pourqu’on se moque de moi. Je ne le supporterai pas.

Et il se serait échappé si Miss Cathy ne l’eûtsaisi de nouveau.

– Je ne voulais pas rire de toi,dit-elle ; je n’ai pas pu m’en empêcher. Heathcliff, donne-moiau moins la main ! Pourquoi boudes-tu ?… C’est seulementparce que tu avais un air si étrange ! Si tu te lavais lafigure et si tu te peignais, ce serait parfait ; mais tu es sisale !

Elle regardait avec inquiétude les doigtsnoirs qu’elle tenait dans les siens, et aussi sa robe qui,craignait-elle, n’avait pas gagné au contact avec les vêtements deHeathcliff.

– Tu n’avais qu’à ne pas me toucher,répondit-il en suivant son regard et retirant vivement sa main. Jeserai sale si cela me plaît ; j’aime à être sale, et je veuxêtre sale.

Là-dessus, il s’élança tête baissée hors de lapièce, au milieu des rires du maître et de la maîtresse, et augrand émoi de Catherine qui ne comprenait pas comment ses remarquesavaient pu déterminer cet accès de mauvaise humeur.

Après avoir joué le rôle de femme de chambreauprès de la nouvelle venue, avoir mis mes gâteaux au four et égayéla salle et la cuisine avec de grands feux, comme il convenait àcette veillée de Noël, je me disposai à m’asseoir et à me distraireen chantant des cantiques toute seule, sans me soucier desaffirmations de Joseph, qui déclarait que les airs gais que jechoisissais étaient presque des chansons. Il s’était retiré pourfaire ses dévotions particulières dans sa chambre. Mr etMrs Earnshaw occupaient l’attention de Missy en lui montrantquelques brimborions achetés pour lui permettre d’en faire présentaux petits Linton, en reconnaissance de leur amabilité. Ils lesavaient invités à passer la journée du lendemain à Hurle-Vent,invitation qui avait été acceptée à une condition :Mrs Linton demandait que ses chéris fussent soigneusementtenus à l’écart de « ce vilain garçon qui jurait. »

C’est dans ces circonstances que je metrouvais seule. Je savourais la riche odeur des épices quicuisaient ; j’admirais la batterie de cuisine étincelante,l’horloge brillante couverte de houx, les pots d’argent rangés surun plateau, prêts à être remplis d’ale chaude et épicée pour lesouper ; et surtout l’irréprochable propreté de l’objet de monsoin particulier – le carrelage bien lavé et bien balayé.J’accordai à toutes ces choses l’applaudissement intérieur qu’ellesméritaient, et me rappelai que le vieil Earnshaw venait toujoursquand tout était nettoyé, m’appelait brave fille et me glissait unshilling dans la main comme cadeau de Noël. Cela me fit penser à latendresse qu’il avait pour Heathcliff, à sa crainte que celui-ci nefût négligé quand lui-même aurait disparu ; j’en vinsnaturellement à méditer sur la situation actuelle du pauvre garçon,et des chansons je passai aux larmes. Il me vint pourtant bientôt àl’esprit qu’il serait plus sensé d’essayer de remédier àquelques-uns des torts dont il était victime que de verser despleurs sur ces torts ; je me levai et sortis dans la cour pourle chercher. Il n’était pas loin : je le trouvai dansl’écurie, il caressait le poil luisant du nouveau poney et donnaità manger aux autres bêtes, comme à l’ordinaire.

– Dépêchez, Heathcliff ! lui dis-je,il fait si bon dans la cuisine ; et Joseph est en haut.Dépêchez et laissez-moi vous faire beau avant que Miss Cathydescende ; vous pourrez alors vous asseoir ensemble, vousaurez la cheminée tout entière à vous deux et vous bavarderez tantque vous voudrez jusqu’à l’heure du coucher.

Il continua son travail sans même tourner latête de mon côté.

– Allons, venez-vous ? repris-je. Ily a pour chacun de vous un petit gâteau, qui est presquecuit ; et il vous faut une demi-heure pour vous habiller.

J’attendis cinq minutes, mais, n’obtenant pasde réponse, je le quittai. Catherine soupa avec son frère et sabelle-sœur ; Joseph et moi partageâmes un repas assez peucordial, assaisonné de reproches d’un côté et d’impertinences del’autre. Le gâteau et le fromage de Heathcliff restèrent sur latable toute la nuit à la disposition des fées. Il s’arrangea pourpoursuivre son travail jusqu’à neuf heures, puis regagna sachambre, muet et renfrogné. Cathy resta debout jusqu’à une heureavancée, ayant un monde de choses à ordonner pour la réception deses nouveaux amis. Elle vint une fois dans la cuisine pour parler àl’ami ancien ; mais il n’était pas là et elle se contenta dedemander ce qu’il avait, puis se retira. Le lendemain matin, il seleva de bonne heure et, comme c’était jour de congé, il allapromener sa mauvaise humeur dans la lande ; il ne reparut quequand tout le monde fut parti pour l’église. Le jeûne et laréflexion semblaient l’avoir mieux disposé. Il tourna autour de moiun instant, puis, ayant rassemblé son courage, s’écria tout àcoup :

– Nelly, faites-moi propre, je veux êtresage.

– Il est grand temps, Heathcliff. Vousavez fait de la peine à Catherine : elle regrette d’êtrerevenue à la maison, j’en suis sûre ! On dirait que vous êtesjaloux d’elle, parce qu’on s’occupe d’elle plus que de vous.

L’idée d’être jaloux de Catherine ne pouvaitentrer dans sa tête, mais l’idée de lui faire de la peine étaitbien claire pour son esprit.

– A-t-elle dit qu’elle étaitfâchée ? demanda-t-il d’un air très sérieux.

– Elle a pleuré quand je lui ai annoncéque vous étiez encore parti ce matin.

– Eh bien ! moi, j’ai pleuré cettenuit, et j’avais plus de raisons qu’elle pour pleurer.

– Oui, vous étiez allé vous coucher lecœur gonflé d’orgueil et l’estomac vide : belle raison, envérité ! Les gens orgueilleux se forgent à eux-mêmes depénibles tourments. Mais si vous avez honte de votresusceptibilité, ayez soin de lui demander pardon quand ellerentrera. Vous irez la trouver, vous lui offrirez de l’embrasser,et vous direz… vous savez mieux que moi ce que vous avez àdire ; seulement, faites-le de bon cœur, et non comme si vouscroyiez que sa belle robe l’a transformée en étrangère. Etmaintenant, bien que j’aie à préparer le dîner, je vais dérober unmoment pour vous arranger de telle sorte qu’Edgar Linton aura l’aird’une vraie poupée à côté de vous : et c’est l’air qu’il a,vraiment. Vous êtes plus jeune et pourtant je parierais que vousêtes plus grand et deux fois aussi large d’épaules. Vous pourriezle jeter par terre en un clin d’œil : ne vous en sentez-vouspas capable ?

Le visage de Heathcliff s’éclaircit uninstant, puis se rembrunit, et il soupira.

– Mais Nelly, quand je le jetterais vingtfois par terre, cela ne le rendrait pas moins beau ni moi plusbeau. Je voudrais avoir les cheveux blonds et la peau blanche, êtreaussi bien habillé, avoir d’aussi bonnes manières que lui, et avoirune chance d’être aussi riche qu’il le sera !

– Et appeler maman à tout bout de champ,ajoutai-je, et trembler si un petit paysan levait le poing contrevous, et rester enfermé toute la journée à cause d’une averse.Oh ! Heathcliff, vous faites preuve de bien peu decaractère ! Venez devant la glace et je vous montrerai ce quevous devez désirer. Voyez-vous ces deux lignes entre vos yeux, cesépais sourcils qui, au lieu de s’élever en décrivant une courbe,s’abaissent en leur milieu, et ces deux noirs démons siprofondément enfoncés, qui jamais n’ouvrent hardiment leursfenêtres, mais épient par en dessous comme des espions dudiable ? Appliquez-vous à effacer ces rides sinistres, à leverfranchement les paupières, à changer ces démons en anges confiantset innocents, affranchis du soupçon et du doute, et voyant toujoursdes amis là où ils ne sont pas certains d’être en présenced’ennemis. Ne prenez pas l’expression d’un chien vicieux qui al’air de savoir que les coups de pieds qu’il récolte sont bienmérités et qui pourtant, pour la souffrance qu’il ressent, haittout le monde aussi bien que celui qui lui donne les coups.

– En d’autres termes, il faut que jesouhaite d’avoir les grands yeux bleus et le front uni d’EdgarLinton, riposta-t-il. Je le souhaite… et cela ne m’aidera pas à lesavoir.

– Un bon cœur vous aidera à avoir unebonne figure, mon garçon, fussiez-vous un vrai nègre ; et unmauvais cœur donnera à la plus jolie figure quelque chose de pireque de la laideur. Et maintenant que, nous avons fini de nouslaver, de nous peigner et de bouder, dites-moi si vous ne voustrouvez pas plutôt joli garçon. Je vous dis, moi, que c’est monavis. Vous pourriez passer pour un prince déguisé. Qui sait sivotre père n’était pas empereur de la Chine, ou votre mère reinedans l’Inde, chacun d’eux capable d’acheter avec son revenu d’unesemaine ensemble Hurle-Vent et Thrushcross Grange ? Mais vousavez été enlevé par de méchants marins et amené en Angleterre. Àvotre place, j’aurais une haute idée de ma naissance, et cettepensée me donnerait du courage et de la dignité pour supporterl’oppression d’un petit fermier !

Je continuai de bavarder de la sorte.Heathcliff perdait peu à peu son air sombre, il commençait même àprendre un visage tout à fait engageant, quand tout à coup notreconversation fut interrompue par le roulement sourd d’un véhiculequi montait la route et entra dans la cour. Il courut à la fenêtreet moi à la porte, juste à temps pour apercevoir les deux Lintondescendre de la voiture de famille, emmitouflés dans des manteauxet des fourrures, et les Earnshaw descendre de leursmontures : ils allaient souvent à l’église à cheval en hiver.Catherine prit chacun des enfants par la main, les introduisit dansla salle et les installa devant le feu, ce qui mit vite de lacouleur sur leurs pâles visages.

Je pressai mon compagnon de se dépêcher àprésent et de montrer son aimable humeur, et il obéit volontiers.Mais la malchance voulut que, au moment qu’il ouvrait d’un côté laporte pour sortir de la cuisine, Hindley l’ouvrît de l’autre. Ilsse trouvèrent face à face, et le maître, irrité de le voir propreet joyeux, ou peut-être empressé à tenir la promesse faite àMrs Linton, le repoussa brusquement et ordonna d’un ton irritéà Joseph « d’empêcher le drôle de pénétrer dans la pièce… del’envoyer au grenier jusqu’après le dîner. Il va fourrer ses doigtsdans les tartes et voler les fruits, si on le laisse seul avec euxune minute ».

– Non, monsieur, ne pus-je m’empêcher derépondre, il ne touchera certainement à rien ; et il me semblequ’il doit avoir sa part de friandises tout comme nous.

– Il aura sa part de ma main, si je letrouve en bas avant la nuit, s’écria Hindley. Va-t’en,vagabond ! Quoi ! tu essayes de faire l’élégant, n’est-cepas ? Attends un peu que j’attrape une de ces gracieusesboucles… tu vas voir si je ne tire pas dessus pour lesallonger !

– Elles sont déjà assez longues, observaMaster[9] Linton, qui du seuil de la porte,risquait un coup d’œil furtif. Je suis surpris qu’elles ne luifassent pas mal à la tête. On dirait la crinière d’un poulain surses yeux !

Il hasarda cette remarque sans intentiond’insulte ; mais la nature violente de Heathcliff n’était paspréparée à supporter l’ombre d’une impertinence de la part dequelqu’un qu’il semblait déjà haïr comme un rival. Il saisit unesoupière remplie de jus de pommes brûlant (c’était le premier objetqui lui était tombé sous la main) et la lança en plein dans lafigure et dans le cou du discoureur. Ce dernier se mit à pousserdes gémissements qui attirèrent en hâte Isabelle et Catherine.Mr Earnshaw empoigna sur-le-champ le délinquant et leconduisit dans sa chambre où, sans doute, il lui administra, pourcalmer son accès de colère, un remède brutal, car il reparut rougeet essoufflé. Je pris un torchon et frottai sans grande aménité lenez et la bouche d’Edgar, lui affirmant qu’il n’avait eu que cequ’il méritait pour s’être mêlé de ce qui ne le regardait pas. Sasœur se mit à pleurer en déclarant qu’elle voulait rentrer à lamaison, et Cathy restait interdite, rougissant de toute cettescène.

– Vous n’auriez pas dû lui parler,dit-elle d’un ton de reproche à Master Linton. Il était de mauvaisehumeur, et voilà que vous avez gâté votre visite ; et lui vaêtre fouetté. Je déteste qu’il soit fouetté ! Je ne pourraipas dîner. Pourquoi lui avez-vous parlé, Edgar ?

– Je ne lui ai pas parlé, pleurnicha lejeune homme, qui s’échappa de mes mains et termina le reste de sapurification avec son mouchoir de batiste. J’avais promis à mamande ne pas lui dire un mot, et je ne lui ai pas dit un mot.

– Bon, ne pleurez pas, répondit Catherineavec dédain, vous n’êtes pas mort. Ne faites plus de sottises,voilà mon frère : restez tranquille. Chut !Isabelle ! Quelqu’un vous a-t-il fait du mal à vous ?

– Allons, allons, enfants, prenez vosplaces ! cria Hindley en entrant précipitamment. Cet animalm’a donné joliment chaud. La prochaine fois, Master Edgar, prenezvos propres poings pour vous faire respecter… cela vous donnera del’appétit.

Les convives retrouvèrent leur tranquillitéd’esprit à la vue et à l’odeur du festin. Ils avaient faim aprèsleur course et se consolèrent facilement, puisqu’aucun d’euxn’avait eu de mal réel. Mr Earnshaw découpa de généreusesportions et sa femme égaya le repas par sa conversation animée. Jeme tenais derrière sa chaise et je fus peinée de voir Catherine,les yeux secs et l’air indifférent, se mettre à couper l’aile d’oiequi était devant elle. « Quelle enfantinsensible ! » me disais-je ; « comme elle sesoucie peu des chagrins de son ancien compagnon de jeu ! Je nel’aurais pas crue si égoïste ». Elle porta une bouchée à seslèvres, puis la reposa sur son assiette ; ses jouess’enflammèrent et ses larmes commencèrent à couler. Elle laissatomber sa fourchette à terre et plongea en hâte sous la nappe pourdérober son émotion. Je ne la qualifiai pas longtemps d’insensible,car je vis qu’elle était en purgatoire pendant toute la journée, etimpatiente de trouver une occasion d’être seule, ou d’aller voirHeathcliff, qui avait été mis sous clef par le maître, ainsi que jem’en aperçus en essayant de lui porter en cachette quelquesvictuailles.

Le soir, on dansa. Cathy demanda alors sagrâce, sous prétexte qu’Isabelle Linton n’avait pas departenaire ; ses prières demeurèrent vaines et ce fut moiqu’on désigna pour combler la vacance. L’excitation de l’exercicedissipa toute trace de tristesse et notre plaisir s’accrut àl’arrivée de la musique de Gimmerton, comprenant quinzemembres : une trompette, un trombone, des clarinettes, desbassons, des cors de chasse et une basse viole, plus des chanteurs.Chaque Noël ils font ainsi le tour des maisons respectables etrecueillent quelque argent ; les entendre était pour nous unrégal de choix. Quand ils eurent chanté les cantiques habituels,nous les mîmes aux chansons et aux morceaux à reprises.Mrs Earnshaw aimait la musique et ils nous en donnèrent enabondance.

Catherine l’aimait aussi, mais elle prétenditqu’elle la goûterait mieux du haut de l’escalier et elle monta dansl’obscurité ; je la suivis. On ferma la porte de la salle dubas, sans que notre absence fût remarquée, tant il y avait demonde. Catherine ne s’arrêta pas sur le palier, mais continua demonter jusqu’à la mansarde où Heathcliff était enfermé, et ellel’appela. Pendant quelque temps, il s’entêta à ne pasrépondre ; elle persévéra et finit par le persuader decommuniquer avec elle à travers les planches. Je laissai causer lespauvres enfants sans les inquiéter, jusqu’au moment où je présumaique les chants allaient cesser et que les chanteurs allaientprendre quelques rafraîchissements ; je grimpai alors àl’échelle pour avertir Catherine. Au lieu de la trouver à la porte,j’entendis sa voix à l’intérieur. La petite coquine s’était glisséecomme un singe par une lucarne sur le toit, de là par une autrelucarne dans la mansarde, et ce fut avec la plus grande difficultéque je pus la décider à ressortir. Quand elle revint, Heathcliff lasuivait et elle insista pour que je l’emmenasse dans la cuisine,puisque Joseph était allé chez un voisin pour échapper aux sons denotre « infernale psalmodie », comme il se plaisait àl’appeler. Je leur déclarai que je n’avais nulle intentiond’encourager leurs tours ; mais, comme le prisonnier jeûnaitdepuis son dîner de la veille, je consentais pour cette fois àfermer les yeux sur sa fraude à l’égard de Mr Hindley. Ildescendit ; je lui mis un tabouret devant le feu et lui offrisquantité de bonnes choses. Mais il était mal à l’aise, ne put guèremanger et repoussa toutes mes tentatives pour le distraire. Lescoudes appuyés sur ses genoux, le menton sur ses mains, il restaplongé dans une méditation silencieuse. Comme je lui demandais quelétait le sujet de ses pensées, il répondit gravement :

– Je cherche le moyen de rendre lapareille à Hindley. Peu m’importe le temps qu’il me faudraattendre, pourvu que j’y arrive à la fin. J’espère qu’il ne mourrapas avant que j’y sois parvenu.

– Vous n’avez pas honte,Heathcliff ! dis-je. C’est à Dieu de punir les méchants ;nous, nous devons apprendre à pardonner.

– Non, Dieu n’aurait pas la satisfactionque j’aurai, répliqua-t-il ; je cherche seulement le meilleurmoyen ! Laissez-moi seul, je vais combiner quelquechose ; quand je pense à cela, je ne souffre pas.

Mais, Mr Lockwood, j’oublie que cescontes ne peuvent guère vous divertir. Comment ai-je pu songer àbavarder aussi longtemps ! Voilà que votre gruau est froid, etvous tombez de sommeil ! J’aurais pu vous dire l’histoire deHeathcliff, du moins tout ce que vous avez besoin d’en savoir, enune demi-douzaine de mots.

 

S’interrompant ainsi, ma femme de charge s’estlevée et a commencé de ranger son ouvrage. Mais je me sentaisincapable de quitter le coin du feu et fort loin d’avoirsommeil.

– Restez assise, Mrs Dean, mesuis-je écrié, restez assise, encore une demi-heure ! Vousavez parfaitement bien fait de me raconter l’histoire en détail.C’est la méthode que j’aime ; et il faut que vous la finissiezde la même manière. Tous les personnages dont vous m’avez parlém’intéressent plus ou moins.

– L’horloge va sonner onze heures,monsieur.

– Peu importe… Je n’ai pas l’habitude deme coucher de bonne heure. Une heure ou deux du matin, c’est bienassez tôt, quand on reste au lit jusqu’à dix.

– Vous ne devriez pas rester couchéjusqu’à dix heures. La meilleure partie de la matinée est déjàpassée avant ce moment-là. Une personne qui n’a pas fait la moitiéde son ouvrage de la journée à dix heures risque de laisserinachevée l’autre moitié.

– Néanmoins, Mrs Dean, reprenezvotre siège ; car demain je me propose d’allonger la nuitjusqu’à l’après-midi. Je diagnostique pour moi un rhume sérieux,pour le moins.

– J’espère que non, monsieur. Ehbien ! vous me permettrez de franchir quelque trois ans.Pendant ce laps de temps, Mr Earnshaw…

– Non, non, je ne permets rien detel ! Connaissez-vous cet état d’esprit, où, si vous voustrouviez seule avec un chat occupé à lécher son petit devant voussur le tapis, vous surveilleriez l’opération avec un tel intérêtqu’il suffirait que le minet négligeât une oreille pour vous mettresérieusement en colère ?

– Un état d’esprit terriblementparesseux, il me semble.

– Au contraire, beaucoup trop actif.C’est le mien, en ce moment. Par conséquent, continuez sans omettreaucun détail. Je m’aperçois que les gens de ces contrées-ciprennent sur les gens des villes la même supériorité qu’unearaignée dans un cachot sur une araignée dans une maison decampagne, aux yeux des habitants de l’une ou de l’autre de cesdemeures. Pourtant l’attraction plus grande exercée surl’observateur ne tient pas uniquement à la situation de ce dernier.Les gens d’ici vivent en vérité plus sérieusement, plus eneux-mêmes, moins en surface, en changements, en frivolitésextérieures. Ici, je pourrais concevoir un amour de toute la viecomme une chose possible ; et, jusqu’à présent j’étaisfermement convaincu qu’aucun amour ne pouvait durer plus d’un an.L’état des uns ressemble à celui d’un homme devant un plat unique,sur lequel il concentre tout son appétit et auquel il faitlargement honneur ; l’état des autres à celui du même hommedevant un dîner composé par un cuisinier français : del’ensemble, il tirera peut-être autant de satisfaction, mais il neconsidérera et ne se rappellera chaque plat que comme un simpleatome.

– Oh ! nous sommes les mêmes ici quepartout ailleurs, une fois qu’on nous connaît, observaMrs Dean, un peu intriguée par mes comparaisons.

– Excusez-moi, ai-je répondu. Vous-même,ma digne amie, vous êtes un démenti frappant à cette assertion. Àpart quelques provincialismes de peu d’importance, il n’y a chezvous aucune trace des façons que je suis habitué à regarder commecaractéristiques de votre classe. Je suis sûr que vous avezréfléchi beaucoup plus que ne font la généralité des serviteurs.Vous avez été forcée de cultiver vos facultés intellectuelles parmanque d’occasions de gaspiller votre vie en occupationsinsignifiantes.

Mrs Dean s’est mise à rire.

– Certainement, a-t-elle dit, j’estimeque je suis à peu près posée et raisonnable. Non pas précisémentparce que je vis au milieu des montagnes et que je vois la mêmecollection de visages et la même série d’actions d’un bout del’année à l’autre ; mais j’ai été soumise à une sévèrediscipline, ce qui m’a enseigné la sagesse. Et puis, j’ai lu plusque vous ne pourriez le croire, Mr Lockwood. Il n’y a pas danscette bibliothèque un livre que je n’aie ouvert et même dont jen’aie tiré quelque chose, à l’exception de cette rangée d’ouvragesgrecs et latins, et de celle-là, où sont des ouvragesfrançais ; encore suis-je capable de les distinguer les unsdes autres : c’est tout ce que vous pouvez attendre de lafille d’un pauvre homme. Quoi qu’il en soit, si je dois poursuivremon histoire à la façon d’une vraie commère, je ferai mieux decontinuer ; et, au lieu de sauter trois ans, je me contenteraide passer à l’été suivant… l’été de 1778, voici près de vingt-troisans.

Chapitre 8

 

C’est par une belle matinée de juin que naquitle premier joli poupon que j’eus à élever… le dernier de l’antiquefamille Earnshaw. Nous étions occupés à faire les foins dans un prééloigné, quand la servante qui nous apportait ordinairement notredéjeuner arriva en courant, une heure d’avance, à travers laprairie, monta par le sentier ; tout en courant ellem’appelait :

– Oh ! un si gros bébé, cria-t-elletout essoufflée. Le plus beau garçon qui ait jamais vu lejour ! Mais le docteur dit que la maîtresse est perdue ;il dit qu’il y a plusieurs mois qu’elle s’en va de la poitrine. Jele lui ai entendu déclarer à Mr Hindley : maintenantqu’elle n’a plus rien pour la soutenir, elle sera morte avantl’hiver. Il faut que vous reveniez sur-le-champ à la maison. C’estvous qui allez l’élever, Nelly : vous allez lui donner du laitet du sucre, et prendre soin de lui jour et nuit. Je voudrais bienêtre à votre place, car il sera tout à fait à vous quand lamaîtresse ne sera plus là !

– Mais est-elle si malade ?demandai-je en jetant mon râteau et attachant mon chapeau.

– Je le crois ; pourtant elle al’air vaillant, et elle parle comme si elle pensait vivre assezpour voir le bébé devenir un homme. Elle est folle de joie, il estsi beau ! Si c’était moi, je suis sûre que je ne mourraispas : j’irais mieux rien qu’à le regarder, en dépit deKenneth, qui m’a rendue vraiment furieuse. Dame Archer avaitdescendu le chérubin au maître dans la salle, et la figure decelui-ci commençait à s’éclaircir, quand ce vieux grognon s’avanceet dit : « Earnshaw, c’est une bénédiction quel’existence de votre femme ait pu être suffisamment prolongée pourqu’elle vous laisse ce fils. Quand elle est arrivée ici, j’étaisconvaincu que nous ne la conserverions pas longtemps ; etmaintenant, je dois vous en avertir, l’hiver l’achèveraprobablement. Ne vous lamentez pas, ne vous désolez pas trop :il n’y a rien à faire. Et puis vous auriez dû être mieux avisé quede choisir un pareil fétu de fille ! »

– Et qu’a répondu le maître ?

– Je crois qu’il a répondu par unjuron ; mais je ne faisais pas attention à lui, je tâchais devoir le bébé.

Et elle recommença de le dépeindre avecravissement. Aussi excitée qu’elle, je courus en hâte vers lamaison afin de l’admirer pour mon compte. J’étais cependant trèstriste en pensant à Hindley. Il n’y avait place dans son cœur quepour deux idoles, sa femme et lui-même : il chérissait lesdeux, allait jusqu’à adorer l’une, et je me demandais comment il enpourrait supporter la perte.

Quand nous arrivâmes à Hurle-Vent, nous letrouvâmes à la porte de la façade. En passant je lui demandaicomment allait le bébé.

– Presque prêt à courir, Nelly,répondit-il, avec un joyeux sourire.

– Et la maîtresse ? hasardai-je. Ledocteur dit qu’elle est…

Il m’interrompit :

– Le diable emporte le docteur ! Etil rougit. Frances va très bien : elle sera tout à fait remised’ici à la semaine prochaine. Vous montez ? Voulez-vous luidire que je vais venir, si elle promet de ne pas parler. Je l’aiquittée parce qu’elle ne cessait de bavarder ; et il faut…dites-lui que Mr Kenneth a prescrit qu’elle reste calme.

Je fis la commission à Mrs Earnshaw. Elleavait l’air d’avoir un peu d’excitation fiévreuse et réponditgaiement :

– J’avais à peine dit un mot, Hélène, quepar deux fois il est sorti en pleurant. Bon, dites-lui que jepromets de ne pas parler : mais cela ne m’engage pas à ne paslui rire au nez !

Pauvre âme ! Jusqu’à la semaine où ellemourut, cette gaieté ne l’abandonna pas ; et son mari persistaavec entêtement, avec furie même, à affirmer que sa santés’améliorait de jour en jour. Quand Kenneth l’avertit qu’à ce stadede la maladie ses médecines ne servaient plus à rien et qu’il étaitinutile qu’il continuât à lui faire faire des dépenses pour lasoigner, Hindley répliqua :

– Je sais que c’est inutile… elle vabien… elle n’a plus besoin de vos soins ! Elle n’a jamais étémalade de la poitrine. C’était de la fièvre, et c’est passé :son pouls est aussi tranquille que le mien en ce moment, et sa joueest aussi fraîche que la mienne.

Il fit le même conte à sa femme et elle parutle croire. Mais une nuit, comme elle s’appuyait sur son épaule etlui disait qu’elle pensait être en état de se lever le lendemain,elle fut prise d’un accès de toux… un accès très léger. Il lasouleva dans ses bras, elle lui mit les deux mains autour du cou,sa figure changea : elle était morte.

Comme l’avait prévu la servante, le petitHareton passa complètement dans mes mains. Mr Earnshaw, pourvuqu’il le vît bien portant et ne l’entendît jamais crier, étaitsatisfait, en ce qui concernait l’enfant. Quant à lui-même, ilétait au désespoir. Son chagrin était de ceux qui ne se traduisentpas en lamentations. Il ne pleurait ni ne priait ; il serépandait en malédictions et en défis, exécrait Dieu et les hommeset s’abandonnait à une dissipation effrénée. Les domestiques nepurent endurer plus longtemps sa tyrannie et le désordre de saconduite ; Joseph et moi fûmes les deux seuls qui consentirentà rester. Je n’avais pas le courage d’abandonner l’enfant confié àma charge ; de plus, vous savez, j’avais été la sœur de laitde Hindley et j’excusais plus facilement sa conduite que n’auraitfait une étrangère. Joseph demeura pour tourmenter les fermiers etles ouvriers ; et aussi par ce que c’était sa vocation d’êtrelà où il y avait beaucoup de perversité à réprouver.

Les mauvaises manières du maître et lamauvaise société dont il s’entourait furent un joli exemple pourCatherine et pour Heathcliff. Le traitement infligé à ce derniereût suffi à faire d’un saint un démon. En vérité on eût dit, àcette époque, que ce garçon était réellement possédé de quelqueesprit diabolique. Il se délectait à voir Hindley se dégrader sansespoir de rémission, et de jour en jour la sauvagerie et laférocité de son caractère se marquaient plus fortement. Je nesaurais vous décrire, même d’une façon imparfaite, l’infernalemaison où nous vivions. Le pasteur cessa de venir, et l’on peutdire qu’à la fin plus une personne convenable ne nous approchait,si l’on excepte les visites d’Edgar Linton à Miss Cathy. À quinzeans, elle était la reine de la contrée ; elle n’avait pas sapareille ; et elle devenait hautaine et volontaire !J’avoue que je ne l’aimais guère, lorsqu’elle fut sortie del’enfance ; et je l’irritais souvent en essayant de dompterson arrogance. Néanmoins, elle ne me prit jamais en aversion. Elleavait une extraordinaire constance pour ses attachements anciens.Heathcliff même conservait sans altération son empire sur sesaffections, et le jeune Linton, avec toute sa supériorité, avait dela peine à faire sur elle une impression aussi profonde. Il a étémon ancien maître ; voilà son portrait au-dessus de lacheminée. Autrefois, ce portrait était accroché d’un côté et celuide sa femme de l’autre ; mais ce dernier a été enlevé, sansquoi vous auriez pu avoir une idée de ce qu’elle était.Distinguez-vous quelque chose ?

 

Mrs Dean a levé la chandelle et j’aidiscerné une figure aux traits doux, ressemblant énormément à lajeune femme des Hauts, mais avec une expression plus pensive etplus aimable. C’était un charmant portrait. Les longs cheveuxblonds ondulaient un peu sur les tempes, les yeux étaient grands etsérieux, l’ensemble presque trop gracieux. Je ne m’étonnai pas queCatherine Earnshaw eût pu oublier son premier ami pour un êtreainsi fait. Mais je me demandai comment lui, s’il avait le tourd’esprit correspondant à son extérieur, avait pu s’éprendre deCatherine Earnshaw, telle que je me la représentais.

– C’est un portrait très agréable, ai-jedit à la femme de charge. Est-il ressemblant ?

– Oui ; mais il était mieux que celaquand il s’animait. Ce que vous voyez là est son airhabituel ; en général, il manquait d’entrain.

 

Catherine avait conservé ses relations avecles Linton depuis son séjour de cinq semaines chez eux.

Comme elle n’était pas tentée, en leurcompagnie, de laisser voir les aspérités de son caractère, et queson bon sens l’aurait fait rougir de se montrer malhonnête alorsqu’on lui témoignait une si constante courtoisie, elle imposa, sansy penser, à la vieille dame et au vieux gentleman, par sa sincèrecordialité ; elle gagna l’admiration d’Isabelle, le cœur etl’âme de son frère : conquêtes qui la flattèrent dès le début,car elle était pleine d’ambition, et qui la conduisirent à adopterun double personnage sans intention précise de tromper personne.Dans la maison où elle entendait traiter Heathcliff de« vulgaire jeune coquin », de « pire qu’unebrute », elle avait soin de ne pas se conduire commelui ; mais chez elle, elle se sentait peu encline à pratiquerune politesse dont on n’aurait fait que rire et à refréner safougueuse nature, quand cela ne lui aurait valu ni crédit nilouange.

Mr Edgar avait rarement assez de couragepour venir ouvertement à Hurle-Vent. Il avait la terreur de laréputation d’Earnshaw et frémissait à l’idée de le rencontrer.Pourtant, nous le recevions toujours aussi poliment que possible.Le maître même évitait de l’offenser, car il connaissait l’objet deses visites ; et, s’il ne pouvait être gracieux, il se tenaità l’écart. J’incline à croire que sa présence chez nous étaitdésagréable à Catherine : celle-ci n’avait ni artifice, nicoquetterie et voyait avec un déplaisir évident toute rencontreentre ses deux amis. En effet, lorsque Heathcliff exprimait sonmépris pour Linton en présence de ce dernier, elle ne pouvait pastomber à moitié d’accord avec lui, comme elle faisait lorsqu’ilsétaient seuls ; et, quand Linton manifestait son dégoût et sonantipathie pour Heathcliff, elle n’osait pas traiter ces sentimentsavec indifférence, comme si la dépréciation de son compagnon dejeux eût été pour elle de peu d’importance. J’ai souvent ri de sesperplexités et de ses soucis inavoués, qu’elle cherchait vainementà soustraire à mes railleries. Cela semble peu charitable ;mais elle était si fière qu’il devenait en vérité impossibled’avoir pitié de ses chagrins, tant qu’elle ne se laisserait pasramener à plus d’humilité. Elle se décida enfin à avouer et à seconfier à moi : il n’y avait personne d’autre qu’elle pûtprendre comme conseiller.

Une après-midi, Mr Hindley étant sorti,Heathcliff crut pouvoir en profiter pour se donner congé. Il avaitalors atteint seize ans, je crois, et, sans avoir de vilains traitset sans être dépourvu d’intelligence, il trouvait cependant moyende produire une impression de répulsion, morale et physique, dontil ne subsiste pas trace dans son aspect actuel. En premier lieu,il avait à cette époque perdu le bénéfice de son éducationpremière. Un pénible et incessant travail manuel, commençant chaquejour de bonne heure et finissant tard, avait étouffé la curiositéqu’il avait pu jadis avoir d’acquérir des connaissances, ainsi quele goût des livres ou de l’étude. Le sentiment de supériorité quelui avaient inculqué dans son enfance les faveurs du vieuxMr Earnshaw s’était éteint. Il lutta longtemps pour se tenirsur un pied d’égalité avec Catherine dans ses études, et ne cédaqu’avec un regret poignant, quoique silencieux ; mais il cédacomplètement et rien ne put le déterminer à faire un pas pours’élever, dès qu’il se fut aperçu qu’il était condamné à tomberau-dessous du niveau qu’il avait autrefois atteint. Puisl’apparence extérieure s’harmonisa avec la dégradation mentale. Ilprit une démarche lourde et un aspect vulgaire ; son humeur,naturellement réservée, s’exagéra jusqu’à une morosité insociablepresque stupide, et il parut trouver un plaisir amer à exciterl’aversion plutôt que l’estime des rares personnes qu’ilconnaissait.

Catherine et lui continuaient d’être toujoursensemble pendant les périodes où son travail lui laissait quelquerépit. Mais il avait cessé de lui exprimer sa tendresse par desparoles et il repoussait avec une colère soupçonneuse ses caressesenfantines, comme s’il se fût rendu compte qu’elle ne pouvaitéprouver que peu d’agrément à lui prodiguer de pareilles marquesd’affection. Dans la circonstance dont je viens de parler, il entradans la salle pour annoncer son intention de ne rien faire, tandisque j’aidais Miss Cathy à arranger sa toilette. Elle n’avait pasprévu qu’il lui prendrait fantaisie de rester oisif. Pensantqu’elle aurait la maison à elle seule, elle s’était arrangée pouravertir Mr Edgar de l’absence de son frère et se préparait ence moment à le recevoir.

– Cathy, est-tu occupée cetteaprès-midi ? demanda Heathcliff. Vas-tu quelquepart ?

– Non, il pleut, répondit-elle.

– Alors pourquoi as-tu cette robe desoie ? Personne ne doit venir ici, j’espère ?

– Pas que je sache, balbutia Miss. Maistu devrais être aux champs à cette heure-ci, Heathcliff. Il y adéjà une heure que nous avons fini de dîner ; je te croyaisparti.

– Hindley ne nous débarrasse pas sisouvent de sa maudite présence. Je ne travaillerai plusaujourd’hui : je vais rester avec toi.

– Oh ! mais Joseph le lui dira,insinua-t-elle. Tu ferais mieux de t’en aller.

– Joseph est en train de charger de lachaux de l’autre côté des rochers de Penistone ; cela luiprendra jusqu’à la nuit, et il n’en saura rien.

Ce disant, il s’approcha nonchalamment du feuet s’assit. Catherine réfléchit un instant, les sourcilsfroncés ; elle cherchait à aplanir les voies à l’intrusionprévue.

– Isabelle et Edgar Linton ont parlé devenir cette après-midi, dit-elle après une minute de silence. Commeil pleut, je ne les attends guère ; mais il se peut qu’ilsviennent et, dans ce cas, tu cours le risque d’être grondé sansaucun bénéfice.

– Fais-leur dire par Hélène que tu esoccupée, Cathy, insista-t-il. Ne me mets pas dehors pour cespitoyables et sots amis ! Je suis sur le point, parfois, de meplaindre de ce qu’ils… mais je ne veux pas…

– De ce qu’ils… quoi ? s’écriaCatherine, le regardant d’un air troublé. Oh ! Nelly,ajouta-t-elle vivement en dégageant sa tête de mes mains, vousm’avez peignée dans le mauvais sens ! Cela suffit :laissez-moi. De quoi es-tu sur le point de te plaindre,Heathcliff ?

– De rien… mais regarde l’almanach quiest sur le mur, dit-il en montrant une feuille encadrée pendue prèsde la fenêtre, et il continua : les croix indiquent lessoirées que tu as passées avec les Linton, les points celles que tuas passées avec moi. Vois-tu ? J’ai marqué chaque jour.

– Oui… c’est bien absurde. Comme si jefaisais attention ! répliqua Catherine d’un ton maussade. Etqu’est-ce que cela prouve ?

– Que je fais attention, moi.

– Et suis-je obligée d’êtrecontinuellement avec toi ? demanda-t-elle avec une irritationcroissante. Quel profit en retirerais-je ? De quoi es-tucapable de parler ? Tu pourrais aussi bien être un muet, ou unbébé, pour ce que tu dis ou ce que tu fais pour m’amuser.

– Tu ne m’avais jamais dit que je parlaistrop peu ou que ma compagnie te déplaisait, Cathy ! s’écriaHeathcliff très agité.

– Ce n’est pas une compagnie du tout,quand les gens ne savent rien et ne disent rien,murmura-t-elle.

Son compagnon se leva, mais n’eut pas le tempsde continuer d’exprimer ses sentiments, car on entendit sur lespavés le pas d’un cheval et, après avoir frappé discrètement, lejeune Linton entra, la figure brillante de joie d’avoir reçu cetteinvitation inattendue. Certainement Catherine remarqua l’oppositionentre ses deux amis, comme l’un entrait et que l’autre sortait. Lecontraste était analogue à celui qui vous frappe quand vous passezd’un pays minier, morne et montueux, à une belle et fertile vallée.La voix et la manière de saluer n’étaient pas moins dissemblablesque l’aspect. Le langage d’Edgar était harmonieux, il parlait surun ton peu élevé et prononçait ses mots comme vous :c’est-à-dire avec moins de rudesse, avec plus de douceur que nousne faisons ici.

– Je ne suis pas venu trop tôt, n’est-cepas ? dit-il en jetant un regard de mon côté. J’avais commencéà essuyer la vaisselle et à ranger quelques tiroirs dans le buffet,à l’extrémité de la pièce.

– Non, répondit Catherine. Quefaites-vous là, Nelly ?

– Mon ouvrage, Miss, répondis-je(Mr Hindley m’avait recommandé d’être toujours en tiers dansces visites de Linton à Catherine).

Elle s’approcha de moi par derrière et me dità voix basse avec humeur :

– Allez-vous-en avec vos torchons. Quandil y a des visiteurs à la maison, les domestiques ne se mettent pasà frotter et à nettoyer dans la pièce où ils sont !

– C’est une bonne occasion, pendant quele maître est sorti, répondis-je tout haut. Il déteste que jem’agite en sa présence au milieu de tous ces objets. Je suis sûreque Mr Edgar m’excusera.

– Et moi je déteste que vous vous agitiezen ma présence, s’écria la jeune fille d’un ton impérieux, sanslaisser à son hôte le temps de parler. Elle n’avait pas encore puretrouver son calme depuis sa petite dispute avec Heathcliff.

– Je le regrette, Miss Catherine,répliquai-je ; et je continuai mon travail avec assiduité.

Pensant qu’Edgar ne pouvait la voir, ellem’arracha le torchon des mains et me pinça rageusement le bras, enprolongeant la torsion. Je vous ai dit que je ne l’aimais pas etque je trouvais un certain plaisir à mortifier sa vanité de temps àautre. De plus elle m’avait fait extrêmement mal. Je me relevai(j’étais à genoux) et m’écriai :

– Oh ! Miss ! Voilà un vilaintour ! Vous n’avez pas le droit de me pincer et je ne lesupporterai pas.

– Je ne vous ai pas touchée,menteuse ! cria-t-elle, les doigts frémissants du désir derecommencer et les oreilles rouges de rage. Elle ne sut jamaiscacher sa colère qui toujours enflammait son visage toutentier.

– Qu’est-ce alors que ceci ?ripostai-je en lui montrant pour la confondre une marque d’un beaurouge sur mon bras.

Elle frappa du pied, hésita un instant, puis,irrésistiblement poussée par ses mauvais instincts, me donna uneclaque cinglante qui me remplit les deux yeux de larmes.

Linton s’interposa : « Catherine, machère ! Catherine ! » dit-il, très choqué de ladouble faute de fausseté et de violence que son idole avaitcommise.

– Quittez cette chambre, Hélène !répéta-t-elle en tremblant des pieds à la tête.

Le petit Hareton, qui me suivait toujourspartout et était assis par terre près de moi, se mit à pleurerlui-même en voyant mes larmes et se répandit en plaintes contre la« méchante tante Cathy », ce qui attira la fureur decelle-ci sur le malheureux enfant. Elle le saisit par les épauleset le secoua tellement fort que le pauvre petit devint livide etqu’Edgar, instinctivement, s’empara des mains de la jeune fillepour le délivrer. En un clin d’œil l’une des mains fut dégagée etle jeune homme stupéfait se la sentit appliquer sur la joue d’unemanière qui excluait toute idée de plaisanterie. Il reculaconsterné. Je pris Hareton dans mes bras et passai avec lui dans lacuisine, laissant ouverte la porte de communication, car j’étaiscurieuse de voir comment ils régleraient leur querelle. Le visiteuroffensé, pâle et les lèvres tremblantes, se dirigea vers l’endroitoù il avait posé son chapeau.

« Voilà qui est bien », me dis-je.« Tenez-vous pour averti, et partez. C’est fort aimable à ellede vous donner un aperçu de son véritable caractère. »

– Où allez-vous ? demanda Catherineen s’avançant vers la porte.

Il fit un détour et essaya de passer.

– Vous ne vous en irez pas !s’écria-t-elle avec énergie.

– Il faut que je parte et jepartirai ! répliqua-t-il d’une voix faible.

– Non, dit-elle avec obstination, ensaisissant le bouton de la porte. Pas encore, Edgar Linton.Asseyez-vous ; vous ne pouvez pas me quitter quand je suisdans un pareil état. Je serais malheureuse toute la nuit et je neveux pas être malheureuse à cause de vous.

– Puis-je rester après avoir été frappépar vous ? demanda Linton.

Catherine garda le silence.

– Vous m’avez donné peur et honte devous, continua-t-il. Je ne reviendrai plus ici !

Les yeux de Catherine commençaient à devenirbrillants et ses paupières à battre.

– Et vous avez fait un mensonge de proposdélibéré ! ajouta-t-il.

– Ce n’est pas vrai, cria-t-elle,recouvrant la parole. Je n’ai rien fait de propos délibéré. Ehbien ! allez, si cela vous plaît, partez ! Et maintenant,je vais pleurer… je vais pleurer à m’en rendre malade !

Elle se laissa tomber à genoux contre unechaise et se mit à pleurer pour de bon. Edgar persévéra dans sadétermination jusqu’à la cour ; là, il hésita. Je résolus del’encourager.

– Miss est terriblement capricieuse,monsieur, lui criai-je, aussi méchante que le fut jamais enfantgâtée. Vous feriez mieux de retourner chez vous, sans quoi ellesera malade, rien que pour nous ennuyer.

Le faible Linton jeta un regard de côté par lafenêtre : il était aussi peu capable de s’en aller qu’un chatd’abandonner une souris qu’il a à moitié tuée, ou un oiseau qu’il aà moitié dévoré. Ah ! pensais-je, rien ne peut le sauver. Ilest condamné, et vole à son destin ! C’est ce quiarriva : il fit brusquement demi-tour, rentra précipitammentdans la salle, ferma la porte derrière lui ; et quand je vins,quelque temps après, les avertir qu’Earnshaw était revenu ivre-mortet prêt à mettre la maison sens dessus dessous (c’était sonhabitude quand il était dans cet état), je vis que la querellen’avait fait que resserrer leur intimité, qu’elle avait brisé laglace de la timidité juvénile, qu’elle leur avait permis derenoncer au déguisement de l’amitié et de s’avouer leur amour.

La nouvelle de l’arrivée de Mr Hindleyfit fuir aussitôt Linton vers son cheval et Catherine dans sachambre. J’allai cacher le petit Hareton et décharger le fusil dechasse du maître, car, dans sa folle excitation, il aimait à joueravec cette arme, au péril de la vie de ceux qui provoquaient ousimplement attiraient trop son attention ; et j’avais pris leparti d’enlever la charge pour l’empêcher de faire un malheur s’ilallait jusqu’à vouloir tirer.

Chapitre 9

 

Il entra en proférant des jurons effrayants,et me surprit au moment que je cachais son fils dans le buffet dela cuisine. Que Hareton eût à subir la tendresse de bête fauve deson père ou sa rage de fou furieux, il en éprouvait toujours uneterreur salutaire ; car dans un cas il courait le risqued’être étouffé sous ses embrassements, dans l’autre celui d’êtrejeté dans le feu ou lancé contre le mur. Aussi le pauvre petit êtrerestait-il parfaitement coi partout où il me venait à l’idée de lemettre.

– Enfin ! je l’ai trouvé, s’écriaHindley, en me tirant en arrière par la peau du cou, comme unchien. Par le ciel et par l’enfer, vous avez juré entre vous detuer cet enfant ! Je comprends maintenant pourquoi je ne lerencontre jamais. Mais avec l’aide de Satan, je vous ferai avalerle couteau à découper, Nelly ! Il n’y a pas de quoirire : je viens de jeter Kenneth, la tête la première, dans lemarais du Cheval noir. Il n’est pas plus difficile d’en expédierdeux qu’un, et j’ai besoin de tuer quelqu’un de vous ; jen’aurai pas de repos tant que ce ne sera pas fait.

– Mais je n’aime pas le couteau àdécouper, Mr Hindley, répondis-je. Il a servi à préparer lesharengs saurs. Je préférerais être fusillée, si cela vous estégal.

– Vous préféreriez être damnée et vous leserez. Il n’y a pas de loi en Angleterre qui empêche un homme detenir sa maison convenablement et la mienne est abominable !Ouvrez la bouche.

Il tenait le couteau dans les mains et enpoussa la pointe entre mes dents. Mais, pour ma part, je n’étaisjamais bien effrayée de ses divagations. Je crachai, affirmant quele couteau avait un goût détestable et que je ne le prendrais sousaucun prétexte.

– Oh ! dit-il en me lâchant, je voisque ce hideux petit gredin n’est pas Hareton. Je vous demandepardon, Nelly. Si c’était lui, il mériterait d’être écorché vifpour ne pas être accouru me dire bonjour et pour hurler comme sij’étais un fantôme. Petit animal dénaturé, viens ici ! Jet’apprendrai à abuser un père au cœur trop tendre. Dites donc, necroyez-vous pas que ce gamin serait mieux avec les oreillescoupées ? Cela rend les chiens plus féroces, et j’aime laférocité… donnez-moi des ciseaux… la férocité et l’élégance !Et puis c’est une affectation infernale… une vanité diabolique… detenir à nos oreilles… nous sommes assez ânes sans elles.Chut ! Enfant, chut ! Bon, bon, mon petit chéri !Allons, essuie tes yeux… tu es un bijou, embrasse-moi. Quoi !Il ne veut pas ? Embrasse-moi, Hareton ! Le diablet’emporte, embrasse-moi ! Pardieu, comme si j’allais élever unpareil monstre ! Aussi sûr que je vis, je vais tordre le cou àce marmot !

Le pauvre Hareton poussait des cris et sedébattait de toutes ses forces dans les bras de son père ; ilredoubla ses hurlements quand Hindley l’emporta en haut del’escalier et le tint suspendu par-dessus la balustrade. Je luicriai que la peur allait donner des convulsions à l’enfant et meprécipitai pour porter secours à celui-ci. Comme j’arrivais prèsd’eux, Hindley se penchait sur la rampe pour écouter un bruit enbas ; il oubliait presque ce qu’il avait dans les bras.« Qui est là ? » demanda-t-il en entendant quelqu’unapprocher du pied de l’escalier. Je me penchai aussi, dansl’intention de faire signe à Heathcliff, dont j’avais reconnu lepas, de ne pas avancer. Au moment que je quittais Hareton de l’œil,l’enfant fit un effort brusque, se dégagea des mains négligentesqui le retenaient, et tomba.

À peine avions-nous eu le temps de tressaillird’horreur que déjà nous voyions que le petit malheureux était sainet sauf. Heathcliff était arrivé en bas juste à l’instantcritique ; d’un mouvement instinctif, il l’arrêta au vol et,le mettant sur ses pieds, regarda en l’air pour découvrir l’auteurde l’accident. Un avare qui s’est débarrassé pour cinq shillingsd’un bon billet de loterie, et qui découvre le lendemain qu’il aperdu au marché cinq mille livres, n’aurait pas l’air plusdécontenancé que Heathcliff quand il aperçut en haut la silhouettede Mr Earnshaw. Son visage refléta, plus clairement quen’eussent pu l’exprimer des paroles, l’intense angoisse de s’êtrefait lui-même l’instrument de l’opposition à sa vengeance. S’il eûtfait nuit, je crois qu’il aurait essayé de réparer son erreur enécrasant le crâne de Hareton sur les marches. Mais nous avions ététémoins du sauvetage et j’étais déjà en bas, pressant sur mon cœurl’enfant dont j’avais la charge précieuse. Hindley descendit plusposément, dégrisé et confus.

– C’est votre faute, Hélène, dit-il. Vousauriez dû le tenir hors de ma vue ; vous auriez dû me leretirer. Est-il blessé ?

– Blessé ! m’écriai-je avec colère.S’il n’est pas tué, il en restera idiot ! Oh ! jem’étonne que sa mère ne sorte pas de sa tombe pour voir ce que vousfaites de lui. Vous êtes pire qu’un païen… traiter de cette façonvotre chair et votre sang !

Il essaya de toucher l’enfant qui, en sesentant avec moi, avait aussitôt cessé ses sanglots de terreur.Mais, au premier doigt que son père posa sur lui, il recommença decrier de plus belle et se débattit comme s’il allait entrer enconvulsions.

– Ne le touchez pas, repris-je. Il voushait… tout le monde vous hait… voilà la vérité ! Une heureusefamille que vous avez là : et un bel état que celui auquelvous êtes arrivé !

– J’arriverai à mieux encore, Nelly,ricana cet homme égaré, recouvrant toute sa dureté. À présent,allez-vous-en et emportez-le. Et toi, Heathcliff, écoute-moi !Mets-toi bien hors de ma portée, et que je ne t’entende pas !Je ne voudrais pas te tuer cette nuit… à moins, peut-être, que jene mette le feu à la maison ; mais cela dépendra de mafantaisie.

Sur ce, il prit une bouteille de brandy dansle buffet et s’en versa un grand verre.

– Non, ne buvez pas, suppliai-je. Mr.Hindley, prenez garde. Ayez pitié de ce malheureux enfant, si vousne vous souciez pas de vous-même.

– N’importe qui vaudra mieux pour lui quemoi-même, répondit-il.

– Ayez pitié de votre âme ! dis-jeen essayant de lui arracher le verre de la main.

– Moi ! Au contraire, j’aurai grandplaisir à l’envoyer à la perdition pour punir son Créateur, s’écriale blasphémateur. Voilà pour sa cordiale damnation !

Il avala la liqueur et nous ordonna avecimpatience de disparaître, en achevant sa sommation par une suited’horribles imprécations, trop affreuses pour que je les répète oumême que je m’en souvienne.

– C’est dommage qu’il ne puisse se tuer àforce de boire, observa Heathcliff en lui renvoyant sesmalédictions dans un murmure, quand la porte fut fermée. Il faitbien tout ce qu’il peut, mais sa constitution est la plus forte.Mr Kenneth offre de parier sa jument qu’il survivra à tousceux qui habitent de ce côté-ci de Gimmerton, et qu’il ne descendradans la tombe que pécheur blanchi par l’âge, à moins de quelqueheureux hasard en dehors du cours naturel des choses.

J’entrai dans la cuisine et m’assis pourendormir doucement mon petit agneau. Heathcliff, croyais-je, étaitallé dans la grange. Je compris plus tard qu’il avait simplementpassé derrière le banc à haut dossier ; il s’était jeté surune banquette le long du mur, loin du feu, et y demeuraitsilencieux.

Je berçais Hareton sur mes genoux enfredonnant une chanson qui commençait ainsi :

Sous le plancher, les souris entendaient,

En pleine nuit, les bébés qui pleuraient,

quand Miss Cathy, qui, de sa chambre, avaitécouté l’altercation, passa la tête et murmura :

– Êtes-vous seule, Nelly ?

– Oui, Miss, répondis-je.

Elle entra et s’approcha du foyer. Je laregardai, supposant qu’elle allait dire quelque chose. Saphysionomie semblait troublée et inquiète. Ses lèvres étaiententr’ouvertes, comme si elle voulait parler ; mais, au lieud’une phrase, ce fut un soupir qui s’en échappa. Je repris machanson ; je n’avais pas oublié ses récents faits etgestes.

– Où est Heathcliff ? demanda-t-elleen m’interrompant.

– À son travail à l’écurie.

Il ne me contredit pas ; peut-êtresomnolait-il. Un autre long silence suivit, pendant lequelj’aperçus une larme ou deux couler de la joue de Catherine sur lesdalles. « Regrette-t-elle sa honteuse conduite ? »me demandais-je. « Ce serait une nouveauté. Mais elle enarrivera au fait comme elle voudra, ce n’est pas moi quil’aiderai ! » Non, elle s’inquiétait peu de tout ce quine la concernait pas personnellement.

– Oh ! mon Dieu !s’écria-t-elle enfin, je suis bien malheureuse !

– C’est grand dommage, observai-je. Vousêtes difficile à contenter : tant d’amis, si peu de soucis, etvous n’arrivez pas à être satisfaite !

– Nelly, voulez-vous me garder unsecret ? poursuivit-elle en s’agenouillant près de moi etlevant vers les miens ses yeux câlins, avec un de ces regards quichassent l’humeur, même quand on a toutes les raisons du monde d’enavoir.

– Vaut-il la peine qu’on le garde ?demandai-je avec moins de maussaderie.

– Oui ; puis il me tourmente, et ilfaut que je m’en soulage. J’ai besoin de savoir ce que je doisfaire. Aujourd’hui, Edgar Linton m’a demandé si je voulaisl’épouser, et je lui ai donné une réponse. Eh bien ! avant queje vous dise si c’était un consentement ou un refus, dites-moi ceque cela aurait dû être.

– Vraiment, Miss Catherine, commentpuis-je le savoir ? Certes, après le spectacle que vous luiavez offert cette après-midi, je pourrais affirmer qu’il eût étésage de refuser. Puisqu’il vous a demandée néanmoins, il faut qu’ilsoit ou d’une stupidité incurable ou d’une témérité folle.

– Si vous parlez ainsi, je ne vous diraiplus rien, répliqua-t-elle d’un air piqué, en se relevant. J’aiaccepté, Nelly. Vite, dites-moi si j’ai eu tort.

– Vous avez accepté ? Alors à quoibon discuter ? Vous avez engagé votre parole et vous ne pouvezpas vous rétracter.

– Mais dites-moi si j’ai bien fait…dites ! s’écria-t-elle avec irritation, en se frottant lesmains et fronçant les sourcils.

– Il y a plusieurs choses à considéreravant que de pouvoir répondre convenablement à cette question,dis-je sentencieusement. D’abord, et avant tout, aimez-vousMr Edgar ?

– Qui ne l’aimerait ? Naturellement,je l’aime. Alors je lui fis subir le questionnaire suivant. Pourune fille de vingt-deux ans, ce n’était pas trop déraisonnable.

– Pourquoi l’aimez-vous, MissCathy ?

– Quelle question ! Je l’aime… celasuffit.

– Pas du tout ; il faut direpourquoi.

– Eh bien ! parce qu’il est bien desa personne et que sa société est agréable.

– Mauvais, fut mon commentaire.

– Et parce qu’il est jeune et gai.

– Mauvais encore.

– Et parce qu’il m’aime.

– Sans intérêt après vos précédentesraisons.

– Et qu’il sera riche, et que je seraicontente d’être la plus grande dame du pays, et que je serai fièred’avoir un tel mari.

– Pis que tout. Et maintenant, dites-moicomment vous l’aimez.

– Comme tout le monde aime… vous êtessotte, Nelly.

– Pas du tout… répondez.

– J’aime le sol qu’il foule, l’air qu’ilrespire, et tout ce qu’il touche, et tout ce qu’il dit. J’aime tousses regards, et tous ses gestes, je l’aime entièrement etcomplètement. Voilà !

– Et pourquoi ?

– Ah ! non ! vousplaisantez : c’est extrêmement méchant ! Ce n’est pas uneplaisanterie pour moi, dit la jeune fille qui se renfrogna et setourna vers le feu.

– Je suis bien loin de plaisanter, MissCatherine, répliquai-je. Vous aimez Mr Edgar parce qu’il estbien de sa personne, qu’il est jeune, gai, riche et qu’il vousaime. Cette dernière raison, d’ailleurs, ne vaut rien. Vousl’aimeriez probablement sans cela ; et même avec cela vous nel’aimeriez pas, s’il n’avait les quatre premiers attraits.

– Non, certainement pas. J’auraissimplement pitié de lui… je le détesterais peut-être s’il étaitlaid et rustre.

– Mais il y a beaucoup d’autres jeunesgens bien tournés et riches, de par le monde : mieux tournés,peut-être, et plus riches que lui. Qu’est-ce qui vous empêcheraitde les aimer ?

– S’il y en a, ils ne sont pas sur monchemin. Je n’ai pas rencontré le pareil d’Edgar.

– Il peut se faire que vous lerencontriez. Et puis il ne sera pas toujours beau et jeune, et ilpeut n’être pas toujours riche.

– Il l’est pour le moment, et je n’ai àm’occuper que du présent. Je voudrais vous entendre parler avec unpeu de bon sens.

– Bon, voilà qui tranche la question. Sivous n’avez à vous occuper que du présent, épousezMr Linton.

– Je n’ai pas besoin de votre permissionpour cela… je l’épouserai. Mais en fin de compte vous ne m’avez pasdit si j’avais raison.

– Parfaitement raison, si l’on a raisonde se marier seulement pour le présent. Et maintenant, voyonspourquoi vous êtes malheureuse. Votre frère sera content ; lesvieux parents ne feront pas d’objection, je pense ; vousquitterez une maison sans ordre et sans confort pour une maisonopulente et respectable ; vous aimez Edgar et Edgar vous aime.Tout m’a l’air simple et facile : où est l’obstacle ?

– Ici ! et ici ! réponditCatherine en se frappant d’une main le front et de l’autre lapoitrine ; partout où vit l’âme. En mon âme et conscience, jesuis convaincue que j’ai tort !

– Voilà qui est étrange. Je ne comprendspas.

– C’est mon secret. Mais, si vous voulezbien ne pas vous moquer de moi, je vais vous l’expliquer. Je nepuis le faire nettement, mais je vous donnerai une idée de ce quej’éprouve.

Elle se rassit près de moi. Sa figure devintplus triste et plus grave ; ses mains jointes tremblaient.

– Nelly, ne faites-vous jamais de rêvessinguliers ! dit-elle tout à coup, après quelques minutes deréflexion.

– Si, de temps à autre.

– Et moi aussi. J’ai fait dans ma vie desrêves dont le souvenir ne m’a plus jamais quittée et qui ont changémes idées : ils se sont infiltrés en moi, comme le vin dansl’eau, et ont altéré la couleur de mon esprit. En voici un ;je vais vous le raconter, mais ayez soin de ne sourire à aucun deses détails.

– Oh ! ne dites rien, MissCatherine, m’écriai-je.

Notre vie est déjà assez lugubre sans que nousallions évoquer des fantômes et des visions pour nous troubler.Allons, allons, soyez gaie, soyez vous-même ! Regardez lepetit Hareton ! il ne rêve à rien de sinistre, lui. Comme ilsourit gentiment dans son sommeil !

– Oui ; et comme son père juregentiment dans sa solitude ! Vous vous souvenez de lui,certainement, quand il était tout pareil à ce petit êtrejoufflu : presque aussi jeune et aussi innocent. Mais Nelly,je vous obligerai d’écouter. Ce n’est pas long, et je suisincapable d’être gaie ce soir.

– Je ne veux pas entendre, je ne veux pasentendre, répétai-je vivement.

J’étais superstitieuse aux rêves, en cetemps-là, et je le suis encore. Puis Catherine avait un air qui nelui était pas habituel et qui me faisait craindre quelque chose oùje verrais une prophétie, où je trouverais l’annonce d’une terriblecatastrophe. Elle fut vexée, mais ne continua pas. Elle eut l’aird’aborder un autre sujet, puis bientôt après recommença :

– Si j’étais au Ciel, Nelly, je seraisbien misérable.

– Parce que vous n’êtes pas digne d’yaller, répondis-je. Tous les pécheurs seraient misérables auciel.

– Mais ce n’est pas pour cela. J’ai rêvéune fois que j’y étais.

– Je vous ai dit que je ne voulais pasécouter vos rêves, Miss Catherine ! Je vais aller me coucher,protestai-je en l’interrompant de nouveau.

Elle se mit à rire et me força de resterassise ; car j’avais fait un mouvement pour quitter machaise.

– Celui-ci est moins que rien,s’écria-t-elle ; j’allais seulement dire que le ciel nem’avait pas paru être ma vraie demeure. Je me brisais le cœur àpleurer pour retourner sur la terre et les anges étaient si fâchésqu’ils me précipitèrent au milieu de la lande, sur le sommet desHauts de Hurle-Vent, où je me réveillai en sanglotant de joie.Voilà qui vous expliquera mon secret aussi bien qu’aurait fait monautre rêve. Ce n’est pas plus mon affaire d’épouser Edgar Lintonque d’être au ciel ; et si l’individu pervers qui est icin’avait pas ainsi dégradé Heathcliff, je n’y aurais jamais songé.Ce serait me dégrader moi-même, maintenant, que d’épouserHeathcliff. Aussi ne saura-t-il jamais comme je l’aime ; etcela, non parce qu’il est beau, Nelly, mais parce qu’il est plusmoi-même que je ne le suis. De quoi que soient faites nos âmes, lasienne et la mienne sont pareilles et celle de Linton est aussidifférente des nôtres qu’un rayon de lune d’un éclair ou que lagelée du feu.

Avant qu’elle eût terminé ce discours, jem’étais convaincue de la présence de Heathcliff. Ayant remarqué unléger mouvement, je tournai la tête et le vis se lever de labanquette, puis se glisser dehors sans bruit. Il avait écoutéjusqu’au moment où il avait entendu Catherine dire qu’elle sedégraderait en l’épousant, et n’était pas resté pour en entendredavantage. Le dossier du grand banc empêcha ma compagne, assise parterre, de remarquer sa présence et son départ ; mais jetressaillis et lui fis : « Chut ! »

– Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle enregardant nerveusement autour d’elle.

– Joseph est là, répondis-je :j’avais saisi à point nommé le roulement de sa charrette sur laroute. Heathcliff va rentrer avec lui. Je me demande s’il ne seraitpas à la porte en ce moment.

– Oh ! il n’aurait pas pu m’entendrede la porte ! Donnez-moi Hareton, tandis que vous préparerezle repas et, quand ce sera prêt, invitez-moi à souper avec vous.J’ai besoin de tromper ma conscience troublée et de me persuaderque Heathcliff n’a aucune idée de tout cela. Il n’en a aucune,n’est-ce pas ? Il ne sait pas ce que c’est que d’êtreamoureux ?

– Je ne vois pas de raison pour qu’il nele sache pas aussi bien que vous ; et, si c’est vous qu’il achoisie, il sera l’être le plus infortuné qui soit jamais venu aumonde ! Du jour que vous deviendrez Mrs Linton, il perdraamitié, amour, tout ! Avez-vous songé à la manière dont voussupporterez la séparation, et dont lui supportera d’être tout àfait abandonné sur cette terre ? Parce que, MissCatherine…

– Lui, tout à fait abandonné ! Nousséparer ! s’écria-t-elle avec indignation. Qui nousséparerait, je vous prie ? Celui-là aurait le sort de Milon deCrotone ! Aussi longtemps que je vivrai, Hélène, aucun morteln’y parviendra. Tous les Linton de la terre pourraient êtreanéantis avant que je consente à abandonner Heathcliff. Oh !ce n’est pas ce que j’entends… ce n’est pas ce que je veuxdire ! Je ne voudrais pas devenir Mrs Linton à ceprix-là. Il sera pour moi tout ce qu’il a toujours été. Edgar devrase défaire de son antipathie et le tolérer tout au moins. Il lefera, quand il connaîtra mes vrais sentiments pour Heathcliff.Nelly, je le vois maintenant, vous me considérez comme unemisérable égoïste. Mais n’avez-vous jamais eu la pensée que, siHeathcliff et moi nous mariions, nous serions des mendiants ?Tandis que, si j’épouse Linton, je puis aider Heathcliff à serelever et le soustraire au pouvoir de mon frère.

– Avec l’argent de votre mari, MissCatherine ? Vous ne le trouverez pas aussi souple que vous ycomptez. Bien que ce ne soit guère à moi d’en juger, il me sembleque c’est le plus mauvais motif que vous ayez encore allégué pourdevenir la femme du jeune Linton.

– Pas du tout, c’est le meilleur !Les autres n’intéressaient que la satisfaction de mes caprices etaussi celle d’Edgar. Mais celui-là intéresse quelqu’un qui réuniten sa personne tout ce que je ressens pour Edgar et pour moi-même.C’est une chose que je ne puis exprimer. Mais sûrement vous avez,comme tout le monde, une vague idée qu’il y a, qu’il doit y avoiren dehors de vous une existence qui est encore vôtre. À quoiservirait que j’eusse été créée, si j’étais tout entière contenuedans ce que vous voyez ici ? Mes grandes souffrances dans cemonde ont été les souffrances de Heathcliff, je les ai toutesguettées et ressenties dès leur origine. Ma grande raison de vivre,c’est lui. Si tout le reste périssait et que lui demeurât, jecontinuerais d’exister ; mais si tout le reste demeurait etque lui fût anéanti, l’univers me deviendrait complètementétranger, je n’aurais plus l’air d’en faire partie. Mon amour pourLinton est comme le feuillage dans les bois : le temps letransformera, je le sais bien, comme l’hiver transforme les arbres.Mon amour pour Heathcliff ressemble aux rochers immuables qui sonten dessous : source de peu de joie apparente, mais nécessité.Nelly, je suis Heathcliff ! Il est toujours, toujours dans monesprit ; non comme un plaisir, pas plus que je ne suistoujours un plaisir pour moi-même, mais comme mon propre être.Ainsi, ne parlez plus de notre séparation ; elle estimpossible, et…

Elle s’arrêta et se cacha le visage dans lesplis de ma robe. Mais je la repoussai violemment. Sa folie avaitmis ma patience à bout.

– Si je puis tirer un sens de tous vosnon-sens, Miss, dis-je, ils ne font que me convaincre que vousignorez les devoirs qu’on assume en se mariant ; ou bien quevous êtes une fille pervertie et sans principes. Mais nem’importunez plus avec d’autres secrets : je ne promets pas deles garder.

– Vous garderez celui-là ?demanda-t-elle vivement.

– Non, je ne promets rien,répétai-je.

Elle allait insister, quand l’entrée de Josephmit fin à notre conversation. Catherine transporta son siège dansun coin et dorlota Hareton pendant que je préparais le souper.Quand il fut prêt, Joseph et moi commençâmes à disputer pour savoirqui se chargerait de porter à manger à Mr Hindley ; laquestion fut tranchée quand tout fut presque froid. À ce moment,nous convînmes de le laisser venir demander lui-même, s’il désiraitquelque chose ; car nous craignions particulièrement deparaître devant lui quand il était resté quelque temps seul.

– Et comment que c’propre’à rien y n’estpas co’revenu des champs à c’te heure ici ? Que qu’y fait,c’grand feignant ? demanda le vieillard en cherchant des yeuxHeathcliff.

– Je vais l’appeler, dis-je. Il est dansla grange, j’en suis sûre.

Je sortis et j’appelai, mais n’obtins pas deréponse. En revenant, je chuchotai à l’oreille de Catherine qu’ilavait certainement entendu une bonne partie de ce qu’elle avait ditet je lui racontai comment je l’avais vu quitter la cuisine justeau moment qu’elle se plaignait de la conduite de son frère enverslui. Elle sauta debout, tout alarmée, jeta Hareton sur le banc etcourut chercher elle-même son ami, sans prendre le temps de sedemander pourquoi elle était si bouleversée, ni en quoi ses parolespouvaient avoir affecté Heathcliff. Elle fut absente si longtempsque Joseph proposa de ne pas continuer d’attendre. Il conjecturafinalement qu’ils restaient dehors pour éviter de subir soninterminable benedicite. Ils étaient « assez môvaispour être capables d’toutes les vilaines manières »,affirma-t-il. À leur intention, il ajouta ce soir-là une prièrespéciale à son habituelle supplication d’un quart d’heure avantchaque repas, et il en aurait encore ajouté une autre à la fin desgrâces, si sa jeune maîtresse ne s’était précipitée sur lui en luiordonnant en hâte de descendre sur la route en courant, dedécouvrir Heathcliff, en quelque endroit qu’il rôdât, et de lefaire aussitôt rentrer.

– J’ai besoin de lui parler, il faut queje lui parle avant de monter, dit-elle. La barrière estouverte ; il est quelque part trop loin pour entendre, car iln’a pas répondu, bien que j’aie crié de toutes mes forces du hautdu parc à moutons.

Joseph commença par faire des objections. Maiselle prenait la chose trop à cœur pour supporter lacontradiction ; il se décida à mettre son chapeau sur sa têteet à partir en bougonnant. Pendant ce temps, Catherine marchait delong en large.

– Je me demande où il est,s’écria-t-elle, je me demande où il peut être ! Qu’ai-je dit,Nelly ? J’ai oublié. A-t-il été peiné de ma mauvaise humeurcette après-midi ? Mon Dieu ! Dites-moi ce qui a pu lefâcher dans mes paroles. Je voudrais bien qu’il revînt. Je levoudrais bien !

– Que voilà du bruit pour rien !répondis-je, quoique assez inquiète moi-même. Vous vous effrayez debien peu de chose. Il n’y a vraiment pas lieu de s’alarmer beaucoupparce que Heathcliff s’est offert une promenade au clair de lune ouparce qu’il est couché dans le grenier à foin, de trop mauvaisehumeur pour nous parler. Je parierais qu’il est caché par là. Vousallez voir si je ne le déniche pas.

Je sortis pour recommencer mes recherches. Jen’en rapportai que du désappointement, et celles de Joseph eurentle même résultat.

– C’gaillard-là y s’fait pire tous lesjours ! observa-t-il en rentrant. Il a laissé la barrièregrande ouverte, et l’poney de Miss il a foulé deux rangs de blés,en les traversant pour s’en aller dret dans l’pré ! Ben sûrque l’maître y fera eune vie d’tous les diables demain matin, et yn’aura point tort. Il est la patience même pour des créatures aussinégligentes et aussi odieuses… il est la patience même ! Maisça n’durera pas toujours… vous verrez, vous tous ! Faudraitpas l’mettre hors de lui… ah ! mais non !

– Avez-vous trouvé Heathcliff, âne quevous êtes ? interrompit Catherine. L’avez-vous cherché, commeje vous en ai donné l’ordre ?

– J’aimerions mieux chercher l’cheval,répliqua-t-il, ce serait pus sensé. Mais je n’pourrions chercher nile cheval ni l’homme par eune nuit comme celle-ci… aussi noirecomme une cheminée ! Et Heathcliff, c’est pas un gars à venirà mon sifflet. P’t-être ben qu’y serait moins dur d’oreille avecvous !

C’était en effet une soirée très sombre, pourl’été. Les nuages paraissaient présager l’orage et je déclarai quece que nous avions tous de mieux à faire était de restertranquilles. La pluie qui menaçait ne manquerait pas de le ramenerà la maison sans que nous eussions à nous donner d’autre peine.Néanmoins Catherine ne se laissa pas persuader de se calmer. Ellecontinua d’aller et venir, de la barrière à la porte de la maison,dans un état d’agitation qui ne lui permettait pas de repos. À lafin, elle adopta un poste permanent le long du mur, près de laroute. Elle resta là, sans se soucier de mes remontrances, ni dutonnerre qui grondait, ni des grosses gouttes qui commençaient às’aplatir autour d’elle. De temps à autre elle appelait, puis elleécoutait, et ensuite se mettait à pleurer tant qu’elle pouvait. Cefut une bonne crise de colère et de larmes, où elle surpassaHareton ou n’importe quel enfant.

Vers minuit, alors que nous n’étions pasencore couchés, l’orage vint s’abattre en pleine furie sur lesHauts. L’ouragan et le tonnerre faisaient rage et, sous l’effet duvent ou de la foudre, un arbre se fendit en deux à l’angle de lamaison : une énorme branche fut précipitée en travers du toitet démolit une partie du corps de cheminées de l’est, en envoyantune pluie de pierres et de suie dans le foyer de la cuisine. Nouscrûmes que la foudre était tombée au milieu de nous. Josephs’affaissa sur les genoux, priant le seigneur de se souvenir despatriarches Noé et Loth et, comme autrefois, d’épargner les bonstout en frappant les impies. J’eus, moi aussi, un peu le sentimentque ce devait être un jugement à notre adresse. Le Jonas, dans monesprit, était Mr Earnshaw ; et je secouai le bouton de laporte de sa tanière pour m’assurer qu’il était encore vivant. Ilrépondit assez distinctement, d’une manière qui provoqua chez moncompagnon un renouveau de vociférations encore plus bruyantes, àl’effet de solliciter une distinction bien nette entre les bonschrétiens comme lui et les pécheurs comme son maître. Mais latempête passa en vingt minutes, nous laissant tous indemnes, àl’exception de Cathy, qui fut complètement trempée par suite de sonobstination à refuser de se mettre à l’abri et à rester dehors sanschapeau et sans châle pour recevoir autant d’eau qu’en purentabsorber ses cheveux et ses vêtements. Elle rentra enfin ets’étendit sur le banc, mouillée comme elle l’était, le visagetourné vers le dossier et caché dans ses mains.

– Voyons, Miss, m’écriai-je en luitouchant l’épaule, vous n’avez pas juré d’attraper la mort,j’espère ? Savez-vous l’heure qu’il est ? Minuit et demi.Allons, venez vous coucher ! Il est inutile d’attendre pluslongtemps cet absurde garçon ; il sera allé à Gimmerton et ilva y rester maintenant. Il a bien dû penser que nous n’aurions pasveillé pour lui si tard ; ou, du moins, il a dû penser queseul Mr Hindley aurait été encore debout et il a préférééviter de se voir ouvrir la porte par le maître.

– Non, non, y n’est point à Gimmerton,dit Joseph. Y serait point étonnant qu’y soye au fond d’unefondrière. C’te visitation céleste n’a pas été pour rien, et j’vousconseillons d’faire attention, Miss… ce sera vot’tour la prochainefois. Le ciel soye loué pour toutes choses ! Tout conspire aubien de ceusses qui sont élus et soustraits au contact d’laracaille ! Vous savez c’que l’Écriture é’dit.

Et il se mit à citer différents textes, ennous renvoyant aux chapitres et aux versets où nous pourrions lestrouver.

Après avoir vainement supplié l’obstinée jeunefille de se lever et d’enlever ses vêtements mouillés, je leslaissai, lui prêchant, elle grelottant, et je m’en allai au litavec le petit Hareton, qui dormait aussi profondément que si toutle monde en eût fait autant autour de lui. J’entendis Joseph lireencore un moment ; puis je distinguai son pas lent surl’échelle, et je m’endormis.

En descendant un peu plus tard que de coutume,je vis, à la lueur des rayons du soleil qui filtraient à traversles fentes des volets, Miss Catherine toujours assise près de lacheminée. La porte de la salle était entr’ouverte ; la lumièrepénétrait par les fenêtres qui n’avaient pas été fermées. Hindleyvenait d’en sortir et se tenait debout devant le foyer de lacuisine, hagard et somnolent.

– Qu’as-tu, Cathy ? disait-il aumoment que j’entrais. Tu as l’air aussi lugubre qu’un petit chiennoyé. Pourquoi es-tu si abattue et si pâle, mon enfant ?

– J’ai été mouillée, répondit-elle avechésitation, et j’ai eu froid, voilà tout.

– Oh ! elle est insupportable,m’écriai-je en voyant que le maître était à peu près de sang-froid.Elle est restée plantée sous l’averse d’hier soir et elle a passétoute la nuit ici, sans que j’aie pu la faire bouger.

Mr Earnshaw nous regarda avecsurprise.

– Toute la nuit ! répéta-t-il.Qu’est-ce qui l’a empêchée d’aller se coucher ? Pas la craintedu tonnerre, certainement. Il y avait plusieurs heures qu’il avaitcessé.

Aucune de nous deux n’avait envie de faireremarquer l’absence de Heathcliff tant qu’il serait possible de ladissimuler. Aussi répondis-je que je ne savais quelle idée elleavait eue de ne pas être allée se mettre au lit, et elle ne ditrien. La matinée était fraîche ; j’ouvris la fenêtre, etaussitôt la pièce se remplit des douces senteurs du jardin. MaisCatherine m’appela d’un ton grognon : « Hélène, fermez lafenêtre, je grelotte. » Et ses dents claquaient tandis qu’ellese pelotonnait le plus près possible des tisons presqueéteints.

– Elle est malade, dit Hindley en luiprenant le poignet. Je suppose que c’est la raison pour quoi ellen’a pas voulu aller se coucher. Le diable l’emporte ! Je neveux pas être encore ennuyé par une nouvelle maladie ici. Pourquoit’es-tu mise à la pluie ?

– E’courait après les gars, commed’ordinaire, croassa Joseph, qui profita de notre hésitation pourfaire intervenir sa mauvaise langue. Si j’étions que d’vous,maître, j’leus y fermerions la porte au nez à tous, toutdoucettement et tout simplement ! Vous n’pouvez point vous enaller eune journée sans que c’chat de Linton y vienne s’glisserici. Et Miss Nelly, en v’là eune belle fille ! E’s’met auxaguets dans la cuisine ; sitôt qu’vous entrez par eune porte,Linton y sort par l’autre ; et alors not’grande dame é vafaire sa cour de son côté ! C’t’une jolie conduite, d’rôderdans les champs à ménuit passé, avec c’t affreux démon, c’bohémienHeathcliff ! Y croyent que j’sons aveugle ; mais je n’lesons point, non, point du tout ! J’ons vu l’jeune Lintonarriver et partir, et j’vous ons vue (il s adressait à moi), tous,prop’à rien, sale sorcière ! vous précipiter dans la salle, àla même ménute où qu’vous avez entendu les pas du cheval du maîtreClaquer dessus la route.

– Silence, écouteur aux portes, criaCatherine ; pas de ces insolences devant moi. Edgar Linton estvenu hier par hasard, Hindley ; et c’est moi qui lui ai dit des’en aller, parce que je savais que tu n’aurais pas aimé à lerencontrer dans l’état où tu étais.

– Tu mens, Cathy, sans aucun doute,répondit son frère, et tu es d’une bêtise sans nom. Mais peum’importe Linton pour le moment : dis-moi, n’étais-tu pas avecHeathcliff la nuit dernière ? Dis-moi la vérité, maintenant.Tu n’as pas à craindre de lui nuire. Quoique je le déteste autantque jamais, il m’a rendu il n’y a pas longtemps un service tel quej’aurais scrupule de lui tordre le cou. Pour ne pas en être tenté,je vais l’expédier à son travail dès ce matin. Quand il sera parti,je vous conseille à tous de faire attention : je n’en auraique plus d’humeur à votre disposition.

– Je n’ai pas vu Heathcliff la nuitdernière, répondit Catherine en se mettant à pleureramèrement ; et si tu le mets à la porte, je m’en irai aveclui. Mais en auras-tu l’occasion ? Il est peut-être parti.

Là, elle ne put réprimer son chagrin quiéclata, et le reste de ses paroles ne fut plus que sonsinarticulés.

Hindley versa sur elle un torrent d’injuresméprisantes et lui dit d’aller sur-le-champ dans sa chambre, sansquoi il lui fournirait de bonnes raisons de pleurer. Je l’obligeaid’obéir et je n’oublierai jamais la scène qu’elle fit quand nousfûmes remontées : j’en fus épouvantée. Je crus qu’elledevenait folle et je dis à Joseph de courir chercher le docteur.C’était un commencement de délire. Mr Kenneth, dès qu’il lavit, la déclara dangereusement malade : elle avait une fièvre.Il la saigna et me prescrivit de ne lui donner que du gruau d’eauet de petit-lait et de faire attention qu’elle ne se jette paspar-dessus la rampe de l’escalier ou par la fenêtre. Puis ilpartit, car il avait pas mal à faire dans la paroisse, où leshabitations étaient en général distantes l’une de l’autre de deuxou trois milles.

Bien que je ne puisse prétendre avoir été unegarde très douce et que ni Joseph ni le maître ne valussent mieux,bien que notre patiente fût aussi fatigante et entêtée qu’unepatiente peut l’être, elle triompha pourtant du mal. La vieilleMrs Linton nous fit plusieurs visites, naturellement, vouluttout redresser, nous morigéna et nous donna à tous des ordres.Quand Catherine fut entrée en convalescence, elle insista pourl’emmener à Thrushcross Grange. Nous lui fûmes très reconnaissantsde cette délivrance. Mais la pauvre dame eut sujet de regretter sabonté : elle et son mari prirent tous deux la fièvre etmoururent à peu de jours d’intervalle.

Notre jeune personne nous revint plusinsolente, plus irascible et plus hautaine que jamais. Nousn’avions plus entendu parler de Heathcliff depuis le soir del’orage. Un jour qu’elle m’avait par trop impatientée, j’eus lemalheur de rejeter sur elle toute la responsabilité de sadisparition : ce qui était d’ailleurs la vérité, comme elle lesavait fort bien. Depuis ce moment, pendant plusieurs mois, ellecessa tous rapports avec moi, autres que ceux qu’on a avec unesimple domestique. Le même interdit frappa Joseph. Il fallaittoujours qu’il donnât son avis et la sermonnât, absolument comme sielle était une petite fille. Or elle se regardait comme une femme,comme notre maîtresse, et elle pensait que sa récente maladie luidonnait le droit d’être traitée avec considération. Puis le docteuravait dit qu’elle ne supporterait pas la contrariété ; ondevait la laisser faire à sa guise ; et ce n’était rien demoins qu’un meurtre, à ses yeux, de prétendre lui résister ou lacontredire. Elle se tenait à l’écart de Mr Earnshaw et de sescompagnons. Chapitré par Kenneth et rendu prudent par les menacesd’accès qui accompagnaient souvent ses colères, son frère luiaccordait tout ce qu’il lui prenait fantaisie de demander et engénéral évitait d’exciter son caractère emporté. Il était plutôttrop indulgent à ses caprices ; non par affection, mais parorgueil. Il désirait vivement de lui voir apporter de l’honneur àla famille par une alliance avec les Linton et, pourvu qu’elle lelaissât tranquille, elle pouvait bien nous piétiner comme desesclaves, il n’en avait cure ! Edgar Linton, comme tantd’autres l’ont été avant lui et le seront après lui, était aveuglé.Il se crut l’homme le plus heureux du monde, le jour qu’il laconduisit à la chapelle de Gimmerton, trois ans après la mort deson père.

Bien à contre-cœur, je me laissai persuader dequitter Hurle-Vent et de la suivre ici. Le petit Hareton avait àpeine cinq ans et je venais de commencer à lui apprendre seslettres. Notre séparation fut triste ; mais les larmes deCatherine eurent plus d’empire que les nôtres. Quand je refusai departir et qu’elle vit que ses prières ne m’ébranlaient pas, ellealla se lamenter auprès de son mari et de son frère. Le premierm’offrit des gages magnifiques ; l’autre m’ordonna de fairemes paquets. Il n’avait plus besoin de femmes dans la maison,dit-il, maintenant qu’il n’y avait plus de maîtresse ; quant àHareton, le pasteur se chargerait bientôt de lui. Ainsi, je n’euspas d’autre parti à prendre que de faire ce qu’on m’imposait. Jedéclarai à mon maître qu’il ne se débarrassait de tout ce qu’il yavait de convenable dans la maison que pour courir un peu plus viteà sa ruine ; j’embrassai Hareton et lui dis adieu ; etdepuis lors il a été pour moi un étranger. C’est une chose étrangeà penser, mais je ne doute pas qu’il n’ait tout oublié d’HélèneDean et n’ignore qu’il était pour elle, et qu’elle était pour lui,plus que le monde entier !

 

À cet endroit de son récit, ma femme de chargeest venue à jeter un coup d’œil sur la pendule de la cheminée et aété stupéfaite en voyant les aiguilles marquer une heure et demie.Elle n’a pas voulu entendre parler de rester une seconde deplus ; à vrai dire, je me sentais moi-même disposé à remettrela suite de l’histoire. Maintenant qu’elle a disparu pour reposeret que j’ai encore médité pendant une heure ou deux, je vaisrassembler mon courage pour aller me coucher aussi, en dépit d’unedouloureuse paresse de la tête et des membres.

Chapitre 10

 

Charmante introduction à la vied’ermite ! Quatre semaines de torture, d’agitation, demaladie ! Oh ! ce vent glacial, ce ciel sinistre du nord,ces routes impraticables, ces médecins de campagne qui ne viennentjamais ! Et cette absence de toute physionomie humaine !Et, pis que tout cela, le terrible arrêt de Kenneth, qui m’a donnéà entendre que je ne devais pas compter de sortir avant leprintemps !

Mr Heathcliff vient de m’honorer de savisite. Il y a environ une semaine, il m’a envoyé une couple decoqs de bruyère… les derniers de la saison. Le coquin ! Iln’est pas entièrement innocent de ma maladie, et j’avais bien enviede le lui dire. Mais, hélas ! comment aurais-je pu offenser unhomme qui a été assez charitable pour passer une bonne heure à monchevet et pour me parler d’autres choses que de pilules, depotions, de vésicatoires et de sangsues ? Je jouis en cemoment d’un agréable répit. Je suis trop faible pour lire, pourtantil me semble que j’aurais plaisir à écouter quelque chosed’intéressant. Pourquoi ne pas demander à Mrs Dean de finirson récit ? Je me souviens des principaux incidents, jusqu’aupoint où elle en était arrivée. Oui : je me souviens que sonhéros s’était sauvé, qu’on n’avait plus entendu parler de luidepuis trois ans, et que l’héroïne s’était mariée. Je vaissonner ; elle sera enchantée de me trouver en état de causergaiement. Mrs Dean est entrée.

– Il y a encore vingt minutes, monsieur,avant l’heure de votre médecine, a-t-elle commencé.

– Au diable la médecine ! Jevoudrais avoir… ai-je répliqué.

– Le docteur a dit que vous deviez cesserde prendre les poudres.

– Avec grand plaisir ! Mais nem’interrompez pas. Venez vous asseoir là. Laissez en repos cebataillon de drogues amères. Tirez votre tricot de votre poche…bien… et maintenant continuez-moi l’histoire de Mr Heathcliff,du point où vous l’aviez laissée jusqu’aujourd’hui. A-t-il terminéson éducation sur le continent et en est-il revenu gentlemanaccompli ? Ou a-t-il obtenu une placed’étudiant-servant[10] dans uncollège ? ou s’est-il enfui en Amérique et couvert de gloireen versant le sang des enfants de son pays natal ? ou a-t-ilfait fortune d’une manière plus expéditive sur les grands cheminsd’Angleterre ?

– Il est possible qu’il ait fait un peude chacun de ces métiers, Mr Lockwood ; mais je ne puisrien vous garantir. Je vous ai déjà dit que j’ignorais comment ilavait amassé son argent ; je ne connais pas davantage lesmoyens qu’il a employés pour tirer son esprit de la sauvageignorance où il était plongé. Mais, avec votre permission, je vaiscontinuer à ma façon, si vous pensez que cela doive vous distrairesans vous fatiguer. Vous sentez-vous mieux ce matin ?

– Beaucoup mieux.

– Voilà une bonne nouvelle.

Je suivis Miss Catherine à Thrushcross Grangeet j’eus l’agréable surprise de constater que mes conjecturesétaient erronées et qu’elle s’y conduisait infiniment mieux que jen’aurais osé l’espérer. Elle semblait presque trop éprise deMr Linton ; elle témoignait même une grande affectionpour Isabelle. Le frère et la sœur, du reste, étaient trèsattentifs à son bien-être. Ce n’était pas l’épine qui se penchaitvers les chèvrefeuilles, mais les chèvrefeuilles qui embrassaientl’épine. Aucune concession mutuelle : l’une ne fléchissaitjamais, et les autres cédaient toujours. Comment pourrait-on êtrehargneux et avoir mauvais caractère lorsqu’on ne rencontre niopposition ni indifférence ? J’observai que Mr Edgaravait la crainte bien enracinée d’exciter l’humeur de sa femme. Illui cachait cette crainte ; mais si jamais il m’entendait luirépondre sèchement, ou s’il voyait tout autre domestique faire lagrimace à quelque ordre trop impératif de sa part, il manifestaitson déplaisir par un froncement de sourcils qu’on ne remarquaitjamais quand il était seul en cause. Plus d’une fois il me parlasévèrement au sujet de mon impertinence. Il m’affirma qu’un coup decouteau ne lui infligerait pas une douleur pire que celle qu’ilressentait quand il voyait sa femme contrariée. Pour ne pas fairede peine à un si bon maître, j’appris à modérer ma vivacité ;pendant l’espace d’une demi-année, la poudre resta aussiinoffensive que du sable, car aucune flamme n’approcha d’elle pourla faire détoner. Catherine avait de temps en temps des crises demélancolie et de silence. Son mari les respectait avec unesympathie discrète, les attribuant à une altération de sa santéproduite par sa grave maladie ; car auparavant elle n’avaitjamais été sujette à de tels abattements. Le retour de la gaietéchez elle ramenait aussi chez lui la gaieté. Je crois pouvoiraffirmer qu’ils étaient vraiment en possession d’un bonheur tousles jours plus profond.

Ce bonheur eut une fin. Voyez-vous, il fautbien qu’à la longue nous pensions un peu à nous-mêmes ;l’égoïsme des natures tendres et généreuses est seulement plusjustifié que celui des natures altières. Leur bonheur cessa doncquand les circonstances leur firent sentir à chacun que l’intérêtde l’un n’était pas l’objet principal des pensées de l’autre. Parune lourde soirée de septembre, je rentrais du jardin avec un lourdpanier de pommes que je venais de cueillir. La nuit venait, la lunebrillait par-dessus le mur élevé de la cour, elle donnait naissanceà des ombres vagues qui semblaient tapies dans les angles forméspar les nombreuses saillies de la maison. Je posai mon fardeau surles marches près de la porte de la cuisine, pour m’accorderquelques instants de repos et respirer encore quelques bouffées decet air tiède et embaumé. Je regardais la lune, le dos tourné àl’entrée, quand j’entendis derrière moi une voix quidisait :

– Nelly, est-ce vous ?

C’était une voix grave, d’un accentétranger ; pourtant il y avait dans la manière de prononcermon nom un je ne sais quoi qui sonnait familièrement à mon oreille.Je me retournai, non sans frayeur, pour découvrir qui avaitparlé ; car les portes étaient fermées et je n’avais vupersonne en approchant des marches. Quelque chose remua sous leporche ; je m’avançai et distinguai un homme de haute taille,avec des vêtements foncés, la figure et les cheveux bruns. Il étaitappuyé contre la paroi et tenait les doigts sur le loquet, commes’il se préparait à ouvrir lui-même. « Qui cela peut-ilêtre ? » pensai-je. « Mr Earnshaw ?Oh ! non, ce n’est pas du tout sa voix. »

– Il y a une heure que j’attends ici,reprit l’inconnu tandis que je continuais de le dévisager, et,pendant ce temps, tout autour de moi est resté calme comme la mort.Je n’ai pas osé entrer. Vous ne me reconnaissez pas ?Regardez-moi, je ne suis pas un étranger.

Un rayon de lune tomba sur son visage. Lesjoues étaient blêmes, à moitié cachées sous des moustaches noires,les sourcils tombant, les yeux profondément enfoncés et trèscaractéristiques. Je me rappelai ces yeux.

– Quoi ! m’écriai-je, me demandantsi je devais le regarder comme un visiteur de ce monde ; et,stupéfaite, je levai les bras au ciel ? Quoi ! vous,revenu ? Est-ce vraiment vous ? Est-ce vous ?

– Oui, moi, Heathcliff, répondit-il entournant le regard vers les fenêtres, qui reflétaient une vingtainede lunes éclatantes, mais sans révéler aucune lumière àl’intérieur. Sont-ils à la maison ? Où est-elle ? Nelly,vous n’êtes pas contente ! Il n’y a pas de quoi être sitroublée. Est-elle ici ? Parlez ! J’ai besoin de lui direun mot, à elle… à votre maîtresse. Allez lui dire que quelqu’un deGimmerton désire la voir.

– Comment va-t-elle prendre lachose ? Que va-t-elle faire ? La surprise, qui m’égare,va la rendre folle ! Ainsi, vous êtes bien Heathcliff !Mais si changé ! Non, c’est à n’y rien comprendre. Avez-vousservi dans l’armée ?

– Allez faire ma commission,interrompit-il avec impatience. Je serai en enfer tant que vous nel’aurez pas faite.

Il souleva le loquet et j’entrai. Mais, quandj’arrivai devant le petit salon où se tenaient Mr etMrs Linton, je ne pus me résoudre à aller plus loin. Enfin, jeme décidai à prendre un prétexte en leur demandant s’ils nevoulaient pas que j’allumasse les bougies, et j’ouvris laporte.

Ils étaient assis près de la fenêtre dont lesvolets étaient rejetés contre le mur et par laquelle on apercevait,au delà des arbres du jardin et du parc sauvage et verdoyant, lavallée de Gimmerton avec une longue tramée de brouillard quimontait en tournoyant presque jusqu’à son sommet (car immédiatementaprès avoir passé la chapelle, comme vous avez pu le remarquer, lecanal qui sert d’écoulement aux marais se réunit à un ruisseau quisuit la courbe du vallon). Les Hauts de Hurle-Vent s’élevaientau-dessus de cette vapeur argentée ; mais notre vieille maisonétait invisible : c’est au flanc de l’autre versant qu’elles’accroche. La pièce et ses occupants, comme la scène qu’ilscontemplaient, respiraient la paix la plus complète. J’éprouvaisune vive répugnance à m’acquitter de ma mission et j’étais sur lepoint de sortir sans l’avoir remplie, après avoir fait ma questionau sujet des bougies, quand le sentiment de ma folie me poussa àrevenir sur mes pas et à murmurer :

– Quelqu’un de Gimmerton désire vousvoir, madame.

– Que veut-il ? demandaMrs Linton.

– Je ne l’ai pas questionné.

– Bien. Fermez les rideaux, Nelly, etapportez le thé. Je reviens dans un instant.

Elle quitta le salon. Mr Edgar demandad’un ton insouciant qui c’était.

– Quelqu’un que madame n’attend pas,répondis-je. C’est cet Heathcliff… vous vous le rappelez, monsieur…qui habitait chez Mr Earnshaw.

– Quoi ! le bohémien… le garçon decharrue ? s’écria-t-il. Pourquoi ne l’avez-vous pas dit àCatherine ?

– Chut ! Il ne faut pas lui donnerces noms-là, maître. Elle serait très peinée si elle vousentendait. Son cœur s’est presque brisé quand il s’est enfui. Jesuis sûre que son retour sera une fête pour elle.

Mr Linton se dirigea vers une fenêtredonnant sur la cour, à l’autre bout de la pièce. Il l’ouvrit et sepencha dehors. Je suppose qu’ils étaient en-dessous, car il s’écriavivement :

– Ne restez pas là, mon amour !Faites entrer le visiteur, si c’est un intime.

Bientôt j’entendis le bruit du loquet etCatherine, montant en courant, arriva essoufflée, effarée, tropexcitée pour laisser paraître sa joie : à sa figure, on auraitmême plutôt supposé qu’une terrible calamité venait de seproduire.

– Oh ! Edgar, Edgar !s’écria-t-elle, haletante ! et en se jetant à son cou.Oh ! Edgar, mon chéri ! Heathcliff est revenu… il estlà !

Et elle le serrait dans ses bras àl’étouffer.

– Bon, bon, dit son mari avec humeur, cen’est pas une raison pour m’étrangler. Il ne m’a jamais faitl’impression d’un trésor si merveilleux. Il n’y a pas lieu de vousaffoler.

– Je sais que vous ne l’aimiez pas,répondit-elle en modérant un peu son ravissement. Pourtant, parégard pour moi, vous devez être amis maintenant. Faut-il lui direde monter ?

– Ici ? dans le petitsalon ?

– Et où donc ?

Il avait l’air contrarié et laissa entendreque la cuisine était un endroit qui conviendrait mieux au visiteur.Mrs Linton le regarda d’une drôle de manière… moitié fâchée,moitié riant de sa susceptibilité.

– Non, ajouta-t-elle, au bout d’uninstant ; je ne peux pas le recevoir dans la cuisine. Mettezdeux tables ici, Hélène : l’une pour votre maître et pour MissIsabelle qui sont l’aristocratie, l’autre pour Heathcliff et pourmoi, qui sommes les classes inférieures. Cela vous va-t-il ainsi,cher ? Ou faut-il que je fasse allumer du feu ailleurs ?Dans ce cas, donnez vos instructions. Je descends vite m’assurer demon hôte : j’ai peur que ma joie soit trop grande pour êtrefondée sur quelque chose de réel.

Elle allait de nouveau se précipiter dehors,mais Edgar l’arrêta.

– Priez-le de monter, dit-il ens’adressant à moi. Et vous, Catherine, tâchez d’être contente sansêtre absurde. Il est inutile que toute la maison vous voieaccueillir comme un frère un domestique qui s’est sauvé.

Je descendis et trouvai Heathcliff quiattendait sous le porche, comptant évidemment qu’il serait invité àentrer. Il me suivit sans paroles inutiles et je l’introduisis enprésence de mon maître et de ma maîtresse, dont les jouesenflammées révélaient qu’ils venaient d’avoir un entretien animé.Mais ce fut un autre sentiment qui brilla sur le visage de la jeunefemme quand son ami apparut à la porte. Elle s’élança vers lui, leprit par les deux mains et le conduisit vers Linton ; puiselle saisit les mains de Linton et, malgré lui, le força de prendrecelles de Heathcliff. À présent que le feu et les bougieséclairaient en plein celui-ci, j’étais encore plus stupéfaite de satransformation que je ne l’avais été tout d’abord. C’étaitmaintenant un homme de grande stature, bien bâti, taillé enathlète, auprès duquel mon maître paraissait grêle et avait l’aird’un adolescent. Sa façon de se tenir droit suggérait l’idée qu’ilavait été dans l’armée. L’expression et la décision de ses traitslui composaient un visage plus vieux que celui de Mr Linton,et qui respirait l’intelligence sans conserver trace de sadégradation passée. Pourtant, sous ses sourcils abaissés et dansses yeux pleins d’un feu sombre se dissimulait une férocité à demisauvage, mais maîtrisée. Ses manières étaient même dignes, tout àfait dépourvues de rudesse, bien que trop sévères pour êtregracieuses. La surprise de mon maître égala ou dépassa la mienne.Il resta une minute à se demander comment il s’adresserait augarçon de charrue, comme il l’appelait. Heathcliff lâcha sa maindélicate et le regarda froidement jusqu’à ce qu’il se décidât àparler.

– Asseyez-vous, monsieur, dit-il enfin.Mrs Linton, en souvenir du temps jadis, a désiré que je vousfisse un accueil cordial ; et naturellement je suis heureux detout ce qui peut lui être agréable.

– Et moi aussi, répondit Heathcliff,particulièrement si c’est quelque chose où j’ai une part. Jeresterai volontiers une heure ou deux.

Il s’assit en face de Catherine, qui tenaitles yeux fixes sur lui ; elle semblait craindre qu’il nedisparût si elle les détournait un instant. Lui ne leva pas souventles yeux sur elle. Un rapide regard de temps à autresuffisait ; mais ce regard reflétait, chaque fois avec plusd’assurance, le délice dissimulé qu’il buvait dans le sien. Ilsétaient trop absorbés dans leur joie mutuelle pour se sentirembarrassés. Il n’en était pas de même de Mr Edgar : ilpâlissait de contrariété. Ce sentiment atteignit le comble quand safemme se leva et, s’approchant de Heathcliff, lui saisit de nouveaules mains, en riant d’un air égaré.

– Demain, je m’imaginerai avoir rêvé,s’écria-t-elle. Je ne pourrai pas croire que je vous ai vu, que jevous ai touché, que je vous ai parlé encore une fois. Et pourtant,cruel Heathcliff, vous ne méritez pas cet accueil. Rester trois ansabsent, sans donner signe de vie, et sans jamais penser àmoi !

– Un peu plus que vous n’avez pensé àmoi, murmura-t-il. J’ai appris votre mariage, Cathy, il n’y a paslongtemps. Pendant que j’attendais en bas, dans la cour, jeméditais ce projet : entrevoir simplement votre visage,recevoir en retour un regard de surprise, peut-être, et de plaisiraffecté ; puis régler mon compte avec Hindley, et enfinprévenir la loi en me faisant justice moi-même. Votre accueil m’afait sortir ces idées de l’esprit : mais prenez garde de nepas me recevoir d’un autre air la prochaine fois ! Non, vousne me chasserez plus. Vous étiez réellement inquiète de moi,n’est-ce pas ? Eh bien ! il y avait de quoi. J’ai mené undur combat dans la vie, depuis le jour que j’ai cessé d’entendrevotre voix ; il faut me pardonner, car c’est uniquement pourvous que je luttais !

– Catherine, si vous ne voulez pas quenotre thé soit froid, venez à table, je vous prie, interrompitLinton en s’efforçant de conserver son ton habituel et un degréconvenable de politesse. Mr Heathcliff a une longue coursedevant lui, quel que soit l’endroit où il loge cette nuit. Quant àmoi, j’ai soif.

Elle prit sa place devant la théière. MissIsabelle arriva, appelée par la cloche ; alors, après avoiravancé les chaises, je sortis. Le repas dura à peine dix minutes.La tasse de Catherine resta vide : elle était incapable demanger ou de boire. Edgar avait renversé son thé dans sa soucoupeet avala à peine une bouchée. Leur hôte ne prolongea pas son séjource soir-là plus d’une heure. Je lui demandai, quand il partit, s’ilallait à Gimmerton.

– Non, à Hurle-Vent, répondit-il.Mr Earnshaw m’a invité, lorsque je lui ai fait visite cematin.

Mr Earnshaw l’avait invité, lui ! etil avait fait visite, lui, à Mr Earnshaw ! Je méditaicette phrase avec inquiétude après son départ. Commencerait-il àêtre un peu hypocrite et revient-il dans le pays pour y tramer lemal sous un masque ? me demandais-je. J’avais au fond du cœurle pressentiment qu’il aurait mieux valu qu’il n’eût pasreparu.

Vers le milieu de la nuit, mon premier sommeilfut interrompu par Mrs Linton qui se glissait dans ma chambre,s’asseyait à mon chevet et me tirait par les cheveux pour meréveiller.

– Je ne puis pas dormir, Hélène,commença-t-elle en manière d’excuse. Et j’ai besoin d’une créaturevivante pour me tenir compagnie dans mon bonheur ! Edgar estgrognon, parce que je suis heureuse d’une chose qui ne l’intéressepas. Il refuse d’ouvrir la bouche, sauf pour tenir des proposmaussades et absurdes. Il m’a affirmé que j’étais cruelle etégoïste de vouloir le faire parler alors qu’il est souffrant etqu’il a sommeil. Il trouve toujours moyen d’être souffrant à lamoindre contrariété. J’ai prononcé quelques phrases élogieuses pourHeathcliff et, sous l’influence de la migraine, ou d’un accèsd’envie, il s’est mis à pleurer : je me suis levée et je l’ailaissé.

– À quoi bon lui faire l’éloge deHeathcliff ? répondis-je. Enfants, ils avaient de l’aversionl’un pour l’autre, et il serait tout aussi désagréable à Heathcliffd’entendre chanter les louanges de votre mari : c’est lanature humaine. Ne parlez pas de lui à Mr Linton, si vous nevoulez pas faire naître entre eux une querelle ouverte.

– Mais n’est-ce pas faire preuve d’unegrande faiblesse ? Je ne suis pas envieuse ; je ne mesuis jamais sentie blessée par le lustre des cheveux blondsd’Isabelle, ni par la blancheur de sa peau, ni par son élégancerecherchée, ni par la prédilection que tout le monde ici luitémoigne. Vous-même, Nelly, s’il y a parfois une dispute entre elleet moi, vous prenez aussitôt son parti ; et je cède comme unemère trop faible, je l’appelle ma chérie et la flatte pour luirendre sa bonne humeur. Cela fait plaisir à son frère de nous voiren bons termes, et à moi aussi par conséquent. Mais ils seressemblent beaucoup : ce sont des enfants gâtés qui sefigurent que le monde a été fait pour eux. Quoique je soisindulgente à tous deux, je pense qu’un bon châtiment pourraitnéanmoins leur faire du bien.

– Vous vous trompez, Mis Linton. Ce sonteux qui sont indulgents pour vous : je sais ce qui arriveraits’ils ne l’étaient pas. Vous pouvez bien leur passer leurs petitscaprices, tant que leur préoccupation est de prévenir tous vosdésirs. Mais il se peut qu’à la fin vous vous heurtiez à propos dequelque chose qui soit d’égale conséquence pour les deux partis, etalors ceux que vous appelez faibles seront très capables de semontrer aussi obstinés que vous.

– Et alors nous lutterons à mort,n’est-ce pas, Nelly ? répliqua-t-elle en riant. Non ! Jevous le dis, j’ai une telle foi dans l’amour de Linton que je croisque je pourrais essayer de le tuer sans qu’il eût le désir de sevenger.

Je lui conseillai de ne l’estimer quedavantage pour l’affection qu’il lui témoignait.

– C’est ce que je fais, répondit-elle.Mais ce n’est pas une raison pour qu’il pleurniche à propos debagatelles. C’est puéril. Au lieu de fondre en larmes parce quej’ai dit que Heathcliff était maintenant digne de la considérationde tous et que ce serait un honneur pour le premier gentleman dupays d’être son ami, il aurait dû le dire à ma place et se réjouirpar sympathie. Il faut qu’il s’habitue à lui, et il peut même luiêtre reconnaissant : si l’on considère toutes les raisons qu’aHeathcliff de lui en vouloir, je trouve que Heathcliff s’estparfaitement conduit.

– Que pensez-vous de sa visite àHurle-Vent ? demandai-je. Il se serait donc amendé à touségards. Le voici tout à fait chrétien : il tend cordialementla main à tous ses ennemis à la ronde !

– Il m’a expliqué cette visite. Je m’enétonne autant que vous. Il m’a dit qu’il était allé là-bas pour yavoir par vous de mes nouvelles, supposant que vous y résidieztoujours. Joseph avertit Hindley, qui sortit et se mit à lequestionner sur ce qu’il avait fait, la manière dont il avait vécu,et finalement le pria d’entrer. Il y avait là plusieurs personnesqui jouaient aux cartes ; Heathcliff se joignit à elles. Monfrère perdit quelque argent contre lui et, le trouvant abondammentpourvu, l’invita à revenir dans la soirée ; il y consentit.Hindley est trop insouciant pour choisir ses relations ; il neprend pas la peine de songer aux raisons qu’il pourrait avoir de seméfier d’un homme qu’il a indignement outragé. Mais Heathcliffaffirme que son principal motif pour renouer connaissance avec sonancien persécuteur est son désir de s’installer dans le voisinagede la Grange, ainsi que son attachement à la demeure où nous avonsvécu ensemble ; et aussi l’espoir que j’aurai plus d’occasionde le voir là que je n’en aurais eu s’il s’était fixé à Gimmerton.Il a l’intention de se montrer large pour obtenir l’autorisation deloger à Hurle-Vent ; et sans doute la cupidité de mon frère ledéterminera à accepter ses conditions. Il a toujours étéavide ; mais ce qu’il attrape d’une main, il le gaspille del’autre.

– C’est un joli endroit, commeinstallation pour un jeune homme, remarquai-je. Ne craignez-vouspas les conséquences possibles, Mrs Linton ?

– Pas pour mon ami. Sa forte tête lepréservera du danger. Pour Hindley, un peu ; mais, moralement,il ne peut tomber plus bas qu’il n’est, et je suis là pour leprotéger du mal physique. L’événement de cette soirée m’aréconciliée avec Dieu et l’humanité ! J’en étais arrivée à lacolère et à la rébellion contre la Providence. Oh ! j’aienduré une souffrance très, très amère Nelly ! Si cet hommes’en doutait, il aurait honte de gâter par son irritation absurdele soulagement que j’éprouve. C’est par bonté pour lui que j’ai étéamenée à supporter seule ma douleur ; si j’avais laisséparaître l’angoisse que je ressentais souvent, il aurait bien vitedésiré aussi ardemment que moi de la voir allégée. Quoi qu’il ensoit, c’est fini et je ne veux pas me venger de sa folie :désormais je puis braver toutes les épreuves ! Si l’être leplus vil me frappait sur une joue, non seulement je tendraisl’autre, mais je demanderais pardon de l’avoir provoqué. Et pourpreuve, je vais faire tout de suite ma paix avec Edgar.Bonsoir ! je suis un ange !

C’est dans cette plaisante conviction qu’elleme quitta ; et le succès de la mise en pratique de sarésolution fut évident dès le lendemain. Non seulementMr Linton avait renoncé à sa maussaderie (bien que son moralparût toujours subjugué par l’exubérante vivacité de Catherine),mais il ne hasarda même aucune objection à ce qu’elle emmenâtIsabelle à Hurle-Vent avec elle l’après-midi. Elle l’en récompensapar un été de douceur et d’affection qui fit de la maison unparadis pour plusieurs jours, maître et serviteurs profitantensemble de ce perpétuel éclat du soleil.

Heathcliff – Mr Heathcliff, devrais-jedire à l’avenir – n’usa qu’avec circonspection, au début, de laliberté de venir à Thrushcross Grange. Il semblait étudier jusqu’àquel point le maître supporterait son intrusion. Catherine, elleaussi, estima à propos de modérer en le recevant l’expression deson plaisir. Peu à peu il établit son droit à être attendu. Ilconservait beaucoup de la réserve qui le caractérisait dans sonadolescence, et cela lui permettait de réprimer toute démonstrationtrop vive de sentiments. L’inquiétude de mon maître se calma etd’autres événements vinrent la détourner pour quelque temps dansune autre direction.

Des soucis nouveaux et imprévus fondirent surlui : Isabelle Linton laissa malheureusement paraître unpenchant soudain et irrésistible pour l’hôte qu’il tolérait.C’était à cette époque une charmante jeune fille de dix-huitans ; enfantine dans ses manières, bien qu’ayant un espritfin, des sentiments ardents et un caractère vif, dès qu’onl’irritait. Son frère, qui l’aimait tendrement, fut consterné decette fantasque inclination. Sans parler de ce qu’aurait eu dedégradant une alliance avec un homme sans nom, ni de la possibilitéque sa fortune, à défaut d’héritiers mâles, passât aux mains d’untel individu, il était assez sensé pour comprendre le tempéramentde Heathcliff et savoir que, si son extérieur s’était modifié, sanature ne pouvait pas changer et n’avait pas changé. Il redoutaitcette nature ; elle le révoltait ; il reculait, commesous l’empire d’un pressentiment, devant l’idée de confier Isabelleà sa garde. Sa répulsion eût été bien plus vive encore, s’il avaitsu que l’attachement de sa sœur était né sans avoir été sollicitéet n’éveillait chez celui qui en était l’objet aucune réciprocitéde sentiment ; car, à l’instant qu’Edgar en avait découvertl’existence, il l’avait incriminé comme un dessein prémédité deHeathcliff.

Nous avions tous remarqué, depuis quelquetemps, que Miss Linton se tourmentait et soupirait après quelquechose. Elle devenait maussade et fatigante. Elle brusquait ettaquinait continuellement Catherine, au risque, qui était imminent,de lasser la patience limitée de celle-ci. Nous l’excusions jusqu’àun certain point à cause de sa mauvaise santé : ellelanguissait et dépérissait à vue d’œil. Un jour, cependant, elles’était montrée particulièrement désagréable : elle avaitrefusé son déjeuner, s’était plainte que les domestiques ne luiobéissent point, que Catherine ne lui permît d’être rien dans lamaison, qu’Edgar la négligeât, qu’elle eût pris froid parce que lesportes étaient restées ouvertes, qu’on eût laissé éteindre le feudu petit salon exprès pour la contrarier, avec cent autresaccusations encore plus frivoles. Mrs Linton insista d’un tonpéremptoire pour qu’elle se mît au lit ; et, après l’avoirsérieusement tancée, elle menaça d’envoyer chercher le docteur. Aunom de Kenneth, Miss Linton s’écria aussitôt que sa santé étaitexcellente et que c’était seulement la dureté de Catherine qui larendait malheureuse.

– Comment pouvez-vous dire que je suisdure, méchante enfant gâtée, s’écria ma maîtresse, stupéfaite decette assertion déraisonnable. Vous perdez sûrement la tête. Quandai-je été dure, dites-moi ?

– Hier, gémit Isabelle, etmaintenant !

– Hier ! À quel propos ?

– Pendant notre promenade dans lalande : vous m’avez dit d’aller où je voudrais, pendant quevous flâniez avec Mr Heathcliff.

– Et c’est ce que vous appelez de ladureté ? dit Catherine en riant. Il n’y avait pas là lamoindre insinuation que votre compagnie nous gênât ; il nousétait bien indifférent que vous fussiez ou non avec nous. Jepensais simplement que la conversation de Heathcliff n’avait riend’amusant pour vous.

– Oh ! non, reprit la jeune fille enpleurant. Vous vouliez m’éloigner parce que vous saviez que j’avaisplaisir à rester.

– Est-elle dans son bon sens ?demanda Mrs Linton en s’adressant à moi. Je vais vousrapporter notre conversation mot pour mot, Isabelle, et vousm’indiquerez tous les points qui auraient pu vous charmer.

– Peu m’importe la conversation. Jevoulais être avec…

– Eh bien ? dit Catherine en lavoyant hésiter à achever sa phrase.

– Avec lui. Et je ne veux pas êtretoujours renvoyée, continua-t-elle en s’animant. Vous êtes comme unchien devant sa mangeoire, Cathy, et vous voulez être seule à êtreaimée.

– Impertinent petit singe ! s’écriaMrs Linton surprise. Mais je ne puis croire cette bêtise. Ilest impossible que vous aspiriez à l’admiration de Heathcliff… quevous le regardiez comme un être agréable ! J’espère que jevous ai mal comprise, Isabelle ?

– Non, pas du tout, répondit Isabelle,donnant libre cours à sa passion. Je l’aime plus que vous n’avezjamais aimé Edgar ; et il pourrait m’aimer, si vous ne vous yopposiez pas.

– En ce cas, je ne voudrais pas être àvotre place pour un empire, déclara Catherine avec emphase ;et elle semblait parler sincèrement. Nelly, aidez-moi à laconvaincre de sa folie. Montrez-lui ce qu’est Heathcliff : unêtre resté sauvage, sans raffinement, sans culture ; un désertaride d’ajoncs et de basalte. J’aimerais autant mettre le petitcanari que voilà dans ce parc un jour d’hiver que de vousconseiller de lui confier votre cœur ! C’est une déplorableignorance de son caractère, mon enfant, et rien d’autre, qui vous afait entrer ce rêve dans la tête. Je vous en prie, ne vous imaginezpas qu’il cache des trésors de bienveillance et d’affection sous unextérieur sombre. Ce n’est pas un diamant brut… une huîtrecontenant une perle : c’est un homme féroce, impitoyable, unloup. Je ne lui dis jamais : « Laissez en paix tel ou telde vos ennemis, parce qu’il serait peu généreux ou cruel de luifaire du mal. » Je lui dis : « Laissez-les en paix,parce qu’il me déplairait extrêmement de leur voir fairetort. » Il vous écraserait comme un œuf de moineau, Isabelle,s’il trouvait en vous un fardeau importun. Je sais qu’il ne peutpas aimer une Linton. Et pourtant il serait très capable d’épouservotre fortune et vos espérances ; l’avance devient son péchédominant. Voilà le portrait que je fais de lui : et je suisson amie… au point que, s’il avait sérieusement songé à vouscaptiver, j’aurais peut-être retenu ma langue pour vous laissertomber dans son piège.

Miss Linton regardait sa belle-sœur avecindignation.

– Quelle honte ! quelle honte !répéta-t-elle d’un ton irrité. Vous êtes pire que vingt ennemis,venimeuse amie !

– Ah ! vous ne voulez pas me croire,alors ? Vous pensez que mes paroles sont dictées par unperfide égoïsme ?

– J’en suis certaine, et vous me faiteshorreur !

– Bon ! Essayez vous-même, si lecœur vous en dit. J’ai fini, et je ne soutiendrai pas la discussionavec votre insolence effrontée.

– Et il faut que je souffre à cause deson égoïsme ! dit en sanglotant la jeune fille, pendant queMrs Linton quittait la pièce. Tout, tout est contre moi ;elle a empoisonné mon unique consolation. Mais ce qu’elle a dit estfaux, n’est-ce pas ? Mr Heathcliff n’est pas undémon ; il a une âme honnête et droite. Autrement, comment seserait-il souvenu d’elle ?

– Bannissez-le de vos pensées, Miss,dis-je. C’est un oiseau de mauvais augure : ce n’est pas unparti pour vous. Mrs Linton a parlé avec sévérité, etcependant je ne puis pas la contredire. Elle connaît son cœur mieuxque moi-même ou que personne, et elle ne le représenterait jamaiscomme plus mauvais qu’il n’est. Les honnêtes gens ne cachent pasleurs actions. Comment a-t-il vécu ? Comment est-il devenuriche ? Pourquoi séjourne-t-il à Hurle-Vent chez un hommequ’il déteste ? On dit que Mr Earnshaw est pire quejamais depuis son arrivée. Ils passent continuellement la nuitensemble, Hindley a emprunté de l’argent sur sa terre et ne faitque jouer et boire. Il n’y a pas plus d’une semaine, j’ai rencontréJoseph à Gimmerton et je lui ai parlé. « Nelly »,m’a-t-il dit, « n’s aurons bientôt eune enquête ducoroner[11] par cheux nous. Y en a z-un qu’a eul’doigt presque arraché en empêchant l’autre d’sembrocher comme unviau. C’est l’maître, v’savez, qu’est ben capable d’aller devantles grandes assises. Y n’a point peur du banc des juges, ni d’Paul,ni d’Pierre, ni d’Jean, ni d’Matthieu, ni d’personne, lui ! Yvoudrait ben… y s’languit d’les défier d’son regard affronté !Et c’bon gars de Heathcliff, pensez-vous qu’c’est un gaillardordinaire ? Y sait grimacer un rire comme pas un à euneplaisanterie diabolique. Est-ce qu’y vous raconte jamais rien d’lajolie vie qu’y mène, quand c’est qu’y vient à la Grange ? Vlàc’qu’en est : levé à l’heure que l’soleil y s’couche ;les dés, le brandy, les volets fermés et les chandelles jusqu’aulendemain midi. Alors l’fou y s’en va dans sa chambre en jurant eten hurlant, qu’les honnêtes gens s’en bouchent les oreilles dehonte ; et l’coquin, y sait compter ses sous, et manger, etdormir, et pis aller chez l’voisin pour bavarder avec sa femme.Probable, hein ! qu’y raconte à dame Catherine commentqu’l’argent de son père y passe dans ses poches à lui, et commentque l’fils de son père y galope sur la grand’route pendant qu’luifile devant pour ouvrir les barrières ? » Eh bien !Miss Linton, Joseph est un vieux drôle, mais ce n’est pas unmenteur et, si sa description de la conduite de Heathcliff estexacte, vous ne songeriez jamais à désirer un pareil mari, jepense ?

– Vous êtes liguée avec les autres,Hélène, répondit-elle. Je ne veux pas écouter vos médisances.Faut-il que vous soyez malveillante pour vouloir me convaincrequ’il n’y a pas de bonheur en ce monde !

Aurait-elle fini par triompher de ce penchant,si elle eût été laissée à elle-même, ou aurait-elle continué d’ycéder indéfiniment, c’est ce que je ne saurais dire : elle eutpeu de temps pour réfléchir. Le lendemain, il y eut une séance dejustice à la ville voisine ; mon maître fut obligé d’yassister et Mr Heathcliff, au courant de son absence, arrivaplus tôt que d’habitude. Catherine et Isabelle étaient dans labibliothèque, fâchées l’une contre l’autre, maissilencieuses ; celle-ci, un peu alarmée de sa récenteimprudence, inquiète d’avoir révélé ses sentiments intimes dans unaccès passager de passion ; celle-là, après mûreconsidération, réellement irritée contre sa compagne et, si elleriait encore de son impertinence, disposée à n’en pas faire unsujet de plaisanterie avec elle. Elle rit vraiment quand elle vitHeathcliff passer devant la fenêtre. J’étais en train de balayer lefoyer et je remarquai sur ses lèvres un sourire méchant. Isabelle,plongée dans ses méditations ou dans un livre, ne bougea pasjusqu’à ce que la porte s’ouvrît : il était trop tard pourqu’elle essayât de s’enfuir, ce qu’elle aurait volontiers fait sic’eût été possible.

– Entrez ! voilà qui est bien !s’écria gaiement ma maîtresse en avançant une chaise près du feu.Vous voyez deux personnes qui ont bien besoin d’une troisième pourfaire fondre la glace entre elles ; et vous êtes précisémentcelui que nous aurions toutes deux choisi. Heathcliff, je suisfière de vous montrer enfin quelqu’un qui raffole de vous plus quemoi-même. Je pense que vous vous sentez flatté. Non, ce n’est pasNelly ; inutile de la regarder ! Ma pauvre petitebelle-sœur est en train de se briser le cœur dans la simplecontemplation de votre beauté physique et morale. Vous n’avez qu’àvouloir pour devenir le frère d’Edgar. Non, non, Isabelle, vous nevous sauverez pas, poursuivit-elle en arrêtant avec un feintenjouement la jeune fille confuse qui s’était levée indignée. Nousnous querellions à votre sujet comme des chattes, Heathcliff, etj’étais nettement battue en protestations de dévouement etd’admiration. Qui plus est, j’ai été avertie que, si je voulaisbien avoir le bon goût de me tenir à l’écart, ma rivale, comme ellese qualifie elle-même, vous transpercerait le cœur d’une flèche quivous fixerait à jamais et qui plongerait mon image dans un éterneloubli !

– Catherine ! dit Isabelle enappelant à son aide sa dignité, et dédaignant de lutter pour sedégager de l’énergique étreinte qui la retenait, je vous seraisreconnaissante de rester dans la vérité et de ne pas me calomnier,même en plaisantant. Mr Heathcliff, ayez l’obligeance dedemander à votre amie de me lâcher. Elle oublie que vous et moi nesommes pas des intimes, et ce qui l’amuse est pour moi pénible audelà de toute expression.

Comme le visiteur, sans rien répondre,s’asseyait et avait l’air parfaitement indifférent aux sentimentsqu’elle pouvait éprouver pour lui, elle se tourna vers sapersécutrice et murmura un pressent appel pour que celle-ci luirendît sa liberté.

– Jamais de la vie, s’écriaMrs Linton. Je ne veux pas être encore traitée de chien devantsa mangeoire. Vous resterez. Et maintenant, Heathcliff, pourquoi netémoignez-vous pas de satisfaction à mes plaisantesnouvelles ? Isabelle jure que l’amour qu’Edgar a pour moin’est rien en comparaison de celui qu’elle nourrit pour vous. Jesuis sûre qu’elle a dit quelque chose comme cela ; n’est-cepas, Hélène ? Elle a jeûné depuis notre promenaded’avant-hier, par chagrin et dépit que je l’aie écartée de votresociété que je jugeais peu agréable pour elle.

– Je crois que vous lui prêtez despensées qu’elle n’a pas, dit Heathcliff, en tournant sa chaise pourleur faire face. Elle désire être débarrassée de ma société en cemoment, en tout cas !

Il regarda fixement l’objet de laconversation, comme on regarderait un animal étrange et repoussant,une scolopendre des Indes, par exemple, que la curiosité vouspousse à examiner en dépit de l’aversion qu’elle inspire. La pauvreenfant ne put endurer cet examen. Elle pâlit et rougit tour à touret, tandis que les larmes perlaient sur ses cils, elle appliqua laforce de ses doigts frêles à s’affranchir de la ferme étreinte deCatherine. Mais voyant qu’aussitôt qu’elle parvenait à souleverl’un des doigts posés sur son bras, un autre s’abaissait, etqu’elle ne pouvait se débarrasser de tous à la fois, elle se mit àemployer ses ongles, dont les pointes ornementèrent bientôt decroissants rouges la main de sa geôlière.

– Quelle tigresse ! s’écriaMrs Linton en la relâchant et secouant sa main endolorie.Allez-vous-en, pour l’amour de Dieu, et cachez votre figure demégère ! Quelle folie de révéler ces griffes devant lui !Ne pouvez-vous deviner les conclusions qu’il en tirera ?Regardez, Heathcliff : voilà des instruments d’exécution…prenez garde à vos yeux.

– Je les arracherais de ses doigts, sijamais ils me menaçaient, répondit-il brutalement quand la portefut refermée sur elle. Mais quelle était votre intention en agaçantainsi cette créature, Cathy ? Vous ne disiez pas la vérité,n’est-ce pas ?

– Je vous assure que si. Voilà plusieurssemaines qu’elle se meurt d’amour pour vous. Ce matin encore elleextravaguait à votre sujet et m’accablait d’un déluge d’injuresparce que je lui représentais vos défauts en pleine lumière, afinde refroidir son adoration. Mais n’y faites plus attention ;je voulais punir son insolence, voilà tout. Je l’aime trop, moncher Heathcliff, pour vous laisser la saisir entièrement et ladévorer.

– Et je l’aime trop peu pour le tenter…ou ce serait à la manière d’une goule. Vous entendriez parler dechoses étranges si je vivais seul avec cette insipide figure decire. Les plus communes seraient que j’ai peint sur son blancvisage les couleurs de l’arc-en-ciel et que tous les jours ou tousles deux jours j’ai fait passer ses yeux du bleu au noir : ilsressemblent d’une manière détestable à ceux de Linton.

– D’une manière délicieuse ! observaCatherine. Ce sont des yeux de colombe… d’ange !

– Elle est l’héritière de son frère,n’est-ce pas ? demanda-t-il après un court silence.

– Je regretterais de le croire. Unedemi-douzaine de neveux la dépouilleront de ce titre, plaise auciel. Détournez votre esprit de ce sujet pour le moment. Vous êtestrop enclin à convoiter les biens de votre prochain. Souvenez-vousque les biens de ce prochain-là sont les miens.

– S’ils étaient les miens, ils n’enseraient pas moins les vôtres. Mais, bien qu’Isabelle Linton puisseêtre sotte, elle n’est cependant pas folle. En résumé, nousécarterons ce sujet, comme vous le conseillez.

Ils l’écartèrent, en effet, de leurspropos ; et Catherine, probablement, de ses pensées. L’espritde l’autre, j’en suis certaine, y revint souvent dans le cours dela soirée. Je le vis se sourire à lui-même – grimacer, plutôt – ettomber dans une rêverie de mauvais augure chaque fois queMrs Linton eut l’occasion de s’absenter de la pièce.

Je résolus de surveiller ses mouvements. Moncœur s’attachait invariablement au parti de mon maître, depréférence à celui de Catherine. Avec raison, pensais-je, car ilétait bon, loyal, honorable ; et elle… on ne pouvait pas direqu’elle fût l’opposé, mais pourtant elle semblait se permettre unetelle licence que j’avais peu de foi dans ses principes et encoremoins de sympathie pour ses sentiments. Je souhaitais qu’il arrivâtquelque chose qui aurait eu pour effet de débarrasser les Hauts etla Grange de Mr Heathcliff, sans éclat, nous laissant commenous étions avant son arrivée. Ses visites étaient un perpétuelcauchemar pour moi et, je le soupçonnais, pour mon maître aussi.Son séjour à Hurle-Vent me causait une oppression inexplicable. Jesentais que Dieu avait abandonné à ses vagabondages pervers labrebis égarée et qu’une bête malfaisante rôdait entre elle et lebercail, attendant le moment de bondir et de détruire.

Chapitre 11

 

Parfois, comme je méditais solitairement surces choses, je me levais, prise d’une terreur soudaine, et mettaismon chapeau pour aller voir ce qui se passait à Hurle-Vent. Je mepersuadais que c’était un devoir de conscience d’avertir Hindley dece qu’on disait de son genre de vie. Puis je me rappelais sesmauvaises habitudes invétérées et, désespérant de pouvoir lui êtreutile, incertaine de réussir à me faire croire sur parole, jerenonçais à pénétrer de nouveau dans la lugubre demeure.

Une fois je franchis la vieille barrière, enfaisant un détour alors que j’allais à Gimmerton. C’était à peuprès à l’époque que mon récit a atteinte ; l’après-midi étaitclaire et glaciale, la terre dénudée, la route dure et sèche.J’arrivai à une borne où un chemin dans la lande s’embranche àgauche sur la grande route : c’est un grossier bloc de grèsqui porte gravées les lettres W. H. sur sa face nord, G. sur saface est, et T. G. sur sa face sud-ouest. Il sert de poteauindicateur pour la Grange, pour les Hauts et pour le village. Lesoleil teintait de jaune sa tête grise, me rappelant l’été. Je nesaurais dire pourquoi, mais tout à coup un flot de sensations demon enfance jaillit dans mon cœur. Hindley et moi affectionnionscet endroit vingt ans plus tôt. Je regardai longuement le bloc usépar le temps ; en me baissant, j’aperçus près du pied un trouencore plein de coquilles d’escargots et de cailloux que nous nousamusions à entasser là avec des choses plus périssables. J’eus lavision, aussi nette que si elle eût été réelle, du compagnon de monenfance assis sur l’herbe flétrie, sa tête brune et carrée penchéeen avant et sa petite main creusant la terre avec un morceaud’ardoise. « Pauvre Hindley ! » m’écriai-jeinvolontairement. Je tressaillis : mes yeux eurent un instantl’illusion que l’enfant levait la tête et me regardait enface ! L’illusion se dissipa en un clin d’œil ; mais jesentis aussitôt un désir irrésistible d’être à Hurle-Vent. Lasuperstition me pressa de céder à cette impulsion : s’il étaitmort ! pensai-je… ou s’il allait bientôt mourir ! Sicette apparition était un présage de mort ! À mesure quej’approchais de la maison, mon agitation grandissait ;parvenue en vue d’elle, je tremblais de tous mes membres.L’apparition m’avait devancée : elle était debout, regardant àtravers la barrière. Telle fut ma première idée en apercevant unpetit garçon aux boucles emmêlées, aux yeux bruns, qui appuyait sonfrais visage contre les barreaux. Puis la réflexion me suggéra quece devait être Hareton, mon Hareton, pas très changé depuis que jel’avais quitté dix mois auparavant.

– Dieu te bénisse ! mon chéri,m’écriai-je, oubliant instantanément mes craintes folles. Hareton,c’est Nelly ! Nelly, ta nourrice.

Il recula hors de portée de mon bras etramassa un gros silex.

– Je suis venue voir ton père, Hareton,ajoutai-je.

Je devinais par son geste que, si par hasardNelly vivait encore dans sa mémoire, il ne m’identifiait pas avecelle.

Il leva son projectile pour le lancer ;je commençai un discours pour l’apaiser, mais je ne pus arrêter samain. La pierre frappa mon chapeau. Puis, des lèvres balbutiantesdu petit bonhomme sortit un chapelet de jurons proférés, qu’il lescomprît ou non, avec une énergie qui révélait l’habitude et quidonnait à ses traits enfantins une révoltante expression deméchanceté. Vous pouvez penser que j’en fus plus affligéequ’irritée. Sur le point de pleurer, je tirai de ma poche uneorange et la lui offris pour l’amadouer. Il hésita, puis mel’arracha des mains comme s’il s’imaginait que je voulais seulementle tenter et le désappointer. Je lui en montrai une autre, en latenant hors de son atteinte.

– Qui t’a appris ces jolis mots, monpetit ? demandai-je. Le pasteur ?

– Le diable emporte le pasteur, et toiaussi ! Donne-moi ça ! répliqua-t-il.

– Dis-moi où tu as pris tes leçons et tul’auras. Qui est ton maître ?

– Mon diable de papa.

– Et que t’apprend ton papa ?

Il sauta pour attraper le fruit. Je l’élevaiun peu plus haut.

– Que t’apprend-t-il ?répétai-je.

– Rien, qu’à ne pas me trouver sur sonchemin. Papa ne peut pas me souffrir parce que je jure aprèslui.

– Ah ! et c’est le diable quit’apprend à jurer après ton papa ?

– Oui… non, grommela-t-il.

– Qui alors ?

– Heathcliff.

Je lui demandai s’il aimaitMr Heathcliff.

– Oui, répondit-il.

Désirant de connaître les raisons qu’il avaitde l’aimer, je ne pus tirer de lui que ces phrases :

– Je ne sais pas… il rend à papa ce quepapa me donne… il injurie papa qui m’injurie… il dit qu’on doit melaisser faire ce que je veux.

– Et le pasteur ne t’apprend donc pas àlire et à écrire ?

– Non, on m’a dit que le pasteur auraitles dents renfoncées dans la gorge s’il franchissait jamais leseuil… Heathcliff l’a promis.

Je lui mis l’orange dans la main et lui dis defaire savoir à son père qu’une femme du nom de Nelly Dean attendaitpour lui parler, près de la porte du jardin. Il remonta la chausséeet entra dans la maison. Mais, au lieu de Hindley, ce futHeathcliff qui apparut sur le pas de la porte. Je fis aussitôtdemi-tour et redescendis la route en courant de toutes mes forcessans m’arrêter, jusqu’à ce que j’eusse atteint la borneindicatrice, et aussi épouvantée que si j’eusse évoqué un démon.Tout cela n’a pas grand rapport avec l’histoire de Miss Isabelle,sinon que j’en fus incitée à la résolution de monter à l’avenir unegarde vigilante et de faire tous mes efforts pour empêcher une simauvaise influence de gagner la Grange, même si je devais souleverun orage domestique en contrariant le plaisir deMrs Linton.

La première fois que Heathcliff revint, lajeune demoiselle se trouvait dans la cour, en train de donner àmanger aux pigeons. Elle n’avait pas adressé la parole à sabelle-sœur depuis trois jours ; mais elle avait égalementcessé ses plaintes maussades, ce qui était pour nous un grandsoulagement. Heathcliff n’avait pas l’habitude de prodiguer à MissLinton une seule politesse inutile, je le savais. Cette fois, dèsqu’il l’aperçut, sa première précaution fut d’inspecter du regardla façade de la maison. Je me tenais près de la fenêtre de lacuisine, mais je me reculai pour n’être pas vue. Il franchit lespavés, s’approcha d’elle et lui dit quelque chose. Elle parutembarrassée et désireuse de s’en aller ; pour l’en empêcher,il lui posa la main sur le bras. Elle détourna le visage : illui adressait apparemment une question à laquelle elle ne voulaitpas répondre. Il lança rapidement un nouveau regard sur la maisonet, pensant que personne ne le voyait, le gredin eut l’impudence del’embrasser.

– Judas ! traître !m’écriai-je. Vous êtes un hypocrite, par-dessus le marché,hein ? un cynique imposteur !

– Qui est-ce, Nelly ? dit Catherineà côté de moi. J’avais été si attentive à épier le couple dehorsque je n’avais pas remarqué son entrée.

– Votre indigne ami ! répondis-jeavec chaleur ; le vil gredin qui est là-bas. Ah ! il nousa aperçues… il vient ! Je me demande s’il aura le cœur detrouver une excuse plausible pour faire la cour à Miss, après vousavoir dit qu’il la haïssait.

Mrs Linton vit Isabelle se dégager ets’enfuir dans le jardin ; une minute après, Heathcliff ouvraitla porte. Je ne pus m’empêcher de donner cours à monindignation ; mais Catherine m’imposa silence avec colère etmenaça de m’expulser de la cuisine si j’osais être assezprésomptueuse pour faire intervenir mon insolente langue.

– À vous entendre, on croirait que c’estvous qui êtes la maîtresse, s’écria-t-elle. Tenez-vous donc à votreplace ! Heathcliff, à quoi pensez-vous de soulever tout cetapage ? Je vous ai dit de laisser Isabelle tranquille !Je vous prie de m’écouter, à moins que vous ne soyez las d’êtrereçu ici et que vous ne vouliez que Linton vous ferme les verrousau nez !

– Dieu le préserve de s’y essayer,répondit le sinistre coquin, que je détestais à ce moment-là. QueDieu le conserve doux et patient. Chaque jour j’ai une envie deplus en plus folle de l’envoyer au ciel !

– Chut ! dit Catherine en fermant laporte intérieure. Ne me tourmentez pas. Pourquoi n’avez-vous pastenu compte de ma prière ? Est-ce Isabelle qui s’est mise àdessein sur votre chemin ?

– Que vous importe ? grommela-t-il.J’ai le droit de l’embrasser, si cela me plaît ; et vousn’avez rien à y voir. Je ne suis pas votre mari ; vous n’avezpas à être jalouse de moi.

– Je ne suis pas jalouse de vous, je suisjalouse pour vous. Déridez ce visage : je ne vous permets pasde prendre cet air renfrogné devant moi ! Si Isabelle vousplaît, vous l’épouserez. Mais vous plaît-elle ? Dites-moi lavérité, Heathcliff ! Là, vous ne voulez pas répondre. Je suissûre qu’elle ne vous plaît pas.

– Et Mr Linton approuverait-il lemariage de sa sœur avec cet homme ? demandai-je.

– Mr Linton devrait l’approuver,repartit ma maîtresse d’un ton décidé.

– Il pourrait s’en épargner la peine,observa Heathcliff : je me passerais fort bien de sonapprobation. Quant à vous, Catherine, j’ai quelques mots à vousdire, pendant que nous y sommes. Je veux que vous n’ignoriez pasceci : je sais que vous m’avez traité d’une manière infernale…infernale ! entendez-vous ? Et si vous vous flattez queje ne m’en aperçois pas, vous avez perdu la tête ; et si vouscroyez que je me laisserai consoler par des paroles mielleuses,vous êtes stupide ; et si vous vous figurez que je souffriraisans me venger, je vous convaincrai du contraire d’ici fort peu detemps ! En attendant, merci de m’avoir révélé le secret devotre belle-sœur : je jure que j’en tirerai le meilleur partipossible. Et ne vous en mêlez pas !

– Quelle nouvelle face de son caractèreest-ce là ? s’écria Mrs Linton stupéfaite. Je vous aitraité d’une manière infernale… et vous voulez vous venger !Comment vous y prendrez-vous, brute ingrate ? En quoi vousai-je traité d’une manière infernale ?

– Je ne cherche pas à me venger sur vous,répondit Heathcliff avec moins de véhémence. Ce n’est pas là monplan. Le tyran opprime ses esclaves et ce n’est pas contre luiqu’ils se tournent : ils écrasent ceux qui se trouvent sousleurs pas. Vous pouvez, pour vous amuser, me torturer jusqu’à lamort, mais permettez-moi de m’amuser un peu, moi aussi, de la mêmefaçon, et abstenez-vous de m’insulter, autant que vous en êtescapable. Après avoir rasé mon palais, n’érigez pas une cahute etn’admirez pas complaisamment votre propre charité en me la donnantpour demeure. Si j’imaginais que vous souhaitez réellement de mevoir épouser Isabelle, je me couperais la gorge !

– Oh ! le mal vient de ce que je nesuis pas jalouse, n’est-ce pas ? Bon, je ne vous renouvelleraipas mon offre d’une femme : c’est aussi mal que d’offrir àSatan une âme perdue. Votre bonheur, comme le sien, consiste àinfliger la souffrance. Vous le prouvez. Edgar est guéri de lamauvaise humeur à laquelle il avait donné cours lors de votrearrivée ; je commence à me sentir en sécurité et tranquille,et vous, ne pouvant supporter de nous savoir en paix, vousparaissez décidé à provoquer une querelle. Querellez-vous avecEdgar si cela vous plaît, Heathcliff, et trompez sa sœur :vous aurez trouvé exactement la manière la plus efficace de vousvenger sur moi.

La conversation cessa. Mrs Linton s’assitprès du feu, irritée et sombre. Le démon qui était en elle devenaitintraitable ; elle ne pouvait ni l’apaiser ni le refréner. Luise tenait devant l’âtre, les bras croisés, ruminant ses penséesmauvaises. C’est dans cette situation que je les laissai pour allertrouver mon maître, qui se demandait ce qui retenait Catherine enbas si longtemps.

– Hélène, demanda-t-il quand j’entrai,avez-vous vu votre maîtresse ?

– Oui, elle est dans la cuisine,monsieur. Elle est toute bouleversée de la conduite deMr Heathcliff : et vraiment je crois qu’il est temps demettre ses visites sur un autre pied. Trop de douceur ne vaut rien,et voici où en sont venues les choses…

Je racontai la scène dans la cour et, aussifidèlement que je l’osai, toute la dispute subséquente. Je pensaisque je ne pouvais porter ainsi grand préjudice à Mrs Linton, àmoins qu’elle ne se fît tort à elle-même par la suite en prenant ladéfense de son hôte. Edgar Linton eut de la peine à m’écouterjusqu’au bout. Ses premiers mots révélèrent qu’il n’exemptait passa femme de blâme.

– C’est intolérable ! s’écria-t-il.Il est honteux qu’elle l’avoue pour ami et qu’elle m’impose sasociété ! Faites-moi venir de l’office deux hommes, Hélène. Jene veux pas que Catherine s’attarde plus longtemps à discuter avecce bas coquin… voilà trop longtemps que je lui passe sesfantaisies.

Il descendit, ordonna aux domestiquesd’attendre dans le corridor, et entra dans la cuisine où je lesuivis. Ceux qui s’y trouvaient avaient repris leur discussioncourroucée ; Mrs Linton, du moins, frondait de plusbelle ; Heathcliff s’était approché de la fenêtre, la têtebasse, un peu démonté, apparemment, par cette violente semonce. Cefut lui qui le premier aperçut le maître. Vite, il fit signe àCatherine de se taire : elle obéit brusquement en découvrantla raison de ce geste.

– Qu’est ceci ? dit Linton ens’adressant à elle. Quel sentiment des convenances pouvez-vous bienavoir pour rester là, après le langage que vous a tenu cedrôle ? Je suppose que vous n’y attachez pas d’importanceparce que c’est sa manière ordinaire de s’exprimer. Vous êteshabituée à sa vilenie, et vous vous figurez peut-être que je m’yhabituerai aussi !

– Est-ce que vous avez écouté à la porte,Edgar ? demanda ma maîtresse sur un ton particulièrementcalculé pour provoquer son mari… un ton qui impliquait à la foisl’insouciance et le dédain de son irritation.

Heathcliff, qui avait levé les yeux pendant lediscours d’Edgar, ricana à cette répartie, dans le dessein,semblait-il, de détourner sur lui l’attention de Mr Linton. Ily réussit ; mais Edgar était résolu de ne pas se laisser allerenvers lui à des transports de colère.

– J’ai été jusqu’à présent indulgent pourvous, monsieur, dit-il tranquillement ; non que j’ignorassevotre caractère méprisable et dégradé, mais parce que je sentaisque vous n’étiez que partiellement responsable. Comme Catherinedésirait de rester en relations avec vous, j’y ai consenti…sottement. Votre présence est un poison moral qui contaminerait lesplus vertueux. Pour cette raison, et pour prévenir des suites plusgraves, je vous refuserai à l’avenir l’accès de cette maison et jevous avertis maintenant que j’exige votre départ immédiat. Troisminutes de retard rendraient ce départ involontaire etignominieux.

Heathcliff toisa la taille et la carrure deson interlocuteur d’un œil plein de dérision.

– Cathy, votre agneau que voilà menacecomme un taureau, dit-il. Il court risque de se fendre le crânecontre mes poings. Pardieu ! Mr Linton, je suis audésespoir que vous ne valiez même pas qu’on vous envoie rouler àterre !

Mon maître jeta un regard vers le corridor etme fit signe d’aller chercher les hommes ; il n’avait pasl’intention de se risquer à une rencontre personnelle. J’obéis àson indication ; mais Mrs Linton, soupçonnant quelquechose, me suivit. Quand j’essayai d’appeler les hommes, elle merepoussa, ferma violemment la porte et tourna la clef.

– Jolis procédés ! dit-elle enréponse au regard de surprise courroucée de son mari. Si vousn’avez pas le courage de l’attaquer, faites-lui vos excuses, oureconnaissez-vous battu. Cela vous corrigera de l’envie de feindreplus de bravoure que vous n’en avez… Non, j’avalerai la clef avantque vous l’attrapiez. Je suis admirablement récompensée de ma bontépour vous deux. Après une constante indulgence pour la faiblenature de l’un et la mauvaise nature de l’autre, je reçois commeremerciements deux témoignages d’ingratitude aveugle, stupidejusqu’à l’absurdité ! Edgar, j’étais en train de vousdéfendre, vous et les vôtres ; et je voudrais que Heathcliffvous rouât de coups, à vous en rendre malade, pour avoir osé malpenser de moi !

Les coups ne furent pas nécessaires pourproduire cet effet sur le maître. Il essaya d’arracher la clef àCatherine, qui, pour plus de sûreté, la jeta en plein milieu dufeu ; sur quoi Mr Edgar fut saisi d’un tremblementnerveux et devint mortellement pâle. Pour rien au monde il n’auraitpu dominer cet excès d’émotion ; l’angoisse et l’humiliationréunies l’accablaient complètement. Il s’appuya sur le dossierd’une chaise et se couvrit le visage.

– Oh ! ciel ! dans les ancienstemps, voilà qui vous eût valu les éperons de chevalier !s’écria Mrs Linton. Nous sommes vaincus ! nous sommesvaincus ! Heathcliff ne lèverait pas plus un doigt contre vousque le roi ne mettrait son armée en marche contre une bande desouris. Courage ! on ne vous fera pas de mal ! Vousn’êtes pas un agneau, mais un levraut à la mamelle.

– Je vous souhaite bien du plaisir avecce lâche qui a du lait dans les veines, Cathy, dit son ami. Je vousfais compliment de votre goût. Et voilà l’être bavant etfrissonnant que vous m’avez préféré ! Je ne voudrais pas lefrapper avec mon poing, mais j’éprouverais une satisfactionconsidérable à le frapper avec mon pied. Pleure-t-il, ou va-t-ils’évanouir de peur ?

Il s’approcha et secoua la chaise sur laquelleLinton s’appuyait. Il eût mieux fait de rester à distance :mon maître bondit soudainement et lui porta à la gorge un coup quiaurait renversé un homme plus frêle ; il en eut la respirationcoupée pendant une minute. Tandis qu’il suffoquait, Mr Lintonsortit dans la cour par la porte de derrière et, de là, revint versla porte de la façade.

– Voilà ! vos visites ici sontterminées, s’écria Catherine. Partez, maintenant ; il varevenir avec une paire de pistolets et une demi-douzaine d’hommesde renfort. S’il a entendu notre conversation, il ne vouspardonnera certainement jamais. Vous m’avez joué un vilain tour,Heathcliff ! Mais partez… dépêchez-vous ! J’aimeraismieux voir Edgar aux abois que vous.

– Pensez-vous que je vais m’en aller avecce coup qui me brûle la gorge ? dit-il d’une voix tonnante.Par l’enfer, non ! Avant de franchir le seuil, je luiécraserai les côtes comme je ferais d’une noisette pourrie. Si jene le terrasse pas tout de suite, je le tuerai une autrefois ; ainsi, pour peu que vous teniez à son existence,laissez-moi le rejoindre.

– Il ne vient pas par ici, interrompis-jeen forgeant un petit mensonge. Voilà le cocher et les deuxjardiniers : vous n’allez sûrement pas attendre qu’ils vousjettent sur la route ! Chacun d’eux a un gourdin et le maître,très vraisemblablement, est en observation à la fenêtre du petitsalon pour voir s’ils exécutent ses ordres.

Les jardiniers et le cocher étaient bienlà ; mais Linton y était avec eux. Ils étaient déjà entrésdans la cour. Heathcliff, à la réflexion, résolut d’éviter une rixeavec trois subalternes. Il saisit le tisonnier, fit sauter laserrure de la porte intérieure et s’échappa au moment qu’ilsentraient.

Mrs Linton, qui était très agitée, me ditde la suivre en haut. Elle ignorait la part que j’avais prise àcette scène et je tenais beaucoup à la maintenir dans cetteignorance.

– Je suis presque folle, Nelly,s’écria-t-elle en se jetant sur le sofa. Un millier de marteaux deforgerons battent dans ma tête ! Dites à Isabelle de ne pas semontrer devant moi. C’est elle qui est cause de tout ce trouble etsi elle, ou tout autre, aggravait en ce moment ma colère, jedeviendrais enragée. Et puis, Nelly, dites à Edgar, si vous lerevoyez ce soir, que je suis en danger de tomber sérieusementmalade. Je souhaite que cela devienne une réalité. Il m’aaffreusement choquée et peinée ! Je veux lui faire peur. Enoutre, il pourrait venir me dévider une kyrielle d’injures ou deplaintes ; je suis sûre que je récriminerais et Dieu saitcomment cela finirait ! Voulez-vous faire ce que je vousdemande, ma bonne Nelly ? Vous savez que je ne suis blâmableen rien dans toute cette affaire. Qu’est-ce qui lui a prisd’écouter aux portes ? Les paroles de Heathcliff ont étéoutrageantes, après que vous nous avez eu quittés ; maisj’aurais bientôt réussi à le détourner d’Isabelle, et le reste nesignifiait rien. Maintenant, tout est gâté par l’envie d’entendredire du mal de soi qui obsède certaines gens comme un démon !Si Edgar n’avait pas surpris notre conversation, il ne s’en seraitpas plus mal trouvé. Vraiment, quand il m’a entreprise sur ce tond’irritation déraisonnable, après que je venais de gronderHeathcliff à son sujet, à en être enrouée, je ne me souciais guèrede ce qu’ils pouvaient se faire l’un à l’autre ; avant tout jesentais bien que, de quelque façon que se terminât la scène, nousserions tous séparés, Dieu sait pour combien de temps ! Si jene peux pas garder Heathcliff pour ami… si Edgar veut être vil etjaloux, j’essaierai de briser leurs cœurs en brisant le mien. Cesera une manière expéditive d’en finir, en cas que je sois pousséeà bout ! Mais c’est une condition à réserver pour le moment oùtout espoir sera perdu ; je ne voudrais pas prendre ainsiLinton par surprise. Jusqu’à présent, il a été bien avisé dans sacrainte de me provoquer. Il faut que vous lui représentiez ledanger qu’il y aurait à se départir de cette prudence, que vous luirappeliez ma nature passionnée, qui se laisse entraîner, quand elleest excitée, jusqu’à la furie. Je voudrais que vous pussiez chasserde votre visage cette apathie, et avoir l’air plus inquiet à monsujet.

L’impassibilité avec laquelle je recevais cesinstructions était sans doute assez exaspérante ; car c’est entoute sincérité qu’elles étaient données. Mais je pensais qu’unepersonne capable de projeter par avance de tirer parti de ses accèsde colère pouvait bien, par un effort de volonté, arriver à sedominer suffisamment, même pendant qu’elle était sous l’influencede ces accès ; je n’avais nulle envie de « fairepeur » à son mari, comme elle disait, et d’augmenter lesennuis de celui-ci, pour servir son égoïsme. Aussi ne dis-je rienquand je rencontrai mon maître qui se dirigeait vers le petitsalon ; mais je me permis de revenir sur mes pas pour écouters’ils reprendraient leur querelle. Ce fut lui qui parla lepremier.

– Demeurez où vous êtes, Catherine,dit-il sans aucune colère dans la voix, mais avec beaucoupd’abattement et de tristesse. Je ne resterai pas longtemps. Je nesuis venu ni pour disputer ni pour me réconcilier. Mais je voudraisseulement savoir si, après les événements de ce soir, vous avezl’intention de continuer votre intimité avec…

– Oh ! par pitié, interrompit mamaîtresse en frappant du pied, par pitié, ne parlons plus de celapour le moment. Votre sang toujours calme ne connaît pas lesardeurs de la fièvre ; vos veines sont remplies d’eau glacée.Les miennes sont en ébullition et la vue d’une telle froideur lesfait bondir.

– Pour vous débarrasser de moi, répondezà ma question, insista Mr Linton. Il faut que vous merépondiez ; et cette violence ne m’alarme pas. J’ai découvertque vous pouviez être aussi stoïque que n’importe qui quand celavous plaît. Voulez vous désormais renoncer à Heathcliff, ouvoulez-vous renoncer à moi ? Il est impossible que vous soyezà la fois mon amie et la sienne, et j’exige absolument que vousdisiez qui vous choisissez.

– J’exige que vous me laissiezseule ! s’écria Catherine avec fureur. Je le veux ! Nevoyez-vous pas que je puis à peine me soutenir ? Edgar,laissez… laissez-moi !

Elle tira le cordon de la sonnette jusqu’à lebriser ; j’entrai doucement. C’en était assez pour mettre àl’épreuve l’humeur d’un saint, que des rages aussi insensées, aussiperverses ! Elle était là, étendue, frappant de la tête sur lebras du sofa et grinçant des dents, à croire qu’elle allait lesfaire voler en éclats. Mr Linton, debout, la regardait,soudain pris de remords et de crainte. Il me dit d’aller chercherun peu d’eau. Elle n’avait plus de souffle pour parler. J’apportaiun verre plein ; et, comme elle ne voulait pas boire, je luiaspergeai la figure. En quelques secondes elle s’allongea, devintraide et renversa les yeux, tandis que ses joues, soudaindécolorées et livides, revêtaient l’aspect de la mort. Lintonparaissait frappé de terreur.

– Il n’y a pas à s’inquiéter le moins dumonde, murmurai-je.

Je ne voulais pas qu’il cédât, quoique je nepusse m’empêcher d’être effrayée en moi-même.

– Elle a du sang sur les lèvres, dit-ilen frissonnant.

– Peu importe, répondis-je sèchement.

Et je lui racontai comment elle avait résolu,avant son arrivée, de donner le spectacle d’une crise de fureur.J’eus l’imprudence de lui en faire part tout haut, et ellem’entendit ; car elle se dressa, les cheveux épars sur lesépaules, les yeux flamboyants, les muscles du cou et des brassaillant d’une façon anormale. Je prévoyais quelques os brisés pourle moins. Mais elle se borna à regarder un instant autour d’elle,puis s’élança hors de la pièce. Mon maître m’enjoignit de lasuivre ; ce que je fis, jusqu’à la porte de sa chambre :elle m’empêcha d’aller plus loin en la fermant sur moi.

Le lendemain matin, comme elle ne manifestaitpas l’intention de descendre déjeuner, j’allai lui demander si elledésirait qu’on lui montât quelque chose. « Non ! »répondit-elle d’un ton péremptoire. La même question fut répétée àl’heure du dîner et à celle du thé ; et encore le joursuivant, et elle reçut toujours la même réponse. Mr Linton, deson côté, passa son temps dans la bibliothèque et ne s’informa pasde ce que faisait sa femme. Isabelle et lui eurent un entretiend’une heure, pendant lequel il s’efforça de découvrir en ellequelque trace du sentiment d’horreur qu’auraient dû lui inspirerles avances de Heathcliff. Mais il ne put rien tirer de sesréponses évasives et fut obligé de clore son enquête sans avoirobtenu satisfaction, il ajouta toutefois ce grave avertissementque, si elle était assez insensée pour encourager cet indigneprétendant, tout lien de parenté entre elle et lui seraitrompu.

Chapitre 12

 

Tandis que Miss Linton errait tristement dansle parc et dans le jardin, toujours silencieuse, et presquetoujours en larmes ; tandis que son frère s’enfermait avec deslivres qu’il n’ouvrait jamais, tourmenté, je m’en doutais, de lavague et perpétuelle attente que Catherine, se repentant de saconduite, viendrait de son plein gré demander pardon et chercherune réconciliation ; tandis que Catherine, de son côté,s’obstinait à jeûner, probablement dans l’idée qu’à chaque repasEdgar allait suffoquer en ne la voyant pas paraître et quel’orgueil seul le retenait de courir se jeter à ses pieds, jecontinuais, quant à moi, à vaquer aux devoirs du ménage, convaincueque la Grange ne contenait dans ses murs qu’un esprit sensé et quecet esprit était logé dans mon corps. Je ne prodiguai nicondoléances à Miss, ni remontrances à ma maîtresse ; je neprêtai guère plus d’attention aux soupirs de mon maître, quibrûlait du désir d’entendre parler de sa femme, puisqu’il n’enpouvait entendre la voix. Je résolus de les laisser se tirerd’affaire comme il leur plairait. Bien que ce fût un procédé d’unelenteur fastidieuse, je finis par apercevoir avec joie une lueur desuccès : je le crus du moins d’abord.

Le troisième jour, Mrs Lintondéverrouilla sa porte et, comme elle avait épuisé l’eau de sacruche et de sa carafe, elle en demanda d’autre, ainsi qu’un bol degruau, car elle se jugeait mourante. Je considérai ces propos commedestinés aux oreilles d’Edgar. Je n’en croyais pas un mot, de sorteque je les gardai pour moi et lui apportai un peu de thé et de paingrillé. Elle mangea et but avec avidité, puis retomba sur sonoreiller, les poings serrés et en gémissant.

– Oh ! je veux mourir,s’écria-t-elle, puisque personne ne s’intéresse à moi. Je regretted’avoir pris cela.

Un bon moment après, je l’entendismurmurer :

– Non, je ne veux pas mourir… il enserait heureux… il ne m’aime pas du tout… je ne lui manqueraispas !

– Désirez-vous quelque chose ?madame, demandai-je, conservant toujours mon calme apparent endépit de son aspect de spectre et de l’étrange exagération de sesmanières.

– Que fait cet être apathique ?demanda-t-elle en repoussant de son visage épuisé les épaissesboucles emmêlées. Est-il tombé en léthargie, ou est-ilmort ?

– Ni l’un ni l’autre, répliquai-je, sic’est de Mr Linton que vous voulez parler. Il se porte assezbien, je pense, encore que ses études l’occupent plus qu’il nefaudrait. Il est continuellement au milieu de ses livres, depuisqu’il n’a plus d’autre société.

Je n’aurais pas parlé de la sorte si j’avaisconnu son véritable état ; mais je ne pouvais me défaire del’idée que sa maladie était en partie jouée.

– Au milieu de ses livres !s’écria-t-elle, stupéfaite. Et moi qui suis mourante ! Moi quisuis au bord de la tombe ! Mon Dieu ! Sait-il comme jesuis changée, continua-t-elle en regardant son image dans une glacesuspendue au mur en face d’elle. Est-ce là Catherine Linton ?Il s’imagine que j’ai un accès de dépit, que je joue la comédie,peut-être. Ne pouvez-vous lui faire savoir que c’est terriblementsérieux ? Nelly, s’il n’est pas trop tard, dès que je sauraice qu’il pense, je choisirai entre ces deux partis : ou bienme laisser mourir sur-le-champ – ce ne serait pour lui une punitionque s’il avait un cœur – ou bien guérir et quitter le pays. Medites-vous la vérité à son sujet ? Faites attention. Est-ilexact que ma vie lui soit si complètement indifférente ?

– Vraiment, madame, répondis-je, monmaître n’a aucune idée de votre état mental ; et certainementil ne craint pas que vous vous laissiez mourir de faim.

– Vous ne croyez pas ? Nepouvez-vous lui dire que je le ferai ? Persuadez-le ?Donnez-lui votre avis personnel : dites que vous êtes certaineque je le ferai.

– Non. Vous oubliez, Mrs Linton, quevous avez pris ce soir quelque nourriture avec goût, et vous enressentirez demain les bons effets.

– Si seulement j’étais sûre que cela letuerait, interrompit-elle, je me tuerais à l’instant ! Cestrois nuits affreuses… je n’ai pas fermé les paupières… et,oh ! j’ai été torturée ! j’ai été obsédée, Nelly !Mais je commence à croire que vous ne m’aimez pas. Comme c’estétrange ! Bien que tous se détestent et se méprisent l’unl’autre, je pensais qu’ils ne pouvaient s’empêcher de m’aimer. Eten quelques heures tous sont devenus mes ennemis ; ils le sontdevenus, j’en suis certaine, ces gens d’ici. Comme il est terribled’affronter la mort, entourée de ces visages de glace !Isabelle, pleine de terreur et de répulsion, effrayée d’entrer dansla chambre : ce serait si affreux de voir mourirCatherine ! Et Edgar, grave, debout à mon côté pour contemplerma fin, puis offrant à Dieu des actions de grâce pour la paixrestaurée à son foyer, et retournant à ses livres ! Au nom detout ce qui a une âme, qu’a-t-il à faire de livres, quand je suisen train de mourir ?

L’idée de la résignation philosophique deMr Linton, que je lui avais mise dans la tête, lui étaitinsupportable. Elle s’agita tellement que son égarement fébriledevint de la folie et qu’elle se mit à déchirer l’oreiller avec sesdents ; puis, se dressant toute brûlante, elle voulut quej’ouvrisse la fenêtre. Nous étions au cœur de l’hiver, le ventsoufflait avec force du nord-est, et je m’y opposai. Lesexpressions fugitives de son visage et ses sautes d’humeurcommençaient à m’alarmer terriblement et me remettaient en mémoiresa première maladie et les recommandations qu’avait faites ledocteur d’éviter de la contrarier. Une minute auparavant, elleétait dans un état violent ; maintenant, appuyée sur un bras,et ne paraissant pas prendre garde à mon refus de lui obéir, ellesemblait trouver une distraction puérile à arracher les plumes parles déchirures qu’elle venait de faire à son oreiller, et à lesranger sur son drap suivant leurs différentes espèces : sesidées avaient pris un autre cours.

– Celle-ci est une plume de dindon,murmurait-elle en se parlant à soi-même ; celle-ci de canardsauvage ; et celle-ci de pigeon. Ah ! ils mettent desplumes de pigeon dans les oreillers… il n’est pas étonnant que jen’aie pu mourir ! Il faut que j’aie soin de le jeter à terrequand je me recoucherai. Et en voilà une de coq de bruyère ;et celle-là, je la reconnaîtrais entre mille… c’est une plume devanneau huppé. Joli oiseau ; il tournoie au-dessus de nostêtes au milieu de la lande. Il voulait regagner son nid, car lesnuages arrivaient sur les hauteurs et il sentait venir la pluie.Cette plume a été ramassée sur la bruyère, l’oiseau n’a pas étéabattu. Nous avons vu son nid en hiver, plein de petits squelettes.Heathcliff y a mis un piège et les vieux n’osent plus y venir. Jelui ai fait promettre après cela de ne plus jamais tuer un vanneau,et il ne l’a plus fait. Mais en voilà d’autres : A-t-il tuémes vanneaux, Nelly ? Y en a-t-il de rouges parmi eux ?Laissez-moi voir.

– Quittez cette occupation puérile,interrompis-je. Je lui retirai l’oreiller et tournai les trous ducôté du matelas, car elle était en train d’enlever l’intérieur àpoignées. Couchez-vous et fermez les yeux : vous délirez. Envoilà un gâchis ! Le duvet vole partout comme de la neige.

Je le ramassais de tous côtés.

– Je vois en vous, Nelly, continua-t-ellecomme dans un rêve, une femme âgée : vous avez les cheveuxgris et les épaules courbées. Ce lit est la grotte des fées sous lerocher de Penistone, vous ramassez en ce moment leursflèches[12] pour en percer nos génisses, et vousprétendez, quand je suis près de vous, que ce ne sont que desflocons de laine. Voilà où vous en serez dans cinquante ans d’ici.Je sais que vous n’êtes pas ainsi maintenant. Je ne délire pas,vous vous trompez, car autrement je croirais que vous êtesréellement cette sorcière décharnée et je penserais que je suissous le rocher de Penistone. Or j’ai conscience qu’il fait nuit etqu’il y a sur la table deux bougies qui font reluire comme du jaisl’armoire noire.

– L’armoire noire ? oùest-elle ? Vous parlez en dormant.

– Elle est contre le mur, là où elle esttoujours. Elle a un aspect étrange, j’y vois une figure !

– Il n’y a pas d’armoire dans la chambreet il n’y en a jamais eu. Je me rassis et relevai le rideau du litde façon à pouvoir la surveiller.

– Ne voyez-vous pas cette figure,vous ? demanda-t-elle en regardant attentivement dans laglace.

J’eus beau dire, je n’arrivai pas à lui fairecomprendre que c’était la sienne. Je finis par me lever et couvrisla glace avec un châle.

– Elle est toujours là, derrière,poursuivit-elle avec anxiété. Elle a bougé. Qui est-ce ?J’espère qu’elle ne va pas sortir quand vous serez partie !Oh ! Nelly ! la chambre est hantée ! J’ai peur derester seule !

Je lui pris la main et la priai de secalmer ; car une série de tressaillements la secouaientconvulsivement et elle ne voulait pas détourner de la glace sonregard fixe.

– Il n’y a personne ici, insistai-je.C’était vous-même, Mrs Linton : vous le saviez bien il ya un instant.

– Moi-même, dit-elle en soupirant, etvoilà minuit qui sonne ! C’est vrai, alors ! c’esteffrayant !

Ses doigts s’accrochèrent aux draps et lesramenèrent sur ses yeux. J’essayai de me glisser vers la porte avecl’intention d’appeler son mari. Mais je fus rappelée par un criperçant… le châle était tombé du cadre.

– Eh bien ! Qu’y a-t-il ?criai-je. Qui est poltronne, maintenant ? Éveillez-vous. C’estla glace… le miroir, Mrs Linton ; vous vous y voyez, etj’y suis aussi, à côté de vous.

Tremblante et égarée, elle se cramponnait àmoi, mais l’horreur disparut peu à peu de son visage ; sapâleur fit place à une rougeur de honte.

– Oh ! mon Dieu ! je croyaisque j’étais chez moi, soupira-t-elle. Je croyais que j’étaiscouchée dans ma chambre à Hurle-Vent. Je suis faible, c’est pourcela que mon cerveau s’est troublé et que j’ai poussé des cris sansm’en douter. Ne dites rien ; mais restez avec moi. J’ai peurde m’endormir : mes rêves m’épouvantent.

– Un bon somme vous ferait du bien,madame ; et j’espère que les souffrances que vous ressentez ence moment vous empêcheront de recommencer à essayer de vous laissermourir de faim.

– Oh ! si seulement j’étais dans monlit dans la vieille maison ! continua-t-elle avec amertume, ense tordant les mains. Et ce vent qui souffle dans les sapins prèsde la fenêtre ! laissez-moi le sentir… il descend tout droitde la lande… laissez-moi en recueillir un souffle !

Pour le calmer, j’entr’ouvris la fenêtrependant quelques secondes. Une bouffée glaciale fitirruption ; je refermai et retournai à mon poste. Elle étaitcouchée et tranquille à présent, le visage baigné de larmes.L’épuisement physique avait complètement apaisé son ardeur :notre fougueuse Catherine n’était plus qu’un enfant gémissant.

– Combien de temps y a-t-il que je mesuis enfermée ici ? demanda-t-elle en revenant tout à coup àsoi.

– C’était lundi soir, répondis-je, etnous sommes à jeudi soir, ou plutôt vendredi matin, à présent.

– Quoi ! de la même semaine ?pas plus longtemps que cela ?

– C’est encore assez longtemps quand onne vit que d’eau froide et de mauvaise humeur, observai-je.

– Eh bien ! il me semble qu’il y aun nombre d’heures infini, murmura-t-elle d’un air de doute. Ildoit y avoir plus longtemps. Je me rappelle que j’étais dans lepetit salon après leur querelle, qu’Edgar m’a cruellement irritéeet que je me suis enfuie désespérée dans cette chambre. Dès quej’eus verrouillé la porte, l’obscurité complète m’accabla et jetombai sur le plancher. Je n’avais pas pu expliquer à Edgar quej’étais bien certaine d’avoir une attaque, ou de devenir follefurieuse, s’il persistait à m’agacer. Je n’avais plus d’action surma langue ni sur mon cerveau, et peut-être ne se doutait-il pas demon agonie : il me restait à peine assez de sentiment pouressayer de lui échapper, à lui et à sa voix. Avant que je fussesuffisamment remise pour voir et pour entendre, le jour commença depoindre et, Nelly, je vais vous dire ce que je pensais et ce quim’obsédait sans relâche au point que je craignais pour ma raison.Tandis que j’étais étendue là, la tête contre ce pied de table, mesyeux discernant vaguement le carré gris de la fenêtre, je pensaisque j’étais chez moi, enfermée dans le lit aux panneaux de chêne,mon cœur souffrait de quelque grand chagrin, que je n’ai pu merappeler en me réveillant. Je réfléchis et m’épuisai à découvrir ceque ce pouvait être : chose surprenante, les sept dernièresannées de ma vie étaient effacées de mon esprit ! Je ne mesouvenais pas qu’elles eussent seulement existé. J’étais enfant,mon père venait d’être enterré et mon chagrin provenait de laséparation ordonnée par Hindley entre Heathcliff et moi. Pour lapremière fois j’étais seule ; et, sortant d’un pénibleassoupissement après une nuit de larmes, je levai la main pourécarter les panneaux : ma main frappa le dessus de cettetable ! Je la passai sur le tapis, et alors la mémoire merevint tout d’un coup : mon angoisse récente fut noyée dans unparoxysme de désespoir. Je ne saurais dire pourquoi je me sentaissi profondément misérable ; j’ai dû être prise d’une foliepassagère, car je ne vois guère de raison. Mais supposez qu’à douzeans j’aie été arrachée des Hauts, de mes liens d’enfance et de cequi était tout pour moi, comme Heathcliff l’était alors, pour êtretransformée subitement en Mrs Linton, la maîtresse deThrushcross Grange et la femme d’un étranger ; proscrite,exilée par conséquent, de ce qui avait été mon univers… vous pouvezvous faire une idée de l’abîme où j’étais plongée ! Vous aurezbeau secouer la tête, Nelly, vous avez aidé à me déranger lacervelle. Vous auriez dû parler à Edgar, certainement vous l’auriezdû, et l’obliger de me laisser tranquille. Oh ! je suisbrûlante ! Je voudrais être dehors ! Je voudrais meretrouver petite fille, à demi sauvage, intrépide et libre ;riant des injures au lieu de m’en affoler ! Pourquoi suis-jesi changée ? Pourquoi quelques mots font-ils bouillonner monsang avec une violence infernale ? Je suis sûre que jeredeviendrais moi-même si je me retrouvais dans la bruyère sur cescollines. Rouvrez la fenêtre toute grande ; laissez-làouverte ! Vite, pourquoi ne bougez-vous pas ?

– Parce que je ne veux pas vous fairepérir de froid.

– Dites plutôt que vous ne voulez pas medonner une chance de vivre, reprit-elle d’un air morne. Mais, aprèstout, je ne suis pas encore impotente ; je l’ouvriraimoi-même.

Et, se glissant hors de son lit avant que jepusse l’en empêcher, elle traversa la chambre à pas trèsincertains, rejeta en arrière les battants de la fenêtre et sepencha dehors, sans souci de l’air glacial qui tombait sur sesépaules comme une lame de couteau. Je la suppliai de se retirer et,à la fin, j’essayai de l’y contraindre. Mais je reconnus bientôtque la force que lui donnait le délire surpassait de beaucoup lamienne (elle avait le délire, je m’en convainquis par la suite deses actes et de ses divagations). Il n’y avait pas de lune et enbas tout était plongé dans une brume obscure. Pas une lumière nebrillait dans une maison, près ou loin… toutes étaient éteintesdepuis longtemps ; et celles de Hurle-Vent n’étaient jamaisvisibles. Pourtant elle affirmait qu’elle en apercevait leslueurs.

– Regardez ! s’écria-t-ellevivement, voilà ma chambre, avec une chandelle dedans, l’arbre quise balance devant, et une autre chandelle dans la mansarde deJoseph. Joseph veille tard, n’est-ce pas ? Il attend que jerentre pour pouvoir fermer la barrière. Bon, il attendra encore unpeu. C’est un voyage pénible, et j’ai le cœur bien triste pourl’entreprendre ; puis il faut passer par le cimetière deGimmerton, dans le trajet ! Nous avons souvent bravé ensembleses revenants et nous nous sommes défiés l’un l’autre de rester aumilieu des tombes et de les sommer d’apparaître. Mais, Heathcliff,si je vous en défie maintenant, vous y hasarderez-vous ? Sivous l’osez, je vous garderai avec moi. Je ne veux pas reposer làtoute seule. On peut m’enterrer à douze pieds de profondeur etabattre l’église sur moi, je n’aurai pas de repos que vous ne soyezavec moi. Non, jamais !

Elle s’arrêta, puis reprit avec un étrangesourire :

– Il réfléchit… il préférerait de me voirvenir à lui. Trouvez le moyen, alors ! Pas par le cimetière.Que vous êtes lent ! Soyez content, vous m’avez toujourssuivie.

Comprenant qu’il était vain de lutter contreson insanité, je cherchais comment je pourrais atteindre quelquechose pour l’envelopper, sans la lâcher (car je ne pouvais lalaisser seule près de la fenêtre ouverte), quand, à maconsternation, j’entendis tourner la poignée de la porte etMr Linton entra. Il venait de quitter la bibliothèque ;en passant par le couloir, il avait entendu le bruit de nos voix etla curiosité, la crainte peut-être, l’avait incité à venir voir ceque cela signifiait, à cette heure tardive.

– Oh ! monsieur ! m’écriai-jeen arrêtant l’exclamation qui montait à ses lèvres devant lespectacle qui s’offrait à lui et au contact de l’atmosphèreglaciale de la chambre, ma pauvre maîtresse est malade et ellem’échappe complètement. Je ne puis en venir à bout ; je vousen prie, venez la persuader de se remettre au lit. Oubliez votrecolère, car il est difficile de lui faire faire autre chose que cequ’elle veut.

– Catherine malade ? dit-il en seprécipitant vers nous. Fermez la fenêtre, Hélène ! Catherinepourquoi…

Il s’arrêta. L’air hagard de Mrs Lintonle frappa de mutisme et il ne put que nous regarder tour à touravec horreur et stupéfaction.

– Elle est restée ici à s’agiter,repris-je, ne mangeant presque rien et sans jamais se plaindre.Elle n’a voulu laisser entrer personne jusqu’à ce soir, et c’estainsi que nous n’avons pas pu vous informer de son état, puisquenous ne le connaissions pas nous-mêmes. Mais ce n’est rien.

Je sentis que je donnais mes explications avecgaucherie. Le maître fronça le sourcil :

– Ce n’est rien, n’est-ce pas, HélèneDean ? dit-il d’un ton sévère. Il faudra que vous me rendiezcompte plus clairement de l’ignorance où vous m’avez tenu dececi !

Il prit sa femme dans ses bras et la considéraavec angoisse. D’abord elle ne parut pas le reconnaître : ilétait invisible à ses yeux égarés. Son délire, cependant, n’étaitpas fixé sur un objet unique ; s’étant arrachée à lacontemplation de l’obscurité du dehors, elle concentragraduellement son attention sur Edgar et découvrit que c’était luiqui la tenait.

– Ah ! vous voici donc, n’est-cepas, Edgar Linton ? dit-elle avec une animation courroucée.Vous êtes un de ces êtres qu’on trouve toujours quand on en a lemoins besoin, et qu’on ne trouve jamais quand on en a besoin !Je suppose que nous allons avoir un déluge de lamentationsmaintenant… je le vois venir… mais rien ne pourra m’éloigner de monétroite demeure de là-bas ; mon lieu de repos, où jeparviendrai avant que le printemps soit passé ! C’est là qu’ilse trouve : non pas avec les Linton, vous entendez, sous letoit de la chapelle, mais en plein air, avec une pierre tombale, etvous verrez s’il vous plaît d’aller les rejoindre ou de venir àmoi !

– Catherine, qu’avez-vous fait ?commença le maître. Ne suis-je plus rien pour vous ? Est-ceque vous aimez ce misérable Heath…

– Taisez-vous, s’écria Mrs Linton.Taisez-vous à l’instant. Prononcez ce nom et je termine toutsur-le-champ en me jetant par la fenêtre. Vous pouvez être maîtrede ce que vous touchez en ce moment ; mais mon âme sera ausommet de cette colline avant que vous portiez la main sur moi uneautre fois. Je n’ai pas besoin de vous, Edgar : je n’ai plusbesoin de vous. Retournez à vos livres. Je suis heureuse que vousayez une consolation, car tout ce que vous possédiez en moi adisparu.

– Son esprit divague, monsieur,interrompis-je. Elle a passé toute la soirée à dire desfolies ; mais laissez-la reposer, avec des soins convenables,et elle se remettra. Désormais nous devrons faire attention avantde la contrarier.

– Je n’ai que faire de vos conseils,répondit Mr Linton. Vous connaissiez la nature de votremaîtresse et vous m’avez encouragé à l’exaspérer. Et ne pas m’avoirlaissé soupçonner l’état où elle se trouvait depuis troisjours ! Quel manque de cœur ! Des mois de maladie nepourraient produire un tel changement !

Je commençai à me défendre, jugeant trop durd’être blâmée pour l’entêtement pervers d’une autre.

– Je savais que la nature deMrs Linton était obstinée et impérieuse, m’écriai-je, mais jene savais pas que vous vouliez encourager son caractère violent. Jene savais pas que, pour lui faire plaisir, je devais fermer lesyeux quand Mr Heathcliff venait. J’ai rempli le devoir d’unefidèle servante en vous avertissant, et voilà ce qu’une fidèleservante reçoit comme gages ! Soit, cela m’apprendra à meméfier la prochaine fois. La prochaine fois, vous pourrez vousprocurer vos informations vous-même !

– La prochaine fois que vous me ferez descontes, vous quitterez mon service, Hélène Dean.

– Vous préféreriez n’en rien savoir, sansdoute, Mr Linton ? Vous autorisez Heathcliff à venirfaire la cour à Miss et à profiter de chaque occasion que peuventoffrir vos absences pour empoisonner contre vous l’esprit de mamaîtresse ?

Si troublée que fût Catherine, sa pensée étaitassez alerte pour saisir notre conversation.

– Ah ! Nelly m’a trahie !s’écria-t-elle avec passion. Nelly est mon ennemie cachée. Sorcièreque vous êtes ! Ainsi vous cherchez des flèches de fées pournous blesser ! Lâchez-moi, je vais l’en faire repentir !Je lui ferai hurler sa rétractation.

Une rage de folle brillait dans ses yeux. Ellese débattait désespérément pour se dégager des bras de Linton. Jen’avais pas envie d’attendre la suite et, me décidant à allerchercher l’aide d’un médecin sous ma propre responsabilité, jequittai la chambre.

En passant dans le jardin pour gagner laroute, à un endroit où un crochet d’attache est fixé dans le mur,je vis quelque chose de blanc qui s’agitait d’une façonirrégulière, évidemment sous une influence autre que celle du vent.Malgré ma hâte, je m’arrêtai pour examiner ce que c’était, afin dene pas laisser par la suite se former dans mon imagination laconviction que j’avais passé à côté d’une créature de l’autremonde. Grandes furent ma surprise et ma perplexité en découvrant,au toucher plus qu’à la vue, la chienne épagneul de Miss Isabelle,Fanny, suspendue par un mouchoir et sur le point d’étouffer. Jerendis bien vite la liberté à la pauvre bête et la déposai dans lejardin. Je l’avais vue suivre en haut sa maîtresse quand celle-ciétait allée se coucher ; je me demandais comment elle pouvaitêtre ressortie et se trouver là, et quelle était la personne malintentionnée qui lui avait infligé ce traitement. Tandis que jedéfaisais le nœud qui entourait le crochet, il me sembla entendre àplusieurs reprises le bruit des sabots d’un cheval galopant àquelque distance. Mais j’avais tant de sujets de réflexions qu’àpeine accordai-je une pensée à cet incident, encore qu’en cetendroit, à deux heures du matin, ce son fût étrange.

Mr Kenneth, par bonheur, sortaitprécisément de chez lui pour aller voir un malade dans le villagequand j’arrivai dans la rue ; le rapport que je lui fis de lamaladie de Catherine le décida à revenir avec moi sur-le-champ.C’était un homme franc et rude. Il ne fit pas scrupule d’exprimerses doutes de la voir survivre à cette seconde attaque, si elle nese montrait pas plus docile à ses instructions qu’elle ne l’avaitété jusqu’à présent.

– Nelly Dean, dit-il, je ne puism’empêcher de penser qu’il y a là une cause qui m’échappe. Ques’est-il passé à la Grange ? De singulières rumeurs ont courupar ici. Une fille forte et courageuse comme Catherine ne tombe pasmalade à propos de rien ; non, cela n’arrive pas à despersonnes comme elle. Il faut quelque chose de sérieux pourdéterminer, dans ces organisations-là, des fièvres ou d’autresmanifestations semblables. Comment cela a-t-il commencé ?

– Le maître vous mettra au courant. Maisvous connaissez le tempérament violent des Earnshaw, etMrs Linton le possède au plus haut point. Ce que je puis dire,c’est que cela a débuté par une querelle. Elle a été frappée d’unesorte d’attaque au cours d’un accès de colère. C’est ce qu’elleraconte, du moins ; car elle s’est enfuie au plus fort de cetaccès et s’est enfermée. Ensuite, elle a refusé de manger etmaintenant elle est alternativement dans le délire ou dans undemi-rêve. Elle reconnaît les gens qui l’entourent, mais elle al’esprit plein d’idées étranges et d’illusions.

– Mr Linton va être bienaffecté ? observa Kenneth sur un ton interrogateur.

– Affecté ? Son cœur se briseraits’il arrivait quelque chose ! Ne l’alarmez pas plus qu’iln’est nécessaire.

– Bon, je lui avais dit de prendre garde.Il a négligé mes avertissements, il faut bien qu’il en subisse lesconséquences. N’a-t-il pas été intime avec Mr Heathcliffdepuis quelque temps ?

– Heathcliff fait de fréquentes visites àla Grange, mais bien plutôt en s’autorisant de ce que la maîtressel’a connu lorsqu’il était enfant qu’à cause du goût que pourraitavoir le maître pour sa société. À présent, il est dispensé deprendre la peine de venir, en raison de certaines aspirationsprésomptueuses qu’il a manifestées à l’égard de Miss Linton. Je necrois guère qu’on le reçoive encore.

– Et Miss Linton lui a-t-elle tourné ledos ? questionna encore le docteur.

– Je ne suis pas dans sa confidence,répliquai-je, peu désireuse de continuer sur ce terrain.

– Non, c’est une personne renfermée,remarqua-t-il en secouant la tête. Elle ne prend conseil qued’elle-même. Mais c’est une vraie petite écervelée. Je tiens debonne source que la nuit dernière (et c’était une jolienuit) ! Heathcliff et elle se sont promenés dans la plantationderrière votre maison pendant plus de deux heures ; il lapressait de ne pas rentrer, mais de monter sur son cheval et des’enfuir avec lui. Mon informateur rapporte qu’elle n’a pu sedébarrasser de lui qu’en s’engageant sur l’honneur à être prêtelors de leur prochaine rencontre. Quand doit avoir lieu cetterencontre, c’est ce qu’on n’a pu entendre ; mais engagezvivement Mr Linton à ouvrir l’œil.

Ces nouvelles me fournissaient un autre sujetd’alarmes. Je devançai Kenneth et courus pendant la plus grandepartie de mon trajet de retour. La petite chienne aboyait toujoursdans le jardin. Je perdis une minute pour lui ouvrir la barrièremais, au lieu de se diriger vers la porte de la maison, elle se mità courir çà et là, reniflant l’herbe, et elle se serait échappéesur la route si je ne l’eusse saisie et emportée avec moi. Quand jefus montée dans la chambre d’Isabelle, mes soupçons seconfirmèrent : elle était vide. Si j’étais venue quelquesheures plus tôt, la nouvelle de la maladie de Mrs Lintonaurait pu prévenir sa démarche inconsidérée. Mais que fairemaintenant ? Il n’y avait possibilité de les rattraper qu’ense mettant sur-le-champ à leur poursuite. Ce n’est pas moi,pourtant, qui pouvais courir après eux, et je n’osais pas réveilleret mettre en émoi toute la maison ; bien moins encore révélercette fuite à mon maître, absorbé qu’il était dans son présentmalheur et sans courage de reste pour ce nouveau chagrin. Je ne visrien d’autre à faire que de me taire et de laisser les chosessuivre leur cours. Kenneth étant arrivé, j’allai l’annoncer avecune contenance mal assurée. Catherine dormait d’un sommeiltroublé ; son mari avait réussi à apaiser son accès defrénésie ; il était penché sur l’oreiller, épiant toutes lesnuances et tous les changements de la pénible expression de sestraits.

Le docteur, après avoir examiné le cas, luiexprima l’espoir d’une issue favorable, si nous pouvions maintenirautour d’elle un calme parfait et constant. À moi, il révéla que ledanger qui menaçait n’était pas tant la mort que l’aliénationmentale permanente.

Je ne fermai pas l’œil cette nuit-là, non plusque Mr Linton ; nous ne nous couchâmes même pas.Longtemps avant l’heure habituelle, les domestiques étaient touslevés, circulant dans la maison d’un pas furtif et échangeant leursréflexions à voix basse quand ils se rencontraient l’un l’autre aucours de leurs travaux. Tout le monde était en mouvement, sauf MissIsabelle. On remarqua bientôt qu’elle avait le sommeil bienprofond. Son frère, également, demanda si elle était levée ;il paraissait impatient de la voir apparaître, et blessé qu’elle semontrât si peu inquiète de sa belle-sœur. Je tremblais qu’il nem’envoyât la chercher ; mais j’échappai à la peine d’être lapremière à annoncer sa fuite. Une des servantes, fille étourdie,qui avait été faire une course matinale à Gimmerton, arriva en hautde l’escalier, hors d’haleine, bouche bée, et se précipita dans lachambre en s’écriant :

– Oh ! mon Dieu ! monDieu ! Que va-t-il arriver encore ? Maître, maître, notrejeune demoiselle…

– Pas tant de vacarme ! criai-jevivement, furieuse de sa bruyante démonstration.

– Parlez plus bas, Marie… qu’ya-t-il ? dit Mr Linton. Qu’est-il arrivé à votre jeunedemoiselle ?

– Elle est partie, elle est partie !Ce Heathcliff s’est enfui avec elle ! dit la fille enhaletant.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria Lintonen se levant avec agitation. C’est impossible ; comment cetteidée vous est-elle entrée dans la tête ? Hélène Dean, allez lachercher. C’est incroyable ; c’est impossible.

Tout en parlant, il conduisait la servantevers la porte, puis il lui demanda de nouveau de lui faire savoirles raisons d’une telle assertion.

– Eh bien ! j’ai rencontré sur laroute un garçon qui vient chercher du lait ici, balbutia-t-elle, etil m’a demandé si nous n’étions pas dans l’inquiétude à la Grange.Je pensais qu’il voulait parler de la maladie de madame, et jerépondis que si. Alors il me dit : « On s’est mis à leurpoursuite, je pense ? » Je le regardai avec surprise. Ilvit que je ne savais rien et il me raconta comment un monsieur etune dame s’étaient arrêtés chez un forgeron pour faire remettre unfer à un cheval, à deux milles de Gimmerton, peu après minuit, etcomment la fille du forgeron s’était levée pour voir quic’était : elle les avait reconnus aussitôt tous les deux. Ellevit l’homme – c’était Heathcliff, elle en était certaine :personne ne peut le confondre avec un autre, du reste – mettre enpaiement un souverain dans la main de son père. La dame avait sonmanteau sur la figure. Mais elle demanda une gorgée d’eau et,pendant qu’elle buvait, le manteau retomba et laissa voir trèsdistinctement ses traits. Heathcliff tenait les rênes des deuxmontures quand ils partirent ; ils tournèrent le dos auvillage et s’éloignèrent aussi vite que le mauvais état des routesle leur permettait. La jeune fille ne dit rien à son père, maiselle a raconté l’histoire dans tout Gimmerton ce matin.

Pour la forme, je courus à la chambred’Isabelle et y jetai un coup d’œil ; en revenant, jeconfirmai les dires de la servante. Mr Linton avait repris saplace près du lit ; à ma rentrée, il leva les yeux, comprit lasignification de mon air désolé, et les baissa de nouveau sansdonner un ordre ni prononcer un mot.

– Allons-nous essayer quelque chose pourla rattraper et la ramener ? demandai-je. Que pourrions-nousfaire ?

– Elle est partie de son plein gré,répondit le maître ; elle avait le droit de partir si bon luisemblait. Ne m’importunez plus à son sujet. Elle n’est plus ma sœurque de nom, désormais ; non que je la désavoue, mais parcequ’elle m’a désavoué.

Ce fut tout ce qu’il dit à ce propos. Il ne selivra par la suite à aucune investigation et ne fit aucune allusionà elle, sauf pour m’enjoindre d’envoyer ce qui lui appartenait dansla maison à sa nouvelle demeure, où qu’elle fût, dès que je laconnaîtrais.

Chapitre 13

 

Les fugitifs restèrent absents deux mois.Durant ces deux mois, Mrs Linton traversa la crise la plusdangereuse de ce qu’on appelait une fièvre cérébrale, et entriompha. Jamais mère n’eût pu entourer son enfant unique de soinsplus dévoués que ceux qu’Edgar lui prodigua. Jour et nuit, ilveillait, et endurait patiemment tous les tourments que peuventinfliger des nerfs irritables et une raison ébranlée. Bien queKenneth fît observer que ce qu’il arrachait à la tombe nerécompenserait son dévouement qu’en devenant par la suite la sourced’une constante anxiété – en fait, qu’il sacrifiait sa santé et sesforces pour conserver une simple ruine humaine – sa reconnaissanceet sa joie ne connurent pas de bornes quand la vie de Catherine futdéclarée hors de danger. Il restait assis à côté d’elle pendant desheures, à épier le retour graduel de sa santé physique et à nourrirses trop ardents espoirs de l’illusion que son esprit aussiretrouverait son juste équilibre, que bientôt elle redeviendraittout à fait elle-même.

Ce fut au début du mois de mars suivantqu’elle sortit pour la première fois de sa chambre. Mr Lintonavait mis le matin sur son oreiller une poignée de crocus dorés.Son regard, depuis longtemps déshabitué de tout objet gracieux,tomba sur eux quand elle s’éveilla. Elle parut ravie et les ramassaavec empressement.

– À Hurle-Vent, ce sont les premièresfleurs, s’écria-t-elle. Elles me rappellent les douces brises dudégel, les chauds rayons du soleil et la neige presque fondue.Edgar, le vent ne vient-il pas du sud et la neige n’a-t-elle pas àpeu près complètement disparu ?

– La neige a tout à fait disparu ici, machérie, répondit son mari, et je ne vois que deux taches blanchessur toute l’étendue de la lande. Le ciel est bleu, les alouetteschantent et les ruisseaux coulent à pleins bords. Catherine, auprintemps dernier, à pareille époque, j’aspirais à vous avoir sousce toit. Maintenant, je voudrais vous voir à un mille ou deuxd’ici, sur ces collines ; l’air y est si doux que je suis sûrqu’il vous guérirait.

– Je n’irai plus jamais là-bas qu’uneseule fois, dit l’invalide ; alors vous me quitterez et j’yresterai pour toujours. Au printemps prochain, vous aspirerezencore à m’avoir sous ce toit, vous tournerez la vue en arrière etvous songerez que vous étiez heureux aujourd’hui.

Linton lui prodigua les plus tendres caresseset essaya de la réconforter par les paroles les plusaffectueuses ; mais elle regardait distraitement les fleurs,laissant sans y prendre garde les larmes s’accumuler dans ses cilset ruisseler sur ses joues. Nous savions qu’elle était réellementmieux ; en conséquence nous jugeâmes que son abattement étaitdû en grande partie à sa longue réclusion dans un même endroit etqu’un changement de milieu pourrait la soulager notablement. Monmaître me dit d’allumer le feu dans le petit salon déserté depuisplusieurs semaines et d’y installer une bergère au soleil près dela fenêtre. Puis il la descendit, et elle resta longtemps à jouirde la bienfaisante chaleur, ranimée, comme nous nous y attendions,par la vue des objets qui l’environnaient : objets qui, qui,bien que familiers, n’étaient pas associés aux lugubres souvenirsattachés à son odieuse chambre de malade. Vers le soir, elle paruttrès épuisée ; pourtant aucun argument ne parvint à lapersuader de retourner dans cette dernière pièce, et je dus luifaire un lit sur le sofa du petit salon, en attendant qu’on ait pului installer une autre chambre. Pour lui épargner la fatigue demonter et de descendre l’escalier, nous préparâmes celle-ci, oùvous êtes à présent, au même étage que le petit salon ; etbientôt elle fut assez forte pour aller de l’une à l’autre, appuyéeau bras d’Edgar. Ah ! me disais-je, elle devrait se rétablir,soignée comme elle l’est. Et il y avait une double raison de lesouhaiter, car de son existence en dépendait une autre : nousnourrissions l’espoir que, dans peu de temps, la naissance d’unhéritier réjouirait le cœur de Mr Linton et soustrairait sesbiens à la griffe d’un étranger.

Je dois relater qu’Isabelle adressa à sonfrère, quelque six semaines après son départ, un court billetannonçant son mariage avec Heathcliff. Ce billet semblait sec etfroid ; mais à la fin était griffonnée au crayon une confuseexcuse, et la prière d’un bon souvenir et d’une réconciliation, sisa conduite l’avait offensé. Elle ajoutait qu’elle n’avait pu agirautrement et que, maintenant que c’était fait, c’étaitirrémédiable. Linton ne lui répondit pas, je crois. Une quinzaineplus tard, je reçus une longue lettre qui me sembla étrange, de lapart d’une jeune mariée qui venait à peine de terminer sa lune demiel. Je vais vous la lire, car je l’ai gardée. Toutes les reliquesdes morts sont précieuses, quand on faisait cas d’eux de leurvivant.

 

Chère Hélène,

Je suis arrivée hier soir à Hurle-Vent et j’yai appris pour la première fois que Catherine avait été et estencore très malade. Je suppose que je ne dois pas lui écrire, etmon frère est trop fâché ou trop désolé pour répondre au billet queje lui ai envoyé. Pourtant, il faut que j’écrive à quelqu’un et jen’ai pas d’autre choix que de m’adresser à vous.

Dites à Edgar que je donnerais tout au mondepour le revoir, que mon cœur est revenu à Thrushcross Grangevingt-quatre heures après que j’en fus partie, et qu’il y est en cemoment, plein de tendresse pour lui et pour Catherine. Je ne peuxcependant l’y suivre (ces mots sont soulignés) ; qu’ils nem’attendent pas et qu’ils tirent de ma conduite les conclusionsqu’ils voudront, pourvu toutefois qu’ils ne mettent rien au compted’une faiblesse de volonté ou d’un manque d’affection.

Le reste de cette lettre est pour vous seule.J’ai deux questions à vous faire. La première est celle-ci :comment êtes-vous arrivée à conserver la sociabilité qui est dansla nature humaine quand vous demeuriez ici ? Je ne puisdécouvrir en moi aucun sentiment commun avec les êtres quim’entourent.

La deuxième question m’intéresseparticulièrement. La voici : Mr Heathcliff est-il unhomme ? Si oui, est-il fou ? Si non, est-ce undémon ? Je ne vous dirai pas les raisons que j’ai de fairecette demande. Mais je vous supplie de m’expliquer si vous lepouvez, quel être j’ai épousé, quand vous viendrez me voir, et ilfaut que vous veniez, Hélène, très prochainement. N’écrivez pas,mais venez et apportez-moi quelque chose d’Edgar.

Maintenant, il faut que je vous dise commentj’ai été reçue dans ma nouvelle demeure, car j’imagine que c’estainsi que je dois considérer les Hauts. C’est pour m’amuser que jem’arrête à des sujets tels que le manque de commoditésmatérielles ; ils n’ont jamais occupé ma pensée, sauf aumoment précis où j’en souffre. Je rirais et danserais de joie si jedécouvrais que ces privations sont toutes mes misères et que lereste n’est qu’un rêve fantastique !

Le soleil se couchait derrière la Grange quandnous débouchâmes sur la lande ; je jugeai par conséquent qu’ilpouvait être six heures. Mon compagnon s’arrêta une demi-heure pourinspecter de son mieux le parc, les jardins et, probablement, lamaison elle-même, de sorte qu’il faisait nuit quand nous mîmes piedà terre dans la cour pavée de la ferme. Votre vieux camarade Josephsortit pour nous recevoir à la lueur d’une chandelle, avec unecourtoisie qui faisait honneur à sa réputation. Il commença parélever la lumière à hauteur de ma figure, loucha d’un air mauvais,avança la lèvre inférieure et fit demi-tour. Puis il prit les deuxchevaux et les conduisit à l’écurie ; il revint ensuite fermerla barrière extérieure, comme si nous vivions dans un château-fortdu temps jadis.

Heathcliff s’arrêta pour lui parler etj’entrai dans la cuisine, un trou noir et sale ; je crois quevous ne la reconnaîtriez pas, tant elle est changée depuis le tempsoù c’était votre domaine. Près du feu se tenait un enfant, à l’aircanaille, fortement charpenté et malproprement vêtu ; il yavait dans ses yeux et dans sa bouche une expression qui rappelaitCatherine.

– C’est le neveu par alliance d’Edgar, medis-je, le mien en quelque sorte ; il faut que je lui donne lamain et… oui… il faut que je l’embrasse. Il est bien d’établir labonne entente dès le début.

Je m’approchai et, essayant de prendre sagrosse patte, je lui dis :

– Comment vas-tu, mon chéri ?

Il me répondit dans un jargon que je necomprenais pas. Je fis une nouvelle tentative pour poursuivre laconversation.

– Serons-nous amis, toi et moi,Hareton ?

Un juron et une menace de lâcher Throttler surmoi si je ne « décampais » pas furent le seul fruit de mapersévérance.

– Hé ! Throttler, mongaillard ! murmura le petit drôle en faisant sortir du repairequ’il occupait dans un coin un bouledogue à demi sauvage.

– Maintenant, veux-tu t’en aller ?me demanda-t-il avec autorité.

Le souci de ma sécurité m’obligead’obéir ; je repassai le seuil pour attendre l’entrée desautres. Mr Heathcliff était toujours invisible. Joseph, que jesuivis à l’écurie et que je priai de m’accompagner dans la maison,me regarda d’un air stupide, marmotta entre ses dents, tordit sonnez et répondit :

– Doucement ! doucement !doucement ! Jamais chrétien a-t-y entendu quéqu’chosed’pareil ? Vous mangez vos mots, vous l’s avalez !Comment que j’pourrions d’viner c’que vous dites ?

– Je dis que je désire que vous veniezavec moi dans la maison ! criai-je, croyant qu’il était sourdet néanmoins très dégoûtée de sa grossièreté.

– Que nenni ! J’ons quéqu’chosed’aut’à faire, répliqua-t-il.

Et il continua son ouvrage, sans cesser deremuer ses joues creuses, en examinant avec un mépris suprême moncostume et ma mine – l’un beaucoup trop élégant, mais l’autre, j’ensuis sûre, triste à souhait.

Je fis le tour de la cour, franchis une petitebarrière et arrivai à une autre porte où je pris la liberté defrapper, dans l’espoir que quelque domestique un peu plus poli semontrerait. Au bout d’un moment la porte fut ouverte par un hommede haute taille, maigre, sans cravate et d’ailleurs extrêmement maltenu. Ses traits étaient noyés dans une masse de cheveux hirsutesqui lui pendaient sur les épaules ; et ses yeux, eux aussi,ressemblaient à ceux du fantôme de Catherine dont toute la beautéserait anéantie.

– Que faites-vous ici ? demanda-t-ild’un ton farouche. Qui êtes-vous ?

– Mon nom était Isabelle Linton,répondis-je. Vous m’avez déjà vue, monsieur. J’ai épousé récemmentMr Heathcliff et il m’a amenée ici… avec votre agrément, jesuppose.

– Il est revenu, alors ? interrogeal’ermite en lançant des regards de loup affamé.

– Oui… nous venons d’arriver. Mais il m’alaissée à la porte de la cuisine ; quand j’ai voulu entrer,votre petit garçon s’est mis à faire la sentinelle en faction et,avec l’aide d’un bouledogue, m’a fait reculer tout effrayée.

– Le damné coquin a bien fait de tenir saparole ! grommela mon futur hôte en scrutant les ténèbresderrière moi pour y découvrir Heathcliff ; puis il se livra àun soliloque d’imprécations et de menaces sur ce qu’il aurait faitsi le « démon » l’avait trompé.

Je me repentais d’avoir essayé cette secondeentrée et j’avais envie de m’échapper avant qu’il eût terminé sesmalédictions ; mais je n’avais pas encore pu mettre ce projetà exécution qu’il m’ordonna d’entrer, ferma et reverrouilla laporte. Il y avait un grand feu, et c’était la seule lumière dans lavaste pièce dont le sol avait pris une teinte uniformémentgrise ; les plats d’étain autrefois si brillants, quiattiraient mon regard quand j’étais petite fille, avaient la mêmenuance sombre due à la saleté et à la poussière. Je demandai si jepouvais appeler la servante et me faire conduire à une chambre àcoucher. Mr Earnshaw ne daigna pas me répondre. Il arpentaitla salle, les mains dans les poches, paraissant avoir tout à faitoublié ma présence. Je le voyais si profondément absorbé et sonaspect général était empreint d’une telle misanthropie que jen’osai le déranger en renouvelant ma question.

Vous ne serez pas surprise, Hélène, que je mesois sentie particulièrement abattue, assise à ce foyerinhospitalier, dans une compagnie pire que la solitude et songeantqu’à quatre milles de là était ma charmante demeure, où setrouvaient les seuls êtres que j’aime sur la terre. L’Atlantique nenous aurait pas mieux séparés que ces quatre milles : je nepouvais les franchir ! Je me demandais vers qui me tournerpour trouver un réconfort. Puis – ayez soin de n’en rien dire àEdgar ni à Catherine – un autre chagrin dominait toutes mes peinesdu moment : le désespoir de ne trouver personne qui pût ouvoulût être mon allié contre Heathcliff. J’avais cherché presqueavec joie un refuge à Hurle-Vent, parce qu’ainsi j’étais dispenséede vivre seule avec lui ; mais il connaissait les gens chezqui nous venions et ne craignait pas leur intervention.

Je restai longtemps assise à méditertristement. L’horloge sonna huit heures, puis neuf heures ;mon compagnon continuait à marcher de long en large, la têteinclinée sur la poitrine, dans le plus complet mutisme, sauf lesgrognements ou les violentes exclamations qui s’échappaient detemps à autre de ses lèvres. J’écoutais, dans l’espoir de découvrirune voix de femme dans la maison, et me laissais assaillir, enattendant, par de cruels regrets et de lugubres prévisions, qui, àla fin, m’arrachèrent des soupirs et des pleurs que je ne pusréprimer. Je ne m’aperçus que ma douleur était si manifeste quequand Earnshaw, dans sa lente promenade, s’arrêta en face de moi etme jeta un regard de surprise. Profitant de l’attention qu’ilm’accordait à nouveau, je m’écriai :

– Je suis fatiguée de mon voyage etvoudrais aller me coucher. Où est la servante ? Conduisez-moià elle, puisqu’elle ne vient pas.

– Il n’y en a pas. Il faudra que vousfassiez votre service vous-même.

– Où dois-je coucher, alors ?sanglotai-je. J’avais perdu tout amour-propre, accablée que j’étaisde fatigue et de misère.

– Joseph vous montrera la chambre deHeathcliff. Ouvrez cette porte… il est là.

J’allais obéir, mais il m’arrêta tout à coupet ajouta sur le ton le plus singulier :

– Ayez l’obligeance de tourner votre clefet de tirer votre verrou… n’y manquez pas !

– Bien, dis-je. Mais pourquoi,Mr Earnshaw ?

Je n’aimais pas beaucoup l’idée de m’enfermervolontairement avec Heathcliff.

– Regardez, répondit-il en tirant de songilet un pistolet de fabrication curieuse, avec un couteau àressort à deux tranchants fixé au canon. Voilà une grande tentationpour un homme au désespoir, n’est-il pas vrai ? Je ne puism’empêcher de monter toutes les nuits avec cette arme et d’essayerd’entrer chez lui. Si jamais je trouve sa porte ouverte, il estperdu ! Je n’y manque pas une fois, même si une minute avantje me suis remémoré mille raisons qui devraient me retenir. Il fautque ce soit quelque démon qui me pousse à déjouer mes propresdesseins en le tuant. Combattez ce démon pour l’amour de lui aussilongtemps que vous pourrez : quand l’heure sera venue, tousles anges du ciel ne le sauveraient pas !

Je considérai l’arme avec attention. Une idéeaffreuse me frappa : quelle ne serait pas ma puissance, si jepossédais un semblable instrument ! Je le lui pris des mainset touchai la lame. Il parut surpris de l’expression qui passa surmon visage pendant une brève seconde : ce n’était pas del’horreur, c’était de la convoitise. Il m’arracha le pistoletjalousement, ferma le couteau et replaça le tout dans la poche oùil était caché.

– Il m’est indifférent que vous le luidisiez, reprit-il. Mettez le sur ses gardes et veillez sur lui. Jevois que vous savez en quels termes nous sommes : le dangerqu’il court ne vous étonne pas.

– Que vous a fait Heathcliff ?demandai-je. Quels torts a-t-il eus envers vous, qui justifientcette haine effrayante ? Ne serait-il pas plus sage de leprier de quitter la maison ?

– Non ! tonna Earnshaw. S’il faitmine de partir, c’est un homme mort. Persuadez-le d’essayer et vouscommettrez un meurtre. Faut-il que je perde tout, sans aucunechance de rien regagner ? Faut-il que Hareton soit unmendiant ? Oh ! damnation ! Je veux reprendre monbien ; et je veux avoir son or aussi ; et puisson sang ; et l’enfer aura son âme ! Il sera dix foisplus noir avec cet hôte-là qu’il ne l’a jamais été !

Vous m’avez mise au courant, Hélène, desmanières de votre ancien maître. Il est évidemment au bord de lafolie, du moins y était-il la nuit dernière. Je frissonnais de mesentir près de lui et je pensai qu’en comparaison la grossièretémorose du domestique était agréable. Il reprit sa marchepensive ; je soulevai le loquet et m’échappai dans la cuisine.Joseph était penché sur le feu, surveillant une grande marmite quise balançait au-dessus de l’âtre ; un bol de bois plein degruau d’avoine était posé sur le banc à côté. Le contenu de lamarmite commençait à bouillir, et Joseph se tourna pour plonger lamain dans le bol. Je conjecturai que ces préparatifs devaient êtredestinés à notre souper et, comme j’avais faim, je décidai qu’ilfallait que le plat fût mangeable. Aussitôt, criant sur un tonaigu : « Je vais faire le porridge », je plaçai lerécipient hors de son atteinte et, tout en retirant mon chapeau etmon amazone, je poursuivis :

– Mr Earnshaw m’a annoncé quej’aurais à me servir moi-même : je vais m’y mettre. Je n’aipas l’intention de faire la dame parmi vous, car je craindrais demourir de faim.

– Bon Dieu ! murmura-t-il ens’asseyant et en passant la main sur ses bas à côtes depuis legenou jusqu’à la cheville. S’y faut qu’je r’cevions d’nouveauxordres, juste quand c’est que j’viens d’m’habituer à deux maîtres,s’y faut qu’j’ayons eune maîtresse su’l’dos, il est grand temps quej’disparaissions. Je n’pensions point voir jamais l’jour qu’ym’faudrait quitter la vieille maison… mais j’croyons qu’il est benproche !

Je ne pris pas garde à ces lamentations. Je memis vivement à l’œuvre, en soupirant au souvenir de l’époque oùtout cela n’aurait été qu’une joyeuse plaisanterie ; mais jefus bien vite forcée de chasser cette réminiscence. L’image de monbonheur passé me torturait, et plus je redoutais d’en évoquerl’apparition, plus vite tournait la spatule et plus vite lespoignées de farine tombaient dans l’eau. Joseph contemplait mamanière de faire la cuisine avec une indignation croissante.

– V’là ! s’écria-t-il. Hareton,t’auras point d’porridge ce soir ; ce n’seront ren qu’desboulettes aussi grosses qu’mon poing. C’est çà ! je jetterionsd’dans le bol et tout le reste, si j’étions que d’vous. Allons,tirez l’écume et ça y sera. Pan ! pan ! C’est eunebénédiction que l’fond y soye point crevé !

C’était certainement un mets assez grossier,je l’avoue, quand il fut versé dans les assiettes. Il y en avaitquatre préparées, et l’on avait apporté de la laiterie un pot delait frais, dont Hareton se saisit ; il se mit à boire en enrépandant la moitié. Je protestai et voulus qu’il versât son laitdans sa tasse. Je déclarai que je ne pourrais pas goûter à unliquide aussi malproprement manipulé. Le vieux cynique jugea bon dese montrer très scandalisé de ce raffinement ; il m’assura, àplusieurs reprises, que « l’gamin y m’valait ben », etqu’il était « aussi sain comme moi », s’étonnant que jepusse être si infatuée de ma personne. Pendant ce temps, le jeunevaurien continuait de téter et me regardait d’un air de défi touten bavant dans le pot.

– Je prendrai mon souper dans une autrepièce, déclarai-je. N’avez-vous pas un endroit que vous appelez lepetit salon ?

– P’tit salon ! répéta-t-il enricanant. P’tit salon ! Non, nous n’avons point de p’titssalons. Si not’compagnie n’vous plaît point, y a celle dumaître ; et si c’est qu’vous n’aimez point celle du maître, ya la nôtre.

– Alors je vais monter. Montrez-moi unechambre.

Je mis mon assiette sur un plateau et allaimoi-même chercher encore un peu de lait. Le vieux drôle se leva engrognant beaucoup et me précéda dans l’escalier. Nous montâmesjusqu’au grenier. Il ouvrait une porte de temps à autre etregardait dans les pièces devant lesquelles nous passions.

– Vlà eune chambre, dit-il enfin enfaisant tourner sur ses gonds une planche branlante. Elle est benassez bonne pour y manger un peu d’porridge. Y a un tas d’graindans l’coin, là, qu’est gentiment propre ; si vous avez peured’salir vot’belle robe d’soie, étendez vot’mouchoir dessus.

La « chambre » était une espèce dedébarras qui empoisonnait le malt et le grain ; différentssacs pleins de ces denrées étaient empilés tout autour, laissant unlarge espace libre au milieu.

– Voyons ! m’écriai-je en leregardant d’un air furieux, ce n’est pas là un endroit pour passerla nuit. Je désire voir ma chambre à coucher.

– Chambre à coucher ! répéta-t-ilsur un ton moqueur. Vous avez vu toutes les chambres à coucher qu’ya ici… v’la la mienne !

Il me désigna un second galetas, qui nedifférait du premier que parce que les murs y étaient plus nus etqu’il s’y trouvait un grand lit bas, sans rideaux, avec uncouvre-pied indigo à un bout.

– Qu’ai-je à faire de la vôtre ?répliquai-je. Je suppose que Mr Heathcliff ne loge pas sousles toits, n’est-ce pas ?

– Oh ! c’est la chambre de M’sieuHeathcliff que vous d’sirez ? s’écria-t-il comme s’il faisaitune découverte. Vous pouviez donc point l’dire tout dret ?J’vous aurions expliqué, sans m’donner tant d’peine, qu’c’est toutjustement la seule que vous n’puissiez point voir… y la tienttoujours fermée à clef et personne y entre jamais qu’lui.

– Voilà une jolie maison, Joseph, nepus-je m’empêcher d’observer, et d’agréables habitants. Je croisque l’essence concentrée de toute la folie qu’il y a dans le mondes’est logée dans ma cervelle le jour que j’ai lié mon sort auleur ! Quoi qu’il en soit, ce n’est pas la question pour lemoment… il y a d’autres chambres. Pour l’amour du ciel,dépêchez-vous et laissez-moi m’installer quelque part.

Il ne répondit pas à cette adjuration. Il seborna à redescendre péniblement et d’un air bourru les degrés debois et à s’arrêter devant une pièce qu’à la qualité supérieure deson ameublement je jugeai devoir être la meilleure de la maison. Ily avait un tapis : un bon tapis, mais le dessin en était cachésous une couche de poussière ; une cheminée tendue de papiertailladé qui tombait en lambeaux ; un beau lit de chêne avecde grands rideaux rouges d’une étoffe d’un certain prix, defabrication moderne, mais qui avaient manifestement été mis à rudeépreuve. Les bandes du haut, arrachées de leurs anneaux, pendaienten festonnant, et la tige de fer qui les supportait était courbéeen arc d’un côté, laissant la draperie traîner sur le plancher. Leschaises aussi étaient endommagées, beaucoup d’entre ellessérieusement ; de profondes entailles dégradaient les panneauxdes murs. J’essayais de me décider à entrer dans cette pièce et àen prendre possession, quand mon imbécile de guide annonça :« C’t ici la chambre du maître ». Pendant ce temps monsouper était refroidi, mon appétit enfui et ma patience épuisée.J’insistai pour avoir sur-le-champ un lieu de refuge et les moyensde me reposer.

– Mais où diable ? commença lereligieux vieillard. Le Seigneur nous bénisse ! Le Seigneurnous pardonne ! Où diable c’est-y qu’vous voulez aller ?Vous êtes lassante, à la fin des fins ! Vous avez tout vu,excepté l’petit bout d’chambre de Hareton. Y en a pus d’autre dansla maison.

J’étais si irritée que je lançai à terre monplateau avec tout ce qui était dessus ; puis je m’assis sur lehaut de l’escalier, me cachai le visage dans les mains etpleurai.

– Ah ! ah ! s’écria Joseph. Benfait, Miss Cathy ! ben fait, Miss Cathy ! Eh ben !l’maître y va trébucher dans c’te vaisselle cassée ; et alorsnous entendrons quéqu’chose ; nous verrons c’qui s’passera.Que stupide folie ! Vous mériteriez d’être en pénitencejusqu’à la Noël, pour j’ter ainsi à vos pieds les précieux dons deDieu dans vos rages insensées ! Mais je m’trompions fort, onvous n’montrerez point c’te énergie-là longtemps. Pensez-vous queHeathcliff y va supporter ces jolies manières ? J’voudrionsqu’y vous y prenne, à ce p’tit jeu-là. Oui, je l’voudrions.

Là-dessus, il redescendit à sa tanière engrognant et emporta la chandelle avec lui ; je restai dansl’obscurité. La réflexion qui succéda à ma sotte action me força dereconnaître la nécessité de faire taire mon orgueil, d’étouffer macolère et de me hâter d’en faire disparaître les traces. Une aideinattendue se présenta tout à coup sous forme de Throttler, que jereconnus maintenant pour le fils de notre vieux Skulker : ilavait passé ses premiers mois à la Grange et avait été donné parmon père à Mr Hindley. Je crois qu’il me reconnut aussi. Ilfrotta son nez contre le mien en manière de salut, puis se hâta dedévorer le porridge, pendant que je tâtonnais de marche en marche,ramassant les débris de faïence et essuyant les éclaboussures delait sur la rampe avec mon mouchoir. Nos travaux étaient à peineterminés que j’entendis le pas d’Earnshaw dans le corridor. Monaide baissa la queue et se colla contre le mur ; je me glissaidans l’encoignure de la porte la plus proche. Les efforts du chienpour éviter son maître n’eurent pas de succès, comme me l’apprirentun bruit de pas précipités et un hurlement prolongé et pitoyable.J’eus plus de chance : il passa, entra dans sa chambre etferma la porte. Aussitôt après, Joseph monta avec Hareton pour lemettre au lit. J’avais trouvé un refuge dans la chambre de Haretonet le vieillard, en me voyant, dit :

– Y a d’la place pour vous etvot’orgueil, à présent, que j’pensions, dans la salle. Elle estvide. Vous pouvez l’avoir tout entière à vous, et à Celui qu’esttoujours là en tiers, et en ben mauvaise compagnie !

Je profitai avec empressement de l’avis ;et, à l’instant même où je me jetais sur une chaise, près du feu,ma tête s’inclina et je m’endormis. Mon sommeil fut profond etdoux, mais il prit fin beaucoup trop tôt. Mr Heathcliff meréveilla. Il venait de rentrer et me demandait, de sa manièrecharmante, ce que je faisais là. Je lui expliquai que, si j’étaisencore debout si tard, c’est qu’il avait la clef de notre chambredans sa poche. L’adjectif notre l’offensa mortellement. Iljura que sa chambre n’était pas et ne serait jamais la mienne etqu’il… mais je ne veux pas reproduire son langage ni décrire saconduite habituelle : il est ingénieux et inlassable quand ils’agit de s’attirer mon horreur ! L’étonnement qu’il me causeparfois est tel que ma frayeur en est étouffée ; pourtant, jevous assure, un tigre ou un serpent venimeux ne pourraientm’inspirer une terreur égale à celle qu’il fait naître en moi. Ilme mit au courant de la maladie de Catherine, accusa mon frère d’enêtre cause et me promit qu’il me ferait souffrir à la placed’Edgar, jusqu’à ce qu’il puisse mettre la main sur lui.

Je le hais… je suis bien misérable… j’ai étéfolle ! Gardez-vous de souffler mot de tout cela à la GrangeJe vous attendrai chaque jour… ne trompez pas monattente !

ISABELLE.

Chapitre 14

 

Dès que j’eus fini de lire cette lettre,j’allai trouver le maître. Je lui annonçai que sa sœur étaitarrivée à Hurle-Vent, qu’elle m’avait écrit pour me faire part duchagrin que lui causait l’état de Mrs Linton et de son ardentdésir de le voir ; j’ajoutai qu’elle souhaitait qu’il voulûtbien lui faire parvenir aussitôt que possible un gage de pardon,par mon entremise.

– De pardon ! dit Linton. Je n’airien à lui pardonner, Hélène. Vous pouvez aller à Hurle-Vent cetteaprès-midi, si vous voulez, et lui dire que je ne suis pas irrité,mais affligé de l’avoir perdue ; d’autant plus que je ne puiscroire qu’elle soit jamais heureuse. Il ne saurait cependant êtrequestion pour moi d’aller la voir ; nous sommes séparés pourtoujours. Si elle veut réellement m’obliger, qu’elle persuade lecoquin qu’elle a épousé de quitter le pays.

– Et vous ne lui écrirez pas un petitmot, monsieur ? demandai-je d’un ton suppliant.

– Non ; c’est inutile. Mes rapportsavec la famille de Heathcliff seront aussi rares que les siens avecla mienne. Ils n’existeront pas !

La froideur de Mr Edgar me décourageaextrêmement. Pendant tout le trajet à partir de la Grange je mecreusai la cervelle pour trouver le moyen de donner un peu plus decordialité à ses paroles, quand je les répéterais, et d’adoucir lerefus qu’il avait opposé à ma demande de quelques simples lignespour consoler Isabelle. Je crois bien qu’elle me guettait depuis lematin : je la vis qui regardait derrière la fenêtre, comme jemontais la chaussée du jardin, et je lui fis signe ; mais ellerecula, comme si elle craignait d’être observée. J’entrai sansfrapper. On ne peut imaginer de spectacle plus triste, plus lugubreque celui que présentait cette salle autrefois si gaie ! Jedois avouer que, si j’eusse été à la place de la jeune femme,j’aurais au moins balayé le foyer et essuyé les tables avec untorchon. Mais elle était déjà gagnée par le contagieux espritd’incurie qui l’environnait. Sa jolie figure était pâle etindolente ; ses cheveux n’étaient pas bouclés ; quelquesmèches pendaient lamentablement, d’autres étaient roulées sans soinsur sa tête. Elle ne s’était probablement pas déshabillée depuis laveille au soir. Hindley n’était pas là. Mr Heathcliff étaitassis à une table, en train de feuilleter quelques papiers dans sonportefeuille ; mais il se leva quand j’entrai, me demanda trèsamicalement comment j’allais et m’offrit une chaise. Au milieu detout ce qu’il y avait là, lui seul avait l’air décent ; jetrouvais qu’il n’avait jamais eu meilleure apparence. Lescirconstances avaient tellement modifié leurs positions respectivesqu’un étranger l’aurait certainement pris pour un gentleman denaissance et d’éducation, et sa femme pour une parfaite petitesouillon. Elle s’avança vivement à ma rencontre et tendit la mainpour recevoir la lettre qu’elle attendait. Je secouai la tête. Ellene voulut pas comprendre mon geste, me suivit près d’un buffet oùj’allai déposer mon chapeau et me sollicita à voix basse de luiremettre sur-le-champ ce que j’avais apporté. Heathcliff devina lesens de sa manœuvre et dit :

– Si vous avez quelque chose pourIsabelle (comme je n’en doute pas, Nelly), donnez-le-lui. Ce n’estpas la peine d’en faire un secret : nous n’avons pas desecrets entre nous.

– Oh ! je n’ai rien, répondis-je,pensant qu’il valait mieux dire la vérité sans tarder. Mon maîtrem’a chargée de dire à sa sœur qu’elle ne doit attendre ni lettre nivisite de lui pour le moment. Il vous envoie ses souvenirsaffectueux, madame, ses souhaits pour votre bonheur, et son pardonpour le chagrin que vous lui avez causé. Mais il pense que,dorénavant, sa maison et cette maison-ci doivent suspendre tousrapports, vu qu’il n’en saurait sortir rien de bon.

Les lèvres de Mrs Heathcliff frémirentlégèrement et elle retourna prendre sa place près de la fenêtre.Son mari resta debout devant la cheminée, près de moi, et se mit àme faire des questions au sujet de Catherine. Je lui donnai sur samaladie les détails que je jugeai convenables et il parvint, par unnouvel interrogatoire, à me faire raconter la plupart des faitsliés à l’origine de cette maladie. Je blâmai Catherine, à justetitre, de l’avoir elle-même provoquée ; je conclus enexprimant l’espoir qu’il suivrait l’exemple de Mr Linton ets’abstiendrait à l’avenir de toutes relations avec la famille decelui-ci, que ses intentions fussent bonnes ou non.

– Mrs Linton est à peineconvalescente, dis-je. Elle ne sera jamais ce qu’elle étaitauparavant, mais sa vie est sauve. Si réellement vous lui portezintérêt, vous éviterez de vous trouver encore sur son chemin ;bien mieux, vous quitterez définitivement le pays ; et, afinque vous n’en puissiez avoir aucun regret, je vous dirai queCatherine Linton est aussi différente maintenant de votre ancienneamie Catherine Earnshaw que cette jeune dame est différente de moi.Son aspect est entièrement changé, son caractère encore bien plus.Celui que la nécessité oblige d’être son compagnon n’auradésormais, pour soutenir son affection, que le souvenir de cequ’elle était autrefois, la simple humanité et le sentiment dudevoir.

– C’est bien possible, observa Heathcliffen se forçant de paraître calme. Il est bien possible que votremaître ne puisse s’appuyer sur rien d’autre que la simple humanitéet le sentiment du devoir. Mais vous figurez-vous que je vaisabandonner Catherine à son devoir et à sonhumanité ? Pouvez-vous comparer mes sentiments pourCatherine aux siens ? Je veux qu’avant de quitter cette maisonvous me promettiez de m’obtenir une entrevue avec elle :consentez ou refusez, je veux la voir ! Quedites-vous ?

– Je dis, Mr Heathcliff, qu’il nefaut pas que vous la voyiez ; et vous ne la verrez jamais parmon entremise. Une autre rencontre entre vous et mon maîtreachèverait de la tuer.

– Avec votre aide, cette rencontre pourraêtre évitée ; et si un pareil événement devait créer undanger… si Linton était la cause d’un seul trouble de plus dansl’existence de Catherine… eh bien ! je crois que je seraisfondé à me porter aux extrêmes ! Je voudrais que vous fussiezassez sincère pour me dire si Catherine souffrirait beaucoup de leperdre : c’est cette crainte qui me retient. Et ici vous voyezla différence de nos sentiments : s’il eût été à ma place etmoi à la sienne, bien que je le haïsse d’une haine qui a empoisonnéma vie, je n’aurais jamais levé la main sur lui. Ayez l’airincrédule tant qu’il vous plaira ! Je ne l’aurais jamais bannide la société de Catherine tant qu’elle aurait désiré la sienne.Dès le moment qu’elle aurait cessé de lui porter intérêt, je luiaurais arraché le cœur et j’aurais bu son sang ! Maisjusque-là – si vous ne me croyez pas, vous ne me connaissez pas –jusque-là je serais mort à petit feu avant de toucher à un seulcheveu de sa tête.

– Et pourtant vous n’avez pas scrupule deruiner complètement tout espoir de complet rétablissement de mamaîtresse, en vous rappelant de force à son souvenir alors qu’ellevous a presque oublié, et en lui infligeant l’épreuve de nouvellesdiscordes et de nouvelles angoisses.

– Vous croyez qu’elle m’a presqueoublié ? Oh ! Nelly ! vous savez bien qu’il n’en estrien. Vous savez tout comme moi que, pour chaque pensée qu’elleaccorde à Linton, elle m’en accorde mille ! Dans la période laplus misérable de mon existence, j’ai eu cette crainte-là ;j’en ai été poursuivi lors de mon retour dans le pays l’étédernier. Mais seule l’assurance qu’elle m’en donnerait elle-mêmepourrait me faire admettre maintenant cette horrible idée. Sic’était vrai, que m’importeraient alors Linton, et Hindley, et tousles rêves que j’ai pu faire ? Deux mots résumeraient monavenir : mort et enfer. L’existence, après que j’aurais perduCatherine, serait pour moi l’enfer. Que j’ai été stupide dem’imaginer un moment qu’elle tenait à l’affection d’Edgar Lintonplus qu’à la mienne ! Quand il l’aimerait de toutes les forcesde son être chétif, il n’arriverait pas à l’aimer en quatre-vingtsans autant que moi en un jour. Et le cœur de Catherine est aussiprofond que le mien : l’auge que voilà aurait autant de peineà contenir la mer que Linton à accaparer toute l’affection de safemme. Bah ! il lui est à peine un peu plus cher que son chienou son cheval. Il n’est pas au pouvoir de Linton d’être aimé commemoi : comment pourrait-elle aimer en lui ce qu’il n’apas ?

– Catherine et Edgar sont aussi attachésl’un à l’autre que deux personnes peuvent l’être, s’écria Isabelleavec une vivacité soudaine. Nul n’a le droit de parler de la sorteet je ne laisserai pas calomnier mon frère sans protestation.

– Votre frère vous est extrêmementattaché, à vous aussi, n’est-ce pas ? observa Heathcliff avecmépris. Il vous envoie promener avec un empressementremarquable.

– Il ignore ce que je souffre,répliqua-t-elle. Je ne lui ai pas dit cela.

– Vous lui avez donc dit quelquechose ? Vous lui avez écrit, n’est-ce pas ?

– Pour lui dire que j’étais mariée, oui,je lui ai écrit : vous avez vu la lettre.

– Et rien d’autre depuis ?

– Non.

– Le changement de condition me paraîtavoir profondément éprouvé ma jeune dame, remarquai-je. L’affectionde quelqu’un lui fait évidemment défaut. De qui, je peux ledeviner ; mais il vaut peut-être mieux que je ne le disepas.

– Je devine, moi, que c’est la siennepropre, reprit Heathcliff. Elle devient une vraie souillon !Elle s’est lassée avec une rapidité surprenante de chercher à meplaire. Vous ne le croiriez pas, mais le lendemain même de notremariage, elle pleurait pour retourner chez elle. Après tout, sielle n’est pas très bien tenue, elle n’en sera que mieux à sa placedans cette maison, et je prendrai garde qu’elle ne me fasse honteen rôdant au dehors.

– Mais, monsieur, j’espère que vousn’oublierez pas que Mrs Heathcliff est habituée à être soignéeet servie, et qu’elle a été élevée comme une fille unique auprès dequi tout le monde s’empressait. Il faut que vous lui permettiezd’avoir une femme de chambre pour tenir tout propre autour d’elle,et il faut que vous la traitiez avec bonté. Quoi que vous pensiezde Mr Edgar, vous ne pouvez douter qu’elle, du moins, ne soitcapable d’un attachement profond, car autrement elle n’aurait pasabandonné les élégances, les commodités et les amis de son anciennedemeure pour consentir à s’établir avec vous dans un désert commecelui-ci !

– Elle a abandonné tout cela sousl’empire d’une illusion, répondit-il. Elle a vu en moi un héros deroman et a attendu de ma chevaleresque dévotion une indulgenceillimitée. C’est à peine si je puis la regarder comme une créaturedouée de raison, après l’obstination qu’elle a mise à se forger demoi une idée fabuleuse et à agir d’après les fausses impressionsqu’elle se plaisait à entretenir. Mais je crois qu’elle commenceenfin à me connaître. Je ne vois plus les sourires niais et lesgrimaces qui m’agaçaient au début, ni cette incroyable incapacitéde s’apercevoir que j’étais sérieux quand je lui donnais monopinion sur elle et sur son égarement. Il lui a fallu unmerveilleux effort de perspicacité pour découvrir que je nel’aimais pas. J’ai cru un moment que rien ne pourrait lui faireentrer cela dans la tête ! Et encore n’en est-elle pas bienpersuadée ; car ce matin, elle m’a annoncé, comme une nouvelleextraordinaire, que j’étais réellement parvenu à me faire haïrd’elle ! Un vrai travail d’Hercule, je vous assure ! Sij’y suis arrivé, j’ai lieu de lui adresser des remerciements.Puis-je me fier à votre assertion, Isabelle ? Êtes-vous sûreque vous me haïssez ? Si je vous laissais seule pendant unedemi-journée, ne vous verrais-je pas revenir à moi avec des soupirset des cajoleries ? Je gage qu’elle aurait préféré que devantvous j’eusse affecté la tendresse ; sa vanité est blessée devoir la vérité dévoilée. Mais peu m’importe qu’on sache que lapassion était tout entière d’un seul côté : là-dessus je nelui ai jamais fait de mensonge. Elle ne peut pas m’accuser d’avoirmontré la moindre amabilité trompeuse. La première chose qu’ellem’a vu faire, en quittant la Grange, a été de pendre sa petitechienne ; et, quand elle a intercédé en sa faveur, lespremiers mots que j’ai prononcés ont été pour exprimer le vœu quetous les êtres qui lui étaient attachés fussent pendus, saufun : peut-être a-t-elle pris l’exception pour elle-même. Maisaucune brutalité ne l’a rebutée ; je crois qu’elle en al’admiration innée, à condition que sa précieuse personne soit àl’abri. Voyons, n’était-ce pas le comble de l’absurdité, de lastupidité, de la part de cette pitoyable, servile et bassecréature, que de se figurer que je pourrais l’aimer ? Dites àvotre maître, Nelly, que jamais de ma vie je n’ai rencontré d’êtreaussi abject qu’elle. Elle déshonore même le nom de Linton ;et c’est parfois un pur manque d’invention qui m’a arrêté quandj’essayais de voir ce qu’elle pouvait supporter tout en continuantà ramper avec une honteuse servilité. Mais dites-lui aussi, pourmettre à l’aise son cœur de frère et de magistrat, que je me tiensstrictement dans les limites de la loi. J’ai évité jusqu’ici de luidonner le moindre droit à réclamer une séparation ; et, quiplus est, elle n’a besoin de personne pour se libérer. Si elledésirait s’en aller, elle le pourrait ; l’ennui que me causesa présence surpasse le plaisir que je puis trouver à latourmenter.

– Mr Heathcliff, c’est là le langaged’un aliéné. Votre femme, bien probablement, est convaincue quevous êtes fou ; c’est pour cela qu’elle vous a supportéjusqu’à présent. Mais puisque vous dites qu’elle peut partir, elleprofitera sans doute de la permission. Vous n’êtes pas siensorcelée, madame, que de rester avec lui de plein gré ?

– Prenez garde, Hélène ! réponditIsabelle, les yeux brillants de fureur ; on ne pouvait douter,à la voir, que son mari n’eût pleinement réussi à se fairedétester. Ne croyez pas un mot de ce qu’il dit. C’est un démon quiment ! un monstre et non un être humain ! Il m’a déjàdéclaré que je pouvais m’en aller : j’ai essayé, mais jen’oserais recommencer ! Seulement, Hélène, promettez-moi quevous ne rapporterez pas une syllabe de ses infâmes propos à monfrère ni à Catherine. Quoi qu’il prétende, il veut pousser Edgar audésespoir. Il dit qu’il m’a épousée pour avoir barres surlui ; mais il n’y arrivera pas, je mourrai plutôt ! jesouhaite, je prie le ciel qu’il oublie sa diabolique prudence etqu’il me tue ! Le seul plaisir que je puisse concevoir est demourir, ou de le voir mort !

– Bien… cela suffit pour le moment, ditHeathcliff. Si vous êtes appelée devant une cour de justice, vousvous rappellerez ses paroles, Nelly ! Et regardez-labien : elle est presque au point qui me conviendrait.Non ; vous n’êtes pas en état de vous garder vous-même,Isabelle ; et, comme je suis votre protecteur légal, je suisobligé de vous conserver sous ma coupe, quelque désagréable quepuisse être cette obligation. Montez ; j’ai quelque chose àdire en particulier à Nelly Dean. Pas par là : montez, vousdis-je. Allons ! voilà le chemin, mon enfant !

Il la saisit, la jeta hors de la pièce etrevint en murmurant :

– Je suis sans pitié ! je suis sanspitié ! Plus les vers se tordent, plus grande est mon envie deleur écraser les entrailles ! C’est comme une rage de dentsmorale, et je broie avec d’autant plus d’énergie que la douleur estplus vive.

– Comprenez-vous ce que signifie le motpitié ? demandai-je en me hâtant de reprendre mon chapeau. Enavez-vous jamais ressenti aucune trace, dans votre vie ?

– Laissez cela, interrompit-il en voyantmes préparatifs de départ. Vous ne partez pas encore. Venez ici,Nelly. Il faut que, par persuasion ou par contrainte, vous m’aidiezà accomplir ma résolution de voir Catherine, et cela sans délai. Jejure que je ne médite rien de mal ; je ne désire causer aucuntrouble, ni exaspérer ou insulter Mr Linton. Je veux seulementsavoir par elle-même comment elle va, pourquoi elle a été malade,et lui demander si je ne puis rien pour elle. La nuit dernière,j’ai passé six heures dans le jardin de la Grange, et j’yretournerai ce soir ; nuit et jour je rôderai autour de lamaison, jusqu’à ce que je trouve une occasion pour entrer. Si jerencontre Edgar Linton, je n’hésiterai pas à l’abattre et à fairece qu’il faudra pour m’assurer qu’il me laissera tranquille pendantque je serai là. Si ses domestiques me font obstacle, je m’endébarrasserai en les menaçant de ces pistolets. Mais ne vaudrait-ilpas mieux prévenir la rencontre avec eux ou avec leur maître ?Cela vous serait bien facile. Je vous avertirais de ma venue, vouspourriez me faire entrer sans qu’on me vît, dès qu’elle seraitseule, et monter la garde jusqu’à mon départ, la conscienceparfaitement en paix : vous empêcheriez un malheur.

Je protestai contre l’idée de jouer ce rôle detraître dans la maison de celui qui m’employait. De plus,j’insistai sur la cruauté et l’égoïsme qu’il y aurait de sa part àtroubler, pour sa satisfaction, la tranquillité deMrs Linton.

– Le moindre incident l’agiteterriblement, lui dis-je. Elle est toute en nerfs et elle nepourrait supporter cette surprise, je vous assure. Ne persistezpas, monsieur ! ou je serai obligée d’informer mon maître devos desseins, et il prendra des mesures pour préserver sa maison etceux qui l’habitent d’intrusions aussi injustifiables !

– En ce cas, je prendrai des mesures pourm’assurer de vous, femme ! s’écria Heathcliff. Vous nequitterez pas Hurle-Vent avant demain matin. C’est un conte absurdede prétendre que Catherine ne pourrait supporter ma vue ; etquant à la surprendre, je ne le désire pas. Il faut que vous laprépariez… demandez-lui si je puis venir. Vous dites qu’elle neprononce jamais mon nom et qu’on ne le prononce jamais devant elle.À qui parlerait-elle de moi, si je suis un sujet de conversationinterdit dans la maison ? Elle vous regarde tous comme desespions pour le compte de son mari. Oh ! je suis sûr qu’elleest en enfer au milieu de vous ! Aussi clairement quen’importe quelle manifestation, son silence me révèle tout cequ’elle ressent. Vous dites qu’elle est souvent inquiète et qu’ellea l’air troublé : est-ce là une preuve de tranquillité ?Vous dites que son esprit est dérangé : comment diablepourrait-il en être autrement, dans son isolement terrible ?Et cet être insipide et mesquin qui la soigne par devoiret par humanité !par pitié et parcharité ! Il ferait aussi bien de planter un chênedans un pot à fleurs et de s’attendre à le voir grandir, que de sefigurer qu’il pourra la rendre à la santé par l’effet de sesmisérables soins ! Réglons la chose sur-le-champ ;voulez-vous rester ici et dois-je me frayer le chemin jusqu’àCatherine aux dépens de Linton et de son valet ? ouvoulez-vous être une amie comme vous l’avez été jusqu’à présent, etfaire ce que je vous demande ? Décidez-vous ! car je n’aipas de raison pour m’attarder une minute de plus si vous persistezdans votre mauvais vouloir obstiné.

Eh bien ! Mr Lockwood, je discutai,je protestai et cinquante fois je lui refusai carrément. Mais à lalongue il m’arracha un compromis. Je m’engageai à porter à mamaîtresse une lettre de lui ; et, si elle y consentait, jepromis de l’avertir de la prochaine absence de Linton. Il pourraitalors venir et s’arrangerait comme il voudrait pour entrer :je ne serais pas là, les autres domestiques non plus. Était-ce bienou mal ? Je crains que ce n’ait été mal, quoique celaprésentât des avantages. Je pensais, en cédant, prévenir unenouvelle explosion ; et je pensais aussi qu’il en pourraitrésulter dans la maladie mentale de Catherine une crise favorable.Puis je me rappelais les sévères remontrances de Mr Edgarparce que je lui avais rapporté des histoires. Enfin j’essayaid’apaiser mes scrupules en affirmant à plusieurs reprises que cetabus de confiance, si cela méritait une si dure qualification,serait le dernier. Néanmoins mon trajet fut plus triste au retourqu’il n’avait été à l’aller ; et j’eus bien des hésitationsavant d’arriver à prendre sur moi de mettre la lettre entre lesmains de Mrs Linton.

 

Mais voici Kenneth ; je vais descendre etlui dire comme vous allez mieux. Mon histoire est aussi longuequ’un jour sans pain, comme nous disons, et elle servira à tuer uneautre matinée.

Aussi longue qu’un jour sans pain, et aussisinistre ! pensais-je pendant que la brave femme descendaitpour recevoir le docteur ; et pas exactement de la sorte quej’aurais choisie pour me récréer. Mais peu importe ! Desherbes amères de Mrs Dean j’extrairai des médecinesbienfaisantes. Et d’abord, méfions-nous de la fascination qui sedissimule dans les yeux brillants de Catherine Heathcliff. Jeserais dans un étrange embarras si je laissais prendre mon cœur parcette jeune personne et si la fille se trouvait être une secondeédition de la mère !

Chapitre 15

 

Encore une semaine passée… chaque jour quis’écoule me rapproche de la santé et du printemps ! J’aimaintenant entendu toute l’histoire de mon voisin, en plusieursséances, selon les loisirs que pouvait trouver ma femme de chargeau milieu d’occupations plus importantes. Je vais poursuivre sonrécit en empruntant ses propres termes, un peu condensés seulement.Elle est, en somme, très bonne conteuse et je ne crois pas que jepourrais améliorer son style.

 

Le soir même de ma visite à Hurle-Vent,continua-t-elle, je fus certaine, comme si je l’avais vu, queMr Heathcliff rôdait aux alentours de la maison. J’évitaid’aller dehors, parce que j’avais toujours sa lettre dans ma pocheet que je n’avais pas envie d’être encore menacée ou tracassée.J’avais pris la décision de ne pas la remettre à Catherine avantque mon maître fût sorti, car je ne pouvais prévoir comment elle enserait affectée. Il en résulta qu’elle ne l’eut qu’au bout de troisjours. Le quatrième jour était un dimanche et je lui portai lalettre dans sa chambre quand tout le monde fut parti pour l’église.Un seul domestique restait avec moi pour garder la maison et nousavions l’habitude de fermer les portes pendant la durée du service.Mais, ce jour-là, le temps était si doux et si agréable que je lesouvris toutes grandes et, pour tenir mon engagement, comme jesavais qu’il allait venir, je dis à mon compagnon que notremaîtresse avait bien envie d’avoir des oranges et qu’il lui fallaitcourir au village en chercher quelques-unes qu’on paierait lelendemain. Il partit et je montai.

Mrs Linton était assise, comme àl’accoutumée, dans l’encoignure de la fenêtre ouverte, vêtue d’unerobe blanche flottante, un léger châle sur les épaules. Sa longueet épaisse chevelure avait été en partie coupée au début de samaladie et elle la portait à présent relevée en simples tresses surle front et sur la nuque. Elle était très changée, comme je l’avaisdit à Heathcliff ; mais, quand elle était calme, ce changementdonnait à sa beauté une apparence surnaturelle. L’éclat de ses yeuxavait fait place à une douceur rêveuse et mélancolique ; ilsne semblaient plus s’attacher aux objets qui l’environnaient ;ils paraissaient toujours fixés au loin, très loin, au delà de cemonde, aurait-on dit. Puis la pâleur de son visage – dont l’aspecthagard avait disparu quand elle avait repris des chairs – etl’expression particulière que lui donnait son état mental, tout enrappelant douloureusement ce qui en était cause, ajoutaient autouchant intérêt qu’elle éveillait : ces signes contredisaient– pour moi, certainement, et pour tous ceux qui la voyaient, jepense – les preuves plus palpables de sa convalescence et luiimprimaient la marque d’un dépérissement fatal.

Un livre était ouvert devant elle, sur lerebord de la fenêtre, et par moments une brise à peine perceptibleen agitait les feuillets. Je pensai que c’était Linton qui l’avaitposé là ; car jamais elle ne cherchait de divertissement dansla lecture, non plus que dans aucune autre occupation, et ilarrivait à son mari de passer des heures à essayer d’attirer sonattention sur quelque sujet qui, autrefois, avait été une de sesdistractions. Elle comprenait son dessein et quand elle était dansses meilleures humeurs, supportait paisiblement ses efforts ;seulement elle laissait paraître leur inutilité en réprimant detemps à autre un soupir de lassitude, et elle finissait parl’arrêter avec le plus triste des sourires et des baisers. D’autresfois, elle se détournait brusquement, se cachait la figure dans lesmains, ou même elle le repoussait avec colère ; alors il avaitsoin de la laisser seule, car il était certain de ne lui faireaucun bien.

Les cloches de la chapelle de Gimmertonretentissaient encore ; le bruit du ruisseau qui coulaitmoelleusement à pleins bords dans la vallée venait caresserl’oreille, et remplaçait agréablement le murmure encore absent dufeuillage estival qui, autour de la Grange, étouffe la musique del’eau quand les arbres ont revêtu leur parure. À Hurle-Vent, onentendait toujours cette musique dans les jours calmes quisuivaient un grand dégel ou une période de pluie continue. Et c’està Hurle-Vent que Catherine pensait en écoutant : si tant estqu’elle pensât ou qu’elle écoutât, car elle avait ce vague etlointain regard dont j’ai déjà parlé, qui n’exprimait aucuneperception des choses matérielles ni par l’oreille ni par lesyeux.

– Voici une lettre pour vous,Mrs Linton, dis-je en lui plaçant doucement la lettre dans lamain qui était appuyée sur son genou. Il faut la lire tout àl’heure, car elle demande une réponse. Dois-je rompre lecachet ?

– Oui, répondit-elle sans détourner lesyeux.

Je l’ouvris. C’était un très court billet.

– Maintenant, continuai-je, lisez.

Elle retira la main et laissa tomber lepapier. Je le replaçai sur ses genoux et attendis qu’il lui plûtd’y jeter les yeux ; mais à la fin, comme elle ne bougeaitpas, je repris :

– Dois-je le lire moi-même, madame ?C’est de Mr Heathcliff.

Elle tressaillit ; il semblait que lamémoire lui revînt confusément et qu’elle luttât pour ressaisir sesidées. Elle souleva la lettre et parut la parcourir ; quandelle arriva à la signature, elle soupira. Pourtant je vis qu’ellen’en avait pas saisi le sens, car, lorsque je manifestai le désirde connaître sa réponse, elle me montra simplement du doigt le nomet tourna vers moi des yeux ardents, désolés et interrogateurs.

– Eh bien ! il voudrait vous voir,dis-je, devinant qu’elle avait besoin d’un interprète. Il est dansle jardin en ce moment, impatient de savoir quelle réponse je luiapporterai.

Tout en parlant, j’observais un grand chiencouché au soleil sur l’herbe. L’animal dressa les oreilles commes’il allait aboyer, puis les laissa retomber et indiqua, en remuantla queue, l’approche de quelqu’un qu’il ne considérait pas comme unétranger. Mrs Linton se pencha et écouta en retenant sarespiration. Une minute après, un pas traversa le vestibule. Lamaison ouverte était pour Heathcliff une tentation trop forte pourqu’il y résistât ; vraisemblablement, il avait supposé quej’étais tentée d’éluder ma promesse et s’était résolu à se fier àson audace. Le regard de Catherine était ardemment tendu versl’entrée de la chambre. Comme il ne trouvait pas aussitôt la pièceoù nous nous tenions, elle me fit signe de le faire entrer. Mais,avant que j’eusse gagné la porte, il franchissait le seuil :en une ou deux enjambées il était près d’elle et la tenait dans sesbras.

Il ne dit rien et ne relâcha pas son étreintedurant près de cinq minutes ; pendant ce temps il lui prodiguaplus de baisers qu’il n’en avait donné de toute sa vie, je croisbien. Mais c’était ma maîtresse qui lui avait donné le premier, etje vis clairement qu’une véritable angoisse l’empêchait presque dela regarder en face. Dès l’instant qu’il l’avait aperçue, il avaitété saisi, comme je l’étais moi-même, de la conviction qu’il n’yavait plus pour elle d’espoir de jamais se rétablir… que sûrementelle était condamnée.

– Oh ! Cathy ! Oh ! mavie : comment pourrai-je supporter cette épreuve ?

Tels furent ses premiers mots, prononcés surun ton qui ne cherchait pas à déguiser son désespoir. Puis il laregarda avec une ardeur telle que je crus que l’intensité même dece regard amènerait des larmes dans ses yeux ; mais ilsbrûlaient d’angoisse et restaient secs.

– Eh ! quoi ? dit Catherine enretombant dans son fauteuil et lui opposant tout à coup un frontassombri : son humeur tournait au vent de ses capricesconstamment changeants. Edgar et vous m’avez brisé le cœur,Heathcliff ! Et tous deux vous venez vous lamenter auprès demoi, comme si c’était vous qui étiez à plaindre ! Je ne vousplaindrai pas, certes non. Vous m’avez tuée… et cela vous a réussi,il me semble. Que vous êtes robuste ! Combien d’annéescomptez-vous vivre encore après que je serai partie ?

Heathcliff avait mis un genou en terre pourl’embrasser. Il voulut se lever, mais elle le saisit par lescheveux et le maintint.

– Je voudrais pouvoir vous retenir,continua-t-elle avec amertume, jusqu’à ce que nous soyons mortstous les deux ! Que m’importerait ce que voussouffririez ? Vos souffrances me sont indifférentes. Pourquoine souffririez-vous pas ? Je souffre bien, moi ?M’oublierez-vous ? Serez-vous heureux quand je serai sousterre ? Direz-vous, dans vingt ans d’ici : « Voilàla tombe de Catherine Earnshaw. Je l’ai aimée, il y a longtemps, etj’ai été bien misérable quand je l’ai perdue ; mais c’estfini. J’en ai aimé bien d’autres depuis ; mes enfants me sontplus chers qu’elle ne m’était chère et, quand je mourrai, je ne meréjouirai pas d’aller la retrouver, je m’affligerai de lesquitter. » Est-ce là ce que vous direz, Heathcliff ?

– Ne me torturez pas pour me rendre aussiinsensé que vous-même, s’écria-t-il en dégageant sa tête et engrinçant des dents.

Ces deux êtres, pour un spectateur desang-froid, formaient un tableau étrange et terrible. Catherineavait vraiment sujet de croire que le ciel serait pour elle un lieud’exil si, avec sa dépouille mortelle, elle ne perdait aussi soncaractère moral. Son visage blanc reflétait une rancune furieuse,ses lèvres étaient exsangues et son œil scintillait ; ellegardait dans ses doigts crispés quelques mèches des cheveux qu’elleavait tenus. Quant à son compagnon, en s’aidant d’une main pour serelever, il lui avait, de l’autre, pris le bras ; et ladouceur dont il disposait était si peu proportionnée à cequ’exigeait l’état de Catherine que, quand il la lâcha, je visquatre marques bleues très distinctes sur sa peau décolorée.

– Êtes-vous possédée du démon,poursuivit-il avec sauvagerie, pour me parler ainsi quand vous êtesmourante ? Songez-vous que toutes ces paroles resterontimprimées en lettres de feu dans ma mémoire et me rongerontéternellement quand vous m’aurez quitté ? Vous savez que vousmentez quand vous dites que je vous ai tuée ; et, Catherine,vous savez que j’oublierais mon existence avant de vousoublier ! Ne suffit-il pas à votre infernal égoïsme que je metorde dans les tourments de l’enfer quand vous reposerez enpaix ?

– Je ne reposerai pas en paix, ditCatherine, rappelée au sentiment de sa faiblesse physique par lessursauts violents et irréguliers de son cœur, qu’on voyait et qu’onentendait battre sous l’influence de son agitation extrême.

Elle n’ajouta rien jusqu’à ce que la crise fûtpassée, puis elle poursuivit, plus doucement :

– Je ne vous souhaite pas de torturesplus grandes que les miennes, Heathcliff. Je souhaite seulement quenous ne soyons jamais séparés. Si le souvenir de mes paroles devaitvous désoler plus tard, pensez que sous terre je ressentirai lamême désolation et, pour l’amour de moi, pardonnez-moi ! Venezici et agenouillez-vous encore ! Vous ne m’avez jamais fait demal de votre vie. Allons, si vous me gardez rancune, ce sera unsouvenir plus cruel que celui de mes paroles un peu dures ! Nevoulez-vous pas revenir près de moi ? Venez !

Heathcliff s’approcha du dossier de sonfauteuil et se pencha par-dessus, mais pas assez pour lui laisservoir son visage, qui était livide d’émotion. Elle se retourna pourle regarder ; il ne lui en laissa pas le temps. S’éloignantbrusquement, il se dirigea vers la cheminée, devant laquelle ilresta debout, silencieux et nous tournant le dos. Mrs Lintonle suivait d’un œil soupçonneux : chacun de ses mouvementséveillait en elle un sentiment nouveau. Après l’avoir longtempsconsidéré, elle reprit, en s’adressant à moi avec un accent dedésappointement indigné :

– Oh ! vous voyez, Nelly, il nefléchirait pas un instant pour me préserver de la tombe. Voilàcomme je suis aimée ! Bah ! qu’importe ! Ce n’estpas là mon Heathcliff. Le mien, je l’aimerai malgré tout et jel’emporterai avec moi : il est dans mon âme. Et puis,ajouta-t-elle d’un air rêveur, ce qui me fait le plus souffrir,c’est cette prison délabrée, après tout. Je suis lasse d’y êtreenfermée. Il me tarde de m’échapper dans ce monde glorieux et d’ydemeurer toujours ; de ne plus le voir vaguement à travers meslarmes, de ne plus soupirer après lui derrière les murailles d’uncœur endolori, mais d’être réellement avec lui et en lui. Nelly,vous croyez que vous êtes mieux portante et plus heureuse quemoi ; en pleine santé et en pleine vigueur ; vous meplaignez… bientôt cela changera. Ce sera moi qui vous plaindrai. Jeserai incomparablement au delà et au-dessus de vous tous. Je suissurprise qu’il ne veuille pas être près de moi !

Elle continua en se parlant àsoi-même :

– Je croyais qu’il le désirait.Heathcliff, cher Heathcliff ! Ne soyez plus maussade. Venezprès de moi, Heathcliff !

Dans son ardeur elle se leva, et s’appuya surle bras du fauteuil. À cet appel pressant il se tourna vers elle,l’air absolument désespéré. Ses yeux, grands ouverts et humides,lançaient sur elle des éclairs farouches ; sa poitrine sesoulevait convulsivement. Un instant ils restèrent à distance, puisils se rejoignirent, je vis à peine comment ; mais Catherinefit un bond, il la saisit et la retint dans une étreinte dont jecrus que ma maîtresse ne sortirait pas vivante. En fait, elle meparut aussitôt privée de sentiment. Il se jeta sur le siège le plusvoisin. Comme je m’avançais vivement pour voir si elle étaitévanouie, il poussa un grognement, écuma comme un chien enragé etl’attira à lui avec une jalousie vorace. J’avais l’impression den’être plus en compagnie d’une créature de la même espèce quemoi ; il avait l’air de ne pas comprendre quand je luiparlais. Aussi me tins-je à l’écart et gardai-je le silence, enproie à une grande perplexité.

Un mouvement que fit Catherine me rassura unpeu. Elle leva la main pour enlacer le cou de Heathcliff, qui latenait toujours, et rapprocher sa joue de la sienne. Lui, de soncôté, la couvrant de caresses frénétiques, disait avecrage :

– Vous m’apprenez maintenant combien vousavez été cruelle… cruelle et fausse. Pourquoi m’avez-vousméprisé ? Pourquoi avez-vous trahi votre cœur,Catherine ? Je ne puis vous adresser un mot de consolation.Vous avez mérité votre sort. Vous vous êtes tuée vous-même. Oui,vous pouvez m’embrasser, pleurer, m’arracher des baiser et despleurs : ils vous dessécheront, ils vous damneront. Vousm’aimiez… quel droit aviez-vous alors de me sacrifier – quel droit,répondez-moi – au pauvre caprice que vous avez ressenti pourLinton ? Alors que ni la misère, ni la dégradation, ni lamort, ni rien de ce que Dieu ou Satan pourrait nous infliger nenous eût séparés, vous, de votre plein gré, vous l’avez fait. Je nevous ai pas brisé le cœur, c’est vous-même qui l’avez brisé ;et en le brisant vous avez brisé le mien. Et c’est tant pis pourmoi si je suis fort. Ai-je besoin de vivre ? Quelle existencesera la mienne quand… Oh ! Dieu ! Auriez-vous envie devivre avec votre âme dans la tombe ?

– Laissez-moi ! laissez-moi !sanglotait Catherine. Si j’ai mal fait, j’en meurs. Celasuffit ! Vous aussi, vous m’avez abandonnée. Mais je ne vousferai pas de reproches. Je vous pardonne. Pardonnez-moi !

– Il est difficile de pardonner, enregardant ces yeux, en touchant ces mains décharnées. Embrassez-moiencore ; et ne me laissez pas voir vos yeux ! Je vouspardonne ce que vous m’avez fait. J’aime mon meurtrier… mais levôtre ! comment le pourrais-je.

Ils se turent, leurs visages appuyés l’uncontre l’autre et baignés de leurs larmes confondues. Du moins jesuppose que tous deux pleuraient ; car il me semblait queHeathcliff était capable de pleurer dans une grande occasion commecelle-là.

Cependant je commençais à me sentir fort mal àl’aise. L’après-midi s’avançait rapidement, l’homme que j’avaisenvoyé au village était revenu de sa course, et je pouvaisdistinguer, sous l’éclat du soleil qui s’abaissait dans la vallée,le gros de la foule qui sortait du porche de la chapelle deGimmerton.

– Le service est fini, annonçai-je. Monmaître sera ici dans une demi-heure.

Heathcliff poussa un juron et serra plusétroitement Catherine, qui ne bougea pas.

Bientôt j’aperçus un groupe de domestiquespassant sur la route et se dirigeant vers l’aile où était lacuisine. Mr Linton n’était pas loin derrière. Il ouvrit labarrière lui-même et approcha lentement, s’attardant sans doute àjouir de cette délicieuse fin de journée et de la brise aussi doucequ’une brise d’été.

– Le voilà ! m’écriai-je. Pourl’amour du ciel, partez vite ! Vous ne rencontrerez personnedans le grand escalier. Hâtez-vous, et restez caché dans les arbresjusqu’à ce qu’il soit bien sûrement rentré.

– Il faut que je parte, Cathy, ditHeathcliff en cherchant à se dégager des bras de ma maîtresse. Maissi je vis, je vous reverrai avant que vous soyez endormie. Je nem’éloignerai pas de votre fenêtre de plus de cinq mètres.

– Il ne faut pas que vous partiez !répondit-elle en le retenant aussi fermement que ses forces le luipermettaient. Vous ne partirez pas, vous dis-je.

– Pour une heure, implora-t-ilinstamment.

– Pas pour une minute.

– Il le faut… Linton va être en haut dansle moment, insista l’intrus alarmé.

Il voulait se lever et se libérer des doigtsqui s’accrochaient à lui. Elle tenait bon, haletante ; unefolle résolution était peinte sur son visage.

– Non ! cria-t-elle. Oh ! nepartez pas, ne partez pas ! C’est la dernière fois. Edgar nenous fera rien. Heathcliff, je mourrai, je mourrai !

– Le diable emporte l’imbécile ! levoilà ! s’écria Heathcliff en retombant sur son siège.Chut ! chut ! Catherine, je resterai. S’il me tuaitmaintenant, j’expirerais avec une bénédiction sur les lèvres.

Ils étaient de nouveaux embrassés. J’entendaismon maître qui montait l’escalier ; une sueur froide coulaitde mon front, j’étais frappée de terreur.

– Allez-vous écouter sesdivagations ? demandai-je avec emportement. Elle ne sait cequ’elle dit. Serez-vous cause de sa perte, parce qu’elle n’a pas laprésence d’esprit de se sauver elle-même ? Levez-vous !Vous pouvez recouvrer votre liberté sur-le-champ. Vous n’avezjamais rien fait d’aussi diabolique. Nous sommes tous perdus…maître, maîtresse et servante.

Je me tordais les mains, je vociférais ;Mr Linton hâta le pas en entendant le bruit. Au milieu de montrouble, j’eus une vraie joie de voir que les bras de Catherines’étaient relâchés et que sa tête pendait sur son épaule.

– Elle est évanouie ou morte, pensai-je.Tant mieux ! Mieux vaut pour elle la mort que de languir commeun fardeau et une source de misère pour ceux qui l’entourent.

Edgar bondit vers son hôte inattendu, blêmed’étonnement et de rage. Quelle était son intention, je ne sauraisle dire ; quoi qu’il en soit, l’autre arrêta aussitôt toutedémonstration de sa part en plaçant dans ses bras la forme enapparence inanimée de sa femme.

– Regardez ! dit-il. Si vous n’êtespas un démon, soignez-là d’abord… vous me parlerez après.

Il passa dans le petit salon et s’assit.Mr Linton m’appela. Avec beaucoup de difficulté et après avoireu recours aux moyens les plus variés, nous parvînmes à la fairerevenir à elle. Mais elle était tout égarée ; elle soupirait,gémissait et ne reconnaissait personne… Edgar, dans son anxiétépour elle, oublia l’odieux ami de sa femme. Moi, je ne l’oubliaipas. À la première occasion, j’allai le supplier de partir, luiaffirmant que Catherine était mieux et que je lui ferais savoirdans la matinée comment elle avait passé la nuit.

– Je ne refuse pas de sortir de lamaison, répondit-il, mais je resterai dans le jardin ; et ayezsoin, Nelly, de tenir votre promesse demain. Je serai sous cesmélèzes. N’oubliez pas, ou je renouvellerai ma visite, que Lintonsoit là où non.

Il lança un coup d’œil par la porteentr’ouverte de la chambre et, s’étant assuré que mes diressemblaient exacts, il délivra la maison de sa funeste présence.

Chapitre 16

 

Cette nuit-là, vers minuit, naquit laCatherine que vous avez vue à Hurle-Vent : enfant chétive,venue à sept mois. Deux heures après, la mère mourut, sans jamaisavoir repris suffisamment connaissance pour s’apercevoir del’absence de Heathcliff ou de la présence d’Edgar. Le désespoir dece dernier est un sujet trop pénible pour que j’y insiste ;ses effets ultérieurs montrèrent combien ce coup l’avait atteintprofondément. Sa douleur s’accrut encore, selon moi, du fait qu’ilrestait sans héritier. Je m’en affligeais, quand je regardais lafaible orpheline ; et je reprochais en moi-même au vieuxLinton (ce qui n’était pourtant que l’effet d’une partialité biennaturelle) d’avoir en pareille occurrence assuré ses biens à safille et non à la fille de son fils. Elle fut bien mal reçue, lapauvre petite ! Elle aurait pu crier jusqu’à en perdre la viesans que personne s’en souciât, pendant ces premières heures aprèssa venue au monde. Nous rachetâmes cette négligence par lasuite ; mais les débuts de son existence furent aussi privésd’affection qu’en sera probablement la fin.

Le matin suivant – clair et gai au dehors – lejour se glissa tamisé à travers les jalousies de la chambresilencieuse, parant la couche et celle qui l’occupait d’une lumièreadoucie et délicate. Edgar Linton avait la tête appuyée surl’oreiller et les yeux fermés. Les jeunes et belles lignes de sonvisage offraient l’aspect de la mort presque autant que celles dela forme étendue près de lui, et elles étaient presque aussirigides ; mais son immobilité était celle de l’angoisseépuisée, l’immobilité de Catherine était celle de la paix parfaite.Le front uni, les paupières closes, les lèvres sur lesquellessemblait voltiger un sourire : un ange céleste n’aurait puêtre plus beau qu’elle. Je subissais l’influence du calme infini oùelle reposait ; jamais je n’avais été dans une dispositiond’esprit plus sainte qu’en ce moment, devant cette paisible imagede la paix divine. Je répétais instinctivement les mots qu’elleavait prononcés quelques heures plus tôt :« Incomparablement au delà et au-dessus de nous tous !Qu’elle soit encore sur la terre ou déjà au ciel, son âme habitemaintenant en Dieu ! »

Je ne sais si c’est une disposition qui m’estparticulière, mais il est rare que je ne me sente pas presqueheureuse quand je veille dans une chambre mortuaire, pourvu qu’iln’y ait pour partager ce devoir avec moi personne qui gémisse ou sedésespère. J’y vois un repos que ni la terre ni l’enfer ne peuventtroubler ; j’y trouve l’assurance d’un au-delà sans bornes etsans ombres – l’Éternité enfin conquise – où la vie est illimitéedans sa durée, l’amour dans son désintéressement, la joie dans saplénitude. Je remarquai à cette occasion combien il y a d’égoïsmemême dans un amour comme celui de Mr Linton, qui s’affligeaitsi vivement de la délivrance bénie de Catherine. Sans doutepouvait-on douter, après l’existence agitée et impatiente qu’elleavait menée, qu’elle eût mérité de trouver enfin le havre de lapaix. On en pouvait douter dans les moments de froide réflexion,mais non pas alors, en présence de son cadavre, qui proclamait sapropre tranquillité et semblait ainsi donner l’assurance que l’âmequi avait habité là jouissait de la même quiétude.

 

– Croyez-vous que des personnes commeelle soient heureuses dans l’autre monde, monsieur ? Jedonnerais beaucoup pour le savoir.

J’éludai la réponse à la question deMrs Dean, qui me parut quelque peu hétérodoxe. Ellereprit :

 

Si nous repassons l’existence de CatherineLinton, je crains que nous ne soyons pas fondés à le croire ;mais nous la laisserons avec son Créateur.

Le maître paraissant endormi, je me hasardai,peu après le lever du soleil, à quitter la chambre et à me glisserdehors, à l’air pur et rafraîchissant. Les domestiques pensèrentque j’allais secouer l’engourdissement de ma veilleprolongée ; en réalité, mon principal motif était de voirMr Heathcliff. S’il était resté sous les mélèzes toute lanuit, il n’avait rien entendu du remue-ménage à la Grange ; àmoins que, peut-être, il n’eût perçu le galop du messager envoyé àGimmerton. S’il s’était rapproché, il devait probablement avoircompris, aux lumières passant rapidement çà et là, au bruit desportes ouvertes et refermées, que tout n’était pas dans l’ordre àl’intérieur. Je souhaitais et pourtant je redoutais de lerencontrer. Je sentais qu’il fallait que la terrible nouvelle luifût annoncée et j’avais hâte d’en avoir fini ; mais commentm’y prendre, voilà ce que je ne savais pas. Il était là… ou plutôtà quelques mètres plus loin dans le parc, appuyé contre un vieuxfrêne, nu-tête, les cheveux trempés par la rosée qui s’étaitamassée sur les branches bourgeonnantes et qui tombait engouttelettes autour de lui. Il avait dû rester longtemps dans cetteposition, car je remarquai un couple de merles qui passaient etrepassaient à trois pieds de lui à peine, occupés à construire leurnid, sans lui prêter plus d’attention qu’à une pièce de bois. Ilss’enfuirent à mon approche ; il leva les yeux etparla :

– Elle est morte ! Je ne vous ai pasattendue pour le savoir. Enlevez ce mouchoir… ne pleurnichez pasdevant moi. Le diable vous emporte tous ! Elle n’a pas besoinde vos larmes !

Je pleurais sur lui autant que sur elle :nous éprouvons parfois de la pitié pour des êtres qui neconnaissent ce sentiment ni pour eux-mêmes ni pour les autres. Dèsque j’avais regardé son visage, j’avais vu qu’il n’ignorait pas lacatastrophe ; comme ses lèvres remuaient et que ses yeuxétaient abaissés vers le sol, l’idée folle m’était venue que soncœur était subjugué et qu’il priait.

– Oui, elle est morte, répondis-je enréprimant mes sanglots et en essuyant mes larmes. Elle est allée,je l’espère, au ciel où nous pourrons tous la rejoindre si noussommes attentifs à quitter les mauvaises voies pour suivre lesbonnes.

– Y a-t-elle donc été attentive,elle ? demanda Heathcliff en s’efforçant de ricaner. Est-ellemorte comme une sainte ? Allons, faites-moi un fidèle rapportde l’événement. Comment…

Il essaya de prononcer le nom, mais ne put yarriver. Les lèvres serrées, il luttait en silence contrel’angoisse qui l’étreignait et défiait en même temps ma sympathied’un regard fixe et féroce.

– Comment est-elle morte ? reprit-ilenfin, contraint, en dépit de son stoïcisme, de chercher un appuiderrière lui ; car, après cet effort, il tremblait, malgrélui, jusqu’au bout des doigts.

– Pauvre malheureux ! pensais-je. Tuas un cœur et des nerfs tout comme les hommes tes frères. Pourquoivouloir les cacher ? Ton orgueil ne peut aveugler Dieu. Tul’incites à les torturer jusqu’à ce qu’il t’arrache un crid’humilité.

– Aussi doucement qu’un agneau,répondis-je tout haut. Elle a poussé un soupir, elle s’est étiréecomme un enfant qui reprend connaissance, puis qui retombe ens’endormant. Cinq minutes après, j’ai senti un petit battement deson cœur, puis plus rien !

– Et… a-t-elle prononcé mon nom ?demanda-t-il avec hésitation, comme s’il craignait que la réponse àcette question n’amenât des détails qu’il n’aurait pas la forced’entendre.

– Elle n’a pas une seule fois recouvréses sens ; elle n’a reconnu personne depuis le moment que vousl’avez quittée. Elle repose avec un doux sourire sur les lèvres, etses dernières pensées ont été un retour vers les jours heureux dejadis. Sa vie a pris fin dans un rêve paisible… puisse son réveildans l’autre monde être aussi agréable !

– Puisse-t-elle se réveiller dans lestourments ! cria-t-il avec une véhémence terrible, frappant dupied et gémissant, en proie à une crise soudaine d’insurmontablepassion. Elle aura donc menti jusqu’au bout ! Oùest-elle ! Pas là… pas au ciel… pas anéantie… où ?Oh ! tu disais que tu n’avais pas souci de mes souffrances. Etmoi, je fais une prière… je la répète jusqu’à ce que ma langues’engourdisse : Catherine Earnshaw, puisses-tu ne pas trouverle repos tant que je vivrai ! Tu dis que je t’ai tuée,hante-moi, alors ! Les victimes hantent leurs meurtriers, jecrois. Je sais que des fantômes ont erré sur la terre. Soistoujours avec moi… prends n’importe quelle forme… rends-moifou ! mais ne me laisse pas dans cet abîme où je ne puis tetrouver. Oh ! Dieu ! c’est indicible ! je ne peuxpas vivre sans ma vie ! je ne peux pas vivre sans monâme !

Il frappa de la tête contre le troncnoueux ; puis, levant les yeux, se mit à hurler, non comme unhomme, mais comme une bête sauvage frappée à mort de coups decouteaux et d’épieux. J’aperçus plusieurs taches de sang surl’écorce ; sa main et son front en étaient maculés ; lascène dont j’étais témoin n’était sans doute que la répétition descènes analogues qui avaient eu lieu pendant la nuit. Je ne puisdire que ma compassion en fut excitée : j’en fus plutôtépouvantée. Pourtant, j’hésitais à le quitter ainsi. Mais, àl’instant qu’il se ressaisit assez pour s’apercevoir que jel’observais, il m’ordonna d’une voix tonnante de partir, etj’obéis. Il n’était pas en mon pouvoir de le calmer ni de leconsoler.

Les obsèques de Mrs Linton avaient étéfixées au vendredi qui suivit sa mort. Jusqu’à ce moment, soncercueil, parsemé de fleurs et de feuilles odoriférantes, restaouvert dans le grand salon. Linton passait là les jours et lesnuits, veilleur qui ne cédait jamais au sommeil, et – circonstanceignorée de tous, sauf de moi – Heathcliff, passa dehors les nuitsau moins, sans s’accorder non plus aucun repos. Je n’eus pas decommunication avec lui ; mais je sentais qu’il avait desseind’entrer, s’il pouvait. Le mardi, un peu après la tombée de lanuit, comme mon maître, accablé de fatigue, avait dû se retirerpour une couple d’heures, j’entrai et j’ouvris une desfenêtres : touchée de sa constance, je voulais lui donner unechance d’offrir à l’image flétrie de son idole un dernier adieu. Ilne manqua pas de profiter de l’occasion, avec prudence etrapidité ; assez prudemment pour ne pas révéler sa présencepar le moindre bruit. Je n’aurais même jamais découvert qu’il étaitentré, si je n’eusse remarqué la draperie dérangée autour du visagede la morte, et si je n’eusse aperçu sur le parquet une boucle decheveux blonds, attachés avec un fil d’argent : à l’examen, jereconnus qu’elle venait d’un médaillon que Catherine portait aucou. Heathcliff avait ouvert le médaillon, jeté ce qu’il contenaitet avait mis à la place une boucle noire de ses cheveux à lui.J’enroulai les deux boucles et les renfermai ensemble.

Mr Earnshaw fut naturellement invité àaccompagner à leur dernière demeure les restes de sa sœur. Il nes’excusa pas et ne parut pas ; de sorte que, en dehors dumari, le cortège se composait uniquement de fermiers et dedomestiques. Isabelle n’avait pas été invitée.

À la surprise des gens du village, Catherinene fut inhumée ni dans la chapelle, sous le monument sculpté desLinton, ni en dehors près des tombeaux de sa famille. Sa fosse futcreusée sur un tertre verdoyant dans un coin du cimetière, à unendroit où le mur est si bas que la bruyère et l’airelle de lalande ont fini par passer par-dessus, et qu’il est presque enfouisous une couche de terre tourbeuse. Son mari repose maintenant aumême endroit. Chacun d’eux n’a, pour indiquer la place de sa tombe,au-dessus de sa tête qu’une simple pierre dressée, à ses piedsqu’un bloc gris tout uni.

Chapitre 17

 

Ce vendredi-là marqua pour un mois le dernierdes beaux jours. Dans la soirée, le temps se gâta ; le ventpassa du sud au nord-est, amenant d’abord la pluie, puis le grésilet la neige. Le lendemain, on avait peine à croire qu’il y avait eutrois semaines de printemps. Les primevères et les crocus étaientcachés sous la neige ; les alouettes se taisaient, les jeunespousses des arbres précoces étaient flétries et noircies. Lajournée se traîna lugubre, glaciale, sinistre. Mon maître ne sortitpas de sa chambre ; je pris possession du petit salonsolitaire et le convertis en chambre d’enfant. Je restai là, aveccette petite poupée gémissante sur les genoux. Je la berçais, touten regardant s’accumuler devant la fenêtre sans rideaux les floconsqui tombaient toujours, quand la porte s’ouvrit et quelqu’un entra,hors d’haleine et riant ! Pendant une minute, ma colère futplus grande que ma surprise. Je pensais que c’était une des bonneset je m’écriai :

– Finissez ! Comment osez-vous vousmontrer aussi écervelée ? Que dirait Mr Linton s’il vousentendait ?

– Pardon ! répondit une voix que jeconnaissais bien ; mais je sais qu’Edgar est au lit et je nepeux pas m’arrêter.

Et mon interlocutrice s’approcha du feu,haletante, la main sur le côté.

– J’ai couru tout le long du chemindepuis les Hauts, reprit-elle après une pause ; excepté quandj’ai volé. Je ne pourrais pas compter le nombre de chutes que j’aifaites. Oh ! j’ai mal partout ! Ne vous inquiétezpas ! Je vous expliquerai tout dès que j’en serai capable.Ayez seulement la bonté d’aller commander la voiture pour meconduire à Gimmerton et de dire à une des bonnes de prendrequelques vêtements dans ma garde-robe.

L’intruse était Mrs Heathcliff. Elleétait dans un état qui ne semblait certes pas prêter au rire. Sescheveux flottaient épars sur ses épaules, dégouttant de neige etd’eau. Elle portait son costume ordinaire de jeune fille, quiconvenait mieux à son âge qu’à sa position : une robe ouverteavec des manches courtes, la tête et le cou nus. La robe était desoie légère, et collée à son corps par l’humidité ; ses piedsn’étaient protégés que par de minces souliers d’intérieur. Ajoutezà cela une forte entaille sous une oreille, que le froid seulempêchait de saigner abondamment, un visage blanc, couvertd’égratignures et de meurtrissures, un corps à peine capable de sesoutenir, tant il était rompu par la fatigue ; et vous pourrezcomprendre que ma première frayeur ne s’apaisa pas beaucoup quandj’eus le loisir de l’examiner.

– Ma chère jeune dame, lui déclarai-je,je ne bougerai pas et je n’écouterai rien, que vous n’ayez enlevétout ce que vous avez sur le dos pour mettre des vêtements secs. Etcomme il ne faut assurément pas que vous alliez à Gimmerton cesoir, il est inutile de commander la voiture.

– Il le faut, assurément,répliqua-t-elle ; à pied ou en voiture. Mais je ne fais pasd’objections à m’habiller convenablement. Et… ah ! voyez commecela me coule dans le cou, maintenant ! Le voisinage du feum’y produit une sensation de brûlure.

Elle insista pour que j’exécutasse sesinstructions avant de me permettre, de la toucher. Ce ne fut quequand le cocher eut reçu l’ordre de se préparer et que la femme dechambre fut allée faire un paquet des quelques effets dont elleavait besoin, qu’elle me laissa panser sa blessure et l’aider àchanger de vêtements.

– Maintenant, Hélène, dit-elle quandj’eus fini et qu’elle fut installée dans un fauteuil, près du feu,une tasse de thé devant elle, asseyez-vous en face de moi etéloignez le pauvre bébé de Catherine : je n’aime pas à levoir ! Ne croyez pas, parce que vous m’avez vue entrer commeune folle, que je ne pense pas à Catherine. J’ai versé, moi aussi,des larmes amères… oui, nul n’a eu plus que moi sujet d’en verser.Nous nous sommes séparées sans être réconciliées, vous vous lerappelez, et je ne me le pardonnerai jamais. Mais néanmoins jen’allais pas sympathiser avec lui… la bête brute ! Oh !donnez-moi le tisonnier. Voici la dernière chose qui me vienne delui que j’aie sur moi.

Elle retira de son doigt son anneau d’or et lejeta sur le parquet.

– Je veux l’écraser !continua-t-elle en frappant dessus avec une rage enfantine, et jeveux le brûler !

Elle prit l’objet hors d’usage et le lança aumilieu des charbons.

– Là ! il n’aura qu’à en acheter unautre, s’il me retrouve. Il serait capable de venir me chercher icipour exaspérer Edgar. Je n’ose pas rester, de peur que cette idéene se loge dans sa cervelle dépravée. Et puis, Edgar n’a pas étébon pour moi, n’est-ce pas ? Je ne veux pas venir implorer sonassistance et je ne veux pas non plus lui causer de nouveauxennuis. La nécessité m’a forcée de chercher un abri ici ;encore, si je n’eusse été certaine de ne pas le rencontrer, mefussé-je arrêtée à la cuisine. Je m’y serais lavé la figure, m’yserais chauffée, vous aurais fait dire de m’apporter ce qu’il mefallait, et je serais repartie pour aller n’importe où, horsd’atteinte de mon maudit… de ce démon incarné ! Ah ! ilétait dans une telle fureur ! S’il m’avait attrapée !C’est bien dommage qu’Earnshaw ne soit pas son égal en force. Je neme serais pas sauvée avant de l’avoir vu à peu près assommé, siHindley eût été de taille à me donner ce spectacle !

– Voyons, ne parlez pas si vite, Miss,interrompis-je. Vous allez déranger le mouchoir dont je vous aientouré la figure et votre entaille va recommencer à saigner. Buvezvotre thé, reprenez haleine, et cessez de rire : le rire esttristement déplacé sous ce toit, et dans votre état !

– Vérité incontestable. Écoutez cetenfant ! Il crie sans arrêter… renvoyez-le pour une heure afinque je ne l’entende pas ; je ne resterai pas pluslongtemps.

Je sonnai et remis le bébé à une servante.Puis je m’informai du motif qui l’avait poussée à s’échapper deHurle-Vent dans un si pitoyable état, et de l’endroit où elle avaitl’intention d’aller, puisqu’elle refusait de rester avec nous.

– Je devrais et je voudrais rester,répondit-elle, pour réconforter Edgar et prendre soin du bébé,d’abord, et ensuite parce que la Grange est mon vrai foyer Mais jevous dis qu’il ne me le permettrait pas. Croyez-vous qu’ilsupporterait de me voir engraisser, devenir gaie… qu’ilsupporterait la pensée que nous sommes tranquilles ici, sansvouloir empoisonner notre quiétude ? J’ai maintenant lasatisfaction d’être sûre qu’il me déteste au point de souffrirsérieusement de me voir ou de m’entendre. Je remarque, quand jeparais en sa présence, que les muscles de sa face se contractentinvolontairement et prennent une expression de haine, haine quivient en partie de ce qu’il connaît les bonnes raisons que j’aid’éprouver pour lui ce même sentiment, et en partie d’une aversionoriginelle. Cette aversion est assez forte pour me donner la quasicertitude qu’il ne me pourchassera pas à travers l’Angleterre si jeparviens à m’échapper ; il faut par conséquent que jem’éloigne tout à fait. Je suis revenue de mon désir primitif d’êtretuée par lui : j’aimerais mieux qu’il se tuât lui-même !Il a complètement éteint mon amour, je suis donc à mon aise. Jepuis pourtant encore me rappeler combien je l’ai aimé ; jepuis même vaguement imaginer que je pourrais continuer à l’aimer,si… non ! non ! Même s’il m’eût chérie, sa naturediabolique se serait révélée d’une façon ou d’une autre. Il fallaitque Catherine eût le goût terriblement pervers pour lui être sitendrement attachée, elle qui le connaissait si bien.Monstre ! s’il pouvait être effacé de la création et de monsouvenir !

– Chut ! chut ! c’est un êtrehumain. Soyez plus charitable : il y a des hommes encore piresque lui.

– Ce n’est pas un être humain et il n’aaucun droit à ma charité. Je lui ai donné mon cœur, il l’a pris,l’a broyé et me l’a rejeté mort. C’est avec le cœur qu’on sent,Hélène ; puisqu’il a détruit le mien, je n’ai plus le pouvoirde rien ressentir pour lui. Et je ne le voudrais pas, quand ilgémirait jusqu’à son dernier jour et verserait des larmes de sangsur Catherine ! Non ! non ! je ne le voudraispas !

Ici, Isabelle se mit à pleurer. Mais,refoulant aussitôt ses larmes, elle poursuivit :

 

Vous me demandiez ce qui m’avait enfindéterminée à fuir. J’y ai été obligée parce que j’avais réussi àpousser sa rage à un degré que n’avait pas atteint sa malice. Ilfaut plus de sang-froid pour arracher les nerfs avec des pinceschauffées au rouge que pour assommer. Il était excité au pointd’oublier la prudence de démon dont il se vantait et il s’estlaissé entraîner à une violence meurtrière. J’ai eu le plaisird’arriver à l’exaspérer ; le sentiment du plaisir a éveillé enmoi l’instinct de conservation et j’ai réussi à m’échapper. Sijamais je retombe dans ses mains, avec quelle joie il tirera de moiune vengeance éclatante !

Hier, comme vous savez, Mr Earnshawaurait dû assister à l’enterrement. Dans cette intention, il avaitobservé une sobriété relative : il n’avait pas été se mettreau lit fou furieux, à six heures du matin, pour en sortir encoreivre à midi. Mais il en résulta qu’en se levant il était trèsabattu, avec des idées de suicide aussi disposé à aller à l’églisequ’à aller au bal ; et, au lieu de s’y rendre, il s’assit prèsdu feu et avala de grands verres de gin ou de brandy.

Heathcliff – je frissonne en prononçant sonnom ! – avait à peine paru dans la salle depuis dimanchedernier jusqu’aujourd’hui. Sont-ce les anges, ou ses parents desrégions infernales qui l’ont nourri, je ne sais, mais il n’a paspris un repas avec nous depuis bientôt une semaine. Il ne revenaitqu’à l’aube, montait à sa chambre et s’y enfermait… comme sipersonne avait envie de rechercher sa compagnie ! Il restaitlà, à prier comme un méthodiste. Seulement la divinité qu’ilimplorait n’est que poussière et cendres inanimées et, quand ils’adressait à Dieu, il le confondait étrangement avec le démon.Après avoir achevé ces édifiantes oraisons – et elles duraient engénéral jusqu’à ce qu’il fût complètement enroué et que sa voixs’étranglât dans son gosier. – il repartait ; toujours droitvers la Grange. Je suis surprise d’Edgar n’ait pas envoyé chercherun agent de police pour le faire arrêter. Quant à moi, quelquechagrin que j’eusse de la mort de Catherine, je ne pouvaism’empêcher de considérer comme une fête ces heures où j’étaisdélivrée d’une oppression dégradante.

Je repris assez de courage pour écouter sanspleurer les éternelles homélies de Joseph, pour aller et venir dansla maison d’un pas moins furtif que celui d’un voleur effrayé.Croiriez-vous que j’avais pris l’habitude de pleurer à tout ce quedisait Joseph ? Mais Hareton et lui sont vraiment dedétestables compagnons. J’aimerais mieux rester avec Hindley etsubir ses horribles propos qu’avec « le p’tit maît’ » etson fidèle défenseur, cet odieux vieillard ! Quand Heathcliffest là, je suis souvent obligée de me réfugier à la cuisine dansleur société, ou de grelotter dans les chambres inhabitées pleinesd’humidité. Quand il n’y est pas, comme c’était le cas cettesemaine, j’installe une table et une chaise au coin du feu dans lasalle et je ne m’occupe pas de la manière dont Mr Earnshawemploie son temps ; pas plus d’ailleurs qu’il ne se mêle de ceque je fais. Il est plus calme maintenant que naguère, quand on nele provoque pas ; plus sombre, plus abattu, et moins furieux.Joseph affirme que c’est un homme changé ; que le Seigneur atouché son cœur et qu’il est sauvé « comme par le feu ».Je n’ai pas encore pu découvrir les signes de ce changementfavorable ; mais ce n’est pas mon affaire.

Hier soir, je suis restée assise dans moncoin, à lire quelques vieux livres jusque vers minuit. Il meparaissait tellement sinistre de remonter dans ma chambre, aveccette neige furieuse qui tourbillonnait dehors, et mes pensées quiretournaient toujours au cimetière et à la tombe fraîchementcreusée ! J’osais à peine lever les yeux de la page placéedevant moi, tant cette triste image en prenait vite la place.Hindley était assis en face de moi, la tête appuyée sur samain ; peut-être méditait-il sur le même sujet. Il avait cesséde boire avant d’avoir perdu la raison et n’avait ni bougé ni parlédepuis deux ou trois heures. On n’entendait dans la maison riend’autre que les hurlements du vent, qui secouait les fenêtres detemps en temps, le faible crépitement des charbons et le bruit secde mes mouchettes quand il m’arrivait de raccourcir la mèche de lachandelle. Hareton et Joseph étaient dans leur lit, profondémentendormis sans doute. C’était triste, très triste. Tout en lisant,je soupirais, car il semblait que toute joie eût disparu du mondepour n’y jamais revenir.

Ce pénible silence fut enfin rompu par lebruit du loquet de la cuisine. Heathcliff était revenu de saveillée plus tôt que d’habitude, à cause de la tempête soudaine, jesuppose. La porte était verrouillée et nous l’entendîmes faire letour pour entrer par une autre. Je me levai et l’expression de messentiments me vint aux lèvres malgré moi. Hindley, qui tenait lesyeux fixés sur la porte, se retourna et me regarda.

– Je vais le laisser dehors cinq minutes,s’écria-t-il. Vous n’y voyez pas d’objection ?

– Non, vous pouvez même le laisser dehorstoute la nuit, répondis-je. N’hésitez pas ! Mettez la clefdans la serrure et tirez les verrous.

Earnshaw obéit avant que son hôte eût atteintle devant de la maison. Puis il avança sa chaise de l’autre côté dema table et se pencha, cherchant dans mes yeux de la sympathie pourla haine brûlante qui jaillissait des siens. Comme il avaitl’aspect et les sentiments d’un assassin, ce n’est pas exactementce qu’il y trouva ; mais ce qu’il y découvrit suffit pourl’encourager à parler.

– Vous et moi, dit-il, avons l’un etl’autre un grand compte à régler avec cet homme ! Si nousn’étions lâches ni l’un ni l’autre, nous pourrions nous unir pouren finir. Êtes-vous aussi faible que votre frère ?Endurerez-vous tout jusqu’au bout, sans jamais essayer de le luifaire payer ?

– Je suis lasse maintenant d’endurer,répondis-je, et je serais heureuse de trouver une vengeance qui neretombât pas sur moi-même. Mais la traîtrise et la violence sontdes lances à deux pointes ; elles blessent ceux qui y ontrecours plus grièvement que leurs ennemis.

– La traîtrise et la violence sont lajuste récompense de la traîtrise et de la violence ! s’écriaHindley. Mrs Heathcliff, je ne vous demande que de resterimmobile et muette. En êtes-vous capable, dites ? Je suis sûrque vous auriez autant de plaisir que moi à assister à la fin del’existence de ce démon. C’est la mort qui vous attend si vous neprenez pas les devants, et pour moi c’est la ruine. Le diableemporte cet infernal coquin ! Il frappe à la porte comme s’ilétait déjà le maître ici ! Promettez-moi de vous taire, etavant que l’horloge sonne – il est une heure moins trois minutes –vous serez délivrée !

Il tira de sa poitrine l’arme que je vous aidécrite dans ma lettre et essaya d’éteindre la chandelle. Jeparvins à la lui arracher et lui saisis le bras.

– Je ne me tairai pas ; vous ne letoucherez pas. Laissez la porte fermée et resteztranquille !

– Non ! ma résolution est prise et,pardieu ! je l’exécuterai, cria ce forcené. Je vous rendraiservice malgré vous et justice sera faite à Hareton. Il est inutilede vous mettre martel en tête pour me tirer d’affaire ensuite.Catherine n’est plus là. Pas un être vivant ne me regretterait nine rougirait de moi si je me coupais la gorge en ce moment… il esttemps de faire une fin !

Autant eût valu lutter avec un ours ouraisonner avec un fou. La seule ressource qui me restât était decourir à la fenêtre et d’avertir la victime désignée du sort quil’attendait.

– Vous feriez mieux de chercher refugeailleurs cette nuit, m’écriai-je d’un ton plutôt triomphant.Mr Earnshaw est décidé à vous brûler la cervelle si vouspersistez à essayer d’entrer.

– Vous feriez mieux d’ouvrir la porte,espèce de…, répondit-il en m’appliquant une épithète élégante queje préfère ne pas répéter.

– Je ne me mêlerai de rien, répliquai-jeà mon tour. Entrez et faites-vous tuer si cela vous convient. J’aifait mon devoir.

Là-dessus, je fermai la fenêtre et repris maplace au coin du feu. J’avais trop peu d’hypocrisie à madisposition pour feindre d’être inquiète du danger qui le menaçait.Earnshaw m’accabla de jurons, affirmant que j’aimais encore lescélérat et me prodiguant toutes sortes d’insultes pour macouardise. Quant à moi, dans le secret de mon cœur (et maconscience ne me l’a jamais reproché), je pensais que ce seraitpour lui une vraie bénédiction si Heathcliff le délivrait de samisère ; et que ce n’en serait pas une moindre pour moi-mêmes’il envoyait Heathcliff dans la demeure qui lui convient. Commej’étais plongée dans ces réflexions, un coup que lança ce dernierdans la croisée derrière moi la fit tomber avec fracas, et dansl’encadrement apparut son visage sombre d’où jaillit un éclairsinistre. Les montants étaient trop rapprochés pour permettre à sesépaules de suivre, et je souris, exultant de me croire en sûreté.Ses cheveux et ses vêtements étaient blancs de neige et ses dentsaiguës de cannibale, qui se montraient sous l’effet du froid et dela rage, brillaient dans l’obscurité.

– Isabelle, laissez-moi entrer, ou jevous en ferai repentir, « grogna-t-il », comme ditJoseph.

– Je ne puis pas commettre un meurtre,répondis-je. Mr Hindley est en sentinelle avec un couteau etun pistolet chargé.

– Faites-moi entrer par la porte de lacuisine.

– Hindley y sera avant moi, répliquai-je.Quel pauvre amour est le vôtre, qui ne peut supporter une averse deneige ! Vous nous avez laissés en paix dans nos lits aussilongtemps qu’a brillé une lune d’été, mais au premier retouroffensif de l’hiver il faut que vous couriez vous mettre àl’abri ! Heathcliff, à votre place, j’irais m’étendre sur satombe et y mourir comme un chien fidèle. Le monde assurément nevaut plus pour vous la peine d’y vivre, je pense. Vous m’aviezpénétrée de la conviction bien nette que Catherine était toute lajoie de votre existence : je ne peux pas croire que voussongiez à survivre à sa perte.

– Il est là, n’est-ce pas ? s’écriaHindley en se précipitant vers l’ouverture. Si j’arrive à passer lebras dehors, je peux l’atteindre !

Je crains, Hélène, que vous ne me considériezcomme foncièrement mauvaise ; mais vous ne savez pas tout,aussi ne vous hâtez pas de juger. Je n’aurais pour rien au mondeaidé ou encouragé un attentat, même sur lui. Mais il m’étaitimpossible de ne pas souhaiter qu’il fût mort. Aussi fus-jeterriblement désappointée, et épouvantée, à la pensée desconséquences de mes railleries, quand il se jeta sur l’armed’Earnshaw et la lui arracha des mains.

Le coup partit et le couteau, projeté enarrière, s’enfonça dans le poignet de son possesseur. Heathcliffl’en retira brutalement, en déchirant les chairs, et le jeta toutsanglant dans sa poche. Puis il prit une pierre, abattit le montantqui séparait deux fenêtres et sauta dans la pièce. Son adversaireétait tombé sans connaissance sous l’effet de la violente douleuret du flot de sang qui jaillissait d’une artère ou d’une grosseveine. Le misérable le frappa à coups de pied, lui heurta la tête àplusieurs reprises sur les dalles, en me retenant d’une mainpendant ce temps-là pour m’empêcher d’aller appeler Joseph. Il fitpreuve d’un empire surhumain sur soi-même en s’abstenant del’achever complètement ; enfin, à bout de souffle, il s’arrêtaet tira le corps en apparence inanimé jusque sur le banc. Ildéchira alors la manche de la veste d’Earnshaw et pansa la blessureavec une rudesse brutale, crachant et jurant pendant l’opérationavec autant d’énergie qu’il en avait mis auparavant à le piétiner.Redevenue libre, je ne perdis pas de temps pour aller chercher levieux serviteur qui, ayant fini par comprendre le sens de mon récitprécipité, accourut en bas, haletant, en descendant les marchesquatre à quatre.

– Qué qu’y a à faire, maintenant !Qué qu’y a à faire, maintenant ?

– Il y a ceci à faire, tonnaHeathcliff : votre maître est fou et, s’il vit encore dans unmois, il sera enfermé dans une maison de santé. Comment diableavez-vous tout verrouillé quand j’étais dehors, vieux chienédenté ? Ne restez pas là à grommeler et à marmotter. Allons,ce n’est pas moi qui vais le soigner. Nettoyez-moi toute cettesaleté ; et faites attention à lui avec votre chandelle… c’estplus qu’à moitié du brandy !

– Pour lors, c’est donc qu’vous avezcommis un meurtre su’lui ? s’écria Joseph, levant les mains etles yeux dans un geste d’horreur. Si j’ons jamais rien vud’pareil ! Puisse l’Seigneur…

Heathcliff lui envoya une bourrade qui le fittomber à genoux dans le sang, et lui lança une serviette ;mais, au lieu de se mettre à essuyer, il joignit les mains etcommença une prière dont la bizarre phraséologie excita mon rire.J’étais dans un état d’esprit à n’être choquée de rien : enfait, j’étais aussi insouciante que le sont certains malfaiteurs aupied de la potence.

– Ah ! je vous oubliais, me dit montyran. Vous allez faire cela. Allons, à terre. Vous conspiriez aveclui contre moi, n’est-ce pas, vipère ? Tenez, voilà del’ouvrage pour vous !

Il me secoua à faire claquer mes dents et mejeta à côté de Joseph, qui continua ses prières sans se troubler,puis se releva, jurant qu’il allait partir à l’instant pour laGrange. Mr Linton était un magistrat et, eût-il perducinquante femmes, il fallait qu’il ouvrît une enquête là-dessus.Joseph était si obstiné dans sa résolution que Heathcliff jugeautile d’exiger de ma bouche une récapitulation de ce qui s’étaitpassé. Il me dominait d’un regard chargé de malveillance pendantque je satisfaisais à contre-cœur à ses questions. Ce ne fut passans peine, surtout avec mes réponses difficilement arrachées, quele vieillard se laissa persuader que Heathcliff n’avait pas étél’agresseur. Cependant Mr Earnshaw lui-même le convainquitbientôt qu’il était encore vivant. Joseph s’empressa de luiadministrer une dose de liqueur forte, grâce à quoi son maîtrerecouvra bientôt le mouvement et la conscience. Heathcliff, voyantque son adversaire ignorait le traitement qu’il avait reçu pendantqu’il était sans connaissance, lui dit qu’il avait déliré sousl’empire de l’ivresse ; qu’il passerait l’éponge sur sonatroce conduite, mais qu’il l’engageait à aller se coucher. À magrande joie, il nous quitta lui-même après ce judicieux conseil, etHindley s’étendit sur la pierre de l’âtre. Je regagnai ma chambre,stupéfaite d’en être quitte à si bon compte.

Ce matin, quand je suis descendue, unedemi-heure environ avant midi, Mr Earnshaw était assis près dufeu, tout à fait mal en point. Son mauvais génie, presque aussiblême et décharné, était appuyé contre la cheminée. Ni l’un nil’autre ne paraissait songer à dîner ; après avoir attendujusqu’à ce que tout sur la table fût froid, j’ai commencé seule.Rien ne m’empêchait de manger de bon appétit et quand, de temps àautre, je jetais un regard sur mes compagnons silencieux,j’éprouvais une certaine impression de satisfaction et desupériorité à sentir en moi le réconfort d’une consciencetranquille. Lorsque j’ai eu fini, j’ai pris la liberté inaccoutuméede m’approcher du feu, de passer derrière le siège d’Earnshaw et dem’agenouiller dans le coin à côté de lui.

Heathcliff n’a pas fait attention à monmouvement. J’ai levé les yeux et considéré ses traits avec presqueautant d’assurance que s’il eût été changé en statue. Son front,qui naguère me paraissait si viril et que je trouve maintenant sidiabolique, était voilé d’un lourd nuage ; ses yeux de basilicétaient presque éteints par l’insomnie, par les larmes peut-être,car ses cils étaient encore humides ; ses lèvres, d’où leféroce ricanement avait disparu, étaient serrées, avec uneexpression d’indicible tristesse. Si c’eût été tout autre, je meserais caché la figure en présence d’une telle douleur. La sienneme procurait du plaisir ; et, quelque lâcheté qu’il semble yavoir à insulter un ennemi tombé, je n’ai pu me retenir de profiterde cette occasion de lui décocher un dard. Ses moments de faiblesseétaient les seuls où je pusse goûter le délice de rendre le malpour le mal.

 

– Fi ! fi ! Miss,interrompis-je. On croirait que vous n’avez jamais de votre vieouvert une Bible. Quand Dieu afflige vos ennemis, sûrement celadevrait vous suffire. Il est à la fois vil et présomptueuxd’ajouter votre torture à la sienne.

– Je reconnais que c’est vrai en général,Hélène. Mais quel est le supplice infligé à Heathcliff qui pourraitme contenter, si je n’y étais mêlée ? Je préférerais qu’ilsouffrît moins, si je pouvais être la cause de ces souffrances etqu’il sût que j’en suis la cause. Oh ! mon compte avec lui estsi chargé ! Je ne puis espérer de lui pardonner qu’à unecondition : c’est de m’être payée d’abord œil pour œil, dentpour dent, torture pour torture, et de l’avoir réduit à mon état.Puisque c’est lui qui a commis la première offense, qu’il soit lepremier à implorer le pardon ; et alors… eh bien ! alors,Hélène, je pourrais montrer un peu de générosité. Mais comme il estabsolument impossible que je puisse jamais me venger, je ne puisdonc lui pardonner.

Hindley désirait un peu d’eau ; je lui aitendu un verre et lui ai demandé comment il allait.

– Pas aussi mal que je le voudrais,a-t-il répondu. Mais, sans parler de mon bras, chaque parcelle demon corps est aussi endolorie que si j’avais lutté avec une légionde diablotins.

– Oui, ce n’est pas étonnant, ai-jeremarqué. Catherine se vantait de s’interposer entre vous et ladouleur physique : elle voulait dire que certaines personnesne vous toucheraient pas de crainte de l’offenser. Il est heureuxque les morts ne se lèvent pas réellement de leurs tombeaux, carautrement, la nuit dernière, elle aurait pu assister à une scènerépugnante. N’êtes-vous pas meurtri et blessé à la poitrine et auxépaules ?

– Je n’en sais rien ; mais quevoulez-vous dire ? A-t-il osé me frapper quand j’étais àterre ?

– Il vous a accablé de coups de pied etvous a cogné contre le sol, dis-je à voix basse. Son envie de vousdéchirer avec ses dents était telle que l’eau lui en venait à labouche. Car il n’est homme qu’à demi… même pas, et le reste estdémon.

Mr Earnshaw a levé les yeux, comme moi,vers le visage de notre ennemi commun. Absorbé dans son angoisse,celui-ci paraissait insensible à tout ce qui se passait autour delui ; plus longtemps il restait dans cette attitude et plus lanoirceur de ses méditation se révélait sur ses traits.

– Oh ! si Dieu voulait seulement medonner la force de l’étrangler dans ma suprême agonie, j’irais enenfer avec joie, gémissait son impatiente victime, qui se débattaitpour essayer de se lever et retombait désespérée, convaincue de sonimpuissance à lutter.

– Non, c’est assez qu’il ait tué l’un devous, ai-je observé tout haut. À la Grange, tout le monde sait quevotre sœur vivrait encore, sans Mr Heathcliff. Après tout ilvaut mieux être haï qu’aimé par lui. Quand je me rappelle commenous étions heureux… comme Catherine était heureuse avant sonarrivée… je ne puis m’empêcher de maudire ce jour-là.

Très vraisemblablement, Heathcliff a été plusfrappé de la vérité de ces paroles que de l’excitation de lapersonne qui les avait prononcées. Son attention s’est éveillée, jel’ai bien vu, car des larmes coulaient de ses yeux dans les cendreset sa respiration oppressée s’échappait en profonds soupirs. Je leregardai en face, avec un rire de mépris. Des fenêtres voilées del’enfer ont jailli un instant vers moi quelques éclairs ; maisle démon qui, en général, veillait là semblait si obscurci, sinoyé, que je n’ai pas craint de risquer un nouveau rire.

– Levez-vous et disparaissez de ma vue, adit Heathcliff.

J’ai deviné du moins qu’il prononçait cesmots, bien que sa voix fût à peine intelligible.

– Je vous demande pardon, ai-je répliqué.Mais moi aussi j’aimais Catherine ; et son frère a besoin desoins que, pour l’amour d’elle, je lui donnerai : Maintenantqu’elle est morte, je la revois en Hindley. Hindley a exactementses yeux… ou les aurait si vous n’aviez essayé de les lui arracher,ce qui les a rendus noirs et rouges ; et sa…

– Levez-vous, misérable idiote, avant queje vous écrase sous mes pieds, s’est-il écrié en faisant unmouvement qui m’en a fait faire un aussi.

– Mais alors, ai-je continué en me tenantprête à m’enfuir, si la pauvre Catherine s’était fiée à vous etavait accepté le titre ridicule, méprisable, dégradant deMrs Heathcliff, elle aurait bientôt offert un semblablespectacle. Elle n’eût pas supporté tranquillement votre abominableconduite, elle ; il eût fallu que sa haine et son dégoûttrouvassent une voix.

Le dossier du banc et la personne d’Earnshawme séparaient de lui, de sorte qu’au lieu d’essayer de m’atteindreil a saisi un couteau sur la table et me l’a lancé à la tête. Lalame m’a frappé sous l’oreille et a arrêté la phrase que jeprononçais en ce moment. Mais je l’ai retirée, j’ai couru à laporte en lui jetant encore quelques mots qui, je l’espère, aurontpénétré un peu plus profondément que son projectile. Comme tableaufinal, je l’ai vu s’élancer avec furie, être arrêté par son hôtequi l’avait saisi à bras-le-corps ; puis tous deux ont rouléenlacés devant la cheminée. En traversant la cuisine dans ma fuite,j’ai dit à Joseph d’aller vite trouver son maître ; j’airenversé Hareton, qui était en train de s’amuser à suspendre uneportée de petits chiens au dossier d’une chaise à l’entrée de laporte, et, heureuse comme une âme échappée du purgatoire, j’aibondi, sauté, volé, sur la route escarpée. Puis, négligeant sesdétours, j’ai pris droit à travers la lande, culbutant sur lestalus, m’enfonçant dans les marécages. Je me précipitais têtebaissée vers mon phare, la lumière qui brillait à la Grange. Et jeconsentirais plus volontiers à un séjour perpétuel dans les régionsinfernales qu’à reprendre place, fût-ce pour une seule nuit, sousle toit de Hurle-Vent.

 

Isabelle se tut et but un peu de thé. Puiselle se leva, me demanda de lui mettre son chapeau et un grandchâle que j’avais apportés, et sourde à ma prière de rester encoreune heure, monta sur une chaise, baisa les portraits d’Edgar et deCatherine, m’embrassa à mon tour et descendit prendre la voiture,accompagnée de Fanny qui aboyait de joie d’avoir retrouvé samaîtresse.

Elle partit donc, ainsi chassée, pour ne plusjamais revenir dans le pays. Mais une correspondance régulières’établit entre elle et mon maître quand les choses se furent unpeu arrangées. Je crois qu’elle avait choisi sa nouvelle demeuredans le sud, près de Londres. C’est là qu’elle mit au monde unfils, quelques mois après sa fuite. Il reçut le prénom de Lintonet, dès le début, elle le dépeignit comme une créature maladive etirritable.

Mr Heathcliff, me rencontrant un jourdans le village, me demanda où elle habitait. Je refusai de le luidire. Il répliqua que cela lui importait peu, mais qu’elle devaitse garder de venir chez son frère : il ne fallait pas qu’ellevécût avec lui, dût-il, pour l’en empêcher, la reprendre lui-même.Bien que je n’eusse voulu lui donner aucune indication, ildécouvrit, par quelque autre domestique, le lieu de son séjour etl’existence de l’enfant. Il n’inquiéta pourtant pas Isabelle, cedont elle put rendre grâce, je suppose, à l’aversion qu’elle luiinspirait. Il s’informait souvent de l’enfant quand il me voyait.En apprenant son nom, il eut un vilain sourire et dit :

– Ils veulent donc que je le haïsseaussi, sans doute ?

– Je ne crois pas qu’ils désirent quevous sachiez rien de lui, répondis-je.

– Mais je l’aurai quand j’aurai besoin delui. Ils peuvent y compter !

Heureusement, sa mère mourut avant que cemoment fût venu, treize ans environ après Catherine : le petitLinton avait douze ans, ou un peu plus.

Le lendemain de la visite inopinée d’Isabelle,je n’eus pas l’occasion de parler à mon maître : il évitatoute conversation et n’était en état de rien discuter. Quand jepus me faire écouter, je vis qu’il était bien aise que sa sœur eûtquitté son mari, qu’il détestait avec une intensité que la douceurde sa nature semblait à peine permettre. Son aversion était siprofonde et si vivace qu’il s’abstenait d’aller partout où ilaurait pu rencontrer Heathcliff ou entendre parler de lui. Lechagrin, joint à ce sentiment, fit de lui un parfait ermite. Ilabandonna sa charge de magistrat, cessa même de paraître àl’église, évita en toutes occasions le village et mena une vie decomplète réclusion dans l’enceinte de son parc et de ses terres. Laseule variété qu’il y apportât consistait en promenades solitairesdans les landes et en visites à la tombe de sa femme, la plupart dutemps le soir, ou le matin de bonne heure avant que personne fûtdehors. Mais il était trop bon pour être longtemps tout à faitmalheureux. Il ne priait pas, lui, pour que l’âme de Catherine lehantât. Le temps lui apporta la résignation et une mélancolie plusdouce que la joie vulgaire. Il entourait sa mémoire d’un amourardent et tendre, d’aspirations pleines d’espoir vers un mondemeilleur où il ne doutait pas qu’elle ne fût allée.

Il eut aussi une consolation et des affectionssur cette terre. Pendant quelques jours, vous ai-je dit, il parutn’accorder aucune attention à l’être chétif que sa femme lui avaitlégué. Cette indifférence fondit aussi vite que la neige en avril,et avant que la petite créature fût capable de bégayer un mot ou dehasarder un pas, elle régnait en despote dans le cœur de son père.Elle s’appelait Catherine ; mais il ne lui donnait jamais sonnom en entier, de même qu’il n’avait au contraire jamais abrégécelui de la première Catherine, sans doute parce que Heathcliffavait l’habitude de le faire. La petite fille fut toujoursCathy : ce qui la distinguait pour lui de sa mère, tout en lareliant à elle. Et son attachement à l’enfant naquit de ce lienavec la mère, bien plus que du fait qu’elle était sa fille, àlui.

Je faisais parfois une comparaison entreHindley Earnshaw et lui, et je n’arrivais pas à m’expliquer d’unefaçon satisfaisante pourquoi leur conduite, en des circonstancessemblables, était si différente. Tous deux avaient été de tendresépoux, et tous deux étaient attachés à leur enfant ; je necomprenais pas comment tous deux n’avaient pas suivi la même route,dans le bien ou dans le mal. Mais, disais-je, Hindley, avec unetête en apparence plus forte, s’est montré pitoyablement inférieuret plus faible. Quand son vaisseau a touché l’écueil, le capitainea abandonné son poste ; et l’équipage, au lieu de chercher àsauver le navire, s’est livré à l’indiscipline et au désordre,détruisant tout espoir de renflouer la malheureuse épave. Linton,au contraire, a fait preuve du vrai courage d’une âme loyale etfidèle ; il a eu confiance en Dieu ; et Dieu l’a consolé.L’un espérait, l’autre désespérait : ils ont choisi chacunleur sort et ont été justement condamnés à le subir. Mais vousn’avez pas besoin de ma morale, Mr Lockwood, vous êtes capablede juger aussi bien que moi de toutes ces choses ; vous lecroyez du moins, ce qui revient au même.

La fin d’Earnshaw fut ce que l’on pouvaitattendre. Elle suivit de près celle de sa sœur ; six mois àpeine séparèrent l’une de l’autre. Nous autres, à la Grange, nousn’avons jamais su exactement quel a été son état pendant cettepériode ; le peu que j’ai appris est venu à ma connaissancequand je suis allée aider aux préparatifs des obsèques.Mr Kenneth vint annoncer l’événement à mon maître.

– Eh bien ! Nelly, dit-il en entrantà cheval dans la cour un matin, trop tôt pour que je ne fusse pasalarmée par un soudain pressentiment de mauvaises nouvelles, c’està votre tour et au mien d’être en deuil à présent. Devinez qui nousa faussé compagnie cette fois.

– Qui ? demandai-je tout émue.

– Allons ! devinez !répondit-il en mettant pied à terre et attachant les rênes à uncrochet près de la porte. Et préparez le coin de votretablier : je suis certain que vous allez en avoir besoin.

– Pas Mr Heathcliff, bien sûr ?m’écriai-je.

– Quoi, vous auriez des larmes pourlui ? Non, Heathcliff est un gaillard jeune etvigoureux ; il a l’air plus florissant que jamais,aujourd’hui. Je viens de le voir. Il reprend vite des chairs depuisqu’il est débarrassé de sa moitié.

– Qui est-ce alors,Mr Kenneth ! répétai-je avec impatience.

– Hindley Earnshaw ! Votre vieil amiHindley, et mon méchant compère ; quoique depuis longtemps ilsoit devenu trop fantasque pour moi. Là ! je disais bien qu’ilallait y avoir des larmes. Mais consolez-vous ! Il est mortfidèle à son personnage : ivre comme un lord. Pauvregarçon ! j’ai de la peine moi aussi. On regrette toujours unvieux compagnon, malgré tout ; bien que celui-là fût capabledes pires malices qui se puissent imaginer et qu’il m’ait joué plusd’un vilain tour. Il avait à peine vingt-sept ans, il mesemble ; c’est juste votre âge. Qui aurait cru que vous étieznés la même année ?

J’avoue que ce coup fut plus dur pour moi quen’avait été celui de la mort de Mrs Linton ; d’ancienssouvenirs assiégeaient mon cœur. Je m’assis sous le porche, jepleurai comme pour un parent et je priai le docteur de se faireintroduire auprès de mon maître par un autre serviteur. Je nepouvais m’empêcher de ressasser cette question : sa morta-t-elle été naturelle ? Quoi que je fisse, cette idée meharcelait ; j’en étais si obsédée que je résolus de demanderla permission d’aller à Hurle-Vent pour aider à remplir lesderniers devoirs envers le défunt. Mr Linton n’y consentitqu’avec beaucoup de difficulté. Mais je plaidai éloquemmentl’abandon où le corps de son beau-frère devait se trouver, je fisvaloir que mon ancien maître et frère de lait avait autant que luidroit à mes services. De plus, je lui rappelai que le petit Haretonétait le neveu de sa femme, qu’en l’absence de parents plus prochesil devait lui servir de tuteur ; qu’il fallait qu’il s’enquîtde l’état de la succession et qu’il examinât les affaires de sonbeau-frère. Il était incapable de s’occuper de tout cela à cemoment-là, mais il me chargea d’en parler à son hommed’affaires ; enfin, il me permit de partir.

Son homme d’affaires avait été également celuid’Earnshaw. Je passai au village et le priai de m’accompagner. Ilsecoua la tête et conseilla de laisser faire Heathcliff, affirmantque, si la vérité était connue, on découvrirait que Hareton n’étaitguère plus qu’un mendiant.

– Son père est mort endetté,ajouta-t-il ; toute la propriété est hypothéquée, et la seulechance qui reste à l’héritier naturel est de trouver une occasiond’éveiller quelque intérêt dans le cœur de son créancier, afin quecelui-ci soit amené à le ménager.

Quand je parvins à Hurle-Vent, j’expliquai quej’étais venue pour veiller à ce que tout se passât décemment.Joseph, qui avait l’air d’avoir assez de chagrin, exprima sasatisfaction de ma présence. Mr Heathcliff dit qu’il ne voyaitpas qu’on eût besoin de moi, mais que je pouvais rester et réglerles dispositions des obsèques, si je voulais.

– En bonne justice, observa-t-il, lecorps de ce fou devrait être inhumé à la croisée des routes, sanscérémonie d’aucune sorte[13]. Ilm’est arrivé de le quitter pendant dix minutes hieraprès-midi ; il en a profité pour verrouiller les deux portesde la salle afin de m’empêcher d’entrer et il a passé la nuit às’enivrer à mort de propos délibéré. Nous avons fait irruption cematin, en l’entendant ronfler comme un cheval. Il était là, étendusur le banc : on aurait pu l’écorcher et le scalper sans leréveiller. J’ai envoyé chercher Kenneth, qui est venu, mais pasavant que la brute fût changée en charogne : il était mort,froid et roide. Ainsi vous conviendrez qu’il n’y avait pas lieu defaire beaucoup d’histoires à son sujet.

Le vieux domestique confirma ces dires, maisgrommela :

– J’aurions mieux aimé qu’y soye étéqueri le docteur lui-même ! J’aurions soigné l’maître mieuxqu’lui… et y n’était point mort quand j’sons parti, mais point dutout !

J’insistai pour que les funérailles fussentconvenables. Mr Heathcliff me dit que je pouvais agir à maguise ; cependant il me pria de ne pas oublier qu’en toutecette affaire c’était de sa poche que sortait l’argent. Sonattitude resta froide, indifférente, n’indiquant ni joie nichagrin ; si l’on pouvait y lire quelque chose, c’était lacruelle satisfaction d’avoir réussi une besogne difficile. Jeremarquai cependant une fois sur sa figure une expression quiressemblait à de l’exultation : ce fut à l’instant que lecercueil sortit de la maison. Il eut l’hypocrisie de se mettre endeuil. Avant de suivre le convoi avec Hareton, il fit monter sur latable le malheureux enfant et murmura, avec une singulièrejouissance :

– Maintenant, mon petit gars, tu es àmoi ! Et nous verrons bien si un arbre ne pousse pas aussitordu qu’un autre quand le même vent les courbe !

Le naïf petit être écouta ces paroles avecplaisir ; il jouait avec les moustaches de Heathcliff et luitapotait la joue. Mais moi, je compris ce qu’il voulait dire etj’observai sèchement :

– Cet enfant doit retourner avec moi àThrushcross Grange, monsieur. Il n’y a rien au monde qui vousappartienne moins que lui.

– Linton l’a-t-il dit ?demanda-t-il.

– Sans doute… il m’a ordonné de leramener, répondis-je.

– Bien, dit le coquin, nous nediscuterons pas cette question pour le moment. Mais j’ai envie dem’essayer à élever un enfant. Par conséquent, vous déclarerez àvotre maître que, s’il cherche à m’enlever celui-ci, je me verraiobligé de le remplacer par le mien. Je ne m’engage pas à laisserpartir Hareton sans contestation ; mais je vous certifie queje ferai venir l’autre. N’oubliez pas de le lui dire.

Cette menace suffisait à nous lier les mains.J’en fis part en revenant à Edgar Linton qui, s’étant peu intéresséà la question dès le début, ne parla plus d’intervenir. Je ne croisd’ailleurs pas qu’il eût pu le faire utilement, s’il en avaitjamais eu la volonté.

L’hôte était maintenant le maître àHurle-Vent. Sa possession était solide et il prouva àl’attorney[14], qui, à son tour, le prouva àMr Linton, qu’Earnshaw avait hypothéqué jusqu’à son derniermètre de terrain pour avoir de quoi subvenir à sa passion dujeu ; et lui, Heathcliff, était le prêteur. C’est ainsi queHareton, qui devrait être aujourd’hui le premier propriétaire dupays, a été réduit à un état de complète dépendance de l’ennemiinvétéré de son père, et qu’il vit dans sa propre maison comme undomestique, sauf qu’il n’a même pas l’avantage de toucher desgages : tout à fait incapable de se faire rendre droit, parcequ’il est sans aucun ami et qu’il ignore le tort dont il estvictime.

Chapitre 18

 

Les douze années qui suivirent cette lugubrepériode, continua Mrs Dean, furent les plus heureuses de mavie. Mes plus grands soucis, durant ce laps de temps, furent causéspar les légères indispositions que notre petite Catherine dut subircomme tous les enfants, riches ou pauvres. Du reste, après les sixpremiers mois, elle poussa comme un jeune mélèze, et commença demarcher et de parler à sa manière avant que la bruyère eût fleuripour la seconde fois sur la tombe de Mrs Linton. C’était lacréature la plus séduisante qui eût jamais apporté un rayon desoleil dans une maison désolée : une réelle beauté de figure,avec les beaux yeux noirs des Earnshaw, mais le teint clair, lestraits délicats, les cheveux dorés et bouclés des Linton. Sonhumeur était vive, mais sans rudesse, et tempérée par un cœursensible et ardent à l’excès dans ses affections. Cette aptitude àse donner tout entière me rappelait sa mère. Elle ne luiressemblait pourtant pas, car elle savait être douce comme unecolombe, elle avait une voix caressante et une expressionpensive ; sa colère n’était jamais furieuse, son amour jamaisviolent, mais profond et tendre. Néanmoins, il faut le reconnaître,elle avait des défauts qui gâtaient ses dons : une tendance àêtre impertinente, par exemple, et l’entêtement qu’acquièrentinfailliblement les enfants gâtés, que leur caractère soit bon oumauvais. S’il arrivait qu’un domestique fît quelque chose qui luidéplût, c’était toujours : « Je le dirai à papa ».Et si son père la réprimandait, fût-ce simplement du regard, onaurait cru que c’était pour elle une affaire à lui briser lecœur : je ne crois pas qu’il lui ait jamais adressé une paroledure. Il s’était chargé entièrement de son éducation et il ytrouvait un amusement. Par bonheur la curiosité et une intelligencevive faisaient d’elle une bonne élève. Elle apprenait vite et avecardeur et elle fit honneur à son maître. Jusqu’à l’âge de treizeans, elle n’était pas une fois sortie seule de l’enceinte du parc.En de rares occasions, Mr Linton l’emmenait avec lui à unmille, ou à peu près, au dehors ; mais il ne la confiaitjamais à personne d’autre. Le nom de Gimmerton ne représentait rienà son esprit ; la chapelle était, à l’exception de sa propredemeure, le seul bâtiment dont elle eût approché et où elle fûtentrée. Les Hauts de Hurle-Vent et Mr Heathcliff n’existaientpas pour elle. Elle vivait parfaitement recluse et, en apparence,parfaitement satisfaite. Parfois, cependant, quand elle regardaitla campagne par la fenêtre de sa chambre, elle demandait :

– Hélène, combien de temps faudra-t-ilencore avant que je puisse aller au sommet de ces collines ?Que peut-il bien y avoir de l’autre côté ? Est-ce lamer ?

– Non, Miss Cathy ; ce sont encoredes collines, toutes pareilles à celles-ci.

– Et à quoi ressemblent ces rochers dorésquand on est à leur pied ? demanda-t-elle une fois.

La chute abrupte des rochers de Penistoneattirait particulièrement son attention, surtout quand le soleilcouchant brillait sur eux et sur les sommets environnants, et quetout le reste du paysage était dans l’ombre. Je lui expliquai quec’étaient de simples masses de pierre, dont les intersticescontenaient à peine assez de terre pour nourrir un arbrerabougri.

– Et pourquoi sont-ils encore clairs silongtemps après qu’il fait sombre ici ?

– Parce qu’ils sont à une bien plusgrande altitude que nous. Vous ne pourriez pas y grimper, tant ilssont hauts et escarpés. En hiver la gelée apparaît toujours làavant d’arriver à nous ; et au cœur de l’été j’ai trouvé de laneige dans ce trou noir, sur la face nord-est.

– Oh ! vous y avez été !s’écria-t-elle joyeusement. Je pourrai donc y aller aussi, quand jeserai une femme. Papa y a-t-il été, Hélène ?

– Papa vous dirait, Miss, me hâtai-je derépondre, que ces rochers ne valent guère la peine d’une visite.Les landes, où vous vous promenez avec lui, sont beaucoup plusbelles ; et le parc de Thrushcross Grange est le plus belendroit du monde.

– Mais je connais le parc, et je neconnais pas ces rochers, murmura-t-elle en se parlant à soi-même.Et j’aimerais tant à regarder tout autour de moi du sommet de laplus haute pointe ! Mon petit poney Minny m’y mènera unjour.

Une des servantes ayant parlé devant elle dela grotte des Fées, elle eut la tête toute bouleversée du désir demettre à exécution ce projet. Elle ne cessait d’en importunerMr Linton, si bien qu’il promit qu’elle ferait cette excursionquand elle serait plus âgée. Mais Miss Catherine mesurait son âgepar mois ; et la question : « Maintenant, suis-jeassez âgée pour aller aux rochers de Penistone ? »revenait constamment sur ses lèvres. Dans un de ses lacets, laroute qui y conduisait passait tout près de Hurle-Vent. Edgarn’avait pas le courage d’aller par là, de sorte qu’elle recevaittoujours la réponse : « Pas encore, ma chérie, pasencore ».

Je vous ai dit que Mrs Heathcliff avaitvécu un peu plus de douze ans après avoir quitté son mari. On étaitd’une constitution délicate dans sa famille ; ni elle ni Edgarn’avaient cette santé robuste qu’on rencontre en général dans cesparages-ci. Je ne sais pas exactement ce que fut sa dernièremaladie. Je conjecture qu’ils moururent tous deux de la mêmemanière, d’une sorte de fièvre, lente à son début, mais incurable,et minant rapidement leur existence vers la fin. Elle écrivit à sonfrère pour l’informer de l’issue probable du mal dont ellesouffrait depuis quatre mois et le supplier de venir la voir, sicela lui était possible ; car elle avait bien des choses àrégler, elle désirait lui faire ses adieux et laisser Linton ensûreté entre ses mains. Son espoir était que Linton pourrait resteravec lui comme il était resté avec elle ; son père, elleaimait à s’en persuader, ne tenait pas à assumer le fardeau de sonentretien et de son éducation. Mon maître n’hésita pas un moment àsatisfaire à cette requête. Quelle que fût, en temps ordinaire, sarépugnance à quitter sa maison, il se hâta de répondre à cet appel.Il recommanda Catherine à ma vigilance toute spéciale pendant ladurée de son absence, avec des ordres réitérés pour qu’elle nedépassât point les portes du parc, même sous mon escorte : ilne lui venait pas à l’esprit qu’elle pût sortir sans êtreaccompagnée.

Il fut absent trois semaines. Pendant un oudeux jours, la jeune personne confiée à ma garde resta assise dansun coin de la bibliothèque, trop triste pour lire ou pour jouer.Dans cet état de tranquillité, elle ne me causa guère de soucis.Mais ensuite vint une période de lassitude impatiente etturbulente. Comme j’étais trop occupée et désormais trop âgée pourcourir par monts et par vaux afin de l’amuser, je m’avisai d’uneméthode qui lui permît de se distraire elle-même. Je prisl’habitude de l’envoyer faire le tour de la propriété tantôt àpied, tantôt sur son poney ; et, à son retour, je me prêtaiscomplaisamment au récit de toutes ses aventures réelles ouimaginaires.

Nous étions au début de l’été. Elle prit untel goût à ces excursions solitaires qu’il lui arrivait souvent derester dehors depuis le déjeuner jusqu’à l’heure du thé ; puiselle passait les soirées à raconter ses histoires fantaisistes. Jene craignais pas qu’elle franchît les limites imposées, parce queles portes étaient ordinairement fermées ; en outre, jepensais qu’elle ne se serait guère risquée seule à l’extérieur,même si elles eussent été grandes ouvertes. Malheureusementl’événement prouva que ma confiance était mal placée. Un matin, àhuit heures, Catherine vint me trouver et me dit que, ce jour-là,elle était un marchand arabe qui allait traverser le désert avec sacaravane, et qu’il fallait que je lui donnasse abondance deprovisions pour elle et ses bêtes : un cheval et troischameaux, ces derniers représentés par un grand chien courant etdeux chiens d’arrêt. Je rassemblai une bonne quantité de friandisesque je plaçai dans un panier attaché à l’un des côtés de la selle.Elle sauta à cheval, gaie comme un pinson, protégée du soleil dejuillet par son chapeau à grands bords et un voile de gaze, etpartit au trot avec un rire joyeux, se moquant de mes prudentsconseils de ne pas galoper et de rentrer de bonne heure. La vilainepetite créature ne parut pas à l’heure du thé. Un des voyageurs, lechien courant, qui était vieux et aimait ses aises, revint ;mais ni Catherine, ni le poney, ni les deux chiens d’arrêtn’apparaissaient d’aucun côté. Je dépêchai des émissaires sur cesentier-ci, puis sur celui-là, et enfin je partis moi-même auhasard à sa recherche. Un paysan travaillait à une clôture autourd’une plantation sur les confins de la propriété. Je lui demandais’il avait vu notre jeune maîtresse.

– Je l’ai vue ce matin, répondit-il. Ellem’a prié de lui couper une baguette de noisetier, puis elle a faitsauter son Galloway[15]par-dessus la haie qui est là-bas, à l’endroit le plus bas, et ellea disparu au galop.

Vous pouvez imaginer mon état d’esprit quandj’appris ces nouvelles. L’idée me vint aussitôt qu’elle devait êtrepartie pour les rochers de Penistone. « Que va-t-il luiarriver ? » m’écriai-je en passant à travers une brècheque l’homme était en train de réparer. Je gagnai directement lagrande route et marchai aussi vite que pour gagner un pari, millesur mille. Un tournant du chemin m’amena en vue des Hauts ;mais je ne découvrais Catherine ni de près ni de loin. Les rochersse trouvent à un mille et demi au delà de la maison deMr Heathcliff, qui est elle-même à quatre milles de la Grange,de sorte que je commençais à craindre d’être surprise par la nuitavant d’y parvenir. « Et si elle a glissé en essayant d’ygrimper ? » pensais-je ; « si elle s’est tuée,ou brisé quelque membre ? » Mon anxiété était vraimentpénible ; et j’éprouvai d’abord un soulagement délicieux quandj’aperçus, en passant rapidement près de la ferme, Charlie, le plusvif des chiens d’arrêt, couché sous une fenêtre, la tête enflée etune oreille en sang. J’ouvris la barrière, courus à la porte etfrappai violemment. Une femme, que je connaissais et qui habitaitautrefois Gimmerton, répondit ; elle servait à Hurle-Ventdepuis la mort de Mr Earnshaw.

– Bon ! dit-elle, vous venez à larecherche de votre petite maîtresse. Ne vous inquiétez pas. Elleest ici en sûreté ; mais je suis heureuse que ce ne soit pasle maître.

– Alors il n’est pas à la maison,n’est-ce pas ? demandai-je en haletant sous l’effet de mamarche précipitée et de mon alarme.

– Non, non ; il est parti avecJoseph et je ne pense pas qu’ils reviennent avant une heure au plustôt. Entrez et reposez-vous un instant.

J’entrai et trouvai ma brebis égarée assisedevant la cheminée, se balançant dans un petit fauteuil qui avaitappartenu à sa mère quand celle-ci était enfant. Son chapeau étaitaccroché au mur et elle semblait tout à fait chez elle, riant etbabillant, de la meilleure humeur imaginable, devant Hareton – ungaillard de dix-huit ans maintenant, bien développé et robuste –qui la regardait avec de grands yeux curieux et étonnées et necomprenait quasi rien de la suite ininterrompue de remarques et dequestions dont elle ne cessait de l’accabler.

– Très bien ! Miss !m’écriai-je en cachant ma joie sous un air irrité. C’est votredernière promenade à cheval jusqu’au retour de votre papa. Je nevous laisserai plus franchir le seuil, vilaine, vilainefille !

– Ha ! ha ! Hélène !cria-t-elle gaiement, en sautant sur ses pieds et courant à moi.J’aurai une jolie histoire à raconter ce soir. Vous m’avez doncdécouverte ! Étiez-vous jamais venue ici ?

– Mettez ce chapeau et rentrons àl’instant, dis-je. Je suis terriblement fâchée contre vous, MissCathy ; vous vous êtes extrêmement mal conduite ! Il estinutile de faire la moue et de pleurnicher ; cela ne me paierapas de tout le tracas que j’ai eu à courir le pays après vous.Quand je pense que Mr Linton m’a si bien recommandé de ne pasvous laisser sortir ! Et vous vous échappez ainsi ! Celaprouve que vous êtes un rusé petit renard, et personne n’aura plusconfiance en vous.

– Qu’ai-je fait ? demanda-t-elletout en larmes, subitement démontée. Papa ne m’a rienrecommandé ; il ne me grondera pas, Hélène… il n’est jamaisdésagréable comme vous.

– Venez, venez, répétai-je. Je vaisattacher votre ruban. Voyons, un peu de calme. Oh ! quellehonte ! À treize ans, vous conduire comme un bébé !

Cette exclamation venait de ce qu’elle avaitjeté son chapeau et s’était réfugiée hors de mon atteinte près dela cheminée.

– Allons ! dit la servante, ne soyezpas dure pour cette bonne demoiselle, Mrs Dean. C’est nous quil’avons retenue : elle voulait passer sans s’arrêter, decrainte que vous ne fussiez inquiète. Hareton lui a offert del’accompagner, et je trouvais qu’il avait raison ; la routesur ces hauteurs est très déserte.

Pendant cette discussion, Hareton restaitdebout, les mains dans les poches, trop gauche pour rien dire.Pourtant il avait l’air de ne pas goûter mon intrusion.

– Combien de temps faudra-t-il quej’attende ? continuai-je sans prendre garde à l’interventionde la femme. Il va faire nuit dans dix minutes. Où est le poney,Miss Cathy ? Et où est Phénix ? Je vais vous laisser, sivous ne vous dépêchez pas. Faites comme vous voudrez.

– Le poney est dans la cour et Phénix estenfermé là. Il a été mordu… et Charlie aussi. J’allais vous ledire ; mais vous êtes de mauvaise humeur et vous ne méritezpas que je vous raconte tout cela.

Je ramassai son chapeau et m’approchai pour lelui remettre. Mais, voyant que les gens de la maison prenaient sonparti, elle se mit à bondir autour de la chambre ; je luidonnai la chasse, mais elle courait comme une souris, sur lesmeubles, ou dessous, ou derrière, et rendait ma poursuite ridicule.Hareton et la femme riaient ; elle les imita et devint encoreplus impertinente. Enfin, je m’écriai, tout en colère :

– Eh bien ! Miss Cathy, si voussaviez à qui est cette maison, vous auriez hâte d’en sortir.

– Elle est à votre père, n’est-cepas ? dit-elle en se tournant vers Hareton.

– Non, répondit-il, la tête baissée et enrougissant de timidité.

Il était incapable de supporter en face leregard de Catherine, bien que les yeux de celle-ci fussent tout àfait semblables aux siens.

– À qui, alors… à votre maître ?

Il rougit encore plus fort, mais sousl’influence d’un sentiment différent, marmotta un juron et sedétourna.

– Qui est son maître ? continual’ennuyeuse petite fille en s’adressant à moi. Il a parlé de« notre maison » et de « nos gens ». Je lecroyais fils du propriétaire. Il ne m’a jamais appelée« Miss » ; c’est ce qu’il aurait dû faire, n’est-ilpas vrai, si c’est un domestique[16] ?

À ce discours puéril, Hareton devint sombrecomme un nuage d’orage. Je secouai sans mot dire la questionneuseet finis par réussir à l’équiper pour le départ.

– Maintenant, allez chercher mon cheval,dit-elle à son parent ignoré, comme si elle avait parlé à un despetits palefreniers de la Grange. Et vous pouvez venir avec moi. Jevoudrais voir l’endroit où le chasseur de lutins apparaît dans lemarais, et avoir des détails sur les « féies », commevous les appelez. Mais dépêchez ! Qu’y a-t-il ? Allez mechercher mon cheval, vous dis-je.

– Tu peux bien être damnée avant que jete serve de domestique ! grommela le jeune homme.

– Je peux bien être… quoi ? demandaCatherine surprise.

– Damnée, insolente péronnelle !

– Là, Miss Cathy ! Vous voyez dansquelle belle compagnie vous êtes venue vous fourvoyer,interrompis-je. Voilà de jolis mots à employer devant une jeunefille ! Je vous prie de ne pas commencer à disputer avec lui.Venez, allons chercher Minny nous-mêmes et partons.

– Mais Hélène, s’écria-t-elle, les yeuxgrands ouverts, immobile d’étonnement, comment ose-t-il me parlerainsi ? Ne faut-il pas le forcer de faire ce que je luidemande ? Vilaine créature, je répéterai à papa ce que vousm’avez dit… Eh bien ! voyons !

Hareton ne parut pas effrayé de cettemenace ; elle se mit à pleurer d’indignation :

– Amenez le poney, commanda-t-elle en setournant vers la femme, et lâchez mon chien à l’instant.

– Doucement, Miss, répondit la servante,vous ne perdrez rien à être polie. Quoique Mr Hareton, quevoici, ne soit pas le fils du maître, il est votre cousin et je nesuis pas payée pour vous servir.

– Lui, mon cousin ! s’écria Cathyavec un rire méprisant.

– Oui, certainement, répliqua celle quilui faisait la leçon.

– Oh ! Hélène, ne leur laissez pasdire de pareilles choses, poursuivit-elle très troublée. Papa estallé chercher mon cousin à Londres ; mon cousin est fils d’ungentleman. Ça, mon…

Elle s’arrêta et se mit à pleurer à chaudeslarmes, bouleversée à la simple idée d’avoir une parenté avec untel rustre.

– Chut ! chut ! murmurai-je. Onpeut avoir beaucoup de cousins, et de toutes sortes. Miss Cathy, etne pas s’en porter plus mal. Seulement on n’a pas besoin de lesfréquenter, s’ils sont désagréables et mal élevés.

– Ce n’est pas… ce n’est pas mon cousin,Hélène, continua-t-elle avec un chagrin accru par la réflexion, eten se jetant dans mes bras pour y chercher refuge contre cetteidée.

J’étais furieuse contre elle et contre laservante à cause de leurs mutuelles révélations. Je ne doutais pasque la nouvelle de l’arrivée prochaine de Linton, annoncée parCathy, ne fût communiquée à Heathcliff ; et j’étais sûreégalement que la première pensée de la jeune fille, dès le retourde son père, serait de chercher à se faire expliquer l’assertion dela servante au sujet de son grossier parent. Hareton, remis del’indignation qu’il avait ressentie à être pris pour un domestique,parut ému de son désespoir. Il alla chercher le poney, l’amena prèsde la porte, puis, pour amadouer Cathy, prit dans le chenil un jolipetit terrier à jambes torses et, le lui mettant dans les mains,lui dit de ne plus pleurer, car il n’avait pas voulu lui faire depeine. Elle s’arrêta dans ses lamentations, examina le jeune hommed’un regard de crainte et d’horreur, puis recommença de plusbelle.

J’eus peine à m’empêcher de sourire à la vuede cette antipathie pour le pauvre garçon, qui était bien etsolidement bâti, de traits agréables, vigoureux et plein de santé,mais affublé de vêtements appropriés à ses occupationsjournalières, et celles-ci consistaient à travailler à la ferme età flâner dans la lande à la recherche de lapins et de gibier detoute sorte. Pourtant, il me semblait que sa physionomie reflétaitun esprit doué de qualités meilleures que n’en avait jamais possédéson père. De bonnes graines, dont la croissance négligée étaitétouffée, certes, par une abondance de mauvaises herbes bien plusvigoureuses ; néanmoins, il y avait évidemment là un solriche, capable de produire de luxuriantes moissons dans descirconstances différentes et favorables. Je crois queMr Heathcliff ne lui avait pas infligé de souffrancesphysiques, grâce à son intrépidité naturelle, qui n’offrait guèrede prise à ce genre d’oppression ; il n’avait rien de cettesusceptibilité timide qui, au jugement de Heathcliff, aurait donnédu charme aux mauvais traitements. Celui-ci semblait avoir exercésa malveillance – en faisant de lui une brute. Jamais on ne luiavait appris à lire ni à écrire ; jamais on ne l’avaitréprimandé pour une mauvaise habitude, pourvu que son gardien n’enfût pas gêné ; jamais on ne l’avait fait avancer d’un pas versla vertu, ni défendu du vice par un seul précepte. D’après ce quej’ai entendu dire, Joseph avait beaucoup contribué à le gâter parune indulgence mal comprise qui l’incitait à flatter et à cajolerce garçon, parce qu’il était le chef de la vieille famille. De mêmequ’il accusait Catherine Earnshaw et Heathcliff, dans leur enfance,de mettre à bout la patience de son maître et de le pousser, par cequ’il appelait leurs « offreuses manières », à chercherune consolation dans la boisson, de même à présent il rejetait toutle poids des fautes de Hareton sur les épaules de celui qui avaitusurpé son bien. Hareton pouvait jurer, avoir la conduite la plusrépréhensible, Joseph se gardait de le réprimander. Il semblaitqu’il eût plaisir à le voir s’enfoncer dans le mal. Ilreconnaissait que Hareton était irrémédiablement corrompu, que sonâme était vouée à la perdition ; mais il se disait qu’aprèstout c’était Heathcliff qui en était responsable. C’est à lui queserait demandé compte de la ruine de cette âme ; et il y avaitune immense consolation dans cette pensée. Joseph avait infusé àHareton l’orgueil de son nom et de ses ancêtres. Il aurait, s’ileût osé, soufflé la haine entre lui et le possesseur actuel desHauts ; mais la crainte qu’il avait de ce dernier allaitjusqu’à la superstition et il ne manifestait ses sentiments enverslui qu’en marmottant des insinuations et en le dénonçant en son forintérieur à la vengeance divine. Je ne prétends pas êtreparfaitement au courant de la manière dont on vivait à cetteépoque-là à Hurle-Vent ; je n’en parle que par ouï-dire, carje n’ai pas vu grand’chose. Les villageois affirmaient queMr Heathcliff était « serré » et se montrait dur etcruel envers ses fermiers. Mais la maison, à l’intérieur, avaitrepris sous une direction féminine l’aspect confortable qu’elleavait autrefois, et les scènes de désordres du temps de Hindley nes’y reproduisaient plus. Le maître était d’humeur trop sombre pourchercher des relations, quelles qu’elles fussent, bonnes oumauvaises ; et il n’a pas changé.

Mais tout cela ne fait pas avancer monhistoire. Miss Cathy repoussa l’offre de paix du terrier et réclamases chiens à elle, Charlie et Phénix. Ils arrivèrent en boitant, latête basse, et nous nous mîmes en route pour la maison, de fortméchante humeur l’une et l’autre. Je n’arrivais pas à faire dire àma jeune maîtresse comment elle avait passé sa journée. Je susseulement que le but de son pèlerinage avait été, comme je lesupposais, les rochers de Penistone. Elle était parvenue sansaventure à la barrière de la ferme, quand Hareton vint à sortiravec quelques compagnons de la race canine, qui attaquèrent lasuite de Cathy. Il y eut entre les uns et les autres une chaudebataille avant que leurs maîtres pussent les séparer : celaservit de présentation. Catherine dit à Hareton qui elle était etoù elle allait ; elle le pria de lui indiquer sonchemin ; finalement elle l’ensorcela si bien qu’ill’accompagna. Il lui révéla les mystères de la grotte des Fées etde vingt autres endroits curieux. Mais, comme j’étais en disgrâce,je ne fus pas favorisée d’une description de toutes les chosesqu’elle avait vues. Je pus deviner, cependant, qu’elle avaitregardé son guide d’un œil favorable jusqu’au moment où elle avaitblessé ses sentiments en s’adressant à lui comme à un domestique,et où la femme de charge avait blessé les siens en appelant Haretonson cousin. Le langage qu’il avait alors tenu lui était resté surle cœur. Elle qui était toujours « mon amour », « machérie », « ma petite reine », « monange », pour tout le monde à la Grange, se voir sioutrageusement insultée par un étranger ! Elle n’y comprenaitrien ; et j’eus beaucoup de mal à obtenir d’elle la promessequ’elle n’exposerait pas ses griefs à son père. Je lui expliquaiqu’il était très prévenu contre tous les habitants des Hauts etqu’il serait extrêmement peiné d’apprendre qu’elle était allée là.Mais j’insistai surtout sur ce fait que, si elle révélait moninfraction aux ordres que j’avais reçus, il serait peut-être siirrité qu’il faudrait que je m’en allasse. C’était une perspectiveinsupportable pour Cathy : elle me donna sa parole, et latint, par égard pour moi. Après tout, c’était une bonne petitefille.

Chapitre 19

 

Une lettre bordée de noir annonça le retour demon maître. Isabelle était morte. Il m’écrivait pour me dire de meprocurer des effets de deuil pour sa fille et de préparer unechambre ainsi que tout ce qui serait nécessaire pour son jeuneneveu. Catherine sauta de joie à l’idée de revoir son père ets’abandonna aux plus confiantes prévisions sur les innombrablesqualités de son « vrai cousin ». Le soir de leur arrivéetant attendue vint enfin. Dès la première heure, elle s’étaitoccupée de mettre en ordre ses petites affaires ; maintenant,vêtue de sa nouvelle robe noire – pauvre enfant ! la mort desa tante ne lui causait pas de chagrin bien précis – elle avaitfini, à force d’insistance, par m’obliger d’aller avec elle à leurrencontre à l’entrée de la propriété.

– Linton a juste six mois de moins quemoi, bavardait-elle, tandis que nous traversions lentement lesondulations de terrain couvertes de mousse, à l’ombre des arbres.Comme je serai contente de l’avoir pour compagnon de jeu !Tante Isabelle avait envoyé à papa une belle boucle de sescheveux ; ils étaient plus clairs que les miens… plus blonds,et tout aussi fins. Je l’ai soigneusement gardée dans une petiteboîte de verre ; et j’ai souvent pensé au plaisir que j’auraisà voir celui sur la tête de qui elle avait été prise. Oh ! jesuis heureuse… et papa, mon cher papa ! Allons ! Hélène,courons ! Allons ! courons !

Elle courut, revint, courut encore plusieursfois avant que mes pas plus mesurés eussent atteint la porte duparc. Puis elle s’assit sur le talus gazonné au bord du chemin etessaya d’attendre patiemment. Mais c’était impossible ; ellene pouvait pas rester une minute en repos.

– Comme ils tardent !s’écria-t-elle. Ah ! je vois de la poussière sur la route… ilsarrivent ! Non ! Quand seront-ils ici ? Nepourrions-nous aller un peu sur la route… pendant un demi-mille,Hélène, juste pendant un demi-mille seulement ? Dites oui, jevous en prie : jusqu’à ce bouquet de bouleaux autournant !

Je refusai formellement. Enfin son attentecessa ; la voiture des voyageurs apparut. Miss Cathy poussa uncri et tendit les bras dès qu’elle aperçut la figure de son pèrepenchée à la portière. Il descendit, presque aussi impatientqu’elle ; et un intervalle de temps considérable s’écoulaavant qu’ils pussent accorder une pensée à quelqu’un d’autrequ’eux-mêmes. Pendant qu’ils échangeaient leurs caresses, je jetaiun regard dans la voiture pour voir Linton. Il dormait dans uncoin, enveloppé dans un chaud manteau de fourrure, comme si l’oneût été en hiver. C’était un garçon pâle, délicat, efféminé, qu’onaurait pu prendre pour le jeune frère de mon maître, tant étaitforte la ressemblance ; mais il y avait dans son aspect uneirritabilité maladive qu’Edgar Linton n’avait jamais eue. Cedernier s’aperçut de ma curiosité ; après m’avoir serré lamain, il me dit de refermer la portière et de ne pas dérangerl’enfant, car le voyage l’avait fatigué. Cathy aurait volontiersjeté un coup d’œil sur lui, mais son père lui dit de venir, et ilsremontèrent le parc à pied ensemble, tandis que j’allais en avantavertir les domestiques.

– Maintenant, ma chérie, ditMr Linton en s’adressant à sa fille quand ils s’arrêtèrent aubas des marches du perron, n’oublie pas que ton cousin n’est niaussi fort ni aussi joyeux que toi, et qu’il vient de perdre samère tout récemment ; ne t’attends donc pas à le voir jouer etcourir avec toi dès aujourd’hui. Ne le fatigue pas en parlanttrop ; laisse-le tranquille ce soir au moins,veux-tu ?

– Oui, oui, papa, répondit Catherine.Mais je voudrais bien le voir il n’a pas mis une seule fois la têteà la portière.

La voiture s’arrêta. Le dormeur fut réveilléet déposé à terre par son oncle.

– Voici ta cousine Cathy, Linton, ditEdgar en mettant leurs petites mains l’une dans l’autre. Ellet’aime déjà beaucoup ; aie soin de ne pas la chagriner ce soiren pleurant. Tâche d’être gai à présent. Le voyage est terminé ettu n’as plus qu’à te reposer et à t’amuser comme tul’entendras.

– Laissez-moi aller me coucher, alors,répondit le jeune garçon en se dérobant aux embrassades deCatherine ; et il porta la main à ses yeux pour essuyer leslarmes qui s’y formaient.

– Voyons, voyons, il faut être bien sage,lui dis-je tout bas en l’introduisant dans la maison. Vous allez lafaire pleurer aussi… voyez comme elle compatit à votrepeine !

Je ne sais si c’était par compassion pour lui,mais le fait est que sa cousine faisait une aussi triste figure quelui-même. Elle retourna près de son père. Tous trois entrèrent etmontèrent dans la bibliothèque, où le thé était préparé. Jedébarrassai Linton de sa casquette, de son manteau, et l’installaisur une chaise près de la table ; mais il ne fut pas plus tôtassis qu’il recommença de pleurer. Mon maître lui demanda ce qu’ilavait.

– Je ne peux pas rester assis sur unechaise ! dit Linton en sanglotant.

– Va sur le sofa, alors, et Hélènet’apportera du thé, répondit patiemment son oncle.

Celui-ci avait certainement dû être mis à rudeépreuve, pendant le voyage, par cet enfant irritable etsouffreteux. Linton se traîna lentement vers le sofa, et s’yétendit. Cathy apporta un tabouret et sa tasse à côté de lui. Elleresta d’abord assise en silence. Mais ce calme ne pouvaitdurer ; elle avait décidé d’apprivoiser son petit cousin et ilfallait qu’elle parvînt à ses fins. Elle se mit à caresser sesboucles, à le baiser sur la joue, à lui offrir du thé dans sasoucoupe, comme à un bébé ; ce qui lui plut, car il n’étaitguère que cela. Il sécha ses yeux et son visage s’éclaira d’unfaible sourire.

– Oh ! cela ira très bien, me dit lemaître après les avoir observés une minute. Très bien… si nouspouvons le garder. Hélène. La société d’un enfant de son âge luiinfusera bientôt un esprit nouveau, et à force de souhaiter d’êtrevigoureux il finira par le devenir.

Oui, si nous pouvons le garder, pensai-je enmoi-même ; je fus assaillie par le triste pressentiment quec’était là un bien faible espoir. Et alors, me disais je, commentcet être faible pourra-t-il vivre à Hurle-Vent ? Entre sonpère et Hareton, quelle compagnie et quels exemples pour lui !Nos doutes furent vite résolus… plus tôt même que je ne m’yattendais. Je venais de faire monter les enfants, le thé fini, etvoyant Linton endormi – il ne m’avait pas laissé partir avant –j’étais redescendue et je me trouvais dans le vestibule, près de latable, en train d’allumer une bougie pour Mr Edgar, quand uneservante sortit de la cuisine et m’informa que Joseph, ledomestique de Mr Heathcliff, était à la porte et désiraitparler au maître.

– Il faut que je lui demande d’abord cequ’il veut, dis-je, très agitée. C’est une heure bien peuconvenable pour déranger les gens, et au moment qu’ils rentrentd’un long voyage. Je ne pense pas que le maître puisse lerecevoir.

Comme je prononçais ces paroles, Joseph, ayanttraversé la cuisine, se présentait dans le vestibule. Il avaitrevêtu ses habits du dimanche, sa figure la plus confite endévotion et la plus revêche et, tenant d’une main son chapeau et del’autre sa canne, il se mit en devoir d’essuyer ses pieds sur lepaillasson.

– Bonsoir, Joseph, dis-je d’un tonglacial. Quelle affaire vous amène ce soir ?

– C’t à M’sieu Linton qu’j’ons à parler,répondit-il en m’écartant d’un geste dédaigneux.

– Mr Linton est en train de secoucher. À moins que vous n’ayez quelque chose de particulièrementimportant à lui communiquer, je suis sûre qu’il ne vous recevra pasmaintenant. Vous feriez mieux de vous asseoir là et de me confiervotre message.

– Où qu’est sa chambre ? poursuivitle drôle, examinant la rangée des portes fermées.

Je vis qu’il était décidé à refuser mamédiation. Je montai donc à contre-cœur dans la bibliothèque etannonçai le visiteur importun, en conseillant de l’ajourner aulendemain. Mr Linton n’eut pas le temps de m’y autoriser, carJoseph était monté sur mes talons et, faisant irruption dans lapièce, il se planta à l’extrémité de la table les deux poingsserrés sur la tête de sa canne. Il commença sur un ton élevé, commes’il prévoyait de l’opposition.

– Heathcliff m’a-z-envoyé queri son gars,et j’ons ordre de n’point r’venir sans lui.

Edgar Linton resta silencieux pendant uneminute ; une expression de chagrin intense se peignit sur sestraits. La situation de l’enfant lui inspirait de la pitié parelle-même. Mais, quand il se rappelait de plus les espoirs et lescraintes d’Isabelle, ses vœux inquiets pour son fils et la façondont elle l’avait recommandé à ses soins, il était douloureusementaffecté à la pensée de l’abandonner et il cherchait dans son cœurcomment il pourrait échapper à cette nécessité. Aucun moyen ne seprésentait à lui. La simple manifestation du désir de le garderaurait rendu la réclamation de Heathcliff plus péremptoire ;il n’y avait rien d’autre à faire que de le laisser partir.Pourtant il ne voulait pas le tirer de son sommeil.

– Dites à Mr Heathcliff, répondit-ilavec calme, que son fils ira à Hurle-Vent demain. Il est au lit,trop fatigué pour faire le trajet maintenant. Vous pouvez aussi luidire que la mère de Linton désirait qu’il restât sous magarde ; et que, pour le moment, sa santé est trèsprécaire.

– Non ! dit Joseph en tapant sur leplancher avec son bâton et prenant un air d’autorité. Non ! çan’veut rien dire. Heathcliff ne s’soucie point d’la mère nid’vous ; y veut avoir son gars ; et j’devions l’emmener…ainsi vous v’là fixé !

– Vous ne l’emmènerez pas ce soir,répondit Linton d’un ton résolu. Descendez sur-le-champ et allezrépéter à votre maître ce que je vous ai dit. Hélène conduisez-le.Allez…

Puis, poussant du bras le vieillard indigné,il se débarrassa de lui et ferma la porte.

– Très bien ! cria Joseph en seretirant lentement. Demain, y s’amènera lui-même, et vous l’mettrezdehors, lui, si vous osez !

Chapitre 20

 

Pour parer au danger qu’aurait entraînél’exécution de cette menace, Mr Linton me chargea de conduirel’enfant chez son père de bonne heure, sur le poney de Catherine.Il ajouta :

– Comme à l’avenir nous n’aurons plus sursa destinée d’influence, bonne ou mauvaise, ne dites pas à ma filleoù il est allé. Elle ne peut plus désormais avoir de relations aveclui, et mieux vaut qu’elle reste dans l’ignorance de sonvoisinage ; elle pourrait en être troublée, et tourmentée dudésir de faire visite à Hurle-Vent. Dites-lui simplement que sonpère l’a envoyé chercher brusquement et qu’il a été obligé de nousquitter.

Linton montra beaucoup de répugnance à sortirde son lit à cinq heures et fut surpris en apprenant qu’il devaitse préparer à un autre voyage. Mais j’adoucis la chose en luiexpliquant qu’il allait passer quelque temps avec son père,Mr Heathcliff, qui, dans sa grande envie de le voir, n’avaitpas voulu différer ce plaisir jusqu’à ce qu’il fût tout à faitremis de ses fatigues.

– Mon père ! s’écria-t-ilétrangement perplexe. Maman ne m’a jamais dit que j’avais un père.Où habite-t-il ? Je préférerais rester avec mon oncle.

– Il habite à peu de distance de laGrange, répondis-je, juste derrière ces collines ; pas assezloin pour que vous ne puissiez venir à pied ici quand vous voussentirez vigoureux. Vous devriez être content d’aller chez vous etde le voir. Il faut que vous vous efforciez de l’aimer comme vousaimiez votre mère, et alors il vous aimera.

– Mais pourquoi n’ai-je pas entenduparler de lui jusqu’ici ? Pourquoi maman et lui nevivaient-ils pas ensemble, comme font les autrespersonnes ?

– Il avait des affaires qui le retenaientdans le nord, et la santé de votre mère exigeait qu’elle résidâtdans le sud.

– Et pourquoi ne m’a-t-elle jamais parléde lui ? insista l’enfant. Elle parlait souvent de mon oncle,et il y a longtemps que j’ai appris à l’aimer. Comment pourrais-jeaimer papa ? Je ne le connais pas.

– Oh ! tous les enfants aiment leursparents. Votre mère pensait peut-être que vous auriez envie d’êtreavec lui si elle vous en avait parlé souvent. Dépêchons-nous ;une promenade matinale à cheval par un si beau temps est bienpréférable à une heure de sommeil de plus.

– Est-ce qu’elle vient avec nous ?demanda-t-il : la petite fille que j’ai vue hier.

– Pas à présent.

– Et mon oncle ?

– Non, c’est moi qui vous accompagnerailà-bas.

Linton retomba sur son oreiller plongé dansune sombre rêverie.

– Je n’irai pas sans mon oncle,s’écria-t-il enfin Je ne sais pas où vous voulez m’emmener.

J’essayai de le persuader que ce serait bienméchant à lui de faire preuve de répugnance à aller rejoindre sonpère. Mais il résistait opiniâtrement à tous mes efforts pourl’habiller et il me fallut avoir recours à l’assistance du maîtrepour le décider à sortir du lit. Nous finîmes par réussir à mettreen route le pauvre enfant, après beaucoup d’assurances fallacieusesque son absence serait courte, que Mr Edgar et Cathyviendraient le voir, et d’autres promesse aussi peu fondées quej’inventai et répétai de temps en temps le long du chemin. Lapureté de l’air embaumé de la senteur des bruyères, l’éclat dusoleil et la douce allure de Minny soulagèrent son abattement aubout d’un moment. Il se mit à me faire des questions sur sanouvelle demeure et sur les habitants de celle-ci avec assezd’intérêt et de vivacité.

– Les Hauts de Hurle-Vent sont-ils unendroit aussi plaisant que Thrushcross Grange ? demanda-t-ilen jetant un dernier regard sur la vallée, d’où montait un légerbrouillard qui formait un nuage floconneux bordant le bleu duciel.

– La propriété n’est pas aussi enfouiedans les arbres, répondis-je, et elle n’est pas tout à fait aussigrande, mais on y jouit d’une très belle vue sur le pays ;l’air y sera plus sain pour vous… plus vif et plus sec. Voustrouverez peut-être, au début, le bâtiment vieux et sombre, bienque ce soit une demeure respectable : la meilleure desenvirons, après la Grange. Et puis vous ferez, de si belles coursesdans les landes ! Hareton Earnshaw – qui est l’autre cousin deMiss Cathy, et par suite le vôtre en quelque sorte – vous montreratous les coins les plus agréables. Vous pourrez emporter un livrequand le temps sera beau, et faire d’un creux verdoyant votre salled’études. Il est possible que parfois votre oncle vienne faire unepromenade avec vous : il se promène souvent sur lescollines.

– Et comment est mon père ? Est-ilaussi jeune et aussi beau que mon oncle !

– Il est aussi jeune. Mais il a lescheveux et les yeux noirs, et l’air plus sévère ; il est aussiplus grand et plus fort. Il ne vous paraîtra peut-être pas d’abordaussi doux et aussi aimable, parce que ce n’est pas son genre.Pourtant, ayez soin d’être franc et cordial avec lui ; toutnaturellement, il vous aimera encore mieux que ne ferait aucunoncle, puisque vous êtes son fils.

– Des yeux et des cheveux noirs !répéta Linton d’un air rêveur. Je n’arrive pas à me le représenter.Alors je ne lui ressemble pas, sans doute ?

– Pas beaucoup, répondis-je. Pas le moinsdu monde, pensais-je, en considérant avec regret le teint blanc etla frêle charpente de mon compagnon, et ses grands yeux langoureux…les yeux de sa mère, mais tout à fait dépourvus de leur éclat et deleur vivacité, sauf dans les moments où ils s’allumaient sousl’influence d’une irritabilité morbide.

– Comme c’est curieux qu’il ne soitjamais venu nous voir, maman et moi ! murmura-t-il. M’a-t-ilvu ? S’il m’a vu, c’est quand j’étais un bébé. Je ne merappelle absolument rien de lui.

– Mais, Master Linton, trois cent millesfont une sérieuse distance ; et dix ans paraissent bien moinslongs à une grande personne qu’à vous. Il est probable queMr Heathcliff se proposait chaque été de venir, mais qu’il n’ajamais trouvé une occasion favorable ; et maintenant il esttrop tard. Ne le tracassez pas de questions à ce sujet : celale fâcherait, sans profit pour vous.

Le jeune garçon resta plongé dans sesméditations pendant le reste de là route, jusqu’au moment où nousnous arrêtâmes devant la porte du jardin de la ferme. Je tâchai desaisir ses impressions sur son visage. Il examina les sculptures etles fenêtres basses, les groseilliers épars et les sapins toutpenchés, avec une gravité attentive, puis secoua la tête : sessentiments intimes désapprouvaient complètement l’extérieur de sanouvelle demeure. Mais il eut le bon sens de différer sesplaintes : il pouvait y avoir une compensation à l’intérieur.Avant qu’il mît pied à terre, j’allai ouvrir la porte. Il était sixheures et demie. Le déjeuner venait de prendre fin, la servantedébarrassait et essuyait la table ; Joseph se tenait deboutprès de la chaise de son maître et lui racontait quelque histoire àpropos d’un cheval boiteux ; Hareton se préparait à aller auxfoins.

– Hé ! Nelly ! ditMr Heathcliff en m’apercevant. Je craignais d’être obligé devenir chercher mon bien moi-même. Vous me l’avez amené, n’est-cepas ? Voyons ce que nous pourrons en faire.

Il se leva et se dirigea vers la porte ;Hareton et Joseph suivaient, pleins de curiosité. Le pauvre Lintonjeta un regard effrayé sur ces trois visages.

– Sûrement, dit Joseph après une graveinspection, qu’il a fait un troc avec vous, maître, et qu’c’est safille que v’là !

Heathcliff, ayant fixé sur son fils un regardqui le couvrit de confusion, laissa échapper un rire méprisant.

– Dieu ! quelle beauté ! quelleravissante, quelle charmante créature, s’écria-t-il. On a dû lenourrir d’escargots et de petit lait, hein, Nelly ? Oh !le diable m’emporte ! Mais c’est encore pis que ce quej’attendais… et le diable sait que je n’espérais pourtant pasgrand’chose.

Je dis à l’enfant, tremblant et toutdéconcerté, de descendre de cheval et d’entrer. Il ne comprenaitqu’à demi la signification des paroles de son père et ne savait pasbien s’il en était l’objet ; à vrai dire, il n’était pasencore certain que cet étranger rébarbatif et sarcastique fût sonpère. Mais il s’accrochait à moi avec une terreur croissante ;et, comme Mr Heathcliff avait pris un siège et lui avaitdit : « viens ici », il se cacha le visage sur monépaule et pleura.

– Assez ! assez ! ditHeathcliff.

Il étendit le bras, attira brutalementl’enfant entre ses genoux, puis lui tint la tête haute en leprenant sous le menton.

– Pas de ces sottises ! Nousn’allons pas t’avaler, Linton… n’est-ce pas là ton nom ? Tu esbien le fils de ta mère ! Par où tiens-tu de moi,poulet piailleur ?

Il enleva la casquette de l’enfant, repoussases épaisses boucles blondes, tâta ses bras grêles et ses doigtseffilés. Pendant cet examen, Linton avait cessé de pleurer etlevait ses grands yeux bleus pour inspecter son inspecteur.

– Me connais-tu ? demandaHeathcliff, après s’être convaincu que ses membres étaient touségalement frêles et faibles.

– Non, dit Linton dont le regard reflétaune peur irraisonnée.

– Tu as entendu parler de moicertainement ?

– Non, répéta-t-il.

– Non ! Quelle honte pour ta mère den’avoir jamais éveillé en toi la piété filiale à mon égard !Eh bien ! tu es mon fils, je te l’apprends ; et ta mère aété une drôlesse de te laisser dans l’ignorance de ce qu’était tonpère. Allons, ne regimbe pas et ne rougis pas ! bien que cesoit déjà quelque chose de voir que ton sang n’est pas blanc. Soisbon garçon et nous nous entendrons. Nelly, si vous êtes fatiguée,vous pouvez vous asseoir ; sinon, retournez chez vous. Jeparie que vous allez raconter ce que vous avez vu et entendu auzéro qui habite à la Grange ; et cet être-ci ne se calmera pastant que vous resterez près de lui.

– Bien, répondis-je. J’espère que vousserez bon pour l’enfant, Mr Heathcliff, autrement vous ne leconserveriez pas longtemps ; et c’est votre seul parent sur laterre, le seul que vous connaîtrez jamais… ne l’oubliez pas.

– Je serai très bon pour lui,soyez sans crainte, dit-il en riant. Seulement, personne d’autre nedoit être bon pour lui : je suis jaloux d’avoir le monopole deson affection. Et, pour commencer mes bontés, Joseph, apportez àdéjeuner à ce garçon. Hareton, infernal idiot, va-t’en à tontravail. Oui, Nelly, ajouta-t-il, quand ils furent partis, mon filsest l’héritier présomptif de la Grange, et je ne désire pas qu’ilmeure avant que je sois assuré de recueillir sa succession. Enoutre, il est à moi, et je veux jouir du triomphe de voirmon descendant propriétaire légitime de leurs biens :mon enfant donnant des gages à leurs enfants pour labourer lesterres de leurs pères. C’est la seule considération qui puisse mefaire supporter ce petit drôle ; je le méprise en lui-même etje le hais pour les souvenirs qu’il me rappelle ! Mais cetteconsidération est suffisante. Auprès de moi il est en sûreté etsera l’objet de soins attentifs, tout autant que l’enfant de votremaître auprès de son père. J’ai là-haut une chambre très bienmeublée pour lui ; j’ai engagé également un précepteur, quidoit faire vingt milles trois fois par semaine pour venir luienseigner ce qu’il lui plaira d’apprendre. J’ai ordonné à Haretonde lui obéir. En bref, j’ai tout arrangé en vue d’en faire unsupérieur et un gentleman au milieu des gens avec qui il vivra. Jeregrette, toutefois, qu’il mérite si peu toute cette peine. Si jesouhaitais quelque bonheur en ce monde, c’était de trouver en luiun objet digne d’orgueil ; et ce misérable pleurnicheur à faceblême m’a cruellement déçu.

Pendant qu’il parlait, Joseph était revenu,apportant un plat de porridge au lait. Il le plaça devant Linton,qui se détourna de ce mets rustique avec un regard d’aversion etaffirma qu’il ne pourrait le manger. Je vis que le vieux serviteurpartageait tout à fait le mépris de son maître pour l’enfant, bienqu’il fût obligé de n’en rien laisser paraître, car il était clairque Heathcliff voulait voir son fils respecté par sesinférieurs.

– Vous n’pouvez point l’manger ?répéta-t-il en scrutant curieusement le visage de Linton, et enbaissant la voix de peur d’être entendu plus loin. Mais MasterHareton y n’a jamais rien mangé d’aut’, quand c’est qu’il étaitp’tit ; m’est avis que c’qu’était bon pour lui doit être assezbon pour vous !

– Je ne le mangerai pas, répondit Lintond’un ton hargneux. Remportez cela.

Joseph saisit le plat avec indignation et nousl’apporta.

– C’est y qu’y a quéqu’chose d’môvaisdans ces aliments-là ? demanda-t-il en fourrant le plat sousle nez de Heathcliff.

– Qu’y aurait-il de mauvais ? ditcelui-ci.

– Eh ben ! vot’précieux gars y ditqu’y n’peut point les manger. Mais j’croyons que c’estnaturel ! Sa mère était tout juste comme ça… n’s étionsquasiment trop sales pour semer l’grain qui d’vait faire sonpain.

– Ne me parlez pas de sa mère, dit lemaître avec irritation. Donnez-lui quelque chose qu’il puissemanger, voilà tout. Quelle est sa nourriture habituelle,Nelly ?

J’indiquai du lait bouilli ou du thé, et lafemme de charge reçut des instructions en conséquence.« Allons », pensais-je, « l’égoïsme du père pourracontribuer au bien-être de l’enfant. Il se rend compte de saconstitution délicate et de la nécessité de le traiter avecménagements. Je vais consoler Mr Edgar en lui faisant part dutour qu’a pris l’humeur de Heathcliff. » N’ayant pas d’excusepour m’attarder plus longtemps, je m’esquivai pendant que Lintonétait occupé à repousser timidement les avances d’un chien deberger amical. Mais il était trop sur le qui-vive pour qu’on pût letromper. Au moment où je fermais la porte, j’entendis un cri et cesmots répétés avec frénésie :

– Ne me quittez pas ! Je ne veux pasrester ici ! Je ne veux pas rester ici !

Puis le loquet se souleva et retomba : onne lui permettait pas de sortir. Je montai sur Minny et lui fisprendre le trot. Ainsi finit ma brève tutelle.

Chapitre 21

 

Nous eûmes bien du tracas avec la petite Cathyce jour-là. Elle s’était levée toute joyeuse, impatiente derejoindre son cousin ; la nouvelle du départ de celui-cidétermina chez elle des larmes et des lamentations si passionnéesqu’Edgar lui-même fut obligé de la calmer en lui affirmant qu’ilreviendrait bientôt. Il ajouta toutefois : « si je puisle reprendre », et c’est ce qu’il était impossible d’espérer.Cette promesse ne la rassura que faiblement ; mais le tempseut plus de pouvoir et, bien que parfois elle demandât encore à sonpère quand Linton reviendrait, les traits de ce dernier devinrentsi vagues dans sa mémoire qu’elle ne le reconnut pas quand elle lerevit.

Lorsqu’il m’arrivait, en allant faire descourses à Gimmerton, de rencontrer la femme de charge deHurle-Vent, je ne manquais pas de lui demander comment allait lejeune maître ; car il vivait dans une réclusion presque aussicomplète que Catherine elle-même, et on ne le voyait jamais. Je suspar elle que sa santé était toujours délicate et qu’il était trèsfatigant pour son entourage. Elle me dit que Mr Heathcliffsemblait avoir pour lui de plus en plus d’aversion, bien qu’il fîtquelques efforts pour dissimuler ce sentiment ; le son de savoix lui était antipathique, et il était absolument incapable derester plusieurs minutes de suite dans la même chambre que lui. Laconversation entre eux était rare. Linton apprenait ses leçons etpassait ses soirées dans la petite pièce qu’ils appelaient le petitsalon, ou bien restait couché toute la journée, car il attrapaittout le temps des rhumes, des refroidissements, des douleurs, desmisères de toutes sortes.

– Je n’ai jamais connu d’être sipusillanime, ajouta la femme, ni si préoccupé de soi-même. Ce sontdes histoires sans fin si je laisse la fenêtre ouverte tant soitpeu tard dans la soirée. Oh ! c’est mortel, un souffle del’air de la nuit ! Il veut avoir du feu en plein été ; lapipe de Joseph est un poison ; il lui faut toujours dessucreries et des friandises, et toujours du lait, encore du lait…sans qu’il se soucie le moins du monde qu’en hiver nous soyonsrationnés, nous autres. Enveloppé dans son manteau fourré, il resteenfoui dans son fauteuil au coin du feu, à siroter un peu de paingrillé et d’eau ou une autre drogue qui chauffe sur la grille. SiHareton, par compassion, vient le distraire – Hareton n’a pas unemauvaise nature, quoiqu’il soit bourru – ils finissentrégulièrement par se séparer, l’un jurant, l’autre pleurant. Jecrois que le maître aurait plaisir à voir Earnshaw le battre commeplâtre s’il ne s’agissait de son fils ; et je suis sûre qu’ilserait capable de jeter l’enfant à la porte s’il connaissait lamoitié des petits soins qu’il se prodigue à soi-même. Mais il nes’expose pas à en avoir la tentation : il n’entre jamais dansle petit salon et, si Linton commence ces manières-là devant luidans la salle, il l’envoie aussitôt en haut.

Je devinai par ce récit que la privationcomplète de sympathie avait rendu le jeune Heathcliff égoïste etdésagréable, s’il ne l’était déjà originellement. Mon intérêt pourlui s’affaiblit en conséquence, bien que son sort m’inspirâttoujours de la pitié et du regret qu’il ne fût pas resté avec nous.Mr Edgar m’encourageait à chercher à me renseigner ; ilpensait beaucoup à lui, je crois et n’aurait pas hésité à courirquelque risque pour le voir. Il me dit un jour de demander à lafemme de charge si Linton ne venait jamais dans le village. Elle merépondit qu’il n’y avait été que deux fois, à cheval, avec sonpère ; et les deux fois il avait prétendu être absolumentrompu pendant les trois ou quatre jours qui avaient suivi. Cettefemme de charge quitta les Hauts, si je me souviens bien, deux ansaprès l’arrivée de Linton ; elle fut remplacée par une autre,que je ne connaissais pas, et qui est encore là.

Le temps continua de s’écouler à la Grangeaussi agréablement qu’autrefois. Miss Cathy atteignit ses seizeans. Jamais nous ne fêtions joyeusement l’anniversaire de sanaissance, parce que c’était aussi l’anniversaire de la mort de monancienne maîtresse. Son père passait invariablement ce jour-là seuldans la bibliothèque ; à la tombée de la nuit, il allaitjusqu’au cimetière de Gimmerton, où il restait souvent passéminuit. Catherine en était donc réduite à ses propres ressourcespour se distraire. Le 20 mars fut, cette année-là, une bellejournée de printemps. Quand son père se fut retiré, ma jeunemaîtresse descendit, habillée pour sortir, et me dit qu’elledésirait faire avec moi une promenade sur le bord de lalande ; Mr Linton le lui avait permis, si nous n’allionsqu’à courte distance et si nous étions rentrées dans une heure.

– Ainsi, dépêchez-vous, Hélène,s’écria-t-elle. Je sais où je veux aller ; c’est à un endroitoù s’est installée toute une bande d’oiseaux. Je voudrais voirs’ils ont déjà fait leurs nids.

– Cela doit être assez loin,répondis-je ; ils ne font pas leurs couvées sur le bord de lalande.

– Non, ce n’est pas loin. J’ai été toutauprès avec papa.

Je mis mon chapeau et sortis sans m’inquiéterdavantage. Elle bondissait en avant, revenait près de moi etrepartait comme un jeune lévrier. Au début, je pris grand plaisir àécouter les alouettes qui chantaient de tous côtés, à jouir de ladouce chaleur du soleil, et à la regarder, elle, ma petite enfantgâtée, avec ses boucles blondes qui flottaient sur ses épaules, sesjoues brillantes qui s’épanouissaient aussi fraîches et pures quedes roses sauvages et ses yeux rayonnant d’une joie sans nuage.Elle était heureuse comme un ange, dans ce temps-là. Quel dommagequ’elle n’ait pu se contenter de son sort !

– Eh bien ! dis-je, où sont vosoiseaux, Miss Cathy ? Nous devrions les avoir trouvés ;la haie du parc de la Grange est à une grande distance derrièrenous, maintenant.

– Oh ! un peu plus loin… seulementun peu plus loin, Hélène ! me répondait-elle continuellement.Gravissez ce tertre, franchissez ce talus et avant que vous soyezarrivée de l’autre côté, j’aurai fait lever les oiseaux.

Mais il y avait tant de tertres à gravir et detalus à franchir que je finis par me sentir fatiguée et lui disqu’il fallait nous arrêter et revenir sur nos pas. Je dus crier,car elle m’avait devancée de beaucoup. Elle ne m’entendit pas ou nem’écouta pas ; elle continua de courir en avant et je fusforcée de la suivre. Enfin elle disparut dans un creux. Quand jeparvins à la revoir, elle était à deux milles plus près des Hautsde Hurle-Vent que de la Grange. J’aperçus deux personnes, quil’arrêtaient, et j’eus la conviction que l’une d’elles étaitMr Heathcliff lui-même.

Cathy avait été prise en flagrant délit depillage, ou du moins de recherche de nids de coqs de bruyère. LesHauts étaient le domaine de Mr Heathcliff et celui-ciréprimandait la braconnière.

– Je n’en ai pris ni trouvé aucun,disait-elle pendant que je peinais pour les rejoindre, et elleétendait les mains pour confirmer sa déclaration. Je n’avais pasl’intention d’en prendre, mais papa m’a dit qu’il y en avait desquantités ici et je désirais voir les œufs.

Heathcliff me jeta un coup d’œil, accompagnéd’un sourire méchant, qui indiquait qu’il connaissait soninterlocutrice et, par conséquent, qu’il était animé envers elle dedispositions malveillantes. Il demanda qui était« papa ».

– Mr Linton, de Thrushcross Grange,répondit-elle. Je pensais bien que vous ne me connaissiez pas, carautrement vous ne m’auriez pas parlé de cette manière.

– Vous supposez donc que votre papa esthautement estimé et respecté ? dit-il d’un tonsarcastique.

– Et vous, qui êtes-vous ? demandaCatherine en regardant avec curiosité son interlocuteur. J’ai déjàvu cet homme-là. Est-ce votre fils ?

Elle désignait l’autre individu, Hareton, quedeux années de plus n’avaient fait que rendre plus massif et plusfort ; il avait l’air aussi gauche et aussi rude quejamais.

– Miss Cathy, interrompis-je, il va yavoir trois heures que nous sommes dehors, au lieu d’une. Il fautréellement que nous rentrions.

– Non, cet homme-là n’est pas mon fils,répondit Heathcliff en m’écartant. Mais j’ai un fils et vous l’avezdéjà vu, lui aussi. Quoique votre gouvernante soit très pressée, jecrois qu’un peu de repos vous ferait du bien à toutes deux.Voulez-vous simplement contourner ce monticule couvert de bruyèreset entrer chez moi ? Vous n’en regagnerez ensuite votredemeure que plus vite, étant reposée ; et vous serez labienvenue.

Je dis tout bas à Catherine qu’elle ne devait,sous aucun prétexte, accepter cette proposition, qu’il ne pouvaitabsolument pas en être question.

– Pourquoi ? demanda-t-elle touthaut. Je suis fatiguée d’avoir couru, et le terrain esthumide ; je ne puis m’asseoir ici. Allons-y, Hélène. En outre,il dit que j’ai déjà vu son fils. Il doit se tromper, jepense ; mais je devine où il habite : à la ferme que j’aivisitée en revenant des rochers de Penistone. N’est-cepas ?

– En effet. Allons, Nelly, taisez-vous…ce sera pour elle un plaisir de voir notre intérieur. Hareton, vaen avant avec la jeune fille. Vous, Nelly, venez avec moi.

– Non, elle n’ira pas dans un pareilendroit ! m’écriai-je en luttant pour dégager mon bras qu’ilavait saisi.

Mais elle avait contourné le monticule encourant à toute vitesse et elle était déjà presque sur le seuil dela porte. Le compagnon qu’on lui avait désigné ne prit pas la peinede faire mine de l’escorter ; il s’esquiva par la route etdisparut.

– Mr Heathcliff, c’est très mal,continuai-je. Vous savez fort bien que vos intentions ne sont pasbonnes. Elle va rencontrer Linton, elle racontera tout dès que nousserons rentrées, et c’est sur moi que retombera le blâme.

– Je désire qu’elle voie Linton,répondit-il. Il a meilleur aspect depuis quelques jours ; iln’arrive pas souvent qu’il soit présentable. Nous la persuaderonsfacilement de tenir sa visite secrète. Où est le mallà-dedans ?

– Le mal est que je m’attirerail’animosité de son père s’il découvre que je l’ai laissée entrerdans votre maison ; et je suis convaincue que vous avez demauvais desseins en l’y poussant.

– Mon dessein est aussi honnête quepossible. Je vais vous l’exposer en entier : c’est que lesdeux cousins puissent s’éprendre l’un de l’autre et s’épousent.J’agis généreusement envers votre maître : son rejeton n’a pasd’espérances et, si elle entre dans mes vues, elle en auraaussitôt, puisqu’elle partagera avec Linton les droits à masuccession.

– Si Linton mourait, et sa vie est bienincertaine, Catherine serait l’héritière.

– Non, elle ne le serait pas. Il n’y adans le testament aucune clause qui l’établisse ; les biens demon fils me reviendraient. Mais, pour prévenir les disputes, jedésire leur union et suis résolu à la réaliser.

– Et moi, je suis résolue à ne plusjamais la laisser approcher de chez vous, répliquai-je comme nousatteignions la barrière, où Miss Cathy nous attendait.

Heathcliff me dit de me tenir tranquille et,nous précédant dans le chemin, se hâta d’ouvrir la porte. Ma jeunemaîtresse lui lançait de fréquents regards, comme si elle ne savaittrop que penser de lui ; mais il souriait quand il rencontraitses yeux et adoucissait la voix en lui parlant. J’étais assez follepour m’imaginer que la mémoire de sa mère pouvait l’empêcher de luivouloir du mal. Linton était devant la cheminée. Il avait été sepromener dans les champs, car il avait sa casquette sur la tête etil appelait Joseph pour se faire apporter des souliers secs. Ilétait devenu grand pour son âge : il s’en fallait de quelquesmois qu’il eût seize ans. Ses traits étaient restés jolis, ses yeuxet son teint plus brillants que je n’en avais le souvenir, maisseulement d’un éclat passager dû à la salubrité de l’air et àl’influence du soleil.

– Eh bien ! qui est-ce là ?demanda Mr Heathcliff en se tournant vers Cathy. Pouvez-vousme le dire ?

– Votre fils ? dit-elle après lesavoir examinés tous deux alternativement d’un air de doute.

– Oui, oui. Mais est-ce la première foisque vous le voyez ? Ah ! vous avez la mémoire biencourte. Linton, te rappelles-tu ta cousine, que tu nous tourmentaistant pour revoir ?

– Quoi ! Linton ! s’écria Cathydont le visage s’illumina d’une surprise joyeuse à ce nom. Est-celà le petit Linton ? Il est plus grand que moi !Êtes-vous vraiment Linton ?

Le jeune homme s’avança et l’assura qu’elle nese trompait pas. Elle l’embrassa de bon cœur et tous deuxconsidérèrent avec surprise le changement que le temps avaitapporté dans leur apparence. Catherine avait atteint toute sacroissance ; ses formes étaient à la fois pleines et élancées,ses muscles avaient l’élasticité de l’acier et son aspect généralétincelait de santé et de vie. Les regards et les mouvements deLinton étaient languissants, son corps extrêmement grêle, mais il yavait dans ses manières une grâce qui tempérait ses imperfectionset qui faisait qu’il n’était pas déplaisant. Après avoir échangéavec lui de nombreuses marques d’affection, sa cousine se dirigeavers Mr Heathcliff, qui était resté près de la porte,partageant son attention entre ce qui se passait au dedans et cequi se passait au dehors ; ou plutôt, feignant de partager sonattention, mais, en réalité, n’observant que les deux jeunesgens.

– Ainsi, vous êtes mon oncle !s’écria-t-elle en se haussant pour l’embrasser. Il me semblait queje vous aimais, bien que vous m’eussiez mal accueillie au début.Pourquoi ne venez-vous pas à la Grange avec Linton ? C’estbizarre de vivre depuis tant d’années si près de nous, sans êtrejamais venu nous voir. Pourquoi ?

– Je suis venu à la Grange une ou deuxfois de trop, avant votre naissance. Bon, bon… au diable ! Sivous avez des baisers disponibles, donnez-les à Linton ; surmoi, ils sont perdus.

– Méchante Hélène ! s’écriaCatherine, se précipitant vers moi pour me submerger sous un flotde caresses. Vilaine Hélène, qui a essayé de m’empêcherd’entrer ! Mais à l’avenir je ferai cette promenade tous lesmatins : le permettrez-vous, mon oncle ? Et quelquefoisj’amènerai papa. Ne serez-vous pas content de nous voir ?

– Certainement, répondit l’oncle avec unegrimace à peine contenue, qui témoignait de sa profonde aversionpour les deux visiteurs en question. Mais attendez, continua-t-ilen se tournant vers la jeune fille. Maintenant que j’y pense, ilvaut mieux que je vous le dise : Mr Linton a uneprévention contre moi. Nous nous sommes querellés, à une certainepériode de notre existence, avec une férocité peu chrétienne ;dites-lui que vous êtes venue ici, et il vous interdiracomplètement toute visite. Il ne faut donc pas que vous en parliez,pour peu que vous vous souciiez de revoir votre cousin par lasuite ; vous pouvez venir, si vous voulez, mais n’en parlezpas.

– Pourquoi vous êtes-vousquerellés ? demanda Catherine, très décontenancée.

– Il m’a trouvé trop pauvre pour épousersa sœur et s’est fâché que j’en aie obtenu la main ; sonorgueil était blessé et il ne me le pardonnera jamais.

– C’est mal ! Un jour ou l’autre, jele lui dirai. Mais Linton et moi n’avons rien à voir dans votrequerelle. S’il en est ainsi, je ne viendrai pas ici ; c’estlui qui viendra à la Grange.

– Ce sera trop loin pour moi, murmuraLinton ; faire quatre milles à pied me tuerait. Non, venezici, Miss Catherine, de temps à autre ; pas tous les matins,mais une ou deux fois par semaine.

Le père lança sur son fils un regard d’amermépris.

– Je crains, Nelly, de perdre ma peine,me dit-il à voix basse. Miss Catherine, comme l’appelle ce niais,s’apercevra de ce qu’il vaut et l’enverra au diable. Ah ! s’ilse fût agi de Hareton !… Savez-vous que, vingt fois par jour,j’envie Hareton, tout dégradé qu’il est ? J’aurais aimé cegarçon, s’il eût été un autre. Mais je ne crois pas qu’il y ait dedanger que cette petite fille, elle, s’éprenne de lui ; et sicet être pitoyable ne se démène pas un peu vivement, je luisusciterai un rival en la personne de Hareton. Nous estimons queLinton vivra au plus jusqu’à dix-huit ans. Oh ! la peste soitde l’insipide animal ! Le voilà occupé à se sécher les pieds,et il ne la regarde même pas. Linton !

– Oui, mon père.

– N’as-tu rien à montrer à ta cousinenulle part ? Pas même un terrier de lapins ou debelettes ? Emmène-là dans le jardin, avant de changer dechaussures ; et aux écuries voir ton cheval.

– Ne préféreriez-vous pas resterici ? demanda Linton en s’adressant à Cathy sur un ton quiexprimait sa répugnance à bouger.

– Je ne sais pas, répondit-elle en jetantun regard d’envie vers la porte : elle avait visiblement unvif désir de remuer.

Il resta assis et se rapprocha encore du feu.Heathcliff se leva, alla à la cuisine, et de là dans la cour,appelant Hareton. Hareton répondit et bientôt tous deux rentrèrent.Le jeune homme venait de se laver comme on pouvait s’en rendrecompte au brillant de ses joues et de ses cheveux humides.

– Oh ! je veux vous le demander, àvous, mon oncle, s’écria Catherine en se rappelant l’assertion dela femme de charge. Celui-là n’est pas mon cousin, n’est-cepas ?

– Si, répondit-il, c’est le neveu devotre mère. Est-ce qu’il ne vous plaît pas ?

Catherine prit un drôle d’air.

– N’est-ce pas un beau gars ?continua-t-il.

La malhonnête petite personne se dressa sur lapointe des pieds et chuchota une phrase à l’oreille de Heathcliff,qui se mit à rire. Le visage de Hareton s’assombrit ; jem’aperçus qu’il était très sensible aux manques d’égards qu’ilsoupçonnait, et qu’il avait évidemment une vague notion de soninfériorité. Mais son maître ou tuteur le rasséréna ens’écriant :

– Tu seras très apprécié par nous,Hareton. Elle dit que tu es un… comment, déjà ? enfin, quelquechose de très flatteur. Allons ! va faire avec elle le tour dela ferme. Et conduis-toi en gentleman, hein ? Pas de grosmots ; ne va pas la dévisager quand elle ne te regardera pas,et avoir l’air de vouloir te cacher la figure quand elle teregardera ; quand tu parleras, parle lentement, et ne tienspas tes mains dans tes poches. En route, et distrais-la aussiagréablement que tu pourras.

Il surveilla le couple qui passait sous lafenêtre. Earnshaw détournait la tête. Il paraissait étudier avecl’intérêt d’un étranger et d’un artiste ce paysage qu’ilconnaissait si bien. Catherine lui lança un coup d’œil narquois quin’exprimait que peu d’admiration. Puis elle se mit en devoir detrouver elle-même des sujets d’amusement et s’en alla gaiement,d’un pas leste, en fredonnant un air pour suppléer au défaut deconversation.

– Je lui ai lié la langue, observaHeathcliff. Il ne risquera pas une seule parole de toute lapromenade. Nelly, vous vous souvenez de moi quand j’avais son âge…ou même quand j’avais quelques années de moins. Ai-je jamais eul’air aussi stupide, aussi empaillé, comme dit Joseph ?

– Plus, répliquai-je, car vous étiez plusmorose, par-dessus le marché.

– Il me donne de la satisfaction,poursuivit-il en pensant tout haut. Il a répondu à mon attente.S’il eût été naturellement idiot, mon plaisir serait moitiémoindre. Mais il n’est pas idiot ; et je peux sympathiser avectous ses sentiments, les ayant éprouvés moi-même. Je sais trèsexactement ce qu’il souffre en ce moment, par exemple ; cen’est d’ailleurs qu’un simple avant-goût de ce qu’il souffrira. Ilne sera jamais capable de sortir de son abîme de grossièreté etd’ignorance. Je le tiens mieux que ne me tenait son coquin de père,et je l’ai fait descendre plus bas, car il s’enorgueillit de sonabrutissement. Je lui ai appris à mépriser comme une sottise et unefaiblesse tout ce qui n’est pas purement animal. Ne croyez-vous pasque Hindley serait fier de son fils, s’il pouvait le voir ?Presque aussi fier que je le suis du mien. Mais il y a unedifférence : l’un est de l’or employé comme pierre de pavage,l’autre du fer-blanc poli pour jouer un service d’argent. Le mienn’a aucune valeur en soi ; pourtant j’aurai le mérite de lepousser aussi loin qu’un si pauvre hère peut aller. Le sien avaitdes qualités de premier ordre, elles sont perdues ; je les airendues plus qu’inutiles, funestes. Moi, je n’ai rien àregretter ; lui, il aurait à regretter plus que qui que cesoit. Et le plus beau est que Hareton m’est attaché endiable ! Vous conviendrez qu’ici j’ai surpassé Hindley. Si cedéfunt drôle pouvait sortir de sa tombe pour me reprocher mes tortsenvers sa progéniture, j’aurais l’amusement de voir la diteprogéniture le repousser et s’indigner qu’il ose médire du seul amiqu’elle ait au monde !

Heathcliff laissa échapper un rire de démon àcette idée. Je ne fis aucune réponse, car je voyais qu’il n’enattendait pas. Cependant notre jeune compagnon, qui était assistrop loin de nous pour pouvoir entendre ce que nous disions,commençait à manifester quelques symptômes d’embarras ; il serepentait sans doute de s’être privé lui-même du plaisir de lasociété de Catherine par crainte d’une légère fatigue. Son pèreremarqua les regards inquiets qu’il lançait vers la fenêtre et samain hésitante tendue vers sa casquette.

– Debout, paresseux ! s’écria-t-ilavec un enjouement affecté. Cours après eux ! Ils sont justeau tournant, près des ruches.

Linton rassembla ses forces et quitta le coindu feu. La fenêtre était ouverte, et au moment qu’il sortait,j’entendis Catherine qui demandait à son peu sociable compagnon ceque signifiait l’inscription au-dessus de la porte. Hareton regardaen l’air et se gratta la tête comme un vrai bouffon.

– C’est quelque maudite écriture,répondit-il. Je ne peux pas la lire.

– Vous ne pouvez pas la lire ?s’écria Catherine. Je peux la lire, moi ; c’est de l’anglais.Mais je voudrais savoir pourquoi elle est là.

Linton ricana ; c’était la premièremanifestation de gaîté de sa part.

– Il ne sait pas ses lettres, dit-il à sacousine. Auriez-vous cru qu’il existât un pareil âne ?

– Est-ce qu’il est dans son étatnormal ? demanda sérieusement Catherine, ou est-ce uninnocent ? Je l’ai questionné deux fois, et chaque fois il apris un air si stupide que je crois qu’il ne m’a pas comprise. Entout cas je le comprends à peine, lui !

Linton se remit à rire et jeta un coup d’œilsarcastique sur Hareton qui, en ce moment, ne paraissait certes pastout à fait dénué de compréhension.

– Ce n’est que de la paresse, n’est-cepas, Earnshaw ? dit Linton. Ma cousine vous prend pour unidiot. Vous sentez maintenant ce qu’il en coûte de mépriserl’« éteude » des livres, comme vous diriez. Avez-vousremarqué, Catherine, sa terrible prononciation duYorkshire ?

– Eh ben ! à quoi diableservent-ils, ces livres ? grommela Hareton, plus prompt àrépondre à son compagnon de tous les jours.

Il se préparait à continuer, mais les deuxjeunes gens éclatèrent bruyamment de rire ; ma folle Missétait enchantée d’avoir découvert dans son parler étrange un sujetd’amusement.

– À quoi sert le diable dans cettephrase ? dit Linton en ricanant. Papa vous a recommandé de nepas dire de gros mots et vous ne pouvez ouvrir la bouche sans enlaisser échapper un. Tâchez de vous tenir comme un gentleman,allons !

– Si t’étais pas plus une fille qu’ungarçon, je t’enverrais rouler par terre à l’instant, pour sûr,misérable avorton ! riposta le rustre furieux.

Puis il s’en alla, le visage cuisant de rageet d’humiliation, car il avait conscience d’être insulté et nesavait comment se venger.

Mr Heathcliff, qui avait, comme moi,entendu la conversation, sourit quand il le vit partir ; maisimmédiatement après, il lança un regard empreint d’une singulièreaversion sur les deux autres, qui restaient à bavarder devant laporte. Le jeune garçon avait retrouvé assez d’animation pourdiscuter les défauts et les imperfections de Hareton et raconterdes anecdotes sur lui ; la jeune fille s’amusait de sesmédisances haineuses, sans réfléchir à la mauvaise nature qu’ellesrévélaient. Je commençais à ressentir pour Linton plus d’antipathieque de pitié, et à excuser dans une certaine mesure le peu de casque son père faisait de lui.

Nous restâmes jusqu’après midi : jen’avais pu décider Miss Cathy à partir plus tôt. Mais heureusementmon maître n’avait pas quitté ses appartements et demeura dansl’ignorance de notre absence prolongée. Pendant que nous revenions,j’aurais volontiers éclairé ma jeune maîtresse sur les gens quenous venions de quitter ; mais elle s’était mise dans la têteque j’étais prévenue contre eux.

– Ha ! ha ! vous vous rangez ducôté de papa, Hélène. Vous êtes partiale, j’en suis sûre ;sans cela vous ne m’auriez pas trompée depuis tant d’années en meracontant que Linton vivait très loin d’ici. Je suis réellementtrès fâchée ; mais je suis si contente que je ne peux pas voustémoigner mon mécontentement ! Seulement, ne me dites pas demal de mon oncle ; n’oubliez pas que c’est mon oncle ; etje gronderai papa de s’être querellé avec lui !

Elle continua sur ce thème et je dus renoncerà essayer de la convaincre de son erreur. Elle ne parla pas de savisite ce soir-là, parce qu’elle ne vit pas Mr Linton. Mais lelendemain elle raconta tout, à mon grand ennui. Pourtant, je ne leregrettais qu’à demi : je pensais que la charge de la dirigeret de la mettre en garde serait exercée d’une manière plus efficacepar son père que par moi. Mais, quand il lui exprima le désir de lavoir éviter toute relation avec les habitants des Hauts, il montratrop de timidité à lui donner des raisons satisfaisantes, etCatherine tenait à ce qu’on lui fournît de bonnes raisons quand onvoulait faire obstacle à sa volonté d’enfant gâtée.

– Papa ! s’écria-t-elle dès le matinaprès l’avoir embrassé, devinez qui j’ai vu hier dans ma promenadesur la lande. Ah ! papa, vous tressaillez ! Vous avezdonc eu tort, n’est-ce pas ? J’ai vu… mais écoutez et voussaurez comment j’ai tout découvert. Et Hélène, qui est liguée avecvous, elle faisait pourtant semblant de me plaindre quand jecontinuais, malgré mes perpétuelles déceptions, d’espérer le retourde Linton !

Elle fit un récit fidèle de son excursion etde ses suites. Mon maître, bien qu’il me lançât plus d’un regard dereproche, ne dit rien jusqu’à ce qu’elle eût fini. Il l’attiraalors à lui, et lui demanda si elle savait pourquoi il lui avaitcaché le voisinage de Linton. Pouvait-elle penser que ce fût pourlui refuser un plaisir dont elle aurait pu jouir sansdanger ?

– C’est parce que vous n’aimez pasMr Heathcliff.

– Alors tu crois que j’ai souci de mespropres sentiments plus que des tiens ? Non, ce n’est pasparce que je n’aime pas Mr Heathcliff, mais parce queMr Heathcliff ne m’aime pas ; et parce que c’est un hommediabolique, qui met sa joie à nuire à ceux qu’il hait et àtravailler à leur perte, s’ils lui en fournissent la moindreoccasion. Je savais que tu ne pourrais conserver de relations avecton cousin sans entrer en rapport avec lui, et je savais qu’à causede moi il te détesterait ; aussi, dans ton propre intérêt, etsans aucun autre motif, avais-je pris mes précautions pour que tune revisses pas Linton. Je voulais t’expliquer cela un jour, quandtu serais plus grande, et je regrette d’avoir tant tardé.

– Mais Mr Heathcliff a été trèscordial, papa, observa Catherine, qui n’était pas du toutconvaincue ; il n’a fait aucune objection, lui, à ce que nousnous voyions. Il m’a dit que je pouvais venir chez lui quand jevoudrais, seulement qu’il ne fallait pas que je vous le dise, parceque vous vous étiez querellé avec lui et que vous ne lui pardonniezpas d’avoir épousé ma tante Isabelle. Et c’est vrai. C’est vous quiêtes à blâmer. Lui, au moins, ne demande pas mieux que nous soyonsamis, Linton et moi ; l’opposition vient de vous.

Mon maître, s’apercevant qu’elle ne croyaitpas sur parole ce qu’il lui disait des mauvais sentiments de sononcle, lui fit un résumé succinct de la conduite de celui-ci enversIsabelle et de la façon dont Hurle-Vent était devenu sa propriété.Il lui était insupportable de s’appesantir longuement sur cesujet ; car, bien qu’il en parlât rarement, il avait toujourspour son ancien ennemi l’horreur et la haine qui n’avaient cesséd’habiter son cœur depuis la mort de Mrs Linton. « Sanslui, elle vivrait peut-être encore ! » se disait-il sanscesse avec amertume ; et à ses yeux Heathcliff était unmeurtrier. Miss Cathy – qui, en fait de mauvaises actions, neconnaissait que ses petites désobéissances, ses petites injustices,ses petites colères provoquées par la vivacité de son caractère oupar l’irréflexion, et dont elle se repentait le jour même – futstupéfaite de cette noirceur d’âme capable de couver et dedissimuler une vengeance pendant des années, de poursuivreméthodiquement ses plans sans éprouver de remords. Elle parut sifrappée et révoltée de ce nouvel aspect de la nature humaine, exclujusqu’à présent de toutes ses études et de toutes ses idées, queMr Edgar jugea inutile de prolonger ses explications. Ilajouta simplement :

– Tu sauras désormais, ma chérie,pourquoi je désire que tu évites sa maison et sa famille. Retournemaintenant à tes occupations et à tes amusements habituels, et nepense plus à eux.

Catherine embrassa son père et se mit àétudier tranquillement ses leçons pendant deux heures, selon sonhabitude ; puis elle l’accompagna dans la propriété et lajournée se passa comme à l’ordinaire. Mais le soir, quand elle futrentrée dans sa chambre et que j’allai chez elle pour l’aider à sedéshabiller, je la trouvai en pleurs, à genoux au pied de sonlit.

– Oh ! fi ! sotte enfant !m’écriai-je. Si vous aviez de vrais chagrins, vous seriez honteusede verser une larme pour cette petite contrariété. Vous n’avezjamais eu l’ombre d’une peine sérieuse, Miss Catherine. Supposez,pour une minute, que le maître et moi soyons morts et que vousrestiez seule au monde ; qu’éprouveriez-vous alors ?Comparez l’occasion présente à une affliction comme celle-là, etrendez grâces au ciel des amis que vous avez, au lieu d’enconvoiter d’autres.

– Ce n’est pas pour moi que je pleure,c’est pour lui. Il comptait bien me revoir demain et il va être sidésappointé ! Il m’attendra, et je ne viendrai pas !

– Sottise ! Vous figurez-vous qu’ilpense à vous autant que vous pensez à lui ? N’a-t-il pas enHareton un compagnon ? Il n’y a pas une personne sur cent quipleurerait parce qu’elle perd une connaissance qu’elle a juste vuedeux fois pendant deux après-midi. Linton devinera bien ce qu’il enest et ne s’inquiétera plus de vous.

– Mais ne pourrais-je lui écrire un motpour lui faire savoir pourquoi je ne puis venir ?demanda-t-elle en se relevant. Et lui envoyer ces livres que j’aipromis de lui prêter ? Les siens ne sont pas aussi jolis queles miens, et il a manifesté une grande envie de les avoir quand jelui ai dit combien ils étaient intéressants. N’est-ce pas possible,Hélène ?

– Non, certainement pas ! Non,certainement pas ! répliquai-je d’un ton ferme. Car alors ilvous répondrait et cela n’en finirait pas. Non, Miss Cathy, il fautcesser toutes relations : c’est ce que veut votre papa, et j’yveillerai.

– Mais comment un simple petit motpourrait-il… insista-t-elle d’un air suppliant.

– Silence ! interrompis-je. Nousn’allons pas recommencer avec vos petits mots. Allez au lit.

Elle me lança un regard très méchant, siméchant que d’abord je ne voulus pas l’embrasser en lui souhaitantbonne nuit. Je bordai son lit et fermai la porte, très mécontente.Mais, me repentant à mi-chemin, je revins doucement et quevis-je ? Miss debout près de la table, un morceau de papierblanc devant elle, et à la main un crayon qu’elle fit disparaîtred’un air confus quand j’entrai.

– Vous ne trouverez personne pour portercette lettre, Catherine, dis-je, si vous l’écrivez. Pour le moment,je vais éteindre cette bougie.

Je mis l’éteignoir sur la flamme, ce qui mevalut une tape sur la main et une pétulante exclamation :« Vilaine créature ! » Puis je la quittai denouveau, la laissant dans une de ses humeurs les plus exécrables.Elle tira le verrou derrière moi.

La lettre fut achevée et expédiée par unlaitier qui venait du village ; mais je ne le sus que quelquetemps après. Les semaines passèrent et Catherine retrouva sonégalité de caractère. Elle prenait toutefois un plaisir étonnant àrester seule dans les coins. Souvent, si j’arrivais à l’improvisteprès d’elle pendant qu’elle lisait, elle sursautait et se penchaitsur son livre avec le désir évident de le dissimuler ; jefinis par découvrir des bouts de papier détachés qui dépassaiententre les feuillets. Elle prit aussi l’habitude de descendre lematin de bonne heure et de flâner près de la cuisine, comme si elleattendait l’arrivée de quelque chose. Elle avait dans un petitmeuble de la bibliothèque une tiroir où elle farfouillait pendantdes heures et dont elle avait grand soin de retirer la clef en s’enallant.

Un jour, comme elle inspectait ce tiroir,j’observai que les jouets et les babioles qu’il contenait récemmentencore s’étaient transformés en morceaux de papier pliés. Macuriosité et mes soupçons s’éveillèrent ; je résolus de jeterun coup d’œil sur ces mystérieux trésors. Le soir, dès que je fussûre que Catherine et son père étaient remontés, je cherchai dansmon trousseau une clef qui allât à la serrure et en trouvaifacilement une. J’ouvris le tiroir, en vidai le contenu dans montablier et l’emportai pour l’examiner à loisir dans ma chambre.Bien que je me doutasse de ce que c’était, je fus pourtant surprisede découvrir que ces papiers formaient une correspondancevolumineuse – presque journalière, évidemment – de LintonHeathcliff, en réponse à des missives de Catherine. Les premièreslettres étaient embarrassées et courtes ; mais, peu à peu,elles devenaient de longues lettres d’amour, absurdes, comme levoulait l’âge de l’auteur, mais qui contenaient pourtant çà et làdes touches qui me parurent avoir été empruntées d’une main plusexpérimentée. Certaines d’entre elles me frappèrent comme descomposés bizarres d’ardeur et de platitude ; ellescommençaient par l’expression d’un sentiment puissant etfinissaient dans le style affecté et diffus qu’un écolier pourraitemployer en s’adressant à une bien-aimée imaginaire, immatérielle.Ces lettres avaient-elles ou non satisfait Catherine, je n’en saisrien ; quant à moi, elles me firent l’effet d’un verbiageinsignifiant. Après en avoir parcouru autant que je le jugeainécessaire, j’attachai le tout dans un mouchoir que je mis de côtéet je refermai le tiroir vide.

Suivant son habitude, ma jeune maîtressedescendit de bonne heure et entra dans la cuisine. Je la vis allerà la porte, quand arriva certain petit garçon. Pendant que la fillede la laiterie lui remplissait son pot, Catherine lui fourraquelque chose dans la poche de sa veste, et en retira quelquechose. Je fis le tour par le jardin et guettai le passage dumessager, qui lutta vaillamment pour défendre son dépôt ; lelait se répandit entre nous deux, mais je réussis à lui arracherl’épître. Après lui avoir fait de sérieuses menaces en cas qu’il nerentrât vite chez lui, je restai à l’abri du mur pour parcourir latendre composition de Miss Cathy. Elle était plus simple et pluséloquente que celle de son cousin : très gentille et trèssotte. Je secouai la tête et rentrai pensive dans la maison. Lajournée était pluvieuse, Catherine ne put se divertir dans leparc ; aussi, quand elle eut terminé ses études matinales,eut-elle recours à la consolation du tiroir. Son père était assisprès de la table et lisait ; et moi, à dessein, j’étais venutravailler à quelques franges décousues aux rideaux de la fenêtre,et je ne la perdais pas de vue. Jamais oiseau retrouvant vide lenid qu’il a laissé plein de petits gazouillants n’exprima par sescris d’angoisse et ses battements d’ailes désespoir plus completqu’elle ne fit par son simple « Oh ! » et lechangement qui se peignit sur son visage jusque-là tout heureux.Mr Linton leva les yeux.

– Qu’y a-t-il, ma chérie ? T’es-tufait mal ? dit-il.

Son ton et son regard convainquirent Catherineque ce n’était pas lui qui avait découvert son trésor.

– Non, papa, répondit-elle d’une voixétranglée. Hélène ! Hélène ! montez… je suissouffrante.

J’obéis à son appel et la suivis.

– Oh ! Hélène, c’est vous qui lesavez prises, commença-t-elle en tombant à genoux dès que nous fûmesenfermées seules. Oh ! rendez-les moi, et je ne recommenceraijamais, jamais ! Ne le dites pas à papa. Vous ne l’avez pasdit à papa, Hélène, n’est-ce pas ? J’ai été excessivementméchante, mais je ne le ferai plus.

D’un air grave et sévère, je lui dis de serelever.

– Ainsi Miss Catherine, vous êtes alléeassez loin, à ce qu’il semble : vous pouvez, en effet, êtrehonteuse de ces lettres ! Beau ramassis de niaiseries àétudier pendant vos heures de loisir ! Vraiment, celamériterait d’être imprimé. Et que supposez-vous que pensera lemaître, quand je les lui montrerai ? Je ne l’ai pas faitencore, mais vous n’imaginez pas que je vais garder vos secretsridicules. Quelle honte ! Et c’est vous qui avez dû avoirl’idée d’écrire de pareilles absurdités ; il n’aurait jamaissongé à commencer, lui, j’en suis bien sûre.

– Non ! Non ! ce n’est pasmoi ! sanglota Catherine au désespoir. Je n’ai jamais pensé àl’aimer avant que…

– À l’aimer ! m’écriai-jeen mettant dans ce mot tout le mépris dont j’étais capable. Àl’aimer ! A-t-on jamais entendu chose pareille ?C’est comme si je parlais d’aimer le meunier qui vient une foisl’an chercher notre grain. Bel amour, en vérité ! En deuxfois, vous avez vu Linton à peine quatre heures en tout dans votrevie ! Bon. Voici ces niaiseries puériles. Je vais les porterdans la bibliothèque et nous verrons ce que votre père dira de cetamour.

Elle bondit pour attraper ses précieusesépîtres, mais je les tenais au-dessus de ma tête. Alors elle serépandit en supplications frénétiques pour que je les brûlasse, queje fisse n’importe quoi plutôt que de les montrer. Comme, enréalité, j’étais tout aussi disposée à rire qu’à gronder, car jeconsidérais tout cela comme un enfantillage de petite fille, jefinis par me laisser fléchir jusqu’à un certain point et je luidemandai :

– Si je consens à les brûler, mepromettez-vous loyalement de ne plus envoyer ni recevoir delettres, ni de livres (car je m’aperçois que vous lui avez envoyédes livres), ni de boucles de cheveux, ni de bagues, ni dejouets ?

– Nous ne nous envoyons pas dejouets ! s’écria Catherine, dont l’orgueil surmonta laconfusion.

– Ni rien du tout, alors, mademoiselle.Si vous ne me promettez pas, je vais trouver votre père.

– Je promets, Hélène ! dit-elle ens’accrochant à ma robe. Oh ! jetez-les au feu, vite,vite !

Mais comme j’écartais les charbons avec letisonnier pour faire de la place, elle s’aperçut que le sacrificeétait au-dessus de ses forces. Elle me supplia instamment d’enépargner une ou deux.

– Une ou deux, Hélène, pour garder ensouvenir de Linton !

Je dénouai le mouchoir et commençai à laissertomber les lettres par un des angles ; la flamme s’éleva entourbillons dans la cheminée.

– J’en aurai une, cruelle créature !cria-t-elle.

Elle plongea la main dans le feu et en retira,aux dépens de ses doigts, quelques fragments à demi-calcinés.

– Très bien… et j’en aurai aussiquelques-unes à montrer à papa ! répliquai-je en repoussant lereste dans le paquet, et je me dirigeai vers la porte.

Elle jeta les morceaux noircis dans lesflammes et me fit signe d’achever le sacrifice, ce qui eut lieu. Jesecouai ensuite les cendres et les enfouis sous une pelletée decharbons. Quant à elle, sans dire un mot, et avec le sentimentd’avoir été profondément offensée, elle se retira dans sa chambre.Je descendis pour annoncer à mon maître que le malaise de ma jeunemaîtresse était presque dissipé, mais que je jugeais qu’il valaitmieux qu’elle restât allongée un moment. Elle ne voulut pas dîner,mais elle reparut pour le thé, pâle, les yeux rouges, etparfaitement résignée en apparence. Le lendemain matin, je répondisà la lettre par un bout de papier où j’avais écrit :« Master Heathcliff est prié de ne plus adresser de billets àMiss Linton, car elle ne les recevra pas ». Et désormais lepetit garçon arriva les poches vides.

Chapitre 22

 

À l’été qui tirait à sa fin allait succéder unautomne précoce. La Saint-Michel était passée, mais la moissonétait tardive cette année-là et dans quelques-uns de nos champs larécolte n’était pas encore faite. Mr Linton et sa filleallaient fréquemment se promener au milieu des moissonneurs. Lejour qu’on enleva les dernières gerbes, ils restèrent jusqu’à latombée de la nuit et le temps, vers le soir, étant devenu frais ethumide, mon maître prit un mauvais rhume qui se fixa obstinémentsur ses poumons et le tint enfermé tout l’hiver, presque sansinterruption.

La pauvre Cathy, encore bouleversée de sonpetit roman, était devenue beaucoup plus triste et plus sombredepuis qu’elle avait dû y renoncer. Son père insista pour qu’ellelût moins et prît plus d’exercice. Elle était privée de sacompagnie ; je crus de mon devoir de le suppléer, autant quepossible, auprès d’elle. Mais mon intervention se montrainefficace, car c’est à peine si je pouvais distraire de mesnombreuses occupations journalières deux ou trois heures pourl’accompagner ; et ma société était évidemment moins appréciéeque celle de son père.

Une après-midi d’octobre ou du début denovembre, par un temps frais et menaçant, où les feuilles morteshumides bruissaient sur l’herbe et dans les sentiers, où le cielfroid et bleu était à moitié caché par les nuages – sombres bandesnoires qui montaient rapidement de l’ouest et présageaient unepluie abondante – je priai ma jeune maîtresse de renoncer à sapromenade, parce que j’étais certaine qu’il y aurait des averses.Elle refusa ; à contre-cœur, je mis mon manteau et pris monparapluie pour aller avec elle jusqu’au bout du parc. C’était lapromenade qu’elle préférait en général quand elle se sentaitabattue, ce qui lui arrivait invariablement quand Mr Edgarallait plus mal qu’à l’ordinaire ; il ne l’avouait pas, maisnous le devinions, elle et moi, à son silence et à son airmélancolique. Elle marchait tristement : plus de courses ni debonds maintenant, bien que le vent froid eût pu l’y inciter.Souvent, du coin de l’œil, je la voyais lever la main et essuyerquelque chose sur sa joue. Je cherchais autour de moi un moyen dedonner un autre cours à ses idées. Sur un des côtés du chemins’élevait un talus haut et raide, où des noisetiers et des chênesrabougris, leurs racines à moitié à nu, se cramponnaientpéniblement ; le sol était trop meuble pour les chênes et laforce du vent en avait couché quelques-uns presque horizontalement.En été, Miss Catherine aimait beaucoup à grimper sur ces troncsd’arbres, à s’asseoir sur les branches et à se balancer à vingtpieds au-dessus du sol. Tout en prenant plaisir à son agilité et àson humeur joyeuse et enfantine, je jugeais bon néanmoins de lagronder chaque fois que je la surprenais ainsi en l’air, mais detelle façon qu’elle savait bien n’être pas forcée de descendre.Depuis le dîner jusqu’au thé elle restait étendue dans son berceaubalancé par la brise, ne faisant rien que se chanter à elle-même devieilles chansons – celles que je lui avais apprises quand elleétait tout enfant – ou regarder les oiseaux, ses voisins, nourrirleurs petits et les entraîner à voler, ou encore se pelotonner, lespaupières closes, moitié pensant, moitié rêvant, plus heureuse queles mots ne sauraient l’exprimer.

– Regardez ! Miss ! m’écriai-jeen montrant un renfoncement sous les racines d’un des arbrestordus. L’hiver n’est pas encore arrivé ici. Il y a là-haut unepetite fleur, le dernier bouton de cette multitude de campanulesqui en juillet couvraient d’un brouillard lilas ces degrésgazonnés. Voulez-vous grimper et la cueillir pour la montrer àpapa ?

Cathy regarda longtemps la fleur solitairetremblant dans son abri de terre et finit par répondre :

– Non, je n’y toucherai pas ; maiselle a l’air mélancolique, n’est-ce pas, Hélène ?

– Oui, à peu près aussi engourdie etinerte que vous. Vos joues sont décolorées ; donnez-moi lamain et courons. Vous êtes si peu en train que je suis sûre quej’irai aussi vite que vous.

– Non, répéta-t-elle.

Et elle continua de marcher lentement,s’arrêtant pour rêver sur un paquet de mousse, une touffe d’herbefanée, ou un champignon qui jetait sa tache d’un orange clair aumilieu des feuillages sombres. De temps à autre, elle détournait levisage et y portait la main.

– Catherine, pourquoi pleurez-vous, machérie ? demandai-je en m’approchant et en passant le bras surson épaule. Il ne faut pas pleurer parce que papa a un rhume ;rendez grâces à Dieu que ce ne soit rien de plus grave.

Alors elle n’essaya plus de retenir seslarmes ; sa respiration était étouffée par les sanglots.

– Oh ! ce sera quelque chose de plusgrave ! Et que deviendrai-je quand papa et vous m’aurezquittée et que je resterai seule ? Je ne peux pas oublier vosparoles, Hélène ; elles sont toujours dans mon oreille. Commela vie sera changée, comme le monde sera lugubre, quand papa etvous serez morts !

– Nul ne peut dire si vous ne mourrez pasavant nous. Il ne faut pas anticiper sur le malheur. Espérons quedes années et des années se passeront avant qu’aucun de nous s’enaille : le maître est jeune, moi je suis forte et j’ai à peinequarante-cinq ans. Ma mère a vécu jusqu’à quatre-vingts ans, ettrès alerte jusqu’à la fin. Supposez que Mr Linton viveseulement jusqu’à soixante ans, il aurait encore plus d’annéesdevant lui que vous n’en avez compté jusqu’ici, Miss. Et neserait-il pas absurde de se lamenter sur une calamité plus de vingtans d’avance ?

– Mais ma tante Isabelle était plus jeuneque papa, remarqua-t-elle, en me regardant avec le timide espoirque je continuerais de la rassurer.

– Votre tante Isabelle n’a eu ni vous nimoi pour la soigner. Elle n’était pas aussi heureuse que lemaître ; elle n’était pas retenue à la vie par tant de liens.Tout ce que vous avez à faire est de bien veiller sur votre père,de le réconforter en vous montrant gaie devant lui, et d’éviter delui créer aucun sujet d’anxiété. Faites-y attention, Cathy !Je ne vous cacherai pas que vous pourriez le tuer, si vous étiezindisciplinée et irréfléchie, si vous nourrissiez une affectionabsurde et chimérique pour le fils d’un homme qui se réjouirait dele voir au tombeau ; si même vous lui laissiez soupçonner quevous vous tourmentez d’une séparation qu’il a jugé bond’ordonner.

– Je ne me tourmente de rien d’autre surla terre que de la maladie de papa. Tout m’est indifférent encomparaison de papa. Et jamais… jamais… oh ! jamais, tant quej’aurai ma raison, je ne ferai un acte ni ne dirai un mot quipuisse le chagriner. Je l’aime plus que moi-même, Hélène ; cequi m’en a donné la certitude, c’est que tous les soirs je priepour lui survivre, car je préférerais d’être malheureuse plutôt quede savoir qu’il sera malheureux. C’est la preuve que je l’aime plusque moi-même.

– Voilà de bonnes paroles. Mais les actesdoivent le prouver aussi. Quand il sera rétabli, tâchez de ne pasoublier les résolutions prises à l’heure de la crainte.

Tout en parlant, nous nous étions approchéesd’une porte qui donnait sur la route. Ma jeune maîtresse, raniméepar un rayon de soleil, grimpa au sommet du mur, s’y installa et semit en devoir d’atteindre quelques fruits écarlates brillant auxbranches supérieures des églantiers qui ombrageaient le bord duchemin. Ceux d’en bas avaient disparu, mais seuls les oiseaux – ouCathy dans sa situation présente – pouvaient toucher à ceux d’enhaut. En se penchant pour les attirer à elle, son chapeautomba ; et, comme la porte était fermée, elle proposa dedescendre de l’autre côté pour le ramasser. Je lui dis de prendregarde de tomber et elle disparut lestement. Mais le retour n’étaitpas chose aussi aisée : les pierres étaient lisses etjointoyées, et ni les églantiers ni les ronces ne pouvaient luifournir de point d’appui. Moi, comme une sotte, je ne m’en rendiscompte que quand je l’entendis rire et me crier :

– Hélène ! il va falloir que vousalliez chercher la clef, ou bien il faudra que je fasse le tour parla loge du portier. Je ne peux pas escalader les remparts de cecôté-ci !

– Restez où vous êtes, répondis-je. J’aimon trousseau de clefs dans ma poche. Peut-être vais-je arriver àouvrir la porte ; sinon, j’irai.

Catherine s’amusa à danser, de ci de-là,devant la porte pendant que j’essayais toutes les grosses clefs àtour de rôle. Je venais d’essayer la dernière et de constaterqu’aucune ne convenait ; après avoir recommandé à ma jeunemaîtresse de rester là, je me préparais à courir à la maison aussivite que je pourrais, quand un bruit qui se rapprochait m’arrêta.C’était le trot d’un cheval. La danse de Catherine s’arrêtaaussi.

– Qui est-ce ? demandai-je à voixbasse.

– Hélène, je voudrais que vous puissiezouvrir la porte, répondit-elle de même d’un ton inquiet.

– Ah ! Miss Linton, cria une voixgrave (celle du cavalier), je suis heureux de vous rencontrer. Nevous hâtez pas d’entrer, car j’ai une explication à vous demanderet à obtenir de vous.

– Je ne vous parlerai pas,Mr Heathcliff, répondit Catherine. Papa dit que vous êtes unméchant homme et que vous nous haïssez, lui et moi ; et Hélènedit la même chose.

– Cela ne fait rien à l’affaire. Je nehais pas mon fils, je suppose, et c’est à son sujet que je réclamevotre attention. Oui, il y a de quoi rougir. Il y a deux ou troismois, n’aviez-vous pas l’habitude d’écrire à Linton ? Et dejouer à l’amour avec lui, hein ? Vous mériteriez tous deux derecevoir le fouet. Vous spécialement, la plus âgée ; et lamoins sensible, à ce qu’il paraît. J’ai vos lettres, et à lamoindre insolence de votre part je les ferai tenir à votre père.Sans doute vous êtes-vous fatiguée de votre amusement etl’avez-vous envoyé au diable, n’est-il pas vrai ? Seulementvous avez du même coup plongé Linton dans un abîme de désespoir. Ilavait pris la chose au sérieux, lui ; il était réellementamoureux. Aussi vrai que je vis, il est en train de mourir pourvous ; son cœur a été brisé par votre inconstance : nonpas au figuré, mais au propre. Bien que Hareton ait fait de lui unecible pour ses plaisanteries depuis six semaines, et que j’aieemployé des moyens plus sérieux, en essayant de l’effrayer sur lesconséquences de sa stupidité, son état empire tous les jours ;et il sera sous terre avant l’été prochain, si vous ne le sauvezpas.

– Comment pouvez-vous mentir siimpudemment à cette pauvre enfant ! m’écriai-je de l’intérieurdu parc. Je vous prie de passer votre chemin ! Commentpouvez-vous, de propos délibéré, avoir recours à d’aussi pitoyablesinventions ! Miss Cathy, je vais faire sauter la serrure avecune pierre. Vous ne croirez pas ces méprisables absurdités. Vous lesentez bien vous-même, il est impossible que quelqu’un meured’amour pour une personne qu’il ne connaît pas.

– Je ne savais pas qu’il y eût desespions, murmura le coquin surpris. Digne Mrs Dean, je vousaime bien, mais je n’aime pas votre double jeu, ajouta-t-il touthaut. Comment avez-vous pu mentir aussi impudemment pour affirmerque je haïssais « cette pauvre enfant » ? CatherineLinton (ce nom seul m’émeut), ma bonne petite fille, je seraiabsent de chez moi toute la semaine. Allez voir si je n’ai pas ditla vérité ; allez-y, vous serez bien, gentille. Imaginezseulement que votre père soit à ma place, et Linton à la vôtre,pensez à l’opinion que vous auriez de votre insouciant amoureuxs’il refusait de faire un pas pour vous réconforter, alors quevotre père lui-même l’en supplierait ; et ne tombez pas, parpure stupidité, dans la même erreur. Je jure sur mon salut qu’ilest en train de mourir et que vous seule pouvez le sauver.

La serrure céda et je sortis sur la route.

– Je jure que Linton est mourant, répétaHeathcliff en me lançant un regard sévère. Le chagrin et ledésappointement précipitent sa fin. Nelly, si vous ne voulez pas lalaisser y aller, vous pouvez y aller vous-même. Mais je ne seraipas de retour avant huit jours ; et je crois que votre maîtrene ferait guère d’objections à ce qu’elle rendît visite à soncousin.

– Venez, dis-je en prenant Cathy par lebras et en la forçant presque de rentrer ; car elle hésitait,examinant avec des yeux troublés les traits de son interlocuteur,trop impassibles pour déceler sa supercherie.

Il poussa son cheval près d’elle et, sepenchant, ajouta :

– Miss Catherine, je vous avouerai quej’ai peu de patience avec Linton ; Hareton et Joseph en ontencore moins. Je vous avouerai qu’il est dans un milieu plutôtrude. Il a soif de tendresse, aussi bien que d’amour ; un motaffectueux de votre part serait pour lui le meilleur remède.N’écoutez pas les cruels avis de Mrs Dean ; soyezgénéreuse et trouvez moyen de le voir. Il rêve de vous nuit etjour, et ne peut se laisser persuader que vous ne le haïssez pas,puisque vous n’écrivez ni ne venez.

Je fermai la porte et roulai une pierre devantpour aider la serrure branlante à la maintenir. Puis, ouvrant monparapluie, j’attirai Catherine dessous, car la pluie commençait àpercer à travers les branches gémissantes et nous avertissait de nepas perdre de temps. Notre hâte empêcha tout commentaire sur larencontre avec Heathcliff pendant que nous nous dirigions à grandspas vers la maison ; mais je devinai instinctivement que lecœur de Catherine était voilé maintenant d’une double obscurité.Ses traits étaient empreints d’une telle tristesse qu’ils nesemblaient plus être les siens. Elle considérait évidemment cequ’elle venait d’entendre comme la pure vérité.

Le maître s’était retiré avant notre retourpour reposer. Cathy courut à sa chambre pour savoir comment ilallait : il s’était endormi. Elle revint et me pria de luitenir compagnie dans la bibliothèque. Nous prîmes notre théensemble ; ensuite elle s’étendit sur le tapis et me dit de nepas parler car elle était fatiguée. J’ouvris un livre et fissemblant de lire. Dès qu’elle me crut absorbée dans cetteoccupation, elle se mit à pleurer silencieusement : celasemblait être devenu sa distraction favorite. Je la laissai enjouir un moment ; puis je lui adressai des remontrances. Jetournai en ridicule toutes les assertions de Mr Heathcliff ausujet de son fils, comme si j’étais sûre qu’elle allait être de monavis. Hélas ! je n’étais pas assez habile pour détruirel’effet qu’avaient produit ses dires, et qui était bien tel qu’ill’avait cherché.

– Il est possible que vous ayez raison,Hélène, répondit-elle, mais je ne me sentirai jamais tranquilletant que je ne saurai pas ce qui en est. Il faut que je dise àLinton que ce n’est pas ma faute si je ne lui écris pas, et que jele convainque que je ne changerai pas de sentiments à sonégard.

Que pouvaient contre sa sotte crédulité lacolère et les protestations ? Nous nous quittâmes ce soir-làfâchées ; mais le jour suivant me vit sur la route des Hautsde Hurle-Vent au côté du poney de mon entêtée jeune maîtresse. Jen’avais pas pu supporter d’être témoin de son chagrin, de sapâleur, de son abattement, de ses yeux gonflés ; et j’avaiscédé, avec le faible espoir que Linton lui-même pourrait donner,par la manière dont il nous recevrait, la preuve du peu defondement qu’avait en réalité le conte fait par son père.

Chapitre 23

 

La nuit pluvieuse avait fait place à unematinée brumeuse – moitié gelée, moitié bruine – et l’eau quidescendait des hauteurs en gazouillant formait de petits ruisseauxqui traversaient notre sentier. J’avais les pieds trempés ;j’étais de mauvaise humeur et peu en train ; enfin, juste dansla disposition propre à me faire le mieux ressentir tous cesdésagréments. Nous entrâmes dans la maison par la cuisine, pournous assurer que Mr Heathcliff était bien absent : carj’avais peu de confiance dans sa propre affirmation. Joseph étaitseul et avait l’air de siéger dans une sorte d’Élysée, à côté d’unfeu ronflant, un quart d’ale auprès de lui sur la table couverte degrands morceaux de gâteau d’avoine grillé, sa courte pipe noire àla bouche. Catherine courut à la cheminée pour se chauffer. Jedemandai si le maître était là. Ma question demeura si longtempssans réponse que je crus que le vieillard était devenu sourd et queje la répétai plus haut.

– Non-on ! grogna-t-il, ou plutôtglapit-il, à travers son nez. Non-on ! vous n’avez qu’à vousen retourner d’où c’est qu’vous v’nez.

– Joseph ! cria de l’intérieur, enmême temps que moi, une voix maussade. Combien de fois faudra-t-ilvous appeler ? Il n’y a plus que quelques cendres rouges.Joseph ! venez sur-le-champ !

De vigoureuses bouffées de sa pipe et unregard résolu vers la grille du foyer indiquèrent qu’il refusait deprêter l’oreille à cet appel. La femme de charge et Hareton étaientinvisibles : l’une partie pour faire une course, et l’autre àson travail, sans doute. Nous avions reconnu la voix de Linton etnous entrâmes.

– Oh ! je souhaite que vouspérissiez de froid dans un galetas ! dit le jeune homme,croyant que c’était son négligent serviteur qui arrivait.

Il s’arrêta en s’apercevant de son erreur. Sacousine courut à lui.

– Est-ce vous, Miss Linton ? dit-ilen soulevant sa tête du bras du grand fauteuil dans lequel il étaitallongé. Non… ne m’embrassez pas : cela me coupe larespiration. Mon Dieu ! Papa m’avait dit que vous viendriez,poursuivit-il après s’être un peu remis de l’embrassade deCatherine, qui restait debout d’un air fort contrit. Voudriez-vousfermer la porte, s’il vous plaît ? Vous l’avez laissée ouverteet ces… ces détestables créatures ne veulent pas venir mettre decharbon dans le feu. Il fait si froid.

Je remuai les escarbilles et allai cherchermoi-même un seau de charbon. L’invalide se plaignit d’être couvertde cendres ; mais, comme il avait une toux pénible, qu’ilparaissait fiévreux et malade, je ne me formalisai pas de sonhumeur.

– Eh bien ! Linton, murmuraCatherine quand il eut fini par dérider son front, êtes-vouscontent de me voir ? Puis-je quelque chose pourvous ?

– Pourquoi n’êtes-vous pas venue plustôt ? demanda-t-il. Vous auriez dû venir au lieu d’écrire.Cela me fatiguait terriblement d’écrire ces longues lettres.J’aurais bien préféré de causer avec vous. Maintenant, je ne puisplus supporter ni la conversation ni rien d’autre. Je me demande oùest Zillah ! Voulez-vous (il me regarda) voir dans la cuisinesi elle n’y est pas ? Je n’avais pas reçu de remerciementspour mon précédent service. Comme j’étais peu disposée à courir àdroite et à gauche sur ses injonctions, je répliquai :

– Il n’y a personne dans la cuisine queJoseph.

– Je voudrais à boire, s’écria-t-il avecirritation en se retournant. Zillah est constamment à se promener àGimmerton depuis le départ de papa ; c’est indigne ! Etje suis obligé de descendre ici… ils ont résolu de ne jamais rienentendre quand je suis en haut.

– Votre père est-il attentionné pourvous, Master Heathcliff ? demandai-je en voyant le peu desuccès des avances amicales de Catherine.

– Attentionné ! Il les rend un peuplus attentionnés, voilà tout. Les misérables ! Savez-vous,Miss Linton, que cette brute de Hareton se moque de moi ! Jele déteste ! D’ailleurs, je les déteste tous : ce sontdes êtres odieux.

Cathy se mit en quête d’un peu d’eau. Elleaperçut un broc sur le buffet, remplit un verre et le lui apporta.Il la pria d’y ajouter une cuillerée de vin d’une bouteille qui setrouvait sur la table. Après avoir avalé quelques gorgées, il parutplus calme et lui dit qu’elle était bien aimable.

– Et êtes-vous content de me voir ?demanda-t-elle en répétant sa première question, heureuse dedécouvrir sur son visage la trace d’un faible sourire.

– Oui, certainement. C’est une nouveautéque d’entendre une voix comme la vôtre. Mais j’ai été contrarié quevous ne vouliez pas venir. Papa jurait que c’était de mafaute ; il me traitait d’être pitoyable, lamentable,insignifiant ; il disait que vous me méprisiez et que, s’ileût été à ma place, il serait déjà le maître à la Grange, plus quene l’est votre père. Mais vous ne me méprisez pas, n’est-ce pas,Miss… ?

– Il faut m’appeler Catherine ou Cathy,interrompit ma jeune maîtresse. Vous mépriser ? Non !Après papa et Hélène, je vous aime plus que personne. Je n’aime pasMr Heathcliff, par exemple ; je n’oserai pas venir quandil sera de retour. Restera-t-il parti plusieurs jours ?

– Pas très longtemps. Mais il va souventdans la lande, depuis que la saison de la chasse a commencé ;vous pourriez passer une heure ou deux avec moi en son absence.Dites-moi que vous viendrez. Il me semble que je ne serais pasgrognon avec vous ; vous ne m’irriteriez pas et vous serieztoujours prête à m’assister, n’est-il pas vrai ?

– Oui, répondit Catherine en caressantses longs cheveux soyeux. Si je pouvais seulement obtenir leconsentement de papa, je passerais la moitié de mon temps avecvous. Gentil Linton ! je voudrais que vous fussiez monfrère.

– Et vous m’aimeriez alors autant quevotre père, observa-t-il plus gaiement. Mais papa dit que vousm’aimeriez plus que votre père et que tout au monde si vous étiezma femme ; aussi est-ce ce que je préférerais que vousfussiez.

– Non, je n’aimerai jamais personne plusque papa, répondit-elle gravement. Puis il y a des gens quidétestent leur femme, quelquefois ; mais jamais leurs sœurs nileurs frères ; et, si vous étiez mon frère, vous vivriez avecnous et papa aurait autant d’affection pour vous qu’il en a pourmoi.

Linton nia qu’il y eût des gens quidétestassent leur femme ; mais Catherine affirma qu’il y enavait et, dans sa sagesse, cita comme exemple l’aversion de sononcle pour sa tante. Je m’efforçai d’arrêter ses proposirréfléchis. Je n’y réussis pas avant qu’elle eût raconté tout cequ’elle savait. Master Heathcliff, fort irrité, affirma que sonrécit était faux.

– Papa me l’a dit, et papa ne dit pas demensonges, répondit-elle vivement.

– Mon papa, à moi, méprise le vôtre,s’écria Linton ; il le traite de couard et de sot.

– Le vôtre est un méchant homme, répliquaCatherine, et c’est très mal à vous d’oser répéter ce qu’il dit. Ilfaut qu’il soit bien méchant pour que tante Isabelle l’aitabandonné comme elle l’a fait.

– Elle ne l’a pas abandonné. Vous n’avezpas le droit de me contredire.

– Elle l’a abandonné, cria ma jeunemaîtresse.

– Eh bien ! je vais vous direquelque chose. Votre mère haïssait votre père :voilà !

– Oh ! s’écria Catherine, tropexaspérée pour pouvoir continuer.

– Et elle aimait le mien.

– Petit menteur ! Je vous détestemaintenant !

Elle haletait, la figure toute rouge decolère.

– Oui, oui, elle l’aimait !chantonna Linton. Il s’enfonça dans son fauteuil et renversa latête pour jouir de l’émotion de son interlocutrice, qui étaitderrière lui.

– Silence, Master Heathcliff, dis-je.C’est votre père qui vous a raconté cela aussi, je suppose.

– Pas du tout : taisez-vous. Ellel’aimait, elle l’aimait, Catherine ! Elle l’aimait, ellel’aimait !

Cathy, hors d’elle-même, poussa violemment lefauteuil, ce qui fit tomber Linton contre un des bras. Il fut prisaussitôt d’un accès de toux qui le suffoqua et qui mit rapidementfin à son triomphe. Cela dura si longtemps que j’en fus moi-mêmeeffrayée. Quant à sa cousine, elle pleurait tant qu’elle pouvait,atterrée du mal qu’elle avait causé : elle ne dit pourtant pasun mot. Je le soutins jusqu’à ce que l’accès fût passé. Alors il merepoussa et inclina silencieusement la tête. Catherine cessa seslamentations, elle aussi, prit un siège en face de lui et regardale feu d’un air grave.

– Comment vous sentez-vous maintenant,Master Heathcliff ? demandai-je au bout de dix minutes.

– Je voudrais qu’elle éprouvât ce quej’éprouve, répondit-il. Malfaisante, cruelle créature !Hareton ne me touche jamais ; il ne m’a jamais frappé de savie. J’allais mieux aujourd’hui, et voilà que…

Le reste de ses paroles se perdit dans ungémissement plaintif.

– Je ne vous ai pas frappé, murmuraCatherine, se mordant les lèvres pour prévenir une nouvelle crised’émotion.

Pendant un quart d’heure, il soupira et gémit,comme s’il souffrait beaucoup ; pour inquiéter sa cousine,apparemment, car chaque fois qu’il l’entendait étouffer un sanglotil s’efforçait de rendre plus pathétiques les manifestations de sadouleur.

– Je suis désolée de vous avoir fait mal,Linton, dit-elle enfin, ne pouvant plus y tenir. Mais moi jen’aurais pas souffert de cette petite poussée et je n’avais pasidée que vous puissiez en souffrir. Ce n’est pas grand’chose,n’est-ce pas, Linton ? Ne me laissez pas rentrer chez moi avecla pensée que je vous ai fait du mal. Répondez !Parlez-moi !

– Je ne peux pas vous parler,murmura-t-il. Vous m’avez fait tant de mal que je vais passer unenuit blanche à étrangler avec cette toux. Si elle vous tenait, vousverriez ce que c’est ; mais vous dormirez tranquillementpendant que je souffrirai le martyre, et sans personne près de moi.Je voudrais savoir ce que vous diriez d’avoir à subir ceseffroyables nuits !

Il se mit à gémir tout haut en s’apitoyant surson propre sort.

– Puisque vous avez l’habitude de passerdes nuits terribles, dis-je, ce n’est pas Miss qui aura troublévotre tranquillité ; c’eût été la même chose si elle ne fûtpas venue. Quoi qu’il en soit, elle ne vous dérangera plus ;et vous vous calmerez peut-être quand nous vous aurons quitté.

– Faut-il que je m’en aille ?demanda Catherine tristement en se penchant vers lui. Voulez-vousque je m’en aille, Linton ?

– Vous ne pouvez pas remédier à ce quevous avez fait, répondit-il avec humeur, en se reculant ; vousne pouvez que l’aggraver en m’irritant jusqu’à ce que j’aie lafièvre.

– Alors il faut que je m’en aille ?répéta-t-elle.

– Laissez-moi tranquille, au moins. Je nepuis pas supporter le bruit de vos paroles.

Elle hésitait et résista longtemps à mesefforts pour la décider à partir ; mais, comme il ne levaitpas la tête et, ne parlait pas, elle finit par faire un mouvementvers la porte et je la suivis. Un cri nous rappela. Linton avaitglissé de son siège sur la pierre du foyer et restait là à sedébattre, par pure perversité d’enfant qui se complaît dans son malet qui a résolu d’être aussi insupportable et odieux que possible.Sa conduite ne laissait pas de doute sur ses intentions, et je visaussitôt que ce serait folie de vouloir essayer de le satisfaire.Mais ma compagne ne pensait pas de même ; elle revint encourant, tout effrayée, s’agenouilla, pleura, caressa, supplia,tant et si bien qu’il finit par se calmer, faute de souffle :mais pas du tout par remords de la désolation où il laplongeait.

– Je vais le mettre sur le banc, dis-je,et il se roulera comme il voudra : nous ne pouvons pas resterici à le veiller. Je pense que vous êtes convaincue, Miss Cathy,que vous n’êtes pas la personne dont la présence peut le soulageret que son état de santé ne tient pas à son attachement pour vous.Là, le voilà installé ! Venez. Dès qu’il verra qu’il n’y aplus personne pour s’occuper de ses sottises, il sera trop heureuxde rester tranquille.

Elle plaça un coussin sous sa tête et luioffrit un peu d’eau qu’il repoussa. Puis il se tourna et seretourna péniblement sur le coussin, comme si c’eût été une pierreou une pièce de bois. Elle essaya de le disposer pluscommodément.

– Cela ne peut pas aller, dit-il ;ce n’est pas assez haut.

Catherine en apporta un autre pour mettrepar-dessus.

– C’est trop haut, murmura cet êtreexaspérant.

– Comment faut-il que je l’arrange,alors ? demanda-t-elle d’un air désespéré.

Elle était à demi agenouillée près dubanc ; il se cramponna à elle et fit de son épaule unoreiller.

– Non, pas comme cela, dis-je. Vous vouscontenterez du coussin, Master Heathcliff. Miss a déjà perdu tropde temps avec vous ; nous ne pouvons pas rester cinq minutesde plus.

– Si, si, nous le pouvons ! répliquaCatherine. Il est sage et patient, maintenant. Il commence àcomprendre que j’aurai bien plus de chagrin que lui cette nuit, sij’ai lieu de croire que ma visite a aggravé son état ; etalors je n’oserai pas revenir. Dites-moi la vérité là-dessus,Linton ; car il ne faut pas que je revienne, si je vous aifait du mal.

– Il faut que vous reveniez pour meguérir. Vous devez venir précisément parce que vous m’avez faitmal… grand mal, vous le savez bien ! Je n’étais pas aussisouffrant quand vous êtes arrivée que je le suis à présent…n’est-ce pas vrai ?

– Mais vous vous êtes rendu maladevous-même à force de pleurer et de vous mettre en colère, fis-jeobserver.

– Ce n’est pas moi qui en suis cause, ditsa cousine. En tout cas, nous allons être bons amis, à présent.Vous avez besoin de moi ; vous aimeriez vraiment à me voir detemps en temps ?

– Je vous l’ai dit, reprit-il avecimpatience. Asseyez-vous sur le banc et laissez-moi m’appuyer survos genoux. C’est ainsi que faisait maman pendant des après-midientières. Ne bougez pas et ne parlez pas. Mais vous pouvez mechanter une chanson, si vous savez chanter ; ou vous pouvez medire une longue, jolie et intéressante ballade… une de celles quevous m’aviez promis de m’apprendre ; ou une histoire.Pourtant, j’aimerais mieux une ballade : commencez.

Catherine récita la plus longue de cellesqu’elle put se rappeler. Ce passe-temps leur plaisait énormément àtous deux. Linton en voulut une autre, et encore une autre, endépit de mes vives objections. Ils continuèrent de la sorte jusqu’àce que la pendule sonnât midi. Nous entendîmes dans la courHareton, qui rentrait pour dîner.

– Et demain, Catherine, viendrez-vousdemain ? demanda le jeune Heathcliff. Il la retenait par sarobe tandis qu’elle se levait à contre-cœur.

– Non, répondis-je, ni après-demain nonplus.

Mais elle lui fit évidemment une réponsedifférente, car le front de Linton s’éclaira comme elle se baissaitet lui chuchotait quelque chose à l’oreille.

– Vous ne viendrez pas demain, nel’oubliez pas. Miss ! commençai-je dès que nous fûmes hors dela maison. Vous n’y songez pas, je pense ?

Elle sourit.

– Oh ! j’y veillerai, repris-je. Jeferai réparer cette serrure et vous ne pouvez pas vous échapper parailleurs.

– Je puis passer par-dessus le mur,dit-elle en riant. La Grange n’est pas une prison, Hélène, et vousn’êtes pas ma geôlière. Et puis, j’ai presque dix-sept ans :je suis une femme. Je suis sûre que Linton se rétablirait vite s’ilm’avait auprès de lui pour le soigner. Je suis plus âgée que lui,vous savez, et plus raisonnable, moins enfant, vous ne le nierezpas ? Je me ferais bien vite obéir de lui, en le cajolant unpeu ; c’est un vrai petit bijou, quand il est sage. J’enferais un agneau apprivoisé, s’il était à moi. Nous ne nousquerellerions jamais, bien certainement, quand nous serionshabitués l’un à l’autre. Est-ce que vous ne l’aimez pas,Hélène ?

– L’aimer ! m’écriai-je. C’est leplus hargneux des enfants maladifs qui ait jamais lutté pourtraverser l’adolescence. Par bonheur, comme le prédisaitMr Heathcliff, il n’atteindra pas sa vingtième année. Je doutemême qu’il voie le prochain printemps ; et ce ne sera pas unegrosse perte pour sa famille quand il disparaîtra. Il est heureuxpour nous que son père l’ait repris : plus on le traiteraitavec douceur, plus il serait insupportable et égoïste. Je suis biencontente que vous n’ayez aucune chance de l’avoir pour époux, MissCatherine.

Ma compagne devint sérieuse en entendant cediscours. Parler de la mort de Linton avec autant d’insoucianceblessait ses sentiments.

– Il est plus jeune que moi, reprit-elleaprès une méditation prolongée, et il devrait vivre plus longtemps.Il vivra… il faut qu’il vive aussi longtemps que moi. Il se portemaintenant aussi bien que quand il est arrivé dans le nord ;j’en suis certaine. Ce n’est qu’un rhume qui le fait souffrir, unrhume comme celui de papa. Vous dites que papa guérira, et pourquoipas lui ?

– Bon, bon ! Après tout, il estinutile de nous préoccuper de tout cela. Car, écoutez, Miss – etprenez garde, je tiendrai parole – si vous essayez de retourner àHurle-Vent avec ou sans moi, j’avertirai Mr Linton. Sans sapermission, votre intimité avec votre cousin ne doit pas êtrerenouée.

– Elle a été renouée, murmura Cathy d’unair boudeur.

– Ne doit pas continuer, alors.

– Nous verrons, répondit-elle.

Et elle partit au galop, me laissant peiner enarrière.

Nous arrivâmes l’une après l’autre à la maisonavant l’heure du dîner. Mon maître, supposant que nous avions faitune excursion dans le parc, ne demanda aucune explication au sujetde notre absence. Dès que je fus rentrée, je me hâtai de changer desouliers et de bas ; ceux que j’avais étaient trempés. Maiscette station prolongée à Hurle-Vent avait été mauvaise pour moi.Le lendemain matin j’étais alitée et, pendant trois semaines, jefus dans l’impossibilité de vaquer à mes occupations, infortune queje n’avais encore jamais subie auparavant et que je n’ai jamaissubie depuis, grâce à Dieu.

Ma jeune maîtresse se conduisit comme un ange.Elle venait me soigner et égayer ma solitude. La réclusionm’affaiblit beaucoup. C’est une chose pénible pour quelqu’und’actif et de remuant ; mais il était difficile d’avoir moinsde raisons de se plaindre que je n’en avais. Dès que Catherinequittait la chambre de Mr Linton, elle apparaissait à monchevet. Sa journée était partagée entre nous deux ; pas uneminute n’était consacrée à l’amusement ; elle négligeait sesrepas, ses études et son jeu ; c’était la garde la plus tendrequi eût jamais soigné une malade. Il fallait que son cœur fût bienchaud pour qu’elle, qui aimait tant son père, m’en donnât une tellepart. Je disais que ses journées étaient partagées entrenous ; mais le maître se retirait de bonne heure, et moi jen’avais en général besoin de rien après six heures, de sortequ’elle avait sa soirée à elle. Pauvre petite ! Je nem’inquiétais jamais de ce qu’elle faisait de son temps après lethé. Et quoique, fréquemment, quand elle entrait chez moi pour medire bonsoir, je remarquasse de fraîches couleurs sur ses joues etune certaine rougeur sur ses doigts effilés, au lieu de songerqu’une course à cheval à travers la lande, par ce temps froid,pouvait en être la cause, je les attribuais simplement à lavivacité du feu de la bibliothèque.

Chapitre 24

 

Au bout de trois semaines, je fus en état dequitter ma chambre et de circuler dans la maison. La première foisque je pus passer la soirée debout, je demandai à Catherine de melire quelque chose, parce que mes yeux étaient affaiblis. Nousétions dans la bibliothèque ; le maître était allé se coucher.Elle consentit, un peu à contre-cœur, me sembla-t-il. M’imaginantque le genre habituel de mes lectures ne lui convenait pas, je lapriai de faire elle-même choix d’un livre. Elle prit un de sesouvrages favoris et lut sans interruption pendant une heureenviron. Puis vinrent de fréquentes questions.

– Hélène, n’êtes-vous pas fatiguée ?Ne feriez-vous pas mieux de vous coucher, maintenant ? Vousvous rendrez malade à rester debout si tard, Hélène.

– Non, non, ma chérie, je ne suis pasfatiguée, répondais-je toujours.

Voyant qu’il était impossible de me fairebouger, elle essaya d’une autre méthode pour manifester ledéplaisir que lui causait son occupation. Elle se mit à bâiller, às’étirer, puis :

– Hélène, je suis fatiguée.

– Eh bien ! cessez de lire etcausons.

Ce fut bien pis. Elle s’agitait, soupirait,regardait sa montre et enfin, à huit heures, elle regagna sachambre, accablée de sommeil… à en juger par son air maussade etses yeux lourds qu’elle ne cessait de frotter. Le lendemain soir,elle parut plus impatiente encore ; et, la troisième soiréedepuis qu’elle avait recouvré ma compagnie, elle se plaignit d’unmal de tête et me quitta. Je trouvai sa conduite singulière. Aprèsêtre restée seule assez longtemps, je me décidai à aller voir sielle était mieux et à lui demander de venir s’étendre sur le sofa,au lieu de rester en haut dans l’obscurité. Mais impossible dedécouvrir Catherine ni en haut ni en bas. Les domestiquesaffirmèrent qu’ils ne l’avaient pas vue. J’écoutai à la porte deMr Edgar : tout était silencieux. Je retournai à sachambre, éteignis ma bougie et m’assis à la fenêtre.

La lune brillait d’un vif éclat ; le solétait saupoudré de neige. Je me dis que peut-être elle avait eul’idée de faire un tour dans le jardin pour se rafraîchir. Jedistinguai une silhouette qui se glissait le long de la haie àl’intérieur du parc. Mais ce n’était pas ma jeune maîtresse ;quand la silhouette émergea dans la lumière, je reconnus un despalefreniers. Il resta immobile pendant longtemps, regardant laroute de voitures qui traversait la propriété ; puis il partitd’un bon pas, comme s’il avait découvert quelque chose, et reparutbientôt, conduisant le poney de Miss. Elle-même, qui venait demettre pied à terre, marchait à côté de lui. L’homme menafurtivement la bête vers l’écurie en traversant la pelouse.Catherine entra par la porte-fenêtre du salon et se glissa sansbruit en haut, où je l’attendais. Elle poussa doucement la porte,enleva ses chaussures couvertes de neige, défit son chapeau etallait retirer son manteau, sans se douter de mon espionnage, quandtout à coup je me levai et révélai ma présence. La surprise lapétrifia un instant : elle poussa une exclamation inarticuléeet resta immobile.

– Ma chère Miss Catherine, commençai-je,sous l’impression encore trop vive de la tendresse qu’elle m’avaittémoignée tout récemment pour pouvoir la gronder, où êtes-vousallée à cheval à cette heure-ci ? Et pourquoi avez-vouscherché à me tromper en me faisant un conte ? Où êtes-vousallée ? Parlez.

– Au fond du parc, balbutia-t-elle. Je nevous ai pas fait de conte.

– Et nulle part ailleurs ?

– Non, murmura-t-elle.

– Oh ! Catherine ! m’écriai-jeavec douleur, vous savez que vous avez mal agi, car autrement vousne seriez pas incitée à me dire des faussetés. C’est cela qui mefait de la peine. J’aimerais mieux être trois mois malade que devous entendre forger de sang-froid un mensonge.

Elle s’élança vers moi et, fondant en larmes,me jeta les bras autour du cou.

– Voyez-vous, Hélène, j’ai si grand peurque vous ne soyez fâchée ! Promettez-moi de ne pas vous fâcheret vous saurez toute la vérité : j’ai horreur de lacacher.

Nous nous assîmes près de la fenêtre. Jel’assurai que je ne la gronderais pas, quel que pût être sonsecret, que je devinais, bien entendu. Alors ellecommença :

 

J’ai été à Hurle-Vent, Hélène, et n’ai jamaismanqué un jour d’y aller depuis que vous êtes tombée malade, sauftrois fois avant que vous ayez quitté votre chambre et deux foisaprès. J’ai donné à Michel des livres et des images afin qu’ilprépare Minny tous les soirs et qu’il la ramène à l’écurie ;il ne faut pas que vous le grondiez non plus, lui, n’est-cepas ? J’arrivais à Hurle-Vent vers six heures et demie, puisje rentrais au galop. Ce n’était pas pour m’amuser que j’allaislà-bas : j’étais souvent bien malheureuse tout le temps.Quelquefois seulement j’étais heureuse : une fois par semaine,peut-être. Au début, je m’attendais à bien des difficultés pourvous persuader de me laisser tenir la parole que j’avais donnée àLinton ; car, au moment où nous l’avions quitté, je m’étaisengagée à revenir le lendemain. Mais, comme ce jour-là vous êtesrestée en haut, j’ai été tirée d’embarras. Dans l’après-midi,pendant que Michel était en train de replacer la serrure de laporte du parc, j’ai pris la clef et je lui ai dit que mon cousindésirait vivement avoir ma visite, parce qu’il était malade etqu’il ne pouvait venir à la Grange, mais que papa ferait desobjections à cette visite ; puis j’ai négocié avec lui pour leponey. Il aime beaucoup à lire, et il a l’intention de partirbientôt pour se marier ; aussi m’a-t-il offert, si je voulaislui prêter des livres de la bibliothèque, de faire ce que je luidemandais. Mais j’ai préféré lui en donner des miens, et il a étéplus content.

À ma seconde visite, Linton paraissait plusanimé. Zillah (c’est leur femme de charge) nettoya la pièce, allumaun bon feu et nous dit que, comme Joseph était allé à une réunionpieuse et Hareton parti avec ses chiens – braconnant les faisansdans nos bois, comme je l’ai su plus tard – nous pourrions faire cequ’il nous plairait. Elle m’apporta du vin chaud et du paind’épices et se montra extrêmement prévenante. Linton s’assit dansle fauteuil et moi dans la petite chaise à bascule, devant le feu.Que nous rîmes et causâmes gaiement, et combien de choses noustrouvâmes à nous dire ! Nous combinions des promenades etformions des projets pour l’été. Je n’ai pas besoin de vous répétertout cela, car vous trouveriez que c’est absurde.

À un instant cependant, nous avons failli nousquereller. Il disait que la manière la plus agréable de passer unechaude journée de juillet était de rester couché depuis le matinjusqu’au soir sur un talus de bruyère au milieu de la lande, àécouter comme dans un rêve le bourdonnement des abeilles sur lesfleurs, le chant des alouettes qui planent bien haut au-dessus devotre tête, à regarder le ciel bleu sans nuages et le soleilbrillant d’un éclat implacable. Telle était sa plus parfaite idéedu bonheur céleste. La mienne était de me balancer dans un arbre auvert feuillage bruissant, quand souffle un vent d’ouest et que debeaux nuages blancs glissent rapidement dans le ciel ; quandnon seulement les alouettes, mais les grives, les merles, leslinottes, les coucous prodiguent de tous côtés leur musique ;quand on aperçoit la lande au loin, coupée par de frais vallonsnoyés dans l’ombre ; et, tout près, de grands tertres couvertsd’herbe haute ondulant en vagues sous la brise ; des bois etde l’eau tumultueuse, le monde entier en mouvement et frémissant dejoie. Il aimait à voir tout reposer dans une extase de paix ;j’aimais à voir tout étinceler et danser dans un glorieux jubilé.Je prétendais que son paradis ne serait qu’à moitié vivant ;il disait que le mien serait ivre. Je prétendais que jem’endormirais dans le sien ; il disait qu’il ne pourrait pasrespirer dans le mien. La discussion commençait à le rendre trèshargneux. Enfin nous convînmes que nous ferions les deuxexpériences dès que le temps serait propice ; puis nous nousembrassâmes et redevînmes amis.

Après être restée tranquillement assisependant une heure, je regardai la grande salle avec son dallagelisse et sans tapis, et je pensai qu’on y jouerait joliment bien,si l’on enlevait la table ; je demandai à Linton d’appelerZillah pour nous aider. Nous pourrions jouer àcolin-maillard ; elle essayerait de nous attraper, comme vousfaisiez, Hélène, vous savez. Il ne voulut pas : ce n’était pasamusant, dit-il ; mais il consentit à jouer à la balle avecmoi. Nous trouvâmes deux balles dans un buffet, au milieu d’un tasde vieux jouets, toupies, cerceaux, raquettes et volants. L’uneétait marquée C et l’autre H. J’aurais voulu avoir le C, parce quecela représentait Catherine, et l’H pouvait signifier Heathcliff,qui est le nom de mon cousin ; mais l’H laissait échapper duson et cela ne plaisait pas à Linton. Je le battisconstamment ; il en devint maussade, recommença de tousser etregagna son fauteuil. Ce soir-là, cependant, il retrouva facilementsa bonne humeur. Il fut charmé de deux ou trois jolies chansons…vos chansons, Hélène ; et, quand je fus obligée de partir, ilme pria, me supplia de revenir le lendemain soir. Je le lui promis,Minny et moi rentrâmes à la maison avec la vitesse du vent, et jerêvai jusqu’au matin de Hurle-Vent et de mon cher petit cousin.

Le lendemain, je fus triste ; en partieparce que vous n’alliez pas bien, en partie parce que j’auraissouhaité que mon père connût et approuvât mes excursions. Mais,après le thé, il y avait un magnifique clair de lune ; jemontai à cheval et, en cours de route, ma mélancolie se dissipa. Jevais passer une autre bonne soirée, me disais-je ; et, ce quime fait encore plus de plaisir, mon gentil Linton en passera uneaussi. Je remontais au trot le jardin des Hauts et je tournais pourgagner le derrière de la maison, quand je rencontrai cet Earnshaw,qui prit ma bride et m’invita à entrer par la porte de la façade.Il caressa Minny sur l’encolure, dit que c’était une bonnebête ; il avait l’air de désirer que je lui parlasse. Je mebornai à le prier de laisser l’animal tranquille, sans quoi ilrecevrait une ruade. Il répondit avec son accent vulgaire :« sa ruade ne m’ferait pas grand mal », en considérantavec un sourire les membres de Minny. J’avais presque envie de luien faire faire l’expérience ; mais déjà il s’était avancé pourouvrir la porte. En soulevant le loquet, il regarda en l’air ducôté de l’inscription du fronton et me dit, avec un mélange stupidede gaucherie et de vanité :

– Miss Catherine ! je peux lire ça,à présent !

– Admirable ! m’écriai-je. Je vousen prie, faites-nous voir comme vous êtes devenu habile.

Il épela en ânonnant, syllabe par syllabe, lenom : Hareton Earnshaw.

– Et les chiffres, lui dis-je d’un tond’encouragement, voyant qu’il s’était arrêté net.

– Je ne peux pas encore les lire.

– Oh ! quel butor ! dis-je enriant de tout mon cœur de son échec.

L’imbécile me regarda, bouche bée, avec unesorte de ricanement sur les lèvres, tout en fronçant lessourcils ; il avait l’air de se demander s’il pouvait partagerma gaieté et s’il devait y voir une aimable familiarité, ou bien dumépris, ce qui était vraiment le cas. Je dissipai ses doutes enreprenant tout à coup ma gravité et en lui disant de s’en aller,car j’étais venue pour voir Linton et non lui. Il rougit. – laclarté de la lune me permit de m’en apercevoir – lâcha le loquet ets’éloigna furtivement, parfaite image de la vanité mortifiée. Ils’imaginait sans doute être aussi accompli que Linton, parce qu’ilétait arrivé à épeler son propre nom ; et il était absolumentdéconfit que je n’eusse pas de lui la même opinion.

– Arrêtez, Miss Catherine, ma chérie,interrompis-je. Je ne veux pas vous gronder, mais je n’aime pas lafaçon dont vous vous êtes conduite là. Si vous vous étiez souvenueque Hareton était votre cousin aussi bien que Master Heathcliff,vous auriez senti combien il était peu convenable de le traiter decette manière. C’était au moins une louable ambition de sa part quede désirer d’être aussi accompli que Linton ; et il estprobable que ce n’est pas simplement par ostentation qu’il s’étaitmis à l’étude. Vous l’aviez déjà fait rougir de son ignoranceauparavant, j’en suis certaine ; il voulait y remédier et vousplaire. C’était faire preuve de très mauvaise éducation que de vousmoquer de sa tentative imparfaite. Si vous aviez été élevée commelui, auriez-vous été plus raffinée ? Enfant, il se montraitaussi vif et intelligent que vous ne l’avez jamais été ; et jesuis choquée qu’on le méprise maintenant, parce que ce vilHeathcliff l’a traité aussi injustement.

– Allons, Hélène, vous n’allez pas enpleurer, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle, surprise de mon tonsérieux. Mais attendez. Vous allez voir s’il apprenait son alphabetpour me faire plaisir et si cette brute méritait qu’on fût poliepour elle.

 

J’entrai. Linton était étendu sur le banc etse souleva pour me dire bonjour.

– Je suis souffrant, ce soir, ma chèreCatherine ; il faut que ce soit vous qui parliez seule, et jevous écouterai. Venez et asseyez-vous près de moi. J’étais sûr quevous ne manqueriez pas à votre parole, et il faudra avant que vouspartiez que je vous fasse promettre encore de revenir.

Je savais maintenant qu’il ne fallait pas letourmenter quand il était malade. Je lui parlai doucement ; jene lui fis pas de questions et j’évitai de l’irriter en quoi que cefût. J’avais apporté pour lui quelques-uns de mes plus jolislivres. Il me pria de lui faire la lecture et j’allais commencer,quand Earnshaw ouvrit brusquement la porte : le venin luiétait venu avec la réflexion. Il s’avança droit sur nous, saisitLinton par le bras et l’arracha de son siège.

– Va-t’en dans ta chambre ! dit-ild’une voix que la passion rendait presque inarticulée ; safigure était gonflée de colère. Emmène-là avec toi, puisqu’ellevient pour te voir : tu ne m’empêcheras pas de rester ici.Allez-vous-en tous les deux !

Il nous lança quelques jurons et, sans laisserà Linton le temps de répondre, le jeta presque dans lacuisine ; tandis que je le suivais, il me montra le poing,comme s’il avait envie de m’abattre par terre. J’eus peur uninstant et laissai tomber un des volumes ; il me l’envoya d’uncoup de pied et ferma la porte sur nous. J’entendis un rire mauvaiset chevrotant du côté de la cheminée et, en me retournant,j’aperçus cet odieux Joseph, debout, frottant ses mains osseuses ettout frissonnant.

– J’étions ben sûr qu’y vous fourreraitdehors ! C’t un rude gars ! En v’la-z-un qu’a l’espritjuste. Y sait… oui, y sait aussi ben qu’moi, qui c’est qui d’vraitêtre l’maître ici. Hé ! hé ! hé ! Y vous a faitdéguerpir proprement ! Hé ! hé ! hé !

– Où faut-il que nous allions,demandai-je à mon cousin sans faire attention aux railleries duvieux coquin.

Linton était pâle et tremblait. Il n’était pasjoli, à ce moment-là, Hélène. Oh ! non ! il étaiteffrayant à voir : sa figure mince et ses grands yeux étaienttout déformés par une expression de fureur frénétique etimpuissante. Il saisit la poignée de la porte et la secoua :elle était fermée en dedans.

– Si vous ne me laissez pas entrer, jevous tuerai !… si vous ne me laissez pas entrer, je voustuerai ! disait-il, ou plutôt hurlait-il. Démon !démon !… je vous tuerai !… je vous tuerai !…

Joseph fit entendre de nouveau son rirecroassant.

– Ah ! ah ! ça c’est l’père,s’écria-t-il. Ça c’est l’père ! N’savons toujours en nousquéqu’chose d’chaque côté. T’inquiète pas, Hareton, mon gars… aiepas peur… y n’peut point arriver jusqu’à toi !

Je pris Linton par les mains et essayai de letirer en arrière ; mais il se mit à hurler si affreusement queje n’osai pas continuer. À la fin, ses cris furent étouffés par uneterrible quinte de toux ; le sang lui sortait de la bouche etil tomba sur le sol. Je courus dans la cour, folle de peur, etappelai Zillah de toutes mes forces. Elle m’entendit bientôt ;elle était en train de traire les vaches sous un hangar derrière lagrange. Elle accourut et me demanda ce qu’on réclamait d’elle. Jen’avais pas assez de souffle pour lui répondre ; jel’entraînai dans la cuisine et je cherchai des yeux Linton.Earnshaw était venu examiner le mal qu’il avait causé et il étaitoccupé à transporter en haut la pauvre victime. Zillah et moi nousmontâmes derrière lui ; mais il m’arrêta à la dernière marcheen disant que je ne devais pas entrer et que je n’avais qu’àretourner chez moi. Je m’écriai qu’il avait tué Linton et que jevoulais entrer. Joseph ferma la porte, déclara que je n’en feraisrien et me demanda si je me croyais obligée « d’être aussifolle que lui ». Je restai là à pleurer jusqu’à ce que lafemme de charge revînt. Elle affirma qu’il serait mieux dans uninstant, mais qu’il ne pouvait pas se passer de hurler et de fairedu vacarme ; elle me prit par le bras et me porta presque dansla salle.

Hélène, j’avais envie de m’arracher lescheveux ! Je pleurai, je sanglotai au point de ne presque plusvoir clair. Le misérable pour lequel vous avez tant de sympathie setenait en face de moi, osant de temps en temps me dire« chut ! » et nier que ce fût de sa faute. À la fin,effrayé de mes affirmations que je le dirais à papa et qu’il seraitemprisonné et pendu, il se mit à pleurer lui-même à chaudes larmeset se sauva dehors pour cacher sa lâche émotion. Pourtant, jen’étais pas débarrassée de lui. Quand enfin ils m’eurent forcée departir et que j’eus fait quelques centaines de mètres hors de lapropriété, je le vis tout à coup surgir de l’ombre dans laquelle setrouvait le bord de la route. Il arrêta Minny et posa la main surmon bras.

– Miss Catherine, je suis bien fâché,commença-t-il ; mais vraiment c’est trop mal…

Je le cinglai avec ma cravache, pensant qu’ilvoulait peut-être m’assassiner. Il me lâcha, en proférant un de seshorribles jurons, et je rentrai au galop, la tête à moitiéégarée.

Je ne vins pas vous souhaiter bonne nuit cesoir-là, et je n’allai pas à Hurle-Vent le lendemain. J’avais biengrande envie d’y aller, mais j’étais dans une étrangeexcitation : par moments je redoutais d’apprendre que Lintonétait mort, et par moments je frissonnais à la pensée de rencontrerHareton. Le troisième jour, je rassemblai mon courage ; je nepouvais plus supporter cette incertitude et, une fois de plus, jem’enfuis. Je partis à cinq heures, à pied, me figurant que jepourrais arriver à me glisser dans la maison et jusqu’à la chambrede Linton sans être vue. Mais les chiens donnèrent l’alarme à monapproche. Zillah me reçut, me dit que « le gars serétablissait gentiment », et me conduisit dans une petitepièce propre, avec un tapis où, à mon inexprimable joie, j’aperçusLinton couché sur un petit sofa, et occupé à lire un de mes livres.Mais il ne voulut ni me parler ni me regarder pendant une heureentière, Hélène : il a un si malheureux caractère ! Et cequi me confondit tout à fait, c’est que, quand il ouvrit la bouche,ce fut pour proférer un mensonge : c’était moi, paraît-il, quiétais cause de toute l’affaire et Hareton ne méritait aucunblâme ! Incapable de répliquer autrement qu’avec indignation,je me levai et quittai la chambre. Il me lança un faible« Catherine ! » Il ne s’attendait pas que je luirépondisse de la sorte ; mais je ne voulus pas me retourner.Le lendemain, pour la seconde fois, je restai à la maison, presquerésolue à ne plus lui rendre visite. Pourtant, c’était si triste deme coucher, de me lever, sans jamais avoir de ses nouvelles, que marésolution s’évanouit avant d’être bien formée. J’avais eu lesentiment que c’était mal d’avoir commencé d’y aller ; j’avaismaintenant le sentiment que ce serait mal de n’y plus aller. Michelvint me demander s’il devait seller Minny ; je lui répondisque oui, et je considérais que je remplissais un devoir pendant quela bête m’emportait sur les hauteurs. Je fus forcée de passerdevant les fenêtres de la façade pour arriver dans la cour :il était inutile d’essayer de dissimuler ma présence.

– Le jeune maître est dans la salle, medit Zillah en me voyant me diriger vers le petit salon.

J’entrai. Earnshaw aussi était là, mais ilsortit aussitôt. Linton était dans le grand fauteuil, à moitiéendormi. Je m’approchai du feu et commençai d’un ton sérieux, avecla conviction que ce que je disais était en partie vrai :

– Puisque je vous déplais, Linton,puisque vous croyez que je ne viens que pour vous faire du mal,puisque vous prétendez que je vous en fais chaque fois, ceci estnotre dernière entrevue. Disons-nous adieu ; et dites àMr Heathcliff que vous ne désirez pas de me voir et qu’il estinutile qu’il invente de nouveaux mensonges à ce sujet.

– Asseyez-vous et enlevez votre chapeau,Catherine, répondit-il. Vous êtes tellement plus heureuse que moique vous devriez être meilleure. Papa parle assez de mes défauts etmontre assez le mépris qu’il a pour moi pour qu’il soit naturel queje doute de moi-même. Je me demande souvent si vraiment je ne suispas aussi indigne qu’il le dit ; alors je me sens si irrité etsi plein d’amertume que je hais tout le monde. Oui, je suisindigne, et de méchante humeur, et de méchant esprit, presquetoujours. Si vous le voulez, vous pouvez me dire adieu : vousserez débarrassée d’un ennui. Seulement, Catherine, rendez-moicette justice : croyez que, si je pouvais être aussi doux,aussi aimable, aussi bon que vous, je le serais. J’aimerais autantcela, et même plus, que d’avoir votre santé et votre bonheur.Croyez aussi que votre bonté m’a fait vous aimer plus profondémentque si je méritais votre amour ; et, quoique je n’aie pas puet que je ne puisse pas m’empêcher de vous laisser voir ma nature,je le regrette et je m’en repens, je le regretterai et je m’enrepentirai jusqu’à ma mort.

Je sentis qu’il disait la vérité, que jedevais lui pardonner et que, s’il recommençait à me chercherquerelle dans un instant, je devrais lui pardonner encore. Nousnous réconciliâmes ; mais nous pleurâmes l’un et l’autrependant tout le temps de ma visite. Non pas uniquement dechagrin ; pourtant j’étais bien affligée que Linton eût cettenature tourmentée. Jamais il ne laissera ses amis en paix et jamaisil ne sera en paix lui-même !

Depuis ce soir-là, je suis toujours allée dansson petit salon, car son père revint le lendemain. Trois foisenviron, je crois, nous avons été gais et confiants comme lepremier soir ; toutes mes autres visites ont été tristes ettroublées, tantôt par son égoïsme et sa maussaderie, tantôt par sessouffrances ; mais j’ai appris à tout supporter avec unepatience à peu près égale. Mr Heathcliff m’évite àdessein : c’est à peine si je l’ai aperçu. Dimanche dernier,il est vrai, étant arrivée plus tôt que d’habitude, je l’ai entenduinjurier cruellement Linton à cause de sa conduite de la veille ausoir. Je ne sais comment il en avait eu connaissance, à moins qu’ilne nous eût écoutés. Linton avait certainement étéexaspérant ; mais enfin, cela ne regardait personne que moi,et j’interrompis la réprimande de Mr Heathcliff en entrant eten le lui disant. Il éclata de rire et partit en déclarant qu’ilétait heureux que je prisse la chose de cette façon. Depuis, j’airecommandé à Linton de parler à voix basse quand il aurait deschoses désagréables à me dire.

– Maintenant, Hélène, vous savez tout.M’empêcher d’aller à Hurle-Vent, ce serait rendre deux êtresmalheureux ; tandis que, si vous voulez bien seulement ne pasle dire à papa, mes visites ne troubleront la tranquillité depersonne. Vous ne le lui direz pas, n’est-ce pas ? Vous seriezsans cœur si vous le lui disiez.

– Je prendrai une décision d’ici àdemain, Miss Catherine, répondis-je. Cela mérite réflexion ;là-dessus, je vous laisse reposer et je vais y penser.

J’y pensai tout haut et en présence de monmaître. En quittant la chambre de Catherine, j’allai droit chez luiet lui racontai toute l’histoire, à l’exception des conversationsdes deux cousins et sans faire allusion à Hareton. Mr Lintonfut alarmé et désolé plus qu’il n’en voulut convenir. Le lendemainmatin Catherine apprit que j’avais trahi sa confiance, et elleapprit en même temps que c’en était fini de ses visites secrètes.Elle eut beau pleurer, se débattre contre cette défense, implorerson père d’avoir pitié de Linton : tout ce qu’elle obtintcomme consolation fut une promesse qu’il écrirait et donnerait aujeune homme la permission de venir à la Grange quand celui-civoudrait, mais en expliquant qu’il ne devait plus s’attendre à voirCatherine à Hurle-Vent. Peut-être, s’il eût connu le caractère deson neveu et l’état de sa santé, aurait-il jugé bon de ne pas mêmeaccorder cette mince satisfaction.

Chapitre 25

 

Toutes ces choses se sont passées l’hiverdernier, monsieur, dit Mrs Dean, il n’y a guère plus d’un an.L’hiver dernier, je ne pensais pas qu’après douze mois révolus jedistrairais un étranger à la famille en lui en faisant le récit.Mais qui sait combien de temps vous resterez un étranger ?Vous êtes trop jeune pour vous trouver toujours satisfait de vivreseul ; et j’ai quelque idée qu’il est impossible de voirCatherine Linton sans l’aimer. Vous souriez ; mais pourquoiavez-vous l’air si animé et si intéressé quand je vous parled’elle ? Pourquoi m’avez-vous demandé d’accrocher son portraitau-dessus de votre cheminée. Pourquoi…

– Arrêtez, ma bonne amie !m’écriai-je. Il serait possible que je l’aimasse ; maism’aimerait-elle ? J’en doute trop pour risquer ma tranquillitéen me laissant aller à la tentation. De plus, je ne suis pasd’ici ; je suis entraîné dans le tourbillon du monde et ilfaut que j’y retourne. Continuez. Catherine s’est-elle montréeobéissante aux ordres de son père ?

 

Oui, reprit ma femme de charge. Son affectionpour lui restait le sentiment dominant dans son cœur. Et puis, illui avait parlé sans colère ; il lui avait parlé avec latendresse profonde d’un homme qui est sur le point d’abandonner aumilieu de dangers et d’ennemis ce qu’il a de plus cher, sanspouvoir lui léguer d’autre aide et d’autre guide que le souvenir deses paroles. Il me dit, quelques jours plus tard :

– Je voudrais que mon neveu écrivît,Hélène, ou qu’il vînt. Dites-moi sincèrement ce que vous pensez delui. Est-il changé en mieux, ou y a-t-il du moins quelque espoirqu’il s’améliore en devenant un homme ?

– Il est très délicat, monsieur, et ilest peu vraisemblable qu’il atteigne l’âge d’homme. Mais ce que jepuis dire, c’est qu’il ne ressemble pas à son père. Si le malheurvoulait que Catherine l’épousât, elle pourrait avoir de l’empiresur lui… si toutefois elle ne cédait pas à une indulgence excessiveet absurde. D’ailleurs, monsieur, vous aurez tout le temps de leconnaître et de juger s’il conviendrait à votre fille, car il s’enfaut encore plus de quatre ans qu’il atteigne sa majorité.

Edgar soupira, s’avança vers la fenêtre etregarda dans la direction de l’église de Gimmerton. L’après-midiétait brumeuse, mais le soleil de février brillait d’un éclattrouble, et l’on pouvait distinguer tout juste les deux sapins dansle cimetière et les quelques pierres tombales éparses.

– J’ai souvent prié, dit-il en se parlantà moitié à soi-même, pour hâter l’approche de l’événement quivient ; maintenant je commence à trembler et à le redouter. Jecroyais que le souvenir de l’heure où, nouveau marié, j’ai descenduce vallon, serait moins doux que la perspective de le remonterbientôt, dans quelques mois, dans quelques semaines peut-être, pourêtre déposé dans ce coin solitaire ! Hélène, j’ai été bienheureux avec ma petite Cathy ; pendant les soirs d’hiver etles jours d’été elle a été à mes côtés un vivant espoir. Mais jen’ai pas été moins heureux en rêvant seul parmi ces pierres, àl’ombre de cette vieille église, couché, pendant les longuessoirées de juin, sur le tertre vert de la tombe de sa mère, etaspirant au moment où je pourrais à mon tour reposer là. Quepuis-je faire pour Cathy ! Comment dois-je la quitter ?Je ne serais pas arrêté un instant par la pensée que Linton est lefils de Heathcliff, ni par la pensée qu’il me la prendrait, s’ilpouvait la consoler de ma perte. Peu m’importerait que Heathcliffarrivât à ses fins et triomphât en me dépouillant de ma dernièreconsolation ! Mais si Linton est un être méprisable, s’iln’est qu’un jouet aux mains de son père… je ne peux pas la luiabandonner ! Quelque dur qu’il soit de refréner sa natureexubérante, il faut que je continue de l’attrister tant que jevivrai, et il faut que je la laisse seule quand je mourrai. Lapauvre chérie ! J’aimerais mieux la confier à Dieu et lacoucher en terre avant moi !

– Confiez-la à Dieu en tout cas,monsieur, et si nous devions vous perdre – puisse-t-Il nousépargner ce malheur ! – je resterai son amie et son guidejusqu’à la fin, si Sa Providence le permet. Miss Catherine a unebonne nature ; je ne crains pas qu’elle s’engagevolontairement dans la mauvaise voie ; et les gens qui fontleur devoir finissent toujours par être récompensés.

Le printemps approchait. Pourtant mon maîtrene recouvrait pas sérieusement ses forces, bien qu’il eût reprisses promenades avec sa fille. Inexpérimentée comme elle l’était,celle-ci voyait dans ce fait seul un indice de convalescence. Puisson père avait souvent les pommettes rouges, les yeuxbrillants : elle était sûre qu’il se rétablissait. Le jouranniversaire de ses dix-sept ans, il ne se rendit pas aucimetière ; il pleuvait, et j’observai :

– Vous ne sortirez certainement pas cesoir, monsieur ?

Il répondit :

– Non, cette année je remettrai ma visiteà un peu plus tard.

Il écrivit de nouveau à Linton en exprimant levif désir de le voir. Si le jeune malade eût été en état de seprésenter, je ne doute pas que son père ne lui eût permis de lefaire. Quoi qu’il en soit, Linton envoya une réponse, évidemmentinspirée, où il donnait à entendre que Mr Heathcliffs’opposait à ce qu’il vînt à la Grange ; mais que le bonsouvenir de son oncle le touchait vivement, qu’il espérait lerencontrer quelquefois au cours de ses excursions, et qu’il luidemanderait de vive voix que sa cousine et lui ne restassent paslongtemps si complètement séparés. Cette partie de la lettre étaitsimple et probablement de son cru. Heathcliff savait qu’il étaitcapable de plaider éloquemment sa propre cause quand il s’agissaitde la compagnie de Catherine.

« Je ne demande pas, écrivait Linton,qu’elle soit autorisée à venir ici ; mais suis-je condamné àne jamais la voir parce que mon père me défend d’aller chez elle etque vous lui défendez de venir chez moi ? Venez de temps àautre à cheval avec elle du côté des Hauts, et laissez-nouséchanger quelques paroles en votre présence. Nous n’avons rien faitpour mériter cette séparation. Vous n’êtes pas fâché contremoi ; vous n’avez aucune raison de m’en vouloir, vous enconvenez vous-même. Cher oncle ! envoyez-moi un gentil petitmot demain et permettez-moi de vous rencontrer partout où il vousplaira, excepté à Thrushcross Grange. Je crois qu’une entrevue vousconvaincrait que je n’ai pas le caractère de mon père. Il affirmeque je suis plus votre neveu que son fils. Bien que j’ai desdéfauts qui me rendent indigne de Catherine, elle les excuse et,pour l’amour d’elle, vous devriez les excuser aussi. Vous medemandez des nouvelles de ma santé ; elle est meilleure. Maistant que je resterai privé de tout espoir et condamné à lasolitude, ou à la société de ceux qui ne m’ont jamais aimé et nem’aimeront jamais, comment pourrais-je être gai ou bienportant ? »

Quelque intérêt qu’il portât à son neveu,Edgar ne put consentir à lui accorder sa requête, parce quelui-même n’était pas en état d’accompagner Catherine Il réponditqu’en été, peut-être, ils pourraient se rencontrer ; enattendant, il souhaitait que Linton continuât d’écrire de temps entemps et il s’engageait à lui donner par lettre tous les conseilset tous les encouragements possibles, car il savait combien saposition dans sa famille était pénible. Linton acquiesça à cedésir. S’il eût été livré à lui-même, il aurait probablement toutgâté en remplissant ses lettres de plaintes et de récriminations.Mais son père le surveillait de près et, bien entendu, exigeait quechaque ligne qu’envoyait mon maître lui fût montrée. De sorte queLinton, au lieu de dépeindre ses souffrances et ses misèrespersonnelles, thèmes qui absorbaient constamment ses pensées,revenait toujours sur la cruelle obligation où il était tenu derester séparé de l’objet de son amitié et de son amour. Ilinsinuait doucement que, si Mr Linton n’autorisait pas bientôtune rencontre, il se croirait systématiquement leurré par despromesses sans consistance.

Il avait en Catherine une puissante alliéedans la place. À eux deux, ils finirent par persuader mon maître deconsentir qu’ils fissent ensemble une promenade à cheval ou à piedenviron une fois par semaine, sous ma surveillance, et dans lapartie de la lande la plus voisine de la Grange ; car juinétait arrivé et lui-même continuait à s’affaiblir. Bien qu’il eûtmis de côté annuellement une partie de son revenu pour constituerla fortune de ma jeune maîtresse, il avait le désir bien naturelqu’elle pût garder, ou au moins retrouver au bout de peu de temps,la maison de ses ancêtres ; et il considérait que la seulechance qu’elle eût d’y arriver se trouvait dans une union avec sonhéritier. Il ne se doutait pas que ce dernier déclinait aussirapidement que lui-même. Personne, d’ailleurs, ne s’en doutait, jecrois ; jamais un médecin ne venait à Hurle-Vent, et MasterHeathcliff ne recevait la visite de personne qui pût nousrenseigner sur son état. Pour ma part, je commençais à croire quemes pressentiments étaient faux et qu’il devait être en voie derétablissement, puisqu’il parlait de promenades à cheval et à pieddans la lande et paraissait très attaché à la réussite de sesdesseins. Je n’imaginais pas qu’un père pût traiter son enfantmourant d’une façon aussi tyrannique et cruelle que Heathclifffaisait, comme je l’appris plus tard, pour le contraindre à cetteardeur apparente ! et ses efforts redoublaient à mesure que lamort menaçait d’une plus imminente défaite ses plans intéressés etimplacables.

Chapitre 26

 

Les premières semaines de l’été étaient déjàpassées quand Edgar céda à regret à leurs prières, et que pour lapremière fois Catherine et moi partîmes à cheval afin d’allerretrouver son cousin. Le temps était lourd, l’air étouffant ;le soleil restait caché, mais le ciel, pommelé et brumeux,n’annonçait pas la pluie. Notre rendez-vous avait été fixé à laborne indicatrice, à la croisée des routes. Mais, en y arrivant,nous trouvâmes un petit pâtre, envoyé en messager, qui nous dit que« Master Linton était juste au bord du versant des Hauts, etqu’il nous serait bien obligé d’aller un peu plus loin. »

– Alors Master Linton a oublié lapremière injonction de son oncle, observai-je. Celui-ci nous a ditde rester sur le territoire de la Grange, et par là nous en sortonsaussitôt.

– Bon, bon, nous ferons faire demi-tour ànos chevaux quand nous l’aurons rejoint, répondit macompagne ; notre promenade consistera à revenir vers lamaison.

Mais, quand nous l’eûmes rejoint à un quart demille de chez lui à peine, nous vîmes qu’il n’avait pas decheval ; nous fûmes forcées de mettre pied à terre et delaisser brouter nos bêtes. Il était couché sur la bruyère en nousattendant et ne se leva que lorsque nous fûmes à quelques mètres delui. Sa démarche était si mal assurée et il était si pâle que jem’écriai aussitôt :

– Mais, Master Heathcliff, vous n’êtespas en état de faire une promenade, ce matin ! Comme vous avezmauvaise mine !

Catherine l’observait avec chagrin etsurprise. L’exclamation de joie qui était sur ses lèvres se changeaen un cri d’effroi ; et au lieu de le congratuler sur cetterencontre si longtemps différée, elle lui demanda avec inquiétudes’il se trouvait plus mal qu’à l’ordinaire.

– Non… mieux, mieux ! dit-il enhaletant.

Il tremblait et retenait sa main dans lessiennes comme s’il en eût eu besoin pour s’appuyer, tandis que sesgrands yeux bleus s’abaissaient timidement sur elle : lescreux qui les entouraient maintenant transformaient leur expressionlanguissante d’autrefois en une sauvagerie farouche.

– Mais vous avez été plus mal, insista sacousine ; plus mal que quand je vous ai vu la dernièrefois ; vous êtes plus maigre et…

– Je suis fatigué, interrompit-ilprécipitamment. Il fait trop chaud pour marcher, reposons-nous ici.Le matin je me sens souvent mal à l’aise… papa dit que je grandistrop vite.

Peu satisfaite, Catherine s’assit, et ils’étendit près d’elle.

– Ceci est un peu comme votre paradis,dit-elle en faisant un effort pour paraître gaie. Vous voussouvenez que nous étions convenus de passer deux journées àl’endroit et de la manière que chacun de nous jugerait le plusagréable ? Cette journée-ci est presque la vôtre, sauf qu’il ya des nuages ; mais ils sont si doux, si fondus ! C’estplus joli que l’éclat du soleil. La semaine prochaine, si vouspouvez, nous descendrons à cheval jusqu’au parc de la Grange etnous essayerons ma journée.

Linton ne paraissait pas se rappeler de quoielle parlait, et il avait manifestement beaucoup de difficulté àsoutenir une conversation quelconque. Son manque d’intérêt pour lessujets qu’elle abordait, comme son incapacité à contribuer à ladistraire, étaient si évidents qu’elle ne put dissimuler sondésappointement. Toute la personne et toutes les manières de soncousin avaient subi une transformation indéfinissable. Lamaussaderie que les caresses pouvaient changer en tendresse avaitfait place à une apathie insouciante ; l’humeur contrariantede l’enfant qui s’irrite et se rend insupportable pour se fairecâliner était devenue la morosité égoïste d’un invalide invétéré,repoussant les consolations et prêt à regarder comme une insulte labonne humeur et la gaieté des autres. Catherine s’aperçut aussibien que moi que notre société était pour lui plutôt une punitionqu’une récompense ; et elle ne fit pas scrupule de proposersur-le-champ de partir. Cette proposition eut l’effet inattendu detirer Linton de sa léthargie et de le plonger dans un étatd’excitation extraordinaire. Il jetait des coups d’œil craintifs ducôté des Hauts, et il la pria de vouloir bien rester encore unedemi-heure, au moins.

– Mais je pense, dit Cathy, que vousseriez mieux chez vous qu’ici. Je vois qu’aujourd’hui je ne peuxvous amuser ni avec mes histoires, ni avec mes chansons, ni avecmon bavardage. Vous êtes devenu plus sérieux que moi, durant cessix mois ; vous avez peu de goûts pour mes divertissements, àprésent. Sans cela, si je pouvais vous amuser, je resterais bienvolontiers.

– Restez pour vous reposer. Et puis,Catherine, ne croyez pas, ou ne dites pas que je vais très mal.C’est ce temps lourd et cette chaleur qui m’abattent ; et lamarche que j’ai faite, avant votre arrivée, était bien longue pourmoi. Dites à mon oncle que je me porte assez bien,voulez-vous ?

– Je lui dirai que vous le dites, Linton.Je ne pourrai pas lui affirmer que c’est vrai, observa ma jeunemaîtresse, surprise de son obstination à soutenir ce qui étaitévidemment faux.

– Revenez jeudi prochain, reprit-il enévitant son regard intrigué. Et remerciez-le de vous avoir permisde venir… remerciez-le bien, Catherine. Et… et, si vous rencontriezmon père, et qu’il vous interrogeât à mon sujet, ne lui laissez passupposer que j’ai été muet et stupide ; n’ayez pas l’airtriste et abattu, comme en ce moment… il se mettrait en colère.

– Je ne me soucie nullement de sa colère,s’écria Catherine, s’imaginant que c’était elle qui en seraitl’objet.

– Mais moi je m’en soucie, dit son cousinen frissonnant. Ne l’excitez pas contre moi, Catherine, car il esttrès dur.

– Est-il sévère pour vous, MasterHeathcliff ? demandai-je. S’est-il lassé de l’indulgence eta-t-il passé de la haine passive à la haine active ?

Linton me regarda, mais ne répondit pas. Aprèsêtre restée assise à côté de lui encore dix minutes, pendantlesquelles il avait laissé tomber lourdement la tête sur lapoitrine et n’avait fait entendre que des gémissements étouffésd’épuisement ou de souffrance, Cathy essaya de se distraire encherchant des airelles qu’elle partagea avec moi ; elle ne luien offrit pas, voyant que, si elle s’occupait de lui, elle neferait que le fatiguer et l’ennuyer.

– Y a-t-il une demi-heure, maintenant,Hélène ? chuchota-t-elle enfin à mon oreille. Je ne vois paspourquoi nous resterions. Il dort, et papa doit désirer que nousrentrions.

– Bien, mais nous ne pouvons pas lequitter pendant qu’il dort. Attendez qu’il se réveille et ayez unpeu de patience. Vous étiez bien pressée de vous mettre en route,mais votre envie de voir le pauvre Linton s’est vite dissipée.

– Et pourquoi désirait-il me voir,lui ? répliqua Catherine. Autrefois, dans ses pires humeurs,il me plaisait plus que maintenant dans cette étrange dispositiond’esprit. On dirait que cette entrevue est pour lui une tâche qu’ilest forcé de remplir par crainte que son père ne le gronde. Mais jen’ai guère envie de venir pour faire plaisir à Mr Heathcliff,quelque motif qu’il puisse avoir d’imposer à Linton cettepénitence. Bien que je me réjouisse que sa santé soit meilleure, jeregrette qu’il soit devenu tellement moins aimable et moinsaffectueux pour moi.

– Vous pensez donc que sa santé estmeilleure ?

– Oui ; car vous savez combien il seplaignait toujours de ses souffrances. Il ne se porte pas assezbien, comme il voulait que je le dise à papa ; mais il vamieux, selon toute apparence.

– Nous différons d’avis là-dessus, MissCathy ; je croirais plutôt qu’il va beaucoup plus mal.

À ce moment, Linton se réveilla en sursautd’un air effrayé et demanda si quelqu’un ne l’avait pas appelé.

– Non, dit Catherine, à moins que ce nesoit dans vos rêves. Je ne comprends pas comment vous pouvezsomnoler dehors dans la matinée.

– Il me semblait avoir entendu mon père,reprit-il en respirant péniblement, et en jetant un regard vers letalus qui surplombait à côté de nous. Vous êtes sûre que personnen’a parlé ?

– Absolument sûre. Hélène et moiseulement nous discutions au sujet de votre santé. Vous sentez-vousvraiment plus fort, Linton, que quand nous nous sommes séparésl’hiver dernier ? S’il en est ainsi, je suis certaine, en toutcas, qu’il y a une chose qui n’est pas plus forte, c’est l’intérêtque vous me portez. Mais, dites-moi, êtes-vous plus fort ?

Les larmes jaillirent des yeux de Lintontandis qu’il répondait : « Oui, oui,certainement ! » Toujours obsédé par cette voiximaginaire, son regard errait de haut en bas pour découvrir d’oùelle venait. Cathy se leva :

– Pour aujourd’hui, il faut nous séparer,dit-elle. Je ne vous cacherai pas que j’ai été péniblementdésappointée par ce rendez-vous. Mais je ne le dirai à nul autreque vous : bien que je n’aie pas peur deMr Heathcliff.

– Chut ! murmura Linton. Chut !pour l’amour de Dieu. Il arrive.

Il s’accrocha au bras de Catherine ens’efforçant de la retenir. Mais, à cette annonce, elle se dégageavivement et siffla Minny, qui lui obéit comme un chien.

– Je serai ici jeudi prochain,cria-t-elle en sautant en selle. Au revoir. Vite, Hélène.

Ce fut ainsi que nous le quittâmes, à peines’il se douta de notre départ, tant il était absorbé par l’idée del’approche de son père.

Avant que nous eussions atteint la maison, ledéplaisir de Catherine s’était atténué pour faire place à unesensation mal définie de pitié et de regret, où se mêlaientabondamment des doutes et une inquiétude vagues sur l’état réel,tant physique que moral, de Linton. Je partageais ces doutes, bienque je lui conseillasse de n’en pas trop parler : une seconderencontre nous permettrait de mieux juger. Mon maître réclama ledétail de ce que nous avions fait. Miss Catherine lui transmitfidèlement les remerciements de son neveu et glissa légèrement surle reste. De mon côté, je ne fournis que peu d’aliments à sacuriosité, car je ne savais trop ce qu’il fallait cacher et cequ’il fallait révéler.

Chapitre 27

 

Une semaine s’écoula, dont chaque jour futmarqué par une terrible altération de l’état d’Edgar Linton. Lemal, qui, auparavant était l’œuvre des mois, était maintenantpresque celle des heures. Nous aurions bien voulu continuer decacher la vérité à Catherine ; mais la vivacité de son espritl’empêchait de se laisser leurrer. Elle devina en secret laterrible probabilité qui, peu à peu, devenait une certitude ;elle en fut dès lors obsédée. Quand revint le jeudi, elle n’eut pasle courage de faire allusion à sa promenade à cheval. Ce fut moiqui en parlai à sa place, et j’obtins l’autorisation de la forcerde sortir ; car la bibliothèque, où mon maître passait chaquejour quelques instants – les courts instants où il pouvait se tenirdebout – et la chambre de son père, étaient devenues tout l’universde Catherine. Elle éprouvait comme du remords quand elle n’étaitpas penchée sur son oreiller ou assise à côté de lui. Les veilléeset le chagrin l’avaient rendue pâle, et mon maître l’envoyavolontiers faire cette course, où il se flattait qu’elle trouveraitun heureux changement d’air et de société. L’espoir qu’elle neserait pas entièrement seule après sa mort était pour lui unréconfort.

Il avait une idée arrêtée, que me révélèrentdifférentes observations qui lui échappèrent. C’était que, si sonneveu lui ressemblait physiquement, il devait aussi lui ressemblermoralement ; car les lettres de Linton ne fournissaient quepeu ou pas d’indices des défauts de son caractère. Et moi, par unefaiblesse excusable, je m’abstins de redresser son erreur. Je medemandais quel bien il y aurait à troubler ses derniers moments parune information qu’il n’aurait ni le pouvoir ni l’occasion demettre à profit.

Nous différâmes notre excursion jusqu’àl’après-midi : une après-midi dorée d’août ; chaquesouffle qui venait des hauteurs était si plein de vie qu’ilsemblait que celui-ci qui le respirait, fût-il mourant dût revivre.Le visage de Catherine était exactement semblable au paysage, lesombres et, les rayons de soleil s’y succédaient avecrapidité ; mais les ombres y restaient plus longtemps, lesrayons de soleil y étaient plus fugitifs, et son pauvre petit cœurse reprochait même ces oublis passagers de ses soucis.

Nous aperçûmes Linton qui nous attendait aumême endroit qu’il avait choisi la fois précédente. Ma jeunemaîtresse mit pied à terre et me dit que, comme elle était résoluede ne s’arrêter que fort peu de temps, je ferais mieux de tenir leponey en restant à cheval. Mais je refusai : je ne voulais pascourir le risque de perdre de vue une minute l’objet de masurveillance. Nous montâmes donc ensemble la pente couverte debruyères. Master Heathcliff nous reçut cette fois avec plusd’animation. Mais ce n’était l’animation ni de l’entrain ni de lajoie : elle ressemblait plutôt à de la peur.

– Il est tard ! dit-il d’une voixentrecoupée et pénible. Votre père n’est-il pas très malade ?Je pensais que vous ne viendriez pas.

– Pourquoi ne pas être franc ?s’écria Catherine, rengainant ses compliments. Pourquoi ne pas dired’abord que vous n’avez pas besoin de moi ? Il est étrange,Linton, que pour la seconde fois vous me fassiez venir ici dansl’intention, apparemment, de nous affliger tous deux, et sans aucunautre motif.

Linton frissonna et lui jeta un regarddemi-suppliant, demi-honteux. Mais sa cousine n’avait pas lapatience suffisante pour supporter cette conduite énigmatique.

– Oui, mon père est très malade,dit-elle. Et pourquoi ai-je dû quitter son chevet ? Pourquoine m’avez-vous pas envoyé un mot pour me délier de ma promesse,puisque vous souhaitiez que je ne la tinsse pas ?Allons ! je désire une explication ; le jeu et lebadinage sont complètement bannis de mon esprit et je n’ai pas detemps à perdre aujourd’hui à regarder vos simagrées.

– Mes simagrées !murmura-t-il ; où sont elles ? Pour l’amour du ciel,Catherine, n’ayez pas l’air si fâchée ! Méprisez-moi autantque vous voudrez : je suis un être indigne, un lâche, unmisérable, je mérite tous les dédains ; mais je suis trop vilpour votre colère. Haïssez mon père et contentez-vous pour moi dumépris.

– Sottises ! s’écria Catherineexaspérée. Quel sot, quel stupide garçon ! Voilà maintenantqu’il tremble, comme si j’allais vraiment le toucher ! Vousn’avez pas besoin de réclamer le mépris, Linton : il n’estpersonne qui ne le tienne spontanément à votre service.Allez-vous-en ! Je vais rentrer chez moi ; c’est de lafolie de vous arracher du coin du feu, pour faire semblant… de quoifaisons-nous semblant ? Lâchez ma robe ! Si j’avais pitiéde vos pleurs et de vos airs si effrayés, vous devriez repousserune telle pitié. Hélène, dites-lui que sa conduite est honteuse.Levez-vous et ne vous dégradez pas jusqu’à ressembler à un reptileabject… entendez-vous ?

La face ruisselante et angoissée, Lintons’était laissé tomber sur le sol ; il paraissait en proie àune terreur extrême.

– Oh ! sanglotait-il, je n’y puisplus tenir ! Catherine… Catherine, je suis un traître, desurcroît, et je n’ose pas vous dire… ! Mais si vousm’abandonnez, vous me tuez ! Chère Catherine, ma vie est entrevos mains. Vous avez dit que vous m’aimiez et, si vous m’aimiez, lachose n’aurait pour vous rien de pénible. Vous n’allez pas partir,n’est-ce pas, bonne, douce Catherine ! Et peut-êtrevoudrez-vous bien consentir… et il me laissera mourir avecvous !

Ma jeune maîtresse, à la vue de cette profondeangoisse, se baissa pour le relever. L’ancien sentimentd’indulgente tendresse surmonta son mécontentement, elle futsincèrement émue et alarmée.

– Consentir à quoi ?demanda-t-elle ? À rester ? Expliquez-moi le sens de cetétrange discours, et je resterai. Vous vous contredisez et vous mefaites perdre la tête ! Soyez calme et sincère, et confessezsur-le-champ tout ce qui vous pèse sur le cœur. Vous ne voudriezpas me faire de tort, Linton, n’est-il pas vrai ? Vous nelaisseriez pas un ennemi me nuire, si vous pouviez l’enempêcher ? Je crois que vous êtes lâche pour vous-même, maisque vous ne trahiriez pas lâchement votre meilleure amie.

– Mais mon père m’a menacé, dit le jeunehomme en cherchant sa respiration et en joignant ses doigtsamaigris, et j’ai peur de lui… j’ai peur de lui ! Je n’oserien dire !

– Oh ! bon ! reprit Catherineavec une compassion dédaigneuse, gardez votre secret : je nesuis pas lâche, moi. Occupez-vous de votre sûreté ; je n’aipas peur !

Cette noblesse d’âme provoqua les larmes deLinton. Il pleurait comme un désespéré, baisant les mains qui lesoutenaient, et sans parvenir pourtant à trouver le courage deparler. Je me demandais quel pouvait bien être le mystère, etj’étais résolue de ne jamais permettre que Catherine pût souffrirdans l’intérêt de Linton ou de qui que ce fût, quand j’entendis unbruissement dans la bruyère. Je levai les yeux et j’aperçusMr Heathcliff presque sur nous, descendant des Hauts. Il nefit pas attention à mes deux compagnons, bien qu’ils fussent assezprès de lui pour qu’il pût entendre les sanglots de Linton ;mais, me saluant sur le ton presque cordial qu’il réservait pourmoi seule et dont je ne pouvais m’empêcher de suspecter lasincérité, il dit :

– C’est un événement de vous rencontrersi près de chez moi, Nelly. Comment cela va-t-il à la Grange,dites-moi ? Le bruit court, ajouta-t-il plus bas, qu’EdgarLinton est sur son lit de mort. Peut-être exagère-t-on la gravitéde son état ?

– Non, mon maître est mourant,répondis-je. Ce n’est que trop vrai. Ce sera un triste événementpour nous tous, mais une bénédiction pour lui !

– Combien de temps pensez-vous qu’il viveencore ?

– Je n’en sais rien.

– C’est que, poursuivit-il en couvrantles deux jeunes gens d’un regard qui les paralysa – Linton semblaitn’oser se risquer à remuer ni à lever la tête, et Catherine, àcause de lui, ne pouvait bouger – c’est que ce gaillard-ci a l’airdécidé à déjouer mes plans ; je serais reconnaissant à sononcle de se hâter de partir avant lui. Hé ! y a-t-il longtempsque cet animal se livre à ce petit jeu ? Je lui ai pourtantdonné quelques leçons au sujet de ses pleurnicheries. Est-il un peugai, en général, quand il est avec Miss Linton ?

– Gai ? Non… il a l’air d’être dansle plus profond abattement. À le voir, je dirais qu’au lieu de sepromener dans la montagne avec sa bien-aimée, il devrait être dansson lit, entre les mains d’un médecin.

– Il y sera dans un jour ou deux, murmuraHeathcliff. Mais auparavant… debout, Linton ! debout !cria-t-il. Ne te vautre pas par terre. Debout àl’instant !

Linton s’était affaissé, en proie à unenouvelle crise de terreur insurmontable, provoquée par le regard deson père, je suppose ; rien d’autre n’aurait pu déterminer unpareil accablement. Il fit plusieurs efforts pour obéir, mais sonpeu de forces était annihilé pour le moment, et il retomba engémissant. Mr Heathcliff s’avança, le souleva et l’adossacontre un talus gazonné.

– Allons ! dit-il avec une férocitécontenue, je vais me fâcher ; et si tu ne maîtrises pas cettepusillanimité… le diable t’emporte ! Debout !sur-le-champ !

– Oui, mon père, haleta-t-il. Seulementlaissez-moi seul, ou je vais m’évanouir. J’ai fait ce que vousvouliez, je vous assure. Catherine vous dira que je… que j’ai… étégai. Ah ! restez près de moi, Catherine, donnez-moi votremain.

– Prends la mienne, dit son père ;tiens-toi sur tes jambes. Bon ; maintenant elle va te prêterson bras. C’est bien, regarde-là. Vous pourriez croire que je suisle diable même, Miss Linton, pour exciter une pareille horreur.Ayez l’obligeance d’aller jusqu’à la maison avec lui,voulez-vous ? Il frissonne quand je le touche.

– Linton, mon cher Linton ! ditCatherine à voix basse, je ne peux pas aller à Hurle-Vent ;papa me l’a défendu. Il ne vous fera pas de mal ; pourquoiavez-vous si grand’peur ?

– Je ne puis pas rentrer dans cettemaison ; il est impossible que j’y rentre sans vous.

– Halte ! cria son père. Respectonsles scrupules filiaux de Catherine. Nelly, faites-le rentrer, et jevais suivre sans délai votre avis concernant le docteur.

– Vous ferez bien, répliquai-je. Mais ilfaut que je reste avec ma maîtresse : m’occuper de votre filsn’est pas mon affaire.

– Vous n’êtes guère aimable. Je lesavais ; mais vous allez me forcer de pincer le bébé et de lefaire crier pour émouvoir votre pitié. Eh bien ! viens ici,mon héros. Veux-tu rentrer avec moi ?

Il s’approcha encore et fit mine de vouloirsaisir la fragile créature. Mais Linton recula, s’accrocha à sacousine et la supplia de l’accompagner, avec une insistancefrénétique qui n’admettait pas de refus. Malgré ma désapprobation,je ne pouvais pas m’y opposer ; et comment elle-mêmeaurait-elle pu se dérober ? Nous étions incapables de devinerce qui le remplissait de terreur ; mais il était là, anéantipar cette terreur, et il semblait qu’un rien eût suffi à le rendrefou. Nous atteignîmes le seuil de la maison. Catherine entra, etj’étais restée dehors, attendant qu’elle eût conduit l’invalide àson fauteuil et pensant la voir reparaître aussitôt, quandMr Heathcliff, me poussant en avant, s’écria :

– Ma maison n’est pas infectée de lapeste, Nelly. Je me sens en veine d’hospitalité, aujourd’hui ;asseyez-vous, et permettez-moi de fermer la porte.

Il la ferma et tourna la clef. Jetressaillis.

– Vous prendrez du thé avant de partir,ajouta-t-il. Je suis seul. Hareton est allé aux Lees avec desbestiaux, Zillah et Joseph sont en excursion d’agrément. Quoique jesois habitué à la solitude, j’aime bien à avoir quelques hôtesintéressants, quand je le puis. Miss Linton, asseyez-vous près delui. Je vous donne ce que j’ai : le présent n’est guère digned’être accepté, mais je n’ai rien d’autre à offrir. C’est de Lintonque je veux parler. Pourquoi cet air étonné ? C’est étrange,mais je me sens pris de sauvagerie envers tout ce qui paraît avoirpeur de moi ! Si j’étais dans un pays où les lois fussentmoins strictes et les goûts moins raffinés, je m’offrirais unelente vivisection de ces deux êtres, comme amusement d’unesoirée.

Il respira profondément, frappa sur la tableet jura, en se parlant à soi-même :

– Par l’enfer, je les hais !

– Je n’ai pas peur de vous, s’écriaCatherine, qui n’avait pu entendre la fin de ce discours.

Elle s’approcha tout près de lui ; sesyeux noirs flamboyaient de passion et de décision.

– Donnez-moi cette clef ; je veuxl’avoir. Je ne mangerai ni ne boirai ici, dussé-je pérird’inanition.

Heathcliff tenait la clef dans la main quiétait restée posée sur la table. Il leva les yeux, saisi d’unesorte de surprise par cette hardiesse ; ou peut-être la voixet l’aspect de Catherine lui rappelaient-ils celle dont elle lesavait hérités. Elle attrapa la clef et réussit à la dégager àmoitié de ses doigts qui s’étaient desserrés. Mais cet acte lerappela au présent, et il la reprit rapidement.

– Allons ! Catherine Linton, dit-il,tenez-vous à distance, ou je vous envoie rouler à terre, ce quirendra folle Mrs Dean.

Indifférente à cet avertissement, elleressaisit la main qui enfermait la clef. « Nous voulons nousen aller ! » répétait-elle en faisant des effortsdésespérés pour obliger ses muscles d’acier à se relâcher. Voyantque les ongles ne produisaient pas d’effet, elle y appliqua lesdents avec une belle énergie. Heathcliff me lança un regard quim’empêcha un moment d’intervenir. Catherine était trop occupée deses doigts pour remarquer son visage. Il ouvrit brusquement la mainet abandonna l’objet de la dispute. Mais, avant qu’elle eût eu letemps de bien le tenir, il la saisit de sa main devenue libre, et,l’attirant contre son genou, lui administra de l’autre main, surles deux côtés de la tête, une volée de tapes formidables, dont uneseule aurait réussi à réaliser sa menace, si Cathy avait putomber.

À la vue de cette violence diabolique, je meprécipitai sur lui avec fureur : « Gredin ! »m’écriai-je, « gredin ! » Un coup à la poitrine mefit taire. Je suis un peu forte, et je perds facilement larespiration ; ajoutez l’effet de ma rage. Je reculai toutétourdie en titubant ; je me sentais sur le point d’étoufferou de me rompre un vaisseau sanguin. La scène ne dura pas plus dedeux minutes. Catherine, qu’il avait lâchée, porta les deux mains àses tempes : elle semblait ne pas être bien sûre d’avoirencore ses oreilles. Elle tremblait comme un roseau, la pauvrepetite, et s’appuyait sur la table, complètement abasourdie.

– Je sais corriger les enfants, vousvoyez, dit le coquin d’un air féroce, en se baissant pour ramasserla clef qui était tombée à terre. Allez près de Linton, maintenant,comme je vous l’ai dit, et pleurez tout à votre aise. Demain, jeserai votre père… dans quelques jours, le seul père que vous aurez…et vous recevrez votre compte en fait de coups. Vous pouvez ensupporter une bonne ration ; vous n’êtes pas une chétivecréature. Vous en tâterez tous les jours, si je vois encore brillerdans vos yeux cette damnée colère !

Au lieu d’aller rejoindre Linton, Cathy courutà moi, s’agenouilla et appuya sur mon épaule sa joue brûlante enpleurant tout haut. Son cousin s’était réfugié au bout du banc,tranquille comme une souris et se félicitant, j’imagine, que lacorrection fût tombée sur une autre que lui. Mr Heathcliff,voyant le trouble où nous étions tous, se leva et fit rapidement lethé lui-même. Les tasses et les soucoupes étaient disposées sur latable. Il versa le thé et me tendit une tasse.

– Noyez-moi votre bile là-dedans, dit-il.Et occupez-vous de votre mauvais bébé et du mien. Ce n’est pas unbreuvage empoisonné, bien que ce soit moi qui l’aie préparé. Jevais chercher vos chevaux.

Notre première pensée, quand il fut parti, futde tâcher de nous frayer une sortie. Nous essayâmes la porte de lacuisine, mais elle était verrouillée à l’extérieur ; nousexaminâmes les fenêtres… elles étaient trop étroites même pour lesformes minces de Catherine.

– Master Linton, m’écriai-je en voyantque nous étions vraiment emprisonnées, vous savez ce que manigancevotre démon de père et vous allez nous le dire, sans quoi je vousgifle comme il a giflé votre cousine.

– Oui, Linton, vous devez le dire, ajoutaCatherine. C’est pour vous que je suis venue ; vous seriez unméchant ingrat si vous refusiez.

– Donnez-moi un peu de thé, j’aisoif ; ensuite je vous le dirai. Mrs Dean, éloignez-vous.Je n’aime pas que vous soyez si près de moi. Allons, Catherine,voilà que vous laissez tomber vos larmes dans ma tasse. Je ne veuxpas boire cela. Donnez m’en une autre.

Catherine lui passa une autre tasse ets’essuya la figure. J’étais dégoûtée du sang-froid du petit drôle,maintenant qu’il ne ressentait plus de terreur pour lui-même.L’angoisse qu’il avait éprouvée dans la lande s’était apaisée dèsqu’il était entré à Hurle-Vent. J’en conclus qu’il avait été menacéd’une terrible explosion de colère s’il n’avait pas réussi à nous yattirer ; sa tâche accomplie, il n’avait pas d’autres craintesimmédiates.

– Papa veut que nous nous mariions,continua-t-il après avoir bu quelques gorgées. Il sait que votrepapa ne nous laisserait pas nous marier à présent. Il a peur que jene meure, si nous tardons ; aussi devons-nous être mariésdemain matin. Vous resterez ici toute la nuit ; si vous faitesce qu’il désire, vous retournerez chez vous demain et vousm’emmènerez avec vous.

– Vous emmener avec elle, misérableidiot ? m’écriai-je, Vous, vous marier ? Allons, l’hommeest fou, ou il nous croit folles toutes les deux. Vous figurez-vousque cette belle, vigoureuse, vaillante jeune fille va se lier à unpetit singe agonisant comme vous ? Nourrissez-vous l’illusionque personne, sans parler de Miss Catherine Linton, voudrait vousavoir pour époux ? Vous mériteriez le fouet rien que pour nousavoir amenées ici avec vos comédies et vos lâchespiailleries ; et… ne prenez pas cet air niais,maintenant ! J’ai bonne envie de vous secouer sérieusement,pour votre méprisable traîtrise et votre imbécile vanité.

Je le secouai légèrement ; mais celasuffit à amener la toux, il recourut à ses gémissements et à sespleurs habituels et Catherine me gronda.

– Rester toute la nuit ? Non,dit-elle en regardant lentement autour d’elle. Hélène, je mettraile feu à cette porte, mais je sortirai.

Elle eût passé aussitôt de la menace àl’exécution si Linton n’eût de nouveau pris l’alarme pour son chersoi-même. Il la serra dans ses faibles bras, ensanglotant :

– Ne voulez-vous pas m’accepter et mesauver ? Ne voulez-vous pas me laisser venir à laGrange ? Oh ! ma Catherine chérie ! Il ne faut pasque vous partiez et que vous m’abandonniez, en tout cas. Il fautque vous obéissiez à mon père… il le faut !

– Il faut que j’obéisse au mien et fassecesser sa cruelle attente. Toute la nuit ! Quepenserait-il ? Il doit déjà être terriblement inquiet. Jesortirai de cette maison en brisant ou en brûlant quelque chose.Restez tranquille ! Vous n’êtes pas en danger ; mais sivous m’empêchez… Linton, j’aime papa plus que vous !

La frayeur mortelle que lui inspirait lacolère de Mr Heathcliff rendit au jeune homme l’éloquence dela lâcheté. Catherine était presque folle. Pourtant, ellepersistait à vouloir rentrer chez elle et essaya à son tour lesprières pour le persuader de dominer sa terreur égoïste. Pendantqu’ils étaient ainsi occupés, notre geôlier rentra.

– Les bêtes se sont sauvées, dit-il, et…eh bien ! Linton ! encore à pleurnicher ? Quet’a-t-elle fait ? Allons, allons, finis et va te coucher. Dansun mois ou deux, mon gaillard, tu seras en état de lui rendre d’unemain vigoureuse la monnaie de ses tyrannies d’à présent. Tu dépéristout simplement d’amour, n’est-ce pas ? Ce n’est rien d’autreque cela : et elle t’acceptera ! Allons, au lit. Zillahn’est pas là ce soir ; il faudra que tu te déshabillestoi-même. Silence ! qu’on ne t’entende plus ! Une foisdans ta chambre, je ne viendrai pas te déranger : inutiled’avoir peur. Par hasard tu t’es tiré d’affaire à peu prèsconvenablement. Le reste me regarde.

Tout en parlant, il tenait la porte ouvertepour laisser passer son fils. Celui-ci fit sa sortie exactement àla manière d’un épagneul qui soupçonnerait la personne qui lesurveille de vouloir l’écraser perfidement. Heathcliff referma laporte à clef et s’approcha du feu, devant lequel ma maîtresse etmoi nous nous tenions en silence. Catherine leva les yeux et portainstinctivement la main à sa joue : le voisinage de notre hôteravivait chez elle une pénible sensation. Tout autre eût étéincapable de considérer avec rudesse ce geste d’enfant ; maislui prit un air renfrogné et murmura :

– Ah ! vous n’avez pas peur demoi ? Votre courage est bien dissimulé ; vous avez l’aird’avoir diablement peur !

– J’ai peur maintenant, répliqua-t-elle,parce que, si je reste ici, papa va être très malheureux ; etcomment pourrais-je supporter l’idée de le rendre malheureux, quandil… quand il… Mr Heathcliff, laissez-moi rentrer à lamaison ! Je promets d’épouser Linton ; cela plaisait àpapa ; et je l’aime. Pourquoi voudriez-vous me forcer de fairece que je ferai volontiers de moi-même ?

– Qu’il ose vous y forcer !m’écriai-je. Il y a des lois dans ce pays, grâce à Dieu ! Oui,il y en a, bien que nous soyons dans un coin perdu. Fût-il monpropre fils, que je le dénoncerais ; et c’est une félonie sansprivilège de clergie[17] !

– Silence ! dit le coquin. Au diablevos clameurs ! Je ne vous demande pas votre avis. Miss Linton,ce sera pour moi une satisfaction profonde de penser que votre pèreest malheureux : je n’en dormirai pas de joie. Vous ne pouviezpas trouver un meilleur moyen de vous assurer pour vingt-quatreheures une résidence sous mon toit que de m’informer que ce séjouraurait cette conséquence-là. Quant à votre promesse d’épouserLinton, je prendrai soin que vous la teniez ; car vous nequitterez pas cette maison avant qu’elle soit exécutée.

– Alors, envoyez Hélène faire savoir àpapa que je suis sauve, s’écria Catherine en pleurant amèrement. Oumariez-moi à l’instant. Pauvre papa ! Hélène, il va nouscroire perdues. Que faire ?

– Pas du tout, répondit Heathcliff. Ilcroira que vous êtes fatiguée de le soigner et que vous avez prisla clef des champs pour vous divertir un peu. Vous ne pouvez pasnier d’être entrée chez moi de votre plein gré au mépris de sesinjonctions qui vous le défendaient. Il est naturel que vousdésiriez de l’amusement à votre âge et que vous soyez lasse deveiller un malade, quand ce malade est simplement votre père.Catherine, ses jours les plus heureux étaient passés quand vosjours ont commencé. Il vous a maudite, je ne crains pas de le dire,quand vous êtes venue au monde (moi, en tout cas, je vous aimaudite) ; et il serait tout à fait satisfaisant qu’il vousmaudît quand il en sortira lui-même. J’en ferais autant. Je ne vousaime pas. Comment vous aimerais-je ? Assez de larmes. Autantque je puis le prévoir, ce sera votre principale distraction par lasuite, à moins que Linton ne vous dédommage des pertes que voussubirez d’autre part, et votre prévoyant père paraît s’imaginerqu’il en est capable. Ses lettres de conseils et de consolationsm’ont considérablement diverti. Dans sa dernière, il recommandait àmon chéri d’être bien soigneux de sa chérie, et bon pour elle quandelle serait à lui. Soigneux et bon… voilà qui est paternel. MaisLinton a besoin pour lui-même de tous ses soins et de toute sabonté. Linton peut très bien jouer le petit tyran. Il se chargerade torturer autant de chats qu’on voudra, pourvu qu’on leur aitarraché les dents et rogné les griffes. Vous aurez de jolis récitsde sa bonté à faire à son oncle quand vous rentrerez chezvous, je vous assure.

– Sur ce point, vous avez raison, dis-je.Expliquez le caractère de votre fils, montrez sa ressemblance avecle vôtre ; et alors j’espère que Miss Cathy y regardera à deuxfois avant d’accepter ce cadeau empoisonné.

– Je n’ai pas besoin d’insister pour lemoment sur ses aimables qualités, car elle doit l’accepter oudemeurer prisonnière, et vous avec elle, jusqu’à la mort de votremaître. Je puis vous retenir ici toutes deux, parfaitement cachées.Si vous en doutez, encouragez-là à reprendre sa parole, et vousaurez l’occasion d’en juger.

– Je ne reprendrai pas ma parole, ditCatherine. Je l’épouserai avant une heure d’ici, si je puis ensuiteretourner à Thrushcross Grange. Mr Heathcliff, vous êtes unhomme cruel, mais vous n’êtes pas un démon ; et vous nevoudrez pas, par pure méchanceté, détruire irrévocablement tout monbonheur. Si papa croyait que je l’ai abandonné avec intention, ets’il mourait avant mon retour, comment pourrais-je supporterl’existence ? J’ai fini de pleurer : mais je vais memettre à genoux, là, devant vous, et je ne me relèverai pas, et mesyeux ne quitteront pas votre visage que vous ne m’ayez regardéeaussi. Non, ne vous détournez pas ! Regardez-moi ! Vousne verrez rien qui puisse vous fâcher. Je ne vous hais pas. Je nesuis pas irritée que vous m’ayez frappée. N’avez-vous jamais aimépersonne dans votre vie, mon oncle ? Jamais ? Ah !il faut bien que vous finissiez par me regarder. Je suis simisérable que vous ne pouvez vous empêcher d’être attristé et de meplaindre.

– Enlevez-moi ces doigts de lézard etallez-vous-en, ou je vous envoie promener d’un coup de pied, criaHeathcliff en la repoussant brutalement. J’aimerais mieux êtreenlacé par un serpent. Comment diable pouvez-vous songer à mecajoler ? Je vous abhorre.

Il haussa les épaules, se secoua comme sil’aversion qu’il éprouvait pour elle lui eût donné la chair depoule, et recula sa chaise. Je me levai, et j’ouvrais la bouchepour me répandre en invectives contre lui, quand, au milieu de mapremière phrase, je fus rendue muette par la menace d’être enferméeseule dans une chambre à la prochaine syllabe que je prononcerais.Il commençait à faire sombre. Nous entendîmes un bruit de voix à laporte du jardin. Notre hôte courut aussitôt dehors : il avaittoute sa présence d’esprit, lui ; nous, nous n’avions pas lanôtre. Il y eut une conversation de deux ou trois minutes, puis ilrevint seul.

– Je pensais que c’était votre cousinHareton, fis-je observer à Catherine. Je voudrais bien qu’ilarrivât. Qui sait s’il ne prendrait pas notre parti ?

– C’étaient trois domestiques envoyés dela Grange à votre recherche, dit Heathcliff qui m’avait entendue.Vous auriez dû ouvrir une fenêtre et appeler ; mais jejurerais que cette mioche est contente que vous n’en ayez rienfait. Elle est heureuse d’être obligée de rester, j’en suiscertain.

En apprenant la chance que nous avions laisséeéchapper, nous donnâmes cours toutes deux sans contrôle à notrechagrin. Il nous abandonna à nos lamentations jusqu’à neuf heures.Alors il nous invita à monter, en passant par la cuisine, dans lachambre de Zillah. Je dis tout bas à ma compagne d’obéir :peut-être, une fois là, pourrions-nous arriver à nous enfuir par lafenêtre, ou à passer dans un grenier d’où nous sortirions par lalucarne. Mais la fenêtre était étroite, comme celles du bas, et latrappe du grenier était à l’abri de nos tentatives ; nousétions enfermées comme auparavant. Nous ne nous couchâmes ni l’uneni l’autre. Catherine s’installa près de la fenêtre et attenditanxieusement le jour ; un profond soupir fut la seule réponseque j’obtins aux fréquentes prières que je lui fis d’essayer de sereposer. Moi-même je m’assis sur une chaise, où je ne cessai dem’agiter, en portant de sévères jugements sur mes nombreuxmanquements à mon devoir : manquements dont venaient – j’enfus alors frappée – tous les malheurs de mes maîtres. En réalitéc’était une erreur, je le sais aujourd’hui ; mais pendantcette lugubre nuit mon imagination me le persuadait et Heathclifflui-même me paraissait moins coupable que moi.

À sept heures, il vint demander si Miss Lintonétait levée. Elle courut aussitôt à la porte et répondit :« Oui. – Ici, alors », dit-il en ouvrant, et il l’attiradehors. Je me levai pour la suivre, mais il referma à clef. Jedemandai à être relâchée.

– Un peu de patience, répliqua-t-il. Jevous enverrai votre déjeuner dans un instant.

Je frappai du poing sur le battant, je secouaile loquet avec rage. Catherine demanda pourquoi j’étais tenueenfermée. Il répondit que je n’avais qu’à m’arranger pour supporterma réclusion une heure encore, et ils s’éloignèrent. J’eus à lasupporter deux ou trois heures. Enfin j’entendis un pas : cen’était pas celui de Heathcliff.

– J’vous ai apporté quelque chose àmanger, dit une voix. Ouvrez la porte.

J’obéis vivement et j’aperçus Hareton, chargéd’assez de vivres pour toute une journée.

– Prenez, ajouta-t-il en me poussant leplateau dans les mains.

– Restez une minute, commençai-je.

– Non, cria-t-il.

Et il se retira, sans prêter attention àaucune des prières que je puis lui prodiguer pour le retenir.

Je restai enfermée là toute la journée ettoute la nuit suivante ; et encore une autre, et encore uneautre. J’y restai cinq nuits et quatre jours en tout, sans voirpersonne que Hareton une fois tous les matins. C’était le modèledes geôliers : sombre, muet, et sourd à toutes mes tentativespour émouvoir ses sentiments de justice ou de compassion.

Chapitre 28

 

Le matin, ou plutôt l’après-midi du cinquièmejour, j’entendis un pas différent… plus léger et plus court ;et cette fois on entra dans la chambre. C’était Zillah, vêtue deson châle écarlate, un chapeau de soie noire sur la tête et unpanier d’osier au bras.

– Eh ! mon Dieu !Mrs Dean ! s’écria-t-elle. Eh bien ! on parle devous à Gimmerton. J’étais persuadée que vous étiez noyée dans lemarais du Cheval noir, et Miss avec vous, quand le maître m’aappris que vous étiez retrouvée et qu’il vous avait logée ici.Seigneur ! il faut que vous ayez atterri sur une île, poursûr ? Combien de temps êtes-vous restée dans le trou ?Est-ce le maître qui vous a sauvée, Mrs Dean ? Mais vousn’êtes pas trop maigre… vous n’avez pas trop souffert, n’est-cepas ?

– Votre maître est un fieffé scélérat.Mais il répondra de sa conduite. Il n’avait pas besoin d’inventercette histoire ; tout sera connu.

– Que voulez-vous dire ? L’histoiren’est pas de lui. On en parle dans le village ; on raconte quevous vous êtes perdue dans le marais. Quand je suis rentrée, j’aidit à Earnshaw : « Eh bien ! il s’est passé dedrôles de choses, Mr Hareton, depuis mon départ. C’est bientriste pour cette belle jeune demoiselle et pour cette brave NellyDean. » Il m’a regardée d’un air surpris. J’ai vu qu’iln’avait entendu parler de rien et je lui ai raconté le bruit quicourait. Le maître écoutait ; il s’est mis à sourire et adit : « Si elles ont été dans le marais, elles en sontsorties maintenant, Zillah. Nelly Dean occupe en ce moment votrechambre ; quand vous monterez vous pourrez lui dire dedécamper : voici la clef. L’eau du marais lui est entrée dansla tête et elle aurait couru chez elle l’esprit tout dérangé ;mais je l’ai gardée jusqu’à ce qu’elle ait repris sa raison. Vouslui demanderez d’aller sur-le-champ à la Grange et d’annoncer de mapart que la jeune dame la suivra en temps utile pour assister auxobsèques de son père. »

– Mr Edgar n’est pas mort ?dis-je d’une voix étranglée. Oh ! Zillah !Zillah !

– Non, non ; rasseyez-vous, ma bonnedame, vous n’êtes pas bien remise. Il n’est pas mort ; ledocteur Kenneth pense qu’il peut vivre encore un jour. Je l’airencontré sur la route et l’ai interrogé.

Au lieu de m’asseoir, je saisis mon manteau etmon chapeau et je me hâtai de descendre pendant que le chemin étaitlibre. En entrant dans la salle, je regardai s’il y avait quelqu’unqui pût me donner des nouvelles de Catherine. La pièce étaitinondée de soleil et la porte ouverte ; mais je n’apercevaispersonne. Comme j’hésitais à partir aussitôt, ou à revenir sur mespas et à chercher ma maîtresse, une légère toux attira monattention du côté du foyer. Linton était couché sur le banc, toutseul dans la salle, en train de sucer un bâton de sucre Candie, etsuivant tous mes mouvements d’un œil apathique.

– Où est Miss Catherine ?demandai-je d’un ton sévère.

Je supposais que, le tenant ainsi tout seul,je pourrais, en l’effrayant, le déterminer à me donner desindications. Il continua de sucer son bâton comme un innocent.

– Est-elle partie ?

– Non ; elle est là-haut. Elle nepartira pas ; nous ne la laisserons pas.

– Vous ne la laisserez pas ! petitidiot ! m’écriai-je. Conduisez-moi à sa chambre sur-le-champ,ou je vais vous faire chanter de la belle manière.

– C’est papa qui vous ferait chanter sivous essayiez d’y aller. Il dit que je n’ai pas à être doux avecCatherine ; elle est ma femme, et c’est honteux de sa part devouloir me quitter. Il dit qu’elle me hait et qu’elle souhaite mamort, pour avoir mon argent ; mais elle ne l’aura pas ;et elle ne retournera pas chez elle ! Elle n’y retournerajamais ! Elle peut pleurer et se rendre malade tant qu’ellevoudra.

Il reprit sa première occupation en fermantles paupières comme s’il voulait s’endormir.

– Master Heathcliff, lui dis-je,avez-vous oublié toutes les bontés qu’a eues pour vous Catherinel’hiver dernier, quand vous lui affirmiez que vous l’aimiez,qu’elle vous apportait des livres, vous chantait des chansons etvenait bien souvent vous voir par le vent et par la neige ?Elle pleurait si elle manquait à venir un soir, à l’idée que vousseriez désappointé. Vous sentiez bien alors qu’elle était cent foistrop bonne pour vous ; et maintenant vous croyez tous lesmensonges de votre père, quoique vous sachiez qu’il vous détestetous les deux. Vous vous joignez à lui contre elle. Voilà de bellereconnaissance, n’est-ce pas ?

Les coins de la bouche de Lintons’abaissèrent, et il retira le sucre Candie de ses lèvres.

– Est-ce par haine pour vous qu’elle estvenue à Hurle-Vent ? continuai-je. Raisonnez vous-même !Quant à votre argent, elle ne sait même pas si vous en aurezjamais. Vous dites qu’elle est malade ; pourtant vous lalaissez seule, là-haut, dans une demeure étrangère, vous qui avezéprouvé ce que c’est que d’être négligé ! Pour vos souffrancespropres, vous trouviez de la pitié ; et elle en avaitaussi ; mais vous n’en avez pas pour les siennes ! Jeverse des larmes, Master Heathcliff, vous voyez… moi, une femmed’âge, et une simple servante… et vous, après avoir jouél’affection, et quand vous devriez presque l’adorer, vous gardeztoutes vos larmes pour vous-même et vous restez là, étendu, bien àl’aise ! Ah ! vous êtes un sans-cœur et unégoïste !

– Je ne peux pas rester avec elle,répondit-il d’un ton bourru. J’aime mieux rester seul. Elle pleuretant que ce n’est pas supportable. Et elle ne veut pas s’arrêter,même quand je lui dis que je vais appeler mon père. Je l’ai appeléune fois ; il l’a menacée de l’étrangler si elle ne se tenaitpas tranquille. Mais elle a recommencé dès qu’il a eu quitté lachambre, et toute la nuit elle a gémi et s’est lamentée, malgré lescris que me faisait pousser la contrariété que j’éprouvais de nepouvoir dormir.

– Mr Heathcliff est-il sorti ?demandai-je, voyant que cette misérable créature était incapable desympathie pour les tortures morales de sa cousine.

– Il est dans la cour ; il parle audocteur Kenneth, qui dit que mon oncle est en train de mourir pourde bon, enfin. J’en suis heureux, parce qu’après lui c’est moi quiserai le maître de la Grange. Catherine en parle toujours comme desa maison. Ce n’est pas à elle ; c’est à moi : papa ditque tout ce qu’elle a est à moi. Tous ses beaux livres sont à moi.Elle m’a offert de me les donner, ainsi que ses jolis oiseaux etson poney Minny, si je voulais me procurer la clef de notre chambreet la laisser sortir ; mais je lui ai répondu qu’elle n’avaitrien à donner, que tout, tout était à moi. Alors elle s’est mise àpleurer, a pris à son cou une miniature et m’a dit qu’elle me ladonnerait : ce sont deux portraits dans un médaillon d’or,d’un côté sa mère, de l’autre mon oncle, quand ils étaient jeunes.C’était hier… je lui ai dit que ces portraits aussi étaient àmoi ; j’ai essayé de les prendre. La méchante créature n’a pasvoulu ; elle m’a poussé et m’a fait mal. J’ai crié – celal’effraie – elle a entendu papa qui arrivait, a brisé la charnière,partagé le médaillon et m’a donné le portrait de sa mère ;elle a tenté de cacher l’autre, mais papa a demandé ce qu’il yavait et je lui ai expliqué. Il m’a enlevé le portrait que jetenais et a ordonné à Catherine de lui remettre le sien ; ellea refusé, et il… il l’a jetée par terre, a arraché le médaillon dela chaîne et l’a écrasé sous son pied.

– Et vous étiez content de la voirfrapper ? demandai-je ; j’avais mes raisons pourl’encourager à parler.

– J’ai fermé les yeux. Je ferme les yeuxquand mon père frappe un chien ou un cheval… il frappe sifort ! Pourtant, j’ai d’abord été content… elle méritait unepunition pour m’avoir poussé. Mais quand papa a été parti, elle m’afait venir près de la fenêtre et m’a montré sa joue coupée àl’intérieur contre ses dents, et sa bouche qui se remplissait desang ; ensuite elle a ramassé les débris du portrait, elle estallée s’asseoir face au mur et, depuis, elle ne m’a plus adressé laparole. Par moments, je me figure que c’est la douleur quil’empêche de parler. Je n’aime pas à me figurer cela ; mais ilfaut être une vilaine créature pour pleurer continuellement. Elleest si pâle et a l’air si farouche qu’elle me fait peur.

– Et vous pourriez vous procurer la clefsi vous vouliez ?

– Oui, quand je suis en haut ; maisje ne peux pas monter maintenant.

– Dans quelle pièce est cetteclef ?

– Oh ! s’écria-t-il, je ne vousdirai pas où elle est ! C’est notre secret. Personne, niHareton, ni Zillah, ne doit le savoir. Allons ! vous m’avezfatigué… allez vous-en ! allez vous-en !

Il appuya son visage sur son bras et refermales yeux.

Je jugeai qu’il valait mieux m’en aller sansvoir Mr Heathcliff et ramener de la Grange des renforts pourdélivrer Catherine. En me voyant arriver, grands furentl’étonnement et aussi la joie des autres serviteurs. Quand ilssurent que leur jeune maîtresse était sauve, deux ou trois d’entreeux se préparaient à courir pour crier la nouvelle à la porte deMr Edgar ; mais je voulus la lui annoncer moi-même. Commeil avait changé en si peu de jours ! Il était couché, vraieimage de la tristesse et de la résignation, attendant la mort. Ilparaissait très jeune ; quoiqu’il eût en réalité trente-neufans, on lui en aurait facilement donné dix de moins. Il pensait àCatherine, car il murmurait son nom. Je lui pris la main etparlai.

– Catherine va venir, mon bon maître,dis-je doucement. Elle est en vie et bien portante ; elle seralà, j’espère, ce soir.

Je tremblai aux premiers effets de ces simplesmots. Il se souleva à demi, jeta autour de la chambre un regardavide, puis retomba évanoui. Dès qu’il eut repris connaissance, jeracontai notre visite forcée et notre détention à Hurle-Vent. Jedis que Heathcliff m’avait obligée d’entrer, ce qui n’était pastout à fait vrai. Je chargeai Linton le moins possible ; je nedépeignis pas non plus toute la brutale conduite de son père, monintention n’étant pas d’ajouter, si je pouvais l’éviter, del’amertume à sa coupe déjà débordante.

Il devina que l’un des objets de son ennemiétait d’assurer à son fils, ou plutôt de s’assurer à soi-même, lafortune personnelle ainsi que le domaine. Mais pourquoi Heathcliffn’attendait-il pas sa mort ? C’était là une énigme pour monmaître, qui ignorait que son neveu et lui quitteraient cette terrepresque en même temps. En tout cas, il comprit qu’il serait bon demodifier son testament : au lieu de laisser la fortune deCatherine à la disposition de celle-ci, il résolut de la placer auxmains de fidéi-commissaires qui lui en serviraient l’usufruitpendant sa vie, et après elle le serviraient à ses enfants, si elleen avait. Par ce moyen, la fortune ne passerait pas àMr Heathcliff si Linton venait à mourir.

Ayant reçu ses ordres, je dépêchai un hommepour aller chercher l’attorney, et quatre autres, bien armés, pouraller réclamer ma jeune maîtresse à son geôlier. Tous mes envoyésfurent retenus très tard. Le domestique parti seul revint lepremier. Il expliqua que Mr Green, l’homme de loi, était sortiquand il arriva chez lui, qu’il avait dû attendre deux heures, etqu’alors Mr Green lui avait dit qu’il avait une petite affairepressante dans le village, mais qu’il serait à Thrushcross Grangeavant le matin. Les quatre hommes revinrent seuls également. Ilsrapportèrent que Catherine était souffrante – trop souffrante pourquitter sa chambre – et que Heathcliff n’avait pas permis qu’ils lavissent. Je tançai très fort ces imbéciles d’avoir écouté ce conte,dont je ne voulus pas faire part à mon maître. J’étais décidée àemmener toute une troupe à Hurle-Vent, au point du jour, et àdonner l’assaut à la maison, à la lettre, si la prisonnière ne nousétait pas rendue de bon gré. Son père la verrait, j’en faisais etj’en refaisais le serment, quand il faudrait tuer ce démon sur leseuil de sa porte s’il voulait essayer de s’y opposer !

Heureusement, cette expédition et cette peineme furent épargnées. À trois heures, j’étais descendue chercher unecruche d’eau et je traversais le vestibule en la tenant à la main,quand un coup sec frappé à la porte d’entrée me fit tressaillir.« Oh ! c’est Green », me dis-je en me ressaisissant…« ce n’est que Green » ; et je passai, avecl’intention d’envoyer quelqu’un d’autre lui ouvrir. Mais les coupsse répétèrent : pas très forts, mais pourtant pressants. Jeposai ma cruche au bas de la rampe et courus à la porte pour lefaire entrer moi-même. Dehors, la lune de la moisson[18] brillait en plein. Ce n’était pasl’attorney. Ma chère petite maîtresse me sauta au cou ensanglotant.

– Hélène ! Hélène ! Papa est-ilvivant ?

– Oui, oui, mon ange, il est vivant. Dieusoit loué, vous voici de retour au milieu de nous saine etsauve !

Tout essoufflée qu’elle était, elle voulaitcourir en haut à la chambre de Mr Linton ; mais je laforçai de s’asseoir sur une chaise, je la fis boire et je lavai sonpâle visage auquel je donnai un peu de couleur en le frottant avecmon tablier. Puis je lui dis que je devais monter d’abord etannoncer son arrivée ; je la suppliai de déclarer qu’elleserait heureuse avec le jeune Heathcliff. Elle parut surprise, maiscomprenant bientôt pourquoi je lui conseillais ce mensonge, ellem’assura qu’elle ne se plaindrait pas.

Je n’eus pas le courage d’assister à leurentrevue. Je restai un quart d’heure à la porte de la chambre, puisj’entrai, osant à peine me risquer vers le lit. Tout étaittranquille, cependant : le désespoir de Catherine était aussisilencieux que la joie de son père. Elle le soutenait avec un calmeapparent, et il tenait fixés sur les traits de sa fille ses yeuxlevés, qui semblaient dilatés par l’extase.

Il mourut dans la béatitude,Mr Lockwood ; oui, dans la béatitude. La baisant sur lajoue, il murmura :

– Je vais vers elle ; et toi, monenfant chérie, tu viendras vers nous !

Puis il ne remua ni ne parla plus ; maisil continua de diriger sur elle ce regard ravi et lumineux,jusqu’au moment où son pouls s’arrêta insensiblement et où son âmes’envola. Nul n’aurait pu noter la minute exacte de sa mort, quifut entièrement sans lutte.

Soit que Catherine eût épuisé toutes seslarmes, soit que son chagrin fût trop accablant pour leur permettrede couler, elle resta assise là, les yeux secs, jusqu’au lever dusoleil ; elle resta encore jusqu’à midi, et ne se serait pasarrachée à ses méditations devant ce lit mortuaire si je n’eusseinsisté pour l’emmener et lui faire prendre quelque repos. Il estheureux que j’y aie réussi, car à l’heure du dîner apparut l’hommede loi, qui était passé à Hurle-Vent pour y recevoir desinstructions sur la conduite à tenir. Il s’était vendu àMr Heathcliff : c’était la cause de son retard à obéir àl’appel de mon maître. Par bonheur, aucun souci des affaires de cemonde n’était venu troubler l’esprit de celui-ci après l’arrivée desa fille.

Mr Green prit sur lui de commander toutet tout le monde dans la maison. Il congédia tous les domestiques,excepté moi. Il aurait voulu pousser l’autorité qui lui étaitdéléguée jusqu’à insister pour qu’Edgar Linton ne fût pas enterré àcôté de sa femme, mais dans la chapelle avec sa famille. Toutefois,il y avait le testament qui s’y opposait, ainsi que mes bruyantesprotestations contre toute infraction à ses clauses. On pressa lesfunérailles. Catherine – Mrs Linton Heathcliff, désormais –fut autorisée à rester à la Grange jusqu’à ce que le corps de sonpère en fût parti.

Elle me raconta que son angoisse avait enfindécidé Linton à courir le risque de la libérer. Elle avait entendudiscuter à la porte les hommes que j’avais envoyés, et compris lesens de la réponse de Heathcliff. Son désespoir fut alors aucomble. Linton, qui avait été transporté en haut, dans le petitsalon, peu après mon départ, fut tellement effrayé qu’il allachercher la clef avant que son père remontât. Il eut la rused’ouvrir la serrure, puis de la refermer sans fermer laporte ; et, quand l’heure fut venue pour lui d’aller secoucher, il demanda à dormir avec Hareton, ce qui lui fut accordépour une fois. Catherine s’enfuit avant le jour. Elle n’osa pasessayer les portes, par crainte que les chiens ne donnassentl’alarme. Elle visita les chambres inoccupées et en examina lesfenêtres ; heureusement, elle put aisément passer par celle dela chambre de sa mère, et de là, atteindre le sol, grâce au sapinqui est tout contre. Son complice, malgré ses timides manigances,pâtit de la part qu’il avait prise à son évasion.

Chapitre 29

 

Le soir des obsèques, ma jeune dame et moiétions assises dans la bibliothèque ; tantôt nous rêvions avectristesse, et l’une de nous avec désespoir, à la perte que nousvenions de faire, tantôt nous hasardions des conjectures sur lesombre avenir.

Nous venions de tomber d’accord que le sort leplus heureux pour Catherine serait d’être autorisée à continuer derésider à la Grange, au moins durant la vie de Linton, avecpermission pour celui-ci de l’y rejoindre, et pour moi d’y restercomme femme de charge. Cet arrangement nous semblait trop favorablepour que nous puissions espérer de le voir réalisé ; etpourtant j’espérais, je commençais à reprendre courage à la penséede rester dans la maison, de conserver mon emploi et, par-dessustout, ma bien-aimée jeune maîtresse, quand un domestique – un deceux qui étaient congédiés, mais qui n’était pas encore parti –entra précipitamment en disant que « ce démon deHeathcliff » traversait la cour : devait-il lui fermer laporte au nez ?

Si nous avions été assez folles pour vouloirrecourir à ce procédé, nous n’en aurions pas eu le temps. Il neprit pas la peine de frapper ou de s’annoncer : il était lemaître, et il se prévalut du privilège du maître pour entrer toutdroit, sans dire un mot. Le son de la voix de notre informateur leguida vers la bibliothèque. Il y pénétra, et, faisant signe audomestique de sortir, ferma la porte.

C’était la même pièce où il avait étéintroduit en hôte dix-huit ans auparavant. La même lune brillait àtravers la fenêtre ; au dehors s’étendait le même paysaged’automne. Nous n’avions pas encore allumé de bougies, mais toutela chambre était éclairée, même les portraits sur le mur : latête splendide de Mrs Linton et la gracieuse figure de sonmari. Heathcliff s’avança vers le foyer. Le temps ne l’avait guèrechangé non plus. C’était le même homme : le visage sombre unpeu plus blême et plus composé, le corps un peu plus lourd,peut-être, et voilà tout. Catherine s’était levée et avait fait unmouvement instinctif pour se sauver dehors quand elle l’avaitaperçu.

– Halte ! dit-il en l’arrêtant parle bras. Plus d’escapades ! Où iriez-vous ? Je suis venuvous chercher pour vous ramener à la maison ; j’espère quevous serez une fille disciplinée et que vous ne pousserez plus monfils à la désobéissance. J’ai été embarrassé pour le punir quandj’ai découvert la part qu’il avait prise à votre fuite : c’estune telle toile d’araignée qu’un pinçon l’anéantirait. Mais vousverrez à son air qu’il a reçu son compte. Je l’ai fait descendre unsoir… avant-hier… je l’ai simplement installé sur une chaise, et jene l’ai plus touché. J’ai renvoyé Hareton et nous sommes restésseuls dans la chambre. Au bout de deux heures, j’ai appelé Josephpour le faire remonter. Depuis lors ma présence produit sur sesnerfs l’effet d’un fantôme ; et je crois qu’il me voitsouvent, même quand je ne suis pas là. Hareton dit qu’il s’éveilleen sursaut au milieu de la nuit, qu’il crie pendant des heures,qu’il vous appelle pour le protéger contre moi. Que votre précieuxépoux vous plaise ou non, il faut que vous veniez : c’estvotre affaire, maintenant. Je vous cède tout l’intérêt que je luiporte.

– Pourquoi ne pas laisser Catherinedemeurer ici, plaidai-je, et ne pas lui envoyer MasterLinton ? Comme vous les haïssez tous deux, ils ne vousmanqueront pas ; ils ne peuvent être qu’un fléau constant pourvotre cœur dénaturé.

– Je cherche un locataire pour la Grange,et j’ai besoin d’avoir mes enfants près de moi, bien certainement.De plus, cette jeune personne me doit ses services en échange deson pain. Je n’ai pas l’intention de l’entretenir dans le luxe etdans la paresse quand Linton ne sera plus là. Allons, dépêchez-vousde vous préparer et ne m’obligez pas de vous contraindre.

– Je viendrai, dit Catherine. Linton esttout ce qui me reste à aimer au monde et, quoique vous n’ayez riennégligé pour nous rendre haïssables l’un à l’autre, vous ne pouvezpas nous forcer à nous haïr. Et je vous défie de lui faire du malquand je serai là, et je vous défie de me faire peur !

– Vous êtes un champion plein dejactance, répliqua Heathcliff. Mais je ne vous aime pas assez pourlui faire du mal ; vous aurez tout le bénéfice du tourment,jusqu’à la fin. Ce n’est pas moi qui vous le rendrai odieux, c’estsa charmante nature elle-même. Votre désertion et ses conséquencesl’ont rempli de fiel : n’attendez pas de remerciements pourvotre noble dévouement. Je l’ai entendu tracer à Zillah un plaisanttableau de ce qu’il ferait s’il était aussi fort que moi ;l’intention y est, et sa faiblesse même rendra son esprit ingénieuxpour suppléer à la force qui lui manque.

– Je sais qu’il a une mauvaisenature : c’est votre fils. Mais je suis heureuse d’en avoirune meilleure pour lui pardonner. Puis je sais qu’il m’aime, etc’est pour cela que je l’aime. Mr Heathcliff, vous n’avezpersonne pour vous aimer, vous ; et, si misérables que vousnous rendiez, nous aurons toujours la revanche de penser que votrecruauté vient de votre misère encore plus grande. Car vous êtesmisérable, n’est-il pas vrai ? Seul, comme le démon, etenvieux comme lui ! Personne ne vous aime, personne ne vouspleurera quand vous mourrez ! Je ne voudrais pas être à votreplace !

Catherine parlait avec une sorte de triomphesinistre. Elle semblait avoir résolu d’entrer dans l’esprit de safuture famille et de tirer plaisir des chagrins de ses ennemis.

– Vous vous repentirez bientôt, dit sonbeau-père, si vous restez ici une minute de plus. Dehors, sorcière,et prenez vos hardes !

Elle sortit avec un air méprisant. En sonabsence j’entrepris de demander la place de Zillah à Hurle-Vent,offrant de lui céder la mienne ; mais il ne voulut pas enentendre parler. Il m’enjoignit de me taire ; puis, pour lapremière fois, il jeta un coup d’œil circulaire sur la pièce etregarda les portraits. Après avoir examiné celui deMrs Linton, il dit :

– Il faut que j’aie celui-là chez moi.Non que j’en aie besoin, mais…

Il se tourna brusquement vers le feu etcontinua avec ce que, faute d’un meilleur mot, j’appellerai unsourire :

– Je vais vous dire ce que j’ai faithier. J’ai fait enlever, par le fossoyeur qui creusait la tombe deLinton, la terre sur son cercueil, à elle, et je l’ai ouvert. J’aicru un instant que j’allais rester là : quand j’ai revu safigure – c’est encore sa figure ! – le fossoyeur a eu du mal àme faire bouger ; mais il m’a dit que l’air l’altérerait.Alors j’ai rendu libre un des côtés du cercueil, que j’ai ensuiterecouvert ; pas le côté près de Linton, que le diablel’emporte ! Son cercueil, à lui, je voudrais qu’il eût étésoudé au plomb. Puis j’ai soudoyé le fossoyeur pour qu’il enlevâtce côté quand je serai couché là, et qu’il fasse subir la mêmeopération à mon cercueil, que je ferai disposer en conséquence. Etalors, quand Linton viendra nous voir, il ne pourra plus s’yreconnaître !

– Vous avez agi d’une façon indigne,Mr Heathcliff ! m’écriai-je. N’avez-vous pas eu honte detroubler les morts ?

– Je n’ai troublé personne, Nelly, et jeme suis procuré à moi-même quelque soulagement. Je vais à présentme sentir bien mieux ; et vous aurez plus de chances de memaintenir sous terre, quand j’y serai. L’avoir troublée ? Non,c’est elle qui m’a troublé, nuit et jour, pendant dix-huit ans…sans cesse, sans remords… jusqu’à la nuit dernière ; et lanuit dernière j’ai été tranquille. J’ai rêvé que je dormais de mondernier sommeil à côté d’elle, mon cœur immobile contre le sien etma joue glacée contre la sienne.

– Et si elle avait été réduite enpoussière, ou pis encore, de quoi auriez-vous donc rêvé ?

– Que je me réduisais en poussière avecelle et que j’étais encore plus heureux ! Supposez-vous que jeredoute un changement de cette nature ? Je m’attendais, ensoulevant le couvercle, à une pareille transformation ; maisje préfère qu’elle ne commence pas avant que je la partage. Enoutre, si je n’avais pas reçu l’impression nette de ses traitsreposés, je n’aurais guère pu me débarrasser de cette étrangesensation. Elle est née d’une façon singulière. Vous savez que j’aiété comme fou après sa mort ; éternellement, de l’aube jusqu’àl’aube, je la suppliais de m’envoyer son fantôme ! Je croisfermement aux revenants : j’ai la conviction qu’ils peuventexister, et qu’ils existent, au milieu de nous. Le jour de sonenterrement, il y eut une chute de neige. Le soir, j’allai aucimetière. Le vent était glacial comme en hiver ; tout, autourde moi, était solitude. Je ne craignais pas que son imbécile demari vînt errer de ce côté à pareille heure ; et nul autren’avait affaire là. Étant seul, et sachant que deux mètres de terremeuble étaient l’unique obstacle qui nous séparât, je me dis :« Il faut que je la tienne une fois encore dans mesbras ! Si elle est froide, je penserai que c’est le vent dunord qui me glace, moi ; si elle est immobile, c’est qu’elledormira. » Je pris une bêche dans ce hangar aux outils et memis à creuser de toutes mes forces. La bêche racla lecercueil ; je continuai à travailler avec mes mains. Le boiscommença de craquer près des vis. J’étais sur le point d’arriver àmon but, quand il me sembla entendre au-dessus de moi, près del’angle de la tombe, le soupir de quelqu’un qui se penchait.« Si je puis seulement soulever le couvercle »,murmurai-je, « je souhaite qu’on nous recouvre de terre tousdeux ! » Et je m’appliquai à ma tâche avec plus de fureurencore. Il y eut un autre soupir, tout près de mon oreille. Il mesemblait sentir un souffle chaud qui déplaçait l’air chargé degrésil. Je savais qu’il n’y avait là aucun être vivant, en chair eten os ; mais, aussi certainement que l’on perçoit dansl’obscurité l’approche d’un corps matériel, bien qu’on ne puisse lediscerner, je sentis que Catherine était là : non pasau-dessous de moi, mais sur la terre. Une soudaine sensation desoulagement jaillit de mon cœur et pénétra tous mes membres. Jecessai mon travail désespéré ; j’étais consolé tout d’un coup,indiciblement consolé. Elle était présente à côté de moi ;elle resta pendant que je remplissais la fosse et m’accompagnajusqu’à la maison. Vous pouvez rire si vous voulez, mais j’étaissûr que, là, je la verrais. J’étais sûr qu’elle était avec moi etje ne pouvais m’empêcher de lui parler. Ayant atteint les Hauts, jecourus vivement à la porte. Elle était fermée ; et, il m’ensouvient, ce maudit Earnshaw et ma femme voulurent m’empêcherd’entrer. Je me rappelle m’être arrêté pour couper d’un coup depied la respiration à Earnshaw, puis avoir couru en haut dans machambre et ensuite dans celle de Catherine. Je regardaiimpatiemment autour de moi… je la sentais près de moi… je pouvaispresque la voir, et pourtant je ne la voyais pas. J’ai dûalors avoir une sueur de sang, tant était vive l’angoisse de mondésir, tant était ardente la ferveur de mes supplications pourl’apercevoir un instant seulement ! Je ne l’ai pas aperçue.Elle s’est montrée pour moi ce qu’elle avait été souvent pendant savie, un démon ! Et depuis lors, tantôt plus, tantôt moins, jen’ai cessé d’être le jouet de cette torture intolérable,infernale ! qui tient mes nerfs tellement tendus que, s’ilsn’eussent pas ressemblé à de la corde à boyau, il y a longtempsqu’ils seraient aussi flasques que ceux de Linton. Quand j’étaisassis dans la salle avec Hareton, il me semblait que, si jesortais, je la rencontrerais ; quand je me promenais dans lalande, que je la rencontrerais si je rentrais. Quand je quittais lamaison, je me hâtais de revenir : elle devait être quelquepart à Hurle-Vent, j’en étais certain ! Quand je voulaisdormir dans sa chambre, j’en étais chassé. Je ne pouvais pas restercouché ; dès que je fermais les yeux, ou bien elle étaitdehors à la fenêtre, ou bien elle ouvrait les panneaux du lit, oubien elle entrait dans la chambre, ou bien même elle appuyait satête chérie sur le même oreiller que quand elle était enfant !Et je me sentais forcé d’ouvrir les yeux pour regarder. Cent foisdans la nuit je les ouvrais et je les refermais ainsi… pour êtretoujours déçu ! C’était une torture atroce. J’ai souvent gémitout haut, au point que ce vieux coquin de Joseph a certainementcru que ma conscience était possédée du démon. Maintenant, depuisque je l’ai vue, je suis calmé… un peu calmé. C’est une étrangefaçon de tuer : non pas pouce par pouce, mais par fractiond’épaisseur de cheveu, en se jouant de moi, pendant dix-huit ans,avec le fantôme d’une espérance !

Mr Heathcliff s’arrêta et s’essuya lefront, où ses cheveux étaient collés, mouillés de sueur. Ses yeuxétaient fixés sur les cendres rouges du feu, ses sourcils n’étaientpas contractés, mais relevés près des tempes, ce qui atténuait ladureté de son visage, mais lui donnait un aspect particulier detrouble, l’air d’avoir l’esprit péniblement tendu vers un sujetabsorbant. Il ne s’était qu’à moitié adressé à moi, et je gardai lesilence. Je n’aimais pas à l’entendre parler. Après un court répit,il reprit sa méditation sur le portrait, le décrocha et l’appuyacontre le sofa pour mieux le contempler. Pendant qu’il était ainsioccupé, Catherine entra, annonçant qu’elle serait prête dès que sonponey serait sellé.

– Envoyez cela là-bas demain, me ditHeathcliff.

Puis, se tournant vers elle, ilajouta :

– Vous vous passerez de votre poney. Ilfait une belle soirée et vous n’aurez pas besoin de poney àHurle-Vent ; pour les courses que vous aurez à y faire, vosjambes suffiront. Venez !

– Au revoir, Hélène ! murmura machère petite maîtresse.

Comme elle m’embrassait, je sentis que seslèvres étaient froides comme la glace.

– Venez me voir, Hélène ; n’oubliezpas.

– Ayez soin de n’en rien faire,Mrs Dean, dit son nouveau père. Quand je désirerai vousparler, je viendrai ici. Je n’ai pas besoin que vous veniez fureterchez moi.

Il lui fit signe de passer devant. Jetantderrière elle un regard qui me déchira le cœur, elle obéit. Je lesobservai par la fenêtre pendant qu’ils traversaient le jardin.Heathcliff mit le bras de Catherine sous le sien, bien qu’elle luieût opposé d’abord une résistance manifeste ; et il l’entraînaà grands pas dans l’allée, où bientôt les arbres les cachèrent.

Chapitre 30

 

J’ai fait une visite à Hurle-Vent, mais je nel’ai pas revue depuis son départ d’ici. Joseph n’a pas lâché laporte pendant que je parlementais et n’a pas voulu me laisserpasser. Il m’a dit que Mrs Linton était occupée et que lemaître n’était pas là. Zillah m’a donné quelques nouvelles del’existence qu’ils mènent, sans quoi je saurais à peine s’ils sontmorts ou vivants. Elle trouve Catherine hautaine et ne l’aime pas,cela se devine à la façon dont elle en parle. Ma jeune dame lui ademandé quelques services, lors de son arrivée, maisMr Heathcliff lui a prescrit de s’occuper de ses affaires etde laisser sa belle-fille se débrouiller toute seule. Zillah s’estvolontiers conformée à ces instructions, car c’est une femmeégoïste et à l’esprit étroit. Catherine a manifesté une contrariétéenfantine d’être ainsi négligée ; en retour, elle n’a pascaché son dédain pour Zillah et l’a rangée de la sorte dans le campde ses ennemis, aussi infailliblement que si elle lui avait causéun grand tort. J’ai eu une longue conversation avec Zillah, il y aenviron six semaines, un peu avant votre arrivée, un jour que nousnous étions rencontrées dans la lande. Voici ce qu’elle m’araconté :

 

La première chose qu’a faite Mrs Lintonen arrivant à Hurle-Vent, a été de courir en haut, sans même noussouhaiter le bonsoir à Joseph et à moi ; elle s’est enferméedans la chambre de Linton et y est restée jusqu’au matin. Puis,pendant que le maître et Earnshaw étaient à déjeuner, elle estentrée dans la salle et a demandé, toute tremblante, si l’on nepourrait pas envoyer chercher le docteur ; son cousin étaittrès malade.

– Nous connaissons cela, a réponduHeathcliff ; mais sa vie ne vaut pas un liard et je nedépenserai pas un liard pour lui.

– Mais je ne sais que faire. Si personnene veut m’aider, il va mourir !

– Sortez de cette pièce, a crié lemaître, et que je n’entende plus jamais un mot à son sujet !Personne ici ne s’inquiète de ce qui peut lui arriver. Si vous vousen souciez, faites la garde-malade ; sinon, enfermez-le etlaissez-le tranquille.

Alors elle s’est mise à me tarabuster et jelui ai répondu que j’avais eu assez de tracas avec cet êtreinsupportable. À chacune sa tâche : la sienne était de soignerLinton, et Mr Heathcliff m’avait prescrit de la luilaisser.

Comment se sont-ils arrangés ensemble ?c’est ce que je ne saurais dire. J’imagine qu’il s’est beaucouptracassé, qu’il a gémi nuit et jour, et qu’elle a eu bien peu derepos : cela se voyait à sa pâleur et à ses yeux lourds. Ellevenait parfois dans la cuisine, l’air tout égaré, et elleparaissait avoir envie de demander assistance. Mais je n’allais pasdésobéir au maître ; je n’ose jamais lui désobéir,Mrs Dean. Bien qu’à mon avis on eût tort de ne pas envoyerchercher Kenneth, ce n’était pas mon affaire de donner des conseilsou de faire entendre des plaintes, et j’ai toujours refusé de m’enmêler. Une ou deux fois, après que nous étions allés nous coucher,il m’est arrivé de rouvrir ma porte et de trouver Mrs Lintonen pleurs, assise en haut de l’escalier : je suis vite rentréechez moi, craignant de me laisser entraîner à intervenir. J’avaispitié d’elle, à ces moments-là, bien sûr ; pourtant, je netenais pas à perdre ma place, vous comprenez.

Enfin, une nuit, elle est entrée hardimentdans ma chambre et m’a épouvantée en disant :

– Avertissez Mr Heathcliff que sonfils est mourant… j’en suis sûre, cette fois-ci. Levez-vous àl’instant, et allez l’avertir.

Puis elle disparut. Je restai un quart d’heureà écouter en tremblant. Rien ne bougeait. La maison étaitcalme.

« Elle s’est trompée », pensai-je.« Il s’en est tiré. Ce n’est pas la peine de lesdéranger. » Et je m’assoupis. Mais mon sommeil fut une secondefois troublé par un violent coup de sonnette… la seule sonnette quenous ayons, qui a été installée exprès pour Linton. Le maîtrem’appela pour me prescrire d’aller voir ce qui se passait et leursignifier qu’il ne voulait pas que ce bruit se renouvelât.

Je lui fis la commission de Catherine. Ilpoussa un juron, sortit au bout de quelques minutes avec unechandelle allumée et se dirigea vers leur chambre. Je le suivis.Mrs Heathcliff était assise à côté du lit, les mains croiséessur ses genoux. Son beau-père s’avança, dirigea la lumière sur lafigure de Linton, le regarda et le tâta ; puis il se tournavers elle.

– Eh bien ! Catherine, dit-il,comment vous sentez-vous ?

Elle resta muette.

– Comment vous sentez-vous,Catherine ? répéta-t-il.

– Il ne souffre plus, et je suis libre,répondit-elle. Je devrais me sentir bien… mais, continua-t-elleavec une amertume qu’elle ne pouvait cacher, vous m’avez laissée silongtemps lutter seule contre la mort, que je ne sens plus et nevois plus que la mort ! Je me sens comme morte !

Et elle en avait l’air aussi ! Je luidonnai un peu de vin. Hareton et Joseph entrèrent ; ilsavaient été réveillés par le coup de sonnette et le bruit des pas,et ils nous avaient entendus du dehors. Joseph n’était pas fâché,je crois, de la disparition du jeune homme ; Haretonparaissait un peu troublé, quoiqu’il fût plus occupé à regarderCatherine avec de grands yeux qu’à penser à Linton. Mais le maîtrel’invita à retourner se coucher : on n’avait pas besoin delui. Il fit ensuite porter le corps dans sa chambre par Joseph, medit de rentrer dans la mienne, et Mrs Heathcliff restaseule.

Le matin, il m’envoya lui faire savoir qu’elledevait descendre pour déjeuner. Elle s’était déshabillée, semblaitvouloir dormir, et répondit qu’elle était souffrante, ce qui ne mesurprit guère. J’en informai Mr Heathcliff, quirépliqua :

– Bon, laissez-là tranquille jusqu’aprèsles obsèques ; montez de temps à autre voir si elle a besoinde quelque chose et, dès qu’elle paraîtra aller mieux, dites-lemoi.

Catherine resta en haut pendant une quinzaine,d’après Zillah, qui allait la voir deux fois par jour et qui seserait volontiers montrée un peu plus affectueuse, si sestentatives d’amabilité n’eussent aussitôt été repoussées avechauteur.

Heathcliff monta une fois pour lui montrer letestament de Linton. Celui-ci avait légué à son père tout ce qu’ilavait et tout ce qu’elle-même avait eu de biens meubles : lepauvre malheureux avait été déterminé, par la menace ou lacajolerie, à signer cet acte pendant l’absence d’une semainequ’avait faite Catherine lors de la mort de son père. Quant auxterres, comme il était mineur, il ne pouvait pas en disposer. Quoiqu’il en soit, Mr Heathcliff les avait réclamées et lesgardait en vertu des droits de sa femme et des siens propresaussi : je suppose que c’est légal. En tout cas, Catherine,sans argent et sans amis, ne peut lui en disputer lapossession.

Personne que moi, dit Zillah, n’a jamaisapproché de sa porte, sauf en cette seule occasion ; etpersonne ne s’est jamais inquiété d’elle. La première fois qu’elleest descendue dans la salle, c’était un dimanche après-midi. Elles’était écriée, quand je lui avais apporté son dîner, qu’elle nepouvait plus endurer le froid. Je lui dis que le maître allait àThrushcross Grange, et que ni Earnshaw ni moi ne l’empêcherions dedescendre. Aussi, dès qu’elle eut entendu s’éloigner le trot ducheval de Heathcliff, fit-elle son apparition, vêtue de noir etcoiffée avec une simplicité de Quaker, ses boucles blondes plaquéesderrière les oreilles ; elle ne pouvait pas les fairebouffer.

Joseph et moi, nous allons en général à lachapelle le dimanche. (L’église, vous le savez, n’a pas de ministreen ce moment, expliqua Mrs Dean ; et on donne le nom dechapelle au temple méthodiste, ou baptiste – je ne sais pas lequeldes deux c’est – de Gimmerton). Joseph était parti, mais j’avaisjugé bon de rester à la maison. Il vaut mieux que les jeunes genssoient sous la surveillance d’une personne plus âgée, et Hareton,avec toute sa timidité, n’est pas un modèle de bonnes manières. Jel’avertis que sa cousine allait très probablement descendre avecnous et qu’elle avait toujours été habituée à voir respecter lejour du Seigneur ; je lui conseillai donc de laisser sesfusils et toutes ses bricoles pendant qu’elle serait là. À cetteannonce, il rougit et jeta les yeux sur ses mains et sur sesvêtements. L’huile et la poudre de chasse disparurent en uneminute. Je vis qu’il avait l’intention de lui tenir compagnie et jedevinai, à ses façons, qu’il désirait être présentable. Aussi,riant comme je n’oserais quand le maître est là, je lui offris del’aider, s’il voulait, et plaisantai sur sa confusion. Il devintsombre et se mit à jurer.

Eh bien ! Mrs Dean, poursuivitZillah, qui voyait que sa conduite ne me plaisait guère, vouspensez peut-être que votre jeune dame est trop distinguée pourMr Hareton ; et peut-être avez-vous raison. Mais j’avoueque j’aimerais à rabaisser d’un cran son orgueil. À quoi luiserviront maintenant toute son instruction et tous sesraffinements ? Elle est aussi pauvre que vous ou moi, pluspauvre, je parierais. Vous faites des économies, et moi aussi jetâche d’amasser un petit magot.

 

Hareton se laissa aider par Zillah dont lesflatteries lui rendirent sa bonne humeur. Quand Catherine arriva,il avait presque oublié les insultes qu’elle lui avait prodiguéesjadis et il s’efforça de se rendre agréable, s’il faut en croire lafemme de charge.

Missis entra, dit Zillah, froide comme unglaçon et hautaine comme une princesse. Je me levai et lui offrismon fauteuil. Non, elle faisait fi de mes civilités. Earnshaw seleva, lui aussi, et la pria de venir sur le banc et de s’asseoirprès du feu : il était sûr qu’elle gelait.

– Il y a un mois et plus que je gèle,répondit-elle en appuyant sur le mot avec tout le dédain qu’elleput y mettre.

Elle prit elle-même une chaise et la plaça àbonne distance de nous deux. Après s’être réchauffée, elle regardaautour d’elle et découvrit un certain nombre de livres sur lebuffet. Aussitôt elle se leva et se haussa pour lesatteindre ; mais ils étaient trop haut pour elle. Son cousin,après avoir observé, quelque temps ses efforts, finit pars’enhardir à l’aider. Elle tendit sa robe et il y mit les premiersvolumes qui lui tombèrent sous la main.

C’était une grande avance de la part du jeunehomme. Elle ne le remercia pas ; il se sentait pourtant toutheureux qu’elle eût accepté son assistance. Il se hasarda à setenir derrière elle pendant qu’elle examinait les livres, et même àse pencher et à montrer ce qui frappait son imagination danscertaines vieilles images qu’ils contenaient. L’impertinence aveclaquelle elle chassait son doigt en faisant tourner la page ne lerebutait pas ; il se contenta de reculer un peu et de laregarder au lieu de regarder le livre. Elle continua de lire, ou dechercher quelque chose à lire. Quant à lui, il concentra peu à peuson attention dans l’étude de ses boucles épaisses etsoyeuses ; il ne pouvait pas voir sa figure, et elle nepouvait pas le voir. Sans bien se rendre compte peut-être de cequ’il faisait, mais attiré comme un enfant vers une chandelle, ilfinit par passer du regard au toucher ; il avança la main etcaressa une boucle, aussi doucement que si c’eût été un oiseau. Àla façon dont elle tressaillit et se retourna en sentant cettecaresse, on aurait dit qu’il lui avait plongé un couteau dans lecou.

– Allez-vous-en à l’instant !Comment osez-vous me toucher ? Que faites-vous là derrièremoi ? cria-t-elle d’un ton de dégoût. Je ne puis voussouffrir ! Je vais remonter, si vous vous approchez demoi.

Mr Hareton recula d’un air parfaitementstupide. Il s’assit sur le banc, où il resta très tranquille, etelle continua de parcourir ses volumes pendant une autredemi-heure. À la fin, Earnshaw traversa la salle et me dit à voixbasse :

– Voulez-vous lui demander de nous fairela lecture, Zillah ? J’en ai assez de ne rien faire ; etj’aime… il me semble que j’aimerais à l’entendre. Ne dites pas quec’est moi qui le désire, mais demandez-le lui comme devous-même.

– Mr Hareton voudrait que vous nousfissiez la lecture, madame, dis-je aussitôt. Il vous en sauraitbeaucoup de gré… il vous serait très obligé.

Elle fronça les sourcils, puis, levant lesyeux, répondit :

– Mr Hareton, et tous tant que vousêtes, vous aurez la bonté de comprendre que je repousse toutes lesaffectations de bienveillance que vous avez l’hypocrisie dem’offrir. Je vous méprise et ne veux adresser la parole à aucun devous. Quand j’aurais donné ma vie pour un mot affectueux, pour lasimple vue d’un de vos visages, vous vous êtes tous tenus àl’écart. Mais je ne veux pas me plaindre à vous. C’est le froid quim’a chassée de ma chambre ; je ne suis venue ici ni pour vousamuser ni pour jouir de votre société.

– Qu’aurais-je pu faire ? commençaEarnshaw. En quoi ai-je mérité le blâme ?

– Oh ! vous, vous êtes uneexception. Ce n’est pas votre sollicitude qui m’a jamaismanqué.

– Mais je l’ai offerte plus d’une fois etj’ai demandé, dit-il, excité par son impertinence, j’ai demandé àMr Heathcliff de me laisser veiller à votre place…

– Taisez-vous ! J’irai dehors,n’importe où, plutôt que d’avoir dans l’oreille votre désagréablevoix.

Hareton grommela qu’elle pouvait aller audiable pour ce qu’il s’en souciait. Puis, décrochant son fusil, ilne s’abstint pas plus longtemps de ses occupations dominicales. Ilparlait à présent, et assez librement ; elle jugea bientôtconvenable de retourner à sa solitude. Mais le temps s’était mis àla gelée et, en dépit de son orgueil, elle fut forcée decondescendre à rester en notre compagnie de plus en plus longtemps.Seulement j’ai pris soin qu’elle n’ait plus à dédaigner mes bonnesintentions : je n’ai plus cessé d’être aussi roide qu’elle.Chez nous, personne ne l’aime, elle ne plaît à personne ; ellene mérite d’ailleurs pas qu’on l’aime, car, dès qu’on lui dit lemoindre mot, elle se renfrogne sans respect pour qui que cesoit ! Elle insulte le maître lui-même, elle va jusqu’à ledéfier de la frapper ; et plus elle s’attire de châtiments,plus elle devient venimeuse.

Tout d’abord, en écoutant ce récit de Zillah,j’avais résolu de quitter ma place, de prendre une petite maison etde décider Catherine à y venir vivre avec moi. Mais autant eût valuparler à Mr Heathcliff d’installer Hareton dans une maison àlui. Je ne vois d’autre remède, pour le moment, que dans un nouveaumariage ; et c’est là un projet dont la réalisation n’est pasde ma compétence.

 

Ainsi finit l’histoire de Mrs Dean. Endépit des pronostics du docteur, je reprends rapidement des forces.Bien que nous soyons seulement dans la seconde semaine de janvier,j’ai l’intention de sortir à cheval dans un jour ou deux pour allerjusqu’à Hurle-Vent informer mon propriétaire que je vais passer àLondres les six mois prochains et que, si cela lui convient, ilpeut chercher un nouveau locataire après octobre. Je ne voudraispour rien au monde passer un autre hiver ici.

Chapitre 31

 

Hier le temps était clair, calme et froid.J’ai été à Hurle-Vent comme j’en avais l’intention. Ma femme decharge m’a supplié de porter de sa part un petit billet à sa jeunedame, et je n’ai pas refusé, car la digne femme n’avait pasconscience qu’il pût rien y avoir d’étrange dans sa requête. Laporte de la façade était ouverte, mais la barrière était ferméeavec un soin jaloux, comme à ma dernière visite. Je frappai etj’invoquai l’aide d’Earnshaw qui était au milieu des carrés dujardin ; il enleva la chaîne et j’entrai. Le gaillard est unaussi beau type de rustre qu’on puisse le souhaiter ; je l’aiexaminé particulièrement cette fois-ci. Mais on dirait qu’il faitde son mieux pour tirer de ses avantages le moindre partipossible.

Je demandai si Mr Heathcliff était chezlui. Il me répondit que non, mais qu’il serait là pour dîner. Ilétait onze heures. J’annonçai mon intention de pénétrer dans lamaison et de l’attendre, sur quoi il jeta aussitôt ses outils etm’accompagna, en manière de chien de garde, mais non commeremplaçant de l’hôte absent.

Nous entrâmes ensemble. Catherine était là,occupée à préparer des légumes pour le repas. Elle paraissait plusmorose et moins animée que la première fois que je l’avais vue.Elle leva à peine les yeux pour me regarder et continua son travailavec le même mépris des formes ordinaires de la politessequ’auparavant ; elle ne répondit ni à mon salut ni à monbonjour par la moindre manifestation.

« Elle n’a pas l’air si aimable »,pensai-je, « que Mrs Dean voudrait me le faire croire.C’est une beauté, sans doute, mais ce n’est pas un ange. »

Earnshaw lui dit d’un ton bourru d’emporterses ustensiles dans la cuisine. « Emportez-lesvous-même », répliqua-t-elle en les repoussant dès qu’elle eutfini. Puis elle se retira sur un tabouret près de la fenêtre et semit à découper des formes d’oiseaux et d’animaux dans lesépluchures de raves. Je m’approchai d’elle, sous prétexte deregarder le jardin, et je m’imaginai être très adroit en laissanttomber sur ses genoux le billet de Mrs Dean, sans être vu deHareton. Mais elle demanda tout haut : « Qu’est-ce quecela ? » et rejeta le papier.

– Une lettre de votre vieilleconnaissance, la femme de charge de la Grange, répondis-je, ennuyéqu’elle eût révélé ma démarche obligeante et craignant qu’on pûtsupposer qu’il s’agissait d’une lettre de moi-même.

En apprenant ce que c’était, elle auraitvolontiers ramassé le billet ; mais Hareton la devança. Ils’en saisit et le mit dans son gilet en disant qu’il fallait queMr Heathcliff le vît d’abord. Là-dessus, Catherine, sans riendire, détourna de nous son visage, tira furtivement son mouchoir etle porta à ses yeux. Son cousin, après avoir lutté un moment pourrefouler ses bons sentiments, sortit la lettre de sa poche et lajeta à terre à côté d’elle, d’aussi mauvaise grâce qu’il pût.Catherine la saisit et la lut avidement ; puis elle me fitquelques questions concernant les habitants, humains et autres, deson ancienne demeure ; enfin, regardant vers les collines,elle murmura dans un monologue :

– J’aimerais tant à descendre cette côtesur le dos de Minny ! J’aimerais tant à grimper par là !Oh ! je suis lasse… je suis comme une bête qui ne sort pas del’écurie, Hareton !

Elle renversa sa jolie tête contre l’appui dela fenêtre, moitié bâillant moitié soupirant, et tomba dans unesorte de mélancolie rêveuse, sans s’inquiéter de savoir si nousl’observions.

– Mrs Heathcliff, dis-je après êtreresté assis quelque temps en silence, vous ne savez pas que je vousconnais ? et si intimement qu’il me semble étrange que vous neveniez pas me parler. Ma femme de charge ne se lasse pas dem’entretenir de vous et de me faire votre éloge. Elle seraextrêmement désappointée si je reviens sans nouvelles de vous ousans rien pour elle de votre part, sinon que vous avez reçu salettre et que vous n’avez rien dit.

Ce discours parut la surprendre. Elledemanda :

– Plaisez-vous à Hélène ?

– Oui… sans doute, répondis-je avechésitation.

– Vous lui direz que je voudrais bienrépondre à sa lettre, mais que je n’ai rien pour écrire : pasmême un livre dont je puisse arracher un feuillet.

– Pas de livres ! Commentpouvez-vous vivre ici sans livres ? s’il n’y a pasd’indiscrétion à faire cette question. Bien que j’aie une vastebibliothèque, je me sens souvent triste à la Grange ;enlevez-moi mes livres, je serais réduit au désespoir.

– Je lisais constamment, quand j’enavais. Mais Mr Heathcliff ne lit jamais ; aussi s’est-ilmis en tête de détruire mes livres. Je n’en ai pas vu un depuis dessemaines. Une fois seulement j’ai fouillé dans le fonds dethéologie de Joseph, à sa grande irritation ; et une fois,Hareton, je suis tombée sur une réserve cachée dans votre chambre…quelques volumes latins et grecs, puis des contes et despoésies : tous de vieux amis, ceux-ci. Je les avais apportésde la Grange, et vous les avez ramassés, comme la pie ramasse descuillers d’argent pour le simple plaisir de voler ! Ils nevous servent à rien. Ou bien vous les avez cachés avec la mauvaisepensée que, n’en pouvant jouir vous-même, personne n’en devaitjouir. Peut-être est-ce votre envie qui a conseillé àMr Heathcliff de me priver de mes trésors ? Mais laplupart d’entre eux sont gravés dans mon cerveau et imprimés dansmon cœur, et de ceux-là vous ne pouvez pas me priver.

Earnshaw était devenu cramoisi pendant que sacousine révélait ainsi ses accaparements littéraires ; ilbalbutia un démenti indigné pour repousser ces accusations.

– Mr Hareton est désireuxd’accroître la somme de ses connaissances, dis-je en venant à sonsecours. Ce n’est pas de l’envie, mais de l’émulation que luiinspire votre savoir. Il sera très instruit dans quelquesannées.

– Et en attendant il veut que je devienneune buse, répondit Catherine. Oui, je l’entends qui essaie d’épeleret de lire tout seul, et il fait de jolies bévues ! Jevoudrais vous voir recommencer la lecture de Chevychase[19] comme vous faisiez hier ; c’étaitextrêmement drôle. Je vous ai entendu ; comme je vous aientendu feuilleter le dictionnaire pour y chercher les motsdifficiles, puis jurer parce que vous ne pouviez pas lire lesexplications.

Le jeune homme trouvait évidemment un peu durd’être raillé à cause de son ignorance, et d’être encore railléparce qu’il essayait d’y remédier. J’avais une impressionanalogue ; et, me rappelant l’anecdote de Mrs Dean sur lapremière tentative qu’il avait faite pour dissiper un peu lesténèbres où il avait été élevé, j’observai :

– Mais, Mrs Heathcliff, nous avonstous débuté, et nous avons tous trébuché et chancelé sur le seuil.Si nos maîtres nous avaient méprisés au lieu de nous aider, noustrébucherions et nous chancellerions encore.

– Oh ! je ne désire pas entraver sesprogrès. Cependant il n’a aucun droit de s’approprier ce qui est àmoi et de le rendre ridicule par ses grossières erreurs et sesfautes de prononciation. Ces livres, en prose ou en vers, me sontsacrés par d’autres souvenirs ; il me déplaît profondémentqu’ils soient avilis et profanés dans sa bouche. Enfin, entretoutes les autres il a choisi, comme par pure malice, mes œuvresfavorites, celles que j’aime le mieux à relire.

Pendant une minute, la poitrine de Hareton sesouleva en silence. Il était agité par le pénible sentiment de sonhumiliation et par la colère, qu’il n’était pas facile pour lui dedompter. Je me levai et, dans l’intention courtoise de soulager sonembarras, je me mis sur le pas de la porte, à regarder la vue. Ilse leva aussi et sortit de la pièce ; mais il reparut bientôt,tenant dans ses mains une demi-douzaine de volumes qu’il jeta surles genoux de Catherine en s’écriant :

– Prenez-les ! Je ne veux plusjamais en entendre parler, ni les lire, ni y penser !

– Je n’en veux plus, maintenant,répondit-elle. Ils s’associeraient à vous dans mon esprit, et jeles détesterais.

Elle en ouvrit un qui, manifestement, avaitété souvent feuilleté, et lut un passage sur le ton traînant d’undébutant ; puis elle se mit à rire et rejeta le livre.« Écoutez encore », continua-t-elle d’un airprovocant ; et elle commença de la même manière un vers d’unevieille ballade.

Mais l’amour-propre de Hareton n’en pouvaitsupporter davantage. J’entendis, et sans le désapprouverentièrement, qu’il infligeait à l’insolence de Catherine unecorrection manuelle. La petite coquine avait fait tout ce qu’elleavait pu pour blesser les sentiments délicats, quoique incultes, deson cousin, et un argument physique était le seul moyen qu’il eûtde balancer son compte et de rendre son dû à l’agresseur. Ensuiteil ramassa les livres et les jeta au feu. Je lus sur son visage cequ’il lui en coûtait de faire ce sacrifice à sa mauvaise humeur.Pendant qu’ils se consumaient, j’imaginais qu’il songeait auplaisir qu’ils lui avaient déjà procuré, au triomphe et au plaisircroissant qu’il en attendait ; et je croyais deviner aussil’aiguillon de ses études secrètes. Il s’était contenté du labeurjournalier, des rudes satisfactions de la vie animale, jusqu’aumoment où Catherine avait traversé son chemin. De la honte d’êtreméprisé par elle, de l’espoir d’en être approuvé, étaient néesalors des aspirations plus hautes. Mais, au lieu de le préserver dudédain et de lui attirer la louange, ses efforts pour s’éleveravaient produit un résultat exactement contraire.

– Oui, c’est tout le bien qu’une brutecomme vous en peut tirer ! cria Catherine, suçant sa lèvremeurtrie, et suivant avec des yeux indignés les progrès du feu.

– Je vous conseille de vous taire,maintenant, répondit-il d’un ton furieux.

Son agitation l’empêcha d’en dire plus long.Il s’avança vivement vers l’entrée ; je m’effaçai pour lelaisser passer. Mais, avant qu’il eût franchi le seuil,Mr Heathcliff, qui remontait la chaussée, le croisa et, luiposant la main sur l’épaule, demanda :

– Eh bien ! qu’y a-t-il, mongarçon ?

– Rien, rien.

Et il se sauva pour aller ruminer son chagrinet sa colère dans la solitude.

Heathcliff le suivit du regard et soupira.

– Il serait étrange de me contrecarrermoi-même, murmura-t-il sans s’apercevoir que j’étais derrière lui.Mais quand je cherche dans son visage les traits de son père, c’estelle que j’y trouve chaque jour un peu plus ! Commentdiable lui ressemble-t-il tant ? C’est à peine si je peuxsupporter sa vue !

Il baissa les yeux et entra d’un air pensif.Il y avait sur sa figure une expression d’inquiétude et d’anxiétéque je n’y avais encore jamais remarquée ; et il paraissaitamaigri. Sa belle-fille, en l’apercevant par la fenêtre, s’échappaimmédiatement dans la cuisine, de sorte que je restai seul.

– Je suis heureux de vous voir de nouveaudehors, Mr Lockwood, dit-il en réponse à mon salut ; pourdes motifs égoïstes, en partie : je ne crois pas que jepourrais facilement vous remplacer, dans ce désert. Je me suisdemandé plus d’une fois ce qui vous avait amené ici.

– Un simple caprice, je le crains,monsieur ; et c’est peut-être un simple caprice qui m’enchasse. Je pars pour Londres la semaine prochaine ; et je doisvous avertir que je n’ai pas l’intention de garder ThrushcrossGrange au delà des douze mois pour lesquels je l’ai louée. Je nepense pas revenir jamais vivre ici.

– Oh ! vraiment ; vous êtesfatigué d’être exilé du monde, sans doute ? Mais si vous venezplaider une exonération de prix pour une location dont vous nevoulez pas profiter, votre déplacement aura été inutile : jene renonce jamais à exiger de qui que ce soit ce qui m’est dû.

– Je ne suis venu plaider rien desemblable, m’écriai-je fort irrité. Si vous le désirez, je vaisrégler avec vous sur-le-champ.

Et je tirai mon portefeuille de ma poche.

– Non, non, répliqua-t-il froidement.Vous laisserez assez de gages derrière vous pour couvrir vos dettessi vous manquiez à revenir ; je ne suis pas si pressé.Asseyez-vous et restez à dîner avec nous ; un hôte dont on estassuré de ne plus recevoir la visite trouve généralement bonaccueil. Catherine, apportez le couvert. Où êtes-vous ?

Catherine reparut, portant un plateau chargéde couteaux et de fourchettes.

– Vous pouvez prendre votre repas avecJoseph, lui dit Heathcliff à part, et rester dans la cuisinejusqu’à ce qu’il soit parti.

Elle exécuta ces instructions trèsponctuellement ; peut-être n’éprouvait-elle pas l’envie de lestransgresser. Vivant au milieu de rustres et de misanthropes, elleest probablement incapable d’apprécier des êtres d’une classesupérieure quand elle en rencontre.

Entre Mr Heathcliff, renfrogné ettaciturne, d’un côté, et Hareton, absolument muet, de l’autre, jefis un repas assez peu réjouissant et pris congé de bonne heure.J’aurais voulu partir par le derrière de la maison, pour jeter undernier regard sur Catherine et pour ennuyer le vieux Joseph ;mais Hareton reçut l’ordre de m’amener mon cheval, et mon hôtelui-même m’escorta jusqu’à la porte, de sorte que je ne pussatisfaire mon désir.

– Oh ! la vie sinistre qu’on mènedans cette maison, me disais-je en descendant par la route. Queljoli roman, plus vivant qu’un conte de fées, c’eût été pourMrs Linton Heathcliff, si elle et moi avions formé unattachement, comme le souhaitait sa bonne gouvernante, et si nousavions émigré ensemble dans l’atmosphère agitée de lacapitale ?

Chapitre 32

 

1802. – En ce mois de septembre, j’ai étéinvité à dévaster dans le nord les landes d’un ami et, en merendant chez lui, je me suis trouvé sans m’y attendre à unequinzaine de milles de Gimmerton. Le palefrenier d’une auberge aubord de la route tenait un seau devant mes chevaux pour lesabreuver quand vint à passer une charrette d’avoines très vertes,fraîchement coupées. Il remarqua :

– Ça vient de Gimmerton, pour sûr !Y sont toujours en retard de trois semaines su’l’s autres pour lamoisson.

– Gimmerton ? répétai-je… mon séjourdans cette localité n’était déjà plus qu’un souvenir vague comme unrêve. Ah ! oui, je sais. À quelle distance est-ced’ici ?

– P’t êt’ben quatorze milles, par lamontagne et une mauvaise route, répondit l’homme.

Je me sentis soudain poussé à revoirThrushcross Grange. Il était à peine midi, et je pensai qu’autantvalait passer la nuit sous mon propre toit que dans une auberge.Outre cela, je pouvais facilement prendre un jour pour régler mesaffaires avec mon propriétaire et m’épargner ainsi la peine derevenir dans le pays. Après m’être reposé un moment, je dis à mondomestique de s’informer du chemin qui conduisait au village. Avecbeaucoup de fatigue pour nos montures, nous arrivâmes à franchir ladistance en trois heures.

Je laissai mon domestique dans le village etdescendis seul la vallée. L’église grise paraissait plus grise etle cimetière solitaire plus solitaire. Je distinguai un troupeau demoutons de la lande qui broutait l’herbe courte sur les tombes. Letemps était doux, chaud… trop chaud pour le voyageur ; mais lachaleur ne m’empêcha pas de jouir du délicieux paysage quis’étendait au-dessus et au-dessous de moi. Si nous eussions étéplus près d’août, je suis sûr que j’aurais été tenté de passer unmois dans ces solitudes. En hiver, rien de plus lugubre, en étérien de plus divin que ces vallons resserrés entre les collines etque ces tertres aux escarpements hardis, couverts de bruyères.

J’atteignis la Grange avant le coucher dusoleil. Je frappai, mais à en juger par une mince fumée bleue quimontait en spirales de la cheminée de la cuisine, les habitantss’étaient retirés dans les locaux situés derrière la maison, et ilsne m’entendirent pas. J’entrai dans la cour. Sous le porche, unepetite fille de neuf ou dix ans était assise et tricotait ;une vieille femme, appuyée contre les marches cavalières, fumait sapipe d’un air songeur.

– Mrs Dean est-elle là ? luidemandai-je.

– Mrs Dean ? Non. E’n’habitepoint ici ; elle est là-haut, à Hurle-Vent.

– Est-ce donc vous qui gardez lamaison ?

– Oui, j’gardions la maison.

– Eh bien ! je suisMr Lockwood, le maître. Y a-t-il une chambre où je puisseloger ? Je voudrais passer la nuit.

– El’maître ! s’écria-t-elle toutétonnée. Eh ben ! qui c’est qui s’serait douté qu’vous alliezvenir ? Vous auriez dû envoyer un mot. Y a pas un coin quisoye sèche ni convenable dans toute la maison ! Y en a pasun !

Elle ôta sa pipe de sa bouche et entra avecprécipitation ; la petite fille la suivit, et j’en fis autant.M’apercevant vite que ses dires étaient exacts et, de plus, que monapparition inopportune lui avait presque bouleversé la cervelle, jelui dis de se calmer. J’allais faire un tour ; pendant cetemps-là, elle n’avait qu’à tâcher de me préparer un coin dans unsalon, pour y souper, et une chambre à coucher pour y dormir.Inutile de balayer et d’épousseter : je ne demandais qu’un bonfeu et des draps secs. Elle parut disposée à faire de son mieux,bien qu’elle grattât la grille du foyer avec la balayette au lieudu tisonnier, et qu’elle fît un emploi aussi peu judicieux d’autresustensiles de ménage. Mais je me retirai, me fiant à son zèle pourtrouver, quand je rentrerais, un endroit où me reposer. Les Hautsde Hurle-Vent étaient le but de l’excursion que je projetais. Unearrière-pensée me ramena sur mes pas quand j’eus traversé lacour.

– Tout va bien à Hurle-Vent ?demandai-je à la femme.

– Oui, pour c’que j’en savions,répondit-elle, et elle disparut avec un poêlon plein de tisonsardents.

J’aurais voulu lui demander pourquoiMrs Dean avait abandonné la Grange, mais il ne fallait passonger à la retarder dans une pareille crise ; je fis doncdemi-tour et sortis, m’en allant sans me presser. Derrière moiresplendissait le soleil à son déclin, devant moi se levait la lunedans sa douce gloire. Peu à peu l’éclat du premier s’affaiblit,celui de l’autre grandit, tandis que je quittais le parc et que jemontais le chemin qui bifurque vers la demeure deMr Heathcliff. Avant que je fusse arrivé en vue des Hauts, ilne restait d’autre jour qu’une lueur ambrée diffuse àl’ouest ; mais je voyais chaque caillou du chemin et chaquebrin d’herbe grâce à ce clair de lune splendide. Je n’eus ni àescalader la barrière, ni à frapper… elle céda sous ma main. Voilàun progrès, pensai-je. Et mes narines en perçurent un autre :un parfum de giroflées et de ravenelles se dégageait d’entre lesrustiques arbres fruitiers.

Portes et fenêtres étaient ouvertes ;pourtant, comme c’est l’habitude dans les districts charbonniers,un beau feu rouge illuminait la cheminée. La jouissance que l’œilen éprouve rend supportable la chaleur superflue. La salle deHurle-Vent est d’ailleurs si grande que ses occupants ont toujourslargement la place de se mettre à l’abri de l’ardeur dufoyer ; aussi ceux qui s’y trouvaient pour le moments’étaient-ils établis non loin d’une des fenêtres. Je pus, avantd’entrer, les voir et les entendre parler et, en conséquence, jeregardai et j’écoutai, mû par un sentiment de curiosité et d’enviemélangées, qui s’accrut à mesure que je m’attardais davantage.

– Con-traire ! disait unevoix douce comme une clochette d’argent. C’est la troisième foisque je vous le répète, âne que vous êtes ! Je ne vous le diraiplus. Tâchez de vous en souvenir, ou je vous tire lescheveux !

– Eh bien ! contraire,alors, répondit une autre voix au timbre grave mais un peu voilé.Et maintenant, embrassez-moi, pour m’être si bien souvenu.

– Non, relisez d’abord correctement, sansune seule faute.

L’interlocuteur masculin commença de lire.C’était un jeune homme convenablement habillé et assis à une table,un livre devant lui. Son beau visage brillait de plaisir et sesyeux avaient peine à ne pas se détacher de la page pour se portersur une petite main blanche appuyée sur son épaule, qui lerappelait à l’ordre d’une bonne tape sur la joue chaque fois qu’ildonnait de pareils signes d’inattention. La personne à quiappartenait cette main se tenait derrière lui. Ses boucles légèreset soyeuses se mêlaient par moments aux mèches noires de l’élève,quand elle se penchait pour surveiller le travail decelui-ci ; et sa figure… il était heureux qu’il ne pût pasvoir sa figure, car autrement il n’aurait jamais été attentif à saleçon. Moi, je pouvais la voir ; et je me mordais la lèvre dedépit en pensant que j’avais laissé passer la chance de fairequelque chose de plus que de contempler sa beauté captivante.

La leçon s’acheva, non sans autresbévues ; mais l’élève réclama une récompense, et reçut aumoins cinq baisers, qu’il rendit d’ailleurs généreusement. Puis ilsvinrent à la porte et, à leur conversation, je jugeai qu’ilsallaient sortir et faire une promenade dans la lande. Je supposaique je serais condamné dans le cœur de Hareton Earnshaw, sinon parsa bouche, au plus profond abîme des régions infernales, si jelaissais voir en ce moment ma malencontreuse personne ; avecla conscience de ma bassesse et de mon envie, je me glissai parderrière pour chercher refuge dans la cuisine. De ce côté non plusje ne rencontrai pas d’obstacles. À la porte était assise mavieille amie Nelly Dean, qui cousait en fredonnant une chanson,souvent interrompue de l’intérieur par des paroles bourrues,sarcastiques et intolérantes, dont les accents n’avaient rien demusical.

– J’aimerions deux fois mieux avoir leursjurons dans l’s oreilles du matin au soir, et n’point vousentendre, en tout cas, dit celui qui était dans la cuisine, enréponse à un propos de Nelly qui n’était pas parvenu jusqu’à moi.C’est eune pure honte, qu’je n’puissions ouvrir el Livre sacré sansqu’vous en offriez les gloires à Satan et à toute l’indigneperversité qu’y a jamais eu su’la terre ! Oh ! vous êteseune vraie prop’à rien ; et elle en est eune autre ; etl’pauvre gars y va être perdu entre vous deux. Pauvre gars !ajouta-t-il en gémissant ; il est ensorcelé, j’en étions sûret certain ! Ô Seigneur, jugez-les, car y a point d’loi nipoint d’justice en ce monde !

– Non ! sans quoi nous serionsassises sur des fagots en flammes, je suppose, répliqua lachanteuse. Mais taisez-vous, vieillard, et lisez votre Bible commeun chrétien, sans vous occuper de moi. C’est Le mariage de laFée Anne que je chante… un joli air… il donne envie dedanser.

Mrs Dean allait recommencer, quand jem’avançai ; elle me reconnut aussitôt et sauta debout ens’écriant :

– Dieu vous bénisse,Mr Lockwood ! Comment avez-vous eu l’idée de revenirainsi ? Tout est fermé à Thrushcross Grange. Vous auriez dûnous avertir !

– Je me suis arrangé pour m’y installerpendant le peu de temps que j’y resterai ; je repars demain.Mais comment se fait-il que vous soyez transplantée ici,Mrs Dean ? Racontez-moi cela.

– Zillah a quitté la maison etMr Heathcliff m’a fait venir ici peu après votre départ pourLondres ; je devais y rester jusqu’à votre retour. Mais entrezdonc, je vous en prie. Êtes-vous venu à pied de Gimmerton cesoir ?

– De la Grange. Pendant qu’on y préparema chambre, je désirerais régler mes comptes avec votre maître, carje ne pense pas en retrouver facilement l’occasion.

– Quels comptes, monsieur ? ditNelly en m’introduisant dans la salle. Il n’est pas là pour lemoment et il ne rentrera pas de sitôt.

– C’est au sujet du loyer.

– Oh ! alors, c’est avecMrs Heathcliff que vous vous arrangerez, ou plutôt avec moi.Elle n’a pas encore appris à gérer ses affaires, et je laremplace : il n’y a personne d’autre.

Je parus surpris.

– Ah ! vous n’avez pas entenduparler de la mort de Heathcliff, je vois.

– Heathcliff mort ! m’écriai-je,étonné. Combien y a-t-il de temps ?

– Il y a trois mois. Mais asseyez-vous etdonnez-moi votre chapeau ; je vais vous mettre au courant.Attendez, vous n’avez encore rien mangé, n’est-ce pas ?

– Je n’ai besoin de rien ; j’aicommandé mon souper à la maison. Asseyez-vous aussi. Je n’auraisjamais songé qu’il fût mort ! Je serais curieux de savoircomment c’est arrivé. Vous dites que vous ne comptez pas les voirrentrer d’ici quelque temps… vous voulez parler des jeunesgens ?

– Oui, je suis obligée de les grondertous les soirs à cause de leurs promenades trop prolongées ;mais ils ne font guère attention à mes remontrances… Au moins,prenez un peu de notre vieille ale ; cela vous fera dubien ; vous avez l’air fatigué.

Elle se hâta d’en aller chercher avant que jepusse refuser, et j’entendis Joseph demander « si ce n’étaitpas un scandale criant qu’elle eût des amoureux à son âge. Et puis,les régaler aux dépens du maître ! Il avait honte d’assistertranquillement à un pareil spectacle ».

Elle ne s’arrêta pas pour riposter, maisrevint au bout d’une minute avec une pinte d’argent débordant demousse, dont je louai le contenu avec la conviction qui convenait.Puis elle me conta la suite de l’histoire de Heathcliff. Il avaiteu une fin « bizarre », selon son expression.

 

Je fus mandée à Hurle-Vent environ quinzejours après que vous nous avez eu quittés, dit-elle ; j’obéisavec joie à cause de Catherine. Ma première entrevue avec elle mepeina et m’affecta beaucoup, tant elle avait changé depuis notreséparation. Mr Heathcliff ne m’expliqua pas les raisons quilui avaient fait modifier son opinion, sur ma venue ici ; ilme dit simplement qu’il avait besoin de moi et que la présence deCatherine le fatiguait : je devais m’installer dans le petitsalon, où elle se tiendrait avec moi. C’était bien assez qu’il fûtobligé de la voir une ou deux fois par jour. Cet arrangement parutplaire à Catherine. Peu à peu, je parvins à me procurer un grandnombre de livres et d’autres objets qui lui avaient servi dedistraction à la Grange ; et je me flattai que nous pourrionsen somme mener une vie assez tolérable. L’illusion ne dura paslongtemps. Catherine, contente au début, devint vite irritable etinquiète. D’abord, il lui était interdit de sortir du jardin, etelle était très contrariée d’être ainsi confinée dans cette étroiteenceinte à l’approche du printemps. Puis les soins du ménagem’obligeaient de la quitter souvent et elle se plaignait de sonisolement ; elle aimait mieux se quereller avec Joseph dans lacuisine que de rester en paix dans sa solitude. Je ne faisais pasattention à leurs escarmouches ; mais Hareton était souventobligé, lui aussi, de chercher un refuge dans la cuisine, quand lemaître voulait avoir la salle pour soi seul. Bien qu’au début ellequittât la pièce quand il y entrait, ou qu’elle vînt tranquillementprendre part à mes occupations en évitant de paraître le remarquerou de lui adresser la parole, et bien qu’il fût toujours aussimorose et taciturne que possible, au bout de quelque temps ellechangea d’attitude. Elle ne pouvait plus le laisser en paix ;elle lui parlait ; elle faisait des commentaires sur sastupidité et sa paresse ; elle se montrait surprise qu’il pûtsupporter la vie qu’il menait… qu’il pût passer des soiréesentières assis à regarder le feu et à somnoler.

– On dirait d’un chien, n’est-ce pas,Hélène ? observa-t-elle un jour ; ou d’un cheval decharrette. Il fait son travail, expédie sa pitance, et dortperpétuellement ! Que son esprit doit être vide etlugubre ! Rêvez-vous jamais, Hareton ? Et alors, de quoirêvez-vous ? Mais vous n’êtes pas capable de meparler !

Là-dessus, elle le regarda ; mais luin’ouvrit pas la bouche et ne leva pas les yeux.

– Peut-être est-il en train de rêver,continua-t-elle. Il vient de contracter son épaule comme faitJunon. Demandez-lui, Hélène.

– Mr Hareton va prier le maître devous envoyer là-haut, si vous ne vous conduisez pas mieux,dis-je.

Il avait contracté non seulement l’épaule,mais le poing comme s’il se sentait tenté d’en user.

– Je sais pourquoi Hareton ne parlejamais quand je suis dans la cuisine, s’écria-t-elle une autrefois. Il a peur que je ne me moque de lui. Qu’en pensez-vous,Hélène ? Il avait commencé un jour d’apprendre à lire toutseul ; puis, parce que j’ai ri, il a brûlé ses livres etabandonné son étude. N’a-t-il pas été bien stupide ?

– N’avez-vous pas été bienméchante ? Répondez à cette question.

– Peut-être ; mais je ne croyais pasqu’il aurait été si sot. Hareton, si je vous donnais un livre, leprendriez-vous maintenant ? Je vais essayer.

Elle lui mit dans la main celui qu’elle lisaiten ce moment. Il le lança au loin et grommela que, si elle necessait pas, il lui tordrait le cou.

– Bon, je le mets là, dans le tiroir dela table ; et je vais me coucher.

Puis elle me dit à l’oreille d’observer s’il ytouchait, et s’en alla. Mais il ne s’en approcha même pas ; ceque je lui annonçai le lendemain matin, à son granddésappointement. Je vis qu’elle était peinée de sa maussaderie etde son indolence persistantes ; sa conscience lui reprochaitde l’avoir arrêté dans ses tentatives pour s’améliorersoi-même : et c’est bien ce qu’elle avait fait en réalité.Mais son ingéniosité se mit à l’œuvre pour réparer le mal. Pendantque je repassais, ou que j’étais occupée à quelque autre besognesédentaire que je n’aurais pu faire convenablement dans le petitsalon, elle apportait quelque joli livre et me le lisait tout haut.Quand Hareton était là, elle s’arrêtait en général à un passageintéressant et laissait le volume ouvert ; elle répétaplusieurs fois cette manœuvre. Mais il était têtu comme une mule etrefusait de mordre à l’hameçon. Si le temps était pluvieux, il semettait à fumer avec Joseph ; ils restaient assis, comme deuxautomates, de chaque côté du feu, le plus vieux heureusement tropsourd pour comprendre les vilaines sottises de Catherine, comme ilaurait dit, le plus jeune faisant de son mieux pour avoir l’air d’yêtre indifférent. Par les belles soirées, Hareton partait pour sesexpéditions cynégétiques. Catherine bâillait, soupirait etm’importunait pour que je lui parlasse ; puis dès que jecommençais, elle se sauvait dans la cour ou dans le jardin. Commedernière ressource, elle pleurait et disait qu’elle était lasse del’existence : sa vie était inutile.

Mr Heathcliff, qui devenait de plus enplus insociable, avait à peu près banni Earnshaw de la pièce où ilse tenait. Au début de mars, à la suite d’un accident, le jeunehomme fut confiné dans la cuisine pendant quelques jours. Son fusilavait éclaté alors qu’il était seul sur les hauteurs ; unéclat lui avait entaillé le bras, et il avait perdu beaucoup desang avant d’avoir pu regagner la maison. Il se vit donc, bienmalgré lui, condamné au coin du feu et au repos jusqu’à saguérison. Sa présence dans la cuisine parut plaire à Catherine et,en tout cas, lui fit détester plus que jamais sa chambre duhaut ; elle m’obligeait à lui trouver de l’ouvrage en bas,pour pouvoir m’y accompagner.

Le lundi de Pâques, Joseph alla à la foire deGimmerton avec des bestiaux. L’après-midi, j’étais occupée àrepasser du linge dans la cuisine. Earnshaw, morose comme àl’ordinaire, était assis au coin de la cheminée, et ma petitemaîtresse tuait le temps en faisant des dessins sur les vitres dela fenêtre ; elle variait cette distraction en chantonnant detemps à autre. Elle laissait échapper des exclamations et derapides regards d’ennui et d’impatience dans la direction de soncousin, qui fumait imperturbablement, les yeux fixés, sur lagrille. Comme je lui faisais observer qu’elle me cachait le jour,elle se dirigea vers le foyer. Je ne prêtais que peu d’attention àses mouvements, quand tout à coup je l’entendis quidisait :

– J’ai découvert, Hareton, que je désire…que je suis heureuse… que je voudrais que vous fussiez mon cousin,maintenant, si vous n’étiez pas devenu si désagréable et si bourruavec moi.

Hareton ne répondit pas.

– Hareton ! Hareton !Hareton ! entendez-vous ?

– Allez-vous-en ! grogna-t-il avecune implacable brutalité.

– Laissez-moi prendre cette pipe,dit-elle. Elle avança prudemment la main et la lui retira de labouche.

Avant qu’il eût pu essayer de la rattraper, lapipe était en morceaux et dans le feu. Il lança un juron et en pritune autre.

– Attendez, reprit-elle, il faut que vousm’écoutiez d’abord, et je ne peux pas parler au milieu de cesnuages qui voltigent dans ma figure.

– Allez au diable ! s’écria-t-ild’un ton féroce, et laissez-moi la paix !

– Non, je n’irai pas. Je ne sais commentm’y prendre pour vous faire parler ; vous êtes déterminé à nepas comprendre. Quand je vous appelle imbécile, c’est sansconséquence ; cela ne veut pas dire que je vous méprise.Allons, il ne faut pas que vous m’ignoriez, Hareton : vousêtes mon cousin et vous devez me reconnaître pour votrecousine.

– Je ne veux rien avoir à faire avec vouset votre sale orgueil, et vos farces de démon ! J’irai enenfer, corps et âme, plutôt que de regarder encore de votre côté.Allons, écartez-vous de la grille à l’instant !

Catherine fronça le sourcil et se retira versla fenêtre en se mordant les lèvres ; elle essaya, enfredonnant un air fantasque, de cacher l’envie de pleurer qui lagagnait.

– Vous devriez vivre en bons termes, avecvotre cousine, Mr Hareton, interrompis-je, puisqu’elle serepent de ses impertinences. Ce serait excellent pour vous ;sa compagnie ferait de vous un autre homme.

– Sa compagnie ! Quand elle medéteste et ne me juge pas digne de nettoyer ses souliers !Non, quand je devrais y perdre un royaume, je ne voudrais pas medéshonorer en recommençant à quêter ses bonnes grâces !

– Ce n’est pas moi qui vous déteste,c’est vous qui me détestez ! dit en pleurant Catherine qui necherchait plus à cacher son émotion. Vous me haïssez autant queMr Heathcliff me hait et même plus.

– Vous êtes une damnée menteuse !Pourquoi, alors, l’ai-je mis en colère en prenant cent fois votreparti ? Et cela, quand vous vous moquiez de moi, que vous meméprisiez, et… Continuez à m’ennuyer, et je vais là-bas dire quevous m’avez rendu le séjour de la cuisine intenable.

– Je ne savais pas que vous aviez prismon parti, répondit-elle en séchant ses larmes ; j’étaisméchante et cruelle pour tout le monde. Mais maintenant je vousremercie et je vous demande de me pardonner : que puis-jefaire de plus ?

Elle revint près du foyer et lui tenditfranchement la main. Le visage de Hareton s’assombrit et se couvritd’un nuage chargé d’orage ; il tenait les poings résolumentfermés et le regard fixé sur le sol. Catherine dut devinerd’instinct que c’était une obstination perverse et non del’animosité, qui lui dictait cette attitude farouche ; car,après être restée un instant indécise, elle se pencha et lui mit unléger baiser sur la joue. La petite coquine croyait que je nel’avais pas vue ; elle recula et reprit sa place près de lafenêtre avec un air de sainte nitouche. Je secouai la tête en signede reproche. Elle rougit et me dit à l’oreille :

– Mais qu’aurais-je dû faire,Hélène ? Il ne voulait pas me donner la main, il ne voulaitpas me regarder : il faut bien que j’arrive à lui montrer quej’ai de l’affection pour lui… que je veux que nous soyons amis.

Ce baiser convainquit-il Hareton ? c’estce que je ne saurais dire. Il eut grand soin, pendant quelquesminutes, de ne pas laisser voir son visage, et quand il releva latête, il était fort embarrassé de savoir de quel côté tourner lesyeux.

Catherine s’occupa à envelopper proprementdans du papier blanc un beau livre, et, l’ayant attaché avec unbout de ruban, elle y mit comme adresse :« Mr Hareton Earnshaw », puis me pria d’être sonambassadrice pour porter ce présent au destinataire.

– Et dites-lui que, s’il consent à leprendre, je viendrai lui apprendre à le lire correctement ;que, s’il le refuse, je vais monter et que je ne le taquinerai plusjamais.

Je portai le paquet et répétai le message,surveillée avec inquiétude par ma maîtresse. Hareton ne voulut pasdesserrer les doigts, de sorte que je dus poser le livre sur sesgenoux ; mais il ne le repoussa pas non plus. Je retournai àmon ouvrage. Catherine conserva la tête et les mains appuyées surla table jusqu’à ce qu’elle entendît le léger bruissement du papierqui enveloppait le volume ; alors elle s’approcha en catiminiet s’assit tranquillement à côté de son cousin. Il tremblait et safigure brillait : toute sa rudesse et sa dureté hargneuseavaient disparu. Il n’eut pas tout d’abord le courage de proférerune syllabe en réponse à son regard interrogateur et à la demandequ’elle murmura :

– Dites que vous me pardonnez, Hareton,dites-le. Vous pouvez me rendre si heureuse par ce simple petitmot !

Il marmotta quelque chose que je ne pusentendre.

– Et vous serez mon ami ? ajoutaCatherine.

– Non, vous auriez honte de moi tous lesjours de votre existence : d’autant plus de honte que vous meconnaîtriez mieux ; et ce serait insupportable pour moi.

– Alors, vous ne voulez pas être monami ? dit-elle avec un sourire doux comme le miel et en seglissant tout près de lui.

Je n’entendis plus de conversation distinctemais, en me retournant, j’aperçus, penchés sur la page du livreaccepté, deux visages si radieux que je ne doutai pas que le traitén’eût été ratifié des deux parts ; et les ennemis furent, dèslors, fidèles alliés.

L’ouvrage qu’ils examinaient était plein detrès belles illustrations dont le charme, joint à celui de leurposition, les tint immobiles jusqu’au retour de Joseph. Le pauvrehomme fut complètement abasourdi à la vue de Catherine assise surle même banc que Hareton Earnshaw, la main appuyée sur son épaule,et stupéfait de la manière dont son favori supportait cevoisinage ; il en fut tellement affecté que de toute la soiréeil ne fit pas une seule observation à ce sujet. Son émotion ne serévéla que par les profonds soupirs qu’il poussa quand il posasolennellement sa grande Bible sur la table et la couvrit demalpropres billets de banque tirés de son portefeuille, produit deses transactions de la journée. Il finit par appeler Hareton, quise leva.

– Porte ces billets au maître, mon gars,dit-il, et reste là-bas. J’montions dans ma chambre. C’t endroit-cin’est point décent ni convenable pour nous ; y faudradéménager et en chercher un autre.

– Allons Catherine, déclarai-je, il faut« déménager », nous aussi. J’ai fini mon repassage ;êtes-vous disposée à monter ?

– Il n’est pas huit heures !répondit-elle en se levant à contre-cœur. Hareton, je laisse lelivre sur la cheminée, et j’en apporterai d’autres demain.

– Les livres qu’vous laisserez, j’lesporterons dans la salle, dit Joseph, et vous serez ben chanceuse sivous les retrouvez ; ainsi, faites c’qu’y vous plaira.

Cathy menaça de faire payer la bibliothèque deJoseph pour la sienne. Puis, passant devant Hareton avec unsourire, elle monta l’escalier en chantant : le cœur plusléger, j’ose le dire, qu’elle ne l’avait encore jamais eu sous cetoit, sauf peut-être durant ses premières visites à Linton.

L’intimité ainsi commencée se développarapidement, malgré les interruptions momentanées qu’elle subit. Unsimple désir ne pouvait suffire à civiliser Earnshaw, et ma jeunedame n’était ni un philosophe, ni un parangon de patience. Maiscomme leurs esprits étaient tournés vers le même objet – l’uneaimant et désirant de pouvoir estimer, l’autre aimant et désirantde pouvoir être estimé – ils arrivèrent finalement àl’atteindre.

Vous voyez, Mr Lockwood, qu’il étaitassez aisé de gagner le cœur de Mrs Heathcliff. Maismaintenant je me réjouis que vous ne l’ayez point essayé. L’unionde ces deux êtres sera le couronnement de mes vœux. Je n’envieraipersonne, le jour de leur mariage : il n’y aura pas enAngleterre une femme plus heureuse que moi !

Chapitre 33

 

Le lendemain de ce lundi, comme Earnshawn’était toujours pas en état de vaquer à ses travaux habituels, etrestait par conséquent aux abords de la maison, je me rendisbientôt compte qu’il me serait impossible de retenir ma pupillesous ma coupe ainsi que je l’avais fait jusqu’alors. Elle descenditavant moi et sortit dans le jardin, où elle avait aperçu son cousinoccupé à quelque menue besogne. Quand j’allai les inviter à venirdéjeuner, je constatai qu’elle l’avait persuadé de débarrasser desgroseilliers un grand espace de terrain, et qu’ils étaient tousdeux très absorbés par des projets d’importation de plantes de laGrange.

Je fus épouvantée de la dévastation qui avaitété accomplie en une petite demi-heure. Les groseilliers noirsétaient pour Joseph comme la prunelle de ses yeux, et elle avaitprécisément fixé son choix sur leur emplacement pour uneplate-bande de fleurs.

– Eh bien ! tout cela va être montréau maître, m’écriai-je, à la minute même où ce sera découvert. Etquelle excuse aurez-vous à donner pour avoir pris de telleslibertés avec le jardin ? Cela nous vaudra une belle scène,vous verrez ! Mr Hareton, je suis surprise que vousn’ayez pas été mieux avisé que d’avoir entrepris tout ce belouvrage sur sa simple demande.

– J’avais oublié que les cassis étaient àJoseph, répondit Earnshaw assez penaud ; mais je lui dirai quec’est moi qui ai tout fait.

Nous prenions toujours nos repas avecMr Heathcliff. Je remplissais les fonctions de maîtresse demaison pour préparer le thé et pour découper. J’étais doncindispensable à table. Catherine était en général à côté demoi ; mais, ce jour-là, elle m’avait fui pour se rapprocher deHareton. Je vis bientôt qu’elle ne mettrait pas plus de discrétiondans son amitié qu’elle n’en avait mis dans son hostilité.

– Allons, faites attention à ne pas tropparler à votre cousin et à ne pas trop vous occuper de lui :telles furent les instructions que je lui soufflai à l’oreillequand nous entrâmes dans la pièce. Cela contrarierait certainementMr Heathcliff, et il serait furieux contre vous deux.

– Je n’en ai pas l’intention,répondit-elle.

Une minute après, elle était à côté de lui etpiquait des primevères dans son assiette de porridge.

Il n’osait pas lui adresser la parole en cetendroit ; à peine osait-il lever les yeux. Cependant, ellecontinuait de le taquiner, et deux fois il fut sur le point de nepouvoir retenir son rire. Je fronçai les sourcils, et elle jeta unregard sur le maître ; mais l’esprit de celui-ci était absorbépar d’autres sujets que la tenue de ses convives, comme on enpouvait juger à son attitude. Catherine devint un instant sérieuseet le considéra avec une profonde gravité. Ensuite elle se tournaet recommença ses folies. Hareton finit par laisser échapper unrire étouffé. Mr Heathcliff tressaillit : ses yeux nousdévisagèrent rapidement. Catherine soutint son examen avec l’airhabituel de nervosité et pourtant de défi qu’il détestait.

– Il est heureux que vous soyez hors demon atteinte, s’écria-t-il. Quel démon vous possède pour que vousme répondiez toujours par ce regard infernal ? Baissez lesyeux ! et ne recommencez pas à me faire souvenir de votreexistence. Je croyais vous avoir guérie du rire.

– C’était moi, murmura Hareton.

– Que dis-tu ? demanda lemaître.

Hareton mit le nez dans son assiette et nerépéta pas son aveu. Mr Heathcliff le regarda un instant, puisreprit silencieusement son déjeuner et sa rêverie interrompue. Nousavions presque fini, et les deux jeunes gens s’éloignèrentprudemment l’un de l’autre, de sorte que je ne prévoyais pas denouveau trouble pour cette fois-là, quand Joseph parut à la porte.Sa lèvre tremblante et ses yeux furibonds révélaient qu’il avaitdécouvert l’outrage commis sur ses précieux arbustes. Il devaitavoir aperçu Cathy et son cousin sur le lieu du délit avant d’allerconstater les dégâts, car, pendant que ses mâchoires s’agitaientcomme celle d’un bœuf qui rumine, ce qui rendait son langagedifficile à comprendre, il commença :

– J’voulions avoir mes gages et m’enaller ! J’aurions voulu mourir là où qu’j’avions servi durantsessante ans ; j’comptions transporter mes livres et toutesmes p’tites bricoles dans mon galetas, et j’leux y aurions laisséla cuisine pour eux tout seuls, pour qu’y m’baillent la paix.C’était dur ed’quitter mon coin du feu, mais j’croyons qu’j’aurionspu faire çà ! Mais v’là-t-y pas que m’prend mon jardin, et ça,su’ma conscience, maître, j’pouvions point l’tolérer ! Vouspouvez vous plier au joug si ça vous chante… moi, j’y sommes pointhabitué, et un vieillard n’s’habitue point à d’nouveaux fardeaux.J’aimerions mieux gagner mon pain à casser des cailloux su’laroute !

– Allons, allons, idiot !interrompit Heathcliff, finissons-en ! De quoi vousplaignez-vous ? Je ne veux pas me mêler des disputes entrevous et Nelly. Elle peut vous jeter dans le trou à charbon, pour ceque je m’en soucie.

– C’est point Nelly ! Je n’m’enirions point à cause de Nelly… si môvaise prop’à rien qu’é soye.Dieu merci ! é n’serait capable d’voler l’âme de personne.E’n’a jamais été si belle, que personne prenne garde à sesœillades. C’est c’te peste d’fille dépravée qu’a ensorcelénot’gars, avec ses yeux affrontés et ses manières éhontées… aupoint que… Non ! ça m’fend l’cœur ! Il a oublié toutc’que j’avions fait pour lui, et fait d’lui, et vl’à-t-y pas qu’ilest allé arracher toute eune rangée des plus biaux cassis dujardin !

Là-dessus il s’abandonna à ses lamentations,accablé par le sentiment des cruelles offenses qu’on lui avaitfaites, de l’ingratitude d’Earnshaw et du danger que ce derniercourait.

– Le drôle est-il ivre ? demandaMr Heathcliff. Hareton, est-ce à toi qu’il en a ?

– J’ai enlevé deux ou trois groseilliers,répondit le jeune homme, mais je vais les remettre.

– Et pourquoi les as-tuenlevés ?

Catherine intervint à propos.

– Nous voulions planter quelques fleurs àleur place, s’écria-t-elle. Je suis la seule qui mérite un blâme,car c’est moi qui ai désiré qu’il le fît.

– Et qui diable vous a permis de toucherà une brindille ici ? demanda son beau-père, très surpris. Etqui t’a commandé de lui obéir ? ajouta-t-il en se tournantvers Hareton.

Ce dernier restait muet. Sa cousinerépliqua :

– Vous ne devriez pas me chicaner pourquelques mètres de terrain que je veux consacrer à l’ornementation,quand vous m’avez pris toutes mes terres !

– Vos terres, insolente vaurienne !Vous n’en avez jamais eu.

– Et mon argent, reprit-elle en luirenvoyant son regard furieux, et mordillant une croûte de pain,reste de son déjeuner.

– Silence ! Finissez etallez-vous-en !

– Et les terres de Hareton, et sonargent, poursuivit l’indomptable créature. Hareton et moi sommesamis maintenant ; je l’éclairerai sur votre compte !

Le maître parut un moment décontenancé ;il pâlit et se leva, sans cesser de diriger sur elle un regardchargé d’une haine mortelle.

– Si vous me frappez, Hareton vousfrappera, dit-elle ; vous ferez donc mieux de vousrasseoir.

– Si Hareton ne vous chasse pas de cettepièce mes coups l’enverront en enfer, tonna Heathcliff. Damnéesorcière ! Auriez-vous l’audace de prétendre le révoltercontre moi ? Qu’elle disparaisse ! Entends-tu ?Jette-la dans la cuisine ! Je la tuerai, Hélène Dean, si vousla laissez reparaître devant moi !

Hareton essaya de la persuader tout bas departir.

– Mets-là dehors, cria Heathcliff avecsauvagerie. Vas-tu rester à bavarder ?

Et il s’approcha pour exécuter lui-même sonordre.

– Il ne vous obéira plus, méchant, ditCatherine, et bientôt il vous détestera autant que je vousdéteste.

– Chut ! Chut ! murmura lejeune homme d’un ton de reproche. Je ne veux pas vous entendre luiparler ainsi. Finissez.

– Mais vous ne le laisserez pas mebattre ?

– Venez, alors, lui dit-il avecfermeté.

Il était trop tard : Heathcliff l’avaitsaisie.

– Maintenant, va-t’en, toi, dit-il àEarnshaw. Maudite sorcière ! Cette fois-ci elle m’a provoqué àun moment où je ne pouvais le supporter ; elle s’en repentirajusqu’à la fin de ses jours.

Il tenait ses cheveux dans sa main. Haretonessaya de les dégager, le suppliant de l’épargner pour cette fois.Les yeux noirs de Heathcliff étincelaient ; il semblait prêt àmettre Catherine en pièces, et j’allais me risquer à venir à sonsecours, quand tout à coup ses doigts se relâchèrent ; ilabandonna sa tête pour la prendre par le bras, et la regardafixement. Puis il lui mit la main sur les yeux, resta un momentimmobile comme s’il cherchait à retrouver ses esprits et, setournant de nouveau vers Catherine, dit avec un calmeaffecté :

– Il faut que vous appreniez à éviter deme mettre en colère, ou je finirai vraiment par vous tuer, unjour ! Allez avec Mrs Dean et restez avec elle ;gardez pour elle vos insolences. Quant à Hareton Earnshaw, si je levois vous écouter, je l’enverrai chercher son pain là où il pourrale trouver. Votre amour fera de lui un proscrit et un mendiant.Nelly, emmenez-la ; et laissez-moi tous.Laissez-moi !

Je fis sortir ma jeune dame : elle étaittrop heureuse de s’en être tirée à si bon compte pour résister.L’autre suivit, et Mr Heathcliff resta seul dans la sallejusqu’au dîner. J’avais conseillé à Catherine de dîner enhaut ; mais, dès qu’il s’aperçut que sa chaise restait vide,il m’envoya la chercher. Il ne nous adressa pas la parole, mangeafort peu, et sortit immédiatement après le repas en disant qu’il nerentrerait pas avant le soir.

En son absence, les deux nouveaux amiss’installèrent dans la salle. J’entendis Hareton réprimandersérieusement sa cousine qui offrait de lui révéler la conduite deHeathcliff envers Hindley Earnshaw. Il dit qu’il ne souffrirait pasqu’on le dénigrât devant lui ; serait-il le diable, peu luiimportait, il le soutiendrait, et il aimait mieux qu’ellel’insultât lui-même, comme elle avait accoutumé, que de la voirs’en prendre à Mr Heathcliff. À ces déclarations Catherinedevint de mauvaise humeur ; mais il trouva moyen de la fairetaire en lui demandant ce qu’elle dirait si lui, Hareton, parlaitmal de son père à elle. Elle comprit alors qu’Earnshaw prenaitvraiment à cœur la réputation du maître, qu’il lui était attachépar des liens trop forts pour que la raison pût les dénouer, deschaînes forgées par l’habitude et qu’il serait cruel d’essayer dedesserrer. Elle fit preuve d’un bon cœur en évitant désormais lesplaintes et les manifestations d’antipathie à l’égard deHeathcliff ; elle m’avoua ses regrets d’avoir tenté de semerla discorde entre lui et Hareton ; et vraiment je ne crois pasque, depuis lors, elle ait jamais prononcé, en présence de cedernier, une syllabe contre son oppresseur.

Dès que ce petit désaccord fut aplani, ilsredevinrent amis et consacrèrent la plus grande activité possible àleurs occupations d’élève et de professeur. Je vins m’installerprès d’eux quand j’eus fini mon ouvrage, et j’éprouvai à leur vueune satisfaction si douce que je ne me rendis pas compte de lafuite du temps. Vous comprenez, tous deux étaient en quelque sortemes enfants. J’avais été longtemps fière de l’une, et maintenant,j’en étais sûre, l’autre serait une source de semblablesatisfaction. Sa nature honnête ardente et intelligente, triomphaitvite de l’ignorance et de la dégradation dans lesquelles il avaitété élevé ; et les conseils sincères de Catherineaiguillonnaient son zèle. Son esprit, en s’éclairant, éclairait sestraits, leur donnait de la vivacité et de la noblesse : jepouvais à peine croire que ce fût là le même individu que j’avaisvu le jour où j’avais découvert ma jeune maîtresse à Hurle-Vent,après son expédition aux rochers. Tandis que je les admirais etqu’ils travaillaient, la nuit approchait, et avec elle revint lemaître, il arriva sur nous tout à fait à l’improviste, en entrantpar la porte du devant, et put à loisir nous contempler tous lestrois, avant que nous eussions levé la tête et l’eussions aperçu.Bon, me dis-je, jamais spectacle ne fut plus plaisant ni plusinoffensif ; et ce serait une vraie honte de gronder cesjeunes gens. La lueur rouge du feu éclairait leurs deux joliestêtes et montrait leurs visages animés d’un ardent intérêtd’enfants ; car, bien qu’il eût vingt-trois ans et elledix-huit, tous deux avaient tant de sensations à découvrir, tant denouveautés à apprendre, qu’aucun ne manifestait ni n’éprouvait lessentiments de la maturité rassise et désenchantée.

Ils levèrent les veux en même temps etaperçurent Mr Heathcliff. Peut-être n’avez-vous jamais observéque leurs yeux sont exactement semblables : ce sont ceux deCatherine Earnshaw. La Catherine actuelle n’a pas d’autreressemblance avec elle, si ce n’est la largeur du front et unecertaine courbure des narines qui lui donne l’air plutôt hautain,qu’elle le veuille ou non. Chez Hareton, la ressemblance est plusforte ; elle est remarquable en tous temps, et à ce moment-làelle était particulièrement frappante, parce que ses sens étaienten éveil et que ses facultés mentales avaient une activitéinaccoutumée. Je suppose que cette ressemblance désarmaMr Heathcliff : il s’avança vers le foyer, en proie à uneagitation manifeste, mais qui s’apaisa rapidement quand il regardale jeune homme, ou plutôt, devrais-je dire, qui changea decaractère ; car elle subsistait. Il lui prit le livre desmains, jeta un coup d’œil sur la page où il était ouvert, puis lelui rendit sans observations ; il fit simplement signe àCatherine de s’en aller. Son compagnon ne fut pas long à la suivre,et j’allais en faire autant, quand il me dit de rester assise.

– C’est une triste conclusion, n’est-cepas ? observa-t-il après avoir médité un moment sur la scènedont il venait d’être témoin, une absurde terminaison de mesviolents efforts ! Je prends des leviers et des pioches pourdémolir les deux maisons, je m’exerce à devenir capable d’untravail d’Hercule, et quand tout est prêt, à pied d’œuvre, jem’aperçois que la volonté de soulever une seule ardoise de chacundes toits s’est évanouie ! Mes vieux ennemis ne m’ont pasbattu. Le moment précis est venu de me venger sur leursreprésentants ; je pourrais le faire, et nul ne pourrait m’enempêcher Mais à quoi bon ? Je n’ai cure de frapper : jesuis hors d’état de prendre la peine de lever la main ! Ondirait que je n’ai travaillé pendant tout ce temps que pour finirpar un beau trait de magnanimité. Ce n’est pas cela du tout :j’ai perdu la faculté de jouir de leur destruction, et je suis tropparesseux pour détruire sans motif.

Nelly, un étrange changement se prépare, dontl’ombre me couvre en ce moment. Je prends si peu d’intérêt à la viejournalière que c’est à peine si je pense à manger et à boire. Lesdeux êtres qui viennent de quitter cette chambre sont les seulsobjets qui gardent pour moi une apparence matérielledistincte ; et cette apparence me cause une douleur qui vajusqu’à l’angoisse. D’elle, je ne veux pas parler et je désire den’y pas penser. Mais je souhaiterais sérieusement qu’elle fûtinvisible ; sa présence ne fait qu’éveiller en moi dessensations qui me rendent fou. Lui, il me trouble d’une façondifférente ; et pourtant, si je pouvais le faire sans paraîtreinsensé, je voudrais ne jamais le revoir. Vous penserez peut-êtreque j’ai une tendance marquée à devenir insensé, ajouta-t-il enfaisant un effort pour sourire, si j’essaie de vous décrire lesmille formes d’anciens souvenirs et d’anciennes idées qu’il évoqueet qu’il personnifie en soi. Mais vous ne répéterez pas ce que jevous dis, et mon esprit est si éternellement renfermé en lui-mêmequ’il est tentant, à la fin, de le mettre à nu devant un autre.

Il y a cinq minutes, Hareton me semblait uneincarnation de ma jeunesse et non un être humain : messentiments pour lui étaient tellement mélangés qu’il m’eût étéimpossible de l’aborder d’une manière raisonnable. En premier lieu,la ressemblance frappante avec Catherine le rattachait à elle d’unefaçon effrayante. Pourtant, ce fait, que vous pourriez supposerexercer sur mon imagination l’influence la plus forte, n’exerce enréalité que la plus faible : car qu’est-ce qui, pour moi, nese rattache pas à elle ? Qu’est-ce, qui ne me la rappellepas ? je ne peux pas jeter les yeux sur ce dallage sans y voirses traits dessinés ! Dans chaque nuage, dans chaque arbre,remplissant l’air la nuit, visible par lueurs passagères danschaque objet le jour, je suis entouré de son image. Les figuresd’hommes et de femmes les plus banales, mon propre visage, sejouent de moi en me présentant sa ressemblance. Le monde entier estune terrible collection de témoignages qui me rappellent qu’elle aexisté, et que je l’ai perdue ! Eh bien ! Hareton, tout àl’heure, était pour moi le fantôme de mon amour immortel, de mesfurieux efforts pour maintenir mon droit, de ma dégradation, de monorgueil, de mon bonheur, de mon angoisse…

Mais c’est de la folie d’exprimer ces penséesdevant vous. Cependant, cela vous fera comprendre pourquoi, malgréma répugnance à rester toujours seul, sa société, loin de me fairedu bien, aggrave plutôt le perpétuel tourment que j’endure ;et c’est cela qui, en partie, contribue à me rendre indifférent àses rapports avec sa cousine. Je ne peux plus faire attention àeux.

– Mais qu’entendez-vous par unchangement, Mr Heathcliff ? demandai-je.

J’étais alarmée de son attitude, bien que,selon moi, il n’eût jamais été en danger de perdre le sens ni demourir. Il était vraiment vigoureux et plein de santé ; quantà sa raison, depuis son enfance il se complaisait à nourrir desombres idées et à entretenir de bizarres imaginations. Il pouvaitavoir la monomanie de sa défunte idole ; mais sur tous lesautres points son esprit était aussi sain que le mien.

– Je ne le saurai pas avant qu’il seproduise, répondit-il. Je n’en ai conscience qu’à demi pour lemoment.

– Vous ne vous sentez pas malade,n’est-ce pas ?

– Non, Nelly, nullement.

– Et vous n’avez pas peur de lamort ?

– Peur ? Non ! Je n’ai nicrainte, ni pressentiment, ni espoir de la mort. Pourquoiéprouverais-je ces sentiments ? Avec ma robuste constitutionet mon genre de vie sobre, mes occupations sans danger, je devraisdemeurer, et il faudra probablement que je demeure sur cette terrejusqu’à ce qu’il me reste à peine un cheveu noir sur la tête. Etpourtant je ne peux pas continuer à vivre ainsi ! Je suisobligé de concentrer mon attention pour respirer, de forcer presquemon cœur à battre ! C’est comme si j’avais à faire ployer unressort raidi : c’est par contrainte que j’exécute le moindredes actes qui ne sont pas déterminés par ma pensée unique ;par contrainte que je prête attention à tout ce qui, vivant oumort, n’est pas associé à l’idée qui m’obsède. Je n’ai qu’un désir,à quoi tendent tout mon être et toutes mes facultés. Ils y onttendu si longtemps et avec tant de constance que je suis convaincuqu’il sera satisfait – et bientôt – parce qu’il a dévoré monexistence : je suis englouti dans l’avant-goût de saréalisation. Ma confession ne m’a pas soulagé ; mais ellepourra expliquer des phases de mon humeur, qui, autrement, seraientinexplicables. Ô Dieu ! c’est une longue lutte, et je voudraisqu’elle fût finie !

Il se mit à arpenter la chambre, en semurmurant à soi-même de terribles choses, au point que j’inclinaisà croire, comme il disait que croyait Joseph, que sa conscienceavait fait de son cœur un enfer terrestre. Je me demandais avecanxiété comment cela finirait. Quoiqu’il eût rarement manifesté cetétat d’esprit, même par la simple expression de sa physionomie,c’était son état ordinaire, j’en étais certaine. Il l’affirmaitlui-même, mais personne n’eût pu le deviner à son aspect général.Vous ne l’avez pas deviné quand vous l’avez vu,Mr Lockwood ; et, à l’époque dont je parle, il étaitexactement le même qu’alors : plus épris seulement de solitudeperpétuelle, et peut-être encore plus laconique en société.

Chapitre 34

 

Pendant les quelques jours qui suivirent,Mr Heathcliff nous évita aux repas, sans jamais cependantconsentir explicitement à en exclure Hareton et Cathy. Il luirépugnait de céder à ses sentiments d’une manière si complète et ilpréférait s’absenter. Manger un fois dans les vingt-quatre heuresparaissait suffire à sa subsistance.

Une nuit, après que tout le monde était allése coucher, je l’entendis descendre et sortir par la porte dudevant. Je ne l’entendis pas rentrer et, le matin je constataiqu’il était toujours absent. Nous étions alors en avril ; letemps était doux et chaud, l’herbe aussi verte que pouvaient larendre les averses et le soleil, et les deux pommiers nains près dumur du sud étaient en pleine floraison. Après le déjeuner,Catherine insista pour que j’apportasse une chaise et m’installasseavec mon ouvrage sous les sapins, à l’extrémité de la maison. Parses cajoleries, elle décida Hareton, tout à fait remis de sonaccident, à lui bêcher et à lui arranger son petit jardin, que lesplaintes de Joseph avaient fait transporter dans ce coin-là. Jejouissais avec délice des effluves embaumés du printemps et del’admirable ciel bleu, quand ma jeune dame, qui avait couru près dela barrière chercher quelques pieds de primevères pour une bordure,revint les mains à moitié vides et nous annonça queMr Heathcliff arrivait.

– Et il m’a parlé, ajouta-t-elle d’un airperplexe.

– Qu’a-t-il dit ? demandaHareton.

– Il m’a dit de me sauver aussi vite queje pourrais. Mais il avait un air si différent de celui qu’il ad’ordinaire que je me suis arrêtée un instant pour le regarder.

– Quel air ? demanda Hareton.

– Eh bien ! presque gai, presquerayonnant. Non, presque rien du tout… trèsexcité, étrange et heureux.

– C’est donc que les excursions nocturnesl’amusent, remarquai-je en affectant l’indifférence.

En réalité, j’étais aussi surprise qu’elle etdésireuse de vérifier l’exactitude de ses dires ; car la vuedu maître avec l’air heureux n’était pas un spectacle de tous lesjours. Je pris un prétexte pour rentrer. Heathcliff se tenait surle pas de la porte ouverte. Il était pâle et tremblait ;néanmoins, certainement ses yeux avaient un éclat singulier etjoyeux, qui transformait toute sa physionomie.

– Voulez-vous déjeuner ? dis-je.Vous devez avoir faim après avoir couru toute la nuit !

J’aurais voulu découvrir où il avait été, maisje n’osais pas le lui demander directement.

– Non, je n’ai pas faim, répondit-il endétournant la tête et avec un certain dédain, comme s’il se fûtdouté que je cherchais à deviner le motif de sa bonne humeur.

J’étais embarrassée ; je me demandais sice n’était pas l’occasion de lui faire un peu de morale.

– Je ne crois pas qu’il soit bon de sepromener dehors, observai-je, au lieu d’être dans son lit ; cen’est pas prudent, en tout cas, dans cette saison humide. Je parieque vous attraperez un bon rhume, ou la fièvre : vous avezcertainement quelque chose.

– Rien que je ne puisse supporter ;et même avec le plus grand plaisir, pourvu que vous me laissiezseul. Rentrez et ne m’ennuyez pas.

J’obéis. En passant, je remarquai que sarespiration était aussi précipitée que celle d’un chat.

– Oui, me dis-je, il va être malade. Jeme demande ce qu’il a bien pu faire.

À midi, il se mit à table pour dîner avec nouset accepta de ma main une assiette pleine, comme s’il voulait fairecompensation à son jeûne antérieur.

– Je n’ai ni rhume, ni fièvre, Nelly,remarqua-t-il, en allusion à mes paroles de la matinée ; et jesuis prêt à faire honneur à la nourriture que vous m’offrez.

Il prit son couteau et sa fourchette, et ilallait commencer de manger, quand tout à coup son appétit parutdisparaître. Il reposa son couvert sur la table, regarda avecanxiété vers la fenêtre, se leva et sortit. Nous le vîmes marcherde long en large dans le jardin pendant que nous finissions notrerepas, et Earnshaw dit qu’il allait lui demander pourquoi il nedînait pas : il pensait que nous avions fait quelque chose quile contrariait.

– Eh bien ! vient-il ? criaCatherine quand son cousin rentra.

– Non ; mais il n’est pasfâché ; il semblait même particulièrement satisfait. Seulementje l’ai impatienté en lui adressant deux fois la parole ; il afini par me dire d’aller vous rejoindre. Il s’étonnait que je pusserechercher la compagnie de quelqu’un d’autre.

Je mis son assiette à chauffer sur legarde-feu. Au bout d’une heure ou deux, il rentra, quand la piècefut libre, nullement calmé : le même air de joie – un air quin’était pas naturel – sous ses sourcils noirs ; le même teintexsangue ; de temps en temps une sorte de sourire laissaitapparaître ses dents ; il frissonnait, non pas comme onfrissonne de froid ou de faiblesse, mais comme vibre une corde trèstendue… un fort tressaillement, plutôt qu’un tremblement.

Je vais lui demander ce qu’il a, medis-je ; sinon, qui le lui demanderait ? Et jem’écriai :

– Avez-vous appris quelque bonnenouvelle, Mr Heathcliff ? Vous avez l’air plus animé qu’àl’ordinaire.

– D’où me viendraient de bonnesnouvelles ? C’est la faim qui m’anime ; et,vraisemblablement il ne faut pas que je mange.

– Voilà votre dîner. Pourquoi nevoulez-vous pas le prendre ?

– Je n’en ai pas besoin pour le moment,murmura-t-il vivement ; j’attendrai jusqu’au souper. Et puis,Nelly, une fois pour toutes, faites-moi le plaisir de dire àHareton et à l’autre de ne pas se montrer devant moi. Je désiren’être troublé par personne ; je désire avoir cette pièce pourmoi seul.

– Y a-t-il quelque nouvelle raison pourmotiver cet exil ? demandai-je Dites-moi pourquoi vous êtes sisingulier, Mr Heathcliff. Où avez-vous été la nuitdernière ? Ce n’est pas par simple curiosité que je vous faiscette question, mais…

– C’est certainement par simple curiositéque vous me faites cette question, interrompit-il en riant.Pourtant, j’y répondrai. La nuit dernière, j’ai été sur le seuil del’enfer. Aujourd’hui je suis en vue de mon ciel. J’ai les yeuxfixés dessus : trois pieds à peine m’en séparent ! Etmaintenant je vous conseille de vous en aller. Vous ne verrez etn’entendrez rien qui puisse vous effrayer, si vous vous abstenezd’épier.

Après avoir balayé le foyer et essuyé latable, je me retirai, plus perplexe que jamais.

Il ne quitta plus la maison, cetteaprès-midi-là, et personne ne vint troubler sa solitude. À huitheures, toutefois, je jugeai bon, quoiqu’il ne m’eût pas appelée,de lui apporter une chandelle et son souper. Il était appuyé sur lerebord d’une fenêtre ouverte, mais ce n’était pas dehors qu’ilregardait : son visage était tourné vers l’intérieur obscur.Il n’y avait plus dans la cheminée que des cendres ; la pièceétait envahie par l’air humide et doux du soir ; le ciel étaitvoilé, le calme si parfait qu’on pouvait discerner non seulement lemurmure du ruisseau au bas de Gimmerton, mais son clapotis et sonbouillonnement par-dessus les cailloux, ou entre les grossespierres qu’il ne peut recouvrir. Je poussai une exclamation demécontentement à la vue de l’âtre sinistre et me mis à fermer lesfenêtres l’une après l’autre. En arrivant à celle qu’iloccupait :

– Faut-il que je ferme celle-ci ?demandai-je pour attirer son attention ; car il ne bougeaitpas.

Comme je parlais, la lumière tomba sur safigure. Oh ! Mr Lockwood, je ne saurais vous dire le chocque je ressentis de cette vision passagère ! Ces profonds yeuxnoirs ! Ce sourire, cette pâleur de spectre ! Je crusvoir, non pas Mr Heathcliff, mais un fantôme. Dans ma terreur,je laissai pencher la chandelle vers le mur et me trouvai dansl’obscurité.

– Oui, fermez-la, répondit-il de sa voixhabituelle. Allons, voilà de la pure maladresse. Pourquoiteniez-vous la chandelle horizontalement ? Faites vite, etapportez-en une autre.

Je sortis en hâte, en proie à une terreurfolle, et je dis à Joseph :

– Le maître désire que vous lui apportiezune lumière et que vous ranimiez le feu.

Car je n’osais pas retourner dans la sallepour le moment.

Joseph ramassa quelques tisons dans la pelleet partit ; mais il les rapporta presque aussitôt, ainsi quele plateau sur lequel était le souper, en expliquant queMr Heathcliff allait se coucher et qu’il n’avait besoin derien jusqu’au matin. Nous l’entendîmes en effet monter au mêmeinstant. Il ne se dirigea pas vers sa chambre ordinaire, mais entradans celle au lit à panneaux, dont la fenêtre, comme j’ai déjà euoccasion de le dire, est assez large pour qu’on puisse passer àtravers. L’idée me vint qu’il méditait une autre expéditionnocturne dont il préférait que nous n’eussions point desoupçon.

Est-ce une goule ou un vampire ? medemandai-je. J’avais lu des histoires sur ces hideux démonsincarnés. Puis je fis réflexion que je l’avais soigné dans sonenfance, que j’avais été témoin de son passage à l’adolescence, queje l’avais suivi pendant presque toute sa carrière, et que c’étaitune absurdité de céder à ce sentiment d’horreur. « Mais d’oùvenait-il, ce petit être noir, recueilli par un brave homme pour saruine ? » murmura la superstition, au moment que jeperdais conscience de la réalité en m’assoupissant. Moitié rêvant,je m’efforçais de lui trouver une origine vraisemblable ;reprenant les méditations auxquelles je m’étais livrée éveillée, jerepassais son existence, sous tous ses aspects effrayants ;enfin je me figurais sa mort et ses obsèques. Le seul souvenir quim’en reste, c’est que j’étais fort ennuyée parce que c’était à moiqu’incombait la tâche de composer l’inscription pour son monument,et que je consultais là-dessus le fossoyeur. Comme il n’avait pasde nom de famille, et que nous ne savions pas son âge, nous étionsobligés de nous contenter du simple mot :« Heathcliff ». Ce qui s’est vérifié : nous n’avonspu faire autrement. Si vous entrez dans le cimetière, vous ne lirezsur sa pierre tombale que ce mot et la date de sa mort.

À l’aube, je retrouvai mon bon sens. Je melevai et descendis dans le jardin, dès qu’il commença de faireclair, pour voir s’il y avait des traces de pas sous sa fenêtre. Iln’y en avait pas. « Il n’a pas bougé », pensai-je« et il sera dans son état normal aujourd’hui. » Jepréparai le déjeuner pour tout le monde, comme je faisais àl’ordinaire, mais je dis à Hareton et à Catherine de ne pasattendre que le maître descendît, car il resta couché tard. Ilspréférèrent déjeuner dehors sous les arbres, et j’installai unepetite table pour eux.

Quand je rentrai dans la maison, je trouvaiMr Heathcliff en bas. Il causait avec Joseph de chosesconcernant la ferme ; il donna des instructions claires etminutieuses sur l’affaire en cause, mais il parlait vite, tournaitcontinuellement la tête de côté, et avait toujours le même airexcité, avec plus d’exagération encore. Quand Joseph quitta lasalle, il s’assit à sa place habituelle et je plaçai devant lui unbol de café. Il l’avança, puis appuya les bras sur la table,regarda le mur en face de lui et en examina une partie de haut enbas et de bas en haut, avec des yeux brillants, sans cesse enmouvement, et avec un intérêt si intense qu’il retenait parfois sarespiration pendant une demi-minute.

– Allons ! m’écriai-je en poussantun morceau de pain contre sa main, mangez et buvez votre cafépendant qu’il est chaud : il y a près d’une heure qu’il attendsur le feu.

Il ne m’entendit pas, et pourtant il sourit.J’aurais mieux aimé le voir grincer des dents que le voir sourireainsi.

– Mr Heathcliff ! maître !criai-je, pour l’amour de Dieu, n’ouvrez pas ces grands yeux commesi vous aperceviez une vision surnaturelle.

– Pour l’amour de Dieu, ne criez pas sifort, répliqua-t-il. Regardez bien partout, et dites-moi si noussommes seuls.

– Sans doute, nous sommes seuls.

Pourtant je lui obéis involontairement, commesi je n’en étais pas bien sûre. D’un geste il déblaya la tabledevant lui et se pencha pour regarder plus à l’aise.

Je m’aperçus alors que ce n’était pas le murqu’il regardait, car, en l’observant, je remarquai que ses yeuxsemblaient exactement dirigés vers une chose qui se serait trouvéeà deux mètres de lui. Quelle que fût cette chose, elle lui causaitapparemment ensemble un plaisir et une douleur extrêmes ;c’était du moins l’idée que suggérait l’expression angoissée etcependant ravie de son visage. L’objet imaginaire n’était pasfixe ; ses yeux le suivaient avec une activité infatigable et,même quand il me parlait, ne s’en détachaient jamais. J’eus beaului rappeler son jeûne prolongé : s’il faisait un mouvementpour se rendre à mes instances, s’il étendait la main pour prendreun morceau de pain, ses doigts se refermaient avant de l’atteindreet retombaient sur la table, oublieux de l’objet qu’ils voulaientsaisir.

Je continuai, avec une patience exemplaire, àessayer de détourner son attention de la vision qui l’absorbait. Àla fin il s’irrita et se leva en demandant pourquoi je ne lelaissais pas choisir son moment pour prendre ses repas. Il ajoutaque, la prochaine fois, je n’aurais pas besoin d’attendre ; jen’aurais qu’à mettre sur la table ce qu’il fallait et à m’en aller.Après avoir prononcé ces paroles, il sortit, descendit lentement lesentier du jardin et disparut par la barrière.

Les heures s’écoulèrent dans l’anxiété ;un autre soir revint. Je ne me retirai pour reposer que tard et,quand je m’y décidai, je ne pus dormir. Il rentra à minuit passéet, au lieu de se mettre au lit, s’enferma dans la salle du bas.J’écoutai, je m’agitai, puis finalement je m’habillai et jedescendis. Il était trop pénible de rester couchée, la cervelletorturée de mille craintes absurdes.

Je distinguai le pas de Mr Heathcliff,arpentant sans arrêt le dallage ; son silence étaitfréquemment interrompu par une profonde inspiration qui ressemblaità un gémissement. Il murmurait aussi des mots sans suite : leseul que je pus saisir fut le nom de Catherine, joint à quelqueterme passionné d’amour ou de souffrance. Ces mots étaientprononcés comme s’il se fût adressé à une personne vivante :d’une voix basse et fervente, venant du fond de l’âme. Je n’eus pasle courage de pénétrer tout droit dans la salle ; mais, commeje voulais le tirer de sa rêverie, je m’attaquai au feu de lacuisine, le remuai, et me mis à gratter les escarbilles. Le bruitl’attira plus vite que je ne m’y attendais. Il ouvrit aussitôt laporte et dit :

– Nelly, venez ici. Est-ce déjà lematin ? Venez avec votre lumière.

– Voilà quatre heures qui sonnent,répondis-je. Il vous faut une chandelle pour monter ; vousauriez pu en allumer une à ce feu.

– Non, je n’ai pas l’intention de monter.Entrez, allumez-moi du feu ici et faites tout ce qu’il y a à fairedans la pièce.

– Il faut d’abord que je fasse rougir lescharbons, avant que de pouvoir en apporter, répliquai-je en prenantune chaise et le soufflet.

Pendant ce temps, il errait çà et là, dans unétat voisin de l’égarement ; ses profonds soupirs sesuccédaient si rapidement qu’ils ne laissaient pas de place entreeux à la respiration ordinaire.

– Quand le jour viendra, j’enverraichercher Green, dit-il ; je voudrais éclaircir avec luiquelques questions juridiques pendant que je suis en étatd’accorder une pensée à ces affaires et d’agir avec calme. Je n’aipas encore fait mon testament, et je n’arrive pas à prendre unedécision sur la façon de disposer de mes biens. Je voudrais pouvoirles supprimer de la surface de la terre.

– Il ne faut pas parler ainsi,Mr Heathcliff, interrompis-je. Attendez un peu pour votretestament ; vous aurez encore le temps de vous repentir de vosnombreuses injustices ! Je n’aurais jamais pensé que vos nerfspussent devenir malades ; ils le sont pourtant pour le moment,et sérieusement, et par votre faute seule. La façon dont vous avezpassé ces trois derniers jours aurait abattu un Titan. Prenezquelque nourriture et quelque repos : vous n’avez qu’à vousregarder dans une glace pour voir que vous en avez besoin. Vosjoues sont creuses et vos yeux injectés de sang ; vous êtescomme une personne qui meurt de faim, et qui perd la vue par manquede sommeil.

– Ce n’est pas ma faute si je ne puis nimanger ni me reposer. Je vous assure que ce n’est pas volontaire.Je le ferai dès que ce me sera possible. Mais vous pourriez aussibien inviter un homme qui se débat dans l’eau à se reposer quand ilest à longueur de bras de la rive ! Il faut que je l’atteigned’abord, et alors je me reposerai. Soit, ne parlons plus deMr Green. Quant à me repentir de mes injustices, je n’ai pascommis d’injustices et je ne me repens de rien. Je suis tropheureux ; et cependant je ne suis pas encore assez heureux. Labéatitude de mon âme tue mon corps, mais ne se satisfait paselle-même.

– Heureux, maître ? Étrangebonheur ! Si vous vouliez m’écouter sans vous fâcher, jepourrais vous donner un conseil qui vous rendrait plus heureux.

– Quel est-il ? Donnez-le.

– Vous n’ignorez pas, Mr Heathcliff,que depuis l’âge de treize ans vous avez mené une vie égoïste etpeu chrétienne ; il est probable que, durant toute cettepériode, vous n’avez pour ainsi dire jamais tenu une Bible entrevos mains. Vous devez avoir oublié ce qu’il y a dans ce livre, etvous n’avez peut-être pas le temps de l’y rechercher. Quelinconvénient y aurait-il à envoyer quérir quelqu’un – un ministred’une secte quelconque, peu importe laquelle – pour vousl’expliquer, vous montrer combien vous vous êtes écarté de sespréceptes et combien vous seriez indigne de son ciel, si unchangement ne se produit pas en vous avant votre mort ?

– Je ne suis pas fâché et vous suisplutôt obligé, Nelly, car vous me faites penser à la manière dontje désire être enterré. Je veux être porté au cimetière le soir.Hareton et vous pourrez, si vous voulez, m’accompagner :faites tout particulièrement attention que le fossoyeur suive mesinstructions au sujet des deux cercueils ! Il n’est besoind’aucun ministre ni d’aucune parole prononcée sur ma tombe. Je vousdis que j’ai presque atteint mon ciel : celui des autres estpour moi sans valeur et sans attrait.

– Et à supposer que vous persévériez dansvotre jeûne obstiné, que vous en mouriez, et qu’on refuse de vousenterrer sur le terrain de l’église ? dis-je, choquée de sonindifférence irréligieuse. Cela vous plairait-il ?

– On ne fera pas cela. En pareil cas,toutefois, il faudrait que vous me fissiez transporter secrètement.Si vous y manquiez, vous éprouveriez pratiquement que les morts nesont pas anéantis.

Dès qu’il entendit remuer les autres habitantsde la maison, il se retira dans sa tanière et je respirai pluslibrement. Mais l’après-midi, pendant que Joseph et Hareton étaientà leur ouvrage, il reparut dans la cuisine et, d’un air égaré, mepria de venir lui tenir compagnie dans la salle : il avaitbesoin de quelqu’un avec lui. Je déclinai l’invitation, en luidisant franchement que ses propos et ses manières étrangesm’effrayaient et que je n’avais ni le courage ni la volonté derester seule avec lui.

– Je crois que vous me prenez pour undémon, dit il avec son rire sinistre ; un être trop horriblepour vivre sous un toit honnête.

Puis, se tournant vers Catherine, qui était làet qui s’était dissimulée derrière moi à son approche, il ajouta,moitié raillant :

– Et vous, voulez-vous venir, mapoulette ? Je ne vous ferai pas de mal. Non ? Pour vous,je suis devenu pire que le diable. Voyons, il y en aura bien unequi ne reculera pas à l’idée de me tenir compagnie. Pardieu !elle est impitoyable. Oh ! damnation ! C’est plus quen’en peut supporter la nature humaine… même la mienne !

Il ne sollicita plus la société de personne.Au crépuscule, il regagna sa chambre. Pendant toute la nuit et unebonne partie de la matinée, nous l’entendîmes gémir et se parler àsoi-même. Hareton aurait voulu entrer ; mais je lui disd’aller quérir Mr Kenneth, qui viendrait l’examiner. QuandKenneth arriva, je demandai à l’introduire et j’essayai d’ouvrir laporte. Je la trouvai fermée à clef et Heathcliff nous envoya audiable. Il allait mieux et voulait qu’on le laissât seul. Ledocteur se retira.

La soirée qui suivit fut très humide : ilplut à verse jusqu’au point du jour. En faisant ma ronde matinaleautour de la maison, j’observai que la fenêtre du maître étaitgrande ouverte et que la pluie fouettait à l’intérieur. « Iln’est pas possible qu’il soit dans son lit », pensai-je ;« il serait complètement trempé. Il faut qu’il soit levé ousorti. Mais je ne vais plus faire de façons, je vais aller voirhardiment. »

Ayant réussi à entrer avec une autre clef, jecourus aux panneaux pour les ouvrir, car la chambre étaitvide ; je me hâtai de les écarter et je regardai àl’intérieur. Mr Heathcliff était là… étendu sur le dos. Sesyeux rencontrèrent les miens… si perçants et si farouches que jetressaillis ; puis il parut sourire. Je ne pouvais le croiremort. Mais son visage et sa gorge étaient balayés par lapluie ; les draps dégouttaient, et il était parfaitementimmobile. La fenêtre, qui battait, lui avait écorché une main quiétait appuyée sur le rebord, le sang ne coulait pas de la plaie et,quand j’y portai les doigts, je n’en pus plus douter : ilétait mort et roide !

J’assujettis la fenêtre ; j’écartai deson front ses longs cheveux noirs ; j’essayai de lui fermerles yeux pour éteindre, s’il était possible, avant que personned’autre pût le voir, ce regard d’exultation effrayant, qui donnaitl’impression de la vie. Ses yeux refusèrent de se fermer : ilsavaient l’air de ricaner à mes efforts ; ses lèvres béantes,ses dents aiguës et blanches ricanaient aussi ! Prise d’unnouvel accès de lâcheté, j’appelai Joseph. Joseph monta en traînantla jambe et fit du vacarme, mais refusa d’intervenir.

– Le diable a emporté son âme, cria-t-il,et y peut ben prendre sa carcasse par-d’sus l’marché, pour c’quej’m’en soucions ! Hé ! a-t-y l’air môvais, à ricanerainsi à la mort !

Et le vieux pécheur ricana par dérision. Jecrus qu’il allait faire des gambades autour du lit. Mais tout àcoup il se calma, tomba à genoux, leva les mains et rendit grâcesau ciel de ce que le maître légitime et la vieille lignée fussentréintégrés dans leurs droits.

Je me sentais étourdie par ce terribleévénement ; ma mémoire se reportait malgré moi vers les tempspassés avec une sorte de tristesse oppressive. Mais le pauvreHareton, celui qui avait été le plus maltraité, fut le seul quisouffrit réellement beaucoup. Toute la nuit il resta assis à côtédu cadavre, versant des larmes avec un chagrin sincère. Il pressaitsa main, embrassait la figure sarcastique et sauvage dont tout lemonde se détournait ; il le pleurait avec cette douleurprofonde qui jaillit naturellement d’un cœur généreux, fût-il durcomme de l’acier trempé.

Mr Kenneth fut embarrassé pour seprononcer sur les troubles qui avaient causé la mort du maître. Jetins caché le fait qu’il n’avait rien avalé depuis quatre jours, decrainte d’amener des ennuis. Je suis d’ailleurs persuadée qu’iln’avait pas jeûné volontairement : c’était la conséquence etnon la cause de son étrange maladie.

Au scandale de tout le voisinage, nousl’enterrâmes comme il l’avait désiré. Earnshaw, moi, le fossoyeur,et six hommes pour porter le cercueil formèrent toute l’assistance.Les six hommes se retirèrent quand ils eurent déposé le cercueildans la fosse : nous restâmes pour le voir recouvrir. Hareton,la figure baignée de larmes, arracha des mottes vertes et les plaçalui-même sur la terre brune : maintenant la tombe est aussiunie et verdoyante que ses voisines… et j’espère que celui quil’occupe dort aussi profondément que ses voisins. Mais les gens dupays, si vous les interrogez, vous jureront sur la Bible qu’il sepromène. Il y en a qui prétendent l’avoir rencontré près del’église, ou sur la lande, ou même dans cette maison. Contes àdormir debout, direz-vous, et moi aussi. Pourtant le vieillard quiest là-bas, au coin du feu, dans la cuisine, affirme qu’il les avus tous deux, regardant par la fenêtre de la chambre, à chaquenuit pluvieuse depuis la mort de Heathcliff ; et une chosecurieuse m’est arrivée il y a environ un mois, j’allais un soir àla Grange – il faisait sombre, l’orage menaçait – et, juste autournant des Hauts, je rencontrai un petit pâtre qui poussaitdevant lui une brebis et deux agneaux. Il pleurait à chaudeslarmes ; je supposai que les agneaux étaient rebelles et nevoulaient pas se laisser conduire.

– Qu’y a-t-il, mon petit homme ?demandai-je.

– Heathcliff et une femme sont là-bas,sous la pointe du rocher, répondit-il en sanglotant, et je n’osepas passer à côté d’eux.

Je ne vis rien. Mais ni lui ni son troupeau nevoulurent avancer et je lui dis de prendre la route du bas. Il estprobable que, pendant qu’il traversait la lande, il avait faitnaître lui-même ces fantômes en pensant aux sottises qu’il avaitentendu répéter par ses parents et par ses camarades. Quoi qu’il ensoit, maintenant encore je n’aime pas à être dehors quand il faitnuit ; et je n’aime pas à rester seule dans cette tristemaison. C’est une impression que je ne peux pas surmonter ; jeserai heureuse quand ils partiront d’ici pour aller à laGrange.

– Ils vont donc aller à la Grange ?dis-je.

– Oui, dès leur mariage, qui aura lien aujour de l’an.

– Et qui habitera ici, alors ?

– Joseph prendra soin de la maison etaura peut-être un garçon pour lui tenir compagnie Ils vivront dansla cuisine et le reste sera fermé.

– À l’usage des fantômes qui voudrontl’occuper, observai-je.

– Non, Mr Lockwood, dit Nelly, ensecouant la tête. Je crois que les morts reposent en paix ;mais il n’est pas bien de parler d’eux avec légèreté.

 

À ce moment, la barrière du jardin tourna surses gonds : les promeneurs revenaient.

– Ils n’ont peur de rien, eux,grommelai-je en surveillant par la fenêtre leur arrivée. Ensemble,ils braveraient Satan et ses légions.

Comme ils franchissaient le seuil ets’arrêtaient pour jeter un dernier regard sur la lune – ou, plusexactement pour se regarder l’un l’autre à sa lueur – je me sentisune fois de plus irrésistiblement poussé à les fuir. Je glissai unsouvenir dans la main de Mrs Dean et, sans prendre garde à sesremontrances sur ma brusquerie, je disparus par la cuisine aumoment où ils ouvraient la porte de la salle. J’aurais ainsiconfirmé Joseph dans sa croyance aux fredaines de la brave femme,si par bonheur l’agréable tintement d’un souverain tombant à sespieds ne lui eût fait reconnaître en moi un personnagerespectable.

Mon retour à Thrushcross Grange fut allongépar un détour que je fis dans la direction de l’église. Quand jefus sous ses murs, je m’aperçus que son délabrement avait fait desprogrès sensibles en sept mois. Plusieurs fenêtres n’étaient plusque des trous noirs, béants, dépourvus de vitrage ; ça et làdes ardoises faisaient saillie sur la ligne droite du toit, prêtesà être peu à peu emportées par les bourrasques de l’automne quiapprochait.

Je cherchai et découvris bientôt les troispierres tombales sur la pente près de la lande : celle dumilieu, grise et à moitié ensevelie sous la bruyère ; celled’Edgar Linton, ornée seulement de l’herbe et de la mousse quicroissaient à son pied ; celle de Heathcliff encore nue.

Je m’attardai autour de ces tombes, sous ceciel si doux ; je regardais les papillons de nuit quivoltigeaient au milieu de la bruyère et des campanules, j’écoutaisla brise légère qui agitait J’herbe, et je me demandais commentquelqu’un pouvait imaginer que ceux qui dormaient dans cette terretranquille eussent un sommeil troublé.

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Tags: Emily Bronte