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Les Linottes

Les Linottes

de Georges Courteline

 

À ANDRÉ CORNEAU

Humble hommage d’un vieil ami

G.C.

 

AVANT-PROPOS

 

De tous les livres que j’ai écrits, il n’en est pas qui m’ait donné plus de joie et de douceur à l’écrire que celui dont les pages suivent et dont chaque phrase, chaque ligne, chaque syllabe est un rappel des heures lointaines qui furent les débuts de ma vie. C’est à Montmartre que je les vécus,ces heures, tant il semble que, Montmartre et moi, ayons été faits l’un pour l’autre, de 1865 qui me vit, le derrière montré aux passants, occupé à tapoter des pâtés de sable du plat de ma pelle de bois blanc, à 1871, époque où la vie de famille fit place pour moi à la vie de collège et la vagabonderie turbulente de la rue aux tristesses provinciales qui devaient pleuvoir sur moi de 1871 à1878, du haut de la Cathédrale de Meaux, avec les heures, leurs demies et leurs quarts.

La maison où je grandis aux côtés de mes parents et que j’ai tenté, dans les Linottes, d’évoquer sous le nom de la Villa Bon-Abri, occupait le N° 40 de la rue de la Fontenelle, devenue plus tard rue de la Barre. Entre deux séries de jardins qu’isolaient les uns des autres des haies de sureaux nains et de volubilis, elle dégringolait en pente raide jusqu’à la rue Saint-Vincent où elle prenait fin dans les chaumes d’une habitation de paysan jadis donnée à la belle Gabrielle d’Estrées, en remerciement de son baiser, par le roi galant Henri IV. À deux pas de là, le jardinet paternel que nous étions venus occuper en remplacement de Charles Monselet, longeait l’envers des murs oùquelque temps après les généraux Clément Thomas et Lecomtedevaient, adossés côte à côte, venir présenter leurs poitrines auxchassepots insurrectionnels.

Montmartre se présentait alors, et,pendant de longues années encore, devait se présenter sous l’aspectd’un village – qu’il était en réalité – avec ses pensionnats devolailles dans l’effarement desquelles le passant perdait pied, etses ménages de canards barbotant à la queue leu leu par lesruisseaux de la place du Tertre. Des fermes y voisinaient le longde la rue Norvins, entrebâillant leurs lourdes portes, d’oùpartaient des tiédeurs odorantes de crèches, sur des croupesd’acajou encroûtées de bouses séchées. À travers l’accumulation desannées laissées derrière moi, tout à la fois si lointaines et siproches, je revois la magnificence du jardin de la rue de laFontenelle, les nuits bleues et les aubes dorées qui en baignaientles ormeaux et les hêtres et aux douceurs desquelles le paysagisteLépine retrempait chaque matin son inspiration ; je revois lesdimanches de beau temps, les invasions de Parisiens grimpés ausommet de la Butte chargés de boustifailles diverses, de paniersdont se soulevaient les couvercles sur des pâtés aux allures deforteresses, des quartiers de veau en gelée, des goulots deChampagne et des litres de café froid. C’était alors les agapes bonenfant dans les herbes des pelouses parsemées de pâquerettes, lesfusées de rire, les chansons à la mode, lancée naguère parThérésa : la Gardeuse d’ours, le Chemin du moulin, le Sapeur.Et la journée passait vite, s’achevait enfin dans le crépusculevenu des lointains horizons, tandis que des lampions bleus etrouges s’allumaient, tout seuls semblait-il, dans les feuillagesdes platanes.

 

La nuit venue et la lune levée, la villareprenait son calme et les Montmartrois d’occasion, leurs batteriesde cuisine et leurs paniers d’osier, lâchés maintenant par la rueRavignan ou par les pentes de la rue Lepic qu’emplissait d’unegaieté bruyante l’orchestre du Moulin de la Galette, à la recherchedu seul omnibus qui desservît vraiment la Butte, la reliât au cœurde Paris : celui de la Halle-aux-Vins à la place Pigalle,vieux serviteur, resté fidèle au poste, d’ailleurs, et toujoursvert, ainsi que chacun a le droit de s’en assurer. Et, tandis quemaman me fourrait dans le dodo où venait aussitôt me rejoindre leminet, compagnon chéri de mon enfance, dont le ronron berçait monsommeil toutes les nuits, mon père se remettait au travail,achevait la tirade, commencée le matin, du capitaine Van Ostebal,héros du Canard à 3 becs que les Folies-Dramatiques allaient mettreen répétitions. Heures vécues ! Souvenirs exhumés ! Jeles donne pour ce qu’ils valent, et, comme dit Choppart dans leCourrier de Lyon : « Ce n’est pas un bien beau cadeau queje vous fais là ! »

N’importe ! C’est à eux et à ellesque je dois d’avoir crayonné les coins les plus sincères de cesLinottes dont les pages suivent. Commencées dans l’Écho de Paris,elles furent continuées au Journal, puis aboutirent chez Flammarionqui les publia dans le courant de 1912 en un volume illustré de laplus heureuse façon par un jeune débutant du nom de CharlesRoussel. Enfin, habilement adaptées à la scène par Robert Dieudonnéet C.-A. Carpentier, sous la forme d’une opérette dont ÉdouardMathé écrivit la musique, – musique parfaitement délicieuse,d’ailleurs, et dont le succès personnel fut très grand – ellesvirent le jour sur la petite scène du Perchoir que dirigeait RenéBussy, le 1er avril 1923, passèrent de là aux Nouveautésde Léon Deutsch, lequel les recueillit le 16 mai et les mena à la100e qui fut amicalement fêtée le verre en main, aucabaret de la Savoyarde à Montmartre, le 23 juin suivant, pour êtreprécis.

LES LINOTTES

 

I

Le trente et un du mois d’août, vers les neufheures du matin, Robert Cozal regagna ses pénates, s’étant levéavec les coqs.

Il était chaussé d’espadrilles, coiffé d’unecasquette de vacher, et il revenait de la rue des Saules où ilétait allé boire du vin blanc et manger un bout de saucisson à laporte d’un mastroquet, en regardant les lentes fumées des cheminsde fer flotter dans l’air bleu des lointains.

Il en usait ainsi chaque matin, à moins que letemps s’y opposât. Le lundi seulement, et le jeudi, jours oùMme Hamiet, sa maîtresse, le venait voir, ilmodifiait son ordinaire et déjeunait de fromage blanc, crainte detroubler d’un relent d’ail l’extase des intimités.

Très nomade et capricieux, aimant la nouveautéjusqu’à changer trois fois par mois son lit de place, histoire degoûter au réveil l’exquise impression de la surprise, il n’étaitguère un coin de Paris où cet aimable garçon n’eût planté uninstant sa tente. À la fin il avait fait comme tout le monde, ilavait échoué à Montmartre, et, depuis le printemps, il filaitd’heureux jours sous les ombrages de la villa Bon-Abri : unedouble forêt d’acacias et de hêtres dégringolant à pic, aux flancsd’une commune allée, la pente nord de la Butte.

Et le fait est que c’était délicieux, ce coinde banlieue prématurée poussé là sans que l’on sût comment, seméd’habitations coquettes, de haies frêles où les liserons couraienten clochettes légères, et que les dimanches de beau tempsemplissaient d’un tapage de bombances champêtres. Il y en avaitpour tous les goûts et aussi pour toutes les bourses, depuis lemanoir à tourelles dont les étroites meurtrières éclairent leswater-closets, jusqu’à l’humble cahute de planches, coiffée d’unzinc à rails que roue de coups la pluie.

De bourse et de goûts également modestes,Robert Cozal avait pris le juste milieu : il payait douzecents francs par an le droit d’exécuter d’agréables variations surle thème célèbre de Jean-Jacques, « une maisonnette blancheavec des contrevents verts », vraie maison de Socrate pourl’exiguïté, si basse qu’une couple de platanes se rejoignaientpar-dessus son toit, s’y enlaçaient en rameaux fraternels.

Là, il goûtait les grandes douceurs de paixqu’avait toujours convoitées sa paresse, restant parfois des heuresentières le dos dans les herbes de sa pelouse, à regarder planerd’immobiles cerfs-volants qu’enlevaient des gamins rue Lamarck. Àmidi, il passait son veston d’alpaga, se coiffait de sa casquetteet partait déjeuner au petit bonheur de ses pas : au« Lapin Agile », par exemple, ou sous les phtisiquestonnelles du « Site Enchanteur », une façon d’auberge degrand chemin échappée à un décor de mélodrame et que, seul, unmiracle semblait empêcher de glisser comme un wagonnet de montagnerusse, sur la dégringolade de la rue du Mont-Cenis. Quelque tempsil avait, ainsi, promené de bouchon en bouchon son hésitanteclientèle, mais un matin qu’il était venu tirer de l’eau au puitsbanal de la villa Bon-Abri, il avait fait la connaissance dumusicien Stéphen Hour, son voisin, en lui inondant les souliers dutrop plein de ses arrosoirs, et depuis lors, devenus grands amis,les deux hommes dînaient ensemble dans une gargote de la rueSaint-Rustique dont l’ahurissante enseigne

OLIVIER

ET

PIEDS DE MOUTONS

avait le pouvoir de jeter Cozal à des abîmesde rêverie.

Ils mangeaient en plein air, à la fraîcheurd’un chèvrefeuille qu’allumait de verts éclatants une lampe poséeentre eux, s’attardaient ensuite à causer, devant les lits de sucrefondu restés au fond de leurs tasses, d’un projet decollaboration : un opéra-comique Louis XV, appelé MadameBrimborion, que Cozal achevait tout doucement, en s’amusant,pour occuper ses loisirs. Hour, du reste, pour qui la vie avait eula dent un peu dure et qui ne dérageait pas contre elle, avait, entout et pour tout, deux sujets de conversation, – deux ! – samusique et sa maîtresse. Sorti de là, il bourrait sa pipe etlaissait dire, désintéressé, retranché, si on venait à lequestionner, derrière le vague geste ignorant du monsieur qui s’enbat l’orbite.

Sa musique !…

À la vérité, deux mornes chutes résumaient sacarrière :

1° À l’Opéra, Servage ! épopéetragique, intentionnellement traitée en opérette, Hour ayant tenu àprouver qu’il savait être homme de verve le jour où ça luiconvenait ;

2° Aux Folies-Dramatiques, La Mainchaude, opérette bouffe débordante d’âpre érudition etd’insipide solennité, Hour ayant voulu, cette fois, établir qu’ilavait plus d’une corde à son arc, et que, s’il excellait à semontrer badin lorsqu’il convenait qu’il fût grave, en revanche ilétait sans égal pour triompher, quand il fallait être plaisant,dans le bel art d’être sévère.

Avec ce joli système, où se synthétisait toutentière la vanité intransigeante et insociable du personnage, il enétait venu, lui, prix de Rome de 1895, à bricoler pour l’éditeurBarbaillé, qui les lui payait vingt francs pièce, des réductionsenfantines d’œuvres célèbres tombées dans le domaine public, et àbattre, le reste du temps, le pavé de la capitale, pour trouver desleçons de piano – qu’il trouvait et ne gardait jamais plus de huitjours, tant il apportait de promptitude à dégoûter les gens lesmieux intentionnés.

Les quelques louis ainsi glanés de droite etde gauche, joints aux quelques pièces de cent sous qu’il touchait àl’agence des Auteurs et Compositeurs Dramatiques (il était l’auteurd’une romance célèbre : Cueillons les Roses), et auxpetits revenus qu’il avait hérités de sa mère, lui constituaientune maigre aisance, dont l’allégeait, avec une incontestabledextérité, la jeune Hélène, aimable voyou juponné de 17 à 18 ans,qu’il avait mise dans ses meubles et qu’il idolâtrait et rouait decoups tout ensemble.

Rue de Lorient, une venelle en coude qu’écrasela crête de la Butte sous l’ombre allongée de ses moulins, il luiavait loué et meublé un petit rez-de-chaussée de trois pièces oùétaient venus coucher les uns après les autres tous les rigolos deMontmartre, sauf lui, qu’elle renvoyait impitoyablement à sa nichede la villa.

Car cette prodigue de soi-même, de qui nulpied n’avait en vain agacé le pied sous une table, se montrait aveclui d’une lésinerie inouïe, d’une ladrerie qui ne désarmait par-cipar-là qu’avec des soupirs assommés, et qui, après l’avoirlentement exaspéré, le jetait soudain à des accès de foliefurieuse.

– Saleté ! criait-il. Coquine !En voilà encore des façons ! Si je te dégoûte, faut ledire.

Mais elle, froidement :

– Faut le dire ?… Je le dis.

– Je te dégoûte ?

– Oui, tu me dégoûtes !

Alors Stéphen Hour, hors de lui :

– Sale bête ! hurlait-il, salebête !

Et là-dessus, c’était des batailles à enétourdir la maison, des pourchas extravagants autour des meublesculbutés, des scènes de pugilat en chambre, d’où ilssortaient : lui, comme d’une catastrophe à laquelle iln’aurait échappé que par miracle, éperdu, muet, les lèvresblêmes ; elle, comme de son lit, mon Dieu ! reposée, etsouriante, et calme, toute colorée de calottes et ravie d’avoirfait écumer le gros homme.

Pauvre gros homme !

Torturé de jalousie latente et de désirsinsatisfaits, deux fois trahi et deux fois malheureux dans les deuxseules passions qui meublassent sa vie, volontiers etindifféremment il s’en prenait à l’une de l’autre. À l’ingratitudede son art il reprochait les tristes consolations demandées à sessales amours ; à ses amours, les cruelles représailles de sonart bêtement négligé et galvaudé pour elles, et qui sevengeait.

Il passait la moitié de sa vie à faire leserment de lâcher la « coquine » et l’autre moitié à lerefaire ; de quoi se divertissait fort Robert Cozal, demeurétrès bébé malgré ses vingt-cinq ans, et qu’amusait au suprême degrél’éloquence pittoresque et pleine de laisser-aller de son ami.Celui-ci, par sa large face embroussaillée, le flamboiement sombrede ses yeux, le perpétuel grondement d’orage qui filtrait de seslèvres closes et l’entretenait au centre d’un essaim bourdonnant degrosses mouches, apparaissait à celui-là tel un sangliermonstrueux.

Ce même matin, trente et unième du moisd’août, Cozal devait être ébahi à découvrir en quelle bauge lesanglier vivait comme un cochon.

Il avait, la veille au soir, achevé le secondacte de Madame Brimborion, et, pressé de lui faire tenirla bonne nouvelle, il se décida à franchir, en dépit de l’heurematinale, le seuil de son collaborateur.

 

En pénétrant dans la villa Bon-Abri, lepremier cottage rencontré était celui de Stéphen Hour.

Il se composait d’une chose qui avait été unjardin, ainsi qu’en attestaient les buis empoussiérés surgis desherbes par instants et marquant l’emplacement de corbeillesdisparues, et d’un cube énorme de verdures qui était l’habitation.De la maison, en effet, plus rien, que l’enchevêtrement confus desvignes vierges qui en matelassaient la toiture, pour chasser de là,jusqu’au sol, en stalactites compactes, leurs jeunes poussestroussées et tendres. Robert Cozal, cherchant la porte, les dutécarter de ses deux bras ainsi qu’il eût fait de lourdsrideaux.

La clé, mise une fois pour toutes à laserrure, n’en avait oncques bougé depuis.

Il entra.

– Eh ?… Quoi ?… Qui valà ? fit une voix qui parut sortir d’un souterrain et qui, enréalité, était celle de Stéphen Hour, couché à même le plancher.Ah ! c’est vous ? Eh bien ! vrai, vous n’avez pas letrac d’être sur vos pattes à cette heure-ci. Le diable vousemporte, mon bon !

En même temps, par le bain d’ombre noyant lapièce, une pâleur imprécise et vivante s’agita : Hour, éveilléen sursaut, qui se soulevait sur ses paumes.

Interloqué :

– Je vous dérange… ; vous dormiezencore, fit Cozal.

Hour avait un langage à lui, dont les volontésde continence d’une exaspération perpétuelle mangeaient la moitiéau passage et dont suintait le reste, tant bien que mal, à traversla flambaison dense d’une moustache en chute d’eau.

Sa réponse fut un grognement de truie à qui ona donné du pied dans le groin.

– … on… eu… ou… ; heure qu’ilest ?… Pas midi, je parie !… erdant, être réveillé à desheures pareilles !… – Enfin !

Il ajouta :

– Tirez donc le rideau. On est comme dansune cave, ici. Cozal, ravi d’y voir clair, s’empressa, et ildemeura effaré, à se demander s’il rêvait.

À peine distingué dans l’affreux crépusculetombé là tout à coup des verdures du dehors, c’était sous ses yeuxle plus fou, le plus invraisemblable repaire de sous-fripier qu’aitjamais abrité la Maube en les enfoncements sinistres de sesimpasses.

Des loques ! Des chaussures moisies etencroûtées d’antiques boues !… Des chapeaux ravagés d’usure,et dont l’un, ô surprise ! un melon aux vastes bords, que sansdoute la main de son propriétaire avait impatiemment lancé à lavolée, flottait comme un navire à l’ancre en les eaux savonneuseset épaisses d’une cuvette !… Sur la tablette, fendue en deux,d’une cheminée qui était un cellier et dont la trappe démantibuléeouvrait un jour en angle aigu sur l’âtre hérissé de bouteillesvides, cette cuvette occupait la place de la pendule, laquelle,juchée sur la corniche d’un colossal bahut de chêne, projetait unrouleau de musique hors du trou béant de son cadran, parti lui-mêmeavec Jean, « voir s’ils viennent ». Des milliers de boutsd’allumettes saupoudraient de grésil le plancher, des mégots decigarettes crachés au hasard de la lèvre lépraient bizarrement lesmurs d’une invasion d’énormes cloportes immobiles, et Stéphen Hour,à demi émergé du pêle-mêle de ses couvertures entre un pot de nuità sa droite et un monticule de tabac à sa gauche, était une horreurde plus, parmi tant d’autres.

Il y avait mieux cependant.

La vraie surprise de ce claquedent, ce qui,d’une chose simplement extraordinaire, faisait une chosefantastique, c’était l’attendrissant piano qui servait aucompositeur à y parfaire ses chefs-d’œuvre.

Non, ce meuble !…

Ah ! les choses, vraiment ont desmélancolies à elles ; des tristesses qui leur sontpropres !

Avec son clavier comparable à la mâchoiresafranée d’une quakeresse octogénaire, le piano de Stéphen Hour eûtévoqué la vision du capitaine Castagnette, si, plutôt, il n’eûtfait songer à un pauvre âne écorché vif, par son ventre, son tristeventre défoncé en cerceau de cirque sur ses entrailles de laiton.De ses colonnettes de soutien, frêles spirales où s’accrochait lejour, l’une se calait, amputée à mi-jambe, au cul d’un seaurenversé, et les deux accroches de cuivre, d’où les appliquesavaient fui, qui flanquaient les zigzags baroques du pupitre,pointaient sur son avant, tels, sur une plate poitrine, les petits,tout petits tétons, d’une grande bringue de pensionnaire. Installéau sein de ce fumier, de biais et énigmatiquement à contre-jour, ils’y dressait avec l’hésitation inquiète d’un homme saoul échouéquelque part sans s’être au juste rendu compte par la faveur dequel miracle.

Or, chose inouïe ! à cette épinetteapocalyptique et de laquelle se battaient les cordes avec descoquilles de noix, des carcasses de boîtes d’allumettes et desfragments de papiers encore gras des reliefs de charcuterie qu’ilsavaient enveloppés naguère, Stéphen Hour arrachait des sons !…Quels sons !… N’importe, des sons ; des mélancoliesatténuées, lointaines, lointaines, lointaines, qui avaient laplaintive douceur des souvenirs d’enfance effacés à demi, et celaétait à la fois profondément triste et grotesque, parce qu’à lamusique douloureuse sanglotée aux flancs de l’instrument une autremusique se mêlait : la danse tremblotée de l’anse sur lesparois sonores du seau.

 

– Oui… un peu en désordre ici, ditnégligemment Stéphen Hour qui avait suivi de son regard le regardahuri de Cozal et qui ajouta ce mot superbe : – Je fais monménage moi-même. Excusez, hein !… Q’ça fait,d’ailleurs ?… Alors, vous avez à me parler ?

Cozal, nous le répétons, portait en soi devieux restes d’enfance qui lui remontaient parfois aux lèvres enfous rires de petit collégien.

Depuis un instant il se contenait, les dentsplantées à même une belle fusée joyeuse.

Il se mata.

Il répondit gravement.

– C’est sans importance, cher ami. J’aideux actes faits de notre machine ; j’étais venu vous enavertir, voilà tout.

Si cette révélation fut ou non agréable àcelui qu’elle intéressait, c’est ce que nous ne saurions précisersans une témérité grande. Constatons qu’il y répondit par une suited’onomatopées d’où jaillirent seulement ces deux vérités : àsavoir qu’il était un grand méconnu et que les directeurs dethéâtre étaient tous d’immondes idiots.

– Ah ! les cochons !… Ah !les brutes !…

L’orgueil démesuré et fou de Stéphen Hour,sans précédent dans le passé et sans équivalent possible dansl’avenir, atteignait à de telles invraisemblances que ça endevenait touchant. À le voir se plonger jusqu’aux cheveux en unepleine mer d’extravagante vanité, s’y ébattre, y faire le gentil etle gracieux et déclarer tranquillement que jamais on n’avait rienvu de pareil depuis que le monde était monde (car c’était aussibête que ça), les irréfléchis seuls riaient. Il y avait dans sonimpudeur un peu de la candeur attristante des filles à se mettrenues devant le monde, et telle était son inconscience quand il secouronnait lui-même des lauriers du triomphateur, que c’était,véritablement, à en avoir les bras cassés.

Il fut tout à fait bien, cette fois ;d’une sottise outrecuidante qui eût fait pleurer de tendresse lesrochers de Franchart et de Marlotte, et jusqu’aux falaisesd’Étretat. Une heure durant, à la joie indicible de Robert Cozaldont se délectait en bec fin l’observation malicieuse, il entassa,nouvel Encelade, des montagnes d’énormités, disant que de touttemps, « Oui, mon cher, de tout temps », il avait faitl’admiration de populations en délire !… à l’école communaled’abord, où l’avait mis hors pair dès l’âge le plus tendre son sensmerveilleux de la musique, et, plus tard, à Pont-à-Mousson, où onvenait l’entendre de dix lieues jouer de l’orgue à la cathédrale ledimanche, tellement il était épatant dans l’art de nuancer unephrase et d’arracher à un accord attardé parmi les basses graves lecri de misère et de détresse de l’humanité tout entière !

– Et savez-vous à quel âge ?… À onzeans !… À onze ans : c’est insensé, hein ?… Quelcœur ! Quelle âme !…

– Quel imbécile ! pensait en soiRobert Cozal tout en affectant d’approuver et même de surenchérir,tandis que l’autre en venait peu à peu à des monstruosités,encouragé et rengorgé, l’œil rond d’un kakatoès à qui on grattel’occiput en disant : « Il est beau,Coco ! »

La contemplation de son « moi »grisait cet infortuné comme le spectacle de sa propre grâce affoleune enfant vicieuse. Il finit, complètement saoulé, par dresserhors de son lit son torse velu, nu et suant, et par brailler, lamesure battue à tour de bras, une façon de marche triomphale qu’ilavait jadis composée en l’honneur du Ministre de l’Instructionpublique venu poser la première pierre du lycée deVanne-en-Lorraine.

– Écoutez un peu ça, Cozal. Tra la la,broum, broum ! Très chouette, hein ? D’zim !…Amusant, le coup de cymbale ! Broum ! broum ! (lesbassons). Tu tu tu… (Entendez-vous les clarinettes ?)Broum !… – Et toujours la mélodie !… Car voilà ce qu’il ya d’admirable avec moi : le respect de la mélodie !…

Un sourire errait sur sa face. À l’envisagé detant de génie, ses yeux se trempaient de nobles larmes. Et sanstransition, à propos de rien, il s’en prit à la jeune Hélène. Avec,dans le terme, une recherche de l’ignoble, de l’ordure, del’abjection, qui trahissait en lui les fonds de tendresse blessésd’une brute sentimentale, il crayonna de son amoureuse une exquisepetite silhouette : « Vache ! Fumier !Charogne ! » Pis encore ! – Une rosse pour laquellej’ai tout fait ! à laquelle j’ai tout sacrifié : unechaire au Conservatoire, la Légion d’honneur, l’Institut !

Cette avalanche de dignités lui paraissait sistrictement en rapport avec ses titres à les obtenir, qu’il nedoutait même plus qu’on les lui eût offertes.

– Quand on songe !… Moi, Hour, Prixde Rome !… En être réduit à battre le cachet ! Et ça pourune sale volaille qui me fait des queues avec tout lequartier !… Vous savez que je ne l’ai pas revue ?

– Bah ! fit Cozal.

– Parole d’honneur !… Voilà cinqjours qu’elle a filé ; et depuis, aucune nouvelle !…

Une chose, particulièrement, affolait lemusicien, toujours hanté de l’idée fixe de franchir de force ou deruse le seuil des Paradis refusés : le chic vraimentmiraculeux avec lequel Hélène lui glissait dans les doigts àl’instant même où il croyait enfin la tenir. Ceci arrivait enmoyenne une fois le mois. Gentiment, bras dessus, bras dessous,bavardant de choses quelconques, ils revenaient de boire les bocksd’une petite brasserie montmartroise dont ils étaient leshabitués ; et juste comme il se glissait, triomphateur contentde soi, par l’entre-bâillement de la porte d’Hélène, ouverte à soncoup de sonnette : crac ! plus personne ! l’aimableenfant avait exécuté un demi-tour selon les principes, et, par lesrues en précipices que crénelait de baroques découpages la clartéblanche et silencieuse de la lune, elle cavalait agréablement,laissant la traiter de tous les noms et sacrer à gueule queveux-tu, Hour, que sa lourdeur attachait au rivage.

Où elle allait ? Ce qu’elledevenait ? Problème !… Deux, trois, quatre jours, plus oumoins, on n’entendait plus parler d’elle ; et tout à coup, unmatin que l’artiste, en attendant de se lever, mâchonnait desamertumes entre son tabac et le pot de chambre, la porte s’ouvraitd’une poussée et une voix de gavroche, gaie et jeune,demandait :

– Il est là, le phénomène ?

Le phénomène, c’était Hour. Peut-être cetterévélation n’était-elle pas indispensable à la clarté de cerécit.

Après un court silence :

– Cinq jours ! fit Cozal. Diable,voilà qui devient sérieux. Je serais inquiet, à votre place.

Hour, qui avait des finesses d’éléphant, desmalices cousues de cordes à puits, se donna l’air de ne pascomprendre ; et un admirable spectacle fut celui de son masqueeffaré, aux paupières battantes, aux prunelles hagardes, demandantdes explications aux atomes épars de l’espace.

– Pourquoi inquiet ?… Sais pas ceque vous voulez me dire. Il le savait si peu qu’il ne laissa mêmepas à son interlocuteur le temps de lui répondre : « Maissi. »

– Qu’elle crève !

Il lâcha le mot comme un vomissement, à pleinegueule.

Après quoi, calmé :

– Chameau !… Enfin, c’est fini. Iln’est que temps.

L’autre leva l’épaule.

– Ouat ! Vous en seriez bienfâché.

– Vous dites ?

– Je dis, reprit Cozal avec une grandedouceur, que vous en seriez bien fâché. Car, ce n’est pas pour vousfaire des reproches, mais je commence à la connaître.

À ces mots, une fureur sacrée s’empara deStéphen Hour. D’un bond, il fut debout sur son lit, ayant écarté deson bras le drap qui le couvrait tout à l’heure et qui maintenantcachait en partie le plancher. Et de sa bouche, où bafouillaientdes empâtements exaspérés, tombèrent d’informes propos, desbégaiements indistincts, des choses vagues : incohérente etatroce symphonie, soutenue pourtant du leitmotiv obligé : lagloire et l’immortalité compromises, pour une salope, d’un artistede qui la puissante organisation avait jadis transportéd’enthousiasme les beaux esprits de Vanne-en-Lorraine etMM. les Mussi-Pontains !…

Cozal l’excitait sournoisement, bien quedonnant la comédie de quelqu’un qui cherche à apaiser. Au fond, ilétait comme Hélène, il adorait faire écumer le gros homme, dont levisage cramoisi lui apparaissait alors le plus grotesque et le plusrécréatif du monde. Et il avait des restrictions, il esquissait desmoues d’incrédulité, il opposait aux tonitruances de Hour d’humbleset traîtres « Permettez ! » faits pour cingler deverges cuisantes l’auteur de Cueillons les Roses, l’amenerpetit à petit à des crises voisines de l’épilepsie. Il mit lecomble à la mesure en insinuant avec une tranquille douceur que leplus grand musicien de tous les temps, passés, présents et à venir,était un esprit léger, qui parlait à tort et à travers,disait : « Je ferai ci, je ferai ça », et n’ypensait plus le dos tourné. Une linotte, enfin !…

Une linotte !…

Le mot n’avait pas été dit que Stéphen Hourétait déjà au piano ; ses mains lancées de droite et degauche, à la volée, comme des cloches, soulevaient des flotsd’harmonie.

– Et voilà ce que j’irais sacrifier à unegueuse ?

Au même instant, Hélène, elle-même, apparutdans le cadre de la porte ouverte.

– Tiens, le phénomène est à poil !dit-elle.

– Ah ! c’est toi, cria Stéphen Hour.Hors d’ici, poison ! Hors d’ici !

Elle ne s’émut point. Simplement, tendant lamain à Cozal :

– Bonjour, vous.

– Bonjour, petite fille.

– Ça va bien ?

– Bien. Merci. Et vous ?

– Sortiras-tu, tonnerre de Dieu !reprit Hour, de qui se coloraient les joues en violacésapoplectiques. Cozal, chassez-moi cette ordure, ou je la jette à larue avec une pelle.

Hélène répondit dédaigneuse :

– Ne fais donc pas tant de chichis. Jet’ai dégoté une position : cinq francs par soirée, le dîner etles bocks.

La jeune Hélène, en effet, avait troisspécialités : elle était insensible aux coups ; ellementait avec un toupet désarmant ; elle trouvait toujoursquelque chose, au cours de ses disparitions.

Gosse, elle était déjà comme ça. L’aircandide, le sourire aux lèvres, le bras dans l’anse du panier, ellerevenait censément de l’école (en réalité Dieu sait d’où !…)et l’ébahissement de sa mère était de découvrir en ses poches destas d’objets qui y étaient venus tout seuls : des bouchons,des boutons, du sucre, des couvercles de boîtes à cirage, des fersde toupies et des pièces de deux sous. Et quand elledemandait : « Où as-tu donc eu ça ? », l’autre,si audacieusement, répondait : « Est-ce que je sais,moi ! » qu’elle lui tombait inévitablement dessus,conquise à l’impérieux besoin de faire baisser, coûte que coûte,des yeux qui se fichent du monde, de faire taire n’importe à quelprix une bouche qui déclare : « Je mens ». Dix ansplus tard, les choses avaient seulement changé en ce sens quec’était maintenant à Stéphen Hour de demander : « Oùas-tu eu ça ? » tandis qu’elle, retour de bordée, sedonnait l’irritant plaisir de chantonner en se dandinant :« Je t’en ai trouvé une, de leçon !… Je t’en ai trouvéune, de leçon ! » sans jamais consentir au moindreéclaircissement touchant les gens qui la lui avaient procurée. Caril faut pourtant être juste, il faut restituer à César ce quiappartient à César : elle n’avait que de bons sentiments,cette mignonne. Toujours elle pensait à Hour lorsqu’elle luifaisait des traits, jamais elle ne se créait une relation nouvelle,que son premier mouvement, l’instinctif, ne fût de l’en faireprofiter. Elle était comme ces bons noceurs attardés à des soupersde nuit, qui, le bras entré jusqu’au coude en un corsagecomplaisant, raflent de l’autre main, par la débandade desassiettes, les noisettes et les petits fours qu’ils rapporteront àMadame. Voilà. Et elle trouvait aussi des paires de gants, des basbrodés, des souliers neufs, des choses qui la faisaient belle,quoi !… poussées sur elle comme des champignons, parl’intervention du Saint-Esprit.

Donc, cette fois encore, elle avait eu la mainheureuse.

Double trouvaille !… Pour elle, unchapeau canotier qui égayait, jusqu’à la rendre délicieuse, salaideur de vaurienne futée, lui faisait une frimousse à en mourirde rire ; pour lui, le sous-sol de la Pie-Borgne, unde ces cabarets à pianos où se vient ébattre, le soir, la jeunesseun peu turbulente de Montmartre.

– Diable ! fit le musicien, lorsquela petite, d’un mot, l’eut mis au courant de la situation.

Ses fureurs étaient tombées, et il restait,lui, l’œil en dedans, ouvert sur de mystérieuses songeries. Pourcet homme plein d’ingénuité, venu au monde sans appétits et quin’avait plus de besoin pourvu seulement que ses orgueils pussent seregarder dans la glace, c’était, ces cent sous par jour, la timbaleenfin décrochée ! Mais à peine il la saisissait, qu’ilcherchait déjà de quelle huile il pourrait bien s’oindre les mains,afin qu’elle lui glissât des doigts, ayant pour mission dans la viede la caresser à rebrousse-poil, d’interpréter la logique du côtéque ce n’était pas vrai, et de faire précisément le contraire detout ce qu’on espérait de lui.

Cozal comprit que sa présence ne pouvait quecontrarier les élans d’une réconciliation obligée.

Il se retira par discrétion.

II

Depuis que la clémence céleste, sous la formed’une rencontre chez une connaissance commune, l’avait jeté auxbras de Marthe Hamiet (ceci remontait à un mois), Robert Cozalvivait comme en un rêve. Parvenu jusqu’à vingt-cinq ans sans avoireu d’autres amours que les maigres amours bohèmes à base de coupsde caprice et de camaraderies complaisantes, il était de ces êtrestout jets auxquels rien ne saurait apparaître qu’avec legrossissement outré et fugitif d’une projection lumineuse.

La tombée, dans son existence, d’une maîtressequi en était une réellement, ayant à ses yeux adultes le charmeineffable de l’aînesse et le prestige de la femme mariée, avaitdéterminé chez lui une floraison de sentimentalité spontanée dontrien, jusqu’alors, n’eût fait soupçonner le germe.

Elle !… Tout, pour lui, se résumait là,maintenant. Volontiers il eût déjeuné de ses sourires, dîné duparfum de ses gants, de ses cheveux ou de sa voilette. Il avait, àla contempler, des regards où riaient les puériles convoitises d’unbébé qui reçoit ses étrennes ; à l’effleurer, des mainscraintives d’antiquaire pour le bibelot précieux et rare dont laperte serait un deuil irréparable. Et ses câlineries cent foisdouces, ses grâces délicates et mignardes, qu’autorisaient son aird’extrême jeunesse et sa joliesse distinguée, ses façons de s’allernicher entre les bras et de feindre des sommeils ravis parmi lanappe d’encre des cheveux répandus, faisaient de lui un amantexquis, flattaient en Marthe ce fond de tendresse maternelle quicomplique et qui purifie l’ardeur passionnée des femmes déjàmûres.

Il la trompait d’ailleurs autant de fois quel’occasion s’en présentait, mais régulièrement le mardi, avec uneapprentie blanchisseuse du quartier, apportant à l’accomplissementde ce devoir la ponctualité zélée d’un employé avide d’avoir del’avancement. Il avait, en effet, cette petite faiblesse de nepouvoir rencontrer un jupon sans éprouver, à l’instant même,l’envie de le soulever pour voir ce qu’il y avait dessous. C’étaitun être délicieux, qui tenait que les femmes sont des fleurs, etqui, s’il avait pour la rose une préférence non douteuse, neméprisait pourtant ni l’humble violette, ni l’œillet odoriférant,ni la pervenche comparable aux sombres yeux des petits chats, nil’anthémis, qui porte collerette comme Catherine de Médicis. Demême, il aimait fort le lys, à cause de sa forme élancée ; lecoquelicot, à cause de sa forme épanouie ; le lilas mauve, àcause de sa couleur mauve, et le lilas blanc, à cause de sa couleurblanche. Sans doute, à la réflexion, il ne pensait pas qu’il fîtbien de tromper ainsi son amie, mais non pas non plus qu’il fîtmal, car le cœur n’y était pour rien, et il considérait la chosecomme une façon de platonisme à rebours, qui laissait en paix sesscrupules. Point jaloux, il eût été pleinement heureux. Le malheurest qu’il l’était, justement, et au delà de toute expression, d’unejalousie de vieux tyran, qui lui portait le sang aux yeux pour uneniaiserie. Il avait pour les autres l’intolérance hargneuse desgens qui ont la conscience large pour eux-mêmes, et si ses proprestrahisons lui semblaient d’anodins flirtages, en revanche iltraquait de criminels mystères en toute heure de la vie de Marthe,dont celle-ci n’eût pu établir l’emploi aussitôt que questionnée.Le spectre du mari – un mari de fantaisie, toujours par monts etpar vaux, et que l’installation d’une entreprise gigantesquepromenait depuis deux mois à travers la province – mettait unebande d’orage à l’horizon de son ciel.

Or, comme il poussait la barrière qui fermaitson petit jardin, son étonnement fut extrême de voir Marthe quil’attendait.

Marthe ?

On était mardi, pourtant.

Tout de suite il flaira une tuile. Marthe, deson côté, s’était levée, et ils marchèrent l’un à l’autre.

– Comment, c’est toi ?

Marthe répondit :

– Oui, mon chat, et avec une mauvaisenouvelle. Frédéric arrive aujourd’hui.

Ceci l’abasourdit au point qu’il en demeurapétrifié.

– Qui ça, donc ? Qui ça,Frédéric ?

Il comprit, enfin.

Le mari !…

– Oh ! fit-il.

C’est tout ce qu’il trouva. Le bleu du ciel,le vert des feuilles, la pourpre d’un cordon de géraniums quiflambaient ardents au soleil, dansaient devant ses yeux hagards.Marthe gardait un demi-sourire embarrassé. Elle risquait :« Voyons, calme-toi », quand il lui ferma la bouchedurement, d’un seul mot :

– Assez !

Et elle n’insista pas, ayant prévu cedénouement, la crise de rage aveugle et folle qui suivrait lapremière stupeur.

Toujours il fallait qu’elle payât la casse, siune anicroche survenait ; la responsabilité de l’imprévurentrait dans ses attributions. Il était avec elle d’un despotismeoutré d’enfant gâté et volontaire : elle le savait et le luipardonnait comme elle lui eût tout pardonné, car elle leconnaissait sans l’ombre de méchanceté, et, pourvu seulement qu’ill’aimât, elle le tenait quitte du reste.

– Arrive ! Nous avons à causer, fitRobert après un silence.

– Je te suis, dit Marthe doucement.

Des deux pièces dont se composait l’habitationde Robert Cozal et qui se montraient l’une à l’autre, par lesoulèvement d’une draperie, les treilles d’un même papier rustique,l’une servait de chambre à coucher, l’autre de cabinet detravail.

C’est en celle-ci que les deux amantspénétrèrent, Marthe la première, puis Cozal qui ramena violemmentla porte et donna deux tours de clé.

– Tu ne vas pas m’assassiner, aumoins ? fit, en affectant de plaisanter, Marthe qui l’avaitregardé faire.

Tragique, il répondit :

– Peut-être !…

Mais comme par quelque point, toujours,perçait le non sérieux de ses exaltations, il songea soudain que sacasquette jetait dans le paysage une note fâcheuse, qu’elle juraitavec la gravité des circonstances. Il eut la vision d’Othellodemandant : « Avez-vous prié Dieu,Desdémone ? » avec un chou-fleur sous le bras. Ilempoigna la coiffure à pleine main, la lança sur le couronnementd’une bibliothèque XVIe siècle, dont les battantsentr’ouverts laissaient voir une armée dépenaillée d’in-18.

Ceci fait :

– Misérable ! prononça-t-il enmarchant les poings clos sur Marthe.

Elle demanda :

– Pourquoi me parles-tu ainsi ? Tusais bien que je n’ai rien fait. Est-ce ma faute si mon marirevient ?

Il répondit :

– Oui, c’est ta faute !

C’était tellement exorbitant qu’elle ne put sedéfendre d’un haussement d’épaules.

– Tu l’as assez souhaité, ceretour ! poursuivit Robert Cozal lâché toutes voiles dehorsdans les mauvaises défaites, en homme que mettent hors de lui lespetites vexations de la vie, et qui n’hésite pas, faute de mieux, àdemander des consolations aux douceurs âpres de l’injustice.

– Ce n’est pas vrai, dit Marthedoucement.

– Ce n’est pas vrai ?…

– Non, ce n’est pas vrai. Il faut que tuaies perdu la tête pour me poser une telle question. Moi ?Moi ? J’aurais souhaité ce retour ? alors que, le sentantobligé, imminent, voilà quinze jours que je ne vis plus ?

– Tu mens ! cria Cozal.

Elle sourit.

– Je mens !…

– Oui, tu mens ! affirma de nouveaule jeune homme, qu’énervait, sans qu’il sût pourquoi, l’extrêmedouceur résignée de sa maîtresse. Tu mens aujourd’hui comme tu asmenti hier, comme tu as menti toute la vie ! Car elle est làtout entière ta vie : mentir et mentir encore ! Crois-tuque je ne te connaisse pas et que je me méprenne à tes airsd’ingénue ?

Elle tenta de placer un mot ; il le luicloua sur les lèvres :

– Tais-toi ! Le son seul de ta voixsuffit à m’exaspérer.

– Très bien.

Elle se tut.

Il dit :

– Ne me regarde pas ainsi !… jet’étranglerais !

Elle baissa les yeux.

– Prends garde ! fit Cozal. N’aiepas l’air de te fiche de moi.

Du coup elle eut un geste las ; elle fitun pas vers la porte.

Lui, bondit :

– Ah ! ne bouge pas !… Je tedéfends de faire un mouvement.

Et, d’une voix qui sonna au creux des vieillesfaïences constellant le fond tendre du papier :

– Je sais parfaitement ce que tucherches. Tu voudrais filer à l’anglaise, ce qui couperait court àtoute explication. Trop commode !… J’en veux une, moi,d’explication !

– N’ayant eu d’autre tort que celui det’aimer avec une tendresse aveugle, je n’ai aucune explication à tefournir, répondit alors Marthe Hamiet. Tu es extraordinaire aussi,et tu me ferais sortir de mes gonds.

– Marthe !

– Oh ! tu peux faire les gros yeux.Tu t’abuses, si tu crois me faire peur. Je n’ai peur que d’unechose, c’est de reconnaître en toi l’égoïste et le mauvais cœur quedepuis quelque temps je te soupçonne d’être.

– Moi un égoïste ? fit Cozal.

– C’est fort possible, dit MartheHamiet.

– Moi un mauvais cœur ?

– Je le crois.

Ils se regardèrent dans les yeux, et tout àcoup Marthe jeta un cri l’ayant vu qui fondait sur elle.

– Mon Dieu !…

Les mains de Robert Cozal venaient des’abattre sur ses épaules, d’un choc tel qu’il la renversa. Sesgenoux plièrent ; elle tomba toute assise en les mollessesd’un sopha qui se trouvait là fort à propos pour la recevoir, etelle y demeura sans voix, ahurie de se sentir vivante, muette de lapeur qu’elle avait eue, et trempée des larmes du jeune homme quilui pleurait dessus comme un veau sanglotant :

– Tu as raison. Je suis le plusméprisable des hommes.

 

Ce jeune premier, à vrai dire, manquaitparfois de suite dans les idées. Il voyait volontiers la vie commeen un de ces stéréoscopes automatiques, où, sous l’action d’unmouvement d’horlogerie ingénieusement combiné, se déroulent desvues diverses : Venise la Rouge, la Mer de glace,l’Heureuse famille d’après Greuze, et le portrait deLéopold, qui régna sur le peuple belge. En sorte qu’à la mêmeminute où, les yeux à l’appareil, il regardait avec horreur uneMarthe perfide et traîtresse en train de se gorger d’impostures, lamécanique avait joué, abattant sur la première Marthe une Marthedeuxième manière, qui ressemblait à sa devancière à peu près commele roi des Belges ressemblait à la Mer de glace ; une Martheaux puretés immaculées, aux patiences inaltérables, aux douxsourires de grande sœur ; enfin une façon de sainte Marthe, àlaquelle manquait seulement une auréole derrière la tête pour êtreune sainte très dans le train. Bien entendu, son cœur sensible enavait eu un saut de cabri ; et, instantanément, avait monté enlui tout un flot de sentiments louables. Que dis-je, unflot ?… Un mascaret ! Oui, un mascaret aux eaux lourdes,charriant trente-six choses à la fois : la reconnaissanced’avoir été aimé, l’horreur d’avoir été injuste : la crisepassionnée et complexe d’un converti qui baise l’image du Sauveuraprès l’avoir foulée aux pieds.

– Marthe ! mon chien, mon chat, montrésor, ai-je bien pu te parler ainsi ?… Jamais tu ne me lepardonneras ?

L’aperçu grossièrement exagéré de ses tortslui montrait, grossièrement outrées, les rancœurs de sa maîtresse.Celle-ci, cependant, bouleversée : « Mais quel enfant,répétait-elle. Mais ne voilà t’y pas un bébé ? A-t-on idée depleurer comme ça !… Bien sûr oui, je te pardonne, grosbête ! », il demeurait inconsolable, avec de furieuxhochements de tête qui persistaient à dire :« Non ! » et niaient le pardon des injures, malgréla loi et les prophètes. Un moment vint où Marthe Hamiet dut luiconseiller doucement :

– Mouche ton nez, mon petit Robert.

Il voulut bien moucher son nez, n’étant entêtéque dans le remords ; mais, cette opération accomplie, il eutle soupir pesant et grave du bœuf qu’a atteint le coup demasse.

– Oh !…

C’était la jalousie, la fâcheuse jalousie, quisournoisement venait jeter de l’huile sur le feu et mettre songrain de sel dans la conversation.

– Toi à un autre, s’exclama-t-il. Tuseras à un autre, ce soir !…

– Mais non ! répondit pour la formeMarthe, très embarrassée.

Il lui cria : « Ne dis pasnon ! », et de cet instant, sa douleur ne connut plus debornes.

Il avait pris entre ses mains le visage jeuneet doux de Marthe qui s’était accroupie entre ses genoux écartés,déjà toute en larmes, elle aussi. Avide de les voir et de lesrevoir, il contemplait ces yeux couleur de beau temps qui tant defois lui avaient souri, ces lèvres qui tant de fois avaient baiséles siennes et que bientôt baiserait, hélas, une autrebouche ! À travers son chagrin trop gros, son amour luiapparaissait agrandi jusqu’à l’excessif. Et il parla, il parlalonguement. En des mots qui auraient voulu être des caresses, – deces mots que vont chercher on ne sait où les amoureux exaltés, quigrisent les femmes comme des alcools et qu’elles boivent les yeuxfermés, – il dit à Marthe, folle de l’entendre, combien elle luiétait chère et combien il était à plaindre ! Il évoqua lespectre des beaux jours enfuis, il rappela à quel point elle luiavait été bonne, s’accusa de l’en avoir récompensée par la plusnoire ingratitude et s’en flétrit avec la dernière énergie :ceci sans que ni elle ni lui sussent au juste à propos de quoi.Chaque fois qu’un attendrissement lui revenait à la mémoire, leslarmes lui revenaient aux cils en gouttelettes pressées et clairesque la jeune femme aux cent coups séchait sur ses jouesbarbouillées.

À la fin, il déclara n’avoir aimé qu’Elleseule au monde.

– Que toi !… Tu entends bien ?Que toi !… Tu auras été toute ma joie, toute ma pensée, toutemon âme, et ma vie restera à jamais parfumée d’avoir été mêlée à latienne un instant !

Douces et absurdes paroles !… Sur labouche tendue de Marthe Hamiet – fleur de chaque jour, semblable,maintenant, au cœur saignant d’un petit oiseau – il en posa, commedes baisers, les lentes syllabes murmurées à peine ; tant etsi bien qu’il allait peut-être mourir pour avoir trop donné de soi,quand se décrocha de nouveau l’ingénieux mouvement d’horlogeriecontenu aux flancs du stéréoscope.

Alors la farce fut jouée. Comme ditl’autre : les carottes furent cuites. Sainte Marthe fit laculbute, et, à sa place, ce fut une petite silhouette rousse, quise tordait de rire, les jupes en l’air, au bord d’un lit, cependantque pour la punir de lui avoir tiré la langue, un jeune homme quiressemblait à Cozal comme un frère lui chatouillait la plante despieds. Un vaste panier de blanchisseuse empli de lingesoigneusement plié parfaisait ce tableau symbolique.

À cette vue :

– Eh ! mais c’est juste, se ditl’amant de Marthe Hamiet. C’est le jour d’Anita, au fait.

Il renifla, ravala un sanglot, essuya ses yeuxà sa manche.

– Allons, soyons homme, dit-il. Il fautnous quitter, ma chérie.

– Tu me renvoies ? demanda, en serelevant, Marthe que ne laissait pas de surprendre ce passage sanstransition du déluge à l’accalmie.

– Je ne te renvoie pas, tu le sais bien,répondit Robert Cozal. Seulement, voilà : j’ai à faire. Ilfaut que je sois à midi rue… Laffitte.

Tout aussi bien eût-il pu dire :« Carrefour de l’Observatoire » ou « Boulevard de laContrescarpe » ; ça ne lui eût pas coûté plus cher.Prudent toutefois, en ingénu roué qu’il était, il coupa court à uneinterrogation possible ; lui-même, il questionna :

– Donc, comme ça, c’est fini ?Jamais plus nous ne nous reverrons ?

Marthe se récria :

– Pourquoi donc ?

– Dame !…

Elle reprit :

– Nous nous verrons comme avant !…un peu moins à jours fixes, peut-être ; voilà tout.

– Bien vrai ?

– Bien vrai.

– Tu le jures ?

– Je le jure. Aurais-je jamais une heurede liberté, qu’elle ne soit pour toi, mon chéri.

Cozal, plein de gratitude, lui cria qu’elleétait un chou.

– Mon roi, fit-elle.

– Mon cœur, dit-il.

À travers les pleurs mal séchés qui leurmouillaient encore les cils, les deux amoureux se sourirent. Leursbouches, une fois de plus, s’enlacèrent, attardées sur l’ivresse dela caresse dernière ; puis, spontanément, se désunirent, afind’arrêter, en commun, des initiales pour la poste restante. RobertCozal prit celles de Marthe, qui prit celles de Robert Cozal :M. H. pour lui, R. C. pour elle, et, pour tous les deux,31 !… – quantième fatal de cette journée de deuil. Ils prirentl’engagement mutuel de s’écrire tous les matins, se répétèrent queleurs deux existences étaient nécessaires l’une à l’autre,arrachèrent de nouvelles larmes à des sources qu’ils auraient eu ledroit de croire taries.

Enfin, Marthe Hamiet partit.

Par la croisée de sa maisonnette, dont ilsoulevait le rideau, Cozal la regarda se hâter le long d’une haiede glaïeuls, qui avaient l’air de s’être mis là tout exprès pour lavoir passer. Elle atteignit la barrière, qu’elle tourna. Mais il nela perdit point tout entière, car pendant un instant encore,au-dessus des sureaux-nains enchevêtrés de volubilis, de capucineset de pois de senteur, qui enfermaient son petit jardin,l’isolaient de l’allée commune de la villa Bon-Abri, il vitglisser, ainsi que des fleurs animées, les bleuets et lescoquelicots du chapeau de celle qu’il aimait.

Il était temps qu’il fût seul.

Cinq minutes à peine s’étaient écoulées depuisle départ de Marthe Hamiet que, de nouveau, s’ouvrit la porte dupavillon, laissant voir, sur un fond de verdure, la blanchecamisole, le jupon rapiécé et les savates à images d’Anita lablanchisseuse.

Sans même se donner le temps de déposer sonpanier :

– Quien ! C’est donc q’vous avezpleuré ? fit cette enfant couverte de taches de rousseur etdont les cheveux, parfaitement splendides mais huilés comme desessieux, présentaient l’acajou verni des châtaignes au mois deseptembre.

Cozal se dit :

– J’ai été bête. J’aurais dû me bassinerles paupières à l’eau fraîche.

Il ne s’attarda cependant pas en d’inutilesdénégations.

Pris la main dans le sac, il avoua :

– J’ai pleuré, c’est vrai.

Elle reprit :

– En voilà une affaire !… Pourquoique vous avez pleuré ? C’est-y qu’on vous a fait quéquechose ?

– Euh… répondit-il, oui et non.C’est-à-dire que… Enfin voilà : depuis une heure je cherche macasquette, je ne peux pas me rappeler où je l’ai mise.

Cette explication insensée déchaîna chezAnita, d’abord changée en statue de sel, des transportsd’allégresse, qu’il partagea, d’ailleurs. Seulement, comme ils’était levé, et que, pressé de changer la conversation, ilcommençait, tout en rigolant, à venir lui rôder près des jupes,elle se rembrunit soudain.

Car le programme ne variait jamais avec elle,personne pauvre mais honnête, qui, pas une fois, ne s’étaitrésignée au sacrifice de sa vertu sans l’avoir défendue chèrementpendant au moins cinq minutes. C’était d’abord l’étonnement, l’œileffaré d’une niaise qui ne sait pas ce qu’on lui veut ; venaitensuite l’indignation, mère des exclamations bruyantes et desmenaces coutumières aux petites blanchisseuses de « le dire àMadame en rentrant ». Le tout s’achevait au bord du lit, bienentendu, mais non point sans qu’elle appréciât, la têterégulièrement secouée du même hochement mélancolique :

– Eh ben vrai, alors ; c’est dupropre !

Nous devons d’ailleurs déclarer, pour l’excusede cette pécheresse, qu’on l’eût menée à l’assassinat sans l’ombred’une hésitation, rien qu’en la menaçant à demi-mots d’unechatouille sous la plante des pieds. Le respect de cette partie deson être, extraordinairement délicate, il faut croire, avait finipar devenir chez elle une manière de hantise : au point qu’ilsuffisait à Robert Cozal, lorsqu’elle avait jugé à propos de fairesa poire et de rechigner sur la bagatelle, de prononcergravement : « La plante !… » en élevant vers leciel l’index du justicier, pour qu’elle jetât les cris aigus d’unmarmot braillard et poltron devant lequel on a évoqué l’ombrefarouche de Croquemitaine. Il le savait et ne laissait pas qued’exploiter cette infirmité morale, avec quelque indiscrétion.

Aussi n’eût-il garde d’y faillir, ce fataltrente et un août, cet exécré trente et un août qui l’atteignait sicruellement au plus sensible de ses affections. Feignant avoir vul’apprentie lui faire sournoisement « j’t’enratisse » :

– Ah ! tu m’en ratisses ?cria-t-il. Ah ! tu manques à la déférence ?… Laplante ! ! ! la plante ! ! ! laplante ! ! !

L’autre, en entendant parler de plante, lâchason panier et se trotta, affolée à l’idée de ces doigts quimenaçaient de venir lui grignoter les pieds comme une bande depetites souris. Le jeune homme lui donna la chasse, la rejoignit enun angle de la chambre, où elle s’affala bruyamment, massegrouillante, hurlante, bafouillante, qui battait l’air de sesjambes et de ses bras, protestait de son innocence et s’insurgeaitcontre l’iniquité du châtiment qui l’attendait. Cozal, lui, jouaitl’inexorable.

– Point de pitié pour les insolentes quifont « Je t’en ratisse » aux personnes, répétait-il.D’ailleurs, il n’y a plus rien à faire ; le tribunal aprononcé la peine.

Enfin, pourtant, il désarma.

Érigé en Cour suprême, il rendit un nouvelarrêt confirmant, quant au fond, le jugement du tribunal depremière instance, mais ajoutant qu’eu égard aux antécédents de lacoupable et aux remords dont elle témoignait, il y avait lieu delui appliquer le bénéfice de la loi Bérenger. Ensuite de quoi, cemagistrat, dépourvu de toute vergogne, réclama le prix de saclémence.

III

Deux jours plus tard, par la plus délicieusedes après-midi – l’arrière-saison a des clémences, elle aussi –Robert Cozal vint s’attabler à la terrasse du Cardinal. Il revenaitdu bureau de poste où on lui avait remis, sous pli clos, une lettrede Marthe Hamiet, si délicieuse, en vérité, si débordante desincérité et de tendresse, qu’il en était encore malade d’émotion.Il avait donc résolu d’y répondre sans plus tarder, et, s’étantfait apporter de l’encre et un cahier de papier à lettres, depuisdéjà un instant il demandait aux lointains du boulevard la find’une phrase récalcitrante, quand il distingua tout à coup, parmiune houle confuse d’autres chapeaux et d’autres jupes, une jupenoire parsemée de pois blancs bien connue et un chapeau non moinsconnu, de paille blonde où se hérissaient, pareillement en un champde blé mûr, des bleuets et des coquelicots.

Il pensa si haut : « Mais c’estMarthe !… » qu’un monsieur, assis non loin de là, enavala son vermouth de travers. Un moment le soupçon lui vint d’unede ces aberrations de l’œil, propres aux gens que persécute lahantise d’une idée fixe, qui font retrouver vingt fois par jour surdes visages inconnus les traits du mort bien-aimé descendu autombeau la veille. Mais non, point de chimères, c’étaitMarthe ; et, auprès d’elle, un de ces hommes dont le visage,la tournure, la démarche, la manière de porter le chapeau surl’oreille et le pardessus clair sur le bras, sont comme unesouriante action de grâce rendue au Seigneur Notre Dieu, pourl’immense bonté qu’il a eue de les faire venir au monde.

Cette apparition inattendue le jeta au violentsoubresaut d’un monsieur qui reçoit une gifle. Le sang lui affluaau cœur, et sur ses joues décolorées la haine pointa et s’élargiten jaunes boueux de macadam. Une révolte, une révolte telle qu’ilfut obligé de mordre à même afin de ne pas la crier, l’exaspérabrusquement contre ce voleur de maîtresse, contre Elle aussi, venuese placer sur son chemin, tout exprès, avec cette rage où ellessont toutes, sitôt qu’elles ont pris un amant, de le faire voir àleurs maris.

Tout de suite il arrêta une ligne deconduite : se montrer à l’égard d’Hamiet inconvenant d’abord,puis grossier ; l’amener à une parole de trop et la releverd’une paire de claques : d’où échange de témoins, rencontreinévitable, et la peau, enfin obtenue, d’un personnage exécré. Cen’était pas très romanesque, ce l’était seulement un petit peu.N’importe. Enchanté de son projet, il fourra dans sa poche salettre et regarda à droite avec beaucoup d’indifférence, tout enguettant, du coin de l’œil gauche, la venue vers lui de la jupe àpois blancs d’où débordait, par en dessous, un délicat soulier decuir jaune.

La fusion eut lieu.

– Bonjour.

Le jeune homme fut vraiment remarquablelorsqu’il s’éveilla en sursaut à la pression du doigt de MartheHamiet sur son bras.

– Chère madame !… Ah bien, voilà unesurprise !

Marthe souriait.

Elle fit les présentations :

– Monsieur Frédéric Hamiet. – MonsieurRobert Cozal.

Cozal, fidèle à son petit plan, décidad’ouvrir les hostilités en ne rendant pas à Hamiet le coup dechapeau que celui-ci ne pouvait manquer de lui abattre.Malheureusement, Hamiet ne lui abattit aucune espèce de coup dechapeau.

Simplement :

– Cozal !… cria-t-il ; comment,c’est vous qui êtes Cozal ?

Cozal, désorienté un peu, confessa être cettepersonne ; sur quoi Hamiet se répandit en divagationsenthousiastes.

– Ah ! mon cher !… Eh bien,elle est bonne !… j’allais justement vous écrire de venirdîner à la maison !… Vous savez que ma femme est amoureuse devous ?

– Permettez…

– Ma parole d’honneur !… Elle n’aque votre nom à la bouche. C’est Cozal par ci, c’est Cozal parlà !… Je n’entends plus que ça depuis mon retour.Sérieusement, je crois qu’elle est pincée. – Tu es pincée, hein,Marthe ; ça y est ? Dis la vérité, va ;dis-la ! Dis-la donc, puisque je t’autorise.

Il la poussait par taquinerie.

Marthe, qu’il impatientait et dont cesfacéties de commis-voyageur choquaient les réserves bourgeoises, lepria sèchement de finir.

– Tu m’ennuies !

Le claquement de lèvres agacé qu’elle lui jetaavec le mot eut pour effet de le mettre en joie. Sur ses dents depuissant lévrier, visiblement brossées à tour de bras, s’ouvrit,ainsi qu’une large fleur, le rire sonore de ce beau garçon. Il ditalors qu’on allait faire connaissance en buvant un verre de bière,et, tandis qu’il rouait de coups la tôle du guéridon pour avoir dessièges et des bocks, Cozal, sentant pousser en soi le germe desamitiés qui seront profondes et résistantes, songeait :« Il est rigolo. Ça a l’air d’un bon vivant ».

– Et comme ça, questionna-t-il, quand legarçon eut apporté les consommations commandées, vous voilà deretour à Paris ?

– Oui.

– C’est sur pied, votremachine ?

Il faisait allusion à l’affaire desPetites Commandites, cette entreprise dont la difficilemise au point avait, deux mois, projeté Hamiet de villes en villes,de trains en trains, de bateaux en bateaux.

Celui-ci eut le vague geste qui écarte lesfutilités.

– Peuh !… j’ai lâché !

– Comment, lâché ! s’écria Cozaltrès surpris.

Hamiet entra dans des explications :

– Ça m’embêtait.

Il y eut un instant de silence. Le jeune hommeattendait la suite.

Rien ne venant :

– Tant pis, fit-il. Je connaissais votreprojet : madame m’avait mis au courant. Je trouvais ça assezcurieux, moi, cette idée de commanditer l’infime commerce, lemarchand de marrons ou de mouron ; le commissionnaire du coinou le négociant en oublies ; d’avancer à l’un son crochet, àl’autre sa poêle à rôtir ; à celui-ci sa charrette, à celui-làson tourniquet ; et de prélever ensuite un équitable tant pourcent sur les profits réalisés : bénéfices minuscules, c’estvrai, mais qui, multipliés au cube, eussent fini par faire dessommes.

– Eh ! dit Hamiet ; rien dutout ! le jeu n’en valait pas la chandelle. Puis, j’aiplusieurs autres idées.

Marthe eut un étrange sourire.

– Et allons donc ! s’exclama-t-elle.Le contraire m’aurait étonnée !

De même la mission d’un arbre fruitier est deporter des noix, des cerises ou des pêches, de même la missiond’Hamiet était de porter des idées, – toujours inapplicables, c’estvrai, mais toujours originales, puisées aux sources, aux seulessources, d’une imagination délicieusement absurde.

Filles timbrées d’un père qui avait reçu unefêlure, elles possédaient au plus haut degré, comme lui-même, ledon précieux de faire illusion, de charmer par leur bonne grâce, deséduire par leur nouveauté, et de convaincre enfin les gens parleur ardente foi en elles autant que par leur RAISON D’ÊTRE,étonnamment apparente. Elles sonnaient à ce point l’or comptantqu’on leur faisait crédit sur la mine, tout de suite. Seulement,priées de s’exécuter, rien de fait ! Ce n’était plus le jour.Que de millions avaient dévorés leurs quenottes, depuis une dizained’années qu’Hamiet infestait Paris, la province et l’étranger deson ingéniosité sans seconde !

 

Il est de ces blondes fiancées, aux yeux doux,aux lèvres de roses, qui, le soir venu de leurs noces et tandis quel’heureux époux se ronge les poings d’impatience, dégrafent leurscorsets, laissent tomber leurs jupes, et lèvent leurs chemises sur…une jambe de bois.

C’était précisément l’histoire des idées deFrédéric Hamiet. Elles aussi avaient les yeux doux, elles aussiavaient de roses lèvres, et des cheveux abondants, et des hanchesen amphores, et des sourires faits pour ravir, et des regards faitspour troubler. Oh ! ce n’est point à mettre en doute :elles avaient toutes les perfections ; – à cela près,naturellement, de cette jambe, de cette sacrée jambe, soudainrévélée à l’horreur de l’épouseur désenchanté, au moment qu’elleslevaient la chemise.

Car elles en trouvaient toujours, desépouseurs ; on avait beau être prévenu, tout le temps on selaissait pincer à l’inédit de leur séduction, à l’étrangetémystérieuse et inattendue de leur charme. Puis, Hamiet apportaittant d’art dans la façon de les présenter !… Non, certes,l’ignoble art du camelot expert à ameuter la foule en charbonnantsur le trottoir trois petits poissons enlacés, mais cet art de lapersuasion, fruit des convictions généreuses et des emballementsaveugles, dont ont le secret les personnes qui ont trouvé lemouvement perpétuel et les portières qui font l’éloge de leur filleélève au Conservatoire. Sa science vraiment incomparable à étalerses projets n’était pas sans quelque ressemblance avec celle de ceshabiles étalagistes dont éclate le bon goût, en couleurs voyantes,aux glaces de grands magasins. Très fort dans la démonstration debesoins qui n’existaient pas, qu’avait seule créés de toutes piècesson imagination perpétuellement en couches, et dont il parvenaitcependant à faire hurler l’évidence, il se montrait plein de géniedans la théorie des remèdes à apporter, établissant parA + B, non seulement le « pourquoi » de leurefficacité non douteuse, mais encore le « parce que » deleur opportunité urgente. Il avait alors des paroles qui tuaientl’objection dans l’œuf, des arguments qui jetaient des feux depierres précieuses, prêt à se battre pour ses thèses comme un pèrese bat pour ses filles. L’insanité, toujours acceptable, de sesvues, apparaissait avec la majestueuse grandeur de la VéritéPremière à cet homme d’une entière bonne foi, coupable en tout etpour tout de ne pouvoir fixer sa pensée ; de laisser sottementcroupir dans le paradoxe, ou se décomposer dans le grotesque, desidées qui ne demandaient qu’à éclore ; de ne savoir, enfin,résigner son esprit aux lenteurs de la gestation.

Cette fois il partit en campagne contre lemode de publicité en usage dans les journaux, qu’il déclara niais,illusoire, bon seulement à pressurer la crédulité des naïfs. Ils’étonna que des gogos osassent encore lâcher cent sous pour noyerun nom, une enseigne, en cette inextricable botte de foin : laquatrième page d’un journal.

– La quatre !…

Il s’esclaffa :

– Disons des choses sérieuses. Est-ce quejamais la pensée vous est venue d’y jeter le moindre coupd’œil ? – Et je dis « un jour », notez bien !…je dis « une fois par hasard », en une heure dedésœuvrement ?

Cozal reconnut qu’en effet… Mais Hamiet ne luilaissa pas le temps de placer un mot.

– Eh bien ! vous vous appelezLégion ! déclara-t-il. Sacrédié, cela crève lesyeux !…

Là-dessus, il but une gorgée de bière, et pritviolemment au collet la réclame dite « Faits Divers »,qu’il reconnut bonne en soi, vu son chic à ouvrir le piège sous lepied du lecteur confiant, et à capter l’attention par des titressensationnels : « LE PHILANTHROPE DU BOULEVARDMAGENTA » par exemple, ou « UN GÉNÉREUXBIENFAITEUR », ou « UNE ACTION À SIGNALER », etcætera, et cætera.

– Mais quoi ! poursuivit-il, çacommence à ne plus prendre. La mèche est déjà éventée. Le lecteurn’a pas lu six lignes qu’il devine le dessous de la carte et envoiele journal au diable, avec l’agacement vexé d’un monsieur qui afailli prendre une vessie pour une lanterne, une limande pour unesole. Si bien que c’est devenu la lutte entre le marchand de ci oude ça qui persiste à crier : « J’en vends ! »et le public, entêté, lui, à répondre : « Je n’en saisrien ! » Ça peut durer longtemps, dans ces conditions-là.Alors quoi ? Car, enfin, le principe de la publicité n’est pasà discuter une seule minute ; et si je veux bien, à larigueur, me servir de votre purgatif…

– Mon purgatif ! interrompit Cozal.Quel purgatif, je vous prie ?

– Le purgatif dont je suppose, pour lebesoin de ma démonstration, que vous êtes l’inventeur et ledépositaire, répondit Frédéric Hamiet. Donc, si je veux bien userde votre purgatif, c’est à la condition que vous commencerez par medire : « Le purgatif Robert Cozal se distingue de tousles autres en ce qu’il leur est supérieur ou par ceci ou parcela. »

Faute de pouvoir faire autrement, Cozalacquiesça de la tête.

– Bien sûr, fit-il, c’est évident.

Au fond, il était embêté d’avoir étéreprésenté comme l’inventeur d’un purgatif, même hypothétiquementet pour le plus grand bien d’une saine cause à défendre, enprésence de la femme aimée. Mais, enfiévré de théorie, Hamiet nelâchait pas le morceau. Parti de ce point initial : « Lepurgatif Robert Cozal », il en revenait éternellement aupurgatif Robert Cozal : ainsi un maître de conférence lancédans la démonstration d’un théorème géométrique, ramène tout à laperpendiculaire A’ B’, abaissée sur l’hypoténuse du triangleABC.

Aussi bien l’abaissa-t-il, la perpendiculaireA’ B’, sur l’hypoténuse du triangle, car il ne détestait pasemprunter aux sciences exactes les images dont il usait :procédé assez en honneur chez les personnes qui ont coutume deproclamer le contresens, et dont on ne saurait glorifier en termessuffisamment pompeux les considérables avantages. Rien de bon pourforcer l’attention et déterminer la confiance d’un auditoirerécalcitrant, comme l’évocation, faite en temps utile, du principed’Archimède, des lois de la pesanteur, ou de l’action rapide desacides sur la teinture de tournesol. Ne faudrait-il pas être doué,en effet, d’une obstination peu commune pour nier l’excellenced’une ânerie basée sur des règles immuables, et celui-là neserait-il pas un grand fou, qui persisterait dans son erreur alorsqu’on aurait pris la peine de la lui prouver par 9 ?

Hamiet ayant trouvé le moyen de restituer leprincipe vital à la publicité mourante, procéda de la thérapeutiquepour établir, avec tout l’éclat désirable, le bien-fondé de sadoctrine.

– Je prends un exemple : l’aloès,qui est le fond de votre purgatif. L’aloès est un amer. Bien. Lepalais le plus aguerri n’en saurait supporter la saveurdétestable ; c’est une affaire entendue. Or, à l’aide de quelsubterfuge lui imposez-vous cependant cette médication salutaire,dont les effets bienfaisants se sont affirmés des centaines, desmilliers et des millions de fois ? – En l’enfermant…

Ici, il s’interrompit, inclina du buste versla table, puis, d’un doigt qui hachait la phrase :

– … en l’en-fer-mant dans despi-lu-les !… dans des pilules à base de sucre, dont le goûtflatte le malade et excite sa friandise. Eh bien ! c’est parle même système que j’entends contraindre le lecteur à une lecturequ’il exècre.

– C’est-à-dire ? demanda Cozal.

– C’est-à-dire que, délicatement,j’enveloppe ma publicité d’un lit de sucre agréable au goût, enl’englobant par granules insensibles dans la partie du journal quivise le plus directement la curiosité du public. – Vous nesaisissez pas ?

– Mon Dieu…

– Vous ne comprenez pas que c’est lacarte forcée ?… Le médicament imposé, qui passe quand même,sans haut-le-cœur, à la faveur d’une chatterie ?

Il eut la moue agacée d’un illuminéincompris.

– C’est cependant bien simple, quediable !

Un journal traînait à portée de sa main. Ill’attira et le déploya.

– Je prouve, dit-il.

Et, simplement, avec la souriante aisance d’unpère qui présente dans le monde sa fille bossue, borgne et bancale,en demandant : « N’est-elle pas charmante ? »,il improvisa ce qui suit :

QUESTION DU JOUR

Il est question d’une demande enautorisation de poursuites contre M. Jaurès à raison de sonattitude lors des dernières grèves de Carmaux. Bien que rien nesoit encore certain, nous croyons pouvoir affirmer que s’il est uneinfirmité désagréable, c’est, à coup sûr, la constipation. Espéronsque cette nouvelle se confirmera et que satisfaction sera donnée àl’indignation du pays.

Est-il rien de plus scandaleux quel’immunité dont semblent jouir certains de nos représentants ?Nous l’estimons des plus préjudiciables aux intérêts dugouvernement, de même qu’à son prestige. Aussi bien est-elle lasource d’une foule d’accidents, tels que l’Hémiplégie, laParaplégie et l’Ataxie locomotrice. Le Journal des Débats d’hier leconstatait dans un article plein de bon sens, tout en prenant lesoin de reconnaître qu’il y a, à l’heure actuelle, une impressionde détente générale et un retour à la confiance, dû en partie àl’énergique attitude de M. le Ministre, Président duConseil.

En pourrait-il être autrement ? Laconstipation, en effet, dénature la fermentation stercorale :d’où absorption de matières capables de déterminer des désordresdans le fragile organisme humain. Nous partageons complètement, surce point, l’avis du Journal des Débats, mais nous prétendons qu’ilconvient aux dépositaires de l’autorité de protéger la sécuritépublique et d’imposer à tous le respect de la Loi. Il importe doncde la combattre avec la plus grande énergie. C’est le but que sepropose d’atteindre, et qu’atteint le purgatif Cozal.

Il est fâcheux, en effet, de voir unpersonnage que ses concitoyens ont honoré de leur confiance, selivrer à de détestables provocations et exciter parmi le peuple leshaines les plus sauvages et les passions les plus violentes.Ajoutons qu’il est à la portée de toutes les bourses, et qu’on letrouve dans toutes les pharmacies au prix de 1 franc labouteille.

Là-dessus, ayant terminé, Frédéric Hamietdit :

– Voilà.

Autour de la planchette de bois qui lemaintenait grand déployé, comme une hampe son drapeau, ilemmaillota le journal dont il venait de se servir.

– Hein ? fit-il à ses auditeursd’une voix où s’épanouissait la légitime fierté de soi-même !Voilà qui est nouveau et bien fait ! et je crois que ça y estun peu, cette affaire-là !

– Eh eh ! dit simplement Cozal,gardant une prudente réserve.

Mais Marthe :

– Tu te moques de nous, jepense ?

Hamiet s’étonna :

– Qui ? Moi ? Non.

– Non ? reprit Marthe. Ainsi, c’estgravement, c’est sans rire, que tu viens demander notre avis ?Tu ne vois pas que cela est grotesque ? d’une bouffonnerie àfaire hurler ?

Elle s’emportait, révoltée dans soninstinctive droiture, dans la logique rationnelle de ses vues unpeu terre à terre ; heureuse aussi de l’occasion qui s’offraitde livrer l’homme qu’elle n’aimait pas à la moquerie de celuiqu’elle aimait. Et quand elle eut déversé tout son fiel,s’écriant : « Tu ne vois pas qu’un article pareil seraitdu jour au lendemain l’effondrement du journal qui aurait eu lafolie de l’insérer ? », Hamiet parut frappé tout demême.

– Tu crois ? fit-il. Au fait, tu aspeut-être raison.

Puis, pleinement désintéressé, en grandseigneur qui a le moyen de jeter l’argent par lesfenêtres :

– Ça m’est bien égal, du reste ; cene sont par les idées qui me manquent.

Parole marquée au sceau même de la vérité,ainsi qu’il le prouva sur l’heure en révélant à l’ahurissement deCozal le projet par lui caressé de se mettre commis-voyageur enLittérature Française.

Cette déclaration dépassait les espérances dujeune homme.

Hamiet développa sa pensée :

– Mon cher, nous vivons en un temps oùles gens, systématiquement, ne veulent pas faire le métier qu’ilsexercent. Tenez, il y a, de par les rues, des messieurs pauvrementvêtus qui se promènent, un sac sur l’épaule, en criant :« Habits ! Habits !… Avez-vous des habits àvendre ? » Appelez-en un, et présentez-lui un paletot.L’homme examinera le paletot avec une attention recueillie ;il en ébranlera les boutons, il en inspectera les coutures, aprèsquoi il vous demandera : « Vous n’auriez pas plutôt desbottes, une casserole ou de vieux papiers ? »Pourquoi ? Pour la raison bien simple que sa mission dansl’existence étant de revendre à bénéfice de vieux vêtements qu’il aachetés, il ne veut trafiquer que des choses étrangères à saprofession. Autre exemple. Le marchand de journaux est un homme quiconquiert centimes par centimes son pain et celui de ses enfants.Il semble donc que tous ses calculs devraient tendre àl’amélioration de sa condition trop humble, par conséquent àmultiplier du même coup la vente des feuilles publiques, bases deson commerce, et les centimes, fruits de ses peines. Voilà unraisonnement frappant, n’est-il pas vrai ! un raisonnementélémentaire ? d’une logique faite pour éblouir la jugeote d’unenfant de cinq ans ? – Oui, eh bien, fondez un journal etessayez de le lui faire vendre ; essayez-y un peu, pourvoir !… Vous n’aurez pas placé vingt mots, qu’il se dressera,indigné, et qu’il vous chassera de son kiosque !…Parfaitement !… Et avec un fouet ! comme Jésus, àJérusalem, chassa les marchands du temple. Pourquoi ? Parcequ’imprudemment vous aurez voulu contribuer à l’extension d’unnégoce qu’il exerce mais n’accepte pas, et que, créé pour vendredes journaux, il aspire à vendre de l’huile, du vermicelle, desbouchons, en un mot des choses n’offrant aucune parenté, mêmelointaine, avec la branche d’industrie qu’il a… – remarquez bienceci – VOLONTAIREMENT ADOPTÉE !… C’est en vertu de la même loique nous voyons avec surprise les charbonniers vendre du vin, lesmerciers vendre de la papeterie, les marchands de couleurs vendredes boutons de portes, des lampes à pétrole et de la poudre àpunaises. C’est une chose connue de tout le monde que les garçonsde cafés sont professeurs de courses, et je vous mets au défi, surdix cochers de fiacres, de n’en pas trouver neuf qui soientmarchands de chiens… Eh bien, il en est de l’éditeur exactementcomme du marchand d’habits : contraints par la force deschoses d’acheter, l’un de vieux vêtements, l’autre de lalittérature, ils se rencontrent sur ce même terrain : l’idéed’acheter des casseroles !… Ah ! cela est vraimentcurieux et l’imbécillité des hommes est amusante vue de toutprès ! – Cependant, à la lueur des lampes et sous les lambrisdes mansardes, des jeunes hommes pleins de talent entassent desfeuillets de copie ! Peine perdue ! l’éditeur ne leséditera pas, car son devoir, son rôle, sa tâche, seraient justementde les éditer ! En vain, ils lui démontreront les mérites deleur marchandise ; en vain, comme je ne sais plus quelpersonnage de je ne sais plus quelle opérette, ils lui cornerontaux oreilles :

Voici ma fille, elle est jolie ;

Voici sa dot, elle est en or.

– « Je n’en veux pas ! répondral’éditeur, opiniâtrement insurgé contre sa propre raisond’être.

– « Prenez mon ours,sacrebleu !

– « Non !

– « Je vous l’abandonne à vilprix !

– « Non !

– « Prenez-le pour rien,alors !

– « Je n’en veux pas ; je vousdis ! Non et non ! »

Eh bien, il y a là un vice qu’il est urgent deréformer. J’ai donc imaginé ceci : je vais trouver sous seslambris l’homme de talent, dont je vous parle, je lui achètehonnêtement cinq cents francs, à mes risques et périls, l’œuvrequ’il eût cédée pour rien, et devenu l’intermédiaire entre l’auteur– qui me bénit ! – et l’éditeur, que je persuade à l’aide demon éloquence – là est la difficulté mais en même temps la raisond’être et le côté large du projet ! – je deviens, moyennantvingt-cinq louis, seul propriétaire d’un ouvrage qui peut très bienme rapporter cent ou cent cinquante mille francs, par la raison queje dois, un jour, forcément, logiquement, inévitablement, mettre lamain sur la poule aux œufs d’or ! Cela ne crève pas les yeuxd’évidence ?

Il posa la question, et, d’un geste élargi quiprenait le globe à témoin, il y répondit sur-le-champ. Son riresonore saluait des victoires certaines.

– Vous verrez, mon cher ! vousverrez !

Là-dessus, à propos de rien, sans même sedonner la peine de chercher une transition, il conta qu’il avaittrouvé un truc vraiment épatant pour le lancement d’une pommadecontre les affections du cuir chevelu.

Il expliqua :

– Le boulevard. Cinq heures. La vieparisienne bat son plein dans la joie d’une belle fin de journée.Tout à coup, une auto fait halte, un bolide en jaillit, que sembleavoir projeté la détente d’une catapulte. C’est un homme aux mainsfolles. De sa bouche, dont l’huis béant évoque le guerrier hurleurdu groupe de Rude, là-bas, à l’Arc de Triomphe, une vociférations’échappe : « Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! »,et vers la Madeleine que baigne l’or du couchant, pareillement uneflèche, il file ! La foule s’écarte devant lui, s’efface surson passage, s’élance sur ses traces. Et qu’est-ce que c’est ?Et qu’est-ce qu’il y a ? Et on ne sait pas ! On parle devol, de séquestration, d’entôlage. « C’est une louffetinguequi s’est trottée », affirme un petit télégraphiste. Un petitpâtissier assure : « C’est un monsieur que sa rombière ya foutu du vitriol. » Lui, la foule aux talons et les talonsaux fesses, va de l’avant, dévore l’espace :« Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! » Par le travers dela chaussée où les multicolores autos s’entrecroisent comme desprojectiles, toujours suivi d’un flot humain dont l’impérieuxbesoin de savoir l’emporte sur l’instinct de prudence, il seprécipite les bras hauts, et aussitôt, d’un même mouvement spontanéqui les rejette d’avant en arrière, les mécaniciens effarés ontcontrarié leurs « directions », mêlant le concert deleurs blasphèmes aux plaintes suraiguës de leurs freins…N’importe ! vers le but mystérieux, vers l’énigmatiquemission, il poursuit sa course affolée. La rue Daunou, qui l’a reçude la rue Scribe, le restitue à la rue Édouard-VII qui le renvoie àla rue Cambon. Il court, il court, le furet !… Un banc seprésente. Déjà il l’a escaladé ; et, des hauteurs de ceperchoir, la main en visière sur les yeux, fouillant les lointainsdu boulevard : « Mais arrêtez-la donc ! Maisarrêtez-la donc ! Arrêtez-la donc, nom de Dieu ! »Du coup, à l’unisson, la foule : « Qui, à la fin ?Qui ? » hurle-t-elle. Lui, alors : « Qui ?La CHUTE DES CHEVEUX ! ! ! » Et soudain apaisé,cependant qu’arrachés aux ténèbres de ses poches des centaines deprospectus planent au-dessus des fronts du vulgaire comme desfeuilles de marronniers par une bourrasque d’automne :« Messieurs, trêve de plaisanterie ! l’heure des chosessérieuses a sonné ! Le merveilleux produit que je vienssoumettre aujourd’hui à votre haute compétence… »

Cozal en pleurait !… Marthe elle-même,prise au piège, ne put retenir un éclat de rire qu’elle désavouaaussitôt, tant bien que mal, d’un léger haussement d’épaules,tandis qu’Hamiet vengé, le triomphe goguenard, la questionnait surle ton d’une respectueuse sollicitude, s’informait « siMadame, cette fois, avait marché oui ou non », « si ellevoulait bien l’honorer de son approbation pleine et entière »,« si elle n’avait pas à soumettre quelque observationjudicieuse, quelques-unes de ces fines critiques dictées par lasagesse même, dont elle possédait le secret » ; touteschoses qui se moquaient d’elle, un peu, mais si gaîment, sigentiment, qu’il eût fallu avoir bien mauvais caractère pour leuren garder rancune.

Hamiet, d’ailleurs, tout en blaguant, venaitde tomber en arrêt devant l’horloge pneumatique qui montraitl’heure aux boulevards, de son cadran à double face.

– Diable ! s’exclama-t-il, cinqheures et demie, bientôt ! C’est l’instant de réintégrer. Enroute, Marthe ! Nous sommes en retard.

Puis à Cozal :

– Il n’est, reprit-il, si bonne sociétéqui ne se quitte, comme disait François Ier en flanquantses chiens à l’eau, mais nous n’en resterons pas là, je pense.

– Je l’espère bien ! ditl’autre.

Hamiet poursuivit :

– Je n’ai pas une minute à moi tous cesjours-ci, mais un soir de la semaine prochaine, il faut que vousveniez dîner à la maison ; en copain, sans cérémonie. Celacolle ?

Cozal s’inclina :

– Bien aimable. Merci. Cela colle.J’accepte avec grand plaisir.

– À la bonne heure ! Un petit bleule matin pour le soir, cela suffit ?

– Absolument.

– All right ! À bientôt, en cecas.

Sous l’ombre du guéridon, la main de Cozal,depuis un instant, était venue retrouver celle de Marthe.L’insensible pression de ses doigts sur les doigts gantés de lajeune femme fut un adieu tendre et discret ; mais en mêmetemps, de sa dextre énergiquement secouée, il répondait aushake-hand affectueux de son nouvel et déjà vieil ami. Entre lafemme et le mari, son cœur, conquis, se partageait. Peu s’enfallut, quand, sous ses yeux, le couple se fut perdu par leséloignements du boulevard, que le mot de Quasimodo lui vint auxlèvres :

– Tout ce que j’aime !

IV

Le lundi est arrivé, et, juste, FrédéricHamiet, qui n’a mis le pied hors de chez soi depuis son retour àParis, est sorti dès le thé du matin, ce jour-là.

– Ouf ! fait Marthe.

Anxieuse, à demi couchée sur le garde-fou dela fenêtre, elle l’a regardé s’enfoncer, décroître, disparaîtreenfin dans l’agitation de la rue.

– Louise !

La femme de chambre apparaît.

– Mon toquet de paille d’Italie, Louise,et ma jupe de serge bleue.

– Madame sort ?

– Je sors, oui, une heure.

– Le déjeuner comme d’habitude ?

– Comme d’habitude, certainement. Si parhasard monsieur était de retour avant moi, je serai ici à midi.

Ainsi parle Marthe Hamiet les dents serréessur l’épingle de son chapeau, et qui, les mains activées à nouerderrière sa nuque les bouts flottants de sa voilette, mire sescoudes dans le cadre haut de l’armoire à glace.

– Eh bien, je me sauve.

– Madame ne prend pas son ombrelle ?Il fait un temps magnifique.

Mais Madame n’a pas entendu ; Madame déjàest loin ; Madame court chez son ami. Comme, depuis tantôt dixjours, elle ne l’a pas embrassé, elle se réjouit de l’embrasserenfin, et elle rit d’aise, à l’avance, derrière le tissu de savoilette. Celle-ci, de tulle blanc, où s’espacent des mouches, luicolle étroitement aux joues, la défigure à la fois et la fait jolieà ravir, les yeux allongés en Chinoise, et le bout du nez trousséun peu.

Paris, le matin, au soleil, a de délicieusesallégresses, avec ses milliers de fenêtres ouvertes sur ledemi-jour des appartements où vont et viennent, le tablier ceintaux reins, les alertes femmes de chambre.

Un instant, la jeune femme hésite.

– Un fiacre ?

Bah ! il fait bon marcher, et la douceurde la promenade est comme une invitation aux douceurs de tout àl’heure. Puis Montmartre a cela de bon qu’il est toujours à deuxpas. Dix minutes à peine et le voici ; Marthe le pressent,elle le devine, rien qu’à voir les lourds autobus souffler comme degros poussifs par la montée à pic des rues. Dans un instant, à uncoude de maison, se démasqueront brusquement les ailes pour rire duMoulin-Rouge, puis celles du Moulin-de-la-Galette, qui netourneront – never more !… – jamais plus !

C’est l’heure charmante où les tramwaystransportent sur leurs plates-formes les blanches flottilles desjournaux déployés où les modèles que virent naître les campagnesnapolitaines illuminent la place Pigalle des gaietés bariolées deleurs loques. Déjà reviennent du marché les ménagères matinales, etMarthe Hamiet, avec une admiration amusée, apprécie leur artmerveilleux à tenir, dans une seule main, des mondes : laboîte au lait, le filet aux provisions, la bourse, la clé, lejournal, le chènevis du serin et le mou du minet ; – carencore convient-il de se réserver une patte pour rafler la monnaied’un louis, donner deux sous à un aveugle, ou calmer d’une bonnebourrade l’enthousiasme de ces malotrus qui ne craignent pas des’émanciper jusqu’à pincer le derrière aux dames, sous prétexte deleur rendre hommage.

Mais c’est le temps d’un sourire, rien deplus.

– Trotte, ma fille !… Allons,allons !

Et Marthe, qui se hâte et s’essouffle, se rendsoi-même cette justice qu’il faut vraiment aimer les gens pourpayer d’une telle gymnastique le plaisir de les embrasser à lavolée, un baiser ci, un baiser là, « Bonjour ;bonsoir ; je t’aime ; je me sauve », et de s’enretourner dare-dare, crainte que le mari rentré trop tôt nedemande, étonné, à Louise : « Où donc Madame est-elleallée ? »

– Ouf ! fait-elle.

Hein, c’est haut, la Butte ? Elle est unpeu dure, la côte ?

Qu’importe ! Une douce espéranceencourage cette amoureuse ; l’idée de le surprendre au lit,lui, flagrant délit de lâche paresse ; de baiser sonprofond sommeil, et de jeter ensuite, gaîment, à sa confusionébouriffée, le rire qui se moque et qui adore. La bonnesurprise ! et quelle joie de jouer aux êtres chéris des toursà ce point abominables ! Toute au plaisir qu’elle se promet,Marthe, sans même s’en être aperçue, a gravi de hauts escaliers auxmarches vermoulues et disjointes ; alors,stupéfaite :

– Déjà !

Sans doute.

À présent, devant elle, c’est la VillaBon-Abri qui embaume comme un bouquet et dont gardent l’entrée,sentinelles paisibles, un Némorin de plâtre, manchot, et uneEstelle aux yeux de limande énamourée, l’un le coude au manche dela bêche, l’autre les doigts à la jupe, en dame qui découvre seschevilles avant de danser le menuet.

Marthe pénètre.

L’allée commune de la Villa s’allonge sous sespieds et fuit.

À droite, à gauche, derrière l’aubépine deshaies enguirlandées de volubilis, ce sont de petits jardinets d’uneniaiserie attendrissante, où le râteau a laissé des sillons commeen laisse le peigne du coiffeur aux cheveux luisants d’un collégienle jour de sa première communion ; mais vers les splendeurs del’azur montent les arbres aux cimes touffues, peuplées de fauvetteset de merles qui chantent la gloire du beau temps.

Marthe, enfin, est rendue.

C’est là.

Elle repousse la frêle barrière du jardin deRobert Cozal, dont elle évite – avec quel soin !… – de fairetinter la clochette. Elle se hâte. Un souffle de brise incline etcourbe vers ses jupes les hautes têtes des glaïeuls familiers qui,vraiment, semblent la reconnaître et lui dire :« Bonjour, Madame. » C’est au point qu’elle ne peuts’empêcher de sourire et qu’elle doit se retenir à quatre pour nepas céder au plaisir de répondre : « Bonjour,glaïeuls ! » avec le besoin d’expansion d’un cœur quidéborde d’ivresse.

Voici la chère petite maison, simple comme uneâme d’enfant, qui lui fut si hospitalière !… que tant de fois,pour lui faire accueil, la pauvreté du bien-aimé emplit de rosescoupées aux rosiers du jardin ! Voici le rideau de clématitestendu si épais devant les vitres, qu’elle put cent fois livrer seslèvres sans que les oiseaux du dehors en aient jamais riensoupçonné. Et voici aussi les platanes dont elle entendit sisouvent les douces mains, les mains délicates, glisser enfrôlements d’ailes sur le zinc du toit, à ces minutes extasiées oùles amants échangent le baiser silencieux qui confond, en uneseule, deux âmes !…

Deux pas, encore.

Plus qu’un…

C’est fait…

La plainte d’une porte qu’on pousse, le cri dela femme que frappe au cœur le coup de couteau de la trahison, etMarthe se sauve, éperdue, folle, tandis que, dans le pavillon,Cozal crie : « Ne t’en va pas !… Je vaist’expliquer ! » et qu’Anita la blanchisseuse, pour n’yavoir vu que du feu, demande : « Quoi qu’c’est qui vousprend ? C’est-y que vous êtes maboul ? »

V

……  …  …  …  …  … .

Enfin, vers cinq heures du matin, Cozal, quipouvait sans se gêner courir deux lièvres à la fois et qu’avaittenu éveillé toute la nuit le chagrin d’avoir perdu Marthe, mêlé àl’agacement de ne pouvoir trouver le clou ingénieux et hardi, leje-ne-sais-quoi qu’il sentait nécessaire à l’éclat de son1er acte, perdit brusquement patience. Il cria :« Zut ! », sauta de son lit, las de s’y retournerd’un flanc sur l’autre ; et, passant son pantalon de toile, ils’en fut au jardin voir le réveil des fleurs.

L’aube naissait, en impressionnismesdélicatement roses et verts ; et l’énorme bouquet defeuillages qu’était la Villa Bon-Abri, ses massifs indécis encore,ses hauts ormeaux aux cimes touffues, – villes légères etbalancées, où vivent, aiment, chantent et meurent les petitsoiseaux par milliers, – était un cadre tout indiqué aux rêveriesmélancoliques de ce jeune homme sentimental. Il ne manqua en aucunefaçon de les y loger, et elles furent là comme dans leursmeubles.

Le front baissé, la cigarette aux lèvres, lespieds nus dans des espadrilles :

– Combien il est dur, songeait-il, den’avoir plus de maîtresse quand on en a eu une, et que l’homme estune sotte bête, qui passe sa vie à la gâcher !… Avoir employésa jeunesse à chercher des mains où la mettre ; s’êtredit : « J’ai une âme en or, je la garde pour la plusdigne » ; avoir eu la chance fabuleuse de mettre le doigtsur la perle et n’avoir eu de cesse qu’on ne l’ait laisséperdre !… Ah ! misère !… Ah ! si j’avaissu !… Ah ! si j’avais pu supposer !… Bien sûr, non,je n’aurais pas couché avec l’apprentie blanchisseuse !… Maisvoilà : je croyais n’être jamais pincé ; j’espéraispouvoir jouir de voluptés qui m’étaient agréables, sans qu’eussentà les payer de leurs larmes les yeux qui me sont plus chers quetout !… L’âme humaine est abjecte, vue de près ; elle estpareille à ces ruisselets glissant en puretés de cristal sur deslits de vase pestiférée où grouillent d’immondes animaux !Marthe, mon cœur et mon seul bien ! Ce petit jardin est, commemoi-même, plein de votre souvenir embaumé ! Voici la pelouseoù tant de fois nous nous aimâmes au grand soleil, pour la plusgrande confusion des pâquerettes et des boutons d’or ! Voicile rosier où, un jour, je cueillis une rose entr’ouverte que jebaisai sur votre bouche, en vain attardé à chercher laquelle desdeux parfumait l’autre !… Hélas ! que mon cœur a depeine ! et ne nous reverrons-nous jamais ?

Ainsi parlait Robert Cozal, l’âme martelée derepentirs, quand l’idée lui vint tout à coup que l’entrée deMme Brimborion, au premier acte de sa pièce, étaitcomplètement ratée, et que le mal venait de là.

Une vision l’illumina : l’aperçu de sonhéroïne débarquant du coche de Poitiers, dans la cour d’arrivée dela rue du Bouloi.

La scène se présentait à son esprit, toutefaite.

Décor : la cour des Messageries. Au fond,le large porche ouvert sur le grouillement animé du dehors. Àgauche, des portes peintes, laissant voir des intérieursd’écuries.

La pièce marche. Rien n’est changé. Soudain, àla cantonade, éclate une fanfare joyeuse !… C’est le coche dePoitiers qui arrive. Tumulte. La foule envahit le théâtre.« C’est le coche de Poitiers… », et cætera, etcætera. Entrée (à droite) des portefaix ; (à gauche) desparents empressés à revoir ceux qui leur sont chers. À l’oreille deRobert Cozal chantent, en chœurs tout improvisés, les parents etles portefaix.

LES PORTEFAIX

C’est nous les portefaix, qui, sur nos dos puissants,

Supportons des poids de cinq cents.

LES PARENTS

Bonheur de revoir ceux qu’on aime !

Le coche arrive à l’instant même ;

Et nous pourrons dans un instant

Embrasser ceux que nos cœurs aiment tant.

Sous le porche, brusquement, la malle !La foule se précipite : « C’estelle ! » Sons de trompe, coups de fouet,grelots ! La lourde voiture descend en scène, tourne et faithalte devant la boîte du souffleur ; après quoi – chosedélicieuse !… – apparaît Mme Brimborion dansle cadre étroit de la portière ! Le bout de sa petite pattehors la jupe et reposé au marchepied de la guimbarde, sa frimousseà peine devinée sous l’avancement du capuchon dont elle enveloppeson escapade, elle dit son émotion de petite provinciale échouéedans une ville immense, puis elle s’exclame, épouvantée :

Sarpejeu ! Corbleu ! Qu’est ceci ?

Mon amoureux n’est pas ici !…

La foule, étonnée, reprend :

Sarpejeu ! Corbleu ! Qu’est ceci ?

Son amoureux n’est pas ici !…

tandis que le postillon claque du fouet, quele conducteur sonne de la trompe et que le rideau tombe lentementsur une de ces fins de premier acte qui suffisent à assurer pourtrois cents représentations le succès d’un opéra bouffe.

Cozal, quand il était satisfait de lui,s’appelait carrément : « Mon vieux ».

Du coup :

– Eh bien ! mon vieux !… sedit-il.

Dans la muette éloquence d’un hochement detête, le complément de sa pensée se synthétisa à merveille. Ilregagna sa maisonnette, s’assit à sa table de travail et écrivittout d’une traite le premier couplet de son final, ceci sans lampe,à la lueur du jour levant filtré entre les clématites de safenêtre. Le premier couplet en appelait un second ; le seconden voulut un troisième, lequel exigea logiquement tout unchambardement du final primitif ; si bien que la lointainehorloge de Clignancourt égrenait les dix coups de dix heures dansl’air bleu de cette belle matinée à l’instant même où il achevaitde remettre au net son manuscrit. Il avait travaillé cinq heures,dans l’emballement de l’inspiration !… Très fier de lui, avidede cueillir des lauriers, il résolut d’aller sans délai secouer lespuces à ce gros paresseux de Hour et, ayant grimpé au pas de coursel’allée commune de la Villa, il pénétra chez le musicien.

Là, une surprise l’attendait.

Contrairement à l’habitude, la clé n’était pasà la porte.

– Tiens ! pensa-t-il.

Il toqua :

Rien.

– Eh ! Hour !

Pas de réponse. De la main il écarta le rideaude verdure masquant la fenêtre du pavillon. Il regarda. Son frontse glaçait à la fraîcheur sèche de la vitre.

– Hour !… Eh ! Hour !Eh ! ouvrez donc, c’est moi !… J’ai quelque chose à vousfaire voir.

Il dit, et tel fut son émoi, qu’il pensa choirsur son derrière. Chassée d’un coup de bélier, la porte dusanctuaire venait de jaillir hors de son cadre, et Stéphen Hourétait apparu sur le seuil, formidable, nu ou à peu près, habillé desa seule culotte d’où s’échappaient en multiples sillons lesgraisses ballonnées de son ventre.

– Je TRAVAILLE ! hurla l’auteur dela Main chaude, de la même voix dont il eûtproclamé : « Je remanie la face du globe. »

– Eh bien ! fit Cozal effaré. Quiest-ce qui vous dit le contraire ?

– Je vous dis que je TRAVAILLE !reprit Hour. Et, nom de Dieu, quand je TRAVAILLE, j’entends qu’onme foute la paix !

Ainsi s’exprima le dieu, qui ramena la portesur lui.

– Quel charmant être ! se dit lejeune homme resté seul ! Quelle exquise et souplenature !

Tout de même, il avait remporté une veste, ensa soif de gloire immédiate. Nous ajouterons qu’il aurait bujusqu’à la lie le fiel amer des déceptions, si, affirmant une foisde plus sa présence, le mouvement perpétuel dont sa tête d’oiseauavait résolu le problème ne l’eût fait aiguiller sur lasupposition, puis sur l’espoir, puis sur l’absolue certitude d’unelettre de Marthe Hamiet l’attendant là-bas, à la poste.

Ça ne traîna pas. En cinq minutes il futprêt ; ses chaussures aux pieds, son chapeau sur la tête.

En route !…

Rue Jean-Jacques-Rousseau, devant le guichetencombré de la poste restante, il faillit crever d’un coup de coudele sein gonflé de lait d’une nourrice et se colleter avec unfrotteur dont il avait chahuté la musette de velours grenat enjouant de l’épaule pour arriver premier et être servi avant tout lemonde. Du reste, il n’y avait rien pour lui, circonstance dont ilse refusa énergiquement à accepter la cruauté.

– Comment rien ?

– Non.

– Vous n’avez pas une lettre auxinitiales M. H. 31 ?

– Non, je vous dis !

– Ce n’est pas possible, voyons !Vous avez mal cherché. Regardez encore un peu voir.

L’employé, qu’il agaçait, l’envoya purement etsimplement coucher. Il se retira en déclarant que le ministre despostes était un de ses amis et qu’il se plaindrait à lui.

Il vivait un peu en jeune roi, dans sonjardinet de Montmartre, ayant accoutumé de plier à ses caprices lespetits riens de l’existence devenue ainsi sa servante très humble.Le fait qu’il avait cru à une lettre de Marthe lui avait acquis ledroit de l’attendre ; le fait qu’il ne la reçut pas le jetatour à tour à la fureur hargneuse d’une personne frustrée dans sondû, puis à l’inquiétude angoissée de quelqu’un qui se sent sous lecoup d’un péril.

Une deuxième visite à la poste, que couronnaun deuxième insuccès, l’emplit de mélancolie ; à unetroisième, dont le résultat fut précisément le même que celui desdeux précédentes, il désespéra tout à fait, et il se retira sans unmot, comprenant quel horrible vide creusent sous le pied despauvres hommes les deuils cruellement ressentis.

À vrai dire, il n’avait pas cru que les chosestourneraient au tragique ; sa faute, envisagée à traversl’indulgence que ses petites faiblesses lui inspiraient toujours,ne lui était pas apparue indigne de miséricorde.

Car il était plein de bonne foi dans samanière de se flétrir avec le sourire sur les lèvres ! Biendes fois, à cette heure qui suit le départ de la bien-aimée, quandl’appartement au pillage fleure encore le subtil parfum des jeunesseins qui s’y sont mis nus, des beaux cheveux qui s’y sont dénoués,des lèvres qui s’y sont tendues, il avait senti le remords seglisser traîtreusement comme un ver, en son âme débordante degratitude émue. Bien des fois, au songer de l’apprentieblanchisseuse, il avait eu le hochement de tête qui émet un doutesecret et dit : « Ton nez remue, conscience ! »Bah ! toujours il avait chassé de la main l’essaim de sesscrupules superflus, prêt à la rigueur à se blâmer, mais comme onblâme et gracie à la fois les petites fredaines du prochain,contées gaiement, entre le fromage et la poire, dans la chaleurcommunicative d’un banquet de vieux labadens. Jamais l’idée n’avaitpu germer en sa tête que ses trahisons de chaque jour ne fussentpas de simples enfantillages, et même, à la réflexion, jamais lesoupçon ne lui fût venu que Marthe pût pousser la susceptibilitéjusqu’à en juger autrement.

Et tout à coup, à propos de rien, toutchangea. Sa faute lui apparut en crime, au point qu’il restabouleversé, immobilisé sur l’asphalte, à se demander de quel limonle diable avait pétri son cœur.

Le repentir entré dans son âme s’y conduisitcomme un cochon : cassant tout, criant à tue-tête, et faisantles quatre cents coups ; et, dans l’exclamation de stupeur quelui arracha le révélé de ses aveuglements anciens, tint toutentier, en ses douze pieds, le cri de Pauline convertie :

Je sens, je vois, je crois, je suis désabusée.

Il passa une journée atroce, à errer par lesrues au hasard de ses pas ; la brune, le soir, puis la nuit,tombèrent sans qu’il s’en aperçût, et seulement à minuit et demie,le hasard de la marche l’ayant amené à passer devant l’horlogeéclairée du Sénat, il se souvint qu’il n’avait pas dîné.

Un café se trouvait là.

Il en poussa la porte, échoua au hasard d’unebanquette, demanda un sandwich, un bock et de quoi écrire, puis,étalé sur son papier :

« Marthe ! est-ce que tout celan’est pas qu’un abominable cauchemar ? Est-ce bien ainsi quej’ai su reconnaître tant d’amour et tant de tendresse, et puis-jecroire qu’un jour viendra où se cicatrisera la blessure ouverte auplus sensible de ton cœur ?…

Oiseau blessé ! fleur meurtrie !pauvre et chère idole profanée ! Sera-ce assez de toute unevie exclusivement consacrée à pleurer une minuted’erreur ?…

Une fureur poussait sa main ; sur lafeuille les mots tombaient comme des grêlons, dans la fièvre de cetinsensé à faire rendre gorge à ses torts. On voit ainsi de cesfanatiques, au tribunal de la pénitence, qui baisent le sol et sefrappent du poing la poitrine en braillant : « C’est matrès grande faute ! », assoiffés de dire leurs égarementset de se créer des titres à la clémence du Seigneur. Cozal puisadans ses remords des accents tout à fait touchants, des imagesd’une tenue littéraire très soignée. C’est ainsi qu’il comparaMarthe se collant le nez dans la blanchisseuse Anita, à un oiseauqui se casse les ailes au moment où il rentre au nid, – figuresingulièrement poétique dans sa justesse absolue – et que suivirentdiverses allusions discrètes à ces phénomènes de suggestion quipoussent les gens à accomplir les actes les plus monstrueux sansqu’ils en soient responsables. Exemples : les hystériques dela Salpêtrière et les pauvres petits amoureux, qui se font pinceravec de jeunes apprenties, en flagrant délit d’infidélité.Malheureusement, avec sa rage de ne dire les choses comme personneet de donner une idée saisissante de l’émotion qui l’agitait, ilfinissait, gagné à sa propre éloquence, par ne plus distinguer lesphrases tombées de sa plume qu’à travers un voile larmoyant,quand :

– Vous ne m’offrez rien ? fit unevoix.

Il leva le nez.

Devant lui, une blonde superbe souriait, lesdoigts plongés en les pochettes d’un petit tablier moiré oùtremblait le vert changeant d’une sacoche de peluche.

Un peu surpris :

– Tiens, fit-il, c’est une brasserie defemmes, ici ?

– Vous ne vous en étiez pas aperçu ?reprit la vierge à la sacoche. Vrai, ce que vos amours vousabsorbent ! Hein, c’est à ELLE que vous êtes en traind’écrire ? J’espère que vous lui en dites !

Le jeune homme gardait le silence. Enfin,posant lentement sa plume :

– Savez-vous que vous êtes belle fille,vous ?

Elle se mit à rire.

– Je fais ce que je peux. Alors, oui,vous m’offrez un bock ?

Fidèle aux traditions de la vieille galanteriefrançaise, il répondit : « Avec mon cœur » ;parole de paix, que l’aimable enfant se tint pour dite. Elles’éloigna. Les lourdes chopes mousseuses, dont bientôt elle butaitles culs au marbre sonore de la table, suaient ainsi que desbicyclistes sous le coup de soleil de la route.

– Eh bien ! à la vôtre !

– À la vôtre !

Ils trinquèrent et burent.

– Moi, je m’appelle Victoria, dit labelle pour rompre la glace.

Mais l’ayant vu les yeux humides, sa curiosités’éveilla et aussi son apitoiement, – car la femme est meilleurequ’on ne dit : elle ne blague les larmes des hommes que sielle les a elle-même fait couler. Une amertume aux lèvres, le frontlentement balancé d’une personne qui connaît la vie et en salue lespetites lâchetés au passage :

– Hein, ça pèse lourd, la douleur !dit cette oie tintée de belles-lettres.

Cozal, qui mordait dans son pain, laissatomber ses paupières sur la noire détresse de ses yeux. À son touril inclina le front, et pendant un instant, l’un en face del’autre, ils furent pareils à ces petits Chinois de porcelaine quel’on voit s’approuver gravement aux deux bouts d’une frêleétagère.

– ELLE vous a plaqué, au moins ? fitl’intéressante Victoria qui ajouta, histoire de payer sonécot : « Une de perdue, dix de retrouvées. Faut pas sefaire de bile pour ça. »

– Celle que j’ai perdue, et perdue par mafaute, répondit Cozal la bouche pleine, est de celles qui ne seretrouvent jamais !

– Ah !

– Oui.

– Parions que vous avez fait des blagues,dit-elle alors, et que vous vous êtes fait pincer ?

Si gravement et avec un accent de si sincèredouleur, il dit ce simple mot : « Tu parles ! »qu’ils ne purent s’empêcher de rire. Pourtant l’entendantajouter : « Je ris, je n’en ai guèreenvie ! » :

– Voyons, continua-t-elle, causons. Il nefaut pas se frapper, non plus. Qui est-ce, cette dame ?

– Une femme mariée.

– Quel âge a-t-elle ?

– Trente-deux ans.

– Petite ?

– Grande.

– Grasse ?

– Mince.

– Blonde ?

– Très brune.

– La route est belle ! Les brunes,je m’en vais vous dire, ça vaut mieux que les blondes, – qui sontteignes comme tout !… – et surtout que ces sales rouquines,avec lesquelles il n’y a pas de milieu : tout bon ou toutmauvais, et mauvais onze fois sur dix ! Moi, je crois que ças’arrangera, cette affaire-là.

– Sans blague ?

– Ma parole d’honneur !… Et puisd’ailleurs c’est bien simple ! nous allons le savoir tout desuite.

Un tapis de jeu flânait à portée de sa main.Habilement, du bout de son doigt, elle en manœuvra les angles,réussit à l’amener devant elle. L’autre, intrigué, la regardaitfaire, fouiller à sa sacoche, en tirer un jeu de cartes qu’ellebattait avec une lenteur savante.

– Ce sont les miennes,expliqua-t-elle ; elles ne m’ont jamais trompée.

– Non ?

– Jamais !

– Ça, c’est beau !

– Coupez !

– De la main gauche, fit Cozal ensouriant.

Il raillait, sceptique sans doute, pourtantnon inintéressé, ayant le fond de superstition propre aux espritsun peu frivoles. Il fut heureux d’entendre la pythonisse annoncergravement : « Bon signe » en tournant le huit decarreau. Celle-ci, cependant, disposait le jeu par la molesquine dutapis, l’arrondissait en l’élégante courbe d’un plein cintretriomphal. Quand ce fut fait, elle s’absorba, le menton au creux dela main et l’œil promené en éventail, sybille[1] sur lepoint d’écumer, qui va lever le voile redoutable et livrer au mondehaletant la clé du problème de demain.

– Ça ne vaut rien, hein ? demandaCozal inquiété de son long mutisme.

Elle répondit, les yeux aux cartes :

– Au contraire !

Alors :

– Bonne fille ! pensa-t-il.

Et attentif, il inclina le buste vers elle,tandis qu’elle, le doigt renversé, dans un geste de cuisinière quis’apprête à goûter une sauce, prophétisait :

– Un, deux, trois ; une femmebrune !

– Un, deux, trois ; un hommeblond !

– Un, deux, trois ; un homme deloi ! – Un, deux, trois ; une lettre ! – Un, deux,trois ; une route ! – Un, deux, trois ; à lanuit ! – Un, deux, trois ; une bonne nouvelle !

– C’est bien ce que je pensais,conclut-elle. Vous serez sûrement pardonné.

À ces mots, avide d’espérance, Cozal sentitbondir son cœur.

– Vous êtes gentille de me dire cela,cria-t-il. Vous le faites pour me consoler, parce que vous voyezque j’ai de la peine ! Ah ! femmes, on dira ce qu’onvoudra, on ne vous empêchera jamais d’être des êtres de douceur, detendresse et de charité !

Victoria, dans un pâle sourire, reconnutqu’elle était un être de sentiment. D’instinct, ils se prirent lesdoigts. Il y eut une minute de silence, pendant laquelle allèrentl’un à l’autre et se confondirent en un seul les cœurs de ces deuxputains.

– Tenez, venez vous asseoir là !cria Cozal. Je vais vous lire ce que je lui écris.

D’un bout de buvard où s’abattait son poingfermé, il avait épongé les feuilles éparses autour de ses coudes.Il en prit une, l’éleva jusqu’à ses yeux, commença àdéclamer : « Marthe ! est-ce que tout cela n’estpas qu’un abominable cauchemar ?… »

De même vibre l’âme des gamins au videronflant des tambours, de même vibre l’âme des femmes au vide desparoles qui ne signifient rien. Le genou haut calé à la table, lesyeux clignés derrière le nuage bleuâtre de la cigarette qu’ellesuçait, Victoria buvait en silence le flot de pompeux lieux communsqui coulait des lèvres de Cozal. Et de la tête elleapprouvait : grue gavée, enfin contentée en ses appétits dephrases creuses, de sentiments noblement exprimés, de puretés à sixliards la botte. Par moments, aux beaux endroits, elle n’avait plusd’yeux du tout ; ses paupières hermétiquement closes tiraientle rideau sur l’extatique jouissance d’un connaisseur qui goûte unsolo de violoncelle.

À la phrase : « Est-ce bienainsi que j’ai su reconnaître tant d’amour ?… »

– Très bien ! fit-elle àmi-voix.

À la période : « Oiseau blessé,fleur meurtrie !… » elle déclara :

– Très poétique !

Lui, cependant, allait de l’avant, s’ébattaitcomme un jeune poulain, parmi l’éloquence déchirante de sondésespoir sans bornes. Désarmant d’impudeur naïve, il ouvrait àdeux battants les portes sacrées de l’alcôve, célébrait lesintimités, jetait froidement aux pourceaux du chemin le cherbouquet cueilli au corsage de l’aimée.

La lecture achevée :

– Voilà, prononça Victoria, après unelongue rêverie, ce qui peut s’appeler une lettre.

– Oui, hein ?

– Mon petit, c’est épatant !… Moi,je ne connais pas une femme qui pourrait résister à ça !

Du coup, il passa la mesure.

– Ah ! bon cœur, faut que je vousembrasse ! cria-t-il. Nous devons dire que, depuis un instant,le gaillard n’avait plus qu’un bras, l’autre ayant plongé, le poingd’abord, en le bâillement encombré d’une fente de jupon oùfourgonnaient négligemment ses doigts, à la recherche de l’inconnu.Et maintenant, petit à petit, il sentait sa virile jeunesse filtrerpar les mille fêlures de son repentir ; son ardeur, mal calméehier, se réveillait aujourd’hui au contact de ces coudes rosesémergeant à nu d’un bouillonnement de guipures, à la douceur de cesbeaux yeux où riait le bleu sombre des pervenches, au souffle decette bouche gaie et fraîche qui, à la fois, rappelait à l’ordre etpardonnait, murmurait : « Voulez-vous vous tenir ?Vous me faites des chatouilles, c’est bête. En voilà un petiteffronté ! » Le pis est qu’il était sorti avec del’argent sur lui et qu’il était de ceux chez lesquels la certitudede les pouvoir satisfaire fait naître des besoins spontanés. Or,s’étant aperçu que l’horloge indiquait deux heures moins cinq, ilprécipita le mouvement, si bien que ça devint très gentil. Vers levisage de Victoria, qu’il avait doucement renversée dans le dossierde la banquette, il avançait son fin visage où s’agitaient, sur unchuchotement de pénitente à confesse, deux lèvres demandantl’aumône. Ce qu’il disait, elle seule le pouvait entendre, et ellel’entendait, il faut le croire, car elle l’en châtiait sansrudesse, de petites tapes qu’accueillait et renvoyait aussitôt,comme des volants, le « pff » goulu de la coupablebouche. Dans le silence du petit café, où le gaz enchifrenésifflait, elle prononça à voix basse : « Ce serait mal…Cette dame, voyons ! Songez donc !… » ; mais ilse récria de la belle manière, protestant, non sans bonne foi, dela pureté de ses intentions, disant seulement combien desoulagement il goûterait à reposer sur une épaule amie son front,hélas, martelé !… à sentir, dans l’indéfini d’un demi etmauvais sommeil, la pression douce et consolante d’une mainrefermée sur la sienne… Touchant appel à la pitié !… La noblefille n’avait qu’à se rendre. Elle se rendit sans un mot, d’unsourire qui parla pour elle, amusée, certes !… troublée aussi,au point de n’oser regarder en face, à travers la glace azurée desiris qui la fixaient, l’âme perverse et sentimentale de l’éternelChérubin.

……  …  …  …  …  … .

Cozal disait volontiers :

– Le clair de lune va aux grands arbrescomme le bleu va aux blondes et le vermillon aux brunes.

Cette nuit-là, il fit un clair de lunesuperbe, qui baigna d’argent et de silence les grands arbrespeuplés d’oiseaux de la Villa Bon-Abri ; mais Cozal n’yretrempa point son âme sensible de poète : ceci par la raisonqu’il coucha rue Saint-Jacques, aux côtés de la blonde Victoria,sous les lambris d’une mansarde haut perchée que décoraient desphotographies d’inconnus fixées aux lambeaux du papier avec desépingles de nourrice.

VI

– Eh bien ! vrai alors, il n’est quetemps, se dit Cozal après avoir pris connaissance du petit bleu deFrédéric Hamiet qui le conviait à dîner pour le soir.

« … Sans aucune cérémonie,hein !… Pantalon de treillis et calot, comme nous disions auxdragons ! »

Depuis la fâcheuse aventure, il était sansnouvelles de Marthe, encore que le grand hall des Postes eût vuplus souvent qu’à son tour errer sa silhouette plaintive et que lesemployés agacés se fussent mis sur le pied de lui crier :« Il n’y a rien ! » avant qu’il eût ouvert labouche, au seul aperçu, dans l’encadrement du guichet, de sonvisage tourné peu à peu au cauchemar.

Toute la journée il fut inquiet, nerveux,incapable du moindre travail, se donnant à soi-même, enimagination, la représentation du drame de tout à l’heure, avec desdemandes supposées et des répliques triomphantes qui avaient poureffet de renverser les rôles en donnant tort à la justice et enmettant le droit à se plaindre du côté que ce n’était pas vrai.Enfin, six heures sonnant à l’horloge de campagne qui battait lamesure aux secondes dans un coin de sa chambre à coucher, il jugeale moment venu de se présenter chez ses hôtes, et il s’acheminavers la rue Taitbout où le ménage Hamiet occupait un appartement dequatre mille francs, dont le balcon, rehaussé de dorures, dominaitles platanes du boulevard Haussmann.

À son coup de sonnette, un domestique apparut,homme aux yeux de jars écarquillés dans une pleine lune desaindoux.

– Monsieur Hamiet ?

– C’est ici.

Il entra.

Le cabinet de Frédéric Hamiet, achevé dans desverdures de serre que baignait d’une lumière blanche la soie d’unstore descendu, proclamait le goût infini de l’homme qui l’avaitdisposé. Cozal, entrant, subit cette impression de bien-être quedégagent en fraîches pénombres, en discrètes intimités, les milieuxfaits pour le travail.

Il trouva son nouvel ami en conférence avec ungros petit monsieur écarlate, qui, visiblement résolu à repoussertoute explication, s’enfermait comme dans une tour dans ce simplemot :

– Mon argent !

En vain, avec le plus grand calme :

– Taisez-vous donc ; vous êtesridicule, mon cher, affirmait Frédéric Hamiet.

– Mon argent ! Je veux monargent ! répétait cet homme obstiné.

Nous pensons que ce plaisant poussah étaitentré en coup de vent : n’ayant quitté ni son pépin, qu’ilagitait de haut en bas dans une allée et venue ininterrompue demarteau-pilon au labeur, ni son paletot à boutons de corozo pluslarges que des coquilles d’huîtres, ni son chapeau un peu tropvaste, que lui ramenait sur les sourcils de vingt secondes en vingtsecondes, avec une opiniâtreté douce et exaspérante, une coiffeoléagineuse. Et il s’indignait, il disait :

– Voilà la troisième fois que vous mefourrez dedans avec vos idées mirifiques et vos contes à dormirdebout ; vous comprenez que j’en ai assez ! Oui ou non,voulez-vous me rembourser mon argent ? Faut-il que j’aillechercher les gendarmes ? – Vous chantez toujours le même air,déclara tranquillement Hamiet qui répondait d’une silencieusepression de main au « Bonjour » intimidé de Cozal. Nedites donc pas de sottises, Gütlight.

– Je dis que vous m’avez trompé, repritviolemment celui-ci. Je dis que vous avez manqué à vospromesses ; qu’après m’avoir embobiné dans des commanditesd’entreprises, vous les avez lâchées les unes après les autres enme laissant le derrière par terre, et que ça, entendez-vous ?c’est le procédé d’une canaille !

Le mot ne passa pas tout seul. Hamiet regimbade la belle manière ; il dit que ça n’allait pas traîner,qu’il allait empoigner Gütlight par la boucle de son pantalon etl’envoyer dans l’escalier y apprendre les belles manières ;sur quoi, Gütlight, la canne haute, déclara : « Je vouscasse la figure si vous portez la main sur moi. » De fâcheusesextrémités devinrent à craindre. Le commandité aux yeux d’hyène etle commanditaire aux yeux d’ours s’étaient avancés l’un surl’autre ; ventre à ventre, ils s’agonisaient, égosillés dansl’émission des vérités que chacun d’eux lançait à la figure del’autre.

– Propre à rien !

– Espèce d’imbécile !

– Avec vos idées à la manque !

– Je vous dis que vous êtesridicule !

– Bon pour monter le coup aux gens !Sorti de là, va-t-en voir s’ils viennent… Voulez-vous ma façon depenser ?

– Je m’en soucie comme d’une pelure depêche !

– Eh bien ! vous l’aurez tout demême. Vous n’avez jamais fait que des bêtises. Voilà.

À cette attaque :

– Que des bêtises ! fit Hamietsecoué d’un bond sur place. Par exemple, celle-là est raide, etvous pouvez parler des autres, vous qui, depuis votre majorité,n’avez pas manqué une seule fois l’occasion de perdre votre argentdans des affaires sottes ou véreuses, de patronner des gredins oudes niais !

C’était la vérité toute nue. Cetextraordinaire Gütlight, chez lequel s’alliait l’assoiffementsémite du trafic à un sens tout particulier du raté et de lanon-valeur, présentait à l’observation du psychologue l’image d’unmonsieur qui joindrait la passion du jeu de tonneau à l’art detoujours mettre à côté de la grenouille.

Né et grandi à même les lingots paternels, ilmarchait vers la noire purée d’un pas tranquille et sûr de soi, parun chemin que bordait, main tendue, une double haie d’escrocs, defaiseurs, de rêveurs ; et de sa dextre, balancée avec grâce detribord à bâbord et réciproquement, les commandites s’envolaient,telles les têtes, au dire de Hugo, du sabre de Sultan Mourad.Depuis quelque chose comme vingt ans, pas une maison écroulée dontil n’eût contribué à cimenter les pierres !… pas un banquierqui eût levé pied sans lui emporter quelques plumes !…

– Ne cherchez pas à comprendre,Cozal ! cria Hamiet d’une voix de bateleur lancé dans l’exposédes curiosités contenues à l’intérieur de son établissement. Noussommes ici en plein mystère psychologique et vous perdriez votretemps à vouloir trouver votre route dans les ténèbres de cette âmeplus enchevêtrée et obscure à soi seule que le Labyrinthe lui-mêmeet les catacombes de Rome réunis ! Soumise à la distillation,il serait intéressant de voir quels cristaux elle laisserait aufond de la cornue, dans quelles proportions en serait la soif dugain à l’amour inné de la chimère, des vains mirages, destrompeuses apparences, et, en principe, de tout ce qui estillusion, planche pourrie et bâton flottant. Eccehomo !… Voilà l’homme, cher ami. Ah ! il ira loin,de ce train-là, si les petits cochons ne le mangent pas ; etje vous le disais bien l’autre jour, que l’imbécillité des hommesest amusante à voir de près !

Tout en parlant, il avait tourné, de la main,la clé d’une lampe électrique dressée parmi le champ de bataillequ’évoquait le pillage de sa table de travail, et la clarté qu’ensuèrent aussitôt les fanfreluches de l’abat-jour nuança d’un rosedélicat le visage de l’orateur, la large gaieté épanouie sur leslèvres de ce philosophe. En même temps apparut la face de Gütlight,aux lèvres en vain agitées sur une riposte qui ne venait pas.

– Les petits cochons… les petits cochons…répétait-il.

Il ne sortait pas de ces trois mots, qu’ilpressentait pouvoir servir de thème à une apostrophe sanglante.Malheureusement, dindon qui voit bien quelque chose mais ne saittrop pour quelle cause il ne distingue pas très bien, il s’entenait à ces vagues prémices avec une obstination désespérée,cependant qu’Hamiet, agacé, l’achevait d’ahurir de ses :

– Quoi ? Où voulez-vous en veniravec vos petits cochons ? Voulez-vous un démêloir ?

Il finit par n’insister plus.

– C’est bon, cria-t-il, je mecomprends.

Et il se comprenait si bien qu’il le prouvasans plus tarder, en se lançant toutes voiles dehors dans uneimitation grotesque et admirable de Frédéric Hamiet en mald’invention. Lâché au hasard de ses pas par les diagonales de lapièce, les yeux en boules de crottin et la bouche en boîte auxlettres, il agitait son chapeau au-dessus de sa calvitie, saluantainsi au passage, d’un geste de bourgeois cocardier qui acclame lesSaint-Cyriens à la revue du 14 juillet, le plus extraordinaireénuméré d’âneries, de sottises, d’extravagances, qu’ait oncquessuggérées la rancune à l’imagination d’une grosse bête dupée.

– Étonnant, criait-il. Sublime !J’achète toute la rue de Rivoli et j’en démolis les maisons, que jereconstruis la tête en bas ! Quelle plus-value pour lesmansardes ! Je les louerai six mille francs par an comme unliard ! Total : trente millions de bénéfice !… aumoins.

Ou :

– Grandiose ! Magnifique !Superbe !… La plus grande pensée du siècle !… J’achètetous les chemins de fer du globe ; je supprime les roues deswagons ; je les remplace par la vitesse acquise et je lesrevends au marché aux puces à raison de trois sous la livre.Bénéfice : quatre-vingts millions que je mets dans ma poche dujour au lendemain !

Et encore :

– Ciel ! quelle idée !… Jemonopolise à mon profit tous les alcools belges ethollandais ! Je les fais passer à la douane dans des pommes deterre en fer-blanc, et ni vu ni connu, je t’embrouille !Encore cent millions pour moi !

C’est ainsi que, tant bien que mal, se payantsur la peau de la bête, il rentrait dans ses débours. Mais enl’outré de la parodie où grimaçait le reflet de son génie déformé,Hamiet se mirait, le sourire aux lèvres, comme dans une boule dejardin. Et quand Gütlight, d’un inattendu : « Ah !mon cher ! » lancé au nez de Cozal abasourdi, eut parfaitla caricature, l’eut circonscrite en un dernier trait d’uneétonnante ressemblance, il n’y tint plus ; il cria que cecirconcis avait certainement juré de le faire mourir de joie, lavoix secouée d’un si formidable accès de rire que Cozal et Gütlightlui-même en subirent l’élan contagieux. De cet instant la questionfut tranchée ; la dispute, qui tourna comme une mayonnaise,échoua dans un touchant échange d’aménités, Hamiet demandant :« À la fin, oui ou non, dînez-vous ici, vieillepratique ? », Gütlight répondant : « Oui, jedîne ! » en faisant sonner son chapeau au marbre de lacheminée. « Et nom de nom, je veux m’en fourrerjusque-là ! Quand même je devrais en crever, je rattraperai magalette ! ». C’était le dénouement obligé, la conclusionprévue, fatale, où s’achevaient, depuis que le destin les avaitjetés sur la même route, les querelles de ces deux fantochesindispensables l’un à l’autre bien qu’ennemis irréconciliables, etqu’unissait d’un lien d’étroite parenté leur commune vocationd’hommes venus au monde pour l’étonner du spectacle de leur égaleinsanité.

 

Marthe, cependant, ne se hâtait point deparaître.

– Est-ce que nous n’aurons point leplaisir de voir Madame ? se risqua à demander Cozal quecommençait à gagner l’inquiétude.

– Non, répondit Hamiet ; elle n’estpas à Paris.

– Vous êtes veuf ?

– Depuis une semaine, et pour quelquetemps encore.

– Madame est souffrante ?

– Oh ! un rien ; une crise deneurasthénie. Ça lui est tombé dessus sans qu’on sache pourquoi, àpropos de rien, tout à coup. Je l’ai envoyée à Cherbourg, passerquelques jours chez sa sœur. L’air de la mer lui fera du bien.

Ainsi parla Hamiet, et, comme dans la chanson,qui est-ce qui fit un nez ? Ce fut Robert Cozal. C’était unmâle, avec ses airs de demoiselle de magasin ; il n’ignoraitrien de son métier, savait l’action d’une énergique pression dedoigts sur les révoltes d’une petit main enfin capturée sous lanappe, d’un baiser jeté à fleur de cheveux avec un :« Pardonne ou je me tue ! » articulé à fleur delèvres pendant que le mari, penché, cherche sa serviette sous sachaise. Oui, il excellait comme pas un dans le bel art de poser lespièges à amoureuses ! La défection imprévue de Marthe, enréduisant à néant tout un petit plan de campagne laborieusementcombiné, calculé comme une épure et dont il s’était cru en droitd’escompter à l’avance les victorieux effets, lui mit de l’amertumeplein l’âme. Il songeait que ces sacrées femmes ne rêvaient qu’àrouler les pauvres diables d’hommes quand, dans l’encadrement de laporte, parut la pleine lune en saindoux du domestique aux yeux dejars.

– Monsieur est servi.

– Bon ! À table ! s’écriaFrédéric Hamiet qui chassa doucement devant lui ses deuxconvives.

Sur le seuil d’une salle attenante au salon etdont occupait le centre une table servie, illuminée enéblouissements de maître-autel, ceux-ci perdirent un temps précieuxà se montrer mutuellement le chemin.

Nous pourrions même dire :« précieux, ô combien ! » avec les personnesappliquées à parler le français simplement, et aussi avec Hamietqui ne désespérait pas de faire cracher à Gütlight, en dépit de sesprofessions de foi, les petits billets bleus nécessaires àl’impression et au lancement de L’Informateur Universel,un quotidien d’une très curieuse nouveauté, dont, la veille même,il avait trouvé la formule en retirant ses chaussettes avant de semettre au lit.

Car un miracle, un miracle seul, avait empêchéque la tête lui éclatât comme un siphon, sous la poussée des idéesqui n’avaient cessé, depuis huit jours, d’y jouer au Roidétrôné.

Résumons.

Un instant conquis au projet d’affermer à sonprofit le commerce des allumettes et du tabac sur les plates-formesdes autobus et des tramways ; échoué de là dans une ingénieuseapplication du distributeur automatique à la vente des journaux,ayant pour effet d’épargner à ceux-ci le 33 pour 100 del’intermédiaire, puis dans un supposé de combine avec la Cie desWagons-Restaurants pour l’adjonction d’une voiture-souper auxtrains de nuit (progrès dont s’imposait le besoin et que salueraitcertainement avec des pleurs de reconnaissance la masse des pauvresvoyageurs qu’afflige la fâcheuse insomnie), il était, sanstransition, tout à coup, à propos de rien, tombé en arrêt devantl’idée d’ouvrir en plein cœur de Paris, boulevard des Italiens ouplace de l’Opéra, un café où on ne boirait pas.

Un café où on ne boirait pas !… Hamiettenait tout entier dans cette conception insensée, mais quin’aurait pas été de lui si elle n’eût été, comme toujours,échafaudée sur des données indiscutablement exactes. En fait,atteignant deux buts puisqu’elle contentait du même coup lasobriété non douteuse des habitués de cafés et cet impérieux besoinde flâne qui les porte à acheter sciemment, de leur intoxication,le plaisir, ceux-ci de jouer le bridge, ceux-là de voir passer lemonde, confortablement assis, dans la gaieté d’un coup desoleil ; philanthropique et pratique en même temps,puisqu’elle sauvegardait à la fois la santé des consommateurs etl’intérêt des limonadiers désormais à l’abri du coulage, cefléau ; non seulement elle créait un débouché nouveau aucommerce parisien, mais encore elle enrayait net, arrêtait du jourau lendemain la marche envahissante de l’alcoolisme, et ainsiclassait son auteur au rang des bienfaiteurs del’humanité !

Qu’elle eût valu de gloire àHamiet !…

Mais la fatalité veillait. Elle avait vouluque le susdit, au plus chaud de son emballement, entendit soudainsous son crâne le sourd grondement, indice d’une éruptionprochaine ; et, dame, ça n’avait pas traîné. Avant seulement,comme dit l’autre, que c’eût été l’âge d’un cochon de lait, lecataclysme s’était déjà produit, laissant Hamiet, projeté hors deson rêve avec la brusquerie imprévue d’un bouchon de champagne quisaute, hurler maintenant d’enthousiasme à l’idée de fonder unjournal – baptisé d’ores et déjà L’Informateur Universel –où le Grand Dictionnaire de Larousse SERAIT PUBLIÉ ENFEUILLETON !…

Et telle avait été sa rage d’assouvissementchez cet homme extraordinaire, qu’il n’avait fait ni une nideux : prêt à se coucher, vêtu seulement de son caleçon et desa chemise, il avait gagné son cabinet de travail où il était restéune partie de la nuit à jeter sur des feuilles de papier lesarguments d’un prospectus mirifique dont nous devons à notreconscience de reproduire ci-dessous les lignes principales.

On y lisait :

……  …  …  …  …  … .

« Où résidera l’originalitéde

L’INFORMATEUR UNIVERSEL ?

« Dans un feuilleton de nature à luirallier toute la clientèle, ou presque, des gens qui, en France,savent lire ! ! !

« En livrant pour

UN SOU PAR JOUR

une encyclopédie complète aux mainsempressées à la prendre d’une génération avide de s’instruire, lapublication en feuilleton du GRAND DICTIONNAIRE DE LAROUSSE répondde façon victorieuse aux exigences de ce difficile mais admirableprogramme. »

……  …  …  …  …  … .

Suivait le détail :

……  …  …  …  …  … .

« Désireux d’établir, preuves enmain, l’excellence d’une opération dont la réussite

NE SE DISCUTE MÊME PAS

« résolus, par conséquent, à tablersur le minimum de profits d’une

ENTREPRISE COURUE D’AVANCE,

« nous demandons à la théorie exposéeci-dessus 2 lecteurs seulement sur 1.000, soit 80.000 acheteurs surles 40.000.000 de citoyens qui constituent, d’après les derniersrecensements, la population de la France, prétention, on lereconnaîtra, d’une modestie exagérée.

« Or, 80.000 exemplaires d’une feuillevendue au Croissant à raison de 32 francs le mille assurent à laSociété de

L’INFORMATEUR UNIVERSEL

un bénéfice annuel, net, de plusde

400.000 FRANCS

« Et nous ne parlons ici ni destraités d’annonces, ni des mensualités financières, ni de milleautres sources de profit d’un rapport évaluable à

QUATRE CENTS AUTRES MILLE FRANCS,

au bas mot.

……  …  …  …  …  … .

Il concluait :

« Tout ce qui précède n’estrien : l’excellence de l’opération tient tout entière dans cequi suit :

LE GRAND DICTIONNAIRE

DE LAROUSSE

composé de 17 volumes, ne compte pas moinsde 30.000 pages établies sur le pied de 450 lignes ;

« Soit, ensemble, 13.000.000 delignes ;

« Soit encore, à raison de 300 lignespar jour, 40.000 et quelques feuilletons ;

« Soit, par conséquent, la venteassurée par A + B de

L’INFORMATEUR UNIVERSEL

pendant plus de 110 annéesconsécutives ! ! !

« Nous penserions faire injure au bonsens de qui nous a lu si nous ajoutions un seul mot à l’éloquencede pareils chiffres. »

Et allez donc !

Voilà !

C’est sous ces flots de clarté, c’est sous cestorrents d’évidences qu’Hamiet comptait anéantir les hésitationsbien naturelles des gens à compromettre leurs patrimoines dansl’aléa d’un coup risqué, réduire en poudre les résistances beaucoupplus naturelles encore de l’infortuné Gütlight à se laisserreéchauder, la peau encore toute pelée des ébouillantementsrécents : tâche colossale sinon insurmontable, digne, dèslors, à tous les points de vue, de celui qui l’avaitentreprise.

Hélas ! la fatalité devait encore unefois faire des siennes. Il suffit à Robert Cozal, questionné surses faits et gestes, de confesser dans un timide sourire qu’ilavait une pièce sur chantier, pour qu’à l’instant même,l’imagination perpétuellement en quête d’horizons inexplorés duterrible Frédéric Hamiet s’effarât et s’écriât :« Terre ! Terre ! »

– Quoi, s’exclama ce personnage, vousfaites du théâtre et vous ne le dites pas !

– Je ne pensais pas que cela pût vousintéresser, répondit, un peu étonné, l’auteur de MadameBrimborion.

Et comme il ajoutait, un dédain dans lavoix : « Une misérable opérette » :

– Vous en parlez à votre aise, repritl’autre ; l’opérette n’est pas un mets si dédaignable. Pourmon compte, je m’en suis régalé assez de fois ! – Mon cher,écoutez bien ceci : il n’est pas de genres inférieurs ;il n’est que des productions ratées. Demander strictement auxchoses les qualités qu’elles ont la prétention d’avoir, tout lesens critique tient là-dedans !

Il dit, et le mot l’enleva comme un tremplin.On vit alors à quel point il est vrai qu’un fou peut n’être pas unsot. Lâché par les dédales d’une théorie farouche qui mettait lemoins et le plus sur un pied d’égalité, il déploya à la soutenirdes argumentations aussi désespérément absurdes que puissammentconvaincantes, exaltant avec une égale chaleur les splendeurs desBurgraves et celles du Petit Faust ;magnifiant à la fois le Cantique des Cantiques et leChapeau de paille d’Italie, agitant dans une même saladeFerdinand le noceur, l’Iliade, le PèreGoriot, le Cid, Madame Bovary et lesPensées d’un Emballeur : huant Meyerbeer, glorifiantOffenbach, sifflant Zaïre, acclamant Champignol,affirmant, en un mot, la supériorité du bouffon qui divertit sur letragique qui n’émeut pas : conclusion dont la témérité n’étaitdéjà pas si bête, bien qu’elle déroutât un peu l’éclectisme pondéréde Cozal et décourageât complètement l’épaisse jugeote deGütlight.

Celui-ci, fidèle à son petit programme, sevengeait sur la nourriture et noyait son chagrin dans des flotsd’eau rougie tout en affectant de blaguer. Il bouffait, pouffait,s’étouffait, amenait de temps en temps vers Cozal, dont la réservegardait un mutisme poli, des coups d’œil qui demandaient justice,tandis qu’Hamiet filait devant soi, à l’emballage. Sa verve, en cedomaine nouveau, était comme ces grisettes emmenées à la campagnepour la première fois de leur vie, qui ne tarissent pasd’admiration et ne peuvent mettre un pied devant l’autre sansdécouvrir une fleurette. Un mot amenait un mot. Il finit parenvisager la question de la crise des théâtres.

– Les journaux me font suer, dit-il, ense servant un blanc de poulet, et l’information aujourd’hui estfaite comme par des gâteux ! De ceci que les théâtres font del’argent en matinée et que, par contre, leurs recettes journalièresont une tendance à baisser au profit des music-halls et descinématographes, un reporter tirait hier cette conclusion que lesParisiens n’aiment plus le spectacle le soir. C’est imbécile !Si le public – ce qui est exact – demeure fidèle à la matinée dudimanche, c’est qu’il y est contraint et forcé. Il ne la préfèrepas… Loin de là… Il s’en contente, faute de mieux ; ill’accepte comme pis-aller, comme on mange des merles faute degrives.

Gütlight pensa comprendre.

– Il est certain, dit-il, que le prixélevé des places…

Mais il dut s’en tenir là.

– Eh ! s’exclama Hamiet qui sabra levide d’un geste impatienté, que venez-vous nous chanter là et qu’aà voir là-dedans le prix élevé des places ? Le prix élevé desplaces !… en un temps où l’argent, complètement détourné deson vrai but : l’épargne, n’est plus qu’un instrument dejouissance immédiate !… où les gens vont à Monaco comme onallait autrefois à Chatou, et où les dots des filles payent lesautos des pères en application par ceux-ci des vieuxprincipes : « Après moi s’il en reste ! » et« Tire-toi de là comme tu pourras ! ». Vous mefaites rire avec votre cherté des places ! Une voix s’est-elleélevée, – une seule !… – contre le récent coup d’État desdirecteurs de théâtres collant sur le dos du public le 10 % del’Assistance ? et n’a-t-il pas accepté, le public, une mesurequi grève cependant son budget dans une proportion importante, avecla même bonne humeur que s’il en eût bénéficié ? Si !…Alors ?… C’est d’ailleurs un fait, incroyable et manifeste,invraisemblable et établi, qu’on n’eut jamais tant d’argent dansles poches que depuis qu’on le fout par les fenêtres !… Cepoint acquis, où chercherez-vous l’explication du phénomènepoussant à s’aller enfermer dans la nuit d’une salle de spectacledes gens qui devraient être avides tant de se dérouiller lesjarrets que de se rincer les bronches à l’air pur descampagnes ?… voire, l’avril venu, à sacrifier les bois deSèvres et les bords fleuris de la Marne à de vulgaires vaudevillesdont ils pourraient tout aussi bien, le soir même et au même prix,aller applaudir les drôleries ? Quel est ce mystère ? Caril y en a un !… Où est le pourquoi, – car il existe – d’unillogisme qui déroute ?

Le mutisme des deux convives témoignant deleur ignorance :

– Eh bien ! ce pourquoi je l’aitrouvé ! annonça Frédéric Hamiet. Il tient tout entier dansceci que l’existence s’est modifiée et que les théâtres en sontrestés au point où ils en étaient il y a trente ans ; que,depuis trente ans, sans qu’ils s’en soient aperçus, l’heure dudîner a retardé chaque soir d’une demi-seconde sur la veille, etque, de demi-seconde en demi-seconde, Paris en est arrivé à semettre à table à huit heures quand ce n’est pas à huit heures etdemie. D’où je conclus que des milliers de citoyens lèvent tous lessoirs le couvercle de leur soupière au moment même où lesmachinistes du Gymnase, des Variétés et de la Porte-Saint-Martinlèvent les rideaux de leurs théâtres. Et vous croyez que cesgens-là iront lâcher les dix ou douze francs d’un orchestre pouraller voir une fin de pièce ? se repaître de situations quileur seront incompréhensibles ? de dénouements qui resterontpour eux lettre morte ? Point ! Ils iront traîner leursguêtres par l’asphalte des boulevards ou prendre un bock à uneterrasse de café ; et ils auront bien raison ! Et de mêmeles brassées de petits commerçants qui ferment boutique à neufheures et les régiments de messieurs qui, pour avoir dîné en villechez de vieux parents où ils se sont rasés, se trouvent comme desâmes en peine, à neuf heures et demie du soir, sur le pavé de lacapitale !

– Il y a du vrai dans ce que vous diteslà, prononça Robert Cozal de qui fondait l’hésitation à laconviction ardente flambant aux lèvres de son ami.

– Du vrai !… Comment, s’il y a duvrai !… Je vous dis…

(avide de convaincre, Hamiet éleva vers leciel sa fourchette enrubannée de haricots verts)

– … je vous dis que des sommes énormesrestent chaque soir dans des poches d’où elles ne demanderaientqu’à sortir, faute d’un théâtre ouvrant ses portes à dix heures,qui se présente pour les recevoir !

Il goba les haricots, en repiqua au fond deson assiette une nouvelle fourchettée qu’il rebrandit par leslibres espaces.

– Je vous dis que l’homme qui fera cela,qui fondera en plein boulevard un théâtre de Dix-Heures, pratique,confortable, élégant, et où on ne jouera que des pièces gaies, –car les heures ont leurs exigences ! – gagnera trente àquarante mille francs par mois, par la force même des choses, parle seul fait qu’il aura étanché une soif !

Il se grisait, à discourir ; ses yeux dedormeur éveillé s’ouvraient sur des apothéoses. Mais depuis uninstant déjà le large masque de Gütlight reflétait des inquiétudes,grimaçait l’angoisse du monsieur qui, pour s’être fait saler lesfesses, jadis, du coup de fusil d’un chasseur maladroit, ne sauraitvoir sans défaillance une arme chargée dans les mains de sonprochain. Et un tremblement de gélatine balbutiait au bord de seslèvres ; et ses regards ardemment tendus vers l’orateurguettaient l’explosion imminente ; et celle-ci ne s’était pasproduite d’un : « Et cet homme, ce sera moi ! »vociféré par celui-ci dans un ample geste de muezzin appelant duhaut de la mosquée les fidèles à la prière, qu’il braillaitdéjà : « Pas un sou ! » en boutonnantprécipitamment son veston sur le contenu menacé de sesgoussets.

C’est alors que l’adresse d’Hamiet rayonna detout son éclat. Résolu à la conquête des écus récalcitrants, il serefusa à seulement en vouloir entendre parler !… tout enlâchant chez le camarade cet âpre chien « du jardinier »qui ne dort jamais que d’un œil en l’âme des spéculateurs.

– De l’argent !… De l’argent !…cria-t-il. Eh ! je m’en moque bien, de votre argent !J’en ferais jaillir des pavés, avec une idée pareille ! Dureste, soyez tranquille ; c’est fini de rire, tous les deux.J’aimerais mieux vendre toute ma vie du mouron pour les petitsoiseaux que d’entreprendre encore quoi que ce soit avec nous.

– Tiens ! fit Gütlight surpris.Pourquoi ?

Hamiet le fixa dans le blanc de l’œil etrépondit :

– Parce que vous portez la guigne ;c’est bien simple.

Il sema ce bon grain en bonne terre, aprèsquoi, de l’air le plus doux et le plus innocent du monde, il puisaune pincée de barbe-de-capucin dans le saladier que lui présentaitle valet de chambre, sourd aux protestations du juif quis’emportait bruyamment, répétait qu’il n’admettait pas une pareilleinsinuation, qu’on tuait, avec de telles légendes, le crédit d’unmonsieur du jour au lendemain, et cætera, et cætera : toutesdéclarations énergiques – derrière lesquelles la peur d’avoir parlétrop vite et raté le coche au passage ne se voyait guère plus, monDieu, que le nez au milieu de la figure…

Il finit par menacer d’un procès endiffamation Hamiet qui, du coup, se rétracta, dans l’épouvante bienjouée des juges, et présenta même des excuses que cette andouillede Gütlight accepta sous conditions : maintenant ce qu’ilavait dit, sans doute, exigeant cependant d’examiner l’affaire dansle silence du cabinet, – lui, premier ! lui, avant toutautre ! – au nom du droit qu’il avait, pardieu ! bienacquis de courir après son argent et de se refaire de sespertes.

VII

– Évidemment, j’aurai de lui ce que jevoudrai, dit Hamiet à Cozal après le départ de Gütlight qu’un pokerà jour fixe mobilisait une fois la semaine et qui s’était défilé ladernière bouchée dans le bec ; mais je n’ai dit que lavérité ; je ferais suer de l’or à l’asphalte, avec ça !Pourquoi riez-vous ?

– Vous ne vous fâcherez pas ?

– Marchez donc !

– Eh bien, avec votre imagination que dumatin au soir traverse le vol des rêves, vous me faites penser… aupont d’Asnières, où passent huit cents trains par jour.

– Le pont, non ! fit gaîmentHamiet ; à la rigueur, la gare, car des trains s’yarrêtent.

Et, changeant de ton :

– Vous avez tort de me blaguer,reprit-il ; vous me croyez un écervelé ; j’en suisprécisément le contraire. En fait, mon imagination n’est ni un pontni une gare. Elle est comparable, plutôt, à un grand magasin bienapprovisionné, où mon caprice va, vient, erre, flâne, tombe enarrêt devant un article qui le tente, l’examine, le remet en place,et fixe enfin, sur tel ou tel objet, son choix mûrement réfléchi.Depuis longtemps, j’ai la hantise d’une direction de théâtre. C’estlà un domaine mal connu, par conséquent mal exploité, où il y a àfaire bien des choses – que je suis prêt à faire avec vous, si lacombinaison vous plaît.

Cozal, auquel plaisait plus que nous nesaurions dire une combinaison consistant notamment dans lareprésentation de sa pièce, s’inclina pour toute réponse.

Hamiet poursuivit :

– En somme, qu’est-ce que c’est au juste,votre affaire ?

– Je vous l’ai dit : uneopérette.

– Le titre ?

– Madame Brimborion.

– Charmant !… Quelleépoque ?

– Louis XV.

– Moins bien.

– Ah ?

– Oui, j’ai sur ce point des idées assezarrêtées, que je vous dirai en temps utile. Passons. Troisactes ?

– Trois actes.

– Achevés ?

– Deux seulement sont au point ;mais je me ferais fort, le cas échéant, d’enlever le troisième enhuit jours.

– All right ! La musiquemaintenant ?

– Elle est d’un bohème de Montmartre quime gratifie de son amitié : un certain Hour, Stéphen, Prix deRome, déjà joué deux fois à Paris, sans aucun succès du reste. Etdu talent avec ça ! comme disait je ne sais plus quel peintreen se regardant dans la glace. Particularités : une vanité depaon, un caractère de dogue, une propreté de goret… plus une petiteamie grosse comme deux liards de beurre et rigolote… commechausson, qui a vraiment le diable au corps pour détailler lachansonnette. Leurs amours ne sont guère, hélas ! qu’unpugilat de tous les instants !…

– Vous me mettez l’eau à la bouche, ditHamiet : il faut que je fasse au plus vite la connaissance deces deux vertébrés ! D’autant que l’été touche à sa fin, etque nous n’avons pas une minute à perdre si nous tenons à arriverpour l’ouverture de la saison.

Le don de sécréter les idées, que le ciel luiavait dévolu, se doublait de celui d’en voir par la penséel’immédiate réalisation ; pareillement ces mères ambitieusesqui voient déjà coiffée du shako bleu de Saint-Cyr la larve informebalancée en leur flanc. Il accueillit avec empressement l’offre àlui faite par Cozal de le conduire – puisque l’absence de Madamelui rendait momentanément son indépendance de garçon – à laPie-Borgne où Stéphen Hour fonctionnait certainementdepuis une grande heure déjà. Dix minutes plus tard, une autodécouverte les charriait aux côtés l’un de l’autre, par la grimpadede la rue des Martyrs ; tous deux silencieux et rêveurs, Cozaln’osant croire à sa chance, Hamiet baignant au vent de la nuit sonfront que cerclaient d’une auréole les bords du chapeau de pailleéchoué sur sa nuque, et derrière lequel des armées de pensées sebattaient confusément avec des régiments de chiffres.

Le cabaret de la Pie-Borgne étaitsitué au bas de la rue des Trois-Frères dont il trouait l’ombre, lanuit, des feux ardents de ses deux lanternes écarlates, et dont ilinsultait, le jour, la modestie silencieuse et discrète, par le cristrident de sa façade badigeonnée en jaune serin. Des étagements deculs de bouteilles, verdâtres comme des noyés et renflés comme despustules, flanquaient étroitement sa porte : une porte demonastère où couraient des lacets de ferrures à l’entour d’unguichet grillé, et dominée d’une pie borgne au bec d’éternellebavarde ouvert en angle de quarante-cinq degrés avec l’air de jeterau quartier :

– Toi, tu n’auras jamais la paix.

Et le fait est que le quartier avait longtempsdésespéré de l’avoir, exaspéré et impuissant devant ce nid deturbulente bohème d’où, chaque nuit, jusqu’à deux et trois heuresdu matin, s’évaporait en rires énormes, en ululements de peupliers,en tonnerres d’applaudissements, en rythmes de valses lointaines,la joie immense des jeunes hommes à être hommes et à êtrejeunes ; sans parler des querelles vidées sur le trottoir etdes chœurs bramés à la lune après la pose des volets. De boutiquesen boutiques, de paliers en paliers, des pétitions avaient vingtfois passé, des feuilles de papier ministre revêtues d’imposantsparaphes, faites pour appeler l’attention des pouvoirs publics surun état de choses déplorable, dont pâtissaient le repos et lesommeil des gens de bien. Il en était résulté :

Une enquête ;

Des visites domiciliaires ;

Et le maintien du statu quo.

En sorte que les gens de bien allaient prendreleurs clics et leurs clacs avec un touchant unisson et transporterleurs pénates sous des cieux plus hospitaliers, lorsque Hour,enfin, était venu, tranchant la question dans le vif et mettant lesbraillards de la Pie-Borgne en fuite, à coups de marchesfunèbres et de sonates en mineur. Invité à faire chanter auxtouches de son instrument les allégresses du Père laVictoire et du Régiment de Sambre-et-Meuse, lemusicien, avec ce sens de l’à-propos qui le signalait de si longuedate à l’admiration des foules, n’avait pas hésité une minute àtaper dans l’oratorio, et dame ! ça n’avait pas traîné :la clientèle s’était levée et avait pris son vol comme une bande demoineaux. Prrrr !… Jamais plus on n’avait entendu parlerd’elle. Quel homme !…

Dans le sous-sol du petit café où désormais ilfaisait de la musique pour le salpêtre des murailles, – ainsi SaintJean, autrefois, se mit en frais d’éloquence pour les sables dudésert, – Cozal et Hamiet le surprirent en train de s’expliqueravec la jeune Hélène qu’il traitait de salope et d’ordure, pourchanger, et qu’il menaçait d’écraser à l’égal d’une simple punaise.Leur apparition imprévue sous le plein-cintre de l’escalier ne ledétourna pas de la question ; au contraire, il ne s’y enfonçaque davantage, les entraînant avec lui l’un et l’autre en lesdédales mystérieux de ses rancunes sans qu’ils sussent au juste dequoi il s’agissait. Cozal, seul, à certaines allusions visantclairement les « sales gadoues » qui se trottent par lafenêtre quand on les croit au « pieu », devina que lajeune Hélène avait encore fait des siennes. Il resta bouche close,toutefois. Il avait promis à Hamiet le réjouissant révélé d’unclient pas ordinaire, et, à recueillir ainsi le bénéfice descirconstances, il goûtait une joie de provincial fier de faire à unParisien les honneurs de sa petite ville. Le malheur fut que celafinit mal : d’un aller et retour de soufflet lancé à toutevolée par le vide des espaces et qui vint retentir, comme auxflancs d’une potiche, au visage soudainement empourpré de lafillette.

– Oh ! fit Hamiet.

– Hour ! fit Cozal.

– Ça, ce n’est pas fort, fit Hélène.

En général, tombant sur ses joues aguerries,les calottes la laissaient froide ; avouons-le : nous nesommes pas éloigné de penser qu’elles la mettaient en belle humeur.Seulement, tout de même, Hour, cette fois, avait eu la main un peulourde. Elle en resta suffoquée, l’air nigaud et gauche d’un enfantqui se retient de pleurer devant le monde, et constatant :« Non, ce n’est pas fort », sans se risquer à en diredavantage, crainte que les larmes ne forçassent la consigne à lafaveur d’une émotion. Elles vinrent, pourtant, – discrètes, deuxpar œil, pas plus ! – car Cozal, apitoyé, l’avait attirée dansson bras et consolait, d’une caresse, le pauvre visage humilié.

– Là !… C’est fini !… On nepleure plus !… Faites risette à votre ami. Vraiment, Hour, jene vous comprends pas de frapper ainsi cette enfant !

– Pauvre petite ! murmuraHamiet.

Mais, enchanté de son actiond’éclat :

– Hein ? Hein ? raillait legoguenard Stéphen Hour ; tu n’as pas passé au travers, salebête, sale volaille, sale vadrouille !

Malin, il clignait de l’œil. Cette brute sejugeait fort plaisante, ayant d’ailleurs, il n’en doutait pas uneminute, usé avec une grande réserve du droit que concède le géniede passer outre aux traditions en usage dans le vulgumpecus : le même qui permit aux uns de tuer Clytus aprèsboire, aux autres de coucher avec leur sœur Pauline. Il était tempsque l’entretien changeât. Hamiet, sa naturelle douceur révoltée,allait prendre parti dans la discussion quand, rallié, pour avoirla paix, aux affirmations du musicien qui répétait sans selasser : « Chameau ! Chameau ! Chameau !Chameau ! » :

– Oui, oui, parfaitement, ditCozal ; c’est une affaire entendue ; mais, pour Dieu,finissons-en ! Nous avons à parler de choses plus sérieuses.Hour, mon ami, s’il vous plaît. Hamiet, mon vieux, que je vousprésente.

Et la formalité eut lieu. Stéphen Hour,toujours homme du monde, témoigna de la satisfaction que luicachait cette mise en rapport : il ravala bruyamment descrachats. Hamiet, lui, salua froidement et commanda des Tarragone,car le patron de la Pie-Borgne venait personnellement etprécipitamment prendre les ordres de ces messieurs avec le souriantempressement d’un pauvre homme qui ne désespère pas de repêcher samaison noyée.

Enfin, les petits verres emplis et le patronrestitué à sa caisse, Cozal put initier son collaborateur au motifde sa visite.

– Préparez-vous, mon bon, dit-il, à unegrande et joyeuse nouvelle. Voici Monsieur qui veut acheter unthéâtre et ouvrir… Devinez avec quoi ? Devinez un peu, pourvoir ?… Avec Madame Brimborion !

Il se tut, attendant l’effet : maisl’effet ne se produisit pas. Stéphen Hour n’avait pas bronché. Lafortune venant enfin à lui, il l’accueillait sans aucune surprise,simplement, du « Ah ! » strictement dû aux chosesstrictement dues.

– Eh bien ! reprit Cozal un peudécontenancé ; ça ne vous dit rien, cetteaffaire-là ?

– Ça dépend, répondit Stéphen Hour ;il faut voir.

– Voir quoi ?

– Voir quoi !

Hour sursauta.

– Pensez-vous que je vais confier aupremier venu les destinées de ma partition ?

Il dit « ma partition », rien deplus, et il sembla à Cozal que ces deux mots, pourtant biensimples, prenaient dans la bouche de celui qui les avait prononcéson ne sait quelle acception spéciale, évoquaient dans l’esprit decelui qui les avait entendus on ne sait quelle idée de colossal, degigantesque et d’inouï.

– Mais… hasarda-t-il.

– Jamais de la vie ! reprit StéphenHour. Pas si bête ! Qui veut ma musique la paye ! Je faismes conditions d’abord.

Et il les fit, ses conditions ; et leprojet, à l’instant même, sombra dans l’irréalisable, échoué auxprétentions insensées de l’artiste qui exigeait froidement uneprime de 10.000 francs payable dans les vingt-quatre heures, unminimum garanti de cent cinquante représentations, l’insertion dansvingt grands journaux de son portrait avec biographie détaillée,étude critique, tout le diable et son train ; – plus, bienentendu, l’engagement de divers chanteurs et chanteuses qu’il seréservait de désigner.

– Caruso et Delna, par exemple, fitHamiet.

Il avait prononcé ces mots avec le sérieux lemieux joué : il demeura estomaqué à entendre Hour déclareravec la bonne foi la moins feinte que Caruso manquait de fantaisieet que Delna était trop marquée pour le rôle. Pas un instant lasupposition d’une raillerie n’eût pu visiter ce cerveau où la foliede l’orgueil trônait, aveugle et saoule de toute-puissance, commeune impératrice d’Orient. Cozal avait refréné un léger mouvementd’impatience.

– Eh ! laissons cettequestion ! fit-il, je sais les intentions de mon ami et sondésir de bien faire ; donc, sur ce point, aucune difficulté àcraindre. Hour, à vous d’y mettre du vôtre ! Comment, jedéniche l’oiseau rare, le directeur de nos rêves, et voilà que vouscommencez par lui mettre le pied sur la gorge ! Croyez-vousque ce soit raisonnable ?… Tenez, si vous étiez gentil,savez-vous ce que vous feriez ?… (Il souriait ; lepeloteur câlin qu’il savait être appliqua une tape amicale surl’épaule du compositeur). Vous vous mettriez au piano et vousdonneriez à Monsieur une idée de votre partition. Il est amateur demusique et ce qu’il a ouï dire de la vôtre excite sa curiosité à unpoint que vous ne sauriez croire ! Un aperçu de MadameBrimborion, s’il vous plaît !… la gavotte du deuxièmeacte, par exemple ; ou, mieux encore, l’ouverture !… quevous m’avez jouée l’autre soir, et qui est un pur délice. Soyezbon ! Faites-nous ce plaisir, cher ami.

Hour se tut. Il avait abaissé sur Hamiet ceregard alourdi de dédain, qui creuse un fossé, met un monde, entrel’Artiste et le mufle indigne. Deux ennemis se disputaient soncœur : la religion de sa personnalité surhumaine, et cechatouillement d’amour-propre, non sans charme, qui fait éclore lesourire sur les lèvres d’une duchesse dont le « Gironde, lamôme ; je me l’enverrais bien ! » d’un ramasseur debouts de cigares a flatté l’oreille au passage. Un instant, ilbalança. Enfin, pourtant, ayant sous son ample fessier attiré lachaise de cuisine qui formait tabouret de piano, il déposa sur leclavier ses mains qui aussitôt prirent congé l’une de l’autre etfilèrent chacune dans un sens, à l’image de deux personnes presséesde se rendre à leurs affaires.

Il daignait !…

– Hum ! fit Cozal.

D’un clignement d’œil il appelait l’attentiond’Hamiet, lui recommandait de ne rien perdre du spectacle qu’ilallait voir.

C’était l’accès, en effet ; c’étaitl’accès aigu lui-même, au cours duquel l’Onan de la fugue, leNarcisse du contrepoint, assouvissait enfin, et jusqu’à épuisement,sa passion effrénée de soi-même, hennissant, gloussant, jouissant,dans l’exaltation démente où l’envisagé de son génie avait poureffet de le jeter.

Insatiable de s’écouter, plein de rancunecontre l’imbécile nature qui ne l’avait pourvu que d’un tympan paroreille, il tenait le piano impuissant à exprimer aussi pleinementqu’il eût été de rigueur le nonpareil de ses inspirations, si bienqu’il se donnait l’ivresse de les vociférer à tue-tête en mêmetemps qu’il les arrachait aux sonorités de l’instrument. Ilestimait que ses mélodies détenaient toujours au fond d’ellesquelques splendeurs insoupçonnées, et il les pressurait comme descitrons pour en faire sortir le jus. Elles lui étaient ce que sontaux gamins ces chandelles romaines éteintes qu’ils s’entêtent àtaper au pavé de la rue, avec l’espoir d’en voir jaillir tout àcoup une dernière boule enflammée. Non content d’en avoir à la foisplein la bouche et plein les mains, il s’obstinait à en rendre laquintessence par des mimiques compliquées, exprimant tour à tour lacrainte, la colère, la haine, la joie, la douleur. Auxforte, il plissait le front, ses sourcils descendaientlentement sur ses paupières ; ainsi, aux jours d’émeute,lentement, descendent devant les étalages les lourds rideaux de ferdes boutiques. Aux con animato, son visage s’éclairait,ruisselait en mutineries de petit écolier dissipé qui va se fairemettre en retenue ; il se rembrunissait aux confurore, arborait les férocités des masques de guerriersjaponais, narquoises et inexorables. Mais c’était surtout auxdolce, c’était aux con amoroso, que Stéphen Hourvalait l’argent ! Ah ! il les fallait voir, alors, sesyeux d’exhibitionniste, chavirés, noyés de volupté ! il lesfallait entendre, ses soupirs ! des soupirs longs comme desangoisses et profonds comme des tombeaux, où s’évoquaient avec unégal bonheur, tantôt le tendre émoi de la vierge au contact dupremier baiser, tantôt, en rauquements farouches, les accouplementsformidables des Césatosaurus, Diplodocus, Tricératops, Iguanodonset autres mastodontes antédiluviens au fond des obscurescavernes !…

– Très bien ! Bravo ! criaHamiet tandis que le compositeur achevait d’exhaler sa grande âmedans un trémolo prolongé secouant ses mains d’une crise de deliriumtremens. Vous aviez raison, Cozal ; voilà un hommeextraordinaire.

Il s’amusait bien un peu ; pas tant,toutefois, que le jeune homme l’eût pu croire, car il voyait desatouts dans son jeu à force de les y souhaiter, et à travers lacharge énorme que Hour dessinait de soi-même, il apercevait lemusicien, le personnage de qui la verve pouvait – devait ! –contribuer dans une proportion x à l’heureuse issue de sonprojet. Et soudain le souvenir lui revint à l’esprit des talents dela jeune Hélène. Alors, s’étant tourné vers elle :

– À propos, mademoiselle ; etvous ?

– Moi ? questionna Hélènesurprise.

– Oui, vous, la belle étonnée ! Noussavons aussi de vos histoires.

– Quelles histoires ?

– C’est bon, reprit Hamiet ; inutilede vous faire les yeux plus grands que le bon Dieu ne l’a voulu.Grimpez-moi plutôt sur cette table et montrez-nous un peu à quoivous êtes bonne, que je voie si l’ami Cozal n’a pas abusé de macandeur.

Il riait. De la main, en même temps, ilapaisait Stéphen Hour qui, littéralement, aboyait aux jupes de sadouce maîtresse, émettait des sons imprécis d’où il paraissaitrésulter que cette traînée, pourvue de certains dons naturels, enaurait pu tirer parti si elle n’avait pas eu « que le…derrière dans la tête », – métaphore dont la hardiesse jeta àun délire de joie la principale intéressée. Celle-ci, au reste,ayant compris ce que l’on désirait d’elle, s’exécuta à l’instantmême, de la meilleure grâce du monde : elle prit d’assaut latable désignée, en bonne enfant ennemie des stupides chichis, quine demande qu’à faire plaisir. La façon dont elle dit à Hour :« En si bémol, Stèph, s’il te plaît », la joue encorezébrée des cinq doigts de ce butor, la révéla si petite fille queCozal et Hamiet, émus, échangèrent d’instinct un coup d’œil. Untyrolien coiffait Cozal : elle le lui emprunta, l’aplatitd’une tape, le transforma en un boléro imprévu qu’elle se posa debiais sur l’oreille ; après quoi, la main gauche chasséederrière la jupe et la droite plus haut que la tête, crispée surd’imaginaires castagnettes :

– La Manola !annonça-t-elle.

Ah ! la chose exquise que ce fut !…Elle n’avait pas dit un couplet, qu’Hamiet, déjà, criait aumiracle :

– Mais c’est inouï !… Mais c’estfou !… Mais où diable avez-vous appris ?

Où elle avait appris ?

La belle question !

À la grande école communale où les galopins dela rue apprennent à tirer de leurs doigts des coups de siffletassourdissants, à imiter le chien écrasé, la trompe des pompiers etla chatte amoureuse. Ce fut merveille de l’entendre, préludant audeuxième couplet, faire retentir à son palais le clair roulementdes castagnettes, sonner au vide de sa bouche la peau d’âne dutambour de basque.

Alza ! Ola !

Voilà

La véritable manola !

À la ritournelle, elle dansa ; le poing àla hanche, maintenant, le torse écroulé en arrière, tel un arbrequ’a entamé le coup de cognée du bûcheron. À travers la fumée d’unemoitié de cigarette cueillie au vol à la lèvre d’Hamiet, elleclignait sur une intention de couleur locale la double ligne,réduite à une seule, de ses cils.

Olle !

Elle dit ensuite avec une telle gentillesseque c’était, véritablement, à la croquer comme un bonbon, leVoyage à Robinson et la Lettre de laPigeonne :

Et moi j’ai répondu : je dois rester fidèle,

Aucun autre pigeon ne saurait me charmer.

Si mon ami revient brisé, tirant de l’aile,

Plus il aura souffert, plus je devrai l’aimer.

Mais où elle se montra étonnante tout à fait,appelée au rendez-vous des plus sûres destinées, ce fut dans laMarchande de tout, une ineptie dont elle tira un monde,tellement elle apporta d’observation et d’art à en relever laplatitude par la drôlerie de son dire, par la netteté, surtout,d’un geste juste, sobre, extraordinaire de vérité, qui l’affirmaitmaîtresse mime. Successivement, ayant allégé son épaule du ballotqui était supposé l’écraser, et en ayant défait, du bout de sespetites pattes, les nœuds qui n’existaient pas, elle y puisa, enmarchande de tout qu’elle était : un collier feint dont ellecercla son jeune cou ; une bague simulée dont elle para sondoigt ; un bracelet pas vrai dont elle fit, sur son pouls,claquer le soi-disant fermoir ; puis apparurent deux petitsanneaux illusoires qu’elle suspendit, de chaque côté de son éclatde rire, aux lobes rosés de ses oreilles ; une houppettechimérique, laquelle, secouée par le vide, y laissait censémentpleuvoir son trop plein de poudre de riz ; un faux rouge pourles lèvres qui dessina aux siennes deux frêles arbalètescontrariées ; enfin, un vaporisateur prodigieusement évoqué,dont elle dirigea vers Hamiet le bec qui n’avait pas lieu, en mêmetemps que, de sa dextre, elle en pressurait, pétrissait la poire àair, absente et visible à la fois. Et ce fut si joli, si complet,d’un rendu de la vie si exact, qu’Hamiet, transporté, n’y tint pluscriant : « Hop là ! » les bras tendus à lagamine qui s’y jeta riante et essoufflée.

– Allez, déclara-t-il ; c’estfait ! J’hésitais encore un peu ! à cette heure, lenotaire lui-même y aurait passé, que ça n’y serait pasdavantage ! Les Gaîtés-Modernes sont à vendre ; leursituation en plein cœur de Paris, à deux pas du passage Jouffroy,n’est comparable qu’à celle des Variétés ; je lesachète !… J’engage Gaubray qui a résilié hier avec lePalais-Royal ; j’engage Lucy Thoralba, qui est charmante dansles rôles à côté ; j’engage Maudruc, qui est une ganacheimpayable ; j’engage…

Il engagea ainsi tout un imposant dessus depanier ; mais quand il en vint à Hélène « visiblementcréée et mise au monde pour incarner la mignonne MadameBrimborion » et à laquelle il proposa cent francs parreprésentation, plus un traité de trois années, Stéphen Hour entradans la danse avec sa grâce coutumière :

– Hein ? Quoi ? Vousdites ? Le rôle principal à cette grue ?… Jamais de lavie !

– Pourquoi donc ça ?

– Parce qu’elle y serait au-dessous detout, d’abord ; puis, parce que le rôle étant conçu, compris,écrit pour soprano aigu, sera interprété par soprano aigu ou pasinterprété du tout. C’est clair ?

Hamiet que, depuis son entrée, Hour exaspéraitsourdement et qui, plus d’une fois, s’était mordu au sang pour secontraindre à rester calme, sentit s’évanouir au fond de soil’espérance d’en pouvoir entendre davantage.

Il eut un petit sourire, et dit :

– J’adore qu’on me donne desordres ; cela me met tout de suite à mon aise. Maintenant, àmoi la parole. Vous venez de déclarer sur un ton qui ne supportepas la riposte, que Mademoiselle ne chanterait pas votre musique.Or, c’est précisément le contraire qui arrivera, et c’est votremusique qui ne sera pas chantée, elle, si Mademoiselle ne la chantepas !

– Ce qui veut dire ?

– Ce qui veut dire que j’ai projetéd’ouvrir un théâtre d’opérette dans l’intention de fairefortune ; que j’ai reçu de Monsieur une pièce qui meconvient ; que je professe sur la façon dont Mademoiselle eninterpréterait l’héroïne une opinion diamétralement opposée à lavôtre, et que, niant à vos exigences le droit qu’elles s’arrogenttranquillement de paralyser nos efforts, à Mademoiselle, à Monsieuret à moi, je me passerai de vos mélodies avec calme et sérénité sivous me contraignez à ces moyens extrêmes, et ferai faire lamusique de Madame Brimborion par Claude Terrasse ou parHirchmann qui ont autant de talent que vous ! J’ajoute qu’ilest inutile de faire fonctionner vos moustaches comme si on enavait monté chacun des poils sur un petit boudin de laiton :vous ne m’inspirez aucune crainte ! Si une seule minute vousavez pu me prendre pour un monsieur auquel on flanque des calotteset qui pousse ensuite une romance, en fa dièse, en mi naturel ou enn’importe quel autre ton, vous vous êtes grossièrementmépris ! Est-ce, aussi, suffisamment clair ? Vousm’embêtez, à la fin !

Il y eut un temps.

– Bien fait ! fit Hélène àmi-voix.

– Attention ! songea Cozal.

Il se tenait prêt, sentant ces deux hommesennemis nés, et résolus à empêcher coûte que coûte le coup detorchon imminent, le colletage qui était dans l’air. Mais sasurprise fut sans borne. Hour, en effet, se transfigurait à sa vue,au point de devenir méconnaissable ; les coins de sa boucheamenés comme avec des crocs jusque par delà les oreilles, ses yeux– ces yeux qu’assombrissait la sépia d’une rogne de tous lesinstants, – devenus soudain pareils aux fenêtres d’une pièce oùl’on vient d’allumer les lampes, et la boucle de sa ceintureéclatée, ainsi qu’un pétard, sur le trémoussement libéré etprécipité de ses tripes.

– Ah ! ça, mais, se dit le jeunehomme abasourdi, il rit !

Il riait ! parfaitement ; ilriait !… Le seul prononcé de deux noms, « Claude Terrasseet Hirchmann », avait déterminé ce miracle ! à la seulepensée que le talent de ces messieurs pouvait être opposé au sien,ce fou, ce maniaque, ce malade, cet halluciné, ce pauvre homme,pour la première fois de sa vie, goûtait la douceur de rire !…Et l’imprévu de ce dénouement entre-bâilla sur l’apaisement uneporte que se hâta de pousser l’humeur conciliante d’Hamiet, satendance naturelle à déposer les armes et à triompher sans rudesse,pour peu que l’adversaire eût le bon goût de ne pas y mettred’entêtement. L’attitude du compositeur lui demeurant inexpliquée,il l’interpréta aussitôt comme une capitulation, et, vainqueur bonenfant, il promit au vaincu toutes les satisfactions du monde, luiroua à son tour les épaules de tapes bourrues et amicales, disantque la route était belle, qu’il aurait le lendemain matin lescapitaux nécessaires à l’exploitation de son théâtre, qu’ilsseraient millionnaires tous les quatre, Hour, Cozal, Hélène et lui,avant seulement deux ou trois ans, et qu’on allait voir un petitpeu s’il était, ou non, le pont d’Asnières !

VIII

Huit semaines se sont écoulées, mais depuisaujourd’hui seulement, sur la scène des GAÎTÉS-MODERNES devenuesTHÉÂTRE DE DIX-HEURES, la troupe n’en est plus réduite à hurler lesrépliques de Madame Brimborion dans l’épouvantablecanonnade dont les étouffent les barbares charpentiers, casseurs detêtes et batteurs de ferraille, lâchés comme en pays conquis par ledésastre effondré de la salle. À cette heure, tout est dit oupresque. Un coup de balai au plancher, un coup de brosse au drapdes portières, un coup d’astiquage aux dorures, et, ma foi, onpourrait entrer. Déjà, indices précurseurs, courent les potins parles journaux : des filets de quinze à vingt lignes où lescourriéristes intrigués, dont l’appétit d’informations s’estcinquante fois cassé le nez aux portes inexorablement closes duthéâtre, aux mystérieux sourires d’Hamiet enfermé dans le gestediscret d’un homme qui ménage des surprises, parlent à motscouverts d’innovations heureuses, lâchent à tout hasard d’habilessous-entendus dont s’émeut la curiosité publique. Quelques bruits,même, ont transpiré : l’idée a surpris et séduit, du banalfauteuil d’orchestre transformé en « Grand Confortable »,et on ne songe pas sans une certaine émotion à cet extraordinairefoyer dont a parlé Le Figaro : une serre encombréed’exotiques verdures, où des tsiganes authentiques joueront desczardas ou des valses, tandis que des valets de pied en culottecerise promèneront sur leurs mains gantées des plateaux chargés deverres de punch, de coupes de champagne et de glaces, et qu’uncinéma en couleurs initiera pour rien le public de l’entr’acte auxévénements de la journée. La pièce est d’ailleurs annoncée ;le quadruple colombier emmaillote le faîte des colonnesPicard, d’un rose pâle de truite saumonée où s’enlèvent, envermillon de coquelicot, ces mots :

THÉÂTRE DE DIX HEURES

Incessamment

PREMIÈRE REPRÉSENTATION

MADAME BRIMBORION

opéra-bouffe en trois actes.

Or, ce soir-là, un reporter astucieux qui sefût faufilé sans bruit par une porte entre-bâillée, puis embusquéderrière le grillage d’une baignoire, eût goûté la satisfactiond’entendre la jeune Hélène chanter les couplets quevoici :

Jean, reconduisez cet idiot

Avec les égards qu’ilcomporte !

Dites-lui que devant la porte

Passe le tramway de Chaillot.

S’il revient jamais pour me voir,

Dites-lui que je suis souffrante,

Auprès de ma mère expirante,

Ou pas de retour du lavoir.

Ces jolis vers, extraits de MadameBrimborion, n’étaient pas de Robert Cozal, comme un vainpeuple serait porté à le penser, mais bien de Frédéric Hamiet, – cequi n’étonnera personne.

Celui-ci avait lu la pièce de son ami et ill’avait prisée comme il convenait à cela près, pourtant, dequelques remaniements. Oh ! des riens, de petits nettoyagesdont il se chargerait lui-même. Il avait donc confisqué lemanuscrit et, en moins de huit jours, suant, peinant, ajoutant ici,rognant là, avec la fièvre d’emballement d’un gars qui a raté lesdébuts de sa vie et qui se découvre tout à coup la vocationinsoupçonnée, il avait converti le texte primitif en la folie laplus extraordinaire qu’ait jamais conçue l’invention d’unpensionnaire de Ville-Évrard. Après quoi il avait donné àcopier.

Aussi Cozal, pour commencer, avait-il pousséde beaux cris, des glapissements de mère poule dont on a changé lacouvée en une nichée de jeunes rats.

– Quoi ? Quoi ?… Qu’est-ce quec’est que ça ?… C’est une plaisanterie !… Ledocteur ! Quel docteur ? Il y a un docteur ?… Et cetambour-major ?… Connais pas… Et cette petite marchanded’oublies qui chante : « Voilà le plaisir,messieurs », d’où diable sort-elle, celle-là ?… Nom d’unchien, le tramway de Chaillot !… Le tramway de Chaillot sousLouis XV ! ! !

Il y avait un docteur, en effet, l’homéopatheBougredâne, gâteux et congestionné, l’incarnation même de l’acteurGaubray !… Il y avait un tambour-major, oui, il y en avait unaussi ; et, de même, une petite marchande de plaisirs dont lescouplets à double entente étonneraient d’audace etd’ingéniosité !… Quant au tramway de Chaillot, il n’était rienmoins qu’à sa place, Madame Brimborion, en huit jours,ayant rajeuni de deux siècles, devenue fleur de suburbains, derépétitions générales et de modernes cinq-à-sept.

– Une grue, quoi ! avait dit Cozalatterré.

Mais l’autre l’avait convaincu, d’un brillantmouvement oratoire : fini le Louis XV ! décati, le LouisXV ! mort et enterré, le Louis XV ! Le public n’envoulait plus. L’opérette en chapeau de soie et en pantalon decouleur, là était désormais la vogue. Les récents grands succès desBouffes l’attestaient surabondamment, et il y eût eu absurdité àlutter contre le courant en se calfeutrant dans le rococo malgré laloi et les prophètes.

Ainsi avait parlé Hamiet, riant d’aise, laprunelle visitée d’une flamme, et, devant une telle assurance,Cozal, bonne bête, avait faibli puis cédé, repris pour son compteet consolidé tant bien que mal, de quelques couplets, d’un duo etde plusieurs bons mots inédits, les ajoutés du merveilleux etredoutable Frédéric.

En sorte qu’on achevait maintenant de mettreen scène. Il était minuit moins le quart. Les artistes, exténués,accrochés depuis une grande heure par une fin d’acte impossible,tremblants d’ailleurs pour leur dernier métro, tiraient leursmontres, cachaient de la main leurs bâillements, tandis qu’Hamiet,impitoyable, s’entêtait à régler le mouvement quand même, se tuait,ainsi qu’il le disait, à essayer de se faire comprendre.

– C’est pourtant bien simple, quand lediable y serait !

Et, à lui seul, il joua toute la scène,faisant successivement Mme Brimborion :

Jean, reconduisez cet idiot…

puis, éclatant à froid, pétaradant des lèvres,singeant la mimique de Gaubray, l’homéopathe Bougredâne :

Mis à la porte.

La chose est forte !

Jarnicoton,

Pour qui m’prend-on ?

puis, encore une fois,Mme Brimborion, renversé dans le dos d’une chaiselongue, affectant un dédain hautain de grande dame à laquelle unrustre a manqué :

Jean, expulsez ce polisson ;

Jean, expulsez ce polisson ;

D’un coup violent de sandale

Jetez-le sur le paillasson.

et enfin le chœur tout entier :

Versons, sur Bougredâne, un pleur.

Chassé de ces lieux, ça l’épate !…

Quel coup pour un homéopathe !

Au revoir, Monsieur le docteur.

– Voilà tout, conclut-il avec l’audacetranquille des gens qui tranchent les questions sans en connaîtrele premier mot. Et vous autres, là-bas, les gamines… – Un peu desilence, dans les cintres ! –… vous venez occuper le fond dela scène et vous ranger en double haie sur le passage dudocteur : Julia Trémitz, Berthe Andouar, et Lucy Thoralba àdroite ; Rose Martin et les sœurs Javanetti à gauche. Ce seratrès bien, ainsi.

Les acteurs, stupéfaits, se regardèrent. Lepère Maudruc, qui, vingt ans, avait mis en scène aux Folies etqu’Hamiet venait d’envoyer coucher en le traitant de vieille bête,eut un sourire au coin des lèvres. L’ignorance crasse, doublée detoupet infernal, du patron, récréait fort ce vieux finaud nourri dela moelle des lions et pétri jusqu’au bout des ongles des sainestraditions d’Offenbach.

– Très bien ; oui, ce sera trèsbien, affirma de nouveau Hamiet à qui le manque d’enthousiasme desa troupe commençait de porter sur les nerfs.

Il s’était approché de la rampe, et, de là, ilfouillait le crépuscule de la salle, cherchant Cozal qu’il savait àl’orchestre.

C’était un puits d’ombre confuse où flottaientles dorures éteintes des girandoles, les nappes livides des houssescouchées sur le velours des balcons. Les cristaux du lustredescendu, reposé aux dossiers des fauteuils, jetaient dans lelointain des traits phosphorescents, et, à la lueur d’une servantedressée près de la boîte du souffleur, on distinguait le rire idiotde deux cariatides aux yeux vides qui soutenaient, de leurs épaulesvoûtées, les avant-scènes de seconde.

Il demanda :

– Tu es là, vieux ?

Ils se tutoyaient à présent.

– Je suis là.

– Ah, bon ! Ça va, bien ?

– Mon Dieu, oui, répondit Cozal de lamême voix dont il eût répondu : « Mon Dieu non. » Jetrouve cela assez gentillet.

À ces mots :

– Eh bien, vrai, vous n’êtes pasdifficile ! fit tranquillement Stéphen Hour, de qui lefauteuil, un rang plus bas, ne suffisait pas à contenirl’importance. Je trouve cela imbécile, moi ; c’est le derniermot du vulgaire, de la banalité et du manque de goût.

Depuis qu’Hamiet avait voulu mettre la main àla partition de Stéphen Hour et que Stéphen Hour, suffoqué, avaitparlé d’étrangler Hamiet à la première tentative risquée sur un deses bémols, Hamiet et Hour étaient à couteaux tirés. Contraints dediscuter des intérêts communs, ils le faisaient par l’intermédiaired’un « on » vague : tiers chimérique qu’ilsquestionnaient quand le besoin s’en faisait sentir, et qu’ilsagonisaient d’injures quand l’occasion s’en présentait.

Hamiet ne releva donc pas, si ce n’est d’unhaussement apitoyé de l’épaule, l’appréciation du musicien.Seulement, les acteurs lui ricanant dans le dos, sa bile, àgrand’peine contenue, déborda. Il fit une brusque volte-face.

Il cria :

– Qui est-ce qui se permet derigoler ? Je colle cinquante francs d’amende au premier qui sepaye ma tête.

Sortie brutale qui jeta un froid.

Dans le grand silence qui suivit, on entenditles voix lointaines des choristes en train de répéter au foyer.

Hamiet, très monté, poursuivit : il ditqu’il n’avait pas de conseils à recevoir et qu’on serait mal venu àle prendre pour un Jocrisse. Petit à petit il s’emballait ;autour de cette corneille turbulente, les noix recommencèrent àpleuvoir dru comme grêle. Il ne fut vraiment satisfait quelorsqu’il eut, d’une bravade insolente, jeté les artistes horsd’eux et que leur meute déchaînée hurla de rage après seschausses.

Alors, il put brailler tout le soûl à sonaise, trancher de l’omnipotent, faire résonner sa canne au planchermachiné de la scène. Un moment vint où on ne s’entendit plus. Lesdeux Javanetti, qualifiées de volailles, sanglotaient àl’unisson ; Lucy Thoralba, traitée de buse, n’admettait pasqu’on insultât les femmes après avoir couché avec, soutenue en celapar le chevaleresque Pouperol, « une perle de tenorino »qu’Hamiet avait découvert par hasard dans un boui-boui duPoint-du-Jour et engagé séance tenante. Et une chose qui porta letumulte à son comble fut la nouvelle, lâchée soudain comme unpétard au plus chaud de la discussion, que MadameBrimborion passait le jeudi d’après.

Il n’y eut qu’un cri :

– Jeudi !

– Jeudi.

– Jeudi prochain ? Dans sixjours ?

– Parfaitement.

On crut à une blague.

Point du tout.

C’était absolument sérieux, et la façon dontil proclama par trois fois : « Jeudi ! Jeudi !Jeudi !… Est-ce compris, oui ou non ? » enleva touteespèce de doute à cet égard.

D’ailleurs, dans la minute d’ahurissement quiaccueillit cette déclaration, il développa sa pensée.

– Quand serait-ce alors ?…Vendredi ?… C’est la reprise de Coq-en-pâte auxBouffes. Samedi ?… C’est la première d’Un gros ami deprovince. Dimanche ?… c’est la représentation d’adieu deCarbonneaux. Alors quand ? Je vous le demande ! Eh !sans que vous vous en doutiez, j’ai deux mille francs de frais parjour, moi ! J’y suis de soixante mille balles à l’heure qu’ilest !

– Et après ? interrogea Hour de quila silhouette furibonde se dressa dans la nuit indécise del’orchestre. Qu’est-ce que ça peut me foutre, tout ça ? Est-ceque j’ai à entrer dans ces détails-là ? La pièce n’est pasprête, voilà le fait ; et je n’en laisserai certainement pascompromettre le succès forcé, pour satisfaire aux fantaisies d’unépileptique.

Conciliant :

– Voyons, fit Cozal ;voyons !

Mais Hour :

– Rien n’est su, rien ! ni lamusique, ni la pièce ! Où sont les costumes ; oùsont-ils ? Et le décor ! Où est le décor ? J’exigequ’on nous montre le décor ! Est-ce qu’on se fout de nous, àla fin ? La représentation n’aura pas lieu jeudi… Je la feraiinterdire par ministère d’huissier.

– Par huissier ?…

Hamiet se tordit, lâché dans un de ces riresbruyants dont des milliers et des milliers de soufflets nepaieraient pas l’impertinence.

Il répliqua qu’il se fichait des huissiers et,plus encore, de ceux qui les faisaient venir, et cette aménité enamenant une autre, le directeur et le musicien échangèrent desbordées d’injures, toujours à la troisième personne. Hamiet prit ledessus enfin. À vrai dire, il bénéficiait de son sang-froid, alorsque la fureur de Hour s’étranglait en de vagues et rauquesaboiements. En vain, ce malheureux, éperdu, en appelait à soncollaborateur, répétait : « Mais parlez, Cozal !mais parlez donc ! Allez-vous nous laisser égorger par cefou ? », Hamiet couvrait tout de sa voix, comme Richelieude sa pourpre.

Sa conclusion fut un arrêt de Cour, sansappel.

– J’ai dit que nous passions jeudi, je lerépète pour ceux qui n’ont pas entendu. Le service à la presse estfait, la garde commandée et tout, et j’ai donné, il y a une heure,le bon à tirer de l’affiche : c’est dire qu’il n’y a pas àrevenir là-dessus. Par conséquent, voici l’ordre et lamarche : demain, dimanche, lundi, mardi et mercredi, dernièresrépétitions d’ensemble : jeudi, à une heure, répétition descouturières à huis clos et dans le décor, et à dix heures, lagénérale !

Il dit et s’épongea le front. Sur quoi,content d’avoir fait le dictateur et coupé la chique aux malins, ils’apaisa sans transition.

– Voyons, mes enfants, je vous enprie ! un peu de bonne volonté, que diable ! Vous nevoulez pas notre mort.

Il pirouetta, vint tendre la main à Maudrucqui adossait à un portant son quant-à-soi et sa dignitéoffensée.

– Je vous demande pardon, Maudruc :je vous ai un peu secoué, tout à l’heure. Sans rancune,hein ?… Vieil artiste… beaucoup de talent… plein deconscience… m’en voulez pas cher ami ?

Et le vieux Maudruc, très flatté, n’avait pasdit : « Mais non, mais non », qu’on entendait déjàle rire consolé des deux sœurs Javanetti, empoignées chacune à lataille et embrassées, l’une à droite, l’autre à gauche. Sescontinuels soubresauts d’écureuil laissaient les gens effarés etsans fiel. D’un mot, Lucy Thoralba, qu’il venait de baiser, elleaussi, à pleines lèvres, résuma ce qui en était :

– C’est un peu rigolo tout de même, qu’onne puit jamais lui en vouloir, à cet idiot-là.

Lui, était revenu à la rampe. Les mains l’uneà l’autre tapées :

– Enchaînons ! Enchaînons !… Autrot ! Gaubray, mon vieux, la réplique !

Mais Gaubray, confidentiel, la phrase murmuréeà bouche close et présentée comme une fleur, eut juste le temps deplacer dix mots.

– Halte !

L’acteur se tut.

Tourné, la main en visière sur les yeux, dansla direction du fauteuil où il savait son ami installé :

– Dis donc, Cozal, criait à présentHamiet.

– Présent ! répondit le jeunehomme.

– Mon cher, j’ai une idée !

– Tu m’étonnes !

– Épatante ! – Si le docteur étaitventriloque ?

– Ventriloque !

– Oui.

– À propos de quoi ?

– Ça donnerait une scène très drôle. Tuvas voir. Le rideau lève. Bien. Le décor représente le cabinet dudocteur Bougredâne, l’homéopathe bien connu. Le docteur, qui estseul en scène, – tu as bien compris ? Seul en scène !… –est engagé avec lui-même dans un dialogue à plusieurspersonnages au cours duquel successivement et avec des voixdifférentes il se pose des questions, se donne des réponses,s’interroge, se renseigne, se désole, se rassure, prononce tour àtour, en voix de basse :

« Je suis perdu, hein,docteur ? » ; en voix de fausset : « Monmal est sans remède, n’est-ce pas ? » ; en voix defemme : « Docteur, sauvez-moi ! je n’ai plusd’espoir qu’en vous ! » ; enfin, de son organenaturel : « Calmez vos craintes, mes chers clients. Vousêtes bien bas tous les trois, mais ma science est illimitée, etavec l’aide de Dieu, je jure de vous guérir ! » Comme çapendant cinq minutes. Naturellement, dans la salle,épatement ! On se dit : « Qu’est-ce qu’il fiche,celui-là ? Il est fou ? » À la fin tout s’explique.Le docteur est une vieille crapule, qui, ne faisant pas un soud’affaires, pratique la ventriloquie à l’intention des raresclients amenés chez lui par miracle, et qu’il laisse poireauterdans le salon d’attente tandis qu’à travers la cloison transpire larumeur aux cent bouches d’un cabinet achalandé. – Qu’enpenses-tu ? Elle est bonne, hein ?

– La scène est très drôle, en effet,répondit gentiment Cozal, partagé entre un vague doute et la peurde désobliger le camarade qu’il adulait. Malheureusement, nous n’enavons pas le placement, et, à moins de faire un acte nouveau, toutexprès pour l’utiliser…

Ce mince détail avait échappé à Hamiet, qui enaccueillit le révélé avec beaucoup de belle humeur. Il confessaqu’il était bête de n’avoir pas songé à cela, qu’au surplus cela nefaisait rien et qu’il trouverait autre chose. Puis, ayant rendu àGaubray la parole qu’il lui avait reprise, il se lança dans lesdémonstrations d’un enthousiasme exaspéré :

– Bravo !… Très bien !…Excellent ! C’est le dernier mot de la perfection !… Moncher, je vous prédis un triomphe.

Son exaltation, pourtant, devait ne plusconnaître de bornes ; et, lorsque Hélène eut jeté au vide noirde la salle le rondeau, assez drôlement venu, des granuleshoméopathiques, il fut impuissant à se contenir : il neproclama rien moins que la résurrection de « la grandeDéjazet », – qu’il n’avait jamais vue, d’ailleurs.

L’art d’Hélène, tout d’intelligence et detruquage, était de faire croire qu’elle avait une voix, alorsqu’elle n’en avait pas, et de persuader les gens de choses quin’avaient pas lieu. Le drôle de petit voyou ! la drôle depetite fille, déconcertante de monstruosité naïve et de candideperversité ! L’idée qu’un mot, fût-il le plus banal du monde,pouvait ne pas être une saleté, dépassait sa compréhension, et ondemeurait confondu à l’entendre indiquer des énormités avecl’inconsciente aisance d’une gamine de cinq ans récitant à sa mère,en manière de compliments, le Pou et l’Araignée oul’Examen de Flora.

Ce qu’elle mit, dans ces granules !… Cequ’elle fit rendre à cette théorie des « semblables »s’accouplant les uns aux autres pour le plus grand soulagement del’humanité !…

Un machiniste assis dans le manteau d’Arlequinen eut un hochement de la casquette, et Cozal, qui jamais de la vien’avait songé à en chercher si long, sécha son front baigné desueur, doutant de soi, troublé comme un homme qui se trouve àl’improviste des instincts de faux monnayeur. Puis, comme Hamietlui demandait : « Hein ? qu’est-ce que tu penses decela ? », semblable au baron de Sigognac découvrant unerose entr’ouverte poussée miraculeusement parmi les ronces, leséglantiers et les épines de son pauvre jardin :

– Je ne croyais pas mon parterre tantfleuri, dit-il avec un sourire. Oui, c’est tout à fait bien,Hélène.

– C’est simplement une très grandeartiste ! décréta Hamiet qui se magnifiait en dedans,enorgueilli d’avoir eu le flair d’avoir mis le doigt sur laperle.

Dans le même instant, du contre-bas del’orchestre :

– C’est bien ce que j’avais dit :elle est au-dessous de tout ! fit la voix de Stéphen Hour.

Hamiet bondit.

– Tonnerre de Dieu ! ce n’est pasfini de troubler la répétition ? Va-t-on nous laissertravailler ?

Une fureur l’emballait. Sur la coque recourbéede la boîte du souffleur, il abattit une volée de coups decanne ; ainsi, au Théâtre Guignol, on voit Polichinelle rouerde coups l’échine pliée du commissaire.

– Suis-je le maître ici, oui ounon ? J’interdis à qui que ce soit d’élever la voix en maprésence !

– Les brutes seront toujours les brutes,crut devoir affirmer Stéphen Hour.

– J’allais le dire, répliqua Hamiet. Nousn’en aurons jamais une preuve plus éclatante.

– C’est pour moi, ça ?

– C’est pour qui veut le prendre. Quandon est morveux, on se mouche.

Du coup :

– Goujat ! fit le musicien.

– Voyou, riposta le directeur.

– Énergumène !

– Sombre idiot !

Ça se gâtait. À voir Stéphen Hour se dresseren diable à surprise, s’élancer les poings en avant, vers lemarche-pied adossé à l’orchestre des musiciens qui reliait la salleà la scène, on crut très sérieusement que la farce allait échouerdans le mélo. Par bonheur, les dieux veillaient… Il n’avait paseffleuré de sa semelle le premier pas du praticable que déjà iltournait casaque, haussant l’épaule, inondant le sol d’un jetméprisant de salive.

– Et puis voulez-vous que je vousdise ? Je fous le camp, tenez, j’aime mieux ça !

– C’est cela ! s’exclamaHamiet ; cavalez et qu’on ne vous revoie plus ! Queldébarras, bonté divine ! On va donc enfin pouvoir…

Quoi ? C’est, hélas ! ce quel’auditoire demeura inapte à connaître, les paroles de l’orateurs’étant noyées à l’instant même dans le charivari de verres cassésqui signalait le passage de Hour par le vestibule de sortie auxportes vitrées et battantes.

Les dents serrées :

– Sauvage ! murmura Hamiet.

C’est tout ce que lui dicta son appétit devengeance. Telle fut, d’ailleurs, son allégresse à sentir l’ennemidisparu, qu’il en devint tout à fait exquis. Il leva la répétition,déclara que, vu l’heure tardive, ces dames et ces messieurs étaientautorisés à prendre des voitures au compte de la maison, et envoyale garçon d’accessoires chercher des moss et du champagne que l’onsabla debout, au succès de la pièce, autour d’un guéridon de jardintrouvé flânant dans la coulisse. Ce diable d’homme entraînait desfoules à ses trousses, les ralliait à ses convictions, comme jadis,à son panache blanc, Henri IV ralliait des armées. C’est avec unebonne foi naïve, exempte de toute arrière-pensée qu’on célébraitd’ores et déjà la deux centième de Madame Brimborion,lorsque lui, soudainement :

– Ah !

– Qu’est-ce qu’il y a ? demandaCozal. Tu as avalé de travers ?

– Une idée !…

– Encore !

– Épatante ! Si le docteur avait lediabète et le tambour-major aussi ?

– Le diabète ? répéta Cozalstupéfait.

– Oui.

– Je ne vois pas bien…

– Laisse-moi parler ; tu vas voir.Une supposition, n’est-ce pas, que le tambour-major et le docteuront le diabète tous les deux ?

– Bon !

– Une autre supposition qu’ilsfréquentent le même café et qu’ils prennent tous les soirsl’apéritif ensemble ?

– Bon.

– Tu admets ce postulat ?

– Jusqu’ici, oui.

– Alors, voici ce que je te propose. Aulieu de jouer, par exemple, au piquet ou aux dominos, ils jouent levermouth à l’analyse d’urine. C’est le docteur qui fait l’analyse,et celui des deux qui a le plus de sucre paie la consommation del’autre !… Qu’en penses-tu ?… Hein, elle estbonne ?

Et sûr de sa trouvaille, cet être délicieuxpromenant autour de soi des yeux ruisselants de gaîté, de douceur,d’intelligence, riait au fou rire général dont l’assistance saluaitune fois de plus sa fécondité inventive, – au sourire de Cozalaussi, dont la finesse naturelle rebutait aux outrances dugrotesque et de la charge, et qui, séduit et choqué tout ensemble,murmurait que : « … sans doute,… évidemment,… biensûr », que : « … pourtant,… d’autre part,…peut-être » ; tranchait finalement la question en larenvoyant au lendemain pour information plus ample.

Or, ce même lendemain, comme il sautait dulit, il aperçut à terre le rectangle azuré d’un pneumatique que sonconcierge lui avait glissé sous sa porte.

Il le releva, l’ouvrit et lut :

Vendredi, 2 heures du matin.

Vieux,

Quelques lignes à la hâte, du petit caféoù je te les trace pendant que le garçon fait marcher la manivellede la devanture. Une idée m’est venue à l’esprit aussitôt après tondépart. Si le tambour-major venait dire au docteur :« Monsieur le docteur, j’ai des puces dont je ne peux pas medébarrasser ; connaîtriez-vous un remède ? » et quele docteur lui réponde : « Il y a un moyen radical.Peignez-vous les jambes en bleu ciel. Ça leur flanquera une tellefrousse qu’elles ficheront le camp comme un seulhomme ! »

Elle est bonne, hein ?

Pense donc à ça !

Vale et tibi.

Ton vieil ami,

F. H.

IX

Octobre a des mélancolies.

Le front posé à ses mains, que glacent lesvitres de sa chambre à coucher, Marthe, qui regarde les passantsaller et venir par les trottoirs, pense, épouvantée :

– Qui donc suis-je ? et d’où vientque je n’aie plus de rancune contre LUI ?

Prête à partir, elle est habillée de sa jupenoire, de sa jupe noire à pois blancs, d’où déborde insensiblementla pointe d’un petit soulier jaune. Un mantelet couvre ses épaules,et son chapeau, fleuri comme un champ en juillet, de bleuets et decoquelicots, est là, à portée de sa main, que retient une pudeurdernière.

– Lâche, songe-t-elle, tu finiras bienpar y aller !

Lâche ?

Sans doute !

Et le ciel en soit loué ! Allons, Marthe,point de fausse honte ; mets ton chapeau et pique en tescheveux ta voilette. Ah ! la folle qui boude son cœur !…la folle qui voudrait que la vie donnât plus qu’elle ne peutdonner !… la folle, qui n’ose pas aller à ses amours quandelle meurt d’envie d’y courir ! Mets ton chapeau. Aux noiresépaisseurs de ta nuque, épingle le tulle léger… Est-ce ta faute, sil’amour est comme ces enfants, un peu rageurs, un peuquerelleurs, dont on dit que le fond est bon, qui crientcomme de petits putois parce qu’on leur a tiré l’oreille et qui, ledos tourné, n’y pensent plus ? Tout l’amour, pauvre et tendrecœur, ne tient-il pas dans le souvenir de s’être embrassés à labouche ? et ne faut-il pas tout ramener aux vers charmants duchansonnier :

Qu’importe les trahisons

Des lèvres que nous baisons,

Si ces lèvres sont jolies ?

Brusquement, Marthe se résout.

– Louise !

Dans l’entre-bâillement de la porte, Louisepasse sa tête de souris.

– Madame.

– Je sors. Si Monsieur est ici avantmoi : je serai de retour à midi.

– Il fait un temps abominable. Madame vaêtre trempée.

– Je vais à deux pas : auPrintemps.

Marthe dit et s’en va.

– Lâche !… Lâche !

Dehors, la pluie tombe : une pluied’automne, fine, pénétrante, qui raye d’insensibles hachures lestrous noirs des portes cochères ; des fiacres passent quiéclaboussent ; et du haut de son siège, un cocher de l’Urbaineregarde, résigné, couler devant son nez le fil d’eau échappé à laglissante pente de son chapeau de cuir bouilli. Par la rue de laChaussée-d’Antin, elle s’achemine vers la Trinité dont fuse lemaigre clocher vers la galopade des nuages. Dans une main, sonparapluie ; dans l’autre, saisi à pleins doigts, un pli de sajupe qu’elle retrousse, soulevant comme un rideau d’alcôve sur sonbas parsemé de fleurettes minuscules. Elle file au ras desboutiques ; ses petits pieds, qu’elle avance avec précaution,délicatement, la pointe en bas, suivent l’étroit sentier dont lasaillie des hauts balcons de pierre surgis du ventre des maisonssauvegarde et protège la sécheresse.

La place de la Trinité n’est qu’une marecouleur de vin doux, d’où, çà et là, émergent les chauves têtes despavés ; mais qui craindrait de glorifier en termes tropdithyrambiques l’art des femmes à ne pas crotter leurschaussures ? Marthe se dirige sur le bout du pied, dans unbalancement de ballerine qui s’étudie à faire des pointes.Victoire ! Les petits souliers de cuir jaune ont triomphé decette redoutable épreuve ; ils ont abordé sains etsaufs ; à cela près d’une piqûre de boue sur le gonflement del’orteil : un rien du tout, ce qu’est une mouche à la temped’une jeune femme déguisée en marquise Louise XV. Maintenant, c’estla dure montée de la rue Pigalle ; et Marthe, courageuse,s’élance… Seulement, au fur et à mesure qu’elle sent le butrapproché, elle modère, – pourquoi donc ? – son pas.

– C’est l’essoufflement, se dit-elle.

L’essoufflement ?…

Menteuse ! Menteuse !

Des pudeurs, oui !… de sotteshontes !… l’imbécile respect humain !… – Ah !certes, voilà une grande sotte, qui cherche midi à quatorze heures,discute le baiser dont le désir la tourmente, demande avis à saraison quand son cœur de femme amoureuse lui donne de si bonsconseils !… Vous verrez qu’elle n’entrera pas ! Vousverrez qu’elle s’en retournera comme elle est venue, après avoir,dix minutes, sous le dôme de son parapluie, monté la garde devantla porte, qui l’invite, de la Villa Bon-Abri ! Vous verrezqu’au lieu de courir aux bras empressés à la reprendre, elles’éternisera à se demander : « Quepenserait-il ? » sans se dire cette chose bien simplequ’il ne pensera à rien du tout, si ce n’est à s’écrier :« Toi !… », à lui sauter, fou de joie, aux lèvres,et à flétrir ses erreurs, – quitte à y retomber le lendemain…

Enfin, pourtant, elle se décide.

C’est heureux ! Que de tempsperdu !

Elle pénètre ; elle descend la penterapide du petit chemin, dont elle entend sous sa semelle crier lefin sable gorgé d’eau. Octobre est là ; tout le proclame. Lesgrands cèdres et les ormeaux, que courbe la poussée brutale desbourrasques, ont l’air de saluer l’automne pour lui mieux rendreleurs devoirs ; l’agonie des dernières verdures pourrit etsombre sous l’averse, et par les haies, veuves de liserons, lesaraignées tendent leurs toiles où s’attarde la pluie, enperles.

Elle est rendue.

Sans bruit, elle écarte la barrière dujardinet de son ami, ouvre ensuite et pousse devant soi la porte dela maisonnette.

Cozal, qui s’est endormi tard, dort encore.Sur l’oreiller, qu’encadre une discrète dentelle, repose la tête dece perfide ; hors du drap, dans l’écartement béant de lachemise, le calme dormir des enfants soulève la poitrine nue de cetraître. Marthe hésite ; elle peut fuir encore !… et toutde bon, elle y songe un peu. Mais brusquement, son cœur l’emporte.Sur la bouche longuement convoitée de celui qui, seul, lui estcher, elle s’abat, sanglotante et folle. Et elle pleure, et ellerit, et elle perd la tête, et elle est trop heureuse d’y pouvoirboire encore pour en vouloir à ces jeunes lèvres de ce qu’elles ontsouri à une autre, et elle a cent mille fois raison !

Ivresse de se donner corps et âme !Extases de sentir sur ses dents le baiser vivant et jeune de l’êtreaimé qu’on croyait mort ! Bonheurs infinis d’être lâche !Joies de s’abandonner, joies de s’aimer !… vous serez donctoujours les mêmes ?

Mais Robert Cozal, éperdu, a pris entre sesmains le visage de Marthe, qu’il ne se lasse pas d’adorer.

– C’est toi, mon Dieu !… Tu esrevenue !

Il veut parler, haïr ses torts ; ellel’interrompt.

– Non, tais-toi ! Nous nereparlerons jamais de ça.

Alors, d’un saut brusque, il s’écarte.

– Viens !

Elle obéit. La voici près de lui, assise,d’une cuisse, au bord du petit lit, qui plie un peu sous son poids.Et ce sont des confidences d’amoureux, des papotages puérils, letrop-plein qui enfin déborde, des câlineries et des tendresses,tandis qu’au dehors la pluie tombe, et que du parapluie de MartheHamiet, posé ouvert sur ses baleines, coule et s’étend une marenoire, sur le plancher de bois blanc du nid.

X

Ce soir-là eut lieu à huis clos, ainsiqu’Hamiet en avait décidé, la dernière répétition de MadameBrimborion. Elle fut singulièrement houleuse, vu le chiquagesurvenu entre Stéphen Hour et Pouperol à la suite d’une observationimprudemment présentée par celui-ci à celui-là sur le ton d’aménitéparticulier à son genre d’éloquence, l’intervention conciliatricede Maudruc qui était sorti de l’aventure avec, sur l’œil droit, uncoquart fâcheusement détourné de sa destination, et enfinl’expulsion de Hour qu’un quadrille de machinistes mobilisés pourla circonstance avaient empoigné par les membres tant supérieursqu’inférieurs et déposé sur le trottoir, devant l’entrée desartistes, comme une paillasse hors d’usage. Or, cet hommeconsidérable s’étant redressé sur ses pieds puis acheminé vers leFaubourg Montmartre en affirmant que le thermomètre péterait sousla poussée de l’alcool le jour où on le repincerait au sein decette bande de crapules, Cozal se dit que le moindre de ses devoirsétait d’accompagner Hélène qui ne pouvait sans imprudence regagnerseule la Butte à cette heure tardive, et de la déposer rue deLorient avant de réintégrer lui-même les solitudes de la VillaBon-Abri.

Il monta donc à la loge de l’actrice.

– Toc, toc !

– Qui est là ?

– Moi.

– Qui, vous ?

– Cozal ! On peut entrer ?

– Je crois bien qu’on peut entrer !Seulement, je vous préviens : je suis en chemise. Pas dans cesens, la clé. Donnez le tour à gauche. À gauche, donc !… Àgauche, on vous dit !… – Dieu ! que les hommes sontmaladroits ! Madame Tourdebec, s’il vous plaît, bien aimabled’aller ouvrir, ou ça n’en finira jamais. Merci, Madame Tourdebec.Bonsoir, vous.

– Bonsoir Hélène.

– Quelque chose ne va pas ? Vousvenez me gronder ?

– Vous gronder !… Si je commettaisce crime, j’en garderais l’éternel remords. Non. Je viens toutbonnement mettre mon bras à la disposition du vôtre. Il est tard,les rues ne sont pas sûres, et on se doit aide et assistance entrevieux Montmartrois comme nous.

– Quel chic type vous faites ! ditHélène touchée. Vous n’avez que de gentilles pensées !J’accepte avec grand plaisir. Alors, tout de bon, là, sérieusement,ça va comme vous désirez ? Vous n’êtes pas trop mécontent devotre petite interprète ?

– C’est-à-dire, répondit le jeune homme,que tout le succès sera pour vous ; que vous êtes adorable,c’est bien simple ; et que je vous mangerais de baisers si jene craignais d’être indiscret.

– Sans blague ? fit-elle alors. Uneminute, en ce cas ; le temps de tremper mon nez dansl’eau.

En une cuvette géante où un ménage de canardseût pu barboter à son aise, elle plongea jusqu’aux épaules. Ainsivue de dos, la croupe saillante, elle apparut un instant comme sanstête, toute rose en haut par la chair de ses bras, toute noire enbas par ses bas de curé dont on sentait à travers la chemise seprolonger le deuil à mi-cuisses. S’étant redressée, elle déchaînaun vacarme d’inondation et elle demeura aveuglée, battant l’air deses mains éperdues avec des cris aigus de moutard débarbouillé àl’eau de puits :

– Misère en Prusse, que c’estfroid ! Brr ! Brr ! Brr !… Madame Tourdebec, laserviette !… Vite, vite, Madame Tourdebec !

Déjà, elle était devant Cozal, lui présentantsa joue rebondie, séchée en un tour de main, et que la fraîcheur del’eau avait enluminée en ton de pomme d’api.

Lui, l’embrassa de tout son cœur.

– Bon petit chat ! murmura-t-il.

Puis, à demi-voix :

– Ah fichtre ! Ah sapristi ! Ahdiable ! je n’aurais jamais cru cela de vous !

– De moi ? demanda Hélène. Demoi ? Qu’est-ce que vous n’auriez jamais cru ?

Elle le regardait, intriguée des airs entendusqu’il prenait, du rire malin et mystérieux dont il compliquait sonmutisme. Brusquement elle comprit, à voir sur le clair-obscur deson jeune corps bâiller l’échancrure de sa chemise, tandis que lui,s’émerveillant, appréciait : « Très bien ! trèsjoli ! » comme un spectateur bien placé qui goûte le jeud’une comédienne ou applaudit au cinéma le relief d’une projectionbien venue. Elle eut pour la forme le petit cri d’une Dianesurprise, qui s’en fiche ; d’ailleurs résignée, d’un mot, auxpetites traîtrises des choses : « Ah ! et puis,qu’est-ce que ça peut faire ? Vous êtes mon auteur, aprèstout ! » : envisagé particulier dont le poète deMadame Brimborion prisa très fort la sagesse.

– Mais oui, mais oui, dit ce bon jeunehomme une paternité dans la voix. L’auteur et le médecin, ça necompte pas ! – C’est égal, vous vous y entendez, à cacher ledessous de vos cartes ! En voilà, une petitesournoise !

Historiographe consciencieux des faits etgestes des fantoches dont nous achevons de crayonner lessilhouettes, nous pousserons le culte du vrai jusqu’à reconnaîtrequ’Hélène eût pu utiliser ses bas comme cuissards sans que lesmailles tendues à l’excès courussent le risque d’éclater. Ellepensa défaillir d’orgueil aux sous-entendus de ces propos empreintsde la plus vile flagornerie, et elle réfugia tant bien que mal sonembarras bien naturel dans un méli-mélo confus de coq-à-l’âne.

– Oui, c’est gentil… – Asseyez-vous donc…– d’être venu… – Pas cette chaise-là… – N’est-ce pas que je les discomme il faut… – Elle a un pied qui remue… – mes couplets… – etl’autre qui ne va guère… – des granules ?… – D’ailleurs, lapièce est charmante !… – Je vous fais attendre… Pardon !…J’en ai pour cinq minutes au plus.

Un sopha bas longeait le mur de la loge :il la reçut assise, toute dansante. Elle saisit le petit pantalonqui chevauchait le dossier d’une chaise prochaine : unpantalon de linon blanc où serpentaient, en mauve suave, desfaveurs de boîtes de dragées. D’un coup de reins qui la mit lesquatre fers en l’air, elle en passa à la fois les deux jambes,ripostant gaiement : « Bah ! tant pis ! Vousn’en perdrez pas la vue ! » aux exclamations faussementscandalisées de Cozal, qui commençait à trouver drôle le parti prissystématique où s’entêtait cette ingénue de montrer son derrièresans discontinuer.

Puis, tandis qu’un genou à terre,Mme Tourdebec la chaussait, lui encapuchonnait lespieds de ses hautes bottines délacées, elle se lissa les bandeauxdevant un petit miroir de poche juste assez vaste pour qu’elle pût,tour à tour, y refléter chacun de ses yeux, le joli écrin de sesquenottes, et son nez troussé d’une chiquenaude, opération délicatequi, un instant, l’absorba.

Enfin :

– Hop ! Voilà qui est fait !dit-elle en sautant sur ses pieds. Mon corsage, et je suis àvous !

Du menton, Cozal approuva. À vrai dire, unbruit de mots vagues, sans signification précise, avait seul frappéson oreille, car toute sa pensée était retournée à Marthe et c’estvraiment sans la moindre émotion des sens qu’il avait souri tout àl’heure à la maigre nudité de sa petite camarade. Pour en avoirdésespéré, la soudaine revenue de Marthe Hamiet l’avait quelque peuahuri, mais surtout elle avait fait naître, en sa conscience pavéedes meilleures intentions, des impressions aussi enchevêtrées etfleuries que les haies de son petit jardin ; car nous nesaurions trop répéter à quel point il était le contraire d’unméchant, l’antipode d’un cœur sec, l’inverse d’un ingrat. Oui, ilavait cela d’excellent qu’il détestait ses erreurs et qu’ilhaïssait à l’égal de sa plus mortelle ennemie son aisance à yretomber. N’importe ; Marthe Hamiet avait trop fait, cettefois ! Son cœur sautait en sa poitrine au souvenir des pauvresbeaux yeux baignés de larmes souriantes ; du pauvre, et doux,et cher visage qui s’était venu cacher, honteux, en sonaisselle ; de la pauvre et bien-aimée voix qui lui avaitmurmuré à l’oreille : « Tout est bien puisque je teretrouve ; aimons-nous et n’en parlons plus. » Aucomparé, par réflexion, de tant de noblesse chez elle et de tant devilenie chez lui, il eut, de son âme, cette opinion qu’ont de leurcervelle les pochards au lendemain d’une cuite mémorable : unpetit tas de boue nauséabond. Un dégoût lui vint aux lèvres. L’idéede retourner à de nouvelles trahisons le bouleversa comme uneinsulte ; il se vit plus abject que le chien de l’Écriture,obstiné à son vomissement, et la révolte fut immense, du bonvouloir qui était en lui !

Pouah !

À ce moment :

– Quand vous voudrez, fit Hélène. Ehbien ? Et alors ? Vous dormez ?

Il tressaillit.

– Je vous demande pardon.

– Voyons, reprit Hélène égayée, il fautvous faire une raison. Si on lui a coupé la tête à l’infortunéLouis XVI, ce n’est ni ma faute, ni la vôtre… Allons, en route. Ilest une heure du matin. – Bonsoir, Madame Tourdebec.

L’un suivant l’autre, ils sortirent. Un boyaude corridor éclairé de quinquets dont les réflecteurs de fer-blancprenaient la lumière sans la rendre, les jeta rueGrange-Batelière.

Là :

– Vous devez être lasse, dit Cozal ;depuis le temps que vous êtes sur vos jambes. On va fréter uneauto, hein ?

Mais elle s’effara.

– Une auto ! – Pourquoi donc faire,une auto ?

Elle avait des instincts de grisette, desidées tout à fait arrêtées sur l’argent, exclusivement fait pourêtre consacré à se payer des rigolades, des gâteaux ou des bellesaffaires. À la question qu’il lui posa ensuite :« Avez-vous soif ?… Avez-vous faim ? », ellerépondit n’avoir ni faim ni soif, ceci avec une discrétioncharmante de petite pauvre respectueuse de la médiocrité descamarades.

– Je n’ai besoin de rien.

– Bien vrai ?

– Parole d’honneur ! Donnez-moi lebras et rentrons.

Cozal dut obéir. Il lui offrit son bras,qu’elle prit ; et près l’un de l’autre, sans se hâter, ilss’acheminèrent vers Montmartre sous un clair firmament d’automne,où la lune jouait à saute-mouton de nuage en nuage.

Tout en marchant, elle jacassait, revenue à sacomposition du rôle de Madame Brimborion dont elle donnales tenants et les aboutissants, les pourquoi et les parce que.Elle n’y mettait d’ailleurs aucune prétention : fillette raviede jouer la comédie, qui ne se lasse pas d’en rabâcher sa joie etvolontiers arrêterait les passants pour leur crier : « Jedébute demain ! » comme une échappée de couvent persécuteles gens autour d’elle à rabâcher vingt fois par heure :« Je vais à mon premier bal dimanche. »

– Ce n’est bien sûr pas, fit-elle, parceque je joue le rôle de Madame Brimborion, mais je suissûre d’un grand succès !

– Oui ?

– J’en mettrais ma main au feu. Elle estsi jolie, cette pièce !… Tenez, une chose qui me ravit, c’estquand le chevalier me presse sur son cœur en disant qu’il avaitvoulu souffler la noirceur en mon âme mais qu’il n’a pas osé lefaire parce que je lui fais l’effet d’une rose incomprise !…Je ne peux pas l’entendre me dire cela sans avoir envie depleurer ; je crois toujours que c’est arrivé, que le chevalierm’aime pour de bon et que je suis une rose pour de vrai. C’estbête, c’est ridicule ; mais c’est plus fort que moi !

Elle s’interrompit, soupira ; puis, aprèsun instant de silence :

– Oh ! reprit-elle, avoir unamoureux… un vrai !… un amoureux qui vous câline, vous berce,vous dit de ces choses tendres, tendres, qu’on ne comprend pastoujours très bien, mais qui sont… – Comment dirai-je ?… – quisont comme quand on vous sourit !… Je vous fais rire,hein ! Je suis stupide ?

Le coup de clarté d’un bec de gaz lui avaitdénoncé le coin de lèvres de Cozal, que soulevait une moquerie.

Lui se récria :

– Quelle bête d’idée !… Vous diteslà des choses charmantes, au contraire ! Seulement…

– Seulement ?

– Seulement, vous ne le tiendriez pas,votre amoureux idéal, que vous l’auriez déjà trompé avec unautre.

– C’est une erreur, fit-ellegravement.

Incrédule, il sourit.

– Ah ! ouat !

Hélène fit halte, pour le coup.

Et solennelle :

– Je vous le jure, Robert !

Sans qu’il sût au juste pourquoi, il éprouvaun grand charme à l’entendre l’appeler ainsi, de son prénom. Ilappuya contre son cœur les deux petites mains accrochées à sonbras.

– Je vous crois, chère enfant,dit-il.

Et, comme « l’enfant », encouragée,parlait des potins, mensongers, dont sa bonne renommée payait,hélas ! les frais, déplorait la facilité de la foule engénéral et de Cozal en particulier à les prendre pour argentcomptant sans se donner la peine d’en contrôler les sources, ilconvint qu’il avait eu le tort de s’en remettre aux apparences etil en montra de vifs regrets, soulevant cette fois jusqu’à seslèvres les deux petites mains qu’il baisa en manière d’amendehonorable. Comme beaucoup de cyniques inconscients, il était, quandil s’y mettait, d’une naïveté à rendre des points à Jocrisse !trop évidemment femme lui-même pour que le fatras des vagueslyrismes, des poétiques aspirations, ne trouvât pas en lui decomplaisants échos. Ainsi, aiguillés dans le sens de ce qu’onpourrait appeler le quiproquo sentimental, longuement ilsphilosophèrent, causant de la bêtise de la vie où, à la rechercheles uns des autres, les gens de cœur errent à tâtons, comme depauvres aveugles atteints de cécité et même privés de la lumière,chantant le plaisir que l’on goûte à échanger des idées entrepersonnes sympathisantes, traitant de la douceur d’aimer, del’agrément de se comprendre et d’autres sujets fort touchants. Ilcommençait à la trouver très gentille, et, qu’il le fît exprès ounon, à ralentir étrangement le pas.

Bien sûr, rien n’était changé à ses bellesrésolutions, et ses serments de fidélité demeuraient vierges detoute lézarde, mais enfin il en est du mot « fidélité »comme de pas mal d’autres mots : affaired’interprétation !… D’abord, primo et d’un, une fois n’est pascoutume ; puis il n’y a pas tromperie au sens précis du motquand on conserve assez d’empire sur soi-même pour restermentalement fidèle, l’instant psychologique venu, à la dame de sespensées, (point sur lequel il était sûr de lui) ; enfin, lesentiment très exact que la petite camarade ne demandait qu’àdonner des marques éclatantes de sa bonne camaraderie l’acculait,comme en une impasse, à la nécessité de passer pour un daim – dequoi Marthe eût été la première à rougir ! – ou de cueillir entoute hâte un fruit pressé d’être croqué : conclusionparfaitement logique et qu’achevait de faire triompher la certitudechez le logicien de n’être pas pincé, cette fois, la main – sij’ose dire ! – dans le sac.

Or, comme la lointaine église de Clignancourtégrenait trois coups de gong dans le calme de la nuit :

– Vraiment, ce n’est pasraisonnable ! fit Hélène que, depuis vingt minutes, il tenaitdebout devant sa porte. Il faut aller faire dodo.

– Déjà !

– Comment déjà ? Voilà trois heuresqui sonnent !

– Et quand il en serait quatre !…Après ? Vous n’êtes pas pressée, que diable !… Vous vouslèverez plus tard demain.

– Pour ça, impossible, milleregrets ! J’ai rendez-vous à neuf heures chez Landolff. Moncorsage du trois bride dans le dos, que c’en est unedésolation !

– Ah ! diable, c’est grave ! Jene vous retarde plus, en ce cas. Bonsoir, Hélène.

– Bonsoir, Robert.

Elle lui tendit sa main, qu’il prit et qu’ilgarda.

– Alors, questionna-t-il, àdemain ?

Stupéfaite :

– Certainement, à demain !répondit-elle. Vous pensiez que j’avais l’intention d’aller faireun petit voyage et de laisser mon rôle jouer tout seul !

– C’est vrai, au fait ! Je vousdemande pardon, mon petit chat ; je suis complètementidiot.

– Non, mais vous dormez debout.

– Je commence à le croire.

– Vous savez ce qui vous reste àfaire !

– Oui. À demain, donc !

– À demain.

– À demain. Dormez bien, if youplease !

– Thank you ! Ne faites pasde mauvais rêves.

– Merci !

– Bonsoir, Robert.

– Bonsoir, Hélène.

Cependant, dans la main à peine close deCozal, la main d’Hélène demeurait ; petite captiveconsentante, prisonnière de bonne volonté, qui se trouve très bienoù elle est et que ne tourmente pas l’impatience de reprendre laclé des champs.

– À propos ! fit soudain le jeunehomme ; vous n’avez pas peur, j’espère ?

– Peur !… Peur de quoi ?

– Mon Dieu, une femme seule… ; lanuit… ; dans un quartier si désert !

– Je tire mon verrou, ne vous faites pasde bile.

– Ah ! vous avez un… ?

– Tiens, parbleu !

– À la bonne heure !

– C’est plus sûr.

– Oui.

– Dame, vous comprenez… la nuit…

– … dans un quartier si désert…

– … une femme seule !… Tandis quecomme ça, au moins…

– … Vous êtes plus tranquille.

– Tout juste.

– Et moi aussi, bien entendu.

– Et vous aussi, bien entendu. Noussommes plus tranquilles tous les deux.

– Eh bien, voilà.

– Eh bien, voilà.

– Alors… oui ?

– Quoi alors, oui ?

– Une, deusse, troisse, ça yest ?

– Qu’est-ce qui y est ?

– On regagne chacun son plumard.

– Ça me paraît indiqué.

– Je crois aussi.

– N’est-ce pas ?

– Dame, il me semble.

– Évidemment.

– À demain, alors ?

– À demain !

– Bonsoir, Hélène.

– Bonsoir, Robert.

C’était bien fini, cette fois. Sur unedernière poignée de main, ils prirent congé l’un de l’autre ;et, le dos l’un à l’autre tourné, ils s’en furent chacun dans unsens. Mais, comme Hélène chassait devant soi le lourd panneau de saporte entr’ouverte :

– Excusez-moi, lui dit Cozal qui étaitrevenu sur ses pas ; je vais peut-être être indiscret… Est-ceque vous ne pourriez pas me donner un verre d’eau ? Je crèvede soif, figurez-vous !

Un verre d’eau !…

– Comment donc ! fit-elle. Prenez mamain et suivez-moi. Refermez la porte doucement !… Là !…Faites attention ; il y a une marche !… Pas de bruit,surtout !… Marchez sur la pointe du pied !… Ne réveillezpas le concierge… Chut ! Chut !

……  …  …  …  …  … .

Lorsqu’il eut bu :

– Ah ! fit Cozal avec un soupirsoulagé, reposant au marbre de la cheminée son verre resté pleinaux trois quarts.

Hélène s’était approchée ; elle le fixaitdans les yeux d’un drôle d’air.

– Vous aviez bien soif, pauvreami ?

Ayant pris un temps :

– Non, dit-il.

Ils se regardèrent, ils se sourirent. Derrièrele cou de Robert Cozal, Hélène croisa ses mains gantées. Uneveilleuse qui brûlait à ras d’huile, dans un coin, projeta sur lemur l’ombre énorme du muet baiser qu’ils échangèrent.

Jeunesse ! Jeunesse !Jeunesse !…

Une heure plus tard, sur la frêle épaule de lapetite, le jeune homme posa son front. Elle le laissa faire,docile, heureuse de sa douce victoire, souriant à ces pâlespaupières qu’elle avait closes. Et déjà, dans la brume du rêve quidevient sommeil, il revivait la minute, l’inoubliable minute,connue le matin au côté de Marthe, quand il eut la vague conscienced’une bouche qui frôlait la sienne, d’un baiser qui se posait là, àfleur de lèvres, comme une invitation au repos pleine de gratitudeet de sollicitude tendres…

– Bonsoir, Robert.

– Bonsoir, Hélène.

Et il tomba au néant.

XI

Vers neuf heures et demie, lesté d’unedouzaine d’huîtres, d’un gruyère et d’un mazagran, Cozal s’acheminaà petits pas vers la rue Grange-Batelière, bien que le ciel fondîtlentement sur le pavé gras de Paris et que l’usage du parapluie luieût été de tous temps inconnu. Il avait, comme on dit, les nerfssur l’estomac et il estimait qu’un peu de marche contrarieraitl’effet fâcheux, au point de vue de la digestion, de cette insoliteprésence.

Sans être exactement fixé sur la cause de soninquiétude, il était cependant inquiet ; au fur et à mesureque ses pas rapprochaient de lui le théâtre et l’émotion de sonpremier début, une appréhension lui venait, touchant l’accueilréservé à sa pauvre Brimborion : mignonne silhouette dont ilavait eu la faiblesse – il s’en rendait compte, à présent –d’abandonner la grâce fragile aux pattes créatrices, doncmeurtrières, d’Hamiet. Puis, Hamiet lui-même l’intriguait,brusquement tombé depuis deux jours des fougues de sa fièvrehabituelle à un calme plat, gros de mystère ; tel que laveille, aux couturières, il était resté tout un acte sans seulementinterrompre une fois, le coude au velours du balcon, fixant sur lejeu des acteurs un regard qui ne les voyait pas et les coins de labouche relevés sur un sourire dont certainement le livret de lapièce pas plus que l’interprétation ne pouvaient revendiquerl’honneur à leur profit.

Aussi le jeune homme, que hantait malgré luila crainte de voir le copain envoyer tout promener à la dernièreminute, – « Sait-on jamais ? avec un dilettante dont laconception de l’argent est moins l’agrément d’en avoir quel’amusement d’en faire venir ! » – eût-il un soupirsoulagé à le retrouver enfin dans son état normal, turbulent,affairé, scandant du bout de sa canne le rythme de l’éloquentepériode dans laquelle il était lancé, comme s’il en eût voulu fairepénétrer les mots à travers le plancher de la scène, jusqu’en cesmystérieux dessous révélés en rais lumineux par les à-jour descaustières. La façon nette et sèche dont il cria :« C’est bon ! Je sais mieux que vous ce que j’ai àfaire » à Maudruc, qui, porte-parole du groupe massé derrièrelui, présentait des observations avec une correction parfaite, lemontra plus fermé qu’une porte de cachot à tout essai dediscussion, d’un absolutisme bourru de vieux loup de mer seulmaître à son bord après Dieu.

– Je n’ai pas la prétention d’en savoirplus long que vous, répliqua doucement Maudruc. Je me borne à vousfaire remarquer…

Au petit café de cabotins avoisinant la porteSaint-Denis, où chaque soir il venait manger une gratinée àl’oignon avant de rentrer se coucher, l’acteur, depuis quelquetemps, recueillait d’assez sales tuyaux, sentait souffler à sonoreille une brise fraîche, de mauvais augure, flotter autour de luiune atmosphère fâcheuse, fleurant le ratage et le four comme unesalle de bains le barège.

C’est qu’Hamiet, après avoir amusé le monde enpiquant sa curiosité, l’avait peu à peu agacé par ses airs deconspirateur, ses façons de jouer les Harpocrate, l’index en verrousur la bouche, et de donner à entendre aux gens « qu’on allaitvoir ce que l’on allait voir ». L’obstination qu’il montraitaujourd’hui à tenir closes au-dessous du motif lumineux qui lescouronnait d’un diadème les portes de son théâtre tandis qu’unequeue interminable piétinait dans une mer de boue, sous une voûtede parapluies, n’était probablement pas fait pour lui réconcilierles sympathies d’hier : de quoi Maudruc tâchait en vain à leconvaincre, mettant en évidence l’impression déplorable d’unemesure qui, pour en finir, ne répondait à aucun besoin. Mais Hamietn’en démordait pas. Déjà Gütlight, tout à l’heure, étant entrécomme un coup de vent par la porte du personnel en demandant cequ’on attendait pour laisser pénétrer le public, il lui en avaitfait, de ses mains, repasser le seuil d’amont en aval, sousprétexte que l’accès de la scène était formellement interdit àtoute personne étrangère au théâtre et que le seul droit d’uncommanditaire était de toucher des dividendes… – quand il y enavait, bien entendu.

Le calme entêtement de Maudruc à revenir surune question qu’il avait déclarée tranchée n’aboutit qu’à le mettrehors de lui.

– Tonnerre de Dieu, à la fin, cria-t-il,allez-vous me ficher la paix ? A-t-on idée d’un gaillard quiveut m’apprendre mon métier !

Son métier !…

– L’originalité du Théâtre de Dix-Heuresest-elle ou non, poursuivit-il, d’ouvrir ses portes à dixheures ?

– Mon Dieu…

– Non ? Bien ! Alors, en quoiconsiste-t-elle ?

– Mais…

– Voulez-vous me dire ce qui me distinguedu Gymnase, du Vaudeville ou des Variétés ?

– Je ne…

– Où est ma raison d’être ? Où estle pourquoi de ce théâtre ? Qu’on me réponde ? Du reste,c’est bien simple : c’est à prendre ou à laisser !J’ouvre mon bazar à dix heures ou je mets la clé sous la porte.Vous vous débrouillerez sans moi.

Il n’y avait pas de milieu, avec lui ;quand il avait quelque chose là, c’était toujours le mêmesystème : l’ahurissement par la mise en demeure, le marché misau poing des gens ; d’où, pour eux, deux alternatives :capituler ou se brouiller. Cozal dut le saisir à la manche, car iltournait les talons, gagnait le fond de la scène, filait vers lasortie.

– Eh bien ? Qu’est-ce qu’il ya ! Où vas-tu ?

– Voyons, Monsieur Hamiet, disaitMaudruc. Voyons !

Lui, fit demi-tour.

Il signifia :

– J’ai dit.

Il dit en effet, mais à la même seconde, dansun subit retournement dont chacun resta effaré :

– Et puis, vous ne savez pas ? Jesuis bien bon garçon de me faire tant de mauvais sang ! Faitesdonc tout ce que vous voudrez ! Qu’on ouvre !… Ça m’estégal ! Je m’en fiche moi, après tout, du Théâtre deDix-Heures !

– Vous vous en fichez ?…

– Et comment !…

– Ça y est ! fit Cozal. Je m’endoutais !

Tout le temps ça finissait ainsi.

Au cœur de l’essaim bourdonnant de sesconceptions et de ses rêves, Hamiet vivait en somme comme dans unharem. Ses idées lui étaient de belles filles, aux jambes nues, auxgorges dressées, aux bras blancs cerclés d’anneaux d’or. Entre tantde séductions diverses, il s’attardait savamment aux loisirs de laréflexion, quitte, son choix fait et le mouchoir jeté, à sauter surla favorite avec des ruts de mâle sevré, la prenant, la reprenantet la reprenant encore, insatisfait et insatiable, assoiffé depossession jusqu’à l’instant fatal où un spasme dernier le jetaitsur le flanc, le cerveau vidé comme une courge. Sur quoi, c’était,naturellement, l’inévitable réaction, l’incommensurable dégoût, lahaine féroce et aveugle succédant sans transition aux crisespassionnées de la veille. Et alors il aurait aimé qu’elles eussent,ses idées, des têtes, tellement il eût goûté de plaisir à les leurtrancher de sa main !

L’écluse ouverte, le flot entra.

Ah ! le Théâtre de Dix-Heures passa unquart d’heure agréable !

Le dos au revers du rideau, le haut-de-formechahuté sur la pente de la nuque :

– Enfin, mes enfants, voyons !… lemoment est venu de dire des choses sérieuses ; nous ne sommespas ici pour nous monter le coup et pour nous raconter des blagues.C’est tout de bon que vous croyez à cela ?

Il pouffa, tant l’hypothèse lui apparutgrossière et folle.

– Mais réfléchissez donc un peu ; çane tient pas debout une minute !

Et avec la même éloquence, la même forcepersuasive qu’il avait apportée deux mois auparavant à démontrerl’excellence et le bien-fondé de son entreprise, il en démontra laniaiserie et la puérilité sans bornes : grossier trompe-l’œil,maison de carton échafaudée sur pilotis de papier roulé, amusettebonne à être jetée en pâture aux amateurs de paradoxes !… Ilbalayait les objections, d’un geste élargi de ses deux bras, quifaisait tout de suite table rase.

– Non, pardon ! Voulez-vous mepermettre ?

Le cercle s’était fait compact. Entre lesvisages consternés de Cozal et du père Maudruc, la jeune Hélène,déjà prête, avançait son nez de musaraigne, sa tête spirituelle oùla bouche rouge vif d’une Sidonie de bonnetier renversait l’un surl’autre deux accents circonflexes.

Lui poursuivit, souriant et calme :

– Nous nous sommes tous trompés.Voilà ! Oui, nous avons tous été dupes d’une illusionséduisante. Et après ? Il n’y a pas de honte à enconvenir ! Nous ne sommes pas les premiers, je pense, quiaient donné dans un mirage et se soient fourré le doigt dansl’œil !

Puis Cozal, désolé, pas convaincu d’ailleurs,lui demandant l’explication d’un pareil accès depessimisme :

– Je n’apporte ici, déclara-t-il, aucunparti pris de pessimisme. Je vois les choses comme elles sont,voilà tout. Le principe d’où je pars est le suivant : étantdonné un théâtre ouvrant ses portes à dix heures pour les refermerà minuit, je mets n’importe qui au défi – vous entendez bien ?au défi ! – de lui trouver un public !

– Pourquoi donc ça !

– Pourquoi ?… Pour la raison biensimple que le consommateur a au plus haut degré la religion de sonargent ; que l’idée fixe qu’on veut le voler poursuit l’hommeà travers sa vie, et que vous ne trouverez jamais vingt-cinqmessieurs consentant à payer dix francs un court spectacle quandils peuvent en avoir un long pour le même prix.

Sur quoi, comme il était écrit que rien neresterait intact de ses arguments de naguère, il envisagea laquestion sous un angle différent et démontra clair comme le jourl’inanité de la légende faisant succomber le théâtre sous larivalité écrasante du caf’ conc’, du music-hall, du cinéma. Ilétablit, chiffres en mains, – chiffres copiés aux livres mêmes dela Société des Auteurs – la régularité des recettes à suivre unemarche ascendante d’autant plus affirmée que s’affirmait davantagela concurrence des établissements à côté !… – curieuseanomalie, relevant en apparence du prodige et dufantastique !… explicable pourtant, bien simplement, monDieu ! par la raison que les temps nouveaux apportent les loisnouvelles et que, le besoin ayant créé l’organe pendant des tempsimmémoriaux, c’était l’organe, aujourd’hui, qui devançait et créaitle besoin ! D’où il tirait cette conclusion que lamultiplication des établissements à côté devait logiquement,fatalement, multiplier la clientèle des théâtres réguliers, commemultiplie la clientèle des taxis et des autobus la multiplicationdes réseaux du métro !

Aussi bien n’insistait-il pas, touchant lesdestinées, écrites en lettres de feu, du pauvre Théâtre deDix-Heures.

– Ce que je vous en dis, vous savez,c’est en tout bien tout honneur ! Je ne demande qu’à être dansmon tort !… Seulement…

(et il avait le rire narquois où s’abrite lequant-à-soi des convictions qui veulent bien pousser la bonne grâcejusqu’à ne pas y mettre d’entêtement)

– … seulement vous verrez ce que je vousdis !

Des objections s’élevèrent, qu’il ne discutaplus.

– Parfaitement !… Nous sommes tousd’accord ! C’est une affaire entendue ! – Dumouchel,éclairez la salle. On peut ouvrir au public ! Place authéâtre ! Place au théâtre ! Tout le monde en scène pourle un !

Tombé dans l’excès contraire, il témoignaitd’une bonne volonté ridicule, affectait un zèle bruyant donthurlait le chiqué mensonger. Maudruc, sa montre aux doigts, luiayant fait remarquer qu’on ne pouvait frapper les trois coups avantau plus tôt dix minutes, il l’écarta : « Cela vabien !… Ne vous occupez pas de ça ! », tomba sur lechef machiniste :

– Et vous ?… Qu’est-ce que vousfaites là ?… Guindez-moi un peu ce châssis ! Vous nevoyez pas qu’il va nous tomber sur la tête ? Les musiciens àleurs pupitres !… L’avertisseur !… L’avertisseur !…Qu’est devenu l’avertisseur ?

Visiblement hantée d’une conception nouvelle,sa pensée lui apparaissait à la manière d’un de ces logements degarçon d’où ne veut pas déguerpir une vieille maîtresse, tandisqu’une maîtresse plus jeune attend sur le palier qu’on lui cède laplace. De deux ordres donnés à la fois, il fit ouvrir les portes duthéâtre et attaquer l’ouverture par l’orchestre. Le rideau leva surun brouhaha de pieds traînés, de corps-à-corps entre strapontinsréfractaires et spectateurs exaspérés, de discussions interminablesentre messieurs possesseurs, à trois, d’un même siège, Hamiet ayanttenu à établir en personne le service de la critique et desauteurs, sous prétexte que rien n’est convenablement fait qu’on n’apas pris le soin de faire soi-même ! Puis, quand, enfin, lecalme se fut établi, une stupeur générale plana. Ah ! Hour,cette fois encore, n’avait pas manqué le coche ! Cet habilehomme, docile au vœu des évolutions récentes et aux dures exigencesdes temps où nous vivons, avait affirmé à nouveau le don qu’ilavait reçu des fées à sa naissance de se plier aux circonstances etd’être le Messie attendu, chaque fois que s’en présentaitl’occasion. La deuxième scène de Madame Brimboriontouchait à peine à sa fin que la salle, déjà fixée, saluait de sesricanements l’inspiration exhumée de Clapisson et de Loïsa Puget.Et c’était en effet très bien ; oui, c’était vraiment trèsgentil, cette musiquette fredonnée à la chanterelle des violons,rappelant les chevrotements tremblotés d’une aïeule au berceau d’unnouveau-né, et évoquant par son accouplement à la poétiqueextravagante d’Hamiet l’idée d’un monstre assemblé à unautre ; quelque chose comme la femme colosse et la petiteprincesse Tom Pouce.

– Ça, fit Maudruc qui, de la coulisse,tendait vers les bruits de la salle une oreille expérimentée, c’estl’emboîtage dans dix minutes.

Mais Hamiet s’en moquait un peu !… Ilavait pris Cozal sous le bras ; il l’entraîna jusqu’en soncabinet, où, de la même voix dont, marchant à la mort, Dantonrépétait à Camille : « Laisse donc cette vilecanaille » :

– Laisse donc cette misère, lui dit-il.Assieds-toi ; prends une cigarette, et ne me fais pas pluslongtemps une figure de quatre mètres vingt qui jure avec tadistinction native comme avec ta coupe de cheveux. Nigaud,va ! qui croit que je le lâche et qui crie à la trahison,quand je viens justement à lui, un galion entre les bras !…Assieds-toi, je te dis ! Fume ! Écoute !… et surtoutpas un mot de ce que tu vas entendre !… pas un souffle, à quique ce soit !

Ayant dit, lui-même prit une chaise, et Barnuminconscient, montreur, à son insu, du musée de figures de cirequ’était son étrange génie, il tira le rideau, aux yeux de son ami,sur sa dernière et sa plus belle création. Et tandis qu’il mettaiten branle les rouages de la mécanique, expliquait lacombinaison : l’installation à Paris de la roulette et dutrente-et-quarante fonctionnant officiellement sous le contrôle despouvoirs publics ; la pluie des millions, conséquence logiquede l’affaire, la répartition en trois parts du gain obligé dechaque jour, l’une pour lui, l’autre pour l’État, la troisième…

– Écoute ça, Cozal.

… IMMÉDIATEMENT CONVERTIE EN RENTE3 % INCESSIBLE ET INSAISISSABLE, AU PROFIT DES FEMMES DEPERDANTS, lesquelles se trouvaient ainsi d’autant plus favoriséesque les maris joueurs l’étaient moins ; oui, tandis qu’ildéveloppait cette conception prodigieuse, répétait :« Hein ? Hein ? Comprends-tu ? C’estl’utilisation du vice ! la moralisation du jeu, la nécessitépour les Chambres d’accueillir par acclamations un projetprofitable à la chose publique autant qu’à l’individu !… et aubout de tout ça, la fortune, dont tu as ta part, comme dejuste ! » :

– Ah ! bon garçon ! songeaitCozal. Bon garçon !

Sans doute, il lui avait gâché sa petitehistoire, tué ses petites espérances, perdu son petit bien !…Mais quoi ! quelle rancune possible contre un homme quiparlait avec une telle voix, regardait avec de tels yeux, souriaitavec un tel sourire ? Puis, – il faut être juste aussi !– lequel, de lui ou d’Hamiet, avait le plus indiscrètement usé dupetit bien de l’autre ?… Et ému du mouvement si gentil de sonami lui taillant tout de suite sa part d’un gâteau qui ne seraitjamais cuit, d’une chimère qui resterait chimère ; ne doutantpas une seconde que la nouvelle vision de cet illuminé suivrait ladestinée commune aux visions issues de ce cerveau éternellement entravail, et s’en irait, après tant d’autres,

Où vont les belles filles, lon, la,

il lui tendit ses mains ouvertes, et d’un tonde conviction touchée, si admirablement feinte qu’elle ne pouvaitfaire aucun doute, il lui dit :

– Je te remercie mille fois. J’accepteavec reconnaissance. Tu es bien gentil, mon vieux.

LIEDS DE MONTMARTRE

LES MÉTÉORES

« Ne voyez-vous pas dans le chapeauhaut de forme quelque chose de sombre et de surnaturel ?… unesorte de météore ténébreux ? »

STÉPHANE MALLARMÉ.

I

Le chapelier dans sa boutique, la plume auxdoigts, les yeux lentement abaissés du haut en bas d’un folio deGrand Livre, faisait le compte des chapeaux vendus et seréjouissait in petto des bénéfices réalisés, quand Rotéentra en coup de vent. Chaussé de neuf et ganté de clair, maiscoiffé d’un haut-de-forme aux rousseurs ardentes évoquant à la foisle reflet de bassinoire et le sein de Sarah la baigneuse, il serendait au rendez-vous qu’avait daigné lui accorderMme de Proutrépéto. C’était un homme au visageneutre encadré d’un de ces mols duvets dont une vierge ne sauraitcontempler sans rougir l’obscénité énigmatique, indiscutable etrévoltante. Des espérances, nichées en ces coins de bouche, ysouriaient avec malice, et, dans ses prunelles élargies, – pâtésd’encre en l’azur limpide des iris – s’alanguissait l’extase desspasmes de bientôt. Il fit trois pas en avant, et :

– Afin, dit-il, de me rendre aurendez-vous que la très chère m’a donné, – lirelirelé ;gratte-moi le nez ; voici mon cœur, ce damné – avec,décemment, sur ma tête, quelque chose de sombre et de surnaturel,je désirerais un météore aussi ténébreux que possible, du prix deseize à dix-huit francs.

II

Ayant chassé sur ses coulisses la glace sanstain d’un placard où des hauts-de-forme étagés dormaient immobilessur leurs ailes, tels de gros oiseaux au repos, le chapelier, d’unemain que guidait l’expérience et la longue pratique des choses,prit un chapeau dont il coiffa Roté.

– Voici qui va des mieux, dit-il.

Dehors, l’accalmie s’était faite. Le beautemps remplaçait l’orage, et, à travers les brumes d’une bouderiedernière, le rire, l’adorable rire, du soleil réconcilié, étaitcelui d’une jeune épousée à travers les gazes de son voile. Roté,qu’un fiacre attendait à la porte, la roue dans la boue duruisseau, régla son dû, se retira… et passa sous la bâche baisséede la boutique au moment où la boutiquière en soulevait avec unbalai le fond bombé comme un hamac et gonflé d’eau comme uneampoule. Ça ne traîna pas. Une cataracte culbutée en dévala àl’instant même sur le chapeau neuf de Roté, qui ne se livrad’ailleurs à aucun commentaire, étant ennemi, par principe, desdémonstrations superflues et des paroles inutiles. Simplement, ilrebroussa chemin, réintégra la chapellerie, et, au chapelier un peuétonné de le revoir :

– Afin, dit-il, de me rendre aurendez-vous que m’a donné Mme de Proutrépéto –lirelirelo, gratte-moi le dos, mon cœur rit à son bourreau – avec,décemment, sur ma tête quelque chose de sombre et de surnaturel, jedésirerais un second météore, non moins ténébreux que le premier,et, comme lui, de seize à dix-huit francs.

III

Le commerçant s’était remis à ses comptes.

Il retourna à son placard.

Un instant, les mots indistincts, glissés toutmouillés de salive le long du porte-plume qui lui barrait lesdents, il glorifia le nouveau haut-de-forme dont il décorait lehaut-de-chef du préposé aux faveurs deMme de Proutrépéto. Et le fait est quecelui-ci, tandis qu’il gagnait la sortie, en emporta la visionradieuse, hérissée de colonnes de lumière essentiellementsurnaturelles et météorologiques, – vision cueillie au passage,d’un coup d’œil, dans le reflet penché d’un miroir. Le beauchapeau !… La fatalité, qui veillait, voulut que l’heureuxpréposé en tapât violemment le faîte dans le chambranle supérieurde son fiacre, comme il s’enlevait avec grâce sur le marchepied dususdit. En sorte que, cette fois encore, la question fut tôttranchée. Soulevé comme avec un levier au-dessus du crâne de sonpropriétaire, projeté de là par le vide des espaces, le chapeauneuf s’y comporta avec l’indépendance fougueuse d’un météore qu’ilétait, battant les murs, brûlant le pavé, semant l’effarement et letrouble et faisant les quatre cents coups. Ça pouvait durer desannées. Par bonheur, Dieu aussi veillait ! Le cylindre d’uneécraseuse qui déboucha fort à propos d’une avenue avoisinantefournit au drame son épilogue ; sur quoi Roté rentra en lachapellerie et dit au chapelier surpris de plus en plus :

– Afin de me rendre au rendez-vous quem’a donné la très chère – lirelirelaire, gratte-moi le blair, j’aijoui, puisque j’ai souffert – avec, décemment, sur ma tête, quelquechose de sombre et de surnaturel, je désirerais un troisièmemétéore, du même prix que les deux premiers et égalementténébreux.

IV

Avec ses alternatives d’éclaircies et degiboulées, mars, pas fixé, est assommant. Il fait songer à cesdonzelles qui, tour à tour, rient, pleurent, chantent, grognent,soupirent à propos de rien, puis rigolent sans savoir pourquoi, etdesquelles on prendrait plaisir à réformer le naturel fantasque àgrands coups de pied au derrière. Une minute récuré, sesamoncellements de nuages chassés vers l’horizon par le balai desaint Pierre, concierge au Paradis, ainsi que chacun sait, le ciel,déjà se rembrunissait, et, lourd d’une ondée prochaine, tournait aunoir comme l’œil d’une maîtresse jalouse qui a trouvé une facturede fleuriste dans la poche de son cher et tendre. Même, Roté, quandil reparut, eut une moue significative, pris de la crainte de levoir s’effondrer tout à coup et crouler sur sa tête en une trombecompacte.

Il songea : « Diable ! »et il se hâta vers son fiacre dont il franchit le seuil béant avecune prudence calculée et courbée, dictée par l’expérience même.

Il en évita donc le chambranle.

Malheureusement, s’étant redressé avec uneprécipitation intempestive, il n’en évita pas le plafond, etl’imprévu de cette circonstance fut d’un fâcheux effet pour sontroisième chapeau ; dans moins de temps qu’il n’en faut pourle dire, il fut transformé, le chapeau, en accordéon ! enlampion ! en soufflet ! en galette feuilletée !Habent sua fata capelli. Roté n’eut pas une plainte. Toutau souci de plaire à son amie et de se présenter à elle sous unaspect avantageux, cet homme charmant mit pied à terre, enjamba letrottoir d’un saut, et reparut une fois encore sur le seuil de lachapellerie :

– Afin, dit-il au chapelier, de me rendreà l’heureux rendez-vous – lirelirelou, gratte-moi le mou, mon cœursouffre mais absout – avec, décemment, sur ma tête, quelque chosede sombre et de surnaturel, je désirerais un quatrième météore, dumême prix, et aussi ténébreux que les trois autres.

V

Cependant, comme il n’est plaisanterie siheureuse qu’elle ne perde son sel à la longue, Roté se dit qu’ilavait assez ri et que le moment était venu de passer à d’autresexercices. Il imagina donc ceci : faire à son quatrièmechapeau les honneurs de son ver rongeur, lui en tenir la portièreouverte comme à une personne de marque, et l’installer, luid’abord, sur le rembourré de la banquette, où il l’irait ensuiterejoindre.

Cette conception se recommandait àl’approbation des connaisseurs par des qualités tout à partd’ingéniosité et d’astuce, et je dois confesser, la vérité m’ypousse, qu’elle fut couronnée, en effet, d’une éclatante réussite.Non !… Ni au chambranle supérieur, ni au plafond bas du sapin,Roté ne chahuta son tube !… Seulement, s’étant assis dessuspar mégarde, il le fit éclater sous le poids de ses fesses commeune groseille à maquereau.

Alors, rêveur mélancolique, l’âme visitéed’une angoisse, ne doutant plus qu’il se butât à la malignitéféroce et inexorable d’un Dieu, il résolut d’en venir aux grandsmoyens et de triompher quand même. Accoudé à la glace baissée de lavoiture :

– Oh hé ! hurla-t-il.Chapelier !

Puis, au chapelier accouru, ses offres deservice à la bouche :

– Afin, dit-il, de me rendre aurendez-vous où la belle des belles m’attend, – lirelirelan,gratte-moi le flanc, mon cœur est un vieil enfant – avec,décemment, sur ma tête, quelque chose de sombre et de surnaturel,apportez-moi ici même, dans ce fiacre, un cinquièmemétéore de seize à dix-huit francs ; vous me le poserezvous-même, de vos mains, sur le chef ! et nousverrons, tonnerre de bleu, si je m’assoirai encoredessus !

VI

Au petit trot de la rousse jument qu’ilemprisonnait de ses brancards, le fiacre s’était remis en route,conduisant à la terre promise Roté, homme habile entre tous enl’art d’avoir raison des perfidies de la vie et de mater les dieuxmalfaisants. Sa face élargie de fierté disait tout le mérite d’unevictoire qu’ensuivrait bientôt une seconde, et, dans le vaguereflet de la vitre encadrant le siège du cocher, l’heureux coquin,en malins clignements d’œil, se complimentait de l’une et del’autre.

Ah ! lenteur des dernièresattentes !… agonie atroce et exquise des désirs enfincontentés !… fièvre des doigts exaspérés, tendus vers le butpresque atteint !…

Soudain le fiacre s’arrêta.

Roté eut un geste d’impatience.

Une minute s’écoula.

Roté mordit sa canne.

Mais comme, à la première minute, en succédaitune seconde, puis, à la seconde, une troisième, il n’y tintplus ; par le cadre de la glace baissée, il se pencha audehors, et, pour stimuler de paroles bien senties le zèle del’automédon, il projeta d’arrière en avant sa tête que surplombait– cinquième du nom – un haut-de-forme irréprochable. Précisément,au même instant, un agent qui veillait à la circulation, projetaitd’avant en arrière son bâton couleur de porcelaine, marqué auxarmes de la Ville. Animés de vitesses égales, mais agissant en senscontraires, le bâton de l’agent et le chapeau de Roté seheurtèrent, pareils à deux trains…

Un coup sourd !

– Andouille ! fit l’agent.

Mais Roté ne répondit pas, les cheveux auvent, les yeux perdus, suivant, par l’éloignement de la rue, lagalopade précipitée d’une chose qu’on ne saurait définir, une chosesombre, surnaturelle, une sorte de météore ténébreux…

PANTHÉON – COURCELLES

À Roger Battut.

LE RÉCITANT

Qu’est-ce qu’il y a Un ?

LES VIERGES

Il y a un Dieu, un seul Dieu, qui règne dansles cieux.

LE RÉCITANT

Oui, il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux ; mais du Panthéon à Courcelles par l’omnibusCourcelles-Panthéon, il y a des stations plus nombreuses que ne lefurent jamais les étoiles en un firmament constellé.

À l’orchestre : roulements detambours.

LE RÉCITANT

Des solitudes silencieuses où sommeille àtoute heure la place du Panthéon, l’omnibus Panthéon-Courcelless’est mis en route pour Levallois. Au petit trot des deux coursiersqui le remorquent à leurs derrières, il dégringole la rue Soufflot,arrive au boulevard Saint-Michel… et y fait une premièrehalte !

Halte brève ; suffisante pourtant.

L’omnibus Panthéon-Courcelles y a puisé denouvelles vigueurs.

Tel un cerf, il traverse le boulevardSaint-Michel ; telle une flèche, il enfile la rue de Médicis,le long de la grille du Luxembourg ; et les voyageurssatisfaits, qui se voient déjà à Courcelles, se frottent les mainsd’un air de jubilation.

Or, ils ne sont qu’à l’Odéon, et l’omnibus, ôétonnement ! s’arrête de nouveau et pleure sur son frein.

Coup de cymbale à l’orchestre.

Qu’est-ce qu’il y a Deux ?

LE CHŒUR

Du Panthéon à l’Odéon, il y a deuxstations : il y a la station du boulevard Saint-Michel et il ya la station de la rue Vaugirard.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

À l’orchestre : altos etbassons.

LE RÉCITANT

Cependant, l’omnibus Panthéon-Courcelles arepris son parcours deux fois interrompu. À présent, il descend larue de l’Odéon et sa roue grince au rebord du trottoir. Il penchesur sa droite, un peu ; en sorte que les voyageurs del’impériale, à la fois inquiets et charmés, voient venir la minute,prochaine, où ils seront précipités entre les bras des petitesblanchisseuses de fin aperçues au passage, blondes et dépeignées,au-dessus de la couche de craie embarbouillant à mi-hauteur lesvitres des blanchisseries.

Entre deux haies de riches chasubles où desors se relèvent en bosses, et de cierges montant la garde, alternésde Saints-Sacrements, devant des jupes d’enfant de chœur plusrougeoyantes que des engelures de vachères, il ébranle le pavé dela rue Saint-Sulpice, gagne le parvis de l’église et… s’arrête.

Coup de cymbale à l’orchestre.

Qu’est-ce qu’il y a Trois ?

LE CHŒUR

Du Panthéon à Saint-Sulpice, il y a troisstations, il y a la station du boulevard Saint-Michel, la stationde la rue Vaugirard et la station du parvis Saint-Sulpice.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

À l’orchestre : motif deharpes.

LE RÉCITANT

Le cocher de l’omnibus Panthéon-Courcelles estun précieux automédon, respectueux (autant que faire se peut) del’existence des personnes que la modicité de leur bourse oblige àaller à pied, et habile à l’égal d’Hippolyte, fils faussementaccusé de Thésée, en l’art de conduire les chevaux. D’un coup defouet qui a claqué dans l’air comme une amorce de fulminate, il aenveloppé les siens ; et aussitôt les nobles bêtes, attentivesà l’appel du devoir, ont tendu leurs jarrets nerveux, leurs cuissescouleur d’acajou, toutes ridées de leur puissant effort.

– Hue !

Coupée de ruelles étroites où bat encore lecœur du Paris d’autrefois, la rue du Vieux-Colombier s’offre à leurvaleur indomptable. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire,ils en dévorent la chaussée sur une longueur de 25 maisons dont 13à gauche et 12 seulement à droite ; après quoi, en ayantatteint les extrémités lointaines, ils stoppent et savourentlonguement la douceur d’un repos bien gagné.

Coup de cymbale à l’orchestre.

Qu’est-ce qu’il y a Quatre ?

LE CHŒUR

Du Panthéon à la rue du Vieux-Colombier, il ya quatre stations : il y a la station du boulevardSaint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, la station de laplace Saint-Sulpice et la station de la Croix-Rouge.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

À l’orchestre : flûtes etclarinettes.

LE RÉCITANT

L’omnibus Panthéon-Courcelles a ceci departiculier qu’il ne saurait apercevoir une rue sans s’y précipitertête basse, un kiosque ou un urinoir sans en faire immédiatement letour. Il est imprévu et loufoque, et rappelle par certains côtéscet étonnant chemin de fer de Sceaux qui se minait le tempérament àcourir après sa queue dans l’espoir de la rattraper. D’où ilrésulte que les concierges des immeubles qu’il rencontre sur sonparcours lui jettent des méfiants coups d’œil, avec la craintemanifeste de le voir s’élancer brusquement sous l’une des hautesportes cochères confiées à leur vigilance !… Par bonheur, il ade l’usage, il sait qu’on n’entre pas chez les gens sansfrapper ; et c’est ainsi qu’ayant, sans trop d’extravagances,atteint enfin le boulevard Saint-Germain, il s’y arrête poursouffler ; – ce qui lui était bien dû.

Coup de cymbale à l’orchestre.

Qu’est-ce qu’il y a Cinq ?

LE CHŒUR

Du Panthéon au boulevard Saint-Germain, il y acinq stations : les quatre stations déjà nommées, et lastation de la rue du Bac.

LE RÉCITANT

Oui, mais comme de la rue du Bac, où il y aune station, au pont de la Concorde, où il y en a une autre, il ya, au coin de la rue de Bellechasse, une station intermédiaire…

Coup de cymbale.

LE CHŒUR

Du Panthéon au pont de la Concorde, parl’omnibus Panthéon-Courcelles, qu’est-ce qu’il y a Sept ?

LE RÉCITANT

Il y a sept stations : la station duboulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, lastation de la place Saint-Sulpice, la station de la Croix-Rouge, lastation de la rue du Bac, la station de la rue de Bellechasse et lastation du quai d’Orsay.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

Mouvement de valse.

LE RÉCITANT

Vert quant aux feux, vert quant aux flancs,l’omnibus Panthéon-Courcelles voudrait en imposer aux masses et lespersuader de sa verte vieillesse. Même, il s’est, depuis quelquetemps, payé le luxe d’une plate-forme, dont il dodeline par leschemins, semblable à ces vieilles rigolotes qui remuentpompeusement le derrière comme pour donner à entendre qu’elles nesont pas déjà si moche et que, mon Dieu ! à l’occasion, ellesjoueraient encore des épinettes avec un certain agrément.

Mais il n’y a pas un mot de vrai.

C’est de la blague, et voilà tout.

Quarante-huit fois, pas une de plus, les rouesde derrière de la lourde voiture ont évolué sur elles-mêmes, –soixante-trois fois celles de devant, en raison de leur diamètremoindre, et déjà sur le seuil étroit de l’omnibus encore une fois àl’arrêt, un contrôleur est apparu, coiffé d’une casquette galonnée,et questionnant un cuirassier sur l’important point de savoir sic’est lui « qui est le militaire ».

Car la fatalité a placé une station à chaqueextrémité du pont de la Concorde, l’une en amont, l’autre en aval,la rivière coulant entre elles deux. En sorte que, du Panthéon à laplace de la Concorde, il y a exactement huit stations : lastation du boulevard Saint-Michel, la station de la rue deVaugirard, la station de la place Saint-Sulpice, la station de laCroix-Rouge, la station de la rue du Bac, la station de la rue deBellechasse, la station du quai d’Orsay et la station duCours-la-Reine.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

À l’orchestre : pistons ettrombones.

LE RÉCITANT

De même il n’y a qu’un Dieu qui règne dans lescieux, de même il n’y a qu’une station de la place de la Concorde àla place de la Madeleine : la station de la rue Royale.Seulement, de la place de la Madeleine à la place Saint-Augustin,il y en a une seconde : la station du boulevardMalesherbes !

À cette heure, une morne tristesse est peintesur le visage des pauvres voyageurs. Comme des gens qu’auraiteffleurés de son aile le formidable Surnaturel, ils échangent desregards anxieux et pensent qu’à la mention :

complet

immobilisée au-dessus du képi du conducteur,on pourrait sans inconvénient substituer le vers du divinAlighieri :

Lasciate ogni speranza

Vous avez raison, pauvres gens ; laissezs’éteindre au fond de vos âmes la fleur douce, la fleur parfumée,des consolantes illusions ! Et toi, fils de Mars et deBellone, cuirassier aux mains gantées de blanc, toi qui, sousl’acier qui te sied, porte un cœur à l’abri des mollesdéfaillances, croise avec résignation tes bras sur ta largepoitrine, et, entendant sous ta culotte gémir, hélas ! unefois de plus, le frein d’arrêt de l’omnibus qui te portait à tesamours, renonce, au coin du boulevard extérieur, où il y a unestation encore, à goûter les lèvres de Margot.

Car du Panthéon à Courcelles par la ligneCourcelles-Panthéon qu’est-ce qu’il y a Onze ?

Coup de cymbales à l’orchestre.

LE CHŒUR

Il y a onze stations. Il y a la station duboulevard Saint-Michel, la station de la rue de Vaugirard, lastation de la place Saint-Sulpice, la station de la Croix-Rouge, lastation de la rue du Bac, la station de la rue de Bellechasse, lastation du quai d’Orsay, la station du Cours-la-Reine, la stationde la rue Royale, la station du boulevard Malesherbes et la stationdu boulevard Extérieur.

LES VIERGES

Mais il n’y a qu’un Dieu, qui règne dans lescieux.

LA PENDULE

– Lamerlette ! il demande si jeconnais Lamerlette ! s’écria mon vieux camarade le peintreThéodore Maudruc, de la même voix qu’il se fût écrié :« Il demande si j’ai vu les moulins de Montmartre ou entenduparler de Christophe Colomb ! » Lamerlette ? Maissache donc ceci, malheureux enfant que tu es, c’est que nous avons,lui et moi, fait ménage ensemble trois ans ! Nous en avionsvingt, alors. Oh ! dame, ce n’est pas d’hier, encore que je lecroirais volontiers, tant le passé est tout à la fois loin etproche. Quel chic garçon, ce Lamerlette, et gentil, et bon cœur, etgai !… Nous habitions rue Véron, sur la Butte, un petitatelier de trois cents francs qu’emplissait du matin au soir levacarme de nos chansons et où nous travaillions au même modèle ennous chauffant du même bois. Car nous étions terriblement pauvres,sais-tu ; sans le sou la plupart du temps et sans pain un peuplus souvent qu’à notre tour.

– Sans pain ? fis-je, un peusceptique.

– Oui, mon cher, dit Maudruc, sanspain ; à telle enseigne que Lamerlette, bien des fois, dutaller faire le chapardeur chez un épicier de la rue Burq quil’honorait de sa sympathie et s’était logé en l’esprit de le fairerenier sa foi républicaine. De là, entre eux, des prises de bec quiassourdissaient le quartier. Lamerlette se défendait, parlait d’unsien grand-oncle tué à Jemmapes, et tout en braillant comme un âneil abattait de furieux coups de poing au hasard des sacs delentilles, de haricots rouges et de pois secs qui parsemaient laboutique. Puis, quand il avait la poche pleine de ces légumesenlevés au vol dans le feu de la discussion, il concluait d’un moténorme et cavalait, laissant l’épicier triompher sur le seuil deson épicerie et lui jeter de loin, dans le dos, une goguenarderiedernière. Oui, ah ! oui, c’en était un type, ce Lamerlette, eten voilà un, par exemple, qui peut se vanter de m’avoir fait rire.C’était le contraire du bon sens, ce garçon ; l’absurditéelle-même faite chair et poussée à de tels paroxysmes qu’elle endevenait démontante. Que de fois je le vis employer les deux sousqui composaient toute notre fortune à acheter des cure-dents, desépingles à cheveux ou des portraits de l’empereur du Brésil !Il trouvait cela tout naturel et il le proclamait avec tant decandeur que je perdais jusqu’à la force de le blâmer. Tout de mêmenous dansions devant le buffet ces jours-là, car l’épicier de larue Burq n’était pas toujours en humeur de faire de la politique,et puis enfin il fermait le dimanche, ce brave homme ! Mais,bah ! c’était l’âge admirable où l’on vivrait sans boire, nimanger, ni dormir, l’âge où l’on vit, parce que l’on vit, et qu’iln’y a pas à en chercher plus long. Ah ! lajeunesse !…

Il s’interrompit. Du bout de sa brosse il posaun reflet de lumière en la prunelle du saint Jérôme qu’ilpeignait. Et tandis que je le regardais faire, silencieux etintéressé, des meuglements lointains de cornets à bouquinspeuplaient le calme de l’atelier, s’en venaient expirer par leslourdes tapisseries qui en masquaient, entre leurs loquesvénérables, les murs au ton de chocolat.

– Au fait, dit-il tout à coup, t’ai-jejamais conté l’histoire de la pendule ? C’est cette mi-carêmequi me la remet en mémoire.

– Ma foi non, répondis-je.

Il reprit :

– Eh bien ! écoute-la ; ellevaut la peine d’être entendue. Cela se passait justement un de cesjours d’effroyable dèche qui occupaient pour nous tant de placedans le mois. On nous eût mis, Lamerlette et moi, sous le pressoir,du diable si de nos goussets eût jailli seulement une pièce de sixliards ! Nous avions déjeuné de quatre pommes de terre etcommencions à nous demander si le destin n’allait pas nouscontraindre à ne dîner que de leurs pelures, quand le pèreZackmeyer vint nous voir.

Ce Zackmeyer était un vieux fripier deMontmartre qui vendait et achetait de tout, depuis des Diazapocryphes jusqu’à des fers à repasser. Il fit le tour del’atelier, inspecta sans souffler mot la nuée d’études etd’ébauches qui en habillait les murailles, et finalementdéclara :

– Tout cela ne vaut pas un clou ;bien sûr non, ça ne le vaut pas. C’est sec, ça manque d’intérêt etça sent le pompier à plein nez. Ah ! la la ! en voilà dela sale peinture. N’importe, je suis un brave homme ; je neveux pas être monté pour rien. Qu’est-ce que vous voulez de toutça ?

– Douze cents francs, dit Lamerlette.

Zackmeyer ne s’émut pas ; il dittranquillement :

– Douze cents francs ? Je vous enoffre quatre louis.

Nous acceptâmes aussitôt.

Zackmeyer, sur un coin de table, nous alignadonc quatre jaunets ; Lamerlette, de sa main droite, leschassa dans le creux de sa main gauche, puis dans les profondeursténébreuses de ses poches, où on les entendit s’abattre l’un surl’autre avec le bruit d’une grêle d’or, après quoi il ditgravement :

– Il faut employer utilement un argentqui nous vient du ciel. Nous sommes aujourd’hui lundi gras, c’estbal à l’Opéra demain, nous allons nous offrir ça ; y a troplongtemps que ça me démange.

Au mot de « bal », le père Zackmeyerétait devenu attentif.

– Parbleu, fit-il, voilà une admirableidée et véritablement vous jouez de bonheur ; j’ai chez moi unstock de costumes variés qui sont les plus jolis du monde et quivous iraient comme des gants. Je vous les céderais pour un morceaude pain, histoire de vous rendre service.

Tout de suite ce fut affaire faite. Zackmeyerse chargea nos toiles sur les épaules et nous le suivîmes à saboutique, où nous choisîmes deux costumes, de singes, je crois, oude mousquetaires ; deux ignominies en tout cas, deux saletésrongées de vermine et d’usure qui valaient bien trente sous lapaire et qu’il nous vendit vingt francs pièce. Encore jura-t-ilhautement qu’il s’imposait un sacrifice et que nous serions dessans-cœur si nous ne lui payions le vermouth. Quel vieuxfilou ! Nous le lui payâmes, cependant, enchantés de notreacquisition et tout à l’idée du plaisir que nous procurerait lelendemain.

II

Ce même lendemain, à huit heures, un coup desonnette me mit sur pied.

Je me vêtis, en prenant soin de ne paséveiller Lamerlette (car le lit nous était commun, comme tout lereste), et je me trouvai, ayant ouvert, en présence d’un garçon derecettes qui demandait :

– Monsieur Maudruc ?

– Monsieur Maudruc, dis-je, c’estmoi.

Il continua :

– Je viens pour toucher un effet.

– Un effet !

– Oui, monsieur ; un effet devingt-cinq francs.

– Eh ! il y a méprise !m’écriai-je ; je n’ai souscrit d’effet à personne. Voulez-vousme permettre de voir ?

– Voyez, monsieur.

Et il me tendit le billet. Je lus :

Paris, 1er décembre 1868.

Au 1er mars prochain, jepaierai à M. Matraque, tailleur, ou à son ordre, la somme devingt-cinq francs, valeur reçue en marchandises.

THÉODORE MAUDRUC.

11bis, rue Véron.

Ah ! misère ! c’était pourtant vrai,et je me souvenais, enfin ! Oui, il était bien de moi, cebillet, souscrit à trois mois d’échéance comme à une dateillimitée, un jour que s’était fait sentir, de façon un peu troppressante, la nécessité d’une culotte ! Et je contemplais,atterré, ce misérable bout de papier, cette loque graisseusesurchargée de griffes et de paraphes escortant le même avisfatal : « Payez à l’ordre de… Payez àl’ordre de… » qui se venait abattre lourdement, au milieude notre petite fête, comme une grosse araignée dans un plat decrème.

L’homme me regardait en souriant. À la fin, ilme dit :

– Vous n’avez pas les fonds ?

Je protestai :

– Si, je les ai ! mais j’aimeraisautant les garder.

Il eut un geste vague. Je demandai,enhardi :

– Et si je ne paye pas, qu’est-ce qu’onme fera ?

– C’est bien simple, répondit-il ;on vous prendra votre mobilier.

Entendant cela :

– Je paye, dis-je.

Et ayant, en effet, allongé vingt-cinq francsdans tout le désespoir de mon âme, j’en allai prévenirLamerlette.

Lamerlette bondit du lit comme une fusée. Lesyeux hors de la tête, il me saisit au col, m’abreuva de reproches,me traita de voleur, de canaille, de concussionnaire. Il dit que jepayais mes dettes avec « l’argent des personnes », et quejamais il n’oublierait un tel excès de déloyauté.

Là-dessus il mit son pantalon et tomba à uneprostration silencieuse. Vingt minutes il erra à travers l’atelier,rêvant, mâchonnant ses rancunes, faisant halte de temps en tempspour compter et recompter dans le creux de sa main les dix-huitfrancs six sous qui nous restaient en caisse : toute unetragédie intime que je guignais du coin de l’œil en piquant d’unepointe de couteau un morceau de boudin qui chantait sur lepoêle.

Nous déjeunâmes face à face sans échanger uneparole ; mais comme je pliais ma serviette :

– Conviens, Maudruc, dit Lamerlette quetu t’es conduit comme un mufle.

– J’en conviens, confessai-je avec uneparfaite indifférence.

– Eh bien ! continua-t-il, tu as unmoyen de racheter ton improbité. Il nous manque vingt-deux francspour payer nos entrées au bal : mets ta pendule aumont-de-piété, nous aurons toujours douze francs dessus, et je mecharge d’emprunter le reste à Zackmeyer.

Je m’exclamai :

– Jamais de la vie ! Une pendule quemaman m’a donnée pour ma fête, et qui est le luxe del’atelier !…

– Ça ne fait rien, reprit Lamerlette,mets-là au mont-de-piété tout de même.

La façon dont je hurlai :« Non ! », avec un geste qui sabra le vide,équivalait à un arrêt. Lamerlette n’insista pas. Sur la tabledébarrassée je juchai un moulage en plâtre du Discobole dont je medisposai à faire une étude peinte, et pendant un instant onn’entendit plus rien que le grincement aigre du fusain sur le grainde la toile tendue.

– Maudruc, mets ta pendule au clou, ditsoudain Lamerlette qui me regardait faire, en me fumant sa pipedans le dos.

– Tu m’embêtes, répondis-je, je t’ai déjàdit non.

Il souffla une bouffée de fumée etcontinua :

– Mets-la donc au clou, ta pendule.

– Zut !

Impassible, il me dit :

– Tu ne veux pas l’y mettre ?

Du coup, je me bornai à hausser les épaules,déterminé à ne plus répondre, mais lui, froidement, prit unechaise, et vingt minutes durant, sans qu’une seule fois ils’interrompît pour reprendre haleine, il me persécuta, m’obséda, melarda de la même phrase sempiternellement rabâchée et marmottée àmon oreille en lamentable faux bourdon :

– Maudruc, mets ta pendule au clou !Maudruc, mets ta pendule au clou ! Mets ta pendule au clou,Maudruc ! Dis, mets-la au clou, ta pendule ! Hé,Maudruc ! Maudruc, mets ta pendule au clou !

Même il s’embrouillait à la fin, m’appelaitMaudrou, puis Maudrule :

– Mets ta pendule au trou,Maudrule ! Mets-la donc au truc, ta pendrou !

C’était à en devenir enragé. Je dus merendre.

– Eh bien ! oui, criai-je, je vaisl’y mettre ; mais tais-toi, Lamerlette, tais-toi ! ou,nom d’un tonneau, je t’étrangle !

Il n’en demandait pas davantage.Soigneusement, dans de vieux journaux il enveloppa la pendule, etil me la logea sous le bras en me recommandant de fairediligence.

Déjà j’étais dans l’escalier.

– Il y a un clou rue Fromentin ! mecriait Lamerlette, accoudé sur la rampe.

III

Or, je dégringolais la rue Germain-Pilon quandquelqu’un me barra la route. Je levai le nez et je vis… – Non,devine un peu qui je vis ? – Maman ! maman elle-même,qu’un hasard amenait en course dans le quartier. Hein, c’en étaitune, de malchance ?

Elle était très gentille, maman, en cetemps-là ; de dix ans plus jeune que son âge et grosse commedeux liards de beurre, mais maîtresse femme, je t’en réponds, etentre les mains de laquelle tout grands gaillards que nousfussions, papa et moi, ne pesions pas lourd.

Elle dit :

– Ah ! te voilà, toi ; et ilfaut que je te rencontre pour savoir comment tu te portes. Pourquoin’es-tu pas venu nous voir tous ces temps-ci ? Qu’es-tudevenu ? Qu’as-tu fait ? Si ce n’est pas honteux, à tonâge, de ne penser qu’à l’amusement. Va, tu es bien le fils de tonpère ; ta tante me le disait encore hier soir.

Et patati, et patata. Elle m’étourdissait.Vainement je tentais de placer un mot :

– Voyons, maman ! Voyons,maman !…

Peine perdue ; elle allaittoujours ; et les passants se retournaient, amusés, et surprisun peu, d’entendre ce carabinier appeler « maman » d’unair d’écolier pris en faute un petit bout de femme qu’il eût puprendre entre deux doigts et mettre tranquillement dans sa poche.Enfin, pourtant, elle se calma et consentit à se laisser embrasser.Puis :

– Que tiens-tu là ?demanda-t-elle.

– Ce sont des livres, répondis-je, avecune agréable audace ; oui une véritable occasion :l’Histoire des peintres primitifs, en trois volumes, queje viens d’acheter chez un bouquiniste.

– Des livres ! dit maman, trèsflattée ; est-ce que tu deviendrais raisonnable ?

Moi, là-dessus, je voulus faire l’intéressantet je commençai de me dandiner, disant qu’on s’était fort méprissur le fond de mon caractère, que j’étais le monsieur le plussérieux du monde avec mes airs de me ficher de tout, que le travailavait toutes mes veilles, et cætera, et cætera. Et juste comme j’enétais là, voici tout à coup – ô stupeur ! – que l’Histoiredes peintres primitifs sonna trois heures sous monbras !

Maman me regarda ; je regardaimaman ; nous nous regardâmes, maman et moi. Oh ! dame, jecrus à une calotte ; pour ce qui est d’y croire, j’y crus, carje lui savais la main leste. Mais sans doute mon air idiot ladésarma.

– Menteur ! dit-elle sanscolère.

Et avec un haussement d’épaules :

– S’il est permis, avec une barbepareille, d’avoir aussi peu de raison. – C’est ma pendule qui estlà dedans ?

– Oui, maman.

– Tu l’allais mettre au mont-de-piété, jeparie ?

– Oui, maman.

– Tu n’as plus le sou !

– Non maman.

– Ah ! mon Dieu.

Ce fut tout. Elle tira sa bourse.

– Tiens, voilà deux louis, grand serin.Tâche au moins que ça te profite.

Cinq minutes plus tard je réintégraisl’atelier à la manière d’un obus.

– Lamerlette, criais-je, v’là deuxlouis ! et voilà aussi la pendule !

Lamerlette n’y comprenait rien. En trois mots,je le mis au fait. Alors, nous nous prîmes par les mains et nousnous mîmes à danser comme deux énergumènes en braillant àtue-tête :

– Vive la vie ! Vive la joie !Vive le père Zackmeyer ! Vive la mère Maudruc !

Il se tut. Il rétrograda de quelques pas,clignant des yeux pour mieux juger l’aspect de sa toile. Mais, àses hochements de tête, je le sentais rêveur, la pensée à centlieues de là, partie à la chasse aux souvenirs. Et par trois fois,du bout de ses lèvres serrées :

– Jeunesse ! Jeunesse !Jeunesse ! murmura-t-il.

À L’ATELIER

La célèbre académie X… Grand hall vitré.Au mur, des fleurets ; par terre, des haltères ; dans uncoin, un piano ouvert. Il est onze heures du matin. Les élèves sontà leurs chevalets. Antoinette occupe la table à modèle.

MAUDRUC, le fil à plomb tenu au bout du bras.

Tu disais donc, Lamerlette, qu’à l’Expositiondu Champ-de-Mars le 1806 de Meissonier ne fut flanqué quede deux gardiens. Mais pour garder ces deux gardiens, n’était-ilpoint, ô Lamerlette, de municipaux à cheval, et n’était-il point decanons qui gardassent les municipaux ?

LAMERLETTE

Non.

MAUDRUC

Lamerlette, que tu m’affliges ! que tum’affliges donc, Lamerlette ! – Tiens, passe-moi un peu decobalt ; cette Antoinette a les jambes d’un bleu ! Avectout ça, où est donc Simonnet ?

LE CHŒUR

Il est au bain de vapeur.

MAUDRUC, haussant les épaules.

En voilà une scie idiote !

PIÉGELÉ

Maudruc, ne blague pas le pèreMeissonier ; tu ne sais pas ce que tu deviendras.

HANNIBAL

Blague le père Meissonier, au contraire,Maudruc. On nous embête avec le père Meissonier. Quoi,Meissonier ? quoi, Meissonier ? Après tout, ce n’étaitpas plus fort que Caran d’Ache.

(Protestations et rires).

LAMERLETTE

Hannibal, tais-toi, tu es ivre.

DES VOIX

Il est ivre ! il est ivre ! il ablasphémé ; il a mérité la mort !

HANNIBAL

Salut à la libératrice. – Où diable est montabac ?

LE CHŒUR

Il est au bain de vapeur.

LAMERLETTE

Hannibal, conviens que tu es ivre, ou on va temettre en broche-en-cul.

HANNIBAL

J’en conviens, messieurs, je suis gris.

TOUS

Ah !

HANNIBAL

Mais ce n’est pas la boisson, au moins.

LAMERLETTE

Qu’est-ce que c’est alors ?

HANNIBAL

La salade. J’ai un drôle de tempérament, jevous dirai. Je bois sec et abondamment, je supporte mieux quepersonne… – la jambe droite plus ferme, Antoinette –… le vin dechampagne, les alcools ; mais la salade me fiche dedans.

ANTOINETTE, suffoquée.

Ça, par exemple, c’est épatant.

MAUDRUC

Dis que c’est triste.

ANTOINETTE

À quoi ça tient, dis, Hannibal, que tu soissaoul avec de la salade ?

HANNIBAL

C’est le vinaigre qui me monte à la tête,parbleu !

ANTOINETTE

Tu ne devrais pas te laisser aller, puisque tusais que ça te fait mal.

HANNIBAL

Ah ! va donc raisonner lespassions ! Tonnerre de Dieu ! si le bélître qui m’adérobé mon tabac ne se déclare pas à l’instant même, je lui fendsla figure avec une hache.

DES VOIX

Horreur ! C’est atroce ! Pas de sangici !

MAUDRUC

Cet Hannibal est fort méchant.

HANNIBAL

Je veux mon tabac ! Je le veux parcequ’il m’appartient et que je l’ai gagné avec mon travail.

PIÉGELÉ

D’abord il ne t’appartient pas, par cetteexcellente raison qu’il a cessé de t’appartenir.

HANNIBAL

C’est toi qui me l’as pris.

PIÉGELÉ

Pardon ! je ne l’ai pas pris ; jel’ai trouvé.

HANNIBAL

Tu l’as trouvé… Où ça, donc ?

PIÉGELÉ

Dans ta poche, Petitet est là qui peut ledire. N’est-ce pas, Petitet ? – Tiens, qu’est-ce qu’il estdevenu ?

LE CHŒUR

Il est au bain de vapeur.

PIÉGELÉ

Ah ! la barbe !

HANNIBAL

Rends-le-moi, mon tabac, hein, dis ?

PIÉGELÉ

Impossible.

HANNIBAL

Voyons, rends-le-moi, Piégelé. Rends-moi montabac, s’il te plaît. Je me traîne à tes genoux moralement.

PIÉGELÉ

Tant de platitude me dégoûte, tu n’aurasrien.

HANNIBAL

Cœur de roche ! c’est tropcochon !

(Onze heures sonnent.)

ANTOINETTE, sautant à bas de la table.

Onze heures ! Dix minutes d’arrêt.

(Protestations de quelqueslaborieux.)

ANTOINETTE

Silence aux pétardiers ! J’ai mes troisquarts d’heure de pose, moi. J’en ai ma claque, à la fin.

LES PÉTARDIERS, désarmés.

Devant ce torrent d’éloquence…

MAUDRUC

C’est un fait que, pour moucher le monde,Antoinette n’a pas sa pareille.

ANTOINETTE

Tu parles ! – Et à propos, que je vousdise donc ! Je me suis disputée avec le chemin de fer.

MAUDRUC

Bah !

ANTOINETTE

Et salement encore ! (Elle enfile sachemise.) Je voulais aller à Royat, figurez-vous, retrouverquelqu’un que je connais… un… monsieur…, enfin…, un ami.

LAMERLETTE, sèchement.

Ah ! pardon ; je suis là ! Jete prie de ne pas dire de saletés, Antoinette.

ANTOINETTE, ahurie.

Je ne dis pas de saletés.

LAMERLETTE, s’emballant.

Si, tu en dis ! si, tu en dis ! Etje ne viens pas ici pour être insulté ! Je le savais bienqu’on me méprisait ! Oh ! mon Dieu ! Oh ! monDieu !…

Il éclate en sanglots grotesques. On lecalme. Nouveau tumulte. Potin assourdissant. On entend :« Laissez-moi partir ! On m’a manqué de respect ! Jeveux retourner chez mes bons parents qui sont des personneshonorables. » Des voixprotestent :« Lamerlette ! Lamerlette ! Sion t’a insulté, c’est sans le faire exprès ! »

HANNIBAL, dont l’organe aigu domine le charivari.

Est-ce qu’on va me foutre à fumer, nom deD… !

Lent apaisement. Ces messieurs regagnentleurs places.

Lamerlette essuie ses yeux.

MAUDRUC

Achève ton histoire, Antoinette, c’était d’unpuissant intérêt.

ANTOINETTE

Je ne sais plus où j’en étais. Il mebouleverse, cet idiot-là, avec ses susceptibilités !

MAUDRUC

Tu voulais aller à Royat.

ANTOINETTE

Ah ! oui ! – Donc je voulais aller àRoyat. Je regarde le prix : vingt balles ! Je trouve çachaud, comme de juste, et j’en cause à Beaudunois, le paysagiste,qui me dit : « Écoute, Antoinette, si tu veux être bonnefille avec moi, je te donnerai le moyen de voyager à bonmarché. »

MAUDRUC

Tu acceptas ?

ANTOINETTE

Ma foi, oui. Tiens ! je n’ai pas le moyende perdre vingt francs, moi !

MAUDRUC

C’est évident. – Quand ce fut fait ?…

ANTOINETTE

Quand ce fut fait, Beaudunoism’expliqua : « C’est bien simple, ma chère enfant, tun’auras qu’à donner cent sous et à dire que tu es enceinte, vu que,sur les lignes de chemin de fer, les femmes enceintes voyagent àquart de place. »

L’ATELIER, d’une seule voix.

Tu ne le savais pas ?

ANTOINETTE

Mon Dieu non, et je l’appris avec plaisir. Ilajouta : « Tu vas aller voir de ma part le docteurGustave, mon ami. C’est un garçon très complaisant ; il tedonnera une attestation. » J’allai voir le docteur Gustave quime dit…

MAUDRUC

… « Soyez bonne fille, Antoinette, et jevous donnerai un certificat. »

ANTOINETTE

Qui est-ce qui te l’a dit ?

MAUDRUC

Je l’ai deviné ; le docteur est sicomplaisant !

ANTOINETTE

C’est une justice à lui rendre. Cela n’empêchepas qu’au chemin de fer on n’a rien voulu savoir !

LE CHŒUR, incrédule.

Allons donc !

ANTOINETTE

C’est comme je vous le dis.

PIÉGELÉ

Tu ne me feras pas croire cela !

ANTOINETTE

C’est pourtant la vérité. Bien mieux ! onm’a traitée de femme soûle !

MAUDRUC

Tas de crapules ! Tu devrais te plaindredans les journaux, Antoinette.

ANTOINETTE

Tu crois ?

MAUDRUC

Oui, et gueuler contre le monopole.

ANTOINETTE

Qu’est-ce que c’est que ça, lemonopole ?

LAMERLETTE

Je vais te l’expliquer en deux mots. C’est uneespèce de télescope ; ça sert à mettre les parapluies et çadonne bon goût au boudin.

PIÉGELÉ

Messieurs, n’exagérons rien. Rien ne prouveque notre amie ait su se faire clairement comprendre de cesintelligences bouchées. (À Antoinette) Ne nous cache rien,Antoinette ; tu t’es bornée à dire que tu étais enceinte et àmontrer le certificat ?

ANTOINETTE

Évidemment.

PIÉGELÉ

Tout s’explique ! Il fallait demander unepremière militaire.

MAUDRUC

Parbleu ! – Retournes-y demain,Antoinette, et si tu n’as pas ce que tu veux…

LE CHŒUR, avec un ensemble touchant.

… Va chez le commissaire de police !

MORTE-SAISON

La terrasse du café Américain. – Une heureet quart de la nuit.

FANNY, installée devant un guéridon,

un lit roux de sucre fondu garnit le fond de son verrevide.

Palmyre !

PALMYRE, qui s’approche.

Tiens, Fanny !

FANNY

Dis donc, tu n’aurais pas dix sous à meprêter ? Je suis embêtée à cause de ma consommation…

PALMYRE

Si j’avais dix sous, je serais à Dieppe. Quantà ta consommation, faut pas te faire de bile pour ça. (Elleprend une chaise.) Firmin, deux bocks ! (Le garçonapporte les bocks) Les soucoupes sont à moi, Firmin ;vous me les garderez jusqu’à demain soir ; je n’ai qu’unbillet de mille sur moi, ça m’ennuie de faire de la monnaie.(Le garçon s’éloigne) Ah ! Firmin ! pendant quevous y êtes, enlevez donc aussi la soucoupe de Madame, je vous laréglerai avec les autres. Merci, Firmin. Vous savez, je demeuretoujours rue de La Rochefoucauld. (À Fanny) Tu vois commec’est simple. Ah ça ! mais, Fanny, qu’est-ce que tu as ?T’es chose comme tout et t’as le dessous de l’œil violet.

FANNY

C’est Honoré qui m’a mis une baffre, l’autrejour.

PALMYRE

T’as reçu les palmes académiques ?

FANNY

Et salement ; j’en ai eu l’œil comme unebetterave pendant au moins une semaine. – Oh ! ce n’est pasqu’il soit rosse avec moi ; au contraire, il est très gentil.Seulement, tu connais le proverbe : « Quand y a plus defoin à l’écurie… » et les affaires sont vraiment à la molle,cré nom ! Avec ça j’ai fait la bêtise d’arrêter une thune aupassage pour envoyer de la flanelle et des bas à mon petit salé,qui est en nourrice au Raincy ; ça fait qu’Honoré s’est fâché.Comme y dit, ce garçon : « Je suis bon fieu, mais jen’aime pas qu’on joue avec le pognon ». Chacun son caractère,n’est-ce pas ?

PALMYRE

Sans doute. Ça ne fait rien, y a des foisqu’c’est dur de briffer deux à la même gamelle. Moi, j’ai plus deveine que toi. Anatole a une place.

FANNY

Ah bah ! Secoué ?

PALMYRE

Treize marqués, devant la 11echambre.

FANNY

Mazette ! Un coup de batterie,hein ?

PALMYRE

Oh ! mieux que ça !

FANNY

Du lingue ?

PALMYRE

On n’est pas toujours maître de soi !Enfin, voilà ; il est à Poissy depuis huit jours avec unesubvention du gouvernement. Ça m’embête d’un côté, mais tout demême je suis joliment plus tranquille. Alors, dis donc, ça ne vapas, toi ?

FANNY

Ah ! ma pauv’fille !… C’est-à-direque je fous une purée épatante.

PALMYRE

Comme moi ! Et c’est obligé. À partqué’ques rastas de passage, il n’y a plus un chat à Paris.

FANNY, exaspérée.

Tiens, voilà ce qui me met en rogne. Il fautêtre enragé des quat’pattes de derrière pour cavaler d’un tempspareil ! Un mois de juillet dégoûtant ! que c’est à leprendre par la peau du cou et à lui envoyer des coups de pied dansle derrière jusqu’à ce qu’il revienne à de meilleurssentiments !

PALMYRE

Tu n’es pas philosophe, Fanny.

FANNY

Philosophe ? Tu me fais rigoler avec taphilosophie ; je voudrais bien te voir à ma place, enfilée detous les côtés, chez le bistro et chez le probloque, avec laperspective des michets à quarante ronds, et comme ça jusqu’àl’automne. Oh la la ! c’que j’en ai assez ! Tu as del’argent, toi ?

PALMYRE

Oui, j’ai trente centimes.

FANNY

T’es plus riche que moi ; j’ai un sou,une sibiche et un timbre-poste. Zut ! ça ne peut pas durercomme ça, faut que nous inventions quelque chose.

PALMYRE

Veux-tu faire un michet à deux ?

FANNY

Ça ne vaut rien, c’est usé. Non, mais, si çate va, je te propose une chose : cent sous la passe, tarifd’été, et nous donnons la correspondance.

PALMYRE

La correspondance ?

FANNY

Et oui ! le truc des tramways,quoi ! deux voyages pour un.

PALMYRE

Et pour le même prix ?

FANNY

Que veux-tu ! on ne sait plus quois’ingénier.

PALMYRE, rêveuse.

La correspondance !… Au fait, ce n’estpeut-être pas une mauvaise idée. Seulement je te préviens : du25 au 30, je ne reçois pas les voyageurs.

FANNY

Moi, ce n’est qu’à partir du 27.

AMITIÉS FÉMININES

Voilà comment cela commence,

Voilà comment cela finit.

(Barbe-Bleue, acte II.)

PROLOGUE

Mise en présence, pour la première fois, deTotote et de Micheline dont les amants se sont rencontrés aucafé.

Présentation, par ces messieurs, de ces deuxdames l’une à l’autre. Grande froideur chez chacune d’elle ;salutations à peine indiquées ; attitudes méfiantes de jeunesfox qui se trouvent brusquement nez à nez et se tiennent sur ladéfensive.

– Qui est cette intruse ?

– Que nous veut cetteiconoclaste ?

« Les femmes, dit Dumas, sont ennemies oucomplices. »

Que sera Micheline pour Totote ? Que seraTotote pour Micheline ?

Faut voir ! Faut voir !

Laissons le temps faire son œuvre.

PREMIER ACTE

Le dégel.

Totote s’apprivoise ; Micheline déposeles armes avec une prudente lenteur. En fait, ces aimablespersonnes mettent une certaine vanité à faire montre de leur bonnegrâce.

Demi-sourires ; ébauches dedémonstrations amicales ; on pourra finir par s’entendre.Totote a d’ailleurs un « air franc » qui va au cœur deMicheline ; Micheline, de son côté, a un « airdistingué » qui flatte sournoisement, en Totote, des instinctsde grande dame méconnue. Avec cela, on s’est, – ô surprise ! –découvert des amies communes, et on est – ô étonnement ! –tombé d’accord pour les chiner.

Totote et Micheline sentent germer en soi dessympathies de caractères.

Séparation presque cordiale.

Promesses échangées de s’aller fairevisite.

DEUXIÈME ACTE

Visite de Micheline à Totote, rendue parTotote à Micheline à vingt-quatre heures d’intervalle. La sympathiepousse et croît en leurs cœurs comme une végétation folle.

Échange de petites confidences bien fait poursceller le bail d’une amitié qui sera robuste. Totote révèle àMicheline, en lui recommandant de les garder précieusement pourelle, des secrets de famille d’une importance !… Michelineproteste de sa discrétion. Elle n’a jamais rien répété ; onpeut demander à tout le monde. À l’audition des infortunes sansnombre au sein desquelles s’est écoulée l’innocente enfance deTotote, elle répand des torrents de larmes ; puis, rivalisantde franchise, elle livre à sa nouvelle amie, qui l’écoute avec leplus vif intérêt, l’adresse de sa manucure et le nom de la modisteen chambre qui lui confectionne ses chapeaux.

TROISIÈME ACTE

Période exaspérée.

Ce n’est plus de la passion, c’est del’idolâtrie.

Totote ne peut plus se passer de Micheline,qui ne peut plus vivre sans Totote. Elles ont mélangé leursvêtements : Micheline, maintenant, est coiffée du chapeau deTotote, qui est vêtue d’une combinaison de Micheline. Celle-ci ales bas de celle-là ; celle-là la chemise de celle-ci.

Proposition par la première, qui connaîtjustement dans Montmartre des appartements bon marché, de prendreen commun, rue Frochot, un très chic petit entresol où on vivraitdans des conditions délicieuses d’intimité et d’économie.

Enthousiasme bruyant de la seconde.

Les deux amies se jettent dans les bras l’unede l’autre, en remerciant le Seigneur notre Dieu d’avoir placé surla même route deux êtres si évidemment faits pour s’aimer,s’estimer, se comprendre.

QUATRIÈME ACTE

L’étoile entre en décroissance.

Cruelles désillusions de Micheline qui, sur lecompte de Totote, s’était trompée, ô combien !… et de Tototequi, touchant les qualités de Micheline, s’était fourré le doigtdans l’œil, et jusqu’où !…

Totote a un sale caractère, Micheline n’a pasl’ombre de cœur. Micheline veut tout le temps commander ; elleest assommante pour ça. Totote, elle, est insupportable avec sarage de vouloir qu’on soit toujours de son avis.

Petites piques.

Légères escarmouches.

Grondements d’orage à l’horizon.

Tout à l’heure, ça va se gâter.

ÉPILOGUE

Cinq jours se sont écoulés depuis que leSeigneur notre Dieu a mis Totote en présence de Micheline,Micheline en présence de Totote. À cette heure, ces dames sont àcouteaux tirés ; elles souhaitent la mort l’une de l’autre etse jettent des paquets de boue à la figure :

– Madame, vous avez voulu me prendre monamant.

– Non, madame ; à preuve que c’estvous qui avez voulu me voler le mien.

– Ce n’est pas vrai.

– Vous mentez.

– Madame, je vous enquiquine.

– Madame, voilà le cas que je fais devous.

– Madame, vous êtes une grue.

– Après vous, madame, passez donc.

Ainsi, dressées sur leurs ergots, en desarrogances de petits coqs qui se préparent à la bataille,dialoguent Totote et Micheline, cent fois dans le vrai l’une etl’autre.

Elles sont en effet deux grues, cela ne faitde doute pour personne ; et elles sont également deux dindes,car il leur a fallu huit jours pour se convaincre d’une vérité quicrevait les yeux à tout le monde.

LE MADÈRE

Chichinette, trente ans ; Éponine, sabonne, quarante-huit ans.

CHICHINETTE

Éponine !

ÉPONINE

Qu’est-ce qu’elle a fait ?

CHICHINETTE

Approche voir un peu, que je te cause. Disdonc, espèce d’enflée…

ÉPONINE

Ah ! pas de gros mots, n’est-cepas ? Je veux pas de familiarités. Parce qu’on emploie unepersonne, ce n’est pas une raison pour lui manquer de respect. Unpeu d’égard pour mes cheveux blancs.

CHICHINETTE

La barbe, toi, avec tes cheveux. D’ailleurs,c’est pas tout ça. Qu’est-ce qu’est devenu le madère ?

ÉPONINE

Le madère ?

CHICHINETTE

Oui, le madère.

ÉPONINE

Quel madère ?

CHICHINETTE

Quel madère ? Tu te fiches de larépublique, d’oser demander : « Quel madère ? »Comme dit Amédée : Vrai alors, t’en as un, de tempérament.(Éponine essaye de parler.) Ferme ton garde-manger etréponds à ce que je te parle. Hier, à dîner, après le potage, on aservi du madère.

ÉPONINE

Des fois.

CHICHINETTE

Quoi, « des fois » ?

ÉPONINE

Je dis : « des fois ».

CHICHINETTE

En a-t-on servi, à la fin ? En a-t-onservi, oui ou non ?

ÉPONINE

Oui.

CHICHINETTE

Tu t’en rappelles, c’est heureux. Ehben ?

ÉPONINE

Quoi ?

CHICHINETTE

On n’a pas tout bu.

ÉPONINE

Ah !

CHICHINETTE

Il n’y a pas de « Ah ? ». Il enrestait au moins un tiers de la bouteille.

ÉPONINE

En bois ! Deux travers de doigt,oui ; de quoi remplir un petit cocotier.

CHICHINETTE

En supposant. Et alors ?

ÉPONINE

Alors, je l’ai fini.

CHICHINETTE

Comme ça se trouve !

ÉPONINE

Oh ! ce que j’en ai fait, c’est par pureprécaution. Je craignais qu’il aurait tourné. Le temps esttellement à l’orage…

CHICHINETTE

Ah ! ça va bien ; t’en as degaies !… À cette heure, voilà le madère qui tourne comme dufromage blanc, quand il y a de l’orage dans l’air ?(Éponine veut placer un mot) Mais ferme donc tongarde-manger ; les mouches pourraient entrer dedans.

ÉPONINE

Je…

CHICHINETTE

Ça y est ! Les v’là quirappliquent ! Oh ! les sales bêtes, elles ont du poil auxpattes ! (Changeant de ton) Tu te payes maphysionomie, je pense. Certes, je peux le dire à voix haute :au cours de ma longue carrière, j’ai vu des gens avoir le madère àla bonne, mais pas dans ces proportions-là. Et puis, quand tu aurasfini de me dévisager dans le blanc de l’œil ? Tu vas restercomme ça jusqu’à la Saint-Glinglin, avec une bouche en jeu detonneau ? Il ne te manquerait que ça pour être belle.

ÉPONINE

Quoi, belle ? Quoi belle ? Pour monâge, je suis déjà pas si déjetée.

CHICHINETTE

Je te crois. T’as même gardé le sourire, lerêve dans l’œil et le je-ne-sais-quoi. C’est tout à fait l’avis deLéon ; il me le disait ce matin en mettant ses chaussettes.Comme il disait : « Éponine, il y a ça de bon avecelle : elle n’en fout pas une datte, elle est sale comme unpeigne et elle cuisine comme un cochon, mais pour la chose physiqueà faire dégobiller les ours, on peut dire qu’elle est un peulà. »

ÉPONINE, après un petit temps.

Ah ! je ne vole pas le pain que jemange !…

CHICHINETTE

Et le madère que tu t’envoies, il te revientcher, celui-là ? D’ailleurs, tu sais, on ne force personne. Aucas que tu nous as assez vus, la porte est grande ouverte et lemétro passe devant. En voilà, une vieille saloperie !

ÉPONINE

Toujours des mots à double entente !

CHICHINETTE

Je connais même quelqu’un, le jour où tucalteras, qui ne donnera pas sa place pour quarante-cinq sous.

ÉPONINE

Qui ?

CHICHINETTE

Hippolyte. Tu parles, Chocotte, si tu luireviens comme des radis !… Comme y dit souvent :« Je comprends pas que tu la flanques pas à la porte. Si yavait que moi, mince alors ! il y a longtemps que je l’auraissacquée. » Et il a rudement raison. Qué qu’tu fous ici, aprèstout ? Tu vois pas que tu nous emm… ? Vois-tu, il arriveun moment où on est plus bon qu’à une chose : avaler sa chiqueen douceur et aller regarder, le nez en l’air, si les pissenlits deClamart ont le pied en dehors ou en dedans.

ÉPONINE

C’est pour moi, ça ?

CHICHINETTE

Je le crois de ma mère, je dirai même que jele crains de cheval.

ÉPONINE, les larmes aux yeux.

Tu vas trop loin, ma fille ; le bon Dieute punira. Quand les rôles étaient retournés et que tu étais à monservice, je ne te parlais pas si durement.

LE GORA

Gustave, dit Trognon : Bobéchotte.

BOBÉCHOTTE

Trognon, je vais bien t’épater. Oui, je vaist’en boucher une surface. Sais-tu qui est-ce qui m’a fait uncadeau ? La concierge.

GUSTAVE

Peste ! tu as de belles relations !Tu ne m’avais jamais dit ça !

BOBÉCHOTTE

Ne chine pas la concierge, Trognon ;c’est une femme tout ce qu’il y a de bath ; à preuve qu’ellem’a donné… – devine quoi ? – un gora !

GUSTAVE

La concierge t’a donné un gora ?

BOBÉCHOTTE

Oui, mon vieux.

GUSTAVE

Et qu’est-ce que c’est que ça, ungora ?

BOBÉCHOTTE

Tu ne sais pas ce que c’est qu’ungora ?

GUSTAVE

Ma foi, non.

BOBÉCHOTTE, égayée.

Mon pauvre Trognon, je te savais un peu poire,mais à ce point-là, je n’aurais pas cru. Alors, non, tu ne sais pasqu’un gora, c’est un chat ?

GUSTAVE

Ah !… Un angora, tu veux dire.

BOBÉCHOTTE

Comment ?

GUSTAVE

Tu dis : un gora.

BOBÉCHOTTE

Naturellement, je dis : un gora.

GUSTAVE

Eh bien, on ne dit pas : un gora.

BOBÉCHOTTE

On ne dit pas : un gora ?

GUSTAVE

Non.

BOBÉCHOTTE

Qu’est-ce qu’on dit, alors ?

GUSTAVE

On dit : un angora.

BOBÉCHOTTE

Depuis quand ?

GUSTAVE

Depuis toujours.

BOBÉCHOTTE

Tu crois ?

GUSTAVE

J’en suis même certain.

BOBÉCHOTTE

J’avoue que tu m’étonnes un peu. La conciergedit : un gora, et si elle dit : un gora, c’est qu’on doitdire : un gora. Tu n’as pas besoin de rigoler ; je laconnais mieux que toi, peut-être, et c’est encore pas toi, avec tesairs malins, qui lui feras le poil pour l’instruction.

GUSTAVE

Elle est si instruite que ça ?

BOBÉCHOTTE, avec une grande simplicité.

Tout ce qui se passe dans la maison, c’est parelle que je l’ai appris.

GUSTAVE

C’est une raison, je le reconnais, mais ça nechange rien à l’affaire, et pour ce qui est de dire : unangora, sois sûre qu’on dit : un angora.

BOBÉCHOTTE

Je dirai ce que tu voudras, Trognon ; çam’est bien égal, après tout, et si nous n’avons jamais d’autremotif de discussion…

GUSTAVE

C’est évident.

BOBÉCHOTTE

N’est-ce pas ?

GUSTAVE

Sans doute.

BOBÉCHOTTE

Le tout, c’est qu’il soit joli,hein ?

GUSTAVE

Qui ?

BOBÉCHOTTE

Le petit nangora que m’a donné la concierge,et, à cet égard-là, il n’y a pas mieux. Un vrai amour de petitnangora, figure-toi ; pas plus gros que mon poing, avec dessouliers blancs, des yeux comme des cerises à l’eau-de-vie, et unbout de queue pointu, pointu, comme l’éteignoir de ma grand’mère…Mon Dieu, quel beau petit nangora !

GUSTAVE

Je vois, au portrait que tu m’en traces, qu’ildoit être, en effet, très bien. Une simple observation, monloup ; on ne dit pas : un petit nangora.

BOBÉCHOTTE

Tiens ? Pourquoi donc ?

GUSTAVE

Parce que c’est du français de cuisine.

BOBÉCHOTTE

Eh ben, elle est bonne, celle-là ! je discomme tu m’as dit de dire.

GUSTAVE

Oh ! mais pas du tout ; je proteste.Je t’ai dit de dire : un angora, mais pas : un petitnangora. (Muet étonnement de Bobéchotte) C’est que, dansle premier cas, l’a du mot angora est précédé de la lettren, tandis que c’est la lettre t qui précède, avecle mot petit ?

BOBÉCHOTTE

Ah ?

GUSTAVE

Oui.

BOBÉCHOTTE, haussant les épaules.

En voilà des histoires ! Qu’est-ce que jedois dire, avec tout ça ?

GUSTAVE

Tu dois dire : un petit angora.

BOBÉCHOTTE

C’est bien sûr, au moins ?

GUSTAVE

N’en doute pas.

BOBÉCHOTTE

Il n’y a pas d’erreur ?

GUSTAVE

Sois tranquille.

BOBÉCHOTTE

Je tiens à être fixée, tu comprends.

GUSTAVE

Tu l’es comme avec une vis.

BOBÉCHOTTE

N’en parlons plus. Maintenant, je voudrais tonavis. J’ai envie de l’appeler Zigoto.

GUSTAVE

Excellente idée !

BOBÉCHOTTE

Il me semble.

GUSTAVE

Je trouve ça épatant !

BOBÉCHOTTE

N’est-ce pas ?

GUSTAVE

C’est simple.

BOBÉCHOTTE

Gai.

GUSTAVE

Sans prétention.

BOBÉCHOTTE

C’est facile à se rappeler.

GUSTAVE

Ça fait rire le monde.

BOBÉCHOTTE

Et ça dit bien ce que ça veut dire. Oui, jecrois que pour un tangora, le nom n’est pas mal trouvé. (Ellerit).

GUSTAVE

Pour un quoi ?

BOBÉCHOTTE

Pour un tangora.

GUSTAVE

Ce n’est pas pour te dire des chosesdésagréables, mais ma pauvre cocotte en sucre, j’ai de la peine àme faire comprendre. Fais donc attention, sapristoche ! On nedit pas : un tangora.

BOBÉCHOTTE

Ça va durer longtemps, cetteplaisanterie-là ?

GUSTAVE, interloqué.

Permets…

BOBÉCHOTTE

Je n’aime pas beaucoup qu’on s’offre maphysionomie, et si tu es venu dans le but de te payer mon 24-30, ilvaudrait mieux le dire tout de suite.

GUSTAVE

Tu t’emballes ! tu as bien tort ! Jedis : « On dit un angora, un petit angora ou un grosangora » ; il n’y a pas de quoi fouetter un chien, et tune vas pas te fâcher pour une question de liaison.

BOBÉCHOTTE

Liaison !… Une liaison comme la nôtrevaut mieux que bien des ménages, d’abord ; et puis, si ça nete suffit pas, épouse-moi ; est-ce que je t’en empêche ?Malappris ! Grossier personnage !

GUSTAVE

Moi ?

BOBÉCHOTTE

D’ailleurs, tout ça, c’est de ma faute et jen’ai que ce que je mérite. Si, au lieu de me conduire gentimentavec toi, je m’étais payé ton 24-30 comme les neuf dixièmes desgrenouilles que tu as gratifiées de tes faveurs, tu te garderaisbien de te payer le mien aujourd’hui. C’est toujours le mêmeraisonnement : « Je ne te crains pas ! Jet’enquiquine ! » Quelle dégoûtation, bon Dieu !Heureusement, il est encore temps.

GUSTAVE, inquiet.

Hein ? Comment ? Qu’est-ce que tudis ? Il est encore temps !… Temps de quoi ?

BOBÉCHOTTE

Je me comprends ; c’est le principal.Vois-tu, c’est toujours imprudent de jouer au plus fin avec unefemme. De plus malins que toi y ont trouvé leur maître.Parfaitement ! À bon entendeur… Je t’en flanquerai, moi, duzangora !

UNE CANAILLE

À Robert de Villehervé.

Quand le chroniqueur Lavernié eut expliqué queson ex-ami Laurianne le traitait couramment de canaille à caused’un service que lui, Lavernié, avait dernièrement rendu auditLaurianne, il y en eut qui s’étonnèrent, d’autres qui hochèrent latête, d’un air fixé et entendu de gens blasés sur les surprises del’existence et que ses petites vilenies n’en sont plus à fairerêver.

– Il y a service et service, déclaracependant Christian Lestenet, il ne s’agit que de s’entendre.

– Oh ! c’est bien simple, dit trèssérieusement Lavernié, j’ai couché avec une maîtresse à lui.

Lestenet éclata de rire et appliqua une claquesonore sur la cuisse du journaliste en le traitant d’aimablefarceur ; mais le poète Georges Lahrier, qui était philosopheà ses moments perdus, dit simplement :

– Eh ! ne blaguons pas sanssavoir ! D’abord, c’est toujours l’obliger que débarrasser unami d’une femme qui l’avait trompé. Voilà déjà qui tombe sous lesens.

– Parbleu ! exclama Lavernié, etpuis enfin, si je l’ai fait, c’est parce que l’ami lui-même m’avaitengagé à le faire. Oh ! mon cas est assez spécial, mais il n’aen soi rien d’extraordinaire, étant basé sur l’éternelle niaiseriehumaine et ce besoin de forfanterie qui est la premièremanifestation de la bêtise, comme l’instinct de la conservation estla première manifestation de l’intelligence. Avez-vous un quartd’heure à perdre ? L’histoire vaut assez la peine d’êtreécoutée et il y a profit à tirer de la morale qui s’en dégage.

– Bah ! dit Fabrice, un quartd’heure ! on peut toujours risquer cela !

– D’autant, répliqua le jeune homme, quevous en serez quittes pour m’enlever la parole si cette histoirevous embête, comme celle du petit navire qui n’avait jamaisnavigué.

Et ayant fait revenir un plateau de bocksmousseux, en prévision d’une narration un peu longue, Laverniéparla comme suit :

Il y avait plus de dix ans que nous noustutoyions, quand nous avons cessé de nous voir, Laurianne et moi,il y a six mois de cela.

Je l’avais connu au Quartier, à l’époque où jefaisais mon droit. Ce n’était certes pas un aigle, mais c’était unbon garçon, en sorte qu’il m’avait plu tout de suite et que jecontinuai à le voir assidûment, une fois les études terminées.Laurianne m’aimait beaucoup aussi et c’était rare qu’il laissâts’écouler la semaine sans donner un coup de pied jusqu’au journal,en sortant de son ministère, comme dans la chanson duBrésilien. Il arrivait, prenait une chaise, et dévoraitsilencieusement les journaux, s’interrompant de temps en temps pourjeter un coup d’œil furtif sur ma copie, ou pour compter des yeuxla quantité de feuilles noircies alignées devant moi, côte à côte.Timide, de cette timidité puérile des gens qui se savent un peubornés et se sentent dans un milieu qui n’est pas le leur, il étaitsage comme une petite fille, parlait tout bas, comme dans uneéglise, et reniflait pendant des heures, par crainte d’attirerl’attention en se mouchant. Enfin, la pâture quotidienne achevée etle paraphe posé au bas de la dernière page, nous descendions auboulevard, prendre à une terrasse quelconque le vermouth del’amitié.

Le plus souvent, ces jours-là, nous passionsla soirée ensemble ; Laurianne me prenait sous le bras etm’entraînait jusque chez lui, place du théâtre, à Montmartre, oùnous dînions en camarades, moi, Laurianne et la maîtresse deLaurianne. Mes enfants, une rude fille, cristi ! Descarnations !… Un vrai Rubens ! Je l’avais prise en amitiéà cause de ses belles couleurs et aussi de son bon caractère ;et, de fait, il était impossible de réaliser mieux que cette fillele type idéal de la femme d’ami. Pas de nerfs ! Toujours debonne humeur ! Je n’ai jamais rencontré – j’ai pourtant connubien des femmes – de camarade plus charmante et plus gaie.

Nous jouions ensemble comme des gosses ;je lui pinçais le gras des bras, ou les hanches, et elle m’envoyaitdes taloches que je lui rendais avec usure, tandis que Laurianne,la pipe à la bouche, criait :

– N’aie pas peur, Lavernié, vas-y ;tape dessus ; la bête est dure !

J’ai toujours aimé ces jeux de brute.

II

Un soir, comme en sortant de table j’avaisemmené Laurianne prendre un bock dans une brasserie du boulevardClichy, je ne sais quelle idée me prit de lui dire àbrûle-pourpoint :

– Ah ! c’est égal, Angèle estvraiment une belle fille !

Bon, ne voilà-t-il pas mon bonhomme qui meregarde fixement et me demande si elle me plaisait.

Je lui dis :

– Elle me plaît sans me plaire ;qu’est-ce que tu veux qu’Angèle me plaise dès l’instant qu’elle estavec toi ? Je la trouve belle fille, voilà tout. En voilàencore une question !

Il reprit :

– Ah ! je vais te dire ; c’estparce que si quelquefois tu avais envie de coucher avec, il nefaudrait pas te gêner.

Je le regardai, à mon tour.

– Ah çà ! lui dis-je, qu’est-ce quite prend ? Est-ce que je te parle de ça, moi ? Je te disque je trouve Angèle une belle fille, tu me réponds :« Il ne faut pas te gêner ! » Elle est bienbonne ! Comme s’il ne me suffisait pas qu’elle soit la femmed’un camarade pour que je n’aie jamais pensé à voir en elle autrechose qu’une camarade !

– Mon cher, fit alors Laurianne, je teconnais depuis assez longtemps, n’est-ce pas, pour savoir à quij’ai affaire ; ce n’est donc pas de ça qu’il s’agit. Je n’ensuis pas moins pour ce que je te disais : ne te gêne pas si lecœur t’en dit. D’abord, Angèle, en voilà assez comme ça ; sixmois de liaison, merci bien ! je n’ai pas beaucoup l’habitudede m’éterniser dans le collage ; et puis enfin si tu as peurde me fâcher, mon vieux, tu peux être tranquille : celle-làqui me fera brouiller avec un ami de dix ans n’est pas encore prèsd’être fondue.

Je répondis à Laurianne qu’il me faisait sueravec ses bravades, qu’il avait été découpé sur le même patron queles autres et que si je lui jouais le tour de le prendre au mot, ilme le reprocherait toute sa vie, en quoi, du reste, il n’aurait pastout à fait tort. Mais là-dessus il s’emballa, monta comme unesoupe au lait et se mit à jeter les hauts cris en me demandant sije le prenais pour un idiot.

– Je ne te prends pas pour un idiot, luiexpliquai-je ; je te dis ce que je sais très bien et toiaussi, c’est que tu parles depuis une heure pour le plaisir deparler. La femme d’un ami est une chose sacrée : on laregarde, mais on n’y touche pas ; c’est une question dedélicatesse élémentaire et un principe dont tu ne sortiras pas.

– Ça dépend des manières de voir, fitLaurianne d’un air dégagé.

– Eh ! dis-je, que viens-tu mechanter là ! Il n’y a pas là-dessus trente-six manières devoir ; la femme d’un ami est sa chose, son bien, comme samontre ou son porte-monnaie, et je ne vois pas qu’il y ait moins demalhonnêteté à lui dérober l’un que l’autre. Pour mon compte, sijamais je pinçais un ami, fût-ce le plus ancien et le meilleur, àme tromper avec ma maîtresse, je lui casserais les reins sansl’ombre d’un scrupule, persuadé d’ailleurs que toi-même…

Mais il m’interrompit :

– Alors, tout de bon, tu te figures queje pourrais hésiter un moment entre un vieux camarade d’enfancecomme voilà toi, et Angèle, que j’ai ramassée je ne sais plus où etqui n’est jamais qu’une grue, pour en finir ?

– Ne parle donc pas comme ça, luidis-je ; Angèle est une brave et une excellente fille, quis’est toujours bien conduite avec toi et qui a plus à se plaindrede toi que tu n’as à te plaindre d’elle. Ce que tu viens de direest une lâcheté.

Il comprit qu’il avait lâché un mot de trop,car il rougit légèrement.

– Enfin, conclut-il, c’est biensimple : si tu tiens le moins du monde à Angèle,prends-la ; laisse-la si tu n’en veux pas, mais sois sûr queje me fiche de l’un comme de l’autre. Je t’avertis que dimancheprochain je passe la journée à la campagne, ce qui fait qu’Angèlesera seule. À bon entendeur, salut ! Tu feras ce que tuvoudras.

Et là-dessus, nous nous séparâmes.

III

Ceci se passait un jeudi.

Le dimanche, – ce fut comme un fait exprès, –je m’éveillai plus tôt qu’à l’ordinaire, et tout de suite l’idéed’Angèle m’arriva. Car enfin, il faut bien dire la vérité :Laurianne, en me demandant « si elle me plaisait », nem’avait pas posé une question si bête ; elle me plaisaitcertainement, elle me plaisait même beaucoup. Vous comprenez, on abeau ne plus être un gamin et avoir passé l’âge où l’on tombe enextase devant les figures de cire des devantures de perruquiers,vous, moi, tous enfin, tant que nous sommes, nous n’en avons pasmoins, comme dit le poète, le cochon qui nous dort dans l’âme etauquel il n’en faut pas lourd pour s’éveiller. Or, je ne sais riende dangereux comme ces jeux de mains avec les femmes ; ça vousfiche dedans, avant même qu’on ait eu le temps d’y penser, et c’esttout justement ce qui m’était arrivé avec la femme deLaurianne : à force de lui lancer des calottes pour rire et dela bousculer dans les coins, j’avais fini, non, si vous voulez, paren devenir amoureux, mais tout au moins par la désirerviolemment.

Naturellement j’avais gardé cela pourmoi ; mais depuis le jour de notre entrevue, j’avais vécu dansun état d’hésitation et de perplexité extrême, tellement cetimbécile m’avait bouleversé les idées avec ses airs d’indifférence.C’est vrai, les histoires de lassitude rapide, les protestations desatiété et de désintéressement, tout cela avait été dit avec unetelle apparence de sincérité que, ma foi, je m’y étais presquelaissé prendre.

Je restai donc une grande demi-heure à meretourner d’un flanc sur l’autre en me demandant ce que j’allaisfaire, conservant toujours dans l’oreille l’écho de la phrase deLaurianne : « Je t’avertis que dimanche prochain je passela journée à la campagne, ce qui fait qu’Angèle sera seule »,également partagé entre le désir de la femme et le désir non moinsardent de m’épargner une action dont, malgré tous mes raisonnementset mes tentatives de conciliation avec ma propre conscience, jesentais bien que je me repentirais plus tard.

Toujours la vieille histoire d’Hercule entrela vertu et la volupté.

Et, en somme, le cas était embarrassant :car, d’une part, si j’ai été créé avec la répugnance innée despetites saletés de l’espèce en question, d’autre part j’ai toujourspensé que l’homme ne pouvait rien tant regretter au monde qued’avoir manqué par sa faute la femme qu’il convoitait et qu’il eûtpu avoir.

Pour en finir, je me décidai brusquement. Jesautai à bas de mon lit, je mis mon pantalon et mes bottes et jefilai d’une seule traite à Montmartre, priant le bon Dieu pour queLaurianne y fût et le diable pour qu’il n’y fût pas.

Ce fut le diable qui m’écouta.

Angèle vint m’ouvrir.

– Tiens, c’est toi !

(Parce qu’il faut vous dire que nous noustutoyions.)

– Oui, dis-je tranquillement, c’estmoi ; comme je passais dans le quartier, je suis monté vousdire bonjour.

– Tu es bien aimable, reprit-elle ;seulement, tu sais, Charles n’y est pas. Il est allé à la campagneet il ne reviendra que demain. Ça ne fait rien, entre tout demême.

J’entrai.

Elle était encore en tout matin, n’ayant surelle qu’une méchante camisole et un jupon qui, à chaque pas qu’ellefaisait, lui dessinait les jambes à travers la chemise. Moi,naturellement, j’avais pris une figure de circonstance, l’airdésappointé du monsieur qui a raté une rencontre. Du reste, ilm’arrivait une chose sur laquelle je n’avais pas compté : unembarras d’écolier de septième, que je ne m’étais jusqu’alors connudevant aucune femme et qui me prenait tout à coup devant cettebonne fille réjouie avec laquelle, depuis près de six mois, jem’étais si peu gêné de jouer avec des délicatesses deporc-épic.

Expliquez ça si vous le pouvez, mais pour unrien je fusse rentré me coucher. Heureusement, l’idée que ma visitesuivie d’un retrait précipité serait rapportée à Laurianne lelendemain, et que je pourrais servir de cible aux moqueries de cetimbécile, me rendit toute mon énergie.

Brusquant les choses, je demandai à Angèle oùelle comptait déjeuner.

– Ma foi, fit-elle, je n’en saisrien.

– Eh bien, habille-toi, lui dis-je ;je te paye à déjeuner au moulin de Sannois.

Elle sauta de joie ; je vis le moment oùelle allait m’embrasser, puis elle tourna les talons et disparutcomme un coup de vent.

Pendant un quart d’heure, vingt minutes, jel’entendis chanter en s’habillant, de l’autre côté de la cloison,et j’en conclus, ce que j’avais toujours pensé, que la pauvrefille, avec Laurianne, n’avait guère de distractions. Bref, à midi,nous étions à table, et à deux heures la jeune Angèle, que j’avaisconfortablement grisée, bavardait comme une petite pie, en riant detout sans savoir pourquoi.

Je jugeai donc le moment venu de proposer uneexcursion.

Elle accepta immédiatement, se leva de table,et, devenue soudain sérieuse, vint remettre son chapeau devant laglace, après quoi elle prit mon bras.

Je connaissais aux environs un coin de forêtfait à plaisir pour les mystérieuses promenades des amoureux. Jel’y entraînai sournoisement ; elle, bonne fille, ne voyaitrien, marchait toujours, sans défiance ; incapable,d’ailleurs, de réunir deux idées de suite. Ce ne fut que quand ellevit autour d’elle l’ombre épaisse de la forêt qu’elle parut enfinse reconnaître.

Elle eut un mouvement de recul :

– Où donc nous mènes-tu ?demanda-t-elle.

Je la regardai.

Elle comprit.

– Oh ! dit-elle, non, non ; jene veux pas, allons-nous-en !

Elle voulut fuir, mais je la renversai sur monbras.

– Voyons, lui dis-je, tu es une folle.Reste ici ! Qu’est-ce que ça te fait ?

Elle se débattit, jeta un cri – un cri quej’éteignis aussitôt. Elle était sans force, impuissante.

Ce fut une résistance d’une minute, au bout delaquelle mon Laurianne avait reçu la juste récompense de sonstupide entêtement.

J’appris alors d’Angèle elle-même qu’ellem’aimait depuis longtemps déjà, ce qui me surprit sans m’étonner,attendu que nous autres gens de presse nous avons toujours eul’honneur d’arriver dans la considération des femmes immédiatementaprès les cabotins.

Je vous prie de croire que la constatation dece fait est exempte de toute vanité.

IV

Nous passâmes une journée charmante dans lasolitude du tête-à-tête, ou, pour mieux dire, du bouche à bouche,et nous ne revînmes à Paris qu’assez tard. Nous avions pris ledernier train du soir, un train bourré de canotiers dont leshurlements furieux nous arrivaient par les glaces baissées, mêlésau roulement du wagon. J’avais fait le voyage sans mot dire,enfoncé dans mon coin, maussade, mécontent, malade de cette tristeréaction des sens qui suit l’apaisement du désir. Pourtant, jeramenai Angèle jusqu’à sa porte, où je l’embrassai une dernièrefois avec toute la conviction que j’y pus mettre et où nous prîmesrendez-vous pour le lendemain.

Ce même lendemain, comme je flânais sur leboulevard, quelqu’un m’emprisonna les coudes par derrière et hurlade façon à ameuter la foule :

– Tiens, tu es donc sorti deMazas !

Et à cette fine plaisanterie, sentant d’unelieue son Laurianne, je n’eus pas besoin de me retourner pourrépondre en toute assurance :

– Comment vas-tu, espèced’imbécile ?

Nous causâmes ; il avait passé son brassous le mien, et nous marchions doucement, côte à côte ;Laurianne, retour de la campagne, était gai comme un pinson, et ilme narra en détails tous les plaisirs de sa journée.

Je répondis :

– Allons, tant mieux ; comme ça,nous ne nous serons ennuyés ni l’un ni l’autre.

Je n’avais pas sans un petit battement de cœurlâché cette déclaration ; mais Laurianne n’y vit que dufeu.

– Ah ! fit-il curieusement,qu’est-ce que tu as fait ?

– J’ai fait, dis-je, ce que tu m’avaisconseillé de faire.

– Moi ?

Il s’était arrêté net, et il attachait sur lemien un œil rond et stupéfait de poule qui a trouvé vingt sous.

– Je ne sais pas ce que tu veux medire ! je ne t’ai rien conseillé du tout !

Je repris :

– Mais si, mon vieux ! tu sais bien,à propos d’Angèle ?

– D’Angèle ?

– Eh oui, parbleu, d’Angèle !Voyons, rappelle-toi donc, jeudi, à la brasserie. Fichtre ! tuas la mémoire courte !

Lui, cependant, cherchait toujours.

– D’Angèle, d’Angèle ? Je veux êtrependu…

Mais brusquement.

– Ah oui ! Eh bien ?

– Eh bien, déclarai-je, ça yest !

– Bah ! fit-il tranquillement ;c’est vrai ?

– Parfaitement vrai. Comme tu m’y avaisengagé, je suis allé chez toi hier, j’ai emmené Angèle à Sannois,je l’ai grisée comme une petite caille, et tout s’est passé lemieux du monde. C’est, maintenant, pour avoir l’honneur de teremercier.

Il m’avait écouté, très calme, un mincesourire au coin des lèvres.

– Tu la fais bien, dit-il d’un airmalin.

Je bondis.

– Quoi, je la fais bien ? Tu croisque c’est une blague ?

Il sourit :

– Tiens !…

– Ah ! par exemple, m’écriai-je,ceci est bien la chose du monde à laquelle je m’attendais lemoins ! Et sur quoi te bases-tu, je te prie, pour croire à uneplaisanterie ?

– D’abord, si c’était vrai, réponditLaurianne, tu ne viendrais pas me le dire ; et puis ensuite,mon vieux, tu sais, le jour où Angèle me trompera, ce ne sera pasavec toi.

– Très bien ! dis-je ; voilàune pierre dans mon jardin que je suis ravi d’y recevoir :elle m’enlèverait mon dernier remords si j’en eusse conservéquelqu’un ! Rien de tel comme un coup de fer rouge surl’amour-propre pour cicatriser les scrupules ! Décidément, tuas pour moi toutes les prévenances. Donc, voilà qui est biencompris : non seulement Angèle n’a pas été à moi, mais encoreelle n’est pas pour moi ; c’est dur, mais enfin, c’est commeça ; et je n’ai plus, dans ces conditions, qu’à te félicitercomme tu le mérites.

Sur quoi, voyant venir trois heures, je serraila main de Laurianne et m’en fus retrouver Angèle qui m’attendaitdevant ma porte.

V

Pendant un mois, les choses continuèrent de cetrain. Deux, trois, quatre fois la semaine, plus ou moins, Angèlem’arrivait sans prévenir ; nous passions la journée ensemble,après quoi je filais au journal, où souvent je trouvais Lauriannem’attendant depuis un quart d’heure en fumant des cigarettes dansla salle de rédaction. Naturellement nous rentrions dîner, puisnous achevions la soirée dans une brasserie du quartier, et toutcela n’avait rien que de très agréable. C’était une liaison enrègle, à l’ennui près.

Malheureusement tout a une fin. Un jourqu’Angèle était chez moi, nous fûmes brusquement arrachés à ladouceur de l’intimité par un violent coup de sonnette qui nous fitsauter comme des carpes. Angèle me souffla :

– Ne bouge pas !

Je répondis d’un simple mouvement detête ; et nous demeurâmes immobiles, la bouche ouverte, dansl’attente d’un nouvel appel. Il y eut un instant de calme, puis, denouveau, un carillon effroyable ébranla le silence profond del’appartement, en même temps qu’une voix criait de l’autre côté dela porte :

– Ouvre, Lavernié, c’est moi !

– Ô mon Dieu, murmura Angèle, c’est lavoix de Charles !

– Oui, dis-je.

Et je sautai du lit.

Angèle, affolée, criait :

– Rodolphe, n’y va pas, je t’enprie !

Mais, comme bien vous pensez, je ne l’écoutaipas ; je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte, et, en chemise,les pieds nus, la main sur la serrure :

– C’est toi, Laurianne ?demandai-je.

– Oui, répondit Laurianne.

J’ouvris.

Laurianne entra comme une bombe, rouge commeun coq, les yeux hors de la tête.

– Angèle est ici ! hurla-t-il.

Je le regardai.

– Certainement elle est ici,dis-je ; il y a un mois que nous couchons ensemble, et je nete l’ai pas caché.

Mais il parut n’avoir pas entendu, et, leslèvres blanches de colère :

– Misérable, balbutia-t-il, salecanaille ! Voilà comment tu te conduis avec un ami de dixans !

Je lui éclatai de rire au nez.

– Elle est bien bonne ! m’écriai-je.Est-ce que j’ai fait autre chose que ce que tu m’as conseillé defaire ? Tu me l’as assez dit, pourtant, de ne pas me gêner etd’en prendre à mon aise ! Et « en voilà assezd’Angèle ! » et « je n’ai pas beaucoup l’habitude dem’éterniser dans le collage ! » et « crois-tu quej’hésiterai jamais entre un camarade et une grue ! » etpatati et patata ! J’ai pris ça pour argent comptant,qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Si tu as parlé tropvite, tant pis pour toi !

Il m’écoutait, l’œil fou, les paupièresbattantes.

– Si j’ai parlé ainsi, fit-il, c’est quej’avais mes raisons pour parler ainsi, et tu aurais dû lecomprendre !

Je me mis à rire :

– Oui, oui, je la connais celle-là. Ehbien, mon cher, je n’ai pas compris ; tu m’as offert une femmequi me plaisait, je l’ai prise ; je n’ai pas d’autreexplication à te donner.

Il demeura un instant sans répondre, commesuffoqué par la fureur. Enfin, il lui revint assez de salive auxlèvres pour lui permettre de me traiter de saligaud, m’accuserd’être venu chez lui manger son pain, et me lancer un certainnombre d’épithètes que je n’ai pas besoin de rapporter ici. Moi,là-dessus, la colère commença à me gagner. Je me contins,toutefois.

– Écoute, Laurianne, lui dis-je, tu vasme ficher la paix, et tout de suite, ou nous allons nous fâcherpour de bon. Voilà un quart d’heure que tu me tiens en chemise, jecommence à attraper froid. En voilà assez comme ça ; si tuviens m’insulter chez moi, je t’empoigne par la peau du cou et jete flanque à travers l’escalier ! Qui est-ce qui m’a fichu unemoule pareille !

Ça aurait dû le calmer, n’est-ce pas ? Ahbien oui, je t’en souhaite ; le voilà qui s’emballe, perd latête, se met à m’invectiver et finit par m’accuser de vivre del’argent d’Angèle ! Oh dame, alors, moi je ne me connais plus,je lui lance une double paire de gifles, qui lui retournesuccessivement le nez du côté cour et du côté jardin, et jel’envoie, d’une poussée, promener à l’étage au-dessous.

J’étais furieux.

Je rentrai donc et je dis à Angèle :

– Ma chère enfant, voici ce qui sepasse : M. Laurianne, qui avait la chance imméritéed’avoir pour maîtresse une belle et bonne fille, n’a rien trouvé demieux à faire que de me pousser de force dans tes bras, en medemandant comme un service de le débarrasser de toi : voilà.Tu roules des yeux comme des meules, je comprends ça, mais en finde compte tel est le fait. Je lui ai, comme tu n’es pas sans lesavoir, rendu le service qu’il sollicitait de ma complaisance, etje suis devenu ton amant, pour son plus grand bien, pour le mien,et pour le tien également, je l’espère. Aujourd’hui, averti – parqui ? je n’en sais rien – d’un état de choses que je n’avais,d’ailleurs, pas pris le soin de lui dissimuler, M. Lauriannem’arrive comme un épileptique et me couvre de reproches etd’injures. Aux reproches, j’ai opposé autant d’objections dictéespar la sagesse même, mais aux injures j’ai simplement répondu parune magistrale calotte. Le résultat de ce petit vaudeville toutintime, c’est que Laurianne, inévitablement, va te flanquer à laporte. Or, comme je ne vois aucune espèce de raison pour te fairepayer de ton pain et de ton lit les faveurs dont tu as bien voulume gratifier, tu vas rentrer purement et simplement chez toi, tu yferas un paquet de tes frusques, tu viendras me reprendre pourdîner et nous nous mettrons ensemble : ça durera ce que çadurera.

Elle se montra touchée de cette proposition,m’embrassa les larmes aux yeux et s’en alla.

Je l’attendis une heure, puis deux, puistrois : elle ne rentra ni dîner ni coucher.

Le lendemain seulement, en me levant, je reçusune lettre d’elle, m’avisant que je n’eusse plus à compter sur sesvisites, tout étant fini entre nous. Suivait le récit d’une scènequ’elle avait eue avec Laurianne, à son retour : scènegrotesque, s’il en fut, et qui terminait dignement l’épopée.Laurianne s’était traîné à genoux avec des sanglots et des cris, lasuppliant de ne plus me voir, lui jurant pardon et oubli,l’appelant son amour, sa joie, sa suprême consolation, et cætera,et cætera ; le tout entremêlé de promesses de mariage et demenace de se jeter par la fenêtre.

C’était d’un bête à faire pleurer.

Je fourrai la lettre dans ma poche et prisbravement mon parti de mon veuvage prématuré, non sans vouer unfond de secrète reconnaissance à l’excellente créature qui m’avaitprocuré six semaines d’une liaison sans fatigue, agréablementcouronnée d’une rupture sans tiraillement !

Quant à Laurianne, il ne m’a jamais pardonné,ce qui m’est suprêmement égal, et c’est depuis ce temps qu’il metraite de canaille, ce qui m’est plus égal encore.

L’HÉRITAGE

Ah ! on m’eût rudement étonné si onm’avait dit qu’en mourant le pauvre poète-musicien Jean Talmuchelaisserait un petit héritage ?…

Car rien ne saurait donner une idée, mêmevague, de ce que fut la pauvreté de ce doux et humble bohème.Pianiste sans gages d’un petit café artistique de Montmartre, où,en retour de ses bons offices, il avait le manger assuré et ledroit au poêle l’hiver, il lui arriva de traverser des années sansavoir eu dans la poche un seul sou ?… Content si un camaradelui payait l’apéritif, il attendait patiemment que la vie fût moinsféroce, sans rancune contre elle, lui en voulant seulement un peude ce que la fraîcheur des nuits lui eût à la longue enluminé lenez d’une belle couche de vermillon. Même, il estimait que, plutôt,elle lui avait été clémente, quand il lui arrivait de comparer sonsort à celui de Napoléon : un petit mendigo de quinze ans qui,chaque soir, à la terrasse du café venait faire des grimaces pouramuser les gens et leur tirer quelque monnaie. Et à le voir faireses singeries, Talmuche pensait : « Quellemisère !… » goûtant le sentiment de bien-être égoïste dumonsieur qui a le moyen de s’apitoyer sur les autres, mais aussil’humiliation de ne rien pouvoir faire pour eux.

Cependant un jour arriva où les chairs de JeanTalmuche ne furent plus assez à l’abri contre les trous de ce qui,jadis, avait été un paletot. Le pauvre artiste attrapa froid et dutentrer à l’hôpital. Huit jours après, il était mort. Par unelettre-testament qu’on trouva sous son traversin, il léguait àNapoléon, non ses habits, « beaucoup trop usés, disait-il,pour décemment pouvoir être offerts à quelqu’un », mais sonchapeau « mou, feutre-melon, qui est très présentable n’ayantété porté que trois ans ».

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